^»;yr^rfg»-jCTTg«m»giim^.-^,;> ■%. - THE LIBRARY OF THE UNIVERSITY OF CALIFORNIA LOS ANGELES Digitized by the Internet Archive in 2009 witii funding from Universityof Ottawa littp://www.archive.org/details/artdesjardinsOOriat COLLECTION PLACKE SOUS LE HAIT PATRONAGE DE l'administration des heaux-arts COURONNÉE PAR l'aCADÉMIE FRANÇAISE (Prix Montvon'l PAR L ACADEMIE DES liEAUX-ART: (Prix Bordin) Droits de traduction et de reproduction réserves. BIBLIOTHEQUE DE L'ENSEIGNEMENT DES BEAUX-ARTS PUBLIÉE SOUS LA niRKCTIONDE M. JULES COMTK L'ART DES JARDINS GEORGES RIAT Ancien élève de l'École des Chartes, Sous-bibliothécaire au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale. PARIS SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'ÉDITIONS D'ART L.-H. MAY KDITEUR DES COLLECTIONS QUANTIN q et II, rue Saint-Benoît. Art Idbrary A MON BIEN CHER MAITRE ET AMI Henri BOUCHOT S4.1C12 AVERTISSEMENT Le lecteur ne trouvera pas en tête de ce volume, comme il pourrait s'y attendre, des considérations générales sur l'art des jardins ; elles ont été placées au commencement de chacune des diverses parties, qu'elles résument et expliquent, en les rattachant entre elles. L'auteur s'est attaché surtout à fournir une théorie géné- rale de chaque genre de jardins, qu'il s'est efforcé de rendre plus claire en décrivant particulièrement celui d'entre eux, qui lui a paru pouvoir le mieux servir de type. Il n'y a donc point ici un catalogue de jardins, mais une explication des différents systèmes, corroborée par des exemples. Il a semblé nécessaire de localiser cet art dans les diverses civilisations, dont il est une des manifestations, et non des moins expressives. 11 caractérise une époque, comme la littérature, la peinture ou la sculpture. L'isoler de l'histoire serait un contre-sens. En ce sujet, où le pittoresque doit tenir une large place, l'auteur a cru bien faire, à défaut d observations personnelles ou parfois malgré elles, de substituer à sa prose des descriptions empruntées aux meilleurs ccri- 8 AVERTISSEMENT vains, qui ont visité les jardins célèbres ; comme il na pas hésité, dans les questions de technique et de théorie, à donner les plus copieux extraits des ouvrages réputés excellents en cette matière. Il a plaisir enfin à remercier ici, pour leur aide obli- geante, et les conseils qu"ils ont bien voulu lui donner : i\LM. Henri Bouchot, conservateur du Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale; Jules Comte, directeur delà Bibliothèque de l'enseignement des Beaux-Arts : A. Parmen- tier, agrégé d"histoire, professeur au collège Chaptal : Paul Madeline; et Louis Denise, bibliothécaire au dépar- tement des Imprimés de la Bibliothèque nationale. BIBLIOGRAPHIE PRINCIPAUX OUVRAGES Alphand ;A.). — Les proniciiadeb Je Paris. Paris, Rothschild, 1867-1875. I vol. in-foh Argenville (d'). — La théorie et la pratique du jardinage..., par L. S. A. 1. D. A. Nouvelle édition. Paris, Mariette, 1715. Betin (Pierre). — Le fidèle jardinier, ou différentes sortes de parterres, tant de plaine broderie que mêlée de pièces à mettre fleurs pour servir d'ins- truction à ceux qui se délectent en cest art, nouvellement désignez par M. Pierre Betin, jardinier. Paris, Boisseau, 1636. BoissiER (Gaston). — Promenades archéologiques. Rome et Pompéi. Paris. Hachette. 1898. b" édit. BoissiER (Gaston). — Nouvelles promenades archéologiques. Horace et Virgile, Paris, Hachette, 1895. 5' édition. BoNNASSiEUX (Pierre). — Le château de CLigny et Madame de Montespan, d'après les documents originaux. .. Paris, Picard, 1881. In-8°. BoYCEAU (Jacques). — Traité du jardinage selon les raisons de la nature et de l'art, divisé en trois livres..., par Jacques Boyceau, escuyer, sieur delà Baraudière, gentilhomme ordinaire de la chambre du Roy et intendant de ses jardins. 1658... Michel van Lochom fecit et excudit. BuRCKHARDT (J.). — Le Cicerone. Guide de l'art antique et de l'art moderne en Italie. Traduction Auguste Gérard. Paris, Firmin Didot, 1892. 2 vol. in-8". Carmontelle. — Jardin de Monceau, près de Paris, appartenant à son Altesse sérénissime Monseigneur le duc de Chartres. Paris. Delafosse, Née et Masquelier, graveurs. 1779, Chatillon (Claude). — Topographie trauçaise ou représentations de plu- sieurs villes, bourgs, plans, chasteaux. maisons de plaisances, ruines et ves- Kl BIBLIOGRAPHIE tiges d'anticquitez du royaume de France, dessignez par défunct Claude Chastillon et autres : et mis en lumière par Jean Boisseau, enlumineur du roi pour les cartes géographiques. Paris, Boisseau, 1648. In-fol. Delisle (Léopold). — Etudes sur la condition de la d-sse agricole et l'ét.u de l'agriculture en Normandie au moyen âge. Evreux, Hérissey, 1851. In-8". Denis (Claude). — Explication de toutes les grottes, rochers et fontaines du chasteau royal de Versailles, maison du soleil et de la ménagerie. En vers héroïques. Desjardins (Gustave). — Le Petit Trianon. Histoire et description. Ver- sailles, Bernard, 1885. In-S". Du Cerceau (Audrouet"). — Les plus excellents bastiments de France. Edition de 1576; et édition Destailleur et Faure Dujarric. Paris, Léxy, 1868. 2 vol. in-fol. (fac-simile de l'éJition de 1576). Eknouf et Alphand. — L'art des jardins. Parcs, jardins, promenades..., par le baron Ernouf. 5° édition... avec le concours de .\. Alphand... Paris, Rothschild. In 8\ Gautier (Léon). — La Chevalerie. Paris, Sanard et Derangeon ; nouvelle édition. 1895. In-4". Gautier (TheophileU — Tra-las-Montes. Paris, Mayen, 1845. 2 vol. in-8", Gérabdin ^R.-L.). — De la coniposiiion des pavsages et des nioyens d'embe'dir la nature autour des habitations, etc., par R -L. Gérardm, maître de camp de dragons, vicomte d'Ermenonville. Genève, 1777. In-8'. Girault de Prangey. — Souvenirs de Grenade et de l'.'Mhambra. Paris. Veith et Hausen, 1856. In-fol. HiRSCfiFELD. — Traité des jardins. 5 vol. in-4''. JoRET (Charles). — Les jardins dans l'ancienne Et^ypte. Le Puy. Marches- sou, 1894. JoRET (Charles'). — Les plantes dans l'antiquité et au moyen âge. i" vol. Egypte, Chaldée, Assyrie, Judée, Plénicie. Paris, Bouillon, 1897. JoKET (Charles). — La rose dans l'antiquité et au moyen âge. Histoire. légende et symbolisme. Paris, Bouillon, 1892. In-8". LABORDE (Alexmdre de). — Description des nouveaux jardins de la France et de ses châteaux. Paris, 1808. In-fol. Lafaye (Georges). — Article Hortiis dans le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio. Le Pautre. — Jets d'eau nouvellement gravés par Le Pautre. Se vendent à Paris, chez Pierre Mariette... Le Pautre. — Nouveaux desseins de jardins, parterres et fassadcs... Paris, N. Langlois. Maçon (Gustave). — Le château ci le parc de Chantilly. tRt-vue île l'ait ancien et moderne. i8g8. BIBLIOGRAPHIE II Mangin (Artliur). — Histoire des jardins anciens et modernes. .. Tours. Mime, In- 1888. In-40. Mézieres (A.). — Les propriétaires de Chantilly. (Revue de l'art ancien et moderne.) rSgS. Montaigne. — Journal du voyage de Michel de Montaigne en Italie par la Suisse et l'Allemagne, en 1580 et 1581, avec des notes par M. de Qjaer- lon. Rome et Paris, 1774. In-4"*. NiccoLCNi. — Le Case ed i momimenti di Poinpéï disegnati et descritti. Naples. 1854... 5 vol. in-fol. NoLHAC (Pierre de). Le Château de Versailles. Pavillon de Hanovre. 1900. In-fol. 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Walter. — Recueil de fleurs, fruits, etc.. peints sur vélin par Jean W'altcr, de Strasbourg, de 1656 ù 1665. (Cabinet des Estampes de la Bibliothéqu nationale, ja 2)\. PREMIÈRE PARTIE ANTIQUITÉ FIG. I. — PAYSAGE EGYPTIEN. I Peinture de la casa di ApcUo à Pompéi.' CHAPITRE PREMIER A S S Y R I E . P E R S i: . JUDEE. EGYPTE Certains auteurs, écrivant une histoire des jardins, ont cru devoir remonter à l'antiquité la plus reculée, et se sont ngéniés à décrire TEden, le paradis terrestre, le jardin des Hespérides. C'est pousser un peu loin le scrupule archéolo- gique ; il prend fantaisie de les inviter à passer au déluge, et même au delà. La matière historique est pourtant assez vaste pour quon n'ait aucun besoin de se livrer à une enquête aussi problématique. Les premiers jardins connus sont ceux de Babylone, qui ont été décrits avec détails par Diodore de Sicile, Strabon et Quinte-Curce. S'il faut en croire Niebuhr, ils se trou- vaient sur les bords de l'Euphrate, aux environs de Hel- lah. Les anciens les comptaient parmi les sept merveilles du I () I. " A R T n I-: s JARDINS monde. Dus à Sammouramit. femme de Bin-Nirari III (809- 780), ils furent restaurés par Nabuchodonosor (604-561). « C'est, dit Strabon. un immense carré de quatre plèthres (120 mètres) de côté, composé de plusieurs étages de ter- rasses supportées par des arcades, dont les voûtes repo- sent sur des piliers de forme cubique. Ces piliers sont creux et remplis de terre, ce qui a permis d'y faire venir les plus grands arbres. » Les blocs, qui formaient les terrasses, étaient recouverts de couches superposées de roseaux, de briques, de plomb et de terre ; des escaliers, unissant les étages, s'enroulaient en spirales autour des piliers ; plusieurs appareils hydrauliques très perfectionnés montaient partout l'eau du fleuve. Les tamaris et les palmiers étendaient leur ombre sur les parterres émaillés de lotus, de thym et d'hysope,tels qu'en portent, selon la remarque de ALJoret'. les rois assyriens sur les bas-reliefs de Ninive. M. Bruno Meisner a cru retrouver une représentation de ces jardins sur un bloc du British Muséum, albâtre prove- nant du palais d'Assurbanipal et qui figure un paysage; à gauche est une colline, un temple avec colonnes, et une statue; à droite, sur des piliers énormes, des jardins suspendus en forme triangulaire et reliés par des sen- tiers à la colline. Un autre monument, le bas-relief de Koyoundjick, nous décrit un vrai parc du temps des Sar- gonides (vu*' siècle), encadré de rangées d'arbres égaux, ou de hauteur alternativement inégale; un bassin s'étend, où nagent des poissons, et distribuant Teau à une foule de canaux, qui courent de tous côtés. ' joret. Le; plantes dans l'antiquHc. p. ^94 et siiiv. ASSYRIE. PERSi;. — JUDEE. Au dire des voyageurs, les rois perses aimaient à un même degré l'horticulture; d'après Xénophon, Plutar- riG. 2. — PLAN d'uni: maison thlbaine a\-i£C jardin. que et Diodore, ils avaient plaisir à planter dans les montagnes des jardins merveilleux ou par-adis, qui leur servaient de villégiatures, quand les chaleurs lourdes rendaient Persépolis inhabitable. Aristophane en a parlé dans sa comédie des Achaniiens : Plutarque, à propos d'Alcibiade. cite le paradis du satrape Tissapherne à Sardes. iS L ART DES JARDINS et Strabon décrit avec complaisance un jardin de ce genre dans la vallée de l'Oronte, lequel avait 9000 mètres de cir- conférence, et était planté, suivant Gibbon, de cyprès et de lauriers. Les jardins de Judée étaient loin d'avoir cette magniti- IIG. 5. — \ LE PERSPECTIVE DE LA MAISON" THÉBAINE, cence; les sémites aimaient la vie des ctiamps^ et leur plus grand plaisir était de posséder un coin de terre, qu'ils culti-. valent avec amour pour leur utilité et agrément : « J'ai fait de grands ouvrages, dit l'Ecclésiaste, je me suis bâti des maisons, je me suis planté des vignes, je me suis fait des jardins et des vergers, et j'y ai planté toutes sortes d'arbres fruitiers, je me suis fait des réservoirs d'eau pour en arroser le parc planté d'arbres, w On y trouvait aussi les ASSYRIE. — PKRSi;. — J C D 1- K . — KGYPTE K) arbres à aromates, dont les Juifs usaient si souvent: le « jardin clos » du Cantique des Cantiques, image de la bien-aimée, contient des grenadiers, le kopher ou arbre au henné, le cinnamone, et les arbustes d'où l'on tire Taloès. la myrrhe, l'encens et le santal. Les poètes d'Egypte se complaisaient aussi à célébrer leurs jardins : « Elle me prit par la main, et nous entrâmes dans son jardin Les buissons étaient verdoyants et tous étaient en fleurs. Il y avait des fruits plus rouges que le rubis ; ceux du persea y ressemblaient au bronze, et les bosquets avaient le lustre de la pierre nashéni ; les menni entr'ouverts nous livraient leurs amandes ; leur ombre, fraîche et bien aérée, était douce pour le repos de Famour. » Les plus pauvres Égyptiens avaient des jardi- nets ou au moins des adonea, qui, d'après Gaston Boissier, se trouvaient être « plutôt des jardinières que des jardins véritables. C'étaient des vases de terre où Ton semait, à l'époque de la fête d'Adonis, des plantes qui germent et meurent en quelques jours. Cette végétation, hâtive et courte, était une image de la destinée du héros dont on célébrait la mort prématurée ». Dans ses Jardins de l'ancienne Egypte. M. Joret a étudié l'évolution de l'horticulture en ce pays. Le jardin primitif n'est d'abord qu'un simple potager pour la famille : les plantes sont distribuées en longues plates-bandes ; il y a peu d'arbres, car l'ombre gêne l'industrie maraîchère. Plus lard, avec le progrès du luxe, sous la xvni® dynastie, que signalèrent Aménophis I" et les trois Thoutmès, on rivalisa de zèle pour augmenter le nombre des arbres, qu'on faisait venir des régions les plus lointaines; et, en effet, ils encombrent les jardins figurés dans les hypogées. 20 L ART DES JARDINS Une pierre du British Muséum, le tombeau d'El-Amarna, une représentation de villa, contemporaine dWménophis II. permettent de se faire quelque idée du jardin pharaonique. Il était placé près du Nil, ou d'un canal dérivé, afin de faciliter l'arrosage, et divisé en plusieurs sections parti- culières, séparées par des murs, ayant chacune sa cul- ture spéciale. Au milieu, s'allongeait un bassin en rec- t>Ê|®®Éiiii IIG. 4. ■ — (AKDIX IGVrTIl£N. .D'après un bas-relief du tombeau de Rekhiniri.' tangle. peuplé de poissons et d'oies, et encombré de touffes de lotus. Un rideau d'arbres, dattiers, sycomores, palmiers doum, marquaient la muraille d'enceinte; dans le jardin même une foule d'autres (on en a compté jus- qu'à 278 dans la villa d'Aménophis),* figuiers, grenadiers, acacias, saules et tamaris distribuaient l'ombre et la fraî- cheur. On entrait dans le parc par une grande porte. a;costce souvent de deux petites, et plusieurs kiosques. ASSYRIF. PIlRSi:. JUDEK. — KGYPTK 21 près des bassins ou sous les ombrages, invitaient à la sieste reposante (fig. i, 2. 3, 4). Avec la xix'-' dynastie, sous Ramsès II Mcïamoun, Mené- phtah, les dynasties de Tanis, de Babasté, et de Sa'is mi- lieu du vin= siècle avant J-C.)i puis sous Psammétik, Néchao (611-595), Amasis (5-'5>, et surtout avec les Lagides : Ptolémée I*^"", Philadclphe et Evergète (ni'' siècle), l'horti- culture égyptienne subit une transformation radicale. C'est l'ère des jardins à fleurs. Les expéditions lointaines des Pharaons, la domination étrangère des Ethiopiens, des Assyriens avec Sennachérib et Asar HadJon, la faveur accordée aux Grecs par F'sammétik et Amasis. la dynastie grecque des Lagides favorisèrent l'exotisme ; et en même temps que de nouveaux arbres, les amandiers, pommiers, oliviers, mûriers, pêchers, cerisiers, peupliers, chênes et platanes venaient varier les bosquets, les jardiniers du delta, fatigués sans doute de ne \oir toujours que des lotus blancs, bleus ou rouges, acclimatèrent le myrte, la rose, le jasmin, les cistes et le lierre. CHAPITRE II LA GRÈCE Par un jeu fréquent dans l'histoire des civilisations, la Grèce, en instruisant les Egyptiens, ne faisait que leur rendre une partie des enseignements qu'elle en avait reçus. Les plus anciens documents que l'on possède sur les jar- dins de l'Hellade se trouvent dans l'Odyssée. Le jardin d'Alcinoos, roi des F'héaciens, contient « des arbres d'une riche sève, qui croissent chargés des plus beaux fruits : poires, grenades, magnifiques pommes, douces figues et olives verdoyantes. Jamais ils ne chôment; ni l'hiver, ni les longues chaleurs de l'été ne leur nuisent. Toujours le souffle de Zéphire fait mûrir les uns, tandis que les autres se forment. A la poire flétrie succède la poire nouvelle. la pomme remplace la pomme, la figue une autre figue, et la grappe une autre grappe. Sur les rameaux de la vigne féconde que l'on a plantée, les raisins sont à la fois des- séchés au soleil, en un lieu aplani, dégagé de feuillage, ou cueillis ou pressurés ; à côté du raisin à peine hors de fleurs, se colore le raisin déjà mûr. Enfin, à l'extrémité de l'enclos, un potager abonde toute l'année en légum^^s divers. Deux fontaines répandent leurs ondes ; l'une, dispersant ses eaux, arrosait tout le jardin ; l'autre coulait en des canaux jusque t. A O R F. C !• 2 ^ vers la cour, et remplissait, devant le palais, un large bassin à l'usage des citoyens ». Sous le luxe poétique de la description, on reconnaît aisé- ment le plan de ces jardins de l'épopée; et d'ailleurs, plu- sieurs représentations de ces vergers, tout imparfaites qu'elles soient, sur les monnaies de Corcyre et d'Illyrie, facilitent l'intelligence du texte (fig. 5)'. Ils occupaient un MONNAIE DE CORCYRK, JARDIN D ALCINOOS. immense espace, op/axo;, entouré d'une barrière ou ^pw?, £t comprenaient trois parties, arrpsées par les fontaines : le verger, la vigne, aXtor,, et les planches de légumes, -o-xiit.:. Tel est aussi le jardin de Laërte, près d'Ithaque. Celui de Calypso, dans l'île d'Ogygie, en pleine mer Ionienne, était par contre un jardin d'agrément, comme il convient à une immortelle : « L'intérieur de la vaste grotte est tapissé d'une vigne aux jeunes rameaux, chargés de grappes de raisins. Quatre fontaines disposées en ordre laissent échapper une eau limpide... Autour s'élève une verte forêt d'ormes, de peupliers et de cyprès embaumés où font leur nid des oiseaux au vol rapide. La douce odeur des cèdres et des ;uias fendus et embrasés se ' Vov. Georges Lafaye. Article Hortiis cité dans la Bibliographie. 2 4 I. A R ï D 1-. S JARDINS répand au loin et parfume l'île entière. Alentour est une molle prairie où fleurissent Tache et la violette. Ce riant séjour charmerait les sens mêmes des dieux. » Il y avait également les bois sacrés, comme celui que rencontrent Ulysse et Eumée, quand « ils parcourent râpre sentier ; déjà ils approchent de la ville, et touchent à la riante fontaine où les citoyens-viennent puiser une eau limpide ; jadis cgnstruite par Ithaque, Nérite et Polyctor, Un bois sacré de peupliers noirs, dont ses eaux entretiennent la fraîcheur, l'entoure d'un cercle régulier. Les cascades glacées tombent du haut d'une roche au pied de l'autel des nymphes où les passants offrent leurs sacrifices ». D'ailleurs, comme si ces hommes frustes de la période homérique éprouvaient souvent le besoin de se récréer de leurs labeurs immenses en regardant un peu de verdure, ils plantaient partout des arbres; tantôt « dans l'intérieur des cours s'élevait un florissant olivier, verdoyant et plein de sève, aussi gros qu'une colonne » ; tantôt « à l'extré- mité du port se dressait un olivier touffu, dont l'ombrage cachait une grotte délicieuse w; Cette simplicité rustique toutefois s'effaça peu à peu. puis disparut sous l'influence étrangère. Les colonisations grecques, en Asie-Mineure, à Cymé, Ephèse, Alilet, Hali- carnasse, sur les rivages du Pont-Euxin, dans cette Egypte, si fermée jusqu'alors, où Psammélik leur con- sentit cependant la station de Naucratis sur la bouche Bolbitine du Nil, les guerres médiques, et les relations incessantes entre l'Orient et l'Occident, dont la retraite des Dix Mille est l'épisode le plus caractéristique, ame- nèrent dans les mœurs de notables changements. On se mit, à partir du vï« siècle, à tracer de véritables jardins I, A GRHCK 2Ï, d'agrément, comme les paradis des rois perses, les jardins suspendus de Babylone, et les parterres d'Fgypte. Non pas cependant que les Grecs aient jamais visé au même luxe ; l'horticulture, chez eux, est bien loin d'avoir atteint le niveau des autres arts. Dans son Essai sur les Jardins, Bacon explique cette anomalie en disant que « les hommes arrivent à construire de splendides édifices avant de réus- sir à faire de beaux jardins, comme si cette dernière oeuvre exprimait un degré supérieur de perfeciio.n ". 11 faudrait plutôt attribuer, selon Mangin, à cette anomalie des causes tenant à l'exiguïté territoriale des cités, à leur régime démocratique, où il n'y avait pas de place pour les. palais fastueux des rois, et enfin à l'insuffisance de leurs res- sources matérielles. Pourtant il importe de ne rien exagérer en ce sens ; la Grèce historique a eu de beaux jardins : sacrés, publics, ou particuliers. Autour des temples se trouvaient en général des bois et parterres consacrés à la divinité du lieu. Les dieux, favorables au jardinage, étaient surtout Aphrodite î'JxapTTOî, avOî'.x, î'jxt,7:o'.ç, tîpoxTj'Ktî ou £v y.xÀajJLoi;, révérée à Athènes, dans son parc de Tlllissos où son image par Alca- mène s'élevait parmi les lauriers roses, et aussi à Samos, à Cyrène et dans son sanctuaire de Paphos, à Chypre; c'étaient encore Dionysos, Artémis, à qui Xénophon bâtit un temple à Scillonte, près d'Olympie, les Grâces ou Karites, les Saisons, Flore, Pomone et Vertumne, Les poètes décrivent ces jardins avec complaisance; l'émotion de Sophocle, en cet Œdipe à Colone, qui lui tenait tant à cœur, puisque l'action se passait au bourg natal, sur la route de la sainte Eleusis, près du bois d'oliviers, revit dans la noble traduction de Leconte de l'isle : " Le narcisse . 26 i.'art di;s jardins aux belles grappes, couronne antique des grandes déesses, y fleurit toujours sous la rosée ouranienne, et le safran bril- lant d'or. Les sources du Képhisos ne cessent point d"errer par la plaine, et fécondent, intarrissables, du cours de leurs eaux limpides, le sein fertile de la terre nourricière. Et ni les chœurs des Muses n'abandonnent ce lieu, ni Aphrodite aux rêves d'or. » Ion. d'Euripide, invoque ainsi le laurier sacré : " Mens, nouvel ornement de la terre, superbe lau- rier, viens me prêter ton ministère pour effacer les souillures de ce sol révéré ! O rameaux cueillis près du temple, dans les jardins du Dieu, en ce lieu, où entretenue par la céleste rosée, une source éternelle arrose la chevelure sacrée du myrte ! » Et le chœur des Oiseaux d'Aristophane n'a pas de plus grand plaisir que de butiner « dans le jardin des Grâces », et de cueillir « sur les buissons de myrte la baie blanche et virginale ». Autour de la demeure de Hadès, aux Champs-Elysées, se trouvait un bois sacré de ce genre : Les justes, dit Pindare, dans la deuxième Olym- pique, sont reçus « dans l'île des Bienheureux, que caressent les brises de l'Océan, et où rayonnent des fleurs d'or, les unes qui naissent de la terre, sur les plus beaux des arbres, les autres au sein de l'onde: et ils tressent des couronnes et des guirlandes, qu'ils enlacent autour de leurs bras » ; et ils errent (Premier Tlirène) « dans des prairies émaillées de roses éclatantes, sous des bosquets chargés d'encens et de pommes d'or ». C'est le jardin public des morts pour l'éternité ; Athènes en créa sur son territoire à l'usage éphémère des vivants. Le parc d'Académos, un terrain immense, sec et aride, avait été légué à la ville pour y faire un gymnase. Pendant son archontat. Simon, fils de Miltiade fvers 460 av. J-C.\ I.A GRF.CK 27 l'améliora, y planta des allées de peupliers, d'ormeaux et de platanes, le dota de fontaines, et d'un vélodrome. A l'extrémité, ornée d'un autel consacré aux Muses, était l'Académie, le jardin de Platon. Sous ces beaux ombrages, non loin du Céphise, en vue de l'Acropole et du Parthénon, le philosophe promena la poésie de ses dialogues, comme ce personnage des Nuées, que le Juste invite à descendre « à l'Académie, pour courir sous les oliviers sacrés, la tête ceinte de roseau blanc... jouissant de son loisir, et respi- rant le parfum de l'if et des pousses nouvelles du peuplier, heureux de voir le printemps renaître, heureux d'écouter le doux bruissement du platane et de l'orme ». Au quartier opposé, prés de la route de Marathon, du mont Lycabette et de l'illissos, s'étendait un autre jardin public, le Lycée, ainsi appelé parce qu'il avoisinait le temple d'Apol- lon Lucaios, destructeur de loups. L'orateur L^jcni'gnt y avait fait des plantations d'arbres ; Théophraste et Démé- trios de Phalère y construisirent un musée. C'est là q'u'Aris- tote, revenu de la cour de Philippe, avait coutume de se promener avec ses disciples, et de leur donner, ainsi qu'à la foule, son double enseignement : ésotériqueet exotérique. Les deux plus grandes écoles philosophiques de l'antiquité, l'école académique et l'école péripatéticienne naquirent donc et se développèrent dans des jardins, où la nature leur offrait d'elle-même les matériaux de leurs spécula- tions métaphysiques. En cet ordre d'idées, on peut citer encore l'Epidaphné d'Antioche sur l'Oronte. et le Paneion d'Alexandrie. On demandait aux jardins privés d'autres inspirations ; la plupart étaient des jardins d'agrément : " Dans ces belles îles de marbre, dit Taine, qui constellent l'azur 28 i.'art df.s jardins de la mer Egée, on trouvait çà et là un bois sacré, des cyprès, des lauriers, des palmiers, un bouquet de verdures élégantes, des vignes éparses sur les coteaux rocailleux, de beaux fruits dans les jardins, quelques petites moissons dans un creux ou sur une pente ; mais il y avait plus pour les yeux et la délicatesse des sens que pour l'estomac et les besoins positifs du corps. » Les Thalysies de Démocriie enseignent les plaisirs qu'on y cherchait : « Nous nous cou- châmes en des lits épais de lentisques odorants et de pampres récemment coupés. Un grand nombre de peupliers et d'ormes se berçaient au-dessus de nos têtes, non loin de l'onde sacrée, qui s'écoulait, en murmurant, de l'antre des nymphes. Et dans les rameaux touffus, les cigales, brû- lées par le soleil, chantaient à. se fatiguer, et la vfrte gre- nouille criait au loin, sous les épais buissons épineux. Les alouettes et les chardonnerets chantaient; la tourterelle gémissait et les abeilles fauves bourdonnaient autour des fontaines. De toutes parts flottait l'odeur d'un riche été, mêlée à celle de l'automne. A nos pieds et à nos côtés, rou- laient en foule les poires et les pommes ; et les branches, chargées de prunes, se courbaient jusqu'à terre. » Ces jardins, surtout à partir du V siècle', comprenaient un parterre ou S'JTTo;, formé de plates-bandes, ou -ïv.xr.-rro?, -oa-Tia, et d'allées : -fj'.-TL-o-, opouo;, -apaopoj/o;. 11 y avait des cyprès, peupliers, saules, ormeaux, de la vigne, des bassins ou puits d'arrosage, des pavillons; il y avait sur- tout des fleurs. Tout concourait à en favoriser la culture : le goût inné des Grecs pour ce qui est beau, la manie 'Pour les jardins gréco-romains u'i partir du ii'' siècle, vov. plus loin : Rome. ■ • ^O L ART DES JARDINS d'exotisme, peu à peu envahissante, les nécessités mêmes du culte. Les guirlandes et les couronnes de fleurs partici- paient à toutes les cérémonies : à la naissance, aux fian- çailles, au mariage, à la mort, aux Eleusinies, aux grandes dionysies, aux processions panathcnaïques qui se dérou- laient autour du Parthénon. Comme dans nos villes modernes, il y avait un marché aux fleurs, à Athènes, au Céramique ; la cité de Pallas se glorifiait de cette appel- lation poétique : o brillante cité aux couronnes de violettes. que les dithyrambes de Pindare lui accordent en maints endroits. Thèbes en Béotie, Cléone et Sycione en Argolide. _ Phères deThessalie, Antioche, Syracuse, Alexandrie, Cnide faisaient un véritable commerce de fleurs. On citait par- tout les jardins de roses, qui fleurissaient au pied du mont Bermios, en Macédoine. Et les poètes de l'anthologie écri- vaient des ouvrages aussi diaprés que les riches plaines du Céphise ou du lac Copaïs : « Dès qu'elles furent arrivées dans les prés en fleurs, dit Moskos, elles se réjouirent chacune de la fleur qui lui plaisait le plus. L'une cueilUt le narcisse odorant, l'autre l'hyacinthe, l'autre la violette, l'autre le serpolet ; et la parure des prairies printanières couvrait la terre. D'autres luttaient à qui couperait la che- velure parfumée du jaune souci; et leur reine était au milieu d'elles, cueillant de ses mains la splendeur de la rose pourprée, et telle qu'Aphroditâ au milieu des Kharites. » CHAPITRE III ROME Les jardins primitifs des Romains n'avaient pas l'agré- ment des jardins homériques. L'antiquité s'est chargée elle-même de nous fournir sur ce sujet les plus amples ren- seignements dans ces nombreux traités : Georgica, Cepu- rica, o,ù l'instinct pratique de ce peuple s'est donné libre . jeu. Columelle, auX'- livre de son Jgriculture, fait autorité en cette matière. Il nous apprend que l'hortus, mot dérivé du grec /.os'o?, était un petit enclos, que soignait la mère de famille, et où elle cultivait les légumes nécessaires au ménage, et les fleurs pour le culte. Tel ce jardin nous appa- raît dans la loi des Douze-Tables, et dans les écrits de Gaton, et même de Varron, bien que celui-ci ait exclu l'hor- ticulture de leur objet. Mais les victoires des Romains en Orient, drainant à la Ville les richesses fabuleuses des monarques asiatiques, amenèrent de- notables changements dans les mœurs. A partir de Sylla (1387S) et des guerres contre Mithridate, le luxe bouleversa les vieilles coutumes; on dédaigna, entre autres choses, l'ancien potager, que l'on dissimula du mieux que l'on put dar\s un coin des immenses propriétés, et, au risque de gêner la culture du blé. le sol de l'Italie se T 2 r A R T U H s J A K IJ I N s couvrit depaixs et de jardins magnitiques, caractéristiques de l'époque gréco-romaine. C'est par Rome d'abord que l'on commença. Dans ses Promenades archéologiques, M. Gaston Boissier croit pour- tant « que nous serions fort surpris de n'y pas trouver de jardins. Quand les empereurs voulaient goûter le plaisn- des champs, ils sortaient de Rome. Tout près de la ville, sur le lac d'Albe, à Tibur. ils possédaient des villas charmantes, qu'il leur était facile de visiter tant qu'il leur plaisait. S'ils tenaient à jouir de la vraie cam- pagne, de la campagne sans apprêts et sans parure {nis verum barbariimque), ils allaient plus loin. On sait combien Antonin était heureux de faire les vendanges dans ses grands domaines du Latium. Cela leur suffisait, et ils ne semblent pas avoir jamais planté sur le Palatin de ces jar- dins fastueux dont les riches d'aujourd'hui aiment à entou- rer leur demeure. 11 est pourtant question des jardins d'Adonis (Adonea), qui se trouvaient dans le palais de Domitien ; mais ils devaient avoir fort peu d"étendue. Néron seul devança nos goûts; mais peut-être était-ce moins par amour des champs que pour se donner <■ le plaish- superbe de forcer la nature ». 11 lui semblait eans doute e.xtraordi- naire et tout à fait digne d'un César d'amener des forêts au milieu de Rome et de posséder un étang d'eau salée à dix lieues de la mer ». Il est sûr que les poètes, dans leur zèle à faire valoir les richesses de leurs mécènes, ont là-dessus outrepassé la réa- lité; mais il n'empêche que la cité était bien partagée à cet égard, comme il arrive en toute ville, et surtout dans celle- là. où le jardin, intéressant la salubrité, est exigé par les conditions mêmes de la vie. jusqu'à .\uguste. on y comp- ROME 33 tait beaucoup de jardins publics : les prata Flaminia, une chênaie au Champ de Mars, un lauretum sur l'Aventin, qui, ayant disparu sous les empiétements des bâtisseurs, durent être remplacés par des promenades nouvelles que Pompée, César, Auguste, Agrippa et Néron offrirent à l'édi- lité urbaine. Le nombre des jardins privés était aussi très grand, et, parmi eux, ceuxdes Scipions, de Domitia, de Fron- ton, de Varius- Combien de jardinets, en outre, en pleine ville, dans le peristylium, accompagnés d'un solarium, et dans les faubourgs tout proches, où les bourgeois allaient humer Tair frais, les affaires une fois terminées ! Et voici, avecle nom de leurs anciens propriétaires, toute la série des jardins impériaux, qui acquis peu à peu ou confisqués par les empereurs, dont la politique était de les agglomérer et de les enfermer dans le mur de Servius, puis dans celui d'Aurélien, pour s'y réfugier en cas de révolte, constituaient des domaines fort étendus avec bosquets, vignes, prairies et pâturages. Il y avait, sur TEsquilin, les jardins de Mé- cènes, Aelius Lamia, Domitia, Epaphrodite; de Lucullus et de Salluste sur le Pincio ; d'Asinius Pollion, près du Goelius et de l'Aventin; de Torquatus, non loin de la porte Labicane, d'Agrippine au Vatican, de Servilius entre la route d'Ostie et la voie appienne, et tant d"autres encore, qui étalaient sur les sept collines leurs thermes, leurs fo^' rums, leurs belvédères, comme celui d'où Néron contempla l'incendie de Rome. Le développement de la ville, comme il se passe pour toute capitale, pour Paris, par exemple, influa d'ailleurs sur le nombre et la qualité des jardins. Quand les affaires s'accroissaient, l'augmentation du commerce se traduisait par de nouvelles constructions, que l'on faisait aux dépens 3 34 LARTDESJARDINS des vergers intérieurs. Il arriva aussi que les citadins dési- rèrent avoir, aux jours fastes, un autre horizon que la perspective accoutumée ; on les vit bâtir des villas élé- gantes aux faubourgs, le long du Tibre'. Puis il leur fallut encore aller plus loin, car la plèbe s'avisa à son tour de venir sous les maigres tonnelles des quartiers excentri- ques, pour apercevoir un peu de gazon en train de cuire aux ardeurs de la canicule ; elle buvait, gesticulait, criait, afin de manifester son contentement. Les bourgeois pla- cides s"en furent à Tusculum, à Préneste, à Tibur ; puis devant le flot sans cesse envahissant, ils se répandirent dans la péninsule : <■ C'est ainsi que toute l'Italie, depuis le golfe de Baies jusqu'au pied des Alpes, se peupla de villas élégantes. » Les empereurs eux-mêmes, qui n'étaient pas fâchés de se soustraire parfois à leurs habitudes, sui- virent le mouvement; des villas impériales s'édifièrent, comme par enchantement, à Capri, au cap Misène, à An- tium, Albe, Subiaco, Centumcellae, Tibur, sur la voie Pré- nestine, à Lanuvium et à Lorium. Les fouilles de Pompéi ont permis de se faire une idée exacte du petit jardin de ville : « Presque partout, dit Taine, dans son Voyage en Italie, au centre de la maison, est un jardin grand comme un salon, au milieu un bassin de marbre blanc avec une fontaine jaillissante, à l'entour un portique de colonnes. Quoi de plus charmant et de plus simple, de mieux choisi pour passer les heures chaudes du jour? Les feuilles vertes entre les colonnes blanches, les tuiles rouges sur le bleu du ciel, cette eau murmurante qui chatoie vaguement parmi les fleurs, cette gerbe de ' Gaston Boissier. Proinciuides archéologiques et Noinclles promenades archéo- logiques. ROME ^5 perles liquides, ces ombres des portiques tranchées par la puissante lumière, y a-t-il un meilleur endroit pour laisser vivre son corps, pour rêver sainement et jouir, sans apprêt POMPLI. — XYSTE ET TRICLIXIUM SOUS UNi: TREILLE UE LA MAISON DE SALLUSÏE. ni raffinement, de ce qu'il y a de plus beau dans la nature et dans la vie? Quelques-unes de ces fontaines portent des, têtes de lion, des petites statues gaies, des enfants, des lézards, des fauves qui courent sur la margelle. Dans la t6 l'art des jardins plus vast-ede toutes ces maisons, celle de Diomède, des orangers, des citronniers, semblables probablement à ceux d'autrefois, font briller leurs pousses vertes; un vivier luit, une petite colonnade enferme une salle à manger d'été ; tout cela s'ordonne dans l'enceinte carrée d"un grand portique- » Dans ces jardins entre quatre murs, il y avait surtout des orangers, des palmiers et des lauriers, comme le montre une peinture du jardin des Thermes, près la porte de Sta- bles, à Pompéi (fig. 6) ; des paons se pavanaient sous leur ombrage, parmi les roses; c'était le bosquet ; on s'ingéniait à avoir de jolies fontaines, des vasques élégantes, d'où Teau s'enfuyait par minces filets, qui, canalisés dans des rigoles de marbre, devenaient ïeuripe, un euripepeu méchant, que n'eussent certainement pas reconnu les gens de Béotie et d'Eubée ; pour un peu, les nymphes, les silènes, les saisons dont le marbre égayait ici et là le bosquet, eussent consti- tué le musée de la maison. Du moins n'y avait-il pas, en ces parterres de l'atrium, de ces boules de jardin, dont l'in- vention était réservée à notre âge de progrès. Et dès lors toute indulgence est permise pour ces exagérations, qui sont d'ailleurs de tous les temps. Les colonnes du péris- t}Tium enfermaient ces merveilles en miniature. Parfois aussi, quand il n'y avait pas d'étage à la maison, le pro- priétaire établissait une {errasse, un solariu?n, comme dans la maison de Salluste ; des arbustes en caisse y pous- saient leurs rameaux, que l'on recourbait en forme de tonnelles, où l'on venait goûter la fraîcheur du cré- puscule. Parfois enfin, comme l'horizon ne laissait pas d'être borné, en bas et en haut, on peignait à fresques des trompe-l'œil, comparables à celui de !a table 70 de ROME ^7 Niccolini, où des collines couvertes de pins-parasol et de cyprès, des colonnades majestueuses, un étang, des fon- taines de style invitaient aux plus lointaines songeries (fig. 6, ;, 8). Le suburbamim ou jardin de faubourg avait plus d'impor- FIG. 8. — VIRIDAKIUM Di; LA MAISON Di:S VETTIt. tance, et faisait rêver les gens du peuple, qui, au témoi- gnage de Pline, n'avaient pour jardin que des pots de fleurs placés à leurs fenêtres, et que les révolutions ne respectaient même pas. Sur les rives du Tibre, il était étage en terrasses, regardant le cours lent du fleuve; dans un bassin central, un jet d'eau faisait du tapage; non loin, un pavillon était réservé aux siestes de l'après-midi. Si la superficie était d'importance, il était, en quelque 38 l'art DES JARDINS endroit, un potager pour les légumes nécessaires, et des parterres desséchés où des merveilles d'industrie arri- vaient à faire pousser quelques maigres fleurettes. Les vrais jardins se trouvaient à distance de la ville, dans la campagne romaine, ou plus loin encore, en province, à l'usage des particuliers aisés et des empereurs. On ne saurait prendre comme exemple de jardin privé celui d'Horace, à Varia, près de Tibur, en Sabine. D'abord, le poète n'était pas un fanatique de la campagne : ^ plus léger que \t vent, dit-il. je désire être à Tibur quand je suis à Rome, et regrette Rome quand je suis à Tibur. » Néan- moins, Gaston Boissier s'est ingénié à le reconstituer : 0 près de la maison, il y avait un jardin qui devait conte- nir de beaux quinconces bien réguliers, et des allées droites enfermées dans des haies de charmilles, comme c'était la mode alors. Horace s'est élevé quelque part contre la manie que l'on affectait de son temps de remplacer l'or- meau, qui s'unit à la vigne, par le platane, larbre céliba- taire, comme il l'appelle ; il attaque ceux qui prodiguent chez eux les parterres de violettes, les champs de myrtes, vaines richesses de l'odorat. Ktait-il resté fidèle à ses prin- cipes ? N'avait-il rien donné à l'agrément? Et son jardin ressemblait-il tout à fait à celui de Caton. où Ton ne trou- vait que des arbres et des plantes utiles ? Je n'oserais pas trop l'affirmer. Il lui est arrivé plus d'une fois de ne pas s'appliquer à lui-même les préceptes qu'il donne aux autres, et d'être plus rigoureux dans ses vers que dans sa vie. » N'oublions pas que notre bon Horace, ancien com- battant de Philippes, avait la coquetterie de préférer le passé au présent, au moins en poésie. Nous avons des témoignages plus explicites dans les ROME 39 Sylves de Stace, où se trouvent décrites les deux villas de Vopiscus et PoUius Félix, à Tibur et à Sorrente, sur le golfe de Baïa, dans les lettres de Pline le Jeune, même dans les écrits de Sénèque et de Quintilien. Peut-on en inférer une philosophie de l'horticulture chez les Romains ? S'ils avaient voulu rester conséquents avec eux-mêmes, gens pratiques J IG. 9. — l'AVSAGF. liGYPI'DN. (Peinture d'une maison située région IX, d'aptes P. Gusman.) et positifs avant tout, ils n'eussent dessiné que des pota- gers ou des vergers utiles : le potager est pour eux une chose misérable. Ils auraient laissé aux arbres, aux choses leurs formes naturelles : ils les ont violentées. Et cepen- dant un jardin romain est bien l'image du génie romain. Il est tiré au cordeau, comme une ville nouvelle, régenté, gouverné comme une province conquise ; les allées y sont droites, bien sablées, harmonieusement réparties ; par endroits, des bassins de marbre, un monde de statues attestent le peuple cossu, à qui l'on doit le respect ; des 4Q I. ART DFS JARDINS coupes savantes, pratiquées en pleine futaie, et supprimant une intimité indigne de dominateurs universels, étendent le regard en des perspectives immenses, vers ces lointains mystérieux où les aigles partout triomphent. Sénèque a beau préférer aux machines « les ruisseaux dont on n'a pas contraint le cours et qui coulent comme il plait à la nature, et les prairies qui sont charmantes sans art ». Sénèque est une manière de décadent, un Romain nouveau, un provincial de Cordoue, en qui ne se résument pas, élabo- rées par l'atavisme, les qualités caractéristiques du peuple- roi. Le Romain a dompté la nature, comme les nations. On s'est parfois demandé comment il se faisait que Rome n'eût pas aimé la nature fruste et sauvage, préférant le paysage correct et compassé de ses parcs. Quintilien ne se sent pas d'aise devant une plantation bien alignée : « Est-il rien de plus beau qu'un quinconce disposé de telle manière que, de quelque côté qu'on regarde, on n'aperçoit que des allées droites? » Dans son De Amicitia, Cicéron dit qu'il faut une grande habitude des sites montagneux pour pou- voir y prendre de l'agrément. M. Boissier a fait à ce p;-o- pos une ingénieuse remarque : « Pendant plusieurs siècles, des officiers romains, des chefs de légion, des gouverneurs de province, des intendants de l'empereur, gens d'un esprit ouvert, d'un goût éveillé, ont franchi les Alpes, sans éprouver d'autres sensations que l'ennui et l'effroi. Ils auraient été fort surpris d'apprendre que des milliers de voyageurs iraient un jour admirer ce spectacle qui leur semblait si rebutant. On n'allait guère voir alors les hautes montagnes par curiosité. Avant de passer le Saint-Gothard, si on ne pouvait pas s'en dispenser, on fai- sait un vœu à Jupiter^ ro //// et reditu, et le poète Claudien ROMK 41 dit que lorsqu'on apercevait les glaciers, il semblait qu'on avait vu la Gorgone, tant on était épouvanté. » Les temps sont bien changés. L'essentiel de ce jardin romain si ordonné est simple, comme celui du jardin français du xvii^ siècle, qui en est l'interprétation agrandie. Voici le parterre ou xystiis (fig. 7), composé de plates-bandes géométrique, areae, areolae, en- touré d'allées droites, ambulationes, se coupant à angle droit ; les parterres se groupent de façon harmonieuse autour d'un bassin central : fons, labrutn, piscina, avec des jets d'eau, fontes surgentes (fig. 10). Il y a ici et là des serres, grottes, pavillons, des portiques ; un peu partout de beaux arbres, massés en bosquet, et des arbustes tondus par l'art des topiarii : des statues de marbre jettent leur tache blanche sur le fond noir des charmilles, l'office principal du gazon et des arbres étant d'ailleurs de les faire mieux valoir. Parfois des terrasses, pensiles ambulationes, retiennent les terres en pente, et s'allongent le long d'une rivière ou d'un ruisseau. Dans un coin est la vigne où travaille le vinitor, le potager où est Volitor^ le verger'que soigne ïar- borator ; Vaquarius passe, arrosant les plates-bandes, sous l'œil de l'intendant, villicus hortorum, à moins qu'un simple jardinier n'accomplisse à lui seul ces diverses besognes dans les villas modestes. Pour les domaines impériaux, tout un personnel est dressé à cet usage : le procurator ou régis- seur, les villici, dispensatores, topiarii, coactores, sous ses ordres. Ce personnel peut paraître nombreux ; pourtant il suffit à peine à ces multiples occupations, dont la plus lourde est Vopus topiarii. Le topiarius est un personnage dont l'importance augmente sans cesse sous l'Empire. Armé 42 I. ART DES JARDINS de ses ciseaux et de son sécateur, il taillait, émondait d"un bout de l'année à l'autre, ennemi né de la crois- sance libre, réfrénant les écarts de la ramure, donnant aux arbustes de belles formes géométriques : rondes, sphériques, ovales, carrées, rectangulaires, coniques, imposant aux branchettes feuillues l'obligation de se prê- ter aux sculptures les plus classiques, comme de repré- senter des animaux, des torses humains, comme de redire partout aux visiteurs, par leurs dispositions, le nom du propriétaire. Tel était renommé pour sculpter ainsi dans la verdure de belles chasses à courre, et n'avait pas son pareil pour faire japper un chien ou cabrer un cheval ; celui-là excellait dans les flottes, et la représentation des galères. A la fin de la journée, la bonne sève coulait de partout ; les arbres dressaient dans le ciel des moignons dénudés ; l'aubier, mis à nu, rougeoyait à la lumière ; les topiarii se retiraient heureux d'avoir ainsi saccagé la nature, rendant grâces en leur âme à ce Matius, chevalier, ami d'Auguste, inventeur dun si bel art, personnage d'ailleurs pacifique, et qui préférait ces carnages à ceux de la guerre. Leur adresse s'appliquait aussi à élever de vraies murailles de verdure, taillées en pleine charmille, et qui accompagnaient les allées ; ou bien encore ils reliaient les rangées de platane avec du lierre, plantaient du buis entre les arbres, déposaient par derrière des ifs. des myrtes ou des lauriers ; et cet assemblage était si touffu, que le soleil même avait de la peine à le pénétrer. La vraie sculpture, qui avait une place si considérable dans l'horticulture romaine, console de ces fantaisies déplaisantes. Juvénal appelait les jardins de Lucain '.jar- dins de marbre. On ne voyait dans les parcs que blancheurs 44 i/art des jardins de Paros et de Pentélique, qui, après avoir orné les Temples de l'Hellade, venaient, arrachées à leur patrie, illustrer la vieille Rome. Les peintures de Pompéi montrent qu'il y avait des statues partout (fig. 6, ;, 8, 9, lo, u, 12) : « de distance en distance, on a ménagé de petits cabinets de verdure, formés de cannes entrelacées et couverts de vignes, au fond desquels on aperçoit une colonne de FIG. II. — POMPF.I. — JARDIN DE LA MAISON' DE SALLUSTK. marbre ou une statue et des sièges placés tout autour pour permettre au promeneur de se reposer un moment. » Ici est une balustrade, un vase, un bas-relief; là, des Priapes, des Hermès, tout un panthéon mythologique, où se coudoient les dieux de la Grèce et de Rome ; un silène et une nymphe, dans le jardin des Thermes, près la porte de Stables, à Pompéi, une colonnade dans la villa de Dio- mèd.e, un terme, un Jupiter ou Zeus, Héra ou Junon, Aphrodite, Vénus, Artémis, Diane dans tel autre. Tout est ordonné avec un soin jaloux par l'architecte. U ne faut pas oublier, en effet, et on ne peut assez insister sur cette idée, que le jardin romain est œuvre d'architecte, que tout y est subordonné à l'architecture. L'architecte R O M K 4 s, dessine des allées, qui partent de la maison « sablées pour les promenades à pied, d'autres dont le sol est plus ferme, et qui conviennent mieux aux courses en litière, enfin, pour ceux qui veulent aller à cheval, un vaste hippo- drome, formé d'une longue allée, droite et sombre, qu'om- bragent des platanes et des lauriers ». 