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ART POÉTIQUE

DU MÊME A UTEUR

THÉÂTRE (\ vol.

30NNAISSANCE DB LEST. ........ I VOl.

PAUL CLAUDEL

Art Poétique

CONNAISSANCE DU TEMPS

TRAITÉ UE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊMB

DÉVELOPPEMENT DE l'ÉGLISE

Sicut Creator, ita moderator. Donec universi seculi pulcritudo..,. velut magnum carmen inefl'abilis modula- toris.

S. AuGL'STLN, Ep. V, ad Marcellinum.

HUITIÈME ÉDITION

PARIS MERCVRE DE FRANCE

XXTI, RVE DE CONDÉ, XXVI

^ r. u 1951

76.9034,

IL A ÉTÉ TIRÉ CET OUVRA»! î

Djnee exemplaires sur papier de HoUoJuUt naméroUt dt i à la.

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CONNAISSANCE DU TEMPS

CONNAISSANCE DU TEMPS

ARGUMENT

PRÉLUDE. Interprétation de l'univers et de la fig'ure que forment autour de nous les choses simul- tanées.

I. DE LA CAUSE. Définition par l'idée de conti- nuité. Analyse de l'idée Je cause. Le couple du 5a- jet et du moyen. Exemples et classification. Compa- raison avec le couple, majeure et mineure, du syllo- gisme. Le sujet n'implique pas le moyen et ne le commande pas. Des formes, pas de lois. Eternelle nouveauté de toutes choses. Leur répétition indique l'importance suprême et sacrée que le Créateur leur a conférée, comme à des mots de l'éternel vocabu- laire. Chaque chose n'a de nécessaire que son exis- tence. Discussion du Mécanisme, absurdité du mou- yement perpétuel sans but que lui-même. Résumé :

O ART POETIQUE

le sujet n'a pas de programme par lui-même et ne le trouve que par la détermination à un certain efFel que le moyen lui confère. La différence g-énératrice.

II. DU TEMPS. L'espace ou le dessin fini, le temps ou le dessin qui est en train de se faire en ua mouvement universel qui est le ternes. L'univers est une machine à marquer le temps. Comparaison avec les horlog-es humaines: le mouvementée régulateur, l'inscripteur. Le mouvement primitif est toujours de et non pas vers. Double temps de tout mouvement, impulsion e.xtérieure, tendance au retour. L'échappe- ment solaire. L'origine du mouvement est le fré- missement de la matière au contact d'une réalité, différente, l'Esprit : la peur de Dieu. Tout ce qui est mouvement est temps et sert à l'indiquer. Le temps considéré comme continuité du mouvement, ou durée- Modes et phases du temps. Suite et avancement dans la durée. Le passé est la somme sans cesse croissante des conditions du futur, qui est donc tou- jours nouveau et inédit.

III. DE L'HEURE -l heure en moi que j'indique et que je sais, non pas seulement dans le temps, mais dans la durée. Ce mouvement même dans uo cœur dont les horizons en perspective autour de lui ne sont que les reporteurs et les traducteurs concen- triques. Mon intention dans le dessin total. Connais-

CON.NAïaSAKCB DU TE>4PS

sance que j'en ai. Connaissance de mon rapport «ux choses et des choses entre elles sous le seul rap- port de leur simultanéité. La Cause Harmonique ou mouvement qui règle rassemblement des êtres à lel moment de la durée. C'est l'Art Poétique. La nou- velle Logique, ayant la métaphore pour expression. Toute chose, en dehors de sa réalité propre, et du fait du rapport infini qu'elle entretient avec toutes les autres, a une valeur de signe du moment de la durée auquel nous sommes parvenus.

CONCLUSION. Le Temps est l'invitation à mourir, -le moyen qui permet aux choses d'avouer en expirant leur néant dans le sein de leur Créateur.

Ce n'est point le futur que j'envisage, c'est le présent même qu'un dieu nous presse de déchif- frer. De moment à autre, un homme redresse la tête, renifle, écoute, considère, reconnaît sa position : il pense, il soupire, et, tirant sa montre de la poche logée contre sa côte, regarde l'heure. suis-j'e? et, Quelle heure est-il? telle est de nous au monde la question inépuisable; suis-

10 ART POETIQUE

jeei en suis-jel C'est pourquoi les Cités an- tiques postaient à demeure l'augure. En marche dans le courant, le navire humain plantait sa vigie. Rien en vain. L'homme pensait que tou- tes choses à toute heure avec son intime assen- timent travaillées par la même inspiration qui mesure sa propre croissance élaboraient un mystère qu'il fallait de nécessité surprendre. Et c'est pourquoi l'aruspice armant son bras allait le rechercher jusque dan« l'entraille des ani- maux. Qu'un être doué d'une voix intelligible captive l'exhalaison de la terre et le rot de l'abîme! La sibylle savait tromper avec sa poi- gnée de feuilles mortes, ensemencer le vent de paroles. Tout site religieux recelant l'oracle, comme un autre ses sources curalives, avait un temple pour l'exploiter. Et de nos jours la même curiosité a inventé des instruments, cons- truit des hypothèses et des observatoires. Par- tout;, ;\ tout moment, chacun sait le degré de la chaleur qu'il fait et le poids de l'air qui le lient

CONNAISSANCE DU TEMPS

pressé. Toute la peau de la terre est devenue sensible comme l'extrémité denosdoig"ts et télé- g-raplue les nouvelles de la tempête et de la beauture. Le bulletin des taches du soleil est nécessaire à la Bourse et à la politique. Le Globe oriente encore l'aiguille soustraite à sa masse. C'est ainsi que nous savons toujours par- faitement le temps qu'il fait et le visage qu'il se compose, l'arrangement conclu pour la jour- née entre Phœbus et la nue. Mais quand l'occul- tation de notre soleil journalier nous permet de nouveau de relever notre position dans l'absolu, que sont les pratiques naïves de l'astrologie au- près de nos tables et de nos méthodes et de ce» yeux forts que nous braquons sur les amers célestes ? Quel almanach valut jamais celui du Bureau des Longitudes, et quel thème horosco- pique à la devise de Saturne ou du Cancre le secret plus serré de ces nombres enfermés en d'exactes .colonnes ? Nous lisons mieux l'aspect du ciel- brillant. Une heure immense, totale, est à tout

la ART POETIQUE

moment calculée, plus décisive que celle qui jadis avérait la naissance des rois, retardait les batailles, présidaitàla cueille des simples, favo- risait les purg-es. Nous n'accrochons plus aux astres notre cuisine et notre politique. H n'est pas moins que toute chose qui arrive est située spécialement dans la durée par telle combinai- son non reproductible du chiffre sidéral, comme tout point sur la carte par sa distance du méri- dien et de l'équateur, et trouve dans les cieux inépuisables sa racine arithmétique. Mais peut- être que, plus prochaines qu'étoiles et planètes, toutes les choses mouvantes et vivantes qui nous entourent nous donnent des signes aussi siîrs et l'explication éparse de celte poussée intérieure qui fait notre vie propre.

Et tel est le mystère qu'il s'agit présentement de reporter sur le papier avec l'encre la plut noire.

CCNNAISSANCE DU TBMPS l3

I

. DE LA CAUSE

Tout objet qui apparaît devant nos yeux et dans notre intelligence, la démangeaison de l'esprit est aussitôt de le ranger à sa place, de l'insérer dans le continu. La ca^z^c est celte join- ture que nous nous appliquons à découvrir ; elle est tout cela avec une énergie productrice sans quoi une chose donnée n'aurait pu être.

Ces mots circonscrivent le sens et l'aire de Dotre enquête. Nous ne chercherons point à comprendre le mécanisme des choses de par dessousj comme un chauffeur qui r'xmpe sur le dos sous sa locomotive. Mais nous nous place- rons devant l'ensemble descré.itur3S, comme un critique devant le produit d'un poëte, goûtant pleinement la chose, examinant par quels moyens il a obtenu ses eJJ'ets, comme un peintre

l4 ART POEIIQUE

clig^nant des yeux devant l'œuvre d'un peintre, comme un ingénieur devant le travail d'un cas- tor. Rien à faire ici des quatre causes du Philo- sophe, matérielle, formelle, finale, efficiente. Chercher à propos de chaque entité supportée par un nom la cause, c'est simplement envisa~ ger la matière et le moyen.

Un adage assourdissant, réductible au seul bruit, emplit la feuille de tous les livres : Pas d'effet sans cause ! M-^is oserais-tu, ô creuse cigale, moduler aussi bien, entre mes doigts : Point de cause sans effet ? Je ne l'attends point, mais je souris seulement, et je répète après toi : Oui, point d'effet sans causes. Sans causes au pluriel.

Car la cause n'est jamais une. La série des abstractions nous réduit aux idées premières du mouvement et de la masse, du moteur et du mobile, ou, plus grossière, d'une influence exté- rieure sur toute chose donnée manifestée par un mouvement local. C'est ce couple d'un sujet

CONNAISSANCE DU TEMPg

«l d'une action sur le sujet exercée du dehors, qui constitue proprement la cause. Agencement infiniment variable dans ses modes, autant que chaque effet à produire.

Examinons de plus près.

Le caractère du sujet est d'avoir une valeur, une « puissance » plus générale que celle de l'effet qui en est tiré par l'application du moyen, A l'entrée du port des Phéaciens, la mer maniée par le vent s'est amusée à ciseler en bar- que patiemment le bout de cet os saillant hors du vieux corps de la Terre. L'hydrogène a ses propriétés, l'oxygène a les siennes : il fau-t un chiffre, il faut la proportion de un à deux pour que la combinaison ait lieu, de l'eau. II faut une étincelle vivante, le microbe, pour fa- briquer, de l'oxygène uni avec l'azote, le nitrate, nourriture de l'herbe. Il faut à la terre la semence pour transformer en un sucre soluble sa chair inerte Il faut au sang de la mère le germe pour la conception du caillot animé. Il faut au

iG ART POETIOOK

marbre, il faut à l'acier et au cuivre le sculpteur, l'ouvrier avec ses outils, pour dégager la statue el pour assembler l'engin.

On le voit par la considération de ces preu- ves, toute créature est, par cela même que créée, créatrice, dépositaire souslecommandement nou- veau qui l'épouse d'une force prête à sourdre figu- ratrice. C'est l'inlerveniion du moj^en, le travail extérieur ou latent de sonyFa^ précis comme un ordre que l'on articule, qui résout le sujet, qui le contraint et qui le détermine.

Il est possible de classifîer les moyens suivant leur opération ; j'en pends ici le tableau :

I. CAS DITS fortuit* ET APPLICATION d'uN

MOYEN A LNE FIN NON IMPLIQUÉE PAR LUI

Une poudrière l'éclair l'explosion.

La masse de la terre le vent, la pluie, la gelée j)hénoménes d'érosion, ciselure du re- licf.

CONNAIS» ANCE DU TEMPS I7

Napoléon et son armée les froids de la Russie perte de l' Empereur ^ sa chute. Les réactions chimiques naturelles.

2. APPLICATION INCONSCIENTS DES MOYENS A UNE FIN.

a. La terre la semence la plante. L'aliment l'appareil digestif le chyle,

le sang.

Le miel et son récipient l'œuf— la larve.

Les phénomènes de la cristallisation et ceux de l'instinct primaire.

b. Les ovaires en travail les industries de la ponte et du nid l'insecte, l'oiseau, le poisson, la nourriture des espèces carnivores qu'ils procurent.

3. APPLICATION CONSCIENTE ET VOLONTAIRE

DES MOYENS A UNE FIN.

l8 ART POÉTIQUE

a. Application des instruments ou des pro- cédés à la matière.

La proie la chasse, les dents le repas. Le marbre le ciseau la statue , Procédés d'entraînement des athlètes.

b. Déclenchement volontaire et mise eu marche d'une série naturelle.

Lagricultare^ la médecine^ Vèlevage, les expériences de laphysioloffie, etc.

c. Création d'une série artificielle L'horloge^ la machine.

La première catégorie définit, plutôt qu'une application, la rencontre fortuite ou répétée du sujet et du moyen ; les deux suivantes compor- tent une application réelle de l'un à l'autre dans une fin déterminée. Les quatre premiers exem- ples delà deuxième catégorie décrivent, entre les deux termes, une assimilation de substance à substance ; dans le dernier déjà, il n'y a pas modification, ensemencement du moyen, mais adaptation au sujet d'une industrie extérieure

CONNAISSANCE DU TtMPS I()

au praticien dans une tin extérieure et de lui plus ou moins complètement ignorée. Enfin, dans la troisième catégorie, il y a, avec la con- naissance du terme, choix, direction, agence- ment des moyens. Le moyen n'agit plus seul, par la vertu en lui infuse ; il est manié du de- hors, il devient instrument. Il n'invente'plus lui- même son effet, et, à ce point de vue, révèle un& analogie avec les cas de la première classe.

De ce qui précède ressort cette première con- clusion : Le sujet rCimplique pas le moyen» Quel est donc le procédé de rattachement de l'un à l'autre ?

Les trois termes auxquels nous avons réduit l'action causale suggèrent aussitôt à l'esprit cette formule du raisonnement humain, le syllogisme. Le syllogisme est le procédé par lequel nous- reconnaissons les choses et nous reconnaissons nous-mêmes parmi elles. Pour cela nous les nommons, c'est-à-dire que nous posons les carac- tères spécifiques qui les distinguent de toutes les

AnT POETIOUE

autres. Nous n'en admellrons aucune à revêtir le nom fabriqué par nous, sinon qu'elle se con- forme aux conditions que nous avons édictées. Instruits par l'expérience, éclairés par la certi- tude, ou poussés par notre fantaisie, nous pro- mulguons notre volonté, nous décrétons, par la majeure, que tel caractère doit être attribué une fois pour toutes au prédicat que nous avons choisi ; par la mineure nous certifions que tel être dans la réalité, tel fait, répond d'ailleurs au signa- lement de notre prédicat : par la conclusion nous lui décernons donc explicitement le caractère qui lui appartient. Les membres du syllogisme s'enchaînent ainsi avec une nécessité parfaite. La proposition que nous avons formulée a vrai- ment force de loi. Nous ne sommes pas maîtres des phénomènes ; mais il est de notre pouvoir et droit de leur donner des noms, et de stipuler les conditions auxquelles ces noms leur seront appliqués. Il suit avec rigueur que si un phé- nomène justifie de l'ensemble de conditions que

CONNAISSANCE DU TEMPS

nous représentons par un nom, il possède entre autres cette condition particulière que nous détachons un moment pour kii donner une attention spéciale. 11 ne suit nullement que le procédé par nous nous retrouvons dans le dictionnaire de la nature soit celui par quoi la nature elle-même en ait trouvé les termes et aggloméré les acceptions.

Mais déjà l'enquête logique nous livre ce point, que nous ne pouvons définir une, chose qu'elle n'existe en soi, que par les traits en qui elle diffère de toutes les autres.

Gomme le syllogisme, la formule causale pro- cède du général au particulier. A une majeure éparse, inopérante, vient s'appliquer le moyen qui la détermine, de même que la mineure peint le passage de la puissance à l'acte. Mais l'une n'est rattachée à l'autre par aucune nécessité logique, c'est-à-dire qu'il n'y a pas impossibilité à penser l'une sans l'autre. Tout au contraire, c'est cette diffe'?ence même qui est la condition

2 8 ART POETIQUlt

de leur opération. Aucune chose n'est complète par elle-même et ne peut se compléter que par ce qui lui manque. INIais ce qui manque à toute chose particulière est infini; nous ne pouvons savoir "d'avance le complément qu'elle appelle. Nous ne reconnaissons donc que par l'autorité du fait et par le g^oût secret de notre esprit quand est trouvée l'harmonie efficace, la diffé- rence-mère, essentielle et g-énératrice.

Notre esprit ne conçoit et nomme que le général. Quand nous décrivons, pour la lui faire reconnaître, à notre interlocuteur telle personne que nous avons rencontrée, nous nous servons d'une succession de traits, dont chacun est général, mais dont l'ensemble ne peut se rap- porter qu'au de ciij'us : un homme petit, brun, la barbe, les vêtements, tels. Mais, pour parfaire notre notion d'un corps ou d'un être vivant, son action habituelle, ses mœurs et ses proprié- tés, sa jointure avec l'extérieur, ne sont pas des traits moins organiques, n'ont pas, s'ils doivent

CONNAISSANCt DU TEMPi sS

servir comme matériaux de connaissance, une ▼aleur moins fixe que sa constitution intrinsè- que. Le fait seul est proposé à nos yeux comme à notre esprit. Il occupe le cadre entier et s'im- pose, par exclusion, comme nécessaire. Nous voyons d'un seul morceau devant nous l'ensem- ble des causes et des effets, comme on voit un homme nu avec ses membres, et nous concluons que la même loi qui ordonne l'existence des choses en commande la production, qu'aux choses mêmes est infuse une vertu génératrice irrépressiblement déterminée. Erreur, à quoi s'oppose la condition absolue de la différence essentielle et complémentaire, et ce principe, que nous levons ici: des formes^ point de lois.

{Formes ; au même sens que Tondit : la forme de la main, la forme de ce vase.)

Les êtres et les choses, et les différentes com.- binaisons, qui, désignées sous le nom de phéno- mènes, faits, événements, s'établissent entre eux dans le temps, forment ensemble comme une

' 24 ART POÉTIQUE

étofFe que la main régulièrement, tire de son rou- leau. Cette étoffe est l'objet de nos regards, la considération de notre esprit, la matière de notre science. Nous constatons que le dessin qui la couvre est continu, et nous formulons aussitôt le principe: nihil ex nihilo; qu'il y a une suite naturelle, une relation constante entre certains motifs, comme d'une fleur à sa lige, du bras avec la main: nihil sine causa siifficienti; enfin nous possédons le moyen d'évaluer les phénomènes, de les soumettre dans leur mar- che à un terme fixe de comparaison, de les clas- ser suivant des chiffres communs : nihil absque pondère et mensiirâ. Ce sont ces poids et ces mesures, ces cadres, ces tables, ces méridiens et ces horizons artificiels, qui, par leur défini- tion même, par leur construction même, ont une rigueur générale et absolue, mathématique. Mais tout cet appareil, et les « lois «que l'on en dé- duit,ne sont que des instruments de critique, des plans de simplification, des moyens d'assimila-

CONNAISSANCE DU TliMPS

lion intellecluelle. Elles n'ont pas en elles-mêmes de force génératrice et de valeur obligatoire.

Professeur! dans votre classe il fait parfaite- ment clair, et la lumière qu'elle cube suffit exceîlenmient sous l'abat-jour aux sages cahiers que les élèves engraissent de votre doctrine. Mais apprenez-le 1 l'homme est encore nu! sous le vê- lement immonde, il est pur comme une pierre ! Pour moi, le noir de votre tableau ne me suffit pas, ni ces maigres signes qu'y trace la craie. Ce qu'il me faut,c'est le ciel noir lui-même ! Ah ! crever la fenêtre de tout mon corps ! Ce sont les nations de l'Espace, l'affichage de l' « expression » incalculable pour l'heure ! Tout est su, dites- vous, tout peut s'apprendre. La publication de l'ouvrage va être terminée; nous annonçons à nos souscripteurs les derniers tomes de notre Encyclopédie. Tout s'explique fort bien, et les œuvresde la nature ne sont qu'une démonstra-

a6 ART POKTIQOK

tion, comme sur un lableau noir, des lois que je viens d'avoir l'honneur de vous exposer. Insensé, qui pense que rien peut s'épuiser comme sujet de connaissance, jamais! Je vous le dis : vous n'a- vez point tari le génie de sa liberté et de sa joie ! Lamerconser\e ses trésors; Apollon entre encore aux forges du Tonnerre ! Ouvrez les yeux! Le monde est encore intact ; il est vierge comme au premier jour, frais comme le lait! L'inconnu est la matière de notre connaissance, il est le bien de notre esprit et sa chère nourriture. Les hommct antérieurs n'ont point endommagé notre droit, ils n'ont point réduit notre patrimoine. Les cho- ses ne sontpoint comme les pièces d'une machine, mais comme les éléments en travail inépuisable d'un dessin toujours nouveau. L'homme connaît le monde, non point par ce qu'il y dérobe, mais par ce qu'il y ajoute : lui-même. Il fait lui-même l'accord qui est l'objet de sa con- naissance, comme un clavier sur qui je promèae les doigts.

COMNAISSANCB DU TEMPS

Nous avons défini l'idée de nécessité ; nous l'avons réduite à l'ensemble de conditions soli- daires dont doit justifier chaque objet pour rece- voir de notre bouche un nom. Ce mot n'exprime donc au vrai que la confiance que nous reposons dans la nature, notre certitude de la retrouver toujours pareille à elle-même en tant qu'objet de notre connaissance. Nous sommes sûrs de notre lexique; pas plus que les substantifs eux-mêmes, les verbes, neutres ou actifs qui en expriment les actions et les rapports ne faudront à leur office Les heures et les saisons réservent tou- jours les mêmes provisions d'adjectifs et d'ad- verbes. Il suit donc, d'après l'insistance avec laquelle elle les maintient ou les répète, que tous les vocables couchés aux pages de la nature ont pour elle une valeur propre, un sens indispen- sable, un import typique, sacramentel, une authenticité, et qu'ils sont l'objet prédéterminé du travail auquel ils servent de ternies. L'eiïet seul est proprement de nécessité, péremptoire

28 ART POÉTIQUE

el pure, incluse à ce chef, qu'il est, et la série des causes n'est qu'une vue du procédé mis en œuvre pour l'obtenir. La chose jaillit neuve, explicable par elle seule, et l'ordre permanent: Que cela soit ! ne cesse pas d'émouvoir les entrailles de la création. (Commandement que linge notre science, et nos expériences ne sont que des questions gauchement posées.) vous suivez la marche d'une machine, je goûte la pra- tique d'un instrument. Il n'y a point de lois, il n'y a que des recettes.

Démontons donc cette « machine », par quoi les maîtres d'école voudraient nous figurer ce « travail », obsession de l'esprit serf, par quoi l'univers accomplit, et mérite sans doute I d'être. Toute machine, vivante ou fabriquée, trouve hors d'elle-même son aliment et son objet (je mets à part l'horloge, dont le batte- ment conduit le présent poëme), celle-ci difté- rantde la première en ce qu'elle est étroitement déterminée a£/MAi«m. C'est cette double servi-

CONNAISSANCE DC TEMPS 2J

tude de la force à prendre et du produit à ren- dre qui nécessite l'ajustage rigoureux de ses piè- ces et l'ordre invariable de son jeu, la machine même. Or l'univers est total et par votre pos- tulat ne comporte rien d'extérieur. Qu'est-ce donc que cette force privée de source, cette ma- cliine qui se nourrit et se produit elle-même ? Joujou, qui va, sans objet que son mouve- ment même, par la seule impuissance à s'arrê- ter. Voici l'automate éternel dansant inié- finiment ! La maciiine n'est qu'un agence- ment de moyens entre deux termes qu'elle présume.

Pour conclure : toute cause est une combinai- ton que n'implique forcément aucun des termes qui la font. Elle n'engendre point l'eftet qui la construit. Le monde n'est pas le développement inextinguible d'un principe, l'éploiement de l'atome, la déflagration spontanée d'une équa- tion. H n'y a rien d intrinsèque aux corps qui à un moment total de lexislence les contraigne 4

30 ART POi.TIQLE

la génération de la suite. Les formules que je copie sur mon cahier ne suffisent pas plus à «usciter le fait qu'à limiter l'ombre sur le miroir le « Pater » à rebours et le nom des diables Setos et Crepo. Parce que nous distinguons quelques-unes des conditions d'un fait, nous n'en possédons pas la raison d'être. Nous le Toyons mieux ou autrement : c'est tout. L'oxy- gène se combine avec l'autre gaz, tout de même que le bras est uni à la main. Les lois de Kepler ne sont qu'une représentation abstraite, un des- sin mathématique du mouvement d'un corps dans l'espace, une formule abrégée, une con- vention mnémotechnique. Tout corps plongé dans un liquide éprouve de bas en haut une pression égale au poids du liquide déplacé, c'est une loi : au même litre que cette assertion : si je m'enfonce les doigts dans la gorge, j'aurai envie de vomir. La seule différence entre ces deux faits constants est que le premier, plus simple, est trsduisible par un chiffre. Il y a loi,

C0.NNAI8SANC1 DO TEMPS

3t

partout nous pouvons apercevoir une pro- portion constante et certaine.

Une proportion, c'est-à-dire une différence : la cause est radicalement cela. Elle est rétablis- sement ou la rupture d'un équilibre entre deux termes, la satisfaction d'un besoin, la composi- tion d'un accord. Elle n'est point positive, elle n'est point incluse au sujet. Elle est ce qui lui manque essentiellement. Etque manque-t-il plus essentiellement à l'individu que d'être total ?

Ma richesse est inépuisable ! C'est posséder tout l'univers que de manquer de tout l'univers et de lui manquer moi-même.

II DU TEMPS

Or c'est ainsi que les choses s'y prennent pour être ; rien ne varie ou n'engendre seul, mais de par un pur don, qui est fait, de ce

ART POETIOlK

complément qu'il faut. Mais quel que soit le tra- vail antérieur, la chose existe, la voici : tout a abouti à un nom ; tout a tourné à cela finale- r:.ent, une forme, la production d'une certaine figure sensible. Acceptons-la telle qu'elle est. Toute figure est limitée ex intra^^x la quantité de matière qu'elle comporte, et de l'extérieur par les autres formes qui l'encadrent conter- minales ; elle fait partie d'un ensemble plein, cohérent, indivisible ; elle s'y place et s'y agence. Ainsi qu'il y a une étude comme en profondeur des causes, pourquoi clore mon œil à une vue des choses dans le plan horizontal, à l'appréciation des motifs qui décorent et com- posent l'instant ? C'est le tableau qui donne à la tache que fait tout sa valeur. Mais le dessin n'est pas fini. Nous le voyons qui se fait sous nos yeux. Il ne nous suffit pas de saisirl'ensem- ble, la figure composée dans ses traits, nous devons juger des développements qu'elle impli- que, comme le bouton la rose, attraper linten-

CONNAISSANCK DU TEMPS

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tion et le propos, la direction et le sens. Le temps est le sens de la vie.

{Sens: comme on dit le sens d'un coursd'eau, le sens d'unephraseje sens d'une étoffe, le sens de l'odorat.)

