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Louise, Princess of Belgium

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Mrs. Anita Dugxê

AUTOUR DES TRONES QUE j'Ai VUS TOMBER

PRINCESSE LOUISE DE BELGIQUE

Autour des trônes que j'ai vus tomber

« Die That ist ùberal entscheidend. »

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wrwRMEO BY [ 5ERVATICN SERVICES

ALBIN MICHEL, EDITEUR

PARIS, 22, RUE HUYGHENS, 22, PARIS

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE ! 10 exemplaires sur papier verge' pur €1 des Papeteries cafuma liume'rote's à la presse de à 10.

Tous droits le traduction et reproduction réservés pour tous pay% Copyright 1921 1 by Albin Michel.

Je dédie ces pages au grand hemme, m grand Roi, que fut mon peu.

flatow des Trônes qae j'ai va tombe*

pourquoi j'écris ceci

Fille aînée d'un grand homme et grand roi, dont la magnifique intelligence a enrichi son peuple, je n'ai que des infortunes à mon origine royale. A peine entrée dans la vie, j'ai été déçue et j'ai souf- fert Je l'imaginais trop belle.

Au soir de mes rêves, je ne veux pas rester sous le faux jour je suis placée.

Sans désirer m'étendre sur le passé, et refaire le chemin du calvaire que j'ai gravi, je veux, du moins, puiser dans mes souvenirs et mes réflexions quelques pages, inspirées aussi des événements qui ont renversé les trônes près desquels j'ai vécu. L'em- pereur d'Autriche, l'empereur d'Allemagne, le tzar de Bulgarie furent pour moi des figures familières.

10 AUTOUR DES TRONES

Amenée par la guerre à Munich, puis à Buda- pesth, prisonnière, un moment, des bolchevistes hon- grois, j'ai vécu la tourmente européenne, en voyant frappé et puni tout ce qui m'avait méconnue et accablée.

Et je tremblais, chaque jour, pour ma chère Bel- gique, si grande par le courage et le travail, et in- juste pour moi. Oh! non le peuple, ce bon peuple, si naturellement infatigable et héroïque, mais cer- tains de ses dirigeants, abusés sur mon compte.

Ne revenons pas, toutefois, sur les choses accom- plies. Ma pensée demeure fidèlement et affectueu- sement attachée à ma terre natale, pour l'aimer et pour l'honorer.

C'est d'elle que je veux parler, avant d'évoquer les cours de Vienne, de Berlin, de Munich, de So- fia, et tant de faits que ces noms me rappellent et dont certains méritent d'être mieux connus et médités.

Je n'ai jamais eu pour la Belgique que les senti- ments d'une impérissable affection. Au plus pénible de mes épreuves, pendant l'horrible guerre, je son- geais qu'elle était encore plus à plaindre que moi.

Le jour où, perquisitionnée par les bolchevistes hongrois, à Budapesth, j'ai entendu un de ces hommes dire, après avoir vérifié à quelle simplicité

QUE J'AI VU TOMBER M

je me trouvais réduite : « Voilà une fille de roi encore plus pauvre que moi! )) j'ai pensé aux mal- heureuses d'Ypres, de Dixmude, puis aux malheu- reuses de France, de Pologne, de Roumanie, de Serbie et d'ailleurs, infortunées créatures sans foyer et sans pain, par le crime de la guerre, et j'ai pleuré sur elles, et non sur moi.

Plus d'une, peut-être, avant 1914, enviait mon sort : j'aurais préféré le sien!

Mariée à dix-sept ans, je croyais trouver dans le mariage les joies que peuvent donner un mari et des enfants. J'y ai trouvé les pires épreuves.

La rupture était inévitable entre mes sentiments intimes et ce qui m'environnait. Je portais en moi trop d'indépendance pour dépendre de ce qui m'of- fensait.

Les honneurs sont souvent sans honneur au plus haut de ce qu'ils semblent. Sauf de rares excep- tions, la fortune et le pouvoir développent en nous l'appétit du plaisir et poussent aux dépravations. Ceux que La Bruyère appelle les Grands perdent facilement la notion de la condition humaine. La vie n'est plus pour eux l'épreuve mystérieuse d'une âme qui sera récompensée ou punie selon ses œu- vres. La religion ne leur sert que de masque ou d'instrument.

12 AUTOUR DES TRONES

Portés à juger leurs semblables sur les flatteries, les calculs, les ambitions, les trahisons qui s'agitent autour d'eux, ils arrivent, par le mépris des créa- tures, à l'indifférence du Créateur, et accommodent ses lois à leurs besoins, dans l'assurance de s'arran- ger avec Lui comme avec ses ministres.

Quand je fais un retour sur le passé, et que je me remémore les diverses phases de ma douloureuse existence, je songe que je n'ai jamais désespéré d'une justice que je n'ai pas rencontrée en ce monde : j'ai toujours cru qu'elle existe autre part. S'il en était autrement, nous ne pourrions la con- cevoir.

Cette confiance, je la tiens des leçons que reçut mon enfance, et principalement de celles de la reine, ma mère : « Sois toujours, plus tard, une femme chrétienne », disait-elle. La portée de ces paroles, la jeunesse ne peut la comprendre, mais les malheurs de la vie se chargent de l'expliquer.

Révoltée contre tant de choses humaines, je me suis soumise à celles qu'ordonne une volonté supé- rieure à la nôtre, et j'ai connu le bonheur de ne pas haïr. Le pardon a toujours suivi ma révolte.

Je n'ai pas douté que ceux qui me faisaient du mal seraient châtiés tôt ou tard, sur la terre ou ail- leurs, et j'ai plaint mes persécuteurs.

QUE /AI VU TOMBER 13

Je les ai plaints de détester ma sincérité, ennemie des hypocrisies de famille et de cour. Je les ai plaints de maudire ma fidélité à une seule affection, éprouvée dans le sacrifice. Je les ai plaints, surtout, d'exécrer mon mépris de l'argent, idole vénérée.

Dans la conviction j'étais, non sans fonde- ment, que d'immenses biens devaient me revenir, ainsi qu'à mes sœurs, je prétendais que notre devoii n'était pas de vivre sans user largement de nos res- sources. Ne prenaient-elles pas plus de valeur so- ciale, de leur retour à la collectivité? Mais cette opinion ne pouvait être celle, ni d'un mari enclin à thésauriser, ni d'une famille qui s'effrayait du changement de? idées et des mœurs, et qui voyait, dans l'aspiration des masses à se gouverner elles- mêmes, une inévitable et affreuse catastrophe, de laquelle il fallait se garer en épargnant le plus possible.

Aussi bien, engagée dans une lutte, où, du côté de mes ennemis, je n'ai jamais rencontré que des procédés cruels et, premièrement, la calomnie, pour me perdre aux yeux du monde, je me suis heurtée, tout de suite, aux obstacles qu'imaginent la vio- lence et l'inimitié.

Mise hors d'état de vivre et d'agir normalement pour être ramenée par la fore et les privations

M AUTOUR DES TRONES

dans l'obéissance et le respect de ce que je tenais pour méprisable, je n'ai plus eu les moyens d'exister auxquels j'avais droit. Le soin qu'il était possible de prendre d'assurer ma liberté sur ma terre natale, dans l'ordre et la dignité que je souhaitais, était combattu par ceux-là mêmes qui, moralement, y étaient obligés. Il fallait que je fusse prisonnière, ou errante et éloignée, et tenue à l'écart par des diffi- cultés de toute sorte. Ainsi je serais plus aisément privée de ce à quoi je prétendais.

Que serais-je devenue, s'il ne s'était trouvé un homme au monde pour se dévouer à me sauver des contraintes et des embûches, et s'il n'avait décou- vert, pour le seconder, des êtres de dévouement et de bonté, souvent venus des rangs les plus humbles?

Si j'ai connu les vilenies d'une aristocratie sans noblesse, j'ai aussi bénéficié des délicatesses les plus nobles, témoignées par des gens du peuple, et ma reconnaissance, pour ceux-ci, est, aujourd'hui, ce dont je voudrais être principalement occupée.

Mais j'ai à cœur de ne pas laisser prendre corps davantage la légende qui s'est créée autour de ma personne et de mon nom.

II

MA CHÈRE BELGIQUE MA FAMILLE ET MOI

A

TELLE QUE JE DOIS ÊTRE

Si, dans un cortège officiel, le personnage prin- cipal vient à la fin, la Belgique, ici, doit venir en dernier, et c'est par moi-même qu'il faut que je commence.

Je m'y décide, non sans appréhension, car je songe au portrait que des mémorialistes célèbres ont fait de leur personne, au début de leurs Mémoires, à l'exemple du duc de Saint-Simon.

Loin de moi le dessein d'essayer de me peinfe avec art. Ce serait une prétention dont me préserve

l6 AUTOUR DES TRONES

le souvenir des maîtres qui ont eu le talent néces- saire à se bien décrire. Je souhaite seulement, si c'est possible, me montrer telle que je crois être.

Je m'examine souvent. Plus j'avance en âge, phis j'ai tendance à m'observer. Jadis, j'aimais ob- server mes semblables. Je me suis aperçue que l'on devrait toujours se bien connaître avant de se mê- ler de déchiffrer d'autres énigmes humaines.

Ma dominante est l'horreur de ce qui est insin- cère, inexact, apprêté, compliqué. Mon goût du simple et du vrai dans les pensées et dans les actes m'a fait qualifier de révolutionnaire par ma famille, il y a bien longtemps. C'était quand je me révoltais, à Vienne, contre ce que l'on appelait l'esprit et les mœurs de la cour.

Ma passion du sincère me porte à l'unité de sen- timents. J'ai été, je suis la femme du seul serment que mon cœur prononça en toute liberté.

J'ai connu et aimé peu de personnes en me lais- sant approcher d'elles et bien connaître, mais lors- que ma confiance et mon estime leur ont été ac- quises et se sont trouvées justifiées, je leur suis deve- nue invinciblement attachée.

Si privée de biens qu'on ait voulu me voir, j'ai au moins possédé ce joyau : la fidélité; et j en ai connu la douceur. Non pas seulement cette fidélité

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banale et matérielle, toujours plus ou moins passa- gère, telle qu'on l'entend généralement; mais celle si pure, si haute, qui est la constante présence d'une pensée vigilante et chevaleresque; celle faite aussi de l'idéal des nobles cœurs qu'une injustice révolte, qu'une infortune attire. Fidélités diverses, quoique sœurs, merveilleux trésor dont il faut être déjà riche de soi-même pour l'enrichir encore des dons précieux du prochain.

Obstinée dans mes droits et convictions, lorsque je les crois en accord avec l'honneur et la vérité conformes à leur essence divine, et non aux hypo- crites conventions, je ne m'effraie de rien, et rien ne me fera plier.

Je tiens à la fois, en cela, de ma mère et de mon père : de ma mère, pour ce qui est de l'ordre spiri- tuel ; de mon père, pour ce qui est de l'ordre maté- riel. Inutile de croire que je pourrais renoncer en quoi que ce soit aux prescriptions de ma cons- cience.

Si je suis contrainte par la nécessité de céder un moment, je cède comme on cède sous un fer meur- trier. Pas plus que l'iniquité, la contrainte ne crée le droit. Elle ne crée que ses réserves, et son re- cours à la justice du temps, qui est à Dieu et non aux hommes.

18 AUTOUR DES TRONES

Cette force de résistance contre le mal, au mé- pris de l'étiquette qu'il se donne, est, pour ainsi dire, le ressort de ma vie.

Comment expliquer, cependant, que je sois d'une timidité marquée devant tout ce qui ne m'est pas habituel? On me présente quelqu'un : je parlerai à peine, même si la personne me plaît.

Mes bien-aimés compatriotes bruxellois, amis toujours présents à ma pensée, disaient autrefois : « La princesse Louise est fière ! »

Quelle erreur! J'aurais tant voulu, au contraire, répondre aux affections qui s'offraient, entrer dans ces maisons belges que je savais si accueillantes. Ah! n'être pas fille de roi, quel bonheur! On ose parler au commun des mortels, s'il mérite quelque sympathie. Une princesse ne saurait!

Avec mon entourage, je suis, parfois, aussi ou- verte et expansive, que fermée et muette avec les étrangers. J'appréhende les figures nouvelles et ne fais aucun cas des « papotages » mondains. Je pré- fère de beaucoup la conversation des hommes qui savent quelque chose à celle des femmes qui ne savent rien.

Je déteste dans le langage ce qui n'est pas natu- rel. L'afféterie m'est insupportable. Les propos qui

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me déplaisent me suggèrent aisément quelque re- partie ou réflexion comme le Roi savait en faire, et qui touchait afcf vif la personne qu'elle visait. L'in fluence de la Reine me fait parfois me réfréner et me taire, par charité chrétienne.

Décidée dans mon for intérieur, réservée dans les apparences, je suis faite de contrastes. Quand il faut agir, je vais à l'extrême. L'extrême est tou- jours dans l'âme le produit des contrastes, comme dans le ciel le tonnerre résulte de deux nuées qui se heurtent. Chez moi, l'orage est subit. Je surprends d'autant plus que rien, dans mon attitude coutu- mière, n'a pu faire prévoir la décision qui l'emporte.

Je ne regarde pas l'existence sous l'angle ordi naire. Je la vois de plus haut. Ce n'est pas de l'or- gueil. Je suis portée par quelque chose qui est en moi, au-dessus de certaines barrières et de certaines frontières. J'habite un monde d'idées je me réfugie.

Bien des fois, aux heures de la persécution im- placable que j'ai longtemps connue, je me plaçais devant un miroir et je cherchais à lire dans mes yeux. J'étais prisonnière, j'étais folle par raison d'Etat. « Ne vais-je pas devenir réellement folle? me disais-je, glacée. Suis-je maîtresse de ma raison?

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(( Oui, me répondait ma conscience, tu e^ maîtresse de ta raison, tant que tu es maîtresse de toi-même, et tu es maîtresse de toi-même, tant que tu restes fidèle à ton idéal d'honneur. »

•*•

On a dit que j'étais belle. J'ai eu, de mon père, une taille élevée; j'ai eu aussi de ses traits, et même de son regard.

Je tiens de ma mère un certain penchant à la rê- verie, au repliement sur soi-même qui fait que si, parfois, une conversation ne m'intéresse point, ou si quelqu'un ou quelque chose me trouble, je suis ailleurs, je m'absorbe, j'e m'enfuis. Mes yeux le dé- voilent, et si je me reprends, l'effort que je fais pour revenir à la situation donne à mes traits une expres- sion fugitive qui m'est particulière.

Les blés ne sont pas plus blonds que j'ai été blonde; aujourd'hui, mes cheveux sont d'argent. La couleur de mes yeux est d'un brun clair, qui tient à k fois des yeux de la Reine et des yeux du Roi, mais plutôt du Roi. Comme la sienne, ma voix peut passer d'une tonalité grave, assourdie, qui lui est ordinaire, à un certain éclat.

Je parle comme le Roi, plutôt lentement, quelle

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que soit Tune ou l'autre des deux langues que j'em- ploie principalement, et qui me sont également familières, la française et l'allemande.

Suivant le cas, je pense en français ou en alle- mand, mais quand j'écris, je préfère écrire en français.

Si éprise que je puisse être du simple et du vrai, relatifs, d'ailleurs, à chaque condition, je pense qu'une femme, qu'elle soit, doit garder son rang.

Il faut des degrés en tout. Les rapports entre les hommes tirent leur suite et leur harmonie des nuan- ces de l'éducation et des règles des fonctions so- ciales.

Indifférente aux fausses politesses et aux fausses louanges, de même qu'aux distinctions des habiles et aux titres des intrigants, je considère et respecte les mérites. S'ils sont reconnus et récompensés, je tiens pour estimables les honneurs qui leur sont accordés.