11 dresse partout des portiques, dans toutes les expositions, pour le soleil ilG. 12. 11|;KCL1.ANLM. JARDIX AVI.C TRKILl.LS. (D'après une peinture. i OU pour Tombre, pour les spectacles de la nature à toutes les heures du jour, les exèdres favorables aux conversa- tions, les grottes de rocailles, où les poètes Imaginatifs croient entendre la voix harmonieuse des nymphes accou- tumées, les cubicula si chers à Pline le Jeune, qui allait y rêver ou y travailler, les serres enfin, que l'antiquité a connues sans conteste. Pour avoir des roses précoces, comme celles de Cam- panie ou de Carthagène S on se borna d'abord à verser de l'eau chaude dans les vases qui contenaient des roses ' Jorel. La rose dans l'antiquilc cl un iiioycn àgc. p. 41 46 l'art des jardins indigènes. Puis, Pompée importa un mode de Cilicie con- sistant, selon Columelle, à « couvrir de plaques trans- parentes les plants des jeunes concombres, afin de pouvoir les mettre sans danger au soleil par les jours sereins, mais froids ». M. Joret cite dans La Rose une épigramme de Martial, qui fait allusion à cette coutume : « L'habitant des bords du Nil, jaloux de vous faire sa cour, vous avait envoyé, César, des roses d'hiver, présent d'un genre tout nouveau. Mais on vit le nautonnier de Memphis rire des jardins de TÉgypte, quand il eut passé le seuil de votre ville : telle était la douceur des parfums du printemps et la beauté de Flore, tant on pouvait s'y croire dans la splen- deur des bosquets de Poestum ! De quelque côté qu'il portât ses pas et ses regards, toutes les rues étaient éclatantes de roses tressées en couronnes. O Nil! puisque tes hivers sont forcés de céder aux hivers de Rome, envoie-nous tes mois- sons et accepte nos roses. » Les jardiniers encadraient ces élégances architecturales ou sculptées dans les charmes de la flore. Gaston Boissier semble s'être un peu mépiùs à cet égard quand il dit à propos des jardins de Rome que " les anciens ne possé- daient pas tous les moyens de les varier et de les embellir que nous possédons aujourd'hui. Plusieurs des arbres qui en font rornement leur manquaient ; leur flore surtout n'était pas aussi riche ; leurs jardins étaient donc moins susceptibles que les nôtres d'ornements naturels ; aussi y tenaient-ils beaucoup moins que nous ». Les listes de Pline et de Théophraste témoignent que les Romains étaient loin d'être mal partagés. En revenant d'Asie, où la civili- sation était si avancée, où les villes du littoral : Lamp- saque, Abydos, Pergame, Elée, Cymé, Smyrne, Clazo- ROME 47 mène, Colophon, Ephèse, Milet, Cnide, Halicarnasse, riva- lisaient de zèle pour présenter aux voyageurs de mer- veilleuses nouveautés, les généraux romains rapportaient avec soin tout ce qui pouvait à son tour décorer la Ville. C'est ainsi que les jardins d'Italie reçurent le pin parasol, si cher à Virgile, le laurier de Cilicie. le buis phrygien, le platane, et le cyprès de l'île de Chypre, puis l'if, l'acanthe, le genévrier, le laurier-rose, le cannellier de Judée et d'Arabie, l'ébénier et le baume de Syrie. La culture de la rose avait ses maniaques : Verres, Héliogabale, Gallien, Pline le Jeune, comme plus tard celle des tulipes de Haarlem, et des orchidées ou des chrysanthèmes de nos jours. On citait les roses de Phasélie, d'Alabanda de Carie, de Préneste, les roses hivernales de Carthagène et les parterres s'enorgueillissaient de leurs violettes, des lis, nés du lait d'Héra, des narcisses, anémones, glaïeuls, hyacinthes, etc., toutes fleurs très décoratives. Tels étaient les agréments des jardins romains; quelque grands qu'ils fussent, ils ne devaient pas suffire à cet éter- nel curieux que fut Hadrien (i 17-138). On sait ses voyages, si nombreux qu'ils occupèrent quatorze ans sur un règne de vingt et un, à travers la Germanie, la Grèce, la Gaule, l'Espagne, l'Afrique, l'Asie, en Egypte. Quand il revint à Rome, il voulut se construire comme un a album de ses voyages » et il créa de toutes pièces, cette extraordinaire villa de Tivoli où l'on voyait des représentations du Poe- cile, du Lycée, de l'Académie, de Canope, de la vallée de Tempe. M. Gaston Boissier a eu la bonne fortune de retrouver les traces de celle-ci, et il nous en a laissé une pittoresque description : « Assurément il n'y avait là ni l'Olympe, ni le Pélion, ni l'Ossa, ni ces rochers taillés à 4^ l'art dks jardins pic, dont parle Tite-Live, du haut desquels les yeux et rame sont remplis d'une sorte de vertige, ni ces bois séculaires que le regard des hommes ne peut atteindre, et qui donnent à la véritable vallée de Tempe un mélange de grandeur et de grâce qu'admirent tous les voyageurs. La grandeur est fort diminuée, mais la grâce est restée. La petite plaine de sa nature n'était pas sans charme; on 3^ mul- tiplia les ombrages ; on en fit un lieu de promenades agréables, et, comme les allées y étaient fraîches et touf- fues, qu'on avait grand plaisir à s'y reposer auprès de l'eau sous les grands arbres, et qu'on se rappelait alors les moments heureux qu'on avait passés à parcourir la belle vallée de Thessalie, on se hasarda à lui en donner le nom. Du côté de la ville, en face de la plaine, s'étendaient de grandes terrasses qui se reconnaissent encore, avec des portiques et des bassins de marbre, un vaste exèdre, soutenu par des colonnes et adossé à la Pia\^o d'Oro, dominait toute la vallée ; on descendait de là jusqu'aux parterres par des rampes en pente douce. 11 ne reste de tout cela que des ruines, mais le site encore aujourd'hui est charmant. De vigoureux oliviers ont poussé dans les ointures des pierres. Quand on s'assied, après-midi, sous un de ces grands arbres au tronc noueux, dont les branches affectent des formes bizarres, on a toute une nappe de ver- dure à ses pieds, en face de soi les clochers élégants de Tivoli et les grands villas modernes avec leurs treilles qui reposent sur des piliers en pierre blanche et ressemblent à des portiques. » Ce sont là fantaisies impériales, moins belles que coû- teuses, et dont l'exemple est unique dans l'histoire. Les jardins des villas romaines, plus modestes, dans un cadre ROME 49 plus intime, avec leurs parterres, leurs bassins, les belles allées dessinées à profusion, le peuple blanc de colonnes et de statues, la masse imposante des arbres, les formes étranges des ifs, des charmilles, des myrthes, et qui devaient produire, par les soirs d'été, au crépuscule, un effet saisissant, les terrasses, où ces conquérants du monde aimaient à reposer leurs rêves de grandeur, cet ensemble, un peu froid, mais dont la solennité, la gravité même, sont si caractéristiques du peuple romain et telle- ment adéquates à son tempérament, tout cet ensemble raisonné constituait une belle œuvre. Il y avait un endroit d'Italie où les patriciens s'étaient ingéniés à accrocher aux flancs des collines les murs de leurs villas : c'était le golfe de Naples, avec ses villages riants, Capri, Stables, Pouzzoles, Pompéi, Herculanum, qui recourbaient sous le clair soleil la ligne blanche de leurs terrasses. Dans une de ses nouvelles, Un procura- teur de Judée, Anatole France * a rendu d'exquise façon l'impression enchanteresse que ce. coin de terre merveil- leux devait produire dans l'âme des voyageurs : « Aelius Lamia s'assit au bord d'un sentier, sous un térébinthe, et laissa errer sa vue sur le beau paysage. A sa gauche s'étendaient livides et nus les champs Phlégréens jusqu'aux ruines de Cumes. A sa droite, le cap Misène enfonçait son éperon aigu dans la mer Tyrrhénienne. Sous ses pieds, vers l'occident, la riche Baïes, suivant la courbe gracieuse du rivage, étalait ses jardins, ses villas peuplées de sta- tues, ses portiques, ses terrasses de marbre, au bord de la mer bleue où se jouaient les Dauphins. Devant 'Anatole France. L'étui df nacre, p. 5. ■ L A R T D K S 1 A R D I N S lui, de l'autre côté du golfe, sur la côte de Campanie, dorée par le soleil déjà bas, brillaient les temples, que couronnaient au loin les lauriers du Pausilippe, et dans les profondeurs de l'horizon riait le Vésuve. » DEUXIÈME PARTIE LE MOYEN AGE CHAPITRE PREMIER FRANCE. — ITALIE. — ALLEMAGNE La conquête de César, ladministration impériale, les rapports incessants qui ne tardèrent pas à s'établir, puis à se multiplier [entre la métropole et la province, déve- loppèrent en Gaule les mœurs et la civilisation romaines. De toutes parts, les villes s'ornèrent à l'imitation de Rome ; c'est le moment où Ton construit les arènes d'Arles et de Nîmes, le théâtre d'Orange, les portes de Besançon, de Reims, de Fréjus. Les lettres mêmes jettent un vif éclat avec Trogue-Pompée, Fronton, le maître de Marc-Aurèlei le poète Ausone, de Bordeaux, l'épicurien Pétrone. Les Gallo-Romains, comme leurs contemporains de la Ville, qui allaient se récréer de leurs occupations dans leurs villas de Tibur, de Préneste et de Baïa, se complurent à se bâtir des maisons de campagne, où ils se procuraient tous les raffinements du luxe et de l'élégance. Les plus grands personnages leur donnaient l'exemple : Julien, empereur de 355 à 360, disciple de Platon et grand admirateur de Marc-Aurèle, s'était créé dans sa chère Lutèce, autour des thermes, un jardin exquis, où il aimait à rêver pendant ses quartiers d'hiver; c'était dans l'île de la cité, « un îlot, dit-il dans son Mysopogon, entouré de murs, dont le fleuve =«4 L ART DES JARDINS baigne le pied L'hiver n"y est pas rigoureux On y a de bons vignobles et même des figuiers, moyennant le soin que Ton prend de les couvrir de paille en hiver et de les garantir de l'air. » Ces jardins avaient la disposition des jardins romains; des vignobles les encadraient d'habitude, surtout depuis le moment où Tempereur Probus. afin d'occuper ses troupes, les employa à replanter les vignes détruites par Domitien. Ils furent d'abord monotones ; on n'y trouvait guère que les arbres des forêts gauloises et quelques arbres fruitiers, qui poussaient un peu au hasard ; avec les importations exotiques, l'arboriculture fit des progrès; et les jardiniers commencèrent à cultiver l'olivier d'Italie, les cerisiers de Cérasonte, le prunier, l'abricotier, le châtai- gnier, les pêchers venus de Perse. L'évêque de Clermont, Sidoine Apollinaire, en ces poésies où il y a un mélange si savoureux de mythologie et de christianisme, où Tripto- lème, l'Amour, Jupiter voisinent avec les personnages de la Bible, Sidoine Apollinaire mentionne quelques beaux jardins de cette époque, et décrit avec complaisance les agréments qui s'y trouvaient. Même la politique si habile de l'église naissante, qui consistait à respecter les modes pa'iennes, en les tournant au plus grand profit de la reli- gion, contribua à développer l'horticulture. On sait la part considérable faite aux fleurs dans les cérémonies du paga- nisme ; les fleurs devinrent pour le nouveau culte un appoint décoratif fort goûté ; et les couronnes, que les jeunes filles tressaient aux vieilles fêtes des Ambarvalia, ornèrent désormais la procession des Rogations. Le rapide essor de la vie monastique aida de son côté à ces progrès. Saint Martin et saint Honorât fondèrent au FRANCE. — ITALIE. — A I. 1,1;M A G NE S S iv-" siècle les abbayes de Ligugé et de Lérins ; puis il y eut des monastères à Marmoutiers, à Nîmes, à Marseille, soumis aux règles de saint Cassien ou de saint Benoit de Nursie. Là vivaient des reclus pieux, qui, soit pour obéir aux statuts de leurs règles imposant le travail manuel 'comme agréable à Dieu, soit par sincère senti- ment de la nature et de la beauté des fleurs, s'appliquaient à dessiner et entretenir des jardins dans leurs cloîtres. « Au milieu des ruines dont l'invasion des barbares couvrait le sol de l'empire, dit M. Joret dans la Rose, le clergé recueillit les débris de la civilisation antique, et les monastères, qui s'élevèrent peu à peu dans toute l'Europe chrétienne, lui servaient d'asile et de refuge... On y trou- vait toujours, à côté des spacieux bâtiments, un jardin destiné aux besoins du couvent ; s'il renfermait avant tout des légumes, qui servaient à la nourriture des cénobites, des arbres qui leur donnaient des fruits et de l'ombre, avec des herbes aromatiques ou médicinales cultivées pour les remèdes qu'elles fournissaient, on y trouvait aussi quel- ques fleurs destinées — l'expression est d'Albert le Grand — au plaisir des yeux et de l'odorat, ainsi qu'à parer les autels aux jours de fêtes... » 11 y avait des jardins de ce genre dans le cloître que la reine Radegonde, femme de Clotaire l'^^S fit construire à Poitiers, au milieu du vi'= siècle, quand elle s'enfuit d'Aties pour prendre le voile; ils se trouvaient le long des murs de la ville, sous ces tours d'enceinte, que la reine enferma dans son plan, comme pour mieux défendre sa retraite et la rendre impénétrable'. C'est là que les 'Augustin Thierry. Récils des Temps Mérovingiens, l. p. 229. 56 l'art des jardins mains délicates de Radegonde, de l'abbesse Agnès, et des moniales cultivaient ces roses et ces fleurs, qui, tressées en guirlandes, ou effeuillées sur la table en surtout par- fumé, ornaient la salle à manger claustrale et les treilles où le poète Venantius Fortunatus goûtait, en âme pré- cieuse, la douceur de vivre. Car l'auteur pieux et inspiré du Pange litigua, et du Vexilla régis prodeiint était le même homme qui, dépouillant à ses loisirs sa dignité d'évêque de Poitiers, aimait à célébrer en petits vers, dans le genre d'Ovide et de Stace, le printemps, les fleurs de l'été, les paysages gracieux de la Moselle. Dans un jardin, il aimait à savourer les subtils parfums des arbres : Malus, et alta pirus gratos modo fundit odores... il avait des mots délicats pour exprimer son plaisir à voir des roses : Moliiter adridet rutulantum copia florum, Vix tôt campus habet, quot modo mensa rosas ; et c'est avec une véritable émotion, qu'il a décrit le jardin de la reine Ultragothe, femme de Childebert, « où l'air est embaumé du parfum des roses du Paradis ». Dans ses Antiquités de Paris, Sauvai nous dit que ce jardin longeait la Seine, qu'il était orné de treilles et de pommiers, arrosé par les eaux d'Arcueil, et que le roi le traversait pour aller à l'église Saint-Germain des Prés. C'étaient là jardins de luxe, dont le nombre devait être fort restreint ; car les esprits aimables comme sainte Radegonde, Agnès, supérieure du couvent de Poitiers, et Fortunat formaient l'exception. Les villas royales de FRANCE. — ITALIE. — ALLEMAGNE 57 Braine, Verberie, Attigny et Compiègne, la villa méro- vingienne, en général, étaient des exploitations rurales sur la lisière des forêts, où l'on ne trouvait guère, autour des maisons et des huttes, que des champs productifs. Il n'y avait là sans doute que peu de place réservée aux cul- tures d'agrément ; encore ne faut-il rien exagérer en ce sens, puisque les nécessités du culte, ici comme ailleurs, devaient légitimer et favoriser l'horticulture. Quoi qu'il en soit, il faut attendre jusqu'au commence- ment du ix"^ siècle pour avoir des renseignements positifs sur la tenue des jardins. On les trouve dans un capitulaire de Charlemagne, De villis imperialibus . publié en l'an 812. L'empereur, selon la remarque de M. Joret, avait puise en Italie le goût des « constructions somptueuses ». Il se fit bâtir à Aix-la-Chapelle et à Ingelheim des palais magni- fiques, qu'il orna de jardins et de parcs. En outre, sur toute l'étendue de l'empire, il avait des domaines consi- dérables, venus des Pépins d'Austrasie, ou confisqués au cours de ses guerres. Il prêtait grande attention à leur entretien, car il en tirait une bonne part de ses reve- nus. De là ce capitulaire si intéressant, qui suffirait à lui seul pour montrer combien ce conquérant était doublé d'un sage et avisé administrateur. On y sent aussi la volonté toute puissante d'un maître qui exige que ses pres- criptions soient suivies à la lettre. « Nous voulons, dit-il, qu'il y ait dans le jardin toutes les herbes. » Dans leur longue énumération, on peut relever le lis, les roses, la rue, les concombres, les courges, haricots, glaïeuls, anis, ache, dictame, moutarde, menthe, tanaisie, pavot, mauves, poireaux, radis, oignons, aulx, chardons, pois, cerfeuil, etc. « Pour les arbres, nous voulons qu'il y ait les pom- ^8 l'art ni;s jardins miers, les poiriers, pruniers, sorbiers, lauriers, pins, châ- taigniers, mûriers, noyers et cerisiers». Il a soin de dis- tinguer les différentes espèces de pommiers : « Malorum nomina : gozmaringa , geroldinga, crevedella, spiranea. dulcia, acriores, omnia servatoria, et subito commessura ; primitiva » Les jardins monastiques continuèrent aussi à se déve- lopper, favorisés par l'institution des collégiales de cha- noines autour des cathédrales, sous la discipline de saint Chrodegand, évêque de Metz (760), et par la réforme des abbayes bénédictines, à laquelle procéda, dès 817, saint Benoit d'Aniane. Alcuin vante son jardin de Tours « où les lis blancs se mêlent aux rouges petites roses » ; Valafrid Strabon écrit son : « Hortulus ad Grimaldum » ; un diplôme de Charles le Chauve, relevé par Du Cange, mentionne une « cellulam S. Clementis una cum curtili in quo mo- nachi ibidem Deo famulantes labores manuum exercere videntur ». Quelle était la disposition de ces jardins? 11 est bien difficile de se les représenter ; dans les matériaux d'archéologie de M. le comte de Bastard se trouve une image de réden, copiée sur la bible d'Alcuin, aujourd'hui à la bibliothèque de Bamberg ; on y voit une bêche en forme de hache, et des arbres étranges à feuilles aquatiques, ou étoilées, ou avec l'apparence de fleurons (fig. 13). La gra- phique est encore insuffisante. A partir du x", et surtout du xi*^ siècle, les documents sont en plus grand nombre. L'horticulture fait alors des pro- grès considérables ; il faut les attribuer en grande partie à l'influence des Croisades. Pendant leurs chevauchées en Orient, à Antioche, Damas, Tripoli, Byblos, Ascalon, Jéru- salem, en Egypte, les croisés observaient les civilisations rr A (. 1 1 : . — a l i. k m a g \ i-: s <) FIG. 13. — Li: PARADIS TIlRRF.STRi:. iD'après un calque de Bastard fait sur la Bible d'Alcuin.) (i\'= siijcle. Bibl. de Bamberg.) des peuples qu'ils combattaient, et qui, pour le confort, le 6o l"art des jardins luxe, l'élégance des demeures étaient fort en avance sur rOccident. Rentrés dans leurs foyers, ils s'efforçaient d'im- porter chez eux ces mœurs brillantes, le cadre de celte existence aimable. Ils rapportaient aussi des produits nou- veaux, quils s'ingéniaient à acclimater parmi les brumes du Nord ; et le jardin, objet de tous leurs soins, se parait de fleurs jusqu'alors inconnues, dont la forme et les cou- leurs devaient ravir les châtelaines restées au logis. Le verger devenait peu à peu parterre, et les plantes d'Orient émigraient par la route normale : Constantinople, Vienne, \'enise. Lyon. Les figuiers mûrirent de nouveau, comme au temps de Julien ; le jasmin vint d'Arabie par l'Espagne; et ce furent bientôt, grâce aux Turcs, latulipe, la fritillaire, la renoncule, la balsamine, la tulipe, la jacinthe, le lilas, le laurier-cerise et les mimosas. Il convient, enfin, défaire découler ces changements des mœurs nouvelles, qui évo- luaient vers plus de douceur, et qui inclinaient à se récréer davantage aux spectacles de la nature les esprits des sei- genurs,des religieux, des bourgeois et des simples vilains. Les mentions de jardins seigneuriaux abondent dans les œuvres littéraires, dès le xn" siècle. Au Midi surtout, les conteurs se plaisent à placer dans le verger les plus délicieuses scènes de leurs romans ou nouvelles. II n'est, pour s'en rendre compte, qu'à parcourir les chrestomathies provençales dressées par MM. Paul Meyer et Charles Bar- tsch : « A la fontaine du verger, dit Marcabrun, là où l'herbe est verte près du gravier, à l'ombre d'un arbre frui- tier, en ce lieu coutumier de blanches fleurs et de chant nouveau, je trouvai seule, sans compagnon, celle qui ne veut mon bonheur. » Jaufre Rudel songe sans cesse au plaisir qu'il aurait à être dans le verger avec sa compagne FRANCE. — I T A 1. 1 F . — A 1. 1. 1- M A G N K 6 [ désirée ; Alphonse II, roi d'Aragon ne se tient plus de joie depuis que : « par les vergers et les prés, par les feuilles et les fleurs, » au printemps, il a entendu babiller les chan- teurs. Bertrand de Born, Bernard de Ventadour riment des aubades où le mot de verger revient à chaque instant ; Arnaut de Carcassonne a entendu un perroquet chanter « dans un verger enclos de mur, à l'ombre d'un laurier feuillu » ; c'est ce perroquet qui introduit Antiphanor, le fils du roi; dans un autre jardin, où il se va coucher « en un lit, tout près d'un laurier ». Dans les joies du gai savoir, Martin de Mons, qui gagna l'églantine en 1436, prend exemple d'un « riche verger, de grande excellence, plein d'arbres fruitiers, avec des fruits de grande saveur,... avec une fontaine... », pour échafauder tout un système poli- tique, assez inattendu après de telles prémisses. Et il ne serait pas difficile de relever maintes descriptions de jar- dins dans les romans célèbres de Girard de Roussillon, de Jaufre et de Flamenca. Doués de semblable imagination, les conteurs italiens se plaisaient à encadrer les aventures de leurs héros dans les feuillages des bosquets ; et c'est ainsi que Boc- cacc, dans la troisième journée du Décaméron, retrace avec complaisance les beautés de la campagne florentine, où sa société de jeunes gens s'était réfugiée : « Après le déjeuner ils entrèrent dans un espèce de parc muré de tous côtés; ils furent tout émerveillés de sa magnificence. L'en- droit le plus agréable de ce parc était un grand tapis de verdure émaillé de mille sortes de fleurs ; au milieu de cette espèce de prairie se voyait une fontaine de marbre blanc, décorée de figures d'un travail merveilleux : de la bouche d'une de ces principales figures sortait une eau 02 I. ART DES JARDINS abondante, qui, avant de se jeter dans un grand bassin, formait des nappes dont les chutes faisaient un bruit flat- teur. Après avoir visité tout le parc, ils allèrent se reposer sur le tapis vert, et firent dresser plusieurs tables autour de la fontaine ; au sortir de table, ils firent de la musique, et s'assirent pour conter des nouvelles. » Les trouvères n'avaient pas un moindre goût pour les jardins que les écrivains méridionaux. Dans son monu- mental ouvrage sur La Chevalerie, Léon Gautier, ancien professeur à l'Ecole des Chartes, a trouvé dans les chan- sons de Gestes un grand nombre de passages où il en est parlé: ainsi dans Aiiberi • Detors la vile ot planté un vergier... Li rois Ourit y vait por refroidier. C'est là que Charlemagne reçoit les ambassadeurs de Marsile : Le roi Charles est en un grand verger ; Avec lui sont Roland et Olivier... Ils sont assis sur des tapis blancs, Et, pour se divertir, jouent aux tables; Les plus sages, les plus vieux jouent aux échecs, Et les bacheliers à l'escrime... Sous un pin, près d'un églantier, Est un fauteuil d'or massif : C'est là qu'est assis le roi qui tient douce France... Sous les pins rames, près de la fontaine, les héros des Gestes, Guillaume, de la Prise d'Orange, la « gentis dame " de Macaire aimaient à bercer leurs rêves de gloire ou d'amour en entendant les jongleurs vieller devant eux Vieille chanson de grant antiquité. FRAXCE. — ITALIK. — AI.LKMAGXE (»1 Ces jardins étaient en dehors des murailles, et on s'y rendait par une fausse poterne, par où avaient coutume de sortir les « suaves » pucelles, Quant vient el mois de mai por colir la florete. Plusieurs passages, entre autres dans Elie de Saint-Gilles, témoignent que ces hommes rudes avaient pris plaisir à regarder les jardins d'Orient : La trovent un vergier qui fu tous ais d'olive, Et de moût riches arbres qui sont de mainte guisse, Et H vergiers fu jouenes et H ante florie. Sos sarmasane avoit un vergié ondoiant De ciprès, de loriers; moult sont soef flairant. Li oisel i font joie et demainent lor chant. Sous ciel n'avoit cière ente qui n'y tust voirement. Les documents d'archives viennent à l'appui des docu- ments littéraires et les complètent. Dans ses Études sur la condition de la classe agricole et l'état de V agriculture en Normandie au moyen âge, M. Léopold Delisle a eu l'occa- sion de décrire les jardins de l'archevêque de Rouen, au mont Sainte-Catherine ; la partie principale était un préau ou vaste pelouse, que l'on renouvelait souvent au moyen de mottes de gazon ou de tourbes ; des sièges de repos étaient disposés auprès de ces pelouses ; plusieurs allées de promenades, accompagnées de buis, partageaient le jardin en tous sens. Dans la plupart des jardins d'agré- ment, il y avait un canal pour l'arrosage, une pièce d'eau, avec des poissons, des cygnes et des canards ; enfin, une volière spéciale abritait des paons , l'oiseau favori du 64 I.' ART DES JARDINS moyen âge. Le jardin de l'archevêque de Rouen à Gaillon était dessiné sur ce modèle. Celui de Charles V, à l'Hôtel Saint-Pol, est mentionné fort souvent dans les actes contemporains. Il avait, parait- il, une superficie de dix hectares, vingt arpents. Il devait être, comme les autres jardins décrits par Sauvai, « envi- ronné de haies couvertes de treilles enlacées et couchées en manière de losange, qui sont les tonnelles ; et ces ton- nelles tenaient par les deux bouts à des pavillons faits de même qu'elles; et non seulement à chaque coin des jardins et des préaux il y avoit des pavillons, mais encore au milieu et même d'autres tonnelles qui les traversaient et les divi- saient en compartiments ». Il y avait là un dedalus ou laby- rinthe ; les pieux architectes en gravaient sur la pierre des cathédrales, devant le chœur, pour que les fidèles (selon la remarque ingénieuse de Lassus et Darcel, dans leur édition de V Album de Villard de Honnecoiirt), en suivant leurs méandres, comme un chemin de croix de nos jours, pus- sent accomplir eux aussi un pèlerinage, tandis que leurs compatriotes guerroyaient en Terre-Sainte. Le labyrinthe des jardins procède-t-il, au moyen âge, du même sentiment? Philippart Persant, jardinier de Saint-Pol, qui touchait 60 écus par an, ensemençait les parterres de pourpier, romarins, courges, choux, violiers, marjolaines, giroflées, sauges, fraisiers et lavandes. Charles VI y fit planter à son tour 300 rosiers blancs et rouges. 300 oignons de lis, 300 de flambes (iris), et 8 lauriers, ainsi que des poiriers, pommiers et cerisiers. En 1431, le duc de Bedford, pendant l'occupation anglaise, bouleversa ces jardins, les fit labou- rer à la charrue, et les planta d'arbres fruitiers et d'ormes .. achetés très cher, et amenés " par eau, au port l'Ecole, avec FRANCE. ITALIE. ALLEMAGNE 65 la racine... » D"où il appert qu'il y avait sans doute, à côté du jardin de luxe, un fruitier que les gens du moyen âge appelaient aussi : ponianum , virgultatum, et où ils aimaient à se livrer à une fantaisie singulière, qui consis- tait à greffer les essences les plus dissemblables, comme la vigne sur le cerisier, le néflier sur le cognassier, etc. Le bon roi René d'Anjou, qui vécut de 1409 à 1480, aimait aussi à reposer sa bonhomie dans de beaux et confortables jardins ; il en avait de fort célèbres à Angers, Beaugé, aux Ponts-de-Cé et surtout à Aix. M. Lecoy de La Marche, qui a consacré un gros livre à notre personnage, dit « qu'on y voyait de petits préaux de gazons, des allées soigneuse- ment ratissées, et des roues, c'est-à-dire des corbeilles ou parterres ronds, bordés de clisses de bois ». Un dossier des Archives nationales contient un mémoire de Desbans, concierge du château, où l'on remarque les articles sui- vants : <■ X sols pour mote et ouvriers à faire le petit préau du grand jardin — Item 11 sols six deniers pour achat d'une clisse de bois pour habiller la roe du grant jardin — Item. pour six hommes jardrineurs, qui ont esté au dit grant jardin ung jour entier pour couvrir ladite roe de mote. pour lier la vigne et que faloit à lier, nectier les allées du grant et petit jardin, pour paye et despens,- xx sols. » Ces jardins devinrent vite légendaires, moins toutefois que le Rosengarten de Worms, dont M. Joret donne la description suivante, d'après les minnesingers de la fin du xiiie siècle : « Planté dans une île du Rhin par la fille du roi Kibich, la belle Kriemhild, il avait une lieue de long sur une demi-lieue de large ; un tilleul s'élevait au milieu sous lequel cinq cents nobles dames pouvaient trouver un abri ; des roses éclatantes le remplissaient. Il n'avait pour 66 L ART DES JARDINS le protéger qu'un til symbolique de soie ; mais douze héros en défendaient l'entrée ; quiconque triomphait de l'un d'eux recevait, en récompense de sa vaillance, un riG. 14. — LE GROUPE DES BIENHEUREUX, DANS LA IRESQUE DU CAMPO-SANTO DE PISE. baiser de la bouche même de Kriemhild et une couronne de roses. » Il y avait des rosengartens à Méran (Tyrol), appartenant à Laurin, roi des nains, à Rorschack, Munich, Osnabrûck, et à Constance. Si, après les œuvres littéraires et les pièces d'archives, FRANCE. ALLEMAGNE 67 on interroge les documents artistiques, la moisson de renseignements ne sera ni moins nombreuse, ni moins intéressante. Il est vrai qu'ils ne sont guère antérieurs au IIG. 15. LH PARADIS TERRIISTRi;. (D'après la Création de Piero di Puccio da Orvietoj (Camp.3-Santo de Piss XIV" siècle, et que tous ne sont pas caractéristiques ; mais il suffit de faire un choix, et, pour le surplus, inférer des 68 l'art des jardins jardins récents aux jardins plus anciens ; car, dans les lignes générales, les changements ne durent pas être d'im- portance. Au Campo-Santo de Pise, Orcagna, qui travail- lait aux environs de 1360, a peint à fresque le groupe* des Bienheureux dans un parc : ce sont de jeunes hommes, des femmes aimables, qui chantent, rient et jouent, sans souci du lendemain; ils sont assis sous des orangers en fleurs et en fruits, sur un banc carré, barré, de distance en distance, de traverses droites, avec l'apparence d'un banc de gazon, comme il y en a tant au moyen âge (fig. 14). Au même Campo, on peut voir également une peinture de Pietro di Puccio da Orvieto, contemporain d'Orcagna ; la scène se passe ici dans l'éden, au moment de la création, parmi les palmiers et les orangers : au milieu est une belle fontaine à bassin hexagonal, dont les panneaux sont dé- corés de têtes de lion ; dans la vasque est un pilier qui sup-^ porte un vase renflé, et garni sur son pourtour de petites têtes léonines, d'où l'eau s'échappe; plusieurs oiseaux, per- chés sur le rebord, sont en train de boire (fig. 15). C'est aussi une magnifique fontaine qui est figurée dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale : la cité de Dieu, de saint Augustin. (Fonds français, n" 19.) Elle se cache derrière des tours et des murs crénelés ; et son eau bien^ faisante, coulant par des masques semblables à ceux de l'antiquité, féconde en tous sens le paradis terrestre, ses arbres bien alignés, et ses gazons. Ici et là se trouvent sans doute des treilles (fig. 16), comme celle d'un manus- crit du Décaméron. ou du manuscrit latin 9473, dont les arceaux recourbés ploient sous le faix des grappes, qui font une ombre douce au front de sainte Claire en méditation, et que viennent picorer des oiseaux sans gêne. FRANCE. ITALIE. ALLEMAGNE 69 II existe au même département des manuscrits de la Bibliothèque nationale un recueil bien curieux : Tacuinum sanitatis in medicina, qu'a étudié M. Léopold Delisle dans le Journal des savants '. Ce livre aurait été composé à la fin riG. 16. TRlZILLli. (D'après une miniature du ni.inuscrit du Décamerom I P.ibliothèque de l'Arsenali. du xiv siècle pour la famille véronaise des Cerruti, et serait un manuel d'hygiène, étudiant les produits du règne végétal et animal, et indiquant les propriétés des plantes contre les maladies. Il fournit d'intéressants renseignements sur les vergers; au folio 26 (Sparagus), on peut voir un enclos circulaire, fermé par des claies; ailleurs, des jeunes femmes, assises dans un jardin, et donnant du grain à trois * Journal da Savants, septembre i8q6. 70 L ART DES JARDINS paons dont un fait la roue; voici une damoiselle respirant le parfum d'un buisson de roses, auprès de son fiancé en costume de chasse; et c'est, dans l'autumpnus, des vendan- geurs sous une treille fleurie, cueillant et foulant le raisin. Dans tous ces jardins, les clôtures sont faites de haies à échalas ou de branchettes d'arbres tressées et enroulées autour des montants. Le patron de ces jardiniers est saint Fiacre, dont une miniature de l'Arsenal donne une excellente image : le pieux personnage est debout dans un paysage charmant, non loin de sa cellule, cachée sous les arbres; i,l est vêtu d'une robe blanche, porte à la ceinture une petite scie pour émonder les arbustes, un sac contenant de la graine, et il s'appuie sur une bêche à poignée triangulaire, dont les deux fers sont emboîtés l'un dans l'autre. Un manuscrit de Boccace*, De casu nobilium virorum, à côté de scènes rustiques, grimpant dans l'encadrement des folios, contient plusieurs figurations de ces belles fontaines gothiques, dont l'ornementation suivait les phases du style, et pour lesquelles le moyen âge manifesta un goût si vif; l'une est à bassin circulaire, couronnée de cloches et de clochetons, et les canaux qu'elle remplit divisent le jardin en parterres égaux. Dans un autre manuscrit de cet ouvrage, aujourd'hui à l'Arsenal, se trouve une fontaine de dessin plus simple, avec un couronnement conique, et répandant l'eau par trois figures grotesques. On peut voir, de la même époque, une belle fontaine, comme il y en avait dans les jardins de luxe, figurée au tableau mystique de l'église Saint-Bavon, Vadoration des * Bibliothèque nationale. Fr. 6878. FRANCE. ILAI.IK. — ALLEMAGNE 7 1 mages, par Hubert et Jan Van Eyck, et une autre enfin, un peu postérieure, dans la Sainte Catherine de Vittore Pisa- nello, du musée civique de Vérone. Pour la clôture des jardins, en outre de celles plus haut mentionnées, il y a loisir de s'en faire une idée à voir la curieuse barrière d echalas reliés entre eux, qui s'étend derrière les peupliers, dans cette fresque du couvent de San Marco à Florence, où Fra Angelico de Fiesole a représenté la scène du noli me tangere. La haie est faite de ramures larges, tressées en huit autour des pieux, dans la Vierge et VEnjant Jésus de Martin Schongauer, et de palissades à losanges, envahis de plantes grimpantes, dans une miniature de la Bibliothèque nationale, attribuée à Jean Fouquet, et représentant sainte Anne dans un jardin. Quant aux treilles, le choix est grand; voici celle par carrés et losanges, près de laquelle est assis Boccace, au paradis terrestre, devant Adam et Eve (Bibl. nat. Fr. 6878) ; les tonnelles enguirlandées, sous lesquelles des saints, au tableau de Boccati da Camerino, exposé à la Pinacothèque de Pérouse, adorent, parmi les arbres et les fleurs, la Vierge et l'enfant Jésus; et, pour finir par l'illustrateur des Heures d'Etienne Chevallier, la treille droite qu'il a plaquée contre les murs du château, dans cette cour-jardin, ombragée de petits ormeaux au fût émondé, où il a inter- prété de façon si pittoresque la mise au tombeau. Mais il convient d'accorder une attention spéciale à quatre figurations de jardin, d'un mérite hors de pair. C'est d'abord un tableau du musée de Bruxelles, intitulé : La sentence comnnse par l'empereur Othon, et qui est de Thierry Bouts, ou Stuerbouts, dit Thierry de Haarlem, mort en 1475. Au bas du donjon se trouve un enclos, fermé de hautes balus- 72 L ART DES JARDINS tradcs, le long desquelles courent des plates-bandes de fleurs. Le jardin est composé de cinq parterres, disposés ]"IG. 17. — JARDIX DE'CnATIIAU. (D'après La senlence dcl'cmpcrcur Ollwi, par Stuerboutsi iMusée Je Bruxelles'. en damier, et plantés d"q,rbustes ; on y descend par trois marches (fig. 17). Ce sont ensuite deux pag-es de ce Bréviaire Grimani, FRANCE. ITALIE. — ALLEMAGNE 7I auquel le maître de Bruges, Hans Memling, a peut-être lie. iS. L'Hortiis concliisiis du hri'iViaihi cRorANi- collaboré. On ^ oit dans l'une sainte Fiarbe, lisant les Ecri- tures, en un jardin de château; autour d'elle, est un mur 74 L ART DES JARDINS de briques à trois pans, formant trois côtés d'un carré; l'as- sise du dessus est gazonnée; et dans l'autre, un hortus con- clusus (fig. i8). C'est enfin une miniature exquise d'un manuscrit de l'Arsenal *, qui représente Maugis et la belle Oriande (fig. 19) : « Oriande et Maugis se trouvèrent en FIG. 19. MAUGIS ET LA BELLE ORIANDE DANS UN J.\RDIN GOTHIQUE. (D'après un ms. de l'Arsenal.) ung jardin pour eulx esbattre et deviser en passe temps, après ce qu'ils avoient diné, et que l'eure estoit de prendre un petit repos. C'est au mois de mai, le temps oij tous les oysillons se dégoisent, et si sont tous vrais amans à penser à leur amour. » Le jardin, dans la cour du châ- teau, est entouré d'une barrière à mailles dorées, qui s'interrompt à droite pour laisser passage vers la fon- taine ; celle-ci, composée d'une vasc|ue décorée d'oves, repose, sur un pilier, et supporte une colonnette, gar- Arsenal. B. L. F. 244. i. fol 68. FRANCE. ITALIE. ALLEMAGNE 7:; nie de plusieurs jets et qu'une statuette couronne. A l'in- térieur est un mur à trois pans, constituant, comme celui du Bréviaire Grimani, trois côtés d'un carré, et pareillement recouvert d'herbes. Sur le mur se trouvent des vases bleus, à la panse décorée de rinceaux et festons, et contenant des œillets ou des arbustes, taillés en trois sections plates, que sépare la tige ébranchée. Au pied du mur, formant dossier, s'allongent des sièges de gazon où s'assoient Maugis et la belle Oriande. Des fleurettes s'épanouissent sur la pelouse. Le château à droite, au fond une muraille, et, à gauche, un autre mur percé d'une porte à fronton, enfer- ment le jardin. Si, groupant tous ces éléments documentaires, emprun- tés à la littérature, aux archives et à l'art, on veut en induire une sorte de jardin d'agrément type, qui n'a peut- être pas existé tel en toutes ses parties, mais qui serait comme un résumé de tous les autres, on pourrait se le représenter de cette façon : le jardin était habituellement, surtout au xii^ siècle, situé en dehors des remparts, com- muniquant avec le château par une fausse poterne. Plus tard, il y a beaucoup d'exemples de jardins de ce genre dans la cour des habitations seigneuriales. Une barrière, dans la cour, ou des palissades, en dehors, l'entouraient. Un mur bas, à trois pans, servant de dossier, et garni à sa base de bancs de verdure, assurait un cadre intime aux conversations. Dans un coin se dressait une fontaine, de style gothique ; l'eau disparaissait directement dans le sol, ou servait à arroser les parterres et les pelouses. Parfois une roue ou parterre rond se trouvait au milieu des préaux {pratelli.) ou parterres fleuris. Sur les côtés, des tonnelles en berceaux, et, grimpant aux murs, des 70 I. ART DES JARDINS treilles. Quelquefois un labyrinthe ou maison de Daedalus embrouillait en tous sens ses plates-bandes étroites, sem- blable au labyrinthe des cathédrales. Des fleurs égayaient l'enclos, dans les parterres ou en pots sur le mur. Plusieurs arbres, taillés en boules, entretenaient Tombre et la fraî- cheur; et l'ingéniosité des jardrineiirs s'exerçait aussi à émonder les arbustes, et à leur donner des formes géo- métriques, comme faisaient les topiarii de l'ancienne Rome. Enfin, si l'espace le permettait, il y avait un petit bassin avec des poissons, et des cygnes. Et le luxe suprême était d'avoir une volière toute proche, et des paons qui se pavanaient sous les yeux des hôtes. Le jardin du couvent riche devait avoir des dispositions à peu près analogues; une charte de 1350 l'appelle hortus dominic.ilis. sive abbatialis, d'après du Cange. Mais dans les couvents de moindre fortune l'horticulture était sur- tout utilitaire, destinée en majeure partie à subvenir aux besoins du culte, de la cuisine et de l'infirmerie claus- trales. Certaines abbayes étaient renommées pour leurs spécialités florales ou potagères, et les efforts des moines portaient à maintenir à leur maison sa vieille renommée. C'est dans le couvent des dominicains de Cologne, vers 1245, qu'Albert le Grand construisit la première serre connue; on sait les aptitudes encyclopédiques du docteur universel, qui mourut en 1280, environné d'une réputation de magie, vite légendaire. 11 se livra, dans sa retraite de Cologne, à de nombreux essais de jardinage, dont il consigna les résultats dans un grand ouvrage, De vegetali- bus. Al. Joret résume ainsi le chapitre intitulé : de planta- tione viridariorum. Le verger -> comprendra d'abord un gazon d'une herbe fine, soigneusement sarclé et foulé aux FRANCE. — ITALIF. — ALLEMAGNE 77 pieds, vrai tapis de verdure, dont rien ne doit dépasser l'uniforme surface. A l'une de ses extrémités, du côté du midi, se dresseront des arbres : poiriers, pommiers, gre- nadiers, lauriers, cyprès et autres de ce genre, où s'enla- ceront des vignes, dont le feuillage protégera en quelque sorte le gazon et fournira une ombre agréable et fraîche. Derrière le gazon, on plantera en quantité des herbes aromatiques et médicinales, par exemple la rue, la sauge, le basilic, dont le parfum viendra réjouir l'odorat, puis des fleurs, telles que la violette, Tancolie, le lis, la rose, lïris et d'autres semblables, qui par leur diversité char- ment la vue et excitent l'admiration. Enfin, à l'extrémité du gazon, dans l'espace réservé aux fleurs, il recomman- dait de relever le terrain, de manière à y former un siège verdoyant et fleuri, où l'on pourrait venir s'asseoir et repo- ser doucement l'esprit. » Les collégiales des cathédrales aimaient sans doute à ré- server aux alentours un petit coin de terrain pour y cultiver des fleurs et s'y reposer de la vie contemplative. Dans le livre d'Heures de Jeanne de Castille, illustré de miniatures par Gérard David, de Bruges, à la fin du x\'° siècle, il y a un curieux exemple de ces jardins. C'est au pied de l'église ; le long des murs s'appuient des bancs par assises plates de briques, et recouverts de gazon ; par-dessus sont rangés toute une série de vases en terre blanche et rouge, remplis de fleurs, que protègent des tuteurs circu- laires. Sur le sol de la cour, s'étendent quatre petits par- terres rectangulaires, garnis de fleurs, et d'arbustes taillés en trois sections plates, nettement séparées l'une dé l'autre. Des moines vaquent au jardinage. 11 pouvait se faire cependant que. dans les jardins 78 l'art des jardins monastiques considérables, il y eût un personnel spécial pour leur entretien : en ce cas, le jardinier relevait du cellérier, comme il est naturel, puisque celui-ci était chargé de faire les provisions de la maison. Ainsi le constate la coutume de Cluny : « Hortolanus celerario subjectus est ut si quid fuerit in horto, quod ipse velit, et quod ille no- verit, ad servitium fratrum accipiat. » Les bourgeois ont toujours passé pour aimer beau- coup les jardins ; encore aujourd'hui leur rêve de bonheur consiste surtout à pouvoir un jour sarcler, bêcher, arroser un coin de terre qui leur appartienne en propre. Les men- tions de jardins derrière les maisons sont fort nombreuses, aux xii^ et xni'^ siècles, dans les chartes de Rouen et de Paris. Il y avait aussi des jardins dans les coutures, consa- crées cependant pour la plus grande part aux vignobles. La flore n'en était pas très riche; un bourgeois de Paris, du xni'^ siècle, ne mentionne guère dans son enclos que les roses, les lis et les violettes ; mais on y rencontre beau- coup d'arbres fruitiers, des plantes aromatiques et pota- gères ^ le chou, la bette, les poireaux, ail, sénevé, poirée, ciboule, échalotte, l'ortie, le chardon, la chaussetrappe. La nomenclature est bien plus considérable dans le Ménagier de Par/s, rédigé par un bourgeois, vers 1393. On y voit les fèves, marjolaines, violette, sauge, menthe, lavande, panais, oseille, poireaux, vignes, chou pommé, épinards, framboisier, joubarbe, giroflée, persil, fenouil, basilic, laitue, courge, bourrache, follette, choux-fleurs, hysope, pivoine, serpentine, lis, rosier, groseillier, pois, cerisier, prunier, etc. Les apothicaires avaient coutume * Joret, La Rose. p. 160. ES P*^ aViïfcdairt \>1 ^\ I Vint lYMPi l(iu .