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AU GABON

(Afrique équatoriale française)

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F. GRÉBERT

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AU GABON

(Afrique équatoriale française)

1922 SOCIÉTÉ DES MISSIONS ÉVANGÉLIQUES DE PARIS

PARIS (XIV)

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« PiU G/IBOH »

(ftfriijue é(|U4fori9le française)

PREFACE

J'ai rapporté d'iVfrique un album de dessins pour montrer à ma famille des documents sur la géographie, l'ethnographie de l'Afrique équatoriale, et l'œuvre religieuse parmi les indigènes.

L'album était dédié d'une part à M. Alfred Boegner, notre directeur, qui entourait ses élèves de sa noble flamme pour l'amour des âmes ; dédié d'autre part à ma chère mère, aux prières silencieuses de laquelle je dois le bonheur d'avoir été appelé à être missionnaire. M. Boegner n'est plus. Usé de fatigue, il est tombé en prêchant la cause des

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déshérités qui peuplent « les extrémités de la terre ». Je n'ai donc pu présenter le livre qu'à ma famille. Des amis des Missions mont prié d'ajouter un texte pour compléter les gravures et lés expliquer.

\ ous êtes donc cordialement invités, chers lecteurs, à prendre un casque et des habits légers : nous allons taire une promenade à travers le pays, rendre visite à nos stations et à nos indigènes chez eux, simplement pour se rendre compte de la vie là-bas. iNles collègues me pardonneront s'il est plus souvent fait mention des Pahouins de Talagouga et de Samkita qui me sont mieux connus. La parole leur sera d'ailleurs quelquefois donnée pour vous instruire sur certains sujets.

\ ous verrez que le vrai n'est pas toujours beau. .Mais, en terminant votre tournée, laissez s'eflacer les mauvaises impressions. En remettant vos^. vêtements européens pour retourner à votre vie habituelle, j'espère que. pour les noirs, vous n'aurez plus au cœur qu'une grande pitié, un grand amour et un grand désir de les aider efficacement.

Genève, octobre igig. F. GREBERT.

P. -S. L'abondance du texte et des illustrations (plus de 400) aurait constitué un volume beaucoup trop coûteux à l'heure actuelle ; il a donc été nécessaire de faire quelques grosses coupures : nous renvoyons au Joiirn.il des MissioJis EranQàliqiies de ces dernières années pour les récits de tournées d'évangélisation typiques, les récits de conversions, le travail des catéchistes et leur prédication, la description de visites à l'cjcuvre sociale de la Société Agricole et Industrielle de l'Ogooué. Nous renvoyons également aux Rapports annuels pour suppléer aux questions ecclésiasti- ques (église pahouine, galoase, mpongwé, son organisation, admissions, cérémonies, communions dans les annexes) et aux questions scolaires (nécessité de grandes écoles, description, progrès), nous en tenant aux généralités que le visiteur est appelé à voir dans ce coup d'oeil rapide donné à l'œuvre. Dans le même sens, l'historique et la description de chacune de nos stations, que l'on trouve résumés dans 1' « Album du Congo ') (i) ont été laissés de coté.

(i) Public il y a quelques années par la Société des .Missions.

Nous avons retenu seulement les éléments principaux de l'activité et de la vie sur la station, pour répondre au désir des amis des Missions qui, connaissant déjà le milieu dans lequel nous vivons, voudraient encore, en quelque sorte, participer davantage au détail de notre vie là-bas. Puis- sent-ils participer aussi à notre joie de voir la lumière de Jésus-Christ luire avec puissance sur le continent noir, et amener bien des cœurs sombres à Dieu le Père.

Février iq20.

PREMIÈRE PARTIE

LE PAYS

CHAPITRE PREMIER

L'arrivée au Gabon

Le voyage. Libreville. Les esclaves. Cap Lopez. L'entrée dans l'Ogcoué.

Le climat. Les saisons.

Le voyage. Nous partons de Bordeaux par un bateau des Chargeurs Réunis, l'unique compagnie française qui desserve la côte équatoriale d'Afrique jusqu'au Congo.

Pendant deux jours, au sortir de la Gironde, la mer éprouvante fait oublier les fatigues des emballages, les adieux des parents et des amis. Mais quand le houleux Golfe de Gascogne est passé, on recom- mence à respirer normalement, et la mer prend du charme. L.e soleil brille ; l'arche de Xoé avance dans un splendide isolement. Tout est bleu, en avant, en arrière, partout ; l'œil fouille en vain les douze kilomètres d'horizon circulaire. Ah ! une rumeur sur le pont : on court voir des poissons-volants ou une bande de marsouins qui font la course avec nous. Ils sautent hors de l'eau en même temps, et replongent en cadence après une belle courbe, pour reparaître plus loin. Les vagues, toutes blanches, provoquent sous l'eau un roulement de bulles vertes. « Je ne me lasserais jamais d'admirer ! » dit une jeune dame. Deux jours après, et jusqu'à la fin du voyage, on la vit plongée dans la lecture de ses livres, en lorgnant de temps en temps avec agacement un infatigable groupe de passagers qui chantaient langoureusement

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d'ineptes niaiseries de café-concert. C'est beau, la mer ; mais c'est

monotone quand il ne lait pas gros temps.

Dans les mers plus chaudes, il apparaît, dans les remous de l'hélice,

des o-lobes électriques, des étincelles phosphorescentes qui font au

navire un sillage lumineux.

Première escale, Dakar. Quel bonheur de toucher la terre ferme !

On court visiter la ville, moitié européenne, moitié indigène.

A toutes les autres escales, Conakry, Monrovia, Tabou, Grand-Bassam, Cotonou, Douala, le bateau reste à quel- que distance de la côte basse et monotone. Le treuil grince et balance marchandises et pas- sagers dans le vide, les deux souvent pêle-mêle quand ce sont des noirs. Gare à la se- cousse, si la vague ne corres- pond pas juste avec la descente du filet ou du wagonnet au- dessus du chaland !

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Libreville. Après Douala, le navire file droit vers le sud. Nous voici tout près de l'équa- teur, à Libreville, à l'entrée de l'estuaire du Gabon, long d'en- viron cent kilomètres. La bar- que de la Mission vient nous chercher. Nous pénétrons par le v^^harf dans la ville. Les allées de cocotiers et de manguiers séparent les groupes des maisons de l'administration, des factoreries, des cases indigènes. Celles-ci ont une base de pierre de latérite, recouverte de ciment. Cet étage les élève au-dessus de l'humidité des marigots et de la brousse toujours envahissante. Des planches forment les murs des chambres et le tout est recouvert soit de tôle ondulée, soit de paille du pays, faite de feuilles de palmier.

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Le long: de la route principale, les fils du télégraphe se balancent, accrochés aux cocotiers et aux autres arbres, et se prolongent à travers la grande forêt jusqu'à Ndjolé. La ligne est souvent coupée par les branches qui tombent dessus, ou par les indigènes de l'intérieur qui se font des bracelets avec le cuivre des fils. Il faut souvent compter huit jours pour une dépèche.

Les chemins, de terre rouge, sont parcourus par une foule hétéroclite de toutes les tribus du pays, il y a même l'inévitable burnou bleu du musulman. La race autochtone est la race mpongwé, fine, mais corrompue par le commerce des blancs. Depuis longtemps, elle était en contact avec la civilisation. « En 1838, l'amiral de La Roque cherchait un point de ravitaillement pour sa flotte, et entamait des négociations avec les indigènes du Gabon ; en 1839, le commandant Bouët-Villaumez signait un traité avec le roi Denis, et de 1841 à 18-14 tout

le pays arrosé par le Gabon, le . ^^^.^Î^^^.A^^ric^^.s^^r-^'^.^s^yi^li-fce:^^'?^ Como, la Bokoué, le Ramboé était cédé à la France. En 1849, on débarquait, sur la rive droite de l'estuaire, un convoi d'escla- ves arrachés à un bâtiment né- grier : Libreville était fondée. De 1850 à 1872, le pays fut exploré par Du Chaillu, le lieu- tenant Serval, le D' Griffon du Bellay, le lieutenant Aymès, .Marche et Compiègne. Enfin, en 1875. Savorgnan de Brazza

entreprenait la série des magnifiques et pacifiques explorations qui ont donné au Congo français ses limites actuelles, on sait au prix de quel labeur et de quels sacrifices ! » (i).

Les esclaves. Les esclaves libérés se sont groupés sur une colline près de la mer. à 3 km. de Libreville. Ils ont construit des baraques pour s'abriter, ce qui a donné le nom de Baraka à la station que

'ij Album du Congo, p. 4.

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les Américains sont venus fonder pour eux. L'administration s'est emparée récemment de ce nom de Baraka pour le logement des tirailleurs, à i km. de là. Un des plus vieux chrétiens de Baraka, Ingéza, un -Mpongwé mort en 1918 à Tàge de 80 ans, était fils d'un des rois du Gabon. Il a été le premier traitant de la Compagnie anglaise Hatton et Cookson. qui ait osé pénétrer dans l'Ogooué avec des marchandises. Sa petite factorerie a été plusieurs fois mise à sac, et lui-même a eu souvent à défendre sa vie contre les pillards. Les tribus marchandes d'esclaves n'^aimaient pas ces intrusions du commerce régulier, qui ouvrait la voie à la concurrence. 11 avait vu les nombreuses manières dont on se procurait un esclave dans les tribus faibles que l'on exploitait ; par exemple avec du sel, voici comment :

L'Oroungou (i) de la côte vendait au négrier portugais un esclave, et recevait en échange une pile de pièces d'étoffes qui devait égaler la hauteur de la taille de l'homme, mettons 16 pièces (2). L'Oroungou montait à Lambaréné, près des rois galoas, au centre du pays. Avec ses 16 pièces, il achetait deux esclaves, prix courant de la région. Le Galoa montait dans la rivière Xgounié, à Sindara, il achetait trois hommes pour le même prix. Là, les étoffes devenaient monnaie courante et étaient dispersées. Les tribus Apinji, Ivili ou autres, ayant ainsi vendu leurs enclaves, devaient s'en procurer de nouveaux. Elles n'avaient presque plus le courage de faire la guerre entre elles ; ce n'était pas assez profitable. Tout devenait occasion de « crocher » un homme : une dette, une vieille haine, une vengeance, ou même le moindre vol. On allait même jusqu'à placer sur le sentier un petit panier ou un petit paquet de feuilles plein de sel, comme si quelque ména- gère l'avait laissé tomber, puis on allait s'embusquer dans la brousse avoisinante. Arrive un passant, il goûte à la chose avec son doigt mouillé pour savoir ce que c'est. Aussitôt on lui saute dessus : « Tu voles le sel que nous avons déposé pour un instant. » L'homme se rebiffe, mais on l'emmène pour être vendu. Aux chutes de Xgounié, au marché de Samba, le Galoa recevait pour ses étoffes trois hommes, il en revendait deux et en gardait un. Plus loin, l'Oroungou en recevait deux. 11 en gardait aussi un et, pour finir, un seul homme parvenait au négrier

(i) Tribu de l'estuaire de rOgoouc, proche parente des Mprmgwés et des Galoas. (2) La pièce d étoffe de « traite » compte 20 yards, soit environ 17 mètres.

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à Cap Lopez. Les Galoas et les tribus de la côte possédaient donc des esclaves à eux. La loi défend aujourd'hui l'esclavage. Si la traite ne se fait plus, il reste néanmoins des esclaves. Pour se couvrir, les possesseurs les appellent : « fils adoptifs », ou ouvriers. 11 va de soi qu'ils sont très peu ou pas rémunérés.

Cap Lopez. Nous laissons la station de Baraka dont on voit la blanche ég-lise pointer au loin dans la verdure. Une petite nuit de bateau nous amène à Mandji, au Cap Lopez ; cette localité est aujourd'hui appelée Port-Gentil, du nom de l'explorateur, et non pas à cause du site, qui est aride, incommode et laid : une succession de factoreries le long de la mer ; un chemin de troncs d'arbres cquarris et posés dans le sable gris et tendre ; parallèlement, plus en arrière, une route cimentée le long de laquelle s'échelonnent les bâtiments administratifs, attendant que les maisons de commerce veuillent s'éloigner de la mer et combler les espaces vides. Tout autour, une immense plaine de sable et d'herbe haute et dure ; quelques cocotiers, quelques mares ; aucune culture, tous les vivres sont fournis par la mer et par l'apport de l'intérieur après un assez long voyage dans les derniers méandres de l'Ogooué.

Autrefois, la Mission possédait une petite case de repos les missionnaires fatigués pouvaient aller en saison sèche respirer l'air de la mer. Mais elle a disparu. On a essayé dernièrement de reprendre la question. 11 a été impossible d'acheter un terrain. Seulement un commerçant a consenti à louer momentanément une case à moitié ruinée, que la Mission a réparée. Cette case est à peu près à deux kilomètres de tout. 11 faut y amener lits de camp, batterie de cuisine, provisions et presque de l'eau potable. 11 faut avoir en outre le courage de laisser sa station ; mais c'est un devoir de refaire ses nerfs dans une relative tran- quillité.

Par bonheur, le temps est calme ; le bateau de rivière de la compagnie accoste, et nous descendons par l'escalier accroché aux flancs du navire. Après une gymnastique peu élégante, nous voici sur 1' « Alembé » ou bien sur le « Mandji ». Rien qu'il ait l'aspect d'un bateau-lavoir, il est plaisant. Il annonce la lin du petit vertige marin, il contient le courrier et les colis pour les missionnaires et commerçants de l'Ogooué. H repose à plat sur l'eau, son tirant d'eau n'est que de ^o à 6o centimètres. H se

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chaufie avec le bois préparé aux postes le long du fleuve. A l'arrière, deux i^randes roues à aubes. En bas. un pont pour les noirs et l'excédent de marchandises. Au milieu du pont supérieur, une double rangée de cabines. A l'avant, celle du capitaine. A la c plage » arrière, des bagages, des vivres, un mouton fraîchement écorché balance ses yeux vitreux. Nous prenons là, sur nos chaises de bord, un peu du vent produit par la marche, pendant que les passagers prennent leur apéritif à l'avant, de l'autre côté de la cheminée brûlante.

Après le souper, nous jetons un dernier coup d'œil à la mer dis- paraît au loin le navire dans un flamboyant coucher de soleil. La lorét apparaît vaguement dans la nuit vite venue. 11 fait bientôt trop noir pour continuer. On mouille en plein fleuve ; l'ancre traîne longtemps dans la vase légère avant de s'accrocher. Les noirs d'en bas cessent leurs rires et se roulent sur leurs nattes. Bientôt on n'entend plus que le martelage régulier du cri de la chauve-souris. On l'a comparé au son produit par deux baguettes de sapin frappées l'une contre l'autre ; ou à la note que l'écolier tire d'une plume plantée dans son pupitre.

Les moustiques commencent leur sarabande. 11 laut aller se coucher dans sa cabine, c'est-à-dire entrer dans un carré de 2 m. sur 2, avec deux couchettes, chaufl'é le jour par le soleil d'Afrique, et se glisser sous la moustiquaire de tulle qui encadre le lit. Le missionnaire, habitué, transpire en silence, et rêve aux siens, à la tâche qui Tattend, au témoignage de l'amour divin qu'il aura à rendre. De l'autre côté de la paroi, cela remue ; c'est évidemment un « nouveau » qui ne peut dormir. Il gémit : « Ah ! quel sale climat ! »

Le climat. C'est un peu vrai. On est dans la bouilloire. La tem- pérature, à l'équateur, dans les régions basses, est uniformément chaude, plus que dans tout autre continent. A l'ombre, elle est d'environ 30 degrés centigrades. L'humidité lourde l'empêche de beaucoup monter ou des- cendre. La grande tension électrique de l'atmosphère vous rend nerveux et pesants en même temps. Le casque ou le chapeau de feutre est néces- saire dès le lever du soleil, 6 h. du matin, jusqu'à près de son coucher, 6 h. du soir, et cela en toute saison. 11 est même prudent de garder son couvre- chef à l'école ou à l'église quand unepaille du toit laisse filtrer un peu de lumière. Quelquefois encore on sent les rayons invisibles traverser le cas-

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que et provoquer une petite congestion locale, au front, à la nuque, ou déter- miner la fièvre. La fatigue de la rétine par la réverbération suffit aussi à don- ner la fièvre. Ce soleil ne bronze pas la peau, toujours un peu moite. Les blancs, au bout de leur séjour, sont impaludés, et portent en vérité le titre de « faces pâles ». L'usage régulier de la quinine, et à l'occasion de sti- mulants, permet un séjour ordinaire de trois ans. au bout desquels un organe quelconque ne fonctionne plus bien, foie, rate, cœur, cerveau, reins, etc., ou bien c'est l'anémie généralisée. Il faut un an pour se remettre sur pied en Europe. On peut évidemment rester 4 et même ^ ans, mais cela se paie, soit en Europe, soit au séjour suivant. Les fonc- tionnaires restent environ 18 mois, avec 6 mois de congé.

Les nuits ne sont guère plus fraîches que le jour. L'air des apparte- ments a subi la chaleur du jour. A 4 ou 5 h. on pourrait se réjouir de laisser filer l'air chaud, mais c'est le moment le soleil entre oblique- ment. Les moustiques se mettent en campagne : il taut fermer les fins

grillages des portes et fenêtres pour les empêcher d'entrer et garder

l'air chaud. Il faut même ne dormir que sous la moustiquaire. Les imprudents rejettent leur couverture ; un coup de vent peut évaporée brusquement votre moiteur et vous donner un mauvais refroidissement. On tourne dans un cercle vicieux. Vous êtes légèrement vêtu : vous avez chaud quand même. Vous allez à l'ombre, l'humidité vous donne la sen- sation de frais. Vous mettez votre veste pour éviter le refroidissement, mais vous avez de suite trop chaud. Si vous enlevez votre veste, vous voilà en chemise mouillée, c'est dangereux, etc., etc. Le seul remède est de changer souvent de linge.

Les saisons. Selon l'éloignement ou le voisinage de la mer, le climat varie un peu. Dans l'Ogooué, il y a 4 saisons assez marquées. La rentrée des classes au commencement d'octobre s'accompagne des pre- mières grosses pluies qui dureront jusqu'à la mi-décembre. C'est la sai- son où le linge sèche le mieux dehors : en effet, le soleil luit dans toute sa violence. Le ciel est d'argent brillant ; quelquefois on a le plaisir rare de le voir d'un beau bleu. Puis, de préférence vers la fin de l'après-midi, le vent se lève violent, saccadé ; l'horizon devient vite d'un bleu gris foncé ; c'est une masse énorme de nuages déchirés par d'incessants éclairs ; la tornade approche et vous lance ses paquets d'eau avant que

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vous ayez eu le temps de rentrer linge, poules, de jeter quelques abris sur les plates-bandes du jardin. Heureux ceux qui sont à la maison ! Et encore, le vent soulève les pailles du toit, et une gouttière inonde vos livres ou votre lit. La tornade passée, on respire, mais pas longtemps; la forêt est mouillée ; il faudra jusqu'au lendemain pour que la buée de nouveau chaude ait disparu. Et cela presque tous les jours. C'est la saison appelée « sugha )).

Mais déjà la petite saison sèche s'annonce : le brouillard s'accroche à la cime des arbres au fond des vallons. Des papillons aux ailes brunes au dehors, violettes au dedans défilent sans interruption. « Esep » est là, pendant les mois de janvier, février et mi-mars. Le soleil luit plus crûment à travers un ciel souvent nuageux. Une tornade de temps en temps, ou une bruine assez prononcée, nommée « alap ». Les eaux ont baissé, les noirs pèchent à la ligne, ou font traîner leurs lignes de fond.

[■•uis les eaux remontent, le fleuve charrie de l'argile, de la boue. Le poisson émigré dans les lacs. On plante les bananes. C'est « bikone », la 2* saison des pluies qui va jusqu'au commencement de juin. s'arrêtent les ondées. Le pluviomètre a indiqué environ 3 m. d'eau tombée par an.

La saison qui suit, 0 oyun », est dite « sèche », bien qu'elle soit la plus humide au point de vue atmosphérique. Le ciel reste toujours cou- vert, le soleil n'arrive pas à percer et à dissoudre les nuages ; aussi l'humidité fait descendre le thermomètre, mais très rarement plus bas que 20 degrés. Il ne pleuvra pas jusqu'en fin septembre. Les blancs ont moins chaud et se sentent mieux. Les noirs ont froid et se blottissent au coin du feu pour dormir, car plus ils ont froid plus ils ont sommeil. Les eaux sont à 7 ou 8 m., plus bas qu'en saison des pluies. Les lacs sont pleins de poissons. C'est le moment de la pèche à l'èpervier.

Une succession d'une saison sèche et d'une pluvieuse s'appelle une année, chez les Pahouins. Notre année a donc deux années pahouines.

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CHAPITRE II

Hydrographie et relief du sol Le Bas-Ogooué

Le bas-fleuve. Le sable. Acoustique. La verdure des rives. Les terrains

Le bas-fleuve. Nous étions restés sur le fleuve près de la mer. Le bateau circule maintenant dans les méandres sur lesquels débouchent d'autres méandres. Partout le même paysage, les mêmes arbres : aussi loin que va la vue, ce ne sont que palétuviers au ieuillage semblable au peuplier-tremble. On ne voit point de terre sous les arbres. C'est une immense plaine de boue noire, gluante, pleine de débris végétaux. Une acre odeur de champignon sort du sous-bois assez clair. Les troncs des arbres se bifurquent dans le bas en une multitude de racines, en une sarabande de cerceaux, à travers lesquels descendent des branches minces qui lancent des tentacules pour arriver à tremper dans l'infecte confiture sylvestre et y prendre racine.

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Quelques misérables villages sont établis sur des ilôts de vase durcie. Quand la marée ne se fait plus sentir, les palétuviers cessent et font place à une forêt plus haute, éclairée de temps en temps par des vastes étendues de hautes herbes ou de papyrus.

L'eau est rarement propre, elle change de teinte suivant les saisons. \'ue dans un rayon de soleil, elle a une couleur bronzée.

Jusqu'à mi-chemin entre Samkita et Talagouga, le fleuve a en moyenne i km. de largeur. A l'embouchure de la rivière Xgounié il a près de 3 km. I.a rive qui vous est opposée est une ligne épaisse d'arbres un peu brumeuse, le long de laquelle traîne, le soir, une parallèle de fumée bleue provenant des villages. De temps en temps, la bande verte est coupée d'un carré jaune, c'est l'emplacement d'un village. Autrefois les indigènes tenaient à ce que leurs villages ne fussent pas trop visibles. Ils sont obligés maintenant par l'administration de débrousser largement les abords.

Dans la région de Xgômô et des lacs, les couchers de soleil sont spécialement beaux.

Le sable. Pendant le jour, quand le soleil donne en plein sur le fleuve, il se produit, par le miroitement de l'air sur l'eau, un certain phénomène de mirage. Assez au-dessus de l'horizon de l'eau, le voyageur assis dans sa pirogue aperçoit au loin une mince bande blanche, un banc de sable. S'il se baisse d'un ou deu.x centimètres, tout disparaît.

Le fond de l'Ogcoué est du sable, que chaque crue déplace et accu- mule en vastes bancs qui changent le cours du fleuve. Le bateau accostait autrefois à la station de Lambaréné. Il est obligé actuellement de passer par l'autre bras du fleuve. Le premier bras va être bientôt complètement ensablé. Kn saison sèche, les bancs de sable retardent les voyages. La pirogue arrive, lancée, frôle le sable, les pagayeurs sautent à l'eau, tirent sur la chaîne, cherchent un passage. Beaucoup de temps a été perdu, et il faudra recommencer plus loin.

Les carpes tournent en rond dans le sable, l'eau est peu profonde et se font de larges cuvettes circulaires. Des bandes d'oiseaux volent autour du banc. D'clégantes hirondelles-mouettes au corps gris, aux ailes noires et blanches, au bec jaune, font leurs ébats. Le soir, les perroquets traversent le fleuve en criant : un pélican plane majestueuse-

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ment au loin, toujours prudent ; et les canards sauvages, aux approches do la nuit, cherchent un abri sur le sable aucune bcte de la forêt ne viendra les déranijer. Parfois on aperçoit des traces d'hippopotames. En o'énéral on n'aperçoit guère de ces « hippos » que le bout du museau, ou le jet de vapeur qu'ils lancent en reprenant leur souffle, si encore ils se laissent approcher.

Acoustique. Malgré la largeur du fleuve les indigènes arrivent à. se faire entendre à i km. Ils appellent : « Ma zou nô, ma zou » (c'est-à- dire : je dis que). Ils attendent que le son ait parcouru sa distance et que la réponse « oun. ouô )) leur soit parve- nue. Les parties de phrases sont répétées deux fois, avec une manière spéciale de par- ler, où le son ô. qui porte loin, est souvent emplo3'é à la (in des mots. Les noirs arrivent aussi à distinguer, au milieu du brouhaha des chants d'une pirogue qui passe, les nouvelles qu'un des /^ijj pagayeurs donne en les chan- '^t' tant sur la même mélodie.

La verdure des rives.

Le long du fleuve, la végé- tation serrée étale toute sa variété de verts, toute la splendeur de ses frondaisons, de ses massifs en boule, en pointe, aplatis, en groupes, en formes de murs, de parapluies, etc. De temps en temps, une liane veut comme ficeler le bouquet ; un arbre qui penche au bord de l'eau semble vouloir tout arracher ; une liane du genre rotin court à terre pendant une vingtaine de mètres et s'élance brusquement en l'air, perce la verdure et lui lance, par-dessus, le feu d'artifice de ses palmes minces et papillottantes.

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Une plantation fait clairière derrière le rideau d'arbres laissé au bord. J^artout des vieux troncs tiennent encore à la berge, et sont plongés en travers du courant à la manière des « épis » qui barrent le cours des rivières trop vagabondes. Une grotte de verdure apparaît. C'est l'embou- chure d'un ruisseau, véritable égout de la forêt, aux eaux noires, corridor des mouches tsé-tsé, bordé de racines à formes de reptiles, comme dans les contes de fées. Une toison de toutes petites radicelles noires est .accrochée à ces racines. On dirait qu'une foule d'Absaloms noirs ont perdu leur chevelure frisée.

Les feuilles des arbres sont épaisses, luisantes, éclairées par une lumière verticale : le feuillage est serré, sa densité nous pèse ; malgré la variété, on ne peut se défendre d'un sentiment de monotonie ; toujours et toujours des arbres ! Point de ces jolis arrangements de grou- pes d'arbres, de mélanges de buissons, aérés par une prairie ou un peu de rocaille. Dans cette forêt vierge, la nature est comme certaines nations : il faut qu'elle envahisse, qu'elle brutalise la moindre parcelle de sol libre. Et pour montrer sa majesté, sa puissance, elle répand son miel et son lait à la surface des eaux : les pluies en amont ont lavé les forêts et ont amené les sucs végétaux jusqu'au fleuve. Mis à la passoire par les bancs de sable qui disparaissent sous la crue, battus en neige par les remous, ces sucs surnagent en gros (locons de mousse savonneuse. La surface des eaux est gommeuse. Les gouttes lancées par le coup de pagaie roulent comme des perles sur l'eau avant de s'y mêler, parfois sur plus d'un mètre.

Les terrains. Aux eaux basses, les bords sont plus variés. Des rocs de latérite surgissent, ou des tables d'argile pétrifiée et pas encore bien solide. Quand les plateaux ou ces tables sont longs et peu inclinés au bord de l'eau, on a l'illusion que c'est l'eau qui est en pente et non la roche. L'inclination des couches n'est pas la même partout, il y a donc eu des soulèvements et des craquements du sous-sol postérieurs à ces dépôts d'argile, en connexion avec la direction des montagnes qui sont par lignes ondulées. La grande forêt s'empare des apports énormes de sable et de boue, et nous fait assister à la formation de nouveaux terrains, d'un nouveau monde. Bien que l'ensemble soit marqué d'un terrain d'alluvion, le sol est pauvre. Les cultures sont

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vite épuisées par la cuisson du soleil, l'absorption par les racines des mauvaises herbes, et la présence des gros arbres gourmands. C'est un terreau bourbeux et léger posé sur du roc, de l'argile ou du sable. Peu de vraie terre noire.

CHAPITRE m

Hydrographie et relief du sol (Suite) Le Moyen-Ogooué

Les rochers. Les rapides. Les prairies. Les montagnes.

Les rochers. Au lieu dit Talagouga, un peu en aval de la première île de Xdjolé, le fleuve est très resserré.dans des gorges le courant

est très rapide. Ce point, était autrefois la station disparue de ce nom, est le plus étroit du parcours de rOgooué, et marque le commen- cement des difficultés de la naviga- tion. Le premier rapide est entre la première et la deuxième îles de Ndjo- ; on a faire sauter le roc à la dynamite pour que le bateau puisse monter jusqu'à Ndjolé même, en face de la troisième île est le terminus.

Le fleuve reste assez étroit jusqu'à l'île d'Alembé, à une bonne jour- née de pirogue de Xdjolé. Son cours est alors très pittoresque, quand les eaux sont assez basses. De nombreux rochers noirs et lisses affleurent, affectant les formes les plus diverses : motte tailladée par une énorme gouge, amas de gros galets, alignements de troncs trapus que l'on a renversés dans le "même sens, vieux pilotis rongés

ou, comme à Dalenyango, tables de pierre dressées verticalement, dont le plateau s'oppose au courant, ou dont la tranche le coupe. A Bokaboka elles forment une voûte qui s'enfonce dans la montagne et, par ce tunnel, va aboutir assez haut. Les indi- gènes n'aiment pas à y pénétrer, car il paraît que c'est le repaire d'un tas de mauvais esprits.

Les bancs de sable suivent, entre les rochers, le mouvement giratoire des tour- billons d'eau. Les entonnoirs attirent le sable qu'ils disposent en pains de sucre, en demi-sphères, ou en talus, qui se désagrègent en escaliers à la baisse des eaux. Le sable, étalé entre les rochers noirs dont il comble les vides, éclate de blancheur, par contraste. Les grosses tor- tues vont y déposer leurs œufs parfaite- ment sphériques. gros comme les boules d'un tennis de table. Quand on voit des traces de pas qui montent le lleuvc et s'arrêtent à quelques mètres, on s'empresse de fouiller le sable tiède, et l'on trouve de quoi faire plusieurs]^'e.xcellentcs ome- lettes.

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La véiïétation sur les rochers est spéciale : des arbustes, style tlamboyant. s'agrippent dans les fentes pour ne pas être entraînés. Ils sont couverts d'eau une partie de l'année, se courbent sous le courant et reverdissent dès que l'eau baisse. A ce mo- ment aussi, apparais- sent de magnifiques lys blancs, qui se détachent, si tendres, sur le roc dur et noir. Il y en a parfois de véritables champs. La verdure de certains îlots disparait complètement sous le réseau d'une liane fine et légère.

Les rapides.

Avant comme après l'Ile

d'Alembé, il y a des rapides. L'eau pincée entre les rochers se préci- pite en ondes qui ont un mouvement lent de hausse et de baisse. Il y a deu.x manières principales de chavirer. A la montée, lorsque les pagayeurs ne trouvent pas. le long de la rive, de passage pour tirer la

pirogue, ils sont obligés de lorcer le passage. La lutte entre le muscle et l'eau se prolonge en un sur-place an- goissant. Si les pilotes d'ar- rière ou d'avant, par un faux mouvement, ne peuvent plus maintenir la pirogue le nez •■'••• •--'—.•• contre le courant, immédia-

tement elle dévie à droite ou à gauche. Prise de flanc, elle s'incline et est retournée la coque en l'air. Les hommes, les bagages, l'embar- cation, roulent pèle-mèle, raclés contre les rochers, plongent, reviennent plus loin ou ne reviennent plus.

A la descente, il faut prendre garde de ne pas cogner sur un roc parfois invisible ; la pirogue qui file déjà très vite doit être lancée encore plus vite quand se présente une petite chute, afin de la dépasser suffi- samment pour rctom-

^'A^^^ ^^'^ ^ P^'^^ 5 sinon l'avant suit la pente et pique du ne/.

Les noirs sont de merveilleux équilibris- tes. Les doigts de leurs pieds nus se crispent sur le fond mouillé et visqueux de la pirogue. Les Adoumas, qui transportent les ballots de marchandises entre Ndjolé et Alembé, et plus loin encore, sont si adroits, qu'après avoir reçu paie et denrées, ils trouvent moyen de tirer un gros bénéfice de chavire- ments...... plus ou moins involontaires: on estime le contenu de la

pirogue ; les choses lourdes se partagent en route avec des compères ; les choses légères seront mises à l'eau suivies de la pirogue, déchargée

de quelques hommes restés en route pour se soigner; les autres

montreront au commerçant leur pirogue pleine d'eau, leurs habits mouillés, appelleront à l'aide pour repêcher les ballots, et. . .

réclameront une indemnité pour risques de navigation !

A partir d'Alembé, le lîeuve redevient large, moins rapide, toujours aussi rocailleux. Un arbre de temps en temps se dresse sur un bout d'Ilot. Des digues de rochers coupent le fleuve en plusieurs endroits, pareilles à un pont écroulé.

fO'^f c/r ^/^^e

Les prairies. A partir d'Alembé aussi, nous pénétrons dans la région de ce qu'on appelle improprement les plaines, « milôn », plutôt des prairies d'herbes dures sur le liane des collines; on est tout étonné de

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ces espaces il n'y a plus de forêt, plus rien au-dessus de la tète ; la forêt tout à l'heure écrasante semble vous manquer, comme une chambre sans plafond. Pourquoi s'arrête-t-elle ainsi brusquement ? Le terrain sous les herbes parait pourtant bien être le même que celui de la forêt. On dirait que ces plaines sont l'empla- cement d'antiques plantations qui ont épuisé le terrain à tel point que les arbres n'ont jamais pu y repous- ser. Les Pahouins disent bien que les plantations dans les vallons des (v milôn » sont d'un grand, mais court rapport.

Les montagnes. A partir d'Alembé encore, nous sommes dans la région les collines s'élèvent assez haut. Depuis Talagouga, c'étaient des collines parallèles, allant généralement du nord au sud, que l'Ogooué a coupées en travers. Là-haut, c'est plutôt l'aspect de « ballons». Le mont Otombi ou Xtoum, près de l'Equateur, est le plus haut point du territoire visité par la .Mission, et est la limite de la paroisse de Talagouga.

^^-w Comme les Pahouins

CT ^ z:^^-^' habitent le nord de cette région, jusqu'à l'inté- rieur du (Cameroun, nous ne ferons plus que monter au sommet du ÎN'toum, peuplé de « be- koun », , de mauvais esprits. \ous jetons un coup d'œil sur les zig- zags de l'Ogooué qui se perd à l'horizon en allant de plus en plus au sud, imitant dans tout son parcours la courbe de la Loire. Près de sa source, on trouve un affluent du Congo. On peut ainsi rejoindre la rive droite de ce grand fleuve africain, sans quitter le territoire français.

CIIAIMTRE IV

Hydrographie et relief du sol {Suite et fin) Les affluents de l'Ogooué

Les rivières. Les lacs. Les marigots

Les rivières. L'Ogooué a plusieurs atiluents assez longs, l'Ivindo, l'Okano. TAbanga, la Ngounié, etc. Leur cours présente les mêmes caractères que rOgooué ; mais avec plus de pittoresque, à cause de leur peu de largeur. Des chutes, notamment dans la partie supérieure de leur cours, l'interrompent de façon fort gracieuse pour l'œil, fort peu commode pour les voyages : preuve en est l'exemple suivant.

« Près du village d'Alêne se trouvent les chutes merveilleuses, mais fort peu connues, de Mvar. L'Abanga roule sa masse d'eau brunâtre dans un étroit boyau de rochers et de hauts arbres. Elle s'y précipite d'un saut prodigieux, et s'en échappe de même, 400 mètres plus bas. De ces deux chutes, celle en amont doit avoir une décli- vité de 12 à 15 m. verticalement, sur une longeur horizontale de 25 m. La deuxième chute a approximativement la même hauteur mais elle est moins longue, et par conséquent plus rapide. Elle est aussi plus étroite, se glissant dans le haut par une entaille large de 5 à 6 m., d'où s'élance, avec une puissance irrésistible, un volume d'eau énorme, qui s'étale en gerbe magnifique. Le visiteur peut s'approcher Jusqu'au centre de l'abîme, au bord même de la chute, qui l'éclaboussé de son écume toujours un peu jaunâtre. Il se tient sur de beaux rochers en corniche l'eau doit cascader en temps d'inondation et dans le granit desquels s'agrippent aujourd'hui de délicates petites orchidées d'un blanc de neige. Devant lui, le gouffre mugit, vertigineux, et des vapeurs en volutes tourbillonnent vers le ciel. Alême les Pahouins, peu sensibles d'ordinaire aux beautés de la nature, sont impressionnés par ce spectacle étourdissant.

'( A une petite distance au-dessus de ces chutes, on doit traverser la rivière, large ici de 60 à 70 mètres, pour se rendre du village d'Alêne à Xkouméki. I^our cela les Pahouins se servaient jadis d'une pirogue.

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-Mais un jour, un Essindoun cassa sa pagaie au milieu de la rivière : le courant l'emporta vers l'abîme il s'engloutit. Pour éviter pareils acci- dents, l'on tendit d'une rive à l'autre des lianes solides, le long desquel- les se glisse un léger radeau, qui sert de bac. Ce radeau transportait une fois un homme, deux femmes et une fillette, lorsque l'amarre se détacha et le frêle esquif se dirigea en tournoyant vers le gouffre. Par miracle, juste avant le saut fatal, il vint buter contre un petit arbre, seule végéta- tion d'un minuscule îlot, et s'y arrêta. Alais ce n'était pas encore le salut. Comment gagner la terre ? Une des femmes qui prit part à ce drame me

raconta ses angoisses en ces termes : « Nous étendions nos mains vers cette rive. Qu'elle était loin ! Nous les éten- dions vers l'autre rive, lointaine aussi ! » « Les naufragés passèrent deux jours et deux nuits atroces aux portes de la mort, sans vivres, séparés du monde par des flots bouillonnants. Sur la berge, on essayait bien d'organiser le secours, mais ces Pahouins de la brousse, n'ayant pas de pirogues et ne sachant pas nager, n'aboutissaient à rien. Survint un étran- ger de passage, qui tenta la chose. Se fai- sant attacher par des lianes, il put s'ap- procher du radeau après maintes tentatives, et ramena un à un, chacun des misérables désespérés. On lui donna en payement trois fusils et des marchandises d'une valeur.de 3 dollars par personne sauvée (i). ))

Les rivières, au début de leur parcours, sautent de pente en pente sur les pierres moussues, sur les troncs vermoulus: L'antilope, le léopard, le sanglier s'y rencontrent le soir pour boire en tremblant de peur ou d'envie. Il faudra longtemps avant qu'un bout de ciel apparaisse au-dessus de la voûte des arbres, qui peu à peu consent à s'élargir et à s'ouvrir tout à fait.

Les arbres, dit-on. empêchent de voir la forêt. C'est aussi vrai pour l'eau. Il faut que le sentier se trouve à un coude, sur une hauteur, et le

(i) Journal des Missions Evangcli'.jues. mars 1919. Cadiei, p. i')6.

long dune plantation neuve, ou d'un groupe d'arbres tombés pour quon puisse enfin avoir une vue en plongée sur la rivière enfoncée dans la verdure.

On a, plus que sur le large fleuve, l'impres- sion d'avancer. On voit défiler, entre les rives, plusieurs choses agréables à voir, de petites îles chargées de pandanus, un éboulement de "^ rochers, une série d'arbres parasols, une énor- me liane formant arc-boutant de cathédrale avec un tronc mort, une île née de plantes accrochées aux branches arrê- tées par un banc de sable, et recouverte d'une nappe de toiles d'araignées.

Ce qui est moins agréable, c'est lorsque la rivière se perd dans une étendue de hautes herbes, à odeur fade et caractéristique. La pirogue suit les murs d'herbe d'un étroit chenal qui souvent se referme. Les nénu- phars sur l'eau noire rachètent par leur beauté la monotonie de ces lieux. Encore plus monotones sont les rivières qui coulent dans la région des lacs, près de Lambaréné. Sur de longs kilomètres, on défile devant les tiges des papyrus, surmontées d'un plumet ou d'une boule légère. Seuls, un ibis métallique, un cormoran, ou l'oiseau brun des marais, vous conso- lent du manque d'ombre et de l'agacement que vous donnent les infatigables mouches tsé-tsé, propagatrices de la maladie du sommeil.

Oh ! ces mouches ! Leur vol est calculé, intelligent, peu pressé. Elles se posent sur votre peau, vous ne les sentez pas. Avez-vous seulement le désir de les attraper, vous avez à peine remué l'œil que déjà elles disparaissent, pas loin, vous ne soupçonneriez pas leur pré- sence : derrière le genou, sous le poignet, à la nuque, dans votre casque, partout le chasse-mouche ne peut taper. La rivière traverse parfois des lacs

et se déverse en- fin dans rOgo- oué, auquel elle a fini, à son confluent, par ressembler en tous points.

Les lacs.

Les lacs sont

groupés spécialement dans les régions du sud de Xgômô, et entre Ngômô et Lambaréné ; et plus au nord ils ne sont pas loin des rivières qui

se jettent dans l'estuaire du Ga- bon. Un autre groupe se trouve en aval, dans la région des Xkomis : un autre en amont, entre Samkita et Talagouga. Tous les lacs ont plusieurs kilomètres de largeur et sont assez profonds. Leurs eaux montent et descendent en même temps que le fleuve ; quelques-uns sont reliés par des canaux dont

le courant a un sens différent sui- vant les saisons.

La végétation des bords est la même que celle des fleuves et riviè- res. Cependant les eaux

calmes donnent nais- sance à certaines essen- ces qui se trouvent dans les multiples bras, ren- foncements des bords, découpures encréneaux. appelés criques. Ainsi les palmiers dont les jeunes feuilles donnent un certain rafia et dont les branches droites et

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sans nœuds sont nommées improprement des bambous. Ainsi certains arbres, au tronc divisé en multiples pieds terminés par des racines encore plus divisées. Leur forme i^énérale ressemble au palétuvier. Ainsi

encore, les arbres dont le pied est constamment dans l'eau, au feuillage rare, au tronc gonflé en forme de vase, ou en manière de tour Eiffel. Aux eaux basses, cer- tains lacs se transfor- ment en étangs séparés par de grands bancs de boue. Le pollen des fleurs de la forêt, emporté par le vent, tombe sur ces étangs; le matin, quand le pollen amassé sur l'eau est vu d'une pirogue sous un certain angle de lumière, la surface de l'eau est toute rouge. Quand le soleil monte, elle devient jaune, puis toute couleur disparaît. Aux hautes eaux, les traces de pêcheries disparaissent peu à peu, et les campements des bords sont inondés.

Les marigots. ^

L'eau de pluie ou din- iîltration ne rencontre pas toujours de pente pour s'écouler dans un lac ou une rivière. Elle forme les innombrables marigots d'eau stagnan- te, cloaques, dont les moustiques sont les rois, le héiv)n et le ca- nard sauvage les hôtes

les plus gracieux, et les sangliers les laboureurs. Ils s'étalent aussi sur de grandes étendues coupées d'éléments solides ; on ne sait pas au juste si l'on est 'sur de la terre inondée, ou sur une lagune en train de sécher. En tout ca<, la forêt couvre de son ombre le marigot, et le sous-bois

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nous pénètre de son mystère et de son silence sauvage ; on a un peu l'impression d'être dans la nature antédiluvienne qui a produit les couches de charbon. 11 n'y a qu'à voir les amas de feuilles mortes déposées en couches noires et serrées. Et même, près du lac Ayem, à Xkogo, n'y a-t-il pas une source de goudron végétal .- Plusieurs mètres carrés de sol sont mous : sous la pression des gaz souterrains, il sort, d'une cloque qui se crève, une sorte de coaltar à odeur de pétrole. On peut le recueillir avec des planchettes dans des seaux, et s'en servir pour enduire les char- pentes. .Malheureusement, il n'arrive pas à sécher.

Lorsque l'eau d'un marigot est parfaitement tranquille, son miroir sombre reproduit fidèlement le feuillage d'au-dessus, le ciel, les racines tourmentées. Si quelques feuilles mortes ne marquaient la surface de l'eau, la pirogue semblerait planer à mi-hauteur des troncs d'une forêt suspendue dans les airs. Il n'en est guère de même quand on se trouve empoissé dans la boue sous la voûte d'une palmeraie.

CHAPITRE V

La Flore

La forêt vierge. Les bois. Les fleurs. Les fruits.

La forêt vierge. IMusieurs caractères de la végétation ont déjà été décrits à propos du régime des eaux ; nous pénétrerons maintenant à l'intérieur, dans la vraie grande forêt. Supposons qu'il n'y ait pas le sentier déjà lormé par les indigènes ; entrons dans la brousse. Au bout de 2 ou 3 m. vous voilà arrêté devant le mur, licelé par les mains, les pieds, votre casque est jeté à terre par un coup de canne qui est parti vous ne savez d'où. Il vaut mieux renoncer, et suivre les sentiers. H y a une forêt avec brousse et une lorêt sans brousse.

La forêt qui n'est pas très ancienne est encombrée d'un fouillis serré d'herbes, d'arbustes, de plantes coupantes, épineuses, ligneuses, de palmes, de petits bambous indigènes, de lianes genre ficelle, corde et élastique, etc., le tout bourré de feuilles, branches, rameaux, plus- ou moins piquants. Au-dessus de cette brousse, la forêt moyenne ordinaire ; et. plus haut, les grands arbres qui, d'un seul jet, traversent le fouillis pour empêcher leur ramure d'étouffer.

La iorêt sans brousse est la vieille forêt, dont la voûte est haute et sombre. Les troncs sont visibles ; ces immenses colonnes soutiennent une ramure en dôme assez serrée pour empêcher les mauvaises herbes d'en bas d'avoir assez de soleil pour prospérer. C'est celle que choisissent les indigènes, qui n'aiment pas replanter sur d'anciens terrains de culture, si vieux soient-ils.

Les bois. Les essences sont extrêmement nombreuses. Il y a des bois imputrescibles, comme le gracieux « andokh », le palétuvier; des bois lourds au grain très dur et serré, susceptibles de prendre au naturel un poli délicat ; d'autres sont légers comme du bouchon. Il en est de tout à fait noirs, comme l'ébène, dont l'aubier est veiné de brun grisâtre ; de très blancs ; de rouge vermillon, comme le « ba » qui devient violet à la longue, puis gris ; de jaune d'œuf, comme le « mbilinga » employé dans les charpentes ; de roses ou saumon, comme 1' « okoumé » qui est le plus

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couramment employé clans la menuiserie, et connu en Europe sous le nom de faux-acajou. Il y en a de gris, de bruns comme l'acajou. Notre collègue, M. Haug, en avait classé ainsi plusieurs centaines, jusqu'au bois de très vieux palmiers qui ressemble à de petits grains d'orge noirs et gris, serrés dans le même sens.

Certains' arbres ont, disent les indigènes, la propriété d'attirer la foudre. Les écorces sont généralement blanchâtres parce que la pelure extérieure est brûlée par le soleil ; mais il en est de violemment colorées en ocre et en brun rouge. L'écorce d' « évin » et d' « okala » sert à la

construction.des murs des cases. On la prend en martelant le tronc pour la décoller. On enlève ensuite le cylindre pour l'aplatir sur des piquets et le faire sécher. Quand on taillade certaines écorces, il en sort un suc tantôt laiteux, tantôt rouge et épais comme du sang, tantôt du plus beau jaune, visqueux et indélébile, ou bien encore une substance résineuse, comme le copal.

Les troncs ne sont pas toujours en rapport avec le feuillage. Il en est d'énormes, soutenus au pied par de larges contreforts ou côtes, qui portent un feuillage léger et transparent ; d'autres, au bout d'un tronc droit d'une quarantaine de mètres, balancent un lourd feuillage serré. Quelquefois le tronc se gonfle en verrue. En coupant le tronc horizontalement, on aurait une table ornée' de centaines de petites rosaces. Le fromager, producteur du kapok, au bois tendre, a le tronc armé de grosses épines. 11 atteint un gros diamètre.

3.

Les lianes ne sont pas des arbres, et pourtant il en est de si puissan- tes qu'elles deviennent plus fournies que l'arbre qui les soutient. Il y en a qui encerclent si fort les troncs dans leur réseau qu'elles les étranglent. L'arbre meurt, étouffé. Les termites dévorent l'arbre et le fqnt disparaître. La liane sans tuteur meurt à son tour, montrant le squelette de ses élégantes arabesques.

Les fleurs. Des fleurs .- Mais il n")^ en a presque point, dit le voyageur superficiel. C'est vrai, si on pense aux champs de narcisses ou de marguerites, ou aux parterres des jardins. La iorèt produit les fleurs, chacune à sa saison, et non tou- tes en même temps. Il n'y a guère de fleurs bien visibles que le long du fleuve : par exemple la fleur orange de l'arbre tulipier, d'autres se tiennent près de l'eau ou à la surface des étangs. Toutes les autres se cachent dans les feuilles de la forêt, on a évi- demment un peu de peine à les voir.

Les couleurs dominantes sont le blanc, le violet, le jaune, beaucoup moins le rouge ; très peu le bleu. Beaucoup ressemblent à nos fleurs d'Europe : pri- mevères, gueules de loup, violettes, liserons, bou- tons d'or, muguets, jacinthes, glycines, lilas, pervenches, et les ombel- lifères. D'autres ressemblent à des pompons ronds ou longs de képis. Des orchidées, brun et vert, mauve et jaune, naissent sur les lianes et les troncs pourris. De petites fleurs couleur de sanguine boulent en manière de chrysanthèmes. Certains feuillages de lianes qui tapissent un mur de verdure sont constellés de feuilles blanches ou d'un rouge violent. Ce sont des feuilles accolées à une toute petite fleur. Quand l'eau baisse, les rives sont ornées de sortes de lys jaunes ; les rochers et les coins sans courant, de lys blancs, comme il a été décrit plus haut. Sur les lagunes ou marigots reposent des lotus, des nénuphars, et une sorte de petit chou flottant, sous lequel pend un paquet de longues radicelles. Dien que libres. les choux sont si serrés qu'ils arrêtent la marche de la pirogue. Une des plus terribles malédictions que l'on puisse souhaiter à un homme

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est de tomber clans un banc de ces plantes, d'y rester ficelé, et de mourir comme un enlisé. Dans la théologie indigène, le lac de la seconde mort, dont on ne revient plus, est rempli de ces plantes.

Les fruits. Les fruits de la forêt, comme les fleurs, sont perdus dans le ieuillage. Les fruits sauvages sont durs, ont une coque résistante, leur pulpe est peu charnue. 11 y en a qui éclatent avec bruit en lançant une grêle de graines. D'autres pourraient servir pour un jeu de boules, pour un jeu de billes ; un haricot huileux est dans une gousse comme une semelle de bois ; le fruit farineux et visqueux de 1' a azo » essaie d'imiter notre pomme. On suce le peu de pulpe vinaigrée de 1' « ossa » et de r « assia » ; les noix de « koumi » ne valent pas nos noisettes ; on tire de l'huile des amandes de 1' « andokh » ; on regarde le velours rouge des grappes de raisin du Cameroun. Il vaut mieux ne pas goûter de fruits en forêt. Beaucoup sont empoisonnés.

CHAPITRE VI

La Faune

Les mammifères. Les animaux domestiques. La chasse. La pêche. Les oiseaux. Les insectes. Les reptiles.

Les mammifères. La forêt, avec ses sources, sa nourriture abon- dante, ses repaires sous le fouillis de la brousse, est remplie d'animaux sauvages. Je vous entends : « C'est dangereux, il faudrait toujours avoir son fusil à portée de la main. » Rassurez-vous, les plus gros sont les moins visibles. A part les singes qui se laissent tomber de la hauteur de 2 ou 3 étages, ou font de la voltige en fuyant, on voit rarement les bêtes. Au moindre bruit insolite, elles détalent, ou restent terrées sans bouger autre chose que l'œil, la narine et les nerfs frémissants des pattes.

.Messire éléphant est le seigneur des bois ; il mange les jeunes pousses des arbres, et prend son dessert dans les plantations de bananes ou de manioc, dans lesquelles, en remerciement, il se roule avec toute sa troupe.