J'aime les arts, et j'ai une préférence pour la musique. La Reine était ainsi. J'ai, de même, son goût du cheval. Les divers sports me semblent se- condaires, en comparaison de l'intérêt de l'hippisme sous toutes ses formes.

A Paris, j'ai été une fidèle du Bois; à Vienne,

22 AUTOUR DES TRONES

je fus toujours une habituée du Prater. Je prends encore plaisir à distinguer des équipages qui sont des équipages, et des cavaliers qui sont des cava- liers. C'est plus rare qu'on ne pense.

je lis beaucoup, et je prends note de mes impres- sions. Je lis avec plaisir les journaux qui valent la peine d'être lus, et les revues qui font réfléchir.

La politique ne m'a jamais ennuyée. Aujour- d'hui, elle m'étonne et me navre. Le désordre af- freux de l'Europe, le trouble profond de la société universelle me consternent.

Hostile aux excès du pouvoir monarchique, qui pousse à la dépravation des favoris, je pense, néan- moins, que les démocraties arrivent difficilement à se conduire et se gouverner au mieux des intérêts généraux. L'étiquette du pouvoir, le nom de Prési- dent, Consul, Empereur, Roi ne signifie qu'une chose, c'est qu'il faut dans tout le principe d'auto- rité, tempéré toutefois par l'influence des femmes. Cette influence, souveraine dans l'Histoire, ne peut, dans les démocraties, s'exercer que d'en bas, et, ordinairement, elle est néfaste. Dans les monarchies, procédant d'une élite, elle est bienfaisante, sauf le cas classique d'une favorite sotte ou perverse, qui s'empare de l'autorité en s'emparant du prince.

De quelque foçon qu'on s'y prenne, il est malaisé

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de mener les hommes vers le bonheur. Ceux de notre époque semblent, entre tous, éloignés d'y aller par les haines, ignorances et confusions que la ruine de l'ancienne Europe n'a pu qu'aggraver.

Parmi les livres, je relis plus que je ne lis. Ce- pendant, les nouveautés dont on parle m'attirent. Je suis souvent déçue.

Goethe est mon auteur préféré, l'ami, le compa- gnon que j'aime à reprendre. Les grands auteurs français me sont familiers, mais aucun d'eux, à mon avis, n'atteint à la sérénité de Goethe et ne me re- pose autant.

J'ai pour M. de Chateaubriand un penchant qui date de ma jeunesse. René troublera toujours le cœur féminin.

Au nombre des modernes...

Mais c'est surtout quand on parle des littérateurs et des artistes qu'il faut faire abstraction des per- sonnes présentes. Ne disons donc rien des modernes. Je noterai seulement que, de tous les théâtres, (Shakespeare mis à part, comme Dieu dans le ciel) , le répertoire français demeure, selon moi, le plus varié, le plus intéressant. La facilité que j'ai d'en- tendre les principales langues européennes m'a per- mis d'en bien juger.

Je parle ici du théâtre dramatique.

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Les œuvres et les représentations du théâtre ly- rique me paraissent, dans l'ensemble, plus remar- quables, et les troupes plus consciencieuses, en Al- lemagne et en Autriche, voire en Italie, qu'en France.

En dehors de Paris et de Monte-Carlo, il ne faut guère s'attendre à trouver, dans le plus aimable pays du monde, ce qu'on a si bien dans tant de villes secondaires, en pays germanique : un théâtre confortable, de bonne musique et de bons chanteurs.

Bien étranges, ces différentes dispositions des peuples. Celui-ci est plus musicien; celui-là, plus littéraire; celui-ci, plus philosophe; celui-là, plus imaginatif ; comme si la Providence, en mettant des diversités dans les races et les caractères, avait voulu enseigner aux hommes qu'ils doivent mettre en commun leurs différents dons, pour être heureux sur terre.

Mais elle a négligé de les faire moins sots et moins méchants.

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LA REINE

La Reine était fille de Joseph-Antoine-Jean, Prince royal de Hongrie et de Bohême, archiduc d'Autriche (dernier Paladin, grandement vénéré des Hongrois) et de sa troisième femme, Marie- Dorothée-Guillelmine-Caroline, Princesse de Wur- temberg.

Fiancée au prince Léopold, duc de Brabant, hé- ritier du trône de Belgique, Marie-Henriette d'Au- triche l'épousa, par procuration, à Schônbrunn, le 10 août 1 853, et, en personne, comme dit le Gotha, à Bruxelles, le 22 du même mois.

Par ce mariage, la Maison de Belgique, déjà apparentée aux Maisons de France, d'Espagne, d'Angleterre et de Prusse, se trouvait alliée aux

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familles régnantes d'Autriche-Hongrie, de Bavière, de Wurtemberg, etc.

La jeune reine était la fille d'une mère simple et bonne, modèle de vertus. Elle avait pour frères l'archiduc Joseph, beau soldat, qui eut trois che- vaux tués sous lui à Sadiwa, et l'archiduc Etienne, idole de mon enfance, tl qui fut proscrit par la cour de Vienne. On le trouvait trop populaire. Il finit ses jours, exilé en Allemagne, au château de Schaumbourg.

Le roi Léopold Fr, mon grand-père, étant mort le 10 décembre 1865, le roi Léopold II et la reine Marie-Henriette montèrent sur le trône.

Je revois la Reine, telle que ma tendresse la connut en s'éveilîant dans ses bras, telle que mon adoration a vécu près d'elle, telle, enfin, que mon espoir dans l'Au-Delà lui demeure consacré.

La Reine était d'une taille moyenne et d'aspect svelte. Sa beauté n'avait d'égale que sa grâce. La pureté de ses lignes annonçait leurs richesses et ses épaules méritaient l'épithète de royales. Sa démar- che souple était d'une femme sportive. Sa voix, d'un timbre pur, éveillait des échos dans les âmes. Ses yeux, d'un brun plus foncé que ceux du Roi, étaient d'un lumineux moins aigu et plus chaud. Ils parlaient éîo^uemment.

QUE j'ai vu tomber 27

Mais combien peu comptaient ses perfections physiques, en comparaison de ses perfections morales !

Chrétienne accomplie, elle entendait la religion en observant rigoureusement ses pratiques, sans être le moins du monde étroite d'esprit. Elle avait, de Dieu et des mystères de l'Infini, une conception philosophique et assurée que la Foi éclairait de sa doctrine et affermissait de ses règles.

Les personnes qui n'ont pu, su ou voulu étudier le problème religieux, se persuadent aisément qu'il est absurde de s'astreindre aux prescriptions d'une confession, à ses gestes et cérémonies. La femme sincèrement chrétienne, la femme qui est, par excel- lence, la mère et l'épouse, est, pour ces esprits forts, un être inférieur, tombé aux mains des prêtres. Mais ils sont bien aises de l'avoir pour gardienne du foyer!

La religion ne détournait aucunement la Reine Je ses obligations d'état, de son goût pour les arts •t de sa pratique des sports.

Elle recevait, elle présidait un cercle, elle pas- sait dans une fête avec un naturel souriant et ailé qui n'était qu'à elle et que j'admirais passionné- ment, à l'âge il me fut permis d^ suivre, dans son sillage.

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La Reine s'habillait avec un art spontané qui était toujours en harmonie avec les circonstances.

Une femme placée en évidence par le sort pour plaire et gagner les esprits et les cœurs, a, plus qu'une autre, l'obligation de bien composer sa toi- lette. La Reine y réussissait si heureusement qu'elle était donnée en exemple, à Paris, par les arbitres des élégances.

En tout temps, la mode est singulière, ou, du moins, le paraît. Sans cela, elle ne serait pas la mode. Elle est d'ailleurs bien moins variée qu'on ne pense. Ses innovations, réputées toujours nou- velles, proviennent d'un petit fonds de trouvailles et d'arrangements que, déjà, le serpent, sinon Eve, connaissait dans le Paradis terrestre.

La Reine suivait la mode sans innover. C'est V affaire d'autres reines, dites reines de la mode. Elles ont, pour cela, des raisons que la raison ne connaît pas. Mais la Reine adaptait et perfection- nait. C'était miracle de voir le parti qu'elle tirait des dentelles de fées, gloire et charme de la Bel- gique. J'ai gardé souvenir d'une certaine robe en soie cerise, surmontée d'un fichu en Chantilly, qui était une des plus belles choses que j'aie vues de ma vie.

Souvent, la Reine ornait de guirlandes de fleurs

QUE J'AI VU TOMBER

fraîches ses robes de réception. Elle savait en tirer un parti incomparable. Et quelle fête, pour mes sœurs et moi, quand nous étions requises de courir les parterres ou les serres, et de préparer les guirlan- des de roses, de dahlias ou de reines-marguerites dont notre souveraine chérie allait se parer.

Parfaite musicienne, la Reine allait de quelque czarda exécutée en virtuose du piano à une mélo- die italienne ou un air d'opéra qu'elle interprétait d'une voix de soprano que plus d'une cantatrice professionnelle put lui envier.

Un de ses plaisirs fut de chanter avec Faure, l'il- lustre baryton, artiste de bonne compagnie et qui était partout à sa place. Ils furent merveilleux dans le duo d'Hamlet et dans celui de Rigoletto... Tout cela est bien loin! J'y pense quand même avec émotion !

La Reine recevait à ses réunions privées une élite artistique sur le même pied que la meilleure société de Belgique. Elle suivait attentivement la vie du Théâtre de la Monnaie et du Théâtre du Parc. Elle s'intéressait aux talents méritants ; elle n'igno- rait pas les angoisses et les difficultés d'une car- rière où l'on vit quatre heures par jour au sein de l'illusion et vingt heures en face de la réalité. Fré- quemment, sa sollicitude pour les artistes s'exerça

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d'une façon aussi délicate qu'opportune. Son sou- venir est resté dans plus d'une mémoire. Au théâ- tre, la reconnaissance est moins rare qu'ailleurs. On ne dira jamais assez combien ce monde, qui pa- raît frivole, compte de cœurs bien placés. Corneille est toujours, pour lui, derrière quelque portant du décor de la vie.

La Reine aimait les chevaux avec l'intelligence d'une écuyère consommée. Conduire d'ardentes bêtes était son goût, dont j'ai hérité. Elle affection- nait des chevaux hongrois qui n'étaient sûrs que dans ses guides. Rafraîchis de Champagne, récon- fortés, en cours de route, d'un pain trempé dans du vin rouge, ils dévoraient l'espace. On eût dit que la Reine les menait au bout d'un fil de laine : elle les conduisait à la voix.

Elle dressait elle-même ses chevaux et leur apprenait des tours extraordinaires. J'en ai vu un monter le grand escalier de Laeken, entrer chez la Reine, redescendre, comme si de rien n'était, obéissant simplement aux paroles de ma mère.

Ce qui l'amusait le plus, c'était, souvent, d'atte- ler deux ou quatre bêtes différentes et qui n'avaient jamais été ensemble, si ardentes, d'ailleurs, que personne d'autre qu'elle n'aurait osé les mener. A

QUE j'ai vu tomber 31

force de patience, et comme par l'enchantement de sa voix, elle rendait dociles les plus rétives.

Sa vie ordonnée lui laissait le temps de tout faire et, en premier lieu, de s'acquitter de sa charge ma- ternelle; douce charge, je fus le premier fardeau.

J'avais précédé d'un an la naissance de mon frère Léopold qui vécut, hélas! si peu d'années; de six ans ma sœur Stéphanie, et, quand Clémen- tine vint au monde, j'avais déjà douze ans. Je fus donc, pour la Reine, l'aînée de sa nichée, la grande sœur qui doit seconder la mère, aussi bien sur les marches d'un trône que dans une chaumière. C'était moi qui devrais l'exemple de la sagesse aux frères et sœurs qui pourraient me suivre. C'était moi qui bénéficierais le plus des leçons maternelles. J'en ai eu la primeur, et elles firent de moi, sinon la pré- férée, du moins, forcément, la plus favorisée par mon âge.

Notre mère nous éleva, mes sœurs et moi, à l'anglaise. Nos chambres ressemblaient plus à des cellules de couvent qu'à des appartements princiers, *omme on en voit dans les romans de M. Bourget.

Dès que, pour ma part, je n'ai plus été sous la tutelle de jour et de nuit d'une gouvernante et des lemmes de chambre, j'ai me tirer d'affaire moi- j&ême, et, au saut du lit, prendre à ma porte les

32 AUTOUR DES TRONES

brocs d'eau froide (en toute saison) , destinés à ma toilette, car, alors, ni au Palais, à Bruxelles, ni au château, à Laeken, le <( dernier confort » n'avait accompli ses merveilles.

La Reine m'a enseigné, dès mon jeune âge, à pouvoir me passer de domestiques. J'ai appris d'elle, de bonne heure, que l'on peut être sur un trône, un jour, et dans la rue, le lendemain.

Combien de mes parents ou alliés, aujourd'hui, n'y contrediraient pas?

Mais alors, cette froide raison eût révolté les cours et les chancelleries.

Elle me fit beaucoup songer. Ce fut ma première révélation de l'existence réelle. Je commençai à chercher ailleurs que dans une couronne et un titre des moyens de supériorité morale et intellectuelle; une personnalité définie; des idées à moi, de telle sorte que, dans la vie, je pourrais être moi-même.

La Reine a formé mon esprit par d'abondantes lectures, surtout en français et en anglais. Jamais de romans, ou presque jamais, principalement des Mémoires.

La Reine lisait délicieusement. Elle mettait en valeur les moindres traits. Sa façon de lire n'était nullement celle d'une femme qui sait « dire ». C'était celle d'une intelligence pénétrante qu'on en-

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tendait, non pas lire, mais parler, et d'un cœur que Ton sentait tout comprendre.

Dans l'intimité, la Reine était d'une gaieté et d'un charme simples et entraînants. Elle se mon- trait ainsi dans les randonnées à la campagne, les parties de crocket, les soirées chez elle, et dans sa loge, au théâtre.

Sa bonne humeur ne répugnait pas aux fantai- sies d'une nature expansive et généreuse.

Au jour de ma fête, célébrée près d'elle, à Spa, le 25 août 1894, elle voulut marquer cette date heureuse en improvisant une sauterie à l'issue du déjeuner qu'elle avait fait organiser spécialement. non dans sa villa, mais dans une salle réservée d'un hôtel de sa résidence. C'était ainsi plus partie d'agrément. Il n'y avait que mes soeurs et moi, la fille de Stéphanie et la mienne, nos plus belles parures alors.

La Reine fit mettre au piano Clémentine, artiste émérite, et, avisant Gérard, son maître d'hôtel, qui nous avait accompagnées pour diriger le service (c'était un de ces domestiques du temps les ser- viteurs se croyaient de la famille, suivant l'étymo- logie de leur beau titre, affreusement déformé) , la Reine dit :

3

3* AUTOUR DES TRONES

Gérard, en l'honneur de la fête de la Prin- cesse, vous allez valser.

Oh! Majesté!

Si, si. Vous allez valser : un tour avec moi et un tour avec la Princesse.

Oh! Majesté!

Quoi? Vous ne savez pas valser?

Si... Majesté... un peu.

Eh bien! Gérard, valsez... Allons, Clémen- tine, une valse.

Le fidèle Gérard dut obéir, rouge et gêné, osant à peine effleurer la personne royale. Et la Reine de dire en riant :

Mais n'ayez donc pas peur, Gérard. Je ne suis pas une sylphide !

Gérard valsa donc avec notre mère et avec moi. Il valsait même bien.

Le lendemain, il n'en fut pas moins le modèle des modèles des serviteurs aimés et estimés de leurs maîtres qu'ils aiment et estiment, si ceux qu'ils servent savent mériter d'être servis.

La Reine n'eut pas de rôle politique en dehors de celui de la représentation de sa charge de sou- veraine. Sur un homme tel que le Roi, une in- fluence féminine ne pouvait s'exercer par l'épouse et la mère.