Comme la main de celui qui écrit va d'un bord à l'autre du papier, donnant naissance dans son mouvement uniforme à un million de mots divers qui se prêtent l'un à l'autre force et couleur, en sorte que la masse entière ressent dans ses aplombs fluides chaque apport que lui fait la plume en marche, il est au ciel un mou- vement pur dont le détail terrestre est la trans- cription innombrable. Un corps ne peut être à la fois en deux points divers ; il faut donc qu'il s'y trouve successivement, qu'il cesse d'être pour être ici. Ce déplacement pourquoi, et que signifient ces mots, ici et ? Ailleurs, la pré- sence d'un autre corps qui le maîtrise. Une seule position n'épuise pas les rapports de l'un à l'autre qui naissent de leur diff"érence. Du fait

Af\T POEIIOUE

seul que par l'espace deux corps existent diffé- rents, naît le mouvement, qui est l'étude propre à chacun de sa comparaison avec l'autre. Quel est raccrochag"e de ces corps entre eux ? c<5 mouvement, quel ? qui le bat ? le ressort et le régulateur ?

Je dis que tout l'univers n'est qu'une machine à marquer le temps.

Dans cette vue, considérons les instrument» humains qui ne sont que la copie, sans savoir, de l'horloge totale, et l'inclusion dans une boîte au moyen d'ancres et de pignons de cette même force qui fait rouler les g-rands chars de la Lune et des autres dieux. Trois organes s'y agencent . le mouvement, son régulateur qui en rend l'é- chappement égal dans toutes les fractions de sa durée, l'inscripteur oula roue qui le traduitparsa révolution. Du mouvement lamanièreest double: la chute ou la détente, d'un poids ou d'un res- sort ; elle utilise le sens par le corps d'une direc- tion, ou la réaction d'une lame repliée, et, lui

CONNAISSANCK DU TEMPS

offrant inniours le même obstacle à vaincre, en compte les touches successives. A quoi sert la roue, qui de son centre fixe transmet sur cha- cun des points de son disque l'impulsion qu'elle reçoit en un seul, modifiant la position sans altérer la distance. Mais quelle est la nature même du mouvement, et l'origine, au cœur ?

On peut considérer le mouvement à son dé- part, ou à son terme, selon qu'il va ou vient. Mais purement et en soi, il est d'abord un dé- placement, l'éloig^nement d'un corps du point premièrement tenu. Ce point, l'ayant une fois occupé, il ne saurait de nature avoir aucune rai- son en lui d'y interrompre son séjour. S'il le quitte, c'est donc par l'effet d'une force exté- rieure et plus grande, d'une contrainte à quoi il cède. Mais du trajet qu'il suit résulte le sens d'une direction naturelle, ou poids, et la pro- pension à retracer sa course. Et telle est l'ori- gine du mouvement, au ciel et dans les horlo- ges, telle est la pulsation initiale.

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ART POETiyUE

C'est pourquoi le soleil, arrêté sur lui-même, a pris feu dans le milieu du monde, l'extase dans la violence I comme une lampe qui s'allume, comme quelqu'un qui reg^arde pour voir il est, de tous côtés. Mais le déplacement absolu, mal ouvert au noyau luttant dans la compensa- tion d'un double effort, se traduit en un dépla- cement relativement à lui des diff"érentes par- ties de la masse périphérique, et le mouvement , direct, axial, s'éloigner, se rapprocher, le bat- * tement vibratoire, se traduit en un vol de roue: rotation pour un corps unique, translation autour d'un pivot pour un système composé. Maintenant admettrons-nous, pour un instant, vainquant cette répug^nance de l'esprit à rien '^ digérer différent de ce qui repaît son œil, les mythes, ceux d'Empédocle, par exemple, ou de Laplace? et, en dépit de ce principe que rien à soi seul ne naît ou ne se diff'érencie, la nébu- leuse, et cette roue du potier sur quoi les pla- nètes se seraient elle-mêmes façonnées? Rêve-

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CONNAISSANCe DU TEMPS ^7

rons-nous que les semences des mondes enfouies au chaos y aient pris forme et accroissement, comme un cristal qui construit, comme une herbe qui pousse? Ou pas plus qu'une montre ne saurait marcher alors que de tous ses rouages le moindre manque, attesterons-nous que la ma- chine destinée dans le ciel non pas à marquer le temps, mais à le produire, n'a pu commen- cer son branle avant l'ajustante et la disposition de ses poids et de ses volants ? J'ai défini le poids : le sens du sens; pour les planètes, il est la confession de leur centre vital. Le soleil a, dans le travail qui le chasse à travers l'étendue, à surmonter avec son propre poids l'opposition des planètes qui i'étreignent et le « remontent », coalisées avec lui dans sa résistance. Et leur course à la fois est l'inscription du temps dans l'espace, traduction de la passion solaire, et l'é- chappement de la détente primordiale.

Attachons notre pensée sur ces derniers mots.

Le mouvement d'un corps est son abandon du

-38 ART POF.TIQUK

lieu premièrement occupé. II est donc, nous l'avons dit, de soi, et avant tout, un échappe- ment, un recul, une fuite, un éloig'nement im- posé par une force extérieure plus grande. Il est l'effet d'une intolérance, l'impossibilité de rester à la même place, d'être là, de subsister. Et se dissout en mots insonores et sans issue de la bouche cette pensée, que, de même que cette per- ception consciente ( i ), en qui d'une âme avec un corps je suis moi, l'origine du mouvementestdans ce frémissement qui saisit la matière au contact d'une réalité différente: l'Esprit. Il est la dilata- tion d'une poignées d'astres dans l'espace; et la source du temps, la peur de Dieu, la répulsion essentieHe, enregistrée par l'engin des mon- des (2).

Mais si le mouvement et le temps sont les expressions homologues d'un môme fait, il suit que tout mobile animé de l'un sert à indiquer

(1) Connaissance de l'Est. Sur la cervelle. (a) Initiuni sapalientiœ tiinor Domini. PrimiiH in orbe Deurn novit tinior.

CONNAISSANCE DV TKMPS

l'autre et fail partie de l'entière machine cliro- nométrique. Il suit encore que le temps a une réalité objective, une origine et un développe- ment tels que montrés par le progrès des aiguil- les sur le cadran, une existence concrète et une. Et, dis lors, que nous pouvons le considérer soit dans sa durée absolue et dans son écoule- ment uniforme, soit dans sa texture matérielle, dans sa suite ou dans son rythme. Ceci d'abord. Commençons par voir comment il se fait. Exa- minons les éléments de notre temps humain.

Dans la révolution qu'il accomplit sur ses pôles, le Globe successivement expose au soleil tous les points de sa surface. C'est cette présen- tation qui est notre jour. Aussi nettement, aussi minutieusement que par l'ombre du gnomon, que parle reportde l'angle sur lecercle, le progrès et le déclin de la lumière, durant le temps que nous mettons à sortir de la nuit pour y rentrer, est traduit par tout ce qui l'absorbe. La couleur du ciel et de la campagne, le toucher du sol à

l\n ART POÉTIQLK

mes pieds, la fleur qui s'ouvre et se reclôt, l'at- titude et la nuance de la végétation, l'activité des hommes et des animaux, tout cela ensemble avec un certain air commun remplit les divisions les plus fines de ce temps pur qui tique dans notre gousset. Le jour, c'est la Terre qui se roule dans le soleil, l'année, la figure de sa danse, la salutation à son Roi, la ronde qui l'éloigné ou l'approche de sa face perpétuelle; les saisons, ses attitudes. La position de la planète sur son orbite, son inclinaison sur l'écliplique, sont mon- trées aussi exactement que par le calcul astro- nomique par ce fruit que je tire et par ce feu qui s'allume. Le rythme des vents, les migrations des maquereaux et des cygnes, la verdure ou la neige, l'éveil de la puissance végétalrice, la connaissance de la petite herbe qui attend son humble moment de fleurir, le rut des quadru- pèdes et le chant de tous les oiseaux, la longue cuisson de l'été, la riche cadence de l'automne, tout cela observe la mesure, garde le temps,

I

CONNAISSANCE DU TEMPS

reprend et pousse la phrase ailleurs commencée, expose et nourrit le thème, conclut l'accord ; tout cela répond à tel aspect du ciel mathéma- tique, à telle intersection de l'horizon et de la nuit. Et chaque jour de chaque mois le satellite qui officie à notre pèlerinage vient nous rappor- ter où nous en sommes; la lune, comme un éclaireur que nous avons pris avec nous et comme un feu dont le navigateur recense l'éclat et l'éclipsé, nous dit combien de temps il nous a fallu pour l'amener toute ou la soustraire au regard du soleil qui est.

Cependant à toute heure de la Terre il est toutes les heures à la fois; à chaque saison, tou- tes les saisons ensemble. Pendant que l'ouvrière en plumes voit qu'il est Midi au cadran de la Pointe-Saint-Eustache, le soleil de son premier rayon ras troue la feuille Virginienne, l'escadre des cachalots se joue sous la lune australe. Il pleut à Londres, il neige sur la Poméranie, pen- dant que le Paraguay n'est que roses, pendant

43 ART POÉriOL'E

que Melbourne grille. Il semble que ce qui existe ne puisse jamais cesser d'être, et que du temps destiné à traduire l'existence sous le mode pas- sager, chaque partie ayant, comme nous l'avons dit, une forme concrète et sa figure comme une femme, comporte une nécessité, permanente, inéluctable.

Or, telles la manière et la démarche du temps qui amène et produit toutes choses. Mais si l'heure comprimée dans le boitier ne laisse pour ellet de son passage qu'une certaine fatigue du ressort, quelque usure des pignons, l'heure to- tale, créatrice, accomplit une oeuvre, parfait des résultats, avance une histoire que nous pouvons lire. Le sédiment qui se dépose au fond des mers, le travail des coraux et des termites, les coulées de peuples et les submersions d'empires, tout cela ensemble sur le globe tour à tour noir et blanc, en mesure avec l'année, en plare sur le site sidéral, poursuit le même ouvrage, déve- loppe la même révélation. Par le moyen des

C0NNA1SSA^CE DU TK.Ml'S

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jours ég^aux, dans la cadence toujours reprise de Tannée, quelque chose qui a commencé dure et se poursuit. Les aménagements de la terre travaillée par le feu et par l'eau, les réactions des acides et des sels, le liremenl spirateur de la végétation, l'animal asservi à son instinct, l'homme debout : tout concourt au même des- sin, reçoit d'un même moteur impulsion, mesure et vie. Non moins que la passivité de la matière et la soumission *de la bête, la liberté de l'homme raisonnable est nécessaire à l'œuvre commune. Je la compare aux « rétablissements » du corps qui maintient son équilibre sur son sol instable, à la main écrivante qui forme des mots du mou- rement qui l'anime. La tâche du monde est de continuer, de ménag-er sa propre suite. Etre, c'est créer. Toutes choses dans le temps écou- lent, concertent et composent. Les rencontres des forces physiques et le jeu des volontés humaines coopèrent dans la confection de la mosaïque Instant.

44 ART POÉliyVE

Ainsi le Temps n'est pas seulement le recom- mencement perpétuel du jour, du mois et de l'année, il est l'ouvrier de quelque chose de réel, que chaque seconde vient accroître, le Passé, ce qui a reçu une fois l'existence. Il est néces- saire que toutes les choses soient pour qu'elles ne soient plus, pour qu'elles fassent place à l'ul- térieur qu'elles appellent. Le passé est une incantation de la chose à venir, sa nécessaire différence génératrice, la somme sans cesse crois- sante des conditions du futur. Il détermine le sens, et, sous ce jour, il ne cesse pas d'exister, pas plus que les premiers mots de la phrase quand l'œil atteint les derniers. Bien mieux il ne cesse pas de se développer, de s'org-aniser en lui-même, comme un édifice dont de nouvel- les constructions changent le rôle et l'aspect, comme une phrase encore qu'une autre phrase explique. Enfin ce qui a été une fois ne perd plus sa vertu opérante ; elle s'accrott de l'ap- port de chaque seconde. La minute présente

CONNAISSANCE DU TEMPS 4^

diffère de toutes les autres minutes en ce qu'elle n'est pas la lisière delà même quantité de passé. Elle n'explique pas le même passé, elle n'im- plique pas le même futur. Je continue plus que l'aïeul dont je suis issu. A chaque trait de notre haleine, le monde est aussi nouveau qu'à cette première gorgée d'air dont le premier homme fit son premier souffle.

III

DE L'HEURE

Elle sonne et je retentis. A cette explosion du timbre, moi-même et toutes les choses qui exis- tent, nous avons derrière nous la même quanti- té de passé, telle masse soustraite au possible est adjugée qui désormais ne peut être différente, tel litre sur le futur. C'est un coup qui m'éveille ;

46 ART POÉTIQUE

je prends conscience de ce qui m'ont'^ure ; la marée de l'univers a atteint telle marque dis- posée d'avance. Je suis. Je suis, mais quoi ? Je suis, mais je suis ? Quelle heure donc est-il, en moi et hors de moi, suivant que je me clos ou m'ouvre ?

J'entends mon cœur en moi et l'horloge au centre de la maison.

Je suis. Je sens, j'écoute en moi le battant de cette machine recluse entre mes os par quoi je continue à être. Je « marche » par l'effet d'un mouvement sur qui je n'ai point d'action ; mon ressort intérieur, qui l'a bandé ? qui a réglé mon cœur ? quel nombre d'heures est-il fait pour me débiter ? à laquelle en suis-je ? Que je dorme ou veille, cela ne cesse pas de travailler à moi, de pourvoir à tout. La pompe à chaque coup cueille mon sang et le refoule, flambé par le soleil respiratoire, aux quatre bouts de mon corps. Et je ne pourrais longtemps réprimer l'essor de mes côtes. Soudain j'étouffe, le plan-

CONNAISSANCE DU TEMPS /l 7

cher du diaphragme se tend, je tire l'air par les narines, et, m'y étant combiné, il s'expire de moi mon souffle, sonore ou non, parole ou pas, esprit psychique et buée sur le miroir. Et comme la flamme jaillit sous le soufflet, éclatent à cha- que aspiration la vie du corps et celle de l'âme, le vers substantiel, phrase ou acte. Tel est ce rythme en nous par qui nous nous brûlons pour vivre, l'ancre de notre échappement. Et comme le ressort du chronog-raphe, réglé sur le soleil, presse en se déployant le système de roues et de pignons qui aboutit à l'angle mobile des aiguilles sur le cadran, ainsi le battement de noire cœur amène l'heure que nous indiquons et que nous sommes.

Or l'heure, inscrite sur l'émail ou le calen- drier, marque la position commune des choses dans la durée, du jour, de l'an, Juin, Midi. Son tour achevé, l'aiguille recommence une course indifl'érenle. Demain surle cercle des chlfYres, la même ligne annoncera Minuit. El sur le cadran

48 ART POÉTIQUE

n)ème de la Terre d'un an à l'autre Juillet se définit par des traits semblables. Jamais pour- tant il n'est le même minuit, le même juillet. Sous les rythmes fermés du jour et de la sai- son, il est une heure absolue, reportée sur une droite, dont le symbole est un nombre sans cesse accru. Sous ce qui recommence, il y a ce qui continue. De celte durée absolue notre vie est, de la naissance à la mort, une division. Elle porte en elle-même, elle a reçu en dépôt une fois pour toutes le principe de son commencement et de sa fin. La matière brute persiste, la plante et l'animal même font partie du cycle qu'ils historient de l'année, comme le jacquemart sortant de sa guérite frappe sur la cloche les demies et les quarts ; l'homme seul ne marque d'autre heure que la sienne. Il sent en lui, il possède en lui le mouvement même dont Ifs horizons successifs qui s'élargissent autour de lui sont les reporteurs circonférents (i). L'as-

(i) Spirilus vadens et non redicns. Ps. 77,^5.

CONNAISSANCE DU TEMPS /|t)

pect des cieux et de la terre, le soleil qui se couche dans le feuillage et ce feuillage avec, la lune sur les chrysanthèmes ne sont pas moins la suite et l'effet du battement de son cœur, que son visage à lui-même, enfantin ou barbu. Nouvelle astrologie ! ce ne sont plus les astres qui fixent notre destinée avec l'arrêt horoscopique ; ce sont eux-mêmes qui obéissent à la palpitation hérédi- taire déléguée à ce vase delà vie sous mes côtes. Quelque chose compte en moi, ajoute i, para- chève le nombre critique qu'attendent les atte- lages de soleils pour bourrer dans le harnais. Je sais que j'ai été construit pour mesurer telle portion de la durée. Au-dessous des choses qui arrivent, je suis conscient de cette partie con- fiée à mon personnage de l'intention totale. Je suis fait dans une vue, chaque minute de ma vie, suivant lejeu de ma liberté, est calculée pour un contact^ comme chaque spire du ressort enroulé sur le barillet. Dans l'attention à mon intention je trouve la connaissance. J'apparais et je cesse

5o AHT POF.TIOUe

à la place et à l'iiistant que lecommoM le le des- sin et le dessein à quoi je suis nécessaire.

Jadis au Japon, comme je mentais de Nikkô à Chuzenji, je vis, quoique grandement distants, juxtaposés par l'alignement- de mon œil, la ver- dure d'un érable combler l'accord proposé par un pin. Les présentes pages commentent ce texte forestier, renonciation arborescente, par Juin, d'un nouvel Art poétique (i) de l'Univers, d'une nouvelle Logique. L'ancienne avait le syllogisme pour organe, celle-ci a la métaphore, le mot nouveau, l'opération qui résulte de la seule existence conjointe et simultanée de deux choses différentes. La première a pour point de départ une affirmation générale etabsolue, l'allributionj une fois pour toutes, au sujet, d'une qualité, d'un caractère. Sans précision de temps ou de lieux, le soleil brille, la somme des angles d'un triangle est égale à deux droits. Elle

(i) Poiein, faire.

CONNAISSANCK DU TEMPS

crée, en les définissant^ les individus abstraits, elle établit entre eux des séries invariables. Son procédé est une nomination. Tous ces ternies une fois arrêtés, classéspar genres et par espèces aux colonnes de son répertoire, par l'analys»' un par un, elle les applique à tout sujet qui li i est proposé. Je compare cette log-ique à la pre- mière partie de la grammaire qui détermine la nature et la fonction des différents mots. La seconde Logique en est comme la syntaxe qui enseigne l'art de les assembler, et celle-ci est pratiquée devant nos yeux par la nature même. Il n'est science que du général, il n'est création que du particulier. La métaphore (i), l'iambe fondamental ou rapport d'une grave et d'une aiguë, ne se joue pas qu'aux feuilles de nos livres: elle est l'artautochtlione employé par tout ce qui naît. Et ne parlez pas de hasard La plantation de ce bouquet de pins, la forme de

(i) Avec ses transpositions dans les autres arts : «valeurs », harmonies », « proportions »,

52 AhT POÉTIQUE

cette montagne n'en sont pas plus l'effet que le Parthénon ou ce diamant sur qui vieillit le lapi- daire à l'user, mais le produit d'un trésor de desseins certes plus riche et plus savant. J'allè- gue maintes preuves de géologie et de climat, d'histoire naturelle et humaine ; nos œuvres et leurs moyens ne diffèrent pas de ceux de la nature. Je comprends que chaque chose ne sub- siste pas sur elle seule, mais dans un rapport infini avec toutes les autres. Quand j'aurai dé- monté tous les organes d'une plante ou d'un insecte, je ne saurai pas tout encore, pas plus que je ne saurai tout du Misanthrope ou de l'Avare par leur découpure sur le décor. Il me reste à apprendre en quoi cette feuille, cet in- secte est essentiellement différent, et par en quoi il est nécessaire, ce qu'il fait là, sa posi- tion dans l'ensemble, son rôle dans l'affabula- tion delà pièce. Le cerisier et le hareng ne sont pas si féconds que pour eux-mêmes, mais pour les peuplades pillardes qu'ils nourrissent. Le

J

CONNAISSANCE DU TEMPS

53

temps passe, dit-on, oui: // se passe quelque chose, un drame infiniment complexe aux ac- teurs entremêlés, que l'action même introduit ou suscite. Qu'un critique se poste devant la scène béante ! il ne s'agit pas d'une rangée d'au- tomates isolés produisant le même geste indéfi- niment, mais d'une action commune, d'une com- media delV arte, qui se poursuit. J'y ai moi- même mon entrée et ma sortie; mes répliques sont stipulées. Là, toute chose, tout être est son nom propre, son poids spécifique dans le milieu il est immergé, sa valeur totale en tant que signe du moment l'action arrive. Vous me racontez Waterloo, vous m'expliquez la carte, vous me dites la rencontre de Welling- ton et de Blûcher : et en efFet il y a un lien entre ces notions. Or, je vois Waterloo ; et bas dans 1 océan Indien, je vois en même temps un pê- cheur de perles dont la tête soudain crève l'eau près de son catamaran. Et il y a aussi un lien entre ces deux faits. Tous les deux écrivent la

54 ART POETIQUE

même heure, tous les deux sont des fleurons commandés par le même dessin.

Tournons donc comme la religieuse Chaldée nos yeux vers le ciel absolu les astres en un inextricable chiffre ont dressé notre acte de nais- sance et tiennent g-reffe de nos pactes et de nos serments. Mais à défaut de la polaire pour faire le point, sans planète pour en prendre la hau- teur, sans sextant et sans horizons, reg-arde: ta destinée repose, aussi bien que dans les corps célestes, au cœur de ces gens inconnus qui dé- crivent à tes côtés leur trajectoire. Le fer-à-che- val que tu ramasses dans la poussière, le lièvre subit qui traverse ta roule, ils s'échappent de cette affaire même dont tu es sans le savoir et dont la marche te pousse et te précède. Cras, dit le corbeau, demain! Les oiseaux qui d'un long vol nous arrivent du Sund et de la Cour- lande nous jettent d'un cri lointain une nouvelle à prendre avec nous, à discuter ce soir morose- ment avec notre feu : (la création d'un « œil »?

CONNAISSANCE DU TEMPS 55

le déplacement d'une figure sur la terre hérissée d'hommes droits?). Et jadis notre observation n'était que de ce cercle le plus étroit qui nous contouche, la pierre notre pied choppe, en sortant, cet homme qui éternue à notre coude. Mais aujourd'hui nous pouvons embrasser au- tour de nous des fig-ures plus vastes et plus ri- ches. Chaque malin, le journal nous donne la physionomie de la terre, l'état de la politique, le bilan des échanges. Nous possédons le présent dans sa totalité, tout l'ouvrage se fait sous nos jeux; toute la ligne du futur apparaît sur le rou- leau d'impression qui l'attire.

Pour le répéter, le passé est la condition sans cesse grossie du futur, l'éternelle proposition créatrice de la tonique à la dominante. Brisons donc les liens qui nous ont tenus si longtemps captifs et foulons aux pieds le triste adage : Ips mêmes causes produisent les mêmes effets. Ré- pondant premièrement qu'il n'y a de cause que totale, que chaque effet est l'évaluation diverse

56 ART POÉTIQUE

de tout le moment, et que toute cause particu- lière n'est qu'une fiction pour noire commodité, par quoi nous isolons, les abstrayant dans l'ab- solu, nous douons d'une existence terminale telles prémisses, pour en dég-ag^er une mineure arbitraire. Secondement, et par suite, que la cause n'est jamais la même, mais l'opération comme d'une somme qui croît.

Il ne me reste à tirer sous ces lignes aucune barre : que ce discours débouche dans le silence et le blanc 1 seule ne peut se dissoudre celte dernière question : Mais, enfin, le sens, ce sens de la vie que nous appelons le temps, quel, donc, est-il? Tout mouvement, nous l'avons dit, est d'un point, et non pas uers un point. C'est de lui que part le vestige. C'est à lui que s'atta- che toute vie déroulée par le temps, c'est la corde sur laquelle l'archet commence et achève sa

CONNAISSANCE DU TEMPS 5"]

course. Le temps est le moyen offert à tout ce qui sera d'être afin de n'être plus. Il est V Invi- tation à mourir, à toute phrase de se décompo- serdansl'accord explicatif et total, deconsommer la parole d'adoration à l'oreille de Sigè l'Abîme.

Kouliang, la août igoS.

TRAITÉ DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME

TRAITÉ DE CONAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME

ARGUMENT

PRÉLUDE. Parenté des mots naître et connaître. De trois espèces de connaissance.

ARTICLE PREMIER.— De la connaissance brute, soit l'établissement et la constatation des rapports qui sont entre les choses. Ce que tous les êtres ont de semblable, le mouvement. Opérations, virements d'un compte à l'autre. La matière et l'esprit ont ceci de semblable que ces deux réalités sont soumises au mouvement. Il y a mouvement partout il y a variation dans l'existence. Idée d'une g-éométrie sans espace. La nature et nous animés de la même force g-éomélrisante. Ce que tous les êtres ont de diffé- rent la fin : ou arrêt que les autres êtres leur imposent. C'est ainsi qu'ils connaissent les autres

^(2 AI\T POÉTIQUE

êtres et se connaissent eux-mêmes en étant ce qui leur manque. Toutes les choses se connaissent soit continues, soit complémentaires. Tout mouvement, quand il atteint sa fin, a pour résultat une création d'équilibre ou forme. De deux états ordinaires de matière suivant qu'elle établit ou maintient son équilibre : efférence et vibration. La vibration est le mouvement prisonnier de la forme. Deux espèces de formes : formes stables, formes développées ou ins- crites dans la durée. D'où, deux sortes primaires de connaissances : connaissance des limites, connais- sance de la construction élaborée par soi. Comment chaque chose est à la fois définie et définissante : définie par les choses extérieures, définissante en leur étant extérieure ; elle ne connaît donc que ce qu'elle exclut par sa propre existence. Connaissance ou effet de soi-même suivi chez les autres ; plus un« chose est générale, plus elle est génératrice. Reconnais- sance ou retour de l'effet sur la cause et constatation de l'action subie.

Nous ne naissons pas seuls. Naître, pour tout, c'est co-naîlre. Toute naissance est une con- naissance.

DE I.A CO-NAISSANf:e AU MONDE ET DE SOI-MÈMK 03-

Pour comprendre les choses, apprenons les mots qui en sont clans notre bouche l'image soluble. Ruminons la bouchée intelligible. La parenté est certaine qui relie les idées dans trois langues d'acquérir par l'esprit et de surgir; ffenoumaiet gignôsko, nasci, gignere, novi,co- gnoscere, naître et connaître. Jusqu'aux formes inchoatives et passives réparties entre les deux familles, tout, dans ranalomie de ces verbes, veut dire. Interprétons, que toute chose qui s'inscrit dans la durée est requise par la cons- titution ambiante et préalable de sa condition complémentaire et trouve hors d'elle-même sa raison d'être qui se parfait en l'engendrant. J'appelle très proprement connaissance oui celte nécessité pour tout d'être partie : d'abord. Cette partie secondement, la liberté pour l'homme de la /aire, de créer sa position lui-même sur l'en- semble; et troisièmement celte répercussion, qui est de savoir ce qu'il fait.