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L'hippopotame à ^i m. cle long. 11 se tient le jour dans l"eau. aux endroits peu profonds, sur lesquels il peut se tenir, sans avoir loin à aller pour reprendre son souffle. Il est craintif, mais gare à la pirogue qui lui racle le dos. 11 ne sort que vers dix heures et plus tard, pour brouter l'herbe fade des marigots avoisinants les rivières. 11 fait de grands voyages

dans l'eau à certaines saisons. Le lamentin, comme son frère le dugong d'Amérique, reste sans arrêt dans l'eau. Sa grasse forme de sous- marin de 3 m. de long se ter- mine non par des pattes, comme le phoque, mais par un large plateau horizontal. Sa chair est fine, analogue à celle d'un jeune porc. C'est un herbivore méfiant, très diificile à harponner sous l'eau.

Le buffle reste dans les plaines du bas-fleuve. C'est un des rares animaux qui lasse de l'offensive sur l'homme. 11 y a de nombreuses espèces de '^stsjjssîè- singes, depuis l'énorme go- rille, jusqu'au tout petit singe nocturne. 11 ne fait pas bon rencontrer le gorille. C'est un gaillard de I m. 70, très musclé, leste, intelligent. On ne lui fait pas impunément, certaines grimaces ; il croit qu'on se moque de sa dame et vient à vous en position de lutte. Offrez-lui alors le canon de votre fusil : il le prendra entre ses mâchoires pour le casser. A ce moment, n'oubliez pas de laisser partir le coup dans la direction de son cerveau, sinon il ne man- quera pas le vôtre. \'ous serez lacéré et broyé. L'insertion de ses puis- sants muscles du cou se fait sur une crête osseuse qui forme un cimier sur le crâne.

La chair du mandrill cynocéphale est une des meilleures viandes de singe, car... on mange le singe, et même sans être cannibale.

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Le chimpanzé est le plus susceptible d'être apprivoisé et éduqué. La plantation de Samkita avait une de ces petites imitations d'homme, à qui il ne manquait qu'un peu de modération dans l'expression de sa joie. Bien qu'il sût manger à une table avec beaucoup de savoir-vivre, on ne put lui pardonner de briser les cacaoyers et les caféiers. Lancé à l'eau, il coula à pic.

Les antilopes sont de nom- breuses espèces. 11 y en a de grandes comme le cerf ou l'àne ; passant par toutes les formes de tètes, de cornes, de pelages, on arrive à l'anti- lope « okwen » grande com- me un toutou de salon, mon- tée sur quatre crayons, tou- jours en mouvement. Le D' Schweitzer en possédait deux qui donneraient quel- que réalité à la légende d'Or- phée. Dès qu'elles enten- daient jouer de la musique, elles sautaient par dessus leur haute barrière sur le plancher glissant, filaient a travers les guéridons et bar- reaux de chaise comme s'ils n'existaient pas, venaient se coucher aux pieds de l'instrument, et repartaient dès la fin du morceau.

Le sanglier ressemble plutôt au porc; il est roux, peu poilu, et n'a pas la grosse tète du sanglier d'Europe. 11 vit par bandes.

Le chat sauvage et le léopard sont les seuls félins : il n'y a pas de lion ni de tigre. C'est déjà suffisant avec le léopard, l'ennemi de tous les animaux domestiques des villages. Il vient même sur les stations rôder autour des poulaillers et des bergeries. S'il est dérangé et n'a pu empor- ter sa proie, il reviendra environ toutes les .( heures. Il ne s'attaque pas à l'homme sauf en certaines ciconstances, et alors c'est le régime de la ter-

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reur clans la région; le soir, les iiens ne sortent plus qu'armés et éclairés par des torches.

Une foule de petits carnassiers, de rongeurs, de grimpeurs, etc., nichent dans le sous-bois : écureuils, rats, souris. « mveps», du genre lapin, porc-épics, hérissons, blaireaux, genettes et civettes puantes, renards, etc.

Les animaux domestiques. Xi vaches, ni chevaux. Les seuls ani- maux domestiques sont : le mouton à poil ras comme celui du cheval ; la chèvre courte et trapue ; le chien petit, jaunâtre, avec des allures de cha- cal : quelques vilains chats, et un seul oiseau, la poule. Les Pahouins ne savent pas entretenir de grands troupeaux. Le peu qu'ils ont, après la part du léopard, ils le déciment en l'ottrant en cadeau à la parenté men- diante, aux usuriers, ou en sacrifice sanglant pour la guérison des mala- dies mortelles. Ils ne soignent pas leurs bètes. qui sont cependant belles, car elles vivent en liberté et couchent au sec. Ils trouvent dommage de les manger, et se fournissent plutôt de gibier de foret. Les deux troupeaux d'environ loo bètes de Talagouga et de Samkita. et bientôt ceux des autres stations, leur montreront à quoi on peut arriver avec un peu de soin.

Lâchasse. Le chasseur pahouln part, le fusil sur l'épaule, la crosse en l'air, un coutelas à sa ceinture, une boite de poudre, des fétiches cou- verts de peaux de genettes en bandouillère. 11 a acheté son fusil à pierre lo ou 20 tr., a la factorerie. Cela dit la valeur de cette arme. 11 charge avec de la poudre, des pierres, des débris de fonte concassée, de la ferraille. Pour éviter que le tout ne leur éclate à la figui[-e, et pour garder leurs yeux du retour de la poudre d'allumage, les Pahouins ont pris l'habitude de tirer le bras droit tendu, qui serre le fusil et presse la gâchette. La main gauche forme ressort contre la plaque de couche pour éviter le recul. La charge se disperse trop, aussi la dis- tance effective la meilleure est : à bout portant. La chasse se faisait autrefois avec l'arbalète. Le manche est fendu en long. Quand on arme, la corde repousse une petite cheville dans

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la fente. Pour le déclic, on peut presser à n'importe quel endroit du

manche, la « chevillette cherra » et repoussera la corde au niveau de

départ. La fléchette est toute fine,

empennée avec un bout de feuille sèche,

et souvent empoisonnée. Sa portée, à

flèche perdue, est de loo à 130 mètres. On chasse encore avec la lance ou

le javelot. On le lance horizontalement,

à la main nue, et non comme d'autres

peuplades avec un lacet de cuir. Pour

tirer l'éléphant, certains noirs fourrent

un javelot dans le canon de leur fusil. Après une assez longue recherche,

le chasseur se poste près des sentiers

que se fait chaque espèce de bête. Il

peut se tenir embusqué pendant des

heures, sans bouger, piqué par les

mouches, dans une position qui enky-

lose. en faisant de temps en temps des

appels imitant l'animal ; et quand la

bête enfin arrive, nerveuse et prudente, un petit bruit de feuilles, par

un faux mouvement dans une place trop réduite, la fait détaler avant

que le projectile ne l'atteigne. C'est pourquoi les Pahouins ont cherché

des moyens automatiques : les pièges. Il y a le piège à ressort en bois, avec des nœuds cou- lants ; avec des prises dans un filet placé dans une barricade, sur le chemin aérien des sin- ges ; le piège à assommoir ou à emprisonnement comme pour les crocodiles ; le piège qui écrase avec un arbre qui tombe entre deux rangées de piquets. Le déclic de tous ces pièges est basé sur le même principe :

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un cadre solide; dans ce cadre on introduit une baguette attachée au milieu par la corde qui s'unira au ressort pour le tendre. Un des bouts de cette baguette s'appuie sur le haut du cadre'. L'autre bout s'appuie, non pas sur le bas du cadre, mais sur une petite traverse libre, plus ou moins longue, reliée à l'amorce. Si on appuie ou si l'on tire très peu sur cette traverse on rend la liberté à la baguette qui se renverse, sort du cadre et produit le déclanchement.

On prend les grosses bêtes dans des fosses. Sur un sentier suivi

par les sangliers pour aller boire, on creuse un trou de 2 m. de profondeur, autant de long et i m. de large. 11 laut faire vite, disperser la terre assez loin à cause de l'odeur, recouvrir le tout de branches 'légères, puis de feuilles mortes. A son heure, le troupeau dévale de la col- line ; une ou plusieurs bêtes tombent dans le trou. Les antilopes peuvent sauter hors de la losse. Les Pahouins y remédient en empêchant la bête de toucher terre avec ses pattes, en entrecroisant dans le trou des branches disposées en une rangée de X. .Malgré cela « nzip za fola meyine » comme dit le chant de la piro- gue : l'antilope-cheval est si forte qu'elle renverse les bâtons, touche terre, saute et s'éclipse.

Les Pahouins chassent aussi, avec leurs chiens, les petits animaux qui se terrent dans des trous, hérissons, blaireaux, porcs-êpics, etc. Le chien file en avant, cherche tant que son maître reste en commu- nication avec lui en criant « ou, ô, ou, ô », ce à quoi il répond par un grognement. Quand le chien a senti une bête, il aboie fort. Le chasseur se tient prêt, à l'entrée du trou, et le chien chasse la bête hors de son terrier.

La bonne occasion est lorsqu'une bête quelconque, seule ou en troupe, traverse le fleuve ou la rivière à la nage. On se précipite alors en

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pirogue à la poursuite des bètes, aux trois quarts réduites à l'impuissance par la nage. On les transperce et on les embarque. Quand ce sont des sangliers, on risque de noyer la pirogue sous leur poids.

L.e nombre des bètes sauvages a beaucoup augmenté depuis le commencement de la guerre : la poudre et le temps ont manqué aux indigènes. Les sangliers et les éléphants pillent les plantations, les gorilles se promènent en fa- mille, la nuit, près des cases, les léopards deviennent audacieux contre les villages. La loi protège l'éléphant et certains animaux à fourrure. Le prix des permis de chasse oscille, suivant le gibier qu'on veut chasser, de 2^ à 3.000 fr., et l'indigène, même riche, ne peut se permettre de laire venir d'Europe, à grand frais, un fusil de chasse.

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La pêche. Le Pahouin. qui mange toute- l'année des bananes, du manioc et quelques légumes, éprouve facilement « onzan », la faim

de viande ; la chasse étant très aléatoire, il se rattrappe sur la pèche. Les poissons secs se gar- dent plus longtemps que la viande qu'ils conservent en petits pavés fumés.

L'homme pèche en pirogue : sa femme ou un ami est à l'arrière, maintenant la pirogue face au cou- rant et à la même place. La piro- gue ne peut se manier à la rame. On se sert d'une pagaie à une palette. On pagaie debout, à 1 arrière de la pirogue, un pied devant l'autre. La longue tige de bois, taillée d'une seule pièce dans un jeune arbre, se plie avec souplesse sous la pression de l'eau. Comme on pagaie d'un seul côté à la fois, la pirogue dévie légèrement à chaque coup ; il faut alors rectitîer la position en pagayant de l'autre côté.

On pagaie aussi assis dans le fond de la pirogue, sur une écorce. un

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paquet d'herbe, ou un petit tabouret. Les jambes sont allongées devant le corps. 11 no faut pas avoir peur de faire « trempette », car le pagayage et les fentes amènent de l'eau dans l'esquif. On emploie, pour pagayer

assis, une pagaie plus trapue, à palette beaucoup plus large- encore les noirs manifestent leur talent d'équilibristes. Ils pagaient de- bout dans ces périssoires, dont la lon- gueur ne dépasse partois que d'un mè- tre celle de la taille de leur corps. On pèche à la ligne au fil simple, attaché à une branchette souple, piquée dans le sable ; au trident, qu'on lance sur les carpes qui se prélassent en bandes au bord de l'eau ensoleillée ; à la dérive, le pagayeur se laisse descendre sur un ou deux kilomètres, en laissant traîner le fil, attendant que le poisson se prenne tout seul. Pour les poissons carnassiers, les tortues, on attache une souris à l'hameçon : au bord, la ficelle est reliée à une clochette avertisseuse pendue à deux branches qui font ressort, et em- pêchent le fil de se cas- ser, tout en faisant le recul qui plante l'hame- çon dans la bouche du gourmand. Dans les eaux courantes et pas trop profondes, on a r « éloa » : entre deux pierres posées au fond de l'eau, une série d'ha- meçons retenus à la surface par un bois qui

sert de bobine et de flotteur. Dans les ruisseaux, on dispose des pierres en cercle, en laissant une ouverture. En amont et en aval on rabat les poissons, qui vont se cacher sous les pierres du cercle. On n'a plus qu'à fermer l'entrée pour avoir un petit vivier. On en constitue de

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même en Icrmant une portion de lagune ou de rivière peu profonde avec un clayonnage. A l'intérieur on construit, avec de petits piquets, une enceinte carrée ou circulaire, dans laquelle est pratiquée une ouverture conique de nasse. Le poisson, attiré par l'ap- pât enfermé clans un panier, entre clans le vivier. Il y a aussi la nasse longue en fibres de palmier, et une nas- se ressemblant à une marmite, avec un trou un peu conique dans le couvercle.

Les Pahouins prati- quent aussi la pèche nocturne dans les ruisseaux : prés d'un porteur de torche, on ramasse le poisson attiré par la lumière, dans une poche de mailles maintenues par un cercle en bois.

Lorsque Teau de la lagune tarde à s'écouler, on la coupe en deux au moyen d'une digue de clayonnage, cimentée de terre et de boue. Les femmes ont le pénible travail de rester dans l'eau d'un côté de la digue, pour rejeter tout le liquide de l'autre côté, avec des paniers, en chantant en mesure. Un des côté de la lagune finit par baisser de niveau. D'autres femmes parcourent la boue, la fouillent, trappent les poissons avec une matchette, tandis que d'autres les ramassent. On vide ensuite l'autre côté de la lagune dans la première partie.

Les poissons ont la chair assez ferme, sou- vent bordée de graisse au ventre : beaucoup ont une peau nacrée sans écailles. 11 en est qui sont tout tètes, tout ventres, tout queues ; il en est qui lancent des décharges électriques ; une espèce possède une trompe à la place de bouche. Le poisson-scie arrête sa victime par un coup latéral de son instrument, dont le

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dos. séché, peut servir de râpe. Dans l'estuaire du (}abon, et dans les rivières qui reçoivent le reflux de la mer. changeant ainsi de courant quatre fo-is par jour, il }• a même une espèce de poisson qui

marche à terre avec ses nageoires de devant, rondes comme un petit bras. Sa tète sortant de la boue ressemble à celle de la grenouille. Pour un peu on croirait qu'il peut voler quand il dresse sa grande na- geoire dorsale. 11 est petit comme une sar- dine et se fatigue au bout de deux mètres. Celui qui a la palme est la carpe « ékouni ». Lorsque les eaux vont baisser, en juin, au commencement de la saison sèche, les indigènes empêchent le poisson d'émigrer dans le fleuve. Ils ferment avec une barrière les canaux de communication avec les lacs et les lagunes. Les pirogues entrent et sortent par une porte qui se referme. En pleine saison de pèche, les pirogues devront glisser dans la boue de plus en plus sèche; les creux l'eau reste sont alors remplis de poissons. Des quantités de pirogues sillonnent la surface de l'eau. Partout le geste du discobole s'y reproduit dans le lancement de l'épervier qui remonte ra- rement à vide. La pirogue revient au bord chargée de carpes. On les met en tas. Un parent des pécheurs ou un associé les vide,

opération fort appréciée des carpes encore sous l'eau ! Ils les posent sur des claies de branchages fichées sur quatre pieux. Une abondante fumée est entretenue sous les poissons jusqu'à ce qu'ils soient complètement secs et noircis de fumée. On les met alors dans de grossiers paniers pour

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être vendus aux blancs des lactoreries, pour les ouvriers, ou aux missions, pour la ration des écoliers. Les Pahouins les conservent aussi pour eux-mêmes. En attendant, ils font d'effrayantes ripailles": l'adjectif accompagnant le geste de la main qui tape sur un ventre distendu vous dira leur satisfaction : « Boumdène ». Ces goinfrées, assure le docteur S., leur sont nécessaires pour la rephosphatation de leur organisme un peu affaibli par le climat. C'est un spectacle pittoresque de voir tout le long des grèves du lac, ces campements grouillants de monde, composés de huttes rapide- ment construites, dont les pailles neuves rutilent ; des pagnes de toutes couleurs séchant au soleil, tachent la verdure foncée ; la iumée bleue traîne ses volutes sur les eaux et dans les branches des arbres ni- chent les martins-pêcheurs, les aigles et autres profiteurs de la curée.

Les oiseaux. Par-dessus le tout, dans les airs, plane un groupe de pélicans, trop entichés de la beauté

de leur goitre jaune pour oser s'ap- . j ^^ '

procher des humains ; des ibis métal- liques au plumage foncé à reflets de bronze et d'acier passent en pleu- rant. Il y a, en eflet, beaucoup plus d'oiseaux crieurs et siftleurs que d'oiseaux chanteurs ; et même le chant n'a que peu d'analogie avec celui du rossignol. Parfois, en voyage, on chantonne soi-même une « ringue » connue. On est tout étonné de constater que c'est un oiseau qui a lancé la phrase. Ainsi : « Pa reine d'Angleterre, qui s'est... », et les notes s'arrêtent là, pour recommencer sans cesse.

Beaucoup d'oiseaux ressemblent par leur forme à ceux de nos contrées, avec pourtant un plumage un peu différent : tels l'épervier, le hibou, le canard sauvage, la mouette, le héron, l'aigle, le rouge- gorge, le pic, la bergeronnette. D'autres sont tout à lait différents : pigeon vert, hirondelle bleue et jaune, moineau brun de dos. jaunede

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ventre, ou noir avec une tète duvetée, pintade sauvage à tète rose, ou bleue, et à panache : martin-pècheur, vert-bleu des bijoux égyptiens^ ou multicolore. Celui-ci lait du sur-place dans son vol et tout à coup se laisse tomber droit sur le poisson.

D'autres encore sont spéciaux aux tropiques: le toucan, qui. disent

les indigènes, porte le cor- billard de sa mère sur son bec, c'est le corbeau de là- bas: le touraco, bleu-vert ou multicolore, tient le soir un duo parlé avec son épouse, d'une rive à l'autre de l'eau ; la petite veuve.' au vol ondulé pour laisser filer sa longue traîne : le perroquet gris à queue rouge ; le colibri mul- ticolore et minuscule ; le foiotocole vert-bronzé à mille rellets, si difficile à atteindre, se moque de vous : « ntana. ozar ! » « Eh, le blanc, je vois ton pantalon, tu ne m'auras pas. »

\'ers l'eau se tiennent le pélican, le cormoran qui, debout sur sa branche, à l'air d'un très maigre pin- gouin. Ce dernier est un dur-à-cuire et un farceur: vous voulez le tirer, il étale insolemment ses ailes, montre son poitrail couvert de poils, d'assez loin, pour vous narguer. Pan! il tombe à l'eau, disparaît dou- cement. Ca pirogue arrive triomphalement et le voilà qui sort sa

longue tète plus loin à la même distance, frappe un bravo sur l'eau et s'envole en riant. 11 y a une espèce de petit échassicr blanc dont le bec est orné -de deux longs favoris de peau jaune, e; dont le coude des ailes est défendu par une griffe. La grande mouette, qui tourne autour des bancs de sable le soir et la nuit, a le bec inférieur prolongé en

des

manière de coupe-papier : le a nyabenga » brun s'envole des marais en gouvernant avec ses pattes palmées qui aident sa queue minuscule ; le pique-bœuf ne peut guère piquer que des moutons, il se promène à côté d'eux, en donnant à son cou un mouvement de spirale, comme une corde détendue ; et, enfin, l'aigrette blanche, qui n'a pas grande apparence, mais dont les fines plumes du dos sont très appréciées des indigènes d'Europe.

Les Pahouins tirent les oiseaux à l'arc en les attirant avec appeaux. Les petits oiseaux ont beaucoup d'ennemis : l'orage, le serpent, l'épervier, les bêtes, petites et grandes, qui les guet- tent. Aussi les riids sont-ils construits avec intelligence ; ils affectent toutes les formes : pendus au bout d'une feuille de palmier comme ceux des moineaux ; pro- tégés contre la pluie par un toit, ou par un long et léger couloir dans lequel on ne peut pénétrer que lancé de bas en haut, *''''À etc. La poule passe la nuit soit sur les toits des maisons, soit dans une petite case sur pilotis, avec un plancher de baguettes sous lequel on jette de la cendre, soit encore sous une vieille pirogue qui sert de banc à l'entrée d'une maison.

Les insectes. Attention ! Garde à vous ! Voilà le régiment de fourmis guerrières qui sort de Iherbe pour franchir un chemin ! Point de trompette, point de sitllet, ni d'ordres criés ; une discipline parfaite, des mouvements d'ensemble qu'un esprit muet et invisible insuffle aux compagnies, dressées, non au doigt et à l'œil mais au fiair et à l'instinct. Des avant-gardes se lancent sur la route, la jalonnent ; un millier de soldats les suit et court s'aligner en deux rangs comprimés pour le défilé de mesdames les ouvrières, défilé qui s'opère aussitôt ; il en passe, il en passe pendant des heures ! Les flancs-gardes vont se poster, crocs au vent, sur le sommet des cailloux avoisinants ; des patrouilles circulent, harcelées par des sergents : pendant que des sentinelles avancées font les cent pas. et flairent la route sans arrêt, le défilé continue toujours ; des

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caporaux se détachent subitement, envoient un liorion à une ouvrière qui ne va pas assez vite, et reprennent leur place sur le bord du rang. \'ous envoyez votre haleine chaude sur une patrouille en reconnaissance. Inimédiatement. c'est le branle-bas de recul ; la colonne est coupée en deux parties ; celle d"avant se referme sur les ouvrières qui continuent leur route : à celle d'arrière un bourrelet se iorme, les soldats font faire demi-tour à la foule grossissante qui se déverse toujours, et c'est le mouvement inverse jus- qu'à ce que tout ait disparu dans l'herbe. Pendant ce temps, des patrouilles vont à la recherche de l'ennemi. Voici qu'une sentinelle iso- lée a passé derrière vous, a vite fait de grimper dans votre pantalon ; de toute la force de sa tête d'un demi- centimètre carré, elle vous plante une paire de tenailles acérées dans le mollet ; vous arrachez l'insecte, la tète res- te dedans et serre plus fort, il faudra la broyer pour qu'elle lâche. 11 est temps de quitter ces lieux, l'invasion

commence. Le défilé, reformé en bon ordre, continue. Parfois, c'est la marche en ordre dispersé, les déploiements en tirailleurs sur un long bout de chemin ou sur un groupe de buissons. 11 faut alors traverser en courant, en tapant du pied, en se secouant. 11 en parvient quand même jusque sous votre ceinture et dans le dos, ou bien il en tombe sur votre tète et vos bras. Quand une bande envahit une maison, il n'y a qu à prendre un tabouret, et rester assis dessus dans votre tub jusqu'à ce qu'elles partent, après avoir dévoré le contenu de votre garde-manger et tous les insectes morts ou vifs qui étaient vos co-locataires.

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Pris à temps, on peut troubler les fourmis avec des bâtons, ou les éconduire en semant de la nourriture. Un des plus atroces supplices d'autrefois était de faire dévorer un homme par ces fourmis.

Les espèces de fourmis sont innombrables, et pourtant les Pahouins n'ont pas de nom générique pour dire : fourmi. Les guerrières brunes sont des « besighe » ; les petites rouges piquantes, pestes de nos stations, sont des « sangoun-agenda » (celles qui saluent le voyageur) ; les a ésone » noires collent leurs gros nids spongieux dans nos arbres fruitiers : « l'akoukoum », dont la morsure est si douloureuse, se tient sur l'arbre du même nom ; une autre, rouge, de forme élancée, qui a l'air d'avoir des lorgnons, marche par saccades sur les manguiers. 11 y en a une, de un millimètre de long, lente et sage, la petite fourmi domestique, haute sur pattes, rapide, afiairée, qui débarrasse la table de la moindre parcelle de sucre ; la moindre goutte d'eau est tout de suite entourée d'une couronne de petits estomacs aux anneaux distendus. Tuez-vous une mouche ou un cancrelat.^ Inutile de ramasser. Les fourmis, elles, se mettront 20, .|0, 60 et feront son enterrement solennel.

L'affreux cancrelat, un gros cafard lourd, laid, puant, d'une décevante agilité, se fourre dans les placards, les tiroirs, les caisses, dévore vos provisions, vos habits, vos livres, tout, boit jusqu'à votre encre, vole au travers de la table pendant le souper, entre avant vous dans votre chemise de nuit, va même jusqu'à se promener sur votre figure. Avec les fourmis, les moustiques, les chiques, et une sorte de mouche microscopique dont la nuée vous remplit de petites boursouflures piquantes, c'est un des êtres qui vous empêche le plus de garder un calme admiratif devant les beautés de la nature tropicale.

Les mouches maçonnes sont simplement ennuyeuses. Elles vont prendre au bord de l'eau une boulette de terre glaise, équilibrent leur vol avec leur ventre tenu au bout d'une perche, et commencent leur maçonnerie n'importe où. derrière un tableau, dans un pli d'étoffe, dans le verre de lampe, entre deux livres, etc. Pour applatir la boulette, elles la martèlent entre leurs mandibules, au moyen de leur corselet qui est double : les deux parties emboîtées avancent et reculent en accor- déon par le mouvement rapide des gros muscles qui sont à l'intérieur. Cela produit un son qui, suivant la cage de résonnance, fait croire à un moteur ou au sifflet lointain du bateau. Lorsque la mouche a

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construit une sorte de tunnel de .[ à 5 cm. de long, elle dépose les larves au fond, chacune dans un casier. Elle bourre le tout avec une provision d'araignées gardées vivantes ; elle les pique au cervelet, cela ne fait que les paralj'ser pour le temps nécessaire. Elle étale enfin une dernière boulette pour bou- cher l'ouverture, et s'en va sans se douter que tout va être bientôt démoli.

Bien des « petites hor- reurs » grouillent dans la brousse : des scorpions, des sauterelles de toutes formes, dont une grosse bardée de pointes et de boucliers, des mille-pattes, dont les indi- gènes ont si peur. Le iour- mi-lion se tient dans le sable, se creuse un entonnoir en rejetant derrière lui chaque grain de sable entre ses deux mandibules, qu'il serre d'un cran à mesure que le sable devient plus fin, si fin même que la fourmi qui passe dans l'entonnoir, patine, ne peut plus remonter. Le fourmi- lion tire alors la fourmi avec sa tenaille, et l'cnlise pour la dévorer.

Un autre insecte protège son cocon avec une barrière de bois collée autour, un autre ressemble à un véritable bout de bois, de près de 20 cm., aui|uel tiennent quatre branchettes, ses pattes. Une grosse larve dévore le tronc du palmier, le I^ahouin en est très ama- teur ; elle est grasse à souhait et a le goût d'huile de palme.

Les termites dévorent tout bois qui n'a plus de sève et se construisent des labyrinthes en forme de pagodes à étages, que les Pahouins cuisent au feu, pour en faire des briques réfractaires sur lesquelles ils posent leurs marmites. Les termites partent en expédition,

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toujours sous leurs chemins couverts, à terre, et jusqu'au haut des arbres dont ils enlèvent les branches mortes. Parfois il leur prend fantaisie de danser tous ensemble dans leurs couloirs ; les tètes qui se cognent imitent le bruit de la pluie qui tombe. Avec les termites, rien n'est sûr. vous donnez un coup de poing sur un poteau de la case d'un négligent qui n'a pas pris des bois inattaquables, le toit de la baraque vous tombe dessus : le poteau n'était plus guère qu'une écorce. Pour détruire les termites, on coupe avec le doigt leurs tunnels dans lesquels on verse de la poudre d'arsenic. Les termites la mangent, meurent, se font manger à leur tour par leurs congénères et ainsi de suite.

Il y a aussi de beaux insectes. De merveilleux papillons énormes, brillants ; de gros scarabées au plastron cuirassé de cornes ; des grillons, des cigales à la vibration puissante et des lucioles à la lumière intermittente comme le télégraphe Morse, donnent leur charme aux nuits tièdes. Dans la région des lacs, des milliards d'éphémères d'un blanc nacré dansent au-dessus de l'eau, la nuit, à leur saison. Attirés par la lumière, ils tombent par tas autour de la lanterne ou de la torche. On pourrait les ramasser à la pelle. Le pangolin est, avec les oiseaux, l'ennemi des insectes.

Les reptiles. « H y a des serpents là-bas .- Comment osez-vous rester dans un pays pareil .- » C'est comme si on demandait : « Il y a des vipères en France.- Comment osez-vous aller à la campagne.- » Il y en a évidemment, mais on n'a qu'à faire comme les Galoas. Dès qu'ils voient l'ombre d'un serpent ils se sauvent. Une tête, un tronçon de serpent posé sur le chemin les arrête et leur lait pousser des cjis de terreur superstitieuse. Il y a des serpents de toutes tailles, depuis le grand boa jusqu'à de tout petits, des rouges, des verts, des jaunes, des noirs veloutés couverts de mosaïques de toutes couleurs; le cobra se dresse en élargissant son cou comme une soucoupe ; la vipère cornue, couleur de brique, longue d'un mètre, grosse comme le bras, se détend par un mouvement d'asticot, si brusque que les indigènes prétendent que la vipère ne se dérange pas, mais lance sa dent sur la victime. Celui qui est mordu par elle ne pourra jamais raconter comment cela se passe : au bout de 5 minutes il est mort. On se demande comment les serpents

peuvent descendre verticalement et en droite ligne d'un tronc d'arbre sans glisser, avec leurs écailles lisses et sans aspérités.

Les indigènes ont une peur tout aussi grande du caméléon, bien qu'il soit insectivore et inoffensif. Cette petite bête a tout au plus 1 5 à 20 cm. de long ; son aspect apocalyptique, ses changements de couleur impressionnent d'autant plus qu'elle marche avec un calme parfait; sa main de quatre doigts s'avance lentement en ayant l'air de vous saisir à la gorge ; ses yeux sont en boule, le gauche vous fixe pendant que le droit inspecte les environs ou inversement. 11 ne semble pas que le caméléon change de couleur pour se mettre dans le ton de ce qui l'entoure : j'en ai vu un d'un beau vert clair sous un toit noir de suie, devenir rouge sur une branche. 11 y en a qui ont des cornes.

Les tortues d'eau sont plates, d'un demi-métre de long ; leur carapace est en os chagriné recouvert d'une pellicule lisse. 11 y a aussi le varan.

Les crocodiles ne sont pas terribles comme ceux du Zambèze ou de -Madagascar. Ils sont de petite taille, entre 2 et 3 mètres, très méfiants. Quand le bruit d'une pirogue vient troubler leur somme au soleil, sur un tronc mort, ou sur le sable, ils se dépèchent de plonger et de se sauver. Leur gueule est étroite, mais ce n'est pas le mince bec de l'alligator.

Arrêtons ici la description de la flore et de la faune, vous finiriez par croire qu'il n'y a que de l'eau, des arbres, et que les animaux sont une obsession. A part les animaux domestiques, les fourmis et les insectes familiers de la maison, on ne voit les autres que par occasion, et encore ce sont souvent vos pagayeurs ou vos porteurs qui vous font remarquer leur présence pour profiter de votre coup de lusil.

DEUXIÈME PARTIE

LES FANQ OU PAHOUINS

CHAPITRE Vil

Le Pahouin

Les races indigènes de rOgooué. Les Fang ou Pahouins. Les mœurs des Pahouins

Les races indigènes de l'Ogooué. « Le bassin de l'Ogooué est habité par une quantité de peuples, de langues et de types très variés. Une mention spéciale est due aux pygmées. dont Hérodote parlait déjà : on les rencontre disséminés tout le long de l'équateur. Toutes les autres tribus appartiennent à la grande famille des Bantous. qui ont peuplé le centre et le sud de l'Afrique. On peut les classer en deux groupes, au point de vue des rapports quelles ont eus avec les Européens : Les populations de la côte et du bas-fleuve, Xkomi, Ivili. Séki, Galoa. Bakélé. etc., véritable poussière de peuples décimés et démoralisés par la traite des esclaves, et dont l'alcool, cet opium de l'Afrique, a précipité la ruine ; elles tendent à disparaître. Les populations qui sont entrées ces dernières années seulement en contact avec nous, et qui sont devenues des lournisseurs divoire et de caoutchouc : Isogo. Batéké, Oudombo. Bakota. etc . habitant les bords de la Ngounié, de l'Ogooué et les hauts plateaux entre l'Ogooué et l'Alima. Mais le plus important de tous ces peuples, dernier venu dans le domaine ethnographique, est le grand peuple des Fang ou Pahouins.

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Les Fang ou Pahouins. « En 1869, l'amiral Fleuriot de Langle signalait au Gabon l'apparition des premières tribus pahouines. Depuis elles n'ont cessé d'envahir toute la partie du Congo français située entre le Cameroun, la llaute-Sangha et l'Ogooué, refoulant les peuples plus faibles qu'elles rencontraient : les Ossyeba du Haut Ogooué, les Nzim de la Haute-Sangha, comme les Boulou du Cameroun sont des Pahouins. Ils viennent du Nord-Est, et, comme une grande marée, par vagues succes- sives, ils ont couvert tout le pays ; actuellement c'est à plusieurs millions qu'on évalue leur nombre.

« Les Vang sont de beaux hommes, grands, bien bâtis, aux muscles bien développés, le front est large, découvert, le regard vif, la démarche souple avec parfois des allures de fauve. Leur costume est très sommaire : autour des reins un petit carré d'écorce assouplie, d'étoffe tissée en fibres de palmier, ou une peau de singe. Ils ont les incisives limées en pointe, les cheveux soigneusement tressés et entremêlés de petits boutons blancs ; des bracelets, des bagues de cuivre, de fer ou d'ivoire ornent bras, jambes, doigts, oreilles, nez même parfois ; enfin de nombreux tatouages décorent leur poitrine, leurs bras et souvent leur dos. Les hommes portent en sautoir une large bande de peau de léopard, à laquelle sont fixés le fourreau de leur couteau et leurs fétiches.

« Au moral, le Fang est actif, énergique, belliqueux et vindicatif, enfin il est travailleur à sa manière : lorsqu'il entreprend quelque chose, il le fait avec entrain et rapidement. De fait il ne rentre guère au village que pour se reposer, et là-même, à moins qu'il ne sommeille dans la garde, il est rarement inactif » (i).

« En toutes choses, les Pahouins, écrit M. Cadier, se suffisent à eux-mêmes, et ils méprisent ceux qui ne font pas partie de leur race. L'idée de marier un de leurs enfants avec une femme étrangère serait considérée par eux comme insultante. Ils se montrent cruels et sauvages avec leurs ennemis. Ils mangent leurs prisonniers de guerre, alors que les tribus avoisinantes les gardent comme esclaves. Eux, ils estiment l'esclavage honteux et vil. Plutôt que d'immiscer à leur vie quotidienne quelqu'un qui ne serait pas Pahouin, ils aiment mieux faire eux-mêmes les travaux les plus pénibles. Toujours en lutte entre eux, ils ne sortent

(i) Xos Champs Je Mission, p- 75.

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pas de leurs villages sans armes ; des guerriers accompagnent les femmes dans les plantations pour les protéger. Les dangers continuels au milieu desquels ils vivent en ont fait des hommes endurcis et coura- geux, avec un tond de fatalisme. Dans la direction de leur vie. ils semblent surtout préoccupés de ne pas faillir aux traditions ancestrales, et cela d'ailleurs inconsciemment. Telle chose se fait parce que leurs pères l'ont faite avant eux. Personne n'a l'idée de discuter son opportu- nité. La coutume est la loi fatidique que chacun accepte. »

Comme chez les Juifs, on apprend aux enfants la généalogie de leur père et de la tribu. En rencontrant un garçon dans la rue, un homme lui pose brusquement la question : « Récite tes pères. » Il doit pouvoir réciter de mémoire, sans broncher, sinon il est puni. Ordinairement c'est un homme de sa garde ou de sa famille qui l'interroge. Pour finir

l'enfant dit : un tel, fils d'un tel, lequel était fils de Xzame, « én)'e a

nga kum ayon da » ; c'est-à-dire fils de Dieu, qui a créé notre tribu. Si cet enfant va dans un village d'une tribu parente, on lui fait réciter les ancêtres. S'il sait bien, on se réjouit, on lui donne une poule ; s'il ne sait pas, on le prend pour un espion qui n'a pas de passeport, on le garde prisonnier et on le tue. .Mais cette coutume a disparu depuis que la circulation dans le pays est devenue libre.

\oic[ par exemple la généalogie authentique d'Emané Bye. Il n'y a pas de nom de famille, ni de prénom. Tout homme n'a qu'un nom, auquel on ajoute le nom de son père ; on déclare aussi la tribu : Emane Bye, mon Ebito, c'est-à-dire Emane, fils de Bye, fils (de la tribu) Ebi-To, dont To est l'ancêtre. Ainsi : Emane, fils de Bye, fils de Mefaghe, de Ndanendan, dont le frère est Xgagha ; fils de Metughe, dont les frères sont Bamela et Endamena, fils de To dont les frères sont Xdugha, Bem, Ngye ; tous fils d'Akam, fils de Nzame, Dieu. Les frères de To ont donné naissance aux Esindukh, Esibem, Ebingye, ce sont les tribus dites sœurs. D'autres tribus auront d'autres degrés de parenté : tantes, nièces, etc. Les noms sont d'importance diverse et très nombreux : Esisir, Esibenye, Ebindum, Ebiligh, Esandum, Esitua, Ebikolum, Eyefal, Ebikul, Angonamvel, Angonamvè. Ebikam, etc.

Les mœurs des Pahouins. Vous avez devant vous un sauvage ou un ancien sauvage, il ne faut jamais l'oublier. Pensez à son passé, à son hérédité de cruel cannibale, au milieu il est né. Descendu des pla- teaux où il était très vigoureux, il est venu s'anémier dans les forêts l'attraction de la chasse et de la pêche abondante le conduit de plus en plus vers les régions plus giboyeuses, mais plus malsaines, du,

bas-fleuve.

Bien des causes inlluent sur sa manière d'agir et de penser. Le Pàhouin est riche et pauvre en même temps : la forêt lui fournit abondam- ment les vivres s'il veut se donner un peu de peine, mais la nourriture est prise irrégulièrement ; rempli, le Pà- houin ne se soucie plus du lendemain et se trouvera sans réserves. 11 est gâcheur dans l'abondance, avare, quand il sent le besoin approcher. L'humidité. la rouille, la pourriture, le soleil, les rats, les termites, et toutes les causes d'anéantissement rapide de ce qui l'en- toure lui enseignent à profiter du moment présent, sans se soucier de l'avenir. C'est pourquoi il est surpris par la pauvreté. L'argent rapi- •dement gagné est jeté aux factoreries, souvent pour de la pacotille ; aucune épargne pour le moment du besoin.

Les anciennes guerres faisaient fleurir l'énergie, la rapacité ; le besoin de se défendre et de lutter faisait naître l'art du forgeron. La paix donne le moyen d'acheter des outils, et de meilleurs. Ajoutez à cela que le Pahouin apprécie peu le travail persévérant. A cinq minutes de l'arrivée, presque au bout de son ouvrage, il s'arrête et abandonne, latigué; il a donné sa mesure. Pourquoi continuer .- Il vit en paix, il reprendra plus tard. Un petit exemple : il va jeter des ordures au fumier entouré d'une barricade. 11 s'approche jusqu'à un mètre et laisse tomber les saletés devant lui. Mais il va jusqu'à la barrière pour en arracher des piquets de bois mort afin de s'éviter la peine d'en chercher à quelques pas dans

la forêt.

La vie en commun du village lui apprenait la solidarité, il partageait

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tout avec ses frères, il avait l'amour exclusif de sa trihu. Aujourd'hui, moins méchant avec les autres tribus, il disperse son amitié et devient plus égoïste. L'exemple du blanc qui possède tant de biens, dont il ne comprend pas toujours le but ou l'utilité, crée en lui de nouveaux besoins de richesse ; il veut posséder pour posséder (e bele-belej et non seule- ment pour acquérir des femmes comme autrefois.

L'influence des fétiches, la crainte des esprits, du poison, pèsent tou- jours sur les âmes. L'idée de « Xzame », Dieu, luit comme une très faible lueur. La conscience païenne est faussée et ignorante ; elle appelle mal ce qui est bien, et surtout bien ce qui est mal, en toute sincérité. Les noirs en arrivent à se tromper sur les causes et les responsabilités. Ainsi : le léopard arrive. Un coup de fusil, parti du bout du village, le chasse. La nuit suivante, la béte mange le mouton du chef. Le chef réclame au tireur le prix du mouton. « Si tu n'avais pas tiré, le léopard aurait mangé tes poules et non mon mouton. » Un homme demande à accompagner un chasseur qui lui répond : viens. Un hippopotame fait chavirer la pirogue, broie la jambe de l'homme. C'est le chasseur qui a payer les frais. Une catéchumène dit : « Je ne peux pas vivre en chrétienne, les Allemands viennent d'abîmer le travail de Dieu, l'Evangélisation. »

La liberté trop grande laissée aux enfants, leur éducation en vue de la guerre et du rapt, les acclamations aux vainqueurs, ont développé « l'élan », l'orgueil insolent, satisfait de soi, insensible aux droits du pro- chain : c'est un mélangé de la fierté du félin qui tient à être libre, seul contrôleur de ses actes, et qui se rebiffe contre tout ce qui contrecarre la satisfaction de ses ambitions du moment. Chez nous, disent les Pahouins, chacun fait ce qu'il veut. Ils sont individualistes, quoique très liés à la coutume ; libres, et cependant esclaves de leurs impulsions ; capables de très beaux mouvements, mais leur volonté est plutôt de l'entêtement à ne pas céder par peur du qu'en-dira-t-on.

Le Pahouin a souvent du dévouement spontané, comme celui de venir au secours d'un appel désespéré, de sauver un homme qui se noie ou dont la pirogue est simplement renversée. Le feu le paral3'se : c'est un ennemi auquel une peau nue ne peut guère résister. Une case prend-elle feu dans un village .- On sort tout ce qu'il y a dans les maisons, on les laisse souvent toutes brûler, au lieu de vite couper le chemin du feu en enlevant un toit dont on n'a qu'à couper les ligatures en liane.

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Le Pahouin promet avec une facilité remarquable et manque à sa parole avec la même aisance. Il ne vient même pas prévenir lorsqu'il ne peut tenir parole ; il n"a pas oublié ce qu'il vous avait dit, mais fera comme sil ne savait pas. il passera devant vous la tète haute et fière.

Sil vole ou s'il doit avouer une laute, et qu'il n'ait devant lui que des accusateurs et non des témoins directs, il protestera contre le soupçon avec énerfrie, jouera le personnage offensé dans son honneur, se fâchera d'autant plus fort qu'il est plus coupable, prendra un air si digne et si naturel qu'on s'y trompera. Interrogez alors les vrais témoins, c'est tou- jours la même réponse : « .Ma yem dia » « Je ne sais rien, demande-le lui ».

Par contre, il avouera ce qu'il n'a pas lait : Un innocent accusé par un assassin qui voulait laire retomber le crime sur lui. lut arrêté et, malgré ses protestations et nos preuves, se vit condamné : « Ke me wua » dit l'innocent. « puisque je suis déjà mort », et il raconta l'affaire comme s'il en était l'auteur, citant ce qu'il avait entendu raconter. Si on de- mande à un nouveau catéchumène quels péchés lui pèsent spécialement sur la conscience, il citera une liste quelconque de méfaits. « As-tu même tué et mangé des hommes .- » - - « Oui. » La femme qui n'en a jamais goûté s'en accusera aussi bien que l'homme. Devant une ques- tion plus précise, elle dira ce qui est vrai : « Non, je n'ai jamais fait cela. »

On a dit que le sauvage est un enfant. Oui et non. Il a l'intelligence rusée, experte au mensonge, arme défensive : il a l'expérience de la vie, mais c'est un enfant avec des contradictions : inoffensif et cruel : précoce et limité ; de faible volonté et acharné ; sans enthousiasme et qui se jette en avant. H manque d'attention soutenue ; et quand elle est soutenue, il en oublie le pourquoi, perd le sujet traité et ne retient que des détails. Lors- qu'il y a attention, il est possédé entièrement ; ce qui l'attire le conduit aux mouvements impulsifs. C'est pourquoi son travail est si chaotique : s'il lui plait. il le lait avec entrain ; mais il le délaisse si quelqu'autre objet le sollicite. Il est souvent inapte à la rèllexion et à l'effort véritable. Comme il manque un peu de ressort, il réagit contre le moindre désa- grément par l'inertie ou l'apathie. C'est ce qui use tant la patience des missionnaires, et finit par la faire perdre totalement aux blancs qui ne se soucient pas du bon exemple et qui déchargent par des coups l'électricité de leur système nerveux,

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Le Pahouin n'est pas un émotil, du moins extérieurement. Il sait garder son impassibilité, ce qui est une supériorité si elle est bien diri- gée. Quand la corde sensible a été touchée, l'orage se déchaîne alors furieusement, soit par des cris, soit par l'activité musculaire (un faible, par exemple, se battra avec un homme très fort), soit encore par une décharge brusque (j'ai vu un homme s'évanouir dans sa crise de rage). La plupart des suicides ont pour cause, non l'oppression du malheur, mais la colère ou la passion trop violente qui saisit tout l'être : des femmes se jettent à l'eau, des hommes se lacèrent de coups de couteau pour que l'adversaire soit obligé de pa5-er le sang, qui coule parfois trop fort ; ou bien, comme l'a fait un enfant de notre école dont la mère excitait trop le dépit par ses reproches journaliers, ils se roulent dans des débris de bou- teilles cassées. D'autres se laissent mourir volontairement.

CHAPITRE VllI

Le Pahouin au village

La construction du village. Le corps de garde. La rue. Les plantations La cuisine. Les aliments. Articles de ménage. Le mobilier

La construction du village. Quand une tribu pahouine émigré, elle commence par choisir un nouvel emplacement de village, un endroit sans pierres. On débrousse, on coupe les grands arbres, on brûle. Quand la place est prête, chacun choisit l'endroit il bâtira sa maison. Pendant les travaux, on s'abrite dans des cases provisoires dans lesquelles on amasse les matériaux de construction : des poteaux de bois dur, appointés et brûlés à la partie qui ira dans le sol, taillés en queue daronde à la partie qui soutiendra les traverses. On choisira de belles écorces, que les gens de goût auront martelées de façon régulière ou en lignes brisées, pour les détacher de l'arbre ; aplaties, séchées, elles feront des murs fibreux, très solides, épais d'un centi- mètre. Une liane, grosse comme le doigt, du genre jonc, sera coupée en tronçons de 2 mètres, fendue en minces lanières à étirer, à lisser ;

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cela donnera un lien plat d'un demi-centimètre de large, solide, avec lequel on attachera les bambous et les pailles. Les « bambous » sont des branches ou nervures droites et lisses de palmier de marigot ;

ils manquent on les remplace par des bran- ches d'arbre. Les pailles du toit sont faites avec les feuilles de ce palmier. On les imbri-. que l'une sur l'autre, sur deux baguettes, en les épinglant avec une cassure de bam- bou, cela donne une tuile imperméable de 50 sur i$o cm. Le terrain n'est pas nivelé. On choisit une légère pente pour l'écoule- ment de l'eau.

Quand tout est prêt, le village ancien déménage, à pied, en pirogue, emmenant ce qu'il peut de matériaux restés bons. bagage n'est pas bien gros, il n'y a guère que les nattes, les articles de cuisine, les marchandises, fusils, caisses, etc. Les bestiaux précédent le cortège, puis les enfants, les femmes, les hommes, tous à la queue-leu-leu, les chiens ferment la marche ; ce qui reste du village pourrira sur pla- ce, cela s'appelle un « élikh )).

On commence la construction de la mai- son par les poteaux dressés à l'tjcil sur le plan d'un rectangle, plus ou moins exact, qui suit les modifications du ter- rain ; la partie longue vers la rue. On pose des traverses- sans les

clouer. Par-dessus on ligote les bambous, de la hase du toit jusqu'au faîte, distancés de 20 à 30 cm. Sur les bambous inclinés s'attacheront des bambous refendus et minces, horizontalement espacés de 15 à 20 cm. Au bas du toit on licelle une première ligne de pailles avec des liens. I^ar-dessus on imbriquera les autres lignes jusqu'au som-

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met, en couches dont l'épaisseur varie suivant le rapprochement des petits bambous. Le chapeau du faîte est composé de pailles pliées en long. Pour empêcher le vent de soulever les pailles, on charge le toit de branches liées bout à bout qui pèsent sur chaque versant. Dans les contrées les pailles n'existent pas, on fait un toit épais de feuilles lar- ges et lisses cousues ensem- ble, ce qui est un long çt patient travail. \'ient ensuite la pose des murs d'écorces

simples ou doubles serrées entre des bambous fendus en deux, que l'on rattache ensemble. Le côté aubier de l'écorce est en dedans de la maison. Du côté de la rue, le toit descend en manière de véranda, de trottoir couvert ; tout autour des murs on ajoute de la terre pour empêcher l'eau d'entrer. Point de fenêtre ; une porte au milieu de la rue, avec un seuil haut qu'il faut enjamber; une autre, en face, sur l'arrière. On les ferme avec une écorce. L'intérieur : un carré sombre avec

un foyer au milieu, entouré de lits. C'est la cuisine et chambre à coucher. Le salon est ailleurs, dans la case qui coupe la rue. La chambre de bains, au ruisseau ou au fleuve. Quelques maisons ont des chambres séparées avec une sorte de petit grenier à pro- visions, en arrière. Les poly- games bien stylés offrent une cuisine à chacune de leurs fem- mes. Comme toutes les mai- sons sont pareilles et dans le même sens, elles touchent les unes aux autres par le mur mitoyen, à travers lequel tous les secrets se com- muniquent jusqu'au bout du village. Les deux lignes parallèles des maisons forment la rue, bouchée au milieu et à chaque bout par les « gardes » ; tout le long des maisons court la galerie couverte, trop basse

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pour s'y promener à l'aise. Enfin, autour du village, des bananiers au pied desquels se versent les eaux grasses et les détritus, fumier trop

rapproché dans lequel piochent les poules et les chiens affamés. Les villages galoas n'ont pas cette unité; les malsons sont séparées, disper- sées un peu dans tous les sens. Les matériaux sont les mêmes. Le con- tact des Galoas avec les blancs, puis des Pa- houins avec les Galoas, a fait naître un style moderne plus soigné, plus haut de toit, avec un sol nivelé, des cham- bres avec de petites fenêtres et des portes en planches avec gonds et cadenas.

Autrefois les villages étaient plus grands, avaient jusqu'à lo et même 20 gardes ; ce qui suppose une grande longueur. Quelquefois ils étaient for- tifiés par une barricade de pieux hauts et d'épines, avec une porte à chaque extrémité, gar- dée par 2 ou -1 hommes, fusil chargé. .Mais des guerres intes- tines ont partagé les villages, et chaque famille est allée de son côté fonder une autre tri- bu. Aujourd'hui nous assistons même à une dislocation du vil- lage telle que l'administration

s'en est émue. Une brouille avec le voisin suffit a faire fonder un hameau de j ou .\ maisons. Le besoin de se grouper ne se fait plus sentir grâce a l'interdiction des guerres, mais cette dispersion est

funeste aux indigènes qui y perdent en cohésion, en force ; leur mentalité devient plus individualiste, ou plutôt moins sociale et plus égoïste.

Le corps de garde. C'est le salon, le parloir, le fumoir des mes- sieurs. Les (( gardes » sont placées au milieu de la rue du village, laissant à gauche et à droite juste la place du trottoir. Celles qui bouchent l'entrée et la sortie du village servent de corps de garde. Les hommes passent par les portes étroites, traversent le feu tou- jours allumé, et ressortent dans la rue après avoir donne les nouvelles. Les

femmes doivent passer sur les côtés ; il leur faut déposer leurs fardeaux. Toute entrée ou sortie est donc contrôlée. La garde, construite en troncs d'arbres empilés, trapue, basse, ornée parfois de crânes, est un

véritable fortin dont les mu- railles sont percées de petites ouvertures ou meurtrières. Les gardes correspondent aux fa- milles de la tribu. S'il y a 3 familles, il y a 3 gardes. C'est que se réunissent pour man- ger, causer, dormir pendant le jour les homnies de la même famille. Les femmes n,'y vien- nent que pour y porter des vivres. Elles ne mangent pas avec les hommes, elles ont honte. C'est aussi qu'on rè- gle les affaires de mariage, les différends.

Autrefois, la garde très grande et longue, bien fortifiée, avait en plus un premier étage l'on accédait par un escalier intérieur, comme le

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dispositif des lits de cabine sur les bateaux, l'un au-dessus de l'autre. C'était r (t oyem ». se tenaient, invisibles, les vieux à la toison blanche. Quelquefois on y plaçait une réserve d'armes, de fusils, de sagaies, etc. Les vieux entendaient les discussions sans y prendre part, et, à la lin seulement, tranchaient les questions. Respectés, il n'y avait plus rien à dire.