QUE J*AI VU TOMBER 35

L'impossibilité pour la Reine de trouver dans son mari l'union de pensées, l'intimité d'action, l'en tière confiance qui, dans n'importe quel ménage sont la condition du bonheur, fut la déception ini- tiale que d'autres allaient suivre, de plus en plus cruelles.

Entre toutes, l'épreuve qui bouleversa la Reine et eut des conséquences poignantes fut la mort de son fils Léopold.

Jamais notre mère ne put se consoler de la perte de l'héritier de la couronne, de cet enfant de tant de promesses, accordé et repris par le ciel. Ce fut le deuil de sa vie. Elle en fait mention dans son admirable testament

A partir de ce jour, sa santé, si florissante, s'al- téra petit à petit. Son âme, portée à se détacher des choses de la terre, s'abîma de plus en plus dans la prière et la contemplation. Elle ne vécut plus guère que dans l'ardente espérance de l'Au-Revoûr, là-haut

La Reine fut toujours une sainte, et bientôt une martyre. Elle souffrit affreusement de la grandeur farouche du Roi, tout à son œuvre royale, dont il se délassait brusquement par un plaisir sans frein, api es un labeur sans limite. Nature excessive, et

36 AUTOUR DES TRONES

que ne pouvait comprendre une âme tendre. Les malentendus et leurs conséquences vinrent de là.

Contre un tel destin qui ne pouvait aller qu'en s'aggravant, il n'y avait rien à tenter. La vie terres- tre connaît d'implacables fatalités.

Quelle que fût la souffrance de la Reine, elle ne diminua pas sa bonté, inspirée du Ciel. Elle put, parfois, céder à la douleur et laisser entendre la plainte de son âme meurtrie; elle put même tenter de se défendre par quelque geste que le public aperçut sans le comprendre. Elle revint bien vite aux pieds du Christ consolateur.

C'est que je la retrouve et que j'offre le culte de mon amour à cette mère sublime qui grava en moi l'idée ou plutôt la passion des devoirs à rem- plir, ainsi définis :

D'abord, vis-à-vis de soi-même, la saine et totale liberté, c'est-à-dire la dignité du corps et de l'esprit; puis, la recherche de Dieu, ici-bas, et l'ascension vers Lui, au travers des faiblesses et des erreurs humaines.

O mère bien-aimée, j'ai passé dans la vie et dans la nature sans comprendre les mystères qui nous entourent, mais, suivant votre Loi, j'ai cru, je crois à la présence du Créateur.

IV

LE ROI

Mon père a été plus qu'un grand roi : un grand homme.

Un grand roi peut l'être par le seul art de s'en- tourer et de tirer parti des valeurs qu'il lui est facile de grouper autour de lui. Bien peu, d'ailleurs, l'essayent. Il faut être déjà très supérieur, au moins par le cœur, pour avoir le goût des supériorités.

En arrivant au pouvoir, le roi Léopold II ne songea pas à réunir autour de lui une élite qui l'au- rait inspiré. Il n'avait ni les ressources d'hommes que trouva un Louis XIV, ni celles que son exem- ple développa dans son royaume. La Belgique était encore un Etat adolescent et dont h rois- sance exigeait les soins d'une main habile et exclu- sive.

38 AUTOUR DES TRONE*

Elle est venue au monde faite de deux pays jumeaux, fort différents de caractère. Ils sont unis par une même loi. Leur même politique nationale est comme une membrane qui doit les tenir assem- blés. Mais une telle constitution n'est pas sans inconvénient.

Le Roi avait, dès longtemps, la conviction se- crète que, pour durer et se fortifier, la Belgique avait impérieusement besoin d'un haut dessein qui ferait en elle l'unification des intelligences et des efforts et qui lui permettrait de prendre une place plus grande dans le monde.

Il avait étudié la carte de la terre et conçu le projet inouï de doter son petit royaume d'un im- mense domaine colonial. Il n'avait pas d'argent, il n'avait pas d'armée, il n'avait que son idée. Il s'y enferma et ne vécut plus que pour elle et par elle.

L'homme que je revois, lorsque je pense au Roi, est toujours celui dont le mutisme effraya mon enfance.

La Reine est assise» ayant en main un livre qu'elle ne lit point. Elle me tient près d'elle, en sui- vant des yeux le souverain. Les portes du salon sont ouvertes sur les pièces voisines, et le Roi va et vient, les mains derrière le dos, d'un pas d'automate, sans nous regarder, sans que rien le dérange de sa médi-

QUE J'AT VU TOMBER 39

tation interminable. Autour d'elle, le silence s'est fait dans le palais. Nul n'ose entrer. L.e Roi a inter- dit l'accès de l'appartement royal. La Reine el moi, nous sommes les prisonnières involontaires de ce prisonnier de sa volonté.

Le Roi était grand et fort. Sa personnalité impo- sante et sa physionomie si caractéristique sont con- nues même des générations nouvelles. Elles en ont vu l'image populaire. La photographie ne saurait rendre l'expression de finesse sceptique de son regard. Ses yeux, dont j'ai dit la teinte brun clair, prenaient, à la moindre contrariété, une fixité qui, arrêtée sur nous quand nous étions en faute, mes sœurs et moi, nous terrifiait plus que les reproches et punitions.

La voix du Roi, d'un timbre grave, avec quel- que chose d'enveloppé, et, par instant, de nasillard, était, dans la colère, d'une dureté de pierre. Mais, s'il voulait plaire, il savait lui donner de la douceur et de l'émotion. On parle encore de la manière dont il prononça le discours du Trône, après la mort de Léopold Ier, et de ce début émouvant : « La Belgique, Messieurs, a, comme moi, perdu un père... »

S'il plaisantait, il avait de l'entrain. Quand le Roi se mêlait de montrer de l'esprit, c'était un esprit

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à l'emporte-pièce, mais il en avait, et beaucoup. J'ai gardé le souvenir de certains de ses jugements sur ses ministres ou divers de ses contemporains. Il en est qui vivent encore, et qui seraient très flattés ; il en est d'autres qui le seraient moins.

Le Roi ne s'occupait guère de mes soeurs et de moi. Ses caresses étaient rares et brèves. Nous étions, devant lui, toujours impressionnées. Il nous paraissait Roi bien plus que père.

A l'égard de son attitude chez la Reine, si je remonte jusqu'au plus lointain de mes souvenirs, je vois toujours un homme absorbé, parlant peu.

Il va de soi, d'ailleurs, que nous étions rarement en tiers avec nos parents réunis. Moi seule qui, par mon âge et l'avance que j'ai eu sur mes sœurs, ai pu être près de notre père et de notre mère alors que les difficultés entre eux n'étaient pas commen- cées, je n'arrive pas à me souvenir de quelque dou- ceur ou bonté que ma jeunesse aurait remarquée.

Je sais seulement que le Roi qui, ainsi que la Reine, avait le culte des fleurs, ne manquait jamais, à une certaine époque (ce devait être vers mes onze ans) , d'en apporter lui-même, chaque semaine, à notre mère. Il était allé les cueillir dans les jardins royaux. Il arrivait dans l'appartement de la Reine,

QUE j'ai vu tomber 41

chargé de sa moisson odorante, et fl disait : « Voici, ma bonne femme. »

Aussitôt, Stéphanie et moi, de renouveler la parure des vases, moi, surtout, la grande, et qui avais appris de la Reine à aimer et disposer les fleurs, discrètes compagnes de nos pensées, et qui mettent dans le home des parfums, des couleurs, des caresses, du repos, quintessence de la terre et du ciel.

Un jour, à Laeken, le Roi m'offrit un gardénia. Je fus éblouie. J'avais à peu près treize ans. J'ai longtemps espéré, mais en vain, que cette gracieu- seté paternelle se renouvellerait.

Ce prince de génie, dont les conceptions politi- ques et sa façon de mener les négociations utiles à la Belgique font l'admiration, sinon de ceux qui leur ont tant d'avantages, du moins des com- pétences d'autres pays, était, par certains côtés, singulièrement minutieux. Il tenait à ce qu'il por- tait, à ce qu'il avait personnellement, d'une ma- nière obstinée. Je l'ai vu prendre soin des jardins, à Laeken, avec rigueur.

Des pêches énormes et succulentes poussaient en espalier, et le Roi en était fier. J'avais la pas- sion des pêches. J'osai, un soir, me régaler d'une d'entre elles qui était invisible sous les feuilles. Et,

42 AUTOUR DES TRONES

cette année-là, l'espalier donnait beaucoup dt fruits.

Le lendemain, le Roi découvrit le larcin. Dra- matique affaire. Promptement soupçonnée, j'avouai mon crime et je fus punie. Le Roi savait le compte de ses pêches!

Ce grand réalisateur était d'esprit réaliste et le matérialisme l'emportait, chez lui, sur l'idéalisme. Je ne me permettrai pas de supposer qu'il ne croyait pas en Dieu, mais certainement il s'en faisait une autre idée que la Reine. Elle en souf- frait. Il persistait dans sa façon de penser.

Il allait à la messe le dimanche. C'était un exemple qu'il devait à la cour et au peuple. Or, il fut un temps il escortait la Reine à l'office, en prenant d'autorité Squib, un minuscule ratler que ma mère affectionnait et dont le Roi parlait toujours comme d'une personne : il l'appelait le Squib.

Il fallait voir ce grand corps, tenant sous son bras ce tout petit chien qui ne bougeait, comme terrifié. Ainsi, l'un portant l'autre, tous deux entendaient la messe près de la Reine qui, assurément, ne jugeait pas que ce fût très catholique. L'office achevé, le Roi, toujours chargé « du Squib », allait, à tra- vers les salons, jusqu'à la salle à manger il

QUE j'ai vu tomber 43

déposait gravement le tout petit chien sur les genoux de la Reine.

De la politique du Roi, je n'ai compris et connu que celle du Congo. J'ai su, j'ai vécu par ricochet les alternatives de crainte et d'espérance par les- quelles passait l'auteur de cette gigantesque entre- prise. On ne parlait que de cela autour de moi. C'était d'ailleurs à voix basse, mais les choses dites tout bas sont celles qu'on entend le mieux.

Je sais que la fortune royale, et celle de ma tante, l'Impératrice Charlotte, administrée par le Roi, se trouvèrent un moment engagées, non sans risquev dans la conquête et l'organisation des pos- sessions que l'une ou l'autre des grandes Puissan- ces européennes pouvait disputer à la Belgique. Journées d'angoisse pour le Roi. Il se débattit habilement entre les Puissances. L'Histoire con- naît son œuvre. Elle dit quel profond politique il sut être. La Belgique officielle ne s'en souvient plus. Mais le peuple n'a pas oublié. J'ai confiance dans l'âme belge. Elle a montré sa grandeur en 1914-1918. Le roi Léopold II aura un jour, dans le pays qu'il a fait si riche et qu'il eût voulu mieu> armer contre le danger de guerre, les réparations que sa gloire mérite.

Les fautes de l'homme, dans Tordre privé, n'ont

44 AUTOUR DES THONE3

pu faire de tort qu'à lui-même et aux siens. Son peuple n'en a jamais souffert. Il a même bénéficié, au mépris du droit naturel, des biens immenses qu'il a plu au Roi de lui attribuer, sans réserver la part de ses filles, ainsi exclues, par lui, de la famille belge.

Ici, nous touchons à un côté du caractère du Roi qualifié de contre-nature par les psycholo- gues, comme la législation dont le gouvernement belge s'est servi en la circonstance paraît, aux légis- tes, contraire au Droit.

L'excuse de la Belgique, s'il en est une à l'illé- galité, est que le Roi voulut passer outre au droit naturel.

J'ai lu, sous la signature d'un journaliste, que, dès avant son mariage, ou peu s'en faut, le Roi annonçait qu'il n'accepterait jamais aucun bénéfice de la charge royale et que sa fortune, en tout état de cause, ne saurait s'accroître au bénéfice de ses descendants.

Plaisante histoire et de pure invention. Un roi, du reste, est un homme comme un autre : sa charge vaut par les qualités qu'il y montre. Le Roi pou- vait se ruiner, le Roi pouvait s'enrichir. Il a eu du génie, et il faudrait que ce fût une raison pour que tes enfants aient pu être bien et dûment dépouillés

QUE J*AI VU TOMBER 45

d'une fortune constituée, en partie, sur leur bien propre, engagé dans l'entreprise par la hardiesse paternelle î

Mais pourquoi le Roi voulut-il déshériter ses filles de son immense accroissement de richesse? Voilà ce qu'il faut préciser.

Le Roi voulut, dès longtemps, nous réduire, mes sœurs et moi, au minimum de ce qu'il croirait con- venable de nous attribuer, c'est-à-dire beaucoup moins qu'à l'erreur de l'âge et des passions tardives, parce qu'après la mort de notre frère Léopold, il ne vit jamais en nous que des héritières repoussées par son ambition, torturée de n'avoir pas de descen- dance mâle.

Seule de mes sœurs, j'ai pu observer que, dans les années qui suivirent la mort de son fils, le Roi, à diverses reprises, se montra d'une humeur diffé- rente avec notre mère ; il fut même aimable et plus fréquent. J'ai compris, devenue femme.

Clémentine vint au monde. Sa naissance avait été précédée d'une espérance déçue ; et l'enfant qui arrivait était encore une fille!

Le Roi renonça, prenant en grippe l'admirable épouse à laquelle Dieu refusait de rendre un fils. Mystère des épreuves humaines.

Quant aux filles nées de l'union royale, elles

46 AUTOUR DES TRONEi

furent acceptées, tolérées, sans que le cœur du R s'ouvrît vraiment pour elles.

Cependant, nous n'en fûmes pas totaler: exclues. Les sentiments de notre père à notre égara varièrent selon les circonstances, et pour moi, no- tamment, selon les calomnies et les intrigues. Ma sœur Stéphanie eut aussi à en souffrir.

Mariées toutes deux, de bonne heure, parties au loin, privées de l'occasion de revoir souvent le Roi, nous ne pouvions prétendre à être l'objet de sa cons- tante pensée. Nous courions le risque d'être aisé- ment desservies par des courtisans au service de nos ennemis.

Clémentine fut mieux placée. Elle eut de lui toute la tendresse qu'il pouvait accorder à l'une de ses trois descendantes, restée près de lui et qui l'en- tourait d'affection filiale, et conservait à la Maison Royale les traditions qu'à défaut de la Reine, sa- vait y représenter une fille de la mère que nous avons eue.

MA PATRI1 ET MA JEUNESSE

Il y a plus de quarante-cinq anné*« que, dès mon mariage, le sort m'exila du pays qui m'a vue naître. Je n'y ai plus séjourné qu'en passant, et dans des circonstances souvent pénibles.

Eh bien ! je reviendrais, les yeux fermés, du châ- teau de Laeken dans telle allée du parc; j'irais, de même, dans tel sentier de la forêt de Soignes et ailleurs. Il me semble que tout doit être encore à sa place, et tel que je l'ai connu.

Un chêne fut planté à Laeken, à la naissance de mon frère et de mes sœurs, comme à ma naissance. Je n'avais plus revu ces arbres votifs depuis de lon- gues années, lorsque je revins en Belgique, pour quelques jours seulement, à la mort du Roi. Ac- compagnée du vieil ami de mon enfance, le gou-

46 AUTOUR DES TRONES

verneur de mon frère, le général Donny, je fis une promenade à Laeken, et retrouvai avec quels sentiments! le petit jardin, jadis planté et cul- tivé par mon frère et moi, pieusement conservé. Pen- sée du Roi? Fidélité de serviteurs? Dans mon trouble, je ne pus questionner. Mes larmes seules parlaient.

