la ä ES f sé "R = ee DT ES Qt LEE Ses a EV 2" 4 s “ 4 ; 3 É CR ARE ge ne A Pot ge ge “À - = DS 2 k : , pt * ” É en. PE Ten Te PTS ru - , CARTE D LE A A Ro as or A de À Cal > ts VOS pote ve AS nr ns | RE ns Pre “ is PR ag ART Cas ee at on et À ARCHIVES DES MISSIONS SCIENTIFIQUES ET LITTÉRAIRES CHOIX DE RAPPORTS ET INSTRUCTIONS DU MINISTÈRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE ET DES CGULTES. V* VOLUME. — F*" CAHIER PARIS _ IMPRIMERIE IMPÉRIALE M DCCC LVI | DS EE PR SONT LT SE AN RE EE EE RE ARCHIVES MISSIONS SCIENTIFIQUES ET LITTÉRAIRES. ARCHIVES DES MISSIONS SCIENTIFIQUES ET LITTÉRAIRES. CHOIX DE RAPPORTS ET INSTRUCTIONS PUBLIÉ SOUS LES AUSPICES DU MINISTÈRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE ET DES CULTES er TOME V. IMPRIMERIE IMPÉRIALE. a M DCCC LVL. ARCHIVES DES MISSIONS SCIENTIFIQUES. Rapport adressé à Son Excellence Monsieur le Ministre de l'instruction publique et des cultes, sur les documents géographiques de diverses biblio- thèques publiques de France, par M. E. Cortambert, attaché au départe- ment des caries et collections géographiques de la Bibliothèque impériale. Monsieur le Ministre, Le département des cartes et collections géographiques de la Bi- bliothèqueimpériale, au service duquel votre bienveillante confiance m'a appelé, est devenu, par les soins actifs du savant conservateur qui l’a fondé et qui le dirige, un des dépôts les plus intéressants et les plus précieux de l'Europe. Sans parler du point de vue scienti- fique, et à ne considérer que le côté utile, il rend au public les plus grands services. Que de connaissances géographiques excellentes peuvent y puiser la jeunesse, l’industrie, le commerce et l’art mili- taire! Que de matériaux y sont offerts aux dessinateurs qui entre- prennent de propager partout ces connaissances ! Que de fois aussi on y vient consulter des documents relatifs aux limites et à l'étendue d'anciennes propriétés, à mille détails topographiques qui inté- ressent l’histoire et la fortune des familles! Aussi, Monsieur le Mi- nistre, dans votre sage sollicitude pour ces diverses classes du public, vous avez compris l'importance de compléter, autant que possible, cette collection déjà si considérable, et d'augmenter sur- tout les branches qui composent la géographie et la topographie françaises. C'est dans ce but que vous avez bien voulu me confier la mission d'explorer les principales bibliothèques des départe- ments de la France. Je viens soumettre à Votre Excellence le ré- sultat de mes recherches, «et, avant tout, Je dois expliquer la MI55. SCIENT. V. 1 To dl marche que j'ai suivie pour que mon excursion, limilée à deux mois, produisit les meilleurs fruits. Vouloir visiter et étudier, dans un si court espace de temps, toutes les bibliothèques princi- pales de l'Empire, c’eût été s’exposer à ne les examiner que très- superficiellement; il m'a semblé plus sage (et j'ose espérer que vous m’approuverez) de ne parcourir qu'une partie de notre pays, en réservant le reste pour une autre exploration, si vous m’ho- norez d'une nouvelle mission. J'ai commencé par le Centre et le Midi. Je dois dire dès l’abord que j'ai rencontré partout, chez Mes- sieurs les conservateurs, l'accueil le plus affable, et, quoique ce temps fût celui des vacances, ils ont, la plupart, renoncé. obli- geamment à leur repos pour répondre à mon appel, ils m'ont ouvert et expliqué leurs collections avec cette bienveillante cour- toisie qui distingue le véritable homme de lettres, le véritable savant. | Mais je ne me suis pas contenté de voir les bibliothèques pu- bliques : j'ai consulté plusieurs bibliothèques particulières, et j'en ai été amplement récompensé. J’ai fait même de nombreuses re- cherches dans les archives départementales et municipales, et j'ai trouvé une mine très-féconde dans ces importants dépôts, où les renseignements m'ont été prodigués avec l'obligeance la plus em- pressée par des hommes savants et modestes, profondément ins- truits dans la topographie et l'histoire de leurs localités. Une foule de plans et de cartes, provenant de diverses sources, mais surtout des anciens établissements religieux, sont classés dans ces archives. Les territoires dépendants des abbayes ou des prieurés ont été dessinés, généralement avec beaucoup de soin, par les religieux ou par des géographes et des géomètres qu'ils employaient : rap- prochés du cadastre de nos jours, de la carte de Cassini, de celle de notre état-major, ils offrent une précieuse ressource pour la topographie comparée. Sans doute de tels documents ne peuvent sortir des archives où ils sont déposés; de même, les bibliothèques ne se dessaisiraient que difficilement des ouvrages qu’elles ne pos- sèdent pas en double. Mais des calques, des copies, et surtout la photographie, qui donne aujourd’hui des produits si merveilleux, peuvent nous procurer l’image exacte de ce qui ne saurait être déplacé. J'aurai l'honneur de vous proposer, Monsieur le Ministre, un choix de ces imitations, pour en enrichir notre département. De LS La bibliothèque de BourGes m'avait été signalée comme ren- fermant quelques richesses géographiques : j'ai commencé mon exploration par l'antique capitale du Berri. Il s'y trouve sans doute quelques bons travaux géographiques : deux beaux globes de Blaeu, quelques livres précieux, comme un Léon l’Africain de 1556, une Cosmographie du monde de Grynæus, un Theatrum lerræ sanctæ d'Adrichomius, une Cosmographie de Paul Merula, plu- sieurs bonnes éditions de Strabon, un Thesaurus geographicus de Plantin, une Géographie de Fernandez de Medrano, une Descrip- tion des Pays-Bas de Guicciardin, les Forces de l'Europe de Bodenehr, Gli Argonauti de Coronelli, un Sébastien Manster, un Miroir Oost et West-Indial, etc.; mais, pour les cartes et les plans, objet parti- culier de mes recherches, il s'en trouve peu dans cette biblio- thèque : je citerai cependant quelques plans, vues et cartes du xvr' et du xvr° siècle, représentant Tours, Amboise, Richelieu, Nevers, Poitiers, Chanbourg (Chambord), Blois et le gouvernement de Mou- Uins-en-Gilbert. Les archives de la préfecture du Cher sont beaucoup plus riches en documents géographiques : elles renferment plus de deux mille cartes et plans, presque tous manuscrits, qui proviennent, soit des établissements religieux, soit de l'administration des ponts et chaussées. On remarque, entre autres, l’atlas des bois de l’abbaye de Noirlac, les plans des bois appartenant aux chapitres de la Sainte- Chapelle et de Saint-Étienne de Bourges; l’atlas de la baronnie de la Rochequilbard, dépendante du prince de Croy, atlas fort beau, composé au xvin° siècle, et contenant 62 cartes, dont il serait important de copier au moins la carte d'assemblage. Des plans des seigneuries de Culan et de Préveranges, autres possessions de la maison de Croy, on pourrait extraire aussi une feuille générale. Les cartes d’une partie du cours de la Loire, du Théol, de l’Yèvre, du Cher, et celle d'une rampe projetée autour de la montagne de Sancerre en 1787, sont encore des travaux dont on devrait se procurer la copie. La bibliothèque publique de Mouzns possède en double un atlas précieux, qui, dressé par M. de Régemortes pour la cons- truction du pont sur l'Allier, contient deux plans de Moulins et du voisinage; un échange pourrait sans doute nous faire acquérir fa- cilement cet ouvrage. Il y a dans la même bibliothèque un plan manuscrit de Moulins en une grande feuille, de 1763, un autre M. 17 GS Rcutt par M. de Régemortes en 13 feuilles, de 1764, et un plus récent en 25 feuilles par MM. de Lucenay. Je proposerais une copie du premier de ces plans et une réduction du dernier. M. Vernin, qui a réuni dans cette ville une collection particu- lière fort intéressante, est en possession d’un bel atlas manuscrit des 47 villes de la généralité de Moulins. Il veut bien en mettre les feuilles à notre disposition, pour qu’on en fasse la copie. Les archives départementales de l’Allier renferment un grand nombre de plans et de cartes, dessinés généralement au xvin° siècle : les uns représentent les domaines des abbayes de Septfonds et de Souvigny, ceux de la commanderie de Beugnay (ordre de Malte) et d’autres établissements religieux ; plusieurs sont des plans des villes du Bourbonnais; d’autres donnent la topographie des territoires de Montluçon , d'Huriel, d'Hérisson. Une carte de la route de Mont- luçon à la Châtre est particulièrement remarquable, et elle est dressée sur une assez grande échelle pour que la configuration des villes y soit complétement tracée. On pourrait prendre la copie de cette dernière , et y joindre celle des plans de la Palisse, de Saint-Pourçain, du Veurdre et de Mornai. La bibliothèque publique de CLERMONT nra présenté peu de travaux géographiques curieux, si ce n'est une carte intitulée : Description géographique du pays et du duché de Bourbonnaïs, etc., sous les commandements du roi Charles IX, par Nicolas de Nicolay, oéographe du roi, 1569. Mais l'honorable conservateur de cette bibliothèque, M. Desbouits, a une importante collection particu- lière de cartes, parmi lesquelles j'ai noté celles qui manquent à notre département. J'en ai dressé et joint à ce rapport une lisie détaillée, dans laquelle on remarque quinze pièces manuscrites, entre autres, des plans de Douai, de Strasbourg, et plusieurs cartes de Guillaume Delisle, enrichies d'indications manuscrites. M. Des- bouits ferait volontiers un échange qui permettrait à notre dépar- tement d'acquérir une grande partie de cette collection. Aux archives départementales de Clermont, un plan de Clair- mont et des environs, par la Jonchère, en 1739, présente de l’in- iérêt, et pourrait être imité; il s'y trouve aussi des plans manus- crits de plusieurs propriétés des anciennes abbayes, entre autres un plan du bois et de la montaigne de Cosme, appartenant à l’abbaye de Suint-Allyre; une copie de ce dernier me paraîtrait utile. Les bons matériaux géographiques que venaient de m'offrir, MANN MODS dans plusieurs archives, les travaux manuscrits des anciennes ab- bayes, m'invitèrent à aller consulter les archives de Saône-et-Loire, pour y examiner ceux que pourrait avoir laissés la célèbre abbaye de Cluny, après les dommages si regrettables que son riche dépôt a éprouvés au milieu des orages révolutionnaires du dernier siècle. Mon inspiration fut heureuse. À la préfecture de MÂcow, mes re- cherches furent récompensées par la découverte d'un grand nombre de cartes et de plans, et même de fort beaux atlas, provenant, non-seulement de l’abbaye de Cluny, mais de celle de Saint-Phi- libert de Tournus, du chapitre des comtes de Saint-Pierre de Mâcon, et de diverses autres sources. Parmi les cartes dont on pourrait acquérir une copie, je signalerai celles qui donnent une partie du cours de la Saône et du Doubs : les alluvions, les débor- dements, les travaux de l’homme font subir aux rivières de nom- breuses modifications, et ces anciens plans ont beaucoup de prix par la comparaison qu'ils offrent avec l’état actuel. Le plus beau travail que j'aie trouvé dans les archives de Mäcon, c’est l’atlas de la baronnie de Vitry-sur-Loire, avec des plans de Crônat et de plusieurs autres lieux; il faudrait prendre une copie au moins de la carte d'assemblage de ce joli ouvrage. La bibliothèque de la ville, à Lyon, m'a fourni une très-riche moisson. Il s'y trouve particulièrement un assez grand nombre de doubles, dont plusieurs proviennent de la bibliothèque de M. Coste, et le savant conservateur, M. Monfalcon , a bien voulu me promettre d'en faire jouir notre département. J’ajouterai à mon rapport la liste de ces ouvrages. Je mentionnerai seulement ici un plan de Lyon, par Maupin, 1625; une carte du diocèse de Lyon, par Jaubert, 1769; plusieurs cartes très-anciennes du Lyon- nais, du Forez, du Beaujolais; la carte de la généralité de Lyon, par Jacquemin; le plan de l’ancienne ville de Lyon, la représentant telle qu'elle était sous François I” et Henri II; plusieurs autres plans de Lyon du XVI‘, du xvu* et du xvin° siècle; plusieurs vues géné- rales ou particulières de la même ville: les plans qui ornent la belle Histoire de Lyon, par M. Monfalcon, etc. Il se trouve, dans le fonds Coste, un grand nombre de plans manuscrits des com- munes du département du Rhône, levés en exécution de l’arrêté du Gouvernement du 12 brumaire an x1; plusieurs ont été dessinés deux. fois, et nous pouvons compter sur l'envoi des doubles à notre bibliothèque. % [As bit à Les archives de Ia préfecture du Rhône ne m'ont point pré- senté moins d'intérêt que la bibliothèque publique. Lyon était, comme on sait, le chef-lieu du grand-prieuré (ou langue) d'Au- vergne, dans l'ordre de Malte : aussi rencontre-t-on, dans ses archives, plusieurs cartes des possessions de cet ordre, particu- lièrement des commanderies de Beugnay, de Sales, de la Villedieu, d'Arbois et de Besançon. Une des plus soignées est celle de Ia sei- gneurie de Tournis, et je proposerai d’en faire une copie. Un très- bel atlas est consacré au mandement de l'abbaye de l'ile Barbe; les îles de la Saône, qui s’y trouvent dessinées sur une très-grande échelle, servent non-seulement à l'histoire de cette abbaye, mais à celle de l'hydrographie et des atterrissements : on pourrait en faire de très-utiles extraits. Les plans des dépendances de l’église cathédrale de Lyon et de l'abbaye de Saint-Pierre de Lyon forment des corps d'ouvrages trèsimportants; parmi les plus beaux, sont ceux des baronnies d'Anse et de Condrieu, dont on devra copier au moins les feuilles d'assemblage. Les archives municipales de Lyon contiennent un grand et beau plan de Lyon, peint sur toile au xvr° siècle, et représentant la ville telle qu’elle était sous François I et Henri Il; il a été ré- duit et gravé, et j'ai déjà eu l’occasion de signaler cette réduction; un autre, par Maupin, également sur toile, a aussi été réduit et publié; il n’en est pas de même de plusieurs plans manuscrits, donnant, l’un, la ville entière à l'échelle de 1/900; l’autre, une partie seulement de la ville pour l’Histoire de Lyon de Ménestrier; un troisième, la Guillotière : il serait utile d’avoir des copies de ces intéressants travaux. J'en dirai autant d’un plan manuscrit de 1734, contenant les environs de Lyon (Saint-Just, Saint-lrénée, etc.), et d'un plan, de la même époque à peu près, qui représente la banlieue et une partie du territoire dépendant de Lyon extra-muros. La belle bibliothèque publique de GRENOBLE a offert à mes ex- plorations géographiques moins de richesses que je ne m'y atten- dais. Je signalerai cependant un curieux globe terrestre manus- crit, fait par les Chartreux et sorti de la Grande-Chartreuse. Il est sans titre et sans date, mais paraît remonter au xvu' siècle; 1l serait intéressant d’en avoir une imitation. Cette bibliothèque pos- sède deux gros globes de Langren, la Cosmographie de Pie IL, 1503; la Géographie d'Henri Glareanus, le Speculum orbis de Cornelius a Judæis, 1593; les Relationi universali de Botero, 1595. ds D Too Les archives départementales de l'Isère ont également peu fourni à mes recherches spéciales. Mais l'archiviste, M. Pilot, a fait graver un fac-simile d’un Portraict de la ville de Grenoble, qui paraît dater de 1548, et il en adresse obligeamment un exem- plaire au département des collections géographiques. La GRANDE-CHARTREUSE a une bibliothèque dont le Père biblio- thécaire m'a fait les honneurs avec beaucoup de bienveillance ; mais j'y ai trouvé peu de chose : les tourmentes politiques ont dispersé les richesses bibliographiques, autrefois considérables, des pieux solitaires; cependant le monastère possède un plan ma- nuscrit des foréts de la Grande-Chartreuse et de ses environs, à l'échelle de 1/40000, et deux grands plans du voisinage de la Char- treuse, peints sur les murs de l’un des corridors de cette. vaste maison. Les vénérables religieux m'ont proposé avec empresse- ment d'en laisser prendre une copie. La bibliothèque publique d’Aviexox, établie dans le beau mu- sée Calvet, a été enrichie surtout par les soins d’un savant pro- fond et excellent, feu Requien, trop peu connu. J'y ai remarqué un grand plan d'Avignon de 1618, la carte du Comté Venaissin, par le R. P. Bonfa, une carte manuscrite de la principauté d'Orange, le plan manuscrit d'Avignon, par Silvestre; un plan manuscrit du mont Ventoux et du voisinage; le Vray pourtraict de la ville d'Avignon, évidemment du xvi° siècle. Des calques et des copies de ces divers travaux augmenteraient très-utilement nos collec- tions. Plusieurs dessins précieux, relatifs au cours de la Durance, de la Sorgues, du canal de Provence, méritent aussi d’être signa- lés, à travers beaucoup d’autres. Aux archives départementales de Vaucluse, j'ai noté un assez grand nombre de documents remarquables, entre autres, une carte géographique de la maison de l'ordre des Chartreux, 1785; des plans manuscrits des possessions de la Chartreuse de Bonpas; plusieurs cartes manuscrites du cours du Rhône, telles que celles de Thibaut, pour les parties de ce cours qui contiennent l'ile Piot et l'ile de Monton, aujourd’hui réunie à la grande île de la Bar- thelasse; elles mériteraient d’être copiées, ainsi qu’une impor- tante carte manuscrite de la délimitation de la Provence et du Comitat Venaissin, et une autre donnant le territoire de Cavaillon, avec le cours d'une partie de la Durance, du Coulon et des canaux dérivés de la première. Tout ce qui se rattache aux cours d’eau est néces- Les fe sairement, pour le géographe, l'objet d'une grande attention; mais la Durance surtout, dont les eaux fécondantes répandent tant de bienfaits dans tout le voisinage, et même au loin par les canaux qu'on en a tirés, est une des rivières dont on étudie le bas- sin avec le plus d'intérêt. L’archiviste de la préfecture de Vaucluse, M. Achard, un des hommes les plus instruits et les plus obligeants que j’aie rencon- trés dans mon exploration, vient de faire graver un fac-simile d’une feuille du xvi° siècle, donnant deux plans d'Avignon, et ornée des figures.de la vieille légende de saint Bénézet; il en a offert géné: reusement un exemplaire à notre département, et il m'a remis aussi, pour nos collections, la carte du département de Vaucluse, de M. Perrier, au nom de M. le préfet, qui aura la bienveillance de nous transmettre également les cartes topographiques des can- tons de Vaison, de Cavaillon, de Pernes et de Cadenet, levées par ordre de la préfecture. Le musée d'histoire naturelle d'Avignon renferme quelques pièces géographiques qui méritent d’être signalées : telle est l’in- léressante carte de la végétation du mont Ventoux, due à MM. Re- quien et Martins : cette carte est là manuscrite, mais elle a été publiée par M. Martins, et tout le monde savant la connait. Je citerai aussi la carte géologique du département des Bouches-du- Rhône, de Ph. Matheron, et la carte géologique du département du Gard, d'Em. Dumas, dont nous n'avons à Paris que l’arrondisse- ment d'Alais!. La carte géologique manuscrite des communes de Gigondas et de Lafare, par Eug. Raspail, et une carte topographique manuscrite des montagnes de Mornas et des montagnes circonvoisines, avec indication des fossiles et de la botanique, pourraient être uti- lement copiées. La bibliothèque blé et d’ArzEs, que j'ai visitée ensuite, pos- sède deux grandes cartes manuscrites du plus haut intérêt, parce qu'elles se rapportent à un fleuve et à un delta qui se modifient rapidement tous les jours. L'une est la carte d’une partie de la coste de Provence, puis le Gras Nou, qui la sépare de Languedoc, jus- ques au terroir de Foz,.... et plages dépendantes du siége de l'admi- rauté de la ville d'Arles, par Flour; corrigée, augmentée et anrichie par * Depuis que cette partie du rapport a été écrite, M. Dumas a eu la bonté d'offrir au département des collections géographiques les FEURIES, des autres arrondissements, À LA TRE, Jean VortCamp, ingénieur de S. À. le prince d'Aurange, 1656. L’autre est la carte du terroir de la ville d'Arles (donnant la Camargue et les bouches du Rhône à la fin du xvir siècle). Je n’ai pas besoin de dire combien le département géographique tiendrait à avoir une copie de ces deux travaux, où l'aspect topographique est si différent de celui que nous observons aujourd’hui. J'étais bien près d'Aix, de Marseille et de Toulon, qui renfer- ment certainement de nombreux documents géographiques, et j'avais un grand désir de visiter les bibliothèques et les archives de ces antiques et illustres cités; mais déjà le temps que je devais consacrer à ma mission s’avançait, mon itinéraire m’appelait dans le Languedoc et à Bordeaux, j'ai craint de voir sans fruit si je vou- lais tout voir; j'ai donc remis l'étude de ces importants dépôts à une nouvelle exploration, où je me proposerais d'embrasser, avec la Provence, quelques États voisins de la France. Je tournai mes pas vers Nîmes, où j'ai trouvé un assez grand nombre de documents, particulièrement aux archives : le pre- mier que je doive signaler est une carte manuscrite intitulée Carte des Sévennes, où, se trouvent indiqués les endroits protestants et les lieux catholiques; elle date du xvn° siècle, elle est ornée de car- touches et de figures très-variées, et la copie en serait une bonne acquisition pour notre département. Parmi un grand nombre d'autres travaux manuscrits, je mentionnerai, comme pouvant être fructueusement imités, plusieurs plans de Nimes, et les des- sins relatifs au cours du Gardon, du Vidourle, du Vistre et du Rhône, à un canal projeté entre Nîmes, l’étang de Mauguio et la Robine d’A iques- Mortes, enfin aux marais et coutières depuis Beaucaire jusqu’à Aiques- Mortes et Pérols. J'ai hâte d'arriver au chapitre de Monrrszier. Je ne pouvais man- quer de faire dans cette ville savante et lettrée une heureuse récolte, et je dois dire que l’aménité des bibliothécaires et des archivistes a parfaitement répondu à la 1enommée scientifique de la cité. C’est à la bibliothèque de l'École de médecine de Montpellier que j ai rencontré le plus curieux des ouvrages que m’ait fait découvrir ma courte excursion. Ge travail, véritable joyau géographique, est un atlas manuscrit du xvi° siècle, sur vélin, formant un volume in-folio, de 22 feuilles, et comprenant : 1° Les armoiries du seigneur de Clugny, conseiller au parlement de Dijon, à qui ce manuscrit a évidemment appartenu. . |D 2° Un tableau de la déclinaison du Soleil; 3° Une sphère céleste. 4° Une figure représentant les signes du zodiaque et les mois. 5° Une carte marine de l'océan Pacifique (la côte du Chili, en- core inconnue sans doute, n’y est pas tracée). 6° Une carte marine de l'océan Atlantique, avec l'Europe, l'Afrique et l'Amérique (la côte du Chili ÿ manque aussi). 7° Une carte marine de l'océan Indien, de l'Afrique et du sud de l'Asie. | 8° Une carte marine de l’Europe. | 9° Une carte marine de l'Espagne et du nord-ouest de l'Afrique. 10° Une carte marine de la Méditerranée occidentale. ° Une carte marine de la Méditerranée orientale. 12° Une carte marine de la mer Noire. 13° Une carte marine de l'Archipel. 14° Une carte marine de l'Espagne. 15° Une carte marine de l'Italie. ‘16° Une carte marine de la Terre-Sainte. 17° Une carte marine de l’Asie Mineure et autres pays de l'Asie occidentale, avec l’est de l’Europe. 18° Une carte de la Scandinavie et de la Finlande. 19° Une mappemonde offrant les connaissances géographiques au commencement du xvi° siècle. 20° Une carte du Monde connu des anciens. 21° Un tableau de mesures diverses et de distances astronomiques. 22° Une carte très-détaillée du Piémont et des territoires de Nice et de Gênes. 23° Une petite boussole sous verre, placée dans l'épaisseur de la couverture de latlas, et entourée des initiales italiennes des noms des vents. Des couleurs irès-vives ornent chaque carte, et l'or y est sur- tout abondant et très-beau. Il n’y a, sur cet atlas, ni date, ni titre, ni nom d'auteur; mais de diverses indications, comme le vide laissé sur la côte du Chili, encore inexplorée, le tracé de la route de Magellan, la croix étendue sur l’île de Rhodes, on peut induire que l'époque de la composition de ce joli travail doit être placée dans la première moitié du xvr siècle, de 1520 à 1540. Les noms sont écrits en latin, en italien, en espagnol et en portugais. Les détails nombreux de la carte d'Espagne et de celle du nord-ouest OR de l'Italie peuvent faire supposer que l’auteur est ou un Espagnol ou un Italien du Piémont ou de Gênes. Il importerait extrêmement au département des collections géo- graphiques de posséder cet atlas; de son côté, l'École de médecine attache, sans nul doute, beaucoup de prix à le conserver. Peut- être Votre Excellence, dans sa sage protection de tous les intérêts, trouvera-t-elle le moyen de concilier ceux des deux établissements, en proposant un échange qui offrirait à la bibliothèque de l’illustre école quelque œuvre scientifique d’une haute valeur et rentrant davantage dans sa spécialité. La bibliothèque de la ville de Montpellier est très-riche en ou- vrages italiens, parce que le peintre Fabre, qui en a légué le fonds principal à sa ville natale, avait reçu, pendant son séjour en Italie, les précieuses collections d’Alfieri et de la comtesse d’Albany, auxquels l'avait uni une longue amitié. Aussi y trouvet-on plu- sieurs travaux géographiques relatifs à la Toscane et aux États de l'Église : comme le plan de Rome en 9 feuilles, par Rossi; les plans de Livourne, par Antoine Piemontesi et Magnelli; l'Arte di restituere a Roma la tralasciata navigatione del suo Tevere, par Corn. Meyer. On ÿ remarque, en outre, des plans, la plupart manus- crits, de Montpellier, de Nimes, de Toulouse, d'Avignon, de Cetke, de Montlouis et d’autres villes du Midi; des vues de la belle place du Peyrou, l’atlas et la description du canal du Languedoc, par M. de la Roche; des dessins relatifs à ce canal; la carte géologique des environs de Montpellier, par Paul de Rouville ; le plan manus- crit du canal maritime du Lez, par Jules Pagezy. I serait utile d’avoir une copie de ce dernier et des autres travaux manuscrits que je viens de citer. Les archives de la préfecture de l'Hérault possèdent quelques importantes cartes manuscrites. Je signalerai, comme pouvant être copiées, deux cartes dues à l'ingénieur géographe Baudon, et re- présentant, l’une, la terre de Launac et de Saint-Jean des Clapasses, l'autre, les domaines de la commanderie da grand et petit Saint-Jean de Montpellier; on peut y joindre la carte du territoire de Murviel, heu recommandable par son antiquité, car c’est l’ancien Altimu- rium, qui fut détruit, dit-on, par Charles Martel, et où l'on dis- tingue encore quelques vestiges de monuments romains. M. Eugène Thomas, archiviste de la préfecture de l'Hérault, el, en même temps, géographe érudit, qui s’est particulièrement cat LÉ fait connaître par ses études sur Ptolémée et sur la mer Érythrée, a une collection géographique privée fort considérable, où il veut bien nous permettre de puiser par des échanges et des imitations. Tourouse, noble rivale de Montpellier pour la culture des lettres et des sciences, devait offrir et a offert, en effet, beaucoup d'intérêt à mes recherches. J’ai remarqué, à la bibliothèque de la ville, une Table de Peutinger de 15958, en double exemplaire, dont l’un sera facilement cédé à notre département; plusieurs plans de Toulouse et des environs, une édition de Pigafeita par Cassiodore Reinius, 1598; un volume manuscrit décrivant les lieux de la province du Languedoc; une Sphæra mundi de Licchi, 1503; un Strabon de 1512, un Ptolémée de 1515, et une jolie œuvre géographique du célèbre Callot, la carte de lite de Ré et du voisinage, pour le siége de 1627. Cette carte et les vues, les ba- tailles, les vignettes variées qui l’accompagnent, forment un atlas dont les feuilles se trouvent, il est vrai, dans l’œuvre de Callot que possède le département des estampes de la Bibliothèque im- périale ; mais ce travail géographique spécial de lillustre graveur enrichirait utilement aussi le département des cartes. Dans les bureaux du Capitole, qu'on m'a ouverts avec une ex- trême bienveillance, sont plusieurs plans de Toulouse, très-utiles pour suivre l’histoire des transformations de cette grande ville depuis deux siècles et demi : tel est le plan désigné sous le titre de Description de la ville métropolitaine de Toulouse, et qui est cer- tainement antérieur à l’année 1622; tel est encore un plan ma- nuscrit de 1690, en un grand nombre de feuilles; j'en signalerai un autre, également manuscrit, de 1678; celui de 1750, par M. de Saget; un plan très-détaillé, de Grandvoinet, fait entre 1803 et 1807, et celui que le même ingénieur a dessiné, en 1808, sur une moins grande échelle. Dans l'impossibilité d’imiter tous ces travaux, Je proposerai de reproduire au moins ceux de 1678, de 1750 et de 1808. Une des questions hydrographiques les plus intéressantes de notre France méridionale est celle qui se rattache à la Neste, au Gers, à la Baïse, à la Save et au plateau de Lannemezan. Après avoir parcouru les territoires d’Arreau et de la Barthe, la Neste, arrêtée tout à coup dans son cours par le plateau de Lanneme- zan, tourne brusquement à l’est, pour se jeter dans ia Garonne: la Save, le Gers et la Baïse naissent sur ce plateau, et, n'étant pas ACL | |; alimentés, comme la première, par les sources consiamment fé- condes des hautes montagnes, ils n’ont que des eaux trop peu abondantes durant une partie de l’année; on a compris l'impor- tance de leur apporter celles de la Neste, et l'on a entrepris, dans ce but, d'ingénieux travaux. L'intérêt de cette question et d’autres relatives au cours des eaux m’engagea à aller consulter les archives départementales des Hautes-Pyrénées. J'ai été assez heureux pour trouver, en effet, à TarBes, quelques bons documents, comme un mémoire manuscrit de Moisset, ingénieur-géographe du roi, sur l'utilité d’encaisser les rivières et la possibilité d'établir une navi- gation par le centre de la Bigorre, 1773; un autre mémoire, accom- pagné de plans manuscrits, sur le Rieutord, affluent de la Neste, avec l'indication d'un canal à établir, 1775 et 1787; un plan ma- nuscrit de cette importante dérivation de Adour, qu'on nomme canal d'Alaric, et pour l'entretien de laquelle un sage décret de l'administration a été rendude 29 août dernier. On remarque en- core, à la préfecture de Tarbes, une carte routière manuscrite du département des Hautes-Pyrénées, par Moisset, et une autre carte manuscrite, très-étendue et plus récente, de ce département, par M. Leleu, géomètre en chef du cadastre. L’imitation de tous ces dessins serait une bonne acquisilion pour nos collections géogra- phiques. La bibliothèque publique de BorpEaux, une des plus riches de France, renferme naturellement une importante section géogra- phique, et spécialement un grand nombre d’atlas et de cartes des- tinés à la marine, mais que nous avons aussi. Comme travaux topographiques, jindiquerai la Ville de Bourdecux au xvri‘ siècle, fac-simile donné par MM. Arnaud Detcheverry et Clouzet ainé; des plans manuscrits du Chäteau- Trompette, du fort Louis de Bor- deaux et du fort du Hä, dont on devrait se procurer la copie. Parmi les ouvrages géographiques rares, on peut signaler l’Ar- cano del mare de Robert Dudley, 1661; le Brief Discours de Ter- raube, 1566 et 1575; un Ltinerarium Portugallensium, 1508. La bibliothèque de Bordeaux à un grand nombre de doubles; j'ai l'honneur de soumettre à Votre Excellence, dans ma liste sé- parée, ceux qu'il serait le plus intéressant d'acquérir pour notre département. I y a, aux archives municipales de Bordeaux , une belle collection de vues et de plans relatifs à cette ville , entre autres, une Description ir DD des de la ville de Bourdeaux, qui paraît dater de 1622 ; un plan manuscrit du Chäteau- Trompette, un plan géométral de la ville de Bordeaux, publié à Londres en 1787; une carte routière de la Gironde, dres- sée en 1850 par M. Philiparic, agent-voyer en chef. M. Detche- verry, archiviste de l'hôtel de ville, possède un grand plan ma- nuscrit de Bordeaux, très-curieux, de 1550; il doit en donner pro- chainement le fac-simile, et il veut bien nous en promettre un exemplaire. | Les archives départementales de la Gironde sont fort riches en documents géographiques. J'ai remarqué, entre autres, un atlas ma- nuscrit de la chätellenie de Montravel, où est dessinée la paroisse de Saint-Michel, avec le domaine de Montaigne, lieu de naissance de l’illustre auteur des Essais. Un souvenir aussi intéressant doit faire vivement désirer la copie de cette feuille. Au milieu d’un assez grand nombre de plans manuscrits de Bordeaux et de quel- ques-uns de ses quartiers et du voisinage, je signalerai, comme pouvant être copiés, le plan qui donne une partie des murs de la ville, vers 1672; celui qui a pour titre Le port de Bordeaux, avec ses porles, places, aqueducs et fontaines, et qui a été fait de 1755 à 1765, au milieu même des embellissements et des admirables transformations que le célèbre Tourny introduisait dans la capitale de son gouvernement; le plan d’une parlie de la Dordogne dans l'étendue de la vicomté de Castillon: celui d’ane partie da Médoc, présentant parliculièrement les ports de Mayré, de Lamarque, de Cus- sac, de Beychevelle et de Saint-Julien; le plan d'une partie de la Gironde, depuis Royan jusqu'à Pauillac, levé par ordre du marquis de Tourny; celui du cours de la rivière de l'Isle ; la carte des côtes de Saintonge et du Médoc; un plan du cours de la Baise, depuis Va- lence jusqu'a la Garonne. Il existe un très-bel atlas manuscrit quidonne la ville et la vicomté de Castillon, et dontila carte d'assemblage , au moins, serait une indispensable acquisition pour notre départe- ment. = I se trouvait sur ma route, de Bordeaux à Paris, des biblio- thèques et des archives d’une grande importance , que j'aurais eu un vif désir d'explorer si le temps me l’eût permis ; mais le terme fixé à ma mission était arrivé, le moment était venu de reprendre mes travaux à la Bibliothèque impériale. Pour examiner les grands dépôts de Poitiers, de Limoges, de Tours, d'Orléans et quelques autres, plusieurs semaines encore eussent été nécessaires. ne CA à © J'aurai donc l'honneur, Monsieur le Ministre, de vous demander, une autre année, l'autorisation d'entreprendre une nouvelle explo- ration qui embrasserait ces points et tout l’ouest de la France, si vous jugez profitable le voyage bibliographique que je viens de faire. Quelque modestes qu'en soient les résultats, j'ose espérer cependant qu'ils ne seront pas trouvés tout à fait inutiles. Ces ré- sultats sont de quatre ordres, que je prends la liberté de placer sous les yeux de Votre Excellence, pour résumer mon rapport : 1° Par les dons de plusieurs auteurs et éditeurs, le départe- ment des collections géographiques de la Bibliothèque impériale a reçu ou recevra prochainement un certain nombre de cartes et de plans; | 2° Par des calques, par des copies et par la photographie, on peut procurer à ce département l’image exacte de beaucoup de documents ; 3° Par des échanges, on peut en acquérir un grand nombre; 4° Une copie de la liste d'ouvrages, cartes ou plans, qui est jointe à ce rapport, pourra être déposée au département des col- lections géographiques et consultée par les travailleurs, qui, s'ils ne rencontrent pas ces documents au département, sauront du moins dans quel dépôt ils devront les consulter. Je serai heureux, Monsieur le Ministre, si j'obtiens, pour mes humbles efforts, votre approbation éclairée. La plus douce récom- pense de mon travail se trouvera dans cette précieuse approba- tion, dans la satisfaction d’avoir servi la science, les intérêts des familles, le grand établissement auquel je suis fier d’appartenir, enfin dans la pensée d’avoir contribué, de tout mon pouvoir, à seconder l'administration de mon pays dans ses nobles intentions d'être partout, et avant tout, utile au public. Agréez, Monsieur le Ministre, etc. E. CORTAMBERT. Paris, Bibliothèque impériale, 5 novembre 1855. mis PE VE Rapport udressé. à ro Excellence Monsieur le Muustre de l'instruction publique sur une mission en Bosnie, accomplie en 1855, par M. Mas- sieu de Clerval. Monsieur le Ministre, Je viens, comme Votre Excellence a bien voulu m'y autoriser, lui rendre compte d’une visite que j'ai faite l’année dernière aux couvents franciscains de Bosnie; je lui soumettrai en même temps quelques remarques sur l'état de cette province. Si j'ose appeler l'attention sur le faible résultat de mes re- cherches, trop rapides pour avoir été complètes; si je dépose à titre de renseignement mon témoignage de voyageur, c'est parce que les observations en apparence les moins importantes peuvent avoir leur utilité quand il s’agit d'un pays aussi rarement exploré et aussi imparfaitement décrit. Le nom même de la Bosnie est presque ignoré en France; ce- pendant, par sa situation géographique, par la beauté pittoresque de ses montagnes et de ses forêts, par ses richesses minérales, par son sol fertile, par le caractère et les mœurs de ses habitants, cet ancien royaume mériterait, à coup sûr, d'exciter l'attention des savants et des artistes, autant, pour le moins, que le petit état du Monténégro, dont les rochers stériles et les tribus barbares ont acquis depuis quelque temps parmi nous une sorte de popu- larité poétique. I! ne serait sans doute pas indigne de l’histoire d'étudier en dé- tail un pays qui a été le théâtre de tant de luttes, qui, mêlé aux querelles des empereurs de Constantinople, des princes serbes, des rois de Hongrie, plus agité encore par la religion que par la politique, partagé entre l'Église d'Orient, celle d'Occident et di- verses hérésies, a pu, au milieu de tous ces déchirements, conser- ver un instant son indépendance sous des rois nationaux; puis, conquis par les Osmanlis et, acceptant en partie l’islamisme, est devenu, depuis Mahomet Il, comme le poste avancé de l'empire turc du côté de l'Occident. Malheureusement, il faut le dire, sur cé sol si remué par les guerres et par les invasions, on trouve peu de traces du passé. Les restes d’une voie romaine dans la Possavine, les bains de Novi-Bazar, un certain nombre de ponts en ogive de l’époque by- SPA". à FRE æantine, Îles ruines informes de quelques chäteaux féodaux : voila, jusqu à présent, les seuls débris d'époques antérieures à la con- quête qui aient été signalés sur ce vaste territoire. Une explora- tion sérieuse pouñrait amener, il est vrai, bien des découvertes tout à fait inaltendues. J'ai regretté plusieurs fois dans mon voyage de n'avoir ni le temps, ni les connaissances nécessaires pour bien décrire des monuments que je rencontrais à l'impro- viste et qui me paraissaient dignes d'attention. Mais c'est ailleurs qu'il faut chercher les vraies antiquités du pays; elles sont dans les usages de son peuple, dans sa langue ilyrienne, restée d’une pureté proverbiale, malgré l'adoption de quelques mots turcs ; dans sa poésie surtout, car c'est la terre classique de ces chants, de ces piesmas qui sont la gloire de tous les Slaves méridionaux et le dépôt commun de leurs traditions. A l'attachement de leur race pour ses coutumes antiques, les Bos- niaques joignent lopiniètreté naturelle aux montagnards, et leur position au centre de l'ancienne Illyrie les protége encore contre les influences étrangères. On peut donc croire qu'ils ont trèspeu changé depuis des siècles, et que c’est une des populations les moins mélangées de l'Europe. Si leurs villes ont une physiono- mie turque, leurs campagnes sont encore purement slayes. On peut dire que, même sur les Bosniaques musulmans, l'action de la conquête a été plus extérieure que profonde. Ils ont emprunté aux Turcs leurs armes, leurs meubles, leurs costumes, mais sans rien prendre de leur caractère ni de leurs mœurs asiatiques. La liberté qu'ils laissent aux femmes avant leur mariage et leur atta- chement à leur boisson nationale, la slivovitza !, indiqueraient à l'observateur le plus superficiel la différence qui existe entre eux et les vrais Ottomans. Les Bosniaques musulmans sont très-alta- chés à leur religion; mais l'éducation musulmane, fondée sur la connaissance de l'arabe, n'exerce qu’une faible influence sur un peuple qui a si peu d'afinilé avec les races sémitiques. On peut dire que, sous certains rapporis, la domination turque a eu sur la race conquise une influence éminemment conservatrice. Non- seulement, en effet, comme dans d’autres provinces, elle a laissé vivre sous ses coutumes civiles et religieuses la partie de la popu- ? La slivovitza est une eau-de-vie de prunes. On voit autant de pruniers autour d'un tchiflik bosniaque que de pommiers dans une cour de ferme normande. MISS, SCIENT. Y. 2 dust AD, ce lation restée fidèle à son ancien culte, mais elle a de plus, en Bosnie, confirmé dans leurs priviléges politiques la plupart des anciens magnats du pays, qui avaient librement accepté l'isla- misme. De là, cette féodalité de beys, de spahis, de capitaines héréditaires, récemment abolie par les réformes de la Sublime- Porte et définitivement vaincue par Omer-Pacha. Résistant donc par sa langue et par ses traditions à la civilisa- tion orientale, éloignée de l'Occident par sa situation politique, la Bosnie a dû rester le pays le plus stationnaire de l'Europe, le plus étranger à tout mouvement intellectuel. Aussi, dès qu'on à franchi les frontières de cette province, on peut se croire trans- porté dans un autre siècle et comme dans un monde différent. Quand, en venant de la Dalmatie, on a traversé la chaîne abrupte du Prolog, l'œil se repose, pour la première fois depuis longtemps, sur des vallées vertes et fertiles, et pourtant la première impres- sion du pays est profondément triste. La rareté des habitations, le silence des campagnes, donnent l’idée de la désolation. La phy- sionomie farouche et les regards méfiants des hommes que l’on rencontre, font regretter la douceur tout italienne des habitants du littoral. Cet extérieur peu prévenant n'exclut pas pourtant chez les Bosniaques une certaine bonhomie, une gaieté inhérente au caractère slave; mais les Musulmans voisins de l'Autriche soupçonnent les étrangers, et les chrétiens, craignant toujours quelque ayanie, sont constamment sur la défensive. Toute culture littéraire aurait disparu depuis des siècles de cette terre ingrate, et elle se serait trouvée complétement isolée des pays civilisés de l'Occident sans un ordre religieux dont nous devons dire quelques mots avant de parler de l'Rospitalité que nous avons reçue dans ses couvents. Les Franciscains pénétrèrent en [llyrie peu d'années après la fondation de leur ordre par saint François d'Assises. À quelle époque ont-ils fondé une vicairie en Bosnie? Leurs annalistes ne s'accordent pas sur ce point. Plusieurs, notamment Wading (An: nales Ordinis minorum), font remonter cette création à une date antérieure à 1260, année où, au chapitre de Narbonne, présidé par saint Bonaventure, on fit un dénombrement général des provinces de l’ordre de saint François. D’autres, avec Greiderer (Germania Franciscana), ne tiennent l'existence de cette vicairie pour certaine qu'à partir de 1340, après le voyage que Gérard Odon; RUN *: alors ministre général de l'ordre, fit à ia demande du roi Charles de Hongrie, et la conversion du Ban Étienne Stipic. On s’est ef- forcé de concilier ces deux opinions en disant que Gérard Odon n'avait fait que renouveler et étendre une création antérieure. Il est difficile, en effet, de ne pas tenir compte de la mention de la Bosnie dans le dénombrement de 1260, mais on comprend facile- ment que les premiers établissements des frères mineurs aient été détruits dans un pays où l'autorité des papes était toujours pré- caire et où la secte, alors florissante, des Patarins ou Bogomiles, avait son siége principal !. L’étendue de cette vicairie dépassait de beaucoup les limites de la Bosnie actuelle. Les papes donnent à ses supérieurs les titres de présidents, vicaires, inquisiteurs (inquisilores hœæreticæ pravita- tis) et comnussaires apostoliques, avec les pouvoirs du ministre général dans l'ordre, pour les royaumes de Bosnie, de Hongrie, de Slavonie, de Carniole, de Servie, de Moldavie, de Valachie, de Transylvanie, de Russie et de Scyihie. En 1514, Léon X l'éleva à la dignité de province, sous le nom de Bosna Argentüna, en en démembrant la Croatie, qui forma la province de Bosna Croatia. Cette épithète d’Argentina n’était que la traduction du nom slave ! Les Bogomiles, si puissants pendant trois siècles en Bosnie, finirent par se convertir à l'islamisme, et leurs descendants forment la plus grande partie de la population musulmane de cette province. Leur histoire se rattache à celle des Albigeois, avec qui ils paraissent même se confondre. Mathieu Paris, cité par Farlati, parle du pape qu’ils avaient élu en Bosnie, et qui avait son vicaire en France. Voici le passage de Farlati (Illyricum sacrum, t. IV, p.47) : «.…...£o audaciæ provecti sunt, ut papam sibi crearent qui universo Albigen- sium et Patarenorum gregi per Hyriam, Italiam et Galliam disperso præesset. Hic in partibus Galliarum quemdam Bartholomæum nomine vicarium sibi con- stituit, ut narrat Matheus Parisius in historia Anglicana ad annum 1 223, idque Con- radus episcopus Portuensis, et legatus apostolicus in Gallia, significavit archiepi- scopo Rotomagensi, in suis ad eum litteris scriptis in hæc verba : « Dum pro sponsa «veri crucifixi verum cogimur implorare auxilium, potius compellimur lacerari «singultibus et plorare, ecce quod vidimus loquimur et quod scimus testificamur. « Ile homo perditus qui extollitur super omne quod colitur aut quod dicitur « Deus, jam habet perfidiæ suæ præambulum hæresiarcham quem hæretici Albi- «genses papam suum appellant, habitantem in finibus Bulgarorum Croatiæ et « Dalmatiæ, juxta Hungarorum nationem (id est in Bosnia fere media inter has «regiones); ad eum confluunt hæretici ut ad eoram consulta respondeat. Etenim «de Carcassona oriundus vices illius antipapæ gerens Bartholomæus hæreticorum «episcopus funestam eis exhibendo reverentiam sedem et locum concessit in villa «quæ dicitur Porlos; et seipsum transtulit in partes Tolosanas, etc... » M. 2 PU ne de Srebernica, la ville aux mines d'argent, où les franciscains avaient, à ce qu'il paraît, leur principal couvent. La Bosnie, sous son nouveau titre, comprenait encore la plus grande partie de la Hongrie; la Slavonie, la Syrmie, la Bulgarie, la Transylvanie. Pendant la durée du royaume de Bosnie, de 1376 à 1463, l'his- toire nous montre les franciscains méêlés aux affaires de cette époque agitée. On compte parmi eux plusieurs hommes illustres. Jacques de la Marche réforme les couvents de Bosnie. Réfugié en Hongrie, il est rappelé par le roi Tvartko IT, qui se justifie d’avoir voulu attenter à sa vie. Saint Jean de Capistran assiste comme com- missaire de Hercégovine à la confirmation du roi Étienne-Thomas Ostojic, récemment converti par les frères à la foi catholique. Ce roi !, sous leur influence, persécute les Bogomiles, qui, au nombre de 40,000, se réfugient en Hongrie, chez le duc Étienne. Ange Zvizdovic obtient de Mahomet II le fameux firman gardé encore aujourd'hui à Fojnica, par lequel le sultan victorieux ac- corde aux catholiques la tolérance de leur culte. Cet Ange Zvizdo- vic est vénéré en Bosnie comme un saint. On montre près de Sutiska une caverne où s'étant, dit-on, fait ermite, il mourut dans un âge avancé; d’autres le font mourir à Fojnica, où il fut enterré. On raconte qu’en 1534, quand le couvent fut brûlé par ! Rien n'est plus tragique que l'histoire de ce prince : il veut se soustraire au tribut qu'il paye aux Turcs, implore le secours du pape; il refuse d'abord de se soumettre aux ordres du pontife pour ne pas s’aliéner les Grecs et les Bogomiles, il cède enfin. Il meurt assassiné par son fils. La femme de ce roi se fit religieuse à Rome, et fut béatifiée. On mit sur son tombeau, qui existe encore dans l’église de 7 Cœli, l'inscription suivante en Jangue illyrienne, qu'on traduisit plus tard en latin : Katarini Kraljici Bosansko) Stipana, Hercega od Svetoga Save Od porsda Jeline i kuce cara Stipana Rodjenoj, Tomasa Kralja Bosanskoga Zeni ‘ Koja Zivi Godin 50 i 14 Lpriminu u Rimu na lito gospodina 1478 Na 25 niu oktobra Spominjak uje pismom postavljeu. Ce monument est consacré à la mémoire de Catherine, reine de Bosnie, fille du duc Étienne de Saint-Sava, de la race d'Hélène et de la maison de empereur Étienne, qui vécut 5 ans et mourut, à Rome, le 25° ; jour d'octobre en l'an du seigneur 1478. les Turcs, un soldat découvrit son cadavre, et, Îe trouvant intact, jeta sur lui son caftan de soie, dont les frères firent une chasublo qui existe encore. Cependant , comme le rapporte Philippe d'Oc- chievija (EÉpitome vetustatum Bosnensis provinciæ), les moines, en 1759, crurent retrouver les ossements du saint à demi calcinés dans le mur de leur église, et en firent la translation avec la per- mission de l'évêque. Si l'on a pu accuser les franciscains d'avoir, par leur intolérance, donné des armes à l'invasion ottomane, en exaspérant ainsi une parle de la population et en la réduisañt à se Jeter dans les bras des Turcs, il faut reconnaître, du moins, que leur faute a été cruellement expiée, et on ne saurait irop admirer leur patience à supporter une longue suite de persécutions. Leur histoire depuis la conquête est un véritable martyrologe. J'extrais d’une liste de leurs provinciaux les notes qui suivent : 1523-1526. Étienne Kucic ou Kacic. Dix frères sont martyrisés à Sarajévo. Lui-même, échappant aux mains des bourreaux, les Turcs enragés rasent Kojniez, Su- tiska, Fojnica, Kresevo et Visoko. ) 1526-1529. Thomas Skaroevic de Sutiska, ensuite évêque de Bosnie, est tué, par les Turcs. | 1532-1535. François Ramanovic. Le couvent de Zvornik est détruit. 1535-1938. Daniel Vladimirovic, devenu ensuite évêque de Duvno; il est massacré par les Turcs. Le couvent de Ljubuska est détruit. 1547-1550. Auguste Vasiljevic, de Velika, Pierre des Salines (de Tuzla Velika) reçoit le martyre. 1556-1559. Élie Jukovic. Six frères sont martyrisés à Rama. Le martyrologe de l'ordre les mentionne au 21 avril. 1562. Jacques des Salines (de Tuzla). Le couvent de Mostar est renversé. Si la persécution paraît se calmer pendant le xvu° siècle, elle reprend à l’époque de la guerre de Vienne. 1681-1684. André Dubocanin de Sutiska. À Tuzla, le père Lucas, curé, est rôti. Le père Bernardin, gardien de Tuzla, supc- rieur, est poignardé. À Modrica, le père vicaire meurt sous Île glaive. À Sarengrad, le gardien écorché, le vicaire empalé. Sous a conduite de ce provincial et de quelques autres prêtres , 22,800 ca- tholiques de Bosnie se réfugient sur les terres de l'Empire. mA: |. Met + 1685-1690. Michel Radnic. Le couvent de Visoko est aban- donné. — Îtem celui de Tuzia supérieur ; item celui d'Olovo. Celui de Srebernica, qui donna son nom à la province, est détruit par les Turcs, et le père Luc de Kresevo, gardien, est tué. En 1640, la Transylvanie forma une custodie distincte, la Bulgarie une autre en 1645, et elles furent toutes deux élevées plus tard au rang de provinces, En 1757, les couvents de Hon- grie, de Slavonie et de Syrmie, compris jusqu'alors dans la pro- vince de Bosnie, se séparèrent et formèrent la province nouvelle de Saint-Jean-de-Capistran. La Bosnie, réduite alors à trois couvents et six résidences, re- devint simple custodie; mais le père Philippe d'Occhievja, pré- sentant les plaintes des frères bosniaques, obtint du pape Clé- ment XIII la restitution de leurs droits et de leurs priviléges antiques (1756). Ce qui, avec leur zèle pour la religion, a toujours distingué les franciscains de Bosnie, c’est leur extrême persévérance et leur” habileté incontestable à défendre les prérogatives qu'ils tiennent du saint-siége, prérogatives sans lesquelles laccomplissement de leur mission deviendrait impossible. La population catholique est une minorité !; elle doit être protégée, non-seulement contre lar- ! J'emprunte à une description de la Bosnie (Zemljopis), publiée en 1851, à Agram, par un franciscain bosniaque, les renséignements suivants sur la popu- lation de cette province. La population totale peut s'élever à un peu plus de 1,100,000 âmes. L'im- mense majorité des Bosniaques appartient à la race slave, et parle la langue illyrienne ou serbe. (On sait que l'illyrien et le serbe ne diffèrent absolument que par l'orthographe : les Serbes grecs se servent des lettres cyrilliques, les Iyriens catholiques, des lettres latines. Ce n’est pas ici le lieu d'examiner les variations de ces deux orthographes, qui sont un grand obstacle au développe- ment littéraire de ces peuples.) Le Zemljopis évalue le nombre des habitants de race slave à 1,095,000 : 6,000 Tsiganes (ou Bohémiens) parlent aussi lillyrien ; ils se disent mahométans, cependant les Turcs les soumettent à un haratch plus fort que les chrétiens; ils sont presques tous forgerons. Quelques milliers de Juifs habitant les grandes villes : Serajévo, Travnik, Novi-Bazar, parlent, comme tous les Juifs de Turquie, un espagnol corrompu. Outre cette population sédentaire, il y a quelques nomades, vivant sous des tentes (cèrgasi), ce sont des Tsiganes et des Valaques, venus jadis de Serbie. Ces derniers fabriquent de petits outils en bois. C’est à tort que plusieurs écrivains ont parlé d'Osmanlis établis dans les villes et parlant le turc. Les Turcs, qui se fixent en Bosnie, apprennent la langue du pays et se fondent dans la population musulmane indigène. Les hauts fonctionnaires, l'armée, régulière (nizam) et quelques cavas, forment la seule a bitraire des autorités turques et contre les exactions que les mu- sulmans de toutes les classes se croient, aujourd'hui encore, sou- vent en droit de lui faire subir, mais aussi contre les envahissements de l’église orientale, plus puissante par le nombre. Cette ‘papula tion disséminée serait sans appui efficace, si elle n'avait à sa têle un clergé fortement constitué et se mouvant dans une certaine sphère d indépendance. Les franciscains, chargés seuls de Padmi- nistralion religieuse, se gouvernant eux-mêmes, présentant à la population vraiment turque de race et de langue. Dans les environs de Mitrovica, quelques, musulmans parlent albanais. Sous le rapport des religions, cette population se partage ainsi : Chrétiens des deux rits, 715,500; Mahométans, ycompris les Tsiganes, 384,000; Juifs, 6,500. (Toute cette statistique ne peut avoir la prétention d’être bien rigoureuse. Je serais assez disposé à croire que l’auteur du Zemljopis, très-peu turcophile de sa nature , a colé la population musulmane au plus bas possible.) M. Chaumette des Fossés, ancien chancelier du consulat de France à Travnik en 1810, à publié, à Berlin, en 1812, une très-remarquable notice sur la Bosnie, qui n'a fourni de précieux renseignements. Cet observateur judicieux estimait que, de son temps, le nombre des Musulmans, dans la province, était égal au moins à celui: des Chrétiens et devait dépasser 600,000 âmes. Où est la vérité? Dans le pays que j'ai parcouru, j'ai remarqué à peu près un nombre égal de Musulmans el de Chrétiens. On ne peut croire à une dépopulation assez rapide pour concilier l'opinion de M. Chaumette et celle de l'auteur du Zemljopis, quoique ce dernier fasse très-bien ressortir les dansès qui ont diminué le nombre des Musulmans, malgré les émigrations venues à diverses époques des provinces voisines sous: trauss à la tune du sultan. Ces causes sont : ° Les guerres : celle contre les Serbes, de 1804 à 1805, a été très-meurtrière , { we Éions ne participent pas au service militaire); 2° les pestes. La dernière, de 1813 à 1817, a, dit-on, surtout frappé les Turcs; 3° diverses raisons écono- miques : on remarque que les Turcs achètent les terres de leurs coreligionnaires moins fortunés; ceux-ci, ne consentant pas à se faire fermiers, se répandent dans les villes, entrent en domesticité, ne se marient pas. Des Chrétiens les rempla- cent dans la culture. Un grand nombre de villages, jadis musulmans, comme l'attestent encore les nombreuses tombes qui s’y trouvent, sont devenus entière- . ment chrétiens. La population chrétienne se décompose ainsi : Latins ou catholiques (en serbe Kèrstjani), 180,000; Chrétiens de l'église grecque, dite orthodoxe {Riscani}), 561,500. À Les catholiques sont répartis entre trois évêchés ou vicariats apostoliques : 1° celui de Bosnie datant de 1701; ilya 46 cures, 14,861 maisons, 112,000 âmes. (Les moines disent aujourd'hui 118,000.) Il est certain que la population tend à augmenter par l'introduction de la vaccine, l’amélioration des soins hygiéni- ques, etc. J'ai pu m'en convaincre par un exemple: } ’ai vu les registres de la paroisse de Sutiska conservés depuis 1641. Après la peste de 1782, qui avait en- levé 895 personnes, la population était réduite à 1,800 âmes; elle est aujourd'hui de plus de 4,000, quoique le pays soit très-pauvre et qu'il y ait eu une autre peste 2h — ñomination du saint-siége un évêque choisi parmi eux, répondent parfaitement à cette nécessité !. Ils forment un clergé national. recruté dans le peuple et connaissant ses besoins. Ne séparant pas dans leurs souvenirs les traditions de leur pays de celles de leur ordre, ils sont extrémement jaloux de toute influence étran- gère, et assez en garde contre Îles tentatives dés puissances voi- sines de la Porte pour les entrainer dans leur politique. Leur si- tuation semble leur faire une loi de se conduire en fidèles sujets de la Sublime-Porte, car ils perdraient beaucoup à passer sous la domination d’une autre puissance, et dans un soulèvement des. chrétiens ils courraient grand risque d’être absorbés par les schis- matiques. Pour que cette situation füt aussi sentie qu’elle devrait l'être, 11 faudrait, 2l est vrai, que le temps eût assoupi bien des ran- en 1814. Toute cette population est administrée par les franciscains des. trois couvents de Kresevo, de Fojnica et de Sutiska. If n’y a pas d’autres prêtres dans le diocèse. 2° le vicariat d'Hercégovine, séparé depuis 1845 de celui de Bosnie (en faveur de monseigneur Barisic, évêque de Mostar); on en évaluait Ja population , en 1844, à 33,000. Les cures, au nembre de :3, sont aussi desservies seulement par des franciscains. Ils ont un couveni nouveau à Serokobrieg. 3° 1e vicariat de Trébigne. En 1845, les Jésuites, chassés de Scutari d'Albanie, y furent établis par le prince de Metternich et la propagande romaine; ce vicariat dépend de l'évêque de Raguse; il n’a que 5 paroisses et 8,000 âmes. Les Grecs reconnaissent pour chef le patriarche de Constantinople depuis l’é- poque où il a racheté les droits du patriarche serbe d'Ipek. Ils ont à évêques o& vladikas : celui de Serajevo, qui a rang d'archevêque et de métropolite, eelu: de Mostar et celui de Zvornik. Dans 1 diocèse (ou éparchie) de Serajevo, on compte 2 monasières et 27,000 maisons. Dans eelui de Zvornik, : monastère et 14,000 maisons. Dans l'éparchie de Mostar, ik y a 12 monastères, dont 2 sont vides; églises 138, kaludjers (moines) 25; popes 80; maisons 9,249. Le puits ont un khakhambacbhi à Sér des et des rabbins à Travnik et à Novi- Bazar. L'administration religieuse des Musulmans se rattache à leur organisation civile et judiciaire. On en trouve un aperçu dans l'excellent ouvrage de M. Übicin: (Lettres sur la Turquie). Le Zemljopis ne donne que des renseignements trop insuffisants pour qu'ils méritent d'être reproduits. ! L'organisation intérieure des franciscains de Bosnie est semblable à celle des autres provinees de l'ordre de Saint-François. Leur gouvernement se compose d'un ministre provincial, d'un custode et de 4 définiteurs, élus pour trois ans, Les franciscains, comme nous l'avons dit dans la note précédente, sont seuls chargés de l'administration des paroisses qui, au nombre de 46, relèvent des 3 couvents de Kresevo, de Fojnica et de Sutiska. Les gardiens de ces couvents sont, par un privilège particulier, chargés, comme syndies apostoliques, de la sur- veillance administrative des curés, nommés (jure cumulativo) par l'évêque, d’ac- cord avec le provincial et les définiteurs. Dans les 3 couvents et les 46 paroisses, jure à eg il faut ajouter 7 chapelles rurales, il peut ÿ avoir en tout un personne de 150 prêtres. Ca NET ms cunes, que les haïnes entre les chrétiens et [es musulmans fussent calmées ; il faudrait surtout que le gouvernement füt à la fois assez bienfaisant et assez fort pour empêcher ses anciens ravas de jeter sans cesse des yeux d'envie sur leurs voisins croales et dai- mates, de l’autre côté de la frontière des États autrichiens. Il y a peu d'années, ces anciens priviléges, dont les Bosniaques sont si fiers, furent attaqués par leur évêque, Monseigneur Barisic. Les frères, appuyés par la Sublime-Porte et par la France, sou- nrent contre lui à Ronre un long procès dont ils sortirent victo- rieux. Monseigneur Barisic dut abandonner son siége; it devint évèque de Mostar, et l'Hercégovine forme depuis 1845 un diocèse séparé de celui de Bosnie. Ce dernier fut longtemps gouverné par un provicaire apostolique. À la fin de l'année dernière seule- ment, Monseigneur Mariano fut promu à une dignité à laquelle l'appelaient sa science, ses qualités éminentes et les vœux des ca- tholiques bosniaques. J'ai eu l'honreur de voir Monseigneur Ma- riano peu de temps avant sa nomination. Il m'a donné l'hospita- Hté dans la modeste demeure qu'i habitait alors avec sa sœur jamelle, vieille paysanne bosniaque, au village de Brestovsko, près de la route de Sarajevo à Travnik. Monseigneur Mariano est un philologue distingué ; il possède presque toutes les langues de l'Europe. Sa conversation révèle vite un homme vraiment supé- rieur. Depuis 185:, une nouvelle ère s’est ouverte pour la Bosnie. L'administration tout entière a été changée sous le gouvernement d'Omer-Pacha !. Il serait trop long d'examiner ici les difficultés que rencontraient les réformes de la Sublime-Porte dans cette pro- En 1853, Omer-Pacha a divisé la Bosnie en 6 préfectures (kaïmakanluks), savoir : 1° Sarajévo; 2° Travnik; 3° Tuzla; 4° Banja-Luka; 5° Bihac; 6° Novi- Bazar. | Ces six kaïimakanluks se subdivisent en nahijas ou districts. En voici le tableau avec quelques indications sur la population des chefs-lieux {j'ai conservé l'orthographe slave des roms de lieux) : FE. 1° Sarajevo (60,000 âmes, 12,000 maisons, dont 2,000 grecques, 30 ca- iholiques seulement); capitale de la province, résidence du pacha, gouverneur général (vali}, et en même temps chef-lieu de district (nahija) ; 2° Visoki (3,000 Musulmans, 6o maisons grecques), chef-lieu de district; 3° Fojnica, chef-lieu de district; 4° Kojnic, idem; »°. Rogatica, idem. , 1° Travnik (12,000 âmes, 1,500 maisons musulmanes, 350 catholiques, Le vince, terre classique des anciens janissaires, et d'en apprécier les résultats politiques. Ces réformes, quoique très-incomplètes et surtout très-imparfaitement appliquées, ont pourtant, on ne peut le méconnaitre, amélioré d’une manière sensible la position des chrétiens bosniaques. Ils ont tout au moins obtenu une sécu- rité qu'ils n'avaient jamais connue !. Les catholiques ont profité 100 grecques, 50 juives, 80 isiganes); résidence d'un préfet, dit kaïmakan et en même temps district (c'élait, jusqu'à ces derniers temps, la capitale du pays : les vizirs gouverneurs ne pouvaient habiter Serajevo, dont les habitants avaient conquis une espèce d'indépendance); 2° Tesanj, district; 3° Jaice, district; 4° Skoplje, district; 5° Prozor, district; 7° Livno, district. IT. 1° Tuzla (6,000 habitants musulmans, 4o maisons grecques et catholi- ques); résidence d'un kaïmakan de district ; 2° Tuzla Gornja (Tuzla supérieure), district; 3° Biljevo, district; 4° Zvornik, district; 5° Maglaj, district; 6° Gradacac, district; 7° Bercki, district; 8° Kla- dan), district ; 9° Srebèrnica, district; 10 Vlasenica, district. IV. 1° Banja-Luka (15,000 Musulmans, 60 maisons grecques, 40 catholi- ques); résidence du kaïmakan, district; 2° Derventa. V. 1° Bihac (4,000 habitants, tous musulmans); résidence d’un kaïmakan et district; 2° Pridor, district; 3° Stari Majdan; 4° Kulinvakuf; 5° Ostrozac; 6° Bu- 21m ; $ VI. Novi-Bazar {20,000 âmes, musulmanes et grecques). 1° Kaïmakan, district; 2° Visegrard, district; 3° Novi-Varos, district; 4° Siemica, me 5° Mitrovica, district. En 1854, l’'Hercégovine, qui formait un pachalik séparé, fut réunie à la Bas ne, et on établit à Mostar un kaïmakan. Voici les districts qui en dépendent : VII. 1° Mostar, résidence du kaïmakan; 2° Blagaj; 3° Duvno; 4° Ljubuski, 5° Stolac; 6° Trebinje, 7° Nevesinge; 8° Niksic; 9° Gacko; 10° Kulasin; 11° Foca; 12° Cajnic; 13° Plievlje (ou Tas- lidza) ; 14° Priépolje. (Total, 48 districts ou nahijas.). Chaque district a son mu- dir (espèce de sous-préfet de canton) et son kadi (juge). 1 I] ne faut rien Se :les Chrétiens sont un peu plus à l'abri des vexations arbitraires, grâce surtout à l'intervention incessante des consuls, mais en re- vanche, ils ont perdu un droit précieux, qu ’ils avaient autrefois, celui de porter des armes : Omer-Pacha a fait procéder à leur désarmement; il en résulte pour eux une nouvelle infériorité humiliante dans un pays où il est d'usage de mar- cher armé. Cette mesure était-elle commandée par la prudence? Je l'iguore; mais il est étrange que l'issurrection musulmane ait eu pour résultat d'augmenter la sévérité du gouvernement envers les Chrétiens, qui, pleins de confiance dans ses promesses, étaient restés tranquilles. Il ne s’agit pas 1à d’une simple question d’amour-propre ou de dignité personnelle. Les armes sont nécessaires en Bosnie. Ne serait-il pas possible au moins derendre leurs arines aux hommes évidemment inoffensifs? En traversant la Dalmatie, je m’étonnais de voir tous les paysans aflu- blés de fusils et de pistolets. Un fonctionnaire autrichien (préteur), à qui j'en demandai la raison, me répondit que ces gens avaient absolument besoin d’être PAR LE de ce nouvel état de choses pour relever leurs églises en ruine, pour en construire là où les Turcs n’en avaient pas toléré jusqu’a- lors!. J'ai pu constater, sur la route que J'ai parcourue récemn- ment, ce mouvement qui s'opère partout où existe un centre de population catholique, à Livno, à Travnik, à Serajevo. Ce mou- vement est dû en grande partie, on ne saurait trop le rappeler, à la générosité de la France et à la puissante initiative du gou- vernement de l'Empereur ?. Partout, à côté des églises, se fon- dent des écoles. Jai dit déja que les franciscains de Bosnie, même aux époques où ils avaient le plus à souffrir du despotisme turc, n'avaient jamais négligé entièrement les études littéraires. On peut citer parmi eux quelques écrivains, soit en latin, soit en illyrien. À la connaissance de ces deux langues, ils joignent presque tous celle de litalien, utile dans leurs rapports avec Rome et avec la Dalmatie. Leurs trois couvents possédaient déjà des classes de grammaire pour les jeunes gens destinés au sacerdoce; des cours de philosophie et de théologie établis depuis deux ans à Fojnica et à Sutiska, les dispenseront d'aller chercher à l'étranger, notamment à Diakovar en Slavonie, une instruction supérieure. Ce qui est peut-être d'une utilité plus grande encore pour le pays, des écoles, dites normales, ont été fondées à Kresevo, à Jaïca, à Varczar, à Livno, à Tollissa et à Ullica. Ces efforts pour répandre l'instruction dans le peuple accusent chez ces moines un sentiment élevé de leur rôle comme guides de leurs compatriotes. Ils sont, en effet, les véritables chefs de la communauté qu'ils dirigent. Ils exercent sur ce peuple encore en- fant, d'une foi vive, mais jusqu’à présent d’une ignorance pro- fonde, un pouvoir à peu près illimité. Es sont les représentants officiels et les défenseurs de ce peuple devant les autorités turques, ils répondent devant elles de sa soumission, ils proclament les firmasus et les ordres des pachas, et leur adressent les réclamations armés pour leur défense personnelle. On connait cependant la sévérité de la police autrichienne. 1 H n'existait, à proprement parler, d'églises catholiques que dans les couvenis de Kresveo, de Sutiska et de Fojnica. Dans les paroisses, les prêtres disaient la messe dans les chambres, ou eu plein air, dans les cimetières chrétiens. On sait que, pour toute construction ou réparation d’un édifice religieux, il faut, en Turquie, une autorisation du gouvernement. ? La création d'une agence consulaire à Serajévo et les secours donnés pour la fondation des églises et des écoles catholiques, ont fait sentir dans cette pro- vince l’action tutélaire de la France qui en était absente depuis 1815. PU ct les plaintes de leurs coreligionnaires; mais leur autorité ofli- cielle n’est rien auprès de leur puissance morale. On se ferait diffi- cilement une idée du respect qu'ils inspirent. Un paysan ne les aborde pas sans leur baiser la main ou le pan de leur robe. Leurs demandes sont considérées comme des ordres, et on se soumet nènmie sans murmurer aux châliments qu'ils imposent. Ils sont d’ailleurs la seule aristocralie parmi les catholiques, qui forment la classe la plus pauvre du pays. Ce sont des paysans agriculteurs ou ouvriers des mines, de petits marchands dans les villes; mais les négociants aisés appartiennent en général à la religion grecque, ct parmi les musulmans on peut citer tel individu qui possède à lui seul plus de terres que tous les catholiques réunis. Cette pauvreté ne les empêche pas d’être forts par leur union et par la confiance qu’inspirent leurs prêtres, incontestablement su- : périeurs à ceux de Péglise grecque. On a vu quelquefois les francis- cains se faire les organes de la population chrétienne tout entière. Leur réputation s'étend au delà de la Bosnie, dans les pays slaves, même schismatiques. Ainsi, les Serbes, en autorisant dernière- ment la construction d’une église catholique à Belgrade, ont de- mandé qu'elle fût desservie par des religieux bosniaques. Les Turcs, qui versent, dit-on, des larmes quand on leur montre au couvent de Fojnica le firman de leur grand empereur Mahomet IF, ont une grande vénération pour ces frères ; les musulmans slaves les appellent mème souvent chez eux et leur font dire des messes quand ils sont malades. Descendants des convertis du xv° siècle, quoique très-zélés pour leur propre religion et même fanatiques, les Bosniaques mahométans ont conservé un certain nombre de traditions et de pratiques catholiques. Les franciscains sont convaincus qu'ils accroîtront encore leur autorité en répandant l'instruction, et on ne peut qu'applaudir à une ambition qui les porte à relever le niveau moral et intellec- tuel de leur pays. | Les trois couvents de Kresevo, de Fojnica et de Sutiska sont les débris de l’ancienne splendeur des franciscains et des innom- brables établissements qu'ils possédaient avant la conquête. Sans faire une description complète de chacun de ces couvents, j'es- sayerai d'en donner une idée par quelques extraits de mes notes de voyage. Ils ont été rebâtis tous les trois sur le même modèle, vers la fin du siècle dernier. Ce sont des constructions massives, écrasées, avec des murs épais, des eloîtres étroits, le tout recou- VPN 0 Prin vert de planclies, à la manière du pays. Les églises, étouffées dans la masse des constructions, sont beaucoup trop petites pour les milliers de fidèles qui y accourent les jours de fête, de vingt lieues à la ronde. On s'occupe aujourd'hui de leur agrandisse- ment. Les moines dirigent eux-mêmes les travaux; les fidèles fournissent les matériaux et les apportent sur place. Il est à re- gretter que l’ordre et le goût fassent défaut à tant de zèle, mais les architectes sont rares en Bosnie. Dans ces cloîtres et dans ces églises on trouve, comme on doit le supposer, fort peu d'objets d'art. Les seules peintures dont j'aie gardé le souvenir sont celles du chœur de Sutiska : ce sont des figures de saints peintes sur bois dans un très-vieux style italien. Le paysage qui entoure ces modestes édifices leur prête seul un caractère imposant. Ils sont placés dans des vallées écartées, entourés de rochers et de forêts, qui les dérobent aux regards. Leur site est parfaitement approprié à leur destination monastique et semble convenir aussi à la modestie exigée du culte chrétien dans un pays turc. Sont-ce là les motifs qui ont décidé les francis- cains à les relever, alors qu'ils se résignaient à abandonner tant d’autres de leurs anciennes résidences dispersées dans la province? Ils ont dû aussi les préférer à cause de leur position centrale, et parce que, rapprochés les uns des autres, ils peuvent se prêter mutuellement assistance. Les trois couvents sont situés à l’ouest de Sarajevo. Le plus éloigné, Sutiska, n'est qu'à treize heures de route de cette ville. Kresevo est aujourd’hui le plus pauvre de ces couvents. Les églises de l’'Hercégovine qui en dépendaient en ont été détachées pour fonder l'évêché de Mostar. Il ne compte, plus aujourd'hui que quatre paroisses, celle de Kresevo même et celles de Sara- jevo, de Zepce et de la Narenta. Le couvent et son église, sous linvocation de sainte Catherine, sont situés sur une terrasse qui s'élève au-dessus d’une gorge étroite, dont le village de Kresevo occupe le fond. Ce village se compose de deux cents maisons ca- tholiques et d’une trentaine de maisons turques assez misérables, accompagnées d’une mosquée en bois. Un aga, délégué du mudir de Fojnica, y représente l'autorité. Le commerce du fer donne une certaine importance à cette localité, qui possède un grand nombre de forges. Toutes les mon- tagnes voisines sont riches en minerai de fer, et on y trouve aussi, dit-on, de l'or, de l'argent et du mercure. La petite rivière qui — 30 — en descend et traverse le village fait marcher quelques moulins. Il paraît que les moines en Bosnie ont toujours affectionné le voisi- nage des mines; ils avaient des couvents à Olovo, la ville du plomb; à Touzla, la ville du sel (sol en slave); à Srebernica, la ville de l'argent. Le couvent de Kresevo possède des propriétés assez étendues et ses bois paraissent bien aménagés, tandis que ceux de la com- mune sont tout à fait dévastés. On croirait difficilement à l'insou- ciance des Bosniaques pour leurs forêts, qui, avec leurs mines, pourraient devenir une si grande source de richesses. Ils ne se donnent pas la peine d’abattre les arbres mais y mettent le feu. Le Gouvernement, dans une intention à coup sûr très-libérale, a abandonné des parties de forêts à ceux qui les défrichent. C'est pour les chrétiens un moyen d'arriver à la propriété; 1l est vrai que les musulmans ne leur permettent guère d’user paisiblement de cette faculté, et c’est un sujet fréquent de contestations et même de rixes sanglantes. Le pays, d’ailleurs, est presque entiè- rement couvert de bois et la population fort disséminée. Les prêtres de Sarajevo sachant l’excursion que je projetais à leur monastère, m'avaient recommandé à un de leurs moines qui, sous lé titre fort bien imaginé de chapelain rustique, est chargé de l'administration d’un district voisin de la route. Je fus très- surpris de trouver dans le lieu le plus sauvage du monde et cachée dans les broussailles une maison bâtie nouvellement, très-propre et très-confortable : c'était le presbytère de ce curé de campagne. L'abbé de Bamberdo (c’est le nom de l’endroit) nous offrit une excellente et copieuse collation, sella son cheval et nous précéda au couvent en galopant, avec les cris et les démonstra- tions de joie habituels à ses compatriotes. Ces prêtres bosniaques sont, en général, gais et d’un caractère ouvert. Leurs immenses moustaches et leur costume turc leur donnent un air bien plus martial que monastique. Is ne portent l’habit de saint François que dans l’intérieur deleurs cioitres. Le privilége de porter des armes et de se vêtir à la turque ieur était fort utile autrefois; je ne pense pas qu'aujourd'hui ils en aient besoin pour se faire respecter, mais ils y tiennent par une sorte d’amour-propre fort innocent. On s’ha- bitue vite à ce travestissement, mais tout Parisien aurait éprouvé le même étonnement que moi en reconnaissant le vicaire de Kre- sevo dans un élégant jeune homme qui allait à la chasse, paré d'un superbe caftan vert et armé d’un magnifique fusil albanais. — 31 — Il n'y avait à Kresevo, lorsque j'y passat, que sept ou huit moines et autant d'élèves. On me montra un frère que lon appelait le Français, quoiqu'il fût né à Kresevo même et qu'il y eût encore sa famille. C'était un vieillard aveugle et tombé en enfance, qui avait servi jadis dans les troupes dalmates du temps des provinces illyriennes. À la chute de l'Empire, il avait pris sa retraite dans ce monastère. Il manifesta sa satisfaction, quand on lui dit de quel pays je venais, mais on ne parvint pas à le faire parler. J'avais rencontré, en traversant la Dalmatie, plusieurs de ces vieux soldats de l'Empire, qui n’avaient pas oublié notre langue, et la parlaient même avec une remarquable facilité. Me trouvant à Kresevo, un dimanche, je pus voir le peuple des environs dans ses costumes de fête : c'est une belle et saine population, dont les manières sont empreintes à la fois de dignité et de bonhomie. À la grand’messe, j'entendis ce peupie chanter à l'élévation un très-beau cantique en illyrien, et les voix me parurent infiniment plus belles et plus justes que celles du chœur - des religieux. Un prêtre donna lecture des prescriptions particu- lières de l’église, pour cette communauté soumise à la domination musulmane. C'était une suite de recommandations ayant pour but d'empêcher les usages turcs de s’introduire parmi les chrétiens; ainsi, par exemple, on défendait aux parents de stipuler un prix en mariant leurs filles, et on les engageait au contraire à les doter selon leurs moyens. Après cette lecture, le prêtre adressa des remercinents aux fidèles qui avaient apporté des pierres pour Ja construction de l’église, et fit une légère réprimande à ceux qui n'avaient pas encore payé ce tribut. Le nom de Kresevo (Kréchévo) vient de kers (kerch), lieu es- carpé. Derrière le couvent, on voit, en effet, une montagne en forme de cône, surmontée jadis d’une citadelle, dont l'enceinte est encore parfaitement marquée, et au pied de laquelle se trou- vait l’ancienne ville de Kersevo (par euphonie Kresevo). C'était la résidence des évêques de Bosnie. Cette ville fut détruite au xm° siècle par les Bogomiles, qui tuèrent l'évêque et une partie des habitants. On dit que ceux qui échappèrent au massacre se réfugièrent d'abord aux sources de la Bosna (Vrelo Bosne), puis, près de là, au lieu dit alors Saint-Pierre et où s'élève aujourd’hui Sarajevo, la capitale du pays depuis la conquête. Le siége épis- copal de Kresevo fut transporté ultérieurement à Diakovar en Slavonie, dont les évêques portent encore Île titre d'évêques de Aa Bosnie. L'époque de la fondation du couvent est incertaine. La dernière reine de Bosnie, Catherine, affectionnait cette retraite, consacrée à sa patronne. ‘ Fojnica n'est qu'à quatre heures de Kresevo, mais ia route est si difficile à trouver dans les sentiers de montagne, que nous avons plusieurs fois béni les moines et laga qui nous avaient fourni d'excellents guides. Au sortir d’un étroit défilé, le long d’un ruisseau. limpide qui sert à plusieurs usines pour le lavage du minerai de fer, on entre dans une large et belle vallée; à gauche, sur la pente d’une colline, se trouve le couvent du Saint-Esprit, et devant vous, dans la plaine, la petite ville de Fojnica : c’est une grosse bourgade assez propre et bien bâtie pour le pays, moitié musulmane, moitié chrétienne; cent cinquante maisons catholi- ques, cent cinquante maisons turques avec une mosquée en pierre et plusieurs en bois. Le père gardien du couvent, pour nous faire honneur, avait invité à dîner avec nous le mudir du canion, vieux Turc d'Anatolie, qui parut sensible à cette politesse. Je rapporte ce fait comme une preuve de la bonne intelligence qui existe entre ces deux autorités. Je trouvai à Fojnica un personnel nombreux et une jeunesse dont la vocation religieuse ne paraissait nullement altérer la gaieté. Le soir, ces jeunes gens se réunissaient avec nous chez le supérieur, et nous chantaient leurs airs nationaux, en s'ac- compagnant sur le violon ou sur la bandurka. Ce couvent est 1e plus important de la Bosnie; il a l'administration de vingt-cinq pa- roisses, qui comprennent Loute Ja Bosnie occidentale et la Croatie turque. Il possède un inslitut national {narodna ucionica), comme disent un peu trop pompeusement les catholiques bosniaques. Cet institut est une école qui comprend, je crois, deux classes de grammaire, une de philosophie et une de théologie. Chaque classe peut avoir une douzaine d'élèves. Je ne suis pas en état de juger de la valeur des études qu'on fait à Fojnica, mais les pro- fesseurs m'ont paru pleins de zèle. On enseigne la musique, l’ita- lien et même quelque peu de français. Le régime matériel de l’é- tablissement peut laisser quelque chose à désirer : les classes sont reléguées sous les combles du couvent, et le dortoir se compose d'un grand casier en planches; des lits seraient pour les Bosniaques. un luxe inusité. | On peut aller de Fojnica à Sutiska par Kiseljak, le Vichy ou le Baden-Baden de la Bosnie. Ces eaux acidulées et agrébales au goût attirent tous les ans, au mois de mai, un nombre assez SAC | Le considérable de malades; on les transporte jusqu'en Dalmatie. Sutiska est située au confluent de deux torrents, la Polianska et la Terstionica, sur l'emplacement d’une ville ancienne dont les ruines mêmes ont disparu sous les éboulements des montagnes voisines. Dans cette ville, Kraljinska Sudiska ou Sutiska (la royale Sudiska, Sudiska, de suditi, juger) curia regis, les anciens rois de Bosnie tenaient leurs assises. Près de l’église actuelle, dédiée à saint Jean-Baptiste, on distingue assez bien la place où devait être leur palais. Sutiska, maintenant, ne compte plus qu’une vingtaine de maisons, dont une ou deux musulmanes, et une mos- quée délaissée. Le couvent a été maintes fois saccagé et brûlé; il a été presque entièrement reconstruit, il ÿY a peu d'années, à l’aide de secours donnés par l'Autriche. Il contient des appartements assez convenables pour le provincial et pour l'évêque. Il y a à Su- tiska un institut national comme à Fojnica. L'église possède des ornements assez riches; elle a le privilège, unique en Bosnie, d’a- voir des cloches; partout ailleurs on les remplace par des lames en fer que l'on frappe avec un marteau. Elle contient les tom- beaux de plusieurs rois, notamment celui d'Étienne Thomas: mais l'édifice a été refait tant de fois, que les moines n’ont pas pu m indiquer exactement le lieu de ces sépultures. Dix-huit pa- roisses dans la Bosnie orientale relèvent de Sutiska. J'ai examiné attentivement les bibliothèques de Kresevo et de ‘Fojnica. Celle de Kresevo est la plus intéressante. Elle a été for- mée en grande partie par les dons du père André Kujunzcic, ancien provincial et aujourd'hui gardien de ce couvent, homme aussi distingué par son érudition que par son caractère, et parti- culhièrement versé dans la littérature ancienne de son pays. Cette biblicthèque possède une collection à peu près complète des ouvrages latins et italiens relatifs à l’histoire religieuse ou civile de l'Hlyrie, publiés dans les deux derniers siècles. La bibliothèque de Fojnica est plus riche, plus étendue, inais moins importante par la nature des livres qu’elle contient. L'histoire et la philologie slave y tiennent une moins grande place; en revanche, on y trouve les principaux classiques italiens et français, un grand nombre d'ouvrages modernes, et même les romans de Walter-Scott. Elle présente quelques ouvrages connus sur les langues orientales, entre autres le grand dictionnaire de Meninski. La littérature serbe illyrienne moderne y est aussi représentée par quelques MISS. SCIENT, V. 3 DNS publications d'Agram et de Belgrade. L'existence de ces biblio- thèques dans un pays comme la Bosnie est déjà une merveille; il serait injuste de se montrer trop exigeant. À Kresevo, les livres sont très-mal rangés, et le catalogue est plus que défectueux; à Fojnica, les livres sont placés par ordre de matières, mais le ca- talogue est à peine commencé. Je n'ai pu me faire qu'une idée imparfaite de la bibliothèque de Sudiska : elle possède un nom- bre fort respectable de volumes, à en juger par les immenses tas de livres qui encombrent deux grandes chambres; on a heu- reusement chargé un jeune homme très-intelligent de débrouiller ce chaos. J'ai pris note de tous les ouvrages historiques que j'ai pu trou- ver dans ces trois bibliothèques. Je n’en ai pas découvert qui mé- ritent d'être particulièrement cités pour leur rareté. On peut trouver à Paris, comme à Kresevo, les ouvrages du Mauro Orbini, de Lucius, de Farlati ({llyricum sacrum), de Ducange (Illyricum vetus et novum), d'Appendini, de Fortis, de Catancsich, de Ca- cics, de Papanek, de Gebhardi, de Bomman, et même les livres qui traitent spécialement de la Bosnie, comme ceux d'Émeric Pa: vich, de Bude, de Prudentius Narentinus , de Schimek (Geschichte des Kænigsreichs Bosnien und Rama). Le seul monument historique important que m'aient montré les moines, c’est le fameux firman de Mahomet I], à Fojnica. Il a été décrit et traduit par plusieurs auteurs, notamment par Boué, dans son excellente description de la Turquie d'Europe. Les frères m'ont donné plusieurs fois à entendre qu'ils possédaient d’autres manuscrits précieux. Leur apologiste, Occhievja, parle de registres manuscrits en illyrien qui existaient de son temps à Fojnica et à Sutiska. Malgré mes sollicitations réitérées, je n’ai pu obtenir qu'on me les monträt. Un homme qui devait être bien informé m'a dit qu'un prêtre, exilé de la province sous l'administration d'Omer-Pacha, avait emporté des papiers au nombre desquels pouvaient se trouver ces registres. Si les franciscains possèdent réellement des archives de quelque valeur, ne se font-ils pas, par hasard , une loi de les cacher aux étrangers? Dans leur situation, on aurait tort de leur reprocher un excès de prudence. . Je dois dire, cependant, que loin de se montrer défiants à mon égard , ils ont été, en général, au-devant de tout ce que je pouvais avoir à leur demander. Je ne ferai jamais assez l'éloge de leur hospitalité cordiale et expansive. La présence chez eux d’un voya- OR geur arrivant de Paris était d'ailleurs un événement extraordi- naire qui déliait leurs langues, et j'avais peine à suffire à leur conversation. Croyant que je pourrais me faire en France l’inter- prète de leurs vœux, et désirant, par conséquent, me conquérir à leurs opinions, ils m'ont exprimé à satiété leurs pensées poli- tiques. J'avais beau me tenir sur une extrême réserve, il me fallait les entendre jusqu’au bout développer leurs idées. Comme il peut être utile de connaître tous les éléments de l'opinion publique dans les différentes provinces de l’Empire ottoman et que les moyens d'information ne sauraient être trop nombreux, je dépo- serai ici mon témoignage et je dévoilerai là pensée de ces hommes, telle qu’elle m'est apparue, en séparant dans leurs discours ce qui avait un cachet évident de sincérité de ce qui pouvait être dicté par la politesse ou n'être qu’une affectation de bons senti- ments pour une puissance dont ils ont reçu les bienfaits. En résumant tout ce que j'ai entendu et observé, je crois pou- voir distinguer chez eux , je ne dirai pas trois partis, il n'ya rien d'aussi tranché, mais trois nuances d'opinions bien distinctes. 1° Il y a d’abord des moines qui, en politique comme en religion, en sont encore aux idées du quinzième siècle. Malgré le respect qu’ils professent pour la France, comme puissance catholique, ils n’ont au fond de sympathie politique réelle que pour ceux qui voudraient, non garantir leur liberté, mais établir leur domina- tion. 2° Une classe que je crois beaucoup plus considérable est celle des hommes que l’on pourrait désigner sous le nom de pa- triotes bosniaques. Elle comprend la partie la plus active du clergé et toute la jeunesse de ces couvents, jeunesse pleine d’ardeur et d'intelligence, qui adopte la vie monastique parce que c’est la seule carrière ouverte à son activité, le seul moyen d’action sur le peuple, dans un pays où les chrétiens ne sont pas admis aux fonctions publiques. L'idée qui domine dans l'esprit de ces hommes, c’est celle de la nationalité : Slaves , mais Slaves catho- liques, ils ne font pas de vœux pour la Russie, parce qu'ils savent que son triomphe serait l’abaissement du catholicisme en Orient; leur sympathie pour la France est très-réelle, très-profonde, quoique leurs idées sur notre pays soient prodigieusement vagues. La France leur apparaît seulement comme la nation très-chré- tienne et la nation émancipatrice. Quant à la guerre actuelle, elle les trouble singulièrement. Ils s'expliquent difficilement l'al- M. 6 ‘3. Er AN — liance des puissances occidentales avec les Turcs et sont malheu- reusement trop disposés à y chercher un piége. Le souvenir de persécutions séculaires ne leur permet pas de croire à la loyauté et aux intentions libérales de leurs dominateurs. Ils cherchent des garanties contre le retour possible de l'oppression, et je crois que, dans le fond de leur cœur, plusieurs nourrissent le rêve d’une Bosnie indépendante, formant, du moins, une principauté dis- tincte, comme la Servie; mais ils voudraient la voir gouvernée, comme au moyen àge, par des princes catholiques. En commu- nauté de sentiments avec les Illyriens de l'Empire d'Autriche, ils se sentiraient attirés vers leurs destinées, si, par des raisons que j'exposerai plus loin, le Gouvernement autrichien n'inspirait à beaucoup d’entre eux une invincible répugnance. 3° Enfin, on rencontre quelques hommes très-éclairés qui, sans avoir un moindre amour pour leur pays et un moins grand culte pour leurs souvenirs nationaux, sentent toute l'importance des change- ments opérés depuis peu dans le sort des populations chrétiennes, en attribuent le principal honneur à la France, et espèrent tout de sa légitime influence sur le Gouvernement ottoman. Ils se félicitent des événements actuels, qui hâtent l’accomplissement de leurs vœux. Accessibles aux idées de l'Occident, ils se font une idée juste de l'égalité civile qu'ils réclament; ils font mieux: ils la préparent eux-mêmes en donnant l'exemple de la tolérance. Ces sentiments existent surtout chez les prêtres qui, ayant voyagé dans d’autres parties de la Turquie, se sont trouvés en rapport avec nos compatriotes. Je ne crois pas commettre une indiscrétion en racontant avec quelle admiration le père gardien de Fojnica, dont j'ai déjà parlé, Padre Giacomo (son nom slave m’échappe), mé parlait des lazaristes, chez qui il avait vécu à Constantinople. Ce séjour lui avait donné une si haute idée de la science et des vertus du clergé français que, disait-il, son désir le plus ardent était d'envoyer à Paris, pour y faire des études supérieures, les plus distingués de ses novices. Il m'a demandé à ce propos des renseignements que je n’élais nullement en état de lui donner ; mais Je suis heureux de pouvoir être, auprès de Votre Excellence, l'interprète d’une pensée digne, peut-être, de son intérêt. Il sou- haitait aussi que des sœurs de charité fussent envoyées dans son pays pour se consacrer à l'éducation des femmes, sans laquelle, disait-il, tout progrès est précaire. Malheureusementon trouveen Bosnie peu d'hommes à idées aussi mn NU ee françaises que celles du père Giacomo. Rien ne serait plus propre que leur exemple à détruire les préjugés invétérés qui entravent toute réforme. Il ne faudrait rien moins que les efforts de leur charité éclairée pour apprendre aux Turcs et aux chrétiens à se traiter en frères. En Bosnie, le Turc est fier et violent, le paysan chrétien est grossier et opiniâtre. Le premier ne perd aucune oc- casion de faire sentir sa supériorité; le second dévore l'affront, garde la haine dans son cœur et se venge comme il peut, au moins par son mauvais vouloir. Entre Kapres et Skopia, voya- geant avec un jeune Albanais musulman, de quinze à seize ans, je n’ai pu l'empêcher de faire descendre de cheval, en signe d’hu- miliation, selon l'antique usage, tous les paysans qu'il rencontrait. C'était jour de marché; femmes, enfants, vieillards, tous se sou- mettaient à linjonction de ce gamin, mais leurs regards témoi- gnaïent assez qu'ils n'avaient pas perdu pour cela le sentiment de leur dignité personnelle. Ceci n’est qu'une plaisanterie d'enfant ter- rible, mais les injures prennent souvent un caractère plus grave et les voies de fait ne se font pas attendre. S'emparer de l'âne ou du cheval d’un raya paraît à certains musulmans une chose très- naturelle. Il n’est pas rare de voir un Turc distribuer des coups de bâton à une douzaine de Bosniaques fort inoffensifs, et ceux-ci les recevoir sans mot dire. Ce n'est pas lächeté de leur part, mais seulement conviction de leur impuissance à se faire rendre jus- tice. Je suis persuadé que ces hommes mettent une sorte de point d'honneur à supporter patiemment lesinjures, croyant souf- frir pour leur religion. Les musulmans sont armés jusqu'aux dents, et il est interdit sévèrementaux chrétiens de porter des armes; cela suffit pour faire comprendre dans quels rapports ils vivent en- semble. Il serait, à mon avis, très-injuste de rendre les fonction- naires turcs responsables de toutes les injustices qu'ils laissent commettre. Je les crois animés, pour la plupart, d'un vrai senti- ment de justice, et souvent même bienveillants pour les chré- tiens; mais ils ont à ménager de grandes susceptibilités, comme j'ai pu l’observer plusieurs fois; et puis la loi est toujours par- tiale, et les chrétiens ont presque toujours tort, dans un pays où leur témoignage n’est pas encore reçu en justice. Il faut recon- naître aussi que les dispositions des chgétiens eux-mêmes ap- portent de grands obstacles à l'amélioration de leur sort. Leur inertie est souvent très-irritante et leur rudesse paraît provoca- trice. Comment, d’ailleurs, seraient-ils protégés efficacement par CO ERS des hommes qui manquent sur eux d'autorité morale? Ils semblent, il est vrai, préférer quelquefois les fonctionnaires Osmanlis, les vrais Turcs, à leurs compatriotes musulmans tur- cisés (Poturci), comme ïls disent; mais enfin ils ne peuvent s'empêcher de voir en eux des étrangers, des dominateurs. Il fau- drait des efforts presque surhumains pour faire comprendre l’ac- tion protectrice du Gouvernement à un peuple courbé depuis longtemps sous le joug, et pour qui les entraves et le bâton sont encore les seuls signes sensibles du pouvoir. Les difficultés que rencontrent les autorités turques dans l'ad- ministration des populations chrétiennes sont encore aggravées dans ce pays par une circonstance géographique, le voisinage des Etats autrichiens qui l'entourent de trois côtés. L’Autriche exerce en Bosnie une influence prépondérante. Sa propagande est fort simple, c’est celle de la civilisation matérielle, du bien-être, de la sécurité. Elle a le monopole du commerce, et le gardera, sans doute, tant que des routes faciles ne mettront pas cette province en communication avec l'intérieur de la Turquie, et surtout avec les parties turques du littoral de l’Adriatique. (Ici se présente la question des ports de Klek et de Suttorina, dont la jouissance ac- cordée à la Porte par les traités lui est contestée contre toute jus- _tice.) Des marchands, en relation avec Vienne et Trieste, par- courent le pays, en déclamant, à tout propos, contre la barbarie musulmane avec cette insolence de commis voyageurs qui mé- prisent tout ce.qui ne rentre pas dans le cercle étroit de leurs idées, et se croient les représentants attitrés du progrès parce qu'ils ont vu quelques grandes villes. (Les Juifs font exception : ils passent pour être très-attachés à la Turquie.) Je ne parle pas des agents officiels de l'Autriche, leur action doit être suffisamment connue du Gouvernement français; mais leur politesse, que j'ai éprouvée comme voyageur, ne m'empêche- rait pas de déclarer que leur aversion pour la Turquie et leur malveillance pour la France sont parfaitement notoires, et ne prennent pas la peine de se dissimuler, même dans les circons- tances actuelles. Ils parlent en général des autorités turques avec une légèreté de fort mauvais.goût. Slaves pour la plupart, ils se font très-bien comprendre des chrétiens, trop disposés à écouter tous ceux qui déprécient leur Gouvernement. Il y a là une cause véritable de démoralisation. Pendant mon séjour chez les franciscains, j'ai pu voir combien PR: PRO ils étaient dominés par cette influence. Cependant, quoiqu'ils ne s'expriment à ce sujet qu'avec une certaine crainte, on peut facile- ment se convaincre que beaucoup d’entre eux ne la subissent qu’à regret. En exaltant la France, ils font souvent des allusions indi- rectes à une protectrice plus voisine, qu'iis rabaïssent par cette comparaison. On est tenté de croire, d'abord, que ce n’est de leur part qu'une flatterie vulgaire, qu'un artifice oratoire ; mais, en se mettant en garde contre tout entrainement, il est impossible de ne pas reconnaître dans leurs paroles un grand fonds de sincérité. Ils savent très-bien que l'assistance de l'Autriche est intéressée ; ils ne voudraient pas échanger la position indépendante qu'ils oc- cupent aujourd'hui contre le contrôle administratif auquel les soumeltrait le Gouvernement autrichien. Une cause plus profonde d'éloignement pour l'Autriche existe d’ailleurs chez tous les Bos- niaques, chez les plus éclairés comme chez les plus ignorants; cette cause, c’est l’antipathie intime, invétérée qui existe entre la race slave et la race allemande. Je n’ai pas vu un Slave qui, à quelque degré, n’obéit à ce sentiment instinctif. C'est un antago- nisme qui est dans le sang et très-difficile à comprendre pour un Français étranger aux haines de race. Le préjugé seul de la cou- leur aux colonies pourrait lui en donner une idée : c’est là le plus grand obstacle aux progrès de l'Autriche, et on aurait tort de s'imaginer qu'il fût moins fort chez les catholiques que chez les chrétiens du rite grec, malgré l'exemple de plusieurs millions de catholiques illyriens soumis au sceptre de cette puissance. Un homme, dont je dois taire le nom parce qu'il ne n'a pas au- torisé à publier ses paroles, m'exprimait un jour ses opinions à ce sujet de la manière la plus explicite et la plus caractéristique. Il parlait de la guerre actuelle et en était très-effrayé. Les dangers auxquels on échappait du côté de la Russie n'étaient rien , selon lui, auprès de ceux qui allaient naître du fait de l’Autriche. Il dé- plorait le sort de sa nation. Tout en se félicitant des progrès du temps, de l'amélioration du sort des chrétiens, dont il citait même des preuves éclatantes, il voyait, sans aucune espérance pour les siens, les tentatives de régénération de l'Empire ottoman. «On gate, disait-il, cet empire, en voulant le régénérer; j'ai partagé aussi dans ma jeunesse les illusions de l'Occident, j'en suis revenu. J'ai cru aussi que les Turcs étaient des barbares qui ne pouvaient que gagner au contact de la civilisation ; mais j'ai étudié les langues orientales, l'histoire et l’organisation de l'empire, j'ai été frappé in CNE d'une profonde admiration; j'ai vu que ces prétendus barbares étaient en possession depuis des siècles d'institutions politiques que vous autres, hommes de l'Occident, vantez comme vos plus grands progrès, progrès à peine réalisés et qui datent d'hier: l’éga- lité devant la loi (entre musulmans), l'instruction gratuite pour le peuple, d'innombrables institutions de bienfaisance, la simpli- cité de la justice, des libertés municipales, la répartition de l'impôt par les populations elles-mêmes. Mais tout cela repose en Turquie sur d'autres bases que dans l'Occident. Les Turcs ne comprennent pas vos idées, vos théories les perdront. L'empire est un édifice dont toutes les pierres se tiennent, et l'édifice entier est compro- mis. » Alors il voyait apparaître le fantome du germanisme. La France, à l'en croire, se trompait. La Russie, sans doute, était un danger pour l'Europe, mais, ce danger, l'Europe elle- même l'avait fail naître par le démembrement de la Pologne; et il passait en revue les causes de cette grande catastrophe en es- sayant d'absoudre le catholicisme de la chute de cette nation émi- nemment catholique. « Sans la Pologne, continuait-il, la Russie peut être abaissée, je veux le croire, mais qu'y gagnera la France et qu'y gagnera l'Église? La France est-elle frappée d’aveuglement pour ne pas voir le fait le plus éclatant de notre époque, la dé- cadence, ou du moins l’abaissement prolongé des autres nations de la race latine, des peuples catholiques de l'Occident, et lim- mense prépondérance dans le monde des nations germaniques ? Ces nations sont animées d’un esprit commun malgré ieurs riva- lités, leurs querelles, leurs guerres intestines. Les Allemands, les Anglais, les Américains ne sont que les membres de cette grande famille qui aspire à la domination du globe. La France, si elle n’y prend garde, la France, alliée de l'Angleterre et de l'Autriche, se” fera l'instrument de cette domination; domination sans aucune ‘idée morale, profondément matérialiste, exclusive et haineuse, fondée uniquement sur la puissance prolifique de ces peuples et sur leur développement industriel. L’Autriche dans ce moment, et c’est là sa force, n'est que l’avant-garde de l'Allemagne du côté de l'Orient. Nous avons vu en 1848, à la diète de Francfort, les idées ambitieuses, l’orgueil impie de l'Allemagne; revenue au- Jourd'hui de ses chimères démocratiques et de ses rêves d'unité, elle a concentré toutes ses pensées dans des projets plus pratiques et bien plus sérieusement dangereux. Il n’est pas aujourd’hui en Allemagne un enfant qui, en apprenant la géographie, ne mesure da "M un sur la carte l’espace compris entre Vienne et la mer Noire, et ne dévore des yeux le cours du Danube, le grand fleuve qui, lui aussi, doit être germanique. Nous, voisins des frontières, nous avons pu juger dernièrement de la force que donne à cette race l'esprit d'association et la solidarité du sang, lorsque les moindres colonies allemandes en Hongrie, en Slavonie, versaient des sommes fabuleuses pour un emprunt, qui, ailleurs, rencontrerait peu de sympathies. Nous, malheureux Bosniaques, nous serons les premiers absorbés dans le gouffre de cette vaste et uniforme civilisation. Que nous importe le catholicisme de l'Autriche ? Ne détruira-t-elle pas nos mœurs et nos traditions ? Ne nous imposera- t-elle pas sa lourde centralisation ? N’amènera-t-elle pas à sa suite tout le cortége des idées allemandes, le protestantisme germa- nique? Que dis-je ! la philosophie de Hegel, l'athéisme même. » J'ai cité, j'en suis sûr, tout ce discours presque textuellement. Les expressions comme les idées m'ont trop frappé pour ne pas s'être gravées dans ma mémoire. C’est un homme éclairé qui tra- duit le sentiment populaire de ses compatriotes. Sans partager toutes les terreurs de ce prêtre bosniaque, il est permis de concevoir des inquiétudes sérieuses sur l'avenir de son pays. L'influence de l’Autriche n’est pas la seule à redouter pour la Bosnie ; les Serbes et les Monténégrins en exercent une très- puissante sur les chrétiens durite grec: les premiers, par l'exemple seul de leur indépendance ; les seconds, par leur agitation guer- rière et leur fanatisme orthodoxe. La faiblesse du Gouvernement est si grande qu'il n’a pas encore osé introduire la conscription dans cette partie de l'empire {même parmi les musulmans). Ces montagnards athlétiques, qui ont toutes les qualités du soldat, et qui, dans d’autres temps, ont rendu de si grands services à la Turquie, n'ont pas fourni un seul homme à la guerre actuelle. L'in- différence pour les améliorations matérielles est poussée si loin qu’à l'exception d’une chaussée de deux ou trois kilomètres à la porte de Sarajevo, il n'existe pas dans toute la province une seule route praticable aux voitures. On n'entend partout que des pa- roles de découragement de la part des amis les plus éprouvés de la Porte et des employés turcs eux-mêmes. Cependant, s’il m'était permis d’avoir une opinion, je ne croi- rais pas à ces mauvais présages. Pour que ce malheureux pays puisse vivre, pour qu'il prenne part aux bienfaits de la civilisa- tion sans danger pour la Turquie, que faut-il en effet ? À mon SONT avis, une seule chose, difficile sans doute, mais nullement impos- sible : un rapprochement sérieux, une réconciliation véritable des musulmans et des chrétiens par le développement d'intérêts et de sentiments communs. J'ai parlé de l'hostilité actuelle de ces deux classes, de ces deux partis qui se paralysent réciproquement, et rendent toute amélioration impossible : l'un, se résignant à sa dé- faite, mais regrettant son antique domination, et regardant le gou- vernement comme vendu aux puissances chrétiennes; l’autre, se méfiant même des bienfaits d’une autorité musulmane. Je dirai maintenant ma raison de croire que cette hostilité doit cesser. II n’y a pas en Bosnie, comme dans d'autres provinces de l'Empire ottoman, plusieurs races profondément séparées par la langue et par les mœurs, antipathiques par nature, inconciliables du moins, coexistant sur le même territoire sans aucune fusion possible. Il n'y a dans ce pays qu’une seule race, parfaitement homogène; la religion seule la divise. Qu'il existe pour cette race slave bosniaque un mobile supérieur aux dissidences religieuses, et aussitôt son union est un fait accompli. Cette union est ici d'autant mieux pré- parée que les diverses religions ne sont pas cantonnées dans telle ou telle partie du territoire, mais mêlées sur tous les points. On peut remarquer, il est vrai, que les musulmans habitent de préfé- rence les villes; que les Grecs dominent à l’est de la province, en Rascie, et dans les contrées montagneuses; mais ces remarques n'ont rien d'absolu: on rencontre souvent des villages mixtes où Grecs, Musulmans, Catholiques vivent côte à côte et souvent en très-bonne harmonie quand des excitations du dehors ne viennent pas réveiller le fanatisme et le point d'honneur religieux. Le sen- timent commun qui peut associer ces hommes existe déjà et n’a besoin que d’être développé; ses nuances mêmes peuvent se fondre. Le Musulman, le Catholique et le Grec de Bosnie ont éga- lement l'amour de leur sol natal ; ils se vantent également de leur titre de Bosniaque. Ce nom rappelle au musulman les services rendus à l'empire par ses concitoyens, les priviléges qu’ils ont reçus des sultans, les hommes illustres sortis de sa province. Le musulman est devenu Turc sans cesser le moins du monde d’être Bosniaque. Le catholique a besoin de chercher dans un passé plus lointain ses souvenirs nationaux, mais il est Bosniaque dans le sens le plus étroit du mot. Le Grec, à la différence des deux autres, se ratlacherait peut-être à une nationalité slave plus vaste que celle de la Bosnic, mais il n’en a pas moins ce patriotisme local, EAN EN cantonal, qui est le fait de tous les Slaves méridionaux, des mon- tagnards surtout. J'ai vu des Bosniaques grecs, même en Servie, revendiquer fièrement leur origine. Il existe entre les Bosniaques et les Serbes de ces proverbes dédaigneux si communs entre habi- tants de provinces voisines : « Il faut quarante Bosniaques pour faire un homme. » — « Quarante Serbes ne feraient pas un Bos- niaque. » Cet orgueil national a bien servi jadis la politique de la Porte. Elle avait intéressé ce pays à la gloire de l’Empire, en lui conser- vant son caractère particulier, en lui donnant pour ainsi dire une constitution provinciale. Elle en avait fait ainsi son plus ferme soutien. Quand on regarde la carte de la Turquie d'Europe, on s'étonne de ce prolongement vers le nord-ouest, qui ne tient au reste de son territoire que par une route étroite resserrée entre deux chaînes de montagnes. Si cette province éloignée ne s’est pas séparée de l'Empire, malgré une longue suite de discordes civiles, si elle est encore soumise au pouvoir direct du Sultan, c’est que nulle part le vieux système turc ne s'était trouvé mieux en harmonie avec l’état du pays, que nulle part il n'avait poussé d’aussi fortes racines. Ce système était simple et extrêmement pratique. Quand une province était conquise, on assurait la do- mipation de l'islamisme en conservant, à tous ceux qui se con- vertissaient, leurs droits, leurs priviléges, en les mettant sur le même pied que les vainqueurs eux-mêmes. Ainsi un rapproche- ment, une assimilation s’opérait entre les dignitaires turcs et l'aristocratie locale, lorsqu'elle acceptait la loi du Prophète. Là, au contraire, où cette aristocratie résistait, elle était impitoyable- ment détruite. Quant au bas peuple, resté chrétien, il était réduit à la condition de raya; mais dafs un cas il avait au-dessus de lui ses anciens chefs féodaux, dans l’autre, des Osmanlis étaient mis en leur lieu et place. De là la différence entre la Bosnie et les autres provinces slaves : dans la Bosnie, une grande partie des boyards, avec leurs vassaux, ayant accepté sans difficulté l'isla- misme, le pays non-seulement fut assuré à la Porte, mais il lui servit même à maintenir sa domination sur les autres provinces et à l'étendre au dehors. Aujourd'hui les Musulmans forment encore plus d’un tiers de la population, proportion énorme, Si, comme on le dit, ils ne font qu’un vingtième dans l’ensemble de la Turquie d'Europe. Le mahométisme indigène a rendu à la Turquie, dans toutes ses guerres, les services les plus éclatants. DANE TE" C'est grâce à lui qu’elle a pu tenir l'Autriche en échec pendant tout le cours du xvn° siècle, dominer ou soulever la Hongrie, pousser ses invasions jusqu'au fond de l'Allemagne, assiéger Vienne en 1683. Si plus tard l'Autriche ne put conserver Îes conquêtes qu'elle devait aux victoires d'Eugène, c'est que ces conquêtes étaient nécefsairement précaires tant que la Bosnie pénétrait comme un coin au cœur de ses Étals. Par le traité de Belgrade, en 1739, elle rendit la Servie et la petite Valachie, que lui avait données celui de Passarowitz, en 1718. Il y avait en Bosnie une féodalité musulmane, forte, belliqueuse et remuante. Trente-six capitaines héréditaires se partageaient les districts de ce pays, en commandaient les milices. Le capitaine, en bas âge, était porté à la guerre dans son berceau. Une bour- geoisie armée comptait 786,000 hommes, agrégés au corps des janissaires, dont elle formait neuf odas ou régiments. Sarajevo était une municipalité puissante, gouvernée par six ayans choisis parmi les anciens des janissaires. Cette ville de 60,000 àmes, placée sous la protection de la sultane Validèh et dont l'opinion entrainait la province, était un centre d'opposition musulmane. Elle avait conquis des priviléges exorbitants; les pachas ne pou- vaient y résider que trois jours en arrivant de Constantinople. Quand, dans son affaiblissement, la Turquie dut concentrer ses forces, chercher de nouveaux instruments de puissance dans la centralisation et dans l'application à ses armées du système européen, des soulèvements éclatèrent de toute part. On sait l’his- toire de Pasvan Ouglou, des Dahis, du fameux Ali de Tébelen, d'Hussin le Dragon de Bosnie; mais nulle part la lutte ne fut plus longue, plus acharnée que dans cette dernière province. Là où les Musulmans n'étaient que des éirangers, où il n’y avait pas une aristocratie locale fortement constituée, ces insurrections de spahis et de janissaires furent débordées par un nouvel élément, Pélé- ment chrétien indigène. C’est ainsi que la Servie s’est affranchie, et l'histoire de la Grèce offre quelque chose de semblable. En Bosnie, au contraire, comme en Albanie, le Gouvernement central triompha de la féodalité musulmane, mais l'élément chrétien ne put se faire jour et dut accepter la loi du vainqueur. La Bosnie est encore la province la plus musulmane de la Tur- quie d'Europe; elle a été la dernière soumise, car sa pacification ne date que de 1851. Le pays, lorsque je l'ai visité, paraissait Jouir du plus grand calme, à cela près de quelques brigandages; En: |: RC et quoique le pacha gouverneur général fût allé dans les environs de Novi-Bazar, avec plusieurs bataillons, pour soumettre à l'impôt quelques tribus récalcitrantes. | Les Bosniaques se sont habitués à voir les uniformes du nizain, qui récemment encore leur faisait prendre les soldats ottomans pour. des infidèles, si bien qu'ils criaient à un officier, de qui je tiens le fait, « Grâce, Madgyar! », convaincus, par la forme de son sabre et la coupe de sa tunique, qu'ils avaient affaire à un Hon- grois. La population ne résiste plus aux ordres du Gouvernement parce que les chrétiens sont tenus en respect par les musulmans armés; qui, de leur côté, redoutent l'armement des chrétiens. On peut donc dire que la Porte a reconquis la Bosnie. Malheureusement on ne peut voir qu'un état de choses plein de dangers dans cette soumission purement passive d'une grande province si éloignée du centre de l'Empire, dont la séparerait facilement, dans une guerre, une armée ennemie qui aurait pour elle les Serbes et les Monténégrins. Alors les obstacles naturels que ce pays présente à une invasion deviendraient inutiles. Ne faudrait-il pas, pour intéresser les habitants à la défense du pays, que la Porte leur fit un sort meilleur que celui qu'ils pourraient espérer sous une autre domination? Ne serait-il pas à désirer que le Gouvernement ottoman retrouvàt ailleurs ces éléments de force que lui donnait autrefois cette féodalité indigène qui ne peut revivre? Il faudrait pour cela, sans doute, que le pays fût organisé, non plus pour l'oppression des chrétiens par les musulmans, mais pour leur union dans un intérêt commun. Alors, la Bosnie, qu'on a si bien nommée une Suisse illyrienne, serait encore le plus solide rem- part de la Turquie. Elle ne menacerait plus sans doute, comme au xvu° siècle, l'Autriche d’une invasion musulmane, mais elle lui opposerait, s’il le fallait, une barrière infranchissable. Ai-je besoin de dire à quels dangers elle parerait du côté de l'Est? Qui sait si les Slaves musulmans n’ont pas encore un rôle à jouer dans le monde? Cette population, encore propriétaire du pays presque entier, serait-elle tellement déchue par la perte de ses privilèges , qu'elle ne püt rendre de grands services à un pou- voir qui assignerait un but utile à son activité et à son ambition? Cette énergie, dont elle a donné des preuves terribles, ne pour- rait-elle pas encore se méttre au service d’une grande cause ? Àt-on calculé toute la valeur de cet élément qui s’interpose entre les Illyriens serbes et les Illyriens de l'Autriche, entre les deux Ag || Re parties du monde slave ? La Turquie et ses alliés n’auraient-ils pas là quelques moyens d'action sur cette race tout entière ? Le grand malheur de cette portion de la race slave, c’est d’être inconnue, ou de n'être connue du moins que par les rapports de ses ennemis. Sur le compte des musulmans, n'interrogez pas les chrétiens. Entre leurs compatriotes grecs ou catholiques, qui les traitent de renégats, et. les osmanlis, qui ne voient en eux que des Turcs imparfaits, ces indigènes musulmans vivent dans un isole- ment funeste. Le jeune Turc de Constantinople les traite de bar- bares, parce qu'ils n’ont pas pris encore ce vernis de civilisation dont il est fier ; le vieil osmanlis d'Asie se moque de ces Turcs qui ne savent pas le turc, de ces vrais croyants qui, dans leurs prières, prononcent singulièrement l'arabe. Les slavophiles les peignent volontiers comme des monstres, sans comprendre que par là ils se font tort à eux-mêmes. Un seul écrivain serbe, l'illustre Vuk Stefanovic, en a parlé sans préjugés, avec cette impartialité, mer- veilleuse de la part d’un Slave grec, qui l'a fait traiter d'impie par ses compatriotes. Il nous peint les spahis comme des propriétaires assez débonnaires pour que bien des métayers en Europe puissent envier le sort de leurs vassaux. Ces Slaves musulmans, cela est vrai, se sont montrés en Bosnie infiniment plus fanatiques que les vrais osmanlis, et ce fanatisme leur a fait commettre quelquefois des actes d’une cruauté inouie; qu'est-ce que cela prouve contreeux ? Les Slaves ont apporté dans l’islamisme cette ferveur que tous les hommes de leur sang mettent dans leurs sentiments religieux, et il n’est pas nécessaire d’aller en Bosnie pour voir que c’est entre compatriotes que les haines de religion ont toujours produit leurs conséquences atroces. Je ne veux pas imiter les voyageurs qui jugent un peuple parce qu'ils ont causé avec un certain nombre de postillons, d’auber- gistes, et de gendarmes; je dirai seulement que le peu que j'ai vu de la population musulmane de Bosnie me dispose à en avoir une opinion très-favorable. Je n’ai pas eu de relations avec l'aristocratie indigène; j'ai rencontré seulement dans les hans et sur les routes des nobles qui allaient visiter leurs terres. Ce sont des gentils- hommes dans la bonne acception du mot. Quelques-uns sont de la race des anciens rois, et leurs manières élégantes et fières, re- levées par la beauté de leurs costumes, pourraient leur mériter une place dans l'élite de la société européenne. J'ai trouvé les hommes de la classe inférieure foncièrement honnêtes, serviables vas MR ons avec dignité, souvent affectueux. Il m'est bien arrivé une fois ou deux d’être exposé à des soupçons comme étranger et d'entendre même quelques paroles assez mal sonnantes; mais j'ai rencontré aussi, comme Français, des signes non équivoques de sympathie; je dois dire, à regret, que j'ai cru voir souvent chez les chrétiens des dispositions toutes contraires. Le seul défaut que j’attribuerais peut-être aux musulmans, et qui me paraît, d’ailleurs, assez gé- néral parmi les Bosniaques, c’est une grande insouciance, une disposition à vivre gaiment, en se contentant de peu. Quant à l'i- gnorance où ils croupissent, peut-on la leur reprocher? Qu’a-t-on fait jusqu'ici pour les en faire sortir ? À côté de l'instruction reli- gieuse qu'ils reçoivent dans les Mektèbs et les Médressés, que peuvent-ils apprendre? Les grecs, comme les catholiques, ont fondé des écoles encouragées par les puissances chrétiennes; les provinces slaves de l'Autriche leur fournissent des professeurs qui leur donnent dans leur propre langue une éducation européenne. Qu'a-t-on fait de semblable pour les musulmans ? J'ai bien vu à Sarajevo une école du Gouvernement; j'ai assez connu le direc- teur de cette école, Mustafa-Effendi, pour apprécier son caractère et son instruction. Il a appris le français à Paris et il aime la France. Il est regrettable de voir languir dans une pareille siné- cure un homme de ce mérite. Il n’a pas dix élèves. À quel besoin réel répond, en effet, son école ? Qu’y enseigne-t-on? Les langues et les littératures orientales. Qu'on enseigne aux Bosniaques la langue officielle de l'Empire, qui oserait s’en plaindre? Mais com- prend-on que des jeunes gens qui parlent une langue européenne ne puissent, parce qu'ils sont musulmans, recevoir les connais- sances de l’Europe que par l'intermédiaire du turc et de l'arabe, qu'ils n'apprennent pas en dix ans? N'est-ce pas le moyen de maintenir les musulmans dans une infériorité intellectuelle de plus en plus marquée vis-à-vis de leurs compatriotes d’une autre croyance? On craint apparemment que ces Bosniaques, encore fanatiques, ne deviennent trop Européens. Cette crainte est-elle sérieuse? L'idée de transformer des Bosniaques en Turcs de race et de langue ne me paraît pas, je l'avoue, plus pratique que celle des Hongrois voulant forcer les Croates à parler madgyar. N’est-il pas évident qu'on obtient ainsi un résultat tout opposé à celui qu'on se propose d'atteindre? On annule lélément musulman, on s’aliène irrévocablement les chrétiens en paraissant hostile à leur langue comme à leur foi. On travaille pour le panslavisme, AS NE qu'on voudrait combattre. En fondant des écoles slaves pour les musulmans, et mieux encore en créant des écoles supérieures qui s’adresseraient à tous les indigènes, sans distinction, dans leur propre langue, le Gouvernement turc mériterait bien de la civili- sation ; il pourrait agir sur le mouvement intellectuel des Slaves méridionaux, et ainsi il s'emparerait, au profit des idées occiden- tales, d’une arme dont la Russie seule a su se servir Jusqu'à pré- sent. On n’empêchera pas l'unité littéraire des peuples illyriens de se fonder, en dépit de tous les obstacies, parce qu'elle est dans la nature des choses; mais on l’'empêchera, et c’est l'essentiel, de se mettre définitivement au service du panslavisme russe. Bien des positions sont occupées déjà par des influences hostiles; la Bosnie est un champ libre encore pour toutes les tentatives. En soumettant à Votre Excellence ces réflexions incomplètes sur de si graves matières, je n'ai qu'une excuse : la nécessité de faire connaître un pays par les impressions que j'en ai reçues. Dans le cours de mon voyage, j'ai mis fréquemment à l'épreuve la bienveillance des autorités turques; qu’il me soit permis de re- mercier particulièrement Son Excellence le général de division Avni-Pacha du gracieux accueil qu’il a daigné me faire. Les limites de ce rapport m’empêchent d'exprimer ma recon- naissance envers les membres du corps consulaire, qui, à l'étran- ger, m'ont fait sentir constamment, par ce qu’elle a de meilleur, la présence de la patrie. Veuillez agréer, etc. H. MASSIEU DE CLERVAL. Nora. L'auteur de ce rapport s'était conformé, dans la citation des noms slaves, à l'orthographe généralement adoptée aujourd’hui par les Illyriens. Cette orthographe, tout en employant les caractères latins, exige certains signes particuliers qu'on n’a pas pu reproduire dans l'impression. CC Rapport à M. le Ministre de l'instruction publique sur une mission accomplie à Rome en 1854 et 1855, par M. De CERTAIN. Monsieur le Ministre, Après avoir rempli l'objet principal de la mission que vous avez bien voulu me confier, c’est-à-dire après avoir transcrit, con- jointement avec M. Guessard, le Mystère du siége d'Orléans, dont nous avons eu l'honneur de vous faire parvenir la copie, j'ai dirigé mes recherches principalement sur les manuscrits qui, du riche dépôt de l’abbaye de Fleury ou Saint-Benoït-sur-Loire, sont arri- vés, après maintes vicissitudes, dans la bibliothèque du Vatican, où ils font partie du fonds de la reine de Suède. J'avais à cœur d'occuper activement et utilement la prolongation que vous avez bien voulu favoriser, de mon séjour à Rome. C’est dans ce but, “qu’au lieu d’aller chercher au hasard à travers les deux mille ma- nuscrits, et plus, dont se compose la collection de la reine Christine, ceux qui intéressent la France, j'ai circonscrit mes recherches dans de plus étroites et plus modestes limites, et suis allé droit aux volumes que je savais ou présumais avoir jadis appartenu à l’ab- baye de Fleury. | Le manuscrit portant le n° 592 est le premier que je me sois fait communiquer. Ce volume est de la fin du xr° siècle, d’une belle conservation; l'écriture en est large et peu difficile à lire. Sur la première feuille de garde, on lit : Andreas composuit hunc libel- lum; sur la seconde ont été transcrits les vers suivants en carac- tères plus modernes de quatre siècles, ou peu s’en faut, que le reste de l'ouvrage : Ea lan mil quatre cens et trente, Charles, le noble roy de France, Fist ses Pasques à Jarguiau; De sesy bien me remembre, * de Îe dy tout de noveau. Fist venir par son ordenance Mons®’ de Saint Benoist l'abbé, De quatre moenes accompaigné. De quoy il fut moult bien prisé, Pour faire le divin service, Comme apartient à sainte église. MISS. SCIENT. V. + ER: | De quoi le roy fut bien content. Le mercia moult gentement Du plaisir que luy avoit fait, De quoy benifice ïl avoit (aroit ?). Nous sommes bien à Dieu tenuz, Nous en serons plus soustenuz Des grans et petitz en verité, Nostre Seigneur en soit loué. Amen. Signé Bonxwarr. Deux ouvrages d'André, moine de Saint-Benoît, sont contenus dans le corps du manuscrit: le premier est la relation des miracles de saint Benoît, qui va du folio 4 au folio 53 verso; le second, la Vie de Gauzlin, abbé de Fleury et archevêque de Bourges. De ces deux opuscules, le dernier a été publié ül y a deux ans par M. Delisle; quant à l'autre, je n’ai pas hésité à en prendre copie. Je dois, Monsieur le Ministre, vous exposer les considérations qui m'y ont déterminé. | Cet ouvrage d'André faisait partie d’une collection successive- ment continuée par différents auteurs, et qui embrassait plusieurs siècles. La Relation des miracles de saint Benoît, commencée par Adrévald au milieu du 1x° siècle, reprise par Aimoin pour tous les faits accomplis pendant le x° siècle; par André et Raoul Tortaire pour ceux du xr siècle, ne s'arrêta qu’au commencement de l’âge suivant, époque à laquelle Hugues de Sainte-Marie la laissa inter- rompue. | Les livres écrits par Adrévald, Aimoin et Raoul Tortaire ont été publiés par les Bollandistes et les Bénédictins: mais la partie rédigée par André est restée inédite. Il y a donc là une lacune considérable, car l'œuvre d'André comprend tous les miracles accomplis pendant la première moitié du xr° siècle, et l'on s’éton- nerait à bon droit que les Bénédictins ne lui aient donné place dans aucun de leurs recueils, si l’on ne savait que, dans le but de réparer cette omission, ils en avaient fait prendre au Vatican une copie qui se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque impériale dans le fonds des Blancs-Manteaux. Mais cette copie ne nous est arrivée que mutilée, et il eût été impossible de s’en servir, si, conformé- ment au vœu formé par plusieurs érudits, on eût songé à réunir en un seul corps tous les hagiographes et chroniqueurs de Saint- Benoit-sur-Loire. Une publication de ce genre, Monsieur le Ministre, aurait, j'en RU = QUE suis convaincu, une véritable importance pour l'étude de notre histoire pendant les x° et x1° siècles. En effet, le soin d'écrire les miracles de saint Benoît, c'est-à-dire les miracles accomplis à Fleury ou dans les possessions qui en dépendaient par linterces- sion ou la vertu des reliques du patron de l’abbaye, était une sorte de fonction habituellement confiée à celui des religieux que la supé- riorité reconnue de son mérite désignait pour la remplir. Î! suffirait, pour s’en convaincre, de lire les noms que je citais _ tout à Pheure, et dont quelques-uns sont familiers à ceux qui étu- dient les sources de notre histoire. IL était impossible que ces écri- vains n'eussent pas des prétentions plus élevées que de rédiger avec la sécheresse d’un procès-verbal Îe récit des faits plus ou moins merveilleux qui parvenaient à leur connaissance. Habitués par la recherche et la lecture des vieilles chroniques au spectacle attachant des événements politiques, ils ne pouvaient manquer d'étendre leur programme, d'agrandir le cadre de leur travail et de faire de fréquentes excursions dans le- domaine de l'histoire contemporaine. L'occasion s’en présentait d'autant plus naturelle- ment, que les premiers rois de la dynastie capétienne honoraïient . d’une affection, d’une sollicitude particulières, le monastère de Fleury, situé au milieu d'un pays qu'ils visitaient fréquemment et où Philippe I notamment voulut être enseveli. En second lieu, nos moines historiens n'avaient garde de passer sous silence les événements de quelque importance qui intéres- saient leur couvent: pillages, incendies, constructions de nouveaux édifices, donations et visites princières; aussi l’ensemble de leurs ouvrages forme-t-l une véritable chronique de l'abbaye de Fleury. Enfin la partie même de leur ouvrage qui se borne à la relation des miracles a aussi sa valeur. Vous savez, Monsieur le Ministre, quelles précieuses ressources peuvent trouver dans les hagiogra- phes et les recueils légendaires ceux qui s'occupent des époques les plus reculées de notre histoire. Dans Île récit d’un fait en appa- rence insignifiant, que de fois ils saisissent de curieuses indica- tions sur les lieux où se passe l’action et sur les personnages qui y prennent part! Que de choses on peut y apprendre sur les mœurs, les usages, les anciennes institutions de la France! Telle relation d'un miracle attribué à saint Benoît, par exemple, est un petit tableau où nous voyons se mouvoir et agir les hommes des M. L. MTS RE x® et x1° siècles. C'est une petite scène où l’auteur met en jeu les puissants et les faibles; les uns montrant leur cupidité, leurs ha- bitudes de violence et d’oppression; les autres défendant comme ils peuvent leurs droits méconnus, leurs libertés, leurs biens, et forcés trop souvent d’invoquer comme leur meilleur refuge la pro- tection des saints, dont l’homme plus fort redoute heureusement la colère et la vengeance immédiate. Quelques citations, toutes puisées dans l'ouvrage d'André de Fleury, feront mieux encore que tout ce qui précède ressortir l'importance historique des miracles de saint Benoit. Voici d’abord un exemple de ces grandes associations formées au milieu des désordres du xr° siècle pour arriver à ces tréves ou paix que les populations, à la longue épuisées et poussées à bout, éprouvaient le besoin de se procurer à tout prix. Les historiens de cette époque, et entre autres Raoul Glaber, nous parlent, en gé- néral, des assemblées tenues pour assurer la paix, puis la trêve de Dieu, et dont l'initiative partit des évêques et abbés d'Aqui- taine. Le moine de Saint-Benoît, dans le récit de ce qui se passa à Bourges à cette occasion, les met en action et nous en montre le dramatique tableau. On voit l'archevêque de Bourges réunir les pauvres et les clercs, tous les faibles et les opprimés de son dio- cèse, les lier contre les oppresseurs par un serment, dont il est le premier à prononcer la formule et les exhorter à former une com- mune, ut commone faciant. C’est là encore un exemple de ce mot pris dans une acception tout à fait étrangère à l’idée d'institution municipale, et employé pour désigner une ligue, une commu- nauté guerrière et armée dans un but d’agression ou de défense. Je ne crois pas que l’on trouve dans les annales du temps beaucoup de passages qui nous fassent mieux connaître le sens et la nature de la plupart de ces associations. « Eadem nihilominus tempestate (1038), Aiïmo Bituricensium archiepiscopus, pacem sub jurisjurandi sacramento in diocæsi voluit suo. Unde, comprovincialibus adscitis episcopis, suffraga- neorum fretus consiliis, omnes a quinto decimo anno et supra hac lege constringit, ut contra violatorem compacti fœderis unanimi corde hostes existant et distractioni rerum eorum nullo pacto se subducant; quin etiam, si necessitas posceret, armis exturbandos appeterent. Non excipiuntur ipsi sacrorum ministri sed, a-sanc- tuario Domini correptis frequenter vexillis, cum cætera mulli- tudine populi in correptores invehuntur juratæ pacis. Unde multo- ciens perfidos exturbantes, castellaque eorum solo tenus evertentes, ita Dei adjutorio exterrebant rebelles ut dum fidelium adventus, fama longe lateque vulgante, diffunderetur, apertis municipia re- linquentes portis, fugæ presidium expeterent, divino terrore per- culsi. Cerneres hos, ac si alterum Ishraeliticum populum in mul- titudinem desævire Deum ignorantium, talique eos proterentes instantia, infectæ pactionis eos cogebant redire ad jura. Et quæ adstipulatio hujus fœderis fuerit dignum ducimus inserere scriptis quam ipse archiepiscopus cum cæteris coepiscopis tali modo sub Jurejurando corroboravit : « Ego, inquiens, Aymo archiepiscopus Bituricensium Dei dono, « hoc toto corde et ore Deo sanctisque ejus promitto, quod absque «ullius simultatis fuco hæc quæ subter surit toto impleam animo. « Hoc est, pervasores ecclesiasticarum rerum, incentores rapina- «rum, oppressores monachorum sanctimonialium et clericorum «omnesque sanctæ matris ecclesiæ impugnatores, quo usque «resipiscant, expugnem unanimiter, non munerum inlectione «decipi aut parentum seu proximorum affinitate ulla ratione mo- «veri quominus exorbiter a tramite rectitudinis. Contra illos au- «tem qui hujus modi sancita transgredi ausi fuerint totis viribus «venire promitto, nec ullo cedere modo quo usque prevaricatoris « revincatur suasio. » à « Hæc super reliquias prothomartyris Christi Stephani protes- tatus, ceteros ut idem agerent postea hortatur; qui, unanimi corde obaudientes universos, uli præmisimus, a quinto decimo anno et supra, parochiales et comprovinciales per singula episcopia, com- mone facientes, eadem subtituiant corroboratione. Quorum timor tremorque adeo infidelium corda pertrivit ut multitudo inermis vulgi quasi armatorum acies pavesceretur ab illis , atque ita eorum cor emarcuerat ut obliti militiæ humilés, agrestes ac si potentis- simorum regum, relictis oppidis, fugerent cohortes. » : ke chroniqueur raconte ensuite les excès auxquels se porte cette multitude excitée, comme il arrive toujours, par ses pre- miers succès et le prompt châtiment dont ils sont suivis; c'est-à- dire la défaite, la destruction presque complète de la petite armée rassemblée par l’évêque de Bourges, armée dans laquelle les clercs figuraient pour une grande partie. J’extrais encore de cette partie du récit le passage suivant, qui montre quelle faible résistance ARENL L'AEET pouvaient offrir aux chevaliers ces communautés formées de gens mal armés et peu exercés au métier de la guerre : «Non multo post volens omnipotens Deus sanguinem suorum ulcisci servorum , prædictum contulit episcopum ut solum Odonem rebellem aut communi omnium pactione adstringat, aut armis ag- grediendum non diiferat. Cujus animum, Deo volente, repperiens inflexibilem, dum adhuc insontium sanguine maderet, unde- cumque collectis auxiliariis, cum ingenti apparatu ministrorum Dei, rebus fidens secundis, in inimicum aciem dirigit. At cum jam cominus uterque adstaret exercitus, cœlitus facto sonitu ut retrocederent, cum dominum secum principem jam non haberent, ipsæque uullo modo adquiescerent, enormis chorusci luminis globus eorum in medio decidit, ut illud impleretur quod dicitur : « Fulgura choruscationem et dissipabis eos, emitte sagittas tuas et «conturbabis eos.» Porro adversæ partis populus multo se infe- riorem prospiciens, cum illi numero maris superarent arenam, id consilii capiunt ut pedites, ascensis quibuscumque animalibus, mediis militum se miscerent cohortibus ut, tam ex figurata specie equitandi quam ex oppositione armorum, milites arbitrarentur ab illis. Nec mora ad duo millia plebeiæ mutitudinis, ascensis asinis, medio equitum ordine partiuntur equestri. Sed illi expa- vescentes, fugam-per ripas Kari fluminis arripiunt atque sui ene- catione ita obcludunt ut e cadaveribus morientium. gressibus suorum pontem sternerent inimicorum pluresque occumberent suorum quam gladiis persequentium. Dolentes autem a tergo in- sequentes ferro concidunt, diversarum mortium strages inferunt dumque natare gurgitem non valent super corpora interfectorum, ut dictum est, palanies trucidant hostes. Nec numerus compre- henditur morientium cum in una convallium pcc et eo amplius occubuerunt clericorum. » L'ensemble de cette relation, dont je n'ai cité que les faits prin- cipaux, ajoute quelques pages nouvelles et curieuses à l’histoire du Berri; Cest en même temps un aperçu de ce qui se passait dans toutes les provinces de France au xr° siècle. Les notions relatives aux mœurs et aux institutions abondent dans la relation des miracles. Certes, on sait déjà combien était précaire l’état des personnes à cette époque; on sait que, s’il y avait déjà des aspirations à la liberté, des tendances à secouer la dure loi du servage, ces tentatives. étaient entourées de difficultés es En et de dangers. L’historiette suivante rapportée par André au com- mencement de son troisième livre n’en est pas moins instructive: ni moins intéressante. Îl s’agit d’un pauvre homme qui avait con- quis par son intelligence et son activité une position indépendante et que ni sa fortune, ni une longue possession d'état d'homme libre, ne peuvent soustraire à la marque de la servitude qui le suit partout. + «]nFloriacensis cenobii vicinio, Butticulas videlicet vico, nomine. quidam Stabilis stationem habuit ex servili conditione patris Be- nedicti. Verum agente processu temporis, inopia coactus rei fa- miliaris, nativi incolatus locum deserit, Burgundiæ regna expetit atque Alsoni viculi pro posse metationem stabilit. Ubi prospera sibi arridente fortuna , homo proprii laboris ditatus vigilantia, jam militari commercio rusticanæ ignobilitatis mutat officia. Inde ad altiora se subrigens, dum hinc affluentia opum, stabula equo- rum , sessiones accipitrum, pastiones canum, inde florida juventus famulorum obsequeretur, jam quasi remotior ab jure utpote paulo remotior a finibus patriæ, censum abdicat servitutis, fri- volæ libertatis insigne exerit, uxorem sortitur ingenuæ nobülitatis. Jam igitur proventu turgescens liberorum, supercilio protensus divitiarum, nullo pacto illius reminiscitur qui de stercore erigit pauperem. ac destitutis solium gloriæ et principum largitur sedem et, quamque per angulos pectoris conscia sibi censura rotaret servilis, obstinatus ad instar duræ silicis, Benedictum funditus nescit. Ab quolibet sciscitatus de merito tanti confessoris, per -sancta perjurat nec etiam se scire quod vocaminis preferat stigma. At tamen si ignorat nullo modo ignoratur, dum relactatur, dunt recalcitrat, genuinis catenisinreütur. Porro, multorum-evolventibus annorum curriculis, accidit tempore domni abbatis Richardi, ut quidam nostrorum fratrum, Dodo vocatus, Diacæ possessionis præficereturrebus, Ergo inculcatæ obædientiæillo curam decusatim amministrante, quæque conlapsa aliorumque desidia neglecta, in meliorem statum cœpit strenue reformare. Interque ventum est ad ‘inslabilem et miseram domni Stabilis presumptionem, de condi- tione interrogatus, exporrecto latere, protervo ore probrum affec- tatæ liberatis cæpit deffendere; applicato parentatu, ac si omnium peripsima ab ïillo ignorantur, nullis que indiciis inhiberi valet quo saltem quis Benedictus esset aliqua indagine perpenderet. Hisitaque assentiisille obstinatus ante Rotbertum Tricassinæ urbis — 56 — x comitem, hujus modi querimonia determinari precatur. Quo con- ventu nobilium accito, in medium res agitur, sed nulla dijudica- tione animus superbi devincitur. Unde communi decreto sancitum est ut duorum, Deo judice, congressione finem æquitas contro- versiæ imponeret. Quod ab alterutra parte stabilientes, definita advenit dies atque ille spurius miles, jam aditum quærens eva- dendi, velut lubricus anguis, duellium refellit nisi is adhibeatur qui sibi jure ingenuitatis possit æquari. Nec mora, advocatus pa- tris Benedicti nomine Leteredus, in medium prosilit : « Pro hujus- modi, ait, negotio, nulla congrediendi fiat dilatio; habes liberum, habes avitæ nobilitatis auctoritate supremum. Consere pugnam et liquido cognosces qua rectitudinis lance apud Deum Benedictus valeat cujus jura dura cervice ferre recusas. » Hæc dicens, signo fidei munitus, baculum cum parma corripiens, in medium sCa- matis properat illucque securus de victoria hostem provocat. At ille pertæsus bobinator, fraudis fidens commento, quamquam in- vitus locum properat; etsi invitus tamen serio honorem dat Christo. Igitur consciæ mentis actus reatu, ut in testem veritatis, tenditarmatus ab ora manicæ inclusum servilis testimonii obolum, Leteredo ignorante, nil amplius se debere Benedicto fraudulenter subasserens, idque duellii sorte se comprobaturum languenti quamquam conatu jactitans. His verbis permotus ille nobilis vir, hostilis calliditatis inscius, dum hoc refragaturus in æmulum totis proruit viribus, o celebre miraculum! æs necdum animad- versum in enorme metallici clipei vertitur figuram, quod, sui reverberatione et magnitudine, populis a duo millia astantibus ; Benedictum per echo lacrymis et precibus resultantibus, ingens incussit gaudium et stuporem. À cunctis concurritur, novi pro- digi species a terra sustollitur, sicque inauditæ lauro victoriæ pugna dirimitur. Sane argentum fere horarum spatio theoricam obtünens effigiem, paulatim minorando pristinam reperit formam. Qua ex acie instabilis confutatus Stabilis deinceps monachorum deditioni perpetuo stabilitus mansit, nec servile vinculum ei abnuere libuit quem Benedictus sibi bravio adquisierat tali. In- quisitus quid egerit, profitetur palam omnibus. Quod insigne cum cæteris:sanctorum reliquiis in eadem ecclesia in posterorum memoriam monimentum reservatur elernale. » Le récit qui précède nous a fait assister à un combat judiciaire dont le dénouement ne paraît avoir eu rien de bien sérieux. Tout Le (On us a été dit sur cette étrange façon de constater de quel côté se trou- vait le bon droit. Toutefois, j'emprunterai encore auchroniqueur de Saint-Benoït une anecdote qui montre quels effets pouvaient produire sur les champions novices et mal préparés les épreuves souvent terribles auxquelles ils étaient soumis, l'épreuve du feu, par exemple, et nous apprend à quoi tenait alors le succès d'une cause, le gain d’un procès. « Est eliam quidam agellus prefate possessioni compaginatus, Curticellas dictus, quem quidam injuste moliebantur retorquere ab jure monachorum ad sanctæ Bidorcensis sedis ditionem cleri- corum. Cujus controversiæ advocatus Archenaldus existebat protho- martyris Christi Stephani archidiaconus; partium vero servorum Dei venerabilis abbas Gauzlinus, ejusdem ecclesiæ metropolitanus, fautor extitit idoneus. Hujus mirabili propagatione res Floriacensis loci florentissime quoad vixit florendo floruere. Quid plura? Dies statuitur quo prescripti ruris calumpnia alternali examine diju- dicaretur. Ad idque consilii ventum est ut, quilibèt cujuscumque diionis, juris tamen sancti Stephani, judicio igniti ferri finem propositæ imponeret altercationis. Sed ut testis falsitatis, expiatis culpis, lautus balneis, vestibus indutus sacris, vultu aclinis, im- probam manum igneo constantius amovet ponderi, non cauteria- tus, ut moris est reis, deprehenditur. Sed media templi testudine, disploso ventre, vesicæ pandit fætido strepitu, quod patris Bene- dicti res injusta cavillatione conquererentur; pro certo digni hac despicabili exinanitione, præsertim qui, suorum conscii, contra Dei famulum se erexere importune cupiditatis ingluvie. His 1ta peractis, laudes reddentes Deo omnipotenti a Castellione nostri sunt regressi. » Je pourrais multiplier ces citations; mais quoiqu'il y ait beau- coup à recueillir dans le champ des anecdotes racontées par An- dré de Fleury, ce qui donne encore le plus d'importance à son ouvrage, ce sont les morceaux purement historiques qu’il y a in- sérés. Ainsi, il n’a pas consacré moins de quinze ou seize pages au récit de ce qui se passa à la mort du roi Robert, et des dis- sentiments qui éclatèrent entre la reine Constance et son fils Henri I‘. Ces événements sont racontés avec bien plus de détails que dans les rares annalistes du temps. Le morceau est trop long malheureusement pour être transcrit ici dans son entier. Si les continuateurs de D. Bouquet eussent connu l'ouvrage d'André, ils n’eussent pas manqué de donner place à ce fragment dans Île — 958 — Recueil des Historiens de la France, de mème que, dans les volumes IX et X,, ils avaient inséré des extraits assez étendus d'Adrevald et d’Aimoin. Je crois en avoir dit assez, Monsieur le Ministre, pour justifier le choix que j'ai fait de l'ouvrage d'André pour en rapporter la copie. La lacune que présentait l'histoire des miracles de saint Benoît peut maintenant être comblée, et les hagiographes de Fleury pourraient être réunis et publiés en corps. Convaincu par les raisons ci-dessus exposées de lintérêt qu'offrirait cette publi- cation, je l'ai proposée à la Société de l’histoire de France, et cette société, qui continue avec un zèle si louable de populariser les textes rares ou inédits de nos historiens nationaux, a bien voulu y consacrer un volume. La faveur avec laquelle vous accueillez les documents relatifs à l’histoire de l'instruction publique m'a engagé à porter mon attention sur un manuscrit qui, de la bibliothèque de Petau, a passé dans le fonds de la reine de Suède, où il est inscrit aujour- d’hui sous le n° Aos. C'est un recueil formé, au milieu du xv° siècle, de toutes les bulles des papes, chartes et lettres roÿales, statuts, règlements, etc., qui ont constitué et organisé l’université d'Orléans. Il peut donc être considéré comme l’ancien cartulaire de cette université, ou, du moins, en tenir lieu. Le manuscrit dont il est ici question était à l'usage des procureurs de la nation d'Écosse, formée des jeunes Écossais qui venaient étudier aux écoles d'Orléans, les- quelles, dès le principe, furent en grande réputation pour len- seignement du droit civil. De concert avec M. Servois, qui a bien voulu partager par moitié ce travail avec moi, nous avons copié les soixante pièces environ que le volume contient. Pour faire apprécier l'importance qu’elles peuvent avoir, jen transcris ici les rubriques, y suppléant, lorsqu'elles manquent, par une indi- cation sommaire du contenu de l'acte. « Juramenta. » | « Privilezium papæ quod si non emendetur injuria facta doc- tori vel scolari in quindenam, quod possint cessare a lectionibus ‘suis. — Datum Lugduno, vi kal. februarüi, pontificatus nostri anno primo (Clément V).» « Privilegium papæ de bonis decedentium ab intestato, et quod innocentes non molestentur, et de captis scolaribus quod emenda pecuniæ non exigatur de eis pro aliqua censura ecclesiastica. — ms O9 — Datum Lugduno, vi kal. februarüi, pontificatus nostri anno primo (Clément V). | «Privilegium papæ quomodo scolasticus debet licenciare ba- callarios sibi presentatos et jurare in [capitulo] sanctæ crucis in presentia duorum doctorum. — Datum Lugduno, vi kal. februa- ri, pontificatus nostri anno primo (Clément V). « Privilegium papæ de taxatione domorum et victualibus tem- pore charistiæ, et quod criminosi non puniantur per judicem secularem, et quod laici scolaribus et eorum famulis in foro eccle- siastico respondere teneantur. — Datum Lugduno, vi kal. februa- ri, pontificatus nostri anno primo (Clément V).» « Littera officialis Tholosani continens mulia privilegia univer- sitati Tholosanæ, quæ omnia concessa conceduntur universati Auürelianensi. » Vidimus d'une bulle d’Innocent IV, donnsle à Civita-Vecchia, le 13 des calendes de février, l'an m° de son pontificat. Vidimus d'une autre bulle du même pape, donnée à Lyon, le 13 des calendes d'octobre, l'an n° de son pontificat. Vidimus d’une bulle du même; même date que la précédente. Vidimus d’une lettre de Clément V, donnée à Excideuil (Isidu- li), le 6 des calendes de mai, l'an 1 de son pontificat. Vidimus d’une autre letire du même REP même date que la précédente. La lettre de vidimation de ces différentes pièces porte la date de 1308, la 1v° année du pontificat de Clément V. « Rescriptum papæ in quo continentur omnia statuta Penes- trina. — Datum Avenionis, x kal. maï, pontificatus nostri anno quarto (Clément V).» « Statutum doctorum de rectore eligendo et procuratoribus na- tionum et librariis et bedellis et de brigæ inter scolares prosecu- tione. — Datum anno Domini m° cec° vu°, indictione quarta, ultima die mensis Junii. » «Rescriptum papæ missum domino Gaucelino Johannis cardi- nali super reformatione studii, Aurelianensis. Datum Avenionis, vir id. Junii, pontificatus nostri anno n (Jean XXI). » « Privilegium domini Philippi, regis Francorum, concessum universitati Aurelianensis. « Datum Parisiis, anno m° cce° xx°, mense april. » « Privilegium papæ quod episcopus Aurelianensis possit per se AE vel per alium absolvere scolares qui contra privilegia papalia ex- cedunt. — Datum Avenionis, kal. februarii, pontificatus nostri anno quinto (Jean XXII). » « Littera domini regis quod studentes in grammatica, logica et theologica gaudeant privilegiis juristarum et quod prepositus juret privilegia universitatis. — ÂActum apud abbatiam regalem beatæ Mariæ prope Pontisaram, anno Domini m° cec° xx1°, mense Junio. » « Ordinatio domini Philippi per quam universitas doctoribus et scolaribus Aurelianensibus aufertur et privilegia juristarum conceduntur grammaticis, etc. — Actum Parisiis, anno Domini M° cec° x1°, mense decembri. » « Privilegium quod scolasticus debet licenciare bacallarios et Jjurare in capitulo sanctæ Crucis in presentia duorum doctorum. — ÂActum in abbatia regali juxta Pontisaram, anno Domini m° ccc° xr1°, mense Julio. » « Privilegium domini Philippi de bonis decedentium ab intes- tato, et de innocentibus scolaribus, et de captis.et quod honeste tractentur, et quod mitius agatur cum criminosis scolaribus quam cum alïis. — Actum in regali abbatia beatæ Mariæ prope Ponti- saram, anno Domini m° ccc° xu°, mense Julio. » « Arrestum datum contra multos cives Aurelianenses propter violentias quas fecerant apud Jacobitas. — Actum Parisiis in par- lamento nostro, die Lunæ post festum Annunciationis dominicæ, anno Domini m° cec° x°. « Littera domini Philippi super decano eligendo, vel quod anti- quior sit decanus et quod universitas habeat campanam. — Da- tum in abbatia beatæ Mariæ regali, prope Pontisaram, die xvu mensis Jul, anno Domini M° cec° xnr°. » «Littera domini Ludovici super arresto contra cives qui apud Jacobitas violentiam fecerunt exequendo. — Datum Parisiis, de- cima die Junii, anno Domini M° cec° xv°. » «Littera domini Ludovici quod scolares malefactores nullo modo per prepositum Aurelianensem, sed per suum ordinarium judicem puniantur. — Datum Vicen. sub sigillo, domino quo prædicto et genitore nostro vivente, utebamur; xr° die februarii, anno Domini M° ccc° x1v°. » « Littera domini Ludovici quod scolares utantur privilegiis pa- palibus contra personas ecclesiasticas. — Datum Vicen. » (Sans date du jour.) BAR « Littera domini Philippi regna regentis quod baillivus Aurelia- nensis defendat scolares ab omnibus injuriis, violentias et oppres- sionibus et contra omnes. — Datum apud Medianvillam, sub sigillo quo ante dictorum regnorum susceptum regimen utebamur, ultima die Juln, anno Domini M° cec° xvr°. » « Statutum armorum quod jurant omnes bacallari et licenciati et doctores. — Datum anno Incarnationis Domini, anno m° ccc° XXII°. » | « Statutum factum ne pecunia universitati debita pereat. — Datum anno a Nativitate Domini m° coc° xxxv°. » « Statutum factum super scolis Aurelianensibus. — Actum ut supra in statuto precedenti. » (La rubrique manque.) Statut réglementaire. « Datum anno Domini m° cca° xx°. Die Veneris in festo sancti Bartholomet. » | « Statutum factum per doctores quantum quilibet aggrediens novam lecturam solvere teneatur. » (La rubrique manque.) Lettres de Philippe le Bel aux baïlli et prévêt d'Orléans, par lesquelles il prend en sa garde et protec- tion les maîtres et écoliers de l’université d'Orléans. « Actum Pa- rsiis, die xv juni, anno Domini m° ccc° xrr°. » (La rubrique manque.) Lettres du roi Louis X au baïlli d'Or- léans, l’engageant à réprimer les entreprises du prévôt contre l'université. « Datum Vicennis, sub sigillo quo predicto domino et genitore nostro vivente utebamur. x die februarii, anno CGC° XIV°. » (La rubrique manque). Lettresde Charles IV au bailli d'Orléans en faveur de l’université. « Datunt Parisius, xx° die aprilis, anno Domini M° ccc° xxvil° » (La rubrique manque.) Lettres de Philippe VI. Même objet. « Datum Parisius, die 1° januarii, anno Domini m° cac° xxx°. » « Statutum. Nullus admittatur ad lecturam ordinariam in jure civil nisi corpus legerit autenthicorum et tres libros codicis, sci- licet x, xr et xn, sine fraude. Anno Incarnationis m° ccc° xxv°. » « Statutum. Qualiter doctores aliunde venientes ad lecturam ordinariam admictantur. Anno Domini m° acc° xx1°. » « Privilegium quod prepositus Aurelianensis jurare tenetur se servaturum privilegia universitatis Aurelianensis. Ce fut fait à Saint-Germain-en-Laye, l'an de grâce mil trois cent trente et trois. (Philippe VI. }» La ER © «Doctores et bacallarti non debent sibi ad invicem: scolares suos. nec conducere domum alterius nisi certo temproe. Datum anno Domini m° ccc° xxxvi°, die x mensis septembris. ({ L’official d'Orléans). » | | « Statutum armorum noviter factum. Datum anne Domini M° CCc° XXXVII.° » , «Privilegium quod prepositus Aurelianensis tenetur jurare se servaturum privilegia universitatis. Donné au bois de Vincennes, l'an de grâce m.acc.xxx et sept, au mois de juing (Philippe VI). » « Johannes episcopus servus servorum Dei. Datum Avenione-xv. Kal aprilis, pontificatus nostri anno sexto decimo. » «Statut. Datum anno Domini m° ccc° xxxvI°. » Autre statut annexé sous la même date. Sentence arbitrale rendue entre Île recteur de l’université d'Or- léans, d’une part, et l’écolàtre (scholasticus) de l’église, de l'autre. « Anno Domini M° cca° xxxvi° » Statut universitaire. « Anno Domini m° ccc° xLr° ». Statut universitaire. « Anno Domini m° ccc° zx°.» Statut universitaire. « Anno Domini M° cec° Lxr°. » Serment du prévôt d'Orléans, jurant d'observer les privilèges de l’université. Serment du bailli d'Orléans. Même objet. Statut universitaire. « Anno Domini m° cac° Lxw°. » Statut universitaire. « Anno Domini M° ccc° zxvrr°. » Lettres de Charles V, roi de France, à sa très-chère et très- aimée fille, l’université d'Orléans, au sujet d’une violente querelle entre les officiers royaux et ladite université. An mil trois cent soixante-huit, 10 mars. Lettres de l'évêque d'Orléans. Même sujet, même date. Mandement du roi Charles V à son sergent d’armes Jehan Le- moyne. Même sujet, sans date, mais probablement de la même année 1368. Lettres du même roi à son oncle, Philippe I”, duc d'Orléans, Même sujet, sans date, mais probablement de la même année 1368. , Statut universitaire. « Anno M° ccc° Lxvur°. » « Hac littera sententia excommunicationis ferlur in eos qui a noviciis aliquod nomine bejant exigunt. » Datum in nostro castro . ville nostræ de Magduno. Anno m° ccc° Lxvn°, quarto octobris. (Hugues, évêque d'Orléans). » ES «Statutum nationis super voce et officio procuratoris et de jura- mentis procuratorum et noviciorum. » «Juramenta procuratoris, juramenta noviciorum, juramentum a procuratore et novicüs comprestatum, juramenta bedelli, jura- ramenta receptoris. (Explicit). » De toutes les pièces que je viens d'énumérer, quelques-unes seulement ont été publiées; si vous en témoignez le désir, Mon- sieur le Ministre, nous nous empresserons, M. Servois et moi, de mettre notre copie à votre disposition. En continuant la recherche des manuscrits de S'-Benoït-sur- Loire, j'ai examiné entre autres ceux qui sont inscrits sous les numéros 479, 520, 523, 566, 596, 644, 723, 1357, 1573 et 1576. Les volumes dont je donne ici l'indication sont pour la plupart fort anciens, mais tous ne contiennent pas des documents d’une égale valeur. Quelques-uns seulement m'ont offert un petit nombre de pièces qui ne sont pas sans intérêt pour notre his- toire littéraire. Dans un second rapport, j'aurai l'honneur, si vous le permettez, de vous en entretenir, et particulièrement du nu- méro 1357, qui contient les poésies inédites de Raoul Tortaire, moine de Fleury. Dans les autres, je n’ai pu recueillir que quel- ques actes relatifs à l’ancienne abbaye. Néanmoins, c’est avec une curiosité pleine d'ardeur que je parcourais les pages de ces vieux volumes , transcrits en France il y a tant d'années, et le temps qu'il m'a été permis de leur consacrer m'a semblé bien court. J'espère cependant tirer parti des notes que j'ai prises dans ce rapide examen. Je suis heureux particulièrement d’avoir pu me former une idée des richesses que la bibliothèque du Vatican doit à l’ancienne collection d'Alexandre Petau, dont le fonds principal s'était formé aux dépens des manuscrits de Saint-Benoît-sur-Loire. Lorsque mes recherches, commencées à Orléans, continuées à Rome, pourront être complétées à Berne, dont la bibliothèque publique s’est enrichie des mêmes dépouilles, je serai en mesure de retracer l’histoire des manuscrits de Fleury, qui formaient avant leur dispersion un des plus riches dépôts littéraires que les soins et la patience des Bénédictins aient jamais réunis dans aucun monastère de France. Recevez, etc. Eucène DE CERTAIN. Ce 26 juillet 1855. — 04 — Norice pour le plan d'Athènes antique, dressé par M. Emile Burnour, membre de l'École française d'Athènes. : L'identité des principales collines de l’ancienne Athènes est trop bien démontrée pour qu'il soit nécessaire aujourd'hui de revenir sur ce sujet : l’Acropolis, l’Aréopage, la colline de Musée, le Pnyx n'offrent plus aucun doute qui puisse arrêter l’archéo- logue; j'en dirais autant du mont Lycabète, si de nos jours on n'avait élevé à son sujet des difficultés que la topographie, éclairée par l'antiquité, n'aurait pas dû faire naître. On ne peut non plus élever aucun doute sur l'identité de plusieurs monuments dont la place est clairement indiquée et dont les ruines sont assez grandes pour qu’on les puisse reconnaître : tels sont par exemple, le Par- thénon et l’Érechtheion, les Propylées etle temple de la Victoire Aptère, les temples de Thésée et de Jupiter Olympien, l'horloge d'Andronicos, le monument de Lysicrate. | Mais il faut bien le dire, ce qui existe aujourd’hui de monu- ments authentiques de l’ancienne Athènes n’est qu'une médiocre partie de ce qui est nommé dans le seul Pausanias. Nous sommes réduits, faute de ruines, à chercher presque au hasard la place d'un grand nombre d’entre eux; cette place même, souvent rien ne l'indique, et ce qui nous paraît plus fâcheux que tout le reste, cest que, parmi les maisons de la ville moderne, il n’y a guère de visible que des ruines de la décadence d'Athènes ou de la do- mination romaine. Les monuments des beaux temps de la Grèce ont disparu. Pour avancer dans la connaissance de l’ancienne Athènes ilfaut, comme en toutes choses, procéder de ce que l’on connaît à ce que l’on ignore; celui qui, du haut de l’Acropolis ou dès son entrée dans la ville, recherche, Pausanias à la main, les lieux ou les édi- fices nommés dans son auteur, est semblable à un étranger qui entrerait de nuit dans Paris sans carte ni plans, et qui ne pouvant interroger personne, muni d’une description faite au hasard et sans dessein prémédité, prétendrait reconnaître les monuments etles lieux célèbres de cette grande ville; il y a de plus grandes difficultés encore dans Athènes; car si cette ville est moins étendue que la capitale de la France, elle est en grande partie cachée sous des ruines de tous des âges; les restes de murailles ou ENV SE les fûts de colonnes qui sortent de terre sont comme les toits des maisons et les cimes des arbres qui paraissent au-dessus des eaux dans une inondation. k H était donc nécessaire de dresser un plan exact et détaillé de ce qui subsiste aujourd’hui de l’ancienne ville : ceux de MM. Leake et Forchhammer, résultat de travaux sérieux et d’une grande science archéologique, sont moins la carte des ruines d'Athènes que des essais de restauration dont les éléments peuvent toujours être dis- cutés. De plus, ils ne sont pas topographiques; la carte anglaise surtout, ayant été mal rendue par les graveurs, ne donne qu’une idée vague et insuffisante du relief de la ville. La carte dressée en 1837, gravée à Athènes et publiée par M. Ferdinand Altenho- ven est sans comparaison plus pittoresque et plus vraie que la précédente; il en est de même de la carte des Ports publiée par le même auteur. Mais toutes ces cartes sont dressées sur une échelle trop petite (————) pour comporter les détails qu’exige la restaura- 16006 ration ou le simple tableau d’une ville entière. J’espérais un mo- ment que notre ami M. le capitaine d'état-major Soitoux, chargé par le Gouvernement français d'achever la carte de Grèce et de dresser le plan d'Athènes, comblerait un vide si regrettable; mais obligé de suivre les ordres du ministre de la guerre, il ne devait pas non plus dépasser l'échelle de ——. Le besoin d’une carte plus grande me força donc à l’entreprendre moi-même. Jai pris pour base de ce travail la carte d’Altenhoven, dont les triangles ont été vérifiés; en la portant à une échelle quatre fois plus grande, j'ai pu en tracer les détails avec plus de précision. Le canevas établi, j'ai choisi sur les collines de l’ancienne Athènes un certain nombre depoints de repère dont les distances relatives, rapportées sur le papier, ont partagé mon tracé en un grand nombre de compartiments déjà assez petits; enfin, les détails ont été mesurés au mètre, orientés avec soin et raccordés sur place. Les ruines d'Athènes se sont ainsi développées à mes yeux sur une surface seize fois plus grande que les meilleures cartes, et les plus petites traces de ses maisons s’y sont trouvées reproduites. Pour toute la partie occidentale d'Athènes, il restera peu de chose à faire ; à moins que les pluies ou la main des hommes n’en- lèvent les débris accumulés en pente sur certains points des rochers et n’en mettent la surface à nu, ou que, venant à pousser leurs recherches plus loin dans cette même direction, les savants MISS, SCIENT. V. 5 ee es ne découvrent des ruines nouvelles dans l’espace compris entre les longs murs. Mais il n’en est pas ainsi pour toute la partie orientale de la ville antique : on peut dire qu'ici il ÿ a tout à faire. L’en- ceinte des murs n’est pas encore découverte sur tout son dévelop- pement; la partie nord-est surtout est tout à fait inconnue; il est certain qu'elle a dû passer au pied du mont Lycabète, non loin de l'École française! et de l'Université; mais la série des tours ni la place des portes ne sont point encore retrouvées. Quant à l’es- pace compris entre cette partie des murs et l'Acropolis, espace en partie occupé par la ville moderne, c’est encore aujourd'hui un champ ouvert aux conjectures et aux controverses. En jetant les yeux sur la carte on peut se convaincre que la partie la plus étudiée d'Athènes a été cette dernière, et que la partie occidentale a été fort négligée : lon peut voir également, si l’on débarrasse le sol des rues et des constructions modernes, que cette partie occidentale qui s'étend au loin sur les rochers porte plus que toute autre la trace de ses anciens habitants. Pourquoi donc at-elle été si négligée? En voici, je crois, les principales raisons : il n'y a sur cette vaste étendue de terrain aucun monument; il n’y en a jamais eu qui ait été célèbre; cet espace est désert; la ville moderne en est séparée par l’Acropole et par le vallon qui est entre elle et les collines de Musée et du Pnyx. Si l’on séjourne peu de temps à Athènes, il y a tant d’ad- mirables ruines que le temps s'écoule à les contempler; le Pnyx, les tombeaux de Philopappos et de Cimon sont la limite où s’ar- rêlent les voyageurs; la pensée même ne leur vient pas d'aller au delà. Ajoutez que pour ceux qui, disposant de plus de temps, voudraient savoir ce qué c'était que ces rochers taillés et piqués au marteau sur tant de points, les livres, les cartes et les expli- cations de tout genre leur manquent. Enfin, s'il est vrai que les maisons, les peintures et les objets trouvés à Pompéi font le prih- cipal intérêt de ses ruines; faites que ces édifices, ces maisons et ces colonnes soient rasés et qu’il ne reste plus sur le sol que la trace de leurs fondations, personne pour ainsi dire n'ira plus visiter Pompéi. Or, tel est l'état de cette partie d'Athènes, et c’est pour cela, sans doute, qu’elle n’a point attiré les regards. Nous essaye- rons d'en donner la description et de présenter les remarques 1 Waison Gennadios. AR. que nous avons pu faire pendant un séjour de deux mois sur ces rochers; nous laisserons à ceux qui voudront compléter la carte le soin de décrire les antiquités à mesure qu'ils en fixeront la: position ; l'espace ne leur manquera pas, puisque nôus n'avons pu, faute de temps, relever en détail les traces de maisons ou d’édifices publics contenus dans la ville moderne, sur les deux rives de YHissus et au nord d'Athènes. Le travail d'ensemble est seul ter- miné, ainsi que la partie des rochers. Comme il est méthodique dans une étude de ce genre de procéder de l’ensemble aux parties, il serait bon de fixer d’abord l'enceinte de la ville et de relever exactement les ruines qui l’avoisinent ; ensuite, au moyen des édi- fices déjà connus, on pourrait déterminer dans cette enceinte cer- taines lignes ou directions dans le voisinage desquelles on doit retrouver les traces des édifices détruits. Les monuments sacrés de toute grandeur ayant été fort nombreux , surtout aux environs de l’'Acropolis et aux portes de la ville, les églises et chapelles chré- tienres doivent être d’un grand secours pour en déterminer la position, puisque non-seulement elles ont succédé aux temples antiques, mais encore le saint de la religion moderne correspond souvent par son caractère et son histoire à l’antique divinité. C'est pour cette raison qu'ayant supprimé du plan la ville moderne, nous y avons cependant laissé beaucoup d'églises; il serait bon d'y ajouter celles qui manquent, qu’elles soient entières ou ruinées. Enfin, on a cru devoir donner la direction des deux principales rues d'Athènes et de quelques routes et sentiers, et indiquer divers points principaux pour aider ceux qui voudront continuer ce travail à mettre en place les antiquités qu'ils observeront. I PARTIE. La partie de Ja ville sur laquelle le plan offre des faits nouveaux s'étend à l'occident sur les collines. Pour en faciliter l'analyse, cette notice exposera tour à tour ce qui se rapporte aux murs d'enceinte et aux longs murs, aux maisons, aux rues, aux citernes, aux tombeaux. = Ï. LES MURS D'ENCEINTE ET LES LONGS MURS. 1° On a marqué sur le plan les assises ou fondations des murs et des tours là où elles s'élèvent au-dessus du sol, et de plus les M. Je ut, QU pierres isolées encore en place dans l'alignement des remparts ou rejetées de côté dans leur chute. Si l’on part de l'angle sud-ouest du temple de Jupiter Olympien, et qu'arrivé au monument de . Philopappos on suive la crête des collines dans la direction d'Ha- ghios Dimitrios, du vieux Pnyx, de l’observatoire moderne et du petit abattoir, on ne perd pas la trace des murs avant d’être par- venu à la chapelle d'Hag. Anastasios. Dans la première partie , le long de l'Ilissus, ils suivent la droite du ruisseau, se tenant tou- jours sur le bord supérieur de la rive. M. Leake a reconnu sur une partie avancée de ces terres les restes d'une tour; il ne ne nous a pas été aisé d’en constater l'existence, soit que la place n’en soit pas indiquée avec assez de précision, soit que depuis le voyage de l'auteur plusieurs pierres aient disparu. Des fouilles faciles à faire mettraient à nu les fondations des murailles et des tours dans ces terrains inhabités où le sol s’est exhaussé de ruines successives. Le remblai formé par la chute des murs peut être suivi sur la pente du Musée jusqu’au rocher sous le tombeau du Syrien. Il en est de même sur la crête de cette colline, inclinée vers le nord- nord-ouest. À partir du monument, le mur s’étendait à peu près en ligne droite, sur une longueur d'environ 250 mètres, et faisait un angle pour se diriger vers la chapelle d'H. Dimitrios. Là dans un sentier qui descend à l’ouest vers la plaine, existe la trace d’une des portes de la ville; cette porte se reconnaît, non-seulement à l'interruption de la muraille, mais surtout au passage de la voie antique, que suit encore le sentier moderne, voie sur laquelle nous aurons à revenir. Sur la colline du Pnyx se voient plusieurs assises de deux tours avec la partie inférieure du mur compris en- tre elles : ces tours sont carrées jusqu’au bas, et, n'étant pas dirigées dans le même sens, indiquent un angle du rempart; c’est à la tour septentrionale que cet angle se trouvait puisqu'elle est oblique par rapport au mur subsistant et par rapport aussi à la suite du rempart qui, bien qu'il soit effacé, devait suivre la crête de la col- line pour aller rejoindre le rocher de l'Observatoire. Entre cette tour d'angle et le côté occidental du vieux Pnyx s'étend un espace d'environ 45 mètres; il n’est pas sans importance de remarquer ce fait, si l'on veut résoudre définitivement la question inutilement soulevée de l'existence du vieux Pnyx. Il faut observer aussi que le vieux Pnyx occupe le plateau le plus élevé de la colline et que le rempart est établi sur son versant occidental; il en résulte que ee O9 LL lorsque le mur existait, l’on pouvait encore de plusieurs points du rocher découvrir la mer et les ports. Nous n'avons aucune raison de penser qu'entre la colline du Pnyx et le rocher de l'Observatoire il y eût une porte : là en effet le rempart est entièrement effacé; les deux lignes de grandes pier- res (1,2), que l’on voit un peu plus bas n’en faisaient point partie; au contraire, si l’on en juge par ce que nous trouvons entre le Pnyx et le Musée, à cette porte supposée devait correspondre une grande : voie se dirigeant soit vers le Pirée, soit vers Phalère ou Munychie; cette route, fréquentée par de nombreux chariots venant du Cé- ramique ou s’y rendant, a dû laisser des traces sur le rocher, au fond du ravin; or, il n’en est rien. Ajoutez que la montée de ce petit col est encore aujourd’hui plus rapide que toute autre de ce côté d'Athènes, quoiqu'elle ait été adoucie par les débris de murs et de maisons qui y sont tombés. Enfin, il est bon de remarquer qu'un peu plus au nord, à la partie supérieure du rocher et à la limite des maisons se trouvent les traces de grandes voies striées (3); or, il n’est pas possible d'admettre que ces routes aient abouti au col dont il s’agit; car elles s’inclinent manifestement vers le nord; et, de l’autre côté de la crevasse où l’on tue les moutons, se re- trouve, sur une longueur de quelques mètres, leur évidente conti- nuation. C'est donc plus au nord qu'il faut chercher la porte où elles aboutissaient. À quel point précisément devons-nous la pla- cer? c'est ce que des fouilles pourraient seules nous faire savoir. La trace des murs se retrouve sur le rocher de l'Observatoire, petit rocher que l’on a pompeusement qualifié du nom de Lyca- _ bète et qui n’a rien assurément pour quoi il mérite d’être appelé montagne, surtout quand le Musée, plus élevé que l’Acropolis même, nest qu'un simple À6@os, une colline, une éminence. De là le mur descend vers le nord-ouest jusqu’à l’escarpement du petit abattoir. Au fond de cette cavité nous trouvons la partie inférieure d’une tour (4); elle est ronde et diffère en cela des deux tours du Pnyx; mais cela ne doit pas nous faire douter qu'elle ait ap- partenu au rempart, puisque la même diversité de forme se re- trouve au Pirée, où plusieurs tours carrées du long mur reposent sur une base circulaire; d’ailleurs la trace de la muraïlle est aisée à suivre en deçà et au delà de ce point, jusque sur la colline d'H. Anastasios. C’est dans cet espace, selon toute vraisemblance qu'il faut chercher la porte Piraïque et le point de jonction du long Ai am 2e mur du Pirée. Il faudrait examiner avec le plus grand soin les ro- chers à fleur de terre qui terminent de ce côté les collines d'A- thènes; ils sont entaillés de diverses manières; peut-être y retrou- verait-on la trace de la grande route, laquelle a dû être une des plus fréquentées du pays. Nous n’avons rien à ajouter à ce que dit M. Leake sur l’empla- cement du Dipylon : sil est un point du rempart qui puisse être facilement déterminé, c'est celui-là même; les données les plus précises sont fournies par les auteurs anciens; quelques pel- letées de terre enlevées près de l'égout, au nord de la rue d'Her- mès, feraient nécessairement reparaître les fondations de la Double- Porte, peut-être même ses assises inférieures; car le sol de ce lieu, qui est encore le point le plus bas de l'ancienne ville, s’est exhaussé par lous les débris que les eaux y ont apportés. : À partir de ce lieu je n’ai rien à dire de certain ni sur la direc- tion des murs d'enceinte, ni sur la position des autres portes. Les remparts ont dü s'étendre fort au loin vers l’est, contourner les dernières maisons de la ville moderne, passer au pied de la mon- tagne, non loin de l'École française ét de l'Université, pour venir de 1à rejoindre le bord de FIlissus. Mais il m'est impossible, avec les données que je possède, d’en tracer le plan, quoique les tra- vaux exécutés dans les jardins du Roi aient fourni sur cette ma- tière quelques nouveaux renseignements. 2° 11 n’en est pas de même des longs murs. Un plan à leur égard ne peut rendre qu'imparfaitement l'aspect des lieux : en effet, l'on ne peut guère marquer sur une carte que les pierres en place ou disloquées; les lignes de remblais qui se dessinent sur le sol par une légère saillie ne peuvent être représentées. Or, c'est ainsi que se présente la crête de Musée qui court vers l'ouest sud-ouest et se termine par les fondations d’une tour carrée do- minant la plaine (5). On peut, à partir de ce point, suivre lamuraille qui descendait vers le nord-ouest. On aboutit ainsi à une sorte d'étranglement (6) qui sépare le Musée de la colline occidentale; il faut le franchir et suivre le bord méridional de cette colline même, en se guidant sur les grandes pierres quadrangulaires que l'on ren- contre de distance en distance. Une d’entre elles est tombée de l’es- carpement et est descendue jusqu’au point où le plan l'indique; d'autres ont été emportées à diverses époques par les gens du pays et se retrouvent çà et là dans des constructions plus modernes, — 71 — aqueducs, fontaines, maisons. Au point le plus élevé de Îa colline sont les restes d’une tour; on y voit peut-être encore Îa trace d’une autre; mais elle est tellement effacée que nous n'avons pas cru devoir la mettre sur le plan. Celui qui continue sa marche vers l’ouest rencontre encore quelques grandes pierres semblables aux précédentes et, s’il regarde la plaine, il en découvre plusieurs autres de distance en distance, précisément dans la direction du port de Phalère. Au sud de cette ligne que nous venons de suivre, il n’y a sur les collines aucune trace de maisons; l'escar- pement du rocher, ou la pente la plus rapide du sol, est tout près, tandis que sur la droite les rochers s'étendent davantage et mon- trent partout qu'ils ont été habités. Il est difficile de méconnaitre à ces traits le long mur de Phalère; et l’on ne saurait guère dou- ter que le point où il se rattachait au mur d'enceinte n’ait été der- rière le monument de Philopappos. Quant à son tracé dans la plaine, il est probable qu’il ne s’éloignait guère de la ligne droite. Thémistocle suivit l'usage universel des Grecs en profitant des collines pour élever le rempart sur leur escarpement; mais il n’y avait aucune raison pour en augmenter la longueur entre ces col- lines et celles: de ports. Les mêmes remarques sont applicables au long mur du Pirée; je n'ai pu déterminer le point où il se rat- tachait à l'enceinte d'Athènes; mais au Pirée on peut voir qu'il ne quittait les collines que là où les collines elles-mêmes s’effaçaient sous le niveau de l'Halipédon. IT. Maisoss. Décrivons d'abord l'aspect des ruines de maisons marquées sur le plan. Supposons une chambre construite sur le penchant d’une colline : pour l’établir, on taillait dans le rocher un certain espace destiné à former une aire horizontale: le sol de la salle ainsi ni- velé, la paroi du fond était formée par le pan du rocher lui-même (fig. 1) sur une hauteur d'autant plus grande que la pente était plus rapide ou la salle plus grande; le devant était au niveau du roc; les deux côtés allaient en pente comme la colline. La salle se trouvait ainsi dessinée dans la pierre; il ne restait plus qu'à en continuer les murailles jusqu’à la hauteur convenable. Lorsque deux salles devaient être construites l’une à côté de l’autre, tantôt. lon ne faisait pour elles qu’une seule aire que l’on divisait ensuite par un mur; très-souvent aussi on laissait entre elles une épaisseur SA AU de rocher qui servait de base à cette même muraille (fig. 2). Les murs des maisons ont à peu près tous disparu. Il ne reste d'elles que ce travail préliminaire exécuté dans là roche vive. C’est sur ces restes qu'a élé dressé le plan sur lequel on doit se représenter comme ayant une certaine hauteur verticale le côté des chambres adossé à la colline. Pour une maison construite dans ces conditions, il est évident que la porte ne peut être qu’en avant; il en résulte que cette partie méme à presque toujours disparu, soit que les jambages aient été faits de petites pierres ou de bois, soit que les grandes pierres aient élé enlevées par les modernes habitants des plaines. Pourtant un examen attentif permet de reconnaître plusieurs portes, quelques- unes avec un escalier sur le devant, deux ou trois même avec un perron. De plus, vers l’angle oriental de la colline de l’ouest, on voit, dans un coin de maison, un reste de stuc jaunâtre appliqué sur la pierre, lequel a été protégé par la terre qui s'était éboulée contre lui. Tel est pour ainsi dire l'élément d’une maison athénienne. ll est certain qu'il a existé dans ces quartiers des habitations ré- duites à une simple salle, parfois même trèspetite : on peut s’en convaincre par le plan, lequel en offre de nombreux exemples, très-propres à expliquer le mot de Socrate. Mais le plus souvent on en voit plusieurs ensemble, non-seulement disposées en lignes, mais groupées de telle sorte qu’elles ont évidemment dépendu les unes des autres et formé un tout; elles ont été ce que nous ap- pelons aujourd’hui les pièces d’un appartement. Beaucoup de ces groupes présentent un plan analogue à celui des habitations de Pompéi, et quelques-uns ont dû appartenir à des personnes riches : on en peut juger au grand nombre des chambres, à leur distribu- tion régulière, à leur bonne exposition. Ces grandes habitations offraient même des commodités particulières, par exemple des ri- goles pour la pluie, des citernes, des réduits sacrés pour les tom- beaux, de grands espaces libres pour les cours, tels qu'on en voit dans les atria et les péristyles des maisons de Pompéi. Le nombre des salles que nous avons relevées s'élève environ à huit cents, distribuées à peu près comme il suit: pour la colline du nord-ouest, cent; pour celle du Pnyx, deux cents; pour lOb- servatoire, quarante ; pour la grande colline de l’ouest, cent cin- quante; pour le Musée, deux cent cinquante; enfin pour l'Aréo- Archives des Missions Lome’ V. PU.L. ÿ 10 mél t- +. + —+ + si + + + | Lohelle de 250 LT Em Purnouf de. L Douai page, soixante environ. Il est évident que le nombre des habitations qu'elles composaient était beaucoup moindre. Mais, d’un autre côté, l’on n’a pu mettre sur le plan que celles dont les traces étaient visibles; or, sur beaucoup de points, et principalement dans les parties inférieures des pentes, on voit que, des maisons écroulées , les eaux ont formé des talus qui recouvrent souvent de grands espaces; pour que la carte füt complète, il faudrait que tous ces terrains fussent dégagés et mis à nu; il est douteux que l'on y fit des découvertes d’un grand intérêt; seulement le plan se trouverait ainsi complété, et l’on pourrait mieux apprécier la po- pulation de ces quartiers. Si l'on jette un coup d’œil sur l’ensemble des collines, on s’a- perçoit que les maisons n’y sont pas rangées partout avec le même ordre. Sur l’Aréopage, par exemple, les salles sont comme jetées pêle-mêle et au hasard, tandis que, derrière le Pnyx, elles sont disposées en lignes et comme en rues: Ce fait est plus saisissable sur un plan que sur les lieux mêmes, où les accidents du rocher cachent souvent aux yeux les directions générales. Ce qui m'a le plus frappé, quand je faisais ce travail, c'est que, ayant com- mencé par les rochers les plus voisins de l’Acropolis, sur lesquels je n'avais remarqué aucun ordre, à mesure que Jj'avançais pour ainsi dire du centre vers la circonférence, ces alignements se mon- traient de plus en plus fréquents et étendus. Or il est constant que, Acropolis ayant été le point le plus central de la ville et le premier habité, la ville, en s’agrandissant , a dû suivre précisément cette même marche; il en résulte que, à mesure que la civilisation se développait, elle se manifestait dans Athènes par ce même signe auquel nous la reconnaissons aujourd’hui chez nous. Avec ce fait en coïncide un autre non moins remarquable : les maisons vont aussi en grandissant du centre vers la circonfé- rence. Quand on voit les aires taillées sur l’Aréopage et sur la pointe orientale du Pnyx, on ne sait ce que l’on doit le plus con- sidérer, le désordre des constructions ou leur petitesse. La vieille Athènes fut un amas de petites masures ; les hommes de ces temps anciens n'occupaient guère plus de place pendant leur vie qu'après leur mort. Ces aires, jetées pêle-mêle et presque toujours isolées, doivent correspondre à des demeures indépendantes les unes des autres, de sorte que chacun des Athéniens d'alors occupait une d'entre elles et rien de plus. Enfin, puisqu'elles existent encore et rt n’ont été ni agrandies ni alignées, ce centre de la ville est resté le même jusque dans les derniers temps, et n’a point vu, comme la Cité de Paris, ses ruelles étroites et ses sombres réduits faire place à des rues droites et larges et à de brillantes habitations. Les mœurs de ces quartiers ont dû avoir toujours pour caractères l’in- dépendance et la pauvreté. Mais à mesure que l’on s'éloigne de ce centre antique, tout prend plus d'ordre, de régularité, de gran- deur : les chambres sont plus vastes; elles sont groupées et dépen- dantes; elles forment des corps de logis et appellent de riches propriétaires. C’est ce que l’on remarque principalement sur les parties élevées des collines, là où la vue s’étend sur la mer et les montagnes, et où l'air circule librement. Pendant l'été, la chaleur est extrême dans les parties basses de ces petites vallées; mais sur les hauteurs les vents étésiens qui viennent des montagnes du- rant le jour tempèrent l’ardeur du soleil; et quand s’élève sur le soir la brise de la mer, tandis que les bas-fonds exhalent encore un air échauffé , les parties hautes jouissent de cette fraicheur si renommée des belles nuits de l'Orient. Il n’est donc pas étonnant que nous retrouvions sur ces plateaux des demeures plus grandes, mieux distribuées, plus commodes, avec ces espaces libres qui ont pu être des cours ou des parterres artificiels. Toutefois, il ne faut pas croire que, même dans ces grandes maisons, les pièces puissent être comparées pour leur étendue à celles que nous ha- bitons. Il en fut à Âthènes comme dans l'Italie du sud : le plus grand luxe s’accommodait de petits appartements; les actes de la vie intérieure s’accomplissaient dans des pièces séparées, et l'on suppléait à la grandeur des salles par leur nombre. L'on remarque aussi aux extrémités de la ville, du côté de l'ouest, de grandes parois taillées dans le rocher, lesquelles, si elles ne furent pas divisées par des murs ou cloisons, devaient for- mer de grandes salles ou de vastes cours. Ce n’est plus cette fois sur les hauteurs qu’elles se trouvent, mais au contraire sur le bord même des collines, presque au niveau de la plaine. Observons qu'une grande route, dont nous parlerons plus loin, passait de- vant elles, et conduisait aux ports; on est donc porté à considérer ces aires comme ayant appartenu à ces magasins et entrepôts qui ne manquent jamais aux alentours des villes, sur le bord des grandes routes du commerce. Mais nous reviendrons sur ce sujet. Il nous reste à faire une dernière remarque générale, c'est que PUR EE sur les huit cents salles dont le plan nous offre le tracé, il n’y en a pas dix peut-être qui ne soient taillées à angles droits : même les aires si étroites de l’Aréopage et du Pnyx intérieur ont ce carac- tère; c’est en eflet la forme la plus simple et la plus commode. que l’on puisse donner à une maison; c'est elle qui se présente à l'esprit la première et qui est la plus facile à réaliser; que la mai- son doive être couverte d’un toit ou qu’elle se termine en terrasse, qu’elle soit de petites pierres liées par du mortier ou de grands blocs réunis par des pièces de fer, l'angle droit donne aux ou- vriers comme aux architectes plus de facilité pour construire. De plus, les meubles se rangent beaucoup mieux dans l'intérieur d’une telle maison; cela permet en quelque sorte de gagner de la place et de trouver grande une aire même étroite, qui, de toute autre forme, eût fait perdre à l’habitant beaucoup d’espace. C’est peut-être une des principales causes pour lesquelles les anciens se sont presque toujours contentés de maisons si petites: ce sys- tème, en effet, suivi dès les premiers temps, n’a jamiais été aban- donné par eux, à moins qu’une nécessité absolue ne les y contrai- gnit. Il n’en est pas ainsi, même de nos jours, où beaucoup d'hommes s'imaginent faussement gagner du terrain et donner plus de valeur à leur maison en la divisant en parcelles irrégu- lières dans lesquelles tous les angles aigus sont en réalité perdus; il n’en était pas ainsi non plus dans les anciens temps de notre histoire, ainsi que le prouvent les vieux quartiers de nos villes, dans lesquels on passerait souvent beaucoup de temps avant de trouver une chambre tracée à angles droits. L'usage des caves souterraines parait avoir été peu répandu chez les Grecs. À la vérité, il n’était pas facile d’en établir sur des rochers; or, telle était la situation qu’ils préféraient. Quelle ville n'avait pas son acropole ? ou plutôt quelle ville ne fut pas d’abord un amphithéâtre de maisons? L’Acropolis d'Athènes fut habitée longtemps avant les autres quartiers, et porta, comme on le sait, le nom de Polis jusqu’au temps où les maisons se multiplièrent au-dessous d'elle; mais ce fait n’est point propre à Athènes ; il est universel pour toute la Grèce, et l'on ne trouverait que peu d’exceptions dans toute l'antiquité. Les anciens habitants des acropoles ne songèrent donc pas à creuser des caveaux ou se ré- signèrent à n’en pas avoir. Ils eurent recours à d’autres moyens pour conserver leur vin et leurs autres aliments à l'abri des ar- EC SE deurs du jour. Ces moyens, quels quäls fussent, se transmirent de siècle en siècle et sans doute se perfectionnèrent; de sorte qu'il n’y a pas de caves dans les plus agréables maisons des col- lines d'Athènes. Toutefois, si le fait est vrai en général, il souffre aussi quelques exceptions : nous avons marqué sur le plan les caves encore subsistantes; elles sont en très-petit nombre: c’étaient primitivement sans doute des cavernes Ou cavités naturelles que plus tard on agrandit en les régularisant. Plusieurs d'entre elles furent transformées en sépulcres; d’autres paraissent avoir été des- tinées à des usages Pres nous donnerons tout à l’heure la des- cription de celle qu'on nomme vuigairement prison de Socrate. Édifi ces singuliers. Nous ne pouvons nous arrêter tour à tour à chacune des huit cents maisons tracées sur le plan. Mais quelques- unes d’entre elles méritent une attention particulière. Sur la colline du Pnyx, dans l'angle formé par les deux ravins, se voit une belle habitation (7) que l’on pourrait appeler la maison des quatre lombeaux, parce que, en effet, il y a dans une partie réservée quatre fosses sépulcrales rangées ensemble. L'entrée de la maison est à l'angle méridional; plusieurs degrés conduisaient à la porte et probablement dans une première enceinte, sur la gauche de laquelle se voient deux tombeaux : tout autour sont rangées des . Chambres à la manière des atria de Pompéïi; c'est dans une seconde enceinte, sur la droite, que sont disposés les quatre sépulcres. Peut-être les chambres qui entourent immédiatement cette habi- tation en faisaient-elles aussi partie, car elles paraissent n'avoir eu aucune entrée particulière. Tout cet ensemble est construit sur un sol incliné du nord-est au sud-ouest. Vis-à-vis, sur la partie nord de la colline du Pnyx, on peut aussi reconnaître plusieurs belles habitations. Celles du sud-ouest sontles plusremarquables. Leurs entrées principales sontencore dans l'angle et l’on y arrive par des degrés. La plus vaste est située la dernière vers le sud-ouest (8). Elle est dans une position admirable; elle do- mine au loin la mer et les ports; élevée à peu près au niveau du vieux Pnyx, elle a en vue les beaux monuments de l’Acropolis et toutes les montagnes de lAttique. On y remarque une petite salle au milieu de laquelle est une tombe; ce lieu, qui paraît avoir été une sorte de sacrarium, est retiré dans l'intérieur de l'habitation, selon l’usage cité dans le Palais de Scaurus, qui le place entre les appartements des deux époux. Lrehioes des Missions. e Lou 1. PIN. DÉTAILS DE LA PRISON DE SOCRATE LE: È ÿ 772 À, (LI || au ee ARE 7 Citons encore sur la colline de Musée un objet tout à fait digne d'attirer l'attention : on trouvera dans la partie nord-est, au-dessus et au sud des carrières qui avoisinent le tombeau de Cimon, une enceinte qui paraît avoir été une grande salle. Dans sa paroi sud- est sont taillés sept sièges, rangés en ligne et semblables à ceux que l’on conserve près du temple de Thésée (9). Derrière la paroi opposée se trouve un reste de mur qui marque la séparation de deux salles. Enfin, derrière les sept siéges, est une autre enceinte plus élevée avec un escalier qui monte sur la gauche et une porte vers un angle du fond. Quelle conjecture peut-on hasarder sur cette ruine curieuse? Peut-on soupçonner ici quelqu'un de ces tribunaux inconnus dont Pausanias a sauvé les noms, tels que le Parabyste, le Phénikion, le Triangle, la Batrachion? : Au nord-est de la même colline, en face de l’Acropolis, se trouve le lieu que l’on désigne arbitrairement sous le nom de prison de Socrate (fig. 3 et 4). ILest inutile de réfuter une opinion populaire formée au hasard, qui ne repose sur aucune donnée sérieuse et que les faits contredisent. Quelle que soit la nature de ces ruines, édifice public ou habitation privée, elles n’en sont pas moins une des plus considérables de celles qui nous occupent. Le rocher de Musée est en cet endroit taillé verticalement sur une hauteur moyenne de huit mètres et sur une longueur de quinze; vers le nord-est est un añgle formé par celte façade et par une saillie du rocher de plus de quatre mètres d'épaisseur. Sur cette façade s'ouvrent trois portes : celle du milieu, qui est la plus grande, est fort dégradée; les deux autres sont dans un bon état de conserva- tion. À chaque porte correspondent des chambres creusées dans le rocher : 1° la porte du sud b (fig. 4 et 6) s'ouvre dans une salle de forme à peu près cubique À, dont la largeur est de 4”,70; le sol en est creusé en manière d’impluvium, et une petite rigole débouche au milieu de la porte d'entrée; 2° la porte du milieu s'ouvre dans une sorte de couloir B, au fond duquel est une grande niche cintrée c; une porte de communication a (fig. 4 et 6) existe entre ce couloir et la chambre précédente; 3° la porte du nord, haute de deux mètres et large seulement de 1",25 environ, donne dans une salle carrée C (fig. 4 et 5), dont le plafond a la forme d'un toit peu incliné; elle ne communique avec le couloir que par un trou d qui peut-être n'existait pas primitivement. Dans son angle occidental est taillée une porte de forme arrondie fg, qui auf ae s'ouvre dans une seconde salle de forme bizarre, et telle qu'elle est représentée fig. 7. On remarque que cettesalle circulaire, d’une largeur de 4",75, se prolonge en se resserrant en une sorte de cheminée à la manière de la cheminée octogone du palais des papes à Avignon, et que cette cheminée, à moitié fermée par une pierre plate p, s’évase à sa partie supérieure et s'ouvre au-dessus du rocher. Enfin, devant ces caveaux, dont la destination est si difficile à déterminer, existait une construction plus grande, dont les pans du rocher formaient deux parois. C'est ce que prouvent les trous de soliveau régulièrement disposés sur toute leur sur- face (fig.3 ). (Voy. les dissertations de M. Ch. Hanriot sur le Tholus.) Il est nécessaire de ne pas oublier que les cavernes de l'ancienne Athènes avaient presque toutes tourné aux usages des habitants, lorsque le culte ne les avaient pas consacrées. Quant aux niches que lon y rencontre parfois, il n’est pas nécessaire de leur supposer un caractère sacré; n’ont-elles pas pu servir aussi bien dans la vie ordinaire? Parmi les cavernes, il y en a qui n’ont été certainement que de simples caves; d’autres ont reçu les cendres des morts; quelques-unes seulement, telles que les grottes de l'Acropolis et de l'Aréopage, ont été consacrées à des divinités. UT. Rues. Ce n’est pas ici un des restes les moins importants de l’ancienne Athènes. À la vérité il n’y a qu’un petit nombre de rues qui soient bien distinctes, et pour restaurer toutes les subdivisions de ces quartiers, il faudrait d'abord compléter, d’après ce qui nous reste, le plan de toutes les maisons. Une telle restauration serait trop pleine de conjectures pour qu'il soit prudent de la tenter. Toutefois il reste assez de traces de ces communications intérieures pour que l'on puisse se former une idée générale de leur distribution dans Athènes. k Ne Il est indispensable de les partager en plusieurs classes, et voici, je crois, la division la plus simple et celle qui répond le mieux aux faits; nous distinguerons : 1° les grandes voies destinées aux communications de toute sorte; 2° les rues striées, pratiquées par les chevaux et les chars; 3° les rues destinées aux hommes à pied, impraticables pour les chariots, et à cette classe nous rapporterons aussi les voies d’accession. Gette division, que nous avons faite d’après l'inspection des lieux, a de plus l'avantage de correspondre es TS) Fm à ce que nous voyons aujourd'hui même dans tous les pays, non- seulement à la ville, mais aussi dans les champs et dans les mon- tagnes. | 1° Les grandes voies sont celles qui aboutissaient aux portes d'Athènes et conduisaient par exemple aux ports, à Éleusis, à Chalcis, à Sunium;: elles formaient un réseau dont on retrouve des parties dans toute la Grèce, et qu'il serait intéressant de réta- blir sur la carte de l'Étatmajor français. Dans la partie basse d'Athènes, occupée par la ville moderne, il est presque impossible de les retrouver, à moins qu’elles n'aient été établies sur un fond de rocher aujourd’hui caché sous le sol. La direction de la voie Sacrée peut seule être déterminée avec quelque exactitude; elle était large et construite avec un soin inusité chez les Grecs; c’est ce dont on peut se convaincre en suivant ce qu’il reste d'elle sur les rochers de la baie d'Éleusis, non loin des lacs Rheiti, dont elle faisait le tour. Quant à la partie qui aboutissait à la porte Dipyle, elle a disparu sous le sol. Mais, sur les collines qui nous occupent, deux de ces grandes artères ont laissé des traces assez profondes pour que, après avoir été exposées à l'action de l'air et des eaux depuis deux mille ans, elles puissent encore se reconnaître deux mille ans après nous. Une des deux surtout, celle qui aboutit à la porte Mélitide, et qui s'appelait 5 dià rÿs Koukÿs ôd6s, doit attirer notre attention : établie, comme son nom l'indique, dans le creux de la vallée, elle conduisait à la fois vers la plaine les chariots, les cavaliers et les eaux des pluies, qui s’y rassemblaient de tous les points des collines; elle était le chemin le plus court pour qui se rendait d'Athènes à Phalère ou à Munychie; ceux qui vont à pied au Pirée aujourd’hui même prennent souvent cette direction. Cette grande voie amenait donc à Athènes des marchandises de toute sorte venues par mer; ajoutez qu'elle offrait depuis Thémis- tocle une sécurité plus grande qu'aucune autre, puisqu'elle était comprise entre les longs-murs. Elle porte trois caractères bien re- marquables : premièrement elle est striée transversalement de petits sillons faits au marteau et destinés à faciliter aux chevaux le tirage des lourdes voitures; secondement, elle porte sur ses côtés de profondes et larges ornières, trace évidente des nombreux chariots qui l'ont parcourue; enfin, elle porte latéralement une grande rigole , dont la section est carrée: cette rigole, qui va s’élar- gissant vers la plaine, et se prolonge sur toute là longueur de la is xouy, recevait de toute part les filets d'eau que des centaines de rigoles plus petites lui apportaient. On ne peut suivre ce canal jusqu’à son extrémité inférieure, parce qu'il se perd sous le sol exhaussé; mais nul doute qu'il ne se rendit à l’Ilissus suivant la pente naturelle du terrain. Comme il est impossible de douter que ce faubourg n'ait été celui de la Cælé et ce chemin celui qu'Hérodote désigne par ce nom, il n’est pas besoin d'une autre raison pour appeler Mélitide la porte qui se trouve près de Saint-Dimitrios, et Mélite le quartier de la ville dont cette porte était l'entrée. Quant à l’autre grande voie dont nous avons parlé, c'est celle qui, dans des conditions tout opposées à la précédente, passe sur la crête de la colline du nord-ouest {3), au-dessus du grand abattoir et, se dédoublant sur ce plateau, se dirige aussi vers les ports. Cette route a été très-fréquentée, moins pourtant que la précédente; tracée sur la hauteur, elle n’a pas, comme le chemin creux, un canal latéral pour l'écoulement des eaux. Enfin, il n'est pas néces- saire de répéter ici que la position de la porte à laquelle elle aboutissait n’est pas encore déterminée : était-ce la porte Piraïque ou la porte Hippade? 