La garde n'a plus aujourd'hui de but déiensil. Le pays est pacifié: l'administration exige l'élargissement des rues des nouveaux villages, la démolition des gardes et leur remplacement, sur l'alignement des mai- sons, par une case sans murs, qui n'a de la garde que les bancs et le nom.

La rue. Si la garde est le salon, si la cuisine est aussi la cham- bre à coucher, la rue est la chambre commune, tout le monde est à

l'aise, à l'abri des enne-

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mis. C'est la salle de danse des enfants qui s'exercent, et des adultes. C'est aussi l'écurie se réfugient les chèvres et les moutons qui couchent sous les avant -toits. Des poules couvent dans des paniers accrochés aux murs. A côté d'elles, et tout aussi calmes, les vieux jouissent de l'ombre en fumant leur pipe. Les pagnes sèchent sur les toits, à côté de crânes qui blanchissent au soleil. La rue est aussi l'aire l'on étale les graines pour les faire sécher. Elle est l'école les enfants font leurs jeux et s'entr'éduquent. ayant sous les yeux l'exemple de tout ce que le paganisme peut leur apprendre, le jour et la nuit. Il y a aussi les cris de la rue. Quand un homme a. par exemple, pris du poisson, et a besoin de pommade en échange, il se promène en criant : « Ekouni za yi mbono », « la carpe veut de l'huile d.

Les plantations. Les Pahouins émigrent après avoir épuisé tous les bons coins de terrain d'une région ou déménagent pour d autre^

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causes. Tout en se nourrissant des vieilles plantations, ils en préparent une autre chaque année, et même à chaque saison sèche, pour un légume différent. Avec la forêt qui occupe tout le sol, il est impossible d'avoir un de nos beaux champs dont pas une mauvaise herbe, pas une branche ne vient troubler l'uniformité.

11 s'agit d'abord, pour le Pahouin, de se débarrasser de la brousse. Armé à sa main droite d'une matchette, espèce de sabre court et à bout rond, à sa main gauche d'un crochet de bois pour écarter les branches et les épines et décou- vrir leur pied, il taillade sans relâche, lauchant tout près de la racine. Il sépare ensuite les quelques mètres carrés qu'il a coupés du reste de la brousse. Il tran- che, à hauteur de cein- ture, l'^s petits arbres qui retenaient la brous- se en l'air. Le paquet tombe, il le groupe un peu et recommence plus loin. Restent les gros arbres. Ceux qui sont assez hauts pour que leur ombre ne gêne pas, sont laissés. On coupe les autres, non pas au pied, c'est trop gros et dur, mais à quelques mètres au-dessus du sol. Les Pahouins grimpent au moyen d'une corde de liane ferme, qui enlace l'arbre et leur ceinture ; les pieds sont sur le tronc, le corps tend la corde en se penchant en dehors. Bien que ce procédé soit dangereux, il y a relativement peu d'accidents. Quand les arbres sont vraiment trop gros, on couvre leur base de bois mort et on y met le feu. De temps en temps, on gratte la cendre et le charbon de bois pour activer les progrès de la combustion. L'arbre tombe avec un craquement de ton- nerre et entraîne d'autres arbres dans sa chute.

Quand les feuilles et les petites branches sont sèches, on met le feu aux quatre coins du débroussement. C'est alors un embrasement géné- ral qui illumine toute la région. La forêt avoisinante ne risque pas d'être incendiée, elle est trop humide.

C'est le moment du gros travail des hommes, cela dure un mois.

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La cendre fume la terre Jonchée d'un enchevêtrement extraordinaire de cadavres noirs tordus en tous sens. On n'enlève "les arbres que peu à peu, pour les besoins du fo5'er de la cuisine. Le travail des femmes commence alors ; celles-ci n'ont pas de chemin à leur disposition, elles parcourent le champ entre les branches calcinées ou le long des troncs, en faisant attention de ne pas se faire éventrer ou empaler par la multitude d'épieux dressés contre elles.

Quand les pluies viennent, les femmes sèment le maïs, enfoncent en terre la bouture de manioc en biais ; plantent des rejetons de bananiers, des tètes ou des découpures d'ignames, des graines d'arachides ; par-ci par-là, quelques cannes à sucre et des bordures d'ananas. Les mauviaises herbes repoussent avec vitesse, il laudra venir les enlever tous les jours, sinon elles dépassent de beaucoup les bonnes plantes. Les femmes en font des paquets qu'elles posent sur les pointes des arbustes coupés, pour les faire griller au soleil. Les champs d'arachides ressemblent à nos champs de trèfle ou de luzerne. L'arachide est un fruit hypogée. La graine se forme en l'air, la branche qui le porte se plie et s'enfonce en terre le fruit se développe et mûrit. Les champs de banane, de manioc ne ressemblent à aucun des nôtres. Le maïs et la canne à sucre sont trop dispersés dans le reste pour qu'on les compte comme champs. Une plan- tation produit pendant un an ou deux ; après quoi on l'abandonne comme vivres de réserve ou d'occasion. Les plantations souffrent parlois des inondations, de la sécheresse. Les fétiches pendus aux plantes ne les protègent pas toujours contre les voleurs. Les animaux sauvages, profi- tant de l'absence de poudre, sont devenus prolifiques ; des troupes de sangliers déchaussent les plantes et les mangent ; les éléphants sacca- gent la plantation en peu de temps; les rongeurs finissent le reste. 11 y a même des épidémies de gros vers qui rongent les plantes à leur base, et des épidémies de... réquisitions administratives qui, enlevant les gens à leur travail, font que les plantations actuelles ne sont pas entretenues et ne donnent presque rien. Les pluies viennent avant qu'on ait pu commencer à brûler les arbres, ou même à les couper.

Pour parer à tous ces inconvénients, le Pahouin déserte son village, reste caché sous des abris provisoires dans la brousse, afin de fuir le milicien. La nuit, pour faire fuir les animaux, il secoue avec bruit un mannequin habillé de blanc ; ou bien, placé dans une petite case au milieu

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de la plantation, il écoute : quand les bêtes arrivent, il bat du tambour de bois au roulement duquel répondent bientôt les cris des gens qui dorment dans leurs abris, et qui arrivent avec des torches. Ou bien encore, gros travail pour lui ! il entoure la plantation d'une barrière intermittente ; dans les espaces libres, il creuse une fosse recouverte de branches et de leuilles pour en dissimuler l'ouverture.

La cuisine. La nourriture étant la chose la plus nécessaire à la vie, le f^ahouin a appelé sa cuisine, la « n5^a-nda », la maison- mère, la maison principale, ou la vraie maison. Il y naît, y vit en lamille. s'y chauffe, y dort, s'y tient quand il est malade ; c'est aussi qu'il meurt.

La femme pahouine part de bonne heure à la plantation, son panier de rotin pendu sur son dos par une courroie d'écorce qu'elle maintient avec son front ; elle va, une matchette à la main, court-vêtue, son bébé à cheval sur <j^^ sa hanche, retenu par une lanière de peau d'antilope. Elle rejoint le —^"^ lieu de son ouvrage par des sen-

tiers encombrés que, seul, son pas journalier a tracés. EUe-travaille jusqu'à environ midi, quelquefois plus longtemps encore. Pendant ce temps le mari, la maison, ou dans la garde, fume sa pipe en tressant un panier ou en causant avec ses amis. Mais il sent la faim venir, et la femme sent déjà peser sur elle le reproche du retard. Elle ramasse des tubercules de manioc, dont elle emplit son panier, y fixe 2 ou 3 bâtons qui maintien- dront les lourds régimes de bananes qu'elle ajoutera par-dessus ; et elle part, chargée de 20 ou 30 kilos, traînant son enfant qui n'a pu être gardé à la maison si elle le nourrit. Avec cette charge, elle enjambe les troncs, se courbe pour passer sous d'autres obstacles et repasse le

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sentier de forêt les herbes dures sillonnent ses mollets noirs de raies grises.

Arrivée à la maison elle est reçue par ces mots ; « Avoul, bizi » vite, à manger ! Toute en sueur, le front ridé par la pression de la courroie, elle ranime le feu du foyer presque jamais éteint. Entrons avec elle dans sa cuisine, ^'os yeux, éblouis par le soleil qui frappe la terre jaune de la rue, ne perçoivent d'abord que la porte donnant sur l'arrière. L'odeur de résine et la fumée vous saisissent le nez. L'air, chauffé en haut par le soleil sur le toit, en bas par le feu, vous enveloppe de sa tiédeur. Vous vous mettez à trans- pirer. Asseyez -vous sur le bas tabouret qui vous est présenté avec grâce, mais fai- tes attention au frais courant d'air d'entre les portes. Tout est noir ; la fumée cher- che une issue dans les déchirures des écorces ou du toit, couvre tout d'une couche de vernis bril- lant et conservateur du bois. Vos yeux larmoyants perçoivent une ombre maigre et ridée, afTalée sur une natte ou une écorce, à côté du foyer, sous le dais d'une moustiquaire couleur de terre. C'est la grand'mère ; on lui confie le bébé. Elle claque deux fois de la langue, des petits chiens jaunes apparaissent pour faire la voirie: affamés, ils mangent tous les détritus possibles.

Pincées dans les bambous des murs, quelques cuillères de bois. Aux parois pendent les étuis contenant des graines de piment et le sel, les paquets de feuilles sèches de menthe, d'oseille ou d'une sorte d'ail pour assaisonner la viande et les soupes. Sous le toit pendent quelques objets hétéroclites qui pourraient bien être des fétiches, des dieux lares. Quatre piliers soutiennent deux ou trois étages de claies en bambous sur lesquelles se conservent, à la fumée et à la chaleur, le chocolat indigène,

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les poissons secs, les petits paquets de viande cuite, les quartiers de viande boucanée, quelques vieilles boîtes de conserves rouillées pour garder certaines graines, et des gourdes d'eau bouchées avec un épi égrené de maïs.

La nourriture est prête. Les bananes sont alignées dans un panier plat sur une feuille de bananier ; les « nam » ou mets qui accompagnent la grosse nourriture sont déficelés. Ni couteau, ni fourchette; une seule cuillère, parfois remplacée par une feuille repliée, pour manger la soupe d'eau, d'herbes et de piment. Le tout est apporté par la femm.e dans la garde : .Monsieur est servi. Les bâtons de manioc, préparés la veille ou l'avant-veille, lui servent de pain. A la fin du repas seulement, on lui apporte la gourde d'eau. L'homme une fois repu, sa femme commence à se préparer son dîner.

Quand il y a des étrangers avec lui dans la garde, si sa femme lui présente la nourriture dans une assiette ou un panier pas assez creux, le mari « voit la honte » ; il jette la nourriture à terre ou à la tète de sa femme. Il lui faut une pleine cuvette pour qu'on dise : « Voilà une vraie femme qui sait bien soigner son mari. » Le mari peut inviter alors ses hôtes à manger, ce que les étrangers font, bien qu'ils aient déjà grapillé trois ou quatre fois, ce qui ne les gène pas.

Pendant le repas, si un homme de la même tribu arrive, il peut se servir dans la corbeille de manioc comme il veut; les enfants aussi. Un homme d'une autre tribu serait mal vu s'il le faisait avant qu'on le lui offre.

Les hommes, ou les jeunes gens dont la mère est absente, peuvent s'inviter à manger avec les autres, dans la garde ou dans les cases. Les vieilles femmes invitent les jeunes gens et les enfants à piquer dans le plat, dans leur cuisine. Les jeunes femmes ne doivent pas inviter les jeunes gens à manger ainsi. Elles doivent les servir dans la garde.

Les aliments. Les produits de la chasse et de la pèche ne suffisent pas au bon appétit des Pahouins. Les plantations leur donnent un appoint végétal, sinon varié, du moins abondant. Le bananier, à la feuille énorme et imperméable, remplace notre pomme de terre. Chaque pied donne un régime terminé par une grosse fleur violette. Il y a jusqu'à 50 doigts de banane à un régime. La petite banane qu'on mange à la

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main est semblable à celle qui se vend sur les marchés d'Europe. La grande, deux ou trois fois plus longue et plus grosse, a plusieurs variétés. Elle est farineuse et nourrissante, et se mange bouillie, étouflée ou rôtie. Le manioc est beaucoup moins nutritif et plus lourd, bien qu'il rende les services de notre pain. On laisse tremper ce tubercule trois jours sous l'eau pour faire dégorger l'acide prussique qu'il contient. On le coupe, le pile dans de longs mortiers. Il se réduit en une pâte de fécule qu'on roule en forme de bâtons dans de larges feuilles de bambou indigène. On ticelle ces bâtons et on les fait bouillir dans la marm.ite.

Cela devient une pâte consistante, un peu ^2 transparente, visqueuse au toucher, qui blanchit en séchant. C'est du tapioca comprimé, commode à transporter comme vivre de voyage ; il reste bon trois ou quatre jours. Son odeur de betterave tournée et de fumée semble désagréable ^ au nez des blancs, mais le goût en est supportable, l'iusieurs tribus savent ap- prêter la fécule de manioc en manière de farine qui se conserve assez longtemps.

Les autres féculents sont la patate sucrée, plusieurs sortes de grosses et fades ignames, le maïs à grains petits, blancs, parfois violets. Les graines sont celles de l'arachide, de la courge, de 1' « andokh », une sorte de noyau de mangue huileux, que l'on sèche et fume sur des claies et pile dans un mortier : on le tasse ensuite dans une marmite. Une fois cuit cela donne un bloc brun à l'aspect du chocolat aux noisettes ; râpé avec une boîte de sardine trouée, l'andokh se met à presque toutes les sauces.

Les herbes sont : l'oseille indigène, la menthe et les feuilles de manioc, l^es huiles viennent de l'arachide, des graines d'un haricot grand comme une semelle. Le fruit de l'azo donne une huile fine, et le régime de noix de palme, une huile abondante, jaune, épaisse.

Les fruits sont la petite banane, l'ananas, l'ossa, l'asia, les courges, les papayes. Depuis quelque temps, des villages ont laissé grandir des fruits importés : les mangues, la poire d'avocat, l'arbre à pain. Les F-'ahouins plantent le café par ordre de l'administration, mais ne savent pasencorele cultiver, ni s'en servir.

Les condiments sont l'ail, la menthe indigène piment féroce dont une goutte emporte la bouche —, le jus de citron et de divers fruits.

Le sel se procure dans les factoreries. Autrefois les Pahouins tiraient une sorte de sel gris, ou de potasse, des cendres mal calcinées d'une certaine plante. La canne à sucre n'est que pour le dessert ; on enlève la peau fibreuse, par portions, suivant les nœuds de cette sorte de gros jonc, et on mâchonne l'intérieur pour en extraire l'eau sucrée. Pour avoir du miel, on est averti par un oiseau spécial qui se tient dans les environs d'un arbre creux dans lequel les abeilles ont construit leurs rayons. On coupe l'arbre, on en- fume les abeilles et on ouvre la portion creuse à coups de hache. Le miel est recueilli dans des réci- pients, dans des feuilles, et disparait vite, car les doigts des gens devenus subitement bons amis du possesseur trempent sou- vent dans le nectar.

Les articles de mé- nage. — On pourrait dire que le premier article de ménage est la feuille énor- me, imperméable du bana- nier. Large, elle sert de plat ; une partie sert d'as- siette ; ramollie, en la pas- sant sur le feu, relevée et ficelée en paquet, elle sert

de marmite ; un morceau replié en cornet sert de boite, de cuillère ou de verre. Pas besoin de lavage de vaisselle ! Le chien lèche la sauce encore adhérente, le mouton et la chèvre avalent la feuille à usages

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si variés. Elle sert encore à couvrir les cataplasmes, à bander les plaies, et remplace le papier pour envelopper les paquets. Les vieilles ner- vures sèches qui pendent le long du tronc font de la corde pour les transports de bagages ; les fibres des tiges des jeunes bananiers donnent un fil blanc, soyeux, pour la pèche ; la sève abondante a des propriétés médicinales ; lorsqu'on veut détacher une corne d'un crâne, on la plante dans le tronc, elle s'y ramollit et se distend. Pour tremper le tranchant d'une hache chauffée au rouge, les Pahouins le plantent brusquement dans un tronc de bananier. Les débris du tronc bien sec servent de paille pour allumer le leu. L'énorme oignon, à la base du tronc, donne en pourrissant un excellent fumier. Enfin le jus qui coule du régime coupé est une encre indélébile à marquer le linge.

Avec le bananier, le Pahouin a donc presque tout le matériel d'usage courant ou de voyage. Reste ce qu'il faut pour la nuit : l'éclairage. Des incisions pratiquées dans l'écorce de l'arbre okoumé donnent une résine abondante et odorante. On la presse dans de longues feuilles de palmier cousues et ficelées, ou dans une écorce de jeune arbre : c'est la torche fumeuse, dont on doit constamment gratter la cendre si l'on veut avoir la lumière d'un mauvais quinquet.

Les Pahouins se font des sortes de réticules en fibres de feuilles d'ananas ou de rafia de palmier ; ce sont des fourre-tout pour les voyages. A part les nombreuses choses que les Pahouins achètent aujourd'hui aux factoreries, ils se font encore des instruments de bois : des pilons en bois dur pour broyer les bananes sur le rebord de la marmite ; des plats en bois pour écraser et hacher les aliments ; des mortiers de formes diverses, en bois dur et épais, généralement munis de deux anses pour les maintenir avec les pieds. Les cuillères seules ont le privilège d'être sculptées avec variété. Leur forme réglementaire est assez plate. La poche est longue comme deux ou trois de nos cuillères à soupe ; le manche, de la même longueur, est plat, découpé, pyrogravé. La cuillère est polie avec une feuille râpeuse garnie de petits piquants. Les sculptures sont toutes géométriques ; je n'ai vu qu'une seule fois un man- che orné, d'une ébauche de masque. Certaines cuillères sont munies d'une petite boîte à piment. Il y a aussi de petites cuillères en os ou en ébène.

IVjur faire l'huile de palme, on presse, avec un bâton, les résidus de la cuisson des noix sur une planche pendue à un support.

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Le mobilier. Dans un déménagement pahouin. ce sont les meubles qui risquent le moins d'encombrer. Le mobilier se compose d'une natte pour le lit, d'un tabouret pour s'asseoir : c'est tout. Point de table ni d'armoire; quelques bâtons alignés dans une encoignure forment étagère pour les « civilisés » qui possèdent une boîte de pommade, un peigne, un bout de glace, de savon, et parfois un livre, si c'est un ancien

écolier qui est le propriétaire de la maison. D'autres se mettent à pos- séder de petits coffres en bois pour remiser leurs pagnes.

Les tabourets sont toujours tail- lés d'une seule pièce. Us ont un large plateau carré ou circulaire, légère- ment concave, sur lequel on est bien assis. Un seul pied, haut de 20 cen- timètres, pyramidal ou refendu en sections imitant deux planchettes, ornées de pyrogravures géométri- ques ; ou encore il y a plusieurs pieds bien séparés. Pour dosgier, le mur. Je n'ai vu qu'un seul exem- ple de chaise authentique, qui était même démontable : une large plan- che-dossier avec un trou dans lequel s'enfonçait le siège qui s'appuyait en arrière sur un bâton. Toutes les autres chaises, imitations plus ou moins vagues de la chaise pliante des blancs, sont faites de vieilles planches clouées.

Les lits sont de trois sortes. Le lit ordinaire des maisons : sur la terre nue, une natte encadrée de troncs d'arbre refendus. Le lit des campements de brousse ou de pêche : une écorce reposant sur des rangées de branches montées sur quatre piquets. Le lit de luxe, à petit matelas de foin, très haut : peut-être pour mieux rester dans la fumée qui chasse les moustiques. Il y a aussi des lits doubles : deux places l'une sur l'autre, avec un sommier de terre glaise lissée, sur lequel se pose la natte. C'est probablement pour que deux personnes profitent

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de la même moustiquaire. Enfin l'horrible lit que les Pahouins se construisent de plus en plus, pour imiter la forme du lit des blancs, en planches disparates, mal clouées, d'épaisseurs différentes. Ils sont mon- tés sur des pieds qui trempent dans l'eau à cause des fourmis, et munis d'un coussin trop gros et crasseux.

CHAPITRE IX

Les occupations du Pahouin

Les outils. Les armes et la guerre. Le cannibalisme. Le calendrier.

La poterie. La vannerie. Le tabac. Le costume.

La coiffure. Les tatouages

Les outils. .Mis à part le moment de préparer les plantations et de la grande pêche, les hommes ne travaillent pas beaucoup. Ils ne connaissent pas le travail régulier ; ils travaillent par à-coups, par secousses, quand la nécessité les pousse, ou quand « cela leur dit ». Ils font alors la tâche rapidement, allegretto, puis se reposent pendant un long temps. Ainsi ils tressent des paniers, taillent des tambours, coupent l'ébène, récoltent le copal, le caoutchouc.

Les outils sont rudimentaires. Ils peuvent s'en procurer dans les factoreries de meilleurs que les leurs, surtout les haches et les couteaux ; mais pour les autres, ils préfèrent conserver les anciennes formes. Des haches anciennes, dont ils ne se servent presque plus, avaient un petit fer, et un petit manche. Quand il s'agissait de couper de gros arbres, on brûlait ces arbres à la base, et la hachette ne coupait que les branches. Ils arrivaient cependant à se tailler des pirogues avec ces haches et une sorte d'herminette.

Suivant sa grosseur, le tronc d'arbre est alors coupé en longueurs variant entre 3 et 1 5 à 16 mètres. On l'équarrit grosso modo ; sur le plan supérieur, on installe deux bambous attachés aux extrémités. On écarte le milieu au moyen d'une baguette, ce qui donne la forme de fuseau, qui sera celle de l'intérieur de la pirogue. On trace au charbon

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en se servant de ces bambous comme règle. Les deux extrémités de la pirogue s'élargissent en petit plateau renforcé sur lequel le pagayeur d'arrière se trémousse ; celui d'avant étant destiné à recevoir les chocs en tète. Le fond est plat, légèrement relevé aux bouts. Les grandes pirogues peuvent contenir jusqu'à 35 personnes assises, ou bien supporter

J.500 kilos. Elles ont alors i m. à i m. 30 dans la grande largeur dont les bords sont toujours verticaux.

Le pagayeur debout à l'avant inspecte le courant, le sable, les rochers ou les troncs à moitié cachés sous l'eau. 11 ma- nœuvre en accentuant ses coups de pagaie pour que le pagayeur d'arrière les aper- çoive à temps et donne les mêmes coups de gouvernail, mais du côté opposé. La pirogue pivote ainsi assez rapidement. Sur les lacs, et sur l'estuaire du Gabon, les pirogues sont en forme de canot avec une quille à l'avant, et sont munies d'une voile.

Les noirs pagaient debout, souvent même dans une pirogue périssoire. Us ont l'air alors de marcher sur l'eau.

Les pagaies se font avec l'herminette et un racloir en forme de A.

Pour creuser les mortiers, les tambours, les Pahouins se servent

d'une matchette usée, aiguisée en manière de ciseau, sur laquelle ils

frappent avec un bois dur. Ils arrivent à aiguiser assez bien leurs outils

sur des pierres et possèdent même des rasoirs.

Dans les villages reculés, on trouve encore, par-ci par-là, égaré sous les bancs d'une garde, un instrument curieux dont je n'ai pu recueillir que deux exemplaires, reste d'un art disparu des régions que le blanc a pu atteindre : c'est le souttlet de forge. 11 est composé d'un plateau de bois percé de deux ouvertures surélevées par un collier en relief auquel on adapte une poche de cuir. Ces poches, attachées de* manière à faire des fronces, sont ouvertes dans le haut qui est ficelé sur un petit bout de tuyau que la main saisit. L'air entrait en tirant le cuir

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en l'air ; la main fermait l'ouverture, se baissait, expulsait l'air dans le tuyau commun de sortie.

11 paraît que les fondeurs et les forgerons formaient une corporation. C'étaient des personnages importants qui ne donnaient pas volontiers des leçons à d'autres qu'à leurs enfants.

Le minerai de cuivre ou de fer amassé en tas, on creusait un terrain argileux en manière de four que l'on chauffait avec du bois. Le minerai était mis en place pour être calciné et pour laisser échapper son métal par un trou en bas, en pente. On ajoutait constamment du bois ; sur le sol brûlant, on disposait des troncs humides de bananier pour se tenir dessus. Pendant ce temps fonc- tionnaient les soutilets qui envoyaient de l'air par des trous. Les bras alter- naient avec une grande vitesse : la sueur et la fatigue près de ce foyer ardent obligeaient à relayer constam- ment les souffleurs qui se succédaient tout un jour et une nuit. Quand le métal se décidait à couler, il était reçu dans des creusets en terre rappelant grossièrement la forme des objets à obtenir. Plus tard, on réchauffait les objets, armes, outils, colliers et on les martelait sur une minuscule enclume. Le métal en petites barres se transformait en une multitude de clous qui servaient, autrefois, à l'achat des femmes.

Tel est le souvenir qui m'est resté d'une rapide explication donnée par le possesseur d'un de ces soufflets, dont il n'a d'ailleurs pas voulu se dessaisir. Aujourd'hui les Pahouins se contentent de reforger au rouge les matchettés usagées dont ils font des fers de lance, des herminettes, des couteaux, des clochettes. Leur travail est facilité par l'achat de limes dans les factoreries.

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Les armes et la guerre. Aujourd'hui les chefs de village sont désignés par l'administrateur. A côté de ce fonctionnaire, il y a le vrai chef pahouin. Etait chef, autrefois, celui, qui avait le plus d'apti- tudes à faire le mal, le plus malin, craint à cause de sa ruse et de sa force. \'oleur, orgueilleux, sans conscience, ne craignant pas de s'im- poser à quiconque avait affaire à lui, il terrorisait avec ses fétiches qui le faisaient réussir en tout. C'était le plus habile à se procurer des femmes ; il les louait à d'autres hommes qui devenaient ses obligés ou plutôt ses sujets. Les décisions importantes se discutaient en palabre générale, mais les chefs avaient le dernier mot. Chaque chef de famille restait fièrement indépendant des autres chefs du village ou des tribus.

Autrefois, à cause des guerres incessantes, on ne pouvait circuler sur rOgooué que la nuit, au milieu du fleuve, et encore n'était-on pas à l'abri des coups de fusil. Dans la forêt, de même. Les femmes ne pouvaient aller à leurs plantations qu'accompagnées d'une avant-garde et d'une arrière-garde d'hommes armés de fusils. Il se faisait de nombreuses escarmouches, des rapts de femmes et d'enfants. Les hommes tombés en embuscade mouraient ou étaient faits prisonniers. On emmenait les femmes qui se débattaient dans leurs liens. Si une femme s'échappait et que son enfant fût prisonnier, on torturait l'enfant pour le faire crier et la mère, par pitié pour lui, revenait. Si une femme ne voulait pas avancer, retardant la fuite avant que le village ne soit prévenu, et si elle s'accrochait aux branches du chemin, on ne se faisait pas faute de lui taillader les doigts pour la faire lâcher. Si le village avait entendu et venait au secours, on tuait vite la femme avant de s'enfuir. Les morts d'hommes étaient incessantes dans les attaques de villages, lesquels étaient toujours entourés de barrières qu'on ne fait plus maintenant ; mais il reste l'habitude de planter des bananiers près des maisons, anciennement réserve de nourriture, à l'intérieur des fortifications où, la nuit, des gardes veillaient sans cesse. Pour surprendre un village on cernait d'abord la garde : trois hommes devant une porte, trois devant l'autre ; personne ne pouvait sortir sans être fusillé, cependant quelques-uns se ruaient dehors et, véritables cancrelats, arrivaient toujours à s'échapper. Les Pahouins prétendaient qu'ils étaient possédés par un esprit qui les préservait des balles.

Une des raisons qui obligeaient les hommes à se tenir dans la garde

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était d'être toujours prêts à accompagner les femmes aux travaux, à faire la garde de nuit et de jour contre les ennemis et les bêtes. A la moindre alerte, on tapait du tambour de bois dont les sonneries s'entendaient à de grandes distances : ce langage téléphonique était compris. Hommes, femmes, tous accouraient au plus vite pour tomber parfois dans une bataille au milieu du village qui brûlait.

On enseignait aux jeunes garçons à tuer. Le père menait son enfant dans la brousse ou au bord du fleuve ; si un ennemi passait, il le poussait à le tuer d'un coup de fusil. S'il y arrivait, le garçon coupait une main qu'il rapportait triomphalement au village on le félicitait : a O ne fam », tu es un homme ! La mort des ennemis provoquait la joie générale, les guerriers rentraient triomphants au village, ornés de feuilles, en chantant. Les femmes les accueillaient avec enthousiasme et tous se mettaient à danser en hurlant « comme des sauvages ». Puis les hommes mangeaient leurs prisonniers pour se délecter de ce bon gibier, tout en emprisonnant l'esprit des morts dans les os dont ils faisaient des amulettes. Les garçons n'étaient pas admis au festin, mais protltaient des leçons d'histoire et en recevaient un nouvel élan dans l'apprentissage de la lutte et des tours de force pour désarmer l'ennemi.

Autrefois, on chassait beaucoup l'éléphant ; on apportait les défenses a l'homme blanc dont on tolérait la présence au bord du lleuve, et on recevait, en échange, des marchandises de pacotille. Au retour, il fallait être armé, car on risquait des pillages qui amenaient des guerres. Parfois des arrangements, des laissez-passer avec droit de passage entre chefs qui faisaient alliance par mariage, amenaient un peu de paix. L'Européen trompait les noirs, ceux-ci trompaient le blanc qui récla- mait ; il s'ensuivait une discussion, et les Pahouins faisaient grand bruit pour se faire donner des cadeaux. Le blanc devait vider son magasin, sinon on se ruait sur la factorerie pendant que le blanc était attaché pour regarder brûler sa maison. Ainsi fut fait maintes fois dans une île isolée au milieu du fleuve, au-dessous de Samkita, et nommée en galoa : « Enengesika », l'Ile de la richesse.

D'autres fois, c'étaient des batailles de femmes : toutes les femmes d un village s'en allaient, matchette en main, régler une palabre elles- mêmes avec les femmes d'un autre village.

D'autre fois encore, la bataille avait lieu entre gens d'un même village.

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Un membre d'une famille avait-il offensé gravement celui d'une autre, ils se battaient, et aussitôt tous les hommes des deux familles s'en mêlaient. Coups de poing, lutte, coups de matchette, de matraque, de chicotte, de couteau. Monte à celui qui tombait et malheur à lui. D'autres pre- naient les pièces de bois enflammées du loyer et les lançaient, brûlantes, sur les peaux nues, ou appliquaient, sur la figure, un coup de torche de résine allumée. Les vieux seuls, sans force, faisaient usage du fusil. Un jeune aurait eu honte d'en prendre un ; cependant, on pouvait montrer le fusil chargé à celui qui venait s'emparer d'une pirogue, d'une femme, pour que la palabre soit vite réglée par cette menace de mort. Les embus- cades, autour du village, étaient fréquentes. L'ennemi se cachait dans les arbres, près des bananiers. Si le village n'était pas fortifié, il lui était facile de tuer ou de saisir les femmes qui jettent des balayures sur les fumiers, derrière les maisons. Un homme se montrait brusquement à la porte de la garde, tirait un coup de fusil et battait en retraite dans la forêt se cachaient ses compagnons. Ou bien ils se répandaient par groupes de lo ou de 15 pour occuper le village en tronçons; quiconque voulait échapper était cerné.

D'autres opéraient seuls : un homme grimpait la nuit sur une maison, il écoutait pour déterminer le côté se trouvaient les dormeurs ; il soulevait les pailles du toit, versait de l'eau sur les moustiquaires. Les réclamations de celui qui était ainsi réveillé lui indiquaient l'endroit précis il devait tirer. Les ronfleurs, encore aujourd'hui, sont détestés dans le village, car ils indiquent à l'ennemi l'endroit il doit tirer. D'un coup de hache, l'adversaire, renseigné, fendait l'écorce du mur, passait le fusil, et tirait en détournant la tête pour ne pas être ébloui par la flamme. Les ronfleurs mettaient des pièces de bois au mur près duquel ils couchaient pour éviter ces tueries.

Il y avait encore le coup des pirogues : deux hommes cachaient leur pirogue près d'un village. Ils s'approchaient, tiraient sur les gens et décampaient en chantant victoire très fort. Ils allaient se cacher près de leur pirogue dans la direction de deux compères qui fuyaient à toute vitesse. Les villageois, croyant que c'était eux les assassins, renonçaient à la poursuite, l'avance étant trop grande. Pendant la nuit, les deux meurtriers se sauvaient à leur tour. Toutes ces coutumes, qui peu à peu disparaissent au contact de la civilisation, se retrouvent pourtant encore dans bien des tribus.

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Le cannibalisme. Les vieillards aimaient à exciter les jeunes à la guerre. Cruels et sanguinaires, ils avaient du plaisir à voir, du haut du ciel obscur de 1' « oyem » dont nous avons parlé plus haut, couper la gorge à un ennemi, donner un coup de couteau dans le ventre. Ils envoyaient les jeunes se battre et piller les villages des tribus ennemies.

L'anthropophagie a disparu des régions avoisinant les centres européens ; elle existe encore dans les contrées sauvages éloignées des pos- tes, mais occasionnellement. Autrefois, elle était courante. Surprenait-on un adultère, on mangeait l'homme et la femme. Un ennemi passait-il en pirogue, on commençait par lui prendre ses marchandises, puis pendant deux ou trois jours on lui donnait à manger beaucoup de manioc. On coupait alors la tète du prisonnier. Les vieillards la réclamaient pour la bouillir dans leur marmite après avoir grillé les cheveux au-dessus du feu. On bourrait les oreilles et la bouche avec des épices pour les assaisonner. Les lèvres étaient un morceau de choix à cause du goût du piment et de tabac. Le vieillard le plus respecté recevait les yeux qu'il faisait éclater entre ses dents avec délices en se renversant en arrière; après quoi, le crâne vidé était accroché devant la garde ou sur le toit. En quelques coups de matchette le corps était découpé en grosses pièces que se partageaient les assistants. Les jeunes gens ne devaient pas assister au f€stin. Les femmes apportaient l'eau dans des gourdes qu'elles déposaient assez loin en détournant la tête. Par superstition, il était interdit aux femmes de voir cette scène, les maris les chassaient en les menaçant de les croquer.

La force des armes et les lois ont éloigné le cannibalisme. La victoire morale et religieuse que le christianisme peut obtenir, plus lente et plus ardue à gagner, sera aussi plus certaine et plus durable. Le Pahouin ne veut plus entendre parler de manger son prochain, non par crainte d'être emprisonné, mais parce qu'il en a maintenant honte ; sentiment nouveau qui, comme beaucoup d'idées nouvelles, pénètre dans la masse du peuple.

Le calendrier. De même la manière de mesurer le temps change. L'année et les mois commencent à être connus. C'est surtout la semaine qui est une innovation ; divers petits appareils sont pendus dans les cases, et servent à compter les jours de travail. Le jour de repos est

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marqué par un plus gros point ou par une plus grosse cheville de bambou ou de bois. Le calendrier du mois, dont les dimanches sont marqués, n'a que 30 jours, ce qui déroute les ouvriers qui ont encore à travailler le 31.

La poterie. Un des arts qui est en train de disparaître est celui du potier. Les Adjumbas du bas- fleuve font encore des sortes de gourdes ou de bou- teilles avec de l'argile blanche qui devient noire à la cuisson. Les Pahouins faisaient des pots beaucoup plus lourds de forme, en matériaux plus grossiers et plus fragiles. Les femmxes de l'Amérique équatoriale cons- truisent leur poterie en enroulant un long saucisson d'argile dont on moule les aspérités avec les doigts. Les Pahouins, si mes souvenirs sont exacts, font une boule en herbe autour de laquelle ils plaquent leur argile terreuse. La cuisson brûle le moule en même temps que l'objet. Pour le rendre imperméable à l'eau, on enduit l'intérieur de résine bouil- lante qui, en refroidissant, devient comme du verre. Aujourd'hui les tou- ques et bouteilles européennes, les calebasses et portions de bambous sont les seuls récipients pour l'eau.

La vannerie. Pour occuper ses loisirs dans la garde, le Pahouin fait de la vannerie. Les femmes font des nattes, les hommes des paniers dont le travail est loin de valoir la van- nerie ferme et serrée des peuples du Haut- Zambèze. Trois ou quatre plantes servent à la fabrication de la vannerie. Une sorte de mau- vaise herbe à moelle de sureau, à larges feuilles et à fleurs rouges et blanches, pousse dans les plantations abandonnées : on enlève l'écorce pour retirer l'épiderme fibreux dont on fait les nattes et les paniers au cannage pareil à celui des chaises. Une deuxième plante, à tige mince et ligneuse, donne de petits paniers au grain serré. Les Galoas les font jaunes, rouges et noirs, pareils à des vases à fleurs ou à des corbeilles de couture. Les Pahouins ne les colorent presque jamais,

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mais les ornent de dessins géométriques dans, la contexture même du panier. Les formes les plus courantes sont celles du panier à pain, de l'assiette, du compotier, du « zar » dans lesquelles les femmes présen- tent la nourriture, ou encore le panier haut avec anse à son couvercle qui se ferme en pression. Une troisième plante, la plus commune, est la liane-rotin, la même qui sert à faire les liens pour la cons- truction des maisons. On en fait les solides paniers a angun », carrés en bas, ronds en haut, pour les transports à dos d'hommes ou plutôt de femmes ; les paniers à cannage large, w éségheda », servent de passoire pour laver le manioc au fleuve ou de nasse à poisson. Les Mpongwés seuls donnent une forme sphérique à leurs grands paniers.

Le tabac. Le Pahouin qui n"a rien à faire, fume tranquillement étendu sur le banc de sa garde, ou assis les pieds au chaud sur les bûches du foyer. Ses regards passent avec indolence à travers les fentes ou les meurtrières des murs, et... opération solennelle, il fume une bonne pipe, dont on rencontre encore quelques exemplaires. Aujourd'hui les Pahouins fument le tabac en feuilles des iactoreries, dans de laides pipes en terre d'un modèle uniforme. Ils ont du tabac indigène, dont ils font jaunir les feuilles sur les toits des maisons. Ce tabac est très fort et nécessite l'usage du narguilé. Pour faire cet instrument, ils prennent une vieille bouteille de pommade dans le bouchon de laquelle ils enfoncent deux tuyaux de jonc : celui du fourneau en pierre verte assez tendre, qui trempe dans l'eau, et celui de la bouche, plus allongé. Après avoir haché sa feuille sur une planchette de bois dur, le Pahouin bourre sa pipe, prend un charbon rouge dans le creux de sa main et le met sur le tabac. 11 tire une longue bouflée qui creuse ses joues ; la fumée barbotte dans l'eau du nar- guilé et la jaunit. Puis levant la tète, il ouvre la bouche d'où s'échappe un nuage de fumée épaisse et couleur de chlore. Les yeux deviennent rou- ges, la langue brûlée fait faire une laide grimace ; l'homme tousse, crache, reste comme quelqu'un à qui la moutarde est montée au nez, et enfin, satisfait, passe l'appareil au voisin. Chacun à son tour prendra une bouffée "pareille jusqu'à ce que la pipe soit éteinte.

Parfois le tuyau de la pipe est une nervure percée de feuille de bana- nier, dans le jus de laquelle se dépose la nicotine.

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Le costume. Le costume le plus simple que portent les Pahouins, hommes et femmes, est une ceinture qui maintient en avant et en arrière une petite peau de singe, une écorce assouplie ou un morceau d'étoffe ou de pagne de rafîa. Toutefois il n'y a plus guère que les Betsi du haut fleuve, les enfants et les vieilles femmes pauvres qui soient habillés de la sorte. Les iactoreries ont déversé dans le pays de vieilles défroques de

soldats, de pompiers, de grooms dont les chefs s'affublent et sous lesquelles leur dignité pincée à la taille sue et s'essouffle. Les autres, voulant être aussi beaux et faire (( manière blanc », achètent ou se font faire par les tailleurs indigènes des chemises, des tricots, des pantalons, des blouses... le tout porté à rebours du bon sens, bien qu'ils voient leurs modèles blancs habillés nor- malement. Le costume national, pour les hommes comme pour les femmes, est le pagne, pièce d'étofle de i m. 50 de large sur le double de long, qu'ik enroulent et nouent autour de la taille. La mode actuelle est le pagne bordé d'une grande bande rouge et d'un petit galon blanc.

Les élégantes de l'intérieur, qui gardent les costumes d'autrefois, portent un tout petit pagne et des ornements qu'elles ne quittent jamais : la ceinture de perles sous le pagne, des bracelets de gros fils de laiton au-dessus ou au-dessous du biceps, du mollet, à la cheville, au poignet ; les muscles finissent par être complètement déformés. Au cou, un collier plein, pesant un kilo, orné de dessins et fermé au marteau sur le cou de la femme. La peau, sous ces ornements de cuivre, devient verte. Une ou plusieurs chaînes de perles passent du cou aux oreilles et dans les narines. Sur la tête, des casques de perles ou de boutons, plus ou moins entremêlés avec les cheveux, en forme de cimier, de bandeaux, de pendentif. Autre- fois les hommes portaient des plumes comme l'indique encore le timbre du Gabon. Ils se limaient les dents en pointes et se passaient un piquant de porc-épic dans le nez. Aujourd'hui, hommes et femmes portent des

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bracelets d'ivoire au poignet, des bagues de cuivre ou d'ivoire aux doigts des niains et même des pieds.

La coiffure. Les hom- mes aiment aussi à porter des coiffures, mais plus rarement. Leurs capes de perles ont l'allu- re vaguement égyptienne; leurs bonnets en peau de singe, au poil long et noir, leur donnent l'aspect d'indiens de l'Amazone. 11 y a aussi le bonnet fait avec la poitrine blanche du pélican. Quelquefois le bonnet de perles se prolongeait en longues chaî- nettes. Les vieux chapeaux de feutre dont on découpe les bords rap- pellent seuls ces pendeloques encombrantes. Les chefs portent de vieux casques de blancs.

Autrefois les Pahouins gardaient leurs cheveux longs. Aujourd'hui les hom- mes ont les cheveux courts et rasent certaines parties de la tète en guise d'ornement. Lorsqu'une femme a perdu un parent rapproché, elle se fait raser complètement la tète, opération assez longue, car il faut tirer chaque mè- che et la couper à la base. Pour les morts de parents éloignés, elle se contente de se défaire les tresses et de les laisser bouffer à la manière des Papous.

Les femmes gardent aussi les cheveux assez courts, mais générale- ment elles les tressent. La coiffure ordinaire est celle qui donne l'aspect des cornes de buffle ; la tète est ainsi divisée en i ou 6 tranches

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lorsqu'on la voit de dessus. I.es tresses sont très serrées, et hérissent la tète de vermiculures, de coupoles, de dards ; les plaques sont parfois attachées sous le menton. Lorsqu'une petite tresse est faite sur le milieu du front, elle rappelle le ser- pent qui se dresse sur le front des déesses égyptiennes.

Les tatouages. Pour augmenter la beauté de leur corps, ou, à notre point de vue, pour l'enlaidir, les fem- mes se font tatouer la poitrine, le dos, quelquefois les bras, plus rarement les jambes. 11 y a le tatouage en relief, les brûlu- res avec un fer chaud ; les cou- pures, dont on relève le bour- relet, donnent l'apparence de petits noyaux de cerise égarés sous la peau, alignés en chaînons ou groupés en rosaces. Sur le dos, les femmes se font tatouer par une voisine ; sur la poitrine elles opèrent volontiers elles-mêmes, aussi cette partie du corps est-elle la plus fré- quemment tatouée.

11 y a, par double incision, le tatouage légèrement en creux que l'on remplit du jus d'une plante qui bleuit la blessure.

11 y a enfin le tatouage par simple piqûre d'aiguille trempée dans une sorte d'encre ; il se pratique de préférence sur la figure des hommes, surtout vers les tempes et sur le front.

Le tatouage n'est pas une marque particulière à chaque tribu. Les Akélés tatouent les jeunes gens après la circoncision, les Pahouins dès l'enfance.

CHAPITRE X

Les Arts

Ciselure, dessin et sculpture. Les épingles ciselées. Le sens artistique. Les couleurs. Le dessin. La sculpture

Les épingles ciselées. Dans les régions voisines des factoreries et des missions, les noirs connaissent plus ou moins le jour du repos, les femmes ont le temps de refaire leur coiffure le samedi. Ailleurs, les coiffures sont si entre- mêlées de perles, de boutons, de ficelles, que les femmes ne les renouvellent que rarement. Les tiraillements du cuir chevelu, et peut-être d'autres causes, occasionnent des démangeaisons qu'il est nécessaire de gratter. Les arrangements des che- veux empêchent d'atteindre la peau. Les noires se donnent alors de grands coups du plat de la main sur la tête ou se font des épingles dont le manche est généralement sculpté. La forme des épingles est légèrement incurvée, car on les fait avec de l'ivoire d'hippopotame dont les dents sont en- demi-cercle. Les Galoas excellaient dans la fabrication de ces épingles. Ils les découpaient finement et les incrus- taient d'ébène. Les bords en étaient nets, bien limés. Aujourd'hui, ils les font avec moins de soin pour les vendre aux blancs. Les épingles se font aussi en os et en bois, surtout chez les Pahouins. Le dessin des épingles se simplifie de plus en plus, devient grossier, sans fini, mal agencé.

Le , sens artistique. 11 est un fait curieux, c'est que le vrai sauvage a beaucoup plus le goût des choses artistiques que le noir en contact avec la civilisation. Avant l'arrivée des Européens, il se donnait la peine d'orner son corps, ses outils, ses armes, son matériel de cuisine,

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et cela avait son cachet propre. Ainsi sont les Akélés, encore rebelles à l'ingérence des civilisés. Aujourd'hui le noir a moins de temps, moins de goût, moins de fierté. Il n'est pas très étonné des merveilles que font les blancs, il ne les comprend pas ; il n'établit pas de point de compa- raison entre l'efïort qu'a fait le blanc et le sien pour arriver à un résultat semblable. « Ce sont les blancs, dit-il, des choses de blancs », c'est-à- dire que nos articles nous viennent tout seuls entre les mains.

Le sentiment du beau est encore rudimentaire. La nature les laisse

froids. Peu d'exclamations pour exprimer leur admiration : « U ôôô »

en mettant la main devant la bouche; « mben », bon, joli ; « mvè, mvè », bien, en fronçant le sourcil avec conviction, en faisant quelquefois claquer l'index sur le médium. Un autre terme indique cependant une nuance plus fine : quand ils ne peuvent plus rien dire pour exprimer le maximum de beauté, ils disent : « Ngongol ; ce qui en temps ordinaire signifie la pitié, la miséricorde, la tristesse, et ici exprimerait non seulement que les yeux sont ébahis, mais que le cœur est touché jusqu'à la mélancolie. La beauté engendre en eux un embryon de poésie, et cette tristesse serait déjà celle que l'art lui-même exprime, le sentiment de l'insuffi- sance des productions humaines et la tension vers le mieux.

Les couleurs. Les noms des couleurs sont peu nombreux. Ils expriment des impressions générales plutôt que des nuances. Le rouge et tous les similaires, carmin, vermillon, orange foncé et même le grenat et le pourpre s'appellent « na tsukh ». Toutes les couleurs légères ou déteintes, le rose et tous les jaunes, sont « évèle », c'est-à-dire clair ; le blanc, « efumele », est « le lumineux ». Le bleu, l'indigo, le violet clair est « nzon » comme le ciel. Le bleu foncé, le violet, le brun, le gris, le noir, et en général toute couleur sombre ou foncée sont dits a évine », c'est-à-dire noir. (Les Pahouins se disent être des « bivine », des noirs ; les appeler « nègres » est une insulte qu'ils entendent de la bouche des blancs, et dont ils sont très offensés, ils risquent de vous répondre : « Et toi, sale blanc ! ») La verdure, puisqu'elle est partout, n'a point de couleur, ou bien, elle s'appelle aussi noire. L'art de la peinture est réduit au blanchissage des masques.

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Le dessin. L'ornementation est le plus souvent géométrique. Elle consiste en carrés, rectangles, triangles ; en lignes brisées ou croisées, tracées au couteau, avec des alternances de bois naturel et de bois pyrogravé, remarquables surtout sur les tambours de danse.

Le corps humain est généralement représenté de face, avec la tète de profil. La figure y est rarement détaillée. Lorsqu'elle est représentée de face, fait curieux, elle repro- duit presque toujours les figu- res blanches des masques de danse aux yeux baissés, aux sourcils étonnés.

Les animaux qui ont le privilège d'être le plus souvent représentés sont les reptiles, en particulier le varan, la tortue, le serpent, le crocodile , et les oiseaux, surtout le toucan, dont le bec est très visible pendant le vol. Les gros animaux sont plus rarement interprétés.

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La sculpture. Les sculptures sont faites sur bois jaune ou brun, sur l'ébène, l'ivoire, l'os. Elles sont petites. La seule sculpture grandeur nature que j'aie vue est l'ébauche d'un crocodile dans l'argile des bords du fleuve. C'est dans le pommeau des longues cannes que les sculpteurs tra- vaillent le plus souvent. Les Pahouins sont de beaucoup inférieurs à cet égard à leurs voisins Galoas qui représen- tent la figure humaine avec plus d'adresse.

Dans les statuettes, le corps humain présente ce fait particulier : quand les membres sont longs et assez bien proportionnés, la tète est d'une facture simpliste. Quand l'artiste a commencé par la tète, il l'a faite grande, détail- lée ; il s'est intéressé surtout à la voir de face et non de profil. Le cou est encore en proportion, mais le buste a déjà souffert du ralentissement de son zèle, et enfin les

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jambes sont ratatinées, recroquevillées dans une position simiesque. Les statuettes de femmes représentent toujours des femmes jeunes dont la poitrine n'a pas encore subi la chute de l'allaitement, signe auquel les Pahouins se rapportent pour juger de l'âge des femmes, car ils ne calculent pas les années.

CHAPITRE XI

L'Art de la danse

Les tambours. Les masques. Autres accessoires de danse. Les danses

Les tambours. Tout un matériel est nécessaire pour la danse, des tambours, des clochettes, des lattes pour faire du bruit ; des habits, des chapeaux, des masques pour se costumer.

L'instrument le plus gros est le tambour creusé dans un tronc d'ar- bre, cyclindre auquel on laisse des ouvertures à la base, ou en dessous, pour l'échappement des vibrations de l'air battu à la partie supérieure. L'homme étant debout, le tambour incliné vers lui. il frappe avec les doigts et la paume de la main sur la peau tendue, au milieu ou sur le bord, pour donner deux tons légèrement différents. Le mouvement est accéléré et frappe de préférence les temps.

Plus clair est le tambour de bois, « nkful », dont le roulement battu

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avec deux baguettes dures est beaucoup plus rapide que celui du tambour de peau. Ce tambour est une cloche de bois. Pour le faire, on prend une portion de tronc d'arbre de 60 à 80 cm. de long. Par deux mortaises longi- tudinales on creuse tout l'intérieur avec un long ciseau, en laissant le fond et les parois latérales plus solides. On coupe ensuite le pont laissé entre les mortaises en deux parties inégales, de manière qu'en frappant au milieu du tambour, de chaque côté du pont, on obtienne deuxtons différents, d'une tierce ou d'une quarte. Ce tambour s'entend très loin, à plusieurs kilomè- tres. Grâce aux deux tons, on obtient des sonneries et des battements compliqués qui ont chacun une signification. 11 servait ainsi de télé- phone entre les villages. Chaque village rappelait ses hommes avec sa sonnerie spéciale que les enfants apprenaient en l'imitant avec la langue et les lèvres. Tout en battant les divisions du temps, ce tambour marque spécialement les contre- temps dont la musique noire est très chargée.

Les masques. l.es masques galoas, comme les masques pahouins, servant à cacher la figure du danseur, ont les yeux mi-clos et la bouche pincée ; cela leur donne un air somnolent et sévère, qui contraste avec l'excitation de la danse. Cela sonne faux, mais les noirs s'en amusent fol- lement, peut-être parce que le danseur a ainsi l'air d'un pince-sans-rire.

Les masques galoas ont davantage l'aspect d'une ligure humaine que les masques pahouins. Ils sont ovales et ont du relief: les joues, les yeux, le front et le menton sont colorés par des tranches de rouge, d'ocre, de noir et de blanc. 11 y a des masques masculins et des masques féminins.