Quand je fus devant nos chênes commémoratifs, je n'en vis que trois. On me dit alors que, par une émouvante coïncidence, celui qui marqua la venue de Léopold mourut jeune comme lui... Des autres, le mien était fort et dru. Celui de Stéphanie a eu le malheur de croître un peu de travers ; celui de Clé- mentine est de forme normale.

Je n'ose dire que nos trois chênes sont l'image de notre destinée, selon notre vie intérieure, ignorée ou incomprise des hommes, et connue de la Nature confidente de Dieu. Mais ces trois chênes, et le qua- trième, disparu de lui-même, m'ont troublée, le jour je les ai revus.

Quels qu'ils soient, je les envie. Ils ont grandi, ils ont vécu, ils vivent sur le sol de mes morts, moins un, dont l'absence même est si expressive. Je vou- drais les revoir encore et vivre, sinon dans leur voi- sinage, du moins à l'ombre de chênes poussés comme eux dans ma patrie.

QUE J'AI VU TOMBER

Puissé-je y finir mes jours, et retrouver ma mère bien-aimée et ma vivante jeunesse dans les forêts, les campagnes, les villages nous passâmes tant de fois ensemble. Elle m'en apprenait les secrets. C'est ainsi que se révélaient à moi la nature et la vie belge, l'univers et la société. La Reine aimait et me faisait aimer une terre héroïque dont l'histoire de la défense de ses libertés, au cours des âges, est peut-être la plus émouvante des Histoires.

Et j'y puisais l'ardeur de n'être jamais esclave.

Je sais que des bonnes gens de Belgique m'ont reproché, comme s'il y avait eu de ma faute, mon éloignement de notre commune patrie. Des témoins de ma jeunesse m'ont crue emportée dans un monde trop brillant, trop étranger, j'oubliais la terre natale. Puis, les drames et les scandales je fus traînée sur la claie de l'incompréhension et de la calomnie m'ont transformée en une coupable à la- quelle ce n'était pas assez d'interdire de revoir sa mère mourante, en la retenant au fond d'une mai- son de fous. Elle méritait d'être rayée de la surface de la terre.

Ah! pauvre et misérable humanité, tellement portée au mal, que tu ne vois que lui dans chaque créature, quel était donc mon crime?

Je ne voulais, je ne pouvais plus vivre sous le toit

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50 AUTOUR DES TRONES

conjugal. J'avais tenu bon longtemps, me sacrifiant, comme je le devais, à mes enfants, puis, ceux-ci grandis et l'horreur de vie commune étant chaque jour plus forte, j'avais écouté l'homme unique, le chevalier d'idéal qui m'avait préservée des égare- ments auxquels j'étais résolue pour oublier et faire comme tant d'autres!

J'aurais pu, dans mon palais, ou ailleurs, être l'héroïne de discrètes et multiples aventures. C'eût été conforme au Code des plus hautes convenances, et Dieu sait que les occasions surabondaient. Je ne fus pas cette hypocrite, et j'eus aussitôt contre moi toutes celles qui l'étaient. Innombrable légion! J'eus aussi leurs confidents, irrités et déçus.

Alors, la diffamation entreprit son œuvre détes- table. La persécution, se masquant de l'indignation du faux honneur, commença, implacable.

Un de ses plus cruels effets pour moi fut le siège que l'on fit de la Reine et du Roi et de l'opinion belge.

Est-ce possible? Je me suis trouvée exilée de ma patrie, emprisonnée, et condamnée à devenir folle, car tout fut tenté pour que je le devinsse !

C'est à vous, mère sainte, mère martyre, force morale sublime, que j'ai de résister. Vous m'aviez armée pour la lutte, en m'apprenaixt à ne

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jamais transiger avec les devoirs essentiels que vous m'aviez enseignés. J'y suis restée fidèle. Mais j'ai souffert affreusement, du jour vous ne pouviez comprendre ma révolte. J'étais supprimée du monde. Toutes les apparences, habilement exploi- tées, se tournaient contre moi. On vous disait : « Elle est perdue, c'est une démente, les médecins l'ont déclaré! »

Quels médecins, Seigneur! On l'a su par la suite.

Ah! on envie les princesses. Qu'on les plaigne plutôt. J'en sais une pour laquelle il n'y a pas eu de justice ici-bas. On l'a mise hors du droit com- mun. La loi de tout le monde n'a été pour elle la loi, que lorsqu'on pouvait l'utiliser contre elle.

Oui, victime d'un abominable complot, dont l'in- humanité dépasse ce que la raison peut concevoir, je n'ai pu rentrer dans ma chère Belgique au mo- ment où j'ai appris, en dépit de mes persécuteurs, que ma mère mourait à Spa ; je n'ai pu recevoir sa dernière bénédiction; je n'ai pu suivre son cercueil...

Si je ne suis pas devenue folle alon, dans ma maison de fous, c'est que je ne devais pas, je ne pouvais pas le devenir. J'en tremble encore en > pensant.

Plus tard, lorsque le Roi mourut, j'avais recou-

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vrê ma liberté par une évasion qui fut l'œuvre de l'ami sans pareil qui, une première fois, m'ayant sauvée de moi-même, me sauvait de la prison et de la folie, après avoir failli, lui aussi, succomber sous les coups de la haine.

Mais ma liberté reconquise fut un nouveau crime, ma fidélité à un idéal incarné en un dévouement unique, un surcroît de forfait.

Quand je vins assister aux funérailles de mon père, je fus quasi gardée à vue. On me limita le terrain que je pouvais parcourir sur le sol de ma patrie. La fille aînée du grand Roi que la Belgique venait de perdre ne trouva, comme accueil, que celui d'une police en vêtements de cour, et fleurie de formules polies.

Oh ! je n'incrimine personne, pas même des ser- viteurs dont je connus la servilité. Je sais combien il est tentant et profitable d'égarer les princes, et de quelle puissance est sur eux le mauvais conseil qui se pare d'un air de dévouement.

J'explique seulement pourquoi je ne suis pas res- tée davantage dans ma patrie bien-aimée.

Enfin, la guerre affreuse est survenue, au lende- main des débats du procès de la succession du Roi. Et, pour le coup, j'ai été encore plus définitivement rayée de la nation belge. Car, à toutes mes abomi-

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nations, j avais ajouté celle de croire qu'il y avait des juges en Belgique.

J'étais prisonnière à Munich, ou peu s'en faut, surprise en Bavière par les hostilités, et traitée en princesse belge, c'est-à-dire fort mal, comme on le verra plus loin.

A Bruxelles, je devins princesse ennemie, et, dès l'armistice, proclamée étrangère dans la patrie à l'intérêt de laquelle j'ai été sacrifiée à dix-sept ans, je me suis vue mise sous séquestre..., en prévision, surtout, de ce que je pourrais avoir, si l'impératrice, ma tante, venait à mourir.

Or, c'est de l'Histoire, mon mariage avec le prince de Cobourg a été annulé en 1 907, par sen- tence du tribunal spécial de Gotha, jugeant suivant le droit des Princes, dûment transmise au Maré- chalat de la Cour à Vienne. Le divorce a été ac- quis dans toutes les formes minutieuses de la procé- dure des Cours, et du statut de l'ancienne Maison d'Autriche. Le Roi m'a rendu officiellement mon titre de Princesse de Belgique.

De cela, qui n'est point rien, il n'a pas été fait cas, à Bruxelles simplement.

Il est vrai que la loi hongroise ne reconnaît pas le droit des Princes et la procédure de Gotha. Pour elle, en raison des biens que possède la famille de

54 AUTOUR DES TRONES

Cobourg, en Hongrie, je suis demeurée Princesse de Cobourg.

Je me perds dans tous les liens Ton m'a en- chaînée. Mais le bon sens me crie que la dispari- tion de la monarchie austro-hongroise et la sépara- tion de l'Autriche et de la Hongrie, mettant fin à l'état mixte, a mis fin à la situation de « sujet mixte » qui était celle du Prince de Cobourg.

Par ses ascendants et de lui-même, le prince Phi- lippe de Saxe-Cobourg et Gotha, prince autrichien, est d'origine franco-germanique et non hongroise. L'union princière rompue, l'union civile abolie, je me sens délivrée et rentrée dans ma nationalité belge, selon la volonté même du Roi.

On a voulu l'ignorer à Bruxelles. On m'a bap- tisée hongroise parce que le prince de Cobourg a un majorât en Hongrie. Ne pourrait-on aussi bien, s'il était propriétaire en Turquie ou en Chine, me proclamer Turque ou Chinoise?

Je questionne. Je ne reproche rien, à qui que ce soit, surtout au principe supérieur d'autorité, pour la bonne raison que cela se passait dans un Etat dont le souverain et la souveraine s'étaient retirés devant l'envahisseur, afin de défendre le pays (on sait avec quel courage et quelle abnégation) , à l'extrême frontière, préservée de la conquête enne*

QUE j'ai vu tomber 55

mie. Ils rentraient en triomphe, tout à la joie de la victoire. Je veux penser que l'attitude adoptée à mon égard a été une fatalité du sort qui a voulu me faire étrangère dans ma patrie.

Cette patrie, si chère à mon cœur, j'ai pleuré sur elle en 1914. J'ai craint que son erreur, à mon égard, pût ajouter à ses malheurs.

Je savais que l'arrêt de Bruxelles me déniant, dans le bien paternel, jusqu'à la quotité disponible, avait déchaîné d'amères indignations à Berlin. Mon gendre, le duc de Schleswig-Holstein, beau-frère de l'empereur Guillaume II, était fondé à compter sur l'héritage du grand-père de sa femme.

Je ne dis point que dans la colère du souverain allemand devant la résistance de la Belgique, le souvenir de la déception d'un de ses proches, pour lequel il fut plutôt sévère, ait décidé de l'ordre d'écraser le petit peuple qui osait résister à la viola- tion de sa neutralité. Mais il ne fut pas fait pour ramener l'irritable Guillaume II à la raison et à l'humanité, d'autant plus que ce malheureux, que j'ai connu dès mon enfance, était convaincu alors de son rôle de Fléau de Dieu et d'Invincible Justi- cier sur le théâtre de la guerre.

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***

Oublions un moment ces misères et ces douleurs, pour parler de l'époque je fus heureuse dans mon heureuse patrie. C'était le temps j'excur- sionnais avec la Reine, et découvrais le royaume de mes parents.

Quelle joie, lorsque je pus conduire, comme ma mère. J'avais quatorze ans à peine; j'étais son élève. Nous partions fréquemment en expédition d'une journée, à travers notre chère Belgique, de l'aube à la nuit pleine. Deux ou trois voitures de la Cour se suivaient. La Reine conduisait le premier équipage; moi, le second; quelque officier ou une des dames d'honneur, plus tard, ma sœur Clémen- tine, le troisième. Avec nous venaient souvent le Docteur Wiemmer, compatriote et ami dévoué de la Reine, et qui était arrivé à la cour avec elle ; le bon général Donny, le général Van Den Smissen, quelques-unes des dames d'honneur et autres fidèles de l'entourage. On faisait halte au hasard. La forêt de Soignes, les environs de Spa, les Ardennes vi- rent plus d'une fois la Reine dans une clairière, assise sur l'herbe, et mordant à pleine bouche dans un de ces fameux « pistolets » fourrés, de Bruxel- les, sortis des cantines royales. Que de bonnes

QUE j'ai vu tomber 57

choses il y avait! Le goût m'en revient aux lèvres. Comme la Belgique était bonne alors, et quel air pur nous rafraîchissait. Pour moi, avidement, je res- pirais l'avenir.

Dans ces excursions, souvent lointaines, la Rein* emportait la carte et faisait elle-même son itinéraire, avec la sûreté d'un officier d'état-major, et m'en- seignait, ainsi qu'à mes sœurs, à savoir nous orienter.

A cette époque, l'automobile n'avait pas encore ravagé le monde. J'ai lu ce mot stupéfiant d'un Français : « La vitesse est l'aristocratie du mouve- ment. » A ce compte-là, l'irréflexion est l'aristo- cratie de la pensée.

L'automobile est parfois un bienfait individuel, et, constamment, un fléau général. A côté de quel- ques satisfactions et commodités qu'elle procure, elle bouleverse l'existence en la précipitant

Au temps des voitures attelées, nous avions d'au- tres impressions d'une journée d'expédition qu'on n'en a, maintenant, au long de trois semaines de haltes fiévreuses en divers Palaces, au bout d'inter- minables haies de peupliers, entrecoupées d'appari- tions de champs, de toits, de volailles, dans une trépidation constante sous le vent qui décoiffe et la boue qui salit

58 AUTOUR DES TRONEi

Il y a près d'un demi-siècle, le cheval était la parure et l'agrément de la meilleure société euro- péenne. L'exemple de la Reine y fut pour quelque chose.

En France, dans la famille d'Orléans, qui est la nôtre, le duc et la duchesse de Chartres donnaient le ton aussi bien à Cannes qu'en Normandie, et dans la région délicieuse de Chantilly. La du- chesse pratiquait l'équitation en admirable ama- zone. J'ai gardé le souvenir de ses yeux noirs, de ses traits purs, de ce rayonnement de sa personne fait de grâce naturelle et de distinction innée.

Le prince de Joinville, si artiste, si spirituel, était d'une galanterie exquise. Il fut pour moi des plus empressés, ainsi que son frère, le duc de Mont- pensier. Nous étions très gais. Les personnages graves de la famille nous regardaient d'un œil sévère.

Ceci m'amène au plus indulgent, au plus grand seigneur, au duc d'Aumale, fidèle ami de la Bel- gique et notre hôte bien des fois. Oh! la loyale et noble physionomie que la France républicaine com- mit la faute de ne pas utiliser. Il se vengea comme il était capable de le faire, en comblant de ses bien- faits son aveugle patrie.

J'ai vécu sous son toit. J'y pense avec une fer-

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veur attendrie. Je me revois, dans une chambre au rez-de-chaussée, donnant sur les douves, dans ce Chantilly dont l'hôte princier, entouré de tout ce qui comptait, en France, lorsqu'il recevait, ajoutait fréquemment à sa compagnie la grande figure du prince de Condé, qu'il avait l'art de faire revivre pour l'honorer.

La Reine et le duc d'Aumale avaient l'un pour l'autre un attachement réciproque. Lorsque vinrent, pour ma mère, les amertumes d'une situation ren- due difficile, puis impossible par l'oubli, dans le Roi, de ce que l'homme devait au Prince, le duc d'Aumale fut de ces amis inappréciables dont la délicate compréhension et la fidèle pensée consolent des délaissements.

Dévouée au duc d'Aumale, j'ai beaucoup con- nu aussi la comtesse de Paris, chez laquelle j'ai séjourné, au château d'Eu. C'était une femme ori- ginale, voire fantasque, mais d'une bonté joyeuse et agissante.

Une autre femme de la famille d'Orléans me fut, de bonne heure, familière : la princesse Clé- mentine, de mémoire respectée, fille du roi Louis- Philippe et femme du prince Auguste de Cobourg.

Je devins sa belle-fille par mon mariage avec son fils aîné. Mon espoir fut alors qu'elle serait pour

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moi une seconde mère. Il ne tint ni à sa bonté, ni à mon désir, que sa vieillesse et ma jeunesse pussent s'accorder.

Ma gratitude évoque aussi mes très proches, le comte et la comtesse de Flandre, et tant de bontés que je n'ai pas oubliées. Leur noble vie connut l'af- freuse tristesse de l'écroulement d'un avenir tendre- ment préparé. Mais Dieu leur avait accordé des réserves d'affections et d'espérances.

J'allais oublier un des chers souvenirs de ma plus tendre enfance : la Reine Marie-Amélie, veuve du Roi Louis-Philippe.

Cette femme d'élite, qui porta son deuil et son exil avec tant de dignité, fut mon arrière-grand' mère, et ma marraine. Elle s'était retirée au châ- teau de Claremond, en Angleterre.