^g bjP'itimufi «•Mistf!^?^ ilG. 20. — FOLIO DES HcUres d'aN'NE de BRETAGNE KEPRÉSENTANT UN JARDIN DE CHATEAU. OO L ART DES JARDINS d'entretenir, près de leurs boutiques, un jardin médicinal, pour la culture des simples, comme ce Jean Telier, de Rouen, qui en possédait un près du pont de Seine, où se remarquaient « aucunes entes... et plusieurs herbes ser- vant au fait d'appoticaire ». Souvent dans ces jardins bourgeois un coin entier, le îavandier, était réservé aux plants de lavande, dont l'em- ploi et l'usage étaient déjà très fréquents. Les roses jouis- saient d'une particulière popularité : « Et sachez, dit un bourgeois de Paris à sa femme, que je ne prends pas déplaisir mais plaisir, en ce que vous aurez à labourer rosiers, à garder violettes, faire chappeaulx. » Les cita- dins trouvaient enfin, comme aujourd'hui, dans, les pro- chaines banlieues, sur les bords de Seine ou de Marne, des jardins d'auberge, où ils se donnaient du bon temps. C'étaient les courtilles, « jardins champêtres, selon la défi- nition de Sauvai, où les bourgeois, aujsi bien que les templiers et les religieux allaient se promener et prendre l'air... Et tout de même, du vin de la courtille, nous apprenons qu'en plantant des vignes dans les courtilles on songeait plus à contenter la vue que le goût... Il ne s'en fallait guère que le Temple, la courtille Barbette et la courtille du temple ne se touchassent ; car, en 1248, Marie, veuve de Rolland de Saint-Cloud, vendit dix neuf sols pari- sis de cens, que lui devait un arpent de pré assis entre cette courtille et le Temple. L'année d'après, à la prière des Templiers, et moyennant quarante livres parisis, les cha- noines de Sainte-Opportune amortirent deux arpents et demi de marais qu'il y avait entre cette courtille et celle du Temple. Comme le bout du faubourg du Temple s'appelle encore la Courtille, il se pourrait faire que ce FRANCE, — ITALIH. — ALLEMAGNE S[ serait la coutille du Temple véritablement ; mais si cela est, les choses ont bien changé depuis ; car il est certain que c'était autrefois un lieu plein de jardins et de cour- tilles, et habité par des courtillers ou jardiniers. » Les jardins de campagne s'appelaient aussi courtil, cor- tile, curtile, cortillum^ pour lesquels les paysans payaient Vhortolagium, ou prestation de légumes, lis étaient entourés de palis, ou de haies tressées, comme celles que repré- sentent certaines planches du Tacuin, dont il a été parlé plus haut, et même de mur. Us devaient être fermés ; une loi dit expressément : « rustici curtillum débet esse clau- sum aestate simul et hieme ». Du Gange cite à l'appui ces deux vers du Roman du renard ; La bonne femme du maisnil a ouvert l'huis de son courtil. Ils comportaient des plates-bandes pour la culture pota- gère, séparées par des allées, des préaux, ou pelouses de gazon, encadrés d'arbres ou de tonnelles ; et du buis fai- sait les bordures. CHAPITRE II ESPAGNE Les plus magnifiques d'entre les jardins, que l'on vient d'étudier, ne sauraient être comparés aux merveilles réa- lisées par les Arabes en Espagne, et en particulier à Gre- nade et à Séville. Les musulmans ont été d'admirables agriculteurs, et ce peut paraître étrange chez ces peuples nomades. Mais il convient de ne point oublier qu'une bonne partie de la population n'avait pas tardé à se fixer dans cet Yemen fertile, d'où la reine de Saba était autrefois partie pour venir visiter le roi Salomon, et dans l'Hediaz, riche en villes fastueuses comme la Mecque, Yatreb ou Médine et Taief, et en vallées florissantes, dont l'eau s'écoule en abondance veis les puits du désert. La vie errante, que ces peuplades passèrent longtemps à conduire les caravanes parmi les sables brûlants de l'Ara- bie Pétrée. d'el Hamad, du Nefoud, de Dahra et du Ned- jed, leur apprit la valeur de l'eau, des ombrages et des fruits. Ils devinrent des agriculteurs émérites, et des hy- drauliciens de premier ordre. On a pu dire, sans exagé- ration, que depuis leur départ l'Espagne avait soif. Les ESPAGNE 83 sourafes du Ojran sont très suggestives à cet égard; les justes séjourneront au paradis de Mahomet « parmi des lotus sans épines et des bananiers chargés de fruits du sommet jusqu'en bas, sous des ombrages qui s'étendront au loin, près d'une eau courante, au milieu de fruits en abondance, que personne ne coupera, dont personne n'in- terdira l'approche, et ils reposeront sur des lits élevés.... Sous leurs pieds couleront des rivières dans le jardin des délices.... On fera circuler à la ronde la coupe remplie d'une eau limpide, délices pour ceux qui la boiront. Elle n'offusquera point leur raison et ne les enivrera pas. Ils auront des houris courtes de regard, aux grands yeux noirs, semblables par leur teint aux œufs d'autruches cachés avec soin,... à l'hyacinthe et au corail ' ». Tel est l'idéal de volupté, que les fidèles d'Islam s'imaginaient pour l'autre vie, et pour la conquête duquel ils affrontaient sans crainte, même avec une secrète joie, les plus meur- triers combats ; et ce sont ces jardins de délices, que les califes, successeurs du prophète, s'efforcèrent de se pro- curer, par avance, sur cette terre. Le premier fondateur de l'Alhambra de Grenade, ou Maison rouge, est Ibn-al-Hamar, Vhomme rouge, qui détrôna les Almoravides en 1232; son œuvre fut continuée par Aboul-Hadjaj, au milieu du xiv" siècle, et par Mohammed V, Al-ghâni-billah {qui se plaît en Dieu). Le palais est bâti sur le plateau de la Sierra del Sol, et sa construction entière demanda plus d'un demi-siècle, de 1270 à 1333. Sur un som- met parallèle est perché le Généralife (Al-dgénéah-al-reff), ou jardin agréable, « autre palais, dit Louis Viardot, avec Chapitres lv, lvi, etc. — 84 l'art des jardins d'autres tours et d'autres lardins, espèce de maison de plaisance des rois mores, qui n'était séparée de leur alham- bra que par un vaste et profond ravin, plein de verdure, d'ombre et de fraîcheur. » Les Arabes étaient orgueilleux à juste titre de ces palais merveilleux ; Grenade leur apparaissait comme la Damas de l'Andalousie, et c'était, d'après un vieux proverbe, un bienfait de Dieu que de pouvoir la contempler dans toute sa splendeur, comme la ville sainte de la Mecque. Le jardin arabe est un jardin intérieur, occupant le sol d'une cour ou patio : tout autour, sur des colonnettes grêles, se recourbent des arcades légères, où des versets du Coran inscrivent l'élégance décorative de leurs lettres ; des haies d'arbustes bien taillés cernent la cour de leurs lignes noires, encadrant une pièce d'eau^carrée ou rectangulaire, ou bien un dallage de marbre, traversé de rigoles qu'alimentent une fontaine centrale, et des jets d'eau ménagés aux extré- mités, et dont les gerbes retombent en des bassins ronds. Ici et là, des lauriers-roses, des grenadiers étalent les couleurs vives de leurs fleurs épanouies. Le plan est sim- ple, comme on voit, et cette description sommaire ne don- nerait qu'une idée terne et imparfaite de son objet. Un écrivain, mieux qualifié que tout autre par son tempé- rament de peintre, nous fournira l'impression, la sensa- tion même de ces beautés. Théophile Gautier, encore dans toute la ferveur roman- tique, l'esprit plein des Orientales de Victor Hugo, orien- tales qui, à vrai dire, et selon l'ingénieuse remarque de M. Lanson, sont plutôt des Espagnoles, Théophile Gautier fit en 1839, Tra los Montes, sa première excursion, qui fut pour lui une suite d'éblouissements. Ses préférences, ESPAGNE 8"^ comme il va de soi, allèrent à cette Grenade, que lemaitre avait chantée en strophes enthousiastes : Soit lointaine, soit voisine, Espagnole ou sarrasine, Il n'est pas une cité Qui dispute, sans folie, A Grenade la jolie La pomme de la beauté, Et qui, gracieuse, étale Plus de pompe orientale Sous un ciel plus enchanté. L'Alhambra ! UAlhambra ! palais que les Génies Ont doré comme un rêve et rempli d'harmonies, Forteresse aux créneaux festonnés et croulants, Où l'on entend la nuit de magiques syllabes. Quand la lune, à travers les mille arceaux arabes, Sème les murs de trèfles blancs ! Ce qui a le plus frappé Théophile Gautier, au milieu de cette Espagne desséchée par un soleil brûlant, c'est l'abondance extraordinaire des eaux, dévalant de la Sierra Nevada neigeuse, plus considérables sous plus de cha- leur, et qui sourdent à chaque pas dans l'AIhambra : « Des ruisseaux roulent avec des cailloutis et répandent la fraîcheur au pied des arbres, qui appartiennent presque tous aux espèces du nord, et dont la verdure a une viva- cité bien délicieuse à deux pas de l'Afrique L'eau jaillit de toutes parts sous le tronc des arbres, à travers les fentes des vieux murs. Plus il fait chaud, plus les sources sont abondantes, car c'est la neige qui les alimente. » Quand il eut passé sous ce bosque,où des ormes immenses, entre-croisant leurs branches, arrondissent leurs voûtes 86 l'art des jardins d'émeraude, comme les appelle un poète arabe, et dans ce jardin de haute futaie, qui conduit à la porte principale de l'enceinte, accompagné de charmilles gigantesques d'orangers et de lauriers-roses, il arriva au Patio de los LA COUR DLS MYKTLS. arrayanes (cour des myrtes», appelé aussi Alberca ou réser- voir, et Mer;oiiar ibain des femmes : < Au milieu de la cour est creusé un grand réservoir de trois ou quatre pieds de profondeur, en forme de parallélogramme, bordé de deux plates-bandes de myrtes et d'arbustes, terminé à chaque bout par une espèce de galerie à colonnes fluettes, suppor- tant des arcs moresques d'une grande délicatesse. Des bassins à jet d'eau, dont le trop-plein se dégorge dans le réservoir par une rigole de marbre, sont placés sous ESPAGNE 87 1 I(j. 22, GKLNADI . — m; rOCADDK. 88 I." ART DES JARDINS chaque galerie, et complètent la symétrie de la décora- tion " (fig. 2l). Le jardin de Lindaraja. ainsi appelé de la jeune fille Abencerage, dame de pensées du more Gazul, et qui dut épouser, malgré elle, Nasr, frère de Youssouf, roi de Gre- nade, ce jardin a la même disposition, sauf qu'il y a au centre une fontaine, au lieu d'un estanqiie. Dans la ta^^a de los leones, est une fontaine n qui, non contente de ver- ser de l'eau par les gueules de ses douze monstres, lance encore vers le ciel un torrent par le champignon qui la surmonte. Toutes ces eaux viennent se rendre, par des rigoles creusées dans le dallage des salles et le pavé de la cour, au pied de la fontaine des lions, où elles s'englou- tissent dans un conduit souterrain ». Plus encore le Généralife a enthousiasmé notre voya- geur. 11 aimait à le contempler du tocador de TAlhambra, ce pavillon perché au haut d'une tour, «■ suspendu sur un abîme azuré », qui était le cabinet de toilette de la reine, et qu'il appelle l'oratoire des sultanes (fig. 23). De ce nid d'aigle, la maison champêtre, ta^a de tampo, des rois maures, lui apparaissait comme c une énorme touffe de lauriers-roses épanouie au front de la colline prochaine ». L'entrée en est exquise : « L'on y va par une espèce de chemin creux qui croise le ravin de los molinos, et qui est tout bordé de figuiers aux énormes feuilles luisantes, de chênes verts, de pistachiers, de lauriers, de cistes d'une incroyable puissance de végétation. Le sol sur lequel on marche se compose d'un sable jaune tout péné- tré d'eau, et d'une fécondité extraordinaire. Rien n'est plus ravissant à suivre que ce chemin qui a l'air d'être tracé à travers une forêt vierge d'Amérique, tant il est obs- ESPAGNE 89 trué de feuillages et de fleurs, tant on y respire un ver- tigineux parfum de plantes aromatiques. La vigne jaillit par les fentes des murs lézardés et suspend à toutes les branches ses vrilles fantasques et ses pampres découpés comme un ornement arabe ; l'aloès ouvre son éventail de lames azurées, l'oranger contourne son bois noueux et s'accroche de ses doigts de racines aux déchirures des escarpements. Tout fleurit, tout s'épanouit dans un désor- dre touffu et plein de charmants hasards. Une branche de jasmin qui s'égare mêle une étoile blanche aux fleurs écarlates du grenadier. Un laurier, d'un bout de chemin à l'autre, va embrasser un cactus, malgré ses épines. La nature, abandonnée à elle-même, semble se piquer de coquetterie, et vouloir montrer combien l'art, même le plus exquis et le plus savant, reste toujours loin d'elle. » Ce qu'il vit ensuite ne fut pas inférieur à ces prémisses : « Le véritable charme du Généralife, ce sont ses jardins et ses eaux. Un canal revêtu de marbre occupe toute la longueur de l'enclos, et roule ses flots abondants et ra- pides sous une suite d'arcades de feuillage formées par des ifs contournés et taillés bizarrement. Des orangers, des cyprès, sont plantés sur chaque bord ; au pied de l'un de ces cyprès, qui est d'une monstrueuse grosseur, et qui remonte au temps des Mores, la favorite de Boabdil, s'il faut en croire la légende, prouva souvent que les ver- rous et les grilles sont de minces garants de la vertu des sultanes. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il est très gros et fort vieux. La perspective est terminée par une galerie portique à jets d'eau, à colonnes de marbre, comme le patio des myrtes de l'Alhambra. Le canal fait un coude, et vous entrez dans d'autres enceintes ornées de pièces 90 L ART DES JARDINS d'eau, et dont les murs conservent des traces de fresques du xvi" siècle, représentant des architectures rustiques et des points de vue. » Dans une de ces salles, il aperçut un arbre, dont il con- serva toujours un souvenir émerveillé : « Au milieu,... s'épanouit, comme une immense corbeille, un gigantesque laurier-rose d'un éclat et d'une beauté incomparables. Au moment où je le vis, c'était comme une explosion de fleurs, comme le bouquet d'un feu d'artifice végétal ; une fraîcheur splendide et vigoureuse, presque bruyante, si ce mot peut s'appliquer à des couleurs, à faire paraître bla- fard le teint de la rose la plus vermeille ! Les belles fleurs jaillissaient avec toute l'ardeur du désir vers la pure lumière du ciel; ses nobles feuilles, taillées tout exprès par la nature, pour couronner la gloire, lavées par la bruine des jets d'eau, étincelaient comme des émeraudes au soleil. Jamais rien ne m'a fait éprouver un sentiment plus vif de la beauté que ce laurier-rose du généralife. » Enfin, comme si, à propos de l'Alhambra, il n'avait pas assez témoigné son admiration pour le jeu des eaux, ciù les Arabes ont déployé une telle maîtrise, il y revient encore une fois : •■ Les eaux arrivent aux jardins par une espèce de rampe fort rapide, côtoyée de petits murs en manière de garde-fous, supportant des canaux de grandes tuiles creuses, par où les ruisseaux se précipitent à ciel ouvert avec un gazouillement le plus gai et le plus vivant du monde. A chaque palier, des jets abondants partent du milieu de petits bassins et poussent leur aigrette de cristal jusque dans l'épais feuillage du bois de lauriers, dont les branches se croisent au-dessus d'eux. La mon- tagne ruisselle de toutes paris; à chaque pas jaillit une KSPAGXE 91 riG. 23. GKIAADK. — I.K Glixi;RAI.Il-i;, 1)2 L ART DES JARDINS source et toujours l'on entend murmurer à côté de soi quelque onde détournée de son cours, qui va alimenter une fontaine ou porter la fraîcheur au pied d'un arbre. Les Arabes ont poussé au plus haut degré l'art de l'irri- gation ; leurs travaux hydrauliques attestent une civilisa- tion des plus avancées ; ils subsistent encore aujourd'hui, et c'est à eux que Grenade doit d'être le paradis de l'Es- pagne, et de jouir d'un printemps éternel sous une tempé- rature africaine. Un bras du Darro a été détourné par les Arabes et amené de plus de cinq lieues sur la colline de l'Alhambra '. » Notre conteur eut aussi l'occasion de voir de beaux jardins au couvent de San-Domingo à Grenade où se trouve « une allée de lauriers énormes faisant berceau, pavée de marbre blanc, et garnie de chaque côté d'un long banc de même matière à dossier renversé. Des jets d'eau espacés entretiennent la fraîcheur sous cette épaisse voûte verte, au bout de laquelle on jouit d'un point de vue admirable sur la Sierra Nevada, à travers un charmant mirador moresque, faisant partie d'un reste d'ancien palais arabe enclavé dans le couvent. » Les jardins de l'Alhambra, du Généralife, du couvent San-Domingo à Grenade', ne sont pas les seuls qu'on doive aux Arabes. Il convient de citer encore ceux de l'Alcazar de Séville, du palais de la Galiana, près de Tolède, dans la Véga, édifiés par le roi Galafre pour sa fille, qui devint femme de Charlemagne ; ces jardins, au témoignage de Louis Viardot, comprenaient : « des kios- ques, des bains, des fontaines et des eaux qui s'élevaient Tra los Montes, p. 109 et suiv. KSPAGNE q^ et s'abaissaient selon le décours de la lune, soit par ma- gie, soit par un de ces artifices hydrauliques si familiers aux Arabes. » Si l'on ajoute à ces merveilleuses créations la huerta de Valence, splendide jardin potager, d'une éten- due considérable, qui approvisionne toute l'Espagne, on conviendra que les Maures ont fait en ce pays œuvre utile et féconde, et qu'il a été de mauvaise politique, au xvi*' siècle, de répudier l'aide d'agriculteurs à ce point expérimentés, et d'horticulteurs aussi artistes. TROISIÈME PARTIE LA RENAISSANCE CHAPITRE PREiMIER ITALIE Il semble que, pendant de longs siècles, les Italiens ont fermé les yeux, devant les chefs-d'œuvre de l'antiquité, qui se dressaient sur les places, dans leurs demeures, parmi le fouillis de leurs collections- L'historien doit attendre jusqu'à la fin du xui'^ siècle pour reconnaître une première Renaissance, au moment où Dante, Pétrarque et Boccace recherchent les vieux manuscrits, s'intéres- sent à la vie païenne, et inclinent les intelligences vers ces lointaines civilisations. Au xv'- siècle, la gravure en taille douce inventée par Maso Finiguerra, le's impres- sions d'Aide Manuce à Venise, les écrits d'Erasme, Mar- sile Ficin, Pic de la Mirandole, Ange Politien, de Jean Lascaris, le discours sur Tite-Live de Machiavel, les œuvres de Guichardin, Bembo, l'Arioste et du Tasse font apprécier le charme des lettres anciennes. Brunelleschi restaure l'architecture romaine ; Donatello, Bramante, Benvenuto Cellini s'inspirent de l'art grec et romain ; et les maîtres peintres donnent à leurs personnages le contour, comme le sourire des divinités mythologiques. Une atmosphère d'antiquité, pénètre dans les ateliers, parmi les biblio- thèques et les musées. L'àme même est devenue antique, et la vie. Sous l'influence de tels professeurs, les papes, les grands 7 9^ l'art dks jardins seigneurs du temps, i\lédicis, Doria, Gonzague, Ester Colonna. tant d'autres encore s'efforcèrent de ressuscite, les vieilles mœurs, de s"entourer du cadre qui seyait si bien à la pompe romaine. Ils en vinrent ainsi à se cons- truire de superbes demeures, au milieu de jardins à l'an- tique, tracés selon le mode impérial. Le jardin des villas italiennes de la Renaissance est en effet le jardin romain, mais adapté, avec intelligence et art, aux conditions nou- velles de l'existence. Il répondait à toutes les aspirations contemporaines. D'abord il permettait de contenter pleinement ce goût de vie champêtre, que notait déjà Leone Battista Al- berti, dans son irattato del governo delLi famiglia, et que Burckhard, avec son ordinaire sagacité, en son ouvrage La civilisation en Italie au temps de la Renaissance, signale comme un des principaux sentiments de cette époque : <' L'amour du grand air était si vif qu'on aimait mieux s'exposer aux hasards de la guerre en vivant en pleine campagne que de rester en sûreté derrière les murs d'une cité. C'est ainsi que le citadin aisé en vint à cons- truire sa villa. C"est encore un souvenir précieux de la Rome antique qui revit, dès que la prospérité matérielle et la culture de lesprit eut fait des progrès suffisants dans le peuple*. » Ensuite le cadre, antique convenait à ces âmes amou- reuses d'antiquité. Le meilleur exemple de cette passion est le Songe de Poliphile, ou Hypnerotomachia Poliphili, écrit par le dominicain Francesco Colonna en 14675 imprimé à N'enise. chez Aide .Manuce, en K}Qq, et illustré de gravures ' Tonit: II. p. 152 . ITALIE f)() sur bois, aux frais de Leonardo Grasso, de \'érone, que Ton a attribuées tour à tour à Benedetto Montagna, à IIG. 24. — UN' COIN DU JARDIN DE CAPRAROLA. Sandro Botticelli, voire même à Raphaël. Le personnage principal est l'amant, qui voit en songe sa maîtresse Polia, et qui. pour la reconquérir, fait un long voyage à l'ile de lOO L ART DES JARDINS Cythère, au cours duquel il décrit avec ravissement les mœurs et usages antiques. Les jardins du sanctuaire d'Aphrodite sont construits sur le type des jardins impé- riaux; on y retrouve, au même degré, le souci d'orner de marbre les parcs, d'y faire courir les eaux en abondance, et de traiter les branches et feuillages comme faisaient autrefois les topiarii. Dans le sommeil de tous les Italiens, au xYi*^ siècle, a passé le rêve de Poliphile. Au cours de son Voj'-age en Italie, Taine a eu l'occasion de visiter en détail la villa Albani, plus récente, mais bâtie dans des conditions semblables à celles des villas, qui nous occup£nt. Elle « fait justement un paysage comme ceux de Pérelle, et correspond à un état d'esprit dont un homme moderne, surtout un homme du Nord, n'a aucune idée. Les gens d'aujourd'hui sont plus délicats, moins capables de goûter la peinture, plus capables de goûter la musique ; ceux-ci avaient encore des nerfs rudes, et des sens tournés vers le dehors ; ils ne sentaient pas l'âme des objets extérieurs, ils n'en goûtaient que la forme. Les paysages savamment choisis et disposés leur •donnaient la même sensation qu'un appartement haut et ample, solidement bâti et bien décoré : cela leur suffisait, ils n'avaient point de conversation avec un arbre' ». Les personnages qui ornaient leur vie d'un tel cadre étaient de grands seigneurs, hommes de cour, ou ayant leurs courtisans : « C'est Tart et l'arrangement que par- dessus tout ils aiment, aucune liberté n'est laissée à la nature, tout est factice. L'eau ne s'élance qu'en jets et en panaches, elle n'a pour lit que des vasques et des urnes. ' Taine. Voyage en Italie, p. 5 54 et suiv. 102 I. ART DES JARDINS Les pelouses sont enfermées dans d'énormes haies de buis plus hautes qu'un homme, épaisses comme des murailles, et formant des triangles géométriques dont toutes les pointes aboutissent à un centre. Sur le devant, s'étend une palissade serrée et alignée de petits cyprès. On monte d'un jardin à l'autre par de larges escaliers de pierre, semblables à ceux de Versailles. Les plates-bandes de fleurs sont enfermées dans de petits cadres de buis ; elles forment des dessins et ressemblent à des tapis bien bordés, régulièrement bariolés de couleurs nuancées. » C'étaient aussi des antiquaires. « Outre deux galeries et un portique circulaire plein de statues antiques, il y a ici des morceaux de sculpture de toutes sortes répandus dans tout le jardin, cariatides, torses, bustes colossaux, dieux, colonnes surmontées de bustes, urnes, lions, grands vases, socles, débris innombrables, souvent brisés ou mutilés. " C'étaient enfin des Italiens, hommes du Midi. " Le climat convie à cette architecture ; beaucoup de cons- tructions, imitées chez nous pendant nos siècles classiques et absurdes sous notre ciel, sont raisonnables ici, et partant belles... Le jardin et les bâtiments sont excellents pour tenir une cour à ciel ouvert. " Stendhal, dans ses Promenades de Rome, montre aussi qu'il a fort bien com- pris ce caractère : « Les grands seigneurs, qui firent cons- truire ces belles maisons, ont obtenu la plus belle union des beautés de l'architecture et de celle des arbres. » Burckhardt, dont le Cicérone offre si grande utilité non seulement aux touristes, mais aussi aux érudits, s'excuse en un certain passage de n'avoir pas étudié la question des jardins d'une façon aussi précise que la peinture et la sculpture, et de ne pouvoir présenter là- ITAI.IK IO-5 dessus que des idées peut-être imparfaites. C'est modes- tie de savant, car il a fort bien discerné les qualités de cette architecture : « L'ensemble a un but précisément opposé au but du jardin dit anglais. Il ne s'agit pas d'imi- ter artificiellement la nature avec ses hasards; il s'agit de mettre la nature au service des lois de l'art. Quand on rencontre des labyrinthes, des solitudes, des chinoi- series, des huttes de paille, des ruines, des chapelles go- thiques, etc.. c'est que l'imitation moderne de l'étranger est intervenue. L'Italien ne comprend ni ne partage (a sentimentalité élégiaque de la nature, dont toutes ces irrégularités sont ou doivent être l'expression. » Et voici l'essentiel des jardins italiens : « C'est avant tout la distribution panoramique et symétrique, en espaces ayant chacun son caractère déterminé. Le jardin de parade d'abord, avec son cadre de terrasses à balustrade et d'escaliers à rampes, est susceptible du plus riche déve- loppement architectonique, à l'aide des terminaisons en hé- micycle [teatro] (fig. 35). des gradins, des grottes et des fontaines: d'ordinaire, il reste en liaison étroite avec les bâtiments de la villa. Les parties basses et les vallons sont traités avec style à l'aide de terrasses ; l'eau y suit un cours droit, élargie en bassins, ou ramassée en cascade, dont la chute, parfois pauvre, est motivée par le décor archi- tectonique et mythologique, qui la sauve du ridicule, où serait exposée dans une telle indigence la chute d'eau naturelle d"un jardin anglais. Ou bien c'est un abaissement du sol qui est disposé en forme de cirque (et employé pour tel). Ou bien c'est toute une allée, toute une région réservée à une végétation distincte, non pas cependant au point de pouvoir être confondue avec la campagne I04 L ART DES JARDINS proprement dite ; les pins de la villa Pamfili ne seront jamais pris, par exemple, pour une forêt de pins sauvages. Les allées (toutes rectilignes), et dirigées toutes vers quelque point de vue intéressant, vers des fontaines ou des sculptures, ont ou une simple bordure ou une voûte d'arbres toujours verts : dans le premier cas, ce sont des haies épaisses de cyprès et de lauriers ; dans le second cas, ce sont surtout des chênes. Cette bordure en même temps dissimule les parties de jardin abandonnées à l'éco- nomie domestique^ » (fig. 25, 2;, 33, 43). En résumé, le jardin italien de la Renaissance est ins- piré des jardins de la Rome impériale; ils forment, eux et la villa, un cadre à souhait pour leurs propriétaires : grands seigneurs, hommes de cour, antiquaires et ita- liens. La distribution en est panoramique et symétrique au moyen de terrasses et d'escaliers nombreux ; elle est adéquate à la nature spéciale du site choisi ; les lignes architectoniques commandent les lignes générales des parterres et des bosquets, ainsi que le jeu des eaux ; la ligne droite est de règle : des statues et des marbres, savamment disposés, en rompent Tuniformité, sans la détruire. Les allées conduisent aux points de vue intéres- sants. Ici, l'art est ajouté à la nature, et non pas la na- ture à l'art, comme à \'ersailles, par exemple. Malgré son exagération évidente, une comparaison, que Burckhardt institue entre les deux systèmes est très sug- gestive : " Les conceptions ici sont tout à fait en grand ; il n'y a pas à nier cependant que, sans le concours de ce qui échappe au calcul, le lointain des montagnes, la vue ' Burckhardt. Ciccrciie, p. 299 et suiv ITALIE IO=i de la campagne ou de la ville, la mer même et ses rivages, l'impression serait peut-être lourde et 'pesante. Telle est (à mon avis, du moins), l'impression que produit le jardin de l^G. 26. L'ANNONCIATION. (D'après Lorenzo di Credi.) Versailles, dont les dernières perspectives se perdent dans la plus insignifiante des contrées. La plaine la plus plate, pourvu qu'elle soit dominée par des lignes de montagnes, peut se prêter au jardin à l'italienne, tandis qu'à Versailles les terrasses les plus expressives ne suppléent pas au manque de vue. Le contraste entre la nature libre et l'ar- chitecture, qui, de l'extérieur, domine le jardin italien, pour- rait bien être une des conditions fondamentales du genre. » io6 i.'art des jardins C'est dans l'reuvre de Lorenzo di Credi que l'on peut trouver les premières images de ce plan grandiose ; cet artiste, né en 145Q, mourut en 153;. contemporain d'An- dréa Verocchio, d'Antonio Pollaiuolo, et de Piero délia Franccsca. Son Annonciation des Offices montre, par les baies d'un portique ouvertes sur des perspectives loin- taines, un immense parc-jardin, aux allées droites bordées de buissons, des parterres de gazons, un bassin près d'un oratoire, et des masses d'arbres imposantes. Et ce sont aussi de magnifiques jardins qui se voient dans la Vierge et saint Jean, de la même collection, et dans la Vierge adorant l'enfant Jésus, qui est exposée au musée royal de Berlin. Ce décor était cher à Lorenzo. et. au fini dont il le savait rendre, on devine tout le plaisir qu'il y pre- nait (fig. 26\ Suivant Burckhardt, qui établit la classification suivante des villas italiennes. Bramante est le premier qui ait adopté cette architecture ; son projet primitif pour la grande cour du Vatican comportait un double escalier avec grottes, et des jardins qui s'étendaient par derrière : « plan à lignes architectoniques, en harmonie avec les bâti- ments ; un jardin de luxe en contre-bas, et abrité contre le vent avec des parterres de fieurs dessines en figures et des fontaines; le tout entouré et dominé par des terrasses, expressions stylisées de la pente, avec végétation d'arbres toujours verts, surtout des chênes (fig. 27. 'i La villa d'Esté, à Tivoli, a été bâtie, en 154g. par Hippo- lyte d'Esté, cardinal de Ferrare. Il en existe une gravure de 1573 par Etienne Dupérac, parisien, dédiée à Catherine de Alédicis, et qui donne sur ce sujet les plus complets renseignements (fig. 28). Le? terrasses de la villa s'éche- io8 L ART DES JARDINS riG. 2S. — nvoLi. — VUE df, la iontainh. (D'après Pérelle.) ITALIE lonnent sur une pente escarpée, où rebondit le Teverone. Il y avait de longs berceaux à portiques, de petites ton- nelles, et des fontaines nombreuses dédiées aux divinités IIG. 29. VILLA D ESTE. CASCADE D HERCULE. (État actuel.) mythologiques : Esculape, Hygie, Pomone, aux Sibylles, à Bacchus, Vénus, Diane, à la Nature, à Antinoé, Neptune, Triton (fig. 29, 46). D'exquises gravures de Pérelle et d'Israël Silvestre montrent d'immenses escaliers en fer à cheval encadrés d'arbres, des fontaines par gradins, et des jets d'eau lançant leurs gerbes entre d'immenses vases à fleurs (flg. 29). Il convient de signaler encore, à Rome, les jardins du palais Colonna, la villa Madama, la vigna di Papa Giulio, et les Orti Farnesiani, sur le Palatin, aujourd'hui détruits. IIO 1, ART DES ÎARDINS L'ensemble devait êtremerveilleux. En ses Promenades dans Rome ', Stendhal, qui fit preuve au cours de ses voyages en Italie de facultés observatrices si délicates, remarque com- bien les Italiens d'aujourd'hui savent encore apprécier ces (jLNl.s. — CAMl't) SANIO. ilitat actuel.) vestiges d'un art ancien. « J'ai vu des Romains passer des heures entières dans une admiration muette, appuyés sur une fenêtre de la villa Lante, sur le mont Janicule. On aperçoit au loin les belles figures formées par le palais de Monte-Cavallo, le Capitule, la tour de Néron, le Monte Pin- cio et l'Académie de France, et l'on a sous les yeux, au bas de la colline, le palais Corsini, laFarnésina.IepalaisFarnèse. » ' Stendliah Piviiienades dans Rome, l. p. 104. lïAi.ii: m ji(,. 31, — \]:K()Ni:. — vu.i.A GiLsii. (État actuel 112 LARTDESJARDINS Les jardins du Palais Doria à Gênes sont de 1529; le plan en est dû au frère Montorsoli, architecte romain, et les arabesques à Périno del Vaga, élève le Raphaël ; les escaliers sont décorés de portiques à arcades, et, au milieu des parterres, une immense fontaine supporte la statue d'Andréa Doria, amiral de Gênes, et, pour ce, figuré en Neptune appuyé sur son trident. On mentionne encore dans la même ville les jardins Balbi, Sauli et Durazzo, le Campo-Santo (fig. 30). A Vérone, les jardins Giusti. très remaniés, il est vrai, sont des plus remarquables (fig. 31). Mais, en cet ordre d'idées, comme en toutes choses artis- tiques d'ailleurs, la palme est à Florence, la ville des fleurs, comme Athènes était la cité des violettes. Dans ïltalie dliier, Edmond et Jules de Goncourt disent que « les villas, ces blanches demeures, dans la noire verdure du leccio (chêne vert), font la riante ceinture de Florence ». Et ceci est pour infirmer l'étrange jugement de Stendhal : « Les Italiens modernes abhorrent les arbres ; les peuples du Nord qui n'ont pas besoin d'ombre vingt fois par an, les aiment beaucoup ; cela tient à l'instinct de cette race d'hommes nés dans les bois. » Les Médicis furent de grands bâtisseurs. Dès le milieu du XV* siècle, la capitale de la Toscane et les environs leur doivent nombre de villas^ somptueuses, où ils donnèrent des fêtes magnifiques aux écrivains et aux artistes. II con- vient de signaler, en premier lieu, le palais Pitti (fig. 32), et le jardin Boboli, qui eut pour sculpteur Tribolo, et pour architecte Buontalenti. Ces deux maîtres eurent à com- penser par d'autres agréments une grande pénurie d'eau; mais, devant la villa, les perspectives étaient merveilleuses, et ils en accrurent encore la magnificence par un artifice 114 I- ART DES JARDINS fort heureux : ils substituèrent à l'habituel jardin de pa- rade un cirque, dominé par des terrasses de chêne, dont les lignes semblaient continuer les ailes latérales du mo- nument. Une allée de C3^près, dévalant en bas la pente, conduit à la petite île Gian-Borgia. Les Concourt ont eu l'occasion, en 1856, de visiter ces lieux, et voici la jolie description qu'ils en donnèrent : « Un coin charmant que le jardin Boboli ; une petite île, au milieu de laquelle, d'une petite forêt de citronniers en fleurs, s'élève la statue de Jean de Bologne, le créateur des na'iades de l'Arno, le distributeur poétique des eaux du fleuve ; une petite ile qu'entoure une élégante barrière, formée par des compartiments de trois balustres sculptés en forme de congélations, rompue de distance en distance par une console plus basse, où est posé un oranger. Deux grilles ouvrant entre quatre colonnes, par une jetée de pierre qui traverse le canal, mènent à Tile, où des tritons sont penchés sur des vasques formées d'une grande coquille avec les enroulements d'un corps finissant en queue squa- meuse de dauphin, dans le contorsionné d'une rocaille, où semble avoir passé la violence du ciseau de Michel-Ange. Deux fausses entrées sont décorées d'amours, au milieu d'attributs de Neptune ; et de l'eau, où trempent de grands pots rouges fleuris, deux escaliers, montés sur des chevaux marins, escaladent la berge. Là, sous cette verdure intense des citronniers et des orangers, la blancheur des marbres est telle, que tout ce monde maritime apparaît comme une grandiose sculpture en biscuit pâte-tendre, posée sur un papier vert velouté. » C'est le même goût que l'on remarque dans la villa de Cafaggiolo, dans celle de Careggi, élevée, en mémoire de i[6 i.'art des jardins racadémie platonicienne, par Laurent le Magnifique, qui y hébergea Marsile Ficin, Pic de la Alirandole. Landini, Cavalcanti. Ange Politien, et dans les résidences cham- pêtres de Pratolino et de Casteljo, pour lesquelles les Médicis gaspillèrent les finances de la ville '. Vers la fin du xvi^ siècle, les architectes semblent res- treindre les orgues d'eau, les coups de vent, les jeux à surprises, sur lesquels on aura l'occasion de revenir un peu plus loin, et qu'ils dissimulent dans des grottes spéciales. De cette époque date la villa Negroni-Massimi, sur l'Es- quilin et le Viminal ; on commence de la construire en 1580. Les plans du casino inférieur sont de Domenichino : du belvédère on a une vue magnifique sur la basilique Sainte-Marie-Majeure, sur une colline de cyprès et la cam- pagne romaine. Le plan delà villa Aldobrandini, près Frascati, est peut- être de Giacomo délia Porta, l'architecture d'eau d'Horace Olivier. Il comporte un tertre, un jardin de parade, une cascade, de grandes architectures sur des rochers âpres et escarpés. Une fontaine en rocailles y est du plus bel effet, encadrée de deux statues dans des niches, sous des por- tiques supportant des vases de fleurs, et adossée à deux escaliers, qui conduisent à une terrasse. Israël Silvestre en a donné une jolie gravure. Il faut citer, en outre, la villa Alattei (fig. 33), sur le Coe- lius (1582), et la villa Médicis, sur le Monte-Pincio, où est installée l'Académie de France à Rome. C'est sous ses ber- ceaux de verdure, le long du leccio, que la plupart des grands artistes français se sont imprégnés de la tradition ' Pour ces deux villas, voy. plus loin les descriptions de Montaigne. I T A L I E antique. Velasquez. du temps qu'il était à Rome, en 1O31). V habita, par privilège spécial du duc de Toscane, qui en était propriétaire. 11 en rapportadeux petits tableaux, qui. lie;. 54. ROME. — VUE PRISE Dl- LA VILLA MÉDICIS, P.\K VELASQL'EZ. (Musée du Prado.) au témoignage de M .M. Emile Michel et Beruete, sont des chefs-d'œuvre, présentant l'apparence de Corot, avec leurs « tons dominants gris argentés, et leurs verts foncés et délicats ». l.e premier représente d'immenses cyprès ii8 l'artdesjardins dominant une terrasse, le second un portique en réparation et une vue sur la villa. L'architecture de celle-ci est d"An- nibale Lippi K On pourrait arrêter ici Ténumération des villas italiennes de la Renaissance, puisque nous voici arrivés au xvu^ siècle ; il parait préférable pourtant de la poursuivre jusqu'à l'époque où les jardins de \'ersailles. eux-mêmes inspirés de l'art italien, influèrent sur lui à leur tour. Carlo Maderna construisit, après 1600, les grottes et jets d'eau du Quirinal (fig. 35I ; Jean Fontana la villa Borghèse di Mondragone, près Frascati, où Paul \' allait oublier les fatigues du pou- voir. Devant la porta San-Pancrazio à Rome est la villa Pam- phili, dont la renommée est universelle (tig. 39) ; on l'a bâtie sur l'emplacement des anciens jardins de Néron, de même que les villas L.udovisi, .Médicis et Barberini recou- vrent les parcs de Salluste, de LucuUus et de Galba. C'est le chevalier Alessandro Algardi qui la dessina, aux environs de 1650. Il fut singulièrement aidé parla situation remar- quable de la villa, arrosée par l'abondante aqua Paolina, et qu'entourent une fort belle forêt de pins et des prairies fleuries d'anémones. Les visiteurs ne manquent pas d'ad- mirer la fontaine de la Colombe Pamphylia avec ses niches, où des jets deau s'élancent pour retomber en cascade, la fontaine de Vénus sortant de l'onde, le Bel-Respiro enfermé de murailles de verdure et de statues (fîg. 38) et la grotte immense, toute ruisselante. Le coup d'œil, à l'époque de la construction, devait être merveilleux. La villa n'a pas laissé d'ailleurs d'intéresser les artistes ; et voici comme ' Beruetc. Vélasqiie:^, p. 50. 120 I. ART DES JARDINS Tont vue les Goncourt, en 1856 : « La villa : lapparence d'un coffret de Benvenuto Cellini, en argent bruni, avec au-dessus de son toit, dans le bleu du ciel, de petites statues blanches qui ont l'air de sentinelles de l'Olympe au milieu d'arbres noirs penchés sur des eaux d'indigo, et. dans l'entour, des gazons, tout blancs du fleurissement des marguerites. Et des coins comme celui-ci : sous des pins parasols, sous ces baliveaux joliment violacés de soixante pieds, et dans leurs ombres remuantes sur les terrains, un morceau de vieille terrasse, aux balustres ventrus, surmontée de vases canelés, portant des aloès à la verdure bleuâtre, et où, de distance en distance, entre les pilastres, un œil de bœuf est masqué par de grands camélias en fleurs. Au centre, une petite fontaine, décorée d'un amour, porté sur un parvis de marbre blanc, par quatre faunins, parmi un semis de fleurs de lys en bronze, plaqué sur la muraille : petite fontaine entourée d'une petite pelouse, où s'élèvent des pots bleus, garnis de plantes grasses, et bordée d'entrelacs de violettes embau- mantes dont les dessins sont pareils aux dents d'une bro- derie verte sur le sable jaune. Et voici, pour finir, la villa Conti. aujourd'hui Torlonia. près Frascati ; la villa Barberini; le jardin du cardinal Montalte (fig. 40) ; et enfin les jardins de la villa Ludovisi tracés, au Monte-Pincio, sur les plans du cardinal Lodo- vico Ludovisi, en 1622, plans que Le Nôtre retoucha, lors de son voyage à Rome, et dont il s'inspira pour \'ersailles (fig. 41). A la suite de ces parcs fastueux, pour être complet et faire contraste par surcroit, il conviendrait de mentionner les jardins particuliers, moins ambitieux, et dont on 122 1 ART DF.S JARDINS trouve de jolies images dans les manuscrits et la pein- ture. Tels seraient le jardin avec labyrinthe, tonnelles, ber- ceaux, kiosque, d'un noble vénitien, Magi, représenté dans une miniature de 1578 (tig. 42); Thortus conclusus, figuré dans la Sainte famille avec les anges de Filippino Lippi, avec sa balustrade carrée en bois, ses bancs de bois décorés de festons et de guirlandes (fig. 43) ; la tonnelle de La Vierge et l'enfant de Bernardino Luini, qui se trouve à l'Académie royale de Milan; le petit jardin de couvent, par terrasses carrées, enfermé de fines palissades, et qui se voit par l'entre bâillement d'une porte, à côté de la Vierge jouant avec Jésus (fig. 44), dans la Sainte-Famille, de Pietro Garo- falo ; et encore, dans un volume de puids ou palinodies en l'honneur de la Vierge, une miniature où Notre Dame est assise avec Jésus, sur un rocher, tandis que, sous les rem- parts d'une ville, des jeunes filles causent dans un jardin, fermé d'une haute porte carrée, et ombragé par les arceaux des arbres. On pourrait ajouter encore que des jardins botaniques furent créés à Ferrare, en 1540, par Brasavola; à Florence, pour le compte de Cosme, en 1543, par Lucas Ghini; à Padoue, en 1546; à Bologne, en 1548, par Aldrovande. Le célèbre naturaliste Conrad Gessner en cite une cin- quantaine, au milieu du xvi^ siècle. Mais ces différents renseignements intéressent plus la curiosité que l'art ; ils ne concordent pas tous entre eux, la fantaisie particulière s'exerçant en ce domaine à sa guise. On ne trouve que dans les villas italiennes le véritable jardin de la Renais- sance. Il arrive bien des fois, quand on étudie Tantiquité ou le moyen âge, qu'on regrette de n'avoir pas une sorte de guide descriptif, écrit par un contemporain, fût-il aussi crédule que le bon Pausanias. Pour les villas italiennes, la plupart détruites maintenant, ou tellement transfor- mées, on est servi à souhait, puisqu'on peut les visiter -,^rL^ — ^, if i^l''' ne. 37, — ROME. — I.A CASCADE DE LA VILLA PAMl'HILI. lÉtat actuel.) avec le meilleur des cicérones, avec Montaigne lui-même. C'est une fortune de faire route avec lui, s'instruisant de son expérience, goûtant le charme de sa bonhomie nar- quoise, et de son esprit si délicat. On sait qu'en l'année 1580, vers la cinquantaine, souffrant de la pierre, il réso- 1^4 i/art dks jardins lut de visiter les stations thermales dune vertu reconnue. Il séjourna, au cours de son voyage, à Plombières, Augs- bourg, Trente, Florence, à Rome où il résida cinq mois et où il reçut le titre de bourgeoisie, enfin aux bains de Lucques. Chemin faisant, il écrivit une relation, qu'a pu- bliée. M. de Querlon, en 1774, sous le titre : Journal de voyage de Michel de Montaigne en Italie par la Suisse et l'Al- lemagne, en i58o et 1S81, avec des notes. Voici ce qu'il vit à Pratolino : <■ Nous détournâmes en chemin sur la main droite environ deux milles, pour visiter un palais que le duc de Florence y a basti depuis douze ans, où il emploie tous ses cinq sens de nature pour Tembellir. 11 semble qu'exprès il ait choisi une assiette incommode, stérile et montueuse. voire et sans fontenes, pour avoir cet honneur de les aller quérir à cinq milles de là, et son sable et chaus, à autres cinq milles. C'est un lieu, là où il n'y a rien de plein. On a la veue de plu- sieurs collines, qui est la forme universelle de cette con- trée. » L'aspect général n'était pas très engageant ; mais la suite le dédommagea : « Il y a de miraculeux une grotte à plusieurs demures (niches) et pièces ; cette partie sur- passe tout ce que nous avons jamais veu ailleurs... Il y a non seulement de la musique et harmonie qui se faict par le mouvement de l'eau, mais encore le mouvement de plu- sieurs statues et portes à divers actes, que l'eau esbranle, plusieurs animaux qui s'y plongent pour boire, et choses semblables. A un seul mouvement, toute la grotte est plaine d'eau, tous les sièges vous rejaillissent l'eau.. ; et, fuiant la grotte, montant contremont les eschalliers du château, il sort d'eux en deux degrés de cet cschalier, qui veut donner 126 i.'art des jardins ce plesir, mille filets d"eau qui vous vont baignant jusques au haut du logis. » C'est ce que Stendhal, dans son ouvrage, Rome Naples et Florence, constatait aussi à Milan, au jardin de Leinate et à ses risques et périls : « Il faut bien se garder de se promener seul à Leinate ; ce jardin est plein de jets d'eau destinés à mouiller le spectateur. En posant le pied sur la première marche d'un escalier, six jets d'eau me sont partis entre les jambes. » Montaigne s'était servi d'une expression plus pittoresque. Par une saute d'opinion, dont l'auteur des Essais était coutumier, et qui augmente d'ailleurs le charme de son entretien, il est vite revenu sur sa première impression : « La beauté et richesse de ce lieu ne se peut représenter par le menu. Au-dessous du chasteau. il y a, entre autres choses, une allée large de cinquante pieds, et longue de cinq cens pas environ, qu'on a rendue quasi égale, à grande despance ; par les deux côtés, il y a des très longs et très beaux accoudouers de pierre de taille de cinq ou de dix en dix pas ; le long de ces accoudouers, il y a des surjeons de fontenes dans la muraille, de façon que ce ne sont que pouintes de fontenes tout le long de Tallée. Au fons, il y a une belle fontene qui se verse dans un grand timbre (bas- sin) par le conduit d'une statue de marbre, qui est une femme faisant la buée (lessive). Elle exprime une nape de marbre blanc, du dégoût de laquelle sort cette eau. et au- dessous il y a un autre vesseau ou il semble que ce soit de l'eau qui bouille, à faire la buée... 11 y a mille gardoirs (réservoirs), et se bâtit le corps d'un géant, qui a trois coudées de largeur à l'ouverture d'un euil ; le demeurant proportionné de mesmes. par où se versera une fontene 128 i.'art des jardins en grande abondance. Il y a mille gardoirs et estancs, et tout cela tiré de deux fontenes par infinis canals de terre. Dans une très belle et grande volière, nous vismes des petits oiseaux, comme chardonnerets, qui ont la eue (queue) deus longues plumes, comme celles d'un grand chappon. 