Les masques pahouins sont plutôt rectangulaires sans autre relief

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que le nez. Le masque galoa s'attache sur le visage tandis que le masque pahouin est un véritable heaume de bois léger porté sur les épaules, orné de plumes, de cornes, garni d'une chevelure et d'une barbe épaisse de rafia, surmonté parfois d'une autre figure plus petite. Des rides et des boutons pyrogravés compliquent cette face toujours blanchie. Des miroirs plaqués sur le bois brillent au soleil ou à la lueur des torches.

Autres accessoires de danse. Les figurants principaux mettent sur leurs têtes des chapeaux légers de fils de fer ou de branchettes entourés d'étoffes rouge, garnis de plumets, de pompons, de plumes multicolores de perroquet ou de touraco. D'autres sont coiffés de jonc tressé chargé de rangs de perles, surmonté d'un soleil de plumes. A la main, ils brandis- sent des baguettes auxquelles sont attachées deux ou trois queues de fibres de rafia qu'ils secouent ou balancent à droite ou à gauche en cadence, ce qui donne un mouvement général ondulé à toute la ligne des danseurs. Aux pieds, des anneaux de corde retiennent des dizaines de castagnettes ; ce sont des noix dont le bois est dur, évidées en manière de clochettes; choquées entre elles, elles produisent un fort cliquetis. Les trompes en ivoire ou en corne d'antilope ajoutent de temps en temps, au bruit assourdissant de la danse, leur son profond et lointain. Pour com- pléter le charivari, toutes les mains battent la mesure qu'accentuent de longues lattes de bois frappées ensemble.

Les danses. L'enfant pahouin commence à marcher ; sa mère, toute fière, bat des mains. Entraînée par le mouvement, elle bat un rythme de danse et se met à chanter. L'enfant s'arrête et s-e tient en équili- bre sur un pied, frappe le sol avec l'autre, en cadence avec la mère qui admire le jeune débutant. Un peu plus tard, on verra le marmot sautiller devant un autre bambin. Ils ont la danse dans le sang. Quel bonheur quand la lune va donner son plein, les grands vont danser ! L'invitation est vite faite, le clair de lune est si beau, un cri part du bout du village : « Bia zem », nous allons danser ! Aussitôt tous les instruments sont mis dehors, on se met sur deux rangs, les tambours au milieu. Celle qui con- duit la danse s'approche ; la musique infernale se met en branle avec un bruit de crécelles ou de cailloux tombant sur une tôle, roule, ondule, s'éteint et revient plus fort. Le bruit des mains frappées l'une contre

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l'autre et. le bruit des pieds, battant le sol en cadence, accompagnent les chants littéralement hurlés, pendant que la principale danseuse trépigne avec frénésie devant les rangs serrés de la foule, excitée elle-même par les

spectateurs de l'arrière qui, entraînés à leur tour par le rythme, se contor- sionnent aussi en frap- pant du pied. Pendant ce temps, le grand mas- que « Ndeneyon », vêtu " r^-:"'' ■*Wf'=^Sr^'''_^ ^■sjaSp^apB de rafia, chargé de cas-

tagnettes, s ébroue, tournoie, se baisse, sau- tille et marche en fré- missant. Tout à coup, la première danseuse se redresse, crie : « Ma samelo », et tout s'arrête.

Nous voici maintenant en plein jour, ou le soir. Le « Mfulenkakh » a envie de montrer sa face chargée de miroirs. La danse s'organise, les enfants même s'en mê- lent. Cela se complique de récitatifs difficiles à comprendre ; c'est un conte, une fable ou un haut fait des ancêtres ; pendant ce temps, der- rière les maisons, dans les bananiers, on entend un homme. 11 est inter- dit aux femmes de le voir. Sa narine est bou- chée avec la pellicule blanche et ronde d'un nid d'araignée ; d"unc voix étouffée de mirliton, il clame des histoires qui font rire les danseurs attentifs. Le son de la corne d'antilope retentit, signal de victoire, et la danse reprend de plus belle. Quelquefois on imite les cris d'animaux.

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Le masque a tous les droits; il peut se permettre de gifler, de hous- piller les assistants ; on serait mal vu de ne pas rire de ses impertinences souvent brutales. Pendant ce temps, les femmes sont enfermées dans une grande cuisine ; pour se consoler elles dansent aussi à l'intérieur.

Souvent, pendant que les hommes sont à un bout du village, les femmes dansent à l'autre, sans autre instrument que leurs voix criardes. Pendant que leur corps et leurs bras esquissent des mouvements semblant imiter des travaux manuels, les pieds battent le sol avec rage, avançant, reculant, en vis-à-vis ou dos à dos.

Il y a des danses fétiches à l'occasion d'un deuil ou pour éloigner les esprits, pour détour- ner l'influence de cer- tains fétiches ou des mauvais sorts. 11 y a de véritables processions que l'on voit passer dans les alentours des villa- ges, sorciers en tête ; les gens chantent et dansent sur le rythme lent de la marche. De loin, les modulations mineures qui vous arrivent, ressemblent fort à celles des processions de nos pays.

En passant en pirogue devant un village, près de Lambaréné, j'ai vu une bande de femmes galoases qui montaient du fleuve en dansant et en agitant en mesure des branches légères, peut-être pour chasser des esprits. Les pagayeurs furieux se sont mis à les gronder et à se moquer d'elles. Ils n'ont pas voulu me dire ce que signifiait ce genre de danse.

« Le soir, après le culte qui réunit un auditoire intéressant, le chef me dit : « Nous t'avons écouté, veux-tu, à ton tour, nous entendre et nous voir .^ Notre coutume est de danser le jour d'un mariage. Permets- moi d'appeler nos femmes et tu pourras juger si dans nos forêts elles savent bien danser. » Je donnais l'autorisation, me réservant le droit d'interrompre la fête dès que j'aurais envie de dormir et je n'eus pas à regretter le singulier spectacle qui me fut offert. 11 est difficile d'en donner une idée par des mots. La vue de ce cercle de femmes gesticulant

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et chantant sous la lune, autour de deux torches fichées en terre et au bruit assourdissant des tamtams, donne naissance à des impressions mélangées de sauvagerie et d'art, d'agilité extrême et de lourds balan- cements, de sons criards et brutaux et d'harmonie, de désordre et d'unité. » ( i).

Quand le blanc assiste par hasard à la danse, tout se passe assez convenablement ; il est inutile de dire que si certaines danses se font en forêt et sont interdites à tout étranger à la tribu, l'immoralité se donne libre cours. L'alcool des blancs ajoute à la scène l'excitation bestiale, pour que ces pauvres gens aient la force de danser toute la nuit. Le coq chante et les trouve encore à sauter et à hurler comme des brutes sans âme. Le sommeil des missionnaires a été nerveux et mauvais. Le soleil tarde à venir, et la lumière dans les cœurs enténébrés encore plus. Oh ! que le son de«ces tambours est triste au fond des bois !

CHAPITRE Xll

L'Art musical

Le chant. Les instruments de musique

Le chant. L'habitude de la danse influe beaucoup sur la manière de chanter. L'Européen siffle en travaillant ou en marchant, le Pahouin répète ses partitions plus ou moins imaginaires de tambour: « Kring. kring, kri-ki-ding, nza-za, ga-da, nking-king, koum ! »

Les chants ressemblent de loin à des pleurs. Une puissante expiration accompagne la première note basse, brève, immédiatement liée à la note suivante d'un octave et même d'un octave et demi plus haute, souvent prise en voix de tête. Suit une dégringolade de notes; cela remonte un peu, de temps en temps, pour finir sur une note basse inattendue, le tout dans le ton mineur. La phrase est répétée à satiété, entremêlée de beaucoup de contretemps et aussi de syncopes compliquées.

(i) Journal des Missions évangéliques, mars 1919. Cadier, p. 169.

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Si l'homme chante en travaillant ou en marchant, il ne fait pas correspondre les temps avec ses coups de hache ou avec ses pas. De même le pagayage et le chant des pagayeurs semblent être deux mouve- ments sans beaucoup de corrélation.

Les Pahouins ont emprunté leurs chants de pirogue à d'autres peuples, Nkomi, Galoa, Adouma et d'autres encore, dont ils chantent les mélodies sans en comprendre les paroles. Les chants ne sont pas à l'unisson. Les accords, souvent étranges, sont très difficiles à noter en musique. Le docteur Schweitzer, qui pourtant s'y connaissait en musique, n'a pu noter certains accords ; il y a trop de sons intermédiaires, comme ceux que l'on peut faire en glissant le doigt sur la corde du violon, entre les notes justes, tons ou demi-tons. Le chant pahouin est assez rapide, vocalisé ou parlé, mais lorsqu'il s'agit de leur faire chanter un cantique, ils ont tendance à traîner et à prendre le ton nasillard, et dès que la note remonte un peu ils reprennent à l'octave en dessous pour ne pas se latiguer. 11 arrive même que, commençant un cantique par le chant ordinaire, ils prennent la partie d'alto ou de basse pour le terminer et finissent par croire que ces déformations sont la musique primitive du cantique. On arrive cependant à leur faire chanter à .} parties des cantiques, mais il ne faut pas qu'il y ait trop de dièzes ou de bémols.

Les noirs aiment beaucoup prendre la voix de tête, ou plutôt de femme ou de garçon qui n'a pas mué. Dans la conversation plaisante, en racontant une altercation entre deux individus, le Pahouin donne à l'un le ton ordinaire et à l'autre la voix haute. 11 est ainsi facile de comprendre le dialogue mimé.

Les instruments de musique. L'instrument principal est le « mver », composé d'une tige de palmier des marais. On attache les deux extrémités pour les empêcher de se fendre. On passe le canif sous l'écorce, tout le long de la tige, on obtient ainsi trois ou quatre cordes sous lesquelles on pose un chevalet à crans. On y adapte une ou plu- sieurs calebasses pour faire cage de résonnance. Ce mver donne des sons assez purs. De loin, ils ressemblent à ceux d'une faible guitare ; d'autant plus que le musicien récite ou chante en même temps qu'il joue. Le chevalet partage la corde en deux sons différents. Voici

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un exemple : i" corde, fa. ; 2% mi, do; 3% ré, la d'en bas; ^\ la plus longue, do et sol d'en bas. On a accordé en faisant glisser les attaches.

Les harpes ou « engomi », dont les cordes sont tendues entre un ressort de bois et une peau chevillée sur un bois creux, ont souvent 8 cordes disposées ainsi en montant : la, si, do, ré, mi, sol, la, do. Le son est moins beau que celui du mver. L' « akarankam » est une harpe à 2 ou 3 cordes, la boîte en est faite avec des moelles de palmier chevil- lées ensemble. Les enfants, qui s'en servent de préférence, font du tamtam sur la boîte en même temps que le jeu des cordes. Le piano pahouin est une boîte de bois tenue à deux mains, à la surface de laquelle sont tendues, sur un chevalet, de petites lattes de bambous ou de métal. Avec les pouces on fait vibrer rapidement les rares notes : la, mi, ré, do, ré, sol, la. Le « mbeyn » est un arc tendu avec une liane. Avec un bâtonnet on frappe la corde devant la bouche ouverte, qui sert de cage de résonnance ; les notes se donnent en modifiant le volume intérieur de la bouche. La main gauche appuie sur la corde avec un bâton pour hausser le ton. Les enfants imitent le clairon des tirailleurs en fendant en long l'extrémité d'un pétiole de feuille de papayer et en soufflant à l'autre bout.

CHAPITRE XIII

L'Art oratoire

La langue. Les palabres. La politesse pahouine

La langue. La partie sud de l'Afrique équatoriale française est grande à peu près comme la France et les langues y sont aussi nom- breuses, sinon plus, que nos patois provinciaux. De petits peuples s'accu- mulent dans le remous qu'est le bas-fleuve, avant leur extinction sur le bord de la mer. Les Pahouins eux-mêmes, si nombreux jusqu'à la Haute-Sanga, le Haut-Ogooué et le Cameroun, se subdivisent encore près du territoire de la mission, en Nzaman, Maké, Betsi et gros Betsi, dont chaque dialecte est lui-même modifié de station en station. Il est difficile d'établir une grammaire et des règles fixes. Le Nouveau Testa- ment n'est pas encore complètement traduit, et les Pahouins de chaque région prétendent parler le vrai bon pahouin ; ils ne sont pas" satisfaits du langage des autres stations. Les autres langues auxquelles nos missionnaires ont affaire sont le galoa, le nkomi, le mpongwé, qui sont des langues sœurs.

Le pahouin est une langue bantou assez difficile. Il y manque bien des éléments si utiles de la syntaxe des langues européennes. Les noms des choses abstraites font souvent désagréablement défaut. Les substantifs se répartissent en 7 classes dans lesquelles il faut savoir placer chacun, sou- vent sans qu'aucun indice aide à le placer. Les pluriels se forment par l'apposition de préfixes différents dans chaque classe. Les verbes n'ont pas la moitié des temps des nôtres. La prononciation se complique de sons gutturaux, de sons nasaux comme îiwe ; de combinaisons de lettres, ex. : tvu, le 1' et le u ne sont qu'une seule chose ; de lancements de lèvres, ce qui ajoute un 6 ou un ^ sans qu'on sache les placer dans l'écriture. Ex. : ngbwel, ôkpwefi. Entendu de loin, le galoa est un peu mou, chantant, avec accent fort sur la pénultième un peu traînée ; il sonne comme l'es- pagnol ou l'italien. Le pahouin est un battement de mots brefs ; les mots qui atteignent trois syllabes ont l'accent de préférence sur la dernière, et auraient de loin plutôt l'allure du français.

7.

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Les palabres. C'est dans la palabre que le talent oratoire du Pahouin se dévoile le mieux ; il s'y trouve à son aise. Le corps de garde ou la rue sert de Chambre des députés ou de palais de justice. Les gens de même tribu ou de même parti s'alignent instinctivement du même côté. Le vieux chef, la canne ou la lance à la main, préside en fumant sa pipe. Les objets du litige, marchandises, femmes, etc., sont placés à portée et souvent une main ou un doigt vibrant sera dirigé de ce côté. La parole est donnée au témoin ou à Kaccusateur du premier parti, il dit : « Ma zu na » Je dis que et se tourne vers son auditoire pour le tenir. Tous lui répondent : « lié ! » De nouveau : « Ma zu na », et il commence son long discours. Les deux bras gesticulent à l'aise ; une main, selon l'habitude, tient un chasse-mouche ou un autre objet long. 11 va chercher des brins d'herbe qu'il aligne à terre : cela représente un certain nombre de fusils. Il va couper des brin- dilles et les met à terre dans un autre sens, c'est autant de matchettes ; il cueille des feuilles, ce sont des caisses ou des pagnes, etc., il recompte avec tous les assistants. « \u ! » et il continue son discours passionné, se redresse, avance, recule, parle au nez d'un des audi- teurs pour le persuader, revient pendant que le discours évolue, et enfin, il se courbe comme pour s'asseoir, plante ses mains sur ses genoux, cou- des en dehors : « Et vous n'allez pas dire que ce que je dis n'est pas juste, hein Il reste là, attendant la réponse, ses yeux brillants parcourant l'assemblée de droite et de gauche, lîientôt un vigoureux «hê», approbatif à l'unisson, lui est lancé brusquement. Il se redresse content et souffle ; c'est le premier point. « Ma zu na... » il reprend le second, le troisième et même plusieurs points, de la même manière, écouté pendant une heure ou deux. Le contradicteur s'avance à son tour et reprend « au déluge » avant d'arriver au fait. Parfois les mensonges sont trop patents et le dis- cours, violemment contredit, dégénère en un charivari tous parlent à la fois, le poing frémissant. Le chef essaie de calmer, il s'interpose, dit

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quelques mots bien sentis, et le discours recommence. Il faut parfois plu- sieurs jours de parlotte pour arriver à une solution, et enfin l'arbitre choisi tranche la palabre. Les partis retournent alors chez eux. Mais la palabre, par la mauvaise foi d'un des partis, reprendra dans quelque temps ou dégénérera en guerre.

Les principales questions qui motivent une palabre sont : le règle- ment du nombre des marchandises à verser pour un mariage, les discus- sions sur les erreurs de comptabilité quand les versements se font mal, les mesures coercitives et les dommages-intérêts pour les questions d'in- fidélité conjugale ; la négation ou le règlement des dettes, souvent de très peu de valeur et vieilles de plusieurs générations ; les paiements de vols, coups et blessures ; les déclarations de guerre ; le remboursement, vie pour vie ou cadavre pour cadavre, des vies humaines di5îparues par le crime ou le rapt.

En avril 1914, à Samkita, un jeune Ebito pressa par mégarde la gâchette d'un fusil chargé. La décharge arriva sous le menton dun garçon de l'école, Xzogho. Je conduisis l'enfant presque mort à Lamba- réné, chez le docteur, dont les soins finirent par le tirer d'affaire ; ses chairs se cicatrisèrent. Devant les missionnaires on « parla l'affaire ». Le parti de Xzogho ne demanda pas un cadavre, ni une femme, mais la quantité de marchandises équivalant à une femme pour que Xzogho, défiguré, pût se marier quand même. On compta 30 fusils, 80 barils de poudre, 40 pagnes, 20 marmites, 30 matchettes, 10 touques, une chèvre. « C'était piquant de voir (i) le prétendu cadavre estimer lui- même sa valeur marchande et trouver dans sa propre mort le moyen de se marier ! »

Les palabres sont au fond interminables, car la procédure, n'étant pas écrite, est une affaire de mémoire ; les témoignages passés par tant de bouches et d'oreilles et après tant de jours et de mois, ne sont plus guère identiques à la réalité. Tout pourrait s'éteindre comme feu de paille, mais le Pahouin trouverait contraire à son honneur d'abandonner une parcelle de ce qu'on lui doit ou de pardonner un méfait. La palabre se complique par la disparition des témoins, ou par une sorte de substitution de la responsabilité. Voici un exemple authentique : Un boy (2), X., finit son mois de travail ; il met son successeur Y., au courant, puis l'envoie

(i) Ami des Missions, juin 191-1.

(2) Nom anglais donné partout en Afrique à tout indigène au service des européens.

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chercher quelque chose assez loin. Pendant ce temps il file, volant une blouse et un pantalon d'Y. Celui-ci ne dit rien, mais pour récupérer l'équivalent de son bien, il pénètre dans le dortoir de l'école et vole le pantalon de Z. V. est découvert, on « parle la palabre ». La tribu de Y. dit que Z. n'a qu'à s'arranger avec X. qui est cause de tout le mal.

D'autres faits, vengeances, coups, emprunts, questions de femmes, se mêlent à l'affaire. Autant chercher une épingle dans une meule de foin pour trouver la solution. La palabre est la grande occupation qui donne de l'intérêt à la vie du Pahouin, et lui tient lieu de politique, de journal, de théâtre, de roman, d'histoire. Entre les temps de palabres, se placent le repos et le travail intermittent.

La politesse pahouine. Les Pahouins ne connaissent ni bonjour, ni bonsoir, ni bonne nuit, ni excusez-moi, etc.. Ils entrent, sortent, viennent, s'en vont, sans prévenir, sans rien dire. Vous entrez dans les gardes et vous vous asseyez à côté d'eux : il se passe un bon moment avant que le dégel se produise. Depuis quelque temps, ils se servent d'expressions étrangères : « Mbolo », bonjour ! « Ebanga », adieu ! Quand un Pahouin s'en va pour un assez long voyage, il dit au dernier moment : « Me ka », je suis parti ! Au retour dans son village, ou quand il passe dans une tribu amie, chez des parents, il va s'asseoir une seconde sur les genoux de chacun, en enlaçant l'homme assis avec un seul bras ; ou bien, si les gens sont debout, ils font « samba », s'appuient l'un contre l'autre en se tenant les avant-bras ou les coudes. Ils ne connaissent pas le baiser ; celui-ci est remplacé par de petites claques d'amitié ; les époux qui s'aiment bien se crachottent dans la bouche, ou se passent souvent la même pipe.

11 arrive des froissements entre blancs et noirs à cause de la bien- séance mal comprise : les élèves de l'école que vous avez chéris pendant toute l'année, filent au dernier jour dans leur village, sans même détour- ner la tête pour vous regarder. Ou bien, un catéchiste galoa (tribu renommée par son orgueil) vous fera la tête pendant huit jours, et à la fin seulement daignera vous dire le sujet de son offense : à une fête de Noël, les Pahouines, en prenant place sur les bancs, avaient fait reculer sa femme, gardienne des filles. Et vous avez eu l'audace de lui faire rendre sa place, près des filles, en montrant l'endroit avec le doigt pour ne pas parler. A votre point de vue, c'était rendre la bonne place perdue ; c'était une honte pour elle, être supérieur !

CHAPITRE XIV

L'Art poétique

Les contes. Les proverbes. Les jeux

Les contes. Le Pahouin est poète à ses heures, dans le sens littéral du mot, non pas qu'il éprouve beaucoup le sentiment poétique, il est trop rationaliste et trop peu sentimental, mais il est compositeur de

fables, de contes ; il aime à se rappeler les antiques lé- gendes, les belles histoires d'animaux comparés aux hommes. La nuit est venue à 6 heures. Il lui reste du temps jusqu'à ce qu'il ait sommeil. En compagnie de quelques amateurs, à la lueur d'une torche ou au clair de la lune, il veille et raconte. Le mver ou quelque instrument de musique accompagne de sons discrets le récitatif, tou- jours en prose ; s'il y a une certaine ondulation des phrases, les rimes et les vers n'existent pas. Permettez-moi devons donner quelques exemples de ces fables pahouines.

L'ÉLÉPHANT ET L'ÉCUREUIL

La grande saison des pluies était terrible cette année-là : jour après jour, sans trêve, le ciel s'ouvrait et déversait implacablement des torrents d'eau sur la grande forêt. Sources, ruisseaux, rivières, tout était débordé ; les marais étaient changés en lacs, et l'eau montait toujours. L'éléphant lui-même dut quitter sa demeure pour ne pas être noyé ; dans sa fuite il arriva près d'une rivière, et comme il cherchait un gué pour la traverser, il vit tout à coup passer, emporté par le courant, un petit écureuil cram-

ponné à une branche. « Eléphant, bon éléphant, sauve-moi ». s'écria l'écu- reuil. L'éléphant jeta un regard de pitié sur la pauvre petite bète épou- vantée ; puis étendant sa trompe, il la saisit délicatement et la posa sur le rivage. L'écureuil tout jojxux se secoua, grimpa sur le dos de l'éléphant et lui jura qu'il ne le quitterait plus. L'éléphant traversa la rivière, et trouva de l'autre côté une belle plantation de manioc et de bananes dont il se régala.

Mais l'eau continuait à monter et bientôt il dut fuir. Toujours chassés par l'inondation, les deux amis arrivèrent sur un vaste plateau pierreux, sans herbe, où, seuls, quelques grands arbres aux longs troncs lisses avaient trouvé moyen de pousser, et ils n'avaient plus rien à manger. L'éléphant se dit alors que l'heure de mourir était venue et il se coucha au pied d'un de ces arbres que, malgré toute sa vigueur, il n'avait pu réussir à renverser. Alors l'écureuil le quittant, grimpa rapidement jusqu'aux plus hautes branches. « Ah'! s'écria l'éléphant, je vais mourir et l'écureuil m'abandonne ; il valait bien la peine de lui sauver la vie ! » Comme il pensait tristement à l'ingratitude de son protégé, voici qu'autour de lui s'abattit une grêle de fruits. L'éléphant comprit alors et il se rassasia des fruits que lui jeta l'écureuil jusqu'à ce que les eaux se fussent retirées. C'est ainsi que grâce à l'écureuil l'éléphant ne périt pas dans la grande inondation !

COMMENT LA TORTUE DEVINT TRÈS INTELLIGENTE

La tortue vint un jour se plaindre à Dieu d'être le plus déshérité de tous les animaux. « Puisque tu ne m'as donné ni la force de l'éléphant, ni la rapidité de l'antilope, ni l'habileté du singe, donne-moi de devenir plus intelligente que tous. Je te l'accorderai, répondit Dieu, si tu peux faire ce que je vais te dire : apporte-moi un boa attaché sur un bambou ! » La tortue partit, arriva près d'un marais sur les bords duquel un magnifique boa bien repu somnolait, a Boa, boa, dit la tortue, tu es grand et gros, mais ce bambou que je vois est encore plus grand que toi. Pas du tout, dit le boa, tu peux mesurer. » La tortue coupe le bambou, le boa s'étend, et, soi-disant pour l'empêcher de tricher, la tortue l'attache solidement jusqu'à la tète, puis, ainsi ligoté, l'apporte à Dieu.

« Maintenant, dit Dieu, va chercher un moyen de découvrir un voleur qui, toutes les nuits, dérobe des noix de palme dans le village. »

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La tortue partit et réfléchit longtemps. Elle prit un jeune perroquet, le percha clans sa case sur un régime de noix de palme et lui apprit à crier toutes les fois qu'on y touchait : « Voilà le voleur ! \'oilà le voleur ! » Son éducation achevée, elle le mit dans un panier et l'apporta à Dieu, qui le donna aux gens du village. On le plaça dans la case aux noix de palme, et au milieu de la nuit tous furent réveillés par les cris du perroquet : « \'oilà le voleur ! \'oilà le voleur ! ». Le voleur fut saisi et puni .

« Maintenant, dit Dieu, il iaut encore que tu m'amènes un homme en le tirant par le bout du doigt. » La tortue s'en alla et réfléchit longtemps. Enfin elle découvrit dans un grand arbre creux un essaim d'abeilles ; elle fit un tas de feuilles et de branchages, elle y mit le feu et enfuma l'essaim ; à mesure que tombaient les abeilles elle les recueillait soigneusement dans un petit panier ; dans un autre panier, elle mit le miel et rentra chez elle. Là, elle tria les abeilles, jetant celles qui étaient complètement asphyxiées, mettant à part, frottant et soignant celles qui vivaient encore, jusqu'à ce qu'elles fussent de nouveau tout à fait bien. Le lendemain, à l'aube, elle partit avec ses deux paniers et, avisant un trou au milieu d'une haute paroi de rochers, elle alla s'y blottir. Elle en dissimula l'ouverture avec de petites brindilles sèches qu'elle enduisit de miel, puis elle attendit. Un homme vint à passer, la tortue imita le cri du petit oiseau indicateur des ruches, et lâcha l'une après l'autre une série d'abeilles. L'homme leva la tète, et voyant toutes ces abeilles sortir du trou, il se dit : « Il y a certainement beaucoup de miel. » 11 grimpe jusqu'au trou, il a hâte de goûter au miel, il plonge son

doigt, et la tortue qui l'attendait le saisit. L'homme 'pousse un cri.

« Je ne te ferai pas de mal, lui dit la tortue, si tu veux venir auprès de Dieu, alors je te lâcherai. » L'homme suivit et c'est ainsi que la tortue l'amena par le bout du doigt comme Dieu le lui avait demandé.

« Puisque tu as ainsi persévéré, lui dit Dieu, tu seras, comme tu l'as demandé, de toutes les bêtes, la plus intelligente. »

LA TORTUE .MALIGNE

La tortue dit à l'éléphant : « Je suis plus forte que toi ! xVh ! voyons cela. » La tortue reprit : « Nous allons tirer sur une grande corde ; toi, l'éléphant, à un bout, moi, à l'autre. Demain matin tiens-toi prêt à

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tirer sur la corde. » La tortue alla vite faire le même pari avec l'hippopo- tame qu'elle pria de venir tirer la corde le lendemain au bout qu'elle lui montra. Le lendemain matin elle alla saluer les deux concurrents tour à tour, se plaça non au bout, mais au milieu de la corde et cria : « Allez, tire donc. » L'éléphant et l'hippopotame se tiraient l'un l'autre sans le savoir jusqu'à ce qu'ils fussent fatigués. La tortue alla vers chacun d'eux faire reconnaître sa victoire.

Les proverbes. Les Pahouins ont aussi des proverbes dans un langage extrêmement concis. Ils les citent souvent dans leurs palabres. En voici quelques-uns :

La chance ne dure pas comme le malheur. - Le malheur est la fin de la chance. On ne discute pas ce que l'œil voit. L'amitié passe sur les offenses. On ne crève pas deux yeux en u-n jour. A toujours vo)'ager on finit par se rencontrer. Le léopard qui veut chasser doit se tenir sous le fourré (c'est-à-dire celui qui veut faire l'insolent avec autrui doit conserver la faveur des siens). La haine se termine par l'amitié. Barbe, signe de fils (qu'on a un fils), cheveux blancs, signe de petits-fils. Le p5-gmée qui cherche trop de moyens et de ruses ne tue pas de sangliers gras. L'amour dissipe les trésors. La cigale dit : « Enterrez vite ma mère, les événements à venir (par ex. les fourmis) sont trop nombreux. » A un nouveau-né, mon frère n'a pas à donner son nom chacun ce qui le regarde). La richesse n'a pas de concurrence, elle a de l'imitation. Un petit trou se bouche avec le doigt. Une banane jumelle n'a pas quatre doigts (pas d'intrus dans les apartés). Pas exprès ne se fait pas deux fois. Première fois n'est pas ofiense. Gros palabre n'est pas réservé aux grands pectoraux (Le jugement n'est pas seulement afiaire de chefs.) On marche en regardant en arrière, non par peur, mais pour penser au passé. La fosse dit à l'antilope : « Tes visites sont bonnes. » L'épine ne pique que celui qui la secoue. Le paraly- tique se réjouit de voir son porteur. La pitié généreuse amène la pauvreté. Le singe dit : « Les bonnes gambades se font le matin. » Détachez la souris (du piège), les fourmis s'en vont. Une bête ne se voit qu'une fois, un homme se rencontre deux fois. Les grands eflets viennent des petites causes. L'imitation fait rompre le genou (comme la grenouille qui voulut se faire grosse comme le b(cuf). On ne jette

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pas des pierres en cachette sur de la ferraille (on risque d"ètre entendu).— On ne tarde pas à trouver celui qui a foule la rosée devant vous. Le perroquet s'attire une palabre pour avoir répondu.

Les jeux. 11 3- a un jeu qui tient à la fois de la poésie et de la musique : un garçon se met dans sa moustiquaire, il devient invisible, il prélude sur son mver ; les camarades, autour de lui. posent des questions. Le mver répond sur un air affirmatif ou négatif. Ces questions sont d'abord générales, comme : Est-ce en l'air, à terre, ou dans l'eau .- Réponse : Dans l'air. Les questions se précisent : Alors c'est un oiseau .- Oui. Qui a pondu un œuf.- Oui. Y a-t-il un oiseau dans cet œuf.- Non. Y avait-il alors un léopard .- Oui. Suit alors, par

cette réponse inattendue, une série de questions et de réponses qui cons- truisent une histoire étrange dont personne ne sait la suite et qui abou- tit aux situations les plus comiques. Les filles, mariées de bonne heure, quelquefois dés l'enfance, dans une autre tribu que la leur, sont tristes, s'abrutissent vite, commencent les gros travaux au-dessus de leur âge. Elles n'ont guère envie, à leurs moments de loisir, de s'amuser à autre chose qu'à danser ou à se préparer de petits plats. Les garçons, plus heureux et plus libres. Jouent plus volontiers. Ils jouent pour jouer, ne connaissent guère la farce malicieuse pour taquiner un autre garçon, ou encore moins une grande personne : cela attirerait une palabre entre parents et une raclée au délinquant. Quand ils ne sont pas nombreux, ils jouent tranquillement au « nkola », des pierres ou des graines avancent dans des trous suivant certaines règles.

Ils connaissent notre jeu qui consiste à lancer une pierre en l'air pendant qu'on en ramasse d'autres, mais ils emploient beaucoup plus de pierres que dans notre jeu d'osselets.

Ils se fabriquent de petits fusils dont tout l'intérêt est le déclic en bambou, et de petits pistolets à ressort, ou à air comprimé. Pour ces derniers on donne un peu de tranchant aux bouts d'un tuyau dans lequel glisse un piston. Avec cet emporte-pièce, on appuie sur une peau de grosse banane, on découpe ainsi deux rondelles

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qui se fixent l'une sur l'autre pour boucher le bout du canon. Une autre rondelle sert à couvrir le bout du piston qui comprime l'air et fait sauter les balles avec bruit.

Un autre jeu consiste à cacher un anneau de la grandeur d'une pièce de cinq francs dans un tas de sa«ble qu'on a façonné avec les mains, en lui donnant la forme allongée d'une chaîne de montagnes. Chaque joueur pique avec un petit trident dans le sable, espérant avoir pris l'anneau avec une des dents, (^elui qui a caché l'anneau doit aussi donner son coup de fourchette exactement pour reprendre son bien. Les erreurs se paient avec des graines.

Un garçon se couche par terre sur le ventre. 11 croise les bras devant sa tête. A l'intérieur de ce carré, un autre enfant se met debout. L'examen seul des pieds doit lui révéler le nom du propriétaire des pieds plus ou moins plats ou déformés par les blessures de chiques. Une récompense suit le nombre de trouvailles.

Pour se remuer un peu plus, les enfants vont dans la forêt cons- truire à terre, ou sur les arbres, des pièges pour les oiseaux et les petits animaux qu'ils se partageront. Sur ce dîner bien gagné, ils iront faire une partie de nage dans l'eau tiède du fleuve. Ils vont aussi couper des branches droites, les appointent en forme de sagaies. Ils se mettent sur un rang, prêts à lancer le javelot avec la main. Plus loin, de l'autre côté de la route, un autre rang attend. A chaque extrémité, un garçon lance un disque de bois tendre qui défile à toute vitesse devant les jeunes chasseurs qui doivent tuer cette prétendue bête. Le disque est lancé ensuite en sens inverse à l'autre partie et on note les points.

Quand on n'a aucun jouet, il ne reste plus qu'à danser sur place le « léla », ou « élavuda », ou une des multiples danses à deux ou à plusieurs, sur un ou deux rangs opposés. Des chants, une musique de claquements de langue ou de mains accompagne le jeu de questions et de réponses que se font les pieds. Le mouvement est très accéléré, les gestes sont naturellement gracieux et enfantins. Les pieds doivent, suivant l,es règles, aller et s'arrêter dans le même sens ou en sens inverse.

Une discussion est-elle provoquée par une erreur de danse, les voix s'élèvent, les mains aussi, et voilà la séance de boxe qui commence, dans un rire un peu amer; heureux si le jeu, bien commencé avec les pieds, ne dégénère pas en jeu de vilains, avec les mains.

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Autrefois, quand les villages étaient plus populeux, la lutte se pratiquait beaucoup plus. Les garçons luttaient à tout propos. Il n'y a de règle à la lutte que celle d'envoyer son adversaire à terre, même sans faire toucher les épaules. Les vieux font avancer deux garçons ou deux hommes qui luttent tant qu'ils peuvent. Quelquefois c'est lutte générale de toutes les lemmes d'un village, avec les hommes. Ils se réunissent chacun dans les bananiers, derrière les maisons. Les femmes habillent l'une d'elles avec un grand pagne qui lui recouvre la tète et elles dansent autour. Les deux troupes s'approchent. Un garçon court arracher le voile de la femme, encore un peu de danse pour se rapprocher, et les deux troupes se lancent lune sur l'autre, font la lutte à main plate qui dure assez longtemps. Des corps roulent à terre, les coudes et les genoux déchirés ; les tout jeunes garçons s'en mêlent, agacent les femmes, quittes à être giflés d'importance. Dans les luttes générales, les temmes se fâchent vite, la lutte tourne à l'aigre et souvent les vaincues reviennent armées d'un bâton. La gent féminine, ordinairement battue par les maris, se paie parfois le plaisir d'une revanche. Les femmes décideront, par exemple, tout en travaillant dans une plantation, de jouer, au premier homme qui viendra à passer, le tour du (( ntu ». En voici un qui s'approche : on l'appelle, on lui cause. Tout en parlant on se rapproche de lui, on le cerne et, tout à coup, tout en riant, on lui bondit dessus, on arrache et déchire son pagne. On le terrasse, on le couvre de terre, on le roule dans la boue. S'il n'admet pas la plaisanterie, il se relève furieux, et malheur alors à la femme saisie par lui 1

D'autres fois, toutes les femmes d'un village tirent sur une corde que retiennent les hommes. Les hommes sont forts, mais légers ; les femmes résistent et savent peser ; le bout de l'immense liane est quelquefois malicieusement attaché par les temmes au poteau d'une case, tricherie qui nécessite l'envoi réciproque d'émissaires.

CHAinTRE XV

La vie politique des Pahouins

Les relations avec l'administration coloniale. L'impôt. Les relations avec les colons. Le commerce des bois. La question de l'alcool

Les relations avec l'administration coloniale. Je n'ai pas à parler ici de l'effort commercial et politique des blancs dans la colonie du Gabon, et des progrès qui ont été faits. Des livres spéciaux traitant de ces matières sont édités. Il faut cependant rendre hommage à certains administrateurs, à certains commerçants qui comprennent l'intérêt de l'indigène aussi bien que celui de la métropole ; mais ils sont parfois découragés par le sentiment que la colonie du Gabon est un peu aban- donnée et mal comprise.

Des essais ont été faits pour fixer l'indigène sur le sol de sa région : la reconstitution du cheptel et des troupeaux trop minuscules, la planta- tion du café imposée à chaque village, l'augmentation de la surface des plantations indigènes, l'interdiction de changer la place d'un village, de passer dans une autre subdivision administrative sans avertisse- ment et sans passeport, etc. Le résultat n'a pas été merveilleux. Le possesseur d'un troupeau se sentant contrôlé et menacé des qu'une bête disparaît par maladie ou par vol, préfère ne plus en entretenir. Le café est semé pour suivre les ordres, mais la culture s'en fait en dépit du bon sens, et le milicien est obligé d'intervenir pour faire faire le nettoyage des plants ; enfin le café est trop mauvais pour être vendu ; serait-il bon, les bateaux manquent pour l'exportation. Le village qui veut déménager reste en place, mais famille par famille, il ira se reformer ailleurs, augmenter un autre village ou se disperser dans la brousi^e. Quant à la circulation avec passeport, le Pahouin ne comprend rien à ces frontières fictives à tout bout de champ et trouve inique d'être arrêté parce qu'il va dans un village éloigné voir ses parents, ou réclamer son bien au voleur réfugié dans une autre région.

L'administrateur, souvent seul dans son poste éloigné, représente

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tous les éléments de l'autorité. Il est pouvoir législatif: il essaie de faire concorder les lois françaises et le code de l'indigénat avec les bonnes coutumes du pays. 11 est pouvoir judiciaire : il juge toutes les palabres graves portées devant lui. 11 est chef de l'état civil : il légalise les mariages convenus par les indigènes. 11 fait rentrer l'impôt : un impôt de 10 fr. par individu, quel qu'il soit. Enfin, il est pouvoir exécutif et justicier. Pour cela, il a à sa disposition un poste de miliciens, ou gendarmes locaux, auquel est adjoint dans les régions à occuper militairement un poste de tirailleurs. Les tirailleurs du Sénégal, ou plus exactement du Soudan, sont débarqués à Libreville est le camp de réserve de Baraka. Le tirailleur est un soldat, le milicien est un gardien de la paix qui la trouble par sa manière de faire. Pris souvent dans le pays même, il se croit tout permis dès qu'il a endossé le costume ; il giflerait père et mère.

L'impôt. La tâche la plus ardue du milicien est de forcer les gens à apporter leur impôt. Cet impôt était de cinq francs par tête et par an. Il est de dix francs maintenant et sera peut-être augmenté.

Les noirs ne comprennent nullement la nécessité de donner cet impôt. « Qu'est-ce que les blancs achètent avec mes lo fr. ? » Si on leur dit que c'est pour les frais de police, de justice, d'aménagement, etc., ils rient ou se fâchent et disent : « On s'en passerait. »

Les administrateurs s'ingénient à aider les contribuables à gagner l'argent de l'impôt. « Faites de grandes plantations, leur disent-ils, nous achèterons votre manioc et vos bananes. » C'est fait ; le bateau emporte des cargaisons de vivres pour les paresseux du Bas-Ogooué. Mais alors, c'est la région elle-même qui se trouve démunie ; les enfants des écoles, les ouvriers, les villageois ont faim. « Faites du caout- chouc. » Mais il faut du temps pour que les lianes regrimpent sur les arbres et il faut aller loin avant d'en retrouver une ; ils coupent d'ailleurs la liane en tronçons, au lieu d'en faire des plantations, pour obtenir la sève blanche et élastique. « Faites des chasses régulières pour fournir la viande fraîche aux centres populeux. » Mais pour obtenir un peu de poudre, il faut déclarer son nom; or, si un crime est commis dans le pays avec un fusil, le Pahouin qui a livré son nom se croira de suite accusé et n'achètera plus de poudre. D'ailleurs, quand il en a, il préfère

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en faire commerce. « Faites du rafia avec les palmiers. » Mais la quantité demandée prend un temps très long et les Jeunes pousses de palmier sont en nombre limité. (( i^'aites des coupes de bois. » Mais les bords de tous les cours d'eau et des lacs sont déjà ravagés. Amener des troncs au bord n'est pas facile. « l-aites des couttins en liane pour servir aux expéditions des commerçants. » .Mais l'affluence de ces paniers, plus nombreux que la marchandise à envoyer, en a fait cesser la fabrication. « Faites des plantations de ricin dont l'huile servira aux moteurs. » Mais le moment de la cueillette est difficile à saisir, les graines sont facilement défectueuses et l'achat n'est pas

garanti. « Faites alors ce que vous voudrez, mais payez rimp<")t,

sinon la prison. »

En échange des dix francs, le Pahouin est inscrit, et reçoit comme reçu un jeton de fer-blanc marqué d'une lettre et du chiffre de l'année. Ce jeton doit être porté sur soi. Il est percé d'un petit trou qui coupe le fil qui le retient, de telle sorte qu'il est souvent perdu. Or un homme sans jeton est arrêté.

Le Pahouin sait bien qu'il aura, inévitablement, son impôt à payer, mais, par insouciance, il ne s'en préoccupe que quand le milicien est sur son dos, et il est alors fort embarrassé pour trouver les dix francs rapidement. H préfère se sauver dans la brousse et attirer sur le chef ou sur sa famille la répression qui ne peut l'atteindre. Le village entier, pris de peur, vivra dispersé dans des abris sous bois.

Les relations avec les colons. Le pays est partagé en grandes tranches appartenant à de grandes compagnies concessionnaires, qui exploitent les riches produits de la forêt.

il reste une petite place dans le territoire, elle est occupée soit par des concessions étroites accordées aux plantations des missions, soit par celles des colons individuels. Ceux-ci avec de petits fonds, commencent une plantation de café, de cacao, de poivre, de cannelle, de caoutchouc, de vanille, etc. Les essais de troupeaux de race bovine n'ont pas réussi. Les plantations de palmiers sont trop concurrencées par la Côte d'Ivoire. Lorsque les plantations prospèrent, on abat une nouvelle portion de forêt qui commence à produire quand les anciennes planta- tions sont à leur déclin. D'autres particuliers établissent des scieries de bois de difîérentcs essences.

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Le commerce des bois. Les grandes compagnies établissent des entrepôts elles achètent les graines de palmistes, l'huile de palme, drainent ce qui reste d'ivoire, de caoutchouc, de copal. Elles achètent encore l'ébène, les bois rouges et spéciaux, et surtout les bois d'okoumé. Les indigènes coupent eux-mêmes les arbres, les font rouler vers les lacs et les rivières, ils sont attachés en radeaux. Le radeau est solide- ment lié. Des spécialistes l'habitent pendant tout le temps de sa descente sur le fleuve jusqu'à la mer.

La question de FalcooL Les factoreries sont pourvues de provisions solides et liquides, de quincaillerie, chaussures et tous articles de bazar pour les blancs ; d'étoffes, de parfumerie, de haches, d'articles de toilette et de pacotille pour les noirs, et aussi d'alcool de traite. L'argent gagné par le commerce, dépensé en objets divers, passe encore ; mais malheureusement les indigènes sont attirés et décimés par l'appât de l'eau de feu. Avant la guerre ils avaient trop d'argent. Que peuvent-ils faire de leur argent ? Acheter un plus grand nombre de femmes et ingur- giter de l'alcool. Des actes de brutalité s'ensuivent naturellement : un danseur qui avait bu, saisit un garçon par les chevilles et le fit tomber en pirouette sur le dos ; l'enfant resta chétif, son dos devint purulent et la mort survint peu après.

Ajouté aux habitudes païennes, l'alcoolisme produit des effets extra- ordinaires. Le mors aux dents prend ceux qui dansent, et ils arrivent à sauter avec une extrême légèreté, faisant des bonds anormaux ; d'autres se livrent à des extravagances, à des actes de folie fétichiste « e sokh éki » ou fureur sacrée ; et on cite de très nombreux cas où, après avoir pris de cette « eau-de-vie », de pauvres gens furent trouvés morts sur leur natte le lendemain. Ainsi arriva-t-il à un nommé Efayon, dont la mère, par honte, brûla tout ce que son fils possédait. Le village, dégoûté de cette vie, ne but plus pendant un an, par peur de la mort qui les saisissait tous ; ils ont été obligés de reprendre la boisson, pour ne pas céder à d'autres le travail de la coupe des bois. A cette époque, on lut sur les imprimés de la compagnie commerciale qu'elle faisait ce qu'elle pouvait pour interdire cette plaie dans l'Ogooué ! Déjà enténébrée, la conscience des indigènes . s'est encore obscurcie par la passion de l'eau de leu. L'évangélisation s'en est terriblement ressentie, d'autant plus que, à

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ce moment, la sécheresse arrêtait le trafic en desséchant les marigots et les voies d'eau, (sécheresse dont les missionnaires étaient, paraît-il, responsables, preuve en est le pluviomètre de la Plantation de Sam- kita, grand fétiche contre la pluie !)

Nous espérons que le piteux échec de 191 -| pour la suppression de l'alcool par la loi ne se renouvellera pas ; la France nouvelle saura être victorieuse aussi contre cet autre ennemi : l'alcool.

CMAl^lTRE XVI

La famille pahouine

Les vieillards. Les enfants. Le ma ri aire. La dot. La polygamie et le travail

Les vieillards. La famille pahouine est moins atteinte dans son unité que la famille galoase ou mpongwé. iMalgré ses misères, elle existe. Pénétrons dans son intimité. Ce qui frappe chez les Pahouins, c'est l'état misérable des vieillards. Tant que le chef de famille est fort, capable de parler, de régler les affaires, il est bien habillé, respecté, écouté ; dès que la vieillesse vient, s'il n'a plus ses femmes, il est abandonné, sa maison se penche et se perce, personne ne la répare ; à peine lui donne-t-on de la nourriture, on ne lui laisse qu'un petit et vieux pagne. Ses enfants qu'il a aidés à se marier ne le soignent plus, maintenant qu'ils n'ont plus besoin de lui. De même les vieilles femmes sont malheureuses. Leurs enfants, qui ne trouvent plus chez elles de bons plats comme autrefois, ne s'occupent plus d elles. Elles peuvent tout au plus glaner dans les vieilles plantations. Quand les vieux sont malades, il arrive qu'on se débarrasse d'eux par le poison ou en les poussant à l'eau quand ils vont au fleuve.

Les enfants. Quand un vieillard sent que son départ pour le pays des c^^prits approche, il bénit parfois ses petits-fils qui s'amusent à lui tirer la barbe. 11 prend leurs menottes et crachotte dedans pendant qu'il se frappe le genou. C'est un vœu pour qu'ils deviennent puissants et riches.

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Rien n'est plus mignon qu'un petit noir avec sa peau de chocolat bien tendue, sa chair ferme, ses dents d'un blanc de lait, ses yeux si noirs au milieu d'un morceau d'ivoire, sa petite bedaine, son dos bien droit, sa tète pleine de toutes petites boucles noires, ses longs cils retournés qui donnent du velours à ses yeux. Quand on touche, c'est tout chaud, ça prend peur et ça met ses poings sous les aisselles en regardant toujours en se sauvant. L'enfant n'a pas de berceau ; il couche à terre sur la même natte que sa mère. Naturellement, il ne peut prendre que du lait. Si la mère n'en a plus avant le sevrage, l'enfant est condamné à mourir. On a vu de ces petits squelettes vivants, sur les bras d'une mère désespérée de ne plus pouvoir nourrir. Aucune autre femme ne veut donner de son lait au petit, par superstition, de peur que cela ne tue ses propres enfants. Ils n'ont pas l'idée de donner du lait de chèvre ; d'ailleurs ils ne savent pas traire, et puis les bêtes ont juste assez de lait pour leurs petits et se refusent à l'opération. Aucune bouillie ni farine de remplacement ; rien que de l'eau dans laquelle ils mettent un peu de jus de canne à sucre ; ou bien ils donnent des bananes, ou bien encore l'indigeste manioc que l'estomac du "petit supporte à peine. Beaucoup d'enfants meurent faute de bonne nourriture et de soins intelligents. Seuls échappent ceux qui sont de bonne constitution.

Le premier enfant, pense la mère, a été emporté par le mauvais esprit. Il faut donc que, dans le second, l'esprit ne voie plus un enfant, mais un animal. Si on donne à l'enfant un nom d'animal, d'arbre, etc. l'esprit le laissera. C'est ainsi qu'on rencontre des : Wagha (chimpanzé) ; Nzuye (renard) ; Nseme ou Mvughe (rat des champs) ; Osene (campa- gneul) ; Nziii (grand épervier) ; Xzé (léopard) ; Ové (écureuil) ; Ngye (gorille) ; Ngoume (porc-épic) ; Xzoghe (éléphant) ; Nyar (buffle) ; Azo (l'arbre azo).

Les parents aiment certes leurs enfants, mais se préoccupent peu de leur être intérieur ; ils leur transmettent les coutumes ancestrales, c'est d'ailleurs tout l'idéal qui leur a été transmis à eux-mêmes. Les filles sont reçues avec autant de fierté que les garçons. Xe seront-elles pas d'un bon rapport, plus tard, quand viendra l'heure du mariage )

Tant que l'enfant ne peut marcher, il reste' accroché à sa mère, à moins qu'une grand'mère ne le garde pendant que la mère va travailler. Aucune régularité dans la lactation, le bébé se sert quand il veut. Le

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père consent parfois à prendre son petit sur ses hanches dans le « dïié », la courroie qui passe en bas et en haut des reins de l'enfant. 11 n'y a guère de poupées que des hochets, et encore est-ce assez rare.

Dès que l'enfant trotte, il veut faire comme les grands. Il va se baigner, jouer et danser avec les autres enfants, bientôt aidera son père à la chasse, à la pêche ; la fillette ira aux plantations avec sa mo^'e et fera la cuisine avec elle. Sa tâche principale est d'aller puiser de l'eau au fleuve. La seule école que les enfants fréquentent, c'est la rue et la forêt, les grands, plus dévergondés, apprennent le mal aux petits, ce sont les maisons la promiscuité leur fait entendre et voir le mal, ce sont les gardes se crient les palabres et les paroles ne sont pas perdues pour ces jeunes oreilles, à tel point que, quand un enfant est pris à témoin, il sait les gestes et les formules comme un grand. Il est évident que grâce à cette grande liberté, l'innocence enfantine n'est plus qu'un mot.

Les enfants sont trop gâtés. Ils commandent à leurs parents qui disent : « Ke a zùi nyol zia », c'est lui qui commande son corps, ou encore : « Chacun fait ce qu'il veut ». Quand l'enfant ne veut pas faire une chose, le père se retranche derrière cette excuse : « \ ous vo3'ez. c'est lui qui ne veut pas », avec l'air de dire, « je n'y peux rien ». Quand les enfants sont devenus des hommes, ils sont d'une obéissance trop complaisante aux vieux, aux frères, aux vagues parents.

D'autres fois, l'enfant est fatigué par les parents qui le grondent sans cesse : un beau jour le fils saisira un fusil et tirera sur son père ou lui donnera un coup de matchette, et les Pahouins de dire : « \ oilà un petit homme ».

Le mariage. Le but de la vie du Pahouin est, avant tout, d'être riche, de se procurer le plus grand nombre de femmes par le mojende marchandises données au père de la femme. Celle-ci était cédée autrefois contre un nombre considérable de clous en fer indigène, c'était le « nsu a biki ». On a gardé ce nom de « dot de fer », mais aujourd'hui, avec l'introduction des marchandises européennes, la dot que paie le mari se compose d'une trentaine de fusils, d'un nombre variable de barils de poudre, d'une cinquantaine de pagnes, de caissettes démontables, d'articles de ménage, de matchettes, d'animaux domestiques. Selon le

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cours et le nombre de ces marchandises le prix varie entre 200 et 750 francs. L'occupation principale du Pahouin, à part les travaux de plantations et autres, est la recherche passionnée de ces marchandises, leur acquisition, par le travail dans et pour les factoreries, par l'emprunt, par les remboursements de vieux héritages, par les razzias ou le vol.