64 ART POÉTIQUK

ARTICLE PREMIER

Vraiment le bleu connaît la couleur d'orange, vraiment la main son ombre sur le mur; vrai- ment et réellement l'angle d'un triangle connaît les deux autres au même sens qu'Isaac a connu Rébecca. Toute chose qui est, de toutes parts, désigne cela sans quoi elle n'aurait pu être.

Cela, donc, sans quoi rien qui soit ne saurait être, que ces mots pour le présent supportent notre idée de la connaissance. Tout d'abord, il est évident que la partie ne peut exister sans le tout, ni toutes choses sans chacune, et voici, pour éclairer cette interdépendance, le corps humain. II y a, entre les différents organes qui le composent, union d'échange comme du cœur au poumon, qui ne vit que du commerce qu'ils entretiennent; union de moyen comme de l'œil au pied, de la main à la bouche; union de pro- portion, comme des poids respectifs de la chair

DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME 65

et des os; union simplement de fait, comme des cheveux et des doigls de pied parce qu'ils tien- nent au même individu. Tous ces rapports ré- pondent réellement à des ordres divers de Ta connaissance; ils en sont réellement hors de nous des exemplaires matériels et opéiants. La naliire connaît avec ses mers et ses monts, avec ses mines et ses volcans et le point minutieux de ses brins d'herbe, comme nous avec l'équa- tion, le théorème, le syllogisme et la méta- phore.

Si donc nous déHnissons connaissance l'éta- blissement et la constatation des rapports qui sont entre les choses, avant tout, qu'elles se puissent toucher, et qu'elles soient, sous ce qui fait chacune, semblables en leur fond. Ce sem- blable, quoi? Le mouvement d'abord, ou ce sens que j'ai décrit de la direction, appel et résis- tance. De la solidarité et de l'appui qu'il ren- contre dans son travail, le mobile déduit sa //m.çse et sa quantité] de sa différence des autres mobi-

3

66

ART POETIOLE

les les définitions de distance, de dimensions et âe proportions. Tels sont les éléments de l'uni- vers mathématique et la première édition du Pont-aux-ânes. Tout se réduit à l'addition de l'unité, comme 2 qui contient i n'exig"e pas 3. Toute nécessité n'est qu'analytique; les lig^nes inscrites au folio du sédiment, au rôle de l'arbre, ne tiennent pas tout notre bilan; à chaque arti- cle est ouvert un compte jour à jour s'inscri- vent la recette et la dépense, et il y a cela seule- ment de nécessaire, que chacun balance les autres, que chaque mo^wenient de fonds puisse être vérifié. La caisse n'est jamais fermée, ral);ique ne connaît point chômage. Si les choses dans leur fond se peuvent représenter par un symbole uni- forme en tant que soumises au mouvement, comme nous représentons en monnaie leur valeur d'échange et de circulation, on voit (pie toute l'activité de la nature se réduit à Yopérd- tion arithmétique, ses mutations aux virements d'une cote à l'autre, sa nécessité à la correspon-

DE LA CO-NVISSANCK Ali MONDE ET DE SOI M1-;.ME 67

dance de ses comptes. Et je n'imagine pas à l'é- picurienne cette provision préalable d'atomes^ qui ne peuvent être distincts puisqu'on les sup- pose indifférents : rien sans doute du grand au plus petit n'apparaît qu'org-aniquement et com- posé. Cela seul est commun et sous tout traduit par l'unité solitaire ou simultanée, que toutes choses sont soumises au mouvement, à \a passa- tion comme aux colonnes d'un sommier Le chif- fre ne déserte un total que pour en intégrer un autre : addition-soustraction. La multiplication comme un épi est le produit de la comparaison d'une quantité avec elle-même. Partout les for- ces en conflit opèrent la division : les parois du vase calculent au plus juste le poids de l'eau qu'elles renferment, le couvercle du sol, comme une barre tracée entre deux nombres, l'effort du feu, l'eau qui bout, la pression de l'atmosphère. Tout chiffre est une équation, de l'unité ajoutée à elle-même qui, total, représente l'Etendue dans les différents objets qui la composent, et dont la

68 ART POÉTIQUE

mise en œuvre forme ce que nous appelons durée, le Temps.

Ici s'offre un doule, préliminaire, à résoudre.

Que sont, au rapport de l'une à l'autre, les réalités désignées sous le nom de matière et d'esprit? Si elles sont radicalement hétérogènes, séparées jusque dans leur fond, comment pour- raient-elles co-naître l'une à l'autre? et se con- naître, ne se connaissant pas? On doit donc leur refuser non pas la différence qui est féconde, mais un isolement de nature qui est inconceva- ble. Toutes deux sont des créatures et relèvent, dès lors, de l'état de mouvement.

Il faut considérer en effet que l'état de mou- vement ne s'applique pas uniquement aux choses corporelles et n'est pas synonyme d'un déplace- ment local. Il y a mouvement, partout il y a variation dans l'existence. Une apparition sui- vie d'une disparition, cela constitue un mouve- ment, que ces faits s'attachent, par exemple, à une idée ou à une tache sur le mur. Ces appari-

DE LA CO-NAISSANCE AU MONDK BT DE SOI-MÊME Ù(^

lions et ces éclipses peuvent constituer un rythme récurrent, un individu arithmétique jouissant de propriétés distinctes. Bien plus, je dis que, sans aucun lieu, subsistent les idées d'intérieur ou d'extérieur, ce qui est et ce qui n'est pas la chose même, ce qui est la chose et ce qui est sa condition. D'où découlent aussitôt les idées de direction, de sens, d'intention, d'at- tention, d'intension et d'extension, et leurs de- grés. Avec la seule idée de son existence une^ l'esprit peut créer toute la g-éométrie.

Les signes de la géométrie, en effet, par eux- mêmes, ne s'appliquent pas plus à des gran- deurs matérielles que les chiffres ne désignent des étoiles ou des choux. L'arithmétique et la géométrie partent toutes deux du principe d'une existence une, que celle-ci traduit par un point. Nous disons d'une chose qu'elle n'est point, pour exprimer la négation la plus absolue. Ce point est un signe pur, indépendant de toute expérience extérieure positive. Or, cette possibi-

ART FOETIQLE

lité de concevoir la réalité désignée par le point implique celle d'en concevoir une seconde iden- tique, et cela indéfiniment. Ce pouvoir co/i^iViH, actualisé ou non, est désigné par la ligne. Le point unique nous fournit l'idée d'initiation et de départ. Un second point nous fournit l'idée de direction. Une série de points interdépen- dants et s'eng-endrant l'un de l'autre de telle sorte qu'on ne puisse arriver au dernier sans passer par tous les autres, nous fournit l'idée de la droite, de la parallèle et de la perpendicu- laire. Une série de points, tous séparés par un nombre égal d'unités d'un point de départ uni- que, nous fournit l'idée du cercle et de la courbe. Un nombre d'unités en croissance proportion- nelle nous fournit l'idée de l'angle. L'expérience ne fait que nous fournir, pour ainsi dire, le papier et l'encre, le moyen de représenter ces idées, le champ sur qui projeter l'ombre de notre «nilé.

Loin de moi la pensée niaise, parce que notre

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DE LA CO-NAisSAMflE AU MOIDE KT DE SOI-MEME 7I

intelligence à elle seule peut créer des fibres g:éomé triques et que nous vovons le monde esté- rieur tout entier se réduire à ces mêmes figrures^ que celui-ci soit l'œuvre de celle-là. Je cons- tate seulement que le monde et moi sommes animés de la même force géométrisante, que je retrouve indifféremment et commodément en moi ou hors de moi. C'est ainsi que, devant une toile peinte, l'oeil de lui-même recule et situe les plans, établit la troisième dimension. Nous fai- sons partie d'un ensemble homogène, et comme nous co-naiss<ins à toute la nature, c'est ainsi que nous la connaissons.

Mais nous ne parlons en ce premier article que des choses matérielles, selon quelles se connaissent communes : voyons-les se connaître différentes.

Tout est mouvement, ou, ce qui revient au même, tout est exprimé par lui. Or, le mouve- ment est, je l'ai dit ailleurs, l'impossibilité p4^ur le mobile de sabsister, de garder la place qu'il

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occupait ; il tend de nature à s'en éloigner, il fait effort pour fuir. Dans cet écart, il est amené en contact avec les autres corps qui l'entourent et constate le champ qu'ils lui laissent. Il ne pourrait sans eux tenir cette position, qui est la sienne. Il évalue par eux l'intensité de son tra- vail, de la résistance qu'ils lui opposent et de la réaction qu'il détermine. Il provoque ou subit leurs œuvres. Il trouve hors de lui-même sa définition, sa mesure et sa fonction. Il connaît, c'est-à-dire qu'il se sert de soi pour connaître ce qui n'est pas lui-même, et, à l'inverse, il connaît qu'il est cela, sans quoi tout le reste ne saurait être, ni en qualité, pas plus que le total sans chacune des unités qui le composent, ni dans sa qualité concrète, pas plus que l'heure sans le rouage.

Connaître donc, c'est être : cela qui manque à tout le reste.

Rien ne s'achève sur soi seul ; tout est dessiné aussi bien que du dedans par lui-même du dehors

DE LA CO-NAISSANCK AU MONDE ET DE SOI-MÊME ']$

par le vide qu'y tracerait absente sa forme, comme chaque trait est commandé parles autres. Le lac peint le blanc cygne en lui suspendu sur le ciel ovale, l'œil du bœuf la pâture et la pas- toure.Le coup de vent du même trait rafle, em- porte la crache de la mer, la feuille et l'oiseau du buisson, le bonnet des paysans, la fumée des villag^es et la sonnerie des clochers. Comme un visagi^e g^ag-né peu à peu par l'intellig-ence, quand l'aube naît, les règnes végétal et animal ont fini de dormir. Ainsi des thèmes communs sont pro- posés à la réflexion des choses diverses. Toute la surface de la terre avec l'herbe qui la couvre et les bêtes qui la peuplent est sensible comme une plaque travaillée par le soleil photographi- que. C'est un vaste atelier chacun s'eflorce de rendre la couleur qu'il prend au foyer solaire.

Les choses ont deux moyens de se connaître, c'est-à-dire, au sens adopté dans ce paragraphe, de se compléter dans l'étendue en s'avérant soit contiguës, soit complémentaires. Toutes s'ins-

7-4 ART POÉTIQUE

crivent dans une forme plus générale, s'ag^en- cent en un tableau : c'est une question de point de Aue à chercher, ce regard à qui elles sont dues, le retrouver. Et de même que nous con- naissons les choses par la détermination d'un caractère général que nous leur décernons, de même les choses se connaissent entre elles par l'exploitation d'un principe commun, soit la lu- mière semblable à un œil qui voit. Chacune obéit à la nécessité d'être vue. La rose ou le pavot signe rouge l'obligation au soleil d'autres fleurs d'être blanches ou bleues. Tel vert ne saurait pas plus exister à lui seul qu'une masse sans ses points d'appui. Chaque note de la gamme appelle et suppose les autres. Aucune ne pré- tend seule à rassasier le sentiment. Elle existe à la condition de ne pas être ce que sonnent les autres, mais à la condition, aussi, impérative, que cela, les autres le sonnent à sa place. Il y a connaissance, il y a obligation de l'une à l'au- tre, lien donc entre les différentes parties d'i

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monde, comme entre celles du discours pour former une phrase lisible ; et de même qu'il y a suite des sentiments comme des mots qui les expriment, il y a composition dans les mouve- ments dont Iheure est autour de nous le témoin. Pas plus que le temps ne saurait s'arrêter, ainsi des rouages qui le fabriquent.

Le mouvement n'est pas un état momentané de la matière, local, accidentel ; il n'en est pas seulement un caractère, une c puissance » insé- parable ; il est son acte permanent et le suppôt même de son existence. La pesanteur n'est point l'effet d'une « attraction » exercée du dehors sur une masse d'ailleurs inerte. C'est celle masse elle-même en qui son essor est inclus et la pierre vole au sol comme un oiseau vers l'arbre.

Or, tout mouvement a pour résultat la créa- tion ou le maintien d'un état d'équilibre. Cet équilibre, dans le domaine de la matière, que ce soit organisée ou brute, ne se trouve que dans l'établissement d'une forme ou figure de compo-

ART POETIQUE

jsilion. Tout ce qui est travaille à être d'une manière plus complète ; c'est-à-dire à construire l'idée en qui il puisse s'agréger à ses différences organiques. Ces formes ont par elles-mêmes une valeur permanente, absolue, obligatoire, exigence mécanique et nécessité de représentation. Ce sont réellement des corps et toutes choses pren- nent corps en elles.

De deux étals ordinaires de la matière, sui- vant qu'elle établit ou maintient son équilibre; «fférence et vibration. Le premier, suivant qu'on l'envisage d'un côté ou de l'autre, répond assez aux mots dans notre esprit de conception et d'i- magination. Ou plutôt, il en est l'expression actuelle, mais accidentelle et passagère, un arran- gement démoli qui se refait. La matière ne sau- rait pas même exister sans une série de formes de plus en plus générales et comme concentri- ques en qui elle se dispose et se constitue. Le second état est la constatation de cet arrange- ment auquel elle est parvenue. Rien, dans la

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nature, ne se trouve à l'état d'inertie. Le niaihfe le sculpteur le copie est aussi vivant que le bras même dont Hercule maintient son mons- tre, et le vaste assemblem.ent de muscles et d'os qui construit le corps de la terre ne suffirait pas plus à l'asseoir en place sans l'énergie de l'effort commun qu'il fait, qu'à contenir nos entrailles les toiles savamment bandées de notre ventre sans la marche réglée de notre pile nerveuse. La vibration, c'est le mouvement prisonnier de la forme. Cette vibration se traduit selon un même milieu en un certain ordre qui est dérangé par tout contact ou choc reçu de l'extérieur : c'est le premier état de la sensibilité.

Les formes, telles que nous les avons définies, c'est-à-dire lieux ou figures de composition^ ne possèdent point le repos, mais intègrent perpé- tuellement le travail qui leur incombe d'être : se faire, se maintenir. On peut distinguer deux espèces de formes et, de même, deux espèces de formations. La première est de soi complète, et,

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à ral>il d'une influence extérieure suffisante à en détruire la balance, n'implique de nécessité aucun changement. Les corps chimiques sont fabriqués une fois pour toutes et le triangle rec» langle est de définition parfaite en dehors de sa révolution autour d'un de ses côtés. La seconde espèce comporte une série d'états successifs, obligatoirement et solidairement reliés l'un à l'autre, en sorte que tout arrêt dans leur produc- tion peut entraîner la disparition de la forme elle- même. Ce mode reçoit le nom de développement. Nous n'assistons plus au remplacement brusque d'une forme par une autre, comme il arrive dans une combinaison chimique par une trans- position des équivalents : la matière passivement subissant les rapprochements qui lui sont impo- sés. Ici la forme se façonne et se produit elle- même. D'avance l'arbre en terre, l'homme dans le sein de la mère a une sûre connaissance de soi. Le développement, c'est la forme inscrite dans la durée, comme ailleurs sur le plan de la

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<iirface, et les parties successives en sont aussi Solidaires que les membres simultanés. Le germe sait tout ce qu'il a à faire, il remplit de point tn point son pros:ramme ; il choisit dans le milieu qui l'entoure la nourriture qu'il lui faut, comme un peintre ses couleurs, comme un maçon sa brique et son mortier. Les tours de Scapinj la machination des mélodrames, les combinaisons de Colombine et d'Arlequin pour se rejoindre en dépit du jaloux sont peu à côté des ruses qu'emploie le parasite pour parvenir à sa maturité à travers trois ou quatre organismes ditïérents. Le premier état, je l'ai dit, de la con- naissance qu'un corps a de lui-même est la cons- tatation du lieu qu'il occupe, c'est-à-dire de l'impossibilité il est de sortir de l'arrange- ment dont il est ])arlie; la vibration, ou choc suivi d'un retour multiplié, est le premier tact intérieur. Nous en voyons maintenant le second état, extérieur et actif, dans cette image que l'être vivant produit, dans cette construction

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AKT POETIQUE

qu'il élabore de soi, il n'existe plus par une simple limitation opposée du dehors, il se fait du dedans lui-même.

Si nous retournons maintenant à notre prin- cipe : connaître, c'est constituer cela sans quoi le reste ne saurait être, nous éprouvons que fette connaissance comporte des degrés divers de précision ou de nécessité. Il y a une nécessité d'ordre absolu : le tout ne saurait être sans ses parties. Il y a des nécessités ou des convenan- ces d'ordre concret et subordonné, suivant qu'il s'agit de l'être en soi ou qualifié. Rien n'est terme, que ce qui, terminant, exclut, terminé, l'extérieur, et la connaissance varie avec le con- tact. Tout corps constitue le terme final d'un ensemble de séries convergentes, leur aboutisse- ment commun qui ne saurait manquer. Plusieurs de ces séries ont avec lui un rapport constant, de sorte que, sans leur apparition préliminaire ou simultanée, il ne saurait être, et tel ; d'au- tres un contact simplement accidentel, nécessaire

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cependant, pui.s(ju'elles contribuent à le définir, à déterminer son point sur la durée. De même que le coloré est limité par un autre coloré, il désigne de toutes parts autour de lui les derniers termes, constants ou non, de sé({uences venant de l'infini. Il les appuie, les arrête et les coor- donne; il noue, il est le lieu du croisement infi- niment complexe du fil avec la trame. Définir une chose, c'est littéralement la délimiter du fait du cadre aux éléments permanents ou fugaces elle est encastrée. Toute chose donc est défi- nie et définissante; elle est définie sur tous ses points, elle définit par un seul. Elle connaît par ce qu'elle exclut, de fait ou de nature. Elle est cernée du rayonnement de -ses indices. Définir, c'est isoler, c'est exclure : c'est dire pourquoi une chose n'est pas toutes les autres. Lorsque deux termes s'opposent, chacun des deux ajoute à la somme des différences dont l'autre est cons- titué. La formule serait à peu près telle : « Cette chose n'est pas celle-ci que je constitue; elle n'é-

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ART POETIQUE

puise pas l'être; rien que par mon seul fait elle n'intègre pas la somme et je l'enrichis en m'ajou- tant au nombre des choses qu'elle n'est pas; je suis investi du droit de lui dénier la totalité et je rencontre en elle le point par celle-ci m'est refusée. »

La chose, ne connaissant que ce qu'elle exclut, ne connaît que ce qu'elle n'est pas et ce qui n'est pas elle-même.

On le dira donc très bien : être, c'est n'être pas une chose, c'es-t n'être aucune autre, c'est être empêché de l'être, soit par une opposition matérielle, soit par le besoin qu'elle a de moi comme tel. La connaissance est la constatation de mon contour. Or il y a la connaissance et il y a la reconnaissance, suivant que l'on consi- dère la chose comme causante ou ayant cause.

(Cause : moyen fourni à la chose d'être ou se montrer ce qu'elle est. La cause de la chaleur, la Cause de la Justice, causer avec un ami.)

La connaissance donc, prise uniquement ici

DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME

dans son sens l'èel de causaliou et d'action sur le dehors exercée, c'est l'effet de soi-même suivi chez les autres. Cet effet se traduit, soit par une simple impossibilité pour l'autre d'occuper le lieu que je tiens, soit par une impulsion donnée, par un travail accompli dont je suis la source et dont il est le sujet. Cette connaissance peut pren-^ dre le nom d'information, puisque la fin en est la production d'une forme. C'est dans ce sens que la mer connaît le navire, la hache et le roc natal, tous deux, le chêne, le feu, la nourriture qu'il cuit, le métal qu'il fond, Rome qu'il em- brase. Aussi loin que l'action va de sa source^ jusque-là la connaissance. Comprenez que plus une chose est générale, plus elle est généra- trice.La chose estdélimitée ou définie par l'en- semble de ses actions, finie en fait, infinie en puissance comme le nombre des objets qui peu- vent lui être présentés.

Réciproque à ce premier terme répond l'au- tre, qui est la reconnaissance. L'un donne et

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l'autre demande. L'un propose et l'autre dis- pose. L'un prouve et l'autre éprouve. Il accepte par mesure de qui l'entoure opposition, impul- sion ou aliment. Accident ou nécessité, passa- gère ou permanente, rencontreou accouplement. Le second terme reçoit du premier un contraste à établir, une énergie à transformer, une vertu à traiter. Or, tandis que les activités latentes en la matière brute attendent l'occasion qui les dégage ou l'objet qui les manifeste, comme la fumée dans un rayon de soleil, la plante et la bêle sont toujours en acte; elles se fabriquent de l'ali- ment qu'elles se procurent l'existence : leur vie n'est qu'une adhésion à la source d'où ils la tirent. Reconnaissance exige au préalable coU" naissance qui la provoque, le second terme ne peut être et tel sans le premier, mais non pas à l'inverse. La terre est toujours féconde, quel- les que soient les moissons qui la couvrent ; paille ou livre, tout est bon au feu qui les dévore ; l'herbe nourrit les animaux divers qui

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la broutent. Mais des roses sans tel sol, et tel insecte sans tel fruit, non pas. La cause peut être sans l'effet, mais non point l'effet sans sa cause. Le second est pour la première un moyen d'être parmi d'autres; la première est au second sa raison d'être. Le « connaissant » ne connaît que lui-même et les moyens sans quoi il ne pourrait être tel ; le « reconnaissant» connaît un autre sans qui il ne pourrait être et le dési- gne avec précision. Bien entendu, cette distinc- tion n'est que log-ique, les deux ([ualilés pou- vant se trouver réunies chez le même sujet.

Ces principes sont posés.

ARTICLE DEUXIÈME

ARGCMENT

ARTICLE DEUXIÈME. De la connaissance CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. L'acte vital par excellence est l'élaboration de la vibration nerveuse. Que la sen-

86 ART POÉTIQUE

sation est un état de l'être non point passif, mais actif. Le vég-étal ou élaboration de la matière com- bustible. L'animal ou état delà matière allumée pour- voyant à sa propre alimentation. La respiration ou balance entre les besoins de l'individu et l'exigence extérieure. De la vibration vitale essentielle, ou mou- vement qui, partant d'un centre, g-ag-ne tous les points d'une aire circonscrite par la limite qu'il marque en cessant. Deux temps de la vibration, émission et réac- tion. Toute vibration gagne et occupe une forme. Toute forme est fermée. Notre appareil nerveux est consacré à l'élaboration de la vibration. Il est ce qui frémit au contact de lEtre. Notre être à chaque ins- tant naît et co naît aux autres corps dont il prend ainsi connaissance. La connaissance sensible de l'homme est une naissance consciente qualifiée par l'objet qui en limite l'expansion. Connaître par les sens, c'est se produire en tant que qualifié par telle sensation. Des appareils préposés à notre contact avec l'extérieur. Du toucher. Du goilt. De l'odorat. De la vue. Digression : justification de !'« anthropomor- phisme ». Que c'est nous qui fabriquons nous-mêmes l'énergie à laquelle les ondes optiques extérieures viennent s'accorder. De l'ouïe, ou sens direct du mou-- vement et de la durée. L'homme partout il est connait, unit en lui des choses ditïérentes.

DE L\ CO-NAISSANCE AU MONDE KT DE SOI-MÊME 87

J'ai indiqué dans ces passes préliminaires r.ne connaissance hors de nous entre les choses elles- mêmes selon les rapports qu'elles nourissent. Analysant le mot, j'y ai trouvé des idées d'as- semblage et de production, de forme et de mou- vement. J'ai peint la fig^ure de Pan, la passion de l'univers travaillé par la prohibition de sub- sister. J'ai défini la notion de partie, chacune indispensable à chacune et à toutes. J'ai assez parlé de la connaissance de construction : il me reste à traiter de connaissance de constatation selon que dévolue à notre esprit.

Appliquantles principesacquis, je comprends que, pour l'homme comme pour les autres élres, vivre, c'est connaître. Quel est donc le mode parliculier de sa connaissance ou vie?

L'acte vital, essentiel de moi, est l'élaboration de la vibration nerveuse.

Pour me faire mieux entendre, je reproduis ici les lignes déposées aux feuilles d'un autre livre, « Sur la cervelle ».

88 ART POÉTIQUE

« La cervelle est un org-ane. L'étudiant <( acquiert un principe solide s'il étreint forte- « ment cette pensée, que l'appareil nerveux est « homogène dans son foyer et dans ses raniiti- « cations, et que la fonction en est telle, simple- « ment, que la détermine son efficacité mécani- « que. Rien ne justifie l'excès qu'on impute à la « matière blanche ou grise, accessoirement au « rôle sensitif et moteur, de « sécréter », ainsi « que bruit une apparence de paroles, l'intelli- « çence et la volonté, comme le foie fait de la « bile. La cervelle est un org-ane, au même titre « que l'estomac et le cœur; et, de même que les « appareils digestif ou circulatoire ont leurs « fonctions précises, le système nerveux a la « sienne, qui est la production de la sensation « et du mouvement.

« J'ai employé le mot « production » à des- « sein. 11 serait inexact de voir dans les nerfs « de simples fils, agents par eux-mêmes inertes « d'une double transmission, afférente, comme

1>E LA r.O-NAISSANCE AL' MONDE ET DE SOI MÔjiE hg

« ils disent, ici, efFérente, prêts indiflérem- « ment à télégraphier un bruit, un choc, ou « l'ordre de l'esprit intérieur. L'appareil assure « l'épanouissement, l'expansion à tout le corps « de l'onde cérébrale, constante comme le pouls. <( La sensation n'est point un phénomène pas- « sif ; c'est un état spécial d'activité. Je le com- « pare à une corde en vibration sur laquelle la « note est formée par la juste position du doigt. « Parla sensation je constate le fait, et je con- « trôle, par le mouvement, l'acte. Mais la vibra- « lion est constante.

<{ Et celte vue nous permet d'avancer plus « loin notre investigation. Toute vibration impli- « que un foyer, comme tout cercle un centre. « La source de la vibration nerveuse réside dans <( la cervelle, qui remplit, séparée de tous les (' autres organes, la cavité entière du crâne her- « métique. La règle d'analogie indiquée à la pre- « mière ligne défend d'y voir autre chose que « l'agent de réception, de liansformation et

go A Kl PoÉrujuE

« comme de dig^estion de la commotion initiale. « On peut imag-inerque ce rôleest spécialement « dévolu à la matière périphérique, que le subs- <( trat l)lanc forme comme un a^ent d'amplifica- « tion et décomposition, et enfin que les or?a- « nés compliqués de la base sont autant d'ate- « liers de mise en œuvre, tableau de distri- « bution,les claviers et les compteurs, les appà- « reils de commutation et de réglage.