A la nouvelle de ma venue au monde, une de ses premières questions fut : « A-t-elle de petites oreilles? »

Elle témoigna le désir que je fusse nommée Louise-Marie, en souvenir de sa fille, ma vénérée grand'mère, première Reine des Belges.

Je revois la douce et vénérable aïeule aux bou- cles blanches émergeant du bonnet de dentelle à lar- ges brides. Je revois le petit déjeûner du matin, à coté de la bergère profonde, et le pain à la grecque

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donné de sa main, lorsqu'on avait été sage. Puis le poney, porteur du double panier dans lequel on nous installait, ma cousine, Blanche de Nemours, et moi, pour la promenade quotidienne dans les allées du grand parc.

La Reine avait comme lectrice une demoiselle Muser, une Allemande qui fut l'amie, la compa- gne constante de ses vieux jours. J'étais bien jeune alors : quatre ans tout au plus. Et cependant, j'ai pieusement gardé en moi l'image, la voix, la ten- dresse de mon arrière-grand'mère Marie-Amélie, Reine des Français.

De mes deux soeurs que mon souvenir revoit tou- jours dans l'heureux temps nous ignorions encore ce qu'on appelle la vie, on sait que l'une et l'autre se sont mariées, Stéphanie, très tôt, comme moi, Clémentine, bien plus tard.

Stéphanie enfant, jeune fille et jeune femme, était d'une grande fraîcheur et beauté. Clémentine, très belle aussi, avait plus de charme. Le destin lui a souri. Son existence prolongée près du Roi lui a donné des vues et des directives que nous n'avons pas eues. Chaque nature a ses dons et ses chances. Loterie humaine.

Clémentine a épousé le prince Victor-Napoléon, et les possibilités diverses qu'un nom aussi éclatant

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porte avec lui. Stéphanie a fait un mariage qui sem- blait resplendir, non d'éventualités, mais de certi- tudes. Je parle du premier, car elle s'est mariée deux fois. La première fois, elle a eu le bonheur d'épouser un être chevaleresque, et qui était, peut- être, le plus remarquable des jeunes hommes de sort temps. Il lui apportait en partage la couronne de Charles-Quint et les trônes d'Autriche-Hongrie... Couronne et trônes ont disparu, comme emportés par un magicien infernal, et ma sœur est restée, pour l'Histoire, la veuve de l'archiduc Rodolphe. Elle n'avait que vingt-cinq ans, quand il mourut.

Je n'ai rien dit du décor au milieu duquel pa- raissaient les divers personnages qui parlaient à mon intelligence et à mon cœur, à l'âge ils s'ou- vraient. Il n'offre rien que de très connu.

Le plus intéressant pour ma jeunesse, fut le châ- teau de Laeken. Il ne me reste aucune impression agréable du Palais de Bruxelles, quoique je n'aie pas oublié la galerie et les salons dont les beaux tableaux m'intéressaient, surtout un Charles II, par Van Dyck, vêtu de noir, pâle et noble visage je croyais lire la mélancolie du destin des Rois.

J'ai vu beaucoup de demeures princières et royales. Elles se ressemblent toutes comme les Mu- tées, et sont, de même, en général, austères et fati-

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gantes. Mieux vaut une chaumière et un petit Té- niers pour soi seule, que dix salons et cinq cents toiles qui sont à tout le monde.

Je me plaisais à Laeken, parce que le travail de- venait moins absorbant; nous avions plus de liberté, plus d'espace. Je ne me privais ni de courir, ni de sauter, dans les jardins et le parc, entraînant, dès le bas-âge, mon frère qui était la fille et moi le garçon. J'étais forte, vive et endiablée.

Je passais pour une enfant volontaire et avide de s'instruire. Mon habitude de poser des questions m'avait fait surnommer Madame Pourquoi? J'ai toujours aimé la logique et la vérité. Mon instinctive passion du vrai me fit, un jour, cribler de coups de pied et de poing ma gouvernante qui, par un faux rapport, m'avait valu une punition. J'étais dans un tel état que le docteur Wiemmer, appelé, voulut en tirer la cause au clair. Sa conclusion fut que j'avais raison, dans le fond, sinon dans la forme, et que mon caractère était celui d'une nature entière dont on aurait ce qu'on voudrait par la dou- ceur, la franchise et l'équité. On renvoya la gou- vernante.

La Reine, bien des fois, rappela cet incident et les paroles du docteur.

Ce médecin, si dévoué à ma famille et trop tôt

64 AUTOUR DES TRONES

disparu, sauva ma sœur Stéphanie d'une fièvre ty- phoïde à la suite de laquelle le Roi et la Reine nous emmenèrent à Biarritz. Le changement d'air était nécessaire à notre convalescence. Nous occu- pions la même chambre donnant sur la mer, à la villa Eugénie, ma sœur et moi. J'avais treize ans, Stéphanie sept. Je prenais soin d'elle. Il ne fallait pas qu'elle eût froid. Une nuit, un vent de tempête se leva, venant du large et poussant des trombes d'eau.

Réveillée, je cours en chemise à la fenêtre, qui s'était ouverte. Le système de fermeture ne fonc- tionne pas ou je suis maladroite : je n'arrive pas à fermer. Le vent arrivait si furieux qu'à chaque mo- ment, j'étais repoussée dans mon effort. Je trem- blais : j'avais peur pour Stéphanie. Je continuai de lutter contre le souffle de l'océan déchaîné. Que dura ce combat? Je ne sais plus. Je me souviens seulement qu'on me trouva glacée, trempée, grelot- tante, et qu'on me mit dans un lit chaud.

Les yeux clos, j'entendis le docteur Wiemmer dire à la Reine :

Voilà toute cette enfant : une autre aurait appelé, sonné. Elle n'a pas voulu d'aide pour pro- téger sa sœur, et la tempête ne l'a pas effrayée. Elle a'écoutera qu'elle-même et ne reculera pas.

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Hélas! chacun est fait au gré de la destinée.

Le premier coup du sort dont j'ai senti la cruelle rigueur fut la mort de mon frère Léopold.

J'avais pour lui les sentiments d'une sœur ai- mante et maternelle. C'était mon bien, ma chose, mon enfant. Nous grandissions côte à côte, mo tirant de mes douze mois d'avance une autorité con- sidérable. Et j'étais respectueusement obéie.

Léopold, duc de Brabant, comte de Hainaut, aimait à jouer avec des poupées; je préférais, de beaucoup, jouer avec lui. Cependant, notre oncle, l'archiduc Etienne, frère de ma mère, un des meil- leurs hommes et des plus distingués que la terre ait portés, nous avait donné deux poupées hongroises, chef-d'œuvre du genre.

La mienne fut baptisée Figaro. Souvenir imprévu de Beaumarchais, ennemi des cours. Qui l'appela ainsi et pourquoi? Je ne saurais le dire. Celle de mon frère reçut le nom plus modeste et romantique d'Irma.

Il fut un temps Figaro et Irma réjouirent le Palais et Laeken. Ils déridèrent même le Roi. J'or- ganisais des représentations avec Léopold, Irma et Figaro, à rendre jaloux Bartholo!

Nous étions joyeux et insouciants, mon frère et moi, comme on peut l'être à notre âge; et la mort

66 AUTOUR DES TRONES

venait. Ce fut un déchirement de mon être, cette disparition de mon frère chéri, dans sa neuvième année. J'osai, je m'en souviens, maudire Dieu, le renier...

Léopold, beau, sincère, tendre, intelligent, résu- mait, pour mon cœur, ce qu'il y avait de plus pré- cieux dans le monde, après notre mère adorée. Je ne concevais pas plus l'existence sans lui que le jour sans lumière. Et il partit... Je le pleure encore! Il y a plus de cinquante ans de celai

S'il avait vécu, que de choses changées I

Notre Maison, frappée dans la descendance mâle de sa branche aînée, ne devait pas se relever de cet arrêt du sort. La Belgique saura se souvenir de la grande oeuvre accomplie par elle. Mon père et mon grand-père l'ont faite ce qu'elle est.

Elle n'oubliera pas non plus quel ange venu sur la terre fut ma grand'mère, l'immortelle reine Louise. Tant de larmes versées sur sa mort ont laissé leur trace dans le cœur de la Belgique.

De mon grand-père, je répéterai ce que lui di- sait solennellement M. Delehaye, président de la Chambre des Représentants, dans l'adresse au Roi, lors des magnifiques fêtes des 21 au 23 juillet 1856, pour célébrer le 25* anniversaire de son ao* cession à la couronne.

QUE j'ai vu tomber 67

« Le 21 juillet 1831, la confiance et la joie éclataient à votre couronnement, et, cependant, Sire, vous étiez seul alors sur votre trône, avec vos qualités éminentes et la perspective de belles al- liances politiques. Aujourd'hui, vous n'êtes pas seul, vous vous présentez au pays appuyé sur vos deux fils, et sur le souvenir béni d'une Reine aimée et regrettée comme une mère, environné de la famille royale, avec d'illustres alliances contractées, avec la confiance et le sympathique appui des gouverne- ments étrangers, avec une renommée qui a grandi et l'amour des Belges qui a grandi plus encore que cette renommée. Sire! Nous pouvons avoir foi dans l'avenir... »

Ne puis-je pas, ne dois-je pas, moi aussi, avoir encore foi dans l'avenir?

J'en appelle à mes illustres ascendants; j'en ap- pelle à la Reine, j'en appelle au Roi, près de je fus trop souvent desservie et trahie... De ce monde tout s'illumine pour l'âme affraAchie de la terre, il peut voir clair en moil

VI MON MARIAGE & LA COUR D'AUTRICHE

**

DES FIANÇAILLES AU LENDEMAIN DES ÉPOUSAILLES

Quand on décida que je serais mariée, je venais à peine d'avoir quinze ans.

Je fus promise officiellement au prince Philippe de Saxe-Cobourg-Gotha, le 25 mars 1 874. Le 1 8 février, j'étais entrée dans ma seizième année.

Mon fiancé montrait de la persévérance. Deux fois déjà, il m'avait demandée. Sa première dé- marche remontait à deux années. Le Roi lui avait répondu de voyager. Il avait fait le tour du monde. Puis, il était revenu à la charge. De nouveau, on l'avait prié d'attendre.

70 AUTOUR DES TRONES

M'épouser était chez lui une idée fixe. Quelle sorte d'amour l'inspirait? S'était-il épris de la grâce de ma chaste jeunesse, ou la notion précise de la situation du Roi et de l'avenir de ses entreprises en- flammait-elle d'un feu positif le cœur d'un homme épris des réalités d'ici-bas?

Les fiançailles faites, les deux familles intéres- sées et, plus spécialement, la Reine, d'une part, et la princesse Clémentine, de l'autre, arrêtèrent que mon mariage ne serait célébré que douze mois plus tard.

J'étais si jeune!

Mon fiancé avait quatorze ans de plus que moi. Quatorze ans, ce n'est peut-être pas énorme entre une jeune fille de 25 ans et un homme de 39 ; c'est beaucoup, entre une innocente de 1 7 ans et un amoureux de 3 1 .

Je l'avais entrevu, parfois, au cours de ses rapides passages à Bruxelles. Nous nous étions dit des choses insignifiantes, comme un homme de son âge pouvait en dire à une enfant du mien, et en écouter d'elle. Mais il me semblait le bien connaître, et de- puis toujours. Nous étions cousins issus de germains. Première difficulté d'ailleurs : il fallait l'autorisa- tion de Rome, pour nous marier. On la demanda et on l'eut. C'est d'usage.

QUE J*AI VU TOMBES

Mon fiancé me laissa à mes études qu'il conve- nait de parachever, pour faire une entrée réussie dans un monde étranger. Et quel monde ! La cour la plus vraiment cour de l'univers. L'ombre de Charles-Quint et l'ombre de Marie-Thérèse ; la so- lennité espagnole, mêlée à la discipline allemande ; un empereur que ses malheurs militaires avaient grandi plus que diminué, tellement il portait bien l'infortune; une impératrice, souveraine entre les souveraines par d'incontestables perfections. Au- tour d'eux, la nuée des archiducs et archiduchesses, des princes, ducs et gentilshommes les plus titrés de la terre.

C'était fort impressionnant pour une princesse belge qui ne regrettait pas ses robes courtes, parce qu'on ne les regrette jamais quard la mode est aux robes longues, mais qui était encore bien étonnée de se voir habillée en jeune fille.

Cependant, je ne m'err' irrassais ni ne m'ef- frayais de rien, considérant toutes choses à travers les fiançailles et le fiancé.

J'aurais épousé celui-ci, dès le jour que j'eus la première bague, si on m'en avait priée. Je veux dire que je serais allée devant le Bourgmestre et le Car- dinal, avec la même candeur qu'un an plus tard.

Saine et pure, élevée en bel équilibre de santé

72 AUTOUR DES TRONES

^sique et morale par les soins d'une mère incom- irable, privée, par mon rang, des amies plus ou moins éveillées qui font des confidences, je me don- nais de tout l'élan d'une confiance éthérée au ma- riage prochain, sans me douter exactement de ce jue cela pouvait être. Je n'étais plus sur la planète .rre; je créais un astre mon fiancé et moi, nous liions vivre dans une atmosphère de félicité. L'homme qui serait mon compagnon sur la route enchantée de cette vie dans l'azur, me semblait beau, loyal, généreux, virginal comme moi.

Venues plus tard les heures de mon martyre, et des débats scandaleux l'intimité de mon cœur fut livrée aux fauves du prétoire, il s'en est trouvé qui ont fait état de mes lettres de fiancée. Elles té- moignaient beaucoup d'amour. J'écrivais à l'élu de mes parents et de mes illusions, comme j'aurais écrit à un Archange appelé à m'épouser. Je le parais de la beauté de mes désirs ; je le transfigurais.

Les fauves en ont effrontément déduit que j'étais une créature d'incohérence et de duplicité.

Je le demande aux femmes : entre l'amour que aous concevons et celui qui se présente, n'y a-t-il >as bien souvent un abîme?

J'ai été coupable, criminelle,, infâme de rouler dans cet abîme. Telle est l'humaine vérité.

QUE j'ai vu tomber 73

Pourquoi ma mère si bonne, pourquoi le Roi si expérimenté, voulurent-ils ce mariage, malgré la dis- proportion d'âge et le peu de titres que présentait mon fiancé à l'admiration universelle, en dehors de ses titres nobiliaires?

Premièrement, sa mère, justement aimée et res- pectée, plaidait pour lui. Elle mettait sur sa per- sonne quelque chose de ses mérites.

Secondement, le prince Frédéric de Hohenzol- lern avait exprimé llntention de me demander en mariage. Le Roi et la Reine, avertis, ne tenaient pas, pour des raisons de tout ordre, à se rapprocher davantage de la maison de Berlin. D'autres pré- tendants, plus ou moins opportuns, pouvaient sur- venir. Donc, afin de couper court, je serais fiancée comme je le fus.

La Reine, d'ailleurs, se félicitait d'envoyer sa fille aînée à cette cour de Vienne elle avait brillé. Elle y demeurait influente. J'en bénéficie- rais. Elle était encore plus satisfaite de songer que, par le majorât des Cobourg, en Hongrie, j'aurais des attaches solides, dans ce beau pays cher à son souvenir, et qu'elle y pourrait souvent rejoindre sa fille, peut-être même s'y retirer, car elle prévoyait un avenir de plus en plus difficile.

Mon fiancé reparut. Un an passe vite. La da*e

74 AUTOUR DES TRÔNES

du mariage approchait. Je connus les fleurs de rhé- torique et les fleurs de serre d'une cour quotidienne. Et je me demandais pourquoi jamais la Reine ne nous laissait seuls, l'Archange et moi.