Supposons un garçon sorti de l'école et qui désire se marier. Nzé a environ 18 à 20 ans (je dis : environ, car Nzé sait le nombre d'années

passées à la mission, mais de même que tous ses frères ou parents, il n'a jamais perdu son temps à compter les années de son existence). Pas besoin de chercher un métier, cela n'existe pas chez les Pahouins. Tous se suffisent à eux- mêmes. Ils font leurs plantations pour vivre, leur maison pour s'abriter, vendent quelques produits du pays, et, avec l'argent qu'ils en retirent s'achètent une hache pour couper le bois, un pagne de temps en temps pour se vêtir, un peu de sel et de tabac pour donner du goût à la vie. Aiais voilà une grosse épine ! Pas de plantation sans femme pour l'entre- tenir. Pas de cuisine dans la maison sans femme; pas de repas bien salé et pimenté sans femme pour le préparer ; pas d'arachide, de banane ni de manioc à vendre sans femme ; pas de bonnes bouffées de tabac en compagnie des amis, dans le corps de garde du village, sans la femme qui travaille pendant ce temps. Pas d'intérêt Bans la vie non plus, sans la femme, qui est l'occasion de palabres sans fin. Et pas de fille à vendre, plus tard, pour devenir riche.

Vivement convaincu de la nécessité de cet être précieux, Nzé prend sa pagaie, entre prudemment dans la mince pirogue qui vacille au bord de l'eau, s'asseoit en saluant vaguement les quelques gens du village qui le regardent tranquillement partir, et retournent à leur flânerie ou au panier qu'ils tressent en s'intéressant à tout ce qui trouble la monotonie de la surface du fleuve : pirogue lointaine dont on veut deviner la tribu du pagayeur, bois mort qui flotte et qui laisse croire à une bête qui traverse à la nage, chéchia rouge de milicien qui tache

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au loin la verdure et qui sera le signal d'une fuite précipitée de tout le village dans la brousse environnante, etc., enfin tout ce qu'un œil exercé de sauvage peut distinguer le blanc a besoin de jumelles.

Nzé n'est plus maintenant qu'un petit point qui va disparaître au tournant d'un banc de sable. « Ce Nzé, dit-on, depuis qu'il est revenu de l'école, il se croit un monsieur ! Parce qu'il est propre, il nous trouve sales ; parce qu'il sait lire et écrire, il n'écoute plus nos histoires dans la garde. Regardez-le partir, souriant et rougissant : il a l'air de se chercher une femme ! Ce qui nous fait rager c'est que nos femmes, à nous, le prennent comme terme de comparaison, pour nous traiter d'illettrés, de sauva- ges, et de peu intelligents. Le coquin pourrait devenir riche s'il voulait, mais nous savons qu'il est catéchumène, il ne voudra pas être polygame ; tant pis pour lui, s'il ne veut pas avoir les avantages du paganisme, tant pis pour nous aussi. Nous sommes des bêtes, c'est vrai, mais nous avons le cœur solide. Nzé cherche femme, pauvre jeunet ! Tu ne sais pas ce qui t'attend. Nous autres, nous savons que le mariage est une vie intenable ; nous verrons si ce que les blancs t'ont appris te tirera du bourbier dans lequel nous sommes empêtrés. Mais, « ngongol », pitié pour lui, il est jeune, c'est un des nôtres, il est de notre tribu, de notre sang, et nous sommes ses frères, laissons-le faire, et s'il a besoin de nous, nous le secourrons. » Sur quoi, chacun retourne chez soi.

Nzé remonte toujours le fleuve ; il passe devant la station, mission- naire sans s'arrêter. 11 a malgré lui un petit serrement de cœur .- il était sans souci jusque-là, et maintenant il aura à lutter contre les misères de la vie qui vont fondre sur lui, et il prie Dieu de l'aider, entre deux mélopées qu'il chante pour cadencer son pagayage. « Ils sont heureux les blancs, pense-t-il, c'est tellement plus simple que chez nous. Je voudrais bien épouser quelqu'un rien que par amour, mais si je ne donne rien au beau-père, il ne me donnera jamais sa fille ; j'aurai beau dire que, chez les blancs, le beau-père donne sa fille et beaucoup d'argent avec, il se moquera de moi. Si je n'apporte rien, ma femme dira alors : « Quel sacrifice as-tu fait pour moi.- Aucun, je ne suis donc rien pour toi, je n'ai pour toi aucune valeur, ne t'étonnc pas si nous ne tenons ensemble que par un (il. » Aussi Nzé se promet de faire comme tous lesPahouins : apporter, selon la coutume, des marchandises comme caution, comme preuve de la facilité qu'il aura de payer plus tard le prix complet de sa femme.

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Le voilà donc bientôt assis dans la garde d'un village d'une tribu amie de la sienne. Il a retrouvé de vagues connaissances et, comme il se dit être en voyage, on lui accorde facilement de manger avec les hommes, et de prendre une place sous la moustiquaire d'un garçon du village pour la nuit. Le lendemain, sans avoir l'air de rien, il a vite fait de faire savoir à la jeune fille qu'il convoite depuis longtemps la raison pour laquelle il vient. Un simple clignement d'yeux affirmatif de sa part lui donne le courage d'aborder le père et d'entrer en matière. Le futur beau-père consent à ce queNzé apporte des marchandises comme gage de fiançailles, par exemple 5 fusils à pierre, une vingtaine de matchettes, une hache, 3 couteaux, _) pièces d'étoffe, une caisse. Tout cela est déposé chez le beau-père, devant les témoins des deux tribus. Nzé est heureux ; de temps en temps il va voir sa promise et lui apporte chaque fois un petit cadeau. Ces entrevues sont plutôt froides : la Jeune fille est accroupie près de sa mère qui est en train de faire cuire des bananes, elle tourne poliment le dos au jeune homme et baisse modestement les yeux. Mais la fumée lui fait lever la tète ; paupières baissées, elle fixe avec obstination un point de la terre ensoleillée de la rue du village. Nzé, lui aussi, regarde éperdument ce point en fumant sa pipe, et au bout d'un moment il passe sa pipe à la belle-mère qui tire gaillardement quelques bonnes bouffées et la passe à sa fille. Celle-ci lâche le brin d'herbe qu'elle mâchonnait, fume et rend la pipe. Remise en place de chacun, avec cliquetis de bracelets d'ivoire. Xzé donne encore quelques nouvelles oubliées tout à l'heure, puis brusquement se lève et dit : « Je pars ».

Arrivé à son village, il voit tout le monde en larmes, hurlant à qui mieux mieux : « Ilaïoooo ». Sa proche parenté se barbouille de boue et de terre glaise jaune au bord du fleuve. C'est le frère aîné de Nzé qui est mort loin d'ici. Il était déjà assez âgé. Nzé, lui, était d'un père déjà vieux et d'une mère qui était la quatrième femme de ce père. Le frère aine était déjà enterré, et la parenté avait ramené la veuve pour la donner en mariage à Nzé, l'héritier. Les jours de deuil écoulés, on dit à Nzé : « Te voilà marié du coup sans marchandises, veinard ! » Il est bien forcé d'accepter comme épouse, pour suivre la coutume, cette femme de 15 à 20 ans plus âgée que lui. Mais il a tôt fait de se débrouiller pour trouver un célibataire ou un veuf à qui il passe cette femme en échange

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d'un certain nombre de marchandises. Ces marchandises, Xzé se hâte de les apporter à son beau-père qui, cette fois, lui donnera certainement sa fille... O douleur, le beau-père lui rend toutes les marchandises déjà apportées : il a donné sa fille à un autre homme qui était venu pendant son absence et qui avait apporté beaucoup plus de marchandises que Xzé. Première déception !

Nzé n'en a pas mangé, de colère, pendant deux jours. .Mais il se ravise. « X'ai-je pas toutes les marchandises qu'il me faut .- Je n'ai rien perdu. » Et le voilà de nouveau en course, plein d'espoir. Xous le supposerons fixé sur son choix. •Nyingon lui a plu, il a donné ses marchandises au beau-père qui lui donne sa fille. Une nuit, Xyingon va se baigner en se tenant au bout d'une grande pirogue, comme tous les soirs. Près de rentrer chez elle, elle est saisie par Xzé qui l'em- mène malgré les gens accourus et qui, comprenant, le laissent aller. 11 part avec elle dans son village, après ^- son simulacre d'enlèvement, ce dont Xyingon est charmée.

Peu de temps après, Xyingon tombe malade ; pas beaucoup, suffi- samment pour qu'une mauvaise langue aille l'annoncer à Xa, le père de Xyingon. Xa se réjouit fort. Il raisonne ainsi : « J'ai une vieille dette à rembourser, je n'ai pas grand'chose sous la main, ce cher Xzé va m'aider. Il fait dire à Xzé d'envoyer sa femme, en même temps qu'une caravane qui montera dans son village. Xa soigne sa fille à peu de frais ; elle guérit rapidement, car elle n'avait pas grand'chose. Pendant ce temps, Nzé se morfond tout seul. Il ne veut pas, lui, un homme, s'abaisser à se faire sa cuisine ; aussi il mange dans la garde avec les hommes de sa tribu. Il apprend, toujours par une mauvaise langue, que sa femme est debout depuis longtemps. !1 court la chercher. Xa lui dit : « Elle ne partira pas ainsi ; j'ai soigné ta femme, elle m'a coûté fort cher, j'ai acheté remèdes et fétiches en abondance, mais puisque c'est toi, je me conten- terai d'une belle chèvre, prix d'ami, et tu pourras aller. » (Xa ne devait

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qu'un agneau, mais profiter d'un gendre, c'est si courant dans les mœurs que Nzé ne se formalise pas plus que Na).

Nzé, depuis quelque temps, est devenu extrêmement prudent ; son attention est sans cesse en éveil, il doit prendre garde à la foule de pré- ceptes qui feront naître en bonne santé l'enfant que sa femme attend. Pour la naissance de sa fille, Nyingon est retournée chez son père. Nouvelle occasion de dépenses pour Nzé et de profits pour Na. A la première dent, même comédie, à la deuxième, même chose, et au fond, à chaque visite à la parenté. Si Na ne trouve point d'autre raison, il dira : « Vois quelle bonne femme nous t'avons donnée, montre-toi reconnaissant. »

Nzé et Nyingon sont heureux, ils ont l'air de s'aimer, il n'y a pas encore eu de nuage. L'horizon s'assombrit par l'apparition dans le village d'un étranger nommé Etughe. Grand parleur, il a l'air riche, fume beau- coup, se vante de prouesses extraordinaires, il est haut de taille et a belle tournure. Cet homme a remarqué que le ménage de Nzé était heureux. Cela prouve, pense-t-il, que la femme de Nzé est aimable de caractère, obéis- sante ; il n'y a pas de raison, conclut-il, pour que ce jeunet possède une telle femme, donc c'est moi qui dois en être le légitime possesseur. Etughe commence alors à faire la roue, et la naïve Nyingon de prêter l'oreille aux sataniques insinuations que cet homme lui glisse furtivement. Nzé s'en aperçoit, parce que Nyingon regarde par les fentes du mur d'écorce quand Etughe passe. 11 questionne, elle nie nerveusement, mauvais signe ! Nzé sort, il se demande : « Vais-je, en bon Pahouin, la rosser d'importance.^ Mais je suis catéchumène, je ne dois pas la battre. Cependant, si je ne la bats pas, elle me méprisera, et sera bientôt toute à l'autre ; tandis que, si je la bats, elle se dira que je tiens à elle, que sa conduite a de l'importance pour moi, en un mot que je l'aime. » Et le voilà, plein d'une juste indignation, accordant ses cinglantes remontrances. Résultat : Nyingon se dit : « Nzé tient à moi, c'est vrai, mais d'un peu trop près ; c'est trop fort de battre une femme quand elle n'a rien fait ! )) Elle fait semblant d'aller à sa plantation, cache une pagaie, et, le soir, elle prend la première pirogue qu'elle peut attraper au bord du fleuve, fait force coups de rame pour s'échapper et aller se plaindre à son père. La nuit tombe, elle pagaie au milieu du fleuve, à bonne distance, mais cela ne l'empêche pas d'être aperçue par un homme au débarcadère d'un village. (( Une femme seule sur le fleuve ! » crie-t-il. Aussitôt hommes et

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gamins se précipitent avec joie clans les cases pour chercher leur pagaie, ils voudraient tous entrer dans la pirogue pour aller « crocher » la femme, c'est une partie de plaisir féroce. L.e lendemain, Xzé viendra rechercher sa femme, en apportant encore une fois un cadeau sérieux pour celui qui l'a vue le premier, et un cabri à partager entre les pagayeurs.

Xzé pense enfin à prendre conseil. Il vient voir son missionnaire et lui expose sa situation. Le missionnaire lui dit de prier Etughe de s'en aller, de laisser sa femme tranquille et de retourner chez lui. Il lui dit aussi de surveiller sa femme et d'agir avec prudence, patience et charité, car Xyingon a encore un cœur de païenne. Mais une fois au village, Nzé pense : « Ces missionnaires sont naïfs, ils se figurent qu'un gaillard comme Etughe va m'écouter ! J'ai un moyen plus radical et plus pahouin ; nous, les Pahouins, nous sommes des malins. » Nzé, en fin psychologue, invite Etughe chez lui, il introduit le loup dans la bergerie et lui fait des grâces. Dans la conversation, Mzé arrive à savoir qu'Etughe a, comme presque tous les Pahouins, un « éki », une interdiction fétiche de manger d'une certaine nourriture. Etughe ne doit jamais manger de l'antilope dite «sô». Or Xzé en a justement des morceaux séchés et fumés sur le treillis au- dessus du foyer, ainsi que de l'antilope « nzip ». Le lendemain, il invite Etughe à manger de la viande cuite dans des feuilles mises en boules sur la cendre. Xyingon apporte les petits paniers plats à l'entrée de la garde, et, à la fin du repas, en apportant de l'eau dans une calebasse elle demande si le nzip et le étaient bons. « Comment, tu as mélangé les deux viandes, tu as mis du sô, tu ne savais pas... .^ » crie Xzé. Et Etughe de pâlir, c'est-à-dire de passer de la couleur chocolat à celle du chêne. (( Je suis mort, se plaint-il, j'ai violé mon éki, l'évur va se fâcher et manger le cœur ! » et en eftet, l'angoisse lui cause de fortes douleurs d'entrailles ; il croit que c'est l'évur, l'animal mystérieux qui se tient dans son corps et qui commence à le dévorer. Dès lors, Etughe n'est plus qu'une loque, il restera couché plusieurs jours sans vouloir ni pouvoir prendre aucune nourriture.

La tribu d'Etughe est en émoi. On se fâche; on prépare, sinon la guerre, du moins une sorte d'expédition de violentes réclamations pour meurtre, disent-ils, par empoisonnement. Aussitôt, grande palabre ; les hommes des deux tribus se réunissent autour des orateurs qui vont tenir les oreilles du public pendant peut-être deux ou trois

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jours. Pendant ce temps, les sorciers donnent des contre- fétiches pour apaiser l'évur ; Etughe mange de nouveau, il sera sauvé. Mais chacun a profité de la palabre : « Dis donc, Nzé, ton grand-père avait emprunté un beau couteau à mon oncle, dit l'un, ton grand-père est mort, je n'ai jamais revu le couteau, quand me le donneras-tu ? » et les demandes s'accumulent au compte du pauvre Nzé ; et enfin, voici Etughe lui-même, guéri, qui arrive pour demander des dommages-intérêts. Les chefs décident que Nzé donnera vie pour vie ; puisqu'il n'y a pas eu de cadavre et que Etughe est sur pied, il donnera simplement sa fille (car Etughe comptait bien avoir la femme facilement plus tard).

La pauvre petite fille de Nzé est emmenée par Etughe et ses gens. Folle de douleur, Nyingon crie et pleure, menace Nzé, lequel répond : (I A qui la faute .^ N'est-ce pas à toi .- D'ailleurs, suivant la coutume pahouine, cette enfant n'est pas à toi, elle est à moi seul ; j'ai le droit d'en disposer à mon gré, je ne fais que payer la dette que tu m'as créée. » Furieuse, et certaine qu'il n'y aura en effet rien à changer à la coutume, elle ramasse ses quelques hardes et ses instruments de cuisine, met le tout dans un panier et arrive chez son père, le seul vrai posses- seur de Nyingon. Elle parle à son père d'Etughe. qui est un jeune homme si « bien » et que Nzé a voulu tuer par jalousie, et en même temps elle se dit ; « Pour ravoir mon enfant, je n'ai qu'à épouser Etughe. » Et elle envoie un gamin porter un paquet de nourriture avec un bracelet ou une bague à Etughe. Celui-ci, tout joyeux de ce muet appel, se munit de marchandises, de la fille de Nyingon et d'un cadeau pour le père, il apporte le tout à Na et devient l'époux de Nyingon ; chacun est satisfait, le père, le gendre, la fille et son enfant.

Nzé arrive chez son beau-père : « Donne-moi ma femme, rends- moi mon enfant ! » L'ancien beau-père de répondre : « Oublies-tu que Nyingon avait le droit de te quitter et moi de la donner à Etughe.^ Va-t'en, qu'ai-je encore à faire avec toi ; je vais te rendre les quelques misérables marchandises que tu m'as données avec regret. )) Na va chercher quelques-unes des marchandises qu'Etughe venait de lui apporter, car celles de Nzé étaient déjà depuis longtemps empruntées par d'autres, ou passées en paiement de prêts ou de dettes, etc. Nzé réclame : « Ce n'est pas assez, je ne vois que la moitié de ce que tu me dois. » « Soit, dit Na, tu viendras les chercher plus tard. »

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En eiïet, si Xzé tient à se chercher femme une troisième fois, il lui faudra compléter son bien en allant sans cesse réclamer à son ancien beau-père ce que celui-ci lui doit encore. A son tour, il deviendra envers cet homme une espèce de davier, d'appareil extracteur, en ayant peut-être en plus, le crève-cœur de revoir sa femme et son enfant, et de se trouver, devant la face narquoise dEtughe, dans la position d'un mendiant qui menace un plus fort que lui. 11 ne faut pas s'étonner, que dans ces conditions de vie de famille, les Pahouins aient mangé leurs ennemis pour savourer leur vengeance. Chaque Pahouin peut dire qu'il a une ou plusieurs histoires semblables dans sa vie. ■Que peut être la vie dun polygame dont les femmes sont rongées de jalousie entre elles et qu'il doit toutes maintenir pour lui seul ! Quel miracle quand un F^ahouin arrive à sortir de cet enfer pour se convertir ! et l'on se demande à quel point les cœurs des païens sont endurcis pour ne pas désirer en sortir en masse, par centaines.

La dot. Le père pahouin reçoit des marchandises à la place de ses filles. Laissera-t-il les étoiles se ronger de mites, les matchettes se couvrir de rouille, la poudre se moisir.^ Il cherchera à placer toutes ces marchandises sur une valeur qui ne se gâte pas, qui rapporte même des intérêts. Il achètera donc une autre femme, qui fournira du travail, qui produira peut-être d'autres filles. C'est le seul moyen de ne pas laisser périr le capital. Le Pahouin qui se convertit et qui, dès lors, ne possède qu'une femme, est donc voué à la pauvreté. S'il reçoit des marchandises pour ses filles, il tâchera de placer ce capital autrement que sur des femmes, le changera peut- être en argent, pour améliorer son vêtement, sa maison, etc., et il en aura encore de reste pour contenter son beau-père, afin de pouvoir garder toujours la même femme.

La polygamie et le travail. Le polygame, c'est-à-dire le riche, doit, pensera-t-on, ne plus rien avoir à faire, ses femmes lui faisant tout son ouvrage ; il doit pouvoir se prélasser, pendant que ses femmes le servent. Il n'en est rien. La plantation d'un Pahouin doit être d'une dimension suffisante, en proportion du nombre de personnes à nourrir. L'homme coupe la forêt, la femme entretient les champs. Si cet homme

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a une femme en plus, il lui faudra couper un coin de foret en plus, suffisant pour la nourriture de cette femme. F^lus il a de femmes, plus il a de travail, s'il est seul. Mais souvent, le polygame ne garde pour lui- même que deux ou trois femmes et confie les autres à des « ntobe », des fils adoptifs, des célibataires qui ne sont pas arrivés à trouver de femme, et qui deviennent une sorte de « princes consorts » qui prennent le nom du père auquel ils se sont livrés. Ils se chargent de la plantation de la femme accordée, mais le polygame reste possesseur des enfants qui naissent de ces unions.

CHAPITRE XVII

Le mariage païen et la polygamie

Le problème. Le mariage est-il un achat r Le matriarcat des Galoas. Le mariage pahouin. Le contrat de louage, vraie base du mariage pahouin. Incompatibilité du contrat de louage avec l'idée du mariage chrétien. La famille païenne

Le problème.— Le problème se pose à toute mission évangélique faut-il admettre la polygamie dans l'Eglise .- Faut-il la tolérer momen- tanément, faut-il l'interdire absolument, et mettre les convertis polyga- mes dans l'obligation de renvoyer leurs femmes, sauf une .-

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Une constatation est à faire : la très grande majorité des mission- naires interdisent la polygamie, et les missions qui l'ont admise recon- naissent qu'elles ont lait fausse route. Cependant la nécessité que nous imposons à nos convertis polygames de renvoyer leurs femmes paraît très dure aux amis des missions d'Europe, et périodiquement ils reposent le problème (résolu par les missionnaires): quelle attitude adopter vis-à-vis des polygames qui se convertissent ? La polygamie est une conséquence de la conception païenne du mariage. Pour éclairer la question, il convient donc d'examiner le mariage païen tel qu'il se présente et de le juger (avec sa conséquence, la polygamie) à la lumière de l'Evangile. Que voyons-nous .- Un homme voit une femme qui lui plaît : il verse au père de cette femme un prix convenu, et le mariage est lait. Un homme voit une femme qui lui plaît. Elle est déjà mariée. Cet homme enlève cette femme, avec sa complicité, bien entendu. Il y a guerre, coups de fusils, morts d'êtres humains. Puis tout se règle au cours d'une palabre. Le nouveau mari paie au père le prix convenu. Le père rend au précédent mari les marchandises que celui-ci lui avait données pour prix de sa fille, et tout est en règle. Un homme voit une femme qui lui plaît, et il l'enlève, mais il n'a pas de marchandises. La femme est obligée de retourner chez son premier mari, malgré sa résistance. Un homme a un fils de 14 à 15 ans. Il a des marchandises. Il achète une femme pour ce fils et commencera par la prendre pour lui. Un homme est polygame, il a 2, s, 10, 20 femmes. Des jeunes gens viennent se faire adopter par lui ; à chacun il donne une femme qu'il peut reprendre si le jeune homme le mécon- tente. — Une femme est mécontente de son mari qui la néglige. Elle s'enfuit avec un jeune homme. Ce dernier n'a pas de marchandises. Les parents de la femme l'obligent à retourner chez son premier mari. Un homme a tué quelqu'un dans une guerre. Il n'a pas de marchandises pour payer le cadavre. Il donne une de ses femmes ou sa fille (quelquefois non encore néel en paiement.

Le .mariage est-il un achat ? Les Européens et les missionnaires qui voient tous les jours ces faits, et d'autres analogues, concluent : le mariage est un achat. Le mari achète sa femme, elle devient sa propriété, sa chose, il en fait ce qu'il veut, et nous appliquons à cet achat notre notion européenne de possession absolue. Quelques-uns vont jusqu'à dire

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que le mariage païen a quelque analogie avec le mariage antique ; la femme entre dans la famille du mari qui est le chef absolu. Ces conclu- sions sont hâtives, et il n'y a qu'une apparence. En réalité la femme n'entre pas dans la famille du mari, elle ne compte presque pour rien. Elle reste membre de sa famille à elle ; elle ne cesse pas d'en faire partie.

Le matriarcat des Galoas. Chez les Galoas, il y a paiement de marchandises, et malgré cette coutume, les enfants appartiennent à la femme, ils portent le nom de son clan, ils appartiennent aux frères de la mère, leurs oncles qui les conseillent, les dirigent, les marient, donnent ou reçoivent les marchandises à cette occasion. Le père n'est presque rien pour eux, et les enfants sont attachés à leurs oncles plus qu'à leur propre père. Et nous constatons cette situation qui nous paraît bizarre et anormale d'un homme polygame dont les enfants appartiennent à trois, quatre, cinq clans différents et qui ne sont presque rien pour lui, tandis qu'il a des neveux appartenant à son clan à lui et pour lesquels il joue le rôle de père. Ce système social s'appelle le matriarcat.

Le mariage pahouin. Chez les Pahouins, le matriarcat n'existe pas en ce sens que les enfants appartiennent au père qui en dispose à sa volonté. Il reçoit les marchandises lors du mariage de ses filles et paie les fredaines de ses fils. C'est lui qui assure une femme à ces derniers. Il est bien le chef de la famille et la femme ne fait aussi peu que possible partie de la famille. Lorsqu'elle est mécontente de son mari, elle a recours à sa famille, à son père, à ses frères ; elle se sauve chez eux et demande un autre mari. Il faut donc constater que, lors de son mariage, il n'y a pas eu vraiment achat, cette opération étant irrévocable. Pour qu'un achat soit annulé, il faut le consentement des deux parties. Or, même si le mari tient à garder sa femme, si cette dernière veut rester chez ses frères, il n'y a qu'à s'incliner. On lui rendra ses marchandises si on peut, ou on lui donnera une autre femme. La première opération est aussi annu- lée de par la volonté, non pas d'un seul parti (père ou frère de la femme) mais de l'objet de l'opération lui-même. Il faut donc bien admettre que la femme est, avec son père ou ses frères, partie. Il n'y a donc pas achat.

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La constatation dun autre lait, très fréquent, nous fera rejeter définitivement l'idée de Tachât de la femme par le mari. Lorsqu'une femme tombe malade, c'est dans sa famille à elle qu'elle va se faire soigner. Si elle meurt, son père ou ses frères doivent une autre femme au mari ; s'ils n'en ont pas, ils sont obligés de rendre les marchandises. Le premier mariage n'était donc pas un achat et la femme n'était pas la possession du mari.

Enfin, il faut se rappeler que lorsqu'un mariage est conclu, le mari donne des marchandises, mais tout n'est pas fini par là. C'est constamment que le mari doit donner des marchandises ; tous les événements, tous les séjours de la femme dans sa famille sont de bons prétextes pour faire donner des cadeaux par le mari qui veut reprendre sa femme. Il en est de même à chaque deuil.

La famille de la femme est composée d'un nombre toujours croissant de sangsues insatiables. Ces marchandises, toujours ajoutées, révèlent qu'il n'y a pas réellement achat. D'ailleurs on trouve chez les Galoas et chez d'autres peuples la vraie notion de l'achat, c'est quand il s'agit d'esclave. (Les Pahouins n'ont pas d'esclaves). On achète vraiment un esclave. Il y a aprs deux parties contractantes dont l'esclave est exclu. Il peut y avoir annulation de la vente, mais seulement du fait des deux parties. L'esclave est bien propriété de son maître qui peut le donner, le revendre, sans accord préalable avec le premier maître. L'esclave peut être tué par son maître sans que le meurtrier soit inquiété par qui que ce soit (sauf par l'administration française qui ne reconnaît pas l'esclavage). Une femme n'est jamais tuée par son mari, et si le cas se produisait, il devrait payer le cadavre au chef de clan de la femmç. Qu'y a-t-il donc dans ce mariage païen }

Le contrat de louage, vraie base du mariage pahouin. Il

apparaît qu'il y a une sorte de contrat de louage. Le père, les frères (et la femme elle-même) offrent une femme qui doit donner tout ce que la coutume séculaire a établi : des enfants, du travail, de la nourriture. C'est à cet homme seulement qu'elle devra ses services, ou à ceux qu'il lui plaira de désigner à sa place. Les services que rendrait la lemme à un tiers sont donc considérés cf)mme un vol. En échange, l'homme s'engage à donner satisfaction à cette femme (maison, vêtements, orne-

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ments, etc.), il donne quelques marchandises aux frères de la femme, mais aussi longtemps que la femme continuera ses services à cet homme, celui-ci devra continuer à payer des marchandises. Quand la femme rend un service'signalé (naissance d'une fille), l'homme devra aussi donner une plus grande valeur de marchandises. Aussi les deux parties contractantes gardent chacune la liberté de rompre le contrat, lequel peut être rompu de la volonté d'un seul.

Si la femme meurt, il est compréhensible que l'on exige en vertu du contrat, et pour que le contrat subsiste une autre femme en remplacement. S'il n'y a pas de remplacement, l'homme exige ses

marchandises (sauf quelques-unes qui restent acquises à la famille comme rétribution des services ren- dus par la femne, de son vivant). S'il y a eu remplacement, les servi- ces étant de nouveau assurés, il est juste que l'homme continue à verser des marchandises, et c'est, en effet, ce que nous observons.

Si le mari meurt, les héritiers doivent un autre mari à la femme en vertu du contrat. Si on ne peut lui en donner un, elle retourne dans sa famille, le contrat est rompu, on rend les marchandises. Lorsque le deuil est levé, les veuves ont le droit de choisir parmi les héritiers l'homme qui assurera les clauses du contrat à la place du défunt.

Cette hypothèse du contrat, par lequel la femme appartient toujours à sa famille, se vérifie dans toutes les circonstances. Nous avons souvent remarqué ceci. Une femme veut quitter son mari dont elle a à se plaindre, mais elle sait que ses frères n'ont pas de marchandises à rendre ; alors elle prend patience et reste avec son mari, non par devoir conjugal, non par amour pour ses enfants (saut quelques cas rares), mais par amour fraternel : elle ne veut pas créer d'ennuis à ses frères. De même, un homme dont la femme est stérile ou longtemps malade la renvoie à sa famille ; elle ne rend plus les services attendus, le contrat est rompu. Et nous constatons que le contrat est souvent rompu. Bien rares sont les femmes d'un certain âge qui sont restées avec un seul

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homme. Constamment nous entendons parler de ces « ijalahrcs de femmes » qui sont la grande occupation des Pahouins, et il n'est pas exagéré de dire qu'une feiiimc- pahouine a eu -S ou lo maris dans sa vie. Il est à remarquer que l'amour, en prenant ce mot dans son sens le plus élevé, n'a aucune place dans un tel contrat; il ne faut entendre parla que la passion brutale. On comprend maintenant en lace de cette Hase du mariage païen comment la polygamie est possible et logique. Une femme ne peut assurer ses services qu'à un seul homme, tandis qu'un homme, s'il est riche, peut payer des marchandises à plusieurs pour s'assurer ainsi les services d'autant de femmes qu'il pourra. De son côté, il n'y a rien de restrictif dans le contrat, si ce n'est sa richesse.

Incompatibilité du contrat de louage avec l'idée du mariage chrétien. Que nuus sommes loin du mariage chictien ! L'union dune femme et d'un homme, basée sur l'amour, union qui a pour but la fondation de la famille, l'arrivée des enfants, l'éducation de ceux-ci en vue du royaume de Dieu ! Pouvons-nous partir de ce contrat de louage pour marcher à ce .but : la famille chrétienne.^ Ces deux systèmes peuvent-ils coexister.^ nous voulons une famille chrétienne, peut-il y avoir le contrat de tout à riicureavec sa conséquence, la poly- gamie.-A la conversion de l'homme, le contrat est rompu pour faire place au mariage chrétien. Il nous laut fonder ici la famille chrétienne. Il nous faut faire éclore l'amour conjugal avec tout ce qu'il renferme d'atta- chement, de patience, de renoncement, de joie et de paix, sentiment délicieux qui est à l'abri des misères et des malheurs tt qui va s'afTermis- sant avec les années. 11 nous faut créer ce chaud foyer d'amour et de foi dans lequel les enfants seront élevés pour le royaume de Dieu. Pourrons- nous élever ce solide édifice chrétien du mariage indissoluble et de la famille en conservant cet autre édifice fragile, le contiat du païen polygame fait d'égoïsme féroce, de sensualité et de cruauté ? lOnfin il nous faut appliquer la morale chrétienne, une pour les deux sexes, sauvegarde des mteurs et de la famille, contre-partie de la morale païenne, des droits du mai i. l 'ouvons-nous juxtaposer ces deux morales opposée.s.^ Impossible. Le royaume de Dieu doit s'élever pur et lumineux sui" les ruines du royaume du mal, sans aucun contact et sans conipromission avec toutes les manifestations mauvaises du paganisme. Aussi toute mission évan-

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gélique fidèle à l'esprit de Jésus doit-elle interdire, dès le début, la polygamie à ses convertis.

La famille païenne. Il ne fait pas toujours bon d'être polygame : il est arrivé souvent que le polygame sentit la morsure de la faim, parce qu'aucune de ses nombreuses femmes, jalouses l'une de l'autre, ne voulait lui préparer à manger. Le mari désigne ordinairement la femme qui est dans ses bonnes grâces du moment, en mangeant la nourriture qu'elle présente. Les autres, délaissées, sont furieuses ; malgré les capacités abdominales des Pahouins, le mari ne peut pourtant pas manger cinq ou dix repas à la fois.

La coutume de « l'amvi » est le prêt momentané d'une femme de polygame à un hôte ou à un ami de passage ; le fait n'est pas considéré comme adultère. Le droit des « veuves » est d'être momentanément mariées à leurs neveux, c'est-à-dire avec les fils des sœurs de leur mari. Ces sœurs ne sont pas toujours directes, souvent elles ne sont que membres de la même famille. Le droit cesse dès qu'un nouveau mari se présente.

Un mari traite-t-il sa femme gentiment.^ Celle-ci se dit : il me craint. Elle abuse aussitôt de sa bonté, devient orgueilleuse, insupportable, paresseuse. Ordinairement la femme vit dans la crainte des coups, des gifles, du bâton." Elle se sauve parfois chez une voisine. Le mari dit : « Laissez-moi entrer que je la frappe ». Un homme l'empêche d'entrer, parle de patience, de pardon ; s'il ne réussit pas à persuader le mari, c'est la lutte à main plate, et malheur à femme si son mari est le plus tort : elle peut mourir sous la matraque.

La femme, contente de montrer, à son mari qu'elle a une valeur en marchandises, se fait désirer ; le mari devient plus dur pour elle, il la garde plus sévèrement, bien qu'il ait peur d'une escapade. D'autre part, les parents ont peur que le mari fatigué ne leur rende la lemme, qu'ils ne soient obligés de rembourser tout ce que le mari a donné ; aussi ils font les débonnaires, de peur de ne plus pouvoir soutirer régulièrement quelque chose au gendre.

Les époux se supportent, mais ne s'aiment pas. Us n'ont point de confiance l'un dans l'autre. Les femmes n'aiment pas recevoir d'observa- tion de leurs maris ; elles se taisent généralement, mais un jour, à

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propos d'un rien, elles lâcheront leurs rancunes accumulées, sous forme d'injures et de reproches, d"où des coups et la fuite, ou l'inconduite. La plaie répandue partout, c'est l'inconduite. Une femme ne peut passer seule dans un autre village sans qu'un homme ne cherche à la dérouter : il dénigre le mari de cette femme, promet de beaux habits, garantit la sup- pression de tout travail pénible. L'habile parleur lui passe une bague au doigt et la laisse partir. Cette bague est appelée « akana '), c'est-à-dire, non pas alliance, mais séparation. Et en effet, la séparation est faite. A la première querelle, les parents, la femme et le nouveau mari se rendent chez l'administrateur. On appelle aussi le vrai mari. La lemme parle violemment contre son mari, lequel, furieux de tant de traîtrise, rage contre sa femme, et montre par au « commandant » que la vie commune leur est impossible. C'est ce que la femme voulait. Le nouveau mari verse alors ses marchandises, non aux parents, mais directement à l'ancien, et l'affaire est réglée. Les nouveaux époux ne seront pas long- temps heureux. Les beaux-parents harcèleront bientôt le gendre : « Tu as dit que tu étais riche, prouve-le maintenant ».

Un jour je vis un homme se promener avec une petite fille de 7 à 8 ans. « Qui est-elle.- » L'homme répondit : « C'est ma mère... ! Oui, c'est la dernière des femmes de mon père, c'est donc ma mère. » 11 l'appelle en effet ainsi, et la respecte comme telle. Cette petite esclave des autres femmes sera promue à la dignité de vraie épouse quand les autres seront déjà des vieilles. 11 arrive aussi que de tous jeunes garçons héritent de femmes d'âge mùr et en sont les légitimes maris.

Que de fois nous voyons sur la station des scènes de ce genre. Ici c'est une femme dont le mari s'est séparé d'elle, en emmenant son fils. L'enfant s'est enfui, a fait de longs kilomètres seul dans la forêt pour rejoindre sa mère, et tous deux, tremblants, attendent la venue du père. Une femme maigre, remplie de plaies, vient se faire soigner. Elle a été prise en otage ; devenue malade et renvoyée chez elle, la tribu ne veut plus la recevoir et l'abandonne dans la forêt, sous prétexte que l'autre tribu

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devait lui rendre une femnie bien portante. Des fillettes, enfuies de chez leurs vieux maris, pleurent et hurlent quand leurs parents les rendent à leur propriétaire ; même celles qui sont à l'école vivent dans la crainte perpétuelle d'être enlevées de la station, heureuses sont-elles si leur futur mari est un garçon de l'école.

« Je vis une femme qui suivait la rue avec fierté, passant au travers du corps de garde, droit exclusif des hommes. « C'est un mariage, me dit-on ; voici l'épouse qui arrive » « Félicitations, car elle paraît belle femme « Oh ! ce n'est pas elle qu'on épouse, mais le bébé qu'elle tient dans ses bras ! » Elle portait en effet, une mignonne fillette de deux ans au plus, qu'elle conduisait au mari qui venait de l'acquérir, un homme d'une trentaine d'années. L'enfant était richement parée de colliers, de br-acelets et d'une ceinture de perles. Elle ouvrait de beaux yeux étonnés et un peu tristes. » (i).

Il faut que nos chrétiens donnent l'exemple, qu'ils marient leurs filles sans recevoir de marchandises, et qu'ils les marient à un âge raison- nable. Jusqu'à présent aucun n'a eu le courage, ni même la possibilité de le faire. Un père est maître de son enfant, et pourrait la marier ainsi, mais, comme nous l'avons dit, le Pahouin, devenu homme, craint ses frères, sa tribu, suit la coutume. Il serait désavoué et méprisé par les siens ; sa fille et son gendre, mariés soi-disant par amour, se fatigue- raient un jour l'un de l'autre ; la femme mépriserait son mari, et lui reprocherait de ne pas avoir déboursé quelques marchandises pour elle. Le mari à son tour, ne craignant aucun débours, traitera sa lemme comme sa chose ; la femme n'aurait plus, pour la garantir des excès de brutalité, la menace de retourner chez elle, et de faire verser des dom- mages-intérêts. Le mariage normal ne sera possible qu'entre époux déjà chrétiens, et dans des familles chrétiennes. Ces cas sont rares. L'adminis- tration fait des essais pour régulariser les situations. Elle inscrit les époux qu'on lui présente et interdit le changement de femme ou de mari, à moins de cas de force majeure. Plus tard, elle fixera un taux pour le prix des femmes, afin qu'une fois la dot versée, l'homme puisse se livrer au travail sans être inquiété par sa belle-famille. Du contrat de louage, le mariage passera donc au système de l'achat. Sera-t-il meilleur ? Seul l'Evangile répandu largement pourra transformer ces mœurs.

(i) Journal des Missions. Cadier, mars 19 19, p. 168.

CHAPITRE XVIll

La vie physique

La naissance. Le physique du Pahouin. L'hvgiène du Pahouin. Diagnostic

pahouin.

Les maladies. Les remèdes. Les soins. La mort et le deuil

La naissance. Autrefois, les villages pahouin's étaient plus peu- plés et plus grands malgré les morts incessantes ; les Pahouins, encore sauvages, étaient plus prolifiques. Chaque femme avait de nombreux enfants dont beaucoup du reste mouraient par manque d'hygiène, par re- froidissement, poison ou guerre. Les sages-femmes, formant une vraie cor- poration, unissaient leurs expérien- ces, étaient très habiles et savaient préparer de nombreuses médecines. Les Pahouins alors ne se mariaient pas trop jeunes, les jeunes filles étaient respectées, les fautes étaient sévè- rement réprimandées ; les jeunes

gens n'avaient le droit de se marier que quand ils pouvaient montrer une certaine longueur des rares poils de leur barbe. Il fallait d'ailleurs beaucoup de travail pour amasser le nombre de clous, d'armes de toutes sortes, pièces de fer, de cuivre, de bracelets ou de pièces d'ivoire nécessaires à l'achat d'une femme. Les vieilles comblaient la femme qui allait devenir mère de conseils pour la conservation de la tribu qui se trou- vait alors dans le haut pays, plus sain que les régions basses et maré- cageuses où elle se tient aujourd'hui.

.Maintenant, les enfants meurent moins peut-être, mais les familles sont moins nombreuses. Les jeunes filles sont mariées trop jeunes, vendues par un père pressé d'acquérir des marchandises, ou achetées par un vieux mari, ou par un homme trop jeune qui a rapidement gagné le nécessaire dans le pays enrichi par les blancs. Les jeunes

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femmes, bientôt mères, doivent continuer les durs travaux des champs. Il est étonnant qu'il n'y ait pas encore plus d'accidents de naissance. D'ailleurs, les préceptes de l'hygiène pahouine sont bizarres, mais Inoffensifs pour la femme qui attend un enfant. En voici des exemples. SI une bête meurt sans être frappée par un coup de couteau au ventre (ce qui empêche la production des gaz de putréfaction dans le ventrej le père et la mère ne doivent pas en manger, car leur enfant naîtrait mort-né. Un homme dont la femme est enceinte est en état de tabou ou de pureté sacrée, Il ne doit pas toucher un cadavre, sinon son fils naîtra semblable à ce cadavre. La femme ne doit pas manger de poisson, mort depuis longtemps, l'enfant en aurait le ventre gonflé. SI l'on rencontre un caméléon sur sa route, Il faut s'écarter, sinon le fils naîtrait gringalet et maigre comme cette bête. SI une branche tombant d'un arbre se plante dans le sol, Il ne faut pas l'arracher, la tête de l'enfant serait couverte de plaies. SI un homme mange de la viande pourrie, son fils naîtra pourri. Si on mange du « kême » (sorte de poisson qui bâille toujours ou tette l'eau), on doit craindre que l'enfant n'ait toujours des renvois. SI on passe par-dessus la liane « afomege » qui barre le chemin, l'enfant risque de naître avant terme. SI on gratte la résine sortie de l'arbre « okoumé » pour faire de la torche. Il est à craindre que l'enfant ne naisse les cils collés. On ne doit pas passer par-dessus un chemin de fourmis guerrières, l'enfant naîtrait galeux ou avec des croûtes sur la tète. On ne doit pas manger de poisson empoi- sonné par le « mesôl » (fruit poison écrasé avec du piment), l'enfant naîtrait mort. Quand on a fini de construire une cage de piège à pois- sons, si on rencontre une iemme enceinte qui s'en revient du fleuve, son enfant peut se couper en deux. Le père ne doit pas manger d'ananas, son enfant aurait beaucoup de croûtes « meko » à la tête. Il est défendu au mari d'une femme près de donner naissance à un enfant de regarder une bête qui se meurt, cela pourrait Influencer fâcheusement la nais- sance du bébé. Il est défendu de marcher, même par hasard, sur la fiente de certains oiseaux. SI la mère offre des vivres à son mari. Il doit manger, même s'il n'a pas faim, sans quoi l'enfant refuserait le sein. Il est bon de voir un léopard, l'enfant naîtra lort. Il est bon de posséder un énorme crapaud spécial, l'enfant sera beau. La présence d'un chat est mauvaise, surtout quand le chat passe par-dessus les pieds de la

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mère. La mère ne doit pas regarder trop en l'air, l'enfant loucherait ; elle ne doit manger que des aliments frais ; elle doit refuser même les patates dont les cancrelats ont déjà rongé ou troué la peau ; le poisson, même pris au milieu de la nuit, doit être vidé à l'instant et mangé avant le matin. Le père ne doit pas ouvrir lui-même une boite de conserves. Une future maman ne doit pas faire cuire de feuilles qui commencent à jaunir, l'enfant naîtrait trop clair. Si son autre enfant crie en sa présence pour avoir de la nourriture, on ne doit pas la lui refuser, les esprits pourraient venir ennuyer l'enfant à naître. Elle ne doit pas trop- regarder un bancal, son enfant naîtrait pareil. On est plus particulièren:ient exposé à attraper la gale quand une femme de la famille attend un enfant. Si le père est un gourmand qui se rue, comme un porc, même sur les aliments gâtés, on l'attache, et on le fouette jusqu'au sang, car il n'a pas pitié de son enfant qui aura ses appétits. Quand un futur père abat une bcte avec son fusil, si l'ani- mal remue encore, il doit donner un coup de bâton pour achever la bête et se sauver rapidement, puis revenir donner des coups en se sauvant chaque fois, mais ne pas rester auprès de la bête, en frappant plusieurs coups de suite.

On ne voit pas beaucoup d'enfants difformes, non pas à cause de ces sages préceptes, mais parce que les sages-femmes font disparaître les nouveau-nés mal conformés avant de les montrer à la mère ou au père.

Souvent l'entant naît sans qu'aucun secours soit donné. Celui qui naît dans la forêt s'appellera Mefane, « les bois ». Les femmes se relè- vent quelquefois le jour même elles ont mis l'enfant au monde. A Talagouga, la femme d'un ouvrier alla le matin même au fleuve pour y baigner son enfant. A Lambaréné, une femme, soignée par le docteur, s'échappa pour aller brûler un morceau de chair, le réduire en cendres et en faire un fétiche pour que son fils, plus tard, devienne père de nombreux enfants. Les jumeaux ne sont pas inquiétés comme c'est le cas dans tant d'autres tribus ; il leur est seulement défendu de regarder l'arc-en-ciel ; si l'un d'eux est malade, on soigne aussi l'autre.

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Le physique du Pahouin. Le nouveau-né est rose et passe rapidement au jaune, au brun et au bout de la semaine il est déjà assez foncé. L.es cheveux des Pahouins sont crépus, mais pas en grains de poivre comme chez d'autres noirs, l'enroulement est moins serré ; il en est même qui sont presque déroulés et ont l'air ondulés, ce que les I^ahouins trouvent très beau. Les cheveux sont noirs, mais souvent ils prennent une teinte brune (ce qui est moins apprécié), châtain même, lorsque l'homme est anémié par la maladie. La moustache est plutôt rare, la barbe est en collier ou, plus fréquemment, en forme de bouc sous le menton. Les chauves, même parmi les vieillards, sont rares.

La peau des Pahouins n'a pas le noir bleuté du Soudanais, ni le noir foncé du Galoa. Elle est d'un brun chocolat. 11 n'est pas rare de voir des teints bronzés, presque jaunes, auxquels eux-mêmes don- nent le nom d' « evune », c'est-à-dire clairs. Il y a même des albinos, de vrais nègres blancs, dont le corps entier est d'un rose plus clair que celui des blancs eux-mêmes. Ils sont sujets à de fréquents coups de soleil qui leur causent de pénibles maladies de peau. Leurs cheveux semblent être en laine écrue, leurs yeux rouges et clignotants cherchent l'ombre.

Les yeux des Pahouins sont complètement noirs, le blanc en est jaunâtre. On rencontre cependant des 5^eux dont l'iris n'est pas très pigmenté et est mêlé d'un peu de bleu, ce qui leur donne l'apparence verdâtre. Les Pahouins sont bien bâtis ; leur allure dégagée et souple, leur démarche un peu féline vient de l'exercice physique auquel ils se livrent dès la jeunesse, de la lutte, de' la danse, des travaux intermittents pratiqués avec un minimum de vêtements. Ceux qui s'habillent devien- nent vite plus chétifs et plus raides ; le port du chapeau leur rend le crâne sensible au soleil. Les muscles sont assez saillants, mais pas au point de devenir laids ; et toujours le muscle du mouvement qui redresse le membre dans sa position rectiligne tait équilibre à son opposant, condition d'harmonie du corps. Les dos, couchés depuis l'enfance sur la natte sans oreiller, sont très droits ; les épaules sont larges, les filets des reins saillants. Le gros ventre est fréquent chez les enfants, à cause de l'absorption du manioc ; il est très rare chez les adultes. Les hanches sont

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très étroites ; chez les femmes aussi, ce qui leur donne l'apparence masculine. Les chevilles et les poignets sont fins. Certains enfants naissent avec un sixième doigt supplémentaire qu"on se garde d'enlever bien qu'il tienne très peu.

Entre l'âge de 6 à 13 ans, le jeune Pahouin est conduit chez le médecin qui le circoncit. L'opération se fait avec accompagnement de tam-tam et de bruit pour étoudir l'enfant. Celui-ci, pour calmer l'inflammation, se tient de 4 â 8 jours assis dans l'eau. Il ne doit être vêtu que d'un vieux sac, d'un jupon d'herbage ou de rafia. Sa mère le soigne et lui prépare de bons petits plats. Si, dès lors, on le considère comme un petit homme, il ne sera un vrai Pahouin qu'après avoir subi l'examen qui lui donnera le droit de manger du sanglier et de porter trois incisions verticales sur la nuque. « L'épreuve de courage, raconte M. Cordey, con- siste : à rencontrer l'esprit du sanglier, c'est-à-dire d'un homme déguisé qui roue l'enfant de coups et le mord à la nuque ; à boire le bouillon de l'antilope dans un récipient caché dans un endroit poussent beaucoup de ronces. On les entremêle de façon à ne laisser qu'un tout petit passage par l'enfant doit se glisser en rampant. De plus, on y jette des nids de fourmis brûlantes. Bien des enfants renoncent après quelques mètres et attendent une autre fois pour essayer à nouveau ; d'autres renoncent définitivement et préfèrent ne pas manger de sanglier pendant toute leur vie. »

L'hygiène du Pahouin. L'exposition de la peau nue au soleil corrige bien des fautes de la plus élémentaire hygiène. Le Pahouin, qui ne connaît pas le savon des factoreries, laisse son pagne se noircir jusqu'à ce qu'il tombe en miettes. Les riverains des cours d'eau se baignent chaque jour ; mais à saison sèche, l'eau leur semble froide ; ils ne s'essuient pas en sortant, et malgré 25 à 30 degrés de chaud, ils grelottent et n'ont pas idée de réagir, ils vont se mettre le dos au feu. Pour prendre leur bain, en saison sèche, il y en a qui se jettent l'eau chaude d'une marmite sur le corps, assis, la nuit, dans la rue, sur une feuille de banane. Le Pahouin, pendant son bain au fleuve, lave sa bouche, frotte ses dents avec son doigt ou avec une racine spéciale mâchée en forme de pinceau ; puis il rince sa bouche en lançant l'eau loin de lui à travers le « nzen meti ». le petit espace carré, limé ou cassé, pratiqué

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entre les incisives centrales. La peau, qui est assez fine, frottée par les herbes des chemins ou cuite par le soleil, est, au moins une fois par semaine, ointe de pommade ou d'huile.

Le Pahouin ne prend rien à déjeuner jusqu'à ce que la femme soit revenue des plantations vers le milieu du jour, même s'il travaille aussi à la hache ou s'il est en pirogue. 11 supporte bien la faim, supporte aussi l'abondance et peut manger chaque fois qu'il en a l'occasion.

Il ne connaît les « feuillets » que dans les villages éloignés de tout cours d'eau ; quand il se trouve la moindre source, il l'infecte en aval du village, mais il trouve horrible que les blancs utilisent le fumier pour bonifier les terres de culture. C'est le fleuve qui est le tout-à-l'égoùt, cependant les pelures et restes de cuisine sont jetés au pied des bananiers derrière les maisons. Les poteaux intérieurs des maisons et des; portes se couvrent d'une croûte de crasse qu'il n'aurait jamais l'idée de racler. Les marmites ne sont pas lavées, la croûte intérieure sert à les imperméabiliser quand elles sont fendues. Les nattes sont quelquefois exposées au soleil, mais c'est insuffisant pour anéantir les germes de la gale. Les croûtes de tète des enfants ne doivent pas être soignées : il paraît que cela donne plus tard une belle chevelure ! Pour éviter les poux, il faut raser la tète. Ceux qui veulent garder leurs cheveux doivent en tueries habitants en enveloppant la tète d'un casque en feuilles de bananier rempli d'une purée de feuilles spéciales et piquantes.