2° Les rues striées avec ornières étaient également destinées aux chariots; mais, au lieu de servir de tête à de grandes routes, elles établissaient seulement d'importantes communications intérieures. . Le plan porte toutes celles dont nous avons pu reconnaître l'exis- tence. La mieux conservée est celle qui tourne à mi-côte la colline du Pnyx, devant l'angle du mur d’enceinte; elle paraït avoir abouti à la porte Mélitide et s'être dirigée vers le haut quartier de la col- line du Pnyx.Les plus longues se développent sur la pente septen- trionale du Musée. Il est impossible que ces grandes rues ne fussent que deux ou trois dans toute cette partie d'Athènes; mais, moins fréquentées que les précédentes, elles ont été moins bien prépa- rées et n’ont reçu par l’usure que des ornières peu profondes. Ce qui prouve que beaucoup d’entre elles ont dû s’effacer, c'est que celles qui subsistent encore ont disparu dans beaucoup de par- ties, et que leur direction générale ne se reconnaît plus que par des tronçons disséminés. De plus, ces rues sont beaucoup plus tortueuses que les grandes voies, et ce ne sont pas les maisons qui se sont alignées sur elles, maïs elles qui ont circulé avec des lar- geurs inégales entre les maisons, RE 1) Mn C’est probablement à ces deux sorles de voies publiques que s’appliquait surtout le décret rendu sous Périclès, soumettant à un ‘impôt les maisons dont les portes s’ouvraient sur la rue. En effet, deux portes s’ouvrant ainsi l’une vis-à-vis de l’autre auraient pu, dans certains endroits, occuper toute la largeur du chemin. On ne doit pas s'attendre, par conséquent, à trouver dans cette par- tie d'Athènes des trottoirs comme il'en existe à Pompéi : la capi- tale intellectuelle de l’antiquité était certes moins bien percée que les villes de troisième ordre de Italie. On dira, peut-être, que nous ne décrivons qu’un faubourg, mais la même chose a lieu dans l'enceinte, près du Pnyx, dans un des quartiers les plus fré- quentés de la ville, et sur ce rocher à l’ouest duquel s'élève aujour- d’hui l'observatoire, c'est-a-dire au Céramique intérieur. Ici, ‘cependant, sur le bord méridional du rocher en pente, on peut remarquer un double chemin (10), à la vérité fort étroit : l’une des moitiés est striée pour l'usage des chars, l’autre est interrompue par des degrés et ne pouvait guère servir qu'aux hommes à pied. Quant à l’Aréopage, c'est à peine si l'on y trouve quelques traces légères d'une voie publique; de sorte que le faubourg semble avoir été mieux percé que la ville. En était-il de même dans les parties basses, là où les maisons étaient bâties sur la terre et non sur le rocher? Je l’ignore: toutefois rien ne prouve qu'il en ait été là au- trement qu'ailleurs. Au reste, comme ces rues s'élèvent en pente sur le penchant des collines, on peut s'expliquer, d’après le plan, pourquoi les maisons font un angle avec l'axe principal de la vallée. On sait que telle était, suivant l'usage des anciens, la manière dont un édifice devait se présenter aux yeux; il est en effet plus agréable d'en apercevoir deux faces fuyantes qu’une seule façade, qui ne permettrait pas d'en saisir la profondeur. 3° Pour les autres rues, qui sont comme les dernières articu- lations des voies publiques et se ramifient dans l'intérieur des villes, elles sont, à Aïhènes, de beaucoup les plus nombreuses. Elles étaient fort étroites et formaient avec les rues principales des angles de toute grandeur; comme elles aussi, et plus encore, elles dessinaient des courbes variées et se brisaient de mille manières pour passer entre les maisons. N'ayant point été striées au mar- teau, ni parcourues par des chariots, elles n’ont laissé que des traces légères; beaucoup d’entre elles peuvent cependant être re- connues par un examen attentif. Les marques qui les décèlent MISS. SCIENT. V : (4) Re NO ne sont de plusieurs sortes : les inégalités du sol furent aplanies ou comblées ; 1à où la pente était trop rapide, des degrés rares et bas furent taillés ; une rigole latérale reçut les eaux qui découlaient des intervalles et des toits des maisons, pour lesconduire dans les rues principales et, de là, dansle.grand canal de la Cœlé. Les voies d’ac- cession proprement dites consistent souvent dans de simples cou- loirs existant entre les maisons, et de la largeur de deux hommes, à peine; très-souvent aussi, ce sont des escaliers plus ou moins ré- gulièrement taillés dans le roc et qui aboutissent, soit à une mai- son, soit à une citerne, soit même à quelque petite place publique. Plusieurs d’entre eux sont fort bien conservés; nous citerons entre autres le grand escalier (11), à l'angle S. E. de l’'Aréopage; un escalier courbe (12), qui aboutit à la grande rue, devant le rempart du Pnyx; un autre escalier rapide, qui s'élève dans une entaille de rocher, sur la droite du tombeau de Cimon; au-dessus, et tout près de celui-ci, un fort bel escalier oblique (13), large et très-doux à monter; enfin, celui qui se voit à l'angle oriental de la colline de l’ouest (14). Le Pnyx est également remarquable par ses escaliers presque effacés : vers son angle sud-est, le rocher en est tout cou- vert et ceux-là doivent être fort anciens, car ils paraissent avoir été destinés à la foule qui s’écoulait du vieux Pnyx. J'ajouterai une dernière remarque touchant la vie urbaine des anciens Grecs. L'on s'étonne souvent que dans nos villes les habi- tants se connaissent si peu les uns les autres, tandis que dans les contrées du Midi, et principalement dans les anciens temps, chaque personne connaissait non-seulement toutes celles de son quartier, mais beaucoup d’autres qui habitaient d’autres parties de la ville. La distribution des rues produisait naturellement ce résultat : une personne ne pouvait sortir de sa maison sans être vue de ses voisins; dans ces petites ruelles, elle se trouvait face à face avec eux; dans les principales rues elle les coudoyait, et, même dans les grandes voies, il lui était impossible de ne pas les aperce- voir. De nos jours, du plus loin que nous voyons venir un homme que nous voulons éviter, nous prenons l’autre côté de la rue et nous passons avec la conscience tranquille, parce que, sur le trottoir opposé, il était à dix mètres de nous. Ces petites comé- dies étaient à peu près impossibles chez les anciens, ou bien, il leur fallait admettre une convention théâtrale toute particulière. Ajoutez que, les villes étant bâties en amphithéâtre et composées de maisons très-basses, souvent terminées en terrasses, on voyait, te 0 de comme aujourd'hui dans Mégares, d’un coup d'œil chez tous les voisins; dans la Ko, par exemple, l'on apercevait très-bien du Musée ceux qui habitaient sur les hauteurs du Pnyx; où était, pour ainsi dire, sans cesse les uns chez les autres et l’on eût as- sisté à plusieurs actes de notre vie privée, dont personne chez nous n’est le témoin. Enfin la vie publique occupait les anciens plus que les modernes; ils étaient plus souvent au Pnyx, aux Portiques, à l’Agora que chez eux; là se nouaïent et s’entretenaient des con- naissances de toute sorte. Les femmes mêmes se voyaient souvent au temple et au marché, surtout à la fontaine. Et ainsi s’ex- pliquent plusieurs différences que nous remarquons entre la vie civile des anciens et la nôtre. IV. CITERNES. Le nombre des citernes dont nous avons constaté l'existence s'élève à cinquante-huit; il se partage entre les collines de la ma- nière suivante: sur la colline du N.O., sept; sur.celle du Pnyx, vingt et une hors des murs et cinq au dedans; sur les collines de l'Obser- vatoire, deux; sur la colline de l’ouest, neuf; sur le Musée, dix, et sur l’Aréopage, quatre. | I est nécessaire de dire quelques mots touchant la construction d’une citerne : c’est une grande cavité creusée dans le rocher, ronde, plus large vers le milieu qu'à la partie inférieure et à la bouche; elle est enduite intérieurement d’un stuc jaunâtre imper- méable à l'eau, contenant beaucoup de silice et de chaux et ana- logue à ce que nous nommons aujourd'hui ciment hydraulique. Une citerne est donc comme une grande amphore déposée dans la terre. De celles qui subsistent, les unes sont plus grandes que les autres; leur profondeur ordinaire paraît être d'environ quatre mètres; quelques-unes, plus spacieuses, en ont jusqu'à six. Le plus grand nombre sont en partie comblées et servent de repaire aux geckos et aux lézards. On remarquera sur le plan, autour de quelques citernes, un petit carré : il représente une légère cavité dont on entourait la bouche, sans doute pour que l’eau qui tom- bait des cruches retournât au réservoir; à cet usage aussi était probablement destinée une cavité circulaire qui se trouve parfois à côté de la citerne et communique avec elle par une rigole. Il n'est pas toujours facile de s'expliquer comment l’eau se ren- dait dans ces réservoirs : quelques-uns d’entre eux sont placés aux points les plus élevés des collines; il n’y a autour de leur ou- ee AR verture aucun trou rappelant un échafaudage destiné à rassembler les eaux ; il y a lieu de croire que c'était des toiis des maisons voi- sines, ef par des conduits qui ont disparu, que la pluie venait s'y réunir. On en trouve deux ou trois auxquelles descendent des rigoles creusées dans le roc; pour la plupart, au contraire, ces rigoles servaient à rejeter sur la rue les eaux surabondantes ou à détourner des puits les eaux souillées. Les femmes tiraient l’eau des citernes avec une corde qu'elles te- naient à la main ; ce qui le prouve, c’est que le bord en est souvent usé et poli comme on le voit dans beaucoup de margelles de puits antiques; c’est sans doute pour éviter le choc du vase que la ci- terne est renflée vers son milieu. Le treuil n'était pas inconnu des anciens, puisqu'il est décrit et expliqué géométriquement dans les auteurs grecs; mais l’on sait que leur vie privée était d’une extrême simplicité, et que la vie politique ou les cérémonies du culte occupaient leur pensée beaucoup plus que leurs besoins. personnels. Parmi les cinquante-huit citernes des rochers, il n’est pas sans intérêt de distinguer deux classes, celles qui ont appartenu à des maisons particulières et celles qui étaient évidemment sur la voie: publique. Ces dernières sont plus intéressantes que les autres, parce qu’elles permettent d'imaginer un détail de plus dans la vie extérieure des Grecs: elles sont d'ordinaire situées sur un petit plateau formé par le rocher aplani; plusieurs ruelles y aboutissent, comme on le reconnait à la disposition des maisons d’alentour et à la direction des rigoles ; souvent c’est par des degrés que l’on y arrive. On se représente donc les femmes athéniennes, au coucher du soleil, se rendant à la citerne des divers points du quartier; les unes montent, les autres descendent les degrés, portant leur amphore sur leur tête ou sur une épaule, un bras levé pour la soutenir, l'autre pendant sur leur robe à longs plis ; d’autres sont groupées autour de la citerne; l’une d’entre elles puise de l’eau, pendant que les autres remplissent leurs vases ou conversent entre elles. Ces petits tableaux, qui se répètent sur divers points des col- lines, sont éclairés par les rayons obliques et dorés du soleil eou- chant. Ceux qui ont habité la Grèce reconnaïîtront à ces traits, sous lesquels nous dépeignons la vie antique, les jeunes Méga- riennes à la fontaine des nymphes Sithnides. - Les parties basses de la ville, rà xérc ris mélews, depuis la loi : rendue par Thésée, possédaient un grand nombre de puits. Il en Er existe nécessairement plusieurs qui sont venus des anciens temps, puisque Athènes n'a jamais cessé d'être habitée. L'eau de ces puits n’est pas également agréable dans toute la ville ; elle perd en qualité à mesure que l'on descend vers le milieu et vers la porte Dipyle ; mais celle qui découle du Lycabète est d’une excellente qualité. Il ne serait pas sans intérêt de rechercher les puits an- tiques de la ville moderne et de les ajouter au plan; ainsi se for- merait peu à peu une restauration régulière et non hypothétique de l’ancienne ville. Enfin, outre la Clepsydre et l’'Ennéacrounos, Athènes possédait encore des aqueducs : on a découvert de notre temps, le long de la chaîne du Lycabète, les restes d’un grand aqueduc, partant de Képhissia et apportant à Athènes les eaux du Pentélique. M”*° la duchesse de Plaisance en a découvert un autre dans sa propriété de VlIlissus, lequel paraît n'être qu'un regard du premier ; un cours d’eau souterrain fut aussi trouvé de mon temps derrière le palais du roi, dans un terrain que le roi faisait retourner pour l'agrandissement de ses jardins. L'on rap- porte que les primats d'Athènes trouvèrent, en 1804, une belle source d’eau dans le voisinage de la Callirhoé ; comment donc a-t-elle disparu ? L'Ennéacrounos était sans contredit là où on la place d'ordinaire, c’est-à-dire dans le lit même de l'Ilissus; la flaque d’eau, qui était d’abord dans la cavité du nord, au pied du rocher, fut comblée de notre temps par le sable et il s’en forma une autre dans la cavité du sud. Ces disparitions et productions alternatives des eaux n’ont rien qui doive nous surprendre si nous nous rappelons que l’Ilissus est un torrent. Nous avions, du reste, commencé le plan et le dessin de ces rochers, où nous re- trouvions presque tous les canaux de l'Ennéacrounos de Pisistrate ; le temps nous a manqué pour le finir. Avant de quitter ce sujet, nous appellerons l'attention sur deux grandes cavités creusées de mains d'homme, dont l’une se trouve au nord et non loin de la grande voie de la Cœlé (15), l'autre sur la pente de la colline du nord-ouest (16). Elles ont une forme allongée et sont terminées à une extrémité par une partie plus large et cir- culaire. Elles paraissent avoir été, comme les citernes, des réser- voirs pour les eaux, à moins qu'elles n'aient servi dans quelque industrie particulière. Celle de la Ko, qui est beaucoup plus grande que l’autre, est de plus entourée d’une sorte de cadre creusé dans le roc et semblable à ceux de plusieurs citernes. US Ÿ. ToMBEAUx. Le nombre des tombeaux encore existants s'élève à cent onze: il faut y ajouter plusieurs tombes inachevées, un tumulus, une grande caverne sépulcrale, le monument de Philopappos, les tombeaux Cimoniens, et de nombreux cercueils de pierre que l'on trouve dans la ville moderne. Nous ne parlerons point de ces derniers, qui, n'étant pas à leur place, ne peuvent pas servir à la restauration du plan d’Athènes et dont les inscriptions ont été pour la plupart recueillies. Voici comment ces tombeaux sont par- tagés entre les collines : pour les collines du nord-ouest, trois; pour celle du Pnyx, quarante-cinq; pour la colline de l'ouest, quarante et un, et de plus deux tombes commencées, la grande caverne et le tumulus; pour le Musée, vingt-deux, et de plus les tombeaux Cimoniens et le monument de Philopappos. Il n'existe aucun tombeau sur les rochers de l'Observatoire et de l’Aréopage, non plus que sur la partie intérieure du Pnyx; ce qui justifie l'observation des auteurs anciens, que l’on ne creusait point de tombeaux dans l’intérieur des murs d’enceinte. C'est principalement le long des grandes ruës et sur les pla- teaux des collines qu'ils étaient situés : la grande voie de la Cœlé en est bordée des deux côtés, soit qu'ils y aient été taillés avant que le faubourg fût habité, soit que les habitants des collines ou des quartiers voisins aient de tout temps suivi cet usage. Nous savons que les anciens avaient coutume d’enterrer leurs morts ou sur des collines ou le long des routes, aux abords des villes; il suffit ici de rappeler la longue énumération que fait Pausanias des morts célèbres ensevelis près de la voie sacrée et sur le chemin de l'Académie. Et d’ailleurs la Grèce aujourd'hui même nous fournit souvent la preuve que cet usage était général. Les voies les plus fréquentées, celles surtout que parcouraient des proces- sions solennelles étaient préférées à toutes les autres. C’est plus tard seulement que, la mortayant été envisagée comme un triste et douloureux événement, la mélancolie que le regret fait naître poussa les hommes à rechercher les lieux solitaires pour y en- tourer leurs morts d'ombre et de silence. Quant aux Athéniens, l'inconnu ne les effrayait pas ; ils ne s’attristaient point à l’avance de ce qui n’était à leurs yeux qu’un voyage au bout duquel ils se trouvaient réunis. Aussi plaçaient-ils souvent les tombeaux de leurs parents dans leur propre demeure : coutume touchante qui A" TOR n'inspirerait que le dégoût à beaucoup d'hommes de nos jours, et qui marquait chez les anciens un vif amour de leurs proches et une foi ardente dans leur immortalité. Ces fosses, presque toujours vides, parfois contenant encore quelques restes d'ossements, on ne les voit pas sans quelque émotion rangées par familles dans l'intérieur des maisons; souvent deux à deux, comme pour deux frères ou deux époux ; d’autres fois, une tombe plus petite est creusée devant eux, comme pour attester que, les parents morts, leur famille s’éteignait dans leur unique enfant. La solitude de ces rochers, je dirais volontiers de cette vaste ruine, ajoute encore pour nous à son caractère mélancolique. Celui qui descend la grande voie de la Cœlé, bordée de sépulcres, ne tarde pas à perdre de vue, non-seulement l’Athènes moderne, mais l’Acropolis elle- même; la colline de l’ouest lui dérobe la plaine et la mer; la roche nue l’environne ; aires de maisons, ornières de chars, ca- naux, escaliers, cilernes, tout lui atteste que cette vallée a retenti autrefois de la vie bruyante de nombreux habitants; mais aussi le silence absolu, que les cris des corbeaux et les aboiements loin- tains des chiens errants viennent seuls interrompre, les tombes vides qui l’environnent, l’origan sur lequel on étendait jadis le corps et qui croît avec l'asphodèle dans les fentes des rochers, tous ces signes de mort lui rappellent que cette vie si active et si glo- rieuse s'est éteinte pour jamais. I n’y a rien de fixe dans l'orientation des tombeaux ; ils sont. tous semblables entre eux, mais toutes les directions paraissent avoir été également bonnes. Que, dans un temps fort reculé, la tête du mort ait été tournée vers l’orient, c’est un fait qu'il serait nécessaire de bien établir; mais il est évident que cet usage n’a pas toujours été suivi. Quant à la forme de ces tombes, c'est celle d’un quadrilatère régulier, creusé horizontalement dans le rocher. Je n’en ai trouvé qu’un seul dans lequel on eût ménagé, vers une extrémité, un petit banc dans la pierre pour y déposer des vases funéraires ou d’autres objets sacrés ; il est situé entre les deux ravins qui descendent du Pnyx dans la Cœlé. Disons quelques mots seulement des cavernes sépulcrales : il n’en subsiste que deux dans le faubourg, l’une se trouve sur le bord méridional de la colline de l’ouest, l’autre sur le chemin de la Cœlé, non loin de la porte Mélitide. Nous donnons le dessin de la première (figure 8), qui est demeurée inconnue ; elle renferme plusieurs tombeaux ; elle ne porte aucun nom. Quant à la seconde, il est probable que c’est bien elle que désigne Hérodote (VE, 103), là où il dit que Cimon fut enterré devant la ville, au-dessus (ou au delà) du chemin qui traverse la Cœlé. Il ajoute : « Vis-à-vis lui furent enterrés ses chevaux, qui avaient gagné trois fois le prix aux jeux olympiques. » Pour mettre fin à celte notice sur un faubourg de l’ancienne Athènes, il nous reste à appeler l'attention sur deux grandes cre- vasses du rocher, à l’ouest et au nord de l'Observatoire. Elles servent aujourd'hui d’abattoirs ; celle de l’ouest est la plus grande et la plus profonde; elle est escarpée des deux côtés: son angle oriental parait s'être étendu, s’il est vrai que la grande voie le traversàt comme ses deux tronçons l’indiquent. Cette partie des rochers est hideuse à voir et capable de décourager ceux qui en dressent le plan : le sang des animaux que l’on y égorge, à la façon des anciens sacrificateurs !, se répand sur la terre, qui en est en- tièrement noire ; une odeur fétide s’exhale du fond des crevasses, soulevée par le soleil et les vents. Ces grands corbeaux, que les anciens préféraient aux flatteurs, y font leur demeure et n’at- tendent pas même le départ des hommes pour se jeter sur leur proie; des chiens errants ne quittent pas ce séjour, ils y naissent, s'y nourrissent, y déposent en sécurité leurs petits : ce domaine est le leur. Que de fois j'eus à lutter contre eux lorsque je dressais le plan d'Athènes ! Heureusement que, revoyant chaque jour la même figure, ils prirent enfin patience et ne se détournèrent plus de leur pâture. Les maisons de la Cœlé finissent sur le plateau de la colline, en decà des précipices; ceux-ci sont situés sous le rempart, dans le lieu le plus solitaire de l'antique Athènes; ajoutons que ces crevasses sont les seules de tout le pays et qu'il faudrait aller jusqu'à Phalère ou dans la petite chaîne du Lycabète pour en trouver d’autres. Toutes ces raisons ne suflisent-elles pas pour nous les faire regarder comme étant le Barathre, ces Gépayyes dont parle Thucydide{Il,67),où furent jetés les corps des envoyés lacédémoniens ? E. BURNOUF. ! Autour d'un pieu arrondi s’enroule une corde, à l’un des bouts de laquelle le bœuf est attaché par les cornes; un homme tient l’autre bout. Il tire à lui : la bête, qui se sent captive, tourne en bordissant; mais la corde se raccourcit toujours, la tête de la victime est amenée contre le poteau; à ce moment un autre homme lui enfonce dans la nuque un couteau. Le bœuf tombe en s’affais- sant avec un sourd mugissement, et sa vie s'échappe avec son sang. : , Par f ; 1 tal RD ee: e ç H ES A ER 0 is : EX ri Qi HER \ S LES We LA (PERL: LC Cr - ‘ \ \ 1H s \ À | Q] IEEE) FAN e} \ Ê [SEE ; \ | : | ! 1 te VAE RE ; $ | ! ; ; \ : f. \ } | d A à \ \ # [l 1 f ”l 7 AN: sa r i A } } fan 7 Ce . \K \ À l 4 n / À à è < Le s ; \ Ve ENT | 00 / 4 { HRITAN NAS HA JE is 7. JA = f £ 2 SA te \ | ; VOTE / s : } 11 f F À LRLE CI \ : ñ ‘ 1 / / Ve J SE / ! / / y» \ ] / D x S" { / V4 VAS N C 1 le Eu | l | 1 « 1 NS fe À j EE = ==" a \ è Î ; mm ————— / , NS NS A4 ( Ne e S à : TER D Vo ne - D PRET) ee FL7A 7 = F 2 ë 02 De o s nd ee | L rutonr de llergolts ane ess fe niet de la mes ana) 8° door le Mas (Dit am Pig) à Le 2 (1 W 7 PARTIE OCCIDENTALE DU PLAN D'ATHENES ANTIQUE dressée à l'échelle de 2500. PAR EMILE BURNOUF Membre de l'Ecole Française d'Athènes. 1849. Ouvrages antiques: ue unes ce mretsans nn bjrees KR ALU ne \\ / NN ) NN) 7 /, HR IN È DIE s ) PA NES Rapport présenté à Son Excellence M.le Ministre de l'instruction publique et des cultes par M. le vicomte HERSART DE LA VILLEMARQUÉ, sur une mission littéraire accomplie en Angleterre pendant les mois d'avril, mai et décembre 1855. — Première partie. Monsieur le Ministre, Au mois d'avril dernier vous m'avez fait l'honneur de me charger d'une mission en Angleterre, et vous m'avez donné pour princi- pal objet de rechercher, dans les bibliothèques de ce pays, les manuscrits intéressants pour la langue et la litiérature de nos départements de l'Ouest; mais, en même temps vous avez appelé mon attention sur les grands poëmes en langue française que je pourrais rencontrer, etsur les chants qui me paraïtraient de nature à faire partie des recueils dont s'occupe le comité de la langue, de l’histoire et des arts de la France. | Permettez-moi de commencer ce rapport par ce qui touche de plus près la section philologique du comité, et dont Je lui ai donné lecture. J'aurais été heureux, Monsieur le Ministre, de répondre à vos vœux, en rapportant en France beaucoup de monuments ignorés de notre poésie chevaleresque, bien convaincu de leur utilité * pour les études historiques, et de leur importance, à tant d’égards, que M. le doyen de la Faculté des lettres a si parfaitement dé- montrée dans les instructions de la section philologique ; mais, après toutes les recherches faites en Angleterre depuis quelques années, après celles qu'on vient d'y faire encore par vos ordres, cette année même, avec succès, il n’y reste plus grand'chose à trouver. Deux fragments, dont l’un inédit, l’autre tout à fait in- connu, des poëmes de la Table ronde, voilà toul ce que j'ai dé- couvert. POËÈMES CHEVALERESQUES. _ Le premier fragment existe à Londres; il appartient au Musée britannique (ms. d’Arundel), et porte le n° 220. C'est le préam- bule d’un poème de Merlin. Il ouvre un volume in-4° écrit sur vélin de 329 folios, où on lit (fol. 312 v°) en tête d’un calendrier : « Ce calender est estret de la table tholet le an nostre singur (sic) Mil ca MISS. SCIENT. V. 7 LS (GR _«zxxxIx. » Comme il est de la même main que le calendrier en question, il y a lieu de croire qu'il a été copié dans les dernières années du xu° siècle. Le poëte paraît avoir vécu à la fin du siècle précédent. Son texte a beaucoup souffert du copiste, et l’on sent qu'il a passé par des bouches accoutumées à un accent étranger et de moins en moins françaises : il faut même souvent accentuer les vers à l'anglaise pour leur restituer la mesure. Ils sont intitulés : Yssy comence coment Merlyn Ambrosie fu née (sic) et de sa nef- faunce (sic) et de sa mere. La popularité du nom de Merlin et de ses prophéties doit avoir déterminé l’auteur à le prendre pour sujet d’un poëme. Il prétend n'avoir eu d'autre but que le désir de rétablir dans leur intégrité ces prophéties que chacun citail à tort et à travers selon les besoins de sa cause : c’est à leur source même, c’est dans le Brut qu'il dit les puiser; mais comme ce livre est écrit en latin ,’et que tout le monde ne sait pas le latin, il le traduit en roman, que tous en- tendent, grands et petits; d’un autre côté, comme il faut qu'on sache à quelle occasion Merlin prophétisa, il va d’abord conter l'histoire de la naissance du prophète et de son enfance. Prenant, en effet, pour guide le Brut, c’est-à-dire la chronique des Bretons mise en latin par Geoffroi de Monmouth, il paraphrase les'tradi- tions populaires qu'on y trouve touchant son héros : Seignours, vous ke alet devisaunt E une chose e autre dysaunt , De cele chose ke Merlyn prophetiza, Ly uns dist sa, et ly autres la, Tele chose ke il unkes ne pensa, Ne unkes en quer ne Îy entra; Cechun dist ore en soun endreyt Tut co ke il estre voudreyt; Sy il dist veyr ou il ment, Merlya en tret a garent. Et pur iço comunament Vous fas jo à saver bonement Ke vous ne creet autre dist Ke vous ne trouvet issi escrit De Merlyn ne de son prophetizement. F1 parole mout oscurement, Go ke il dist ausi cum sounge; Et sachet que ço ne pas mensounge; Car kanke ïl ad prophetizé Du temps ke encor est alé ! Sans. 2 Mentir, st EE — En Brut le porra homme trover, Ke il ne ment pas, eyns dit veyr. Et pur ço ke bon est à oyer De temps passé et [à] venyr, Ay jo le liver à Merlyn , Translaté en romaunz de latin; Kar tote gent ne entendent mye Lettre en latyn ne clergie; Et pur ço l'ai jo feet en romaunz Ke tuz entendent petiz et grauns. Ne le ay pas, sachet, rimé, Mes eyns si fu tut avant alé, Tut eynsi come il le fist, Saun! ryme tuit ensy l'ay dist; Kar cil ky voudra rimer Ne put mye tut dis le dreyt aler; Hors de estorie 1y covent trere Sovent, e menter? por rime fere : Mensouniable$ prophecie Ne deyt pas estre oÿe. Jo la vous dirray saun mensonger. Mès avant en voyl counter Ques homme [ Ambrosie] Merlyn fu (Kar sovent en le Brut le ay lu), Coment e par quel enchesoun Dist Merlyn sa prophesioun. En la Bretayne avoyt jadis Un roy ke fu mout pouestiff; Vortiger ou cil à noun‘, ., Et cil fu roy par grant tresoun; Car par soun mauveys engyn Costaunz, le fiz le rey Costentyn, Si fu occys et detrenchez; Etil s’en fu pus corounez. Adonc fu ke ore est Engleterre Apelée Bretayne; mès, par gere Ke 1y fist 1y roys Gormouns Perdy la tere soun dreyt, nouns. Constaunz ke fu ensy murdris. En avoyt deus freres petiz : En la Bretayne la Menour Furent nuriz à grant honur : ? Mensongère. * Nom (no-oun). M. 1 Oteront. ? Maçons. % Dirent. Son sang. SOON" Ceux furent Aurelius et Uter. Kant ils oyerent ke Vortiger Avoit lur frere ensy tray, Et ke par 1y fu murdry, Jurent ke il le vengerunt, La coroune ou ie chef li toudront#. Kant Vortiger ço entendy, Dolent en fu et maubaly. Purpensa sey ke il fereyt; Coment ïl se defenderoyt. Lu convenable ad encerché Où il pu fére en ferme, . Et où il put surment attendre Les enfaunz, et sey défendre. Tant enquist et tant encercha Ke un covenable lu trova Où il put fere un fort chastel. Mout li plust, si li fu beel. Maçonnys? vindrent tot entour ; E kaunke il fesoyent le jour, La nuyt est tretust enfundré. Ly roys se mout emerveylé : Ses sorcerys trestuz manda, Et forment les aresonna Comment et par quel mester Sa overayne ne put durer ; Sy il ne ly deyssent veritez, Les chefs lur serrunt couper. Et cil forment s'esmerveïllent, Et entre eus se counseyllent. Unkes ne point tant deviser Ke il pussent de reyn trover Par quei la ouverayne enfoundra. Chescun de eus se esmaya, Et de morir en urent poour; Si diunt à lur dreyt seigour Ke si il en eust un enfaunt Saun pere nez, et prist soun saunc“ Et le meyst en le foundement De l'ouevre, ke il esteroyt forment. 1 Sud. ? Voyager, EM: à Pie Kant Vortiger les ad escuté, Par tut le réaume ad envoyé Du seuz! de ke en le occident, Du nord de ke en le orient, Et par trestoute la tere, Ad li un tel enfaunt quere; Et partut ensy command Ke si acoun trovast un tel enfaunt Ke feust engendré saun pere, A 1i amenast e sa mere. Et ly messagerez s’envont avaunt, Un tel enfant durement querant. Tant ont cil avant alé Ke tote la terre ont acerché ; Unke tel enfaunt ne porrent trover. À mesoun lur covent repeyrer. Ensy com il durent retourner, Vers mesoun mout travayller?, En un cymiteyre vindrent d’un moustier : Talent lur prist à reposer. Là se jouerunt deus enfauns Ke ne estayent gueres grauns : Ly uns avoyt a noun Dynabus Et ly autre Merlyn Ambrosius. Taunt se sunt entrejoué Ke Merlyn ad l’autre blessé. Dynabus mout se corussa, Et Merlyn mout leydenga, Et si 1y dist : « Mal engendrez! «Jà es tu saunz pere neez; Ben say que acun deble estu, «Ke si malement m'as féru!» Kant li messagers ont escuté Coment l’un l’autre ad ledengé, Erraument com se leverent Et vistement demanderent Le quel enfaunt cely fust Ke nul pere unkes ne eust. Et Dynabus lur respundy : «Sire, par ma fey, cely ke me fery « Ben savom ky est sa mere, «Mès ne savom ky est soun pere. » Cil en ont tut ço escuté; l Lignée, FO L'enfaunt ont pris et amené Et sa mere tut ensement Devant le roy tut erraument. Et sachet ke la mere Merlyn Fust estreyte de haut lyn1; FFilie fut au plus haut baroun De la countré tut enviroun; Kant ele fu devant le rey amené, Vortiger l’aad mout honuré; Mout bel à counseyl le appela, Et mout cherement la pria Ke la verité 1y déyst Coment [l'enfant] Merlyn nasquist. — «Sire, volez vous saver noyele «Ke jo esloye puce!e «(Ne vous lerray ke n’el vous dye) «En chambre mut swef nurrye; « Et kant jo soule en chambre esioye, « Et mes preyeres dire soleye, « Un oyselet 1 soleyt entrer; e Eyns devint à un beu‘bacheler. «Sovente feyte moy acola « Et soventefoys moy beysa; « Signe me fist de grant amours, « Et en issy fesoyt il touz jurs.: « Unkes ne fu de ly trestournant «Ke il ne me apparust tu dis devant; « Tut dis menamus tele vie «Ke unkes ne me tocha il mye. «Mès après avaunt tant ala «Ke il ouveke moy se cocha «Ansi cum humme , etje consu; « Et cest enfaunt de ly m'en oust. « Unkes ne say pus où il devynt, «Mès jo say ke il unkes ne revynt.» Le rey ço prist a merveyler, Merlyn devant ly fist amener. Merlyn ly ad pus demaundé : «Rey, pur quey me avet maundé? « Quydes tu ke ta overayne seyt esteant «Par ma char et par anoûn saunk? — «Oïl, ço dist Vortiger, « Einsint me fount assaver «Mes grant mestre sortiscors «Et mes sages dyvynoures. » Disposé. Creuser, Vite. ABS no — «FFetes les devaunt moy venir, « Je les feray trestouz mentir!» Kant il furent à li venu, Merlyn les ad aresonné touz : — «Dites, vous ke alet jugaunt «Ke, par ma char ou par moun sank, « Serra le ovraigne durable, «Et au roy nunciet cele fable; « Dites moy par unt si estutet «Ke la overayne ester ne putet? «Dites le moy apertement; «Quey est desouz le fondement?» Et cil en peés touz esturent, Ke de reyn respoundre ne surent. Adounc dist Merlyn à Vortiger : «Sire, ore sachet le de veyr «Ke fouz sunt et perdy unt sens « Trestouz vos astronomyens, «Ke ensi unt sorti ? de moun saunk ; «Ke reyn ne sewent del estaink «Ky est desouz le fondement; « FFetes enfouyer? erraument *; « Là desouz porras trover «Une ewe currant redde et plener t. Le roy ky de ço avoyt desyr Hastivement fist là fouyr. Taunt parfund se sunt alé Ke une ewe unt tost trové. Le rey se prist à merveller; Merlin comaunde à espucher Le ewe tot horis del estaunk ; : Et homme le fist einsy meintenaunt. Quant le ewe fu tut espuché, Une pere trouvent grosse et quarré. Adounc dist Merlyn au roy : «Sire , entendet ore à moy, « Volet saver fiers merveyles «De deus dragouns e de lour batayles ? « Taunt combatunt per nut ensemble Rapide et abondante, Toute bors, NE «Ke tut vostre overayne tremble ; « Pur lur batayle ne put durer, « Eyns comence tut à enfundrer. «Si vous la pere oter volet, « Combattre ensemble les verrez, » Et cil en fet la pere euster; Et sus les dragouns hors voler. Ly uns fu rous, li autres blaunc; Fort se entrebatunt meyntenaunt. Le blaunc le rouge sorpoeyt Êt au founs du lac le chasseyt. Ly rous ke si deboté estoyt Un poy après se sourpoeyÿt, Et le blaunc forment assaly ; En le parfund lak le abbaty. Plusurs foyys se sount enbatu; A l'en dreyn fu le blaunk vencu. Kaunt Vortiger vit cele batayle, H en avoyt graunt merveyle. À Merlyn pria ke il li demonstrat Quey la batayle signefast. Merlyn comence dounk à plorer Et pus à prophetizer. Adounc ad prophetizé Merlyn De ce temps de kes à la fin Du secle du temps ke avendroyt, Et coment le secle fineroyt. Issi le poet jà oyer Si de l’escoter en avet desyr. Le poëme s'arrête là; on n’en connaissait que les dix premiers vers, que l'abbé de Larue a cités assez peu exactement !. Ni M. Fran- cisque Michel?, ni M. Leroux de Lincy*, ni même M. San-Marte “ ne l'ont pybhe, L'intérêt qu'il offre fait Hs qu'on en découvre la suite et qu'on la mette au joue Le second fragment que j'ai trouvé est encore plus intéressant. C'est à Tristan qu'il se rapporte. Il offre une page égarée d'un des ! Essais historiques sur les bardes, les jongleurs et les trouvères normands et anglo- normands, t. II, p. 246 et 247. ? Vita Merlini Caledoniensis, etc. 3 [1 Roman du Brut, # Die sagen von Merlin, mit altwalschen, bretagnischen, schottischen, italic- nischen und lateinischen Gedichten, etc. MA SR poëmes composés au xu° siècle sur ce fameux héros de roman. Confondu avec une foule de feuilles de vélin dépareillées de la bibliothèque de l’université de Cambridge, on n'en soupçonnait pas la valeur. Je l'ai signalée au jeune et savant sous-bibliothé- caire, le révéreod H. R. Luard, du collége de la Trinité, qui s'occupe du catalogue général de Cambridge. IL est écrit sur une petite feuille de parchemin jauni, de treize centimètres et demi de long sur onze de large, portant au bas du recto le numéro 913. Cette feuille, qui était plus longue, a été malheureusement ro- ‘gnée, comme on en peut juger par les débris de lettres que les ciseaux ont laissés subsister au verso. L'écriture me paraît être de la fin du x siècle; quant aux vers, ils sont comparables aux meilleurs de l'édition de Tristan, de M. Francisque Michel, et comblent, dans cette publication, une lacune regrettable. Son premier volume (p. 341) finit par ces vers, à l'arrivée de Tristan dans la chambre de la reine Izeuit : Entre Tristan sur la cortine; Entre ses bras tient la reine. Rien de plus sur leur entrevue, et la toile tombe. Elle reste levée dans le fragment qu'on va lire. Le roi Marc, conduit par son nain, surprend les deux amants, et court prévenir ses barons. Pendant ce temps, Tristan prend congé de la reine, et s'éloigne en emportant l'anneau d'Izeult, comme gage de consolation : (Folorecto.) Entre ses bras Yseut la reine. Bien cuidoient estre aséor. Sorvient un par estrangéor Li rois, que li nains i amene, Prendre les cuidoit à l'ovraine; Mès, merci Deu, bien 1 demorerent, Quant aus endormi les trouverent. Li rois les voit, au nains a dit: «Atendés moi chi un petit; « En cel palais là sus irai, « De mes barons j'amenerai; « Verrout com les avons trovez; «Aidonc lesrai, quant ert provez. » Tristan s'esvella aitant ! Tardèrent, LL ER De Voit le roi, mès ne fait senblant, Car el palès va il son pas. Tristan se dresche et dit : « Alas! «Amie ŸYseut, car esvelliez, « Par engien somes agaitiez; «Li rois a weu quanque avons fait; «Au palais à ses homes vait; « Fra nous, s’il puet, ensemble pendre, «Par jugement ardoir en cendre. «Je m'en voil aler, bele amie; « Vous n'avés garde de la vie, « Car ne povez estre provée. eos see eee © CC (Folio verso.) « Fuir deport, et conquerre eschil, «Guerpir joie, suivre peril, «Tel duel ai por la departie, «Jà n'aurai hart jor de ma vie! «Ma doce dame, je vous prie, «Ne me metés mie en oblie. «En loign de vous autant m'amez « Come vous de près fait avez. «Je ni os’, dame, plus atendre; «Or me baisier, au congié prendre, » À li baisier Yseut demore, Entent les dis, et voit qu'il plore. Lerment li oïl, du cuer sospire, Tendrement dit: «Amis, bel sire, « Bien vous doit membrer de cest jor, «Vous partistes à ‘tel dolor; «Tel paine ai de la deleuranche ! (sic); « Ains mais ne sui ? que fu pesanche ?. «Jà n'aurai mais, amis, deport « Quant j'ai perdu nostre confort; «Si grant pitié, ne tel tendror, « Quant doi partir de vostre amor : «Nos cors partir ore convient, «Mais l'amor ne partira nient. «Nequedent, cest anel prenez; «Por amor, amis, le gardés. » CCC RE) CCC Ces adieux sont touchants, et les paroles que le poëte met dans * Peut-être déseuvranche, départ. 2 Sus. 5 Peine. = 499 =: la bouche de Tristan, celles surtout qu’il prête à la reine, sont bien senties et pathétiquement exprimées. L'auteur fait allusion à une autre départie des deux amants, dontil est question dans les extraits déjà imprimés; mais les vers qui s’y rapportent n’approchent point de ceux-ci. ANCIENNES CHANSONS FRANÇAISES, Si les poèmes chevaleresques français, encore inédits, sont rares en Angleterre, il n’en est pas de même des vieilles chansons en langue française. La moisson y est riche sous ce rapport, pré- cisément parce qu'on ne l’a guère commencée. J'en ai vu à Oxford, dans la Bibliothèque bodléienne, une précieuse collection ayant appartenu à sir Francis Douce, et primitivement à la famille nor- mande de Gornay. Elle occupe trente-deux colonnes d’un beau volume in-folio, de l'écriture des premières années du xiv° siècle, orné de splendides vignettes, commençant par le Vœu du paon, et finissant par le Tournoiement de l’Anle-Christ. Ce manuscrit, qui est inscrit sous le numéro 308, contient deux cent quatre-vingt- trois feuillets de vélin. Les chansons que j'ai notées, comme plus ou moins remar- quables, sont au nombre de deux cent quarante-cinq; elles portent le titre de pastourelles et de ballades; la plupart concernent la Flandre, l’Artois, la Champagne, la Lorraine et la Touraine. J'ai lieu de croire qu’elles ont été composées du milieu du xr° siècle au commencement du xrv°. L'une d'elles (n° 124) signale une mode nouvelle qui date, selon M. Quicherat, de l’an 1320 à peu près, en France; une autre (fol. 216) parle, comme vivant encore, des filles célèbres de Raymond Béranger, comte de Provence, dont J'aînée, en 1234, épousa saint Louis; la seconde, en 1236, le roi d'Angleterre Henri IT; la troisième, Richard, duc de Cornouaille et roi des Romains, en 1244; et la quatrième, en 1246, Charles, frère de saint Louis, qui donna au roi les comtés du Maine et d'Anjou. Quoiqu'un petit nombre seulement de ces chants aient le vrai caractère des chansons populaires proprement dites, et qu'ils soient de nature à intéresser plutôt les savants rédacteurs de l'His- toire littéraire de la France, qu’à faire partie du recueil de la section philologique emprunté surtout à la tradition, ils rentreht dans une des autres catégories de monuments dont s'occupe, sous vos auspices, le comité de la langue, de l’histoire et des arts de la — 100 — France, et presque tous ont leur importance. Vous en jugerez, Monsieur le Ministre, par ceux que je citerai. Dans l'impossibilité de transcrire ici la collection entière, où beaucoup de pièces d’ailleurs roulent sur les mêmes sujets, ce qui la rend un peu monotone, j'ai fait un choix parmi celles qui m'ont paru dignes de l’attention du comité, soit par la poésie, soit par la verve, l’en- train, le tour, le rhythme et la variété des tons. Je ne saurais mieux ouvrir mon choix qu’en citant la pastou- relle suivante, qui rappelle la scène charmante entre Roméo et Juliette, et que Shakespeare pourrait bien avoir imitée. L'ALOUETTE. (N° xLIII.) Entre moi et mon amin {sic}, En un boix k’est leis Betune, ÂAlaimes juwant mairdi, Toute lai nuit à la lune. Tant kil ajornait!, Et ke l’alowe chantait, Ke dit : « Amins, alons en.» Et il respont doucement : « I n'est mie jours, « Saverouze, au cors gent ; «Si ment, amours , « L'alowette nos ment?.» : Adonc se trait près de mi, Et je ne fu pas an fruine*; Il me baixait bien trois fois, Ausi fix je lui plus d'une, K’ains ne m'anoyait; Adonc volexiens nous lai ! Ke celle nuit durest sant, Mais ke plus n'alest dixant : « A n’est mie jours, «Saverouze, au cors gent; « Si ment, amours, « L’alowette nos ment. » Le jour parut. Trompe. 5 Mauvaise humeur. “ Nous eussions voulu là. — 101 — Comme on le voit, cette gracieuse chanson offre la même si- luation que la pièce‘du grand poëte anglais, et on en trouve un écho dans le vers : Tis not the lark, it is the nightingale. | « Ce n'est pas l’alouette, c’est le rossignol. » Dans d’autres pastourelles du recueil, le sentiment est moins délicat, mais l'exécution a le même mérite. En voici une qui pré- sente un intérêt particulier en ce qu ‘elle est, je crois, presque la seule qu’on trouve dans nos manuscrits français; du moins M. Pau- lin Paris, qui connaît si bien nos richesses en ce genre, et les fait valoir avec tant de charme et de talent, ne m'en a guère si- gnalé d’autres. La copie de la Bibliothèque impériale (collection Mouchet, n° x, fol. 26), faite sur un manuscrit de Berne por- tant le n° 389, et la copie de la bibliothèque Bodléienne, compa- rées l’une avec l’autre, prouvent que nous possédons une version correcte; à peine si elles offrent des variantes : je les indiquerai à mesure pour qu'on en juge. LE DORELOT DE LA BERGÈRE. (n° x.) An mai, à doux tens novel Ke florissent li prael! Et prei renverdissent ; Deduxant sor un ruxel M'an allai, par grand revel? ; Truis pastore jolie K'alait ses aigniauz gardant, Et an sai pipe chantant Son dorelot : « J'ai aimeit « Et amerai ; «Et dorelot! « Et s'aime encor, « Dittes de joli cuer mignot‘.» 1 Variante : Ke florissent arbrexel. Variante: Rivel (hâte). Variante: Ces aignialz. Variante : Deus! de iolif cuer mignot. L3 > C@ D — 102 — Quand je vis que soule estoit, Vers li m'an alai tot droit Et si la salue; Puis li dis s’elle voloit K'’elle rancommenceroit Sai chanson qu'icrt drue. Tantost li rancomansait, Et en sa pipe chantait Sox dorelot, etc. Bien me plout ceu K’elle fist; Tout maintenant li requix K’elle fust m'amie: Utelle me respondit, Et pues après si me dit Que non seroit mie!, Car un autre avoit plus chier; Lors comansait de rechief Son dorelot, etc. Por plus tost s’'amor avoir, Li donai de mon avoir Et mon amoneire; Et li dis ke trop doloir S'amor mi fait main et soir?, Tant j’avoie chiere! Lou don resut maintenant, Pues chantait tot an riant Son dorelot, etc. En chantant m'ait dit : « Amis, « Par vos dons m'aveiz conkis * : M'amor vos otroie;: Ne voil plus garder berbis, Ains irons par lou païs Menant bonne vie, Moi et vous dorenavant, Et g'irai .touz jors chantant Mon dorelot, etc. Tout maintenant l'ambrassai; En la bouche la baixai ; Variante : Et pues après se dist, Nel seroit mie. Variante : Me fait s’amor main et soir, Variante : En vos dons m’aveis conquis. Variante : Tout maintenant la baissai En la bouche la baissai. 5. — 103 — Et elle s'escrie : «Robin, perdue m'ais, Jamais plus ne m'auerais Jor en tai baïlie, Car je m'en voix deduxant, Par lou païs flajolant Mon dorelot, etc. Quant je vis son biaus cleir vis, De joie pris à chanter Par grant melodie!; Et elle prist à balleir, À saillir et à triper, Par mignoterie ; Bonne vie aloit menant?, Et toz jors renouvelant Son dorelot : «Jai aimeit, « Et amerai, «Et dorelot! « Et s'aime encor, « Duez! de joli cuer mignot. Le mot dorelot s’est conservé jusqu’à ce jour dans les refrains de plusieurs chansons populaires; on connaît le noël : Dis-moi donc, gentil berger, Qu'as-tu dans ta panelière? Mon dorelot, mon dorelot, lon la. Roquefort le traduit par ornement, parure recherchée, ruban; mais il paraît ici susceptible d’un sens diflérent. La Curne de Sainte-Palaye, en marge de la copie que possède la Bibliothèque impériale, a écrit de sa main : Chanson où ce mot servait de refrain. D'autres pastourelles du recueil ont aussi des refrains qu'on chante encore, tels que : La tridenne don denne, La tridenne don don (fol. 156 ); 1 Variante : Quant je vi son biaul vis cler De joie pris à chanteir Per grant melodie. ? Variante : Bone m en aloit menant. — 104 —. tels que : Liré du rei; turelure, etc. Je trouve ce dernier dans une gracieuse chansonnette, où la bergère, comme dans celle qu'on vient de lire, a pour ami un berger nommé Robin, mais ne le quitte pas pour une aumouière, préférant les beaux chapelets ou couronnes de fleurs qu’il lui tresse sous le feuillage. LE CUAPELET. (N° LxvIL.) Je me levai hier matin, De Langres chivachoie à Bair!; Trestout deduxant? mon chamin, Jantil pastorelle trovai ; Onkes plus belle n'acointai. © Vers li m’anvoie l'ambleure Celle qui par anvoixeure“ Aloit chantant cest motet : « Robin, turelure, Robinet! Si tost com je lai choisi’, Maintenant vers li me tornai, De mon pallefroi dexandi, Et de s’'amour je li priai. Elle respondit sans delai : « De vostre amor n’ai je cure «Car Robin est an la pasture, «Le miens amins joliet; « Robin, turelure, Robinet. « Par Deu, sire, pou vos vaut « De kan ke vous aleiz dixant : «Tel cuide bien panref, ki faut’; « Ainsi fereiz vos maintenant, « Car je voi mon ami venant «Par lou boix grant aléure, «Qui hui matin, en la verdure, «Me fist si biaus chapelet, «Robin, turelure , Robinet. » ! Bar. M'amusant. 3 Pas du cheval. Divertissement. Aperçue. 5 Prendre. Manque. — 105 — Le manuscrit contient cinquante-sept pastourelles, toutes à peu près du genre des deux dernières; nous en avons trop d'exemples en France pour qu'elles nous offrent beaucoup d'intérêt. Les pièces intitulées Balaides ou Ballades, c’est-à-dire chansons à baller (à danser), ont plus d'originalité, et généralement aussi elles sont plus empreintes du caractère propre aux poésies populaires : on peut le voir par la suivante, qui rappelle une coutume locale de la Lorraine, au moyen âge, l'élection du roi des pastoureaux, telle qu’elle avait lieu à Dammartin-lès- Toul, au retour des feuilles et du temps nouveau. LE ROI DES PASTOUREAUX. {n° xxxv.) À lai foillie, à Donmartin, A l'entrée dou tens novel, S'asamblerent, par un matin, Pastorelles et pastorelz; Roi ont fait dou plus bel; Mantel ot de kamelin!, Et cote de burel ? : Sont lou muséour* mandei; Et Thieris son bordon Ot destoupeit, Ke dixoit : Bon! Bon! bon! bon! bon! Sa! de la rire! dural! durei! Liré durei! Lou roi ont mis sor un cussin, Si l’asirent an un praiel; Pues si demanderent lou vin; Grant joie mainent li donzel. Gatier fait lou muel’, Et Jaiket lou pelerin; Et Gui lou roubardel!; Et Badowin fait l'anfleit?, Et Thieris son hordon : Étoffe brune. 2 Étoffe rousse. 5 Joueur de musette, * Débouché. * Qui tourne la meule. ÿ Petit maître. ? L'enflé. MIS8. SCIENT. V. 8 — 106 — Ot destoupeit, Ke dixoit : Bon! Bon! bon! bon! bon! Sa! de la rire! dural! durei! Liré durei! Li rois anjura! saint Martin Et l'arme son pere Robert, Qui commencerait iou hustin?, On lou geterait ou ruxel. Dont i vint Gaterel, Li fiz lo maistre Xaving, À son col un gastel, Por les compaignons dineir; Et Thieris son bordon Ot destoupeit, Ke dixoit : Bon! Bon! bon! bon! bon! Sa! de la rire! dural! durei! Lire durei! Le ménétrier Thierry et sa musette étaient fort en renom, à ce qu'il paraît, et tous les poëtes chantaient ses louanges, car en voici un qui nous apprend que sa dame est jalouse du joueur de musette, et qu'elle veut qu'il chante pour elle seule. C'est le sujet d’une fantaisie délicate où le Bon! bon! bon! bôn! du gros bour- don de Thierry est améné, au refrain, comme un hommage à la belle : ° $ (n° Li.) Chascun chante de Thieri Et de son bordon; Mais la belle à cui je sui M'ait donei lou don, Vuelt ke je chante por li, Et ke por l’amor de li Faice une chansonette. Bon! bon! bon! bon! Va burelidon! Par les saints Deu an cordon! J'aime plaixant camusette *. Adjura. 3 Querelle. 3 Petite au nez camus, — 107 — Ses eus, son neis, tant mar vi!, Sa gente faison; Onkes plus belle de li N’esgardait nuns hons. S’elle n’ait de moi merci, Sa très grant biauteit mar vi, Et sa blanche gorgette. Bon! bon! bon! bon! Va burelidon! Par les saints Deu an cordon! J'aime plaixant camusette. De ma dame, à cui je sui, No diré lou non, Por ceu k’elle n’ait anui Ne mauvais renom; Car loial est anver.mi, Et semblant ne monstre ausi K’elle soit m'amiette. Bon! bon! bon! bon! Va burelidon! Par les saints Deu an cordon! J'aime plaixant camusette. Sans offrir toujours autant de délicatesse, la plupart des autres ballades ont les mêmes grâces décentes. C’est même un des ca- ractères de ce recueil que jamais la gaieté n’y dégénère en licence, comme dans un trop grand nombre de collections semblables : cela me porterait à croire qu'il a êté fait pour des gens bien éle- vés et par leur ordre, et que, s'il a été puisé à toutes les sources, à la ville aussi bien qu'aux champs, le collecteur a su choisir. Mais en choisissant, et en s'imposant une réserve de bon goût, il n’a pas cru devoir omettre ces vives et piquantes chansonnettes, échos de la chronique légère, où l'esprit français, né malin, pous- sait déjà sa pointe, et qui sont de vrais vaudevilles. Une nouvelle mode adoptée par les gentilshommes de Touraine; un vilain qui bat sa femme, et à qui elle promet une revanche de sa facon; une femme qui menace son bon vieux mari, qui pourtant l'adore, d'un châtiment du même genre, sous prétexte qu'il est jaloux, mal portrait (grossier) et qu'il sent le vin; une béquinette ou bigote quittant gaiement le béquinage pour l'amour; un clerc défroqué : tels sont les sujets de quelques ballades légèrement satiriques. 1 Pour mon malheur. M. 8. — 108 — LES CORNETTES DE TOURAINE. (N° axx1v.) Dont sont? qui sont Ci varlet à ces cornettes ? Par la meire Deu, bien vont! L'autre jor moi chivachoie Mon chamin devers Angiers, Si encontrai une dame Qui chantoit des escuwiers, Et dit qu’il sont orguillous Por les cornettes qu'il ont An leur chaperon. Dont sont? qui sont C1 varlet à ces cornettes ? Par la meire Deu, bien vont! Je démandoie à lai dame Dont sont or cil escuier? De Poitou ou de Torraine? Cowes! ont de mal? livrier ! Et elle dist qu'il sont Orguillous sans faille Por les cornettes qu'il ont. Dont sont? qui sont Ci varlet à ces cornettes ? Par la meire Deu, bien vont! Cis petits chapiaus de fuere, Sont or mout venus avant‘; H sont emploiez derriere, Et si sont agus devant. Li amerous les mettent De sor lor testes Por les mowes qu’il en font. Dont sont? qui sont Ci varlet à ces cornettes? Par la meire Deu, bien vont! La cornelte, adoptée en France vers l'an 1320, était un appen- dice de la coiffure du chaperon qu'on laissait retomber sur la ! Queues. ? Malades. % Paille, — Le texte porte fautre, mais M. P. Paris pense qu'on doit lire fuere. 3 A la mode. | — 109 — nuque, sans aucun soutien pour la maintenir, ce qui la faisait ressembler à une queue de lévrier malade ou sans vertu. Le der nier couplet fait allusion à une autre coiffure, à un certain cha- peau de paille qu'on posait sur le chaperon, et qui était effecti- vement relroussé par derrière en faisant la pointe par devant. Je dois ces curieux renseignements à M. Jules Quicherat, dont le savoir et l’obligeance ne sont jamais en défaut. LE VILAIN QUI BAT SA FEMME. (n° xvi.) — «Ne nu bateis mie, «Maleuroz maris, , «Vos ne m'avez pas norrie!.» L'autrier, par une anjornée?, Chivachoie mon chamin ; Novelette mariée Trovai, leis un gal* foilli, Batue de son mari. Si en ot lou cuer doulant, Et por ceu aloit dixant Cest motet par anradie : «Ne mi bateis inie, «Maleuroz maris, « Vos ne m'avez pas norrie. » Elle dist : « Vilains, « Donnée suix à vous, « (Ge poise mi) « Mais par la Virge honorée, « Pues ke me destraigniés ci, « Je ferai novel ami, «À cui qui soit anuant ; « Moi et li irons juant; « Si doublerait la folie. » Li vilains cui pas n'agrée La ramponne*, et si li dit : : 1 Elevée. ? A l'aurore. 3 Bois. ! Rage. 5 Malmène. ot = [2] [SJ = L 2 Soufllet. Porte. Petit pas. — 110 — « Pace avant!» grande pamée! Li donait ; pues la saixit Par la main, et si li dit : « Or rancomance ton chant! «ÆEt Deus me doint dolor grant «Se je bien ne te chastie!» — «Ne mi bateis mie, «Maleuroz maris, « Vos ne m'avez pas norrie!» LE VILAIN JALOUX. (N° cxxxvVIN.) L'autrier, par un matinet, | Per un petit uxellet? M'an antrai en un jardin. Par un estroit santelet Aloïe tout lou passet 5. J'oi sous un aubepin Un homme qui à sa femme Tansoit*; mais pas n’entendi; Mais j'ai mout très bien oi K’elle li dit : « Vilains jalous! « S'il ne vos siet, s’alleis aïllours! » Un pou me sux avant irais; Sans faire noixe ne plais, M'asis deleis un sapin. Li bons hons la chastiait°, Et doucement li dixoit : « Dame, de cuer anterin° «Vos aim; si vos dis, par m’arme, «Ke j'ai au cuer grant anuit, «Et si ne sai pas por cui « Vos m'apelleiz vilains jalous. » Faisait des reproches. Reprenait. De tout mon cœur. Le Galant. La Béquinette. Le Galant. Lu Béquinette. — 111 — La dame tout autresait Li dit : « Vilains malportrait! «Toz jors flairiez !-vous lou vin! « Vous n’avez en moi nuns droit ; « Car j'ai ami qui me plait. « Ancor lo vi en mstin, « Si sai bien k’il n’aime feme « Nulle tant com il fait mi; « Et si vos dis de par li, «Se je vis, il vous ferait cous; «S'il ne vos siet, sailleis aillours. » LA BÉGUINETTE. (n° Lxxx.) Amor m'anvoie à mesage À vous, dame de haut pris, Ke vous li faites homaige Si saureis qui ert vrais amins. Joie en vient, soulais et ris; Laxiés vostre beguinaige, S'irons oir ou bocaige Lou chant des oixiaus jolis. Certes, sire, n’ameroie Por riens ne vous ne autrui, Traités arier vostre voie, Et aleis an sus de mi. Se d’amors avoie cri Ne s’omaige lour faisoie, Certes, sire, j'ameroie Mouit plus jolivet amin. Douce dame debonaire, De mon cors vos fais presant ; Torneis vers moi vos vlaire, Regardeis-moi doucement De vos eulz vars et rians; Ne soiez vers moi si fiere, Reseveis moi por amant. Sire, vous m'aveis conquise : À ceu mout amors meneit; J'osterai ma gone ? grise, 1 Vous sentez. 2? Robe. — 112 — Si vorrai chainxe rideit !, Sire, vostre volanteit Ferai, à vostre devise, Et vos ferai teil servixe Que vos vanrait à boin gré. Adeu , adeu, beguinaige, Joliement part de toi! Ni paierai lou musaige, Ains irai enver anoi. Entre mon amin et moi Si mainrons d’amor la raige ; Je renoïe beguinaige, Dous ami, acolez moi! Adeu, adeu, beguinaige; Joliement part de toi ! La bigote se hâte un peu de quitter sa robe grise pour la chemise plissée; l'empressement qu'elle montre à dire adieu au béguinage et à l'ennui, la rage d'amour qui s'empare d'elle et qu'elle veut communiquer à son galant en se jetant à son cou, rendent d'autant plus piquantes ses façons du commencement. Au contraire le Clerc défroqué, ou bigame, comme on l'appelle, est plaisant par les remords, les regrets et les gémissements que l'auteur lui prête pour avoir préféré les femmes à la clergie. LE CLERC DÉFROQUÉ. (N° Lxv.) J'ai estei clers moult longement san faille, Bigamus suix, saichiés commant kil aille : Par Dieu, mon Sire, Don je souspire De duel et d'ire ; Dont trop me plain! Ki puet eslire Et prent lou pire, Il puet bien dire K'il ne voit grain. l Chemise plissée. — 113 — Li clers Simont jai defiei sans doute, Porceu ke j'ai clergie laixié toute; Ne n'ose escrire N’en pial?, n'en cire, Chanter ne lire Ne ? L’uns vilain. Ki puet eslire Et prent lou pire, H puet bien dire K'il ne voit grain. Je souloie estre et clercs jolis et maistres, Or ne serai jamais ne clers ne prestres. Par Deu, mon Sire, Tao plus me mire Et plus m’anpire Vont trop me plain. lipuet eslire Et prent lou pire, I puet bien dire K'il ne voit grain. Je souloie estre moult bien ameis de dames, Or suix haïs et appelleiz bigames *. Poine et martyre M'estuet soffrire ; Juer et rire Ne m'est pas sain. Ki puet eslire, Et prent lou pire, Il peut bien dire K'il ne voit grain. Et Dieus! et Dieus! et que ferai, saint Jaikes *. Kant j'ai clergie renoiet por femes ? Teis me desire ‘ ‘ Et saiche et tire, Ke n1 ozaist Mettre la main. » Peau. ? Plus. Ce vers a été placé, par erreur de copiste, dans la sirophe précédente. " James? * Déchire? — 11h — Ki puet eslire Et prent lou pire, H puet bien dire K'il ne voit grain. J'ose espérer que pouvant moi-même élire parmi les morceaux du précieux recueil que je voudrais faire connaître, je n'y ai pas pris le pire. Je terminerai ces citations par une chanson qui m'a frappé par son caractère poétiquement rustique : elle doit être l'œuvre du génie populaire : on dirait d’une de ces villanelles, si chères à Montaigne, auxquelles il trouvait des grâces et naïvetés dignes de la poésie parfaite selon l’art; ce sont les souhaits d’un paysan français du xm° siècle. Naturellement, il n'aime rien qu’un vil- lageois ne doive aimer : fromage frais, tarte au porc, chair et poisson, liqueurs de toute espèce, bêche solide, jardin bien clos; beaucoup d'argent et de l'or fin et rouge; avoine et froment, bœufs et vaches, un château fort pour se défendre, et dans ce château une belle dame pour lui sourire et pour l'aimer; mais il n’est point égoiste, et souhaite aussi à chacun une amie au cœur gai, et, afin que tout le monde soit content comme lui, il fait des vœux pour qu'avril et mai et les fleurs durent toujours, que les fruits se renouvellent en chaque saison, que les feuilles des bois et les herbes des prés soient toujours vértes, et surtout que les sentiments élevés, la foi, la loyauté, la concorde entre les hommes et le bon accord avec Dieu, fleurissent dans toute la terre. Par malheur, le début de la chanson semble nous manquer; les quatre premiers vers ont été altérés, et l'ordre des couplets interverti. S'il m'a été facile de le rétablir, il l’est beaucoup moins de cor- riger les vers estropiés, et il me serait impossible d’ailleurs de justifier mes corrections par d’autres copies, qui n'existent pas, du moins à Ma connaissance. LES SOUHAITS DU PAYSAN. (N° cLxxx11.) Et je sohait frex fromaige, et si volz Tairte au porcelz, lait boillit et marons ; Godelle ! éuxe ?, et servoixe an deport, ! De bonne ale {goodale), d'où le verbe godailler, selon M. Guessard. ? Que j'eusse. — 115 — Car li fors vins se ne m'est mie boins; Blanche chauce !, soleis ? et fors semelle ; Et tout adès me durest ma cotelle * ; Beche éuxet “ ke jà ne me faxit ”, Ne mes keurtis 5 nulz jor ne declozit. Et je souhait cent mille mars d'argent Et autre tant de fin or et de rous; S'éuxe asseis avoines et fromans, Bues et vaiche, tairte et chair et poxons; Et teil chaistel qui me péust deffendre ; S’éuxe asseiz or et argent où prendre, Si que nuns hons ne me péust greveir, Pors i corrut d'iawe douce et de meir. Et je souhait toz boivres par talent, Blanches naipes, tairte et chair et poxons, Perdrix, plongès, truites et col volans, Anguille en rost, et lus? et atarjons®, Et belle dame taillié à desmesure, Simplette, amont *, baudes !° sous coverture, Belle et bien faite, et taïllié par compas, Kant l’oil li glie !!, fait un ris amoras. 4 Et je souhait toz tens avril et mai, Et chacuns mois toz frus renovelest; Tous tens éuxe rozes et flours de glays, Violettes, an kel leu c'ons alest, Li boix foïllu , verde lai preerie, Chascuns amans éust lei lui s'amie: Si s’aimaxent de fin cuer et de vrai; Chascuns éust belle amie à cuer gay. 1 Bas. 2 Souliers. ? Veste. Que j'eusse. 5 Manquût. 5 Verger. 7 Brochets. # Esturgeons. ® Grande. 10 Gaie. 1 Brille? — 116 — Et je souhait la mort as mesdixans, Si que jamais nul estre n’an péusi; Et c'il l’estoit, qu'il fut si meschéans Ke eus, ne boche, ne oroilles n'éust; À fins amors ne péuxent rien nuire; Ainz lour laixet, en lour voloir, deduire. Partout fut fois, concorde et loialteis, Et toz li mons fust à Deu accrdeis. De pareilles effusions où le cœur s’épanche librement, fran- chement, sans rien dissimuler, sans rien gazer, et où brille pour- tant un éclair d'idéal, n’ont-elles pas leur utilité pour l’histoire des mœurs et des sentiments du peuple de nos campagnes au moyen àge? Cet éclair, tout fugitif qu'il est, ne montre-t-il pas sous un Jour plus favorable des gens un peu grossiers, sans doute, et asservis aux instincts naturels, comme à la glèbe, mais qui étaient hommes, et pouvaient, aussi bien que les chevaliers, relever la tête et regarder le ciel? SA 15 Ad sidera tollere vultus. Vous l'avez cru, Monsieur le Ministre, et vous avez voulu que les chansons du paysan de France, de l’homme du pays par excel- lence, du vilain trop longtemps oublié, occupassent une place ho- norable parmi les grands souvenirs de notre histoire nationale, dans cette collection de poésies populaires, qui sera un des monu- ments de notre époque, et le vôtre. Heureux d’avoir été appelé à y travailler, je vous prie, Monsieur le Ministre, d'agréer l'assurance de ma reconnaissance et de mon respect. HERSART DE LA VILLEMARQUÉ. ER LE DeuxrÈème Rarporr à Son Excellence M. le Ministre de l'instruction publique sur une mission à Rome en 1854 et 1855, par M. pe CERTAIN. Monsieur le Ministre, Dans le premier rapport que j'ai eu l'honneur de vous adresser, j'ai fait connaître à Votre Excellence les manuscrits de la biblio- thèque Vaticane qui avaient d’abord attiré mon attention. Je reviens aujourd'hui sur un de ces manuscrits dont je n'ai parlé qu'en passant, le numéro 1357 du fonds de la Reine de Suède, le seul qui nous ait conservé les poésies complètes de Raoul Tortaire, moine de l’abbaye de Fleury. Déjà, grâce aux indications nou- velles que j'y ai puisées, j'ai pu donner dans la bibliothèque de l'École des chartes une notice sur cet auteur, plus étendue et plus exacte que celle que contient l'Histoire littéraire des béné- dictins; j'ai analysé l’ensemble de ses poésies inédites; j'en ai publié d'assez nombreux fragments, et notamment le récit com- plet d’un voyage que l’auteur fit à Caen et à Bayeux au commen- cement du xn° siècle. Qu'il me soit permis de vous adresser aujourd’hui la copie d’une pièce non moins curieuse, non moins intéressante, que j'extrais également des épiîtres familières de Raoul: Epistolæ ad diversos. Ce morceau peut aider à résoudre quelques questions assez importantes d'histoire littéraire; 1l peut être mis à profit par ceux qui s'occupent de débrouiller les origines si obscures et si controversées de nos premières poésies françaises du moyen âge; c'est à ce titre particulièrement qu'il m'a paru digne de votre attention. Dans la deuxième de ses épîtres, Raoul Tortaire, s'adressant à un de ses amis, entreprend un éloge de l'amitié. À l'analyse de ce sentiment, à l'exposé didactique des principes qui doivent le ré- gler, il trouve plus commode de substituer le récit des dévouements fameux que l'amitié a de tous temps inspirés. Après avoir rappelé quelques exemples anciens : Damon et Pythias, Nisus et Euryale, l’auteur, passant aux temps modernes, raconte une histoire qui, de son temps dit-il, était très-répandue, très-populaire, et qui, selon lui, bien que les hommes sages n’y vissent qu’une fiction, pouvait avoir un fond de vérité mêlé à beaucoup de fables. C’est — 118 — l'histoire d’Amus et d'Amiles, dont le succès fut tel au moyen âge, qu'elle a été reproduite dans presque toutes les langues, soit en prose, soit en vers. Un poëme en vers français, composé au xm° siècle, car ce su- jet ne pouvait manquer d'être traité par les trouvères de cette époque féconde, est la plus connue des œuvres inspirées par les aventures des deux amis que leur mutuel dévouement a rendus si célèbres et que leur fin tragique a presque fait mettre au rang des sainis. Ce poëme a été publié, en 1852, par le docteur Conrad Hoffmann, d'après un manuscrit de la Bibliothèque impériale porant le n°72272 N Dans sa préface, le consciencieux éditeur a mentionné les nom- breuses versions à lui connues de l’histoire d’Amis et d'Amiles; mais parmi celles qu'il cite, il n'en est pas qui soit antérieure au xin° siècle; les récits en prose latine d’Albéric des Trois-Fontaines et de Vincent de Beauvais sont de cette époque, ainsi qu'un poëme en mauvais hexamètres, dont M. Francisque Michel a cité le début dans son Histoire du théâtre français au moyen âge, p- 264. L'épitre, ou pour mieux dire le petit poème latin de Raoul Tortaire, dont j'ai l'honneur de vous entretenir, est de beaucoup antérieur à toutes les rédactions connues jusqu'ici. Il remonte à la fin du xi° siècle, et l’on peut, à quelques années près, déter- miner la date de sa composition. Raoul, ainsi que je l'ai établi ailleurs, était né en 1063; or, c’est dans la deuxième de ses épitres, œuvre de sa jeunesse assurément, qu'il a fait entrer l’his- toire d'Amis et d'Amiles. On peut donc, sans crainte de se trom- per beaucoup, dire qu’elle a été écrite par lui de 1090 à 1100. Cette ancienneté donne d'autant plus d'importance à l'œuvre du moine de Fleury que, comme il nous l’apprend lui-même, la fable qu'il mettait en vers courait déjà la France et avait pénétré jusqu’en Allemagne. Sous quelle forme et en quelle langue était- elle répandue; poëme ou légende, récit en prose, complainte ou chanson? C’est ce qu'il ne nous dit pas malheureusement. Quoi qu’il en soit, il est certain que son petit poème est beau- coup plus voisin que tout autre de la donnée primitive. Il n’est donc pas sans intérêt de le comparer avec le roman du xur siècle. On peut ainsi serendre compte du chemin qu'avait fait, pendant une période de cent cinquanteans, l’histoire des deux amis; on en suit les — 119 — développements, on apprend enfin quelles transformations de- vait subir une fable imaginée au xi° siècle, ou même plus an- ciennement, pour s’'accomoder aux idées et aux goûts littéraires de l’époque de saint Louis. Cette comparaison, je la ferai aussi brièvement que possible, mais avant tout, je dois mettre sous vos yeux le texte même du moine de Fleury : Historiam Gallus breviter quam replico novit, Novit in extremo littore Saxo situs. Quæ, quum metas fidei transcederit æquas, Creditur a gravibus fabula ficta viris; Vera tamen ..... falsis permixta videntur ! Quæ protestantur quanta facessat amor! Amelium genuit tellus Arvernica, Clari Clarus qui Montis extitit indigena. Blavia sed castrum socium produxit Amicum Vasconiæ fertur parte quod esse situm. Corpore proceri, specieque nitente venusti, Armis terribiles, moribus et placidi, Lampade pollentes præclaræ nobilitatis, Inque suis primi civibus a proavis. Jam juvenes isti petiere palatia regis Pictonum, Arvernus Vuascoque servit huic. Dum famulantur ei, sunt arto glutine juncti Indissolvendæ prorsus amicitiæ ; Ex illo valuit quam tempore solvere nemo Nec mors, namque locus continet unus eos. Est prope Vercellis fundus Mortaria dictus Horum famosos qui tumulat tumulos. Rex igitur, proceres aulæ, reginaque Berta, Illos dum promptis diligerent animis, Sævus direxit sua tela Cupido sonanti Arcu, cor natæ regis eis penetrans. Quæ, mox Ameli torretur amore feroci, Et bibit in totis visceribus rabiem; Nulla sibi requies ob cæcum vulnus arnoris Donec perpetitur Amelii jaculis. Insonuit nervus; deprendit id aulicus unus, Invidet; Adradus iste vocatus erat. Qui mox reginæ manifestat. More leænæ Hæc fremit, ablatis quando furit catulis. Conqueritur regi passis furiosa capillis, ! Un mot a été omis par le copiste au milieu de ce vers, qui, ainsi transcrit, n'a plus que cinq pieds. — 120 — In cruce pendendum judicat Amelium. Rex, diffamata doleat licet oppido nata; * Haud dampnare virum vult sine judicio. Judicibus lectis, Adradus testis habetur ; Decertare viros qui statuere duos. Tempus quo durum fieret posuere duellum Electi proceres; dantur utrique vades. His aberat rebus predicto fidus Amicus, Fertur nativum tunc habitasse solum. Quem petit Amelius, suffragari sibi poscens; Spondet constantem fortis Amicus opem, Se cum teste fero pugnäturum profitetur, Missurumque cavo præcipitem baratro. Moribus hi similes, forma, linguaque fuere, Secerni poterant nullius indicio. : Permutant vestes, uxorem linquit Amicus Amelio ; nuper nubserat illa sibi. Hæc, ignara viri factorum suffugients, Amelium proprium credidit esse virum. Conjugis lle loco, donec a regé rediret, Permassit, pulchrum nec cavet illa dolumr: Cum qua dum strato de noctibus incubat uno Crebrius et pulsat ïlla latus juvenis ; Avertit faciem, metuit dare basia saltem, Sed sibi dum semper illa molesia foret Noctibus assiduis, nudus deponitur ensis - Inter eos; tristis unde fit ista nimis. s Curia jam fidum regalis habebat Amicum Quem putat Amelium rex fore Gaïferus, Nec minus Adradus, primores atque popellus. Pugnæ dispositus jamqué dies aderat ; Sacra sacerdotes apportant pignora, coram Jurat ét Adradus, impositis manibus, Ipsum presentem'violasse vicvum Beliardem Astantis regis Gaïferi genitam. Quem falso jurasse pius quoque jurat Amicus. Armis induti Martia rura petunt. Jam sublimisequo prior Adradus jacit hastam Hostis pertransit qua triplicem clipeum, Summatimque | secans ?] loricæ squammea texta, Ultra preceptum cespite fixa stetit. Vidit Amicus ubi disruptum cuspide scutum, Saucius ut villos concutit arma leo, Populamque trabem vibratam dirigit hosti. Devitans equitem quæ breviore via Frontem scindit equi mediam, latosque per armos; Alto tellurem vulnere dissecuit. Crebius at sonipes, rejectis aera tondens — ‘121 — Calcibus, interiit corpore stratus humi. Cornipedis dolet Adradus de more volucris, Seque gemit peditem cum foret hostis eques. Ergo, quo cervix collo nodatur Amici Percutit elata torvus equum framea. Prolapsus sonipes sessorem pene subeait, Longius abcisum dissilit inde caput. «En, aït Adradus, paribus pugnabimus armis! «En quærenda fero laurea Marte tibi! «Ense lues nostro rapti mox probra pudoris «Regia deflexit quém nec amicitia. » Ile nihil contra, tacita sed fervidus ira, Excutit -auratæ cassidis ense comas ; Dumque in eam valido conatu duplicat ictum Splendidus in partes dissiluit gladius. Lætitia ferus Adradus fervens inopina : | .«Perfide, mox, inquit, præmia digna feres!» Emicat, hoc dicto, Geticam librando bipennem, Nisus magnanimi colla ferire ducis. Tabo cornipedum sed lubrica facta duorum Gleba soli gressus destituit celeres. Hic resupinus humi-ruit in toto iuculentus Corpore, fit plausus plebibus haud modicus. ‘Irruat in lapsum mens audax suadet Amico, Sed , quod inermis erat, hinc ratio revocat. Aulæ per patulas Beliardis pulchra fenestras Prospiciens, calibis fragmina cernit ubi, Ingemit, et juveni succurrere gliscit inermi ; Repperit hinc proprium callida consilium. Ingreditur patrium , gressu properante, cubiclum, Diripit a clavo clamque patris gladium. Rutlandi fuit iste viri virtute potentis : Quem patruus magnus Karolus huic dederat, Et Rutlandus eo semper pugnare solebat, Millia pagani multa necans populi. Quem sibi per fidum juveni direxit Amico Ne quis perpendat cauta puella monens. Ut regis gladium fortis cognovit Amicus In spe jam victor gaudia non tolerat, Aggreditur stupidum redivivus ausibus hostèm; Ammiratur enim quis dederat gladium. Concurrunt rapidi collatis viribus ambo Ævo florentes atque pares animis. Objectis clipeis explorant cautius ictus, = Nequicquam frameis æra ne feriant. Humectat validos hinc sudor perfluus artus, Ardescunt oculis, inficit ora rubor; Membris illæsis, rompheis tegmina scindunt, MI5$. SCIENT. V, 9 — 122 — Cedunt loricæ, deficiunt galeæ. Sic quoque setigeri vastis in saltibus apri, Dentibus armati, bella cient gravia; Ore vomunt spumas, rimantur vulnera sæva, Dilaniant armos, hirtaque terga secant. Expectante suum grege, soli prælia miscent Nec cessant donec sospes uterque manet. Strenuus et armis et corpore pulcher Amicus, Suppeditat vires regius huic gladius. Verberat obliquo testem mucrone dolosum Atque humerum lævum dejicit et clipeum, Cumque humero mediam costarum vulnere cratem Una cum jecoris parte minus media. Corruit infelix Adradus et ore supino Exspirat, tetri stagna petens Herebi. Increpat exanimum dictis his victor amaris : «Improbe, mendacii præmia solvo tibi! «Diülue nunc cæcis in gurgitibus Flegetontis «Crimina, perjurii judice sub Stigio. «Integra virginitas equidem per me Beliardis « Permanet et turpis falsaque fama perit.» Berta, licet mœstum pretendat rex quoque vultum , Adradi fœda pro nece zelotipi, Natæ deleta gaudebant oppido fama; Fecerat infamem nam vir iniquus eam. Quam dare victori spondent pater atque genitrix, Ipsa puella petit promptius id fieri. Credunt Amelio quam tradere se generoso; Urbis hic Arvernæ consule natus erat, Nomine sub cujus victor quam dotat Amicus, Tradit ei dotem rex quoque multiplicem. Ergo cum multo repetit socium comitatu Conjuge ditatus et variis opibus. Ingreditur proprium cum pompa divite castrum, Advenisse strepit Amelium populus. Occurrit fido qui Iætabundus Amico, Oscula delibant irrigui lacrymis. Exitium testis , seu conjugium Beliardis Ipsi notificat, monstrat opes varias. Vestem permutant, soli se namque sciebant. Instruitur clari copula connubii. Amelius, juris remeans ad rura paterni, Conjuge cum cara lætificat patriam. Pluribus exactis post hæc feliciter annis, Lepræ fis fœdis æger, Amice, notis. Peppulit idcirco tua te sævissima conjux, Purgamenta velut esquiliasve domus. Hinc, uno famulo muloque trahente vehiclum — 125 — Contentus, Clari culmina Montis adis. Pulsas Ameli modicus ad ostia cari; Occurrit, lacrymis irrigat ora suis; Basia plura tibi dat, vulnera fœda nec horret, Inducitque domum, preparat ipse cibos; Relliquiasque tui si [quæ] aspernatur edulii Uxor et ipsa tuis subditur imperiis. Sollicitusque tuis .possit conferre salutem Quo pacto membris, quærit id a medicis. Comperit ut nullo medicamine, ni puerili Sanguine, curari vulnera posse tua. Ostendit quanto te complectitur amore Dum pro te natos abdicat ipse suos. Unde, genitricem procul emittit Beliardem, Ne, si cerneret hæc, exanimis rueret. Ulcera natorum tua sanguine dira suorum Proluit et totum reddidit incolumem. Mira quidem refero, sed quæ persæpe recordor Auribus a multis insonuisse meis! Ut mater rediit penetrat secretà cubilis, Somno sopitos clauserat hoc pueros; Cernit puniceis quos sanos ludére pomis. Tanta fides puræ prestat amicitiæ! Sospes Amicus abit qui multum postea vixit, Sed lepræ nullis jam varius maculis. En rapprochant de ce récit le poëme français du xur° siècle, on: trouve que le sujet traité par les deux auteurs est absolument le même, quant au fond; il n’y a rien de changé dans ce qui forme le nœud et la péripétie du drame. Dans l'un comme dans l'autre, deux jeunes guerriers, tous deux beaux, braves et offrant une ressemblance parfaite, sont unis par les liens d’une étroite amitié. Amiles est accusé par le traître Hardré d’avoir abusé de la fille du roi et sommé de se laver de cette accusation par le duel judiciaire. Son ami se bat à sa place et sort vainqueur de l'épreuve; mais celui-ci, Amis, est à son tour en butte aux disgrâces du sort : il est atteint de la lèpre. Amiles apprend alors que son ami ne peut être guéri qu'avec le sang de Jeunes enfants; il. n'hésite pas à sacrifier les siens; la guérison merveilleuse s'opère, mais, lorsqu'on retourne dans la chambre des innocentes victimes, on les trouve jouant paisiblement sur leur lit avec des oranges. Telle est, en quelques mots, la donnée sur laquelle se sont — 124 — exercés les deux auteurs ; mais s'ils se ressemblent quant au fond, leurs ouvrages diffèrent beaucoup par la forme et les détails. Et d’abord, tandis que Raoul Tortaire, supprimant toutes les cir- . constances qu’il juge inutiles, se borne au récit des principaux faits, au contraire, l’auteur inconnu du poëme français, se con- formant aux goûts de son HE donne à son sujet tous les dé- veloppements postes et le sème d'incidents qui ne figuraient pas dans la légende primitive. Aussi le moine de Fleury at-il resserré en cent et quelques distiques latins l’histoire d'Amis et d'Amiles, que l’auteur inconnu du poëme français n’a pas raconté en moins de 3,500 vers. Il en résulte que, dans le premier, la concision va parfois jusqu’à la sécheresse; la brièveté nuit à la clarté du récit; on voit qu'il cherche à resserrer, à abréger la donnée originale qu'il avait sous les yeux : breviter quam replico, comme il le dit lui-même, et l’on désirerait que les motifs qui font agir ses personnages soient à l’occasion mieux expliqués. Quant au second, qui ne cherche qu’à allonger sa chanson, on peut lui reprocher que, parmi les incidents nouveaux qu'il a ima- ginés tous ne sont pas également heureux, que plusieurs sont ‘oiseux, sans intérêt et font faire d’inutiles détours à l'attention du lecteur. Je ne relèverai point ici les nombreuses différences qu'offrent dans les détails le poëme latin et le poëme français. Je n’en signa- lerai que deux, parce qu’elles sont essentielles et qu’elles ne sont pas sans importance pour l'étude de notre ancienne littérature. Je pense qu'elles éclairent de quelques faits nouveaux des ques- tions qui ont donné lieu à de vifs débats et-qui ne sont point en- core, à beaucoup près, résolues. | Dans le récit versifié par Raoul Tortaire, Amis et Amiles, l'un Gascon, l’autre originaire d'Auvergne, s’en vont jeunes encore à la cour de Gaiïffre, roi de Poitiers, et s'engagent à son service. C'est à qu’ils contractent une amitié telle que la mort même ne peut les séparer. | Ce début était beaucoup trop simple, beaucoup trop vraisem- blable pour le romancier du xmf siècle. Dans son poëme, Amis et Amiles, séparés l'un de l’autre dès le moment de leur baptême, ne se sont jamais vus jusqu'à l’âge de quinze ans; mais iis s'aiment sans se connaître, et animés d’un merveilleux désir de se rencon- trer, ils emploient sept ans à se chercher l’un l'autre par toute la / — 125 — terre. Lorsqu'ils se sont enfin rejoints, ils vont ensemble à Paris, trouver le roi Charles, qui venait de déclarer la guerre aux Bretons : Passent les pors et les citez traversent, Tros qu’à Paris ne finent ne n’arrestent. A icel jor qu'il vinrent à Charlon, Leva li cris maintenant des Bretons, etc. C'était la mode ou si l’on veut la manie, chez les auteurs du xm° siècle, de placer la scène de leurs compositions à la cour de Charlemagne. Il leur fallait à toute force rattacher leurs héros à la personne, à la famille, tout au moins à l'époque du grand empereur. De là ce groupe assez considérable de poëmes qui semblent tous se lier l’un à l'autre et que l’on a nommés, un peu ambitieusement, cycle carlovingien. La fiction qui consistait à dé- placer, pour les faire vivre dans un même milieu, des personnages d’époques et de nationalités très-différentes, a produit de grandes invraisemblances, de véritables monstruosités historiques, et, entre autres inconvénients, elle déroute à chaque instant les sa- vants qui entreprennent de rechercher les liens, si faibles qu'ils soient, qui rattachent à l'histoire les héros de nos grandes chan- sons de geste. | , Passe encore pour ceux que les trouvères du xrn° siècle tiraient uniquement de leur imagination. Les poëtes qui les créaient, qui les inventaient, avaient peut-être le droit de choisir la scène où allaient s’illustrer les paladins qui sortaient tout armés de leur cerveau. Mais ceux qui n'étaient qu'imitateurs, ceux qui ne fai- saient qu'accommoder au langage et aux goûts de leur temps d'anciennes légendes, des chansons, des fictions antérieures, ne se génaient pas davantage, et, souvent dédaigneux de la tradition, peu scrupüleux envers leurs modèles, ils changeaient, au gré de leur fantaisie, l'époque et le théâtre de l’action. C'est ce qui est arrivé, comme on le voit, pour l’histoire d’Amis et d’Amiles. Ainsi, dans l’ancienne rédaction telle que nous la connaissons à présent, ce n’est pas auprès de Charlemagne, mais auprès de Gaiffre, roi de Poitiers, que se rendent les deux amis. Il s’agit évidemment ici du célèbre Gaiffre ou Waiffre, l'adversaire obstiné de Pépin-le-Bref, qui, depuis l'année 745 jusqu’en 768, retint sous son pouvoir la Gascogne et toute l’Aquitaine, dont le Poitou — 126 — faisait partie. N'estil pas naturel alors qu'Amis et Amiles, dont l’un est Gascon, l’autre originaire d'Auvergne, se rendent à la cour de leur suzerain et s'engagent à son service. Or, ce fait ainsi rétabli a son importance, il peut en effet nous renseigner sur l'origine de la légende elle-même, sur le pays où elle a pris naissance. Un savant illustre, M. Fauriel, essaya, il y a quelques années, d'établir que tous les poëmes écrits dans la langue du Nord avaient été imités des troubadours provençaux. Cette opinion, présentée comme système général et absolu, a été combattue avec juste raison et suffisamment réfutée. Mais il n’en est pas moins vrai qu'il y a de fortes présomptions pour recon- naître une origine méridionale à quelques fictions très-anciennes, les seules dont l'existence, au xi° siècle, nous soit authentique- ment démontrée : le Waltharius, par exemple, dont le héros est essentiellement Gascon, très-probablement la légende de’ Ronce- vaux !, et enfin l’histoire d’Amis et d’Amiles. L'origine de cette der- nière fable, dans son état primitif et telle qu’elle était recueillie au xI° siècle, dans une abbaye des bords de la Loire, n'est-elle pas suffisamment prouvée par la nationalité des deux héros, par le lieu où l’action se développe, la cour du roi de Poitiers, de ce Gaïffre qui dut laisser une mémoire longtemps populaire dans le Midi, dont il avait défendu l'indépendance avec tant de courage et d'opiniatreté contre les entreprises du premier roi carlovin- gien. La seconde différence principale entre les deux œuvres que je compare se trouve dans le récit du combat que soutient Amis 1 Déjà l’origine espagnole de la chronique du faux Turpin est presque géné- ralement admise par les savants. Quant aux chansons sur la mort de Roland et la déroute de Roncevaux, si elles n'en sont pas tirées directement, au ‘moins est-il probable que les premières furent composées vers le même temps que la chro- nique, soit en Espagne, soit dans la France méridionale, En phone il s'est conservé un écho de ces chansons jusque dans le Don Quichotte, où Cervantès. met cé refrain populaire dans la bouche d’un villageois : Vous savez comme on vous mène, Beaux Français à Roncevaux. . Mais le moyen de s'imaginer que les trouvères du Nord, au lieu de tant d'exploits qui illustrèrent le règne de Charlemagne , ‘aient été choisir spontanément une cruelle défaite pour en perpétuer le souvenir. Seulement, leur patriotisme a pris sa revanche en grandissant les héros jusqu'aux proportions épiques. — 127 — contre le traître Hardré. Il est proportionnellement assez déve- loppé dans le poëme que j'ai mis sous vos yeux, il l’est davan- tage, bien entendu, dans le roman français, où l'auteur le fait durer deux jours sans que l'intérêt y gagne quelque chose. Mais on n'y trouve pas une curieuse circonstance mentionnée dans la rédaction plus ancienne de Raoul Tortaire, circonstance qui mé- ‘rite d’être signalée à votre attention. Au milieu du combat l'épée d'Amis se brise; Beliardis, fille du roi, voyant le danger que court son champion, se hâte d’aller lui chercher une arme. | Elle pénètre dans la chambre de son père, se saisit d’une épée accrochée au chevet du lit et la remet à un de ses affidés pour la faire parvenir le plus secrètement possible au combattant désarmé. Or, cette épée n’est rien moins que celle de Roland : Rutlandi fuit iste viri virtute potentis Quem patruus magnus Karolus huic dederat, Et Rutlandus eo semper pugnare solebat Müllia pagani multa necans populi. Ce passage a son prix; il sert en effet à résoudre une question qui a été vivement débattue de nos jours, savoir à quelle époque le nom de Roland et le récit de ses fabuleux exploits ont com- mencé à devenir populaires. Il est vrai que ces quatre vers n'étaient pas tout à fait inconnus, l'abbé Lebeuf les avait cités dans un de ses mémoires insérés dans l’ancienne collection de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Mais peu de savants en avaient eu connaissance, et d’ailleurs, dans l’incertitude où l’on était en- core sur le temps où vivait Raoul Tortaire, et où il écrivait ces vers, que l’on citait isolément, on ne leur avait pas donné, comme renseignement, toute l'importance qu'ils méritent. Aujourd'hui cette mention de Roland dans une pièce composée, je le répète, à la fin du xr siècle, nous apprend, à n’en pouvoir douter, qu'à cette époque la renommée du neveu de Charlemagne était déjà bien établie. On doit en conclure que déjà des chan- sons ou des poëmes avaient popularisé le héros et les grands coups de sa fameuse épée; ou bien, si l’on veut voir dans la chronique du faux Turpin la source primitive de la légende de Roland, opi- nion assurément fort soutenable, que cette chronique avait déjà pénétré et fait son chemin en France. Mess J’ajouterai une dernière observation, c'est que, dans le petit poëme de Raoul Tortaire, c'est le roi Gaiffre qui se trouve être le détenteur de l'épée de Roland, circonstance qui a pour elle la vraisemblance historique; car c'est le propre fils de Gaïffre, Loup, duc de Gascogne, qui surprit et défit Roland dans les défilés de Roncevaux. | Ainsi, Monsieur le Ministre, l'étude de la poésie latine du moyen âge, non-seulement nous fait suivre le fil, souvent très- faible, mais jamais rompu, qui rattache à l’antiquité la culture des lettres en France, mais encore elle peut nous renseigner, nous éclairer sur les origines de la littérature française proprement dite. C’est pourquoi j'ai pensé qu'il n'était pas sans intérêt de re- chercher dans nos anciens poëtes latins les premières manifesta- tions du génie moderne, faisant preuve, au moins dans le choix des sujets, d'indépendance et d'originalité. Au xr siècle, au com- mencement du x, le latin, il est vrai, va passer à l’état de langue morte, et déjà n’est plus compris des masses; c'est néanmoins en latin que s'expriment encore les lettrés de la France du nord lors- qu'ils veulent donner une forme savante, littéraire, à leurs pro- pres fictions ou aux contes qu'ils recueillent çà et là. Jé me féli- cite donc d’avoir étudié dans le manuscrit du Vatican les œuvres poétiques de Raoul Tortaire , et d’y avoir relevé, entre autres frag- ments, la pièce inédite que je viens de mettre sous vos yeux. Un petit nombre de faits, recueiliis avec soin, quelques renseigne- ments portant une date certaine, vaudront toujours mieux pour débrouiller les questions encore obscures de notre histoire litté- raire, ‘ne des volumes d’hypothèses et de systèmes, quelque ingé- nieux qu'on les suppose. Veuillez agréer, etc. EucÈèNxe DE CERTAIN. “+99 27 Rarponr adressé à Son Excellence M. le Mrustre de l'instruction publique et des cultes, sur une mission en Angleterre, par M. C. HrPPEAU, pro- Jfesseur à la Faculté des lettres de Cuen. Monsieur le Ministre, En vertu de la mission que vous m'avez donnée, au mois de septembre dernier, je me suis rendu en Angleterre pour y recher- cher, ainsi que j'avais eu l'honneur de vous l’exposer, des do- cuments relatifs à l’histoire de Normandie, Je désirais aussi con- sulter, dans les bibliothèques publiques ou privées, quelques-uns de ces manuscrits où sont conservées les productions de nos écri- vains du xr° et du xrrr° siècle. J'ai l'honneur d'adresser à Votre Excellence le résultat de mes recherches. Celles qui avaient pour objet l’histoire de l’ancienne Normandie ont mis entre mes mains une foule de documents qui, en raison de leur spécialité, ne sont guère de nature à être publiés dans les Archives des missions scientifiques. Je prie donc Votre Excellence de m'’autoriser à les communiquer à la Société des Antiquaires de Caen, afin qu'ils puissent prendre place dans les Mémoires que publie cette savante compagnie. I n’en est pas ainsi des recherches qui ont pour but les textes de nos anciens écrivains, prosateurs ou poëtes. Elles sont d’un intérêt général, et les découvertes que j'ai eu le bonheur de faire à Londres et à Oxford, pendant mon court séjour en Angle- terre, me semblent assez intéressantes pour être communiquées au monde savant. Persuadé, comme l'est M. V. le Clerc, de lutilité que présente la publication des textes les plus anciens, et principalement de ces traductions des Livres saints que rendit obligatoires le Concile de 813, j'ai pris copie de la plus grande partie d’un ma- nuscrit en vélin, du xu° siècle, qui contient une traduction des Psaumes. Je l'ai trouvé à la bibliothèque Cottonienne (Nero. c. 1v). Écrit sur deux colonnes en lettres de forme, il est précédé de trente-huit vignettes représentant des sujets tirés de l'Ancien et du Nouveau Testament, précieuses comme spécimen de l'art à cette époque. Cette traduction dans l’idiome français du xn° siècle, mise en regard du texte latin, présente le plus sûr des vocabu- laires. Elle pourrait prendre place à côté des Quatre livres des Rois, MISS, SCIENT, V. 10 — 130 — qu'a publiés M. Leroux de Lincy. J'ai l'honneur d'en adresser à Votre Excellence les trente premiers chapitres, en me mettant à sa disposition pour la transcription et la publication du Psautier complet, qui se compose de 103 feuillets. (Voir aux pièces justi- ficatives, n° 1.) Cette traduction des Psaumes n’est qu’un calque du texte latin. Composées pour l'usage du peuple, tandis que le clergé conser- vait le précieux dépôt de la langue officielle, ces sortes de tra- ductions ont eu pour résultat de faire prédominer le latin parmi les idiomes différents qui, au x° siècle, formèrent la langue vul- gaire. Dans ces premiers essais, les deux langues se tiennent aussi près que possible l’une de l’autre. Un grand nombre de mots d'o- rigine latine, qui ont disparu depuis pour faire place à d'autres, empruntés à des idiomes différents, s’y retrouvent encore, ce qui prouve qu'au moment où se formait la langue, tous ou presque tous les mots latins ont dù être français. Les inversions, les ellipses et les hardiesses du latin y sont con- servées. Plus tard, par suite de la transformation que subissent toutes les langues, mais qui distingue plus particulièrement la langue française, la construction synthétique, qui présente les objets dans l’ordre de nos sensations, fera place à la construction directe, qui les montre dans l’ordre de la pensée. Mais entre les formes purement latines et celles que la langue française a défini- tivement adoptées, il y a des différences si grandes, qu'il serait difficile quelquefois de découvrir ce qu’elles ont de commun, si ces traductions primitives ne nous en donnaient le moyen, en nous offrant les formes qui ont servi de transition des unes aux autres. L'importance justement attachée à la publication des textes m'a engagé à prendre aussi copie de deux ouvrages assez courts qui se trouvent à la bibliothèque d'Oxford. Indépendamment de leur utilité sous ce point de vue, ils ne sont pas sans intérêt pour les PetpnRes qui s'occupent de l’état agricole ou industriel aux dif- férentes 6 époques du moyen âge. Le premier a pour titre : Les Reules du bon Evesque Robert grosse Teste! (mss. Douce, p. 182) : 1 Robert Greathead, évêque de Lincoln, mort en 1253, auteur du très- curieux poëme intitulé Le Chéteau d'amour, qui se trouve à la bibliothèque d'É- gerton (n° 846) et à la bibliothèque Bodléienne à Oxford el 399). H en a paru récemment une traduction anglaise. — 151 — «Si commencent les Reules que le bon Evesque de Nichole, seynt Robert grosse Teste, fist à la comtesse de Nichole, de garder et gouverner ‘teres et ostels. Qy vodra ceux Reules bien et bel tenir, du soen demeyne porra vivre, et sey mesmes et les soens. » (Il y a 27 Reules.) Le second manuscrit (même fonds) commence ainsi : z'est le dit de Hosbonderye, qe un sage homme fist jadis, que di à nom sire Vauter de Heule, e coe fist il par enseigner au- cunes gens, qe unt teres e tenement, qe ne savent pas tous les poynes de Hosbonderie meyntenir, come de gagnage de tere et de estor garder de grandz biens en poent surdre : à ceux Lx ceste doctrine volent entendre. » Ayant trouvé, dans le n° 14,252 des manuscrits additionnels du British Museum, un manuscrit en parchemin, petit in-4°, écrit dans la septième année du roi Jean (1206), qui, à la suite de plu- sieurs écrits latins relatifs à l’histoire d'Angleterre, contiennent : 1° Une histoire abrégée de la Grande-Bretagne et de ses mer- veilles ; 2° La loi des Teliers et des fulons à Who, Monteberge, Ox- forde et Beverle ; 3° Les pleas de la couronne ; 4° Les lois de la cité de Londres, J'ai pris copie de ces divers ouvrages, dont je transmets le der- “nier à Votre Excellence. (N° 2 des pièces justificatives.) Un membre de la Société des Antiquaires de Normandie, M. Renault, de Saint-Lô, m'avait communiqué, il y a quelques mois, un manuscrit du xn° siècle provenant, lui avait-on dit, de l'abbaye de Jumiéges et contenant des sèrmons en langue fran- çaise; je les avais lus avec plaisir. Dans un rapport fait sur ce recueil, très-incomplet, de sermons populaires, je signalais à l’A- cadémie de Caen le ton simple, mais affectueux, de ces commen- taires sur le texte de l'Évangile et la pureté de la morale qu'ils enseignent. J'avais cru reconnaître quelques rapports entre ces fragments et deux sermons de Maurice Sully, que l'abbé Lebœuf a donnés dans le XII° volume des Mémoires de l’Académie des Ins- criptions et Belles-Lettres. (P. 747.) J'ai retrouvé le texte complet de ces sermons dans un manus- crit d'Oxford (bibl. Bodléienne, n° 270). Et c’est en effet à Mau- rice Sully qu'il faut les attribuer. Cet in-4° en parchemin, de la M, 10. — 132 — fin du xn° siècle, d’une écriture fine et serrée, a été écrit, sans doute, avantla mort du célèbre évêque de Paris. On voit sur une des feuilles de garde la note qui suit, dont l'écriture est posté- rieure à celle du manuscrit : | «L'an de lincarnation de Nostre Seignor, le jor de la Ti- phaine mc. xevnr, furent sur la fierte S'-Cuthbert (à Durham peut- être) c et vr besanz, et xLv anneals. » Ê Les nombreux manuscrits qui nous restent des sermons de Maurice de Sully, soit en latin, soit en français, attestent le suc- cès de ses prédications, et les trois homélies que je copie dans le manuscrit de M. Renault, pour les transmettre à Votre Excellence, prouveront, je pense, que ce succès était mérité”. (Voir aux pièces justificatives, n° 3.), Le manuscrit d' Oénd contient, indépendamment de ces ser- mons , une note sur la manière dont les enfants croissent dans Île sein de leur mère, et, de la page 91 à 104, la légende versiliée de saint Nicolas, par Wace. : J'espérais bien pouvoir rencontrer à Londres et à Oxford di- verses compositions en latin et en français, dont j'avais besoin pour compléter les recherches que j'ai commencées sur les Bes- tiaires, les Volucraires et les Lapidaires du moyen äge. Cet espoir n'a ue élé trompé. J'ai essayé de montrer dans l'introduction du Bestiaire divin, de Guillaume, clerc de Normandie, publié en 1852, que des ren- : seignements aussi positifs qu'inattendus pouvaient être fournis, par ces sortes d'ouvrages, aux antiquaires qui s'occupent de re- chercher quelle doit avoir été la signification symbolique des animaux, des oiseaux, des plantes et des pierres représentés dans un grand nombre d’églises du xiv° et du xv° siècle. J’ai pu augmenter ma collection à l’aide des manuscrits suivants : Bestiarium fiquris plurimis delinealis illustratam. (xn° siècle, ms. add., 11,283.) Londres. | De la propriélé des pierres précieuses dont il est fait mention dans l’Apocalypse. (xn° siècle. ms. add., 13,961.) E De naturis lapidum. (Catalogue d’Ascough, 3,444.) De lapidibus preciosis. (Catalogue d’Ascough, 340.) ! Le savant et regrettable professeur M. Ozanam avait, dans un de ses voyages en ftalie, copié quelques-uns des sermons de Maurice de Sully. — 133 — C'est un ouvrage différent de celui que Beaugendre à compris parmi Les œuvres de Marbode, et qui commence par le vers : Evax rex Arabum legitur scripsisse Neroni. Tetbaldi, vel Theobaldi ltalici liber Physiologus, metrice. (Ca- talogue d’Ascough, 3,093.) C’est l'ouvrage mentionné par Sinner et faussement attribué à Hildebert de Tours. Liber de naturis bestiarum, avium serpentium et piscium ab Hu- gone de sancto Folieto (Hugues de Fouilloi), Alano ab Insulis et aliis; c'est, avec des variantes et des additions importantes, l'ouvrage attribué à Hugues de Saint-Victor. (Bibl. de M. Douce, à Oxford, HA CCC. xIx.) Deux bons manuscrits, l’un de l'Image du monde, dont l’auteur, nommé Osmond par quelques savants, est ici désigné sous le uom de Gauthier de Metz {xur° siècle, British Museum, Egerton, 10,015), et l’autre du Trésor de Brunetto lalini (Oxford, bibl. de M. Douce, n° ccexix), ont ajouté de précieux documents à ceux que javais déjà recueillis précédemment dans quelques-uns des manuscrits du livre de Clergie de la Bibliothèque impériale et dans le manuscrit de Brunetto que possède la bibliothèque de Rouen”. J'espérais aussi trouver quelques-unes de ces anciennes lé: gendes ou de ces Vies des saints qu'ont mises en vers nos poëtes normands, les premiers trouvères, dit Orderic Vital, qui se soient essayés dans ce genre de composition; je n’ai pris une copie que des ouvrages suivants : La Vision de saint Paul, par Adam de Ros, dont l'abbé de la Rue n’a donné qu’un court fragment. (Bibl. de M. Douce, à Ox- ford , n° ccczxxx.) Le même sujet, traité en vers de douze syllabes, sous le titre de Poynes d'enfer. (Bibl. Harléienne, ms. ad., n° 15,606.) - Le Castel d'amors de Robert grosse Téte. (Bibl. d'Egerton, 846.) La Vie de saint Alexis (Egerton, 613 et 745), une des légendes les plus intéressantes. j Le roman de la résurrection de J. Ce et le roman des Franceiz, de maître André de Coutances. (Add. ms., n° 10,289.) Le poëte normand, écrivant avant la conquête de Philippe-Auguste, s'ex- prime sur le compte de ses ennemis les Français comme pouvait 1 Je ne sais si le manuscrit de Rouen, que je signale à M. Chabaille, pourrait ajouter quelque chose à ceux que ce savant a consultés à Rennes, à Lyon, à Berne et à Genève. — 154 — le faire avant 1204 un sujet des rois d'Angleterre. Je me propo- sais de transmettre à Votre Excellence une copie de ce dernier poëme; mais je l'ai trouvé parmi ceux qu'a publiés, en 1842 M. Ach. Jubinal. Le peu de temps que j'ai pu consacrer à mon voyage en An- gleterre m'a permis seulement de parcourir à la hâte quelques- uns des monuments les plus remarquables de notre poésie narra- tive, si intéressante et si riche, soit qu’elle se complaise dans le récit des aventures qui ont leur point de départ dans les tradi- tions bretonnes, soit que, dans les chansons de geste, elle célèbre les hauts faits de nos rois carlovingiens et de leurs douze pairs. J'ai vu à Oxford, non sans émotion, l’exemplaire unique de ce beau poëme de Roncevaux, sauvé désormais de la destruction qui menace tôt ou tard les manuscrits, par les deux éditions qu’en ont successivement données MM. Francisque Michel et Génin!; dans la même bibliothèque (n° 403), le texte français d’un poëme de 5,045 vers, dont le Prince Noir est le héros, et qui a été publié en 1850, avec une traduction française en regard, par M. H. Coxe, sous-bibliothécaire de la bibliothèque Bodléienne, sous ce titre : The Black Prince, an historical poem, by Chandos Herard, Written in French, with a translation and notes. La bibliothèque Bodléienne d'Oxford possède deux manuscrits des Quatre fils d'Aymon. Le premier, qui se trouve parmi les manuscrits de Douce cxxr1, a été écrit au commencement du x siècle (vers 1220); il contient environ 13,500 vers. Le second (bibl. Bodléienne, ms. Hation, 59). est plus ancien; et l'écriture, qui est la même que celle des chartes du roi Jean et de Richard Cœur de Lion, son prédécesseur, lui donne un cachet tout particulier. Il se compose de trois fragments, dont le ” premier n’a que 489 vers, et parle des Quatre fils d'Aymon, de Yon de Gascogne et d’Ogier le Danois. Le second a 3,330 vers; c'est la fin du roman de Renault, fils d'Aymon. Le troisième enfin est le plus long; il contient 9,540 vers, dont les derniers ter- minent le poème, ayant aussi pour sujet les Quatre fils d'Aymon. * M. Paulin Paris, en examinant le fuc-simile dont est accompagnée l'édition de M. F. Michel, a pensé que l'on pourrait, au lieu du mot AOT, qui se trouve à la fin d’un grand nombre de passages, dans le manuscrit d'Oxford, lire AM, c'est- à-dire les premières lettres de amen. Le manuscrit ne justifie pas cette conjecture du savant académicien : on lit partout fort distinctement AOI, — 135 — Je transmets à Votre Excellence quelques-uns des passages de lun et l’autre manuscrit, afin qu'ils puissent être comparés avec ceux du Mans, de Metz, de Montpellier et de Venise!. {Voir aux pièces justificatives, n° 4 et 4 bis.) C'est à Oxford que se trouve encore le poëme d'Othevien de Rome et de Dagobert, roi de France, dans un manuscrit de la fin du xm° siècle (bibl. Bodléienne, Hatton, n° 100). J'apprends qu'il existe à la Bibliothèque impériale trois copies du même roman, écrites au xv° siècle. Le poème d'Oxford est en vers de huit syllabes et à rimes plates. Ceux de la Bibliothèque impériale sont en grands vers et à tirades monorimes, et il paraît que le texte est plus ancien que celui d'Oxford, bien que la copie _soit plus moderne?. Le roman d'Octavien a joui comme celui d'Orson et Valentin, avec lequel il a quelque analogie, d’une grande réputation pendant le moyen âge. C’est l’histoire de deux enfants condamnés à périr avec leur mère, et miraculeusement sauvés pour devenir les héros des aventures les plus merveilleuses. Les deux fils d'Octavien , empereur de Rome, exposés dans une forêt avec leur mère, faussement accusée, sont enlevés des bras de celle-ci: le premier, nommé Florent, par un singe, et le second, nommé Octavien, comme son père, par une lionne. Voici 1 On ne pourra publier le grand poëme des Quatre fils d'Aymon sans tenir grand compte des manuscrits d'Oxford. Les manuscrits de Paris sont, d'après une note que l’on a eu l’obligeance de me transmeltre, au nombre de cinq : Bibl. imp., ancien fonds français, 7,182; 7189 ; 7,18653 (Cangé 8). AIRRNE: ei à r à st 00 nai DEF... 5.05 5.5. 205.4". Celui de Montpellier, bibl. de la faculté de médecine, 247; Celui de Venise, bibl. de Saint-Marc, ms. franç., 16 (voir Romwart, 86); Enfin, celui de Metz, dont M. Mone a publié 250 vers environ, dans son Anzeiger (Sechster Jahrgang, 1837 ). C'est d'après le manuscrit de Paris 7182 que M.Bekker a publié les 1,044 vers qui se trouvent en tête de son poëme provençal de Fer à bras. ? 21° Bibl. imp. , ancien fonds français, 7535 Es 29), 2,000 vers environ; 2° S. F. 632°, (15,520 vers environ); 3° Sorb. 446, (17,300 vers environ). C'est le manuscrit S. F. qu'il faudrait publier en s’aidant des deux autres, et surtout de celui de la Sorbonne. — 136 — le récit sommaire de ce qui leur arrive, jusqu'au moment où la Providence leur fait retrouver leurs parents réconciliés. Florent est arraché au singe qui l'avait emporté par un cheva- lier, des mains duquel il tombe dans une troupe de voleurs, quille vendent à un Français. Celui-ci le conduit à Paris et l'élève dans sa maison avec son propre fils. Florent manifeste, dès son plus jeune àge, son goût pour les exercices militaires, et, dès qu'il peut prendre les armes, il se trouve tout naturellement engagé parmi les guerriers rassemblés par le roi Dagobert pour repousser les attaques des Sarrasins, commandés par le soudan d'Égypte; Dagobert compile parmi ses alliés les rois d'Angleterre et d’Es- pagne. | L'empereur Octavien vient aussi à son secours, et se trouve à Paris, par conséquent, en même temps que Florent. Le premier exploit de ce jeune guerrier le couvre de gloire ; il tue un affreux géant, qui est venu provoquer les chevaliers de Dagobert, et auquel le soudan d'Égypte avait confié sa fille Marsibelle. Florent, devenu digne par sa victoire de prendre place parmi les cheva- liers, conduit à Paris, dans un lieu sür, la fille du soudan, dont il devient aussitôt épris, afin de la soustraire au pouvoir des Sar- rasins et à la tyrannie paternelle. Mais les mécréants parviennent à semparer de l’empereur et de Florent, qu'ils emmènent avec eux, après qu'ils ont été mis en fuite par saint Georges, accouru au secours de l’armée chrétienne. Pendant ce temps, qu'étaient devenus et l’impératrice et son ‘autre fils? Lorsque, dans la forêt où elle avait été abandonnée, elle avait eu la douleur de voir son fils emporté par une lionne, elle s'était mise à là poursuite. de celle-ci et l'avait suivie toute tremblante, le long du rivage de la mer, pendant un espace de huit lieues. La lionne est attaquée par un dragon furieux, qui la poursuit, même à travers les flots de la mer, au milieu desquels elle s’est jetée avec son précieux fardeau, jusqu’à une île déserte où elle s'arrête. Là elle tue son ennemi, et peut enfin donner ses soins à l'enfant qu’elle nourrit de son lait. | L'impératrice, de son côté, rencontrée par des marins qui par- tent pour la Palestine, s'embarque avec eux, et arrive précisé- ment dans l'ile où se trouvent la lionne et le petit Octavien. Elle s'empare de l’un et de l’autre et, joyeuse d’avoir retrouvé son fils, — 157 — elle se réunit à une troupe de pélerins qui se rendent à Jérusa- lem. C'est dans cette sainte retraite qu’elle s'établit avec Octavien. Vingt ans se sont écoulés. Le jeune homme n’a pas manqué, ainsi que l'avait fait son frère Florent, de manifester de bonne heure ses dispositions pour la guerre. Ses prouesses lui attirent les bonnes grâces du roi d’Acre, qui, apprenant de la bouche de l'impératrice elle-même le récit de ses malheurs, prend la déter- mination généreuse d'envoyer au roi Dagobert un secours ‘de 2,000 chevaliers syriens. Octavien et sa mère font voile pour la France avec l’armée auxiliaire, et débarquent au moment où les Sarrasins , frappés de terreur par saint Georges, ont pris la fuite, entraînant avec eux, comme on l'a vu plus haut, l’empereur Octa- vien et Florent son fils. Les chevaliers de Syrie se précipitent sur les infidèles et délivrent les deux prisonniers. Le plus heureux dénouement termine, comme dans les romans d'aventures, cette longue série de malheurs et d'épreuves. L’em- pereur Octavien retrouve avec bonheur sa femme, dont l'inno- cence a été depuis longtemps reconnue. Le soudan d'Égypte se converlit au christianisme et accorde, à la prière de Dagobert, la main de sa fille à Florent. {Voir aux pièces justificatives, n° 5, le commencement et la fin du poëme.) Cette histoire d'Octavien, plus connue sous le titre de Florent et Lion, fait partie de la collection des poëmes français du moyen âge, traduits en latin, en suédois ou en islandais, que possède la bibliothèque de Stockholm. Elle y est désignée sous le nom de Flores Saga ok Leo. M. Geffroy, qui lamentionne!, a trouvé dans la même bibliothèque la traduction d'Orson et Valentin, dont j'es- père, si j'en crois quelques indications dont je suis la trace avec un intérêt facile à comprendre, pouvoir retrouver le texte français?. J'ai, du moins, été assez heureux pour rencontrer, dans la bibliothèque d’un riche amateur de Londres, le très-célèbre et très-intéressant poëme du Bel inconnu, toujours si vainement cherché dans les bibliothèques publiques de l’Europe, et que ! Archives des Missions scientifiques, rapport à M. le ministre de l'instruction publique sur les bibliothèques de Suède (IV° vol., p. 185, 1855). * La Société pour les anciens écrits a publié, à EPA cn 1846, une tra- duction suédoise de ce poëme, sous le titre de Numlôs (anonyme) et Valentin. (Voir le rapport de M. Geffroy.) * Le Bel inconnu figure dans plusieurs romans de la Table ronde, I est nommé, — 138 — MM. Paulin Paris et Victor le Clerc recommandaient tout récem- ment encore aux investigations des admirateurs de nos vieilles poésies nationales. Dans un manuscrit, petit in-folio en vélin, écrit au recto et au verso, sur trois colonnes , dont l'écriture doit être de la première moitié du xur siècle, sont conservés, à ia suite de quatre poëmes de -Chrestien de Troyes, Lancelot, Erec et Enide, le Chevalier au lion et le Chevalier à la charreïte (texte excellent) : le roman de Ferqus, par Guillaume, clerc de Normandie, publié par M: Fran- cisque Michel, d’après un manuscrit du Musée britannique; l’Atre périlleux, analysé dans la Bibliothèque des romans, sur une traduc- tion en prose du xv° siècle; le Roman de Gombault, que je crois inconnu, ainsi que celui de la Vengeance Raguidel, dont je n’ai vu le titre nulle part, et qui se distingue, comme presque toutes les compositions appartenant au cycle de la Table‘ronde, par un style clair et attachant, par le talent de narrer que possèdent, à un si haut degré, les trouvères de cette époque; enfin Giglan , ou le Beals desconneus, dont son heureux propriétaire m'a permis de prendre une copie, et qu'il m’autorisera à publier prochaine- ment, je l'espère. Au mois d'octobre 1777, l’auteur de la Bibliothèque des romans, mettant la main sur un roman en prose, imprimé en 1530, sous ce titre : Giglan, ou le Bel inconnu, fils de messire Gauvain, qui fat roi de Galles, et de Geffroy de Mayence, son compagnon, proclamait cet ouvrage comme le plus rare et le plus introuvable des romans de la Table ronde. Le poëme français qui avait pu servir à cette malencontreuse traduction, dans laquelle étaient confondues deux histoires tout à fait étrangères l’une à l’autre, peut être considéré comme bien plus rare encore. La bonne fortune qui me la fait rencontrer suffirait pour me consoler de n’avoir pu faire en Angle- terre un plus long séjour. La traduction en vers anglais, de Giglan, ou le Bel inconnu, dont on a fait sir Lybius diaconus, est citée par Warton, comme se trouvant à la bibliothèque Cottonienne (Caligula À. 2.), et le savant Anglais en a tiré un passage, signalé déjà par Chaucer comme ayant joui d'un succès populaire au xmm° siècle. dans le roman de Jaufre : E fo à lo belo desconequitz. (Raynouard, Lex. roman, t. I, p.49.) — 1359 — Voici le sommaire du poëme français : Pour complaire à la dame qui le tient en sa baiïllie, l'auteur a composé son roman, «extrait d’un moult beau conte d'aventure. » À Carléon, « qui sied sur mer, » Arthur réunit une nombreuse assemblée, à laquelle assistent presque tous les héros de la Table ronde. Un chevalier, « qui porte d'azur au lion d’hermine, » se pré- sente devant le roi et le prie de lui accorder la première demande qu'il lui fera. Arthur y consent. On le fait asseoir à la table du festin, puis Arthur envoie Béduier pour lui demander son nom. — Mon nom ? Je n’en ai point. Ma mère ne m'a jamais appelé que beau fils. — Eh bien ! puisqu'il ne sait pas son nom, répond le roi, qu'il s'appelle le Bel inconnu. En cet instant, arrive une pucelle « gente de cors et de vis belle, » qui vient prier le roi Arthur de lui donner le plus brave de ses chevaliers. Seul, il devra délivrer de douleur, en affrontant les plus grands périls, sa maîtresse, la fille du roi Gringars. Aucun des chevaliers n'ose s’exposer à une aventure qui paraît offrir peu de chances de succès. Le Bel inconnu déclare, d’un ton résolu, qu’il est prêt à marcher. Le premier mouvement du roi est de refuser. Comment pourra-til, jeune et inexpérimenté comme il est, rendre le service qu’on demande ? Le Bel inconnu insiste; et Arthur est obligé de tenir la parole qu'il a donnée. Mais la messagère, la demoiselle Hélie, trompée dans ses espérances, éclate en repro- ches amers contre Arthur et la Table ronde , qui n’envoient au secours de sa maïtresse que le plus faible et le plus jeune des chevaliers. Elle part-suivie de son nain Tidogolains. Le Bel inconnu s’empresse ele revêtir ses armes, et s’élance avec Robert, son écuyer, à la poursuite de la demoiselle. Il la bientôt atteinte. Malgré ses dédains, il marchera à ses côtés et saura bien lui prouver qu’il n’est inférieur à aucun des chevaliers de la Table ronde. I triomphe d’abord, au gué périlleux, d’un vaillant chevalier nommé Bliobliéris, qui veut lui disputer le passage, et qu'il en- voie à la cour d'Arthur « pour y tenir prison. » II dira au roi qu'il vient de la part du Bel inconnu, qui l’a vaincu et désarmé. « Vous voyez bien, Mademoiselle, dit alors le nain à sa maîtresse, que vous aviez grand tort de mépriser un si vaillant chevalier. — Nous. verrons bien, reprit-elle, attendons la fin. » — 1410 — Les quatre voyageurs s'arrêtent pour prendre du repos au milieu d'une forêt. Ils y passent la nuit couchés les uns auprès des autres sur l'herbe verdoyante. Au point du jour le jeune chevalier est éveillé par la voix plaintive d’une femme, et maloré les efforts qu'on fait pour le retenir, il marche à son secours..Il tue, après un combat terrible, deux géants hideux qui se préparaient à faire brüler, dans un brasier ardent, une jeune fille dont ils s'étaient emparés. Hélie, émerveillée, demande humblement pardon aû Bel inconnu d’avoir pu douter un seul instant de son courage et de la vigueur de son bras. La jeune fille qu'il a arrachée des mains de ses ravisseurs est Clarie, sœur de Saigremor. Elle remercie en pleurant son libéreteur, et le gentil Robert, qui sert à la fois de keus, de sénéchal, de bouteiller, de maréchal, de cham- bellan et d’écuyer, leur prépare un magnifique repas avec les mets que les géants avaient mis en réserve pour eux-mêmes. Tous ensuite se remettent gaiement en route. Mais voici venir trois chevaliers bien armés : ce sont Helluin des Grayes, le Sire des Hayes et le sire Guillaume de Sallebrant, qui, au moment où ils arrivaient au qué périleux, avaient ren- contré leur ami et compagnon Bliobliéris, lequel, prisonnier sur parole, se rendait tristement à la cour du roi Arthur. À la nou- velle de sa défaite ils s'étaient mis à la poursuite du vainqueur, déterminés à lui faire payer cher son triomphe. Tout à coup, Robert les aperçoit descendant tous les trois le long de la roche de Vaucouleurs — « Armez-vous, mon maître, s’écrie-t-il. » Mais l’un des chevaliers est déjà près du Bel inconnu, qu'il va frapper de sa lance. Hélie accourt et lui demande depuis quand trois che- valiers viennent assaillir à la fois un homme désarmé? Le Bel in- connu se hâte de se couvrir de ses armes, et combat l’un après l'autre les trois chevaliers, qui sont vaincus, crient merci et vont rejoindre Bliobliéris à la cour du roi Arthur. Mais, avant de s’y rendre, le sire des Hayes ira conduire au manoir pater- nel la jeune demoiselle arrachée au pouvoir des deux géants ter- rassés. Ici le poële suspend son récit et parle de son amour et de sa fidélité pour sa dame, qu’il n'ose pas encore appeler s’amie, mais qu'il croit pouvoir du moins nommer {a moult aimée. La petite troupe continue son voyage, et va chevauchant à tra- vers la forêt pour arriver à la ville où gémit la belle dame que — VEl — doit délivrer le vaillant chevalier. Un cerf passe tout auprès, pour- suivi par des chiens et des chasseurs, après lesquels s’avance len- tement un tout petit bracet blanc, «un peu plus grand qu’un er- minet, » qui s'arrête et laisse voir une épine enfoncée dans sa patte. Hélie descend de son cheval, se saisit du chien et l'emporte malgré les instances que lui fait le Bel inconnu , auquel elle répond qu'elle gardera le chien pour deux excellentes raisons, parce qu'il est beau, et parce qu’elle a envie de lavoir. Ce caprice devient l'occasion d’un nouveau combat contre le chef des chasseurs, qui s'appelle l’Orgueilleux de la Lande, et qui est vaincu à son tour. L’Inconnu, Robert, Hélie et son nain aperçoivent-en sortant du bois un castel d’où descend, pour venir à leur rencontre, une dame richement vêtue et d’une beauté ravissante, Elle leur apprend que celui qu’elle aimait a été tué par un chevalier redoutable qui habite le château. Là se trouve, dit-elle, un épervier perché sur un bâton d’or. La demoiselle qui pourra s'en emparer sera pro- clamée la plus belle; mais elle devra se faire accompagner par un chevalier assez hardi pour oser se mesurer avec le maître de lé- pervier. La pauvre demoiselle, désireuse d'obtenir le prix de la beauté, avait conduit à ce château son ami, qui avait succombé dans une lutte inégale. — « Je le vengeraï, et vous serez reconnue comme la plus belle!» dit l’Inconnu, qui trouve l’occasion d’un nouveau triomphe. Grifflet, le fils d'O, est terrassé en effet; et comme l'Inconnu apprend que la jeune fille pour laquelle il vient de se battre est Marguerie, la fille du roi d'Écosse Agolant, il la fait conduire chez son père par un chevalier dont la valeur et la loyauté sont éprouvées. Hélie reconnaît en elle sa cousine; elle lui fait de tendres adieux : «Je ne sais, dit-elle avec sensibilité, si jamais je vous reverrai, mais je vous aimerai toujours! » De nouvelles aventures sont réservées au Bel inconnu. Il arrive avec ses compagnons à un château merveilleux, au château de l’île d'Or. Une fée d’une grande beauté l'habite; elle connait les sept arts, la magie et l'astronomie. Les voyageurs aperçoivent en fré- missant, attachées aux murailles du château, des têtes couvertes de leurs heaumes. Ce sont les têtes des chevaliers qui ont osé atta- quer le gardien de ce lieu. Il n’y en a pas moins de cent quarante- trois, tous fils de comtes ousde rois. Depuis sept ans, le terrible chevalier qui les a vaincus est maître de l’île d'Or et de la belle dame qu'il y retient prisonnière, S'il — | — peut triompher pendant deux ans des guerriers qui se présente- ront pour le combatire, il lui sera permis de l'épouser. Maïs Mau- ger le Gris a trouvé son maître dans le Bel inconnu. La victoire donne à celui-ci le droit de devenir l'époux de la fée et le seigneur de tout le pays. La beauté, les grâces et le tendre sourire de la fée lui inspirent un amour qui le retiendrait à l'ile d'Or, si le de- voir ne l’appelait ailleurs. N’atil pas pris en effet l'engagement d'aller secourir la fille du roi Gringar? Malgré les tendres protes- tations de la belle fée, qui fait tous ses efforts pour le retenir, le Bel inconnu s’arrache avec un profond regret à ces lieux enchan- tés, et dès le lendemain matin il se met en route pour se diriger vers la citée Gastée, où doit s'accomplir la mission dont il s’est chargé. Nous n’en sommes encore qu'au tiers de ce charmant poëme. Pour faire le récit des merveilleuses aventures dans lesquelles s’en- gage le Bel inconnu, et des exploits par lesquels il doit mener à bonne fin son audacieuse entreprise , l'auteur a recours à toute la richesse de son imagination, toutes les grâces de son style. La description de la ville Gastée et celle du palais enchanté où la fille du roi de Galles est retenue, les incidents extraordinaires qui se succèdent rapidement, et dont la mise en scène est vrai- ment très-remarquable; les combats terribles que livre le Bel inconnu, le triomphe du héros, la reconnaissance de la prin- cesse, la joie des habitants, qui veulent avoir le beau chevalier à roi et à seigneur, tout cela compose une suite de récits dans les- quels le poëte déploie, avec l'imagination la plus riche, le talent le plus souple et le plus flexible. Mais le bel inconnu, à qui une voix mystérieuse a fait connaître qu'il est fils du brave cheva- lier Gauvain et de la fée aux Blanches-Mains, et qui a appris en même temps que son véritable nom est Giglan, déclare ne pou- voir devenir l'époux de la princesse qu’il a délivrée, avant d’avoir obtenu le consentement du roi Arthur. Et puis un autre motif, un mouûf bien plus puissant, l'empêche d'accepter l'offre qui lui est faite : il ne peut oublier la fée de l’île d'Or, qui à allumé dans son cœur une passion violente. Tandis que la fille du roi de Galles se rend, avec toute sa cour, auprès du roi Arthur, où le Bel inconnu s'engagé?à la rejoindre bientôt, un sentiment irrésistible l’entraine vers la demeure de l’enchante- resse, qu'il se repent d’avoir quittée si brusquement. Au milieu — 143 — des délices de l'ile d'Or, dans la peinture desquelles le poëte, comme les auteurs des romans du même genre, s’abandonne avec beau- coup trop de complaisance au besoin de tout décrire, Giglan, comme Renaud dans le palais d’Armide, oublierait pour toujours et la fille du rot de Galles, la blonde Esmérée, et les combats et les chevaliers de la Table-Ronde. Maïs, pour l’arracher aux charmes de la volupté, le trouvère français, dont s’est inspiré sans aucun doute l’auteur de la Jérusalem délivrée, fait pénétrer jusqu’au héros un jongleur qui lui apprend qu'un tournoi va s'ouvrir, et que les plus braves chevaliers du monde s’y sont donné rendez- vous. Je ne connais pas, dans les divers poëmes de ce cycle, de tournois qui puissent soutenir le parallèle avec celui dans lequel Giglan triomphe de tous ses rivaux. Les combats et le prestige de la gloire effacent le souvenir de la fée de l’île d'Or, et le vaillant fils de Gauvain, devenu l'époux de la princesse de Galles, va prendre possession de la couronne que ses exploits lui ont méritée. Tel est ce poëme, dont l’auteur, qui se nomme dans les der- niers vers, est Renaud de Beaujeu, digne, j'en suis persuadé, de prendre une place distinguée parmi les poëtes qu’a produits le xur° siècle, si fécond en aimables conteurs. Si la pensée toute patriotique de réunir en un seul corps nos poëtes du moyen âge, pensée qui devait tout naturellement être conçue par Votre Excellence, Monsieur le Ministre, est réalisée grace à votre puissante intervention, Le Bel inconnu, dont je trans- cris quelques fragments à la suite de ce rapport, y figurerait, je n'en doute pas, d’une manière honorable. {Voir aux pièces jusli- ficatives, n° 6.) | Je serais heureux, Monsieur le Ministre, d'offrir, pour ce sujet comme pour tout autre, mon humble concours aux savants ap- pelés par Votre Excellence à sauver de l'oubli, dans une collec- tion monumentale, les antiques productions du génie national. J'ai l'honneur d’être, etc. C. Hrpprau. Caen, 25 janvier 1856. — 14h — DOCUMENTS ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. N° I. TRADUCTION DU PSAUTIER À, L Boneure barun chi ne alat el cunseil des feluns et en la veie des pecheurs ne stout, et en la chaere de pestilence ne sist. Mais en la lei de nostre seignur la sue volunted, et en la sue lei purpenserat par jurn et par nuit. | E iert ensement cume le fust qued est plantet de juste le decurs des ewes, ki dunrat sun froit en sun tens. E la fuille ne decurrat, e tutes les coses que il inqus ferad serunt fait prospres. Nient eissi li felun, nient eissi : mais ensement cume la puldre que li venz getet de la face de la terre. En pur ico ne surdent li felun en juise, ne li pecheor el cun- seil des dreituriers. Kar le seignur cunuist la veie des justes, et l’eire des feluns pe- rirat. IL. Pur quei fremirent les genz et li pople purpenserent vaines coses ? Le rei de terre estourent e li prince sei asemblerent en un : en- contre nostre seignor e en contre sun Crist. Derumpums les lur liens e degetums de nus le juch de els. Chi habitet es ciels les escharnirat, e nostre sire les subsan- nerat. Lors parlerat a els en sa ire, e en sa furur les conturberat. Mais je sui establit reis de lui sur syon , sun saint munt preechanz sun cumandement. Nostre sire dist a mei : tu es li miens filz, jeo oei te engen- drai. : 1 M.F. Michel a, dans le rapport qu'il a adressé à M. le ministre de l'instruc- tion publique en 1838 , donné un autre texte des cinq premiers psaumes , tiré d'un manuscrit de Cambridge (Trinity College R, 17,1). — 145 — Requier de mei, e jeo dunrai a tei les genz de la terre la tue hereditet, et la toe possession les devises de terre. Tu governeras en verge ferrine e sis freindras ensement cume le vaisel de potier. E ore vos, reis, entendez, seiez apris, vus chi jugiez la terre. Servez a nostre seignor en crieme : € si esleeciez a lui ot trem- blur. Pernez discepline, que nostre sire alcune fiede ne s’icurst e pe- rissiez de la juste veie. - Cume la sue ire esprendrat en brief tens, beneurez tuit icil ki en lui se fient. IT, Sire, a quei sunt multipliet cil ki mei trublent? mult s’esdrecent en cuntre mel. Muit dient a la meie aneme : nen est salut a lui en sun Deu. Mais tu, sire, ies li miens receurre et la meie glorie eshalcanz mun chief. Jeo cria a nostre seignur par ma voiz, e il me oit de sun saint mont. Je dormi e si sumeillai e relevai; kar nostre sire me recout. Ne crendrai milliers de peuple avirunant mei : esdrece te, sire, li miens Deu; fai mei salf. | Kar tu as ferut tuz contrarianz a mei senz achaison; les denz des pecheors tu as atriblet. Le nostre seignur est saluz; e sur tun people la tue benei- cun. | IV. Quant jeo apeloue, Deus de la meïe justise me oit; En tribulaciun tu purluignas a meï. Aiïes merci de mei, e oies la meie oreison. Li fil des humes, des que a quant serez vus de grief cuer? Pur quei amez vus vanitet et querez menconge ? E sachiez que nostre seignur at fait merveilleus sun saint : nostre sire me orrat, quant jeo crierai a lui. Jraissiez vus, e ne vulliez pechier : les choses que vus dites en voz cuers, en vos liz aiez compunctiun. MY5S, SCIENT, V. 11 — 146 — Sacrefiez sacrelise de justise e esperez el seignur ; mult dient : Chi nus demustret bones choses? Seignet est sur nos la lumiere del tun vult, sire; tu dunas leece el men cuer. Del fruit del frument , del vin e del sun olie sunt multipliet. En pais en ice meisme : dormerai e reposerai. Kar tu, sire, senglement en esperance establis mei. V. . Les meies paroles o es oreilles receis, sire; entent le meie cla- mur. Entent a la voiz de la meie oreisun, li miens Reis e li miens Deus. Kar je urerai a tei, sire ; le matin orras la meie VOiIz. Le matin esterai a tei, e verrai :kar tu es Deus nient voillant felunie. E dejuste tei ne habiterat malignes; ne ne parmainderont fi torcunier devant tes oïlz. Tu hais tuz ki ovrent felunie; perderas tuz cels chi parolent menconge. Home de sancs e tricheur nostresire ferat abominable, mais jeo en la multitudine de la tue misericorde. Jeo entrerai en ta maison; e aorerai el tun saint temple en la tue crieme. i Sire, demeine mei en ta justice; pur les miens enemis, dreu el tuen esguardement la meie veie. Kar verited nen est en lor buche; lur cuer est vain. Sepulchre aovranz est li guitron de els; par lur langues triche- rusement faiseient : juge cels, Deus. Decheent de lur cogitatiuns; selonc la multitudine de lur im- pietez, debute icels : kar il entarierent tei, sire. Esleecent sei tuit ki espeirint en tei; en parmenabletet s’esjoi- ront; e tu babiteras en els. S’esglorierunt en tei tuit ki aiment le tuen num; kar benistras al juste. Sire, sicume de l’escut de la tue bone volunted, curonas nos. on. UV N9 2 LOIS DE LA CITÉ DE LONDRES. Kikunkes ad sa terre en Lundres et terme passe de sa cense rendre, il poet, par la lei de Lundres, prendre nam en son fé e leissier le par plège. E si nul signurage ne velt le nam prendre, e il s’en plaigne al Vescunte, si deit le Vescunte faire nam prendre, com en la socne le roi, et laisser par plège. Si l’om se claime al Vescunte de dette, le Vescunte le deit su- mundre al Husteng. Si il sursiet, ke il n’i vienge, si li deit l'om jugier le viez jugement. E quel est le vielz jugement? « Se il meint en la socne, le rei deit prendre un nam de xx sol. et laisier le par plége. E se il meint en socne de iglise, u de Barun, le Veskunte le deit guaitier el chemin le rei, e mettre le par pleige. » Kar tel est le vielz jugement. Si l’om se claime al Veskunte de bature u de medlée; si sanc i ad, u plaie, si deit le Veskunte venre là, e metre le malfaitur par plège par le sanc; et les Aldremans dirunt si le rei deit aveir le plai, u le Veskunie. Si plai sunt en la curt le rei, ço est à saveir en Husteng, et l’encupeur nume testemonies devant defense, ices testemonies sant perduz par la lei de Lundres; kar il sunt ferfend, ço est à dire, ne sunt pas à dreit numez. Se li testemonie sunt à dreit numé, donc deit l'om jugier que il viengent avant la quin- taine, e sulunc ço que il parlerunt, les Aldermans en durront dreit. E se il avient dedenz cele quintaine ke li uns de ces testemonies murge, celui qui vifs est pruvera son testemonie par serrement, e de iluec si iert menez sur la tumbe al mort, e la jurra que, se il fusi vif, tel testemonie porteroit. E se li uns gist malade, ki il ne i puisse venir, dunc deit le Ves- kunte prendre quatre preudhomes dedenz les quatre bancs del husteng, e là envéer, pur oir sun serrement, se il faire le velt. Eissi aurunt les testemonies deraisné, e se le malades ne velt jurer, li encupez est desremiez. Si home forein deit faire serrement pur dette, u pur alkun mef- fait, il le deit faire sei setme, e se il nes poet aveir, dunc deit il sul faire son serrement e parlant se iert alégé. Mais ço devez saveir M. 11. — 148 — par la lei de Lundres, que nul marchant fcrein nen ad socne, ne en Gildhalle ne aillurs. Vus devez saveir que en remeisuns, tant cum les cruiz sont hors de iglise, si mellée u malfait seit dedens la cite faite, ke ço est à la curune le re. ÿ Nus mustrames là desus de nam prendre pur cense. Ore, si _ devez saveir que se il avient ke vostre tenant seit si povre que vus rien n'i truissiez, e vus dunc saciez guaitier ke aucune rien li seit cumandée, cel poez bien prendre en nam; e cil le demande là u il le comanda; kar cumandise ne périst. Mes vus devez saveir ke um nel poet pas faire par tuit; kar l'um nel poet pas faire en seldes ne en maisun à fulun, ne en maison à teinturier, ne en maison à adobeur, u l’'um comande multes choses pour teindre, pur aduber. Vus devez saveir ke terre que l’um vent et que l’um achate en Lundres, dedans Warde, ke l’alderman de icele Warde deit aveir la dreiture, ço est à saveir un besand d’or, u n1 sol. E saciez bien que nul socciriene ne doit rien prendre, par la lei de la Cité, fors gavel et wite. Li deit lum gagier. Se si avient que nul hume plaide par la lei de Lundres et li seit mestier de testimonies u de guarant numer, bien se gart que il les numt numeement par lur dreit num; et s’il issi nel fait, l’um fi jugera nameles fremeles. Ore devez saveir que des terres graveletes dunt le landgable le rei est arieré, et n’est pas rendu en quaremme ne en la serveille de Pasche, devant le soleil escunsant, se le Veskunte les summunt al husteng, il deivent aveir treis sumunces par jugement. E se il ne se poent dereimier, la terre est gravelete. Si est le forfait à soldre e pulsoldre de cen solz, u la terre. E se si avient ke le Veskunte tant atende que irriement n’en seit fait, u jugement ne seit respetié, devant la feste seint Johan, par la lei de Lundres, ne deit pas jugement aveir, ne le plai de terre oravelete plaidier. E saciez que ceste loï unt tutes les socnes de la Cité u l’um deit rendre langable en quaremme u en la serveille de Pasche, devant soleil escunsant. Co est la lei as Loorenss. Cum li Looreng vendrunt à la riwère, si enramerunt lequel — 149 — veisseil que il vodront, et lerrunt lor enseigne, € s'il volent, si chanterunt lur kyrièle tusqu'al punt de Lundres, sulunc la vielz lei e pur leur estop, deivent il rendre le stop à denier. E icest veis- sel est apelé topwin. E quant il aurunt passé le punt de Lundres, e il serunt venuz à rive, si atendrunt deus ebbes et un flod. De- denz le terme de ices treis itides, deit le veskunte et le chamber- leng le rei venir à la nef; et se i ad veissele d’or u d'argent, de l'ovre Salemun , u pière précieuse, u pailles de Costentinoble, u de Renesburg, u cheinsil, u walebrun de Maence, si l’prendrunt al oes le rei, pur les garne, par le pris des leals marchantz de Lundres, e a quinzeine rendre lur deniers. E saciez que nul marchant ne puet entrer en la nef dedenz ces treis itides, por marchandise ferre, ke il ne seit el forfeit le rei de xL sol, fors del topwin. E se li Veskunte n’i vient, ne le chamberleng, dedenz ces treis itides, puis ke il serrunt venu à terre, e le Veskunte seit garni, li Loreng poent vendre e al tres venir et schater senz forfait. E si ço est chiel, il prendrunt deus tonels, bastelonge e un devant, le meiïllur pur altretant cum l’om vendra le méeir ; e le méein pur altretant cum l’'om vendra le peiur. E si ço est hulk u altre nef, un tunel devant e l’alire deriere, le millur pur altretant cum l’um vendra le meein, et le meein pur altretant cum l’om vendra le peiur. E saciez que li Loereng ne poent vendre bo vin à détail, avant de cest premier veissel; mes, par la nuit e par demi nuit, puent il vendre, e nient altrement. Quant le Veskunte et le Chamberleng i averunt esté, dunc à primes enterunt li marcheant de la cité de Lundres, e achaterunt lur marchiez e après els, cil de Greneford; e après els, cil de Wincestre et puis oltres marcheanz cumunement. Sulunc la lei, ne puet nul marcheant Loereng remaindre en la cité plus de XL jorz, pur marchandise mener, si orre nel desturbe u vent, u mal, u por dette, se l’un le deit u detient. Ne nul Lohereng né peut aler en marchandise hors de la cité, à marchié ne afaire, pur quei que il ait deslié e une nuit esté en la cité, avant des quatre mers de la cité, co est à saveir, Startford, e Sanford, e Michtebrige, e Bolkcire. Li Loereng qui en la nef remainent, e lur aveir i vendent, e ne passent la rue de Thamise, ne le Wers, pur altre ostel prendre — 150 — en la cité, il ne durrunt altre eschawinge, fors la costume del vin, ço est à saveir, le cornage, et denier de chascun tunel. Si il ad Loreng qui veulle sun aver porter sus, e passe le Werf, e la rue de Thamise, e se il se departe de la nef, e il prenge os- tel en la cité, e son aveir seit ensemble od lui porté, celui est al eschawinge le rei. E celui deit feire saveir al Veskunte u il iest herbergie, e cil marcheant deit atendre le Veskunte tres jorz pur deslier ; e si le Vescunte ni vient, puis qu'il li aura fait saveir de- denz ces treis jorz, le marcheant poet deslier e vendre sans fors- fait. Mais il ne poet nient vendre ses dras à détail fors la pice entère; ne nul Loereng ne poet achater leine deffeite, ne vinz descusuz en tonnels, ne dehors, ne nul fresche pel, ne fres quir, ne pels d’aignels desbrochez, que il ne seit el fordfeit le Vescunte. Ne nul Loereng ne put achater plus ke treis vifs porcs a sun man- gier. E se il s’est forfait e clamif i ait, donc deit il par la lei de la cité de Lundres estre à dreit en la cort le rei, ço est à saveir el husteng. Co est la cumune lei es humes l’empereur d'Alemaigne que il poent herbergier dedenz les murs de la cité de Lundres, la o il voldrunt, fors cil de Tiele, et de Brune et de Anwers, ne passe- runt le punt de Lundres, se il ne veulent estre forfait par la lei de Lundres. S'il unt mercerie, il poent vendre quartrun de peivre, quartrun de cire, quartrun de cummin, et la duzeinne de fus- teine u demie; et li trones dunt il peserunt deit estre de xxn clous. Li Noreis unt bohsache, co est a saveir suvir tut l’an; mes ce deveiz saveir que hors de la cité ne poet aler en nul lui pur mar- chie faire ne a nule feire. Li Daneis unt bohsache, ce est à saveir suvir tut l'an; mais ïl unt Ja lei que cil d'Engleterre unt; kar il poent par la lei de la cité de Lundres aler par tut en Angleterre à feire e à marchie. Treis Folkesimoz lhevelf sunt en l'an. Li uns si est à la feste seint Michiel, por saveir qui est Veskunte, e pur oir sun cumman- dement ; li autre, si est al Noel, pur les guardes tenir; le tierz si est à la fese seint Johan, pur garder la cité d'arsun, pur la grant sekgresse. Si nul home de Lundres sursiet nul de ices folkesimoz, si est il forfeit le rei, de xc sol. Mais par la lei de Lundres, deit le Ves- cunte faire demander celui que il voldra saveir mun se il ï est, u num. — 151 — Se nul est que là ne seit, e là seit demandé, celui deit l’om su- mundre al Husteng, si l’deit l’om mener, par la lei de la cité. Si le prodome dit que il n’i fud pas sumuns, ço deit l'om saveir par le bedek de la guarde. Si le bedel n’ad nul altre testimonie, ne aveir ne deit, fors le gros seint que l’om sune à folkesimot, à seint Pol. N° 35. : TROIS SERMONS DE MAURICE DE SULLY. 1. Sermon pour le troisième dimanche après Pâques. Mulier cum parit animi tristitiam habet; cum autem peperit jam non meminit doloris, propter gaudium quod patus est homo in mundo. “‘ “ Nostre sires Diex, qui seut bien que li cuer de ses aposteles estoient triste et torblé par se passion, si les conforta; si com li Ewangilles d'ui dist, et si lor dist, al joesdi absolut, le soir devant sa passion : « Voirement, dist-il, vos plorés, et li monde aura Joie. » (Le monde apele-il les homes qui plus aiment cest monde qu'il ne font N. S. D., ne sa glore.) « Vos plorés, fait-il as apos- teles, et li mondes aura joie. Mais ne vos esmaiés mie : vostre tris- tesse meterai à joie, et tel joie, que ja nel perdrés et que nus ne vos porra tollir. » Si lor dist une samblance, et de la tristre dolor que il doivent avoir en cest siècle, et de la joie qu'il doivent avoir en l’autre. « La feme, quant ele doit enfanter est triste, por ce que l’eure de l’anguisse et de son mal vient; mais quant ele a enfanté, si ne le membre de sa dolor, por la joie qu’ele a de son enfant. Autresi aurés vos ore tristèche; mais vostre tristèche sera mue en joie. » Si com il lor dist, ainsi lor avint. Car il furent tristre de sa passion que il soffri à l’endemain, et furent en grant dehait, dus qu’al lier jor, que il le virent relevé de mort et que il le virent, le jor de l’Assencion, monter es chiels; et qu’il, au jor de Pentecoste lor en- voia le Saint-Esperit, dont fu lor iristèce muée en joie, que il jamais ne perderont; et meismement quant il, ens fins de lor vies, les tramist de la dolor de cest monde en la joie de paradis, dont fu lor dolor et lor tristèce muée en joie, que jamais ne per- deront. — 152 — Segnor et dames, prendons garde as aposteles et, à lor exemple, plorons nos péciés en cest siecle; soffrons debonairement les con- traires et les anuis et les domages s’il nos avienent; despisons la vaine gloire de cest siècle, les malvais délis de quoi il se-delitent en cest siècle, qui cest siècle aiment et qui n’atendent autre joie, ne requièrent, se celui non que il voient as iex del cuer. Car se nos voulons conquerre la joie del siècle qui est avenir, il nous co- _ vient la malvaise vie de cest monde deguerpir, si com dist la S. Escripture. Car cil qui voelent estre ami de cest siècle, se de- vienent anemi nostre Segnor. Despisons donc la vaine joie de cest siècle, por avoir la joie del chiel, por avoir cele joie que iex ne puet veoir, ne oreille oïr, ne cuer d’ome ne puet penser com grande ele est, et quant plus l’amés, plus le requerés volentiers. Si vous en dirons un mult bel example. 11 fu jadis 1 bons hom de religion, qui sovent proioit Dieu en ses orisons, qu'il li otroiast à veoir aucune chose de la grant joie que il pramet à cels qui lui aiment, et N. S. D. l'en oi. Car, si com il fu 1 fois en an angle del mostier, et ce fu devant le jor, si li envoia N. S. D. un angele, en samblance d’oisel, si s’assist de- vant lui, et quant il regarda cel angele et il ne savoit mie que c'estoit angeles. Si chéi si en son esgart et en la beauté de lui, que il oblia quanque il avoit veu cha en arière. Si se leva sus, por prendre l’oisel, dont il esloit moult covoitiés, el si com il vint près de lui, si s’envola 1 poi plus loin. Que vos feroi-je lonc conte? Li oisiaus traïst tant le bon home et mena od soi tant, que avis li fu qu’il fu issus de s’abéie en 1. biau lieu, droit en un bois, et si estoit avis au bon home que il estoit en 1 bois et voloit prendre l’oisel ; et li oïsiaus s’envola sor 1. arbre; si com- mencha à chanter, qu'onques nule riens ne fu si doce à oir; : dont s’estut li bons hom, et regarda la beauté de l’oisel et escouta la dochor de son chant, et si ententievement, qu’il en oblia totes choses terrienes. Et quant li oisiaus out tant chanté comme à Dieu plot, si s’envola, et li bons hom commencha à repairier a soi meisme à heure de miedi, — Diex! pensa-il, je ne dis hui mes heures ! comment les recommencerai-je hui mès? Et quant il regarda vers s'abéie, si ne le reconut mie; ains li sambloient les plusor choses remuées : « Hé Diex! dit, u sui-je ? en est ce ci m'abéie dont je issi-je hui matin? I vint à la porte; si apela le portier par son non. «Oevre, — 153 — dist-il, la porte. » Le portier vint à la porte, et quant il vit le bon home, si ne le conut mie, ains li demanda qui il estoit. « Je sui, dist-il, 1 moines de léans: si voil léans entrer. » « Si m'aïst Diex, dist li portier, vous n’estes mie moines de céans. Quant issistes vos de céans ? » Il respondist : « Je hui matin, « Si m'aist Diex, dist hi portiers, je ne vos connoïis mie à moine de céans!» Quand li prodom oi ce, si fu tos esbahis et esperdus. « Faites- moi, fait-il, venir le portier; car vos n’estes mie portier de céans. » Li portier respondi : « Céans n’a porlier se moi non; et vous me samblés 1 home qui n’estes mie bien assenés, quant vous vous faites moines de céans. » « Si sui, dist-il, voir; faites-moi venir l’abé et le prieus; si parlerai à els. » L’abés et li prieus vinrent à la porte ; mes il nes connut mie. « Que demandès vous, font-il, beau sire? » « Je demande, dist-il, l'abé et le prieus de chéans : n’est ce ci li abéie de c’est S' (si noma le saint de l’abeie.) » « Oùl, dit le por- tier, » « Dont sui-je moine de céans. » Atant li abés et li prieus li demandent: « Que demandés vous, beau sire! » « Je demande, dist-il, l’abé et le prieus de céans; à qui je voil parler. » « Cesomes nous ; véés-nous ci. » « Non estes, dist le bons hom. Je ne vous vis oncques mais. » « Quel abé et quel prieus demandés vous donques? et qui connoissiés vous céans? » « Je de- mant, fait il, 1 abé et 1 prieus ki ensi orent à non.» Et quant il oïrent ce, si connurent bien les nons de cels. Si li disent : « Bons hom, cels que vous demandés, sont mort, passé a in‘ ans! ore gardés u vous avez esté et dont vous venés, et que de- mandés ? » Dont s’aperchut li bons hom de la merveille que Diex li avoit faite par l'oiselet, et com gent il l’avoit mené fors de s’abéie. Dont s'aperchut-il que N. S. D. li avoit mostré une partie de la joie que li ami de Dieu auront es chieus. Si s’esmerveilla moult de ce que cac ans ne s’estoit esveillés, ne n’avoit vesteure usée ne solers de- peciés, Dont l’enmenèrent li abés et li prieus por obédience. Quant il furent en chapitèle, que il lor reconeust la vérité de la chose où il avoit esté, et comment, dont lor conta li bons hom tote s’aventure de chief en chief. Seignor et dames, ore esgardés com est grans li beautés et la dolçors que N. S. D. donc à ses amis es ciels, quant la beauté de cel honorable angèle qui aparut au bon homme en semblance d’oiseil, et li chans fut si bons et si dols, que li bon hom qui l'es- — 154 — garda et escouta ccc ans, ne le quida avoir escouté c'une pièce del jor. Or soffrons donques les tristéces; despisons les joies de cest siècle; desevrons les joies de cest siècle; deservons la joie del ciel, si con fisent li apostele, si com dist Diex en l'Évangile d’ui. Car si nous somes parchonier des travaux, nos serons parchonier à la joie. Q. N, P. D. 2, Sermon pour le premier dimanche après la Pentecôte. Si quis diligit me, sermonem meum servabit et pater meus diliget eum, et ad eum veniemus, et apud eum mansionem faciemus. Nos trovons el saint Evangille d’ui que nos sires D. envoia le S. Esperit à ses aposteles, si com il lor avoit pramis devant sa passion, et devant ce qu’il montast el chiel ; et li saint Esperit des- cendi en els en samblance de langes de fu et lor dona grâce de parler tos les langages del monde; et quant ce virent li Jui qui estoient venu en Ihrlm, de par tout le monde et qui savoient les langages des estranges terres, si s'esmerveillirent et disent : « Diex, coment est ce que cil qui ont esté noris en ceste païs sevent et parolent les langages de nos terres, et en nos langages racon- tent les miracles de Dieu ? » Et quant ce virent les Juif qui estoient en Ihrlm, qui avoient haï N. S. D. et ses miracles, ses paroles et sa doctrine et qui haoïent ses aposteles, se disent que si apostele es- toient ivre. À Dont dist messires.S' Pières : « Ségnor, nos ne some mie ivre, ja soit ce chose qu'il soit eure de tierce; mais c’est la pramesse que Diex nos pramist et à nos anciseurs par le prophète Joel. Car ce dist Diex à nos anciseurs : Je metrai sor vos fiex et sor vos filles aighe; si verront visions et si seront prophète. Si lor tesmoigna et lor prescha mes sires sains Pierres la resurrection N. S. D. et s’a- sencion,.si s’en convertirent par la grace N.S. D. bien cec sv. . Segnor et dames, ce est la boene feste que nos faison hui; ce est la feste del douc S. Esperit que Diex envoia à ses aposteles. Faisons ensi la sainte feste, que nos soions parchonier de sa grâce, et que il voille en nos herberger et habiter et nos conseillier et conforter et nos deflendre de mal et maintenir en bien. Que nos valt que li apostele orent le S. Esperit et que il furent — 155 — par lui saintefié, se nos remanons tot vuit de lui, se volons rema- noir en nos péciés? Se nos volons avoir la soie glore et la soie _ grace, faisons ice que les apostele fisent. Emendemus nos ab omni inquinamento cordis et spiritus. Esmendons nous de totes les or- dures de nos cuers et de nos armes de cest pécié Adant. Si aurons le S. Esperit en nos; et ne mie le S. Esperit tant seulement, mais le Père, le Fils et le S. Esperit ensamble. Car ce dist le fiex Dieu en l'Evangile d’ui : Si quis diligit, etc.; se aucuns m'aime, si gart ma parole et mes pères l’amera. Et si venrons à lui et si ferons nostre estage en lui. Oiés et entendés que N.S. D. dist : Se aucuns m'aime, dit-il, il gardera ma parole. Par ce dist-il, se aucuns m'aime : parce qu'il savoit bien ja fust-ce chose qu'il i avoit moult de cels qui en lui créoient et poi de cels qui parfitement l’amoient. Car ce saciés cer- tainement que si com hom le puet veoir, hui est li jors que moult i a des apelés et peu i a des eslis. Si com il meisme dist : Mulu sunt vocati, pauci vero electi, | Sachiés que el champ de Dieu a moult de gargerie, mais poii a de forment; por ce dist Diex : « Se aucuns n'aime; » car il sa- voit bien que poi i avoit de cels qui l’'amoient. Amons Dameldeu, gardons ses commendemens, si que il voille avoir son estage en nos; car, si com dit la Sainte Escripture, nos devons estre li temples N. S. D. où il doit avoir sa meson. Et si quis violaverit templum Dei, disperdet illum Deus. Se aucuns soelle le temple Dieu, ce est soi meisme, par pécié, Diex li demandera. Seignor el Dames, faisons ‘honor à Dieu, faisons li bon ostel en nos méisme. Se nos li faisons honor en terre, il le nos fera el ciel. 3. Sermon pour le vingt-quatrième dimanche après la Pentecôte. Reddite que sunt Cesaris Cesari, et que sunt Dei Deo. Ce nos dist li Evangilles d’ui que li Pharisiien prisent consel de prendre N. S. D. de parole, s’il peussent. Si amenèrent od eus _ la maisnie Hérode, si li disent : Magister, scimus quod verax es, et viam Dei ostendis in veritate. « Maistres, font-il, nos savons bien que tu es vrais et que enseignes-tu la voie Dieu, en vérité. » (Cos- tume est al malvais home que quant il velt deçoivre 1 bon home, — 156 — que premier le loe; et por ce le loèrent:il au commencement, par ce qu'il quidièrent plus apertement Nostre S. D. deçoivre.) « Maistres, disent-il, nos savons que tu es vrais et que tu enseignes la voie Dieu en vérité. Ore nos di si tu nos lues que nos devisons cens à l’'empereor, ou non.» Il estoit avenu , devant la naissance N. S. D. que Romain avoient mis main en terre de Jhrlm, et que il avoient fait que li Jui lor rendirent treu et cens. Si disoient li uns que c’estoit maus, et li autre que c’estoit bons. Li 1 disoient que c'estoit bons, parce que li Romain deffendoient la terre des anemis; li autre que ce n’estoit pas bon, car li poeples qui estoient de la créance Deu et qui donoient disme et offrande à Deu, ne devoient pas doner treu, ne cens au segnor de la terre. Ensi estoit discorde de ceste chose entr'els. Ore virent li Pharisiien qui haoient N. S. D.; si li disent s'il devoient doner ou non cens à l’empereor. Ce demandèrent il à N.S. D., ne mie por apprendre, mais por reprendre, s'il peussent. Car se il disoit c'on ne devoit doner à l’empereor, si desissent il qu'il eust parlé encontre l’empereor; et por ce avoient il amené la gent Hérode, qu'il le presissent. S'il desist con ne le deust do- ner, si desissent-il qu’il eust parlé contre la loi et contre la fran- chise del poeple Dameldieu. Mais sapience d’ome ne vaut riens contre la sapience Damel- dieu. Car ce dist li Evangilles que, après ce que N.-S. vit lor pen- sées, si lor dist: « Que me tentés, ypocrites (faus ypocrites, qui samblance ait de bonté par dehors, et par dedens n’a point de vé- rité; et itel estoient li Pharisiien, por ce les apela ypocrites.) Aportés, dist-il, la monoie del cens; » et cil li aportèrent 1 denier là où l’ymage l’empereor estoit formée, et ses noms escrit. « Gujus est ymago et scriptio; qui est cil ymage et cil escrist? — Et ils disent : « Cesaris l'empereor. » — Et N. S,. lor respondi : « Reddite que sunt Cesaris, etc. » Rendès, ce dist N. S. D., iceles choses qui sont à l'empereor à l’empereor, et iceles choses qui sont à Dieu, rendés les à Dieu. - | Bones gens, à cele chose daerraine prendés vos, à ceste vos tenés; faites rendre à vostre terriien cens, charroi, ost, cheval- chie; rendés en lui et en tans, et en salvement, et loialment ce que vos devés. À Dieu devés dismes de vos choses, offrandes de cel bien que il vos a presté. Rendés ce que vos devés à Dieu — 157 — salvement et loialement. Et encore devés une chose à Dieu, qu'il vos covient rendre. L’ome n’i est mie à segnor terriien l'ymage formée en vos, ensi come S. Escripture dist: Homo factus est ad ymaginem et similitadinem Dei. Li hom es fais à l'ymagène de N.S. D. et à sa samblance. Rendés vos meisme par bones oevres por que en vos soit s’ymage et sa samblance, come vos rendés au se- gnor terriien le denier où l’ymage est escrite. Gardés vos cuers de mal penser, vos bouces de mal dire, vos oels de mal vooir, vos oreilles de mal oïr, vos meisme de mal faire, vos piés d’aler à droit n’est, Servés Dieu et ne mie tant seulement de vos choses terriènes, mais de vos meisme. Si aurés la glore pardurable. N° 4. LE ROMAN DE RENAUT OU DES IIII FILS D’AYMON. Quelques pages manquent au commencement, les premiers vers lisibles sont les suivants : Mais Roiïaus furent poi contre la gent armée, Que la gent de commune i est desmesurée. T chevalier d'Elmaigne, de grande renommée, À si féru le maire, la teste en a ostée ; Entre si que as denz est l'espée colée, «Outre, dist-il, Cuvert! par male destinée « Vostre coife de fer ne vos a pas sauvée « L’ame de vosire cors, fil à putain provée! « Diex! que n’est ici Karles, de France, la loée « Encui éusson tor et maison recouvrée!» Or oïés que fist Bove. Belement a celée. En 1 cambre entra, s’a sa bronie endossée; Et le heaume lacié et la targe dorée. En la meslée entra, sans nule demorée. Tant ocist de barons, seignors, con li agrée, Donc la terre fu puis essilie et gastée. Tote Bretaigne et France en fu achaitivée, Et l’ève de Maience en fu ensanglantée. Karlon fu enchaucié, l’oriflambe levée, Assez près de Paris, à demie leuée. Ce fu el mois de mai, assez près de l'entrée, Que tel damage avint en la cité loée. Molti ot fort bataïlle et grand asemblement Li roïal furent pou, e cil furent vri° — 158 — Quer la commune vint, mult airéement, La gent karles ocient, à duel et à torment. Li dus Bove d'Aygremont le va mult damageant. Loher, le filz Karlon, ne se targe néant; Fiert 1 parent le Dus, sor l’aume qui resplent, De si que es espaulles le va tot porfendant, Mort l’avoit abatu , à la terre l'estent. «Outre, dist-il, cuvert! le cors Deu te gravent! « Ja ne feras mais mal Karlemaigne au vis gent! « Damel Dieu, dist Lohers, voir père omnipotent, « Qui en la sainte Virge presis aombrement; « Sire, desfendez moi de l'infernal torment! » Et li dus li escrie d’Aigremont le Vaillant : « Si m'aït Dex, Loher, ce est vo finement; «Jamais ne verrés Karles qui tient mont jubilant. « Si ferai voir, dist-11, se dex le me consent; «Se vos ateing à cop, ja n'aurés tensement. » Le duc tue Lothaire; Charlemagne appelle à la vengeance ses barons; et Boves d’Aigremont est tué en trahison par Foulques de Morillon. Plus tard le roi de France convoque tout son Barnage. Le duc Aymon s’y trouve, avec ses quatre fils, Renaut, Aalart le Blond, Richard et Gui. Donc fu lost destendue entor et environ; Et Karles s’en revint à Paris, sa maison. Mult grant feste i out fète, Peitevin et Gascon, Et Normant et Englois, Flamenc et Broguignon, Grant feste 1 tint li rois, si come nos lison; xv rois ont li jor à cele assemblaison! Le jor, porta corone l’empereor Karlon, Dux Ayme le vaillant i vint à-esperon, Et Re. le vaillant, et Aalart le blont, Et Richars, et Gui; por voir le vos dison. Et si i fu Maugis le fiz B. d'Aigremon. Seignors, j'ai comencié 1 bone chanson; Onques millor n'oistes, por voir le vos diso. Se Karles a or joie, il raura marrison. Donc il fu puis dolent, et maint autre baron. Seignors, or escotez, que Dex vos bénéie; Ce fu à Pentecoste, x feste joie. Dux Aymon de Dordone ne si oblia mie, Il vint à cort Karlon, oveques sa maisnie, Ses frères a véus, envers elx s'umelie; Et si frères le bèsent, par mult grant seignorie, — 159 — Grant joie fist li dux, nel vos célerai mie De la malevoillance qui ore est abaissie. Karles le vit venir venir, hautement li escrie : «Sire, bien veigniez, Jhu vos bénéie; « Et avec vos, vos filz, que de rien ne hé mie!» — «Sire, a dist li dux, Dex vos doinst seignorie ! « Et si vos doinst enor et pardurable vie!» Grant joie fait li rois dedanz Aymon le Ber, De faudestuef descent si l corut acoler, Et Re. le fiz Aymes, que il doit mult amer; Grant joie demenèrent li novel bacheler. Karles demanda l’ève, s'assient au disner ; Donc sient par les tables li Demaine et li Per. S'il furent bien servi, ne fet à demander, Après icèle joie, ço vint en duel torner. Et quant il ont disné, se prennent à lever. Li damoisel vaïllan commencent à joer. Mais tant dura le jeux, qu'il prirent aïrer. Li neveuz Karlemaigne laissa le poing aler. Re. le fiz Aymon va tel bufe doner, Que les 11 eaux del front li fet estinceler. Come Re. le vit, prist soi à forsener; Par l'amor Karlemaigne ne l'osa adeser. Là où 1l vit roi Karle, à l’i s’ala clamer : «Sire, drois emperere, je nel vos quier celer, «Mon oncle m'avez mort, donc mult me doit peser. «Quidez que ne m'en poist donc, emperere Ber? « La mort Boef d’Aygremont vos vodrai demander, à Que vos me faciés droit, par le cors saint Omer! « Ou se ce non, Danz rois, il m’en devra peser!» Come Karles l'oï, si commence à penser; La soe fière chière fet mult à redocer. «Malvais garçon, dist-il, par le cors saint Omer! « À peu que ne vos vais de ma parme doner. » Come Re. l'oi se l prent à redoter Et regarde ses frères, que lès il vit ester. Bien conut lor corage, à la color muer. De mult grant hardement se prist à porpenser. A prist 1 eschequier, donc ïl orent joé, Et vit ses ennemis entor li aüner, Bercelai en féri, quant que il pout esmer, Amont parmi le chief, que il ne poit durer, Lo cervel li espant, les euz li fit voler, De si haut com il fu l’a fet mort craventer : L'ame s’en est alée del vaïllant bacheler. — 160 — Or est mort Bercelai, li nevo Karlemaigne. Karlemaigne le vit; de mautalent en graingne ; : Il escria ses homes à clere voiz hauteine : « Barons, car l’ociez, por amor de demaine!» Lots le voudrent tuer, c’est vérité certaine. Ces novelles oï son lignage demeine. Mains bon drap i ot rot, qui estoit teint en graigne : Tant chevalier sanglent, qui que plaist, ne qui plaigne ; Mult fu fort la bataille de la fière conpaigne. De Paris sont parti li r1n1 fi d'Aymon Et Karles les fait sivre à cuite d’esperon; Qui'ains ains, qui mielz mielz, montèrent à tençon; c. chevaliers le sivent à force et à bandon; Meïsme Karlemaigne le sivi de randon, Sus ferrant Alisandre, qui va come faucon; Et li vassal s’en vont, à force d'esperon, De la chace le rei ne donent 1 boton. Entresi qu’à Seintlis n'i ot aresteison. Tel aventure avint as 111 filz d'Aymon. Lor chevaux estanchèrent, ne valent 1 boton. Maïs Bayart ne dolut ne jambe ne jambon. Quant Re. vit ses frères remains à bandon, « Hé! Diex! ce dist Re., comment nos contendrons ? « Si mes frères i lais, jamais enor n’auron. » Aalart apela, si li dist sa raison, « Beau frère, dist Re. Montez ci à bandon. » Et il a respondu : «Se Dex plest, nos feron. » Esvos parmi la plaigne, bessié les gonfanon, x vassal a poignant, qui avait non Huon; Sire fu de Pérone, et si tenoit Mascon; Et escria : «Re. fiz à putain, gloton, « Mar i avés ocis le chevalier Baron, « Karles vos en rendra mult malvès guerredon.» Re. hurte Bayart, le cheval arragon, Va férir en l’escu le preus conte Huon, Tant com hanste li dure, l’'abatit el sablon. Puis rechevauche avant, isnel comme faucon, Aalart le baïlla sans nule aresteison Et il ï est montez, sanz fère long sermon, Et Richart et Gui, sor Bayart l'Aragon. Or s’en tornent li frère : cui Dex face pardon! Dans les derniers vers, le poëte raconte le miracle qui signala les funérailles de Renaut : : — 161 — Or lairomes d'icels et de Re. diron. Revestu sunt li clerc e li menu clergon. Le service comence clèrement, à haut ton; Grand miracle i fist Dex, le père omnipotent, Par l’amor del franc duc, que il paramoit tant, Que quant orent chanté li clerc, qui sunt sachant, Enfoir le cuidèrent et fère lor talent, Mes le cor s’en torna, par le Jhu comant, Hors trestot le charet, sur quoi il ert séant, Del mostier s'en issit, que le virent auquant. Quant le vit li évesque, si en fu merveillant, Barons or tost après, sanz nul arestement, Atant sunt aroté, li petit et li grand ; Et li saintismes cors s’en ala cheminant. Quant fu à une liue, ce trovon nos lisant, N'ot en la vile cloche qui lors n'alast sonant. Les eschieles sonèrent, par la volenté Dé. Li clergie s’en merveïllent par tote la cité. L'évesque ist de la vile. ni a plus demoré ; Si encontra le cors enz el chemin ferré. Li frère Re, sunt avecques li alé. L'évesque vint au cors, s'a le païle levé, Et quant conut Re. s’a grant sospir jeté; À toz communaument l’avoit dit et conté : «Barons, franc chevalier, ja ne vos iert celé : « Ce est le duc Re., le nobile chasé !» Quant li frère l’oïrent, de duel se sunt pasmé Et puis l'ont doucement et plaint et regretté, «Ha! hi! Re., font:l, chevalier de bonté, « Com or somes por vos dolant et esgaré ! « Ha ! que porron nos fère, chaitifs maléuré ! » Es ongles de lor mains ont ler vis gratiné. Lor cels qui les esgardent ont de pitie ploré ; Et li gentil évesque les a reconforté. « Barons soiés en pes, por l'amisté de Dé! «Quer après iron tuit , Ja n’en iert trèstorné. » Lors portent au mostier le cors bonéuré. Si le mistrent en fierte, par grant nobilité, Diex fist por li miracles, le roi de majesté, Saint Renaut a à non en icelle regné. Saingnors, ci faut l’estoire dont je vos ai conté, Or proion Dameldeu qui maint en Trinité, Qu'il receive nos armes, par la soe bonté. Es Ci faut le Romanz de Reinaut Qui boens est, et maint denier vaut. MISS, SCIENT. Y. — 162 — N° 4 buis, E” Fragment. — Fol, 2. LES QUATRE FILS D’'AYMON. / « Seignurs, dist li reis Yon, mes ne voil esperner, «Ore sai de verté tut, sanz nul demorer. «Ma parole ne puet vers les non fuisoner ; «Les ni fiz Aimon m'estut à Ch. livrer « Deu ai perdu enfin e sanz recocovrer. « Ne serrai acordé par nul home charnel. » 11 issi de la chambre e fu 11 conseil desleel, L’eve lui curt aval par en sus Îe nasel ; Un soen chapelein ad li reis Yon apelé : «Faites mei unes letres, pur nient seit lessé. «Jeo mand à Charlemaine saluz e amistez ; «Come à mon seignur, qui geo aim tres bien ; « Si ma terre a de lui truiez sanz doter. « Les üii fiz Aimon tuz lui ferai livrer. «As pleins de Vaucolur les frai jeo bien mener ; «Od els irrunt set contes de mult haut parenté. « Les üü fiz Aimon serrunt bien devisé, «Kar il auront manteals de escarlette afublé. » Fol, 4. Li message s'en turne, si a pris congie del rei, Del emperere de France, se suient a un deis. Fulque i apela e Ogier le Daneis : «Un conseil vous voil dire, mes ceo est sur non feiz; « De si ke al besoing nel sauront qe nus treis.» — «Sire, ceo dist Ogier, tant vous sai à bon reis «Que vous ne ferez chose que seit encontre dreiz. » E respont l'emperere : «Ja mar en dutereiz ;» I est passé avant, si il ad pris lur feiz. «A1 plain de Valcolur le matin enirez; « Les üni fiz Aimon trestuz i truverez ; « Gardez que morz u vifs que vous le me rendez. » — «Je ne conoiïs nul d’els, dist Ogier le senez;» E respont l’emperere : « Pur Deu vous i faïllez ! » Les ii fiz Aimon sunt par matin levez; Quant-la messe fu oïe, les muls sont apresteiz; E ceignent les espées, nes voelent pas ublier ; Od els meinent set cuntes, de mult haut parenté, Ke à la porte s’en issent, tut rengé e serrez ; Les set cuntes seurent bien la traison mortel, Cel sire les confunde qui en croiz fu penez ! M. — 163 — Fol. 5, «Renaus le fiz Aimon, dist Ogier le Daneis, «Defendrez vous vous plus, ou prison vous rendrais. — «Naï ne me rendrai, pur quanque faire purrais. — « Ha fel ! tu n'as vestu fors que tun hermin frais !» è II Fragment. — Fol. 11. Si sunt les baruns en la roche enserrez, E Frances les assailent envirun de tut les; Bracent areblastes et quarreals enouvrez. Li archiers plus de trente, dunt en i ad asez. Ja fussent pris les cuntes et malement menez. Mais quant les veit Ogier, a poi n'est forsenez. Tel pité out des cuntes, qu'il comence à plurer. Ore oiez cum ül velt lur assals desturber. Don Girard l'Espaneis ad Ogier apelé. A trente chevalers sunt en un pui muntés, Gardent vers Muntalban le grant chemin ferré, Ke n'i issent nul homme que de mère seit né : «Kar par le seint apostre que hom quert en neïsun pré, Si Malgis le lere en ad oï parler, Une sule novele à nul homme cunter, Ke Renalt et ses frères seient ici enserrez, H est fiz de lur aunte, et de lur parentez; Le quer ne pout mentir que de proddome est nez. T1 nous aporterat le freit mes al disner, Ke trestuz les plus cointes seignerunt les costés!» «— Sire, ceo dist Girard, si com vous comandez,» Come il unkes ainz pout il, en vint à son ostel; À trente chevalers est ainz el pui munté; De leez une hulseie 1à se sunt aresté. Li alquant descendirent des destrers summez, Et li plusurs espierent as espiez neelez Gardent vers Muntalban le grant chemin ferrez Ne virent eissir nul home ke de mere seit nez. Ore dirrum de Guntard, le franc cler honeré, Ki lut al rei Yun la traïson mortel. Fol. 71. — Fin du fragment. Derere l'autel l'ameinent, si l'unt desafublez ; Puis li unt le seint cresme sur le chief versez ; Si li unt la corone sur la teste posez. Sur l'autel l’unt offert con dreiz, e com lavez. 12. — 164 — En iceste mantre fud li cuntes sacrez. Le jor, tint la feste grant et plenère asez; Ben i out en cel jor mil vallez adubez, Ki tut sunt fiz à cunte et à riche chasez, Ki fist tuz riches homes et mananz à plentes. Mult par estoit sage, et tint bon lun regnez E vesqui lungement et con quisit asez. Puis mor en est sun pere, il a deus ans passez, E cist aveit sa terre, ses fieux et ses hertez. Meis cum ben il vesqui jà dire ne m'orez. Ici volum finir, kar dit avum asez. De Renalt fiz Aimon et de sez parentez. Qui c’est romanz orrunt de Deu eïent granz grez, E de sa beneite mère seient honurez. Amen. - IL Fragment. — Fol. 72 a. ; Ici comence le romaunz des quatre fiz Eadmund. «Seigneurs, ce dist Renaut, voez e escutez, « Si porrez jà oir cum fu desheritez. «E hors de duce France enchaciez e jetez. « Ceo fu à Pentecuste, une feste en esté, «Que Charles tint sa curt à Loun la cité, « E out oveckes lui quatre rois coronez, «Estre l’autre barnage, dunt il i out asez. «Ïl m'i ocist mun uncle, dunt jo ai mun querirez, « Le duc Boes de Egremunt, dont jo ai mun quer irez. «Cil fu pere Maugis, le bon larun senez. «Je lui demande droit, voiant tut le barnez; «E le rois m'en clamma malveïz garz e inflez. « Jo regarda mes freres que mut avoie amez, « Jo ne soi point lor quers, ne ne voi lur pensez. «Jo vi mes enemis entur moi asemblez, « Où les alasse querre, quant je les ai trovez? «Je pris un esquier, si grant cop li a done. « Bercelai en donai un cop demesuré « Le neveu Carl. ; mut l’avoit en chierté. « Dun pesant eschekier qui estoit pencarrez « Que ambedous li furent li oùl del chef volez. « À donc me prist le rois de France si en häer «Que il m’en volt ocire e les membres colper.» « Li rois Yon de Garschoine qui mult avoit bontez a Cil me retint od lui voluntiers e de grez; «E enceis que jo usse mes esperuns osiez, — 1605 — « Si dist mult que jo ere au roi Charl. meslez, « Ainz voir pur co ne fui de lui meins honurrez. « Sa seruir me duna, ke mult aveit beautez; a Muntalban le chastel, que mut ad de bontez. «Seignurs, jù issi adonc par li de povertez; «Mener puis en bataille mil cheval armez. «Mi cil son li neveu, que vos ici veez; «Must par ai entur lui longement conversez. » Fin du 3° fragment. Eschapés est Ba. de si grant aventure Encor dit len en reaume, si conte l’escripture, Qu'il vit en la forest, si i prent sa pasture. Quant veit homme ne femme, d’aler à li n’a cure; Aïnz s'en refust en bois, mul très grant aléure. Ci finit la chancon qui en avant ne dure. N° 5. Zci comence li Romanz de Othevien, empereor de Rome. Seigneor preudon, or escoutés, Qui les bones chançons amés; D'une tant bone oir porrés, Ja de meiïlieor dire n’orrés, Des grans merveilles qui sont faites Et de latin en romanz traites. Après un jor, qui jadis fu, Ot à Paris un roi crému, Qui Dagoubers fu apelés. Plus fiers homs de lui ne fu nés, Que mieux séust terre tenir, Ne ses anemis estormir. Famme presist de grant renon, Gente de cors et de façon. Un père avoit de fier corage; Car mult estoit de haut lingnage ; Mult durement estoit preudon ; Loteires fu només par non. Dagoubert, dont m'oiés conter Fist saint Denis faire fonder : Mult ama Diex omnipotent Et crust en Diex mult fermement, — 166 — Voici les derniers vers du poëme : Tant ont li droit chemin tenu Que il sont à Rome venu. Cül de la cité issent hors; Chascuns atorna bel son cors; Les rues font encortiner De paille et de cendaus parer. Li barons descendent à pié : Cil de Rome furent moult lié; Moult bel receurent leur seignor Et lor dame, par grant ennor ; Et lor a à chascun doné Grant avoir et grant richeté. Otheviens sa famme prist Et corone ou chief Hi mist. Li rois sa mère demanda Qui la traison porchaga. Li cors sain Pière en a juré Que ne li sera pardoné. Quant cil de Rome l’entendirent, À Otheviens respondirent : «Sire, ele est morte, grant pièce a; « Du sens issi et et enraga; « La gent voloit tote mangier; « Maïs nos la féismes lier. « Au morir fist mult fière noise. «Mau dehait ait que il en poise! : « Ne ja Diex n'ait l’âme de lui, « Quant ele le traison basti. » v Mult fu la reine honerée De trestos ceux de la contrée, Et li enfans sont chevaliers: Otheviens les tenoit chiers, Et la dame tot ensement. Ainsi fu fais l'acordement, Com je vous ai conté et dist. Ore, prions à Jhu-Crist Et à sainte Vierge Marie, Que tos nos preingne en sa partie Et nos met aveuc lui là sus. Amen. Ainsi l’otroit Jhésus! Ci faut la romance de Otheviens , empercor de Rome et le roi Dagobert, de France. 1 OR N° 6. LI BIELS DESCONNEUS. - Commencement : Cele qui m'a en sa baillie, Cui j'aim d’amors, sans trécinie, M'a doné sens de cançon faire : Por li veul 1 roumant estraire D'un moult biel conte d'aventure ; Por celi c'aim outre mesure, Vos vel l'istoire commancier. En poi d’eure peut Dius aidier. Por cho, n’en prent trop grant esmai, Mais mostrer vel que faire sai. À Charlion, qui siet sor mer Se faissait li rois cororner, À 1 cort qu'il ot mandée. A 1 aost fu l’asanblée, Moult fu la cors, qu'Artus tint, grans, Et la cités bonne et vaillans, Quant venus furent li barnés, Qui à la cort fu asanblés, Grans fu la cors qui fu mandée, Quant 1 fu la cors asanblée, Là véisiés grant joie faire As jogléors meles estraire, Harpes soner et estriver ; Âs cantéors cançons canter. Li cantéor mètent lor cures En dire beles aventures. Moult ot en la cort bieles gens; Mains chevaliers d'armes vaillans Ot en la cort, je ne menc mie, Si com la letre dist la vie. Li rois Aguillars i estoit, Cui li rois Artus moult amoit ; Et ses frères Los et Unens. Li rois Horels et Floriens, Bues de Gonefort et Tristrans, Gervis de Castre et Eriaans ; G. i fu et Béduiers, Rois Enaud et quens Riciers; Erec 1 estoit, li fius Lac, Com si fu Lasselos dou Lac ; Gales li cauf et Caraés, — 168 — Et Tors, hi fius li roi Arés, Dinaus et li cuens Oduins, Et Carados et Carentins; Mordres i fu, et Ségurés, Et Baladingan, li vallés; Rois Amdugons, et li rois Mars, Et si i fu li biaus Coars # Cil à la cote mautaillie, Esques d'Estrens, Aquins d'Orbie, Guinlains i fu, de Tintaguel; Qui oncques n'ot ire, ne duel. K. li senescals 1 estoit, Qui por laver crier faisoit. Tanten iot,ne puis conler, Ne les dames ne peus nommer. À la cort ont l’auge criée, Et li vallet l'ont aportée. Quant ont lavé, si Sont asis; - Detriers la table ni ert mis. Beduiers a la cope prise, Devant le roi fait son servisse ; Et K. le servoit de mangier ; Ce aferoit à son mestier. Par les tables fait mets porter, I vait devant, por les doner. : Moult i avoit de biaus servans Et de bons chevaliers vaillans ; Maint i en ot, de mainte guisse, Si com la letre le devisse. À tant ès-vos 1 mésagier Qui vient avant, sor son destrier, Et ses escus d’asur estoit; D’ermine 1. lion 1 avoit. Devant le roi en vint tot dreit, Bien sanbla chevalier adroit, Le roi salua maintenant, Et puis les autres ensement. Li rois li rendi ses salus, Qui de respondre ne fu mus. Et si Li a dit : « Descendés. » Mais cil li dist : « Ains m'escoutés. « Hartu, venus sui à ta cort, « Car n'i faura, comment qu'il cort, « Del primier don que je querrai; «Aurai le je, u le j'faurai ? « Donne le moi, et n'i penser «Tant esprendre ; nel dois veer. » — 169 — — «Je le vos dons, ce dist li rois ; » Et 1l le merchie, com cortois, Vallet le corent désarmer ; Bien li font ses armes garder. G. li cortois li porta Un chier mantel qu'il afubla; Vestu ot cote por armer ; Moult i avoit bel baceler, Ce dist li rois: « Quel chevalier ! L É « Bien sanble qu'il se sace aidier!» Tot cil qui voient, redisoient Que si biel homme ne savoient ! Ses mains läva, puis si s’assist.