11 y a aussi une singulière étuve... » Montaigne visita ensuite la villa de Castello, où son émerveillement ne fut pas moindre : «... Il y a diverses pièces de jardinage, le tout assis sur la pente d'une col- line, de manière que les allées droites sont toutes en pente, douce toutefois et aisée ; les transverses sont droites et unies. Il s'y voit là plusieurs bresseaux (berceaux) tissus et couvers fort espès : de tous arbres odoriférans, comme cèdres, ciprès , orangiers, citronniers, et d'oliviers, les branches si jouintes et entrelassées, qu'il est aisé à voir que le soleil n'y sauroit trouver antrée en sa plus grande force, et des tailles de ciprès, et de ces autres arbres dispo- sés en ordre si voisins l'un de l'autre, qu'il n'y a place d'y passer que pour trois ou quatre. Il y a un grand gardoir, entre les autres, au milieu duquel on voit un rochier contrefaict au naturel, et samble qu'il soit tout glacé au- dessus, par le moïen de cette matière de quoy le Duc a couvert ses grottes à Pratellino. et au-dessus du roc une grande médalle de cuivre, représentant un homme fort vieil, chenu,... ses bras croisés, de la barbe, du front... duquel coule sans cesse de l'eau goutte à goutte, de toutes pars, représentant la sueur et les larmes, et n'a la fontene autre conduit que celui-là. » Comme de juste, il retrouva là les mêmes artifices d'eau : « Ailleurs ils virent, par très plesante expérience, ce que j'ay remarqué cy-dessus : car se promenant par le wl-i % IJl!» - Ai:r ©ES JARDIXS jaun^n. a ea regainlant les ângnlaiités, le iardiiiia^ les aîant pour cet effiect laissé de ccMmpagmen corne ils forent en oertin endbnoit à contempler certenes figures de marbre, il sonrdït sons leurs ^eds et entre loors ïambes, par infi- nis petits trous, des trets d^ean ^ menas, qnlls étoient (!|aasi ÙDTÎsîbles. et représentans somra^enement Men le d%oôt d'une petite ploie, de qooy ils fiounait tout arrosés, par le maitea de qodqae lessort souterrin que le janfinier r£=:::3i& à frihas de deux çans pas delà, avec td art que delà - il feisoit Isansser et baisser ces élancemans d'eau. rlescMt, les courbant et mouvant à la mesure : - :e mesme ieu est là en pluâeurs lieux... «> I 1- f' -memcnts l'attendaient oicore : « Il y a - ' ~ . : entme les branches d'un arbre toufours -îcise que nul autre qu'Us eûssoitveu : .^ _;.:;. _ ":t iss birandiics vives et vertes de S'arbre. et t : _ ■ ~ r cabinet enâ finuié de cette ver- doie, qull n j - . : ^z qu'au travo^ de quelqo^ oovcg tores qo'L ^- •^.isant escarto* les bran- les -s et !à: e: : - _7; tours qu'on ne peut it'.'.t- ~: : - : ues dans ce cabinet, . : t ie marbre. Là se -■eurent ooîr, 11 : r la ville. Ils y vuromi aussi ic nmorc : : - : : : - _ _ : au haut : _' :: 'il. tirés Mon : :r.es irri? et cntrt - - . ^ ^ . . par .ne pcc: ^ . 7 : : i r. choisir. Os y forent I " t- : z : r : : : i : : : ' = qui les rendit i:i..::c s.«^ i:i-i: -i._--. -. y ^ «^-: - 1 -it "t] le grotte, où il se Toit toute sointe d'^animaui : ' ... : au naturel. 112 L ART DES JARDINS randant qui par bec, qui par l'aisle, qui par l'ongle, l'oreille ou le naseau, l'eau de ces fontenes. » Montaigne revint une fois encore, en été, à Castello ; mais la villa n'avait plus pour lui le même charme de nouveauté ; et d'ailleure ïo>idoyance n'était-elle pas son tempérament > » De là. passant par la petite ville de Prato, je dinai à Castello, dans une auberge située vis-à- vis le palais du Grand Duc. Nous allâmes après-dîner exa- miner plus attentivement son jardin, et j'éprouvai là ce que m'est arrivé en beaucoup d'autres occasions, que l'imagination va toujours plus loin que la réalité. Je l'avais vu pendant l'hiver nu et dépouillé ; je m'étois donc repré- senté sa beauté future, dans une plus douce saison beau- coup au-dessus de ce qu'elle me parut alors en effet. » Il prenait un plaisir d'enfant à ces mécaniques, alors si en vogue : « Le mercredi, je vis la maison de plaisance du Grand Duc Ce qui m'y frappa le plus, c'est une roche en forme de pyramide construite et composée de toutes sortes de minéraux naturels (c'est-à-dire un morceau de chacun), raccordés ensemble. Cette roche jettoit de l'eau qui fesoit mouvoir au dedans de la grotte plusieurs corps, tels que des moulins à eau et à vent, de petites cloches d'église, des soldats en sentinelle, des animaux, des chasses, et mille choses semblables. » A Tivoli, on lui donna le régal d'un concert : « La musique des orgues, qui est une vraïe musique, et d'orgues naturelles, sonans tousiours toutefois une mesme chose, se faict par le mo'ien de l'eau qui tombe avec grand violance dans une cuve ronde, voûtée et agite l'air qui y est, et le contraint de geigner, pour sortir, les tuyaux des orgues et lui fournir de vent. Une autre eau poussant n 4 I. A R T D E s J A R I) I N s une roue-à-tout certeines dents, faict batre par certein ordre le clavier des orgues : on y voit aussi le son de trompètes contrefaicl. Ailleurs on vit le chant des oiseaux, qui sont des petites flûtes de bronze qu'on voit aux regales, et randant le son pareil à ces petits pots de terre pleins d'eau que les petits enfans souflent par le bec, cela par artifice pareil aux orgues ; et puis par autres ressorts on faict remuer un hibou, qui, se présentant sur le haut de la roche, faict soudein cesser cette harmonie, les oiseaus étant effraies de sa présance, et puis leur faict encore place ; cela se conduict ainsi alternativement, tant qu'on veut. Ailleurs, il sort comme un bruit de coup de canon ; ailleurs, un bruit plus dru et menu, come des har- quebusades ; cela se faict par une chute d'eau soudeine dans des canaux, et l'air, se travaiJlant en mesmc temps d'en sortir, enjandre ce bruit. » On y produit aussi un arc-en-ciel artificiel : « Il y a des estancs ou des gardoirs, aveq une marge de pierre tout autour, aveq force piliers de pierre de taille haus audes- sus de cet accoudoir, esloignés de quatre pas environ l'un de l'autre. A la teste de ces piliers sort de l'eau aveq grand force, non pas contremont, mais vers l'estanc. Les bouches étant ainsi tournées vers le dedans, et regardant l'une l'autre, jettent l'eau et l'esparpillent dans cet estanc, avec telle violance que ces verges d'eau vienent à s'entre- batrc et rancontrer en l'air, et produisent dans l'estanc une pluie espesse et continuelle. Le soleil tombant là- dessus enjandre, et au fons de cet estanc et en l'air, et tout autour de ce lieu, l'arc du ciel si naturel et si appâ- tant qu'il n'y a rien à dire de celui que nous voïons au ciel. Je n'avois pas vcu ailleurs cela. » IiS Ces belles inventions étaient dues à l'imagination d'un « M. Thomas, de Sienne », lequel fut 'employé aussi à Bagnaïa, près \'iterbe. pour la villa du cardinal Gambara, et qui y mit « beaucoup plus d'art, de beautés et d'agré- riG. 45. — jAKUix. (D'après la Sainte Faiiiille de Filippino Lippi.) ment. Parmi les différentes pièces qui la décorent, on voit une pyramide fort élevée qui jette de l'eau de plusieurs manières différentes : celle-ci monte, celle-là descend. Autour de la pyramide sont quatre petits lacs, beaux, clairs, purs et remplis d'eau. Au milieu de chacun est une 1,(1 L ART DES JARDINS gondole de pierre, montée par deux arquebusiers, qui, après avoir pompé Teau, la lancent avec leurs arbalètes contre la pyramide, et par un trompette qui tire aussi de l'eau. On se promène autour de ces lacs et de la pyramide par de très belles allées, où l'on trouve des appuis de pierre d'un fort beau travail. ^ Tels étaient ces agré- ments d'un genre si spé- cial, par le moyen des- quels, comme s'il avait été besoin, les proprié- taires de villas s'effor- çaient d'intéresser les vi- siteurs, à qui la beauté seule des jardins ne suf- fisait pas, et qui s'amu- saient fort de ces machi- nes. Elles nous paraissent aujoudhui bien démo- dées ; mieux vaut les abs- traire de son esprit, et ne songer, quand la pensée s'efforce d'imaginer la vie brillante des villas italiennes, qu'aux lignes imposantes des terrasses dévalant le long des col- lines, aux masses de chênes verts, sur lesquelles se détache en vigueur la matité des marbres, à cette architecture d'eau, bâtissant d'éphémères châteaux de cristal, chatoyant comme des prismes sous le ciel pur d'Italie : toutes beautés par quoi ces grands seigneurs, lettrés et artistes, ont té- moigné de leur goût inné et de leur valeur esthétique. .1.. I ). JARDIN. D'après la Sainte Famille de Garofalo. (Musée Staedel.) CHAPITRE II FRANCE Les jardins de France, au xvi'- siècle. n"ont rien de comparable. Longtemps encore ce fut la disposition go- thique qui prédomina, où Ton ne remarque même pas ces caractères transitionnels visibles aux principaux monu- ments de répoque : le Palais de justice de Rouen, la tour Saint-Jacques, Téglise Saint-Eustache, l'iiôtelde Cluny. Au folio 15 des Heures d'Anne de Bretagne (tig. 20), illustrées par Jean Perréal, on peut voir un jardin de l'ancien style, sur un rempart, près d'un château-fort; deux femmes sont assises entre les trois pans de mur, habituels au xv'' siècle ; l'une tresse une couronne; Tautre, à genoux, lui présente des fleurs, qu'une petite tille, portant un panier au bras, cueille sur le talus ; une palissade entoure ce jardin, for- mée de traverses en losanges. Le même recueil, avec son ornementation florale si curieuse, et qui représentait, dit- on, les espèces ensemencées dans les parterres du château de Blois, montre combien cette culture était importante et goûtée à l'époque. Pour qui n'est pas familier avec l'histoire de cet art, la première idée est que les parcs français sont inspirés des villas italiennes. Tout convie à raisonner ainsi par indue- FRANCE 139 tion. La Renaissance française n'est-elle pas, comme on l'a dit, un prolongement et un effet de la Renaissance ita- lienne ? La « découverte de l'Italie » influa, à la fois, sur les lettres et les arts. Toutefois il n'apparaît pas qu'il en fut ainsi pour l'horticulture. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire le passage sui- vant des Ornements des Jardins de plaisirs, décrits par André Mollet, intendant des jardins du roi : « Comme premier embellissement, une grande avenue à double ou triple rang, soit d'ormes femelles ou teilleux (qui sont deux espèces que nous estimons plus propres à cet effet), laquelle doit être tirée d'alignement perpendiculaire à la façade devant la maison, au commencement de laquelle soit fait un grand demi-cercle ou quarré. Puis en la face de derrière ladite maison doivent être construits les parterres de broderies d'icelles, afin d'être regardés et considérés facilement par les fenêtres, sans aucun obstacle d'arbre, palissade ou autre chose haute, qui puisse empêcher l'œil d'avoir son étendue. Ensuite les dits parterres en brode- ries, se placeront les parterres en compartiments de gazon, comme aussi bosquets, allées, palissades hautes et basses en leurs lieux commodes, faisant en sorte que la plupart desdites allées aboutissent et se terminent toujours à quelque statue ou centre de fontaine; et aux extrémités d'icelles allées y poser de belles perspectives peintes sur toiles, afin de les pouvoir ôter des injures du temps quand on voudra. Et pour perfectionner l'œuvre, soient placées des statues sur leurs piédestaux et les grottes bâties en leurs lieux convenables, puis élever les allées en terrasses suivant la commodité du lieu sans y oublier les volières, fontaines, jets d'eau, canaux et autres tels ornements. 140 L ART DES JARDINS lesquels étant duement pratiquez, chacun en leur lieu, forment le jardin de plaisir parfait. » Dans ses Promenades de Paris, M. Alphand s'élève contre une pareille théorie. Le jardin ainsi compris, reproduit la disposition générale de la maison ; les lignes des par- terres de broderies et des compartiments de gazon conti- nuent les lignes de la façade; le rondeau du milieu repré- sente le centre du château. C'est donc le bâtiment qui impose le dessin du jardin ; il ne devrait pas en être ainsi ; un jardin est fait pour le site, et non le site pour le jardin. Pourquoi a-t-on commis ce contre-sens ? Cest que le propriétaire d'un domaine ordonnait à son archi- tecte de lui construire une villa suivant un modèle aperçu et admiré en voyage, et ce, sans s'inquiéter si le type de ce modèle convenait à la topographie de sa propriété. L'objection a grande valeur, et montre assez combien les jardins français diffèrent des italiens, puisqu'ils sont éta- blis d'après des principes diamétralement opposés. Toute- fois, la conclusion d'Aphand semble un peu sévère ; il y a nombre de parcs agréables, bien qu'uniformes, parmi ceux de cette époque. Mais il faudra attendre un siècle encore, jusqu'à Louis XIV et Lenôtre, pour trouver en France des jardins comparables à ceux de la Renaissance italienne. Ce ne sont pourtant pas les excellents jardiniers qui ont manqué. Voici d'abord la dynastie des Mollet, le premier^ jardinier du duc d'Aumale à Anet; son fils, Claude, auteur d'un ouvrage, paru en 1652 : « Théâtre des plants et jardi- nage, contenant des secrets et des inventions incognues à tous ceux qui jusqu'à présent se sont meslés d'escrire sur cette matière, avec un traité d'astrologie propre pour toutes FRANCE 141 sortes de personnes, et particulièrement pour ceux qui s'occupent à la culture des jardins. » Et c'est le petit-fils, André Mollet, l'auteur des Ornements des Jardins, et qui fut intendant des parcs de Jacques I"'', roi d'Angleterre. Il convient de citer aussi Olivier de Serres, qui, dans son Théâtre d'agriculture et mesnage des champs, consacra son sixième livre à l'étude des jardins, dont il y a quatre genres à son idée : le bouquetier ou de luxe, le potager, le frui- tier, et le médicinal. Voici enfin cet extraordinaire Ber- nard Palissy , qui non content de produire ses chefs-d'œuvre d'émaillerie, s'intéressa aux sciences physiques et natu- relles, coordonna les notions positives qu'il avait acquises du temps de ses arpentages dans les marais salants d'Aunis et de Saintonge, ouvrit même en 1575, un cours d'histoire naturelle, conseilla l'usage de la marne comme engrais, disserta sur l'origine des fontaines, et donna le plan d'un jardin de son invention avec allées en croix, carrés égaux et amphithéâtre, d'où l'utopie n'est pas absente. Tous admettent le principe fondamental plus haut énoncé, et qui asservit la nature au bâtiment ; c'est peut-être en pensant à leurs œuvres que Montaigne écrivit cette phrase clair- voyante : « Ce n'est pas raison que l'art gagne le point d'honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant rechargé la beauté intrinsèque et richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l'avons de tout étouffée, si bien que partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entre- prises. » Un architecte du plus grand talent, dont la vie est à peine connue, Jacques Androuet du Cerceau, qui mourut au commencement du xvn" siècle, écrivit un ouvrage : les 142 L ART DES JARDINS plus excellents bastiments de France^ dont la première édi- tion parut en 1576 (une édition fac-similé, en 2 volumes in-folio, en a été publiée à Paris, en 1868, par les soins de MM. Destailleur et Faure-Dujarric), où il décrivit les châ- teaux et parcs de son époque, et, à côté du texte, grava des plans et des vues fort intéressantes. C'est le guide précieux qui va nous permettre de visiter à sa suite, en toute sécurité, les jardins quïl a vus. D'autres documents compléteront ses lacunes. On peut noter, en France, à cette époque, un mou- vement semblable à celui qu'avait observé Burckhard en Italie, et qui poussait les grands seigneurs à vivre à la campagne une bonne partie de l'année. C'est cette ten- dance qui favorisa la construction de châteaux et de parcs un peu partout, mais de préférence sur ces bords de la Loire, que l'on appelait le jardin de la France. Aucune région n'était plus propice à cet usage ; à travers les plaines grasses et verdoyantes de la Touraine, le fleuve étale sa masse paisible, qui semble immobile sous le soleil ; de molles ondulations dévalent de très loin pour mourir sur ses rives, fournissant au génie des constructeurs des em- placements de choix, d'où la vue s'échappe pour errer sur un panorama merveilleux. Et pour ceux qui préfèrent aux vastes horizons une nature plus intime, les affluents offrent tout près, avec leurs vallées étroites, la sinuosité capricieuse de leurs cours, un cadre plus en rapport avec les préférences de leur goût. Au témoignage d'Androuet du Cerceau, il y avait déjà à Blois « pareillement de beaux et grands jardins, différant des uns des autres, aucuns ayant larges allées à l'entour, aucunes couvertes de charpenterie, les autres de coudres, FRANCE 143 autres appliquées à vignes... Sortant des jardins du lieu, l'on va à une allée couverte d'ormes à quatre rangs, jusques à la forêt prochaine, laquelle allée contient douze cents tant de toise, comme je l'ay toisé. On peut aller du l-IG. 46. — ■ MOXTAUGIS. JARDIN LN ÉVLNTAIL. (D'après Androuet Du Cerceau.) chasteau à l'ombre sous les arbres d'icelle jusques à la dicte forest ». Ce sont des jardins et allées de ce genre qui étaient à Chambord; on peut s'en faire une idée par les parterres, qui s'étendent encore maintenant derrière le château, semés de gazon touffu, séparés les uns des autres par de larges allées, et longeant des ormeaux fort épais, dont le feuillage offre un asile ombreux contre la chaleur. Tout autour se déploie, à des distances considérables, un parc de sept mille cinq cents hectares, percé de roules, planté de vraies forêts, qui plaquent des taches de vert 144 L ^RT DES JARDINS bigarré du plus pittoresque effet pour qui contemple ce panorama du haut d'une terrasse. Non loin est Chenonceaux, que Thomas Bohier, inten- dant des finances, fit construire sur le Cher même ; le châ- teau porta envie à François I*"', qui en devint propriétaire en 1533, après le procès en malversations intenté par la couronne à son ancien serviteur. Catherine de Médicis, puis Diane de Poitiers l'habitèrent, piquées d'émulation pour l'embellir. « Il y a deux jardins en ce lieu, l'un delà le pont, lequel est fort grand ; l'autre plus petit, est deçà la rivière à main gauche en entrant au bastiment; au centre et milieu duquel jardin est un petit caillou d'un demi- pied, ou environ, avec un trou de poulce et demi de diamètre, et fermé d'une cheville de bois, laquelle ostée, il sort un gect d'eaue de la hauteur de trois toises de hault, qui est une belle et plaisante invention. » Gilles Berthelot, ancien trésorier de France, dut aussi, sous le poids d'accusations, abandonner au roi son château d'Azay-le-Rideau, bâti sur l'Indre, près de Chinon, et qui avait un parc et des bosquets renommés . On peut mentionner enfin, de l'autre côté de la Loire, le château de Montargis, sur les bords ravissants du Loing (fig. 46) ; il fut donné par Louis XII à la femme d'Hercule de Fer- rarfe. Renée de France, qui s'y retira en 1560, et le restaura. Un immense jardin s'arrondit tout autour, sur deux rangs de parterres plantés d'arbres à leurs extrémités ; on y remarque un immense berceau aboutissant à la chapelle, un labyrinthe double, à lignes droites et rondes. Au delà, des jardins, divisés par des allées circulaires ou transver- sales, se déploient comme un immense éventail de ver- dure. FRANCE I45J Plus au nord, en Xormandie. l'un au centre, l'autre sur les confins de la province, les châteaux de Gaillon et d'Anet méritent d'arrêter l'attention. Le second apparte- nait à Louis de Brézé, second mari de Diane de Poitiers. Henri II le fit restaurer richement pour en faire un cadre digne de sa maîtresse. Il fut aidé dans son œuvre par Jean Goujon, Jean Cousin, Philibert Delorme, c'est-à-dire par rélite des artistes contemporains. « Le jardin est de bonne grandeur, et richement accoustré de galleries à l'environ, dont les trois costez sont tant en arcs qu'en ouvertures carrées, le tout rusticque, qui donne au jardin un mer- veilleux esclat à la veùe. Le jardin est garny de deux fontaines bien prinses, et assises, à cause qu'il est plus large que profond. Derrière iceluy sont deux grandes places servantes comme de parc, séparez d'ensemble tou- tesfois, le tout clos. Icelles places sont remplies comme par parquets, les unes de prez, les autres de taillis, autres de bois, de garennes, d'arbres fruitiers, viviers; et iceux parquets sont séparez par allées, et entre chacune allée et parquet, en une partie, sont canaux. La haironnière est comprise en ces places. Aussi Torengerie, en laquelle un bastiment bien plaisant, les volières à oyseaux aussi un bâtiment joignant le jardin, auquel est praticqué une salle fermée d'une cave, en ordre d'une demie circonférance. En somme, tout ce qu'on désirerait pour rendre un lieu parfaict, est là sur le derrière... » Le château de Gaillon fut construit, sous Louis XII, par le cardinal d'Amboise ; il appartint ensuite au cardinal de Bourbon. « Ce logis, est accommodé de deux beaux jar- dins : l'un desquels est au niveau d'iceluy ; et entredeux une place, en manière de terrace que Monsieur le cardi- 146 i.'art di:s jardins nal de Bourbon à présent fait approprier d'édifices, tant au niveau dudit logis, que au pied de la terrace, adjustant à ce bas une galerie d'assez bonne ordonnance selon l'antique, qui regarde sur le val. Or est ce jardin accompli d'une autre belle gallerie et plaisante, digne d'être ainsi apelée, à cause de sa longueur, et du moyen comme elle est dres- sée, ayant sa veiie d'un costé sur le jardin et de l'autre sur le dit val, vers la rivière. Axi milieu d'un jardin est un pavillon, où se voit encores une fontaine de marbre blanc (fig. 47). Quant à l'autre jardin, il est compris en ce val, sur lequel la gallerie a son regard merveilleusement grand, et où seroit facile faire de grandes beautez : joignant lequel est un parc de vignes, dépendant de la maison, non fermé. Outre plus ce mesme val. tirant vers la rivière, ledit sieur cardinal a fait ériger et bastir un lieu de chartreux, abon- dant de tout plaisir. 11 y a davantage en ce lieu un parc, auquel si vous voulez aller, soit du logis ou bien du jardin d'en hault, il faut souvent monter, tant par allées couvertes d'arbres, que terraces, qui toujours regardent sur le val ; et continuant, vous parvenez jusques à un endroit, où eat dressée une petite chapelle et un petit logis, avec un rocher d'hermitage, assis au milieu d'une eaûe, ayant la cuve quarrée et entour icelle des petites allées à se pourmener : pour auquel entrer, il fault passer une petite bascule. Près de là se voit un petit jardin, et dans iceluy force piédes- taux sur lesquels sont posés des figures entières de trois à quatre pieds de hault, de toutes sortes de devises : avec ce quelques allées bercées, couvertes de couldres : estant la place de cet hermitage fort mignarde et jolie, et autant plaisante qu'autre qui se puisse trouver.., » Cette description, si précise, est la plus longue qu'ait FRANCE M7 donnée Ducerceau, d'habitude peu prolixe; la planche, qui l'illustre, est très claire; les deux jardins accostent la terrasse, bordée de galeries, comme c'est la coutume alors ; un pavillon avec fontaine orne le centre de l'un d'eux. Les parterres sont coupés de compartiments de bro- IIG. 47. GAIM.ON. JARDIN- irARTIi:). (D'après A. Du Cerceau.) deries les plus compliquées, ombragés de berceaux à leur entrée, et comportant aussi deux labyrinthes, dont Tun est curviligne et l'autre droit. Un grand bassin étend non loin de là ses deux bras, terminés par deux bassins semi- circulaires. Tout près est un petit ermitage qui ne dépa- rerait pas un jardin anglais. Les rois et grands seigneurs qui, prisant la campagne, tenaient pourtant à se déplacer moins loin que la Nor- mandie et la Touraine, s'étaient fait construire, aux alen- tours de Paris, dans la banlieue plus ou moins proche, des 148 I." A RT DKS JARDINS maisons de plaisance, comme étaient pour Rome Osties ou Tibur. Tel était Fontainebleau, par exemple, au milieu de sa forêt merveilleuse, qui offre une image abrégée de toutes les beautés admirées dans les pays de montagne. François F"" créa les jardins, que Ton a tant remaniés depuis; il y en avait trois principaux, ornés de comparti- ments de broderies : les jardins du roi, des buis et des pins; on y admirait des statues de Benvenuto Celiini, une grotte, des fontaines, un bassin immense de plus de quatre hectares, des quinconces, des places sablées pour le jeu de barres et de balle. Près de Fontainebleau, à \'allery (fig. 48), construit par le maréchal de Saint-André, et que le prieur de Condé embellit « le lieu est accompagné d"un parc d'assez bonne grandeur (ainsi qu'il se voit par le toisage des murs du plan), clos et .bien fermé. Joignant iceluy est un autre cloz, pareillement fermé, contenant dix-sept ar- pens, où sont de toutes sortes de plans de vignes, tant d'Orléans, Coussy, Beaulne, Muscats, Anjou, que tous autres des plus exquis. Oultre ce y a un grand jardin, dis- tant quelque peu du logis du costé du midy, fermé en parement par dedans, d'arcs de bricque ; à l'occident duquel est une gallerie, qui contient 29 arceaux ; et au bout de chacun costé d'icelle, un pavillon d'assez bonne montre et suffisante commodité. A Topposite de cette gallerie, oultre le jardin, est une chaussée, faisant séparation d'ice- luy et d'un estang... Devers le septentrion se voyent plu- sieurs sortes d'arbres plantez à la ligne, ensemble un grand commencement de closture. .. Au reste, ce lieu est accomply de plusieurs singularitez, comme héronnerie, et telles aultres choses qui pourroient y estre requises. » La gra- FRANCE 149 vure indique qu'autour des pavillons et galeries il y avait une petite terrasse très basse, élevée seulement de trois marches, que deux arbres accompagnaient. Les parterres étaient composés chacun de six compartiments entourés de buis, et dessinés à l'intérieur, d'H, d'ellipses, de ronds, de carrés, de rectangles, inscrits les uns dans les autres et lie. 48. \ALLHI(Y. JARDIN. (D'aorcs A. Du Cerceau.) enchevêtrés, avec l'apparence d'une véritable tapisserie de lleurs. C'est aussi Rambouillet , alors propriété de Jacques d'Angennes, chez qui mourut François L'"', et dont le jardin, assez restreint en proportion du domaine et de la forêt, était cependant réputé pour son agrément ; Saint-Germain-en-Laye, à l'embellissement duquel Fran- çois F'' et Henri II consacrèrent leurs soins, et auquel Androuet n'a consacré que ces quelques lignes, peut-être un peu dédaigneuses : « Outre plus, il y a un jardin de bonne grandeur. Davantage, la veue d'iceluv du costé du 1^0 L ART DES JARDINS Midi est autant belle que l'on scauroit désirer; comme ainsi soit que de chasteau on voit l'assiette de Paris, Mont- martre, le mont Talverien, S. Denys, et plusieurs autres lieux assez lointains. » LechâteaudeVerneuil, en Picardie, près deSenlis(tig. 4g), eut d'abord comme propriétaire Philippe de Boulainvil- liers, <' homme fort amateur de l'architecture », puis-le duc de Nemours. « Le vallon est accommode de jardins, canaux, allées couvertes d'aulnes, et toutes circules diceux canaux avec un estang entre lesdits jardins, et le bourg. Quand est des allées, il y en a deux principales : Tune de bonne longueur ; et l'auireque ledit seigneur de Nemours a fait continue'r jusqucs à un moulin, estant au bout de l'étang ; en sorte qu'elle circuit, du costc du val, la montagne oppo- site à celle dubastiment. 11 y a d'avantage, assavoir, que cette montagne est la garenne ; et l'autre, où est assis le bastiment, c'est le Parc (au milieu duquel es: la venue du chasteau par une route droicte) accommodé d'allées fort plaisantes et diverses; d'autant que, jacoit qu'elles soient à niveau, elles ne laissent d'aller en montant ou des- cendant, par le moyen qu'aux angles, et au milieu d'au- cunes d'icelles se trouvent de petits escaliers ; et sont ces allées ainsi pratiquées pour monter du vieil chasteau au neuf, et du neuf descendre au vieil, et comprises dans le bois dudit parc, et fermées tant par dessus que de costc et d'autre; tellement que, considérant le tout, me reve- noient en mémoire ces labyrinthes anciens. Le parc est de bonne grandeur, lequel n'est toutefois remply de bois, et dans iceluy un vallon, enrichi de plusieurs autres belles allées couvertes d'arbres avec un Dedalus. » Maître Androuet est un guide des plus précieux ; sans FRANCE I^I ses descriptions et ses gravures, qui pourrait se faire une idée de tous ces jardins? La plupart n'existent plus : quant aux autres, ils ne gardent plus sans doute aucune ligne de leur tracé primitif. Ainsi de Folembray, dit le Pavillon, près Coucy. Le jardin est composé de quatre parterres. iiu. 49. — vi;rneuil. — plax du jakijin. (D'après A. Du Cerceau.) divisé chacun en quatre compartiments losanges et fleuris, que domine une terrasse étroite qui s'allonge devant la façade du château ; le parc - contient plus d'une grande lieue de tour ; et ce sont à la vérité les deux choses les plus remarquables de cette maison. Touchant l'occasion de ce bastiment, je croy qu'elle n'a esté autre, que le roy François se trouvant quelquefois à Coussy, commanda de le faire, comme pour lui servir de retraite et changement ; joinct que la situation en est fort belle. La cour se montre de belle grandeur, contenant quarante toises de I=i2 L ART DES JARDINS long : en laquelle longueur y a plusieurs aisances. Outre plus, vous y avez une avant-cour fermée, d'où l'on va au parc : et une terrasse du côté du jardin, joignant le logis, qui est d'assez bonne grâce ; d'autant que premier qu'entrer au dit jardin, en sortant du chasteau on trouve la terrace, et d'icelle on descend au jardin. 11 est bien vray, que le bruslement a grandement causé le dégast de ce lieu, auquel mesme on n'a point depuis touché; comme ainsi soit que la terrace semble aujourd'hui plutôt une allée de pré qu'autrement, par faulte d'entretien, encores que l'ordre et façon d'icelle ne laisse de décorer le logis ». Ducerceau visita aussi Chantilly, où il remarqua deu.x jardins d'étendue inégale ; l'un était décoré d'une galerie à arceaux, élevée de quelques marches : tous deux entou- rés de bois, prés, taillis, cerizaies, « et autres commodi- tez 1). Des canaux la sillonnaient en tous sens ; en un coin, se trouvait une héronnière. '< Le parc est fort grand, à l'entrée duquel, ascavoir du costé du chasteau, est une eaue, qui donne un grand plaisir. » Une miniature de 1526, appartenant à un manuscrit de la Bibliothèque de l'Arsenal, et qui se trouve reproduite dans la collection Gaignières, conservée au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale \ donne un char- mant exemple de ce que pouvait être alors un jardin fran- çais. Henri d'Albret, au moment de son mariage avec Marguerite de \'alois, sœur de François l'^^ est représenté au milieu d'un parterre, contemplant une marguerite qu'il vient de cueillir (fig. 50). Une légende, inscrite sur une banderole, porte ces mots : inveni imam preciosam margari- ' Henri Bouchot. Catalogue Je la Collection de Gaignières. riG. $0. — HENRI d'aLBKET DANS UN JARDIN (1526). I=.4 ■- ART DES JARDINS tam quant intimo corde collegi. Le parterre est divisé en carrés ; un autre s'étend par derrière, entouré de palissades très simples, dont les montants et traverses sont en fer. et garnies d'un treillage en losanges ; au milieu est un kiosque circulaire, élevé sur des degrés, et décoré à l'intérieur d'un vase sur un piédestal ; à droite, une charmille arrondit ses berceaux, garnissant tout ce côté du jardin. Des seigneurs et des dames se promènent dans les allées. Il devait y avoir des jardins de ce genre au Louvre et dans les maisons des riches bourgeois, encore bien qu'il convienne de noter que Paris commença seulement après la province à s'embellir de beaux jardins. Ce retard n'a rien d'étrange, car lïdée est moderne d'orner les grandes villes de promenades plantées d'arbres et de fleurs qui rappellent la campagne, et même la suppléent aux yeux des pauvres gens. 11 faut donc arriver à une date avancée du xvi° siècle pour voir s'accomplir ces travaux, dus à l'ini- tiative de deux reines de F'rance. Catherine de Médicis, pour échapper au tracas des affaires, qui la harcelaient au Louvre, résolut de se faire construire un palais, où elle se reposerait de ses soucis, dans l'intimité d'une vie moins à l'étiquette que celle de la cour. Elle jeta son dévolu sur une prairie longeant la Seine, et qui s'appelait les Tuileries à cause des industries installées là depuis longtemps. Philibert Delorme, aidé de Jean Cousin, de Bullant et de Germain Pilon, lui pré- senta un plan de constructions que la mort l'empêcha d'achever, mais qu'Androuet du Cerceau continua. Le jardin était composé de compartiments de broderies, et d'un bois de futaies, où l'on avait ménagé des allées droites , et au milieu duquel se trouvait un bassin J=,6 l'art DES JARDINS rectangulaire. Le chenil royal, qui bordait ce jardin, fut donné par Louis XllI à son valet de chambre Regnard ; celui-ci en fit un jardin, qui « consiste, dit Sauvai, en un grand parterre, bordé, le long des murailles de la ville, de deux longues terrasses couvertes d'arbres et élevées d'un commandement plus que le chemin des rondes, d'où Ton découvre une bonne partie de Paris, les tours et retours que fait la Seine, dans une vaste et plate campagne, et de plus tout ce qui se passe dant le cours. Depuis 1581, que ce bastion fut construit, jusqu'en 1630, ce fut toujours dans un grand désert en friche qu'on appelait la garenne aux lapins, et ou avoit été bâti le chenil du roi. » On ajouta plus tard au jardin des Tuileries, un étang, un bois, une volière, une orangerie, des allées, des palissades, un écho et un labyrinthe. En cet ordre de choses, l'œuvre de Marie de .Médicis fut. elle aussi, excellente. 11 ne faut pas s'étonner du goût de ces deux princesses pour l'horticulture ; n'avaient-elles pas eu sous les yeux, pendant toute leur enfance, des villas aussi belles que celles de Florence, de Pratolino et de Castello ? On lui doit le Luxembourg, et leCours-la-Reine, la promenade lapins accomplie qui soit au inonde, dit Sauvai. « Elle est longue de 1540 pas communs, large de 100, envi- ronnée de fossés, près des murs de Paris, entre la Seine et une campagne très fertile ; d'ailleurs partagée en trois allées, qui sont de i 600 ormes, dont celle du milieu porte 50 pas, et les deux autres 25 chacune. Ce lieu si admirable a été entrepris par Marie de Médicis, et, quelque achevé qu'il soit, elle Tauroit bien autrement embelli, si elle eust esté plus longtemps en France. De cette plaine ensemencée de bled, d'orge et d'avoine, bordée d'un côté du cours, et de 1^8 1,'art des jardins l'autre du grand chemin de Saint-Germain-en-Laye, elle en auroit fait un grand jardin ; prés, parterres, fontaines, canaux, labyrinthes, et toutes les autres variétés qu'on peut désirer dans un jardin s'y seroient rencontrés, et le tout distribué avec autant d'ordre que d'esprit. Il auroit été terminé d'un grand et superbe pavillon, pour servir de retraite et rafraîchissement à leurs Majestés, lorsqu'elles viendroient au Cours. On avoit déjà fait voir à cette prin- cesse plusieurs plans et élévations, tant de ce nouveau jardin que du pavillon, et même, en 1628, elle en arrêta un et qui fut paraphé le 12 mai. » Mais arriva la lutte sourde entre la reine et Richelieu, qui lui donna d'au- tres soucis, la journée des dupes, et la fuite en Flandre (1631). Elle laissait du moins, derrière elle, un palais achevé, le Luxembourg, dont l'emplacement fut acheté, en 161 2, pour 90000 livres tournois, complété par l'achat de diffé- rents autres terrains du voisinage. La reine avait de- mandé que l'architecture du palais rappelât celle du palais Pitti, qui appartenait à sa famille; pour les jardins elle conseilla sans doute de s'inspirer des parcs italiens. Pour la première fois peut-être, en France, on tint compte du site spécial. Le parterre fut dessiné au bas du vallon- nement, que recouvrirent deux étages de terrasses, déco- rées de fontaines, de bassins et de statues. Un aqueduc monumental amène l'eau d'Arcueil à une hauteur de 24 mètres, fournissant en abondance à toutes les fontaines du parc, et, entre autres, à la jolie fontaine .de Médicis. qui présente, d'une façon si singulière, les armes du roi à gauche, de la reine à droite. L'architecte est Jacques de Brosse : au bout d'un long bassin entouré de platanes, FRANCE IS9 que relient des lianes de verdure, il a dressé un fronton gracieux, où. dans une niche, le cyclope Polyphème s'ap- prête à châtier Acis et Galatée. Il y eut aussi, àTépoque, nombre de jardins privés renom- més ; on cite, en 1577, ^^ jardin botanique de Nicolas Houël, apothicaire, orné de kiosques et de magnifiques fontaines (fig. 51, 52); les parterres de ce Nicolas des Yve- teaux, célèbre surtout pour avoir présenté Malherbe à Henri IV, en 1605 ; et le fameux jardin de Conrart, dont il y a une description dans la Clélie de M"*' de Scudéry, et où le prudent silencieux réunissait souvent des amis : Godeau, Malleville, Gombauld, les deux Habert, la future Académie française. CHAPITRE III FLANDRES ET ALLEMAGNE Comme en France, l'influence de la Renaissance ita- lienne, en horticulture, ne pénétra que fort tard dans les pays du Nord, en plein xvn*' siècle, et grâce à l'art de Le Nôtre. Auparavant, il n'apparaît pas que la forme des jardins soit bien diflérente de celle plus haut étudiée. Pour les Flandres, une tapisserie du palais de .Madrid. les amours de Pomone et Je l'ertumne. fournit les plus curieux renseignements (fig. 53). On y voit que les ber- ceaux et tonnelles étaient fort en honneur, avec leur forme demi-ronde, ou à double rampant, en bâtière : ils s'appuient sur des cariatides à mi-corps, et forment de longs portiques verdoyants. Au bas, courent des balus- trades ou accoudoirs peu élevés, supportant des vases fleuris. Dans le verger, est un pavillon central avec une table de pierre ; une allée de lauriers nains s'arrondit autour de lui. Les parterres sont divisés en comparti- ments carrés, clos de balustrades; au milieu, une fontaine, composée d'un bassin rond, et d'une colonne supportant une vasque. Une haute porte étroite avec fronton donne entrée au jardin. Plus expressif encore est un livre de Jean de Vries. FLANDRES HT ALLEMAGNE i6i publié à Anvers, en 15^3, par Philippe Galle : Hortorum viridarionimque élégantes et miiltiplicis formae, architecto- nicae artis norinan affabre Jelineatae a Johanne Vredman Frisio, Philippiis Gallaeus exciidebat Antverpiae (tig. 54). Il a représenté dans ses dessins la vie brillante d'alors ; ici des riG. 55. — VERDURE A piiRSONXAGES (fragment) . Tapisserie flamande, xvii'= siècle. (Musée de Madrid. dames se promènent en barques, jouant de la viole ; des. valets apportent des messages à des jeunes femmes, au moment du bain ; plus loin, une collation est servie sous un kiosque richement orné ; ailleurs, de grands seigneurs prennent un malin plaisir à éclabousser leurs camarades en appuyant sur un artifice hydraulique ; et les invités et i6: L ART DES JARDINS invitées se font entre eux des courbettes, et des salutations de style. Les jardins, où se passent ces scènes aimables, sont composés de parterres rectangulaires, clos de petites palissades avec plantes ; ils affectent des ligures géomé- triques, rectilignes ou curvilignes, et ont, en général, en FIG. 54. 1K0NTISPIC1-; UL L OUVKAGi; DE JIZAX DE VRIES. leur milieu, un petit arbre taille ; if, buis ou cyprès. Il y a des kiosques au milieu du gazon, montés sur colonnes, couverts de feuillage, et terminés par une pointe ; ils abritent une table pour la collation, et sont élevés sur deux marches circulaires. Parfois, une boule les cou- ronne, où s'enlève une femme nue, agitant un voile. Par devant, est une fontaine avec vasque, supportant une déesse, qui exprime l'eau de ses seins. De nombreuses allées en berceau, fleuries ou à claire-voie, divisent le FLANDRES HT ALLE>[AGNE 163 jardin en croix ; des piliers ou des termes les suppor- tent; certaines se reflètent dans un canal, où des barques sont à l'amarre. On remarque aussi des labyrinthes, formés de haies circulaires à hauteur d'appui, coupées, par endroits, de berceaux dirigés vers le Dédains. Des paons se pavanent sur le sable, et des singes leur font la grimace (fig- 55, 56, 57)- Quelques lignes de Montaigne, écrites lors de son pas- sage à Augsbourg, montrent que les Allemands du temps s'amusaient des mêmes frivolités que les Italiens : « Nous vismes d'autres maisons de ces Foulcres en autres endrets de la ville, qui leur est tenue de tant de despances qu'ils amploient à l'embellir : ce sont maisons de plaisir pour l'esté. En l'une nous visme une horloge qui se remue au mouvement de l'eaûe qui lui sert de contre-pois. Là même deux grands gardoirs (viviers) de poisson, couverts, de veint pas en carré, pleins de poissons par tous les quatre costés de chaque gardoir. 11 y a plusieurs petits tuiaus, les uns droits, les autres courbés contremont ; par tous ces tuiaus, l'eau se verse très plesamment dans ces gardoirs, les uns envoïant l'eau de droit fil, les autres s'élançant contre-mont à la hauteur d'une picque. Entre ces gardoirs, il y a place de dix pas de large planchée d'ais ; au travers de ces ais, il y a force petites pointes d'airain qui ne se voient pas. Cependant que les dames sont amusées à voir jouer ce poisson, on ne faict que lâcher quelque res- sort ; soudein toutes ces pouintes élancent de l'eau même et roide jusque à la teste d'une houre, et ramplissent les cottillions des dames et leurs cuisses de cette frecheur. En un autre endroit ou il y a un tuiau de fontene, plesante, pendant que vous la regardez, qui veut, vous ouvre le pas- i64 L ART DES JARDINS sage à des petits tuieaus imperceptibles qui vous jettent de cent lieus leau au visage à petits filets, et là il y a ce mot latin : Quaesisti nugas, nugis gaiideto repertis. 