Comme à Madagascar, et partout il a pénétré, le tirailleur sénégalais a introduit la puce chique. Petite comme une pointe d'épingle, elle pénètre dans la plante des pieds, de préférence sous les ongles, elle est abritée contre le frottement. Une légère déman- geaison signale sa présence ; il suffirait- à ce moment de l'extraire avec un instrument pointu et de l'écraser. Le Pahouin se contente de gratter le sol du pied ; la puce s'agriffe plus protondément, se nourrit de chair, se fait une place ronde de la grosseur d'une épingle à tète de verre, qu'elle occupe avec son ventre rempli d'œufs. A un moment donné l'expulsion se fait. Toutes les 2 ou 3 secondes, un œuf gris, dur, élastique, est lancé au dehors. Si c'est pendant le sommeil, un petit tas de plus de 100 œufs se trouve sous le pied. Ces œufs sont dispersés ou balayés dehors, et le cycle recommence. Si la puce meurt avant d'avoir été arrachée, elle pourrit et produit une inflammation

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et des plaies. Parfois les chiques sont si serrées sur les pieds des villageois paresseux, et même aux doigts des mains, qu'ils les laissent grandir, puis s'entourent, un ou deux jours, les membres atteints d'un cataplasme de jus de bananier qui ramollit la peau, et l'extraction devient facile et indolore. Les puces vont aussi sur les pattes des chiens, qui, plus intelligents, les enlèvent en se mordillant la peau tandis que l'indolent Pahouin se contente de dire : « C'est une maladie », et se laisse ronger un ou plusieurs doigts qui finissent par disparaître. On a beau recommander aux catéchistes de faire enlever leurs chiques aux gens qui viennent sur les stations pour les fêtes générales de communion, notre provision de chiques est toujours amplement renouvelée jusqu'aux pluies qui nuisent aux œufs de la surlace du sol.

Que de maladies pourraient être évitées avec un peu de science et de bonne volonté! La chique amène-t-elle une plaie. ^ Le Pahouin la met au soleil. Il ne la protège pas contre les mouches qui vont porter le venin ailleurs, sur des gens qui traîneront des plaies purulentes.

Beaucoup de gens meurent de bronchites. Les cases, petites, chauffées par un ou deux foyers, sans fenêtre, sont trop chaudes pour les corps si peu habillés. Les gens sortent brusquement dehors au frais relatif du soir, ou se mettent dans le courant d'air entre les deux portes, et attrapent des refroidissements. La nuit, ils retirent leurs blouses au lieu de se couvrir; ils pourraient acheter des cou- vertures, mais d'autres articles passent avant.

Diagnostics pahouins. 11 y a des morts inexpliquées. Pas mal de gens se couchent, s'endorment, sans maladie apparente à leurs yeux, pour ne plus se réveiller. Les noirs, en général, ignorent la véritable cause des maladies. Pour les névralgies et les maux de dents, c'est un vers qui ronge la tête. Si le poil du mollet tombe, c'est parce que le genou est faible et malade. Les vomissements de sang sont parfois attribués au miel que le malade vient d'absorber ; on lui fait ouvrir la bouche, et on lui verse plusieurs seaux d'eau dessus. Si vous avalez un morceau, de la feuille dans laquelle on a fait cuire un mets, vous aurez mal à la gorge pendant une semaine, pendant laquelle il vous faudra, pour guérir, lécher constamment la

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paume de la main. Si, en vous réveillant, vous ave/ le torticolis, seuls des jumeaux peuvent vous redresser le cou en le lotionnant d'eau chaude et de jus de banane. Si votre œil enfle et reste longtemps enflé, c'est que vous avez trop insulté le dos de vos sœurs quand vous étiez jeunes. Si un enfant a les jeux collés, on reproche aux parents de se servir de torches fabriquées par eux au lieu de prendre des tor- ches achetées.

Les maladies. u En pre- mière ligne (i), je dois citer les plaies de différentes provenances. 11 s'agit de destructions du tissu comme noui: n'avons plus l'occa- sion de les voir en Europe, même SI elles sont produites par des maladies importées par les blancs. Beaucoup d'ulcères sont occa- sionnés par chique. L'ulcère initial est assez petit. 11 devient dangereux par le fait que les chi- ques se logent en grand nombre dans le pied, et que le trou creusé par la puce s'inlecte par la boue. En arrivant à Lambaréné, je trou- vai une demi-douzaine de garçons avec des gangrènes des orteils provenant de plaies de chiques. Les ulcères de la lèpre sont nombreux également. Pour arrê- ter le pus, les indigènes mettent sur les plaies une certaine écorce pul- vérisée qui, avec la sécrétion, forme une sorte de pâte solide. Natu- rellement l'ulcère ne fait qu'empirer.

La fièvre paludéenne avec ses suites dilatation du foie et de la rate et douleurs rhumatismales se rencontre très fréquemment parmi mes malades. Parfois quelques grammes de quinine amènent

[i) Journal def Missions, D' Schweitzer, septembre 1913, p. 213.

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en une semaine une amélioration si considérable que j'ai de la peine à reconnaître le client. IVesque tous les enfants ont la rate dilatée, La maladie du sommeil semble faire des progrès rapides. J'en ai vu toute une série de cas. 11 s'agit ordinairement d'ouvriers qui ont passé des mois à couper des arbres au bord des lacs. En rentrant dans leur village, ils contaminent leur entourage. en serons-nous dans dix ans .^ Il est difficile de se faire une idée des douleurs que peut occasionner la maladie du sommeil à la lin du premier et dans le second stade. « Depuis des mois, me raconte un homme taillé en hercule, je ne fais que pleurer chaque nuit. » 11 y a de ces malades qui sont pris d'une certaine démence et cherchent à assassiner et à incendier. Le salicylate de soude, le bromure et d'autres calmants peuvent leur apporter beaucoup de soulagement. J'ai déjà entendu des remerciements saisissants.

Des cas de lèpre, j'en vois tous les jours. Je les traite par des onguents et des gouttes d'huile de chaulmoogra. On n'arrive pas à la véritable guérison. Mais le mieux est si sensible et si durable qu'il équivaut presque à la guérison. Les indigènes ont une telle peur de cette maladie qu'ils viennent souvent de très loin pour me consulter à propos d'une petite tache rouge. Dans la plupart des cas, leur appréhension est malheureusement fondée. Le nombre des maladies du cœur et du poumon m'étonne toujours à nouveau. Les cas je trouve ces deux organes en état à peu près normal, m'apparaissent déjà comme des exceptions. Les poumons tout particulièrement ont à souflrir des bronchites et des pneumonies que les indigènes prennent presque régu- lièrement au commencement de la saison sèche ; à cette époque, en juin, les nuits sont un peu fraîches et les indigènes, privés de couvertures, grelottent dans leurs cases. Ces jours-ci, je ne vois presque que des pneumonies. Si elles se compliquent de paludisme, l'issue est générale- ment funeste. J'avais à soigner plusieurs de ces cas. Il s'agissait d'indigènes qui avaient coupé des arbres aux lacs et qui étaient impaludés de longue date.

J'ai pu constater que l'alcool diminue d'une façon effrayante la force de résistance des indigènes. Si l'introduction de cette boisson n'est pas interdite bientôt, le sort de la population est certain : elle disparaîtra.

L'éléphantiasis la maladie qui cause les difformités (\^s membres

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inférieurs est très répandue dans ces contrées. Je vois parfois une demi-douzaine de ces cas par jour. I^arfois les pieds et les jambes des indigènes ont pris un tel volume qu'ils ne peuvent presque plus les soulever.

Dans cette énumération, n'oublions pas la gale. Elle fait beaucoup souffrir les noirs. J'en vois qui n'ont plus dormi depuis des semaines à la suite des démangeaisons causées par le parasite. Le traitement est très simple. On envoie les clients se baigner et se savonner dans le fleuve. Ensuite ils sont badigeonnés avec de l'onguent au soufre que je prépare avec de l'huile de palme et le résidu des boîtes de sardines. Au départ, chacun reçoit dans une vieille boîte à lait une portion d'onguent pour se badigeonner encore deux fois. Le succès est surprenant. Les démangeaisons cessent dès le troisième jour. »

« Je puis affirmer hautement, dit-il encore, qu'un médecin est très nécessaire à cet endroit, que les indigènes viennent de plus de cent cinquante kilomètres pour le consulter, et qu'il peut faire beaucoup de bien avec cfes moyens modestes. »

La: misère est grande : « Chez nous, tout le monde est malade », me disait un jeune homme ces jours-ci. « Ce paj^s dévore ses habitants »

remarque un vieux chef. Il aurait pu ajouter : « depuis la venue des

blancs »

Les remèdes. Devant tant de maux, que faire ? Il y a un grand hôpital à Libreville, un petit hôpital à Cap-Lopez, un petit dispensaire à Ndjolé un sergent infirmier indigène soigne les noirs. Le docteur de Cap-Lopez monte tous les trimestres à Ndjolé et soigne pendant la demi- journée que le bateau reste amarré. Il faut se dépécher d'être malade à ce moment-là. Les blancs peuvent commander des médicaments à Libre- ville ou se faire transporter jusque là-bas. S'ils y arriveat, le docteur fait sa visite, puis les soins restent dévolus à des gardes indigènes. L'œuvre privée du docteur S. était installée sur notre station de Lambaréné, mais il est parti et nous n'avons plus de médecin missionnaire, ni même d'infirmière blanche.

Enfin les missionnaires, catholiques et protestants, font ce qu'ils peuvent, avec leur petite pharmacie et leurs connaissances limitées, pour parer aux maux pressants des écoliers et des gens des environs.

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D'ailleurs les blancs sont fortement concurrencés par le sorcier indi- gène, car sa connaissance des simples de la forêt est assez approfondie. 11 nous arrive de laisser partir au village des garçons dont les plaies ne veulent pas se guérir et qui reviennent assez promptement avec une cicatrisation opérée par le jus frais de certaines plantes Mais la méthode du sorcier n'est guère expérimentale, et à sa médecine se mêlent pas mal de superstition et d'erreurs. Souvent, le remède n'opère que par persua- sion car les plantes sont parfois mises, soit sèches, soit en purée, dans de petits paquets de feuilles et simplement pendues à la partie malade. Il y a des fleurs pour guérir la lèpre. La poudre, ocre rouge, de bois de « ba » se met sur la peau pour en stimuler les fonctions et redonner de la force. La plante d' « asep » odorante est mise dans les caisses pour chasser les cancrelats, et se donne en infusion contre la fièvre. On applique certaines herbes « biloghe » sur des plaies incurables, peut-être de tuberculose osseuse ; les Pahouins disent qu'il en sort de temps en temps, avec le pus, des arêtes de poisson, phénomène attribué à la ven- geance d'un ennemi. Appliquées sur le front, ces herbes font sortir, en même temps que le mal de tête, des vers (qui ne sont pas autre chose que les nervures des feuilles). L' « andakh )) est une sorte de papyrus qui ne fait pas boule, mais se termine en oignon ; sa forte odeur est employée contre les douleurs des dents cariées. Il y a aussi une foule de poisons, euphorbe et autres. Le piment est un condiment trop employé, c'est pourquoi son effet laxatif est annulé, sauf pour les blancs non habitués. Les F^ahouins s'en servent pour tuer les vers intestinaux des adultes, en le prenant à haute dose. On l'emploie en doses légères pour les petits enfants, avec une calebasse disposée en seringue, à pression pneu- matique. Le piment sert un peu à tout, sauf au seul usage il ferait vraiment de l'effet : le cataplasme sur la poitrine ou le dos, et le bain de pieds, pour remplacer le coton iodé, la farine de lin et la iarine de moutarde.

Pour guérir le mal de tête, on arrête la circulation au moyen d'un turban à torsades serrées autour de la tête comme un bandeau.

Le bégaiement est assez fréquent chez ce peuple parleur. L'enfant atteint de ce défaut est pris par son père qui le fait courir violemment et lui fait boire l'eau d'une source jaillissante, ou d'une cascade, dans une cloche de bois ou de fer : la parole coulera peut-être ainsi facilement

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comme l'eau, et sonnera comme la cloche qui tinte dès qu'on la met en mouvement, sans arrêt préliminaire. Le remède européen du bégaiement est, paraît-il, de faire chanter les paroles au lieu de les parler. Nous avons à Talagouga un bègue qui répète sans se lasser certaines syllabes, et un autre qui commence sa phrase par un grand nombre de « h'p, h'p ». Le fait est qu'en pirogue, chantant avec les autres garçons, ou au culte, ils perdent complètement leur bégaiement qui reprend dès qu'ils veulent parler posément.

Certaines plaies se traitent par fumigation. F^our envelopper la marmite d'eau, bouillant sur un petit feu, on construit un dôme de- feuilles de bananiers qui capte la vapeur.

Il y a des fous qui rient, crient, chantent, font des dégâts ; on les enchaîne, mais ils réussissent la plupart du temps à rompre leurs liens ; forts comme des possédés, ils arrivent à casser le poteau ils sont attachés, sautent sur les maisons basses et s'enfuient dans la forêt. Ils y font pendant quelque temps des extravagances, et reviennent au village, poussés par la faim et calmés. Pour guérir ces gens, peut-être épilepti- ques, les Pahouins creusent une grande fosse ils allument du feu avec des écorces spéciales. Quand elle est très chaude, on y place le client sur des troncs de bananiers, on recouvre le tout d'autres troncs de bananiers et on laisse l'homme transpirer une demi-heure. Puis on le plonge dans la rivière, en lui faisant boire des infusions de certaines plantes. Les crises diminuent avec ce traitement énergique de bains de vapeur et de douches froides.

Les soins. Les malades, en général, sont mal soignés. Le décou- ragement saisit rapidement les gens,- impuissants devant le mal. Les malades ont à peine une moustiquaire, une place près du feu dans la cuisine enfumée, sur une natte sale ; ils n'ont qu'un vieux pagne. S'ils sont près de mourir, beaucoup de gens emplissent la mai- son, et, pour montrer leur tristesse, pleurent et se lamentent devant le malade qui soufîre beaucoup de ce bruit sans pouvoir le dire. On essaie un dernier remède : on prépare un baquet d'eau dans lequel on mélange des herbes. On trempe le malade dedans ; puis on le place au-dessous d'un tréteau soutenant une chèvre, et on fait couler le sang de la bête sur lui. L'esprit malin qui est dans le corps du moribond absorbe

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le sang sous la peau, et il est content. Autrefois, on allait même jusqu'à laire un sacrifice humain. Des amis allaient se poster en foret près d'un chemin, terrassaient le premier venu, disposaient sur le malade un filet sur lequel on étendait le prisonnier, auquel on coupait la gorge, et le malade, mains croisées sur la poitrine, recevait la douche chaude. Ijien que ce sacrifice sanglant pour le salut d'un homme rappelât celui du Taurobole de l'antiquité, et du sang rédempteur, les missionnaires n'emploient pas cette comparaison dans leur prédication, le sacriiice étant trop mélangé de fétichisme.

Quand ils ne peuvent absolument plus rien pour le pauvre malade, ils l'éloignent. pour ne plus entendre ses gémissements ou ses cris, le jour comme la nuit. Ils lui construisent un vague abri dans la forêt, lui apportent un peu de nourriture, et parfois l'abandonnent totalement, brûlé à petit feu dans ses douleurs, sans remèdes et sans consolation.

La mort et le deuil. Pour les païens, aller dans le pa5's des esprits n'est pas une perspective très attrayante. Les survivants qui les voient partir ne peuvent, à cause de cette raison, que regretter beaucoup leur départ. Leurs larmes sont pleines du regret de ne plus voir le mourant vivant encore avec eux, et de sentir « avué » c'est-à-dire le froid, la solitude, le vide. C'est pourquoi ils pleurent le mourant comme s'il était mort. Ils se couchent ou s'asseoient à côté de lui : le plus proche parent l'incline sur ses genoux. Ils lui donnent déjà le nom de cadavre devant lui. Ils parlent fort en pleurant, le serrent de près, et la foule amassée lui prend le peu de bon air qu'il veut encore respirer. Souvent les malades auraient pu passer le tournant dangereux et reprendre vie s'ils avaient eu du calme autour d'eux pendant les soi-disant derniers jours.

Quand un père meurt, on le couche sur sa natte, sa femme doit se coucher à côté de lui. lui passer un bras autour du corps et le tenir embrassé pendant quelques heures en hurlant et en pleurant. S'il a des enfants de | à 16 ans, ils doivent, pour ne pas mourir après lui, lécher chacun à son tour le sel qu'on a mis dans la main du mort. D'autres coupent au mort les ongles des pieds et des mains et quelques tortillons de cheveux que l'on met en paquet dans des feuilles ou dans un petit chiffon que l'enfant portera à une cordelette au cou. Puisqu'il « sent » son

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père, c'est que son père n'est pas mort ; il est loin, comme en voyage. Les larmes des noirs sont en général vite apaisées ; cela tient au peu d'attachement mutuel qu'il y a dans la famille.

Une femme apprend que son mari est mort dans une caravane : cris de douleur pendant une journée. Son mari revient : elle regrette ses cris. Le mari repart et cette fois meurt pour de bon : la femme dit : « J'ai pleuré déjà, cela suifit. «

Quand un garçon d'école veut aller au village pour pleurer

un père ou un frère (c'est-à- dire un homme quelconque de son village), il sait se forcer à pleurer à chaudes larmes, en hurlant beaucoup. Si c'est son vrai père qui est mort, il saura garder une figure impassible jusqu'au moment il lui sera permis de pleurer. Si c'est trop •loin et qu'il n'ait pas de piro- gue pour aller le revoir, il dira : a Tabe si )), « m'asseoir », et le lendemain on le trouvera avec le visage accoutumé. Un homme mourut à Lambaréné. Son corps, enveloppé et ficelé, fut conduit vers le débarcadère pour être transporté à son village. On le posa au bord de l'eau. Sa femme criait et pleurait. Son cri était plutôt un chant funèbre, une longue phrase parlée très vite, dans les larmes, les bras étendus tantôt vers le fleuve, tantôt vers le village ; il se prolongeait en une note mineure pendant laquelle elle restait immobile. Elle mimait la colère, l'abattement, frappait du pied, tournait la tète très en arrière, regardait, immobile, l'horizon, se dandinait, et subitement recommençait ses plaintes en roulant les yeux. Pendant ce temps, une autre femme la tenait toujours par la taille avec ses deux bras, par derrière, de telle sorte que quand la femme se mit à scander son chant par une sorte de danse, l'autre fut obligée de le rythmer aussi d'une façon tragi-comique. Une autre femme arriva courbée en avant, les bras étendus comme des ailes ouvertes, marchant ou plutôt sautillant, les genoux ployés. Sa figure

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terrible ressemblait au masque d'un gorille furieux. L.e menton en avant, hurlant et pleurant, se tournant à droite, à gauche, elle choisit une place à terre et s'y roula. D'autres se précipitèrent pour la relever, lui serrant les poignets, et agissant comme si toute cette scène était calculée. Un vieillard leva les bras, se frotta la tête, grimaça et cria, se forçant jusqu'aux larmes. Les autres gens hurlaient, gesticulaient,, pleuraient et criaient de même. De temps en temps, les figures redevenaient nor- males ; les uns et les autres échangaient des paroles pour arranger la pirogue d'un air tranquille. Pendant toute la durée de cette scène, un spectateur se tint à côté d'eux et fuma tranquillement sa pipe en les considérant d'un air indifférent. Enfin le mort fut placé dans le fond de la pi- rogue.

Après des manifestations douleur intense jusqu'à simuler la folie, il semble que l'expression violente des sentiments, chez des êtres habi- tuellement inexpansifs, ait déchargé d'un seul coup toute la pression intérieure. Au bout de deux ou trois jours, il n'y paraît presque plus ; tout est efiacé, sauf les ennuis matériels résultant de la mort de l'homme.

L'enterrement se fait le lendemain de la mort ; on creuse une tombe peu profonde dans le « fala », les bananiers qui entourent le village. Autrefois, on enterrait le mort dans sa case.

Le mort est enroulé dans des nattes, des étoffes ; les parois de la fosse sont garnies d'écorces. Les amis accompagnent le décédé à sa dernière demeure et on referme vite la tomibe. 11 faut parfois veiller pour que les sorciers ne viennent pas s'emparer d'un peu de chair pour leurs philtres, ou des os pour faire des fétiches. Les parents pleurent le mort pendant plusieurs jours ; ils vont au bord du fieuve, se bar- bouillent d'argile jaune ou grise, et restent dans une case, se lamentant chacun à son tour, ou tous ensemble, avec des chants lugubres. Ils doivent pendant un mois rester a peu près nus, coucher sur la terre, ne pas se laver et se faire raser la tête.

TROISIÈME PARTIE

LES CROYANCES RELIGIEUSES

CHAPITRE XIX

Les anciennes traditions et l'Animisme

La tradition religieuse des Pahouins. La religion des esprits.

Le (( byéri )) des Pahouins. Le « bwiti )) des Galoas.

L' « évur )). Animaux fétiches. L' ff éki )) ou interdiction sacrée. Les ordalies.

La tradition religieuse des Pahouins. Les plus anciennes tradi- tions pahouines parlent d'un dieu unique « Xzame » (i), dont le nom du reste se retrouve, à peu près identique, chez la plupart des peuples bantous. Quand un Pahouin récite sa généalogie, il remonte d'ancêtre en ancêtre, et termine par : « Un tel, père de la tribu, était « fils de Dieu ». Ce Dieu est un être assez vague, il est invisible, impossible à concevoir, on ne peut en faire d'image ou d'idole.

« Le nom par lequel ils désignent Dieu, écrit M. Allégret, est invaria- blement suivi d'une assez longue phrase que j'ai été longtemps avant de comprendre. C'est une série de cinq noms que personne ne pouvait m'ex- pliquer ; ils avaient tous ceux que j'ai vus perdu le souvenir de leur signification.

« Voici cette phrase : Nzam eny'a ne Alebeghe, Mebeghe Menkwa, Sokuma, Mbongwé.

(i) Xzambi, en dialecte ba-kongo, Nyambi en doiiala, Anyambe en benga, Anyambie en mpongwé, Ngambe en sikololo (Zambèze), etc.

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« Mebeghe est le père, me disaient les uns, mais il est mort, il reste Nzame qui, lui, ne meurt pas ; d'autres affirmaient que Mebeghe était le fils de Sokume sa femme, et qu'on ne savait pas ce que les autres étaient devenus. J'en trouvai qui médirent : « La vérité, c'est que tous ces mots sont un seul nom, c'est le nom de Dieu ; on met beaucoup de mots pour le « grandir ».

« Ces réponses me mirent sur la voie de nouvelles recherches, et en étudiant de près la formation de ces mots, je retrouvai les radicaux primitifs qui sont encore d'un usage courant, mais ne sont plus employés avec les mêmes suffixes, et voici leur signification : Mebeghe, c'est celui qui porte tous les hommes, du radical Bègh, c'est le Tout-Puissant ; Menkwa, du radical Kwa. juger, c'est le chef suprême, celui qui dit le dernier mot dans toutes les palabres ; Sokuma, de Kum, arranger, Kuma, roi, c'est le roi des rois, l'organisateur de toutes choses, le créateur ; Mbongwé, c'est le créateur des générations, le père de la vie, l'Eternel, celui qui possède l'être. Ces quatre mots sont donc une série d'adjectifs qualificatifs qui servaient à désigner en quelque sorte les attributs de Dieu, et qui, sans doute par respect, n'ont plus été employés sous cette forme dans le langage courant (i). »

Une autre tradition pahouine est d'une conception beaucoup plus anthropomorphique. Dieu habitait le centre de l'Afrique avec ses trois fils : le blanc, le noir et le gorille. Il était très riche, avait beaucoup de femmes, de garçons, de filles. Les hommes vivaient près de Dieu, heureux ; c'était l'âge d'or. Mais la race noire et celle du gorille ont désobéi à Dieu. Dieu s'est retiré du côté de l'occident, emmenant le fils blanc et lui prodiguant toutes ses richesses. 11 les lui donne gratuitement, aussi le noir ne comprend-t'il pas que les blancs ne les redonnent pas aussi gratuitement. Le gorille est allé de son côté, au plus profond de la forêt ; et les noirs, voués à la pauvreté et à l'ignorance, regrettent le beau temps passé, et sont invinciblement attirés vers cet ouest, se trouvent Dieu et le blanc si riche. Depuis un temps immémorial, ils suivent la marche du soleil dans sa courbe, abandonnant l'emplacement des villages avant même d'avoir épuisé tout le terrain capable d'être transformé en planta- tions. Arrivés vers les régions basses, humides et trop boisées, ils s'impa- ludent, rencontrent le frère blanc qui les empoisonne, et enfin, les

(i) Allcgrcl : Les idées reli^'ieuses des Fang, Leroux 1904.

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peuplades décimées s'étiolent et s'éteignent sur le rivage de la mer sans avoir l'idée de réagir et de remonter le courant général de la nature et des hommes.

« Un soir, au coucher du soleil, écrit encore M. Allégret, comme j'étais seul sur la rive du fleuve, un vieux chef avec lequel j'étais très lié vint me trouver et me dit à mi-voix, en me montrant l'ouest tout empourpré des derniers rayons du soleil couchant : « N'est-ce pas, c'est par que Dieu est parti .^ )) Et comme je restais silencieux, ému par tout ce que sa question avait d'anxieux et de tragique, il reprit : a Dieu est bien là-bas, puisque toutes les rivières coulent du même côté, puisque le soleil s'en va là-bas ; Dieu est là-bas derrière le soleil, toi, tu l'as vu, dis-moi la vérité ! » (i).

La religion des esprits. A part cette pression plus ou moins vague et inconsciente exercée sur leur migration, leur notion de Dieu n'a pas de véritable influence sur leur vie morale. Elle n'est plus que le sou- venir subsistant d'une conception plus haute et plus complète qui, à travers la marche des siècles, s'est progressivement transformée en s'aflaiblissant. Dieu, actuellement, leur est une bien moindre préoccupa- tion que les « esprits ». La vraie religion du Pahouin, c'est l'animisme, la religion des esprits. L'animisme, selon la définition de AVarneck, « est une vue d'ensemble du monde ayant comme base les idées que les non- civilisés se font de l'âme ». Quelle est actuellement la conception des Pahouins sur la vie de l'àme }

Après la mort, l'àme ne va pas auprès de Dieu. Elle erre dans l'espace, menant une existence terne, sans autre joie que celle de terroriser les vivants, de leur faire du mal, d'exercer sa vengeance pour les souffrances autrefois subies. Elle se localise dans les endroits les plus variés : grands arbres, rochers, rapides, chutes d'eau, sommets de collines ou de montagnes qui, dès lors, demeurent sacrés. C'est ainsi que, dans certains passages de montagne, le voyageur ne peut pas éviter le vertige, celui-ci sera expliqué par la présence d'un esprit. Ou encore, dans certaines cavernes, on dira, des gouttes d'eau sortant des parois, que ce sont les morts qui a parlent ».

« Tous les Pahouins croient à la survivance de l'àme, mais la vie

(i) Allégret : Les idées religieuses des Faiig, Leroux, 190^.

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d'outre-tombe est sans intérêt, elle n'est guère que le regret de n'être plus vivant. Les âmes sont gouvernées par un roi très laid et très méchant qui peut condamner l'esprit à la seconde mort, châtiment suprême (i). ))

Les esprits des morts peuvent se voir la nuit, et même le jour. Toutes les lueurs inexpliquées sont attribuées à des esprits (feux follets, etc.). Les Pahouins entendent aussi les âmes des morts passer la nuit dans la forêt et les croiser sur le chemin. Ils disent reconnaître nettement le chuchottement qu'ils font. J'ai prié un Pahouin de m'en imiter le bruit : ce qu'il m'a simulé ressemblait tout à fait au bruit léger des ailes du hibou qui vole dans la nuit. De même, il se fait grand concert de voix d'esprits quand la pluie approche et qu'on l'entend, de loin, tomber sur les feuilles. C'est qu'alors les esprits sont en « palabre ». Par peur des esprits, les gens n'osent pas sortir loin de leurs cases, la nuit. En plein jour, une petite fille de Lambaréné a été trouvée assise dans la forêt, les yeux fixes, les cheveux hérissés et la bouche serrée à tel point que, pendant deux jours, elle n'a pu l'ouvrir. Les siens l'ont placée alors dans une case et on a suspendu devant elle un grand mille-pattes au-dessus d'une marmite d'eau bouillante. La petite fille, dont on maintenait la tête face à l'énorme insecte, fut obligée de voir l'animal se tordant furieusement dans la vapeur brûlante: elle reprit peur et poussa un cri. P211e put, dès lors, manger et, après un long repos, reprendre la vie commune. Elle raconta qu'elle avait vu un esprit pendant qu'elle cherchait du bois dans la forêt.

Les Pahouins distinguent entre le « nsisim » ou ombre, esprit dans le corps vivant, et le « koun », esprit du défunt. Ils confondent les deux dans les exercices de sorcellerie ; ce sont les « be-koun » (pluriel de (( koun ») qui opèrent la lecture de la pensée et qui font leur révélation au « nsisim » (subconscient) des devins. \'oici un exemple. A la plantation de Samkita, un vol s'était produit. Un ouvrier Akélé qui craignait toujours pour son bien, enfermé dans un coffre de bois, se servait de celui-ci comme oreiller. Ce cofire disparut pourtant une certaine nuit. Impossible de découvrir le voleur. Les ouvriers de la plantation allèrent consulter les sorciers à quatre endroits différents, très éloignés les uns des autres, et séparément. Les sorciers interrogés demandèrent d'abord

(i| Alhuni du Coii^'O, p. g.

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rénumération des diverses tribus auxquelles appartenaient les ouvriers de la plantation. Parmi ces tribus, la tribu Ebito fut simultanément désignée par les quatre sorciers. Ils demandèrent ensuite la liste des ouvriers appartenant à cette tribu, et, pareillement, le nom de l'ouvrier Mbéne sortit de la bouche des quatre devins. Revenus à la plantation, les ouvriers saisirent Mbéne qui ne nia pas : on trouva le coffre chez lui. Les sorciers, grâce à l'inspiration des « be-koun » avaient lu le nom du voleur dans la pensée des ouvriers qui soupçonnaient leur camarade, mais n'auraient pas osé le nommer tout haut.

Plusieurs sortes de danses ont pour but d'appeler ou de repousser les esprits. Les masques des danseurs sont blancs, probablement pour rappeler l'aspect des esprits dans la nuit. Certaines cérémonies se pratiquent la nuit, en grand secret, et sont réservées à des initiés. Quiconque serait surpris, caché dans les environs, mourrait par les armes ou par le poison. On voit dans ces fêtes nocturnes des choses extraordinaires. Des danseurs, exaspérés par l'absorption préalable de plantes excitantes, se livrent à de véritables exercices d'acrobatie qu'ils seraient loin de pouvoir accomplir dans leur état normal. Des gens faibles sautent comme des chevreuils par-dessus le toit des huttes, portent de lourds fardeaux, grimpent aux arbres, s'enfoncent, tète baissée, en pleine nuit, dans la brousse ils semblent voir clair comme en plein jour.

Le byéri. Puisque les esprits se montrent aussi puissants sur la terre, pourquoi ne pas chercher à capter cette force pour s'en servir .- Les esprits des ancêtres, en particulier, ne peuvent pas vouloir de mal à leurs descendants. Il était donc naturel pour les Pahouins de chercher à les fixer et à les conserver comme protecteurs. Pour cela, le mieux n'était-il pas de prélever une partie quelconque du corps d'un ascendant, mort naturellement, ou tué spécialement dans ce but ?

Autrefois, pour se procurer un « byéri », fétiche de la puissance et de la richesse, un fils n'hésitait pas à empoisonner son père. 11 le pleurait pendant quelques jours, puis, profitant d'une nuit bien noire, il déterrait le cadavre, coupait la tête ou quelque partie du corps, en prenant bien garde qu'aucun parent ne l'aperçoive, surtout ni femmes ni enfants qui auraient pu parler.

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Le crâne, enterré à part, était peu à peu' nettoyé par les fourmis, et constituait le « byéri » protecteur du foyer. Aujourd'hui encore on fabrique des byéri avec des crânes de morts.

(( On prend des feuilles de bananiers, du piment, des écorces de différents arbres, on fait cuire le tout ensemble, et on en remplit le crâne. Puis on tue une poule et on met son sang sur toute la surface du crâne. On tire aussi des. coups de fusil tout près de lui pour que la funiée le recouvre. Enfin cet objet précieux est déposé dans une boîte faite avec la peau d'une certaine antilope appelée a nzoule ». Tous les deux mois environ il faut sor- tir le crâne et l'enduire â nouveau de sang de poule et d'une huile spéciale provenant du fruit d'un palmier. C'est la manière convenue d'honorer ce fétiche redoutable, car si on ne l'honore pas, il peut vous faire mourir » (i).

I^our conserver le « byéri » on confectionne une grande boîte avec une écorce roulée, cousue et fer- mée par un couvercle et un fond

de bois. Cette boîte peut contenir Jusqu'à sept ou huit crânes. On y ajoute de nombreux médicaments ou fétiches, des os, des bouts de bois à forme bizarre, des graines dans lesquelles on met parfois des cheveux; des dents d'homme, de porc-épic ou de serpent ; des coquilles d'escargot, des pattes d'écrevisse ou de crabe, des noix de palme ; un morceau de canon de fusil, des cornes contenant des poisons, de vieilles boîtes de pommade remplies de terre ou de choses impossibles à définir; de tout est barbouillé de poudre d'écorce de bois rouge et est bien enfermé dans la boîte. On perce le couvercle et on y enfonce le cou d'une tête d'ébène sculptée, aux yeux d'ivoire menaçants.

(i) Galley : [£beii' Avo. p. g.

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« Voici maintenant l'usage qu'on peut faire de ce féticlie. Un homme meurt tout d'un coup sans raison apparente. On accuse quel- qu'un, au hasard, ou sur une indication quelconque, et on lui dit : « C'est toi qui as tué cet homme. » On ne l'accuse pas d'avoir tué avec un couteau ou du poison, mais par un acte de sorcellerie. L'accusé se défend et proteste de son innocence. Alors on l'éprouve : on apporte le fétiche de l'épreuve, contenant le crâne, et on le dépose par terre. L'accusé lui adresse directement la parole : « Fétiche, si c'est moi qui ai tué l'homme, fais-moi mourir. » Ce serment une lois prononcé, il faut attendre environ une année, et, si l'accusé n'est pas tombé malade, il faut bien reconnaître que l'accusation était fausse. Si, au contraire, il tombe malade, on essaie de le soustraire à la fureur du fétiche. Pour cela un sorcier tue une poule, va chercher des écorces de certains arbres et empile le tout dans une marmite sans . le cuire. La marmite est solennellement posée par terre dans la cour du village, et on attend deux jours. Alors, on prend un petit morceau du crâne fétiche, on en fait un petit paquet en l'attachant dans des feuilles, et ce paquet est jeté dans la marmite avec la poule sanglante et les écorces. Le malade est amené, on le fait asseoir près de la marmite, dans un cercle marqué sur la terre par des feuilles d'une espèce spéciale. Puis on lui dit ; « Nous te libérons du serment que tu as prêté. » Et on lui verse sur la tête tout le contenu de la marmite. Alors, il doit guérir. S'il meurt, c'est le létiche qui l'a tué » (i).

On fait aussi des prières au byéri pour guérir les maladies, en lui montrant les plaies et les parties malades, et on lui sacrifie des poules et des cabris.

Les byéris sont essentiellement -familiaux. Mais souvent, dans un village, les différentes familles réunissent leurs byéris dans une case commune et réservée, une sorte de petit temple, se trouvent parfois jusqu'à une dizaine de byéris sur une étagère.

Ceux qui gardent le byéri chez eux doivent veiller à le mettre dans un coin sombre. Les femmes, en effet, ne doivent pas le voir. Quand une femme l'aperçoit de loin en entrant dans la case, elle doit renoncer à entrer. Si une enfant, en fouillant dans les caissettes de la

(i) s. Galley : Eben' Avo, p. lo.

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case, trouve le crâne fétiche, elle tombe immédiatement malade de terreur, et ne peut pas avouer ce qu'elle a vu ; malgré toutes les ques- tions qu'on lui pose, elle reste muette d'angoisse. Et les histoires innombrables que lui ont racontées bien souvent les vieilles, au coin du feu, pour faire son éducation de jeune fille, lui reviennent alors à l'esprit et la troublent au point parfois de lui déranger la raison. Xe lui a_t_on pas dit, surtout, qu'une femme qui a vu le byéri ne pourra jamais être mère .-

L'homme qui a un bj^éri doit devenir riche. Peut-être le devenait-il autrefois parce qu'on n'osait rien refuser à un homme qui avait tué son

père et avait son esprit avec lui. Et aujourd'hui encore, quand on constate qu'un homme devient riche, on suppose qu'il a tuer son père, alors que, souvent, les possesseurs d'un byéri se sont contentés de déterrer un homme quelconque, mort de maladie sur la route d'une caravane, ou bien se sont tenus en embuscade dans la forêt, près d'un village d'une tribu étrangère, et ont assassiné un passant de hasard.

Le byéri ne contient la plupart du temps que la calotte crânienne ou une partie de la boite crânienne, mais il en est qui sont composés d'un crâne complet, tout bourré de médecines diverses, et enveloppé d'un mor- ceau d'étoffe. D'autres sont recouverts d'un tressage de cordes et de fibres d'ananas, enduits de couleur de bois rouge et d'huile, et ornés d'une chevelure d'herbe.

Le bwiti. Chez les Galoas et les Nkomis. l'analogue du byéri est le (( bwiti w. « Le bwiti, selon M. Soubeyran, est une idole qui prédit, dans une certaine mesure, l'avenir, qui protège ceux qui le servent, et tue lorsqu'on l'abandonne. 11 se compose d'une idole de bois entourée de brindilles de feuilles de palmier, qui recouvrent un paquet bien fermé contenant en général un crâne ou une partie de crâne humain. » Plusieurs attributs sont adjoints au bwiti : une trompe pour appeler les

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gens, deux hochets d'osier pour appeler l'esprit, etc. Une petite hache (celle qui coupe les arbres pour faire les plantations) et une sagaie de chasse signifient que le dieu donne la nourriture ; le soufflet de forge rappelle les bienfaits de l'industrie, et l'éventail proclame la majesté du Dieu.

L'évur. Les maladies sont expliquées par l'influence de certains mauvais esprits impersonnels qui ne circulent pas dans l'air, mais se mettent dans le corps des gens, y restent accrochés à un organe qu'ils dévorent. Ils se déplacent, se font petits comme des vers pour passer partout, grossissent à volonté, man- gent le cœur, etc. La plupart des Pahouins prétendent en avoir vu. A la mort d'un possédé de l'évur, les sorciers font l'autopsie du corps ; tout ce qui est trouvé d'anormal, grosseur, tumeur, calcul, lésion, etc., est déclaré le siège de 1' « évur )). L'évur, dit-on, a la forme d'un animal à petites pattes, ou d'un

crabe. Il est transmissible par hérédité, ou se communique soit pen- dant la vie, soit à la mort du possédé.

Une femme de Samkita arriva sur la station, maigre, anémique, ne pouvant plus nourrir son bébé moribond. On sauva l'enfant avec du lait condensé. D'où venait l'anémie de cette femme ? On le sut bientôt. C'était, paraît-il, un nommé \... qui avait donné cette faiblesse et consé- quemment fait tarir le lait. La femme et son mari allèrent au village de X..., avec un cadeau. Ils lui dirent : « C'est toi qui a donné l'évur, c'est toi qui peux l'enlever. » Si le cadeau est beau, X... s'en ira mysté- rieusement dans la forêt faire on ne sait quoi, et reviendra la nuit auprès de la femme pour lui dire : « Ça y est, j'ai fini de lutter, ton évur est parti, tu es libérée. » La femme, délivrée de ce tracas et de sa peur, reprendra du courage et des forces, mangera de nouveau avec plaisir et la santé lui sera rendue.

Le principal moyen de calmer l'évur est de coucher le malade, la partie malade restant visible, et on sacrifie à l'évur un animal pour qu'il boive le sang répandu sur la peau.

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Animaux fétiches. I^'évur est un animal mystérieux à forme vague ; c'est un être détestable dont on se passerait. Mais il y a des animaux véritables dont l'esprit est l'ami de l'esprit des hommes. Par exemple : les serpents pythons, les tortues, les gorilles. On s'empare de la bête, certaines femmes lui font manger des racines préparées d'une certaine manière, cérémonie pendant laquelle les assistants choisis font association avec la bète, qu'on lâche ensuite dans la forêt. La béte ne reparait que pour prédire un malheur à ses amis. Si une fenmie revenant de la plantation voit, sur le chemin, une tortue qui ne fuit pas, elle en augurera quelque chose; elle la porte au sorcier qui saura ce que l'animal veut dire. Si un serpent vient au village et ne tue personne on dira : « C'en est un qui a mangé l'image », ce qui veut probablement dire qu'il reconnaît ses amis. De même pour le gorille.

Certains serpents servent de porte-bonheur. Un habitant de la rivière Xgounié, qui désirait vendre ses boules de caoutchouc à un bon prix, mettait son serpent à l'eau, et le suivait en pirogue pour voir dans quelle direction allait la bète. Lorsque celle-ci était sensée avoir lancé son maître vers la bonne factorerie, elle disparaissait et revenait à la maison.

Les Galoas ont une peur excessive des serpents. Les chrétiens eux- mêmes, quand ils rencontrent un tronçon de serpent, se sauvent d'instinct, avant d'avoir réfléchi à leur crainte superstitieuse. Les iMpon- gwés se servent beaucoup du serpent fétiche orné d'un collier de cuivre. La sorcière l'envoie dans telle ou telle case pour faire une visite bien- faisante ou pour mordre le personnage choisi. Le serpent ne mord pas ceux qui ont lait alliance avec lui et qui portent le signe protecteur de ses maléfices, l'anneau de cuivre, au poignet ou à la cheville. Malheur à celui qui, même par mégarde, tuera ce serpent. L'esprit du serpent le tuera, ou plutôt la sorcière, animée du mauvais esprit de la vengeance, empoisonnera celui qui lui aura retiré son gagne-pain.

« Les enfants m'appellent un après-midi après ma classe », raconte M. Perrier. « parce qu'on vient d'apercevoir dans la cuisine d'un insti- tuteur un grand serpent d'une espèce très dangereuse. Je prends mon fusil et me rend en hâte sur les lieux. Une première surprise, c'est qu'au lieu de fuir comme font, en général, les serpents de cette espèce.

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il me regarde et ne semble pas vouloir bouger. 11 était trop haut pour l'assommer, je le tire donc, et tout le monde se précipite pour l'achever dans le cas le coup de teu n'y aurait pas suffi. Mais il était mort ; notre charpentier l'amène sur le chemin et, à ma profonde stupéfaction, je trouve autour du corps une bague de cuivre. J'interroge aussitôt tous ceux qui sont là, personne ne veut me répondre, on s'éloigne d'un air consterné et je vois bien vite que j'ai tué par hasard un redoutable fétiche.

« Heureusement, notre brave Bobj^ Boardman, le catéchiste aveugle de l'Estuaire, était là, et, après quelques réticences, il finit par m'avouer que de tels animaux sont dressés par un sorcier, marqués d'un signe qui les rend fétiches redoutables et envoyés pour exercer des vengeances. Une fois leur travail accompli, ils doivent rentrer chez le sorcier. Pour préserver ses amis du danger, le sorcier distribue une sorte d'anneau du même métal que celui du serpent. J'avais souvent essayé d'acheter un de ces anneaux aux porteurs; ils s'y étaient toujours refusés énergi- quement. Nous avons alors compris pourquoi.

0 J'essaye de tourner la chose en plaisanterie en disant : « Eh! bien, vos fétiches ne sont pas aussi puissants qu'une cartouche de six sous. » Mais, mon brave Boardman gardait un air préoccupé, qui me montrait combien il était peu rassuré sur les suites de cette histoire, quoique, évidemment, il ne crût pas lui-même au fétiche.

(( Je le pressai de nouvelles questions et il me dit alors :

« Maintenant, d'après la croyance mpongwé, quelqu'un doit mourir, ou le sorcier qui a envoyé le serpent, ou le missionnaire qui a tué le serpent, ou tout au moins quelqu'un de la Mission. Le sorcier n'a qu'une chance d'échapper, c'est qu'un autre sorcier plus puissant que lui, le grand féticheur, ait le temps d'arriver et de faire un fétiche guérisseur. Quant au missionnaire, si son Dieu est assez fort pour le préserver, un indigène de la Mission mourra. ))

« L'émotion a été très vive dans toute la région. On vient m'en parler de plusieurs côtés et l'on essaye de me reprendre la bague ; mais je la garde soigneusement. Nous avons surtout l'impression qu'on épie notre santé, prêt à interpréter nos moindres malaises ainsi un furoncle assez douloureux qui me vient au pied est le « commencement de mort (i) ».

(i) Journal des Missions évannéli^ues. juin 1918, Perrier, p. 38^.

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L'éki ou l'interdiction sacrée, L'àme pahouine affaiblie, enté- nébrée, asservie par cette crainte des esprits mauvais, l'est aussi par bien d'autres superstitions : telle la superstition des interdictions sacrées (éki) ; si arbitraires et fantaisistes qu'elles soient, ces interdictions ont une telle force de loi pour l'individu qui en est l'objet, que, dans sa terreur de violer le commandement sacré, il peut lui arriver d'en mourir.

Comment sont promulguées ces interdictions ? Un jour que tous les gens du village sont partis aux plantations, un grand-père appelle son petit-fils ou sa petite-fille de six à sept ans ; il choisit ce moment pour que l'enfant n'ait pas de distractions et n'oublie pas les paroles .solennelles qu'il va prononcer. Le vieillard cuit une certaine nourriture en présence de l'enfant ; celui-ci est instinctivement saisi d'une grande peur. L'aïeul fait manger à l'enfant le mets qu'il lui a préparé, et après une pose, lui révèle 1' (( éki » qu'il lui donne. L'enfant est comme suggestionné, dans un état de réelle terreur ; il n'oubliera jamais ce qui lui a été dit à ce moment-là, par exemple : « Tu ne devras jamais manger de manioc. » A un autre, il sera dit : « Tu ne mangeras jamais de bananes, ou de tel ou tel gibier, ou de telle espèce de poisson. » A d'autres, il est défendu, sous peine de cataclysme, de regarder tel objet, de tuer telle bête, etc.

Ces défenses, une fois connues, sont répétées fréquemment à l'enfant par son entourage : « Si tu romps ta défense, tu tomberas à terre, tu te rouleras sans souffle, tu seras malade et peut-être tu mourras. » Les enlants le croient ferme, et ils voient par avance les conséquences de leurs actes comme de véritables scènes vivantes, dont le mécanisme se crée dans le cerveau fruste, sans nuance, sans contrôle ; et ce mécanisme semble se loger dans un coin de ce cerveau pour que, si la défense est jamais violée, le mécanisme se déclanche d'un seul coup, et pour que la maladie suggérée se déroule, en réalité, en une crise de colère ou de terreur.

A Talagouga, un enfant de l'école nommé Nzoghé avait reçu comme éki la défense de recevoir une gide sur la tête. Un cama- rade, un jour, lui ayant cassé sa cliillère, du matin au soir il réclama le remboursement immédiat de l'objet avec une colère grandis- sante. Le soir, son camarade, agacé, lui envoya une paire de gifles. D abord fou de colère, il voulut se venger; mais immédiatement il

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se rendit compte que son « éki » était violé. L'état de ses nerfs et de son cerveau produisit immédiatement une violente réaction. Nzoghé se jeta à terre, grinça des dents et. le mécanisme continuant à se dérouler tout seul, il finit par s'évanouir, les poings serrés, le souffle presque complètement arrêté. Xous lui fîmes respirer un peu d'ammo- niaque, et peu à peu il se réveilla. Les Pahouins, rassemblés autour de lui, disaient qu'il allait en mourir, que cela ferait grande palabre et que, pour le sauver, il fallait sans tarder lui mettre certaines herbes sous les pieds et verser un 'œuf dans sa bouche écumante. Nous éloignâmes les camarades, et chaque fois qu'une accalmie se produisait dans son état sous l'influence de l'ammoniaque, nous lui ordonnions sévèrement de se calmer ; et, peu à peu. nous l'emportâmes sur l'ancienne suggestion de l'éki.

A Samkita, un élève du nom d'Ongu'i'e fut pris subitement de convulsions et transporté au dortoir il s'endormit. En revenant le voir, on le trouva entouré de garçons. Les uns maintenaient ses bras et ses jambes raidies, les autres s'efforçaient, en vain, de lui ouvrir les poings serrés au risque de lui casser les doigts ; ils ne pensaient pas, dans leur épouvante, à enlever l'écume qui l'étoufiait. Le petit corps tendu comme un arc ne tarda à se relâcher. Quelques rapides explications furent données : « Il a mangé des bananes cuites dans une marmite du manioc venait de bouillir ; le manioc est, pour lui, « éki » ; ses grands-parents lui ont dit que s'il en mangeait jamais, ne tùt-ce qu'une infime parcelle, il devait mourir. » La transgression de l'ordre ancestral leur donne une telle peur, une angoisse viscérale, une débâcle organique telle que les sources de la vie ne tardent pas à s'épuiser. « Regardez, disait-on, en montrant le diaphragme secoué comme si un petit animal se débattait sous la peau ; il a un « évur » qui s'agite. » 11 n'y avait donc pas à douter de la gravité de la maladie. Hélas 1 Aucun médicament ne voulait passer dans cette gorge embarrassée. Le pauvre enfant avait perdu connaissance et commençait à râler. Un homme de sa tribu courut chercher au village voisin la médecine contre l'évur, un cjeuf mélangé à certaines autres préparations. De notre côté, nous luttions contre l'asphyxie par des tractions rythmées de la poitrine et d'une langue insaisissable. Rien n'y fit. Le cœur s'arrêta ; notre garçon mourut clans nos bras.

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J'ai vu un homme d'un village Esij-on de l'Abanga aplati à terre, malade ; un liquide sirupeux circulait entre sa peau et ses chairs amaigries. 11 avait mangé, en compagnie de ses amis, les produits de leur chasse auxquels on avait ajouté la viande d'une certaine antilope, sans qu'il le sût. Un maladroit avait révélé la présence de cette viande « ékl » pour lui. Suggestionné au souvenir de l'Interdiction sacrée, il était tombé malade et mourut peu après.

Les ordalies (i). Lorsque le Pahouin a des raisons de douter de la droiture d'un des siens, Il a recours à un « jugement » par lequel les ■preuves de son Inconduite se révéleront toutes seules. Cela s'opérera par des moyens physiques et avec le concours des esprits qui se chargent de faire les réponses et de châtier le menteur. Lisez dans l'Ancien Testa- ment, au livre des Nombres, chap. 5, du verset 11 à la fin et vous trouverez un exemple typique d'ordalie, une femme coupable doit boire une eau sacrée qui l'anémiera si elle nie la vérité du soupçon qui pèse sur elle.

On trouve de multiples cas de ce genre chez les I^ahouins, et il s'agit souvent de vérifier des crimes qui n'ont jamais été commis. Quand quelqu'un est malade, par exemple, on déclarera qu'un de ses proches est cause de sa maladie, qu'il lui a « mangé le cœur ». On examine alors le sang ou les intestins d'une chèvre ou d'une poule pour établir ou lever la culpabilité. D'autres fois, on réunit la famille : chacun boira un peu de sang pris sur le malade et mêlé d'un peu d'eau. En buvant, chacun fera des imprécations : « Si c'est moi qui suis l'auteur de la maladie, que je meure. » Si un membre de la famille est un peu tourmenté dans sa conscience, simplement pour avoir, un jour, mal agi envers le malade, il peut lui arriver, suggestionné à ce moment-là, de commencer de dépérir. A mesure qu'on le verra maigrir, on en concluera qu'il est coupable : « Parle, lui dira-t-on, parle avant de mourir. » S'il avoue, même innocent, on le soigne, et désormais délivré, il peut se guérir.

(i) Ordalie (de l'anglo-saxon oidâl, jugement) ou épreuve judiciaire pai'tout pratiquée au moyen âge sous le nom de jugement de Dieu. Ces épreuves se faisaient par l'eau, par le feu, par le fer rouge : l'accusé devait prendre en main une barre de ter rougie au feu. et suivant les caractères de la brûlure, il était déclaré coupable ou innocent et enfin, par le combat : la victoire décidait de l'innocence ou de la culpabilité.