- G. lès lui séoir le fist. En lui n’avoit que ensignier, Aveucques lui le fist mangier. Le rois apela Béduier : « Alés tost à cel chevalier, «A celui qui me quist un don; « Demandés lui comment a non ?» « Bien le dirai, dist Béduier. » Il est venus au chevalier. «Sire, fait-il, li rois vos mande « Et si le vos prie et commande « Qne vos me dites vostre nor ; « Vos n'i aurés ja se preu non.» Cil respont : « Certes, ne sai « Mais que tant dire vos en sai «Que Biel fil m'apieloït ma mère «Ne je ne sai se je oi père. » Beduiers est au roi torné; Li rois li dist : « Est soi nommé?» — «Nenil, sire, qu’il ne sot mie, «Ne trové que son non li die, « Fors que sa mère le nomoit «Bel fil, quant ele l'apieloit, » Ce dist li rois : « Non l'i mettrai; « Puis qu'il nel set, ne jo nel sai. « Por ce que nature i ot mise « Trestoute biauté à devisse, «Si k’en lui se remire et luist, «Et por ce qu'il né se connuist, «Li Biaus Desconneus ait non! « Si l'noumeront tot mi baron.» Arrivée du Bel inconnu à la cité Gastée, où était renfermée la fille du roi de Galles. mouse LD. Entre deus augues moult bruians Sist la cités, qui moult fu grans; Les tors virent et les maisons, Et les clociers et les dongons, Les bons palais qui resplendoient, Et les aigles qui reflanboient. Quant on vêéue la cité, Tot maintenant sont aresté : Lors, descent cascuns de sa sèle. Lanpars ploroit et la pucèle. Les armes font avant porter Por le Desconnéu armer ; À bones coroies de cer, Li lacent les cauces de fer; Le hauberc li ont el dos mis, . Le hiaume après el cief asis; Et quant il l’orent bien armé, Si l’a Lampars araisonné : «Sire, fait 11, or enirois, « Que compagnie n’i menrois! «Car cil qu'iront ensanble o vos «Serront ocis, tot à estros. « Quant vos venrés, en la cité, «Les murs nères d’antiquité, «Et les portails et les clociers, «Et les maisons et les soliers, « Les arsvolus des ouvréors, «Les crenals des palais autor, « Trestout destruis les troverrois ; « Home ne feme ni verrois. « Icele rue adès alés ; «Gardès ja ne vos à Pis « Dès qu’en milieu de la cité, «U vos verrés d'antiquité «Un palais moult grant et marbrin. «Laiens irés tot le cemin; « Là sale est moult grant et moult lée, «Et li portels grans à l'entrée. « Vos verrés asés bien les estres. « El front devant a M (c ?) fenestres « En cascune a 1 jugléor « Et tot sont de moult riche ator. « Cascuns a divers estrumens, « Et devant lui .r. cierge ardens. « De trestotes les armories «I a moult douces melaudies. «Tantosi con venir vos verront, « Trestous bel vos salueront ; — 171 — « Vos respondrés : Dius vos maudie ! « Ceste orison n’obliés mie! «Et en la sale enentrerois, « Vostre aventure i atendrois. « Et tant com vos amés vo vie, « Si gardés que vos n’entrés mie « En la cambre que vos verrois. « Quant vos en la sale serrois, «Très en m1 liu vos arestés ; « Vostre aventure i atendés. « Or montés vostre destrier ; « Qne n’i avés que atargier. » Et cil sor son ceval monta, Trestos à Diu les commenda Et ili recommandent lui. Mais moult lor torne à grant anui Que il le ont véu aler, Si commencièrent à plorer. Jamais nel cuident revéoir. Or le gard’ Dius par son pooir ! Lanpars ploroit et la pucèle, Robers ciet pasmés à la terre, De l’autre part ploroït li nains Les cevals traioit à ses mains, D'estrange guisse grant dol fait Et le Desconneus s’en vait ! Tant que il vint à la cité. Sor I iaugue a I pont trové, Qui devant la porte coroit. D'une part la cité clooït ; V liues coroit la cités, Close de murs et de fosés. Li murs estoient bon et biel ; De marbre sont tot li quartiel, Li un ès autres entaillié Et à ciment entrelacié, Et furent de maintes colors Taillié à biètes et à flors ; E sont li quartiel bien asis, Indes et vers, gaunes et bis, Et a v toisses tot entor. Ot adiès 1 haute tor, Si que on i puet bien aler Et li uns à l’autre parler. En la cité homme n’avoit, Tote gasté la ville estoit. Quant il le vit, si se saingna ; Par la porte dedens entra. — 172 — La porte a trové abatue I s’envait adiès la grant rue. Regardant adiès les grans rues. Dont les fenestres sont marbrues. Chaet en sont tot li piler. I ne se vaut mie arester. Tant qu'à la sale en est venus U les jugléors a véus Sor les fenestres tot asis; Devant cascun 1 cierge espris !. Et son estrument retenoit, Cascuns itel con il l’avoit. L'un voit es fenestres harper, L'autre de lès celui roter ; L'un estrive, l’autre vièle, L’autres gigles et calimèle Et cante cler, come seraine, Li autres la citole maine; Li uns entendoit au corner, Et l’autres au bien flahuter, Li un notoient lai d’amor; Sonnent timbre, sonnent tabor Muses, saltères et frétel, Et buissines et moinel, Cascuns ovre de son mestier ; Et quant voient le chevalier Venu sor son destrier amé, À hautes vos sont escrié. « Dius saut, Dius saut le chevalier, « Qui est venus la dame aïdier, «De la maisnie Artur le roi!» Adont fu-il en grant effroi ; Et ne porquant si lor respont : 4 « Cil Dames Dius qui fist le mont, « Vos doint à tos male aventure. » Outre s'en vont, grant aléure. Après avoir délivré de sa prison la fille du roi de Galles, Gi- glan, le Bel inconnu, rejoint la fée de l'ile d'Or. 1 C'est ce passage du poëme qui était devenu le sujet de la romance populaire dont a parlé Chaucer (apud Warton, t.T, p. czxxr). Syre Lybeauus, knight corteys Rod ynto the palys And at the halle alyghte.... Before eche menstrale stod À torche fayre and good... . — 173 — Quand il sont el palais venu Si se sont d'autre part issu, Parmi un huis, en 1 vergier Qui molt se faisoit aproissier Tot estoit clos de mur marbrin, Qui bien fu ovrés de grant fin, C'onques Dius ne fist tele cose, Qui fust en tot le monde enclose, Qui ne fust bien el murs ovrée, Moult taillée ert et devisée; Fenestres avoit tot entor. Par :, i venoit la calor, Trestoutes ouvrées d'argent. Ainc nus ne vit vergier si grant, . Tant bon, tan rice, ne tant biel. Ainc Dius ne fist cel arbrissel Que en el vergié ne trovast Qui le lé et le lonc cercast. Grant masse i avoit de loriers De figiers, et d'alemandiers, De saigremons et de sapins; Paumiers moult, et assés melliers, Pruniers, grenas, coziers ramés, D’autres arbres 1 ot assés Et si croissoit li reculisses , Et li encens, et moult espisses. Dius ne fist herbe de bonté Quel el vergier n’éust planté. Encens, gérofle, et atoual Et le caniele, et geringal, Et spicpètre, pouvre, commins, De ce ot ases el gardins. Rosiers d’itele nature À Que en tos tans la flors s’oure Moult fu li vergiers gens et bials. Tos jors 1 avoit cans d’osials, De caladres et d’orials, De merles et de lousingnals, Et d’autres dont 1 ot asés. Ne ja lors cans ne fust lassés. Laiïens avoit itels odors Et des espèces et des flors, Que cil qui s’estoit laïens mis Cuidoit qu'il fust en paradis. Giglains et la pucele cointe, Qui moult près de lui s'estoit jointe, S'en vont par le vergier adiès Tant ont alé qu'il furent près — 174 — De la dame , qui el vergier S'onbroioit lès 1. olivier, Entor li, dames et pucèles. Et il s'en vont adiès vers eles. Or voit G. G. ce qu'il voloit, Quand la dame venir le voit, Si s’est encontre li levée. Ainc Elaine, qui fu enblée, Que par biauté ravi Paris, N'Isex la blonde, ne Biblis, Ne Lavine de Lombardie Qui à Enée estoit amie, Ne Morge, la fée méisme, N'orent pas de biauté la disme. A li ne s’emprendroit nesune, Ne qu'’el solel s’enprent la lune. En tot le mont n’ot sa parelle Tant estoit biele à grand mervelle ! Moult esteit la dame honerée. G. G. l’a primiers saluée. Quant 1l fu devant li venus; La dame li rent son salus. Après les pucèle salue, Et le dame par sa main nue; Et puis après se sont assis Sor le kuite de pale bis, Et les puceles d'autre part. Giglan quitte le palais de l’île d'Or pour aller au tournoi pré- paré par le roi Arthur. En son palais estoit 1. jor. Atant es vos 1. jogléor Qui del tornoi porte novelles, «Qu'al Castel serroit as Pucelles, «Et que ço moult par sarra grant. » Quand G. G. lot, s’en fu joiant; En son corage se pensa, Qu’à cel tornoiement ira. À s’amie ala en parler, Qu à cel tornoi le laist aler. Quant cele l’ot, moult fu marrie : Si dist : « Amis! vos n’irés mie, « Par mon los et par mon otroi «N'irés vos pas à cel tornoi! # — 175 — «Bien ai connéu, par mon art, « Et des estoiles au regart, « Que, se vos au tornoi alés. «Que del tot perdue m'avés. « Car là vos atent 1. dame «Qu’Artus vos veut doner à fame. » — «Certes, dame, G. G. respont, « Par tos les sains qui sont el mont! «Nesune feme ne prendroie. « Fors vos, pas ne vos mentiroiïe. «Dames, volés que je i aille? « Je revenrai moult tost, sans faille, «Et, se vos plaissait, bon matin, « Me convenroit metre en cemin. «Qu’autrement venir n’i porroie, «Se je bien matin ne movoie. » Cele respont : « Mes ciers amis, « Bien sai qu'ensi l’avés enpris . «D’aler a cel tornoiement; «a Bien sai, vos ne m'avés tant chière, « Que le laissiés par ma proïère. «Je n’en puis mais, ce poisse moi ; «Or puet-on véoir vostre foi! Le tournoi a lieu, Giglan est vainqueur de tousses rivaux. Voici les derniers vers du poëme. | Par Gales va la renomée Que lor dame estoit retornée Et que celui prendre voloit Qui de l'angoisse oté l’avoit. - Geste noviele moult lor plot, Et la dame mandé les ot. Si s’en vont tuit vers Senaudon, Del roiaume tuit li baron. Or vos pui bien dire, por voir, Puis que Dius fist matin et soir, Ne fu nus hom plus bienvenus N’à plus grans joie recéus, Com G. G. fu en cele terre. Cascuns voloit s'amor conquerre; Tos le veulent à lor signor, Et l’aculent a grant honor. Que vos iroie je contant, — 176 — Ne autres choses devisant? : Hluec fu G. G. coronés, De cui devant oï avés; Et la dame i a esposée Et aveuc lui fu coronée. Puis fu rois de moult grant mémoire, Si com raconte li istoire. Ci faut li roumans et define. Bèle, vers cui mes cuers s’acline, Renals de Biauju mult vos prie Por Dieu, que ne l'obliés mie. De cuer vos veut tosjors amer ; Ce ne le poés vos véer. Quant vos plaira , dira avant, U il se taira ore atant. Mais por r biau sanblant mostrer Vos feroit G. G. retrover S'amie que il a perdue Qu'entre ses bras le tenroit nue. Se de cou li faites delai Si ert G. G. en tel esmai, Que jamais n’avera s amie D'autre vengeance na-il mie. Mais por la soie grant grévance Ert sor G. G. ceste vengance, Que jamais jor n’en parlerai Tant que le bel sanblant aurat. Explicit del Bel Desconneu. — 177 — Rapport adressé à Son Exellence M. le Ministre de l'Instruction publique et des Cultes, par M. Jules Orrerr, chargé d'une mission scientifique en Angleterre. Monsieur le Ministre, Votre Excellence a bien voulu m'’honorer d’une mission en An- gleterre, pour étudier les monuments assyriens conservés au Musée britannique. J’ai l'honneur de vous soumettre, dans ce rapport, les résultats de ce voyage. En laissant à d’autres le soin de les appré- cier, il me sera pourtant permis d'assurer au Ministre que les recherches faites à Londres ont puissamment aidé mes études, et, à ce titre, je prie Votre Excellence d’agréer l'expression profon- dément sentie de ma respectueuse reconnaissance. Si je voulais rendre compte de tous les résultats de ma mission, il me faudrait écrire un traité complet sur le déchiffrement des inscriptions cunéiformes; car, pour faire ressortir mes propres progrès, il me faudrait exposer un ensemble de petits faits isolés, et démontrer quel caractère, quel mot a été déchiffré ou inter- prété à l’aide des données nouvelles que renferme la collection anglaise. Il convient, en outre, de faire observer que la nature même de mes investigations leur imprimait plutôt le caractère de moyen, que celui de but déjà atteint. Convaincu que, dans une science aussi ardue que l’est le dé- chiffrement des inscriptions cunéiformes, il fallait commencer par le commencement, j'ai laissé de côté tout ce qui ne peut être interprété que dans un avenir plus ou moins reculé. Que je m'explique à ce sujet. Le Musée britannique ne renferme pas seulement des inscrip- tions monumentales ; M. Layard a trouvé beaucoup de documents formant des archives ninivites, écrits, en très-petits caractères, sur des tablettes d'argile. Toutes les sciences connues des Chaldéens y sont représentées; mais j'ai cru devoir abandonner encore tous les documents très-obscurs qui se rapportent à l'astrologie et à l’as- tronomie , au droit particulier, aux coutumes, à la mythologie, pour me souvenir que j'étais philologue avant tout, et qu'il fallait d'abord chercher à comprendre et à utiliser les documents ayant MISS SCIENT. V. 13 — 178 — trait à la grammaire assyrienne et qui se trouvent en si quantité dans la précieuse collection britannique. Les rois perses nous ont laissé à Persépolis, à Suzes, à Echa- tane, à Van, à Bisoutoun, des monuments de leur langue, ac- compagnés de traductions assyriennes. On y rencontre une soixan- taine de noms propres qui ont aidé à fixer la valeur des caractères ninivites. Mais même ce nombre considérable de données cer- taines ne renseignait les investigateurs que sur des valeurs sylla- biques de beaucoup de signes, sans leur fournir des moyens pour sortir des difficultés qui ne tardaient pas à les embarrasser. Ces obstacles, qui s’opposaient tout d’abord au déchiffrement des inscriptions assyriennes, el dont nous indiquerons la nature et l’origine, résidaient surtout dans la grande quantité des signes et des groupes complexes, et ensuite dans une circonstance que l'on ignorait, à savoir, que le même caractère peut avoir plusieurs significations. On comprend que les Assyriens eux-mêmes qui, comme nous le savons seulement depuis peu, avaient reçu cette écriture, d’abord hiéroglyphique, d’un peuple ouralien ou tatare, devaient rencontrer assez d'obstacles pour apprendre à lire leur propre langue. Cette circonstance engagea le roi Sardanapale V (vers 650) à créer une bibliothèque d'argile, et à faciliter ainsi à ses sujets la connaissance de la religion et de Fhistoire. Les inscriptions de ces tablettes sont divisées en colonnes très- régulièrement disposées, et même ceux qui n'auraient pas la moindre connaissance des inscriptions cunéiformes verraient tout de suite que, dans ces documents, il s’agit de signes expliqués par d’autres caractères. Les tableties sont de différente nature; quelques-unes expli- quent des signes compliqués par d’autres plus communs; d’autres interprètent des complexes de monogrammes idéographiques par le mot qu'ils expriment; d’autres sont des dictionnaires dans une langue scythique d’un côté, et en assyrien de l’autre. [l y en a qui expliquent des mots assyriens par des synonymes de la même langue; puis, il y a des paradigmes de conjugaisons. Généra- lement ces tablettes portent en bas le nom de Sardanapale, fils d'Essar-haddon, fils de Sennachérib, fils de Sargon; voici une inscription plus explicite qui se trouve à la fin d’un document grammalical : gran de — 179 — Palais de Sardanapale, roi du monde, roi d’Assyrie, à qui le dieu Nebo et la déesse Ourmit ont donné des orcilles pour entendre, et ouvert les yeux pour voir, ce qui est la base du gouvernement. Ils ont révélé aux rois, mes prédécesseurs, cette écriture cunéiforme. La manifestation du dieu Nebo... du dieu de l'intel- ligence suprême, je l'ai écrite sur des tablettes, je l'ai signée, je l'ai rangée, je l'ai placée au milieu de mon palais pour l'instruction de mes sujets. Ces tablettes, dont j'ai pu copier une ceniaine, peuvent être considérées comme uniques dans l'antiquité tout entière, et cer- tainement comme les restes les plus précieux de l'antiquité asia- tique. J'ai étudié surtout les tablettes et syllabaires, et les docu- ments assyro-scythiques, qui prouvent incontestablement l’exis- tence d’une civilisation antérieure à celle d’Assyrie, et dont le peuple se rattache à la grande famille de l’Asie centrale. Qu'il me soit permis de formuler déjà ici, brièvement, les faits que je développerai plus longuement dans ce rapport. L'écriture cunéiforme à laquelle j'ai donné le nom d'écriture anarienne, pour la distinguer de l'écriture des Perses désignée par le nom d’arienne, est un développement d’un système hiéro- glyphique. Cette écriture anarienne servait d'interprétation à cinq idiomes au moins, qui sont : l’assyro-chaldéen, l'arméniaque (Parménien an- tique), le susien, le médo-scythique (langue plus connue sous le nom de seconde écriture achéménide), et le casdo-scythique, ou la langue qui se trouve en regard de l’assyrien dans les tablettes de Sardanapale. Cette écriture est polyphone, c’est-à-dire qu'un signe peut avoir plusieurs valeurs. Cette polyphonie provient de ce que tel signe fut transporté d’un peuple à l’autre comme expression d’une idée, en conservant le son qui exprimait cette idée dans la première langue. La notion Dieu se disait en scythique annap; les Assy- riens adoptèrent et la valeur syllabique an, et l’idée « dieu » : mais, pour exprimer celle-ci dans leur langue, il eur fallait ajouter un son nouveau. La langue des Assyriens et des Babyloniens est un idiome sémi- tique, indépendant de l'araméen, de l’hébreu et de l'arabe. Je reviendrai sur ces sujets. En dehors des documents grammaticaux, j'ai examiné ensuite tous ceux qui peuvent jeler quelque lumière sur l'histoire pri- mordiale de lhumanité. J'ose exprimer au Ministre l'espoir que M. 1. — 180 — celte partie de mes recherches ne sera pas la moins importante, et qu'elle pourra même influer sur l’enseignement de l'histoire dans les colléges. Membre du corps enseignant avant mon voyage en Orient, j'ai eu la satisfaction de voir que quelques-uns des faits historiques contenus dans mes publications antérieures ont déjà été acceptés dans des cours d'histoire autorisés par l'Université de France. Je n’ai pas besoin de faire observer que l'étude des inscriptions assyriennes est appelée à exercer une haute influence sur l'his- toire, parce qu'elles confirment l'exactitude des faits racontés dans les saintes Écritures. Seulement quelquefois les Assyriens se taisent sur des événements exposés dans la Bible, notamment quand il s’agit de défaites essuyées par les monarques de Ninive. En voici un exemple : Un prisme hexagonal en argile, conservé au Musée britannique, raconte, en cinq cent cinquante lignes, les exploits du roi Sennaché- rib (704-676), pendant les huit premières années de son règne. Dans la troisième année de sa domination (702), le roi d’Assyrie en- treprit une grande expédition contre l'Asie occidentale et l'Égypte; Hérodote en fait mention. Louli, roi de Sidon, s'était révolté. Sen- nachérib marche contre lui, soumet la Phénicie, et remplace Louli par le Sidonien Toubaal. Déjà les deux Sidon (l'antique et la nouvelle), Sarepta, Ecdippa, Acco sont tombés sous les coups du conquérant, qui éternise sa victoire par des stèles taillées dans le roc à côté de celles de Sésostris, au-dessus de l'embouchure du Lycus (Nabr-el-Kelb), où elles existent encore aujourd'hui. Il se dirige vers l’Égyple, mais il est arrêté à Péluse, et forcé de rebrousser chentin. Alors il se jette sur Juda, dont Ézéchias occupe le trône, assiége Lachis et reçoit le tribut des Juifs, triomphe qui forme le sujet d’un superbe bas-relief de Koyoundjik. Le conquérant nous dit qu’il attaqua Oursalimmi (Jérusalem), ville de Hazahkia, wais il ne nous dit pas qu'il la prit. Nous savons d’ailleurs quel désastre préserva la ville sainte de sa fureur, et le força de retourner à Ninive, où, vingt-cinq ans plus tard, il périt victime d’un parri- cide. Mais, bien qu'il ne parle pas de sa défaite, nous pouvons bien la deviner par ces mots qui commencent le chapitre suivant : « Dans ma quatrième année, je me recommandai à la grâce d’As- sour, mon seigneur; j'assemblai mes serviteurs et marchai sur la Chaldée. » C’est seulement ici que le superbe conquérant parle — 181 — de sa dévotion envers son dieu, et lon connaît la raison pour laquelle il ne reparut plus du côté de l'Occident, Le fils de Sennachérib, Assarhaddon, n'oublie pas de parler de la soumission des Juifs; il raconte qu'il réduisit Minasi (Ma- vassès), roi de la ville de Juda. On comprend le silence du père, qui dut mieux aimer se taire sur la ville de David, qu'émettre un fait qui, nécessairement, aurait été démenti par ses sujets. La Bible, au contraire, met en évidence la défaite de l’impie Manassès par le roi d’Assyrie. Après ces remarques préliminaires, nous voulons maintenant exposer les questions dans leurs détails. PREMIÈRE PARTIE. ORIGINE ET NATURE DE L’ÉCRITURE ANARIENNE. I. Cinq langues s’écrivent avec le même caractère, qu'on est convenu de désigner plus spécialement par le nom d'écriture cu- néiforme assyrienne, ce sont : La langue des Babyloniens et des Assyriens; La langue des inscriptions de Van, l’arméniaque; La langue de Susiane; La langue de la seconde espèce des inscriptions achémé- niennes!, médo-scythique ; La langue des dictionnaires de Sardanapale, casdo-scythique. Depuis longtemps on avait reconnu l'identité des inscriptions de Van, de Suzes et de Ninive; on avait même tiré, des docu- ments de Van, des conclusions fausses sur la langue des Assyriens, parce qu’on ignorait le fait de la diversité des idiomes recouverts parles mêmes caractères. La découverte des inscriptions de Suzes } I sera utile de rappeler ici que tous les documents, en partie très-déve- loppés, des rois de Perse, sont rédigés invariablement en trois langues qui se suivent ainsi : | Premier système : langue perse dont provient le persan, et rapprochée du sanscrit et du zend. Second système : langue médo-scythique, d’origine tatare. Troisième système : langue assyro-chalidéenne, l’idiome de Ninive et de Ba- bylone. Ce n’est que par ces traductions qu'on est parvenu à déchiffrer les inscriptions assyriennes. — 182 — a donné un autre exemple de l'application de l'écriture anarienne à une langue nouvelle qui, peut-être, résistera longtemps encore aux tentatives d'interprétation. Les vocabulaires dont je faisais mention tout à l'heure nous montrent une quatrième langue, écrite par les mêmes signes, et très-voisine de l'idiome nommé faussement médique, occupant la seconde place dans les inscrip- tions trilingues des rois perses. On avait cru longtemps que le se- cond système de ces monuments était, de sa nature, différent du troisième, qui recouvre la langue même de Babylone. Nous pou- vons démontrer l'identité de ces deux styles d'écriture. M. de Saulcy avait déjà fait quelques rapprochements graphiques entre les sys- tèmes babylonien et médique; M. Norris, à qui le courageux dévouement du colonel Rawlinson avait procuré des matériaux plus étendus, s'était contenté de signaler les exemples les moins incontestables. Sur cent neuf leltres que contient le second système des rois perses, j'en ai pu assimiler à des signes assyriens quatre-vingt- seize; et, en prenant pour point de départ les signes connus, j'ai pu faire un pas en avant, et expliquer les signes médo-scythiques en- core obscurs par leurs correspondants assyriens dont la valeur n'était plus un mystère. En retrouvant ainsi l'identité de l'origine et de la forme, j'ai pu achever également le déchiffrement de ce système tatare ou touranien qui, dans la suite, acquerra pour nos connaissances historiques de l'Asie une importance à laquelle on était loin de s'attendre. J'ai dit que les idiomes assyrien, susien, arménien et scythique, étaient interprétés par la même écriture origimairement hiéro- glyphique, dont on peut préciser la forme dans un nombre de cas donnés. La transformation que la représentation figurée subit d’a- bord présente un phénomène analogue à celui qui a formé l'écri- ture hiératique des hiéroglyphes d'Égypte, et les lettres chinoises actuellement usitées, des i images dont elles dérivent. On remplaça l’image par quelques traits, qui, sans rendre exactement la forme, en rappelèrent du moins les apparences. Les plus anciens docu- ments de Babylone et de la Chaldée sont reproduits dans cette écri- ture qui n’est pas encore cunéiforme. Un seul monument véritable- ment hiéroglyphique, et dont l'examen serait de la plus haute importance, a été trouvé à Suzes : mais malheureusement il n'est pas à la portée de l'étude. De ce système hiératique se forma la véritable écriture cunéi- — 183 — forme qui parait avec le xix° siècle avant notre ère. La forme du coin ou du clou ne doit son origine qu'à une circonstance for- tuite; deux coups de ciseau le constituent, et il est plus facile et plus expéditif de graver en pierre dure une écriture de ce genre que d'y sculpter des figures entières. L'écriture hiéroglyphique, aipsi transformée, se simplifia; on oublia peu à peu l'image, vé- rilable prototype de la lettre, et on réduisit le nombre de coins qui constituaient une lettre, de manière qu'il s’en forma une lettre en apparence toute nouvelle. Donc, de l'image se développe une écriture hiératique; de celle- ci, la première écriture cunéiforme, que nous nommons archaïque. Elle est encore fort compliquée, mais elle se simplifie dans un quatrième genre, qui est le plus employé de tous, et dans lequel est conçue l'immense majorité des monuments assyriens : nous le nommerons moderne. Dans son application à l'usage journalier, 1l a pris une forme spéciale que nous appelons cursive, et qui, tout à la fin, a dégénéré dans une espèce d'écriture démotique, dont on trouve de rares exemples. Chacune de ces langues nous a laissé des spécimens de ces dif- férents styles. Les écritures archaïques de Babylone, de Ninive et de Suzes se ressemblent beaucoup entre elles; de sorte que, lors- qu'on en connait une, on peut les lire toutes. Il en est de même pour les styles modernes des mêmes localités. La nuance de cette écriture récente, qui était en usage à Babylone, a été employée, avec les modifications des plus légères, par les rois de Perse; ce style particulier est connu sous le nom de troisième espèce des inscriptions achéméniennes et ressemble beaucoup au style ordi- naire de Ninive. Mais il est complétement impossible de lire une inscription archaïque de Babylone avec l'alphabet de Bisoutoun !. Pour déchiffrer une seule brique de cette ville, on avait à faire un second travail, qui consistait dans l'identification des formes ar- chaïques du style de Babylone avec les caractères également baby- loniens, mais plus modernes, de Bisoutoun. M. Grotefend, avec cette sagacité féconde qui a illustré son nom, a reconnu qu'un fragment d'un cylindre en terre cuite de Baby- lone, et publié par Ker Porter, ne contenait autre chose qu'une 1 C’est dans le roc de Bisoutoun qu'est gravée la grande inscription trilingue de Darius, fils d'Hystaspe. Ce document a fourni la principale clef pour le déchif- frement des signes assyriens, par les noms propres très-nombreux qu'il contient. — 18h — transcription en caractères simples d'un passage de la grande ins- cription de Nabuchodonosor, conservée à Londres au musée de la compagnie des Indes. On a pu confronter deux exemplaires d’une même inscription dont la comparaison, inslruclive à plus d’un titre, a fourni les premiers éléments de l'identification des carac- tères archaïques et modernes. Le nom de Nabuchodonosor étant écrit sur le cylindre en caractères phonétiques, on a pu atiribuer à leur auteur les briques de Babylone, et M. Grotefend seul a, par ce fait, le droit de revendiquer comme sa découverte la lec- ture du nom du grand monarque chaldéen. Si l’on possédait tout entier le cylindre dont Ker Porter na trouvé qu'un petit fragment, on aurait pu identifier tous les ca- ractères archaïques aux formes plus sim ples qui leur correspondent. Nous avons pu continuer cette œuvre par induction, en comparant d’autres passages et d’autres textes; mais quelques signes compli- qués, dont la signification est pourtant connue, ne sont pas encore assimilés à leurs représentants dans Fécriture plus simple. Comme quelques-uns bien communs de cette dernière classe ne se trouvent pas encore classés dans le système archaïque, le travail d’assimila- tion n’est donc pas fini, bien que peu de chose reste encore à faire. Quelques tablettes de Londres sont spécialement destinées à cette identification. Il faut débuter dans la voie du déchiffrement des inscriptions assyriennes par les noms propres de Persépolis et de Bisoutoun. Avant la publication du texte babylonien de Bagasläna !, on ne connaissait que les noms de Cyrus, Darius, Xerxès, Arlaxerce, Hystaspes, Achéménide, Ormuzd, et les noms de pays Perse et Médie. C'était beaucoup trop peu pour pouvoir entreprendre le déchiffrement d’une écriture aussi compliquée. Le document mentionné y ajoula un nombre suflisant de noms propres perses, ceux d’Arsamès, d'Ariaramnès, Teispes, Smerdis, Cambyse, Go- matès, Martiya, Phraortès, Cyaxarès, Hydarnès, Sithrantachmès, Phradés, Veïisdatès, Xathritès, Hysparès, Otanès, Sochrès, Da- dyès, Ardimanès, Omisès, Dadarsès, Osacès, Aspathinès; ensuite les noms des pays et villes d'Arabie, Sparda, Ionie, Ariane, Asa- gartie, Chorasmie, Bactriane, Sogdiane, Paropanisus, Sattagydes, ! Bagastâäna « demeure des dieux» est la forme perse du grec r0 BayéoTavor pos, d’où dérive le moderne Bchistoun, plus connu sous l'appellation complé- tement défigurée de Bi-soutoun «sans colonnes. » — 185 — Arachosie, Margiane, Parthie et plusieurs noms de villes. Les noms babyloniens de ce document, à l'exception de ceux d’Aracus et d'Anirès , ne pouvaient être d'aucun secours pour le déchiffrement ; ils n’aidaient qu’à reconnaître dans des textes sans traduction et sans les expliquer les noms d’Assyrie, de Babylone, d'Élymais, de Nabuchodonosor, de Nabonid, de Nidintabel; mais ils devaient égarer, comme ils l'ont fait, ceux qui voulaient les épeler par les lettres fournies résultant des noms propres perses. Le nom de Nabuchodonosor devait se lire, d’après ce système phonétique, Anpasadouah; le nom de Nabonide, Anpaï; el pourtant ils pronon- çaient, l’un Nabioukoudourriousour, l'autre Nabiounaïd. Le nom de Babylone enfin devait être Dintirki, au lieu de Babilou. Comment se tirer de cette difficulté? M. Rawlinson a le premier établi le principe qu'un même signe pouvait avoir plusieurs valeurs; il le nomme la polyphonie. Fran- chement, il était fort naturel que l’on attaquât, comme on l’a fait, une anomalie qui semblait contraire aux plus simples notions de l'écriture, el que le savant colonel n’a jamais pu expliquer. Voici la raison de ce phénomène : Déjà les premières études sur l'écriture assyrienne, entreprises par M. Grotefend, avaient constalé un fait : la présence de signes idéographiques. En examinant la traduction assyrienne des courtes inscriplions de Persépolis qui avaient mis le savant de Hanovre sur la voie du déchiffrement, celui-ci s’aperçut que quelques signes nexprimaient pas de lettres, mais des idées. Les notions de Dieu, père, fils, roi, pays, langue, homme, maison, porle, étaient rendues par de simples signes; et, sans pouvoir donner des sons à ces idées, M. Grotefend en constata la signification, et signala leur présence sur d’autres documents, | Le docteur Hincks et le colonel Rawlinson s’aperçurent d'un autre fait : plusieurs des signes employés comme représentants d'une idée se trouvaient, dans les noms propres perses, comme expression d'une syllabe. Par exemple, le signe pour « Dieu » avait une valeur syllabique an, dans les noms de Sitrantachmes, Za- zanna ; le mot père, celle de at dans les noms Sattagydes, d’Ar- cadri; l’idée pays avait, dans les inscriptions assyriennes, très- souvent le son mat, ainsi que dans le nom de la ville d'Hamat. Ils constatèrent en outre que très-souvent ces signes idcographiques ne devaient pas être prononcés, mais qu'ils indiquaient seulement — 186 — à quel ordre d'idées appartenait un signe suivant, ou même un mot tout entier. L'inscription de Bisoutoun fournit à sir Henry Rawlinson deux exemples où le signe >] « Dieu » n'est que le dé- : terminatif du signe EF — pa, qui, précédé du premier, indiquait le dieu Nebo; ainsi avons-nous prouvé que le signe Se qu'on rendait par é (bien qu'en réalité cela soit un i aspiré), précédé du déterminatif pour Dieu, signifiait le ciel et se prononçait sami. Donc on ne pouvait plus douter qu'une grande partie de lécri- ture assyrienne ne fût un système idéographique. On a pris ces caractères pour des signes ou des abréviations, mais à tort. Ces signes provenaient de certaines images; ainsi la lettre dieu n’est autre qu’une étoile, l’idée roi est représentée par une abeille, le mot pour porte, maison en rappelle les formes. Le caractère déterminatif pour «terre» représente & un enclos avec des sillons ; l’idée de «tour » est figurée par l'image d’une tour bien reconnaissable. Nos études nous ont mis à même de recon- naître un grand nombre d'hiéroglyphes par la forme que révèlent encore les caractères bien dégradés ; ainsi le caractère ha YY pris idéographiquement, change, dans les mêmes textes, avec le mot noun «poisson », et réellement la forme archaïque assyrienne de cette lettre 1 + rappelle l'image de cet animal. Il va sans dire que jusqu'ici les études ne sont pas assez avancées pour pouvoir poursuivre jusqu’à l'image l'origine de tous les signes; mais ces exemples, que d’heureux hasards nous ont fournis, en constatent suffisamment le principe. Nous avons établi plus haut que la même écriture servait aux habitants de la Suziane, de l'Arménie, de la Chaldée;: et non- seulement les signes syllabiques, mais aussi les caractères idéo- graphiques sont partout les mêmes. Nous avons pour cette asser- tion les preuves les plus incontestables et les plus intéressantes en même temps. Le roi Sargon nomme, parmi les rois vaincus, l’Ar- ménien Argistis et le Susien Soutrouk Nakhounta. Le temps a épargné quelques inscriptions de ces mêmes rois à Van et à Suzes. Ces documents de l'Arménie et de l’Élymais ne seront peut-être pas d'accord sur les victoires que s’attribue le superbe constructeur de Khorsabad ; mais la coïncidence prouve incontestablement l’iden- lité de l'alphabet. Les signes idéographiques sont les mêmes; les — 187 — langues ne le sont pas; mais puisque le même signe rendait les mêmes idées à Suzes et à Ninive, il est clair que le caractère pour roi ne pouvait avoir la même valeur phonétique dans ces lo- calités. | IL est clair que ces prononciations des signes idéographiques devaient changer ainsi avec chaque pays. Mais un système d’écri- ture aussi compliqué que celui dont nous nous occupons n’a pu être inventé en cinq pays à la fois; il n’a été en usage d’abord que chez un peuple, qui l’a transmis ensuite à son disciple en ci- vilisation. La première nation donna au second, non pas seulement le signe idéographique, mais également le son interprétant ce mot dans sa langue. Le monogramme (pour me servir du terme adopté) pour «père, roi» passa chez la seconde nation comme expression de l’idée; mais avec celle-ci se transmit également la syllabe ou le mot qui voulait dire « père, roi» dans la première langue. Ce signe ne convenait plus à l'interprétation audible de l'idée; la valeur aë, qui suffisait pour le premier peuple, chez lequel at signifiait « père », ne suffisait plus pour les Assyriens où « père » se disait abou. Mes recherches à Londres m'ont révélé le fait nouveau, que les verbes sont représentés également par des monogrammes ou signes idéographiques. Ainsi, le même caractère qui se lit pho- nétiquement sis, est expliqué, dans les syllabaires, par «frère » et « protéger »; la lettre ir signifie et « ville» et « multiplier » : ainsi Pidée de « veiller » est exprimée par le signe pour «étoile »; et sou- vent deux ou plusieurs verbes ont le même représentant mono- grammatique. Cette circonstance devait encore multiplier lenombre de sons syllabiques attachés à la même lettre. IL. Quel peuple a inventé cette écriture ? On comprend l'intérêt qui se rattache à cette question. Nous pouvons, dans notre réponse, tout d’abord procéder par voie d’ex- clusion. Cette nation ne pouvait pas être une nation sémitique, donc ce n'étaient pas les Assyriens. En effet, le système convient assez mal à une langue de la race de Sem, à cause du syllabisme qui en forme le caractère distinctif. Mais en dehors de cette re- marque générale qui, après tout, ne peut être considérée comme définitive, comment expliquerait-on donc la circonstance que ja- mais la valeur phonétique d’un caractère assyrien n’a le moindre rapport avec le son qui exprime l'idée affectée au signe? Dans — 188 — quelle langue sémitique sis, ou même une articulation semblable, exprime-t-il « frère » et « protéger »? Où trouverait-on un mot sémi- tique an pour dire « Dieu », at pour « père », bib pour «créer » et «infester »? Le peuple qui inventa l'écriture anarienne appartient à la grande famille ouralienne. Déjà, avant mon départ pour Londres, j'ai eu l'honneur d'exprimer cette idée à l’Académie des inscriptions et belles-lettres. La découverte des vocabulaires lui a donné une écla- tante confirmation. Seulement, ne connaissant pas alors le casdo- scythique, je signalai comme la nation inventrice celle qui parla lidiome de la seconde écriture, et que je nomme maintenant le médo-scythique, par des raisons qui paraïtront très-acceptables. L’affinité de ces deux dialectes, qui atteint aux proportions de la presque identité, m’autorise à persister dans ces conclusions, à utiliser dans l'argumentation notre connaissance du médo-scy- thique, basée sur les traductions des inscriptions trilingues, et à regarder ce dialecte comme le représentant de la famille entière. Voici les raisons qui justifient l'honneur fait à la nation des Scythes, ou Tatares, ou Ouraliens, ou Touraniens, car le nom ne fait rien à l’affaire; elles résident dans l'examen des signes mêmes. Quand un caractère a deux valeurs, une syllabique et une autre idéographique, alors la signification phonétique se justifie par la langue scythique; ainsi le signe Es a la valeur de «père ». Cette idée s'exprime, chez les Touraniens, par afla; c'est pour cela que les Assyriens lui attribuent la valeur phonétique de at. L'idée de « fils », pal en assyrien, est interprétée par un signe dont la va- leur phonétique est tour; tour veut dire «fils» en scythique. L’hiéroglyphe pour «étoile» et « Dieu » est lu, comme syllabe, an, parce que annap en scythique signifie cette notion, exprimée en assyrien par iou. Bilga signifie en scythique « année », le perse tharda ; le signe qui interprète l’idée de l’année est le même que celui pour la syllabe bil ou bal. Les monogrammes pour les verbes fournissent des exemples plus incontestables encore. Les syllabes pap et bib expriment, se- lon les tablettes de Sardanapale, et l’idée de «créer», et celle de «se révolter ». Nous voyons que le mot scythique bibda rend le perse hamithriya abava « il se révolta », et le mot biptusda, le perse ad4 «1 créa ». Mit, en scythique, veut dire «aller ». Nous n'avons — 189 — plus à nous étonner que la syllabe mat ait également en assyrien le sens de ce verbe. Ces exemples, que l’on pourrait multiplier, sufliront pour éta- blir d'une manière incontestable l’antériorité de lécrilure scy- tique. La langue se rapproche, comme M. Norris l'a surtout prouvé, des idiomes ouraliens de la Russie. Le style médo-scythique de l'écriture anarienne contient égale- ment des D Homes et pour les distinguer, il y a un signe spécial = == qui ne se rencontre que dans ces cas; M. Norris ne l'a pas "reconnu, bien que son emploi soit bien évident. L'écri- ture, en outre, ne contient pas tant de polyphonies, quoiqu'il y en ait nécessairement; mais, en général, l'écriture scythique établit des différences inconnues aux autres écritures. La croix > signifie, en assyrien, et bar et mas; en scythique, sa forme est modifiée, —T rend bar, et b— rend mas. Quoique les exemples cités parlent assez haut pour notre asser- tion, on peut faire valoir une autre raison qui ne manque pas d'importance. Les Perses placent ce système toujours avant celui des Chaldéens, qui pourtant avaient été encore naguère très- puissants, et dont l'importance scientifique a survécu même à l'empire de Cyrus. Les Achéménides eurent donc quelque raison spéciale pour donner à l'écriture scythique la préséance sur le système babylonien, et puisqu'on n’en peut guère chercherle motif dans une puissance qui n'existait plus alors, il faut le trouver dans l'ancienneté de Touran, qui n’était point un mystère pour les vainqueurs ariens. À vrai dire, s’il n’y avait que cette raison-là, elle serait d’une importance minime ; mais elle acquiert du poids quand on l’envisage conjointement avec les faits philologiques que nous venons de constater. Bien que très-éloigné d'accepter tous les rapprochements du savant anglais qui, souvent, a mal transcrit les lettres scythiques, j'adopte pleinement le principe signalé, et c’est, je le répète, dans la Russie cis-ouralienne, qu'il faut chercher les descendants du peuple que les rois perses jugèrent assez important pour lui ac- corder l’insigne honneur d’immortaliser sa langue sur les rochers de Bisoutoun et d'Ecbatane. Mais quel était ce peuple dont nous avons désigné les descen- dants? Évidemment il devait être un peuple antique et puissant; et quoique son empire se füt écroulé du temps des Achéménides, — 190 — sa langue devait avoir pris de telles racines, dans quelques con- trées, que la faveur qu'on lui accordait fût nécessaire. Je crois le reconnaître dans une de ces nations que le père de l'histoire et les autres historiens antiques nomment Scythes. Je sais quelle objection j'aurai à’ écarter; on me dira, et avec raison, que ce nom nest qu'un nom vague qui ne comprend pas qu’un seul peuple, maïs toutes les peuplades très-différentes qui habitaient depuis les embouchures de l'Ister jusqu'aux mon- tagnes de l'Himalaya. Je pourrai moi-même aggraver le poids des contestations par le fait, que ce nom de Scythes est un nom ger- manique, et, selon moi, n’est autre que l’ancien allemand skiu- tha « sagittaire »; et qui ne sait pas que les Scythes étaient surtout connus comme archers, et employés comme tels? Si l’on ne considérait que ce dernier point de vue, on pourrait en tirer la conclusion que les Scythes n'étaient pas, à coup sûr, des nations tatares. Mais le nom que les Grecs donnaient à toutes ces peuplades en général avait été emprunté à l’idiome d’une nation qui habitait les bords de lIster, parce qu’elle était la plus rapprochée de la presqu'ile hellénique. Mais au nord de ce peuple d'archers étaient établies des nations tatares, tout comme aujour- d'hui; ces anciens riverains du Dniester, du Dniéper, du Don, en avaient éloigné les Celtes ariens ; ils furent chassés à leur tour, et refoulés vers les steppes inhospitalières du nord par la migration des peuples qui y substitua des Germains d’abord, des Slaves en- suite; de sorte que les fils des anciens Scythes tatares ne se trouvent plus qu'adossés à l’Oural et à la mer Blanche. La langue de la seconde écriture des Achéménides est très-rap- prochée de celle qu'Hérodote, au quatrième livre de son œuvre, appelle seythique. Le peu que l'historien d'Halicarnasse nous en a laissé démontre la parenté, et beaucoup des noms propres sont parfaitement intelligibles par l'écriture des Achéménides. Les mols oiopraré « homicide », Àpiuéomov « borgne », semblent le prou- ver; ce mot est ruhirbattu; ruhir est « homme », bat, dans le scy- thique acheménien, veut dire «tuer», ghar est «un»; et c’est avec la particule immas, ajoutée au numéral qui se rencontre bien souvent, gharimmas. Hérodote traduit äpua par «un». Quelques-uns des noms de divinités dont aucun ne peut être ex- pliqué par les langues indo-germaniques trouvent leur source dans cette langue. La terre, nommée Âméa, vient du mot api « Dieu », le — 191 — leraios « Dieu suprême », de apapi « Dieu des dieux. » Le premier homme, d’après Hérodote, se nommait Targitaos, Tourgata, si- gnifie « fils-homme »; et, réellement, on nous dit que cet homme était, selon les Scythes, le fils de Jupiter et de la fille du Borys- thènes. Beaucoup de noms propres de Scythes, qui résistent aux étymologies sanscrites, se laissent interpréter par la langue médo- scythique; je ne cite que Xrapyarelôns, sbarrak pikti «qui aide dans le combat », Oxrauacddns, Kuktammas-adda « ou père de l’affec, tion ». De même, le dieu de la mer, Oanacédys, d'après Hérodote, s'explique par le scythique sam-immas-adda « père de l'infini ». Sam ou sa-oum exprime, dans la traduction scythique, le mot perse amdté « non mesurés, tout-puissants », sam immas où saoum immas indique l'infinité. Le père de l’histoire nous dit que le scythique É£Éapmatos signifiait ipai 60of « les chemins sacrés ». Or, dans la der- nière partie de ce mot, nous retrouvons le scythique annap« Dieu »; le mot pour chemin qui se rencontre dans l'inscription scythique de Nakchi-Roustam où il traduit le perse pathim, y est malheu- reusement rendu par un monogramme. Les peuplades que les Grecs comprenaient sous le nom de Scy- thes étaient désignées, chez les Perses, sous la dénomination commune de Sakas; l’assertion d'Hérodote est confirmée par les inscriptions. Or, le mot sak, qui se retrouve dans les noms de tant de peuplades mongoles (voire même dans celui des Cosaques), signifie « fils » en scythique et en susien. Le nom des Sakes n’est donc pas celui d’un seul peuple, mais l’appellatif commun de toutes les tribus qui se nomment fils de, précisément comme les Arabes se distinguent par le mot bent, et comme les Juifs n'avaient d'abord pas d'autre nom de peuple que celui de fils d'Israël. Chez les Assyriens le peuple désigné par Scythes et Sakes a l’appella- tion Navirri ou Navri, et ce mot nam ou nav indique « famille», dans le scythique des Achéménides, ainsi que dans plusieurs lan- gues de la même souche, le magyar, par exemple; ri est, comme en sakri, navri, le suffixe post-positif de la troisième personne, correspondant au turc &w ou «. Les Babyloniens ne désignaient donc ces peuplades que par le mot qui indiquait «famille» dans lidiome de ces dernières. | Hérodote distingue les Scythes des autres peuples qui l'entou- rént, et parmi ces derniers il y en a qui sont bien des Germains; je me contente de citer les À X4£cvor qui, d’après l'historien d'Hali- — 192 — carnasse, ne sont pas Scythes, et dans lesquels il est impossible de ne pas reconnaître le goth Alasunius «les fils du peuple». Donc toutes ces tribus portent le nom de « fils »; et je puis com- pléter cette digression, par le fréquent usage de tour «fils», en scythique, dans les noms des peuplades mongoles; les Tatares et les Turcs en ont conservé la trace. Les querelles an- tiques des [raniens et des Touraniens, ou des Arya et des Tourya des livres zends, peuvent être alléguées ici. Les adversaires de Zoroastre et de sa loi ont toujours été considérés comme apparte- nant à la race de l’Altaï. Le serpent des Touryas, que les Persans personnifient dans Afrasiàb, a bravé les étymologies ariennes, il ne se rencontre pas dans les textes zends sous cette forme; c’est peut-être le mot par lequel le document scythique de Bisoutoun désigne les ennemis marchant contre les Perses : farrursarrabba. Nous trouvons dans ce monument, un des plus importants que l'antiquité ait épargnés, une indication que nous ne pourrions négliger. Le nom du Sace vaincu par Darius est Iskounka. J'y vois une nouvelle preuve de l'exactitude de l'appellation adoptée. Le rocher de Bisoutoun nous montre un personnage, sur lequel il y a écrit en perse : « Ceci est Skounka, le Sace.» La traduction scythique porte Jskounka akka Sakka. On conviendra, avec nous, que celte forme est frappée au coin de la langue du second système des Achéménides. Nous pourrions y voir le seul nom de Scythe qui nous soit conservé dans sa forme originale, si une circonstance ne nous forçait à y reconnaitre tout simplement le mot scythique pour « roi ». Le titre suprême des rois assyriens est sakkanakkou, et ce terme est inexplicable par les langues sémitiques; il est donc importé d’un autre idiome dont le peuple fut assez puissant pour imposer à Ninive un mot qui put devenir l'expression suprême de la puis- sance humaine. Personne ne pourrait nier la similitude de sakka- nakkou et de son prototype iskounka, et on y trouvera un appui assez puissant pour lepinion qui fait des Saces ou des Scythes les représentants d’une antique et puissante civilisation. Mais cette nation de l'Asie, comment se retrouverait-elle dans les contrées entre le Pruth et le Don ? Hérodote rapporte un récit qui lui paraît très-acceptable. Les Scythes habitaient d’abord l'Asie; chassés de leurs demeures par les Massagètes, ils se jetè- rent sur les Cimmériens, qui occupaient alors la Russie méridio- — 193 — nale, et dont le père de l’histoire reconnait encore partout les races. Ge récit dont l’ancien historien fait mention également à un autre passage de son histoire, est on ne peut plus probable. Les Cimmériens Celtes, les premiers Ariens qui se soient séparés de la grande famille indo-germanique, furent chassés de leurs de- meures au Pont-Euxin par des Tatares. Ce fait eut lieu au com- mencement du xv° siècle avant J. C., et précéda les migrations des peuples celtes à travers l'occident européen, comme leur conquêle des Gaules et de la Bretagne. Les Scythes eux-mêmes avaient été forcés d'abandonner leurs demeures par les Massagètes, qui étaient également des Tatares ; leurs mœurs ne ressemblent pas à celles des Ariens. Le nom des Massagètes s'explique par les syllabes scy- thiques, Mich-chaggatou « chef de horde ». Justin dit, Il, 3 : « His (Scythis) igitur Asia per mille quingen- «tos annos vectigalis fuit. Pendendi tributi finem Ninus rex Assy- «riorum imposuit.» L’Asie fut tributaire des Scythes pendant quinze cents ans. Et cette partie du globe a conservé, jusque dans un nom actuel, les vestiges de l’antique domination des Scythes. Ce nom de l'Asie n’a jamais été expliqué suffisamment. D'après les mythographes grecs, Asia fut la femme de Prométhée. Hérodote, qui connait celte étymologie, nous dit, en outre, que les Lydiens la contestaient, et qu’ils faisaient venir le nom de l’Asie du nom d’un de leurs rois (IV, 45). Asie veut dire, en scythique, « la vaste terre ». Les inscriptions de Persépolis et d'Echatane ont une phrase ainsi conçue : « Roi de cette grande terre, au loin et auprès. » Elle est rendue par le scythique, vurun hi ukkuva hassaikka farsatinika. Le mot perse düraiy « au loin », est traduit par le mot hassaikka, - de hassa «iointain », et je crois que le nom de l'Asie n’est antre chose que ce terme des Scythes. Dans l'idiome casdo-scythique, mada veut dire « pays». Des Ouraliens ont donc imposé le nom au pays arien de Médie le- quel, du reste, résiste à toute étymologie indo-germanique. Cette circonstance m'a engagé à voir dans la seconde écriture l'idiome des Scythes habitant la Médie!, et formant encore une partie considérable de la population, sous la domination arienne. ! On sait par Hérodote (1, 73) que le roi Cyaxarès confia aux Scythes des enfants qui devaient apprendre leur langue et l'art de l’archer. Peut-être cette intéressante tradition n'a été inventée que pour expliquer l'existence et l'usage MISS. SCIENT. V. 14 — 19h — Les Scythes, dominateurs antiques de l’Asie centrale, sont dis: tingués des autres nations qui les entourent. Ge ne sont pas des Cim- mériens ou des Tauriens qui appartiennent à le souche celtique; ce ne sont pas des Alazones, ou des Agathyrses, ou des Gètes dont les noms révèlent un coloris germanique très-prononcé; les Scythes ne sont pas parents des Nèvres, des Budines, qui sont Slaves, ni des Gélones, qui sont des Grecs transformés en Slaves. Ils sont différents des Sauromates qui se servent pourtant de la langue scythique, mais en la corrompant par des solécismes, parce que leurs mères, les Amazones, ne la leur ont pas bien apprise. La légende de l'union des Scythes et des Amazones, rapportée par Hérodote, semble s'expliquer par un contact de deux peuplades, et qui a produit un peuple mixte. Les Scythes ne sont rien de tout cela; mais que sont-ils donc? Il nous sera permis de supposer qu'ils appartenaient au groupe tatare. Et, en vérité, Hérodote compte parmi eux les Andropha- ges demeurant au nord, ayant un dialecte spécial, mais se servant des usages scythes, et les Melanchlènes. Ces derniers sont les an- cêtres des Finnois, Esthoniens et autres qui ont peuplé la Russie avant les Germains et les Slaves : ils sont parents des Scythes. Toutes ces données réunies rendent notre thèse très-probable. Un peuple qui a su maintenir sa dominalion pendant un laps de temps aussi considérable n’a pu être dépourvu de toute civilisa- tion. Arrivé à un certain degré de culture, il a dû connaitre l’art d'écrire, qui, quoi qu’on en ait voulu dire, doit avoir été bien ré- pandu déjà deux mille ans avant notre ère. Ce sont les Scythes qui ont pu arrêter les progrès des Ariens, personnifiés dans Zoroastre et les propagateurs de sa doctrine; mais ils n'ont pu résister aux Sémites venus de l’Arabie méridionale. Cette dernière défaite a arrêté la civilisation que les Scythes s'étaient, acquise, et plus tard refoulés dans des régions négligées par la nature, forcés à cette vie nomade qui les rendit complétement incapables d'occu- pations civilisatrices, ils n'apparaissent plus que comme ennemis des sciences et des arts. répandu de la langue scythique en Médie, dont les premiers habitants toura- niens furent soumis par une race arienne, parlant la langue perse. Nous croyons que par ce fait la langue de la seconde écriture a enfin trouvé son explication : nous la nommons médo-scythique, et non médique , parce que l’idiome ainsi appelé n'était autre que celui des Perses. — 695 — Mais quelles sont les traces que ce peuple, jadis si puissant, à laissées dans les contrées de l'Asie centrale? Je crois reconnaitre les restes de cette race dans une peuplade dispersée par tout le pays au nord de Ninive, et dont beaucoup de représentants habi- tent la ville de Mossoul. Je parle des Yezidis, une tribu qui adore le diable, le mauvais principe, et qui ne se soucie pas du bon, parce qu’elle croit n'avoir rien à craindre de lui. Ces hommes que le code musulman met hors la loi, que les Juifs croient flé- ‘trir en les nommant n:w3 « Chaldéens », et que tout dernière- ment les Anglais ont mis à l'abri des vexations qu'ils avaient à supporter jusqu'alors, se nomment eux-mêmes Dasim « la tribu », d’un mot obscur; les Arabes en ont formé le pluriel pales. Or, dans le scythique, le mot pour peuple, correspondant au perse Kära, est Dassumir, que je crois dérivé de Dassum, avec le r suf- fixe qui se retrouve comme nominatif indéfini à la fin des noms de peuples, par exemple, Babilur, Markus:ir, etc. Celte coïnci- dence m'a fait énoncer l'hypothèse que, dans les Yezidis, sont conservés les débris de l’ancienne population scythique de l’As- syrie. II. Après cette digression, qui nous a paru pourtant nécessaire pour défendre l'opinion de l’antériorité des Ouraliens, et qui, en elle-même, explique la polyphonie du système cunéiforme, nous revenons à la question principale, et nous croyons être plus compré- hensible, en formuiant brièvement les principes de cette antique écriture. Ce sont les recherches de Londres qui ont confirmé ce qu'il y avait de vrai, mais je le dirai également, rectifié ce qu'il y avait de faux dans mes opinions. Je suis d'autant plus prêt à reve- nir sur des opinions erronées, que des hypothèses timidement émises ont dû s'éclipser devant l'autorité souveraine des Assyriens eux-mêmes, ct q@e Jai pu remplacer l'erreur par la vérité. Dans d'autres cas, le progrès de mes études m'a démontré un autre fait, que je n'hésite pas à formuler : des questions de détail d'un nombre moins considérable, et que je croyais résolues, ont dü être ou- vertes de nouveau; car les mêmes documents qui nous ont donné des réponses certaines sur un point, nous fournissent la preuve que nous ne pouvons pas en résoudre un aulre, à moins qu'une dé- couverte nouvelle ne fasse cesser cette impossibilité momentanée. . Voici les principes corroborés par les documents de Londres : 1° Tous les signes cunéiformes proviennent d'une image hiéro- A M, 14. — 196 — glyphique. Une tablette de Londres nous montre des images transformées en signes cunéiformes archaïques; on peut retracer l'origine figurative de beaucoup d'autres. 2° Tous les signes ont au moins une valeur idéographique, et chaque idée pouvait être écrite avec des monogrammes, soit expri- mée par un simple signe, soit par une suite de caractères. IL est bien entendu que nous ne parlons pas encore de son expression syllabique ou phonétique. Par exemple, le « feu » s'écrit, ou par un signe qui a les valeurs syllabiques ni, kouv, bil, ou par unesuite de caractères qui, phonétiquement, se lisent an. is. bar, mais qui sont expliqués par Deus.materie. purificator. En assyrien, le feu se dit nouvour 1}; C'est ainsi que les documents expliquent ce groupe. 3° Beaucoup de caractères ont des valeurs d’un ordre d'idées différent, et expriment des notions abstraites et concrètes à la fois. Ainsi nous avons acquis la certitude d’un fait dont nous ne nous doutions pas, mais qui est rendu incontestable par des documents grammaticaux : il y a des monogrammes pour les verbes. Ainsi, le signe Ad ne qui n’a pas, que je sache, de valeur phonétique, signifie «lumière», en assyrien, our; et ensuite, il veut dire « échauffer », en assyrien, hamam, et « engendrer », id. Le signe pour « frère » À 4 signifie également « protéger »; et ceci explique pourquoi le caractère pour « frère », que M. de Saulcy a bien trans- crit ahou, se trouve évalement comme dernier élément du nom de Nabuchodonosor; car le mot assyrien nasar, qui interprète le verbe perse pd, est donné comme une valeur du signe en ques- tion. Le signe »>—T, dont la valeur phonétique est an, a les signi- fications de « étoile » et de « veiller »; sa forme archaïque T — est dérivée de l’image même de l'étoile; mais, comme interprétant ces idées, il se prononce, en assyrien, iou et démir. Le caractère ea) À i, est expliqué dans les tablettes par kabou et kabou, que je crois allié à l'arabe et à l'hébreu, 5, 3p « voûter »; effective- ment, ce signe, précédé du signe pour « Dieu », explique le perse açman « ciel», et indique alors proprement «le Dieu voüté »; ces inscriptions nous apprennent que les deux signes ainsi unis se prononcent sami en assyrien. 4° De cette écriture, purement idéographique dans l'origine, s'est développé un système syllabique, précisément comme le même cas est arrivé en Chine, en Egypte, en Phénicie. Le peuple — 197 — qui, le premier, inventa cette manière d'interpréter ses pensées, attacha aux caractères, en dehors de la notion, le son qui expri- mait l’idée. Ainsi, il s’est fait qu'une grande partie des signes idéo- graphiques sont devenus syllabiques. On fit de l’image du poisson l'expression du son ha, celle de la maison se prononça nis, l’é- toile an, la tête sak, l'oreille pi, l'œil si, la main su, l'eau dé- gouttante a, la terre sillonnée ki, etc. Je n'ai pas besoin d’ajouter que, dans l'immense majorité des cas, 1l serait plus que témé- raire de vouloir identifier les signes cunéiformes avec des images; J'espère que les preuves que j'ai données suffiront pour rendre plausible le principe lui-même. 5° Mais puisque les hiéroglyphes servaient à exprimer égale- ment des idées abstraites, il s’ensuivait forcément qu'ils se pro- noncèrent de différentes manières. L’hiéroglyphe pour «frère », signifiant également « protéger », prit les deux valeurs de sis et de nas. Le signe out exprime les notions de « soleil » et de « marcher »; il avait donc les deux valeurs out et par. 6° Le peuple qui inventa cette écriture n’est pas celui qui nous a laissé une si énorme quantité de monuments. Ce ne fut ni un peuple arien, ni un peuple sémitique; mais il se rattache, par ses racines et par l’organisation de sa langue, aux idiomes ouraliens. J'avais eu l'honneur de développer, devant l’Académie des Ins- criptions et Belles-Lettres, cette opinion, depuis pleinement cor- roborée par mes études au Musée britannique. Je retrouve dans la langue de la seconde écriture acheménienne les raisons pour les- quelles un signe donné avait telle valeur syllabique et telle signi- fication idéographique, et je crois avoir démontré l'antériorité de cet idiome mystérieux. Je suis heureux de pouvoir soumettre au Ministre des preuves autrement incontestables que celles qui, aux yeux de l’Institut, ne pouvaient avoir que la valeur de simples hypothèses. Je parle des dictionnaires rédigés dans deux langues; l'une d’elles est celle des Assyriens, l’autre un idiome qui, dé nature, se lie très-étroi- tement à la langue dite médique ou scythique, sans pourtant être complétement le même idiome. On jugera de leur différence, comme de la parenté, par les exemples suivants : adda veut dire «père » dans les deux langues ; seulement « son père » se dit, dans le dialecte ninivite, addani; dans l'autre, addari ; « à son père », dans le premier, addanikou; dans l'autre, addarikki. «Les pères » se dit, — 198 — dans l’un etl'autre, addabi; « leur père », adda abbini dans Fun, adda abilni dans l’autre. Ce peu de mots suffiront pour établir au moins la parenté de ces deux idiomes , et l’on pourrait parfaitement dé- fendre l'opinion que la langue des tablettes de Ninive; el celié des monuments perses, sont exactement la même, prise à deux siècles de distance et dans des pays différents. Le peuple qui parla cetie langue a inventé l’écriluré cunéiforme. 7° Les Assyro-Chaldéens reçurent ce système déjà avant le xx° siècle avant l'ère chrétienne. Ils adoptèrent, non-seulement la valeur idéographique, mais aussi les sons attachés aux lettres. Ceux-ci ne suffisant plus pour la langue assyrienne, le peuple sémitique dut attacher aux signes des prononciations nouvelles; on ajouta aux sons de sis « fie » et de n1s « protéger », en sc thique, ceux de ah et de na$ar. Le caractère bib (qui s aise éga- lement « donner» et «se révolter », parce que, dans la langue pri- mitive, biblusda exprima «il créa» et bibdas « il se révolta »), est expliqué, dans les tablettes assyriennes, par nakar «se révolter » et dana «créer». La polyphonie n’est donc qu'une conséquence presque forcée du système hiéroglyphique transmis d’un peuple à l’autre, surtout quand on considère que l'image était potes qu'elle servait à exprimer plusieurs idées à la Loidi 8° Les Assyriens, en acceptant l'écriture des Anariens, l'ont mo- difiée pendant les quinze siècles durant lesquels nôus pouvons les poursuivre. Ainsi, ils attachèrent au signe une idée qu'il n'a- vait pas eue dans le premier idiome, mais seulement une valeur syllabique qui, en Assyrien, interprétait la nouvelle notion. Ils acceptèrent, en revanche, des groupes entiers de caractères avec la signification de la première langue, en les prononçant en Assy- rien; et les tablettes de Londres donnent une immense quantité de faits pareils. Ces groupes idéographiques forment la plus grande difficulté qui s'oppose à la lecture ; mais à côté du mal nous avons le remède. Il n’est pas impossible que les eutraves dont on entourait une étude aussi simple n’aient pas été maintenyes sans raison; les prêtres, dépusitaires de la sagesse et de la science, vou- laient en conserver le monopole, et rendre le plus épineuse pos- sible la connaissance des lettres. Cette opinion me parait d'autant plus acceptable, que les peuples qui n'étaient pas soumis à une classe de prêtres, comme les Susiens, se sont servis du mênie sys- tème d'écriture syllabique, sans adopter les nombreux mono- — 199 — grammes de l'écriture de Ninive et de Babylone. Les inscriptions de Suzes sont, de toutes les inscriptions cunéiformes, les plus ciles à transcrire en lettres européennes, mais les plus difficiles à comprendre, parce que nous n’avons pas de clef pour l’interpré- tation. Mais tandis que la simple lecture des noms royaux d’Assy- rie est toute une science, et réclame des recherches sans nombre, les noms des rois de Suzes sont lisibles à l’aide du syllabaire le moins compliqué ; c'est à peine s’il y a quatre monogramimes pour exprimer les idées les plus usitées dans les inscriptions. 9° Les Assyro-Chaldéens sentaient eux-mêmes les difficultés de leur système d'écriture; ils redoutaient les méprises que forcé- ment devaient entrainer les complications que les siècles leur avaient léguées. Il ne faut donc pas s'étonner s'ils pensaient à ren- dre plus clairs leurs écrits, surtout ceux que les rois destinaient à la lecture publique ; mais, malheureusement, ils n'eurent pas tou- jours recours à l'expédient le plus simple, à l'écriture purement syllabique, qui se composait de quaire-vingt-dix signes simples. Ils employaient des monogrammes, mais ils voulaient en rendre Îles valeurs le moins douteuses possible. Voici le procédé qu'ils em- ployaient, surtout dans les derniers temps, et qui a été une source féconde d'erreurs, jusqu'à ce que nous ayons été assez heureux pour découvrir le mot de l'énigme : Quand un monogramme a plusieurs valeurs, on lui ajoute fré- quemment la dernière lettre qui constitue le mot en assyrien. La syllabe out veut dire «soleil » et «jour», ét se prononce, en as- syrien, samsi, nahara; on ajoute donc à out, si, pour indiquer que c'est le soleil dont il s’agit, et ra pour faire voir qu'il faut lire nahar. Mais, pour cela, le signe out n’a pas la valeur syllabique de sam ou de na, comme les Anglais l'avaient cru. Aïnsi la même lettre A4, mal, indique « aller » et «se lever » (du soleil). Généra- lement, on la trouve avec la première signification au prétérit, aksout « j'allai », on y ajoute alors out; «se lever » se. dit, en assy- rien, napah; dans ce cas, on ajoute très-souvent un ha. Des phé- nomènes semblables m'ont fait adopter des valeurs erronées ; j'ai cru, par exemple, que le signe 44 avait aussi la valeur de nap, mais c'était faux. Une idée heureuse m'a éclairé sur ce principe, qui, une fois établi, a fait tomber immédiatement beaucoup d’at- tributions de valeurs, : imaginées ou par mes devanciers, ou par moi-même. — 200 — Il me reste un mot à dire sur la dénomination d'écriture ana- rienne, pour l’opposer à celle d’arienne, réservée au système perse que j'ai choisi. Cinq différentes langues s'écrivent avec le même système; trois langues louraniennes ou ouraliennes, celle des ta- blettes de Ninive, celle des monuments trilingues rédigés par les rois perses, et celle des monuments susiens. Une langue, peut-être indo -germanique, s'en servait, comme nous le savons : c'est lidiome des inscriptions arméniennes. Mais l'immense majorité des monuments est due au burin des Assyriens’ et des Babylo- niens ; ce sont eux qui, avant tous les autres, sont dignes de notre examen. Cette langue, conformément à la table généalogique de la Genèse, est sémitique, ainsi ue tous mes devanciers, sans ex- ception, l'ont reconnu. Le peuple qui peut, à juste titre, réclamer la désignation d’une des grandes nations de lhumanité, parlait une langue étroitement liée à l’hébreu et à l’araméen, plus éloignée déjà de l'arabe et de l'éthiopien, mais complétement indépendante des idiomes men- tionnés. Déjà nous entrevoyons les principaux éléments de son organisme, déja nous pouvons établir certaines lois phonétiques qui seront notre guide pour l'explication scientifique des précieux documents de Ninive et de Babylone. Nous sommes déjà avancés au point de pouvoir prouver que le système phonétique de la lan- gue assyrienne a, quant aux racines, la plus grande ressemblance avec l’hébreu. C’est une règle, que le schin de lhébreu y est repré- senté par la même lettre ch, le samech par le ‘s; jamais le & ne s’a- bâtardit au { chaldéen ou au &> arabe. Le x de l'hébreu y est cons- tant, et ne devient pas , comme en araméen, ou Qe et L, comme en arabe. Le ; ne se change pas en chaldéen, ni ne prend la pro- nonciation du & de la langue du Koran. Seulement, le * initial des racines devient x en assyrien. Quant à l'organisme pourtant, la grammaire diffère considérablement de l’hébreu, et elle offre plu- sieurs points de rapprochements avec les dialectes araméens et l'arabe; aussi le dictionnaire de la langue syriaque renferme:t:il beaucoup de racines qui peuvent servir avec fruit à l'explication des textes mêmes, quoique l'hébreu fournisse toujours un contin- gent lrès-nombreux de racines identiques à celles de la langue des Chaldéens. Mais en dehors de ces radicaux, pour l'interprétation desquels les langues sémitiques éclairent nos pas chancelants, il ÿ en a bon nombre qu'on ne retrouve pas dans les autres idiomes — 201 — des fils de Sem, et alors c'est ou la traduction perse qui guide nos recherches, ou il ne nous restera qu’à en expliquer le sens par le contexte lui-même, chose toujours épineuse et sujette à des mé- prises et à des controverses. IV. Grammaire. — Le caractère rigoureusement sémitique de la langue assyrienne facilitera l'interprétation des inscriptions. De toutes les branches d’idiomes, celles des Sémites sont les plus inal- térables, les plus indestructibles, les plus tenaces. Pendant les quinze siècles qui séparent les monuments chaldéens les plus an- ciens des inscriptions cunéiformes des Séleucides, la langue des Assyriens s’est peu modifiée. Les règles phonétiques, une fois éta- blies, peuvent être regardées comme inaltérables, et il ne faut pas sen départir ; la rigueur de cette maxime empêche des résultats incertains , et ajoute plus de poids à ceux qu'on obtient. La grammaire de la langue assyrienne est très-rapprochée de celle des autres idiomes sémitiques. C’est le même principe, seu- lement l'écriture donne ici à la langue de Ninive et de Babylone un avantage sur les inscriptions sémitiques de Phénicie et d’Ara- bie, parce que le système syllabique fait voir les voyelles qu'il faut unir aux consonnes. Un autre avantage, non moins précieux, résulte des documents grammaticaux de Londres, dont un nombre assez considérable donne des formes étymologiques, des suffixes et des flexions ver- bales. Je ferai mention ici d’un fragment que j'ai été assez heureux pour découvrir. Il contient, d’un côté, les formes pronominales de l'idiome casdo-scythique, et de l’autre, celles de l’assyrien. Le mot choisi est itti «avec», en scythique, hi. kini ta iltichou avec lui kinanni ta ittichounou avec eux kimou ta iltya avec moi kimi ta ctbini avec nous kizou ta * ittiha avec toi kizounanni ta ittikounou avec vous. Le tableau entier des suffixes assyriens est : SINGULIER. PLURIEL, Masc. Fém. Masc, Fem. Dee ya ni 2° p. ka ke koun kin 3° p. chou -cha choun clin, La conjugaison ressemble beaucoup à celle des autres idiomes — 202 — sémitiques. I y a un kal, niphal, paël, ifta’al (avec la seconde re- doublée), saphel, istaphel, aphel, iftal, et le paradigme mon- trera l’analogie de la langue assyrienne avec les autres langues. Nous donnons ici les formes du verbe régulier zakar «se souve- nir », KAL,. AORISTE. SMPÉRATIF ET PRÉCATIF. Singulier. Pluriel. Singulier. Pluriel, 11e p. azkour nazkour — = 3° p.m. tazkour tuzkourou(n) zoulour zoukourou 2° p.f. tazkourt tazkoura(n) zouk(ou)re zoukoura 3° pm. ékour izkourou(n) lizkour lizkhourou s p.f tazkour zhoura(n) lizkour lizkourét INFINITIF, PARTICIPE. zakar masc.s. z2akir fem. s. zahktrat p. Zzakui (zikrout) p. zakiral, Le prétérit est très-rarement employé, et nous n’avons pas d'élc- iwents suffisants pour l’établir avec certitude. Les autres formes du verbe régulier se déduisent ainsi : NIPHAL. PAEL. IPHTAAL. SAPDEL, ISTAPHAL. APHEL. IPHAL. Aoriste. azzakir ouzaklhir azzakkir À ousazhir ousiazkir ouzhkour azzakar | Participe. mouzzakir mouzakkir mouzzakhir\ mousazkir © moustazkir mouzkir mouzzakar 1 Infinitif. nazkar zoukkour zitkour souzkour sutouzkour ouzkour zithit, Nous connaissons également beaucoup de règles concernant les verbes défectifs ayant de l’analogie avec l’hébreu. Mais 1l est temps de quitter les questions fondamentales pour examiner, dans la seconde partie de notre travail, l’histoire et la chronologie des Assyriens et des Chaldéens. -1 Je n'ai pas besoin d'ajouter que le redoublement du z à l'iphtaal et à iphtal n'est, dans ce cas spécial, qu'un changement euphonique du t en z, comme en hébreu, et que les formes devraient être : aztakhir, mouztakhir, aztakur, mouz- takar, p. e. artabbit, aptassit, etc. On aura vu que l’idiome assyrien est différent de l’araméen , et on devait s'attendre à cette diversité. Assour, fils de Sem, a une individualité différente et bien distincte de son frère Aram. I1 y a des savants qui ne veulent croire à l’assyrien que quand on leur présentera le chaldaique de Daniel, qui est nommé araméen et bien distinct de «la langue des Chaldéens. » Et pourquoi donc le grand peuple assyrien n’aurait-il pas eu sa langue propre, aussi bien que la nation araméenne, qui n’a jamais eu l'importance historique de Ninive ni de Babylone? : — 205 — SECONDE PARTIE. CHRONOLOGIE DES ASSYRIENS-ET DES BABYLONIENS. En soumettant au Ministre les résultats de mes recherches chronologiques à Londres, je ne me dissimule pas les difficultés de cette entreprise. J’aborde un sujet qui n’est pas nouveau comme ceux que je viens d'exposer; il a été travaillé depuis bien des siècles, et pourtant la question n’a pas été résolue. Rien, en effet, ne nous justifierait de reprendre une matière aussi souvent traitée et aussi souvent abandonnée, si la découverte des nionuments assyriens ne nous portait pas à examiner lequel, parmi Îles sys- tèmes de tant de savants, a été celui de Ninive et de Babylone. Heureusement pour notre tâche, les documents assyriens, si obscurs ailleurs, offrent dans cette question moins de difficultés que partout ailleurs. Les renseignements généraux, qui sont les plus importants, sont donnés par les tables généalogiques; souvent les rois d’Assyrie se rapportent à un de leurs prédécesseurs qui, tant d'années avant telle époque, accomplit tel fait désigné dans l'inscription. Ces nombres sont donnés en chiffres, souvent con- firmés par différents exemplaires du même texte. En dehors de ces notions qui ont trait seulement à l’histoire d'Assyrie, nous trouvons des synchronismes avec l'Histoire sainte. Les noms bibliques n'offrent pas de difficulté pour le déchiffre- ment, parce qu'ils sont exprimés par des caractères connus depuis longtemps, et c'est justement aux noms d'Ézéchias et de Juda , qui se trouvent dans les inscriptions d’un roi de Ninive, que l'on a reconnu que ce monarque, le constructeur du palais de Koyon- djik, devait être Sennachérib, sans pouvoir alors prouver la lec- ture du nom assyrien. S1 la Bible a éclairé nos pas dans les commencements, ce sont les auteurs grecs et latins qui nous ont fourni les cadres pour y grouper les personnages révélés par les inscriptions. Mais les ou- vrages classiques ne sont pas d’égale valeur pour nous : nous fe- rons donc quelques remarques sur le degré d’aulorité que peut réclamer chacun des représentants de l’historiographie antique. L'autorité du père de l’histoire, que les inscriptions perses nous ont appris à respecter, reste également inattaquable dans les points généraux, Aucun des noms royaux qu'il fournit ne peut — 204 — . êlre mis en doute; bien que l'inaptitude de son oreille d'Hellène à s'approprier les noms sémitiques, lui ait fait confondre Nabu- chodonosor et Nabonid, et prendre le dernier pour le fils du pre- mier, cette inexactitude est presque la seule que nous puissions relever. Est-il donc le seul qui, avec raison, ne connaisse pas un roi d'Assyrie du nom de Ninus? La durée de 520 ans qu'il assigne au grand empire assyrien est confirmée d’une manière éclatante par Bérose. Cet écrivain, Chaldéen de naissance, mais qui rédigea en grec l'histoire de son pays, est la source principale, et nous de- vons une grancle reconnaissance à Eusèbe, de nous avoir trans- mis avec autant d'exactitude la succession et la durée des diffé- rents règnes qui occupèrent le trône de Babylone. Après Bérose, ce sont surtout les Orientaux qui écrivirent en grec qui sont dignes de notre attention, et principalement Josèphe, Strabon, Abydène et Nicolaüs de Damas. Quant à Ctésias, on aurait tort de dédaigner ses données sans s’y arrêter; car la bonne critique ne se montre pas par le rejet pur et simple de ce qu'on ne peut expliquer tout de suite, mais par la consciencieuse investigation qui recherche l'o- rigine de l'erreur. Nous verrons que l'historien de Cnide, le mé- decin d’Artaxerce Mnémon, loin de renverser le système d'Héro- dote et de Bérose, le confirme en ce sens que Ctésias comprend dans le nom d’empire assyrien toute la suite des dynasties sémi- tiques qui ont régné à Ninive. Quant à son appréciation de lhis- toire des Assyriens et des Mèdes, il ne faut pas oublier quelle fut sa position officielle à la cour de Perse, position qui a dû fausser les vues de l'historien. Il raconte cette histoire comme un Perse devait la raconter , et l'inexactitude, quoique fàcheuse pour nous, est tellement systématique, qu'on peut rectifier et expliquer ses égarements. Nous ne pouvons que déplorer la perle de tant d’historiens grecs et surtout romains qui, il faut le reconnaître, envisageaïient l'histoire antique déjà d’un œil moins partial et plus universel. Les savants d'Alexandrie ont beaucoup traité cette matière, bien qu'ils n'aient pas toujours apporté la connaissance nécessaire de la langue du pays; pour cela ils ont commis dans les listes des rois d’étranges erreurs, que les inscriplions elles-mêmes nous ont permis de contrôler et d'apprécier. Ainsi, Clitarque nous fait sa- voir qu’une inscription à Tarsus racontait que Sardanapale, fils d'Anakyndaraxarès, bâtit Tarsus et Anchiale dans un jour. Mais — 205 — cette généalogie n’est autre chose que les titres du roi mal expli- qués et conservés par les inscriptions. Il y avait : Assour-idanna-palla, anakou. nadou.’sar. Assour. Sardanapalus. ego augustus. rex. Assyriæ. C'est de ce protocole de l’inscription que les Grecs ont fait le nom ÂvaxurdapaËdpns OÙ Âvaxvrdapéëns; et ce n’est pas sans raison que l’ignorant interprète du document a vu dans cet assemblage de mots le père de Sardanapale; Assour-idanna-palla signifie : « Le « dieu Assour a donné un fils, » et c’est le dernier élément de ce nom , palla, qui a occasionné cette erreur. Ce même nom royal a été la cause d’une autre erreur : les Grecs nous disent que Sardanapale s’est aussi appelé Kovooxov- x6}epos; c'est là encore un titre royal qu'on a pris pour un nom, et ici la lecture des inscriptions cunéiformes nous fournit directe- ment le mot de l'énigme. Voici les lettres qui suivent le nom de Sardanapale : F3 EME Ir fr] fred TT Anakou. s'ar. 4 "= D'Ra — Kkou, UN AV SoUur Ego. rex. vicem gerens Dei Assori. lu à tort : Kounissakkanakkil asour. Nous pouvons même signaler les méprises : les deux premiers signes pris ensemble signifient « moi »; mais le premier seul indique qu'un nom d'homme va suivre, et le second seul la syllabe hou. On a donc pris le clou vertical pour un signe indiquant un nom propre commençant par kou. Le signe «roi» a la valeur phoné- tique de nis; et le KovooxoyxéXepos s'explique mieux encore par la prononciation scythique de ce mot ouralien, telle qu'elle se trouve à Bisoutoun dans le nom du roi des Saces, Skounka. Le titre de Sakkanakkou était le plus sacré de ceux des rois d’As- syrie, qui l'emploient devant les mots « des grands dieux » ou « de Babylone. » Nous y trouvons le mot Zwyévys de Bérose, le titre su- prême; et la première des deux combinaisons nous a porté a rendre par «vicaire » ce terme que nous ne savons pas expliquer, parce qu'il est d’origine scythique. Le lecture erronée du titre de Sardanapale Kou nis. skounk il asour a valu au roi un surnom dont il ne pouvait pas se douter. nn on J'ai donné ces deux exemples pour démontrer que, dans les opinions même les plus étranges des Grecs, il y a toujours un fond de vérité : dans ces deux cas, l'erreur se fonde sur une inscrip- tion mal lue, mais quelquefois la méprise est moins pardonnable. Nous trouvons une suite de rois mal à propos insérée dans le ca- non d'Eusèbe, et manquant dans celui que donne Moyse de Khorène. L'écrivain arménien place ces noms dans l’ordre que voici : Nious, Chalaos, Arbelus, Anebos, Babios, Bel. I est impossible de ne pas y voir, non pas des noms de person- nages, mais les noms des villes de Ninive, Chala (Nimrod au- jourd'hui) , Arbèles, Nipour (Kala-Sherghat), Babylone, qui est personnifié comme fils de Bel. Ces noms n'indiquent donc que l'émigration des Babyloniens du sud au nord, exactement comme nous l'indique la Genèse. Dans le canon d'Eusèbe, qui semble remonter à Ctésias, on trouve à côté de quelques rois authen- tiques les noms de fleuves, tels que Ophratœus, lEuphrate;: Acraganes, canal cité par Abydenus; Dercyllus, le Tigre (Diglat); ensuite des noms susiens, perses et même grecs, comme celui de Laosthènes. Malgré les altérations cruelles que les premiers noms de la liste ont subies, on peut y reconnaître encore quelques noms d’une suite de rois assyriens, et je ne serais pas étonné de voir un jour que toute cette chronologie apocryphe à sa raison d'être dans une inscription d’un roi assyrien mal interprétée. H ne faut pas oublier que la confusion qui embarrasse les chro- nologues est due à Ctésias en grande partie; il a exercé sur cette portion de l'histoire l'influence la plus désastreuse, car il puisa ses renseignements chez un peuple qui a été et qui est encore, après ses proches parents les Indiens, celui qui a Île moins le sentiment de l’histoire. Ce sens historique manque à Bi- soutoun, où Darius donne bien les jours et lés mois des faits ra- contés, mais oublie les années; ce défaut se manifeste chez les Persans modernes, seul peuple dont le plus grand poëtle soit en- core le plus grand historien, et qui seul a pu avoir un livre des LL MT Rois. Je me rappeile que cette même infirmité scientifique n'a frappé dans les conversations avec des Persans qui passaient pour des lettrés de leur pays, et qui sur l’histoire moderne de l'Asie avaient les idées les plus étranges. Et comment attendre d’une nation des renseignements exacts sur ses ennemis vaincus, quand, dans sa propre histoire, elle laisse échapper le nom du grand Cyrus, qui a fondé son empire; comment s'étonner que les Perses aient placé Sémiramis douze siècles plus tôt qu'il ne le fallait, quand les Persans de nos jours ne s'aperçoivent pas d’une énorme lacune dans leurs annales entre Gustasp et Ardichir, qui, d'après eux, ont été réunis par un lien étroit de famille, et pourtant sont sé- parés l’un de l’autre par un espace de peut-être dix-sept siècles! Le véritable sentiment historique en Asie ne se trouve que chez les Sémites. Parmi les historiens, Bérose seul ! nous a laissé une liste des dy- nasties successives, avec les nombres des rois et celui des années qui s'écoulèrent sur leur domination. La liste a pour point de départ l’année de la chute de Sardanapale, le dernier monarque du grand empire assyrien, auquel l'écrivain chaldéen assigne une durée de 526 années, conformément au père de l’histoire, qui dit que les Assyriens ont régné sur l'Asie.520 ans. Cette concordance ajoute un crédit énorme aux données du prêtre chaldéen, confirmées du reste par les inscriptions qui nous fournissent plusieurs jalons et points de repère. La plus ancienne de toutes ces dates remonte jusqu’à la moitié du xx° siècle avant Jésus-Christ, puisqu’un cy- lindre de Tiglatpileser [* (vers 1200) parle de la reconstruction d’un temple détruit par le roi Samsi-Hou, fils d'Ismidagan, 641 ans avant l’époque de son grand-père à lui, qui l'avait détruit. Une date plus précise est donnée par l'inscription du roc de Bavian, qui rap- porte que Sennachérib, dans sa première année, enleva de Baby- lone des idoles que Mérodach-idanna-akhi, roi de Chaldée, avait ravies à Tiglatpileser, roi d’Assyrie, 418 ans auparavant. Ce fait eut donc lieu en 1122 avant Jésus-Christ. ! M. Ch. Lenormant a déjà exposé cette même idée dans son cours d'histoire ancienne en 1836, lorsque les découvertes épigraphiques qui confirment l’au- torité d'Hérodote n'étaient pas faites. La date précitée seule parle avec assez d'é- loquence pour la sagacité du savant académicien. Il fxa avec une grande justesse le déclin momentané de la puissance assyrienne à 1100, et nous savons mainte- nant qu'en effet les Babyloniens saccagèrent en 1122 la capitale d'Assyrie. — 208 — Mais la date la plus importante pour notre but est celle qui se développe des documents, pour la chute de Sardanapale, et à laquelle se rattache la chronologie de Bérose. Ce dernier roi du grand empire fut dépossédé par le Mède Arbace et le Babylonien Bélesys (Balazou des inscriptions), que Bérose, la Bible et Josèphe nomment Phul; ce nom se retrouve également dans les inscrip- tions sous la forme de Poulli, comme celui d’un membre de la fa- mille royale de Babylone. Il veut dire tout bonnement « voici mon « fils», et se compare à l’hébreu Ruben }3:N7. C'est celte significa- tion du nom Poulli, forme babylonienne de l'assyrien Palli, qui explique le changement du nom en celui de Balazou, que je ira- duis par «terrible ». L'identité du Phul de la Bible et du Bélesys des Grecs a été soutenue déjà, il y a longtemps. Ce roi fit la guerre à Ménahem, roi d'Israël qui régna de 771- 761. Tiglatpileser se souleva à Ninive contre le Babylonien Phul, dont il n'existe pas de monument dans cette ville, qu'il paraît ne pas avoir habitée. Le successeur de Phul sur le trône d’Assyrie (car celur-ci continue à régner à Babylone, qui ne figure pas dans les nombreuses villes soumises au sceptre de Tiglatpileser) fit éga- lement, dans la huitième année de son règne, la guerre à Ménahem. Puisque le roi d'Israël ne régna que dix ans, il est clair que l’ex- pédition de Phul ne put avoir lieu que dans les premières an- nées de sa domination , et celle de Tiglatpileser doit tomber dans les dernières. Nous ne nous tromperons pas de beaucoup quand nous placerons lavénement de l’usurpateur Tiglatpileser en 769 avant J. C. Maintenant il existe une inscription, trouvée par M. Hincks, à qui j'en dois la connaissance, et dans laquelle Tiglatpileser, en des- cendant jusqu'à la 42° année de son règne, dit qu'il monta sur le trône dans la 20*année de son prédécesseur. Cette étrange ma- nière d'annoncer son avénement fait croire qu’à cette époque ce dernier existait encore; ce silence sur le nom de son père nous montre un usurpateur. D'après Castor et Eusèbe, le successeur de Sardanapale qu'ils appellent NinusIf, parce qu'il fonda une nouvelle dynastie, régna 19 ans, et ces deux données conformes nous au- torisent à mettre la fin du grand empire d’Assyrie en 788 avant Jésus-Christ. M. de Saulcy, dans son savant examen du canon des rois mèdes, est arrivé à la même date pour le soulèvement d'Arbace. Je ne — 209 — reproduis pas ses raisons; elles sont sauveraines et fondées sur les chiffres, tels que les auteurs les transmettent. Cette coïncidence, dont personne n’osera nier le poids considérable, est encore con- firmée par un passage d'Hérodote, qui, dans sa forme actuelle, n'offre aucun sens, mais dont le changement semble évident. L’historien d'Halicarnasse donne à l'indépendance des Mèdes une durée de 128 ans, chiffre que condamne son propre système. Mais si l’on lit 228 ans, on arrive juste à l’époque que nous avons ob- tenue pour le renversement du trône de Ninus. Nous aurons donc pour les dynasties sémitiques les périodes suivantes : 49 rois chaldéens pendant 458 ans........ +... 2017-1599 8 rois arabes pendant MLSCANS ES Paie SR CR 1999-1314 A5 rois assyriens pendant 526 ans... ...... sh. 914-708 La domination de l'Asie centrale par les Sémites est donc de 1230 ans; Castor l’évalua à 1280 ans, mais il faut changer le M en À , et l'on obtient le chiffre que peut-être le chronographe a mis. C'est presque à cette époque que remonte Ismidagan, roi d’Assy- rie :son nom signifie « Dagon est sublime ». Est-ce que le nom de ce roi antique dont la Chaldée nous a révélé des documents aurait donné naissance au mythe de Sémiramis, reine historique du ix° siècle avant J. C., mais rapportée ici par une similitude de nom ? Est-ce que la tradition qui unit le nom de cette souveraine à la déesse Derceto aurait son origine dans le Dagon du roi assy- rien? Nous n’osons pas nous prononcer à cet égard. C’est donc en 2017 avant J. C. que nous plaçons la fondation de l'empire sémitique d’Assyrie, personnifié dans Ninus. Mais Ba- bylone existait; onze rois avaient régné immédiatement aupa- ravant. à Bérose se tait sur leur nationalité; nous croyons que ce ne furent ni des Sémites, ni des Ariens. La durée de leur domina- tion est évaluée à 48 ans; époque évidemment trop courte pour onze monarques. La seule correction que nous proposions, c’est de lire ZH, 208, au lieu MH, 48, et nous aurons pour le commence- ment de cette domination, touranienne d’après nous, la date de 2225 avant J. C. Cette opinion semble se confirmer par la donnée de Simplicius, que les tablettes astronomiques des Chaldéens, en- voyées à Aristote par Callisthènes, remontaient à 1903 ans avant MISS, SGIENT, V, 1) — 210 — Alexandre. La limite supérieure des observations astronomiques est donc de 2226 avant J. C. Cette coïncidence est d'autant plus remarquable que l'épigraphie assyrienne elle-même nous conduit forcément à une origine tou- ranienne de l'écriture cunéiforme. Il n’y a aujourd'hui plus de doute à ce sujet, et je vois avec une grande satisfaction que le co- lonel Rawlinson vient d'accepter l’idée que j'avais émise et que je crois reposer sur des bases solides, Les annales babyloniennes inscrivent sur leurs tables une dy- nastie médique antérieure à celle dont nous venons de parler; elle a régné 224 ans. Parmi ces rois figure Zoroastre, le grand prophète des Bactriens. Nous déclarons que nous ne sommes pas contraire à l'opinion qui donne un âge aussi reculé à la religion du Zendavesta, quelque postérieure que soit la forme des livres sa- crés que le temps nous a épargnés. L'opinion unanime des Grecs sur ce point, le silence absolu du Vendidad sur l’Assyrie, la géo- graphie de ce livre, qui ne connaît pas les désignations anariennes de Médie, de Parthie, de Perse, sans ignorer l'existence de ces pays, les légendes antiques sur la propagation de la foi dualiste dans l'Asie et la résistance opiniâtre des Touraniens, à la fin vain- queurs, tout cela ne rend pas invraisemblable notre opinion, que la dynastie médique qui occupa le trône de Babylone de 2449- 2225 avant J. C. se rattache aux tentatives avouées de propager la doctrine d'Ormuzd par le glaive, etil ne nous est pas permis de traiter légèrement l'opinion de Grecs, qui voyaient dans Zoroastre un roi antique de la Bactriane, et un des conquérants des plus illustres. Le silence que gardent les Ariens sur toute l'époque suivante est d'autant moins surprenant, qu'ils ne recouvrèrent la domination sur la haute Asie que quatorze siècles plus tard. Ils avaient chassé la dynastie cusite de Nimrod, qui, du reste, ne semble jamais s'être étendue fort loin. Les données babylonniennes, trans- mises par Alexandre Polyhistor, donnent une durée fabuleuse à cette dynastie, 33,091 ans. Nous croyons pouvoir démontrer que, dans la chronologie chaldéenne, il ne s’agit que de 1,091 ans, pendant lesquels quatre-vingt-six rois régnèrent, immédiatement après le déluge. Voici l'origine de cette erreur ancienne de 32,000 ‘ans, dont, fort heureusement, une inscription de Nabuchodo- nosor nous confirme et l'existence et la rectification. — 211 — Polyhisior exprime ce chiffre par 9 sares, 5 nères et 8 sossos. Cette expression, même d’après les valeurs qu'Apollodore et Eu- sèbe donnent à ces mots, ne produit pas le nombre cité, mais 35,880 années, il ne s’agit que d'une différence de 28 siècles. Nous croyons pouvoir prouver que dans les mots grecs £ANH, ZAPOSZ, NHPOZ, EWTTOZ, EWEZOEZ, il y a les mots sémitiques pour an, mois, jour, heure et minute ; d’après Bérose, qui évalue le saros ou mois à 3,600 ans, nous aurons forcément la table suivante : Sane HN)Ÿ an cosmique, équivalant à... 45,200 ans solaires. Saros ‘10 mois cosmique...... EM AMG Cor il Neros 13 jour cosmique.......... er 120 / ’ Sottos NYŸ heure cosmique......... du So U Sossos VU minute cosmique.......... 1 mois solaire. Ce système astrologique était basé sur le mois solaire, qui se résuinait par une minute cosmique. 9 mois, d jours, 8 heures cos- miques ne donnent pas non plus, d’après le véritable comput, le chiffre de 33,091, mais celui de 33,660. Mais si, en respectant rigoureusement les nombres, on lit 9 jours, 5 heures et 8 mi- nules cosmiques, on obtient le résultat de 1,090 ans, 8 mois so- laires, ou plus court, 1,091 ans. Et comment une erreur de 32,000 a-t-elle pu s’introduire? La réponse est facile à donner : immédiatement avant précède le chiffre de 435,000 ans, c'est-à-dire 10 ans cosmiques, durée de la domination des dix rois antédiluviens. On a compté le chiffre de 32,000 deux fois, et cette erreur fut d'autant plus facile à com- mettre que dans la notation grecque, comme dans celle des Baby- loniens, le chiffre de 400,000 est séparé de celui de 32,000. On obtient donc, pour cette première dynastie postdiluvienne, l'époque de 3540 à 2449 avant J. C., et 3540 pour celle où les Babyloniens, à tort ou à raison, placèrent la date du déluge; elle ne diffère pas trop de celle acceptée par l’église orientale. Il est connu que, d’après l'église d’Antioche!, nous serions maintenant dans lan du monde 7365. ! Nous avons la conviction, et nous n'hésitons pas à la formuler, que les Mas- sorèthes ont diminué les générations postdiluviennes de mille ans. Le système de la rédaction judaïque est étrange. D'après lui, Noë est mort 42 ans avant la nais- sance d'Isaac, et Sem est mort dans la cinquantième année de vie de Jacob, après avoir survécu à tous ses descendants jusqu’à Abraham inclusivement. Selon nous, Arphaxad n’est pas né 2 ans après le déluge, mais 202 ans; il n’eut pas son fils M. LA — 212 — Mais voici comment les Chaldéens eux-mêmes démontrent la vérité de notre calcul. On sait que la tradition de la confusion des langues, qui se place immédiatement après le déluge, et celle de la tour de Babel, existèrent chez les Babyloniens comme chez les Juifs. Nous avons déjà établi que, dans le nom de Borsippa, le Birs- Nimroud d'aujourd'hui, s'est conservée cette légende : le nom men- tionné veut dire « tour des langues. » C’est à Borsippa que Ao, le dieu de la lumière inteliigible [Güs roro») s’est construit la demeure de la vaticination, comme le dit Nabuchodonosor dans l'inscription de Londres (col. 1v, 1. 57). La manière d'écrire en monogrammes le nom de Borsippa indique «ville de la dispersion des langues, » tandis que trois signes idéographiques, dont l’ensemble se lit Ba- bilou, est à expliquer par « ville de 1a réunion des tribus. » La vé- nérable ruine de la tour de Babel a été restaurée par Nabuchodo- nosor; dans les fondements, le colonel Rawlinson a trouvé deux cylindres qui portent la même inscription, et qui sont de la plus haute importance. Ce document détruit l'opinion topographique de celui qui a eu le mérite de le découvrir, et qui nie, on ne sait pas trop pourquoi, l'identité de la ruine du Birs-Nimroud avec le monument antique l auquel se rattache la tradition de la dispersion. Le roi de Babylone dit qu'il a restauré ce temple, dédié aux sept lumières de la terre, et qu’un roi avant lui (ou le premier roi) avait bâti 42 amar auparavant. Or le mot babylonien amar correspond à l'arabe y># « vie humaine; » c’est une période de 70 ans solaires ou 1/4 heures cosmiques, et le double du dar, de la génération, équivalant à 35 ans solaires ou 7 heures cosmiques. La durée de la génération, dans l'astrologie chaldéenne, se rattachait à une Selah dans sa trente-seplième , Mais dans sa cent trente-septième année, et ainsi de suite. Les Massorèthes ont tenu à rapprocher la durée des générations après le déluge des nôtres. Nous reviendrons sur ce sujet, en nous hornant à énoncer ici que le déluge hébraïque ne tombe pas en 2512 avant J.C., mais bien en 3512 avant J, C. Nous ne sommes pas les premiers à dire que l'intervalle entre de le cataclysme et Abraham est beaucoup trop court. 1 Le Talmud babylonien regarde Borsippa, ce faubourg de Babylone, comme le théâtre de la confusion des Haies Pendant l'exploration de Babylone, nous avons recueilli à Ibrahim-el-Khalil, la ruine près du Birs, une petite inscription datée de Borsippa (Barsip), le trentième jour du sixième mois de la quinzième année de Nabonid. Nous avons ainsi donné la démonstration définitive du fait avancé depuis longtemps, à savoir que la ruine de la tour de Babel était le Birs Nimrod. — 2135 — superstition babylonienne qui a créé les noms de nos jours de la semaine, à savoir que les sept planètes présidaient chacune à une heure de la journée. En sept heures, les planètes avaient fini leur cycle. | Ces 42 vies humaines équivalent à 2,940 ans. Nabuchodonosor commença à régner en 604 avant J. C.; il mourut en 561 avant J. C.; la date en question est donc entre 3,544 et 3,501 avant J. C., ce qui cadre merveilleusement avec les données de Bérose, ratta- chées à la date de 788, pour la fin du grand empire, également prouvée par les inscriptions. Nous avons religieusement conservé les chiffres, sauf en deux cas contrôlés par d’autres notices, et exigés par la plus simple réflexion, c’est-à-dire : 1° Nous avons changé MH en ZH parce que le laps de 48 ans semble trop court pour 11 rois; que la correction, au point de vue paléographique, n'est pas forcée, et que le résultat est confirmé d’ailleurs par la donnée de Callisthènes ; 2° Nous avons restitué 1,091 ans au lieu de 33,091 ans, chiffre ridicule, en expliquant et la naissance du nombre et l’origine de l'erreur. Tout le système est contrôlé dans son ensemble par le passage de l'inscription de Borsippa, qui nous rapporie, pour la date de la construction de la tour de Babylone, selon les Chaldéens, à l’époque entre 3,544 et 3,501, tandis que les chiffres con- trôlés de Bérose placent le déluge dans le milieu du xxxvi° siècle avant l’ére chrétienne. Entre le déluge et la première dynastie sémitique se sont écou- lés quinze siècles, et cette période antérieure n’est pas non plus inconnue aux anciens. Trogus Pompeius, qui puisait dans les meïlleures sources et dont nous ne pouvons trop déplorer la perte, dit expressément que les Scythes ont régné avant Ninus sur VAsie pendant quinze cents ans. L'autorité de l'historien romain est-elle à dédaigner comme on l’a fait, en présence de la concor- dance des chiffres proposée et soutenue par nous? Nous ne le croyons pas. De quel droit donc négligerait-on le témoignage d’un écrivain à qui nous devons tant d’éclaircissement sur l'histoire primordiale des peuples fondée sur des documents originaux ? Qui, parmi les Romains, a eu des idées plus justes sur les Juifs que lui? Qui a raconté, avec plus de vraisemblance, la fondation de Car- thage? Qui a mieux expliqué l’origine des Parthes? Qui a donné M, FE Des DL. ON de: plus probables renseignemens sur les habitants primitifs de l'Europe occidentale ? Dans tous les chapitres consacrés aux Scythes, l'écrivain de l'histoire universelle est très-explicite, et il n’y à pas lieu, je crois, de suspecter ses données. Il se peut que, sous le nom de domina- tion scythe, il ait compris les dynasties chamites, ariennes et touraniennes; mais encore est-il fort probable que des Touraniens ont peuplé l'Asie centrale avant l'invasion des Ariens. Après avoir suivi les dynasties, en remontant plus haut que Sardanapale, il nous faut fixer les époques des monarchies posté- rieures. Nous avons vu que Bélesys fonda la monarchie chal- déenne, mais que Tiglatpileser, le quatrième du nom, s’érigea en roi à Ninive. Il y resta au moins 42 ans, alors jusqu’à 727 avant J. C., au plus tôt; son fils, Salmanassar IV, lui succéda, Sargon usurpa le trône et régna au moins 15 ans; nous le voyons par les inscripüons historiques de Khorsabad qui furent conçues dans la 15° année de son règne. Mais quand commença-t-1l à régner? Un passage précieux des documents {Monuments de Ninive, par Botta, pl. 65, 1! 2) l'établit d'une manière certaine. Le canon des rois de Babylone, conservé par Théon, nous démontre que dans la 38° année de l'ère de Nabonassar, en 709, Arkéanos succéda à Mardokempad. Depuis longlemps, dif- férents savants ont identifié le premier à Sargon et le Second à Merodachbaladan. Le premier rapprochement a été fait par M. de Saulcy et abandonné ensuite, à tort selon moi, car le nom de Sargon se trouve aussi écrit Sarkin. Le passage cité dit que le roi d'Assyrie vainquit Merodachbaladan dans la 12° année de son règne; il monta donc sur le trône en 720 avant J. C. Probable- ment il détrôna Salmanassar, alors occupé à Samarie, et détruisit tous les monuments où se trouvait le nom de son prédécesseur. C’est à cette opinion et à cette date que ce sont arrêtés également MM. Hincks et Rawlinson. . Sargon régna 16 ans; il fut roi de Babylone de 709 à 704 avant J. C., roi d'Assyrie de 720 à 704. C'est à cette époque que lui succéda Sennachérib, qui, dans la 3° année de son règne, c'est- à-dire en 702, fit la guerre contre Ézéchias. Il est clair qu'il faut lire la 24° année d'Ézéchias au lieu de la 14°, où Sargon régnait encore. Pour me résoudre à cette rectification, il a fallu la con- cordance absolue du canon de Ptolémée avec les inscriptions, et — 215 — l'arrangement complet qui résulte de ce changement, produit par une confusion de deux lettres assez ressemblantes dans l'antique écriture, le m et le h: n1®% Y39N est à changer en 272%) VIN. Nous n'avons ici qu à nous occuper des cadres généraux; nous établissons seulement que la dynastie des Sargonides, la dernière des Assyriens, finit avec la seconde et dernière destruction de Ni- pive. Je dis la seconde, car le fait d’un sac complet par Arbace et Bélesys est constant par la non-existence à Ninive de grands monuments antérieurs à Sennachérib. Les palais de Koyoundjik et de Nebbi-Younès datent de ce roi et de ses successeurs; même Sargon n'y a laissé aucun monument. La catastrophe qui fit périr Sardanapale dans les flammes avait mis au niveau du sol de sa capitale tous les monuments de la dynastie de Belilaras. La seconde prise de Ninive eut lieu en 625 avant J. C. Il s'était écoulé , depuis la fondation du premier empire sémitique, 1392 ans. Ceci nous explique le calcul de Ctésias, qui évalue la durée de la monarchie assyrienne à 1360 ans et un peu plus. Je crois que Ctésias a écrit 1,390 ans et un peu plus, car le ééfxovra de l'io- nien à parfailement pu se changer en évmfxovra, Ctésias comprit donc sous le nom de monarchie assyrienne toutes les dynasties sémitiques. Du reste, tous les historiens de l'antiquité en sont là : quel- ques-uns mème comptent de Ninus à Cyrus, en fondant tout dans le nom de dynastie assyrienne. Ainsi Velleius donne deux chiffres qui ont évidemment ce sens; seulement l'unique manuscrit que nous ayons contient une transposition des deux GC dans les nombres romains, ce qui lui fait avancer une grosse erreur. Il dit que l'empire d’Assyrie finit 770 ans avant le consulat de Vini- cius, après avoir duré 1070 ans. Cela ne donne aucun sens, d'a- près aucun système. Il paraît qu'il faut lire 570 et 1470; alors nous sommes transportés en 540 avant J. C., date approximative de la prise de Babylone par Cyrus, et en 2010 avant J. C. pour la fondation de l'empire de Ninive. En résumé, les différentes dynasties sémitiques qui ont régné sur la Mésopotamie ont été confondues en une seule par les Grecs, qui lui donnèrent le nom de monarchie assyrienne. H est constant qu’un de ces empires a été fondé par un roi Ninus; qu’une de ces séries différentes de rois a été illustrée par les talents et les conquêtes d'une reine; qu'une dynastie a fini avec un Sardanapale, nom — 216 — célèbre dans les annales assyriennes. Mais les Grecs, ne distinguant plus entre Chaldéens, Arabes et Ninivites, firent de ces différents empires un seul, en lui attribuant des victoires ou des désastres qui avaient signalé le commencement ou la chute de l’un d’entre eux. I. Nous reprendrons maintenant toute la suite des dynasties et y rangerons les différents monarques qui ont régné sur l’Assyrie. La première race que les Chaldéens placent immédiatement après le déluge eut l'empire pendant 1,091 ans, c'est-à-dire de 3540 jusqu'à 2449 avant J. C. Nous la nommons chamite, car les plus grandes probabilités se réunissent pour faire agréer notre opinion. Le nom du premier roi est, selon les lecons les moins défigurées, EYHXOOZ, il est assimilé au Nimrod de la Bible. En effet, nous croyons voir dans ce nom d'Evechoos une altération des mots égyptiens Si-en-Kouch, ou Sev-en-Kouch (?), fils de Gus, et si, comme nous n’en doutons pas, notre étymologie a quelque fondement, nous trouverions dans celte coïncidence une éclatante confirmation des textes bibliques. D’après les saintes Écritures, le berceau de la puissance du grand chasseur devant l'Éternel était Babylone, Erech, Accad et Chalanne; sa puissance alla au delà, jusqu’en Assyrie, où il fonda les villes de Ninive, de Calach et de Resen. La première de ces cités, la plus célèbre, mais la moins antique, porte un nom sémitique qui signifie simplement demeure. Mais tel n’est pas le cas des deux autres, à ce que je crois; quant à Resen, dont le nom s’est encore conservé dans une localité, entre Calach (Nimroud) et Ninive, son existence comme cité parait même antérieure à l’époque chaldéenne, où l'on ne trouve plus de ville ainsi appelée. Selon nous, il semble établi que la race chamite a peuplé l'Asie avant les enfants de Sem, qui l'en ont chassée. Ne trouverait-on pas une indication allégorique de ce fait dans la malédiction de leur aïeul commun? La descendance du fils maudit s’étendit sur toute l’Asie occidentale en deçà d'Iran, et de là elle déborda sur l'Afrique, où elle resta maîtresse. Les Sémites, venus de l'Arabie méridionale et orientale, expulsèrent ou anéantirent ces premiers habitants. Ce fait nous est avéré par le dixième chapitre de la Ge- nèse, qui ne souffre pas d'autre explication, car je ne crois pas qu'il nous soit permis, jusqu’à preuve du contraire, de contester ces antiques données. Comme les premiers habitants de la Chal- dée furent des Chamites, ainsi les plus antiques colons de la Phé- — 217 — nicie le furent également; mais la séve qui anima dans tous les temps les descendants de Sem, et qui les vivifie encore, ne ren- contra pas chez les parents de Nimrod et de Chanaan un élément irrésistible; et ainsi, il est arrivé que même les idiomes origi- aires cle Sidon et de Babylone disparurent, pour faire place aux langues indestructibles de Sem. Nimrod est une figure très-antique; elle est déjà presque my- thique dans la Genèse; et, à l’époque très-reculée de sa rédac- tion, ce nom était devenu proverbial et vivait dans des chansons dont le passage si connu ! nous a réservé un fragment. Encore plus, on ne le nommait plus par sa véritable appellation chamile : les Sémites lui avaient donné le surnom de rebelle, comme rejeton d’une race maudite qui s'était arrogé une terrible puissance, Faut-il s'étonner, après ces raisons, que nous ne rencontrions sur aucun monument chaldéen le nom de cet antique héros? Mais ce ne furent pas en Chaïdée les Sémites qui détruisirent la prépondérance de Cham : celui-ci n'avait déjà pu résister aux agressions des Âriens, qui vinrent, le glaive à la main, propager la doctrine de Zoroastre. Mais la Mésopotamie qui a toujours servi de point de rencontre à des races différentes, ne resta pas long- temps dans le pouvoir des Bactriens ; elle tomba entre les mains d'une autre race forte, d’une antique civilisation. Cette dernière fut une nation non arienne. Qu'on la nomme touranienne, ou- ralienne, scyÿthique ou tatare, toujours est-il vrai que c’est de ce peuple du Nord que l'écriture est venue aux Assyriens. La domination de la race touranienne ne fut pas de très- longue durée; nous la plaçons de 2225 à 2017. Nous avons si- gnalé la curieuse coïncidence qui existe entre la date à laquelle remontent les données astronomiques des Babyloniens, et celle que nous obtenons en faisant subir au chiffre impossible MH le changement si naturel ZH, 208. L'influence de cette suprématie fut énorme : c’est ce peuple qui a donné le nom à l'Asie, à la Médie, à la Perse : il imposa son système d'écriture aux Chaldéens, qui le subirent pendant vingt siècles. Mais la supériorité du génie sémitique le déposséda et le refoula jusqu'aux montagnes d'Iran. Vers-le commencement du xxn° siècle, vers 2100, nous voyons Genèse, X, 9. — 218 — poindre la domination sémitique. La Genèse nous a transmis la connaissance d’uñe guerre des quatre rois contre la pentapole de la mer Morte : ce sont Amraphel de Sennaar, Arioch d’Ellasar, Kedorlaomer d'Élam et Tidal, roi des peuplades. Je ne sais, je l'avoue, où classer les deux noms d’Amraphel et d’Arioch; mais je crois reconnaître dans celui du roi d'Élam un nom touranien, et dans le dernier une allure incontestablement sémitique. La su- prématie est encore au Touranien, le Sémite n'a encore sous lui que des peuplades non réunies, mais elles formeront une masse compacte un siècle après. C'est à la fin du xxr° siècle avant l’ère vulgaire que commence l'empire sémitique , et c’est ici que commencent aussi nos docu- ments. Nous avons déjà eu l’occasion de citer deux rois dont l’âge remonte jusqu'au milieu du xx° siècle, et dont M. Loftus a découvert des monuments en Chaldée. L'expédition française de Mésopotamie a également recueilli un vase en albâtre portant le nom de Naramsin, qu’un roi du temps des Perses (Nabou-imtouk) ciie comme un monarque qui a construit des palais. Mais ces do- cuments ne sont pas de nature à élargir nos connaissances histo- riques. Rarement ils donnent une filiation; le vase de Naramsin, qui était un des documents les plus curieux de cette époque recu- lée, n'indique pas le nom du père. Mais la plus grande difficulté résulte de la manière presque inextricable dont sont écrits ces monuments. Rien presque n'y est phonétique, rien ne nous guide pour reconnaitre le nom du roi et pour le distinguer de ses titres. Il n'y a que les deux noms de Naramsin et d'Ismidagan qui soient sûrement lus : le premier, parce qu'il commence l'inscription et qu'ilest suivi du titre royal; le second, parce qu’on le retrouve dans une autre inscription. J'ai copié presque toutes les inscriptions de Warkah, mais je ne puis pas les lire; j'en sais assez pourtant pour pouvoir affirmer que sir Henry Rawlinson a complétement échoué dans la lecture des noms royaux qu'il a donnés comme, tels. II me semble évident que, dans plus d’un cas, il s’est trompé de ligne et qu'il a pris pour un nom royal ce qui n’est qu'un des litres du monarque. On peut bien dire que, quoiqu’on connaïsse beaucoup des signes qui composent ces inscriptions, on ne les lit pas encore. Rien ne nous serait connu de l’époque arabe! sans la donnée * M. de Rougé croit que ces rois arabes sont identiques aux rois des Khela — 219 — de Bérose : mais à partir du grand empire d’Assyrie de 1314 à 788 , les documents commencent à affluer, et nous avons presque toute la suite des générations jusqu’à Sardanapale IV. Non pas que nous sachions les noms de tous les quarante-cinq monarques de cette période, car nous ne connaissons pas les règnes des rois qui furent les ascendants collatéraux des premiers rois, qui ne nom- ment que leur aïeul en ligne directe; mais au moins nous les avons en grande partie, et les données des Grecs nous remplis- sent les lacunes. Nous savons par Agathias, confirmé par les documents cunéi- formes, que, pendant cette période de 526 ans, deux dynasties ont successivement occupé les trônes de Ninive. Il appelle l'une celle de Ninus et de Sémiramis, qui a fini avec Beleous, fils de Delketades, et l’autre celle de l’usurpateur Belitaras, dont le der- nier rejeton fut Sardanapale. Ces noms sont historiques. Dans une inscription de Kalah Sher- gbat, le roi Tiglatpileser [* {vers 1200) rend compte de ses ancêtres. Le fondateur de l'empire, le quatrième ascendant de ce roi, se nomme Ninip-pall-oukin, «le dieu Ninip a donné un fils», et de ce Ninippalloukin est venu le nom de Ninus qui, soit dit à l'honneur d'Hérodote, ne figure pas comme un roi d’As- syrie chez le père de l’histoire. Voici les cinq : noms de l'inscription avec le fils de Tiglatpileser [°° : Ninippalloukin, premier roi ; Assourdayan (la prononciation de ce nom est très-peu sûre, quoique toutes les lettres soient bien connues); Moutakkil-Nabou, « confiant en Nabou »; Assour-ris-ili, « Assour est le chef des dieux »: Tiglat-pallou-sir, « adoration au fils de Sir » (Tiglatpileser [*) ; Assour-iddanna-palla, « Assour a donné un fils» (Sardana- pale [*). Puis est nommé par Sennachérib, comme ayant été dépouillé en 1122 par Mardouk-idanna-akhi («Mérodach a donné des frères »), roi de Chaldée, un autre Tiglatpileser I, que j'identifie des inscriptions égyptiennes. M. Ch. Lenormant, au contraire, émet l'opinion que les Assyriens ont désigné sous le nom d'Arabes tout simplement les Ég gYp- tiens. Cette dernière idée a, nous ne le nions pas, quelque chose de tès-sédui- sant. Nous croyons devoir prendre acte de ces deux opinions, sur lesquelles les documents ne tarderont pas à se prononcer. — 220 — avec le Delketades d’Agathias, père de Beleous (Hou-likhkhous) que je nomme Belochus [”, dernier roi de la première race, ct dépossédé par Belitaras, son jardinier. Nous connaissons toute la généalogie de ce roi, d'abord par les briques qui établissent la filiation de six rois déjà reconnus comme tels par MM. Layard et de Saulcy, et ensuite par un cu- rieux monument dont plusieurs exemplaires sont conservés, et dont un se trouve au Musée britannique. Nous donnons ici une traduction qui peut être regardée comme sûre, quant aux points principaux. L'inscription est sur le pavé d’une porte: « Palais de Belochus (II), grand roi, roi puissant, roi du monde, roi d’Assyrie, le roi que, parmi ses fils, a élu le dieu Assour, le maître des dieux; il a rempli ses mains de l'empire des nations. De la grande mer du soleil levant, jusqu'à la grande mer du soleil couchant, s'étendit la puissance de son bras : il régna en maitre des tribus. «Fils de Samsi-Hou, grand roi, roi puissant, roi du monde, roi d'Assyrie, roi des nations, le fils de Salmanassar (Il), roi des quatre régions, qui dévasta les pays de ses ennemis, et anéantit et le père et le fils : le petit-fils de Sardanapale (IIT), le vaillant, le terrible, qui avança les frontières du pays. » « C'est Belochus, le fort, le majestueux, dont Assour, Samas (le soleil), Ao et Mérodach accomplirent les vœux; ils agrandirent son pays, à cause des vertus de Tiglatpileser (LIT), roi d’Assyrie, roi de Soumir et d’Accad, et fils de l’arrière-petit-fils de Salmanas- sar (Il), grand roi , roi puissant, qui a construit le grand temple du Sennaar, qui est le berceau des pays (?}, et qui fut fils de l’arrière- petit-fils de Belitaras, le roi mon aïeul, l'origine de la royauté. » Avec les inscriptions qui nous restent des autres rois, nous pouvons reconstruire presque en entier la suite généalogique; mais il ne serait pas possible encore de donner la succession des rois, par la cause que nous avons déjàsignalée plus haut. Voici laliste: Belitaras (Bel-kat-irassou), « Bel a fortifié ma main»; Salmanassar I”, fondateur de Calah (Nimroud); Sardanapale II (Assour-idannou-palla) « Assour a donné un fils » ; Salmanassar IL, arrière-petit-fils de Belitaras, fils du précédent; Assour-dan-il I, fils du précédent; Belochus IT, petit-fils du précédent; — 221 — Tiglatpileser LT, fils du précédent; Sardanapale IT, le grand, fils du précédent ; Salmanassar IIl, fils du précédent ; Samsi-Hou IT, fils du précédent; Belochus IT, fils du précédent, ‘époux de Sémiramis (Sam- mouramit). C'est de ce roi et de cette reine que le dernier roi du grand empire, Sardanapale IV, fut probablement le fils. Ce fut un roi fainéant, et l’on comprend comment s’est formée la fable de Ninyas efféminé et fils de Sémiramis. Ninyas, du reste, n'est pas un nom d'homme, c'est tout simplement la personnification du nom assy- rien de Ninive, Ninoua. Nous n'avons presque pas de documents antérieurs à Sardana- pale le Grand. Une petite tessère se trouve au Louvre et porte le nom du Tiglatpileser IIE, mais, malgré les mémorables exploits de ce roi, il ne semble pas que de grands monuments en soient con- servés. En revanche, les inscriptions portant le nom de son fils abondent; nous avons ses annales conservées sur une belle stèle au Musée britannique et sur des dalles restées à Nimroud, ainsi que beaucoup d'inscriptions d’une moindre étendue. Salmanassar III reçut les tributs de Jéhu, roi d'Israël; cette donnée précieuse pour la chronologie, se trouve sur un obélisque en basalte noir, actuellement à Londres. Ce monument, curieux à cause de ses bas-reliefs, contient les annales qui s'étendent jusqu’à la 31° année du règne de Salmanassar. Une stèle, en caractère assyrien archaïque, a été trouvée à Nimroud en 1854; nous ne la connaissons pas, Mais nous savons qu'elle provient de Samsi-Hou, fils de Salmanassar. C'est ce roi que sir Henry Rawlinson a nommé à tort d’abord Samsi-Adar, ensuite Shamashphul. Le fils de ce monarque fut l'époux de Sammouramit, Sémi- raïnis, qui régna après lui. Une inscription historique a été dé- terrée l’année dernière à Nimroud, par M. Loftus; elle raconte les guerres que Belochus III fit dans l'Asie occidentale. Le document généalogique traduit plus haut provient de ce roi, que M. Raw- linson a lu successivement Üevenk, Adrammelech, Phallukha, Phel-lukh, et tout dernièrement Phulukh!. Quant à ces lectures, ? La leçon Délwy se trouve en Par, 1, 5,26, où d’autres ms. ont Daaws. II — 222 — nous croyons que les unes ne valent pas mieux que les aulres. Le nom se lit 4 -4€ luth. Plus tard il vit que la lettre Id] avec laquelle il confondit LY> Fo aussi écrite Xp £4, ne peut avoir que la valeur oukh; il chan- gea donc le nom en Phul-ukh. Mais la valeur Phal ou Phul qu'il attribue faussement à la lettre 4 Ou et Hou, n'est qu'une pétition de principes, un cercle vicieux, pour arriver à l'identification de ce nom avec Phul de la Bible. Nous ne pouvons encore savoir avec süreté la durée du règne de Sémiramis, qui, selon Hérodote, dont il faut toujours respecter . même les erreurs, régna cinq générations avant Nitocris, reine de Babylone, et selon lui, épouse et mère des Labynetus, père et fils. Si Sardanapale a régné environ 15 ans, son avénement, et proba- blement alors la mort de Sémiramis, tombe vers 803; cinq généra- tions, c’est-à-dire 165 ans plus tard, nous conduiraïent à la date de 64o environ. Assour-dan-il Il, le Kiniladan des Grecs, dernier roi de Ninive, régnait alors à Babylone; est-ce que ce roi fut l'époux de Nitocris, qui, probablement futune Égyptienne? Nous n’oserions nous prononcer affirmativement. Seulement nous devrons nous résigner à trouver ici en défaut le père de l’histoire, qui confond avec Nabopolassar et Nabuchodonosor le roi Labynetus (1, 74), dont le nom est la transcription très-reconnaissable de Nabonid. I nous paraît évident qu'Hérodote a désigné par Labynetus tous les monarques dont le nom commence par Nabo, et nous émet- tons l’hypothèse que la reine Nitocris fut, en effet, la femme du premier Labynetus (Nabopolassar) et mère du second (Nabucho- donosor). Elle ne peut avoir été la mère du dernier Labynetus (Nabonid), parce que les inscriptions, conformément avec Bérose, établissent que le père du dernier roi de Babylone (Wabou:balal- irib) n’a pas régné. Nitocris vivait donc déjà vers 640, date de la faut remarquer que ce nom de Phul ne se trouve pas dans la traduction sy- riaque; on n'y lit que le nom de Tiglatpileser. La traduction arabe parle d’un roi de Syrie Balak. Dans les passages où ce nom de Phul se trouve incontes- tablement, la forme des Septante est OY A, évidemment défigurée de POYA.. — 99235 — naissance de Nabuchodonosor, comme épouse du satrape de Ba- bylone Nabopolassar, et il n’est pas invraisemblable que les tra- vaux qu'Hérodote attribue à la reine soient les mêmes dont le roi Nabuchodonosor fait honneur à son père, déjà âgé et débile selon Bérose. Celie opinion nous paraît d'autant plus plausible, que le père de l'histoire ne fait pas de Nitocris l’auteur des murailles, mais simplement des travaux hydrauliques dont le destructeur de Jérusalem lui-même attribue lexécution à Nabopolassar. Quoi qu'il en soit, l’âge de Sémiramis, ainsi que nous l'avons établi, cadre parfaitement avec les données de l'historien d'Ha- licarnasse qui, seul parmi les Grecs, n’en a pas fait une reine mythique et imaginaire, et seul n’a pas été démenti par les ins- criptions. Elle peut avoir fait de grandes œuvres à Babylone, et avoir entrepris dans l'Orient lointain des guerres dont les Perses placèrent l'époque beaucoup trop longtemps avant leur propre domination. Sémiramis fut probablement la mère du dernier roi de cette race que la grande autorité des Grecs nous permet de nommer Sardanapale; toutefois, nous n’avons pas de monuments de ce prince. C’est lui qui fut dépossédé par les satrapes révoltés, Arbace et Bélesys, qui est le même que Phul. Nous n'avons pas de monument du Chaldéen Phul, qui fut dé- trôné par Tiglatpileser IV, vers 769 avant Jésus-Christ. Ce prince entreprit une guerre contre Pekah, roi d'Israël vers 740, mais il resta sur le trône de Ninive encore jusqu'à 727 au moins, puisque nous avons une date de sa 42° année. C’est alors que lui succéda Salmanassar IV, connu par les annales sacrées comme destruc- teur de Samarie. Bélesys, quoique remplacé à Ninive, semble être resté sur le trône de Babylone, tandis que Tiglatpileser s’établissait à Ninive. 11 fut père ou grand-père de Nabonassar, qui a attaché son nom à l'ère de 747, quoiqu'il ne fût, comme le remarque Arago, guère digne de cet insigne honneur. L'illusire savant que nous venons de citer a déjà constaté que l'ère de Nabonassar, immortalisée par les travaux de Claude Ptolémée, ne se rattache à aucun fait his- torique. À partir de Sardanapale IV, l'histoire de Babylone devint indé- pendante de celle de Ninive, bien que souvent les rois de Ninive eussent reconquis la ville sainte. Bélesys prit le premier le titre de ns DONT-e roi de Babylone, que ses descendants-et successeurs conservèrent ; mais jamais les rois de Ninive ne l'ont porté. Ceux-ci se réservent appellation de « vicaire de Babylone, » ce qui équivaut à un titre religieux, «lieutenant des dieux à Babylone; » c'est le mot antique sakkanakkou, pris des Touraniens. Ce n’est que sous Sargon, en 709, que la cité des Chaldéens retourna pour quelques années sous la domination ninivite. Tiglatpileser IV ne la nomme pas parmi les villes soumises à son empire; ou s'il la prit, il ne la conserva pas longtemps. Nous avons dit que ce prince fit la guerre à Pekah, roi d'Israël, vers 740 ; il emmena en Assyrie les habitants de Galaad, de Galilée et de Naphtali. C’est là le commencement de la captivité des dix tribus. Cest ainsi que Josèphe compte 240 ans de l’avénement de Roboam (980) à l'événement précité. Salmanassar IV (725-720) continua l’œuvre de son prédéces- seur; il fit la guerre à Osée et mit fin au royaume d'Israël. Mais il paraît que, pendant qu'il était occupé dans l’ouest, un usurpateur, Belpatisassour, s'empara du trône et prit le nom de Sargin (Sargon de la Bible). C'est ce dernier qui acheva la transportation en Assyrie des dix tribus; les inscriptions de Khorsabad attestent qu'il emmena à Ninive 27,280 israélites. (Botta, Inscrip. de Nin., pl 4455 1.425) Cet événement eut lieu en 718 avant Jésus-Christ, exacte- ment 180 ans selon Josèphe avant la destruction du premier temple par Nabuchodonosor (588). Sargon fit de grandes expé- ditions en Phénicie: il soumit l’île de Chypre, où une stèle avec une inscription de lui a été trouvée : ce monument remarquable fait partie de la collection du Musée de Berlin. Il n'entre pas dans le but de ce travail de s'occuper particulie- rement des campagnes entreprises par les divers rois de Ninive; seulement nous devons répéter le fait déjà mentionné, que, dans la 12° année de son règne, Sargon soumit Babylone, où Merodach- baladan avait également régné 12 ans, selon le canon de Théon (en 709). Après Merodach-baladan, la liste des rois donne Arkeanos pendant b ans; ce nom n'est que celui de Sargina ou Sarkin estropié. Cette identification vient d’être corroborée par une trouvaille de M. Place, faite à Khorsabad. Le savant consul de France a déterré 17 petits cônes d'argile, sur lesquels sont des inscriptions courtes, me 095 > qui toutes portent la date du 11° mois de la 9°, de la 10° ou de la 11° année de Mardouk-pall-iddin {[Merodach-baladan), roi de Babylone. Je crois que le 11° mois correspond au mois Loos des Macédoniens. Selon Bérose, ce fut le 15° de ce mois (et en réalité le seul monument qui donne la date exacle porte le 15° jour) que se célébrait la fête de Sacées, des saturnales Babyloniennes. Il est possible que ces 17 petits cônes d'argile se rapportent à cette so- lennité. La circonstance que nous avons la 11° année du roi Chal- déen, mais qu'il manque la 12°, où il a été détrôné et dépouillé, prouve d'abord que ce Merodach-baladan ne peut être que le pre- mier de ce nom, qui régna de 721 à 709, ensuite elle explique la présence de ces petits monuments dans le palais de Ninive. Sargon, qui finit le palais de Hisr-Sargon (Khorsabad) dans la 15° année de son règne, peu de temps avant son décès, mourut en 704, et son fils Sennachérib lui succéda. Alors Baby- lone se révolta, l'autorité de Ninive ne put pas s’y maintenir, et, au bout de cinq ans seulement, le roi réussit à imposer à la cité sainte son fils aîné, Assourinaddinsou {dont les Grecs ont fait AMNAPANAAIE pour ACAPANAAIC), qui s'y maintint jusqu’à 693, où probablement il fut tué et remplacé par lpryy- Bndos. Dans ce dernier je crois reconnaître le mot chaldéen Irib- akhi-Bel, « Bel a multiplié les frères. » Il ne s’y maintint qu'une année. Nous n’insisterons pas sur les campagnes de Sennachérib. Ce roi dont le nom assyrien est Sin-akhiirib, « Sin a multiplié Îles frères», régna, selon nous, vingt-huit ans. La traduction armé- nieone d’Eusèbe ne lui donne que dix-huit ans de règne; mais ce chiffre est faux, car les Turcs ont trouvé, dans leurs fouilles à Nebbi-Younès, une tablette où on lit la date de la 22° année de Sennachérib. Nous croyons devoir assigner à sa domination une durée de 28 ans, au lieu de 18; car si l’on y joint les huit ans que régna Assarhaddon sur Ninive, nous arrivons, pour la mort d’Assarhaddon, à la date de 668, qui est également donnée par le canon de Ptolémée. Après des révolutions assez longues, Sennachérib réussit à 1m- poser aux Babyloniens son second fils Assour-akh-iddin, « Assour a donné un frère,» en 680 avant Jésus-Christ. Pendant qu’Assar- haddon (car ainsi nous nommons ce prince) s'occupait des em- bellissements de Babylone, deux de ses frères, Adramelech et — 226 — Saresser assassinèrent leur père dans le temple de Nisroch. Mais les parricides ne purent recueillir le fruit de leur forfait, üls furent forcés de se réfugier en Arménie et de céder le trône à leur frère aîné Assarhaddon (en 676). Assarhaddon régna huit ans sur les deux villes, et porta pour la dernière fois, dans des régions lointaines, la gloire des armes assyriennes. Il soumit la PUoiiciée attaqua Abdimilchus, roi de Sidon, envahit l'Égypte et même l'Éthiopie. C'est lui qui amena Manassé à Babylone. Il démit de ses fonctions de satrape de Ba- bylone Samas-dar-oukin, Saosdouchin de Ptolémée, qui se rendit indépendant aussitôt que son maître eut fermé les yeux et laissé le trône à son fils Tiglatpileser V. Nous ne connaissons rien de ce prince que le nom; mais nous en savons beaucoup pius surson frère et successeur Sardanapale V. Sous lui, l'art assyrien parvint à sa plus grande splendeur; M. Hor- muzd Rassam et M. Loftus ont découvert son palais à Koyoun- djik, et les bas-reliefs qui le décorent sont tout ce qu'il ya de plus fini en fait d'art ninivite. Sardanapale fit la guerre à Tioumman, . roi de Susiane; beaucoup de bas-reliefs immortalisent ses victoires. Mais jamais il ne détrôna l'usurpateur Saosdouchin, qui ne suc- comba qu’à son fils, dernier roi de Ninive, Assour-dan:il Il. Ce roi, qui soumit Babylone en 647, est nommé généralement Kiniladan ou Kiniladal. Au lieu de cette forme on a également ICINIAAAAAOC; et leK ne semble que les deux lettres IC réunies. Nous avons une courte inscription de ce roi, qui succomba en 625 aux efforts réunis des Babyloniens et des Mèdes, précisément comme Sardanapale avait été détrôné par ces deux puissances. C'est alors que Ninive disparut définitivement et ne revécut plus. L'empire passa aux Babyloniens qui, sous Nabuchodonosor, atteignirent à la plus haute puissance que jamais nation sémi- tique ait exercée dans l'Occident avant l’islamisme. D’anciennes légendes attribuèrent à ce même roi la conquête de l'Afrique et déil'E spagne: Son génie {car le destructeur de Jérusalem fut un homme de génie) se manifesta surtout dans ses constructions à Babylone; 1} en fit la plus vaste cité dont l'humanité ait gardé le souvenir. Il mourut après un long règne de 43 ans, en 561 avant Jésus-Christ, laissant à ses successeurs la tâche de combattre une nation qui se révélait alors, les Perses. = Re Evil-Merodach, son fils; Nergal-sar-ossor, son gendre; Irib- akhi-Mardouk, son petit-fils, purent encore régner après lui, selon la prophétie de Jérémie. Maïs la foudre tomba sur Nabonid ({WNaboa- nahid, « Nabo est majestueux »), fils de Nabou-balat-irib, choisi parmi les Chaldéens comme le plus digne de la couronne. C'est contre lui que marcha Cyrus. Le roi des Perses prit Babylone pro- prement dite; mais Nabonid se retrancha dans Borsippa. Ce der- nier boulevard de l'empire sémitique dut tomber, et la domi- nation des Sémites ne se releva que douze siècles plus tard, lorsque le Koran fit trembler le monde. I est vrai qu'il y a eu des tentatives pour se débarrasser du joug des Mèdes et des Perses. Nous savons que, sous Darius, la cité des Chaldéens se révolta. Deux imposteurs, Nidintabel et Arakh, se donnèrent successivement pour Nabuchodonosor, fils de Nabonid ; mais la malheureuse cité paya son obstination par le massacre de ses grands, et plus tard par la démolition de ses grandes mu- railles. Il parait pourtant, et c’est un point presque décidé, que dans l’époque comprise entre 508 et 487, Babylone se rendit de nou- veau indépendante. Nous avons étudié à Londres des monuments appartenant à un roi, selon nous Nabou-imtouk, qui régna au moins 16 ans. Il nomme comme son fils Bel-sar-oussour, que le colonel Rawlinson identifie avec le fameux Balthasar de Daniel. Nous adop- tons et la lecture et l'assimilation. Le savant anglais n’a vu dans Nabou-imtouk qu’une manière différente d'écrire le nom de Na- bonid, de sorte que Bel-sar-oussour aurait été un fils du dernier roi de Babylone. Mais il y a une objection dont il faut, je crois, tenir compte. Le musée de Londres possède quatre cylindres en terre por- tant tous la même inscription, trouvés par M. Taylor en Chaldée, provenant de Nabou-imtouk. Sur ces quatre monuments, se trouve une fois et à la même place, dans le corps de l'inscription, le nom de Nabonid écrit de la manière ordinaire connue par l'ins- cription de Bisoutoun. Nulle part ailleurs il ne paraît dans ce texte; même il semble que le rédacteur de ces cylindres ait infligé un blâme à l'adversaire de Cyrus pour avoir négligé le culte de Sin (Lunus), et jamais autre part le nom de Nabou-imtouk ne remplace les signes ayant sûrement la valeur de Nabounahid. Cela nous semble renfermer au moins une grave présomplion contre l'idée de notre illustre ami. — 228 — Jusqu'à ce que des documents aient prouvé que les signes > FA im louk, représentent un monogramme complexe du mot nahid, il sera permis de douter au moins de l'identité du roi écrit Nabouïmtouk avec le dernier monarque chaldéen. Je n'ai pas besoin d'ajouter que l'opinion du colonel Rawlinson n’ex- plique pas plus que celles d’autres savants le passage de Daniel d’après lequel Balthasar fut un fils du grand Nabuchodonosor et fut détrôné par Darius le Mède. Si Nabou-imtouk ne fut pas Nabonid, comme nous penchons à le croire, il faudra le placer entre les dates de 508 et 487; car nous n'avons pas, que je sache, de documents babyloniens por- tant une date entre la 13° et la 36° années de Darius, roi de Ba- hylone et des nations. En revanche, nous avons une brique datée de la 16° année de Nabou-imtouk. Attendons que des monuments nouveaux nous éclairent sur la question, et confirment l'opinion que nous émettons ici comme une hypothèse très-probable, à savoir: que la réduction définitive de Babylone n'eut lieu qu'après le règne de Bel-sar-oussour, fils de Nabou-imtouk, et descendant de Nabu- chodonosor, vers 488. Cette idée aplanit les difficultés qui s'éle- vaient jusqu'ici au sujet de Darius le Mède, qui, d'après nous, est Darius, fils d'Hystaspe. Ce roi avait, en effet, 62 ans (Daniel vr, 1), vers 488 avant Jésus-Christ, et notre opinion, qui place seulement à cette époque la démolition définitive de la première enceinte de Babylone, gagne de la probabilité par le témoignage direct de Darius , qui, dans l'inscription de Bisoutoun (516), se tait sur cet acte de vengeance, certes le plus habile de tous sous le point de vue politique. Votre Excellence aura pu se convaincre que mes études à Londres ont jeté un jour nouveau sur plus d’un point obscur de l'histoire antique de l'Asie. Modeste travailleur, je n’ai qu'une ambition: c'est d'apporter quelques pierres à l'édifice que construit la science de notre époque. Mon but n’était que d'aider à ouvrir une voie nouvelle, à ramasser des matériaux que des mains plus habiles utiliseront, à former des cadres dans lesquels il les placeront; et je serai heureux si je l'ai atteint. J. OPPERT. PS ces Rapporr présenté à S. Exc. M. le Ministre de l'Instruction publique et des cultes, par M. ne Casrezwau, chargé d'une mission en Orient. Monsieur le Ministre, Votre Excellence me permettra de lui rendre compte de la vi- site que j'ai faite à la mosquée d'Omar à Jérusalem, le 4 février de cette année, avec mon père, qui avait obtenu l'autorisation du pacha et du grand prêtre de la mosquée. Le fanatisme des musulmans de Jérusalem est encore tel, que nous fûmes obligés d'attendre un jour où les fidèles sont rares dans ce temple, et qu'alors même de grandes précautions furent prises pour assurer notre sécurité. " Dès le matin on ferma toutes les issues, et un bataillon de troupes turques slationna dans la première enceinte; le bey, gouverneur de Jérusalem, et le grand prêtre, nous accompagnèrent en per- sonne, et une garde de soldats irréguliers nous entoura, en for- mant un rempart autour de nous. On avait eu soin d’enfermer les soixante nègres du Darfour préposés à la garde spéciale de la mos- quée, qui ne connaissent aucune entrave à l'exercice de leurs fonctions ; la voix des autorilés serait impuissante pour protéger contre eux le chrétien qui oserait s’exposer à leur furie. Nous nous rendimes de bonne heure chez le pacha, qui, après nous avoir offert le chibouque et le café, suivant l'usage oriental, nousfitretirer nos souliers, que l’on remplaça par des pantoufles, et nous fit couvrir la tête du tarbouche ou fez. Ainsi préparés, nous nous dirigeàmes vers la mosquée. Nous suivimes d’abord un couloir qui conduit à une porte située à l'angle nord-est du Haram (lieu sacré) ; nous nous trouvèames alors dans un vaste espace rectangulaire dont la grande longueur est dans la direction du nord au sud; tout ce terrain est couvert d'herbes et de chardons, et les seuls arbres que l’on y rencontre sont des oliviers et quelques cyprès. Les côtés nord et ouest tenant à la ville sont formés de maisons de fonctionnaires, de casernes et de mosquées de second ordre; toutes ces constructions sont dans le style mauresque. Les côtes sud et est sont bornés par les remparts mêmes de Jérusalem. Le Haram est parsemé de petits dômeés servant d’oratoires. Au milieu de cet espace inculte se trouve une seconde enceinte dans laquelle on peut pénétrer par huit portes différentes, qui MISS. SCIENT, V. 16 : — 9250 — consistent en un portique soutenu par deux colonnes et deux piliers; chacune de ces portes forme par conséquent trois arcades, dont celle du milieu est la plus considérable. On parvient à ces entrées par des escaliers en marbre blanc. On se trouve alors sur la plate-forme qui s'étend autour de la mosquée d'Omar, en arabe Koubbet-el-Aksa : cette cour est pavée de larges dalles reliées par du ciment: elle est très-considérable et de forme carrée. Sur ie côté est de la plate-forme se trouve un petit dôme soutenu par des colonnes légères et formant entre elles des arcades; la partie comprise entre ces arcades et le dôme est plaquée de porcelaines de différentes couleurs ; on lui donne le nom de Tribunal de Da- vid (Mehkémet-el-Naley-Daôud) ; cette construction à la forme d’un polygone régulier de douze côtés. Nous entrâmes ensuite dans la mosquée, dont la forme exté- rieure est déja fort connue par les photographies prises de la mon- tagne des Oliviers: c'est un octogone régulier surmonté d’une haute coupole. Le pourtour est entouré à sa partie inférieure d’un soubassement de marbre blanc de près de deux mètres de hau- teur; de là, jusqu’à leur partie supérieure, les murs sont revêtus de porcelaines figurant des arabesques. Le dôme qui surmonte l'édi- fice est, selon toutes les apparences, recouvert de plomb et est terminé par un croissant, dont les deux pointes se rejoignent. On pénètre dans la mosquée par une épaisse porte en métal. L'intérieur présente la forme d’un octogone régulier dans lequel est inscrit un second octogone formé de colonnes, et écarté d’en- viron trois mètres du premier; dans cetie seconde enceinte est inscrit un cercle de colonnes qui soutiennent la coupole et qui sont reliées entre elles par des arcades; elles sont éloignées d’envi- ron quatre mètres de la base du second octogone. Le dôme est orné à sa base de mosaïques de couleurs différentes, tandis que sa partie supérieure est couverte de mosaïques dorées formant des dessins divers. En arrivant au centre de l'édifice, on est frappé d’étonnement à l'aspect d’une énorme roche qui s'élève du sol; elle peut avoir de dix-huit à vingt mètres de diamètre; au-dessus est dressée une tente, et l’on remarque tout autour de beaux tapis. C’est là, Monsieur le Ministre, la pierre des prophètes, d'où Ma- homet s’est, dit-on, enlevé vers le ciel, -et les musulmans vous y montrent une profonde empreinte qu'ils disent être celle du pied de Jésus-Christ, ainsi qu'une autre plus petite qu'ils attribuent De SR au doigt de l’archange Gabriel. Cette roche, suivant eux, est sus- pendue dans l'espace ; au-dessus veillent soixante et-dix mille anges, que les personnes saintes seules peuvent voir; quant à nous, nous ne vimes rien qu'un rocher soutenu par sa base elle-même. Nous fimes le tour de la pierre, et à un angle on nous montra une pe- tite tour qui nous parut être de bois peint en rouge et en or: elle est entourée d'un grillage où tous les croyants attachent quelque débris de leur vêtement, c'est pour eux une sorte de reliquaire où seraient renfermés des cheveux de Mahomet. Continuant à faire le tour du rocher, nous arrivämes à une porte basse qui, par un esca- her, nous conduisit sous la pierre des prophètes; nous nous trou- vämes alors dans un petit caveau dont les parois étaient masquées par un mur blanchi à la chaux. Ce caveau peut avoir neuf mètres de long sur dix de large; le grand prêtre frappa sur ce mur pour nous prouver que ce n'était qu'une cloison des plus minces. Sui- vant lui, elle n'aurait été construite que pour rassurer les femmes, qui n'auraient jamais osé venir prier sous la roche, la voyant con- tinuellement suspendue au-dessus de leurs têtes; mais en-réalité on n'a probablement eu d'autre 6bjet, en élevant cette séparation, que celui de masquer les bases du rocher; ce que l'on s'explique facilement en comparant la dimension du caveau à celle de la pierre. Dans un coin du caveau est un puits que l’on a recouvert depuis qu'une femme y est tombée. Le jour ne pénétrant que très- difficilement dans la mosquée, on y a placé un grand nombre de lustres grossiers faits en bois, à chaque branche desquels sont des godets qui servent à éclairer l'édifice lors des grandes cérémonies. Sortant de la mosquée par la porle tournée du côté du sud, nous nous dirigeâmes vers le monument nommé en arabe Koub- bet-el-Aksa (église de la Présentation); elle est en dehors de la plate-forme du temple d'Omar et au sud du Haram. Avant de nous engager dans le Koubbet-el-Aksa, qui fut, dit-on, construit par sainte Hélène, nous descendimes par une pente douce dans un souterrain dont l'entrée est placée un peu à gauche en avant du péristyle. Nous nous trouvämes alors dans une longue et haute cave formée de deux galeries parallèles voütées et séparées l’une de l'autre par des piliers et des arcades; nous comptâmes neuf ar- cades et nous remarquâmes que les murs étaient formés de grosses pierres rectangulaires, dont quelques-unes avaient cinq mètres de côté, Vers les deux tiers de la galerie de droite on nous fit voir M, 16. — 9232 — une chambre souterraine se terminant par une niche qui est le lieu que les mahométans nomment kibla. Cette niche sert à montrer aux croyants de quel côté 1ls doivent se tourner pour faire leurs prières; c'était là le but des pèlerinages avant que la Mecque fût devenue le lieu saint par excellence. En continuant à suivre la galerie, on arrive, après avoir descendu sept marches, à une cham- bre carrée à laquelle aboutit le souterrain. Au fond et en face des galeries, on remarque deux portes murées, de chaque côté desquelles se trouve une forte colonne supportant une énorme pierre en en- tablement; ces portes aboutissaient autrefois aux remparts de la ville. Au centre, est une colonne se reliant à d'autres noyées dans la muraille par deux entablements horizontaux qui séparent la salle en quatre caissons formant coupole, tous égaux et carrés. Selon toutes les probabilités, ce souterrain est du temps de Sa- lomon, moins les chapiteaux des deux colonnes de l’ouest, qui pa- raissent romains, et peuvent être attribués à Hérode. Après être revenus sur nos pas pour sortir du souterrain, nous entrâmes dans l'église de la Présentation. Cette église, aujour- d’hui une mosquée, est composée de sept nefs, dont la centrale, plus longue que les autres, conduit à la kibla, que l’on dit être placée au-dessus de celle dont j'ai déjà eu l'honneur de parler à Votre Excellence. Ce monument compte dans sa longueur sept colonnes grossières, qui forment la séparation des nefs, ce qui fait en tout trente-cinq colonnes ; des dalles de pierre couvrent le sol, et on remarque que les chapiteaux des colonnes de la nef du milieu sont reliés par le haut au moyen de fortes pièces de bois plates et peintes en rouge. Les vitraux du dôme qu» surmonte la kibla sont d’une grande beauté. De là on nous conduisit vers la porte Dorée, par où Notre-Seigneur entra le jour des Rameaux. Nous ne tardàämes pas à apercevoir un monument en ruines situé au mi- lieu de la partie est du Haram. Ayant descendu de quelques de- grés, nous pénéträmes dans une vaste salle obscure dont le pla- fond est formé de quatre petits dômes fermés, de deux plus grands ouverts et de deux arceaux tournés du côté de l'entrée qui donne sur le Haram. Au milieu de cette grande chambre sont deux énormes colonnes monolithes, ainsi qu'une troisième noyée dans la séparation extérieure des portes. Sur les côtés latéraux il existe quelques pilastres, et par terre se trouve encore au milieu des dé- combres un bloc portant des traces de mosaïques d’un beau bleu. — 233 — Ayant ainsi lerminé notre course, notre retour à la demeure da pacha s "effectua par la même route que nous avions déjà suivie. Votre Excellence voudra bien accorder son indulgence aux ob- servations rapides que j'ai l'honneur de lui soumettre; mais l'in- quiétude de nos guides était si grande, qu’il était presque impos- sible de s'arrêter un instant, et que la prudence nous interdisait absolument d'écrire ou de prendre une note quelconque. Je vais terminer ces observations par les renseignements que nous avons pu obtenir sur divers souterrains qui, partant du temple, vont aboutir hors du mur extérieur de Jérusalem. | Sur plusieurs points du Haram nous vimes des puits et des entrées souterraines :on nous dit qu'ils communiquaient à un boyau où l’on arrive par le puits que j'ai déjà cité et qui est placé sous la grande pierre des prophètes dans la mosquée d'Omar; ce boyau passe sous Acra et va aboutir dans le voisinage de la porte de Damas. Son ouverture extérieure a élé découverte, il y a deux ans, par le docteur Barclay; on y entre en rampant, mais le reste a dit-on, jusqu’à quatre-vingts pieds de haut. IL y a encore un égout qui, partant de la mosquée, va se ter- miner au pied de la muraille qui regarde la vallée de Josaphat au côté sud-est du mont Sion; c'est par cette voie que, du temps d'Ibrahim Pacha, les fellahs des environs de Bethléem s’introdui- sirent dans la mosquée, se répandirent de là dans la ville, qu'ils occupèrent pendant plusieurs jours. Nous recueillimes, mon père et moi, tous les renseignements possibles sur ce qui reste encore du temple de Salomon , et je crois pouvoir affirmer à Votre Excellence que tout ce qu'il en existe au- jourd'hui consiste dans le souterrain à double voûte, dans celui qui aboutit à la porte Dorée et dans les caves dont je viens de par- ler; il est cependant fort probable que des fouilles bien dirigées meltraient à découvert d’autres portions de ce vaste édifice. Ces travaux seraient-ils possibles? Les questions que mon père adressa au pacha à ce sujet ne laissent aucun doute à cet égard, car le pa- cha déclara que le gouvernement turc n'avait rien à refuser à ce- Jui de la France. Veuillez agréez, Monsieur le Ministre, etc. Lupovic DE CASTELNAU. — 254 — Rapport présenté à S. Exe. M. le Ministre de l'instruction publique et des cultes par M. le vicomte HERSART DE LA VILLEMARQUÉ , sur une mission littéraire accomplie en Angleterre. — Seconde partie. Notices des prin- cipaux manuscrits d'Angleterre concernant la lanque, la littérature el l'histoire des anciens Bretons. Après les recherches sur les origines de notre langue nationale, il n’est pas sans intérêt de recueillir les monuments des idiomes qui passent pour représenter le mieux notre ancienne langue in- digène, celtique ou gauloise. Faire connaître ceux de ces monuments existants en Angleterre qui sont le patrimoine légitime d’une portion de nos compatriotes, comme l'a remarqué M. Ampère; les ranger par ordre de date, décrire les manuscrits où ils se trouvent, en donner quelques fac- simile, et, quand il y aura lieu, apprécier le travail des éditeurs, . voilà l’objet que je me propose. Si je ne me trompe, les documents que je vais passer en revue, non-seulement forment la base de la philologie celto - bretonne, dans ses trois branches {armoricaine, galloïse et cornique), maïs encore ils sont nécessaires à l'étude du groupe entier des dialectes celtiques, y compris l’irlandais et le gaëlic, et fournissent des élé- ments indispensables pour les comparer entre eux et avec les autres langues indo-européennes, à commencer par le français. Je les divise en deux catégories : 1° Ceux qui se rapportent, soit au temps des émigrations et de l'établissement des Bretons insulaires dans la Gaule armori- caine, soit aux siècles suivants, du sixième au douzième, période où des écrivains dignes de foi et témoins des faits nous repré- sentent les colonisateurs et la mère patrie ne formant qu'un même peuple et parlant une même langue qu'ils nomment en latin lin- qua britannica !. 2° Ceux qui regardent le moyen âge (les xn°, xim°, x1v° et xv° siècles), où les relations entre les Bretons de France et les Bre- tons d'Angleterre devenant de plus en plus rares, et finissant 1 « Unius linguæ et unius nationis, quamvis dividerentur spatio terrarum. » (Sy- nod. Landav. ad. ann. 560. Labbe, Concil. t. V, c. 830.) — Cf. Acta sancti Ma- g'ort (Bolland. 24 octob.); D. Bouquet. ad. ann. 986 t. V, p, 240; et mon Essu sur l'histoire de la langue bretonne, p. xxxvr. — 235 — par s'interrompre peu à peu, leur langue se divisa en trois dia- lectes: l’un qui conserva son vieux nom de famille ,et se parleencore dans nos départements du Finistère, des Côtes-du-Nord et du Mor- bihan ; l’autre qui prit le nom de gallois et est d'usage dans le pays de Galles; le dernier, qu’on a parlé jusqu’à la fin du xvim° siècle dans le comté de Cornwall, mais qui n'existe plus qu’écrit1. À la première catégorie appartiennent : ° Deux textes, conservés à la bibliothèque de l’université de Cambridge, dans une copie du poème de J'uvencus ; 2° Un manuscrit d'Oxford , bibliothèque Bodléienne, portant le n° xxx1, et intitulé : Codex dislinclus, contenant une partie de la grammaire d'Eutychius, et de l'Art d'aimer d'Ovide, avec des gloses bretonnes ; 3° Un manuscrit de Lichfield, bibliothèque de la Cathédrale, connu sous le nom de Livre de saint Chad, qui renferme des actes de donation en langue bretonne, faites à l’église de Landaf”; 4° Un vocabulaire latin-breton, de la ibisihaque Bodléienne, n°572. Pour la seconde catégorie, nous avons, entre autres monuments importants : 1° Le manuscrit du Musée britannique de Londres, biblio- thèque Cottonnienne, contenant le Vocabularium latino-cambricum, ou les Vocabula britannica ; 2° Le Livre noir de Chirk, manuscrit de la bibliothèque de sir Robert Vaughan, baronnet du Merionethshire, qui contient une co- pie des lois galloises d'Howel-le-Bon, chef cambrien du x° siècle; 3° Le Livre noir de Caermarthen, de la même bibliothèque, choix des poésies de plusieurs bardes bretons insulaires qui ont vécu depuis le vi° siècle jusqu’à la fin du xu'; 4° Un recueil de chroniques historiques ou fabuleuses appar- tenant à la bibliothèque Cottonnienne, intitulé : Livre des Bruts; 5° Le Livre rouge, du collége de Jésus, à Oxford, où l’on ! Vers le milieu du xu° siècle, Guillaume de Malmesbury signalait déjà une légère différence entre la langue des Bretons-Armoricains et des Bretons-Cam- briens : linçua nonnihil a nostris Britonnibus degencres (Ed. Savile, p.7.). Giraud de Barry disait des Cornouaillais et des Armoricains : Britonum lingua utuntur fere persimili; et de leur dialecte : Magis anriQuo linquæ britannicæ idiomatt appro- priata. Pour les Gallois, il ajoutait : « Cambris tamen propter originem et convenien- tiam in MuLris adhuc et rene concris intelligibili.» { Cambriæ descriptio, c. vr.) — 236 — trouve , à la suite des mêmes chroniques, un recueil des poëmes des bardes gallois du moyen âge et des temps antérieurs, des contes populaires chevaleresques, des romans, une grammairé, etc.; 6° Le manuscrit qui'a pour titre: Livre de Landevi-brevt, ap- partenant à la même bibliothèque, dont la pièce capitale est une traduction de l Elueidariam attribué à saint Anselme:; 7° Différents Mystères en langue coranique, de la bibliothèque Bodléienne. En rangeant parmi les monuments du second àge de Ia langue des anciers Bretons des ouvrages qui appartiennent au premier par la date de leur composition, tels qu'un grand nombre des poëmes contenus dans le Livre de Caermarthen, et le Livre rouge; les Vocabula britannica, les Lois d'Howel-le-Bon, etc., je me suis écarté de l'usage reçu jasqu'iei; mais la critique m'en faisait un devoir. Ces ouvrages ne nous sont point parvenus écrits avec leur orthographe primitive, essentiellement différente de l’orthographe qu’on leur a imposée vers le xn° siècle dans le pays de Galles : ils sont aux textes originaux, à peu près comme les éditions mo- dernes des auteurs classiques grecs, latins et français, aux co- pies contemporaines de ces auteurs; ils offrent même une diffé- rence encore plus grande, ear le procédé employé à l'égard des classiques a seulement masqué certaines racines, tandis que le nouveau système d'orthographe galloise, avec ses suppressions sans nombre et changements ou redoublements de lettres, a bien défi- guré les mots. Quand les textes auront été rétablis sous leur forme première, soit scientifiquement, d’après les modèles qui nous restent, soit, ce qui vaudrait encore mieux, d'après des manus- crits qu'il ne faut pas désespérer de retrouver, on pourra leur rendre la place qui leur convient dans le premier âge de la langue bretonne |. I. MANUSCRITS BRETONS ANCIENS. En attendant la restauration dont je viens de parler, examinons les textes qui, par les caractères de l'écriture, de l'orthographe et ? J'ai fait, dans mon édition des Bardes bretons du vi‘ siècle (1850) une ten- tauve de ce genre qui a eu des imitateurs, et l'approbation de l'illustre J. Grimm. — 237 — du style, sont antérieurs au xn° siècle, et conimençons par la poésie : les meilleurs critiques recommandent les documents en vers comme les plus importants à étudier, «la versification con- tribuant mieux que la prose à nous transniettre la prononciation, la manière d'écrire les mots, la construction !. » 1° LE MANUSCRIT DE JUVENCUS DE CAMBRIDGE. La bibliothèque de l'université de Cambridge possède un volume en parchemin de couleur jaunâtre, du format in-folio, ayant vingt- sept centimètres de long sur vingt de large; il contient cinquante- deux feuillets et porte, avec le n° 1232, la marque F. F. IV. 42; il n’a point de titre, mais il est aisé d'y reconnaître une copie de la paraphrase des Évangiles, œuvre du poëte latin Juvencus. L’écri- ture est saxonne, et parait, aux juges les plus compétents, notam- ment à M. Henri Coxe, antérieure à l'an 700. Au haut des pages 48, 49 et 50, on trouve trois lignes en caractères irlandais, mais infiniment plus menus que ceux du texte latin, et qui semblent du commencement du 1x° siècle à l'autorité grave que je viens de citer. La première de ces lignes-est précédée des deux mots Hen vrythonæg, c'est-à-dire « [ Ceci est] de l'ancien breton. » Je crois reconnaître dans cette note l’écriture du savant antiquaire gallois Edward Lhuyd, auteur de la découverte du texte en question. I est le premier qui l'ait signalé à l'attention des hommes studieux, et l’a imprimé en 1707, dans son grand ouvrage, l’Archæologia bri- tannica, page 221, sous le n° 5, intitulé Some welsh words omitted in Doctor's Davies dictionary. Maïs, comme s’il avait voulu garder sa découverte pour ses compatriotes, non-seulement il ne traduit point le texte, mais encore il l'accompagne de considérations écrites en gallois. Quoi qu’il en soit, voici, pour ceux qui ignorent cette langue, une traduction des paroles du trop mystérieux anli- quaire : « À la vieille langue bretonne du nord de cette ile, au pays où est aujourd'hui le royaume d'Écosse, appartient le texte breton suivant. Je l'ai trouvé en tête d’une page d’un ancien livre latin sur vélin écrit il y a environ mille ans (c’est-à-dire au vu siècle), et dont l'écriture est irlandaise... C’est le texte breton le plus vieux et le plus étrange que j'aie lu jusqu'ici. Quoiqu'il ne soit pas tou- 1 M, Victor le Clerc. — 258 — jours intelligible, il m'a paru digne d'être publié pour donner uw peu de joie aux hommes instruits dans notre ancien langage kym- rique. » Après l'avoir reproduit tel qu'il est dans le manuscrit, c'est-à- dire comme de la prose, l'antiquaire gallois ajoute : « Ainsi l'ai-je trouvé écrit, mais on y reconnait trois couplets d'un genre de poésie usité chez les Cambriens d'autrefois, et appelé Triban milur ou chant de querrier. » Et divisant régulièrement les vers, il essaye de rétablir le texte primitif d'après le système d'orthographe employé par les Gallois modernes, de manière à reproduire trois strophes, chacune de trois vers monorimes, dans le genre des tercets de Dante. " Un siècle après la mort de Lhuyd, en 1802, à propos des va- riations de l'orthographe cambrienne, le grammairien gallois Owen Pughes, s'appuyantsur l’autorité du manuscrit de Cambridge, rérm- primait la première strophe telle que l'a citée Lhuyd, avec la forme moderne en regard !; et, en 1832, la seconde strophe, qu'il rajeunissait et essayait de irétabretes ; Dernièrement enfin , M. Zeuss a cité le manuscrit de Dubois: mais comme il ne l’a point eu entre les mains, et que Fe même de Lhuyd, devenu très-rare, parait ne pas lui avoir passé sous les yeux, il se borne à reproduire, d'après Owen, trois vers seulement de la pièce bretonne en faisant remarquer que «ces trois vers appartiennent, et par l’orthographe et par les formes grammaticales, au premier âge de la langue cambrienne, primam linguæ cambricæ ætatem scriptione et formis grammaticalibus pro- dentes$. Leur importance ne pouvait lui échapper; il est fächeux qu'il n’ait pas connu les autres et ne les ait pas tous traduits. Pour en juger par mes propres yeux, je suis allé à Cambridge, et gra- cieusement secondé par le vice-chancelier, M. Edwyn Guest, par le docteur Powel, conservateur à la bibliothèque de l’université, et le révérend H. R. Luard, chargé du catalogue des bibliothèques de la ville, j'ai pu retrouver le précieux texte breton. La copie qu’en a prise Lhuyd, et sur laquelle on a imprimé, est peu exacte, j'en ai acquis la preuve, et elle avait besoin d'être comparée avec l'original; mais il ne s’est pas exagéré l’importance ? À welsh grammar, p. 9. ? A dictionary of the welsh language, t. 1, p. 346. * Grammatica celtica, t. I, p. 946. — 239 — de la pièce; c'est bien le chant d’un guerrier, quoique d’un guerrier malheureux; dans l'isolement et linsomnie, il pleure sa ruine : | « Ni repos pour moi, ni sommeil, cette nuit; ma maison n’est plus grande : plus que moi est mon serviteur; plus de chaudière ! « Plus de chansons, plus de rires, plus de baisers, cette nuit, comme lorsque je buvais l'hydromel fortifiant; plus que moi est mon serviteur; plus de coupe! « Plus aucune joie pour moi, cette nuit; mon auxiliaire est dé- couragé; personne ne me secourt dans ma détressel!» Quelle est la date de ces vers? À ne tenir pour certaine que celle de l'écriture, dont le fac-simile prouve assez l’antiquité?, ils seraient au moins de la fin du vur siècle ou du commencement du 1x°; mais il est très-vraisemblable que leur rédaction remonte à une date antérieure à la copie. Doit-on toutefois se borner à dire, avec M. Zeuss, qu'ils appartiennent au premier àge de la langue bre- tonne, et n’avons-nous aucun moyen de connaître, soit l'époque où ils ont été faits, soit Je nom de l’auteur? Il y en a un : c'est de les rapprocher des poëmes des bardes bretons du vi° siècle, qui, pour nous être parvenus avec des modifications d'orthographe re- grettables, n'en sont pas moins authentiques. Or, parmi ces poëmes, dont j'examinerai tout à l'heure les manuscrits, j'en trouve un où la situation de l’auteur, ses sentiments, son langage, son genre, son style, sa forme rhythmique, tout concorde avec ce que vient de nous offrir le chant de guerrier du Juvencus. Ruiné aussi lui, solitaire, sans sommeil, il passe les nuits à gémir au souvenir de sa prospérité passée : | « La salle de Kendelan n’est guère agréable, cette nuit, au 1 Ni guorcosam, nem heunaur, — henoiïd; Mi telu nit gurmaur : Mi am franc; dam an calaur! Ni canu, ni guardam, ni cusam, — henoïd, Cet iben med nouel; Mi am franc; dam an patel! Na mereit im nep leguenit — henoiïd; Js diszur mi coueidid; Don n'am riceur im guetid! ? Voir la planche n° 1. Les caractères sont tout à fait ceux des manuscrits ir- Jlandais du vin” siècle qui nous restent. — 240 — sommet du rocher d'Hodnet; plus de maitre, plus de société, plus de fête ! « La salle de Kendelan est sombre, cette nuit; plus de feu, plus de chansons; les larmes me creusent les deux joues. « La salle de Kendelan est triste, cette nuit; plus d'honneurs comme j'en recevais; plus de ces guerriers, plus de ces dames qu'on y trouvait. » : Et s’affaissant tout à fait sous le poids de la douleur : «Je suis vieux, je suis solitaire, je suis difformé et glacé; plus de lit d'honneur pour moi! je suis misérable; je suis plié en trois. « Les jeunes filles ne m'aiment plus! Personne ne me soulève [sur ma couche]. Je ne puis remuer, ah! malheur ! Ô mort, pour- quoi ne m'es-tu pas favorable? « Rien ne m'est favorable! Plus de sommeil! Plus de bon- Heures L'auteur de ces vers est connu; c’est le poëte Epértéilé le cen- tenaire, chef du Cumberland, si célèbre par ses malheurs comme prince et comme père de famille; ils ont une date bien fixée; ils remontent au temps de la mort du roi breton Kendelan, qui pé- rit en l’année 577, comme on le sait positivement par la Chro- nique saxonne, La ressemblance frappante qu'offre avec eux le premier morceau ne permet-elle pas de conclure qu'il est du même barde et par conséquent du même temps? Si cela était, nous possé- derions enfin, sous sa forme orthographique primitive, et sans aucune altération d'écriture, l’œuvre d’un des poëtes les plus an- ciens et les plus fameux des Bretons, ! Ystafel Kyndylan nis esmwyth, — heno, Ar benn karec Hydwyth; Heb ner, heb nifer, heb ammwyth. Ystafel Kyndylan ys tywyll, — heno, Heb dan, heb gerddau; Dygystudd deurudd dagrau. Ystafel Kyndylan ys oergrai, — heno, Gwedy y parch am buaï : Heb wyr, heb wragedd ai kadwai. (Voir le manuscrit rouge d'Oxford et mon recueil des Poëmes des bardes bre- tons du vi siècle, p. 78 et 80.) 2? Ibidem, ibidem. — 9241 — Quand je n'aurais obtenu que ce résultat de mes recherches dans la bibliothèque de l'université de Cambridge, je ne regret- terais pas de l'avoir visitée; mais j'ai été assez heureux pour en obtenir un autre. J'ai découvert sur le premier folio du J'uvencus une page entière, en vieux breton, de la même écriture, de la même orthographe et du même style que les vers dont je viens de parler. Qu'elle ait échappé à l'œil exercé de Lhuyd, je ne puis le croire, quoique ni lui, ni personne, à ma connaissance, ne l'ait signalée. Le mauvais état du manuscrit, très-détérioré en cet endroit, la difficulté de le lire, qui est extrême, et l'inspection des deux premiers mots du texte, qui sont latins, auront probable- ment induit à penser que tout le morceau était latin aussi, et on l'aura négligé comme étranger à la langue bretonne. Ce n’est pas ici le moment d'examiner cette importante pièce, je me conten- terai de dire qu’elle commence par les mots : Omnipotens auctor, et finit par ceux-ci: it quorgosam ; molim map Meir, c'està-dire:« Je ne dors point; je célèbre le fils de Marie;» où l’on reconnaît le début et la fin d’une hymne composée par quelque religieux breton. Avant de quitter le Juvencus, je dois en indiquer la provenance. Le nom de Price, écrit en gros caractères sur le premier folio verso, nous apprend qu'il a appartenu à la famille de ce célèbre anti- quaire gallois. On sait que sir: John Price, conseiller du roi Henri VII, dans la cour des Marches, fut un des commissaires chargés par le prince de la surveillance des monastères, lors de leur dissolution. Il y recueillit un grand nombre de manuscrits concernant les antiquités de son pays et fit usage de quelques-uns dans sa Défense de l'histoire des Bretons contre Polydore-Virgile, publiée après sa mort, arrivée en 1553. Parmi ces manuscrits se trouvait le Juvencus ; il y a lieu de croire qu'il le découvrit dans quelque abbaye située sur les frontières de l'Écosse, où les anciens Bretons maintinrent leur indépendance et leur langue jusqu'au x° siècle, dans le Cumberland, la Clyde et le val d’Annan. 9° LE CODEX DISTINCTUS DE LA BIBLIOTHÈQUE BODLÉIENNE. C'est un petit in-4° vélin, de 47 feuillets, portant le n° xxxr, les marques F. IV, et autrefois N. E. D. avec le n° x1x. Wanley l’a décrit dans son catalogue des manuscrits saxons, et M. Coxe le — 29 — décrira bientôt dans les nouveaux volumes de son précieux cata- logue général d'Oxford. À la première page, on voit représenté le Christ avec un moine prosterné à ses pieds, qu'on dit être saint Dunstan. À en juger par les tables pascales insérées au folio 21, et qui embrassent seize années, de 817 à 832, il date du commencement du ix° siècle. M. Zeuss le croït même de la fin du vin, opinion que je ne partage point, l'écriture d'aucune des différentes pièces qu'il contient n'étant plus ancienne que celie des tables pascales. Quatre de ces pièces seulement nous intéressent, savoir: une partie de la Grammaire d'Eutychius et de l'Art d'aimer d'Ovide, avec des gloses bretonnes interlinéaires où marginales; un alphabet sup- posé des anciens Bretons, avec des mots tirés de leur langue, com- mençant par chacune des lettres dudit alphabet; enfin, une assez longue note mi-partie de latin et de breton, concernant leurs poids et mesures. Les gloses de la grammaire d'Eutychius commencent au verso du second folio et s’arrêtent au neuvième; elles regardent les trois premières sections du premier livre, tel que l’a divisé M. Linde- mann dans son Corpus grammaticorum latinoram veterum, publié en 1631 (t. I, p. 154). M. Zeuss vient de les relever, mais son édition laisse à désirer sous ce rapport. On peut le voir en com- parant les folios 5 et 8 du manuscrit avec la page 1080 de son important ouvrage. Au folio 5 une glose lui a échappé, ou n’a pas été entendue par lui, qui est à la ligne 25; c’est le mot gueig, ré- pondant au latin texætrix, qu’on retrouve encore aujourd’hui dans le gallois gwé et gwéad, tissu; gwéu, tisser; qweydd, tisserand; gweyddes, celle qui tisse; et dans l’armoricain gwéa ou guéa, gwéer et gwéerez, qwiad ct gwiader; comme dans l'irlandais Jig, üsser, fighéad, tissu, et fighéadoir, tisserand !. Au folio 8, M. Zeuss a mal lu une autre glose placée en marge entre la 25° et la 26° ligne, et précédée de deux points correspon- dants à un signe semblable qui suit un mot latin, signe auquel il n’a point pris garde, ce qui lui a fait commettre une grave er- reur et décomposer la glose elle-même en deux parties : l’une brelonne, l’autre latine. Cette glose est le verbe anguoconam, tra- * Voir le fac-simile n° 11, ligne 3. Doctrina. Tondeo, tonsor, tontrix, tonstrina. gueig. Textor, textrix. — 9243 — duction de vigilo, dont il a fait arguo et conam. « En marge de cette page, dit-il, on lit: arcuo cow4m; » et il ajoute : « conam est la glose de arguo,» faisant maint commentaire sur le prétendu verbe conam (p. 1080 et 1081) !, Dans l'Art d'aimer, les gloses vont du 29° au 42° folio, et non du 37° au 45°, comme le dit M. Zeuss; elles sont plus nom- breuses et plus développées que chez Eutychius; elles offrent même parfois de petites phrases complètes, ce qui leur donne une valeur non-seulement lexicographique mais grammaticale. L’au- teur de la Grammatica celtica les a encore relevées et publiées; on regrette toutefois qu’il n'ait pas toujours exactement suivi le manuscrit, par exemple, au vers qu’on trouve ainsi écrit, avec la glose au-dessus du dernier mot : gquaromou. Sed tu præcipue curvis venare theatris, il a lu guaroimaou, forme qui l’éloigne de l’armoricain quaremou {gwaremou), où il se retrouve presque sans altération. L’Alphabet breton { Alphabethum britonnicum) est connu par les lettres de l’évêque Usher, la grammaire d'Owen , l’Archaeologqia cam- brensis, et d’autres revues galloises, qui en ont publié les signes. Le dernier éditeur, M. Zeuss, n’a pas jugé à propos de les donner, mais il a imprimé seulement les mots bretons accolés à ces signes, et qui existent encore, avec plus ou moins d’altération, dans les dialectes gallois ou armoricains modernes. L'origine qu'on prête à l'alphabet en question est curieuse, et pour ainsi dire toute patriotique : on l’attribue au chroniqueur Nemniu , en latin Nem- nivus ou Nevnius, qui aurait été le Cadmus de Ia race bretonne. Je lis, en tête, la note suivante, écrite au 1x° siècle : « Nemnivus inventa ces lettres, poussé par un certain savant de race saxonne, qui reprochait aux Bretons leur ignorance; et lui, subitement inspiré, les forma pour qu’on n’accusàt plus sa nation de stupidité. » (Folio 20.) Il ne paraît pourtant pas qu'elles aient jamais été employées; et Mème fac-simile, 1. 4. Vigil,vigilis , vigilo: vigilas. Exul, exulo, exulas : Anguo- conam, — Ce verbe se présente sous la forme plus moderne d'anuuocon, dans un manuscrit du x° siècle, cité par M. le vice-chancelier de l'université de Cam- bridge, qui le traduit exactement par vrILLER, to awake. (History of English Rhythmes ; vol. IT, p- 78, note 3.) — 2hh — si la race dont Nemniu aurait voulu venger l'honneur, par les lettres, comme d’autres par les armes, cessa de mériter le reproche de barbarie que lui adressaient ses ennemis les Saxons, ce fut en adoptant, comme tous les peuples de l'Occident, l'alphabet latin, plus ou moins modifié. jé | Je ne m'arrêterai pas à la note des poids et mesures des Bretons, qui occupe les folios 23 verso et 24 du même manuscrit. Quoique M. Zeuss l'ait publiée, elle aurait besoin de l'être une seconde fois; du reste, il y aurait mauvaise grâce à critiquer son édition, quand il convient, avec une loyauté qui l’honore, que la finesse de l'écriture et la multitude des abréviations l'ont quelquefois empêché de reproduire exactement le texte; quand il dit: « Liben- ter concedo me, ob scripturam minutam et plenam scribendi compen- düs, aliqua etiam minus bene expressisse. » (T. IT, p. 1901.) 3° LÉ LIVRE DE SAINT CHAD. Conservé maintenant dans la bibliothèque de la cathédrale de Lichfeld, et connu aussi sous le nom de Codex ecclesiæ Lichfielden- sis, ce manuscrit célèbre a appartenu primitivement à l’église de Landaff, où il paraît avoir été volé. Davies le cite souvent dans son dictionnaire gallois-latin; Wanley l'a décrit et en a reproduit quelques parties (p. 287 et 290 de son catalogue), ce qui est d'autant plus heureux qu'elles ont souffert de la part d'un relieur peu soigneux. Lhuyd les a traduites en gallois moderne !. M. de Courson y a fait des emprunts pour son Essai sur l’histoire de la Bretagne armoricaine, p. 240; le révérend Williams Rees, en 1840, y a pris sept annotations qu'il a insérées, avec des fac-si- mile, dans son édition du cartulaire de Landaff; enfin, M. Zeuss le mentionne parmi les plus anciens monuments bretons connus. Il offre un recueil des évangiles portant en marge des actes de do- nations, mi-partis de latin et de breton, faites à l’église de Lan- daff. On lit, page 1°, qu'il fut donné à Teliaf, évêque et patron de l’église en question, par un certain Gelhi, fils d’Aribtiud qui l'avait acheté d’un certain Kingal, au prix d’un cheval excellent. L'écriture de l'acte en question est, selon Wanley, de la même époque que le manuscrit de la bibliothèque Bodléienne, dont je viens de parler; il le croit, comme ce manuscrit, du commence- * Archacologia britannica, p. 226. — 245 — ment du 1x° siècle, et je partage son avis. Les six autres actes doivent être un peu moins anciens et de la fin du 1x° siècle envi- ron. Edward Ebuyd a fourni à Wanley une traduttion latine des trois actes qu'on lit aux folios g, 10 et 71, et M. Zeuss, après lui, en a interprété deux, qu'on lit au folio 109. h° LE VOCABULAIRE LATIN-BRETON DE LA BIBLIOTHÈQUE BODLÉIENNE Se trouve dans un manuscrit petit in-quarto sur vélin, portant aujourd'hui le n° 572, marqué autrefois N. E. B. 5. 9. Les carac- tères de l'écriture nous donnent tout lieu d'en faire remonter la date à l’an 1000, sinon plus haut 1. _ Au folio 41, après dix-neuf lignes malheureusement grattées, il s'ouvre par un alphabet breton, maïs différent de celui de Nemniu , différent aussi des runes saxonnes de l’Ormulum, manus- crit du xn° siècle; il finit par une demande qu'adresse un écolier à son maïître pour qu'il lui donne sa leçon : «Audi, clarissimus (sic) lector, dicit unus ex discipulis, veni « etostende mihi meum accepturium , id est meam lectionem, quia « e90 non possum intelligere sine doctore, quia infirmus sum in « léclione. » Le maître répond : « Ad huc (sic) tuum librum ut videam quantam fuscationem, « id est obscuritatem habes in illo, et docebo te de omnibus gliphis, «id est obscuris ut pla... » (probablement placet tibi), mais le reste de la leçon a été gratté, comme le début, et remplacé par la prose : Auctor salutis hominum, Jeshu nostrum refugium, etc. On voit qu'il s’agit d'instructions pour parler latin, probable- ment à l’usage des jeunes clercs, et sans aucun doute des Bretons, car au folio 42 r°, le maître, ayant fait asseoir son élève, et lui ayant dit d’être bien attentif (audi, fili, sede), se met à lui ensei- gner les noms latins des mots bretons les plus vulgaires, tels que selle, cuivre, bouillie, saucisse, beurre, lait, hydromel, hache, cognée, hachette, hache à deux tranchants, rabot, hoyau, râteau; tarière, etc. ! Voy. le fac-simile n° 1v. MISS. SCIENT, V. 1 J — 246 — ‘ Le terme latin est placé le premier, puis vient son équivalent, tantôt à côté, tantôt au-dessus, en cette forme : J.undimin. .1. laubael, .1.ochcul. .1. dinacta. « Securis, baheïl; lignismus; secularia; capsus; pipinnis, A. nedim. 1. cep. 1. rascl. .1. cemecid. .1. tarater, id'est foratorium. ascia; fosarium; sartum; lapidaria; scapa aut rostrum-forato- 1. gilb. LL r@mMp. 1. epill. .. gebel. rium id est onnpresen; ungulum;. rostrum aut clavum; dolabra; I. MAS. + . ennian. .1, ord. .1. morthol. .1. louhi. metallum aut clouimn; incudo:; malleus: seta; rosarium; .L. creman. AL SETFS Vi VD COUPS A. SUD: J. ara. baxus: ferrum-voscera; cultrum; vomer; aratrum: J.Ocet. .1. lou. .1. ciluin. .1. edil. .1. gerthi. .1. sumpl. .1. cultel roster; jugum; buris; stipa; virge; stimulus; artuum, id est culter. .1. elinn. .1. quillihim. .1. crat. .1. gratell. .1. lann. celleell; novacula; forceps; geptio; graticula; sartago;: I. notuid. | acus; El. Tous ces mots se retrouvent plus ou moins altérés, soit dans le gallois, soit dans le cornique, soit dans l’armoricain. Les uns, sous leur forme actuelle, ne semblent pas plus anciens que le manus- crit; on distingue dans un petit nombre un principe de permu- tation de consonnes inconnu avant le xr° siècle, et qu’on n’a com- mencé qu'alors à figurer par l'écriture; on peut faire une difté- rence entre eux et ceux qui font partie du texte courant et n’y ont point été superposés; les autres n'offrent pas de trace de permutation, et rien n'empêche de croire qu’ils ne datent du temps même où le texte a été rédigé. L'auteur nous apprend l'époque de sa composition en prétant les naïves et patriotiques paroles qu'on va lire, au pédagogue qu’il met en scène: « On vient de nous annoncer une nouvelle digne de foi : une grande guerre a eu lieu entre le roi des Bretons et le roi des Saxons, ét le Seigneur a donné la victoire aux Bretons, parce qu'ils sont humbles et pauvres, et qu’ils ont mis leur confiance en Dieu, et qu'ils se sont confessés et ont reçu le corps du Christ avant la bataille; les Saxons, au contraire, sont orgueilleux, et, à cause de leur orgueil, Dieu les a humiliés; car Dieu résiste aux superbes, ? Voy. le fac-simile n° 1v. — 247 — et il donne sa grâce aux petits avec la victoire. Un grand car- nage a donc eu lieu, et, du côté des Saxons, une multitude d'hommes ont péri; du côté des Bretons très-peu. » Cladis {id est «hair) magna facta est et de Saxonibus percussi sunt malti, de « Britonibus autem rari.» (Fol. 46 v°.) Le roi des Bretons dont il est ici question est Rhodri, le der- nier qui porta ce titre; le roi des Saxons est Aethelbert. D’après les Annales cambriennes, manuscrit mi-parti de latin et de breton, du x° siècle !, le combat eut lieu en Cornouailles, en l’année 722; d’après une version purement galloise de ces annales, manuscrit du xi° siècle, en 721, et, d'après un autre, en 720. La dernière s'exprime ainsi : « En l'an du Christ 720, Rhodri Molwynawc des oi roi des Bretons, et une grande guerre eut lieu entre lui et les Saxons, où les Bretons furent vainqueurs ?. » Les trois autorités que je viens de citer s'accordent avec notre pédagogue pour appeler cette guerre un vrai carnage, hell, heil, où heir; aujourd'hui herr, en armori- Cain; et en gallois, aer*. L'auteur de notre vocabulaire, dans sa partie la plus ancienne, aurait donc vécu au commencement du vur siècle. Le judicieux Edward Lhuyd conclut de certains passages, entre autres de celui où le pédagogue parle d'aller en pèlerinage à Tours, métropole de lArmorique, et d’un voyage qu’il a fait dans l’île de Bretagne, qu'il n’étaït point Breton insulaire, mais du continent: il va mêmé jusqu’à dire que lé manuscrit que nous possédons est d’une main armoricaine, el s'excuse de ne pouvoir, à cause du caractère étranger de l'écriture, aussi bien en déterminer l’âge qu'il le fait d'habitude pour les manuscrits d'Angleterre #. Le lexicographe cornouaillais, William Pryce, a reproduit l'opi- nion du critique gallois, et M. de Courson l’adopte’. Ce qu'il y a de sûr c’est que les Bretons insulaires, cambriens et cornouail- lais, ont les mêmes droits de regarder ouvrage comme leur patri- 1 Voy. le fac-simile n° 111. ? Myuyrian Archaiology of Wales , t. IF, p. 471. * Bellumi hehil (Annales camb. Musée britann., n° 3859, fol. 191 v°). Ryuel heir (Musée brit. Biblioth. Cot. Cléop. B. v. p., n° 138, fol. 110). ‘ Being a foreign m°, | cannot so well judge of his time ( Archaeologia bri- fannica , p. 226). 5 Essai sur l'histoire de la Bretagne armoricaine, p. 131, note. LA 1 1 . -— 248 — 5 moine que leurs frères de France de revendiquer les autres mo- numenls anciens que je viens de passer en revue, quoique ces mo- numents soient évidemment originaires de l’île. Sans entrer dans tous ces éclaircissements, dont il aura jugé inutile de faire part à ses lecteurs, M. Zeuss a encore extrait du manuscrit et publié les mots bretons que l’on y trouve; mais le fac-simile ci-joint, comparé avec son texte imprimé, montrera que l'éminent grammairien a fait preuve de plus de zèle et de science philologique que de ces connaissances spéciales en paléographie, faute desquelles pourtant les études de linguistique les meilleures sont sujettes à pécher par la base. IL. MANUSCRITS BRETONS-GALLOIS ET BRETONS-CORNIQUES. Les manuscrits bretons du moyen âge, surtout les gallois, sont très-nombreux, et nous n'avons ici que l’embarres du choix. La seule bibliothèque de sir Robert Vaughan, baronnet du Merioneth- shire, en contient plus de cent soixante-et-dix. Je commencerai par ceux qui offrent des copies plus ou moins fidèles d'ouvrages de la première époque, et qui méritent la place d'honneur dans la seconde; je nr'arrêterai ensuite de préférence aux monuments qui, ayant été traduits du latin et même du fran- çais, dans les dialectes cambriens et corniques, ou réciproquement, sont de vraislexiques de ces dialectes aux xnr°, xim°, x1v° et xv° siècles, comme l’a remarqué, pour des versions du même genre, un il- lustre critique. © 1 LES VOCABULA BRITANNICA. Dans les dernières années du xvn° siècle, un antiquaire cor- nouaillais nommé Anstis, faisant quelques recherches au Musée britannique, bibliothèque Cotionnienne, découvrit un vocabulaire intitulé Vocabulariuwu latino-cambricum. Le manuscrit porte au- jourd’hui le n° 14. C'est un in-4° vélin coté Vespasien A. Indé- pendamment du vocabulaire, qui commence au folio », il contient un calendrier des saints gallois, plusieurs de leurs vies, et une description du comté de Breckon, en Cambrie. Anstis fit part de sa trouvaille à Lhuyd qui n'eut pas de peine à y voir, non du cam- — 99 — brien, comme l'indique inexactement la table des matières, mais du cornique , et l'ouvrage reçut d'eux le titre de Vocabula britannica. Quant à l’âge du manuscrit, sur lequel on semble Pavoir aussi consulté, Lhuyd se contenta de répondre qu’il lui paraissait très- ancien !. William Pryce, plus affirmatif, lui donnait, en 1700, environ huit cents ans?, ce qui le ferait remonter jusqu’au x siècle; et, de nos jours, M. de Courson lui en donne mille. « Ce manuscrit, d'après ce que nous en a ditun savant, sur l'exactitude duquel nous pouvons compler, observe-t-il, porte en effet la date de 882 ?. » Si le savant sur lequel M. de Courson a compté a donné une pareille date au manuscrit, c'est qu'il ne l’a point vu; maïs il a sans doute voulu indiquer approximativement l’époque de la rédaction primitive du vocabulaire; la transcription arrivée jus- qu'a nous est évidemment de la fin du xur siècle; un simple coup d'œil à l'écriture suffirait pour l’apprendre, quand bien même le caractère général de la langue ne l’attesterait pas. J'ai déjà eu oc- casion, il y plusieurs années, de distinguer l’âge du texte primitif de celui de la copie, après en avoir pris connaissance #; ce texte, dont le copiste n’a pas pu lire tous les mots, dont il a laissé plu- sieurs en bianc, et dont il a rajeuni la plupart en les habillant à la mode du xn° siècle, en contient cependant encore quelques- uns qui offrent identiquement les mêmes formes que les mots des six actes du manuscrit de Lichfield de la fin du 1x° siècle, formes qu'on ne trouve déjà plus dans la portion du lexique latin-breton dela bibliothèque Bodléienne, remontant à l'an mil ou environ*. Telle est la raison qui m'a porté à croire le vocabulaire original de même date que les actes en question. Je suis heureux de la faire connaître à l’auteur non moins érudit que poli de la Gram- matica celtica, qui, réunissant par bienveillance deux noms amis, me l’a demandée en disant : Nescio que ralio seduxerit viros doc- tissimos, Courson et Villemarqué, ut affirmarent sæpius in operibus suis eum (codicem) præ se ferre annum 682. 1 Aban liaz uzo ( Archucologia britannica, p. 222). 2 Now about 800 years old (Arch. cornu-britan., avant-propos, p. 3). 3% Essai sur l'hisloire de la Bretagne armoricaine, p. 421. 5 Essai sur l'histoire de la langue bretonne. Dictionn. français-breton de le Gonidec, p. xx1 et xx1I. 5 Témoin les mots penclin au lieu de penglin, antromet au lieu d'andromet , hupeltat et non ucheldad, popel et non pobel, coscor et non casgoord, gurpriot et non gurbriod, etc. — 250 — Mal édité par William Pryce, et d'après lui par M. de Courson, le vocabulaire cornique doit à M. Zeuss une troisième édition très- supérieure aux deux autres. Non-seulement il l'a publié tel que loffre le manuscrit, c’est-à-dire dans son irrégularité et sans l’ordre de convention que ses devanciers avaient cru devoir y introduire selon l'usage moderne; mais, ce qui est plus important, il a remé- dié à leurs omissions et corrigé leurs erreurs. Quel que soit cepen- dant le mérite de cette troisième édition, la franchise oblige à dire qu’elle ne dispense pas entièrement de recourir au manus- crit, et il ne serait pas inutile qu'on le publiât de nouveau avec les autres textes plus ou moins heureusement mis au jour dont j'ai donné la liste. 2° LE LIVRE NOIR DE CHIRK. Le regrettable M. Aneurin Owen, fils du grammairien du même nom, chargé par le gouvernement de Sa Majesté Bri- tannique de donner une édition nouvelle et une traduction an- glaise des lois du pays de Galles, déjà publiées et traduites en la- ün par Wolton, en 1730, est, je crois, le premier qui ait signalé le Livre noir de Chirk. I] l'indique comme le plus ancien manus- crit des lois d'Howel, mort vers l'an 954, et il l'a pnis pour base de son texte: « Le copiste, dit-il, peut avoir été un moine, el semble plus versé dans les langues étrangères que dans le gallois ; de là viennent sans doute les inexactitudes dont fourmille son livre. Il faut avouer aussi qu'à l’époque où il le copia, l'or- thographe galloise était loin d'être fixée; nous voyons presque des le commencement la plume changer de main et transcrire un article de loi dans une orthographe tout à fait différente de celle du copiste ordinaire, d’où il suit que ni l’un ni j’autre n’a suivi le modèle placé devant lui, et que tous les deux ont écrit selon leur caprice. Il est difficile de fixer d’une manière précise la date de ce manuscrit, mais on peut le faire remonter au commence- ment du xn° siècle. Il appartient à la collection d'Hengwrt, et sir Robert Vaughan l’a intitulé Lyvr du o Waen, [c’est-à-dire le Livre noir de Chirk, parce qu'il vient de cette petite ville]. L’antiquaire William Morris, de Lansilin, l'a transcrit, en 1680; sur des es- paces blancs laissés par le copiste original, un poëte du xinr° siècle a écrit une élégie sur la mort d’un prince gallois nommé Lywelyn, tils de Jowerth; si l’on en juge par l'orthographe et l'écriture, — 251 — cette élégie à dû y ètre insérée vers 1241, époque de la mort du chef!» Je n'ai rien à ajouter à ces éclaircissements, sinon que j'ai pu’ juger par moi-même de leur exactitude, grâce à l’obligeance des nobles propriétaires de l’ancienne bibliothèque d'Hengwrt, main- tenant transportée au château de Rhug, près Corwen, dans le comté de Merioneth. Il m'a été donné en même temps de compa- rer le texte imprimé avec le manuscrit, et de voir que l'édition de M. Aneurin Owen est excellente; il a su réunir à un patrio- tisme sérieux un esprit critique, autrefois trop rare parmi ses compatriotes ?. Je ne regrette dans sa publication qu’un fac-simile de nature à convaincre les étrangers de l’âge qu'il donne avec rai- son au manuscril; selon moi, il aurait même pu le faire remon- ter aux dernières années du x1° siècle; non-seulement l'écriture, mais le langage de la partie du texte relative aux priviléges des hommes du Caernarvon, priviléges dont le plus beau était de for- mer l'avant-garde de l’armée cambrienne et de mourir les pre: miers, me semble appartenir à la fin de cette époque. Malheureu- reusement, aucune partie ne se trouve en Angleterre, portant les caractères de l'orthographe et des mots du temps d'Howel-le-Bon. Des recherches faites à Rome, où ses lois furent envoyées à Ja sanction du Pape, amèneraient peut-être un heureux résultat. 3° LE LIVRE NOIR DE CAERMARTHEN. C'est le plus célèbre des manuscrits gallois; on croit qu'il fut écrit par les moines d’un prieuré voisin de la ville de Caermar- then, dans la Cambrie méridionale. Après avoir appartenu au tré- sor de l’église de Saint-David, qui en hérita lors de la dissolution du prieuré, puis à sir John Price, grand amateur d'ouvrages sem- blables, il passa, au xvn° siècle, dans la bibliothèque de la fa- mille Vaughan, alors résidant au château d'Hengwrt. C'est un recueil de poésies, écrit sur vélin, du format petit in-4°, conte- nant cinquante-quatre folios. On le conservait avec une sorte de respect presque superstitieux ; le propriétaire ne le communiquait ? Ancient laws of Wales, printed by command of his late Majes!y king William IV, p- XXV. ? Cet esprit nouveau s'est surtout montré dans une société savante formée par la femme d'un ministre actuel de la reine d'Angleterre (sir B. Hall), et a inspiré les travaux estimés de MM. Price et Stephens. — 252 — guère à personne, el ses amis mêmes ne pouvaient en prendre connaissance. L'un d'eux, lantiquaire Lhuyd, ne fut pas plus heureux que les autres. « J'ai été admis, dit-il, pour quelques heures seulement, et comme en passant, dans cette bibliothèque. ...jamais je n’ai eu la faculté d'en examiner à loisir aucun ma- nuscrit, quoique le propriétaire, sir Henri Vaughan, qui ne manquait ni de savoir ni de politesse, et était mon ami parlicu- lier, me l’eût plus d’une fois promis; mais il en fut dissuadé par certains pseudo-politiques, je suppose, plutôt que par des gens lettrés, et il retira sa promesse!. » Ces politiques craignaient sans doute que les Cambriens ne trou- vassent dans le Livre noir des chants de regrets ou d'espérance de nature à troubler un peu l’ordre des faits accomplis en Angleterre, et leurs craintes pouvaient n'être pas complétement dénuées de fon- dement; bon nombre des pièces du recueil sont en effet des aspi- rations enthousiastes d'indépendance nationale; elles offrent en outre je ne sais quoi de mystérieux, et on les attribue aux plusgrands poëtes de la race bretonne, à Taliésin, à Merdhin ou Merlin, à Lywarch le Vieux, dont les deux premiers étaient revêtus par le peuple d’une espèce de caractère sacré, et passaient pour les pro- phètes ou les voyants de leur nation. En ouvrant le recueil, dès la première page, je les rencontre devisant des destinées de leur pays, et exprimant des vœux et une attente patriotique, avec l’accent et le ton qu’on prêterait volontiers aux prêtres de Bélen, ces adora- teurs du feu et du dieu des batailles. Je vois, s’écrie Merdbin : Sept feux qui descendent du ciel! Sept bataïlles pour la résistance commune! Dans la septième Bélin est exalté Au sommet de chaque montagne! Je vois, répond Taliésin : Sept lances qui transpercent; Sept fleuves gonflés Du sang de chefs suprêmes, [ Sept fleuves | qui débordent?! Quelques pages plus loin, dans un poëme intitulé Le Verger, 1 Loco citato, p. 225 et 261. ? MyrrTi. Seith tan uvelin! Seith kad kyverbin ! — 253 — Merdhin prophétise pour son propre compte, en termes moins obscurs, la défaite des ennemis des Bretons, et invoque un nom moins paien que celui de Bélen, le nom fameux de leur prétendu Conan ou chef couronné et conquérant des temps chrétiens: « Conan s’avance contre les Saxons ; les Cambriens sont victo- rieux; leur dragon est glorifié. Que chacun retrouve ses biens: Que les cœurs bretons soient joyeux! Vous qui sonnez de la trom- pette, allez annoncer la paix et le beau temps! » (Fol. 26 verso.) On conçoit qu'une confiance aussi imperturbable, rendue en des vers pleins d'énergie qu’on trouve en grand nombre dans d'autres poëmes du recueil, où les bardes ne se lassent pas de prédire aux Gallois une grande révolution politique, fût de nature, même au xvu° siècle, à faire impression sur ceux qui savaient ce que contenait le Livre noir, et les rendit peu émpressés à le communiquer. Aujourd'hui, les mêmes motifs de réserve n'existent plus; les politiques et les lettrés sont d'accord, et s’il m'était permis d'emprunter une image à la pièce que je viens de citer, au début de laquelle le poëte décrit un jardin mystérieux, rempli de fleurs et de fruits, gardé par une fée charmante, je dirais que j'ai retrouvé le mystérieux jardin, avec ses fleurs et ses fruits rares, et que l’aimable fée a bien voulu m'en faire les honneurs le plus gracieusement du monde. Les morceaux du Livre noir qui m'ont paru offrir un intérêt particulier sont, outre le dialogue entre Merdhin et Taliésin, et le Jardin ou le Verger de Merdhin : 1° Le poëme national et prophétique des Marcassins, du même auteur (fol. 26 ); 2° Le Bouleau, qu’on lui attribue aussi, et qui a un caractère semblable: 3° Un dialogue où l'on croit qu'il figure avec saint Colomban Je moine irlandais, et qui commence ainsi : Seithved kin Velin Y pop kin hvan! TALIESSIN. Seith guacw gawanon; Seith loneid awon O guaed kin reinon Y dylanuan! (Voy. le fac-simule n° v). < — 254 — « Ton cheval est noir, ta coiffure est noire, ta tête est noire, tu es tout noir, oui tout noir; es-tu Colomban? — «Je suis Colomban, le savant, à l'esprit délié, l'Écossais ; malheur au néant qui brave le Seigneur !!» (fol. 40); 4° Deux poëmes attribués à Taliésin, l’un sur les Chevaux des héros bretons, et dont le début a l'air d’un fragment d’hymne en l'honneur du feu et du soleil (fol. 42); l'autre sur les Tombes des guerriers de l’île de Bretagne (fol. 32); 5° Un dialogue entre Taliésin et un cavalier nommé Ugnach (fol. 51); 6° Le chant de mort de Ghérent, chef cornouaillais, tué vers 5o1, à la bataille de Porthmouth, qu'on a lieu de croire de Ly- warch-le-Vieux? (fol. 36), et deux poëmes gnomiques du même poëte (fol. 45 et 46); Et, sans parler de diverses poésies religieuses ou morales compo- sées par des auteurs inconnus ou peu connus qui occupent la plus grande place dans le manuscrit, et auxquels la piété du copiste a donné l'hospitalité, les attribuant à des saints des vn° et vin siècles, Un dialogue très-curieux en ce qu’on y trouve en action deux personnages qui devaient passer dans les poémes français de la Table Ronde, je veux dire Arthur et son majordome Kai ou Keux (fol. A7). À ces morceaux je n’oublierai pas d'en joindre deux fort impor- tants pour la date du manuscrit : le premier a été écrit en l’an- née 1104, et contient l’oraison funèbre d'Howel, fils de Goronwy, tué cette année-là même par les Normands, dans la vallée de Tywy (fol. 28); le second en 1159, et est aussi l'éloge funèbre d’un chef gallois, Madoc, fils de Meredydd, prince de Powys, qui régna de 1133 à 1159 (fol. b4). Si je ne me trompe, l'écriture de la portion la plus récente du Livre noir accuse cette dernière époque, et celle de la plus an- ! Du dy varch, du dy capan, Du dy pen, du du hunan, Ta du; ae ti Yscolan ? — Mi Iscolan, yscolheic, Yscawin y puill, Iscodic; Guae ny baut a gaut Guledic! (Voy. le fac-simile n° vi.) 2 Voy. le fac-simile n° vix, et le comparer avec le n° 1x. — 9255 — cienne les dernières années du xi° siècle ou les premières du xn*. On en jugera d’ailleurs par les fac-simile n° v, n° vi et n° vu. Je m'étonne qu’on. n’en ait jamais donné jusqu'ici, le recueil en valait la peine. Les morceaux qu’il contient ont d’ailleurs été publiés en 1801, dans le premier volume du Myvyrian archaiology of Wales, par les soins du négociant patriote Owen Jones, de My- vyr, aidé de deux de ses amis, et quelques-uns ont été traduits en anglais par divers auteurs, et en français par moi-même; mais J'ai acquis la certitude qu'ils n’ont point été copiés sur l'original; ils auraient grand besoin d’être corrigés d’après lui, et de nouveau imprimés avec des variantes. Une nouvelle édition de tout le /y- vyrian lui-même, faite avec plus de critique, serait bien désirable el justifierait complétement les éloges donnés à ce recueil par Sharon Turner, dans l'excellente dissertation où il prouve l'au- thenticité des anciens poèmes bretons !, et par M. Fauriel, dans les Annales littéraires et philosophiques ?. Jusqu'à cette réimpression, l’Archaiology of Wales ne devra être consultée qu'avec discerne- ment; mais on y songe; le vénérable et docte archidiacre Williams l'a promise, et les nobles propriétaire de Rhug acquerront, en la fa- vorisant, de nouveaux titres à la reconnaissance du monde savant. Malheureusement, quelques-uns des anciens manuscrits qu'ils possédaient encore, il y a vingt ans, ont disparu; je citerai entre autres un recueil de poésies intitulé le Livre de Taliésin, de l’écri- ture du xu° siècle, dont je n’ai plus retrouvé qu’une copie du x1v°. J'ai eu ailleurs occasion déjà de déplorer la disparition de la même bibliothèque du Livre d’Aneurin, barde du vi° siècle; elle serait irréparable si nous n’en avions pas une excellente copie du xin°, aujourd'hui eu possession des héritiers du révérend Thomas Price, curé de Crickhowel. Le recueil s’ouvre par un de ces chants de guerre singuliers que les Bretons nommaieni des /ncantalions, et qui devaient, selon eux, rendre leurs chefs invincibles. On lit “en.iéte : Ici commence l’incantation de Tutvoulch. « Que les armes s'unissent! que les rangs se forment! « Que la mêlée commence! « En avant les braves! en avant les grands! en avant les bons! ! Vindication of the genuineness af the ancient british pocms, 1803. ? Année 1818, 1. III, p. 88. — 256 — « L’épieu d'aune est roi! Vite à l’entour les cors arrondis! Vite à l’entour les glaives recourbés!, » De pareïls textes sont trop respectables pour qu'on ne les con- serve pas précieusement à défaut de copies plus anciennes, et pour qu'on n'en reproduise pas la physionomie à laide du dessin ; les nouveaux éditeurs du Myvyrian en feront sans doute usage. 4° LE LIVRE DES BRUTS DE LA BIBLIOTHÈQUE COTTONNIENNE Appartient au Musée britannique, et au fonds particulier dont il porte le nom; il est coté Cléopâtre B. 5, sous le n° 138. C’est un petit in-quarto vélin de deux cent cinquante feuillets, de l’écri- ture de la fin du xm° siècle. Il renferme une copie incomplète des lois d'Howel-le-Bon, qui occupe quarante-trois folios (du 169° au 223°); Üne chronique des princes gallois, mal intitulée Brut y Saeson (Chronique des Saxons), commençant au folio 109 et finissant au folio 165; Une chronique des rois de l’ile de Bretagne les plus anciens (du fol. 1 au fol. 109); Un fragment de l'Histoire des Troyens, altribuée à Dares le Phrygien (du fol. 223 au fol. 250). Je laisse de côté la copie des lois galloises, ayant eu déjà occa- sion d’en examiner une et la plus ancienne , et je m'arrête aux trois chroniques qui donnent son nom au manuscrit. Toutes les trois offrent de l'intérêt sous le rapport philologique, en ce qu’elles existent aussi en latin, et on ne saurait trouver ni de spécimen plus étendu de la langue cambrienne au xm° siècle, ni de guide plus sûr à consulter pour connaître ce dialecte. 1 Aman e dechreu Gorchan Tutvwlch. Aryf angkynnull ! Angkyman dull! Twryf en agwed! E rac Meuwed! E rac Mawrwed! E rac Matyed! Pan ys tyern gweru, E am gam gyrn! y e, ! E am gam gled! # À (Voy. le fac-sinuile n° vu.) — 957 — — La première, qui commence à l’an 683 et finit vers 1282, en datant les événements, contrairement à la méthode historique galloise, est, jusqu’à l'an 945, la traduction ou plutôt la copie ser- vile des précieuses Annales cambriennes, écrites dans un latin mêlé de breton, et dont il nous reste un manuscrit du x° siècle, comme je l'ai fait remarquer précédemment !. Ce servilisme, qui est heu- reux du reste pour le philologue, est tel que le traducteur ne se donne même pas toujours la peine de traduire en gallois certains mots latins; quand il quitte son modèle, c’est pour suivre les anna- listes de Wynton et de Winchester. La chronique fabuleuse des anciens rois bretons porte en tête ces mots en langue galloise : Le livre que voici est appelé Brut, c'est-à-dire histoires des rois de l'ile de Bretagne, lesquels y sont nommés depuis le premier jusqu’au dernier. Le chevalier Cotton, et avec lui Usher et Vossius l’ont prise pour l'original d’après lequel Geoffroi de Monmouth aurait fait son Historia regum Britanniæ ; c’est le con- traire qui est vrai; le texte gallois du Musée britannique ne présen- terait même pas la plus ancienne traduction du texte latin, si l'on s'en rapportait uniquement à la trame du récit. Nous trouverons tout à l'heure deux manuscrits à Oxford, dont l’un paraît copié, quoique postérieurement, sur une version cambrienne antérieure, et dont l'autre, quoique plus moderne encore, et de la fin du xv° siècle, à en juger d’après le langage et l'écriture, pourrait bien offrir un récit composé avant celui de Geoffroi. Quoi qu'il en soit de l’origine du Brut des rois bretons, à laquelle je serai d’ail- leurs forcé de revenir, il a une certaine importance philolo- gique, grâce à l'ouvrage latin du bénédictin gallois. On jugera de l'utilité qui ressort des deux textes comparés par le court extrait suivant. Je prends l’entrevue de la mère de Merlin et du roi Vor- tigern, lorsqu'il veut immoler l'enfant sur les fondements de sa forteresse : « Seigneur, dit-elle, que voulez-vous faire de mon fils, quand vous l'avez mandé? — Méler, dit-il, son sang à l’eau et à la chaux, afin de rendre l'ouvrage solide. — Ah! Seigneur, s’écria-t-elle, tuez- moi, mais ne tuez pas mon enfant! — « Pourquoi, Seigneur, dit l'enfant, pourquoi mon sang ren- drait-il plus solide l'ouvrage que le sang de tout autre? 1 Voy. le fac-simile n° rt — 9258 — — «Mes douze grands bardes, répondit le roi, m'ont assuré que l'ouvrage ne tiendrait Jérmais si l'on ne trouvait le sang d’un enfant sans père pour le mêler à l'eau et à la chaux. — « Seigneur, dit l'enfant, fais-les venir !. » (Folio 60, verso). Le texte latin correspondant est trop connu pour que je le cite : on peul le lire dans l'édition nouvelle que vient d'en donner San-Marte ?. La troisième chronique, le Brut des Troyens, peuple doi les Bretons, comme les Ârvernes, croyaient descendre , a été traduite d’un texte latin attribué à Cornélius Népos, qui l’aurait lui-même traduit d’un auteur grec nommé Darès, prétendu témoin oculaire de la guerre de Troie. La destruction de cette ville et les combats entre les Grecs et les Troyens sont le sujet de l'ouvrage, et à en juger par les poëmes en diverses langues qu’il inspira au moyen âge, il aurait vivement saisi les imaginations contemporaines. Je ne connais pas d'édition de la version galloise; l'ouvrage latin en doit une à M°° Dacier, et il n’a pas été inutile au révérend Peter Roberts, qui l’a mis en anglais sous le titre de Dares Phry- gius, d'après une copie cambrienne du xv° siècle, provenant de Pabbaye de Basingwerke, sans publier toutefois le texte de son manuscrit. Quant au Brut des princes gallois, il l’a été dans le second vo- lume du Myvyrian, avec le Brut des rois bretons; maïs ce dernier n’a pas été imprimé d'après le manuscrit de la bibliothèque Cotton- nienrie. 