11 y a aussi une volière de vint pas en carré, de douze ou quinze pieds de haut, fermée par tout d'areschal bien noué et IIG. 5). LABYRINTHE. Par Jean, de Vries 115S5). entrelassé; au dedans dix ou douze sapins, et une fon- tene : tout cela est plein d'oiseaus. Nous y vismes des pigeons de Polongne, quïls appellent d'Inde, que j'ai veu ailleurs ; ils sont gros et ont un bec comme une per- dris. » 11 paraît aussi avoir été très frappé d'une serre qu'il visita au même lieu : « Nous vismes aussi le mesnage d'un jardinier, qui. prévoiant l'orage des froidures, avoit FLANDRES HT ALLEMAGNE 165 transporté en une petite logette couverte, force artichaus, chous, letues, épinars, cicorées, et autres herbes qu'il avoit cueillies, corne pour les manger sur le charnp, et leur mettant le pied dans certene terre, esperoit les conserver qones et freches deus ou trois mois ; et de vray, lors il FIG. 56. — JARDIN. Par Jean de Vries (1585). avoit cent artichaus nullement flétris, et si les avoit cueillis il y avoit plus de six sepmenes. » On sait par ailleurs que des jardins botaniques avaient été dessinés .en 1530, à Marbourg, par Euricius Cordus, et à Leipzig, en 1566. Les peintures contemporaines ne don- nent que peu de représentations de jardin ; il y en a une dans le noli me tangere, de Hans Schaufflein, vers 1540 ; en un jardin à palissades de planches découpées i66 I. ART DES JARniXS en angle, le Christ s'appuie sur une bêclie à poignée triangulaire, et à fer en losange. Les gravures d'Albert Durer montrent seulement ces palissades habituelles, faites de rameaux recourbés en huit allongés autour des pieux. En ce pays de tradition, les jardins ne devaient riG. 57. JARDIN. Par Jean de Vries 11 5831 être longtemps encore que répanouissement des jardins gothiques, dont on croyait renouveler l'intérêt par l'ad- jonction de ces effets hydrauliques d'un art plutôt mé- diocre, et qui ne sont que l'accessoire dans les parcs d'Italie. En France, comme en Allemagne et dans les Flandres, on ne verra le principal, c'est-à-dire les belles lignes FLANDRES ET ALLEMAGNE 167 architectoniques, les terrasses majestueuses, le leccio et le teatro sïmposer à l'horticulture qu'au milieu du xvii= siècle, et dans une forme nouvelle, que l'on pourra considérer comme originale à son tour : le jardin fran- çais. FIG. 58. FRONTISPICI: DE l'OUVRAGE DE BLONDEL. Profil! et ornewntts de vases... CHAPITRE PREMIER , CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES Dans ses mémoires, Sully, retiré à la campagne, trace un tableau charmant de ses occupations : « Il entroit dans ses jardins, où après avoir fait quelques tours, il passoit ordinairement par une petite allée couverte qui séparoit le parterre du potager et se rendoit par un escalier de pierre, dans une grande allée de tilleuls en terrasse, de l'autre côté du jardin. Le goût d'alors était d'avoir grand nombre d'allées extrêmement couvertes, avec quatre ou cinq rangs d'arbres ou de palissades. Là, il s'asseyoit sur un petit banc ou fauteuil de bois verni à deux places, et appuyant ses deux coudes sur une grande fenêtre grillée, il s'amusoit à considérer, d'un côté une campagne agréable, de l'autre côté une seconde allée en terrasse, très belle, qui fait le tour d'une grande pièce d'eau appelée l'étang-neuf, et est terminée par un bois de haute futaie appelé le Grand-Parc. Quelquefois aussi c'étoit dans son parc qu'il prenoit le divertissement de la promenade, et assez souvent dans son charriot ou coche avec la duchesse son épouse. » Sully mourut en 1641 ; c'eût été un autre dépit ajouté aux autres, pour cet homme qui se plaisait à un jardin aussi modeste et qui savait la valeur de l'argent, 1-^2 L ART DF.S JARDINS s"il avait pu voir ces nouveaux parcs, que l'on commença de construire peu d'années après, où la somptuosité le disputait à l'étendue. C'est que les mœurs avaient changé ; la bonhomie de Henri IV et des barbons n'était plus de mise. A un roi majestueux il fallait un décor en consé- quence. La personnalité de Louis XIV explique l'horticulture du temps, comme l'art et les lettres. De même que les petits jardins du moyen âge n'avaient convenu aux Médicis et aux grands seigneurs italiens, qui n'auraient pu y déployer le faste de leurs cours, de même le roi désira des parcs immenses, symbole de l'immensité de son pou- voir, où courtisans et visiteurs de marque prissent cons- cience et crainte du pouvoir nouveau. Et comme les litté- rateurs et les artistes demandaient conseil aux chefs- d'œuvre anciens, les jardiniers s'inspirèrent aussi de ces exemples. A vrai dire, ceux-ci étaient à merveille choi- sis pour le but visé. La pompe d'une cour fastueuse pouvait se dérouler à son aise dans ces allées larges et sans fin, parmi ces parterres, où la beauté des fleurs et des statues n'était que pour faire valoir celle des dames, où la nature, soumise à l'homme, se prêtait à toutes ses fantaisies théâtrales. On peut dire de Versailles ce que Taine écrivait de la villa Albani : « C'est un débris, comme le squelette fossile d'une vie qui a duré deux siècles, et dont le principal plaisir consistait dans la conversation, dans la belle représentation, dans les habitudes de salon et d'antichambre. L'homme ne s'intéressait pas aux objets inanimés, il ne leur reconnaissait pas une âme et une beauté propre ; il en faisait un simple appendice de sa propre vie ; ils ne servaient que de fond au tableau, fond CONSIDERATIONS GENERALES 173 vague et d"importancc moins qu'accessoire. Toute Tatten- iiG. 59. — PARC (Chansons de Lahoide\. (D'après Moreau le Jeune) (1775 1. tion était occupée par le tableau lui-même, c'est-à-dire par l'intrigue et le drame humain. Pour reporter quelque l'y 4 L ART DES JARDINS partie de cette attention sur les arbres, les eaux, le paysage, il fallait le.s humaniser, leur ôter leur forme et leur dispo- sition naturelle, leur air <> sauvage ^', Tapparence du désordre et du désert, leur donner autant que possible l'aspect d"un salon, d'une galerie à colonnades, d'une grande cour de palais. Les paysages de Poussin et de Claude Lorrain portent tous cette empreinte : ce sont des architectures ; la campagne y est peinte pour des gens de cours, qui veulent retrouver la cour dans leurs terres. Il est curieux à ce sujet de comparer l'ile de Calypso dans Homère et dans Fénelon. Dans Homère, c'est une ile véri- table, sauvage et rocheuse, où nichent et crient les oiseaux de mer. Dans Fénelon. c'est une sorte de Marly. « arrangé pour le plaisir des yeux - . -Mais pour arriver à ce résultat, pour qu'il y eût des terrasses, et des escaliers aux cent marches où les cour- tisans, s'échelonnant sur toute la hauteur, pussent faire chatoyer aux rayons du soleil l'or et les chamarrures de leurs costumes, on se résigna, aisément d'ailleurs, et peut-être même sans en avoir conscience, à un contre-sens. Le système antique avait toutes chances de convenir à la renaissance italienne, puisque le pays n'avait pas changé d'aspect. On pouvait refaire des terrasses à Tivoli, à Pales- trina, comme il y en avait eu à Tibur, à Préneste. dans toute la campagne romaine. L'art s'ajoutait alors, comme auparavant, à la nature. 11 n'en était pas de même en France ; toutes les provinces du centre ont en général un sol peu accidenté; les rivières s'y déroulent avec calme, dans une campagne paisible : les sites propices aux ter- rasses n'y sont pas très fréquents ; on ne les a d'ailleurs pas recherchés, sauf de rares exceptions, pour mieux faire CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES l"]^ valoir le g-cnie de l'homme. Sans prendre à la lettre la - -^ IIG. 60. l'ARTERRIi DANS UN PARC. ; (D'aprcs Le Eouteux et Née.) description passionnée de Saint-Simon, on peut se figurer assez facilement le pays de Versailles avant Louis XIV. 17^ l'art DES JARDINS Autour du paviliûn de chasse, la plaine s'étendait par molle inclinaison, entre le plateau de Satory et les bois de Rûcquencourt ; et le regard pouvait la suivre, du côté de Saint-Cyr. jusqu'à des lointains sans barrières de mon- tagnes. Pour lui imposer des terrasses, des bosquets, des escaliers élevés, des orangeries hautes comme des cathé- drales, il a fallu bouleverser le paysage, amasser terrasse- ments sur terrassements, détourner des rivières, fouiller la terre jusqu'à des profondeurs immenses, en un mot " forcer la nature ». On a obligé le site à se prêter aux combinaisons architecturales. C'était tomber dans le défaut déjà reproché aux jardins français de la Renaissance. .Mais la ressemblance s'ar- rête là. pour qui compare, en effet, les parcs, tels que les rêve André .Mollet, et ceux que dessina Le Nôtre. Dans les premiers, en effet, la symétrie était absolue ; les parterres reproduisaient le dessin de la façade, et le continuaient, pour ainsi dire, sur le sol; dans les autres, au contraire, n les masses principales, comme dit Alphand. une fois arrêtées, surtout celles qui se développent autour de l'habi- tation, massifs ou parterres, l'ensemble admet très bien la variété dans les détails. Ainsi, au Luxembourg, les tracés ne sont pas symétriques, et, à Versailles, il n'y a aucune ressemblance entre la disposition des plantations situées à droite, et celles créées à gauche du palais '. Ceux qui dénigrent ces jardins blâment leur « régularité inexorable ». Peut-être ne se sont-ils formé cette opinion qu'en étudiant des plans : <» Si on les regarde dans une gravure, dit si bien Charles Blanc dans sa Grammaire des arts du dessin, comme on les regarderait du haut d'un bal- lon, ces étoiles, ces demi-lunes, ces bassms ronds ou poly- CONSIDERATIONS GENERALES l']'] gones, autour desquels viennent s'échancrer de longs rec- tangles ou de tristes carrés, ne permettent à l'esprit qu'une monotonie fastidieuse ; mais promenez-vous dans ces jar- dins, passez d'une allée obscure à un gazon frais, suivez ces chemins circulaires qui obéissent à la courbe d'un bassin où se jouent des cygnes, où brillent des eaux jaillissantes, votre impression sera tout autre, parce que la perspective va masquer ce que la géométrie a d'uniforme, et que les arbres, les arbustes, par leurs élévations différentes et par les caprices de leurs feuillages, corrigeront la froideur des alignements et feront disparaître l'aridité du compas, sans effacer pourtant l'invention de l'homme qui restera visible, bien qu'à demi voilée, au milieu des créations variées de la nature. Ces allées droites dont les bords n'offraient sur le papier qu'un parallélisme glacé, nous les voyons dans les jardins se rétrécir en fuyant, et les parallèles devien- nent convergentes jusqu'à paraître se toucher à la distance où la vue se perd. Ces quinconces que l'on croit insipides quand la règle les a tracés, ils se colorent sur le terrain de clair et d'ombre; ils se rangent en avenues qui, s'élar- gissant, se resserrant tour à tour, sont inégales pour le regard ; chaque pas en remue le spectacle et le varie. De tous côtés, ces arbres alignés, mais divers par le mouve- ment de leur ramure, ouvrent de longues échappées à la pensée de l'homme ou à ses rêves... » On y dompte la nature, il est vrai : « le constructeur trouvait, écrit M. Desjardins, dans les bosquets et les par- terres, un prétexte à des dessins d'architecture ; le jardi- nier traitait les arbres, comme le coiffeur accommode la barbe et les cheveux ; et l'eau n'existait que pour mettre en valeur les talents du fontainier, qui la faisait tomber en 178 L ART DES JARDIXS nappe sur des buffets de marbre, en dais sur la tête des statues, en gouttes des cheveux tordus d'une \'énus dans sa coquille, ou jaillis en coup de feu d'un canon de fusil braqué sur le spectateur. » Mais il n'empêche que, derrière les palissades, il y a, pour qui sait les trouver, des coins de bois ravissants, des futaies immenses, où les ronces, les églantiers poussent en liberté leurs baies; le jardinier n'in- tervient qu'au moment où cette floraison sans contrainte pourrait gêner la croissance des arbres. On taille les ifs des terrasses ; mais les chênes, hêtres et sapins des mas- sifs se développent à l'aise. Sans vouloir jouer au paradoxe, on pourrait, comme on l'a fait des classiques, étudier le romantisme des jar- dins français. Quoi qu'il en soit, malgré ses défauts, malgré ce vice fondamental du système, qui subordonne la nature à l'architecture, il n'empêche que le jardin de Louis XI\' est une merveilleuse création. On ne s'y est pas trompé ; certes, il est imité des jardins de la Renaissance, qui eux- mêmes avaient emprunté leurs lignes aux parcs romains ; mais il est devenu le jardin français, comme les tragédies de Racine, imitées de Sophocle et d'Euripide, ont été. par un travail génial d'assimilation, des tragédies françaises, où triomphent les qualités françaises d'élégance et de clarté. Composé d'éléments hétéroclites, le parc de Versailles, modèle achevé du jardin français, ne laisse nullement de paraître original, et de forcer l'admiration. On aurait mauvaise grâce à la lui refuser. Il se déploie sur une étendue, que ni les Latins ni les Italiens n'auraient pu rêver. Au lieu du ciel toujours bleu, du soleil sans cesse ardent, il y a ici un azur comme voilé, des heures où les nuages, CONSIDERATIONS GENEHALES lyc) liés bas. semblent se traîner sur les hautes cimes des FIG. 6l. — PARC. D'après Moreau le Jeune (1774). futaies, des merveilles de nuances roses à l'aurore, vio- i8o t.'art des taroixs # lacées au couchant, avec les tonalités tendres de bleu, de jaune, de vert, les plus exquises: et. de toutes parts, les arbres se dressent avec cette force qu'ils ont seulement dans les contrées septentrionales. L'humidité même de l'air atténue l'éclat des marbres, et pose, ici et là, sur les lignes d'architecture, sur les socles des statues, un duvet de mousse qui a son charme. La solitude ne messied pas non plus à ces jardins construits cependant pour des assemblées nombreuses. On éprouve une émotion délicate, par les après-midi d'automne, à parcourir ces longues ave- nues solitaires, accompagnées de sculptures, quand les feuilles mortes se détachent de l'arbre, et viennent rider la surface d'un bassin, ou quand, dans un ciel terne et gris, les chênes et les hêtres dressent leurs branches dé- pouillées, et comme violettes. Si l'on s'arrête en quelque endroit choisi, sur la terrasse qui domine le bassin de Latone par exemple, le vieux parc prend aux regards un air de splendeur extrême ; il réjouit la vue par son déve- loppement normal, pondéré, harmonieux, où les divisions se correspondent sans dur parallélisme, où la raison ne fut pas assez absolue pour supprimer toute trace de fan- taisie; son dessin en est clair, facile à saisir. Ces taches blanches sur le fond vert des taillis, c'est l'Aphrodite de Cnide, la Vénus de Richelieu, la Vénus de Médicls, la nymphe à la coquille, tout ce peuple de divinités gra- cieuses , enfanté par une race si semblable à la nôtre, à qui nous devons tant des chefs-d'œuvre, de laquelle il fait si bon d'être entouré. Et l'âme est ravie au milieu de toutes ces choses, qui sont à l'unisson de ses tendances les plus intimes. C'est le charme du jardm français pour une sensibilité latine. CONSIDERATIONS GENERALES l8l Celui qui le dessina ainsi, répondant aux désirs de Louis XIV, est Le Notre (fig. 64). U naquit à Paris, en 1613; sur les instances de son père, surintendant des jardins du roi, il étudia la peinture dans l'atelier de Simon Vouet, où lie. 62. WATTEAU. LE JOUEUR DE FLUTE. il fut condisciple de Mignard, de Lebrun et de Lesueur. Ce n'était sans doute pas sa vocation, puisqu'il préféra recueillir la succession de la charge paternelle, (')n le voit ensuite voyager en Italie, où il traça les jardins des villas Pamphili et Ludovisi, bien reçu et fêté par le pape et les grands seigneurs romains. Anobli, décoré de la croix de Saint-Michel, il avait la faveur du roi et de la cour, où l'on aimait sa bonhomie, ses réparties sans gêne, et ses manières de bon courtisan. 11 mourut en 1700, à l'âge I»3 L ART DES JARDINS de quatre-vingt-sept ans, choyé jusqu'à sa dernière heure. Son œuvre est considérable: on lui doit les parterres du château de \'aux pour le compte du surintendant des finances Fouquet; de Sceaux, pour Colbert; de Chantilly pour le grand Condé, les cascades et le parc de Saint- Cloud. C'est lui qui eut la gloire de tracer le parc immense de \'ersai]les, son chef-d'œuvre, et les jardins du grand Trianon, de Clagny pour .M""' de Montespan, de Marly pour le roi, désireux d'échapper quelques instants à la servitude de Versailles, d'autres encore pour le compte d'Anglais, d'Allemands illustres, comme l'Électeur de Brandebourg, qui lui demandaient ses avis, et le consul- taient sans cesse sur les plans que les architectes de leur pays leur soumettaient. Après Le Nôtre, il convient de citer un jardinier, qui ne fut pas seulement comme lui un architecte, mais aussi un horticulteur. La Quintinie (fig. 64), né à Chabanais. en 1626, avait été destiné par ses parents à la carrière d'avocat. Précepteur d'un fils de M. deTamboureau, il accompagna son élève en Italie, où il eut le loisir d'étudier les jardins célèbres de la Renaissance, et fut, pour ses goûts qu'il ne se gênait pas de manifester, chargé d'embellir le parc de son bienfaiteur. Il y fit merveille au point que sa ré- putation parvint aux oreilles de Charles II d'Angleterre; mais Louis XIV l'accapara, en le nommant surintendant de ses potagers. Ses occupations fort nombreuses ne l'em- pêchèrent pas de publier des livres très utiles : Réflexions sur V agriculture. Instructions sur les jardins fruitiers et pota- gers, avec un traité des orangers, Traité des jardins fruitiers et potagers. Beaucoup d'élèves s'instruisirent aux leçons CONSIDÉRATIONS GENERALES l8^ de Le Nôtre et de la Quintinie, entre autres Drugé, Des- godets, et surtout Dezallier d'Argenville. De nombreux graveurs, d'une habileté reconnue, nous ont laissé d'excellentes planches, où revit l'œuvre de riG. 63. — WATTEAU. — CONVERSATION DANS UN PARC. (Louvre.) tous ces horticulteurs. Parmi eux, on peut citer Jean Lepautre, sculpteur, dessinateur et graveur, né à Paris, qui vécut de 1617 à 1682, et fut nommé académicien en 1677. Son principal ouvrage est : Nouveaux desseins de jar- dins, parterres et fassades, paru chez N. Langlois. Gabriel Pérelle, de Vernon, mort à Paris en 1675, fils de fermier, devenu valet de chambre de M. de La Vieuville, et enfin artiste en renom, grava des paysages de France et d'Ita- lie, et les parcs de Chantilly, Meudon, Chaville et Ver- 184 l'art des jardins sailles. C'est Marie-Michel Blondel, qui a laissé : Profils et ornement de vases, exécute^ en marbre, bronze et plomb, dans les jardins de Versailles, Trianon et Marlv ifig. 58). C'est surtout Israël Silvestre dont les petites planches précises, fines, pittoresques, blondes, sont un vrai régal pour les yeux. Il naquit à Nancy en 1621 ; élève de son oncle Israël Henriet, éditeur de Callot et maitre de dessin de Louis XIII, il devint lui-même professeur du Dauphin: il fit, de 1640 à 1653, un voyage en Italie, d"où il rapporta une technique consommée. Il grava ou dessina plus d"un millier de pièces, entra à l'Académie en 1670. et continua d'éditer les Callot, les La Belle, et ses propres œuvres, gagnant a ce commerce une certaine fortune. Grâce à l'œuvre de ces graveurs, nous pouvons nous faire l'idée la plus précise des jardins contemporains. D'ailleurs, beaucoup de jardiniers nous en ont laissé par écrit la théorie. Ainsi Pierre Betin composa : Le Jïdelle Jardinier, ou différentes sortes de parterres, tant de plaine broderie que mêlée de pièces à mettre /leurs, pour servir d'ins- truction à ceux qui se délectent en cet art, nouvellement dési- gne^ par M'' Pierre Betin. Jardinier. 11 parut à Paris, en 1636, chez Jean Boisseau, enlumineur et laveur de cartes marines, « en risle du Palais, à la fontaine de Jouvance ». Betin conseille, entre autres, de planter dans les bordures, la lavande, la myrre, le romarin, et. dans les compartiments, la marjolaine, le thym, la rue, la sauge et l'hysope. Jacques Boyceau, intendant des jardins du roi, écrivit un « Traité du jardinage selon les raisons de la nature et de Vart, divisé en trois livres. Ensemble divers desseins de par- terres, bosquets et autres ornements servant à l'embellisse- ment des jardins », Paris, van Lochom, 1638, in-folio. CONSIDERATIONS GENERALES i8^ M. André Pératé en a donné un résumé dans le premier numéro de la Revue de r Histoire de Versailles. Le livre I contient des considérations générales. Il s'agit dans le second de la disposition et ordonnance des jardins et des bosquets qui sont composés d'allées, salles et cabinets en lignes droites et courbes, couverts d'arbres avec ou sans l-IG. 64. - — PORTRAITS DE LE NOTRE ET DE LA QUINTIMIE. palissades au pied. Il recommande de ne pas mélanger les essences, à cause de leurs verts différents, mais de les planter en longues bandes parallèles : l'orme, le tilleul et le hêtre, pour les allées, le charme, le hêtre, l'érable, et l'épine blanche dans les palissades ; « les d'esseins qu'en baillons cy, et qu'avons fait planter à Versailles et ailleurs, pourront estre suivis... ». Le troisième livre traite des parterres : « Les parterres i86 l'art des jardins sont les embellissements bas des jardins, qui ont grande grâce, spécialement quand ils sont veus de lieu eslevé ; ils sont faits de bordures de plusieurs arbrisseaux et sont arbrisseaux de couleurs diverses, façonnez de manières différentes, de compartiments, feuillages, passemens, mo- resques, arabesques, grotesques, guillochés, rosettes, gloires, targes, escussons d'armes, chiffres et devises, ou bien par planches, se rencontrant sur des formes parfaites, ou semblables, dans lesquelles on employé des plantes rares, fleurs et herbages plantez en ordre, ou faisant des pelouses épaisses, d'une ou plusieurs couleurs, en forme de tapis de pied. On employé encore dans les voyes ou dans le champ vuide des sables de couleurs différentes, qui y siéent bien, et quelquefois on peut dans les allées mesmes faire des compartiments et guillochis, laissant partie d'icelle parée, et l'autre herbiie » Mais c'est un élève de Le Nôtre, d'Argenville, qui, dans son livre : La théorie et la pratique du jardinage, dont une nouvelle édition parut chez Mariette en 1713, a donné du jardin français la meilleure description. Il estime qu'un bon jardin exige un terroir choisi, de l'eau, une heureuse situation, une grande commodité de lieu, et une exposition convenable. Quatre maximes fondamentales doivent guider l'horticulteur : faire céder l'art à la nature; ne point trop offusquer (couvrir d'ombrages) un jardin ; ne le point trop découvrir ; le faire paraître toujours plus grand qu'il n'est effectivement. Le jardin français se compose essentiellement d'un perron de trois marches, devant lequel s'étend un parterre, entouré de bosquets, quin- conces, salles vertes, avec boulingrins, treillages et fon- taines; deux allées principales, se coupent en équerre. CONSIDERATIONS GÉNÉRALES 187 une perpendiculaire au bâtiment, l'autre transversale. riG. 05. CIlAKMILI.i: DANS UN PARC. D'après Le Barbier et Masquelier. Tel est l'aspect général des jardins à niveau parfait, à pente I8ô LARTDESJARDINS douce, ou à terrasses. Etudions-en les éléments particuliers Le parterre est de forme géométrique [ûg. 66) ; il con- tient des rinceaux, fleurons, palmettes, becs de corbin, traits, volutes, agrafes, culois, cartouches, guillochis, enroulements, massifs, sentiers, plates-bandes, etc. Sus- ceptible d'affecter cinq ou six dessins, il peut être à brode- rie de buis ; à compartiments (fig. 67}, où le dessin se répète en symétrie, en haut, en bas, et sur les côtés ; à l'anglaise, quand il est composé d'un tapis de gazon entouré d'une plate-bande de fleurs avec sentier ratissé; à pièces coupées ou à découper, quand toutes les pièces sont coupées avec symétrie. La ligure du parterre doit être conforme à la largeur du lieu, et à la longueur du pays. Les plates-bandes servent à défendre les parterres qu'elles entourent d'une ligne continue de fleurs, ou par des lignes coupées en compartiments ; elles peuvent être encore unies et plates, sans fleurs, ou nues et sablées avec des caisses d'orangers, droites, circulaires ou à pans : « Les sentiers des parterres ne sont point faits pour marcher, c'est seulement pour détacher les pièces de compartiment ; il n'y a que dans les parterres de pièces coupées où les sen- tiers, étant plus larges, peuvent servir à la promenade. » Les allées sont comme les rues d'une ville ; elles font com- muniquer les différents quartiers du jardin ; couvertes ou d couvertes, elles sont simples, ou doubles, blanches, c'est- à-dire sablées, ou vertes : semées de gazon, parallèles, droites, de traverse, tournantes, retournées d'équerre, dia- gonales ou de biais, de niveau et à pente douce- Leur lar- geur doit être proportionnée à la longueur ; en général, dans une allée double, celle du milieu a la moitié, les laté- rales chacune un quart delà largeur. CONSIDÉRATIONS GKNÉRALES I Sq Les paliss.ides de tapisserie verte sont à éventails et IIG. 66. PARTERRE DAXS U\ PARC. D'après Le Barbier et Masquelier. rideaux appuyés aux hautes futaies, ou à banquettes avec boules ou à hauteur d'appui, comportant des renfonce- 190 L ART DES JARDINS ments et niches pour les bancs, ou en arcades et en por- tiques. Les Bois et Bosquets, c'est-à-dire « tout ce qu'il y a de plus beau et de plus agréable dans un jardin », constituent Kh IIG. 67. PARIS. JARDIN" Di; M. Dr. ClIAMBLAY, RUE DU COLOMBIER. D'après une estampe du xvii" siècle. le deuxième élément. Le bosquet est un petit bois de peu d'étendue, un bouquet de verdure, qui fait valoir les par- ties plates du jardin. Les formes générales affectent l'étoile, la croisée, la patte d'oie; on y pratique aussi les cloîtres. CONSIDERATIONS GENERALES 191 labyrinthes, quinconces, boulingrins, salles, cabinets, chapelets, salles couvertes, berceaux, fontaines, îles cascades, galeries d'eau et de verdure. 11 faut distinguer la forêt ou grande futaie, dont les arbres sont très élevés ; le taillis, coupé tous les neuf ans; et la moyenne futaie, mar- rie. 68. — berci;au de treillage. D'après Daniel Marot, xvii' siècle. manteaux et de touches, qui n'atteint jamais plus de trente pieds de haut. Les bois parés sont à découvert et à com- partiment, entourés d'une petite palissade à hauteur d'appui ; les arbres en quinconces constituent des allées plantées en échiquier, sans palissade. Les bois verts sont « les plus beaux de tous, par leur verdure continuelle pen- dant l'hiver, comme pendant l'esté ». Par boulingrins on entend « certains renfoncements et glacis de gazon qui se pratiquent au milieu de grandes pièces et tapis de gazon, dans un bosquet, et quelquefois 19: L ART DES JARDINS au milieu d'un parterre à l'anglaise ». Ce renfoncement, caractéristique du boulingrin, empêche de le confondre avec le parterre à l'anglaise ; il est simple, sans orne- FIG, 69. — PORTIQUn DE TREILLAGE. DU JARDIK DE M. MOXTIGNI. D'-iprès une est.impe de Pérelle. ments, ou composé avec des compartiments, et même de broderie. 11 comporte aussi des rampes, des tapis et des pelouses. Autour de lui. se disposent des berceaux artiticiels CONSIDÉRATIONS GENERALES I93 (fig. 68, 70), faits de treillages montants, transversaux ou iiG. 70. — BERCEAU DANS ux l'AKL. D'upics Le Barbier et Née. arcs-boutants. et des cabinets, difféients du berceau, en ce que celui-ci est en longueur. Les portiques constituent les 194 L ART DES JARDINS entrées extérieures de ces deux constructions (fig. 69). Pour embellir les jardins français, il faut y placer des Fontaines : cascades, buffets d'eau, pièces d'eau, canaux avec des gondoles, des poissons et des cygnes ; des terrasses, supportant des vases à fleurs et agrémentées d'es- caliers, de rampes, de voûtes et de grottes : des serres ou orangeries, exposées au midi, et servant parfois de gale- rie; des sculptures en bronze, plomb doré, marbre, fer, stuc, pierre, termes, bustes ou académies de naïades, fleuves et tritons pour les fontaines, de sylvains, faunes et dryades pour les bosquets, de sacrifices, bacchanales, jeux d'enfants, festons, feuilles, moulures sur les vases. Il y a encore des belvédères, ou pavillons de l'aurore, pro- pices au repos ; des grottes ci perspectives ^ des grilles: des ah ! ah ! ouvertures de murs sans grilles, à niveau des allées, avec un saut de loup par devant « ce qui surprend la vue en approchant, et fait crier ah I ah ! dont ils ont pris nom » ; des caisses vertes pour les orangers, jasmins, grenadiers, myrtes, lauriers ; et enfin des bancs en bois, à dossier, ou simples, en pierre. CHAPITRE II VERSAILLES ET TRIANON Il est intéressant de suivre, à Versailles même, la lente éla- boration des plans qui constituent le jardin français. Cette promenade est rendue facile maintenant par les articles que M. Pierre de Nolhac a consacrés au premier Versailles dans la Galette des Beaux-Arts, et dans la Revue de l'Art ancien et moderne, et dont voici le résumé. 11 conteste d'abord les documents sur lesquels s'appuie Dussieux pour pré- tendre que Louis XIV ne fit qu'agrandir l'œuvre de Louis Xlll. Les documents graphiques de Pérelle et Sil- vestre ne sont pas antérieurs a 1667 ; la promenade à Ver- sailles de M"'-' de Scudéry eut lieu dans l'été de 1668 ; on ne peut donc pas en inférer pour déterminer ce qu'était le château de Louis XIII. Ce qu'on sait, c'est qu'en 1626, il y avait un « plant » autour du château, un parc avec de jeunes arbres. Le plan de Gomboust, qui est de 1652, en donne probablement la physionomie. Jacques Boyceau, dont il a déjà été question plus haut, l'auteur du Traité de jardinage selon les raisons de la nature et de Vart, travailla aux jardins ; il fit des parterres de broderie en buis taillé, avec des espaces sablés de diverses couleurs. Son œuvre, en somme, fut assez restreinte, contraire- 196 l'art des jardins ment à l'opinion de Dussieux. Le potager, la ménagerie, lorangerie sont bien postérieurs . C'est en 1661 que commencèrent les transformations ; le modèle fut le château de \'aux. construit de 1554 à 1661. et qui eût pour architecte. Louis le \'au. André Le Nôtre comme jardinier. Charles Lebrun pour la décoration, et François Francini pour les eaux et cascades. Tous quatre passèrent au service du roi. Un rapport de Colbert montre qu'on dépensa i 500000 livres au parc jusqu'en 1665. De 1662 à 1663, se construisit le grand parterre de broderie devant le château, appuyé par un terrassement en demi- lune, qui deviendra la rampe de Latone. et une longue allée centrale, qui. allongée plus tard, sera l'allée royale ou tapis vert, aboutissant à un grand bassin " le grand rondeau ■), ou bassin des cygnes, futur bassin d'Apollon. L'ancien jardin du château féodal est destiné à être le frui- tier et potager du roi : on y emploie 94 vignerons et jar- diniers sous la direction de Le Nôtre. L'orangerie est com- mencée par Le \'au, en 1003 ; elle contient i 250 orangers confisqués au château de Fouquet, à \'aux-le-\"icomte ; elle sera remplacée, à peu près au même endroit, par l'orange- rie de -Mansart. Tous ces détails sont révélés par Petit, agent chargé par Colbert de le renseigner sur tout ce qui se passe, et qui s'acquitte à merveille de sa mission jus- qu'en 1669, époque où il est envoyé à Fontainebleau. « Com- bien ce parc est différent de celui qui nous est resté ! Le parterre de broderie devant le château fera place à des décors successifs, tous d'un dessin plus important que celui que nous apercevons. Les bassins sont encore presque tous sans décoration, sans les groupes d'où jailli- ront bientôt les célèbres jeux d'eau ; les bosquets sont VERSAILLES ET TRIANON I97 naturellement plus rapprochés du petit château, qu'en- tourent des pentes plus rapides ; enfin le parterre du midi, placé au-dessus de la première orangerie par Le Vau est quatre fois moins grand que celui qu'on voit aujourd'hui au-dessus de l'orangerie de Mansart. Toutes les lignes du château et de ses abords seront, d'ailleurs, agrandies dans des proportions semblables. » En 1664, s'amorcent les parterres du nord et du mùdi, à gauche et à droite du grand parterre ; c'est pour le moment un parterre de ga?on, et le jardin à fleurs ou jar- din du roi ; dans celui-ci il y avait au centre un bassin rond avec un amour tirant une flèche d'eau par Lerambert, comme en témoigne une estampe de Le Pautre. On fait venir alors des ifs et des pins de Normandie, que l'on garde en pépinière, prêts à être employés ; des ouvriers travaillent au labyrinthe, aux glacières ; on plante une allée dequatre rangs de tilleuls, et, le long du mur bornant le petit parc, une allée de chênes verts. On embellit le par- terre à fleurs, que l'on clôt de grilles coupées par treize termes de pierre de Houzeau, et douze de Lerambert ; il y a aussi huit figures de Lerambert et de Philippe Ruyter au grand rondeau. Les Suisses, en 1665, fouillent le sol sous le parterre de broderie ; on crée un nouveau parterre, qui deviendra le bassin de Latone, et près de l'étang de Clagny se creuse un rondeau, futur bassin du Dragon ; en même temps, douze vases de bronze sont fondus sur l'ordre de Col- bert d'après les modèles en cire de Laurent Maguière, Baptiste Tuby et Legendre. Dès 1665, les Franchine ou Francini : François, intendant delà conduite et mouvement des eaux, et Pierre, ingénieur pour le mouvement des eaux 198 l'art dks jardins et fontaines des maisons royales, ménagent les effets d'eau, amenée par les machines de Le Vau aux réservoirs, depuis l'étang de Clagny, et qui fonctionnent aux bassins du Dragon et de l'Ovale (Latone). En 1667, on élargit l'allée royale en ébranchant les arbres qui la bordent, et de nombreux artistes décorent les fon- taines : Gaspard et Balthazar Marsy, Mazeline, Anguier, Lerambert ; et la grotte de Thétis s'achève ; Delaunay en fait les rocailles ; la sculpture est due à Girardon, Renaudin, Gilles, Guérin, Marsy. Le motif est un soleil d'or, imaginé par Perrault, et inondant de ses rayons trois portes en barres de fer peintes en vert. C'est là qu'en 1668 eut lieu la fameuse séance où La Fontaine lut les Amours de Psyché à Boileau, Racine et Molière. On voit, d'après cet historique du premier Versailles, quelles hésitations présidèrent à la réalisation de cette œuvre colossale, que l'on se figure trop souvent avoir été élaborée d'un seul coup, et achevée sans changements appréciables. Pour lutter contre cette opinion si manifes- tement fausse, un moyen radical est d'esquisser une his- toire des variations du grand parterre. Elle a été faite par M. André Pératé, dans la Revue de l'Histoire de Versailles. A la place où est maintenant le parterre d'eau, Boyceau dessina des plates-bandes en arabesques au nombre de dix, autour d'un petit bassin circulaire, ainsi qu'on voit sur une planche gravée de son livre, intitulée parterre de pelouse du parc de Versailles, comme sur la planche de Gomboust, datée de 1652. En 1664, une gravure de Pérelle et de Poilly montre un parterre de quatre carrés de bro- derie, accosté à droite et à gauche de massifs d'arbres. En 1664 ou 1665, un plan de La Pointe, fait pour la col- VERSAILLES ET TRIANON I99 lection dite le cabinet du roi, appelle le parterre en question le grand parterre. On y voit alors deux plates-bandes de gazon bordées de buis, devant un bassin circulaire, domi- nant la demi-lune du petit parc; à gauche est un bosquet. à droite une allée d'arbres. De 1671 à 1674, « les plates-bandes de gazon et de fleurs cèdent la place à des bassins » ; c'est maintenant le par- terre d'eau. Le modèle en a été donné par Anguier, et Tuby. Jacques Gabriel reçoit 13 aoo livres pour la maçon- nerie des trois réservoirs. Le roi et Colbert pressent les ouvriers ; le ministre fait lui-même l'expérience des pompes : Louis XIV écrit en marge d'une de ses lettres : « Je suis très ayse de ce que vous me mandez touchant les eaux. Quand toutes les pompes seront achevées, vous ferez une épreuve des huit fontaines que vous avez déjà éprouvées et vous y joindrez les deux dernières du par- terre, car elles doivent toujours aller aussy, afin que je règle là-dessus le temps qu'elles devront aller et la gros- seur des jets. » Le tout est achevé en 1674 ; il y a un bassin central rond, accosté de quatre bassins qui communiquent avec lui; deux petites pièces d'eau sont de chaque côté. Un grand nombre de statues ont été commandées et payées sur sept années, formant un total de 15 000 livres ; exposées à leur place en plâtre, elles n'ont jamais été sculp- tées en marbre ; de même a disparu, au bout du parterre d'eau, un globe qui était des-tiné à servir de « cadran au soleil ». En 1680, les bassins sont enclavés dans un rectangle de gazons et de fleurs ; du buis s'arrondit en boules dans des vases de chaudronneries; il y a aussi des caisses d'oran- gers ; deux combats de tigre et d'ours, de cerf et dç chien, 200 L ART DES JARDINS par \'an Clève et Raon sont placés dans les cabinets d'ani- maux, de 1684 à 168;. Une transformation radicale, de 1683 à 1713, bouleverse le parterre d'eau ; les ordres de Louvois à Le Nôtre et Mansart sont très catégoriques ; on détruit les comparti- ments de bassins, et on leur substitue deux bassins paral- lèles, entourés de figures couchées, de fleuves et de rivières par Coysevox, Regnaudin, Tuby, Le Hongre. Raon, Magnier, Legros, fondues par les Keller dès 1683. On y ajoute enfin huit groupes d'enfants du plus gracieux effet. Tels sont les essais successifs tentés avant qu'on arrivât à cette forme définitive, certes supérieure aux autres, chef- d'œuvre incontestable, Rien n'égale la beauté de ce par- terre, qui est en si heureuse harmonie avec la façade du palais, et la fait encore valoir. Nous voici arrivés à une époque déjà avancée de la cons- truction, où l'obscurité est bien moins grande que dans les commencements. En 1668, d'après Dussieux, on s'occupe des sculptures du bassin de Latone et du Char d'Apollon. Selon le Mercure Galant de 1 673, les jets d'eau, sous la direc- tion de Francine, fonctionnent au marais, à l'arbre, à la montagne d'eau, au théâtre « où les changements de déco- ration d'eau sont aussi fréquents que ceux des pièces de machines qui en sont les plus remplies ». Les dates prin- cipales sont pour les bassins de Cérès et de Flore, 1672-75 ; le Miroir, 1672 ; le bassin de Bacchus, de 1673 à 1677 ; Tîle royale de 1674 à 1683; Saturne, de 1675 ^ 1679; la fontaine d'Encelade, de 1675-76; de 167g à 1683, le bosquet de l'arc de triomphe, et le bosquet des trois fontaines. La nouvelle orangerie, commencée en 1678, est terminée en 1687; en 1683, la pièce d"eau des Suisses, ainsi que la salle de bal. VERSAILLES ET TRIANON 201 et la Colonnade en 1688. C'est en cette dernière année que le jardin parait avoir été achevé ; les changements, inter- venus depuis lors, ne semblent pas avoir détruit les lignes générales du parc. Louis XIV, qui était fier à si juste titre de ses jardins, VERSAILLES. — LA FONTAINE DU POINT DU JOUR. Etat actuel. s'entendait à en faire apprécier toutes les beautés. 11 avait rédigé lui-même un guide, dont plusieurs exem- plaires sur vélin calligraphiés sont conservés au Cabinet des Estampes delà Bibliothèque nationale, et qui va nous diriger dans notre promenade. « En sortant du chasteau par le vestibule de la cour de marbre », on rencontre la terrasse qui se déploie sur toute 202 L ART. DES JARDINS la longueur du palais, le parterre d'eau, qui étend ses deux bassins de marbre, entourés de statues en bronze : fleuves, nymphes, génies, enfants potelés et souriants, et les cabinets de Diane et du Point du jour (fig. 72). Ce sont des bassins carrés, surmontés de groupes d'animaux : lions, tigre et limier terrassant un loup, un sanglier, un ours, un cerf, et de statues charmantes de Vénus, Diane, de l'Eau, du Printemps, de l'Aurore qui s'enlèvent sur le fond des char- milles avoisinantes. '< Il faut ensuite aller droit sur le haut de Latonne et faire une pause. » Trois degrés, et deux rampes douces y conduisent ; au-dessus de trois bassins superposés, Latone, accompagnée de ses deux enfants. Apollon et Diane, adjure Jupiter de changer en grenouilles les Lyciens, qui lui ont refusé à boire et se sont moqués d'elle ; le dieu se rend à ses prières, et la métamorphose s'accomplit. « Ayant tourné à gauche pour aller passer entre les Sfinx, on ira droit sur le haut de l'orangerie, d'où l'on verra le par- terre des orangers et le lac des Suisses. » L'orangerie (fig. 75) s'étend au bas du parterre du midi, qui était aussi appelé le parterre des fleurs, et qu'un perron de marbre blanc, accosté de deux sphinx, sépare de la ter- rasse du château. Elle est composée de galeries, dont la plus longue a 156 mètres d'étendue, et qu'éclairent d'im- menses fenêtres cintrées. En 1686, les ambassadeurs sia- mois ne purent assez admirer cette maison des orangers, que bien des rois, disaient-ils, auraient pu désirer pour abriter leur propre personne. Par devant, un parterre de six boulingrins cantonnent un bassin circulaire; il fut dessiné par La Quintinie, et planté de lauriers-roses, de myrtes, de grenadiers et d'orangers surtout, pour les- VERSAILLES ET TRIANON quels le roi avait une véritable passion ; il en fit venir de Saint-Domingue, de Flandre, de Fontainebleau, que l'on dépouilla pour !a nouvelle résidence ; et les contemporains sont unanimes à célébrer l'enchantement que produisaient, ^^^s-^"^ ^éê'^^" VURSAILLES. LE SPIIIXX DE E ESCALIER DE LA TERRASSE. *-" ~ ; Etat actuel. "^ *. dans les fêtes royales, les milliers d'orangers disséminés partout, et dont le feuillage tendre émergeait des roses, chèvrefeuilles ou jasmins entourant les caisses où ils étaient conservés. De là on passe au labyrinthe (fig. 74), appelé depuis le bos- quet de la reine, et où il y avait « une infinité de petites allées tellement mêlées les unes dans les autres qu'il était presque impossible de ne s'y pas égarer ; mais aussi, afin que ceux qui s'y perdaient pussent s'y perdre agréablement, il n'y 204 l'art des jardixs avait pas de détours qui ne présentât plusieurs fontaines en même temps à la vue, en sorte qu'à chaque pas, on était surpris par quelque nouvel objet ». Les sujets représentés étaient les fables d'Fsope, qu'expliquaient des quatrains de Benserade sur des plaques de bronze : « Les animaux en plomb coloriés selon le naturel étoient si bien désignés, qu'ils sembloient être dans l'action même qu'ils représen- toient, d'autant plus que l'eau qu'ils jetoient imitoit la parole que la fable leur a donnée. » C'était un véritable musée d'histoire naturelle où tout un monde s'agitait : coqs, paons, dindons, chiens, cigognes, chèvres, lapins, loups, grenouilles, aigles, tortues. 11 n'en reste plus que des débris, mais une belle série d'estampes gravées par Sébas- tien Leclerc permet de juger avec quel soin ces fontaines avaient été exécutées (fig. 75, 76, "j"], 78). Le labyrinthe a été détruit en 1775, et remplacé par le bosquet de la reine. « On ira voir la salle de bal, on en fera le tour, on ira dans le centre, et l'on en sortira par le bas de la rampe de Latonne. » Ce bosquet, de forme elliptique, comprenait une cascade de rocaille « d'où tombent, dit Blondel, des nappes d'eau qui produisent un murmure agréable et un effet très brillant aux lumières ». Au-dessus était l'or- chestre, et, en face, des gradins pour les spectateurs. On dansait dans l'arène^ De là, Louis XI\' conviait ses visi- teurs à rebrousser chemin jusqu'au bassin de Latone, pour y jouir encore une fois du point do vue : « On y fera une pause pour considérer les rampes, les vases, les statues, les lésars, Latonne et le chasteau. de l'autre costé, l'allée royalle, l'apoUon, le canal, les gerbes des bosquets, Flore, Saturne, à droite Cérès, à gauche Bachus. » Après avoir traversé le bosquet de !a Girandole, aujour- ^I'î"'^j*>'fe~i5''"'—' "-''■' 2<)6 L ART DES JARDINS d'hui quinconce du midi, on arrive au bassin de Saturne, dont une gravure de Pérelle donne la description sui- vante : « Au milieu est représenté l'hiver accompagné de plusieurs enfans ; autour de lui est une guirlande de coquillages, qui de distance en distance porte quatre hor- loges de sable, entre-meslez d'enfans et accompagnez d'un jet d'eau. » Quand on en a fait « le demy-tour » on trouve l'île royale ou le jardin du roi. Dussieux croit qu'on l'appela île d'amour au xv!!!*^^ siècle ; cette dénomination se trouve déjà dans la légende d'une estampe éditée par Langlois : « Le bassin de Fisle d'amour ou Tlsle royale est en forme de canal au milieu duquel est une isle envi- ronnée de 80 jets d"eau qui, jaillissant de tous côtés, n'em- pêchent pas qu'on ne s'y promène sans estre mouillé. 11 est à main gauche au-dessous du labyrinthe; il a une toise de profondeur et 20 de longueur, sans conter la pièce d'eau ou cascades qui sont au bout qui s'achèvent en cette pré- sente année 1681. » 11 y avait d'abord deux bassins : les vertugadins ou miroir et la grande pièce ; Louis XIV prescrivait de faire le tour de celle-ci : « Quand on sera au bas, on fera une pause pour considérer les gerbes, les coquilles, les bassins, les statues et les portiques. » Cet ensemble harmonieux a disparu à la Restauration pour cause de salubrité; il n'est reste que le miroir; on Ta entouré d'un beau jardin anglais, qui est maintenant le jardin du roi, pour faire pendant au jardin de la reine. L'itinéraire conduit ensuite à la Colonnade, dessinée par Mansart ; elle est circulaire et a un rayon de 16 mètres ; au centre est un groupe de marbre ; tout autour, trente- deux colonnes,- supportant des arcades qui encadrent des vasques rondes d'où jaillissent des jets d'eau. Le VERSAILLES ET TRIANON 207 groupe central, dû à Girardon, représente renlèvement de Proserpine : des nymphes, sylvains et naïades, des génies et des amours complètent la décoration. De là, Louis XIV recommande le coup d'œil sur l'allée royale ou JIG. 74. — VLRSA1LU;S. Li: UKAND LAliVKlNTlIU Tl^L QU IL Ï.IAIT AU XVH° SIÈCLE. D'après une estampe de Pérelle. tapis vert; c'est un immense rectangle de gazon, qui s'étend entre les bassins de Latone, et celui d'Apollon : à gauche et à droite, des arbres de haute futaie l'accompagnent de leur magnificenee ; le long des charmilles, de beaux vases décorés de fleurs et de vignes, des statues de marbre, la Vénus de Médicis, la Vénus de Richelieu, sculptée par Legros d'après l'antique, jettent leur note blonde sur le 2o8 l'art des jardins fond vert du feuillage. Si l'on regarde ensuite du côté du canal, on aperçoit le grand bassin ou bassin d'Apollon qui est octogone et a 87 mètres de large. Au milieu de dau- phins et de tritons, Apollon accourt sur son char traîné par quatre chevaux marins. Le groupe a été dessiné par Lebrun, et sculpté par Tuby. En quittant ce bassin « on entrera dans la petite allée qui va à Flore, on ira aux bains d'Apollon et l'on fera le tour pour considérer les statues, cabinets et bas-reliefs ». C'était d'abord le Marais, ainsi appelé parce qu'on avait placé dans un bassin carré, autour d'un chêne en fonte, tout ce qui constitue un marécage : roseaux, joncs, her- bages, qui étaient autant de minuscules jets d'eau. L'idée venait de M"« de Montespan ; le marais dura autant qu'elle. En 1704, il fut bouleversé, et Mansart lui substitua les bains d'Apollon ; il y eut tout profit pour l'art, puisqu'on orna le bosquet des groupes de Girardon, qui décoraient auparavant la grotte de Thétis. Apollon, dieu du soleil, est descendu de son char, au couchant, la route du ciel finie, et vient se reposer chez Thétis, épouse de l'Océan et la plus belle des Néréides; six nymphes, au corps harmonieux et souple, s'empressent autour de lui pour le servir, tandis que, de chaque côté, ses chevaux reprennent haleine. Les bains furent remaniés une dernière fois, en 1778, par Hubert Robert, dans le genre anglais ; on plaça le chef- d'œuvre de Girardon dans des grottes taillées à même un rocher postiche, et, au pied, un étang irrégulier, bordé de joncs et de salicaires, servit de miroir pittoresque à cette sculpture classique (fig. 79). Des bains d'Apollon le visiteur passe à la fontaine d'En- celade, où le géant est écrasé de rochers ; puis à la salle VERSAILLES i:T ÏRIAXOX 209 du Conseil, appelée aussi les Cent tuyaux, la gerbe, l'obé- FIG. 75. VLRSAILLLb. LABYRINTHE. VUE DE L EN TKLL ET DES TONTAINES PRINCIPALES. (D'après Sébastien Le Clerc.) lisque. L'effet d'eau y forme une pyramide régulière qui a 3 mètres de diamètre à la base, et 25 de hauteur ; grâce à 14 2IO L ART . DKS JARDINS des artifices d'ajustage et de fontainiers, la retombée de ces jets figure la forme d'un obélisque « d'une couleur, dit La Martinière, blanche comme la neige ». Tout près sont les bassins de Cérès ou de l'Été, de Flore ou du printemps, et la fontaine de l'étoile ou la montagne d'eau, que décrit ainsi la légende d'une estampe : « L'eau, qui jaillit de cette fon- taine, forme comme une grosse montagne, et, retombant par cinq endroits, forme autant de nappes qui tombent au pied du bassin; dans les allées d'espace en espace, il y a des roches qui jettent de Teau. » Elle disparut lors d'un remaniement opéré par Alansart. Le théâtre d'eau en tint lieu, " à côté du marais, près de la fontaine de Cérès, d'une forme presque ronde, divisé en théâtre et amphi- théâtre avec trois rangs de sièges, et environné d'une allée d'ormes. La palissade, qui est autour du théâtre, est ornée de quatre niches avec des groupes d'enfants de métal doré dans des bassins, et le tout se termine par trois allées, au milieu desquelles est un canal en cascade, et, au bout de chaque allée, un Amour. Pour la différente décoration des scènes, l'eau y fait divers changements comme ber- ceaux, palissades, lances de cristal, grilles d'eau, chande- liers et aigrettes, dont les mouvements causent autant de surprise que d'admiration ». 