« Nous devons maintenant considérer la vibra- « tion elle-même. J'entends par ce mouve- « ment double et un par lequel un corps part « d'un point pour y revenir. Et c'est 1' « élé- « ment » même, le symbole radical qui cons« « titue essentiellement toute vie. La vibration « de notre cervelle est îe bouillonnement de la « source de la vie, l'émotion de la matière au « contact de l'unité divine dont l'emprise cons- « titue notre personnalité typique. Tel est l'om- it bilic de notre dépendance. Les nerfs, et la tou- « clie qu'ils nous donnent sur le monde exté-

lu; LA CO NAISSANCE AU MQNDK K T DK SOI-MÊME QI

« rieur, ne sonl que l'instrument de noire con- « naissance, et c'est en ce sens seulement qu'ils <( en sont la roiiHiiion. Comme on fait l'appren- " tissage d p.n outil, c'est ainsi que nous faisons « l'éducadon de nos sens. Nous apprenons le « monde au contact de notre identité intime.

« La cervelle, donc, n'est rien d'autre qu'un « organe : celui de la connaissance animale, « sensible seulement chez les bêtes, inlellii^ible « chez l'homme. Mais, si elle n'est qu'un organe « particulier, elle ne saurait être le support de « l'intelligence ou de l'âme. On ne saurait faire « à aucune partie de notre corps, image vivante « et active de tout Dieu, ce détriment. L'âme « humaine est cela par quoi le corps humain est (( ce qu'il est, son acte, sa semence continuel- « lement opérante, et, selon que prononce n l'Ecole, sa forme. »

La vie de la plante est essentiellement une

ART POETIQUE 92

acquisition; sa manière d'être est de croître ou de dépérir. Cette croissance est un emmag"asi- nement de la matière qu'elle va puiser dans le sol par ses racines, dans l'air par ses feuilles respirantes; sa force est commandée par cette double emprise, sa capacité àe vivre par la con- tenance dévolue à sa forme. La substance qu'elle acquiert, ce qu'elle prépare et qu'elle achève en mourant par la restitution de l'eau qu'elle a imbue, ceci : de quoi brûler et se dissoudre en cette flamme dont elle est l'imag-e poussante.

Si le végétal peut se définir en tant que « la matière combustible », pour l'animal, il est la matière allumée. Chez l'un la forme ou qualité est adéquate à la quantité de matière qu'elle comporte et qu'elle amasse. Mais le corps vif, l'âge adulte bientôt atteint, et dépouillé le pre- mier habit, noviciat ou déguisement nécessaire à couvrir l'étincelle germinale, ne se maintient qu'à la condition de se détruire et de se fournir à soi-même aliment. C'est un appareil de con-

DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME fji

sommalk)!! ; il doit transformer la nourriture qu'il prend au dehors pour suffire à son foyer, il doit l'élaborer en vase clos. Cette digestion, celle nécessité de destruction, implique de soi l'isolement du sujet, sa séparation, mesurée par le besoin, de la source d'approvisionnement, un acte spontané pour s'y reprendre. Le végétal en croissant remplit la forme qui lui est assi- gnée; l'animal maintient la sienne en brûlant de quoi nourrir l'énergie dont elle est l'acte, en se procurant de quoi contenter la faim du feu .reclus en lui. L'être vivant, ne pouvant croître, ne maintient sa forme qu'en éliminant ce qui excède. Il se conserve en se détruisant. Comme l'horloge et le sablier, il marche par la chute en lui de sa substance qui se désagrège. Séparé de cette bouche qui l'a amorcé de son Créateur, il se prend à cette mer même de mouvement qui l'immerge, il en aspire l'impulsion jusqu'aux extrémités de son corps, et, ayant reçu de l'air complément, il restitue la partie de soi défaite.

g4 ART POET'QUE

L'effet de ce feu comme de tout autre est de détruire un arrangement libratoire, dont les éléments, recherchant à l'état d'efférence leurs groupes d'affinité, se divisent, suivant leur essor intérieur ou externe, en force et en résidu.

L'être animé est creux ; à la façon d'une bou- teille, il témoigne du souffle qui l'a formé et le regonfle à chacune de ses aspirations. Ce vide comporte un état de déséquilibre natif, une dé- molition interne et passive, compensée par une reprise active sur le dehors. Or, nous avons ima- giné que toute forme est l'œuvre et le témoi- gnage d'un certain balancement vibratoire ; enfermée dans la matière dite inerte en un cycle récurrent, la vibration est cette balance sur la- quelle un corps incessamment se pèse dans toutes ses parties ; (j'ai dit ailleurs le sens que je donne au mot poids). Le système vital manifeste, am- plifie cette oscillation économique, qui opère ici le départ entre les besoins de l'individu et l'exi- gence extérieure qui le grève; elle est l'action

DE LA CO-NAISS^NCE Al,' MONDE ET DB SOI-MÊME €)'>

élective en nous, elle est la trémie et le trébucliet. Examinons donc notre vibration humaine et iroyons quelle en est la source et l'œuvre.

La vibration par laquelle nous constatons l'existence et les limites de notre personne est celle même qui !'a édifiée et qui continue à la maintenir. L'acte créateur essentiel est l'émis- sion d'une onde. L'onde schématiquëment peut se définir un mouvement qui, partant d'un cen- tre, gagne tous les points d'une aire circonscrite par la limite qu'il trace en cessant. Elle déter- mine sur tous ces points un déplacement local, suivi d'une réaction, ou tendance à reprendre le premier lieu, qui nécessite pour être surmontée l'accumulation d'un nouvel effort, la poussée d'une deuxième onde. De deux mouvements^ l'un excentrique du moteur, l'autre concentrique du sujet, les deux temps de la vibration. L'eflet del'onde est une information ou extension d'un© certaine forme à l'aire qu'elle détermine. Toute forme est une variation du cercle. J'entends par

q6 art poétiqle

forme, non seulement le tracé d'une certaine fig^ure, mais, du fait de la fermeture qu'elle éta- blit, la constitution d'un certain milieu, en tant qu'obéissant dans toutes ses parties au rythme qui les compose. Le coup d'un maillet sur un tambour détermine un être sonore. La lumière et la chaleur sont des effets d'impulsions sour- danl au sein de la matière. Je propose ces ima- ges simples. Mais c'est aussi une vibration infi- niment complexe et diverse, une vibration vou- lante, dont attestent les jeux ultimes ces tour- billons à l'extrémité de nos doigts et l'étoile des cheveux sur le sommet de la tète. Comme une note est formée sur l'instrument elle chant d'un groupe de notes assemblées, ainsi, au ventre de la mère, l'enfant doué d'un visage et d'une âme retentissante.

De cette vibration créatrice, du sacré frisson primordial, la substance cérébrale et nerveuse, la moelle crânienne et spinale avec ses éléments si déliés pareils à des étoiles aux rayons rélrac-

DE LA C0-NAI8SANCK AU MONDE BT DE SOI-MÊMC 97

tiles, à des notes qui joueraient elles-mêmes étendant de tous côtés les doigts, est la source et atelier. C'est cette répulsion essentielle, cette nécessité de ne pas être Gela qui nous donne la vie et par suite d'être autre chose, qui ourdit notre substance, qui nous inspire et nous em- membre.Nous ne vivons que pour résister, pour recommencer la mystérieuse lutte d'Israël. Nous ne perdons point le contact. En nous cela qui ne cesse point de frémir; nous ne cessons point d'être posés sur la source; en nous la touche et le compteur. Dans la pierre angulaire de nos os, dans l'étui de notre tige est reclus notre mou- vement, comme le ressort dans le barillet. C'est par ce mouvement que nous marchons; c'est lui qui règle l'échappement, la consommation de chacun de nos organes. C'est lui dont nous pou- vons doser l'intensité et localiser l'action, de manière à déterminer le déplacement des diffé- rentes parties de notre corps. Nous sommes maî- tres de recourir à la source que nous portons ei

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ç8 ART POÉTIQUE

nous; comme une pompe en une succion de son piston peut tirer tel volume d'eau et non davan- tage, nous sommes faits pour puiser, immédiats à cette force qui repousse les mondes, telle pro- vision d'énergie que nous employons selon nos besoins et ménageons à notre plaisir.

Tout étant ainsi défini, nous pouvons mainte- nant nous représenter l'homme comme un corps à l'état permanent de vibration ou, pour em- ployer des termes que nous avons reconnus congrénères.de naissance et d'information. Mais ce corps est environné d'autres corps; il ne naît point seul ; à chacun de tous les instants de sa durée, il co-naît. En cette acceptation primitive, ainsi que tous les autres corps, il complète l'en- semble où il apparaît, il remplit un comparti- ment, il est réciproque des autres corps qui déterminent .sa présence, sa production, sa place dans l'espace qu'ils occupent avec lui. Tel est le premier sens, comme on dit, qu'un objet a un sens suivant qu'il est vertical ou oblique, à l'en-

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ciroit ou à l'envers. Une pierre entre les mains de qui sait l'interrog^er, un morceau de bois flot- tant, l'insecte sur qui j'abats mon chapeau, ren- dent réponse et ne se taisent pas. Et l'homme, je dis de par sa seule présence, aura-t-il une moin- dre valeur explicative? N'y a-t-il pas à droite et à gauche ajustement? Sa personne n'est-elle pas eng-agée à un récit moins copieux et moi ns divers ? N'est-il point redevable de comptes de toutes parts à rendre? Il exerce connaissance. Voyons <juel en est chez lui le mode particulier.

Toutes les choses , avons-nous dit, se rédui- sent à la constitution d'un certain équilibre ou vibration. J'ai défini connaissance les rapports que chacune entretient avec les autres du fait de la résistance qu'elle offre, de l'action qu'elle exerce et de la réaction qu'elle subit. Aucune chose n'a été créée une fois pour toutes ; elle n'est point arrêtée ; elle continue à être pro- duite, elle exprime un état de tension perma- nent de l'efl*ort dont elle est l'acte. Il suit que

AKT POETIO'.'E

le principe de son existence et de sa forme est aussi l'ouvrier de sa connaissance. Celle de riiomme peut se définir une naissance cons- ciente qualijîée par Vohjet qui en limite l'ex- pansion. Si nous nous représentons schémati- quement le domaine de la vibration animale comme un cercle dont l'onde ultime est la cir- conférence, nous pouvons fig'urer toute impres- sion, toute sensation venant du dehors, par une indentation, qui intéresse non seulement la forme extérieure, mais toute l'étendue de l'aire qu'elle circonscrit. Chaque onde partant du centre vient s'infléchir à cet obstacle ; le sujet tout entier en reçoit une information particu- lière. Chaque émission vitale reproduit la pre- mière : chacune récupère tout le domaine con- quis par la croissance, recharge l'homme, rebande les nerfs de cette machine qui l'a dres- sé, récole tout cela d'inclus aux limites de cet individu (ju'elle a fait. Elle m'apprend que je suis et ce que je suis par cela que je ne suis

DE LA CO-NAIÀSANCE AU MONDE ET OC SOI-MÉMIi: lOI

pas. Je suis, c'est-à-dire que je ne suis pas les différents objets qui m'entourent, je suis en tant que limité par eux, en tant qu'éprouvant cette limitation, en tant qu'informé par elle, en tant que ressentant celte touche sur moi qu'elle exerce, je suis voyant et entendant, je vois, je goûte, j'odore, ce feu, ce fruit, cette rose.

Ainsi, de même que nous reproduisons notre propre existence, nousproduisons cette existence en tfint que modifiée par les objets exlérieurs qui nous entourent. N'ous sommes les auteurs de nos sensations ; de nous à elles, il y a rapport de cause à effet, c'est-à-dire qu'en elles, par l'in- tervention du moyen étrang-er et de l'objet sur lequel nous nous pressons, nous sommes déter- mfnés ad quid, nous nous produisons en tel état de sensibilité. Cela qui nous fait est cela qui nous fait connaissants.

Il n'y a pas ici moyen ni affaire de plus de précisions. Nous pouvons voir cependant que, comme l'émission, la préparation, tension et

ART POETIQUE

intention, de Tonde nerveuse est l'œuvre des or$;anes centraux et que le système cérébro- médullaire n'est rien autre qu'un laboratoire de mouvement. Ce mouvement met en état les diflé- renls appareils qui, à la périphérie, ménagent notre contact avec l'extérieur, préposés à ce que j'appellerai la digeation du choc.

De ces appareils, les uns ne fournissent qu'une information locale chez le sujet ou partielle de l'objet ; les autres donnent une image com- plète.

Parmi les premiers, le plus simple est celui du toucher. Notre peau est nue ; nous sommes sensibles sur tous les points de notre forme, nous sommes égaux à nolreenveloppe. Le contact €sl une simple action sur le circuit, douloureuse si elle le gène ou l'interrompt, agréable parfois si elle l'accélère. Tel le toucher purement passif, mais les mains ont chez nous le rôle actif que nous portons nous le voulons. Elles ne sont pas seulement chargées d'apprécier le mou et le

UE LA CO-NAISSANCE AU MOSDK ET DE S01-MÈ>IE lO'î

résistant, l'âpre et le poli. Elles sont au bout de nos bras une réduction métrique denous-mêmes. Elles nous donnent la première mesure, je veux dire de l'effort qui répond à l'échantillon de sen- sibilité qu'elles prélèvent. Par IC' raie o'ihumb, par le toucher sur le pouce de nos quatre doigts^ nous avons notre outil du nombre et de la sur- face. Par l'angle articulé de nos phalang^es, par l'écartement des compas divers dont nous som- mes munis, nous possédons la sphère et le volume.

Le toucher par lui-même ne nous donne que des informations partielles ; c'est une partie de notre corps qui entre en contact avec telle partie d'un autre ; les quatre autres sens nous four- nissent des informations générales, confiées à un organe spécial et isolé. Par la bouche et par le nez, j'obtiens, (moi et non pas ma bouche et mon nez,directement et sans opération déduc- live), sens de tout cela en quoi une viande et un grain de musc est saveur ou parfum. Le goiîl

I04 ART POÉTIQUE

n'estqu'un toucher plus complet, une compéné- tration que permet la presse des mâchoires, la cuisine et le chaud four de la bouche avec les jels de salive qui viennent dissoudre et délayer l'aliment trituré par nos meules. Le nez est la cheminée par laquelle nous tirons l'air à nous, jug-eant des fumées et des esprits. L'odeur indique toujours une décomposition, que ce soit vertu du chaud ou de l'humide, une efférence, une dilatation réciproque à celle de nos poumons qui s'ouvrent pour aspirer et faire vie de cette haleine purifiée auxchicânes du filtre veslibulaire. La fable nous montre les dieux se nourrissant de la fumée des sacrifices.

Les deux sens supérieurs ne nous donnent pas seulement des impressions, mais l'un et l'autre, sur des plans différents, des images.

Il est une vérité au fond de nous obstinément prenante, en dépit de l'Arbre aux-singes affreu- sement interjetant le bruit grec (.< anthropomor- phisme », c'est que l'homme, parcelle consciente

DE LA CO-NAISSANCF. AU MONDE ET DE SOI-MÊME Io5

d'une activité homog^ène, infère à droit de lui-. même aux choses extérieures ; c'est qu'il porte sn lui les racines de toutes les forces qui mettent le monde en œuvre, qu'il en constitue l'exem- plaire abrégé et le document didactique. Com- prendre, c'est communier, c'est joindre au fait ses clefs que nous avons avec nous. Avant d'ou- vrir les yeux, je sais tout par cœur, et cette noire puissance que je contiens en moi n'exige pas moins au ciel si je les ouvre que ce soleil en effet que j'y trouve. Je comprends ce qu'il y fait. Moi aussi, je suis comme lui un foyer de lumière et d'énergie. Et l'oude lumineuse dans son expansion ne rencontre, nulle part, de corps inertes, mais partout des systèmes de forces en travail, plus ou moins compacts ou com|.liqués. Elle est obligée de composer avec cet obstacle, de modifier sur lui son rythme et son allure. C'est cette réaction, cet allumage de l'objet sous le choc solaire que nous appelons couleur. J'em- ploie le mol allumage à dessein, car cette illu-

106 ART POÉTIQUE

mination, celte enluminure de l'objet, constitue, aussi bien que la combustion, un état spécial de sa fonction vibratoire. Ebranlement et non des- truction, la couleur est le héraut de la flamme. Or, soit un cercle dont le foyer lumineux est le centre. La propagation de l'onde se faisant en ligne droite, nous pouvons considérer tout point de la circonférence comme relié au centre par le H rayon », ce mot pris selon le double sens optique et géométrique. Etudions maintenant Pœil animal : la membrane appelée « rétine », qui en garnit le fond, est un appareil d'élabora- tion vibratoire intense. Sa fii^^uration microsco- pique nous montre en lui à la fois une batterie et un « métier », une batterie composée de deux éléments de longueur inégale, l'un mousse, l'autre effilé, les « cônes » et les « bâtonnets ». Nous pouvons donc voir dans l'œil une sorte de soleil réduit, portatif, doué, comme son proto- type, de la faculté d'établir un rayon, de lui à tout point de la circonférence. De même que,

DE LA C0-NAIS3ANGE AU MONDE ET DE SOI-MEME IO7

dans le fait du téléphone, l'onde sonore emprunte le véhicule créé par le courant électrique, ainsi notre œil s'amorce sur la lumière. Il est construit pour s'accorder à son rythme, soit libre, soit celui qui, se brisant sur un corps étranger, pro- duit la couleur. Le choc qui à l'une des extré- mités du rayon fait paraître la couleur en déter- mine en retour au fond de notre œil, par son impact sur l'atelier prêt à en tisser l'éclair, la sensation. La vue ne résulte point d'une imagée qui se peint sur notre cervelle, mais d'un con- tact réel avec l'objet que le regard attouche et circonscrit. Le rayon,, pareil à un système rigide, reproduit à l'une de ses extrémités le mouvement qui l'affecte à l'autre.

Tandis que les autres sens ne nous les don- nent que successives, la vue homologue des im- pressions contrastantes et simultanées. Bientôt ces groupes, ces associations de coloris que nous appelons images, et la découpure qu'elles font, nous apprenons, grâce au jeu de notre

I08 AKT POÉriOUK

paire d'yeux, à les reconnaître, à les distinguer du fond elles s'agencent. Nous les percevons d'un seul coup, nous préparons son regard à chacune. La perception d'un arbre ou d'un mur répond en moi à tel état de ma sensibilité, je fais mon regard à ce mur et à cet arbre, je fais cet arbre et ce mur en moi.

La vue nous donne des images de l'espace ; l'ouïe en trace de la durée. De ces images, l'une se construit sur la différence et l'autre sur la variation. L'une se modèle et l'autre se module. D'un côté et de l'autre un trou est percé à tra- vers le muret l'assise même de notre crâne. Nous prêtons l'oreille, c'est-à-dire que nous nous prê- tons nous-mêmes au son qui nous envahit et nous pénètre. L'organe auditifavec ses réservoirs, ses circuits et ses canaux, ses milliers de filaments ténus plongés dans un liquide en mouvement, ne saurait être mieux comparé qu'à celui de la dit^-^estion. Il y a une sorte de concjuc cl d'écho ménagé dans l'épaisseur île noire crâne. Tout cri

DE LA CU-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOl-.MKMK in(J

lire de nous une réponse et percute, sur la mcn- brane tendue qui en occlut le guichet, notre tambour. Et le procédé auditif est une sorte de distillation de l'onde sonore, qui sépare, pour le réintégrer en sensation, chacun des élé- ments dont le bruit est composé. Comme le nez aspire les odeurs, l'oreille apprécie le son à la manière dont il passe, dont il franchit l'échelle des organes destinés à en computer les vibra- tions.

Le sens de l'ouïe est, en effet, éminement le sens de ce qui passe, ce qu'on nomme la hau- teur des sons, l'aigu, le grave, n'étant que l'in- dice de leur rapidité. Les ondes sonores ont ce caractère qu'elles sont assez lentes pour que nous puissions en saisir et dénombrer les battements, qu'elles sont infiniment variables dans leur in- tensité, dans leur composition, dans la vitesse dont ces variations se succèdent, qu'elle sne sont jamais continues dans leur émission, enfin que cette émission est toujours attribuable à des eau-

ART POBilOUK

ses déterminées et spéciales. La variété des for- mes et des couleurs provient de celle des objets qui se trouvent présentés au jour, durant dans la lumière solide, le milieu vibrant ne faisant office d'eux à nous que de transmission. Pour le son, au contraire, c'est la vibration même qui est produite et qui est l'objet de notre connais- sance et de notre critique. On peut dire que le son est la peinture du mouvement et son image même à la fois abstraite et sensible. Or, la per- sonne informée auditivement devient son, c'est- à-dire modifiée par le son, de même que, selon la vue, elle devient couleur, c'est-à-dire modifiée par la couleur dans ses racines vibratoires. Elle devient donc le suppôt du mouvement pur et du temps en marche. Mais nous avons exposé pré- cédemment que le mouvement est de toutes cho- ses l'acte même, la condition expressive, le sens. Le mouvement n'est jamais uniforme; il a tou- jour sa crise et ses périodes. Ainsi le son est essentiellement ce qui commence et qui cesse, ce

DE LA CO-NAISSANCK AU MONDE ET DE SOI-.Ml.Mi I I I

qui décrit d'un lerme à l'autre la phase. I/o- reille est cet instrument par qui l'honnme peut apprécier tous les rythmes et allures de ce mou- vement dont il est lui-même animé, se servant comme d'une base continue de son cours propre. Ce train de la vie, il est loisible à l'homme d'en créer l'image sonore ; et telle est l'origine de la musique et du langage. J'indique ces prémisses -dont je développerai ultérieurement les consé- quences.

J'ai fini ce que j'avais à dire de la connaissance sensible. De longtemps sans doute il ne sera per- mis d'aller plus loin, de remonter à la source même de la sensation, au tableau de distribu- tion, à ce poste central l'onde destinée à ali- menter les différents organes de la périphérie reçoit sa première élaboration. La même pulsa- tion nerveuse qui entretient notre vision, dirigée sur d'autres réseaux, nous permet d'entendre et d'odorer. Nos organes sensilifs ne sont que des appareils de transformation du courant initial et

I 12 ART POETIQUE

pour ainsi dire d'allumag-e construit pour des rupteurs divers. Il suit qu'ilssontinterdépendanis et que la pression par exemple qui produit la vue qualifie le même éploiement de la circonférence qui ailleurs a le son pour limite, et que le regard dès lors peut qualifier le bruit.

D'autre part, si nous considérons que le mou- vement et la sensation ont une source com- mune, nous pouvons voir dans ce double ordre d'activité le moyen total pour l'homme d'at- teindre 'ît de constater les limites de la place qui lui est assignée. Il constitue lui-même, partout il est, un centre, et ce centre, il jouit de la faculté de le transporter il veut. De même qu'un morceau d'or ou de houille est le signe des forces multiples qui l'ont produit et conservé, de même l'homme, du fait seul de son existence ici, devient le point de coordina- tion des phénomènes divers auxquels il apporte son témoignage commun. 11 les explique, il les accorde, il les connaît par sa seule présence. Si

\ DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE KT DE SOI-MÊME Il3

un iiisérable caillou rend compte de tout l'uni- vers, \combien plus l'animal sensible qui a fait le sujet de ce second article. Il nous faut présen- tement parler de l'animal , raisonnable et intel- ligent.

ARTICLE TROISIEME

ARGUMENT

ARTICLE TROISIÈME. De la connaissance INTELLECTUELLE et tout d'abord des idées générales. De la constance. La constance est le caractère de toute forme fermée et le résultat d'un effort continu. De même la sensation ou forme qualifiée du dehors est constante. La sensation constante d'un objet cons- tant est la base de nos idées générales. J'appelle générale cette qualité en qui des choses diverses sont communes et qui, par suite, est chez toutes deux due à l'opération d'une force semblable. La qualité la plus générale et seule universelle est le mouve- ment. Connaître le semblable c'est co-naître sem- blable. Uniformité des réactions chimiques. Unifor»

I l4 ART POÉTIQUE

mile des réactions animales. La sensation produc- trice de mouvement et d'opération ; l'animal co-naît uniformément à l'objet auquel il est apte et qui sera pour lui une invitation uniforme à co-naître. L'ani- mal a une raison dêtre particulière, l'homme a une raison d'être générale, soit la raison tout court. Il est maître de sa co-naissance, il est fait pour se retrou- ver partout. Il connaît partout le g^énéral, ce qui est susceptible de le mettre dans un état de co-naissance dont il est maître. Nous connaissons les choses en leur fournissant le moyen d'exercer une action sur notre mouvement, nous les produisons en tant qu'ayant rapport à nous, nous sommes maîtres d'une sensa- tion génératrice, et de sa réduction abstraite par l'effet abrégé qui en est l'image, soit l'idée géné- rale. De la mémoire ou faculté de répéter des séries enchainées d'eftorts générateurs. Des siennes et des images. Du signe fabriqué par nous ou mot. Le mot appelle, provoque en nous l'état de co-nai.ssance qui répond à la présence sensible des choses mêmes. Les mots désignent soit notre état de tension person- nelle, soit cet état en tant qu'informé par des objets. Connaissance : ou constatation de la figure erénérale suivant laquelle nous sommes aptes à co naître. Intelligence : ou répétition au dedans du mot qui appelle chaque objet à être par rapport à nous.

\ DE LA CO-NAISSANCB AU MONDE ET DE SOI-mAmE llS

1 ^

Av^nt de traiter des idées générales, arrclons^

la notbn de constance.