5° LE LIVRE ROUGE D’OXFORD Aussi nommé le livre de Hergest, localité d'où il vient, est, après le manuscrit noir de Caermarthen, celui du moyen âge gallois qu'on cite le plus souvent. Aujourd'hui relié magnifiquement en maroquin d'une couleur conforme à son nom, orné de fermoïirs en argent doré, et précieusement conservé dans une cassette, on ! a Arglwyd, hep hi, peth a wnahutti am mabi, pei yscafhrti — Kymysgu, bep ef, y wact ar dwfyr ac ar kaich y geissiaw gan y gweith ssevyll. — Och! Ar-. glwyd, bep h1, Had di vi, ac na lad vy mab. — Pahan, Arglwyd, hep y mab, pa- beth a wnay ym gwaet i peri yr gweilh ssevill mwy no guaet arall. — Vyn deudec pryf veird, hep y brenhyn,.a dywedassassant na ssavei y gweith byth yn y geflit gwaet mab hep dat y sNmysEu a dwfyr ac ar kalch. — Arglwyd, bep y mab, gad ydunt.» (Fol. 60, v°.) { Voy. le fac-simile n° xx). ? P. 91. Halle, 1854. — 259 — le montre comme une des curiosités du collége de Jésus. La com- plaisance des directeurs et du bibliothécaire de cet établissement m'a mis à même d'en prendre connaissance différentes fois et à loisir!. C’est un énorme in-folio de 1442 colonnes. On n’en connaît point la provenance; on sait seulement qu’à la fin du xvn° siècle, il appartenait à la famille, d’origine française, Mansel de Margam, dont un membre, nommé Francis, né en 1588, fut élève, puis principal du collége de Jésus, et dont un autre membre, appelé Louis, le prêta au grammairien Jean Davies, en 1634. Transporté du Glamorgan dans le nord du pays de Galles par ce grammairien , il échut en héritage à Thomas Wilkins, qui en fit don au collége gallois d'Oxford, en 1701. Je tiens pour discutable la date que lui prête M. Henry Coxe. Si Lhuÿd a tort de le dire sans aucune réserve de la fin du xrv° siècle, le docte sous-bibliothécaire de la Bodléienne ne le rajeunit-il pas en disant qu'il est peut-étre du xv° siècle? La vérité me semble entre ces assertions. J'ai lieu de croire que la date de 1318, indiquée à la colonne 516, est celle de la première portion et de la plus an- cienne du manuscrit, et la date de 1454 celle de la plus moderne. En cette dernière année mourait une noble dame galloise, nom- mée Gwladus, et le poëte Lewis Glyn Cothy composait son éloge funèbre en le signant (col. 1409). Chroniques, romans, contes populaires, triades pius ou moins historiques, traités de grammaire, de versification, et nrême de médecine, choix de poëmes de toutes les époques fait dans les ouvrages des bardes les plus célèbres du vi° au xv° siècle, à com- mencer par Taliésin, le Livre rouge embrasse les sujets les plus variés. Je n'ai pas besoin de répéter que tous les textes portent le cachet de la langue galloise du xiv° siècle, même ceux qui appartiennent à la première époque de cette langue, quoiqu’on paraisse les avoir traités avec un grand respect en les reproduisant ; mais les copies placées sous les yeux des scribes avaient probable- ment déja changé d'orthographe. Parmi les textes en prose, je retrouve, en ouvrant le manuscrit, les trois que nous venons d'examiner, c’est-à-dire : les chroniques des Troyens, des anciens Bretons et des Gallois, sous les titres de ! Pour acquitter convenablement ma dette envers les Fellows du Jesus, à qui je dois des remerciments, il faudrait en nommer un grand nombre ; mais je ne puis me dispenser de citer les noms de MM. Dyke et Owen. — 260 — Historia Dares (col. 1); de Brat y Brenhined ou des Rois (col. 31); et de Brut y Tywysogion ou des Princes (col. 230). En avançant, je retrouve même cette dernière histoire sous son nom inexact de Brat des Saxons (col. 999), continuée jusqu’à l'an 1376; et plus loin encore, un Brut des Normands (col. 1012). Utiles déjà, comme lexiques de la langue cambrienne au x siècle, les chroniques de la bibliothèque cottonnienne, con- frontées avec ces copies du xiv°, deviennent des éléments précieux pour l'étude comparative du gallois à deux époques du moyen âge; et, si on les rapproche du manuscrit n° xzr, du collège de Jésus, qui est de la fin du xv° siècle, elles feront voir les nuances diverses de cet idiome à trois époques. Que n'avons-nous les moyens de reculer une aussi intéressante comparaison jusqu'au xn° siècle et au delà? IL faudrait pour cela découvrir le texte en vieille langue bretonne que Geoffroi de Monmouth assure avoir pris pour modèle, ou du moins une copie authentique de la rédac- tion remaniée el rajeunie par Gauthier Calenius, archidiacre d'Ox- ford, qui passe pour avoir apporté l'original de Bretagne en An- sleterre. L'existence de l’un et de l’autre semble si bien attestée par les monuments du moyen âge, qu'on ne peut guère la mettre en doute; j'en rencontre une preuve à joindre au témoignage très - désintéressé de Gaimar le Normand, contemporain de Geoffroi, et c’est le Livre rouge lui-même, c’est le traducteur gal- lois de l’Historia Brilonum, qui me la fournit. L'écrivain latin, après avoir dit, fort à tort sans doute, que les Cambriens de son temps étaient des Bretons dégénérés (degenerati a britannica nobilitate) qui ne s’appelaient plus Bretons, mais Gal- lois (jam non Britones, sed Gualenses), termine ainsi : « Quant à l'histoire de ceux de leurs princes qui depuis lors régnèrent au pays de Galles, je la laisse à écrire à Caradoc de Lancarvan, mon contemporain, comme l’histoire des rois saxons à Guillaume de Malmesbury et à Henri de Hutingdon; mais je les engage à ne point parler des rois bretons, vu qu’ils n’ont pas entre les mains ce livre en langue bretonne que Gauthier, archidiacre d'Oxford, apporta de Bretagne « ilum librum britannici sermonis quem Gual- «terius, Oxonofordiensis archidiaconus, ex Britannia advexit, » el que je viens de prendre la peine de traduire en latin!» ! Historia requm Britannie. Manuscrit du xu° siècle, in-4° vélin, de la biblio- — 261 — L'auteur gallois traduit: « Quant aux rois cambriens qui vécurent depuis ce temps, c’est à GaradQc de Lancarvan, mon contemporain, que je conseille d'écrire leur histoire, comme celle des rois saxons à Guillaume de Malmaison et à Henri de Huntedun; mais j'engage ceux-ci à se taire au sujet des rois bretons, vu qu'ils n'ont pas ce livre breton que Gauthier, archidiacre d'Oxford, fit passer de breton en gallois, lequel est un recueil véridique des histoires des sus- dits princes, fait en leur honneur, et formant l'ouvrage même que j'ai pris soin de mettre en latin !, » Malheureusement, la.version galloise parvenue jusqu'à nous sous le nom de l’archidiacre, loin d’être la plus ancienne par le langage, comme Je lai déjà dit, est, à cet égard, sinon quant au fond, la plus moderne de toutes. On peut en juger en consultant le second volume du Myvyrian, où elle a été imprimée d’après le manuscrit n° x1i1, sur papier, du collége de Jésus; et je ne conçois pas qu'un critique de Ja valeur de San - Marie ait partagé lillusion des éditeurs, qui au- raient rendu un plus grand service à la philologie par l'édition du texte du Livre rouge, promis dans leur préface, mais non publié. Ils ont été mieux inspirés pour le Brat des princes gallois, attribué au moine de Lancarvan; ils l'ont donné d’après l'excellent manus- crit d'Oxford: et les éditeurs des Monamenta historica britannica ont suivi leur exemple, de manière à satisfaire aux exigences d'une saine critique. C’est aussi d’après le Livre rouge que lady Charlotte Guest à publié, sous le titre un peu arbitraire de Mabinogion, les contes populaires des anciens Bretons, accompagnés d’une traduction anglaise élégante et fidèle; et j'ai moi-même traduit, en les com- thèque du collège Corpus Ghristi de Cambridge, où il porte le n° ccxcrr. Cette copie optimæ notæ, que M. A. Pulling, président du collége, a bien voulu me communiquer, s'accorde en général avec l'édition princeps de l'Armoricain Badius Ascensius Judoc, mais pas toujours, avec l'édition d'Heidelberg , faite par le Gallois Commelin en 1587, et réimprimée par San-Marte sans référence aux manuscrits. ! A brenhined y rei a vuant or amser hunnu allan yg Kymry y Garadauc o Lan Garban vy gkytwersur y gorchymynaf 1 eu hyscryvennu, a brenhined y Saeson y Wilim Malmeson ac y Henri Huntedun; yr rei hyuny yd archaf y dewi a brenhined y brytanyeit, ka nyt yttyu gant unt y Ilyfyr brutun hunn yÿr bunn a ymchoeles Guallter archdiagon Rytychen o brytanec yg kymraec; yr hunn yssyd gynulledic yn wir oc eu hystoriaeu vy, yn ecuryded yr rac dywededigyon tywyssogyon bynny; ar y wed honn y prydereis ynlieu y ymchoelut ef yr Hadin. {Voyez le fac-simile n° xx1). MISS. SCIENT. V. (e2 = 909 = parant avec nos poëmes français de la Table-Ronde, ceux qui m'ont paru de nalure à jeter quelque lumière sur les origines de notre poésie chevaleresquel. D’autres romans où c’est, au contraire, Finfluence française qui se fait sentir, et qu'on a traduits en gallois, comme dans toutes les langues de l'Europe, soit du latin, soit du français, n'ont pas encore été extraits du Livre rouge, et ne pourraient l'être que dans un intérêt purement philologique : telle est l'Histoire de Charlemagne, mise en langue cambrienne, de 1270 à 1300, par Madoc, fils de Salomon, d’après le texte latin attribué à l'archevêque Turpin, ou plutôt d’après la rédaction en langue romane (col. 281). Tels sont les Gestes du même Empe- reur, dont le traducteur indique en propres termes des versions latines et romanes, différentes de celle de Turpin {col. 625). Tels encore Beuves ou Boun de Hampton (col. 928); le Roman des Sept Sages (col. 520); l'Image du monde [col. 502); Amis et Amuiles, publié en 1852, par M. Conrad Hoffmann, d’après un manus- crit du xrn° siècle, et par M. Eugène de Certain, d’après un petit poëme latin, composé de 1090 à 1100, qu'il a découvert au Vatican. Plus intéressants pour les Gallois, sans l'être moins pour les phi- tologues, les trois traités, de grammaire, de versification et de mé- decine , que contient le Livre rouge (col. 1117 et suiv.et 928), vont bientôt, dit-on, voir le jour, grâce au zèle de la société cambrienne pour la publication des anciens manuscrits de Galles. Quant aux poésies diverses qu'on y trouve (de la col. 1026 à la col. 1085, et de la col. 1143 à la col. 1442), elles ont été déjà mises en lumière, celles du premier âge et du second, jusqu’au commencement du xv° siècle, par les éditeurs du Myvyrian; celles de la dernière époque, par le Rev. John Jones. Sa publication des œuvres de Lewis Glyn Cothy ne laisse rien à désirer sous le rapport de la correction; j'en voudrais pouvoir dire autant du travail des autres éditeurs, Si, comme ils laffirment, et comme le prétend l’un d'eux, pour son propre compte et pour son recueil particulier des élégies de Lywarch-le-Vieux, ils ont eu entre les mains des copies du Livre rouge, il faut qu'elles aïent été faites avec bien peu de soin, ear elles sont loin de s’accorder toujours avec l'ori- 1 Contes popalaires des anciens Bretons, précédés d’un essai sur l’origine des épopées chevaleresques de la Table-Ronde, 3° édition (sous presse). — 263 — ginal, et j'ai été forcé de recourir au manuscrit d'Oxford pour ion édition des Bardes brelons du vi° siècle. On jugera de la netteté de l'écriture, et du soin que le copiste a mis à transcrire leurs œuvres, par les deux fac-simile que je donne : l’un représente la copie des chants de Lywarcb le Vieux, l'autre, de ceux de Taliésin. Le premier fac-simile correspond aux premiers vers du texte que j'ai essayé de rétablir dans mon édi- lion, avec son caractère primitif, tout en le reproduisant généra- lement en note, avec la physionomie plus moderne que lui prête le Livre rouge; ces vers sont le début du chant de mort de Ghérent de Cornouailles : « Quand Ghérent naquit , les portes du ciel s’ouvrirent! Le Christ accorda tout ce qu’on lui demanda; temps heureux! gloire à la Bretagne ! « Que chacun célèbre le rouge Ghérent, le chef d'armée; et moi aussi, je célèbre Ghérent! » e Devant Ghirent. a envers l'ennemi, j'ai vu Lous les chevaux défaillants dans la bataille ; et, après le cri de guerre, un rude effort! etc. !, » | 1 Pan et anet Gereint, ocd agoret — pyrth nef! Rodei Grist a archet; Pryt mirein Prydein! ogonet! Molet paub y rud Ereint — Argluyd ; Molaf inneu Ereint. Rec Gereint , gelynn dibat, Gueleis y veirch kymrud o gad; À , guedy gaur, garu buyllat. (Voy. le fac-simile n° 1x.) Dans le Livre noir de Caermarthen, l'ordre des strophes est un peu différent; la stance qui est ici la première est placée la dernière, et la seconde manque. Il y a aussi quelques variantes dans les mots et l'orthographe. La troisième strophe est écrite sans permutation de consonnes : Rac Gereint, gelin dihad, Gueleis e meirch crimrut o kad À guyth gaur, garu puyllad. (Fol. 36.) (Voy. le fac-simile n° vi1, et -rapprochez-en Ja seconde stance de 1a troisième du Livre rouge, fac-simile n° 1x). M, 18. — 264 — Voici la traduction des vers de Taliésin, d'après le second fac- simile; je crois qu'ils n'ont jamais été traduits. « C’est grand’ pitié de voir les querelles intestines, les Te et les disputes, quand les hommes tatoués (les Pictes) s’avancent; et les oppositions fâcheuses, et les serments faits sur la loi et adressés à Dieu, évanouis et perdus, des serments -puérils d'en- fants mal nés; et l'angoisse ct la défiance, et la mort qui se dresse! Les Loégriens (les étrangers) arrivent! « Oh! plus de désunion! au bout de la septième des calendes funestes, des guerriers viendront nous délivrer, que tout homme désire; l’affront de la Sainte Montagne}, Gwéned? l’effacera! Les Cambriens sont unis! Leur armée est resplendissante; voici le beau jour de leur délivrance! Que la liqueur coule de la coupe! Le chef qui protége Réghed [Urien] la partage avec gloire ! « La gloire est notre partage! Elle n'a donné l'impulsion ! Cest moi le barde qui chante les souvenirs de Camlann, etc. » Urien 1 Le Snowdon. ? Les hommes du nord de la Cambrie. 3 Mor yu guael guelet Kynnuryf kynniret, Bratheu a brythued, Brithuyr ar gerdet; Ac ordaut galet ; Ac arduy dynghet Ac yr Duu dyuet, : Y dywan gollet, Mab ny mat anet Mabineit dynghet ; Aghenaud, agcret, Anghenuri gywet! Lloegruys ar dywet ! Och! rac anghyffret! Hyt ym pen y seithvet Or kalan kalet, Guir y dau guaret Druyr dyn damunet : Guyn vryn guarthaet Guyned a drydet! Kymry un gyffret! Eu lu a luchet; Coelvein eu guaret! — 265 — était le patron du poëte, et Camlann le champ de bataille où périt Arthur, le grand défenseur de l'indépendance bretonne. Les Annales cambriennes parlent de ce dernier à deux reprises différentes, sous la date de 516 (selon le calcul fort douteux des. éditeurs) et sous celle de 537. La première fois, à l’occasion de sa victoire célèbre du mont Badon : à « En cette année eut lieu la bataille de Badon où Arthur porta la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ trois jours et trois nuits sur ses épaules, et où les Brelons furent vainqueurs !.» La seconde, pour indiquer le lieu où, victime de ces mêmes discordes civiles contre lesquelles s'élève Taliésin, il périt avec son neveu el ennemi Medraut : « En cette année eut lieu l'affaire de Camlann où succombèrent ensemble Arthur et Medraut ?. 6° LE LIVRE DE LANDEVI-BREVI Est un des manuscrits gallois datés. Au fol. 4, on lit cette note en langue cambrienne : « Geoffroi, fils de Lywelyn, fils de Philippe, fils de Talhayarn, de Cantrefmaur, fit copier pour lui ce livre par une main amie. C'était, en ce temps-là, l’homme le plus respectable de Landevi- brevi. Que Dieu soit miséricordieux pour celui de ses proches à qui le livre appartiendra. Amen. Anno Domini 1346. » Il appartenait, au xvir siècle, à Thomas Wilkins, dont j'ai déjà eu occasion de parler. En 1781, il passa entre les mains de Geolf- Guiraut keudaut ket! Guaran ruy Reyget Rann gan ogonet! Gogonet an rann! Am rodes ruyfuan! Am bu bard datkann At gigleu Gamlan. (Col. 1053. Voy. le /uc-Simile n° x.) ! «Anno. [516.] Beilum Badonis in quo Arthur portavit crucem Domini nostri « Jesu Christi tribus diebus et tribus noctibus in humeros suos; et Brittones «“victores fucrunt.» (Fol. 190.) ? «Anno.[537.] Gueith Camlann in quo Arthur et Medraut corrucre. Et mor «talitas in Britannia,» (Ibid. Voy. le fac-simile n° n1.) — 266 — froi Roberts, et successivement dans celles de Richard Thomas, bibliophile, d'Owen Jones, et de William Owen, éditeurs de V'Archaiology of Wales, qui l'offrirent, en 1806, au collége de Jésus d'Oxford. C’est un petit in-quarto très-netiement écrit, sur vélin, contenant cent quarante-deux feuillets. Il porte, dans le catalogue de M. Henri Coxe, qui vient de le décrire, le n° exx. J'en ai vu une autre copie, aussi du xiv° siècle, parmi les manus- crits de sir Robert Vaughan, au chäteau de Rhug. Son importance est du même genre que les divers ouvrages traduits du latin que j'ai examinés jusqu'ici; comme eux, il peut et doit être mis à profit pour la rédaction du dictionnaire et de la grammaire galloise du moyen âge. La date précise qu'il porte en fait un vrai point de repère. - La pièce capitale du manuscrit est une version galloise littérale de l'Elucidarium, attribué à saint Anselme, ouvrage dont j'ai vu, à la bibliothèque Bodléienne, l'original latin et une traduction française très-intéressante de la fin dû xur siècle. L'Élucidaire gal- lois a cent vingt-trois feuillets, et commence au fol. 4° verso. Il traite de doctrines religieuses et morales sous la forme élémen- taire du catéchisme et du dialogue. « Le nom de ce livre, dit le traducteur gallois, est Lucider, c'est- à-dire le Livre de la lumière, parce qu'il re beaucoup d'obs- curités diverses. Les acteurs sont deux personnes, à savoir: un disciple qui interroge et un maitre qui répond. » (Fol. 4° v°). Rapprochée du texte latin et de la traduction française, la version galloise offre la preuve de la fidélité du traducteur cam- brien, témoin ce jugement piquant sur les chevaliers, les mé- nestrels et les laboureurs de son temps : Le disciple : « Que [ pensez-vous] des chevaliers et des guerriers ? Le maitre : « Peu de bien; car c'est de rapines qu'ils vivent, et qu'ils se vêtent.... Le disciple : « Les ménestrels ont-ils lieu d'espérer ? Le maitre : «Ils n'eu ont aucun; car tous ils servent le diable; c'est d'eux qu'il est dit: «Ils ne connaissent pas Dieu; c'est pour «quoi Dieu les méprise, et Dieu se moquera d'eux, car de He «se moque, on se moquera. » Le disciple : «Que pensez-vous de ceux qui labourent la terre? Le maïtre : «Une grande partie d’entre eux seront sauvés, car ils mènent une vie simple, et ils nourrissent le peuple de Dieu de — 267 — leurs sueurs; et il est dit: « Béni soit celui qui vit du travail de ses deux mains !. » Le manuscrit français n° xax de la bibliothèque Bodléienne, venant de celle de sir Francis Douce, rend ainsi le même texte: « Que sens tu des chevalliers ? — « Petit de bien; car de proie vivent et de roberie se vestent.… — « Ont espérance li jugleours ? — « N'en ont point, car toute lour entencion sont ly diables : de ceu est il escript : «Il ne cognoissent Dieu pour ce lez ait il en « despit et s'en gaberait, car li gabaours seront gabbés. » — « Que dys tu des gaingneours? — « Grant partie seront sauf, car simplement vivent, et lou peuple dame Dieu paissent de lour suour, si, comme dit David : « Bien eurez sont qui vivent de la labour delour main » (fol. 5get60). On voit que la concordance est parfaite, et que la version gal- loise est un témoin aussi fidèle de la langue des Cambriens, en 1346, que la version française Pour l'être de notre langue à pa- reille époque. Au fol. 123° du même manuscrit, je trouve un autre texte qui à aussi son prix: c'est l’Oraison Dominicale en latin accom- pagnée de gloses et de commentaires gallois, d’après la méthode de Hughes de Saint-Victor, de Paris, remarque le commentateur : « Pater noster quies in celis: sef yu puyll hynny, (le sens de ces paroles est) yn tat ni yr hunn ysyd yn y nefoed. « Sanctificetur nomen tuum, c'est-à-dire Kadarnahaer dy enu ti. « Adveniat regnum tuum, c’est-à-dire doet dy teyrnas ti, » etc. Enfin, le Livre de Landevi-brevi contient, sous le titre de Saluta- lion de l'ange (rabriel à Marie , une traduction littérale d’une partie du premier chapitre de l'Évangile de saint Luc (fol. 132). * Ydisgybil: Beth am y marchogyon a’r kedeyrnn? Y meistyr: Ychydic o da; kannys o dreis yd ymborthant ac yd ymwiscant..… . Y disgybil: Pa obeith yseyd yr gler? Y meistyr: Nyt ces yr un; kannys oe holl ynni ymaent y gwassanaethu y diaul : am y rei hynuy y diuedir: nyt adnabuant uy Duu; ac urth hynny Duu ae tre- mygaud, a Duu a watuar amdanad unt, kanys a watuaro ef a wetuerir. \ 4 disgybi 1: Beth am lavuruyr y dayar ? Ÿ meistyr: Ran vaur onadunt a iacheir, kannys buched ottau wnant yn vul, a porthi pobyl Duu oc eu chuys, megys y dyuedir : guynn vuyt a vuytao o lavur y duylau. — 268 — 11 y a quelque raison de croire qu’elle est l'œuvre d'un écrivain gallois de mérite nommé Davydd Du, de Hiraddug , qui fleurit de 1310 à 1360; et la version de l’'Elucidarium pourrait aussi lui être attribuée. L'évangile de l’Annonciation se rencontre dans sa tra- duction de l'Office de la sainte Vierge; seulement, comme la copie qui nous est parvenue de cet Office ne date que de 1537, elle ne nous offre pas un texte de la même pureté que celui du Livre de Landevi. Toutefois il est loin de nous être inutile, tout rajeuni qu’il est; car s'il ne représente plus la langue du xiv° siècle, il représente celle de la fin du xv°, et est un document intéressant pour cette époque. J'en dis autant des psaumés et des hymnes que Davydd Du a mis en gallois, et qui sont le psaume 8° du roi David: Domine, Dominus noster. Le 18°: Cœli enarrant gloriam Dei. Le 23°: Domini est terra, Le 62°: Deus meus, ad te de luce vigulo. Le 66°: Deus misereatur nostri. Le 92°: Dominus regnavit, decorem indutus est. Le 94°: Venite exultemus Domino. Le 99°: Jubilate Deo, omnis lerra. Les 109%-111% 149,190", Ad 12941985) 14100 968 1975138; 2929, 131% 182, 139% 1405; 107; 148% 149% #40 le cantique des trois enfants dans la fournaise, celui de Zacharie, celui de la sainte Vierge, celui de Siméon ; le Te Deum; les hymnes: Quem terra, pontus sidera. O gloriosa Domina. Memento, salulis auctor. Ave, maris stella, etc. La plupart de ces morceaux sont heureusement rendus, et tous avec une exactitude qui en rehausse la valeur pour les philo- logues ; ils sauront gré aux éditeurs du Myvyrian d’avoir bravé des préjugés puérils pour les publier (t. I, p. 559): espérons que le Livre de Landevi-brevi le sera également bientôt. 7° LES MYSTÈRES CORNIQUES. Je n'en dirai qu'un mot, car il est temps de finir. La bibliothèque Bodléienne en contient un volume petit in-fol. manuscrit sur Vélin, dont la copie parait dater de 1450, selon M. Henri Coxe et M. John Earle, à l'amitié précieuse desquels j'en dois un fac-simile. — 269 — I porte, dans le catalogue des manuscrits d'Angleterre et d'Ir- lande, fait à Oxford’ en 1697, le n° 2639; voici les pièces qu'il renferme : 1° Un ordinal ou mystère, tiré de la sainte Écriture, intitulé De Origine mundi, commençant par ces vers d’un monologue de Dieu le Père : « Le Père du Giel est mon nom; créateur de toute chose créée, je suis un et trois en vérité, Père et Fils et Esprit: or aujourd'hui je désire que, par l'effet de ma volonté, le monde commence : je parle! que le ciel et la terre soient formés de mon souffle! !, » (Du fol. 1 au fol. 26,). 2° Un mystère intitulé Passio Domini nostri Jesu Christi : les premiers mots sont: Je vous le dis, 6 mes disciples 2, (Fol. 26 et suivants.) 3° Ün autre drame religieux sur la Résurrection. (Du fol. 55 au fol, 75.) Ce manuscrit fut donné à la bibliothèque Bodléienne, en 1615, par un gentilhomme du comté de Wigorn, nommé Jacques Button. Les deux dernières pièces ont été imprimées, avec une traduc- tion anglaise, d’abord par John Keigwin, Cornouaillais instruit, en 1682; puis par Davies Gilbert, en 1826, sous le titre de Mount Calvary, or history of the passion, death and resurreclion of our lord and saviour J. C. Mais le nouvel éditeur n’a pas corrigé, comme : Hic incipit Ordinale de origine mundi. Deus Pater. En Tas an ef ym gylwyr, Formyer pup tra a vytgwrys, Onan ba try on yn gwyr En Tas han Map h’an Spyrys : Ha bethyu me a thesyr Dre ow grath dalleth an beys: Y lavaraf! nef ha tyr Bethens formyys orth ow brys ! (Voy. le fac-simile n° xt.) ? Thy ugh lavara, ow dyskyblion, — 270 — il l'eût pu d'après notre manuscrit, les fautes d'impression sans nombre de la première édition, et toutes deux sont presque en- core plus nuisibles qu'utiles à la science. Heureusement qu'elles ne tarderont pas à être collationnées et soigneusement revues sur l'original par une orientaliste distingué, que les amis des langues celtiques sont heureux de voir prendre place dans leurs rangs, M. Edwyn Norris, membre de la Société asiatique. Il doitmême faire imprimer le manuscrit entier, avec une traduction anglaise et des notes. Sa rare sagacité philologique nous est un sûr garant de la bonne exécution d'un travail impatiemment attendu. Ceux qui parlent encore le dialecte cornouaillais, et ce n'est plus qu'une portion des Bretons de France, y trouveront les derniers chants de leurs compatriotes d'outre-mer, et ne les liront pas sans le sentiment de mélancolie qui s'attache aux adieux d'un frère mourant; ceux pour lesquels la linguistique est une science d'observation y apprendront comment les langues finissent. Déclinant, depuis longtemps déjà, à la fin du xvr siècle, selon le témoignage d’un contemporain; réduite, au xvi, à quelques cantons de l’ouest de l'Angleterre; au xvmi°, à cinq ou six villages, la langue de Cornouailles s'est éteinte presque de nos jours avec une femme âgée de cent ans. Et aujourd'hui, chose assez remarquable, le savant philologue que j'ai nommé plus haut, ne rencontrant personne aux lieux où elle était parlée, pour la lui apprendre et pour le mettre à même de traduire les drames qu'il va publier, s’est adressé aux Bretons du continent. Dans une lettre à M. Garcin de Tassy, membre de l'Institut, son ami et digne confrère, il lui demandait quelques anciens Mystères du genre et sur les sujets qu'il'traite qui sont po- pulaires chez les Cornouaillais d'Armorique, lui disant, avec un souvenir reconnaissant pour le meilleur des grammairiens armo- ricains : « C’est dans la grammaire de le Gonidec que j'ai puisé ma connaissance du cornique. » Ainsi les idiomes celtiques se prêtent mutuellement secours; la langue vivante n'est pas inutile à la langue morte; la disparition de l’une ne peut entraver l'étude de l’autre, et le philologue est sa- _tisfait de pouvoir dire : Uno avulso non deficit alter. NOR CONCLUSION. Cette notice des manuscrits conservés en Angleterre, où l’on peut le mieux étudier la langue des anciens Bretons, doit naturel- lement s'arrêter au moment de la découverte l'imprimerie, Si la presse fut un peu lente à en multiplier les copies, et pas toujours fidèle, comme on en a eu la preuve, elle réparera ses lenteurs et ses inexactitudes. Un choix intelligent fait parmi les textes en vers et en prose que je viens de passer en revue, pris dans les manuscrits esti- mables que j'ai cités, et rangés par ordre de date, inaugurerait bien l'ère qui s'ouvre à la philologie celtique. On y trouverait, pour les vr° et vn° siècles, les poëmes en vieille langue bretonne conservés dans le Juvencas ; Pour le vn° et la première moitié du 1x°, les textes d'Eutychius et d'Ovide, avec les gloses qui les accompagnent; Pour la seconde partie du 1x° siècle, les actes de donation pieuse à la principale église de la Cambrie méridionale; Pour le x° et le xr°, le lexique de cette époque; Pour le xu°, le dictionnaire breton-cornique, le code des lois galloises, tout un recueil de poésies ; Pour le x, les anciennes chroniques historiques ou fabuleuses des Bretons, auxquelles les textes latins correspondants donnent tant de prix; Pour le xrv° siècle, les romans de chevalerie et les versions d'ouvrages pieux ou moraux en vogue à la même époque, si pré- cieux comme lexiques; Enfin, pour le xv° siècle, la traduction littérale en vers gallois des psaumes et des hymnes de l'Office de la sainte Vierge, et les drames corniques tirés des livres saints, sans parler d’autres poëmes de différents temps du moyen âge, ayant des dates certaines et provenant, autant que possible, de copies contempo- raines des auteurs, le tout accompagné de fac-simile propres à faire justifier par la science paléographique les résultats de la philologie. — 272 — Dans une telle publication les mots et les phrases de la langue, à des époques bien déterminées, se montreraient sous leur vrai jour. Enfermés le plus souvent dans le cadre heureusement in- flexible de la mesure et de la rime, ils s’éclaireraient les uns les autres , éclairés fréquemment eux-mêmes par des traductions d'une antiquité respectable, et ne laissant aucun prétexte aux interpré- tations arbitraires. Les lexicographes et les grammairiens auraient là une masse considérable d'exemples variés et choisis, plus à l'épreuve de la critique que les matériaux incomplets, mêlés ou même falsifiés, qu'on s'est un peu hâté d'employer en ces derniers temps; et ils assoiraient enfin sur des bases tout à fait solides les études cel- tiques. Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, etc. HERSART DE LA VILLEMARQUÉ, Membre du comité de la langue, de l’histoire et des arts de la Franco. INDICE. APP FAC-SIMILE DES MANUSCRITS. AU 20N GW ; pop proc pe ce poniem 11 Gm 2 gb ju | 0070271 se ES er Li Eee VUU190b 412$ aout-0G Jui J1@a2 "ut. quo mu Weuupu FOR Y voauvd A N2LOR RD ani AA: A 01 40 HA puP]1q (814 I07'1e u auuerarpog anheoqE) (zçg v /1pep)aosis ,YI np SeauU 4,,] SOP MINJUO9 | IP sasops ae 'sntyo {im LP SIBLUUE) . “HoN en un 1ngonl Weu U0 0 ere/n07 vu Un fig g'euaq uno du un 2hureu Ja2rdiv luvp ouedfiuviiu jenou pour ON 7) proujl tuv.\noiu ueedonrunugru Unvrrur ee eur Unewunpyu MALI € ro unvunaluqu uv loydonfiu | DUT - 7 = 06 y8 67 gr saBed opaque) ep SnIUBAN tipo, : £ ; “aX[ NP U8LUS JUSULUTON fe no TO ,J[[A AP UF € e grdoo Jaures vue) N°IE. Annales Cambrenses terminees en 945, copie du X° siècle. (British Museum n° 3859, fol.190.] LA arixx . an Bel bacon nd. AltThur por CauitC cn LÉ dranrvibnxpi.t116, cheb; æ crib; mnocnb;: inbumcrot fol & bnicronmerancrouffucr: _ àn un S cf colueulle ndle : Qui ere bride. an à an * Lxx x Ê ain an, PE «à Can nd ATT}h UT ame draur ‘correÿ.s inortdlhra( il | | . Sad mit BAS rite 5 Z Lei. Mat dm 215. Set, zmi ein = —! N°IV. Vocabulaire latin breton, copie de la fin du X° siècle ou du commencement du XI°: (Biblioth. Bodléienne, n° 572 fol ee 4 - urélyim 77 NE laubael.1. pue OPOPES ec 5341 Label: re, feculxrra. [prpumu 1: NUATT L: cop apa NA Re ‘1« afEtà foioy dt fo té 1 “dap-ia fe Or F0 | 40e 4: onnpy*en thgulia sas clan Tuus | 1-mMmaf > 1-07 2m 07Th0 br. Louhi | LE beloume incu o ,malléur ee Poe | ACDLELT EU a 3 | | ax ul: na LCUX cul. uOm y area | RCE ou # Chu 1° “ee Li -2/172 füunipl .J. cutrcel An AÉCE* -JU fe buyif Po muluf- dranuna.ce | - Cyim 4 QU MT qu gr at L Cp. 1. une ouaGuX for cpl Hépuo _.. e Byrago's cu: N° Y. Anciennes poésies, copiées au commencement du XIT° sièttes (vers l'an uoë). (Livre noir de Caermarthen, f ol3) | Srchrnsuhn 2 erch Tan Vurlt. Soit uerbin-Senbres Rtnve li ÿpop kiuban. Galwiin. … Sathanaw-gawanon-Svrh … Lonadawon-Oquacdkinr k: Juon pÿlannan. pes 2 Los S RC RCE DES EC 4 TO Anciennes poësies, copie du milieu du XII siècle. (Livrenoir de Caermarthen, fol W duos) dudlÿcapart. du dy pêu du d1hunan:t Adu avril LP vofan (iirislan jfrothers pr AVR ÿp atllufo dique. nÿ baur À ac guidé, | | Q N° VIL. Poëmes du barde Lywarch-hen, copie de la 2° moitie du XI! siècle. (Livrenoir de Caermarthen fol. 36) | Ac gereure gelia Pssftire: guelefte mire) fan (NN CUT. Aovedÿgauraavy al ut Ra geréinr gels dibas-syrelaite inéfrh cam? ok A an$éh gauc gara pires. . ‘ Même manuscrit, fol. 37. 1 A ânes gen dér Ag) pire DA LE TRUTE : Fret Bt W! wi a vit angkpnmull ue edechron corchar. kÿman dulls twmpé en Agwed.eractut mel cb. manb. PIE MB be var Mat}: PAU pibreru gwern e am gamaprie cam gamgld, NS IX: Autre copie des Poëmes.de Lywarch-Hen, faite au XÏV' siecle. (Livre rouge d'Oxford.) Âuet duit peretut 008 ag we ppetb ne : HU UE aatcher ppt uurun poor h a - Doterqabb pou evefnt .arpléyo malat une graut . Pac gureut flymuntat ,gréelerty vetbel bynurè eat : agrécop gate paré by ilat- N° X. Poëmes du Barde Taliésin, copie du XIV° siècle. (Livre rouge d'Oxford, col.1053.) D2 p6 goal décet, kyutt}e kpurutut. balle abepthuer . they argent ACordd6t galet > acacd(y oprahet ac y2oubopls @ poyat pullet + mab y at anet, mél bynalet « anphena6b agecet - angbowier gylet- Tocgyréps wcoylhec cb racarghpftret. bye ppenn yCetbuet -wthalankalée. gl poa( génvit np onmnmet-conranabtarthadt- . NX 6 qüe des Roïs bretons. copie du XI siècle Avshwo bep mn pxth aWnahusc am mAb 1 va p(oaffre. hymySqn y ef j'waer ar om De ac ac halch:y gaffaw San ÿoweub feu. Om àrehwss ep bi 40 Dù vi: ACNAlAD vy mal -Paban arglwpo xp p mab mkib à map pin war 1 per 2 gwen Vif mu . no AWPaer arail. Vyn ue paf vend by y benbyn adivenanr na fave, ÿ gwerh bb jus Jefir awagt mab bep MT paymyfartar 062 acarkalhZrghù hey y mab gd ÿpnur N°xXI. Chronique des Rois bretons, copie du XIV® siècle (Livre rouge d'Oxford. | 2 Ge D | em) ‘| DES L | breuKincdwy Lacton pli ln malwefon acy bent PAT SR bytumy pù archati dede Abreutmed pheytaupet kanypt piyé gautunt yilyGn bacrôn honn 42 bénu à ptnclo leg Péallrer acchDiagou vyt ychèn oviyramec pi Rynwaer y2 boum pffpo gpnnllène pu oc eu byfoipeau 6y yu enry deÙ y? rar DyIE CdcD1g pon ty pÉoypon bytay re y bonn ya7/dore8 Den pyucbôelut cf 1® ÿ 9 | N° IL. fr 2030, fol.f. QUE 5 — 273 — Rapponr adressé, en 1855, à M. le Ministre de l'instruction publique, par M. Bouraw, membre de l'École française d'Athènes, sur la topographie et l'histoire de l'Ile de Lesbos. CHAPITRE J*. TOPOGRAPHIE DE LESBOS. ee MITYLENE. — THERMIES. Lesbos a tout perdu, même son nom. Ce serait s’exposer à n'être pas compris des descendants de Pittacus et d’Alcée, que de donner à leur patrie le nom sous lequel elle était jadis célèbre dans le monde entier; les lettrés du pays savent seuls que leur île s'appelait autrefois Lesbos. Pour les autres habitants, c’est Me- dillu ou Mrrvÿyy, suivant qu'ils parlent turc ou grec. Quelques voyageurs se sont demandé s'ils devaient attribuer aux Grecs, aux Italiens ou aux Turcs ce changement, dont l'époque précise est inconnue. La question est peut-être assez difficile à résoudre, et à coup sûr d'une médiocre importance. La seule chose certaine, c'est que, dans toutes les langues qui se sont parlées, ou qui se parlent encore dans l'ile, le nom de l’antique Mitylène est devenu celui de la contrée, dont elle était jadis la plus importante cité et dont elle est aujourd’hui le chef-lieu politique, administratif et judiciaire. En donnant son nom à l'ile tout entière, Mitylène est devenue pour les habitants Kastro, c’est-à-dire le château, la ville forte par excellence. Cependant il y aurait, je crois, abus de cou- leur locale à vouloir lui enlever le nom de Mételin sous lequel la désignent tous nos géographes modernes. Il est difficile de suivre, sans avoir une carte sous les yeux, le récit d'un voyage détaillé. J'ai cru devoir préférer à celle dont M. Plehn a fait suivre son savant ouvrage, celle que le capitaine Richard Copeland a dressée d’après les ordres de l’amirauté bri- tannique. Celle de M. Plehn est un peu petite, et, de plus, il s’y est glissé quelques erreurs fort excusables à coup sûr chez un écri- vain qui, si je ne me trompe, n’a pas vu le pays par lui-même. Ce sont d'ailleurs de légères taches, qui n’empêchent pas son livre d'être un modèle d’érudition et de critique intelligente. La carte du capitaine Copeland, au contraire, est faite sur une grande échelle. Elle ne laisse rien à désirer pour l'exactitude, et bien MISS. SCIENT. V. 19 — 9274 — qu'elle soit surtout une excellente carte hydrographique, linté- rieur de l'ile a été parfaitement étudié, et je crois que, par l’ad- dition de quelques noms de villages modernes on aura un plan assez complet de l'ile. Mételin est de toutes les villes de l’île celle que les voyageurs visitent toujours la première, parce que c’est le seul point où tour- chent les bateaux à vapeur français et autrichiens. Ce n'est plus l'antique Mitylène avec ses deux ports qui assuraient à la marine lesbienne la domination des mers, à une époque où le pavillon d'Athènes était encore inconnu. Le port du nord est complétement ensablé et celui du midi ne reçoit plus que les navires de com- merce d’un faible tonnage; les bateaux à vapeur sont obligés de mouiller au dehors, et même, lorsque la mer est un peu houleuse, ils doivent passer sans s'arrêter devant cette côte inhospitalière , que les nécessités du voyage les forcent à toujours visiter la nuit. Mételin est une ville d'environ quatre mille maisons, qui ren- ferment de douze à quatorze mille habitants. Les recensements sont chose inconnue à l'Orient ; la population se compte d'une manière approximalive, par le nombre de maisons, que le gou- vernement lui-même ne connaît pas fort bien. Chaque maison est peu habitée, parce que tout habitant turc ou raïa a sa maison particulière, à moins qu'il ne soit dans la plus extrême misère. Quand une fille se marie, son père doit lui donner une maison petite ou grande, suivant sa fortune, ce qui fait qu'il n’y a jamais qu'un ménage sous le même toit. Aussi toutes ces habitations sont petites, et jamais les villes d'Orient n'ont l'aspect grandiose de certaines de nos cités. | Cependant il est juste de reconnaître que Mételin mérite un rang à part parmi les villes de second ordre de l'Orient. La co- quelterie et l'élégance de ses maisons prouvent que les habitants vivent dans l’aisance. L'ile était, en effet, fort riche, il y a quatre ans: mais, dans l'hiver de 1850 à 1851, les oliviers dont elle était couverte ont été gelés, et, depuis lors, les récoltes ont baissé de cent quatre-vingt mille mesures d'huile à une trentaine de mille, et bien des années s'écouleront avant que l’île recouvre sa richesse première. | | | Fidèles aux habitudes de l'Orient, les Mityléniens construisent pour la plupart leurs maisons en bois, bien que de fréquents in- cendies aient dû leur démontrer la supériorité des constructions — 975 — en pierre. On trouve des carrières près de la ville; les habitants savent que des demeures solides ne leur coûteraient pas beaucoup plus cher, mais l'Orient est ennemi des innovations. La ville porte encore les traces d'un incendie terrible qui en a dévoré le tiers; les maisons seront reconstruites en bois, sauf à disparaître de nou- veau, au bout de quelques mois peut-être, car il n’est pas permis de se faire illusion, les incendies seront le fléau de l'Orient tant que les habitants n'auront pas renoncé au système de leurs pères. Dans un pays où Turcs et Grecs ne quittent la cigarette que pour prendre le tchibouk ou le narguilé; dans un pays où les maisons n'ont pas de cheminées, et où l’on est obligé de placer au milieu des chambres, sur des trépieds, des plateaux chargés de charbons allumés; dans un pays dont les habitants sont les plus négligents de la terre pour tout ce qui n’a pas rapport au commerce, on doit bien moins s'étonner du grand nombre des incendies que de l'existence d’une seule maison. Le plan de la ville de Mételin donné par le capitaine Cope- land est exact. Vers le port du nord se trouvent le quartier turc et le Conak ou palais d'Ismaïl-Pacha, gouverneur de lile. Comme dans toutes les villes turques, les fenêtres sont grillées et chaque maison a son jardin. Entre le quartier turc et la citadelle sont placés les cimetières des deux religions, cimetières dans lesquels on a employé une foule de marbres antiques devenus méconnaissa- bles sous la main des ouvriers, qui les ont transformés en co- lonnes funéraires. Cet emplacement semble avoir eu la même destination depuis fort longtemps; car on trouve devant un khani ou café, au pied de la citadelle, des tombeaux génois qui remon- tent à l'époque des Gateluzi, et il n’y a pas longtemps que les autorités turques ont fait enlever des tombes génoises situées de l'autre côté du même port. La citadelle turque s'élève sur l'emplacement de l'ancienne acropole. De nombreux fragments antiques, qui sé remarquent çà et là dans les murs de construction plus moderne, le prouvent jusqu’à la dernière évidence. Mais à défaut d’autres indications, là configuration du terrain ne permettrait pas de conserver le moindre doute à cet égard. Toutes les acropoles antiques étaient placées sur des hauteurs; or cette citadelle domine Mételin. C’est sur ce point, que de tout temps a düû se trouver la forteresse destinée à servir de refuge aux habitants dans les jours de dan- M. 19. — 976 — ger, et à protéger leurs tyrans dans les jours d'émotion populaire: Du côté du nord, les murs de la citadelle sont baignés par les flots de l’ancien port militaire, et c'est un avantage que l’on n’a pas dû dédaigner, car cette proximité rendait le port plus difficile à forcer, et il semble même qu'il dût être impossible à une flotte ennemie, non pas d'y entrer, mais d’y rester exposée de si près aux coups de la forteresse. Aussi l’on ne s’y est trompé à aucune époque. C'est là que de tout temps s’est trouvée la forteresse. Dans une batterie turque qui regarde la mer, on voit les triglyphes d'un temple dorique. Dans un mur qui fait face au sud-ouest, c'est-à-dire à la ville, il y a dix-sept fragments de marbres antiques, qui tous devaient appartenir à l'architrave d’un temple. Ces fragments ont tous quatre-vingt-cinq centimètres de large etsoixante et quinze de haut; ils sont d'une bonne époque. La domination romaine, elle aussi, a laissé ses traces dans cette citadelle. Sur la face occidentale d’une tour, qui a servi jadis de clocher, se trouvent à une certaine hauteur cinq bas-reliefs romains employés en guise de pierres de taille. Deux de ces bas-reliefs représentent des gladiateurs prêts au combat; un troisième reproduit un gladiateur qui plonge son bras dans la gueule d’un tigre. Les deux autres bas-reliefs sont presque effacés, et il est assez difficile d'en distinguer le sujet. Dans une des ruelles de la petite ville turque, placée de nos jours au milieu de la forteresse, on lit sur une maison l'ins- cription suivante, si commune à Mételin : FNAIQTIONT IQIZQTHPI À notre sauveur Cnæus Pompée! Il ne semble pas que les ins- criptions de ce genre doivent être attribuées toutes à la servilité seule des Mityléniens. Une reconnaissance véritable devait atta- cher l’île à des vainqueurs qui l'aimaient et la comblaient de leurs faveurs. Pompée n’a pas sauvé Mitylène, qui de son temps ne courut aucun danger, mais il avait admis dans son intimité le rhéteur Théophane. Par amitié pour lui, il consentit à faire un voyage à Lesbos, après la guerre de Mithridate, et même à y sé- journer quelque temps. Il est à croire que le jeune et riche vain- queur dut laisser dans le pays quelques traces de sa magnificence, car son nom y était révéré presque à l’égal de celui des dieux. Les — 277 — habitants lui offrirent, après Pharsale, un asile contre son vain- queur; et le seul titre de vaincus de Pharsale suffisait à ses lieu- tenants et à ses amis pour obtenir une hospitalité que quelques- uns, comme Marcellus, préféraient à tous les honneurs du sénat. Le moyen âge a laissé aussi ses traces. Dans une des rues se trouve l’écusson des Gateluzi, deux lions couronnés, debout, sou- tenant un bouclier, sur lequel on voit un aigle aussi couronné. Une inscription latine placée très-haut, dans un mur, au-dessus d’une des portes intérieures, nous apprend que la forteresse a été cons- truite, en l’an 1363, par Francesco Gateluzio, qui, en récompense de quelques services, avait obtenu la souveraineté de l’île. Gate- luzio prend dans cette inscription les titres de puissant et magni- fique, auxquels il n'avait sans doute pas droit, mais qu'il cher- cha à justifier de son mieux, en s’agrandissant, autant qu'il le put, aux dépens de ses bienfaiteurs, par la conquête d'Imbros, de Thasos et de Ténédos. Je ne puis reproduire ici cette inscription, parce que je l'ai vue et non pas copiée. Elle était placée trop haut pour qu'il me fût possible de la déchiffrer. Plus heureux que moi, M. Newton, vice-consul d'Angleterre, a pu saisir les différents caractères, et il compte la faire entrer dans un ouvrage qu’il prépare sur les ins- criptions de Lesbos. Il est fort probable qu'a son arrivée dans sa principauté, l’aven- turier génois n'aura pas voulu laisser les remparts de sa capitale dans l’état de délabrement où se trouvaient en général les for- teresses byzantines à cette époque. Gateluzio était parti pour lO- rient sans autre fortune que son épée; c’est par l'épée qu'il espé- rait continuer une carrière si bien commencée : son premier soin dut donc être d'organiser son petit état pour la guerre. I fallait, avant tout, protéger sa capitale, et contre une agression possible des empereurs byzantins, et contre les incursions toujours immi- nentes des pirates de toutes races qui sillonnaient la mer; car le nouveau duc de Lesbos ne comptait pas leur laisser le monopole du pillage. Quel que soit du reste le motif qui l'ait porté à recons- truire la forteresse, il faut lui rendre cette justice, qu'il nous a lé- gué un monument qui n’est pas sans intérêt. Un siècle après la mort du fondateur, Mahomet II, déjà maître de Constantinople, était arrêté, pendant près de deux mois, au pied des remparts de Mitylène. pr Cette citadelle ne serait pas de nos jours une défense sérieuse contre une attaque du dehors. Quelques frégates auraient bientôt rasé ces murs élevés, beaucoup trop exposés au feu de l'artillerie. Les Turcs ne semblent pas se faire grande illusion à cet égard. Mais ce n’est point l'ennemi du déhors qu'ils redoutent à Mételin, une révolte de la population grecque serait bien plus à craindre; or la citadelle domine complétement la ville, et en quelques mi- nutes son arlillerie aurait détruit toutes les maisons. Bien que les Grecs se moquent de cette forteresse, et prétendent que le seul recul de ses canons suffirait pour la faire écrouler, si jamais le binbachi ou chef de bataillon gouverneur était réduit à en. faire usage, néanmoins jamais ils n’ont osé en faire l'expérience, même au temps de la guerre de l'indépendance hellénique. L'enceinte de la citadelle offre les assemblages les plus bizarres: des colonnes grecques encastrées dans le mur d’un harem turc, un triglyphe dorique à côté d’un canon vénitien, la croix byzan- tine égarée sur les murs d’une mosquée, le nom de Pompée au-dessous d’un verset du koran, et au milieu de tout cela une population turque, pauvre et en haillons, mais à l’air fier et dominateur; car le plus misérable des descendants d'Othman a le sentiment de sa supériorité sur les raïas les plus riches, et pour éviter de se mêler avec les Grecs, une grande partie de la popu- lation musulmane s’est transportée dans l’intérieur du château, où elle a fondé une sorte de petite ville, qu’elle habite seule, et où elle n’est pas troublée par les infidèles; car il faut une per- mission du pacha pour entrer dans l’intérieur de la citadelle, et les voyageurs ne l’obtiennent que sur la demande de leurs consuls. Fort peu d’entre les raïas de Mételin ont pu y pénétrer, ce qui ne contribue pas peu à entretenir dans le peuple certaines opi- nions erronées sur l'inaccessible forteresse. Je ne citerai que celle qui place le tombeau de Sapho dans la mosquée, où il n y a ce- pendant pas trace de sépulture. Au pied de l’acropole se trouve le port du nord. Les barques seules peuvent y entrer maintenant; jadis il pouvait contenir des flottes entiéres : c'était le plus considérable des deux ports de Mitylène. Bien que Thucydide, Xénophon, Diodore de Sicile, gardent le silence à cet égard, sans doute pour ne pas parler de choses trop connues de leur temps, il ne nous est pas permis de conserver de doutes. Strabon dit (livre XIE, chapitre nr) : Eyes d’ — 279 — MuruAÿyy liuévas do, @v à vôTios nActoTds Tppet nai v vauci mevry- uovTra, d dè Bôpaos péyas nai Babds, ydpart ouxemagôueros. Sans suivre M. Plehn dans ses ingénieux efforts pour trouver une interpré- tation toujours incertaine à un texte évidemment altéré, on peut affirmer que le port du nord était le plus considérable, puisque Strabon lui donne les épithètes de grand et de profond, par op- position à celui du midi. Un autre texte d’Aristote doit nous con- firmer dans cette opinion; il dit en parlant du vent : ÉvoyAst de rdv MeruXyvaior Xiuéva, péioTa dè rdv Mahdevro, « il tourmente le port de Mitylène, surtout le port Maléen. » Ce nom de port Maléen vient évidemment, comme le dit Plehn, de la proximité du temple d'Apollon; mais comme le critique allemand ne sait où placer ce temple, il ne sait aussi auquel des deux ports donner ce nom. J'expliquerai, quand je serai arrivé à ce quartier de la ville, que ce nom ne peut appartenir qu’à celui du sud, parce que le temple d’Apollon se trouve dans les environs. Ainsi nous avons deux textes anciens qui nous prouvent que le port du nord avait sur celui du midi l'avantage de la grandeur, de la profondeur et de la sûreté. Comment douter que les Mityléniens lui aient donné la préférence? À défaut de tout renseignement ancien, les restes de construc- tions qui subsistent encore aujourd'hui devraient lever tous nos scrupules. Il ne reste dans le port du midi, que les deux bases des phares actuels, encore sont-elles d'une époque fort contes- table, Dans le port du nord, au contraire, nous voyons se dé- velopper, sur une étendue d’environ deux cents mètres, la digue désignée dans le plan de M. Plehn sous le nom d’Agger. Cette digue est fort remarquable et dans un état parfait de conservation, bien qu’elle soit négligée depuis une foule de siècles. Élevée à la belle époque des constructions grecques , elle se compose d'un mur en pierres de taille énormes, régulièrement taillées, superposées sans ciment. Ce mur a une épaisseur uniforme de 2,09. Puis viennent un second mur de pierres irrégulières, petites et mêlées de terre, de 4,40 d'épaisseur; enfin, un autre mur en pierres de taille, du même caractère que le premier, mais d’une épaisseur de 1,20 seulement; ce qui donne pour toute la digue 7°,69 d'épais- seur, dont 3",29 en pierres de taille. Cette digue fait face à la côte d’Asie et devait servir à briser les vagues qui venaient de l’est. Mais quand le vent du nord régnait — 280 — dans ces parages, qu'il visite si souvent, le port n'aurait présenté aucune sûreté, si une seconde digue ne l’avait aussi fermé de ce côté. Bien que M. Plehn ne l'indique pas, il n’est pas moins vrai que les restes de cette seconde digue existent encore: je les ai vus, parcourus et mesurés moi-même comme les précédents. Cette digue a plus souffert que la première des insultes du temps, ce qui la rend plus difficile à examiner de près. Celle qui regarde l'Asie dépasse encore le niveau de la mer d'environ bo centimètres; celle-ci au contraire est tout à fait à fleur d’eau; tout ce qui dépassait a été emporté successivement. Cette digue a 8,50 d'épaisseur. On distingue très-bien le revêtement en pierres de taille à l’intérieur et à l'extérieur du port, ainsi que le mur en pierres plus petites et mêlées de terre; mais l’état de conserva- tion n’est pas tel que l’on puisse, comme dans la digue qui re- garde l’est, donner la mesure précise de chacune des trois parties. Bien que cette digue soit de construction grecque, je la crois postérieure à la première et d’une époque inférieure au point de vue de l’art. Il n’est pas permis de s’y tromper. D'abord il est fort probable que si les deux digues avaient été construites en même temps, on leur aurait donné la même épaisseur, tandis qu'il y a près d’un mètre de différence. À cela on pourrait répondre que les ingénieurs ont peut-être mesuré la force de résistance de chaque digue sur la force probable qu’elle aurait à combattre, et par le fait c’est la moins épaisse qui a le mieux résisté. La différence, d’ailleurs, entre les deux digues n’est pas telle qu’elle püt faire un effet disgracieux. Mais s’il n’y a pas une très-grande différence dans la construclion générale, il y a au moins, dans la digue du nord, quelques dispositions particulières qui, si elles sont bonnes, auraient été prises nécessairement pour la digue de l'est. En effet, de distance en distance, on a pratiqué dans la je- tée des petits canaux de 1 mêtre 50 centimètres de large, avec revêtement en pierres de taille sur toute leur longueur; même dans la partie où le mur était en pierres plus petites; ces canaux étaient sans doute destinés à diminuer le choc des vagues, en leur permettant d’entrer en partie. Ces grandes constructions qui, depuis deux mille ans et plus, ont bravé tous les efforts de la mer, indiquent l'importance que les Mityléniens attachaient à ce port. Il n’est guère probable qu'ils aient fait les mêmes dépenses pour le port du midi, qui était — 281 — moitié moins grand, comme l'indique la carte de Mitylène du ca- pitaine Copeland, que nous devons, surtout ici, prendre pour guide de préférence à Plehn. Plehn, en effet, dans son plan de la ville, est tombé dans de singulières erreurs. La manière la plus courte et la plus claire de les relever est de renvoyer, comme je le fais, à la carte du capitaine Copeland, qui est exacte de tout point. Nous pouvons penser que, pour les Mityléniens, le port du midi n'était guère que d’une importance accessoire, bien qu'il soit le seul fréquenté aujourd'hui. D'abord il est fort petit, puis il était moins sûr, comme nous l'avons vu. Mais il complétait admira- blement le premier, parce qu'il lui était relié par un canal, ce qui donnait à Mitylène ce singulier avantage, que par ses deux ports exposés, l’un au nord, l’autre au midi, les vaisseaux pou- vaient sortir avec les vents les plus opposés. Le premier acte du drame qui se dénoua par la bataille des Arginuses, le dernier triomphe des armes athéniennes, sert en- core à nous prouver que le port du nord était le port principal et le port militaire. La vingt-sixième année de la guerre du Péloponnèse, l'amiral spartiate Callicratidas venait de s'emparer de Méthymne, et même d'honorer sa victoire par sa modération à l'égard des vaincus, en prononçant ces belles paroles que, tant qu'il aurait le comman- dement, aucun Grec ne serait réduit en esclavage. Il apprit que l'Athénien Conon s'était imprudemment engagé dans le canal qui sépare Lesbos de l'Asie. Aussitôt il s'élance à sa poursuite avec cent soixante et dix voiles. Conon, presque cerné entre la flotte lacédémonienne et la côte d'Asie, ne pouvait songer à regagner Samos. Il paya d’audace et, faisant force de rames, il traversa la flotte ennemie pour se réfugier dans le port de Mitylène. Il n'y parvint qu’au prix des plus grands sacrifices, après avoir perdu trente vaisseaux à la côte; leurs équipages se sauvèrent à grand peine. Il est évident, bien que Xénophon ne croie pas nécessaire de s'expliquer à ce sujet, qu’il ne peut, dans son récit, être ques- tion que du port du nord. On conçoit, en effet, que, favorisé par un vent du nord, Conon ait tenté de percer à tout prix la ligne lacédémonienne, parce que le même vent, qui l’aidait à la percer, le portait dans le port; mais on ne peut pas admettre qu'il ail pu essayer de doubler devant une flotte ennemie le promontoire formé par la ville, qu'il ait attaqué cette flotte si supérieure en — 282 — nombre, dans le désordre d’un changement de front, et surtout mous ne devons pas admettre que s’il l'a essayé, inspiré par l'audace du désespoir, il ait pu y réussir. Xénophon, si précis en fait de détails militaires, ne nous aurait pas laissé ignorer ces circons- tances. Dans la partie du port contiguë à la citadelle, dans l'endroit que les pêcheurs nomment oxéla, se trouve un amas confus de restes antiques, qui, en général, paraissent avoir appartenu à une nécropole. Mais, comme tous les fragments qui se rencontrent à Mételin, ils sont tellement mutilés, qu'ils ont perdu toute valeur comme objet d'art. Peut-il en être autrement dans un pays où l'on voit les bateaux amarrés à des tronçons de colonnes ioniques, et les sarcophages de marbre transformés en auges ou en mortiers ? La carte du capitaine Copeland montre combien nous devons nous séparer de Plehn pour le port du nord. Il n'était pas, à beaucoup près, aussi bien fermé par la nature qu'on nous le représente, Du côté du nord, la côte ne fait qu'une courbe légère; il s’en faut de beaucoup qu’elle avance dans la mer jusqu’à la hauteur de la digue indiquée par M. Plehn. C’est pour remédier à cet inconvénient que les Mityléniens ont été obligés d'élever cette seconde digue, dont Plehn ne tient aucun compte. Elle arrive précisement à la hauteur que Plehn donne pour celle du rivage: Si, dans ma reproduction de la carte de Copeland, je marque, entre la digue qui est au pied de la citadelle et le rivage, un cer- tain intervalle, ce n’est pas que je croie qu’il a existé dans l’anti- quité, mais c'est pour constater l'état présent des ruines. L'entrée du port a dû être de tout temps, comme aujourd’hui, entre les deux digues. On va du port du nord à celui du midi par une rue garnie de boutiques turques et grecques, connue dans la ville sous le nom de bazar: c’est le centre du petit commerce de détail. Cette rue occupe suivant toute apparence, mais cependant sans qu'aucun indice matériel le prouve, la place de l’ancien canal. Mais il est probable que, pour relier les deux ports, on aura percé ce petit isthme dans sa partie la plus étroite. Bien que cette rue ne soit pas fort longue, on s'en ferait une idée étrange si l’on acceptait, sans contrôle, la carte de Plehn. En effet, dans cette carte, la pres- qu’ile où se trouvait l’acropole a, dans sa plus grande longueur, une étendue au moins dix fois plus grande que la largeur de — 283 — l'isthme; il n’en est rien cependant; le développement de la col- line de l’acropole n’est pas même le double de celui de l'isthme. IL est vrai que, dans bien des cas, on ne peut pas affirmer d’une manière absolue que la configuration du terrain et le dessin des côtes n'ait pas changé considérablement depuis les temps anciens, et ce serait s’exposer à d’étranges erreurs que de croire la géogra- phie ancienne toujours et de tout point semblable à la géographie moderne. C’est ainsi que, de nos jours, une plaine de deux kilo- mètres s’est substituée aux Thermopyles : la mer avance ou recule souvent. Mais on ne saurait admettre qu'il y ait eu à Mitylène le moindre changement; il est facile de le prouver de deux façons, d’abord par lobservation exacte des lieux tels qu'ils sont en ce moment, puis par des textes anciens. IL est incontestable que, du côté du port septentrional, la ville s’est toujours étendue aussi loin qu'aujourd'hui, puisque, sur le bord même de la mer, nous trouvons les restes d’une nécropole antique. D'ailleurs, rien dans la-nature du sol n'indique un ter- rain de formation nouvelle. La certitude n’est pas aussi grande pour le côté méridional, parce qu’on ne découvre pas sur le rivage même de restes antiques. Cela tient peut-être à ce qu'il est bordé de maisons; et du reste, même dans les villes les plus splendides, on ne peut espérer trouver, après plus de deux mille ans, que les traces des temples et des édifices publics. Toutes les maisons par- ticulières ont dù disparaitre. Il n’y a pas, d’ailleurs, bien loin du bord de la mer à la demeure de l'archevêque grec, dans la cour de laquelle se trouvent un certain nombre de dalles fort bien conservées. Ces dalles ont dù appartenir à un grand édifice. Elles sont encore à la place qu'elles occupaient dans l'antiquité. Le temps les a respectées, et ce ne sont point là des débris transportés comme ont pu l'être les nombreux tronçons de colonnes, dont sont jonchées les rues de Mételin. Plehn, pour se convaincre que le canal avait une longueur beaucoup plus grande que celle qu'il lui assigne, n'avait qu'à tenir compte d’un texte qu'il cite lui-même, dans son premier cha- pitre. Ilôlus éori Aédéou Merudoy peydAm nai xahÿ: dielnnlat yàp edpimois, dmeicpsodoys Tÿs Oaldoons nai xsudoumTa yeQüpouis Éeoloÿ xai Aeuxoù Aifou* vopuoets où mou» dp4v, 4] à vioov. Comment sup- poser que les Mityléniens aient élevé plusieurs ponts, comme le dit formellement Longus, sur un canal qui, d'après les dimen- — 281 — sions de Plehn, n'aurait eu que soixante ou soixante et dix mètres de longueur. Au midi de l’acropole, sur le bord de la mer, se trouvait proba- blement le théâtre. C'est du moins ce que donne à penser la dis- position du terrain, où les Turcs n'ont pas permis de bâtir, sans doute pour que leur artillerie battit le rivage sans obstacle. Il y a là un amphithéätre trop régulier pour que la main de l'homme n’y soit pas pour quelque chose. Mais aucune inscription, aucun fragment même mutilé ne peut servir d'indice; on est réduit à de simples conjectures. Cependant Mételin possède encore un très- beau siége d'honneur qui, évidemment, se trouvait au théâtre : c'est le fauteuil de marbre de Potamon, fils de Lesbonax. Le fa- vori de Tibère devait naturellement, dans sa patrie, avoir la pré- sidence des jeux, ainsi que l'indique l'inscription copiée par tous les voyageurs. Mais ce fauteuil de proèdre se trouve depuis long- temps dans la cour dè l’archevêché, et personne, à Mételin, ne sait dans quel endroit il a été découvert. On peut seulement affirmer qu'il n’est pas de nos jours à la place qu’il occupait ancien- nement. Il est très-probable qu'un archevêque l'aura fait trans- porter dans sa demeure, pour le mettre à l'abri de tout accident; soit qu'il ait été découvert sous les empereurs byzantins, soit qu’on ne l'ait retrouvé que sous la domination turque, il ne pouvait avoir un asile plus respecté; car, pour les Turcs, les demeures du clergé grec sont presque aussi inviolables que leurs mosquées. À l’autre extrémité de la ville, près du port du midi et non loin des ruines d’un aqueduc romain indiqué dans la carte de Co- peland, sont situées des ruines qui sont probablement celles du grand temple d’Apollon. Sur l'emplacement jadis consacré au dieu de la médecine s'élève maintenant une église dédiée à Âyros Oepa- mios, saint Guérisseur; le nom est assez singulier et assez rare pour qu'il nous soit permis de n’y voir qu’une transformation du nom d’Apollon. Presque partout, dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, les temples du polythéisme ont été changés en églises chrétiennes, à mesure que les populations se convertissaient; il est assez probable que les Mityléniens auront suivi en cela l'exemple de tout l'empire romain, et que le temple d’Apollon aura été surinonté de la croix. Or, de nombreuses inscriptions prouvent qu’à Lesbos Diane et Apollon étaient honorés, surtout comme dieux de la médecine; ce que nous devons sans doute attri- — 285 — buer au voisinage des eaux thermales, qui attiraient dans l’île un grand nombre d'étrangers. Habitués à aller demander la santé dans ce temple, les nouveaux chrétiens qui tous, peut-être, ne se ren- daient pas un compte bien exact de la différence qu'il y avait entre leur ancienne et leur nouvelle religion, se sont fait une sorte d’Apollon chrétien, Àyos @ecparios, conciliant ainsi avec leur foi nouvelle leurs habitudes locales et les traditions de leurs pères. Des fragments anciens en trèsgrand nombre viennent à l'appui de cette conjecture. La courde l’église moderne et les cours des maïi- sons environnantes sont pleines de débris qui attestent l'existence d’un temple considérable : tronçons de colonnes, chapiteaux, lar- miers, dalles, tout se trouve en quantité, mais tout semble avoir été mutilé à plaisir. Les seules pièces encore intactes sont celles qui se sont trouvées assez petites pour entrer comme matériaux dans les constructions modernes; ce sont malheureusement les plus insignifiantes, et si leur accumulation sur le même point prouve l'existence d’un temple considérable, rien ne nous per- mettrait de préciser le nom de la divinité à laquelle il était con- sacré, si, sous une transformation facile à reconnaître, ce nom ne s'était pas perpétué dans le pays. Plusieurs de ces fûts de colonnes ont cinquante-huit centimètres de diamètre; mais les uns sont couchés dans la cour de l’église, les autres sont enchàssés dans de misérables murs de clôture, de sorte qu'il est impossible de reconnaître la place qu'ils ont occu- pée anciennement. Un seul chapiteau corinthien se trouve dans un état de conservation parfait, il appartient à la meilleure époque de l’art grec; sa largeur, au sommet, est de quatre-vingt-trois cen- timètres. Faut-il espérer désormais que les habitants de Mételin ne per- mettront plus ces profanations? À coup sûr, les plus éclairés d’entre eux en gémissent et voudraient pouvoir les empêcher : ils ont même fait quelques efforts qui seront couronnés de succès s'ils persévèrent, et s'ils sont bien dirigés. En 1853, M. Murray-Granville, attaché à l'ambassade anglaise de Constantinople, et délégué pour gérer le consulat de Mételin en l'absence de M. Newton, a eu l’heureuse idée d'engager les principaux habitants à fonder un musée des- tiné à recevoir toutes les antiquités que des fouilles feraient dé- couvrir. Le musée existe, malheureusement les fouilles ne se font pas. On s’est borné à transporter dans une salle de la maison où — 286 — se trouve la principale école, les fragments antiques les plus fa- ciles à déplacer. Il y a sans doute parmi ces fragments, choisis un peu au hasard, quelques morceaux précieux, entre autres une tête d’athlète qui appartient à la bonne époque; mais ce n’est encore rien en comparaison des richesses qu'il pourrait posséder. C'est à cinquante pas du musée que se voit l’église d'Âyros Oepa- mios. Dans cette cour et dans les jardins qui l’environnent, il suf- firait presque de gratter le sol pour en faire sortir les vivants témoi- gnages de l'antique splendeur de Lesbos. Bien que ce soient surtout les souvenirs de la Grèce que lon doit rechercher à Lesbos, il faut aussi rendre hommage aux Ro- mains, qui n'ont rien négligé pour embellir leur conquête, pour y rendre la vie commode et facile. Pour l’embellir, ils ont eu peu à'faire, ils ont dû en général se borner à conserver ce qui existait avant eux; cependant on trouve quelques traces de l'époque romaine; mais ces débris de monuments d’un art élégant encore, quoique inférieur, n’ont pas été plus respectés par le temps et par les hommes. C’est ainsi que, dans une maison brülée qui donne sur le port du midi, on trouve un magnifique marbre romain employé comme dessus de porte etsoutenu par deux colonnes by- zantines, bizarre assemblage qui prouve que le goût n’est pas héré- ditaire, même dans les régions les plus favorisées. Comme dans toute l'étendue de leur empire, les Romains se sont signalés à Lesbos par la construction d'immenses aqueducs; mais c’est surtout au dehors de Mételin que nous rouveroRs en ce genre des restes remarquables et bien conservés. Ant de quitter l’ancienne Mitylène, il est impossible de ne pas protester contre le jugement que Vitruve porte sur son.climat. Ou il s’est considérablement amélioré, ou Vitruve en a parlé d’après des renseignements inexacts. Mételin a, de nos jours, la réputa- tion mérilée, je crois, d'être la ville la plus saine du Levant, si bien que cet hiver même les médecins militaires anglais et fran- çais attachés à l’armée d'Orient ont eu simultanément la pensée d'y établir un hôpital pour les blessés et les convalescents. Toutes les informations nécessaires ont été prises, et, si ce projet reste sans exécution , ce sera faute de bâtiments assez grands pour loger les malades, et non parce que l'on aura à faire quelques objec- tions contre le climat; aussi n'est-ce pas sans étonnément qu'on Hit dans Vitruve, livre E, chapitre vr : ER" « Quare vitandum videtur hoc vitium et animadvertendum ne « fiat, quod in multis civitatibus usu solet evenire, quemadmodum «in insula Lesbo oppidum Mitylene magnificenter est ædificatum “et eleganter, sed positum non prudenter. In qua civitate auster «cum flat, bomines ægrotant, cum coro tussiunt, cum septentrio «restituuntur in sanitatem, sed in angiportis et plateis non pos- «sunt consistere propter vehementiam frigoris. » Certes le tableau n'est pas flatté! Cependant, sans vouloir con- tester la véracité de Vitruve, on ne peut s'empêcher de voir avec quelque étonnement qu'une ville aussi malsaine soit devenue une des villes de plaisir de l'empire romain, une des résidences favo- rites de tous les grands personnages, qui, fatigués de Rome, ou tombés en défaveur, promenaient dans le monde entier leur opu- lence et leur ennui. Sans parler de Marcellus et d’Agrippa, qui y firent un séjour dont le souvenir est encore gravé sur le marbre; sans parler d'Agrippine, femme de Germanicus, qui, au témoi- gnage de Tacite (Annales, Il, chap. v), choisit Mitylène pour y faire ses couches, pendant son voyage en Orient, on peut invoquer cette foule d’autels, de colonnes et de marbres de toute espèce qui relient Mételin à Thermies. Ce sont là d’irrécusables témoignages de la piété des anciens, qui venaient chercher la santé dans cet heureux climat. Mitylène et ses environs devaient être, dans l'antiquité, et sur- tout sous la domination romaine, une ville d'eaux. Les sources thermales qui se trouvent à l'extrémité du golfe d'Hiéra et celles de la Scala de Thermies attiraient une foule de malades. Mais il est probable que dans l'antiquité, comme de nos jours, il ne suffi- sait pas que les médecins eussent constaté la présence d’une source minérale pour attirer la foule, il fallait encore qu’un ciel déli- cieux , une température agréable pussent retenir ceux qui venaient y chercher la guérison. Quelquefois on a pu contester l'efficacité de telles ou telles eaux en renom, jamais on n’a contesté le charme du climat et son heureuse influence sur des malades qui ont plus souvent besoin de repos moral et d'exercice physique que de trai- tement médical. * D'ailleurs, pourquoi supposer un changement dans le climat, quand nous n’en avons aucun à remarquer dans tous les pays environnants? Athènes, Constantinople, Smyrne, sont toujours dans les mêmes conditions que dans l'antiquité; pourquoi ne — 288 — pas croire que Mitylène a toujours été comme nous le dit Cicé- ron : « Urbs et natura et situ et descriptione ædificiorum inprimis «nobilis?» Pourquoi douter que sa campagne n'ait toujours été telle qu'il nous le dit: « Agri jucundi et fertiles?» Quand par une belle matinée de mars on parcourt l’espace qui sépare Mételin de la Scala de Thermies, quand on voit ces riantes campagnes et ces forêts d’oliviers inondées des rayons d’un soleil éclatant, l'imagination reconstruit sans peine les élégantes villas, les chapelles, les temples et les colonnes qui ornaient jadis ces rivages d'où s'est effacée toute empreinte du travail de l’homme, mais qui n’en ont pas moins gardé une beauté fière et molle tout à la fois. Aux portes de Mételin, à trois ou quatre cents mètres seule- ment au-dessus du port du nord, se trouve, dans une petitegorge, un reste d’aqueduc romain qui n’a pas longtemps à subsister. La moitié d’un arceau brave encore les injures du temps, mais elle menace ruine, et la chute d’une seule pierre fera bientôt tout écrouler. En face, sur le rivage même de la mer, étaient placés plusieurs tombeaux génois ; l'autorité turque les a fait enlever il y a peu d'années pour s'approprier les trésors qu'elle espérait y trou- ver. C’est ainsi que disparaissent peu à peu les traces laissées sur cette terre privilégiée par les différentes races qui l'ont possédée tour à tour. Non loin de là, dans un coude formé par la route, s'élève une fontaine turque, dans un de ces sites pittoresques que les Turcs savent toujours si bien choisir pour y placer les fontaines dont leurs routes sont ornées: une fontaine n’est pas seulement une source d’eau pour un Turc, c'est un lieu de repos pour le voya- geur fatigué; il est rare qu’elle ne soit pas entourée d'arbres, à l'ombre desquels on jouit d'une vue délicieuse. L'idée de l’hos- pitalité grave, mais cordiale, de l'Orient se mêle toujours à l’érec- tion d’une fontaine, et il semble que chacun tienne à mettre de l'élégance et de la coquetterie dans son hospitalité. Rien n’a été épargné pour celle-ci: le mur d’où jaillit l’eau et le petit réservoir qui la reçoit sont faits avec les dalles d’une antique chapelle dont les fondations et le mur d'enceinte sont encore visibles tout au- près. Il est pérmis de croire que ce petit temple était consacré à Diane; car à quelques pas de là se trouve un fragment d'autel avec cette inscription : — 289 — MET A AHAP TEMIZ OEPMI A Bientôt on voit sur la gauche s'élever en amphithéâtre le vil- lage de Moréa. On y arrive, après un détour d’un quart d'heure environ, par un sentier qui court au milieu d'un bois d’oliviers. Certes, les maisons de campagne dont ce bois est parsemé n’ont ni la richesse ni la splendeur de celles qui jadis occupaient la même place; mais on ne saurait nier qu’elles n’aient aussi une certaine élégance rustique. Il est triste de dire qu’elles portent _toutes le nom belliqueux de Hipyos, tour, et elles ont toutes, en effet la forme d’une tour carrée, espèce de forteresse destinée à repousser les pirates qui ont désolé ces parages jusqu’au temps de l'indépendance grecque. Ces précautions sont devenues à peu près inutiles depuis que la vapeur à permis aux avisos des marines militaires de faire à la piraterie une guerre qui l'a peu à peu anéantie. | Bien que toutes ces petites maisons peintes en rouge soient en bois comme presque toutes les maisons de l’île, elles sont loin d’avoir la misérable apparence de tant de maisons de l'Orient. Elles sont en général entretenues au dedans et au dehors avec une propreté qui indique l’aisance et même la richesse. Moréa est un village de trois cents maisons où les Turcs et les Grecs se trouvent confondus; cependant la population grecque est de beaucoup la plus considérable. Comme tous les villages de lile, Moréa a son église et son école pour les jeunes enfants de la race vaincue. On ne saurait dire que l'instruction y soit poussée fort loin, mais enfin presque tous apprennent à lire, à écrire et à compter. Partout on enseigne les éléments de l’arithmétique, cette science si chère aux Grecs; sur les murs de l'école se déroulent quelques cartes de géographie; mais je dois dire que lés nome breuses conversations que j'ai eues à ce sujet avec les habitants de l'ile me portent à croire que cette branche de l’enseignement pourrait être cultivée avec plus de soin, sans que les professeurs eussent à encourir le reproche de viser au superflu. Dans toutes ces écoles, on fait un mélange bizarre du système français des écoles mutuelles et de la surveillance orientale. Pen- MISS. SCIENT,. V. 20 — 290 — dant que les bambins étudient leur leçon, un petit garçon un peu plus âgé (il n’a pas en général douze ans) se promène fière- ment au milieu de la salle, un bâton à la main. Ce bâton est à la fois le signe de son autorité et l'instrument avec lequel il la fait sentir. Chacun des enfants placés sous sa surveillanee doit étudier tout haut, pour prouver que son attention ne faiblit pas. Comme chacun tient à se faire remarquer au milieu de tout ce bruit, pour bien prouver au vigilant Argus qu’il prend sa part du con- cert, les voix s'élèvent peu à peu, et, au bout de quelque temps, les jeunes écoliers font un tapage qui ferait bondir d'indignation un de nos maïtres d'étude, si soigneux d’obtenir un silence ab- solu. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà. À cinq cents mètres environ de Moréa, sur la gauche, du côté du golfe d'Hiéra, s'élèvent, au fond d’une riante vallée plantée d'o- liviers, les restes majestueux d’un aqueduc romain dont Pokoke donne le dessin dans son ouvrage. Vu du village même de Mo- réa, cet aqueduc fait l'effet d’un immense arc de triomphe, et peu de ruines se trouvent dans une position aussi heureuse. Au mi- lieu de cette vallée, à la fois gracieuse et sévère, ces arceaux im- menses, encore intacts pour la plus grande partie, semblent un vivant témoignage de la grandeur du passé, une sorte de défi jeté au temps par la puissance romaine. Les piles des différents arceaux sont de grandeur inégale, sui- vant qu'elles sont placées sur un terrain plus ou moins élevé. Celles qui sont sur le flanc des deux collines ont un peu souffert; mais les cinq qui se trouvent au milieu de la vallée, sur un sol uni, sont dans un état de conservation parfait. Elles sont au nombre de cinq, et forment quaire grands arceaux. Chacune de ces piles a à sa base À mètres 20 centimètres sur 2 mètres 35 centimètres. Bien qu'aucun écrivain de l’antiquité ne nous donne de ren- seignements sur ce grand travail, nous pouvons supposer, comme semble lindiquer la construction, que cet aqueduc a été élevé dans le premier sièele de l'ère chrétienne, ee de la plus grande prospérité de Lesbos. De Moréa on va rejoindre la route, ou plutôt le mauvais sen- tier qui conduit à la scala de Thermies, et bientôt on aperçoit sur sa droite un beau fût de colonne dorique, et un fragment d’ar- chitrave fort bien conservé. Tout auprès, sur le bord de la mer, on voit la trace d’un temple considérable. Les murs sont tom- — 291 — bés; l'œil ne peut plus suivre que l'enceinte; il est probable que ce temple était consacré à Diane. En vue de ces ruines est le village de Bañfla ou Paphla, entière- ment habité par des Grecs. L’aga ou maire turc, et les khavas ou gendarmes chargés de la police sont les seuls habitants qui ap- partiennent à la race conquérante. Une tradition locale veut que ce village doive son nom à Pamphila, contemporaine et émule de Sapho. Il n'y a dans cette supposition rien qui choque la vraisemblance; mais comme il serait impossible d'apporter la moindre preuve à l'appui, il est, je crois, prudent de constater le fait sans le garantir. Ce pourrait bien être tout simplement une supposition fondée sur l’analogie des noms; encore cette ana- logie peut-elle sembler un peu vague. On arrive peu après à la scala de Thermies. Ce nom de scala, qui signifie échelle ou port, se donne, dans le pays, à toute réu- nion de khanis ou cafés situés sur le bord de la mer, pour servir d'abri aux habitants d’un village voisin, quand ils viennent em- barquer leurs marchandises ou en recevoir; ainsi la scala de Thermies est à proprement parler le port de Thermies. Comme il est impossible que le port d’un village de cent trente maisons soit quelque chose de fort considérable, cette scala se compose d’un khani grec et d’un khani turc d'assez médiocre apparence; il n’y a à proprement parler ni port ni rade sûre en cet endroit: les plus petits caïques peuvent seuls y aborder. Mais si cette scala ne présente au point de vue moderne qu’un fort médiocre intérêt, il n’en est pas de même au point de vue des études sur l'antiquité. En effet, entre ces deux khanis et l'établis- sement d'eaux thermales encore fréquenté de nos jours, se trouve un champ entouré de murs, quoique assez mal cultivé. Ce champ forme un carré d'environ 150 mètres de long sur 100 de large. Tout cet espace est littéralement encombré de débris de marbres antiques. Il semble qu’ils aient gêné le propriétaire, car il les a rangés, pour la plus grande partie, le long du mur de clôture; quelques-uns même, et ils paraissent des plus beaux, ont été em- ployés à sa construction. Les richesses qui sont exposées aux re- gards ne sont pas, au dire des habitants, les seules que renferme ce champ, et, pour ma part, je suis tout disposé à les croire. Ils prétendent qu'on n’a qu’à remuer la terre en cet endroit pour y trouver des fragments de colonnes et de sarcophages.Mais personne M. D à JE — 2992 — : jusqu'ici n’a voulu faire de fouilles considérables; le hasard seul a fait découvrir ce que l’on voit maintenant, et il n’est pas pro: bable que l'on y fasse de longtemps des fouilles sérieuses. Les ha- bitants du pays, tout en ayant Pair, quand ils se trouvent en contact avec des étrangers, d’attacher le plus grand prix aux monuments de la gloire de leurs pères, sont au fond extrêmement indifférents pour les richesses de ce genre, et ne veulent faire aucune dépense qu'ils considèrent comme inutile. Quant aux étrangers, il ne se- rait ni sans difficulté, ni peut-être même sans danger pour eux, d'entreprendre des travaux considérables. La direction de fouilles pareilles demanderait beaucoup d'argent, de soins et de peines, parce qu'il faudrait, d’après l'opinion des Européens qui habitent Mételin, tenir la nuit, près des travaux, un nombre assez grand de gardiens pour empêcher les indigènes de venir commettre des dégâts qui rendissent les fouilles inutiles. La race grecque cst une race pratiqué et marchande avant tout. Jamais on ne fera com- prendre à un Grec qu'un homme puisse quitter son pays pour aller dans une île lointaine voir de vieux marbres sans autre mo- bile que la curiosité et l'amour de la science. Pour le paysan mitylénien, une idée de richesses mystérieuses s'attache à toutes les ruines depuis que les étrangers viennent visiter son pays avec tant d'intérêt. Partout où il y a des fragments antiques, le paysan affirme d’un air convaincu qu'on sait, à n’en pas douter, qu'il y a un trésor caché. Or il est incontestable que, s'ils voyaient un étranger commencer des fouilles considérables, ils le regarde- raient comme un voleur qui vient déterrer ce trésor. | Du reste, si les fragments déjà déterrés doivent nous faire re- gretter ceux qui sont enfouis, ils suffisent pour nous donner une idée de l'importance de Sépuy dans l'antiquité. Dans l’intérieur même du champ se trouvent vingt blocs de marbre de quatre- vingt-six cenlimètres de hauteur, sur quatre-vingts centimètres de largeur. Ces blocs servaient autrefois de soubassement à des colonnes dont on voit encore la trace parfaitement marquée sur le marbre. Le milieu sur lequel posait la colonne est encore très- blanc, tandis que les ‘angles, qui étaient exposés aux feux du soleil, ont la teinte dorée des marbres du Parthénon. On trouve encore, sans compter deux petits sarcophages brisés et des chapiteaux mutilés, trois colonnes couchées sur le sol : la première a deux mètres soixante-huit centimètres de longueur, ‘ — 293 — sur trente-deux centimètres de diamètre; la seconde, deux mètres soixante-dix-huit centimètres de longueur, sur trente-cinq centi- mètres de diamètre; enfin, la troisième, un mètre quatre-vingts centimètres de longueur sur trente-cinq centimètres de diamètre. Aucune de ces trois colonnes n’est cannelée ; toutes trois sont de simples fragments. À l'angle nord-ouest de ce mur, il y a deux fontaines turques qui ont été presque entièrement construites avec des marbres antiques. Il est facile de comprendre que la commodité, bien plus que le désir de mettre en œuvre ces précieux éléments, a décidé à les employer. IL ne semble pas qu’on se soit rendu compte de la valeur de ces marbres, car l’une de ces fontaines contient une assez curieuse inscription renversée. Je la reproduis en la replaçant comme elle devrait l'être. | OAAMOZ OEONZOTHPA[TH]ENOAIOZMAPKON ATPINNANTONE[YE]JPTETANKAIKTIET AN. « Le peuple au Dieu sauveur de la ville; à Marcus Agrippa, son bienfaiteur et son fondateur.» Devons-nous voir dans cette inscription une adulation banale ou l'expression de la reconnaissance? C'est ce qu’il est difficile de décider. Agrippa se rendait en Syrie, dont il venait d’être nommé gouverneur, lorsqu'il reçut à Lesbos sa nomination de gouverneur de Rome, place qui venait d’être créée pour lui; il n'est donc pas probable qu'il ait fait à Lesbos un fort long séjour. Cependant il est à croire qu'il l'aura signalé par quelque bienfait qui puisse expliquer ces épithètes pompeuses de sauveur et de fondateur. Le temps des adulations hyperboliques n'était pas en- core arrivé, Agrippa était un homme d'esprit, et ce n'eût pas.été lui faire sa cour que de lui décerner des titres dérisoires. Ne se- rait-il pas permis de penser que, pendant son séjour à Lesbos, Agrippa promit aux habitant l'éréction de cet immense aqueduc qui portait les eaux du pied de lOlympe à Mitylène? Les ruines de cet aqueduc semblent remonter à cette époque, et c'est une façon assez naturelle d'expliquer ces noms pompeux donnés au second personnage de l'empire. À côté de cette fontaine se trouve l'établissement des eaux thermales : les fragments de colonne et les inscriptions qui sont — 29% — dans les environs, prouvent que cette source était connue et uti- lisée dès l'antiquité. Deux füts de colonnes doriques forment même encore la porte de la salle de bains, qui, par son obscurité et son extrême simplicité, prouve qu'elle est de construction mo- derne. Ces bains sont encore fréquentés par les habitants de Pile, et même par ceux de la côte d'Asie, si rapprochée en cet endroit, que la mer ne paraît qu'un grand fleuve. Le gouvernement turc y envoie même dans certains cas les militaires à ses frais, et j'y ai vu deux blessés de Silistrie. Mais quelle différence entre l’état présent et la splendeur des temps passés! Presque toutes les nombreuses inscriptions qui se trouvent à Oépun sont de l’époque romaine. Elles ont été déjà copiées et pu- bliées. Leur date semble prouver que cet établissement n'arriva à sa plus grande prospérité qu'après la conquête; c'est ce qui explique que, malgré les traces nombreuses de temples et offrandes de toute espèce, on ne trouve aucune trace de fortification, comme dans les villes d’origine plus ancienne. Ici, ni murailles, ni acro- pole, rien qui sente la guerre. On voit que @épun s'est développée dans un moment où la forte protection de Rome rendait inutile toute espèce de défense. Les seules fortifications dont on aper- çoive les traces dans les environs sont les restes d'un petit château génois, monument d’un âge beaucoup moins paisible, où Lesbos, partageant le sort de tout l'empire byzantin, dont elle était ce- pendant presque détachée, tremblait de voir à chaque instant ses rivages envahis par l'ennemi du dehors, ou tout au moïns pillés par les pirates. Dans le village même de @épyuy, situé à trois quarts d'heure de l'établissement des bains, on lit dans le mur de la mosquée l'ins- criplion suivante : APXINITAAOANAEIA APTEMIAIOEPMIAEYAKOQ De Thermies on retourne à Mételin en deux heures et demie, par un sentier qui longe la mer, et sans an un seul instant de vue la côte d'Asie. — 295 — CHAPITRE IL HIÉRA. — TIAREÆ. Deux routes conduisent de Mételin à la réunion de villages en- core connue sous le nom de Hiéra. La plus longue des deux tourne le golfe de ce nom, passe par Aya-Sou, longe l'Olympe et se rabat sur Hiéra. L'autre passe par Loutra, traverse le golfe et arrive directement : la première demande dix heures, la seconde quatre heures seulement. Quand on veut passer par Aya-Sou, on sort de Mételin par une route turque qui se dirige vers le nord-ouest. Cette route, pavée pendant plus d’une lieue, suffirait pour donner une idée médiocre des ingénieurs ottomans, car ils sont parvenus avec beaucoup de soin à faire une route plus fatigante pour les chevaux qu’un simple champ labouré, tant il faut que ces animaux prennent de soin pour éviter d'engager leurs pieds dans les interstices qui séparent ces pierres pointues. Du reste, il y a un assez grand nombre d'années que, pour remédier sans doute à cet inconvénient, le gouvernement ne s'occupe plus absolument des routes, ce qui fait que, dans une île aussi riche, il n’y a que de mauvais sentiers : les voitures y sont inconnues; tout se porte à dos de mulet. Au bout d'une heure, on parvient au sommet de la petite chaîne de montagnes qui sépare Mételin du golfe d’'Hiéra, et l’on jouit alors du plus majestueux spectacle qu’il soit donné à l’homme de contempler, celui de la mer et des montagnes. Devant soi, à l'extrémité de l'horizon on a l’'Olympe, avec sa cime semblable à une coupole byzantine : sur le premier plan, à gauche, le golfe ou le port d'Hiéra, si vaste qu’il pourrait, disent les Turcs, con- tenir toutes les marines du monde; à droite, une plaine d’une incroyable fertilité, encaissée entre la mer et les montagnes. Au pied de la montagne sur laquelle on se trouve, est une source d'eau thermale aujourd’hui exploitée; il est fort probable qu'elle l’a été de même dans l'antiquité, puisque Lesbos était alors en des mains plus actives et plus intelligentes; mais on ne ren- contre dans les environs ni inscriptions ni ruines antiques qui nous le prouvent. Quand on a dépassé ces bains situés tout à fait sur le bord de la mer, on traverse une plaine riche et verdoyante . — 296 — qui produit en abondance l’olive, et, chose assez rare en ce pays, le maïs et le blé. L’olivier, le cyprès, le figuier ne sont pas les seuls arbres qui croissent sur ce sol fertile. À la végétation élé- gante, mais un peu grêle et un peu sèche de l'Orient, se mêlent le luxe plus vigoureux de la végétation occidentale, des chà- taigniers, des chênes, des peupliers à la forme gracieuse et élancée. Les Turcs se sont emparés de cette plaine, et les villages qui s’y trouvent renferment une population presque exclusivement mu- sulmane. Cependant, malgré le beauté du pays et sa fertilité, les familles qui sy sont établies n’Y ont pas prospéré. Le climat est malsain dans cette plaine, et une grande partie des habitants doi- vent l’abandonner l'été pour ne pas succomber aux fièvres. Quand on a traversé la plaine et qu'on commence à perdre de vue les minarets de Tcheramia et des autres villages, on s'engage dans une vallée des plus pittoresques. Le sentier court sur la mon- tagne au milieu de grands oliviers. Dans le fond de la vallée et sur les flancs de la montagne qui est en face, on ne voit que des châtaigniers en prodigieuse quantité, des peupliers et des vignes. Ce qui donne un caractère tout particulier à cette vallée, et en général à l’île de Lesbos, ce qui l'empêche de ressembler à toutes les autres contrées de l'Orient, c'est que partout on sent la main de l’homme, partout on voit la trace d’un travail incessant, d’une lutte continuelle contre la nature. Sans doute cette culture n’est pas savante, et les procédés employés pour faire prospérer les oli- viers feraient sourire un membre de l'institut agronomique; mais l'effet n'en est pas moins heureux. Partout où la montagne offrait un peu de terre végétale, on a planté un olivier, et pour empé- cher la terre d’être emportée par des pluies torrentielles, chaque olivier est entouré d’un petit mur. Quand on redescend la montagne que l’on vient de gravir, on voit à ses pieds Aya-Sou, gros bourg d’un millier de maisons, où il n’y a de Turcs que l'aga et ses khavas. Aya-Sou est un bourg effroyablement laid , les rues sont étroites et sales, leur pente est très- roide; mais la position est ravissante et tout au moins fort singu- lière : le bourg est au fond d’une vallée en forme d’entonnoir; ïl semble que l’on soit séparé du reste de la terre. Devant vous l'Olympe se dresse à pic; de tous les autres côtés, des montagnes assez élevées, quoique plus petites, boisées et cultivées jusqu’à — 297 — leurs sommets. Dans le fond de la vallée, un gros ruisseau roule sur un lit rempli de pierres, avec un bruit assez semblable à celui des torrents des Alpes. Saxosas inter decurrunt flumina valles. Ce bourg ou plutôt cette ville, la plus considérable de l’île apres Mételin, ne renferme aucun reste de monuments antiques. On peut la regarder comme de fondation moderne, à moins toutefois qu'on ne veuille attribuer à quelque tradition ancienne oubliée de nos jours l'étrange affluence qu'attire tous les ans dans son église la fête de l’Assomption. Non-seulement les fidèles de Mételin, mais encore ceux de la côte d'Asie s'y donnent rendez-vous le 19 août. Cette église est assez remarquable pour une église de campagne bâtie au xrv° siècle, en pleine décadence byzantine. Elle est plus élégante et surtout plus riche qu'on ne devrait s’y attendre, mais les dons lui viennent de loin; ce n'est point pour les Grecs une église ordinaire, mais bien une sorte de métropole, quoiqu’elle n'ait point d’archevêque comme Mételin ou Achérona. La réputa- tion de la sainte Vierge ou Havayéx d'Aya-Sou est tellement établie, qu'on lui accorde la puissance de faire des miracles. Les malades incurables vont passer quarante jours et quarante nuits dans cette église, dans un endroit d’où ils ne perdent pas de vue le portrait de la Vierge, et ils s’en retournent tous guéris, au dire des habitants. J'ai vu de mes yeux trois malheureux étendus sur des grabats dans l’église; ils attendaient avec confiance le quaran- tième jour, qui devait leur rendre la santé. Les Génois, à l'époque de leur domination dans l'ile, n'avaient pas dédaigné de construire un château fort, sur une colline escarpée, tout auprès d’Aya-Sou, soit pour tenir les habitants dans l'obéissance, soit pour s’y enfermer au besoin en cas d'attaque du dehors. La position qu'ils avaient choisie était très-forte, et l’on voit encore des restes considérables que les habitants ne manquent pas de faire visiter à tout voyageur qui demande s’il y a dans les envi- rons des ruines de monuments anciens. Ils n’ont pas encore tout à fait renoncé à l'espoir d'y trouver les trésors de leurs anciens maitres. D’Aya-Sou à Hiéra on suit une route très-accidentée, au milieu des montagnes; mais on ne rencontre ni ruines antiques, ni — 298 — villages modernes. Le terrain est aussi cultivé qu'il puisse l'être, mais il est en général stérile, comme celui de toutes les mon- tagnes, et il est facile de concevoir que la population ne se soit en aucun temps portée de ce côté, quand elle pouvait trouver tout près des plaines riches et fertiles. On ne retrouve le mouve- ment et la vie qu'aux approches du golfe de Hiéra. La seconde route qui conduit de Mételin à Hiéra traverse, jus- qu'au village de Loutro, l’immense jardin d’oliviers, de figuiers et d’arbres de toutes espèces que l'on aperçoit de Mételin. Elle laisse sur sa gauche l’ancien promontoire Malée, où l’on n’aperçoit plus de traces du grand temple d’Apollon Maléen dont parle Thucy- dide (livre IT), et où les Mityléniens allaient tous les ans célé- brer une fête en grande pompe; ce qui faillit causer la ruine de leur ville pendant la guerre du Péloponnèse, les Athéniens ayant formé le projet, lors de leur révolte, de les surprendre pendant la fête. De Loutro, on va prendre un bac qui traverse le golfe dans un endroit où il est encore très-étroit. Avec un bon vent, on passe en cinq minutes sur la rive opposée; on débarque au village de Pé- rama, dont le nom indique assez la destination, et au bout d’une heure on arrive à Hiéra, après avoir traversé une des plus riches plaines de cette île si fertile. Skopélos, Misagrio, Papado, Plakado, Palaiokipo et Pérama forment ce que l’on nomme Hiéra: Les cinq premiers de ces villages sont presque contigus, et Pérama n’en est en quelque sorte qu’une annexe habitée seulement l'été. Pour tous ces villages, où la population turque se trouve mélée à la population grecque, il n'y a qu'un seul aga, qui, avec quelques khavas, suffit au main- tien de l'ordre, à la police et à la perception desimpôts. Cette con- centration de pouvoir, cette unité administrative ne sont nulle- ment dans les habitudes du gouvernement turc, et l'on ne comprend pas au premier abord pourquoi le pacha de Mételin ne nomme qu'un seul aga pour six villages qui présentent un total de douze cents maisons, quand il en nomme dans des villages beaucoup plus petits que le moins grand des six. N’est-il pas rai- sonnable d'expliquer cette dérogation aux usages de l’'administra- tion turque, par une tradition locale qui fait considérer ces diffé- rents villages comme faisant partie d’un même tout, comme ne formant qu’une seule ville? À l'appui de cette opinion, on peut — 299 — alléguer le nom même de Hiéra. Comment comprendre que six villages pris ensemble portent un nom aussi différent de tous leurs noms particuliers? 11 y aurait là une sorte de mystère diffi- cile à éclaircir, si nous n’admettons pas que le nom de l'antique cité de Hiéra s'est perpétué, même après la chute de ses murailles. Ce serait une erreur de croire, comme on pourrait le faire d'après la carte de Copeland, où le port de Hiéra est appelé du nom de Portiero ou Olivieri, que les villages ont pris le nom du port. C’est tout au contraire le port qui, suivant l'usage, a pris le nom des villages situés sur ses bords. La ressemblance des deux mots Iero et Olivieri en italien pourrait faire croire que l’un n'est que le diminutif de l’autre, et que ce port a pris le nom de port Olivieri, à cause du grand nombre d’oliviers qui croissent sur ses bords. Mais la langue italienne n'est point celle que l’on parle à Mételin ; la langue prédominante dans l'ile est la langue grecque. Or, dans le grec moderne, le nom des oliviers n’a aucun rapport avec celui d'Olivieri. Les lettrés les nomment ÉAardôerdpa, les paysans, confondant le fruit et l'arbre qui le porte, les nomment Éafas. Il y a bien loin de là à Port Olivieri. Le vrai nom du port, c'est-à-dire celui sous lequel il est connu dans le pays, est KéÂxos Ts lépas. L’antiquité ne nous a laissé aucun renseignement ni sur la situation, ni sur l'importance de Hiéra. Strabon ne parle pas de cette ville, et Pline se borne à nous dire qu’elle n'existe plus de son temps : Ët Agamede obüt et Hiera. Aucun des voyageurs qui ont visité l’île dans les temps modernes ne s’est occupé de recher- cher ses ruines. Dapper n'en parle pas, Tournefort n’a visité que Mételin et Pétra, le comte de Choiseul-Goufher que Mételin même. M. de Prokesch n’a pas traversé cette partie de l'ile, il est allé en ligne directe de Mételin à Achérona. De tous les écrivains qui se sont occupés de Lesbos, Plehn est le seul qui se soit demandé où il devait placer l’ancienne Hiéra. Bien qu'il n'ait pas vu le pays et qu'il n’ait pas pu fouiller les ruines qui existent encore, il n'hésite pas à placer cette ville sur le terrain qui porte son nom. Il ne prend pas la peine de déve- lopper son opinion, il l'indique en passant. Je crois devoir l’adop- ter, en citant mes preuves à l'appui. Plehn a seulement le tort de placer dans sa carte Hiéra un peu trop au nord du golfe, presque à l'endroit où dans la carte de Copeland se trouve le village x — 300 — d'Hippi-Scala. C'est plus au sud, entre Misagrio et Papado, que, suivant toute probabilité, était située la ville ancienne, à peu près au centre des villages auxquels elle a laissé son nom. À moitié chemin de Misagrio à Papado, sur une colline qui s élève en amphithéâtre et que l’on peut regarder comme le premier contre-fort de l'Olympe, dans un lieu nommé Méyve, se trouve un ruisseau qu'on a pris soin d'encaisser à sa source. On a employé pour cela des blocs de marbre qui ont servi à d'anciens édifices fort considérables. À l'endroit même d’où la source jaillit de terre il y a un bloc avec larmiers d’un mètre de long. Parmi les autres blocs, tous de marbre bleu très-régulièrement travaillé, plusieurs ont un mètre cinquante centimètres de PM sur trente-huit centimètres d'épaisseur. À vingt pas à gauche de cette source, on trouve une dalle an- tique de un mètre soixante centimètres de long sur un mètre vingt centimètres de large. À deux cents pas à gauche de la source, on voit un bloc de marbre gris sculpté avec soin. Il a un mètre cinquante centimètres de long sur soixante et dix centimètres de haut; et est dans un petit mur destiné à protéger des oliviers. Tout près de ce dernier bloc se trouvent d’autres fragments de marbre gris également sculptés ; ils appartenaient, je pense, à la même construction. Quelques-uns de ces fragments sont épars sur le sol, mais la plus grande partie est employée à soutenir des oliviers. Sans compter les restes insignifiants, il n’y a pas moins de trente fragments considérables, pour la plupart sculptés: ceux qui ne le sont pas servaient évidemment de dalles. IL s'en faut de beaucoup que l’on puisse regarder indistincte- ment tous ces fragments comme des restes de l'antique Hiéra. Ceux de marbre bleu sont seuls d’une incontestable antiquité. On y découvre un travail déjà fini, un art sobre, encore un peu rude, mais ferme, précis, déjà sûr de lui-même. Les blocs gris au con- traire, lraités avec plus de recherche peut-être, sont d’une exécu- tion tourmentée qui annonce la décadence byzantine. À quatre cents pas en avant, en descendant la colline, on ren- contre encore un nombre assez considérable de blocs, qui présen- tent les mêmes caractères, les uns de marbre bleu et anciens, les autres de marbre gris et plus modernes. Nous sommes autorisés à supposer qu'ils appartenaient aux mêmes édifices que les précé- — 301 — dents, bien qu'au pied de la colline nous les trouvions réunis, tandis que ceux du sommet sont à quelque distance les uns des autres. Il est probable que les pluies auront occasionné des ébou- léments dans les ruines des deux édifices, qu’elles les auront en- traînées dans la même direction, et que la main de l’homme aura achevé de les réunir pour les utiliser, car une quinzaine environ de ces blocs sont employés à border un vivier. Le plus grand de tous ces blocs, probablement une dalle antique, en marbre bleu, aun mètre quatre-vingts centimètres de long, sur soixante centi- mètres de large. Non loin de ce vivier, dans un petit ravin formé par un torrent qui n'a d'eau que l'hiver, se trouve encore un sarcophage ancien. Ces ruines, peu considérables sans doute, suffisent cependant pour démontrer lexistence d’un temple ancien, dont les propor- tions dépassaient à coup sûr celles d'une simple chapelle. Je ne crois pas qu'il y ait témérité à conclure de lexistence du temple à celle d'une ville, surtout quand le nom de la ville s’est perpétué sur l'emplacement qu'occupent encore les ruines du temple. L’acropole, dont on ne voit plus les traces, devait, suivant toute apparence, s'élever sur une colline escarpée où les Génois ont bâti une forteresse, dont on aperçoit encore quelques restes in- formes : la position semble indiquée par la nature. Le fort génois domine et commande la plaine, et les mêmes considérations qui ont poussé plus tard les conquérants italiens à fonder en ce lieu un poste militaire, ont dû engager les premiers habitants d’'Hiéra à en faire leur lieu de refuge; car cette ville, déjà détruite et presque oubliée du temps de Pline, a dû être fondée à une époque où les considérations militaires passaient avant iout, quand il s'agissait de créer un nouveau centre de population. Ce fut beaucoup plus’ tard, et à une époque de mœurs plus douces, que l’on fit entrer en ligne de compte les intérêts du commerce et l'agrément de la vie. Si foie qu'ait été la position d'Hiéra, il ne paraît pas qu'elle ait pu mêttre ses habitants à l'abri des atiaques de leurs voisins, parmi lesquels les Mityléniens étaient sans doute les plus redoutables et les plus acharnés. Mitylène n'aura pas voulu souffrir qu'une cité rivale s’élevät presque en vue de ses murs, et lui disputät, grâce à son excellent port, la suprématie maritime dans ces parages. Mais nous sommes sur ce point réduits à des conjectures : Hiéra — 302 — a eu le sort des faibles. Elle a été écrasée par ses voisins après des luttes longues et glorieuses peut-être, mais l'histoire a dédaigné de les enregistrer. Il en est de même de la plupart des villes dont nous ne trou-. vons aujourd'hui que les ruines dans l’ancienne Lesbos. Presque toutes ont dû être détruites par la guerre. Les mêmes passions qui mettaient les armes à la main aux cités plus grandes de la Grèce continentale, ont poussé les unes contre les autres les petites cités de Lesbos. L’ambition, les haines de race, les que- relles de l'aristocratie et de la démocratie ont eu d’aussi funestes effets sur ce théâtre restreint que dans le Péloponnèse et la Grèce du nord. Mais les Lesbiens ont épuisé leur énergie dans des luttes obscures, tandis que l'importance des querelles et surtout l’élo- quence des historiens ont assuré l'immortalité aux moindres capi- taines des guerres médiques, des guerres de Messénie et du Pélo- ponnèse. Pline se borne à dire que Hiéra n'existe plus, mais il ne nous dit pas que l’on ignore où elle était. Il est même possible que tout en n’existant plus comme ville elle eût encore quelques habitants, ce qui nous expliquerait qu’elle ait pu se relever au moyen âge, puisque nous y trouvons une église byzantine et un château génois. Comment la nouvelle ville at-elle péri? C’est ce que nous ignorons encore. Comment les six villages qui existent de nos ‘jours ont-ils pris la place d’une cité plus considérable? C'est ce qu'il est impossible de découvrir, soit dans l’histoire, soit dans les traditions locales. Dans les environs de Misagrio, peu au-dessus des ruines que je viens de décrire, un jeune ingénieur français, M. Jourdan, exploite avec talent une mine d’antimoine, qui appartient au gou- verneur de l'île, Ismaïl-Pacha. M. Jourdan croit, en outre, avoir découvert, à deux heures de sa résidence, une mine de cuivre. Pour aller de Hiéra au village de Potamos, il faut trois heures. La route est, dans toute sa longueur, pittoresque et accidentée ; mais il est bien des endroits où elle ne mérite guère le nom de route, ni même de sentier. Tantôt elle passe sur le sommet de collines assez élevées, tantôt elle s'enfonce dans des gorges d’où lon n’aperçoit plus que le ciel; mais dès qu’on gravit la colline que l’on a devant soi, on voit se dérouler un immense horizon : sur la gauche, le canal qui sépare Lesbos de l'Asie; et plus loin, — 303 — Aiïvali, Dickili, qui s'élèvent sur les ruines des villes de l'antique lonie; en face, le golfe de Smyrne, Chio et le rocher d'Ipsara. Potamos est un village de neuf cents maisons, toutes grecques, situé sur le bord de la mer, et encaissé dans une vallée fort étroite, que traverse un torrent. Ce village est de fondation toute récente; les habitants, il ÿ a dix ans à peine, résidaient à Plumari, un des ‘plus gros bourgs de toute l'ile; mais un violent incendie, qui détruisit presque toutes les maisons, les décida à se transporter sur le bord de la mer. Mais le feu semble les poursuivre, comme il les poursuivra tant qu’ils ne renonceront pas à leurs construc- tions en bois. L'année dernière, les deux cents plus belles maisons du village ont été la proie des flammes, et, comme si ce n’était pas assez de l'incendie, le torrent qui passe au milieu du village a, pendant l'hiver, emporté dans un débordement celles des mai- sons qu'on avait commencé à rebâtir. Comme tous les villages grecs, Potamos a pour chef un aga turc, mais, à dire le vrai, le pouvoir est entre les mains d’une sorte de conseil municipal grec, dont l’aga ne fait qu'exécuter les ordres, bien qu'il ait le droit de les contrôler, et même de ne pas en tenir compte. Ce conseil a fait élever une école d’un rang su- périeur à celle des autres villages. On y enseigne le grec ancien, car, malgré la ressemblance de la langue ancienne et de la langue moderne, les Grecs les regardent comme deux langues tout à fait distinctes. Il serait assez difficile de dire quelles raisons ont engagé les fugitifs de Plumari à se fixer à Potamos : la vallée qu'ils habitent est tellement étroite, que leur village ne peut qu'avec peine se développer. De plus, ils n’ont pas de port, bien que sur le bord de la mer, ce qui est un fort grand désavantage pour une popu- lation commerçante. Les caïques seuls peuvent aborder, en- core sont-ils obligés de prendre le large dès qu'arrive un gros temps. Malgré tous ces malheurs et les inconvénients de sa position, Potamos est un des villages les plus riches de l’île, un de: ceux où il y a le moins de pauvres, et où il règne le plus d'activité. Quand de Potamos on veut se diriger vers le port de Kalloni, on a le choix entre la route de terre et celle de mer. Celle de terre, que j'ai parcourue dans une première excursion, ne présente rien de remarquable. Elle traverse, avant d'arriver à Vrissia, cinq à — 304 — six petits villages, quelques-uns turcs, quelques-uns grecs, quel- ques-uns mélangés, mais tous sans importance. Par mer on arrive en deux heures, avec un bon vent, à ce que les gens du pays nomment, fort mal à propos, la scala de Vrissia. Cette scala est tout simplemant une plage aride et déserte, où les caïques peuvent aborder, mais on n'y aperçoit nulle trace d’habi- tations. Près de cette scala, on m'a montré un champ, dans lequel se trouvent, dit-on, une foule D 4e Sur les indications d’un paysan, qui me servait de guide, j'ai fait fouiller le terrain par un khavas qui m ‘accompagnail et qui était parvenu à réunir quel- ques pâtres. J'ai en effet découvert deux blocs de marbre, ayant : tous deux la forme d’un petit carré long, mais rien n'indique l’é- poque à laquelie ils appartiennent. Je ne serais pourtant pas éloigné de croire qu'ils remontent à une haute antiquité, car rien ne peut faire soupçonner que, dans les temps modernes, il y ait eu en cet endroit une ville, où de pareils blocs de marbre aient pu être employés. À vingt minutes de la scala de Vrissia, au cap Vurkos, se trou- vent les ruines d’une petite chapelle, qui remonte probablement aux premiers temps du christianisme. Les murs en sont grossiers, comme tous ceux des chapelles de la même époque que l’on ren- contre dans l’île. Cependant la piété des habitants ne les laisse pas s'écrouler complétement. Quand les pierres qui les composent me- nacent ruine, elles sont raffermies à propos; et, bien que le clergé grec ne vienne jamais y célébrer aucun office, la petite lampe de l'autel est toujours remplie d huile. La chapelle du cap Vurkos ne se distinguerait en rien des cent autres chapelles du même genre qui se trouvent à Mételin, si lon n'avait employé à la construction de chacun des murs latéraux deux blocs de marbre, taillés comme dans les édifices anciens. Tous deux ont cinquante-huit centimètres de large; l’un quatre- vingt-neuf, l’autre cent vingt-trois centimètres de haut. Ils semblent avoir appartenu aux murs d'enceinte d’un temple. De plus, à la porte de cette chapelle, se trouvent deux tronçons de colonnes ioniques en marbre blanc, de cinquante-huit centi- mètres de diamètre chacun. Ces deux tronçons sont séparés lun de l'autre par ‘un intervalle de huit mètres. Si l'on veut tenir compte de la présence de ces fragments an- — 305 — ciens, et du nom de là chapelle chrétienne, Àyros Dôxas, le Saint de la lumière, on sera aisément conduit à croire qu’il y avait en cet endroit un temple d’Apollon, qui, comme celui de Mitylène, dont j'ai déjà parlé, se sera transformé avec le temps en église chrétienne, tout en conservant, autant qu'il était possible, son nom paien. Cette opinion me paraît d'autant plus probable que, le soir, à Vrissia, un Grec, qui, à coup sûr, n'avait pas étudié les lettres antiques, car il savait à peine lire, nradressa cette question : Émyyare m edyevela os eis Tv vo TOÙ Aou; « avez-vous été au temple du Solerl? » Sa demande, faité au milieu d’un cercle de quinze paysans, n'excita aucune surprise; tout le monde la comprit. La chapelle chrétienne porté indifféremment, dans le pays, le nom d'église d'Âyios Düxas ou de Temple du Soleil. Cette chapelle est située sur uné colline d’où lon embrasse, dans: presque toute leur étendue, les côtes désolées de Mételin. Rien ne se ressemble moins que Île rivage oriental et le rivage méridional de cette île. L'un semble un jardin délicieux, l’autre est hérissé de falaises à pic, de rochers brülés par le soleil. Au pied de cette colline existe un petit port, maintenant ensa- blé, où les plus petites barques peuvent seules aborder. La mer s'est retirée en cet endroit, car il n'est pas possible de douter de l'existence d’un ancien port; on voit encore quelques fragments de la digue qui le fermait. - Malgré de minuticuses recherches, je n'ai pu trouver, dans les environs, ni traces de fortifications ni fragments anciens d'au- cune espèce; cependant je crois que lexistence d’un temple d'Apollon, attenant à un port, suflit pour prouver l'existence d'une ville, surtout quand on songe que tout auprès se voient les restes dont j'ai parlé. Mais quel nom donner à cette ville? Si le’ célèbre Tournefort ne s’étail pas borné à aller par mer de Mé- telin à Molivo, s'il avait visité les ruines, 11 auraït sans doute re- connu que Strabon est quelquefois, maleré tout son mérite, un guide insuffisant; et qu'il ne suffit pas, comme il le dit, de par- courir l'ile, en tenant à la main les écrits du géographe ancien, pour retrouver l’une après l’autre toutes les villes de Lesbos. I est iacontestable qu'il y avait une ville au cap Vurkos; mais rien dans les documents que nous a légués l'antiquité, rien dans les traditions modernes, ne peut nous faire connaître son nom. Je crois qu’en pareil cas, puisqu'il est impossible d’arrivér direc- MISS. SCIENT. V. 21 = 106 tement à la vérité, il faut conclure du connu à l'inconnu. J'ai vi- sité toutes les ruines de Lesbos, et je crois pouvoir leur rendre le nom qu’elles portaient autrefois. La ville de Tiaræ est la seule dont je n’ai pas trouvé les traces. Aussi, à moins que l'on ne pense, ce qui, après tout, est possible, qu'il ne reste rien de Tiaræ, je crois être fondé à dire que la ville de Tiaræ, ne pou- vant être ailleurs, devait se trouver en cet endroit. Le silence des écrivains anciens sur la position et l’histoire de cette ville ne doit nullement nous étonner. Tiaræ, suivant toute apparence, a dû être une ville de peu d'importance, et le voisi- nage de Pyrrha en a empêché les développements. Pyrrha voulait, sans aucun doute, régner en souveraine sur le golfe auquel elle a donné son nom, et elle ne pouvait pas souffrir une cité prospère presque à l'entrée de ce golfe. Tiaræ n'était donc probablement qu'un bourg, puisque Strabon négligea d’en parler, lui qui n’ou- blie pas Ægiros, quoiqu'il ne croie devoir lui donner que le nom de Kouy !. À cinq quarts d'heure du cap Vurkos, on rencontre le village de Vrissia, que Copeland a omis sur sa carte. Ce village ne ren- ferme pas moins de quatre cents maisons, toutes grecques; il forme un triste contraste avec ceux que nous avons vus jusqu'à présent; les maisons sont toutes de pauvre apparence, et la misère paraît y être générale, bien que la plaine située devant le village soit assez ferlile. Les gelées de 1851, une invasion de sauterelles en 1854 et la privation des blés de la mer Noire ont réduit les habi- tants à une pauvreté réelle, mais que je les soupçonne d'exagérer encore. Au milieu de la plaine qui s'étend devant Vrissia, du côté de la mer, s'élève une tour génoise assez bien conservée, que le capi- taine Copeland indique sur sa carte comme une tour vénitienne. Les Vénitiens n’ont jamais mis le pied dans l'ile. Cette tour appar- tenait sans doute à un des nombreux châteaux forts dont les sei- gneurs de la famille de Gateluzio avaient couvert Mételin, soit pour se défendre contre l'ennemi du dehors, soit pour tenir leurs nouveaux sujets dans une plus complète dépendance. ! Ce qui peut encore nous porter à croire que les ruines du cap Vurkos sont celles de Tiaræ, c'est que Pline dit (1. XIX, ch. x111) que Tiaræ est le seul en- droit de Lesbos où se trouvent des trufles, et il y en a quelques-unes du côté de Vrissia, à trois quarts d'heure des ruines. — 307 — CHAPITRE I. PYRRAHA. —— METAON. — KALLONI. — ÆGIROS. — MACARA. — AGAMÉÈDE. Pyrrha est une des cinq villes éoliennnes qui, d'après le témoi- geage d'Hérodote, se partagèrent le territoire de Lesbos, après que les Méthymnéens eurent, au mépris des droits du sang, dé- truit Arisba et réduit ses habitants en esclavage. Ai dÈ ràs vyoous éyouoa mévre pèv môeESs Tv Aéo6ov véuovrar (Tryv yèp Éxryv év Tÿ Aéo6w oixcouévnv À pio8av nv0parodloay Myôvuvator é0vras oualiuous)|. Ces cinq villes étaient : Mitylène, dont le pouvoir grandit peu à peu, jusqu'à ce qu'elle fût arrivée à une sorte de suprématie sur toute l’île, mais qui, dans le principe, ne dominait que sur une partie du territoire que nous avons parcouru jusqu'ici; Pyrrha, dont la suprématie contestée dut s'exercer pendant quelque temps sur les deux rives du golfe auquel elle a donné son nom; Éris- sos, qui dominait à l'extrémité de l’ile; Antissa, et Méthymne, qui finit par l'absorber, lorsqu’en 167 avant Jésus-Christ, Rome, pour se venger des secours que la malheureuse cité avait donnés à Persée, la fit détruire par Labéon. De ces cinq villes, la moins illustre et la moins puissante, sans comparaison possible, fut Pyrrha. Mais à coup sûr, s’il nous était donné de connaïtre tous les détails de l'histoire de l'ile, nous ne trouverions pas dans les annales de Pyrrha moins d'énergie et d'efforts que dans celles de ses heureuses rivales. C’est surtout à son excellente situation que Pyrrha doit de ne pas être arrivée au même degré de gloire et de puissance que Méthymne et Mitylène. En effet, à une époque où toutes les cités étaient en état de guerre permanent, où la piraterie et le brigan- dage étaient honorés des noms pompeux de valeur militaire et d'héroïsme , les environs du golfe de Pyrrha durent être disputés pied à pied; les premiers habitants de Lesbos durent affluer sur ce terrain privilégié, où ils trouvaient à la fois un air pur, un sol d'une fertilité merveilleuse, un port immense et sûr, des collines escarpées au milieu d’une plaine riante pour y élever d'impre- nables acropoles. 1 Hérodote, Clio, 151. M, 21. — 308 — Ainsi, ce qui semblait devoir hâter le développement de Pyrrha fut, sans aucun doute, le principal obstacle à sa grandeur; ses ennemis se trouvèrent à ses portes mêmes, et elle dut épuiser ses forces dans des luttes sans éclat. Quand on quitte Vrissia, on laisse sur sa gauche IoXywros, grand village habité par une population moitié turque, moitié grecque. Ce n’est qu'à une heure au delà que l'on aperçoit la mer, jusque-là cachée par une rangée de collines. La route suit les rives du golfe, et traverse une campagne dont la végétation puissante rappelle l'Occident. Dans le lointain, on voit se dresser à l’hori- zon la colline d’où jadis Pyrrha dominait le golfe. Plus grand encore que celui de Hiéra, ce golfe ne pourrait pas aujourd'hui servir de port militaire, au moins pour les vaisseaux de ligne. Ses eaux ne sont pas assez profondes; mais, dans l’anti- quité, il offrait un refuge commode et sûr aux plus grands vais- seaux, et il est facile de comprendre que, dans des temps 6ù la piraterie était en honneur, plusieurs villes se soient fondées à l’ex- trémité de ce port. Les habitants, en effet, avaient tous les avan- tages d’un port de mer sans en avoir les inconvénients. Leurs vais- seaux pouvaient sortir dès que le vent était favorable et courir les mers, mais les pirates du dehors ne pouvaient pas venir exercer de représailles, parce que le port était beaucoup trop long. Le vent du sud, qui, seul, leur permettait d'y entrer, les aurait empêchés d'en sortir, leur expédition faite, et ils se seraient trouvés enfermés comme dans une prison. Je crois que cest en grande partie à cette situation si heureuse pour la course, ou tout au moins pour le commerce, que nous devons attribuer la pré- sence des ruines nombreuses qui se trouvent à l'extrémité de cet immense port. Celui de Hiéra offrait les mêmes avantages, mais ses rivages sont malsains, et l'ont sans doute été de tout temps. Un certain nombre de villages s'élèvent, de nos jours, sur ces côtes, jadis bordées de cités florissantes, mais aucun ne mérite le nom de ville, aucun n’a de navires. Tout le commerce, malgré l'esprit mercantile des Grecs, se borne à la vente des produits du sol. On arrive enfin à l'établissement de douane dont parle M. de Prokesch, qui a visité cette partie de Pile; le gouvernement turc y a placé ; outre ses douaniers, un inspecteur chargé du service de santé. I peut sembler assez singulier de trouver une douane et — 309 — une quarantaine dans un endroit où il n’y a pas de maisons; mais l'unique khani qui se trouve en ce lieu peut être regardé comme un petit centre de commerce, qui n'est pas sans inipor- tance pour un pays où l'industrie est nulle. En effet, c'est là que viennent aborder tous les caïques qui s'occupent de la pêche dans l'intérieur du port; ils sont fort nombreux, car on y trouve du poisson et des huîtres en abondance. Aristote avait déjà renrarqué un fait qui m'a élé affirmé par le médecin de la quarantaine; il paraît que, pendant une certaine partie de l'hiver, les eaux de ce golfe deviennent tellement froides, que tous les poissons sont obligés de le quitter. | Ce chétif établissement est le seul qui indique maintenant la présence de l’homme dans les lieux où jadis s'élevait Pyrrha. C'est à deux cents pas de ce khani que se trouve la colline où l'on voyait l'acropole. Pyrrha était bâtie sur une colline très- -escarpée de trois côtés, et complétement inaccessible du côté du nord, où les rochers semblent faire encore de nos jours un rempart naturel. Bien que les ruines ne s'élèvent guère nulle part au-dessus du sol, il est assez facile de suivre la ville dans une grande partie de son déve- loppement. M. de Prokesch, le seul voyageur qui en parle avec quelques détails, ne me paraît pas cependant avoir vu ces ruines dans leur ensemble; ce qui arrive infailliblement toutes les fois qu'on s’en rapporte aux guides, toujours pressés d'atteindre le but. Quand on monte à l’acropole du côté du midi, on trouve dès le bas de la colline des fragments d’une incontestable antiquité, et tout semble indiquer que la ville descendait jusqu’à la plaine; il est même probable qu’au moyen âge la partie basse de l’an- cienne ville n'était pas tout à fait déserte; c'est du moins ce que donnerait à penser la vue d’une chapelle en ruines qui contient un assemblage bizarre de morceaux de toutes les époques. Cette chapelle se distingue de celles qui remontent aux premiers temps du christianisme, en ce qu’on y trouve, pêle-mêle employés à la construction d’un maitre autel assez grossier, des fragments de marbres antiques, et des marbres chargés de sculptures de la plus mauvaise époque byzantine. On ne saurait comment expliquer l'apparition de l’art byzantin en cet endroit, si l'on n'admettait qu'un village ou tout au moins quelques habitations s’y trouvaient encore. — 910 — À cent mètres environ au-dessous du sommet de Îa colline on voit les restes d’un mur ancien parfaitement conservés pendant un espace de quatorze mètres. Quelques-unes des pierres qui com- posent ce mur ont jusqu’à 1”,48 de longueur. La disposition du terrain porterait à croire que c'était le mur de soubassement d’un temple. Sr le plateau, l'entrée de l'acropole est encore visible; elle faisait face au sud-est et avait trois mètres de large; l’acropole tout entière formait un carré d'environ trois cents mètres de côté. Le sol est maintenant couvert d’une forêt d’oliviers cultivés avec soin, ce qui fait qu'il a été bouleversé et qu'il est très-difficile de distinguer la trace des édifices qui devaient se trouver dans toute acropole. Cependant, du côté du nord, on distingue encore la trace des fondations d'un temple qui avait neuf mètres de large. La ville s’étendait du côté de l’ouest jusqu’à la mer, et l'on voit encore au milieu des flots, à une certaine distance, les restes d’une jetée détruite. Il est évident qu’en cet endroit la mer a gagné du terrain et que l’ancienne Pyrrha s’étendait plus loin que ne le . ferait croire la configuration présente du sol. Défendue par cette acropole naturellement très-forte, protégée par une muraille qui allait jusqu’à Ja mer, Pyrrha, admirablement située pour le commerce, entourée de plaines fertiles, semblait appelée à jouer un rôle très-important dans l’histoire de Lesbos; il n’en fut rien. Elle s'épuisa dans des guerres sans gloire contre ses voisins, et dut subir la suprématie tantôt de Méthymne, tantôt de Mitylène. Bien que nous n’ayons pas à ce sujet d'indications précises, il est permis de supposer que Pyrrha fut en partie détruite par un tremblement de terre, et que le sol, s’affaissant par la violence de la secousse, permit à la mer de faire irruption sur la partie de la ville qui regardait l’ouest. Pline dit en propres termes que Pyrrha fut coque par la mer : Pyrrha hausta est mari, ce qui ne peut s'entendre que d’une partie de la ville et non de l'acropole. Mais la population s’éloigna sans doute, et Strabon nous apprend que, de son temps, le faubourg seul était habité. Ce faubourg devait être placé au sud de l’acropole, à l'endroit où se trouve la chapelle dont j'ai déjà parlé; il est probable qu'il s'est écoulé des siècles avant que ce faubourg fût complétement abandonné. Strabon, or- — 311 — dinairement si exact dans l'évaluation des distances, au moins pour ce qui regarde Lesbos, a cependant commis une erreur quand il place le port de Pyrrha à quatre-vingts stades de Mitylène. C’est à cent vingt qu'il aurait dû dire, comme on peut s’en convaincre en mesurant la distance sur la carte, quand on sait que, suivant son propre témoignage, il y avait trois cent quarante stades de Méthymne à Malia, le cap le plus méridional de lite. De lacropole de Pyrrha on embrasse un immense horizon : à l'ouest le lac et les coteaux quille bordent, au sud de riches vallées, au nord et à l’est des plaines immenses, cultivées avec soin. En descendant vers le nord-est, on arrive, au bout d'une heure et demie, à un endroit que ne me paraissent avoir visité ni M. de Prokesch, ni aucun des voyageurs qui l'ont précédé. Le lieu se nomme Mésa; il est silué tout auprès d’une ferme qui appartient à un des Turcs les plus riches de l'ile. Le hasard peut seul y con- duire ,il n'ya dans les environs ni route, ni village, et les rensei- gnements que j'ai pris plus tard m'ont fait voir que les habitants ne connaissaient même pas les ruines qui s'y trouvent, ou du moins qu'ils n’y ajoutaient aucune importance. En général, quand un voyageur demande dans un village s’il y a des ruines anciennes dans les environs, on lui indique de préférence les ruines des for- tifications génoises, qui sont beaucoup plus considérables. Pour les fragments d'une antiquité véritable, ils les dédaignent : Mépa Dpéyuara, peu de chose, disent-ils. Cependant le khavas turc qui m'accompagnait dans toutes mes excursions avait fini par comprendre que ce n'était point aux constructions génoises que jen voulais; je lui avais expliqué les différences les plus faciles à saisir entre les monuments grecs, et ceux d’une époque pos- térieure, et comme il connaissait parfaitement toute l'ile, pour l'avoir visitée plusieurs fois dans tous les sens, en percevant les impôts, il m'a été souvent de la plus grande utilité, en m'empé- chant de passer à côlé de ruines que mes guides grecs ignoraïent ou méprisaient. Jamais il ne m'a mieux servi que pour les ruines qui se trouvent à Mésa; ce sont à peu près les plus considérables ou au moins les mieux conservées de l’île. Sous un bouquet de chênes touffus, comme il y en a fort peu à Mételin, s'élève une de ces chapelles que nous avons déjà rencon- _tréces plusieurs fois. Celle-ci est beaucoup plus considérable, et surtout bâtie avec beaucoup plus de soin que les autres. Les murs — 312 — - sont encore intacts, la toiture seule s'est écroulée, si toutefois elle a jamais existé. Ces murs sont, en irès-grande partie, construits avec des pierres anciennes, qui doivent avoir appartenu à un temple. Mais ce qui prouve bien plus clairement que cette église s'est élevée sur les ruines d’un temple, c’est qu'on voit encore les dalles dans un état parfait de conservation. Il est impossible de croire qu'elles ne remontent pas plus haut que la fondation de l’église, d'abord parce que dans toutes les autres chapelles du même genre on foule le sol nu, qu’on n’y trouve jamais de dalles, ensuite parce que ces dalles, encore parfaitement jointes et presque aussi belles que le jour où elles ont été posées, sont, êvidemment, de la meilleure époque des constructions grecques. Tout à côté de cette chapelle se trouvent debout ou renyersés, mais tous iniacis, dix füts 4 colonnes doriques de hauteur iné- gale, mais qui ont tous quatre-vingt-huit centimètres de diamètre. Quelques autres tronçons d’une moindre importance sont encas- trés, tout auprés, dans un mur de clôture. Ce sont là des fragments importants et par leur dimension, et par leur état de conservation, et par le fini du travail. Dalles et co- lonnes appartenaient, à coup sûr, au même temple, et ce temple devait être assez considérable, si nous en jugeons par le diamètre des colonnes; ce n’était pas une de ces petites chapelles, comme il y en avait tant dans les campagnes, ce n’était même pas un temple isolé. Les Grecs, lorsqu'ils bâlissaient un temple loin de toute habitation, le plaçaient dans une situation plus en vue, sur une colline, sur un promontoire, au Cap Malée, au cap Sunium. Celui-ci est au milieu d’une plaine, sur le bord d’un ruisseau; il faut être tout près pour le voir. Aussi je n’hésite pas à croire que ce temple ne fût au mitieu d’une ville. Cette ville quelle était-elle ? Le nom de Mésa semble nous l'indiquer. Il est fort probable que ce nom moderne n'est qu'une corruption de l’ancien nom de Merduwy. Le changement du T en E est irès-ordinaire, même dans l'antiquité. De plus, il y a, dans les environs de Méoz, un lieu qui conserve le nom éminemment toscan de Depwveis, et Hellanicus nous apprend, d’une manière positive, que Méiaon a été fondée parle Toscan Métas. Mere» môis Aéo6ou, fu Méras Tudérvos duoer , ds ÉlAdrixos, Métaon, ville de Lesbos, que Métas le Toscan. fonda an rapport d'Hellanicus, dit Etienne de Byzance. | Je crois que la présence de restes d’un temple considérable, — 913 — dans un lieu qui, sauf une légère altération, porte encore le nom de Métaou, près d'un hameau encore connu sous un nom toscan, suffit pour nous indiquer l'emplacement de la colonie italienne. 11 ne parait pas que Métaon ait jamais joué un rôle important dans l’histoire de Lesbos. Son nom figure rarement dans les histo- riens anciens. Ni Strabon ni Pline ne le citent dans leur géographie de Lesbos, quoique Pline cite jusqu'a huit noms de villes. On peut supposer que Mélaon avait cessé d'exister, au moins comme cité, à l’époque où ils écrivaient; le voisinage trop rapproché de Pyrrha avait dù lui être fatal, mais il est impossible de fixer lé- poque de sa chute. De Mésa, ou plutôt de Métaon, on arrive à KalAw»» après deux heures de marche au travers d’une plaine qui n'existait pas dans l'antiquité. Tout indique un terrain de formation récente : la mer s'est retirée de près de deux lieues en cet endroit. Le nom de Ka owy est comme celui de Hiéra, un nom commun appliqué à une réunion de villages qui forment, ou plutôt qui formaient au moyen âge une sorte de ville. Une tradition locale, à l'appui de laquelle il serait difficile d'apporter des preuves posi- tives, mais qui n’est pas cependant sans quelque probabilité, veut que, sous la domination des empereurs byzantins, KaXkwwm ait élé une ville importante. L'histoire a négligé de nous l’apprendre, mais 1l est difficile d'expliquer autrement que l'ancien arche- vêché de Méthymne se trouve transporté de nos jours à Aché- rona, l'un des six villages de Ka komy. Ces six villages sont Taphia, Kéramia, Papiana, Sumuria, Achérona, Argenna. Le nom de Ka)Aw»y, qui se trouve sur la carte de Copeland, est celui d’un monastère. Achérona, village de deux cents maisons grecques, quoique sans importance par lui-même, est la résidence de l’un des deux archevèques de l’île. On y trouve aussi un tribunal et un mudir, magistrat intermédiaire entre l'aga et le pacha. Molivo et Achérona : sont les seuls endroits où réside un magistrat de ce rang. Bien supérieur à l’aga, bien inféricur au pacha, le mudir a une sorte d'indépendance personnelle, en ce qu'il n’est point nommé par le pacha de Mételin, mais par le ministère de l'intérieur. Il est très- probable que la présence de deux fonctionnaires d’un rang élevé, dans un petit village prouve qu'une ville assez importante s’éle- vait jadis sur cet emplacement. — 314 — Quoi qu'il en soit, il est certain que KaAkw»y n’a pu être qu'une ville sans importance dans l'antiquité, si même elle a existé. Son nom ne se trouve mentionné nulle part, et l'on n’y voit d'autres restes antiques que cette inscription, que j'ai copiée à la porte de la mosquée de Taphia: OEAMETAAHAPTEMIAIGEPMIATHNKYNA KAAYAIOZAOYKIANOZAAABANAEYZANEOHKEN. « Claudius Lucianus, d'Alabanda, a consacré cette chienne à la grande déesse Artémis de Thermies. » Dans les environs d’Achérona, sous la surveillance de l’arche- vêque, se trouvent deux monastères, l’un de femmes, l'autre d'hommes. Je crois que c'est du monastère d'hommes, connu sous le nom de monastère de Kalw»y, que Dapper veut parler lors- qu’il prétend qu’il y a à Mételin un couvent qui ne contient pas moins de six cents caloyers. C’est une étrange erreur : le couvent de KalAw»y est de beaucoup le plus grand de l’île, et je ne pense pas que le nombre des religieux dépasse cinquante; or je tiens de l'hégoumène que jamais le couvent n’a été plus nombreux, ce que démontre suffisamment, du reste, l'étendue des bâtiments. Ce couvent possède une bibliothèque considérable, que j'ai parcourue, et je ne crois pas qu'elle renferme de livres curieux, si ce n'est au point de vue de l'exécution. On y voit deslivres d'église remarquablement calligraphiés. L'église, toute moderne et dans le style byzantin, est extrêmement riche, et fort élégante à l'in- térieur. | À deux heures à l’est du monastère de Kæ\]w»n, se trouve un pælao-castro, où quelques personnes placent l'ancienne Arisba. Je ne vois ni dans les historiens anciens, ni dans les ruines telles qu’elles existent aujourd’hui, rien qui puisse confirmer cette opi- nion; il est vrai qu’un texte d'Hérodote, que j'ai déjà cité, nous apprend qu'Arisba succomba sous les coups des Méthymnéens, et Méthymne n'était pas fort éloignée de ce paiæo-castro. C’est, à vrai dire, la seule indication que l’on ait; elle peut donc passer pour un peu vague, d'autant plus que ce palæo-castro, qui au moyen âge était un château fort génois, ne présente aucune trace, au moins évidente, des édifices antiques. Il se pourrait fort bien que toutes les ruines fussent d'origine génoise ; aussi je crois que l'on est réduit aux hypothèses sur l'emplacement d'Arisba. — 315 — À une distance de deux heures d'Achérona, du côté de l’ouest, près du village de Parakeli ou HapayvAa, sur la droite de la route qui y mène, on voit une colline escarpée, généralement connue dans le pays sous le nom de Xéro-Castro, le Château-Sec. Certes jamais nom ne fut mieux mérité, bien que quelques maigres oli- viers croissent parmi les rochers. Aucun voyageur ne me paraît avoir visité les ruines qui se trouvent en cet endroit, soit que de la route on ne les ait pas vues, soit qu’on les ait de loin confon- ducs avec les rochers, soit encore qu’on n'ait pas voulu s'exposer à l'éternelle mystification du palæo-castro génois. Dans le premier voyage que j'avais fait à Lesbos, j'étais, comme tant d’autres avant moi, passé à côté de ces ruines sans les voir, parce que personne ne me les avait indiquées. Dans le second j'appris, à force de questions, dans lesquelles je me gardai bien de prononcer les noms que je voulais connaïtre, qu'il y avait dans les environs d'Achérona un lieu nommé Aïyeipos, et que ce lieu n’était autre que Xéro-Castro. Ce dernier nom est le plus ordinaire, mais l’autre existe encore; je le tiens de paysans, dont certes le langage prou- vait qu'ils ne se livraient pas à des hypothèses archéologiques. Ces ruines sont en effet celles d’Ægiros. Quand le nom ne se serait pas conservé dans le pays, le texte seul de Strabon suflirait pour faire disparaître toute incertitude à cet égard. Nulle part il n'est plus clair et plus précis, et tout ce qu'il dit s'applique par- faitement aux ruines de Xéro-Castro. Voici son texte (livre XIII, ch.-3): Év dé TS LETAËÙ Murupuys nai ris MyOdpvys, xard xwoumyv Ts MyOuu- valas, xahouuévny Alyetpov oTevwrérn éoliv m vÿoos, Üréphaoiv Éyouoa eis rÜv Iluppaiwy ebpimov oTladiwr elxootv. « Entre Mitylène et Méthymne, vers un bourg du territoire de Méthymne nommé Ægiros, se trouve le point le plus resserré de l'ile, à vingt stades du golfe des Pyrrhéens. » La seule objection que l’on puisse faire au premier abord, c’est que ces ruines ne sont pas précisément sur la route de Mitylène à Méthymne. Mais à cela on peut répondre que, dans l'anti- quité, il a été aussi difficile que dans les temps modernes de voyager à vol d'oiseau, surtout dans un pays aussi couvert de montagnes. Je croirais assez volontiers que les sentiers d’aujour- d'hui suivent à peu près la même direction que les routes an- ciennes, et alors l’objection tombe. D'ailleurs le texte de Strabon — 316 — dit d'une manière positive qu'Ægiros était située à l'endroit le plus resserré de l'île. Or, suivant toute apparence, la mer allait autrefois jusqu’au pied des collines qui bordent la plaine actuelle de Ka)Aw»y. C'était donc bien en cet endroit que se trouvait la partie la plus étroite de l'ile. Quant à la distance de vingt stades, qui séparait Ægiros du golfe de Pyrrha, elle concorde parfaitement avec ce que nous voyons aujourd'hui. Ægiros était placée en face de Pyrrha, de l’autre côté du golfe, dans une position analogue, sur une colline escarpée du côté de lest, de l’ouest et du midi, tout à fait inaccessible, et en forme de muraille du côté du nord; les plus hardis chasseurs ne pourraient y monter. Cette heureuse situation, qui en faisait une forteresse imprenable, lui a permis de survivre à bien des villes plus floris- santes; mais jamais Æviros n’a pris de grands développements, ni joué de rôle important dans l’histoire. Strabon, qui cite son nom, n’en parle que comme d’un bourg, et les ruines des fortifi- cations qui subsistent encore suffisent pour nous donner une idée exacte de son étendue, qui n’était pas considérable. Comme Pvyrrha, Ægiros a dû être moins fortifiée du côté du nord que partout ailleurs, parce que la nature avait mieux fait que la main de l’homme n'aurait pu faire. Un simple mur devait, sur le plateau, couronner les rochers à pic qui défendaient la ville, mais il n’en reste de nos jours aucune trace. Du côté du midi on distingue encore en certains endroits l’es- calier creusé dans le roc qui conduisait à l’Acropole, et sur un assez grand espace on peut suivre les traces du mur méridional. Cette acropole avait la forme d’un carré de cent à cent vingt mètres de côté. À l'angle nord-ouest, on trouve une chapelle gros- sière des premiers temps du christianisme. On a employé à la construction des murs un certain nombre de fragments de marbre, qui pourraient bien avoir appartenu à un temple ancien. Sur un de ces fragments a été gravée, à une époque postérieure, la croix byzantine. | Vers l’esl, on voit les ruines d’un mur pélasgique long de cent mètres environ, avec des tours très-nettement accusées. À cent cinquante mètres en avant du mur oriental de l’acro- pole se trouvent les restes d’un mur que je suppose avoir été le mur d'enceinte de la ville. Ce mur semble avoir été bâti plus tard que celui de l’Acropole. Il est probable que l’Acropole aura eu, — 917 — dans le principe, une enceinte suffisante pour contenir toute la population; mais, avec le temps, on aura reconnu la nécessité d'élever une seconde muraille pour protéger les citoyens qui ne pouvaient trouver place dans l’Acropole. Derrière celte seconde fortification, dans l'intérieur de len- ceinte, du côté de l'est, se voient les traces d’un temple, ou plu- tôt sa base, mais il ne reste ni fût de colonnes, ni fragments quel- conques qui puissent nous en donner une idée. Ægiros était placée dans une belle situation militaire, mais, quoique peu éloignée de la mer, elle n'avait pas de port, et le commerce a dû naturellement se porter ailleurs. Rien dans les ruines que nous voyons ne nous autorise à croire que les arts y. aient été poussés fort loin. L’un des deux murs qui existent encore est pélasgique, l’autre de construction plus récente, mais anté- rieure à la bonne époque. Ægiros a probablement végété dans une constante médiocrité, à laquelle elle a dû sans doute de ne pas disparaître plus tôt, au milieu des guerres intestines qui de tout temps ont déchiré Lesbos. À quelle époque Ægiros a-t-elle cessé d’être ie C'est ce qu'il est impossible de savoir: l’histoire, qui a presque ignoré son existence, garde un silence complet sur sa fin : la seule chose que l'on puisse affirmer, d’après la vue des ruines, c'est que, contrai- rement à l'opinion répandue dans le pays parmi les gens du peuple, les Génois n’y ont pas élevé de château fort. Les ruines sont toutes d’origine purement hellénique. À une heure d’Ægiros, du côté du sud, se trouve IHapaydAa,: village de trois cents maisons, moitié grecques, moitié turques. C’est ici qu'il faut dire adieu aux plaines fertiles et aux riches vallées. Désormais nous ne trouverons plus que des montagnes arides et pierreuses, où ne poussent pas même les ronces. Les collines auxquelles est adossé le village de Iapaytla sont déjà d'une stérilité désolante, d’un aspect triste et morne. Mais la petite plaine qui s'étend entre le village et la mer est encore très-fertile. Ce coin de terre est peut-être le plus gai et le plus riche de l'ile. Sans autre commerce que celui des produits du sol, les habitants vivent dans l'abondance, et leurs maisons sont en général plus belles que celles des autres villages. La richesse de cette plaine renommée dans le pays a été long- temps pour ses habitants une cause de ruine et de malheur. Le — 318 — village était autrefois situé sur les bords de la mer, et, tous les'ans, peu après la moisson, des pirates arrivaient régulièrement pour enlever tout l'argent qui provenait de la vente des denrées. Le gouvernement turc était impuissant à empêcher le retour pério- dique de ces brigandages; si bien que, d’après le conseil d’un haut fonctionnaire de la Porte, le Turc le plus riche du village alla s'établir sur la colline, assez loin de la mer: il äbandonna sa pre- mière demeure, s’en fit construire une nouvelle, qu'il protégea par une tour carrée, en pierres de taille, que l’on voit encore. Peu à peu, tous les habitants, ottomans ou raïas, sont venus se fixer au- tour de cette forteresse, qui les mettait à l'abri des pirates. C’est depuis cette époque que IlapaytAa est devenu un des villages les plus florissants de l'ile. | Quand on quitte le délicieux territoire de HapayÿAa, on croit en- trer dans un désert; la scène change aussi brusquement que sur un théâtre. Désormais, nous ne trouverons plus que rarement des traces de culture; ce ne sont partout que montagnes et rochers, jusqu’à l'extrémité occidentale de l’ile. C’est à peine si nous ver- rons quelques oasis au milieu de cette nature désolée. On conçoit difficilement que les premiers habitants de l'ile aient pu songer à bâtir une ville sur un terrain aussi stérile, lorsqu'ils devaient trouver encore inoccupés beaucoup d’emplacements pré- férables sous tous les rapports. C’est cependant ce qui est hors de doute. À deux heures de Iæpaytka, sur le bord de la mer, dans un lieu qui n’est encore connu que sous le nom de Méxapa, en face des petits îlots qui ferment presque l'entrée du port de Kaà- Awvy, se trouve un mur que mon guide grec prétend être génois, mais qui n'est autre chose qu’une superbe construction pélas- gique, encore intacte sur un assez grand espace. Ce mur n’a pas moins de six mètres de haut sur cinquante de long; il sert à soute- nir une plale-forme. Sans aucun doute, c'était un mur d'enceinte qui jadis avait une élévation beaucoup plus grande. Il doit avoir été démoli avec soin, à une époque qu'il est impossible de préciser. On n’a laissé subsister que ce qui était nécessaire pour soutenir la plate-forme, car il est impossible d'admettre que la partie supérieure du mur se soit écroulée par la seule action du temps, quand toute la par- üe inférieure se trouve dans un état de conservation aussi parfait. C'était l'antique ville de Macara, qui doit son nom à un héros — 319 — réel ou fabuleux, -et qui peut-être avait donné son nom aux îles Fortunées , au nombre desquelles se trouvait Lesbos. Il est certain que cette ville, fondée sur un terrain aussi stérile, ne pouvait pas arriver à une grande prospérité, dans une société barbare, où les richesses du sol sont les plus importantes de toutes, et où le commerce ne peut encore suppléer qu'imparfai- tement à l'insuffisance des récoltes; aussi avons-nous tout lieu de croire que Macara disparut bientôt, soit que le sort des armes lui ait été défavorable et qu’elle ait été rasée, comme pourrait le faire supposer l'état des ruines, soil que ses habitants l’aient abandon- née pour aller chercher un sol plus heureux et des champs plus fertiles. Toujours est-il qu'à partir de l’époque où Fhistoire de Lesbos commence à présenter quelque certitude on n’en entend plus parler. À trois quarts d'heure de Macara, en s'enfonçant dans les terres du côté dé l’ouest, on trouve une petite vallée assez verte et assez fertile, dont l'aspect riant forme un singulier contraste avec les collines àpres et nues que l’on vient de parcourir, et avec la cam- pagoe, plus stérile encore, que l’on voit à l'horizon. Je me souviens qu’à la première vue de cette fraiche oasis, bien que ni les auteurs anciens , ni les voyageurs modernes, ne m’eussent donné aucune indication à cet égard, jé fus frappé de l'idée qu’un aussi riche terrain n'avait pas pu rester en friche pendant l'antiquité, et qu'une cité avait dù s’y élever. Je ne m'étais pas trompé; je ne tardai pas à découvrir, dans un immense champ entouré d’un mur grossier, des ruines considérables. Sur le flanc d’une colline connue sous le nom de Koudicha, se trouvent les restes d’un temple dont on voit les fondements nette- ment accusés. Ils onthuit mètres de chaque côté. À l’une des faces du carré est appuyée une chapelle chrétienne qui s'est élevée presque sur l'emplacement du temple, et qui a été en grande par- tie construite avec les mêmes matériaux, car les pierres anciennes -sont en très-grande majorité. [1 semble que l’on n'ait guère fait que déplacer le temple ; le mur qui regardait l’est, est à l’ouest de la chapelle chrétienne. Voilà toute la différence; les proportions sont restées les mêmes. Devant le temple, du côté de l’ouest, l'œil saisit facilement les traces d'un large escalier qui descendait vers la vallée. Onze de- grés existent encore en partie. Des deux côtés de cet escalier les — 320 — pierres antiques se trouvént éparses, en nombre béaucoup trop grand pour qu'il soit permis de conserver le moindre doute sur l'existence d’une ville en cet endroit; en effet, il n’y én a pas moins de trois cents. Beaucoup de ces pierres semblent avoir appartent à un mur d'enceinte plutôt qu'à un temple. Le nom de Koudicha ne répond à aucun des noms connus dans l'ancienne Leshbos. Le village le plus voisin, Agra, porte aussi un nom tout moderne. Il faut donc admettre que la ville dont nous avons les ruines sous les yeux n’a pas été une des grandes cités dé l'ile, puisque son nom a disparu et que son souvenir même s’est effacé. Nouslisons dans Étienne de Byzance : yauydy r6m0s œep! Huppar rs AéoBou, drd À yapyôns ris Maxaplas ; « Agamède, ville de Lesbos, près de Pyrrha, ainsi nommée d'Agamède, file de Macäria: » Pline ne parle pas de cette ville, qui probablement était déjà détruite de son temps. Je crois, néanmoiïns, que l'autorité d’E- tienne de Byzance peut nous suffire : si le nom d'Agamède viént de celui d'une fille de Macare ou dé Macaria, la présence de ces ruines dans le voisinage de Macara doit ñous porter à croiré que nous avons Asamède sous les yeux, | CHAPITRE IV. Enissos. — Sicri. — Anissa, —— MéTHYMNE. — Nark. À deux heures à l’ouest de Koudicha, se trouve le village grec de Mezzo-Topo, qui n’a de remarquable que son nom moitié italien, moitié grec, ce qui pourrait faire croire qu'il daté de l'époque de la domination génoise. À une heure et demie, du côté du nord, est un palæo-castro; les habitants le font visiter comme une ruine ancienne. Je ne serais pas fort éloigné de croire que c'est une construction byzantine ou génoise; mais: 1} est difficile de se décider, ïl ne reste presque pius rien. De l’autre côté de Mezzo-Topo, en se Le vers Érissos par une roule qui longe la mer, on rencontre à peu près à moitié chemin , à l'entrée d'une gorge affreuse qui conduit dans la plaine d'Érissos, les ruines d'une tour, peut-être même d'une forteresse plus considérable, que les citoyens de l'antique Érissos avaient dû élever pour défendre les approches de leur territoire. Bien qu'il — 321 — reste un nombre fort considérable de pierres anciennes, que même il en manque probablement fort peu, il est très-difficile de devi- ner à quel genre appartenaient les fortifications qui commandaient l'entrée de cette vallée, parce que les pierres sont amoncelées les unes sur les autres, et l'on voit qu'on ne les a pas laissées à la place où elles sont tombées; mais l'époque et la destination de cette forteresse ne sauraient être mises en doute. Après avoir quitté ces ruines, on s'engage dans une gorge dé- serte et nue que l'on met plus d’une heure à traverser, puis on voit se dérouler devant soi la plaine d'Érissos. Cette plaine verte et fertile n’a guère plus d’une lieue carrée; mais, au premier abord , on est tenté de la trouver immense, parce que, depuis plu- sieurs jours, on n'a rien vu de semblable n pour l'étendue, ni pour la richesse. L'ancienne ville d'Érissos ne s'élevait pas dans l'endroit où se trouve maintenant le bourg du même nom. La moderne Érissos est siluée à une heure du rivage, sur ie flanc d'une petite coiline qui domine la plaine. C’est un bourg de quatre cents maisons, habité par des Grecs et par des Turcs, qui ne paraissent guère se douter, ni même se soucier de la brillante réputation que leur patrie s’acquit jadis dans les lettres. Cependant il ne faudrait pas croire que les nom de Sapho et des poëles lesbiens y soient com- plétement inconnus. | Le maître d'école d'Érissos a pris soin, avec un zèle qui l'ho- nore, de recueillir un certain nombre de fragments antiques qu'il a trouvés dans la plaine; ces fragments, qu'il conserve dans la mai- son d'école, sont en général des colonnes tumulaires, des bas-reliefs placés sur les tombeaux, avéc l'inscription usitée : Bon... adieu. L'église d'Érissos renferme une inscription extrêmement con- sidérable que j'ai vue dans un premier voyage. Je désirais la copier, lorsque quelques mois plus tard je suis revenu. Mais j'é- tais à Érissos à l'époque du carême; l'église était toujours pleine de fidèles que j'aurais scandalisés en m'établissant une journée tout entière dans le sanctuaire. Peut-être même aurais-je été obligé de faire déplacer l'énorme bloc sur lequel se trouve cette inscription pour pouvoir la copier. J'ai dû y renoncer; mais je crois qu’elle trouvera bientôt place dans une publication que pré- pare M. Newton. À une heure de ce bourg, sur le rivage, on voit encore les MISS. SCIENT, VW. 22 — 322 — ruines de l’ancienne Érissos. Ces ruines sont à coup sûr peu de chose, car personne n’a pris soin de conserver ce que le temps avait épargné; il est néanmoins facile de reconnaître qu'Érissos a dà être une cité florissante et riche. Le mur d'enceinte qui la pro- tégeait du côté de la terre n'avait pas moins d’un kilomètre de longueur. Deux collines de hauteur inégale se trouvaient enfer- mées entre ce mur et la mer. Il ne reste plus aucune trace de la partie occidentale du mur d'enceinte; mais la partie orien- tale existe encore en beaucoup d’'endroits. Il est à regretter que les propriétaires aient employé les restes de constructions aussi belles, comme murs d'appui pour leurs terres, d'autant plus qu’ils ont très-probablement abatiu sans pitié tout ce qui dé- passait la hauteur qu'ils désiraient. C'est du moins ce que donne à penser la vue des lieux. Quoi qu'il en soit, il reste encore des fragments considérables très-bien conservés: l’un d’eux a six ran- gées de pierres, de trentesept centimètres de haut sur soixante- sept centimètres de large. Ces fortifications appartiennent à la meilleure époque de la construction grecque. Il n’en est pas de même d’un mur que l’on aperçoit à moitié côte de la colline la plus considérable; sans aucun doute, c'était le mur d'enceinte de l’acropole. Comme toutes les villes grecques, Érissos, à son origine, n’était qu'une citadelle fortifiée; plus tard, la population, devenue trop considérable, dut habiter au dehors, ce qui rendit nécessaire une seconde enceinte. Mais des siècles se sont écoulés dans l'intervalle; c’est ce qui explique la diffé- rence dans la construction. Le premier mur d'enceinte s’est élevé pendant la barbarie des temps héroïques, le second aux «plus beaux jours de la civilisation grecque. Il semble que, même après la construction du nouveau mur d'enceinte, Érissos ait pris un plus grand développement que par le passé. La plaine est jonchée au loin de débris de colonnes et de restes de toute espèce, qui prouvent qu’une trèsgrande par- tie de la ville n’était pas protégée par les fortifications ; mais tous ces fragments sont de l’époque romaine. On distingue les restes ou plutôt l'emplacement de trois temples, deux à l’est, l’autre à l’ouest de la ville. Celui de l'ouest a été con- verti en une chapelle chrétienne. Sur une des pierres antiques employées à la construction de cette chapelle se trouvent gravées en lettres byzantines des maximes chrétiennes. — 323 — De tous les fragments qui se trouvent à Érissos, le plus curieux assurément est un sarcophage de marbre blanc parfaitement con- servé, de deux mètres vingt-quatre centimètres de long, sur un mètre douze centimètres de large. Bien qu'Érissos n'ait pas été une ville inconnue dans l'anti- quité, comme plusieurs de celles dont nous nous sommes occu- pés jusqu'ici, l'histoire n’a pas daigné enregistrer sa chute, el il est impossible de savoir à quelle époque elle a cessé d'exister. Des ruines d'Érissos on arrive en deux heures au village turc de Sigri, le point le plus occidental de l'ile. Ce village, comme tous ceux que les Turcs habitent seuls, est extrêmement pauvre: il ne compile guère que soixante maisons; il est cependant défendu contre les attaques du dehors par un petit fort en assez bon état, dont les batteries commandent l'entrée de la passe et l’intérieur du fort. Un yuz bachi (chef de cent hommes, ou capitaine) en est le gouverneur. Sigri possède un assez bon port, fermé du côté de l’ouest par une petite ile dans laquelle M. Plehn place Nesiopé. Je n'essayerai pas de discuter ici une question qui a été débattue à Paris dans des publications que je n’ai pas à ma disposition en Grèce. Je dirai seulement que j'ai parcouru cette île dans tous les sens, espérant, comme les habitants me l'avaient dit, ÿ trouver des inscriptions. Je n’ai vu qu’une île complétement déserte, une chapelle chré- tienne, dont les murs sont faits avec des cailloux, sans qu’il y ait la moindre trace de pierres antiques. Enfin, j'ai vu ce que les gens du pays décorent du titre d'inscription. Il y a, en effet, une inscription, mais c'est celle du tombeau d’un marin anglais mort en 1619. Quelques restes anciens, sans importance, se voient encore à l'extrémité septentrionale du port de Sigri; il ne serait pas im- possible qu'Antissa ait été en cet endroit. L’antiquité ne nous a laissé que des renseignements très-vagues à cet égard; nous sommes donc réduits aux conjectures. Parmi les moins vraisem- blables, je crois qu’il faut compter celle qui placerait Antissa au bourg moderne de Pétra, tout auprès de Molivo, l'ancienne Mé- thymne. Quelques voyageurs sont tombés dans cette erreur, parce qu'ils savaient qu'Antissa avait un port de mer; ce port fut même la cause de sa ruine en 167 avant J. C., lorque Rome envoya Labéon punir l’audacieuse cité, qui n'avait pas craint de donner M, 22. — 324 — asile à la flotte de Persée pendant la guerre. Il est vrai que Pétra a un port, mais ce port élait trop près de celui de Méthymne, pour admettre qu'il ait pu être celui d'une ville florissante. On va de Pétra à Molivo en vingt minutes avec un bon vent. Ni Antissa, ni Méthymne n'auraient voulu souffrir une rivale aussi rapprochée ; la guerre aurait bientôt détruit l’une des deux cités, ou les aurait tout au moins engagées dans des luttes dont l’histoire nous aurait conservé le souvenir. M. Plehn ne donne pas son opinion motivée sur cette question; mais il place sur sa carte Antissa à l'endroit que j'indique. La dis- position du terrain rend cette conjecture assez probable. Nous sa- vons, par le témoignage d'Ovide et de Pline, qu'Antissa était d’abord dans une île, et que plus tard elle se trouva sur le conti- nent : Fluctibus ambitæ fuerant Antissa Pharosque, Et Phœnissa Tyros, quarum nunc insula nulla est, « Rursus natura abstulit insulas mari, junxiique terris: Antissam « Lesbo, etc. » | ‘île à laquelle Antissa aurait appartenu, et dont elle aurait été séparée violemment par un tremblement de terre, qui aurait donné aux eaux de la mer un nouveau lit, serait celle qui ferme le port de Sigri. Le peu de distance qui sépare cette île de la terre rend la chose assez croyable. De Sigri à Pétra il n’y a point de port; à peine rencontrerons- nous quelques petites criques, ce qui fait que, pour placer An- tissa, nous n'avons le choix qu'entre Sigri et Pétra, et je crois qu'il y a plus de raison d'incliner pour Sigri. En trois heures de marche on va de Sigri au monastère de Saint-Jean, situé sur la cime la plus élevée du mont Ordymnos, qui se rattache à la chaine du Lepethymnos. Ce monastère n'est connu dans le pays que sous le nom d'Ârdvw MovaoTypr (le monas- tère d’en haut}, et jamais nom ne fut mieux mérité : on aperçoit du haut de ce pic le mont Athos, Ténédos, les côtes d’Anatolie, Chio, Ipsara et une grande partie de la mer Egée. C’est un spec- tacle magnifique, beaucoup plus curieux que le monastère lui- même, qui semble assez pauvre. Il est impossible que, dans une maison fondée vers le x1° siècle, il n’y ait pas quelques livres cu- rieux; mais je n'ai jamais pu me faire montrer la bibliothèque. — 325 — À toutes mes questions le supérieur répondait : « Que ferions-nous de livres? Nous ne lisons jamais; aussi n’en avons-nons point. » J'ai bien cru m’apercevoir, en effet, que l'étude n’était pas le goût dominant des bons pères ; mais je crois, néanmoins, devoir attri- buer ce refus à une mauvaise volonté, qu'on n’a pas eu la politesse de me dissimuler, quand on m'a vu arriver escorté d’un khavas turc. Télonia est presque en vue du monastère de Saint-Jean; on y arrive après une heure de marche. C'est dans les environs de ce village que l’on commence à retrouver de la végétation et des champs cultivés, quoique la terre soit en général très-sèche; mais ce n'est plus laridité du désert. Télonia est un village assez con- sidérable, mais pauvre, et qui ne présente rien de remarquable ni au point de vue moderne, ni au point de vue archéologique. Mais si l'on tourne à gauche pour s'engager dans une vallée qui conduit à la mer, on arrive, au bout de trois heures environ, à un petit promontoire qui contient des ruines très-curieuses ou tout au moins très-bizarres. | Ce promontoire, situé presque à la hauteur de Kalochori, est indiqué comme le plus saillant sur la carte du capitaine Copeland; mais son nom nest pas marqué. En effet, il n'en a pas dans le pays. Celui de Palæo-Castro, sous lequel il est connu, n’est pas un nom propre, puisque c’est celui de toutes les fortifications en ruines, quelle que soit l'époque à laquelle elles appartiennent. Enserré entre deux baies, ce promontoire est surmonté d’une forteresse dont les différentes parties datent d'époques très-dis- tincies. D'abord du côté de la campagne, sur une longueur de cent cinquante mètres, on voit un fossé d'enceinte, ce que nous n'avons encore trouvé nulle part dans l'ile. Ce fossé touche, par ses extrémités, aux deux baies que sépare le promontoire; il dé- fendait donc toute la forteresse. Des deux côtés de ce fossé sont des murs encore à peu près intacts: tous deux datent du moyen âge el paraissent avoir été élevés en même temps; leur construc- tion est en tout semblable, avec cette différence cependant que le mur attenant à la forteresse est en partie composé de pierres an- ciennes, surtout ce qui avoisine la porte d'entrée, dont on voit encore la forme circulaire. Le fossé a vingt mètres de large. Dans l'intérieur de la forteresse, le terrain s'élève en amphi- théâtre. Au sommet, on voit les ruines de cinq tours helléniques — 326 — d’une assez bonne époque. Ces tours ont été réparées au moyen âge et se sont en partie écroulées depuis. Mais il est clair qu'au moyen âge elles formaient la défense principale d’une seconde forteresse destinée à servir de refuge aux défenseurs de la place, si la première venait à être forcée. Gent mètres environ séparent cette première enceinte de la seconde ligne beaucoup plus forte et protégée par les tours. Il n’y a guère plus de cinquante mètres de terrain derrière ces tours; puis on se trouve sur des falaises abruptes que viennent battre les flots de la mer. Ceite forteresse a un aspect très-singulier, parce qu’on ne voit pas où pouvait se trouver la ville qu’elle devait protéger. À l’ex- térieur, nulles traces d'habitations. D'ailleurs, ce n’est pas au dehors que dans l'antiquité, et moins encore au moyen âge, se bâtissaient les maisons. On ne se croyait en sûreté qu’à l'abri de solides murailles. On ne voit non plus aucune trace de maisons à l'intérieur de la première, ni même de la seconde enceinte. Tout au contraire, on peut affirmer qu’il n’y en a jamais eu. Partout on rencontre des excavations qui ressemblent de tous points aux ma- gasins militaires que les Vénitiens et les Turcs ont établis en petite quantité dans l’acropole d'Athènes. Ici les magasins se touchent dans les deux enceintes, si bien que, quand même on aurait voulu y bâtir des maisons, la place aurait manqué. Il est fort probable que plusieurs de ces excavations ou de ces magasins pouvaient servir de demeures au besoin. Mais il n’en est pas moins vrai que ces abris avaient un caractère essentiellement militaire, et que toute popu- lation civile était, par la nature même des constructions, exclue de la place. Au moyen âge, ce château a dû être une des places d'armes les plus sûres des Génois dans l'ile, une de celles qu'ils avaient fortifiées avec le plus de soin, puisque par ces demeures souter- raines toute la garnison se trouvait à l’abri des armes de jet. Il est assez facile de concevoir que la famille des Gateluzi, qui n'avait sur Lesbos d’autres droits que celui de l'épée, ait construit de semblables forteresses pour que ses vassaux génois pussent y trouver au besoin un refuge contre les rébellions du dedans et les attaques incessantes du dehors; mais ce que l’on a peine à com- prendre, c'est l'existence de ces tours anciennes qui ne défendent guère qu’un espace de cinquante mètres carrés. Je mets de côté la singularité de ces excavations qui, évidemment, ne datent pas ENT 1 Mer des temps anciens, mais du moyen àge. Il reste toujours à expli- quer comment les anciens habitants de Lesbos ont pu concevoir l'idée de faire une forteresse aussi pelite. Ce ne sont point là les proportions d’une acropole ordinaire : les plus petites sont beau- coup plus considérables. De plus, il ne semble pas que ces tours aient dû être élevées aux frais d’une petite ville. Elles sont d’une construction très-soignée et très-fine. J’inclinerais très-volontiers à croire qu'il n'y a jamais eu de ville en cet endroit, mais que, dans l'antiquité comme au moyen àge, il n’y a eu qu’un poste fortifié, une sorte de citadelle avancée, soit de Méthymne, soit d’Antissa, quelque chose de semblable à la forteresse de Phylé dans les gorges qui séparent l’Attique de la Béotie. Des ruines de cette forteresse on aperçoit dans le lointain, presque sur le sommet d’une montagne, vers la droite, le grand village de Kalochori. On y arrive après avoir traversé une assez jolie vallée. Kalochori semble, au premier abord, mériter son titre de beau village ; sa position est très-pittoresque , et ses maisons, que sépare un torrent, se présentent gracieusement en amphi- théâtre. La vue est d'autant plus riante du dehors que chaque maison a son jardin. Ces arbres, cette verdure, donnent de loin au village un aspect charmant; de près c’est un bourg oriental avec ses rues étroites et sales et ses maisons de bois. Si en sortant de Kalochori on se dirige vers l’intérieur de l'ile, on arrive bientôt à un vaste plateau maintenant désert, maïs qui semble ne pas l'avoir été de tout temps. Ce plateau porte le nom d’Apesa; il renferme une nécropole antique fort curieuse. Il est à présumer qu’elle était jadis assez vaste, mais une grande partie doit avoir été détruite. Elle est sur le bord de la route, dans un endroit où tous les champs sont séparés par des murs de clôture. Un de ces champs, par malheur trop petit, est littéralement en- combré de monuments, ou du moins de fragments. Dans les champs voisins, qui ne sont séparés que par un petit mur, il n'y a pas trace de ruines; il est probable que les propriétaires les au- ront fait disparaître avec soin pour cultiver en toute liberté, tan- dis qu’un autre, plus intelligent, conserve ces restes précieux. Cette petite nécropole me semble dater de l’époque romaine. On y trouve beaucoup de sarcophages à demi ruinés, beaucoup de pierres tumulaires sans inscriptions, enfin un grand nombre de colonnes funéraires dont quatre sont encore debout. Ces quatre — 328 — colonnes ont un diamètre de trente centimètres ; elles ne sont pas cannelées, leur position indique qu’elles entouraient un monu- ment plus grand que les autres. Tout auprès de ces colonnes on voit encore les fondements et la porte d’un petit temple dont on peut suivre de l'œil tout le dé- veloppement. Il avait sept mètres soixante centimètres de long sur quatre mètres de large. Le mur de clôture du champ dans le- quel se trouve cette nécropole contient en outre une foule de pierres tumulaires et de fûts de colonnes. Dans les environs, il y a quelques traces de constructions antiques, mais trop gàlées par le temps pour qu’on puisse les reconnaitre. Quelle ville s’est jadis élevée dans ce lieu maintenant désert? Ni Pline, ni Strabon ne nous peuvent servir de guides. Cependant, il n’est guère permis d'en douter, ce plateau renfermait autrefois une ville. Les anciens n'étaient pas dans l'usage de placer les nécro- poles loin de leurs habitations. Il nous est même permis de croire que la ville ou le bourg était assez riche, si nous en jugeons d’après l'élégance de certains monuments funéraires. Un seul nom sem- blerait convenir à cette ville, celui de Napé, qui était, nous le savons, sur le territoire de Méthymne. Cependant, pour des rai- sons que jindiquerai plus tard, je crois que Napé doit être placée ailleurs. Il n’est pas impossible que le nom d’Apesa, qui s'est per- pétué dans le pays, soit le nom de quelque ancien bourg situé sur le plateau; il suffit que ce bourg ait été habité par deux ou trois familles riches pour nous expliquer la richesse de la nécropole qui nous occupe. Bientôt on arrive à Phyla, petit village situé à moitié chemin, entre Kalochori et Kalloni. C’est là qu'il faut choisir la route que lon prendra pour rentrer à Mételin. On peut aller presque en droite ligne en passant par Hagia Paraskevi, en longeant l’extré- mité du golfe de Hiéra. Cette route est de beaucoup la plus courte, mais elle a immense inconvénient de vous empêcher de voir la partie orientale de l'ile, Pétra, Molivo et le Lepethymnus. L'autre route remonte vers Pétra, passe par Molivo et longe le rivage à une certaine distance. | J'ai suivi les deux routes et je dois avouer que la première ne présente rien de fort intéressant. Je n’ai trouvé de remarquable que certaines peintures byzantines dans l’église d'Hagia Paraskevi. Ce village est un des plus considérables de l’île; il contient de cinq — 329 — à six cents maisons, toutes grecques. Je crois devoir faire observer que j'y ai rencontré plusieurs personnes qui ne me semblaient pas avoir fait d'études littéraires, et qui, cependant, parlaient un grec pur et même élégant, ce qui faisait un bien grand contraste avec la langue barbare, généralement en usage à Mételin. À trois heures au delà d'Hagia Paraskevi se trouve, au fond d’une vallée très-pittoresque, le village de Bigui. Ce village ne mériterait pas d'être mentionné, sans une bizarrerie assez rare. Il était, dans le principe, habité par une population mélangée de Turcs et de Grecs. Il ne parait pas que les deux races soient parvenues à vivre en bonne intelligence, car peu à peu elles se sont séparées. Deux villages se sont formés à une assez grande distance l’un de l’autre; les accidents du terrain font même qu'ils ne se voient pas, bien qu’ils portent le même nom, qu'ils aient le même aga, et qu'aux yeux du gouvernement turc ils soient les deux parties d’un même tout. | Bigui n’est qu'à deux heures de Thermies, où l’on prend la route que nous avons déjà parcourue. L'autre route est de beaucoup la plus longue et la plus intéres- sante. De Phyla à Pétra, on traverse un pays très-accidenté, mais un peu sec, quoiqu'il n'ait rien de la stérilité des environs de Mezzo-Topo et de Sigri. Mais la pelite plaine qui s'étend entre Pétra et Molivo ; sur le bord de la mer, est d'une grande fertilité et d’une fraîcheur ravissante. Pétra, l’un des rares points de l'ile visités par Tournefort, est un village de deux cents maisons, presque toutes habitées par des Grecs. On n’y trouve que peu de Turcs, tous dans la misère. La communauté grecque au contraire parait jouir de revenus assez considérables, puisque, outre son école, qu’elle entretient avec soin, elle a pu faire élever, au commencement du siècle, une jolie église, sur le sommet d’un rocher presque à pic, qui domine le village. La situation de cette église a rendu nécessaires quel- ques travaux fort chers, pour la création d’une petite route. De tout temps cette contrée a été très-riche , et ce n’est ni à son’ industrie, ni à son commerce qu’elle la dû, mais aux produc- tons du sol; c’est de la plaine qui sépare Pétra de Molivo que les anciens tiraient le fameux vin de Lesbos, ce vin qu'Aristote, à son lit de mort, n’a pas, dit une légende, dédaigné de proclamer le meilleur de tous les vins.'1l semble que cet arrêt ait été aussi — 330 — respecté que tous ceux du philosophe de Stagyre , car l'antiquité n’a qu'une voix sur le vin de Lesbos. Virgile, malgré tout son amour pour l'Italie, malgré son admiration de poëte, de citoyen, et de campagnard pour la riche terre de Saturne, Virgile est obligé de s’écrier : Non eadem arboribus pendet vindemia nostris Quam Methymnæo carpit de palmite Leshos. Ce devait être un vin généreux que celui dont Virgile proclamait ainsi la supériorité sur le Cæcube et le Falerne. Ovide et Horace ne lui rendent pas un hommage moins sincère. Ce vin, qui faisait jadis en grande partie la richesse de Lesbos, a sans doute aujourd'hui perdu sa renommée. Mais on s'explique facilement que Méthymne ait pu jadis être célèbre par ses vins. Celui qu'on y récolte de nos jours est sans contredit un vin géné- reux et agréable, malgré le peu de soin et d’habileté des proprié- taires, et il n’est pas douteux qu'une culture plus soignée et plus intelligente ne pûüt rendre au vin de Méthymne une partie de sa renommée. En face de Pétra est une petite île, où quelques traditions locales placent l'existence d’une ville ancienne ; les habitants vont même jusqu’à affirmer qu'il y a des ruines. Je ne nie rien, mais j'affirme aussi qu'après avoir exploré l’ile, qui n’est pas grande, pendant plu- sieurs heures, avec un guide, je n'ai rien aperçu qui ressemblât à des ruines antiques, ni même à des ruines d'habitations modernes. L'ile est tout à fait déserte et parait l’être depuis longtemps. De Pétra à Molivo, on rencontre une source qui est connue sous le nom de Hyyéà: Ây/Anos, le puits d'Achille, parce que c'est à cette source qu'Achille but, dit-on, pour la dernière fois, quand il s'embarqua pour aller au siége de Troie. Molivo est l'ancienne Méthymne; la ville moderne s’est élevée sur les lieux mêmes où se trouvait Méthymne. Il y a bien quel- ‘ques ruines insignifiantes qui prouvent que Méthymne s’étendait plus au nord, mais cela tient simplement à ce que la ville était plus grande. On compte à Molivo environ mille maïsons qui sont habitées par une population mélangée de Turcs et de Grecs. Comme Aché- rona, Molivo a un mudir, magistrat intermédiaire entre l’aga et le — 931 — pacha. Ce mudir est à la fois gouverneur civil, chef militaire et président du tribunal civil. | La ville s'élève en amphithéâtre sur une colline adossée à la wer. Elle est dans une situation charmante. Toutes les maisons sont tournées vers la terre et dominent la fertile plaine qui s'étend au pied de Molivo, mais toutes jouissent en outre, par côté, de la vue de la mer. Au sommet dela colline se trouve une citadelle du moyen âge, probablement fondée par les empereurs byzantins, sur les ruines de l’ancienne acropole de Méthymne, et restaurée plus tard par les seigneurs génois. Cette citadelle renferme quel- ques inscriptions dont aucune ne remonte au delà de l’époque byzantine. Elle ne contient aucun fragment ancien, mais la na- ture du terrain prouve que lacropole de Méthymne ne pouvait se trouver qu’en cet endroit. L’artillerie de cette forteresse, au moment où je l'ai visitée, était on ne peut plus curieuse, et aurait mérité d’être transportée presque tout entière dans un musée d'artillerie. Le gouverne- ment turc a, pour les besoins de la guerre actuelle, tiré de toutes les places non menacées les nouveaux canons fondus à leuro- péenne qu'il y avait envoyés de Tophana; il-n’y a laissé que des pièces très-anciennes et moins propres à une guerre moderne. Aussi les batteries sont armées de pièces sur lesquelles on voit gravé le lion de Saint-Marc. D’autres sont de ces énormes canons qui remontent à l'enfance de l’artillerie, et qui envoyaient des quar- tiers de roche, plutôt que des boulets. Auprès de quelques-unes de ces pièces sont encore empilés des boulets de pierre en assez grand nombre, non pas que les Turcs en soïent encore à vouloir faire usage de projectiles, mais n'ayant pas eu à se servir de l'ar- tillerie de cette forteresse depuis l’époque à laquelle ces boulets ont été fabriqués, ils les ont laissé en place avec une insouciance tout orientale. Du reste, ces boulets de pierre n’excitent pas sou- vent l’étonnement des visiteurs, la forteresse de Molivo est, comme celle de Mételin, tout à fait inaccessible aux Grecs, elle est exclu- sivement réservée aux Turcs, dont quelques-uns y ont même leurs maisons, quoique en moins grand nombre qu’à Mételin. Les voya- geurs étrangers sont fort rares à Molivo, et ils ne peuvent péné- trer dans l’enceinte de la forteresse qu'avec une lettre de recom- mandation du pacha gouverneur pour le mudir. Au pied de l’acropole, tout près de la mer, sur le versant de — 532 — la colline opposé à celui où se trouve la ville, on voit encore quelques tronçons de colonnes sur une petite éminence; mais le terrain a été tellement bouleversé soit par la main de l'homme, soit par les révolutions de la nature, qu'il est impossible de dis- tinguer les traces d'aucun édifice. Des bains en ruine silués à une certaine distance, sur la droite, attestent presque seuls la pré- sence d'une ville en cet endroit. Méthymne fut cependant la seconde des villes de Lesbos, et l'his- toire nous apprend que ce ne fut pas sans lutles et sans regrets , qu'elle se résigna à n'être pas la première. Ântissa, Arisba, bien d’autres villes encore sentirent les effets de sa puissance. Elle osa même s'engager quelquefois dans des luttes armées contre Mi- tylène, et elle se vengeait de ses défaites en suivant dans les grandes guerres qui déchirèrent la Grèce un parti toujours op- posé à celui de son heureuse rivale. Molivo a conservé dans les temps modernes cette importance relative. Elle est toujours la seconde. Comme Mitylène, elle eut au moyen âge un évêque suffragant du métropolitain de Rhodes. Elle le perdit à l'époque de l'invasion turque, parce que les pré- lats préférèrent le séjour d'Achérona, où ils se trouvaient entourés de leurs ouailles, à celui de Molivo, où les Turcs s'étaient fixés en grand nombre. Quatre heures suffisent pour monter de l’ancienne Méthymne au sommet le plus élevé du Lepethymnus, la plus haute mon- tagne de l'ile après l'Olympe. Comme l'Olympe, lOrdymnus et toutes les autres grandes montagnes, le Lepethymnus n'est connu dans le pays que sous le nom d’Âyros Has. Üne tradition locale place sur le Lepethymnus un ancien temple de Palamède; je n’en ai pas vu les traces, je n'ai même trouvé d'édifice élevé par la main de l’homme que sur le som- met, où sont les ruines d’une petite chapelle chrétienne. Cette chapelle est de construction toute moderne. On m'a assuré que là s'élevait le temple de Palamède. ; Quoi qu’il en soit de cette tradition, on ne peut nier que dans les environs du Lepethymnus les souvenirs d'Achille, de Pala- mède, d'Homère et de la guerre de Troie, en général, ne soient très-populaires. Tout cela s’est fort défiguré, comme tout ce qui passe dans le domaine des légendes populaires. Plus d’un habi- tant de Pétra, de Molivo, de Kapi, croit sans doute qu’Achille OR était un général Lesbien, qui faisait la guerre avec succès contre les Turcs; mais il n’en est pas moins fort remarquable que ces souvenirs se soient perpétués précisément en face du champ de bataille immortalisé par la plus grande lutte des temps héroïques. Sous l'influence du temps et du sentiment national, Achille s’est métamorphosé; ce n'est plus le fer et la flamme à la main qu'il parut dans Lesbos, comme l'Achillè d'Homère, pour ravager les villes et les campagnes des sujets de Priam; c'est un héros ami, un chef qui vengeait sur les barbares les insultes faites à la Grèce. . Les Lesbiens ont fait violence à l'histoire. Quand, dans la suite des temps, l'épée de leurs concitoyens les eut délivrés du joug de l'Asie, leur orgueil serévolla d’avoir été si longtemps esclaves, ils renièrent leur passé plutôt que de l’excuser. C’est ainsi qu’ils sont parvenus à croire que leurs pères ont figuré dans la guerre de Troie parmi les vainqueurs et non parmi les vaincus, et l’on étonnerait fort certains Lesbiens de nos jours qui croient fermement qu'Homère a chanté la gloire de leurs ancêtres, si on leur montrait dans le neuvième chant de l'Iliade ces vers: TS d'äpa mapuaréhento yuvn, riv Aeo6cÜer ÿyer, PdpSayros SuyaTNp , Arouôn xal AIT DNOS ; si on leur prouvait que ce guerrier, qu'ils se sont approprié et dont ils ont fait un héros national, n’a paru dans leur patrie que comme un vainqueur impitoyable, et qu’il a emmené, pour en faire son esclave, la fille de leur roi Phorbas, Diomède aux belles joues. Du sommet le plus élevé du Lepethymnus, de cette petile cha- pelle, qui s’est, dit-on, bâtie sur les ruines du temple de Palamède, on aperçoit et Ténédos déchuede son antique gloire, et le détroit des Dardanelles, que Turcs et Grecs nomment r6 Boghaz, le détroil, comme s'il n’en existait qu'un dans l'univers, et la plaine même où fut Troie. Bien qu'il soit situé vers l'extrémité septentrionale de l'ile, le Lepethymnus est le point d’où l'œil embrasse le plus facilement Lesbos tout entière. On saisit parfaitement, dans toute leur éten- due , les deux chaines principales du Lepethymnus et de Olympe, ainsi que toutes les ramifications. À ses pieds on a la grande vallée de Kaloni, et l'on voit si bien l'ile dans ses moindres détails, que l'on pourrait du haut de la montagne déterminer d’après la nature du terrain, les endroits où de tout temps la population a dû se — 334 — presser, et ceux qui dans l'antiquité, comme dans les temps mo- dernes, ont dû être déserts. | Le spectacle de cette île si riche, si fertile, éclairée d’un soleil si radieux, a quelque chose de triste, parce qu'on ne peut s'empêcher de songer à ce que Leshos a été, et à ce qu'elle est aujourd'hui. La civilisation s’est retirée de la patrie de Sapho et d’Alcée.