11 fut détruit sous Louis XV, et on ne voit plus à sa place que le bassin des Enfants, d'une grâce parfaite. En traversant le berceau d'eau, où des jets formaient une tonnelle, sous laquelle on passait sans être mouillé, et qui a fait place aux trois fontaines, on arrive au Dragon, puis au bassin de Neptune, appelé aussi sous Louis XIV les grandes cascades. « Il est bordé, écrit Dussieux, par une tablette de 160 mètres de longueur, supportant vingt-deux VERSAILLr-S ET TRIANON 211 vases de plomb richement ornés, de chacun desquels s'é- chappe un jet d'eau. La tablette est accompagnée dans toute XliKbAILLEb). LABYRIXTHK. sa longueur d'un chéneau, duquel sort aussi un jet entre quatre vases ; ce qui fait en tout quarante-quatre jets d"eau, L ART DES JARDINS qui s'élèvent à une grande hauteur (20 mètres). Six grosses gerbes s'élancent sur les devants du bassin, dont le fond VERSAILLES. LABYRINTHE. est orné de vingt-deux nappes d'eau tombant en cascades.» A partir de 1739, on plaça les trois groupes en plomb, qui VERSAILLES ET TRIAN'ON décorent ce bassin : le Protée sur une licorne marine de Bouchardon; au centre, Neptune et Amphitrite assis dans FIG. 7.8. VERSAILLI.' LABYRIXTIIE. une conque: et à droite, l'Océan par Lemoine. C"est peut- être dans ce bassin que l'hydraulique a produit les résul- 214 ' ART DFS JARDINS tats les plus surprenants; aussi chaque année, la munici- palité de Versailles donne là une fête de nuit, où les innombrables lumières, le jeu harmonieux des fontaines, la noble ceinture des beaux arbres séculaires concourent pour offrir à la vue un spectacle féerique. « On ira à l'arc de Triomphe, l'on remarquera la diversité des fontaines, des jets, des nappes et des cuves, des figures et les différents effets d'eau. » On y voyait la fontaine de la France, victorieuse de l'Espagne et de l'Empire, la fon- taine de la Victoire, enfin celle de la Gloire par Coysevox, et un arc de triomphe, qui subsiste seul aujourd'hui avec la première. De là, on peut remonter l'allée d'eau, nommée aussi allée des enfants, et allée des marmousets. Les enfants ont porté bonheur aux décorateurs de Versailles, qui ne se sont pas fait faute de les représenter souvent, jouant le long des bassins, supportant des vasques, ou en guise d'anses, tandis qu'ils contemplent les fleurs dans un vase de marbre ou de bronze ; mais jamais cette représentation n'a été aussi charmante qu'en cette allée, au milieu de vingt-deux petits bassins, sous les cuvettes de marbre blanc, qui reposent sur leurs têtes mignonnes et malicieuses : les voici en tritons avec des coquillages, en Amours potelés, en petits satyres, en termes, jouant avec des fruits, des poissons, des flûtes, des tambours de basque, toujours souriants, jouflus, la figure épanouie et les gestes d'une ingénuité charmante. L'allée d'eau contient le délicieux poème en bronze de l'enfance. A l'extrémité bruit la cascade ou les bains de Diane, dont le bastin carré est orné d'un bas-relief de Girardon, Diane au bain, au milieu de ses nymphes, l'une des œuvres d'art les plus gracieuses qui soient, et faisant ressouvenir de Jean Goujon.' \' E R s A I L L E s ET T R I A N O N 215 VERSAILLES. — LES BAINS D APOLLON DANS LE PARC. Etat actuel. 2 l6 L ART DES TARDINS « Après on remontera au chasteau par le degré de marbre qui est entre l'esguiseur et la Vénus honteuse ; on se tournera sur le haut du degré pour voir le parterre du Nord, les statues, les vases, les couronnes, la Piramide et ce que Ton peut voir de Neptune, et après on sortira du jardin par la mesme porte par où l'on est entré. » Le parterre du Nord est le pen- dant du parterre du Midi ; il en diffère beaucoup d'ail- leurs, étant en pente douce, avec des bassins, planté de boulingrins fleuris et d'ar- bres nains, dont l'ensemble est plus harmonieux et plus frais que les compartiments de broderies du second. Sur la tablette, qui le longe, se trouvent quatorze vases de bronze et deux autres en granit rose d'Egypte ; de chaque côté du degré de marbre, on a placé le rémouleur (Tarrotino), et la Vénus pudique, sculptés d'après l'antique par Coysevox. Ces statues d'après l'antique : Vénus de Médicis, Vénus de Richelieu, Vénus Callipyge, Vénus de Cnide, \'énus pudique, la jolie nymphe à la coquille de Coy- sevox, tant d'autres chefs-d'œuvre, dont le peuple blanc égaie les charmille^ et les futaies, sont une ornementation de choix et opportune dans ce jardin grcco-romain. Mais FIG. 80. VERSAILLES. VASE DANS LES PARTERRES. VERSAILLES ET TRIAXOX il est un autre élément de beauté, où les artistes du xvii" siècle ont pu employer avec plus de personnalité leur fan- taisie aimable : ce sont les vases si nombreux, en marbre ou en bronze, qui garnis- sent toutes les tablettes, lon- gent les allées, séparent les ifs et les cyprès (fig. 80, 81, 82), Les sculpteurs y ont gravé une flore admirable et très variée : vignes, ra- meaux de chênes et de lau- riers, lis, soleil, acanthes, lierres, et même l'humble chardon; des scènesmarines, avec les néréides, les tritons, les sirènes, qui plongent dans les flots, ou jouent de la conque; des scènes en- tières comme l'enlèvement d'Europe et de Perséphone; des dragons ailés, des mas- carons hideux et grima- çants; des flûtes, pipeaux et tambours de basque, tout un monde d'êtres et de choses du plus curieux et amusant effet. Revenu au vestibule de la cour de marbre, le visiteur n'a pas encore vu toutes les curiosités, et le tour du pro- priétaire est incomplet. « Quand on voudra voir le mesme jour la ménagerie et Trianon, après avoir fait la pause auprès d'Appollon, on s'ira embarquer pour aller à la riG. 81. VERSAILLES. VASK DANS LES PARTERRES. 2i8 l'art des jardins ménagerie. » Des canots attendaient sur le grand canal : celui-ci a la forme d'une croix, dont le montant aurait 1560 mètres de long sur 120 de large, et la traverse 1013 mè- tres de Trianon à la ménagerie. L'extrémité servait de port aux chaloupes, gondoles, galiotes et vaisseaux que des ingénieurs construisirent pour l'usage du roi, et que montaient des gondoliers vénitiens, des timbaliers et des trompettes. La ménagerie, qui est près du canal, non loin de Trianon fut achevée en 1668 et contenait, vivants ou empaillés, des spécimens d'une foule d'animaux. Elle devint le domaine de l'aimable duchesse de Bourgogne, qui s"y délecta, comme plus tard .Marie-Antoinette à Trianon. Des cours symétriques rayonnaient autour du petit château, et, au delà des grilles, de nombreux jardins avaient été tracés pour l'agrément et l'usage de la maison. Trianon construit en 1670 pour M°"* de Montespan» était, suivant Saint-Simon « dabord maison de porcelaine à aller faire des collations, agrandie après pour y pouvoir aller coucher, enfin palais de marbre ». Les jardins furent tracés par Le Bouteux, et décorés de vases de faïence fabriqués à Saint-Cloud. et de fontaines de rocailles ; les caisses d'orangers avaient l'aspect de porce- laines, et les bancs étaient blancs et bleus ; ce fut le Trianon de porcelaine. Il y avait une quantité innombrable de fleurs : « on y faisait de perpétuels changements, dit le duc de Luynes, à l'aide d'une quantité prodigieuse de fleurs, toutes dans des pots de grès que l'on enterroit dans les plates bandes, afin de pouvoir les changer non seule- ment tous les jours, si on vouloit, mais même deux fois le jour, si on le souhaitoit. On m'assura qu'il y avoit eu )us- VERSAILLES ET TRIANON 219 qu'à 1.900.000 pots tous à la fois, soit dans les plates- bandes, soit dans les magasins. » L'orangerie fut célébrée par Denis en termes dithyrambiques ; on appela Trianon le palais de Flore. En 1687, ^^ nouveau Trianon, édifié sur les plans de Mansart, lui fut substitué, et les jardins remaniés pour concorder avec sa magnificence. On y tint toujours les fleurs fort en honneur : « dans la saison, dit Piganiol, tout y est parfumé et on n'y respire que violettes, oranges et jasmins. » Dus- sieux a relevé dans les Comptes des Bâtijueuts plusieurs achats de fleurs alpestres, ou narcisses de Constantinople, de jacin- (D'après un dessin du Cabinet des Estampes.) thes romaines, d'iris de Perse, de cardinales, de lotus, et de jonquilles provençales. Elles garnissaient de nombreux parterres : le jardin du roi, le bosquet des sources, le jardin des marronniers ; des salles et des fontaines, décorées de statues et de vases, ajoutaient au charme du nouveau palais, que Louis XIV affectionnait beaucoup, et où il donnait des fêtes fort réus- sies (fig. 83). Louis XV non plus ne cachait son goût pour cette résidence; un jour même, il se plaignit au maréchal de VERSAILLES. 220 I. ART DES lARDINS Villeroy de ce que son oncle le Régent ne le menait pas à Trianon : « J'aime tant Trianon ! » Il se dédommagea plus tard, quand il fut son maître. Dès 174Q, on y construisit une ménagerie avec volières et poulaillers; puis, on fit des expériences d'agriculture; Claude Richard, jardinier de Saint-Germain, installa des serres hollandaises, avec un salon de jeu et de conversation ; c'est le commencement du petit Trianon, terme adopté dès 1759. M. Gustave Des- jardins a suivi pas à pas les progrès de cette nouvelle fantaisie. Le roi se passionne pour la culture, en serres chaudes, des tulipes de Haarlem. Richard invente une méthode pour naturaliser les plantes du Nord en utilisant la terre de bruyère ; il est nomme jardinier à Trianon. De nom- breuses plates -bandes sont créées et ensemencées de fraises, que Louis XV affectionnait, et perfectionnait avec un soin jaloux. De 1759 à 1774, il s'intéresse à la créa- tion d'un jardin botanique, où son goût du jardinage, goût d'ailleurs général au xvin" siècle, pourra se donner libre carrière. Bernard de Jussieu, directeur du jardin des plantes médicinales de Paris, y classe les espèces « d'après la structure de l'embryon et l'insertion de l'étamine et de la corolle «. Pour faire leur cour, les chefs d'escadre rap- portent de leurs voyages des fleurs exotiques, que l'on s'attache à acclimater. Les efforts de Jussieu sont secondés par des parents de Richard : Antoine, son fils, curieux de botanique étrangère, et Louis, son neveu, qui tous deux font de nombreuses excursions très productives. Sur leurs plans, on édifie une grande serre, et on creuse un canal pour les plantes aquatiques, où séjournent désormais les nénuphars, iris d'eau, lentilles, mousses, lichens, et sali- 222 L ART DES JARDINS caires. Enfin, en 17O1, près de la grille d'entrée, sont plan- tés des pins, épicéas, et cèdres du Liban, qui subsis- tent encore. Il est aisé de voir par tous ces embellisse- ments que Louis X\' avait hérité des goûts horticoles de son grand-père, et qu'il y prenait le même plaisir, donnant des idées, favorisant les expériences, se mêlant avec plai- sir au travail des jardiniers et botanistes. CHAPITRE III AUTRES JARDINS REGULIERS EN ERANCE Les jardins de Versailles et de Trianon ne furent pas les seuls auxquels Louis XIV et la famille royale s'inté- ressèrent. En 1665, le roi acheta pour 7500 livres, non loin de son château, la terre de Clagny, qui appartenait aux Incurables parisiens, et en fit cadeau à M'"'' de Montes- pan. On y ajouta bientôt la terre de Glatigny, sur la demande de Le Nôtre, qui se trouvait un peu à l'étroit pour combiner l'ordonnance des jardins. La construction se fit de 1674 à 1684 (fig. 84). Le palais a tout entier disparu depuis longtemps ; il n'en reste plus maintenant que les descriptions enthousiastes des auteurs contemporains. Voici ce qu'en écrit M™^ de Sévigné, à la date du 7 août 1775 : « Nous fûmes à Clagny; que vous dirai-je? C'est le palais d'Armide ; le bâtiment s'élève à vue d'œil ; les jardins sont faits. Vous connaissez la manière de Le Nôtre; il a laissé un petit bois sombre, qui fait fort bien ; il y a un petit bois d'orangers dans une grande caisse; on s'y promène; ce sont des allées où l'on est à l'ombre; et, pour cacher les caisses, il y a des deux côtés des palissades à hauteur d'appui, toutes fleuries de tubéreuses, de roses, de jas- 224 l"art des jardins mins. d'œillets; c'est assurément la plus belle, la plus surprenante, la plus enchantée nouveauté, qui se puisse imaginer ; on aime fort ce bois. » M. Pierre Bonnassieux, dans son ouvrage sur le château de Clagny, cite aussi un passage du Mercure de France de novembre 1686, relatif au même sujet : « Le jardin tire son plus grand ornement d'un bois de haute futaye, de plu- sieurs parterres en broderie, et des boulaingrains de diverses ligures, ainsi que des bosquets de charmille et des cabinets de treillages ornez d'architecture. Il y a de très belles palissades de myrthes qui sont assez garnies pour enfermer des quaisses remplies d'orangers et d'autres arbrisseaux, de manière que les caisses n'estant point veiies, il semble que les orangers soient néz dans les palissades. L'étang appelé de Clagny sert aussi de canal à la veùe du Chasteau. » La dépense totale atteignit trois millions de livres. C'est une bagatelle en comparaison de ce que coûta Marly, « derrière Lucienne, dit Saint-Simon, dans un vallon étroit, profond, à bords escarpés, inaccessible par ses marécages, sans aucune vue, enfermé de collines de toutes parts, extrêmement à l'étroit, avec un méchant village sur le penchant d'une de ces collines... Repaire de serpents et de charognes, de crapeauxet de grenouilles, uniquement choisi pour y pouvoir dépenser. Tel fut le mauvais goût du roi en toutes choses, et ce plaisir superbe de forcer la nature, que ni la guerre la plus pesante, ni la dévotion ne put émousser. » Le château fut édifié par Mansart de 1677 à 1684. Cinq terrasses descendaient du palais au vallon, où était le jardin ; les hauteurs comprenaient le parc au midi, le AUTRES JARDINS REGULIERS EN FRANCE FIG. 84. JARDIN DU CHATEAU DE CLAGNY. (D'après une estampe de Pérelle.) bosquet de Marly au couchant, le bosquet de Lucienne au levant. 11 y avait de nombreuses pièces d'eau : la cascade, 228 l'art des JARDIN'S où « une rivière tombait de fort haut sur (33 marches ou degrés de marbre, et formoit des nappes d'eau d'une beauté que rien n'égaloit en ce genre », les quatre gerbes. le grand jet, la pièce des cinq jets, entourés de trois belles allées : les allées des ifs, des boules et des portiques. Marly se distinguait de \'ersailles en ce qu'il y avait beau- coup d'ombrages ; on y mangeait : les dames y Travail- laient et même, comme dit Dangeau, « faisoient média- noche et s'y promenoient jusqu'à trois et quatre heures du matin ». Le parc était orné des groupes de Coysevox, et des fameux chevaux de Coustou, qui décorent maintenant l'entrée des Champs-Elysées. Enfin, on s'amusait à la ramasse, à l'escarpolette, au mail et à la roulette, « car le roi veut que rien ne manque ici de tout ce qui peut divertir les courtisans ". Il s'y divertissait surtout lui- même. C'est pour que le duc de Bourgogne ne restât pas trop loin de Marly, que Louis Xl\' lui acheta le châ- teau de Meudon, dont le plan avait été dessiné par Philibert Delorme, et qui appartint successivement au cardinal de Lorraine, à Abel Servien. puis à Michel Le Tellier, et à Louvois. Le Nôtre y traça de nouveaux jar- dins et transforma les anciens selon la mode de Ver- sailles ; il déploya aussi tout son zèle dans la construction d'une orangerie, qui emprunta beaucoup de prix à la situa- tion exceptionnelle du château; ici en effet l'architecte était aidé par la nature, et la vue sur la vallée de la Seine, la hauteur où le palais était perché, les collines avoisi- nantes qui allaient mourir vers le fleuve, devaient lui rappe- ler le site pittoresque des villas italiennes, si approprié aux exigences du style régulier. 230 L ART DES JARDIXS Le roi se rendit de même acquéreur du domaine de Saint- Cloud, et il en gratifia son frère, Gaston d'Orléans ; le pré- cédent possesseur avait été « l'illustrissime » archevêque de Paris, Gondi (fig. 85). Plusieurs estampes de Sil- vestre et Mariette en donnent des vues précises ; la légende de l'une s'exprime ainsi au sujet des cascades : « la partie supérieure, qui est du dessin d'Antoine Le Pautre, a été exécutée longtemps avant celle d'en bas. Jules Har- douin Alansard, qui en a été l'architecte, ayant eu à rac- corder son nouvel ouvrage avec l'ancien, a sceu profiter si ingénieusement du peu de pente qui lui restoit que le haut de sa cascade, où il a rangé plusieurs buffets d'eau, semble estre une suite de celle d'au-dessus, quoy qu'elle en soit séparée par une allée. L'une et l'autre sont termi- nées par une grande pièce d'eau qui laisse un repos qui varie agréablement avec toutes les nappes et les autres jeux qui lui sont opposés (fig. 86) ». Les travaux avaient commencé en 1660; la première cas- cade a 35 mètres dans les deux dimensions et s'arrête à une large allée, qui fait terrasse au-dessus de la cascade inférieure. L'eau, jaillissant d'une urne, accostée de deux statues, la Loire et la Seine, retombe sur les gradins, parmi les rocailles, entre des coupes ; des fontaines laté- rales augmentent encore le débit de leau. La cascade du bas, en forme de fer achevai, comporte deux bassins sépa- rés par des vasques, et un canal d'une centaine de mètres, où se déverse l'eau des deux cascades. Encore maintenant, une fois par mois, les visiteurs et promeneurs peuvent voir fonctionner cette merveille d'hydraulique, qui n'a pas son égale à Versailles même, et qui emprunte au voisinage des hauteurs de Alontretout un caractère si pittoresque. HG. 88. — SAIXT-CLOUD. — OAXS Li; PARC. 2^2 I. ART DF, S JARDINS Les jardins environnants sont l'œuvre de Le Nôtre (fig. 87, 88) ; la disposition du lieu lui a permis d'établir des terrasses, comme en Italie, sans qu il fut besoin de rap- porter du terrain et de l'accumuler en chaussée, ou d'ou- vrir des orangeries inutiles. Le grand parterre du Trianon de Saint-Cloud comporte une fontaine de ^'énus, au milieu, qu'encadrent des compartiments de broderies, des jets d'eau, et des berceaux de verdure. Les grands seigneurs partageaient les goûts du roi pour les jardins, et accomplirent, eux aussi, de belles œuvres d'horticulture. Certain même le devança dans cette magnificence; ce fut le dernier surintendant général des finances, Fouquet, qui. voulant donner à sa personne un décor digne de la haute opinion qu'il en avait, appela à son aide Le Nôtre, dont la réputation commençait à se répandre, à la suite de travaux d'aménagements dans les parcs de Saint-Germain et de Fontainebleau- ffig. 8qK Le financier y dépensa une quinzaine de millions en quelques mois, et, grâce à cette somme, énorme pour l'époque, réussit à créer un petit Versailles avant la lettre, et à se faire mettre en prison. Des gravures d'Aveline, de Pérelle, de Silvestre, et le parc actuel, qui a été l'objet d'une intelligente restaura- tion, permettent de se figurer l'état de ces jardins au xvn*^ siècle. C'est Lebrun qui donna les dessins des vasques et des fontaines ; la cascade, avec ses trois étages de jets d'eau avait grande renommée ; un dessin de N. de Poilly, gravé par Pérelle. témoigne que de la terrasse on jouissait sur le parc d'une superbe perspective. Le château de Chantilly fut aussi des plus réputés : Char- lotte de Montmorency l'avait apporté en dot à Henri II de '34 I. ART DES JARDINS Bourbon, père du Grand Condé. Celui-ci s'y retira après ses victoires, et. dès 1643, consacra son temps à l'embellir (fig. 90); il ne s'interrompit que de 1667 à 1676, pour aller guerroyer aux Pays-Bas, pendant la guerre de Hollande, et lie. 90. — CHANTILLY. — DANS LE PARC. gagner la bataille de Seneff. Le Nôtre fut mandé à Chan- tilly en 1663 ; il y vint avec son neveu Desgots, l'architecte Daniel Gitard, La Quintinie, et l'ingénieur de Manse, bien reçu comme à l'habitude, et choyé par le prince, ainsi que le prouve cette lettre, citée par M. Mâcon dans la Revue de l'Art, et adressé par Le Nôtre au Grand Condé en 1582 : « Jamais l'honneur que je receus d'embrasser nostre Saint- Père le Pape, et de baiser sa mulle ne m'a fait tant de bien ny donné tant de joie que je ressenty par la bonté que vous avez eu de me donner le bénéfice que votre AUTRES JARDINS REGULIERS EN FRANCE -3? Altesse a refusé à tant de testes couronnées... Je conti- nuerai à eslever mes pensées pour rembellissement de riG. 91. CHANTILLY. — PORTIQUE DE TREILLAGE DAXS LE P.\RC. (D'après une estampe de Pérelle.) vos parterres, fontaines, cascades de vostre grand jardin de Chantilly... » La situation du pays était très favorable à ces projets d'embellissement ; Teau n'y manquait pas, comme ce fut le cas à Versailles ; autour des bâtiments, deux étangs 238 l'art des jardins déroulent une ceinture fraîche et pittoresque ; les ruis- seaux de la Thève et de la Nonnette fournissent, à eux seuls, au débit des fontaines innombrables, et au canal long de trois cents mètres, qu'on creusa. Au delà, un parc fertile et verdoyant s'étend jusqu'aux forêts de Halatte et de Pontarmé, qui dressent dans le lointain leurs masses sombres- Ici, nul besoin d'aqueducs dispendieux, de capta- tions pénibles, de plantations d'arbres amenés à grands frais de toutes les parties de la France ; la nature procure d'elle-même, sans efforts, tous les éléments d'une somp- tueuse résidence. Le Nôtre, au niilieu de ce paysage débordant de vie et de fécondité, se montra supérieur à lui-même, inclinant la raison vers la fantaisie, interrompant la symétrie des lignes par d'imprévus et délicats arrangements. Il y eut une faisanderie, une ménagerie ; des estampes de Pérelle dessinent nombre de parterres, de boulingrins, de salles, de bosquets : le parterre de l'orangerie, le bassin Nar- cisse, la grande écluse et le pavillon de Manse, les trois bassins de la faisanderie, les petites cascades de Beauvais, les portiques de l'arquebuse, le salon pour le jardin de Silvie, les portiques de treillages à la tête de l'ile du Dra- gon (fig. 91), le parterre des grenouilles, les cascades au bout du petit bois, la patte d'oie, la fontaine de la tenaille. le pavillon des étuves, les fontaines de la gerbe et du miroir. La renommée de ces travaux arriva jusqu'à Versailles, bien avant qu'ils fussent achevés ; aussi Louis XIV, en train de bouleverser son parc et ses jardins, s'empressa-t-il, en 167 1, de venir visiter son cousin ; l'accueil, qu'il y reçut, fut magnifique, plus fastueux encore que celui de 240 I. ART DES JARDINS Fouquet; le roi, à ce point émerveillé, projeta d'acheter le domaine; Condé fit la sourde oreille. La réception coûta, paraît-il, deux millions. Le Prince n'épargnait rien en effet pour soutenir son rang; l'hospitalité chez lui était magnifique. Un dessin de Le Pautre permet de s'en faire une idée. Il montre une collation dans une salle de verdure formée par des pans de charmille, coupés net en retrait successif, et aboutissant à un espace rectangulaire qui contient le buffet; près des étagères de verdure et de fleurs se dressent des orangers en caisses ; la salle est fermée par une banquette circulaire, coupée en son milieu pour livrer passage; au centre, s'étale une table de verdure festonnée, chargée de paniers de fruits; des seigneurs et des dames s'apprêtent à prendre place. « Il y aura pour mille écus de jonquilles, écrit M""^ de Sévigné lors de la visite de Louis XIV; jugez de la proportion ! » Les jardins et les parcs étaient à proportion. Ceux de Liancourt dans l'Oise, près de Clermont, ne le cédaient guère, d'après les témoignages contemporains, en beauté et en réputation. De nombreuses gravures de Silvestrc les font revivre à nos yeux, certaines accompa- gnées de légendes fort explicites. On y voyait un « parterre, des cascades où est une fontaine qui faict une nape d'eau ronde avec un demy globe dessus portant environ 60 pouces d'eau; 22 rangées de cascades de 3 napes d'eau chascune avec autant de jetz d'eau dessus qui bordent ledit jardin; fontaine du milieu dudit jardin où est un rocher couvert d'eau avec 12 autres jetz dans le même bassin, le tout por- tant environ 180 pouces d'eau. » II y avait encore des « chandeliers d'eau portant environ chacun 16 pouces aux 4 carrez dudit jardin...: un carré 242 L ART DES JARDINS d'eau entouré d'allées et d'arbres taillez, au milieu duquel il y a un cabinet de verdure couvert en tonnelles avec 12 arcades au milieu, dans lesquelles il y a un jet d'eau a chascun hors aux quatre entrées..., une estoille de petites allées et des cabinetz avec un pré au milieu et une fon- taine..., ormeaux en terrasse avec un pré au-dessous entouré d'eau de trois costez suivans la même figure, avec 25 jetz d'eau dedans et des tonnelles de verdure avec des arcades autour, et au millieu dudit pré est une fontaine faicte comme un pavillon d'eau qui a 13 pieds de diamètre en bas et environ 14 pieds de haut, toute couverte de napes d'eau. » A la fontaine de la perruque, on peut noter l'heu- reux effet d'une allée de peupliers, arbres très décoratifs, et que les horticulteurs du xvii'' siècle ne paraissent cepen- dant pas avoir beaucoup recherchés. Le parc de Liancourt a dû être tracé par un très habile élève de Le Nôtre. Il conviendrait de citer en outre les cascades et la fon- taine de l'île à Chaville; les parterres de Sceaux; le jardin du grand prieuré franciscain de Charleville. fondé par Charles, « duc de Nivernois et de Rethelois, souverain d'Arches», en 1625, et qui comprenait un jardin des femmes, un jardin des prêtres et des religieux, du grand prieur, des herbes et simples servant à la médecine; une magnifique terrasse sur un étang avec cascade à Lésigny « village de la Brie françoise à l'Occident », et dont une fort belle gra- vure de Pérelle et Israël Silvestre interprète la pittoresque situation CHAPITRE IV JARDINS DE PARIS Louis XIV, entre temps, chargea aussi Le Nôtre de remanier le jardin des Tuileries, qui n'était royal que de nom, et où le public fréquentait sans aucune contrainte. On peut se le représenter, une fois transformé, grâce à une estampe de Pérelle. Il comprenait deux grands bas- sins ; le premier était accosté de deux petits rondeaux ; des compartiments de broderies, qui avaient l'apparence de tapis, les séparaient, coupés de petites allées ; ils étaient carrés, sauf ceux qui avoisinaient les bassins, et qui étaient écornés en quarts de cercle; des rangées d'arbres se dressaient de chaque côté du parterre. Une relation d'un voyage à Paris, en 1657, écrite par des Hollandais de passage, trace des Tuileries un tableau pittoresque : « Il y a sans doute quelque chose de tout à fait magnifique, grand et extraordinaire ; mais il est d'une beauté entièrement différente de celle du Luxem- bourg, qui est plus à la moderne, même composé et disposé avec plus d'art, au lieu qu'en celui-ci on voit quelque chose de plus sauvage et de plus champêtre. La grande allée est merveilleuse par la hauteur des arbres qui la forment et la grande ombre qu'ils causent. Aux 246 l'art des jardins côtés on trouve des cabinets de charpenterie, couverts de quelque verdure. Il y a un fort beau jeu de mail, qu'on a même agrandi depuis que le roi se plaît à cet exer- cice... On voit tout auprès un fort beau jet deau. proche duquel est un labyrinthe planté de cyprès. 11 y a d'ordinaire bon nombre de bourgeois et de bourgeoises sur le bord de ce bassin, qui y prennent le frais et s'y reposent après s'être promenés ou voyent pourmener les autres. Le grand nombre n'y aborde que sur le soir, quand on va au cours et qu'on en revient. On y est quelquefois jusques bien avant la nuit, et alors il y a souvent assem- blée et bal, qui est d'autant plus agréable, qu'on y est avec toute sorte de liberté. » En regard, il est intéressant de citer une note manus- crite de lybo, insérée dans un recueil' du Cabinet des Estampes, et qui est des plus amusantes : « En ce temps- là, le beau jardin des Tuilleries étoit le rendez-vous de tout ce qu"il y avoit de grand et d'élégant dans la ville ; on n'avoit pour s'y reposer que quelques bancs de bois. Epars dans la contre-allée, ils étoient toujours très occupés et encore plus désirés ; sy quelque homme y étoit assis, il étoit sûr d'être bientôt accueilli par la révérence de quel- ques belles dammes ; ce qui vouloit dire : cëdés moy votre place; la politesse françoise se refusoit rarement à cette honeteté. En 1760, le gouverneur du château, Bontemps, fît placer dans la grande allée quelques milliers de chaises, dont il dona la ferme à sa maîtresse Allard ; Taffluence du monde augmenta, attiré par cette comodité ; cela rendit de 13 à 14 mile livres par année; les bancs furent aban- ' lif 57 a, acquisition 554). kl M< S-j '^ Il >„, r.lii^Ulr , IL •A- 248 l'art des jardins donnés, il parut même ignoble de s"en servir. Le grand concours du monde occasionnant beaucoup de poussière, les loueurs de chaises firent faire un toneau roulant, assez Ingénieux, pour aroser la promenade... » (fig. 97, 98). Les mêmes Hollandais décrivent ainsi le Cours-la-Reine, composé, disent-ils « de quatre rangées d'arbres de i 600 pas de longueur, qui font trois belles allées dont celle du milieu est la plus large. Il est enceint d'un grand fossé qui, du côté de la rivière, est encore soutenu d'une muraille, qui n'est pas plus haute que le terroir, afin que la vue n'en soit pas bornée, et que de la portière du car- rosse, on voit la Seine, le pré aux clercs et la plaine Gre- nelle. On y entre par une grande porte cochère qui est treillissée et gardée par un portier qui a sa petite maison tout auprès. Au milieu, il y a un grand cercle auquel toutes les allées aboutissent, afin qu'on puisse tourner sans faire de désordre, au cours, en défilant. Au bout, on trouve aussi une grande porte de même que celle de l'entrée. » Silvestre a donné de cette porte et du cours une jolie gravure; les pilastres, énormes, étaient couronnés de deux statues assises, accompagnées d'écussons armoriés ; il y avait par devant un petit pont jeté sur le fossé, et, sur une faible longueur, des murs l'accostaient. Le bois de Boulogne ne servait pas encore de prome- nade à la mode, « assez grand et planté de chênes.. renommé parce que c'étoit le lieu ordinaire où la noblesse se battoit en duel : il y est fort propre, ayant quantité de recoins et d'endroits écartés ». Parmi les beaux jardins du temps, Sauvai cite celui du Luxembourg « rempli de quelques jets d'eau, d'un petit bois, de palissades et d'un grand nombre d'allées, et qui 2B)0 L ART DES JARDINS est la promenade ordinaire des habitants du faubourg Saint-Germain (fig. 99). » Une fantaisie de la duchesse de Berry les en priva pendant quelques années ; ce fut une révolution dans le quartier. Par esprit d'opposition, les Condé ouvrirent le leur. Il était magnifique, sïl faut en croire une planche de Pérelle; on y voyait un berceau immense en treillage simple avec des pavillons couron- nés de coupoles et, par devant, des carrés avec de petits arbres en quinconces, des parterres d"une broderie très fine, et quantité d'orangers. N"ayons garde en outre d'ou- blier le jardin du Palais-Royal, dont une gravure en cou- leurs de Desrais ou de Debucourt, de la fin du xvni' siècle, donne une image si charmante (fig. ioo>. Il y avait aussi le jardin royal des plantes médicinales au faubourg Saint-Victor; ce ne fut d'abord qu'un jardin des simples, au moins dans la pensée de son fondateur, Jean Robin, arboriste du roi, et médecin de Marie de Mé- dicis. Le projet fut repris par trois médecins de Louis XIII : Jean Héroard, Charles Bouvard et Guy de La Brosse; celui-ci acheta lui-même le terrain de ses propres deniers, en 1635, pour soixante mille livres; nommé intendant du jardin, il en dressa le plan, et sema un grand nombre de fleurs ; il y en avait plus de 2 000, en 1640, au moment de l'inauguration solennelle. D'après Pérelle et Israël Silves- tre, un grand bassin circulaire avec jet d'eau se trouvait au bas d'une petite hauteur, encadré de quatre arbres ; de chaque côté, se développaient des parterres géométriques, et à gauche un immense berceau procurait de l'ombrage. Les contemporains mentionnent un labyrinthe, un jardin à tulipes, un verger, une cerisaie, un pré accompagne d'une allée d'ormes, des serres, une orangerie et des pépi- 2^2 I. ART DES JARDINS nières. Les successeurs de Guy de La Brosse : Dufay de Cisternay, Buffon, Flahaut de la Billarderie et Bernardin de Saint-Pierre, s'ingénièrent, avec l'aide de collabora- teurs aussi émérites queTournefort et les Jussieu, à déve- lopper et perfectionner cette œuvre, qui n'a pas cessé d'être populaire. Sauvai abonde en mentions et descriptions de jardins, dont le nombre paraît avoir été déjà très grand à Paris, et compensait la rareté des jardins publics. Les moeurs à ce sujet étaient aimables et délicates ; l'heureux proprié- taire d'un coin de terrain, où, à grand renfort de soins, entre les hautes murailles des maisons avoisinantes, il s'appliquait à faire pousser des arbres et des fleurs, n'avait pas l'idée de se réserver la jouissance exclusive de cette verdure; il entre-bâillait discrètement la porte de l'enclos aux « honnêtes gens » de sa connaissance, et, de concert, les invités et le maître du logis se promenaient sous les arbres, parmi les sourires des fleurs, se racontant les menus faits du jour, la dernière pièce, un sermon de Bossuet, une polémique de Boileau. Tel devait être ce jardin d'Auteuil, si accueillant, et si délicieux, quand ses hôtes habituels s'y réunissaient. Tel était celui des Petits Jacobins « aussi propre que bien situé, qu'ils ouvrent aux honnêtes gens. Il consiste en un jardin haut, et un autre bas. Le haut est un grand parterre environné de cyprès et phyllirea qui le rendent vert en tout temps, et pourtant ordonnés de sorte qu'ils ne bouchent la vue ni du cours, ni de la campagne ; le bas entoure le haut, et est occupé en certains endroits par une ménagerie, et couvert, dans les autres, d'allées de plu- sieurs sortes d'arbres, surtout de nains et de fruitiers... 2^4 L ART DES JARDINS En je ne sais combien d'autres endroits sevoyent des jar- dins en quantité, tout jonchés de tulipes, d'anémones, d'œillets et de toutes sortes de fleurs, sans parler des plantes et des simples. Car il y en a et au faubourg Saint- Marceau et au faubourg- Sainl-iMichel, au Temple, à Montmartre et presque en tous les quartiers de Paris et les faubourgs. » Voici, d'après Sauvai et des gravures de Pérelle, le salon rond des six portiques de treillage au jardin de M. le président Nicolaï ; le cabinet de treillage du comte de Mors- tein à Montrouge (fig. mi); le jardin de M. de Chamblay, rue du Colembier ; « le jardin de la maison de M. de Saint- Poange, rue des Petits-Champs, de l'invention de M. Le Nautre -> ; le jardin des apothicaires au faubourg Saint- Marceau ; celui de l'abbaye Saint-Victor, des prêtres de la Doctrine chrétienne, du Temple, des Célestins, des Capu- cins du Marais, de l'Arsenal avec « une allée longue de quelque trois cents toises, attachée d'un bout à la Bas- tille, de l'autre à la Seine, et placé dans une des plus agréables vues qu'on sauroit imaginer ». Sauvai décrit enfin le jardin d'un oculiste célèbre, appelé Thévenin ; situé sur les remparts, non loin du boulevard actuel des Italiens, il peut passer pour le type du genre: (f Sa longueur est de trente-quatre toises, et sa largeur de trente-deux, et il est fait en forme de losange. 11 est entouré de quatre allées bordées d'un costé de phylli- rea, qui en cachent les murailles, et de l'autre costé de contre-espaliers à l'appui, que soutient une haie de pierre maillée de lattes, d'où sortent des branches étendues comme les doigts dune main ouverte, ou les branches d'un éventail. Au coin du jardin sont des cabinets fort JARDINS DE PARIS toufiFus. Dans le reste, il y a un "parterre avec quantité d'arbres fruitiers de trois pieds de haut seulement, mais chargés les uns de fruits hâtifs, les autres de tardifs ; les rîG. loi. — ?AH.:f. — n:che^ r:-; treiilac DANS LE JARDIN DU COMTE DE MORSTEIN. D'après une estampe de Péreîle. ) uns d'été, les autres d'hiver, que la Provence, la Tourainc et les autres provinces du royaume produisent séparément, et que nos jardiniers ont assemblé à Paris, et comme naturalisés. Ces belles choses sont terminées par un grand canal et par les murs de la ville. Enfin sa situation est si agréable, que de tous les endroits on y découvre une 2=,6 l"art des jardins grande campagne, terminée de .Montmartre, petite mon- tagne couverte de moulins. d"un village, d"un dôme, dune église, d'un couvent de bénédictins, et que les yeux ne sauroient considérer sans plaisir, ni sans y monter et descendre plusieurs fois. « Par tout ce qui précède, on peut voir combien l'horticulture était en honneur en France ; elle ne l'était pas moins à l'étranger, sans pour- tant que les résultats fussent comparables. CHAPITRE V JARDINS RÉGULIERS A L'ÉTRANGER (' C'est en Italie, dit Stendhal dans Rome, Naples et Flo- rence, que les architectes de Louis XIV prirent le goût des jardins comme Versailles et les Tuileries, où l'architec- ture est mêlée aux arbres. » Sous sa forme absolue, cette affirmation ne laisse pas d'être injuste ; en étudiant les parcs italiens, Le Nôtre y retrouvait l'antiquité, que son esprit latin était préparé à comprendre, et, en appliquant en F'rance leur dessin général, il tirait d'elle la moelle, dont se sont nourris les artistes comme les écrivains clas- siques. L'antiquité est le fonds commun et séculaire des races latines ; on ne saurait parler ici d'imitation. La meilleure preuve est que Le Nôtre vint en Italie, non pas comme un élève curieux de compléter son instruction à l'école de l'étranger, mais comme* un maître reconnu et déjà célèbre, au génie duquel on eut recours, et qui con- tribua pour sa part à l'embellissement de Rome. Peut-être serait-il plus juste, au rebours, d'admettre que l'art de Versailles influa sur l'horticulture italienne, aux dépens de cette dernière d'ailleurs, puisque le site romain se prêtait davantage à un pittoresque interdit au parc de Louis XIV ; il est sûr qu'au xvni« siècle, en Italie, selon 17 t^8 L ART DES JARDINS la remarque de Burckhardt, l"architecture et la sculpture tendent de plus en plus à prédominer, et à restreindre la part de la nature. Le jardin Corsini, sur la pente du Janicule, a cepen- IIG. 102. l'I (jI.I . VILIA DOKIA. dant de grandes beautés, comme la vigna Barberini, la villa Spada, le jardin des Passionnistes sur le Cœlius, les villas Mâssimi, Altieri, Wolkousky. Mais il convient d'accorder une mention spéciale au jardin du priorato di Malta, sur TAventin, dessiné sans doute par Piranesi, et à la villa Albani, dont le parc a été tracé par Carlo Marchionne, sous la direction du cardinal Alessandro Albani. Les grandes villes d'Italie imitèrent Rome; Naples eut ses villas Patrizzi, Ricciardi, ses parcs de Caserte, Portici, iARDIN'S REGULIERS A L ETRANGER 2S() Capo di Monte ; Gènes, où la force des vents empêche toute arboriculture, s'enorgueillit des palais Durazzo, Pollavicini, Doria ; et, au pied des Alpes, dans cette Lom- bardie heureuse, patrie de Léonard de Vinci et de Bernar- dino Luini, parmi cette nature où le voisinage des glaciers tempère les chaleurs méridionales, sur les bords du lac de Côme, au milieu du lac Majeur, se mirèrent au soleil les terrasses de la villa Melzi et Sommariva, et les jardins des îles Borromées (fig. 103, 104). Que sont devenues toutes ces merveilles? La plupart sans doute s'effritent et se consument comme cette villa Borghèse que les Concourt ont visitée en 1856, et décrite dans l'Italie d'hier : c Des cyprès centenaires avec les mille fusées de leurs branchettes montant en l'air, couchées 26o I. ART DES JARDINS Tune contre l'autre, sur le vieux cœur de l'arbre, doù jail- lissent des lézards, qui filent comme les éclairs verts d'un'e lumière électrique ; des leccio de chênes verts, à la lumière grésillante sur leur feuillage grêle et serré, et comme IIG. 104. I.AC MAJLUK. ISOLA BELLA. piqué, à coups d'épingles, de lapis par le bleu translucide du ciel, des leccio aux troncs trapus, ramassés, épatés sur le sol, et où, à travers leur colonnade tourmentée et pressée, une bande de gazon, vert comme du velours, sem- ble attendre la sieste d'une bacchante. Et dans des prés où des vaches noires au museau blanc, couchées sur l'herbe, la queue repliée, leur grande ombre devant elle, ruminent dans leur éternelle pose de sphinx, ici, les gradins ruinés d'un petit cirque, là, des eaux verdàtres, dans une blanche cuve de marbre blanc, plus loin, un tombeau antique, sur 26a i/art des jardins lequel se perche un rosier de roses effeuillées, et partout sur le sable roussâtre, Fombre passante, à tout moment, des corbeaux volant. Une verdure dense, que ni le vent ni la brise ne remuent, ne font bouger, et un paysage auquel une certaine immobilité du décor, avec un immua- ble soleil, qui semble arrêté et fixé par un Josué. donne une tristesse intraduisible. » Dans les jardins royaux d"Aranjuez, en Espagne, sur le Tage, non loin de Tolède, c'est l'ennui qu'on respire; les berceaux sont énormes, pesants, graves ; la fontaine célè- bre, qu'on attribue à Vélasquez, ne ferait guère honneur au grand artiste, et celle des Tritons, de Neptune, de l'épine, de Don Juan d'Autriche, ne valent guère mieux, surtout quand on pense aux merveilles de l'Alhambra et du Géné- ralife ; et enfin l'ensemble ne mérite d'aucune façon la des- cription enthousiaste qu'en a laissée la comtesse d'Aulnay, en 1679.- Il n'en va pas de même en Angleterre, où Le Nôtre traça lui-même les parcs de Saint-James et de Greenwich, et un jardin du comté de Suffolk, dont, s"il faut en croire Laborde, chaque massif avait la forme et portait le nom d'un régi- ment. Le genre régulier fut dans ce pays en telle faveur, que le jardin pittoresque mit fort longtemps à être adopté là où on l'inventa. Loudon et Wise appliquèrent stricte- ment les principes de Le Nôtre, le plus souvent avec une rigueur exagérée, inconnue même à \'ersailles. Le résultat est que les parcs symétriques de la Grande-Bretagne sont parfois assez monotones, et ennuyeux. Les princi- paux sont ceux de Long-Leate (Wilt), de Badminton (Glo- cester), Blenheim (Oxford), Stowe, Hampton-Court T'et .Moor-Park. 264 l'art des jardins Les jardiniers d'Allemagne agirent comme leurs collè- gues d'outre-Manche, et exagérèrent de même la régularité du jardin français. 11 n'est que songer à Versailles, à un Versailles dépouillé d'arbres et de fantaisie, pour se figu- rer le parc de Nymphenbourg, à Munich, tracé sous la direction du roi Ferdinand-Marie. Charlottenbourg, le lustgarten et le thiergarten, Potsdam, les jardins de Mayence, Rosersberg (fig. 10;), Schwetzingen et Wurtz- bourg ne présentent au regard que des lignes froides, de vastes étendues brûlées de soleil, une monotonie foncière que ne parviennent pas à égayer des accessoires assez inopportuns, ou des constructions étranges, dans le genre de celles de la villa Angiana (fig. 106, 107). Ce sont copies bien imparfaites de chefs-d'œuvre. Ce genre faux sévit aussi dans les Pays-Bas, mais avec une moindre solennité et un style un peu enfantin. D'ail- leurs les jardins symétriques y étalaient déjà leurs allées droites, bien avant Le Nôtre ; le jardin ne pouvait être autre que les maisons hollandaises, bien propres, lustrées, ordonnées, dont nous voyons une image nette et fidèle dans les intérieurs de Pieter de Hooch. Lts horticulteurs de Haarlem, qui eurent dans toute l'Europe une si grande réputation, disposaient les fameuses tulipes dans des par- terres symétriques, le long de sillons rectilignes, qui ne s'incurvaient que rarement au gré d'une imagination et d'une fantaisie timides ; ici et là un vase, une fontaine, ou de rares statues, et bien plutôt de ces bonshommes, po- tiches grotesques, que l'on croirait échappés des pein- tures de Van Ostade, de Téniers ou d'Adrien- Brauwer : du sable multicolore faisait valoir le vert, ce vert si spécial, du gazon néerlandais ; et de mauvais plaisants n'ont pas j66 L ART DES JARDINS manqué de prétendre que les ménagères de là-bas épous- setaient, tous les matins, les fleurs avec leurs plumeaux. C'est pure calomnie, sans doute, et les gens de Monin- IIG. Io8. JARDIN DK LA MAISON DF NASSAU. D'.iprès Walter (1660). kendam, et surtout de Brook in Vaterland n'ont qu'à hausser les épaules en entendant de pareilles sornettes. Il n'empêche que les Hollandais ont créé, à côté de leurs parcs réguliers, un jardin spécial, original, sinon beau, et que l'on a proposé d'appeler « minéralogique, où il n'entrait pas un atome de feuillage ; ce n'étaient que ne. 109. CROTTE DL ROCAILLH. D'après W'alter (1660). 