Le constant chez toute chose existante, c'est la forme en qui elle existe, étant fermée. Or, nous avons vu que partout, dans la matière brute comme dans la matière organisée, celte forme; n'est pas le résultat d'un découpage exercé une' fois pour toutes, mais le produit d'un travail qui la maintient. Si la forme est constante, de même l'etTort qui l'effectue. Chez l'animal sensible on peut définir /or/we la quantité de matière limi- tée par le contact. J'entends par contact la pres- sion exercée du dehors sur tous les sens. L'animal; par le même travail d'élaboration ner- veuse qui pourvoit au maintien de sa forme, suffit à son contact. De même que la forme est constante, la sensation est constante. Constant, ce qui la maintient, c'est-à-dire ce qui la limite, du dedans comme du dehors, en tant que tel. La sensation est, de même que constante, une dans sa source première qui est la pulsation

ART POETIQLE

nerveuse ; celle-ci, en effet, n'est différenciée que par les appareils qui la canalisent et la prédis- posent. Toute sensation est une en tant que pro- duit du même courant débité par le poste cen- tral, et diversifiée par les obstacles divers qui l'arrêtent et le rompent. Il suit donc, à parler figurément, qu'à chacun de ces obstacles corres- pond une section spéciale et déterminée pratiquée sur chacun de ces rayons que nous dardons par tous nos sens. A chacun de ces objets répon- dra donc désormais pour nous une manière spéciale d'être interrompus par lui qui en sera l'imag-e, en d'autres mois, une sensation. Le même objet produira toujours la même sensation et toute variation de l'un sera traduite récipro- quement par l'autre. Soit un arbre : tout arbre produira sur chacun de nos sens une calég-orie d'impressions toujours les mêmes, accompagnées d'autres plus ou moins particulières qui nous désigneront l'espèce et l'individu. Un objet cons- tant produit une sensation constante et toute

l'K LA CO-NAIS9ANCK AU MONDE tT DE SOI-MEME li^

Tarialion plus ou moins constante de cet objet, une sensation aussi plus ou moins constante. La sensation constante d'un objet constant, voilà la base de nos idées g^énérales. 11 reste à dire comment nous pouvons comparer entre elles nos expériences disjointes et les juger similaires ou difîérenles.

Mais expliquons le mot qui surgit ici de géné- ral, pour cela, retournant aux premières pages de la thèse précédente(i). J'appelle « générale » cette qualité en qui des choses différentes sont communes, c'est-à-dire comme une. Si deux choses d'ailleurs différentes monlrenV une qua- lité semblable, il est évident qu'elles ne la tien- nent pas d'elles-mêmes, mais d'une troisième chose qui est générale, c'est-à-dire par rapport à elles génératrice de cette qualité, tina in diver- sis. Plus ce troisième terme est général, c'est-à- dire plus nombreux et plus variés sont les cas il entre, plus écartés sont les effets qu'il sort

(i) Connaissance du Temps, I. De la Cause

1 l8 ART POÉTIQUE

et plus riche la prise que le sujet offre à des moyens plus divers, plus largement aussi s'é- tend son pouvoir générateur. Ainsi donc le général est cette qualité que plusieurs choses ditîerentes ont commune, le plus général, cela en quoi le plus de choses différentes sont sem- blables, et l'absolument général, cela en quoi toutes les choses sans exception sont sembla- bles. De qualités ainsi universelles, nous n'en découvrons qu'une seule, qui est le mouvement.

Mais, derechef, comment apprécions-nous ce que les choses extérieures et les sensations qui en nous y répondent ont de semblable ou de différent ?

Toute sensation est une naissance ; toute nais- sance est co-naissance. L'être animé connaît le semblable, en co-naissant semblable.

Mais ainsi quelle est la différence de l'homme avec les autres animaux ?

Nous voyons le corps en chimie réagir tou jours en présence de tel sel ou acide d'une

DE LA co-nai.ssani;e au monde et de soi-mi;me irrj

manière constante et déterminée. Et àr. nrjAme les délicats composés org-aniques élaborés par les vég^étaux et les individus végétaux eux- . mêmes sous l'infiuence, par exemple, du jour et de la nuit. Mais les animaux, à leur tour, four- nissent une critique aussi sûre, mais bien plus fine et détaillée de l'action extérieure pratiquée sur eux. Les conditions de vie sont plus nom- breuses, leurs exigences plus grandes, leur balance chimique plus susceptible, leur méca- uisnoe plus précis et plus compliqué. Ils mettent plus de principes en jeu pour utiliser plus de forces. Le caractère des animaux est de se mou- voir, nous pouvons donc les considérer comme des eng^ins con.slruits en vue de tel ou tel mou- vement. Comme nous jugeons de la brouette et <lu vélocipède, ainsi nous pouvons iuger du che- val barbe ou percheron, du reptile et du singe, inférer de leurs pièces à leur travail. L'animal est établi pour satisfaire à certaines conditions <ie vie déterminées ; celte vie, pour se conserver

120 - ART POETIQUE

£)U se reproduire, l'astreint à certains mouve- ments précis. De même que le cercle ouïe polv- o^one s'insèrent suivant leur forme sur un plan, de même, dans la nature, la bête conduit sa forme animée. Elle co-naît suivant certaines condi- tions stipulées, le bœuf suivant l'herbe qu'il broute, tel scarabée suivant le noyau de cerise ou d'abricot que sa larve perfore. Parmi les objets extérieurs, il en est qui l'affectent ou non, dans sa forme spécifique. Dans le premier cas, l'objet provoque la sensation et la sensation à son lour le mouvement et ses effets, ou place. Ainsi un objet constant produit une sensation constante et celle-ci à son tour les mouvements nécessaires au maintien d'une forme constante. Les sensations seront dites efficaces ou non, sui- vant qu'elles sont de nature ou non à en4raînerun mouvement, c'est-à-dire à faire connaître un ob- jet selon lequel le sujet est apte ou non à co-naU Ire. Des sensations pareilles, étant l'indice d'un objet pareil, seront l'invitation pour l'atteindre

DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME 121

à des inouvemeiil pareils. La forme de l'ani- mal est celle même sous laquelle, par rapport à lui, ses sensations se classent comme générales^ c'est-à-dire comme propres à le maintenir, à le limiter du dehors et au dedans à le réintég-rer. L'animal est construit pour se retrouver dans un certain milieu. De quelque manière, nous pou- vons dire qu'il est sensible, comme on dit qu'une boussole, ou un baromètre, ou une plaque pho- tographique est sensible, suivant que ces instru- ments enregistrent avec plus ou moins de finesse et de fidélité les actions extérieures en vue desquelles ils sont disposés.

Mais l'homme est pour se » retrouver » partout.

11 n'est constance que de la forme. A la forme constante, pour la maintenir une opération cons- tante. Comme un polygone a sa nature déter- minée par le nombre de ses côtés, les sensations générales, ou motrices, de l'animal que nous pouvons appeler appréhensives sont adaptées à

122 ART POETIQUE

un pelit nombre d'invitations extérieures aux- quelles il répond avec une fidélité infaillible et mécanique. L'homme, au contraire, est capable de trouver partout sa place, de réaliser sa forme à l'ég^ard de toute chose à l'état de différence, de co-naître selon elle. Toutes les sensations par rapport à lui étant susceptibles d'être g-énéra- Irices, c'est-à-dire générales, il peut adresser . partout indifféremment son appréhension. Il doit donc être maître du choix de l'objet qui la provoque. A cause de l'infinie complexité des combinaisons auxquelles il est partie, il doit être maître de sa connaissance sensitive et mo- trice. En un mot, l'animal a une raison d'être particulière, l'homme possède une raison d'être absolue, soit la Raison tout court ; il règle, il dirige, il exploite la force qui le produit. Le sens seul chez l'animal est appréhensif, soit l'itjstinct de 1 orientation il doit se placer pour cadrer avec le circonstant; mais l'homme est conduit par la raison.

ne LA r.O-NAISSANCE AU MCNDE ET DE SOI-Ml>\in; r2.'î

Ainsi, de même que l'animal est particulier, l'homme est un être général ; l'un adapté a des conditions particulières, l'autre à des conditions générales ; l'un co-naît selon le particulier et l'autre selon le général ; l'animal connaît le particulier, et l'homme connaît le général. Le chien est mené par son nez, le bœuf n'a qu'à baisser la tète pour paître, le singe à fermer ses quatre mains sur les branches de l'arbre qu'il habile ; tel fruit, tel sol, tel moment même sont pour une espèce des conditionsd'existences, quoi- que extérieures, aussi impérieuses que les détails d'anatomie qu'elles commandent. L'animal ap- porte une série toute prête de déclenchements à des touches prédéterminées. Mais l'homme a été fabriqué pour s'arranger avec tout. Dès lors il doit posséder le moyen d'être modifié dans sa forme par tout, d'èlre informé par tout. Mais cet élément commun, qu'il doit retrouver en tout susceptible de lui fournir information, ne peut être que le plus général, c'est-à-dire c

1*4 ART POÉTIQUE

mouvement même par qui toute chose existe. Nous avons vu que chez l'animal la différence entre les sensations que nous avons appelées g^énérales (ou génératrices) et toutes autres est que les premières sont efficaces, c'est-à-dire sui- vies de l'effet particulier nécessaire au maintien de la forme . Dans ce cas, il y a appréhension par le sujet, tension de l'énergie vers l'objet appré- hendé, attention et intention, apport du méca- nisme à la touche extérieure susceptible d'en opérer le déclic. (Jegrossisàdessein le trait.) Chez l'homme aussi la suite de la sensation au mou- vement, la conscience de la place à maintenir et des moyens pour cela, s'établit souvent comme d'elle-même et sans une poussée spéciale de la volonté; la chaleur et la dilatation des pores de la peau un chatouillement et le geste de la main qui se porte au lieu agacé. Mais nous avons dit que l'homme doit retrouver au milieu de tout sa place, que, par suite, il doit pouvoir faire vie de tout, tirer de tout information, que

DK LA CO-NAISSANCE AU MONDE KT DE SOI-MÊME I 2i>

dès lors il doit être capable de discerner en tout pour s'y attacher la qualité g-énérale et commune qui lui procure cette information, qu'il est capa- ble, en lin mot, de choix et d'abstraction. 11 a reçu pour cela un instrument, cette poussée vibratoire par qui il existe et qu'il peut diriger à son gré. 11 peut, grâce aux différents sens dont il est muni, la porter, la presser comme un doigt sur les objets qui l'entourent, enregistrer sur elle la modification constante qu'ils procurent, inférer de cette constance de l'action extérieure à celle qui produit leur constitution intrinsèque, reconnaître ainsi en eux le général.

Nous- avons donné à la sensation générale chezl'animal ce caractère qu'elle produit toujours le même effet sur la position qu'il est construit pour tenir. La même action produit la même figure. Il en est ainsi chez l'homme. Mais de même que la sensation chez lui atteint ce qu'il y a dans l'objet d'absolument général, c'est-à- dire de générateur, de même elle agit sur ce

120 AUT l'OÉTiyUK

qu'il y a en lui d'absolument générateur. Elle ne le détermine pas, elle le charge, elle le met en état de se déterminer ; elle le met en forme, en puissance d'agir. Lui étant donné en effet pour se retrouver partout, pour inventer une rai- son commune à des termes infiniment distants et multiples, son mouvement, comme son appré- hension, en un seul mot, son sens, doit être réglé par un choix, par un procédé d'abstrac- tion. J'ai à m'informer pour leur satisfaire des conditions qui m'entourent ; j'ai à co-naître selon elles.

En résumé, nous connaissons les choses en leur fournissant le moyen d'exercer une action sur notre « mouvement ». Nous les co-naissons, nous les produisons dans leurs rapports avec nous. Agiter la main, c'est me produire agitant cette main ; sentir une rose, c'est me produire sentant celte rose. Cette sensation est génératrice d'un moi sentant la rose, et de celte rose en tant que surgissant, qu'apparaissant à mes sens. Elle est

DE LA CO NAISSANCK AU MONDE KT DE SOI-MEME I 27

générale, en tant que le même objet m'arrête, me limite au même point, et, par là, détermine la même forme, la même sensation. Je substitue à la limite et à l'effet qui en la fig^ure des choses est imposée au travail qui les produit, la limite et l'effet réciproques qui en ma sensation d'elles est imposée au travail qui me produit. Je les perçois donc en tant qu'engendrées, c'est-à-dire en tant que çrénérales, en tant que l'effet constant d'une cause constante de cette même force dont je possède en moi la mesure avec le principe, je ressens sur mon propre res- sort l'arrêt qui détermine leur forme. Comme je suis conscient du mouvement par qui je me produis, ainsi qu'il sera dit à l'article suivant, ainsi du terme qui me limite, le même ou diffé- rent.

Les corps bruts, les composés organiques, les tissus vivants sont, par leur nature même, sen- sibles à certaines actions d'avance déterminées. De même les êtres animés sont instruits par ft?

I2S ART POÉTIQUE

plaisir ou la douleur de ce qui leur agrée ou pas. De l'objet au suj^t, de la sensation au mouve- ment, s'établissent d'elles-mêmes les séries de pénible ou de plaisant, de bon ou de mauvais, d'effort ou de facilité. De même qu'un ordre déter- miné existe entre les différents états que l'indi- vidu a successivement à produire pour réaliser l'extension et l'usage des membres et des instru- ments dont il est muni, ainsi entre les sensations qu'il se procure par ses jointures différentes avec l'extérieur. La série commencée à l'intérieur exige, implique ses derniers termes, la diffé- rence nécessaire que le contact au dehors lui fournit. La mémoire chez l'animal n'est que le sens, de ses nécessités propres et du milieu auquel ses besoins sont adaptés. Comme il con- naît, c'est-à-dire d'une connaissance limitée aux objets de nature à exercer une action sur le travail qu'il a à fournir, c'est ainsi qu'il recon- naît et se souvient.

Le besoin est une espèce d'image négative de

DE LA CO-NAISSANCB AU MONDE KT DE SOI-MÊME I 2Q

la satisfaction qu'il appelle ; il est la représenta- tion constante chez le sujet de l'objet qui est destiné à la remplir. Comme ce besoin est cons- tant, ainsi l'énergie qui pousse l'être vivant à chercher hors de lui et de quoi le contenter, ainsi les qualités dans l'objet extérieur à cet efïet disposées, ainsi les signes auxquels cet objet est reconnu (car rien de connu, s'il n'est connu d'avance). L'animal qui aura besoin d'un fruit ou d'un arbre pour y grimper aura (en dehors même de toute expérience) la mémoire de l'ar- bre, et du fruit, et de l'action que par leur pré- sence ils permettent. Le même besoin réveillera la même tension qui, en fait, a eu pour terme l'appréhension de l'objet propre à le satisfaire. Mais l'homme est à l'état de besoin, de sen- sibilité, par rapport à tous les objets qui l'en- tourent, dont aucun ne lui est indijférent. Comme il est maître de diriger son intention, comme par l'attention il donne à l'application de »es sens sur un objet la durée nécessaire pour

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î30 ART POÉTIOOE

en abstraire les éléments qu'il y cherche, commit il est maître de produire et de continuer l'effort qui aboutit à la perception de la chose dans sa vertu efficace et dans les signes d'icelle, il est maître de le répéter. L'expérience circonscrit l'homme et lui fait connaître tous les points auxquels il était susceptible de co-naîlre.

Celte connaissance est une abstraction : cela veut dire que nous distinguons dans l'objet des qualités différentes auxquelles tour à tour nous appliquons notre attention servie par l'un ou plusieurs de nos appareils sensilifs. Nous re- marquons que ces qualités forment des g-roupes, c'est-à-dire qu'une certaine sensation sera tou- jours accompagnée de certaines autres, simul- tanément ou dans tel ordre. Cette sensation devient pour nous un signe, un avertissement du travail de perception divers que nous sommes invités à fournir, une valeur de représentation. Un ensemble de signes définissant complètement un objet par leurs rapports réciproques constitue

UE LA CO-^AI^SAN^.E AU MONDE ET DE SOI-MEME l3l

une image. Une touche unique suffit ainsi à nous donner la notion d'une chose, c'est-à-dire à nous indiquer l'état de connaissance nous aurons à nous mettre pour répondre à son éuu d'existence.

Or, les sig-nes qui nous donnent la nolion des choses, comme ceux qu'elles-mêmes exhibent, nous pouvons les accentuer, ainsi en fabriquer d'autres à notre volonté, faire une marque sur elles. Gela que nous ne pouvons toujours avoir sous les yeux, imag-inons un signe qu'il ne dépende que de nous de produire pour la repré- senter : « une fleur », la voici. Si nous ne pou- vons produire aucun objet, nous pouvons pro- duire cet état de nous qui en est la connaissance et le signe que nous lui donnons pour caractère. Produire, c'est-à-dire douer d'une existence extérieure un être artificiel, uniforme, s'impri- mant toujours sur nos sens de même. Cet être €st ce que nous appelons un mot. Je le profère et l'entends. Je le reçois et le rends ; je suis

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ART POÉTIQUE

l'instrument et l'oreille ; en lui, sonore, je me perçois moi-même.

Nous disons bien ainsi que les mots sont les sig'nes dont nous nous servons pour appeler les choses; nous les appelons, en effet, nous les évoquons en constituant en nous l'état de co- naissance qui répond à leur présence sensible. Lorsque je dis « le rat » ou « le soleil », je substitue au rongeur ou à l'astre, à tel rat jail- lissant de l'ordure, à tel soleil de la ville ou de la campagne, sa valeur, le signe sous lequel nous rangeons toutes les impressions qu'il est capable de nous procurer. Je deviens maître, avec le mot, de l'objet qu'il représente, je puis le transporter je veux avec moi, je puis faire comme s'il était là. Nomnaer une chose, c'est la répéter en court ; c'est substituer au temps qu'elle met à être celui que nous pre- nons à l'énoncer. Ce qui subsiste d'une chose dans ce signe qu'est d'elle un mot, c'est seule- ment son sens^ son intention, ce qu'elle veut

DE LA CO-NAISSANCB AU MONDE ET DB 8UI-MÈME l33

dire et que nous disons à sa place. C'est ce sens que nous adaptons au nôtre, que nous assimilons et qui devient la matière de notre intelligence .

( « Intelligere », inlire. » or Lire », s'assimiler et le sens au sens. « Comprendre », saisir en même temps, réunir parla prise. Comme on dit que le feu prend, ou que le ciment prend, ou qu'un lac se prend en hiver, ou qu'une idée prend dans le public, c'est ainsi que les cho- ses se comprennent et que nous les compre- nons.)

Les mots peuvent se distinguer en deux caté- gories : les uns servent à nous dénommer nous- mêmes, à désigner les différents états de notre sensibilité, suivant leur force ou suivant le plai- sir ou la peine que nous éprouvons ; ils consti- tuent en quelque sorte les graduations de notre appareil de connaissance, le jeu des attitudes dont un même agent est susceptible. Les autres désignent des états divers de notre sensibilité

l34 ART POÉTIQUE

■en tant que produits par une même cause, ou <:elte cause même hors de nous. La première catégorie nous fournit les idées de plus ou de moins, de complaisance ou de refus ; nous dis- posons de la mesure et da contrôle ; quelque •chose sonne suivant la tension et le cran. La seconde est l'inventaire des différents objets ^ue la vie nous propose. Toute a proposition » est premièrement renonciation des rapports, de la balance que nous établissons entre la chose €t nous, entre le sajet et l'objet, des effets sur nous-mêmes que nous lui reconnaissons, le geste par qui nous nous montrons les choses et nous montrons à elles.

Mais nous pouvons faire plus. Le mot n'est pas seulement la formule de L'objet. Il est l'image de moi-même en tant qu'informé par cet objet. Quand je pense « le chien », ce que je fais, c'est moduler aussitôt, disposer les diffé- rentes images et impressions dont cet animal est le support. Quand je dis « le chien aboie »,

DK LA CO-NAISSANCE AU MOîfOK ET DE SOI-MÊME 1 35

c'est le chien dans ma pensée qui aboie, ce chien assimilé à qui j'impartis mon énergie de sujet ; je répèle en court l'action, j'en deviens moi- même l'auteur, l'acteur.

Telle est la différence qu'il importe de bien saisir entre les termes de a connaissance » et d'« intcllisirence », « apprendre et comprendre ».

La connaissance est une constatation. Nous portons, nous promenons le doigt de nos sens sur les divers objets qui nous entourent, nous en poursuivons, nous en établissons l'image, nous en déterminons les signes, nous en dres- sons le catalogue, nous nous procurons le moyen, et de les appeler et de nous les rappeler, nous constituons notre vocabulaire. Dès lors, nous avons sous la main une petite création dont nous disposons à notre volonté comme un enfant des animaux de son arche. Nous pouvons en manœu- vrer les pièces comme nous l'entendons, les rapprocher ou les disperser à notre plaisir, les recenser et les répartir, imaginer telle ou telle

l36 ART POÉTIQUE

combinaison qui nous convient, arrang-er des gammes et des bouquets. Notre volonté n'étant pas déterminée ad quid, comme celle des ani- maux, n'accepte pas ses motifs d'ag^ir tout faits, elle est obliirée de se composer des raisons. Comme elle a la faculté d'aller de toutes parts choisir les éléments de sa détermination, ainsi celle de les assembler au corps d'une image effi- cace et complète, de l'objet à atteindre ou de l'inconvénient à écarter. L'immense tâche à chacun dévolue est de tout comparer, d'essayer tout avec tout. Pratiquement : nous ne cessons pas d'être travaillés par le besoin. Le besoin est des choses que nous ne possédons pas et que nous sommes donc forcés de demander au dehors. Ces choses, nous les « reconnaissons » à des signes, le pain, par exemple, à son odeur, c'est-à-dire au point de liaison de leur série avec la nôtre, et la proposition consiste dans le rap- port que nous supposons entre le signe et la chose signifiée. Nous pouvons imputer à tout,

DK LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME lij

selon noire fantaisie, la valeur du sig^ne, mais il faut que notre guide nous conduise vers l'objet que nous cherchons. L'image, une fois trouvée à son tour, détermine notre action. En un mot, il nous faut créer, par la jointure de ses diffé- rents éléments, la figure, le milieu selon lequel nous sommes aptes à co-naître.

La connaissance vient de nous-mêmes, elle est la lecture à tout moment de notre position dans l'ensemble : l'intelligence est des choses que nous connaissons. La première est une esti- mation de la forme, la seconde est une évalua- lion de la force. L'une est l'évocation du tout par la partie, l'autre, du sens à la sensation, mime la détente du principe en son emploi, de la puissance en l'acte. L'un est une vue de l'en- semble dans sa construction défensive, l'autre une intuition de l'élément dans les lignes de son attaque. Comprendre est l'acte par lequel nous nous substituons à la chose que nous compre- nons ; nous la prenons avec nous, nous pre-

l38 ART POÉTIQL'K

nons son nom en le sonnant comme un tim- bre sous le marteau. Ce nom est une formule conjuraloire dont nous nous servons pour pro- voquer un certain état de notre tension person- nelle, correspondant à tel objet extérieur, et qui désormais pourra lui servir d'image, de mise- en-marche, de clef. C'est une force qui agit sur nous et qui trouve en nous le moyen de s'ins- crire et de se fixer, comme la température sur le thermomètre, comme la voix sur le cylindre. Nous sommes désormais capables de le repré- senter, de par le nom que nous lui fournissons. Et l'ordre qu'il était en nous, il le profère au dehors ; « le mot » nous est désormais donné. Ce mot que nous prononçons appelle, nous devenons de lui sonores pour appeler, pour con- voquer (nous proférons l'être) les différentielles destinées à en féconder l'effort, en le configu- rant, natal. On voit par ce que signifient ces expressions : comprendre une figure, un théo- rème ; comprendre un raisonnement; comprcu-

DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MKME l'U^

dre une fleur, un homme ; comprendre la mu- sique; comprendre une affaire, son métier. C'est saisir un principe et son travail, c'est le répéter sur l'instrument de son esprit, c'est « penser », c'est-à-dire apprécier de chaque chose le poids et la tension. Et nous sommes maîtres d'em- ployer à notre volonté la chose désormais représentée par le nom que nous lui fournissons, de la faire servira notre besoin, de la promener sur tout comme' un instrument de comparaison et de découverte, de la proposer à l'inconnu qui nous entoure pour en éliciter une réponse et un sig-ne. Nous nous dég^uisons en lui. Nous lui empruntons sa force créatrice, c'est-à-dire la force par quoi elle est créée. Nous connaissons ce qu'elle est et nous comprenons ce qu'elle fait.

Mais il est temps d'expliquer ce mot «Nous », et, passant de l'objet au sujet, traiter de cette connaissance et de celte intelligence que nous- avons de nous-mêmes.

l/|0 ART POÉTIQUE

ARTICLE QUATRIEME

ARGUMENT *

ARTICLE QUATRIÈME.— De la Conscience.— Seconnaître soi-même. Idée de séparation incluse dans le mo. soi\ et de source. Source, ou éloignement au reg^ard de <-.e qui est par soi-même, c'est-à-dire ce qui permet d'être intellig-ible en donnant position de commencement et de fin : Dieu transcendant. Cons- cienceou sentiment avec soi de la scission.Tout ce qui est en dehors de Dieu est à Tétat de fuite ou de mou- vement. Le mouvement qui vient d'ailleurs est le pre- mier «ens de soi-même. Tout mouvementest en second lieu vers la tin qui l'arrête ou forme. Se co-naître, c'est se produire en rapports avec l'ensemble de ses fins ou formes. Se cjonnaître, c'est se fournir comme moyen de co-naissance, c'est pour l'être vivant faire naître en tant qu'avec soi tous les objets dont il a connais.sance et dont il est l'image commune. Il est le point de départ de tous côtés de séries de mouve- ments. Se connaître pour l'animal, c'est développer l'état spécial d'énergie à quoi le convoquent les mo- tifs qui Tentoureot et le dévoue sa propre construc-

DK LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DB SOI-MEME l4l

tien. L'être particulier se connaît d'abord comme force, puis comme image, et enfin comme cause ou «raison ». L'être intelligent consomme en lui-même les choses, il est ce qui les réduit à l'esprit, ce qui leur permet d'être intelligibles en leur donnant posi- tion de commencement et de fin. La conscience est la réaction de l'énergie exercée. Premiers vestiges et témoignages de la Conscience : la naissance, la reproduction, l'être animé qui sait ce qu'il a à taire. L'homme possède, joint à son corps, un esprit, c'est-à-dire le mouvement psychique à l'état pur et mélaphysique, une cause, une raison d'elle-même intelligente. Il en est maître, c'est-à-dire qu'il en ressent non seulement l'essor, mais la réaction sur lui-même à laquelle l'arrêt imposé par Dieu le con- traint. 11 se connaît donc tout d'abord dans l'action autonome qu'il exerce sur sa source, se conduisant en tant qu'effet et mise en œuvre de celte cause : il se construit et il s'instruit, il se façonne par le contact avecles séries de causesqu'il met en branle. La cons- cience est cette faculté par laquelle l'homme sait ce qu'il fait, et, par conséquent, s'il fait bien ou mal.

Retournons à ce verbe initial, dont nous construisons ici la sjraramaire. Tout verbe dési-

ll\-2 ART POETIQUE

gne une action, toute action implique un acte. Nous disons que le verbe est actif ou neutre, suivant que l'acte produit, la chose faite, a une existence indépendante du sujet qui l'a produit ou qu'il est un état même de ce sujet (i). Ainsi,. co-naître au neutre, c'est produire en moi cela sans quoi le reste ne saurait être pour moi, et connaître, c'est cela à l'accusatif sans quoi le sujet ne saurait être tel. Soit maintenant la forme réfléchie se connaître soi-même. Nous examinerons d'abord le complément « soi- même », puis la manière dont il est possédé par son verbe.