-Deux races aussi barbares l’une que l'autre, mais séparées par une haine irréconciliable, végètentsur cette terre, qui jadis enfantait des grands hommes. Du Lepethymnus on descend vers le village auquel le capitaine Copeland donne à tort, dans sa carte, le nom de Karpi. Il n'est connu dans le pays que sous celui de Kéry. Je me range assez vo- lontiers à l'opinion de M. Plehn, qui voit dans ce village l’ancienne Némy. Je sais bien qu'il est d'usage de regarder comme à peu près invariable la première lettre d’un nom; c'est, en effet, celle qui doit changer le moins souvent. Cependant on avouera qu'ici l'a- nalogie entre le nom ancien et le nom moderne est bien grande. De plus, ce ne serait pas la première altération de ce genre qu'aurait subie le nom de Néry. Même dans l’antiquité il y a eu des différences d'orthographe. C’est ainsi que Strabon dans son livre IX° reproche à Hellanicus d’avoir mal écrit le nom de ce bourg : ÊoTEp xai Némy év T& MeOdurys medio, iv HXdmmos &yvoév Aémyv évouéèer. Ce texte, précieux pour nous, fait connaître l’em- placement de Néry, nous savons qu’elle se trouvait sur le terri- toire de Méthymne. Or, bien qu'il soit difficile de déterminer d'une manière précise les bornes du territoire de chacune des villes de Lesbos, on peut affirmer que l'endroit où se trouve Kéry a tou- jours appartenu à Méthymne. De plus nous voyons que tous les anciens n'écrivaient pas de même le nom de ce bourg obscur. Aussi je ne crois pas quil y ait témérité à conclure, avec M. Plehn, que le village actuel de Kéry est l’ancienne Néxy. Dans les environs se trouvent les restes informes d’une forte- resse du moyen âge, dont l'existence sert au moins à prouver que le village n’est pas de fondation récente et qu'il a été habité de tout temps. Je ne sais pas à quelle époque remonte la réputation des étoffes qui s’y tissent, mais les mouchoirs, les serviettes et les écharpes de Kér» sont fort recherchés dans toute l'ile, et même sur les côtes d’Anatolie. L’étoffe est assez grossière, mais les broderies de — 935 — soie et d'or dont on les charge ne manquent pas d'élégance : on reconnait l'industrie des femmes de Lesbos, déjà célèbre au temps d'Homère. Kémy contient deux cents maisons, dont cent grecques et cent turques. Îl ne semble pas que l’ancienne Néry ait dû être beaucoup plus-considérable, car l’histoire en fait très-rarement mention. Le gros bourg de Mavréuados n’est qu'à une heure de chemin de Kémy; il contient environ six cents maisons. Un professeur de ‘école supérieure de Mételin, originaire de ce bourg, a fait sur l'île un travail qui renferme quelques parties assez curieuses, quoique la forme en soit des plus bizarres. C’est une sorte de traité archéologique en vers. On comprend que l'ouvrage en lui- même n'ait pas grande valeur. Mais l'écrivain s’est cru obligé de faire suivre sa poésie d'un très-grand nombre de notes explicatives en prose. Ce sont ces notes qui font tout l'intérêt du livre, et elles suffisent pour faire regretter que l’auteur, mieux inspiré et moins ambitieux, ne se soit pas borné à faire un livre en prose sur un pays que ses études et les habitudes de toute sa vie lui per- mettent de connaître mieux que personne. Rien de remarquable ne sépare Mavréuados de Oépuy, on ne traverse que des villages insignifiants et on ne rencontre aucune espèce de ruines. Dans le lointain vers les côtes de l’Anatolie on aperçoit les îles Musconnisi, jadis consacrées à Apollon comme nous l’apprend leur nom d'Hecatonnèses. Le nom d’Hecatonnèses équivaut à celui d'îles d’Apollon. Éxaros est le nom d’Apollon, dit Strabon (livre XIIT, chapitre m). C'est à tort que Plehn place sur ce rivage la ville d’Ægiros; nous n’y trouvons nulle trace de ville antique. J’ai indiqué ail- leurs les raisons qui me font placer de l’autre côté du golfe de Pyrrha cette ville que nous ne connaissons guère que par Strabon. J'ai montré que cette position s'accorde très-bien avec tout ce que nous apprend le géographe ancien, et de plus le nom s'est per- pétué. Plehn ne me paraît avoir tenu compte que d’une seule chose pour indiquer la position d'Ægiros; il a cherché, suivant indication de Strabon, l'endroit le plus étroit de lile. Mais l'ile n'est pas de nos jours sensiblement plus large au lieu que j'ai in- diqué , qu’à celui que M. Plehn a choisi. De plus, la nature du sol prouve que du côté d'Ægiros la mer s’est retirée, ce qui fait qu’au temps de Strabon cette partie de l'ile était encore plus étroite. — 336 — H serait facile de prouver par le texte de Plehn lui-même qu'il est dans l'erreur. Voici ce qu'il dit :« Ægirum agri Methymnæi «pagum, inter Mitylenen et Methymnam, e regione Pyrrhæ «ponit Strabo, remotum illum dicens. ab euripo viginti stadiorum « Spatio. » Bien que nous ne connaissions pas au juste les limites des différents territoires de Lesbos, il sera peut-être difficile de croire que le terrain où Plehn place Ægiros ait appartenu à Méthymne.. Il est, en effet, plus rapproché de Mitylène que de Méthymne. Il n’est pas probable que cette dernière ville ait étendu sa domination aussi loin, car nous savons d’un aulre côté que Méthymne exerçait son influence sur la partie occidentale de l'ile. Si déjà, maitresse de cette partie occidentale de l'ile, Mé- thymne se fût étendue aussi loin vers l'orient, eîle aurait élé sans contestation aucune la reine des cités de Lesbos, tandis qu'elle n'a jamais été que la seconde. Plehn, en cela d'accord avec Strabon, place Ægiros à vingt stades du golfe de Pyrrha; un autre texte de Strabon place Mity- lène à quatre-vingts stades de Pyrrha. Il y a donc erreur évidente dans la position d’Ægiros sur la carte de Plehn, puisque la dis- tance du golfe de Pyrrha à Mitylène n’est pas même le double de celle qui sépare Ægiros de Pyrrha, tandis que, d’après le témoi- gnace de l’auteur lui-même, elle devrait être quatre fois plus con- sidérable. Il suffit de jeter les yeux sur la petite carte de Plehn pour se convaincre de cette erreur. CHAPITRE V. HISTOIRE ANCIENNE DE LESBOS. Je n'ai pas la prétention de faire une histoire complète de Lesbos. Un ancien membre de l’école d'Athènes, M. Lacroix, dans son livre sur les îles de la Grèce, a traité ce sujet avec tant de savoir et de clarté, qu'il serait téméraire de lutter avec lui. Je n'essayerai donc point de recommencer un travail déjà fait, mais j'étudierai les causes qui dans les temps anciens, comme dans les temps modernes, se sont opposées au développement d'une île qui semblait appelée à de hautes destinées par sa fertilité, sa ri- chesse, le nombre et l’heureux génie de ses habitants. — 337 — La race lesbienne est encore aujourd'hui, comme elle l'a été de tout temps, une race grecque, et Lesbos est une terre qui ap- partient de droit à l'Asie: telle est la cause de tous les malheurs de cette ile. Les mêmes raisons de convenances territoriales qui poussaient le père d'Hector à vouloir régner à tout prix sur Lesbos ont en- gagé les diplomates de l'Europe moderne, lorsqu'ils ont déter- miné en 1830 les frontières de la Grèce naissante, à laisser sous le joug de la Turquie une population bien plus grecque que toutes celles du royaume hellénique. En effet, les émigrations étrangères l'ont fort peu altérée. Les Turcs seuls sont venus en grand nombre, et je ne crois pas que les Osmanlis forment le sixième des habitants. Les étrangers se trouvent dans une propor- tion beaucoup plus forte dans toutes les provinces du nouveau royaume. Une ancienne tradition veut que Lesbos ait appartenu jadis au continent asiatique, et n'en ait été séparée par les tremble- ments de terre qu'à l'époque où le Pont-Euxin, jusqu'alors un lac, rompit ses digues et fit irruption dans la Méditerranée. Je ne sais trop ce qu'il faut en penser. La nature volcanique du territoire de Lesbos, la faible distance qui la sépare de l’Asie, les îles nom- breuses dont cet étroit canal est parsemé, rendent cette tradition assez vraisemblable. Quoi qu'il en soit, que l’île ait dans le prin- _cipe été liée au continent, ou qu'elle aït de tout temps été en- tourée par les flots, il n'en est pas moins vrai que son sort est fataiement atlaché à celui de l'Asie Mineure, que le maître de Smyrne et de l’lonie doit aussi régner sur Lesbos. C’est là une nécessité politique, contre laquelle les Lesbiens se sont inutilement débattus à toutes les époques de leur histoire. Leur île est une sorte d'avant-poste que les maitres de l'Asie Mi- neure ne peuvent à aucun prix laisser à une race étrangère. Voici, d’après Diodore, de Sicile, le récit du premier établisse- ment des Pélasges dans cette île encore déserte : « Xanthos, fils des Triopas, chef de Pélasges partis d'Argos, pos- sédait une portion de la Lycie. Il s’y fixa d’abord avec ceux qui l'avaient suivi, puis, passant dans l'ile de Lesbos, encore déserte, il partagea le terrain à ses compagnons, et donna le nom de Pé- lasqia à l'ile, qui portait d’abord celui d'Issa, * « Sept générations plus tard, survint le déluge de Deucalion, MISS. SCIENT. V. 29 29 — 338 — qui fit périr tant de mortels. Lesbos fut dépeuplée; mais bientôt arriva Macarée, qui, plein d’admiration pour la beauté du pays, s'y fixa. Ce Macarée était fils de Crinacos et petit-fils de Jupiter, au témoignage d'Hésiode et d’autres poëtes. Il habitait Olénus, ville de lTade, maintenant appelée Achaïe. Une partie de ses sujets était ionienne, l’autre se composait d'étrangers de toutes races. D'abord il habita Lesbos; mais sa puissance s’accrut par la ferti- lité de l’île, par la douceur et la justice de son gouvernement; alors il prit possession des îles voisines et en partagea à ses com- pagnons le territoire inoccupé. « Vers le même temps, Lesbos, fils de Lapithas, lui-même fils d'Éole et petit-fils d'Hippotas, vint à la suite d’un oracle de la Pythie s'établir dans l'ile avec de nouveaux compagnons ; il épousa Méthymne, fille de Macarée, et partagea le gouvernement avec son beau-père. Plus tard devenu célèbre, il donna à l'ile le nom de Lesbos et au peuple celui de Lesbien. Parmi les filles de Macarée se trouvaient Mitylène et Méthymne, qui donnèrent leur nom à des villes. Lorsqu'il voulut s'emparer des îles voisines, Macarée envoya d’abord une colonie à Chio, et en confia la direction à un de ses fils. Il envoya ensuite un autre de ses fils, Cydrolaüs, à Samos. Cydrolaüs s'y établit, partagea les terres par la voie du sort et y régna. La troisième des îles conquises par Macarée fut Cos, dont A confia le commandement à Néandre. Plus tard il en- voya Leucippe à Rhodes, à la tête d’une colonie considérable. Les Rhodiens, trop peu nombreux pour cultiver l’île, les reçurent avec joie et habitèrent en commun avec eux. « Le déluge avait plongé le continent voisin dans de grands et effroyables malheurs. L’inondation avait détruit pour longtemps toute espérance de récolte, les choses nécessaires à la vie man- quaient, et la corruption de l'air avait répandu la peste dans les villes. Mais les îles bien exposées au vent avaient un climat très- sain pour les habitants, leurs récoltes étaient abondantes, la ri- chesse régnait partout et les habitants étaient heureux (Maxaptous ). C’est à cause de cette abondance de biens qu’elles furent appelées îles des Bienheureux. D’autres cependant prétendent que ce furent les’ fils du roi Macare qui leur donnèrent le nom de Moxapiar. À coup sûr, ces îles l’ont emporté dans tous les genres sur les îles voisines, non-seulemeut dans l’antiquité, mais encore de notre temps. La fertilité du sol, la disposition du terrain, la pureté de — 339 — l'atmosphère leur méritent ce nom, et ce sont bien réellement des iles fortunées !. » Ainsi, dès le temps de Deucalion, les Grecs s’emparaient de Lesbos et des iles du voisinage. Il semble que, prévoyant leurs longues luttes avec les Dee de l'Asie, ils voulussent prendre dés” positions avancées et s’y fortifier contre eux. Mais il est des lois de la nature que ni la courage, ni le génie, ni les efforts les plus persévérants ne peuvent dÉees fée Grecs ne devaient pas habiter l'Asie en maitres. Si plus tard, sous Alexandre, ils parvin- rent à en faire la conquête, ce ne fut qu’en s’assimilant aux vaincus qu'ils parvinrent à s'y maintenir. Les temps n'étaient pas encore venus à l’époque des fils de Macare, et il s’en faut de beaucoup que les premiers colons grecs eussent cette organisation puissante qui plus tard fit triompher un instant la Grèce de l'Asie, et permit au plus petit nombre de dompter le plus grand. Suivant toute apparence, ces premiers colons pélasges qui s’éta- blirent à Lesbos, loin d’avoir sur les Asiatiques la supériorité des soldats d'Alexandre, devaient se trouver à leur égard dans un état d'infériorité relative pour tout ce qui a rapport au gouver- nement, aux arts de la paix et même à ceux de la guerre. La civi- lisation de l'Inde, de la haute Asie et de l'Égypte était encore in- connue à la Grèce, et les ancêtres d’Alcibiade et d'Épaminondas étaient des barbares, lorsque, pour la première fois, ils se trou- vérent en présence des lieutenants des souverains de l'Asie. La lutte ne fut pas longue et l’histoire a dédaigné de l’enregis- trer. Les Grecs durent se résigner à vivre en sujets, ou tout au plus en vassaux, sur cette terre d'Asie qu'ils avaient essayé de ravir à ses maîtres légitimes. Il est difficile de préciser l’époque à laquelle les Grecs d’Asie et des îles subirent le joug, mais tout porte à croire que ce fut longtemps avant la guerre de Troie. Lesbos ne put pas échapper à la destinée commune; elle faisait partie de l'empire de Priam lorsque les Grecs vinrent demander raison à l'Asie des injures de Ménélas. Ce fut même sur elle que tombèrent les premiers coups. Achille, exécuteur des vengeances d'Agamemnon, ne parut pas se souvenir qu'il y eût entre lui et les vaincus communauté d'origine, il les traita avec toute la rigueur que permettaient alors les lois impitoyables de la guerre. La tra- dition homérique, qui jusqu’à un certain point peut faire foi pour 1 Diod. Sic. V, 81 et 82. | M. 23. — 340 — l'histoire de cette époque, nous le représente emmenant en escla- vage Diomède, fille de Phorbas, l’un des rois de Lesbos. Une autre tradition, citée par M. Plehn, nous le montre après la prise de Méthymne frappant les hommes de sa lance et les faisant périr par le fer, tandis qu'il emporte sur ses vaisseaux les femmes et les enfants. Il semble cependant qu'il eût dû les respecter, puisque ce n’était pas la force seule qui le rendait maître de la ville, mais la trahison de la jeune Pindice, fille du roi, qui, dans son amour pour le héros, n'hésita pas à trahir sa patrie, à condition de de- venir la belle-fille de Thétis. Mais Achille profita de la trahison sans se croire obligé de tenir sa parole à Pindice, qu'il fit lapider par ses soldats, comme les Sabins étouffèrent plus tard Tarpeïa au pied du Capitole. Philomélide, un autre des petits rois de Lesbos, n’a pas un meilleur sort. Il n’ose pas s’opposer aux Grecs par la force des armes; il veut les humilier dans leurs chefs et leur faire payer cher une hospitalité qu'il leur donne à regret. Mais Ulysse accepte son défi et, dans une lutte corps à corps, il le tue aux yeux de tous les Grecs, qui s’en réjouissent. Lesbos n'avait pas perdu à devenir pour quelque temps l’es- clave des peuples de l'Asie; les mœurs un peu rudes des Pélasges s'étaient adoucies au contact des vainqueurs déjà riches et habi- tués à une certaine élégance. Déjà les femmes de Lesbos sont cé- lèbres pour leur habileté dans tous les travaux qui les concernent. Quand Agamemnon énumère les présents qu'il compte envoyer à Achille, pour apaiser sa colère, il n'oublie pas les belles esclaves de Lesbos, et il insiste autant sur leur habileté que sur leur beauté, qui cependant, dit-il, l'emporte sur celle de toutes les autres femmes. Quand Achille veut parler de la grandeur de Priam , il a soin de citer parmi les terres soumises à sa domina- tion la demeure heureuse des fils de Macare. Sans aucun doute, ce premier essai de la servilude fut heu- reux pour Lesbos; il est vrai que, dans la première guerre na- tionale de la Grèce, ses guerriers se trouvent dans les rangs des ennemis de la patrie commune : c’est pour l'Asie ‘qu’ils versent leur sang. Mais ce ne sera point là une humiliation stérile; nous la verrons bientôt porter ses fruits. Les Lesbiens se sont instruits dans les arts de la paix à une école plus savante que celle de leurs grossiers ancêtres. Bientôt ils payeront en pleine paix leur dette à — J4l — la Grèce, s'ils ne l'ont pas payée sur le champ de batailie: le jour n’est pas loin où en face de Lesbos, et suivant toute apparence dans une de ses colonies, Homère naîtra pour immortaliser Ia première lutte entre l'Europe et l'Asie. Il est cerlain que, si quelques années de contact avec les peuples plus civilisés de l'Asie eurent une influence heureuse sur les des- tinées futures de Lesbos, cette domination, en se prolongeant, eût fait perdre aux vaincus tout souvenir de leur origine et en eùt fait une population purement asiatique. Aussi la guerre de Troie peut-elle être considérée comme un événement heureux pour les Lesbiens, bien que leurs compatriotes les aient traités en ennemis et ne leur aient accordé ni grâce ni merci. Du moins ils les délivrèrent de leurs maïîtres, car, malgré le silence de l'his- toire à cet égard, nous pouvons croire que, même après le dé- part des Grecs pour leur patrie, la domination toujours un peu incertaine des rois de la haute Asie, sur les rivages de l'Asie Mi- neure, resta profondément ébranlée. Il est surtout à croire que Lesbos, à qui sa position rendait la révolte plus facile, put recon- quérir sa liberté. I n'avait fallu rien moins qu’un effort général de la Grèce contre l'Asie pour rendre à Lesbos sa liberté. Mais, Priam mort et Troie détruite, les vainqueurs se retirèrent sans plus se soucier de compatriotes qui les avaient combattus; Lesbos n'aurait pas tardé à retomber sous la domination de l'Asie si, livrée à elle- même, elle n'avait eu que ses forces propres pour se protéger; les choses auraient bientôt repris leur cours naturel. Heureusement pour Lesbos la guerre de Troie fut suivie en Grèce par de longues et cruelles dissensions; les différentes tribus qui se partageaient le sol de la Grèce, se firent une guerre impitoyable. Des chefs in- telligents et aventureux, lassés des éternels combats, des luttres sans gloire et sans profit auxquelles les condamnait le séjour dans la patrie, résolurent d’aller chercher la richesse et le repos sur des terres moins amies de la guerre. C’est ainsi qu’un siècle en- viron après la chute de Troie, Grais, petit-fils de Penthilus, qui lui-même était fils d'Oreste, aborda à Lesbos à la tête d’une colonie nombreuse formée d'Achéens, et en plus grand nombre encore d'Eoliens de Béotie. L'histoire ne dit pas si les Pélasges maîtres du pays essayèrent de s'opposer par les armes à l'invasion, ou s'ils acceptèrent de — 942 — bonne grâce ces nouveaux venus, qui parlaient la même langue qu'eux et qui appartenaient à la même race, sinon à la même tribu. Maïs ce qui n'est pas douteux, c'est que l'élément éolien domine désormais à Lesbos; les descendants de Penthilus règnent à Mitylène et l'ile entière reconnait leur suprématie. L’invasion éolienne est le commencement de la prospérité de Lesbos. Désormais elle n'a plus rien à craindre de ceux que bien- tôt elle va appeler les barbares. Les côtes de l’Asie sont couvertes de villes grecques; Cilla, Notium, Ægyressa, Grynée, Pitanes, Larisse, Cymes, Néontichos, Temnus, Æges, Myrine sont fondées et habitées par les Éoliens. Une Re unit toutes ces villes avec Érissos, Pyrrha, Antissa, Méthymne et Mitylène, les prin- cipales villes de Lesbos. Au besoin la ligue ionienne viendrait au secours de ses concitoyens; d’ailleurs de graves dissensions oc- cupent les peuples de l'Asie et détournent leur attention de cette nouvelle Grèce, qui se fonde sur leur propre territoire. Enfin, maitresse de ses destinées, Lesbos peut donner l'essor à son génie. La civilisation un peu maiïérielle qu’elle a reçue de l'Asie, elle va la transformer et la vivifier en la rendant grecque; les lettres, les arts, la philosophie rien ne sera oublié. Déjà les rivages voisins de lAsie ont retenti des chants de l’immortel Homère; à la voix du père de la poësie, musiciens, poëtes, chan- teurs et philosophes vont naître et grandir; Terpardre, Arion, Alcée, Sapho et Pittacus vont élever le nom de Lesbos à une hau- teur inconnue. Grâce à eux, si leur patrie ne peut pas lutter avec la gloire littéraire d'Athènes, elle aura du moins, auprès de la pos- térité, le mérite d’avoir montré le chemin à son heureuse rivale, qui a bien pu la surpasser, mais non la faire oublier. Les descendants de Penthilus régnaient à Mitylène, et leur au- torité parait avoir été acceptée par l’île entière, non que Mithymne, Pyrrha, Érissos et les autres cités se fussent reconnues sujettes ou vassales, mais elles semblent avoir, au moins pour les affaires du dehors, admis à cette époque l'hégémonie de Mitylène et de ses chefs. Lesbos alors dans la plénitude de sa force et de sa puis- sance reconnaissait le besoin de l’unité, pour agir au dehors avec plus d'éclat. Ce n’était plus assez pour cette île, naguère encore soumise aux peuples de l'Asie, d'être libre, de voir fleurir les lettres et les arts au sein de ses cités, de couvrir la mer de ses vaisseaux marchands, d’avoir la plus puissante marine militaire se dE de la Grèce, il fallait encore, et ce fut peut-être plus tard la cause de sa ruine, qu’elle fit des conquêtes sur le continent, et qu'elle s’y établit avec éclat. Elle eut bientôt couvert de ses co- lonies les côtes d'Asie. La Troade était trop près des nouvelles cités Free pour que la métropole ne songeät pas à s'emparer de cette contrée célèbre. Lesbos trouvait deux avantages très-grands à cette con- quête. Maïtresse de la Troade, comme elle l'était déjà de Sestos et de Madytos, où elle avait envoyé des colonies, elle régnait sans partage sur l'Hellespont, et tenait entre ses mains tout le commerce d'une partie de la Thrace et du nord de l'Asie Mineure. De plus la Troade était le pays cher à la Grèce, c'était celui qui avait vu les hauts faits d'Achille et d'Agamemnon, la Grèce entière devait tressaillir d’aise quand elle apprendrait qu'on en avait chassé les barbares, et que la langue d'Homère était désormais la seule parlée sur les ruines de Troie. La Troade fut conquise en entier. Deux forteresses lesbiennes s’élevèrent sur les rives du Simois et du Scamandre, l’une, Sigée, fut considérablement agran- die, l'autre, Achilléum, fut fondée par les nouveaux maîtres du pays, qui lui donnèrent le nom du héros de l'Iliade. Lesbos eut plus tard à se repentir de s'être, au temps de sa plus grande puissance, laissé entrainer au delà de ses limites naturelles. Ses possessions continentales la forceront à se mêler aux luttes des villes grecques contre les barbares, sans rien ajouter à sa force réelle; l'excès de sa puissance lui aura été fatal, et elle se sera perdue, comme tant de puissances maritimes, pour avoir voulu s'engager dans la voie des conquêtes. D'ailleurs les Athéniens n’attendront pas que les Perses viennent attaquer Lesbos. Dans leur impatience de posséder la Troade et les clefs de l’'Hellespont, dont ils convoitent le commerce, ils trouveront les Lesbiens bien osés, de s'être emparés du royaume de Priam, eux dont les an- cêtres n’ont pas combattu dans les rangs des Grecs; ils les reven- diqueront les armes à la main, comme un héritage. Ces prétentions n’osèrent pas se faire jour tant que la race des Penthilides régna sur Lesbos, tant que l'ile, unie et puissante sous ces chefs rédoutés, fut toujours prête à envoyer au dehors un nombre considérable de vaisseaux et de guerriers, pour faire respecter sa volonté. Malheureusement l’orgueil de la famille do- minante excita la colère des Mityléniens, qui, sous la conduite de — Jh4 — Mégaclès, massacrèrent, dit-on, tous les Penthilides, un jour que quelques-uns d’entre eux, ivres sans doute, couraient les rues de la ville armés de massues dont ils frappaient les passants. Il est assez probable que les Mityléniens ont exagéré, pour excuser leur révolte, les torts des descendants de Penthilus : l’histoire a peine à admettre une extravagance égale à celle dont on les accuse. Éa vraie cause de leur chute fut, sans doute, Pesprit d’indé- pendance et de fiberté qui gagnait les unes après les autres toutes les villes de la Grèce, et faisait remplacer partout la royauté par le gouvernement républicain. Depuis l'invasion éolienne, Lesbos était une ile complétement grecque, où toute influence étrangère avait disparu; il n’est pas étonnant qu'elle ait subi dans son gouverne- ment intérieur les mêmes révolutions que Îles autres parties de la Grèce. La chute des Penthilides est pour Lesbos le conmmencement d’une ère nouvelle; la confédération de toutes les villes de l'île se dissout, la guerre s'allume entre elles, guerre acharnée et im- pitoyable, marquée par des rigueurs qu’on chercherait vainement peut-être dans la Grèce continentale. Aux luttes du dehors se joignent pour chaque cité les querelles intérieures, les discordes et quelquefois les guerres civiles. L’aristocratie et la démocratie se disputent le pouvoir, souvent par la parole, mais souvent aussi par Fépée; de là l'exil, les proscriptions. Nulle part on ne vit de passions plus vives, de haines plus ardentes. Il n’y a pas lieu de s'étonner qu'au milieu de ces guerres civiles et de la con- fusion générale, Lesbos aït perdu la plus grande partie de son in- fluence au dehors. Mais si son autorité fut moins respectée sur les côtes d'Asie, elle gagna du moins à cette existence orageuse et tourmentée, pour laquelle les républiques grecques semblaient avoir été faites, la gloire et la renommée. Les temps les plus mal- heureux pour la patrie ne sont pas les moins féconds en grands génies; il semble que la lutte surexcite les intelligences, et que les grands hommes se forment au milieu des tempêtes. Pittacus et Alcée auraient été moins célèbres, s'ils avaient vécu dans un temps plus tranquille, si le philosophe n'avait pas eu à défendre Mitylène contre les audacieuses tentatives du poëte, si la rage de la défaite n’avait pas inspiré à Aleée ces injustes, mais coques invectives, que son sage ennemi sut mépriser. Le malheur de Lesbos est de n'avoir pu terminer toutes ces de ee guerres intérieures, toutes ces épreuves pour arriver à un gouver- nement définitif, avant l’époque où l'indépendance de ia Grèce fut mise en question. Lesbos fut par sa position géographique mise en contact avec l'empire des Perses , encore jeune et plein de vigueur, bien avant toutes les autres parties de la Grèce; elle ne s'était pas encore remise de tant de secousses intérieures. Au- cun gouvernement ne s'était élabli d’une manière stable. Aucun parti ne fut assez fort pour prendre en main toutes Îles forces du pays et les diriger contre l'étranger. Mais qui peut dire ce qui serait advenu des cités grecques les plus illustres par leur résis- tance, si la guerre les eût surprises avant le triomphe d’un parti? Nul doute qu’Athènes n’eût été incapable de lutter contre Darius, quarante ans avant Marathon. Aucune contrée de la Grèce n’avait vu de luttes plus furieuses entres ses différentes cités; l’histoire ne nous donne pas de grands détails sur les guerres civiles de Lesbos, mais les ruines nombreuses dont l’île est couverte sont là pour attester qu’elle a été longtemps ravagée par la guerre. Ce n’est pas l'effort des siècles, mais la main des hommes qui a détruit Macara. Hérodote nous apprend qu’à une époque antérieure à celle qui nous occupe les Méthym- néens ont détruit la cité éolienne d’Arisba. Peut-être est-ce pen- dant les troubles qui suivirent la chute des Penthilides que Mé- taon disparut. À coup sûr, toutes celles des petites cités qui n'avaient pas péri plus tôt finirent au milieu de cette conflagra- tion générale et les villes importantes restèrent seules debout, puisque moins d'un siècle après Jésus-Christ, le nom et le sou- venir des petites villes était presque entièrement perdu. Il est fort regrettable que l’histoire ait complétement négligé les guerres civiles de Lesbos, où l'esprit grec se montra avec toute sa rigueur impitoyable pour les vaincus. Ici Mitylène, victorieuse au prix d'efforts extraordinaires, détruit complétement une rivale abhorrée et fait raser ses murailles; ailleurs, pour éviter une ré- volte nouvelle, elle condamne les habitants à l'ignorance et fait fermer toutes les écoles. | Mitylène, à cette époque, dut déployér une énergie extraordi- naire. Toutes les villes de l'île avaient rejeté son autorité; Mitylène aspirant ouvertement à l’hégémonie, c'était donc une guerre à mort que la capitale avait à soutenir contre toutes ses anciennes su- jettes à la fois, sous peine de devenir une ville tout à fait secon- — 34160 — daire. Il ne parait pas que Mitylène ait reculé devant le danger, et elle semble être sortie victorieuse de cette lutte inégale. Mais il est des victoires qui sont aussi funestes que des défaites. Mitylène ne domine plus désormais que des cités affaiblies. D'ailleurs des luttes aussi grandes et aussi acharnées laissent toujours de cruels souvenir dans l’âme des vaincus, et en font des sujets dan- gereux. Vienne le temps où Méthymne pourra espérer les secours de l'étranger contre son heureuse rivale, et elle se fera un honneur de se révolter à chaque instant contre elle, pour ressaisir son in- dépendance. | La guerre pour être poussée avec vigueur demande à être con- duite par un seul chef. Plusieurs de ceux qui par leurs succès et leurs services militaires s'étaient rendus chers aux soldats avaient profilé de l'influence qu'ils devaient à la victoire pour s'emparer de l'autorité souveraine. Les uns, pour s’y maintenir, cherchaient à s'appuyer sur le peuple, les autres, sur les grands, tous tombaient tour à tour, et la république, à deux doigts de sa ruine, s'épuisait encore par la guerre civile. Il est assez rare que dans les circonstances critiques de la vie d'un peuple, lorsque tout semble désespéré, il ne paraisse pas un grand homme pour sauver l'État ou au moins pour retarder sa ruine. Tel fut Pittacus pour Mitylène. Mélanchros était en 612 tyran de sa patrie. Pittacus, aidé de quelques citoyens courageux, parmi lesquels se trouvaient les frères du grand poëte Alcée, lui donna la mort et rendit à Mitylène la liberté. Il ne paraît pas que la ville ait beaucoup gagné au change. Pittacus n’était pas encore assez fort pour gouverner par lui-même, peut-être même ne voulut-il pas l'essayer. Toujours est-il que l'anarchie la plus com- plète régna pendant plusieurs années à Mitylène, et l’ordre ne semblait pas devoir s’y rétablir. L’excès des maux fit trouver le remède. Pittacus avait grandi en gloire et en réputalion, et sans qu'on puisse l’accuser d'avoir mendié les suffrages de la multi- tude, il était un des chefs du parti populaire. Le poëte Alcée, chef du parti aristocratique, était en exil, et il menaçait de ren- trer à main armée dans sa patrie. Le parli populaire était divisé, tous les partisans d’Alcée et de l'aristocratie étaient ligués, les portes de la ville pouvaient être livrées par la trahison. Les Mity- léniens eurent recours à une mesure extraordinaire, ils appelèrent Piitacus à l'œsymnétie. — 947 — _« C'est, à direle vrai, une tyrannie élective, qui ne diffère pas de celle des barbares par un caractère légal, mais parce qu’elle n’est pas héréditaire. Quelques-uns ont exercé ce pouvoir à vie, d’autres pendant un temps déterminé ou pour un but précis, comme Pit: tacus, que les Mityléniens choisirent jadis contre les exilés dont les chefs étaient Antiménide et le poëte Alcée !, » Pittacus fut donc investi de ce pouvoir qui ressemble beaucoup à la dictature romaine, sauf sa courte durée. On ne saurait assez regretter que l'histoire ne nous fournisse pas assez de détails sur Lesbos. Si Pittacus eût été Athénien, son nom éclipserait les plus illustres de la Grèce. Cet homme extraordinaire réunissait toutes les qualités qui distinguent le génie grec : politique habile et mo- dération de caractère, vie simple et frugale, courage militaire, instruction vaste, loyauté qui n’excluait pas la ruse; la nature ne ne lui avait rien refusé: mais rien en lui ne faisait tache, il n'avait aucun de ces défauts qui souillèrent si souvent les hommes les plus illustres de son pays. La fortune se montra toujours favorables à Pittacus, son œsym- nétie fut heureuse. Alcée et les siens furent repoussés et le philo- sophe sut frapper ses ennemis politiques d’un coup terrible, en les écrasant après sa victoire sous un pardon qui montrait tout son dédain. Pais, comme pour montrer qu’il n'avait rien de com- mun avec les hommes qu’il venait de combattre et de vaincre, il se démit en 591 de ce pouvoir, qu'ils avaient voulu obtenir les armes à la main. Mitylène ne devait pas laisser longtemps son sauveur dans la vie privée; elle avait fait un essai trop heureux de son administration pour n’avoir pas recours à lui dans toutes les circonstances difi- ciles, La guerre avait éclaté avec Athènes, au sujet des possessions lesbiennes en Troade. Sigée, la principale forteresse, était déjà tombée entre les mains des Athéniens, qui n'avaient laissé qu'A- chilléum à leurs rivaux. Pittacus, nommé général de l’armée mity- lénienne, ramène la victoire sous les drapeaux de sa patrie. 1 Éo7: D roùro ds émds cire aioery Tuparvis, diaGépouoa dè Ts BapSapixñs où r@ ur ar voor, &XXà TG un mérpios elvar HOvoy. Hpyov d oi pèv di Blou ryv dpyv raërmr, oi de péyot rivGr dpiopévwr ypovwr » mpéËewr, olov el}ovro more Muriyvator IirTaxdr mpôs TOÙs Guyddas üy Dpoeiolÿxeoar Âvriuerlôms nai Àuaîos d worms. Aristote, Politique, 1. TT, chap. Hé — 348 — Défiant lui-même le général ennemi à un combat singulier, il triomphe par une ruse qui excita l'admiration de tous les Grecs. Alcée avait été moins heureux dans cette guerre, car il avait laissé tomber son bouclier entre les mains des Athéniens, qui s’égayè- rent beaucoup aux dépens du poëte fugitif, dont la conduite en cette circonstance faisait un contraste frappant avec les pensées belliqueuses exprimées si souvent dans ses vers. Du reste la vie d’Alcée tout entière est 1à pour protester contre ceux qui voudraient juger sévèrement son courage, d’après une seule journée; il semble au contraire que Je poëête n'ait eu que trop d'amour pour la guerre, que trop de penchant à en appeler toujours à la décision de l'épée, c'est là ce qui causa son exil et le malheur de toute sa vie. Cette guerre, dans laquelle Pittacus eut la gloire de rétablir les affaires de sa patrie, dura encore quelque temps et ne fut enfin terminée que par l'arbitrage de Périandre, tyran de Corinthe, fils de Cypsélus, qui accorda à chacune des deux parties ce qu’elle possédait, c'est-à-dire Sigée aux Athéniens, Achilléum aux Mity- léniens. Pittacus descendit du pouvoir une seconde fois, aussi simple et aussi modeste que la première. Il refusa l'immense fortune que ses concitoyens voulaient lui donner, et vécut dans la médiocrité; mais il ne pouvait échapper à sa gloire, il était, même rendu à la vie privée, l'homme le plus célèbre de son époque, et si nous en croyons Hérodote, Crésus aimait à l’attirer à sa cour pour prendre ses conseils. Une critique historique un peu sévère trouverait peut- être étrange que tous les hommes célèbres de la Grèce aient été les amis et les confidents du roi de Lydie, que tous lui aient donné les conseils les plus sincères et les meilleurs, mais en même temps les moins flatteurs pour un roi. Il pourrait sembler probable, que si Crésus était capable d'entendre sans colère lant de dures vérités de Solon et de Pittacus, il aurait aussi été capable de les mettre à profit. Quoi qu'il en soit, et sans vouloir examiner de trop près la vérité du récit de lhistorien grec, il est incontes- table que Lesbos croyait devoir à Pittacus de ne point avoir été at- taquée par le roi de Lydie. Voici dans quelles circonstances. Pitta- cus était à Sardes, auprès de Crésus, lorsqu'il apprit que ce prince faisait construire une flotte pour ajouter à ses conquêtes celle des iles grecques de la côte d'Asie. Pittacus trembla pour son pays, qui n'était pas en mesure de, résister à un si puissant roi. Aussi — 349 — résolut-il de le sauver par une ruse. Il aborde Crésus en lui disant : « Roi, je viens d'apprendre que les insulaires réunissent dix mille cavaliers, et qu'ils ont l'intention de venir te chercher jusque dans Sardes. — Puissent les dieux, reprend le roi, donner aux insulaires l'idée de venir combattre à cheval les fils de Lydie. »—Alors Pittacus répond : «Il me semble, Ô roi, que tu désires vivement livrer aux insulaires, sur le continent, un combat de cavalerie, parce que tu entrevois l'issue probable. Mais lorsque les insulaires appren- dront que tu construis des vaisseaux pour aller les combattre, ne concevront-t-ils pas l'espérance de vaincre les Lydiens, qui n’ont pas l'expérience de la mer, et de venger ainsi les Grecs du conti- nent que tu as asservis ! 2» Crésus, dit Hérodote, renonça à son projet, et Lesbos fut sau- vée. Je ne sais trop s'il faut ajouter foi à la véracité de l'historien en cet endroit, et à l'authenticité de la conversation. Mais elle sert du moins à faire connaitre le caractère et l'esprit de Pittacus, ou du moins le genre d’esprit que les Grers admiraient le plus dans leurs grands ns Après la mort d’Alcée, de Sapho et de Pittacus, qui ont porté au plus haut point la gloire littéraire et l'importance politique de leur patrie, Lesbos décline assez rapidement. C’est en vain que les Mityléniens s'unissent à Milet contre l’heureux Polycrate, tyran de Samos. Ils sont vaincus dans un combat naval et leurs nombreux prisonniers sont obligés de travailler aux fortifications qui doivent consolider la puissance de leur ennemi (568). Les malheurs de la guerre n’arrêtaient pas encore l'essor du commerce lesbien. Aussi lorsque le roi d'Égypte Amasis ouvrit ses États aux Grecs, il leur donna Naucratis et permit même aux marchands non domiciliés dans le pays d'élever des autels et des temples sur des terrains spéciaux; Mitylène fut la seule ville d'o- rigine éolienne qui voulut contribuer à la construction du temple nommé Hellénium, pour participer aux avantages attachés à la propriété de ce temple. Les autres cités éoliennes avaient déjà vu leur commerce tellement diminuer, qu’elles ne crurent pas devoir profiter de l'admission si longtemps désirée des Grecs en Égypte. Mais les désastres allaient se suivre rapidement pour Lesbos, jusqu'à ce qu’elle succombât sous les coups des barbares. Mi- 1 Hérodote, liv. I, chap. xxviï. Se De tylène n'avait consenti qu'en frémissant à obéir à l'arbitrage de Périandre, qui lui avait enlevé Sigée. La crainte seule de voir-ce prince se joindre à un ennemi déjà trop puissant, si sa décision était foulée aux pieds, avait retenu les Mityléniens dans l’inaction. À sa mort ils reprennent Sigée par surprise; mais Pisistrate s'en rend maître de nouveau, et une guerre longue et acharnée s’en- gage avec Athènes, guerre plus funeste qu'une prompte défaite, parce qu’elle épuise les forces de la république, sans amener de résultats importants. Lesbos n'aurait cependant pas eu trop de toutes ses ressources pour faire face aux nouveaux dangers qui allaient fondre sur elle, Cyrus venait de détruire Lous les empires qui se partageaient la haute Asie, la victoire de Thymbrée lui avait donné le royaume de Lydie et l'Asie Mineure, Lesbos ne pouvait lui échapper. Nous ne saurions nous étonner qu'une petite île ait été la proie d’un grand empire : les forces étaient trop inégales pour qu’il pût même y avoir une lutte bien sérieuse, maïs nôus pouvons regretter que Lesbos n'ait pas su tomber avec plus de dignité, ct illustrer ses derniers moments par un généreux effort. Il faut cependant nous souvenir que les Lesbiens étaient un peuple grec, et que les Grecs n'entendaient pas le devoir avec cette grandeur sauvage qui a par- fois fait triompher les Romains dans les situations les plus déses- pérées. Le génie grec est souple et patient, il ne se roidit pas contre les circonstances, il sait céder dans le présent, sans re- noncer à ses espérances pour l'avenir. Léonidas mourant aux Thermopyles pour l'honneur des armes et pour donner un grand exemple est un trait d'autant plus admiré par les Grecs, qu'il est unique dans leur histoire. Pour produire un pareil héros, il n’a fallu rien moins que la législation extraordinaire de Sparte, qui créait des hommes factices. Le Thémistocle d'Hérodote est bien plus conforme au génie grec, lorsqu'il négocie jusqu'au dernier moment avec l'ennemi, et que le jour même où il se prépare à détruire l’armée de Xerxès, il se ménage les moyens d'obtenir sa faveur en cas de défaite. Il est certain qu'il n’y eut rien d’héroïque dans les derniers moments de la liberté lesbienne; ce n’est pas à coup sûr que le courage militaire ait manqué dans l'antiquité à aucun peuple de race grecque, mais les Lesbiens se voyaient seuls, la grande con- fédération n’était pas encore formée, ils ne se sentirent pas d’hu- — 991 — meur à s'offrir en sacrifice. Qui sait même si quelques-uns d’entre eux n'étaient pas en secret charmés de voir leur patrie faire dé- sormais partie d’un grand empire, dont les premières places leur tomberaient souvent en partage? Quoi qu'il en soit, la chute de Lesbos fut misérable. Après la conquête de la Lydie, Cyrus avait pris le chemin de la haute Asie avec son prisonnier Crésus. Le Lydien Pactyas, au- quel il avait laissé un pouvoir assez étendu, se révolle aussitôt contre lui et s'empare de Sardes; mais le général perse Mazarès étouffe la rébellion dans sa naissance, et Paciyas est obligé de s'enfuir à Cyme. Les Cyméens, après avoir consulté l’oracle des Branchides, n’osent ni livrer ni défendre leur suppliant, ils l’en- voient à Mitylène, Les Mityléniens, moins scrupuleux, promettent de le livrer pour une somme d'argent; l’infortuné Pactlyas allait périr, lorsque les Cyméens, saisis de remords, envoient à Mitylène un vaisseau qui l'enlève et le transporte à Chio. Maïs les habitants de Chio ne furent pas plus hardis que ceux de Mitylène, ïls n’o- sèrent pas braver la colère d’un lieutenant du grand roi, ils lais- sèrent saisir Pactyas dans le temple de Minerve, et pour prix de leur trahison reçurent, sur la côte d’Asie, le territoire d'Atarnée, qu'ils regardèrent longtemps comme impur. Telles furent les premières relations de Lesbos avec le nouvel empire qui venait de s'élever en Asie; les Lesbiens n’eurent pas même la gloire de s'associer aux efforts généreux de quelques villes de la côte, et laissant les Phocéens emporter leur liberté sur leurs vaisseaux, vers les rivages de la Gaule, ils se hätèrent, ainsi que les habitants des iles voisines, d'envoyer leur soumission aux vain- queurs. Les Perses ne furent point pour Lesbos des maîtres sévères; ils avaient un trop grand besoin de leurs nouveaux sujets pour se les aliéner par un traitement trop rude. L’Asie fournissait aux grands rois de nombreux soldats, mais ils sentaient qu’ils avaient besoin de flottes rombreuses pour faciliter l'exécution de leurs pro- jets sur l'Europe etle bassin de la Méditerranée. Ces flottes, ils ne pouvaient les recruter que dans la Phénicie, la Cilicie, les popu- lations grecques de la côte d'Asie, et les habitants des îles. II était donc de leur intérêt de se montrer pleins d'égards pour ceux qui pouvaient leur rendre de si grands services. Aussi lorsque Cam- byse, vainqueur à la bataille de Péluse, vit les Égyptiens en- —. 392 — fermés dans Memphis mettre à mort l'équipage d’une barque milylénienne qu'il leur avait envoyée pour les sommer de se rendre, il crut devoir à ses nouveaux sujets de tirer de ce meurtre une vengeance éclatante. La mort de chaque matelot doit être vengée par celle de dix Égyptiens du plus haut rang, et ce n’est qu’à grand’ peine que l'on parvient à retirer le fils de Psam- métique du nombre des victimes. Darius, fils d'Hystaspe, ne se montra pas moins favorable que Cambyse à ses sujets grecs. Leur instruction, leur intelligence souple et vive lui plaisaient, et il aimait à prendre parmi eux ses principaux officiers. Au.commencement de son expédition contre les Scythes, nous voyons admis dans son conseil de guerre Histiée de Milet et Coës de Mitylène. Darius voulait faire détruire après ‘le passage de son armée le pont de bateaux qu'il venait de faire jeter sur le Danube par les Ioniens; mais Histiée et Coës, par leurs sages remontrances, viennent à bout de le faire changer d’a- vis. Darius, de retour à Sardes, songea à récompenser les deux hommes auxquels il devait son salut et celui de son armée. Il leur demanda de fixer eux-mêmes leur récompense; Histiée, déjà tyran de Milet, ne demanda qu'une augmentation de territoire, qu'il ob- tint aussitôt; Coès, simple citoyen, demanda à devenir tyran de Mitylène, et Darius le lui accorda. Cependant les Lesbiens et les autres Grecs ne pouvaient être des sujets fidèles qu'a condition que la victoire restàt constam- ment favorable à leurs nouveaux maïtres. Les grands, et ceux que leurs talents mettaient en évidence, pouvaient trouver leur compte à obéir à des rois puissants qui les comblaient de faveurs; mais le peuple, qui n'avait rien gagné à la servitude, se souvenait toujours qu'il était Grec. D'ailleurs il suffisait que le parti oligarchique eût épousé une cause pour que la démocratie en fût l’'ennemie acharnée. | Par haine pour les grands et par amour de la liberté, le parti popu- laire était à Lesbos désireux de secouer le joug ,-lorsque l’insuccès de l'expédition de Darius en Scythie et celle de ses lieutenants à Naxos vint prouver que les Perses n'étaient pas invincibles..Coës, tyran imposé par un monarque vaincu, ne pouvait guère avoir l'amour de ses concitoyens, mais il les contenait par la terreur. ÂAristagoras comprit parfaitement qu'il était le seul objet qui s’op- posât à la révolte de Leshos; au lieu de chercher à le gagner, il — 355 — s'empara de sa personne par ruse, et le livra aux Mityléniens, qui le mirent à mort. Le concours de Mitylène est désormais acquis aux loniens insurgés. Aristagoras et Histiée surent le mettre à pro- fit. La marine lesbienne alors très-florissante, plus prospère peut- être depuis la domination des Perses qu'elle ne l'avait jamais été auparavant, était d’une très-grande importance. Ce sont des vais- seaux lesbiens qui transportent à Dorisque les Pæoniens que Mé- gabaze, lieutenant de Darius, avait envoyés en Asie Mineure, et les Perses perdent ainsi une population dont ils espéraient tirer leurs meilleurs soldats. Cependant, les Grecs d'Asie comprenaient qu'il leur était im- possible de résister sur terre aux nombreuses armées de l'ennemi; ils résolurent de se borner à la défense de quelques places fortes, décidés à tenter la fortune sur mer, où les chances paraissaient moins inégales. Il était évident que si l’on parvenait à détruire la flotte des Perses, ils ne pourraient jamais, sans marine, établir, d'une manière définitive, leur autorité sur les îles, ni même sur les villes de la côte. Mais un officier de la flotte grecque avait re- marqué que les marins phéniciens avaient fait beaucoup de pro- grès; depuis quelque temps il ne partageait pas l'entière confiance de ses compatriotes, il croyait que les matelots grecs devaient se soumettre à de rudes exercices pour être sûrs de l'emporter sur les Phéniciens à nombre inégal. Il parvint à faire adopter son avis au conseil des chefs, mais au bout de quelques jours, les équi- pages se lassèrent de manœuvres dont ils ne voyaient pas l'utilité, ils réclamèrent le combat à grands cris pour échapper à tant de fa- tigues. La bataille fut donnée près de l’île de Ladé, Soixante et dix vaisseaux lesbiens formaient l'aile gauche avec la flotte samienne; soit terreur, soit trahison, les Samiens s’enfuirent dès le commen- cement du combat. Découverts par cette fuite inattendue, les Les- biens ne résistèrent que mollement et se retirèrent en désordre; ls bataille fut complétement perdue, et les espérances de la liberté ionienne anéanties. Désormais les Lesbiens qui résistent encore aux Perses ne sont plus que de simples aventuriers qui, sous la conduite d'Histiée, vont croiser dans l’Hellespont, et faire le métier de pirates, ou tenter sur Chio un coup d’audace désespéré, qui semble d’abord réussir pour se terminer ensuite par un désastre complet. Lesbos _elle- -même est enfin envahie par les Perses, qui, au dire d'Héro- MISS. SCIENT, V. 2h — 354 — dote, chassèrent tous les habitants comme du gibier, di un bout de l'ile à l'autre. Lesbos était donc entièrement soumise aux Perses, lorque Xer- xès commença sa grande expédition contre la Grèce. Une singu- lière fatalité pousse cette île malheureuse à combattre une seconde fois sous un drapeau qui n'est pas celui de sa race; ce n'était pas assez que les Lesbiens eussent figuré à la guerre de Troie parmi les soldats de Priam, il faut encore qu'ils soient obligés de com- battre pour Xerxès dans la guerre médique. Mais si les soixante vaisseaux des cités éoliennes, dont Lesbos a fourni la plus grande partie, grossissent les flottes asiatiques, il n'en est pas moins cer- tain que les Grecs soumis aux Perses recueilleront les fruits les plus immédiats de la victoire nationale. | Les Lesbiens vaincus à Salamine et à Mycale, comme jadis leurs pères sous les murs de Troie, tirent de leur défaite des avantages que ne leur aurait pas donnés la victoire. Désormais il n’est plus question de la domination perse sur les îles. Le littoral de la côte d'Asie, toutes les villes d’origine grecque recouvrent même leur liberté. Lesbos ne fut pas des dernières à entrer dans la con- fédération hellénique, et à tourner ses armes contre les maîtres dont elle venait de rejeter le joug. Mais la domination des Perses, si courte qu'elle eût été, n’en avait pas moins porté un coup fatal à la patrie de Pittacus. Lesbos ne rentrait dans la confédération na- tionale que flétrie par le sceau de la servitude. Elle profitait des batailles de Salamine et de Mycale; mais ses fils étaient les vain- cus, ils ne pouvaient entendre parler sans rougir de ces Jours de triomphe qui leur avaient donné la liberté. Ils ne se sentaient pas les égaux de leurs nouveaux alliés, et ce devait être une po- sition humiliante que celle des chefs lesbiens, dans ces con- seils où l’on pesait les services rendus à la cause de l'indépen- dance grecque par Sparte et par Athènes, pour savoir si, malgré les hauteurs de Pausanias, on devait conserver l’hégémonie aux Spartiates ou la confier à leurs habiles rivaux. Aussi il ne pa- raît pas que Lesbos ait, depuis ce temps, jamais joué, dans les affaires de la Grèce, le rôle auquel semblait l'appeler son impor- tance commerciale, maritime et militaire. Les Lesbiens étaient condamnés à un rang secondaire; ils le sentaient eux-mêmes. Forcée de choisir entre l'alliance d'Athènes et celle de Sparte, Voligarchie lesbienne aurait bien voulu pouvoir se déclarer pour — 355 — les Spartiates protecteurs naturels du gouvernement des grands dans toutes les villes de la Grèce; mais il eût été très- dangereux pour une cité maritime de s’attirer la colère d'Athènes, que la mémoire des services rendus à la patrie investissait d’un pouvoir sans limite. Athènes disposait de toutes les ressources de la Grèce. Si Sparte avait présidé à la défense du sol grec, Athènes s'était chargée d'aller punir les barbares sur leur propre territoire, et Lesbos fut trop heureuse de combattre sous ses ordres, pour faire oublier, sil était possible, que naguère encore ses vaisseaux étaient avec ceux des Perses. Mais ce n'était pas seulement contre les barbares qu’Athènes devait entrainer ses nouveaux alliés. Les Lesbiens eurent bientôt à faire une guerre, qui leur apprit qu'ils étaient bien plus les su- jets que les alliés d'Athènes. La guerre avait éclaté à propos de Priène entre Milet et Samos. Milet invoque le secours d'Athènes; aussitôt quarante galères athéniennes font voile pour Samos, y éta- blissent le gouvernement populaire et une garnison. Cent otages sont pris et envoyés à Lemnos; mais une partie des oligarques proscrits se retire auprès €e Pissouthnès gouverneur de Sardes, et pour la première fois les barbares sont invités par les Grecs à in- tervenir dans leurs querelles intestines. Pissouthnès accueille avec empressement des avances qui peuvent avoir plus tard de si heu- reuses conséquences pour l'empire des Perses. Il lève une troupe de sept cents mercenaires et noue des intrigues dans Samos, pen- dant qu’il fait délivrer les otages laissés à Lemnos. Bientôt Samos est surprise, la démocratie-renversée, la garnison athénienne li- vrée au saltrape. io À celte nouvelle, Athènes envoie soixante vaisseaux, sous les ordres de dix généraux, parmi lesquels se trouvent Périclès et So- phocle. Sophocle va réclamer à Lesbos et à Chio un secours de vingt-cinq vaisseaux, que ces deux îles sont obligées de fournir; mais la victoire s'était déjà prononcée pour Athènes, à l’arrivée de ces renforts. Les Lesbiens, qui n’ont pas assisté à la bataille, sont employés au siége que Périclès entreprend par terre et par mer. Cependant une flotte phénicienne arrivait au secours de la ville assiégée. Les généraux athéniens vont à sa rencontre avec une par- üe de leur force. Les Samiens profitent habilement de cette diver- sion, pour attaquer les assiégeants sur terre et sur mer et les mal- traiter cruellement; mais bientôt Périclès revient vainqueur, sa M. 24. — 356 — flotte est de nouveau renforcée par soixante vaisseaux athéniens et trente que lui envoient Chio et Lesbos. Dès lors la résistance de- vient impossible et tout espoir est interdit aux malheureux Sa- miens, qui succombent après un siége de neuf mois. C'est ainsi qu'Athènes savait employer au service de sa Do. les forces de Varistocralie lesbienne. Mitylène sentit qu’elle était perdue et qu'elle n’avait rien gagné à changer le joug des barbares pour celui d'Athènes. Lorsque la guerre du Péloponnèse éclate, Athènes enjoint à Lesbos de Jui envoyer ses vaisseaux et quelques troupes de débarquement. Périclès destinait cette flolte à croiser sur les côtes du Péloponnèse, pendant qu'Archidamus et ses Lacédémonniens ravageaient les campagnes de l’Attique. La peste chassa Archidamus de l'Attique. Désormais les côtes du Péloponnèse étaient bien gardées. Périclès résolut d'utiliser sur un autre théâtre les forces qu'il avait sous la main ; il envoie prendre part au siége de Potidée sa flotte et les quatre mille hoplites dont elle est chargée. Parmi eux se trouvait le contingent lesbien; mais la peste se déclara dans le camp et mille de ces hoplites périssent en quarante jours. La mesure était comblée; l'aristocratie lesbienne, voyant une guerre à mort s'engager entre Athènes et Sparte, ne veut pas res- ter dans un parti qui n’est pas Île sien.’ Il est inutile de raconter après Thucydide la révolte de Mity- lène; le grand peintre a représenté avec des couleurs trop vives les efforts de Lesbos pour reconquérir sa liberté, et l'effroyable précipitation du peuple d'Athènes, qui condamne à mort toute une population, qu'il doit gracier le lendemain. Mitylène ne dut son salut qu'au hasard qui donna une marche plus rapide au vaisseau qui apportait le pardon, qu'à celui qui portait l'arrêt de mort. Jamais drame plus terrible et plus émouvant ne fut raconté par un si grand maître. La population de Lesbos ne fut point mise à mort en masse, mais l'arrêt fut encore bien cruel. Mitylène perdit complétement sa flotie; ses remparts furent détruits et plus de mille citoyens pé- rirent comme partisans de Sparte. Le territoire de l'ile, sauf ce- lui de Méthymne, demeurée fidèle aux Athéniens, fut divisé en trois mille parts, dont trois cents furent consacrées aux dieux, et les autres données à des colons athéniens. Les Lesbiens n'eurent d'autre ressource que de prendre à ferme les terres dont ils étaient — 357 — autrefois propriétaires, et ceux qui se résignèrent à payer une re- devance de deux mines par lot purent continuer à vivre dans leur patrie. D’autres plus fiers aïmérent mieux porter dans l'exil leur malheur'et leurs espérances, et tout attendre des relours de la fortune. Méthymne avait été le principal obstacle aux succès de Ia ré- volte de Lesbos. Jalouse de Mitylène, qui se trouvait naturellement par son importance à la tête des villes insurgées, Méthymne avait prévenu Athènes de la révolte, et l'avait combattue de toutes ses forces; il n’est pas étonnant que la haine des Lesbiens, si cruel- lement maltrailés, se soit portée sur une cité qui avait ainsi trahi la patrie commune. C’est en face de Méthymne, à Rhœtium et à Antandrus que se réfugièrent ceux des exilés lesbiens qui, ne croyant pas devoir désespérer encore, conservaient les armes à la main. De ces deux places qu’ils avaient fortifiées, ils s’élançaient sur leur patrie, dont ils n'étaient séparés que par un étroit canal, et exerçaient des représailles sur les nouveaux colons d'Athènes et sur les Lesbiens qui semblaient s’accommoder trop facilement du nouvel état de choses. Antandrus était ainsi devenue une se- conde Lesbos; les Athéniens ne pouvaient laisser cette colonie re- belle aux portes et presque en vue de la mère patrie : l'exemple était trop dangereux. Bientôt les amiraux d'Athènes arrivent de- vant la ville, la prennent el y laissent une nombreuse garnison, après avoir passé au fil de l'épée le plus grand nombre des Les- biens fugitifs. La grande révolte de Mitylène avait été fatale à Lesbos. Les Athéniens, qui avaient tremblé en apprenant que leur plus puis- sante alliée les abandonnait, avaient combattu avec énergie, mais s'élaient vengés sans pitié. S'ils étaient revenus sur l'arrêt de mort porté dans un premier moment de colère, ils n’en avaient pas moins fait passer les Lesbiens de l’état de propriétaires à celui de fermiers, et confisqué tous les vaisseaux de l'ile, Or, Lesbos n'avait d'importance que par sa marine, elie était donc comdléte- ment annihilée pour le reste de la guerre. C’est ce qui nous expiique que jamais, même aux jours des plus grands désastres d'Athènes, après l'expédition de Sicile, Lesbos n'ait pu faire un effort digne d'elle pour reconquérir sa liberté, Désormais Méthymne est la cité principale de Lesbos pour toute la durée de la guerre du Péloponnèse, parce que seule elle a con- = 358 — servé son territoire et ses vaisseaux. Tous Îles autres bätiments les- biens appartenant à Athènes, Méthymne seule envoie ses marins en qualité d'alliés à l'expédition de Mélos et à celle de Sicile. La jalousie contre Mitylène et le désir de nuire à une rivale abhorrée, plutôt qu’un sentiment de fidélité pour Athènes, avaient poussé les Méthymnéens à se déclarer contre leurs compatriotes; mais ils sentaient fort bien, eux aussi, combien lejoug était pesant. Aussi lorsqu'ils peuvent espérer le secouer par eux-mêmes, sans suivre une impulsion donnée par Mitylène, ils n’hésitent pas à le tenter. Athènes avait perdu sa flotte dans l'expédition de Sicile, sa puissance semblait anéantie. Tous ses alliés, empressés de chan- ger de maitres, sollicitaient à l’enviles secours des vainqueurs ,pour chasser les garnisons athéniennes. Agis, roi de Lacédémone, em- barrassé par tant de demandes, hésite quelque temps: cette hé- sitation fut fatale. Bientôt cent dix galères athéniennes le bloquent dans un mauvais port de la Corinthie: Athènes avait repris sa supériorité maritime. Mais Méthymne et les autres villes de Lesbos avaient été trop loin pour pouvoir reculer; elles ne se faisaient pas illusion et savaient fort bien que leurs intrigues étaient connues à Athènes. Lorsqu'une petite escadre de vaisseaux de Chio parut devant Méthymne, au lieu de toute la flotte Lacédémonienne, la ville n'hésita pas à se révolter : mais les amiraux d'Athènes, Léon et Diomédon, arrivent bientot avec vingt-cinq galères. C’est en vain qu'Astyochos, chef Lacédémonien, est parvenu à faire révolter un instant Méthymne, Mitylène, Antissa, Pyrrha, Érissos et presque toute l’île, la fortune d'Athènes triomphe encore une fois. Cette seconde révolte ne fut pas punie avec autant de rigueur que la première; soit qu’Athènes affaiblie craignit de pousser à bout la patience des Lesbiens, soit qu'instruite par le malheur elle aimât mieux mettre sur le compte de la crainte que sur celui de la perfidie la défection de ses alliés. : La victoire de Léon et de Diomédon n'avait pas été assez écla- tante pour qu’Athènes püt seflatter de dominer désormais paisible- ment sur toute l'ile. Chio était au pouvoir des Lacédémoniens; leurs flottes, unies à celle des Siciliens, couraient l'Hellespont et la mer d'Ionie, Lesbos était sans cesse exposée à de nouvelles atta- ques. Deux fois les proscrits essayent de s'emparer de Méthymne, deux fois ils sont repoussés, mais ils sont plus heureux contre Crissos, où on ne les attendait pas, et qu'ils vont prendre par — 359 — terre, pendant que toute la vigilance des Athéniens était tournée du côté de la mer. À cette nouvelle, l'amiral athénien Thrasyllos arrive devant Crissos, avec une flotte considérable, et déjà il avait réduit la place aux dernières extrémités, lorsqu'une escadre lacédémo- mienne parail eu mer. Thrasyllos abandonne sa proie, pour courir après ce nouvel ennemi, qu'ilne peut parvenir à atteindre. Quelque temps après il éprouve même, sur les côtes d'Ionie, un échec que les hasards de la guèrre lui permettent de changer bientôt en écla- tante victoire. Vaincu par la flotte sicilienne, il avait eu à peine le temps de réunir ses vaisseaux et de ranimer le courage de ses sol- dats, lorsqu'il rencontra en face de Méthymne, en doublant un petit cap, la flotte victorieuse, qui ne l’attendait pas; l'attaquer et la disperser fut l'affaire d’un instant, Au nombre des prisonniers se trouvait un cousin d’Alcibiade, exilé pour la seconde fois. Thrasyllos, effrayé du sort qui attendait cet homme s’il l'envoyait à Athènes, prit sur lui de lui donner la liberté. En face de Méthymne commença le grand drame militaire qui devaitse terminer par la mort de Callicratidas, aux Arginuses, mais les Lesbiens étaient trop abattus pour pouvoir prendre part à cette grande lutte. L'année suivante, après la bataille d’Ægos-Potamos, Lysandre vient lui annoncer qu'elle a changé de maïtres, sans que son arrivée excite ni joie, ni douleur dans la cité déchue, tant les Lesbiens avaient compris que désormais ils n'auraient plus qu'une indépendance nominale. Peu leur importait qu'Athènes ou Sparte régnait sur la Grèce, puisque la liberté était perdue pour eux. Athènes eut encore, après la fin de la guerre du Peloponnèse, quelques retours de fortune. Vainqueurs à Cnide, Conon et Pharna- baze font rentrer Mitylène dans l'alliance athénienne ; mais depuis que Lesbos n'avait plus les forces’ nécessaires pour se faire res- pecter par le peuple dont elle embrassait le parti, depuis qu’elle s'était résignée en quelque sorte à vivre en sujette, un change- ment d'alliance n'était plus un grand événement pour File. Les ordres arrivaient d'Athènes au lieu de venir de Sparte, telle était la seule différence, et on n’y aurait pas même pris garde dans le pays, si le triomphe d'Athènes n'avait pas toujours été le signal de l'établissement du régime démocratique, et celui de Sparte le signal de l’avénement de l'aristocratie. — 360 — L'arrivée de Pharnabaze et de Conon à Mitylène n’eut pas une grande influence sur l'ile ; Mitylène seule passa dans le parti athé- nien, mais sans rien entreprendre contre les autres villes restées fidèles à Sparte, comme aussi sans être attaquée par elles. Il fallut, pour rallumer ia guerre dans un pays dont la population était lasse de combats auxquels elle n'avait rien à gagner, que Thrasybule ar- rivât à Mitylène avec une petite armée. Il enrôle toute la jeunesse valide, tous les exilés des différentes villes. Aux Mityléniens il promet la suprémalie sur l'île entière, aux exilés le retour dans la patrie et une légitime influence. Quand il a ainsi accru ses forces, il marche sur Méthymne, la ville la plus importante du parti lacédémonien. L’harmoste Thérimaque débarque les équi- pages de ses vaisseaux, les joint aux Méthymnéens et aux exilés de Mitylène, et livre bataille sur les confins des deux territoires. Thrasybule vainqueur s'empare de Méthymne, et l’île entière re- connaît bientôt l'autorité d'Athènes. Le traité d'Antalcidas ne tarda pas à remettre presque toute la Grèce sous le joug de Sparte. Lesbos ne put échapper au sort com- mun, mais puisqu'elle devait avoir des maïîtres,un secret instinctla poussait, malgré les injures reçues, vers ce peuple élégant et lettré qui avait porté si haut dans tous les genres la gloire du nom grec. La domination athénienne, quoique terrible dans ses vengeances, était plus douce et moins hautaine que celle de ces fiers Spar- tiates, dont les harmostes n'avaient qu’un dédain froid et sec pour les citoyens des villes qu'ils gouvernaient. Athènes sut habi- lement profiter de l'indignation générale causée par l'attentat de Phébidas sur la liberté thébaine, et envoya des ambassadeurs à tous ses anciens alliés. Mitylène l'écoute une des premières. Mais les conditions de l'alliance sont bien plus égales que par le passé. Chaque ville de la confédération, grande ou petite, doit avoir une voix, dans une sorte de sénat qui résidera à Athènes. Athènes con- serva seulement une direction morale : ce n’est plus l'Athènes de Péricles (338). Les dernières querelles de la Grèce mourante à l'époque thé- baine ne se vidèrent pas sur mer. Leshos vit la guerre s'éloigner de ses rivages, et elle put, heureuse et ignorée, réparer ses mal- heurs. Il est assez probable que les rois de Perse ne négligèrent point l’occasion que leur offraient les troubles de la Grèce, pour rétablir leur autorité sur les îles voisines de l'Asie. Bien que l’his- — 361 — toire ne nous apprenne rien de positif il est permis de penser que, tout en conservant une liberté nominale, Lesbos vivait sous la suzerainté des satrapes de l'Asie Mineure. Lorsque la victoire du Granique eut annoncé aux villes grec- . ques d’Asie qu’elles avaient un vengeur, Lesbos fut des premières à s'allier au héros de la Macédoine. Mitylène se souvint qu'elle était grecque, et voulut au moins cette fois combattre, avec les peuples de même race qu’elle, contre les barbares. Mais l'unique général de Darius, le Rhodien Memnon, avait conçu un hardi dessein, qui, s’il n’eût pas été arrêté par la mort, eût rendu incer- taine l'issue de l'expédition d'Alexandre. Laissant le jeune con- quérant s'avancer avec sa petite armée dans l'intérieur de l'Asie Mineure, Memnon vient avec sa flotte intercepler toutes les communications entre l'Europe et l'Asie. Il ne pouvait laisser pour réaliser son projet une île aussi importante qne Lesbos aux mains de l'ennemi, aussi vient-il l’attaquer avec des forces consi- dérables. Toutes les villes de l’île, Antissa, Méthymne, Pyrrha, Érissos se rendent à lui sans résistance par crainte de ses armes et aussi par haine pour Mitylène, qui refusa fièrement de se sou- mettre et resta fidèle à la cause grecque. Le bruit de ces succès rapides parvient jusqu'en Laconie, et Sparte commence à espérer la ruine du roi de Macédoine, dont elle n’a pas voulu suivre les drapeaux. Déjà Memnon a entouré la ville de Mitylène de cinq forts, déjà il bloque le port avec une partie de sa flotte, pendant qu'il envoie croiser à la hauteur du cap Sigrium pour s'emparer de tous les navires de commerce, Mitylène va tomber, Alexandre sera peut-être forcé à ralentir sa marche; mais Memnon meurt de maladie pendant le siége. La mort de Memnon assure le triomphe d'Alexandre en le débar- rassant du seul homme digne de se mesurer avec lui, mais Mity- lène n'est pas délivrée. Le neveu de Memnon, Pharnabaze, con- tinue le siége par mer, pendant qu'Antophradate le continue par terre avec la plus grande vigueur. Les Mityléniens, pressés par la famine, et sans espoir de secours, sont obligés de se rendre. Par le traité, ils doivent renvoyer la garnison macédonienne, renverser de leurs propres mains les colonnes où est inscrite leur alliance avec Alexandre, et revenir au traité d'Antalcidas. Les exilés doivent _rentrer et reprendre possession de la moitié de leurs biens. Ces conditions étaient bien dures; la perfidie du vainqueur les — 302 — rend encore plus cruelles. Une fois maîtres de la place, Auto- phradate et Pharnabaze violent le traité, et introduisent une gar- nison dont ils donnent le commandement au Rhodien Lycomédon. L’exilé Diogène devient tyran de Mitylène, et il frappe au profit des vainqueurs, sur la ville, une forte contribution, qui doit être payée, moilié par les plus riches citoyens, moitié par le peuple. : Méthymne avait déjà son tyran, Aristonicos, établi par l'influence des Perses, Son autorité ne devait pas durer plus longtemps que celle de Diogène. Hégélochus, lieutenant d'Alexandre, fut chargé de chasser les Perses de toutes les îles pour rétablir les commu- nications entre l'Asie et la Grèce. Il commença par s'emparer de Chio, où il fit prisonnier le neveu de Memnon, Pharnabaze. La flotte macédonienne était encore dans le port de Chio, lorsque ÂAristonicos se rendit dans cette ville pour se joindre à Pharnabaze; il prit la nuit les vaisseaux macédoniens pour des vaisseaux amis, entra sans défiance dans le port, et le matin fut fort surpris de se trouver prisonnier. Hévélochus, profitant de ce succès, qu'il ne devait qu'au hasard, fit aussitôt voile pour Mitylène. Deux mille soldats mercenaires défendaient la place pour le roi de Perse, mais l’'Athénien Charès, qui les commandait, était un lâche, qui se rendit à la première sommation, à condition d’avoir la vie sauve. Hégélochus détruisit ensuite tous les petits tyrans de chacune des villes de Lesbos, et envoya prendre les ordres d'Alexandre. Le conquérant voulut que chacun de ces tyrans fût livré aux citoyens de la ville qu'il avait gouvernée. Tous furent mis à mort. Désormais, Lesbos n'a plus d'histoire, son nom n'est plus pro- noncé qu'à propos de ceux de ses enfants qui, ne pouvant s’accou- tumer au repos absolu dans lequel végéte leur patrie, vont au dehors demander aux lettres ou à la guerre une renommée qu'ils ne pourraient oblenir chez eux. Leur influence se fait quelquefois sentir dans les affaires de l'île; mais ce n’est pas ce que l’on peut appeler une histoire. Laomédon et Trigyos, deux des principaux lieutenants d’A- lexandre, étaient de Mitylène. Ils durent peut-être leur fortune au hasard qui les avait fait naître à Lesbos. Les fréquents rapports de cette île et de l'Asie faisaient que la langue des Perses y était fort répandue; Laomédon et Trigyos la connaissaient, ce qui leur fit confier, par le roi de Macédoine, bien des missions que d’autres auraient peut-être obtenues sans cela. Leur habileté leur gagna la — 303 — faveur d'Alexandre, et ils s’en servirent dans les intérêts de Mity- lène, leur patrie, dont ils firent doubler le territoire. Après la mort du conquérant, Lesbos ne prit aucune part aux querelles de ses successeurs. Ignorée, mais tranquille, elle sut adopter sagement la politique des états faibles, la neutralité, et cultiva en silence les arts de la paix, pendant que, de tous côtés, la guerre était à ses portes. À l'époque de la guerre de Persée, Antissa se départit de cette politique prudente; elle reçut dans son port un amiral macédonien, Anténor, et le sénat romain, im- pitoyable pour ses ennemis, la fit détruire. Tous les habitants furent transportés à Méthymne. Le triste sort d’Antissa n'empêcha pas Mitylène d'embrasser avec ardeur la cause de Mithridate. L'alliance nouvelle des Grecs de Lesbos et du roi de Pont fut scellée par une perfidie. Aquilius, général romain vaincu par Mithridate en Asie, s'était réfugié ma- lade à Mitylène : les Mityléniens le livrèrent. Le roi de Pont le fit périr dans d’affreux supplices. Mais Rome vengeait ses enfants. Minucius Thermus parut en vainqueur irrité sous les murs de Mitylène. La ville fut prise et pillée; Lesbos devint province ro- maine. Jusque-là la nouvelle province n'avait pas eu à se louer de ses maîtres , il semblait que l’époque de leur domination düt être un temps de ruines et de malheurs : il n’en fut rien. Jamais Lesbos ne fut plus florissante; et l’on peut appliquer à la domination romaine celte parole cruelle, que Gibbon applique à la domi- nation musulmane : si la servitude est préférable à l’anarchie, la Grèce dut se trouver heureuse sous le joug des Romains. Le rhéteur Théophane, historien, poëte et orateur au besoin, ne contribua pas peu à concilier à Lesbos, sa patrie, la faveur de l'aristocratie romaine. Admis dans l'intimité de Pompée, il ne craignit pas de trahir pour lui les intérêts de la vérité dans son histoire de la guerre contre Mithridate. Il prétendit avoir trouvé dans les papiers du roi vaincu des lettres de Rutilius fort compro- mettantes pour son honneur. Le seul crime de Rutilius était d’être l'ennemi de Pompée et de sa famille. Cette indigne flatterie désho- nora Théophane, mais lui assura à tout jamais l’amitié et la recon- naissance de Pompée. Il usa de son crédit en faveur de sa patrie. Au retour de ses guerres d'Asie, Pompée se laissa persuader par lui d'aller voir Mitylène; c'était à l’époque des jeux. Le sujet pro- — 304 — posé aux poëtes était uniquement l'éloge du général romain. Aussi garda-t-il de Mitylène un si bon souvenir, qu'il prit son théâtre pour modèle de celui qu'il fit plus tard bâtir à Rome, sur des pro- portions plus vastes et plus imposantes. C’est à Mitylène qu'il confie sa femme Cornélie, pendant qu'il essaye de balancer en Grèce la fortune de César. Désormais, annexée à l'empire romain, Lesbos partagera son sort; heureuse et florissante pendant les premiers siècles, elle sera, au partage de l'empire, assignée aux empereurs d'Orient. Son histoire est inconnue comme celle de toutes les villes qui n'ont pas d'existence propre, et qui ne vivent que de la vie d'un grand empire. — 365 — SUITE DES NOTICES et extraits de manuscrits concernant l'histoire ou la litté- raiure de la France qui sont conservés dans les bibliothèques ou archives de Suède, Danemark et Norvége. — Rapport de M. À, Geffroy , 5° par- tre. À la suite de deux missions accomplies, en 1851 et 1854, dans les pays scandinaves, M. Gelfroy a présenté une suite de Rapports que celui-ci est desliné à continuer, sans l'achever encore. Le premier de ces Rapports, inséré dans le second cahier du troisième volume des Ar- chives (1852), contenait des lettres inédites de Charles XIT; les suivants avaient pour but de donner un catalogue raisonné, avec notices et ex- traits, des manuserits concernant l'histoire ou la liltérature de la France qui sont contenus aujourd'hui dans les bibliothèques publiques ou pri- vées, ou bien dans les archives de Suède, Norvége et Danemark. Le quatrième volume des Archives (1855) contient déjà un premier chapitre sur les manuscrits en islandais ou en vieux suédois que possède la bi- bliothèque royale de Stockholm. L'auteur ne les examine, bien entendu, qu'au point de vue de l’histoire ou de la littérature française, et il y re- trouve des traductions ou imitations de poëmes français du moyen âge, dont nous avons perdu les originaux; par exemple, une traduction du Namntôs et Valentin, original du célèbre Valentin et Orson ; une traduc- lion de petits poèmes semblables à ceux que nous attribuons à Marie de France, ete. Notre quatrième volume contient ensuite, de la page 253 à la page 4o1, un second chapitre, donnant la liste et des extraits des manuscrits latins et français de la même bibliothèque, toujours pour ce qui concerne seulement la France. Viennent ensuite, formant autant de chapiires séparés, l'examen des documents français que contiennent les archives des affaires élrangères à Stockholm, celui des archives royales et de la bibliothèque particulière du comte d'Engestrôm, dans la même ville. L'auteur y cite, quelquefois intégralement, de nombreuses let. tres de nos rois, depuis les derniers Valois jusqu'à Louis XVI et Marie- Antoinette, beaucoup de lettres inédites de Grotius, etc. *. L'Académie des inscriptions et belles-lettres à décerné à cette pre- mière parlie du travail que poursuit l’auteur une mention très-honcrable dans sa séance du 8 août 1856. Le rapport que nous publions aujourd'hui complète par le chapitre ! Ces chapitres ont été réunis et publiés à part à 200 exemplaires seulement, sous le titre de Notices et Extraits des manuscrits concernant l'histoire ou La litté- rature de la France qui sont conservés dans les bibliothèques ou archives de Danemark, Suède et Norvége, 1 vol, in-8°, chez Durand, rue des Grès. MI58, SCIENT, V. 25 — 306 — sur la célèbre bibliothèque d'Upsal ce qui concerne la Suède. Nous y joignons l'examen des archives de Christiania. La partie danoise du tra- vail suivra prochainement et terminera l'ouvrage. $ 6. — BIBLIOTHÈQUE D’UPSAL. Plus riche encore que la bibliothèque royale de Stockholm, celle d'Upsal contient, outre 100,000 volumes imprimés, plus de 7,000 manuscrits ou collections manuscrites. Il existe un cata- logue de cette bibliothèque, par Aurivillion, 1807-1815, 3 vol. in-4°. Il faut citer aussi. Cataloqus centuriæ librorum rarissimorum mss. el partim impressorum qua anno 1705 bibliothecam publ. Acad. Upsaliensis auxit et exornavit S. G. Sparvenfeldius ; Upsai. 1706, 4°; et Olof Celsii Historia bibliothecæ Upsaliensis; Upsal. 1745, 8°. Le plus célèbre des manuscrits d'Upsal est certainement le Codex argenteus, tant de fois décrit !. Il avait d'abord appartenu à la riche collection de Prague. Cela est attesté par un passage d’un certain Richard Strein, conseiller de Rodolphe IT et préfet du palais de l'archiduc Mathias, lequel, dans un livre intitulé : Apologia oder Schutzred über der durchlauchtigsten Hauses Osterreich, etc. , arme que l'original du manuscrit gothique d'Ulphilas est, au moment où il écrit, entre les mains de l'empereur; or ce témoin, sans aucun doute oculaire, et qui cite certaines expressions comme se trou- vant dans ce manuscrit, mourut en 1601. C'est de Prague que le manuscrit a passé, avec tant de trésors, dans la bibliothèque de Christine, et le catalogue de cette bibliothèque, rédigé après l’an- née 1649, le consigne sous le n° 24 : Evangelistarum fragmenta, sermone et charactere gothico. Membr. — Après que Christine l'eut reporté sur le continent, Puffendorf le retrouva en Hollande et l'a- cheta pour le comte Magnus de la Gardie, qui en fit présent à la bibliothèque d’Upsal par acte du 18 janvier 1669. Les manuscrits d'Upsal sont rangés, suivant leurs provenances, en différentes collections, dont presque chacune a son catalogue 1 Voy. Gabelentz et Loebe. Ulfilae Gothorum episcopi Opera omnia , e germanico sermone in latinum conversa, necnon notis historicis, geographicis, criticis et epexege- ticis adornata, interprete F. Tempestim; Paris, 1848. —- Archenholtz, Mém.T, p. 307. — Ulfilas. Die heiligen Schriften..., par H. Massmann, grand in-8°; Stuttgart. — L'édition de M. Uppstrôm, etc. nl Ÿ Jr manuscrit. Je m'empresse d'examiner celles qui promettent d'offrir le plus de documents intéressant notre histoire, CCLLECTION DES PAPIERS DU COMTE ÉRIC AXELSSON SPARRE. Le comte Éric Sparre était né le 15 juillet 1665. Jeune encore il entra au service de la France comme enseigne au régiment de Kônigsmark. Il devint capitaine en 1690, donna des preuves de bravoure en Italie contre le duc de Savoie, fut nommé major après le combat de Maestricht, colonel en 1694, et brigadier au royal- suédois en 1701; ce régiment fut même pendant quelque temps appelé, à cause de lui, régiment de Sparre. En 1703 il alla trouver Charles XII en Pologne, obtint le commandement d’un régiment poméranien récemment enrôûlé, à la tête duquel ïl prit part au siége de Thorn. Revenu en France avec la permission du roi de Suède, ik devint maréchal de champ en 1704 et lieutenant géné- ral dans les armées françaises en 1707. En 1712 on le trouve à la cour de France, chargé d'obtenir des subsides pour sa patrie; il obtient 200,000 rixdales de banque. En 1714, il visite les cours d'Allemagne, et surveille les intérêts de la Suède pendant les né- gociations de Bade entre l'empereur et le roi de France. Le 25 jan- vier 1719, il est de retour à Paris, d’où il envoie en Suède Fo- lard, qu'attirait le bruit des exploits de Charles XII. C’est alors aussi qu'il abandonne le service de France, où il est resté pendant trente et un ans, pour devenir lieutenant général d'infanterie en Suéde. De 1715 à 1718, il remplit avec habileté les fonctions d’ambassadeur à Paris et gagne toute la confiance de Louis XV: « M. le comte, lui dit un jour à sa table le jeune roi, vous n'êtes pas de la même religion que moi; j'en suis fâché, j'irai un jour au ciel et je ne vous y trouverai pas. — Pardonnez-moi, sire, répond Sparre, le roi mon maître m'a ordonné de vous suivre partout. » Après s'être mêlé inutilement aux intrigues de Gürtz et de Gyl- lenborg, qui coutèrent sans doute la vie à Charles XII, Sparre tra- vailla plus utilement à une alliance de la France avec la Suède. Il soutint en cette occasion, comme il l’a dit lui-même : «1° la liaison indispensable des intérêts de la Suède avec ceux de la France, liaison dont ces deux couronnes tireront en tout temps et en tous événements une utilité réciproque; 2° ce principe que la M, 29. — 368 —- Suède est la seule puissance dans le Nord que ses propres intérêts invitent à secourir la France, qu'elle le doit par sa situation et le peut par ses forces ; 3° la réputation de fermeté et de parole invio- lable que son roi s’élait acquise. » Sparre devint ministre après la mort de Charles XII, le 18 dé- cembre 1718, puis ambassadeur auprès des cours de Londres, de Versailles et de Vienne en 1719. Il fut élevé à la dignité de comte le 17 avril 1719 et devint enfin feld-maréchal le 11 septembre de la même année. Il mourut le 4 août 1726. On comprend aisément que les papiers du comte Éric Sparre, qui fut ainsi longtemps employé, soit dans le service militaire de la France, soit comme diplomate auprès de nos rois, contiennent un grand nombre de documents relatifs à notre histoire. J'y remarque : N° 1. Minutes de lettres à MM. de Gyllenborg et de Gôrtz. N° 2. Pièces relatives à la première ambassade de S. E. à la cour de France. N° 3. Instructions pour le comte de Kônigsmark, ambassadeur de Suède en France, 1665. N° 4. Instruction pour le baron de Sparre, lieutenant général au service du roi, envoyé vers S. M. le roi de Suède, à Bender, 14 mars 1714. Signé Louis, et plus bas : Coceerr. M. le professeur Carlsson, de l’université d'Upsal, a fait con- naître cette instruction dans sa dissertation : Quæ a Carolo XII post pagnam Pultavensem de pace acta sint et que fuerint consilia Goerzü, Upsaliæ, 1848 ,in-8°, p. 50 : «...Mandata rex Galliæ de- dit Erico Sparre,.in quibus satis gravibus verbis monet, ut pru- dentis sit partem eorum quæ amissa fuerint cedere, ut obtineantur cetera quæ aliter difficilia essent impetralu ; et regi itaque suadet, postquam herois fortem animum ostenderit, ut jam de utilitate solida regni cogitaret. Stettinum de cetero in potestate Borussiæ jam esse; si annuente Suecia id non obtineret, hostium partibus eam se adjecturam. Sin hæc consilia differantur, mox ex voluntate Sueciæ rem non pendere. Litteris propria manu scriptis, Ludovi- cus XIV a Bar. Sparre coram dictum iri ait quicquid ipse dicenda haberet. » On trouve dans le même dossier : Résolution de la cour de Prusse pour le baron de Sparre et le comte de Rottembourg; Ilgen, 4 mai 1715. Signé F. GuILLAUME. — 369 — Résolution de la cour de Prusse, pour le baron de Sparre; Ilgen, 26 juin 1714. Signé F. Guicrauwe. Douze lettres de Sparre au marquis de Torcy. N° 5. Pièces relatives à la deuxième ambassade de S. E. en France. N° 6. Correspondance de Sparre avec le comte de la Marck, 1719. Les plus importantes de ces lettres ont été publiées par M. C. G. Malmstrôm dans les Handlingar rôrande Sveriges Historia. M. Malmstrôm en a d’ailleurs fait usage dans le premier volume de son ouvrage : Sveriges politiska Historia fran K. Carl XI Düd... Stockholm, 1855, in-12. Lettres à la reine touchant milord Carteret, 1719. N° 7. Rapport fait au roi Charles XII sur mon ambassade en France, 1715. Brouillon, N° 8. Mémoires à la cour de France, 1716. Copies des lettres du roi (Charles XII) à l’empereur, au roi de France, au duc d'Orléans, etc., 1714, 1715. N°° 10 et 11. Négociations des années 1719, 1720, 1721. N° 12. Copies des lettres écrites entre Charles XII, Louis XIV, Louis XV et le duc d'Orléans. Alliance entre la Suède et la France, 3 avril 1715. Copie. Lettres de Sparre au roi de Suède et au baron de Müllern, chan- celier, 1714, 1715. Brouiïllon. Mémoires insinués à la cour de France. N° 13. Lettres de Sparre sur la mort de Louis XIV, son testa- ment et l’état de la France à cette époque. Brouillons. Lettres sur le projet de rétablir le prétendant sur le trône d’An- gleterre. Lettres à Charles XII, du 2 au 5 septembre 1715. Lettres à Charles XIT, au chancelier baron de Müllern , du 23 au 30 août et du 16 septembre 1715. Lettres sur le prétendant. Lettres au chancelier, 11 juillet 1715. Lettres au roi, 11 juillet 1715, 9 mars 1716. N° 18. Lettres de Gürtz et de Gyllenborg. N° 20. Lettres adressées à Sparre : Par Charles Sparre, ministre de Suède en Angleterre, 5- 13 janvier; 1, 3, 15 février; 4, 14 mars; 14 avril; 12 mai, 7 août 1720. — 370 — Par C.Gyllensijerna, Clas Bonde, etc... E. W. Lewenhaupt, née Kôünigsmarck, 18 mai 1716, la marquise Lalluye, la comtesse d’As- premont, Marcilly de Villette, la maréchale de Noailles, la marquise de Béthune, la duchesse de Roquelaure, la duchesse de Villars. N° 26. Lettres adressées à Sparre, 1701-1706, par Chamillart : Marly, 26 juillet; Fontainebleau, 7, 27, 28 octobre; Versailles, 16 décembre 1701; Versailles, 29 janvier, 18 mars, 3, 15, 19 avril; Marly, 4, 9 juillet; Versailles, 21 août 1702. Ces lettres contiennent en général des détails relatifs au régi- ment de Sparre. N° 27. Lettres adressées à Sparre : Par le maréchal de Villeroy, Du camp d'Offenbourg : 19 juillet 1704 : «Jay reçu vos deux lettres des 15 ét 16 de ce mois...» | Ibid. 15 juillet 1704 : « Je vous prie de faire passer le plus di- ligemment que vous le pourrez le paquet...» Ibid. 18 juillet 1704 : «Jay reçu hier au soir, monsieur, la lettre que vous m'avez pris la peine...» | Ibid. 19 juillet 1704 : « Je réponds, monsieur, à votre lettre dé 18e Ibid. 19 juillet 1704 : « Jé voudroiïs bien, mon cher baron...» Ibid. 20 juillet 1704 : «Je vous supplie, monsieur, de faire te- nir mon paquet à M. le maréchal de Tallard...» Ibid. 21 juillet 1704 : « Vous avez très-bien fait, monsieur, de prendre le parti d'envoyer les blessés... » Ibid. 21 juillet 1704 : «Il me semble, monsieur, que je vous ai mandé dans plusieurs de mes lettres... . » Ibid, 7 août 1704 : « J'ai reçu, monsieur, la lettre que vous...» Louvain, 9 nov. 1705 : «Je vois, monsieur, par la lettre que VOUS. ..» Ibid. 11 nov. 1705 : «M. le baron de Sparre observera de don- ner tous les jours aux troupes... » Ibid. 11 nov. 1705 : « Je vous envoye, monsieur, tous les ordres nécessaires... » Versailles, 14 mars 1714 : « Monsieur, quelque incommodé que je sois, je verrai demain M. Voysin...» « Ibid. 15 mars 1714 : «Je ne puis vous rien mander de plus précis...» | — 371 — Lyon, 7 sept. 1714: « Quelque persuadé que je sois depuis longtemps de l’honneur de votre amitié... » Versailles, 9 juin 1715 : « J’ay demandé plusieurs fois de vos nouvelles...» « Ce mardi (17162) : Je suis aussi affligé que vous, monsieur, des nouvelles (de la capitulation de Stralsund)... » Villeroy, 13 juin 1716 : «Je vous suis très-obligé des mar- ques...» Paris, 16 oct. 1716: « J’allai mardi à votre porte...» Ibid. 29 oct. 1716 : « J'aurai l'honneur de vous voir...» Ibid. 1% mai 1717 : «J'ai eu l'honneur de parler à S. A. R. Il m'a dit, monsieur, qu'il vouloit bien accorder un sauf-conduit à l'agent du roi de Pologne...» Ibid. 2 mai 1717 : « J'envoye à V. Exc. le sauf-conduit... » Ibid. 18 mai 1717 : Monsieur, je reçois avec un sensible plaisir...» Ibid. 18 août. 1717: « J’allai hier à votre porte...» Ibid. 25 août. 1717 :« Monsieur, les marques devotresouvenir..… » Ibid. 5 déc. 1717 : J’ay reçu ce matin la lettre que vous... » Ibid. 26 mars 1718 : «J'ai reçu avec une extrême joye la lettre... » Ibid. 9 sept. 1718 : « Je ne sçais si toutes les lettres que j'ai eu l'honneur... » Ibid. 11 mars 1719 : « Enfin, monsieur, vous voilà sénateur...» Ibid. 12 janv. 1720 : «M. Linck m'a remis, monsieur, la lettre...» Ibid, 5 février. 1720 : Quoique vous alliez au Palais-Royal... » Ibid. 23 avril. 1720 : « Je vous prie, monsieur, de faire dire à M. Noggeur...» Paris, 1° mai 1720: « Je suis bien fâché de l’incommodité... » Ibid. 8 mai 1720 : « C’est ma faute, monsieur, de ne vous avoir pas averti...» Ibid. 20 mai 1720: «Il est bien juste, monsieur, que les gens qui sont à la ville...» Ibid. 23 mai 1720 : «Je suis ravi d'apprendre par votre lettre...» Ibid. 21 juin 1720 : « J'ai été traité cruellement de la goutte...» Ibid. 15 août, 1720 : Je n’auray, monsieur, que des nouvelles agréables. . » — 372 — Paris, 27 août. 1720 : « J'allois chez vous, monsieur, persuadé que vous ne partliriez...» Ibid. 1% sept. 1720 : « Vous voulez me savoir gré de peu de chose... » Ibid, 31 oct. 1 Fe : « Votre neveu, monsieur, vient de me re- mettre la lettre. Ibid. 2 mars 1721 : J’ai reçu L lettre que V. Exc... » Ibid. 6 mai 1721 : «Je me sers de l’occasion du denses He Ibid. 24 janv. 1722 : « J'espère que vous aurez reçu une fort grande lettre. ; Lyon, 16 mars 1724:« Enfin, je viens de recevoir la lettre... » Paris, 22 août 1724 : Je viens de recevoir la lettre... » Versailles, 24 déc. 1724 : « J'ai reçu avec un sensible plaisir les marques de souvenir de V. Exc...» Paris, 24 janv. 1725 : Jai reçu les deux lettres que V. Exc.. Par M. de Torcy : Paris, 7 sept. 1715: « Monsieur, le roi ré voit aller ce matin au parlement. » Par Tallard ; du camp du Hartz, 15 juillet 1704 : «Il y a plaisir d'avoir affaire à un homme aussi régulierque vous... » Du camp près Vilingen, 18 juillet 1704: «Il est de nécessité absolue que vous ayez la bonté...» Ibid. 19 juillet 1704 : « Je viens de recevoir la lettre...» Ibid. 21 juillet 1704 : « Voici la dernière fois, du moins pen- dant quelque temps, que vous serez importuné...» Lettres du maréchal de Villars. N° 33. Lettres adressées à Sparre, par : "arie-Aur. Kônigsmark, Quedlingbourg, 21 août 1720. Pecquet, Paris, 13 déc. 1716, 21 avril 1717. Rottembourg, Berlin, 30 avril 1715. George-G.-V. Leiningen, Westerburg, 31 mars 1717. Cardinal de Polignac, Marly, 5, 7, 27 may 1713. Maréchal de Rosen, 6 oct. 1712; 22-28 février, 22 mai 17HD: Des Marets, Marly, 7, 12 mai 1715. Le comte du Luc, Vienne, 28 juillet, 28 août 1715, 20 mai 1717. Bolingbroke, Liége, 16 avril 1720. Carteret, Stockholm, 28 sept. 1710. Strafford , la Haye, 11 juin 1714. — 373 — Comte de Rewenklou, Hambourg, 1% oct. 1717. H. R. Rantzow, Carlshaven, 25 oct. 1719. Béthune, Paris, 30 avril 1717. De la Mark, Schleiden, 3 août 1720. Comte de Croissy, Hambourg, 31 janvier, 28 avril, 21 juin 1716. Châteauneuf, la Haye, 23 juin 1714; 8 octobre 1715, 9 juil- let 1716; 6 juillet, 22 octobre 1717. Biron, Paris, 3 octobre 1720. D’Argenson, Paris, 24 mai 1716, 14 mars 1717. Comte de Saxe, Dresde, 30 janvier 1721. Jacques-Louis, prince royal du royaume de Pologne, 23 oc- tobre 1716. Le duc d’Antin. Le cardinal Pierre-Jacques Sobieski. Le prince Eugène. Le président de Mesmes. Des Alleurs, Constantinople, 27 mai 1716. Montéléon, Londres, 3 mai 1715. Campredon, Stockholm, 12 oct. 1715; 1° febr., 23 febr. 3 apr., 11 juill. 1720. Poussin, Hambourg, 10 jan. 1716. ; Pontchartrain, Marly, 8 mai 1715. Duc de Noailles, Paris, 20 juin, 4 juill., 4 sept., 1° à 10 oct. 1716; 25 janv., 25 mai, 17 sept. 1717. Law, 6 lettres. N° 35. Lettres adressées à Sparre, par : Frédéric-Guillaume, Berlin, 12 mai 1714, 17 juin 1726. Philippe d'Orléans, régent, Marly, 12 apr. 1714. Élisabeth-Charlotte, Marly, 24 may 1719. L.-A. de Bourbon, 16 juin, 16 aug. 1716, 4 may 1717. Louis-Armand de Bourbon, Paris, 12 mai 1717. L.-A. de Bourbon, Paris, 4 mai 1717, 29 apr., 18 sept. 1719; Versailles, 19 febr. 1723, 19 dec. 1724. Le prince Charles de Lorraine, Paris, 20 mai 1717, 31 août 1718. Gustave, prince palatin des Deux-Ponts, Paris, 1° mai 1717. Le prince palatin de Birkenfeldt, Birkenfeldt, 7 à 27 fév. 1715. Strasbourg, 6 nov. 1716, 28 may 1718. Sophie Sybille, landgravine de Hesse, 25 juin 1715. — 374 — On trouve encore, dans les Appitions ou SuPPLÉMENTS à la col- lection des papiers de Sparre : N° 2. Pièces relatives à sa première ambassade en France. — Certificat de l'échange du traité avec la France, 1715, 5 mai; original. — Copies de lettres de la cour de France à celle de Suède, au sujet de la mort de Louis XIV. — Mémoire envoyé au ministère de la cour de France. N° 5. Lettres de la reine Ulrique au roi de France. — Projet d'alliance avec la France. N° 14. Tables des plus considérables familles en France. PAPIERS DE THUNBERG. Je rencontre dans la correspondance de ce célèbre élève de Linné, des lettres de plusieurs savants français : de Fortis, À. de Candolle, Ventenat, La Billardière, Lefebure, Dalbavie, Palissot de Beauvois, Thiebaut de Bernaud, Thouin, cultivateur (Paris, 1779); l'abbé Pourret (Narbonne, 1782); Picot de la Peirouse, 1781 ; Le Breton, inspecteur général (Paris); Gouan (Montpellier), Broussonnet (Paris), d’Autier, L’Héritier, Dorthès (Montpellier), de Jussieu (Paris), Regnier, Bose, Michaux, etc. COLLECTION DES PAPIERS DE CELSIUS. N° 31. Bucolique à la gloire de la reine Christine, par Jean Charles Danneux. N° 53. Puffendorf. Relation sur la France. N° 55. Copie du contrat et l'alliance entre le Roi de France et MM. des Ligues, 7 décembre 1516.— Proposti fatti da mons' Ar- dhingello al re di Francia sopra la tregua e pace con l’imperatore, 1541. — Convento di Nizza fatto fral’ papa imperatore et re di Francia per rispetto della pace tuttavià senza frutto. Lega con il principe d'Oranges , fatta nel tempo che esso cercava introdurre Francesi nel Paese Basso. — Negotiato di lega et di pace tra’ im- peratore Carlo V et Enrico, re di Francia, con alcune proposti di mons"* Ardinghello. | N° 58. Relatione del Francia. N° 67. Oratione di mos' di Monluc alla Ser. signoria de Venetia per il re cristianiss° essendo egli ambas' di quella ma“ appreso la sud" signoria, 1544. — 375 — N° 75. Commentarii del regno di Francia del clar°-M. Michel Suriano, amb”° veneto, ritornato da quella corona. Anno 1561. N° 76. Lettres des rois de Danemark vers la finsdu xvr' siècle. Documents publics relatifs à l’histoire de France. Relations ita- liennes, de Flandre, de France, etc. N° 91. Relation de l'ambassade de la Gardie en France. Cette collection comprend d'ailleurs, outre ce qui concerne directement l’histoire de France, beaucoup de ces documents ita- liens si nombreux sur le xvi° siècle, et indirectement si utiles pour notre histoire alors mélée à celle du continent. N° 53. Relatione di terra ferma da Al. Mocenigo, 1568. N° 54. Breve relatione dela morte di Sixto V. — Conclave di Urbano VII. — Conclave de 1591. — Lettres de Ferdinand, em- pereur, au pape. — Conclave où fut élu Sixte V. — Conclave de Pie V. — Mort de Calixte IT. — Mort de Paul IV. — Conclave de Marcel II. — Lettre du cardinal Navagiero. N° 56. Discorso d’un cavaliero alemanno geloso de benedetta republica christiana à i principi dell’ Allem* ed altri potentati christiani. N° 57. Relatione del clar. M. Franc. Molino, ritornato di Savoia, 1976. Relatione del Clar. Sig. Fr. Barbaro, ritornatod i Savoia. N° 58. Negotia turcica da M. A. Barbaro, 1573. — Guerre des Turcs contre l'empereur, par le comte Guido San-Giorgio. — Pèlerinage des Turcs à la Mecque. Voyage à Constantinople, 1582. — Etat présent des Turcs, par Maffeo. N° 59. Soriano: Relatione, 1595.— Relation de Navagiero, ambassadeur vers Paul IV, 1558. N° 61. Raguaglio delle cose di Molucco, China et Japone man- dato dal! provinciale dell’ India all r° prior g‘* della c* del Jesu per lettere di Cocinno d. 21 de Genari, 1587. — Relatione della gran citta del Quinsay et del re della China, fatta dal s° Contugo Contughi, 1583. — Relatione dell signore B. Navagero, amb. a Paolo IV, 1558. — Relatione del clar”° Guison ritornato da Fio- renza, 197. — Relatione del Emil. Monolesso ritornato da Fer- Tara, 1970. — Instructions pour les nonces pontificaux du xvi° siècle. — Relatione del clar”® Grisoni ritornato da Fiorenza, 1976. — Relatione del M. Marco Foscari, di Fiorenza, 1530. — Delli fundamenti delle stato et delle parti essentiali che formano il principe, di d° Scipio da Castro..... — 376 — Un catalogue donnant l’'énumération complète de ces relations vénitiennes contenues dans la collection de Celsius, ne nous de- manderait pas moins d'une trentaine de pages. COLLECTION DES MANUSCRITS ACHETÉS DANS LES VENTES. Sous ce titre sont classés des papiers parmi lesquels je re- marque : | N° 117. Lettres françaises. N° 75, 76, 77. Mémoires sur l'Alsace, sur la Rochelle en 1699, et sur la Flandre flamingante. COLLECTION DES PAPIERS DE PALMSKIOLD. Cette collection a été faite au commencement du xvim* siècle. Elle se compose d'environ 5oo volumes in-folio et surtout in- quarto, avec un catalogue en deux volumes in-folio. Palmskiôld était attaché aux Archives du royaume; il y avait fait copier un grand nombre de pièces. Je trouve dans le tome III de la collection : Lettres de Brienne {n° 10, p. 47), de Chanut (n° 30, p. 35), de Leïbnitz (n° 66, p.339), de Mornay (n° 83, p.455), de Salvius à d’Avaux {n° 113, p. 609), de Nicolas Heinsius, d'Oxenstierna, etc. Des lettres de Grotius dans les Addenda au tome II. COLLECTION DES PAPIERS DE L'ÉVÊQUE NORDIN. Elle comprend 500 volumes in-folio et plus de 1,000 volumes in-quarto. Les volumes in-folio sont seuls reliés. Les volumes in-quarto sont encore en liasses. Un catalogue a été d’abord dressé par le consciencieux ét savant bibliothécaire M. Fant père; mais les matières y étaient mêlées et il était incomplet. M. Malmstrôm, de l’université d'Upsal, a entrepris à nouveau ce travail difficile. Il n'a encore catalogué que les in-folio. Je suis loin, pour ma part, de pouvoir donner des indications suffisantes sur ce que contient d'intéressant pour la France une si énorme collection que le temps ne m'a pas permis de feuilleter tout entière. J'y remarque : Pièces sur l'ambassade de Charnacé et sur celle du président Biôrnklou. — 971 — Articles secrets entre la Suède et la France de negotio polonico. Fontainebleau, 12— 22 septembre 1661; 5 feuillets. Explication des susdits articles. Une note jointe au catalogue avertit que ces sql secrels ne sont imprimés que dans bbnias Histoire des affaires d’État et de guerre, t. IV, p. 830. Lettres de Louis XIV à Feuquières, 1676. Actes concernant les négociations avec la France, 1735-1736. Réponse du roi au mémoire de Casteja, etc., etc. COLLECTION DES PAPIERS DE CRONSTEDT. Elle comprend environ go volumes in-folio, avec catalogue manuscrit en un volume in-folio. Cette collection fut achetée par les États du royaume pour être donnée à Gustave III lorsqu'il était encore prince royal. Gustave la donna ensuite, comme chancelier de l’université d’Upsal, à la bibliothèque de cette ville. J'y remarque, sous le n° 12, des lettres et instructions originales de Christine. C’est, en général, une correspondance entre la reine et son intendant Olivekrantz. La plupart de ces documents ne sont donc relatifs qu'aux domaines de Christine. Peut-être y ren- contrerait-on des renseignements relatifs aux collections de livres, de tableaux et d'objets d’art formées par la reine sa mère et par elle-même. Cette espérance suffirait à encourager une sérieuse recherche. ; Cette collection comprend en outre beaucoup d’originaux du grand chancelier Oxenstierna, mais ces documents sont pour la plupart imprimés. Qu'on ajoute à ces innombrables volumes la collection des ma- nuscrits provenant des couvents, laquelle contiendrait peut-être des traductions de nos poëmes et romans du moyen âge, peut-être même les copies des originaux aujourd'hui perdus en France, et dont se servirent, pour les traduire ou les imiter, le moine Ro- bert, sous Haakon Haakonssôn, et bien d’autres religieux du xn° siècle}. Qu'on ajoute la collection du comte Fleming, la col- 1 Je remarque en passant dans cette collection des couvents : « Icy commence le livre extrait de la chirurgie maistre Henry de Mandeville. » Cod. Chartac. 4°. — 378 — lection Rosenhane, la collection du comte général Ascheberg, contemporain de Charles X Gustave, fort précieuse pour l’his- toire des guerres suédoises; qu’on ajoute la collection du général Mejerfeldt, sous Charles XIT, avec des lettres de ce roi; celle des Biographies réunies par S.-L. Gahm, celle enfin des Papiers de Gustave III, dont nous parlerons bientôt avec quelque détail; et qu'on juge quel incomparable trésor historique comprend la bi- bliothèque d'Upsal! Après avoir emprunté à une lecture rapide des catalogues ma- nuscrits, ou bien à une inspection nécessairement incomplète des volumes et liasses non catalogués, les indications générales qui précèdent, je me suis arrêté à l'étude plus attentive des princi- paux documents intéressant l’histoire de la France. J'ai lu et analysé, la plume à la main, de nombreux volumes des Papiers de Gus- tave Il, en vue du travail spécial pour lequel je réserve aussi l'analyse de la correspondance diplomatique du comte de Creutz et de celle du baron de Staël-Holstein; un intéressant volume manuscrit et inédit de Linné, intitulé Nemesis divina, dont je devrai faire aussi l’objet d’une publication à part, puisque, méritant l'at- tention par le grand nom de son auteur et son objet tout religieux, il ne regarde cependant en rien l’histoire ni la littérature de la France; enfin un ouvrage bibliographique entièrement inédit, donnant les observations recueillies en 1770 par l’érudit suédois Lidén, qui visita à cette époque nos bibliothèques. Ce travail, bien que nous ayons sur le même sujet le livre de Maichel, anté- rieur seulement de cinquante ans !, paraîtra intéressant à qui ré- fléchira que nos bibliothèques allaient être bientôt non pas dé- truites, mais dispersées par la révolution. Qu'on me permette donc de m’y arrêter pour en donner ici quelque connaissance. Les Papiers de Gustave III mériteront ensuite que nous les décri- vions avec soin. Lidén naquit à Linkôping le 6 janvier 1741, et mourut dans la 1 Danielis Maichelii introductio ad historiam literariam de præcipuis bibliothecis Parisiensibus, locupletata annotationibus atque methodo qua rectus bibliothecarum usus et vera studiorum ratio ostenditur, etc. Cantabrigiæ, 1721, in-12. Lidén a, du reste, connu el cité quelquefois cetouvrage. Voy.aussi le savant livre de Martin Gerbert, prince-abbé de Saint-Blaise, dans la Forêt-Noire : Lier Alemannicum ; accedit Itali. cum et Gallicum. Saint-Blaise, 1765, in-8°; — 1773, in-8°. — 379 — même ville le 23 avril 1793. Sa biographie n'est que le tranquille tableau d’une vie consacrée tout entière à l’érudition. Après avoir étudié à Upsal, il devint précepteur dans une famille finlandaise, enseigna bientôt après à l'université d’Abo, voyagea pendant deux années, remplaça le professeur Lagerbring dans sa chaire d'histoire à l’Université de Lund, et se retira dès l’année 1776 dans sa ville natale, où il ne vécut désormais que pour ses chers travaux, Il à laissé sa riche bibliothèque à l'Université d'Upsal. On à de lui un Catalogue des-dissertations de cette université, con- tinué plus tard par M. Marklin; quelques dissertations sur le ma- gnétisme animal, sur la doctrine de Swedenborg, etc.; une édition de la correspondance érudite de Benzelius; des lettres adressées à Gjôrwell et dont plusieurs ont été publiées dans les journaux littéraires que celui-ci faisait paraître à Stockholm, etc. Le récit des voyages de Lidén en Allemagne, en Hollande, en Angleterre et en France pendant les années 1768, 1769 et 1770 se compose de quatre volumes in-folio, entièrement écrits de sa main, en suédois, reliés avec une foule de brochures, de cata- logues et de cartes formant à côté du texte comme un recueil de pièces justificatives, et conservés à la bibliothèque d’Upsal, où ils n’ont été ouverts, d’après la volonté du testateur, que cinquante ans après sa mort, c'est-à-dire en 1843. Le voyage en France occupe une partie seulement du second volume, la seule qui nous intéresse immédiatement et la seule que nous voulions faire connaître. La défense que Lidén a inscrite au commencement de son travail de publier intégralement ce manuscrit avait sans aucun doute pour cause les anecdotes scandaleuses qu’il a recueillies. Suivant son désir nous les négligerons, ne recherchant dans ces vénérables dépôts des monuments de la science que l'instruction authentique et sévère, et non pas l’amusement ni le scandale. Lidén part de Suède au commencement de 1768. Copenhague est sa première étape; il y fait la connaissance de Langebek et de Suhm. Après avoir visité la Poméranie suédoise, il traverse Lü- beck, Hambourg, Hanovre et s'arrête à Gætlingue, où il se lie intimement avec Michaelis, Achenwall, Gatterer, etc. II parcourt l'Allemagne occidentale, la Hollande, l'Angleterre pendant toute la seconde moitié de 1769, et arrive en France par Calais le 20 décembre 1769. Promptement installé à Paris grâce au bon accueil de ses compatriotes, du comte Sparre, auprès duquel il se — 380 — loge dans l'hôtel d'Entrague, rue de Tournon, de Biôrnstahl l’o- rientaliste, et surtout du comte Gustave Creutz, poëte et littéra- teur lui-même, et de plus ambassadeur du roi de Suède, Lidén consacre ses premières visites aux professeurs de l'Université et les suivantes aux principaux conservateurs des bibliothèques de Paris. « L'Université de Paris, dit-il, a pour chef le recteur, élu annuel- lement dans la faculté de théologie; c’est, en 1769, M. Jacquin. L'Université se compose, depuis les temps anciens, de quatre fa- cultés, celles de théologie, de droit, "de médecine et des arts ou de philosophie; chacune d'elles a ses bâtiments à part. La faculté de théologie réclame impérieusement la première place; elle a toujours voulu dominer, même sur les consciences. Elle compte un grand nombre de docteurs, séculiers et réguliers, dispersés dans le royaume et hors du royaume; ceux qui n’habitent pas à la Sorbonne ou au collége de Navarre sont appelés Ubiquistes. Le plus âgé des docteurs séculiers, résidant à Paris, est le doyen de la faculté. La faculté de théologie forme deux colléges, ceux de Sorbonne et de Navarre, qui sont les deux seules maisons où il soit permis d'enseigner publiquement la théologie. La Sorbonne est habitée par trente-cinq docteurs, les plus vieux de la faculté; ils ont un senior désigné par l’âge, et un prieur, élu à la fin de chaque année. Il y a, en outre, un proviseur de la Sorbonne; c’est l'archevêque de Paris. La Sorbonne possède onze professeurs de théologie; le collége de Navarre en a quatre. Les professeurs de la Sorbonne sont : MM. Le Corgue, de Launay, Jolly, Dumar de Cul- ture, Chevreuil, Saint-Martin et de la Hogue. En outre le feu duc d'Orléans a institué à la Sorbonne une chaire d’hébreu pour les commençants; elle est occupée par M. Asseline. Le collége de Na- varre a été fondé en 1304, par Jeanne de Navarre, épouse de Philippe le Bel, pour l’enseignement de la grammaire, de la. phi- losophie et de la théologie. Ses quatre professeurs de théologie sont : MM. Patert, Plunkel, Paillard et de Badier, tous professeurs royaux. Une chaire de physique expérimentale vient d’être récem- ment instituée par le roi au collége de Navarre; elle est occupée avec beaucoup de mérite par M. l'abbé Nollet; il donne trois le- çons par semaine, de onze heures à midi, devant un grand nom- bre d'auditeurs, mille environ; on lapplaudit au commencement et à la fin de chaque leçon. C'est un homme très-maigre et très- long, doué d’une rare facilité, d’un grand charme, d'expression. — 381 — Les nombreuses expériences par lesquelles il démontre ses théo- ries contribuent beaucoup à l'agrément de ses expositions. Les frais pour un doctorat complet en Sorbonne montent à 85o livres. Il est bien entendu qu'avant de prendre ses grades en théologie, on doit être magister philosophie de l'Université de Paris. Les le- çons de la faculté de droit se donnent aujourd’hui dans le collége de Reims. Elle a six professeurs. Elle a des cours de droit civil de droit canon et de législation française. Il faut subir deux examens et défendre deux fois des thèses avant de devenir bachelier ou licencié dans cette faculté; ces derniers titres sont nécessaires pour être reçu avocat el pouvoir entrer dans la magistrature. Ces grades coûtent 600 livres. La faculté de médecine a un doyen, six pro- fesseurs, et des docteurs régents ou membres. Personne ne peut exercer la médecine sans être au moins licencié dans cette faculté. Tous les samedis, à neuf heures du matin, on chante une messe dans la salle de la Faculté, après quoi six docteurs et le doyen donnent des consultations gratuites aux pauvres; c’est un usage qui date d’un siècle et demi. La faculié des arts ou de philosophie se compose de quatre nations (France, Picardie, Normandie, Al- lemagne). Chacune de ces nations a son proviseur et son censeur. Tous les professeurs enseignant dans les colléges et tous les maitres ès arts font partie de la faculté de philosophie. Le grade de maître ès arts est nécessaire à quiconque veut devenir professeur dans l'Université ; il coûte 50 à 60 livres. Les collèges sont de deux sortes : de plein exercice ou non. Ces derniers sont au nombre de vingt-sept; depuis l’année 1763, on les a tous réunis au collége Louis-le-Grand. Il y a dix colléges de plein exercice : le collége d'Harcourt, fondé en 1280, rue de la Harpe, M. Louvel proviseur; le collége du cardinal Lemoine (1302), rue Saint-Victor, M. Bau- duin, grand maître et principal; le collége de Navarre (1304), rue et montagne Sainte-Geneviève, M. Foucher, principal; le col- Jége de Montaigu (1314), rue des Sept-Voies, M. Regnard, prin- cipal; le collége de Plessis-Sorbonne, (1322), rue Saint-Jacques, M. Seconds, principal; le collége de Lisieux (1336), rue Saint- Jean-de-Beauvais, M. Le Seigneur, principal; le collége de la Marche, rue de la Montagne Sainte-Geneviève, M. Jacquin, prin- cipal; le collége des Grassins (1569), rue des Amandiers, M. d’Ai- reaux, principal; le collége Mazarin ou des IV nations (1661), M. Riballier, grand maître et principal; le collége de Louis-le- MISS. SCIENT. V. 26 — 982 — Grand (1560), où habitaient naguère les Jésuites, mais qui, après leur expulsion, fut réuni à l'Université (1763). C'est dans ce der- nier collége que se tiennent toutes les réunions de l'Université. On enseigne dans ces dix colléges le latin, le français, la rhétorique et la philosophie. Chacun se divise en dix classes, dont-chacune dure une année. Tous, excepté celui de Mazarin, reçoivent des pensionnaires. Chaque pensionnaire paye environ 450 livres par an, lit, habits, livres, bois, lumière, etc., non compris. Si l'on prend en outre un précepteur ou gouverneur particulier, on paye de plus 500 livres. Toutes les affaires concernant l'Université se traitent dans le Bureau d'administration, présidé par l'archevêque de Reims, en sa qualité de grand aumonier de France. « Le Collége royal est une institution différente de l'Université et tout à fait indépendante; il n’est destiné qu'à l’enseignement des hautes sciences. On y trouve les plus habiles professeurs; ils jouissent d’une grande considération, mais sont fort peu payés. Le Collége royal et l'Université ne sont point amis, et jamais le Collége royal ne prend part aux solennités universitaires. Il y a viogt professeurs. Les principaux sont : philosophie grecque et latine : Charles Batteux; il s’occupera cette année de la Poétique d’Aristote; je l'ai vu deux fois s’en aller chez lui faute d'auditeurs. Eloquence latine: J. Phil. de la Bletterie. Son suppléant, Fr. Bejot, expliquera Quintilien. Ce même M. Bejot est aussi employé à la bibliothèque royale. C'est un homme infiniment agréable. — M. Lebeau traitera cette année des discours de Cicéron; äl passe pour le plus habile orateur latin de Paris; H enseigne avec beau- coup de charme et son auditoire est toujours fort nombreux. Professeur d’arabe : M. de Guignes, qui est remplacé par M. de Cardonne; M. Biôrnstahl et M. Villoison sont les seuls auditeurs de ce cours. Il y a deux chaires de droit canon. — Histoire : J.-J. Garnier, inspecteur des professeurs royaux. Professeur de mathé- matiques : M. Mauduit; cette chaire a été fondée par Ramus. «28 janvier (1770). C'est aujourd'hui la Saint-Charlemagne. Je me suis rendu au collége de Navarre pour entendre le panégy- rique latin de Charlemagne, fondateur de l'Université. Je savais qu'un M. César Egasse du Boulay avait laissé un fonds pour rému- nérer chaque année l’orateur. Mais je fus bien déçu, n'ayant trouvé en place de l’oraison funèbre qu'une maigre messe à cette occasion pour le repos du défunt. Un maître ès arts en robe rouge avec — 383 — hermine, que j'interrogeai à ce sujet, me répondit que depuis cinq ans on ne prononçait plus le discours latin, personne ne voulant s'en charger à cause de la médiocrité des honoraires; que d’ail- leurs personne n'était plus capable de bien s'acquitter d’une pa- reille tâche. — Il n’y avait rien à répondre à pareil argument. Et, de fait, il est vrai qu'on ne cite pas à Paris en ce moment un seul orateur latin. Le dernier a été l'abbé d'Olivet, mort il y a deux ans (en 1768).» Mais c’est surtout aux différents bibliothécaires et à leurs pré- cieux dépôts que notre érudit consacre ses visiles. « 1° février. J'ai été voir M. Brottier, Il m'a montré sa belle édition de Tacite dont les quatre premières parties sont imprimées. — 11 m'a parlé du malheureux sort des bibliothèques des Jésuites. Personne ne les connaît mieux que lui, car il était conservateur de la principale, celle du collége Louis-le:Grand. Dans l'espoir de préserver ces riches colléctions, il ayait proposé au clergé de Paris d'acheter la maison professe et d'y réunir les différentes biblio- thèques de l’ordre, mais ses efforls restèrent inutiles et la disper- sion fut inévitable; on fit une vente publique aux enchères. On a du reste les catalogues imprimés : « Catalogue des livres de la bibliothèque de la maison professe des ci-devant soi-disant Jésuites. Paris, 1763. 448 pages, 7,252 numéros. « Catalogue des livres de la bibliothèque des ci-devant soi-disant Jésuites du collége de Clermont (le même que Louisle-Grand), dont la vente commencera le lundi 19 mars 1764. Paris, 1764. 415 pages, 6,752 numéros. « Ces catalogues, dressés à la hâte et au meilleur marché possible, ne spécifient que 14,004 ouvrages; M. Brottier m'a assuré que ce n'était pas le dixième de ce que contenaient ces bibliothèques; en effet, j'ai pu m'étonner, en voyant le catalogue manuscrit qu'il avait dressé lui-même pour la bibliothèque de Louis-le-Grand, que les catalogues imprimés eussent omis tant de livres rares. On avait noté seulement les titres les plus connus, ou bien les plus courts, les plus commodes à copier; on avait négligé tous ceux qui demandaient quelque attention; par suite, on avail vendu les meilleurs ouvrages en lots non calalogués, pour presque rien ct comme livres de peu de valeur, comme le dit l'avertissement. — Mais outre ces deux maisons, (la maison professe et Louis-le- M, | 29° = 584 — Grand), sur lesquelles on peut consulter Maichel, De bibliothecis Parisiensibus, p. 90, les Jésuites possédaient ce qu’ils appelaient le Noviciat, où se trouvait une troisième bibliothèque moins im- portante. On ne fit pas de catalogue pour celle-ci; elle fut vendue pour 10,000 livres; les dépenses, frais de vente, etc., montant à 15,ooolivres, c'étaitjuste 5,000 livresde perte.—Mais un catalogue plus soigné et fort utile est celui des manuscrits des deux pre- mières collections : Cataloqus manuscriptorum domüs professæ Pari- siensis. Parisiis, 1764, 350 pages, outre 44 pages pour les manus- crits de la maison professe. La notice sur les manuscrits arabes et chinois y a été faite par M. de Guignes, celle des livres rabbiniques par M. Bernard. Les manuscrits du collége Louis-le- Grand formaient 856 volumes, ceux de la maison professe 116. Rien n'était plus naturel ni plus simple que de transporter à la biblicthèque royale ces collections précieuses, mais on n'avait pour cela ni temps, ni argent, ni bon vouloir. On les vendit donc aux enchères. Heureusement un M. Meerman!, de la Haye, les acheta en bloc pour 15,000 livres, somme bien au-dessous de leur valeur. M. Brotlier m'a dit qu'à compter seulement les honoraires des copistes et le papier, la valeur totale montait à 60,000 livres. La vente faite, on fit des difficultés à l'acquéreur pour l'expédition. Pour éviter un procès avec le gouvernement français, M. Meerman prit l'honorable résolution de faire don à la bibliothèque royale des trois ou quatre manuscrits dont on avait le plus envie. À ce prix les autres sortirent de France, avec un ruban de chevalier pour remercier M. Meermann de sa libéralité forcée. Il n’a jamais porté cette décoration. — Les Jésuites avaient aussi un cabinet de médailles; il fut de même vendu. (Voy. le Cataloque des médailles antiques et modernes el autres curiosités de la bibliothèque du collège de Louisle-Grand de la rue Saint-Jacques, dont la vente se fera le mercredi 13 juin, lendemain des fêtes de la Pentecôte et jours suivants. À Paris, 1764, 23 pages in-8°.) — Le savant Huet avait donné de son vivant, comme on sait, sa belle bibliothèque à la maison pro- fesse des Jésuites. II l'avait fait, comme il le dit lui-même dans son commentaire De Rebus ad eum pertinentibus (Amsterdam, 1718, p. 392), pour empêcher que sa collection ne füt dispersée ! Mecrman était un bibliographe fort instruit; ses Origines typographicæ, 1765, 2 vol. in-4°, indiquent un vaste savoir. — 385 — après sa mort : « Nec dividi nec cum alià commisceri et con- « fundi : neu libros ex eà detractos permutari neve extra locum in «quo repositi ei essent liceret transferri, vel commodandi gratià « vel facilius commodiusve legendi et studendi vel ob aliam qua- « lemcunque causam. » Suit la liste des bibliothécaires du collége Louis-le-Grand : le père Fronton du Duc, mort en 1624; le père Petau, mort en 1652, etc. Lidén mentionne ensuite un mémoire du père Louis de Poix, capucin de la rue Saint-Honoré, proposant la fondation d’une école pour les langues en général, spécialement pour les langues orientales vivantes. Trentesix religieux s’en chargeraient. Parmi les idiomes proposés on trouve le capsaque, langue des environs de la mer Caspienne. — C’est l’origine de l’école des langues orien- tales annexée aujourd’hui à la Bibliothèque impériale, « Bibliothèque du roi. C'est, dit Lidén, la plus importante des bibliothèques de Paris et du monde entier. Elle devait être placée au Louvre, mais depuis 1721 on la laisse dans l’hôtel de Nevers, rue de Richelieu ; elle occupe tout le haut de ce grand hôtel. Il est inutile de dire qu’elle y est fort à l’étroit; c’est indigne, on a con- sacré aux écuries à Versailles un bien plus bel édifice. Elle est située à une extrémité de la ville et n’est ouverte que le mardi et le ven- dredi, de neuf heures à midi, quand elle devrait l'être tous les jours. Elle est gravement exposée au danger des incendies, étant entourée de mauvaises maisons et de petites rues étroites. Une foule de gens habitent les étages inférieurs du même hôtel. Quelle perte incal- culable si cette collection brülait ! Le seul parti raisonnable est de la transporter au Louvre. » Son histoire est bien connue!, Elle contient, dit-on, 200,000 volumes. Les manuscrits forment à eux seuls 70,000 volumes. il ÿ en a 4,000 grecs, 1,000 latins. Quant aux manuscrits chinois, M. de Guignes m'assure qu'ils forment la série complète des annales de la Chine jusqu’à notre temps. « L'histoire du catalogue n’est pas moins connue. ! Voy. l'Essai historique’sur la Bibliothèque du roi, aujourd'hui Bibliothèque impé- riale, par Leprince. Nouvelle édition, revue et augmentée des Annales de la Bi- bliothèque, depuis son origine jusqu'à nos jours, par Louis Paris, directeur du Cabinet historique. Paris, à la Bibliothèque impériale, 1855, un volume in-18?, — 380 — Bibliothécaire depuis 1743 : M. Bignon, commandeur, prévôt et maître des cérémonies des ordres du roi, prévôt des marchands, etc., plus brillant par ses titres et ses rubans que par son érudi- tion. Il n’a que le nom de commun avec le vieux et savant Bignon, qui fut bibliothécaire royal en titre et en réalité. Celui-ci ne met jamais le pied à la bibliothèque. Conservateur des médailles et antiques : M. l'abbé Barthélemy. Qui ne connaît le digne savant qui nous a lu le premier l'alphabet de Palmyre? Conservateur des imprimés : M. Caperonnier, professeur de grec au collège royal, où il ne professe jamais. En revanche il est assidu à la bibliothèque. Conservateur des manuscrits : M. Bejot, petit homme fort aimable. Conservateur des titres de noblesse et de généalogies, et en mème temps trésorier : M. de la Cour. Conservateur des gravures : M. Joly. On compte aussi parmi les employés de la bibliothèque royale les interprètes du roi : Pour les langues orientales : MM. de Cardonne, Fourmont, Le Roux des Hauterayes, de Guignes et Bernard de Valabrègue, juif très savant. Pour les langues allemande, suédoise, danoïse, flamande et- anglaise : M. Tohiesen-Duby. Pour les langues italienne et espagnole : M. l'abbé Blanchet. Gens de lettres attachés à la bibliothèque : M. l'abbé Alary, M. Duclos et M. l'abbé de la Bletterie. » « Bibliothèque de Mazarin ou des Quatre-Nations. Fondée par le cerdinal dont elle porte le nom. Elle est située dans un pavillon de lélégant collége de Mazarin, construit en 1663 par Le Vau sur le quai Mazarin. Elle a été ouverte pour la première fois en octobre 1688. Elle l’est à présent les lundis et mercredis. On en a changé tout l'arrangement en 1740. — Bon catalogue en xxxvH1 volumes in-folio manuscrits, dressé par M. Desmarais. En tête on lit une histoire de la bibliothèque. Il y avait 27,000 vo- lumes lors de la mort du cardinal. Il y en avait 45,000 quand on fit le catalogue, en 17h12. Le bibliothécaire est choisi par la société de Sorbonne à la pluralité des voix, Les différents biblio- . — 387 — thécaires ont été : Ludovic Piques jusqu’au 12 avril 1695; Pierre _ Coulau jusqu’au 28 novembre 1708; J.-B. Quinot jusqu'au 14 août 1722; Pierre Desmarais l'était en 1751. Le bibliothécaire actuel est M. l'abbé Vermond. Sous-bibliothécaires : de Baïllet, frère du célèbre Adrien Baillet; Pierre de Francastel jusqu'en 1733; Mar.-Ant. de la Forgue l'était en 1751. « Les manuscrits de cette bibliothèque ont été, en 1668, trans- portés en partie à la bibliothèque royale. » « Bibliothèque de Saint-Germain-des-Prés! ou des Bénédictins de Saint-Maur. Aux termes de son règlement, cette bibliothèque n’est ouverte au public qu’un jour par semaine; maïs, en réalité, on y entre lous les jours, matin et soir. C’est la plus riche en manuscrits après la Bibliothèque royale. Elle en possède plus de 12,000. Elle s’est formée de plusieurs dons considérables, et prin- cipalement des bibliothèques particulières de M. l'abbé d'Estrées, mort en 1718, qui avait été nommé archevêque de Cambrai, de l'abbé Renaudot (1720) et du cardinal de Gèvres (1744). Ce dernier fit la condition qu'elle serait publique une fois par. semaine. Le duc de Coislin, évêque de Metz, mort en 1732, lui donna par testament 4,000 manuscrits? ayant appartenu au chan- celier Séguier. (Voyez, pour les manuscrits grecs, Montfaucon, Bibliotheca Coisliniana, olim Sequeriana, sive manuscriptorum om- nium græcorum quæ in ea continentur accurala descriptio, Paris, 1719, in-folio.) La bibliothèque de Saint-Germain-des-Prés con- tient plus de 80,000 volumes: Wallinÿ y compte 6,000 manus- crits et 35,000 imprimés: Nemeitz 12,000 manuscrits et 35,000 imprimés. Manuscrits rares : Un Psalterium dont se servit saint Germain, évêque de Paris et fondateur de l'abbaye, sur parchemin violet, avec lettres d’ar- 1 Voy. l'Histoire de l'abbaye royale de Saint. Germain-des-Prés, par Jacques Bouillard, 1724, in-folio. ? Parmi lesquels 4oo très-imporlants, ajoute Maichel, et venant, en grande partie, des couvents du mont Athos. % Georges Wallin, né à Gefle le 31 juillet 1686, mort le 16 mai 1760, évêque de Gothenbourg, visita les bibliothèques de Paris en 1721, et laissa un ouvrage rare et estimé : Lutetia Parisiorum erudita sui temporis, hoc est annorum hujus seculi 21 et 22; Nuremberg, 1722, in-12. 1] y fait connaître les livres, les savants , les imprimeurs, les libraires et même les journalistes de Paris. — 388 — gent et d'or, rappelant ainsi le manuscrit d'Ulphilas; les carac- tères sont seulement ici plus grands; 291 feuillets. (CF. Mont- faucon, Mabillon, Diplomatique, 1, 10; Schwartz, Disp., 351.) Fragmentum epistolarum Pauli, græce; c’est le plus-ancien des manuscrits de cette collection. (CF. Bibl. Coislin, n° 202, p. 261.) Beaucoup d'anciennes éditions : ; | Duaranti Rationale divinorum officiorum. Moguntiæ, 1459, in - folio. On a, en 1724, commencé un catalogue de cette bibliothèque; il a 14 vol. in-fol. mss. I y a aussi un cabinet d’antiquités, donné par dom B‘ de Montfaucon. | Bibliothécaire actuel : dom Patert. » « Bibliothèque de Sainte-Geneviève-du-Mont. Grâce à la libéralité de ses honorables propriétaires, cette bibliothèque particulière est ouverte les lundis, mercredis et samedis, dans laprès-midi, de deux à cinq heures. Elle occupe tout le haut du bâtiment de la jolie abbaye de Sainte-Geneviève. Elle est construite en forme de croix. Les murs sont ornés des bustes des principaux savants. L'archevêque de Reims, Maurice Le Tellier, mort en 1710, lui a donné sa collection, composée de 16,000, volumes. (Voy. Biblio- theca Telleriana. Paris, 1693, in-folio.} Elle a eu pour conserva- ? Christophe-Théophile Schwartz, l’un des plus laborieux philologues de l'Allemagne, né en 1675 en Misnie, mort en 1751. Professeur de morale et d'histoire à l'académie d'Altorf, il avait formé une collection fort riche de ma- nuscrits et d'anciennes éditions. Le Catuloque en a été publié à Altorf, en 1769, in-8°. La liste des Programmes et des Dissertations qu'il publiait chaque année forme un volume. L'une des plus curieuses parmi ces dissertations est certai- nement celle qu'il a donnée sur la corporation romaine des Ütriculaires, ces suc- cesseurs des anciens Pontifes : De collegio Utriculariorum, dans ses Miscellanea politioris humanitatis ; Nurembere, 1921. (Voy. à ce sujet dans la Biographie Mi- chaud Yarticle Saint Benezet: dans Pauly, Real Encyclopädie, article Utricu- larius; voy. aussi Calvet, Dissertation sur un monument singulier des Utriculaires de Cavaillon; Spon, Miscellanea antiqua..... » — Qu'on nous excuse d’insister et de nous arrêter un instant à recueillir les sources où l'on pourra étudier de près ce touchant sujet : les grands ouvrages dela civilisation, les services envers l'humanité consacrés par l'esprit religieux depuis les premiers temps du monde jusqu'à notre moyen âge, depuis Hercule jusqu'à saint Benezet, qui, voulant accomplir cette bonne œuvre de construire un pont sur un dangereux passage, devient un saint. Notre tueur de lions Gérard eût été jadis un Hercule ou un Thésée ; il eût été un saint au moyen âge; de nos Jours, il est lieutenant. — 389 — teurs le savant docteur P. F. Le Courrayer, qui vit encore aujour- d’hui en Angleterre, âgé de quatre-vingt-neuf ans, et le savant astronome M. Pingré, encore vivant. Peu de manuscrits : 600 selon Wallin; 60,000 imprimés. Éditions précieuses : Les IV livres de saint Augustin, De doctrina christiana , imprimés chez Faust, à Mayence; in-folio. Celte vieille édition n'a pour titre que celui-ci : Canon pro recommendatione hujus famosi opertis sive libelli sequentis de arte prædicandi s' Augustini. Elle est reliée à la suite des Homélies de Chrysostome. Elle resta inconnue jus- qu’au temps où Mercier la remit en lumière dans les Mémoires de Trévoux, juin, 1765, p. 14541. Missale mixtum secundum regulam beati Isidori, dictum Moza- rabes. Toleti, 1500, folio. Breviarium securndum requlam Beati Hysidori. Toleti, 1502, folio. Ces deux derniers volumes, extrêmement rares, ont été im- primés par ordre de l'évêque de Tolède, Fr. Ximénès. On les trouve aussi dans la bibliothèque royale, dans celle du duc de la Vallière et celle du cardinal de Soubise. Quelques petites pièces de Nic. Catherinot?. {Voy., sur ce micro- graphe Bayeri Memor. libror. varior., p. 1 sq.; Wolfi Monum. typogr., t. I, p. 962 sq.; Clément, t. VI, p. 430. Ant. Cornelii exactissima infantium in limbo clausorum querela adversus divinum judicium apud æquum judicem proposita, etc. Lu- tetiæ, 1531. (Cf. Bayle, Dictionnaire, art. Wechel.) Pierre Jarrige, Les Jésuites mis sur l’échafaut pour plusieurs crimes capitaux par eux commis dans la province de Gruienne. Leyde, 1648, in-8 #. ! Voici le vrai titre de ce volume : Liber de vita christiana. I est sans date, sans nom de ville ni d'imprimerie, mais on trouve à la fin les écussons de Fust et de Schoyfer tirés en rouge, et les caractères sont les mêmes que ceux du Rationale de Durand, de 1459. 2 M. Éloi Johanneau a rédigé un catalogue chronologique et raisonné des opus- cules de Catherinot. (Voy. le Bulletin du bibliophile de Techener, 1850, p. 889- 906 , et le Manuel du libraire, 4° édition, t. I, p- 583.) * Voy.aussi Schelhorn, Amænitates litterariæ, t. V, p. 287. D. Clément, Biblioth. curieuse, t. VIT, p. 302. Cet ouvrage, de même que ceux du même genre sur des questions singulières de théologie, étaient jadis fort recherchés. * On attribue cette édition et une autre de 1677 aux Elzevirs. — 390 — Ratio atque institutio stadiorum societalis Jesu per sex patres conscripta. Romæ, 1586, in-8°!, J'en ai vu aussi un exemplaire chez M. Préfond ?. Missa latina que olim ante Romanam circa 700% Domini annum in usu fuit, bona fide ex vetusto authenticoque codice descripta et edita a Maith. Flacio Illyrico. Argentinæ, 1557, in-8°#, G. Naudé, Znstruclion à la France sur la vérité de l’histoire de la Rose-Croix. Paris, 1623, in-8°, Recueil de pièces curieuses sur les matières les plus intéressantes. Roterod. {sive potius Hagæ), 1736, in-8°. L'auteur est Albert Ra- dicati, comte de Passerano, naturaliste italien, célèbre en Angle- terre, ami de Collins et de Tindal#. Le firmament de la vérité, contenant le nombre de cent démonstra- tions asseurées infaillibles et nécessaires, ausquelles personne (hors d'estre fol et insensé) ne peut contredire, qui prouvent que tous les prestres, diacres (suivent neuf lignes d’énumération).... doivent estre damnez élernellement s'ils ne vont prescher l’évangile aux Turcs, Arabes..... par Jean d'Aubry, chanoine de Montpellier. À Gre- noble, par Jean de la Fournaise, 1642. Avec approbation des docteurs, 125 pages in 8°, Reformatorium vite morumque et honestatis clericorum saluberri- mum... cum expressione quorumdam signorum ruine el tribulationis ecclesie..... In urbe Basilea, per Michaelem Furter impresso- rem salubriter consumatum. Anno Incarnationis dominice 1444, in kathedra Petri, in-8°, très-rare. L'auteur est Jacob Philippi, de Bäle. Cet ouvrage a été imprimé réellement en 1494. (Voy. les Lettres deM. Iselin, dans le Mercure suisse d'août1734, p. A5,et dans celui de novembre, p. 62; v aussi les Mémoires pour l'histoire des sciences et des beaux-arts, juillet 1767, p. 103, 137.) — Le chapitre qui traite des devoirs du bibliothécaire est curieux : « De liberario (sic). Uni de fratribus consuevit committi cura librorum nostro- rum et sollicitudo scribendorum et parandorum et custodia pir- gameni. Circa libros nostros sollicitus sit ne male tractentur, ne inepte ponantur et quum emendatione indiguerint in correctura, ! Première et rare édition de ce livre, si longtemps fameux. | Voy. plus loin une note au sujet de ce bibliophile fervent et délicat. # Ouvrage fort rare et cher encore, bien que sa valeur ait beaucoup diminué. * Voy. Sablier, Vuridtés littéraires, t. 1 2° partie, p. 4o; Renouard, Catalogue de la bibliothèque d'un amateur, 1818 ,t. I, p. 131. — 391 — ligatura et similibus, emendentur. Habeat singulos libros in re- gistro distincte signatos ; consideret cautius quibus concedantur et eorum nomina et terminum concessionis signet diligenter. Si ali- quis liber amissus fuerit, dicat de hoc Rectori et, si ipse in culpa est, petat veniam humiliter, et, ne habeat cottidie accessus sco- larium petentium studia, statuat eis certam horam festivis diebus quum vacat circa eos expediendos. [tem semel in anno, in estate, colligat omnes libros nostros et hora debita vocentur fratres præ- sente rectore ad pervidendum, mundandum et examinandum eos. Item deputabitur eï socius pro libris qui sunt in libraria ma- jori qui custodiat de his registrum et provideat de legendo ad mensam. Non tamen concedet de his aliquem librum extra domum sine scitu librari, sed de notabilioribus libris nonnisi de consilio Rectoris ultra unum diem. Item unus de his quem deputabit Rec- tor sedebit juxta léctorem in mensa pro correctura ejus si opus est. Item patres nostri in domo possunt auferre unum librum de libraria pro studio eis designatum a Rectore et signare nomen suum in tabula. Plures non sumant secum ad cameram sine licentia librarii vel ejus socii. .. Circa scribenda in domo nostra, sit librarius sollicitus ut omnes fratres sufficienter habeant ad scribendum. . ... Cum aliquis petierit sibi scribi librum pro quo babet scriptorem, ostendat ei manum scriptoris et conveniat cum eo de quaternis ad certum pretium ; nisi sit contentus de compu- tatione nostra consueta..,. et petat aliquas pecunias circa ini- tium libri..... Item summe sollicitus sit procurare scriptoribus exemplaria correcta ne gravemus conscientias nostras incorrectos libros scribendo..... Item provideat scriptoribus nostris de ins- trumentis necessariis, videlicet artafis, pennis, pinnice, creta et similibus. Item provideat illuminatori et ligatori de his quibus indigent in opere suo. . . , . Item habeat sollicitudinem de incausto braxando cum deputato sibi coadjutore et quod utique bonum in- caustum fiat, quia facile boni libri propter malum incaustum annichilantur. Circa custodiam pergameni providere debet sibi ut tempestive procuret pergamenum furcenum et papirum ut ha- beat in bona copia. .... Et in formando pirgamenum caveat ma- culas, angulos, rupturas et suturas quantum potest. » Outre la bibliothèque deux salles contiennent : un cabinet de curiosités, d'antiquités égyptiennes, élrusques, grecques et ro- maines, un cabinet de médailles que le feu duc d'Orléans à aug- — 392 — menté d'une grande quantité de médailles d'or. Le P. Claude Molinet l’a décrit : Cabinet de la bibliothèque de Sainte Geneviève, contenant les antiquités de différentes nalions, des suites de médailles, de monnaies , de pierres antiques, avec figures. Paris, 1692, inolio. Mais depuis il y est survenu beaucoup de changements et d’ac- croissements. Le cabinet est ouvert les lundis et samedis. Le con- servateur est M. Galliot, fort vieux aujourd’hui. Le bibliothécaire est M. Mercier, homme fort habile !. Le vice-bibliothécaire est M. Vervoort. M. Mercier remplit certainement toutes les condi- tions d’un bon bibliothécaire, selon Maittaire, préface du t. Il des Annales DHPHpAe Hagæ, 1722, in-4°.» | D] «a Bibliothèque de la Sorbonne. Dans le beau bâtiment de la fa- culté de théologie. Le local est insuffisant, et une bonne partie des volumes sont placés dans un autre bâtiment. Elle a commencé à devenir importante par la libéralité du cardinal Richelieu qui donna toute sa bibliothèque; son intention était qu’elle füt pu- blique; on ne l’a pas suivie; on a seulement prêté des livres aux docteurs de Sorbonne. Le secrétaire Michel Le Masle lui donna aussi sa collection en 1646 : 27,000 volumes; et beaucoup de vieilles éditions. On y trouve les plus anciens livres imprimés à Paris. Ils sont énumérés dans Maichel, p. 78. Le premier, suivant lui, est Gasparini Pergamensis epistolarum liber, in-4°?; puis vien- drait un Salluste in-4°, imprimé en 14715. — Le catalogue de la bibliothèque forme XXII volumes in-folio, par ordre alphabétique. On conserve encore dans cette bibliothèque quelques canevas des sermons de Robert Sorbon. Parmi les anciens règlements qui la régissent, je remarque celui-ci : « Sorbonicus ad bibliothecam non accedat nisi ornatus « toga et pileo quadrato; dum ingreditur aut egreditur, diligenter “ostium claudat. » 1? L'abbé Mercier de Saint-Léger, l’un des plus actifs et des plus intelligents bibliographes français. ? Un exemplaire de ce très-rare volume s'est payé 520 francs à la vente Libri en 1847, n° 2754. On trouve des fac-simile des caractères qui y sont em- ployés dans Falckenstein, Geschichte der Duchémekéreeets sp 238, et Aug. Ber- nard, Origines de l'Imprimerie, pl. xx, n° 25. : Voy. le Manuel du Libraire de M. J.-Ch. Brunet, t. IV, p. 181, et la des- cription que donne M. Van Praet de l'exemplaire sur vélin appartenant à la Bibliothèque impériale (Catalogue des livres sur vélin, t. IV, p. 57). — 393 — J'y ai vu l'édition si rare de Calvin, Institutiones religionis chris- lianæ où, sur la feuille du titre, on lit Alcuin, au lieu de Calvin, imprimée à Strasbourg, 1539, fol. {Voy. Vogt!.) J'ai remarqué encore : Speculum humanæ salvationis. . Biblia latina, editio Moguntina, 1462. Tite-Live en françois, 2 vol. manuscrits, avec initiales dorées. Benedicti XIV' opera, XIL vol. in-4°. Benedicti XIV' Bullarium, I vol. in-fol. 2,117 manuscrits. Le cardinal Richelieu en a donné 588. Quelques manuscrits hébreux du Vieux Testament. Kennicott les a tous consultés pendant son séjour à Paris. Beaucoup de manus- crits arabes, persans et turcs. Deux manuscrits du Testament politique, ou maximes de M. le cardinal de Richelieu?. On y conserve manuscrit, «sur parchemin in-folio, un cata- logue de la bibliothèque de la Sorbonne, telle qu'elle était en 1290 ; elle avait déjà alors 1,017 volumes. Les manuscrits indi- qués par ce catalogue s’y trouvent encore. Chacun des trentecinq docteurs en théologie, demeurant à la Sorbonne, a sa clef de la bibliothèque. Bibliothécaire actuel : M. l'abbé Charles Adhenet, docteur en Sorbonne, jeune et laborieux. » « Bibliothèque du séminaire des Missions étrangères, rue du Bac. — Bonne collection qui sert peu. Pas de catalogue; 20,000 vo- lumes, dit-on. Livres italiens et espagnols; beaucoup d'ouvrages chinois. M. Duplessis, baron de Montbar, donna pour cette col- lection, par testament, en 1671, ses livres et manuscrits. On a le catalogue en un volume in-folio de cette donation. Les manuscrits concernent surtout l'histoire de France et sa constitution. Il y a beaucoup de traités et de pièces diplomatiques. Par exemple je remarque, dans un volume sur les négociations avec la Suède : 1° Articles proposés au roy de Suède par le s' Richer, ambas- sadeur du roy François [*, 1542, en latin. 2° Réponse du roy de Suède, 1543, en latin. 1 Catalogus historico-criticus librorum rariorum. Hambourg, 1732, in-8°. Ce livre, fort estimé, a eu jusqu'en 1793 cinq éditions. ? Imprimé à Amsterdam, 1688. — 394 — 3° Lettre du roy de Suède au roy de France, 1543. 4° De la prise du roy de Suède par ses frères, 1568. 5° Traité entre Louis XII et Gustave-Adolphe, 1631. 6° Copia litterarum amici (Salviüi) ad amicum, etc. Un autre volume est intitulé : Négociations diverses en Danemark, Suède, etc. Lettres originales des années 1590-1594. On y trouve une lettre deDubartas au roi, mars 1590 : « Sire, je vous envoye un discours sur la victoire obtenue par V. M. a Euri. Je l'ay fait parmi les feus, parmi les armes, et, qui plus est, parmi le bruit des mines de mes maisons, voire si tost qu'à peine ma main a peu suivre la prom- titude de mon alaigresse.… » La Négociation de Munster, ès années 1643-4-5, in-folio. La Négociation d'Osnabrug, par M. le comte d'Avaux, 1647, plusieurs volumes in-folio. Mémoires et lettres originales des princes étrangers, depuis 1590 jusqu’en 1606, 9 vol. in-folio. Recueils divers des assemblées et plaidoyers du Parlement, de 1254 à 4657, 72 in-folio. | Diurnum Alexandri VI', ab anno 1497 usque ad annum 1500. Diurnum Leonis X, 15131521. Bibliothécaire : Paul Aumont, qui a été vingt-cinq ans mission- naire à Siam et dans les Indes orientales. Il est âgé de soixante- dix-huit ans, est plein de force et d’amabilité. » « Bibliothèque de M. l'archevéque de Paris, près Notre-Dame. — Environ 10,000 volumes très-bien reliés, Peu de bibles. Grande collection des pères; très-bonnes éditions. Beaucoup de livres de droit canon. Une collection nombreuse et unique des ouvrages concernant le clergé français. J'y trouve : Wallenburch, De controversiis fidei. Cologne. 1671, 2 vol. in-fol. — On doit trouver dans les exemplaires complets, à la fin du 2° vo- lume : Regula fidei catholicæ seu de fide catholica, en 4o pages, qui manquent dans la plupart. Annales Minorum seu trium ordinum a S. Francisco institutorum, auct. L. Waddingo Hiberno. Romæ, 1731, in-fol. 18 vol.1. Imago primi seculi soctetatis Jesu. Antwerp. 1640, in-folio. ? Ce recueil important pour l'histoire ecclésiastique a été continué, t. XIX, — 395 — L'archevèque, homme aimable et peu instruit, est absent; il est en ce moment à Conflans. La bibliothèque m'est montrée par l'abbé Godescard. » « Bibliothèque de M. Paul Girardot de Préfond, rue de Touraine, au Marais!. — La plus remarquable que j'aie jamais vue. Elle con- siste exclusivement en livres rares, si nombreux qu’on ne les trou- verait cerlainement pas dans cent autres bibliothèques. J’ai été tout à fait surpris de rencontrer une pareille collection chez un particu- lier. Le propriétaire est enthousiaste de ces raretés. Tous ces livres sont admirablement reliés, en maroquin, avec dorures. Je ne sais vraiment par où commencer dans l’énumération des plus précieux. À n'en pas douter, c’est là une bibliothèque unique dans le monde. M. de Préfond avait déjà auparavant possédé une grande collec- tion de livres rares; il l’a vendue en 1757, je ne sais par suite de quelles circonstances. Il y en a un catalogue imprimé : Catalogue des livres du cabinet de M. G. de Préfond. Paris, 1757, in-8°. On lit en tête : « Éclaircissemens et remarques sur quelques articles précieux de ce catalogue. » À cettevente, la Biblia polyglotta complut. a élé payée 500 livres. La collection présente est plus grande et plus rare. J’y trouve : Tutti à trionfi, carri, mascherate o canti carnascia leschi andati per Firenze dal tempo del magnifico Lorenzo Vecchio de Medici, etc. Fiorenza, 1559, in-8°. Biblia latina, æneis characteribus, typis Joh. Fust, Moguntiæ, vers 1450. Silius Italicus, 1471, in-folio. Senecæ opera, 1475, in-folio. Gometias Pereira, 1558, in-folio cum notis mss. Nicol Nanteli Noviodunensis et Pauli Caji Attrebatensis. Ces notes avaient été faites en vue d’une autre édition. ; k Felicis Matteolivulgo Hemerlein de Nobilitate et Rusticitate dialoqus. Rome, 1745; t. XX, Rome, 1794; t. XXI, Ancône, 1844; t. XXII, Naples, 1847. Voir une notice détaillée dans le Serapeum. Leipzig, 1854, n° 4. 1 Ce bibliophile, au sujet duquel on peut consulter les Mélanges extraits d'une petite bibliothèque, par Charles Nodier, 1828, p. 55, avait formé une riche col- lection qu'il fit vendre en 1757; «il en réunit ensuite une autre d'une beauté remarquable et dont il céda la plus grande partie pour 50,000 francs à M. Mac- Carthy. Ces livres firent merveïleusement les honneurs de la vente de ce der- nier amateur, opérée en 1817.» (Renouard, Catalogue, t, IV, p. 249. — 396 — Ejusdem variæ oblectationis opuscula et tractatus. Speculam stuliorum, in-4°. (Cf. de Bure. Bibliogr. Belles-lettres, t ,:p:220;) Collius, De Sanguine Christi libri V. Mediolani, 1617, in-4°. Francisci Philelphi satyrarum... Mediolani, 1448, in-4°. Jo. Huss, De anatomia Anti Christi, in-4°. De la Peyrère. Du Rappel des Juifs, 1643, in-6°!. Ochini Scripta. Aretini Scripla. Jordani Bruni Scripta. Jo. Caji De canibus britannicis libellus. Londini, 1570, in-12. La Loi salique, par G. Postel, 1552, in-16. Breve Suma y Relacion del modo del Rezo y missa del offjicio santo gotico mozarabo. Toledo, 1603, in-4°. Compendio de la vida y hazanas del cardenal don fray Francisco Ximenes de Cisneros; y del oficio y missa muzarabe, 1604, in-4°. (De Bure, Hist., t. I, p. 315.) — Ce dernier ouvrage est plus étendu que le précédent. — On trouvera aussi dans l'ouvrage rare : Sumnui Templi Toletani perquam graphica descriptio, Blasio Ortizio auctore, 1549, in-8°, folio xcv, un chapitre : De capella Moza- rabum et horum sacrorum origine. Decor puellarum, 1461, in-8°. Postel, De virgine Veneta, 1555, in-6°. Psalterium, Mogunt. 1457, in-folio. » « Bibliothèque de M. le duc de la Vallière, dans son hôtel rue du Bac. — C’est la plus précieuse des bibliothèques particulières de Paris; elle surpasse toutes les bibliothèques publiques de cette ville en livres rares?. Le propriétaire est lui-même auteur; il a publié une 1 Ouvrage si rare que Freytag, après l'avoir longtemps cherché en vain, croyait qu'il n'avait pas existé. {Analect. litt., p.671.) ? Cette bibliothèque était, en effet, des plus précieuses, et nul particulier n'en a depuis possédé de semblable. Après la mort du duc, les livres rares et les manuscrits furent vendus publiquement en 1783; le catalogue, rédigé avec soin par M. G. de Bure, forme 3 vol. in-8° et est recherché des bibliophiles; il énu- mère 5,668 articles, qui ont produit 464,677 livres. Ces mêmes volumes, livrés aujourd'hui aux chances des enchères, donneraient plusieurs millions. Quant au reste dela bibliothèque, où se trouvaient encore beaucoup d'ouvrages rares, le cataloguerédigé par le libraire Nyon parut en 1788, 6 vol. in-8°, et présente près de 25,000 articles. Ces livres, achetés en bloc par le marquis de Paulmy et re- vendus au comte d'Artois, sont aujourd’hui à l'Arsenal. / — 397 — Bibliothèque du thédtre français !, 1767, 3 vol. in-8°. Elle a main- tenant 30,000 volumes, tous reliés en maroquin et dorés. Je n'ai trouvé nulle part autant de livres rares ex seculo typographico. Une grande partie sont sur parchemin. Il y a ici des editiones pri- mariæ de presque tous les auteurs classiques. On y voit le seul exemplaire connu de Serveti Chrislianismi Restitutio, 1553, in-8°, 734 pages, lequel, suivant une indication placée au commencement, a appartenu au docteur Mead, en An- gleterre, et ensuite à M. de Boze ?. J'y trouve encore : Fleurs peintes, par Daniel Rabel, 2624, sur vélin, 100 planches in-folio, livre unique. Cymbalum mundi, 1537, in-8°%. (Cf. Vogt, p. 216, édition de 1738.) ‘ … Lactantit Firmiani Inslitutiones, imprimé en 1465, in-fohio, «in venerabili monasterio Sublacensi, » est-il dit à la fin. Teatro jesuitico. Coimbra, 1654 ,in-4°. (Cf. Vogt, 323.) Summæ raritatis. Figures des monnoies de France, par Jean Haultin, 1619, in-4°, 251 pages. (Cf. Vogt, page 331.) Jordani Bruni Scripta. ( Une grande collection des livrés relatifs au théâtre français. Il y a quelques années on a déjà vendu une partie de cette biblio- thèque. { Voy. le Catalogue. Paris, 1767, 2 vol. in-8°.) — Dans les livres vendus se trouvait l’Atlantica de Rüdbeck, 3 parties, avec tables, payée 30 louis d'or. Bibliothécaire : M. l'abbé Rive; c'est tout justement ce qu’on appelle en français un original. Avec les plus grandes vues biblio- graphiques, qu'il pousse quelquefois jusqu'aux petilesses, il à beaucoup d’amour-propre et n'estime qu'un petit nombre d’au- teurs. I] connaît fort exactement les livres rares. Il connaît de ces livres les moindres détails, le nombre de lignes, celui des pages, Mercier de Saint-Léger s'exprime ainsi dans une note rapportée au Catalogue Soleinne, t. V, p. 61 : «Le duc de la Vallière se croyait auteur de cette Biblio- thèque, faite par Marin, Caperonnier, moi et d’autres gens de lettres.» ? Ce volume fut adjugé 700 francs à la vente la Vallière. Ce n'est pas le seul exemplaire qui existe, mais l'ouvrage n'en est pas moins extrêmement rare. 3 Édition originale; on n'en convaissait que cet exemplaire, qui fut acquis, au prix de 120 francs, pour la Bibliothèque du roi, et qui parait avoir été égaré, MISS,. SCIENT, V,. 27 — 9398 — la largeur des marges, etc. Pas un conservateur n’est si dévoué à sa bibliothèque. » « Bibliothèque de feu M. le cardinal de Soubise}, hôtel de Soubise, rue de Paradis. — Bibliothèque précieuse et de luxe?. La biblio- thèque du savant de Thou en a fait le premier fonds. Elle com- prend aujourd’hui 30,000 volumes. Le catalogue, par ordre al- phabétique, forme 25 volumes in-folio. Il a été fait en 1749. Le bibliothécaire est le savant et agréable M. Dupuis, de l’académie des inscriptions et censeur royal, collaborateur du Journal des sa- vants, Sa femme est aussi fort instruite. J'y remarque : Biblia latina. Moguntiæ, in-1462, folio. Biblia latina. Veneltis, 1476, in-folio. Biblia latina. Neapoli, 1476, in-folio, « impressit Mathias Mora- vus, vir singulari arte ingenioque. » Biblia sacra, ex S' Pagnini translatione, sed ad hebraicæ lingue amussim ita recognila et scholiis illustrata ut plane nova editio viderti possit. Luod. 1542, in-folio. L'éditeur se nomme dans la préface Michael Villanovanus (c’est-à-dire Michael Servetus). Édition ex- traordinairement rare, décrite dans la Bibliothèque anglaise, p. 1, p. > sq., et dans Moshemii Historia Serveti, p. 181. (Cf. Maïttaire, Annales, t. Il, p. 583 sq.) Biblia latina, vulgatæ editionis, ad concilii Tridentini præscriptum emendata et a Sixto V° recognita et adprobata. Romæ, 1590, in- fol. 3. /Cf. Schelhorn, Amænitates , t. IV, p. 433.) 1 Armand de Rohan , évêque de Strasbourg et grand aumônier de France, mort en 1796. 2 Ellé fut vendue en 1788 ; le catalogue, confié à un libraire inhabile, est mal- heureusement fort mal rédigé. (Voir Renouard , Catalogue de la bibliothèque d'un amateur , t. 1V, p. 257.) Quant à la bibliothèque formée par le célèbre président de Thou, ses richesses sont énumérées dans le Cataloqus bibliothecæ Thuanæ a P. et Jac. Puteanis ordine alphabetico primum distributus, editus a Jos. Quesnel. Paris, 1670, 2 vol. in-8°. On sait combien les livres aux armoiries de de Thou sont recher- chés aujourd’hui par les bibliophiles et à quels prix ils s'élèvent dans les ventes publiques. Consulter à leur égard une lettre de M. J. Pichon, insérée dans l'ou- vrage de M. Paulin Paris : Les Manuscrits français de la bibliothèque du roi, t. IV, p- 431-438, et une notice de M. G. Brunet dans le Bulletin de l'alliance des arts, t. [IL (1844), p. 255, 255 et 330. 3 Édition très-rare, parce qu’elle fut supprimée avec soin à cause des incor- rections qui s y étaient glissées. — 399 — Biblia slavonica. Ostroviæ, 1581, in-fol. :. Biblia hispanica. Ferrariæ, 1553, fol. Tous les exemplaires en ontété censurés, ce que Vogt n’a pas remarqué, p. 113. Psalterium hebreum, græcam, arabicum et chaldœæum, cum tribus lalinis interprelationibus et glossis. Genuæ, 1516, in-Hol. J'ai aussi rencontré ce livre dans les bibliothèques de Sainte-Geneviève, des Quatre-Nations et du collége de Navarre. — Au psaume 1x on trouve avec surprise des vies de Colomb. Psalterium in quatuor linguis, in hebræa, græca, chaldaica et latina. Coloniæ, 1518, in-folio. Chrysostomi opera, græce, studio Henrici Savili. E onx, 1612, 8 vol. in-fol. Très-rare, même en Angleterre. Porcheti victoria adversus impios Hebræos. Paris, 1520, in-4°. Cypriani Epistolæ ad Cornelium papam. 1471, in-folio. Saint Augustin, De civitale Dei, traduit en français, par Raoul de Preulles. Abbeville, 1486, 2 vol. in-folio ?. Speculum historiale fratris Vincentit, impressum per Johannem Mentellin. 1473, 4 vol. in-folio. Antoniana Margarita. per Gometium Pereiram, 1554, in-folio. L'auteur a tiré le titre de son livre des noms de ses père et mère. (Sur ce livre, qui est rare, et sur le motif pour lequel on en a ac- cusé injustement Descartes, voyez Bayle, art. Pereira.) Novæ veræque medicinæ experimentis et evidentibus ralionibus comprobalæ prima pars, per Gometium Pereiram. 1558, in-folio. . Teatro Jesuitico. Apologetico discurso con saludables y seguras do- trinas, necessarias à los principes y senores de la tierra; escribiale el D' Francisco de la Piedad. Cuimbra, 1654, in-4°. Hippolytus redivivus, id est remedium contemnendi sexum mulie- brem, autore S. J. E. D. V. M. W. A. S. anno 1644, in-123. Pensées de Morin. 1647, in-8°. Tractalus aliquot succincti de generatione Christi, libero arbitrio, Justificatione, cum annexts, authore anonymo. Glaudiopoli, typis ec- clesiæ unit. Anno 1702, in-12. @ ! Édition qui se rencontre très-rarement. {Voir Dibdin, Bibliotheca Spenseriana, t. I, p. 90-4 et Falckenstein, qui, dans l'ouvrage déjà cité, donne, page 307, un Jfac-simile du caractère employé dans ce volume.) ? Cette édition est décrite par Dibdin, Bibliotheca Spenseriana , n° 69, et par Van Praet, Catalogue des livres sur vélin. * Consulter, au sujet de cet ouvrage, du Roure, Analecta biblion, t. I, p. 441. M. 27. — 100 — Guil. Postellus. De orbis concordia. in-8°. Ejusdem. Les très-merveilleuses victoires de femmes du monde, Paris, 1553,in-8°.Le papier et l'impression montrent que c’est une copie plus tardive, bien que le titre indique 1553. Ce livre rare est connu sous le nom de La mère Jeanne de Postel. Ejusdem. De rationibus Spiritäs sancti libri duo. Parisüs, 1543, in-8°. Lettere di Pietro Aretino. in-8°. Francisci Allæi, Arabis christiani, astrologiæ nova methodus. Rhe- donis, 1654, in-folio. (Pseudonyme du P. Yve, capucin parisien). L'ouvrage a été brûlé à Nantes par le bourreau, ce qu'indique une note sur le titre!. Novelle del Bandello. Lucca, 1554, in-4°, 3 vol. La quarta parta slampato in Lione. 1573, in-8°. Très-rare dans le texte italien , par- ticulièrement la 4° partie, dont le format est différent. (Cf. Haym, Notizia de libri rari nella litteratura italiana, p. 177.) Anthologia diversorum epigrammatum. Florentiæ, per Lauren- tium Francisci de Alopa, Venetum, 11 idus Augusti, 1494. Frès- bel exemplaire sur parchemin d'une édition extrêmement rare, dans lequel on trouve le Lascarii Epigramma græcum et Epistola latina ad Petrum Medicem, qui manque dans la plupart des exem- plaires. — Un fripon, ayant voulu sans doute vendre cet exem- plaire comme manuscrit, a effacé le mot impressum à la dernière page, et y a substitué le mot : Scriptum Florenliæ, etc. Saint Augustin. De civitate Dei, per Jok. et Vindelinum de Spina, fratres. Venet, 1470, in-folio. On lit à la fin : Qui docuit Venetos exscribi posse Joannes Mense fere trino centena volumina Plini Et totidem magni Ciceronis spira libellos Ceperat Aureli, subita sed morte perentus Non potuit ceptum Venetis finire volumen. Vindelinus adest ejusdem frater : et arte Non minor: Hadriacaque morabitur urbe. MCCCCLXX. , Saint Augustin. De civitate Dei. Romæ, 1470, in-folio. On lit à la fin : à Voy. Peignot , Dictionnaire des livres condamnés au feu, I, 205. — O1 — Aspicis illustres, lector quicunque, libellos Si cupis artificum nomina nosse lege : Aspera ridebis cognomina teutona : forsan Mitiget ars Musis inscia verba virûm. Conradus Swieynheym : Arnoldus Pañartzque magistri Rome impresserunt talia multa simul Petrus cum fratre Francisco maximus ambo Huic operi aptatam contribuere domum. MCCCELXX. Saint Augustin. De civitate Dei. Mogunüæ, per Petrum Schoifter, 1473, in-fol. Liturgia suecana. 1576, in-fol. » « Bibliothèque des Jacobins de la rue Saint-Jacques (Bibliotheca fratrum Prædicatorum). Elle s’est enrichie surtout des donations de M. Tricaud, chanoine de Lyon, et de celles du duc d'Orléans, fils du régent. En 1730, ce prince prit une chambre dans l’ab- baye de Sainte-Geneviève; il y habita tout à fait en 1742! Il y termina sa vie dans un travail assidu, et mourut le 4 février 1792. Il lisait beaucoup, entendait surtout l’hébreu, le chaldéen, le syriaque et le grec; il connaissait bien les sciences. Il à fait des commentaires sur la Bible, qui sont heureusement restés en manuscrit. Sa jeunesse avait été fort désordonnée. Il a laissé à cette bibliothèque 6,800 volumes qui ont ici une place à part sous le titre de Bibliotheca Aureliana. La bibliothèque des Jacobins comprend, dit-on, 15,000 volu- mes, sans ordre ni catalogue. Le conserviteur était naguère le P. Pichard, qui avait beaucoup connu Voltaire; c’est aujourd’hui le P. Solier, récemment nommé. » « Bibliothèque des Jacobins, rue Saint-Dominique. Dans le beau cloïtre des Jacobins, 12,000 volumes. Beaucoup de volumes achetés aux ventes des bibliothèques des Jésuites. J'y remarque : Henr. Pantaleonis Prosopographia heroum alque illustrium virorum tolius Germanie. Basil., 1565, 6 vol. in-fol. » « Bibliothèque des Capucins, rue du Temple, au Marais. Deux ? Voy. ce que nous avons dit plus haut de ce même prince à propos de la Léda du Corrége et des pierres gravées du cabinet Crozat, p. 118, = HÔS LS pauvres galeries; 10,000 volumes. Elle m'est montrée par Île P. Fidel, de Bapaume; je n'ai jamais vu d’œil plus mutin. » « Bibliothèque des Pères de Saint-Lazare. Cette congrégation, fondée par saint Vincent de Paul, a aujourd'hui pour général M. Jacquier. Elle habite un beau cloître, dans le faubourg Saint- Lazare, semblable à un palais de roi. La bibliothèque est remar- quable; elle comprend 38,000 volumes, en trois salles. C’est surtout de la théologie, de la patristique, de l’histoire ecclésias- tique et du droit canon. Bibliothécaire : le P. Mouget, qui borne son office à ouvrir et fermer les portes de la bibliothèque. Cette congrégation ne s’est pas distinguée dans la science. » « Bibliothèque des Minimes, à la Place royale. EMe est placée dans deux galeries de la jolie église des Minimes. Cette église offre de bons tableaux et des sculptures. Le tableau d’autel, dans la première chapelle, est regardé comme un chef-d'œuvre de Vouet, et représente saint François de Paule ressuscitant un mort. Le tombeau du duc de la Vieuville est de Desjardins. H y a une Sainte Famille, de Sarrazin. Dans la sacristie se trouve un grand et beau tableau de Coypel : saint François de Paule marchant sur la mer. Ce saint, inconnu dans le Nord, a élé le fondateur de l’ordre des Minimes et est mort en 1b07. On connaît le courage qu'il montra envers Louis XI mourant. Je recommande ce saint-là pour patron à nos prédicateurs royaux. — 300 manuscrits, plus de 20,000 imprimés. Beaucoup de livres de liturgie, imprimés et manuscrits. Beaucoup d’ou- vrages sur les Jésuites. Le savant Jean de Launoi, mort en 1678, a donné beaucoup de livres à cette bibliothèque. On y conservait le précieux Herbarium vivum, de Plumier; mais le roi l’a récem- ment fait demander pour sa bibliothèque : il a fallu obéir, en dépit de la bulle même d'Urbain VIE, publiée en 1634, affichée sur la porte de la bibliothèque, et menaçant d’excommunication quiconque enlèverait quelqu'un de ses livres. Le roi a envoyé en échange le Catalogue de la bibliothèque royale, en 10 volumes in- folio, un Buffon, un Oriens Christianus, un Sirmond et un Gallia Chrisliana. Les PP. murmurent encore, mais en silence. Que pou- vaient les Patres Minimi contre le Rex christianissimus maximus ? — 103 — Beaucoup de livres hérétiques, c’est-à-dire protestants. J'ai lu sur le catalogue : Opera impiissimi J. Calvini. . . animam Diabolo reddidit 1564. — Opera Lutheri infamis heresiarchæ et apostatæ. .. Sacrilegam animam morte vitæ consentanea exhalavit 1546. On voit dans les deux grandes galeries du cloître deux curieuses peintures du P. Niceron, célèbre mathématicien du siècle précédent. On les appelle avec raison des prodiges de perspective; l’une représente Jean l’évangélisie dans Patmos , regardant un aigle et écrivant son Apocalypse; l’autre Madeleine au milieu d'un désert et dans une attitude contemplative. Du milieu en face, on remarque dans ces tableaux divers paysages; mais on ne les voit bien que d'un seul point , à l'entrée de la galerie. Bibliothécaire : le P. de Baussancourt. » « Bibliothèque des Feuillants. Bibliotheca-Fulientina seu Fulien- sium sancti Bernardi congregationis B. Mariæ Fuliensis, rue Saint- Honoré, derrière les Tuileries. Plus de 12,000 volumes, outre les manuscrits. Une rare édition du Catholicon. Moguntiæ, 1460, in-fol. (Cf. Maittaire, t. I, p. 35.) Abdiæ Babyloniæ, primi episcopi ab apostolis constituti, de his- toria certaminis apostolici libri X, Julio Africano interprete. Paris, 1560, in-8°. Collationné avec un vieux manuscrit de la biblio- thèque de de Thou avec beaucoup de variantes en marge. Le ma- puscrit avec lequel ce livre a été collalionné n'existe plus. Manuscrits : Sermons de saint Bernard, cod. membr. In-4° de la fin du xn° siècle. On lit en tête : « Ce manuscrit, qui comprend 44 ser- mons, est d'environ vingt-cinq ou trente ans, au plus, après la mort de saint Bernard. Il est très-rare et peut-être unique en son espèce, Il a été donné au R. P. Goulu, par M. Nicol. Le Fèvre, pré- cepteur du roi Louis XII. » Il a 152 feuillets !. Legenda aurea, manuscrit in-4°. Profession de foy de Jean de Meung, manuscrit. Jean de Mcung laissa par testament, aux Dominicains de la rue Saint-Jacques, une caisse pleine d'objets précieux, à ce qu’on croyait, qui ne devait ! Il est aujourd'hui à la Bibliothèque impériale. — Oh — être ouverte qu'après sa mort; mais on n'y trouva, lors de l’ouver- ture, que des pièces d’ardoise; les moines irrités voulaient dé- terrer le poële, mais Île parlement les força de lui accorder une tombe dans leur propre cloitre!, Bibliothécaire : dom Marlet, le même qui, en 1746, a pré- paré le catalogue de la bibliothèque, en trois volumes in-folio. » « Bibliothèque du couvent de la Merci (de Mercede), au Marais, un peu au-dessus de l'hôtel de Soubise. 3,000 volumes seulement. Collection peu importante. Conservateur : M. Dimier. » «Bibliothèque des Anglais. Bibliotheca benedictorum Anglorum sancli Edmundi, rue Saint-Jacques. Elle est placée dans le cloître que Louis XIV à fait construire pour les Anglais catholiques et qui n'est habité aujourd’hui que par quatorze personnes. Le roi Jacques Il est enseveli dans l'église. 4,000 volumes ; beaucoup d'ouvrages anglais. Bibliothécaire : un jeune M. Wilks. » « Bibliothèque des chanoines de Notre-Dame. Elle occupe deux petites chambres de l'église Notre-Dame. Plus de 5,000 volumes. Les manuscrits ont été transportés à la Bibliothèque royale. Un chanoine, Claude Joly, a donné le principal fonds de cette col- lection. Il avait désiré que la bibliothèque fût publique; elle ne l'est pas. Bibliothécaire : M. l'abbé Pingot. » « Bibliothèque des Chartreux de la rue d'Enfer. Ces religieux conservent encore la vie simple et sévère de leur fondateur. Bien que leur principale occupation soit la prière, ils ont cependant une bibliothèque de 4,000 volumes dans la chambre de leur prieur. I faut voir aussi, dans leur cloître, entr'autres belles peintures, le saint Bruno de Lesueur. Parmi leurs livres je remarque : Bibliotheca magna Patrum. Paris, 1654, 17 vol. in-fol. Bibliotheca maxima Patrum. Lyon, 1677, 27 vol. in-fol, Acia sanctorum, ho vol. in-fol. Alberti Magni opera. Lyon, 21 vol. in-fol. ! Les registres du parlement de Paris ne font aucune mention de cet épisode, qui n'est, sans doute, qu’un conte fait à plaisir. — 405 — Le prieur est un aimable homme; c'est une grande grace de pouvoir causer avec ces moines, car ils vivent dans une incroyable solitude. Le portier a la clef de chaque cellule, qui, sans lui, reste toujours fermée. Quand il m'ouvrit ces portes, je crus visiter des prisonniers, En manière de salut, il disait à chaque porte : « Ave « Maria! » —Dans ce cloître vit encore le P. Barthélemy, fort habile dans J'élève des abeïlles; il a dans son jardin quelques ruches qui font sa seule société. » « Bibliothèque des Blancs-Manteaux de l’ordre des Bénédictins. Bibliotheca Albo Mantelliana. Près de l'hôtel de Soubise; 12,000 vo- lumes. Elle m'est montrée par dom René Prosper Tassin, âgé de 73 ans. C'est lui qui, d'abord en société avec dom Ch. Fr. Tous- tain, et seul après la mort de celui-ci en 1754, a publié le Nou- veau traité de diplomatique. Nous nous sommes beaucoup entre- tenus du Codex Ulphilanus, que ces bénédictins ont soutenu, : contre l'avis de Ihre, n'être pas imprimé. Dom Tassin vient de finir un nouveau travail dont il a envoyé la préface à l’imprimeur. Histoire litiéraire de la congrégation de Saint-Maur, Paris, 1778, in - 4°, Cette préface contient une histoire de la bibliothèque de Saint-Germain. Mais le chancelier a envoyé une défense au libraire de mettre l'ouvrage en vente; on ne peut en deviner la cause !. » « Bibliothèque de la ville de Paris?, Ouverte les mercredi et sa- medi, de deux à cinq heures. Elle occupe plusieurs salles de l'hôtel de Lamoignon, rue Pavée, au Marais. En voici l’origine : M. Ant. Moriau, procureur du roi et de la ville $, donna sa biblio- thèque à la ville. Elle fut ouverte au public pour la première fois le 18 avril 1763. — 2,000 manuscrits et 24,000 imprimés. Elle est riche surtout pour l’histoire de France et le droit public. Beaucoup de documents originaux en tout genre. Le catalogue a été fait par Pierre Nic. Bonamy, éditeur du Journal de Verdun, depuis 1749, et bibliothécaire depuis l’origine. — Sous-biblio- thécaire : l'abbé Ameïlhon. — On y conserve : ! Les doctrines jansénistes de l’auteur étaient la vraie cause. ? Cette bibliothèque n'a rien de commun que le nom avec la bibliothèque actuelle de la ville de Paris, Elle a été, en 1795, le noyau de la bibliothèque de l’Institut. Elle contenait surtout les précieux fonds de Godefroy. * Mort le 20 mai 1759. — 06 — « Bibliotheca Colbertina, 8 volumes in-folio manuscrits, très-bien reliés. Ce catalogue, dressé en 1664, servait autrefois pour cette précieuse bibliothèque. | Beaucoup de lettres manuscrites originales des rois de France depuis Henri IV.» « Bibliothèque des Bénédictins de Saint-Martin-des Champs. Biblio- theca ordinis Cluniacensis. Elle est placée dans leur magnifique couvent, rue Saint-Martin. 6,000 volumes et beaucoup de manus- crits; environ 80,000 diplômes, suivant ce que m'a dit le biblio- thécaire, don Chameaux. Peutêtre s'est-il trompé. » « Bibliothèque de MM. les avocats du Parlement de Paris. Ouverte les mardi, mercredi et vendredi, de trois heures à cinq, fermée du 7 septembre au 11 novembre. Elle est placée dans une aile du palais de l’archevêché de Paris, à Notre-Dame. Elle n'occupe qu'une salle au quatrième étage. En voici l’origine : un avocat, Steph.-Gabr. Riparfont, mort en 1704, donna sa bibliothèque à à ses collègues, avec des fonds destinés à l’augmenter, à condi- tion qu'elle serait publique. Elle fut donc ouverte en 1708. La bibliothèque du président de Mesmes, mort en 1720, vint la grossir. Bibliothécaire : M. Étienne- François Drouet, qui a donné la nouvelle édition du Dictionnaire de Moreri, Paris 1759, 10 vol. in-folio. Il a dressé en 1765 un catalogue en dix tomes in-folio. — 10,000 volumes en tout. » « Bibliothèque de la faculté de médecine. — Publique les mercredi après-midi, dit-on. Pour moi, je l'ai toujours trouvée fermée. J'ai demandé pourquoi : on m'a répondu qu’on en faisait le catalogue. Le docteur Bourru avait commencé ce catalogue. préparait, me dit-on, un ouvrage sur l'utilité des voyages par mer pour certaines maladies. Le vrai bibliothécaire est M. Gauthier. — Pas de fonds pour l'achat de nouveaux livres. —- Elle est placée dans les salles de la faculté, rue de la Boucherie, assez près de Notre-Dame. — 10,000 volumes, dit-on. Ce sont des donations de M. Picoté de Bel- lestre, de la veuve de M. Amelot, de MM. Hecquet, Jheque et Re- neaumé. » « Bibliothèque de Saint-Victor. — Dans l’abbaye et la rue de ce — 407 — nom. Ouverte les lundi, mercredi et samedi. M. Dubouchet de Bournonville la fonda en 1640. Elle s’'augmenta des donations de M. Jean-Nicolas du Tralage, morten 1696, et de M. Cousin, mort en 1703. C'est une fort importante collection, surtout pour la théologie et l’histoire ecclésiastique; 1,500 manuscrits, 3,500 im- primés. Manuscrits précieux : Acta concili Conslantiensis, in-4°. Il est dit clairement dans la quatrième session que le papes etiam in rebus ad fidem pertinen- tibus concilio subjicitur. » Un très-bel Alcoran. Quelques manuscrits turcs. Ün beau Tite-Live in-folhio, mais assez moderne. Tabulæ cer illitæ, contenant les voyages de Philippe-le-Bel, en 1301. Elles ont été copiées FA quelques années!. Imprimés : Acta litteraria Sueciæ, complets. Bibliothécaire : M. Lagrenée. » « Bibliothèque des Pères de la doctrine chrétienne, dans la maison de Saint-Charles, derrière Sainte-Geneviève. — C’est une donation de M. Miron, docteur dela faculté de théologie à Paris, de la maison de Navarre. Elle a été ouverte au public en 1718. Elle l’est aujourd’hui les mardi et vendredi. Il y a un catalogue précieux en 19 volumes in-folio manuscrits. Ce catalogue est à la fois scientifique et cri- tique; il donne les jugements et remarques des journaux. C'est le meilleur que j'aie vu à Paris. Il y a en outre un catalogue alpha- bétique en trois volumes in-folio. 22,000 volumes en tout. — Bibliothécaire : le père Serpette. J'y remarque : Joh. Magni Historia metropolitanæ ecclesie Upsaliensis. Romæ, 1560, in-folio; rare. Reliée avec : Olai Magni Historia de gentibus septentrionalibus. Romæ, 1555, in-foho. Manuscrits : surtout des ouvrages de liturgie, donnés par M. Lebeuf. 1 Voir Lebeuf, Mém. de l'Acad. des Inscr. et Belles-lettres, tome XX, p. 267, 277, 292. Voir aussi la préface du tome III du Recueil des historiens de France. — 408 — À Kempis, De imitatione Christi, manuscrit du xv° siècle; il contient trois livres seulement. Prières en langue balie, écrites sur de longues feuilles en carac- tères siamois, que les Talapoins ont coutume de chanter au brü- lement des corps. » « Bibliothèque des prétres de l’Oratoire, rue Saint- Honoré. — Une des plus curieuses de Paris pour les imprimés et les manuscrits. Elle a été installée à la fin de l'année dernière dans un bâtiment neuf et plus commode. Le P. Houbigant m’a assuré qu’elle con- tenait 41,000 volumes et 800 manuscrits, surtout orientaux, 600 ayant appartenu à Achille du Harlay. Le P. Houbigant y es- timait surtout un Pentateuchus samaritanus dont Jean Morin s'est servi pour faire son édition de Paris de la Bible polyglotte. Le bi- bliothécaire en était naguère encore le savant P. Lelong; c’est au- jourd'hui le P. Jannart, qu'on ne peut pas lui comparer. —:Je mentiqnnerai ici ma visite au savant P. Houbigant. J'ai eu avec lui la conversation la plus intéressante que j'aie jamais eue avec qui que ce soit. Il est entièrement sourd; il n’entendrait pas un coup de canon. Il a un tableau sur lequel on écrit avec de la craie. Ses confrères, pour lui parler, s'étaient fait un alphabet avec les doigts. Du reste, il est fort gai, bien qu'il ait déjà plus de quatre- vingts ans. Il est long et maigre, et sourd depuis trente ans. Il lit encore avec facilité, [| m'a montré un travail de lui en manuscrit : Commentarius criticus, sur le Nouveau Testament, en 7 tomes in-/4°; il ne veut pas le faire imprimer. » « Bibliothèque des Jacobins, rue Saint-Honoré.— Environ 26,000 vo- lumes Beaucoup de manuscrits, donnés en partie par le P. J. Goar à son retour de Grèce, en partie par Louis Picques, docteur en Sorbonne, amateur d'études orientales. Un assez grand nombre de manuscrits arabes, éthiopiens et chinois. Je remarque : Georg Syncelli et Theophanis Chronographiæ, manuscrit in-4°, qui a appartenu à la bibliothèque de Peiresc. Le P. Goar a publié ce livre avec traduction latine, in-folio. La Grande Chronique de Saint-Denis, manuscrit; 2 volumes in-fol. H y a aussi un cabinet d'histoire naturelle, de monnaies, d’an- tiques et d’autres curiosités. — 109 — Bibliothécaire : naguère le savant Mich. Le Quien, auteur de l'Oriens Christianus. Le catalogue, en sept volumes in-folio, a été dressé par le P. Bérenger, en 1748.» « Bibliothèque des Célestins, près de l’Arsenal et du port Saint-An- toine. — 20,000 volumes et des manuscrits. M. Hénaut, conseiller au grand conseil, lui a donné”sa collection de rares et bons livres. — Beaucoup d'anciennes éditions, surtout une édition latine du Speculum humanæ salvationis, dont l'exemplaire est si bien con- servé qu'il semble sortir de la presse. Je n’en ai trouvé d'autre exemplaire à Paris que dans la bibliothèque de la Sorbonne. Le volume se compose comme on sait, de 63 feuillets, imprimés d’un seul côté !. Manuscrits : Bible latine, sur parchemin, 5 volumes in-folio. Le Songe de vieux pèlerins, par Philippe de Mezières, in-folio. Beaucoup de manuscrits sur l’histoire de France. Bibliothécaire : le P. Chapelain. » « Bibliothèque des Carmes déchaussés, rue de Vaugirard, près du Luxembourg. — 10,000 volumes et des manuscrits, dont quel- ques-uns remontent au 1x° siècle. Pas de catalogue. J'y remarque : Flodoardi presbyteri Opuscula metrica nondum edita, cod. membr. in-4°. lünerar. Clementis ex gr. in lat. cura Rufini presbyleri, Cod. membr. in-folio. (Voy. Ceiïllier, Histoire des auteurs sacrés et ecclé- siastiques, t. [, p. 607, $ 9.) . Une très-belle édition de l'Histoire de de Thou. Londres, 1733, 7 volumes in-folio. Sebast. Brant Navis stultifera, 1497, in-8°. 1 Maïichel dit aussi que ce volume est très-rare et qu'il ne se trouve à Paris que dans la bibliothèque des Célestins et celle de la Sorbonne. Il ajoute que ceux qui attribuent aux Hollandais l'invention de l'imprimerie, Boxhorn , Beughem , etc., prétendent que cet ouvrage a été imprimé en 1440 à Harlem: «Ego arbitror, dit-il, totam hanc controversiam evanescere , si primo attendamus hunc librum non typis impressum , sed in tabulis sculptum atque incisum esse. Recte ait Men- telius, in libro de Orig. typogr., p. 26 : « Cum tantumsculptura sit, typographiæ «appellatione indignus est. » — si — Bibliothécaire : le P. Épiphane, petit homme très-modeste , la- borieux et intelligent. Ïl travaille depuis longtemps à un ouvrage curieux intitulé : Scripta antiquorum deperdita ou Bibliothèque historique de livres et autres anciens écrits qui sont ou quon croit perdus, avec l'analyse des matières qu'ils renfermaient, les fragments qui nous en restent, l’histoire de ces ouvrages et de ces fragments, les jugements que les anciens en ont portés, etc. » « Bibliothèque des Augustins ou Petils-Pères, près de la place des Victoires: — 30,000 volumes; les manuscrits sont modernes. Pas de catalogue. J'y vois la rare édition (non la première). du Liber conformitatum vilæ P.Francisct ad vitam Jesu-Christi. Mediol., 1513, in-folio. — Le P. Eustache en était naguère le conservateur; il est mort en 1762. On y conserve son portrait, qu'on dit d'une res- semblance admirable, avec beaucoup d’autres. On a joint à la bibliothèque un cabinet de peintures, parmi lesquelles se trouve un portrait de Gustave-Adolphe, un cabinet d'objets d'histoire naturelle, d’antiquités, de monnaies et mé- dailles, dont le commencement a été donné par le P. Albert. — On y conserve la peau de ce loup monstrueux dont toutes les ga- zettes de France ont tant parlé il y a quelques années, et contre lequel il a fallu faire avancer des troupes armées. » « Bibliothèque des Pères de Nazareth , rue du Temple. — 6,000 vo- lumes, sans ordre, ni catalogue. On s’en sert fort peu, ces moines ne faisant autre chose que boire, manger, dormir et prier. H faut voir dans leur belle église le tableau de Jouvenet : Marthe et Ma- rie. — Ces moines ne jouissent d'aucune estime. — La clef de la bibliothèque est confiée au P. Chrysologue, bon homme qui n’y comprend rien. J'y remarque : Speculum humanæ salvationis, manuscrit, en 45 chapitres, anno 1262. Chronicon rhytmicum, en allemand , manuscrit de 228 feuillets. Mon P. Chrysologue était d'avis que c'était écrit en langue afri- caine! On lit en tête, d’une écriture très-ancienne, en caractères rouges : Dis buch ist vol bekant Und ist dz schachzabel buch genant — Nil — On lit à la fin : Dis buchelin wart vollebracht Do man zalte von Gottesgeburte fur war In dem mertze x11j° XXXVIT jare. » « Bibliothèque de l'Université. — Toute nouvelle et à peine en- core ordonnée, Elle est établie dans la même salle et sur les mêmes rayons où se trouvait la collection des Jésuites du collége Louis-le-Grand, aujourd’hui vendue. Bon nombre de ces derniers volumes ont été achetés pour cette bibliothèque; mais le plus grand nombre ont été donnés à l’Université, il y a quelques an- nées, par M. de Montempuis. — 25,000 volumes. Les manuscrits sont sans doute modernes et relatifs à l’histoire de France. — Bi- bliothécaire : M. le professeur Hamelin, habile et zélé. » « Bibliothèque des Récollets, Bibliotheca Recollectorum conventüs Parisiensis. — Elle appartient aux Capucins de ce nom. Elle est placée dans leur couvent, fort bien situé, faubourg Saint-Laurent. — Plus de 20,000 volumes. — Bibliothécaire : le P. Damase Ra- gonnet. — Quelques manuscrits peu importants. Il y en a un éthiopien. » | « Bibliothèque des Capucins, rue Saint-Honoré. — Très-peu con- nue, même dans Paris, bien qu'elle soit une des plus remar- quables. Plus de 30,000 volumes dans une grande et belle galerie, qui ne suflit pas. Elle s’est enrichie surtout des donations de M. d’Armenonville, garde des sceaux. Frère Athanasius de Me- grigni et frère Héliodorus en ont fait de bons catalogues. Ce dernier écrit dans la préface : Hoc opus non est a me sed a Deo cujus sum infirmum atque egenum instrumentum. Plusieurs Bibles manuscrites, en latin, fort anciennes. Bibliothécaire : le P. Bernardin, qui a longtemps voyagé en Grèce et en Turquie; il a connu Rydelius! à Smyrne. » « Bibliothèque des Capucins, rue des Cordeliers. — Remarquable. Sans catalogue. 26,000 volumes, outre les manuscrits, tous latins et de théologie scolastique. On y trouve les Œuvres de Raymond Lulle, en plus de 20 volumes manuscrits, in-folio et in-quarto. Imprimés : 1 Érudit suédois de la première partie du xvui siècle. — 12 — Th. Rocaberti Bibliotheca Pontificia maxima, Romæ, 1608, 21 volumes in-folio. Ce recueil comprend 120 Scriptores et autant d’Autores. Historia civil de Espana escrita porel padre fray Nicolas de Jesus Belando, religioso francisco descalzo, Madrid, 1740-44, 3 vo- lumes in-folio; rare. Cette histoire va de 1700 à 1732 et contient beaucoup de curieuses anecdotes. L'auteur vit encore. Il a lui- même donné aux Capucins cet exemplaire. En tête du III volume, il a écrit en espagnol, avec traduction française, que son ouvrage est rare, méme en Espagne; qu'il avait été d’abord très-bien ac- cueilli à la cour, mais ensuite défendu le 6 septembre 1744, sur les instances des Jésuites, «comme contenant des propositions témé- raires , scandaleuses, injurieuses, dénigratives des personnes cons- tituées en dignité, abaïssant la juridiction du Saint-Office, erro- nées, approchant de l’hérésie et respectivement hérétiques. » Tout cela vient, suivant l’auteur, de ce qu'il a dit la vérité sur les Jé- suites, et qu'il a particulièrement raconté {t. IT, p. 305) une chose généralement connue sur le P. Guillermo Daubenton, Jésuite et confesseur du roi, qui a découvert la confession du roi dans une lettre de 1723 au duc d'Orléans, régent, laquelle lettre le régent a envoyée au roi. Celui-ci dit au traître : « Non content de m'avoir trahi, vous trahissez encore Dieu lui-même. » L'auteur ajoute que ce Jésuite a été pour cette lettre jeté en prison pendant quarante jours et éloigné de la cour plusieurs années. Il raconte encore d’autres intrigues des Jésuites à la cour d'Espagne. — Il a mis des remarques autographes dans les marges de ce 3° volume. Bibliothécaire : Pierre Bonhomme, le même qui à écrit contre Voltaire l'Anti-Uranie, 1763 ,1in-12.» « Bibliothèque des Capucins , rue Saint-Jacques. — 8,000 volumes seulement. Un capucin nommé Cassien a laissé un Lexicon manus- crit en neuf langues {latin, français, italien, anglais, grec ancien, grec moderne, espagnol, allemand), en 10 volumes in-folio. En tête du I volume était déjà la permission d'imprimer, 1711. — Bibliothèque peu importante. Elle m'est montrée par un moine à trèslongue barbe, qui n’y entend absolument rien. » Indépendamment des bibliothèques dont il vient d'examiner avec tant de soin le contenu, Lidén a encore visité celles : de M. À. F. Floncel, avocat au parlement et censeur royal, place du — 13 — Palais-Royal, au coin de la rue Saint"Thomas-du-Louvre, biblio- thèque de 11,000 volumes italiens : le propriétaire a soixante et treize ans l; — de M. le marquis de Paulmi, à l’Arsenal; — de M. le marquis de Courtenvaux, visà-vis de lArcade Colbert : elle contient surtout des récits de voyage?; — de M. Paris de Meyzieux*, et de M. le président de Cotte #. Lidén a rendu compte en détail de trente-neuf bibliothèques; en tout il en a visité quarante-quatre. Outre son inventaire des bibliothèques de Paris, Lidén a laissé quelques lettres sur les artistes parisiens. Voici le jugement qu'il porte sur nos peintres, sculpteurs, etc. Je traduis et résume cette correspondance qui a été donnée en suédois dans le journal de Gjôrwell : Allmänna Tidningar, n° 62, 27 septembre 1771. Lidén a sous les yeux en écrivant cette lettre l’'Explicalion des peintures, sculptures et gravures de Messieurs de l'académie royale, dont l'exposition a été ordonnée, 1769; in-8°. I cite par ordre d'importance, à ce qu'il semble : «M. Boucher, premier peintre du roi, ancien directeur ct rec- teur de l'académie... On lui reproche quelque manque de correc- tion, — des yeux trop grands et des nez trop petits, — et de la monotonie d'expression. M. Greuze a dit qu’il estropiait quelque- fois la nature, mais toujours avec grâce. Ses dessins sont recherchés. — Il possède un cabinet d'objets d'histoire naturelle disposé au point de vue du peintre plus qu’à celui de l’homme de science. M. Michel Vanloo. Ses portraits-bustes ne sont pas assez étudiés et sa couleur est trop heurtée entre le vert et le gris. Son dessin est à l'abri de tout reproche. M. Jeaurat. Il est fort âgé, Ses principaux tableaux sont à Ver- sailles. M. Halle. Travaille pour la manufacture des Gobelins. ? Cette bibliothèque fut vendue en 1774; le catalogue forme 2 volumes in-8°. Floncel avait la singulière manie de n’admeltre dans une collection formée à Paris que des livres en langue italienne. H avait d'ailleurs visé au nombre plutôt qu’à l'importance des articles. ? Le catalogue, publié en 1782 par Nyon l'ainé, présente 3599 articles. 3 Fort belle collection; elle fut vendue à Londres en 1792; 656 articles pro- duisirent 7,076 Liv. st. 17 sh. (Voir Dibdin, Bibliomania , p. 408, 411.) * Vendue en 1804; le catalogue, rédigé par Debure, est recherché; 2,424 'arti- cles, pour la plupart classiques grecs et latins des plus belles éditions. MISS. SCIENT. Y. 28 — hla — M. Vien. Très-savant dans ses compositions et comparable aix grands maîtres. M. de la Grenée. Jolis petits tableaux, d'un pinceau très-ferme et d’un bon coloris. _ M. Amédée Vanloo. À fait récemment un beau portrait du roi ‘de Prusse. = M. Chärdin. Possède à fond son art, avec un œil exercé à saisir les plus beaux aspects de la nature et une main habile à les reproduire fidèlement, Il s'applique surtout aujourd’hui à peindre la nature morte. J'ai vu à Drottningholm plusieurs morceaux de ce maître exécutés pour son excellence le comte Tessin, dont M. Chardin se plaît encore à vanter souvent les grandes vues et le goût artistique. M. de la Tour. Portraits au pastel. Ses pénombres sont vraies et heureusement variées. M. Vernet: Grand nom. Belles marines. Beaux clairs de lune. M. Drouais. On lüi reproche de suivre trop la mode dans sa peinture de portraits. Il a fait récemment le portrait de madame du Barry. M. Casanova. Batailles dans le goût de Wouverman. M. Baudouin et M. Amand. On regrette la mort de ces deux peintres. Le premier faisait de jolies aquarelles dans le goût deson beau-père M. Boucher. Le second a exposé un Magon demandant après Cannes des secours au sénat de Carthage. M. Rolland de la Porte. Jolis tableaux de nature morte. Pas d'effets cherchés. M. Bellengé. Habile dans la peinture des Rens mais n’atteint pas Baptiste. M. Le Prince. Jolis petits paysages russes. À étudié en Russie. A trouvé, dit-on, une manière facile et très-heureuse d’imiter les dessins lavés. Notre habile peintre Floding a le premier trouvé cette méthode. M. Loutherbourg a fait aussi quelques efforts vers ce but, mais semble s'être découragé. M. Lafosse et M. l'abbé de Saint-Non ont été plus heureux. M. Guérin. Miniatures à l'huile. M. Robert. Paysages. M. Loutherbourg, jeune allemand. Habile peintre de batailles. Paysages et animaux dans la manière de Berghem. Excellentes marines. — 15 — M. Briard. Exécute à Versailles les plafonds de la salle d'opéra. M. Brenet, peintre d'histoire. Beaucoup d'ensemble et une heureuse harmonie de couleurs. M. Lépicié. Peintre d'histoire. On le compare à Lion M. Taraval. Exécute un Triomphe de Bacchus pour un plafond de la galerie d’Apollon. Ce peintre a demeuré longtemps en Suède et parle le suédois comme sa langue maternelle. M. Huet. Peintre d'animaux dans le goût de M. Oudry. M. Greuze. C'est le peintre des sentiments. Il sait à fond com- ment reproduire sur la toile tous les mouvements de l'âme et y réussit avec une admirable finesse. 11 sait varier avec une in- croyable habileté ses expressions. Il sait peindre les têtes et les mains comme Van Dyck ou Rembrandt. On le tient pour un des peintres qui approchent le plus de la perfection. M. Pasquier. Bon peintre sur émail. M. du Plessis. Peintre de portraits, S'applique de préférence aux figures de vieillards. Ses mains sont surtout remarquables. M. Roslin et M. Hall. Deux artistes suédois de l'académie de France. Le premier est peintre de portraits. (Voy. le journal l’A- vant-coureur, année 17609, n° 37 ; l’Année littéraire, 1769, lettre XI, p. 298; Mercure de France, octobre 1769, p. 184.) Roslin a donné un beau portrait du comte G.-A. de Sparre, actuellement à Paris, et qui réunit lui-même pendant son voyage une galerie de tableaux. Sculpture. — M. Pigal. H faut le placer après Does On l'a chargé d'achever le Louis XV équestre de cet artiste. Il achève le mausolée du comte de Saxe, pour Strasbourg. M. Le Moque. Sculpteur habile de portraits. M. Allegrain. Auteur d’une belle statue de Vénus. M. Pajou. M. Vasse. Ce dernier a exécuté une Diane en marbre pour le roi de Prusse. II s'occupe maintenant d’une belle épitaphe sur le roi Stanislas. M. Coustou. Traïaille à un monument pour le dernier dauphin el son épouse. Viennent ensuite MM. d'Hues, Mouchy, Dumont, Berryer, Goïis, Le Comte, Mondt. Gravure. — Il faut citer parmi les graveurs M. Wille, d'un burin si pur; MM. Cochin, Lebas, Lempereur, Moitte, Duvivier, Demarteau et Levasseur. » M. 28. — 16 — COLLECTION DES PAPIERS DE GUSTAVE Ji Une lettre laissée par Gustave IT explique quelles intentions le dirigeaient lorsqu'il légua ses papiers à l’Université d'Upsal, et quelles étaient ses volontés sur les dispositions relatives à ce pré- cieux legs. Cette lettre, dont j'ai trouvé une copie aux Archives du ministère des aflaires étrangères, à Paris, dans la correspon- dance diplomatique de M. Delacour, chargé d’affaires de France à Stockholm au commencement de 1842, est datée du château de Stockholm, 23 juin 1788, c’est-à-dire quatre ans avant la mort du roi, et la veille même de son départ pour l'expédition de Fin- lande contre les Russes. Elle est ainsi conçue: «En léguant mes papiers à la bibliothèque de l’Université d'Upsal , je veux conserver à l’histoire diverses anecdotes intéres- santes de mon règne que la considération obligée pour certaines personnes encore vivantes m'aurait sans cela obligé de détruire, et des notes qui jetteront une vive lumière pour la connaissance de mon temps, et, après l'écoulement de cinquante années, ne pourront plus nuire à personne. Ces papiers sont de diverses es- pèces : ce sont des Lettres, des Mémoires, des Notes qui mont été présentées. Un certain nombre se rapportent à des fêtes qui ont eu lieu à la cour, et qui ont été imaginées dans ma jeunesse et au commencement de mon règne par moi-même, ou par mes frères et sœur, ou par d’autres personnes de la cour, et qui font connaître les goûts du temps et ses mœurs. Il y a des lettres de souverains étrangers, de dames dont j'ai fait la connaissance à l’é- tranger, Parmi ces dernières, il se trouve surtout une quantité de lettres qui m'ont été écrites par trois dames françaises d’un rang élevé et de beaucoup d'esprit, savoir: par madame Septimannice de Richelieu, comtesse d’Egmont, fille du célèbre maréchal de Richelieu qui sauva Gênes et prit Mahon, un des plus aimables chevaliers de la cour de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI. Sa mère était une princesse de la maison de Lorraine, et elle- même était mariée avec le comte d'Egmont, grand d'Espagne. Elle mourut dans l'automne de 1773. L'autre est Henriette de Saujon, comiesse de Boufflers, connue par son esprit, par son goût pour les belles-lettres, par l'amitié du feu prince de Conti, — 17 — et parce qu'elle fut la première dame française qui fit un voyage en Angleterre après la conclusion de la paix de 1763. La troi- sième est N. N. de Noaïlles, comtesse de la Mark, fille du vieux maréchal de Noailles, qui commandait les armées françaises sous Louis XIV et Louis XV. Elle est veuve du dernier comte de la Mark, fils de celui qui était ambassadeur auprès du roi Charles XII. Le titre de comte de la Mark est allé à la famille d'Aremberg, par sa fille de son premier mariage. « Ces papiers sont en grand désordre; mais ceux qui datent de ma jeunesse, jusqu'en 1780, sont pour la plupart enfermés dans le coffre noir qui se trouve au fond de la caisse. Les lettres du feu roi sont dans ce coffre; celles de la reine veuve, celles de mes frères et sœur, des rois de France Louis XV et Louis XVI, des rois de Prusse, d'Espagne, etc., ainsi que beaucoup de pa- piers relatifs à la révolution, les lettres-réponses du conseiller du royaume, comte Ch. Scheffer, à celles que je lui ai écrites, lesquelles m'ont été rendues après sa mort par le maréchal du royaume, comte Ch. Bonde, se trouvent dans un paquet particu- lier qui a été déposé dans la grande caisse. « C'est ma volonté que, lorsqu'on procédera à l'ouverture de ceci, après cinquante ans écoulés depuis ma mort, l’Académie fasse choix d’un littérateur connu par son zèle pour l’histoire, afin de classer ces papiers, de les faire relier et déposer avec les docu- ments composant la collection de Palmskiôld dans une salle de la bibliothèque, à l'abri de l'humidité. « Si quelqu'un veut écrire les anecdotes relatives à mon règne ou faire imprimer ce qui se trouve de curieux parmi tous ces do- cuments, j'y consens avec plaisir. «Je laisse, en attendant, à l'académie d’Upsal un nouveau gage de laffection que j'ai toujours eue pour un élablissement que jai moi-même administré dans ma jeunesse, et auquel je porte encore plus d'affection aujourd'hui pendant la minorité de mon fils. « Je désire que mes successeurs sur le trône de Suède conser- vent les mêmes sentiments pour une institution si ulile et qui fait tant d'honneur au royaume. L « GUSTAVE. » En conséquence, Gustave ILE étant mort le 5 avril 4792, on — 418 — procéda, le à avril 1842, cinquante années après, à l'ouver- ture des deux caisses contenant les papiers du roi. L'examen com- mencé fut poursuivi en détail, malgré ces mots inscrits de la main même de Gustave IIT sur plusieurs liasses : « Pour être ouvert par le roi régnant de ma famille.» La famille de Gustave III était alors dans l'exil; son fils, l’insensé Gustave IV, était mort détrôné au commencement de 1837; son frère Charles XIII avait, il est vrai, adopté pour fils Bernadotte, alors régnant. Le prince Vasa n’en protesta pas moins contre l'ouverture des pa- piers de son aïeul, soutenant qu’elle devait se faire devant un prince de sa famille. Il déposa sa protestation, avee prière de la faire parvenir, entre les mains du prince de Metternich À, Un procès-verbal de la séance d'ouverture ayant été immédia- tement dressé, on y joignit bientôt un catalogue sommaire qui suffit à donner une idée de l’ensemble de cette collection: «Le 5 avril 1842, dans une des salles de la bibliothèque d'Upsal, en présence de M. l'archevêque Wingârd, de M. le gou- verneur Järta, de MM. les professeurs Boethius, Thorsander, Walmstedt, Bergfalk, Geijer et Schrôder, de M. le professeur ad- joint Wingquist, et de M. le bibliothécaire Fant, les sceaux qui fermaient les deux caisses renfermant les papiers légués à l’acadé- mie d'Üpsal furent rompus, et un inventaire dressé immédiate- ment. Cet inventaire se trouve aujourd’hui dans le volume manuscrit in-folio, intitulé : Cataloqus collectionis manuscriptorum regis Gustavi LILI in biblio- theca regiæ academiæ Upsaliensis. Les papiers de Gustave III y sont distribués en soixante-quatre volumes in-folio et cinquante- cinq in-quarto, par ordre de matières, ainsi qu'il suit : TOME I‘ DU CATALOGUE. I. Volumes in-folio. Volume 1. Écrits autographes de Gustave IIE — 1° mule de sa jeunesse. ! Le chargé d'affaires d'Autriche à Stockholm la transmit au gouvernement suédois, au mois d'août 1843, mais en disant que ce bon office était, de la part de sa cour, une pure complaisance; on n’y donna, comme on peut penser, au- cune suite. * — 419 — Plusieurs des écrits compris dans les trois premiers volumes ont été imprimés dans l'édition française des Œuvres de Gus- tave LIL. Il écrivait à peu près constamment en français. . 2. — 2° Morceaux oratoires ou de politique. 3. — 3° Morceaux dramatiques: h. — 4° Cérémonial, ordres de chevalerie, fêtes de la cour. er 5. — 5° Mémoires et documents autobiographiques; 1° par- tie: 1756-1778. #9 6. — 6° Idem, 2° partie : 1778-1792. 7.— 7° Idem, 3° partie : Journal 1778. La plupart des morceaux contenus dans ces volumes, et com- posés sur des sujets de politique, d'histoire ou de littérature, ne sont que des ébauches; presque tous sont écrits en français. Voicr les principaux : « Mémoires de G. P. R. de S. (Gustave, prince royal de Suède), écrits par lui-même, commencés en 1765, lorsqu'il étoit àgé de dix-neuf ans.» Le premier morceau de ce travail, souvent inter- rompu et repris, va jusqu'en 1750, et donne un résumé de lhis- toire des années précédentes; le second va jusqu'en 1760. Ce sont comme deux introductions, qui n’en devaient faire qu'une. Gustave semble avoir préparé deux épigraphes pour ces Mé- moires. On lit, en tête du livre premier, cette imitation des deux vers de la Henriade : Je t'implore aujourd'hui, sévère vérité, Dis-moi les crimes des peuples et les fautes des princes (sic) !. Et au bas de la même page, ces deux vers du Siége de Calais: Oui, tu dois partager la gloire de ton père! Grand Dieu! qu’en ce moment ma naissance m'est chère! Ces Mémoires se composent, non pas d’un récit complet et suivi, mais de fragments, de pièces, de projets, de constitutions, de proclamations. Quelques-uns de ces morceaux, non achevés, ont des titres : «Réflexions sur ma situation et ma conduite person- nelle, écrites aujourd’hui 16 octobre 1768, à Ekolsund, veille de mon départ pour la cour. — Événements mémorables de 1768. — Mémoire sur la diète de 1769. -— Mémoire sur la révolution ? Voltaire a dit : Descends du haut des cieux, auguste Vérite ; Dis les malheurs du peuple et les fautes des princes. — 20 — de Suède en 1772,» contenant un tableau des partis en Suède depuis 1765 jusqu’à l’avénement de Gustave, et commençant par ces paroles du cardinal de- Retz : «Les extrêmes sont toujours ficheux, mais ce sont des moyens sages quand ils sont néces- saires. Ce qu'ils ont de consolant, c'est qu'ils ne sont jamais médiocres, et qu’ils sont décisifs quand ils sont bons. » Bien qu'ils soient, comme on peut en juger, très-incomplels, ces mémoires ont une grande importance, et une lecture, même superficielle, peut convaincre l'historien qu'il y trouvera des faits nouveaux, des renseignements inattendus. On trouve aussi, entre ces documents manuscrits, l'ouvrage que Gustave avait entrepris dans sa jeunesse : «« Mémoires pour servir à l’histoire de la maison de Vasa, écrits par un de ses des- cendants,» et l'Éloge de Torstensson que le prince présenta à FAcadémie suédoise. Le manuscrit porte en marge les corrections et remarques de l'Académie, et les réponses du royal auteur. Enfin des essais poétiques sont épars dans la même collec- tion. C’est, par exemple, une lettre au nom de Chrétien Il, pri- sonnier, à Chrétien IE de Danemark. Où sont donc ces couronnes (sic) à mes armes soumis (sic)? Mes sujets, mes enfants, mes trésors, mes amis ? Tout s’est évanoui ! mes remords seuls me restent. Un projet d'opéra sur Gustave Vasa, etc. 8. — 6° Lettres aux souverains et aux personnes princières. 9. — 9° Lettres à des personnes privées. — À. À des per- sonnes suédoises. — B. À des personnes étrangères. — C. À des dames suédoises, à des dames étrangères. On comprend, d’après les titres seuls, l'importance de ces deux volumes, qui contiennent les lettres familières et intimes de Gus- tave III à Louis XVI, à Louis XVIII, à Marie-Antoinette... à Choi- seul, Vergennes, d’Aiguillon, Maurepas, de Breteuil, de Noailles..… à mesdames de la Mark, d'Egmont, de Boufflers, etc. — J'ai en portefeuille Fanalyse ou la copie des principaux de ces docu- ments. 10. — 10° Lettres au comte C. Fr. Scheffer. 11. Lettres : 1° de personnes étrangères au roi. Elles sont rangées par ordre alphabétique. On y trouve des — 121 — lettres de Beaumarchais, de la Harpe, du dar: et du marécha! de Noaiïlles. 12. — 2° De Suédois, par ordre alphabétique, de A à L. 13. — 3° De Suédois, par ordre alphabétique, de M à Z. La correspondance des ministres et capitaines suédois avec Gustave IIT, et celle des comtes Ch. Scheffer, Ekeblad et Creutz sont d’une extrême valeur pour la connaissance exacte des inten- tions et des vues de la politique intérieure de Gustave IIL I a souvent ajouté à ces lettres des notes autographes en français qui font mieux comprendre encore la conduite du roi et celle de ses officiers : « J'ai dü brûler un grand nombre de ces lettres, dit-il dans une note, à cause de l'incertitude des temps. Celles qui restent seront fort précieuses dans un siècle, soit pour le style, soit pour les anecdotes qu’elles renferment et qui jettent de la lumière sur les remarquables événements des années 1768 et 1769.» L4. — 4° Du comte C.-V. von Düben, 1778-1790. 15.— 5° Du secrétaire d'État U. G. Franc, 1777-1792. 16. — 6° Des barons Liljencranz et Éric Ruuth, 1774-1791. 17. — 7° Du baron Fr. Sparre, chancelier de la cour, 1775- DONS: 18. — 8° Du même, gouverneur du prince royal, 1782- 1789. 19. — 9° De Toll, 1772-1791. 20. — 10° De Suédois, par ordre alphabétique, 1739-1792. 