Mon fiancé parlait de ses voyages. Il en avait rapporté de singulières collections. Mais je ne les connus que par la suite. Il parlait aussi de ses plans d'avenir, des nombreuses propriétés des Cobourg, etc.. Je m'abandonnais à de douces espérances, et répondais en disant les splendeurs de mon trous- seau, enrichi des dons féeriques de la Belgique, dentelière et brodeuse sans seconde.

Enfin, j'essayai la robe blanche symbolique, sous le voile céleste, chef-d'œuvre en dentelle de Bruxelles, et je fus reconnue apte à manœuvrer une traîne, et à faire des révérences aussi bien que la plus souple des Demoiselles de Saint-Cyr.

Comblée de bijoux, je planais de plus en plus haut, encensée d'hommages, de félicitations et de vœux, sans voir que mon fiancé était d'un an moins jeune, et que j'avais grandi et pris une espèce de personnalité enfermée dans ses rêves et ses imagi- nations.

On m'exaltait sur tous les tons, en vers et en prose, avec ou sans musique, et il paraît que j'étais

QUE fÂl VU TOMBES 75

« une fleur de beauté irradiante ». Je m'en tiendrai à cette citation.

De mon mari, on dut aussi célébrer le maintien, a noblesse, et autres prestiges. Je sais qu'il avait revêtu son uniforme militaire hongrois, et que nous reçûmes le Bourgmestre de Bruxelles, le célèbre M. Anspach, qui vint nous unir civilement ai palais, le 4 février 1875. Puis ce fut en granc apparat que nous comparûmes devant le Cardinal Primat de Belgique.

Un autel était dressé dans la vaste salle attenant à la salle de bal. Je passe sur la décoration. Les chants et les prières me retenaient au ciel, et je n'ou- bliais pas, pourtant, que je servais de point de mire à l'assistance. Si ce n'était pas un parterre de rois, c'était un parterre de princes. A défaut des souve- rains, que leur grandeur retient attachés au rivage, il y avait tout ce qui comptait sur les degrés des trônes : le prince de Galles, le kronprinz Frédéric, l'archiduc Joseph, le duc d'Aumale, le duc de Saxe-Cobourg, enfin une tranche énorme du Gotha.

Si j'entrais dans le détail d'une cérémonie de cet ordre, je n'en finirais pas. Mais rien n'offre moins d'attrait, à mon sens. Je suis toujours surprise quand, ouvrant parfois un roman moderne, je cons-

76 AUTOUR DES TRONES

tate la peine que prennent des gens de talent pour décrire les somptuosités rituelles des unions ter- restres.

Je n'en sais qu*une de hors de pair dans ce genre : celle de la Belle au Bcis Dormant. Heu- reuse Belle, qui fut endormie avec sa cour juste au moment, je crois, d'un mariage qui ne lui aurait pas réussi.

Mais sont les fées du temps les bêtes parlaient?

Les fées se sont évanouies, et les bêtes ne parlent plus, sauf en nous-mêmes, et ce qu'elles disent n'a rien des jolis discours des fables et des contes. Ce sont de laides réalités.

J'ai pris par le plus long, mais, quoi qu'il m'en coûte, il faut que j'arrive à dire des choses qui n'ont jamais été dites, et qui expliquent le fond du fond du drame de ma vie.

On en a bien murmuré quelque chose, jadis, mais je ne m'arrête pas aux racontars obscurs qui, alors, égayèrent plus qu'ils n'attristèrent Bruxelles et la cour.

Je ne suis pas, je le sais, la première créature qui, après avoir vécu le temps des fiançailles dans le bleu, est brusquement, un soir, précipitée à terre, se relève meurtrie, et s'enfuit en pleurant.

QUE j'ai vu tomber 77

Je ne suis pas la première qui, victime d'une excessive réserve, basée, peut-être, sur l'espoir que la délicatesse du mari et la maternelle nature se trouveront d'accord pour tout arranger, n'apprend rien, d'une mère, de ce qu'il faut entendre lorsque sonne l'heure du berger.

Toujours est-il que, venue à l'issue de la soirée du mariage au château de Laeken, et tandis que tout Bruxelles dansait aux lumières intérieures et extérieures des joies nationales, je tombai du ciel sur un lit de rocs tapissés d'épines. Psyché, plus cou- pable, fut mieux traitée.

Le jour allait à peine paraître que, profitant d'un moment j'étais seule dans la chambre nuptiale, je m'enfuis à travers le parc, les pieds nus dans des pantoufles, vêtue d'un manteau jeté sur mon cos- tume de nuit, et j'allai cacher ma honte dans l'Orangerie. Je trouvai un refuge au milieu des camélias, et je dis à leur blancheur, leur fraîcheur, leur parfum, leur pureté, à tout ce qu'ils étaient de doux et de caressant dans la serre éclairée par une aube d'hiver, et d'une tiédeur, un silence, une beauté qui me rendaient un peu mes paradis per- dus, je dis mon désespoir et ma souffrance.

Une sentinelle avait vu passer une forme grise qui se hâtait vers l'Orangerie. Elle s'approcha et,

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prêtant l'oreille, reconnut ma voix. Elle courut au château. On ne savait pas ce que j'avais pu deve- nir. Déjà, Falarme était donnée discrètement. Un guide monta à cheval et courut à Bruxelles. Le télé- phone n'était pas inventé.

La Reine ne tarda pas à paraître. Dans quel état, mon Dieu! Et moi-même, revenue dans mon appartement sans vouloir me laisser approcher de qui que ce fût d'autre que mes femmes, j'étais plus morte que vive.

Ma mère se tint près de moi longuement. Elle fut aussi maternelle qu'elle pouvait l'être. Il n'est point de douleur qui, dans ses bras et à sa voix, ne se serait calmée. Je l'écoutais me gronder, me cajo- ler, me parler de devoirs que je devais comprendre.

Je n'osais objecter qu'ils ét^^n bien différents de ceux que j'avais conçus.

Je finis par promettre d'essayer de me dominer, l'être plus sage et, comme elle le disait, moins -nfant

J'avais dix-sept ans, à peine commencés; mon

m achevait sa trente-et-unième année. J'allais on bien et sa chose. On vit, hélas! ce qu'il le moil

VII

mariée!

Au lendemain d'un début si pénible dans la vie à deux, je ne fus pas témoin sans une amère tristesse de l'achèvement des préparatifs de mon départ pour la lointaine Autriche. Jamais la Belgique ne m'avait été plus chère, ni ne m'avait paru plus belle.

J'allai dire adieu, en cachant mes larmes, à tous ceux qui m'avaient connue enfant, jeune fille, qui m'avaient aimée et servie, puis aux choses familières à mon enfance dans ce château de Laeken, tout parlait à mon affection. Je ne prévoyais guère, pour- tant, que j'y serais un jour une étrangère. Que dis- je? Une <( ennemie »!

Nous partîmes, suivant le terme consacré, en voyage de noces. Mais il y a noces et noces.

J'aurais voulu emmener quelqu'une de mes femmes. Il n'y fallait pas songer. Le palais de

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Cobourg avait ses serviteurs. On m'expliqua qu'us élément étranger romprait l'harmonie de cette de- meure de haut style. Je dus me contenter d'une suivante hongroise, d'ailleurs habile, mais enfin qui n'était pas de mes fidèle*.

Et, pour tout, il en serait ainsi. Mes goûts, mes préférences, passeraient après ce qui serait décidé en conseil de famille.

Malheureusement, l'austérité qui régnait dans la salle de ce chapitre, ne régnerait pas au Palais à toute heure et dans toutes les pièces. J'allais m'en apercevoir.

En attendant, nous fûmes à Gotha, le duc Ernest de Saxe-Cobourg, prince régnant, et sa femme, la princesse Alexandrine, firent un affec- tueux accueil à leur nouvelle nièce.

Le duc était un vrai gentilhomme, qui devint un de mes oncles préférés. Il parlait volontiers des personnages de son temps, et de son ami, le comte de Bismarck, et passait aisément à des sujets moins graves, encore que je fusse curieuse d'être instruite des hommes et des choses de cette Allemagne de (aquelle je me trouvai si rapprochée par mon ma- riage. J'ai dit que sa langue était pour moi un parler aussi naturel que le français, comme il est de règle à la cour de Bruxelles. La Belgique n'a-t-elle pas

QUE J*AI VU TOMBER 81

tout à gagner à être bilingue, et à servir d'intermé- diaire entre la région latine et la région germanique ? Moins que l'Alsace et le Luxembourg, un pet comme eux, cependant, ne doit-elle pas bénéficier des deux cultures?

En quittant Gotha, nous allâmes à Dresde, puis à Prague, et enfin à Budapesth, brûlant Vienne Passons sur ces visites princières et leurs réception.* identiques, à peu de chose près. L'intérêt est de dire, puisqu'il faut que j'explique ma vie calomniée, si, tombée du ciel, j'y remontais.

Nullement, et des années et des années devaient s'écouler avant que mon existence ne s'embellisse, de nouveau, d'un rayon d'idéal, les joies de la ma- ternité mises à part.

Le seul souvenir précis que j'ai gardé de ce pre- mier déplacement, en qualité de princesse de Cobourg est que, chaque soir, au festin de rigueur, mon mari prenait soin de me faire servir abondam- ment des vins généreux.

Je suis devenue, ultérieurement, capable de dis- tinguer un Volnay d'un Chambertin, un Voslauer d'un Villanyi, un Champagne d'un autre Cham- pagne.

Le corps ainsi entraîné à la résistance stoma- chique et à l'expérience de la dégustation, l'esprit

6

82 AUTOUR DES TRONES

a suivre. J'ai étendu le champ de mes iectures et connu des livres dont la Reine et la princesse Clémentine n'auraient pas voulu croire qui les met tait entre mes mains...

Aux jours de ma révolte ouverte, on s'est scan- dalisé de certaines libertés de ton et d'allure que j'ai volontairement exagérées. Mais qui me les avait apprises? Et, encore une fois, allais-je et que serais-je devenue, si Dieu n'avait mis sur mon che- min l'homme incomparable qui, seul, eut le cou- rage de me dire :

Madame, vous êtes une fille de Roi. Vous vous perdez! Une femme chrétienne se venge de l'infamie en s'élevant au-dessus d'elle, et non en descendant à son niveau. »

Donc, étourdie, grisée de toute façon, je passais en revue la famille de Cobourg et ses divers palais et châteaux. Je connus, enfin, à Vienne, celui qui allait me servir de principale résidence.

J'eus froid en y entrant.

Il a grand air de dehors. Il est lugubre à l'inté- rieur, surtout l'escalier. Je n'en ai aimé que le salon en point de Beauvais que firent, pour Marie-Antoi- nette, ses dames d'honneur.

Ma chambre m'épouvanta. Quoi! C'était cela qu'on avait préparé pour recevoir mes dix-sept

QUE j'Ai VU TOMBER 8 3

ans! On étudiant de Bonn, le Prince avait fait se études, aurait pu s'y plaire, mais une jeune fille depuis peu jeune femme...

Qu'on imagine une pièce moyennement grande, meublée à mi-hauteur de la muraille de petites ar- moires en bois sombre, fermées de vitres à rideaux bleus derrière lesquels je n'ai jamais voulu regarder! Certains meubles étaient des constructions gothiques. Au milieu de ce paradis, une immense vitrine pleine des souvenirs de voyage du Prince : oiseaux em- paillés à long bec, armes, bronzes, ivoires, Boud- dhas, pagodes. J'en eus le cœur soulevé! Avec cela, pas de dégagements ou annexes nécessaires, sauf un étroit et somble corridor utilisé par les gens de ser- vice. Pour arriver chez moi, il fallait traverser la chambre du Prince, précédée d'une espèce de salon rébarbatif. Toutes ces pièces se commandaient et n'avaient pas ombre de goût. De vieux meubles massifs, garnis d'un reps centenaire, voilà ce qui s'offrait à ma jeunesse. Tout était vieux, médiocre, morose. Peu ou pas de fleurs, rien de confortable, d'intime, d'avenant. Quant à une salle de bains, pas d'ombre. Il y avait deux baignoires dans tout le Palais, fort loin et de style archaïque. Et le reste ! N'en parlons pas !

Ma première observation fut sur cette organisa-

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tion anti-hygiénique, et sur les accessoires indis- pensables mis à ma disposition immédiate. Leur exiguïté me navrait. On me répondit que d'illustres aïeules s'en étaient contentées.

On sait que l'habitude est une seconde nature. La princesse Clémentine ne voyait pas ces choses-là, et même la vitrine aux oiseaux empaillés, en com- pagnie desquels il fallait que je vive, lui semblait charmante. Elle admirait les collections de son fils sans les connaître toutes, ou sans les comprendre, heureusement, car, dans notre palais de Budapesth, je vis les pièces rares : des souvenirs du Yoshivara qu'une jeune femme ne pouvait regarder sans rou- gir, quand une main experte soulevait leur voile.

Quelle école !

Cependant, grâce au régime bachique organisé par mon mari, les choses étaient allées cahin-caha depuis l'orage du début.

Notre incompatibilité foncière se dessina au pa- lais de Cobourg, devant la princesse Clémentine, à propos du café au lait. Déjà, dans notre voyage de noces, le Prince m'avait enseigné qu'une âme bien née ne saurait prendre du café sans lait. Telle est la conviction germanique. L'Allemagne n'ima- gine pas plus le café sans le lait, que le soleil sans la lune. Or, depuis que j'ai cessé, au premier âge,

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de prendre le sein de ma nourrice, je n'ai jamais pu boire de lait, je n'en ai jamais bu, je n'en bois jamais. Mon mari s'était mis dans la tête de m'en faire boire, et spécialement dans le café, faute de quoi les traditions, les constitutions, les fondements de tout ce qu'il y avait de germanique sur la terre se trouvaient ébranlés.

La discussion reprit devant la princesse Clémen- tine, qui mettait du lait dans son café. Sa douceur la plus affectueuse ne put venir à bout de l'opi- niâtreté de mon estomac. Je vis bien que je lui faisais de la peine. Son fils se courrouça au point de me dire des choses pénibles. Et moi de répliquer du même ton. La Princesse, quoique sourde, enten- dit que les choses se gâtaient, et nous calma de son mieux, mais le coup était porté. Nous eûmes, dé- sormais, l'un et l'autre, le café au lait sur le cœur.

Je m'arrête à de tels traits, parce que la vie commune est une mosaïque de petites choses que peuvent cimenter de grands desseins ou de hauts sentiments, mais qui, en elles-mêmes, expriment les nécessités quotidiennes dont nous sommes esclaves. L'existence humaine est une pièce, comédie ou tra- gédie, qui se ramène à deux décors : la salle à manger et la chambre à coucher. Le surplus accessoire.

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Quel gâchage du temps nous faisons presque toutes, ici-bas, dans les occupations du haut rang et l'obligation de paraître pour être. Nous oublions la parole de Franklin : « Le temps est l'étoffe dont la vie est faite. »

Je me reproche amèrement, aujourd'hui, d'avoir si peu vécu, tout en ayant mené une existence tour- mentée, s'il en fut sur terre. Je n'ai pas connu assez cette vie véritable qui est celle de la pensée. Que de gens distingués j'aurais pratiquer! Que d'écri- vains, de savants, d'artistes, dont j'aurais savoir m'entourer!

Mais l'aurais- je pu?

Mes curiosités les meilleures étaient critiquées, contrariées, repoussées. Le Prince mon mari ensei- gnait sur toutes choses, du haut de l'expérience de son âge.

On s'est étonné, par la suite, de mes dépenses, de mes toilettes multipliées, saccagées... Ali! Sei- gneur, j'aurais devenir folle à force d'être com- primée. Un beau jour, j'ai éclaté.

Oh ! ce palais de Cobourg, et cette existence la moindre fantaisie, le plus petit goût de pari- sianisme importé de Bruxelles et, en vérité, déjà bien assagi, provoquait d'aigres paroles; ce soupçon de décolletage qui déchaînait des jalousies; ce désir

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de vivre un peu pour moi-même, sans être soumise aux heures rigoureuses d'une caserne, qui provo- quait des tempêtes.