Le terme double soi-même a une valeur d'au- thenlification; il ajoute à soi l'adjectif de com- paraison en qui il se certifie identique dans toute les portions de sa durée.

L'idée la plus essentielle incluse au terme Soi [Se, Es-ce,slare, scindre, scire, necesse, as, dis,

(i) Remarquons que les substantifs abstraits, (|uanil ils n'cx- primoiit pas des qualités adjectivps, ne sont ([ue des verbes ren- dus ol)jt'clifs par la simple réseclion du sujet.

DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-.MÈJIE I 'j 3

€sca, socias, sent ire, sanctus, sans, sceau) est celle de séparation. Le mobile se séparede l'im- mobile par le mouvement, et d'un autre mobile par un mouvement différent. Et cette difTérence chiffre Isi/orce qui se transcrit par ]e poids.

0 lecteur patient, dépisteur d'un vestijçe élti- sif, l'auteur qui t'a conduit jusqu'ici en menant ses arguments comme Cacus faisait des bêtes Tolées qu'il entraînait vers sa caverne^ t'invite à bien te porter. Glissante est la queue delà vache bi-cornue ! Ramène vers la crèche lég-itime cet animal maltraité, et que te rénumère l'ample don du laitage et de la bouse ! Pour moi, les mains libres, je reg^açne la pipe et le tambour, je referme derrière moi la porte de la Loge de la Médecine. Qu'ai-je promis de vous donner la connaissance de vous-mêmes, quand, à cela, suffit au bout de votre bras votre main que vous refermez ? S'il

l44 ART POÉTIQUE

est intéressant de suivre, la loupe à l'œil, le dessin du sigle plat sur le papier sec, combien plus le mot rond, la balle active de l'homme volant sur ses deux pieds ! Comme il fait sa croix sur l'univers, comme il joue de ses crics et de ses leviers ! Je vois çà et une petite figure se mettre à bouillonner, douleur ou rire, toute la grimoire des traits vociférant le rond noir de la bouche, telle que ces fossettes qui en trouent la surface quand l'eau commence à s'échaufter. Comme il bat de tous ses membres ! Comme il travaille de ses mains pointues ! Je le considère. Je pense assis.

J'ai retiré mes pieds de la terre, à toutes mains mes mains, à tous objets extérieurs mes sens, à mes sens mon âme. Je ne suis plus limité que par le ressentiment de moi-même, oreille sur mon propre débit. Je suis comme une roue dételée de sa courroie. Il n'y a plus un homme, il n'y a plus qu'un mouvement, il n'y a plus un mouvement, il n'y a plus qu'une

DE LA CO-NAISS.VNCE AU MONDE ZT DK «01 -MÊME I^^

origine. Je souffre naissance. Je suis forclos. Fermant les yeux, rien ne m'est plus extérieur, ' c'est moi qui suis extérieur. Je suis maintenu : hors du lieu j'occupe une place. Je ne puis aller plus avant ; j'endure ma source.

Dieu, étant toute l'existence, ne peut permet- tre à rien d'exister aussi, qu'à la condition de s'exclure à sa mode de Lui. L'homme, ce témoin vertical, ne peut constater, en fin d'analyse de la matière, que le fait pur mathématique, le mou- vement. Tout périt. L'univers n'est qu'une ma- nière totale de ne pas être ce qui est. Que disent donc les sceptiques et quelle n'est- pas la sécu- rité de notre connaissance ! Certes, et nous avec, le monde existe ; certes, il est, puisqu'il est ce qui n'est pas.

Dieu seul est cela qui est : nous ne pouvons ajouter à son nom ineffaijle que l'adoration en lui de l'essentielle différence créatrice en confes- sant avec les Anges qu'il est Saint.

L'élément premier de toute science, le radical

«46 ART POiTIQUB

mathématique {math, apprendre), c'est la cons- titution, la constatation en fait de notre diffé- rence. Cette constatation a deux modes, dont le second seul s'applique à notre origine en Dieu, Parla connaissance, nous nous ressentons com- plémentaires ; par la conscience, nous nous res- sentons différents ; intérieurs au monde, nous nous ressentons extérieurs à Dieu.

Proprement humain est donc ce que j'appel- lerai sentiment de la tige; le sentiment de l'ori- gine, le sentiment religieux (religare), le mys- térieux attachement placentaire. Et l'autre. face de la même idée est celle de la conscience, ou sentiment de la scission. L'homme est un prin- cipe exclu, une origine forclose. Par rapport au *nonde,iI est chargé du rôle d'origine,de« faire» le principe selon quoi tout vient s'ordonner (faire, un peu comme on dit qu'Ulysse fai- sait le mendiant ou Thersite le prince), il est général, il est le sceau de l'authenticité. Par rapport à Dieu, il est le délégué aux relations

DE LA CO-NAISSANCB AU MONDE ET DE SOI-MÊME \l\J

extérieures, le représentant et le fonde de pouvoirs.

Maintenant que nous avons attesté rorigrine et ce principe de l'être en soi-même coinplel et suffisant, nous pouvons penser que rien, en dehors de lui, n'existe qu'à l'état de jeu et de contradiction. L'Etre est immobile (je parle grossièrement, obligé d'employer des négations pour exprimer l'essence même de l'Acte ; la chose qui est, est mouvement. L'Etre est un) ; la chose qui est répète l'unité en multipliant sa présence. L'Etre est infini, n'étant fini que par lui-même; la chose qui est, indéfinie, comme le nombre des positions qu'elle est passibled'occuper. Toute chose créée acquiert de ce fait qu'elle ne vient pas d'elle-même un sens. De quoi la transcrip- tion générale est le mouvement, la fuite. Elle désigne son origine en s'en écartant. Le mou- vement n'est pas un état passif, il est le premier

lZ|6 ART POBTIQUB

sens que l'élément possède de lui-même, ^n n'étant pasc/e lui-même.

Fuir. J'ai maintenant à implanter au courant de ce discours un second mot : résister. C'est cette résistance, ce terme opposé à la fuite que l'on désigne sous le nom de fin. (De les expresssions de définir, finalité, etc. Une chose n'existe qu'à la condition d'èire/inie.)

Le mouvement en soi, tel que l'étudient les mathématiques, constitué par la pure répétition de l'unité, n'est qu'une abstraction de l'esprit. Tout rnouvement est limité par une fin, qui est la production, la naissance d'un être, quelque chose qui soit capable de finir. Le mobile, ren- contrant de toutes parts ses fins, constitue, des fronlières qu'il se trouve, une forme ou figure fermée. Il se construit une enceinte dont il ne peut désormais s'échapper. 11 se co-naît dans ses différentes parties reliées par l'eiïorl com- mun qui les commande. Et toute la nature en- semble est occupée à naître. Naître) avec l'ini-

DE LA CO-NAIS.'<ANCE AU MONDE ET DK SOI WEMK iZlÇI

liale négative), c'esl-à-dire être ce qui n'est pas, c'est-à-dire l'image de ce qui est, finissante et finie de ce qui n'a point de commencement. Mais nulle chose ne peut être finie que pai une autre; nulle chose ne peut être à elle seule cette image complète, nulle chose ne peut être à elle seule toute ce qui n'est pas. Tout cherche par- tout ssijîn, complément ou efférence, sa part dans la composition de l'image, le mot qui pro- fère son 5^n*. Et le mot total, c'est Vunivers l'univers » version à l'unité), cela qui impose le sens et le devoir. Nous définirons le premier état, dans l'élément pur, de la conscience : le sentiment du devoir à l'extérieur, le senti- ment de son devoir à l'image, le devoir du pro- pre au tout.

Le premier devoir de l'univers matériel, réparti aux offices de ses composantes, est de durer. Dieu existe : l'univers dure, c'est-à-dire qu'à tout moment il est identique à ce qu'il n'est plus. Dieu existe et l'univers résiste, c'est-à-dire

l50 ART POÉTIfJIJE

qu'il se sent dans toutes ses parties la même chose à ne pouvoir être, chacune d'ailleurs en cela s'éprouvant d'une façon particulière. Dieu existe et l'univers assiste, c'est-à-dire qu'il se prèle à lui-même assistance en ses différents org-anes. Rien ne peut s'échapper. Tout passe, et, rien n'étant présent, tout doit être repré-^ sente. Je fais acte de présence. Je constitue. Je me maintiens dans la forme et la figure. Je me fais connaître. Je réponds à l'appel. L'univers, prisonnier de sa forme, pourvoit à ce mamtien de la figure, à cette nécessité de co-naître pour satisfaire à son devoir d'être connu. Il construit sa forme, sa formule et son enceinte, il est incarcéré dans ses Jins dont il ne peut s'échap- per, il ne peut cesser d'être présent, de repré- senter au devant de ce qui est ce qui n'est pas. Tout être se co-naît en tant que partie du tout que sa tension ou poids travaille à maintenir; l'être vivant commence à se connaître en tant qu'im:<içe. Le corps physique maintient ce qui

DE LA CO-NAISSANCB AU MONDE ET DE SOI-MÊME l5l

continue; ie corps vivant, capable de c^m^^ien- cer et de finir, exprime, énonce, personnifie, tel moment, l'heure. Le premier naît de la place à laquelle il est dans la durée. La masse muette somme Dieu de l'ensemencer d'une parole, de lui donner cela par quoi en lui elle soit capable de finir, d'expirer, de rendre ce qu'elle a reçu. Et voici que la vie a tressailli dans son sein. Voici végéter le visage! L'être vivant est le facteur €l l'auteur de son propre mouvement, de sa nais- sance. Se connaître, pour lui, c'est se faire co- naître, se fournir comme moyen de co-nais- sance, c'est faire naître par soi, avec soi, tous les objets dont il a connaissance. C'est se faire leur signe commun, l'image passante du mo- ment où ils peuvent souffrir entre eux ce lien. II est chargé de faire la somme, à toute heure, ce qui n'est pas, le consommer en le consu- mant. L'image n'est pas nne portion du tout ; elle en est le symbole. Elle est ce qu'il ("ail ; en elle comme en une monnaie marquée de la

lôï AUX POETigUK

face du souverain, il rend cet être qu'il a reçu. Nous arrivons ainsi au second degré de la con- naissance de soi-même. L'être vivant a à se con- naître, c'est-à-dire à connaître autour de lui le monde dont il se fait une image. Mais cette image n'est point seulement le moulage inerte du vide que laissent entre eux des termes irréductibles. Elle n'est point contenue, elle est adaptée. Ce ne sont pas des parois autour d'elle, mais des points de mise en marche. Elle est pareille à une clef, dont la figure est la forme de son mouvement adapté au pertuis on l'insère, ses dents et ses encoches aux barbes du pêne. D'elle, des séries de mobiles attendent leur déclenchement. L'être vivant a à pourvoir à sa tâche. Il est res- ponsable et spontané. Ce n'est point une impul- sion qu'ayant reçue il a, passif, à transmettre. Il a à élaborer son acte, à fabriquer ce qui est requis, il a à connaître ce qu'il fait; et ce qu'il fait, c'est lui-même à l'état de puissance ou d'ap- plication. Individu, chacun de ses actes l'inté-

DELA C0-Nj*I8SANCE AU MONDE Kl DE SOI-MÈmE 153

resse tout entier; il se connaît tout entier en chacun d'eux.

Les choses ne sont pas seulement des objets de connaissance, mais des motifs de co-nais- sance. Elles provoquent, elles déterminent dans le sujet toutes les attitudes impliquées par sa construction. Elles suscitent en lui une image animée, leur symbole commun. Elles lui fournis- sent le moyen de co-naître, de se connaître par rapporta elles, de produire et de diriger la force nécessaire pour assurer entre les deux termes contact. Pour quoi il est obligé de faire appel aux ressources de son fond propre, à sa nature, à sa ditTérence essentielle, à l'énergie par la- quelle il se maintient, c'est-à-dire ne cesse de se produire tel. Se connaître, pour l'animal, c'est développer l'état spécial d'énergie à quoi le convoquent les motifs qui l'entourent et le dévoue sa propre construction, le mouvement spécial dontil est animé et qui rend raison de sa forme, son àme.

l54 ART POÉTIQUE

Ainsi le particulier se connaît d'abord comme force. Nous l'avons vu ensuite se connaître comme imag-e. Et maintenant il se connaît comme source et comme raison. Son mouve- ment est 1 imag^e en même temps que l'origine des phénomènes qu'il détermine, une image opérante, et, d'une certaine façon, déjà, si je puis dire, intelligente. Elle est, en effet, ce qui permet à des choses différentes, non seulement de se connaître, mais de s'entre comprendre. Par l'être vivant est cause extérieurement de ses actes, son mouvement est la raison de sa forme. La forme est définie par l'Ecole « cela par quoi une chose est ce qu'elle est ». Or, nous avons vu qu'unechoseestce qu'elle est par la nécessité de répondre, de co-naître à ce qu'elle n'est pas, d'être en soi seule l'absence de toutes les autres, d'être cela de commun en qui elles sont com- prises. Tout vivant est une intelligence aveu- glément à l'œuvre. Jl est ce qui ramène les cho- ses à la réalité, ce qui les libère de l'apparence^

DK LA CO-NAISSANCK AU ilO.NDK ET UK hiH-MKMK 1 55

■de l'image durante elles étaient enfermées; la double action sélective et élective qui leur permet de passer^ c'est-à-dire d'aller ailleurs. L'intelligence est ce qui consomme les choses, ce qui les réduità /'e^przV, c'est -à-dire à ce mou- vement dont elles le décèlent en fuyant, et le mouvement à son origine et à sa fin, dont l'être vivant construit dans son corps la proportion et l'idée. Il est des choses l'image comprenante, et consommante, l'hostie intelligible en qui elles sont consommées.

Dieu de sa création se réserve à tout moment des témoins. Ils ont à porter des témoignages divers selon leur ordre.

Le premier état de la comparution, de la co-naissance de soi-même, du travail de l'être qui se prend lui-même pour objet, est celui du végétal dont la vie est de se nourrir, de remplir et de dilater la forme qui lui est attribuée ainsi qu'une enveloppe vide. L'acte introductif de la procédure est d'ester, de se porter partie. Il

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ART POKTIOUK

naît : de l'air il baigne, de la terre il est attaché par des liens inéluctables. 0 qu'il est vert à mes yeux! Et sa seconde fonction de se co-naître à lui-même, autrement, de se repro- duire. De même que le mouvement pur n'est que le déplacement d'un corps qui cesse de tenir un lieu pour en occuper un autre, ainsi la plante produit un second elle-même qui reprendra cette propre imag^e que voici défaillante.

La plante pourvoit à l'édification de sa forme» l'animal est lui-même chargé de la mise en œu- vre de la sienne, de l'emploi de ce mouvement dont il est animé. La plante n'est qu'une image, l'animal est une intention. Il n'a plus une place, mais un rôle. Il co-naît, non plus seulement à la manière d'un ornement ou d'une illustration, mais à celle d'un acteur qui interpelle et qui répond. Il a du jeu, il joue son personnage. Il reconnaît les parties auxquelles il correspond, le petit monde autour de lui avec qui il a A s'a- boucher. Adaptées d'avance, les choses lui four-

DE LA CO-NAISSANCE AU UOMDE ET DE SOI-MÊME l5

nissent le nioyen d'exercer (elle forme du mou- vement particulier qu'il fournit. La plante est le témoin de leur présence, il est le répondant de leur intention. Il co-naît selon elles, il se co- naît selon elles à lui-même, il se reconnaît lui- même en elles par le geste qu'elles lui imposent, l'action qu'elles font de lui sortir. Sa connais- sance de chacune est réduite à l'efficacité à son reg"ard d'icelle. Il se connaît leur complémen- taire. Il se définit par son action : par exemple, le cheval est ce qui court et l'oiseau ce qui vole. II est comme le verbe qui s'ajoute au substantif pour en déterminer l'énerg'ie et l'intention. Il se connaît le verbe en qui des choses diverses se co-naissent l'une à l'autre ; le verbe d'avance qui les suscite et leur permet de co-naîlre et qui lui-même se connaît en se proférant.

Maintenant, l'homme: comment se connaît-il lui-même et qu'est-ce qu'il connaît en lui? Quelle est l'invitation qu'il reçoit des choses qui l'en- lourent et la réponse que de lui elles attendent f

l58 ART POÉTIQUE

Le trait qui fait le propre de l'homme est qu'il possède un esprit. Sur ce mot s'échelonnent les idées de souffle, dans le souffle de l'élément le plus délié, de mouvement sans une matière sou- mise à l'appréciation des sens, de mouvement dès lors ayant pour origine un acte pur de la volonté. L'existence et la qualité d'un esprit est ainsi entièrement déterminée par le vœu de la volonté qui l'a produit, sa co-naissance par le rapport qu'il entretient avec son générateur. Il est simple, puisque, n'ayant point de matière, il n'a point de parties, son mouvement n'étant que la répétition incessante de l'attitude ou rapport qui lui est échu. De même il est incorruptible, son évanouissement ne pouvant résulter que de la cessation de la volonté, qui, hors du temps mesuré par l'échappement de la matière, le pro- duit. Il est connaissant, puisqu'il a quelque chose à connaître ; de même que la matière prouve par le mouvement son principe, l'espri/ l'éprouve par la conscience. Tous deux ne soril

DE LA CO NAISSANCK AU UONDK ET DE SOI-MÊME 1 5r)

que des manières de diiïérer de Dieu. Mais l'une s'en va, l'autre est ce qui ne peut être ailleurs ; l'une crée son lieu, recréeau créateur une image , l'autre, constant dans son rapport, n'a point à l'établir : il est la station dans la posture, il est la passion de la différence. Tel est l'esprit remis à l'homme, tel est le contact qu'il endure, tel est le souffle qui l'a suscité.

Cet esprit s'est construit un corps. De même que Dieu s'est complu dans l'univers comme dans l'image plastique de son étendue et de sa solidité, ainsi il s'est ménagé dans l'animal une image sensible jouissant de son existence et des rapports qu'elle entretient avec les choses qui l'entourent, ainsi il s'est réservé dans l'homme une image de son activité créatrice, une image intelligible, jointe aux bondes mêmes de la vie inépuisable, jouissant de la vie qu'elle donne, de l'ordre autour d'elle qu'ellecommande, de ses épousailles immenses avec la Cause pre- mière dont elle porte à son doigt l'anneau. Se

l6o ART POÉTIQUE

connaître, c'est se produire en corrélation. De même que la matière se connaît par le m.oyen de son œuvre et de l'imag-e qu'elle exécute, de même l'animal se connaît en tant que cause, selon la perfonction de son rôle et selon le g-esle que sa construction lui impose et que le circonstant lui tire, de même l'homme aussi se connaît selon son mode, il se produit dans sa corrélation avec Dieu, il se connaît, engendré, dans sa corréla- tion avec le générateur. Comme il connaît, c'est ainsi qu'il se connaît. De même que dans les choses il connaît le général, c'est-à-dire le mou- vement générateur qui leur donne acte et forme, ilsecoimaîtlui-même générateur dansla produc- tion de son acte et de sa forme. Par le moyen du corps qu'il s'est édifié et des sens dont il a usage, il s'amorce avec les phénomènes qui l'entourent, il est accordé sur l'acte créatif, il en contient en lui l'échelle et la réduction, il a de quoi en mesurer l'allure et l'intensité. Toutes choses sur lui réagissent comme sur leur origine. Comme

DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME l6l

il connaft c'est ainsi qu'il se connaît, leur auteur et leur maître, du fait de cet Auteur et de ce Maître dont il a reçu pouvoir.

Ainsi l'homme se connaît d'abord dansl'action qu'il exerce sur sa source, dans la manière dont il s'y prend pour vivre. Il se connaît en second lieu comme suite, effet, moyen, instrument, et mise en œuvre de sa propre cause. S'élant cons- truit, il s'instruit à présent. Comme le principe de sa vie est la proposition en lui d'une certaine différence, la pratique en est une démonstration. Chaque homme a été créé pour être le témoin et l'acteur d'un certain spectacle, pour en détermi- ner en lui le sens. Il se connaît donc à son pas et à l'extension de ses mains, au recours qu'il trouve en lui, à la facilité plusoumoindre qu'il éprouve à se servir des instruments dont il a propriété. Il se pratique lui-même et le clavier de tous les organes qui l'attachent au branle extérieur, son propre corps lui est comme un document il suit les œuvres de l'esprit qui le

6

iGa ART POÉTIQUB

remue. Use reconnaît des goûts et des humeurs, des appétits et des révoltes, un tempérament, un caractère, des habitudes, des mœurs, des pas- sions qu'il combat ou cultive suivant Tëclaire- ment desa volonté. Il prend sa place et son équi- libre, il sait ce qu'on attend de lui, et, maître de ces instruments, ce qu'il a, suivant la circon- stance, à faire.

De même que l'homme s'instruit du dedans par l'usasse, il se façonne au dehors par le choc. Et comme il se produit par son contact avec son origine,- il se définit par sa rencontre avec sa fin. De même que l'on dit de quelqu'un qu'il se connaît en mécanique ou en peinture, il acquiert une science particulière des objets ou points de mise en marche sur lesquels il a à presser d'une manière plus ou moins intense et fréquente son énergie sensitive ou motrice. Ces objets dès lors deviennent comme l'empreinte de sa forme, le signe de son effort qui en provoque la répéti- tion effective ou idéale, la condition de sa sensi

DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME l63

bililéetde son action. Il ne manque plus désor- mais de mots pour dénommer ses actes. Les choseslui fournissent, parles modifications qu'el- les exercent sur sa pulsation vibratoire, le moyen d'en mesurer l'intensité et de se distinguer sui- vant ses opérations. Il se connaît fonction el se fabri{jueeng-in. Sous les coups de l'énergie qu'il dirige, comme un métal sous le marteau inté- rieur, il se modèle et reforge sa personne.

La conscience donc est cette faculté par quoi l'hoirime sait ce qu'il fait, et, par conséquent, s'il fait bien ou mal. Bien ou mal, c'est-à-dire conformément ou non à ses fins prochaines ou foncières, réelles ou imaginaires, à sa fantaisie ou à son devoir. Les choses ne naissant pas seules sont reliées par une obligation mutuelle. Cette obligation, purement physique et/or/n^//e (au sens plastique) chez la brute, est morale chez l'homme pourvu de liberté. Sa conscience lui apprend s'il a contrevenu ou non à son dessein et à sa nature.

j64 akt poétique

J'ai fini ce que j'avais à dire de notre connai- sance en cette vie. J'ai calculé un cadre ; j'ai tissé un rets de phrases pareilles à la grille cryp- tographique et à la dentelle sur la vitre. Il reste à exposer ce que nous pouvons sentir de la con- naissance qui nous est réservée dans cette autre vie après la mort que les promesses infaillibles nous assurent.

ARTICLE CINQUIÈME

ARGUMENT

ARTICLE CINQUIÈME. De lk connaissance DE l'homme après SA MORT. Tout mouvement dans un être a une fin qui l'arrête et qui donne une forme à son témoignage. La durée de ce témoignage dans un être est proportionnée à celle du fait qu'il avère. Mais l'homme est le témoin du permanent et de la variation des choses par rapport à un point fixe. L'homme atteste le permanent par la parole. Pour attester les choses en tant que permanentes, il faut

DE LA CO-NAISSANCe AU MONDE ET DK SOI-MÊMK l65-

être soi-même impérissable, le mot n'étant qu'une; modification du sujet. Les organes périssables de- l'homme ne sont faits que pour emprunter aux cho- ses les modifications de son mouvement qui lui ser- vent à leur 00 naître. La fin de l'homme étant per- manente, il est naturellement impérissable dans lin- tégrité de sa nature, c'est-à-dire dans l'union de soni me et de son corps, et leur séparation est un état violent. Ce que peut connaître l'âme séparée et sans- organes personnels: soit ses différences. Sa diffé- rence avec Dieu. Sa différence avec les autres âmes- par l'intention particulière dont elle est l'expression. Notre nom propre. Connaissance des autres âmes, ea tant que solidaires de son propre devoir. L'instru- ment de la connaissance de l'âme séparée est l'infor- mation donnée à sa vibration essentielle. L'âme^ connaît la plénitude de son intention, par conséquent garde la mémoire du passé qui lui devient pleine- ment intellig-ible. Elle connaît les choses sensibles puisqu'elle ne cesse pas de leur co-naître dans leur cause suprême. L'éternelle formation.

Quand un homme est mort, il cesse d'être par rapport à nous et nous prononçons en consé-

lf6 ART POÉriQUK

quence qu'il n'est plus. Et en effet désormais nos sens et notre esprit ne découvrent plus rien qui réponde à la perception dont nous avions coutume de le trouver la cause : il n'est plus, voilà tout ce que nous savons, il est pour nous comme s'il n'était j)]us. Il ne tient plus sur ses pieds. Il ne produit plus cette énergie par quoi il était avec nous. Cela parti, il ne reste plus qu'un simulacre inerte, une statue de chair qui bientôt s'écoule : que l'on emporte ce débris ! Quelles que soient les leçons de la raison et de la foi, la bête en nous ne peut appréhender rien d'autre : il était et il n'est plus, et, pour autant que nous gardons son souvenir, il est désormais ce qui n'est plus.

(Et, en effet, comme, avant la mort, l'homme était ce qui n'était pas, il est, après la mort, ce qui n'est plus : il n'est plus ce qui n'était pas.)

Naître, connaître. Qu'est-ce que l'homme peut continuer à naître, étant mort? Et à quoi pour- rait-il désormais co-naître ? Dépouillé de ses

DF. LA CO-NAISSANCR AU MO.VUK KT DE SOI-MÊME 1G7

sens, que pourrait-il, et comment, connaître ? Nous avons vu que hi matière n'est point 1;» cause du mouvement, mais que le mouvement, au contraire, est la cause de ces divers arrange- ments auxquels nous donnons le nom commun de matière. II n'y a point une certaine matière première et c'est dans le mouvement seul qu'elle trouve son unité. Si la matière d'ailleurs peut avoir une existence indépendantedu mouvement qui la produit, qui l'exprime et qui l'évalue, c'est ce qu'il n'y a pas affaire ici d'examiner. Ce que nous avons vu, c'est que notre existence et notre connaissance, notre esprit, notre cons- cience et nos sens sont également incapables de rien énoncer ou appréhender d'autre en nous ou autour de nous que le mouvement, c'est-à-dire la variation par rapport à un point fixe donné. Toutes les notions que nous donnent nos orga- nes du monde extérieur sont réductibles aux vaiiations produites sur l'échelle de nos vibra- lions nerveuses. En second lieu, nous avons dit

l6S ART POKTIQITB

que le mouvement reçoit sa forme de sa /in, qui le circonscrit en l'arrêtant. Comme pour lesges- tes calculés du statuaire ou du chirurgien, l'im- pulsion qui en contrôle le débit est réglée par les besoins du travail à exécuter. Elle cesse son objet ou terme est atteint, c'est-à-dire il cesse d'y avoirun rapport réciproque de néces- sité du sujet à l'objet. Le mouvement n'est pas par lui-même extinguible ; cesse seulement son « temps » momentané et le rythme à telle fin particulier qu'il emploie. A supposer un rapport de nécessité permanent entre le sujet et l'objet, le mouvement qui y correspond sera aussi per- manent.