21. Dépêches des ministres suédois auprès des cabinets de Saint-Pétersbourg, de Constantinople et de Copenhague. 22. Dépêches des ministres suédois auprès des cabinets de Londres, la Haye, Madrid, Vienne, Berlin, pre etc. 23. Suppléments à à ces dépêches. 24. Écrits autographes du roi Adolphe-Frédéric. 25. Lettres royales, instructions, etc., 1743-1792. 26. Testaments et contrats concernant la famille royale. 27. Documents relatifs au cérémonial des cours, aux châteaux de plaisance et aux théâtres. 28. Idem. 29, 30, 31, 32, 33, 34. Actes de la diète et protocole du conseil. 35. Documents sur la révolution de 1772. 36. Mémoires et notes d'Élis Schrôderheim. — 1922 — 37. Comptes généraux, 1760-1786. 38, 39. Dépenses militaires en Suède. 40, Al. Dépenses militaires en Finlande. 42, Guerre de Poméranie, 1757-1762. A3. Pièces concernant le comte H. von Liewen. TOME II DU CATALOGUE. Suite des volumes in-folio. 4h, A5, Documents sur la guerre de 1788 à 1790. 46. Documents sur la guerre de Danemark. 47, 48, 49, 50, 51, 52. Documents sur la guerre de Finlande. 53. Pièces relatives à la grande flotte. 04. Pièces relatives à la petite flotte. 95. Médailles relatives à l’histoire de Gustave III. 56. Pièces relatives aux ordres de chevalerie suédois, 1748- 1783. 57. Pièces relatives à l'académie d'Upsal, 1764-1787. 58. Pièces relatives à la constitution de la Suède, à sa politique, à ses finances. 59. Mémoires divers et catalogues. 60. Documents originaux de l’ancienne histoire de Suède, 1638-1714. 61. Anciens documents. Ordres Fa roi Charles XII, etc. 62. Mémoires divers. 63. Morceaux dramatiques et poésies de divers auteurs. 64. Poésies adressées aux familles royales. Volumes in-quarto. 1. Écrits autographes de Gustave IIE. 1° nu de sa Jeu- nesse. 2, 3. — 2° Cahiers d'écriture. h. — 3° Mémoires autobiographiques. 5. — 4° Lettres au comte Creutz. 6. Lettres des souverains et personnes princières. 1° De la famille royale de Suède, du roi Adolphe-Frédéric. 7, — 2° De la reine Louise-Ulrique à Gustave IE, 1754- 1780. 8. — 3° De la reine Louise-Ulrique à la reine veuve Sophie Dorothée de Prusse, 1745-1748. — 123 — 9. — 4° De la reine Sophie-Madeleine, 1766-1791; du prince royal Gustave-Adolphe, 1784-1791. 10. — 5° Du duc Charles de Sudermanie, 1758-1785. . 11. — Du même, 1788-1792. 6° De la duchesse Hedv.-Éliz. Charlotte, 1970-1790. 12. — 7° Du duc Fréd. Ad. d'Ostrogothie. 13. — 8° De la princesse Sophie-Albertine, 1766-1792. 14. Lettres de souverains étrangers et de personnes princières étrangères de Danemark, Prusse et Russie. 15. Lettres de souverains étrangers et de personnes princières étrangères de Holstein, Hesse, Brunswick, Mecklenbourg. 16. Lettres de souverains étrangers et de personnes princières étrangères de France, Parme, Naples, Hollande. 17. Lettres d'étrangers au roi, par ordre alphabétique. 1° Lettres du comte d’Albanie, Charles Stuart. 18, 19. — 2° Lettres de ministres étrangers. 20. Lettres de dames étrangères. 1° Lettres de la comtesse de Boufflers, 1771-1791. : 21. — 2°, 3° Lettres de la comtesse de la Marck et de la com- tesse d'Egmont. 22, Lettres diverses, par ordre alphabétique. 23. Lettres de dames suédoises, par ordre alphabétique. 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33. Lettres de Suédois au roi, par ordre alphabétique. 34. Lettres du général G. M. Armfelt, 1785-1792. ” 35. Lettres du comte G. Ph. Creutz, 1763- 1770. 36. Lettres du comte G. Ph. Creutz, 1779-1783. 37. Lettres du comte G. Ph. Creutz, 1783-1785. En tête des lettres adressées par Creutz à Gustave, prince royal, de 1765 à 1769, on lit, de la main du roi : « Ces lettres sont éga- lement intéressantes pour le style et pour le contenu, affaires d'État, plaisir et littérature, tout cela y trouve place.» On peut dire la même chose du reste de la correspondance datée de Paris, où le comte de Creutz était ministre de Suède. 38. Lettres du baron W. M. Klingsporr, 1788-1790. 39. Lettres de Nils von Rosentein, 1784-1791. 40. Lettres du comte C. Fr. Scheffer, 1762-1772. 41. Lettres du comte C. Fr. Scheffer, 1773-1786. A2. Lettres du comte Ulric Scheffer, 1769-1790. ar. EDR ESS 3. Lettres d'Élis Schrôderheim, 1780-1792. hh. Lettres de l'ambassadeur Stael-Holstein, 1776-1791. 45. Lettres du comte C. B. L. von Stedingk, 1778-1791. 46. Lettres du colonel Fr. Wilh. Taube, 1776-1791. __A7. Lettres du comte C. Ax. Wachtmeister, 1778-1791. A8. Extraits des dépêches des ministres suédois, 1776-1792. 49. Bulletins littéraires et politiques de correspondants ano- nymes en France et en Italie. 90. Lettres et comptes rendus concernant les diètes de 1789 et de 1800 et la guerre de 1788-1790. 51. Lettres à Beylon. La reine veuve, le comte de Vergennes et le roi lui-même entre- tenaient une correspondance intéressante avec ce Beylon, qui avait à la cour le titre et l'office de lecteur de Louise-Ulrique, et qui avait mérité l'amitié du roi. Gustave l’appelle souvent dans ses lettres « le mentor de la famille » ou « mon philosophe épicu- rien »; et lors de la mort de Beylon, qui arriva le 12 novembre 1779, il écrivit au baron de Breteuil, ancien ambassadeur de France à Stockholm, qu'il avait perdu «un véritable ami qui lui disait la vérité.» Les lettres et manuscrits de Beylon se trouvent parmi les papiers de Gustave, sous ce titre, écrit de la main royale : « Papiers de feu Beylon, remis entre mes mains en 1779.» 52. Pièces relatives aux ordres de chevalerie. 93. Mémoires, plans et catalogues. 54. Copies. Extraits concernant l’histoire de Suède. 95. Vieux sceaux suédois. » Voilà, en quelques pages, l'inventaire de cette riche collection, qui intéresse notre histoire nationale presque autant que l’his- toire du Nord. Mais il faut du temps pour publier avec le soin qu'ils méritent, et au milieu d’autres occupations, des docu- ments si nombreux et si divers, les lettres de madame de Staël, celles de madame d’Egmont, de madame de Boufllers et de madame de la Marck. Je voudrais, en attendant, faire dès ici con- naître, afin de montrer tout de suite la richesse de cette im- mense réunion de lettres et de mémoires, un remarquable écrit sur la constitution politique de la France et une correspondance intéressante de François Piranesi. Ces deux morceaux donneront une juste idée, soit de l’activité généreuse par laquelle Gustave III — 1925 — s'était mis en relations familières et intimes avec les politiques et les artistes éminents de l’Europe, soit de la nature du vaste recueil où respire, à côté de sa mémoire, celle de la société française des dernières années du xvinr° siècle, dont 1l fut l'élève et voulut être le chevalier. Voici le premier de ces deux documents. Il se trouve sans nom d'auteur dans le 22° volume in-4° de la collection des papiers de Gustave IIT. Nous arriverons tout à l'heure, en rapprochant quel- ques indices, à découvrir à quelle plume il est dû; les premières lignes montreront qu’il s’agit de l’année 1771 et des parlements cassés par le chancelier Maupeou, et la première lecture suffira, sans aucun doute, à faire voir l'importance de ces pages bien pen- sées, et quelquefois fermement écrites : « Plus on réfléchit sur la conduite de M. le chancelier, plus on la trouve également coupable envers le roi et envers la nation. Quand on pense au moment qu'il a choisi pour faire une révolu. tion aussi considérable dans l’État, on est tenté de croire qu'il a vu que depuis des siècles on nous abusait par des mots, que l'art de nos rois depuis l'accroissement de leur puissance avait toujours été de nous faire croire qu'il y avait une différence réelle entre le gouvernement d'un monarque et celui d'un despote, et qu'il a voulu dissiper cette illusion en nous déclarant qu’elle n'existait que dans le mot et non dans le fait. Mais il faut rendre justice à la vérité de ses intentions !. Ce qu'a voulu M. le chancelier a été de se venger du Parlement, qui allait le chasser; ce qu’il a voulu encore a été de perdre M. de Choiseul et, pour y parvenir, de faire croire au roi qu'il allait soumettre la résistance du Parlement à ses volontés. Il eût donc été bien fâché qu'il se fût soumis tant que M. le duc de Choiseul est resté dans le ministère et très-aise qu'il eût cédé le lendemain de son exil. Il est des gens, en petit nombre à la vérité, qui lui attribuent l'honneur d’avoir formé le plan d’une nouvelle législation, et d’avoir désiré que la résistance du Parlement le forçât à le détruire pour lui donner plus de faci- ! Cette odieuse ambition, qui sacrifie tout à ses vues particulières, me semble parfaitement rendue par l'emblème d'un homme qui trouve le monde suspendu à un fil souple et coupe ce fil pour raccommoder son vêtement. C’est ainsi que l'intérêt personnel agit : c’est ainsi que M. le chancelier s’est conduit. (Note dans la marge du Mémoire manuscrit.) —— 126 — lité à l’exécuter. Mais la preuve qu'il n'avait pas de plan lorsqu'il rendit cette fameuse déclaration, sujet de nos débats actuels, est l'embarras où il se trouva par la continuation de cette résistance, à laquelle il ne s'attendait pas. Ces mousquetaires envoyés au mi- lieu de la nuit à chacun de ses membres, dans l'espérance que seuls et effrayés ils n'auraient pas le courage que l'on se commu- nique lorsqu'on est assemblé, prouvent le désir qu’il avait de la vaincre. Son inquiétude lorsqu'il apprit qu'ils consentaient tous à perdre leurs charges prouve leffroi qu’il ressentiten pensant à la difficulté de remplacer le Parlement de Paris. Tout brouiller pour parvenir à ses fins fut le seul projet de M. le chancelier. Il s’em- barrassa peu de ce qui pourrait en résulter; voilà son caractère; la trempe de son esprit est d'imaginer successivement de nouvelles intrigues et non de prévoir avec étendue les conséquences d’une première démarche. Mais les torts de M. le chancelier ne prouvent pas que le Parlement ait eu raison en refusant d'enregistrer une déclaration du roi. Il faut examiner s’il en avait le droit, si les protestations des princes et d'une partie des pairs sont fondées et si cette décla- ration a dû en effet révolter la nation. Le roi s’y déclare le souverain législateur. En cette qualité àl prétend que rien ne peut limiter son pouvoir et que le parlement ne doit refuser l'enregistrement d'aucune loi ni déclaration en- voyée de sa part, sous quelque prétexte que ce puisse être. Lors- qu'on presse les conséquences de cette déclaration, on se dit: Quoi! si nous étions assez malheureux pour être un jour gouver- nés par un roi qui voulût porter atteinte à des priviléges regardés jusqu’à présent comme inviolables, au droit de propriété par exemple, si c'était la tyrannie ou l’imbécillité qui nous dictät des lois nouvelles, le parlement devrait-il les enregistrer et la nation s'y soumettre? — On ne doit pas craindre, réplique-t-on, d’avoir jamais un tel souverain, et voilà ia différence essentielle entre le gouvernement monarchique et le gouvernement despotique; le monarchique est toujours gouverné par un prince éclairé! En vérité J'ai vu celte réponse dans un écrit fait par l’ordre de M. le chancelier. Mais, sans disputer sur la nature du pouvoir monar- chique, qui exige à ce que je vois un miracle toujours subsistant, examinons si ce miracle est de l’essence du gouvernement fran- çais et si la résistance du parlement à l'enregistrement de cette — 27 — déclaration attaque les droits dont nos souverains ont toujours joui, ainsi que le prétend M. le chancelier. « Pour cet examen, il est nécessaire de remonter jusqu'au temps où les Francs commencèrent à s'établir dans les Gaules et à y for- mer un gouvernement régulier dont le chef eut le titre de roi. Nous voyons que, sous la première race, nos rois étaient loin de jouir d’une autorité sans bornes, que c'était au contraire dans les assemblées générales de la nation que résidait le pouvoir législatif, que ces assemblées étendaient leur autorité à chaque partie du gouvernement, qu'elles choisissaient même celui de la famille royale qui serait placé sur le trône. Sous Charlemagne, chef de la seconde race, malgré la puissance et la splendeur que ses con- quêtes ajoutèrent à la couronne, on vit ces assemblées conserver le droit d'établir les lois, de réformer les abus et de porter des ju- gements en dernier ressort. Et si l’on regarde aux anciens privi- lèges de la nation, nous sommes en droit de ne plus respecter cette fameuse loi salique, à qui la maison régnante doit aujour- d'hui la couronne. Vers le temps de Hugues Capet, père de la troisième race, le gouvernement prit à la vérité une forme nou- velle, mais qui n’accrut pas la puissance royale. La faiblesse des descendants de Charlemagne fit que chaque propriétaire d’une terre un peu considérable en forma une baronnie presque indépen- dante du souverain. Les ducs ou gouverneurs des provinces, les comtes ou gouverneurs des villes, tous les grands officiers de a couronne rendirent héréditaires dans leurs familles les dignités qui originairement n'avaient été accordées que pour la vie. Ils s’at- tribuèrent le droit de rendre la justice dans leurs propres do- maines, celui de battre monnaie et de déclarer la guerre. Rendre hommage à leur souverain fut presque le seul acte de sujétion au- quel ils se soumirent, hommage encore qui ne les liait qu'autant qu'ils en voulaient bien reconnaître les obligations. Nos rois n’eu- rent donc plus d'autorité que dans leurs propres domaines et ne furent plus, pour ainsi dire, que les premiers barons de France. Dans un royaume partagé entre tant de souverainetés, quelques principes d'union pouvaient difficilement subsister. L'assemblée générale pouvait à peine considérer la nation comme formant un corps et établir des règlements qui eussent une égale vigueur dans toutes les parties de l'Etat. Chaque district fut donc gouverné par des coutumes locales et poursuivit un intérêt séparé, Nos rois fi- — 1928 — rent des lois dans leurs domaines et elles y furent suivies parce qu'ils y étaient regardés comme seuls seigneurs; mais s'ils avaient voulu les rendre générales, les barons en auraient été alarmés comme d’une entreprise sur leur indépendante juridiction. Les états généraux {c'était le nom que l’on donnait alors aux assem- blées générales de la nation) perdirent donc sous la troisième race leur autorité législative, ou du moins en abandonnèrent en- tièrement l'exercice, non pour la remettre entre les mains du roi, mais parce que la nation ne formait plus un corps. Leur juridiction ne s’étendit plus qu’à décider les questions relatives au droït de succession à la couronne, à l'établissement de la régence, quand le précédent monarque ne l'avait pas déterminé par son testament, à la présentation des remontrances sur les griefs dont la nation demandait le soulagement, et à l'imposition de nouvelles taxes dans les besoins pressants de l'État. Mais comme en effet des sub- sides extraordinaires n'étaient demandés par nos rois que dans les besoins les plus pressants, et que les autres cas qui requéraïent l'assemblée des états généraux arrivaient rarement, ces assemblées devinrent peu fréquentes. Cependant le domaine de nos rois s’a- grandit successivement, et plusieurs souverainetés qui balançaient le pouvoir de la couronne lui furent réunies. La puissance royale, ainsi augmentée, crut pouvoir profiter de ce que la nation avait perdu cette habitude de s’'assembler régulièrement et surtout de ce qu'elle avait abandonné sa puissance législative. Ce ne fut d'a- bord qu'avec les plus grandes précautions que nos rois se l'at- tribuèrent et avec toute la réserve qui pouvait empêcher les su- jets de s’en alarmer. Leurs premières ordonnances ne furent point rendues avec autorité; ils proposèrent « ce qu'ils crurent le plus utile au bien général » et invitèrent par cette raison leurs sujets à y souscrire. Mais peu à peu ils prirent plus ouvertement le style de législateurs. De cette importante acquisition les pas qui con- duisirent au droit d'imposer des taxes devinrent faciles. Le peuple accoutumé à voir son souverain par sa seule aulorité rendre des ordonnances qui réglaient les points de ia plus grande importance au regard de la propriété de ses sujets, ne fut point étonné quand il se vit requis par des édits royaux pour contribuer aux besoins de l'État, et Charles VII exerça Ce nouveau pouvoir sans exciter au- cun mouvement dans le royaume. I sembla à peine donner lieu à quelques murmures. — Voilà donc la nation qui perd encore le — 1929 — droit de s'imposer elle-même, l'assemblée des états généraux, qui n’est plus nécessaire pour l'imposition de nouvelles taxes, le roi en possession de toute la puissance. La constitution, qui sous la première race était à peu près démocratique, et sous la seconde aristocratique , se confond sous la troisième dans une pure monar- chie. Cette grande révolution ne se fit ni par un consentement en forme de la part de la nation, ni par une violence ouverte de la part de nos rois. Une atiention habile a profilé de chaque circons- tance qui pouvait augmenter leur puissance. Notre penchant pour eux, notre caractère confiant et peu prévoyant, qui fit que nous crûmes plutôt leur confier nos droits que les leur céder, enfin les changements que le temps produit nécessairement sur toutes choses sont les seuls titres qui ont fondé cette puissance monar- chique dont ils jouissent aujourd'hui. Il ne faut donc pas nous dire que cette puissance est une loi fondamentale de l'Etat. « Nous ne prétendons pas en revenir à nos premières institutions: nous ne demandons que la conservation de ces limites qui l'em- pêchent de dégénérer en despotisme, ou dans une monarchie sans limites telle que la conçoit M. le chancelier. Ces limites sont les droits et priviléges prétendus par la noblesse. Quoiqu'’elle ait perdu cette puissance politique qui résidait en elle comme corps, elle retient toujours des droits personnels et une préeminence attachée à son rang; elle conserve un sentiment de sa première élévation, qui l'élève au-dessus de la classe des autres citoyens; elle prétend à de certaines distinctions; il est de certaines taxes auxquelles elle ne peut être assujettie. Beaucoup de ces droits ne sont pas tirés de lois positives, mais définis et établis par les maximes de l’hon- neur, titre plus délicat, mais non moins sacré. Ces droits, établis et soutenus par un principe également vigilant pour les garder et pour les défendre, ont jusqu’à présent été des objets de respect et de vénération pour le souverain. L'autre barrière qui met un frein à son autorité est l'enregistrement de toute ordonnance au parlement avant que nous devions les regarder comme ayant force de lois, ainsi que le droit qu’il a de faire des représentations sur celles qui porteraient atteinte aux priviléges de la nation et, en conséquence , de refuser l'enregistrement. Tout édit qui ordonne de nouvelles impositions doit aussi y être enregistré avant que ces impositions puissent être levées légalement, et peut être repoussé si le malheureux peuple est hors d'état de payer de nouvelles taxes. MISS. SCIENT, V. 29 — 450 — rest ce droit d'enregistrement que l’on veut à présent ôter au parlement. Il ne fut jamais un droit pour lui, disent les partisans de l'autorité royale; rendre la justice au peuple est sa seule fonc- tion. Telle fut à la vérité son origine, et ce que nous appelons à présent parlement n'était dans son principe que la cour de nos rois ou le tribunal auquel ils confaient l'administration de la justice dans leurs propres domaines, et le pouvoir de prononcer définitivement sur tous les cas qui y étaient renvoyés par appel de toutes les baronnies du royaume. Mais lorsqu'on eut fixé le temps et le lieu de ces assemblées, lorsque, non-seulement les formes de ces procédures, mais encore les règles et le principe de ces juge- ments eurent acquis de la régularité, que leur uniformité eut éta- bli des règles de justice quisfurent regardées comme si sacrées que la puissance souveraine du monarque même aurait craint de.les atta- quer, le peuple s’accoutuma à le considérer comme le grand dé- positaire de ses lois, ses membres acquirent de la considération, ses décrets furent respectés, et il prit beaucoup d'influence sur la nation. Ce fut cette considération dont nos roïs se servirent pour établir leur autorité législative sans effrayer leurs sujets. Avant de prétendre que leurs ordonnances eussent force de lois dans le royaume, ils les envoyèrent à leurs parlements pour y être véri- fiées et enregistrées. Et l'on a vu quelquefois les parlements re- fuser d'enregistrer, et plusieurs de nos rois, loin d'être offensés de ce refus, rendre des déclarations autorisant cette résistance pour le cas où, surpris par leurs ministres, ils rendaient eux- mêmes des ordonnances contraires à la constitution du royaume et aux priviléges de leurs sujets. « Lorsque nos rois hasardèrent de ne plus recourir à l'assemblée des états généraux pour demander de nouveaux subsides et de requérir par de simples édits royaux leurs sujets de contribuer aux besoins de l'État, ces édits furent aussi envoyés au parlement, et l'enregistrement, regardé comme nécessaire pour que ces taxes fussent levées légalement, eut l'air d’une espèce de consentement tacite de la nation. Souvent Île parlement fit des remontrances pour en appeler à la modération, et souvent il fut écouté. Le peuple s’accoutuma donc à le considérer comme son organe, et la puissance du souverain s’accrut à l'ombre de cette confiance. « Cette puissance, devenue sans bornes, voudrait à présent n'avoir plus même ce léger frein. — 31 — « Le parlement ne fut créé, dans sonorigine, que pour rendre Ja justice, il est vrai. Ce n'est point au détriment des droits de la couronne que sa puissance s'est augmentée, mais au détriment des nôtres. Ce serait donc la nation qui serait autorisée à réclamer contre ces droits. S'il avait montré une complaisance trop servile aux volontés du souverain, il eût trahi ces droits que nous lui avons confiés, de même que s’il avait enregistré une déclaration lui attribuant à lui-même la puissance de créer des lois ou de les détruire sans contradiction et lui ôtant le pouvoir de refuser l’en- registrement de toute ordonnance ou les édits émanés du conseil. Les princes ont donc eu raison de protester aussi contre uné telle déclaration, non-seulement comme pairs et ayant en cette qua- lité séance au parlement, mais comme gentilshommes faisant corps avec la noblesse. Elle blesse également tous les ordres de l'État; aucun ne devant être soumis au pouvoir arbitraire, ils sont aussi fondés à regarder la cassation du parlement comme illégale, non-seulement parce qu’elle est injuste dans le fond, puisqu'il n’a fait que son devoir en refusant d'enregistrer cette: déclaration, mais parce qu’elle lest aussi dans la forme. L’inamo- vibilité des charges qui composent ce corps est regardée comme une loi de l’État, et plusieurs déclarations de nos rois l'ont con- firmée. Aucun de ses membres ne doit donc perdre celle dont il est revêtu que lorsqu'il est jugé coupable, et la seule volonté du roi ne fait pas jugement!. | « Un corps qui pourrait être détruit parce qu'il aurait osé lui dé- plaire serait un mauvais gardien de nos lois, l'esclave du caprice du souverain et non le défenseur des priviléges de la nation. Par qui le faire juger? Par un tribunal, dira-t-on. Il est vrai que l’on n’eût pu en trouver aucun qui l’eût jugé coupable, aucune loi surlaquelle il eût pu être condamné; car le pouvoir peut bien user de violence, mais il ne peut faire que cette violence devienne justice, et s’il a été au pouvoir du roi de détruire, il ne l’a pas été de détruire avec. légalité, Les protestations contre cette illégalité sont fondées; la force pour être écoutées leur manque, il est vrai, et malheureu- ! Les pairs, lorsqu'ils sont reçus au parlement, jurent dans leur serment (et ce serment est connu du roi) de ne point souffrir qu'aucun de ses membres perde ses charges que par un jugement légal rendu par un tribunal toujours subsistant. Une commission créée par le roi pour les juger serait regardée comme une violation de cette loi. {Note en marge du manuscrit.) M. 29. — 132 — sement les cris de la nalion sont aussi impuissants que ses droits sont réels, et M. le chancelier sera à jamais coupable envers elle d'avoir élagué les faibles restes d'anciens privilèges. «J'ai dit, au commencement de cet écrit, que je trouvais M. le chancelier coupable envers le roi, quoiqu'il semblât ne tra- vailler que pour l'augmentation de son autorité. En effet, un roi de France jouit, ce me semble, dans la constitution actuelle de la monarchie, de l'autorité la plus étendue qu’un roi puisse dé- sirer. S'il veut encore commander à des hommes, et non à des esclaves, la plus souveraine injustice peut seule le mettre dans le cas de sentir qu'il n’est pas absolument le maître en excitant les murmures dans la nation. Que nous reste-t-il que nous ne regar- dions pas comme à son absolue disposition ? Je ne puis mettre au rang des priviléges la sûreté de la vie si l'on n’est jugé criminel suivant les lois. Il fait horreur de penser qu'il y ait des hommes à qui le caprice d'un seul peut la faire perdre, et je ne veux pas croire qu’un souverain souhaite ce pouvoir. IL s’agit donc de quel- ques distinctions attachées à la noblesse, et plus idéales que réelles, comme la propriété de nos biens, sur lesquels il met des impositions à sa volonté; car cet enregistrement nécessaire au parlement et le pouvoir qu'il a de le refuser, qui en est la con- séquence, gène peu les rois pour nous imposer des taxes nouvelles ; limmensité de celles que nous payons en est la preuve. Le roi possède une partie de nos biens par les différents emprunts que lui ou ses prédécesseurs ont faits successivement. Il n’est aucun fonds qui soit assigné où il ne puisse toucher, soit pour les arréra- ges des rentes constituées pour ces différents emprunts, soit pour la solde des troupes ou les appointements des charges, tant de la cour que de la magistrature. Tout passe à son trésor royal. Il peut donc arrêter tous payements, ainsi qu'il n'arrive que trop sou- vent, sans même qu'on lui refuse de contribuer aux dépenses auxquelles il peut être obligé. Cette crainte, jointe à celle que l'on a de déplaire à son souverain qui distribue toutes les grâces, fait que l’on pourrait plutôt reprocher au Parlement de ne pas assez considérer la misère des peuples. Ce n’est donc qu’à la der- nière extrémité qu'on lui voit faire quelque résistance, et lors- qu'en vérité elle est aussi utile au roi qu’à ses sujets. Il est un terme où il ne faut plus songer à augmenter les revenus; et ce nest pas en écrasant son peuple qu'un roi sera puissant. — 133 — « Ce faible reste de nos anciens priviléges semble donc n'avoir été conservé que pour faire jouir nos souverains du bonheur presque incompatible de gouverner paisiblement avec une aulo- rité qu'on peut dire absolue. Il y a des hommes à qui ce simu- lacre de liberté fait croire qu'ils ne sont pas soumis à une auto- rité arbitraire, dont les àmes, par celte raison, conservent encore l'énergie et l'honneur qu'on ne trouve plus chez un peuple résigné au despotisme, et qui, à la place d'un dévouement servile dicté par la crainte, ont encore, pour les rois, celui du cœur. Est-ce là ce qu'il faut détruire ? J'ai donc raison de dire que M. le chan- celier est coupable envers le roi; qu'il entend et voit mal ses vrais intérêts; je dirais même qu’il est fort maladroit, s’il n’était par- venu à ses fins particulières. Je veux bien avec lui croire un mo- ment qu'une autorité sans bornes est le premier bonheur d’un roi; j'irai encore plus loin, et je conviendrai que le Parlement, par de vieux préjugés, se refusera quelquefois à des règlements uiiles. C'est au moins de telles circonstances qu'il fallait profiter pour le détruire; on devait faire en sorte que la nation ne pensât qu'a l'obstacle, au bien du moment, sans songer que cette oppo- silion, nuisible quelquefois, était précieuse à conserver. Mais en- voyer au Parlement une déclaration faite pour révolter la nation entière, ce n'est pas ainsi qu'un homme habile, ayant conçu le même projet que M. le chancelier, l’eût exécuté. Il n’eût pas choisi non plus le moment où le peuple gémit sous le poids des impôts; il eût attendu qu'une bonne administration eût amené les esprits à ne plus voir, à ne plus reconnaître que le roi. Il est si aisé et si facile de nous amener là ! Louis XIV défendit au Par- lement de lui faire même des remontrances, et la nation ne fit point d'opposition à cette défense; elle était enivrée de sa gloire. Il est vrai que cette défense n'eut l’air que d’une punition mo- mentanée et qu'il n’imagina pas de faire une loi de son autorité arbitraire. Quand ïl aurait eu exercé pendant tout son règne une telle autorité ,‘elle n'eût pas augmenté son pouvoir réel, elle n'eüt fait au contraire qu'avertir la nation de ne pas se livrer à cet abandon qu’elle eut pour lui. Un roi dirait en vain : « Je suis le maitre, ma volonté est la loi.» Si en effet il n'avait pas le “pouvoir de l'être, cette prétention n'ajouterail rien à sa puissance, et-elle ne serait que la risée de son peuple. Aussi un roi habile, en détruisant tout pouvoir qui peut mettre un obstacle au sien, — 154 — se gardera bien d’avertir ses sujets qu'il les a rendus esclaves de sa seule volonté. Cette idée effrayante les fait discuter sur l’injus- tice de ce pouvoir, leur fait examiner sur quel droit il se l’attri- bue. M. le chancelier, depuis six mois, a fait apprendre l’histoire de France à des gens qui seraient peut-être morts sans l'avoir sue. Ces discussions, ces murmures sont peu à craindre, je le veux. Cependant qui peut l’assurer avec une entière certitude ? Au moins produisent-ils le mal réel d'aigrir la nation contre son roi; et c’est peutêtre celui que nous reprochons le plus à M. le chancelier, car c'est un malheur pour les Français de ne pas aimer leur souve- rain. Est-ce donc une pareille nation qu'il faut vouloir gouverner en despote ? « Je crois avoir bien prouvé que la destruction des Parlements, non-seulement n’est pas juste, mais ne doit pas être même désirée par le roi. Une bonne admunistration ne s’apercevra qu'ils exis- tent que par l’ordre qu'ils contribueront à mettre dans le gouver- nement, et lorsqu'ils ont hasardé de passer les bornes dans les- quelles ils doivent être rerfermés, ce n’a jamais été que lorsque la mauvaise administration a mécontenté la nation et qu'ils ont senti qu'ils avaient à faire à des ministres imbéciles. De sorte que si le roi leur voit des prétentions nouvelles, son soin le plus pres- sant n’est peut-être pas de les arrêter, mais de commencer par examiner la conduite de ses ministres. Ces avertissements, accom- pagnés de justes représentations, un bon roi ne doitil pas les désirer plus que les craindre ? » Nous nous trompons fort, ou ce Mémoire sur les parlements méritait d’être publié. Ferme intelligence de toute notre histoire, mâle dévouement à la liberté, prévision hardie des maux que le despotisme attirera sur la nation, nous y trouvons toutes ces rares qualités. Nulle part peut-être, avant 1789, si ce n'est dans les Mémoires du cardinal de Retz, on ne trouvera plus clairement accusée l'incertitude de la constitution politique de l’ancienne France, la route semée d'abimes sur laquelle nous a jetés le ren- versement de ce milieu entre les rois et le peuple, la noblesse; nulle part des vœux plus sincères et mieux expliqués pour une re- présentation nationale effective et forte. L'auteur s'élève jusqu’à l’'éloquence quand il souhaite à son pays de retenir l'énergie et l'honneur « qu’on ne trouve plus chez un peuple résigné au des- potisme, » quand il explique comment le despotisme est le pire — 455 — ennemi de la royauté, et quand il résume tous ses raisonnements et toutes ses preuves historiques dans un seul mot qui laisse une empreinte profonde : « M. le chancelier, depuis six mois, a fait ap- prendre l'histoire de France à bien des gens qui seraient peut-être morts sans l'avoir sue. » Quel est donc le ferme esprit qui a si vigoureusement tracé un si vaste tableau? Quel est l’auteur du Mémoire? C’est madame de Mesmes, assistée de madame d'Egmont. Je trouve, en effet, dans les Papiers de Gustave ITT, tome XXI, une lettre du 1° septembre 1771, dans laquelle madame d'Egmont écrit à Gustave : « J’ai pensé que vous n’aviez pas pris la peine de discuter les principes de M. le chancelier, et que, par conséquent, vous n’aviez pas vu ni ce qu'il détruit ni ce qu'il veut rétablir. Dans cette persuasion, j'ai prié madame de Mesmes de rassembler les faits principaux, afin que V. M. püt voir sur quoi se fonde ma façon de penser à cet égard; j'étais trop malade pour pouvoir faire ce travail; d’ailleurs, mon amie en est plus capable que moi... Je joins ici ce petit écrit et les deux meilleures brochures sur le même sujet...» D'autre part, au Mémoire que nous avons cité se trouve annexée, dans les Papiers de Gustave III, une lettre déve- loppant les argumeuts du Mémoire, empruntant quelquefois les mêmes termes, faisant évidemment suite, et composée par le même auteur. Or cette lettre, non signée, est de l'écriture demadame Fey- deau de Mesmes, dont quelques autres lettres sont ici avec si- gnatures. Le Mémoire est d’une grande écriture qui a tout Fair d’être celle d’un copiste. En troisième lieu, une petite feuille sans date, de l'écriture de madame d'Egmont, et qui se trouve ici, dans le volume d’Upsal, était évidemment jointe au Mémoire, qu'elle annonce à Gustave IIE par ces mots : « Voici le petit ouvrage de madame de Mesmes..…. Il est certain que je lui ai vu faire ce petit mémoire, qu’elle l’a écrit au chevet de mon lit pendant ma maladie à Brêne (sic), et qu’il n’est venu personne qui püt nous aider.» Quatrièmement enfin, on trouve en marge du Mémoire, pages 2 et 27, deux notes (que nous avons citées), où l'on recon- naît visiblement l'écriture de madame d'Egmont. Pour peu d’ail- leurs qu'on ait parcouru la correspondance de madame d’Egmont avec Gustave IIT, on sait que cette grande dame, généreuse et fière, s'occupe beaucoup des affaires du parlement, et soutient sans cesse les droits de la liberté, C’est elle qui écrivait à Gus- — 156 — tave IIT, quelques mois avant la révolution par laquelle il devait relever la puissance royale : « Puisse votre règne devenir l’époque du rétablissement d’un gouvernement libre et indépendant, mais n être jamais la source d’une autorité absolue... Si vous ne mettez pas à votre autorité des bornes qu’il soit impossible à vos succes- seurs de franchir, et qui rendent vos peuples indépendants de l'imbécillité d’un roi, des fantaisies d'une maîtresse et de l’ambi- tion d’un ministre, vos succès deviendront l’occasion de ces abus, et vous en répondrez devant la postérité. » C’est elle encore qui écrit à Gustave IIT, sur l'esprit duquel elle a pris un grand et noble ascendant : « Mettez-moi à portée de vous envoyer mon portrait. Je ne le puis sans la parole positive que vous n'avez ni n’aurez celui de madame Dubarry. » Les lettres de Piranesi à Gustave IT nous montreront ie roi ami des arts et jaloux de les attirer jusque dans son lointain royaume. Elles sont curieuses pour l’histoire artistique. Elles nous intéressent aussi en ce sens que leur auteur a eu des relations très-intimes avec la France. C’est en France que les deux célèbres graveurs Piranesi, père et fils {nos lettres sont du fils), invoquent, pour leur œuvre commune, plusieurs de leurs plus dévoués et de leurs plus célèbres protecteurs. Après avoir été, non-seulement le correspondant de Gustave III, mais même son chargé d’affaires auprès de la cour de Rome, François Piranesi, le fils, fut envoyé, en 1798, comme ministre de la république romaine à Paris. Pen- dant les troubles qui agitèrent ensuite l'Italie, il fut fait prison- nier à Naples, ne dut sa liberté qu’à l'intervention du premier consul, publia à Paris, chez Didot, son plus grand ouvrage, où se confondent les travaux de son père et les siens, et vendit fina- lement au Gouvernement français, pour la chalcographie du Mu- sée, les planches gravées et les collections précieuses qu’il avait si laborieusement réunies, À en croire quelques-unes des lettres qu’il adresse au roi, l'élève serait devenu, pour l'expérience et le goût, plus habile que le maître : « Je ne dis rien du style, du goût et de la beauté de l’en- semble de ces deux morceaux, écrit-il dans sa seconde épitre; votre majesté entend tout cela mieux que moi.» Ce qui est sûr, c'est que Gustave III faisait, par l'entremise même de Piranesi, d'importantes acquisitions, et que le musée de Stockholm n’a en- — 137 — core aujourd'hui d’autres antiques à montrer aux étrangers que ceux qui y ont été apportés par ce roi. L’Endymion, magnifique statue, dont il est question précisément dans la lettre de Piranesi dont nous citions tout à l'heure un passage, est le principal orne- ment de cette galerie. ee « Sire, « Parmi les antiques dont une famille romaine va se défaire, if y a une superbe statue plus que nature ou plutôt un groupe de Bacchus avec une petite figure de femme à côté, qui mérite abso- lument d'être exposée aux yeux connaisseurs de votre majesté, quoiqu'elle se trouve publiée par Maffei ! et le père Montfaucon ?. Ces deux habiles antiquaires n’ont pas deviné le sujet de la petite figure, l’un d'eux l'ayant prise pour la déesse de Espé- rance qui se réchauffe toujours avec le vin, l’autre pour Ariane, la femme de Bacchus, par la seule raison d’être en sa compagnie. . Comme je lai examinée de près, tant pour ce qui est antique que pour tout ce qui a été modernement ajouté, j'ai trouvé que l'instrument qu’elle tient à la main droite est le manche d’un cou- teau ou d’une épée. Cette observation, jointe à la modeste phy- sionomie de la figure et à la draperie même, me force à y reconnaître la muse de la Tragédie, qui a été inventée par Bac- chus, et dont il est le maître et le protecteur, ce qui est très-bien rendu par la position de la petite statue sous le bras de Îa divinité. La sculpture de ces deux morceaux diffère beaucoup; ear le style de la petite figure est du premier grec, qui tient beaucoup de l'étrusque; l’autre est moins sec, et on y voit beaucoup de dessin, de finesse et de goût. Bacchus est habillé en triomphateur, comme s'il revenait de subjuguer les Indes, avec le thyrse d’une main et dans l’autre du raisin, portant sa nébride* ou peau de chèvre 1 Paul Alexandre Maffei, né en 1653 à Volterra, mort à Rome en 1716, a laissé de savants ouvrages : 1° Raccolta di statue antiche e moderne, etc. Rome, 1704, in-folio, donnant 163 statues antiques tirées des palais, jardins et musées de Rome, un texte explicatif, quatre dissertations sur un tombeau de la voie Ostia, sur les thermes de Titus et sur les marbres du musée Albani; 2° Gemme antiche, etc., 1707, 4 vol. in-4° avec des notes précieuses, ? L'Antiquité expliquée et représentée en figures, Paris, 1719-24, 15 volumes in-folio. # Petit manteau de peau de cerf, de faon ou de chèvre , que l’on voit souvent aux bacchantes. — 138 — au-dessus de son manteau et gracieusement reliée en devant. Sa tête est couronnée de fleurs, qui se voient reliées par un strofiol et une partie desquelles tombent négligemment sur les épaules. La chaussure n’est pas moins singulière par la richesse que par la bizarrerie. Je ne doute pas que cette statue n'ail anciennement été placée sur le proscenio de quelque théâtre, où certainement elle aura fait un très-bel effet. - «Au museon Pischanendinium (?) ont été ajoutés différents marbres, parmi lesquels une Vénus très-superbe, l’urne de Scipion Barbatus, une statue colossale de Junon et plusieurs animaux. «Il y a eu ici un fanatisme pour une statue moderne d'une Vénus couchée dans un lit. C’est le jeune sculpteur Monti qui a moulé sa femme, qui avait dans son corps de belles parties, ainsi que de mauvaises. Ayant débité qu'elle était une copie d’un an- tique, il a voulu savoir des plus habiles professeurs ce qu'ils au- raient estimé l’original. L’estime a monté à 5,000 écus, ce qui a été fort honteux pour ces messieurs. « Je suis, etc. « François PIRANESI. «Rome, le 4 mai 1783.» « Monsieur ?, «Je vais vous faire part d’une esquisse d’un beau candélabre antique dont s’est augmenté mon muséum ces jours passés, et qui fait merveilleusement le pendant à l’autre qu'il y avait déjà et qui est bien connu de Sa Majesté. Il pose sur des pattes de lion et, pour mieux le soutenir, on y a placé entre elles un morceau de co- lonne cannelée. Après s'élève une base carrée d’une modinature (sic) trèsélésante et délicatement entaillée qui, dans la face principale, 1! Strophium ou mamillare signifiait en général une sorte de bandeau ou de ceinture en peau pour la poitrine, à l’aide duquel on resserrait la tunique inté- rieure pour mieux dessiner les formes. Mais il signifiait aussi les bandelettes qu'on mélait aux couronnes de fleurs et les couronnes de fleurs elles-mêmes dont on parait les autels, les statues des dieux, les prêtres et les objets sacrés. Ceux qui les préparaient s’appelaient strophiarü. (Voy. Pauly, Real Encyclopädie; voy. aussi de Clarac, p. 22.) ? Piranesi s'adresse à Monsieur le comte de Haga tant que Gustave IIT voyage sous ce nom. Gustave ne quitte Paris que le 9 juillet 1784. — 139 — représente un sacrifice d’un très-bon goût. On y voit dans le milieu un autel avec le feu sacré, d’un côté le prêtre couvert entièrement du pallium et un de ces ministres appelés Camillr, qui porte dans une patèné les instruments nécessaires, de l’autre côté un victimaire, avec la hache sur les épaules, qui conduit un bœuf drapé et couronné. En arrière on voit le portail ou plutôt le pronaon ou portique d’un temple, ce qui sert beaucoup à la perspective et prouve en même temps que les anciens sacrifiaient et faisaient toutes leurs cérémonies hors des temples, au con- traire de nous qui les faisons au dedans. Sur ledit bas-relief on trouve des masques bachiques avec des cornes de mouton re- liées à l’aide d’un feston et vis-à-vis d’une tête de marbre canne- lée. Sur elles s'élèvent deux cigognes qui, avec le dos, soutiennent le tronc du candélabre. Lesdites cigognes, ayant les ailes pliées et un serpent dans le bec, sont inventées dans lattitude la plus propre, la plus proportionnée et la plus élégante pour faire un très-bon effet. Le fût du candélabre, orné de feuillages, de pam- pres et d’un grand serpent qui s’y entortille, s’achève avec un joli chapiteau richement orné. Toute cette décoration semble annoncer notre candélabre pour un monument bachique. «Les héritiers de la maison Fucatelli ont donné au pape une tête d'Achille superbe, fort au-dessus de celle du général Schevo- loff, qu'il emporta en Russie. « Il yaaussi dans le même palais deux têtes en basalte! de l'em- pereur Vespasien et de Titus son fils ?, pièces bien rares, el qu'on pourrait obtenir, à cause que Sa Sainteté a fait propos de mettre fin à sa collection Vaticane. « On y voitenfin un groupe de deux statues, l’une de Bacchus, après nature”, l’autre d’une prêtresse ou plutôt de la déesse Némésis, fort plus petite. « Pour ce qui regarde la juridiction sur les ports, que la cham- bre apostolique ne veut pas accorder aux nations protestantes, il est à savoir que l’agent de la Russie Prosopati, pour la ville d'An- cône, quoiqu'il ne soit reconnu par la cour de Rome qu’en qualité . À Voy. M. de Clarac. Description des antiques da musée national du Louvre, p: XXII, XXIX. ? Les bustes et statues de Titus sont rares, parce que Domitien, jaloux, en fii disparaître un grand nombre. ? Sans doute grandeur naturelle. — Lh0O — d'agent, ose exercer les droits de consul, et fait des arrêts publics. À ce qu'on dit, le colonel Storanz, qui est le consul du pape pour la Russie, la Suède et le Danemark, aura beaucoup à faire pour exiger quelque tribut d'ancoraggio. Après quelque temps nous verrons jusqu'où il étendra sa juridiction. Je ne désespère pas qu’à l'aide de quelque recommandation particulière de Sa Majesté, nous aboutissions aussi, d'autant plus qu'il y aura l'exemple de la Russie. « Ici est mort le cardinal Spinola, qui a laissé une richesse im- mense; c'est le vingt-quatrième chapeau vacant et le Saint-Père ne songe pas à faire la promotion, ce qui cause beaucoup de misère dans le pays... Les deux ministres d'Espagne et de Portugal, se sont rendus d’Albanum à l'audience du pape pour obtenir la dis- pensation des infantes d'Espagne et de Portugal qui vont se marier. « Je suis de vous, monsieur, le très-humble, « FRANGoIs PIRANESI. « Rome, le 31 juillet 1784.» « Sire , « Ce n’est pas l'usage ni la cérémonie de la cour qui, à l’occasion de la nouvelle année, me rappelle le sacré devoir de faire des vœux pour une santé aussi précieuse que la vôtre. C’est mon cœur, accoutumé à ressentir les puissants effets de votre souveraine protection, qui minvite à vous témoigner ma reconnaissance pour tant de bonté dont vous venez de me combler. Qu'il veuille bien me rendre heureux de même par la continuation de votre grâce que je tâcherai toujours de mériter par l'exactitude de mes services aussi bien que par la soumission parfaite aux ordres de votre majesté. « Je soumets à vos yeux, sire, deux superbes bas-reliefs, déterrés à Otricolil, dans la fouille du pape. C’est bien facile d'expliquer le premier, car on voit Diane habillée en chasseuse sur un char traîné par deux chevaux, qui va peutêtre s’amuser à son ordi- naire exercice. Ce petit Amour en croupe tenant les brides, si ce n'est un génie particulier, pourrait dénoter la circonstance dans ! À 28 kilomètres N. O. de Rieti, tout près du Tibre. , — ll — laquelle cette déesse va surprendre Endymion. La femme au- devant ailée et qui d’une main tient un flambeau, de l'autre les brides, aussi simplement vêtue qu’elle est, s'annonce très-bien pour une des Heures. Dans le petit garçon en l'air on reconnait aisément Phosphorus, qui semble avertir la déesse du jour qui vient. L’écrevisse en haut personnifiée et la grappe de raisin pour- raient assez bien indiquer la saison dans laquelle l'événement arrivel. — On voit dans l'autre un héros grec à demi-nu devantune femme à qui il paraît imposer des ordres. Il a l'air d’un homme résolu à faire quelque grande entreprise, tandis que la femme s'appuie contre un arbre dans une attitude mêlée de rêverie et de plainte. Tout cela ne peut pas mieux convenir qu'à la fable de Protésilas, lorsqu'il quitte sa chère épouse Laodamie pour aller s'immoler chez les ennemis, suivant la voix de l’oracle. On ne pouvait pas saisir un plus tendre instant que celui-ci, où le mari paraît dire à son épouse :« Console-toi et sois fidèle ! » Je ne dis rien du style, du goût et de la beauté de l’ensemble de ces deux mor- ceaux. Votre majesté entend tout cela mieux que moi: « La feuille ci-jointe est le catalogue des marbres de la villa Negroni, où j'ai marqué avec l’asterisco tous les morceaux les plus intéressants. Le marchand Staderino, qui en a fait achat, n’en veut pas moins que 16,000 écus, ce quiest un peu extravagant. «Rien de nouveau sur l’Endymion; il reste encore chez ses maitres sans qu'ils veuillent rabaisser le prix. « Je suis, etc., etc. « FRANÇOIS PIRANESI. « Rome, le 25 novembre 1784.» « Sire, « Votre majesté voudra bien me permettre que dans cet article je m'écarte de mon institut pour exposer, au lieu d’antiques, un ouvrage très-curieux d’un célèbre sculpteur du xvn° siècle, Lau- rent Bernin. On sait que cet artiste, toujours spirituel dans l’in- vention, suivant en cela le goût de Michel-Ange, a traité souvent l’allégorie. Mais, à dire vrai, jamais il n’a été si capricieux que dans ce groupe où d’une manière symbolique il a voulu exprimer le commencement, le sommet et ia fin de la vie humaine, la ! Voy. M. de Clarac, n° 438. — 42 partageant en jeunesse, virilité et vieillesse. La source générale des hommes est représentée sous la forme d’un grand tronc de raisin qui sort de la terre. On voit cette mère commune person- nifiée en femme couchée, qui fait naïtre en différents lieux de son corps des rameaux de la même espèce; ceux-ci s'entortillant au tronc principal s'élèvent jusqu'à un point pyramidal d’où ils retombent et s’enfoncent de nouveau. Le prémier, qui sert à mar- quer la jeunesse avide des plaisirs est un petit satyre enveloppé de pampres et de grappes; après s'élève un petit faune pour mar- quer la virilité, et en bas un autre plus petit pour dénoter la vieillesse. Dans cette figure, pour exprimer l'ennui des plaisirs, propre des vieux, l’auteur a feint que le faune rejette le petit satyre qui voudrait l'engager à boire un coup de vin dans une tortue. Tout le groupe est taillé dans un seul bloc de marbre par- faitement entier; sa hauteur est de quatre palmes romaines, sa largeur trois et demie, son épaisseur deux: On peut assurer que le mérite de l'invention ne cède point à celui de l'exécution. Tous les deux le rendent unique dans son genre. Le possesseur en de- monde 1,000 écus. « À l’Académie française, dans la classe de la peinture, on vient d'exposer un tableau représentant un soldat blessé, peint avec beaucoup d'intelligence par M. Drovais; — après, une ébauche avec Achille qui, au milieu deses troupes et de ses amis, pleure sur le corps de son Pairocle. Thétis, sa mère, qui, lui fournissant les armes trempées dans la forge de Vulcain, ranime ses esprits assoupis et les incite contre les Troyens; tout est rendu avec beaucoup d'expression et de facilité, par M. Gaufier!. Dans Ja classe de la sculpture, un modèle en scajola, représentant une jeune dame dans l'instant de se déshabiller pour aller se coucher avec son mari, rendu avec la nature même par M. Chardigny. Dans la classe de l’architecture, un hippodrome, à l’imitation des anciens, pour les nobles jeunes gens, très-bien imaginé, par M: Vaudoyer; de même qu'une restauration idéale de l'Odéon et du théâtre de la ville Adrienne à Tivoli. Le projet est destiné ? Louis Gauffier, né à la Rochelle, en 1761, remporta le premier prix de peinture en 1784, par son tableau de la Cananéenne. Envoyé à Rome, il y com- posa de beaux ouvrages, entre autres l’Alexandre mettant son cachet sur la bouche d'Éphestion qui le fit admettre à l'Académie royale de peinture. T1 mourut jeune à Florence, en 1801. Li — 43 — pour être inséré parmi les cartons de l’Académie royale de Paris ; il est très-sagement pensé par M. Bernard. sJe-suis:, etc., etc. « FRANÇOIS PIRANESI. « Rome, le 3 septembre 1785.» - « Sire, « Parmi les monuments qui peuvent exciter la curiosité des sa- vants et des amateurs, celui que je vous propose, sire, est un des plus beaux, soit pour la forme, soit pour le style, soit enfin pour l'érudition qu'il renferme. On peut Ice partager commodément en trois pièces. Dans la première figure, je ne douterais pas qu'on y ait voulu représenter la conquête du Palladium queles Troyens lais- sèrent faire aux Grecs. Il est assez bien connu par Virgile le destin d'Ilium, qui n'aurait jamais été prise tant que ce sanctuaire serait resté dans la ville, et comme Anténor et Téano sa femme, qui gardaient ce précieux monument, par une des plus vilaines tra- hisons, le donnèrent à Diomède. On peut y reconnaïtre, en effet, un Grec, sur un char, qui, d’un côté, prend le simulacre d’Anténor et, tourné vers sa femme, prend d’elle aussi un casque qui pou- vait être parmi les dépôts sacrés qui constituaient ledit Palladium. Dès qu'on a fixé cela, il est bien facile de reconnaitre, dans lase- conde figure, Enéas, Créusa et le petit Ascanius, qui s’en vont de leur patrie prête à être enflammée. Il vient encore, par consé- quence , que par le feu qu'on voit allumé en haut soit représenté l'incendie funeste et misérable de Troie. Admettant que celle-ci soit la véritable explication de ce monument, on ne peut pas nier que sa forme est bizarre et la sculpture fort jolie, tant pour la proportion que pour l'arrangement des figures. Ce tout annonce la plus florissante époque des beaux-arts en Grèce. Ce monument se trouve entre les antiques de monsignor Borgia. Il m'a fait le plaisir de m'en donner un plâtre ; la pièce est en marbre. « M. Venceslaus Peters vient d'achever deux tableaux dans les- quels sont représentés deux exploits d'Hercule : les victoires rem- portées par lui sur le fleuve Achéloüs et le lion de Némée. « En raccommodant üne rue, on a trouvé par hasard deux torses, d'une femme et d’un Apollon, de bonne manière. « Dans un couvent de religieuses, on a trouvé aussi une bonne tête. — hhh — « Le roi de Naples, dit-on, a accordé la permission de fouiller. «Je suis, etc., etc. « FRANÇOIS PIRANESI. « Rome, le 3 décembre 1785.» « Sire, « Dans les environs de Rome, où était l'ancien Labico!, aujour- d'hui la Colonna, petit pays, a été dernièrement trouvée cette fi- sure d'Hercule, de grandeur comme nature, assez pure de dessin, et d’un style noble et élégant. Quoique le sujet soit des communs, celui-ci mérite beaucoup d'attention de la part des connaisseurs en antiques, pour être le plus grand après celui du Farnèse, pour avoir sa propre tête, ce qui est rare dans les anciennes statues, enfin pour avoir sur ladite tête des trous pour y encaisser, peut- être, des pampres ou des grappes de raisin. Ce dieu, soit fantaisie des graveurs, soit mystères que nous ne connaissons point, parait quelquefois dans des attitudes ou avec des symboles singuliers. La jambe à gauche est moderne excepté le pied; la droite est antique jusqu'au genou; mais le torse et la tête, conservés en en- tier, sont d’une beauté qui frappe. Le sculpteur qui la restaure en demande 800 écus après la parfaite restauration. «M. Byres, antiquaire anglais, vient de vendre à limpératrice des Russies sa collection de camées pour 6,000 sequins ?. « Il y a en vente un morceau antique très-curieux, pour le prix de 300 écus. C’est un Diptyque avec presque 300 figures très- petites qui sont relatives aux faits du vieux et du nouveau Testa- ments. Le possesseur a près de luiles certificats de plusieurs savants, entr'autres de Winckelmann, qui, après avoir beaucoup vanté son prix, le croit digne du plus respectable muséon. Il y a aussi un document qui assure de sa provenance. Il dit que la pièce a ap- partenu autrefois à Basile [*, czar de Moscou; qu’elle passa dans les mains de Pierre le Grand, auprès duquel elle a été en grande 1 Labico est une petite ville de la campagne de Rome située entre Frascati et Palestrine. ' ? Dans son volume des Vuses, Piraresi dédie un beau candélabre Al suo caris- simo amuco il Sig” Giacomo Byres, architetto scozze. — 45 — vénération: qu'enfin elle fut acquise par un chanoine polacque, qui la laissa par testament au possesseur actuel. « Je suis, etc., etc. « François PirRANESI, «Rome, le 4 janvier 1786.» « Sire, Les deux inscriptions gravées que je viens vous présenter, tant pour l’érudition que pour la forme de certaines lettres qu'on y observe, doivent sans doute être réputées plus curieuses et plus intéressantes que tous les monuments de sculpiure que j'ai eu l'honneur de vous envoyer en avant. La première est une tessera hospitalis ! en langue éolienne de l'antiquité la plus reculée, où sont les lettres éoliques susdites, en partie grecques, en partie étrusques. J'ai tâché de la rendre en grec commun et en latin, ayant mis de même d’un côté les lettres qui en font le mérite principal. La seconde n'est qu'une inscription piaculaire en langue volsque. Elle a été déjà rendue et expliquée par le savant Coltel- lini de Cortone, et on ne peut pas faire mieux que rapporter sa traduction, telle qu'elle est. Par la moderne inscription gravée en bas, on apprend que la forme ? est dans le Muséon Borgianum, à Velletri, mais on y pourrait ajouter que de l'original on fit un présent au pape et que le Saint-Père l’a perdu malheureusement. « J'ai cru bien fait, sire, de joindre ici un catalogue de livres à l'égard des beaux-arts et des antiques qui viennent de paraître ou paraîtront dans peu de temps. « Je suis, etc., etc. « FRANÇOIS PIRANESI. « Rome, le 1° février 1786.» ! La tessera hospitalis était une petite tablette de boïs que tout Romain, donnant ou recevant l'hospitalité, partageait avec son hôte avant de le quitter, commeun gage de perpétuel souvenir. Elle portait une inscription relatant les noms de ceux qui s'étaient liés d’hospitalité, l’année, le mois et le jour où ils avaient contracté cette liaison et la mention qu'elle avait été faite pour eux et leurs descendants. Quiconque devenait infidèle aux liens hospitaliers encourait une sorte d'infamie : « Vous avez rompu la tessère hospitalière; allez trouver quelqu'un qui ait en vos serments plus de confiance. » (Plaute, Cistell. T, v. 27.) — On trouve dans Maffei (Musæum Veronense), p. 472, une tessère hospitalière d'une ville et d’un citoyen romain en bronze et avec inscription. On en trouve encore avec inscrip- tions dans Marini, Atti e monumenti degli Arvali, p. 782, 783; Gruter, Inscr. antig.; p. 4703 Ch. Dézobry, Rome au siècle d'Auguste, p. 220, 480. (Voy. de plus Pauly, Real-Encyclopädie, vol. KIT, p: 1251.) ? Sans doute la copie. MISS. SCIENT. V. 30 — hNh6 — CI Sire : « Parmi les beaux groupes qui nous sont restés de l'antiquité, si on excepte le Laocoon, le Papirius, lArria et Petus, on peut ranger celui que j'ai l'honneur de vous présenter, sire, tant pour le style que pour l’accouplement des figures et la gaité du sujet qui y est exprimé. C’est un petit Faune quisoutientun vieux etgros Si- lène barbu, couronné de pampres, avec une tasse à la main et une peau de lion qui lui tombe de ses épaules. Ce qui est le plus beau, c'est que le Silène est ivre jusqu'à l’abandonnement total de son corps. La peine qu'éprouve le petit Faune et les efforts qu'il fait pour soutenir le corpulent Silène, le délaissement du vieux, son assoupissement et l'abandon de tous ses membres, tout est rendu avec la plus grande simplicité et avec le caractère de la vérité et de la nature même. Cette peau de lion, à dire vrai, pourrait le faire soupçonner un Hercule qui quelquefois est représenté de cette manière; mais je me doute fort que cette peau est un ajou- tement moderne et qu'on a adapté une peau de lion en place d'une nébride ou peau de chèvre, qui est plus convenable à un Silène. Ce groupe est à M. Lenking. Il y a un an environ, mon- signor Ferretti acheta de la maison Cheruffini un camée fragment représentant Achille qui pleure sur le tombeau de Patrocle, sujet illustré par Winckelmann et dont on a une répétition dansun bas- relief de la maison Maffei. À présent il veut le vendre pour 1,100 sequins. Il est de la première beauté, d’un dessin et d’un style le plus pur qui se trouve en camée. « M. Volpato a déjà commencé la gravure delachapelle Sixtine. Cet ouvrage, à mon avis, ne réussira pas seulement à être agréa- ble, mais il devra être utile aux connaisseurs et aux artistes: car l'original, on peut le dire, est l’école du dessin, l'abrégé de l’art. « C'est le graveur Carloni qui mettra en planches la sacristie de Saint-Pierre ; il en donnera le plan, les coupes, la décoration de l'intérieur et enfin tous les détails. « Je suis, etc. , etc. « François Piranesr. « Rome , le 15 mars 1786.» « Cette figure de Vénus est bien à estimer, sire. Ce n’est pas ni la touchante attitude, ni la proportion des parties, ni l'arrondis- — 47 — sement des muscles qui seules en forment le prix d'excellence. Son mérite principal est de pouvoir reconnaître dans son visage le portrait d’une femme illustre, savoir Matidia!, la fille de Mar- ciane, qui par conséquence avait pour oncle l'optimus des empe- reurs romains, Trajan. La conformité de ses traits aux médailles et au buste capitolin sont les fondements sur lesquels s'élève une telle opinion. On ne se doit pas étonner de voir combien les femmes augustes aimaient d'être représentées avec Îes devises de Vénus, plutôt qu’en Cybèle, en Diane, en Cérès. Vénus n'est-elle pas la déesse qui en imposait par les attraits de la beauté à tous les rangs de divinités dont l’ancienne mythologie remplissait le ciel, la terre, la mer et l'enfer? N’est-elle pas la déesse en crédit d’avoir, avec Anchise, fait naître Romanos rerum dominos gentemque togatam ? « Ge beau simulacre, appartenant aux Farnèse, est un de ceux transportés à Naples, ville qui, étant déjà bien riche en bronzes, en pierres et autres curiosités antiques, va à présent augmenter de même sa collection de marbres. «Les jours passés, on a élevé dans la place du Quirinal le pre- mier morceau de l’obélisque, qu'on a voulu mettre entre les deux chevaux. Sa Sainteté est prête à voir perfectionner tous ses ou- vrages de magnificence. Il ne lui reste que de voir dessécher les marais Pontins? et sa nièce accoucherÿ. On travaille à mettre les deux horloges sur la surface de l’église Vaticane. La déesse de la _médisance dit que le but principal de cette entreprise est que les flatteurs du Saint-Père ont voulu lui donner le goût de placer aussi les armes Braschi sur le portail de Saint-Pierre. « Nous venons de voir ici trois ouvrages imprimés à Parme par ! Voy. dans M. de Clarac (Description des antiques du Musée du Louvre), la des- cription du magnifique buste de la belle et vertueuse Matidie, nièce de Trajan et belle-mère d’Adrien (n° 129). ? On sait les grands travaux qui honorèrent le pontificat de Pie VI (1775- 1799) : les réparations et le fanal du port d'Ancône; la magnifique sacristie ajoutée à Saint-Pierre; les réparations faites à l'entrée du palais Quirinal, où il fit relever le fameux obélisque; les embellissements de l’abbaye de Subiaco, et surtout le desséchement des marais Pontins. 3 Pie VI avait deux neveux, fils de la comtesse Onesti, sa sœur. Il leur fit prendre son nom, et maria l'aîné, le duc Braschi, à la fille de la comtesse Falconieri, une des plus riches héritières de Rome. M. 30. — 48 — le célèbre Bodoni, dont l'élégance est insurmontable : 1° les carac- tères de Théofraste, et 2° l’ancien Longus en grec et en latin, Tout est magnifique, soit pour le papier, soit pour les caractères, soit pour le tirage. « Je suis, etc., etc. « FRANGOIS PIRANESI. « Rome, le 27 septembre 1786.» « Sire, « Un des plus beaux traits de l’histoire grecque est ce qu'on a sculpté dans ce marbre de la villa Albani, qui na pas encore été publié. On y voit les deux amis Pylade et Oreste venus dans la Chersonèse Heu pour voler le simulacre de Diane, l'unique remède assigné par les dieux à la guérison du second, et qui reconnus pour étrangers, sont destinés tout de suite à être im- molés à la déesse. Il faut que l'artiste qui y a travaillé fût un des plus habiles, car il y a mis le plus beau dessin et tout ce sion peut désirer du côté de la composition et de l'expression. Il n’a pas omis d’y placer la figure d’ Électre, prétresse de cette divinité, et qui aurait été la sacrificatrice de son frère si elle ne l'avait pas enfin reconnu. « On trouve à acheterici, pour cent écus romains, une estampe de la colonne théodosienne de Constantinople, où, quoiqu'elle ait été élevée à Arcadius, son fils, on trouve gravés les principaux exploits de Théodose, et les plus respectables édifices dont ces princes ont enrichi la ville de Constantinople, alors la capitale de l'empire. Ce qui est singulier, c'est qu’on voit par ce monument que le bon goût n’était pas encore perdu. La longueur de la carte est de 25 palmes romaines, la hauteur d’une palme et presque un quart. On a déjà fait au possesseur des offres avantageuses, mais il ne veut pas rabaisser un sou dudit prix. « On va publier ici un grand plan iconographique des marais Pontins, aux frais de la chambre apostolique. « Je viens de donner la dernière main à une très-grande carte de là place de Padoue, appelée le Pra-della-Valle, en feuilles arci-papali. Ca été pour le feu ambassadeur de Venise ici, le che- valier et procureur Memo, que j'ai fait cette gravure. Notre Saint- — 449 — Père l'agrée beaucoup. J'aurai l'honneur d’en envoyer une à votre majesté à la première occasion. « Je suis, etc, etc. « FRANÇOIS PIRANESI. «Rome le 15 novembre 1786.» « Sire, \ « J'ai l'honneur de présenter à voire majesté le dessin d’un templeavec la statue d'Esculape, qu’on vient d'acheter dans la vigne Borghèse. On fait présentement, autour dudit temple, un grand bassin, et, dans la fouille faite pour le former, on a trouvé une grande quantité de murailles antiques et différents morceaux de statues. Les sieurs Ratti, de Livourne, ont en vente différents mor- ceaux de marbres antiques. La marquise Gerolame Lepri prend soin d’en faire passer le contrat, et même ellé m'a chargé d’en envoyer une note à votre majesté. Ce mois d'octobre passé le sieur Petrini a fait une fouille à Palestrina, où on a trouvé deux camées antiques blancs et fort estimés. L'un représente Livie, l'autre Méduse. Il a trouvé aussi deux rares onyx et un grand morceau de topaze. | « Voici un billet de visite que monsignor Ridolfi a fait impri- mer; c’est celui dont le gazetier de Florence a parlé. « Jai l’honneur d’être, avec le plus respectueux, etc., etc, « FrANGoIs PrRANESI. « Rome, le 30 décembre 1786.» « Sire, « Pour continuer la dissertation sur les arts que je pris la liberté d'envoyer à votre majesté dans la feuille du mois de février passé, j'aurai l'honneur de lui dire que la cista mistica ou panier mystique dont il y était parlé et qui fut trouvée à Palestrine, quoique dans un mauvais état, est un monument qui est cependant estimable, par le jour que cela peut répandre sur les antiquités. Cette cista mistica des orgies ou mystères de Bacchus est la quatrième que l’on connaisse 1, ! Voy. sur ce curieux sujet Pauly, Real Encyclopädie, t, Il, p. 386, 1058, 1067, articles Cistophori et Dionysta. — 50 — « Elles ont toutes quatre été trouvées dans le territoire de Pré- neste. La première fut cette belle que l’on conserve à Rome dans le musée Kircherien et qui fut donnée par Ficoroni l’antiquaire}?, qui la fit graver dans son livre sur le Labico. La seconde, qui est plus petite, mais mieux conservée, est actuellement dans le musée Borgia, à Velletri. Quant à la troisième, qui est sans couvercle et fort endommagée, elle se trouve entre les mains du sieur Jacques Byres, Écossais demeurant à Rome. Ces quatre cistes se ressemblent beaucoup; elles sont d'une forme presque cylindrique, avec trois pieds, etle couvercle est surmonté de trois petites figures, qui lui servent aussi de manches. Sur cette dernière, c'est-à-dire sur la quatrième, on observe une lutte lacédémonienne entre un jeune homme et une jeune fille qui n’a qu'une petite jupe pour couvrir les marques de son sexe, du reste entièrement nue comme le jeune homme, L’on observe toujours, sur les cistes, des initiations aux mystères et des expiations. On croit apercefoir, sur cette dernière, Vexpiation d'Oreste faite par Minerve. Ces cistes sont antérieures à l'an de Rome 600, c'està-dire au sénatus-consulte Marcien, puisqu'il défendit les cérémonies religieuses qu'elles représentent. L'on trouva l’année passée, dans la fouille que le cardinal-doyen et le ministre de Portugal font faire dans le voisinage d'Ostie, environ trente grands vases de terre cuite, presque tous entiers, et que le prince Chigi a acquis pour en orner les allées de Castel- Fusano. L'on continue aussi à y déterrer des fragments de bonne sculpture. L'on y a également trouvé une inscription sur laquelle on voit les noms des serfs publics de la colonie d'Ostie, avec ce titre: Familia Ostiensis, et un groupe de deux enfants moins grands que nature, mais de bonne manière, et auxquels il manque les têtes. L’on y a aussi trouvé deux têtes fort estimées; l’une est le portrait d’une belle femme que l’on ne connaît pas, et qui est un peu délabré; l’autre est une fort belle tête de Rome, très-entière, d'un style grandiose et un peu plus grand que nature. Le dessus de la tête n’a été qu'ébauché, afin de pouvoir y adapter un casque 1 François Ficoroni, né en Italie en 1664, mort à Rome en 1747, a laissé : Osservazioni sopra l'antichità di Roma... Rome, 1709,in-4°; La Bol d'oro... 1732, in-4°; Le Maschere sceniche, 1736, in-4°; I piombi antichi…. 1740 ,.in-4°; Îves- tigi e rarità di Roma antica, 1744, in-4°; Le Memorie ritrovate nel territorio della prima e secundu citià di Labico e à loro qiusti sitt, 1745, in-4°; Gemmæ antique, 1797, in-4°, etc. — 451 — de bronze. L'on ne doit pas admettre entre les véritables antiquités tout ce que l'on dit avoir été déterré, comme, par exemple, les fausses inscriptions de la famille Emilia, que l’on voit chezle sieur Bellotti, ni les vases de terre cuite que l’on découvre avoir été falsifiés. Selon moi, il en est de même de la fameuse inscription lapidaire de Lucius Mummius Achaïcus, celui qui détruisit Corinthe, que l’on dit avoir été trouvée dans le voisinage de Saint- Jean-de-Latran. Cependant, comme quelques amateurs la croient antique, la voici telle qu’elle est : L. MVMMI. L. F, COS. DUCT. Lucius Mummius Lien filius consul, ductu, AVSPICIO. IMPERIOQVE auspicio, imperioque EIVS — ACHAIA. CAPT. CORINTO ejus, Achaia capta, Corintho DELETO. ROMAM. REDIEIT deleto, Romam redieit TRIVMPHANS — OB —HASCE Triumphans ob hasce RES —BENE — GESTAS — QVOD res bene gestas, quod IN BELLO — VOVERAT in bello voverat HANC. ÆDEM— ET. SIGNYM. hanc ædem et signum IMPERATOR. DEDICAT.: Imperator dedicat, Ceux qui prétendent que cette inscription ait véritablement été trouvée dans cette fouille disent que c’est une imposture du xv°siècle. Ce qui n’en est point une, mais qui est très véritable, c'est que je ne cesserai jamais d’être, avec le plus profond respect et le plus entier dévouement, « Sire, etc., etc. « FRANÇOIS PIRANESI. «Rome, le 28 avril 1787.» « Sire, « L'on vient d’ériger, dans l'église des saints apôtres, le tombeau de Clément XIV, dont j'avais déjà eu précédemment l'honneur de dire quelque chose à votre majesté. C’est certainement un des beaux morceaux de sculpture moderne. Le sieur Canova, sculp- teur vénitien, qui l'a exécuté, commença à se faire connaître dans sa patrie par un beau groupe de Dédale et Icare, qui, quoique peu correct, était cependant rempli d'expression et de vérité. M. le chevalier Zulian, ambassadeur de Venise en cette cour, l'ayant appelé ici, il ne tarda pas à donner des preuves de la supériorité de ses talents en abandonnant le mauvais style, malgré lequel il avait été applaudi , et en s’attachant à la belle imi- — 152 — tation de l'antique; ce qui lui procura la commission d'exécuter, outre le tombeau de Clément XIV, qu'il vient de finir avec applau- dissements, celui encore de Clément XIIT, que l’on doit ériger dans Saint-Pierre, et pour lequel il a déjà fait différentes études. Les autres sculpteurs sont, pour la plupart, tourmentés d'envie, mais particulièrement les Romains, de ce que l’on a donné à un sculpteur vénilien deux commissions aussi considérables. Cet ar- üste paraît fait pour rétablir la réputation de la sculpture 1ta- lienne, tant par sa belle imitation de l'antique que par sa dextérité à manier le marbre. On admire surtout, dans le tombeau qu'il vient de finir, la belle statue du pape, dans laquelle il a su éviter le mauvais effet qu’auraient pu produire les plis de la chape en lui faisant avancer le bras, de façon que l’on découvre presque en- tièrement le surplis et qu’on a un effet plus approchant du cos- tume ancien. La tête du pape, qui est très-belle, est cependant ressemblante, chose difficile et rare à trouver parmi les modernes. Les deux Vertus qui l'accompagnent sont pleines de noblesse et d'expression. Le geste du pape, qui étend la main, seulement en signe de protection, est une louable nouveauté. La draperie supé- rieure des deux Vertus est du meilleur goût, mais les plis de celle de dessous me paraissent trop étroits et trop collés sur la chair. Quant au marbre, qui n’est pas des mieux choisis, on n’a pu que très-peu le lustrer, crainte de faire trop paraître les taches noires, ce qui aurait fait un mauvais effet. Il est arrivé une scène curieuse au sujet de ce mausolée, lorsqu'il fut découvert. Le sieur Ber- gondi, l’un des plus anciens sculpteurs et académiciens de Saint- Luc, se trouvant là, se mit à le critiquer sur le ton d’un homme rongé de jalousie; maïs un peintre vicentin, qui s'y trouvait aussi, voulant venger la réputation de son compatriote, se retourna du côté de l'assemblée en lui montrant les mauvaises sculptures du tombeau des Colonnes, et dit : « Considérez, je vous prie, mes- sieurs, cet ouvrage, qui est un des chefs d'œuvre de ce censeur, et jugez par là quel cas l'on doit faire de ses critiques. » Chacun se mit à rire et le ridicule censeur se retira à petit bruit. Le sieur Christophe Hevesont (?), excellent sculpteur irlandais, après avoir été le concurrent du sieur Cauova dans l’entreprise de ses ouvrages, montra beaucoup plus de générosité lorsqu'il les vit découverts ; car il ne se conlenta pas d’en faire l'éloge, mais il voulut lui don- ner un grand diner où tous les artistes leurs amis furent invi- — 153 — tés. L'on dit aussi qu’un colonel anglais, charmé de la beauté du tombeau en question, a ordonné à l'artiste un groupe d'Amour et Psyché de grandeur naturelle. «Il vient de paraître une médaille d'ivoire que l’on dit avoir été trouvée dans un tombeau, près de Chiusi. Elle représente le portrait de Porsenna et porte cette épigraphe : L. PVRSNA, que l’on explique ainsi : Lars Porsena. Le mal est que les connais- seurs prétendent que c’est une imposture et que le sieur Leotini, qui l'a produite, est déjà connu en Toscane pour un producteur de choses apocryphes. « Il y a présentement à Rome un Français, nommé le sieur Casas, qui a été en Grèce et en Asie aux dépens du duc de Choïseul pour y dessiner les monuments antiques et le costume moderne, afin de continuer le bel ouvrage que ce duc avait fait commencer et qui a pour titre : Voyage pittoresque de la Grèce. Ce dessinateur a nombre de dessins curieux, entre lesquels il y en a plusieurs des ruines de Palmyÿre, qui peuvent servir à décider une question qui s'était élevée entre plusieurs curieux et amateurs des beaux- arts, dont quelques-uns, comme le sieur Milizia, prétendaient que le livre qui a pour titre Ruines de Palmyre ne présentant, en grande partie, que des ruines d’un fort mauvais goût, il fallait quelles fussent apocryphes, et il appuyait particulièrement son sentiment sur la déposition d’un dessinateur piémontais, qui assu- rait'avoir été employé par le sieur Wood, auteur de cet ouvrage, pour travailler, non sur des dessins originaux, mais sur des des- sins de pur caprice. Quelques autres, au contraire, soutenaient que la déposition d’un mécontent ne devait pas décider, et qu’on ne devait pas condamner si légèrement de mauvaise foi une per- sonne dont la probité était aussi reconnue que celle du sieur Wood; qu'en outre, le peu de régularité que présentait cette architecture palmyrienne pouvait se justifier par ce qu’il nous restait à Rome des thermes de Dioclétien, qui étaient à peu près dans le même goût et du même temps; à quoi l'on peut présentement ajouter que le sieur Casas, ayant dessiné ces mêmes ruines, quoique sur des points de vue différents, architecture et la disposition s’en trouvaient à peu près les mêmes que celles des dessins du sieur Wood; ce qui, je pense, doit décider la question, n'étant nulle- ment vraisemblable qne l'Anglais Wood se soit entendu avec le Français Casas pour en imposer au public. — 154 — « Le roi des Deux-Siciles fait maintenant travailler à une fouille, auprès de Bayes, dans un endroit où l’on croit qu'était la maison de campagne de L.Vaccius, mais, jusqu’à présent, l'on ny a trouvé que des fragments, si l’on en excepte une belle tête de Vénus. « Le sieur Barbari a présenté au pape le projet d’un monument qui représente les Beaux-Arts protégés par Pie VI, et que lon propose d’ériger dans l'emplacement qui se trouve derrière la nou- velle sacristie de Saint-Pierre. « Enfin, je supplie très-humblement votre majesté de me conti- nuer l'honneur de sa puissante protection et de me croire toujours, avec le plus entier et le plus respectueux dévouement, « Sire, etc., elc. «EF. PIRANESI. « Rome, le 12 mai 1787.» « Sire, « Comme je crois que votre majesté ne désapprouvera pas que je continue à lui envoyer, de temps en temps, la dissertation sur les arts, je prends donc la liberté de lui envoyer la présente, quoique moins intéressante que je ne le souhaiterais. « L'on à dernièrement placé dans la Rotonde le buste du cé- lèbre Sacchini, maître de chapelle napolitain. C’est un de ses amis, M. Des Febves d’Aguerry, gentilhomme français, qui en a fait la dépense, et qui l’a fait exécuter par Carradorci , sculpteur du grand-duc de Toscane. Le travail en est grandiose et fait assez d'effet. « L’on s’est mis actuellement dans le goût de placer au Pan- ihéon les images de ceux qui, dans Rome, se sont distingués dans les beaux-arts. L’amateur y voit avec plaisir les portraits de Ra- phaël, d’Annibal, du Poussin, de Winckelmann et de Mengs; mais il est fâché de n’y pas trouver ceux de Métastase et du Ber- pin, au lieu de ceux de Zuccari et de Benefiale. Pausanias nous dit que la même chose arriva à Athènes, où l’on avait placé dans le théâtre, avec les images de Sophocle et d'Euripide, ceux aussi de certains poëtes les plus médiocres. « La semaine passée l’on a fait partir pour Naples l’'Hercule Far- nèse, après que le sculpteur Charles Albaccini lui eut parfaitement adapté ses jambes antiques, que le prince Borghèse conservait — 155 — dans sa villa Pinciana, et dont il fit présent au roi de Naples. Le même sculpteur, qui est chargé de restaurer maintenant tous les autres marbres qui en ont besoin, tant ceux du palais Farnèse que de la Farnésina et des jardins Palatins, va commencer à restaurer aussi la Flore, à laquelle il adaptera une superbe tête antique, ornée d’un diadème; ce qui fera changer son nom pour prendre celui de la Dea Speranza, parce que l'on observe que son attitude est semblable à celle de cette divinité que l'on voit sur le revers de plusieurs médailles impériales et même sur le pied d'un des superbes candélabres du musée Vatican. Entre les statues des jardins Farnésiens, sur le Palatin, que ce sculp- teur a dans son atelier, il y a celle d’un jeune athlète qui se ceint la tête d’une bande, de très-belle invention, mais d’une médiocre exécution. Gette statue est très-bien conservée, particulièrement les mains et la bande; et Winckelmann a prouvé que c'était une copie du fameux Diadumène de Polyclète, car le mot grec diadou- menos signifie précisément quelqu'un qui se ceint la tête d’une bande. Selon moi, cette figure représente un athlète victorieux. Une augmentation aussi précieuse de morceaux antiques et point encore publiés compensera bien la perte des bronzes antiques qu'on a découvert dernièrement avoir été volés dans le musée du roi de Naples. On prétend même que M. Hamilton, ministre d’An- gleterre en cette cour, y est entré pour quelque chose, et en a ac- tuellement chez lui différents morceaux. Il n'est pas douteux qu'au moyen de ce transport des antiquités Farnésiennes, Naples ne devienne, après Rome, la ville de F'Tta- lie la plus curieuse pour la beauté, la rareté de ses monuments; et Florence viendra après. Le transport qu’on y fait à présent de toutes les sculptures de la villa Medici augmentera considérable- ment le nombre de celles qu'on y avait, sans que l'on en puisse dire de même de leur mérite. Ces jours passés, on a commencé ici à mettre en vente le musée de l'abbé Pennacchi, consistant en bronzes qui, pour la plupart, sont modernes; le morceau le plus rare qu'il contenait était une petite statue de Minerve, d’un très- beau travail, et tenant en main une chouette. Monsignor Borgia en a fait l’acquisition pour l'envoyer à son musée de Velletri, où se trouvent déjà d’autres morceaux provenant de ce même musée Pennacchi, entre lesquels on voit plusieurs petits groupes d'hommes et de femmes sur le point de se boucher avec les mains différents — 56 — orifices du corps, geste relatif aux traditions du déluge. Ces pe- tites figures, qui concernent différentes initiations aux mystères du paganisme, ont déjà été publiées au commencement de ce siècle par monsignor Bianchini; mais elles mériteraient qu'on en fit une nouvelle édition plus exacte et mieux dessinée. « Il vient de paraître à Padoue les deux premiers livres de la tradition italienne de l'Iliade, en vers libres, par le sieur Cesa- rotti, déjà connu par ses talents poétiques et par sa traduction de l'Ossian de Macpherson. Sa traduction d’'Homère, parmi quelques beautés, renferme beaucoup d’enflure, et ce qui déplaît davantage, ce sont ses notes, qui contiennent, si l’on peut s'exprimer ainsi, un trésor de fausse critique, dans lesquelles il censure ce grand poëte avec la dernière impudence, et en copiant Terrasson et La Mothe, qui étaient, à l'égard de ce grand poëte, de vrais Argus pour le mal et des taupes pour le bien. « Je vous supplie trèshumblement, Sire, d’être bien persuadé que je ne cesserai jamais d'être, avec le plus profond respect et le plus entier dévouement, « De voire majesté, etc., elc. FRANÇOIS PrRANESI. Rome, ce 28 juillet 1727. « Sire, « J'eus l'honneur de parler, il y a quelque temps, à votre ma- jesté du fameux obélisque qu'Auguste avait fait ériger dans le champ de Mars pour servir de gnomon à un cadran solaire, et que le sieur Antolini, architecte, avait proposé d'élever contre un mur, pour servir de couronnement à une fontaine que l’on voulait faire dans la partie de la rue des Due Macelli, qui fait face à l'obélisque de la place du Peuple. Maintenant, il n’en est plus question; mais on va choisir un plus bel emplacement. On a donc déterminé, après qu’on l'aura restauré avec différents morceaux de cette grande colonne Antonine que l’on voit renversée près de Monte-Citorio, de l’élever sur cette même place où est actuelle- ment le piédestal qui portait anciennement cette grande colonne d'Antonin. Ce piédestal, orné de très-beaux bas-reliefs, sera trans- porté au musée Vatican, où il sera à l'abri et de linjure des temps et des dégradations que lignorante populace y faisait; après quoi on y mettra à sa place le grand bloc de granit qui, ayant — 457 — servi anciennement de piédestal à l’obélisque en question, comme le porte son inscription, lui en servira de nouveau. Moyennant cela, les deux places voisines seront décorées chacune d’un des plus grandioses monuments antiques, c’est-à-dire la place Colonne de la colonne Coclite Antonine et celle de Monte-Citorio du grand obélisque du soleil. Mais il est à souhaiter que l'on ne charge pas les faces de sa base d'inscriptions ampoulées et ri- dicules comme celles que l’exjésuite Morcelli a faites pour l'Obé- lisque du Quirinal, où il compare le souverain pontife régnant à Alexandre le Grand. « Dans les fouilles que lon fait à Ostie, on a découvert un pavé en mosaique blanc et noir. Il représente Mars surprenant Ilia, fable de la mythologie romaine, et qui fut inventée pour conserver l'origine du fondateur de la ville éternelle. Le prince Altieri le destine à former le pavé d’un cabinet. « Je ne dois point passer sous silence quelques acquisitions faites à Rome dans le courant du mois passé. La plus considérable est celle de la fameuse Vénus dite de Cornovaglia, que le prince Chigi a achetée du sieur Volpato, moyennant la somme de trois mille écus. Cette déesse est représentée sous un aspect un peu moins jeune que la Vénus de Médicis et que celle du Capitole. L'ouvrage en est très-correct et des plus intéressants; on voit même que l'artiste, nommé Ménophante, s’est élevé jusqu’au beau idéal, et que c’est une répétition de la Vénus de Troie, comme le porte l’'épigraphe grecque que l’on voit gravée sur la cassette des ornements qui est aux pieds de la déesse. Winckelmann en a fait l'éloge dans son Histoire des arts; sa tête, qui est antique et qui parait avoir été rapportée, a tant d'expression et est d’une si grande beauté, que quand bien même elle n’aurait pas été faite pour cette figure, on ne voit pas qu’on aurait pu y adapter rien de mieux. Le sieur Albaccini a ordre d’en faire une copie absolu- ment semblable pour la Russie!. 1 M. de Clarac, dans sa description des Antiques du musée nalional du Louvre, Paris, 1848, in-12, p. 84, à propos de la Vénus de Troas (n° 190), parle de celle statue: «1 existe à Rome, dit-il, au palais de Chigi, une statue toute pa- reille à la Vénus de Troas, et connue sous le nom de Cornovaglia, sur laquelle on lit une inscription grecque qui nous apprend que le statuaire Ménophante, connu par ce seul ouvrage , l'avait imitée de la Vénus d’Alexandria Troas, ville de Phrygie, près de Troie. Cette ressemblance nous assure que notre statue est — 58 — Un seigneur viennois, nommé le comte Fries, a chargé le sieur Raphaël Morghen de lui graver son groupe de Thésée, sculpture du sieur Canova, dont j'ai rendu compte à votre majesté dans une feuille précédente. Le même seigneur vient aussi d'acheter du sieur Jenkins l’athlète en marbre noir, qui était ci-devant dans la villa Negroni, et le beau Päris, figure en pied, presque aussi grand que nature, qui fut trouvé il y a deux ans sur les rives du Tibre. Il a fait aussi acquisition de différents camées, mais où il n’a pas été si heureux, ayant pris pour antiques différents mor- ceaux des plus modernes. On croit, cependant, qu'il fauten excep- ter le beau camée qui représente le dieu Luno!, de même qu'un autre plus petit, qui est certainement des plus beaux et qui repré- sente l’Amour de Cythère. « Je vous supplie, sire, de la continuation de votre royale pro- tection, et d’être bien persuadé que je ne cesserai jamais d’être avec le plus profond respect et un entier dévouement, « Sire, de votre majesté, le très-humble, etc., etc. « FRANÇOIS PIRANESI. «Rome, le 25 août 1787.» « Sire ; « Voici la continuation de ce dont j'ai eu l’honneur de parler à votre majesté dans la feuille précédente, touchant le temple mo- derne que l’on érige maintenant dans la vigne Borghèse. En con- tinuant à fouiller, on a trouvé différentes ruines de sépulcres an- tiques, des tables de marbre, des chapiteaux et un Terme, outre deux inscriptions semblables, gravées sur deux Termes de pepe- rino ou pierre d'Albano. L'orthographe en est si ancienne, qu’on les croit du temps de la république. Les voici ci-après, telles qu’elles sont gravées : aussi imitée du même original, exécuté probablement par quelque élève de Praxitèle, sous Alexandre le Grand, qui rétablit cette ancienne ville.» 1 Lunus ou Men, dieu de la lune. Les hommes lui sacrifiaient en Carie, en Phrygie, à Carrhes surtout, en Mésopotamie, en habits de femmes, et les femmes en habits d'hommes. On le représentait sous les traits d’un jeune homme, un bonnet arménien sur la tête , un croissant sur le dos, tenant de la main droite une bride, de la gauche un flambeau, et aÿant un coq sous les pieds. — 459 — L. VRSIO. LL Lucio Ursio Lucii liberto PILE MONE Philemoni VRSIAE: L: L: NICE! Ursiæ Lucu liberti nice IN AGRO,. L: P. XIIX in agro longitudinis pedu 18 IN FRONTE. L. P. XIIX in fronte latidudinis pedu 18 « Tous ces fragments que l’on trouve donnent aussi lieu de penser que cet endroit-là était un de ceux destinés aux sépultures des anciens, et cette opinion semble fortifiée par le sentiment du chevalier J.-B. Piranesi, qui croyait que c'était par là que passait la voie Flaminienne, et non pas par la porte du Peuple, comme on le croït communément. Le témoignage de Juvénal vient à l'appui de cette opinion, car voici comme il s'explique en parlant des défunts : Quorum Flaminia tegitur cinis, atque Latina. (Sat. T, v. ult.) « Comme cette fouille et l'édifice que l’on y construit méritent quelque attention, j'en joins ici le dessin pour en faciliter l'intel- ligence ?. «Les recherches que l'avocat Petrini fait dans le territoire de Préneste ont produit la découverte de deux camées de mérite; ils sont presque de la même grandeur. L’un représente une tête voi- lée de Junon, blanche sur un fond transparent et d’une manière grecque, mais non pas du travail le plus achevé et le plus délicat, quoique cependant d’une manière simple et grandiose. Le .com- mun des antiquaires la nomme Livie; l’autre, à peu près sem- blable, représente la tête de Méduse moribonde, suivant ce qu’en dit Virgile : Gorgona desecto vertentem lumina collo. (Æn. VIT, 438.) « Cette tête, quoique belle et grandiose, est cependant inférieure à la première du côté de l'élégance, et l'on connaît que c’est une copie d’une plus excellente, car on la voit en plusieurs gravures antiques et camées d’un travail supérieur à celui-ci. Le cardinal Braschi, neveu de sa sainteté, a acquis l’année passée un camée 1 Peut-être faut-il lire VICA , c’est-à-dire vicarius. ? Je n’ai pas rencontré ces dessins, plans, etc. dans la collection d'Upsal. — 460 — pareil de grandeur annulaire , mais d'un travail fort supérieur, que l'on ne croit cependant pas être l'original; car on trouve, dans le recueil des pierres précieuses Stoschiennes }!, une gravure sem- blable avec le nom grec de l’ouvrier Sosicle, qui vraisemblable- ment fut l'auteur d’une tête si excellente; il y en a même quel- ques-uns qui croient modernes ces têtes dont j'äi l'honneur de parler à votre majesté, et cela sur ce que Picter assure qu'on lui présenta, il y a quelques années, ces deux onyx. «On a aussi découvert, dans les fouilles de Préneste, différents fragments antiques de bronze dont je tàcherai par après de don- ner un détail plus exact à votre majesté. | « L'on a fini le tombeau de Clément XIV, et le sculpteur Ca- nova, Vénitien, a déjà fait transporter la statue de marbre repré- sentant cepontife. Aussitôt que l'estampe paraîtra, j'aurai l'honneur de l'envoyer à votre majesté, et en la suppliant de me continuer l'honneur de sa puissante protection, je prends la liberté de me dire, avec le plus respectueux dévouement, « Sire, etc., etc. « FRANÇOIS PIRANESI. » » « Monseigneur? «La crainte que j'ai eue d’importuner sa majesté au milieu des affaires de la plus grande conséquence m'a empêché de la supplier trèshumblement d'une grâce qui regarde ma santé, ce que je n'aurais pas encore fait si le conseil résolu de plusieurs habiles médecins ne m'y avait forcé. Il y a environ un an-et demi que je souffre de très-longues fièvres qui m'ont laissé beaucoup d'obstructions bien obstinées. Je ne pourrais me défaire de cette 1 Philippe, baron de Stosch, né à Kustrin en 1691, mort en 1757, savant ar- chéologue en même temps que diplomate à la Haye, au service du roi de Po- logne, puis à Rome au service de l'Angleterre, avait réuni toutes les empreintes et dessins du grand ouvrage publié en 1724 par Bernard Picart, sous le titre de : Gemmæ antique collatæ, sculptorum imaginibus insignitæ, ad ipsas gemmas aut earum ectypos delineatæ et æri incisæ per Bernardum Picart, ex præcipuis museis selectæ et commentarus tilustratæ, in-folio. Limiers en donna, la même année, une mau- vaise traduction française : Pierres antiques gravées , etc., in-folio. ? La lettre est sans doute adressée au comte Ulric Scheffer, ministre des affaires étrangères de Suède, — 61 — maladie que par le changement d'air de la mer. C'est ce qui nr'o- blige aujourd'hui, monseigneur, de vous prier de vouloir bien daigner m'obtenir de sa majesté la permission d'aller à Naples pour y passer environ deux mois où je me flatte, par la perfection de cet air-là, de me remettre dans mon premier embonpoint. J'es- père que sa majesté daignera m'’accorder la grâce susdite, et dans le cas qu'il y aura quelque chose appartenant à la cour, je vous prie vouloir bien daigner adresser les lettres ici, selon l'ordinaire, où il y aura personne sûre pour me les remettre à Naples. Vous voyez bien, monseigneur, que c'est une affaire de huit jours de retardement, Cependant, s’il y a des choses de conséquence, je retournerai à Rome dans l'instant. «La présente vous parviendra par la voie de son excellence M. le baron de Wrangel, afin qu'il soit informé de toute l'affaire. Dans l'espérance que sa majesté voudra bien m'accorder ma courte absence, je vous prie, monseigneur, de m’honorer de vos ordres en tout ce que j£ pourrai vous être ulile dans ce pays-là, et de croire que je suis, avec le plus profond respect, « Votre Excellence, Monseigneur, « Le très-humble et très-obéissant serviteur, « François PrrANESI. « Paris, 27 juin 1789.» En citant en entier cette correspondance de Piranesi avec Gus- tave III et le mémoire sur les Parlements de Madame de Mesmes, je n’ai voulu que donner une idée de la richesse et de la variété des innombrables documents que renferme une seule des collec- tions d'Upsal. Je pourrais imprimer ici en vérité tout un gros volume, sinon plusieurs, en publiant tous les textes que j'ai re- cueillis : lettres de M** de Staël, correspondances diplomatiques, correspondances privées avec Gustave IE, etc. J'aime mieux, je le répète, réserver tous ces documents pour les mettre successive- ment en œuvre, comptant que le but particulier de cette publica- tion-ci est atteint, si j'ai d’une part attiré l'attention des savants sur ces bibliothèques de l'extrême Nord, très-riches et bien peu visitées, si de l’autre j'ai indiqué à l'avance une partie des plus précieux documents qu'on y rencontrera. Le temps qui m'était mesuré, six mois à peine, ne m'a pas MISS SCIENT. V. 31 —— 02 —— permis de visiter beaucoup d’autres bibliothèques et archives de Suède, où il est à peu près certain que mes peines eussent élé largement récompensées. La bibliothèque de l’université de Eund, en Scanie, ne m'a pas paru posséder d'anciens monuments curieux pour la France. Je n’ai pas vu les bibliothèques de Tidô, de Lo- derôd, de Westeräs, de Strengnäs, de Linkôping, de Wexiô. On trouvera des catalogues de ces bibliothèques provinciales insérés dans lutile recueil suédois intitulé: De la Gardiska Archivet, Stockholm et Lund, 1831-1843, 20 volumes in-8°. Si un jeune homme bien préparé par la connaissance des lan- gues visitait ces bibliothèques des gymnases de provinces et, loin des villes, ces archives de familles que le maintien de l’aristocra- tie et le respect des traditions a multipliées en Suède, non-seule- ment il recueillerait une abondante moisson de renseignements sur notre histoire, mais il ferait encore indubitablement des ren- contres fort inattendues d'objets d'art et de souvenirs de toute sorte. Nous avons mentionné plus haut la voiture de Varennes, un livre d'heures avec des vers autographes de Marie-Antoinette, des objets ayant appartenu à Louis XVI... Peutêtre l’érudit voyageur retrouverait-il les vestiges de Descartes, ses lettres, sa tête même, puisqu'elle fut, diton, coupée par un officier suédois à qui on avait confié le soin de son cercueil. À l'institut Carolin, de Stock- holm, dont nous n'avons pas parlé, et qui est, pour l'étude de la médecine, avec des professeurs comme Berzéhius et aujourd’hui le savant et célèbre À. Retzius, un établissement rival de l’Uni- versité d'Upsal, se trouve un herbier chinois qui avait été donné à Napoléon I”, mais qui, pendant le voyage, avait été pris par un corsaire. L'établissement Carolin lui-même a été fondé par un français, Grégoire François Du Rietz, archiâtre de la reine Chris- tine et de feu son père Charles X, né à Arras en 1607. Tapisse- ries des Gobelins et porcelaines de Sèvres, tableaux et objets d’art acquis en France ou donnés par nos rois, se présenteraient en grand nombre à qui pénctrerait dans l’intérieur du pays. La Suède se souvient de son passé glorieux et conserve soigneust- ment, loin du grand jour, les vestiges de son ancienne grandeur. / — 63 — SECONDE PARTIE. NORVÉGE. ARCHIVES ROYALES À CHRISTIANIA. On ne s'étonnera pas que la Norvége nous ait offert peu de documents concernant l’histoire de France. Peut-être même parai- tra-til, au premier abord, téméraire d’avoir tenté notre recherche des documents français jusque dans ce pays. De même qu'au- jourd’hui la Norvège, réunie à la Suède, est représentée au dehors par la diplomatie suédoise et n’a pas de cabinet particu- lier, de même, et à plus forte raison, pendant l'union plus étroite avec le Danemark, jusqu'en 1814, elle n’avait d’autres représen- tants auprès des puissances étrangères que les agents danois. Toutefois, la Norvége du moyen âge, nous l'avons vu dans notre premier chapitre, était en relations fréquentes avec la France; et, pour ce qui est des temps modernes, en 1814 et depuis, le gouvernement norvégien a saisi avec empressement les occasions de réclamer du cabinet danois ou bien de l'étranger les documents qui intéressaient son histoire. S'il est vrai que la plupart de ceux qui composent aujourd’hui les Archives royales de Christiania ne concernent guère que les annales intérieures du pays, l'archive dite de Christian II ou de Munich fait, sous ce rapport, une excep- tion ; elle contient des pièces qui ne paraïtront pas indifférentes pour la connaissance du xvi° siècle en général, et particulièrement pour celle des complications qu'entrainait jusque dans l'extrême Nord la grande lutte de Charles-Quint et de François I”. L'histoire de cette archive est singulière, et forme tout un épi- sode. Quand Christian IT, vaincu par Frédéric I”, se vit obligé de fuir ces royaumes du Nord qu'il gouvernait naguère en maitre absolu, il emporta avec lui la collection de ses titres, lettres et : papiers de toule sorte, collection déjà nombreuse alors, qui s’aug- menta pendant son exil, et lui fut comme un arsenal, d’où il tirait contre ses ennemis des armes redoutables. — Son secrétaire, Corneille Scepper, dans une réponse écrite par son ordre aux ha- M. 31. se LE MONDE bitants de Lübeck, s'écrie : « Nous avons, pour prouver que vous avez agi comme nous venons de le dire, vos lettres de Lübeck, vos actes publics, vos diplômes avec vos signatures, les sceaux de votre ville, les noms de vos magistrats !. » Et à Frédéric [*, ïl écrit, encore au nom de son maître : « Vos affaires n’en iront pas mieux parce que vous nous avez dépouillés de nos États. Vous croyez, mon cher oncle, que nous ne saurions instruire votre procès, faute de preuves? Détrompez-vous, les lettres qui vous concernent, les lettres munies de votre seing, nous les avons arrachées de Troie fumante ! Quand vous pensiez mous bloquer par terre et par mer, nous n’avons eu garde de né- -gliger un tel soin?!» Les papiers de Christian IT se trouvèrent transportés d’abord dans les différents lieux de son exil, dans les Pays-Bas, dans le Brabant, et surtout à Anvers. Mais en mainte occasion il perdit quelques portions de son trésor, sans doute les plus importantes, celles qu'il portaitavec lui dans ses expéditions, ou bien les corres- pondances qui furent saisies sur tel ou tel de ses amis vaincus. — Dès 1525, un certain Nicolas Kniphof ayant été fait prisonnier à la bataille navale de Greetziel par les Hambourgeois, ils prirent sur son bord un certain nombre de lettres de Christian II, de sa femme et de plusieurs princes étrangers. Copies en furent envoyées immédiatement à Frédéric [°, afin qu'il sût quelles négociations avait tentées son rival. — Au mois d'août 1526, le célèbre Sœren Norby fut vaincu lui-même, son château pris et ses vaisseaux pillés. Ses papiers, contenant beaucoup de lettres de Christian IF, tombèrent entre les mains de Frédéric, qui en envoya copies au roi de Suède, Gustave Vasa. —— Plus tard, des serviteurs ou des partisans de Christian ÎT ayant fait leur paix avec le vainqueur, 1 « Atqui hæc omnia ita acta, gesta, comprobata esse, eo quem dicimus tenore, «litteræ Lubecensium, sigilla, syngraphæ astipulationesque et pacta solennia evin- «cunt; adsunt diplomata, presto sunt syngraphæ, et urbium vestrarum insignia, «sigila et prefectorum nomina subscripta sunt. » È x ? « Neque vero hinc existima causæ tuæ melius futurum, quod nos et regnis et «litteris spoliaris, aut exinde puta in judicium non descensurum Christiernum re- « gem patruelem tuum, quod litteris, ut tu rere, minime instructus sit. Secus est, « Frederice patrue! Nos eas, quæ te concernunt, quas sigillo muniisti, e media «quod aiunt Troia eripuimus. Cumque jam terra et mari nos obsedere paratus «esses, illarum assumendarum curam non pretermisimus. Idipsum quanto « voluisses redemisse, Frederice)» — 165 — revinrent en Danemark avec des lettres et des papiers qu’ils tenaient de leur maître. L’historien Svaning obtint de la sorte de Jean Mikkelsen des documents qu’il inséra dans sa vie latine de Chris- tian II. — Christian, ayant préparé une expédition contre la Nor- vége, fut vaincu près de Tônsberg, au mois de mars 1532; cinq de ses vaisseaux ayant été pris, on y saisit une partie de son archive, conservée aujourd'hui aux archives secrètes de Copenhague dans une enveloppe portant ces mots, d’une écriture du xvr° siècle: « Tiisze breffue fundes paa Konnings Cristierns skiïibe, ther the « toges, » — Ces lettres ont été trouvées sur le navire de Christian, où on les a prises. — La plupart sont de son chancelier Godskalk Eriksen. — Lui-même enfin ayant été, bientôt après, au sortir du port de Copenhague, fait prisonnier, un magistrat danois vint, par ordre royal, mettre les scellés sur ses coffres, caisses, écrins grands et pelits, harder, elc., en attendant que Frédéric [” en pût prendre connaissance. Un chroniqueur contemporain affirme qu'il y avait parmi ces papiers d'anciens diplômes extrêmement précieux: « Habebant illius scrinia vetustos quosdam regni the- « sauros varios ac preciosos, ad hec diplomata et libellos privi- « legiorum et immunitatum regni multis thesauris meliores. ....» Il ajoute qu'il fallut plus de cinquante voitures pour transporter au château de Gottorp ces documents, conservés aujourd’hui dans les archives secrètes de Copenhague : « Thesaurus vero quem secum « attulerat rex Christiernus, curribus quinquaginta et amplius im- « positus, mox ad arcem quamdam Slesvici ducatus, dictam Gotte- « rop, translatus est. » Cette collection particulière offre beaucoup de lettres de 1523, 1525, une de 1527, presque toutes de 1531 et 1532, concernant les affaires du roi dans les Pays-Bas et en Norvége pendant ces deux dernières années. Christian II mourut en 1559. On oublia pendant longtemps de quel prix devaient être, pour l’histoire des trois royaumes scandi- naves, les papiers qu'il avait dü laisser après lui. En 1662 et 1666, on fit, pour les retrouver, quelques recherches dans les Pays-Bas, qui restèrent inutiles. Vingt-cinq ans après, le savant Jean-Gabriel Sparfvenfeld, le même qui visita, dans la même intention, toutes les collections publiques et privées d'An- vers, de Bruxelles, de Bruges, de Malines et de Gand, laissa à la bibliothèque d'Upsal une grande collection de manuscrits dont nous avons parlé plus haut. Il rentra en Suède, en 1694, sans — 466 — avoir découvert ce qu'il cherchait. Dans les premières années du aix° siècle seulement, un érudit danois, Henri Behrmann, faisant des recherches à Lier, en Ost-Frise (aujourd’hui en Hanovre), ville qu’il confondait avec Lier en Brabant, où Christian IE avait résidé plusieurs années, trouva, au milieu de papiers concernant l'assemblée de Smalkald, en 1540, et les négociations du comte palatin Frédéric (gendre de Christian II) avec les envoyés de Christian III, quelques lignes de Hubert de Liége, secrétaire et historien du comte, par lesquelles il apprit qu'il fallait chercher la collection des papiers de Christian Il, non dans les Pays-Bas, mais dans les pays qui avaient appartenu au palatin son gendre, ou bien en Bavière, où la ligne palatine de Wittelsbach s'était établie, à Manheim, à Heidelberg ou à Munich!. Les recherches qu'on tentait dans cette voie nouvelle n’abou- tissaient cependant pas à la découverte de la principale collection, quand tout à coup, le 6 août 1826, on reçut la nouvelle que pendant le déménagement de l'archive provinciale de la petite ville d'Amberg, au nord de la Bavière, on avait rencontré des pa- piers concernant Christian IF; on les avait immédiatement portés aux archives royales de Munich, et une commission de savants les avait examinés. La collection se composait de 172 liasses, dont un inventaire, dressé par la commission, fut aussitôt envoyé en Danemark. C'étaient les documents perdus depuis trois cents ans. Is étaient venus à Amberg probablement après la prise de Hei- delberg par Tilly, en 1622; les Bavaroïs s'étaient alors emparés des livres et manuscrits appartenant à la malheureuse maison palatine, aussi bien que de la bibliothèque de Heidelberg, qui avait été envoyée en cadeau au Pape. La meilleure partie de l’an- cienne archive palatine avait été emportée en Bavière. Dès le printemps de 1827, le gouvernement danois envoya à Munich M. le chambellan Reedz et M. le secrétaire Hwass, avec mission de prendre immédiatement des copies partielles ou inté- grales des documents récemment découverts. On pensait d’ailleurs que cetle archive seroit incontestablement restituée au Danemark ? Dans le même temps, un historien danois, l'évêque Frédéric Münter, histo- rien de Christian II et de la réforme en Danemark (1802), obtenait, aux archives de la Haye, copies des documents renfermés dans l'archive de la Haye, et concer- nant le séjour de Christian dans les Pays-Bas, copies qui sont aujourd'hui à la bibliothèque royale de Copenhague. ce HO. = quand ie gouvernement bavarois consentirait à s’en dessaisir. Mais on ne se pressa pas assez de lui faire des propositions à ce sujet. Un professeur de Christiania, M. Fougner-Lundh, qui travaillait pendant l'hiver de 1828 à 1829 dans les archives de Copenhague pour la publication d’un savant ouvrage, le Norsk diplomatarium, eut vent de la nouvelle découverte, el apprit de plus que l'archive dont il était question avait appartenu à l’archevêché de Throndb- jem, sous Oluf Engelbrechtsen, partisan dévoué de Christian IL: Sur son avis et à son instigation, l’Université de Christiania fit réclamer ces documents par la voie diplomatique, comme une propriété qui devait lui revenir. Le cabinet bavaroiïis répondit d'abord par un refus, parce que, tout récemment, il avait vaine- ment réclamé lui-même la bibliothèque de Würtzbourg, enlevée par les Suédois pendant la guerre de trente ans, et des documents manuscrits ravis de même à la ville d'Aschaffenbourg; le gouver- nement suédois avait répondu que les livres ayant appartenu à la ville de Würtzbourg étaient, depuis deux cents ans, tellement con- fondus parmi les livres de la bibliothèque royale de Stockholm, qu'un triage était devenu impossible, et que, pour les documents d’Aschaffenbourg, on ne les retrouvait pas. — Toutefois, sur de nouvelles instances, le cabinet de Munich consentit, par lettre du 2 juin 1829, à livrer les documents concernant les quatre dio- cèses de Throndhjem, de Bergen, de Stavanger, de Hammer, et les anciens couvents de Tuterô et de Kastelle; ces documents composaient en effet l'archive archiépiscopale d'Oluf Engelbrecht- sen. Une résolution royale, du 19 septembre 1829, en assura la propriété à l'Université de Christiania. M. le professeur Lundh fut chargé par son gouvernement de- se rendre à Munich pour recevoir ces papiers. Maïs il trouva que, selon le partage fait en Bavière, des 172 liasses de la collection 25 seulement étaient assignées à la Norvége. Le reste contenait, bien entendu, çà et là, des documents qui se rapportaient à l'histoire de son pays. Il résolut donc de conquérir à lui seul tout le trésor. En homme prudent, il feignit d’abord d'appeler au partage des dépouilles un compagnon, le Danemark. Il écrivit le 22 novem- bre 1829 à Copenhague, que la Bavière était assez disposée à se dessaisir de toute l'archive si on l'en pressait. Les Danois le char- gèrent avec confiance de conduire la négociation et de faire valoir leurs droits. Il réussit en effet. Mais quand l'affaire était à peu — 168 — près achevée, 1l représenta que le Danemark possédait déjà les copies des documents qui l’intéressaient, que d’ailleurs le partage définitif entre Norvége et Danemark se ferait beaucoup mieux à Christiania; qu'il fallait donc lui tout livrer au préalable. Il pro- mettait en revanche de faire obtenir à la Bavière les documents d'Aschaffenbourg et la bibliothèque de Würizbourg. Sur ces bases le marché fut conclu et M. Lundh, avec son butin, fit son entrée victorieuse dans Christiania au mois de mars 1830. Au moins est-ce de la sorte que les Danois racontent cette histoire. On juge des hauts cris que jetèrent les archivistes du Dane- mark. Aux récriminations M. Lundh répondit qu'il avait reçu trop tard la procuration danoise. Une nouvelle négociation s’ou- vrit à la suite des protestations venues de Copenhague. Danemark, Suède et Norvége nommèrent leurs plénipotentiaires. Les négocia- tions durèrent quatre années, à peu près autant que pour le traité de Westphalie. Trois ou quatre partages successifs eurent lieu, comme pour l’empire d'Alexandre ou pour celui de Charlemagne. Enfin, par convention solennelle et définitive du 6 février 1834, le Danemark eut 347 numéros, la Suède 281, la Norvége 3,802, tandis que, selon le partage fait primitivement à Munich, 25 liasses seulement avaient été réservées à la Norvége et 146 au Danemark !. On voit que les efforts de M. Lundh n'étaient pas restés sans récompense. Les papiers de Christian Il, dont la réunion forme seule à proprement parler la véritable archive dite de Munich, sont donc aujourd'hui dispersés dans les trois royaumes scandinaves. Un savant historien danois, M. C. F. Allen, les met aujourd’hui même à contribution pour un excellent recueil de lettres et docu- ments concernant l’histoire de Christian Il et de Frédéric F, dont le premier volume a paru en 18542. Je n’indiquerai parmi les documents faisant partie de l’archive de Munich que j'ai rencontrés aux archives royales de Christiania que ceux qui intéressent l’histoire de la France. Mais combien n'y aurait-il pas dans toute la collection de renseignements nou- ! Le Danemark en avait déjà reçu une en 1825; total : 172. ? Breve og Akistykker til Oplysning af Ghristiern den Andens og Frederik den Fuwrstes Historie, udgivne af C. F. Allen, fœrste bind, 1854, Copenhague, in-8°, chez Reitzel. — h69 — veaux à puiser pour l'histoire de l'Allemagne au xvi° siècle, et particulièrement pour celle de Charles-Quint! Réduit par ses revers à invoquer les différentes puissances de l'Europe, dont ses vastes projets pour le triomphe de la royauté contre l'aristocratie dans Îles trois royaumes du Nord avaient attiré l'attention, outre cela beau-frère de Charles-Quint, Chris- tian II se trouva en fréquents rapports avec les souverains les plus puissants de son siècle. Il dut réclamer pendant longlemps et par de fréquentes ambassades en Espagne et dans les Pays-Bas la riche dot de 250,000 florins d’or qui lui avait été promise par la maison de Bourgogne et dont il avait si grand besoin. I} des- cendit, pour obtenir les secours énergiques de Charles Quint, jusqu'à lui offrir de recevoir en fiefs de l’empire les trois royaumes scandinaves. (Voy. plus loin le n°1205.) Et il est curieux d'appren- dre la réponse de Charles-Quint qui, non content d’une pareille offre ou peut-être craignant son retentissement en Europe, de- manda que l'hommage fût prêté au chef de la maison d'Autriche et non pas au chef de l'empire. La cour de France, de son côté, jalouse de Charles-Quint, promettait à Christian, sous le com- mandement de Gaston de Brézé, un corps auxiliaire. Christian II entra en Suède comme l'instrument de Léon X et comme l’exé- cuteur de ses bulles. Les princes d'Allemagne furent plus d’une fois mélés directement à ses querelles. Il invoqua les secours de l'Écosse, qui, depuis le mariage de Jacques III avec Marguerite, fille de Christian [°", avait beaucoup de relations avec le Danemark. Son roi d'armes enfin (rex armorum), maître David, alla maintes fois vers les grands-ducs de Russie pour obtenir leur intervention déjà puissante. Indubitablement, tant ces relations de tout genre avec les puis- sances étrangères furent actives et intimes, les papiers de Christian II seraient une source précieuse, non pas seulement pour l'histoire po- htique, mais encore pour lhisloire des mœurs, des arts et même des lettres au xvi° siècle. Après qu’il eût été détrôné en Danemark, en 1523, Christian se rendit lui-même auprès de Charles-Quint pour l’implorer. La cour de Bruxelles le reçut avec magnificence; il eut souvent la compagnie d'Érasme, qui, dans ses écrits, vante ses qualités d'esprit, et d'Albert Dürer, qui fit son portrait!. Un ! Albert Dürer a lui-même raconté cet épisode, (Voy. Murr. Journal für Kunst- geschichte, 7° partie, p. 97-8.) — 70 — de ceux qui se dévouèrent à son service, le cardinal Nicolas de Schônberg, Saxon de naissance, avait longtemps vécu à Florence dans l'intimité des Médicis, qui avaient fait sa fortune. Le frère de Nicolas, Jean de Schônberg, était au service du roi, et c'est à lui que Christian II confia le trésor qu'il emportait en 1523, en quittant le Danemark, trésor composé de colliers, bracelets, bagues, bijoux de toute sorte et pierreries, destiné à récompenser les serviteurs du roi exilé, et dont Jean de Schônberg dressa un inventaire qui se trouve au n° 680 des papiers de Christian IE à Christiania, et dans le livre de M. Allen. On voit par les mêmes documents que Christian IT recevait de fréquents messages de Lucas Cranach, qu'il avait connu familièrement pendant son séjour à Wittenberg, chez lequel même il habita dans cette ville, et dont il est souvent question dans les lettres adressées au roi par Jean Mikkelsen, Christian Winther et Paul Kempe. On trouve par exemple, sous le n° 1043 de la collection de Christian, une lettre de Mikkelsen où on lit pour derniers mots :« maître Lucas envoie une armoirie à V. M. par cette même occasion !. » Et M. Allen, qui reproduit cette lettre, fait remarquer qu'il s’agit évidemment de la gravure sur bois qui se trouve en tête des livres de Conrad Scepper en faveur de Christian IT, alors sous presse: d'un côté larmoirie, de l’autre un beau portrait du roi, avec la marque de Lucas Cranach?. On ratlacherait encore à l’histoire de Christian IT le souvenir du célèbre peintre Quintin Messys, d'Anvers, qui fit aussi son portrait; celui de Jean de Maubeuge (Jean van Mabuse), qui, l«Vaben sender mester Lucas ether nade mede samme bud.» Lettre datée de Wiltenberg, g avril 1524. ? On ne possède d’ailleurs aucun portrait de Christian If peint par Lucas Cranach qui soit authentique, à moins qu'un certain portrait d'un prince inconnu, disent les catalogues, qui se trouve au musée de Leipzig, ne soit en effet une peinture de ce maître. En revanche, dit M. Allen, la collection royale des gravures à Copenhague possède un magnifique portrait de Christian II gravé par Lucas Cranach. En outre le musée royal de la même ville offre un remar- quable portrait du même prince sous la date de 1515, peut-être par maître Michel Schwartz, auteur d’un beau devant d’autel del’église de Marie à Dantzick ; et le Musée scandinave a le portrait du roi et de la reine Élisabeth, sa femme, sur un devant d’autel; on retrouve enfin un autre portrait du roi avec ceux de la reine et de toute sa famille dans l'église de Marie, à Odense, au bas du devant d'autel donné par la mère de Christian au monastère établi dans cette ville. — 71 — suivant une lettre du même Mikkelsen, en date du 17 juin 1528, avait dessiné un sujet pour mettre sur Ja tombe de la reine À, Ajoutons enfin les importantes lumières que donnerait l'étude de l'archive de Munich pour l’histoire des premières luttes de la réforme protestante contre le catholicisme en Danemark, en Norvége et en Suède. M. Allen en publiant de tels documens ren- dra un grand service à l’histoire. Mais naturellement nous aurons à regretter pour notre part que son objet spécial, qui est d'éclairer l'histoire du Danemark, le conduise, comme le témoigne son pre- mier volume, à omettre ou abréger certaines pièces où la France . en particulier trouverait, pour ce qui la concerne, de précieuses indications. Je placerais volontiers comme introduction, en tête de ces do- cuments sur Christian Îl, qui va nous apparaître comme un des instruments offerts à la redoutable ambition de Charles-Quint, la lettre suivante, qui se trouve aux archives des Affaires étrangères, à Paris, et qui a été donnée par M. Cygnæus, d'Helsingfors, dans ses Documents pour l’histoire des peuples du nord de l'Europe, 1° par- tie, Helsingfors, 1848, in-8°, en suédois. Cette lettre, où se montre l'amitié qui unissait Christian Il etiFrançois [®, au moment où Charles-Quint venait d'être élevé à l'empire, nous fera comprendre que le roi de France ait espéré de conserver pour elle cette alliance contre l’empereur son rival. « A tres hault, tres excellent et tres puissant prince François, etc. Christiern, par la mesme grace de Dieu, roy de Dace, etc. « Tres hault, tres excellent et tres puissant prince, nostre tres amé frere et cousin et allié, les jours passés n’agueres nous vous avons envoyé certains oyseaux faucuns par un de vos subjects, et maintenant nous vous envoyons par ce present porteur, aussy vostre subject et feal serviteur , quelques bestes sauvages, comme deux eslams, aussy des peaux de semblables eslams avec certains chiens levriers, tant de Russie que de ce pays de Dace, ensemble certains martres vives et des peaux de semblables martres; et, en ce fesant, ainsy que nous a dict ce present porteur, nous pensons, pour cause de petite nouveauté, vous faire chose agréable, et pourtant nous vous prions que si vous y prenez aucun plaisir ou ! On en trouve une copie dans le Belgisch museum, 2° volume, p. 232. TON affection , et que en vouliez avoir encor de semblables, ou s'il y a chose en nos royaumes qui soit a vostre desir ou de nostre tres chere et tres affectionnée sueur et cousine, vostre partie, que nous en vouliez faire sçavoir vostre vouloir et intention, et vous com- mander aussy comme a celuy qui a volonté de tout son cueur vous faire plaisir et service. Tres hault, tres excellent et tres puissant prince, nostre tres cher et tres amé frere, cousin et allié, nous prions nostre Redempteur Jesus qu’il vous ait en sa sainte garde. Escrit à nostre chateau de Copenhagen, le quinziesme jour de no- vembre l'an mille cinq cents dix neuf. « CHRISTIERN. » N° 68 (dans l'archive de Christiania). Lettre d'Antoine de Metz à Christian IT, contenant des nouvelles politiques. Bruxelles, 3 fé- vrier 1521. En français, in-folio. On s'étonne de ne pas trouver cette lettre ni la plupart des suivantes imprimées dans l'important recueil de M. Allen. Neon: Lettre de Marguerite, archiduchesse d'Autriche, à sa nièce la reine Elisabeth de Danemark; Bruxelles, 15 janvier 1523. Elle déplore la situation malheureuse du roi Christian II et es- père un secours de l'empereur Charles, quand il en aura fini de ses démêélés avec le roi de France. En français! N° 502. Lettre de la même à Christian II; Malmes ?, 15 février. Sur quelques embarras dans lesquels l’empereur est engagé et dont il faut qu'il sorte avant de pouvoir secourir le roi. En fran- çais. N° 503. Leltre de la même à la reine Élisabeth; Malmes, 15 février. Sur les affaires de Christian II. En français. Auto- graphe. N° 919. Lettre du duc de Gueldres à Christian Il, pour s’excuser de ce qu'il ne peut aller le secourir à cause de ses démélés avec le roi de France. Signature autographe. En hollandais « Dat. in onser « stat Arnhem op sont Bartholomees dach, 24 août 1524.» N° 1010. Lettre de Marie, reine de Hongrie, à la reine Élisa- beth de Danemark. — Excuses, assurances de bonne amitié. La ! Je n'ai pas eu entre les mains la Correspondance de Marguerite, publiée par Van der Bergh. ? Malmoe. — 173 — guerre avec le roi de France empêche seule l'empereur d'aller à son secours. N° 1130. Lettre du chancelier Nicolas Petri à Christian I, — Petri informe le roi qu’il va se rendre ,sur son désir, en Angleterre, bien qu'il ne compte pas beaucoup sur l'heureux succès de sa négo- ciation avec Henri VIIT et Wolsey. Détails sur les enfants du roi, et sur la peste qui ravage l’armée impériale à Milan. Anvers, 27 avril 1524. — La lettre est tout entière écrite de la main du chancelier, mais signée par Petri et Antoine de Metz. — M. Al- len l'a imprimée, p. 217-221. N° 1131. Lettre de Nicolas Petri à Christian Il. II l’informe d'une ambassade envoyée par Frédéric [* en France et en Angle- terre. Anvers, 30 avril 1524. En danois. — Frédéric avait sou- vent employé, pour communiquer avec les mêmes souverains que Christian IT invoquait aussi de son côté, un certain Didrik von Reidt, qui paraît originaire du Bas-Rhin. Il était déjà venu en France en 1516, en 1519, en 1522 et 1523. En 1525, on le voit conseiller à Frédéric d'envoyer un député à François [* après Pavie. Il rend compte de son ambassade dans une lettre du 2 juil- let1524, quise trouve aujourd’hui aux archives secrètes de Co- penhague. N° 1205. Lettre de Corneille Scepper à la reine Élisabeth. C’est la lettre importante pour l’histoire des ambitieux projets de Charles-Quint dont nous avons parlé trois pages plus haut: Madrid, 12 décembre 1564. « Madame, si tres humblement comme faire le puys a vostre bonne graceme recommande. « Madame, vous plaise sçauoir, que par grandi tourmente auons esle iectez en Asturie, vng paiis dEspaigne le pluz loing quil i a en toute Hyspaigne. Neanmoins par la grace de dieu nous sommes passez par telz lieux, ou iamais bomme ceste yuer passera, et somme venuz a Madryl, ou lempereur est a present auecque ma- dame de Portlingal, vostre seur. | « Madame, de vous escripre de nouuelles il i en a ici nulz, sinon ue madame Katerine vostre seur aprez ce noel sera menee en Portingall par Monsieur de la Chaulx. « Madame, les meillieures nouuelles que ie vous puys escripre, sont que iai espoir que vostre cas ira mieulx que parauant. Car — — 7h — madame vostre seur ma donné bon confort , et promest de nous assister en nos affaires. Mais encores nauons point parle a lempe- reur, Car il ny a pluz que vng iour quil est venu en cesie ville de la chasse. Parquoy de ce nauons en ce temps que escripre. Mais le herault vyendra de brief a tout la première responre. « Madame, le roy mauoït donn en charge, que nous preins- sions en fief vous trois royaulmes de lempereur et de lempire moiennant que par aultre moyen vostire restitution non se pour- roit faire. Or est que jai entendu par M. Melchior vostre secretaire que lempereur aymeroït myeulx que les dicts royaulmes de- mourassent à la maison d’Austrice, par ainsi que si par auenture vous enfants mourissent sans hoyr et successeur, que les royaulmes venissent aux hoyrset successeurs de l’empereur en la maison dAus- trice et point à l'empyre, et par aynsi il ny seroit point besoing de faire les sermens. Par quoy madame, je vous supplie très humble. ment qu'il vous plaise avertyr le roy de ce, affin que ie puysse scauoir sa bonne voulente sur ce. Entre temps, ie mestray auant les aultres articles. « Madame, jai bien entendu qu'il est impossible que lempereur durant ceste guerre vous puisse ayder dargent ou de gensdarmes, car il en a bien a faire. Mais il me samble, que si je puisse impe- trer quelque lettre de lempereur par laquelle il donnera consent aux Hollandois, Zelandois et Flamens et Brebanzons de l’ayder en son pays remestre, que adoncques pouvez auoir grandt confort et grandt espoir de vostre restitution. Car le roy trouuera facillement en Hollande aucungs qui luy assisteront , et pareïllement en Flan dres et aultres part. Sur ce, Madame, ie vous supplie qu'il vous plaise aduertir le roy et par le premier poste responce escripre. Et a tant, madame, ie prie a nostre seigneur qu'il vous donne lacom- plissement de vous nobles desirs. De Madryl le xix de décembre lan moxxur. Vostre humble seruiteur. Cornizze DougLe, etc.» « À Madame la royne de Dennemarche, ma très-honorée dame maistresse. En ses propres mains. » N° 1256. Christian Winther à la reine Élisabeth. I linforme du résultat de la bataille de Milan entre l’empereur et le roi de France, etc. Wittenberg, Oculi 1. 1 Introit et nom du troisième dimanche de carême. — 475 — N° 1314. Lettre d'Adolphe de Bourgogne à Christian 11, 5 juil. let 1525. En français. N° 1328. Lettre de Charles-Quint à Christian IL. « Donne en notre ville de Madrit le xv° jour de feburier 1525. En français. Signé « Caarzes. De par le secretaire, Lalemand. » N° 1329. Lettre de Charles-Quint à sa tante Marguerite, sur les affaires de Christian IL. Tolède, 18 mai 1525. En français. Donnée par M. Allen, p. 341. Copie. N° 1330. Lettres de Charles-Quint au vice-roi de Naples con- cernant le roi de France. Tolède, 20 juin 1525. En allemand. N° 1396. Lettre de la reine Élisabeth, écrite pendant sa der- nière maladie, cinq jours avant sa mort, et pour recommander àla régente Marguerite ses affaires et celles de son mari. Zwynaerde ! 14 janvuar 1 26. « Madame ma bonne tante, je me recommande humblement a vostre bonne grace. Après que jay congneu que sommes delaisies et despourueus dayde et de confort pour le recouvrement du nostre, et que le roy mon marj, se confiant en son bon droit, s’est fonde en justice et rendu plaintif a limperiale mageste, et re- quis sa justice nous estre administree en sa chambre imperiale, affin destre restitue de la spoliation que l’on nous a fait, meisme- ment des parties qui sont submises a mon dot de mariage et dont par raison je deburoye viure. Lesquelles le duc de Holste et ceulx de Lubich par force et violence occupent, a laquelle justice nostre partie ne veult entendre ne obeyr, mais chersent tous moyens ex- traordynaires, fuites et delays, comme plus amplement nos chiers et bien aymes mestre Gillis van den Becke et mestre Melsior Lale- mant a nostre singulière requeste vous donneront a congnoistre de bouche et par escript, s’il est besoing : vous prie les vouloir ouyr et croyre et de ce que de nostre part ils vous remonstreront, vous plaise tenir la main, a ce que puissoins auoir bonne adresche, ayde et asistence en justice. En quoy fesant, madame ma bonne tante, me obleges de le recongnoisire et le demorant de ma vie le deseruir. À tant madame, dieu vous doint ce que desires, priant me voloir commander vos bons plaisirs, estant de ce aduertie je 1 Village de Belgique, dans la Flandre orientale, à 5 kil. S. de Gand, sur l'Escaut. — 176 — melray paynne de les accomplir. De Zuynnaerde ce xrm° jour de jenuier xv° xxv. Vosire bonne niece, YSEBEAU. » N° 1407. Récit de la bataille de Pavie, par Jürgen von Frunds- bers. Sans date. En allemand. Quatre feuillets in-folio. N° 1783. Lettre de François [* à Charles Quint. Paris, 27 mars 1526. Traduction hollandaise. N° 1530. Lettre de Jens Mikkelsen à Christian Il sur des pa- piers à envoyer en Espagne, particulièrement sur des lettres de la reine au duc de Bourbon. Lyre, 13 novembre 1525. Lyre, Lire ou Lier est une petite ville à 14 kil. S. E d'Anvers. Christian Il y résida plusieurs années, à partir de la fin de 1524. On trouve dans la pièce n° 3545 aux archives de Christiania un curieux état de sa cour, pendant cette résidence. C’est une sorte de règlement pour les intendants. (Voy. M. Allen, p. 312.) 1550. Lettre de George Minckwitz à Christian IT. Renseignements sur les rapports entre l’empereur et le roi de France, sur la neutralité du saintsiége, etc. Mecheln!, 27 janvier 1525. En allemand. N° 1602. Lettre de Pierre Roland à la reine Élisabeth. Rensei- gnements sur le voyage de madame de Savoye à Malines pour y rencontrer l’archiduchesse Marguerite. Sur le duc de Bourbon, etc. 23 octobre 1520. En français. N° 1611. Lettre de Scepper à Christian IL. Nouvelles d’Es- pagne. Captivité de François [*. Espérances de secours de la part de Charles-Quint, la guerre avec la France allant se terminer sans doute. Madrid, 9 avril 1525. En latin. Cornelius Scepper était vice-chancelier et secrétaire de Christian IL. N° 1641. Lettre de Jean de Weze à Christian IT. Assurances de fidélité. Nouvelles de la lutte de l’empereur contre le roi de France en Îtalie. «Dat. Malines, vigilia purificationis Marie. » En plat allemand. N° 1643. Du même au même. Weze se disculpe d’avoir révélé certains renseignements concernant les messages du roi de Dane- mark au roi de France et au duc de Gueldre. 18 février 1525. Imprimé dans Allen, p. 529. N° 1658. Du même au même. Sur le bruit que le roi de France serait arrivé en Espagne. Bilbao, 14 juillet 1525. En plat allemand. 1 Malines. — 177 — N° 1659. Du même au même. Arrivée du roi de France à Ma- drid. Négociation de son mariageavec la sœur de l'empereur. Tolède, 14 août 1525. En plat allemand et latin, avec des lignes chiffrées. N° 1681. Nouvelles d’un soulèvement de paysans causé par M. de Lorraine. Hambourg, 31 mai 1525. En français. N° 1766. Lettre de Jean Denys à Christian IT, sur l'empereur et le roi de France. Malines, dimanche 25 février 1526. En hol- landais. N° 1773. Lettre de Godskalk Ériksen ! à Hans Mikkelsen, Sur l'inimitié déclarée entre l'empereur et le roi de France. Copie d'un édit du pape interdisant à tous les Italiens de servir l'empereur ou tout autre prince que lui-même. 6 juillet 1526. N° 1868. Lettre de Marguerite d'Autriche à Christian Il, sur les négociations entre l'empereur et le roi de France. Hoochstrate, 12 octobre 1526. En français. N° 1893. Lettre de Mikkelsen à Christian IL Bruits de paix entre l’empereur et le roi de France. Lyre, 10 janvier 1526. N° 1966. Lettre de Jean Weze à Christian II. Nouvelles d'Es- pagne, favorables au roi de France. Tolède, 11 janvier 1526. En latin et plat allemand, avec chiffres. Publiée par M. Allen, p. 393. N° 1968. Du même au même. Sur le roi de France et le duc de Bourbon. Tolède, 21 février 1526. Plat allemand avec chiffres. N° 1975. Du même au même. Nouvelles de France ct d'Italie. Malines, 24 novembre 1526. Plat allemand. N° 1976. Du même au même. Sur quelques négociations avec ! Godskalk Ériksen était devenu chancelier de Christian IL après la mort de Nicolas Petri, en 1525. Bien qu'ecclésiastique, on le voit s'occuper d'affaires toutes laïques et mêmes militaires. Noble de naissance, il appartenait à la famille des Rosencrantz. Dès 1517, l'historien Hvitfeld le place parmi les plus intimes confidents de Christian IT. Il accompagne le roi en Suède en 1520, et y reste jus- qu’en 1524. I visite alors, comme pèlerin, Saint-Jacques-de-Compostelle, ayant fait le vœu de s'abstenir de viande jusqu’à ce qu'il eût prié sur le tombeau du saint. H rencontre à Madrid les envoyés du roi, Corneille Scepper et Melchior de Ger- manie, et quitte cette ville le 1°® mai 1525. C’est de là qu'il se rend dans les Pays-Bas, où Christian IT le nomme son chancelier. Après la mort de la reine, à Zwynaerde, en janvier 1526, il est chargé, avec Melchior, du soin des enfants, jusqu’en 1532. En octobre 1527, Christian l'avait envoyé en Écosse pour en ra- mener un secours qu'il devait débarquer en Norvége; cette expédition n’eut pas lieu. Il assista en juillet et août 1529, comme plénipotentiaire de Christian HT, aux négociations de Cambrai, Après beaucoup d'autres missions en Irlande, en Alle- magne, etc., il mourut à Valenciennes, en 1544. MISS. SCIENT. V. 9 92 tr Louise de Savoye, mère du roi de France, concernant les affaires de Christian IE Bruxelles, 1% décembre 1526. Plat allemand. N° 1992. « Summaria abbreviatio arliculorum pacis factæ Ma- «drid xvi° die Jamuarii xv° xxvr, inter Cesaream majestatem et «regem Christianissimum.» Signé : «François I, Charles de Lannoy, vis-roy de Naples, etc. » Copie; 4 feuillets in-folio. N° 2178. Lettre de Mikkelsen à Christian Il. Un messager du duc Frédéric est venu à Paris pour se rendre de là en Écosse Lyre, 29 août 1527. N° 2201. Lettre de Christian Pedersen, chanoine de Lund, : à Christian Il. Il l'instruit du résultat de ses négociations à Paris. Lyre, 28 octobre 1527. En danois. Imprimée dans Allen, n° 234. N° 2251. Lettre de Jean Weze à Christian IF. ÏI Jui recommande un Français qui vient de Wittenberg. 2 févr. 1527. En allemand. N° 2254, Du mêmeau même. Weze annonce la prise de Gëneset de Milan par les Français. Malines, 13 sept. 1527. Plat allemand. N° 2264. Nouvelles politiques d'Italie. 6 avril 1527. En alle- mand. Auteur inconnu, N° 2269. Nouvelles politiques d'Italie, Fineelet Allemagne. Sans date. Auteur inconnu. N° 2326. Jean Denys à Christian IL Nouvelles du roi de France et de l'empereur. Malines, 25 avril 1528. En hollandais. N° 2327. Du même au même. Idem. Malines, 14 août 1528. En hollandais. N° 2334. Lettre du comte d'Egmont. Sur madame de Savoie. 24 juillet 1528. En hollandais. N° 24792. Lettre de Mikkelsen à Christian IL Bruit de la mort de François [*. Lyre, 5 février 1528. N° 2576. Lettre de Winter à Christian {E. (Voy. Allen, p: 527.) N° 2586. Nouvelles de Venise. Venise, 8 septembre 1528. N° 2590. Lettre à Christian Il. Nouvelles du roi de France. Anvers, 24 août 1520. N° 2659. Lettre de Christian II à Élizabeth de Brandebourg. Informations sur la paix de Cambrai et sur le séjour du roi de France dans cette ville. Lyre, 18 août 1529. N° 2606. Jean Denys à Christian I. Nouvelles de France. Ma- lines, 9 juillet 1529. En hollandais. N° ul L 2698. Idem. 26 juillet, 27 juillet. N° 2708. Lettre de Godskalk Ériksen et de Melchior de Ger- — 79 — manie à Christian IL. Sur la paix de Cambrai. Négociation pour assurer à Christian l’aide de la France. Cambrai, 11 juill. 1529. N° 2709. Des mêmes. Suite de la négociation. N° 2710. De Godskalk Eriksen à Christian II. Suite, 25 juillet. N° 2711. Du même. On espère la publication de la paix pour vendredi prochain. Le roi de France est ici depuis hier au soir. Cambrai, 26 juillet. N° 2712. Du même. L'article sur Christian Il estaccepté par la France malgré quelque résistance. La paix sera publiée lundi. Cambrai, 31 juillet. N° 2745. Letlre de Melchior de Germanie !. Nouvelles de France et Italie. 3 juin 1529. N° 2950. Idem. 5 juillet. N° 2756. Idem. La paix est faite. 7 août. N° 2758. Idem. Nouvelles de France. 17 août. N° 2851. Leltrede Popius Occo à Christian IE sur la paix. Amst. N° 2817. Lettre d'Alexandre Kyngorne à Christian IL. I l'ins- truit des négociations enlamées par la France et le Danemark, d’une part, et l'empereur, d'une autre, avec le gouvernement écossais. Leith, 8 avril 1529. En latin. N° 2876. Lettre de Scepper. Surla paix. Bruxelles, 6 juin 1529. N° 2899. Lettre de Jean de Weze à Christian II. Sur la paix. Mechlen, 16 mai 1529. Plat allemand. N° 2929. Lettre de Christian Winther à Christian IT. Sur la paix. Spire, 3 novembre 1529. En allemand. N° 3806. Lettre de la régente Marguerite à Charles-Quint. Brüssel, 22 september (1524). « Copie des lettres que Madame escript de sa main à l'empereur. » « Monseigneur, par les lettres dernières que vous ay escriptes, aurez entendu le retour des ambassadeurs qui estoient en Denne- marke, lant de ceulx du roy d'Angleterre que des nostres de pardeça enuoiez par vostre commandement, Et à celle fin, monseigneur, 1 Melchior Danrop, dit de Germanie, Allemand de naissance, était venu de bonne heure en Danemark, où son père était, comme il le futlui-même, au service - de Christian IL et de la reine. Secrétaire , on le voit écrire des lettres en français, allemand, danois et latin. Ayant suivi Christian dans l'exil, il fuf employé dans beaucoup de négociations, en Angleterre, en Espagne, en Écosse, en Allemagne et dans les Pays-Bas. (Voy. plus D ce que nous avons dit de Godskalk PAtsen: avec lequel il partagea plusieurs missions.) — 480 — que vous entendez mieulx leur besoigne , le vous enuoie. Lequel n’est tel que bien désireroie, et vois bien peu dapparence que ces deux princes retournent jamais en leur royaulme, si Dieu et vous ny mettez la main. Ce que monseigneur bien humblement vous supplie : la poure royne est vostre seur, et ses poures petis enffans voz nepueurs, et daustantestes plus tenu de les ayder en leur ad- uersilé et vous asseure quil y a grant pitie en leur affaire en plu- sieurs sortes. Ïl me semble quilz ont grant désir de se pouoir tour- ner vers vostre mas! et vous remonstrer leur pileux affaire, comme a cellui quilz congnoissent estre leur seul remède après Dieu. Et pour ce si ainsi estoit quilz fissent ce voyaige, je vous supplie, monseigneur, de leur faire tout Ihonneur et traictement quil sera possible. Et prenez que je suis bien seure que aussi le ferez si ne me sauroie je garder de vous en requerre tres humblement pour l'amour que je vous porte. Et sur ce, monseigneur, feray fin, me recommandant tousiours tres humblement a vostre bonne grace, de laquelle eulx et moi auons bienaffaire, comme Dieuscet, auquelje prie, monseigneur, vous donner bonne vie et longue. « Soubscrites, vostre treshumble tante Marguerite. » On voit par les documents que nous avons cités et les indica- tions qui les accompagnent que l'étude de l'archive dite de Mu- nich serait fort utile pour une connaissance approfondie du xvr° siècle, et qu'elle fournirait en particulier d’utiles renseigne- ments pour ce qui concerne le règne de François 1". Ÿ aurait-il un grand profit à parcourir les différentes villes de la Norvége, et y trouverait-on, comme en Suède, des archives pro- vinciales et d'innombrables papiers de familles, contenant l’his- toire de personnages mêlés à notre histoire? Cela n’est pas pro- bable. Excepté ses temps héroïques, la Norvége n’a point de passé. Maintenant encore, réunie à la Suède, et n'ayant pas une diplo- matie particulière, elle ne se trouve pas en contact immédiat avec les autres peuples, si ce n’est pour l’industrie et le commerce. Il en résulte que ses archives contiendront des statistiques et des comptes de finances plutôt que des traités, des dépêches et des lettres de roi. Ce n'est pas le compte de l’'érudit; c’est celui de tout un peuple jaloux de conserver sans bruit son indépendance et de se développer librement. Archives FA Missions LE D E QE TO. ome KV PL NW orer « 11} J K Âcrameo o ! Cenca ° & geulas M es au ee SÉE Cardamil ee { )\\ SX /) OSiderournda NN UINR WA IN M nr ANT >) VI VI) Nr ë 4 o Live D v A asuoncko & A ( Carkios rs LKÇ LE elèn e D 1 ag. 2 “na 1 pphrilia — 81 — Méuorre sur l'île de Chio, présenté par M. Fustel de Coulanges, membre de l'École française d'Athènes. CHAPITRE PREMIER. L'ILE DE CHIO. — GÉOGRAPHIE PHYSIQUE. — PRODUCTIONS. L'île de Chio est située en face de la presqu'île que les Turcs appellent Kara-Bournou , et que les anciens nommaient presqu'île d'Érythrées. Elle en est séparée par un canal qui n’a, en moyenne, que deux lieues de large. Les îles Spalmadores (anciennes OEnusses) l'en rapprochent encore, et ressemblent aux piles d’un pont que la nature aurait voulu jeter entre elle et le continent. Par sa si- tuation, par son climat, par ses productions, par sa composition géologique , Chio appartient à l'Asie Mineure. Du haut du pic Saint-Hélie, qui s'élève dans la partie septen- trionale, vous pouvez embrasser du regard toute l’île étendue à vos pieds, et en suivre les contours. Elle est plus longue que large; sa côte occidentale décrit une profonde courbure qui ne laisse à l’île, au centre, que douze ou treize kilomètres de largeur. Sa plus grande longueur, du sud au nord, du cap Mastic au cap e Apanomera, est de 45 kilomètres; sa superficie peut être évaluée à 810 kilomètres ou 51 lieues carrées. Homère appelle Chio l'ile montagneuse, l'ile abrupte, Xt0s æumraloesooa !. Une chaine de montagnes la traverse en effet dans toute sa longueur et en forme comme l’épine dorsale; elle n’a guère que 1,800 pieds de hauteur moyenne, mais le mont Saint- Hélie, qui la termine au nord, atteint facilement au double. De cette chaine partent des ramifications en nombre infini, qui se dirigent de l’est à l’ouest, et aboutissent à la mer. Le voyageur ne fait presque que franchir des montagnes et des vallées, et ne trouve dans l'ile entière que trois plaines, l’une qui entoure la ville, une autre au nord entre le village de Cardamyle et la mer, une troisième au midi près du port de Catophana. Ce qui com- 1 ñ xadüreple Xioso veoluela munahoéoons. | Hom. Odyss. IT, 170. RL Le D X{o Ent murahoéaon. Hymn. ad Apoll. V. 172. MISS. SCIENT. V. 33 — 82 — pose les montagnes de File, comme celles du continent voisin, c'est le plus souvent un marbre bleuâtre à gros cristaux. On trouve aussi parfois des couches d’un marbre veiné, rose et rouge, et d’une fort belle coloration. C'est probablement ce marbre que Théo- phraste comparait à ceux de Paros et du Pentélique, et que van- taient Strabon et Pline !. On en voit encore les carrières à Livadie, pelit village situé à deux kilomètres de la ville ; elles ne sont plus exploitées ; les ruines de la ville détruite en 1822 fourniront longtemps encore assez de matériaux pour dispenser les habitants de creuser des carrières. L'ile possède plusieurs bons ports. Lorsqu'on part de la ville, en s’avançant vers le nord, on rencontre d’abord une suite de petites baies qui offrent un abri sûr aux navires d’un faible ton- nage. La rade de Kolokythia, que les Italiens appellent Porto- Fino, présente trois ports, tous les trois profonds et bien abrités contre les vents. Au nord-est, la biae de Cardamyle forme deux ports dont l'un, celui de l'est, peut recevoir de très-gros navires. Sur la côte occidentale sont quatre ports, ceux de Volisso, d’Alun- tha, de Lithi et de Mesta ; ce dernier, que l’on appelle aussi Pacha- Limani ou port du pacha, est assez profond pour recevoir même des vaisseaux de guerre. L'ile a encore au sud-ouest le port de Catophana, et au sud-est une grande rade (Megalo-Limani) entre le cap Sainte-Hélène et le cap Sainte-Irène. Il est remarquable que la ville seule manque d’un port naturel; celui qu’elle possède est l'œuvre des hommes : deux longues digues, sans lesquelles il n’exis- ierait pas, le ferment du côté de la mer et ne laissent entre elles qu'une étroite entrée. Ce port même est presque comblé par les terres que les pluies et les torrents amènent chaque année des hauteurs voisines ; il ne peut aujourd’hui recevoir que de très- petits navires; encore quelques années, il sera entièrement comblé, et il attestera une fois de plus linsouciance et l'inertie du gou- vernement turc. | Le climat de l’île est d'une salubrité parfaite. Les anciens y ont quelquefois placé le séjour des bienheureux ?, comme si l’on se fût rappelé qu’elle avait été habitable, cultivée et heureuse, quand, 1 Arwyousouéva Atforopieu Tapiwy re xai [eyreix@y xœi Xiwv. (Theophr. Iep. 4. 6, ed. Schneider, t. I, p. 687.) Aarouiov mapudpou Aou... év Xiw. (Strab. lib. XIV, édit. Casaubon, p. 645.) Marmor Chium (Plin. Hist. nat, XXXVI, 17. 2 Pomponius Mela, IF, 7; Diodore de Sic. V, 82. — 183 — sur la côte voisine, l’homme avait encore besoin de diriger des fleuves et d’assainir des marais pour chasser les maladies pesti- lentielles. Aujourd’hui même, le climat de l'ile est réputé un des plus sains du Levant ; il n'est pas rare de voir les médecins de Constantinople et de Smyrne ordonner à leurs malades un voyage à Chio. L'ile avait autrefois des eaux thermales dans les environs de Cardamyle; la source en est épuisée ou oubliée. À Chio l'hiver est moins froid et moins pluvieux qu’à Athènes, l'été moins chaud qu'à Constantinople. Les ardeurs du soleil de juillet et d’août sont presque toujours tempérées par les vents du nord, qui soufflent périodiquement en cette saison. Celte tempé- rature est favorable à la variété des productions de la terre. Son influence sur l’homme est également bienfaisante; elle n’énerve ni les corps, ni les caractères. Quels que soient ces bienfaits de la nature, c’est encore le tra. vail de l'homme qui a fait le plus pour la prospérité de Chio. A peine un quart de l'ile est-il cultivable; la terre est maigre presque partout ; souvent elle fait complétement défaut, et le sol est de roc. Les montagnes sont stériles comme en Grèce: ou le granit est à nu, ou il ne porte que de petites broussailles sèches et clair-semées. À Chio, sauf quelques exceptions, la première condition pour avoir du blé et des arbres a été de leur créer un sol qui les portàt et les nourrit. Les Chiotes, plus que tous les autrés Grecs, sont de laborieux et habiles agriculteurs; on est surpris de voir tout le parti qu'ilssavent tirer de leur pays. Il suffirait de dire, pour leur éloge, que leurs jardiniers sont recherchés à Constantinople, dans tout le Levant, en Grèce, et jusqu’en Italie; c’est une opinion ac- créditée que la terre s'améliore entre leurs mains. À Chio, on ne voit pas de champs en friche ; toute terre qui peut produire est cultivée, et là où vous trouvez la stérilité, vous ne devez vous en prendre qu’à la nature. Les hommes labourent leurs champs avec des bœufs ou à la main, et pour certaines semences ils ne craignent pas de retourner la terre à plusieurs reprises. Ils ont travaillé ces montagnes mêmes qui semblaient se refuser à toute culture ; ils les ont taillées en gradins, et sur les degrés ils omt réuni le peu de terre végétale qu’on put trouver sur le granit. Chaque mon- tagne forme ainsi un escalier, dont chaque marche porte des oli- viers, des vignes ou du blé: c’est une conquête faite sur le rocher. Nul ne sait quelles générations ont exécuté ces travaux. M. 33. — 18h — Le plus grand éloge que les Grecs et les Orientaux fassent d'un pays, c’est de dire : il y a de l’eau. À Chio des sources nombreuses donnent une eau fraîche et bonne à tous les usages; mais ces sources sont encore, pour la plupart, la conquête difficile et glo- rieuse de l’homme. Sa main les a été chercher dans le sein du rocher; pour parvenir jusqu’à elles, on a creusé le granit, on a taillé des voûtes qui pénètrent fort avant dans le roc, vont saisir les sources, leur tracent un chemin et en amènent l’eau dans des aqueducs qui la distribuent savamment dans les campagnes. Plu- sieurs de ces travaux, dignes des Romains, sont attribués aux Génois, qui ont gouverné l'ile au xrv° siècle; je les crois plus anciens. ile de Chio, dès le temps de Thucydide, était déjà remarquée pour sa belle agriculture !, et il fallait qu’elle eût alors ces sources et ces aqueducs. Les Chiotes ont porté dans l’agriculture le même esprit qui les dsitingue comme commerçants. Îls n'aiment pas les cultures fa- ciles; on ne les voit pas, comme dans quelques provinces de la Grèce, semer du maïs, uniquement parce que le maïs coûte peu de peine. Ils semblent dédaigner le blé lui-même et préfèrent se livrer à des cultures qui exigent plus de soins, maïs qui rappor- tent aussi davantage. Ils calculent toujours ce que la récolte pro- duit d'argent, et non ce qu'elle coûte de travail. Le coton vient bien dans l'ile, grace aux trois labours qu ils savent donner à leurs champs. La culture du mürier et l'élève des vers à soie forment une des principales occupations des habitants des campagnes; l'ile exporte annuellement de 18 à 22,000 kilogrammes de cocons. L'olivier est un arbre qui n’exige presque aucun soin, qui se passe de l’homme ?, et sur lequel son industrie a peu de prise. Cet arbre est peu cultivé et réussit peu dans l'ile ; par une singularité HN de il n'y produit que tous les deux ans. Les Chiotes n’en entretiennent que ce qu’il leur faut pour leur consommation d'huile. Les amandiers, les figuiers, fournissent d’abondantes récoltes, que l’on exporte chaque année. La vigne est particulièrement cultivée dans la partie septen- ! Thucydide, VIIT, 24. ? Âyerporèr, aÿromoior. (Sophoel. Œdip. Col.) — 185 — irionale, et le vin de Chio est encore recherché comme au temps de Strabon et d’Athénée !. La plus belle partie de l'ile est aux environs de la capitale : cette plaine, qui a cinq lieues carrées de superlicie, est couverte d'orangers. Les monts Provatia, qui s'élèvent au centre de l’ile, se dirigent du S. O. au N. E. et aboutissent à la mer, à environ deux lieues au nord de la ville. Au midi, ils sont coupés à angle droit par une petite chaine qui, courant de l'O. à l'E., se lermine au cap Sainte-Hélène. Ces deux montagnes et la mer forment un triangle, au milieu duquel se trouve la ville. Lorsque, d’une hau- teur, vous l’embrassez du regard, vous diriez d’un vaste jardin. La nature présente quelquefois de plus beaux paysages, elle n’en pré- sente pas de plus riches. La vue, bornée par ces trois lignes que forment la mer et les montagnes, ne tombe que sur une immense touffe d’orangers, toujours verts et toujours fleuris. De la mer, le voyageuren arrivant à Chio les voit s'éleverenamphithéatre sur une longueur de plusieurs lieues. Des navigateurs assurent qu'au mois de mai, l'ile entière, la mer qui l'entoure, et jusqu’au conti- nent asiatiques, ont embaumés de l'odeur des orangers. On estime que cette plaine produit soixante millions d’oranges. L'oranger exige beaucoup de travail et de frais de culture; et cependant le produit net d'un hectare de terre plantée d’orangers est évalué dans l’ile à 1,000 ou 1,200 francs. Quand on sort de la ville par le côté du midi, on suit une route qui, pendant trois lieues, est entièrement bordée de murs : c’est une série non interrompue de maisons de plaisance et de jardins. Les jardins de Chio sont renommés; vous y trouvez peu de fleurs et nulle allée d'arbres stériles comme en Europe; ici tout respire moins de luxe et plus de richesse; ce ne sont qu’arbres fruitiers. Un large puits profondément creusé fournit de l’eau au moyen d’une roue qu'un cheval fait mouvoir, et des rigoles la distribuent au pied de tous les arbres. Les Chiotes aiment passionnément leurs jardins. J'ai vu ceux d'entre eux que la guerre de l'indépendance a chassés de leur pays et a poussés à Syra; le commerce les enrichit; leur nouvelle patrie leur offre des ressources de toute espèce, et pourtant ils y Û / + 2 1 A CT 4 n me 1 Strab. XIV, p. 645 : Aprouoia ywpà oivor &pioloy Gépouoa rôv ÉAmmdr- Athénée, I, p. 32 : XapéoTepds éouy à Xios, nai roù Xiou 6 xakoÿpeyos À proÿ G10$, — 86 — vivent à contre-cœur. « L'ile est aride, disent-ils, Syra n’a pas d’orangers, pas de campagne autour d'elle; il faut vivre à la ville. » A Chio, on ne vit pas à la ville; on y vient chaque jour pour les intérêts du commerce, et chaque jour aussi on retourne au milieu des orangers. Les habitants distinguent trois parties dans l'ile, le pays d’en haut ou du nord Érarwy@pa, le pays d'en bas Karwy@pa, qui com- mence au village de Lithi, et la plaine qui entoure la ville. Cette distinction est fondée sur la nature même; entre cestrois fractions de l'île tout diffère, l'aspect des lieux, la nature du sol, les pro- ductions. Le pays d'en haut a les montagnes plus hautes, plus es- carpées et totalement nues à leur sommet. Du moins au fond des vallées le sol est riche et propre à toutes les cultures. Dans la partie méridionale, les hauteurs s’abaissent, les pentes deviennent moins roides et les sommets eux-mêmes peuvent être cultivés. Mais le sol est presque partout maigre et pierreux. Il y a des ter- rains qui se refusent absolument à porter des céréales et des ar- bres à fruit. C’est précisément sur ces mêmes terrains, et là où aucune plante ne pousserait avec avantage, que les Chiotes ont une des principales sources de leur richesse, l'arbre à mastic. Cet arbre est un lentisque; c’est la même forme d'arbre; c’est le même tronc sortant à peine de terre et donnant naissance à plu- sieurs tiges branchues qui se subdivisent en rameaux; c'est la même hauteur de six à neuf pieds; c’est enfin le même feuillage, à cela près que les feuilles de l'arbre à mastic sont un peu plus longues et d’un vert un peu plus foncé. En un mot, c’est le même Jentisque qui en tous lieux est stérile et qui à Chio a le privilége de sécréter une gomme précieuse. Cette singularité est remarquable, et l'on ne sait s’il faut l’at- tribuer à une faveur spéciale de la nature ou au travail des hommes. Samos, Lesbos, Carabournou ont le même climat, le même so- leil, et, ce semble, le même sol que Chio; les lentisques y sont aussi nombreux et n’ont pas moins de vigueur. Ou ils ne sécrètent aucun atome de gomme, ou le peu de parcelles qu’on en peut recueillir n’a aucune saveur. Peut-être à Chio un long travail des générations anciennes a-t-il modifié cette plante en la douant de propriétés nouvelles; peut-être le secret de cette culture s'est-il transmis dans l’île, de siècle en siècle, avec ces mille petites re- celtes auxquelles la science et le raisonnement ne suppléent pas. — 167 — Et pourtant les lentisques poussent avec la même abondance dans la partie septentrionale de l'ile et ces mêmes Chiotes ne réussis- sent pas à leur faire produire du mastic. Tracez une ligne qui, parlant de Lithi, aboutisse à Calimasia; au nord de cette ligne vous ne trouvez plus un grain de cette gomme. Il y a là comme une barrière naturelle et mystérieuse que le mastic ne franchit jamais. On a tout essayé, on a transporté des lentisques du Midi, et avec eux des cultivateurs; on a toujours échoué. À Rhodes, à Lesbos, on a fait les mêmes tentatives, avec aussi peu de fruit. Les Chiotes, ne sachant à qui ils doivent un bienfait si particulier, l'attribuent à la faveur d’un saint. Saint-Isidore a souffert le martyre à Chio au 11° siècle, et c'est, disent-ils, de son précieux sang qu'est né l'arbre à mastic. Sans doute avant le christianisme ils l'avaient déjà fait naître du sang de quelque divinité. Ces arbres sont petits, de chétive apparence et sans beauté; à les voir clair-semés et plantés sans ordre, on croirait qu'ils ont poussé au hasard et d'eux-mêmes et on les prendrait pour des ar- bustes sauvages. Il n’en est rien. Le paysan ne les fait pas venir de graines, parce que les graines produisent rarement des arbres quiportent du mastic, maisil multiplie les pieds enles provignant, et c'est pour cetle raison qu’on les voit réunis en gros pelotons écartés lesunsdesautres. Le principal travail des cultivateurs consiste à choï- sir les meilleurs pieds pour les multiplier. Vers les premiers jours du mois de juillet on fait des incisions sur le tronc et sur les plus fortes branches. Durant un mois, la gomme distille lentement par ces ouvertures qu'on lui a pratiquées, s'échappe en petites larmes et tombe à terre, où elle trace autour de l'arbre un cercle blanc. Au mois d'août les paysans ramassent cette gomme avec la terre qui y est adhérente et qu'ils détachent en la faisant sécher à l'air. Le mastic est généralement blanchâtre; on estime surtout celui qui est friable, ferme, sec, transparent à l'œil et éclatant. Sa saveur un peu âcre plaît surtout aux Orientaux; les femmes de Smyrne et de Constantinople le mâchent pour parfumer leur haleïne ou le font brüler dans des cassolettes. Soluble dans lesprit-de-vin, on en fait une liqueur qui se vend sous le nom de mastic dans tout le Levant. Les Occidentaux ne emploient guère que dans l'industrie, pour composer des vernis très-clairs et transparents. Il était au- trefois d’un grand usage en médecine; Galien le regardait à la fois comme aslringent et comme émollient; il le recommandait pour — 188 — les maladies les plus diverses !. Les modernes ont des remèdes plus variés et plus puissants, el le mastic, comme le sucre, est sorti du domaine de la médecine. ‘ile de Chio, on le voit, est riche en plantes deluxe; ce qui lui manque, c'est ce qui nourrit l'homme, c’est le blé; elle regorge du superflu et a besoin du nécessaire. Toute riche qu’elle est, elle ne se suffit pas à elle-même ; isolez-la, sa population meurt de faim. Mais ses oranges, ses figues, son vin et son mastic seront recher- chés de l'étranger ; le Chiote ne consommera pas ce qu'il aura pro- duit ; il est trop économe; ce n’est pas lui qui boira son vin; ses oranges et son mastic, ce n’est pas lui qui les consommera. Ces denrées exportées se convertiront, partie en blé pour la nourri- ture de l’année, et partie en argent. Aïnsi naïtront les premiers capitaux; par eux, le Chiote se livrera au commerce, qui les mul- tipliera. L'agriculture aura fourni la première mise de fonds, le commerce la fera fructifier. CHAPITRE IF. LES RUINES DE L'ANTIQUITÉ ET DU MOYEN ÀGE. a $ 1. La ville ancienne. Je ne sais ce qui a pu donner prétexte à une opinion que j'ai trouvée universellement répandue dans l’île; on croit que la capi- tale ancienne était située sur le rivage occidental. Nous verrons à Chio plusieurs exemples des erreurs auxquelles on s’exposerait en suivant les traditions locales. Depuis les temps historiques, la capitale de l'ile a toujours été sur le rivage oriental, en face d'Érythrées. Pausanias rapporte un fait qui doit être fort ancien, et probablement antérieur à l'établissement des loniens dans l’île. Parlant de l'antique statue d'Hercule Phénicien qu’il a vue à Éry- thrées, il raconte qu’au moment où les flots qui l'avaient miracu- leusement amenée de Tyr la poussaient dans le canal qui sépare ! Erun in nai pahanTin, did nai oTlopayou nal xoiias nai évrépoy QXeyuovais épudrle. (Galien, IT. xpacews nai duvduews.... liv. VIIT, ch. vi; id. IT. oûyec. Papy. div. VIIT ; Dioscoride, IL. Ans iarpuñs, 1, 90, et I, 51; Pline, Hist. nat. liv. XII.) — 189 — l'île du continent, elle fut aperçue à la fois des Chiotes et des Érythréens; comme elle voguait à une distance égale des deux villes, toutes les deux s’en disputèrent la possession. Mettez la ville de Chio sur l’autre rivage, et ce récit n'a plus de vraisem- blance!. : J'ajoute qu'elle devait être située vers le milieu de la côte orientale, c’est-à-dire à peu près au même endroit qu'occupe la ville actuelle. Strabon la place en effet dans la partie la plus étroite de l'ile; il fait remarquer que de la ville au port Laius, qui se trouve sur l’autre rivage, l'ile forme un isthme de 60 stades, tandis que la distance par mer de l’un à l’autre point, pour un navigateur qui longe les côtes du côté du midi, est de 360 stades. Or, si l’on cherche dans l'ile deux points qui, par terre et à vol d'oiseau, soient éloignés de 60 stades, et de 360 par mer, on ne trouvera que le port de Lithi et la ville actuelle. Ces deux mesures sont exactes pour ces deux points, et ne le sont pour aucun autre. Elles déterminent de la façon la plus précise l’em- placement de l'ancienne ville, et, en même temps, celui du port que Strabon appelle Laius?. Strabon ajoute qu'en partant de la ville et en se dirigeant au midi, le premier cap qu’on rencontre est le cap Posidium. En un autre endroit, parlant du promontoire Argennon, dans la presqu'île d'Érythrées’, il écrit qu'il est situé en face du Posidium et à une distance de 60 stades. La position du cap Argennon est fixée dans Strabon par celle du mont Corycus et de l'ile Halon- nèse; cest celui que quelques géographes modernes appellent cap Blanc, un peu au-dessous de Tschesmé. Or, en face de lui, dans l'ile, s’avance le cap Sainte-Hélène, qui n’en est éloigné que de 12 kilomètres {60 stades), et qui est précisément le pre- mier qu'on rencontre au midi de la ville. Toutes ces positions se déterminent réciproquement; qu'on melte la ville en un tout autre endroit, on pourra bien donner le nom de Posidium au premier cap que l’on trouvera au midi, mais ce cap ne se trou- vera plus en face et à 6o stades de l’Argennon. Enfin, il est naturel que la capitale ait toujours été située au milieu de la plus belle plaine de l'ile. On ne peut ‘pas la reculer 1 Pausanias, VII, 5. 2 Strab. liv. XIV, p. 645 de l'édition Casaubon. — 190 — plus loin que Pacha-Vrysis au nord, que le cap Sainte-Hélène au midi. Je ne vois dans l’île aucun autre endroit qui soit digne d’être l'emplacement d’une grande ville. À une époque où les villes redoutaient le voisinage de la mer et des pirates, Chio a pu être située sur les collines qui s'élèvent à trois quarts de lieue du rivage et qui forment les dernières pentes des monts Provatia. Mais de bonne heure la sécurité et l'attrait du commerce la firent descendre vers la côte. On sait, par un récit de Vitruve, que les murs de Îa ville s’'avançaient jusqu’au bord de la mer et que les flots en baignaient le pied. L'emplacement de l’acropole ne nous est indiqué par aucun auteur ancien; mais Chio voulait être maitresse du canal qui la séparait du continent; elle devait donc élever sa principale forte- resse près de la mer. Les acropoles des villes maritimes ne sont pas toujours sur des hauteurs. La ville ancienne n’a laissé d'elle, au niveau du sol, aucune grande ruine. Vous ne trouvez ni un temple, ni un théâtre, ni une colonne qui soit debout. Pour beaucoup de villes grecques, la position, l'étendue, les contours sont marqués sur le sol; une enceinte indestructible subsiste encore, entoure encore un désert. Rien de pareil ne se voit à Chio. La raison en est que Chio a été riche au moyen âge, riche aux temps modernes, et que, depuis l'antiquité jusqu’à 1822, elle a toujours été une grande ville. La solitude conserve les ruines: car ces monuments dont on met la chute sur le compte des siècles n’ont guère d'autre destructeur que l’homme; et où l’homme disparait, ce sont eux qui restent debout. Mais la prospérité est essentiellement destructrice; elle abat les vieux édifices pour en élever de nouveaux; elle modifie, transforme, rajeunit tout, elle n’a pas le respect de la mort, elle crée. À Chio, chaque génération a pris les pierres qu'avait élevées la génération précédente. Vous trouvez un morceau de colonne, un bas-relief, un marbre ancien, dans chaque maison, dans chaque muraille. Les monuments sont encore sous nos yeux, mais méconnaissables et comme en poussière. L'ile a près d’un millier d'églises; elles se sont partagé les dépouilles des temples antiques : à l’une un fût de colonne, à l’autre le chapiteau, à 1 Vitruve, X, 16. de RO une troisième une corniche. Et tout cela est tellement dispersé, mêlé, confondu, qu’il est impossible à l'imagination de recons- truire un seul monument. Les Chiotes aiment le luxe des églises et des maisons particu- lières; aussi ont-ils gardé beaucoup de marbres anciens; mais comme ils aiment encore mieux le commerce, ils en ont vendu plus qu'ils n’en ont gardé. Les colonnes du temple d’Apollon Phanéen ont été vendues, il y a peu de temps, partie aux Psa- riotes, partie à des Anglais. On a souvent fait des fouilles dans la ville sans autre but que d'exporter des marbres. Tout ce qui n’a été ni détruit, ni partagé, ni vendu, a été en- terré. Le sol de la ville a en effet dû changer depuis trente siècles. Les cent générations qui y ont vécu l'ont peu à peu exhaussé. Chio est d’ailleurs située au pied de collines dont la terre est jour- nellement entraînée par les pluies. Ce ne serait rien encore, si un torrent, qui tombe des hauteurs voisines et qui se jelte dans le port, n’amenait incessamment avec ses eaux la terre des mon- tagnes. L'action lente de ce torrent a eu des effets incalculables; elle a peu à peu enlevé à Chio son port. Il ne faut qu’un coup d'œil pour se convaincre que le port qu’on voit aujourd'hui est artificiel. Sa forme est celle d’un ovale très- allongé, dont la partie la plus large fait face à la mer; l’enfonce- ment dans les terres est à peine sensible. C’est, à vrai dire, une simple étendue d’eau prise sur la mer, et dont on a fait un port au moyen de deux longues digues; sans elles le port n’existe plus. Or, ces digues ne sont pas de construction grecque, et paraissent dater du témps des Génois. Tel qu'il est, ce port lui-même tend à disparaitre, et, si l'on n’y prend garde, le même torrent aura bientôt achevé de le combler. Ce nest certainement pas ce port qui valait à la ville antique l'épithète d’eëléueros, que lui donnent Strabon et Eustathe!. Mais si nous observons les environs du port, nous remarquerons qu’à l'exception d’un petit monticule rocheux, qui s'élève à l’extré- mité méridionale, tout le reste est de formation récente. Le sol est un mélange de terre et de sable, de sable apporté par les flots, de terre apportée par les pluies et par le torrent. On peut surtout observer ce fait dans toute l'étendue de lesplanade, vis-à-vis de 1 Strabon, liv. XIV, p. 645, et Eustathe, Yrouviu. æ. Aroyuoio DEpinynThv, — 192 — la citadelle; plus on approche du rivage, et moins le sol a de consistance. La forteresse elle-même, qui s’avance en pointe au nord du port, repose sur un terrain que les flots ont occupé; car si l’on creuse à une petite profondeur, on trouve l’eau de mer. “ Au delà de l’esplanade, à environ 500 mètres du rivage, on peut remarquer que le sol s’abaisse tout à coup de plusieurs mètres dans un espace qu’occupent aujourd’hui quelques jardins; puis vient une colline que les habitants appellent Palæo-Castro. On peut se représenter un temps où le sol qui forme aujourd’hui l'esplanade n'existait pas, et où le port pénétrait jusquà ces ter- rains bas, au pied de la colline. Le torrent, venant du S. O., n’a dû combler que l'entrée et le milieu du port; le reste a échappé à son action et a été seulement desséché, faute de communiquer avec la mer. L'auteur de l’histoire manuscrite de la famille Justiniami ! ra- conte, en attestant Josèphe, que le Juif Hérode, pendant un sé- jour qu’il fit à Chio, agrandit le port en creusant dans les terres jusqu’à l'endroit où se trouve, dit-il, l’église de Saint-Nicolas. I ajoute que, plus tard, le port s’est rempli de nouveau, et que, de son temps, cette église est bien loin du rivage. Or l’église de Saint- Nicolas, qui a été détruite en 1822, était située hors de la forte- resse, sur la colline de Palæo-Castro, tout près et au-dessus de ces jardins dont j'ai parlé. Ainsi, dans l’opinion de l’auteur du manuscrit, le port devait occuper autrefois une partie de l’emplace- ment de la ville actuelle et s'étendre jusqu’au pied dePalæo-Castro. Comblé peut-être une première fois avant le temps d'Hérode, il aurait été réparé par ce prince; puis le torrent l'aurait comblé de nouveau. Telle est l’assertion de l'auteur du manuscrit; il est vrai que nous chercherions en vain dans Josèphe le témoignage qu'il invoque. L’historien juif parle bien de la présence d'Hérode à Chio et de ses nombreux bienfaits envers la ville; mais il ne cite que la reconstruction d'un portique et le payement des dettes de la cité. Mais si l'auteur du manuscrit a pu se tromper sur la source de son assertion, cette assertion même ne laisse pas que d’être remarquable et d’avoir par elle seule quelque poids. Au 1 Manuscrit de la fanulle Justuniant, Uv. EL, ch. v. J'aurai occasion de parler plus loin de ce document précieux pour l'histoire de l'île. — 193 — moins prouve-t-elle deux choses : la première, que le fait parais- sait vraisemblable il y a trois siècles; la seconde, qu’en vertu de traditions locales, on y croyait. La situation du port détermine celle de la ville; elle devait s'étendre alentour et en demcercle, occupant les collines de Palæo-Castro et de Tourlotti. Cette dernière recouvre une vaste nécropole creusée dans le roc, suivant l'usage des anciens. Jai pu m'assurer que quelques-uns des puils qu'on trouve en cet en- droit sont des ouvrages helléniques. Enfin, des fouilles opérées sur la colline de Palæo-Castro ont mis au jour des vestiges authentiques de l’ancienne ville. J'ai fait creuser en quatre endroits, et trois fois j'ai pu constater la pré- sence d’une grande muraille dont l'assise supérieure est à deux mètres au-dessous du sol actuel. Elle longe le côté méridional de la colline, s’avance même un peu plus bas, parallèlement à ce qui me parait être l’ancien port; puis, après avoir mesuré une longueur de 210 mètres, elle tourne au N. E. en formant un angle de 70 degrés. Elle est bâtie en matériaux du pays, d'un calcaire tendre et jaunètre, que l’on tire du village de Thymiana. La construction en est tout hellénique; le ciment n’y est jamais employé; les blocs supérieurs sont seuls unis par des crampons. Les assises sont régulières, maïs de hauteur inégale. Le travail ne paraît pas très- soigné; la nature des matériaux ne comportait pas une grande précision dans l’assemblage. L'épaisseur du mur est de 1",18; sa hauteur, là où l’on n'a pas enlevé ses dernières assises, est de &, 10: IL repose sur un autre mur qui s’avance en saillie d’un mètre sur la face extérieure du premier, et qui, construit d’ailleurs avec les mêmes matériaux, repose immédiatement sur le sol naturel. La forme de cette muraille dit assez qu'elle ne fait partie ni d’un temple, ni d’un théâtre. Ce ne peut être un mur de soutene- ment, car il est évident qu’il dépassait le niveau du sol de presque toute sa hauteur. Reste une seule hypothèse : c'est qu'il ait été le mur d'enceinte de la ville ou de l’acropole. À côté et en avant du mur inférieur, on a trouvé entassée une multitude prodigieuse de marbres et de colonnes. Les marbres sont taillés en carré et ont, pour la plupart, l'épaisseur uniforme de 0",16, qui atteste qu'ils ont dü faire partie d'une même cons- — 9h — truction. Les colonnes sont toutes d'ordre dorique et de petite dimension. Le tout est en marbre bleuâtre du pays. Pline l’ancien raconte ! que Cicéron fit un voyage à Chio, vrai- semblablement entre les années 78 et 76 avant Jésus-Christ, à l'époque où les Chiotes venaienttde relever leurs murs détruits par Mithridate. Ils les montraient avec orgueil à Cicéron; ils en vantaient la magnificence. « Je les admiverais bien plus, répliqua Cicéron, s'ils étaient construits en pierre de Tibur. » La pierre de Tibur est, comme on sait, très-grossière, mais, transportée à Chio, elle eût acquis beaucoup de prix. Le bon mot de Cicéron nous donne à entendre que ces murailles étaient construites en marbre, mais en marbre du pays, et que d’ailleurs l'architecture en était moins admirable que la matière. Or, quelle peut être la destina- tion de ces nombreux blocs de marbre taillés en carré et d’une petite épaisseur, sinon de servir de revêtement au mur de pierre. Dans toute la longueur de ce mur et à mi-hauteur, on remarque. qu'il règne un petit cordon en saillie qui paraît avoir eu pour objet de soutenir le revêtement. On peut d’ailleurs observer que les marbres se trouvent tous au pied de la face extérieure du mur, c'est-à-dire de celle qui, suivant l'usage, était la plus ornée ou la seule ornée. Les colonnes ou demi-colonnes ne se rencontrent qu’à la partie qui faisait face au port, et qui était peut-être pré- cédée d’un portique. Le mur inférieur semble destiné à Îles porter. Un tel luxe si hors de propos peut sembler bizarre et être ré- prouvé par le goût. Mais la singularité du travail explique à la fois que les Chiotes l’aient signalé à Cicéron, et que Cicéron lait si peu admiré. Songeons d’ailleurs que ces murailles ont été cons- truites à une époque de paix, où ies Chiotes, se fiant aux Ro- mains, sûrs de l'appui de leurs maîtres et de leur propre doci- lité, travaillaient plutôt à l'ornement qu’à la défense de leur ville. Parmi les débris, on a trouvé quelques fragments de statues et de bas-reliefs. L'objet le plus curieux est un reste de peinture murale. Sur une bande de marbre, large de 0",95 et haute de 0,19, on distingue très-nettement des dessins qui représentent quatre animaux; au milieu, un lion et un taureau semblent com- battre; à droite du groupe un griffon, et à gauche un autre lion 1 XXXVI, 5. — 195 — font face à des adversaires qui se trouvaient sur des marbres qu'on n’a plus. On ne reconnait à l'œil nu aucune trace de couleur; peut-être en découvrirait-on par des moyens chimiques. En tous cas, ce n'étaient pas les figures, mais le fond, qui était coloré; car le marbre des figures est lisse, et le fond est pointillé au marteau et préparé pour recevoir la couleur. Cette disposition, qui n’est pas tout à fait sans exemple, ne laïsse pas d'être assez remar- quable. C'est au poli des figures que l’on doit de distinguer en- core parfaitement les dessins; ils sont d’un beau travail. On a irouvé un autre fragment semblable au premier et appartenant à la même bande.de marbre; il représente un quadrige conduit par une déesse. Tous les marbres se trouvaient à vingt-deux pieds au-dessous du sol. La terre elle-même qui les recouvrait donne lieu à quel- ques observations. On peut y compter trois couches superposées et pour ainsi dire troïs âges distincts. Jusqu'à la profondeur de 2 50 le sol est un composé de débris modernes, de tuiles, de briques, en un mot de matériaux des maisons génoises et grecques des derniers siècles; car on a bâti en cet endroit jusqu’à 1822. On a trouvé une monnaie d’or des Justiniani et deux monnaies vénitiennes. Plus bas, le sol a plus de consistance, ce qui in- dique quil est plus ancien; il contient pourtant encore beaucoup de débris d'habitations et quelques monnaies byzantines. Des- cendez plus bas encore, et vous trouvez les marbres antiques et les monnaies autonomes de Chio; j'ai recueilli en un petit espace jusqu'a neuf de ces dernières. $2. La ville moderne. Au temps de la domination byzantine, alors que tant de villes abandonnaïent les bords de la mer pour échapper aux pirates, on ne voit pourtant pas que les Chiotes se soient éloignés du rivage. Le nombre infini de colonnes byzantines que l’on trouve encore atteste que la ville n’a ni changé de place, ni perdu son impor- tance. Sa forteresse, garantie souvent insuffisante contre les Sar- razins , les Arabes et les Turcs qui ravageaient les iles, était située sur le bord de la mer, et à l'extrémité septentrionale du port. On lit en effet, dans Anne Comnène, que le Turc Tsachas, venant du midi, dépassa le port où était la flotte grecque et arrêla ses — 196 — vaisseaux aux pieds de la citadelle ?. La place qu'elle occupait est encore appelée aujourd'hui Palæo-Castro, l’ancien château. La for- teresse actuelle et le sol même où elle repose n'existaient pas en- core. La même cause qui rétrécit et combla peu à peu le port éloïgna aussi l’ancienne forteresse de la mer. Les Génoïs en construisirent alors une nouvelle sur cette langue de terre que les atterrisse- ments successifs avaient formée. C’est celle qui, retouchée par les Turcs, existe encore aujourd'hui. Sa forme est à peu près celle d’un losange; un de ses côtés regarde le port, un autre la mer, les deux autres la ville. Elle est située dans la même position re- lative que l’ancienne acropole, mais un peu plus en avant. Ses murs sont construits à la façon génoise, c’est-à-dire en petites pierres irrégulières et en briques cimentées à la chaux. Elle oc- cupe une étendue d'environ un kilomètre carré; la petite ville qu'elle renferme est toute génoise ; là en effet étaient le palais du podestat, celui de l’évêque, l'hôpital et la cathédrale de Saint- Dominique, dont les Turcs ont pris un tiers pour faire leur plus grande mosquée. À chaque pas, on lit quelque inscription latine qui rappelle la présence d’un peuple de lOccident. À la porte principale, on voit encore les armes des Justiniani et ailleurs celles des Vénitiens, que les Turcs ne se sont pas donné la peine d’en- lever. Tous les ennemis qui l'ont successivement assiégée ou oc- cupée y ont laissé leurs canons ; vous y trouvez ceux des Floren- tins, ceux des Vénitiens, ceux des Philhellènes. Au temps des Génois, la ville s'étendait en demi-cercle sur les hauteurs de Palæo-Castro, de Tourlotti et de Psomi; vers 1440, alors que les Turcs devenaient menaçants, elle fut entourée de murs. Ces murs ont disparu; une des portes, celle du nord-ouest, est encore debout. Cette ville a un caractère tout particulier entre les villes de l'Orient. Elle ne ressemble pas aux villes turques, où règne le désordre, où l’on ne voit nul tracé de rues, où les maisons, les cours, les jardins, tout est semé au hasard , où le paysage se con- fond avec l'architecture, où il y a saleté là où il n'y a pas solitude, et où de grands palais mal bâtis s'élèvent à côté des bicoques des pauvres. Elle ne ressemble pas davantage aux villes franques du L Ann, Comn. Alexiade, iv. VIT, — 197 — Levant, où les constructions sont riches, surtout coqueltes, et démesurément ornementées; à Chio, les constructions sont d’une régularité géométrique; les rues, parfaitement alignées, se cou- pent à angle droit. Les maisons sont hautes, d’un style grandiose, aristocratique, un peu sombre; c’est une ville de féodalité ita- lienne au milieu de l'Orient. Les maisons sont très-pressées ; évidemment on était avare d'es- ‘pace; on en accordait le moins possible à la cour et à la rue. Souvent la cour manque absolument; la rue n’a jamais plus de deux mètres de largeur. En 1822, une population de 45,000 âmes était serrée sur une superficie de moins de quatre kilo- mètres. Aujourd’hui cette ville n'offre presque que des ruines. Entre la forteresse et le port s'étend une immense place vide; là était le plus beau quartier de la ville; vous marchez sur des palais qui étaient encore debout il y a trente ans; vous distinguez le tracé des rues, les fondations des maisons, la place des portes. Dans le reste de la ville, les troïs quarts des maisons et des églises n’of- frent plus que les quatre murs, hauts, nus, sans croisées, entamés par des boulets ou noircis par l'incendie; pasun toit, pas une poutre à l'intérieur; un tas de décombres s'élève à la hauteur du premier étage : c’est l'ouvrage des bombes, puis de l'incendie allumé par les Turcs. Toutes les maisons ont été ruinées; quelques-unes ont été réparées à mesure que les Chiotes revinrent dans leur patrie; mais la ville de 1822 est beaucoup trop grande pour les habitants d'aujourd'hui, dont le nombre atteint à peine 5,006, et la plu- part des maisons restent désertes et en ruines. II n’y a pas un seul quartier, une seule rue qui ait été épargnée, et qui n'étale en- core ses décombres. J'ai vu en Grèce beaucoup de ruines; j'ai traversé des champs où avaient été des villes; j'ai visité des murs d'enceinte qui n’en- ferment plus que la solitude. Ces spectacles n’affligent pas l'âme: la mort date de trop loin et est trop complète pour nous attrister. Le temps, en rongeant ces ruines, leur a Ôôté leur laideur; et, chose étrange, en présence de ces vieux débris, l'idée qui nous vient à l’esprit est celle de la durée plutôt que celle de la mort. Mais à l'aspect de Chio le cœur se serre. La mort n’est pas encore froide ; on compte les plaies du cadavre, on distingue le lieu de chaque massacre, le théâtre de chaque douleur; on croit entendre MISS. SCIENT, V. 34 — 198 — le cri des mourants. L'immense et vague disparition de tout un peuple nous frappe moins que l'accumulation de tant d’infortunes particulières que nous pouvons discerner, toucher, analyser. Le détail de cette ruine fait horreur. Le dernier mot du voyageur en sortant de la ville, est dé dire: Que ne l’ai-je vue trente ans plus tôt! $ 3. L'école d'Homère, les villages, le temple de Phanæ. Les Chiotes ne connaissent dans leur île qu’un monument an- tique, et ils l’appellent l’école d'Homère. À cinq kilomètres au nord de la ville, près du rivage, à l'endroit où la chaîne des monts Provatia rejoint la mer, et près de la source qu’on nomme Pacha- Vrysis, on montreau voyageur un rocher dont la face supérieure a été taillée, par la main de l’homme, en plate-forme à peu près ovale. Un petit banc de rocher qui régnait alentour, et dont il reste encore des parties, était, disent les Chiotes, le banc des auditeurs; et un banc de granit qui s'élève à 80 centimètres au milieu de la plate- forme était, disent-ils encore, le siége d'Homère. Puisils racontent qu'il y a vingt ans à peine ce morceau de granit offrait exactement la forme d’un siége, et que deux pattes de lion en formaient les bras et le dossier. Les voyageurs nesont pas sans parler de ce monument; Pokocke y a parfaitement distingué la figure d'Homère et celles de deux muses. Il est vrai que Chandler y a vu non moins nettement une statue assise de Cybèle, et au lieu de deux muses deux lions. L'abbé Coronelli voit bien des animaux, mais il ne sait pas si ce sont des taureaux ou des loups ; Dapper se contente de dire que ce rocher approche de la forme d’un siége; Choiseul-Gouffier en donne une description et un dessin également imaginaires. Au- jourd’hui il est informe, et je croirais volontiers qu’il l'était déjà au temps de Chandler et de Pokocke. Jeme persuade même diffi- cilement qu'il ait jamais été taillé. Aucune inscription n'indique si l’on voit un piédestal, un autel ou un siége, si cette petite plate-forme était temple ou école. L’imagination reste libre de se figurer ce qui lui sourit le plus, et la raison s’abstient de rien décider. Ce n’est pas sans quelque surprise que l'on voit les Chiotes donner sérieusement à ce lieu le nom d'école d'Homère. Il semble que cette invention ait échappé aux anciens, qui possédaient tant — 99 — de détails, vrais ou faux, sur ce poëte. Cetle tradition néanmoins doit être ancienne. On la trouve rapportée dans un écrivain du xv° siècle, Jérôme Justiniani, Génois de Chio, qui mentionne l'école d'Homère en ajoutant que « ce grand poëte vivait au temps des derniers empereurs de Constantinople. » Prenons acte de son . ignorance ; elle nous prouve que cette tradition ne fut pas ima- ginée de son temps ; or, pour trouver une époque où l’on connût assez Homère pour être tenté de marquer, par un pieux men- songe, le lieu de son école, il faut remonter jusqu'a l'empire romain. IL y a donc quelque chose de plus authentique que l’école d’'Ho- mère, c'est le souvenir du poële persistant à Chio depuis trente siècles. Parlez à un Chiote des grands écrivains ou des grands hommes de la Grèce ancienne, il en ignore les noms et ne se doute pas que ses ancêtres aient eu une histoire; mais il se sou- vient d'Homère. Ce qu'était Homère, il ne le sait pas. En quel temps vivait-il ? Il vous répond qu'il y a cent ans. N'importe, il connait ce nom; il l'a appris de ses pères; les générations se le redisent. Tout souvenir de l'antiquité a disparu dans l’île excepté celui-là ; le nom d’Homère ne peut pas sorlir de la mémoire du peuple ignorant. L'ile entière est encore pleine d'Homère : à Pityos il est né, il a vécu à Volisso, il a tenu école à Pacha-Vrysis, à Ana- vato il achanté, Cardamyle montrait naguère son tombeau. Ainsi cinq villages de l'ile de Chio revendiquent encore aujourd’hui l'honneur d’avoir possédé Homère. Nous allons parcourir l'ile, mais la ruine la plus intéressante que nous y aurons rencontrée ce sera ce souvenir lui-même. Immédiatement en sortant de la ville, du côté du nord, on trouve le village de Vrontado; il s'étend au milieu de figuiers et d’orangers, dans une étendue de trois kilomètres, et renferme une population de 4,000 habitants. Ce village respire la richesse. Tandis que les commerçants vivent à la ville ou à Campos, les constructeurs et les capitaines de navires vivent à Vrontado et viennent y dépenser les profits de chaque navigation. Il n’est pas impossible que ce village et le nom qu'il porte soient également anciens. Étienne de Byzance cite un lieu nommé Baépävrior, qu'il place tout près de Chio!. 1 BaËpavrion, roros mœepi Xioy. (El. de Byz. v° Ba6pdyriov.) M. Co — 500 — Un peu plus loin, les montagnes atteignent le rivage de la mer, et dès lors on ne cesse de traverser des hauteurs abruptes et stériles. Ceux qui ont bâti le village de Langada semblent avoir choisi la plus haute et la plus roide de toutes, et ils l'ont taillée en gradins pour y mettre des maisons; on force ces rochers à porter du blé, des figues et des vignes qui font un vin passable, En tournant la montagne de Langada du côté S.E., on trouve un bon port; en la tournant du côté du nord, on en trouve deux; tous les trois se rattachent à une rade commune que les Grecs appellent Kolokithia et les Italiens Porto-Fino. Nous sommes évi- demment à Delphinium. La persistance du nom n'est pas toujours en Grèce un indice suffisant; mais nous lisons, dans Thucydide !, que Delphinium est un lieu naturellement fortilié, qu'il possède plusieurs ports, el qu'il est voisin de la ville : ces trois circonstances ne peuvent se rencontrer que pour Porto-Fino. L'ancien Delphi- nium était-il une petite ville, une forteresse ou simplement un lieu consacré à Apollon Delphinien? Étienne de Byzance appelle Epobprov ? et Thucydide se sert du mot vague de ywpéov, qui a tous les sens, depuis celui de terrain jusqu’à celui de forteresse. Cette position, qui domine les meilleurs ports de l'île, était importante pour quiconque voulait être maître du canal; et en même temps du côté de la terre elle gardaiït les approches de la ville. Aussi les Athéniens, quand iüls firent la guerre aux Chiotes, commen- éèrent-ils par s’y établir. La nature avant eux avait fortifié Del- phinium; ce ne sont, en effet, de tous côtés, que des montagnes qui forment des murailles infranchissables, ou des défilés étroits et. faciles à défendre. Les Athéniens, dit Thucydide ÿ, ajoutèrent encore à la force de cette position; cependant en visitant toute cette côte et la montagne, je n'ai trouvé aucun vestige de cons- truction hellénique; on n’en doit pas être surpris, si l'on songe au peu de durée de ces ouvrages faits à la hâte par une armée en campagne, surtout quand la force des lieux dispensait d'ouvrages considérables. D'ailleurs, les Spartiates, qui reprirent Delphinium en 4o7!, rasèrent vraisemblablement la forteresse, pour ne la laisser ni à leurs ennemis, ni à leurs alliés. 1 Thucydide, VILF, 58. 2 Étienne de Byzance, au mot Ac@évion. 