268 i.'art dv.s jardins pans de murs, garnis de rocailles, parterres de cailloux blancs, rouges, jaunes, noirs, vases de faïence, oiseaux dorés, statues d'hommes et d'animaux en coquillages, jets d'eau de verre dans des bassins d'écaillés, et, parmi, quelques carrés de tulipes et de jacinthes (fig. io8). » Le Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale possède un très curieux Recueil de fleurs, fruits, etc., peints sur vélin par Jean Walter, de Strasbourg, de 1656 à 1665 ; il reproduit les jardins de coquillages de la maison de Nassau, et nous permet de nous faire* une idée exacte de ce genre singulier. Voici, composée en 1659, pour Jean de Nassau, par Arnold Harnisch, de Mayence, sculpteur, une-grotte, au milieu d'un jardin, et s'ouvrant sur deux allées ; elle est couronnée d'une niche, où quatre têtes d'enfant, soufflant, représentent les vents ; au bas, dans la grotte, parmi les rocailles et les coquillages, une femme portant un enfant, et donnant la main à un autre, un nègre, armé de l'arc et de la flèche, et dont la bouche sert de robi- net (fig. 109). Voici une autre grotte, avec des voussures peintes, oîi sont représentés Mars, dans un char attelé de chimères, la lune ou Diane avec des biches, le soleil traîné par des chevaux, les signes du zodiaque, au milieu de conques et de mousses pétrifiées (fig. iio); sur un autre, Saturne mangeant ses enfants, Vénus et des colombes, Junon et Jupiter entourés d'aigles et de paons. Mercure guidant un coq ; ici et là, des animaux fantastiques, des statues dorées, sur un fond de coquilles, piquées partout, faisant repoussoir à tout. Dans les parterres, on voit des compartiments où le jardinier s'est ingénié à figurer des feuilles avec leurs pédoncules, des fleurs avec les pétales et les sépales (fig. 108) ; des caisses d'orangers peintes 1-IG. IIO. (JROTTH Dl: KOCAILtE. D'après Walter (lô^o). 27* I. ART D K S I A R D I N S en bleu, rouge, vert ; sur des bancs très bas, entre des vases, des jardiniers, jardinières, nymphes nues, ours, lions ; une scène de genre : seigneur, dame et fillette aux- quels Pomone offre des fleurs; aux flancs des tonneaux, qui contiennent des arbustes, de vulgaires décorations décus- ilG. III. RUBENS I:T llliLLXE lOUKMliNT. (Pinacothèque de Munich.) sons et d'Amours ; et le tout donne Timpression d'une œuvre où Fauteur s'est donné beaucoup de mal pour bien faire, et n'a réussi qu'à produire un assemblage hétéro- clite, bâtard, et mal combiné d'éléments fort ennuyeux. Pour ne pas terminer sur un spectacle aussi peu aimable ce chapitre de l'art des jardins, où ont été étudiés tant de vrais chefs-d'œuvre, il est agréable de jeter un coup JARDINS REGULIERS A L ETRANGER 27I d'œil sur un tableau de Rubens, de la vieille Pinaco- thèque de Munich, et qui prouve que dans les Provinces- Unies, à Anvers où à Steen en particulier, il y eut autre chose que ces m.T^o/5 de jardins à coquillages (fig. m). Le maître se promène avec Hélène Fourment dans un parc; à gauche est un petit arc de triomphe ; à droite, un jardin fermé d'une porte rustique et d'une petite barrière d'écha- las ; tout autour sont des paons, des lauriers et des orangers dans des jarres, des tleurs dans des pots énormes et abritées de tuteurs circulaires ; on distingue, au fond, un parterre symétrique, plat, coupé d'allées droites, et décoré d'un bas- sin circulaire avec vasque. Les promeneurs sont gais et sourient ; la nature est luxuriante ; il y a accord absolu entre les êtres et l'ambiance; la majesté de l'art antique, la belle ordonnance du parc, et la fantaisie discrète du petit jardin font à Rubens un décor digne de lui. Toutes propor- tions gardées, n'est-ce pas d'un décor de ce genre que Louis XIV avait voulu sentourer ? CINaUIÈME PARTIE XVIIP SIÈCLE. LE JARDIN ANGLAIS i8 CHAPITRE PREMIER CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES « Les jardins anglais, dit Taine dans son Voyage en Italie, indiquent l'avènement d'une autre race, la domina- tion d'un autre goût, le règne d'une autre littérature, l'as- cendant d'un autre esprit plus compréhensif, plus solitaire, plus aisément fatigué, plus tourné vers les choses du dedans. » Rien ne ressemble moins en effet à un courtisan de Louis XIV qu'un homme du xvni^ siècle finissant. Jus- qu'ici, la France avait dicté ses lois à l'Europe, qui lui em- pruntait ses goûts, ses habitudes, ses modes, son art et sa littérature ; la langue française dominait partout. Désor- mais, il faudra déchanter. A la faveur du déclin où sombre la monarchie, l'étranger prend conscience de ses forces et de sa personnalité ; les races anglo-saxonne et germa- nique s'apprêtent à entrer en scène. L'esprit latin, ce magnifique esprit fait de clarté, d'élégance, de lumière, d'ordonnance nette et de précision, doit se résigner à ne plus régenter le monde; les leçons séculaires du génie grec, que les écrivains puisaient aux chefs-d'œuvre d'Es- chyle, de Sophocle, d'Euripide môme, et les artistes aux monuments antiques d'Italie comme vivifiés par une ins- 276 l'art DES JARDINS piration de Phidias et de Praxitèle, ces leçons vont être dédaignées pour un temps. L"œil. accoutumé aux spec- tacles dont les lignes sont arrêtées et tranchent en vigueur sur Fazur d"un ciel sans nuages, se complaît à des visions plus voilées. Au lieu de n"aimer comme autrefois que la vérité géné- rale, de fouiller les passions pour en tirer une psycho- logie d'ensemble, d'écouter en tout la raison, souveraine et despotique maîtresse, et de priser plus haut les con- quêtes de la littérature que celles de la science, de ne s'intéresser qu'aux êtres qui gravitent derrière les mêmes frontières dans une même patrie de race, de tradi- tions, d'échecs et de triomphes, de religion et d'his- toire, au lieu de se récréer de la fatigue et du mal par le repos et la considération de l'universelle beauté, l'âme se plait aux contingences, incline aux délices de l'imagi- nation sans sérieux contre-poids, s'amuse à vouloir percer les secrets de la nature, impénétrés à dessein, demande à l'étranger un enseignement cosmopolite, et, se repliant sur elle-même en une contemplation solitaire, farouche parfois, recherche une souffrance à peser en soi le néant de toutes choses. Elle prend aussi conscience du pittoresque de la nature. Foin des paysages de Claude Lorrain et de Poussin, où les belles harmonies concouraient à une impression de calme et de majesté, où, dans l'air bleu, les personnes, les animaux, les choses vivaient d'une vie large et solennelle, en ces campagnes lumineuses, qui rappellent les plaines de Béotie et du lac Copaïs, les prairies que traversait le cortège des Eleusinies, les coteaux de Tivoli, de Porto et de Frascati, ou même la Lombardie, la Provence et la CONSIDERATIONS GENERALES 277 Touraine. Désormais elle préfère le bruit, le désordre, et la brume de mystérieuses Thulé. L'imagination des rêveurs habite plus volontiers les régions romantiques d'Irlande, d'Ecosse, de Suisse et d'Allemagne ; la vue y est courte, s'y heurte à des parois de rochers (lîg. 112). Le matin et le soir, glissent dans la vallée des buées souvent épaisses, qui estompent les contours, à tra- vers lesquelles, souvent, la bonne lumière du soleil pé- nètre à grand'peine; et. dans cette nature grise, où des barrières, partout présentes, semblent empêcher les grands essors et déploiements de pensée, les regards s'arrêtent avec complaisance sur des ruines (fig. 115), des tombeaux (fig. 114), admirent le feuillage d'un bouquet de sapins, se recourbent selon l'arcade d'un pont rustique, suivent la course d'un torrent, qui bute et rejaillit sur des cailloux, tandis que Fàme, prise de mélancolie, tressaille au son d'une cloche lointaine, au tic-tac d'un moulin, à la chanson d'un paysan qui passe (fig. 113J. De ces conditions nouvelles est né le jardin anglais. Jean-Jacques Rousseau dans la Nouvelle Héloïse explique ce changement radical de goiîts et d'habitudes. Saint-Preux est venu s'installer à Clarens, sur les bords enchantés du lac de Genève ; et son amante, Julie, qui est devenue la femme de AL de Wolmar, l'engage à visiter l'enclos de sa villa : « Je me mis à parcourir avec extase ce verger ainsi méta- morphosé ; et, si je ne trouvai point de plantes exotiques et de productions des Indes, je trouvai celles du pays dis- posées et réunies de manière à produire un effet plus riant et plus agréable. Le gazon verdoyant, mais court et serré, était mêlé de serpolet, de baume, de thym, de marjolaine, et d'autres herbes odorantes. On y voyait briller mille 278 l'art des jardins fleurs des champs, parmi lesquelles on démêlait avec sur- prise quelques-unes de jardin, qui semblaient croître natu- rellement avec les autres... Je suivais des allées tortueuses et irrégulières bordées de ces bocages fleuris, et cou- vertes de mille guirlandes de vignes de Judée, de vigne- vierge, de liseron, de houblon, de couleuvrée, de cléma- tite et d'autres plantes de cette espèce, parmi lesquelles le chèvrefeuille et le jasmin daignaient se confondre... Toutes ces petites routes étaient bordées et traversées d'une eau limpide, tantôt circulant parmi l'herbe et les fleurs en filets presque imperceptibles, tantôt en plus grands ruisseaux courant sur un gravier pur et marqueté, qui rendait l'eau plus brillante. On voyait des sources bouillonner et sortir de la terre, et quelquefois des canaux plus profonds dans lesquels l'eau calme et paisible réflé- chissait à l'œil les objets. » Toute cette eau provenait d'un ancien bassin du jardin français, dont on ne faisait plus fonctionner la gerbe que pour les étrangers, encore friands de ce genre démodé : » Nous descendîmes par mille détours au bas du verger, où je trouvai toute l'eau réunie en un joli ruisseau coulant doucement entre deux rangs de vieux saules, qu'on avait souvent ébranchés. Leurs têtes creuses et demi-chauves formaient des espèces de vases d"où sortaient... des touffes de chèvrefeuille, dont une partie s'entrelaçait autour des branches, et l'autre tombait avec grâce le long du ruisseau- Presque à l'extrémité de l'enceinte était un petit bassin bordé d'herbes, de joncs, de roseaux... Au delà de ce bassin, était un terre-plein terminé, dans l'angle de l'enclos, par un monticule garni d'une multitude d'ar- brisseaux de toute espèce, les plus petits vers le haut et 28o l'art des jardins toujours croissant en grandeur à mesure que le sol s'abaissait; ce qui rendait le plan des têtes presque hori- zontal ou montrait qu'au moins un jour il le devait être. Sur le devant étaient une douzaine d'arbres jeunes encore mais faits pour devenir fort grands , tels que le hêtre, l'orme, le frêne, l'acacia. » On a masqué les murs, non par des espaliers, « mais par d'épais arbrisseaux qui font prendre les bornes du lieu pour le commencement d'un bois. Des deux autres côtés régnent de fortes haies vives, bien garnies d'érables, d'aubépines, de houx, de troènes et d'autres arbrisseaux mélangés, qui leur ôtent l'apparence de haies et leur donnent celles d'un taillis. Vous ne voyez rien d'aligné, rien de nivelé; jamais le cordeau n'entra dans ce lieu; la nature ne plante rien au cordeau ; les sinuosités dans leur feinte irrégularité sont ménagées avec art pour pro- longer la promenade, cacher les bords de l'ile, et en agrandir l'étendue apparente sans faire des détours incommodes et trop fréquents. » Suit une critique très vive du jardin français : " Je me figure un homme riche de Paris ou de Londres, maitre de cette maison, et amenant avec lui un architecte chèrement payé pour gâter la nature. Avec quel dédain il entrerait dans ce lieu simple et mesquin ! Avec quel mépris il ferait arracher toutes ces guenilles ! Les beaux alignements qu'il prendrait ! Les belles allées qu'il ferait percer ! Les belles pattes d'oie, les beaux arbres en parasol, en éven- tail! Les beaux treillages bien sculptés ! Les belles char- milles bien dessinées, bien équarries.. bien entourées ! Les beaux boulingrins de fin gazon d'Angleterre, ronds, carrés, échancrés, ovales ! Les beaux ifs taillés en dra- CONSIDERATIONS GENERALES î8l gons, en pagodes, en marmousets, en toute sorte de monstres ! Les beaux vases de bronze, les beaux fruits de pierre, dont il ornera son jardin ! Je ne vois, dans ces ter- rains si vastes et si richement ornés, que la vanité du riG. 115. — MAUPERTUIS. — I.r MOULIN DANS LES JARDINS. (La borde.) propriétaire et de l'artiste, qui, toujours empressés d'étaler l'un sa richesse, et l'autre son talent, préparent, à grands frais, de l'ennui à quiconque voudra jouir de leur ouvrage. » L'homme de goût agira tout autrement, « qui vit pour vivre, qui sait jouir de lui-même, qui cherche les plaisirs vrais et simples et qui veut se faire une promenade à la porte de sa maison. 11 la fera si commode et si agréable qu'il s'y puisse plaire à toutes les heures de la journée, et pourtant si simple et si naturelle qu'il semble n'avoir rien fait. Il rassemblera l'eau, la verdure, l'ombre et la fraî- cheur; car la nature aussi rassemble toutes ces choses. Il 282 l'art des jardins ne donnera à rien de la symétrie; elle est ennemie de la nature et de la variété ; et toutes les allées d'un jardin ordinaire se ressemblent si fort qu'on croit être toujours dans la même ; il élaguera le terrain pour s'y promener commodément ; mais les deux côtés de ces allées ne seront point toujours exactement parallèles; la direction n'en sera pas toujours en ligne droite, elle aura je ne sais quoi de vague comme la démarche d'un homme oisif qui erre en se promenant. Il ne s'inquiétera point de se percer au loin de belles perspectives ; le goût des points de vue et des lointains vient du penchant qu'ont la plu- part des hommes à ne se plaire qu'où ils ne sont pas; ils sont toujours avides de ce qui est loin d'eux; et l'artiste, qui ne sait pas les rendre assez contents de ce qui les entoure, se donne cette ressource pour les amuser ; mais l'homme dont je parle n'a pas cette inquiétude; et, quand il est bien où il est, il ne se soucie pas d'être ailleurs;... on s'y peut plaire soi-même sans le montrer à personne. » Quelle est la théorie de ce jardin en faveur duquel Jean- Jacques présente un aussi chaud et si exclusif plaidoyer ? En tête de son bel ouvrage : Description des nouveaux jar- dins de la France et de ses anciens châteaux, paru en 1808, et qui présente un tel intérêt pour l'horticulture, Alexandre de Laborde, le créateur de Méréville, a placé des Observa- tions sur la théorie des jardins, qui offrent cet avantage, ayant été écrites au commencement de ce siècle, de signa- ler à la fois, en toute impartialité, les nouveautés du système et les excès où l'on tomba. Dabord pour ce qui a rapport au terrain, il remarque, à juste raison, que la multitude des « aspects, qui sont beaux dans la nature, parce qu'ils se prolongent sur une étendue CONSIDERATIONS GENERALES 203 immense, et qu'on ne voit en général qu'une partie de leurs effets, seraient ridicules dans un petit espace, si Ton voulait avoir un ensemble complet de leur mouve- ment... Chaque lieu a reçu une disposition particulière lia. 114. Li; PI.HSSIS-CHAM.WT. TOMHi;,\U D.\NS LE PARC. (Lahorde.) qu'on doit encourager et qu'on ne peut en vain détruire. Le bon goût consiste à en tirer tout le parti possible... Autrefois on n'avait pas de ces embarras, on bâtissait un jardin comme un château ; on le traçait comme un dessin, après avoir aplani la surface et nivelé toute la propriété... Deux choses importantes sont à considérer : c'est Tunion des parties avec le tout, et l'harmonie de"s parties entre elles. » Voici les conditions requises pour la construction des jardins irréguliers : il faudra " avoir d'abord le goût qui ne 284 I.*ART DPS JARDINS se donne pas, savoir pratiquer le nivellement, pour les opérations préliminaires, connaître la partie de Thydrau- lique qui traite de la conduite des eaux, étudier le mouve- ment des terres pour parvenir à Texécution avec le plus d'économie possible, et enfin être instruit de la partie de l'agriculture qui traite de la culture des arbres, pour donner aux différentes espèces d'arbres le terrain qui leur est propre, prévoir leur élévation, afin de les placer selon leur degré de croissance, et sur le plan qu'ils doivent occuper dans l'ensemble. » L'Eau, dans le jardin français, était encaissée dans les grandes lignes régulières des canaux ; maintenant « il faut que son cours soit naturel, qu'elle ne soit pas répandue uniformément partout sans motif et avec invraisemblance, qu'elle n'occupe que l'espace qu'elle peut naturellement parcourir, et que les points de vue soient distribués pour elle, sans qu'elle aille les chercher ». Les eaux peuvent affecter différentes formes, et « sont l'âme de la nature, soit qu'elles coulent doucement au milieu du gazon, sous de beaux ombrages, soit qu'elles se précipitent en tor- rent du milieu des rochers, soit enfin qu'elles forment un lac tranquille, marmoreum aequor, où les arbres envi- ronnans et l'azur du ciel se réfléchissent. On les admire au milieu des sites les plus arides ; on les regrette dans les plus beaux pays où elles ne se trouvent point. Mais plus cette parure des jardins offre d'attraits, plus on doit mettre de prudence et de goût dans son emploi. Si elle domme dans les différents aspects, elle donnera au parc un caractère d'humidité, et un aspect monotone; si elle ne s'y trouve, qu'en petite quantité, elle y paraîtra étrangère ; dans ce dernier cas, il faut se la refuser entière- CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES 28^ ment, et tout entreprendre pour la surmonter dans l'autre ». J-IG. II). BETZ, KUINLS DANS LE PARC. (Laborde.) Les PLinlatîons n'exigent pas Unrtioindre soin : « Tartde planter des masses ou des arbres isolés consiste à con- 286 l'art des jardixs noilre les arbres qui réussissent le mieux sur les bords ou dans l'intérieur des massifs, ceux qu'il convient d'avan- tage dïsoler, ceux qui se groupent entre eux, ou qui se refusent à cet assemblage... Le mélange et la savante distribution des couleurs locales font le mérite du peintre de paysages : il en est de même du compositeur de jar- dins. » Ainsi des Bâtiments ou Fabriques : « Pour embellir un château, il faut surtout avoir égard au style qu'il pré- sente, à sa situation, et rendre l'habitation analogue au pays qui l'entoure, ou le pays analogue au bâtiment... Il en est ainsi des fabriques au milieu des différents sites du parc ; si elles sont de mauvais goût, ou peu naturelles dans la situation où on les a placées, elles deviennent une disgrâce au lieu d'être un ornement. 11 faut en tout être fort sobre de ces sortes de constructions, à moins qu'elles n'aient en même temps un côté utile; on ne sauroit, par exemple, tirer trop de parti de l'aspect d'un moulin, qui, sous quelque forme qu'il soit, fait toujours un effet piquant (fîg. ii8); mais à quoi bon des kiosques, des pagodes, de mauvaises petites ruines, ces temples en bois peint, des tours mesquines, et cette multitude de constructions peu vraisemblables dans le même lieu, et la plupart du temps déplacées. « Telles sont les sages recommandations de Laborde, nées des abus. Tantôt, en effet, on contourna à l'excès les routes et le cours des rivières, afin de produire des méan- dres « plus ridicules et plus fatigants que la ligne droite » ; tantôt, selon les prescriptions de Carmontelle, on y trans- porta « les changements de scène de l'opéra » ; on s'efforça d'y faire voir « en réalité, ce que les plus habiles peintres 288 l'art dks jardins pouvaient y offrir en décoration, tous les temps et tous les lieux » ; on multiplia les temples, pagodes, ruines « dont l'assemblage était parfois bien hétéroclite ; il fallait abso- lument un mort à un faiseur de jardins autrefois, comme il fallait un malade au médecin de Pourceaugnac (fig. 119); lorsqu'on avait le malheur de n'en pas posséder, on en empruntait un dans l'histoire. Tout le monde envia au jardin d'Ermenonville le corps de J.-J. Rousseau, et à Mau- pertuis le tombeau de Coligni. Ces deux jardins ont perdu leurs morts à la Révolution, et n'en sont pas moins remar- quables ». Il y avait des devises sur les rochers ; les arbres étaient écorchés d'inscriptions sentimentales. « Ces em- blèmes cependant ne produisoient pas toujours l'effet que l'on désiroit. Des gens distraits, des femmes légères rioient dans la vallée des tombeaux; on se disputoit sur le banc de l'amitié; on jouoit gros jeu sous le chaume d'une cabane rustique ; et les voûtes sombres de l'abbaye ou de l'hermitage n'inspiroient pas toujours des pensées bien religieuses. » Comme en toutes choses, la pratique ne suivit pas les enseignements de la théorie, et des dis- ciples maladroits, ou même les novateurs, par zèle de néophites, compromirent l'œuvre nouvelle. Bien souvent l'imitation de la nature devint la contrainte de la nature, qui est aussi « forcée >» pour ainsi dire, dans tel jardin irrégulier qu'à Versailles même. Il n'en reste pas moins que le jardin pittoresque avait sa raison d'être, qu'il fit mourir l'art dégénéré du jardin régulier, devenu si monotone, et qu'il offrit aux comtemporains un cadre adéquat à leur tempérament. Des esprits de bonne composi- tion, qui ne peuvent étudier les choses sans les hiérarchiser, se sont ingéniés, maintes fois, à affirmer la supériorité 290 L ART DES JARDINS OU l'infériorité de l'un et l'autre système. Charles Blanc, dans sa Grammaire des arts du dessin, n'y a pas échappé : « Nous trouvant en Angleterre, écrit-il, au château de Knebworth, qui appartenait à l'illustre poète et roman- cier lord Lytton (Buhver), nous eûmes le loisir de vérifier ces diverses impressions dans le jardin du château, qui !IG. 118. MOKlONIAINi:. — PONT ET MOULIX Dli \ALLU;Ki;. (Laborde.i est partie à la frani^aise, partie à l'anglaise... Dans les premières journées de notre séjour..., le jardin irrégulier, que nous appelions le jardin d'Horace, fut pour nous la merveille de cette habitation féodale. Chacun éprouva un indicible plaisir à s'y égarer jusqu'à ce qu'il en eût bien connu tous les replis et tous les méandres... Mais bientôt ce fut le jardin français qui l'emporta. La majesté de ce grand style finit par s'imposer à nous. Le matin, aux pre- miers rayons du soleil, ces allées droites, ces perrons à CONSIDERATIONS GENERALES 291 balustres, ces rangées de statues avec leur geste immo- bile, composaient un spectacle empreint de grandeur. Au sortir du labyrinthe des rêves nocturnes et de tant MOUl-0\TAINi;. TOMBEAU DAXS LE PARC. (Labordo.) d'images incohérentes qui traversent le sommeil, notre esprit trouvait un calme délicieux et réparateur dans la contemplation de ce jardin où un bel ordre s'était produit sans faire violence à la nature. Cette impression répétée nous fit comprendre la valeur esthétique des deux sys- 29- T. ART DES JARDINS tèmes. Lun intrigue pour quelque temps lïmagination, l'autre élève toujours et agrandît la pensée. » \''oilà, en vérité, un singulier travers et stérile. Pour- quoi vouloir que Sophocle soit plus grand qu"Euripide, MORl OXIAIXI. . — B0SQCI;T a L KNTR];r DL" l'F.TI r PARC (Laborde.) Racine que Corneille, ou réciproquement ? Xe peut-on prendre plaisir à l'un ou à l'autre, sans se poser cette question > Ou le lecteur qui ne prend plaisir qu'à l'un est- il absolument obligé d'abaisser l'autre? Le principal est de se plaire où l'on rencontre plaisir. 11 y a des lieux où le 21)4 L ART DES JARDINS jardin paysager eut produit piteux effet; par exemple la plaine versaillaise, son sol plat, le manque de perspectives pittoresques ne se prêtent d"aucunc façon à ce système d'horticulture; comme le jardin français ne se fut pas accommode de la nature trop accidentée de Méréville, d'Ermenonville ou de Montmorency. Il arrive aussi, Charles Blanc le constate lui-même, qu'on prend plaisir à celui-ci plutôt qu'à celui-là, selon les cir- constances, les dispositions de l'esprit, l'époque même de l'année. \'ersailles, en été, malgré le jeu, d'ailleurs assez rare, des grandes eaux, est un Sahara, sans grand charme ni attrait. Mais l'automne y est merveilleux. Tandis que les massifs rougeoient ou jaunissent, une brume légère envahit les étendues immenses du parc, masque la régularité trop grande, et prête aux gazons, aux statues, aux choses une prenante mélancolie. L'hiver même y a du charme pour les âmes rêveuses, volontiers- solitaires, et qui aiment à s'égarer parmi ses allées bien sablées, et toujours praticables. Dépouillé de ses feuilles, de ses fleurs, des oiseaux, le jardin d'Ermenonville est d'une tristesse sans égale, et inabordable aux plus résolus; mais au printemps, quand les cimes des arbres commen- cent à verdoyer, à l'été, parmi la fête de la nature, il reprend tout son attrait, parce que la végétation recouvre ses pelouses naguère noirâtres, et les flancs de ses col- lines, où l'écoulement des eaux produisait des ravages, où le sol dénudé avait un aspect sinistre. Il peut aussi se faire qu'on y cherche tout autre impression qu'à l'accou- tumée; tel qui n'aimait \'ersailles qu'à l'automne, viendra y chercher, sous le coup d'événements affligeants, parmi le tumulte des grandes eaux et des foules badaudes, l'oubli CONSIDERATIONS GFNERALES 295 de son mal ; à moins que dans la tristesse d'un paysage où la nature se meurt, il tienne à s'entourer d'une ambiance concordant à sa peine. La sagesse n'est-elle donc pas de demander aux jardins divers le genre de plai- sir ou de consolation qu'ils sont susceptibles d'offrir à un moment précis de l'existence, dans une occurrence muable et changeante comme la vie de l'esprit, sans se préoccuper si l'œuvre de Le Nôtre est supérieure à celle de Kent ou de Laborde> CHAPITRE II ORIGINES DU JARDIN PAYSAGER ET JARDINS ANGLAIS On a longtemps aussi bataillé sur les origines du jardin anglais. D'aucuns ont cru en retrouver lïdée dans une lettre de Tasse, datée de 1580, alors qu'il était en prison à Ferrare. Il y parle d'un jardin, prétendu irrégulier, planté en Italie par le duc de Savoie, Charles-Emmanuel I«% et dont le poète se serait inspiré dans la description des jardins d'Armide. La trouvaille est plus ingénieuse que solide, et le traducteur semble avoir pour sa part légère- ment sollicité les textes. En veine de poésie, certains ont pensé faire remonter jusqu'à Milton lui-même l'honneur de l'invention; et Ton cite à l'appui de cette opinion la description de l'Eden dans le Paradis perdu. A ce compte, il ne serait pas difficile de trouver des jardins pittoresques dans une foule d'œuvres Imaginatives. On a parlé aussi de Dufresny, sieur de La Rivière, auteur comique et dessinateur des jardins du roi Louis XI'V'. Son biographe prétend quïl aimait les emplacements irrégu- liers, et disséminait ici et là dans les parcs des élévations factices. iMais on a remarqué avec juste raison que cette dernière habitude était contraire au principe du jardin ORIGINES DU JARDIN PAYSAGER ET JARDINS ANGLAIS 297 anglais, et que, d'autre part, plusieurs jardins, comme celui de l'abbé Pajot, près de Vincennes, attribués à Du- fresny, sont sans conteste Toeuvre de Le Nôtre. Les chercheurs d'origines se rabattirent alors sur les descriptions de jardins chinois, qui parurent au milieu du xvii'^siècle, et qui, àleuravis, déterminèrent les jardiniers à modifier, et même à changer du tout au tout leur for- mule. Elles furent publiées à Londres, en 1757, par l'ar- chitecte William Chambers, dans son ouvrage : Dessins des édifices, meubles, habits et ustensiles des Chinois. Com- ment étaient donc les jardins des Chinois? (fig. 122, 123) « La nature est leur modèle, et leur but est de l'imiter dans ses belles irrégularités... Tout le terrain est distribué en une variété, de scènes, et des passages .tournants, ouverts au milieu des bosquets, vous font arriver aux différents points de vue : chacun desquels est indiqué par un siège, un édifice, ou quelque autre objet. La perfection de leurs jardins consiste dans le nombre, la beauté et la diversité de ces scènes. Ils en distinguent trois espèces, auxquelles ils donnent les noms de riantes, d'horribles et d'enchantées. Cette dernière dénomination répond à ce qu'on nomme scène de roman, et nos Chinois se servent de divers édifices pour y exciter la surprise. Quelquefois ils font paseer sous terre une rivière rapide ou un torrent qui, par son bruit tumultueux, frappe Toreille, sans qu'on puisse comprendre d'où il vient. D'autres fois, ils dispo- sent les rocs, les bâtiments et les autres objets qui entrent dans la composition, de manière que le vent, passant au travers des interstices et des concavités, forme des sons étranges. Ils mettent dans ces compositions les espèces les plus extraordinaires d'arbres, de plantes et de fleurs ; 298 l'art des jardins ils y forment des échos artificiels, et ils y tiennent diffé- rentes sortes d'oiseaux et d'animaux monstrueux. » Les scènes d'horreurs sont agrémentées de rocs, de cavernes, de cataractes : « Les arbustes sont difformes et semblent brisés par la violence des tempêtes. Ici on en voit de renversés qui interceptent le cours des torrents et paraissent avoir été emportés par la fureur des eaux ; là on dirait que, frappés de la foudre, ils ont été brû- lés et fendus en pièces. Quelques-uns des édifices sont en ruines, d'autres consumés à demi par le feu. De chétives cabanes, dispersées çà et là sur les montagnes, semblent indiquer l'existence et la misère des habitants. A ces scènes, il en succède communément de riantes. Les artistes chinois savent avec quelle force l'âme est affectée par les contrastes, et ils ne manquent jamais de ménager des transitions subites, de frappantes oppositions de formes et d'ombres. Aussi, des vues bornées vous font-ils passer à des perspectives étendues, des objets d'horreur à des scènes agréables, des lacs et des rivières aux plaines, aux coteaux et aux bois. Par un arrangement judicieux, ils distribuent les masses d'ombre et de lumière de telle sorte que la composition parait distincte dans ses parties et frappante en son tout. » L'eau joue un grand rôle dans ces jardins, qui dispa- raissent parfois sous sa masse, n'émergeant que par de petites îles boisées, ou abondent en lacs, canaux et rivières. « On imite la nature en diversifiant à son exemple les bords des rivières et des lacs. Tantôt ces bords sont arides et graveleux, tantôt ils sont couverts de bois jus- qu'au bord de l'eau ; plats en quelques endroits et ornés de fleurs, dans d'autres, ils se changent en rocs escarpés, ORIGINES DU JARDIN PAYSAGER ET JARDINS ANGLAIS 29Q qui forment des cavernes où une partie de l'eau se préci- pite avec autant de bruit que de violence. Quelquefois, vous voyez des prairies remplies de bétail, ou des champs de riz qui s'avancent dans des lacs et qui laissent entré eux des passages pour des vaisseaux. D'autres fois, ce sont des bosquets, pénétrés en divers endroits par des TARDIX D UNI-: MAISON DE THE- rivières et des ruisseaux capables de porter des barques. » La ligne droite n'est pas habituelle aux rivières : « elles serpentent et sont interrompues par diverses irrégularités. On y construit des moulins et d'autres machines hydrau- liques dont le mouvement sert à animer la scène. Ils ont aussi un grand nombre de bateaux, de formes et de dimen- sions différentes. Leurs lacs sont semés d'îles, les unes stériles et entourées d'écueils, les autres enrichies de tout ce que l'art et la nature offrent de plus parfait. Ils yintro- 300 L ART DES JARDINS duisent aussi des rocs artificiels et ils surpassent tous les peuples dans ce genre d'imitation. Pour les bosquets, les Chinois varient toujours les formes et les contours des arbres, joignant ceux dont les branches sont grandes et touffues avec ceux qui s'élèvent en pyramides, et les verts foncés avec les verts gais... Ordinairement, ils évitent les lignes droites, mais ils ne les rejettent pas toujours. Ils font quelquefois une avenuejorsqu'ils ont à mettre encore un objet intéressant. Quant aux chemins, ils sont cons- tamment pratiqués en ligne droite, à moins qu'un obstacle naturel ne s'y oppose. 11 leur parait absurde de faire une route qui serpente, car, disent-ils, c'est ou l'art ou le pas- sage fréquent des voyageurs qui l'a tracée, et // n'est pas à supposer que l'homme ait volontairement choisi la ligne courbe. En un mot, les jardiniers chinois traitent un jardin, comme les peintres composent un tableau... » Que l'horticulture chinoise ait influé sur les jardins paysagers d'Europe, le fait est incontestable. Mais elle ne les a pas créés, d'abord parce qu'il y avait depuis longtemps en Angteterre des jardins pittoresques quand parut le livre de Chambers ; c'est qu'aussi, comme l'a fort bien remarqué Alphand, le système est loin d'être le même : « Comme l'ha- bitation chinoise, sans en excepter le palais, a conservé l'as- pect de la chaumière, le jardin a, en apparence, l'allure de la nature simple. Cependant, en y regardant de près, on aperçoit que, de même que la chaumière transformée, ennoblie, a été ornée de détails élégants, de matériaux précieux, que son extérieur modeste est compliqué de colonnettes, de balcons, de portiques, de sculptures, de peintures ; de même le jardin, malgré son irrégularité, son air champêtre, n'est pas moins orné, étudié que la maison, ORIGIXHS DU JARDIN PAYSAGER ET JARDINS ANGLAIS ^or et son tracé rustique décèle un grand luxe d'intention. On n'y a pas réalisé des tableaux de la simple nature, mais les beautés d'une nature très raffinée, très factice, très IIG. I^^. yAKUINS CHINOIS. D'aprcs un panneau de laque noir, à dessin d'or en relief.) retouchée. •' Et, enfin, les Chinois avaient horreur de la ligne courbe, caractéristique du jardin pittoresque. L'invention vient bien d'Angleterre, et le jardin paysager a été, à juste titre, dénommé jardin anglais. Horace Walpole cite un certain Bridareman qui, lassé de voir toujours tracer des parcs réguliers, avec un art abâtardi par des disciples éloignés de Le Nôtre comme Loudon et Wise. réagit contre ■^02 I ART DES JARDINS la sculpture végétale, « étendit ses plans, dédaigna les com- partiments symétriques, et quoiqu'il s'attachât encore trop aux allées droites bordées de hautes palissades, ce n'était plus seulement que de grandes lignes ; le reste était varié, par des sites agrestes, par de petites futaies de chênes plan- tés sans ordre, mais, à la vérité, toujours environnées de pa- lissades. » L'écrivain anglais commet d'ailleurs à ce propos une erreur singulière, en attribuant à Bridgeman la découverte des .ih I ah! Or, les ah ! ah ! ouvertures pratiquées dans )es murs de clôture, existaient depuis longtemps à Versailles. Le génie anglais répugnait depuis longtemps au genre régulier; déjà Bacon, dans ses Sermones, qui sont de 164.^, proscrivait la symétrie, l'émondage des arbres, les bassins où l'eau croupit. L'imagination la plus fantaisiste avait dessiné l'Eden de Milton ; Addison. mort en 1719, émettait la même opinion que Bacon dans son poème de la Cam- pagne; t\. l'auteur de VEssai sur V homme, l'illustre Pope, qui vécut de 1688 à 1744, n'eut de cesse qu'il ne réalisât les idées nouvelles dans son petit jardin de Twinkenham, qui fut, au témoignage de Walpole. « un singulier effort de l'art et du goût. Le passage de l'obscurité au grand air par une grotte, les ombrages alternativement avancés et reculés, les bocages sombres, l'étendue de la clairière, et au bout du jardin, la solennité religieuse de ce plant de cyprès, qui conduit au tombeau de la mère du Pope, sont d'un jugement exquis ». Mais le Le Nôtre du jardin paysager, celui qui répondit à toutes ces aspirations, formula l'esthétique nouvelle et donna les exemples les plus parfaits du genre, fut Wiliam Kent. Il était né en 1685, dans le Yorkshire ; d'abord ORIGINES DU JARDIN PAYSAGER ET JARDINS ANGLAIS 303 apprenti carrossier, il étonna de riclies amateurs de Londres par ses aptitudes pour le dessin, qu'il développa durant un séjour à Rome, où la générosité de lord Bur- lington lui facilita l'existence. 11 fut d'abord peintre d'his- riG. 124. lAKDIN 1) UNI. MAISON Ul: IUL. toire. puis il se laissa aller à son goût pour l'architecture des jardins, et créa les parcs qui ont fait sa renommée. Il mourut en 1578, honoré, pourvu de titres, peintre du roi. conservateur des galeries royales. Dans son Essai sur L'art des jardins modernes, traduit par le duc de Nivernais, et qui parut à Strawberry-Hill, en 1785, Horace Walpole a caractérisé en excellents termes la réforme de Kent : « Assez peintre pour sentir le charme d'Un paysage, assez hardi et assez ferme dans ses opinions ;04 I, ART DES JARDINS pour oser donner des préceptes, et né avec assez de génie pour voir un grand système dans nos essais imparfaits, il sentit le délicieux contraste des coteaux et des vallons s'unissant imperceptiblement l'un à l'autre. Les grands principes, sur lesquels il travailla, étaient la perspective, l'ombre et la lumière; ses matériaux étaient, outre le sol même, quil modifiait selon les besoins de son œuvre, les arbres, qu'il distribuait tantôt isolément, tantôt en bouquets ou en massifs, de façon à varier incessamment les aspects, à ménager les perspectives, à couper les espaces trop étendus. Au besoin, les fabriiques lui servaient à animer le paysage en y révélant de temps à autre la présence de l'homme. Ces fabriques ne consistaient guère qu'en pavil- lon? ou petits temples dans le style grec, en pagodes chi- noises ou en tourelles gothiques. Ce ne fut qu'un peu plus tard qu'on introduisit des tombeaux, des ruines, des pyra- mides, et jusqu'à de petites forteresses. » Il tira surtout un parti excellent des eaux : « Adieu les canaux, les bassins circulaires, les cascades tombant sur des escaliers de marbre... Un joli ruisseau parut serpenter à son gré ; s'il était arrêté par la différence des niveaux du terrain, son cours semblait seulement être caché par des bocages artistement distribués, et on le voyait reparaître dans l'éloignement à la distance où il devait naturellement y arriver... Quelques arbres, dispersés ça et là le long des rives de ce méandre, y répandaient leur ombrage; et quand il disparaissait entre les coteaux, d'autres ombrages, tom- bant des hauteurs, conduisaient l'œil sur la route sup- posée et formaient dans le lointain le point de vue où on le perdait, comme s'il eût tourné de l'autre côté de l'horizon. C'est ainsi qu'avec le seul coloris de la nature, avec l'art lo6 i.'art des jardins de saisir ses plus beaux traits, on vit paraitre une création nouvelle. On rendit aux arbres la liberté de leurs formes ; ils étendirent sans gêne leurs rameaux. Si quelque chêne ou hêtre distingué avait échappé à la cognée et survécu au reste de la forêt, on arrachait soigneusement le gui et la ronce pour lui rendre l'honneur de décorer et d'om- brager la plaine. Si le feuillage touffu d'un bois antique étendait au loin son dais mobile et devenait imposant par sa vénérable obscurité, Kent éclaircissait les premiers rangs et n'y laissait que quelques pieds d'arbres détachés et dispersés, pour ne donner passage qu'à une clarté adoucie, mêlant ainsi une lumière bigarrée à lombre allongée des tiges qu"il conservait en guise de colon- nade. >' L'œuvre de Kent est considérable. Il créa ou remania les parcs de Claremont, au duc de Newcastle (Surrey) ; celui de Pelham, à Esher ; de Carlton-house, au prince de Galles; de Roustham, au général Dormer : de Richemond; de Kensington (Middlesex) ; de Stowe, etc. Ce qui le diffé- rencie de Le Nôtre, c'est qu'il est plus un paysagiste qu'un architecte ; à la rigueur, il pourrait n'y avoir aucune fabrique dans ces jardins ; le parc de Versailles sans fabriques ne se comprendrait pas. Ses jardins restent beaux, malgré tous les progrès réalisés depuis ; ce fut un chef d'école, que l'on copia souvent, et, malheureuse- ment, comme toujours, les copistes maladroits ont com- promis par leurs exagérations son œuvre et sa gloire. Lui- même, une fois ou l'autre, tomba dans cette erreur. Ne le vit-on pas, un jour, au château royal de Kensington, planter des arbres morts, parce qu'il y avait des arbres morts dans les paysages? On rit beaucoup de l'aventure, ORIGINES DU JARDIN PAYSAGER ET JARDINS ANGLAIS 307 peut-cti e a loi t, tout bien considère ; danb notie I oret de I ontainc- bleau on ne plante pas des ar- bieb moitb, mais on laisse, a dessein, des aibres mouiir par places- le résultat est le même ; et ces grandes carcasses gribes, bariant le ciel f^' ^ de leuis bras IG. i;6. IAKDIN HOVAl. Dl. Kl.W. Euit aCtUcl. ^o8 l"art des jardins déchiquetés, tordus, lamentables, ne contribuent pas peu à accroître la beauté du somptueux paysage. Brown fut le collaborateur, et le meilleur disciple de William Kent ; il semble accorder aux architectures une place plus grande que son maitre; à cet égard, il influa même sur les idées de celui-ci, comme on peut le voir aux jardins de Stowe, en Buckinghamshire, qu'ils rema- nièrent de concert en 1738. On y remarque, entre autres fabriques, des temples de Bacchus et Vénus, de l'amitié, un temple gothique, un autre grec, un temple de la poésie pastorale, des dames, des illustres Bretons, de l'ancienne vertu, de la moderne vertu, un ermitage Saint-Augustin, une statue de dryade, la caverne de Didon, la colonne du roi Georges, le monument de la reine Caroline, l'hémicycle des sept divinités saxonnes, la grotte du berger, le salon de Nelson, etc. La multitude de ces bâtiments écrase et rapetisse les allées, au grand détriment de la perspective. Il transforma aussi, en 1770, le parc de Blenheim, près Oxford, qui avait été offert comme récompense nationale à John Churchill, duc de Marlborough, favori de Jacques II, puis de Guillaume III, à la suite des victoires qu'il remporta dans la guerre de la succession d'Espagne, à Hochstaedt et Blenheim, Ramilles, Oudenarde, et Malplaquet (1706). L'Échiquier refusa d'ailleurs de solder plus tard les mé- moires de Loudon et Wise, qui avaient été chargés de tracer un jardin français. Brown en conserva quelques parties, principalement autour du château, qui était im- mense, flanqué de tourelles, avec des dépendances consi- dérables. Un pont avait été jeté sur un ravin à sec ; il y creusa un lac et le pont fut ainsi motivé ; dérogeant à ses goûts, il n'ajouta pour toutes fabriques qu'un arc triomphal 510 I. ART nr. s .TA RDI X s et une colonne, pour rappeler les faits d'armes de Marlbo- rough. Blenheim est son chef-d'œuvre. On cite encore de lui les parcs de Long-leate et de Sion-House. Chambers lui-même, l'auteur de l'ouvrage sur les mœurs des Chinois, dessina les magnifiques jardins de Kew, dont le domaine fut acheté en 1730 par le prince de Galles, père de Georges II, et où sa veuve, la princesse Augusta, se plut à continuer son entreprise. 11 y multiplia les fabriques, telles que pagode chinoise, tour de Confucius. temples à la \'ictoire, à la Solitude, au Soleil, à Bacchus.. à Auguste (flg- 125. 