La connaissance explique la naissance, toute substance implique sa preuve, le verbe multi- forme qui lui dit dans le temps ce qu'elle est. L'être vivant est un appareil de constatation ; il ne subit pas son contour, il a lui-même à le trou- ver et à l'établir. Il se remplit par reprises de l'énergie brute qu'il a à puiser, suivant la me-

DK LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DB SOI-MÊME I Ô^

sure de son corps, alentour, comme la pinte est une mesure de capacité. Il la transmue suivant le rythme^ particulier de l'idée comme musicale dont il inclut en lui le battement, et l'élabore suivant le besoin de' ses différents org'anes et des fins en vue desquels ils sont constitués.

De même que dans une peinture la fin est ce qui constitue la forme en limitant l'espace qu'elle occupe, ainsi, au sens absolu, la fin est ce qui constitue la forme en fournissant à sa recherche vivante les moyens et les matériaux de se main- tenir en tant que telle. Trouver la fin, c'est re- trouver l'origine. Gomme le criocère vil sur le lys et comme le scarabée dans la bouse, l'exis- tence de l'animal dépend étroitement de celle de certains êtres qui la déterminent. La durée de son témoig-nage est proportionnée à celle du fait qu'il avère.

Mais la présence de l'homme ne dépend pas, de nécessité, de celle de telles ou telles figiTres à son entour, de telle ou telle situation dans le

170 ART POETIQUE

temps. Il est partout à sa place. Il connaît le général. Sous toute forme, il est adressé à l'élé- ment commun quil'engenclre par le moyende la modification spécifique. L'animal est construit comme un joujou pour tel saut déterminé. Par- ler de la connaissance du singe, ou de l'oiseau, ou du poisson, c'est dire la modification que tel objet interposé exerce sur le grimpe-aux-arbre«, le pique-fruits, le nageur-sous-l'eau. Il se sert pour connaître de la même intention qui a ras- semblé ses organes. L'homme connaît le perma- nent, c'est-à-dire qu'en toutes choses il recon- naît le fait de la variation par rapport à un point fixe, commeen chinoisl'idée d'éternité est expri- mée par le caractère « eau » avec un point au- dessus. Comment donc pourrait-il connaître les choses, et comment pourraient-elles lui co-naî- tre, en tant que permanentes, si lui ne l'était pas dans sa respiration initiale et dans le branlç qu'elle imprime à son corps? Tel est le !(Mnoi- gnage de sa permanence devant Sa face que la

DE LV CO-NAISSANGE AU MONDE ET DE SOI-MKME I7I

nature réclame à Dieu el que riioaime est venu lui apporter.

L'acte par lequel l'homme atteste la per- manence des choses, par lequel, en dehors du temps, en dehors des circonstances et causes secondes, il formule l'ensemble des conditions permanentes dont la réunion donne à chaque chose son droit de devenir présente à l'esprit, par lequel il la conçoit dans son cœur et répète l'ordre qui l'a créée, s'appelle la parole. Pour désigner celte parole nous nous servons de trois termes : le verbe, le mot, le nom. Le verbe dési- gne la vertu de celui qui parle; le mot, le mou- vement particulier qui est le motif de chaque être et dont l'émotion de celui que l'énonce est l'imag-e ; le nom (i), le nom enfin (ou le non), la

(i) Tout mol est l'expression d'un état psychologique procuré par l'attention à un objet extérieur. C'est un '^e^i& qui 'peut se décomposer en ses éléments ou lettres. La lettre, ou, plus préci- sément, la consonne, est une altitude sonore provoquée par l'idée génératrice qu'elle mime, l'émotion, le mot. Comme S, par exem pie, indique une idée de scission, N, produite par l'occlusion de la voix, la liingue de son bout venant s'attacher au palais, sug- gère l'idée de niveau intérieurement atteint, d'une déclaration de

\-,2 ART POEIIQLE

ditTérenae en qui chaque individu n'est pas l'an tre. Nommer une chose, c'est la produire inex- terminable, car c'est la produire par rapport à son principe qui ne comporte point cessation. Je considère un être ; j'envisage en lui l'existence pure, le mouvement parliculier qui lui donne naissance, et dont la formule mathématique ne comporte pas par elle-même sa dissolution (ni •de commencement, autre que l'apparition devant ■l'esprit), et ne supporte fin de son opération ■que par le fait du dehors et pour le bien d'un ordre plus large. Le mouvement est une répé- tition de soi (ou naissance), plus ou moins fré- quente par rapport àun principe immuable. Pour exercer connaissance, c'est-à-dire pour.repro-

surdité, du refus dans une plénitude latente. Jn. non, Itominem, nomen, namem, omnis, nenio, senien, unus, nnmerus, nos, nous (Gr.;, et le groupe immense noscere, nasci, de qui plus haut; la for^e des participes présents.

Crai/le a raison de dire qu'il existe des noms naturels aux choses, et que tout homme n'est pas un artisan de noms, mais que l'est celui-là seul qui considère quel nom est natiirellcmenl propre à chaque chose et qui sait en reproduire l'Idée dans les Jellres et les syllabes. »

Platon,— Cratyle.

DR LA CO-NAISSANCE AU MONDK ET DK SOI-MÊME I 7$

duire chacun des nioiivenients particuliers dans son étal de corrélation avec l'orig-ine, pour déter- miner en moi l'état intérieur qui leur corres- ponde, en un mot, pour ne pas être astreint à un nombre de rythmes limité, mais pour avoir le moyen de leur fournir à tous iinaye, il me faut avoir la faculté de me régler sur leur principe commun, il me faut avoir avec lui un contact, ou, ce qui revient au même, une différence per- manente. Pour consolider les choses dans leur qualité de termes, pour les rendre, en les nom- mant, inerterminables, il me faut l'être moi- même. Le mot ne comporte point de mort; or, le mot est un état de moi-même.

Et cependant nous voyons que les orsranes de l'homme ne sont pas sensiblement ditTérents de ceux de l'animal périssable. Leur activité s'ali- mente et se répartit par des procédés apparem- mentsemblables.Xous vivons, nous mourons de même. Quel est donc ce mouvement que vous voulez qui survive au corps qu'il anime, et la

174 ART P0ÉT1QU&

rotation, par exemple, à la roue? Je réponds que le mouvement n'est pas en soi-même exlin- guible, mais simplement cet ensemble de mou- vements particuliers que nous connaissons en tant que corps. En effet, tout mouvement, n'étant que la reproduction d'une certaine existence, peut toujours s'ajouter à lui-même comme i à une somme donnée, et ne comporte donc par nature aucune limite à sa durée. Ce qu'est, dail- leurs, cette existence dans son fond, nous l'i- gnorons, puisque, pour savoir cequ'elle est, nous devrions d'abord connaître ce qu'elle n'est pas ou Dieu; son tremblement essentiel devant la face duSaint. L'existence d'un mouvement n'est limitée que par sa fin, par le dessein de la nature et par le dessein de Dieu; celle de l'animal par sa connaissance sensible et celle de l'homme par sa connaissance intelligible, laquelle est éternelle comme Dieu même sous les images sensibles qui en forment l'objet. Que l'homme, ayant à connaître les choses matérielles, s'ap-

DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE hdl-MÈMK. .

provisionne autour de lui, à la manière des ani- maux,du mouvement qui lui est nécessaire pour co-naître, cela rt-'a rien d'étrang-e, mais ce mou- vement, il le digère et le transforme, il lui im- prime la commotion, l'intention qui lui es! pro- pre, il le met en communication avec la source continue qu'il contient en lui de son être : son geste n'est plus que la traduction dans l'univers matériel du sanglot de l'origine. Gela fjui reçoit ce rythme premier, que les organes d'amplitica- tion construits et entretenus par lui subsistent ou non, est éternel comme sa fin.

Il ne faut pas penser que l'esprit de l'homme soit joint à son corps comme la vapeur à la machine quand on l'introduit dans le tiroir, ou le contenu à son contenant, ou qu'aucun organe* lui serve de support. Quel lieu, en effet, pour- rait-il, n'ayant point de parties, occuper? Le mouvement essentiel de l'animal est cela en qui il construit son corps, par qui il naît et co naît. L'intention de ce mouvement peut être perma-

'7^ ART POÉTIQUE

nente ou passagère, suivant la nature des fins auxquelles il s'adresse. Nous avons vu que celle de l'homme est permanente, qui est de connaî» tre Dieu dans ses créatures. « Les volontés de Dieu sont sans repentir. » L'homme est donc perpétuel comme la fin à qui il est adressé. In- corruptible, dans son Ame comme dans son corps, qui en estl'instrument nécessaire, la mort est pour lui un accident violent. Si l'intention est soustraite à sa fin, si les moyens lui sont refusés de la remplir et de s'approvisionner des matériaux nécessaires à leur réparation, c'est un désordre il faut voir l'effet de la trans- gression primitive. L'homme au jour de sa créa- tion avait une égale connaissance de son ori- gine et de sa fin. Séduit par le serpent, il se complut dans sa fin comme si elle lui était pro- pre, et non point celle de la volonté de Dieu, dont il était l'instrument. Et c'est pourquoi une fin lui fut en effet donnée et la mort de ce corps qui lui servait à l'atteindre. Il n'eut plus con-

DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME I77

naissance que de sa fin et son origine dans le Père lui fut cachée; la chair nous est un mur entre nous et Lui (i). Vient la mort qui invertit les termes et le livre sans voile et sans défense à l'examen de l'Eternité et de la source qui l'a créé. II ne peut plus cacher sa nudité comme Adam sous le feuillag-e. II reg-arde et ne trouve plus de fin autour de lui. Il s'est approprié toute cette partie de la création au milieu de laqueHe il a été placé, il en a usé et abusé comme de son bien personnel, et maintenant il a à rendre des comptes au maître légitime. Le voici dé- pouillé, le voici nu dans le Regard sévère. Voici qu'il co-naît à Dieu pour le jug"ement dans sa nudité, dans la simplicité de sa volonté intelli- gente, dans la directe contemplation de son devoir. Effrayante obligation à qui fait défaut pour la solder la grâce gratuitement accordée! 0 regard de Celui qui est toute vie à supporter pour ma purification^ pour ma gloire ou pour

(i) En ipse slat post parietem. Gant. , II, 9.

ABT POETIOL'E

ma torture! Plus tard, comme les âmes subsistent pour TExamen, leurs corps reviendront s'y joindre, et l'homme entier sera consolidé dans le Jugement. Mais c'est de la connaissance seule des âmes séparées que j'ai à parler ici. Et puisque Dieu en est désormais l'objet, il faut savoir ce qu'elles connaissent en Dieu et ce que Dieu connaît en elles.

C'est à savoir, ainsi que maintes fois indiqué, leur difïerence essentielle. Mais quelle diffé- rence de res[»rit maintenant séparé à Dieu, et du simple au simple, alors que, selon le Philo- sophe, toute différence est comparable à l'ad- jonction d'un nombre ou à la soustraction de l'unité? L'âme, ni Dieu, n'ayant de parties, ne peuvent différer par la présence ou l'absence de l'une d'elles. Je dis qu'ils diffèrent premièrement par la nature puisque Dieu est par lui-même et l'âme par Dieu. L'un est la substance et l'autre l'image, mais une image de Dieu tout entier puis- que son objel ne comporte point de division. Le

DL LV Cn-NAISSANCB AU MONDS ET DE SOI-U&MB 1 79

reste de la création n'est pas, à proprement parler, une image, mais un symbole, comme la couleur l'est de la lumière qui travaille inces- samment à se constituer pour avoir le moyen de se dissoudre. Secondement, l'âme diffère non seulement de Dieu, par le fait de son issue, mais des autres âmes par le mode particulier de celte issue. Comme la chaleur diffère de l'électricilé et celle-ci de la lumière par le nombre des vibra- tions qui les produit, et comme un métal de l'autre par son poids spécifique, c'est ainsi que les espè- ces spirituelles diffèrent entre elles, un ange de l'autre, par le chiffre indissoluble qui les for- mule : alors qu'au dedans de l'espèce toute âme humaine diffère de l'autre par l'usage en vue duquel elle a reçu vie. Elle est non point l'i- mage d'une entité partielle, mais l'effet d'une volonté particulière. Elle diffère non point par la substance, mais par l'intention. L'intention est l'attention à la fin. L'intention de l'âme, cette attention de Dieu à la fin à quoi il l'a des-

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ART POETIQUE

tinée. Comme les ordres des Anoes diffèrent suivantles fonctions auxquelles ils sont assignés, ainsi les hommes ont cette différence en eux qu'ils sont dédiés à la connaissance des choses cor- porelles et chaque homme à son tour diffère des autres suivant la nature et le degré de la co-haissance à laquelle il est destiné, suivant la partie et le moment de la création dont il es<t appelé à jamais à rester dans le regard de Dieu l'oblateur et le témoin.

Tel est donc ce « nom nouveau » dont parlent les Saints Livres, ce nom propre en qui nous avons été appelés à naître pour l'éternité, ce nom ineffable qui reste à jamais un secret entre le Créateur et nous et qui n'est communiqué à aucun autre. Apprendre ce nom, c'est com- prendre notre nature, nous nourrir de notre rai- son d'être. De même qu'un mot est formé de voyelles et de consonnes, notre Ame, à chaque aspiration, puise en Dieu la plénitude de sa sonorité. Naître alors pour elle sera le même

DB LA CO-NAI^SANCK AU MONDE ET DB SOI-MÊME l8l

acte (j.ue connaître, d'une conscience pleine- ment illuminée. Timc cognoscam^ dit l'apôtre, siciit et cognilus su m. Nous verrons alors, comme le nombre manifeste l'unité, le rythme essentiel de ce mouvement qui constitue mon âme, cette mesure qui est ma personne ; nous ne le verrons pas seulement, nous le serons, nous nous produirons nous-mêmes dans la perfection de la liberté et de la vision et dans la pureté d'un amour sans défaut. Nous puiserons dans le sein de l'Agneau notre moyen d'être différent de lui pour avoir quelque chose à lui donner. Dans cette amère vie mortelle, les plus poignantes délices révélées à notre nature sont celles qui accompagnent la création d'une âme par la jonction de deux corps. Hélas ! elles ne sont que l'image humiliée de cette étreinte sub- stantielle où l'âme, apprenant son nom et l'in- tention qu'elle satisfait, se proférera pour se livrer, s'aspirera, s'expirera tour à tour. 0 con- tinuation de notre cœur ! ô parole mcommuni-

iSa ART POÉTIQUE

cable ! ô acte dans le Ciel futur ! Toute posses- sion charnelle est incomplète dans son empan et dans sa durée et qu'en sont les transports au- près de ces noces opimes ! 0 mon Dieu, tu nous as montré des choses dures, lu nous as abreuvés du vin de la pénitence (i) l Quelle prise, d'un empire ou d'un corps de femme entre des bras impitoyables, comparable à ce saisissement de Dieu par notre âme, comme la chaux saisit le sable, et quelle mort (la mort, notre très pré- cieux patrimoine), nous permet enfin un aussi parfait holocauste, une aussi généreuse restitu- tion, un don si filial et si tendre ? Telle est la récompense promise à tous les justes et ce salaire unique, qui étonne les ouvriers de la parabole. Mais, en réalité, la dot de chaqueâme différera de l'autre, comme la volonté dont elle est l'expression, comme l'intention qui lui a donné le jour, et comme ceUe qui lui a donné la gloire. (i)Ps. LIX, 5.

DE LA r.O-NAl.iS ANCE AU MUNlilî H.T DE SOr MK.Mr, 1 83

Et ce que je dis, par une inversion exquise, fait comprendre la souffrance des damnés.

L'âme séparée connaîtra Dieu ; le dogme de la communion des saints nous enseigne qu'elle connaîtra également les autres âmes saintes qui jouissent de la même vision.

On peut penser que cette connaissance s'ob- tient et s'exerce de deux manières.

L'âme séparée connaît Dieu, elle le connaît entièrement puisque cet objet de sa connaissance n'a point de parties ; mais elle connaît d'une manière qui lui est propre, c'est-à-dire qui est propre à lui prendre la vie de cette image ou per- sonne qu elle est. Voyant à plein celte intention qu'elle réalise, elle reconnaîtra que cette inten- tion est particulière, c'est-à-dire qu'elle se rat- tache à une autre intention plus générale. Elle ressent en elle-même cette énergie totale, la com- motion initiale, non point de Dieu, qui est un acte invariable, mais de la différence mystique qui donne naissance en même temps à toutes

Ib4 ART POÉTIQUE

les créatures enchaînées par la vision bienheu- reuse. Elle comprend qu'elle ne suffit point à épuiser la reconnaissance et qu'elle a pour cela besoin de tous les autres esprits. De même qu'elle voit dans l'acte spécial d'amour qui \\ suscitée la nécessité même qui impliquait la création des autres esprits complémentaires, de même elle a besoin de leurs voix pour y joindre la sienne. Elle voit en elle-même avec sa racine en Dieu celles de toutes les autres âmes qu'y rattache un commun amour. Toutes lui sont nécessaires, toutes ont leur place dans l'économie de son salut, depuis la Vierge et le plus grand Ange jusqu'au petit enfant que la sag-e-femme à peine a eu le temps de baptiser.

Non seulementles âmes se connaissenten Dieu, mais elles exercent entre elles-mêmes une con- naissancedirecte. Comme le corps perçoit le corps et comme la matière appréhende la matière, ainsi l'esprit discerne les esprits (i). Nous avons vu

(i) Et quoniam ipsa eorum claritas vicissim sibi in allernis

DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE KT DE SOI-MÊME 1 85

que l'appareil de la connaissance sensible con- siste dans la vibration, c'est-à-dire dans un cer- tain rég'la^e du rythme intime sur lequel vien- nent s'insérer les impressions extérieures. Or, nous avons défini que chaque temps de la vibra- tion est une répétition de la naissance. Mais de même que la naissance s'applique au corps, elle s'applique également aux esprits. L'esprit donc, étant capable de vibrer, est capable dans le dessin de ses intervalles de recevoir impression des autres substances homogènes. Il y a une étendue spirituelle les « distances » sont réglées non plus par l'éloignement tactile, mais par les relations harmoniques. Ce n'est plus par un signe, c'est par leur naissance même que les âmes exerceront l'une de l'autre connaissance.

cordibus patet, cum uniuscujusque valtus attenditur et cons- cientia penetratur. Ibi quippe uniuscujusque menlcm ab alte- rius oculis membrorum corpulenlia non abscondet, scd patebit animas... atque unusquisque lûnc erit conspicabilis alieno, sicut nunc esse non potest conspic<ibilis sibi... Unde dicitur : Xolite judicare anle tempus, donec veniat Dominiis qui et illuminabit abscondila tenebrarum, et manifestabit consilia cordium (I Cor., IV, 5). Auro clara, vitro perspicua S. Grej. De auro et vitro.

86 ART POÉTIQUE

Il reste à rechercher quelle connaissance les âmes séparées peuvent avoir des choses maté- rielles et des esprits non séparés. L'homme, comme toutes les choses créées, étant doué de mouvement, acquiert de ce fait une direction, un sens, une intention, une fin. Possédant un esprit, il est conscient de cette intention, mais sé- paré de Dieu en celte vie, il n'est informé que par le dehors, par le terme qui l'arrête, parles diffé- rentes parties du monde extérieur avec lesquelles il est placé en contact. Séparé de son corps, il possède en Dieu seul désormais le point fixe qui détermine son sens, indépendamment de repères, et relèvements sensibles. Voyant Dieu à plein, il réalise pleinement par le fait même de sa na- ture, sa différence ou intention constitutive. L'in- tention, la puissance de l'homme (comme on dit la puissance d'une machine) est adressée à une action sur les choses extérieures, de celle action résulte une sensalionet un mouvement, une image d'elle élicitée. Car la créature ne s'éloigne de lu

ni: LA CO- NAISSANCE \U MONDE ET DE S^'I-MÈME 1 87

vision que pour travailler à l'image. Dépouillée de ses sens, l'âme séparée n'a plus le moyen de s'informer extérieurement; mais elle n'est point privée de ce sens premier constitué de son rap- port mouvant au seul point fixe. L'impulsion, qui naguère mettait en branle les diflérenls ap- pareils des sens et qui par eux lui procurait la perception de son imag-e, l'âme à présent directe en épouse le coup et la visée. En son « temps » de tension elle se réalise dans toute sa puissance; elle n'a plus le moyen de se former d'image avec ses sens ; mais la disposition par laquelle elle les mettait en mouvement constitue à elle seule une certaine imaa^e. Elle se compose dans un certain équilibre, elle fonde seule la figure intelligible que les circonstances extérieures lui servaient précédemment à provoquer. Cette image est le donqu'elle fait à son créateur parle second temps de sa respiration, et la matière de sa joie ou de sa torture. L'aspiration, la prise qu'elle opère d elle-même en Dieu, et par laquelle elle se di-

ART POEIIQUE

late et déploie à son regard dans toutes les puis- sances de sa nature, vient maintenant, pleine- ment intelligible, prendre la place de cet afflux aveugle qu'elle utilisait pour ses actions bonnes ou mauvaises ; ses motifs sont repris et éprouvés dans leur détail par la lumière vivante ; je dis approuvés ou réprouvés, suivant qu'ils sont ou non conformes à l'image que Dieu avait en nous prédéterminée.

Cela pour la connaissance que de son passé l'âme emporte avec elle dans la mort; mais que penser de celle qu'au delà de la mort elle con- tinuerait à exercer sur les choses sensibles?

Nous avons défini qu'au sens large connaître c'est exister en même temps. Ainsi tout ce qui naît, esprit ou corps, co-naît selon son monde. Il y a une harmonie, à chaque temps de la durée entre toutes les parties de la création, depuis le Séraphin jusqu'au ver. Or, l'âme, ne cessant pas de naître, ne cesse donc pas de co-naître. Elle fait partie d'un ensemble et d'un équilibre dont

DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MEME 1 89

elle ressent en elle-même toutes les variations. Comme l'âme séparée est une intelligence pure, toute naissance d'elle-même est la matière d'une claire connaissance, et, par suite, de toutes les causes qui l'affeclent concertantes. De même qu'en cette vie l'intelligence est informée par les sens, de même en l'autre la substance même de l'âme intelligible lui sert d'organe perceptif pour réaliser la disposition, le juste appoint de force qui correspondrait à tel état sensitif. Bien entendu, elle s'intéresse plus énergiquement aux parties de l'ensemble avec lesquelles elle se trouve en rapport plus direct de causation ou de voisinage suivant la figure des distances spiri- tuelles que j'ai déterminée tout à l'heure. Elle suit toutes les conséquences dont ses actions bonnes ou mauvaises ont déterminé le déclen- chement.

On voit par la simplicité à la fois et l'im- mense variété de l'état de connaissance qui sera celui de l'âme séparée après la mort. L'organe

jgO ART POETIQUE

essentiel en sera ce temps double de la cons* cience dont les fiçures en cette vie sont la respi- ration, le battement de cœur, l'aigu et legrave, les brèves et les longues, l'iarabe fondamental de tout langage. Mais, tandis que notre existence ici-bas estpareilleàunlangage barbare et rompu, notre vie en Dieu sera comme un vers (i) de la justesse la plus exquise. Le mot, en effet, nous l'avons vu, n'est pas seulement le signe d'un certain état de notre sensibilité, il est l'évalua- tion de l'effort qui nous a été nécessaire pour le former, ou plutôt pour nous former en lui. Le poète qui aie magistère datons les mots, et dont l'art est de les employer^ est habile, par une savante disposition des objets qu'ils représen- tent, à provoquer en nous un état d'intelligence harmonieux et intense, juste et fort. Mais, alors, nous serons les poêles, les faiseurs de nous- mêmes. Ce sentiment aigu de notre prosodie essentielle, cette impossibilité d'échapper à notre

(i) Vers, direction.

DE LA CO-NAISSANCE AU UONDE ET NE SOI-MÊME I9I

mesure admirable, nous senjiil alors conférés directement sans l'appoint empirique et hasar- deux du lano-age extérieur.

Et de même qu'un vers dans sa mesure uni- forme peut renfermer tous les rythmes et tous les êtres, de même toute la création pourra s'ins- crire sur le mèlre que l'âme constitue.

Telle la parole de confession en qui notreâme pour l'éternité échappera à la mort. Mais la con- juration ici-bas n'en est pas assez forte pour retenir les éléments de notre corps réclamés pour d'autres besog-nes. Et cependant, même en ce monde périssable, pour qui s'attache à ces ensembles qui sont proprement l'objet de la connaissance, l'éternité, sous sa forme circula- toire, ne présente à l'esprit rien que de facile et de familier ; nous ne pouvons de rien dire qu'il commence ou finit. Nous voyons demeurer des cadres fixes que remplit une matière en mouve- ment. L'idée d'éternité se réduit à celle d'une i'^rmeture par elle-même infrangible. Or, toute

192 ART POETIQUE

forme se déduit de cette même idée d'une en- ceinte/er/nee sur elle-même, et nous avons vu que rien en ce monde n'échappe à la nécessité de la forme. Lors le Temps sera fermé sur nous et le Présent en sera le centre éternel. Le temps établi, voici qu'éclate de toutes parts le chœur! Quoi de mieux Çait que ce qui est achevé? Quoi de plus fini que ce qui est terminé? Quoi de plus fini que ce qui ne peut plus finir? Alors notre connaissance sera complète comme notre forme et comme notre fermeture. De même que le jour répèle, jamais le même, le jour, et l'an l'année, comme à des intervalles réçfuliers, lé- crou des astres se relâche ou se resserre, et que sans jamais rompre la ronde les enfants de la Nuit l'ouvrent ou la rétrécissent comme une bouche (ainsi se dispersent ou s'éclusent ces nations de l'éther, comme une foule qui d'un seul cœur craque et s'ébranle), notre occupation pour l'éternité sera l'accomplissement de notre part dans la perpétration de rOffice,le maintien

^E LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME IqS

(!e notre équilibre toujours nouveau dans un Immense tacl amoureux de tous nos frères, l'é- lévation de notrevoix dans l'inénarrable gémis- sement de l'Amour !