Mon Dieu! quand je repense à tout cela, et aux oiseaux empaillés, aux malsaines lectures, aux anec- dotes et plaisanteries graveleuses, et aux misères quotidiennes, et j'estompe! je me demande comment j'ai pu résister si longtemps. C'était plus affreux, à la longue, que d'être enfermée comme folle. Le crime est parfois moins horrible que le criminel. Il y a des laideurs morales qui constituent une offense de tous les instants et, à la fin, on s'exaspère. Je ne sais à quelle extrémité j'aurais pu me porter, si cette vie avait duré.

J'ai toujours considéré comme un secours du ciel la force qui me permit de rompre, au bout de vingt ans de « plaisirs » forcés, en brisant ma cage prin- cière. Même si j'avais pu prévoir à quels excès la haine et la fureur allaient se porter, j'aurais cassé les vitres. Un palais peut devenir un enfer, et le pire est celui l'on étouffe derrière des fenêtres dorées.

Les titres n'y font rien. Un mauvais ménage est un mauvais ménage. Deux êtres sont unis ; la même chaîne les tient sans cesse assemblés. Certains ar- rivent à s'en arranger. D'autres ne peuvent Que»-

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n d'humeur et de situation. Ni le Prince ni moi. tous ne pouvions nous accommoder des différences ^ui nous séparaient. Ce conflit permanent, qu'il fût latent ou déclaré, creusait tous les jours entre nous 1* abîme tant de choses devaient disparaître.

Sur le fond de cette trame d'amertumes, mes jours ont brodé leurs heures. Toutes, cependant, ne furent pas désagréables. Les orages ont parfois un rayon de soleil. Je ne voyais pas que des monstres !

J'ai dit que je respectais la princesse Clémentine, et que j'étais attirée vers elle. Mais sa surdité, qui aggravait de tristesse sa naturelle dignité, son esprit d'un autre temps qui la portait à toujours être en cérémonie et en étiquette, rebutèrent souvent les élans de ma spontanéité. Toutefois, même quand nous sommes arrivés aux difficultés irréparables, le Prince et moi, et que ma belle-mère, par son grand âge, a subi l'influence exclusive de son fils, je n'ai pu m'empêcher de garder pour elle les sentiments que je devais à ses anciennes bontés et à sa supé- riorité.

On a vu qu'outre mon mari, elle avait divers en- fants : deux fils et deux filles. Un de ces fils, Au- guste de Saxe-Cobourg fut pour moi, comme Rodolphe de Habsbourg devait l'être, un beau-

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frère qui était un frère. Jusqu'à sa mort, survenue, si j'ai bonne mémoire, en 1908, à Paris, où, sous le nom de comte de Helpa, il vécut avec délices, goûté de la meilleure compagnie, il eut pour moi autant d'affection que j'en avais pour lui.

Les trois Cobourg, Philippe, Auguste, Ferdi- nand, ne se ressemblaient ni physiquement ni mo- ralement. Auguste tenait des d'Orléans. En lui, le sang de France l'avait emporté sur le sang germa- nique.

En Ferdinand, qui devait être l'aventureux tzar de Bulgarie, je ne sais quel sang dominait. Pas- sons vite. J'aurai l'occasion de le retrouver sur son rône à surprises, quand je parlerai de la cour de Sofia.

Des deux filles, Clotilde et Amélie, celle-ci vit >ujours dans mon cœur. Douce victime de sa adresse pour un mari excellent, elle mourut de le erdre. Unie à Maximilien de Bavière, cousin de

ouis II, Amélie était un lys de France égaré en Mlemagne. Elle eut la chance de rencontrer à

tte cour patriarcale de Munich, dont la folie

ussienne devait faire le malheur, un être digne i'elle. Ils s'aimèrent et vécurent heureux, cachant le plus possible leur bonheur. Maximilien mourut

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subitement au cours d'une promenade à cheval, inconsolable, Amélie ne put lui survivre.

L'idée ne serait pas venue à son frère Philippe ou à son frère Ferdinand, ni surtout à sa sœur Clotilde, qu'on pouvait mourir ou vivre! d'amour pour quelqu'un !

Notre double parenté avec la Maison de France me valut souvent, au palais Cobourg, ainsi qu'à la campagne, l'heureuse diversion de la visite de membres de la famille royale que ma jeunesse connaissait déjà plus ou moins. Mon printemps fut comblé des marques de leur affection.

J'ai vu naître les espérances de ma nièce Doro- thée, fille de l'archiduchesse Clotilde, ma belle- fœur, fiancée au duc Philippe d'Orléans.

Je ne crus pas, je l'avoue, et, sans doute, était-ce l'effet de l'ambiance générale, sceptique à l'égard d'une France royaliste, que les lys d'or brodés sur la robe de la belle mariée s'envoleraient de sa traîne jusque sur l'Elysée, les Tuileries ou le Louvre. Je ne vis pas, cependant, sans émotion, la couronne fermée dont la future reine était coiffée, le jour de son mariage.

Ah! cette couronne, qu'elle tourne de têtes ou, plutôt, qu'elle en tournait! Car, à présent, il faut réfléchir...

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Quoique étrangère à la politique de la France, et, d'ailleurs, astreinte à autant de reconnaissance que de considération pour le gouvernement de la République près duquel j'ai trouvé, avec la sécu- rité des justes lois, le respect au malheur, et la courtoisie que des républicains savent témoigner, même aux Princesses, je n'ai pu m'empêcher de suivre curieusement la carrière de « Roi expectant » de mon neveu le prince d'Orléans.

Tout arrive sur les bords de la Seine; et ceux de la Garonne ou du Rhône et des autres cours d'eau du plus beau royaume sous le ciel ne sau- raient être en reste; mais, pour le mal que je veux à Philippe d'Orléans, je lui souhaite de n'avoir jamais à changer la casquette de yachtman qui lui va si bien contre la couronne de Saint-Louis. Il est (( handicapé ». Plus que jamais, aujourd'hui, le meilleur d'un roi, c'est une reine. Or, le sort a voulu que ce beau mariage de Philippe d'Orléans et de Marie-Dorothée de Habsbourg, qui fut une des joies du palais Cobourg, et l'occasion d'une de ses plus belles réceptions, ait tourné à l'encontre de ce qu'il promettait.

A un certain moment, j'ai fait le compte des ménages royaux ou princiers soufflait le vent

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de la mésentente. Je suis arrivée à un chiffre effrayant.

A tout prendre, et en quelque monde que ce soit, la moyenne des gens parfaitement unis n'est pas élevée. Mais plus on se rapproche du peuple, plus le bon sens, le travail, la famille l'emportent, et plus sagement on se tolère, on s'accorde, on se soutient, et l'on finit par connaître une espèce de bonheur qui n'est, peut-être, que l'habitude de nos communes imperfections.

Ma vie princière m'aurait été encore plus pénible si, de temps en temps, elle n'avait été coupée de déplacements et de voyages au loin.

Pour ne pas sortir du cercle familial, je dirai seulement quelques mots de trois villes j'ai eu des parents, et séjourné chez eux ou près d'eux en princesse de Cobourg : Cannes, Bologne et Budapesth.

D'abord, Budapesth qui était et qui reste une cité des plus attirantes, quand le bolchevisme n'y fait pas la loi. Dans le vieux Bude, l'ancien Orient a laissé sa trace; dans Pesth, les temps nouveaux de l'Occident se sont annoncés. J'en ai su quelque chose en 1 9 1 8 !

J'ai aimé Budapesth, et j'ai préféré le petit palais Cobourg de la capitale de la Hongrie et ses

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aimables réceptions à celui et ceiies de la capitale de F Autriche. L'atmosphère était autre qu'à Vienne, et le voisinage du bon Archiduc Joseph, frère de ma mère, si cordial, m'était cher.

Son palais était à Bude, et son château à quelques heures de la ville. Ils n'avaient d'autre inconvénient que d'être aussi l'habitation de ma tante et belle-sœur, la princesse Clotilde, très diffé- rente de l'affectueuse et sincère Amélie.

L'Archiduc était un homme bienveillant, et qui ne jugeait pas mes fantaisies extravagantes.

La première année de mon mariage, nous devions célébrer chez lui, à Alcsuth, mon mari et moi, mon anniversaire de naissance, le 18 février. Il y avait, au dehors, une neige merveilleuse. J'avais dit, la veille :

Je ne veux pas de cadeaux, mais, demain, laissez-moi faire une promenade en traîneau. J'ai une envie folle de conduire un traîneau. Ce sera la première fois.

L'archiduchesse Clotilde, expansive en son privé, excellait dans cet alibi des femmes qu'on appelle le collet-monté. Elle fit une moue sévère.

J'eus beau prier, insister. Le Prince, approuvant sa sœur, défendit ma promenade.

On me mit au pain sec dans le cabinet noir ;

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je veux dire qu'il fut décrété que je ne sortirais ik à pied, ni à cheval, ni en traîneau.

Arrive l'Archiduc, qui était absent. J'étais encore furieuse... Oh! certainement, je ne prenais pas les choses par le bon côté. J'ai toujours eu un carac- tère que la sottise et la méchanceté mettent sens dessus dessous.

L'Archiduc m'interroge. Je lui raconte l'histoire.

Louise, s'écrie-t-il, tu as cent fois raison. D'abord, à ton âge, et quand on est jolie, on a toujours raison. Nous allons faire tout de suite une promenade sur la neige.

Il sonne et on attelle à un grand traîneau deux trotteurs hongrois dignes du char d'Apollon, puis l'Archiduc m'installe, dans mes fourrures. Il prend les rênes et nous filons à grande allure, accompa- gnés d'un domestique de confiance. J'étais aux anges.

Ma puritaine et mon puritain n'osèrent souffler mot.

La société, à Budàpesth, moins soumise au céré- monial de cour que celle de Vienne, avait plus de naturel et de hardiesse. J'ai souvenance d'un certain bal, dans l'île Marguerite, perle de l'écrin du Danube, le Prince ne décoléra point, ne voulant pas que je valse.

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J'étais assaillie d'invitations. Mon mari répon- ait pour moi qu'à la cour de Bruxelles, je n'avais ppris que les figures du quadrille et le menuet.

Le quadrille! Le menuet! Il s'agissait bien de cela. La Hongrie entendait valser. Et une valse, au bord du Danube, au son des violons des Tziganes, c'est une valse, ou il n'en est pas au monde. Et puis, et puis on aura beau importer d'Amérique des bamboulas mornes ou épileptiques, et les baptiser Je tous les noms des animaux trotteurs ou galopeurs de l'arche de Noé, la valse sera toujours la reine incomparable des danses des gens qui savent danser.

Un de ceux-ci, plus hardis que les autres, ne se paya pas de la défaite du Prince et répondit :

Son Altesse sait assurément valser.

Et, sur ces mots, je fus entraînée d'autorité par cet audacieux, qui était Magyar, et lancée dans le tourbillon.

Je confesse que je ne m'arrêtai plus de la nuit Le Prince était furieux. Mais on l'accablait de compliments sur ma beauté, sur mon succès ; il était obligé de sourire.

Je m'attendais à une scène, au départ. Heureuse- ment, nous fûmes priés d'embarquer sur un bateau féeriquement illuminé, qui nous porta sur le beau

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fleuve, jusqu'au débarcadère le plus rapproché de notre palais, au son des musiques tour à tour ar- dentes et langoureuses que Ton n'entend que dans ce pays-là.

Etait-ce l'effet de la lyre d'Orphée? Je ne fus pas mise à mort au soleil levant, comme la pauvre Schéhérazade.

Que ne dansait-elle, au lieu de raconter des histoires?

A Bologne et à Cannes, j'ai vu défiler une société aujourd'hui disparue. Ici, chez la duchesse de Chartres, chez le duc de Montpensier, au palais Caprara. En Italie, c'était certaines des plus nobles figures italiennes encadrées des premiers noms de France; sur la Côte d'Azur, c'était un monde plus vivant, plus papillonnant, resplen- dissaient quelques-unes des beautés parisiennes.

irais-je, si je me laissais aller à évoquer les ombres de tant d'êtres que j'ai vus passer, occupant le siècle. Déjà le silence s'est fait, l'oubli a com- mencé. O vanité des choses...

Au moins, dirai-je combien Cannes, à cette époque, me ravissait par le goût raffiné des élé- gances françaises. La guerre a transformé cette yille, jadis recherchée des élites. J'ai lu qu'envahie

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et bruyante, elle a perdu le cachet discret qui était son caractère et son charme. C'est dommage !

Il y a tout à dire et il n'y a rien à dire de la vie des gens du monde qui ne sont que des gens du monde. Vraiment oui, je remplirais une biblio- thèque si je reprenais par le menu les fastes mon- dains de mon passé. Mais de quel intérêt, au fond, cela serait-il? Je répondrais à ce genre de curiosités que satisfont ces chroniques la société qui a besoin de polir quotidiennement son éclat pour briller, jette aux échos des journaux les noms des gens qu'elle reçoit et le détail des fêtes qu'elle offre. Curiosités banales et qui sont, malheureuse- ment, le fond même de la nature humaine, de ses envies et de son amour-propre.

On trouvera mieux, sans doute, que je termine ce rapide crayon de ma vie de princesse de Cobourg, antérieurement aux événements qui pré- parèrent sa fin, par quelques traits sur mes enfants. Je le dois à cette sorte de confession d'une existence qui a tant souffert des mensonges des hommes.

J'ai été, je crois, une bonne mère. J'ai voulu, j'ai cru l'être. J'ai le sentiment, du moins, de l'avoir été longtemps. J'ai prodigué à mes enfants mes soins et mes tendresses.

Ceci est naturel aux femmes que la m?'-

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fait vraiment femmes, et c'est leur gloire et leur honneur. Qu'elles me laissent dire, cependant, que s'il est parfois plus malaisé qu'on ne pense d'être le père de son enfant, il est des situations en être la mère est d'une difficulté constante.

Heureuses celles qu'une vie paisible et normale laisse à loisir auprès d'un berceau.

J'ai tout de même connu ce bonheur avec mon premier-né Léopold, qui vit le jour en 1878, à notre château de Saint- Antoine, en Hongrie.

La Reine était là, très heureuse d'être grand'- mère. L'arrivée de cet enfant, un garçon, héritier des titres, fonctions et apanages de la famille, apai- sait les querelles entre le P/ince et moi. Ce fut une accalmie de quelque durée. L'influence de la Reine avait opéré sur mon mari. Moi-même, pénétrée de mes devoirs maternels, j'avais pris d'admirables résolutions de patience et de sagesse.

Je faisais des rêves magnifiques, devant le ber- ceau de mon fils... O cruauté du sort contre la- quelle je serais impuissante : au fur et à mesure qu'il grandirait, et que le milieu agirait sur lui, il serait de moins en moins mon enfant. Je l'aurais voulu courageux et loyal. Ne devait-il pas porter l'épée? Quelle âme je souhaitais de lui forger 1

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Mais son père revendiqua le droit de le diriger. Bien vite, il ne m'appartint plus.

Léopold approchait de l'âge de raison lorsque je m'évadai d'une existence devenue atroce. Il crut qu'en refusant de continuer d'être princesse de Cobourg, j'emportais des centaines de millions qui devaient, un jour, lui revenir de son grand-père, et que j'allais les jeter au vent de mes folies.

Je connus cette haine que la nature se refuse à concevoir : une haine de fils. J'ai versé sur elle les larmes que versent les mères frappées dans leur chair par la chair de leur chair. Cependant, Dieu le sait : chaque fois que mes enfants, affolés de cet argent qui est au fond des plus bas crimes, m'ont fait souffrir, je leur ai pardonné.