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Les fétiches utilisés dans les ordalies sont multiples.

Le « Nkama » est une corne d'antilope remplie de petits fétiches, et

fermée avec un petit morceau de verre maintenu avec de la cire. Le mari

d'une femme supposée coupable d'infidélité, pose le nkama à terre ; la

femme doit venir de bonne heure le matin se promener tout autour du

fétiche en disant : « S'il est vrai que j'ai fait le mal, que le nkama me tue. »

Si un mari soupçonne sa femme d'avoir commis un adul- tère, il la conduit chez le sor- cier qui prépare 1' « evudvue ». Le sorcier oblige la femme à dire des horreurs, à insulter sa mère, ses frères, son père, ses sœurs, avec force insanités ; à se coucher par terre, et à recevoir une série de médica- ments sur l'estomac. Il parle aux fétiches, menace la femme de maléfices si elle continue à faire le mal. La femme promet de se bien tenir. « Bien, dit le sorcier, je niets tes paroles en ce paquet ; si tu ne marches pas bien, l'évudvue te fera tomber malade. » Si la femme retombe en faute, elle devient m.alade de peur ; on la ramène alors devant le sorcier qui la tourne et la retourne, la circonvient jusqu'à ce qu'elle avoue ; alors elle guérira, et cela permettra au mari d'exercer sa ven- geance. Il y a des femmes qui, dans de pareilles circonstances, meurent d'émotion. D'autres, affolées, s'enfuient chez leurs parents qui préparent en cachette le contre-fétiche. La force de l'évudvue est désormais éteinte, et la femme, retournée près de son mari, retourne aussi à son péché.

Le « tum » sert aussi à révéler les tromperies conjugales. Les époux

11.

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vont dans la forêt, râpent l'écorce de l'arbre nommé « tum », en recueillent le jus dans une feuille disposée en cornet. Le mari met la femme au pied d'un arbre, se tient devant elle, la terrorise par le jeu de son couteau prêt à frapper, et l'oblige ainsi à se laisser verser dans l'œil le jus de la plante, véritable acide. Si la femme avoue sa faute tout de suite, il la laisse tranquille, quitte à poursuivre le complice et à se faire rembourser des dommages-intérêts. Si elle nie, convaincue de son innocence réelle, il lui verse le poison dans les yeux. Les larmes qui coulent, et peut-être l'assurance de n'avoir pas péché, lui donneront la force de supporter la douleur, ce qui persuadera le mari de son innocence. Si au contraire, elle n'arrive pas à pleurer, en niant insolemment une faute réelle, le jus du tum lui fera perdre un œil par la suppuration qui en résulte, et sa culpabilité sera ainsi prouvée.

CHAPITRE XX

Le Fétichisme

Le fétichisme. Fétiches contre les maladies.

Fétiches pour la chasse. Fétiches défensifs. Fétiches offensifs.

Le sorcier. Résultats du fétichisme. Heureux les noirs ?

Le fétichisme. Le fétichisme n'est pas, comme l'animisme, une religion, mais il en est le complément : c'est l'organisation de la défense contre les mauvais esprits, au moyen des bons esprits. Le fétiche n'est pas une divinité, c'est un talisman, talisman qui est « la demeure d'un esprit bienfaisant qui gardera le Pahouin et lui donnera le succès dans ses entreprises » (i). Le byéri dont il a été parlé plus haut est, pour le Pahouin, le fétiche suprême. Mais les fétiches sont en nombre infini.

Fétiches contre les maladies. les herbes de la forêt se sont montrées impuissantes, le fétiche, esprit enfermé, opérera la délivrance :

(i) AUégret : Les idées rtligieuses Jes Faiii;. Leroux, >()(>\.

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par exemple, une vertèbre de léopard, ou une canine de ce félin, suspendue à la ceinture des hommes, donne de la force et de la souplesse aux reins. Lorsque le fétiche n'est pas efficace, on va le changer chez le sorcier.

La ligne de démarcation entre le médicament, produit chimique qu'est le jus d'une plante, par exemple, et le fétiche, qui est censé conte- nir des essences spirituelles, n'existe presque pas chez le Pahouin ; le nom, pour les deux, est le même, « byan », médicament. Les deux sont sou- vent employés en même temps et confondus ; on soignera une douleur au front avec des herbes pendues à la tête, et une plaie avec de la poudre de fétiche.

Fétiches pour la chasse. Le chasseur qui a tué un lamantin (i) coupe, d'un air respectueux et mystérieux, la peau des paumes des pattes- nageoires et l'extrémité du plateau que forme la queue, et en fera un fétiche, bon pour le prochain lamantin.

Le fétiche ordinaire de la chasse est une boule de médicament cachée sous une peau de genette pendue à l'épaule ou à la ceinture du chasseur. Un autre est un morceau de bois entouré d'une bande d'étoffe ou de cuir, ficelée. On carbonise l'extrémité du bois, on se frotte les sour- cils avec le charbon obtenu ; avec cela on voit clair pour viser le gibier. Lorsque la bête est morte, on trempe le bout du bois dans la blessure, et le morceau de crâne humain enfermé dans l'étoffe est censé boire ou manger la force de l'animal, ce qui affaiblira la prochaine bête ren- contrée. On coupe aussi, et on porte sur soi, à la chasse, la racine d'une certaine espèce d'arbre. Quand un sanglier a été tué grâce à l'aide de cette racine, on l'introduit dans l'anus de l'animal en veillant à ce qu'elle y reste pendant le transport de la bête jusqu'au village. On la retire alors, on la brûle et on en recueille la cendre, dont les chasseurs se frotteront les sourcils avant le prochain départ pour la forêt.

Les arcs reçoivent une sorte de baptême. Deux hommes cuisent cer- taines herbes et en font une soupe. L'un d'eux tient l'arbalète pahouine, le support de la flèche étant dirigé vers sa bouche. L'autre prend une cuillerée de la médecine, la promène le long du support en prononçant

(i) Mammifère aquatique communément appelé « veau marin », ressemblant au phoque. Les anciens le considéraient comme un être étrange qu'ils appelaient « homme marin » ou « femme marine ».

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solennellement les noms des animaux que l'arme doit tuer : il arrive à la corde, puis à l'arc, et à la bouche de l'homme, dans laquelle il verse le médicament. ^Vussitôt que l'homme a avalé, il pousse un rugissement de bête fauve blessée ; et la même cérémonie est renouvelée ainsi plusieurs lois.

Pour être adroit au lancement de la sagaie, du javelot, on porte des

cornes d'antilope bourrées de médi- caments. Le chasseur qui veut savoir s'il aura de la chance cuit une banane très mûre, la présente à un mouton en prononçant les noms des bêtes qu'il veut tuer. Si le mouton s'ap- proche et mange, heureux sera le chasseur ; s'il se méfie et s'éloigne, le chasseur déconfit se dira que la guigne le tient et partira à la chasse sans courage.

Quand un homme a creusé une fosse pour faire un piège recouvert de feuilles pour le dissimuler, il prend certaines herbes, les mâche, les met dans une feuille en cornet, et presse le jus sur le piège ; il par- tage le résidu et en jette les parties en l'air tout autour en prononçant une certaine formule. Le chasseur s'adresse aussi au puissant fétiche byéri. Il s'agenouille au-dessus de la boîte du byéri, égorge une poule dont le sang coule sur la boite. « Qu'y a-t-il .- es-tufâché, je ne tue plus rien à la chasse ! Tiens, mange. » 11 s'asseoit, cuit la poule sans y toucher, la présente au byéri, puis la mange sans la partager avec d'autres gens.

Si la chasse ou la pèche a été abondante grâce à la confiance au fétiche qui a donné la patience voulue, le calme, l'attention soutenue en éveil et la précision, il ne serait pas bon, pour la vie de la famille et de la tribu, que seul le possesseur du fétiche profitât des produits apportés à la maison. Toute bête tuée est a éki » pour le chasseur, tant qu'il a un père, à qui il doit donner la plus large part.

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Fétiches défensifs. L' « ékima » est une cartouche, ou l'extré- mité aplatie d'un fusil, contenant des médecines. L'homme à qui on a volé une chèvre va dans la rue en criant : « Qui m'a volé ? » Personne ne répond. Alors il soutfle dans le tuyau pour expulser la médecine en poudre, en disant : « Que celui qui m'a volé soit maudit et meure ! » Le voleur pourrait se trouver et entendre ; au premier malaise, il croira que c'est l'ékima qui agit et ira rendre la chèvre en secret, sans qu'on voie qui l'a rendue.

La corne de gazelle, conte- nant un fragment d'os de crâne et divers médicaments, sert au voyageur qui passe dans le vil- lage d'un homme, auquel il doit de l'argent ou des marchandises. La vue du fétiche fait que cet homme oublie qu'on lui doit : et s'il se rappelle après le passage du voyageur, il n'ose le rattraper. D'autres fois le fétiche bande les yeux des ennemis ; on passe ina- perçu, ou comme inconnu, dans leur village.

Quand les femmes craignent les vols dans leurs plantations, elles plantent du piment en même temps que le manioc, probable- rçent en disant des malédictions, pour que le voleur soit atteint de ter- ribles démangeaisons. Obligé de se gratter continuellement, et ne dormant plus guère, il sera tellement las qu'il ne songera plus à aller de nouveau voler.

Pour se protéger contre les malédictions, les mauvais sorts, le mauvais œil, contre les génies malfaisants, il y a le « bian beyem ». L' « abaton )) est une médecine que la femme jalouse met dans la soupe de son mari, pour l'empêcher d'aimer une autre femme qu'elle. Un mari qui soupçonne un autre homme du village de coftvoiter sa femme,

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d'après les dires de ses Jrères ou de ses amis, se vengera de cette intention en invitant souvent l'homme à manger avec lui. 11 fera un jour préparer un petit plat, de préférence de graines de courges ou d'arachides, dont il empoisonnera une moitié. Il fait les parts, et se dépèche d'avaler la bonne. Le poison agit de suite, l'homme a des vomissements terribles, ou bien prend un ventre ballonné et doulou- reux, ou même meurt ; l'autre doit se sauver pour ne pas être tué au moment l'homme s'aperçoit qu'on l'a empoisonné.

Le (( mengir » est une boîte contenant une trentaine de petits fétiches, os. bois, petits sacs remplis d'objets hétéroclites dont chacun a sa signi- fication. Les fétiches sont innombrables. Ils se font suivant le désir du postulant et suivant l'imagination du sorcier. Le sujet principal n'est souvent qu'un tout petit objet, dent de vipère, ongle, fragment d'os, poison, que l'on adapte autour d'un noyau de soutien, en bois ou en bam- bou. On lui donne une forme portative en le ficelant dans un bout de peau ou d'étoffe, ou dans une gaine tressée. Un anneau de cuivre sert à le suspendre. D'autres ne sont qu'un simple morceau, percé, de bois ou d'écorce. Le récipient de fétiche peut être aussi une sorte de cloche en fer indigène, qu'on bouche avec un tampon de cire ou de résine.

Fétiches offensifs. Les fétiches protègent contre les maléfices des hommes, des esprits, de la nature ; il y en a d'autres qui doivent être les serviteurs des passions humaines. Quand un homme en veut à quelqu'un, il souffle matin et soir dans une trompe fétiche en prononçant des malé- dictions. Si l'homme détesté entend le son de la corne, il lui arrivera malheur. Un homme, qui veut devenir riche en marchandises, portera sur lui une petite dent de jeune éléphant. Tel voudra prolonger sa vie ou acquérir la prudence de la tortue ou la niéchanceté du léopard pour arriver à ses fins ; tel autre tiendra à se faire respecter, à se faire craindre comme un être dangereux, en portant le médicament rr engungune ». Tel autre voudra être victorieux dans la guérilla qu'il prépare, et portera la carapace de la petite tortue, bourrée de médicaments, fétiche de la guerre. Celui qui veut réussir à entrer à bon compte dans une famille riche, et faire un mariage dans de bonnes conditions, se servira de 1' « alokama ». Les riches portent le c nkama » en bandouillère. Quand un riche arrive dans un village il sait qu'on soupçonne sa femme d'inconduite, il

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prend le nkama dans sa main ; cela lui donne confiance et autorité ; il vient en vengeur : « Le tort pèse sur ce village, dit-il, il y a un homme ici qui me doit réparation. » Il réfléchit pendant que les gens le regardent et ne disent rien. « Allons, je pardonne, donnez-moi un mouton, une chèvre ou autre chose, et ce sera fini avec cette histoire ». Il pose le nkama à terre et le regarde. On lui prépare alors à manger. Il sait la puissance de son nkama et dit, câlin : « Un tel, prête-moi ton mouton, et toi l'autre, j'aurais besoin d'un pagne pour arranger mes affaires ; tu sais qui je suis, vois dans quel état je suis en ce moment. » Il est venu exprès pauvrement vêtu, il est un mendiant persuasif, il lance des paroles respirant la crainte, on lui cède ; il s'en va continuer le même manège dans d'autres villages. Il emmène ses quatre, cinq, six femmes pour régler d'autres soi-disant accusations, et à la fin, il rapporte de quoi acheter une autre femme.

Le sorcier. Le sorcier est à la fois le prêtre (intermédiaire entre le monde des esprits et les humains) et le médecin. « Sa compétence s'étend à tout ce qui, en ce bas monde, a une cause cachée et exerce sur l'homme une influence inconnue. Elle embrasse les ressorts secrets du monde matériel et, en même temps, ce qui confine aux domaines psychique et psychologique » (i). Soit à titre héréditaire, soit à la suite d'une mstruction spéciale, il a la réputation de savoir bien manier les esprits, de pouvoir les approcher, les écarter, les dominer. On peut facilement deviner tout le parti que le sorcier peut tirer de la crédulité populaire, et comment il s'entend à exploiter à son profit toutes les misères morales et physiques.

« Prestidigitation, gestes magiques, un air pédant, une componc- tion grotesque, un attirail d'oripeaux et d'images grossièrement taillées, des bariolages bizarres tracés sur le visage et sur le corps, une cou- ronne de plumes perchée sur la tête, les instruments bruyants qu'ils secouent à l'instar de castagnettes, de sistres ou de crotales ; l'idée préconçue qu'a le vulgaire de leur connaissance de choses étranges ; la croyance à leur pouvoir de déchaîner les pires maux par un geste, par un simple coup d'œil ; la connaissance qu'on leur prête, des herbes et des bêtes ; leur disparition fréquente en des retraites cachées,

(i) Cureau ; Les Sociétés primitives de l'Afrique équatoriale. Paris. Armand Colin. 1912.

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ils sont censés se livrer à des opérations magiques et lier commerce avec les puissances surnaturelles ; voilà bien les procédés de la sorcel- lerie de tous les temps, voilà ce qui prête aux « ngangas » (i) l'autorité, la réputation, une auréole assez solide pour que l'insuccès même ne puisse la dédorer. Aux yeux du commun, ces personnages participent du mystère et de l'effroi des sorcelleries auxquelles ils sont voués (2). »

Certains d'entre eux sont doués de magnétisme et peuvent opérer la lecture de la pensée de celui qui vient les consulter.

Il y a des sorciers des deux sexes, mais ce sont les hommes qui sont en plus grand nombre.

11 y a des écoles de fcticheurs. Pour en constituer une, un vieux sorcier va dans un village l'élément masculin domine. Il choisit, au moyen d'épreuves diverses, les jeunes garçons qu'il croit capables de le suivre. Il y a des épreuves de patience, de courage et d'endurance : le sorcier envoie son élève sur un arbre rempli de fourmis dont la piqûre est très douloureuse; il doit couper l'arbre étant dessus. 11 y a aussi des épreuves d'intelligence. Les leçons se donnent pendant des années; le sorcier ne donne la suite de ses cours que si les précédents sont parfaitement sus. Il faut en outre au sorcier l'assurance que son élève a la foi suffisante, et aussi la rouerie nécessaire pour ne pas révéler les trucs du métier. Un exemple. Les Lahouins, ainsi qu'il a été dit plus haut, croient que !'« évur )) est une bête mystérieuse de forme peu définie qui circule dans le corps. Un malade meurt à cause de l'évur, le sorcier fait l'autopsie du cadavre. Il fatigue l'attention de l'auditoire par ses longueurs. Au moment il s'aperçoit que l'on devient distrait, il crie : «■ Le voilà ! » pendant qu'il jette adroitement à terre un petit crabe qui se sauve sous l'herbe. D'autres fois, il montre une tumeur ou tout autre chose anormale. Un homme avait eu la jambe percée par une balle qui était restée dans la plaie. Le féticheur prétendit extraire le projectile. Il fît amener un soufflet de forge et souffla si longtemps sur la blessure que les spectateurs furent fatigués et distraits. Le sorcier dit alors : « La voilà sortie », et montra une autre balle qu'il avait tenue prête dans sa main.

(i) Au Gabon, le sorcier est appelé « Nganga, Ngang ou Ngengang ».

(2) Cureau : Les Sociétés primitives de l'Afrique équatoriale. Paris, Armand Cnlin. 191 2.

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Résultats du fétichisme. Animisme, fétichisme ne sont au fond, comme toute autre manifestation du sentiment religieux, qu'un besoin profond du cœur humain. Si bas descendu qu'il soit, l'homme garde le souvenir de son origine divine. La conscience de cette origine chez le Pahouin peut n'être qu'une ombre, mais elle est toujours là, et l'atti- tude du chrétien, plus privilégié, doit être bien moins une attitude de mépris qu'une attitude de pitié fraternelle.

Le paganisme enlace le noir de son fouillis épineux. Maladie, faiblesse, peur, mensonge, orgueil, vol, immoralité, cruauté, sont les fruits les plus tendres de ce buisson maudit. Ce sont des semences de mort, malgré l'aide factice que peuvent apporter certains fétiches. Et encore, ceux-ci ne sont-ils pas composés d'ingrédients obtenus souvent au prix de la vie d'un homme .^

Un ouvrier de Samkita arriva un matin à son travail, une tranche énorme de peau enlevée sur le côté de la tête, et l'épaule tailladée. 11 venait d'amortir avec son bras le coup de hache qu'un homme lui avait donné en forêt pour le tuer et se procurer la partie du crâne nécessaire à la confection du fétiche pour la chasse à l'éléphant. Un homme de Lambaréné voulait se procurer une certaine médecine dans laquelle entrait une partie de corps humain. Il n'osait pas tuer lui-même crai- gnant de ne pas arriver à ses fins. Il prit deux acolytes, avec lesquels il attira un homme dans les bois, le tua et prit ce qu'il fallait. Un enfant, passant par là, poussa de tels cris que le village voisin, ameuté, arriva à la rescousse. Les assassins fuirent en abandonnant leurs pagnes. L'enfant trembla pour sa vie : « Je vais mourir, j'ai vu, il faudra qu'ils me fassent disparaître. » Quelque temps après, l'instigateur de l'assas- sinat alla trouver une sorcière renommée : « Donne-moi une médecine pour me purifier, je te donnerai ce que tu voudras. » « Pourquoi ? » « Pour rien, mais donne-moi de quoi laver mon cœur. » « Mais encore, le médicament ne fera rien si tu ne parles pas. » « Je te dis, je veux laver mon cœur ! » La sorcière finit par le faire avouer. « C'est bien, je vais te préparer ça. » Et elle courut le dénoncer.

Heureux les noirs? Des Européens disent: «Ils sont heureux comme ils sont, les noirs, laissez-les donc tranquilles ! ))

Entendez-vous cette voix au milieu de la nuit païenne.- « Sorcière,

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je veux laver mon cœur ! » Laver mon cœur ! C'est le cri de. la conscience qui, dans sa détresse, appelle au secours. Se sentir pécheur, c'est déjà être à un étage spirituel supérieur à l'égoïste et orgueilleux Européen qui trouve bon de ne rien apporter à l'Airicain qui appelle au secours. Je veux laver mon cœur ! Tu veux, mais personne ne t'aidera ; tu veux, mais tu ne pourras pas ! 11 n'y a ni pardon, ni salut, ricane la sorcière dans la nuit, tu seras dénoncé ! La première idée du malheureux avait pourtant été de demander de l'aide à un fétiche secourable. Il sera néanmoins livré sans pitié à la fureur et à la vengeance des hommes. A qui ira-t-il pour laver son cœ-ur.- Au blanc, qui se moque de lui et ne voit en lui qu'une mauvaise main-d'œuvre nuisible à ses profits ? Trente ans de colonisation n'ont pas changé d'un pouce le cœur du noir. N'y a-t-il donc personne pour délivrer le noir de ses souffrances physiques, de ses tares morales, personne pour élever son âme au-dessus de la matière .^

QUATRIÈME PARTIE

L'ŒUVRE MISSIONNAIRE

CHAPITRE XXI

L'Evangélisation

Le premier contact. Voyages missionnaires. En pirogue. En forêt. A l'étape.

Le premier contact. \'aguement, la voix intérieure qui parlait déjà aux ancêtres, revient à la surface de la conscience. Il y a de l'espoir ! Le Dieu inconnu appelle les païens. Le malaise de leurs cœurs, bien qu'indéfinissable, se lait sentir, et crée en eux un besoin de retrouver N^zame, le père des hommes. Les vieux ont dit qu'il était vers l'ouest ; ils se mettent en route pour reconquérir sa faveur. Et voici que des hommes sont venus de l'ouest, de la mer, à leur rencontre, leur disant : « Nous vous apportons la parole de Dieu, vous êtes nos frères en' misère, et Dieu veut vous sauver et vous faire retourner à Lui. » Aussi, avec quel empressement les premiers missionnaires ont-ils été accueillis !

Mais lorsque, plus instruits, les Pahouins ont vu que ce Dieu avait des exigences terribles, qu'il demandait un amour agissant, une vie sainte exempte du mal, ils se sont rendu compte qu'il ne suffisait pas seulement d'avoir confiance, mais qu'il y avait de gros sacrifices à faire. Servir ce Dieu bon, mais c'est un tâche ardue ! Aussi ceux qui viennent

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nous ouvrir leur ctcur pour raconter leur besoin du pardon de Dieu, leur besoin d'une vie meilleure, se résument en disant : « Je veux prendre le travail de Dieu. »

Les Pahouins qui entendent l'Evangile pour la première fois, le reçoivent en général avec étonnement d'abord, avec joie ensuite, veulent en entendre plus, toujours plus. Le premier désir qu'ils expriment est de prier le missionnaire de rester quelques jours avec eux, ou bien de leur laisser un homme pour leur expliquer la bonne nouvelle.

Il est nécessaire, pour ensemencer le terrain des cœurs, pour créer la soif des choses de Dieu et pour l'entre- tenir, de faire des tour- nées dans les villages la semence a déjà

été jetée, et de faire des courses de plus en plus lointaines dans les pays neufs. Que sont ces voyages }

Voyages missionnaires. Les voyages, môme pour deux ou trois jours, nécessitent un matériel assez complet, car il n'y a ni chemins de fer, ni hôtels. La course étant annoncée aux garçons de l'école, choisis comme pagayeurs, ou. à leur défaut, aux rares ouvriers de la station auxquels s'ajoutent quelques gens de louage, le mission- naire fait ses préparatifs. 11 faut se nourrir en route : dans une petite cantine, il y aura les boîtes de conserves, les pâtes, les soupes séchées, le sel, le sucre, le thé, le pain qui se hâtera de moisir, etc., les couverts, les assiettes métalliques, les gobelets, quelques casseroles pratiques pour les aliments et pour l'eau. Si l'on craint de poser sa nappe sur un banc indigène, on emporte une petite table pliante, légère. Dans un panier seront mis bananes, patates, fruits, etc. Si vous aimez la viande fraîche, prenez votre fusil et une provision de cartouches, vous pourrez avoir un oiseau sur les rives des cours d'eau, ou un singe, qu'un de vos hommes vous rapportera de la forêt pendant que vous êtes à l'étape.

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Dans une autre cantine les blouses et pantalons pour changer ceux qui sont mouillés de sueur ou de pluie, ou que vous déchirez. Contre les tornades, un manteau imperméable qui ne sert presque à rien, car l'eau rejaillit par en-dessous. Une paire d'espadrilles, au cas celle que vous avez, accrochée par une racine, se soit fendue entièrement, ou ne se perde, retenue au fond d'un trou de boue collante. 11 y a aussi vos articles de toilette à emporter, et* puis aussi quelques médicaments, un paquet de pansement, pour les accidents possibles ou pour donner quelques secours aux malades des villages. Dans un sac de toile imper- méable, se place le lit de camp métallique et pliant, avec son mince matelas, le drap plié en deux, la couverture pour se préserver du refroi- dissement la nuit, et la moustiquaire qui recouvre le tout. Dans les cantines, ou dans une boîte à part, sont les listes des catéchumènes et chrétiens, votre Bible et un peu de lecture pour les longues heures de pirogue, si toutefois vous pouvez lire. S'il y a de la réverbération, votre casque est insuffisant ; il vous faut prendre une ombrelle blanche et des lunettes jaunes. Dans votre poche: un couteau à plusieurs lames, un carnet de notes; une boussole en cas de besoin. Veillez à ce que la lanterne-tempête soit bien pleine de pétrole ; n'oubliez pas votre chaise pliante. Et vous voilà prêt à partir. Vous appelez les garçons qui de leur côté se sont munis de torches, ont roulé leurs moustiquaires dans leurs nattes et ont ficelé en paquet les lourds bâtons de manioc et le poisson sec.

Si vous allez à pied, on répartira les poids des charges d'après la taille des garçons. Si vous allez en pirogue, il faudra une pagaie à chaque homme, deux ou trois pagaies de rechange, une écope pour enlever cons- tamment l'eau du fond de la pirogue ; des planches pour mettre sous les bagages, et une bâche pour les couvrir. Les garçons aiment à prendre une corne, pour lancer des appels avant et après les villages, et pour annoncer le retour.

En pirogue. 11 faut calmer l'excitation de l'équipe, la faire ranger rapidement; les plus exercés sont pilotes d'avant et d'arrière. Les petits se mettent après les bagages entassés derrière la chaise ; les autres, en double rangée, allant progressivement en taille et en lorce jusqu'à l'arrière. Tout ce monde frétille, piaffe, crie, et l'on quitte le débarcadère

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sur un jo5^eux a Ebanganiôôô ! » La pirogue plonge régulièrement sous la pression des coups de pagaie ; à la descente, elle avance par bonds, à la montée, les coups sont plus brefs, surtout dans les rapides ils sont

accélérés. Lorsqu'une pirogue est annoncée au loin, l'ardeur redouble, c'est la course effré- née jusqu'à ce que le passant narquois soit dépassé. Lorsque le moment de se sustenter ap- proche, on choisit un endroit débroussé au bord du fleuve, ou une embouchure de rivière, et l'on casse croûte. La pirogue n'a pas une marche uniforme. On remonte parfois des coins dangereux dans les rapides, ou dans les rivières étroites et barrées de troncs tombés sur ou dans l'eau ; on arrive lancé sur un tronc invisible qui racle le fond de la pirogue et l'arrête ; il faut alors sortir sur le tronc et pousser la pirogue de l'autre côté. Ou bien, ^ devant deux troncs l'un vis-à-vis de l'autre, opé- rer un virage brusque, ou faire bondir la pirogue par-dessus, en glissoire. A la montée, la pirogue suit le bord, le courant est moins fort. Pour évi- ter un contour, on passe sous les arbres tombés, il faut être averti à temps pour ne pas cogner de la tête. Si, par le fait d'une

course avec une autre pirogue, on gagne du temps, on peut laisser reposer les pagayeurs sur le premier banc de sable venu. Mais la reprise du pagayage est plus dilïicile ! Ht si le mauvais esprit se met de la partie, si les vivres semblent insuffisants à l'estomac des pagayeurs,

n

ou s'il y a d'autres causes moindres, tout le temps gagné est perdu. On dépend absolument de la bonne volonté des pagayeurs. L.e jour va baisser, les projets de visite des villages sont complètement troublés. Les pirogues à moteur rendront seules le missionnaire indépendant et lui permet- tront de faire une tournée plus rapide, plus remplie et plus efficace.

Il faut beaucoup de patience, et peu à peu, chez le noir, le sourire revient. Les chants reprennent avec ardeur. C'est à ces moments qu'on entend quelques pe- tites réflexions salées, intercalées dans les phrases du chant. Votre caractère et l'opinion qu'on a de vous devien- nent le sujet de quolibets innocents. Ils vous mettent en chansons, se

figurant qu'on dort ou qu'on ne com- prend pas les paroles entremêlées de chant. On apprend ainsi le nom indigène que l'on porte à son insu. En voulez-vous quelques-uns .- L'un de nous s'appelle : « Nzokh-ke-sô-mebo o, l'éléphant qui ne se lave pas les pieds ; non pour raison de malpropreté, mais parce que, obstiné, il ne revient pas sur ses décisions, de même que l'éléphant qui fonce droit son chemin, dans la vase, et ne revient pas en arrière pour relaver ses pieds. Un autre est « Alap », la douce petite pluie de saison sèche. Un autre a Akokh », la pierre, car il est sévère. Un autre « la guêpe », sans doute parce que, dans sa droiture, il ne manque pas de piquant. Un autre « gosier d'éléphant », allusion à sa parole tonitruante et à son entrain. « La sœur du sanglier », surnom dont le sens est resté inexpliqué, la « bergeronnette », parce que ses larges pantalons de travail à la housarde hochent à chaque pas. comme la queue de l'oiseau. Un autre « Nzip

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Ebé », les deux antilopes, etc. Les clames ont des noms de femmes indigènes : Nyin- gon, Nyinduiî, etc.

En forêt. A pied, on est un peu plus maître de son chemin, à moins que les por- teurs ne s'éparpillent, ou ne restent trop en arrière. Les collines sont surtout péni- bles ;■ les racines et la terre glissante ne faci- litent pas la marche sur le sentier, large de vingt centimètres. 11 faut sans cesse enjam- ber des troncs plus ou moins pourris. Per- sonne ne veut les couper ou les enlever : cela risquerait de rendre service à une autre tribu qui en profiterait sans s'être donné aucune peine ! Quand les arbres sont trop gros, on passe par-dessus au moyen d'un plan incliné, mais ordinairement le sentier fait un long détour pour éviter l'obstacle. Lorsqu'un cours d'eau est à sec, il sert parfois de route. Un tronc d'arbre tombé sur les berges sert d'escalier pour y

descendre. Après avoir pataugé assez longtemps, parfois avec de l'eau

jusqu'aux cuisses, on remonte sur l'autre bord. Il est inutile de se

changer ou de se sécher en route : au fond du prochain vallon, il faudra

peut-être se remouiller. La

sente traverse-t-elle un mari- ' :?==c .«= >«g^

got à moitié desséché ? Les

branches qui servaient de pont

flottant se sont enlisées sous

le poids des passants. Le pied

cherche à se poser sur le tronc

rond, visqueux et invisible ; s'il

le manque, il enfonce dans la

boue gluante d'où il est dur de

se décoller.

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On passe les rivières soit en pirogue, soit sur des ponts formés par des troncs amassés par le courant, soit encore sur des ponts flottants de branches liées avec des lianes. Quelquefois, les Pahouins coupent tout simplement un arbre sur une rive et le font tom- ber sur l'autre. Le tronc rond est glissant ; parfois de légères entailles per- mettent de poser le pied avec plus de sécurité. Une liane sert de rampe flot- tante, mais il ne faut

guère lui donner confiance, elle s'écarte quand on s'appuie dessus. Aux hautes eaux, le tronc est sous l'eau, il faut marcher presque obliquement, car le courant vous pousse de côté.

A l'étape. Après une journée remplie par la visite de plusieurs villages la nuit approche rapidement. Entre 6 heures et 6 h. 1/2, vous arrivez dans le lieu vous devez coucher, soit en forêt, si un village est encore trop loin, soit dans une case que le chef du village, le catéchiste

ou un brave chrétien mettra à votre disposition. Les pa- gayeurs balaient la chambre, préparent le lit de camp ; vous ouvrez vos cantines à la grande Joie des petits regards qui gui- gnent par la porte ou par les lentes des écorces, et dont il faut savoir faire abstraction.

Pendant le sommeil, la fumée des autres chambres fil- tre dans la vôtre, les mousti- ques tournent autour du tulle de votre cage, les rats grignottent le manioc de vos garçons, les moutons se frottent contre le mur de la rue, des enfants pleurent, des maris et des femmes se querellent, et, pour calmer tout le monde, un poète assis devant sa porte

12.

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module sa berceuse, s'accompagnant des notes piquées et sautillantes de son « mver ». Tout en lançant des bouffées de fumée, il encense les étoiles merveilleuses des nuits africaines, chantées aussi par les milliers de cigales, pendant que, tout près, rôdent le léopard et le chat sauvage. Le hibou et l'énorme chauve-souris se croisent devant la face si grande et si blanche de la lune. Les lucioles ponctuent les stances de notes lumi- neuses. Au loin, assourdie par l'épaisseur des bois, monte une rumeur intermittente de chants de danse, plutôt de hullulements rythmés par le tambour clapotant sans trêve. Puis en un soupir qui s'élève mystérieuse- ment de la forêt et du monde païen fatigué, tout s'éteint et se noie dans Je brouillard nocturne qui monte, enveloppe tout, et, finalement, fuira devant le cri de guerre du coq perché sur votre toit.

Le soleil apparaît vers 6 heures et monte rapidement. Pendant que vous faites votre toilette sur l'extrémité d'une pirogue humide de rosée, un garçon prépare votre déjeuner sur le foyer d'une des cuisines. Le village se secoue, s'ébroue, des bâillements formidables retentissent, pendant que la clochette tinte pour assembler ceux qui veulent entendre une parole d'encouragement avant de partir pour le travail des plantations.

Puis le missionnaire replie bagage et repart pour une nouvelle journée de visites.

CHAPITRE XXll

L'Eglise indigène

Les débuts de l'Eglise indigène. Le catéchuménat. La fête de station.

La discipline ecclésiastique. Les contributions d'Eglise.

Le culte. L'ne annexe. Le sentiment religieux et la moralité. Les difilicultés

Les débuts de l'Eglise indigène.— « Xous avons été témoins (i) de miracle^ -d'amour et de patience. Oh ! ils ne se produisent pas toujours régulièrement. Et il y a, chez les âmes qui cherchent la lumière, des

(i) Sjttvés far la i\fissi(jii, Cadier.

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moments de recul, des heures de chute, de doute. Le paganisme ne perd jamais ses puissants attraits. Maintes fois le missionnaire risque de se décourager, et a besoin de se rappeler que Dieu peut toujours réussir lui-même a échoué. Mais lorsqu'il voit ces hommes, ces femmes, hier encore livrés au mal et aujourd'hui remplis de zèle et d'enthousiasme pour leur Sauveur, il va de l'avant avec courage. Il sème, remettant à Dieu le soin de donner l'accroissement. Puis, il s'efforce de vivre cet Evangile qu'il prêche. Par toute son attitude, par sa bonté, par sa fermeté aussi, et son esprit de justice, il doit gagner la confiance des indigènes, 11 se montre aux noirs, en toutes circonstances, comme un frère aîné, entiè- rement dévoué à leur cause. Ainsi les cœurs sont gagnés à l'Evangile et, ici et là, se lèvent de vrais chrétiens qui, mêlés à la masse du peuple, mettront sous ses yeux un idéal jusqu'alors inconnu. Dans la- masse sombre du paganisme, au sein d'un peuple plongé dans la superstition, l'ignorance, le péché, qu'aucune lumière si faible soit-elle n'éclaire, et qui devient la proie d'une société corrompue, brille dés aujourd'hui un noyau de cristallisation, groupant des consciences mystérieusement réveillées qui se dressent autour de l'idéal le plus sublime qui soit, celui qui triomphe à Golgotha. »

Lorsque les gens visités par le missionnaire ou par les catéchistes ont donné leur cœur à Dieu, et ont décidé de changer de vie, il est néces- saire de les inscrire officiellement dans les registres d'Eglise au vu et au su des chrétiens et de leur entourage païen. Le catéchiste prépare une liste de ceux qui demandent à se présenter et de ceux dont le stage d'études est terminé. A un moment donné (Pâques, juillet, octobre et Noël), un message parti de la station annonce au catéchiste la date des réunions, soit dans un village avec une Eglise annexe au centre d'une région, soit sur la station elle-même. Le catéchiste fait la tournée rapide des différents villages qui lui sont confiés ; les gens préparent des vivres pour une petite semaine, et se rendent isolément, ou en groupes, ou par (( piroguées » au lieu et au jour fixés. C'est un défilé ininterrompu de femmes chargées de paquets, d'hommes traînant des enfants, qui viennent vous saluer et s'installer clans les cases du village, ou sur la station dans les cases des ouvriers, dans les dortoirs déblayés, jusque sous les pilotis des maisons de missionnaires, remplissant la station de feuilles et de débris.

iSo

Pendant deux à trois jours durent les interrogations, en présence du missionnaire et des anciens d'Eglise. L'un après l'autre, présentés par le catéchiste, les postulants s'asseoient sur un tabouret indigène, émus, les uns de se trouver en présence du « blanc qui a les paroles de Dieu », les autres de devoir rendre témoignage de leur foi ou d'avouer les points noirs de leur vie. Les anciennes chrétiennes ne se tiennent pas loin, dans l'attente du résultat de l'examen. Une catéchumène fidèle a-t-elle été reçue et inscrite pour le baptême, elle sort, radieuse ; les femmes se pré- cipitent sur elle avec des cris de joie et des rires, et la saisissent dans leurs bras ; les mains claquent sur le clos, si fort... que les anges eux- mêmes, dans le ciel, l'entendent, vibrent à l'unisson et se réjouissent de ce qu'une brebis noire, qui était perdue, a été retrouvée.

Le catéchuménat. « Le candidat-catéchumène doit avoir des notions élémentaires sur Dieu et sur l'œuvre du Christ. 11 doit remplir les conditions civiles et sociales de l'entrée dans l'Eglise. 11 doit déclarer avoir rompu avec le péché, les fétiches, la pol5'gamie, la boisson. Le stage dure au minimum deux ans, pendant lesquels le catéchumène est observé et instruit. Pour l'instruction nous possédons deux catéchismes imprimés en pahouin aussi bien qu'en galoa. Les catéchumènes doivent être instruits par les catéchistes, ils le sont très souvent par d'autres membres d'église. La connaissance littérale du catéchisme devrait être exigée, mais il est presque impossible que les adultes des villages appren- nent à lire

Le nombre des femmes chrétiennes ou catéchumènes est supérieur à celui des hommes, probablement parce que l'homme possède seul les richesses qui l'empêchent de faire volontiers les sacrifices nécessai- res. La femme, plus opprimée, et n'ayant rien à perdre, donne plus facilement son cœur au Sauveur qui la libère du mal. En 191 3, l'église comptait pour nos cinq stations i .908 chrétiens, 1.976 catéchumènes. En 1919, elle comptait 2.671 chrétiens, et 2.235 catéchumènes.

La fête de station. Après les deux jours de session, le diman- che matin, les chrétiens et catéchumènes se réunissent dans l'église. On fait l'appel pour constater les absences, les morts, les émigrations, les changements de clan par mariage, et pour pointer ce qu'ils donnent en

iSi

contributions d'église. Ils apportent leurs dons : régimes de bananes, paquets de manioc, arachides, torches, matchettes, petites marmites, chocolat indigène, épingles à cheveux en celluloïd, ou même une simple feuille de tabac. Ces produits sont amenés au magasin et seront vendus pour être transformés en argent. Aujourd'hui les Pahouins reconnais- sent que l'argent est plus meuble et plus commode pour eux et pour nous.

Ensuite, ceux qui recevront le baptême se joignent aux anciens, aux catéchistes, aux missionnaires, pour une courte réunion de prières.

Au coup de cloche, l'église est bientôt rem- plie d'une foule débor- dante. Des païens ont accompagné leur famille et prennent place avec elle. Quelle foule mul- ticolore ! Les peaux lui- sent de pommade, les pagnes et les mouchoirs de tète rutilent en cou- leurs claires et voyantes. Les jeunes gens qui ont été aux factoreries viennent étaler leur élégance qui ne cadre nullement avec le paysage ou avec la solennité du culte.

Les cantiques sont enlevés par un auditoire qui n'a pas honte, comme trop souvent en Europe, d'ouvrir la bouche pour chanter. Après le sermon et un cantique, les femmes et les hommes du premier rang sont baptisés devant l'assemblée debout. 11 arrive que des braves Pahouins, bienveillants mais peu éduqués, donnent leurs conseils tout haut aux baptisés et sont réprimandés à voix basse par les autres. Les nouveaux baptisés sont tout à la joie de leur titre de chrétiens et sont émus à la pensée de leurs devoirs si difficiles ; mais désormais, lavés et purifiés, ils marcheront avec le sentiment d'être enfants de Dieu. Ils prennent ensuite leur première sainte Cène avec les autres chrétiens.

La discipline ecclésiastique. Le titre de chrétien est souvent mieux porté par d'anciens sauvages que par certains européens qui

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gardent ce nom indignement. Pour lui laisser toute sa valeur, l'église missionnaire élimine cçux qui ne savent pas garder l'honneur attaché au nom du serviteur du Christ. Le chrétien doit vivre en chrétien, et être un exemple, un témoignage vivant de l'Evangile au sein du monde païen. C'est le Conseil d'Eglise qui prononce les peines disciplinaires ; à chaque session, ce travail fort délicat absorbe une assez grande partie du temps. Dans la plupart des cas, celui qui est réadmis à l'Eglise doit subir un stage de i8 mois avant d'être réadmis à la Cène ; il est considéré pendant ce temps comme chré- tien (( sous discipline ».

Les contributions d'église.— Le Pahouin est généreux et partageur avec ses Irères, c'est-à-dire les gens de sa tribu. Il est avare envers ceux qui ne sont pas les siens, et cherche au contraire à en tirer profit. Donner pour l'évangélisation d'autres tribus, donner pour payer des catéchistes qui ne sont pas des frères, parait à la plupart une chose difficile. Il n'y arrivent pas encore. Il nous advient de leur dire : « Avares ! Reconnaissez que vous vous moquez de Dieu quand vous lui donnez, à la communion, une sale épingle à cheveux achetée dix sous ou un franc, ou une feuille de tabac dont vous avez eu soin de prélever une partie pour votre pipe ; alors que Dieu vous donne la vie, le salut gratuit, la nourriture et tous ses bienfaits gratuitement. »

Des sanctions peuvent être prises contre celui qui se dit chrétien et qui est indifférent aux choses de Dieu ; mais nous savons que le meilleur moyen d'augmenter la générosité n'est pas d'appliquer des lois sévères, mais plutôt de favoriser le progrès spirituel des membres de l'église. Aussi sommes-nous résolus à travailler à l'avancement spirituel du troupeau, espérant le pousser dans la voie de l'indépendance financière dont il est encore trop éloigné.

Le culte. La Bible est traduite complètement en galoa, langue qui n'a pas de dialectes. Le pahouin, avec ses différences notables suivant les régions, présente plus de difficultés. Le Nouveau Testament lui-rnème n'est pas encore complètement traduit. Les psaumes sont en préparation, il peut paraître très simple de parler à des sauvages. Bien au contraire. Il faut longtemps avant de pouvoir simplifier

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nos paroles et nos idées, jusqu'à ce que nous soyons à la portée de leur mentalité. Des choses qui nous paraissent simples à nous, à cause de l'habitude que nous en avons, leur sont incompréhensibles et complexes. C'est pourquoi on ne peut se lasser d'admirer les paraboles de Jésus, la simplicité du récit et la richesse des idées qui y sont contenues. Ils les comprennent bien, les voient à leur façon. Mais pour les expliquer, il nous est difficile de passer de la mentalité juive

à la mentalité gréco-la- tine que nous avons, et, de là, dans un cerveau de Pahouin qui n'a pas de passé littéraire. Même quand on croit devoir se faire traduire par un instituteur pour être bien compris, celui-ci vous interprète à son goût, les audi- teurs comprennent d'une autre façon, aussi peut-on se demander comment la semence de la parole de Dieu, jetée dans ces cœurs d'une manière si imparfaite, laisse apparaître un brin d'herbe, puis un épi et des graines. Ces fruits sont longs à venir, souvent ils restent invisibles, mais Dieu pourtant manifeste sa puissance dans la faiblesse de ses serviteurs.

Représentez-vous cet auditoire bigarré ; d'un côté les hommes, de l'autre les femmes et les enfants d'école en groupe pour soutenir le chant. Les tout-petits, que les mamans ont apportés, s'impatientent quelquefois ; il faut les laisser trotter. Ils promènent lentement leur petit ventre proéminent dans l'allée du milieu, et quand leur bout de promenade leur a donné soif, ils n'ont qu'à lever la tète pour s'abreuver à la source maternelle. Quelquefois une mère poule s'égare aussi dans cette allée, et les poussins, s'arrètant de courir, entendent

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la prédication à l'abri des ailes de leur mère. De temps en temps, un dos résonne sous une gifle bien appliquée sur la peau nue, c'est un voisin bienveillant qui tue un moustique trop aflamé. Tout cela se fait naturellement, et personne ne s'étonne.

Les jours de semaine, il y a un petit culte au lever du jour pour ceux qui vont au travail, et un autre le soir. Ah ! ces cultes du soir, au milieu de la splendeur rouge d'un soleil couchant africain derrière le rideau de forêt de la colline, alors qu'une lune magnifique commence à monter et à blanchir le banc de sable du fleuve sur lequel jouent de petites mouettes ! L'écho de la vallée médite l'eau tranquille des marigots encombrés de papyrus relance de notre côté les accents du cantique qui résonne dans l'église-école devenue sombre. Le temps de chanter ce cantique, et il faut allumer la lanterne. On pourrait se demander ce que fait ce blanc, égaré avec quelques noirs dont on n'aperçoit que le blanc des yeux dans l'ombre. Ils sont là, rassemblés (( en son nom » ; on sent alors venir comme une bénédiction sur soi, c'est la prière secrète de quelque frère ou sœur de l'Eglise de la Patrie, prière humble, ignorée peut-être, mais qui sera entendue. Qui pourra dire que ce n'est pas le même Sauveur qui unit ceux-ci et ceux-là dans un même amour .^

Une annexe. Une annexe est une église groupée dans un village, au centre dune région le catéchiste peut rayonner. La chapelle est construite par les catéchumènes et les chrétiens avec l'aide du catéchiste et les conseils du missionnaire qui choisit l'emplacement, tout près du village et de manière à ne pas être incommodé par le bruit. Cette chapelle sert aussi d'école. Le catéchiste demeure dans une case qu'on lui prête, ou dans une case qu'il se construit. 11 parcourt la douzaine de villages confiés à sa garde et il enseigne les catéchumènes à leur retour des plantations. Le culte se fait le matin et le soir.

Les enfants sont enseignés soit par le catéchiste, soit par un insti- tuteur, ils apprennent à compter, à écrire, et peuvent entrer dans la grande école de la station, lorsqu'ils lisent couramment le Nouveau Testament dans leur langue. Les enfants des écoles d'annexés ont beaucoup de peine à être réguliers à l'école ; le village, la forêt sont trop près. Les parents ne se soucient guère de pousser leurs enfants

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à l'étude ; ils croient que c'est une grande grâce qu'ils font à l'instituteur de leur prêter un enfant ; et souvent l'enfant, même s'il est dans son propre village, ne reçoit pas de nourriture de ses parents. Ceux-ci disent à l'instituteur : « C'est toi qui instruis mon fils et ma fille, c'est donc à toi de les nourrir ! )) L'instituteur est donc souvent obligé de partager ses propres vivres avec les enfants, ou de recevoir un peu d'aide de la station, sinon il n'aurait qu'un nombre trop restreint d'élèves, jusqu'au moment il aura pu persuader les parents de faire leur devoir. Pour les catéchistes, il en est de même ; le devoir des chrétiens et

des catéchumènes serait de fournir des vivres au catéchiste, chaque villa- ge à son tour, ou au moins de les vendre à des prix normaux. Or, ils les vendent beau- coup trop cher. A la fin du mois, lorsque le catéchiste revient avec sa paie, transformée en articles d'échange né- cessaires à ses achats, c'est à qui le harcèlera pour obtenir un peu de sel, de tabac, de savon, etc.. En bon Pahouin, il se laissera faire, de peur de se faire mal voir et de ne trouver personne à qui acheter des provisions.

Durant la guerre, comprenant notre propre détresse, les catéchistes Qnt supporté de réelles privations, ne recevant que les deux tiers ou la moitié seulement de leur paie déjà si petite. Eux aussi ont tenu bon. Un jour, l'ancien d'église E... fit une visite au catéchiste N. B... et s'étonna de le trouver amaigri, séché, ainsi que sa femme et ses enfants. « Les gens du village, répond-il, voudraient que j'aie le temps de me faire des plantations, et ils me font des prix exorbitants. Mais cela ne fait rien, je continuerai à faire mes tournées, c'est le travail de Dieu; je mourrai sur place plutôt que de l'abandonner. »

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Le sentiment religieux et la moralité. Les émotions religieuses chez le Pahouin sont encore un peu ternes. Je n'ai pas connaissance quelles aillent jusquà faire couler des larmes de joie ou de repentir douloureux, comme il semble qu'on ait pu le constater chez d'autres peuples noirs. Cela vient peut-être de son tempérament d'ancien guerrier cannibale. Le Pahouin est plutôt rationaliste. 11 est trop facile- ment content de ce qu'il a. il lui faut le secours de son missionnaire blanc pour pouvoir s'élever jusqu'à une conception religieuse qui saisisse son être tout entier. Le chrétien avancé, seul, devient capable d'émotion vraie : ayant appris la sympathie vraie, et l'amour qui se donne, il n a plus besoin de cacher ses sentiments.

La conscience éclairée ne cherche plus à ergoter sur les aveux à faire : « Je suis vieux, très vieux, dit un vieillard de Samkita, ma vie fut mauvaise. J'ai volé, oui. volé dans les plantations, volé dans les cases, volé des vivres, des marchandises. J ai tiré, sans hésiter, des coups de fusil, j'ai tué pour voler et tué pour tuer, à la guerre. Et maintenant je suis fatigué. .Mes péchés, il y en a trop. Dieu ne pourra jamais me les pardonner. On me le disait bien : « \ a prendre le travail de Dieu, convertis-toi. » .Mais je ne voulais pas. J'aimais le mal. Dieu m'a appelé. Il m'a dit: « sont les autres, tes amis.- Regarde, beaucoup sont morts. Certains ont pris le travail. Toi, tu restes. Qu'attends-tu .- Alors j'ai eu peur. Me voici. Je veux laisser les vieilles choses, le mal. Je le veux. Je ne croirai plus qu'aux choses nouvelles. Dieu est mon père. Je lui dirai : « Aie pitié de moi, sauve-moi. » Oui, pitié, pardon. Il est bon. il pardonnera. \'oilà. je suis venu. Prenez-moi avec vous (i) ».

La conscience réveillée a. quand même, longtemps encore à lutter contre le vieil homme, même chez ceux sur lesquels il semble qu'on devrait pouvoir le plus compter, les catéchistes et les anciens d'église. Ainsi, ceux-là mêmes n'arrivent toujours pas encore à distinguer le fétiche du médicament. Un catéchiste hésitera à toucher un byéri ; il sait que ce n'est rien, mais il ne voudra pas le prendre dans ses mains. Un autre, dont l'enfant était malade, soigné sur la station, l'emmena en secret au village voisin pour sacrifier une poule sur son corps. Un autre croira que « tromper un peu, ce n'est pas tromper». Une chré-

(i) Journal des Missions évangéliques, 2' semestre 1914, p. 69.

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tienne participera à la communion bien quelle se sente indigne par peur de son mari, celui-ci, païen, l'aj-ant suivie à la fête pour contrôler, par la présence ou l'abstention de sa femme à la Cène, si son soupçon est vrai ou laux.

Le Pahouin a l'habitude de laisser ses enfants faire ce qu'ils veulent. Devenu chrétien, il ne sera pas assez intransigeant et n'aura souvent que cette réponse à nos observations : « C'est son afïaire, ça le regarde. » Le danger pour le nouveau chrétien, c'est d'avoir un idéal négatif: s'abstenir du mal, et non pas se lancer dans l'action bonne qui seule fortifierait le bien en lui. C'est pourquoi, non habitué à combattre les mouvements de son creur, il succombera facilement à la première tenta- tion un peu forte. Un autre danger, c'est une sorte de légalisme, fruit de l'ignorance. Peu de chrétiens lisent, car ils n'ont pas été à l'école ; ils se renseignent sur ce qu'il faut taire ou ne pas faire ; leur moralité se réduit à une obéissance à un code de quelques lois extérieurement suivies ; ils n'ont pas saisi le christianisme dans son essence ; ils peuvent donc nous répondre à l'occasion : « .Mais tu ne m'avais pas dit ceci, ni cela ». Leur conscience n'a pas parlé d'elle-même.