Fou-lchéou. d904.

k

J^

DEVELOPPEMENT DE LEGLISE

DÉVELOPPEMENT DE L'ÉGLISE

Du profond bois sacré, de la haute futaie pri- mitive, telle que celle qui au Japon encore om- brage les cabanes sacrées de Nikko, le défriche- ment peu à peu a aminci le voile jusqu'à cette rangée unique, à cette colonnade régulière qui des temples classiques enclôt le sanctuaire ma- çonné. Car, depuis le Paradis, et comme Jonas- au jour de la pénitence de Ninive, comme Elie dans sa douleur, l'homme toujours a eu pour gardien de sa prière et pour protecteur de se» eaux l'arbre qui, pousse et végétation de l'unité^ est l'expression del'Attente dans le témoignage; assis, agenouillé sous l'ombre. Mais cependant

IC)8 ART POÉTIOUE

que le païen, impuissant à maîtriser l'arcane, en recherchait les ténèbres obreptices pour y cacher sespoupées,! Eglise chrétienne a absorbé le bois mystique, adaptant intérieurement à la congrégation humaine ses avenues et son chœur. Le temple païen n'était, au vrai, que la pri- son et le contenant du dieu; par la caisse elle la tenait serrée, la tribu affirmait sa propriété àe l'idole. La boîte, la bande errante si long- temps avait promené sa part du trésor tradition- nel, maintenant élargie, superstition affermie sur une base permanente, il importait qu'on ne la trouvât point vide. Par son silence à défaut de parole, quelque statue signifiait l'occupation, objet antique et commun, et toute la foi et le culte consistait dans l'excitation de l'amulette. C'est ainsi qu'aujourd'hui encore le musul- man vient faire sa prière devant la niche vide d'où il croit l'idole retirée. Mais l'action cul- tuelle restait proprement extérieure au temple; sous les colonnades, par les exèdres, les cours,

DÉVELOPPEMENT DE L ÉGLISE I 99

la procession et la tliéorie continuaient la rcclier- clie et l'exode. Jusqu'à ce que la révélation, for- mulant entre le Créateur et l'homme une rela- tion légale, assurât l'exercice effectif et précis de la fonction religieuse; dont l'ég'lise fut désor- mais l'organe, la maison commune de Dieu avec l'homme introduit.

C'est pourquoi l'édifice nouveau n'emprunta au réceptacle païen aucun principe de son déve* 1 )ppement. Plus de chambre à mystère dont il fût sacrilèg-e d'envahir sans purification la capa- cité oraculaire ; toutes relations, Dieu même y fiit-il partie, se résolvent en une transaction, et c'est pourquoi le sacrement désormais substitué au mystère, l'église fut la transformation da marché. Le toit; établir, simplement, l'abri. On ferme, on enclôt le carrefour, la rue publique, telle que cette sombre roule d'Emmaûs les disciples forcèrent le Sauveur à s^arrêter, « parce que le soir venait et que le jour inclinait vers sa fin ». Au-dedans les piliers, par la proportion

ART POETIOUE

■de leur espacement, semblent imposer à tout [las la mesure qui régla leur implantation. Ils condui- sent, ils sont la rangée des témoms et leur ctiœur. Promenoir ténébreux, avenues pleines de silence propices aux guets-apens de la grâce.

Ainsi l'on ne voit 'amais dans nos vieilles villes la Cathédrale se dégager nettement des ■maisons elle est comme prise. Selon qu'au- jourd'hui une chapelle est faite pour l'hôpital 'ie couvent qu'elle dessert, de même, alors, le j)lus large vaisseau gonflé par le souffle humain, il'église, levait de la ville et la ville naissait de î'église, étroitement adhérente aux flancs et ■comme sous les bras de l'Eve de pierre. Quelles pensées n'entretient pas le voyageur, quand un moment, par un de ces soirs vineux delà France, avant que sa fuite ne l'emporte plus loin, dans le repli d'une lente rivière ou là-bas au sommet de quelque butte urbaine, il voit se lever le vieux monstre noir, la Bête Evangélique cap- turée, attachée au milieu des âmes elle paît

DEVBLOl'PEMKNT DE L KOLISE

par ses contreforts tels que d'énormes liens D L'objet, donc, des constructeurs du Moyen- Age ne fut pas de dessiner par l'air un temple aux lignes arrêtées et précises comme une sta- tue, mais de clore le marché mystique, de cons- tituer à demeure de l'ombre. Tous les éléments de l'édifice, toute sa végétation pendant des siècles conspirèrent au royal exhaussement du baldaquin au-dessus de la croix creuse, du car- refour forme de la rencontre, image abstraite et sceau de la ville dans son milieu. Un dais aux longs voiles retombants et mal joints, à cha- que coupure du vaisseau des portes semblables à l'écarteraent de deux rideaux, et le pignon^ agrandissement de la porte, des tours enfirt chargées de produire par l'espace extérieur tout le tonnerre de la forêt ensevelie avec le Christ^ tels sont les principes de la Cathédrale.

Comme un cercueil pour son mort nous avons considéré que le coffre païen était ajusté pour

AHT PaETlQUE

contenir le fétiche, le gage légué obscurément parles aïeux, le mystère qu'il y avait à préser- ver de l'évent. Mais quand il plut au Père d'en- voyer son Fils parmi nous, et le Verbe Jésus comme un homme qui parle, l'écho antérieur recelé confusément comme la mer au repli des coquilles expira dans le vase oraculairef, et entre notre Sauveur et nous s'engagea cette conver- sation familière et précise qui n'a point pris fin. Le Christ fut un homme public et dès le commencement il choisit les lieux publics pour son séjour. De même que si nous le cherchons aux jours de son passage, nous le trouvons dans la maison de Simon et dans l'auberge d'Em- maûs, au puits de Sichem et à la table de Gana, et toujours, selon le r«proche pharisien, « avec ceux qui boivent et qui mangent », de même l'Eglise, quand elle parut au jour, s'accom- moda, pour y dresser son banquet, de l'abri banal de la basilique, debout au croisement des chemins comme la Sagesse du Proverbe,

UKVELtrPEMENT DE LÉGLISB 2o3

comme les messagers de la Parabole Nuptiale l La basilique profane existait par son toit, charg-é ae fournir aux passants qui venaient échanger entre eux des paroles et des monnaies un cou- vert momentané et l'ombrage comme d'un jardin fictif. C'était une galerie faite pour être traver- sée et rien ne fixait entre les deux plans parallè- les du plafond et du parquet le pied. Mais le jour l'Eglise au comptoir forain substitua l'autel stable et que la transaction sacramentelle prit la place de la banque et du marché et des balances du négoce et de la justice, l'édifice fut proprement consacré à la fonction perma- nente qui lui était devenue intérieure, et nous le voyons, comme un homme qui se recueille, se composer sur lui-même. Le toit n'avait été jus- que-là que la disjonction du sol natif, l'exhausse- ment sur des murs ou des piliers de la dalle sépulcrale, maintenue dans l'inertie homogène de son poids et de sa rigidité. Dès que fume sous le hangar vulgaire l'encensoir, nous voyons toute

ART POETIOIE

ja construction entrer en travail et se dilater dans ses combles. La toiture est l'invention purement de l'homme qui a besoin que soit com- plète la clôture de cette cavité pareille à celle de ]a tombe et du ventre maternel qu'il réintègre pour la réfection du sommeil et de la nourriture. Maintenant cette cavité est tout entière occupée, grosse comme de quelque chose de vivant. La demeure dérangée dans les actions parallèles de son poids cherche son centre commun et trouve aplomb sur son propre vide ; la coupole apparaît, l'œuf est constitué dont toute église usqu'à ce jour est issue. L'architecture gothif|ae -est le développement particulier que le moyen- âge tira du principe posé. Maisd'autres déve- loppements sont possibles et il semble qu'à tout le travail accompli depuis le xvi« siècle préside une certaine loi dont le Sacré-Cœur de nos jours fait ressortir pour la première fois l'unité.

Donc l'église, à ce principe de ^a dilatation, m'était qu'une collection de tentes, l'agrégation

DÉVELOPPEMENT DE l'ÉGLîSï SoS

dans une même enceinle des trois tabernacles proposés par saint Pierre dans la vision du Thabor, « l'un pour le Seigneur, le second pour Moïse, et l'autre pour Elie ». C'était, simple- ment, l'abri assuré au campement eucharistique, le caravansérail d'Abraham et de Melchisédech. Les trois nefs ne formaient qu'une salle unique par une disposition dont la Cathédrale de Poi- tiers, encore que l'ogive s'y montre, nous offre un exemplaire attardé. Mais aussitôt à l'idée d'abri s'ajouta celle de direction et d'un mou- vement introversif. Car voici que la Croix qui, selon la promesse sacrée, devait tout « tirer à elle », avait été plantée dans le fond de l'édifice, selon ce geste des deux bras écartés qui montre, qui déploie, qui appelle et qui arrête; qui arrête, ne permettant pas d'aller plus loin. Ainsi, l'une des deux issues du passage fermée, la foule selon l'axe central coagulée dans une vision commune reflua suivant la périphérie. Seuls autour de l'autel des officiants dans le chœur

206 Aar POÉIIQUB

reçoivent sièg'e et disposilioii ; la foule par son arrêt même fait paraître en s'y fig-eant le mou- vement qui l'a attirée déterminé par un acte pré- cis, son assistance subordonnée à la perpétration du drame liturgique elle communie, à la per- fection de l'Heure. La travée médiane barrée par les mystères impénétrables guide jusque-là les yeux, les bas-côtés mènent et ramènent dans leur circuit le pas.

De la différenciation des trois nefs, de l'ogive.

On voit à Angouléme, àPérigueux, la succes- sion des coupoles prêter à l'autel l'encadrement de leurs porches alignés. Maintenant il fallait que la juxtaposition de ces éléments semblables se combinât dans l'unité de la voûte et de l'al- lée, et c'est pourquoi le temps vient que le tem- ple en travail invente l'ogive. La matière cons- tructrice s'était animée, nous la voyons main- tenant se transformer dans la conscience que l'église prend d'elle-même et de son unité. La

DKVELOl'PKME.NT DE LÉGLISE 207

coupole fermait comme un couvercle, le pleir.- cinlre s'arque sous la charge supérieure ; l'ogive est l'effort pour s'ouvrir, la détente du ressort intime L'édifice jusque-là avait reçu sa forme du dehors, réprimé dans son expansion, sous le poids des pierres entassées, solidifié dans sa carapace compacte. Maintenant que c'est de l'in- térieur qu'éclate et jaillit le principe de son dé- veloppement, nous voyons par une loi naturelle la force nouvelle emprunter son expression à la poussée végétative. A l'effort précis il fallait des membres explicites. Dans la masse homogène de la coupole apparaissent les quatre nerfs vigou- reux qui la relèvent et la distendent, et tous ces rameaux déployés viennent rechercher leurs racines jusqu'aux souches trapues de l'obscure forêt romane, qui, elles-mêmes travaillées par la sève du branchage futur, prolifiaient dans les ténèbres, se couvrant à la soudure de leurs cha- pitaux de la pâle flore des caves, une moisis- sure de monsires et d'embryons.

to8 ART POÉTIQUE

Par l'ogive, l'idée de fermeture disparaît dans celle de l'absorption dont l'Autel constitue le terme. Au lieu des plafonds lourds, du strict couloir dont les trouées successives multipliaient devant lui les seuils de la prison pénitentielle et le poids adapté à son agenouillement, le fidèle jusqu'à Dieu se trouve maintenant libre, comme on est libre sur une route. L'ogive comme dans l'effort humerai de deux ailes pour s'ouvrir et dans le jeu de son double levier ar- rache définitivement tout le fardeau de pierres au sol dont tant d'étais le maintenaient pénible- ment séparé, le libère dans un suspens au regard soustrait par l'exaltation. L'inertie se résout en opacité et le toit en un épanchement d'ombre. Pour que plus de la nuit dans la caverne auguste sauvegardée du jour mesuré par les heures, aux yeux de l'Eglise vivante rassemblée, ali- mente l'or des cierges qui au-dessus de l'au- tel j)ublient le pur holocauste 1 Le regard, maintenant, ainsi que dans les premières égli-

DSrELOPPEMEN T DE L ECHSK ÎOf)

ses. n'est plus brutalemeiU au delà du sacri- ficateur arrêté et comme répercuté par un cul- de four ; la prison s'est ouverte et la verrière accueille les yeux qui, laissant en chemin l'es- prit s'amuser aux formes précises et au ra;iiage des couleurs, ne trouvent repos qu'au sein de la lumière. Elle, comme lorsque nous voyons le soleil entre les feuilles ou parmi les fumées d'un campement sous les bois, pénètre, rompue en un chatoiement innombrable et comme altérée par l'exhalaison à demeure de l'encens, comme la vérité à travers les divisions du syllogisme, l'obscurité incluse ; le prêtre officie devant l'o- pulence extérieure du monde exclu et béant. L'âme de l'église, jusque-là diffuse, est désor- mais la nef médiane qui dans la double proces- sion jusqu'au berceau incandescent de l'abside de ses filts colossaux ne laisse autour d'elle qu'une ceinture d'ombre I)asse à tout pas uu moment écarté de la formidable attraction rec liligne ; et cependant que les ogives, comme une

ART POETIOLE

forêt de branches enracinées dans le ciel, y tirent, y nouent toute la charpente intérieui^ en un faîte unanime, de chaque côté les contreforts comme des bras s'altelant par le dehors à la masse l'accrochent, cramponnent tout étroite- ment à l'assomption de la Nef-mère et du vais- seau essentiel.

La façade étant une exhibition, l'ég^lise, re- cueillie surson principe intérieur, profondément engagée dans le gâteau humain, ne pouvait faire montrance que de ses portes.

On peut étudier, devant la pauvre bonne vieilleéglisedeNotre-Dame-la-Grande à Poitiers, comme une feuille dans son bourgeon, le germe ratatiné de ce qui devint l'ample portail gothique et le motif complet de l'immense dessin. Le portail est le titre illustré du livre, le jubé exté- rieur, l'iconostase foraine. Les ambons d'où le diacre en pompe venait annoncer au peuple l'é- vangile et proclamer la Pâque sont devenus les deux tours qui font bruit dans le vent de leurs

DEVELOPPEMENT DK L lltiLISE

cloches convocatrices. Ran^sur rang, le cortèg-e évangélique, les anges et les rois, les patriar- ches et les pontifes, aligne en bon ordre son témoignage au-dessus de triple entrée ; eux- mêmes font de leurs corps pressés l'un contre l'autre la porte, ménageant le passage de ce qui est hors à ce qui est au-dedans. L'orifice n'est plus seulement l'ablation arbitraire d'un frag- ment de la paroi ; obéissant à l'aspiration inté- rieure, il se rétracte à la façon vivante de la bouche, et l'honorifique iris des saints conti- nués par la baguette entremêlée des symboles et des anges comme une tige par sa palme investit le noyau d'obscurité béante. Le mur, comme un fruit que Ton entaille, partout le fer l'attaque, fait paraître les semences de vie engagées dans son tissu. La sévère église primitive avait dressé devant ses portes l'abri du narthex pour les catéchumènes et les frénétiques à qui le seuil était interdit ; aujourd'hui, elle délègue à scg portes tout le clergé de la pierre pour inviter

?I2 ART POEIIQUE

pareillement à entrer le pur et l'impur et ses rangs s'ouvrent pour l'accueillir et lui livrer passage.

Et maintenant, église de Dieu, par quelle frondaison et quelles touffes, par quelles vrilles subtiles, par quelle fumée de pinacles, par quelles flèches vibrantes comme une hampe de jacinthe, vas-tu trouver le moyen assez innombrable et curieux, à défaut de t'y fondre par le parfum et le miel, de te lier à l'azur et au nuage et de pendre au plus haut la croix suprême ? Ni le plomb mol et le bois le mieux amenuisé n'y suf- fisent; mais ce Midi Pascal, à Rheims, comme un homme qui tout à coup par la trappe fait explo- sion dans le tonnant colombier, je me souviens qu'à la plus haute échauguette je surgis au milieu du soleil, et de la plaine ronde et grise et de la ville couleur de lilas et de cette nichée de cloches, qui, avec l'hymne précise célébrant l'Heurecanonique, semblaient terminer tout dans le ciel pai l'articulation de l'Alleluia ! La cathé-

DÉVELOPPEMENT DE l'kOLISE 2i3

drale s'achève dans le vent. Oui veut compren- , dre, par exemple, les églises R.ouennaises au milieu des ouvrages qui les flanquent, il faut qu'il se souvienne de ces villages normands que

' l'on voit sur la côte au nord de la Seine ; chacun pour s'y tapir entretient son carré de grands hêtres les rafales du large s'amusent et s'a- mortissent. Ainsi à Rouen l'Arbre-Dieu, l'Eten- dard de la Foi, impuissant à se laisser empor- ter par la bise acharnée et folle, ressemble à une flamme torturée, à un signal travaillé par latem- pête, à un grand être végétal tout occupé par l'ennemi, qu'il contient de ses membres entre mêlés. Saint-Ouen, Saint-Maclou ; et j'appelle Fais la cathédrale elle-même une cité de candé-

l labres, d'où, au centre, cependant que les blocs évidés de chaque côté des porches du Nord et du Sud suggèrent d'énormes lanternes et les boisseaux de la Parabole, jaillit, à l'intersection même de la croix, plantée emphatiquement sur la grande tour ouvragée, la Flèche telle que le

»l4 AHT POÉTIQUE

cierge pascal, la chandelle sur son chandelier ! Ainsi la considéraliqn de chacun des élagesde la Cathédrale, ses piliers, ses voûtes, son faîte, peut fournir la caractéristique de chacune des époques de son développement par l'exhausse- ment progressif du principe générateur. A la fin du Moyen-Age, l'efTorl de l'ogive a épuisé toute son énergie. Sous sa tension les piliers se sont eftilés dans le faisceau des colonnettes, les parois partout ouvertes ont fait, de l'obscur vaisseau puissamment bandé de muscles énormes, une cage de verre enserrée d'une grêle armature de contreforts et de châssis, fervente gemme aux feux intérieurs, orientée avec un art dévot dans le rayon de soleil pour en cuire et distiller l'or. Déjà ces fûts trop frêles semblent appeler la hache ! et l'œil suspecte aussi l'exubérance de la frondaison. Comme une bûche que l'on met au feu écume et souffle par le bout qui reste intact et comme l'eau sous l'exorcisme se purge de son maléfice, c'est ainsi que, contrainte à contenir le

DÊVEI OPHtMENT DE LÉOLISK 1' 1 5

Dieu saint, la pierre païenne déj^agea extérieu- rement une vermine grimaçante et démoniaque, et les gargouilles vomissantes, et la grande herbe de fleurs vaines. A mesure que l'heure du Scan- dale approche, le grouillis mécréant se fait plus vivace et plus dense et l'on dirait que toute la sève de l'église s'épuise dans ce gui parasite. I a voici qui bientôt accepte des ornements étran- gers. L'âme gothique s'éteint.

Pas avant que, comme peu à peu nées de re- mous au confluent des routes et des rivières, se complétait le système de toutes les villes, elle n'ait ménagé à la France l'ouvrage tout entier de son culte. Point de prière latente incluse au site à laquelle on ne donnât voix, point de fief religieux dont quelque haute tour ne pourvût à recevoir l'allégeance. L'église, aujourd'hui, n'est plus qu'un oratoire anonyme, une partie banale, mo- bilière, comme un confessionnal ou un prie-dieu du matériel de la dévotion. Mais aux premiers temps les légendes d'apparitions dans le chêne

ai6 ART POÉTIQUE

OU l'épine, de statues trouvées sous la friche, de sources soudain jaillissant baptismales, indi- quent assez bien quelles nécessités antérieures joignaient la terre brute aux fondations qui l'em- brassent. Le temps que prenait la construction de l'édifice, sa nourriture puisée au sol même lui permettaient de prendre, pour ainsi dire, le goût du terroir ; il était l'expression devant le soleil du mode spécial de la permanence locale, l'éruption du témoignage autochtone. Par des- sus les toits et les murailles de la Ville, la Cathé- drale commandait le diocèse. Le voyageur la voyait de loin, comme les armoiries sacrées delà région, se peindre sur la campagne ou se dessi- ner sur le ciel.

Quand les apôtres des Gaules furent morts, les chaires mêmes ils étaient assis, les Cathé- drales, continuèrent leur enseignement, dont elles sont encore, à ce jour, au dessus de toute voix humaine, dispensatrices. Comme on vient demander aux reliques des Saints la guérison de

DEVELOPPEMENT DE L EGLISE il"]

telle ou telle infirmité, il semble qu'il faille les ombres élernelles ihésaurées par ces vieilles mu- railles pour y fondre l'enveloppe de notre nuit personnelle, pour dissoudre notre bruyante sur- dité dans le silence de la Bonne-Nouvelle. L'on ne saurait dire que la Cathédrale soit faite pour la prière ; elle en est l'appareil cérémonial. Fran- chir ses portes est, de même qu'ouvrir le bré- viaire, s'incorporer à un aménagement dépréca- toire, à la supplication officielle préparée pour tout le genre humain. Comme jadis les liturgies variaient suivant les diocèses, ainsi diffèrent les métropoles. A Notre-Dame plus que nulle part ailleurs, dans le milieu du cloaque Parisien, comme Jérémie dans sa citerne enseveli sous des eaux profondes, lu goûteras bien le goût de la Mort ; qu'il est rassurant, si tu relèves la tète, de ne plus voir au lieu de soleil que durer ces grandes roses bigarrées qui semblent imboire, suspendre en trophée afin de mieux l'exclure toute \\ lumière qui pourrait entrer. Rheims,

2lS AIVT l'OElJOL'E

toulc raisselanlede baume, est encore prête pour d'autres sacres, à accueillir plus que les anciens Roys. Mais Chartres est entre toutes l'église de Notre-Dame. Avec quelle ampleur magna- nime s'ouvre à nos yeux son chœur ! Elle est obombrée par la vertu du Très-Haut ; elle est l'exaltation de l'humilité, elle est la componction dans la gloire ! Elle est suave et une, elle est bien recueillie sur le baume. Vaisseau honorable, récipient de l'orthodoxie, secret spirituel, vase de prudence, sanctuaire insigne de la dévotion I Pleine de grâce, on la voit de toutes parts ache- ver toute la {»auvre et vieille ville en elle-même; elle y puise comme par des racines, elle s'y ajuste comme par des mortaises, elle surgit et se com- pose du mouvement de tous les toits, et de ses deux flèches égales avérant l'envergure de la cité, elle ne fait point faute à l'œil abîmé qui lui demande passage jusqu'au ciel. Les vents con- tinuels n'ont point permis aux sculptures de réussir sur ses hautes parois ; comme on voit les

DEVELOPPEMENT DE L EGLISE SIQ

graminées et les mousses essayer les vieilles mu- railles et les joubarbes avec les giroflées pro- ^ ter de tous les bons coins, ici on ne trouve d'or- nements et de statues que les auvents et les corniches fournissent quelque abri. Les Saints se sont réfug-iés sous les porches, tant qu'à celui du Nord il a fallu leur ménager cet ample vesti- bule où le Dimanche, au sortir de la messe, les bourgeois viennent familièrement s'habituer à leur compagnie. Des deux clochers, l'un qui sans doute est à l'abri du vent élève un cône rigide et tout nu; l'autre, comme un pieu planté en tra- vers du courant, a arrêté toutes les épaves en dérive par l'air illimité, les longues brumes et les tenaces fumées, et les anges et les corbeaux ; elles s'empêtrent, s'enroulent autour de sa base. La forêt honorifique dont les cimes semblent ratta- chées l'une à l'autre comme par l'enchevêtrement de leurs fruits a laissé libres ces deux brins. La semence est encore ici le grain de sénevé mys- tique! entre, et tu pourras vénérer la petite statue

ART PCETIf)L!E

jadis trouvée sous la terre comme un pépin noir. Aujourd'hui une cépée nouvelle ne nous réserve plus d'autres ombrages. Jadis la foule unanime convoquée pour le sacrifice ne demandait à l'église vaste comme un purgatoire que l'obscurcisse- ment et la sécurité de son gouffre tutélaire. La foi se trouble à mesure que le jour extérieur pé- nètre. Maintenant les fidèles qui sont demeurés voient devant eux, exposé à plein dans le plein jour, l'autel dans le détail, or et linges, de son ornement liturgique, et le tabernacle fermé, et la croix dans une sévère évidence. Car, lorsque le l)lasphème protestant, jurant que chaque homme était propriétaire de sa justification, nia que le prêtre pût élever rien entre ses mains, les croyants voulurent mieux voir, l'Eglise voulut mieux montrer l'hostie, le jour se fit dans le sanctuaire. Si la présence du Christ sous les espècesconsacrées n'était point seulement, comme le voulaient les novateurs, une sorte de luxe alimentaire, un mystère réservé au contact du

DBVKI.Ol'l'KMKNT L)E L EGLISE

palais avec la langue, il importail maintenant que le culte rendu ne fût point limité à Tacte lilurg-ique, mais que l'Eucharistie reçût parmi nous une résidence et un honneur continuels. Aussitôt Rome sur la pierre inébranlable élève l'énorme dôme. Les églises au xvii®, au xvni® siè- cle, au XIX* encore, deviennent de grandes salles d'audience et de réception, des refuges toujours ouverts, des parloirs confidentiels, meublés dans le goût de nos propres demeures. De nos jours enfin le Sacré-Cœur montre Taboutissement com- plet de l'idée nouvelle : un Dieu toujours visible, un peuple toujours présent; l'exaltation du pain, l'ostension du cœur secret. Mais ce n'est point le lieu de dire davantage.

Eii France, avril-juillet 1900,

NOTICE BIBLKKiRAPHIQUE

La C£W2oissance du Temps a été imprimée pour la pre- rr;tre fois en un petit vol. in-i6 carré de 27 pages en igo4 [Chez la Veiwe Rosario, Foulcheoa, igo4) tiré à i5o ex., hors commerce. Il a été réédité'avec les deux autres traités par le Mercvre de France en tgoj. Le texte de la présente réimpression est celui de cette édi- tion avec quelques corrections et adjonctions, particu- lièrement d' Arguments.

Hambourg, Dovembre igi3. ». C,

TABLE

Pages. COX.VAISSAXCE DU TEMPS j

TRAITÉ DE LA CO-NAISSANCE DU MONDE ET DE

SOI-MEME 59

DÉVELOPPEMENT DE L'ÉGLISE 193

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2605 Art poétique. Hai&ieme

L2A7 édition

1913

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