5 Thucydide, VIIT, 38. # Diod. Sic. XIE, 76. — 901 — En se rendant de Langada à Cardamyle, par la route de gauche, on traverse le village de Pityos. Ce nom est cité par l’auteur de la vie d'Homère, attribuée à Hérodote !. Le grand village de Cardamyleétaitconnu dans l'antiquité ; Thu- cydide le cite comme un des points où les Athéniens débarquè- rent en 411 et vainquirent les Chiotes?, Les restes d’un beau temple attestaient naguères encore l’ancienne importance de ce bourg $. Je les ai vainement cherchés; les paysansmedirent que les marbres avaient été enlevés, il y a peu d'années, et vendus à des étrangers. Je n’en fus pas surpris; c'est un des principaux com- merces des Chiotes. La prospérité de Cardamyle paraît s'être continuée depuis l’an- tiquité jusqu’à nos jours; les colonnes byzantines etles nombreuses monnaies d’or et d'argent de toute époque que l'on y trouve en sont un témoignage. Dans l'antiquité et dans les premiers siècles de la domination byzantine, le bourg devait être situé près du port, à l'endroit où sont aujourd'hui les villages de Périvolaki et de Marmaro. C’est là que l’on trouve quelques débris de colonnes et une rangée d’oves d’un beau travail ; l'inscription grecque qu’on lit à Cardamyle y a été apportée de Marmaro. À l’époque des dé- sordres et de la piraterie, le village recula jusqu’à une lieue dans l'intérieur, s'établit sur deux monticules et se fortifia. On voit en- core les restes du mur d'enceinte, et de la tour carrée, qui s'élevait au centre. Lorsque les efforts des puissances occidentales et la destruction de l’ordre de Malte * eurent rendu la sécurité aux mers, la population de Cardamyle redescendit insensiblement vers le port et y fonda les villages de Marmaro et de Périvolaki. Il s’y fait quelque commerce maritime. Continuant vers le nord-ouest, on traverse une contrée monta- gneuse, pierreuse, presque entièrement stérile, et dont la côte, sur une étendue de 45 kilomètres, ne présente pas le moindre port. Il est impossible de ne pas reconnaître à ces traits la con- 1 Ilerus, Vie d'Homère, ch. xx. ? Thucydide, VIIT, 24. # «Construtto di marmi cinerici, longhi almen otto, e larghi sei palmi, con: «ferri impionbati compienti.» (Coronelli, Isolario.) Michele Justiniani (Scio sacra) cite aussi ce temple. Les galères de Malte poursuivaient les navires chiotes comme naviguant sous pavillon turc. — 502 — trée que Strabon nomme Arvisia !. Elle produit encore aujour- d’hui, comme de son temps, le meilleur vin de l'ile. Mais ce vin, qu'on exporte dans l’Archipel et à Constantinople, ne paraît pas enrichir beaucoup ceux qui le font : ce sont les plus misérables de Pile. | Amathès, Vicki, Gamvia, Spartounda, Phyta, sont de petits villages rangés en demi-cercle sur les dernières pentes du mont Saint-Hélie, l’ancien Pelinæum ?. Le Saint-Hélie a un aspect gran- diose; c'est un pic énorme, qui domine de la moitié de sa hauteur toutes les montagnes de l'île. Derrière lui un pic un peu moins élevé semble s’en être détaché. Il n’en fallait pas plus pour faire le sujet d'une fable antique. Diane, irritée contre Orion de fort chasseur, avait brisé la montagne pour faire sortir de ses entrailles un énorme serpent*. Chaque montagne, chez les anciens Grecs, était consacrée à un dieu; le Pelinæum, par sa grandeur, méri- tait de l'être à Jupiter. Un temple, ou tout au moins un autel, s'élevait sur son sommet, à l'endroit où l’on voit la chapelle de Saint-Hélie. Quand vint le christianisme, il changea tous les noms. Ce qu'on avait adoré sur presque tous les promontoires sous le nom de Neptune, on l’adora sous le nom de saint Nicolas. Les montagnes consacrées généralement à Jupiter ou à Apollon pas- sèrent sous le nom de Saint-Hélie. Au lieu de donner le nom d’une divinité et un temple à chaque montagne et à chaque rivière, on leur donna le nom d’un saint et une chapelle. Le mont Saint-Hélie projette à l’ouest le promontoire Saint-Ni- colas, qui s’avance en face de la petite île de Psara. Il portait chez les anciens le nom de cap Noir, Melæna acra, et ce nom se per- pétue encore dans celui du petit village de Melanio. Je ne ferai pas la nomenclature de tous les villages qui s'é- tendent entre Amathès et Volisso; ils sont fort nombreux, très- peu peuplés et très-pauvres, trois choses qui s'accordent assez bien. 1 Aprouoia, ywpà rpayeia nai dAiuevos, oladiwr 6cov Tpraxdoi. (IL faut lire Tpraxdoit, et non pas Tpsaxôvre, que portent quelques éditions.) Strab. XIV, p- 645. : 2 Strabon : Heauwaïor. Étienne de Byzance : Ie Anvaïor. Pline : Pellenœum. YŸnAdraroy rôv &v 19 vow. (Sirab. ibid.) $ Aratus, Phænom. v. 636. À Iewaïos, Leds év Xiw. (Hesychius.) * Meloïîva äupa, naf y va Yupd. (Strab. tbid.) — 503 — Pour trouver quelque richesse il faut aller jusqu’à Volisso, sur la côte occidentale. Là sont des terres fertiles qui portent des oli- viers, du coton, des céréales et quelques vignes; mais la culture du mürier et l'élève des vers à soie forment le principal revenu du village. Volisso est divisé en trois parties et occupe deux col- lines, à un quart de lieue de la mer; sur la plus haute sont en- core les ruines d’un grand château génois, avec la tour centrale et l'enceinte carrée. Là s'était réfugié le village au moyen äge; mais plus récemment il a rompu ses liens, franchi le mur d’en- ceinte et est descendu un peu plus bas. On sait combien les Grecs ont eu et ont encore de goût pour la re- cherche des étymologies. Leur zèle en cette matière n'a d’égal que leur inhabileté. Les Chiotes remarquèrentuneressemblance de quel- ques lettres entre le nom de Volisso (Bétooos} et celui de Bélisaire ; c'en fut assez pour croire que le village ne pouvait devoir son nom qu’au général de Justinien , et, partant, qu’il n’avait pu être fondé que par lui. On ne se demanda pas pourquoi un homme né en Thrace, et qui ne vint jamais à Chio, aurait eu l’idée d’y fonder un village. Cette tradition s’accrédita si fort et est devenue aujour- d’hui si ferme et si unanime parmi les habitants, dont elle latte la vanité, que, n’était un mot de Thucydide, nous serions forcés de les croire. Thucydide cite Volisso comme le théâtre d’une victoire des Athéniens en 411!. Mais de cette époque ancienne il ne reste aucun vestige. Deux inscriptions, dont l’une est entièrement illi- sible, sont l'unique et faible témoignage de l'existence d’un an- cien bourg en ce lieu. La côte qui suit est très-montagneuse et stérile. Sur le sommet le plus abrupte et le moins accessible est suspendu le village d'Anaväto. À le voir, on croirait qu'il va tomber en entraînant ses habitants dans l’abime. Vers le milieu du demi-cercle que forme cette côte, on trouve un excellent mouillage bien abrité contre les vents. Il correspond, comme nous l’avons vu plus haut, au port que Strabon appelle Laius; il porte aujourd’hui le nom de Lithi. Il avait quelque im- portance au temps des Génois; les navires qui ne voulaient pas faire le tour de l'ile y débarquaient leurs marchandises, que lon ! Thucydide, VII, 24. — 504 — transportait eusuite par terre à la ville; quant à placer l’ancien Laïus au port Mesta, qui est plus bas, c'est l'opinion que je trouve la plus accréditée, et celle qui a le moins de fondement, puisque le port Mesta n'est pas placé à l’isthme, et qu'il est éloigné par terre de la ville de Chio de plus de cent stades. J’aimerais mieux y placer le port que Strabon appelle Notium !. À Lithi commence la culture du mastic, et avec elle la richesse abonde. Tous les villages du sud de l'ile ont un air d’aisance que l'on trouve rarement dans ceux du nord. Ce qui est surtout remar- quable, c'est que la richesse y est également répartie. Quoique l'hiver de 1850 ait compromis pour longtemps la récolte de mas- tic et d'oranges, je n'ai pas vu un seul mendiant. Cette contrée, qui n’a guère en étendue que le quart de l’île entière, paye plus d'impôt que tout le reste et est plus peuplée. De ses vingt et un villages il y en a plusieurs qui renferment 2,500 et 3,000 habi- tants. Les villages de Chio ont un caractère particulier; ils forment un carré parfait, fermé de tous côtés; les maisons, ayant leurs portes tournées vers l’intérieur du village, et nulle issue sur l'ex- térieur, reliées encore entre elles par de gros murs, forment une enceinte continue. On ne pénètre dans le bourg que par une porte étroite, qui, la nuit, est fermée par une grille de fer. Au centre du carré s'élève une tour, également carrée, à deux ou trois étages, et qui, souvent, n'a ni porte ni aucune espèce d’issue à hauteur du sol; on y monte par une échelle de cordes. Cette disposition, qui se remarque quelquefois dans le nord de File, est générale dans le midi. Tous les paysans s'accordent à dire que ces tours et ces villages, semblables à des forteresses, datent du temps des Génois, et tout porte à croire qu'ils disent vrai; la construction est génoise; le mur de la tour ressemble au*mur de la citadelle de Chio; les portes des maisons sont basses et étroïtes comme celles de la ville. On trouve fréquemment incrustées dans les murs les armes de la famille Justiniani, et le peuple conserve encore, dans sa langue et dans son costume, des souvenirs des Ita- liens. La population paraît étouffer dans les limites qu’on lui a tracées; les rues sont étroites; on n’a pas accordé à l'air assez de ! Strabon, liv. XIV, p. 645 : Ip&roy pèy Tô Ilooeidior, eîra Déveu,.... eira Nôriov,... eira Aaious, O0ev eis thy wow ÉÉnuovta oTadlowv io0uos...eira pelaîiva dxpa. — 505 — place pour circuler; les maisons à deux et à trois étages sont ser- rées les unes contre les autres sans laisser entre elles d'intervalle pour le jardin ni même pour la cour. Pourquoi si peu d’espace et si peu de liberté? Pourquoi ces enceintes continues, ces issues armées de portes de fer, ces hautes tours si bien défendues? Tout respire ici la guerre ou l'oppression. Tant de précautions furent- elles imaginées contre des ennemis ou contre les villageois? Les riches récoltes, l'argent, et le mastic, plus précieux que l'argent, ont-ils valu à ces villages tant de menaces de la part des étrangers, ou tant de défiance de la part de leurs maîtres? Nous le saurons tout à l'heure. Je ne veux signaler ici que l'impression de tristesse que l’on éprouve en pénétrant dans ces sortes de prisons où règne pourtant une opulence relative. Je ne ferai pas l'énumération de ces villages qui, d’ailleurs, se ressemblent tous. Les principaux sont: Mesta, à l’ouest; Pyrgi, au midi; Calamoti, Nenita et Calimazia, à l’est. Les écrivains anciens mentionnent plusieurs fois dans l’ile de Chio un lieu qu'ils appellent Phanæ, Dévu. C’est un port suivant les uns, un promontoire suivant les autres; il paraît probable que ces deux opinions doivent s’accorder, et qu’il y a eu à la fois un port et un cap de ce nom. Le cap Phanæ est celui qui s’avance à l'extrémité méridionale de l'ile. I fut ainsi appelé, dit Étienne de Byzance, par ce que ce fut de là que Latone aperçut Délos!. Il est faux que de ce pro- montoire ou d'aucun lieu de l'ile on puisse voir Délos; mais cette tradition prouve au moins que le promontoire était situé au midi de lile. Aujourd'hui il est généralement nommé cap Mastic. Nous voyons dans Tite-Live ? une flotte romaine, partie de Dé- los, aborder à Phanæ, faire ensuite le tour de l’île, etaller mouiller au port de la capitale. Phanæ était donc le premier port de l'ile qui s'offrit aux navigateurs venant du sud-ouest; il était tourné vers la mer Égée, et il se trouvait à l’ouest du cap, puisqu'il fallait doubler ce cap (circumagere naves) pour faire le tour de l'ile. Or, ! «Phanæ, proioriorinns Chiorum.» (Tit. Liv. lv. XLIV, ch. xxvur.) Da- va, dxporhpiov Tfs Xiou, dm roù dvaQavñvar Tÿ Anroï nv Aflov. (Ét. de Byz. au mot Payas.) ? «Romana classis ab Delo, ubi primum aquilones cecidere, Phanas petit, «portum Chiorum in Ægæum mare versum ; inde ad urbem circumegere naves, «commeatuque sumplo, etc.» (Tit. Liv. XXXVI, xzurr.) — 506 — sur cette côte, on ne trouve qu’un port; il est tourné vers la mer Écée, il est à l'ouest du cap; enfin, il a gardé son ancien nom, car on l'appelle aujourd’hui Catophana. Strabon cite Phanæ ‘ comme un port profond, et en effet le port de Catophana a quinze et vingt brasses de fond, et serait un excellent mouillage s’il était mieux abrité contre les vents. Le même géographe remarque à Phanæ la présence d’un bois de palmiers. On ne le trouve plus aujourd’hui; mais on peut ob- server que, dans l’hiver de 1850, Catophana est le seul endroit de l’île où les lentisques n'aient pas été gelés. Ce lieu est donc plus propre qu'aucun autre aux cultures des climats chauds. Les Athéniens y débarquèrent pendant la guerre du Pélopon- nèse et y vainquirent les Chiotes ?. Ce lieu est en effet très-favo- rable à un débarquement, et il offre une plaine assez grande pour que deux corps d'armée s’y puissent mesurer. Enfin , Strabon signale un temple d’Apollon à Phanæ. Ce temple, nous l'avons retrouvé sur une pelite éminence, à quelques cen- taines de mètres du rivage. Strabon, qui semble avoir fait le tour de l’île par mer, sans visiter l’intérieur, a pu le voir du port. Les siècles l'ont maltraité. Il n’en reste plus une seule colonne debout; le niveau du temple et cinq ou six assises du mur de la cella sont tout ce qu'il nous a été donné d’apercevoir. La matière qui a servi à la consiruction est un calcaire compacte; on voit encore sur la montagne voisine, à l’ouest, les carrières d’où on l'a tiré. Le travail est très-soigné. Les assises, parfaitement régulières, ont toutes la même hauteur et sont assemblées avec la dernière précision. Nous avons évidemment sous les yeux un ouvrage hel- lénique. La longucur de la cella, mesurée à l'extérieur, d'angle à angle, est de 28,70; la largeur, de 18", 85; c’est, à très-peu de chose près, le rapport de 1 à 1 et 1/2, rapport qui n’est pas rare dans les temples grecs. Le côté oriental à encore ses deux angles antiques; mais, entre eux, on a construit une abside avec des pierres tirées du temple, lorsque les chrétiens en ont fait une église; elle décrit un arc de cercle dont la plus grande largeur a 7 mètres et la plus petite 4,76 (mesure prise à l’intérieur). 1 Strab. XIV, p. 645. ? Thucyd. VIIT, 24. — 507 — Le côté occidental présente une porte en son milieu, elle est large de 2,60. L'état des pierres montre que cette porte est an- tique. Elle n’était pourtant pas la porte principale, c'est du côté de l'orient qu’on devait entrer dans un temple grec. À l'intérieur, à une distance de 5 mètres de la porte, et paral- lèlement au mur occidental, règne une substruction qui est faite des mêmes matériaux que le temple. Puis deux autres substruc- tions, parallèles entre elles, partent de la première et vont aboutir aux deux extrémités de l’abside. Dans l’église chrétienne, la pre- mière a dû marquer la place destinée aux catéchumènes, et les deux autres les trois nefs de l’église. Peut-être les dernières sont- elles aussi anciennes que le temple, et étaient-elles destinées à porter une double colonnade intérieure. Il n’y a plus ni ville ni village à Phanæ; le port ne reçoit pas une barque. Pour trouver des habitations il faut aller jusqu'à Pyrgi, à deux lieues plus loin. Pyrgi est un ancien village qui possède une assez belle église byzantine. Les Génois n’ont laissé nulle part plus de traces de leur séjour; la tour carrée et plusieurs maisons portent encore leurs armes; le peuple a conservé la coiffure etune partie du costume italien. Tous les villages du midi et du nord de l'ile ont été saccagés en 1822; Pyrgi est un de ceux qui se sont le mieux relevés et qui paraissent le plus florissants. Calamoti, Pa- trica, Flatzia, Cataracti, présentent encore la moitié de leurs maï- sons en ruine. Thucydide mentionne dans l’île un lieu qu'il appelle Levco- nion, où les Athéniens vainquirent les Chiotes, en 4111. Ils fai- saient alors le tour de l’île par mer : ce lieu était donc voisin de la côte. Ils venaient de Volisso et de Phanæ ; Levconium était donc sur la côte sud-est de lile. Ils y débarquèrent, y rencontrèrent des troupes chiotes et les vainquirent. Levconium était donc un lieu de débarquement et une plaine. Or, on ne trouve dans toute cette partie de l'île qu'une seule plaine qui puisse servir pour un débarquement et pour un combat; c’est celle que l’on appelle au- jourd'hui le Campos, et qui s'étend depuis le cap Sainte-Hélène jusqu'à la ville; et précisément la partie méridionale de cette plaine porte encore aujourd’hui le nom de Levconia. La posi- | Kai &y re KapdauvAan dmoGavres nai y Bohioow... nai 8 Davos aÿ0us dAAn un évixnoav, nai rpirn &v Aevxwvko. (Thucyd. VIII, 24.) — 508 — tion de l’ancien Levconium ne présente donc aucun doute. Le vil- lage qui existait apparemment dans ce lieu a été abandonné à l'époque où les populations fuyaient les bords de la mer, et puis- qu'elles ne trouvaient pas ici, comme à Volisso et à Cardamyle, des hauteurs voisines où elles pussent se fortifier, elles ont dû se retirer hors de leur territoire. La persistance du nom n’en est que plus remarquable. CHAPITRE II. LES CHIOTES. Ce qui fait que dans la Grèce ancienne chaque ville mérite d’a- voir son histoire, c’est que presque chaque ville a un caractère qui lui est propre. La Grèce est le pays de la variété et du mor- cellement; quand on la parcourt, on croit traverser vingt pays divers ; les hommes y varient encore plus que la nature. Le carac- tère, les aptitudes, les mœurs mêmes, tout change dès que vous passez un bras de mer ou que vous sautez un ruisseau. C’est peu que de dire qu’il y eut dans la Grèce ancienne deux races et deux esprits, celui des Doriens et celui des Ioniens; Corinthe ne res- semble pas à Sparte, ni Mégare à Corinthe. Je ne reconnais dans les Chiotes ni des Doriens, ni des loniens; je ne puis les assimi- ler à aucun autre des peuples grecs; leur caractère eut toujours quelques traits particuliers qui les distinguèrent et les distinguent encore des autres Hellènes. Aussi n'est-il pas bien avéré que le sang hellénique domine en eux; voyons naître leur population : nous nous expliquerons mieux leur caractère et leur histoire. $ 1. Origines de la population chiote. Leurs premiers ancêtres ont été ces Pélasges, Léléges ou Ca- riens qui ont occupé toutes ces contrées!. Strabon trouva à Ghio leur souvenir encore vivant, et un scholiaste rapproche le nom du mont Pelinæum de celui d’une ancienne ville pélasgique de Pelinna en Thessalie?. C’est cette race, si différente de la race hel- ! Pelasges, Léléges et Curiens paraissent être les noms divers d'une même race; aussi Strabon, dans trois endroits de son livre, peut-il se servir de ces trois noms pour désigner les anciens habitants de l'île. (Strab. XII, 621 ; XIV, 632; Pausanias, VIT, 11, 4; Hérodote, I, 171. ? Schol. Pindar. Pythiq. X, 6. RS: Ne lénique par les aptitudes, par la religion et par la langue, qui pa- raît avoir la première défriché le sol de Chio et qui lui a donné son nom. Je ne puis croire, comme Pline !, que l'île ait primitivement porté les noms d'Œthalia, Pityussa, de Macris. Qui ne voit que ce sont là de simples épithètes que son climat, ses productions el sa forme lui ont valu, et qui d’ailleurs lui étaient communes avec beaucoup d’autres iles de l'Archipel? Le seul véritable nom de l'ile, le seul dont l'histoire lait toujours appelée, c’est Chio (X6os, Sci10, Chio). Elle le portait déjà du temps d'Homère?. Aucun Chiote n’est indifférent à l’étymologie de ce nom. J'ai vu des paysans, fort ignorants d’ailleurs de l’histoire de leur pa- trie, m'interroger avidement sur cette question, me proposer des conjectures et les discuter avec moi. Tous sont philologues en ce point. Aussi ne soyons pas surpris du nombre et de la bizarrerie des étymologies que les anciens et les modernes ont imaginées. L'un fit dériver le nom de Chio du mot grec qui signifia la neige, comme s'il y neigeait plus qu'ailleurs. Un autre, dont l'imagination sans doute était plus poétique, inventa le personnage de la nymphe Chione pour donner un nom à l'ile. En même temps les ama- teurs de la géographie expliquent doctement que l'ile doit son nom à la ressemblance qu'elle a avec la lettre x. Ce qui est plus digne de remarque, c'est ce que dit Isidore de Séville dans ses Origines : « L'ile de Chio a été ainsi nommée par les Syriens, parce qu'elle produit le mastic; car, ajoute-t-il, le mot chio signifie mastic en langue syrienne. » Cette étymologie ne nous surprendra pas, si nous songeons que les Orientaux n’ont jamais appelé cette île autrement que l’ile du mastic°, qu'après les Arabes, les Turcs la désignent encore ainsi, et qu'il est d’ail- leurs bien naturel que toutes ces îles aient reçu leurs noms des Phéniciens, premiers navigateurs et premiers commerçants 0. Le nom de Chio est donc oriental; la race qui l’occupa la pre- 1 Hist. nat. V, 38. Odyss. TT, 170. 3 Plin. Hist. nat. V, 38. # Isidore de Séville, XIV, 6. 5 Bibliothèque orientale de d'Herbelot, aux mots Mastchi et Sakis. Aujour- d'hui, les Turcs appellent l'ile Sakis-Adassi, «l'ile du mastic.» 5 On sait que les anciens confondaient les Phéniciens parmi les peuples de la Syrie.— Bochart croit que le nom du mont Pelinæum dérive aussi du phénicien, — 510 — mière parait orientale aussi, et n'est peut-être pas sans rapporis avec les Phéniciens. Déjà au temps de cette race d'hommes et sans attendre l’arrivée des Hellènes, Chio reçut quelque civilisation. La lumière lui vint de Crète. La tradition qui personnifiait dans le nom du premier Mines une sorte de civilisation carienne!, ajoutait qu'un petit-fils du héros, nommé OEnopion, avait régné à Chio?. Cette conquête ne transforma pas la race; les Crétois étaient les frères des anciens habitants $; ils furent accueillis volontairement, et, comme dit Diodore“, à cause de leur justice. La domination bienfaisante qu'ils étendirent dans toutes ces contrées n’y laissa d'autre souve- nir que celui des mers purgées des pirates, du commerce rendu possible, des villes enfin habitables, des lois apportées aux hommes et des arts eux-mêmes cultivés. Chio ne se souvint aussi plus tard de son chef Crétcis que pour rappeler deux de ses bienfaits, l’ex- termination des monstres, et l'introduction de la culture de la vigne 6, ces deux emblèmes par lesquels les anciens désignaient les débuts de toute civilisation. Vers le xn° siècle avant notre ère, Chio reçut des colons de race hellérique. Mais il ne faut pas croire que la population fut entiè- rement renouvelée , que l’ancienne race périt, qu’un nouvel esprit et une nouvelle religion régnèrent en un moment. De tout temps la race ionienne, ou éolienne, à la différence des Doriens , fut instinctivement poussée vers l'Orient ; elle ne cessa de convoiter la mer Égée et la presqu’ile d'Asie Mineure. Son pre- mier effort renversa Troie; puis les trois générations suivantes, que la tradition personnifie dans les trois descendants d’'Agamem- non ?, allèrent fonder dix-huit villes en Mysie et à Lesbos. L'inva- sion cles Doriens en Grèce précipita ce mouvement, et força à bril- ler en Asie une race dont elle arrêtait l'essor en Grèce. Les vain- cus du Péloponnèse se réfugièrent d’abord dans l’Attique, où des rois issus cle leur race ne manquèrent pas de les accueillir. La va- nité athénienne prétendit plus tard qu'ils ne sortirent de l’Atlique 1 Hérod. I, 171. ? Pausan. VIT, v; Théopompe, cité par Athénée, I, xxvi. 3 Hérod. I, 171. 4 Diod. de Sic. V, LxxIx et LxxxIv. 5 Aratus ct son scholiaste, v. 636. 6 Athénée I, xxv1. Strab. XITT, 582; Pausan. IT, 11. NI — 511 — que parce qu'elle était un asile trop étroit pour tant d’exilés ! mais l'expédition des Doriens, qui prirent Mégare l’ionienne, qui tuèrent Codrus, qui forcèrent Athènes à changer sa constitution, qui enfin la menacèrent si fort, que les générations suivamtes ne purentalléguer qu'un miracle pour expliquer leur salut, fut pro- bablement ce qui détermina l'émigration. Vaincues dans le Pélo- ponnèse, vaincues de nouveau en Altique, toutes les races malheu- reuses, loniens de l'OEgialée, Éoliens d'Élide, Pélasges d'Arcadie, Dryopes, Épidauriens, Abantes de l'Eubée, Cadméens, Minyens d'Orchomène, tous*?, ennemis naguère, unis alors par des mal- heurs communs, émigrèrent sur lautré rivage de la mer Égée. Ces colons n'étaient donc pas, on le voit, de purs Hellènes. Suivant la Chronique de Paros, qu'il faut suspecter comme étant l'organe des prétentions d'Athènes, les nouveaux habitants de Chio faisaient partie de l'expédition que commanda Nélée lA- thénien. L'auteur de la chronique se trompe. Il est certain qu'ils né vinrent pas avec Nélée, puisque, durant trois générations, ils ne firent pas partie de la confédération ionienne *. Suivant Dio- dore, un certain Macareus, issu de l'OEgialée, mais qui avait sous ses ordres des hommes de toutes nations, occupa Chio, qu’il laissa à ses descendants #. Pausanias veut que le chef de cette colonie ait été un Eubéen d'Histiée; il avait été poussé à Chio par un de ces oracles qui dirigeaient si bien les Grecs dans leurs émigrations °. Quoi qu’il en soit, tous ces auteurs s'accordent à nous montrer les nouveaux venus comme une population mélangée. Strabon ne savait ni qui ils étaient, ni de quelle contrée de la Grèceils étaient partis; Pausanias se demandait s'ils étaient Hellènes 6. Reçus à Chio pacifiquement, ils laissèrent subsister les anciens possesseurs, Les deux populations vécurent unies durant un siècle. L'hellénisme ne prit le dessus qu’à la quatrième génération. Si les Cariens furent alors chassés, ils durent laisser à la nouvelle race tout ce qu'elle leur avait emprunté en un siècle, leur reli- gion , leurs mœurs et leurs traditions mêmes. Le héros crétois con- 1! Thucydide, I, 2. ? Pausan. VII, 11; Hérodote, 1, 145, 146, 147; Strabon citant Phérécyde, iv. XIV. 3 Pausan. VII, 1v. 4 Diod. de Sic. V, 81. $ Pausan. VII, 1v. $ Strab. XIV, 633; Pausan. VII, 1v. — 512 — tinua d’être honoré par les nouveaux habitants; au temps de Pau- sanias on montrait encore son tombeau vénéré !. Tant d'éléments divers réunis pour composer la population de l'ile nous montrent que cette population devait ressembler fort peu à celle qui occupait la Grèce européenne, et nous expliquent pourquoi, dans la suite de son histoire, elle fut généralement si indifférente aux destinées de l’Europe. $ 2, Persistance de la race. Depuis l’époque de l’arrivée des Hellènes jusqu’à nos jours, la population de l’île n’a pas changé. Elle a traversé toutes les phases de la liberté et de la sujétion; elle a obéi à des maitres très-divers; trois fois elle a été tout entière expulsée de l'ile. Chassée, elle est toujours revenue; asservie, elle s’est perpéluée. Les dominations étrangères n'ont jamais amené dans l'ile assez d'étrangers pour en altérer la race. Les Perses, qui l’assujettirent, ne l’occupèrent pas. Rome n’était qu'une ville, et ne pouvait envoyer aux provinces que des magistrats. Plus tard les Génois et les Turcs s’établirent dans l'ile, mais en nombre insuffisant pour changer la popula- tion; les uns et les autres s’allièrent peu avec les sujets. La persistance de la race est attestée par celle de la langue. C'est encore le grec qu'on parle aujourd’hui à Chio. I est facile de reconnaître que le fond du langage est le même depuis trente siècles; mais ce fond, à chaque époque, a revêtu quelques formes étrangères. Aux premiers siècles de son histoire, Chio, unie à la con- fédération ionienne, parlait aussi le dialecte ionien. La domination d'Athènes imposa d’abord à ses écrivains, puis introduisit peu à peu parmi le peuple la langue attique. Sous l'empire romain, les mots latins firent invasion; les Chiotes appelèrent César marpwr ?. Mais la langue latine, mal soutenue par les Romains eux-mêmes, ne triompha pas de la langue grecque, et ne put lui imposer que quelques mots de l'administration et de la loi. Soumis aux Génois, les Chiotes durent adopter beaucoup de mots italiens; la haine contre l'Occident les aurait fait disparaître si les relations commer- ciales ne les avait maintenus; car l'italien est encore aujourd'hui la langue de quiconque est marin ou commerçant dans la Médi- 1 Pausan. VII, v. ? Bœck, Corpus inscript, græc. 2215. — 513 — terranée. Les Turcs ont donné moins de mots à la langue des Chiotes qu'à celle des autres Grecs: car les pays où les Grecs ont pris le plus de mots turcs ne sont pas ceux où les Turcs ont été le plus nombreux, mais ceux où les Grecs ont été le plus esclaves. Nous verrons que les Chiotes sont restés à peu près libres; aussi dans l’île sont-ce les Turcs qui parlent grec. L'ancien idiome de la Grèce a donc subsisté en dépit des ré- volutions et de l’esclavage. Ses variations sont celles que le temps apporte à toutes les langues, qui les corrompent , mais qui ne les dénaturent pas. Il ne faut pas être surpris que le grec d’au- jourd’hui diffère du grec ancien, mais plutôt que quinze siècles y aient fait si peu de changements. Ils se réduisent presque tous à deux, l'analyse des formes de la conjugaison, et l’abrévia- tion des mots par la contraction des syllabes non accentuées. Ce sont précisément les mêmes changements qui ont eu lieu dans les langues néo-latines. IL est arrivé aussi au grec vulgaire ce qui ar- rive à toute langue qui n’a plus de littérature; les formes savantes disparaissent, les formes populaires reviennent à la surface. La langue perd sa fleur, mais elle conserve encore son génie ét ses aptitudes. Un Chiote leltré n’a pas beaucoup d'efforts à faire pour que sa langue reproduise les tournures et quelques-unes des beau- tés du grec ancien : c’est la même harmonie, la même souplesse, la même couleur. Elle aura peut-être un jour une littérature. II faut remarquer que la langue a ainsi persisté sans effort et sans étude; ce n’est qu’à la fin du siècle dernier qu’une école hellénique s’est établie dans l’île, et qu'a commencé pour Chio, comme pour toute la Grèce, un travail grammatical sur la langue et un retour systématique au grec ancien. Jusque-là la bouche du peuple, sans parti pris et sans étude, avait suffi à perpétuer la langue. Non-seulement la ville, mais les villages ont conservé leurs an- ciens noms. Qu’y a-t-il de plus grec que les noms de Coronia, d'Élatée, de Livadie, que portaient des villes béotiennes; de Del- phinium, qui avait son homonyme en Attique; de Cardamyle et de Calamoti, qui avaient aussi leurs homonymes en Messénie. Tous les noms des villages, à l'exception de deux, ont une racine grecque!. Les traditions sont le lien naturel entre les différentes généra- tions d’une même race. Mais elle ne durent qu’avec l'appui de l'or. 1 Sclavia, où les Génois avaient leur prison (schiavo), et Gampos, où ils avaient leurs maisons de campagne (campo). MISS. SCIENT. V. 35 — 514 — gueil national ou du sentiment religieux. Chio, en perdant son in- dépendance municipale et sa religion hellénique, perdit du même coup ses traditions. Il en est une pourtant qui a échappé, nous l’a- vons vu, au naufrage de toutes les autres, c’est le souvenir d'Homère. N'est-ce pas encore un témoignage de la persistance de la race? $ 3. Caractère des Chiotes. Les Chiotes d'aujourd'hui sont donc les vrais fils des anciens Chiotes. Ils ont encore les qualités, les défauts et tout le génie de leurs ancêtres; les traits de leur caractère ont pu être affaiblis par le temps et par l'oppression, ils n’ont pas été altérés. On reconnaïîtun Chiote entre des Grecs à la physionomie. Il n'a pas cet œil fier, ce front hautain, cet air de bravade, que les Grecs portent dans l’abjection et la lâcheté même. La puérile vanité, les beaux habits dorés lui sont inconnus. Il n’a pas cette figure mo- bile, sur laquelle toutes les passions éclatent ; la sienne est calme, froide, impassible; elle ne trahit ni sentiment, ni passion; elle n'exprime que le calcul. Le Chiote, en effet, a dans l'esprit une force de réflexion que n’ont pas les autres Grecs. Il calcule tout, ne s’enthousiasme pour rien, ne se livre jamais à son imagination. Il est l'homme positif de la Grèce. Les Grecs dans leur langage aiment les idées abstraites et les grands mots; le Chiote parle une langue plus précise, plus pleine de choses et surtout de chiffres, mais peu élevée. Les questions de liberté, de justice, de science et d’art tiennent peu de place dans sa conversation; il en revient toujours au commerce, à ce qui rapporte, à ce qui se vend et s’achète. Ces préoccupations et ces habitudes ont fait sa physionomie : sur son front vous ne lisez qu’une pensée, celle de s'enrichir. Aussi a-t-il une aptitude merveilleuse à être riche. La nature l’a fait négociant et banquier; il l’est encore aujourd’hui, comme il l'était dans l'antiquité. Dans ses opérations commerciales, il ne laisse rien au hasard ; il joue gros jeu, mais toujours à coup sûr ; vous le croieriez parfois hardi et téméraire, il n’est que prudent. Je veux donner un exemple de son habileté. En 1822, toutes les familles chiotes furent réduites à la misère par la vengeance des Turcs; elles ont retrouvé leur fortune aujourd’hui, et voici comment. Les Chiotes se réfugièrent à Syra, et le commerce de l’Archipel les y suivit. Ils avaient choisi cette ile parce que, à titre — 515 — de catholique, elle était presque française ; en effet, le pavillon fran- çais les protégea durant toute la guerre, et eux seuls purent faire le commerce. La guerre achevée, Syra fit partie du royaume de Grèce et Chio resta à la Turquie. Les Chiotes, sans doute, se trouvèrent heureux d’être Grecs, mais regrettèrent beaucoup aussi de n'être plus Turcs. Leurs relations avec la Turquie allaient se trouver plus difficiles; ils y seraient considérés en ennemis; une guerre pouvait survenir, et avec elle le blocus des ports et l'interdiction du com- merce. Ils se hâtèrent d'acheter quelques terrrains ou quelques maisons dans leur ancienne île; ils envoyèrent un domestique, un vieillard ou une femme pour représenter la famille, et enfin, même établis à Syra, ils payèrent le kharadj, comme s'ils étaient présents à Chio. De cette façon, ils furent à la fois citoyens grecs et raïas turcs. Bien leur er prit. En 1854, la Turquie refusa l’en- trée de ses ports aux Grecs. Mais un Chiote de Syra n’est pas un Grec. Il a le droit de porter pavillon turc, et tous les ports lui sont ouverts. Ainsi l'interruption du commerce entre la Grèce et la Turquie n’a servi qu’à donner aux Chiotes le monopole du com- merce de l’Archipel. | Qui veut connaître les Chiotes les trouve partout. Où il y a des négociants, on est sûr de les rencontrer, et parmi les plus ri- ches. Ghio n’est pas à Chio, elle est partout où est le grand com- merce; elle est à Marseille, à Trieste, à Londres, à Odessa, à Syra, à Alexandrie. Chaque famille se partage ces grands entrepôts du commerce, comme on fait un héritage; un frère prend pour lui Odessa, un autre Alexandrie, un troisième Marseille, jamais deux parents dans la même ville. Une famille forme ainsi une coa- lition de marchands; les divers membres sont associés; les spécu- lations sont communes ainsi que les bénéfices; toutes les affaires se font avec la famille, jamais avec l'étranger. Ils sont partout, maïs sans s'attacher nulle part. Comme les juifs, ils évitent de se mêler avec les autres nations et même avec les autres Grecs. [ls ne se marient qu'entre eux. Leur cœur nourrit toujours un puissant souvenir de leur patrie; ils ne cessent pas d’être les fils de Chio, d'y envoyer des souscriptions, d’y entretenir une école et un hôpital. Ils n’aident guère l'étranger, mais ils sont Charitables entre eux. | Le Chiote connaît les avantages du travail, et ne le dédaigne sous aucune forme. L'industrie fut toujours aussi honorée à Chio M. 35. — 916 — que le commerce. Qui a de l'argent est négociant ou banquier; qui a de la terre est Xriculteur; qui n’a rien se fait ouvrier: qui ne trouve pas d'occupation va servir dans les villes plus riches. Les filles se font domestiques pour gagner leur dot, les jeunes gens pour gagner une première mise cle fonds. Dans tous ces états divers, le Chiote excelle toujours. Le nom de pallicare s'emploie à Chio aussi souvent que dans la Grèce, mais il a un autre sens. En Grèce il désigne l’homme qui porte de beaux habits et de belles ar- mes, le fainéant vaniteux, le brave. À Chio, il est le titre d'honneur du travailleur robuste, de l’agriculteur et de l’ouvrier infatigable. Le Chiote est moins vaniteux que les autres Grecs, parce que la vanité fait souvent commettre des fautes et est toujours coûteuse. Les hommes sont roides, peu causeurs, et totalement dépourvus de gaieté dans l’esprit; la douceur, l'affabilité, la conservation et l'entrain sont du côté des femmes. La liberté de leurs manières est pleine de charmes ,sansrien ôter à la pureté. Seules entre les femmes grecques, elles aiment les plaisirs de la société et s’y entendent. Du reste, hommes et femmes sont également économes, sobres, la- borieux , même dans la richesse. La maison ne s'ouvre à l'étranger que le dimanche: c'est le seul jour qui soit distrait du travail. Le Chiote aime un certain luxe confortable et solide. Il n’est pas in- sensible aux arts, mais il est un peu porté à regarder un ouvrage artistique conime un capital qui, montrant la richesse du maitre, augmente son crédit. Ses défauts concourent avec ses qualités pour l'enrichir. Vous trouveriez difficilement dans l’histoire de Chio, ou dans la ville ac- tuelle, de beaux caractères, des sentiments élevés. Le désintéres- sement est chose inconnue; tout se paye, tout acte a un but utile. Je crois les Chiotes plus honnêtes dans le commerce que les autres Grecs; peut-être ne sont-ils que plus sages, et ne savent-ils que mieux calculer. I] est certain qu’ils ne trompent jamais mal à pro- pos. Îls donnent la probité pour avoir la confiance, et n’ignorent pas qu'ils gagnent au marché; ils savent que l'argent qu’ils ne vous volent pas est un capital qu'ils vous prêtent. Du reste, il faut avoir ses deux yeux bien ouverts, dit le voyageur Thévenot, quand on fait marché avec un Chiote. Suivant un proverbe dont je ne ga- rantis pas la justesse, «il faut sept Génois pour faire un juif et sept juifs pour faire un Chiote. » Les Italiens disent : l’Ebreo e Sciotlo sono come la camiccia al corpo. — 517 — Les autres Grecs ne conçoivent rien à tant d'habileté ; ils s'en dé- fient, et ils ont pour les Chiotes la même haine que nos ancêtres avaient pour les juifs. Leur mépris a formé le mot xtowriée qui dé- signe quelque chose de mélangé de lâcheté et de ruse. Ils se refu- sent à croire que les Chiotes puissent être de leur race, et veulent absolument qu'ils soient des juifs. C’est une opinion constante à Syra et à Smyrne, que c'est une colonie juive qui a peuplé Chio. En politique, les Chiotes sont de tous les Grecs les plus sages; on ne les voit jamais dans aucun excès. Ils ont merveilleuse- ment l'esprit de suite, qui a toujours fait défaut aux autres Grecs. En toutes circonstances, ils ont une grande supériorité sur leurs compatriotes, ils savent ce qu’ils veulent. Livrés à l’industrie et au commerce, ils mettent toute leur politique à sauver les richesses que leur travail a acquises. L'ordre intérieur et la sécurité sont toute leur ambition. Ils ne se hasardent pas volontiers, et quoi qu'ils veuillent entre- prendre, ils accumulent toujours les précautions. Ils exæèrent plutôt la défiance de soi-même que la présomption, et, contraire- ment à la plupart des Grecs, leur force s’est presque toujours trouvée plus grande que leur audace. Ils se décident difficilement aux actions qui demandent du courage ; mais leur volonté, une fois fixée, est persévérante; l’inconstance et le caprice ne se voient pas chez eux. Libres ou sujets ils sont toujours également habiles. Dans la prospérité, ils ne risquent jamais leur fortune par ambition. Des puissances ennemies se disputent-elles la mer Égée , ils ontun instinct merveilleux pour distinguer le plus fort. Asservis, ils ont assez de patience pour supporter tous les maîtres, et assez d'adresse pour obtenir d’eux la liberté qu'ils veulent. La révolte ne leur a jamais souri, ils aiment mieux mériter des faveurs par souplesse et flatterie, que de conquérir des droits par courage; contre les plus forts ils n’emploient jamais la force. Ils vont lentement et hum- blement au but, mais ils l’atteignent sûrement, et, quand ils l'ont atteint, ils ne s’enorgueillissent pas, de peur de le perdre. On ne voit pas qu'ils aient jamais désiré l'éclat ni ambitionné les grands rôles. S'ils ont commis des fautes, Ça été plus souvent par excès de prudence que par excès d’audace. On trouve peu d'histoires où la passion ait moins de place; sur cette terre règne l'intérêt bien entendu. — 9518 — CHAPITRE IV. COMMERCE DE CHIO DANS L'ANTIQUITÉ. Cette population, qui aurait été commerçante partout, se trouva précisément dans une île où il fallait de toute nécessité qu'elle le fût. Le sol de Chio, nous l'avons vu, produit le superflu et manque du nécessaire, il fallait exporter l’un pour avoir l’autre. Ce fut là le premier commerce; le génie des Chiotes y ajouta ensuite le courtage. Le vin de Chio et, en particulier, celui que fournissait le canton d’Arvisia, était un des plus estimés des vins grecs. On pourrait, en réunissant les citations de nombreux auteurs, prouver qu'il fut en faveur depuis le temps d’Aristophane jusqu’à celui d’Athé- née !. Au temps de Socrate, il se vendait à Athènes une mine l’amphore, c’est-à-dire le prix de trente hectolitres de blé ?. Les figues de Chio étaient recherchées des Romains 5. Il fallait aussi que l’on fabriquât et qu’on exportàât beaucoup d'huile, pour que le philosophe Thalès püt, en accaparant les pressoirs de Pile, faire élever le prix de cette denrée dans toute l'Tonie “. Enfin, le mastic de Chio n'avait pas de rival : au temps où Pline écrivait, il se vendait à Rome vingt deniers, ou environ quinze francs da livre®. Chio ajoutait encore à ces ressources par son industrie; la pre- mière elle sut faire l'amidon, et fut toujours en possession de fournir le plus estimé 6. Ses poteries se répandaient dans toute la Grèce. Les Chiotes excellaient dans la fabrication des lits de luxe et des coupes ciselées, et les ouvrages de ces habiles artisans étaient jugés dignes de figurer parmi les offrandes du Parthé- non ?. 1 Aristoph. Ecclesiaz. v. 1139; Virg. Eclog. V, v. 71; Strab. XIV, p. 645; Plin. Hist. nat. XIV, 9; Athénée, liv. I, p. 32. ? Plutarch. De Trang. anim. 10. * Pline, XV, 19; Martial, Epigramm. Aristot. Politig. I, 7. 5 Pline, Hist. nat. XII, 36. 5 Id. ibid. XVIIT, 17. 7 On les trouve cités dans les catalogues de l’Acropole. Voir, en ones Athé- née, XI, 72,et I, 28, édit. ne eee — 519 — C'était trop peu pour alimenter le commerce des Chiotes; ils trouvèrent moyen de s'enrichir encore avec l'agriculture et lin- dustrie des autres peuples. I faut remarquer l’admirable position de leur ile. Elle est placée à la jonction des deux grandes voies commerciales de l’an- tiquité, entre l'Asie et la Grèce, entre l'Égypte et le Pont-Euxin. La grande route de l'Asie centrale a de tout temps abouti en face de Ghio, soit à Ephèse, soit à Smyrne : « C'était, dit Hérodote!, une route sûre, fréquentée , garnie d'hôtelleries à chaque station. » «Tous ceux qui voyagent en Orient, dit Strabon?, suivent la route qui part d'Éphèse et qui, traversant la PHASE le Cappa- doce, la Sophène, se prolonge en ligne droite jusqu’à l'Inde. » Cette route de commerce a enrichi successivement tous les peuples qui en ont possédé les issues ; après les Phéniciens, les Grecs; après ceux-ci, les Vénitiens et les Génois. Les Chiotes allaient chercher à Éphèse les denrées de l'Asie intérieure et de l'Inde, et les trans- portaient à Délos; là étaitle marché commun en même temps ee le centre religieux de la Grèce; c'était l'entrepôt général où s'ap- provisionnaient les îles et le littoral de la mer Égée 3, Les Chiotes allaient quelquefois plus loin, et faisaient passer leurs marchan- dises en Italie, à Marseille ou en Espagne. Jamais le commerce des Grecs n’a dépassé les colonnes d'Hercule ; mais dans la partie occidentale de la Méditerranée, les marchands de Chio rencon- traïient ceux de Carthage et, en échange des denrées de lAsie, recevaient d'eux l’étain et l’ambre du Nord, l'ivoire et les esclaves de l'Afrique occidentale #. En outre, Chio est une station naturelle pour les bâtiments qui vont de l'Égypte ou de la Syrie dans la mer Noire. Aujourd’hui même, bien qu’elle ait perdu son commerce, on ne cesse pas de relâcher dans son port; or, les marchandises laissent toujours un peu de leur prix où elles passent. Avec le Pont-Euxin, ies Chiotes faisaient surtout le commerce de blé, pour se nourrir et pour nourrir la Grèce. Les rivages de cette mer ‘étaient bordés de colonies ioniennes : à l'embouchure du Borysthène, sept nations scythiques envoyaient leurs denrées ; A TN 3 2 XIV, 663. Hymn, ad Apoll.; Pausan. II, xx. * Hérodot, IV, 115, 181, 196. — 520 — à celles du Phase, il se parlait soixante et dix langues !; des tribus mêmes qui ne se nourrissaient pas de blé, et qui en ignoraient peut-être l'usage, avaient appris des Grecs à en semer pour le leur vendre ?. L'Égypte semble faite pour avoir dans ses mains le commerce des trois quarts du monde. Elle sut rarement profiter de sa mer- veilleuse situation; maïs les faveurs que la nature a prodiguées aux peuples faibles servent aux peuples énergiques et intelligents. L'Egypte, longtemps fermée aux Européens, fut pour ainsi dire ou- verte de force au vu°siècle avant J. C. par les loniens et les Cariens, qui intervinrent dans une guerre civile et mirent sur le trône leur créature. Campés d’abord sur la branche pélusiaque, à Bubastis, ils reconnurent bientôt les avantages de la branche canopique, s’y transportèrent et firent de Naucratis une ville grecque. Enfin, Amasis osa les établir dans la capitale même de l'Égypte, à Mem- phis, où il se forma un quartier ionien et un quartier carien 3. Les Chiotes furent les premiers à prendre leur part de cette sorte de conquête; leur nom figure en tête des villes qui bâtirent l'Hel- lenium, temple commun de cette confédération commerçante#. Mettez des Grecs en contact avec l'étranger, leur souplesse, leur ruse, les séductions de leur esprit, le prestige de leur supé- riorité intellectuelle, fascineront bientôt cet étranger, füt-il un ennemi, fût-il un maître. Les Grecs régnèrent sous le nom des rois de la dynastie saïtique; vainçus avec Apriès, 1ls gagnèrent leur vainqueur lui-même à leur influence. Maîtres du commerce, ils se rendaient nécessaires aux Égyptiens. En Égypte, ils se cru- rent dans leur pays, élevèrent des temples à leurs dieux, fondé: rent des écoles, bâtirent des villes. Les écrivains grecs mentionnent un grand nombre de villes fondées par eux en Égypte : à cette époque. Hécatée cite Ephesos, Chios, Lesbos, Cypros, Samos 5; Eustathe nomme Chios et Rhodos; Étienne de Byzance parle de Chios et d'Abydos. On peut remar- quer que, contrairement à l’usage le plus ordinaire, toutes ces » ! Hérod. liv. IV; Strab. liv. XI. ? Hérod. IV, 24, 17; Strab. XI, 498. * Aristagoras de Milet, dans les Fragments des Historiens grecs, Didot, t. I, PÈRE * Hérod. IF, 154, L 700370. * Hécatée, dans les Fragments, Didot, t. I. — 521 — colonies portent le nom de la métropole. Cette anomalie nous in- duit à penser que ces établissements d’un genre particulier étaient de simples comptoirs de commerce et non pas des villes. Les Io- niens connurent peut-être le système colonial, tel que les mo- dernes l'ont pratiqué. Chio avait son comptoir en Égypte, comme plus tard Venise eut le sien dans chacune des grandes villes du Levant. Ce comptoir, qui n'avait pas d'autre nom que celui de la métropole, n'avait pas non plus d'existence indépendante. II était composé de négociants qui, tout éloignés qu'ils étaient de la cité, continuaient à lui obéir, et recevaient d'elle leurs magistrats, leurs juges de commerce, mpooläras éumoplou 1, On voudrait savoir où était situé ce comptoir des Chiotes. Eus- tathe se contente de le nommer ?; Hécatée, contemporain d'Héro- dote, le place dans une ile du flute. Suivant Polyen, il n'aurait pas été très-éloigné de Paretonium et de la Cyrénaique *. 8, Étienne de Byzance nous apprend que ce fut une des six villes qui portè- rent plus tard le nom de Bérénice, et, comme il indique l’empla- cement des cinq autres, il s'ensuit que celle qui porta d’abord le nom de Chio ne peut être que la Bérénice que les anciens ont surnommée Uéyxpvoos, et qui était située, comme deux autres du même nom, sur le golfe Arabique . Ces témoignages ne sont pas seulement vagues, ils se contre- disent. Les admettre tous les trois, et croire que Chio fonda trois comptoirs en Égypte, est trop hardi; choisir entre eux est diffi- cile. Examinons tour à tour les trois hypothèses. Si les Chiotes s’établirent dans une île du fleuve, ils commur- niquaient de là avec toute la vallée du Nil; ils en tiraient l’alun, le lin, le papyrus; le fleuve leur apportait les denrées de l'Éthio- pie, l'ivoire et l’ébène; et dans ces pays, qui n'avaient pas de vignes, ils importaient les vins grecs 5. Supposons-les établis près de Paretonium : ils tiraient de la Cy- rénaïque, le silphium , l’un des plus grands objets du commerce de l'antiquité ©. + Hérod. IT, 178. ? Eustath. Iliad. II. : Polyen, Strataq. IX, 28. * Etienne de Byz. au mot Bepevéun. * Hérod. IT, 105, 180; HI, 6, 58. # Jd. IV. — 522 — Préférons-nous, d’après Étienne de Byzance, les placer sur la mer Rouge; alors ils communiquent directement avec l'Inde. La fondation d’une colonie grecque dans ces parages n’est pas plus surprenante que celle d’une ville que fonda Samos au milieu des sables d'Ammonium !. Peuple hardi et intelligent, les Grecs du- rent comprendre de bonne heure qu’une colonie sur la mer Rouge les mettait en rapport direct avec l'Inde, les affranchissait de l’in- termédiaire de l'Asie centrale et ruinait le commerce rival des Phé- niciens. Îls avaient des colonies au fond du Bosphore cimmérien, au milieu des nations scythiques; il n’était pas plus hardi d'en fonder sur le golfe Arabique, dans l'Égypte, soumise à leur in- fluence. Ce n’est là qu'une conjecture; mais voici ce qui est hors de doute. Le second roi de la dynastie saïtique, Nécos, fit creuser un canal qui, joignant le Nil à la mer Rouge, unissait les deux mers. Qui devait profiter de cet ouvrage, et qui put en donner l’idée, sinon les Grecs établis en Égypte? Ces Grecs, qui font creuser un canal, ressemblent assez à ceux qui, de nos jours, réclament le percement de l’isthme ; ils travaillent un peu peur l'Égypte et beaucoup pour eux. Et pourquoi Nécos renonça-t-il à ce grand ot par ce qu'un oracle égyptien Favertit qu'il travaillait pour ‘étranger ?. Il Le vrai que l'Égypte était menacée, dans son in- térêt peut-être, d'être exploitée par les Grecs. Que les Chiotes aient donc pu ou non fonder un RES sur le golfe Arabique, au moins est-il certain qu'ils ont songé à com- mercer directement avec l'Inde par l'Égypte. C'est cette même pensée cs les Athéniens ont 2 par des efforts énergiques et réitérés, et qu'il ne fut donné qu’à Alexandre d'exécuter. Grâce à ce commerce actif, que la guerre médique n'était pas encore venue troubler, cette époque nous présente un spectacle remarquable. Toutes les parties de l’ancien monde sont en rela- tion : l'Espagne, la Grèce, l'Égypte, l'Asie Mineure, la Phénicie,, l'Asie centrale, échangent entre elles leurs richesses et, en quel- ques points, leurs idées, leurs mœurs et leurs cultes. C’est alors qu'on voit un roi d'Asie Mineure envoyer le même jour des dé- putés à Delphes el à Ammonium *; qu'on voit réunies dans une | Hérod. I, 26. 3-14, 1f, 258. 3 Id, 1, 46. — 923 — surprenante alliance Babylone, Memphis, Sardes et Lacédémone !; qu'un Amasis épouse une Grecque, et est l'ami d’un prince de Samos; qu’un voyageur parti d'Halicarnasse peut visiter Babylone, Thèbes d'Égypte et venir mourir en Italie. C’est la Grèce qui est le lien de cette grande unité; elle domine tout. Peut-être n’eut- elle jamais de plus glorieuse époque que celle-ci, dont le souvenir est cependant presque effacé. Le hasard, qui se joue de l’histoire, nous a conservé le détail de sa décadence et nous laisse ignorer ces temps où elle régnait par le commerce, par l'esprit et par sa civilisation déjà avancée. C’étaient alors les loniens qui élevaient la race grecque à cette hauteur. Ce nom, qui était dans la Grèce continentale le nom d’une race vaincue ?, et dont les Athéniens rougissaient lorsque Aristophane le leur appliquait comme une injure *, brilla en Asie d’un si vif éclat et laissa une si forte trace, qu'aujourd'hui encore les Orientaux n’appellent pas les Grecs d’un autre nom *. 9 On ne voit pas que Chio ait fondé aucune de ces mille colonies grecques qui couvraient les rivages de la mer Égée et du Pont- Euxin. Vainement Corai et M. Vlastos, tous deux Chiotes, veulent- ils, dans leur histoire de Chio, que leurs ancêtres aient fondé une ville de Levconia en Béotie. Ils ne songent ni à l’invraisemblance d’une conquête en Béotie, ni à l'absence du nom de Levconia dans cette province. Plutarque, qui a fourni un prétexte à cette opinion, raconte qu'après une sédition où les Chiotes massacrè- rent leur roi, l’oracle condamna une partie de la population à l'exil, et que les bannis allèrent s'établir à Levconia « que Chio et Érythrées avaient conquise en commun sur les Coronéens 5. » On a cru que la position inconnue de Levconia était suffisamment in- diquée par celle de Coronée, qu’on croyait connaître; on oubliait que les villes du nom de Coronée sont nombreuses dans la Grèce et dansles iles, et que c’est là un premier sujet d'incertitude; sur- tout, on n’a pas vu qu’en face même de Chio, dans la presqu'ile d'Érythrées, il y avait un mont Corunéum et une ville de Co- Hérod. I, 77. 3 Id, 1, 143, % Aristoph. Acharn. v. 104. * Aujourd'hui, les Turcs appellent Jounan les Grecs du royaume indépen- dant, et Roum les Grecs raïas. * Plutarque, Vertus des femmes, 111; Polyen, Stratag. VIII, 66. — 524 — runa!; qu'un peu plus au nord, sur le terriloire d'Atarné, que les Chiotes possédèrent presque toujours , était une ville du nom de Carina?; que ces noms, peu connus et déjà presque oubliés au temps de Plutarque, ont pu être altérés et confondus dans un passage où l'écrivain est plus Di TU de morale que de géogra- phie; qu’enfin, dans l'incertitude où nous laisse Plutarque, mieux vaut placer Levconia dans la presqu’ile d'Érythrées ou sur le ter- ritoire d’Atarné, que de la transporter en Béotie, où les loniens n'ont jamais pénétré. Du reste, cette ville n’eut pas d'importance, et cette discussion même en prouve l'obscurité ÿ Scymnus de Chio, géographe du premier siècle avant Jésus- Christ, prétend que la ville de Maronie, sur la côte de Thrace, était une colonie de ses compatriotes. Ce témoignage unique, et d’ailleurs contredit, n’est peut-être pas suffisant. Les Chiotes avaient trop de sagesse pour fonder des colonies. La colonie chez les Grecs, c'était la scission, c'était le partage des mem- bres et des forces de l’état; c'était, par conséquent, l’affaiblissement. Chio avait des comptoirs, mais elle se gardait de tirer de son sein des villes indépendantes et des rivales. Ses citoyens étaient partout, mais comme négociants, jamais comme colons. Ils aimaient mieux être métèques à Athènes, que citoyens d’une ville de Thrace. Is savaient que le plus sûr moyen d'attirer à soi le commerce, n’est pas d’avoir beaucoup de colonies, mais beaucoup d'argent. Mieux que tous les Grecs, ils connurent la puissance des capitaux. Ils n'étaient pas marins, ils n'étaient pas constructeurs de na- vires; ils étaient négociants et banquiers : « Byzance, dit Aris- tote, est peuplée de pêcheurs, Athènes de matelots, Ténédos de pilotes, Chio de négociants #. » Démosthènes, parlant d’un capi- taine de bâtiment, le fait aller à Chio pour contracter un em- prunt®. Ils prêtaient leur argent, el par là ils avaient part aux profits du commerce même qu’ils ne faisaient pas. Ils avaient une institution qui convenait à un peuple financier et qui n’était pas très-commune dans la Grèce; je veux parler de ! Pline, Hist. nat. V, 31, Pomponius Mela, T, 17. 2 Hérod. VII, 42 ; Étienne de Byzance, au mot Bervauia. * Il n’est pas besoin de dire que cette colonie de Levconia ne doit pas être confondue avec le bourg de Leuconium, voisin de la ville. à Aristote, Politiq. IV, 4. * Demosth. Ifpès Adxpiror. — 525 — l'enregistrement. La loi voulait que tous les contrats fussent pas- sés devant des magistrats, inscrits sur la pierre comme les décrets du peuple, et mis sous la sauvegarde de l'État 1, Chio put se livrer au commerce sous tous les maitres qui l’as- servirent tour à tour. Les Perses eurent de bonne heure des be- soins de luxe qui les forcèrent à le favoriser. Les Athéniens, qui étaient plutôt marins que commerçants, appelaient les étrangers et laissaient le commerce aux mains des métèques. Sous leur em- pire, les Chiotes étaient, dit Thucydide, les plus riches de tous les Grecs?. La conquête d'Alexandre, en créant l'union de l'Asie et de l’Europe, rendit les relations commerciales plus faciles. Un jour, Alexandre écrivit une lettre aux habitants de Chio pour leur commander une grande quantité d’étoffes de pourpre’. De deux choses l’une : il s’adressait aux Chiotes ou comme commerçants ou comme manufacturiers; ou Chio était un des entrepôts de ce commerce, ou elle fabriquait elle-même ces étoffes. Sa prospérité n'avait pas diminué au temps de Mithridate, puisqu'elle fut alors en état de payer une somme équivalente à douze millions de notre monnaie. Les Romains n'étaient pas commerçants : ils laissèrent aux Grecs tout le commerce de l'empire. À la vue de la prospérité d’une ville antique, nous devons tou- jours nous dire : si le commerce est si actif, si l’industrie est flo- rissante, si la terre même est labourée, si les hommes libres ont le temps de gouverner l'État, s'ils ont le loisir de cultiver les arts, la poésie et la science, c’est à l'esclavage qu'ils le doivent. La force fit les premiers esclaves, puis la richesse les acquit. La tradition reprochait au peuple de Chio d’avoir le premier fait ce commerce®. Jusque-là l’esclave était le prisonnier de guerre, et le maître avait au moins cette justification de croire qu'il aurait pu détruire cette existence qu’il préférait mettre à son service. Ache- ter et vendre des hommes fut un progrès de l'esclavage. La tra- dition ajoutait que Chio encourut la colère des dieux. Il est certain qu’au v’siècle avant J. C. le nombre des esclaves y était considérable, etqu’aucune villegrecque, Lacédémoneexceptée, 1 Aristot. Econom. II, 11, $ 22. ? Thucyd. VIII, 45, Athénée, XII, 540. Appien, De bell. Mithrid. ch. xzvi et xzvur. 5 Athénée, VI, 245. — 526 — n'en possédait autant!. Leur traitement était rigoureux en pro- portion de leur nombre même. Aussi jamais aucune ville, si-ce n'est encore Lacédémone, n'eut davantage à les redouter. Leur multitude et leur haine furent plus d’une fois fatales à l'État? Un ennemi n'eut qu'à paraitre pour les soulever, et l'on dut sou- vent s’apercevoir à Chio que les esclaves, dès qu'ils sont nom- breux et qu’ils savent leur nombre, sont eux-mêmes des maîtres dont on dépend. Aussi le proverbe disait-il : Le Chiote s'est acheté un maïtre*. | À une époque inconnue, Chio vit une révolte d'esclaves dont le récit ressemble assez à un roman moral, imaginé tout exprès pour inspirer au maître plus de justice et à l'esclave plus de patience. Des esclaves échappés se réunissent dans la montagne; à peine affranchis, ils se donnent un nouveau maître, un certain Drima- cus, qui les commande à son plaisir : grande leçon pour les es- claves, chez qui la haine du maître est plus forte que l’amour de la liberté. Les Chiotes prennent les armes, livrent plus d'une ba- taille, toujours sans succès. Les deux partis font alors un traité : tout esclave échappé exposera à Drimacus les raisons de sa fuite; a-t-il été maltraité, il est libre ; ses réclamations sont-elles injustes, il est rendu à son maître. Les esclaves de Drimacus se nourriront aux frais des Chiotes; mais ils ne prendront que le nécessaire, et c'est encore Drimacus qui en est juge; c’est lui qui taxe le maître et qui dit à l’esclave : « Tu ne prendras pas au delà. » Voilà donc Drimacus arbitre absolu entre le maître et l’esclave, également redoute et haï de l’un et de l’autre, leur maïître à tous les deux. L’esclave qu'il a affranchi est-il plus heureux? Loin de là; il a trouvé un maître plus dur que son premier maître : avec Drimacus, plus de champs à piller, plus de gains à faire, et surtout plus de plaintes à exprimer, puisqu'on est censé être libre. Les maîtres n’ont pas moins à souffrir : tout travail est interrompu, tout commerce dé- truit. La légende ne pouvait finir sur une telle crise. Les Chiotes se débarrassent de Drimacus, qui fait d’ailleurs une fin héroïque et romanesque. Sa tête est mise à prix; il appelle le jeune homme qu'il aime : « Je suis vieux, lui ditil, et toi, tu peux être heureux longtemps; porte ma tête aux Chiotes, et reçois la récompense 1 Thucyd. VIII, 40. ? Id. ibid.; Plutarq. Vertus des femmes, 111; Polyen, Stratag. IT, 9. * Eupolis, cité par Athénée, L VI. — 527 — promise.» Le jeune homme résiste quelque temps et finit par obéir. Depuis lors, Drimacus est honoré comme un dieu. Il ap- paraît quelquefois au bon maître pour l’avertir des mauvais des- seins de son esclave. Il protége aussi l’esclave injustement mal- traité. Esclaves et maïtres rendent un culte à sa mémoire, et font des sacrifices sur son tombeau. Telle est la religion de l'esclavage !. CHAPITRE V. RÉVOLUTIONS DU RÉGIME MUNICIPAL À CHIO DANS L'ANTIQUITÉ. $ 1. Chio n’a jamais exercé sur les événements généraux cette action à laquelle de petits États peuvent quelquefois prétendre. Son peuple a toujours vécu en lui-même; il n’a jamais désiré ni l’in- fluence ni la domination. S'il n'a pas pu rester étranger aux évé- nements qui se passaient autour de lui, s’il a dü s'y mêler, ça été toujours en indifférent. Que ce füt le Perse, ou le Grec, ou le Ro- main qui dominàât, peu lui a importé. I a figuré dans les querelles qui ont agité ces contrées ; mais toujours aussi son action extérieure a été subordonnée à ses intérêts intérieurs. Chaque fois qu'il a pris parti, la cause de sa détermination s’est trouvée dans les besoins de son commerce, ou dans les querelles de sa vie municipale. C'est donc en lui-même qu'il faut étudier le peuple de Chio. Ce qu’il nous importe de savoir, c'est par quelle sagesse il se gou- verna, par quel travail il s'enrichit, par quels arts il sut embellir sa prospérité, par quelles fautes il put la perdre. La faible part qu'il a prise aux événements généraux, comme elle a élé indi- recte, mérite peu notre attention, à moins qu’elle ne nous révèle parfois quelques traits de son caractère, ou qu’elle n'ait influé sur sa vie intérieure. ! Athénée, Liv. VI, ch. Lxxxix, p. 265. Les commentateurs d’Athénée ont vu dans ce récit une histoire véritable , comme si ce culte n’avertissait pas assez que Drimacus est un personnage inventé ou tout au moins embelli par la tradition. IL est vrai que l'auteur cité ici par Athénée, Nymphodore de Syracuse, dit que le fait eut lieu peu de temps avant lui; mais qui ne voit qu'il se contredit, quand il ajoute que ce culte avait déjà eu le temps de s'établir, qu'il se sert du mot pudo)o- yoûouw, et que le guxpôr æpù fur est une faute de Nymphodore, d'Athénée ou des copistes? Du reste, on ignore entièrement à quelle époque a vécu ce Nym- phodore, et les fragments qui nous restent de lui ne font rien préjuger à cet égard. — 928 — île de Chio a conservé durant douze siècles la réalité ou les formes de l'indépendance, Elle a toujours aimé le régime munici- pal, en a longtemps joui, l’a perdu à regret, et l’a presque recon- quis dans des temps voisins de nous. Ce régime a fait à la fois sa prospérité et ses malheurs; quand il a disparu, la vie a semblé s'éteindre. Chio a d’abord été gouvernée par des rois. Deux d’entre eux ont laissé assez de souvenirs pour que Pausanias connût et citàt leurs noms!. Comme dans toutes les villes grecques, c'est par l’aristo- cratie que cette première royauté fut renversée. Le souvenir de la révolution nous a été conservé par ce récit de Plutarque : « Un ci- toyen d’une des premières familles de Chio se mariait, et la jeune épouse était portée sur le char nuptial. Le roi Hippoclus, dont le jeune homme était l'ami, était présent à la fête. Au milieu de l'ivresse et de la gaieté générale, il monta sur le char. Aussitôt les amis du jeune homme le massacrèrent. La colère des dieux s'étant alors manifestée, l’oracle ordonna qu’on mît à mort les meur- triers d'Hippoclus. «Nous sommes tous les meurtriers ! répon- «dirent les Chiotes.» L’oracle commanda alors que tous ceux qui avaient personnellement pris part à l'affaire allassent fon- der une autre ville?. » Tel est le récit de Plutarque : je l'inter- préterais volontiers de la façon suivante. Un roi est massacré au milieu d'une fête; l'instigateur du meurtre, c'est un jeune homme d’une grande famille, un courtisan du roi. Les auteurs du meurtre, ce sont les amis de ce jeune homme, c'est-à-dire l'aristocratie; et le prétexte de l'assassinat, c’est une violation des mœurs. En vain Plutarque, qui vivait quand les mœurs grecques avaient tant changé, prétend-il que l’action d'Hippoclus était lé- gitime et n'avait rien d'insultant, l'indignation qu’elle excita le contredit, et, pour qu'elle servit de prétexte à une révolution, il faut qu’elle ait été une atteinte aux mœurs de l’ancienne lonie. Ainsi la légende, ici comme à Rome, imputait au pouvoir déchu le crime qui, en certains temps, blesse le plus le sentiment popu- laire. Aussi lorsque les dieux, pour qui le sang le plus justement versé devait toujours être expié, demandèrent le nombre des cou- L H cite Amphiclus, le premier roi hellène, et Hector, son descendant à la quatrième génération. ? Plutarq. Vertus des femmes, ch. ri. — 529 — : pables, leur fût-1il répondu que toute Chio l’était. Cette unani- imité des citoyens, la hardiesse de leur aveu et la facile satisfaction dont les dieux se contentent, nous permettent de croire que la royauté ne fut ni vengée ni rétablie. L'aristocratie, qui la remplaça, a gouverné Chio pendant la plus grande partie de son histoire. Il est digne de remarque que les factions contraires ne sont nées dans l’île et n’y ont suscité de troubles que sous l'influence de l'étranger. Elle n’a eu de tyrans que sous les Perses, d’agitations populaires que sous les Athé- niens. Tant qu’elle fut libre, elle paraît avoir eu une égale haine pour le pouvoir de tous et pour celui d'un seul. Une ville qui n’a presque pas de marins, peu d'ouvriers, et où l’on est surtout commerçant, où tout Ie monde est occupé, où la richesse circule abondamment, une telle ville est forcément destinée à l’aristocra- tie. Thucydide, qui aime ce régime, vante la sagesse du gouver- nement de Chio!, qu'il compare à celui de Lacédémone. Cette cité ne fut jamais organisée pour la démocratie : je ne vois pas dans toute son histoire une assemblée du peuple, une place pu- blique, une tribune; je ne vois pas un décret qui émane d’un pouvoir populaire. Ceux que les inscriptions nous ont conservés sont tous rendus par un sénat qui prend les noms divers de Bou, mpecÉvrimbv Où yepouoia; le mot Sÿuos, qui s'y trouve aussi, signi- fie plutôt la cité ou l'Etat qu'une fraction du peuple. L'amour des Chiotes pour la richesse leur a toujours fait respecter l’aris- tocratie qu'elle crée; à Chio, le peuple est moins remuant qu'’ail- leurs, parce qu'il calcule mieux ses intérêts et que le riche est plus habile. Le régime aristocratique, qui a soulevé tant de luttes en Grèce, a trouvé à Chio l'appui des mœurs; momentanément aboli par la domination athénienne, il n’a pas tardé à reparaître. Il s'est perpétué jusqu’à nos jours dans l’esprit de la population, et il suffit d’avoir vu l’île actuelle pour se convaincre que le res- pect de l’oligarchie est dans le sang. Ce gouvernement, qui est peut-être le plus favorable pour le commerce, donna la prospérité à Chio. Si elle ne mérita pas, comme Milet, le litre d'ornement de l'Ionie?, du moins devint- elle une des plus riches cités de la Grèce. Thucydide vante l'opu- ! Thucyd. VIII, 24. ? Hérod. I. M1SS. SCIENT. V. 30 — 550 — lence que les générations y avaient accumulée !. L’immense flotte qu'elle envoya combattre à Lada, contre les Perses, témoigne de sa richesse au moins autant que de son courage. Nous avons vu l'étendue de son commerce, nous verrons plus loin l'éclat de sa littérature et de ses arts. Depuis le temps de ses rois, Chio faisait partie du corps ionien. Quelle était la nature de ces relations? Lorsque l'oracle dont parle Pausanias? ordonna au roi de l’île, Hector, de se joindre aux loniens, il ne lui dit pas de délibérer avec eux, maïs de sacrifier avec eux, ouvbveir lwouw eis rù mantvior. Et comment se manifeste l'entrée des Chiotes dans la communauté ionienne? Par le don d’un trépied décerné à leur roi; or un trépied fut toujours le prix d’une victoire remportée dans des jeux. Ainsi des sacrifices et des fêtes, voilà tout ce qu'Hector allait trouver au panionium, et ses sujets après lui. Le panionium ne fut jamais le lieu de réu- nion d'un conseil fédéral; c'était un lieu sacré, comme Olympie, un Xpos iepos, COMME dit Hérodote (I, 148); une sacra regio, comme l'appelle Pomponius Mela ([, 17). Il n'y avait pas même de ville en cet endroit : c'était, dit Diodore (XV, 49), un épyuos rômos. Là était un temple également vénéré des douze villes ioniennes, et dans lequel toutes étaient admises à sacrifier. Il était consacré à Neptune Héliconien ou Hélicéen, c’est-à-dire à la grande divinité d'Hélice en Achaïe. Les Priéniens étaient originaires de cette ville; c'était précisément sur leur territoire que le temple était cons- truit, et c'étaient eux qui nommaient l’intendant du culte, rô» Baot- Xéa rdv rüv ispüv émipeanodmevor *. La fête qui s'y célébrait était essentiellement religieuse, et n'avait quelque caractère national que parce que les habitants des douze villes y étaient seuls reçus. L'assemblée s'appelait du nom de maryyvais, quelquefois d'éyopa ou marché; les femmes y étaient admises. L'objet de cette réu- nion est toujours désigné par les mots Suoia ou éopr#. Entrer dans la confédération se disait d’un mot grec qui signifie sacrifier, ouvôbe» Où ouvreléer. Enfin tous les historiens nous parlent des sacrifices et des jeux; nul ne mentionne une assemblée politique. C’est rarement et dans des circonstances tout exceptionnelles que 1 Thucyd. VIIF, 45. 2 Pausan. VII, 1v. $ Strab. VIII, 384; XIV, 639. Diod. de Sic. XIV, 49; Maxim. Tyr. XXVIT, 2. — 951 — nous voyons les députés des villes s’y réunir pour délibérer. Pas plus qu'à Olympie, un conseil ne siégeait pour discuter les inté- rêts communs, juger les querelles des villes ou intervenir dans leur gouvernement. Un scholiaste seul parle d’une assemblée fé- dérale se réunissant au panionium, et où chaque ville avait une voix, à l'exception de Colophon, qui en avait deux; mais on voit que ce scholiaste a été chercher ce fait pour expliquer un proverbe dont Strabon donne une autre étymologie!. Vitruve parle aussi d'un conseil commun, mais dans un récit rempli de trop d'er- reurs pour être de quelque poids ?. Ge conseil existail si peu, que Thalès proposa comme une innovation de l'instituer, et c’est la ville de Téos qu'il voulait lui donner pour siége$. La création d’un tribunal commun, qui jugeàt les querelles des villes, se fit attendre jusqu’après la chute de la liberté, et fut un bienfait de la domination persane“. Toutes les médailles anciennes qui portent l'inscription Iawæwov sont de l'époque romaine °. La confédération ionienne n’a donc jamais existé que de nom. Les douze villes ioniennes formaient autant d'États libres, et n'étaient rapprochées que par le culte spécial d’une même divi- nité. La religion seule les associait : ce fut toujours son rôle, en Grèce, de tenter la réunion de ce que la nalure avait fait désuni et morcelé. Elle rappelait aux loniens leur origine commune; elle les rassemblait, à des intervalles périodiques, dans un temple où ils se reconnaissaient pour frères, et abjuraient, par une sorte de trêve de Dieu, leurs perpétuelles dissensions. Il faut donc nous représenter Chio, c’est-à-dire une île qui n'a pas 50 lieues carrées de superficie, et qui ne peut pas nourrir 50,000 habitants, comme un État indépendant, qui vécut isolé pendant plusieurs siècles, qui ne reçut du dehors ni lois, ni aide, ni impulsion. Quand, jetant les yeux sur le monde présent, nous calculons tout ce qu'il faut ti it d'intelligence, de sagesse publique, de discipline, pour qu'un million d'hommes puisse former un État, l'existence libre, heureuse et brillante de la pe- tite cité de Chio nous étonne. 1 Schol. Plat. in Theet. Strab. ; XIV, 643. 2 Vitruv. IV, 2. 3 Hérod. I, 170. 4 Id. NI, 42. 5 Eckhel, doct. r. Numm. t. I, 508. M. 36. — 532 — Le commerce l'explique en partie. Agriculture, industrie, science, art, rien de tout cela ne peut faire d’une ville ou d’un canton un puissant État. Le commerce seul a ce privilége; de rien il fait quelque chose. Il nivelle les inégalités; avec lui la popula- tion ne se compte plus, le territoire ne se mesure plus. Le gouvernement municipal, comme il a ses dangers, a aussi des ressources qui lui sont propres. Pénétrons dans l’intérieur de la cité; ce qui nous frappe d’abord, c'est que l’État y est le maître absolu des citoyens. Rien dans la vie de l’homme n'échappe à cette domination despotique. Elle s'exerce sur les corps, sur les fortunes, sur les esprits, sur les mœurs : sur les corps, car tous sont soldats et toute leur vie; sur les fortunes, car les exigences de l'État en matière d'impôt sont sans limite et vont de droit jusqu’à la confiscation ; sur les esprits, qu’il forme, qu’il instruit, qu'il façonne, qu'il domine enfin par une religion presque toute politique; sur les mœurs, car il surveille la vie privée avec autant d'attention et de droit que la vie publique. Quelle force dans un tel État! Il pouvait compter comme soldats la huitième partie de sa population , et ses finances étaient la somme de toutes les for- tunes de ses citoyens. Lorsque les Chiotes avaient besoin d'argent ils décrétaient que toutes les dettes privées, au lieu d’être payées aux créanciers, le seraient à l'État1. L'immense intérêt qui liait tous les citoyens à la défense de l'Etat lui donnait une vitalité inconcevable. L'homme perdait avec sa patrie sa liberté civile, sa dignité , ses biens et souvent sa vie. Sans patrie, l’homme n'était plus. Le patriotisme était com- mandé par l'intérêt le plus immédiat. Cette responsabilité qui pesait sur chacun tenait les courages toujours en éveil, les esprits toujours surexcités, et les forces de chaque particulier étaient déjà doublées avant d’être mises tout entières au service de l'État. L’esclavage permettait à l’homme libre de se livrer sans réserve à la patrie. L'État se servait aussi des esclaves ; grâce à ces bras qu’on ne payait pas, il équipait ses flottes et remplissait ses armées. Sparte septuplait les siennes avec les hilotes. Par eux, on élevait les grands monuments publics; car ce fut par une honorable excep- tion que Périclès n'employa au Parthénon que des mains libres. ! Aristote, Économiques, 11, 2. — 533 — Nous verrons tout à l'heure Chio armer vingt-quatre mille ma- vins. Qu'un État moderne veuille, à un jour donné, meltre en mer une telle flotte, il devra entretenir perpétuellement les trois quarts des bätiments et la moitié de r'équipage. Les trirèmes des anciens étaient construites en peu de temps et à peu de frais; les équipages étaient composés d'esclaves l et n'étaient pas permanents. Il y a des races que le morcellement condamne à languir; il faut qu’une puissante concentration multiplie en elles les forces vitales, pour faire éclore la fleur de la civilisation. La race grecque n’a pas eu besoin de cette unité; chaque ville suffisait à son dé- veloppement ; le plus petit théâtre était assez pour son énergie et son intelligence. Toutes ces causes firent subsister la république de Chio pen- dant longtemps, et sauvèrent son gouvernement municipal de l'affaissement intérieur et de la stérilité. Mais elles étaient impuis- santes à assurer sa liberté contre des ennemis étrangers. Longtemps la division fut sans péril; les grands empires étaient sur les bords du Tigre et de l'Euphrate, et dans le bassin de la Méditerranée régnait le morcellement. Un petit État comme Chio ne voyait pas cn son horizon d'État plus grand que lui. Les Grecs étaient alors dans une condition telle que la guerre ne pouvait presque éclater qu'entre eux. Les seules luttes que nous sachions que Chio ait alors soutenues furent contre Érythrées. Ces deux villes étaient sœurs; elles avaient même origine, même culte, même dialecte? : les haines n'en étaient que plus vives. Un jour les Érythréens invitèrent les Chiotes à un banquet, dans le dessein de les empoisonner. Chaque ville grecque eût souhaité que la ville voisine n’eût qu’une seule tête pour pouvoir l’abattre d'un seul coups. | Tout ce qui fut perdu d'énergie, de richesse et d'intelligence dans ces querelles est incalculable. Mais le danger de la division apparut tout entier lorsqu'un empire puissant se fut formé en Asie Mineure. E'insouciance de Chio pour la destinée des villes de llonie ct ! On le sait en particulier pour Chio. (Voir Thucydide, VIF, 15.) ? Hérod,. I, 142. 5 Pour les nombreuses guerres entre Chio et Érythrées, on peut voir Pausa- nios , VIT, 5; Anticlide, cité par Athénée, liv. IX, 384, édit. Casaubon; Pla- tarque, Vertus des femmes, ch. 111; Frontin, Stratag. M, 5; Hérod, T, 18. — 9934 — pour sa propre liberté esl remarquable. Elle vit les rois lydiens subjuguer l’une après l’autre les villes du littoral et resta specta- trice de la lutte. Une fois seulement elle envoya un secours aux Milésiens assiégés, mais ce fut précisément le contraire d'un sentiment de fraternité qui la détermina. Milet venait d'aider Chio dans une guerre contre Érythrées; Chio à son tour aida Milet contre Alyattes, comme elle l’aurait aidé au besoin contre Priène ou contre Éphèse!. Les Chiotes ne redoutaient pas les rois lydiens, qui manquaient de marine, Ils ne songeaient pas que Crésus, en s'emparant des villes de la côte, avait conquis des marins, et que les Grecs déjà assujettis pouvaient lui servir à assujettir les autres. . Quand Cyrus eut étendu son empire jusqu’à la mer, Chio ne s'émut pas davantage ; elle laissa les Joniens résister et vendre chèremient leur liberté; puis, quand tout fut conquis, elle n'eut plus qu’à offrir spontanément sa soumission ?. Loin de haïrles Perses, elle avait déjà su s’accommoder de leur voisinage et mettre leur empire à profit. Un gouverneur de Sardes, nommé Pactyas, s'était révolté contre Cyrus ; chassé et poursuivi par les Perses, il avait passé la mer et cherché un refuge à Chio. I se croyait en sûreté dans le temple de Minerve-Poliouchos; la violation d’un tel asile était presque sans exemple. Le Perse Ma- zarès, qui vint le réclamer, n’avait ni soldats, ni vaisseaux; il ne pouvait ni l'enlever par force, ni contraindre les habitants à le lui ivrer. Restait de faire marché avec les Chiotes. Le prix débattu, la population se porta au temple, arracha le suppliant des autels et le livra à Mazarès. La possession du canton d’Atarné était le prix convenu Ÿ. La religion seule eut à se plaindre; on crut s'acquitter envers elle en n'offrant aux dieux ni fruits, ni froment, ni vic- time qui provint d’Atarné *. « L'Ionie, dit Hérodote, devint esclave des Perses 5. » Cette ex- pression ne signifie pas autre chose , sinon queles Grecs, qui chez 1 Hérod. Ï, 18. 2 Id l:;a06s 162; 180: * Atarné était situé sur la côte d'Asie, presque en face de Mitylène. IH était de la plus grande importance pour les Chiotes de posséder un territoire sur le con- tinent; leur île ne suffisait pas à les nourrir. 4 Hérod. T, 160. : 5 I Îwvéa édedotlwro. (Hérod. 1, 169.) — 935 — eux dislinguaient rarement la sujétion de la servitude, el qui as- servissaient réellement leurs concitoyens vaincus, n'avaient qu’un seul mot pour désigner le sort du sujet, celui de lesclave. Les Perses n’attentèrent ni à la Hberté civile, ni à la religion, ni aux mœurs des vaincus. Chio conserva, sous leur autorité, son gou- vernement municipal et ses chefs nationaux. Je ne sais même si, avant le temps de sa révolte, elle vit jamais le visage de ses mai- tres. Elle paya un tribut à la cour de Suze; mais ce tribut était une très-faible partie des 4oo talents qui étaient répartis sur toute la première satrapie. Et, comme chez les Perses l'impôt était basé sur le territoire !, Chio payait, non d’après sa richesse, mais seulement d’après son étendue. Le principal effet de la domination persane fut de faire naïtre à Chio une faction nouvelle. Dès que Les Perses se furent montrés à la Grèce, ils eurent un parti dans son sein; ils trouvèrent des gens avides pour se vendre, des ambilieux pour leur faire leur cour ; l'habitude de faire sa fortune par l'étranger commença alors dans la Grèce. Les riches, uniquement désireux de jouir, aimè- rent la sécurité persane; les voluptueux furent séduits par les at- traits du plaisir : Plutarque cite une courtisane qui gagnait des hommes et des villes au parti du grand roi?. Quelques hommes aussi, fatigués des efforis que coûte toujours le maintien de lor- dre dans un état libre, imploraient un pouvoir supérieur qui as- suràt le repos de la cité; las des guerres perpétuelles, fruit de la division, ils demandaient la paix, que l'étranger seul pouvait donner à la Grèce. Ils souhaitaient que la Grèce ne dépensât pas son activité et son intelligence dans des agitations sans fruits, qu’elle se disciplinät sous un maïtre, et que cette discipline déve- loppât des vertus que l'agitation transformait en vices. Ajoutez à cela cette sorte d’irrésistible fascination qu’un grand empire a tou- Jours exercée sur cette race, grande d'imagination et de génie, mais faible de caractère. Ainsi se forma un parti persan, et Chio se vit alors tiraillée, entre deux factions, dont l’une la voulait voir unie à l'Europe; encore libre, et l’autre à l'Asie persane. La vie intérieure de la cité fut ainsi altérée. Les amis de la Perse étaient en même temps 1 Hérod. VI, 42. ? Plutarq. Vie d'Alcibiade. — 536 — les amis de la monarchie; royauté et sujétion s'appuyaient l’une sur l’autre. Une volonté nettement exprimée des rois de Perse éta- blit-elle la tyrannie dans les villes, ou les Grecs travaillèrent-ils eux-mêmes à la faire naître? on ne sait ; mais ce fut certainement par l'influence des partisans de la Perse que le gouvernement mu- nicipal fut modifié. Chio perdit alors l'aristocratie qui l'avait si bien dirigée, et obéit à des tyraus. L'un d'eux, nommé Strattis, a laissé quelque souvenir dans l'histoire !. La tyrannie fut la chaine par laquelle les Perses tinrent les cités grecques. Lorsque Darius porta la guerre chez les Scythes, il emmena des Ioniens, et leur confia la garde du pont de lister pour assurer une retraite déjà prévue! Il leur était facile alors de s'affranchir et de se venger; nulle guerre à soutenir, nul danger à courir; les armes des Scythes, la faim, la fatigue et les éléments devaient exterminer l’armée de Darius, et ne laissaient aux Ioniens que le soin de rompre le pont. Bien des têtes durent y songer, car le Grec est l’homme du monde qui, en flattant le plus ses maitres, les déteste le plus. Miltiade, tyran de la Chersonnèse, proposa de reconquérir la liberté; mais à peine avait:l parlé, qu'Histiée de Milet, Straltis de Chio et les autres tyrans se ré- crièrent, Ne voyait-il donc pas que cette sujétion était la source de leur autorité? Ignorait-il qu'une fois libres , les villes chasseraient les tyrans? Aiïmait-il mieux régner en obéissant aux Perses ou vivre sans pouvoir dans une patrie libre? Pour ces raisons les Grecs restèrent assujettis ?. Cependant ce furent ces mêmes iyrans qui donnèrent le signal de la révolte. Un tyran de Milet avait obtenu du satrape de Lydie une flotte de deux cents vaisseaux pour porter la guerre à Naxos : l'expédition ayant échoué par sa faute, il comprend qu’on va lui réclamer les frais de la guerre, qu’il sera accusé auprès du roi, et que sa tyrannie est compromise. Il se révolte pour sortir d'em- barras ?. Un autre tyran a été emmené à Suze comme conseiller. ou confident de Darius, pour récompense d’avoir trahi les Grecs; la servitude, vue de trop près, lui répugne, et il regrette sa tyran- nie presque indépendante. Retenu à Suze par la faveur despotique du roi, il n’imagine d'autre moyen de revoir llonie que d'y sus- ! Hérod. IV, 98 ct 158. 2 III ae TN 40: — 95937 — citer des troubles ; il fomente une révolte pour avoir à la ré- primer, Mais, pour entrainer Chio dans l'insurrection, il faut abaisser son parti royaliste et relever son aristocratie. Ainsi fait Aristagoras : Strattis est renversé du pouvoir, Chio rétablit son ancien gouverne- ment avec des magistrats nommés stratéges?. Dèslorselleentreré- solument dans la lutte, et autant sa soumission avait élé paisible, autant sa rébellion est vigoureuse. Unie pour la première fois aux loniens, elle envoie une flotte de cent vaisseaux se joindre à eux près de l’île de Ladaÿ. Ge chiffre de cent voiles ne dirait rien à notre raison, si nous ne calculions avec exactitude la force d’une telle flotte. Hérodote dit clairement que ces bâtiments étaient des trirèmes. Or, une trirème, au lemps d’Hérodote, de Thucydide et de Xénophon, portait toujours deux cents marins“. Un bâtiment de guerre avait, en effet, besoin d’un grand nombre de rameurs; car dans un combat on carguait les voiles {ce qui nous explique que l'on combattit généralement dans des passages étroits et sans tenir comple du vent) et l’on manœuvrait à la rame. Comme d’ailleurs les Grecs ne combattaient pas le plus souvent à l’abordage, mais que leur tactique favorite consistait à présenter la proue au travers de l’en- nemi pour le couler ou de briser ses rames pour le condamner à limmobilité, c'était toujours la rapidité des mouvements qui don- nait la victoire 5. Il fallait donc multiplier les rameurs. Outre les marins, une trirème portait toujours un certain nom- bre d’hoplites ou d'hommes de traitf ; c'étaient les seuls combat- tants : on les appelait épibates. Les cent vaisseaux chiotes portaient chacun quarante épibates d'élite. Cette flotte comptait denc vingt mille matelots et quatre mille soldats 7. Si tous étaient citoyens, quelle devait être la population de l'ile? Si les rameurs étaient es- claves, comme il est probable, quelle devait être sa richesse ? 1 Hérod. V, 35. 2 Id. V, 38. 3 Id. VI, 8. “ Hérod. VIII, 483 VIL, 184, 1853 VIE, 173 IL, 37: Thucydide, VIT, 29; VI, 8; Xénophon, Hellen. liv. I, ch. v, S 7. 5 Voir Polyen, liv. V, et Thucyd. VIT, 36. 5 Hérod. VIF, 184, Ted. VE 565. — 538 — Les Égyptiens et les Phéniciens ayant de leur côté six cents tri- rèmes, on peut estimer qu'à la bataille de Lada, plus de deux cent mille hommes furent aux prises. On n’avait jamais vu aussi parfaite union parmi les Ioniens; et cette union, même en présence d’un ennemi plus nombreux, les rendaitinvincibles.Un Phocéen, Denys, prétend doubler encore leur force en les disciplinant. Il les exerce sans relâche , essaye de les endurcir, et, comme les généraux Ro- mains, les fatigue avant la bataille. Mais l’Ionien ne sait supporter ni l’obéissance, nile travail. Sarniens, Milésiens, Lesbiens, au bout de sept jours, s’étonnent d’avoir obéi si longtemps à un Phocéen. Puis les corps amollis se refusent à toute fatigue : « Les Perses, disent-ils, ne nous imposeront pas d'aussi durs travaux. » Et tout à coup vous les eussiez vus, semblables à des écoliers échappés, soriir tous de leurs vaisseaux et courir se divertir à terre, sans plus songer à l'ennemi qu'ils avaient en face. … Sur la flotte persane il y avait des Grecs; les tyrans et les par- tisans de la monarchie servaient de guides aux Perses. Ce furent eux qui se chargèrent d’anéantir cet immense armement de l’Ionie, et cela sans combat, sans danger, sans hasard. Attendre fut leur seule tactique; attendre que la rivalité eût germé dans les cœurs, que l'intérêt privé eût fait ses réflexions, que l'intrigue eût porté ses fruits. Ils restèrent vingt jours en face des Grecs , et comme si leurs seuls regards eussent fasciné ces hommes faibles, c'en fut assez pour que la décomposition et la corruption se missent dans le corps ionique. Le jour du combat venu, il se trouva que pres- que tous les Grecs étaient d’accord sans le savoir, d'accord pour trahir et s'enfuir. Les Chiotes cependant furent inébranlables. Jai déjà dit leur caractère; ils ont plus d’esprit de suite que les autres Grecs; sont plus prudents et moins versatiles, entreprennent peu, mais exé- cutent avec vigueur. Ils avaient longtemps attendu pour se dé- clarer contre les Perses; mais, la résolution prise, ils avaient dé- passé tous les confédérés par le nombre de leurs vaisseaux avant de les dépasser par leur courage. Au milieu de la défection géné- rale, ils restèrent presque seuls, insensibles à l'intrigue d’abord, et ensuite à la peur. Six fois moins nombreux que l’ennemi, ils osèrent l’attaquer.. Ils rangèrent leurs vaisseaux en colonne, pas- sèrent et repassèrent à travers la ligne des Phéniciens , revenant sans cesse à la charge, et coulant tout sur leur passage. Ils se — 0539 — retirèrent enfin, épuisés et réduils à peu d'hommes, mais non vaincus. Grâce à eux, on vit dans cette journée un de ces con- trastes étonnants du caractère grec, le patriotisme à côté de la trahison, à côté de la lâcheté la grandeur de courage, sans que lon puisse dire s'il est plus surprenant que des Grecs aient si là- chement cédé ou que des Grecs aientsi vaillamment combattu. Ils montrèrent que le peuple grec n'est jamais ni entièrement beau, ni entièrement laid, qu'il ne se ressemble pas à lui-même, et qu'il n’y a pas de nation chez qui l’héroïisme touche de plus près à l'infamie. Ces Chiotes, que les Perses n'avaient pas osé poursuivre, furent massacrés par les Éphésiens, à qui ils venaient demander un asile. Ceux-ci alléguèrent qu’ils les avaient pris pour des pirates. À la même époque, l'ile fut ravagée par d’autres Grecs. Histiée, qu'on avait irrité par de prudents refus, y entra à main armée, vainquit les Chiotes et régna en maïtre dans la ville, jusqu'à ce qu'il en füt chassé par l’arrivée des Perses ?. Un an après la bataille de Lada, 497, les Perses se présentèrent à Chio. Ils débarquèrent sur le rivage septentrional, se rangèrent en une immense ligne qui embrassait toute la largeur de l’île, et «se tenant par la main, » comme gens qui traquent le gibier, ils s’avancèrent jusqu'au cap Phanæ. Toute la population fut prise comme dans un filet; nul n’échappa. Les femmes et les enfants furent envoyés aux harems de l'Asie , les hommes vendus, la ville dépeuplée, les temples brûlés, l'île entièrement rendue déserte 5. Mais la rage du sang dura peu, et la modération persane re- prit le dessus. Chio recouvra bientôt sa population. Cette même année n'était pas encore écoulée, que déjà les Perses n'étaient plus préoccupés que du soin de rendre à l’Ionie les bienfaits d'une bonne administration. Un jour que les députés des villes étaient réunis à Sardes, Artapherne paraissail recevoir avec dé- fiance leurs protestations de fidélité : — « Nous vous avons fait trop de mal, disait-il, pour que vous l’oubliiez jamais. — Eh bien! répondit un des députés, si vos vengeances passées vous font dou- ter de notre fidélité, vos bienfaits futurs vous assureront notre 1 Hérod. VI, 16. IH faut remarquer que les Éphésiens n'étaient pas entrés dans la confédération. 204. NE, 2,5. RENE, 34, — 940 — amour!» Artapherne suivit ce conseil; il donna une constitution aux Joniens, et les contraignit surtout à abjurer les haïnes réci- proques que la bataiile de Lada devait avoir envenimées ?. Il ins- titua un conseil commun pour juger les différends des villes. Puis il fit une répartition égale et fixe de l'impôt, sans l’aggraver. Les tyrans furent rétablis dans les villes; mais, dès l'année suivante, Mardonius, esprit libéral et ami des Grecs, les renversaÿ. Chio, se souvenant de la punition subie, et comparant ce que peut rapporter la liberté avec ce que la révolte coûte, resta fidèle aux Perses. Dans la guerre médique, elle combattit contre la Grèce. De nouveau soumise à un tyran“, elle donnait assez degages de fidélité pour qu’on ne craignit pas de lui confier des armes contre les autres Grecs. La Grèce européenne, pour Chio, c'était l'étranger. Chio ap- partenait alors à l'Asie, et la querelle de Xerxès était presque sa querelle. Athènes, qui était lonienne aussi, et qui avait aidé les loniens dans leur révolte, n’excitait que plus de haines. « C'était une lutte entre les Ioniens, dit Hérodote, à qui prendrait le pre- mier un vaisseau (’Athènes5. » S'il vint à l’esprit des Chiotes qu'ils combattaient contre des concitoyens qui avaient même origine, même langue et même religion qu'eux, ils purent se dire : « La majorité des Grecs est de notre côté, et nous ne combattons que la minorité. La plupart des villes, à bien compter, fournissent à Xerxès des soldats ou des marins; beaucoup sont neutres ou indifférentes; et parmi celles mêmes qui prennent les armes, il n’y en a pas une qui n'ait dans son sein un parti médique; nous voyons auprès de Xerxès des Athéniens et même un roi de Sparte. De quel côté est donc la pa- trie commune? Ne serait-ce pas là où elle compte le plus grand nombre de ses enfants) » Dans une histoire grecque, on ne peut presque jamais dire la Grèce; dire une ville grecque est encore une généralité trop har- die; c’est tel ou tel parti dans chaque ville qu'il faut dire. Jamais la Grèce ni même une cité grecque n’a agi unanimement, füt-ce 1 Diodore de Sicile, X, 25, édit. Didot. ? Id. IV, 42. À 3 Idy NE, 43. & Id. VIII, 132. HAN sa — 541 — contre l'étranger. Ce n'est pas Chio qui secoua le joug des Perses après la bataille de Salamine, c'est un parti dans Chio. Le parti médique était au pouvoir, et il avait donné sans ré- pugnance des marins à Xerxès. Une fois que la force passa du côté des Grecs, le parti hellénique reprit courage à Chio et s’agita. I] se confondait, nous l’avons vu, avec le parti national de l’aristo- cratie, comme le parti contraire avec celui des tyrans. Sept ci- toyens se conjurèrent dans le double but de tuer le tyran Strattis et de réunir Chio à la Grèce !. Trahis avant l'exécution, ils s’en- fuirent de l'ile, passèrent à Égine, où était mouillée la flotte grecque, et la conjurèrent de délivrer lTonie. Sparte hésita, ne voyant nul intérêt à ce que des loniens fus- sent affranchis. Léotychides se décida pourtant à conduire sa flotte jusqu'à Mycale, et vainquit les Perses sur terre. Ce succès assura le triomphe du parti hellénique à Chio; la tyrannie et le médisme tombèrent, et l'ile se trouva redevenue une île grecque. L'aristocratie revint alors au pouvoir et gouverna sans inter- ruption jusque vers la fin de la guerre du Péloponnèse. Elle ren- dit à Chio son commerce et sa richesse. Elle sut lui donner un bienfait que bien peu de villes grecques reçurent de leur gouver- nement : une paix de soixante et dix années ?. S2, Par l'impuissance où elle avait été de s'affranchir elle-même, Chio avait appris que l'isolement n’était plus permis. Elle entra dès lors dans une nouvelle période, durant laquelle le régime municipal subsista tout entier, mais corrigé par le système fédé- ratif. Or, elle ne pouvait pas se rallier, comme elle l'avait fait une fois, à la confédération ionienne: les villes de la terre ferme res- taient sujettes; car la bataille de Mycale n'avait pas enlevé aux Perses un seul pouce de terre du continent asiatique. I fallait donc de toute nécessité que Chio se miît sous la protection de la Grèce européenne. Des îles qui ne pouvaient pas se défendre seules devaient être ! Hérod. VIII, 132. -? Thucydide, VIF, 24 : Oi ÂOnvator Tv X{ov derdplnour dral oùoar Tr Tv Mndindv, 2.7. À. “rHérod: IX, 105. — 542 — pour leürs défenseurs ou un embarras ou un instrument de do- mination. Sparte ne vit que le fardeau d’une alliance inutile et coûteuse, et proposa de transporter les insulaires en Béotie ?. Athènes vit un empire à fonder, et s’engagea à les défendre dans leurs îles. Elle mit alors en avant des traditions qui faisaient d'elle la métropole de l'Ionie, et qui lui donnaient, envers Chio et les autres îles, des devoirs et des droits. Elle avait d’ailleurs cet avan- tage sur Sparte, qu'on ignorait encore comment elle exerçait l'empire. La roideur de Pausanias témoignait assez des intentions de Sparte; la douceur d’Aristide et de Cimon ? cachait encore ce que seraient celles d'Athènes. Tous les alliés, Chio à leur tête, refusèrent d'obéir aux Spartiates, et voulurent être libres avec les Athéniens$. Ni Athènes ne songea d’abord à commander, ni Chio à obéir. Chio fournissait à la confédération un contingent de vaisseaux, comme d’autres villes contribuaient de leur argent. D'ailleurs elle envoyait ses députés à l'assemblée commune qui siégeait régu- lièrement à Délos, et avait ainsi sa part de souveraineté. Athènes avait seulement l’hégémonie, c'est-à-dire le privilége de nommer le général de l’armée alliée et de diriger les opérations militaires. À cela près, tous les alliés avaient des droits égaux. Aïnsi la Grèce essayait le système fédératif, et cela de la façon la plus sage, don- nant à chaque ville la liberté du gouvernement intérieur, à toutes une égale part de direction et de surveillance dans les affaires communes, à une seule le commandement militaire L, Cette tentative échoua plus tard par la supériorité naturelle d'Athènes, par les progrès de la démocratie dans son sein, qui changèrent la nature de ses relations extérieures, enfin par les in- trigues de Sparte, qui, en semant le trouble parmi les alliés, força Athènes à changer la confédération en domination. Chio échappa à cet empire, grâce à sa puissance et surtout à la sagesse qu’elle eut d’aimer mieux fournir des vaisseaux et des soldats que de l’argent5. L'argent qu’elle eût donné ne l'eût pas 1 Hérod. IX, 105; Diodore, XI, 37. ? Plutarque, Vies de Cimon et d'Aristide ; Thucydide, I, 95 ; Diodore, XF, 44. 3 Plutarque, Vie d'Aristide, ch. xxinr. 5 Thucydide, I, 96 et 97; Diodore, XI, 47; Plutarque, Vie d'Aristide, ch. xx1v; Thucydide, IT, 10. 5 Thucydide, VIT, 57. — 543 — garantie contre une augmentation.indéfinie de tribut; sa flotte, en l'aguerrissant, la faisait respecter à la fois de ses ennemis et de ses alliés. Elle fut en effet ménagée, et conserva toujours le titre d’autonome et l’exemption du tribut !. En fait, elle subissait la loi des Athéniens, mais l'apparence de l'égalité lui suffisait, et sa haine contre eux vint d’ailleurs que de son indépendance blessée. | La cité n'avait d'abord connu que deux partis, celui du mé- disme ou de la tyrannie, celui de l’hellénisme ou de l’oligarchie. À la chute du premier, le peuple docile s'était attaché au second. Mais, plus tard, Athènes ne crut pouvoir conserver l'empire qu’en établissant partout la démocratie, et cette politique fut rendue nécessaire par la politique opposée de Sparte. L'influence athé- nienne obtint ce résultat à Chio, que le peuple, jusque-là si sou- mis, commença à s'enhardir, à s’agiler et à devenir menaçant. Il se forma, pour la première fois, un parti démocratique, qui compta sur Athènes, et qui força l'oligarchie à compter sur Sparte. Voyons ici l’excessive habileté de cette aristocratie chiote, et comment elle sut dissimuler pendant quarante ans ses affections et ses antipathies. Plus sage que celle de Samos et de Mitylène, elle sut ôter à Athènes toute occasion d'intervention ouverte, tout prétexte pour changer son gouvernement. Elle rejeta toute idée de révolte, et ne se défendit que par son extrême docilité. Les ordres, les désirs d'Athènes furent toujours satisfaits et souvent prévenus. La flotte de Chio suivit les Athéniens partout où ils voulurent la conduire, contre Samos, contre Corinthe, contre Sparte, c'est-à-dire contre l’oligarchie même?. Elle envoyait des offrandes à la Minerve du Parthénon. Elle courtisait les citoyens puissants, elle avait discerné l'influence naissante du jeune Al- cibiade, elle nourrissait ses chevaux olympiques, se préparant en lui pour l'avenir un protecteur et un avocat auprès du peuple athénien*. Elle était l’alliée la plus empressée d'Athènes, qui lui rendait justice et ne s’étonnait que de son excès de zèle. « La bonne ville que celle de Chio! disait un comique au théatre de ! Thucydide, VI, 85; IT, 10. ? Diodore, XI, 60 ; Plutarque, Cimon, x, Thucydide, I, 16; Diodore, XIV, 27: % Plutarque, Vie d'Alcibiade, ch. x. — 5h — Bacchus !; vaisseaux de guerre, hoplites, tout ce que vous lui de- mandez, elle vous l'envoie; c’est un cheval qui n’a pas besoin d’aiguillon. » Un autre jour, le peuple assistait à la représenta- üon des Oiseaux d’Aristophane; le chœur, parodiant une prière, disait : « O dieux, accordez salut et prospérité à la ville des oi- seaux et à celle des Chiotes! » Et Pistheterus répondait : « J'aime à voir les Chiotes partout?.» C’est qu’en effet, dans les sacrifices publics des Athéniens, l'usage était d'implorer la faveur des dieux à la fois pour Athènes et pour Chio*. Chio en était venue à ce point par une docilité qui embarrassait peut-être Athènes. L’an 425, pendant la guerre du Péloponnèse, les Chiotes voulurent par précaution fortifier leur ville. Athènes s'émut et ordonna de démolir l'ouvrage déjà fait; ils abattirent leurs murailles“. L’aris- tocratie redoublait de soumission pour cacher sa haine, et ne laissait voir qu'aux Spartiates qu'elle obéissait à contre-cœur ÿ. Elle attendait qu’Athènes eût reçu un échec, et que la défection fût sans danger; car la sagesse chiote consista toujours à attendre les occasions, jamais à les faire naïtre. C’est seulement quand on apprit les désastres de l'expédition de Sicile, et qu’on put croire Athènes épuisée, que l'aristocratie s'enhardit. Encore usa-telle d'autant de circonspection que sil s'était agi d'une entreprise ardue et audacieuse. Elle envoya à la fois une députation à Sparte pour lui demander que sa flotte vint tout entière appuyer la défection, et sept trirèmes aux Athéniens pour les assurer de sa fidélité6. Ne nous y trompons pas : ce n'est pas Chio, c’est l'aristocratie qui veut abandonner Athènes; «le peuple ignorait ces menées7. » Lorsque cinq vaisseaux lacédémo- niens, commandés par Alcibiade, se présentèrent au port, le peuple fut consterné; mais il était pris au dépourvu: l'aristocratie profita de son trouble, introduisit Alcibiade, et Chio se trouva inopinément l'alliée de Sparte. Cet acte de l'aristocratie fut Ja ! Eupolis, cité par le scholiaste d'Aristophane, Oiseaux, V, 881. ? Aristophane, Oiseaux, V, 870. * Théopompe (édit. Didot), Fragm. 115. # Thucydide, IV, 51. 5 Id. III, 32. 6 Id. VIII, 6, 24. 1 Id, VIII, 0. 8 Jd. VIII, 14. — 545 — source de bien des maux pour la patrie. Le repos, la richesse et le bonheur passés furent perdus pour les trois ou quatre généra- tions qui suivirent. Une suite de dissensions intestines affaiblit l'État, attrista la vie privée et corrompit les caractères. Les dan- gers du régime municipal apparurent tous à la fois; guerre contre l'étranger, guerre civile, révolte d'esclaves, toutes les maladies qu'une cité grecque renfermait dans son sein éclatèrent en- semble. Puisque nous entrons dans une période de luttes intérieures, il est nécessaire en commençant de définir les termes. Par faction aristocratique, il faut toujours entendre, en Grèce, les riches; par faction démocratique, les pauvres. L’esclavage ne garantis- sait pas les anciens du paupérisme; il l’aggravait même, et le rendait incurable. Si tous ceux qui n'étaient pas esclaves for- maient en effet une aristocratie, cette aristocratie, fort mélée, se partageait en deux classes, celle qui possédait et celle qui ne pos- sédait pas. Là est le secret de toutes les révolutions en Grèce. L’aristocratie combattit pour conserver la richesse, et la démo- cratie pour l’acquérir. Nul principe, nulle question de droit ne les mit aux prises. Voyons-nous une victoire de l'aristocratie, c’est une restitution de biens; du peuple, c’est une spoliation ouverte ou déguisée par la confiscation, le partage des terres, les distri- butions de vivres, ou les institutions semblables à celle du triobole. On aime à supposer aux Grecs un vif amour de la liberté. Il n'en est rien: les Grecs n’ont jamais eu une idée nette de la li- berté; ils n’en ont jamais connu ni les conditions ni les devoirs. Is ont toujours confondu la liberté avec le pouvoir; ce qu’ils ap- pelaient être libre, c'était gouverner; aussi n’y avait-il jamais qu'un parti qui fût libre. Cette liberté vraie, qui assure à chacun une conscience, qui lui garantit sa vie, ses propriétés et son hon- neur, cette liberté qui, chez les modernes, triomphe de toutes les révolutions, aucune révolution ne la donnait aux Grecs. Aussi ne soyons pas surpris quand nous verrons des maîtres étrangers asservir la Grèce; tous l'ont trouvée docile; tellement les temps de son indépendance l'avaient peu habituée à la liberté. L'ile fut à la fois occupée par les Spartiates et par les Athé- niens; l'aristocratie qui, pour se soutenir, avait alors besoin de l'appui des étrangers, fit entrer dans l’acropole une garnison la- cédémonienne et un harmoste. Une sorte de terreur fut orga- MISS, SCIENT. V. 37 — 546 — nisée. On craignait le peuple : on prit chez lui bon nombre de matelots qu'on embarqua sur la flotte péloponnésienne. Ce qui restait donnait encore des inquiétudes : on y prit des otages, et un peu plus tard on lés massacra!. La conduite du gouverneur spartiate, Pedarète, fut si odieuse, que les exilés osèrent se plaindre à Sparte même, et que sa mère lui écrivit cette lettre laconique : « Ou change de conduite, ou n'espère pas me re. voir ?. » | D'autre part, les Athéniens, trompant toutes les prévisions et tous les calculs par leur courage, avaient équipé une flotte et paru devant Chio. Ils n'avaient pas fait le siége de la ville, ce qui donne à croire qu’on avait pu la fortifier; mais ils avaient fait par mer tout le tour de l'ile, ravageant les côtes, débarquant là où ils trouvaient des plaines ou de riches bourgs, à Cardamyle, à Volisso, à Phanæ, à Levconion“, battant les Chiotes partout, et faisant insurger les villages contre la faction aristocratique de la ville. Enfin, ils prirent position à Delphinium, d'où ils dominaient par mer l'entrée du canal et par terre la vallée de Chio. La vallée était bloquée, le port fermé par une flotte athé- nienne, le parti démocratique surexcité. Les esclaves, appelés à la révolte, désertaient en foules. L’aristocratie, qui soulevait tant de haïnes, se maintint pourtant deux années. Quelques légers succès, obtenus sur la flotte athé- mienne, et surtout le départ de cette flotte, appelée dans l'Helles- : Thucydide, VIII, 31, 38; Théopompe, Fragm. 9. ? Plutarque, Apopht. lacon. éd. Didot, t. I, 299. # Athènes fit alors l'aveu du cas qu’elle faisait de l'alliance de Chio. A la nouvelle de la défection, elle se hâta d'abroger la doi qui défendait de toucher à la réserve de 1,000 talents. «L’ardeur était extrême, dit Thucydide, et l'on ne calculait rien pour reprendre Chio. » (Thucydide, VIIT, 15.) Alcibiade avait bien senti le coup qu'il portait à sa patrie, puisqu'il avait osé compromettre toute la flotte péloponnésienne bloquée près de Corinthe, pour courir à Chio. Il avait promis à Sparte que les forces seules de cette île suffiraient à lui donner l’em- pire de la mer. (Voir Isocrate, Panégyr. $ 59.) Et en effet, les Chiotes mon- trèrent autant d’ardeur et d'énergie, une fois la guerre engagée, qu'ils avaient d'abord montré de circonspection à l’entreprendre. Leur flotte, se passant même de la flotte péloponnésienne, alla soulever les villes de la côte et l’île de Lesbos. Voy. Thucydide, VITF, 17 ; Isocrate, De pace, 97 : Xiwv æpoluuérara mavrwr TÜY CUUUÉYOY TD VAUTIRD OUVXIVAUVEUTÉLTOY. # Thucydide, VIIT, 24. s Id. VU, 40. — 547 — pont, lui laissèrent le champ libre. En 411, elle avait encore le pou- voir, puisque nous voyons une flotte péloponnésienne accueillie et soudoyée!. Les historiens perdent Chio de vue pendant l'année 410. Cette année dut être signalée par une révolution démocratique; car, l'année suivante, il fallut que les Spartiates prissent de nou- veau possession de l’île, que Cratésippidas ramenât des exilés, et que, par représailles , il exilât six cents citoyens?. Le parti popu- laire avait donc obtenu un triomphe passager, sous la protection des Athéniens, toujours présents à Delphinium. En 409, l’ile fut rendue à Sparte et à l’oligar chie, et une gar- nison lacédémonienne occupa l’acropole. En 408, Chio fournissait des vaisseaux à Lysandre*; l'année d’après, l'espoir des partisans d'Athènes tombait par la prise de Delphinium. En 406, Chio reçut dans son port la flotte d'Étéonicus, fut mise à contribution par ses propres alliés, et s’estima heureuse d'échapper au pillage“. Enfin, en 405, la flotte de Chio prit part à la bataille d’Ægos- Potamos et dut contribuer fortement à la victoire, puisque, parmi les statues des vainqueurs de cette journée, dont Lysandre entoura la sienne à Delphes, Pausanias vit celles de trois Chiotesÿ. Plutarque raconte qu’Alcibiade , ayant entraîné ceux de Patras dans alliance d'Athènes : « Prenez garde, leur dit quelqu'un, les Athéniens vous avaleront un beau jour. » —« Cela peut bien être, répliqua Alcibiade; mais, du moins, ce sera par petits morceaux et en commençant par les pieds, au lieu que les Lacédémoniens commenceraient par la tête et ne feraient de vous qu’une bou- chée.» Athènes n'avait demandé à Chio qu'une alliance docile; Sparte, dès le premier jour de son triomphe, se posa en maïtresse absolue et impérieuse. Ceux qui l'avaient aidée à vaincre ne furent pas traités autrement que les vaincus ; elle sembla regretter d’avoir eu des alliés7. ! Thucydide, VIII, 101 et 106. ? Diodore, XIIT, 65. 3 Id. XIII, 70. * Xénophon, Hellen. IT, 1. 5 Pausanias, X, 9. ® Plutarque, Alcibiade, ch. xv. ÉrparTov ôuords év taîs moeulos nai év Tais oupupayaus moÂecr. (Plutarque, Lysandre, xux.) M, 37 e — 548 — Chio reçut son gouvernement des mains de Lysandre!, mais l’abaissement du parti populaire ne rendit pas le pouvoir à l’aris- tocratie. Lysandre avait organisé une société ou hétérie, dont les membres étaient entièrement dévoués à Sparie. Cette hétérie, semblable aux hétéries qui s’établirent alors dans presque toutes les villes, avait le double avantage d’un corps parfaitement constitué qui veut maintenir l’ordre établi, et d’une société secrète qui tire son prestige de l'ignorance où l’on est de son nombre. Ce fut dans son sein, et non pas parmi les chefs d’une oligarchie régulière, que Lysandre fit ses choix?. Üne garnison lacédémonienne et un harmoste continuèrent . d'occuper l’acropole, même en temps de paix®. Il n’est pas besoin de dire que cet harmoste était en fait le chef suprême du gou- vernement, «car alors on obéissait au moindre mot d'un Spar- tiate, » La terreur régna à Chio comme dans toute la Grèce; la domination fut sans mesure, les vengeances personnelles sans frein. Chio perdit les premiers de ses citoyens condamnés à l'exil ; car Sparte frappait l'aristocratie même. Elle fut maltraitée en proportion des services qu’elle avait ren- dus. On lui devait trop. Cette flotte nombreuse, qu’elle avait mise à la disposition de Sparte, on ne s’en souvint que pour mesurer le mal qu’elle pouvait faire au bien qu’elle avait fait. Sparte dé- créta que Chio n’aurait plus de vaisseaux; ceux qu’elle possédait lui furent enlevés. Athènes avait eu l’imprudence ou la loyauté de développer la marine chiote:; Sparte la tua d’un seul coup. Qu'est-il besoin de raconter en détail comment Chio fut bal- lottée entre toutes les puissances qui furent tour à tour maîtresses de la mer Égée? En 305, elle fut affranchie des Spartiates par la flotte persane, que commandait Conon’. Huit ans après, le traité d'Antalcidas proclamait sa liberté. Mais ce traité, en rendant l'autonomie à toutes les cités, grandes ou petites, interdisait tout l Diodore, XIV, 10 et 13. ? Aéxa &pyovras ëp Éndoîn mdhe narélimer én Ty Üm aÿToÙ ovynEupoTnpEv dv xarà mou érupävr. (Plutarque, Lysandre, xrtx et xxi.) # Diodore, XIV, 84; Plutarque, Lysandre, x ; Xénophon, Hellen, V, 8. # Xénophon, Hellen. IT, 1, 5. * Toùs mpwrous rüv mory ÉQuyadedoar. (Isocrate, De Pace, 98.) 5 Tès rpmpeïs x Tv vewplur SÉshuaavres dndoas gyouro AaGôvres. | Isocrate, De Pace, 98.) 7 Diodore, XIV, 84; XV, 5. Les *ÉRO L empire, toute confédération , toute unité dans la Grèce; il isolait Chio au milieu d’un morcellement général!. Le traité d’Antalcidas, qui brisait tout à coup les inégalités et les suprématies que le temps avait établies entre les villes, causa autant de désordre dans la Grèce que pourrait en causer dans une société le brusque nivellement des fortunes. À la faveur de ce trouble, Sparte ressaisit l'empire, auquel elle semblaitrenoncer, et Chio redevint sujette au moment où sa liberté lui semblait rendue ?. Elle attendit la guerre thébaine et les armements d'Athènes pour échapper à cet empire. En 377, les iusulaires firent un nouvel essai du système fédératif et s’unirent entre eux et avec Athènes aux mêmes-conditions qu’au temps d’Aristide$. La con- fédération, qui comprit jusqu’à soixante et dix états, arracha enfin à Sparte la reconnaissance de la liberté des villes et le rappel des harmostes. Pendant le peu de temps qu'Épaminondas eut cent trirèmes dans la mer Egée*, Chio fut sous l'empire de Thèbes. Quand Thèbes tomba, Athènes la vit revenir à son alliance. La guerre sociale, qui suivit, coïncide avec un fait qui l’ex- plique. Il régnait alors à Halicarnasse une famille de dynastes qui s'était peu à peu agrandie; Mausole avait fini par réunir toute la Carie et quelques îles adjacentes. En 362, il s'était trouvé assez puissant pour armer cent trirèmes, assez riche pour fournir un subside à Lacédémone®. Une puissance nouvelle s'étant ainsi élevée dans la mer Égée, Chio n’échappa pas à son influence. L'histoire de Mausole, ses progrès dans les îles, sa politique à l’é- gard de la Grèce, sont enveloppés d’obscurité. Nous savons seule- inent que, vers 359, il intrigua dans Rhodes, et, en s'appuyant sur l’oligarchie, enleva aux Rhodiens leur liberté5; qu’à la même époque l'oligarchie triompha également à Chio, et que son triomphe eut peut-être la même cause et les mêmes effets?; qu'en Xénophon, Hellen. V, 1 ; Diodore, XIV, 110. Demosth; De Rhodior. 29. Polybe, IV, 27. Diodore, XV, 28 et 30. Id. XV, 30. Diodore, XV, 90; Xénophon, Vie d'Agésilas, 1, 25. © Démosth, Pour les Rhodiens, 1. 7 Id. ibid. LP FF © L2 _ — 550 — 358 Chio, Rhodes, Cos et le roi de Carie furent intimement unis contre Athènes!, et qu'enfin, en 345, toutes ces iles apparte- naient au successeur de Mausole?. Après la chute rapide du royaume de Carie, Chio se trouva à la merci d'Athènes. Vers 341, les Athéniens étaient maîtres de la mer et tellement redoutés, que Chio, pour donner quelque sécurité à ses marchands, n'avait d'autre ressource que de cor- rompre à prix d'argent les amiraux et les triérarques athéniensÿ; c'était, sous une nouvelle forme, un lourd tribut qu’elle payait à Athènes. En 340, Athènes étant la plus forte, c'est contre Philippe que Chio se déclare; elle joint sa flotte à celle d'Athènes pour faire lever le siége de Byzance. Mais, en 338, année de la bataille de Chéronée, Athènes ne comptait plus les Chiotes parmi ses alliés“. L'île de Chio, depuis un siècle, passait ainsi sans cesse des mains d’un maître aux mains d’un autre. Le principe municipal étant opposé à toute union volontaire, la conséquence était que l’on obéissait toujours au plus fort. On avait bien tenté la fédéra- tion, mais sans vouloir renoncer aux haïnes et aux passions. La fureur des partis avait corrompu l'essence et le but du système fédératif, chacun regardant l'alliance étrangère comme un appui pour sa faction. Ainsi il n’aboutissait qu’à des guerres civiles. On put compter à Chio onze révolutions dans l’espace de quatre-vingts ans; la même tragédie se répétait bien souvent sur ce théâtre. L'ile subit tous les maîtres; sans nulle initiative, elle suivit toujours la fortune. Elle ne pesa jamais dans la balance des événements, non pas qu’elle manquât de force, mais parce qu’elle s’abandonnait d'avance au plus puissant. On pourrait la comparer à un vaisseau qui naviguerait sans but et sans direction, qui serait ballotté par des vents contraires, et dont l'équipage serait divisé en deux camps. L'empire que la Macédoine s’acquit sur la Grèce ne changea 1 Diodore, XVI, 7. 2? Démosth. De Pace, 24. Diodore de Sicile {liv. XVI, ch. vir, xx1 et xx11) ra- conte le siége infructueux de Chio par terre et par mer, et la mort de Chabrias, tué à l'entrée du port en 358. L'année suivante, la flotte de Chio va ravager les îles sujettes d'Athènes. En 356, elle va secourir les Byzantins assiégés. Les deux partis font la paix par crainte de la Perse. # Démosth. De Chersonn. 24, 5 Démosth. Sur la couronne, 234; Diod. XVI, 77. — 551 — à Chio que le nom des partis; on fut laconisant où macédonisant, suivant qu'on était de l’oligarchie ou du parti populaire, riche ou pauvre. L'expédition d'Alexandre n’a pas été regardée par les contempo- rains des mêmes yeux que nous la regardons; ils n’y ont pas vu l'avenir et l'honneur du nom grec engagés, ou, s'ils l'ont vu, ils y ont été insensibles. Tout ce qu’un Grec avait d'esprit, de cœur et d'énergie était donné à de mesquines rivalités de factions; ses aspirations n’allaient pas plus haut que le triomphe de son parti. Jugeant d’après nos idées ordinaires, nous voudrions que l’expé- dition d'Alexandre eùt étouffé, pour un temps, ces misérables querelles. D'après les idées grecques, c’est le contraire qui devait arriver. Qu’Alexandre füt resté paisible en Macédoine, Chio lui eût obéi; mais il combat au nom de la Grèce, Chio se soulève. Cette ile a eu le malheur de se trouver toujours du côté des Perses dans les luttes que la Grèce a soutenues contre eux. Elle servit Xerxès; elle contribua à faire rappeler Agésilas; elle se dé- clara contre Alexandre. Mémnon, à titre de Grec, savait parfaitement qu'il trouverait dans chaque ville grecque un parti persan. Il n'eut qu’à se pré- senter devant Chio pour qu’on lui ouvrit les portes!. Une garnison persane s'établit dans la ville et aida loligarchie à gouverner. Mais puisque l'aristocratie était dévouée à la Perse, le parti populaire tenait pour Alexandre. Enhardi par la victoire d’Issus, il appela la flotte macédonienne, ouvrit à son tour les portes de la ville, et livra les chefs de la faction contraire’. Ainsi, les uns appelaient les Perses, les autres les Macédoniens, tous des maîtres: car à la garnison persane succéda une garnison macédonienne, et la sujétion fut égale. Si l’on se demande ce que chaque parti gagnait à une révolution , il y gagnait de s'être vengé du parti ennemi. Nous pourrions croire que les partisans d'Alexandre étaient plus patriotes que les amis de la Perse; nous serions détrompés par ce qu’on vit peu après. Alexandre, qui avait d’abord favorisé la démocratie, changea de politique. Chio reçut un jour du vainqueur d’Arbelle l'ordre de rappeler dans ses murs tous ceux ! Diodore, XVIII, 29; Arrien, Expéd. d'Alex, IH, 13, ? Arrien, HT, 2; Quinte-Curce, IV, 5 et 8. 3 Arrien, 1,18; 11,5; Diod. XVIT, 24. — 552 — qu’elle avait exilés}. Ces exilés appartenaient au parti oligarchique, et leur retour devait porter atteinte au régime populaire. Dès lors la situation des partis changea ; ce fut l’oligarchie qui s’atta- cha à Alexandre, et les anciens amis de la Macédoine devinrent ses ennemis. Tant il est vrai que chaque Grec n’aimait ou ne dé- testait dans Alexandre que l'appui ou l'adversaire de son parti. Il est naturel de se demander comment se passait l'existence d'un citoyen au milieu de ces revirements et de ces luttes. On peut s’en faire une idée par la biographie de deux Chiotes qui vé- curent en ce temps-là, l'historien Théopompe et le rhéteur Théo- crite. Théopompe était né riche?, par conséquent aristocrate, partisan de Sparte, et d'abord ami de la Perse. Il fut exilé, jeune encore, avec son père, après une défaite de son parti. Son père mourut dans l'exil, lui-même passa une grande partie de sa vie hors de Chio* et n’y rentra qu'a l’âge de quarante-cinq ans, lorsque lédit d'Alexandre lui en rouvrit les portes. Il y retrouva alors Théocrite, qui, né pauvre, appartenait à la faction démocratique“ et avait contribué à livrer la ville aux Macédoniens. Ces deux hommes etaient ennemis jurés. C’étaient deux caractères également hai- neux; Théopompe, dans ses écrits, se montre porté à la calomnie et à l’outrage®; Théocrite avait sans cesse à la bouche Pironie ei lépigramme 6. Triste influence des guerres civiles et des agita- uons de la vie sur les caractères. Le rappel des exilés ayant interverti les rôles, Théocrite de- vint l'ennemi des Macédoniens; il ne pouvait faire qu’une oppo- sition sourde et attendre. Un jour qu’Alexandre avait écrit aux Chiotes de lui envoyer des étoffes de pourpre?, il se contenta de dire qu’il commençait à comprendre ce vers d’Homère : Tôv d’ dÂe mop@upeos Savards al Loïoa xparain. Théopompe, au contraire, était bon courtisan. On lesoupçonna 1 Diodore, XVIII, 8. ? Théopompe, Fragments, dans l'édition Didot ; Photius, Biblioth. cod. 176. 3 Photius, 1bid. * Athénée, VI, p. 230 (pagination Casaubon). 5 Théopompe, Fragm. divers ; Polybe, VII, 11; Athénée, VI, 254. * Voir les Fragments de Théocrite, dans Didot (Fragm. des hist. grecs). 7 Athénée, p, 540. d’avoir vendu à Alexandre son talent historien! Il est certain qu'il écrivait fréquemment à Alexandre : tantôt c’étaient des avis, mais des avis faits pour plaire ?; tantôt c'étaient des dénoncia- tions. Il l’avertissait des menées du parti démocratique et de la trahison d’Harpalus*. Quand celui-ci ou un de ses agents fut passé à Chio, Théopompe ne manqua pas d'écrire que Théocrite s'était fait acheter; il donnait pour preuve sa richesse récente. « Ï boit, disait-il, dans des coupes d’or et d'argent, lui qui au- trefois n’avait sur sa table que des vases de terre mutilésf. » Survint la mort d'Alexandre. « Courage, amis, s’écrie Théo- crite, les dieux meurent avant les hommes 5. » Théopompe perdait son appui, et était livré aux vengeances de Théocrite, On ne sait si le parti pupulaire se releva aussitôt, ou s’il attendit la faveur de Polysperchon. Quoi qu’il en soit, Théopompe ne put rester dans sa patrie et repartit pour l'exil; mais il trouva partout des enne- mis. Ses anciennes relations avec Alexandre lui attirèrent la haine des villes, et même celle des rois successeurs du Macédonien. Chassé partout, ne sachant où trouver un asile, il s'enfuit en Égypte, où peu s’en fallut que Ptolémée ne le fit périr . L'esprit des partis se reconnaît à la manière d'écrire l'histoire. Les œuvres de Théopompe sont l'image de soñ âme et portent l'empreinte de toutes ses passions. Il fit de l’histoire une arme pour son parti. On trouve dans ses écrits un perpétuel éloge de loli- garchie, une attaque incessante contre le régime populaire?. Il est dur, amer, insultant pour tous les ennemis de son parti. Il écrit pour accuser et non pour raconter$. Il poussa la haine contre Athènes jusqu’à mettre en doute la bataille de Marathon «et toutes les autres vanteries du peuple athénien°.» Sur tous ces points il ne varie pas; mais, comme il fut tour à tour l'ennemi et le chef du parti macédonien, il se démentit souvent dans les jugements qu'il porta sur Philippe. Ici il le regarde comme le Tôr Drlimmndy ro réhos ÿv rd ofuQepov. (Polyb. VIIT, 13.) «In his omnia grato Alexandro.» (Cicéron, Ad Attic. XIT, 40.) Athéuée, p. 230, 595, 586. Athénée, p. 230. Clément d'Alexandrie, Iporpemr. p. 61. Photius, Biblioth. ibid. Voir Théopompe, Fragm. dans Didot. Lucien, IIüs det io Topiar, ch. Lix. Théopompe, Fragm. 167. D © 2 © ON 1 œ D +” — 554 — plus.grand prince que l’Europe ait jamais eu; là il l’accable des calomnies les plus atroces : trahissant ainsi les velléités de son ca- ractère à la fois vénal et vindicatif. Théocrite, lui aussi, finit misérablement. Ennemi de la Macé- doine, il put espérer que dans, la guerre lamiaque, une victoire d'Athènes sur mer ferait soulever sa patrie; mais, comme ce fut la flotte macédonienne qui l'emporta, Chio ne remua pas!. L'ile, toujours soumise, ne fit que changer de maïtres, selon que Poly- sperchon, Cassandre ou Antigone régnaient sur la mer Égée. Théo- crite n'avait que ses épigrammes pour se consoler de l'impuis- sance de sa patrie. Antigone, qui ne les put endurer et qui était maître absolu à Chio, se le fit livrer et le mit à mort?. Le tourment de l'historien, c’est le spectacle du malheur et de la dépravation des hommes. On ne peut que déplorer les mi- sères de ces petites républiques, déchirées par les partis et tour à tour la proie des étrangers. Ces luttes acharnées et immorales furent le tombeau où s’ensevelit la dignité du caractère, où les vertus de la race s’éteignirent pour jamais. L'idée de nation n'ayant jamais existé, celle de cité même périt alors, pour faire place aux idées de secte et d’hétérie. Pour la ville, ce fut un combat de tous les instants; pour l'individu, ce fut une vie de haines, de rancunes, de vengeances, de persécutions alternatives. Aristote dit que les aristocrates faisaient ce serment : « Jé jure d’être l'ennemi du peuple et de lui faire tout le mal que je pour- rais.» Plutarque rapporte une parole bien triste d’un certain Onomadémus de Chio. Après une révolution où son parti venait de triompher, les vainqueurs allaient condamner tous leurs ad- versaires ou à la mort ou à l'exil. « Laissez-en quelques-uns dans la ville, dit Onomadème; gardez-vous de vous débarrasser de tous vos ennemis, de peur que les haines et les guerres civiles ne puissent plus exister qu'entre amis. » Il disait vrai : nul moyen de pacifier une ville grecque. Eût-on exterminé tout un parti, le lendemain on en eût encore trouvé deux dans la ville. 1 Diodore, XVIII, 19 ? Plutarque, De Educat. pueror. xiv. # Aristote, Poliiq. V, 7 (19). ‘ Plutarque, Hoarixà mapayy. xV13 le même récit, dans Ælien, H. V, x1v, P: 29. S8. Chio sous les Romains; chute du régime municipal. Dans es siècles qui suivirent, Chio, épuisée ou mieux instruite, se garda des agitations. Tant que la mer Égée avait été disputée entre la Perse et la Grèce, entre Athènes et Sparte, entre les rois successeurs d'Alexandre, comme la fortune changeait souvent de cause, Chio avait pris aussi des partis divers. Dès que les Romains paraissent, elle ne se dément plus; elle a deviné d’abord leur force ‘et leur futur empire. En 221, alors qu'ils n’avaientpas encore pénétré en Orient, elle avertit la Grèce des maîtres auxquels elle aurait à obéir, et conjura Philippe et les Étoliens de renoncer à leurs funestes querelles!',. Ses conseils ne furent pas écoutés; elle prit alors résolument et pour toujours son parti, se déclara pour Rome et lui resta constamment fidèle. Elle se laissa assiéger par Philippe en guerre contre Rome, lui résisla, fut assiégée une seconde fois, et succomba. Mais les Ro- mains lui rendirent une liberté dont elle ne devait user qu'à leur profit?. Dans la guerre des Romains contre Antiochus, elle mérita que le sénat récompensat sa fidélité par le don d’un territoire à son choix ; peut-être rentra-t-elle alors en possession d’Atarné ÿ. Rhodes enseignait alors à Chio qu'une république maritime pouvait, ala faveur de l'alliance romaine, se relever et jeter encore un vif éclat. Chio, moins entreprenante, ne suivit pas cetexemple, mais n’imita pas non plus la présomption des Rhodiens dans la guerre contre Persée. Les Romains, tout-puissants dans la mer Égée, n’eurent pas be- soin d’assujettir les îles; ils en étaient maïîtres par la peur qu'ils inspiraient, et plus encore par le singulier prestige qu'ils exer- çaient dès lors sur le génie grec. Nulle gloire n’était égale parmi les Grecs à celle que donnait alors le titre d'ami, d’allié, d’affran- chi du peuple romain. Tous les Grecs s’y laissaient prendre ; car ! Tite-Live, XXVII, 30; XX VIII, 7; Polybe, V, 24, 28, 29, 100; Appien, IV, 2. ? Plutarque, De Mulier. virtut. x17; Appien, IX, 5. 3 Polybe, XXII, 7: Tite Live, XXXVI, 43,45; XXX VII, 14, 27; XXXVII, 39. — 956 — autant le Grec déteste par instinct l'étranger puissant, autant il l'aime par vanilé. L’oligarchie gouvernait alors Chio, et avec la perspicacité et l'esprit de suite qui lui étaient ordinaires, elle suivait sans dévier la ligne de son intérêt. Cherchant à sauver ce qu’elle pourrait de son indépendance municipale, elle s’appliquait à mériter la plus grande somme possible de liberté par les plus grandes garanties de docilité, et à éviter le nom de sujette à force de soumission. La fidélité des cités grecques fut mise à l'épreuve dans la guerre de Mithridate. Presque toutes le reçurent en libérateur et signa- lèrent leur délivrance par un massacre général des Romains !. La résistance que Chio lui opposa ne nous est connue que par l’anec- dote suivante rapportée par Appien : « Dans une manœuvre de la flotte de Mithridate, un vaisseau chiote heurta de sa proue la tri- rème royale. Mithridate ne ditrien sur l'heure, mais il punit plus tard le pilote, et garda toujours un profond ressentiment contre Chio ?. » L'île avait donc fourni des vaisseaux à Mithridate, mais il faut qu’elle eût bien résisté et bien montré son mauvais vou- loir, pour que le roi pût attribuer à une intention marquée ce qui, de la part de tout autre pilote, aurait été lâcheté ou mala- dresse, et qu'il en rendit Chio tout entière responsable. Peu après, le général du roi, Zénobius, arrive à Chio, surprend la ville de nuit, et ayant convoqué les citoyens au théâtre, exige que, pour dissiper les soupçons du roi, ils livrent des otages et toutes leurs armes. On les donne. Zénobius feint alors de recevoir une lettre que Mithridate adresse aux Chiotes : « Vous êtes les amis des Romains, écrit le roi; plusieurs d’entre vous sont partis pour Rome... Les Romains ont des terres dans votre pays; vous les cultivez, sans me payer pour elles aucun im- pôt... Vous avez laissé vos principaux citoyens se rendre auprès de Sylla; en ne les désavouant pas, vous vous êtes faits leurs com- plices. » Mithridate ajoutait qu'il avait le droit de les faire tous périr, mais que sa clémence se contentait d'une amende de 2,000 talents. Les Chiotes recueillirent cette somme et la portèrent à Zénobius. Sous prétexte qu'il y manquait quelques drachmes, Lénobius convoqua de nouveau tous les citoyens; et alors, pla- ! Diodore, XXXVII, 26 et 27. ? Appien, De bell. Mithrid. 25. — 9957 — çant des gardes aux issues du théâtre et dans toutes les rues qui conduisaient au port, il fit prendre tous les Chiotes et les fit em- barquer, en ayant soin de diviser les familles. Toute la population fut transportée dans le royaume de Pont, et l'on envoya des ha- bitants du Pont pour se partager l'île. Le roi affranchit les esclaves, asservit les maîtres, et, par un raffinement de cruauté, donna cha- que citoyen à l’esclave dont il avait été le maître !. On voit par ce récit d’Appien quelile, forcée de livrer ses vais- seaux à Mithridate, et de lui payer des impôts, avait envoyé se- crètement une ambassade à Sylla; que c'était l'aristocratie qui était du parti des Romains, et qu’elle gouvernait alors la cité, puisque la cité ne l'avait pas désavouée ; enfin que l'ile se trouva assez riche pour payer à Mithridate l'équivalent de douze millions de notre monnaie. On y voit encore ce fait assez curieux, que les Romains possédaient dans l’ile des terres assez considérables pour que le roi pût s'en préoccuper. Avant de soumettre politi- quement ces régions, les Romains les exploitaient donc déjà indi- viduellement; ils s'étaient répandus dans la Grèce, dans les îles et dans l'Asie ?. Le dur exil des Chiotes dura peu; les habitants d'Héraclée pon- tique les délivrèrent de l'esclavage. Puis les Romains reconnurent une fidélité si chèrement gardée; Sylla n’accorda la paix à Mithri- date que sous la condition de renvoyer tous les Chiotes dans leur patrie; etenfin, pour consoler Chio des maux soufferts, il lui donna l'autonomie et le titre‘d’ami du peuple romain. Chio n'en fut pas moins à partir de ce jour même sujette de Rome. Ses priviléges n'empêchèrent pas que Verrès ne regardât comme un droit du citoyen romain de la piller en passant et de lui dérober ses statues. ( Que devint alors le régime municipal ? Nous en avons suivi les varialions depuis l'origine. Dans une première période, la cité avait été absolument isolée et avait possédé tout ce qui fait un Li 1 Appien, De bello Mithrid. 46, 47; Nicolas de Damas, cité par Athénée, liv. VI, p. 267. ? On ne peut pas, sous ce nom de Romains, voir des provinciaux jouissant du droit de-cité ; car alors Rome ne donnait ce droit à aucun Grec. Le recensement de l'an 70 ne compta que 450,000 citoyens. 5 Memnon, dans les Fragm. des historiens grecs, Didot, t. IT, p. 543. Appien, De bello Mithrid. 55°et 6). — 558 — État, l'indépendance au dedans et une action libre au dehors. Tant qu'il n’y avait pas eu d'empire puissant, ce régime avait donné à Chio une longue paix intérieure; lorsque parut l'empire des Perses, ce régime lui livra Chio comme désarmée. Dans une seconde période, le gouvernement municipal fut mo- difié par le système fédératif ; la cité conservait son indépendance entière, et ne soumetlait son action au dehors qu'aux conditions d’une association libre. Mais cette combinaison, impossible à réa- liser, n’enfanta que des discordes et souvent la sujétion. Dans la période qui s'ouvre, la cité accepte une dépendance avouée. Elle désire encore que son gouvernement intérieur lui soit laissé, mais sous un maître. Par force, par résignation ou par sagesse, elle se soumet. Au dedans, Chio est encore une cité libre en apparence; elle garde ses magistrats, ses lois, ses juges; au dehors, c’est une province d’empire. On à trouvé à Chio une inscription, malheureusement mutilée, mais d’où l’on peut tirer encore presque toute l’histoire de cette autonomie de la cité!. On y voit d’abord les termes mêmes du dé- cret de Sylla : « Les Chiotes, y est-il dit, continueront à jouir de leurs lois, de leurs coutumes, et de leur procédure, comme ils faisaient avant d'entrer dans l'alliance des Romains. Ils ne seront soumis à la juridiction d’aucun magistrat de la république, et les Romains mêmes qui habitent dans l’ile obéiront à ses lois.» On peut remarquer que les termes de ce décret bornaient toute l’in- dépendance de Chio à la jouissance des droïts civils. Cinquante ans plus tard, l'an 28 avant J. C., Auguste, par une ordonnance en forme de lettre, régla la liberté de Chio et la con- firma sans doute en la limitant. Cette ordonnance était citée dans la partie brisée de l’inscription : les premiers mots font entendre qu’elle était favorable aux Chiotes. Vers l’an 60 après J. C., un procès civil ayant été jugé à Chio en vertu des lois grecques, la partie perdante, qui comptait probablement l'emporter d'après les lois romaines, en appela au proconsul de la province d'Asie. C'était alors Antistius Vetus, le même qui, à son retour à Rome, fut condamné par Néron ?. Il donna gain de cause au réclamant. ! Cette inscription, qui n'existe plus à Chio, a été publiée dans le Corpus in- scriptionum de Bæœck, sous le n° 2222. ? Tacite (Annal. XVI, 10) cite un L. Vetus, dont la fille s'appelait Antistia {Annal. XIV, 22), et qui fut consul avec Néron. L'Art de vérifier les dates place — 999 — et attenta ainsi aux droits de Chio. Le successeur de Vetus, ayant déclaré dans son édit qu'il se conformerait en tout à celui de son prédécesseur, confirma sa sentence. Mais ensuite le procès s'ins- truisit de nouveau; la ville, pour laquelle cette affaire civile avait pris une grande importance, allégua le décret de Sylla, qu’elle avait eu soin de conserver dans ses archives. Le proconsul, après un mûr examen du décret de Sylla et de l'ordonnance d’Auguste, donna un nouvel arrêt. La perte de la fin de l'inscription nous laisse ignorer quel il fut; maïs le ton même du préambule, et le soin avec lequel Chio conserva ce témoignage, permettent de croire qu'il lui fut favorable. Vespasien Ôta la liberté à lAchaïe, à la Lycie, à Rhodes, à Byzance, à Samos, c'est-à-dire à tout ce qui l’avait reçue de Néron!. Mais Chio, qui en jouissait depuis plus longtemps, la conserva. Elle avait encore le titre de ville libre au temps de Pline ?. | Cependant l'ile payait des impôts aussi bien que les provinces sujettes. Au temps d’Auguste, le poids en était trop lourd pour la richesse même des Chiotes. Le juif Hérode, passant dans l’île, la trouva endettée envers le procurateur impérial, et elle n’aurait pu ni s'acquitter ni relever ses monuments abaïtus, si le roi des Juifs ne füt venu à son secours. Qu'il fût d'usage d'exiger l'impôt, même des villes libres, ce passage de Tacite en fait foi : « Nerone principe, conferendis pe- «cuniis pervastata Italia, provinciæ eversæ, sociique et quæ civita- « tum liberæ vocantur#. » Tacite établit ici une sorte de gradation, qui nous permet de croire qu’en droit les villes libres étaient exemptes d'impôts. Mais, en fait, l'impôt distinguait peu entre les noms divers que prenaient les sujets de l'empire. Les empe- reurs voulaient bien permettre à quelques-uns de se dire libres, mais non pas renoncer à leurs droits utiles sur euxÿ. ce consulat en 55. Vetus était donc proconsul en 60. Un autre Antistius Vetus. fut consul l'an 5 avant J. C.; mais rien n'indique que celui-ci ait été proconsul en Âsie, et d’ailleurs, pour lui, le décret de Sylla n'aurait pas été épyaæôtaros. ! Suétone, Vie de Vespasien, 8. 2? Pline, Hist. nat. V, 38. 3 Aréuoe roïs Xious rà mpôs vods Kaloapos émrpôrous ypñuara. (Joseph. Antiq. Jud. XVI, 2.) & Tacite, Annal. XV, 45. 5 «Ubi publicanus est, ibi aut jus publicum vanum, aut libertas sociis nulla. » (Tite-Live, XLV, 18.) Édym ydp œdvra nai Buoikeïs aa moÂeis, oùx dom pÜvor — 560 — Soumise ainsi, quant au tribut, au procurateur impérial, Chio relevait du proconsul d'Asie en matière d'appel; le procès dont nous venons de parler en est la preuve. Cicéron nous apprend lui-même le vrai sens de ce qui s’appe- lait en latin lbertas et en grec aÿrovouia. Pendant son proconsulat de Cülicie, il écrit à Atticus qu'il a laissé aux Grecs ce que ceux-ci regardent comme la liberté, c’est-à-dire le droit de se juger entre eux, par leurs propres lois; et il s'explique en ajoutant : « Les Grecs sont au comble de la joie, parce qu’ils ont conservé leurs juges nationaux ; plaisants juges, diras-tu, mais qu'importe? ils croient avoir l'autonomie!.» Ce qu'une ville grecque demande donc à ses vainqueurs dans ces premiers temps et ce qu'elle obtient, c'est de garder sa législation civile et d'échapper au code romain. Cicéron apprend ailleurs à son ami que toutes les villes aux- quelles il a rendu l'autonomie se sont relevées ; maïs le signe et le fruit de cette nouvelle prospérité, c'est qu’elles ont pu payer les publicains et s'acquitter de leurs dettes?. Une ville autonome, comme l'était Chio, avait donc à compter avec l’avidité du fisc. Son seul privilége était que ses magistrats fissent eux-mêmes la répartition de l'impôt. Ce droit, les abus auxquels il donna lieu souvent, et l’intervention salutaire des magistrats romains, se voient encore dans cette observation de Cicéron : « Jai vérifié les comptes des magistrats municipaux des dix dernières années : léurs vols dépassent toute idée qu'on s’en peut faire; ils ont tout avoué, et je leur ai fait rendre gorge 5.» Ainsi Chio conserva le titre d’autonome, au moins jusqu’au temps de Trajan. En vertu de cette autonomie, elle garda ses lois civiles, ses tribunaux et ses juges. Mais elle payait des impôts, d’abord aux publicains, plus tard au procurateur impérial. Enfin, si aucun magistrat romain ne résidait dans l’île, elle n’en dépen- dait pas moins des proconsuls d'Asie, qui avaient un droit de sur- ümoreeïs, da nai dou aûrovouor xai Pôpor four dreheïs, tÔTe mdca ouvreÀciy £nsheloyTo nai ümaxoÿerv. (Appien, G. civ. [, 102.) 1e..... Mud in quo libertatem censent Græci datam, ut suis inter se discep- «tent legibus..... exsultant quod peregrinis judicibus (c’est-à-dire de juges non «romains) utuntur. Nugatoribus quidem, inquies; quid refert? Tamen se aÿro- « vopiav adeptos putant. » (Cicéron, Lettr. à Atticus, VI, 1.) ? Cicéron, Lettr. à Atticus, VE, 2. * Id. ibid. — 561 — veillance sur son gouvernement intérieur et un droit d'appel de sa juridiction. | Le régime municipal ainsi réduit ne laissait pas de place aux agitations intestines. Les luttes des siècles précédents ne repa- raissent plus dans ceux-ci; un pouvoir plus honorifique que réel, des magistratures coûteuses devaient rester sans contestation aux mains de l'aristocratie. Un sénat gouverna Chio au milieu d’une paix profonde; le pouvoir exécutif était confié à des magistrats, nommés archontes ou stratéges 1. Presque toutes les fonctions d’un magistrat de Chio se trouvent réunies dans l'inscription suivante : « Alexandre, fils d'Hécatée, et Allianus, fils de Trophimus, stratéges, élèvent ce monument à Hécatée, fils d'Hermippus, premier stratége. Il a rempli toutes les magistratures et toutes les charges liturgiques (Xeroupytu); il a fait célébrer les sacrifices et les jeux ?. » Le mot stratége, qu’on litici, a eu ses révolutions comme le peuple grec. Après avoir dé- signé le chef de l’armée ou de l'État, il devint le titre du magis- trat chargé des subsistances, de la vente du blé, de la voirie et de la police; car l'édilité était devenue la première et la plus im- portante place de la cité#, Les jeux tenaient naturellement une grande place dans la vie municipale d’ailleurs si vide de ces temps-là. Il y en avait de plusieurs sortes : la religion en avait d’abord institué; l'amour des arts en avait fait naître de nouveaux; à tous ceux-là vin- rent s'ajouter les jeux impériaux, hommage de la flatterie. Une inscription, qu’on lit à l'entrée de la forteresse actuelle, et qui date du premier siècle de notre ère, montre l'usage des fêtes augustales établi à Chio, et le zèle empressé des Chiotes à célé- brer l'anniversaire de la naissance des princes de la famille im- périale. | Sous l'empire, aussi bien qu'aux anciens temps de l’indépen- ! Corpus inscriptionum græc. n° 2220, 2221, 2215,2216,2221c (supplém.). 2 Ibid. n° 2221 b. ? Erparnyla n éni rüv OmAwv, wdhu pèv xaréleye nai éÉyer is rà moe , pyyi de rpoPür émpehetras nai oirou éyopäs. (Philostrate, Vie des sophistes, T, 23.) On peut voir aussi, sur le sens de OTparny0s, l'inscription suivante, qui se lit à Athènes, au-dessus du portique de l'Agora : Ô dfuos érd rüy doderoër dopeüy. olarnyoüvros mi roùs omAiras EüxAous Mapalwviou, x.#.}. Il est clair que ce stra- tége est cité ici comme le premier magistrat de Agora. H ne peut être confondu avec l'archonte, puisque l'archonte est cité lui-même à la fin du décret. MISS. SCIENT. V. 38 — 562 — dance, le premier magistrat conservait la prérogative tout hono- rifique de graver son nom sur les monnaies. Il est à remarquer que la monnaie de Chio fut la même sous l'empire qu’au temps de la liberté, et porta la même effigie et les mêmes attributs !. Rome, en laissant durer ainsi les formes municipales, n’en était pas moins sûre de son pouvoir. Elle n'imposait au monde que précisément autant d'unité qu'il en fallait pour qu'elle fût maîtresse absolue. C’est l'éloge de son génie et de sa force qu'elle ait pu presque sans efforts régner sur une agglomération de municipa- lités. Jamais gouvernement ne parvint à des fins plus difficiles par des moyens plus simples. Les formes de la liberté, qu'il est quel- quefois dangereux de laisser à des sujets, ne mirent jamais en péril la souveraineté de Rome. L’avénement de l'empire fut accueilli par les provinces et sur- tout par les Grecs avecles plus vives démonstrations de joie. Aussitôt après la bataille de Pharsale, Chio éleva un monument à César, 1 M. Kofod-Witte (De rebus Chiorum publicis) a dressé la liste de deux cent quarante-huit monnaies chiotes. Dans un séjour de trois mois dans l'île, il m'en a été présenté plus de soixante. À l’exception de deux ou trois, toutes celles que l'on connaît sont en cuivre ou en alliage. Elles portent toutes la figure d'un sphinx. Est-ce comme symbole du courage et de l'adresse réunis, comme type de la science universelle, ou comme souvenir de vieilles traditions égyptiennes que les Chiotes avaient adopté cette image? À côté ou aux pieds du sphinx, on voit une diota ou une grappe de raisin; et l'on sait, en effet, que le vin de Chio était estimé, Quel- quefois le sphinx pose le pied sur une proue de navire. Les Chiotes, en effet, étaient commerçants, et le commerce, chez les Grecs, ne s'est jamais fait que par mer. Sur le revers, on lit le mot X/os ou X/wv et le nom de l’archonte de lannées et Souvent la valeur de la monnaie est indiquée. Chio frappait d’abord, confor- mément au système des Grecs, des oboles, des déyalxa et des rerpdyalua. Au temps de l'empire, elle frappa des as et compta par deniers (ACCAPIA sur les monnaies, AEINAPIA dans l'inscription que nous avons-trouvée à l'entrée de la forteresse). Il semble que, par la volonté des Romains ou la force même des choses, l'unité de monnaie ait dû de bonne heure s'établir dans l'empire. Toutes les monnaies de Chio sont autonomes ; une seule porte le mot Ze6xo709; mais le nom de l'archonte n’en est pas moins indiqué sur le revers. On trouve sur quelques-unes des noms romains, comme Valer. Primus et Capitolinus ; mais on sait que la flatterie et l’usage des affranchissements ont souvent introduit des noms romains dans les familles grecques. Enfin, parmi les monnaies chiotes, on en possède deux qui portent le nom d'Alexandre et celui d'Antiochus, roi de Syrie. J'ai parlé plus haut de celles où Homère est représenté tenant l'Iiade à la main. — 563 et se déclara sa cliente !. Sur un autre monument elle lui donna le titre de bienfaiteur ? : en avait-elle reçu des faveurs particulières, ou le remerciait-elle seulement d’avoir enfin donné la paix au monde ? Il est vraisemblable que tous les empereurs eurent tour à tour leur inscription honorifique, leur statue ou leur temple à Chio, César pour la loi qu’il fit en faveur des villes libres, Au- guste pour l'ordonnance qu'il accorda aux Chiotes ?, Tibère pour avoir réparé les désastres d’un tremblement de terre“, et d’autres parce que la chose était passée en usage 5. On éleva des monu- ments même à des procurateurs 6, Les Grecs, même en conservant le nom de libres, se firent aussi sujets qu'il est possible de l'être, la soumission ayant pour limite, non la volonté du maître, mais celle du sujet. En Grèce naquirent les formules de la flatterie qui se répandirent ensuite dans l'Occident. La crainte, l'intérêt, la faiblesse des caractères les engendrèrent; une reconnaissance légitime les excusa souvent. Chio jouissait d'une paix telle que la Grèce ne l'avait jamais con- nue, et dont on ne peut calculer quels eussent été les fruits, si elle ne fût pas venue après l'épuisement de la race. La paix, qui chez un peuple actif est le temps du plus grand travail, fut pour la Grèce un repos et un sommeil. Mais les générations n’en savaient pas moins de gré à l'empire; les discordes civiles avaient enfin cessé, le bruit des armes était inconnu, la mer était sans pirates. Les bienfaits de la paix semblèrent si précieux, que les peuples ne trouvèrent pas d'expressions trop fortes pour leur reconnais- sance. Leurs monstrueuses flatteries furent presque toujours sin- cères. On déifia les empereurs : toutes les inscriptions de Chio qui mentionnent des princes déjà morts leur donnent le titre de Dieu”. Cet usage n’était pas précisément nouveau; on avait décerné le titre de @s6s à Antiochus, à Mithridate$ ; Prusias l'avait appliqué 1 Bœck, Corp, inscript. gr. n° 2215. ? Jbid. n° 2214 g (au supplém.). % Ibid. n° 2222. À Suétone, Vie de Tibère, ch. vurx. 5 ed ce6x0T6y, inscription citée dans le Corpus, au n° 2217 b. $ Añuos 6 Xiwv Alublov Avdpôuaærov érirporoy roû Ze6acTo5. (Bæck, n° 2218.) 7 Inscription 2217. 8 Diodore de Sic. XXXVI, 27. M. 38, — 564 — au sénat romain !, et Scymnus de Chio l'avait donné dans son livre à Nicomède. Ce mot, qui dans nos idées est si au-dessus de ce qu'il y a de plus grand sur la terre, s’associa naturellement dans l'esprit des Grecs avec l’idée de la royauté. Chio, en élevant un temple aux dieux augustaux ?, ne croyait pas mettre les Césars fort au-dessus de l'humanité. La banalité corrigea d'ailleurs ce que le titre avait d’excessif. Cette servilité qui, même en tenant compte de ce qui peut l'excuser, reste encore honteuse pour les générations dont elle fut une maladie, eut du moins un grand et bon.résultat. Elle tua l'esprit municipal; elle créa l'unité; durant plusieurs siècles elle fit l'office d'idées communes. Quelque éclat qu’Athènes eût jeté, elle n'avait jamais été aux yeux des Grecs que leur égale, leur ennemie, leur inique mai- tresse. L'idée qu’on se fit de Rome fut tout autre : les villes ne pouvaient se croire de même nature qu'elle; ce n’était pas seule- ment une capitale, c'était la ville par excellence. Tout le monde voulut en être citoyen. La vanité et l’intérêt furent également empressés à rechercher ce titre, les droits civils qu'il conférait et les honneurs politiques dont il était la source. « Vois ce Chiote, disait Plutarque, insensible à la considération et à l'influence qu’il obtient dans son île, il pleure parce qu’il ne porte pas la toge du patricien : en est-il revêtu, il pleure de n'être pas préteur, préteur de n'être pas consul *. » Ce fut là, en effet, durant deux siècles l'ambition et le tourment de tout habitant de l'empire. Tout ce qui avait quelque mérite ou quelque fortune aspirait à Rome; tout l'empire voulait y entrer. Le nombre des citoyens qui, l’an 59 avant J. C. n’était que de 463,000, était de 4 millions sous Auguste #. Trente-cinq ans en- core, et Claude s'aperçoit qu'il a presque doublé 5. Les uns s’éle- vaient au droit de cité hiérarchiquement; d’autres l’obtenaient directement du prince; les magistratures municipales qui y don- naient droit devinrent précieuses et désirables par lui. La richesse l'achetait : « I1 m'a coûté fort cher, dit le centurion à saint Paul, l Polybe, XXX , 16. 2? Corp. inscr. 2217 b. * Plutarque, De Tranquill. anim. ch. x. Quatre millions soixante-trois mille citoyens (monunient d’Ancyre). 5 Tacite, Annal. XI, 23 et 24. SA) — 569 — qui lui répond fièrement : Et moi je l'ai de naissance”, » À défaut de tous ces moyens , il restait une ressource qui paraît avoir été fort en usage; on se faisait esclave par une vente fictive; l’affran- chissement conduisait à la cité ?. Ainsi l’on renonçait individuellement au régime municipal; on le fuyait, on avait horreur de ce qu'on avait tant aimé. Chio res- tait une ville libre, mais ses principaux enfants lui échappaient. Elle avait ses lois propres, mais tout ce qu’il y avait de riche ou de considéré suivait les lois romaines; car dans les premiers temps de l'empire, la législation était personnelle, et le droit était attaché à l'individu. On ne trouve aucun acte des empereurs qui abolisse la liberté de Chio et lui défende d’user de ses lois; mais peu a peu ces lois ne trouvèrent plus à qui s'appliquer, et la cité se vit sans citoyens. Le régime municipal périt ainsi lentement et comme de mort naturelle ; il ne fut pas besoin de lui faire violence; à peine s’aperçut-on de sa chute. L'extension du droit de cité à tout l'empire montra seulement que le régime municipal avait disparu. Depuis ce temps, Chio fut confondue avec toutesles provinces; elle fut soumise au système administratif et aux codes qui régirent uniformément tout l'empire; elle eut même loi, même maître, eL bientôt même culte. Chio vécut durant onze siècles de la vie de tous les sujets. CHAPITRE VI. LITTÉRATURE , ARTS, RELIGION À CHIO DANS L'ANTIQUITÉ. I est assez honorable pour un peuple qui n’a conservé qu'un seul souvenir de toute l'antiquité, que ce souvenir soit celui d'Ho- mère. J'ai déjà dit que lesChiotes montrent son école ,son berceau, sa tombe. C'était l'usage dans les anciennes cités grecques, amou- reuses de la gloire littéraire autant qu'envieuses de toute autre, de représenter des poëtes surleurs monnaies. Chio gravait Homère sur les siennes *. 1 Actes des Apôtres, XXIT, 28. 2 Pétrone, ch. Lvut. 3 On peut en voir deux au musée de Vienne, où le poëte est gravé tenant l'Hiade à la main. — 966 — Je ne chercherai pas à juger le procès éternellement pendant entre les sept villes qui voulaient avoir donné naïssance à Homère, et qui ne se doutaient pas qu’un jour on en viendrait à nier l’exis- tence de ce même poëte. Chio a du moins en sa faveur le témoi- gnage formel de Thucydide !; Simonide et Théocrite appellent Homère le vieillard de Chio ?; Aristote fait entendre qu'Homère, sans être né à Chio, y a vécu et s'y est vu honoré 5. L'auteur de la vie d'Homère attribuée à Hérodote lui fait passer une partie de sa vie dans l'ile, et l'historien Éphore désigne Volisso comme le lieu de son séjour *; enfin, Strabon raconte, à la vérité par une double invraisemblance, que Lycurgue rencontra le poëte dans cette île 5. Les Chiotes avaient conservé jusqu’au nom de l’esclave d'Homère 5, et, plus hardis que les habitants des autres villes ri- vales, ils se vantaient de garder dans leur île la famille du poëte 7. Ce n’est pas assez pour prouver qu'Homère soit né à Chio; c’est plus qu’il n’en faut pour prouver qu’il y est né des poëtes. On ne se vante pas d’avoir produit Homère quand on est étranger à la poésie. Homère n'est pas un personnage isolé dans son temps; plusieurs poëtes autour de lui ont pu illustrer plusieurs villes, et lorsque son nom eut obscurci tous les autres, chacune, se souve- nant qu’elle avait eu des poëtes, crut avoir eu Homère. Si Homère n’est pas né à Chio, toujours est-il qu’une partie des vers que nous avons sous son nom y ont été composés. Le Chiote Cynæthus était regardé comme le plus remarquables des Homérides. Rhapsode infidèle, et poëte lui-même, il intercala sou- vent ses propres vers parmi ceux de son maître. On cite particu- lièrement comme son ouvrage l'hymne à Apollon Délien 5. L’au- ! Thucydide attribue à Homère l'hymne à Apollon Délien, dont l'auteur in- dique Chio comme sa patrie. (Thucyd. IT, 104.) ? Théocrite, Idyll. VIIT, 47; XXII, 218. 3 Aristote, Rheior. II, 23, édit. Didot. Ge Étienne de Byz. au mot Bduooos. 5 Strabon, X, 482. * Photius, Cod. 190. 7 Strabon, XIV, 645. 5 ÉmQaveis pdfwdor éyévorro oi mepi Küvulor, oùs Pacs moÂÂG Tôv Éruwy womoavras éubaleiy eis Tv Oprpou Toinot». y dè Kévulos Xios, ds na Tôv EriypaQouévor Opfpou momudrur rdv eis Aro) wva Üuvoy Aéyeru memomréve. (Schol. Pindar. Ném. IT, 1.) Le scholiaste ajoute que Cynæthus fleurit dans la 69° olympiade; cette date ‘est de tout point inyraisemblable. Si Cynæthus n’a — 567 — teur de ce chant désigne Chio comme sa patrie : « Si quelqu'un vous demande, à jeunes filles, quel chanteur vous charme le plus parmi ceux qui fréquentent cette île de Délos, toutes alors puissiez-vous répondre : « C'est l'homme aveugle qui habite la «montagneuse Chio. » Apollon Délien est le Dieu de la poésie; c’est par des chants qu'on l’honore, car de lui viennent les règles de l'harmonie. Des Jeux étaient institués en son honneur à Délos. « Là les [oniens char- maient le dieu en disputant le prix du pugilat, de la danse ei du chant; les jeunes filles, prêtresses d’Apollon, célébraient sa gloire, et chantaient aussi le héros et les héroïnes des temps an- ciens. » Ces mêmes concours que célèbre l'hymne à Apollon, une inscription, très-postérieure assurément, nous les montre établis à Chio. Nous y voyons la jeunesse y disputer des prix de deux sortes : à côté de la course, de la lutte et du pugilat, la lecture, la récitation épique ou rhapsodie et la musique ont leurs couronnes. Car à Chio, comme dans le reste de la Grèce, l'éducation se pro- pose pour but de développer à la fois et également notre double nature. Force, beauté du corps, poésie, musique, Chio accorde à tout cela même amour et mêmes honneurs; la république paye les frais des jeux et des récompenses, et inscrit le nom des jeunes vainqueurs sur le marbre. La littérature changea de caractère avec l'état politique de Chio. Vers les temps de la domination persane, l'originalité du génie ionien s’effaça. On vit cesser les concours de Délos, et ce fut dans la Grèce continentale que ceux qui écrivirent alors durent cher- cher des encouragements et des inspirations. Le Chiote Xénomède écrivit l’histoire, un peu avant Thucydide , mais ce n’est pas pour Chio qu'il écrivit; peu satisfait d’une réputation provinciale, il vécu que deux générations avant Thucydide, comment celui-ci a-t-il pu attri- buer son œuvre à Homère? S'il a vécu lan 504, comment a-t-il pu intercaler ses vers parmi ceux d'Homère, qui déjà avaient été recueillis par Pisistrate? A cette époque, la Grèce ayant une nouvelle poésie originale, les rhapsodes n'é- taient plus que des récitateurs ou des diascévastes. Enfin comment, à la fin du vi siècle, Cynæthus chanterait-il à Délos et parlerait-il des concours institués dans cette île, quand ces concours avaient cessé avant le temps de Pisistrate ? (Thucydide, IT, 104.) 1 Bœck, Corpus inscript. gr. n° 221 4. Cette inscription paraît être du 11° siècle avant J, C. — 568 — ut son œuvre, comme Hérodote, aux assemblées publiques de [a Grèce!. Puis Athènes, qui commanda alors aux cités, régna avec plus d'empire et moins de contestation sur les intelligences; sa supé- riorité lui donna un ascendant légitime; elle les attira à elle, et fut en possession de leur donner leurs règles et leurs lois, de les inspirer et de les conduire. Si elle ne réussit pas à fonder l’unité politique, elle sut créer en Grèce l'unité intellectuelle. Ion naquit à Chio, mais naquit pour ainsi dire Athénien. Jeune encore il vint à Athènes, où il approcha de Cimon et de cette grande aris- tocratie qu'il aime à louer dans ses ouvrages ?. C’est au théâtre de Bacchus qu'il fit représenter ses tragédies; car Athènes ouvrait à tout poëte sa cité et son théâtre. Sa première pièce fut jouée dans la 82° olympiade*, entre les années A52 et 449; on a conservé le souvenir d'une de ses victoires, en 429; ce jour-là, dit-on, il vou- lut remercier par un don le peuple athénien, et en Chiote sen- suel, il ne trouva que du vin de sa patrie à échanger contre la couronne *. Aristophane, dans sa comédie de la Paix, qui fut re- présentée en 422, annonce au peuple la mort d'Ion, comme sil s'agissait d'un citoyen’. Si l’on peut juger deson style et de son talent par une vingtaine de fragments très-courts, on trouve que la sagesse et la tempé- rance furent ses principales qualités, et l'on s'explique le juge- ment de Longin, qui oppose son style, toujours égal et toujours soigné, à celui de Sophocle, qui s'élève plus haut, mais qui a ses chutes 5. Ion a composé aussi des ouvrages en prose, des comé- dies, des dithyrambes, des épigrammes, des hymnes, des chan- sons de table 7. Il paraït avoir cultivé tous les genres sans avoir été original dans aucun; bel esprit et homme de goût, il obtint dans tous un rang honorable plutôt que le premier rang. ! Denys d'Halic. De Thucyd. V ; Lucien, De Herodot. IV, où quelques éditeurs lisent le nom d’Anaximène, auteur inconnu. ? Jon, dans les Fragm. des histor. Didot, fragm. 5, 6, 7, 11; Plutarque, Vie de Cimon, 1x, et Vie de Périclès, v. 3 Suidas, au mot i@r. # Argument Ad Hippolyt. Euripide; Suidas, au mot ÀOnvaos, 5 ÂAristoph. Pax, v. 834. 5 ÂGidnlwros na êv 1@ yAaQup® mévrn xexx}A y paPnuévos. (Longin, Subl. ch. xxxnI1. ) 7 Schol, Aristoph. Pax, v. 835 ; Athénée, X, 447. — 569 — C'est à peine si l’on retrouve quelque trace du dialecte ionien dans les fragments qui nous restent de cet écrivain; à quelques formes près, qui même ne paraissent pas dans ses fragments tra- giques, c'est la langue d'Athènes qu’il parle. Après lui, les écri- vains chiotes n’écrivent plus dans la langue de leur patrie. Le dia- lecte ionien, dédaigné de la littérature, ne se conserva plus que dans la langue du peuple et dans les inscriptions !. L’indépen- dance littéraire de Chio dura moins encore que son indépendance politique. Lorsque naquit la sophistique, les Chiotes furent des premiers à s’y distinguer. Deux des interlocuteurs de Socrate, dans l’Eu- thydème, sont deux Chiotes qui s'étaient établis à Thurium pour faire le commerce de cet art nouveau ?. Chio n'eut pas d'orateurs, mais des rhéteurs. La tribune ne tint une grande place ni dans sa vie politique, ni dans sa littéra- ture. Elle ne connut que cette éloquence qui ne soulève pas les masses, et qui est l'amusement d'une aristocratie lettrée. [socrate enseigna cette éloquence à Chio, où il fonda une écoleÿ. Théo- pompe, son disciple docile, cultiva surtout le genre épidictique; son caractère àpre et agressif semblait l'en écarter; mais l'exil et l'absence de tribune le contraignirent à se borner à ce que lui avait appris son maître. Il allait donc de ville en ville et pronon- çaït des discours dans les panégyries, assemblées plus calmes que celles de la place publique“. À cette époque, on pérorait sans autre but que de montrer son talent, sans autre fruit que de s'être fait écouter. L’éloquence avait même ses concours, comme si elle eût été une espèce de poésie. Aux funérailles de Mausole, sa veuve organisa des jeux et comme un tournoi de rhétorique; les ora- teurs de la Grèce vinrent s’y disputer le prix, et ce fut Théopompe qui l’emporta *. ? Les formes en eus des noms patronymiques sont très-fréquentes dans les inscriptions de Chio, et cela nous explique ce que dit un scholiaste d'Homère (Iliade., TIT, 10) : Év évlus rôv énddcewy, rÿ re Xia..… éyéypano « Hÿôre dpeus 2opuPToiv.» ? Platon, Euthyd. p. 288; Athénée, XI, 506. 3 Plutarque, Vie des dix orateurs, 1v. Plutarque ajoute, mais sans aucune vraisemblance, qu'Isocrate changea la forme du gouvernement à Chio. * Fragm. de Théopompe, cité par Photius, cod. 176. 5 Aulu-Gelle, X, 18. — 970 — Du panégyrique des hommes, l’éloquence passa bientôt au pa- négyrique des dieux et des personnages mythologiques. Caucalus, frère de Théopompe, fut un de ces rhéteurs dont parle Platon, qui ne passaient pas de jours sans composer de grands discours en l'honneur d'Hercule ou de quelque autre dieu!. Théopompe a écrit aussi l’histoire, mais en rhéteur. Cicéron compare ironiquement la pompe de son style à la simplicité de Thucydide?. Théocrite se rattache aussi, par son maître Métrodore, à l'école d'Isocrate; il a écrit des livres de rhétorique et d'histoire. Il ne reste de lui que quelques-unes de ses nombreuses épigrammes, et elles accusent plus d’âcreté que de finesse d'esprit dans leur au- teur. Comme la littérature, la philosophie eut à Chio deux époques très-distinctes. Elle se proposa d’abord l'explication de la nature physique ; OEnopides, de Chio, contemporain de Démocrite, se distingua par des travaux astronomiques : on lui attribue la décou- verte de l’obliquité du zodiaque, et l’on raconte qu'il exposa aux yeux de la Grèce assemblée aux jeux olympiques une carte du ciel gravée sur l’airain#. Un certain Hippocrate de Chio est cité souvent par les anciens comme mathématicien , astronome et géo- mèêtreÿ. R Un peu plus tard, l'école socratique, comme tout ce qui était athénien, étendit son influence jusqu'à Chio. On quitta alors la philosophie qui étudie la nature pour celle qui a l’homme pour objet. Chio s’y livra d’ailleurs sans originalité; elle ne créa rien. Un certain Nessus, dont la doctrine est inconnue , eut pour disciple Métrodore, qui fut sceptique et matérialiste; l'ouvrage qu’il écrivit commence par ces mots : « Nous ne savons pas si nous savons rien, » Le stoïcien Ariston naquit à Chio, mais il vécut, étudia et enseigna à Athènes. C’est lui qui disait que, si les bêtes pou- vaient l'entendre, il les instruirait de la vertu. Un peu plusjeune que Zénon, dont il fut disciple, il se sépara de son maïtre en quel- ! Athénée, p. 412. ? Cicéron, Brutus, 17. Suidas, au mot Océxprros. # Diodore, I, 98; Plutarq. De Placitis phil. Il, 12; Æbien, Hist. var. X, 7. 5 Plutarque, Vie de Solon, 13 Aristote, Moral. Eud. VIE, 14. Id. Meteorol. 1, 6. 5 Cicéron, Academ, IT, 23; Digg. Laërt. IX, 10. — 971 — ques points de détail, et crut former une école. Selon lui, il n’y avait qu'une seule vertu qu’il appelait la santé de l'âme, dyéera. Coupant court aux désirs légitimes, aux intérêts et aux passions des hommes, il mettait la fin de la sagesse dans une froide indif- férence pour tout ce qui n'était pas vertu ou vice; il disait que le sage est semblable à l'acteur : que lui importe de jouer le rôle de Thersite ou celui d’Agamemnon? N'admettant d'autre science que celle du devoir, et la resserrant dans ses bornes les plus étroites , il rejetait la physique comme nous surpassant, la lo- gique comme inutile, et toutes les deux comme contradictoires entre elles !. Diogène Laërte cite encore Théodore de Chio, comme un phi- losophe de la secte stoïcienne ?. Par la même raison que c’est chez les générations corrompues que les croyances austères trouvent le plus de sectateurs , il était naturel que le stoïcisme fût un fruit de la voluptueuse Chio. | Les conquêtes d'Alexandre firent naître une science nouvelle, la géographie, et la domination romaine la développa. Les relations devenant plus étendues, les peuples commencèrent à se connaître. Théopompe dans son histoire parla de l'Italie, de l'Espagne, de Rome, dont il paraît qu'aucun auteur grec n'avait fait mention avant lui. Il connut la doctrine de Zoroastre {, et même, si l'on en croit Josèphe, celle de Moïse 5. Un siècle après lui, Scymnus de Chio écrivit un livre de géographie en vers, qu'il dédia à Nico- mède IT de Bithynie. Il s’astreignit à ne parler que des con- trées qu'il avait parcourues ; il est vrai qu'il avait visité la Grèce, l'Italie , l'Espagne, les mers de l'Occident, une partie de la Libye et Carthage. Son style est d’une grande sécheresse; il se borne à énumérer les villes en ajoutant au nom de chacune une épithète qui ne la caractérise pas toujours; il reste fidèle à sa devise de parler petitement des grandes choses : mepi peyähwr &Xdyiota mpayuérwur Àéyetv. ! Diog. Laërt. VIF, 2; Plutarque, Tà Hokrxd; Id. IL. rñs Hors dpérns; Sé- nèque, Lettre à Lucil. 89. ? Diog. Laërt. IT, q. # Pline, Hist. nat. II, 9. 4 Théopompe, éd. Didot, Fragm, 71 et 72. $ Josèphe, Antiq. jud. XII, 2. * Scymnus, dans la Collection des petits géographes. — 572 — Avec Scymnus finit la littérature de Cho; quelques inscriptions funéraires qui ne manquent pas de grâce sont tout ce qu’elle créa dans la suite. On voit que, dans une première période, l’île de Chio enfanta peut-être Homère, certainement des rhapsodes et des chanteurs d'hymnes. Plus tard elle produisit des poëtes beaux esprits, des sophistes, des rhéteurs et quelques philosophes de second ordre. Elle ne peut revendiquer aucune œuvre capitale; les Chiotes n’ont été les maîtres de personne. À défaut d'originalité, ils ont eu le mérite de s'associer toujours au mouvement littéraire du génie grec, ils ont eu le reflet de la gloire de l’Ionie d’abord, puis d’A- thènes. Pour l’art comme pour la poésie, les temps glorieux de Chio sont ceux qui précédèrent la conquête persane. L'ile donna nais- sance à une famille de sculpteurs, dont le premier, nommé Malas, vivait à la fin du vu° siècle. Son fils Micciades a laissé le souvenir de son nom; les ouvrages du petit-fils méritèrent d’être conservés avec honneur jusqu’au temps de Pline; enfin la quatrième géné- ration, représentée par deux frères, Bupalus et Anthermus, attei- gnit presque à la perfection. A l’époque de la conquête romaine, beaucoup de leurs ouvrages furent jugés dignes d’être enlevés à la Grèce et portés à Rome. En même temps architectes et sta- tuaires, suivant l'usage des premiers artistes, ils élevaient à la fois Le temple et la statue de la divinité. On cite les (Grdces, en or, qu'ils avaient données au temple de Smyrne; une statue de Diane, que possédait la ville d'Iassos, et une autre statue de la même déesse, dont ils avaient fait présent à leur patrie !. Entriez-vous dans le temple, le visage de la déesse s’attristait; il s’'épanouissait quand vous sortiez. Le peuple, par cette fable, essayait sans doute de rendre compte de la vive et redoutable expression qu'il voyait répandue sur cette figure divine. Glaucus de Chio inventa, dit-on, l’art de souder le fer, c'est-à- dire l'union chimique des métaux. L'industrie en cela touchait de près à l’art. Il mit à profit sa découverte dans un ouvrage de toreutique que l’on admirait encore au temps d'Athénée : c'était une petite tour de forme pyramidale, composée de lames de fer parfaitement unies, et qui servait de base à un cratère. Le cra- 1 Pline, Hist. nat. XXXVI, 4 ; Pausamias, IV, 30; IX, 35. — 573 — ière, partie principale, avait disparu; la partie accessoire était encore considérée comme un chef-d'œuvre. La damasquinure était alors inventée; Glaucus avait gravé sur le fer des dessins re- marquables de plantes et d'animaux !. Plus tard, Chio eut encore une famille de sculpteurs. Sostrate, disciple et beau-frère de l'Italien Rheginus, travailla dans la cent quatorzième olympiade. Il fut à la fois le père et l'unique maître de Pantias, qui sculptait les vainqueurs des jeux olym- piques. Un autre artiste du même nom était sorti de l’école de Sicyone, où il avait eu pour maître le sculpteur Aristoclès?. Par la richesse des Chiotes et par leur amour du luxe, on peut juger de combien de temples et d’édifices publics ils avaient dû orner leur ville. Aucun d’eux n’est resté debout; on ne voit plus trace des temples, ni de cette magnifique agora, qui, détruite par Mithridate, fut relevée par Hérodeÿ, ni de ce théâtre qui pouvait contenir tous les citoyens assemblés*. Les débris innom- brables et insignifiants que l’on trouve témoignent seulement que nous avons beaucoup à regretter, et que même un des peuples les moins artistes de la Grèce avait encore le goùt des arts. La religion a eu à Chio ses révolutions et son histoire; elle a varié avec l'esprit du peuple et les influences étrangères. La vieille race carienne, qui, avant les Hellènes, possédait les îles et la côte d'Asie, y avait déjà apporté son culte. Les Hellènes l'adoptèrent et prirent même pour eux les temples qu'elle avait élevés et les simulacres par lesquels elle représentait la divi- nité°. Chio adorait alors l’'Hercule tyrien, et disputait à Érythrées l'honneur de posséder le dieu et son temple. Dans le même temps, le culte d’Artémis était dans ces con- trées, non pas tel que les Grecs l’ont transformé plus tard, mais tel que l'avait créé le génie de l'Orient. Quand vinrent les Iloniens, la divinité resta, les adorateurs changèrent. Ce culte fleurit dans 1 Hérodote, I, 25; Athénée, V, 210; Pausanias, X, 16. ? Pausanias, VI, 3, 0; Pline, Hist. nat. XXXVI, 10. 3 Josèphe, Antiq. jud. XVI, 2. * Appien, De bell. Mithrid. 47. 5. Pausanias, VII, 2, 3, 4,5. 8 Jd. VIT, 5. Athénée, IX, 384. — 97h — toutes leurs villes, et fut transporté par eux à Marseille, une de leurs colonies!, Chio resta toujours fidèle à ce culte d'Artémis, surnommée Éphésienne : des inscriptions d’une époque relative- ment récente en font foi 2. Minerve aussi grd mieux son caractère antique à Chio que dans la Grèce européenne. Même au temps de Strabon, la divi- nité protectrice de la ville, ou de l’acropole, Minerve æokiouyos, était représentée assise *, comme autrefois à Troie“, et cette cou- tume, qui était observée aussi à Érythrées, était conforme à la tradition ancienne et sacrée. Une révolution religieuse s’opéra vers le x° siècle, dans les temps où vécut Homère; mais, en introduisant de nouveaux cultes, elle ne détruisit pas les anciens. L’hymne à Apollon Délien, œuvre d’un Chiote, est un monu- ment de cette révolution. Le caractère du dieu qu'il nous repré- sente est jout hellénique : les Grecs seuls ont pu lui donner Pat- tribution de présider à l'harmonie, à la poésie, à la danse. Ses épaules tout humaines portent un carquois, attribut qui est peut- être l'image embellie d’une tradition plus antique. Cette divinité avait plus d’un temple à Chio. J'ai parlé de celui de Phanæ, qu'a vu Strabon, et dont on trouve encore les ruines. Delphi- nium, comme son nom l'indique, devait être un lieu consacré à Apollon”. Le même dieu avait encore un temple dans la ville, où on l’adorait sous le nom de Xénius, ou protecteur de lhos- pitalité 6 L'usage des pèlerinages est de toutes les religions. À des jours fixés, les Ioniens se rassemblaient dans l'ile de Délos. Si les Chiotes ne s’y fussent rendus par piété, ils y fussent allés pour le commerce. Delphes était aussi un lieu vénéré, même par les loniens; Chio, avant la guerre médique, y envoyait des théories 7. La colonie ionienne apporta de l’Æpgialée le culte de Neptune ! Strabon, IV, 170. ? Bœck, Corp. inscript. n°” 2227 et 2228. 5 Hérodote, [, 160; Strabon, XIIT, 6Go1. 4 Homère, Iliade, VI, 303. 5 «Le culte d'Apollon Delphinien est commun à tous les foniens.» (Strab. IV, 170.) $ Bœck, Corp. inscr. n° 2214 e. 7 Hérodote, VI, 27. — 975 Hélicéen, qui, adoré en commun au Panionium , avait aussi un culte particulier à Chio sur le mont Posidium. Jupiter, que le dogme présentait comme le maître des dieux sur l'Olympe, n'obtenait pas toujours sur la terre la première place et les premiers honneurs. À Chio, son culte paraît avoir été relégué sur le mont Pelinæum, dont il prenait le nom, suivant la coutume de la Grèce !, Bacchus était adoré sous le nom d’Ac- tæus, sans doute parce qu'il avait son temple sur le bord de 1a mer?. La même divinité prenait le nom de ŒAsÿs, quand on la considérait comme présidant à la culture de la vigne*. À une époque qu'on aime à croire reculée, Bacchus, sous le nom cruel d'Opadtos, recevait à Chio des sacrifices humains. Ce mélange de cultes fort divers par l’origine et plus opposés encore par l'esprit, mais que le génie grec finit par concilier et par assimiler à peu près entre eux, forma longtemps un en- semble religieux dont les esprits se contentèrent. Il se soutint sans corps de prêtres qui le défendit, sans livre qui le fixät, par le seul effet de l'attachement superstitieux de la race grecque aux détails du culte et aux cérémonies extérieures. Les croyances purent se transformer sans que le culte en fût seulement mo- difié. La conquête de l’Asie par Alexandre fut le signal d’une nou- velle révolution religieuse. Si les idées grecques pénétrèrent alors dans l'Asie et dans l'Égypte, les idées orientales et égyptiennes s'insinuèrent aussi bien en Grèce. Il y eut plutôt échange que conquête. Les temples des dieux grecs s’élevèrent à Séleucie et à Alexandrie, mais le culte d'Isis et de Sérapis envahit avec plus de force encore l'Occident. On trouve dans une inscription la preuve que ce culte pénétra à Chio 5. Cette union de l'Orient et de l'Occident, opérée par Alexandre et assurée par Rome, fit sortir le judaïsme de l’étroit espace où il avait longtemps vécu. Cette religion prit alors une extension prodigieuse; longtemps avant la dispersion des Juifs, le monde ! Hesych. au mot [eAwaños. 2 Bœck, ibid. 3 DAS, ro yéuw nai etxapr®, nai QAsds Auondoos Er Xiw dmo Toû eünapret. Etymologic magn. au mot PAG. 4 Porphyr. De abstin. I, 55. 5 Inscription 2230 du Corpus. — 570 — entier en était rempli; l'Asie, l'Égypte, la Grèce et l'Occident se convertissaient! ; presque chaque ville d'Tonie avait sa synagogue; læ propagande juive était infatigable. L'an 12 avant J. C., le roi Hérode, se rendant auprès d’Agrippa dans le dessein de lui de- mander quelques priviléges pour ses coreligionnaires de Grèce, s'arrêta quelques jours à Chio. Par un motif que nous ne pou- vons croire désintéressé, il combla la ville de bienfaits, fit rele- ver à ses frais l’agora, et paya les impôts arriérés ?. N’est-il pas vraisemblable qu'il y avait alors des Juifs à Chio, et que les fa- veurs d'Hérode avaient pour but de leur concilier la bienveillance des Grecs ? CHAPITRE VIT. HISTOIRE DU MONASTÈRE DE NÉAMONI ‘. Le christianisme dut s’introduire de bonne heure à Ch1o; car ce fut par la côte d'Asie Mineure et par les îles de l’Archipel qu'il L Actes des Apôtres, ch. xI1, V. 1, 10, 175 XIII, 5 et 143 XIV, 1; XVIII, 4, 7, 17, 18; Josèphe, Antiq. jud. XVI, 4; Cicéron, Pro Flacco, ch. xxvit; Horace, Sat. I, 1v, v. 142. 2 Josèphe, Antiq. jud. XVI, 2. $ En grec, Néx Moy#, ou «nouveau monastère.» Jusqu'en 1822, Néamoni possédait les originaux des bulles impériales, où l’on aurait pu trouver sa fonda- tion, ses progrès, ses priviléges et son histoire authentique. Ces titres ont dis- paru à l’époque du massacre général. Par bonheur, le couvent avait fait imprimer, en 1804, un livre qui porte ce titre : À Sea nai iepà dxohoubix Tüv Ôciwy uai S-ecPdpuy marepwr mur Nixnra, Îodvyou nai Îwo®, Ty utiTopoy Tÿs év Xe ceGaoulus, iepas, Paoruus, nai oTaupornyianñs Movÿñs, ts émAeyouérns Néas œapè Toù éAayiorou év iepocaudvois Nixn@ôpou Xiou, roÿ x Ts aûrs Néas Moyÿs (in-8° de 120 pages, publié à Venise en 1804). Cet ouvrage est fort rare; le couvent en possède un exemplaire, qui m'a été communiqué. JH est divisé en deux parties : dans la première est la longue légende des trois fondateurs du couvent, Nicétas, Jean et Joseph; la seconde est un recueil de prières. Ni l’une ni l'autre n'aurait d'intérêt, si l'auteur n'avait inséré dans son livre quelques extraits de ces bulles d’or, qui existaient de son temps pour la ‘plupart, qu’il dit avoir vues, et qui devaient disparaître si peu de temps après lui. Ces extraits, choisis sans critique, mais dont quelques-uns sont curieux, sont de deux sortes : les uns font l'éloge des trois saints, les autres énumèrent les priviléges du mo- nastère. C’est en partie de ces extraits, en partie des souvenirs et des traditions de l'île, que je tirerai l'histoire suivante, où nous verrons à la fois la vie d’un cou- vent grec et l’une des faces de l'administration byzantine, — 977 — commença la conquête du monde!. Chio était un évêché dès l'époque du premier concile de Nicée ?. Il ne paraît pas que l’île ait donné naissance à d’énergiques confesseurs, à d’intrépides martyrs. En religion comme en po- litique, elle se tint toujours dans une certaine médiocrité. Le seul martyr dont elle s’enorgueillisse est saint Isidore; il est vrai qu'elle le vit périr, mais elle ne l'avait pas enfanté à. Les Chiotes chrétiens ressemblèrent quelque peu à leurs an- cêtres paiens. La race grecque porta dans le christianisme le même esprit qui avait créé les dieux du polythéisme. Un grand nombre de cérémonies extérieures furent transportées dans le nouveau culle; les superstitions ne purent être déracinées des âmes; le spiritualisme de la doctrine primitive ne put échapper à ce besoin de figures et de représentation extérieure qui était dans l'esprit grec. Les images envahirent l'église, le Grec vou- lant que la religion s'adresse surtout à son imagination et à ses yeux, et n'adorant que ce qu'il peut se figurer. Le nombre des églises qui furent bâties à Chio est incalculable; le seul village de Pyrgi en compte quatre-vingts, trente dans l'enceinte même du bourg et cinquante sur son territoire. Ce n'est certes pas le seul besoin de prier Dieu qui les a fait bâtir toutes; mais les saints sont nombreux, chaque village voulait s’en attacher plusieurs, et chaque saint voulait avoir son église. La vénération pour lés images ne fut nulle part plus vive que dans les monastères. C’est chez les moines que les iconoclastes trouvèrent la résistance la plus opiniâtre, et c'est devant leurs efforts qu’ils échouèrent. Les couvents grecs sont à proprement parler les gardiens des images. Aussi tous ont-ils une image mira- culeuse de la Vierge ou d’un grand saint; tantôt on l’a trouvée enfouie sous terre, tantôt on l’a tirée d’un buisson ardent, tantôt elle a d’elle-même traversé la mer; en tout cas, elle n’est pas une œuvre humaine, la main de l’homme n’y a pas touché. Dans ! Actes des Apôtres, XX. 15. ? On lit, parmi les signataires du concile, Cyrillus Chius; mais comme il se nomme parmi les évêque de la province de Bithynie, il serait peut-être mieux de lire Cius, de la ville de Cio, qui appartenait à cette province. En ce cas, il faut aller jusqu'au concile de Chalcédoine, 451, pour trouver un évêque de Chio. ? Saint Isidore est né à Alexandrie, et a été martyrisé à Chio, sous le règne de Décius. \ MISS. SCIENT. V. 39 — 578 — l'antiquité, les Grecs élevaient des temples à des statues de bois tombées du ciel; cet usage et cetle croyance survécurent au poly- théisme aussi bien que l'imagination grecque, qui en était la source. Les Grecs chrétiens ne le cédèrent pas à leurs pères pour le nombre des images célestes1. Sous le règne de Michel le Paphlagonien, vers l'an 1035 de notre ère, vivaient à Chio trois bergers nommés Nicétas, Jean et Joseph. Ils s'étaient retirés dans une caverne du mont Provation, et y passaient leur vie, dit la légende, dans la contemplation. De tels exemples n'étaient pas rares en ce temps-là. Les uns fuyaient la société pour s'affranchir de ses charges, les autres pour échap- -per à sa corruption. Dans ce siècle de dépravation et surtout de faiblesse morale, la vertu était solitaire: loin du monde et de la pratique, dénuée elle-même d'énergie, elle méditait plus qu'elle n’agissait, et elle était pour la société comme si elle n’était pas. Une nuit, les trois ermites aperçoivent une flamme qui brüle au pied de la montagne. Ils descendent et la flamme disparaît; mais au milieu d'un grand espace où elle a consumé les arbres et les plantes, un myrte s'élève intact, verdoyant et fleurissant encore; ils l’observent, et découvrent au pied de larbuste une image de la Vierge que la flamme a respectée. Les bergers l’ado- rent et l’'emportent dans leur caverne; maïs l’image en sort bien- tôt et va d'elle-même reprendre sa place au pied du myrte. Les solitaires connaissent par là que la mère du Sauveur exige qu’on lui bâtisse une église en ce lieu. Dieu avait fait son miracle, restait qu'un puissant du siècle élevät l’église. Constantin Monomaque aspirait alors à l'empire et à l'hymen de l’impératrice Zoé; il avait été, pour ses desseins bien connus, relégué à Lesbos. Les trois bergers se rendent vers lui, lui prédisent le succès de ses espérances et des intrigues de Zoé, et obtiennent de lui en retour la promesse de bâtir une église. En effet, la mort de Michel le Paphlagonien et de Michel Calafate livre le trône à Zoë, qui se hâte de le partager avec Cons- tantin Monomaque. Le nouvel empereur exécute sa promesse. Ainsi trois simples bergers réussissent à élever le plus grand monastère de l'ile et un des principaux de l'empire. En Orient, un couvent n’est pas fondé par un ordre puissant qui se propage ! Du Cange, Glossur. med. grec. au mot Ayespomoinros. 2669 2 peu à peu : c'est une œuvre tout individuelle et populaire. Au- cune vue politique, aucun intérêt de propagande n’y a de part. La seule cause de l'érection d’un couvent, c’est la vénération du peuple pour une image; c’est l'image en quelque sorte qui fonde le monastère. Néamoni est situé au pied du mont Provation, à deux lieues à l’ouest de la ville, et dans le plus beau site de Chio. La mon- tagne, qui, en cet endroit, atteint à sa plus grande élévation, forme comme une muraille presque à pic; le monastère est placé à mi-hauteur, au milieu d’une végétation puissante; il se cache dans une touffe de grands pins, de chênes et de platanes. Plus bas se déroule la grande plaine d’orangers, et puis la mer, et puis l'Asie. La physionomie des constructions frappe d’abord; vous croyez entrer dans une forteresse. Les corps de logis, formant un carré, sont serrés les uns contre les autres, et reliés entre eux par une muraille massive et crénelée. Une seule issue donne entrée dans le couvent; elle est étroite, basse, tortueuse et fermée par deux portes de fer. Une grande tour carrée domine ce passage déjà difficile. Si quelques fenêtres ouvrent sur l'extérieur, elles sont toujours fort élevées au-dessus du sol et défendues par des grilles, Ces constructions sentent l’état de guerre ; on devine qu'elles ont soutenu des assauts. Nous avons vu que tous les villages de l’île étaient fortifiés de la même façon. Quel était donc l'ennemi contre lequel la so- ciété se tenait ainsi toujours armée? Les dix siècles qui s'écoulèrent depuis le quatrième jusqu’au quinzième furent, pour la société grecque, une guerre pour ainsi dire sans trêve; les îles étaient dévastées presque à chaque généra- tion; la mer appartint d’abord aux Gothset aux Vandales, plus tard aux Arabes, puis aux Normands, puis aux Turcs; aux pirates toujours. Et, comme l'empire était incapable de protéger ses su- jets, c'était à chaque ville, à chaque village, à chaque maison à pourvoir à sa défense. Cet empire, qui, réduit qu’il était au lit- toral de la Méditerranée, était devenu forcément un état mari- time, n’avait pas de marine. Les empereurs manquaient de vais- seaux pour faire communiquer les provinces de leur empire; ils n’en avaient pas contre les pirates. Au lieu donc de protéger la mer, on ordonnait aux habitants de fuir le rivage et de se retirer dans les forteresses. N. 39. Ÿ — 580 — L’enceinte de Néamoni est un monument des misères et des dangers de cette époque; on croit y lire toutes les lultes que ces généralions ont soutenues et tous les maux qu’elles ont soufferts. Du reste, la domination turque a rendu la sécurité aux moines ; depuis un siècle ils bâtissent en dehors de l'enceinte et laissent leurs fortifications tomber en ruines. L'église occupe le-centre de la cour intérieure; elle est de grandeur moyenne. À cela près qu’elle est mal percée, elle pour- rait passer pour une des plus belles de l’Archipel. Comme toutes les églises grecques, elle présente la forme d’une croix; comme dans toutes, aussi, l’immense figure du Christ remplit le dôme et plane sur l’église; autour d'elle sont représentés les apôtres, les évangélistes et des légions d’anges. Les murs de l’église étaient entièrement recouverts de porphyre; les colonnes étaient de jaspe. On voit que, dans ces siècles de misère, les peuples accu- mulaient l'or dans les églises; la société s’appauvrissait à chaque génération pour ajouter à la richesse d’un monastère. L'image miraculeuse est déposée dans l'église et toujours offerte aux yeux du voyageur. Les incrédules n’y voient qu'une surface noire et enfumée, sur laquelle ils ne distinguent aucun dessin. Les moines ont eu la précaution de placer à côté un fac- simile explicatif. Tous les Chiotes vénèrent cette image. La mère de Dieu, qu’elle représente, est le principal objet de lavéné - ration des Grecs. Les plus grandes fêtes de l’année et les plus fer- ventes prières de chaque jour sont pour elle. Les Grecs éclai- rés et une partie du clergé adorent Jésus-Christ; tous adorent la Havoyfa. Du reste, ils n'ont jamais su la peindre avec cette pureté divine et cette beauté idéale dont ses traits sont em- preints en Occident. Ils lui donvent constamment un diadème et un manteau royal; ils font d'elle une simpie belle reine. En ce point, l'image céleste de Néamoni ressemble à celles que font les hommes!. Le monastère, œuvre de trois bergers, s'agrandit rapidement. Le nom de la Vierge, les miracles, les richesses du couvent, la sécurité, le malheur des temps, tout poussa les hommes à y en- trer?, 1 Néamoni n’est pas le seul monastère de l'ile; il y en a six pour les hommes el trois pour les femmes. 2 Le livre du moine Nicéphore contient des extraits de trois bulles de Cons- — 981 — Constantin Monomaque le combla de priviléges. Le premier acte de l’empereur fut de sacrifier à son égard les droits de l'empire. À lire les trois bulles d’or qu’il lui accorda, il semble que sa plus grande crainte soit que le monastère ge lui obéisse, sa plus grande préoccupation de le soustraire à son autorité. « Nous vou- lons, dit-il dans l’une d'elles, que le monastère se gouverne lui- même, sans être assujetti à aucun autre pouvoir ; qu'il n'ait qu'un maitre, son hégoumène; qu'il soit libre de toute autorité, impé- riale, judiciaire ou ecclésiastique}; qu’il soit indépendant et sou- verain. Et l'empereur ajoute qu'aucun juge n’a de juridiction ni sur le monastère, ni sur les moines, ni sur les hommes qui ap- partiennent aux moines. Ces concessions peuvent nous surprendre de la part de la cour de Byzance. Dans l’ordre politique, ce gouvernement absolu ne souffrait pas que rien échappat à son autorité; il ne laissait rien à l'initiative municipale; il avait tout centralisé dans ses mains; Ghio n’avait plus aucun droit, aucune vie propre, aucune action libre. Une administration, d'autant plus fortement organisée qu'elle ne calculait pas les maux des peuples, émanait de l'empe- reur et rapportait tout à lui. Toute une hiérarchie de fonction- natres, partant de Byzance, enserrait l'empire. À une époque in- certaine, entre le règne de Justinien et celui de Constantin Por- phyrogénète, la juridiction des consulaires et des présidents avait été supprimée comme insufhsante, et l'on avait établi Les thèmes”, tantin Monomaque. Zoé et Théodcra en accordèrent une dont l'original ne sub- sistait plus en 1804, mais dont il est fait mention dans une bulle de Constantin Ducas. Les empereurs Isaac Comnène, Constantin Ducas, Romain Diogène, Michel Ducas, Nicéphore Botaniate, Andronic Paléologue et Ange Comnène Paléologue ont tour à tour confirmé les bulles précédentes. ! Aÿrodéomoros, aÿreéoÿoros, nai éheuDepà dd mœayrôs mpocwmou fPaoruxod, dpxovrinoù ai dpyrepalinod..... didouer aÿrovoulas nai aÿroxparopias. Du Cange distingue trois sortes de monastères grecs, qu'il appelle episcopalia, patriarchalia et imperatoria. (Du Cange, Gloss. med. et inf. græcitatis, au mot MovaoTnpio».) Et ailleurs : « Aürodéonota uovaoTnpia appellabant ea monasteria quæ nec erant « patriarchalia, nec basilica, et quæ ab episcoporum juridictione erant exempta. » (Du Cange, ibid. au mot Aÿrodéomora.) Il y avait donc quatre classes de mo- nastères. L Oépa signifia d'abord un lieu de garnison, puis la troupe elle-même, la lé- gion. (Constant. Porphyr. De Themat. I, 1.) « Plus tard, dit du Cange, on appela ainsi les provinces dans lesquelles il y avait des légions.» Chio faisait partie du dix-septième thème, ou thème de la mer Egée. Au temps d'Hiéroclès, auteur — 582 — afin que l’administration judiciaire et administrative répondit mieux à l’organisation militaire, qui prit alors le dessus. Il s’éta- blit ainsi une centralisation, oppressive pour les peuples, mais commode pour les gouvernants, qui accablait les provinces, mais qui du moins utilisait leurs souffrances au profit de l’État; qui, en rendantyles générations malheureuses, faisait durer l'empire. Mais, quelque fort que fût l'esprit d'organisation à la cour de Byzance, l'esprit monacal s’y trouva plus fort encore. Il s’en faut beaucoup que la piété fût dans le cœur de tous les princes, mais elle était dans les traditions de l'empire, dans les usages de l’ad- ministration, dans le formulaire des actes impériaux. Le style de toutes les bulles d’or en fait foi. Cette religion d'habitude et d’étiquette était assez puissante pour contrarier sans cesse lad- ministration byzantine; elle obligeait le souvernement à des con- tradictions évidentes, comme, par exemple, à condamner son système administratif, à l'appeler, dans des actes officiels, du nom de violence et d’injustice!, et à renoncer à tous ses droits sur un monastère du ton dont on renonce à des abus iniques. La cour de Byzance détruisait donc d’une main ce qu’elle avait fait de l’autre. Elle avait élevé, à grands frais et au prix du mal- heur des peuples, son système administratif pour combattre l’es- prit d'isolement, qui était une des maladies de cette société; et voici que, par une sorte de remords, elle favorise ce même esprit d'isolement. À une époque où laspiration la plus ordinaire des hommes est de fuir l'empire qui opprime et la société qui cor- rompt, le gouvernement impérial aide les hommes à lui échapper. Pour payer le luxe de la cour, la foule des fonctionnaires, les ar- méesetsouventl'étranger,ilavaitfalluinventer un systèmetrès-com- pliqué d'impôts. Ainsi, autour de Néamoni, on payait la capita- on ou taxe personnelle, xegaleriov; l'impôt sur l’air respirable, Tù deprudv; l'impôt des feux, rù xammmév; l'ordinaire, ouvyôela?. La taxe foncière était exigée non-seulement pour les terres cultivées, mais même pour les champs en friche et qui n’avaient pas de propriétaire; le vivant payait pour le mort, le moins pauvre pour le plus pauvre, celui qui n’avait pas pu s'échapper pour du Evvéxônos (vi° siècle), Chio faisait partie de la province des îles, qu'admi- nistrait un président, fyeuwv. ! Ai énnpelu nul dyyapelo. (Bulle d'or de Néamoni.] ? Du Cange, aux mots KeQolurôv, Aepexdy, Kanwixov, Yuynbela. LR, : — 583 — celui qui avait réussi à fuir!. Les paysans étaient encore tenus de fournir des vivres aux troupes : c'était peu; il fallait de plus qu'ils les transportassent à leur camp?. Je ne parle pas des douanes, des octrois, des droits de navigation, des monopoles, ni du mode de perception, qui doublait les impôts. Néamoni ne connaissait aucune de ces charges; ni ses terres, ni æs hommes ne devaient rien au trésor®, ei, non-seulement il ne contribuait pas aux impôts du reste de l'ile, mais encore il possédait le re- venu des douanes de Chio, et c'était pour le bénéfice du couvent que Chio prélevait cet impôt sur son commerce. On estime que Néamoni possédait la cinquième partie des terres de l'ile, sans compier plusieurs fermes dans les provinces, des rentes en argent et lès douanes de la ville. Et sa richesse se déve- loppait annuellement par l’exemption des charges‘. Un gouvernement fait une double faute quand il affranchit quelques hommes des charges communes; la première est de frapper par 1à ces charges d’une sorte d'improbation aux yeux des peuples; la seconde est de les aggraver en restreignant le nombre de ceux qui les supportent. Ainsi, chaque privilége ac- cordé au monastère équivalait à une charge de plus imposée aux autres habitants de l'ile. Aussi le monastère se peupla-t-il jusqu'à compter cinq cents moines , et l'ile se dépeupla-t-elle aux alentours; car à cette époque les ravages des ennemis étrangers déciment les peuples et surtout les insulaires , la tyrannie accable, l'impôt dévore jusqu'aux hommes, la race épuisée se renouvelle péniblement, la culture lan- guit, on déserte la terre, on laisse les champs en friche, on fuit chez les barbares®. Il fallait remédier au mal; mais les générations faibles ré- clament des remèdes énergiques et ne guérissent guère une ma- ! Procope, Hist. secr. ch. xxx. 2 Id. ibid. * Télwy éra}dayas. (Bulle de Constantin Monomaque.) à Xopnylas xai émimouplus nai môpous xepdwous, eroyäs Mumpes, évre>homolà, oixi@y Qopobectas. (Le livre de Nicéphore le Moine.) Entre autres fermes, on cite un domaine considérable que Néamoni possédait en Asie Mineure, év 1% Sépar: Try Opaxnolwr. 