126). On peut mentionner encore parmi les architectes paysagers d'Angleterre, Henry Englefield. Philippe Southcote, Eames, Wright, lord Kames en Ecosse, Ramsay, créateur des jardins de Leath-Ead, près d'Edimbourg. En Irlande, on remarque les jardins de Delville, non loin de Glassnevin, Moyra, Blarney-Castle, Castle-Town, etc. De la Grande-Bretagne, la nouvelle mode passa vite en Europe; elle eut une particulière faveur en Allemagne, et Frédéric II ne se fit pas faute de la faire prévaloir dans ses jardins de Sans-Souci. Tracés de 1745 à 1747, ils furent complétés en ce siècle par Frédéric-Guillaume IV. On y remarque, outre des vestiges du genre classique, comme le bassin avec le jet de quarante mètres et des statues de Pigalle, la colonne de Paolo Giordano, la montagne des Ruines, le mausolée, le bain romain, le temple de l'amitié, et la maison japonaise. De même style sont encore les jardins de Rœulx, près de Mons, au prince De Croy (fig. 127), Dornach, près Vienne, avec un hameau, un temple de Diane, un parasol chinois; ceux de Gosau, non loin de Linz ; de Woerlich, dans ORIGINES DU JARDIN PAYSAGER ET JARDINS ANGLAIS "5 1 I Anhalt-Dessau, sur un lac de l'Elbe, qui contiennent des ponts, ermitages, temples, rochers, ruines, presque à chaque pas; de Nymphenbourg, en Bavière, de Wilhelmshoë, près Cassel, de Laxenbourg, et de Lundenbourg en Au- triche. Les contemporains accordaient aussi de grands éloges au parc impérial de Tsarkoé-Sélo, entre Saint-Péters- bourg et Novgorod, et qui est l'œuvre d'Elisabeth et de Catherine II : « Une partie du parc, dit Xavier Marmier, a été dessinée d'après les règles symétriques des beaux jours de Le Nôtre, une autre façonnée en forme de jardin anglais. Tout a été employé pour lui donner la forme la plus pittoresque ; là où il n'y avait qu'une terre aride et fangeuse, on a planté des bois, tracé des mutes tortueuses, semé des gazons, creusé des pièces d'eau. On a formé, à force de patience et de travail, des allées d'arbres presque touffues et des points de vue qui ont la prétention d'être imposants et sauvages. Inutile [de dire que le promeneur retrouve là tout ce qui entre dans le procédé de fabrication d'un parc anglais bien organisé : ponts couverts, sources artificielles, fermes suisses, tours gothiques. De plus, on a l'agrément de découvrir, en errant de côté et d'autre, des mosquées turques, des obélisques égyptiens, un village chinois, une colonne élevée en commémoration d'une vic- toire d'Orloff, et non loin de cettte colonne historique un monument de deuil et de regrets : la tombe des chiens favoris de Catherine, et leur marbre funéraire, sur lequel trois courtisans de Catherine, M. de Ségur en tête, ont fait graver une longue épitaphe pour les recommander à l'amour de la postérité. Si les nymphes des eaux et des bois, les divinités austères de la nature du Nord ne sont ■]\2 r. ART DES .1 A R DTK S pas satisfaites de tous ces embellissements, il faut con- venir qu'elles sont bien difficiles. » Dans le même pays il convient de citer aussi le parc d'Oranienbaum, près Saint-Pétersbourg, tracé en 1725 par le prince MenchikofF, le palais de Paulowsk dans la capitale même, la Taurîde de Potemkin, les jardins du comte Ramosowski près Moscou, de Pétrofka, des familles Czar- toriski et Radziwil, où Delille avait illustré les monuments et chaumières de vers mélancoliques. C'est à Radziwil peut-être qu'on voit le mieux les extravagances où était tombé le style créé par Kent et Brown ; un bac traverse un petit bassin entre des sphinx et l'autel de la navigation ; il y a des bois sacrés, des autels environnés de vestales et d'amours; un salon oriental accompagne la tente du pa- ladin ; des antiquités, habituées au ciel clair et bleu de l'Hellade, s'attristent sous ce climat chargé de vapeurs ; et un monument funéraire imposant pleure sur toutes ces bizarreries. Lès parcs dégénérés de Radziwil ou de Tsarkoé-Sélo ne valent pas mieux que les ouvrages anémiés et monotones de Loudon et Wise. CHAPITRE III JARDINS ANGLAIS EN FRANCE C'est une aussi rapide décadence qu'il faudra enregis- trer en France, mais précédée d'œuvres plus gracieuses, plus aimables, parées de toutes les qualités inhérentes à l'esprit français; et jamais Horace Walpole ne s'est trompé plus lourdement que lorsqu'il prédisait l'insuccès inévi- table du genre nouveau dans notre pays. Les gens du x\ni'^ siècle, d'une intelligence affinée, d'une délicatesse exquise, et d'une incomparable souplesse, virent, sans hési- tation, tous les avantages des théories de Kent, et, ne s'em- barrassant point que l'invention fût anglaise, il leur suffit qu'elle fût belle pour l'assimiler à leurs moeurs. Aussi bien les idées de Le Nôtre ne convenaient plus à cette civili- sation si différente de celle du xvii" siècle. Pour les mœurs décadentes de Louis XV et de la cour, pour les frivolités si adorables de Marie-Antoinette, pour les manières pré- cieuses de ces jolies femmes, vêtues d'élégances, qui se jouent dans les tableaux de Pater, de Lancret et de Fra- gonard, pour les songeries des poètes, des romanciers, même des savants, qui demandent désormais à la nature autre chose que d'être une figurante dans un décor solennel, il convenait que le jardin anglais fût introduit en .France. ^14 I. ' A R T D E s J A R D I N s Toute une conjuration latente y inclinait les esprits, et amena son triomphe vers 1770. La part principale a été prise par la littérature. L' Encyclopédie parut de 1750 a 1781, répandant parmi le public le goût de Tobservation natu- relle ; de 1760 est la traduction des Saisons de Thompson ; la Nouvelle Héloïse de Rousseau, avec la description du jardin paysager de Clarens. de 1761. \'oici. en 1770, les Ruines des plus beaux monuments de la Grèce, par Leroy ; en 1764, les Saisons de Saint-Lambert; la Composition des paysages, du vicomte de Gérardin, en 1777; le Jardin de Mon. ceau. par Carmontelle. en 1779; les Études de la nature de Bernardin de Saint-Pierre, en 1784 ; en 1787 Pa?// <>/ Vir- ginie, dont les descriptions de nature ont un succès con- sidérable, supérieur à celui de l'Histoire naturelle de Buf- fon, lequel, à la vérité, fut un précurseur. Le voyage en Grè-re de Choiseul-Gouffier; est de 1782; VAnarcharsis de Barthélémy, de 1788: les Mois de Roucher, les Jardins de Delille. de 1782; les Églogues de Chénier. vers 1785; sans compter les idylles de Gessner, qui mourut en 1788, V Agri- culture de Rosset, la Nature champêtre de Marnézia, et le Praedium rusticum. du P. \'anière. De tous ces auteurs, doués de talent inégal, qui, dans un si court espace de temps, avaient produit ces ouvrages: chefs-d'œuvre littéraires, ou poèmes d'inspiration mé- diocre, voyages, même simples compilations, les uns fai- saient revivre des civilisations disparues, s'émotionnaient à la vue des belles ruines, qui se profilaient à l'horizon sur les hauteurs de THellade ou de la Grande Grèce ; les autres ouvraient les yeux devant les merveilles des champs, s'efforçaient d'apprécier une fleur pour sa beauté, sans chercher à lui demander une utilité décorative, s'intéres- A R 1) 1 N S A N r, I A I S 1-: N F R A N C V. V' riG. 128. THMPIj; DANS U\ PARC. (D'après Le Barbier et Née.) saient à la vie si variée, si multiple, si passionnante de cette nature, que Ton s"avisait alors de découvrir. On voulu •516 l'art DES JARDINS l'avoir à sa portée, tout proche de soi, pour s'en rassasier après une si longue privation ; et comme l'ardeur du néo- phyte s'accompagne à bref délai d'une ombre de désillusion, on s'ingénia à corser, pour ainsi dire, ce nouveau plaisir par l'adjonction de tous ces éléments disparates et hétéro- clites, qu'offraient, à profusion, la science mal digérée, confuse, brouillonne et présomptueuse des archéologues et historiens d'alors, l'imagination un peu maladive, et déjà épuisée des poètes contemporains, enfin la manie de copier le passé, manie rétrospective si singulière dans cette société assoifée d'un avenir différent du présent, et qui allait en mourir. S'il faut en croire Delille, les deux premiers jardins irré- guliers furent ceux de Tivoli, par Boutin, à Paris, et ceux de la duchesse de Boufflers ; mais le type parfait du genre nouveau est le petit Trianon de V^ersailles. Pour l'étudier, la besogne est facile, puisqu'il se prête à l'étude, comme au temps de Marie-Antoinette, et parce qu'il a été l'objet de recherches minutieuses de la part de MM. Gustave Desjar- dins et Pierre de Nolhac. PETIT TRIANON 1 La reine avait toujours beaucoup aimé le jardinage ; et, quand elle vit le duc de Chartres tracer à son usage le jardin de Monceau à la mode anglaise, elle ne se posséda plus de l'envie de l'imiter. « Depuis long- temps, écrit à Marie-Thérèse le comte de Mercy-Argen- teau, ambassadeur d'Autriche en France, depuis longtemps et lorsque Madame l'archiduchesse était encore dauphine, elle désirait beaucoup d'avoir une maison de campagne à JARDINS ANGLAIS EN FRANCE , I y elle en propre, et elle s'était formé plusieurs petits projets J-IG, 129. — PETIT TRIANON. — LE TEMPLE DE L AMOUB,, (Laborde.) à cet égard. » Le roi lui donna Trianôn. Les fleurs du jardin botanique furent transportées à Paris, au jardin des ^51 8 LARTDESJARDINS Plantes, où Bei-nard de Jussieu les utilisa dans ses par- terres. Marie-Antoinette s'adressa au jardinier Richard, qui avait visité l'Angleterre, et lui demanda le plan du jardin qu'elle rêvait. Croyant bien faire, notre homme accumula dans son projet les édifices et fabriques les plus dispa- rates : pagode, volière chinoise, théâtre, temple romain de Diane, bassins turcs, vacherie, bergerie, rivières, rochers, lacs, théâtre de verdure, chemins en zigzag, du genre de ceux de la Grande-Bretagne, que Ton traçait, parait-il, en suivant la trace d'un buveur ivre. L'ouvrage déplut, et l'on eut recours au comte de Cara- man, qui avait été recommandé à la reine par la princesse de Beauvau, et d'ailleurs connu par son habileté en horticulture. Marie-Antoinette visita son jardin, dans son hôtel de la rue Saint-Dominique, le 23 juin 1774, et y prit même une collation. Le projet du comte fut accepté ; il était clair et bien établi en perspective ; la rivière cou- lait d'un point élevé et faisait le tour de l'enceinte; des pelouses s'étendaient devant le château, et trois groupes de bosquets encadraient le paysage. Les travaux commen- cèrent aussitôt ; la pénurie d'argent les suspendit jus- qu'en 1775. L année suivante, on installe le jeu de bague. Puis une fantaisie bouleverse de fond en comble le plan adopté, et l'architecte Mique en élabore un nouveau : l'eau s'échappe d'un rocher, forme un lac, tombe en cascades, entoure deux îles, frôle une presqu'île devant le château, et reflète un bocage, un bosquet vert, des bouquets d'arbres. Ici et là se dressent un ermitage, un salon hydraulique, un cabinet de treillage, des bancs chinois, les ruines d'un 320 • I. ART DES JARDINS temple ancien sur un grand rocher, un belvédère. La reine accepte tout, èauf les ruines, l'ermitage, le cabinet de treillage, qui rappelait trop le style ancien, et le salon hydraulique. Les ouvriers se mettent au travail ; l'empe- reur Joseph II, frère de la reine, visite le jardin en mai 177;, et en septembre, on pend la crémaillère, dont les frais excessifs privent le roi de son voyage annuel à Fontai- nebleau. De 1778 à 1782, les architectes construisent diverses fa- briques : une chaumière ; un pont en pierre de Vergelay ; le Temple sur les dessins du sculpteur Deschamps (fig. 1291, qui en présente une maquette à la cour ; douze colonnes co- rinthiennes supportent une coupole, qui abrite la statue de l'Amour par Bouchardon, faite depuis 1 746 ; on plante autour des pommiers paradis, des rosiers pelote de neige, et on décore les ponceaux de caisses de fleurs. Puis, c"est le belvédère, après des essais laborieux ; la grotte avec de la mousse, un lit de repos, près d'une crevasse qui permet de jouir du paysage ; des chemins contournés montent vers des hauteurs ; le lac est empoissonné ; et les gondoles de la reine battent pavillon bleu et blanc. A ce moment, Marie-Antoinette songe à édifier un hameau, comme celui du prince de Condé à Chantilly. Mique fournit un plan dans l'hiver de 1 782-1 783. M. Desjar- dins pense qu'il n'y a ici aucune influence du peintre Hubert Robert; peut-être conviendrait-il d'être moins affirmatif, surtout si l'on songe qu'on utilisa cet artiste pour modifier dans le sens nouvau le bosquet des Bains d'Apollon, à Versailles. Henry exécute alors une maquette en relief. Claude Richard succède à son père Antoine ; il quadruple la production des fleurs, dont la reine JARDINS ANGLAIS EN FRANCE "JS! raffole, et qui en décore les salles du palais pour les fêtes royales. Les travaux commencent en 1783 ; le plan est de border le lac de maisons rustiques. 11 y en a deux groupes : le moulin, le boudoir, le manoir ou maison de la reine, et les PETir TRIANON. M, HAMEAU. bâtiments de service en arrière, d'une part ; et d'autre. les logis du garde et du jardinier, les granges, poulailler, laiterie et ferme. Mique avait proposé d'ajouter un temple des muses ou des ruines, semblables à celles du temple de Zeus à Baalbeck; la reine a le bon goût de les refuser. Mais on substitue la tour de Marlborough (fig. 129), ainsi appelée à cause d'une chanson que la nourrice du dau- phin fredonnait volontiers, et que Louis XVI et Marie- 32 2 I. A R T D E S .1 A R D I X S Antoinette popularisèrent à la cour. Cette nourrice, Geneviève Barbier, était une femme de Sceaux, mariée à un sieur Poitrine ; elle jouissait d'une grande in- fluence, et les courtisans la taquinaient volontiers sur lie. 132. r.RMnXONVILLE. (Laborde.i I.i: BOCAGE. son nom de mariage, prétexte à jeux de mots faciles. En 178-]. on meuble ces maisons; l'eau va au moulin et fait tourner la petite roue ; les façades sont tapissées de vigne-vierge, en 1786; il y a des pots de fleurs en faïence aux fenêtres, des parterres de légumes dans les enclos jouxtant les maisons (fig. 131). Les charmantes miniatures de \'an Blarenberghe donnent une exquise image du hameau ainsi constitué. Grâce à elles, on suit la vie de cette petite exploi- tation rurale, les allées et venues du fermier fribourgeois Valy, du troupeau, des bergers, faucheurs, gardes, filles de JARDINS A N' G I. A I S EN FRANCE 32; ferme, taupier, ratier, garçons jardiniers. Les revenus de la ferme produisaient 30 000 livres ; elle en dépensait 36000. La reine y passait une vie modeste, exquise, en toilette de dentelles légères, une fanchon sur les cheveux, s'amu- riG. 155. — ERMENONVILLE. — LA lOMBi: DE L INCONNU. (Laborde.) sant à recevoir, comme des hôtes de passage, le roi et les courtisans, d'ailleurs en très petit nombre, et triés sur le volet. Elle seule et ses proches amies étaient maîtresses du lieu ; et les prétendues fonctions villageoises exercées ; 2 4 I. A R T D F. s J A R D 1 N s par le roi, le cardinal de Rohan. le duc d'Artois, ne sont que fables créées par l'imagination de l'allemand Meyer. Telle est l'histoire du Petit Trianon, résumée d'après l'ouvrage de M. Gustave Desjardins. M. Pierre de Nolhac, dans un article sur les Consignes de Marie-Antoinette, cite un très curieux fragment des Mémoires contemporains du duc de Croy *, qui est une intéressante description des jardins anglais de la reine en i;8o : « J'allai ensuite chez mon ami Richard... Je n'y avais pas été depuis l'avant-veille de la mort du roi. où j'en avais été prendre congé, le cœur si gros. Richard et son fils me menèrent, et je crus être fou et rêver de trouver, à la place de la grande serre chaude qui était la plus savante et chère de l'Europe; des montagnes assez hautes, un grand ro- cher, et une rivière. Jamais deux arpents de terre n'ont tant changé de forme ni coûté tant d'argent. La Reine y faisait finir un grand jardin anglais du plus grand genre, et ayant de grandes beautés, quoiqu'il me paraissait cho- quant qu'on y mêlât ensemble tout le ton grec avec le ton chinois. A cela près, la grande montagne, les fon- taines, le superbe palais de l'Amour, en rotonde, de la plus riche architecture grecque et des parties de gazon sont au mieux. Les ponts, les rochers et quelques parties me parurent manquées. C'était un genre mêlé auquel les ama- teurs de jardins anglais auront peine à se prêter. » L'arboriculture nouvelle émerveilla surtout le visiteur : << Mais ce qui est superbe, c'est que M. Richard, se livrant à son goût et talent, y mettait de grands arbres de toutes ' Bibliothèque de Tlnstitut, volume 56 ; et Rezue de l'Histoire de Versailles. février i8qq. JARDINS ANGLAIS EN FRANCE 325 sortes ; et comme je lisais alors avec enthousiasme le cahier de l'admirable M. Besson sur les Alpes, qu'il fait enfin connaître en naturaliste excellent, M. Richard, qui en a fait le voyage exprès, me montra en nature tous les arbres et arbustes par gradation, qui sont sur les Alpes, IIG. 154. HRMLNONVILLt. LA TOUR UE GABKIELLE. (LaborJe.) jusqu'où' cesse la végétation. C'est surtout pins, mélèzes superbes, puis, en s'élevant. grands sapins, pins sapins rabougris à petite feuille, puis ce qu'on appelle aulnes dans le pays et par .M. Besson. et qui v ressemble, mais est de toute une autre espèce, et enfin un petit rosier et un petit genévrier rampant des Alpes, qui sont les der- niers avec cette apparence d'aulne. Il était bien curieux pour un zélé amateur de voir en nature ce que je venais de lire avec tant d'intérêt. M. Richard plantait une allée tournante avec de chaque côté un arbre de toutes les 326 l" ART DES JARDINS espèces et variétés possibles. Il en réussira bien peu; mais, avec ce qu'il y a déjà, ce sera les deux jardins des deux reines de France et d'Angleterre qui auront ce qu'il y aura de mieux en grands arbres. » (Allusion au jardin botanique de Kew.) L'enthousiasme du duc de Croy, pour être réel, n'allait pas cependant sans certaines réserves ; les promeneurs de maintenant sont moins difficiles. De l'avis unanime des gens de goût, il est impossible de rencontrer un exemple plus exquis du genre nouveau ; dans ce cadre délicat, où semble sourire encore la grâce du passé, les choses ont un aspect touchant, qui produit dans l'âme une impression ineffaçable. Les tempéraments sensibles s'y complaisent ; à l'automne surtout, quand les frondaisons des chênes, des peupliers, des trembles et des bouleaux se colorent de blond, de jaune rouillé, de poupre, de brun ardent, quand la vigne vierge des chaumes rougeoie, et qu'il passe un air vif où tourbillonnent les feuilles mortes, par un so- leil pâle d'octobre, c'est un charme incomparable de flâ- ner le long du lac, près du moulin ou de la laiterie, d'entrevoir, dans la brume commençante, l'Amour de Bouchardon, qui se transit sous sa coupole, et de songer aux élégances qui ont vécu leurs illusions parmi cette am- biance de rêve. AUTRES JARDINS On compte un grand nombre de jardins paysagers en France ; l'abbé Delille, que le prince de Ligne appela le nouveau Dieu des jardins, et dont les vers, comme des devises, s'étalaient, au témoignage de Laborde, sur les JARDINS ANGLAIS EN FRANCE 327 rochers ou fabriques de toules les propriétés, l'abbé Deliile, Gessner français, se plut à en décrire la plupart en style pompeux dans ce livre des Jardins imprimé dans la col- lection du comte d'Artois, et pour lequel l'auteur reçut, en échange, une abbaye. On lira aussi avec intérêt l'ouvrage l-IG. 135. LRMtNONVILLi;. LA I-HKM1£. (Laborde.) de Laborde déjà cité, la Description du jardin de Monceau, près de Paris, appartenant à Son Altesse Sérénissime le duc de Chartres, par Carmontelle, et le livre De la composition des paysages et des moyens d'embellir la nature autour des habi- tations, etc., par R. L. Girardin, mestre de camp de dra- gons, vicomte d'Ermenonville, paru à Genève en 1777. René-Louis de Girardin exerça une grande influence sur l'horticulture contemporaine. Ayant acheté en 1760 la vicomte d'Ermenonville, il s'appliqua à créer un parc dans le genre nouveau, autour d'un château bâti par Henri IV, "5 2 s I,' ART DES JARDINS et que l'on appela V Ermitage. « Ermenonville, dit Laborde, par une circonstance heureuse et rare, renferme les sites les plus opposés, les situations les plus variées. Là, une prairie arrosée par une rivière charmante, ornée de bos- quets plantés avec goût ; ici, une forêt épaisse, un lac solitaire ; plus loin, de vastes bruyères, des sables arides, des montagnes boisées et entrecoupées de gorges pro- fondes. Cet ensemble agréable et sauvage à la fois se trouve coupé par un château placé au centre à peu près du parc, et dans l'espace le plus étroit de la vallée. Les eaux, qui sortent toutes du côté du midi, après avoir coulé dans le vallon et formé un très grand lac, viennent tom- ber devant les fenêtres du château par une chute très haute ; de là se répandant dans les fossés et tournant autour du bâtiment, elles commencent la rivière qui orne le côté opposé. » Sur un monticule, se dresse un petit temple imité de celui de Tivoli; c'est le temple de la Philosophie, dédié à Montaigne ; au fronton est inscrite la maxime : Rerum cognoscere causas ; les six colonnes sont des hommages à Newton, Descartes, Penn, Voltaire, Rousseau, Montes- quieu. Dans l'île des Peupliers était le tombeau de Jean- Jacques Rousseau, ancien hôte d'Ermenonville. Rien n'est plus pittoresque : au milieu de l'îlot, fort étroit, réuni par une mince passerelle à la pelouse voisine, accosté de hauts peupliers, qui élèvent dans le ciel leur maigre silhouette, est un monument de forme antique, avec des bas-reliefs, et deux inscriptions : Ici repose l'homme de la nature et de la vérité ; et : vitam impendere vero. On sait que la Conven- tion décréta, en i;94, le transfert des cendres de Rousseau au Panthéon. JARDINS ANGLAIS EN FRANCE 329 Non loin est la tombe de 1 inconnu (fig. 133 : « On dé- couvre, écrit Laborde. qui est le guide tout indiqué à tra- vers ces jardins qu'il a vu créer, on découvre, dans une MG. 156. i:kmlnon\illi;. — la tyramide du PHILOSOI'IIH, (LaborJe.) partie touffue et sauvage du bois, une petite tombe simple et négligée, mais remarquable par la triste anecdote qui y a donné lieu. Un jeune homme, dont on n'a jamais su ni le nom ni l'histoire, se tua en ce lieu il y a quelques années et pria, par un écrit qu'il laissa, M. de Girardin 330 I. ART DES JARDINS de l'y faire enterrer. Il paroit qu'une partie de ses cha- grins venait d'une passion malheureuse, et que la lecture des ouvrages de J.-J. l'avoit depuis longtemps décidé à finir ainsi ses malheurs auprès de celui qui lui en inspiroit le triste courage. Quelques jours après sa mort, une jeune femme vint pleurer près de ce monument et y écrire des vers qui firent juger qu'elle-même étoit la cause du déses- poir de lïnconnu. » On remarque aussi la pyramide du philosophe (fig 135), sur laquelle sont inscrits les noms des « quatre chantres de la campagne » : Théocrite, \'irgile, Gessner et Saint- Lambert; un « long bosquet impénétrable au jour, et sous lequel serpente un ruisseau d'une limpidité rare » (fig. 132) ; la ferme (fig. 133) ; la tour Gabrielle « d'une construction gothique, mais sans ensemble et sans élégance » (fig- 154); le moulin « qui rappelle les jolies fabriques d'Italie »; la brasserie (fig. r37, 138); la maison du garde (fig. 139): et enfin l'étang du désert. « Cette vue offre un tableau si grand et si sauvage qu'on est surpris de le trouver dans un parc. Rien n'y rappelle la main de Thomme, et en effet celui qui l'a créé y a répandu des arbres en forêts, comme la nature. Des bruyères ombragées d'arbres verts, et entrecoupées de rochers, s'étendent de tous côtés; les mouvements de terre sont naturels; ce nest plus un parc, mais une véritable solitude, une partie d'un vaste désert. Après avoir suivi un sentier à peine tracé, on arrive sur une colonne hérissée de rochers arides, où l'on trouve une sorte de hutte sauvage qu'on nomme la chaumière de J--J., parce qu'il avoit coutume de venir y travailler. On n'est point étonné que J.-J. Rousseau se soit plu dans ce désert, sauvage comme lui. et jeté au .1 A RI) IN' s ANGLAIS EN FRANCE 331 milieu d'un parc orné et ferlile, comme lui au milieu des hommes. » Tel est ce « jardin unique en France ». selon le jugement FIG. 137. — ERMENONVILLE. — LA BRASSERIE. (Laborde.) de Carmontelle et où le vicomte eut la bonne inspiration de « passer sa vie à en jouir avec sa famille et ses amis ». Il y reçut la visite de Marie-Antoinette, le 14 juin 1780; on montre encore le banc rustique où la reine se reposa un instant. L'empereur Joseph II, Gustave 111, roi de Suède, 3^2 L ART DES JARDINS et même Bonaparte, Premier Consul, vinrent chercher là un instant de répit à leurs soucis. Le jardin et le parc sont d'ailleurs vraiment beaux ; malgré l'abondance des fabriques, la promenade y est ravissante j et pour peu qu'on se laisse aller à la sentimentalité ambiante, on passe dans rile des peupliers, auprès du temple de la Sibylle, sous les pins magnifiques qui l'entourent, au belvédère, d"où la vue est fort jolie et plus encore sur le flanc des coteaux aimables, et parmi l'àpreté relative du désert, les heures de la flânerie la plus délicieuse. Tout près est le parc de Morfontaine où. en 1 770, un pré- sident au Parlement de Paris, Le Peletier, créa un jardin anglais. On y retrouve les mêmes éléments, les étangs des Islettes, et de Vallière ilig. 116, 117, 118', un grand rocher avec un vers de Dclille, « sa masse indestructible a fati- gué le temps >' (fig. 112), « une enceinte d'arbres verts de la plus grande beauté. Au milieu de leur feuillage sombre s'élève un tombeau de marbre noir qui rend la scène plus solitaire et plus triste » (fig. 119, 120). Du petit temple 0. l'aspect est noble et rappelle les beaux lointains que Le Poussin employoit souvent dans ses -tableaux et qui se terminoient par des fabriques d'une forme à peu près ana- logue à celle-ci » . Ce sont des fabriques rustiques que l'on voit au jardin anglais de Chantilly, édifié le long du canal par l'architecte Leroy, pour Louis-Joseph de Bourbon. 11 y avait une étable, une laiterie, un moulin, un cabaret avec tonnelle, puits, jardin et cuisine, une boulangerie avec pétrin, four et bûcher. Il est vrai que la grange contenait un salon superbe, décoré depilastres corinthiens, deconsoles, glaces, candélabres et guirlandes de fleurs. .^L Gustave A\àcon, JARDIXS ANC. I. Aïs l-N 1- R A N C H ^ l "î dans le numéro de la Revue de l'art ancien et moderne con- sacré à Chantilh^ et à la mémoire du duc d'Aumale, a décrit l'inauguration du hameau, le i6 août 1775, accompagnée de danses où bergers et bergères ballèrent au son d'un IIG. 158. ERMENONVILLE. LA BRASSERir. (Laborde.) crin-crin et la visite de Mesdames en 1777. Il y eut dîner au hameau, souper au pavillon de Vénus, illumination de l'île d'amour; le lendemain, collation à la laiterie, sou- per dans les chaumières illuminées, et l'on ne rentra au château qu'à trois heures et demie du matin. 334 1. ART DES JARDINS Le duc d'Orléans ne voulut pas rester en arrière et il construisit Monceau ou Mousseaux sur le terrain acheté, en 1774, aux héritiers du fermier général Guinod de la Rey- nière. Carmontelle en fut l'architecte et l'historiographe. Il a cru bon d'exposer dans la préface de son ouvrage ses FIG. 139. KRMi:N(lNVILLr. t.\ MAISON I3U GAKDi; (Laborde.) théories sur le jardin pittoresque. Il observe d'abord « que nos fortunes, nos mœurs, nos goûts, notre climat, étant différents de ceux des Anglais, nos jardins ne doivent pas être une imitation servile des leurs, mais être composés en raison de ces différences ». On doit faire d'un jardin « un pays d'illusions. On ne s'amuse que d'illusions ; si la liberté les guide, que l'art les dirige, et l'on ne s'éloignera jamais de la nature ». Il faut en outre y transporter « les changements de scène des opéras; faisons y voir, en réalité ce que les plus habiles peintres pourraient y offrir de JARDINS ANGLAIS E\ FRANC F lu;. 140. MOKIOXIAI XI.. — ÏHMPLà DANS Li; PHTIT PARC. (Laborde.) décoration, tous les temps et tous les lieux ». 11 n'est pas par- tisan de représenter ■■ la vie purement champêtre », car les 3^6 l'art DKS JARDINS habitants de la campagne ne ressemblent nullement « aux bergers de FAstrée, à ceux de Fontenelle, de Boucher et de l'Opéra ». Le véritable art est de perpétuer dans un jar- din « le charme qu'on doit éprouver en y entrant, le renou- veler de toutes les manières, afin de faire naître dans làmele désir de le revoir et de le posséder... L'agrément d"un jardin naturel est d"y trouver à chaque pas des tableaux ; et chaque objet doit être disposé de manière à en produire beaucoup, selon les différents effets de lumière ». Et telle est la différence essentielle entre les deux méthodes : " Le plan d'un jardin ordinaire fait voir tout ce qu'il contient ; et quand on l'a vu, on peut se passer d'après cela de parcourir le jardin, parce qu'on sait ce que sont les charmilles taillées, les allées, les bassins, les bos- quets, etc. 11 ne reste donc que les bassins à voir, quand il y en a; car on devine aisément les effets des treillages, et ceux des chutes d'eau, qui sont régulières. Mais dans un jardin naturel, le plan n'est qu'un itinéraire, qui ne fait pas prévoir un seul tableau ; d'ailleurs, l'irrégularité ne se retient pas, et l'on ne prévoit pas les différents objets qui s'offrent successivement, surtout lorsque les arbres sont parés de toutes leurs feuilles, seul temps où l'on doit voir, même tous les jardins, quand on voudra les juger. » Carmontelle avait bien raisonné son art ; le malheur est que la pratique chez lui ne répondait pas à la théorie. Laborde, un contemporain pourtant, a fait de Monceau une juste critique : « Ce jardin est un des premiers essais de jardin anglais en France. Il est aisé de s'en apercevoir à la profusion de fabriques dont il est rempli, et qui sont aussi peu proportionnées en elles-mêmes qu'avec l'éten- ;>;> I, ART DES JARDINS due du terrain. On y voit un fort dans lequel un soldat auroit peine à tenir, des obélisques cachés dans les arbres. On diroit que ces premiers jardins étoient moins ]IG. 142. .MLKL\!LI.l. . I.L lU.MliLAU DL COOK. (Laborde.) des essais que des modèles faits pour être exécutés en grand. Celui-ci, à part ce défaut, est agréablement des- siné. » En outre du fort et des obélisques, on y remarquait un moulin hollandais, le pont des saules, le chemin creux JARDINS ANGLAIS EN FRANCE 339 encadré de vignes de Judée et de peupliers d'Italie, un château gothique ruiné, la ferme et son pâtre écossais, les ruines du temple de Mars, une cabane, la statue de Persée, KIG. 145. MliRUVILLH. COLONXH KOSIRALE. (Laborde.) un minaret sur une colline plantée de vignes, la nauma- chie avec ses colonnes en ruines autour de Tétang (fig. 141), la tente tartare, les tentes turques, le temple de marbre blanc. Il y avait aussi un singulier jeu de bague: «para- sol chinois, soutenu par trois chinois pagodes, qui tien- ^4'^ I. ART DES JARDINS nent aussi une barre horizontale, sur lesquelles s'appuient ceux qui font tourner la bague, et qui n'ont d'autre mou- vement à faire que celui de marcher sur le plancher, qui est sous leurs pieds. Des bords de ce plancher partent quatre branches de fer, dont deux soutiennent des dra- gons, sur lesquels on monte à cheval. Sur les deux autres branches sont couchés des Chinois, soutenant d'un bras un coussin sur lequel on s'assied, et tenant dans la main un parasol garni de grelots ; de l'autre main ils tien- nent un coussin sur lequel on pose les pieds. Les femmes sont assises sur ces deux branches. Le bord du grand parasol est garni d'oeufs d'autruche et de sonnettes. Les quatre lanternes que l'on voit, renferment des bagues, qui ne se présentent à ceux qui les courent, qu'au bout des glands qui sont sous les lanternes. » Pour faire con- traste à ces grelots, sonnettes, bagues, on avait planté le bois des tombeaux, composé de peupliers d'Italie, syco- mores, cyprès, platanes, tuyas de la Chine. Devant la pyramide d'Egypte, huit colonnes intérieures soutien- nent un entablement de marbre blanc, de granit, et de bronze ; « vis-à-vis la porte, il y a une niche dans laquelle est une cuvette de marbre vert antique ; dans cette cuvette est une figure de femme assise sur ses talons, qui se presse les mamelles, d'où il sort de l'eau qui tombe dans la cuvette. Cette figure est égyptienne, du plus beau noir et sa coëffure consiste en un bandeau et des bandelettes d'argent ». Une urne de bronze, des cassolettes, des ca- riatides, encadraient « ce tombeau d'une jeune fille ». Le malheur est qu'il n'y eut jamais de morts sous ces tombeaux ; et Laborde s'égaie fort de la manie qu'on avait alors d'ensevelir dans les jardins; il parait qu'on jalousait ^4- I- ART DES JARDINS le vicomte d'Ermenonville, assez heureux pour posséder la dépouille de Jean-Jacques Rousseau. Mais à Méréville, sur la Juine, notre bon Laborde eut aussi son sarcophage, celui de Cook, avec des bas-reliefs (fig. 142), des figures de sau- vages, colonnes tronquées, urnes de douleur, bustes, etc. Ne chicanons pas cependant notre excellent guide. Ce monument était un touchant hommage à la mémoire de ses deux fils, officiers de marine, morts dans la catastrophe de La Pérouse. comme le rappelle une colonne rostrale (fig. 143), « au milieu d"une ile, de marbre bleu turquin avec des rostres de navire en bronze ; au milieu d'arbres étrangers, et en particulier de l'épine de mer». Pourquoi cependant Cook, et non pas La Pérouse > Pourquoi aussi cette citation prétentieuse du livre des Rois : « Saiil et Jonathan, amabiles et decori in vita sua. in morte quoque non sunt divisi? » Laborde eut le bon goût de ne pas détruire le vieux parc : « Parmi les constructions d'usage dans les anciens jardins, les terrasses passoient pour les plus nécessaires, et étoient regardées avec assez de raison comme l'inter- médiaire entre le bâtiment et la campagne. En effet, elles sont d'un agrément réel, dans plusieurs heures du jour, lorsqu'on veut jouir de la veûe des sites environnans et de la promenade, sans pourtant s'écarter du château. Il me paroît donc avantageux de les conserver, et facile de leur donner une forme agréable ; il suffit d'adoucir leurs bords, d'enlever la maçonnerie qui les soutient, et d'en revêtir la pente et le sommet de gazon, de fleurs et d'arbustes ; telle est celle de Méréville (fig. 144). ■■ On remarque aussi, en ce lieu, l'ile Nathalie, avec des ponts, deg futaies et des saules, un temple de la Sibylle 3^4 I' ART DES JARDINS (fig. i2i), la laiterie décorée de colonnes ioniques et d'une grotte où sourd la rivière, un pont de roches, le moulin, <• genre de fabrique le plus naturel et presque toujours le plus pittoresque, soit dans les jardins, soit même en plaine campagne » ; et une vraie cascade (fig. 145), formée par la Juine même, et qui fait « éprouver l'illusion des plus beaux sites de la Suisse ou des Pyrénées... La vue de cette cas- cade et le bruit qu'elle fait entendre de loin ont une sorte de prestige qui réveille le souvenir de ces sites extraordi- naires que l'on se fatigue à rechercher dans les montagnes, et qui laissent toujours, avec l'admiration qu'ils causent, le regret d'en acheter un instant la vue par des vo^'^ages longs et pénibles. Tel est surtout l'avantage des jardins pittoresques. Ils réunissent autour de vous les plus grands tableaux de la nature, et vous en font jouir sans cesse et sans peine. » A côté de ces jardins hors de pair, nombre d'autres pré- sentaient de l'intérêt et de la beauté. Certains avaient été déjà dessinés dans le goût français, comme celui de Pru- lay, près Mortagnc ; le propriétaire se borna « à éclaircir une futaie, qui entoure le château, à y créer des espaces libres ornés de beaux gazons et d'arbres étrangers, à retrouver les pentes anciennes du terrain, qui avoient été défigurées par d'inutiles terrasses, et enfin à rendre aux eaux leurs cours naturels, qu'elles n'auroient jamais dû perdre ». Tel aussi celui de Grillon, sur un affluent de l'Oise Ifig. 145^; il restait « seulement unepièccd'eaudetrois cents toises de long sur cinquante de large, d'une forme symé- trique ; elle avoit été dessinée par Le Nôtre, ainsi que le parc, et étoit destinée à servir de point de vue à un superbe château que le maréchal de P>oufflers se proposoit de faire ^46 l'art des jardins bâtir. Cette pièce d'eau, négligée, étoit devenue un marais; M . de Grillon Ta fait recreuser, et y a fait élever deux chaussées dans toute la longueur; elles sont, ainsi que les bords, plantées de grands arbres et forment trois longs canaux. >» A Paris même, il convient de citer encore, parmi les parcs nouveaux, Bagatelle, au comte d'Artois, dessiné vers 1780 par Thomas Blaikie, et orné, outre l'ordinaire, du tombeau du Pharaon, et de la tour des paladins; et la Muette, du comte de Provence, où Louis XV reçut la dau- phine, Marie-Antoinette, à son arrivée en France. Dans les environs, est La Malmaison, auprès de l'étang de Saint- Cucufa, non loin de Saint-Germain. Morel et Bertheaux y avaient construit un hameau suisse ; un temple de quatre colonnes de marbre brun y rappelait « par sa forme et sa structure le joli temple de Clitumnus, au pied duquel sor- tent les eaux du fleuve qui baigne les belles campagnes de rOmbrie. » Le parc du Raincy avait été composé « à l'imitation des vallons de la Suisse », et il en offrait '( l'image par le repos, la fraîcheur et la variété qui y régnent ». Les ducs de Gondé possédaient celui de Saint- Leu, sur un plateau, à l'orée de la forêt de Montmorency, d'où l'on a une vue splendide sur la plaine jusqu'à Paris. Monville, près de Marly, était décoré d'un pavillon chinois, " exemple du mauvais goût qui régnoit à cette époque, et de la dépense que l'on faisoit pour ce détestable genre de magnificence. L'architecture chinoise ne donne l'idée, ni de l'élégance, ni de la solidité. » On y voyait aussi un hameau, copié « de quelque tableau de Ruisdacl ou de Gaspre Poussin ». G'est enfin Guiscard, près Compiègne; Maupertuis, au marquis de Montesquieu (fig. 113); Le JARDINS ANGLAIS EX FRANCR ■547 Plessis-Chamant, sur les bords de la forêt de Senlis, avec un pavillon imitant le monuînent choragique de Lysicrate (fig. 114) ; Betz, orné de ruines et d'un temple à l'Amitié (fig. 115) ; Brunehaut, près d'Etampes, où une colonne dcrique de douze mètres a été élevée à la Concorde civile ; et enfin cet extraordinaire ermitage du Mont-d'Or, près de Dijon, véritable jardin théologique, qui contient les statues des apôtres, l'ermitage du silence, la chaumière de saint Jérôme, Job sur son fumier, et un temple à l'Eternel ! Tels sont les principaux exemples du jardin anglais en France. Certes il a ses inconséquences et ses défauts; le respect de la nature n'y est qu'en théorie, et on la force souvent, comme à Versailles, mais on n'en convient pas. Une sentimentalité, poussée à l'excès, l'encombre de tom- beaux et monuments funéraires, qui enlaidissent le pay- sage, comme des préoccupations archéologiques imposent aux arbres, aux sources et aux fleurs le voisinage de fabriques, bien dépaysées parmi nous. Les contemporains n"ontpas encore l'idée que la nature se suffit à elle-même, et que les spectacles qu'elle offre sans effort sont l'occa- sion de merveilleuses jouissances esthétiques. Ces réserves faites, il y aurait mauvaise grâce à nier que ces gens du xv!!!"^ siècle, si affinés, si spirituels, si aimables, ont créé de vrais bijoux, comme Trianon, Ermenonville, Méréville ou Morfontaine, des jardins où l'on peut, aux heures de rêverie poétique, entrer en communion avec l'âme même des choses. SIXIÈME PARTIE XLV SIECLE. GENRE .WIXTE CHAPITRE PREMIER CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES Il est peut-être disproportionné d'attribuer un cha- pitre spécial à l'art des jardins au xix*^ siècle; on ne peut dire en effet que notre âge a inventé un genre nouveau d'horticulture. Sa véritable originalité consiste sans doute dans les découvertes scientifiques ; en art et en littéra- ture, il n'a fait que continuer, et parfois perfectionner. Les architectes combinent les éléments fournis par les maîtres d'œuvres anciens et modernes ; la peinture et la sculpture, toutefois plus soucieuses de réalisme et de psychologie, s'inspirent encore du passé; la poésie, le drame, la comédie ne diffèrent pas en essence de ce qui les a précédés, et l'art des jardins n'a répudié ni le système français ni le système anglais. La science seule 3'>2 I. ART DES JARDINS s'est renouvelée; cest que les replis de la nature sont autrement vastes que ceux de l'esprit, et moins que ceux- ci ont été fouillés. Les jardiniers de mérite n'ont cependant pas manqué ; au premier rang sont les Thouin. André Thouin, né à L'Isle-Adam en 1747, mort en 1823, dirigea, à partir de 1764, l'école de botanique ou Jardin du roi; il publia un Essai sur l'économie rurale, une Monographie des greffes, et nombre d'articles dans VEncydopédie méthodique. Son fils. Gabriel Thouin, fit paraître, en 1819, le plan raisonné des Jardins. Ces œuvres sont capitales. En Angleterre, Repton, dans ses Observations on the theory and practic of the landscape Gardening ; Loudon, ^.Ytc son Encyclopedia of gardening et son Treaîise on for - yning, improving and managi)ig country résidences : enfin Joseph Paxton, jardinier du duc de Devonshire, architecte du palais de Cristal, à Londres, et du jardin de Ferrières, au baron de Rothschild, en France, ont prouvé que l'horti- culture n'avait pas dégénéré de l'autre côté du détroit. A ces noms, il convient d'ajouter celui de Ai.Alphand, qui fut à Paris, avec une compétence hors de pair, un goût sans défaut, une puissance de travail considérable, un véritable ministre des Jardins de la capitale. Paris lui doit ses promenades, ses squares, ses parcs et cette multitude d'arbres, qui, vus d'un ballon, lui donnent l'aspect dune immense forêt. Alphand a publié un magnifique ouvrage,' les Promenades de Paris, précédé d'une excellente histoire des Jardins; il a trouvé en M. Bouvard un élève digne de lui. De tous ces ouvrages peut-on tirer une théorie générale des jardins au xi.v siècle > Notre époque est surtout uti- CONSIDERATIONS GENKRALF.S 353 litaire. Les jardins désormais, au lieu d'être prétexte à étalage de luxe et de richesse, auront un but pratique : dans les villes, ils offrirorit à la fatigue un repos de quel- ques instants, aux poumons, qui s'épuisaient, un air moins riG. 148. KIOSQUK DU BOIS DH BOUI.OGN'H. vicié que dans la rue; à la campagne, ils seront un refuge contre les importuns, et un délassement après le tumulte des affaires. Là, on recourra principalement au style paysager, moins cher à établir, et plaisant mieux à Tâme sentimentale, que nous a faite l'âge précédent. Ici, surtout en Angleterre et dans les grands domaines, on adopte un genre mixte, où le pleasiire gntnd, qui entoure la maison est régulier. 3 M I, ART DES JARDINS comme se prêtant mieux à l'usage journalier, et planté d'arbres verts, qui donnent l'illusion d'un éternel prin- ternps, tandis que le parc, séparé du premier par des barrières, est dessiné à l'anglaise, avec des allées courbes qui se raccordent aux premières par des demi-cercles classiques. Surtout le jardin se démocratise ; sous l'ancien régime, riG". 149. — MtLUX. TOMBEAU DANS LE JARDIN DK M. LACROIX. Construit par l'architecte Labbé. il n'avait guère été qu'à l'usage des riches : rois et nobles. Les plus favorisés d'entre les bourgeois jouissaient de rares et étroits jardins, où quelques arbres, quelques plates-bandes de fleurs faisaient assez piètre figure dans des cours. Les communautés religieuses possédaient, pour ainsi dire, par état, des jardins où se promenaient leurs méditations et leurs loisirs ; elles en ouvraient parfois la porte, à titre gracieux, à des amis de leur entourage laïque. Aujourd'hui, presque tous les gens aisés ont leur jardin; quant aux pauvres, ils trouvent dans les prome- nades publiques, dans les parcs, jadis royaux, des jardins c: O N 5 1 D F R A T I O \ s G l- N E R A L E S 37^ comme n'en ont certes pas les plus gros capitalistes. Que valent les parcs de Ferrières, de Saint-Gratien ou d'Ar- mainvilliers, en comparaison de Versailles, de Trianon, :;:^ .:,, '^l^^*vfà^J::^-am/Si^-&^^ "'^ï^ lie. 150. AKMAINVILLIl-RS. PAVILLON TLRC DANS LE JARDIN DL- DLC DE PFNTHiÉVRE. D'après uii dessin de Kraff:. des Tuileries, du Bois de Boulogne > Le plaisir de roi est devenu plaisir de peuple. En vertu des mêmes tendances intéressées, on développe le nombre des jardins scientifiques, qui sont de véritables champs d'expérience pour les savants, et offrent, par sur- croît, aux passants l'utile et l'agréable. C'est ainsi qu'en France le Jardin des Plantes s'est augmenté de tout ce qui pouvait répondre à ces deux utilités, imité dans tout notre pays par les architectes des jardins d'acclimatation et de jardins botaniques. A l'étranger, les magnifiques parcs de -M I. ART DES JARDINS Kew, aux environs de Londres, de Regents-Park, d'Anvers, d'Amsterdam, Berlin, Vienne, Florence, Rio-de-Janeiro, etc., témoignent combien les contemporains ont de goût et d'inclination pour les connaissances des sciences natu- relles. On ne voit plus guère de ces fabriques étranges, comme ^^I.^V^^^^V 1".^? -^f^i^'^'^i ' ^'^ FIG. 1)1. PARIS. BALANÇOIRU DANS LE JARDIN" Di; SAINT-JAMES. Dessinée par l'architecte Bellanger. il y en avait tant auparavant, plus guère de tente tartare. de tombeaux sous des saules qui s'égouttent en larmes, de châteaux gothiques, de vieux donjons garnis de lierres, plus de ces décors, qui émigrent dans les accessoires du drame romantique. Si on tolère encore le petit temple de la sibylle de Tivoli, dont les proportions gracieuses font sur un mon- ticule charmant effet, on substitue partout des fabriques utiles : pavillons de chasse, serres, escarpolettes, réduits CONSIDERATIONS GENERALES }')'] de jardinage, postes de gardiens, boutiques foraines, tiiéâtres mêmes et cafés, etc. (fig. 148, 149, 150, 151). Le jardin devient aussi une véritable exposition de fleurs ; leur place était assez maigre dans les parcs fran- çais, plus maigre encore dans les jardins anglais. Elles sont maintenant les reines des plates-bandes et des pelouses. Dans leur disposition, on n"a pas su toujours éviter Tuniformité, chaque saison ramenant les mêmes dessins de corbeilles jusqu'à la monotonie. Les jardiniers font d'ailleurs les plus louables efforts pour présenter la plus grande variété de plantes,, non seulement indigènes, mais encore exotiques comme l'eucalyptus, l'araucaria, les camélia, dracaena, yucca, strelitzia et caladium, sans comp- ter le ginerium argenteum dont les houppes argentées éclairent, à l'automne, les parterres. Il ne faudrait pas croire pourtant que le mauvais goût fut absent de toutes ces compositions ; si les jardins publics présentent le plus souvent un plan raisonné, il n'en est pas toujours ainsi des particuliers. Pour s'en convaincre, il suffit de parcourir la banlieue des grandes villes, qu'ils déshonorent. On est confondu de voir comme des gens intelligents, des commerçants qui, dans les affaires, font preuve d'ingéniosité et de bon sens, se mettent, à la cam- pagne, l'esprit à la torture pour aboutir à des inventions burlesques, où tous les styles se heurtent en d'étranges assemblages. Une ligue se fonde, dit-on, pour la défense des paysages naturels; elle aura fort à faire contre ceux qui les défigurent de leurs bizarres imaginations. CHAPITRE II ÉTRANGER De tout temps, TAngleterre a aimé les jardins; elle s"y prête mieux peut-être qu'aucun autre pays avec ses pro- priétés immenses, où les forêts abondent, où le sol ne se refuse à aucune combinaison pittoresque. On ne compte plus en ce pays les immenses et beaux parcs. Tel celui du romancier Edward Buhver Lytton, où Charles Blanc étudia les deux styles pour sa Gravimaire des arts du dessin ; ChatSAYorth, au duc de Devonshire. dans le Derbyshire, avec les cascades de la Derwent; Windsor (fig. 152, 153); Mytton, dans le Lancashire, à M. Gérard Pollet; Elwaston- Castle, qui appartient au comte de Harrington. A Londres, Kensington (fig. 154. 155). Green-Park, Hyde-Park." Bat- tersea-Park, Saint-James-Park offrent aux babys et aux ilâneurs des allées et des pelouses de choix. Dans les Pays-Bas, il convient de mentionner le bois de Haarlem, dessiné comme un parc paysager, et le charmant bois de La Haye, où la promenade est si ravissante, sur- tout aux heures matinales, dans la solitude, quand les Hollandais font encore la grasse matinée. En Belgique, il y a Laeken au roi, Rieth au comte de Flandre. Enghien, Héverlé au prince d'Aremberg. le parc communal d"An- ETRANGER vers, le bois de la Cam -Ô9 vers, le dois ae la v^am- Ca'^ , ^ >V"' ^ près de Mons, p,o- gpV, ^tuiXmi^^rmi priété du prince du Ligne. V' Viié" ■il'' \ L'Allcma gne, qui ii