Les chrétiens sont lents aussi à pratiquer l'assistance mutuelle ; ils progresseraient plus rapidement s'ils savaient se faire part les uns aux autres de leurs expériences. Pour les mieux lier en un faisceau, nous les engageons à créer dans chaque village une « étuna é bur Xzame », le clan des hommes de Dieu, qu'un « évêque » au sens antique du mot, un surveillant, un gardien, choisi par eux, groupe chaque jour pour la prière, rappelle à l'ordre, exhorte à la vigilance. .

Les difficultés. L'instabilité dans la vie chrétienne des nouveaux convertis vient souvent de l'action pesante du milieu païen, dans lequel ils doivent continuer à vivre. Une chrétienne dira : « Je vis avec mon mari en bonne intelligence actuellement, mais je ne peux rien garantir pour l'avenir, ni pour lui, ni pour moi. » Si les femmes d'un polygame sont catéchum.ènes ou chrétiennes, elle sont embarrassées. Il leur est difficile d'être fidèles à cet unique mari, qui ne donne à chacune qu'un morceau de son coenir. Nous disons : « Tu es la femme de cet homme, reste avec lui, sois-lui fidèle, telle est la loi chrétienne. » Et la femme répondra : « Mais il n'est pas mon mari ! Je suis son esclave pour ses

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plantations ; ne t'étonne pas s'il n'est pas le père de mes enfants. Je ferais bien mieux de redevenir païenne, je fuirais alors dans mon clan, je montrerais ma mauvaise tête jusqu'à ce que j'aie un vrai mari, avec lequel la vie de famille serait normale. »

Mêmes diflicultés pour les jeunes hommes. On voit le garçon s'épanouir, plein de promesses, puis, vers i8 ou 20 ans, se fermer souvent complètement pour reparaître des années après, pareil à l'enfant pro- digue.

« Le refus de l'entrée dans l'église du sexe fort, dit M. Cadier, vient du conflit qu'il y a entre les lois de l'église et les lois sociales des Pahouins fondées sur la polygamie. Lorsqu un homme embrasse le christianisme, cela implique un bouleversement de toute sa vie sociale. La femme, elle, garde sa place dans la société ; serait-elle la dixième femme d'un mari polygame, elle ne le quitte pas. En ce sens, elle ne perd rien en devenant chrétienne et elle gagne une force pour l'aider à accepter sa condition. Pour l'homme, au contraire, la conversion est une crise pleine de gravité, impliquant de grands sacrifices. De la poly- gamie découlent mille coutumes auxquelles des intérêts vitaux sont inhérents. Un chrétien doit y renoncer et rompre en visière avec toute les règles de la société païenne. Il faut être héroïque pour se mettre délibérément au ban de la société. Nul n'ignore que la richesse,

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l'influence, la renommée d'un Pahouin résultent du nombre de femmes qu'il a pu épouser. On accuse celui-ci d'être avide au gain. Il n'a qu'un but : placer ses richesses sur des femmes. Mais il y a beaucoup de Pahouins qui n'ont pas d'ambitions personnelles, et qui, pour devenir chrétiens, feraient volontiers le sacrifice de la polygamie. Mais, même alors, ils n'en resteraient pas moins esclaves du régime. Car, dans une même tribu, les intérêts sont en commun, les pères sont liés aux fils, et les frères aux frères, par des questions de femmes : celles-ci appar- tenant moins à l'individu qu'au clan. De sorte que chaque Pahouin, qu'il le veuille ou non, même en devenant personnellement monogame, est retenu dans un réseau serré d'affaires de femmes. Sans cet obstacle formidable, les chrétiens de l'Ogooué seraient en majorité des hommes, car ceux-ci, intelligents, fiers et libres, saisissent hier» mieux les beautés du christianisme que les femmes qui mènent la vie terre à terre d'une bête de somme et ont peu d'aspirations vers l'idéal. Lorsque des Pahouins

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se décident, après beaucoup d'hésitations, à se faire inscrire dans la classe des catéchumènes, ils sont en général sincères, à l'heure ils s'engagent, mais, pour résister, Dieu leur demande de renouveler leur conversion chaque jour ; et souvent, hélas, les tentations sans cesse renouvelées finissent par triompher de leur foi. Ils sont écrasés sous un poids qu'ils ne peuvent plus porter et ils tombent. Que de chutes nous pouvons ainsi, non pas excuser, mais expliquer ! (i). »

11 y a des peuples noirs la prédication de la paternité de Dieu et du sacrifice de Jésus produit un effet immédiat sur l'auditeur ; c'est une nouveauté si grande qu'elle le jette dans l'étonnement le plus complet et terrasse son cœur.

Le Pahouin, homme ou femme, est moins surpris par l'Evangile. Il connaît le « Père des hommes » et il a trop l'habitude de payer des palabres dont d'autres sont responsables, de servir de rançon et de victime innocente, pour ne pas saisir immédiatement la place tenue dans l'œuvre du salut par le sacrifice de Jésus. Mais il la saisit de l'extérieur, et, parce qu'il a compris, se croit facilement arrivé. Un homme qui vient à peine de sortir du paganisme pour commencer la vie chrétienne dira : « Oh ! je sais maintenant, je vais maintenant parler aux gens et les enseigner. » 11 faut lui faire comprendre la nécessité de vivre en chrétien, avant de se poser en exemple.

L'indigène n'est pas toujours converti directement par l'eflet des paroles entendues. Un long et sourd travail se produit dans son for intérieur ; puis un rien, un rêve parfois, suffira à faire monter la bulle à la surface et à faire éclater les indécisions qui l'oppressaient. Par sa préoccupation première des esprits, des puissances occultes, des fétiches, l'indigène sera particulièrement frappé par les curiosités des phénomènes ijitérieurs.

Il a des pressentiments dont il subit l'influence. Le 16 septembre au soir, le vieux catéchiste galoa, Paul Agondjo, parlait au culte dans un village de la région, de Talagouga, à l'heure mourait son missionnaire, M. Haug, à Ngomo. Paul ressentit une petite commotion et entendit un grand coup de cloche. 11 demanda si on l'avait entendu : c'était impos- sible, il n'y avait qu'une petite clochette à l'annexe voisine, assez loin,

(i) D'après Cadier, Journal des Missions évangcliques, déc. iÇH-

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et les missions catholique et protestante étaient à quelques kilomètres. Revenu de voyage, il apprit la mort de 31. Haug. 11 fut très étonné de cette coïncidence et crut que Tàme du défunt avait résonné en lui.

Un autre indigène, le passeur du lleuve à .Vlarmakoura, rêva qu'il mourrait le lendemain. 11 essaya de chasser cette idéQ. Mais le lendemain, en passant des gens en pirogue, il regarda l'eau, trembla de peur, tomba et se noya, bien qu'il sût nager.

Les gens d'une annexe de l'Abanga, indifférents, alcoolisés par une factorerie, se mirent tout d'un coup à venir en foule au culte et cessèrent de boire parce qu'un homme avait entendu nettement la voix du précédent catéchiste mort leur dire : « Revenez à Dieu ! »

Un instituteur vaniteux, frappé par des faits anormaux pendant qu'il chassait, crut voir un noir étranger lui reprocher son orgueil et l'inciter à donner son cœur à Dieu. C'est ce qu'il fit.

Un vieillard, d'un village lointain et jamais visité, tomba malade et rêva que Dieu lui disait : « Abandonne tes femmes, sauf une, laisse tes biens qui te prennent le cœur. » Sur ce, il guérit, accomplit son rêve, et eut la joie d'entendre peu après la bonne nouvelle, qu'il accepta.

Récemment, un jeune indigène, N. E..., sentit comme une bosse au front, tomba en syncope, et entendit ces paroles : « Prends le livre il y a : « N'amassez pas les richesses terrestres. » Je suis le Dieu des cœurs et non des lèvres. Je te pardonne, mais fais le bien et tu auras une place dans ma maison ; retourne sur la terre, tu as reçu le baptême, mais le missionnaire te baptisera d'eau. » 11 sut répéter ces paroles et depuis lors s'est conduit en chrétien.

La conscience du païen, endormie par de longs siècles de paganisme, a besoin du calme de la nuit pour se réveiller et laisser agir des paroles que l'on croyait lancées dans le vide ou sur une surface glissante et impénétrable.

L'esprit de Dieu agit tout aussi bien par l'intermédiaire d'humbles chrétiens noirs. Jjeaucoup sont amenés à la connaissance de l'Evangile et à la conversion par le témoignage de pauvres vieilles, rebut du monde païen, mais p'iliers de l'église pahouine, préférant les persécutions et les moqueries à l'abandon de leur zèle chrétien et qui savent répondre, comme l'une d'elles menacée d'être assommée si elle sonnait la cloche du

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culte : « Frappez, je ne crains rien, vous ne m'empêcherez pas de sonner ; ou alors, envoyez-moi droit à mon Sauveur. »

Parmi les hommes aussi, il y a de vrais convertis, fidèles et actifs. Il en est de silencieux. Il en est qui, comme Eben'Avo, pensent : « Malheur à moi, si je n'évangélise. » Eben'Avo entreprit (ij, avec ceux qu'il avait amenés à l'Evangile, la construction d'un village modèle, une petite cité d'enfants de Dieu tout serait amour et vérité. La mort l'arrêta dans son élan.

CHAPITRE XXIII

La station missionnaire et l'œuvre scolaire

L"entrée à l'école. Une journée d'école. Ecoliers et instituteurs. Les résultats

L'entrée à l'école. Ce n'est pas toujours pour s'instruire que l'enfant désire entrer à l'école, l'instruction n'étant nullement obligatoire. Les uns sont envoyés par leurs parents, les autres se sont enfuis de leur village, et les parents ne se soucient pas de les rattraper. D'autres, enfin, sont venus attirés par des motiis enfantins ; eux-mêmes me les ont révélés dans une petite rédaction : le port d'un pagne de couleur, le plaisir de pagayer ensemble dans une grande pirogue, de chanter en chœur et même découper l'herbe en rangs serrés, etc. Il faut dire que les Pahouins quittent l'école aussi facilement qu'ils y entrent. Ils font parfois grève et fuite générale, par solidarité, pour soutenir un vaurien désobéissant, et reviennent ensuite les uns après les autres.

Une journée d'école. A Talagouga, par exemple, les enfants sont réveillés, avec le soleil, par un coup de cloche, à cinq heures trois quarts. On fait l'appel des noms, au rassemblement général. Les enfants entrent à l'église pour un petit culte. En sortant, ils s'alignent de nouveau pour

(i) Galley. EbeuAvo, p. 36.

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la distribution des travaux. Des grands, déjà experts, vont dans les plantations de café, de cacao, de vanille. D'autres ramassent les noix de palme, au haut des grands palmiers, entretiennent les abords de la station ou la grande route de quatre kilomètres que M. Galley a tracée jusqu'à Ndjolé, ou vont en foret chercher des piquets pour faire des palissades. D'autres encore réparent ou refont les toits, nettoyent les chemins que l'herbe envahit sans répit, balayent l'école, le dortoir, la cuisine. Les petits, enfin, coupent l'herbe revèche qui pousse haute, dure et rapide. A l'occasion, les garçons sont pagayeurs pour les courses en

pirogue, ou porteurs

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pour la brousse. A l'ar- rivée du vapeur, ils dé- chargent les marchan- dises, ou font la chaîne pour les bûches de chauflage.

X huit heures, ils prennent le premier tiers de leur ration : des bananes ou un bâton de manioc qu'ils mangent dans leur cuisine avec un citron ou un peu de sel, ou avec un « nam », petit plat, de graines ou de viande, de leur confection. A 8 h. 1/2, reprise des travaux que, la plupart du temps, ils accomplissent avec leur insouciance et leur paresse natives. Il faut constamment aller les contr(jler, sinon c'est du travail gâché, ou. fait à rebours du bon sens, surtout dans les plantations. A g h. 3/.|, le tambour de bois les rappelle. Ils étaient partis au travail avec lenteur, ils en reviennent au galop, oubliant trop souvent de remettre les outils à leur place. Ils vont se baigner pour enlever la terre et la sueur qui les couvrent, reprennent leur blouse qu'ils avaient quitter pour le travail et entrent en classe à la cloche de 10 heures.

Les malades de plaies ou de « bobos » ont, pendant ce temps, décortiqué du café, empêché les poules de picorer le maïs étalé au soleil, ou fait d'autres petits travaux de ce genre. Les malades douteux sont mis à part, seuls," sur un coin de véranda on les examine et les soigne, ils sont retenus loin de la pêche tant aimée, ils s'ennuient conscien- cieusement, ce qui guérit souvent leurs prétendus malaises.

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De 10 heures à ii h. 1/2, les enfants sont répartis en classes de cinq ou six divisions selon leur force, depuis l'ignorance complète jusqu'à une capacité approchant celle du certificat d'études. Le programme comprend: dictée, lecture, écriture, grammaire, arithmétique, compositions indigène et française. A 11 h. 1/2, chant à trois ou quatre voix, avec les filles. La méthode employée est la méthode « sol-fa ^), dont les notes sont des lettres. Ils réussissent à apprendre des chœurs et à chanter des cantiques en parties, le dimanche. Ils n'ont pas les dons musicaux des Bassoutos ou des Malgaches ; ils ont

tendance à nasiller et à ^^,f^^^^^^^::^i^^^^^^ - - traîner, bien qu us aient l'habitude des chants indi- gènes très rapides. Le chant a lieu trois fois par semaine ; l'histoire sainte deux fois seulement, à cause de l'enseignement donné dans les cultes.

A midi, deuxième tiers de la ration, avec du poisson sec. « Le pois- son sec tient lieu à la fois de confiture et de viande pour le petit Pahouin. Il semble avoir le pouvoir mystérieux d'une fée qui, d'un coup de sa baguette magique, déverse dans les cœurs du courage et de la bonne humeur. Sans lui, nos petits Pahouins ne manqueraient pas de ressentir, au bout de deux ou trois mois, ce qu'ils appellent « onzan », la faim de viande, amenant à sa suite la nostalgie du village » (i). Les enfants cuisent eux-mêmes leur nourriture et mangent par petits groupes, en général, sur des feuilles, à la pahouine, tandis que d'autres mangent dans des assiettes avec un couvert, On a beaucoup de peine à éviter que les reliefs soient lancés un peu partout au lieu d'être niis sur le fumier. Il faut du temps pour leur inculquer un peu d'ordre !

De 2 heures à 4 heures l'école reprend. Au fond, il n'y a pas grande différence entre les écoliers pahouins et les écoliers européens, lorsqu'ils

(i) Journal des Missions évan g cliques , décembre 1913, Cadier.

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sont en classe. Xos petits Pahouins se tiennent plus ou moins tranquil- lement sur leur banc, montrent un bout de langue rose quand ils s'appli- quent à écrire une belle page, se grattent l'occiput quand ils ne trouvent pas la solution du problème, ou bien guignent par-dessus l'épaule du voisin pour copier, et répondent à la question : « Avez-vous compris ? » avec une assurance impertubable. Quand leur ardoise est blanche de crayonnage, ils l'essuient sur les cheveux crépus du voisin, encore pleins

de gouttes d'eau qui perlent après le bain, pris juste entre la fin du déjeuner et la cloche de l'école. Cette insolence leur vaut une injure muette composée soit d'une grimace rapide de chien qui montre les dents, soit d'un long regard coulé avec insistance, tellement de côté qu'on ne voit plus guère que le blanc de l'fjcil sur un fond noir. Ce regard plein de haine comprimée s'efTace quelquefois miraculeusement en un rire qui déte'nd

les nerfs et les jambes, car il se passe alors un drame sous la table

pendant que le haut du corps reste splendidement attentif à une lecture imaginaire. Cette bataille des pieds réveille les démangeaisons des puces- chiques entrées sous la peau ; la paix est signée parce qu'il s'agit d'essayer d'enlever ces chiques sans se faire voir du maître. Ht la classe continue.

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D'autres fois, c'est comme en Europe : « Je te pardonne pour le moment, mais, gare, quand on sortira ! o Cela commence, en elTet, à la sortie, par une sorte de caresse ; le grand tient sa main ouverte sous le menton du petit : provocation 1 Le petit répond : « Laisse-moi ! » L'autre ricane et l'envoie promener d'un coup de poing. La querelle s'envenime, ceux de la même tribu ou de la tribu sœur s'en mêlent. Tout s'éteint soit dans un flot de paroles, soit dans une menace de recommencer plus tard, soit sous l'influence de ceux des élèves qui sont catéchumènes ou par l'apparition du missionnaire.

A 4 heures, pendant que les élèves vont à la pèche pour assurer le complément de leur troisième tiers de ration donné à 6 heures, les punis doivent s'exécu- ter sous la surveillance d'un instituteur, lis ré- parent le gâchis du ma- tin, finissent la tâche abandonnée, en un mot rétablissent autant que possible l'ordre maté- riel de la station. Il est dur de se montrer sévère, mais la discipline de l'école soufi'rirait beaucoup si l'on ne comptait que sur la notion d'hon- neur, si peu développée.

A 6 heures 1/2, un petit culte réunit, comme le matin, tous les élèves de la station. Puis, jusqu'à 9 heures, ce sont des causeries autour des feux ou des jeux au clair de lune. A 9 heures, ils doivent aller se coucher au dortoir (en tôle et chaume comme à Talagouga, ou en brique comme à Samkita). Ils couchent sur des nattes posées sur un plancher et se cachent sous leurs.moustiquaires. Le loup est à côté de l'agneau, la panthère est avec la brebis : autrefois, ces enfants de tribus différentes ne se seraient jamais vus que pour se battre ; aujourd'hui, ils mangent et dorment en paix côte à côte. 11 y a bien encore des disputes, la question des tribus est en jeu, mais ce ne sont plus les véritables batailles du temps jadis. Il n'y a plus guère que les rats qui ont envie de manger la chair humaine ; de fait, ils dévorent la corne des pieds des enfants pendant leur sommeil, sans que ceux-ci s'en aperçoivent.

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Le samedi matin, jour de nettoyage de la station, une partie seule- ment des enfants va aux travaux habituels ; les autres lavent les pagnes et les blouses de la semaine : opération pendant laquelle ils se vêtent de loques apportées du village. L'après-midi, ils ont congé.

Le dimanche matin, ils déposent leurs habits séchés et plies chez la dame missionnaire, et prennent la deuxième série, lavée la semaine précédente.

Ecoliers et instituteurs. Le dortoir est, pour les enfants, la garde où, à Tabri des regards du dehors, ils peuvent avoir leurs petites palabres. Les instituteurs sont chargés de régler les légers différends. Il arrive que les enfants influencent l'instituteur ; celui-ci parle alors au missionnaire dans leur sens pour soutenir, non pas le parti qui a raison, mais le parti noir contre le blanc. A d'autres moments, les enfants s'unissent tous contre l'instituteur quand il a voulu faire son devoir, d"où grève de l'inertie, ou révolte ouverte. Une fois, à Samkita, enfants et instituteurs faillirent en venir aux mains ; après une longue délibéra- tion, tous se calmèrent et la séance se termina par une prière en commun.

Les instituteurs étant des noirs comme les autres ont peu de persévérance. Leur œil ne perçoit pas les imperfections ; les verraient-ils qu'ils n'iraient surtout pas en avertir le blanc qui est censé tout voir, et tout savoir, même sans en être informé. Les informations viennent, il est vrai, mais... quelques jours plus tard. Obtiennent-ils un peu d'ordre ou quelque travail bien fait, ils croient volontiers avoir fait merveille. 11 faut les remonter souvent pour qu'ils arrivent à être réguliers et à trouver le bien une chose normale et journalière. Si les instituteurs sont ainsi, que peuvent être les enfants ! Le noir n'a que peu de ressort ou de volonté réelle. Il vit dimpulsions. Entrer à l'école à l'heure, se rassembler, aller au travail, ranger les outils, entrer au dortoir la nuit, revenir de congé au jour fixé, ne pas jeter de saletés partout, ne pas détériorer les maisons, ne pas couper des plantes utiles, faire les travaux d'une certaine manière, voilà des choses ressassées pourtant tous les jours : punitions, exhorta- tions n'y font pas grand'chose. L'habitude bonne se prend pour bien peu de jours ; une moitié de l'école la prend pendant que l'autre la perd, et inversement. Il est très fatiguant d'être obligé de constamment remonter

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ces pendules pour des faits qui devraient, au bout de quinze jours ou un mois de séjour à l'école, s'accomplir mécaniquement. Le naturel chassé revient au galop. Cruel pour les petits et les faibles, indolent, saboteur, voleur, menteur, orgueilleux, profiteur de tout moment d'oubli, de fatigue, de maladie ou d'occupation de celui qui commande, le sauvage est un être difficile à conduire.

Tableau bien noir, n'est-il pas vrai .^

.Mais... il est tout naturel que les noirs soient ainsi ! Ont-ils jamais reçu une ombre d'éducation ? auraient-ils appris ce qui est bien ? Leur conscience est obscurcie par des siècles de paganisme. N'avons-nous pas nous-mêmes mis des siècles à devenir de mauvais chrétiens, pourquoi désespérer d'un cœur de païen qui commence à peine à s'entrouvrir .^ Une seule arme est capable de produire une fissure dans ce rocher, un seul acide peut attaquer ce bloc et le fondre : l'Evangile de l'amour de Dieu.

Les résultats. Nous nous plaignons parfois que les enfants sortis de l'école ne deviennent pas assez des propagateurs de l'Evangile pour les ignorants des villages. Et voici qu'en voyage, un soir, vous atteignez un village d'où vous entendez monter des chants : c'est un écolier en séjour qui lit la Parole de Dieu et fait le culte ! Nous nous plaignons que nos enseignements ne soient pas mis en pratique. Et voici qu'un jour, vous découvrez qu'un garçon connu pour sa fierté et son orgueil vindicatif vient d'accorder un pardon franc, réel, à un de ses camarades par lequel il s'était jugé offensé, ou qu'un autre travaille depuis un mois pour payer l'écolage d'un plus petit, appartenant pourtant à une autre tribu que la sienne ! Nous nous plaignons aussi de voir les plus intelligents d'entre nos élèves nous abandonner pour devenir commis, interprètes ou traitants chez les blancs, laissant les choses spirituelles pour chercher la fortune et ne se gênant pas pour entraîner, quand ils le peuvent, ceux qui visent à être des chrétiens plus fidèles. Certes, il y a bien des sujets de déception. Mais que d'encouragements aussi nous donnent le petit groupe de ceux qui, au milieu de tant d'en- traînements et de tentations, tiennent bon et ne rêvent que de devenir et deviennent réellement les témoins de l'Evangile, et, comme catéchistes ou instituteurs, les entraîneurs de leurs frères sur le chemin qui monte.

CHAPITRE XXn

L'œuvre sociale et l'éducation par le travail

Les déclassés. La tâche sociale. La Société agricole et industrielle de TOgooué. La plantation de Samkita. La scierie de Ngomo

Les déclassés. Les jeunes gens sortis de nos écoles, instruits dans le christianisme, sachant au besoin travailler de leurs mains ou faire des plantations de rapport, devraient normalement retourner dans leurs villages pour y être le levain qui fait lever la pâte, les modèles de la nouvelle génération. A l'école, on les avait laissés reprendre contact le plus souvent possible avec leur famille pour qu'ils restent de vrais Pahouins ; mais quand ils retournent à leur village pour mettre en pratique ce qu'ils ont appris, ils se heurtent à de grandes difficultés. Même ceux qui ne font pas profession de christianisme sont devenus trop différents de leurs compatriotes. « Leur bonne volonté ne tient pas devant la force des traditions, devant les sarcasmes qui s'échappent de la bouche des vieux Pahouins, chaque fois qu'ils veulent introduire une innovation dans leur manière de vivre et dans leurs mœurs. Ils ne réus- sissent pas à tirer parti de ce qu'ils ont appris à l'école et se laissent mollement emporter par les flots berceurs de la routine.

« Pour échapper à cette situation, une seule porte leur est actuelle- ment ouverte : chercher au loin un emploi chez les blancs, aux postes de l'administration ou dans les factoreries; et les voilà ronds-de-cuir ou traitants. En principe, nous ne pouvons pas avoir d'objection à ce qu'ils trouvent ainsi une bonne place, ils peuvent faire valoir leurs dons. -Mais il est rare que ce nouveau milieu ne soit pas démoralisant ; les tentations les guettent, l'alcool, le vol, la débauche, et plus d'un, nous devons l'avouer, y succombent (i) ».

La tâche sociale. La Société agricole et industrielle de rOgooué. Xous ne pouvons donc abandonner nos chrétiens à leur

(i) Journal des Missions évangéliques, mai 191 i. p. 402, Cadier.

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sortie de l'école, et notre devoir est de les diriger vers un travail sain et rémunérateur qui leur permette de se fixer dans leur village et d'y vivre une vie de labeur régulier et productif.

Pousser les Pahouins à entreprendre un travail régulier n'est pas chose facile. Brazza avait encouragé la culture du sol par les indigènes, seul moyen de fixer des populations sans cesse en mouvement, mais ses efforts n'aboutirent pas. La Mission, de son côté, hésitait à engager les noirs à travailler la terre, tant que l'écoulement des produits récoltés n'était pas assuré. Pour que les indigènes consentissent à travailler le sol et à lui faire produire tout ce qu'il peut donner, il fallait d'abord leur avoir fourni la preuve que telles ou telles cultures (café, cacao, vanille, etc.) étaient appropriées à leur région. 11 fallait un champ de démonstration. C'est ce que comprit la Mission. Elle prêcha d'exemple et elle provoqua la constitution, sous le nom de Société agricole et indus- trielle de rOgooué, d'une plantation qui, d'abord au point de vue agri- cole, et ensuite au point de vue industriel, a déjà prouvé l'eificacité de l'efifort entrepris.

La plantation de Samkita. Depuis 191 1, une vaste plantation qui comptera bientôt cent hectares, a été fondée près de Samkita. Elle emploie des ouvriers, hommes et femmes ; et de tous les environs, Pahouins, Bakélés, Galoas viennent y travailler. Ils gagnent ainsi honnê- tement cet argent qui, aujourd'hui, leur est devenu indispensable, ne serait-ce que pour payer l'impôt au gouvernement. Ils prennent confiance dans l'agriculture, à laquelle ils voient que nous attachons une si grande importance. Les villages essentiellement nomades reviennent peu à peu se fixer prés du fleuve, qu'ils avaient fui par crainte de l'impôt ; ils y resteront définitivement, fixés au sol par leurs plantations que déjà ils établissent en imitation de la plantation modèle de Samkita.

Celle-ci veut être un modèle au point de vue culture, mais aussi constituer un exemple vivant de groupement chrétien, l'on travaille dans l'esprit et selon la recommandation de l'apôtre : « Nous vous exhor- tons, frères, à abonder toujours plus dans l'amour fraternel, et à mettre votre honneur à vivre tranquilles, à vous occuper de vos propres affaires et à travailler de vos mains, comme nous vous l'avons recommandé, en sorte que vous vous conduisiez honnêtement envers ceux du dehors et que vous n'ayez besoin de personne. » (i Thess., I\ , 1 i-i 2).

200

Accostez avec nous au débarcadère de Samkita, et faisons ensemble une visite à la plantation. « Dès l'aube, un roulement de tam-tam annonce à tous qu'un nouveau jour de travail se lève. Et tandis que le soleil essaie de se dégager des brouillards qui s'accrochent encore, de l'autre côté du fleuve, aux arbres de la forêt, une cloche tinte et les ouvriers se rassemblent sur la place devant la petite chapelle. On fait l'appel : ils sont de 30 à 60, suivant les mois, pour la plupart de jeunes Pahouins bien découplés, au regard souvent vil et intelligent. Quelques Akélés aussi se mêlent à leur groupe.

« Avant de se disperser pour aller au travail, ils s'asseyent sur les bancs rustiques de notre modeste église de bambous et d'écorces d'arbre. Xous chantons deux cantiques, lisons (^uelqueS passages des évangiles et implorons la bénédiction de Dieu non seulement sur nous- mêmes, mais sur toute l'œuvre missionnaire de ce pays. Puis chacun va à sa besogne, par équipes ou individuellement, tandis que les contre- maîtres pressent de leurs appels les retardataires.

(( On entend le grincement des petites charrettes qui transportent le fumier dans les cultures. Les poules vaquent aux alentours. Des portes de l'étable les brebis bondissent, heureuses de retrouver la liberté, et ce troupeau d'une centaine de bêtes, au poil noir, blanc ou fauve, met, en s'éparpillant, une note de gaieté dans le paysage.

« Huit heures, le travail bat son plein. Le soleil ne brûle pas encore au point d'incommoder les promeneurs. Nous allons inspecter les ouvriers, accompagnez-nous. Xous les découvrirons vite au bruit de leurs chants ou de leurs cris.

« Xous traversons d'abord des champs de caféiers, qui, suivant la saison, étincellent sous la neige de leur floraison au parfum capiteux, ou inclinent vers la terre leurs rameaux chargés de baies d'émeraude qui deviendront rouges et cramoisies au moment de la récolte. Deux ou trois de nos meilleurs ouvriers sont en train de les tailler. Donnons-leur un conseil en passant.

« Plus loin voici les cacaoyers. Aux troncs de plusieurs arbres brille déjà l'or de quelques cabosses mûres. .Malheureusement il en est qui soufl^rent et ne se développent pas bien. Tous les terrains ne conviennent pas à cette culture délicate, et certaines régions que nous avons essayé de planter avec obstination ne donnent que des résultats insuffisants. Mais

201

remarquez, entre les cacaoyers, ces lignes de jeunes caféiers, et plus loin ces mêmes arbustes en pépinières très nombreuses, prêts à être mis en place. Grâce à eux le terrain sera quand même bien employé, car les caféiers, plus robustes, peuvent réussir parfaitement, même les cacaoyers ne poussent pas bien.

« \^oici nos ouvriers. Armés d'un grand coutelas nommé matchette, ils avancent sur une ligne en fauchant les herbes folles qui, avec une rapidité parfois décevante, poussent drù autour de nos arbustes et menacent de les étouffer. Plus loin une autre équipe manie des « angades », bêches longues et étroites ; ils replantent des rejetons de bananiers dont l'ombrage est indispensable aux cacaoyers et aux caféiers.

« Xotre sentier s'allonge au milieu des cultures ; il monte à flanc de coteau et descend dans des ravins. Nous arrivons ainsi à de vastes étendues plantées d'arbres à caoutchouc, au feuillage sombre, encore trop jeunes pour être exploités, mais remplis de promesses pour l'avenir. Puis, par un détour, nous longeons le champ des canelliers, traversons la vanillerie, et revenons à la maison.

« Nous avons marché près de deux heures ; le soleil est de plomb et nous sommes trempés de sueur. Les impressions multiples de cette visite rapide se brouillent dans votre esprit, mais voici quelques chiffres approximatifs qui vous aideront à les fixer. Vous êtes passés au milieu de 7-000 caféiers, dont un millier est en rapport ; 7.000 cacaoyers dont 300 commencent à avoir des fruits ; 3.000 arbres à caoutchouc ; 2.000 lianes de vanille, et 700 pieds de canneliers » (i).

La scierie de Ngomo. Une action parallèle de haute valeur sociale se poursuit sur la station de Ngomo pour le développement de l'industrie du bois. Les indigènes qui vivent au milieu d'arbres à essences merveilleuses ne savent pas en tirer parti. Ils habitent des huttes de bambous, d'écorces et de pailles, et ignorent presque l'usage d'une table ou d'une chaise. Le bois extrait de leurs forêts, que se disputent des centaines de marchands européens, n'est guère utilisé dans le pays. Nous-mêmes, pour bâtir nos maisons missionnaires, nous avons faire venir de France poutres et planches, car faute d'outillage et d'ouvriers

(t) Journal des Missions évangèliques, juin 1916, Cadier, p. 303.

14.

20:

nous étions dans l'impossibilité de les extraire des arbres magnifiques qui nous couvrent de leur ombre. Pour faire cesser cette anomalie, la Société agricole et industrielle a fondé, à Ngomo, une scierie modèle dont le fonctionnement, malgré des débuts difficiles et le long retard apporté par la guerre au développement de son action, commence à convaincre les indigènes de la réalité des richesses dont ils disposent dans leur forêt. L'enseignement pratique ainsi donné complète utilement celui, plus modeste, que sur chacune de nos stations, les missionnaires donnent dans des ateliers élémentaires à quelques-uns de leurs élèves.

ILE DE TALAGOUCA

CHAPITRE XXV

La vie du missionnaire

La maison du missionnaire. Les dépendances. L'activité de la femme missionnaire.

La vie de station. Le bureau.

La maison du missionnaire. Sur quatorze maisons d'habitation que possède la Mission du (labon, il y en a trois de plain-pied au niveau du sol sur un bétonnage cimenté ; l'une est construite en br'ques, les deux autres en tôle ondulée. Toutes les autres sont bâties sur pilotis,

203

ceux-ci. soit métalliques, soit en briques de hauteurs diverses. La bonne hauteur de ces pilotis est d'environ un mètre. S'ils sont plus bas, l'air ne peut circuler sutfîsamment sous la maison, et on ne peut pas assez facilement tenir propre cette surface sombre et humide ; s'ils sont plus hauts, on est tenté de se servir de cette sous-maison comme de cave ou de grenier, réceptacle de tout ce qui ne trouve pas place ailleurs, réceptacle qui devient bientôt un vrai nid de cancrelats, de mille-pattes et, à l'occasion, de serpents.

Les pilotis servent de sou- tien aux poutres et aux ma- driers sur lesquels reposent le plancher et les poutrelles sur lesquelles sont fixés les murs en planches recouvertes de peintures claires. Les plafonds sont constitués par des toiles tendues entre les murs. Le toit est fait en pailles indigènes ou en larges tuiles d'éternit ou de fibro-ciment. Les maisons sont presque toutes dessinées sur le même plan. Il est nécessaire que les chambres soient grandes à cause de la chaleur humide qui les rend étouffantes. La toile ne protège pas suffisamment contre les malfaçons ou les trous du toit. Tout autour de la maison court une véranda-galerie protégée contre le soleil, à la fois par le toit très bas incliné et par d'épais rideaux de bambous tressés.

Le mobilier de la maison, tables, armoires et étagères, est simple et .construit en planches du pays. Quelques meubles rustiques sont faits à l'aide de caisses transformées. Seules, les chaises sont importées d'Europe, ainsi que les lits en fer.

Dépendances. Une passerelle relie la maison à la cuisine et à l'office aux provisions. Le fourneau est importé d'Europe. On éloigne ainsi la cuisine à cause de la chaleur qui s'en dégage, et aussi à cause des risques d'incendie, la cuisine étant généralement construite avec des matériaux indigènes. Un poulailler, composé de quelques poules et coqs

2 0^1

de France et de poules indigènes maigres, tout en jambes, sauvages de mœurs, fournit quelques œufs. La volaille doit être protégée contre les fourmis, les éperviers, les serpents, et surtout, il faut l'avouer, contre la convoitise des indigènes.

L'activité de la femme du missionnaire. La femme du mission- naire a déjà beaucoup à faire avec la tenue de la maison, de la cuisine, le jardin, le blanchissage. Pour lui permettre de s'employer pourtant un peu directement à l'œuvre, deux garçons (les filles sont encore trop incapables) lui sont adjoints pour l'aider tout en apprenant à faire sous sa direction cer- tains travaux manuels.

La femme du missionnaire s'occupe aussi du poulailler, de la propreté et du raccommodage des blouses, pantalons, pagnes des nombreux écoliers, et des

vêtements de son mari ainsi que de ceux de ses enfants. Elle rem- place souvent le missionnaire absent pour les soins médicaux, les cultes, la direction de l'école de garçons, ou de filles si l'institutrice est malade. S'il n'y a pas d'institutrice sur la station, elle tient l'école des filles, ou une école de femmes sur sa véranda. Elle a parfois la charge régulière d'une ou plusieurs classes de l'école des garçons. Elle aide à la comptabilité, s'occupe des femmes et des enfants des ouvriers et des gens des villages environnants. Elle apporte au missionnaire son aide, ses conseils, ses consolations, son secours moral et religieux. Enfin, ses enfants lui prennent aussi du temps, car elle les élève à la maison, les préserve de l'influence indigène si néfaste à leur moralité, et leur donne des leçons. KWq peut ainsi choyer ses enfants pendant deux séjours, jusqu'à ce qu'ils aient 6. 7 ou 8 ans ; après quoi, il faudra les soustraire à un climat anémiant, et, dans l'intérêt même de leur avenir, les placer en Europe.

20S

La vie de station. A son premier départ, le missionnaire se croit bien préparé, par de fortes études, à sa nouvelle carrière ; mais quand il se trouve en présence de sa tâche, elle lui apparaît brusquement plus complexe qu'il ne l'avait crue. Il doit s'occuper de tant de choses diverses ! Il fait ses expériences, et éprouve la constante humiliation de se découvrir sans cesse ignorant devant de nouvelles fonctions qu'il n'ayait pas prévues. Il lui faudra refaire un morceau de plancher ou de toit, réparer une armoire terminée qui s'eflondre, et tout cela sans bien connaître le manie- ment des outils. Il devra faire le marché, ce qui n'est pas une petite affaire en un pays l'argent n'a pas cours et tout s'achète par échange ; il devra tenir la comptabilité de la station et se retrouver dans une vingtaine de budgets afférents à chacune des branches de son activité si variée. S'il est célibataire, il s'occupera, avec un garçon, de sa lessive, de son repassage, de son raccommodage. Dès le début, sans bien connaître la langue, il se trouve transformé en instituteur et doit diriger une centaine de petits sauvages, les instruire en diverses classes, les empêcher de faire

le mal. Il fait de la médecine vétérinaire, car les paroles des malades ne

le renseignent guère. S'il est malade lui-même, il se soigne comme il le peut, à la grâce de Dieu. Il doit enseigner les catéchistes, diriger la longue paroisse éparpillée. Il est agriculteur, géomètre, géographe, magistrat, juge d'instruction, légiste ; à l'occasion, détective et gendarme, terrassier, ferblantier, architecte, etc., et il fait un peu de tous les métiers qu'on voit chaque jour en ville, et qui n'ont pas leurs spécialistes dans la brousse.

Le bureau. La maison missionnaire d'où rayonne toute cette action, c'est le foyer, dans le sens le plus plein du mot : foyer de chaleur, de lumière et de vie ; et le centre de ce foyer, et comme son sanctuaire, .c'est le bureau du missionnaire, avec sa pauvre bibliothèque contenant son petit, mais précieux bagage de livres. Il représente la sauvegarde du cerveau et du cœur de ce missionnaire, tout ce qui doit l'empêcher, perdu dans la brousse sauvage, de devenir peu à peu un peu sauvage comme elle. Et ces papiers, ces registres amoncelés sur la table, c'est la person- nification de tout ce que représente d'ardu et de complexe la direction d'une église indigène, et celle des catéchistes, des annexes ; et la tâche, surtout, colossale, des païens à conquérir ; la tâche d'amener au Christ ces âmes frustes qu'il faut attirer et non pas froisser par le choc de nos

206

conceptions si différentes des leurs. \'"oyez-vous cette chaise ou ce grand tabouret .- C'est que de temps en temps, le soir, un ami noir vient s'asseoir pour causer. Et alors, ce sont les longues histoires, les récits invraisemblables et pourtant vrais des tragédies de famille, des palabres, des rancunes. -"Mais alors aussi, c'est le moment le missionnaire essaie de faire luire la lumière dans un cœur enténébré et Dieu se révèle à celui qui le cherche.

CONCLUSION

Le salut aux morts. L'avenir

Le salut aux morts. « Me sera fe ye mezu abl » : Je n'ai plus beaucoup de paroles à dire, disent les Pahouins en annonçant la conclu- sion de leurs discours. Cela tombe juste ! Entendez-vous ce long sifflement ? C'est le petit vapeur qui apparaît au tournant de l'île. Dans quelques heures, une pirogue chargée de vos bagages et d'une bande de joyeux écoliers vous conduira au milieu du fleuve, pour accoster le bateau en plein fleuve, et vous disparaî- trez, cher et regretté visiteur, au contour du fleuve, dans la direction de la^patrie terrestre, vous irez saluer de notre part nos bien-aimés.

Puisque nous avons encore un peu de temps et que nous ne l'avons pas fait plus tôt, venez jusqu'au cimetière de la station saluer ceux dont l'âme fut pleine d'ardeur et de vaillance, ceux dont le cœur et la -conscience étaient tout à Dieu, mais dont le corps n'a pu résister à la tâche. Ils ont été fidèles ici jusqu'à la mort. Saluez Valentine Lantz et son petit René, Samuel Junod et tant d'autres encore. En passant à Lambaréné, allez voir les tombes de Mme Paul \"ernier, de Jacot et de Tissot, et celle toute fraîchement fermée d'Edouard Rambaud. A Ngomo, montez jusqu'aux bambous, sous lesquels reposent le petit Marcel Robert et Ernest Haug, et n'oubliez pas, à Cap Lopez, avant de quitter le sol d'Afrique, de vous incliner devant les croix qui marquent la dernière demeure de Charles Bonzon et d'Edouard Lantz.

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208

L'avenir. - .Mais nous voici arrivés à l'embarcadère : voyez-vous cette racine, là, tout près ? Elle est très vieille, elle est très dure ; le bois révèle à la coupure la couleur du sang : c'est l'image du paganisme, et de notre tâche ici. Elle vous semble dure, hérissée, crochue, coupante > Peut-être ! .Mais elle est de style... flamboyant, vibrant même. Les

racines de l'arbre du paga- nisme sont en l'air, elles sont attaquées par la lumiè- re, par l'eau. Elles s'effritent à la longue. Courage donc, et patience ! Regardez plus haut : par-dessus nous se balance la branche souple et gracieuse des bambous, son ombre est légère et bien douce. Le travail est rude parfois, comme la racine ; toute proche aussi, la joie du service nous couvre de son ombre.

■*

\ otre bateau, un soir, jettera l'ancre au milieu du fleuve. La nuit envahira brusquement la forêt. Ecou- tez ! Des bruits mystérieux font écho dans l'ombre aux milliers de cigales. Tout à coup, vous fré- missez au cri perçant d'un certain rongeur. D'abord dans les notes basses quand la bête est au pied de l'arbre, le cri monte en même temps que l'animal grimpe, et touche aux notes suraiguës quand le sommet de l'arbre va être atteint.

11 en est. ainsi de l'homme, animal religieux. \'ous, le privilégié, vous êtes déjà assez haut, aigu est votre cri : « Mon âme a soif du Dieu vivant, quand irai-je et paraîtrai-je devant sa face .^ » Le noir, déshérité, est encore tout en bas, vers la base du tronc énorme et si dilHcile à

209

étreindre. 11 gémit dans les notes basses, d'une façon confuse encore : « .Mon âme aussi a soif du Dieu vivant ! » Mais il n'a aucune branche pour l'aider à monter, son horizon est tellement borné que son cri se perd dans le sous-bois qui l'étouffé. Le laisserez-vous sans secours, sans salut pour son àme, sans bonheur, sans autre avenir, sans autre idéal que celui du gorille de ses forets, pendant que, les regards fixés sur la croix, vous, riche entre les riches, vous continuerez de méditer sur l'amour de Dieu et le pardon qu'il vous a acquis par le don de son Fils, votre Sauveur ?

TABLE DES ILLUSTRATIONS

Pages

Talagouga. Sous les bambous, en aval de

l'île, vers le soleil couchant 5

Carte de l'Afrique et du Gabon 10

Cotonou. Treuil pour descendre les voya- geurs II

Palétuviers de l'estuaire du Gabon 18

Rivière sous-bois 19

Pierres dressées 21

Le haut-fleuve . . 22

Banc de sable en cône 22

Arbres penchés 23

Ile couverte de lianes 23

Champ de lis, aux eaux basses 24

Rapide de Bikabé 24

Les prairies 25

Le mont Otoumbi, vu de Lamé 25

Rivière en forêt 27

Rivière et rochers 28

Pandanus sur un ilôt 28

La rivière Abanga 28

Rivière et herbes, papyrus, etc . 2g

Lagune ou crique de Nkogo 29

Dans la lagune de Nkogo, aux eaux bas- ses. Forêt de palmiers 29

Lac Xgène. Bancs de petits choux serrés 30

Marigot sous bois ... 30

Marigot et canards 31

'Arbre à grosse basse 33

Liane colonne 54

Gros animaux 36

Moyens animaux. 37

Chasseur pahouin 38

Armes 39

Piège à singe 39

Piège à caïmans 40

Piège assommoir '41

« Eloa » ou ligne de fond. Trident pour

le gros poisson. Pagaies 41

Piège à tortue 42

Pages

Piège à poissons : pierres disposées en

demi-cercle 42

Piège par vidage de marigot ou de rivière 43

Poisson pédestre 43

Fermeture de rivière 44

Lac Ngène. La pêche au filet 44

Campement de pêche et fumage de pois- son 4S

Oiseaux 4^

Poulailler 47

Mouche maçonne et sa réserve d'arai- gnées. Fourmis en marche 48

Insectes et caméléon

Tête de Pahouin 5^

Confection de pailles . 60

Village en ruines 60

Confection d'un toit 61

Rue de village 61

Village pahouin (3 gardesj 62

Village galoa près de Ngomo 62

L'ancienne garde 63

Intérieur de la garde 63

Une rue ^4

Plantstion débroussée. prête à être ense- mencée 65

Femme revenant des plantations 67

Intérieur de cuisine pahouine 68

Pileuses d' « andokh » 70

Cuillères, coutelas, hachoirs, etc 71

Tabourets divers. Narguilé. Porte sculp- tée 73

Taille d'une pirogue ' 75

Armes diverses et soufflet de forge 76

Pots en terre 81

Groupe de paniers 81

Femme assise sur un tabouret 83

Coiffures d'hommes et de femmes 84

Séance de coiffure 85

Epingles d'ivoire 86

2 I

Pages

Cannes sculptées H8

l'oupccs-fctiches 88

Calendriers et cannes 89

Tambours de bois cl peau 90

Danse « Ndcneynn » 9.»

Danse « Mfulcnkakh » 92

Danse de femmes portant des branches . . 93

Instruments de musique 9f)

Palabre 98

Veillée

Jeu d'enfants

Une mère et son bébé

Ménage pahouin

Tçtcs de Pahouin et de Pahouines

Ménage pahouin

Petits Pahouins. Un homme et sa mère.

Jeunes époux

Tête d'homme

Maladies et remèdes

Scène de deuil

Enterrement

Gardien de « byéri »

Fétiches divers

Le « bwiti »

Fétiches

J'étiches

I'"étichcs

Culte du soir dans un village

Course en pirogue

Halte

Pirogue sous un arbre

Chemin de forêt

Descente sur un tronc

P.arrage sur rivière

Tronc d'arbre formant pont

A l'étape : chambre de case

Station de Baraka

Chapelle de Haraka

Kglise annexe

Ivnfants coupant de l'herbe

Cuisine de l'école

Ecole de Samkita

Dortoir

Ile de Talagouga

Maison missionnaire à Talagouga Cuisine de maison missionnaire . .

i'ateau sur le lleuvc

Cimetière de Talagouga

Racine sous les bambous

Tète de femme pahouinc

Pages

. .64 165

172

71

174

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19.I

'95 202 203 20 ( 206 207 208 309

TABLE DES MATIÈRES

Pages

Préface 5

PREMIÈRE PARTIE

Le Pays

Chapitre Premier. L'arrivée au Gabon.

Le voyage. Libreville. Les esclaves. L'entrée dans

l'Ogooué. Le climat. Les saisons 9

Ch.\pitre II. Hydrographie et relief du sol. Le Bas-Ogooué. Le bas-Jleuve. Le sable. Acoustique. La verdure des

rives. Les terrains 17

Ch.\pitre III. Hydrographie et relief du sol (suite). Le .Moyen- Ogooué.

Les rochers. Les rapides. Les prairies. Les montagyies. . . 21

Chapitre I\\ Hydrographie et relief du sol (suite et fin). Les affluents de l'Ogooué.

Les rivières. Les lacs. Les marigots 26

Chapitre W La Flore.

La forêt vierge. Les bois. Les fleurs. Les fruits 32

Chapitre \\. La Faune.

Les mammifères. Les animaux domestiques. La chasse.

La pêche. Les oiseaux. Les insectes. Les reptiles. ... 3«;

21 I

Pages

DEUXIÈME PARTIE

Les Fang ou Pahouins

Chafmtre \ II. Le Pahouin.

Les races indÎQùnes de l'Ogooité. Les Fang ou Pahouins.

Les mœurs des Pahouins 53

Chapitre \ III. Le Pahouin au village.

La construction du village. Le corps de garde. La rue. Les plantations. La cuisine. Les aliments. Articles de ménage. Le mobilier 59

Chapitre IX. Les occupations du Pahouin.

Les outils. - Les armes et la guerre. Le caiDiihalisme. Le calendrier. La poterie. La vanjierie. Le tabac. Le costume. La coiffure. Les tatouages 74

Chapitre X. Les .Arts.

Ciselure, dessin et sculpture. Les épingles ciselées. Le sens

artistique. Les couleurs. Le dessin. La sculpture 86

Chapitre XI. L'Art de la danse.

Les tambours. Les jnasques. Autres accessoires de danse.

Les da7ises 89

Chapitre XII. L'Art musical.

Le chant. Les instruments de musique 94

Chapitre XIII. L'Art oratoire.

La langue. Les palabres. La politesse pahouine 97

Chapitre XIV. L'Art poétique.

Les contes. Les proverbes. Les jeux loi

Chapitre X\'. La vie politique des Pahouins.

Les relations avec l administrati<m coloniale. L'impôt. Les relations avec les colons. Le commerce des bois. La question de l'alcool 1 08

Chapitre X\'!. La famille pahouine.

Les vieillards. Les eti/ants. Le mariage. La dut.

La polygamie et le travail 112

2 I

Pages Chapitre XMI. Le mariage païen et la polygamie.

Le problème. Le m.iria.ge est-il un achat ? Le matriar- cat des Galoas. Le mariage pahonin. Le contrat de louage, vraie base du mariage pahonin. Incompatibilité du contrat de louage avec l'idée du mariage chrétien. La famille païenne 123

Chapitre XMII. La vie physique.

La naissance. Le physique du Pahonin. L'hygiène du Pahouin. Diagyiostic pahonin. Les maladies. Les remèdes. Les soins. La jnort et le deuil 132

TROISIÈME PARTIE

Les Croyances religieuses

Chapitre XIX. Les anciennes traditions et l'Animisme.

La tradition religieuse des Pahouins. La religion des esprits. Le (( byéri j) des Pahouins. Le c bi^iti » des Galoas. L' « évur ». Animaux fétiches. L' « éki » ou interdiction sacrée. Les ordalies 147

Chapitre XX. Le Fétichisme.

Le fétichisme. Fétiches contre les maladies. Fétiches pour la nourriture. Fétiches défensifs. Fétiches offensifs. Le sorcier. Résultats du fétichisme . Heureux les noirs ? . . . . 162

QUATRIÈME PARTIE

L'Œuvre missionnaire

Chapitre XXI. L'Evangélisation.

Le premier contact. Voyages missiojinaires. En pirogue.

En forêt. A l étape 171

2 1 6

Chapitre XXII. L'Eglise indigène.

Les débuts de l'Eglise indigène. Le catéchuménat. La fête de station. La discipline ecclésiastique. Les contributions d'Eglise. Le culte. Une annexe. Le sentiment reli- gieux et la moralité. Les diljicultés

Chapitre XXIll. La station missionnaire et l'œuvre scolaire.

L entrée à l école. Une journée d'école. Ecoliers et institu- teurs. — Les résultats

Chapitre XXIV. L'œuvre sociale et l'éducation par le travail.

Les déclassés. La tâche sociale. La Société agricole et industrielle de l'Opooué. La Plantation de Samkita. La scierie de Ngomo

Chapitre XXV. La vie du missionnaire.

La maison du missionnaire. Les dépendances. L'activité de la femme missionnaire. La vie de station. Le bureau.

Conclusion. Le salut aux morts et l'avenir

CAHORS, IMPRIMERIE couESi-ANT (persoiitiel intéressé). 25.383

78

91

98

32

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DT 546 .1 G7

Grëbert, F.

Au Gabon (Afrique équatorial française)

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