5 Xwpluy éphuwy ei drôpuy yevouéveor, &v dn oi xüpior xal yewpyol À rod ao ÿ yhv marppar énédrrov. ( Procop. Hist. secr. ch. xx111.) — 58h — ladie que par une autre. La société byzantine se sauva de la dé- population et de l'abandon des terres par une espèce de servage, le colonat. On voit, en effet, par les bulles des empereurs, qu'ils ne donnent jamais un champ au monastère sans y joindre les hommes qui le cultivent. Ces hommes sont toujours, dans nos bulles, appelés æéporxor. Un jour, Constantin Monomaque s’avisa que le nombre des serfs de Néamoni était insuffisant, et, cher- chant à l’augmenter, il s’aperçut qu’il y avait dans l'ile quelques familles juives qui n'avaient pas encore été réduites à l’état de æépouxoi. I fallait bien faire quelques victimes de plus si lon voulait que les terres du couvent fussent labourées. On se rap- pela fort à propos que Jésus-Christ avait maudit les-Juifs, et qu'il était juste que le peuple incrédule fût soumis au peuple fidèle. Il fut donc décrété, par une bulle d'or, que toutes les familles juives de Chio, qui étaient restées libres jusqu'alors, passeraient à l'état de serfs du monastère. Cette bulle, déjà remarquable en ce qu’elle nous montre l’état des Juifs en Orient et à quelle conséquence le langage de la reli- gion peut conduire, est plus curieuse encore en ce qu’elle nous prouve l'existence du servage dans la société byzantine. L’escla- vage, que nous avons vu à Chio dans toute sa force, avait été suc- cessivement attaqué par la philosophie, par le christianisme, par la science du droit. Il avait peu à peu disparu; mais, à mesure . qu'il allait en s’éteignant, la situation matérielle et morale de cette société nécessita la formation et le développement de la classe des colons ou serfs. Sans doute leur sort fut plus doux que celui des esclaves antiques; mais, si l’on reconnait l’esclave à ces signes, qu'il sert forcément et sans fin un maître qu'il n’a pas choisi, qu'on l’achète et qu'on le vend, et que ses enfants naissent dans la même condition que lui, le æépormos était encore presque un esclave. On le vendait avec la terre; il faisait partie du do- maine, comme les arbres qui naissent et meurent à la même place. L'Orient avait donc la moitié de notre régime féodal; il avait le servage, sans avoir la chevalerie. Les mêmes bulles d’or affranchissaient Néamoni de l'autorité ecclésiastique. Comme on ne pouvait pas empêcher que les moines n'eussent parfois besoin d’un évêque, ne füt-ce que pour — 585 — l'ordination, on établit qu’ils pourraient au moins s'adresser à un évêque de leur choix. « Notre royauté ordonne, est-il dit dans ces bulles, que la sainte église de Néamoni soit consacrée par l'évêque que choisiront les moines. L’ordination d’un frère, diacre ou prêtre, sera également conférée par l’évêque choisi par le couvent; que jamais, à l’occasion d’une consécration ou d’une ordination, l'évêque ne s’arroge aucune autorité; qu’il ne pré- tende aucun droit d'appel ou de confirmation. Telles choses sont formellement interdites par nous; car nous voulons que le mo- nastère soit indépendant de toute autorité ecclésiastique, comme il l'est de tout pouvoir civil. » Ainsi, l’évêque qui résidait à Chio, le patriarche même de Constantinople, n'avaient aucune juridic- tion sur le couvent. Puisque, dans l’ordination des prêtres et la consécration de l’église, on prend tant de soins pour se prémunir contre les empiétements, on peut croire qu'à plus forte raison l'élection de l’hégoumène était assurée aux moines; aujourd'hui encore elle leur appartient. Parmi les moines, un certain nombre étaient prêtres; ces iepol ou ieuôvayot pouvaient dire la messe, et, par conséquent, le monastère était dispensé de recourir, pour les sacrements de l'Église, au clergé séculier. Enfin, Néamoni n'était soumis à aucune hiérarchie; il avait tout ce qui permet de vivre d’une vie propre et indépendante : richesses, privilèges, souveraineté et droit d'approcher des autels. Il formait un petit État et une petite Église. Les moines ont eu toujours et ont encore une influence illi- mitée chez les Grecs. La raison en est que le clergé séculier, qui se marie, qui a une famille, qui vit journellement avec le peuple, touche au laïque par trop d’endroits pour avoir aucun prestige. Aux yeux des Grecs, le prêtre séculier n’est qu'à moitié prêtre. Aussi vit-on toujours, et voit-on encore aujourd'hui, les moines accaparer les grandes charges de l’Église et exclure les ecclésias- tiques de l’épiscopat. Telle était la situation extérieure du monastère à l'égard de la société. À l’intérieur, la vieille règle de saint Basile restait en vigueur à certains égards, quoique un peu relâchée de son an- cienne sévérité. Un hégoumène élu par les moines, tous les deux ans, était le chef de la communauté. Chef spirituel et temporel à la fois, il exerçait une justice sans contrôle, La vie étaitcommune ; on voitencore le réfectoire avec sa longue table et ses deux bancs — 586 — de pierre, où tous les moines prenaient ieurs repas. Les prescrip- tions relatives aux mœurs étaient sévères, et pour les rendre in- violables, les fondateurs les avaient fait sanctionner par une bulle d'or. Nulle femme ne pouvait franchir le seuil du monastère, nulle ne pouvait pénétrer même dans l'église; il n’était permis à aucun étranger de passer la nuit dans le couvent. La religion exté- rieure a toujours été très-rigide chez les Grecs: les moines ont force jeünes et quatre carêmes dans l’année. Maïs cette règle n'impose pas le travail. Si les moines ren- dirent fertile la vallée qui entoure leur monastère, ce fut par les mains de leurs æéporxor. Nous lisons, dans une bulle de Cons- tantin Monomaque, que « les moines ne doivent pas être distraits de leurs saintes occupations par le soin de moudre le blé et de pétrir la farine. » Il est vrai que les règles de saint Basile et de saint Benoït avaient prescrit aux moines le travail manuel: maïs elles n'avaient pas pu guérir ce mépris invétéré des Grecs pour le travail, mépris que les qualités mêmes de leur esprit leur inspirent, et que l'usage dés esclaves avait enraciné dans les âmes. Un Grec croira toujours difficilement que les mérites du travail des mains puissent égaler ceux de la prière et de l’indolente spéculation. L'étude a toujours été le travail le plus cher aux Grecs, et, au moyen âge, c'élait dans les monastères que l'étude trouvait son dernier asile. Néamoni possédait une bibliothèque, riche surtout en ouvrages théologiques, mais dont les historiens et les poëtes n'étaient pas exclus. À en juger par la grandeur de la salle que lon m'a montrée, et par les assurances des moines , elle était riche en livres et en manuscrits. Ces inappréciables trésors ont péri dans la révolution grecque. ’ Le monastère, favorisé plus que le reste de l'ile par les princes de Byzance, dut perdre aussi davantage sous d’autres maîtres. Toutefois, les Génois respectèrent sa sainteté ou ménagèrent son influence, et, satisfaits de lui enlever le revenu des douanes de la ville, ils lui laissèrent ses biens et sa liberté. Les Turcs, enne- mis des priviléges, ne pouvaient admettre qu’il y eût des inégalités dans la population sujette, quand il n’y en avait pas entre eux. Sous leur domination, le monastère perdit tous ses priviléges im- périaux et ne conserva plus que la somme de liberté et de protec- tion que les Turcs accordaient à tous. Du reste, les musulmans, auxquels la force du sentiment religieux inspire plus souvent la — 587 — tolérance que la persécution, respectèrent toujours Néamoni. Ils s’astreignirent à n'en jamais violer l'enceinte, et laissèrent à l’hé- goumène l'administration et la justice souveraine dans son cou- vent. Un moine avaitil commis même une de ces fautes qui frappent la société et qu’elle a toujours le droit de punir, les Turcs permettaient à l'hégoumène d'être seul juge. Le monastère con- serva aussi, sous les Turcs, le droit exceptionnel et très-envié de sonner les cloches. ; C’est dans la sociélé grecque et dans l’Église qu'il trouva ses plus grands ennemis. Il s'était affranchi de toutes deux; toutes deux alors travaillèrent à le faire rentrer dans leur sein ou à se l'assujettir. Un jour que la dissension avait éclaté dans le couvent, un parti prit pour juge le patriarche de Constantinople, lequel était beaucoup plus puissant sous les Turcs qu'il n'avait été sous les empereurs. Depuis ce temps, Néamoni dépend du patriarcat; l'élection de l'hégoumène appartient encore aux moines, mais le patriarche la ratifie!. Le pouvoir municipal, auquel Chio fut alors rendue, ne manqua pas non plus de les attaquer. Leurs ri- chesses étaient si grandes que les démogérontes en furent effrayés, et leur interdirent tout achat de terres et tout agrandissement. La démogérontie s’arrogea aussi le droit de surveillance sur le monastère, et se fit rendre compte, chaque année, de l'adminis- tration de l’hégoumène; enfin, les moines furent astreints à con- tribuer, pour leur part, aux charges communes de la cité. Les dé- mogérontes, qui sont les maîtres de la répartition de l'impôt qu'on paye aux Turcs, taxèrent les biens du couvent à peu près à l'égal de ceux des laïques, et exigèrent encore de lui une somme annuelle pour l'entretien des écoles de la ville. Le nombre des moines diminua à mesure que leurs richesses et leur souveraineté furent altaquées. Au temps du voyageur Tournefort, on n’en comptait déjà plus que cent cinquante; aujourd’hui ils sont soixante et quinze. Mais, ce qui porta le plus grand coup au monastère, ce fut la perte de ses œépomor. L'arrivée des Turcs fit disparaitre le servage et donna l'absolue égalité à la population grecque; cette belle réforme a ruiné Néamoni. Faute de serfs, les moines furent forcés de labourer eux-mêmes leurs champs pour vivre. « Ainsi, dit ! Voir Crusius, Turc.-Gr. p. 303. — 588 — Nicéphore le moine, un monastère si divin, si sacré, si admi- rable, l’œuvre des grands empereurs de Byzance, tomba dans un tel état, que les moines aujourd’hui travaillent la terre à la sueur de leur front.» La constitution du couvent en fut bouleversée, car elle n'avait pas été établie en vue du travail. Le travail, qui développe d'ordinaire lindividualité, fit disparaître la vie com- mune. On cessa d’habiter le couvent, le réfectoire devint désert; chacun travailla pour soi et usa à sa guise des fruits de son labeur; la règle du couvent fut oubliée. La liberté la plus entière règne aujourd'hui à Néamoni; chacun a sa fortune propre, son loge- ment, sa table, ses domestiques. La seule obligation qui soit im- posée aux moines est de rentrer au couvent la veille des jours de fête. Une prescription subsiste encore de l’ancienne règle, unique et infranchissable barrière qui sépare les moines des laïques, c’est l'interdiction du mariage. Les prêtres ou papas peuvent rester mariés s'ils l’étaient avant l’ordination; ainsi est prêtre qui veut, sous la seule condition de justifier, non pas de quelque instruc- tion, inais de la connaissance de certaines formules du culte. À Chio, ils sont fort nombreux; on compte qu'ils forment à peu près Ja trentième partie de la population mâle; la plupart d'entre eux sait lire. Les moines, au contraire, ne sont pas assujettis à la nécessité de connaitre une religion qu’ils ne sont pas chargés d'enseigner. On n’exige d'eux que de n’être pas mariés. Qui veut être moine n’a aucun noviciat à traverser, aucun exa- men à subir, aucune preuve de capacité ou de science à donner. Le monastère possède de nombreux domaines dans Pile : il Jui en achète un, et cela seul le fait moine. Il n'en a que la propriété viagère, et ces champs, après sa mort, retourneront au couvent, qui les vendra à un nouveau moine. Celui qui veut être moine sans avoir de quoi acheter un champ se fait le serviteur d’un autre moine et laboure sa terre. Cela encore lui donne le droit de porter le titre de moine et d’en avoir le costume; car il cultive la terre du monastère, et c’est la terre qui fait le moine. Le couvent est un grand propriétaire dont les moines sont les fermiers. — 589 — CHAPITRE VII :. L'ILE DE CHIO SOUMISE AUX GÉNOIS. Depuis les temps du moyen âge jusqu'à nos jours, les Grecs ont eu deux ennemis, les Latins et les Turcs. La haine des Latins et des Grecs est fort ancienne: elle existait dès le temps de l'em- pire romain ; l'invasion germanique l’a accrue, le schisme religieux Va rendue implacable. Les Turcs furent détestés comme envahis- seurs, comme barbares, comme infidèles. Pourtant ils n’ont jamais pu inspirer autant de haine que les Latins. Demandez aux Chiotes d’adjourd’hui ce qu'ils détestent le plus; bien que le mal présent efface d'ordinaire le mal passé, bien que le Turc soit le maître ac- ! Les différentes sources où j'ai puisé les matières de ce chapitre sont : 1° Les historiens byzantins Cantacuzène, Nicéphore Grégoras, Pachymère, Michel Ducas et Chalcondyle ; 2° Et principalement, un manuscrit inédit de la famille des Justiniani, intitulé : Istoria della nobile famiglia Giustiniana di Genova. Sans date et sans nom d'auteur, l'ouvrage a été écrit évidemment, vers 1730, par un membre de la famille, qui a consulté des monuments et des titres plus anciens. Il est écrit en italien; la langue en est toujours correcte et élégante. Les quatre parties dont il est com- posé forment un ensemble de 490 pages in-4°. Les trois premières ont trait à l'histoire de l'ile, la quatrième serait plutôt curieuse pour l'histoire de Gênes. Ce manuscrit est entre les mains de M. Leonardo Justiniani, vice-consul de France à Chio; je dois à son obiigeance d'avoir pu en prendre copie. 3° La Description de l'ile de Chio, de Jérôme Justiniani, conseiller du roi Charles IX et son ambassadeur près du sultan Sélim, 1596. I existe de cet ouvrage deux éditions, l’une en français, l’autre en italien. L'auteur est né à Chio et y a longtemps vécu; au surplus, il ne doit être consulté que pour ce qu'il a vu de ses yeux: dès qu'il parle d’antiquité, son ignorance est extrême. 4° La Scio sacra del rito latino, descritta dall' abbate Michele Giustiniani, 1658, petit in-4° de 232 pages. Cet ouvrage est écrit avec beaucoup d'intelligence et assez d’impartialité. Plusieurs lettres du même auteur ont été publiées sous ce titre : Lettere memorabile dell abbate M. Giustiniani, in Roma, 1667; il s’en trouve d’intéressantes pour l’histoire de l'île. >° Les voyageurs qui ont successivement visité Chio : Bélon, vers 1555; Stockhove, en 1630; Tournefort, en 1701; Paul Lucas, en 1712; Galland, en 1747. Dapper, Boschini et Coronelli, sans voyager eux-mêmes, ont recueilli les notes de quelques navigateurs. Enfin, à tous ces renseignements, manuscrits ou imprimés, J'ai joint ceux que m'ont pu fournir les traditions locales. Chio est encore pleine des souvenirs de la domination génoise, — 590 — tuel, bien que sa cruelle vengeance ait dernièrement ruiné l’île, c'est encore lui qu'on préfère. Du xr° au xv° siècle, la race grecque, incapable de garder sa liberté put se demander à quels maïtres elle était destinée, des Turcs ou des Latins. Les Sarrasins, même avant Mahomet, ra- vageaient déjà l'empire d'Orient !, Sous Héraclius, ils s’'avancè- rent jusqu'à Rhodes; dès 672, ils assiégèrent Constantinople; de la Crète, qu'ils prirent sous Michel le Bègue, ils infestèrent tout l'Archipel. Au xr° siècle, toute l'Asie Mineure fut enlevée à l'em- pire grec et au christianisme. De Chio, l’on apercevait les états du sultan seldjoucide, qui régnait à Nicée. On vit même les Turcs disposer du trône de Constantinople et y placer leur créa- ture, Nicéphore Botaniate. En cette circonstance, un simple &ven- turier, nommé Tsachas, qui dès sa jeunesse avait fait la guerre à l'empire grec, fut élevé par le nouvel empereur à la dignité de protonobilissime. Le successeur de Nicéphore, Alexis Comnène, plus hardi. et plus digne, lui enleva ses honneurs et ses richesses. Pour se les faire rendre, Tsachas prit les armes; des Grecs lui construisirent une flotte à Smyrne; avec elle il se jeta sur Clazo- mène, sur Phocée, sur Mitylène; maître partout, il se tourna contre Chio, qui se livra sans résistance. Un amiral de l’empereur n’accourut que pour se faire battre ?, Alexis voyant la mer même et les îles aux mains des Turcs, appela les Latins à son secours. Mais le Grec fut surpris de tout ce qu'une parole pouvait enfanter de guerriers en Occident; 1l s'aperçut aussi qu'en provoquant en Europe le zèle religieux, il avait remué une fibre qui n’était pas favorable aux siens. Quand il les vit camper près de sa capitale, il aurait volontiers imploré le secours des Turcs contre ses propres alliés. De leur côté, les Latins furent surpris de se woir harcelés, menacés, trahis par ces mêmes Grecs qu’ils venaient défendre. Cette première fois, les Latins furent dupes des Grecs. Alexis les trompa si bien par ses protestations d'amitié que, non content d'échapper de leurs. mains, il les amena par un triomphe d'adresse à se reconnaître ses hommes-liges, à lui baiser les pieds en public et à soumettre d'avance à sa suzeraineté les conquêtes à faire en Asie et le tom- ! Procope, Hist. secr. 23. ? Anne Comnène, Alex. VIII. — 591 — beau même du Christ, Tant d'habileté devint funeste à l'empire grec : les Occidentaux se sentirent trompés et gardèrent de cette humiliation une rancune implacable. Dès cette première entrevue, les deux races se jugèrent : chacune détesta les défauts et encore plus les qualités de l’autre. La haine fut égale entre elles; seule- ment elle fut mêlée pour l’une de mépris et pour l’autre de crainte. C’est à partir de ce jour que s’est établie chez les Latins cette opi- nion que le Grec n'est que mensonge et fourberie; de ce jour aussi, le Grec a regardé le Latin comme son brutal ennemi. La religion, qui devait apaiser ces haines, les’a envenimées. Chio put d'abord se réjouir des croisades, qu’elle devait tant maudire plus tard. Grâce en effet à cette puissante diversion, Tsachas se trouva sans appui. L’amiral Dalassène, qui avait es- suyé autant de défaites sur mer et dans l’ile qu'il avait livré de combats, vit son ennemi se retirer inopinément. Il prit possession de la ville, et Chio échappa cette fois aux Turcs !. En même temps, la mer Égée redevint libre, la côte d'Asie fut reprise, et les Turcs refoulés de Nicée à Iconium. Mais les Latins étaient alors des ennemis plus redoutables. Dans ces siècles malheureux, la race grecque, comme si elle eût été frappée d’impuissance absolue, ne semblait plus propre même au commerce. Ou ses instincts qui l'y portaient, par une remarquable exception, lui firent alors défaut; ou ils furent étouflés par l'inhabileté des empereurs, par le système du mono- pole ?, par le poids des douanes, par les vexations des gouver- nants et par la piraterie. La race affaiblie ne put triompher de toutes ces causes de langueur; le négoce et la navigation lui de- vinrent presque inconnus; elle laissa passer aux mains des Italiens le commerce de ces mers elles-mêmes, que la nature a faites sa propriété. Elle oublia jusqu’à l’art de construire des vaisseaux, que ses ancêtres avaient poussé assez loin, et au moment où cet art faisait des progrès en Italie, il périt en Grèce. Un historien by- zantin avoue que l’approvisionnement de la capitale dépendait uniquement des Italiens, et que ces étrangers étaient les maîtres d'affamer Constantinople 5. Il suivit de là que, par un retour na- turel, cette même race, qui avait autref8is couvert de ses colo- 1 Anne Comn. Alex. VIII. Voir Procope, Hist. secr. 21-23. % Nicéphore Grégoras, XV, 6. — 592 — nies tous les bords de la Méditerranée, reçut alors dans ses îles et sur ses rivages des colonies italiennes, et que ce qu’elle avait été pour l'Occident dans l'antiquité, Venise et Gênes le furent alors pour elle. Si les Chiotes avaient oublié le commerce, leur ile était de- meurée une excellente position commerciale. Il devenait donc certain que les peuples commerçants se la disputeraïent et s’en rendraient maîtres. Deux fois, sous Jean et Manuel Comnène, les Vénitiens tentèrent de s’en emparer!. Puis, lorsque, de concert avec les Français, ils eurent conquis l'empire grec ét qu'ils se le partagèrent comme un butin, ils mirent d'abord la main sur Chio ?. La nationalité grecque se réfugia alors à Nicée, dans cette même ville que la ruse d’Alexis Comnène avait enlevée aux croi- sés. Les Lascaris, dynastie dont les divisions des Latins firent le succès, reprirent Chio en 1222$. Les Génois, ruinés par la chute de l'empire grec, le rélabli- rent pour ressaisir leur commerce. L'an 1262, un certain Be- noît Zaccarias, Génois, aida Michel Paléologue à chasser les Vé- nitiens de Négrepont. L'empereur n'avait pas d'argent pour payer ses services; il lui donna une de ses provinces, et Chio, livrée aux Latins, ses ennemis, fut le prix par lequel l'empire grec s'acquitta *, Les historiens génoiïs laissent entendre que cette donation fut absolue; les écrivains grecs affirment qu’elle ne fut que tempo- raire et que l’île devait être rendue à l’empereur au bout de dix années. Mais Zaccarias employa ce temps à fortilier la ville, à re- lever les murs, à élargir les fossés; si bien qu'à l’époque fixée, l'empereur trouva la ville trop forte pour en demander la restitu- tion. Les Génois obtinrent à deux reprises un nouveau répit: à Benoît succéda Manuel; à Manuel, Martin; de temporaire le fief devint héréditaire. La cour de Byzance ne songeait même plus à demander l’exé- 1 Nicétas Choniates, liv. V; Jean Comnène, Hist. de Manuel Comnène, liv. VI. ? Rampoldi, Ann. musulm, t. VIE, p. 505. * Nicéphore Grégoras, IT, 3. # Manuscrit des Justiniant, liv. TI, ch. vn; Scio sacra del rito latino, p. 14; Serra, Hist. de Gênes, Liv. XV, ch. vr; Cantacuzène (IT, 10) est le seul qui dise que Zac- carias s'empara de Chio par les armes. — 593 — cution du contrat; mais les Chiotes souffraient amèrement d'être soumis à des Latins, de voir dans leurs murs un évêque nommé par le pape de Rome}, et d’être pressurés par des maîtres qui exploitaient l'ile comme on exploite une ferme. Il est curieux de voir dans l'historien grec à quelles intrigues ils eurent besoin de recourir pour rappeler à l’empereur Andronic qu'il avait des droits sur Chio. lis lui représentèrent la mauvaise foi des Latins, la ruse par laquelle, sous le titre de vassaux, ils étaient devenus les maitres de l’île, et l'importance d’une province qui payait an- nuellement au fisc cent vingt mille écus d’or. Ils promirent de se soulever dès qu'ils verraient paraitre une flotte impériale ?. Andronic arma une flotte de cent cinq navires et y monta lui- même. Martin Zaccarias s’enferma dans la ville avec huit cents hommes, résolu à se défendre; la population grecque, en dépit de ses promesses , n’osa pas remuer. On ne sait qui l'eût emporté, des huit cents Génois ou de l'immense armement de l’empereur, si la citadelle n'avait été livrée par un frère même de Martin, Be- noît Zaccarias. Martin se rendit à discrétion; il faillit être mas- sacré par les Chiotes, qui prirent alors les armes. La suite du récit de l'historien grec montre la faiblesse de l’em- pire. Andronic, partagé entre la haine et la crainte des Latins, se trouva embarrassé de sa conquête et comme effrayé de sa har- diesse. Qu'allaient faire les Génois? ne paraïîtraient-ils pas bientôt tout prêts à venger un des leurs? Rendre l’ile au frère de Martin parut à l'empereur le seul moyen de détourner leur colère; mais le Génois refusa obstinément une faveur qui le condamnait à la vassalité, et l'on vit Andronic, à qui ce refus faisait peur, con- voquer une assemblée des principaux Génois, de l’évêque latin et de quelques chevaliers de l’ordre des Hospitaliers, pour se jus- tifier de reprendre possession de l'ile de Chio *. C’est ainsi que . Chio rentra, pour dix-sept ans, dans le sein de l'empire. Mais l’ile, en redevenant grecque, était perdue pour le com- merce. Venise et Gênes convoitèrent de la reprendre, chacune des deux villes désirant la posséder et craignant encore plus que l'autre ne la possédat. Il se trouva alors que Gênes venait, par de pénibles sacrifices, 1 Cantacuzène, IT, 12. 2 Id. IL, 10. 3 Jd. ibid. MISS, SCIENT, V. ño = OL ee d’armer une flotte pour repousser des exilés du parti aristocra- tique. Ceux-ci n'ayant pas attendu le combat et s'étant réfugiés en France, la flotte génoise ne voulut pas rester inutile, et Simon Vignoso, qui la commandait, la dirigea vers Chio !. Il trompa la vigilance d’une flotte vénitienne, qui eût certainement mis obstacle à son projet, et parut devant l’île au mois de juin 1346 avec trente-deux galères. Essayant d’abord la ruse, il fit dire aux Grecs qu'une flotte turque approchait pour conquérir Chio, et que dans l'impossibilité où l’île était de se défendre, elle devait choisir entre deux maitres et préférer les Génois, anciens possesseurs de l'île, qui sauraient la protéger et la gouverneraient avec douceur. Soit que les Chiotes eussent deviné la ruse, soit qu'ils craignissent plus d’obéir aux Latins qu'aux Turcs, ils rejetèrent ces propositions et répondirent qu'ils étaient disposés à résister également à tous leurs ennemis. Ils se défendirent en effet avec courage et repous- sèrent plusieurs assauts. Mais l'empire ne pouvait pas les proté- ger; plus faible que jamais, il était encore divisé par la guerre civile : l'impératrice Anne avait à défendre l'autorité de son fils- contre Jean Cantacuzène. Les Chiotes abandonnés à eux-mêmes résistèrent durant trois mois, mais enfin la famine les détermina à se rendre ?. La perte de l’île excita à Constantinople une indignation qui contribua à précipiter du trône l'impératrice Anne. Une fois em- pereur, Cantacuzène se crut obligé à faire quelque effort pour la reprendre. Une flotte fut équipée et envoyée dans l’Archipel; mais elle n’alla pas même jusqu'à Chio, et contente d’avoir pris quelques bâtiments de commerce génois elle revint à Constantinople. Or, cette entreprise si prudente et si inoffensive se trouva trop auda- cieuse pour la faiblesse de l'empire; les Génois de Galata, pour se venger de la perte de deux ou trois petits navires, refusèrent 1 Manuscrit des Justiniani, 1, 3. ? Manuscr. Just. 1, 2; Cantacuzène, IIT, 95. Nicéphore Grégoras, XV, 6. Les historiens grecs disent que les Génois qui conquirent Chio étaient des exilés, et que, par conséquent, ils s’'armèrent, combaitirent et vainquirent en leur nom et pour leur compte. Mais j'en crois plus volontiers l’auteur du manuscrit, qui affirme que la flotte fut équipée au nom de la république et partit sur un ordre du sénat. Ce qui condamne les historiens grecs, c’est que Gênes s’attribua tou- jours la souveraineté de l'ile; c'est que les Génois de Chio furént toujours accucillis dans leur ancienne patrie, qu'ils continuèrent d’en être citoyens, et que leurs descendants sont encore inscrits sur le livre d’or de la noblesse. — 595 — d'approvisionner Constantinople, et mettant ainsi la capitale entre la vie et la mort, contraignirent l’empereur à restituer ce que sa flotte avait pris!. Quelle eût été leur vengeance s’il eût essayé de reprendre l’ile de Chio! Aussi ne fit-il plus aucune tentative à ce sujet; ce fut contre son aveu qu'un Chiote plus énergique que lui à défendre sa patrie arma une flotte, leva à ses frais une petite ar- mée et osa attaquer les latins. Après un premier succès il fut tué et sa troupe dispersée. Depuis lors les Génois de Chio vécurent . dans la paix la plus profonde avec l'empire, les Grecs de l'ile n’ob- tinrent de lui aucun secours, et tous leurs efforts ne purent les af- franchir d’une domination détestée. La flotte de Simon Vignoso n'avait été équipée et entretenue que grâce aux avances de trente-deux particuliers de Gênes. Ceux- ci après le succès, demandèrent à l'État leur remboursement. La république estima leur créance à 300,000 livres; mais, comme le trésor se trouvait vide, elle en remit le payement au terme de vingt années. Jusque-là on leur donna en gage et à titre d'intérêts les revenus de l'ile de Chio. Les vingt années écoulées, la répu- blique ne se trouva pas plus riche, et, dans l'impossibilité de payer ses créanciers, elle laissa l’île entre leurs mains. Ainsi Chio était un capital par lequel un débiteur s’acquittait et qu’un créancier faisait valoir. Ce capital se divisa en un certain nombre de parts ou d'actions, qui s’achetèrent, se transmirent, se léguèrent, comme un champ ou une rente. Lorsque les familles aris- tocratiques de Gênes se concentrèrent en un certain nombre d’al- bergi, l'albergo des Justiniani émigra presque tout entier à Chio, et par héritage ou par achat vint à posséder la créance entière. Leur compagnie prit le nom de maona, mot italien qui désignait autrefois à Gênes et qui désigne encore à Florence la société des fermiers de l'impôt. D'après les conventions qui furent réglées à l'origine, la sou- veraineté appartenait à la république de Gênes, les finances à la mahone. La république envoyait chaque année un podestat, auquel était réservée la haute justice et l'administration supérieure. Les mahons répartissaient et recueillaient l'impôt, en consacraient environ un tiers aux dépenses d'ordre public, et se partageaient le reste entre eux. L'ile était partagée en treïze cantons, dont 1 Nicéphorc Grégoras, XV, G. M. 4oQ. — 596 — chacun était administré par un membre de la famille; ce gouver. neur portait le titre de Aoyapiaolÿs, terme qui indique des fonc- tions de finances et qui marque qu'à l'origine la mahone n’en avait pas d’autres. Mais comme cette compagnie financière étaient en même temps l'aristocratie, comme la naissance et la richesse se joignaient en elle pour lui donner la considération et l'influence, elle devint en fait la maîtresse de l'ile. Le podestat continua d’être élu par Gênes, mais il le fut presque toujours dans le sein de la mahone et sur sa présentation. Gênes conserva de la souveraineté tous les honneurs, et la mahone en eut tout les profits. Cette sorte de partage est as- sez nettement marquée sur les monnaies, que les Justiniani avaient le droit de frapper. Ils gravaient d’un côté le nom du podestat, les armes de Gênes et l’exergue Corradus rex Romanorum!. L'autre côté portaitles armes de la famille Justiniani, c’est-à-dire le double aigle sur trois tours, avec les mots civitas Chii. Cette famille des Justiniani fut d’ailleurs remarquable de sa- gesse et de prudence. Elle sut merveilleusement apprécier toutes les difficultés qui l'entouraient, compter ses ennemis, Grecs, Turcs, Vénitiens?, et mesurer tout ce que sa position exigeait d'adresse et de modestie. Elle ne s’enorgueillit ni de sa richesse ni de son ha- bileté même. Elle borna son ambition , n’affecta jamais la gran- deur et rejeta loin d’elle les apparences de l'indépendance. En 1363, prévoyant le cas où Gênes deviendrait plus faible, ou l'em- pire grec plus fort, les Justiniani voulurent bien demander l'inves- titure de l'ile à l’empereur Jean Paléologue et lui prêter hommage ; ils achetèrent même leur sécurité en s’engageant à payer un tribut, d’ailleurs illusoire, de cinq cents pièces d’or ÿ. Lorsque quarante ans plus tard Tamerlan, l’allié des Grecs , eût vaincu Bajazet, leur ennemi, tout le monde crut voir la résurrection de l'empire de Byzance : les Justiniani envoyèrent alors une ambassade pour fé- 1 Münter, dans un traité sur les monnaies franques du Levant, avance que les monnaies qui portent ces mots: Corradus rex, furent frappées pendant la croisade de Conrad III, et, bâtissant tout un système sur cette assertion, il fait aller Conrad à Chio. Les monnaies de Chio et celles de Gênes ont porté très- longtemps cette exergue, parce que c’est Conrad IT, au xu° siècle, qui a octroyé à Gênes le droit de battre monnaie. 2? Les Vénitiens assiégèrent la ville en 1431 et furent repoussés. 3 Manuscrit, 1, 1v; Scio sacra del rito latino, p. 9. ; — 597 —, liciter l’empereur et faire acte de soumission. Plus tard, à chaque victoire, des Turcs, ils envoyèrent complimenter le vainqueur. Fils soumis de leur mère patrie, ils la consultèrent toujours avec déférence, et n’agirent jamais sans son consentement. Ils recher- chèrent même l’amitié des empereurs d'Allemagne, et restèrent gibelins à Chio; ce fut de l'empereur Sigismond qu'ils obtinrent la prérogative de porter l'aigle impérial dans leurs armes!. Leur docilité envers le saint siége en matière spirituelle’ fut inébran- lable; dans toutes leurs querelles ils se soumirent à son arbitrage ; ils reçurent toujours les évêques qu’il leur envoya. Le fruit de cette politique réservée et modeste avec tous les puissants fut que les Justiniani conservèrent leur principauté durant deux siècles, dans une île où ils était haïs et au milieu de l'empire grec ou de la domination turque. $ 1. Administration des Justiniani. De toutes les dominations étrangères que l’île a subies, celle des Justiniani lui a paru la plus dure. Je ne veux pas tenir compte des calomnies tantôt ridicules et tantôt atroces par lesquelles cette haine s'exprime encore aujourd’hui; je ne parlerai donc pas de tout ce que rapporte la tradition populaire, de villages incendiés par vengeance, de populations livrées ou vendues aux pirates bar- baresques par une sorte de traite des blancs, de cargaisons de jeunes filles enlevées chaque année et transportées en Italie. Mais j'essayerai de dire ce que devint l'ile entre les mains des Génois, ce qu'elle souffrit et ce qu'elle gagna sous leur domination. Quand les Justiniani mirent le pied dans l’île, ils apportèrent avec eux l'opinion que les Occidentaux avaient des Grecs: ils cru- rent arriver parmi des ennemis, et n’eurent pas même l'idée de chercher à se concilier leurs sujets. Loin de se mêler à la popula- tion conquise, ils restèrent toujours Îtaliens. Ils avaient conservé leurs maisons et leurs terres à Gênes, leurs noms restaient inscrits sur le livre d’or de la noblesse, et à peine établis à Chio, ils avaient fait stipuler qu'ils resteraient citoyens de Gênes. Ils participaient souvent au gouvernement de la république : le nombre de ceux d’entre eux qui furent magistrats à Gênes ou cardinaux à Rome est considérable. Ainsi ils ne se rapprochaient jamais de la race 1 Manuscr, !, van. — 598 — ’ grecque, et au bout de deux siècles ils lui étaient aussi étrangers qu'aux premiers jours de la conquête. Il semblait même que la conquête se renouvelàt à chaque génération; car ils se mariaient toujours à Gênes et faisaient élever leurs enfants en Italie, de sorte que les Chiotes voyaient arriver sans cesse des visages nouveaux, inconnus à l'île et à qui l’île était inconnue. Les Justiniani eurent le tort de considérer Chio comme une possession provisoire, comme un lieu de passage pour leur famille, et Gênes comme leur véritable patrie. Ils songèrent trop qu’ils pouvaient perdre leurile, et prirent trop de précautions pour pouvoir, ce cas échéant, re- tourner à Gênes. Les Chiotes avaient supporté plus d'une fois la domination des étrangers; mais soumis aux Perses, soumis aux Romains, incorpo- rés dans de grands empires, ils n'avaient vu leurs maîtres que de loin. Cette fois ils étaient assujettis à une famille; leurs maitres vivaient au milieu d'eux ; ils sentaient à tout moment le joug sur leurs têtes. Sous les Perses, sous les Romains, ils avaient conservé leurgouverne ment municipal. L'indépendance politique ne touche que médiocrement la majorité des hommes, peu en savent le prix; mais le paysan etl’homme du peuple veulent avoir dans leur village ou dans leur quartier un juge et un administrateur de leur nation. Peu leur importe qu’il y aït dans leur île un gouverneur étranger; mais ils veulent qu’au dernier échelon du gouvernement et le plus près d'eux il y ait un homme qui leur ressemble, qui parle leur langue, qui ait quelques idées communes avec eux. C’est parce que ce besoin a été satisfait, que les Grecs ont pu supporter la do- mination turque. Nous verrons tout à l'heure quelle a été l’habi- leté et le succès des Chiotes dans leurs rapports avec les musul- mans; mais leur adresse, leur souplesse, leur flatterie ne leur ont servi de rien avec les Génoïs. Ceux-ci ont eu pour système de gouvernement d’exclure les Grecs des plus petits emplois; l'ile était partagée en treize cantons, et chacun d'eux était administré par un Italien. Toutes les fois qu'ils réunissaient ce qu'ils appelaient le conseil de l'ile, c'étaient encore exclusivement des Italiens. Un Chiote ne fut jamais ni consulté, ni écouté; la population grecque, complétement effacée, n’eut jamais la plus petite part à la direc- tion de ses affaires; et c'était la première fois qu’elle ne pouvait se consoler de Ja domination étrangère par l'apparence tant enviée _de la liberté municipale. — 599 — Lorsqu'en 1346 les Chiotes rendirent leur ville aux Génois, par la capitulation qui fut alors conclue, les vainqueurs jurèrent de respecter la vie et les propriétés des citoyens, la liberté du calte grec, les biens des églises et les priviléges des monastères! Les Génois ne manquèrent jamais à leur parole; on ne voit pas qu'ils aient dépouillé les habitants, fait un partage des terres, interdit le culte grec, attenté aux priviléges de Néamoni. Leur adminis- tration ne fut ni spoliatrice ni violente, mais elle eut forcément un profond caractère d’égoiïsme. Venus dans l'ile pour s'enrichir, l'ayant reçue de Gênes à titre d’indemnité ou de capital à faire pro- duire, ‘ils n'acquirent jamais celle autorité morale que le peuple vénère dans ses maîtres. Les impôts qu'ils établirent ne paraissent pas avoir été exorbi- tants. Nous en avons le chiffre pour la fin du xvr° siècle; Jérôme Jus- Uüniani nous apprend qu’à cette époque, c’est-à-dire au milieu de la plus grande prospérité de Pile, elle ne payait que 56,000 ducats d'impositions directes?; cetle somme n'approche pas des 120,000 écus d'or que, d’après le témoignage de Cantacuzène, l'ile payaït à l'empire d'Orient *. Il est vrai qu’il ne faut faire aucune comparai- son entre l'impôt qu'on paye à un pouvoir national et celui qu’il faut payer à des étrangers. Ce qui rendait l'impôt si odieux aux L Munuscr. Just. hv. 1, ch. 1. ? D'après Jér. Justiniani, le budget aurait été ainsi réglé : Recette : chacun des treize cantons payait 2,000 ducats, soit... 26,000" le produit de la vente du mastic se montait à.....,.. 30,000 56,000 À ces 56,000 ducats d'impôts s’en joignaient environ 30,000 , que rapportait la douane. Sur celte somme, 26,000 ducats étaient consacrés au traitement du podestat et des douze gouverneurs, et 20,000 aux dépenses diverses d'ordre public ; le reste, c'est-à-dire 40,000 ducats, était partagé entre les membres de la famille, Le manuscrit de la famille Justiniani fait monter le revenu de l'ile à 120,000 écus d'or, la même somme qu’au temps des Byzantins, ct il ajoute : « Était prélevé sur cette somme ce qui était nécessaire aux dépenses publiques; le reste était partagé entre les membres de la mahone, en proportion de la part que chacun d'eux avait dans les revenus de l'île, les uns ayant 1, les autres » , d'autres jusqu à 5 karats. » Chalcondyle, liv. X : «Reditus habet insula largissimos et incredibile est «quantas opes suppeditet iis qui illam regunt.» i Cantacuzène, édit, Nichuhr, hv. IE, ch. x. — 600 — yeux du peuple, c'est qu'il savait que cet argent était partagé entre les membres de la mahone, comme le revenu d’une ferme. Le peuple veut bien payer, quand il sait que son argent sera consacré à entretenir une armée, une flotte, un corps de juges, des écoles; ce qui lui répugne, c'est de voir cet argent enrichir des particu- liers, c'est de voir cet impôt rester dans les mains de ceux qui le perçoivent. L'impôt le plus léger devient alors une charge insup- portable et la source d’une violente haine, La domination génoise ne changea rien à l’état des personnes; l’homme libre resta libre, le serf resta serf. Les Chiotes repro- chent aux Justiniani d’avoir appesanti le sort des paysans, etsurtout de les avoir attachés au domaine. Il est possible qu’ils aient pro- fité du servage, qu'ils l’aient développé même au lieu de le res- treindre, mais certainement ils ne l'ont pas établi. Nous avons vu, par les chartes du monastère de Néamoni, que le paysan grec fai- sait partie du sol, se vendait avec lui, y naissait et y mourait, en un mot était un immeuble. Les Génois ne Faffranchirent pas ; cela même eût été une atteinte portée à la propriété des Grecs. Mais en vrais marchands ils se réservèrent le monopole du plus précieux produit de like, du mastic. Les paysans qui cultivaient les lentisques n'étaient en quelque sorte que des fermiers; la ré- colte ne leur appartenaït pas; ils travaillaient pour les Génois. Ils ne pouvaient pas disposer de la plus petite parcelle de mastic ; en vendre ou en garder quelque peu que ce fût, était un crime de lèse-majesté, qui entraïnait la peine de mort; celui qui coupait un lentisque, même dans son champ, perdaït la main droite; les châtiments étaient sévères en proportion de la facilité de la con- trebande. Les fortifications des villages avaient un double but, celui de protéger les paysans contre les attaques des pirates, et celui de fa- ciliter la surveillance des Génois sur la récolte du mastic!. Deux membres de la mahone étaient chargés chaque année de cette surveillance?. Ainsi, non-seulement les Génois enlevaient au paysan sa plus 1 Maruscr. Justin. I, v, ? «Due di signori maoni trascetti per sopraintendere al mastiche, rendita «semprè riservata all alto dominio della famiglia Giustiniana... essendo prohi- «bito a tutte le persone sotto pena capitale il raccoglierne o venderne senza « licenza; anzi vi era una legge che condennava ad esser tagliata la mano piu va- t — 601 — belle récolte, mais pour la lui enlever tout entière, ils étaient forcé d'exercer sur lui une violence de tous les instants, de l’en- fermer dans son village comme dans une prison et de le menacer de lois inhumaines. Quatre fois chaque année, tant que dura la domination génoise, la population Chiote futsystématiquement humiliée. Voici, d’après Jérôme Justiniani, comment se célébraient à Chio les fêtes de Pâques , des Saints Apôtres, de Noël et de la Circoncision. Le clergé grec et les principaux Chiotes se réunissaient sur la place du pa- lais du podestat. Là, un héraut, monté sur une estrade, lisait à haute voix quatre prières pour le pape de Rome, pour l’empereur d'Allemagne, pour la république de Gênes et pour la famille des Justiniani. Après chaque prière, des huissiers , armés de baguettes, ordonnaient au clergé grec d'abord, puis au peuple, de répondre par des acclamations. Les Chiotes étaient donc tenus de prier pour le pape, leur plus grand ennemi; pour l’empereur latin, qu’ils ne connaissaient pas; pour la république qui les avait assujettis, et pour la mahone, qu’ils détestaient. Après avoir seulement prié pour leurs ennemis ou leurs maïtres, les Grecs se reliraient dans leurs maisons, en ayant soin de les orner de guirlandes de fleurs, en signe de réjouissance, et de suspendre à leur portes en signe d’af- fection les armes de Gênes et celles de la mahone. On ne comprend pas bien quel but politique pouvait avoir la répétition de cette scène, ni à quoi servait aux Génois de rappeler si cruellement aux Grecs qu'ils étaient sujets et que leurs maîtres étaient des étrangers. Mais rien ne fut plus sensible aux Chiotes, rien ne les frappa plus durement que la fondation d’une église latine rivale et enne- mie de la leur. Il n’est pas besoin de rappeler ici les causes du schisme, les points de querelle entre les deux églises, les diffé- rences dans le dogme, la procession du Saint-Esprit et le pur- «lida a chiunque ardisse truncare un albero di lentisco.» (Coronelli, Isolario, à l'article Chio.) —« Rende al Turco l entrata del mastiche da quaranta mila scudi «l’anno, havendo reso assai piu à Giustiniani, quando n’erano padroni, non « solo perche cercavano maggior quantità di mastiche con far cultivare più alberi, «ma perche usavano esastissime diligenze in diverse parte del mondo per lo smal- «timento, e piu tosto che diminuire il prezzo, in caso d’abbondanza, bruciavano «il mastiche racolto per non screditar lo.» (Lettre de l'abbé Mich. Justiniani à D. M. Pezzobonello, 1667.) — «Galli mercatores mastiches pretium idem per- « petuo esse considerantes existimant et referunt incolas, collecta ejus certa quan- «titate, reliquum abjicere. (Bélon, liv. I, 1590.) — 602 — à gatoire; les différences dans le culte, le maigre du samedi, les azymes , le baptême sansimmersion, le célibat des prêtres. L'homme du peuple à Chio (je dis le catholique aussi bien que le grec) ne voit qu'une différence entre les deux églises, différence immense, il est vrai, à ses yeux, c'est que l’une reconnait la supré- matie du pape de Rome, et l’autre celle du patriarche de Cons- tantinople. Tel est le principal objet d’une querelle qui dure de- puis dix siècles et qui n'est pas près de s’éteindre. Quant aux dif- férences dogmatiques et liturgiques, elles sont si légères qu’elles auraient disparu depuis longtemps, n'était le besoin de donner quelque prétexte au schisme et de marquer comme une ligne de frontière entre les deux églises. L'expédition de Dandolo et de Baudoïin contre Constantinople, en 1202, a été justement nommée croisade. Le même sentiment reli- gieux , Ou à peu près, qui avait inspiré la conquête de laterre sainte, poussait alors les Francs contre les Grecs. Dès qu’ils furent établis dans l'empire d'Orient, le pape nomma un patriarche latin à Cons- tantinople et des évêques dans les provinces; et la cour de Rome enjoignit à ses délégués de détruire le schisme grec !. Il est vraisemblable que les Vénitiens, qui occupèrent alors l'ile de Ghio, y eurent un évêque de leur rite. On sait qu'au temps des Zaccarias un évêque latin résidait à Chio, et l’on peut même sup- poser, d'après un passage de Cantacuzène?, qu’une maison de l’ordre des Hospitaliers s’y était fondée. Si l’église catholique dis- parut avec la domination des Zaccarias, elle fut certainement réta- blie au retour des Génois en 1346. Sous les Justiniani, et après eux, le chef de l’église de Chio fut toujours nommé par le pape; car c’est le caractère de cette église d'Orient de relever directement du saint-siége, de même qu’elle a été fondée par lui. | 1 «.... Injunxit ui Græcos schismate præcisos ad obedientiam sanctæ romanæ «Ecclesiz revocare procurarent......» (Lettre d'Innocent IIT à Baudoin, citée dans le Scio sacra.) — « ... In illis ecclesiis in quibus tantummodo sunt Græci, « græcos debes episcopos ordinare, si tales valeas reperire qui nobis et tibi devoti «et fideles existant, et a Le consecrationem velint humiliter recipere. In illis vero «in quibus Græci cum Latinis sunt mixti, latinos præficias et præferas ipsis Græ- «cis.» (Lettre du même pape à Morosini, archevêque latin de Constantinople, citée dans le Scio sacra, p. 13.) ? Cantacuzène, iv. II. ch. xu. — 605 — Les Justiniani tinrent à honneur de faire briller leur église au- dessus de l'église grecque. Leur évêque fut toujours richement entretenu par eux, et entouré d’un nombreux clergé. Le rite latin fut d’ailleurs renforcé par des missionnaires de tous les ordres; en 1360, le saint-siége envoya les frères mineurs dans le Levant!. La ville de Chio renfermait deux couvents de dominicains, deux de franciscains, un d'augustins, et plus tard des capucins et des jésuites. Un inquisiteur du saint office, de l’ordre des frères pré- cheurs, y résidait ?. À Rien ne fut plus insupportable aux Chiotes que la vue du clergé et des moines latins. Quoique la liberté du culte leur füt d’ailleurs laissée, et que les nouveaux venus ne fissent pas de propagande ouverte, leur séjour dans la ville sembla aux Chiotes la consé- quence la plus pénible de la conquête. Le sentiment national ne s’est jamais éteint chez les Grecs, seulement il a revêtu la forme du sentiment religieux. Une grande partie de leur haine contre l'église catholique venait de ce qu’elle était la religion de leurs maîtres. H n’y a d’ailleurs pas d’exagération à dire, comme Michel Du- cas, que les Grecs préféraient le turban d’un Turc au chapeau d’un cardinal. Entre deux religions, la distance est trop grande pour que les animosités soient bien vives. Mais deux sectes si rap- prochées se touchent par trop de points; la comparaison est trop facile, la discussion trop inévitable, les prétentions trop ardentes, pour qu'une implacable haine ne remplisse pas les cœurs. Les Chiotes ne se révoltèrent qu’une fois contre leurs maitres, et ce fut pour un motif religieux et à l'instigation de leur évêque. Jérôme Justiniani, qui raconte cette insurrection, n’en indique pas la date“; on sait seulement qu’elle eut lieu dans les premiers temps de la puissance des Génois. Un massacre général des membres de la mahone était le but des conjurés. La plus grande fête de la religion chrétienne était naturellement désignée pour être le jour dé l'exécution ; l'évêque grec avait choisi le dimanche de Pâques. Au jour fixé, les conjurés pénétrèrent dans la citadelle, mal gardée, se saisirent des portes et se préparèrent au massacre. ! Scio sacra, p. 32. ? Ibid. p. 21; Manuscrit Justiniani, liv. 1, ch. vi. 5 Michel Ducas, ch. xxxvint. Jérôme Justiniani, lv. IE, ch. 1. — 604 — Mais les Justiniani avaient été prévenus et s'étaient armés; les conjurés furent pris et mis à mort. Une enquête sévère et partiale confondit les innocents et les coupables; des flots de sang furent répandus, et une bonne partie des terres de l’ile furent confisquées au profit de la mahone. Mais la plus grande punition qui fut in- fligée aux Grecs fut la suppression de leur épiscopat. Leur église n'eut plus à sa tête qu'un vicaire, qui portait le simple titre de demaios. Les Justiniani se réservèrent le droit de l'élire, et ne lais- sèrent au patriarche de Constantinople qu'un droit illusoire de confirmation. Dès lors légalité, même apparente, fut rompue à Chio entre les deux églises; l’évêque latin marcha le supérieur du chef des Grecs, et celui-ci dépendit de la mahone, qui, l'ayant choisi, pouvait le déposer. $2. Bienfaits de la domination génoise. La mahone était proprement une compagnie de publicains qui gouvernait l'ile. Les publicains et les marchands sont des maîtres durs et égoïstes; ils gouvernent pour eux et non pour leurs sujets; ils gouvernent moins qu’ils n’exploitent. Mais quand ces marchands et ces publicains sont intelligents, quand ils savent que leur inté- rêt le plus clair est dans la prospérité du pays qu'ils administrent, et que la richesse des sujets est la source de celle des maîtres, cette connaissance de leur intérêt personnel est la garantie d’un bon gouvernement. Les Génois exploitèrent Chio , mais si bien, qu’ils l'enrichirent elle-même. L'île a oublié ce qu’elle leur doit; mais si le souvenir de leurs bienfaits s’est éteint dans la mémoire des hommes, le sol, la ville et les villages en portent encore les vestiges et les fruits. La ville actuelle est leur œuvre; et, toute défigurée qu’elle est par les récentes dévastations, on peut la voir encore par la pensée telle qu'ils l'ont faite. Elle fut construite, au milieu de l'Orient, comme une ville européenne, c’est-à-dire avec ordre, symétrie et commodité; les rues, alignées, se coupèrent à augle droit, s’ou- vrirent pour former des carrefours ou des places ; les maisons s’éle- vèrent avec trois ou quatre étages, bâties en pierres de taille, et leur façade, d’une architecture sévère et assez grandiose, présenta cette image de la richesse solide que l’on voit dans les anciens hôtels de Gênes. Les villages eux-mêmes portent encore témoignage d'une an- — 605 — cienne richesse. Cardamyle, Volisso, Mesta, Pyrgi, Nenita, Thy- miana, d’autres encore, sont moins des villages que de petites villes. Les rues y sont alignées et pavées, les maisons y ont plusieurs étages et sont souvent bâties en pierres de taille; ils ne diffèrent de la ville que pour la grandeur. Ce ne sont pas les Justiniani qui ont les premiers entouré de murs la ville et les villages; le désordre des derniers siècles de Fad- ministration byzantine avait déjà contraint les peuples à s’éloi- gner de la mer et à s’abriter derrière des murailles. Après la chute de Constantinople, la piraterie ne fit qu'augmenter; la haine de la servitude et la différence de religion parurent justifier aussi bien les pirates de la mer que les Klephtes des montagnes. Les Italiens eux-mêmes s'autorisèrent de leur titre de chrétiens pôur exercer ce brigandage contre les Turcs! ; les Turcs l’exercèrent par repré- sailles. La piraterie, rendue ainsi presque honorable, ne s'arrêta plus, n'eut plus de frein; bientôt elle ne distingua plus l'ami de l'ennemi; elle remplit et dévasta tout Archipel. L’insulaire, aussi bien que le navigateur, eut sans cesse un ennemi à craindre et un combat à soutenir; il eut à défendre par les armes sa vie de chaque jour et sa récolte de chaque année. Les Génois s’appli- quèrent à relever ou à entretenir les fortifications des villages, et élevèrent dans les campagnes un grand nombre de tours, où le paysan put mettre à l'abri sa vie et ses richesses. Lorsqu'on suit le rivage de l'ile par mer, on aperçoit sur chaque éminence une petite tour ronde. Là les Génois avaient organisé un système de vigies; dans chacune de ces tours une sentinelle était au guet jour et nuit, et dès qu'un navire suspect était signalé, les paysans, aver- tis, couraient aux armes ou se réfugiaient dans leurs villages ?. Contre un ennemi moins incessant, mais plus redoutable, les Génois fortifièrent la ville. La forteresse, qui se voit encore aujour- d’hui, fut bâtie par les Zaccarias. Vers 1440, alors que les Turcs étaient maîtres de la mer et allaient assiéger Constantinople, les Justiniani entourèrent d'un mur la ville elle-même*. On voit en- core, du côté du nord-ouest, quelques restes de constructions. 1 À Chio, lorsqu'une mère veut elfrayer son enfant, elle le menace des pirates florentins ou pisans; pour lui défendre d'aller jouer sur le bord de la mer, elle lui dit : Épyovtai oi Dropévrivor. 2? Manuscr. Justin. iv. I, ch. v. 3 Scio sacra del rito latino, p. 10. — 606 — île de Chio, durant six mois, n'a pas une rivière, pas un tor- rent; l’agriculture dépend donc d’une sage distribution qui mé- nage l’eau des sources. De nombreux aqueducs ont été élevés ou rétablis par les soins des Génois!. La ville n'a pas de port: les Génois lui en ont donné un en opposant un double môle aux vagues de la haute mer, et surtout en l’entourant, du côté du rivage, de murs et de quais assez hauts pour retenir les terres que les as et les torrents y déversent sans cesse. Grâce à un bon port, les navires du commerce accoururent. Chio se trouve l'échelle naturelle et le lieu de reläche de tous les bâtiments qui suivent la grande ligne de Constantinople en Égypte. Le port de Chio devint un des plus fréquentés de l'Orient. C'est à la sagesse intéressée des Justiniani que lile doit le développe- ment de son commerce. Au lieu de s'arroger un monopole, fu- neste même à ceux qui l’exercent, ils ouvrirent l'ile aux négociants de toutes les nations; leur haine contre Venise n’en écarta même pas les Vénitiens. Un grand nombre de riches familles d'Italie sy don- nèrent rendez-vous’. Les Grecs eux-mêmes® purent trafiquer et s'enrichir; de tout l’empire ils accoururent à Chio, surtout après la prise de Constantinople“. Les mahons donnèrent toujours l'exemple du commerce, Leur habile politique obtint de Maho- met I”, en 1413, le droit de trafiquer avec les pays turcs, et de recevoir dans leur port les navires de toutes les nations, même de celles à qui le Turc faisait la guerre”. Ils étaient placés entre des ennemis, mais ils surent faire tourner ce danger en avantage. Constants à rechercher l’amitié de toutes les puissances, ils firent de leur île le marché commun entre l'Orient et l'Occident. Au milieu des guerres générales, le commerce ne trouvait que là la paix et la sécurité. Jérôme Justiniani dit qu'au xv° siècle le pro- duit des douanes s'élevait souvent à 300,000 ducats d'or. Lorsque, 1 Manuscr. Justin. Liv. I, ch. v. ? «Semprè più accresciuta l’isola di molte famiglie venute dal Genovesato, «come di Domestici, Tobbia, Benintendi, Maineri, Reggio, Grimaldi, Forneti, « Fornari, etc. etc.» (Manuscr. Justin. I, vrir.) 3 Jérôme Justin. Descript. de Socio, I, 1. 4 «Doppo la caduta dell’ imperio d’ Oriente, vi accorsero anche di Constanti- «nopoli molte nobilissime famiglie, Cantacuzeni, Mavrocordati, Comnent, e al- «tri...» (Manuscr. Justin. 1, vrir.) ® Scio sacra del rito latino, p. 10. — 607 — après la bataille de Nicopolis, Bajazet fixa à 200,000 ducats la rançon du comte de Nevers, il préféra à la parole d’un roi de France la caution d’un négociant de Chio nommé Barthélemy Peligrimi !. Les Chiotes avaient oublié le commerce au temps des Byzantins; ils le rapprirent des Génois. Leur naturel, qui les y portait, repa- rut alors; leurs qualités mercantiles se ravivèrent au contact de ces habiles marchands. Le commerce et la richesse qui, un peu plus tard, ont été le partage exclusif de la population grecque, elle les doit à la domination génoise. I y a dans l'ile un village dont tous les habitants sont marins ou constructeurs de navires, c'est Vrontado, dont la population s'élève à près de 4,000 habitants. Il suffit de voir leurs navires et de les comparer aux navires génois, pour savoir à quelle école leurs constructeurs se sont formés. Et ce qui prouve bien encore que le goût du commerce et de la marine, perdu au moyen âge, a été reporté à Chio par les Italiens, ce sont les termes mêmes de 1a manœuvre; un capitaine chiote ne se sert dans ses commande- ments que de mots italiens, dont il ne comprend pourtant pas le sens littéral. | L'industrie des soies, dans laquelle Chio a excellé plus tard, fut encore un legs des Génois. IL.est vrai que ce fut un empereur de Byzance qui introduisit en Europe l'élève des vers à soie; mais on peut voir dans Procope quelles causes empêchèrent le déve- loppement de cette industrie dans l’empire?. À peine naissante, elle fut transportée en Italie, où elle prospéra; et ce fut de l'Italie qu'elle revint à Chio. Les Chiotes ne se rappellent plus à quelle époque les müriers ont été plantés dans leur île; mais ils savent bien que les premières manufactures de soie ont été établies par les Justiniani, etque, pendant deux siècles, elles ne furent jamais dirigées que par eux. Ainsi la principale source de leur richesse postérieure est un bienfait des Génois. La domination des Justiniani a donc eu pour effet de rendre à l'île le commerce qui l'avait quittée, de l'initier à l'industrie, de l'enrichir et d’y porter des capitaux qui n’ont pas été inutiles plus tard pour son commerce. Elle a peut-être opprimé la race grecque, mais elle a préparé sa prospérité et sa régénération. 1 Serra, Storia di Genova, disc. IV, ch, vrr. ? Procope, Hist, sec. ch, xxv. — 608 — L'ile de Chio, appauvrie et abaissée sous les Byzantins, se re- leva sous les Génois. Le premier résultat de la conquête fut d'iso- ler Chio de la masse inerte d'un empire qui tombait, de lui donner une existence à part et de la sauver de la ruine générale de la race grecque. Les peuples de l'Occident, les Italiens mêmes ont un génie organisateur qui a toujours manqué aux peuples de l'Orient ; les Génois ont donné aux Chiotes quelques principes d'ordre et de gouvernement intérieur qu'ils ont mis en pratique lorsque la _ domination turque leur a laissé quelque liberté. Enfin, la race, depuis longtemps affaiblie, s’est ranimée au contact de l'énergie européenne; cetle sujétion à des étrangers a été pour elle une heu- reuse école, une tutelle de deux siècles. Elle y a appris ce dont l'empire byzantin avait négligé de l'instruire, que le travail, le commerce, l'industrie, l'énergie morale, à la faveur d’un gouver- nement ferme, ressuscitent un peuple et lui rendent avec la vie la richesse, la liberté et quelque gloire. Il est juste de dire que la domination italienne s’est étendue sur beaucoup d’autres îles, et que ses bienfaits n'ont été nulle part aussi féconds qu'à Chio. L'Eubée, les Cyclades, la Crète, après avoir fleuri quelque temps, sont retombées dans l'inertie le jour -où la main de l'Occident s’est retirée d’elles; il n’en a pas été de même à Chio. La race, plus énergique et plus habile, a mieux profité des leçons reçues, et c’est en grande partie grâce à ses mé- rites que les bienfaits des Génois ont porté des fruits jusqu’au xIx° siècle. CHAPITRE IX. DOMINATION TURQUE.-—— RÉGÉNÉRATION DE LA RACE GRECQUE A CHIO. — RENAISSANCE DU RÉGIME MUNICIPAL. $ 1. A la faveur de la domination turque, les Grecs l’emportent sur les Latins. L'ile de Chio ne connut d’abord les Turcs que comme des pirates qui la ravageaient à chaque génération. À la fin du x siècle, un chef turc s’établissait en maître à Smyrne, un autre à Phocée, un troisième à Pergame, un quatrième à Assos !. La chute de l'empire 1 Michel Ducas, ch. 11. — 609 — seldjoucide avait sauvé Constantinople de la ruine, mais nou les provinces du pillage; les petits princes turcs étaient assez forts pour ravager une ile et écumer l’Archipel. Trois fois dans le cours du xrv° siècle, en 1307!, en 1345 ?, en 1394 *, Chio fut cruelle- ment pillée par ces pirates. Lorsque la dynastie d'Orcan se fut élevée peu à peu au-dessus de ces chefs de bande et eut fondé l'u- nité parmi les Turcs, il fallut se soumettre à l'empire naissant : les Justiniani, en 1413, envoyèrent un ambassade à Mahomet [°', lui demandèrent l'investiture de l'ile et se reconnurent ses vassaux. Le sultan accueillit gracieusement leurs sollicitations, leur ré- pondit, non sans quelque fierté, qu'il voulait être le père de tous les chrétiens, et exigea d'eux un tribut annuel de 4,000 ducats*. Dès que les Turcs se montrèrent, ils furent détestés à la fois des Latins et des Grecs; mais la haine des Latins fut plus vigoureuse. Ils régnaient, le Turc venait détruire leur empire. Les Grecs étaient sujets : leur haine pouvait moins paraître, et elle était peut-être mêlée d'un secret désir de voir souffrir leurs maîtres actuels. Toutes les fois que nous voyons les Justiniani fidèles aux Turcs, nous pouvons affirmer que c’est par crainte; les Grecs l'ont été par un mélange de crainte, de jalousie et d'intérêt. Quand Constantinople fut assiégée par Mahomet IT, les Génois, qui dominaient alors dans la capitale comme dans les provinces, considérèrent que c'était leur empire qu'on attaquait, et ils le défendirent énergiquement. Un Justiniani de Chio fut le chef des Génois qui aidèrent Constantinople à soutenir son dernier siége °. Après la chute de l'empire grec, Chio se soumit sans résistance 1 Pachymère, VI, 17. ? Michel Ducas, ch. vus. 3 Id. ch. xvur. “ Id, ch. xxx. Jean Justiniani, à la tête de quelques centaines de Génois et de Chiotes, dirigea la défense de Constantinople et donna aux Grecs l'exemple du courage. Jusqu'au dernier jour du siége, il combattit aux côtés de l'empereur; mais on raconte que, ce jour-là, le courage et la loyauté l'abandonnèrent, Prétextant une légère blessure, il déclara à l'empereur qu'il allait se retirer. Constantin lui fit observer que l'on était au plus fort du combat, que son départ découragerait les assiégés ; et comme il lui demandait par quel chemin il allait se retirer, «par le chemin que les Turcs m'ont ouvert», répondit Justiniani; et il sortit de la ville par la brèche, S'il répugne de croire à une trahison, on peut supposer qu'une MISS, SCIENT. V. ba — 610 — apparente au tribut de 6,000 ducats auquel elle fut taxée par le sultan !, Mais secrètement les Justiniani essayèrent de provoquer une croisade. Ils envoyèrent des messages au pape et à tous les princes chrétiens, les suppliant d’arracher aux mains des Turcs un si bel empire. Leur zèle allait jusqu'à vouloir au besoin faire seuls la guerre : « Si tel est le malheur des temps, écrivaient-ils au pape, que nos justes prières demeurent sans effet, nous attes- tons Notre-Seigneur Jésus-Christ, que seuls, et malgré la défec- tion impie de nos alliés chrétiens, nous combattrons pour la foi jusqu’à la dernière extrémité ?. » On ne sait si le sultan eut con- naissance de ces menées, qui furent d'ailleurs inutiles; mais, dès l'année 1455, sous un futile prétexte il envoya une expédition contre Chio*. Les Justiniani, après quelque résistance, cédèrent à la force : leur mauvais vouloir fut puni par une amende de 30,000 écus et un tribut annuel de 14,000. À ce prix ils conser- vèrent encore leur indépendance. Lorsque, l’année suivante, une flotte papale parcourut l’Archipel pour soulever les îles, éclairés par le danger, ils rejetèrent à leur tour les exhortations du pape. Chio demeura durant cent vingt ans un petit état chrétien, tri- butaire, mais libre, au milieu de l'empire turc; les Justinianientre- tenaient, comme souverains, un ambassadeur à la Porte #. Mais le danger perpétuel auquel ils se sentaient exposés les rendait en- nemis du sultan; les relations qu'ils entretenaient avec le saint- siége et la république de Gênes, en les rattachant étroitement à l'Occident, les détournaient de tout rapprochement avec les Turcs. Moins sages qu’ils n'avaient été d'abord, ils nourrirent une haine généreuse, mais trop hardie. Ils se regardèrent comme en un poste rivalité déjà formée entre le Génois et le Grec Notaras fit oublier au premier son devoir. Quelques historiens catholiques de Chio racontent sa fin différemment : il fut frappé, prétendent-ils, par un Grec qui était jaloux de le voir défendre si bien sa patrie, et il mourut de cette blessure quelques jours après son retour à Chio. Cette assertion, que l’on trouve dans Michele Justiniani (Scio sacra) comme une opinion universellement répandue chez les Latins, est démentie implicite- ment par le silence de Jérôme Justiniani et de l’auteur du Manuscrit, et for- mellement par l'historien Michel Ducas; elle n’a de vrai que la haine et les ca- lomnies réciproques qu’elle nous montre entre ies Latins et les Grecs. - 1 Michel Ducas, ch. xL17, xzrxt. ? Cette lettre est citée dans le Manuscrit, I, vaux. # Michel Ducas, ch. xz1v, xLv; Manuscrit, [, 1v. * Manuscr. Il, vu; Scio sacra, p. 121. — 6Il — avancé du catholicisme et crurent avoir la double mission, eux si faibles et si peu soutenus, de combattre à la fois le schisme grec et l'islamisme. Ils voulurent faire de Chio ce qu'était Rhodes ou Malte. Ils arrêtaient les corsaires musulmans et délivraient les chrétiens de leurs chaînes. En vain le sultan réclamaitil ses pri- sonniers : nulle menace n’effrayait les Justiniani. Ils faisaient plus: à la faveur de leur commerce étendu, de leurs relations dans l’em- pire turc, et surtout de leur ambassde à Constantinople, ils pé- nétraient tous les secrets de l'empire et en donnaient avis aux chrétiens. Le sultan ne pouvait plus préparer en secret ses expé- ditions : ses ennemis étaient toujours avertis !. Cette opposition fut inutile à la chrétienté et funeste aux Ju: tiniani. Le mauvais succès de l'expédition de Malte, que Soliman attribua aux avis partis de Chio, alluma une colère que des ap- parences de soumission avaient pu calmer longtemps. Le sultan donna l’ordre à sa flotte de se venger de Malte sur Chio, et Piali- Pacha s'empara de l'ile sans coup férir, en 1566 ?. Les Latins accusent les Grecs de les avoir dénoncés en cette circonstance et d'avoir appelé les Turcs. Il est certain que les Turcs en voulaient aux Génoïs et non pas aux Grecs; les Latins avaient sûrement montré de la haine, et les Grecs peut-être des dispositions favorables, Aussi les Génois seuls eurent:ils à souffrir de la conquête. Leurs églises et leur évêché furent saccagés; la forteresse, où ils habitaient presque exclusivement, leur fut en- levée, et le séjour leur en fut interdit. Les membres importants de la mahone furent amenés à Constantinople, puis, sans en- quête, relégués à Caffa; leurs enfants furent réservés pour être convertis à l'islamisme, et dix-huit d’entre eux qui refusèrent d’abjurer leur foi souffrirent le martyre ÿ. Au contraire, les Grecs conservèrent avec la vie sauve leurs propriétés; nul ne les in- quiéta. La haine qu’ils portaient aux Génoiïs étant regardée comme un gage suffisant de docilité, les Turcs jugèrent inutile d'appe- santir leur joug. La population grecque gagna tout ce que perdit la population latine. H en fut de même dans presque tout l'empire. Quand les Turcs en firent la conquête, ils s'aperçurent que c ‘étaient les Latins qui \ Scio sacra, p. 121. 4 Scio sacra, ibid. Manuscr. Just. HT, 1. * Manuscr. Just. IE, 11 M. k1, — 612 — y dominaient, que c'étaient les Latins qui le défendaient. Aussi traitérent-ils les Latins comme des ennemis qu'on vient de ter- rasser et qui peuvent se relever, et les Grecs comme d'anciens sujets qui n'inspirent ni crainte ni haine. La politique de leur gouvernement fut toujours d’abaisser la population latine, de dé- truire son empire dans ces contrées, de ruiner son influence, et souvent même d'élever les Grecs au-dessus d'elle. C’est en affai- blissant la population franque qu'ils affermirent leur empire. Ils connurent également bien deux choses: l’une, que toute énergie et toute fierté étaient chez les Latins, toute docilité chez les Grecs; l'autre, que la conformité de religion assurait aux Latins l'appui de l'Occident, tandis que le schisme écartait des Grecs ses sym- pathies et ses secours. Les Grecs avaient l'avantage d’avoir pour ennemis les ennemis de la Porte. Ce qui a ruiné les Grecs de nos jours, c’est l’alliance de la Russie ; mais cette alliance ne date que de la fin du siècle dernier. Les Latins ont eu longtemps une position analogue à celle des Grecs d’au- jourd’hui : les yeux constamment fixés sur les puissances de l'Occi- dent, poussés vers elles par une sorte d’instinct, ils ont toujours été regardés par la Porte comme des ennemis. Les rôles ont à peu près changé; mais on peut juger de la défiance qu’inspiraient les alliés de l'Occident par celle qu'inspirent aujourd’hui les alliés de la Russie. La population grecque de Chio a fort habilement profité des fautes des Latins. Sa ligne de conduite lui a été tracée par la leur : ils étaient insoumis, elle a été docile; ils mettaient leurs espérances dans l'Occident, elle a attaché les siens à l’affermissement de la domination turque. Son but, poursuivi avec une persévérance et une habileté surprenantes était de s'élever en religion et en poli- tique, dans l’église et dans la municipalité, au-dessus des Latins. Dès 1566 les Grecs atteignirent à l'égalité. Jusque-là privés d'évêque, ils en obtinrent un de la Porte; nommé par le patriarche de Constantinople, il marcha de pair avec celui que Rome éli- sait !, Du reste l’église latine conserva ses églises, à sa cathédrale près, ses couvents et toute la liberté de son culte ?. Elle ne perdit ? Crusius (Turco-Græcia) mentionne un évêque de Chio er 1575 et un autre en 1642. ? «S’osservano con esatezza le fonzione ecclesiastice. » (Scio sacra, p. 21.) a Avant 1694, les prêtres portaient le saint Sacrement aux malades en plein — 613 — rien, à vrai dire, sinon qu'elle ne dominait plus. Tous ses droits, l'église grecque les partageait; les deux églises avaient la même liberté et les deux cultes le même éclat. Il en était de même dans le gouvernement civil. Un conseil fat institué parmi la population sujette; il répartissait l'impôt, jJugeait les procès entre les raïas, et réglait les détails de l’admi- nistration intérieure. Les deux populations y furent représentées par partie égale; chacune y élut deux membres !. ‘égalité pour d'anciens maïîtres est bien près de l’infériorité. Les Latins tombèrent d’un degré, à la première tentative que firent les Occidentaux pour les affranchir. En 1599, Ferdinand de Médicis, avec cinq galères seulement, voulut conquérir Chio; il comptait sur l’incurie des Turcs à garder la forteresse; il la surprit en effet et s’en empara, mais dès le lendememain les Turcs, dé- trompés sur le petit nombre des assaillants la reprirent ?. Cette entreprise maladroite fut fatale aux catholiques. Il n’est pas bien sûr qu'ils l’eussent provoquée, mais les Grecs l’affirmèrent et les Turcs le crurent. Les principaux Latins furent chassés et leurs biens vendus à vil prix. Le conseil communal fut reconstitué, et les Grecs y élurent trois membres, alors que les Latins n’en nom- maient que deux. Le sultan avait voulu pousser plus loin sa ven- geance; il avait songé à ôter aux catholiques leurs églises; mais les sollicitations de l'ambassadeur français de Brèves l’arrêtèrent $. À cette époque et au siècle suivant, la France, sortie des guerres civiles, étendait son commerce dans le Levant. Elle y voulut avoir des amis, s’y créer une influence, et s’y faire, si j'ose ainsi parler, une espèce de colonie. Dans ce but elle s’annonça comme la pro- tectrice de la population latine et du catholicisme. Son alliance était la seule qui ne compromit pas les Lalins, car elle était l'al- liée de la Turquie. Ce rôle, dans lequel elle a noblement persisté jusqu’à nos jours, lui a souvent suscité des embarras et lui a valu la haine des Grecs et la défiance des Turcs. C’est certainenient à sa protection que les Latins ont dû de subsister jusqu'à notre siècle. jour avec des fanaux ; la procession de la Fête-Dieu était solennelle... Les Latins avaient sept églises dans la ville, six dans Ja campagne, et le droit d'of- ficier dans dix ou douze églises des Grecs.» (Tournefort.) 1 Maunuscr. Just. IT, 111. ? Scio sacra, p. 164. * Hammer, Hist. de l'emp. Ottom. iv, XLI. — 6l4 — Charles IX fit délivrer les Justiniani prisonniers à Caffa !; Henri iV fit intervenir son ambassadeur de Brèves en faveur des Latins; Louis XIII fonda à Chio, en 1624, un couvent de capucins, que la France a toujours entretenu et entretient encore aujourd’hui. La cour de Rome n'oubliait pas non plus son église de Chio. Les luttes du xvr siècle l'avaient comme rajeunie; ce qu’elle avait perdu en Angleterre et en Allemagne, elle voulut le ressaisir en Orient. Avec cette habileté, cette sûreté de vues, cette énergie patiente, dont elle a presque en tout temps fait preuve, elle or- ganisa la propagande orientale, et ce fut à l’ordre des jésuites qu’elle ia confia. | La date de l'établissement des jésuites à Chio est15952?. Dès 1613 leur maison était devenue le centre religieux du Levant, le quartier général des missions, la tête du catholicisme dans lAr- chipel. De leur couvent, où ils étaient nombreux, partaient cha- que année deux jésuites pour visiter les îles $, Ils étaient tous Grecs de nation, Grecs de langage : Rome le voulait ainsi, pour qu'ils connussent le pays et les hommes. Nous avons dans les mains plusieurs manuscrits où ils rendent compte de leur mission; on les voit toujours tolérants, toujours habiles, gagnant l'affection des Grecs ou les contraignant à dissimuler leur haine. L'église latine suivait alors une politique nouvelle, Au xm° siècle, alors qu’elle avait voulu dominer par la force, elle avait échoué devant l’opiniätreté des Grecs. Au xvn° siècle elle est plus sage; elle renonce à humilier et à contraindre; loin de là, ce qu'elle cherche à persuader aux Grecs, c'est que le schisme n’a jamais existé, c’est que la division des deux églises est une illusion, un préjugé; qu'aucune dissidence essentielle ne les sépare et qu'elles ont toujours été unies. En 1452, ce que les Latins appelaïent union, c'était que les Grecs changeassent leur symbole, leurs rites et leur hiérarchie. Au xvu° siècle on nia qu'aucune des deux églises | eût rien à changer pour ressembler à l’autre. Ainsi la question fut transportée sur un nouveau terrain. On continua à se quereller, non plus pour savoir laquelle des deux églises ferait des conces- sions, mais si elles différaient ou non. Les papistes comme Léon 1 Manuscr. Just. ? Scio sacra, p. 150. 3 La mission des îles de la mer Égée a été fondée ct confiée aux jésuites par Paul V, en 16:15. (Scio sacra.) — 615 — Allatius, de Chio, plaidèrent l'accord perpétuel des deux églises ; les antipapistes, comme le Chiote Georges Corési, soutinrent la division. En général l’idée d’un parfait accord séduisit les Grecs ou leur ferma la bouche. Que puis-je décemment répondre à un ad- versaire qui m'assure que je suis de son avis? Les deux commu- nions vécurent donc en bonne intelligence au xvr siècle; elles se rapprochèrent, se confondirent; il se forma une église mixte, gréco-catholique, qui suivait les rites de l’église d'Orient, mais qui reconnaissait la suprématie du pape. Un jour l’évêque catho- lique de Chio se rendit au monastère de Néamoni; accueilli gra- cieusement, il voulut officier dans l’église, et non-seulement l’au- torisation lui en fut accordée, mais on vit les moines grecs servir la messe d'un évêque latin!. On était bien éloigné du temps où des Grecs brisaient l'autel sur lequel un prêtre latin avait oflicié. Après la cérémonie, l’évêque et l’hégoumène s’entretinrent long- temps, et la conversation étant tombée sur le pape, l’hégoumène protesta de son respect pour lui et pria l'évêque, qui était sur le point de faire un voyage à Rome, d'assurer le saint père de sa soumission. Lorsque les jésuites allaient en mission dans les iles, ils préchaient dans les églises grecques; les prêtres grecs se confes- saient à eux comme eux aux prêtres grecs; ils suivaient les pro- cessions des Grecs et les Grecs les leurs ?. Il semblait quil n'y eût qu'une église. Un autre trait de la sage politique des Latins à cette époque fut de rassurer par leur docilité les défiances des Turcs. Michele Jus- tiniani cite une lettre qu'ils adressaient à la congrégation de la propagande, en 1641, lors d’une vacance de l'évêché; ils recom- mandent instamment qu’on leur donne un évêque qui soit né sujet du Turc; « qu’il ne soit pas étranger, disent-ils, qu'il soit Chiote et qu'il parle le grec. Sinon les Turcs le prendront pour un espion, etil n’est pas d'avanies qu'ils ne lui fassent soufirir ?. » Ces paroles sont significatives; elles sont une preuve de plus des préventions des Tures contre l’église latine, et nous expliquent comment leur domination fut le signal de la ruine de cette église. 1 Leo Allatius, De Eccles. orient. atque occident. perpet. consens, p. 979; Scio sacra, p. 188. 2 Comptes rendus des missions des îles, années 1619, 1635, 1636, 1637. (Mu- nuscril.) Ÿ Scio sacra, p. 209. — 616 — Enfin la cour de Rome ne népgligeait rien: les ressources de l'épiscopat ayant diminué avec le nombre et la richesse des La- tins, c'était elle qui payait l’évêque. Elle redoutait que les enfants des Latins ne fussent élevés en Grèce avec les Grecs: elle fonda à Rome le collége de Saint-Athanase, où ils étaient instruits sous sa direction. La jeunesse chiote y affluait au xvur° siècle; Allatius, né à Chio, en 1586, d’une famille où les Grecs s'étaient alliés aux Latins, fut ainsi élevé à Rome; plus tard, il se montra l'im- placable ennemi du schisme grec. Dimitri Pépanos, Chiote aussi, fit également ses études à Rome, lui qui plus tard écrivit contre Calvin, et soutint avec tant de chaleur la suprématie universelle du saint-siége. Chio était une pépinière de défenseurs des papes, une petite Rome, comme disait Tournefort. Tant de travail et d’habileté arrêta la décadence de l'église la- tine durant la première moitié du xvn° siècle, et lui donna encore un moment d'éclat et presque d'empire dans ces contrées. Ses progrès furent signalés à Chio par la fondation ou l'occupation de plus de quatre-vingts églises. L'église grecque, qui manquait de protecteurs étrangers, sem- blait languir; mais les Chiotes redoublèrent d'efforts pour rega- gner le terrain qu'ils avaient perdu. Leur tactique fut de s'insi- nuer auprès des Turcs et de leur représenter l’église latine comme le lien qui unissait une partie de leurs sujets à leurs ennemis: ils demandèrent en conséquence qu’un ordre de la Porte contraignit les catholiques à entrer dans le sein de l'église grecque. Des Chiotes furent plus habiles que les jésuites à s’insinuer auprès des puissants. Il se trouvait alors que l’église grecque de Chio de- vait de l'argent à quelques ministres de la Porte; or les Chiotes ont toujours su tenir les Turcs par l'argent, tantôt comme créan- ciers, tantôt même comme débiteurs; ils promirent aux Turcs de leur payer le capital et les intérêts de la dette, mais à condition que les revenus de l'église latine leur seraient abandonnés. Les ministres appuyèrent la proposition. Par leur faveur, l’évêque de Chio, Ignace Neochori, obtint les ordonnances suivantes : 1° la juridiction que l’évêque latin a exercée jusqu'alors passera aux mains de l’évêque grec; 2° aucune consécration d'église, aucune ordination de prêtre, aucun mariage n'aura lieu qu'avec l’autori- sation de l'évêque grec; 3° les églises des Latins leur sont enle- vées; 4° l’évêque latin devra rendre compte à l’évêque grec des M SRE He. à — 617 — revenus et des dépenses de son administration, et, après les res- titutions nécessaires , sortir de l'ile. Ce coup de foudre frappa les Latins en l'année 1664. Leur évêque, Andrea Sofiano, courut à Andrinople, où résidait le sul- tan, pour faire entendre ses plaintes. Mais il prit un chemin in- direct, et son rival, qui savait mieux le prix du temps, put arriver avant lui et parler le premier. Lorsque Sofiano parvint à Andri- nople, le Kaïmacan, gagné par les Grecs, le fit mettre en prison et l'y retint quinze jours. La médiation des ambassadeurs de France et d'Angleterre et, plus encore, le don de sept mille écus, amollirent le Kaïmacan, qui voulut bien paraître écouter les deux parties. Au jour fixé, les deux évêques parurent devant les juges; le Grec parla le premier et ne dit rien autre chose, sinon que les Latins manquaient d'affection pour l'empire, et que, quant à lui et aux Grecs, ils étaient prêts, en dépit de l’habit de prêtre qu'ils portaient, à combattre pour le croissant. L’évêque catholique, moins adroit ou plus honnète, plaida la question de droit et pour tout témoignage de zèle, il se contente de dire qu'on ne pouvait lui reprocher aucune infidélité envers la Porte. Le Kaïmacan, qui avait reçu de l'argent des deux parts, ne rendit aucun jugement et renvoya les deux adversaires devant le cadi de Chio. Mais, se- crètement, il envoya à celui-ci son arrêt, qui privait l’évêque latin de toute juridiction et lui enlevait la plus grande partie de ses églises !, Ainsi le fruit des efforts persévérants et habiles de deux tiers de siècle fut détruit en un jour. Le travail de Rome, de la France, des jésuites et des Justiniani, échoua devant l'adresse peu scru- puleuse des Chiotes. Si l’on considère de combien de moyens la coalition catholique disposait, la force que lui donnait l'unité de son action, la discipline de ses agents, la supériorité intellectuelle et morale de ses missionnaires: et, d’un autre côté, l'absence d'organisation, d'entente et de direction dans le clergé grec; si l'on songe que les garanties les plus infaillibles du succès n'ont pas empêché la défaite, on reconnaïtra dans cet événement lin- vincible antipathie de la race grecque et les préventions des Turcs. 1 Ricaut, État présent de l'Église grecque, traduit de l'anglais par Rosemond, ch. xx, 1692; Hammer. liv. LIV, — 618 — La fin du xvu° siècle fut fatale à la population latine. Les Vé- nitiens en attaquant l'empire accrurent la défiance des Turcs et la hardiesse imprudente des catholiques; et, en même temps, la France, en abandonnant l'alliance des Turcs, perdit une influence qui était l'unique refuge des Latins. En 1694, les Vénitiens, avec une flotte considérable, parurent devant Chio, emportèrent en peu de jours la forteresse mal défendue, et furent maîtres de l'ile. L'église latine fut naturellement relevée, l'église grecque humi- liée et persécutée; celle-ci perdit à son tour une bonne partie de ses biens, ses temples furent fermés, ses prêtres interdits; les La- üns seuls exercèrent les fonctions du culte et administrèrent les sacrements 1. À la nouvelle de la perte de Chio, le sultan Achmet ne s’irrita ni contre les Grecs, ni même contre les Véniliers; toute sa colère tomba sur les catholiques. En effet, les Grecs de Chio avaient dé- noncé-leurs ennemis comme ayant provoqué l'expédition véni- tienne, et ils avaient présenté en témoignage une lettre adressée à la république et chargée des signatures des principales familles latines de l'ile. Cette lettre avait été écrite, signée et envoyée: les Latins ne le nient pas; ils se défendent seulement en disant que les noms des Grimaldi, des Justiniani, des Fornetti, qu’elle portait, n'étaient pas les signatures des chefs de ces familles, mais «de petits enfants de sept ou huit ans, qui ne comprenaient rien à ce qu'ils écrivaient ?. » On peut croire à cette allégation; maïs il est certain que la lettre des enfants attestait le secret désir des pères. Le sultan n'eut pas besoin d'examiner l’âge de ceux qui l'avaient écrite. I jura d’écraser cet ennemi que l'empire portait dans son sein, cette population plus sujette de l'Occident que des Turcs, ces amis de ses ennemis. Le premier mouvement de la vengeance d'un Turc est toujours cruel; Achmet décréta que tous les catho- liques de l’île seraient mis à mort ou envoyés aux galères. Son amiral, le renégat Mezzomorto , rassembla un immense armement pour exécuter cet ordre. Les Vénitiens ne purent se maintenir; dix mois après leur conquête, vaincus deux fois près des iles Spal- madores, ils abandonnèrent secrètement l'ile, emmenant avec eux les familles latines les plus compromises, À ce moment, la , 4 Ai . . . ! Ricaut, État présent de l'Eglise grecque, ch. x1x; Cantenuir, liv. IV, dans fes noles. 2? Breve relazione dell isola di Scio, 1810, manuserit sans nom d'auteur. — 619 — joie des Grecs éclata; leur allégresse fut égale à celle que les La- tins avaient montrée à l’arrivée de la flotte vénitienne. Ils se hà- tèrent de prévenir l'amiral turc que l’ile était évacuée; ils lui ex- primèrent dans quelle terreur ils avaient vécu durant ces dix mois, et avec quelle impatience ils avaient attendu le retour de leurs anciens maîtres, les Turcs !. Achmet venait de mourir; son successeur révoqua l’ordre d’ex- termination; mais il décréta que l’église latine de Chio avait cessé d'exister. Les Latins durent renoncer à leur croyance et se faire Grecs; leurs églises, sans exception, furent données à leurs ennemis, leur culte fut interdit ?. Les Latins ne se convertirent cependant pas; d’une chambre du consulat de France ils firent une chapelle, et les Turcs res- pectèrent le drapeau français, qui la couvrit. Ce fut le dernier asile du catholicisme; le rite romain s'y perpétua. Plus tard, après la prise de Belgrade, grâce aux sollicitations menaçantes des princes de l'Occident et à d'énormes sacrifices pécumiaires, les Latins ob- tinrent la restitution d’une église dans la ville et de trois cha- pelles dans la campagne. L'église catholique ne se releva jamais de l'échec de 1694. « De- puis cette époque, dit Jérôme Justiniani, l’évêque latin vit d'au- mônes * .» Tournefort, qui visita l’île en 1701, gémit sur le sort de « ces pauvres Latins, que l’on fatigue tous les jours par de nou- velles chicanes, à l’instigation des Grecs. » Au commencement du xvin° siècle, nous voyons un évêque de Chio demander au saint- siège un autre évêché, « parce que les Turcs l'empêchent de ré- sider dans le sien #.» Les prêtres catholiques n'étaient pas re- connus par les Turcs, et ils étaient soumis au kharadj, dont les prètres grecs étaient exempts 5. Les Justiniani perdirent alors tous leurs priviléges et une partie de leurs biens. Avant 1694, on distinguait encore les bourgeois et les seigneurs : « Jusque-là, dit le manuscrit de la famille, les paysans, du moins, avaient encore quelque vénération pour leurs anciens maitres; ce respect même, que le peuple des campagnes 1 Manuscr. Justin. IT, 113 voir aussi Tournefort et Dapper. Paul Lucas, Voyage, t. I, p. 293-301. 3 Jér. Justin, iv. IE, ch. nr. à Manuscr. Just. IV, 1v. 5 Galland, Relation de l'ile de Chio, 1747. — 620 — conserve si longtemps, disparut alors.» La plupart des membres de la famille quittèrent l’île; le manuscrit n’en compte qu'une vingtaine qui demeurèrent, et il ajoute que beaucoup d’entre eux étaient réduits à la pauvreté. Qui profita de la tentative des Vénitiens et de leur échec? les Turcs? Non; mais les Grecs. Depuis l'an 1204 jusqu’en 1566, ils avaient été soumis aux Occidentaux; leur vanité nationale et leurs affections religieuses avaient cruellement souffert. De 1566 à 1695, la domination turque les releva au niveau de leurs anciens maîtres. À partir de 1695, ils sont affranchis d’une égalité qui, entre ennemis, coûte autant que la dépendance. Les Occidentaux cessent de compter dans l’île; Chio redevint grecque. $ 2. La domination turque fait renaître à Chio le gouvernement municipal. Les Chiotes ont su tirer un si bon parti des qualités et des défauts des Turcs, qu'ils en ont fait de bons maïtres. Le Turc a dans le cœur un très-vif sentiment de la justice; l'instinct est bon chez lui, sa colère seule est cruelle; 1l n’est des- pote qu'avec les sujets insoumis. Les Chiotes ont toujours eu soin, par leur docilité, de lui permettre de s’abandonner à sa douceur naturelle. Le Turc est l’homme du monde le plus tolérant pour toutes les religions, sans être moins zélé pour la sienne. Jamais il n'a maltraité ses sujets par des motifs religieux. Le terme de ghiaour, dont on lui reproche de se servir, es pastis lui une idée de mépris. Un Turc, en Es l'aumône à un chrétien, l'appelle ghiaour. Le Turc est reconnaissant; les Chiotes lui rendirent le service de dénoncer les Latins, en 1566, en 1599 et en 1694; il leur en a toujours su gré. Les Chiotes n'ont jamais aimé le Turc; mais comme ils détestaient davantage les Latins, le Turc prit pour de l'affection ce qui n’était qu'une nuance dans la haine. Le Turc, quoi qu'on en ait dit souvent, peut très-bien s’assi- miler aux autres races. À Chio, il est devenu Chiote. On ne le distingue guère plus d’un Grec ni pour le langage, ni pour les ha- bitudes, ni pour le type : il n’est Turc qu'à la mosquée. Le Turc n’a aucune des qualités qui font un commerçant; il ne fut jamais banquier, ne soupçonna jamais l'art d’engendrer les — 621 — capitaux ; les détours de la diplomatie ne semblent pas être de son ressort. Les Chiotes furent ses négociants, ses banquiers, ses hommes d’affaires, et souvent ses diplomates. Qui se rend néces- saire devient bientôt puissant. L'administration turque fut toujours pleine d'abus : les Chiotes en ont su profiter; le désordre est un beau théâtre pour l’habileté. Le Turc est avide d'argent, et le fonctionnaire toujours corrup- tible; les Chiotes le tinrent par leurs richesses. Les libertés, les priviléges, les monopoles, la justice, l'impunité, tout fut à vendre, et les Chiotes surent tout acheter. La différence de religion et les conséquences qui en découlent dans l'ordre civil, ont forcé les Turcs à donner à leurs sujets une liberté assez étendue. Ils semblent avoir fait le raisonnement suivant, qui témoigne du bon sens et de la loyauté de cette race : puisque ces sujets ont leur croyance, il faut bien qu’ils aient une église, un clergé et un culte; puisqu'ils doivent vivre à l'écart des musulmans et former une société à part, il faut bien qu'ils aient ce qui constitue une société, c’est-à-dire des chefs et un gou- vernement civil; puisqu'ils n’ont pas le bénéfice des lois et de la procédure des musulmans; puisque, par exemple, ils ne peuvent pas témoigner en justice, il faut bien qu’ils aient en certaines matières des juges de leur nation. C’est pour cette raison que le gouvernement municipal a été forcément laissé aux Grecs, et que ce régime, que Chio avait perdu sous les Byzantins et sous les Génoiïs, se trouva renaître sous le joug des Turcs. Ajoutons que les Turcs trouvaient dans l'établissement de ces municipalités une garantie d'ordre public, un moyen aisé de gouverner les su- jets et de percevoir les impôts. Ces institutions convenaient à leur insouciance et à leur désir de rendre ladministration aussi facile, aussi peu coûteuse et aussi peu laborieuse qu'il était possible. L’aristocratie, que nous avons vue presque toujours établie à Chio dans l'antiquité, y domine encore aujourd'hui ; elle y a re- paru en même temps que le régime municipal. Chio a à sa tête une sorte de patriciat qui ne comprend pas plus de trente à cin- quante membres. Ce patriciat n’a pas un principe très-fixe; la naïs- sance n’y porte personne; la richesse même n'est pas toujours un titre suffisant. Cette oligarchie élit ses membres. Elle n’a pas de lois arrêtées et n’en peut avoir; les Turcs, ennemis de l'inégalité, — 622 — ne lui permettraient pas de se constituer officiellement; ils la 10- lèreni et sont censés ignorer qu'elle existe. Ils n'aiment pas à se mêler des affaires des raïas; ils leur laissent un gouvernement municipal et ne regardent jamais comment il fonctionne. On leur apporte chaque année Ja liste des magistrats élus; ils ne s'in- quiètent pas de la manière dont ils l'ont été. C'est ainsi que, con- trairement à leurs principes, l'aristocratie a pu s'établir à Chio. Mais elle est née d'elle-même et irrégulièrement; ses droits ne sont pas inscrits dans des chartes; elle n’a pas pu $e donner un titre; on ne sait ni de quel temps elle date, ni par quels moyens elle s'est élevée. Elle ressemble plutôt à une coterie qu’à une noblesse légitime : l’usurpation est flagrante. Pourtant les mœurs publiques la font respecter, le peuple ne songe pas à s’en plaindre, une tra- dition non interrompue lui tient lieu de principe, et sa sagesse la justifie. Cette oligarchie, qui prend le nom de ouvéhevois où comité, concentre en ses mains tous les pouvoirs publics. Le reste des habitants n’a aucune part au gouvernement de l'ile, n’est jamais consulté, ne vote jamais, n’a aucun droit de surveillance, et est soigneusement écarté de la connaissance même des affaires. Un jour seulement chaque année, le peuple est convoqué pour en- tendre les magistrats sortant de charge prononcer, sous forme de rendre leurs comptes, cette invariable formule : « Si nous avons involontairement commis quelque faute ou quelque injustice, nous en demandons pardon.» L'assemblée répond par cette autre formule : « Dieu vous le pardonnera.» Là se borne le rôle du peuple; il est censé avoir vérifié les comptes des magistrats anciens, et délégué à la ouvé}euors le droit d’élire les nouveaux. Le pouvoir exécutif est confié à trois démogérontes, dont l'élec- tion a lieu chaque année, le 3 février (vieux style), de la manière suivante. La ouvéeuois étant réunie dans l’église de Saint-Photos, les démogérontes sortants font passer à chaque membre un billet cacheté, qui indique par un mot s’il doit rester ou s'éloigner. Six seulement doivent rester dans l'église avec les trois démogé- rontes; tout le reste sort; ceux qui ont quelque chance d'être élus sont toujours de cette seconde catégorie. Les démogérontes lisent alors une liste qu’ils ont arrêtée entre eux et qui comprend cinq ou six noms, sur lesquels portent la discussion et le vote entre les neuf personnes présentes. Un des magistrats élus se rend — 623 — aussitôt chez le cadi, sous prétexte de soumettre léleciion à la confirmation de la Porte. Mais le firman est tout prèt et déjà signé; le cadi n'a qu'à inscrire les trois noms qu’on lui dicte. L'élection est alors notifiée au peuple. Le lendemain, les anciens et les nouveaux démogérontes se: rendent ensemble chez les autorités turques, chez le gouverneur, le cadi et le mufti. Ils vont ensuite se présenter à l'évêque grec, qui, dans une double prière, demande à Dieu son pardon pour les anciens démogérontes el sa faveur pour les nouveaux. Les Grecs considèrent que c'est seulement après cette prière que l'élection est validée; dans les visites aux autorités turques, les anciens magistrats avaient le pas sur les nouveaux; c'est seule- ment en sortant de l'évêché que les nouveaux marchent les pre- miers. Ces détails d'étiquette ont leur signification; par un mé- lange de vanité nationale el de soumission religieuse, les magistrats aiment mieux faire dater leur pouvoir du moment de la béné- diction de leur évêque que du jour où le cadi leur a donné le fir- man de la Porte. Avant 1821, le même homme ne pouvait être deux fois démo- séronte; mais les malheurs récents et le manque d'hommes ont fait abroger la loi. Les Latins nommaient aussi jusqu’à ces derniers temps deux démogérontes chaque année. La principale attribution des démogérontes est de servir d'in- termédiaires entre les sujets et les Turcs. Les sujets ne reçoi- vent d'ordres que d'eux; eux seuls en reçoivent du gouverneur. C’est à eux que les sujets payent les impôts, eux seuls payent l'impôt au gouverneur turc. Le gouverneur n’a pas même le droit de mander un Grec chez lui sans leur autorisation, et réciproque- ment aucun Grec, s’il n’est démogéronte, ne peut lui faire visite. On peut dire que les Turcs n’ont à Chio que trois sujets grecs, qui sont les trois démogérontes; et que les Grecs n’ont aussi que trois maïîtres, qui sont oes mêmes démogérontes. Däns aucune circonstance de sa vie, un Chiote n’a affaire à un Turc. Les démogérontes répartissent et perçoivent l'impôt. Dans tout l'en‘pire ottoman, les sujets payent le kharadj ou taxe person- nelle, qui n'aurait rien d’odieux si les Turcs y étaient également soumis. Cet impôt est proportionné à la richesse. Il était, au xvi siècle, de dix, de cinq et de deux Piastres et demie; la PT piastre valait alors un peu moins d’un demi-ducat. Le kharad} fut ensuite augmenté nominalement, mais réellement allégé, par la diminution successive de la valeur de la piastre, Aujourd’hui, il est de quarante, trente et quinze piastres, c'est-à-dire de huit, six et trois francs; tous les membres mâles de la famille au- dessus de seize ans yÿ sont soumis. Dans tout l'empire, les habitants turcs ou raïas payent un im- pôt territorial, qui peut être généralement évalué à la dime des récoltes. L'ile de Chio, par un privilége tout spécial, en est exempte. Le gouvernement turc n’exige d'elle qu'un droit de quelques milliers de piastres pour les orangers. Au premier siècle de la conquête , les Turcs vendaient, moyen- nant une redevance considérable, le monopole de la vente du vin, du poisson, de la viande, de la cire et de quelques autres denrées : c'était un impôt qui pesait plus lourdement sur le con- sommateur que sur le commerçant. Plus tard, la démogérontie fit un marché avec le gouvernement; et, moyennant un droit fixe et annuel, elle fit abolir à la fois le monopole et l'impôt, et ob- tint que le commerce fût libre. Pour payer cette somme, qui, en y joignant tous les autres droits indirects, se monte, pour la ville et toute la partie septentrionale de l’île, à trois cent cin- quante mille piastres (soixante et seize mille francs), la démogé- rontie prélève sur tous les raïas un impôt d'environ 5 p. 0/0 du revenu. La partie qui produit le mastic paye proportionnelle- ment un peu plus. Les impôts ne sont jamais très-lourds par eux-mêmes en Tur- quie; ils le deviennent souvent par le mode de perception, par l'arbitraire et le privilége. Mais à Chio, grâce à l’action de la dé- mogérontie, ils furent toujours équitablement répartis et régu- lièrement perçus. Je vois que Pile, bien pauvre, il est vrai, de- puis trente ans, mais dont la terre est toujours fertile, ne paye au gouvernement turc que deux cent soixante et dix mille francs de notre monnaie {non compris la douane). Je vois un village fort riche, Cardamyle, qui nourrit trois mille habitants et qui pos- sède trente kilomètres de bonnes terres, à qui l’on ne demande, pour toutes ses impositions, que quinze mille francs. Il n’y a guère de population libre en Europe dont on exige aussi peu que de cette population sujette. Ce que l’on peut dire contre ces impôts, c'est qu’il n’en revient sl On et 4 y — 625 — rien à la race qui les paye. Telle nation débourse une somme re- lativement beaucoup plus considérable, mais se rembourse presque mensuellement par une circulation bien établie et par un bon usage des deniers de l'État. Au contraire, ce que Chio paye chaque année sort de l'ile pour n'y jamais rentrer : les Turcs ne l'emploient ni à salarier ses prêtres ou ses juges, ni à faire des routes, n1 à entretenir des écoles. L'argent de l'impôt est payé par les raïas et n’enrichit que les maîtres. Les démogérontes rendent la justice entre les Grecs; ils ont à peu près la même juridiction que nos juges de paix. Ils sont in- compétents en matière criminelle; les Turcs, par une distinction fort sage, ont voulu que le jugement des fautes qui frappent la société fût réservé à leurs tribunaux, tandis que les procès que les raïas ont entre eux sont abandonnés à l'arbitrage de leurs ma- gistrats nationaux. Le tribunal turc ou medjliss juge les affaires criminelles, les procès entre Grec et Turc et les appels. Il est composé du gouverneur, du cadi et du mufti. Les démogérontes ont obtenu le droit d'assister à ses séances, mais plutôt comme jurés que comme juges; ils- n’en sont pas moins influents, et l’on estime dans l'île que c'est toujours leur avis qui prévaut. Dans les procès entre les raïas, ce tribunal admet les témoins grecs; dès qu’un Turc est mêlé au procès, un chrétien ne peut plus témoi- gner. Je ne sache pas que cette loi, qui existe dans tout l'empire, ait jamais fait perdre un procès à un Grec; a des témoins musul- mans qui veut. Un privilége dont les Chiotes. jouissent à peu près seuls dans l'empire, c’est d'avoir des notaires publics de leur nation, dont les actes sont reconnus par le tribunal musulman. En Turquie, les preuves écrites ne sont jamais admises ; elles le sont à Chio. Les bonnes institutions ont tant de force, même en Orient, que l’on voit quelquefois des musulmans faire enregistrer leurs transac- tions par les notaires chrétiens. Les démogérontes exercent une sorte de police entre les Grecs; ils ont le droit de les emprisonner sans même rendre compte au gouverneur. Ils ont la surveillance des mœurs, et, à ce titre, jouis- sent, comme les anciens censeurs de Rome, d'un pouvoir dicta- torial que les Turcs ne contrôlent jamais. Le soin des approvisionnements leur est confié : attribution im- portante pour une île qui ne récolte que pour trois mois de MISS. SCIENT. V. 42 — 626 — vivres. C’est Tschesmé qui nourrit Chio; aussi Îles démogérontes ont-ils obtenu la suppression de la douane entre les deux villes. On ne voit jamais à Chio un Turc faire violence à un Grec, l'insulter ni le menacer; car on'sait que les démogérontes porte- raient plainte au gouverneur, et que, si le gouverneur refusait justice, il serait aussitôt destitué. Les Chiotes ont une très-sage politique. Tandis que partout ail- leurs le Grec tremble devant un Turc, n'ose regarder son maître en face, semble toujours courbé sous le joug, et ne gagne à sa bassesse que le mépris et plus d’oppression, les Chiotes marchent la tête levée, et prennent le haut ton devant un Turc. Ils sont fiers dans leur île; c’est à Constantinople qu'ils sont humbles. À quoi leur servirait de flatter un simple gouverneur? C'est le vizir, c'est le sultan qu’il faut se concilier : le vizir, ils l’achètent; le sul- tan, ils le flattent. À défaut du sultan, ils s’insinuent auprès de la sultane mère ou de quelque favori. Ils savent merveilleusement discerner où est l'influence, et c'est là qu'ils s'adressent; le plus puissant est toujours dans leurs mains. Cette politique n'est pas abandonnée aux efforts individuels; elle a donné lieu à une institution permanente. Les Chiotes entre- tiennent à Constantinople un ou plusieurs représentants, évrempé- owro:, Ofhciellement chargés de s’insinuer dans le sérail, d’ache- ter les pachas et les vizirs, et de capter la faveur du sultan et de ceux qui le dominent. Ils sont payés par la démogérontie, qui n’en fait pas un secret, et qui a soin, au contraire, que le gouver- neur et le cadi le sachent. Parmi les populations sujettes du Levant, l’industrie toujours préférée est celle qui trafique de la langue. Parmi ceux qui s'y livrent, vous trouvez, au plus bas étage, ces misérables qui vous attendent au port, vous saluent en votre langue, qui que vous soyez, s'emparent de vous, et vous conduisent, de gré ou de force, par la ville; un peu plus haut sont les interprètes des maisons de commerce, hommes utiles et à craindre; élevez-vous encore, et vous trouvez les drogmans des consulats, des ambassades et de la Porte. Au xvu° siècle, un Grec de Chio, nommé Panayoti Nicosi, se fit d’abord drogman de l'ambassade autrichienne, se servit de cette qualité pour se rendre utile au divan, et devint drogman de la Porte. Achmet-Kupruli était alors tout-puissant ; Panayoti le dis- tingua , et attacha sa fortune à celle de ce vizir. I le suivit au siége LA — 627 — de Candie; le Turc et le Grec avaient une égale impatience de prendre une ville que les Latins défendaient. Panayoti aida le grand vizir de ses conseils, fut chargé par lui de négocier avec les parlementaires vénitiens, et signa le traité qui livrait Candie aux Turcs. De retour à Gain tanifinhrte le vizir lui fit donner le titre de premier interprète et de secrétaire d'État de la Sublime Porte. Il se souvint toujours, dans cette haute fortune, qu'il était Chiote de naissance et Grec de religion; il employa ses richesses à racheter un grand nombre d'églises pour ses coreligionnaires, et son influence à faire enlever aux catholiques l’église du Saint- Sépulcre pour la faire donner aux Grecs. Alexandre Mavrocordato naquit, en 1637, à Chio, suivant les uns, et suivant d’autres à Constantinople, d’une famille chiote. C’est à la faveur de la médecine qu'il sut s’approcher des grands dignitaires de l'empire. Comme Panayoti, il s’attacha à Achmet- Kupruli; comme lui encore, il se fit donner la charge de premier drogman, et devint puissant par elle. Il échangea successivement ce titre contre celui de conseiller secret de la Porte, puis de pléni- potentiaire, lorsqu'il fut chargé de négocier la paix de Carlovitz. Un Chiote fut le premier Grec que la Porte osa employer comme ambassadeur. Ce qui est remarquable chez Mavrocordato, c’est la souplesse de son esprit propre à tout; il savait le turc, l'arabe, le persan, le slave, le latin, le français, l'anglais. Il écrivait des ouvrages de médecine, de rhétorique, de grammaire et d'histoire. IL fut tour à tour médecin, professeur, interprète et négociateur. Mêlé aux affaires de l'État, il sut se concilier la faveur ou déjouer la haine de quatre sultans et de nombreux vizirs. Il servit la Tur- quie, l'Autriche, qui l'investit en secret du titre de prince de l'empire !, la France, qui croyait l'avoir acheté, et surtout ses compatriotes. Il assura aux Grecs la possession du saint sépulcre. La nouvelle de la prise de Chio par les Vénitiens l'attrisla vive- ment, et lui fit prévoir de grands malheurs pour sa patrie?. Les Turcs ont une loi par laquelle tous les biens des sujets révoltés appartiennent au sultan; cette loi pouvait être appliquée même aux Grecs de Chio, lorsque les Turcs eurent repris possession de 1 Notice sur Alex, Mavrocordato, par M. Périclès Argyropoulos, Athènes, 18535. ? On trouve la correspondance de Mavrocordato dans un recueil intitulé : Ériooddpioy êx SiuQopur éparoléy, Constantinople, 1804. Voir surtout la lettre Toîs derourarors Xious. M, h 2. — 628 — l'ile. Ce fut Mavrocordalo qui sauva ses conciloyens, et son in- fluence fut assez grande pour leur faire rendre tous leurs anciens priviléges. Les vrais auteurs de la liberté de Chio, ce sont les Chiotes qui, vivant à Constantinople, savaient si bien y acquérir la puissance, et n’en usaient qu'au profit de leurs compatriotes. En 1718, les magistrats municipaux, qui portaient alors le titre de deputati, eurent à soutenir une lutte contre le gouverneur de l'ile, pour le maintien d’un de leurs priviléges. Le pacha, emporté par la co- lère, les fit arrêter, charger de chaînes et amener à Constan- tinople. Mais il se trouvait qu'un Chiote était alors précisément le médecin du sultan; il parla; ses concitoyens furent remis en li- berté, et le pacha de l’île destitué. À la fin du siècle dernier, la sultane mère régna quelque temps sous le nom du sultan Sélim. Son banquier ou son homme d’af- faires était un Chiote, Dimitri Scanavi, que l'on croit avoir pris une part très-active aux affaires de l'empire. L'île de Chio avait alors à se plaindre de la garde des janissaires : l'intervention de Scanavi les fit chasser de l’île, et il fit défendre au gouverneur de les y rappeler jamais. Encore aujourd’hui les Chiotes ont leur représentant à Cons- tantinople, et son influence est telle qu’on dit que le gouverneur actuel a été nommé par lui. Celui-ci le sait bien ; aussi laisse:t-il les démogérontes gouverner à sa place. Ces institutions raumicipales, cette politique, ces faveurs n'étaient po à toute l’île. Si, en sortant de la ville, on se fût avancé au midi de quelques kilomètres, on se fût cra dans une autre région et sous d’autres maïtres. La législation, les charges et les droits, tout y différait, comme la nature. Il y a une zone que les arbres à mastic ne peuvent pas dépasser : elle s'étend de Lithi à Calimaria; là aussi était la limite qui séparait deux ordres d'institutions. Celles du pays du mastic n'avaient rien d’analogue dans tout l'empire. La contrée produisait environ cin- quante mille ocques (soixante-deux mille kilogrammes) de mastic; vingt etun mille étaient livrées à la Porte et servaient à la con- sommation du sérail; quant au reste, le cultivateur ne pouvait le vendre qu'à l’aga du pays, d’après un taux que celui-ci fixait lui-même, et qui était à peine le quart de la valeur de la gomme, — 629 — Les Turcs ne faisaient en cela que suivre l’exemple de sGénois, mais leur législation fut plus rigoureuse encore. Les cultivateurs ne pouvaient ni consommer, ni vendre, ni transporter leur ré- colte. Quiconque était surpris portant du mastic, je ne dis pas hors de l’île, mais d’un village à l’autre, était condamné aux ga- lères et quelquefois à la mort. Pour une matière d’un petit volume, la contrebande était toujours facile; mais malheur à quiconque laissait voir une richesse suspecte; il fallait la cacher, c’est-à-dire n'en pas jouir. Les Turcs exerçaient une surveillance de tous les instants; chaque grain de mastic était suivi, depuis le jour où il était tombé de l'arbre, jusqu'à celui où il leur était livré. Au temps où la gomme distille de l'arbre, nul habitant des autres parties de l'île, nul étranger ne pouvait parcourir ces villages. La contrée était fermée avec un soin jaloux et mise à l'écart de toutes les autres. Le paysan n'avait pas le droit de ramasser la gomme, ni d'y porter la main, avant qu'un ordre de-l’aga n’eüût fixé le jour où la récolte devait se faire pour tous les villages à la fois. Puis, tandis qu’on Javait le mastic et qu’on le faisait sécher, chaque vil- lage était fermé, et la porte de fer ne s’ouvrait jamais. Enfin, l’aga äixait de nouveau un jour pour apporter tout le mastic à la ville; il était déposé dans la forteresse. Ainsi, les Chiotes ne jouissaient pas de la plus belle partie de ieurs richesses. Ce don précieux et unique de la nature, que la religion populaire attribuait au sang d’un martyr, ne semblait être, pour une partie de l'ile, qu'une cause d'oppression. Et ce- pendant on se tromperait beaucoup si, à voir ces lois sévères, cet impôt qui enlève toute une récolte, on se figurait une contrée misérable et comme frappée de malédiction. Il n’en est rien. Ces villages ont toujours été les plus riches de l'ile; tout y respire l'aisance, et les habitants ont un air d'hommes libres. C'est que ces mêmes priviléges que la ville et la partie septen- trionale de File avaient acquis par insinuation, par souplesse et par argent, la production du mastic les valut à la partie du midi. Cette contrée fut toujours un apanage de la sullane mère, et trouva er elle moins une maîtresse qu’une protectrice. Son mastic fut le prix par lequel elle acheta des droits et des faveurs. Elle fut d'abord exemptée du kharadj et de tous les autres impôts; le gouvernement turc n’exigea d'elle rien autre chose que son mastic. Par une exception peut-être unique dans l'empire, il fut permis — 630 — aux Grecs de ces villages de porter le turban, et ce droit les tira presque du rang des raïas. Leurs églises eurent un privilége bien désiré en Orient et bien peu prodigué par les Turcs, celui de sonner les cloches; ainsi, la seule distinction que les Turcs mettent d'ordinaire entre leur religion et celle des sujets n’exista pas dans ces villages. La contrée eut aussi ses libertés munici- pales; chaque village élut un ou plusieurs gérontes, et le pays tout entier nomma deux épitropes; par eux, les Grecs furent jugés suivant leurs lois; ces-magistrats eurent les mêmes atiributions que les démogérontes de la ville. En 18/42, la législation à été changée et l'impôt du mastic aboli. Le vente de cette denrée est absolument libre aujourd’hui; mais tous les anciens priviléges ont subsisté. L $ 3. Prospérité de l’île sous les Turcs; écoles; régénération de la race. I faut donc, qu'à l'exemple des Chiotes eux-mêmes, nous considérions les Turcs comme n’existant pas dans File. Chio est un état grec, ayant un gouvernement, des lois, des finances, une politique. Voyons maintenant de quoi la race grecque, ainsi libre, s'est montrée capable. Les Turcs sont, de tous les maitres, ceux qui s'occupent le moins des affaires des sujets. Ils ne se préoccupent ni de leur prospérité, ni de leur instruction. Ils leur laissent tout à faire; leur insouciance permet à l'énergie de s'exercer, comme à la pa- resse de s'endormir. La plupart des Grecs se sont abandonnés: à un repos funeste; les Chiotes ont préféré l’action et le‘travail, qui régénèrent les races. Leur premier soin a été de s'enrichir. L'état actuel de l’île ne donne pas l’idée de ce qu’elle était au siècle dernier. Elle a perdu presque tout son commerce; il ne lui reste plus rien de son industrie. Elle produit encore aujourd'hui les vingt mille ocques de cocons qu’elle produisait alors, mais elle ne sait plus filer la soie, ou, si elle le sait encore, cette industrie, abandonnée au travail individuel, s'opère chez elle à un si haut prix, qu'il est plus avantageux de vendre les cocons bruts. Au siècle dernier, Chio récoltait les cocons, filait la soie et fabriquait les étoffes; de sorte que la soie qui sort aujourd’hui de Pile à l'état de cocons en sortait alors à l’état de velours, de taffetas ou d’étoffes — 631 — brochées d'or ou d'argent. La soie qui, aujourd'hui, vendue à la filature qu'un Français dirige à Smyrne , ne rapporte pas plus de 200,000 francs et enrichit à peine les agriculteurs, enrichis- sait alors huit à dix mille ouvriers et faisait entrer annuellement dans l’île une somme de six millions de francs. Le seul article des étoffes brochées d'or rapportait plus d’un tiers de cette somme. Le voyageur français Olivier, qui visita l'ile en 1800, dans un moment où les manufactures étaient en souffrance, affirme que les soieries de Chio surpassaient celles d'Alep, de Damas et de Brousse , et égalaient celles de Lyon. Au bazar de Smyrne, sauf quelques Arméniens, tous les marchands d’étoffes de soie étaient Chiotes. Le terrain de l'ile est en plusieurs endroits favorable à la culture du coton; cette plante, qui demande du soin et du travail, réussit sous la main habile des agriculteurs chiotes. Aujourd'hui, les femmes de la campagne filent encore le colon au rouet, mais seulement pour leur usage. Au xvin° siècle, cette in- dustrie était si développée, que la récolte de l’île ne suffisait pas au travail; on importait de Smyrne et de Salonique beaucoup de coton brut, que l’on réexportait manufacturé. Les gros damas qu’on fabriquait dans l’île étaient recherchés en Égypte, en Asic Mineure et même à Constantinople. Les maroquins de CGhio étaient également renommés dans tout l'Orient, et les fameuses tanneries de Palæo-Castro occupaient un grand nombre d'ouvriers. L'industrie des poteries était aussi d’un grand revenu; tout PAr- chipel emploie les poteries de Chio. Les profits du commerce étaient encore plus considérables que ceux de l'industrie. Les Chiotes s'étaient dispersés dans tous les grands ports, à Smyrne, à Alexandrie, à Constantinople, à Marseille, à Amsterdam; Odessa, Trieste et Syra n'existaient pas encore. C’étaient autant de colonies, de comptoirs chiotes qui cor- respondaient entre eux dans une entente parfaite; les opérations étaient communes et les bénéfices assurés. En quelque endroit que les besoins da commerce les eussent portés, les Chiotes res- taient partout membres de la même cité : cela est si vrai que par- tout ils payaient des impôts à leur démogérontie et contribuaient aux dépenses municipales. Cette cité, qui étendait ainsi ses bras sur tous les points de la Méditerranée, avait en sa possession la moitié du commerce de cette mer. — 632 — Les Chiotes avaient obtenu des Tures, entre autres priviléges, Fexemption des droits de péage, auxquels étaient soumis tous les bâtiments qui franchissaient les Dardanelles:; cette faveur leur donnait un avantage marqué sur toutes les nations pour le com- merce des denrées de la Russie. En 1796, Catherine IF fonda Odessa, et un Français émigré, qui en fut gouverneur, le duc de Richelieu, en fit un port franc et y attira, y concentra tout le commerce de la mer Noire. Les Chiotes accoururent aussitôt; le commerce cles blés de la Russie commença à cette époque, et ce furent les Chiotes qui l'inaugurèrent. En même temps, la France perdit le commerce qu’elle avait possédé presque exclusivement dans le Levant; ce furent les Grecs, et surtout les Chiotes, qui en héritèrent. Leur situation géographique, l’habileté de leurs négo- ciants, l'élan de toute une nation qui devait du moins à son es- clavage de ne pouvoir se livrer qu’au commerce, l'expérience de leurs marins, et jusqu'au bon marché de leur navigation, tout leur donna le commerce de ces contrées. base La révolution française fut le signal de guerres générales, en dehors desquelles il ne resta que les Grecs. Libres, ils n’eussent peut-être pas su rester neutres; sujets, ils furent contraints d'ac- cepter le bénéfice d’une neutralité qui mit dans leurs mains le commerce de la Méditerranée et de la mer Noire. Un port était-il bloqué, ils y pénétraient en dépit des flottes ennemies; ils ven- daient leurs cargaisons à des prix incalculables, et ils rachetaient à bas prix; car toute importation et toute exportation ne se fai- saient que par eux. On cite encore dans les familles les bénéfices fabuleux qui furent alors réalisés; ce qu'Hérodote raconte d’un vaisseau samien qui, poussé par la tempête à Tartessus, y vendit sa cargaison au poids de l’or, s’est vu cent fois dans les guerres de la révolution et de l'empire. Ces heureux coups de main étaient toujours exécutés par des hommes de Psara ou d'Hydra, mais tou- jours dirigés par des Chiotes. Tout ce que l'Occident paya alors à la Grèce est incalculable. On peut se faire une idée du commerce qu'il y avait à Chio avant 1822, par celui qu'il y a aujourd'hui à Syra; car Syra n'est qu'une colonie de Chio. Or, le commerce actuel de Syra produit un mouvement d’affaires de plus de vingt-cinq millions de francs, et pourtant Syra n’a ni industrie ni agriculture. Si, à ces vingt- cinq millions, nous ajoutons le chiffre de six millions pour les — 033 — soieries, de deux millions pour les oranges, et de deux autres en- core pour les divers produits agricoles ou manufacturés, nous pourrons juger de l'étendue du commerce de Chio et de la richesse qui entrait chaque année dans l’île. Ghio réunissait en elle trois choses qui, partagées, feraient la prospérité de trois pays; elle était à la fois pays producteur, pays manufacturier et pays commerçant. Une fois enrichis, les Chiotes songèrent à faire un bon emploi de leurs richesses. Ils sont sobres, économes, ont peu de besoins, font peu de dépenses dans la maison. C’est pour le public qu'ils sont riches, car ils aiment passionnément leur ville. La première génération de Chiotes riches consacra le fruit de son commerce et de son industrie à acheter au gouvernement ture les libertés et les priviléges que nous avons énumérés plus haut. Ils calculaient fort sagement que, s'ils donnaient leurs richesses pour acquérir des libertés, ces libertés ne manqueraient pas de leur donner de nouvelles richesses. La seconde génération les employa généralement à bâtir des églises. J'en ai vu dans l'ile plus de deux cents, qui portent la date de leur construction, el qui ont été élevées entre 1710 et 1760. Or, une église, une simple chapelle, coûte toujours fort cher en pays turc, parce que la religion et la loi ordonnent aux musul- mans d'empêcher l'érection ou même la réparation d'aucun temple chrétien, et qu’il faut une assez forte somme d'argent pour leur faire oublier cette obligation. Les Chiotes surent acheter le droit de bâtir des églises, et je ne crois pas qu'il y ait dans l'empire un seul pays où les Grees aient été assez riches et assez habiles pour en élever autant. | Après les églises, les Chiotes eurent un hôpital, chose rare en Grèce et en Orient. C'était peutêtre l'affaire des Turcs de établir ; ce furent les sujets qui le fondèrent avec leurs seules ressources. Commencé en 1750 et achevé en 1770, par les soins du docteur Skilitsi, il pouvait contenir deux cents malades, nombre bien suf- fisant pour une ville de quarante mille âmes, sous l’heureux cli- mat de Chio. Un hospice y était attaché; lesvieillards, les infirmes, les mendiants, les orphelins, les aliénés y trouvaient un asile et des soins; les voyageurs pauvres y étaient gratuitement hébergés. Une espèce de caisse d'épargne fut fondée par la démogérontie; elle recevait l'argent des riches à six pour cent, celui des pauvres — 634 — et des orphelins à huit. Ces institutions philanthropiques témoi- gnent à la fois de la richesse et de la sagesse de ce petit gouver- nement. Les Chiotes savaient faire de leur ville, au milieu de l'Orient, une ville européenne. La construction d’un lazaret sauva plus d'une fois les Chiotes de la peste, qui, au siècle dernier, sévissait presque annuellement autour d'eux. Les Chiotes savaient que leur vigilance à cet égard, en préservant leur île de la maladie, assurait la liberté de leurs relations avec l'Occident et était utilé à leur commerce. Pour faire face à ces dépenses, la démogérontie prélevait sur toute la population grecque un impôt d'un pour mille sur le re- venu et d'un pour cent sur chaque dot. Les souscriptions particu- lières suppléaient largement à l'insuffisance de ces impôts. Avait-on besoin d'argent, il en venait de Marseille, de Livourne, d'Alexan- drie, d'Odessa, de toutes les villes enfin où les Chiotes ctaient établis. La quatrième génération de Chiotes riches songea aux sciences, aux lettres et aux arts. Le désir de s’instruire est encore aujour- d’hui, comme dans l'antiquité, le désir dominant d’un Grec. Mais les Chiotes diffèrent en ce point des autres Hellènes, qu'ils ont remis jusqu’au jour où ils se seraient enrichis le moment de se li- vrer à leur goût pour le travail intellectuel. Ils ont d’abord cultivé le commerce et l’industrie, avant de cultiver la science. En 1701, Tournefort n'avait trouvé dans l'ile que trois Chiotes qui sussent à peu près le grec ancien. Quatre-vingts ans plus tard, Chio fonda une école publique, une petite université. Vingt professeurs y enseignèrent le grec ancien, l’histoire, la rhétorique, la philosophie, les sciences ma- thématiques, physiques et naturelles, la langue française et la langue turque, le dessin et la musique. La jeunesse vint de toutes les parties de la Grèce, et même de Constantinople, puiser à cette école une instruction large et libérale. Sept cents élèves s’y pres- saient en 18:18; tout ce qu'il y avait d'intelligent dans la race grecque envoyait ses fils à Chio, préférant cette éducation presque européenne à l’enseignement tout théologique du mont Athos et à celui du Fanar, où l’on n’apprenait qu'à faire fortune. À Chio, tous les cours étaient entièrement gratuits, même pour les étran- sers; la démogérontie en faisait les frais. Cette école sut tout d’abord échapper au danger auquel un en- — 6035 — seignement naissant était exposé en Grèce, je veux dire le mépris des sciences et des traditions de l'Occident, et la puérile envie de ne rien devoir aux étrangers. Les professeurs prirent au contraire pour modèle lOccident, et surtout la France, qui régnait au milieu du xvin° siècle par la littérature et à la fin par la science. Les Chiotes traduisirent nos meilleurs ouvrages de mathéma- tiques, de chimie et de physique; ils cherchèrent à tourner les esprits vers l'étude de la langue française; leurs meilleurs élèves furent envoyés à Paris, aux frais de la ville, pour achever leurs études; on exigea des professeurs qu’ils eussent vu la France. C'était la véritable marche à suivre. Vouloir être original ou s’en tenir aux souvenirs de l’ancienne Grèce eût été faire fausse route et reculer. Il était bon et sage pour la Grèce de s’instruire auprès de Occident, comme l'Occident avait demandé fa civilisation à la Grèce. La modeslie et le bon sens des Chiotes avaient senti. Dans la plus belle salle de leur école ils avaient placé le buste de Coraiï. Coraï n'était pas né à Chio et n’y avait jamais vécu; il en était seulement originaire. Mais cet esprit sage, circonspect et modeste, semblait l’idéal du caractère chiote. On le vénérait dans l'ile sans qu'il y eùt jamais paru; la jeunesse se le proposait comme son modèle. Le culte de Coraï valait mieux pour des Grecs que cette admiration stérile pour les Miltiade et les Thémistocle, qu’on n’imitera jamais. L’importani, pour une race qui avait tant à faire, était de bien choisir ses héros. Par les soins de Coraï, une bibliothèque publique se forma à Chio; elle fut la première que possédât la Grèce. En 1819, elle comptait trente mille volumes, et elle s'enrichit sans cesse jus- qu'en 1822. Enfin Chio eut son imprimerie, unique aussi dans l'Orient. La fondation en fut regardée comme un grand événement; on crut que l'extension de cet art à la Grèce allait opérer la même révo- lution que sa découverte avait produite en Occident. La race hel- lénique salua d’un cri de joie la naissance de sa première impri- merie. « Une révolution commence, disait-on, honneur aux patriotes de Chio qui travaillent pour la Grèce entière !. » Il sem- blait à la Grèce qu’en possédant une école, une bibliothèque et 1 Orola ueraGohñ yevoeTu dva œâcay Tv ÉAdda! Üroia PRE ônole ddËa &E avris Ts ruroypaQias! Znrüoav oi Qraomdrpides Nios nr dyalg ris ÉA- Add0s! (Adyos Épuys, juillet, 1819.) — 636 — une imprimerie, elle commençait à renaître. Les hétéristes cru- rent cette imprimerie destinée à répandre le cri de la liberté. L'école de Chio était alors pour la race grecque la seule école li- bérale qui existât, la seule où les esprits fussent mis en contact avec l'antiquité hellénique. Les partisans de la liberté comptaient sur elle. On croyait que Chio, en devenant un foyer de lumière, était devenu un foyer d'indépendance. Cela était vrai; Chio prépa- rait l'émancipation, mais elle l’entendait autrement que toute la Grèce. Chio, depuis deux siècles, montrait à la race grecque la route qu'elle devait tenir. Elle lui enseignait par son exemple à travailler d'abord et à s'enrichir ; puis, au lieu de s'affranchir de la dépen- dance, à la mettre à profit pour s'organiser; à apprendre à se gou- verner et à se conduire, alors que les essais étaient sans péril; à se créer, dans le calme de la sujétion, des institutions que la li- berté ne lui donnerait pas le loisir de fonder; à imiter, toute su- Jette qu'elle était, les peuples libres de l'Occident; à fonder des écoles, à s'instruire, à se régénérer moralement; à ne pas tenter, avec cette vanité de peuple enfant qui dénote la stérilité, d’ar- river d'un bond à la liberté et à la civilisation, et d’avoir l'abus avant l’usage; à se relever enfin, mais lentement, patiemment, modestement et par degrés. Alors, par sa richesse, par ses insti- lutions et par son intelligence, elle eût régné dans l'empire turc. Ses maîtres, étrangers à ses progrès, se fussent effacés; tout l'O- rient eût été à elle. Voilà l'enseignement et l'exemple que Chio lui donnait. $ 4. Révolution grecque; malheurs de Chio. L'impatience de tout un peuple fut plus forte que la sagesse d'une seule ville. Au chemin long et humble, mais sûr, que les Chiotes avaient tracé, la Grèce préféra les chances d’une insur- rection. Il est assez remarquable que les Chiotes n’aient pas été initiés aux secrets de l’hétérie; ils ignoraient qu'elle existàt; on ne leur avait pas dévoilé un dessein qu’on savait qu’ils désapprouveraient; leur antipathie pour toute révolte était connue. Ils eussent repoussé de toutes leurs forces l’idée d’un soulèvement qui mettait en péril le fruit déjà assuré de leurs efforts de deux siècles. Qui eût dit — 037 — alors que ce seraient eux qui porteraient la peine de l'insurrec- tion ? Le 8 mai 1821, Tombasis, avec quinze bricks d'Hydra et dix de Psara, parut devant Chio, et débarqua à deux lieues au nord de la ville, à Pacha-Vrysis. Il attendit quelques jours pour voir se soulever les Grecs ; nul ne se joignit à lui ; il reçut au contraire un message des démogérontes qui le conjuraient de ne pas avancer plus loin, de se rembarquer au plus tôt, de ne pas apporter le malheur dans l'ile. Il persista quelques jours; mais voyant les ha- bitants s'enfuir sur les hauteurs à sa seule approche, désespérant de les entrainer jamais dans la révolte, il se retira. La population chiote, toute commercçante, n'était pas propre à la guerre. Tandis que, depuis vingt ans, les marins d'Hydra et de Psara s’exerçaient au maniement des armes, Chio en ignorait l'usage. Le port d’un fusil ou d’un poignard était interdit, et les démogérontes veillaient aussi exactement que les Turcs au main- tien de cette défense. Les Hydriotes et les Psariotes avaient depuis quelque temps obtenu ou usurpé le droit d'armer leurs navires en guerre et d'avoir de l'artillerie pour se défendre contre les pi- rates; ils avaient ainsi créé à la fois une marine marchande et une flotte militaire. Chio, au contraire, qui pour son commerce se servail de bâtiments psariotes, n'avait ni flotte, ni soldats. Comme son ambition avait été satisfaite dans la paix, elle n'avait jamais songé à l'éventualité d’une guerre. Les habitudes d’insinua- tion, de souplesse et de flatterie, qui lui avaient si bien réussi, n'avaient pas dû faire les caractères belliqueux. Le commerce ne trempe pas non plus les âmes comme le métier de marin, qui est une lutte de chaque jour contre les éléments. Les Chiotes vivaient à Constantinople, à Smyrne, à Alexan- drie; chaque famille avait un des siens dans l'empire turc; chaque père avait un fils à Constantinôple pour apprendre le commerce : c'étaient autant de gages qui répondaient de la docilité de l’île. Ce qui, d’ailleurs, faisait la fortune de Chio, ce n'étaient pas les îles et les provinces qui furent plus tard la Grèce; c’étaient les pays turcs; c'étaient Alexandrie, Smyrne et Constantinople qui l'enrichissaient; c'était Tschesmé qui la nourrissit. ll est certain que les Chiotes eussent volontiers chassé Îles Turcs de leur île, mais ils se demandaient ce qu'ils deviendraient eux-mêmes après la guerre. Eussent-ils été sûrs du succès, ce n'é- — 638 — tait pas assez pour eux, ils regardaient plus loin; après les périls de la lutte, ils calculaient ceux de l'indépendance; ils redoutaient peut-être plus les autres Grecs que les Turcs. Is se soucient d’ailleurs fort peu de la liberté, et n’ont pas pour elle un ardent amour. Je les ai vus souvent m'avouer que, s'ils étaient plus libres, ils seraient moins sages, se gouverneraient moins bien et seraient moins riches. « Si Dieu écoutait nos vœux, m'ont-ils dit bien souvent, il ne nous donnerait pas la liberté, mais d’autres maîtres. » Ils veulent dire par là qu’ils souhaitent un maître aussi facile que le Turc, et plus intelligent, un maïtre qui sache les protéger et les servir mieux que lui, sans les assu- jettir davantage. On le vit bien pendant la guerre de l'indépendance; les yeux fixés sur l'Occident, ils en attendirent, non pas seulement, comme les autres Grecs, de l'argent et des soldats, mais une direction constante et quelque chose comme un protectorat. S'il fallait choisir entre les puissances européennes, leur sagesse, le senti- ment de leurs intérêts et leurs affections mêmes les portaient vers la France; car, au rebours des autres Grecs, ils détestent le Russe autant que l'Anglais. Ajoutera-t-on foi à l’auteur de ce mémoire s’il dit que, dans le commerce assidu et les nombreux entretiens qu'il eut avec les Chiotes, il surprit le secret d’une intrigue qui fut ourdie par eux, en 1822, pour livrer leur île à la France; que l'offre en fut adressée au gouvernement du roi, et qu’il ne tint pas à eux que leur île ne devint une possession française? Ainsi, après avoir désiré avant tout de rester en paix avec le Turc, voyant la guerre enga- gée, la vengeance prochaine et la réconciliation difficile, alors seu- lement ils voulurent bien qu’on les débarrassät de l’ancien joug; mais éloignés encore d'espérer l'indépendance, ou la craignant peut-être, ils demandaient un autré maitre. Ils avaient réussi à écarter Tombasis, mais non pas à rassurer les Turcs. Ceux-ci étaient ombrageux en proportion de leur petit nombre et de leur faiblesse. Une des causes des malheurs des Chiotes, ce fut qu'ils auraient pu exterminer les Turcs; les Turcs se vengèrent d’aŸoir eu peur d’eux. Les Chiotes leur donnèrent ._ pourtant tous les gages possibles de soumission, autant d'argent qu'on leur en demanda, le peu d'armes qu'ils avaient "et des otages. Les démogérontes, l'évêque grec et soixante-huit des prin- — 639 — cipaux ciloyens, se livrèrent aux Turcs et furent enfermés dans la citadelle, d’où ils ne sortirent qu'une année après et pour être égorgés. Cependant le pacha de l'ile, inquiet malgré tant d’assu- rances , écrivit à Constantinople et demanda un renfort de troupes. Pour le malheur de Chio, les Turcs n'avaient pas d'armée régu- lière; on ne put envoyer dans l’île qu’une bande d'hommes in- disciplinés, une horde sauvage venue des montagnes de l'Anato- lie, d'anciens brigands qui ne reconnaissaient aucun chef. Ce furent eux qui commencèrent le pillage de Chio. Puis vinrent des Grecs. Le Samien Lycurgue Logothétis ras- sembla une petite armée pour débarquer à Chio. En vain les dé. mogérontes et l’évêque le supplièrent-ils de renoncer à son pro- jet. Il aborda dans l’île avec deux mille Samiens, n’anenant avec lui qu’un Chiote, un paysan nommé Vournias, dont le patriotisme était suspect. Les Samiens montrèrent bientôt pourquoi ils n’a- vaient pas tenu compte des instances des Chiotes; ils ne venaient pas pour les affranchir, mais pour les piller; ce n'étaient pas des alliés, mais des pirates. Maîtres de l'ile, leur premier acte fut de renverser la démogérontie et d’instituer une commission insurrec- tionnelle; Lycurgue et Vournias furent les deux gouverneurs de fait, lun s'appuyant sur ses Samiens, l’autre sur quelques pay- sans qui s'étaient joints à lui, tous deux d'accord pour acquérir l'autorité, divisés pour en jouir. La terreur régna dans l'ile; les habitants furent plus impitoyablement rançonnés qu'ils ne l’a- vaient été par les Turcs. Les maisons des riches furent mises au pillage, les tièdes emprisonnés ou assassinés. Les Chiotes vou- laient fuir; ils furent retenus de force. Les insurgés avaient bien pu, dans le premier moment de pa- nique, renfermer les Turcs dans la forteresse, mais leurs deux petits canons ne suflisaient pas pour la prendre. Au feu très-vif et bien dirigé que les Turcs faisaient sur la ville, on répondait fai- blement; chaque sortie mettait les Samiens en déroute; les quel- ques Chiotes qui s'étaient joints à eux ne pouvaient regarder l'ennemi en face. Enfin, quand les munitions furent épuisées, les Samiens se rembarquèrent, en emportant les richesses des Chiotes et en abandonnant l'ile à la vengeance des Turcs. Quelques jours après, le 11 avril 1822, parut la flotte otto- mane, forte de sept vaisseaux et huit frégates. Elle avait été en- voyée spécialement contre Chio, sous les ordres du capitan-pacha — 610 — en personne. Le fer pour les hommes, l'esclavage pour les enfants et les femmes, le feu pour la ville, tel était l’ordre du sultan. IL fut exécuté à la lettre; mais on différa le massacre, afin que personne ne-püt y échapper. Beaucoup de Chiotes s'étaient ca- chés dans les montagnes; on proclama une amnistie pour les at- tirer dans la ville, et les consuls européens eurent le malheur de se rendre garants de la bonne foi des Turcs. Les Chiotes revinrent et le carnage commença. Tout ce qu'on a dit de ce te affreuse boucherie, tous les détails que les journaux du temps ont rappor- . tés, tout ce qui en a retenti dans l'Europe, est exactement vrai. IL n’y a pas eu, il ne put pas y avoir d’exagération. Il est très- vrai que les démogérontes, l’évêque et les soixante-huit otages ont été pendus aux vergues du vaisseau amiral. Il est très-vrai que quinze mille sauvages, venus d’Anatolie, ont élé transportés à Chio et qu’en mettant le pied dans l'ile, ils ont reçu la défense de rien épargner. Il est très-vrai que tout ce qu'il y a eu de popu- lation mâle dans la ville et dans les villages a été égorgé, que les femmes et les enfants ont été emmenés en troupeaux et vendus sur les marchés de Smyrne, de Brousse et de Constantinople. Tout cela est très-vrai, quoique le motif et le but d’une telle bar- barie soient encore inexpliqués. Si vous passez dans un village, on vous montre une fenêtre d’une maison, et l’on vous dit : « Ici, le propriétaire a été pendu. » Dans cette autre, toute une famille a été brülée. Vous trouvez de temps en temps d'immenses tas de crânes humains; là, avaient été apportées à l'aga turc les têtes de tout un village. Interrogez chaque famille, chacune a une his- toire lamentable à vous raconter. J'ai connu une femme qui avait vu massacrer son mari sous ses yeux; elle et ses cinq enfants avaient été dispersés comme esclaves dans les pays turcs; devenue libre au bout de sept années, elle avait parcouru l'empire à la recherche de ses enfants; elle en avait retrouvé quatre et était revenue avec eux s'établir à Chio. Toute personne âgée de plus de trente-deux ans, que l’on rencontre aujourd’hui à Chio a été esclave et a vu son père égorgé. Un très-petit nombre seulement parvint à s'enfuir et fut recueilli sur des navires de Psara, Quinze cents environ trouvèrent un refuge dans les consulats : tout le reste périt; on tua durant cinq mois. La contrée qui produit le mastic avait été d’abord épargnée, faute du moindre prétexte pour la ravager. Mais la mort du capitan-pacha, dont le vaisseau — 641 — fut brûlé par Canaris, et la panique qui saisit alors les Turcs fut un nouveau crime à venger sur les Chiotes, et il se trouvait que l’on n’avait plus que la riche contrée du midi à dévaster. Après les hommes, on s’attaqua aux murailles, Toutes les mai- sons de l’île, sans exception, et presque toutes celles des villages furent démolies par le feu et par la pioche. On ne comprend pas que les forces humaines aient suffi à tant détruire. Encore faut-il remarquer que les Turcs n'ont pas détruit dans un moment de colère, mais de sang-froid, maison par maison, avec ordre, en long temps, et avec une cruauté patiente. J'ai visité l'ile en 1854; la désolation la couvre encore : il semble que le massacre et la ruine soient d'hier. Le temps n’est pas encore venu d'apprécier tous les résultats de la guerre de l’in- dépendance hellénique; mais il faut reconnaître que le premier fruit de l'insurrection a été la ruine de ce qui faisait le plus d'honneur à la Grèce. | Ghio ruinée, que devinrent les Chiotes? Ils n'avaient pas péri tous; la fuite en avait sauvé quelques-uns, et l'esclavage en avait conservé beaucoup. Au milieu des plus grands malheurs qui puis- sent éprouver une race, le Chiote est resté aussi industrieux, aussi habile, aussi heureux que dans la prospérité. Il a survécu à la ruine de sa patrie. Beaucoup de Chiotes emmenés en esclavage sont restés dans les pays turcs. L’esclavage en Turquie est un moyen de faire for- tune et de s'élever aux places de l’administration ; il y a tel mi- nistre actuel de la Porte, dont on peut voir au bazar des esclaves, à Constantinople, le prix qu’il a coûté. Dans cette condition, les Chiotes devenus musulmans ont su faire leur chemin. Au mois d'avril 1855, étant alors à Chio, je vis mouiller en vue de l'ile un vaisseau de ligne égyptien qui portait des troupes en Crimée; le capitaine de vaisseau et le colonel du régiment, décorés tous deux du titre de bey, étaient nés à Chio; enlevés et conduits à Alexandrie, ils s'étaient élevés dans l’armée et dans la marine, et allaient maintenant défendre le pays où ils avaient été esclaves. Le nombre des Chiotes qui occupent ainsi de hauts emplois dans l'administration ottomane est incalculable; l’un d’eux régnait na- guère à Tunis !. | ! L'avant-dernier bey de Tunis était né à Cardamyle, où sa famille existe encorc, MISS. SCIENT. V. h5 — 642 — D'autres, échappés au massacre ou délivrés d'esclavage, ont porté sur d’autres points de la Méditerranée leur génie commer- cial. Ils ont fondé Syra, qui possède aujourd'hui le commerce de l’Archipel. Cest peut-être aux Chiotes que Trieste doit sa for- tune; en 1829, ils étaient six mille dans cette ville, et leur ar- rivée concorde trop bien avec la prospérité naissante de Trieste pour n’y avoir pas contribué. Enfin, les Chiotes sont à Marseille, à Gênes, à Constantinople, à Londres, à New-York. Chio est en ruines, mais les Chiotes sont plus riches que jamais. Quelques-uns enfin sont revenus dans leur patrie. Les Turcs, rendus à la raison , ont voulu repeupler cette malheureuse terre, afin que ses vignes, ses orangers et ses lentisques fussent cultivés ; ils ont rappelé ceux qui s'étaient échappés et leur ont rendu leurs anciennes propriétés. D’autres, que l'esclavage avait portés à Constantinople, à Erzeroum et jusqu’à Bagdad, revinrent lorsque la loi qui fixe la durée de l'esclavage à sept années les eut affran- chis. On rebâtit quelques maisons, quelques églises; une petite ville se releva, éparse au milieu des ruines de la grande. Les rap- ports entre les Grecs et les Turcs sont aussi amicaux qu'avant le massacre; il n’y eut entre eux ni récriminations, ni excuses; on se tut sur les derniers événements. Les deux populations convin- rent tacitement de ne jamais raviver de tristes souvenirs; les Grecs surtout s’efforcèrent de les effacer, sages en cela et ne voulant pas que les Turcs se souvinssent de leur avoir fait tant de mal. Les Chiotes ont recouvré leurs anciens priviléges, leur liberté municipale et leur démogérontie, qui fonctionne avec les mêmes droits et autant d'influence qu'auparavant. Du reste, l’ancienne industrie a disparu et le commerce n’a plus pour objet que l’ex- portation des produits agricoles de l’île. Chio est pauvre aujour- d'hui; on lui rendrait pourtant son ancien éclat si l'on pouvait y rappeler tous ses enfants, que la crainte des Turcs retient encore à l'étranger, si une bonne administration et la sécurité rendaient à la ville son immense commerce d'autrefois, au bourg de Vron- tado sa marine, à Palæo-Castro son industrie, et à l'ile entière sa riche agriculture. — 043 — Rapport lu à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, dans la séance publique du 8 août 1856, au nom de la Commission chargée d'examiner les travaux envoyés par les membres de l’École française d'Athènes ; par M. Guigniaut. Messieurs, La guerre d'Orient, si glorieuse pour les armes de la France, si favorable au développement de son influence pacifique et civili- satrice, a produit en Turquie et en Grèce des ébranlements divers, qui ne pouvaient manquer de retentir jusqu’à l'École d'Athènes. Non pas que les travaux des jeunes et sages membres qui l'ont composée dans le cours de cette dernière année , au nombre bien restreint encore de cinq, en aient été suspendus, ni même sen- siblement troublés; mais, plus animés, plus persévérants que jamais, comme par une émulation d'honneur avec les exploits de nos braves soldats, ils ont trouvé des circonstances tour à tour propices et contraires, qui tantôt leur ont facilité les voies, tantôt les ont entravés ou retardés dans leur marche. C’est ce qui fait que les trois mémoires de MM. Boutan, Delacoulonche et Heuzey, nous sont parvenus seulement depuis quelques jours; c'est ce qui nous met dans l'impossibilité d'en rendre aujourd'hui un compte véritable; tandis que la masse sans cesse croissante des documents historiques et littéraires recueillis par M. Lebarbier a été, pour un examen approfondi de notre part, un obstacle d’un autre genre, et que pourtant nous avons essayé de vaincre. En regrettant, lan dernier, de ne pouvoir vous faire un rapport détaillé sur les résultats des explorations nouvelles de M. Lebar- bier dans les bibliothèques des monastères et dans d’autres dé- pôts, nous savions bien que nous ne nous avancions pas trop lorsque nous nous portions garants du bon emploi qu'il avait fait de cette troisième année de son séjour en Orient, Frappé du succès de ses premières recherches dans l’île de Patmos, où 1l avait suivi de près M. V. Guérin, l’année précédente, le ministre de l'ins- truction publique, M. Hippolyte Fortoul, qu'un coup si soudain vient de ravir si prématurément et si tristement à l État, à notre Académie, à sa famille, l'avait chargé, par une mission spé- 1 La Commission était composée de MM. Hase, président; Guigniaut, secré- taire ; Ph, le Bas, H, Wallon, Brunet de Presle. M. A5. — 6h — ciale plusieurs fois prolongée, de poursuivre ces recherches dans les églises et les monastères grecs de Constantinople, du mont Athos et d’autres localités de la Turquie d'Europe. En même lemps, par une prévoyance justifiée de tout point, il l'avait placé, en quelque sorte, sous fa tuielle du savant helléniste qui préside cette Commission, et qui avait accepté la tâche de faire, à mesure des envois, l'examen préalable des documents transmis par le jeune paléographe. Vingt et un rapports, accompagnés la plupart de pièces nombreuses, de catalogues, de copies d’actes officiels ou d'œuvres littéraires et historiques de diverses époques, avec quel- ques manuscrits plus ou moins anciens, ont été ainsi adressés par M. Lebarbier et partiellement examinés par M. Hase, depuis les premiers jours de l’année 1855 jusqu à la fin de février 1856. Plus tard , ces rapports et ces pièces ont été mis dans leur ensemble sous les yeux de la Commission, avec le jugement général de son illustre président, dont nous suivrons ici de très-près les traces respectées. Nous n’avons point à vous entretenir en ce moment d'auires communications antérieures de M. Lebarbier durant les derniers mois de 1854, qui concernaient la littérature orientale, et qui ont été l’objet d’un rapport, devenu public, de notre savant confrère M. Reinaud. Les résultats, relativement peu importants, de ces communications, ont été d’ailleurs déposés à la Biblio- thèque impériale. La première bibliothèque d'Orient sérieusement et fructueuse- ment explorée par M. Lebarbier a été celle du Saint-Sépulcre, qui possède un nombre assez considérable de manuscrits. Après les avoir examinés feuillet par feuillet, avec une exactitude scru- puleuse, M. Lebarbier a consigné le résultat de ses recherches dans un travail considérable, de plus de 1,500 pages, qui nous a été soumis. Malheureusement ces manuscrits ne renferment guère que des homélies, des prières, des traités de théologie et de controverse composés à des époques assez rapprochées de la nôtre, des actes de conciles, des traductions du latin ou de l'italien en grec moderne, des grammaires, des nomocanons, des cahiers de rhétorique ou de logique. Les auteurs anciens, tous publiés depuis longtemps, y sont en petit nombre; ils ne s’y trouvent gé- néralement qu’en des copies modernes, et même assez fautives, à en juger par quelques extraits qui nous ont été transmis. Mais si la bibliothèque du Saint-Sépulcre n'offre que peu ou point de — 645 — secours pour la littérature classique, elle est riche en documents de toute espèce qui jettent un nouveau jour sur l’histoire de la nation grecque depuis la chute de l'empire byzantin, sur l'admi- nistration des patriarches, du synode de Constantinople et du clergé provincial, sur les relations des Grecs avec la Russie, et sur l'influence politique qu'obtinrent dans les conseils de la Porte plusieurs Phanariotes, distingués par la supériorité de leur esprit et par leurs connaissances. Parmi les documents précieux de ce genre dont M. Lebarbier a envoyé les copies, votre Commission en à remarqué plusieurs. Nous signalerons ici, entre autres, les Zdpuura où Mélanges de Chrysanthe, patriarche de Jérusalem. Les pièces de ce recueil qui datent des règnes des Comnènes et des Pa- léologues, ou celles qui se rapportent à l'administration ecclésias- tique et aux relations du patriarche avec les chrétiens de la Syrie et de la Palestine, offrent des renseignements nouveaux et utiles. Le recueil d’Aphendoulis doit également fixer l'attention. Personne n'ignore que beaucoup d’historiens français, russes, suédois et allemands, ont parlé fort en détail de l'expédition malheureuse de Pierre [* sur le Pruth et du séjour de Charles XII à Bender; mais, ici, Cesi un Grec, témoin oculaire, vivant au milieu des Turcs, et qui probablement présente les faits sous un point de vue assez différent de celui des écrivains européens. Sa relation, d’ailleurs, contient des particularités curieuses et des documents diplomatiques importants. Un manuscrit plus remarquable encore, à tous égards, est celui qui renferme le journal ou les Éphémérides d'Alexandre Mavrocordato. Ce premier drogman ou grand inter- prète de la Porte, homme d'esprit et de savoir, négocia, en 1699, la paix de Carlowitz entre l'Autriche, la Pologne, les Vénitiens et la Porte. Sa capacité pour les affaires lui valut le titre de « con- fident des secrets de l'empire » (muharemmi errar, 8Ë àmopéyrer) ; le journal d’un diplomate aussi habile ne peut être lu qu'avec un grand intérêt, malgré son peu d’étendue et la réserve que la situa- tion précaire et périlleuse de l’auteur le forçait à garder. Outre d’autres morceaux historiques d’une certaine importance que M. Lebarbier nous indique comme se trouvant à la biblio- thèque du Saint-Sépulcre, il a envoyé un manuscrit dont nous ignorons la provenance, mais qui se rattache au même ordre d'ouvrages. C’est l’histoire abrégée des dernières annés de l'empire grec et du règne des premiers sultans, depuis Othman jusqu'à la 43.. M. : — 646 — prise de Constantinople, de 1299 à 1453. L'auteur de ce poëme (car c’est un poème), comprenant sept cent cinquante-cinq vers politiques non rimés, s'appelle Hiérax, grand logothète de l'église de Sainte-Sophie. | Enfin , un ouvrage, ou plutôt un recueil d’une origine différente et d’un intérêt à quelques égards supérieur, c'est la copie, mise par le patriarche de Jérusalem à la disposition de M. Lebarbier, et communiquée également par celui-ci, des relations officielles, traduites du russe en grec, de trois ambassades envoyées succes- sivement de Russie en Chine par le ezar père de Pierre le Grand, depuis l’année 1654 jusqu'à l'année 1675. Un patriarche de Jé- rusalem, qui se trouvait à Moscou en 1693, rechercha dans les archives tous les documents où il était question de la Sibérie, de l'Asie centrale et de la Chine, les fit traduire et en forma ce recueil, qu'on peut considérer comme le résumé des connaissance géographiques et historiques des Russes sur l'Asie, au xvn° siècle. Pendant que M. Lebarbier visitait avec tant de soin, et, à tout prendre, avec fruit, la bibliothèque du Saint-Sépulcre, à Cons- tantinople, il y découvrit le catalogue d’une partie des nombreux manuscrits renfermés dans les monastères du mont Athos, et tout au moins de ceux que, durant le même siècle, contenaient les bibliothèques de ces monastères. Le désir si naturel conçu par le jeune savant d'interroger à son tour ces dépôts toujours renommés, en Orient comme en Occident, et qui n’ont pas encore livré tous leurs secrets, ni peut-être tous leurs trésors, trouva auprès du ministre de l'instruction publique un écho et un appui. De deux mois passés au mont Athos, et consciencieusement employés, sont résultées d'abord les copies de treize bulles d’or de six empereurs différents, et recueillies dans cinq monastères ; plus, deux autres parchemins et un fragment d’une homélie faussement attribuée à saint Cyrille, l’apôtre des Slaves; ensuite, le catalogue de tous les documents inédits, tant bulles d’or qu’actes judiciaires, testa- ments, inventaires, donations, mandements des patriarches et des évêques, qui n’ont pas encore été détruits ou ne sont pas encore perdus. Plusieurs de ces pièces remontent au x° ou même au ix° siècle. M. Lebarbier en a compté plus de cinq cent douze dans les vingt couvents du mont Athos et dans quelques ermitages. Trois cent trente sont grecques, une latine, d’Alphonsé, roi d’A- ragon; cent quatre-vingts en langue slave, provenant des rois de ER ; | ARLES Servie, des hospodars de Valachie ou de Moldavie, des czars de Russie; dans le nombre se trouvent aussi quelques ordonnances turques. M. Lebarbier reconnait avec une loyauté qui honore son caractère, que pour la rédaction de ce catalogue, qui ne renferme pas seulement les titres, mais quelquefois des copies el souvent des extraits de ces nombreux documents, précieux pour l’histoire de l'Église grecque, il a été puissamment aidé par le concours d’un moine russe du mont Athos, le Père Siméon, qui lui a com- muniqué le travail du même genre exécuté, en 1845 et 1846, par le savant archimandrite russe Porphyre Uchenski. « Souvent, dit-il, il n’a eu qu'à vérifier les excellentes indications de ce cata- logue antérieur; mais on s'assure aussi qu'en beaucoup de points il l'a perfectionné et complété. L'histoire de l'Église grecque, éclairée, renouvelée par la dé- couverte et par l'étude des documents originaux, c’est là, il faut le dire, et nous l’avions pressenti il y a deux ans, la grande im- porlance et le but véritable des travaux si persévérants de M. Le- barbier. Ce qu'il a trouvé en dehors de cette sphère, ce qu'il pourra tirer plus tard des résultats de ses recherches, est peu de chose en comparaison. Pour l'histoire littéraire, pour les anciens manuscrits grecs et latins, M. Lebarbier a eu beau remuer la poussière des bibliothèques des couvents, au mont Athos comme dans l’île de Patmos, comme à Constantinople; il a eu beau fouiller le vieux Sérail et les caves de ce fameux kiosque de Baghdad dont les clefs lui ont été livrées; il est réduit à penser que les précieux manuscrits qui, d’après certains indices, devaient s'y rencontrer, ou ont été complétement détruits, ou ont été transportés ailleurs, si tant est qu'ils existent. Sans parler d'une oraison funèbre attri- buée à saint Jean Chrysostome, mais qui n’est point authentique, quoique inédite; d’un traité de la construction des verbes, de Maxime Planude; d’un opuscule de Constantin Lascaris, copié deux ans après sa mort, ce que notre voyageur a trouvé, ce qu'il a envoyé de mieux, en fait de manuscrits grecs, c'est un volume qui paraît être de la fin du xv° siècle, et qui, outre un fragment du ph osophe Atticus, déjà imprimé dans la Préparation évangé- lique d'Eusèbe, renferme plus de vingt traités de Gémiste Plé- thon, savant originaire du Péloponnèse, réfugié en Italie lors de l'nvasiion des Turcs, mort vers l'an 1451, et qui fut un des res- taurateurs de la littérature grecque et de la philosophie de Platon — 048 — en Occident. Plusieurs de ces opuscules n'ont jamaïs été impri- més et méritent de l'être, entre autres l’oraison funèbre de la princesse Cléopé, femme de Théodore Paléologue, le frère du dernier empereur de Constantinople. En résumé, les deux, les trois années même que M. Lebarbier a employées à ces recherches exclusivement paléographiques et bibliographiques, du moins en apparence, sont loin d’avoir été stériles; elles fructifieront pour l’histoire, pour la géographie, pour les lettres, et fructüifieront par lui, par ses travaux à venir, nous en avons la confiance, quoiqu'elles n’aient pas produit, dans le présent, tout ce que nous en avions d’abord espéré. Il a fait preuve de zèle, de dévouement, d'amour de la science; il s’est formé à la critique dans un commerce suivi avec l’un des maitres de cet art difficile; il a, par un labeur persévérant, au prix de bien des fatigues, de bien des sacrifices, rassemblé une masse considérable de matériaux : c’est à lui maintenant d’en extraire peu à peu la substance, et de nous montrer, par une suite de mémoires, tout ce qu'il est capable d'en faire sortir pour l'éclair- cissement de l’histoire de l'Orient chrétien en général et de l'Église grecque en particulier. Nous avons déjà donné les raisons qui s'opposent à ce que nous puissions, dès aujourd’hui, vous entretenir, comme nous l’aurions voulu, des travaux envoyés par les membres de l'École formant la troisième et la deuxième année d’études. Ces travaux nous ont été remis il y a huit jours seulement, et l’examen sé- rieux, comme le compte rendu motivé, en sont par cela même et nécessairement ajournés à l'an prochain. Cet ajournement de- vient une règle depuis qu'en rapprochant l'époque de vos séances publiques vous avez dû, par contre-coup, rapprocher celle où désormais devront avoir lieu les envois des ouvrages soumis au jugement de l’Académie. Plus d’une fois, vous vous étiez vu obli- gés de retarder cette dernière époque pour les mémoires venant d'Athènes. Il y aura, à l’arrangement nouvellement adopté, un double avantage : non-seulement la Commission disposera d'un temps qui lui permettra toujours d'examiner à fond ces mémoires, mais leurs auteurs eux-mêmes auront toujours le temps de les préparer par des recherches, par des investigations approfondies, de les rédiger mürement et complétement. M. Boutan, s’il eût eu devant lui quelques mois de plus, quand il s’est trouvé forcé par — 649 — les circonstances de renoncer à l'exploration de l'Olympe de Bi- thynie, question neuve et féconde, n'aurait pas été réduit à y substituer, pour un travail de troisième année, la question rela- tivement secondaire et restreinte, quoique étudiée avec soin et présentée avec intérêt, des villes de l’ancienne Triphylie du Pé- loponnèse. M. Delacoulonche, en dépit du temps qu’il a dû con- sacrer à une œuvre de dévouement et d'affection méritée, en ra menant en France son directeur atteint d'une maladie grave, mais aujourd'hui heureusement rétabli, aurait pu mettre la dernière maïn à la belle et savante étude de géographie comparée, d’ar- chéologie et d'histoire, qu'il nous a envoyée sur la basse Macé- doine, étude complète en soi, qu'enrichit un précieux appendice épigraphique comprenant plus de cent inscriptions, mais qu'il aurait voulu pouvoir conduire, pour la partie historique, du temps de Justinien, où il s’est arrêté, jusqu’à la prise de Cons- tautinople. Enfin, M. Heuzey, qui représentait à lui seul la se- conde année d’études de l'École, n'aurait pu, à coup sûr, visiter avec plus de soin, plus d’étendue qu'il n’a fait, de compagnie avec son ancien, la région proprement dite occupée par l'Olympe de Thessalie, sonder plus curieusement tous les replis de la mon- tagne céleste, en remonter avec plus de courage et de bonheur les hautes vallées, si peu connues encore; il n'aurait pu nous en- voyer un mémoire topographique et archéologique plus müre- ment, plus positivement élaboré, plus digne de faire suite à celui de M. Mézières sur le Pélion et l'Ossa, que nous lui avions donné pour modèle, et dont ce travail est la continuation, commeil est continué lui-même par celui de M. Delacoulonche sur la Macé- doine; mais nous pourrions, nous, si le temps l’eût permis, rendre à ces deux derniers mémoires, qui marquent un nouveau progrès dans les études de l'École d'Athènes, toute la justice qu'ils méritent, en les analysant de près et les appréciant par le détail. D'avance nous nous assurons qu'ils ne perdront rien à cette ap- préciation, et nous ne craignons pas de les proposer eux-mêmes en exemple aux travaux, déjà préparés sans doute, de M. George Perrot, membre de première année, sur qui nous nous plaisons à compter pour l’an prochain, et à ceux des jeunes collègues qui lui seront donnés bientôt pour remplacer les membres qui doi- vent rentrer définitivement en France, MM. Lebarbier, Boutan, Delacoulonche, Quant à M. Heuzey, nous pensons, dès à présent, — 650 — qu'il a mérité, par son remarquable mémoire sur la région de l'Olympe, accompagné de cartes, de plans et d’un fascicule de quarante ou cinquante inscriptions qui en augmentent encore la valeur, la récompense et la distinction à la fois d’une troisième année de séjour à l'École. Il formera, d’ailleurs, à lui seul cette troisième année, comme M. Perrot la seconde, et ce n'est pas trop de deux anciens pour transmettre aux nouveaux le feu sacré, qui n’a pas cessé de brûler, sur la terre de Minerve, dans le cœur de nos jeunes compatriotes. Ainsi, Messieurs, l’École française d'Athènes poursuit ses des- tinées, modestes, mais pleines d'avenir, et les travaux, les succès de ses anciens membres, revenus parmi nous les uns après les autres, n'ont pas cessé de répondre à ceux de leurs successeurs et de les animer de loin. Nous pouvons enregistrer, dans les an- nales de l'École, une bonne thèse de doctorat de plus, l'Étude sur l'ile de Rhodes, par M. Victor Guérin, retourné tout exprès en Orient pour visiter cette ile, fameuse dans l'antiquité comme au moyen âge, et quil a mieux explorée et mieux décrile qu'aucun de ses devanciers. Un spécimen en latin de la reconnaissance at- tentive qu'il a faite, par la même occasion, de la côte de Palestine, et qui lui a servi de seconde thèse devant la Faculté des Lettres de Paris, nous promet un travail plus considérable sur cette eûte, peu visitée depuis les pélerins du moyen àge et .. ces domi- uateurs européens d’un jour qui furent les croisés. Un autre des anciens de l'École, M. Gandar, appelé successivement à une chaire de littérature ancienne et à une chaire de littérature étrangère, dans deux Facultés différentes, à prouvé, lui aussi, que les con- naissances de ces jeunes professeurs qui ont passé par Athènes, qui déjà ont renouvelé en partie notre enseignement supérieur, ne sont pas moins variées que sûres, et que, chez eux, l'érudition sympathise avec le goût et vivifie l'étude de l’art. Qui l’a mieux montré que M. Beulé (son nom aime à se replacer, d'année en année, sous notre plume), qui, s'il n'a pu obtenir un prix dont la grandeur navail d’égale que la difficulté de le donner avec une compétence reconnue par l’Institut lui-même aussi bien que par le Gouvernement et le public, a eu du moins le singulier hon- neur de voir sa découverte de l'entrée antique de Facropole d'Athènes, sa description des immortels monuments de cette acro- pole, el même ses études géographiques et archéologiques sur — 651 — une partie du Pélopounèse, que vous distinguâtes jadis comme d’heureuses promesses, présentées pour le prix triennal par les deux académies qui sont juges de l'art et du style? Que cet hon- neur suffse, quant à présent, à la gloire de l'École d'Athènes : fille de l'École normale, qu’elle cherche, avant tout, le succès dans la vertu du travail, dans l'alliance d’un savoir solide avec le talent d'écrire, et qu’elle demeure convaincue que, même en ce monde, il y a quelque chose de mieux que de réussir : c’est de mériter! QUESTIONS PROPOSÉES À L'ÉCOLE FRANÇAISE D'ATHÈNES POUR 1856-1857. Les sujets d’explorations et de recherches proposés, en 1856, aux membres de l'École française d'Athènes, pour la seconde année d’études, conformément au décret du 7 août 1850, sont les suivants : Questions déjà proposées dans les années précédentes, et qui restent à l'étude, indépendamment de la question de Delphes, qui pourra être reprise : 1° Rechercher au nord d'Iasos, en Carie, le mur désigné par M. Texier (Asie Mineure, t. II, pl. 147-149) sous le nom de Camp retranché des Lélèges, en suivre le développement jusqu'au point où il s’arrête; en dresser le plan, en signaler les principaux caractères, chercher à en déterminer la destination; vérifier enfin s’il ne se rattacherait pas à un système de défense qui aurait eu pour objet de mettre le temple des Branchides à l’abri des attaques des Cariens. 2° Étudier, totalement ou partiellement, la géographie physique et la topographie des îles voisines de la Thrace, c'est-à-dire Lemnos, Imbros, Samothrace et Thasos; en relever les antiquités, en suivre l’histoire depuis les temps anciens jasqu’à nos jours, recueillir les vestiges des exploitations métallurgiques qui y ont eu lieu, et décrire l'état actuel de ces îles. 3° Visiter, si l’état du pays le permet, le mont Olympe de Bithynie, et y marquer l'emplacement de toutes les ruines hellé- niques et byzantines; examiner surtout celles que l'on rencontrera sur le versant est de la montagne, jusqu’à la rivière qui coule à Aïneh-gheul (Melangia?), et qui est peut-être le Gallus de Stra- bon (XII, p. 543) et d'Ammien Marcellin (XXVI, 8); descendre — 652 — la même rivière, qui se jette dans le Sangarius (Sakaria), non loin de Lefké; suivre le cours de ce fleuve jusqu’à son embou- chure, et explorer le quadrilatère compris entre le Sangarius à l'ouest, Dablæ (Tereklu?), Modra (Moudourli) et Claudiopolis (Boli) au sud, le Billæus (Filias-Tchaï) à l'est, et le Pont-Euxin au nord; recueillir partout les inscriptions, et chercher à com- pléter les notices topographiques et archéologiques données par MM. Aucher, Chesney et Ainsworth. Questions proposées pour la première fois : 4° Explorer, dans la petite Mysie des anciens, le littoral de la Propontide, depuis les environs de Lampsaque jusqu’à l'entrée du golfe de Moudania; décrire les ruines des villes anciennes, telles que Parium, Zéléa (Sarikoï?)}, Cyzique, Artacé, Placia, etc., et compléter ce que Tournefort, Pococke, Sestini, Corancez, Hamil- ton et autres ont dit de quelques-unes de ces localités; s’aider, en outre, des monographies récentes, comme celle de Marquardt sur Cyzique (Cyzicus und sein Gebiet, Berlin 1836 ,in-8°); visiter la vallée du Granique, où l’on trouve la ville de Bigha, qui est peut-être l’ancienne Sidène; remonter le bassin de l’Æsèpe jusqu’à l'emplacement de Scepsis, qu’il faut chercher au nord-est d'Edre- mid (Adramyttium); étudier, s’il se peut, le bassin inférieur du Rhyndacus et ses communications avec les lacs voisins de la côte; déterminer les noms, les positions et le plus ou moins d'im- portance de ces lacs; recueillir tous les souvenirs, tous les monu- ments de l'antiquité ou du moyen âge, et particulièrement les inscriptions. 5° Poursuivre, en reprenant les traces de M. Delacoulonche, et en laissant à droite la Chalcidique, l'exploration de la Macédoine méridionale à lorient, depuis l’Axius jusqu’au Strymon, et de celui-ci au Nestus: décrire avec exactitude le bassin de l'Échédorus (Gallico), la région des lacs, le massif du mont Pangée (Pilat Tépé), les plaines de Sérès, de Drama et du Nestus inférieur; re- chercher les positions des villes anciennes sur la côte ou dans l'intérieur du pays, notamment celles des colonies grecques; y suivre le développenient de la puissance macédonienne parmi les tribus antiques, les marches des Romains, les établissements successifs des barbares du Nord et de l'Orient, à l’époque byzan- Une et jusqu'à la prise de Constantinople; consulter, outre les — 653 — auteurs anciens, et particulièrement les orateurs grecs, avec leurs commentateurs modernes, Bôckh, Vômel, etc., les recherches de Tafel sur la Via Egnatia, les écrivains byzantins, et les inscriptions et médailles de toutes les époques. 6° Tenter, si, comme il est probable, les circonstances le per- mettent, un voyage en Acarnanie, et, en se fondant sur une des- cription exacte de l'état actuel de celte province, en faire 1la géographie comparée et l’histoire à toutes les époques; y signaler de point en point les ruines des villes antiques; étudier les rapports des populations actuelles avec celles d'autrefois; recueillir les inscriptions, les vestiges des dialectes locaux, et tout ce qui peut Caractériser les hommes et leur génie propre aussi bien que la contrée qu’ils habitent ou qu'ils ont habitée. 75 ° Visiter Ja partie du Péloponnèse qui s'étend des marais de Lerne au cap Malée, et qui est bornée à l’est par la mer Égée, à l'ouest LE la vallée de l'Eurotas ; vérifier et compléter la descrip- ion qu’en donnent Leake, Pouqueville, Ross et Curtius. Étudier avec soin les caractères du dialecte en usage dans la partie de cette contrée qui porte le nom de Tzaconie, et chercher, en pro- fitant des observations de Leake et de Thiersch, jusqu’à quel point on est fondé à y retrouver un reste de l’ancien dialecte laconien. 8° I. Explorer l'ile de Crète, en faire la description; rechercher, d’après les données des géographes de l'antiquité et des investiga- tions locales nouvelles, l'emplacement des villes anciennes dont la position n’a pas encore été déterminée par Meursius, Cornélius, Hôck et les voyageurs anglais; recueillir avec soin, et par le pro- cédé de lestampage, toutes les inscriptions qui peuvent exister aujourd'hui dans l'ile; visiter les couvents et prendre copie des documents historiques qui doivent y être conservés. II. Histoire ancienne de la Crète, d’après les traditions, les ré- cits des historiens, les médailles et les nombreuses inscriptions qui ont été recueillies dans l’île, ou qui y ont été originairement rédigées, comme, par exemple, celle du temple de Bacchus à Téos. III. Études sur la religion, les mœurs, la littérature et les arts de l'ile de Crète. Examiner jusqu'à quel point les différents dia- lectes parlés autrefois dans cette île, et dont les inscriptions nous offrent des variétés si curieuses, peuvent être ramenés à un seul; — 654 — s'assurer si la langue vulgaire n’en garde pas encore quelques traces. Les différentes parties de cette question pourront être traitées séparément. NOUVELLES DES MISSIONS. ————— Missrons accordees en 1856. MM. DE Linas, membre non résidant du comité dela langue, de l'histoire et des arts de la France. — Mission ayant pour objet l'étude et la re- production des anciens vêtements sacerdotaux, conservés dans les di- vers départements de la France. (Arrêté du 11 février 1856.) OppErt (Jules). — Mission en Allemagne pour étudier l'organisation de l’enseignement de la philologie comparée. {Arrêté du 12 février 1856.) De Monraur (Henri). — Mission en Orient pour recueillir les document nécessaires pour la publication d'un album de l'Empire, destiné à consacrer tous les faits du règne de S. M. l'Empereur Napoléon III. (Arrêté du 17 janvier 1856.) HERSART DE LA VILLEMARQUÉ (membre du comité de la langue, de l'his- toire et des arts de la France). — Mission à Florence et à Rome pour rechercher les documents intéressant les études philologiques, et, en particulier, la langue et la littérature de nos départements de l'Ouest. (Arrêté du 14 février 1856.) DaMASE ARBAUD (correspondant du ministère pour les travaux histo- riques). — Chargé de rechercher dans les bibliothèques du midi de la France les chansons et poésies populaires qui seraient de nature à prendre place dans le recueil préparé par le comité de la langue, de l’histoire et des arts de la France. (Arrêté du 20 février 1856.) Borez-D'HauTERIVE (secrétaire de l'École des chartes). — Recherches — 655 — dans les bibliothèques de Gênes, Florence et Rome, pour trouver des documents relatifs à l'histoire des Guelfes et des Gibelins. (Lettre du 4 mars 1856.) Prioux (correspondant du ministère pour les travaux historiques). — Mission en Angleterre à l'effet de rechercher dans les bibliothèques publiques tous les documents qui peuvent intéresser l’histoire de France. (Arrêté du 14 mars 1856.) Sacas.— Mission en Angleterre pour transcrire et analyser divers ma- nuscrits qui doivent prendre place dans le recueil des anciens poëtes français. (Arrêté du 22 mars 1856.) DEsysaRDins (Ernest), professeur d'histoire au lycée de Mâcon. — Mis- sion en Italie pour continuer ses recherches et travaux relatifs à l’'an- cien Latium. (Arrêté du 31 mars 1856.) De Boucx (Alfred), sous-bibliothécaire à la bibliothèque de la Sorbonne. — Mission en Suisse à l’eflet de rechercher les monuments épigra- phiques qui pourraient offrir de l'intérêt pour le recueil des inscrip- tions romaines de la Gaule. (Arrêté du 19 mai 1856.) SicxeL (Le docteur). — Sa mission à Vienne est prolongée de deux mois, du 1° juin au 1* août. (Arrêté du 27 mai 1856.) ÉNauLT (Louis). — Mission en Suisse, Sardaigne, Auiriche, Princi- pautés danubiennes, pour étudier les mœurs, le langage et les usages de ces pays; retrouver la filiation des idées et les traditions de poé- sie et d'histoire qui peuvent les rattacher au mouvement du moyen âge en France. (Arrêté du 21 juin 1856.) Micaez (Fr.), professeur à la faculté des lettres de Bordeaux. — Mission en Angleterre et en Ecosse à l'effet de recueillir dans les bibliothèques privées ou publiques les poésies de nature À entrer dans le recueil des anciens poëtes de la France. (Arrêté du 26 juin 1856.) De LarozeriE (Henri). — Chargé d'une mission liltéraire en Alle- magne. {Arrêté du 25 juin 1856.) — 656 — Goparp (L'abbé). — Nouvelle mission pour continuer ses recherches sur l'histoire de l’église d'Afrique. (Côtes de l'Italie et de la Barbarie.) (Arrêté du 30 juillet 1856.) GuessarD (professeur à l'École des chartes), MicueLanT (employé à la Bibliothèque impériale), GauTiEr (archiviste paléographe), Mission en Suisse et en Italie à l'effet de collationner et recueillir des documents pour la publication du recueil des anciens poëtes de la France. (Arrêté du 19 juillet 1856.) DanTIER (Alphonse). — Nouvelle mission pour continuer dans les bi- bliothèques et établissements scientifiques de l'Angleterre ses re- cherches relatives à l’histoire des ordres monastiques, et particulière- ment de l’ordre de Saint-Benoît. {Arrêté du 8 août 1856.) Lecor (L'abbé), directeur du séminaire de Noyon. — Mission en Bel- gique pour rechercher dans les bibliothèques des principales villes les documents qui peuvent intéresser l'histoire de la Picardie. (Arrêté du 17 septembre 1856.) DE-Czermonr, licencié en droit. — Mission en Espagne pour recueillir des documents intéressant l’histoire et la littérature française ; dres- ser un état complet des manuscrits latins qui se trouvent dans les bibliothèques espagnoles, ainsi que des œuvres manuscrites des an- ciens poëtes et historiens provençaux; étudier tous les écrits relatifs au droit romain et à son histoire, ainsi qu’à la législation visigothe. (Arrêté du 27 septembre 1856.) Comes (professeur d'histoire au lycée de Colmar). — Mission en Hol- lande et en Belgique à l'effet de consulter, dans les archives de ces états, tous les documents qui intéressent l’histoire de la diplomatie européenne. | (Arrêté du 15 octobre 1856.) OPpErT (Jules). — Nouvelle mission en Allemagne et en Angleterre pour continuer ses études sur l'enseignement de la philologie com- parée. (Arrêté du 4 novembre 1856.) = DA cs \ 1 12 È \ r'è 1 MAT + 4 . 5 LE | L > : L L à : « œ L { ne $ d: ; j { é 1 t& : ul £ à #4 V 4 " " x À ee Hg age als 4 ; l *. 3 $ | | Hi Te. x rs à "4 + \ CARS a. tt" dE ‘ , SU 27 { k La ë - 24 f ? TR ur ie Pl ‘ j à ‘ . © j dei MR ENÉRENTE 2 iporistu + : v4 LE PAS À Fe à : ea Æ É , Ë : re à , 'f RE 2 £ E ‘4 F , È. < i £ ; : pr $ ri N ht Tr 7 + NN LE À à j re 4 F, j t&. Ms RSS AU DE! rt E Mae NE: | | Æ pres dr st | L { } … 3 1E 4 ï Di 4 £ Ne, EE FT mr te : > 7 ! . 2 3 LL 4 ; 1 pe - LA : 4 de AS Biri '# +t DE ments LIN CS EE C4 AOL ‘& Ly Le } ds RE UPS vw] è On 44 cr. sn =. , HLA aan ns. né LORLT 4 , CHRONOLOGIE DES ASSYRO-CHALDÉENS. 5 : 9 Duréouli règne des uix rois fabuleux avant le déluge, évaluée à 10 anntes cosmiques. - Dun0 0 te ed Pre 132000 ans Époque où les Chialéens plaeont a constrüetion de la Tour des Langues (42 amar ou 2040 ans avant Nabuchodonosor)..… DAC eines : 3540 avant J, G: 1 DYNASTIES NON-SÉMITIQUES (comprises sous le nom dé suprématie scythique pendant 1500 ans). 5 q 1 ROxAUMR cuaMiTE, pendant 0 jours 2 heures 5 minutes cosmiques, c'est-Mdire 1001 ans, aulieu de 33001 ans. 5 : sen toner 3540-2440 Si:en-Kouch (fils de Koucli, EXEXOO, Nimrod «le rebelles des Sémites), premier roi + à la suite dés migrations des Indo-Germains vers l'occident. Huit rois mbdes pendant 224 ans. ................... : ren Rte He cents 249-2925 1 DOMINATION rounANIENNE | 11, INVASION anim: miQue). Onze rois pendant 208 ans (ZH au lieu de MI)... à PR nr De our Les Mouraniens importent l'écriture cunéiforme à Babylone, Limite supérieure des observations astronomiques des Chaldéens (1903 ans avant la mort d'Alexandre, 2226 avant). C). Arioch, roi d'Ellasar, Amraphel, roi du Sennaar, sous lhégémonie du T'ouranien Kedorlnomer, roi dÉlam, IT. DOMINATION DES SÉMITES 2 PneMien seine ps Ciatobe. Quaranto:neuf rois pendant 458 ans... Ra : : : 2017-1559. Premier roi, inconnu, Ismidagan , scigtieur d'Assyrie. vers 1050 si amisi-Hout, fils d'fsniidagan (GAL ons avant NET Nüramsin, roi des quatre régions, {Les noms des autres rois ne sont pas encore déchiffrés) 11, INVASION Ana, Huit rois pendant 245 ans A 1559-1314 Les Kliet des Hiéroglyphes égyptiens, selon M: de Rougé, probablement les Dummukli des Assyriens di. Grand EMPIRE v'AssvntE. Quarante-cinq rois pendent 520 ans 1314-788. d AMdynantie, Ninippalloukin, premier roi 1314 : vers 1300 vers 1270 Assourdayan, fils du précédent Moutakkil:Nabou, fils du précédent sr ; AE VO Ne Assourrisili, fils du précédent. (Commencement de ln puissance assyrienne, à la suite de la prépondérance égyptienne, qui avait duré 500 ans.).. : ire . . vers 1250 Tiglatpileser I, fils du précédent, (Cylindre historique cn S00 lignes.) nbce. 6 + vers 1220 Sardänapale 14, ils du précédent vers 1200 Miglatpileser Il Sac de Ninivo par les Chuldéens, 418 ans avant ln première année de Sennacliérib, TOd0e : 1122 Belachus 1%, fils du précédent : : i060aA ë ours ll00 2° dynastie. Belitaras (Belhat-irasson), usurpateur è = De :-.. vers 1100 nanassar I, fondateur du palais de Calnch (Nimroud). éc ; - D vers 1050 ardanapale IL, arrière-petit-fils de Delitaras, ......,.... Pet Ce 3088 : de Dog 0 =. vers 1020 Salmanassae If, fils du précédent che Fr: -.... vers 1000 Assour-dan-il I", Gils du précédent. TEE è M te. ...... vers 080 BelochusAf, petit fils d'Assour-dan-il 11... qe 4 c re 0 a ture 070) Tiglatpileser UT, fils du précédent. ce net ; 2 .... vers 050 Sardanapale HF, fils du précédent. Grand/conquérant. AR een Net T0 000 Salmansssar IN, fils du précédent. Adversaire de Jébu, roi d'Israël, (Obélisque de Are} D dpto 080 .. vers 000-860 Samsi-ou 11, fils du précédent.. Ê ete Hobdnenc ee : : ; ... vers 800-840 Déléchus TIME du prtetent, époux de Sémiramis [Sammourant) » » =» c : mes 3 = vers Sémiramis (17 ans seule) Sardanapale IV, probablement fils des p , dernier roi du grand empire. III, PARTAGE DE LA DOMINATION ENTRE SÉMITES ET AIENS. BABYLONE NINIVE. MÉDIE ET PENSE. Pliul-Belesys fonde l'empiréde Chaldée, premier roi de Babylone, soumet l'Assyrie. ë République arienne... 788-710], Royaume de Susiane. Roi de Babylone jusqu'à . Arbace, premier chef, Tiglatpileser IV rétablit la monarcliié assyrienne. Nabonassar, .... 1... 47-733 | Commeucement de la captivité d'Israël. . - Fer ne UT Soutrouk-Nakhounta. Nabios, Kinrirus et Porus.. ! Salmanassar LV prend Samarie (720), et est détrôné par Sargon. 725-720 Aspabara- Koutir-Nakhounia, fils du précédent. Toi Dannine Dynastie MiNiviTe. (Sargonides, 720-025.) Dynastie des Déjocides ülaeu D DUR 700|| Surgon (fonde Khorsabad vers 706)... ................ 720-704| Déjocbs,roi. . ....... 710-657] Tarhak, frère du précédent. Sargon, roi de Babylone do 700-704, ArLeanos de Ptolémée Hounibanigas, vaincu par Sargon. Anarchie... dass dut saut 70708 nnachérib, Gls de Sargon:.... nu re tante 704-070 Belibus . . 702-690 Campagne contre l'Égypte nes . SES TT Asourinnddinsou , fils. n Senna chédib, . 090- 693 Irigibel 058-080 Ansatliaildon, fils do Sennachérib. 080-008 Hoi d'Assyrio, d'Égypte ot do Méro \ < : 076-008 Saosdouchin Ci I : . 008-047 Miglatpileson V, fils d'Assarhiaddon.. .« eus. su. 668-600 Phraortes............ 057-030 Sardanapale V, fils d'Assarhaddon: .. ......... ces 060-047! Achaemends, soumis 650] Moummanyaineu parSardanopaleV Assour-dan-il IL, fils de Sardanopale V (KINIAAAAN des Grecs), dernier roi d'Assyrie, .. .............. ï D an ee... 035-095 Destruction totale Ninive Dinasrie naoyconinnnr (025-538) à Nabopallasor(Natowpalloutour) et Nitocris, lÉgyptienne.s- OO AOC EL EU Nabuchodonosor(Nalou-koudourr-ousour),,.,44..-sssusnsinne nneseeune Due 004-501 es Astyagès.… : Évilmerodach (Abil-mardouk).. . k CA Nergalsarassar {Nirgabsurrousour)., us. sneunsrisnns sx : 5| Gyrs roi do Porso. ..nescrrsss sascersc.. 500-520 Labowardoctiun, fs di pricédent (Omois) Nabonid(Vatonnantd), fils do Nabowebalatitib » Cyrus prond Dabylono Cyrus, roi de Babylone et dé nation as Ar : : “ “ à : in Gambyso....,... s EN NidintaLol, PondoNabteliodononor fils de Nabonid. Gomates 10 NS ES Re Eee Darius, fils d'ystaspo, prond Habylono pour la pren Darius, fils d'Hystaspes (Darius lo Mède); : : +=.» Arlon, ProudaNabuelrodonoons MECS do ... 517-510 Darius prénd Babylone pour ln seconde Moins +s.rsirimesrsnpsssusrnnsnsesess SIG Nahouimtouk #0 rondimdépondune, ot régno avec son fils Dolsaroussour, : . vors 508-488 Sonminon complète des Chalddonsenses ven sn ttoneeeeaantnne Von Â88 m & a86-405 Xoraës I, Alinsyerus des Juifs (Esther en 473). : \ 3. Oriunr. TABLE DES MATIÈRES SUIVANT L'ORDRE DANS LEQUEL ELLES SONT PLACÉES DANS LE VOLUME. Rapport de M. Cortambert sur Iles documents géographiques de diverses bibliothèques publiques en France... ......,........,.... Tate Rapport de M. Massieu de Clerval sur une mission en Bosnie.......... Rapport à M. le Ministre dè l'instruction publique sur une mission accom- plie à Rome, en 1854 et 1855, par M. de Gertain....,........... Notice pour le plan d'Athènes antique, dressé BA M. Émile Burnouf, membre de l'École française d’Athènes......... CIRE ARE 2 CNP ; Rapport de M. le vicomte Hersart de la Villemarqué, sur une mission litté- raire accomplie en Angleterre pendant les mois d'avril, mai et décembre 1855. — Première partie. . LA OP CON AE A UE ae Deuxième rapport sur une mission à Rome en 1854 et 1855 par M. a en die vpn a opus» 04 Ant Rs ane de Rapport sur une mission en Angleterre, Le M. C. Hippeau, professeur à la faculté des lettres de Caen............ Akai SOS aies 5e .« Rapport de M. Jules Oppert, chargé d’une mission scientifique en Angle- LOL EMEA FREE RE 7 RC RER MST PCR Rapport de M. L. de Castelnau, FES d'une mission en Orient........ Rapport de M. le vicomte Hersart de la Villemarqué, sur une mission litté- raire accomplie en Angleterre. — Seconde partie. Notices des principaux manuscrits d'Angleterre concernant la langue, la littérature et l’histoire des anciens Bretons. ....... SA PRET D ons sc ee Rapport de M. Boutan , membre & l École française d'Athènes, sur la topo- graphie et l’histoire de l’île de Lesbos..,..............,.......... Suite des notices et extraits de manuscrits concernant l’histoire ou la litté- rature de la France qui sont conservés dans les bibliothèques ou archives de Suède, Danemark et Norvége. — Rapport de M. A. Geffroy. — M noie dos one ue + un Musicien gaie SP Ne ‘ Mémoire sur l'ile de Chio, présenté par M. Fustel de Coulanges, ue de l’École francaise d'Athènes. .............. RTE de Sie Rapport lu à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, dans sa séance du 8 août 1856, au nom de la commission chargée d'examiner les tra- vaux envoyés par les membres de l’école française d'Athènes, par OMAN ee sente se eos 0.0.0 nn Mate de nl Enr à Missions données en 1856...... RL A TRS a fs e d'u A Ne ee Pages, 64 a) 229 234 — 658 — PLACEMENT DES PLANCHES DANS LE TOME CINQUIÈME MÉRREe DES ARCHIVES DES MISSIONS SCIENTIFIQUES. Pages Maisons dans le faubourg de la Cœlé à Athènes...,................. 72 Détails de la"prison dé Soerate RE. . A Ce cer 76 Caverne sépulcrale de la colline de l'ouest à Athènes................ 76 Planid'Athènes antiques, 2 88 Fac-simile.de manuscrits. (P1.:1, 4/6.) 42,4... RER CRC RRE 272 Plan de l'île de Chio..............,..................., VAS Er . A8o TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES. B Bonez D'HAUTERIVE, secrétaire de l’é- Boutan, ancien membre de l'École d’À- cole des Chartes. Mission en ftalie, thènes. Rapport sur la topographie 655. et l'histoire de l'ile de Lesbos, 273. Bouex (Alfred pe), sous-bibliothécaire BurNour, ancien membre de l'Ecole à la Sorbonne, Mission en Suisse et d'Athènes. Notice pour un plan d'A- en Savoie, 655. thènes antique, dressé par lui, 64. C CastTELNAU (Ludovic pe). Rapport sur Comes, professeur d'histoire au lycée une mission en Orient, 220. de Colmar. Mission en Hollande et CERTAIN (DE). 1° rapport sur une mis- en Belgique, 653. sion littéraire à Rome, en 1854 et (CorTamserT. Rapport sur les docu- 1855, 49. — 2° rapport, 117. ments géographiques des diverses bi- CLERMONT (DE), licencié en droit. Mis- bliothèques publiques de France, 1. sion en Espagne, 656. D Damase ArBAuUD, correspondant du mi- Danrier (Alphonse). Nouvelle mission nistère pour les travaux historiques. en Angleterre, 656. Mission dans le midi de la France, Dessanpins (Ernest), professeur d'his- 655. toire au lycée de Mâcon. Mission eu Italie, 655. E ÉnauLr (Louis). Mission en Suisse, Autriche et Principautés danubiennes, 656. F Fusrez pe COULANGES, ancien membre de l’École française d'Athènes. Rapport sur l'île de Chio, 481. \ G GauTIER, archiviste paléographe. Mis- rapport sur les manuscrits conservés sion en Suisse et en Îtalie, 656. dans les bibliothèques ou archives GErFROY, professeur à la faculté des de Suède, Danemark et Norwége, lettres de Bordeaux, 5° partie de son 365. 2 660 = GoparD (L'abbé). Nouvelle mission en Italie et en Afrique, 656. GuessarD, professeur à l’École des Chartes. Mission en Suisse et en Ita- lie, 656. GGUIGNIAUT , membre de l’Académie des H HERSART DE LA VILLEMARQUÉ, membre du comité de la langue, de l’histoire inscriptions et belles-lettres. Rapport fait au nom de la commission de l'Institut sur les travaux envoyés par les membres de l'Ecole française d'Athènes, en 1856, 643. toire des anciens Bretons, 234. — Nouvelle mission à Florence et à et des arts de la France. 1° rapport sur sa mission en Angleterre, 89.— 2° rapport. Notices sur les princi- paux manuscrits d'Angleterre concer- nant la langue, la littérature et l'his- LAROZERIE (Henri DE). Mission en Alle- magne, 656. Lecor (L'abbé), directeur du sémi- naire de Noyon. Mission en Belgique, 656. M MassiEu DE CLERVAL. Rapport sur une mission en Bosnie, 16. Micuez (Francisque), professeur d'his- toire à la faculté des lettres de Bor- deaux. Mission en Angleterre, 656. MicuELanT, employé à la bibliothèque OrpErr (Jules). Rapport sur une mis- sion en Angleterre, 177.— Nouvelle Rome, 655. Hippeau, professeur à la faculté des lettres de Caen. Rapport sur une mission en Angletetre, 129. Lainas (Ch. DE), membre non résidant du comité de la langue, de l’histoire et des arts de la France. Nouvelle mission en France, 654. impériale. Mission en Suisse et en Italie, 656. Missions données pendant l'année 1856, 654. MoxrtauT (Henri pe }. Mission en Orient, 654. velle mission en Angleterre et en Al- lemagne, 657. mission en Allemagne, 654.— Nou- P Prioux, correspondant du ministère pour les travaux historiques. Mission en Angleterre, 655. S Sacus (Le docteur). Mission en Augle- Sicxez (Le docteur). Mission à Vienne, terre, 655. 655. V ViLzemARQuÉ. (Voyez HERSART DE LA VILLEMARQUE.) TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LA LIVRAISON. Pages, Rapport de M. Cortambert sur les documents géographiques de diverses Hibhothèques publiques de France... 72.200 CINE UT 1 Rapport de M. Massieu de Clerval sur une mission en Bosnie.......,.. 16 CONDITIONS DE LA SOUSCRIPTION. Les Archives des Missions scientifiques et littéraires paraissent le 15 de chaque mois, par livraisons de 3 à 4 feuilles in8°, accompagnées, s'il y a lieu, de planches ou de gravures sur bois, de manière à former ehaque année un volume in-8° de 36 à 4o feuilles environ. Le prix de l'abonnement est de 9 francs pour l'année. ON SOUSCRIT cuez GIDE Er J. BAUDRY, ÉpiTeurs, rue Bonaparte, n° 5, Et à la librairie de Pauz DUPONT, rue Grenelle-Saint-Honoré, À PARIS. C0 VAS Rs « : : * M # ù \ L a: . PONT | | . « ; “ dl - ” : | M * | | | Ne \ FA _…. 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