Lorsque Léopold est mort d'une manière affreuse que je ne peux que mentionner, il n'était plus, pour mon cœur, de ce monde, depuis longtemps. Ce n'est pas moi qui ai été atteinte par le châtiment terrible qui a clos, dans le sang, la lignée de l'aîné des Saxe-Cobourg. C'est celui qui avait formé à son image un fils égaré.

Il a survécu, je pense, pour avoir le temps de se repentir.

Lorsque ma fille Dora fut près de naître, en 188Î , j'avais une telle appréhension ch la présence

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de son père, que je fis tout ce que je pouvais pour cacher l'heure imminente de la délivrance. Je vou- lais que le Prince ne fût pas près de moi à ce moment pénible, et qu'il sortît, sans me croire dans les douleurs. Il en fut ainsi. Cela se passait dans notre palais de Vienne. Je parvins à surprendre mon monde. J'évitai, dans la souffrance, une pré- sence qui n'aurait pu que l'accroître. La sage- femme, de garde près de moi, ne put même pas envoyer chercher à temps le professeur accoucheur. Il arriva après la bataille.

Dora fut mon second et dernier enfant Elle promettait d'être jolie. Devenue jeune fille, encore plus grande que moi, très blonde et myope, elle a eu le malheur d'épouser le duc Gunther de Schleswig-Holstein, frère de l'impératrice Augusta, femme de Guillaume II.

Le malheur... C'est là, dira-t-on, un mot de belle-mère.

On verra par la suite que c'est une vérité con- forme à des faits qui touchent à l'histoire contem- poraine, rien de plus.

De son mariage, ma fille n'a pas eu d'enfants. Ils auraient appris que leur grand'mère est la plus coupable des femmes, à moins que ce ne soit la plus folle, parce qu'elle a dit, bien des fois, à son

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gendre, comme au prince de Cobourg, comme à certains dignitaires de Vienne et d'ailleurs, com- plices ou agents des persécutions dont elle était accablée :

Vous n'avez qu'un but : prendre, en me prenant ma liberté, ce que je peux avoir encore. Mais il y a une justice, et vous serez punis !

Ils l'ont été.

Ah ! si, au lieu de me martyriser ou de me laisser martyriser, certains des miens étaient venus, avaient osé ou pu venir à moi, directement, et en con- fiance... Je suis femme, je suis mère. Je ne soutiens pas que je n'ai aucun tort. Je soutiens seulement ceci, qui est vrai : on m'a toujours menti. On m'a toujours parlé d'honneur, de vertu, de famille, et j'entendais crier plus haut que tout cela : « Ar- gent! Argent! Argent! »

VIII

les hotes de la hofburg :

l'empereur françois-joseph,

l'impératrice Elisabeth

Depuis que la défaite a jeté bas, en un jour, les trônes qui étaient comme l'assise d'un monde ger- manique arriéré, j'ai l'occasion, parfois, de passer du Ring vers le Grabcn, par la Hofburg* ancien palais impérial de cette ville de Vienne j'écris ceci. J'aperçois, de la Fransenplatz (la grande cour intérieure), les fenêtres des salles qui, jadis, me virent accueillir par la garde et les chambellans avec les honneurs de mon rang. Elles sont closes, vides, muettes. Ici, tout est mort. La vieille Hof- burg a cessé d'être. La nouvelle, espérance énorme des somptuosités évanouies dans le néant, demeure

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inachevée. Elle n'atteste plus que la chute d'un empire.

Seule des princesses et archiduchesses qui furent de la cour disparue, je suis restée à Vienne, aimée, je crois, du peuple, respectée des gouvernants.

Il y a une ville au monde Ton m'a vue vivre longuement. Elle a été le théâtre de mes « crimes ». Cette ville, lorsqu'elle a chassé tout ce qui préten- dait représenter l'honneur et les honneurs, les vérités et les vertus, m'a conservé mon droit de cité, et, supprimait les titres, m'a laissé le mien. Je reste debout devant les ruines du pouvoir qui fut, pour moi, cruel.

J'ai connu la justice de la Cour et de l'empereur François-Joseph. J'ai appris qu'une Princesse n'a pas droit aux lois faites pour tout le monde. Il existe des dispositions secrètes qu'on lui applique sans que les juges aient à s'en mêler, ou, s'ils s'en mêlent, ils ont des ordres! On colore cela de pré- textes. Dans mon cas, c'était la folie.

Impossible, aujourd'hui, de taxer de démence

une révolte de la conscience. Impossible, si une

victime crie au secours! de l'accuser de scandale.

On ne vous jette plus, de force, pantelante, dans

fous dont le directeur dit en vain

QUE j'ai vu tomber 105

que vous n'êtes pas malade; et il faut qu'il vous garde. Il a des ordres!

On appelait cela une affaire de cour!

Je pense qu'il n'a pas fallu beaucoup d'attentats de ce genre pour motiver l'arrêt de la justice qu'au- cune hypocrisie de mots et de gestes, et aucun appa- reil de la puissance humaine ne peuvent tromper. Elle prononça la fin des Habsbourg.

Mais pourquoi faut-il que les coupables d'une politique immorale et lâche ne soient pas seuls à expier leurs fautes? Tout un peuple expie, à pré- sent, la décadence et la chute de la cour de Vienne. Pauvre peuple, si bon, si dupé, si résigné, si tra- vailleur, si à plaindre!

«

Quand je suis arrivée à la cour d'Autriche, en 1875, François-Joseph avait quarante-cinq ans.

Il était remarquable, à distance, par sa tenue en uniforme. De près, il donnait l'impression d'une certaine bonhomie que démentait la dureté du regard. C'était un homme étroit, plein d'idées fausses et préconçues, mais qui avait reçu de sa for- mation et des traditions de la politique autrichienne quelques formules et manières qui lui permirent de

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surnager longtemps, avant d'être englouti dans le sang qu'il fit couler. Sous le décor du rang et des cérémonies, sous le vocabulaire des réceptions, au- diences, et discours, il y avait un être dépourvu de sensibilité. La nature, en le mettant au monde, l'avait privé de cœur. Il était empereur; il n'était pas homme. On eût dit un fonctionnaire automate, habillé en soldat

Dans le premier moment, il me fit grand effet, quand mon mari lui présenta la nouvelle princesse de Cobourg. Je m'attendais à des phrases aimables et distinguées auxquelles j'aurais bien du mal à répondre convenablement. Ce fut si banal que je fie savais plus, en sortant, ce qu'il m'avait dit. Il de- vait en être à peu près toujours ainsi, sauf dans une circonstance mémorable que je raconterai plus loin.

Jamais ne n'ai connu quelqu'un retenant de François-Joseph un mot qui valût la peine d'être rapporté. Sa conversation, dans le cercle impérial, était d'une froideur et d'une pauvreté déconcer- tantes. Il ne s'animait que pour les « potins ». Mais cela, c'était, surtout, du domaine de l'appartement de Mme S..., son refuge, son plaisir, son vrai « chez soi », il était <( Franz », ou « Joseph » en liberté.

J'ai vu les débuts de Mme S... au Burgtheater.

QUE j'ai VU TOMBES 107

Son influence, si jamais elle en a eu d'autre que de permettre à l'Empereur de s'évader près d'elle des insuffisances, mères des fatalités de sa vie, n'a été nuisible à personne.

Actrice du théâtre qui est la Comédie-Française de Vienne, jolie et de genre honnête, une Brohan, l'esprit en moins, elle plut au Souverain. Il lui fit un sort paisible et assuré, puis, un beau soir, l'intro- duisit tranquillement à la Cour l'Impératrice prit sans peine son parti de cette impériale hardiesse. Elle fut satisfaite de constater que François-Joseph, méthodique jusque dans ses passions, réduit jusque dans ses excès, choisissait une confidente de tout repos, qui ne prétendait qu'à tenir gentiment son emploi.

II. y a eu fort loin de Mme S. à Mme de Main- tenon. Il y a eu encore plus loin de François- Joseph à Louis XIV.

Physiquement, l'Empereur, si n'avaient été l'uni- forme et l'entourage, aurait pu être pris pour son premier maître d'hôtel. A bien l'observer, il n'avait rien que d'ordinaire.

On remarquait pourtant chez lui deux tics : à la moindre perplexité, il tapotait et caressait ses « cô- telettes ». A table, il se regardait fréquemment dans la lame de son couteau. Pour le reste, il man-

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geait, il buvait, il donnait, il marchait, il chassait, il parlait suivant des rites accordés avec les cir- constances, les heures, le temps, le calendrier, en conformité de règles bureaucratiques. Elle furent à peine troublées par quelques révolutions, diverses guerres et beaucoup d'infortunes. Il accueillit ces calamités du même front que la pluie lorsqu'il devait partir pour Ischl.

Quand son fils se tua, quand sa femme fut assas- sinée, il ne perdit pas un pouce de sa taille. Sa dé- marche resta aussi ferme, sa barbe aussi parfaite- ment disposée. Finies les cérémonies, il n'y eut rien de changé en Autriche. François-Joseph continua de parler sur le même ton de l'amour de ses peu- ples pour sa personne et de son amour pour eux.

Et, le soir, il fut chez Mme S.

Ce personnage sans relief, sans courage et sans équité, a fait le malheur de ma vie. A l'heure il aurait remplir vis-à-vis de moi son devoir de souverain et de chef de maison, il ne l'a pas rem- pli — par peur.

Si, en deux circonstances, je l'ai vu différent à propos de ce qui pouvait me toucher, ces circonstan- ces n'étaient pas décisives. On ne juge pas un homme sur le geste qu'il fait de vous soutenir quand vous descendez de voiture. On le juge si, dans un

que J'ai vu tomber 109

incendie, 3 ne recule pas devant les flammes pour vous sauver.

François-Joseph était incapable de se jeter au feu pour qui que ce fût. Il ne fallait attendre de lui aucune aide dans le danger. Il aurait craint d'abî- mer son uniforme ou de déformer ses favoris.

Ah! j'ai compris sans peine le désespoir de son fils et de sa femme, emportés vers les sommets, et qui, devant ce néant, ne songeaient qu'à le fuir.

L'Empereur avait un frère, l'archiduc qui fut le point de départ des haines de cour dont j'ai été victime. Cet homme a connu les rigueurs d'un exil déshonorant et il est mort déshonoré. Dieu l'a puni. J'ai vu sa droite atteindre le coupable initiateur des persécutions qui ont provoqué, renforcé, exas- péré la principale de celles dont j'ai eu à souffrir.

Pendant des années, il m'avait entourée d'hom- mages. Tout Vienne le savait L'Empereur, comme les autres, et mieux que les autres, car ces histoires étaient son pain quotidien. C'était pour lui une affaire d'Etat de savoir si l'archiduc Louis- Victor arriverait à ses fins.

Ce prince pouvait plaire. C'était une nature d'une certaine ardeur, que ses curiosités excessives de- vaient entraîner dans le scandale d'un châtiment public.

t!0 AUTOUR DES TRONES

Je recevais patiemment ses compliments et ses fleurs. On sait les exigences du monde. Les assi- duités d'un archiduc frère de l'Empereur se sup- portent en souriant. Le sourire aussi a été donné à la femme pour dissimuler sa pensée.

Malheureusement, Louis- Victor, jaloux des sentiments sérieux qu'un autre, qui n'était pas H Prince » m'inspirait, s'impatienta et, du jour au lendemain, objet de ses adulations, je devins celui de son aversion.

J'avoue que j'ai eu longtemps, pour l'ironie, un goût que je tenais du Roi. Il m'a valu bien des enne- mis. L'archiduc fut-il offensé de quelque mot un peu dur? Les blessures d'amour-propre sont celles qui s'enveniment le plus promptement. Toujours est-il que j'eus soudain, en lui, un adversaire déclaré. Il proclama qu'il me ferait quitter la Cour.

J'avais inspiré des jalousies. Qui n'en inspire? Ces jalousies se groupèrent autour de mon ancien admirateur. La cabale traditionnelle commença. L'indépendante que j'étais fut mise en joue par quelques bonnes âmes qui ne songèrent plus qu'à la massacrer avec l'aide du Don Juan repoussé.

Celui-ci ne fut pas long à composer la scène à faire.

On commençait alors à parler de l'attention que

QUE JVAÎ VU TOMBER 11 1

/accordais au galant homme qui a été le seul que, de ma vie entière, j'ai distingué de toute la force de ma confiance et de toute l'étendue de mon es- time. L'archiduc Louis- Victor alla raconter à son frère qu'il m'avait vue, de ses yeux vue, la nuit, dans un restaurant à la mode, en tête à tête avec un officier de uhlans.

Aussitôt, emportées par l'indignation d'un tel ou- bli de ce que je devais à mon rang, trois nobles Furies, que je ne veux pas nommer et qui avaient des droits singuliers à représenter la vertu sur la terre, firent connaître à Sa Majesté que, si j'étais priée au prochain bal de la Cour, elles me tour- neraient le dos en plein cercle impérial.

Ma sœur, informée de ce hourvari, me prévint et me questionna. Je n'eus aucune peine à décou- vrir d'où venait le complot et à démontrer mon innocence à Stéphanie.

Le soir que l'archiduc Victor indiquait, je n'étais pas sortie du Palais Cobourg. J'ajoute, pour ce chapitre de petite histoire, que je n'ai jamais, ja- mais, jamais pris place à une table de restaurant en tête à tête avec qui que ce soit. Lorsqu'il m'est arrivé d'assister à quoique dîner ou souper, en un lieu public, dans un salon réservé ou dans une salfc j ouverte à tout le monde, j'ai toujours été accompa-

ï 1 2 AUTOUR DES TRONES

gnée d'une ou plusieurs personnes de mon entou- rage.

Bien mieux, à l'heure qu'indiquait le calomnia- teur, j'étais avec le Prince mon mari et nous avions une de ces discussions, orage quotidien de notre existence. Le Prince était pour s'en souvenir. Au surplus, le personnel pouvait attester que je n'avais pas donné l'ordre d'atteler et que je n'avais point quitté le palais. Enfin, rien de plus simple que de confondre l'archiduc et ses vertueuses amies.

Ma sœur fut convaincue et, sans vouloir se pla- cer entre l'arbre et l'écorce, elle pensa que je ferais bien de parler à l'Empereur.

La cabale agissait vite. François-Joseph me de- vança en me faisant convoquer.

Je le vis dans l'appartement de Stéphanie. J'étais dans cet état de colère indignée que je n'ai jamais pu maîtriser, hélas! devant l'infamie.

Je remerciai d'abord le Souverain de son au- dience et lui dis, en me possédant difficilement, qu'il devait me défendre et prendre mon parti; que j'étais en butte aux attaques d'une misérable cabale et que c'était à lui d'y mettre fin en punissant les calomniateurs. Je lui demandais une enquête. Je l'attendais de sa justice.

On conçoit de reste mon discours.

QUL JAI VU TOMBER 113

Prévoyant mes paroles, il avait préparé sa ré- ponse selon une formule d'un des chefs de bureau de la Chancellerie impériale, qui le dressèrent dans son jeune âge. Elle fut celle-ci :

Madame, tout cela ne me regarde pas. Vous avez un mari. C'est son affaire. Je crois que, pour le moment, vous ferez bien de voyager et de ne pas paraître au prochain bal de la Cour.

Mais, Sire, je suis une victime. Vous faites de moi une coupable.

Madame, j'ai entendu mon frère, et quand Victor a parlé...

Il acheva d'un geste qui voulait être impérial et définitif.

Je n'étais pas femme, on le sait, à tenir bon contre tant d'iniquité. Je cachai mon mépris en prononçant :

L'avenir dira, Sire, lequel de nous a menti, de l'Archiduc ou de moi.

Je fis ma révérence dans toutes les règles, et l'Empereur sortit.

Revenue au palais de Cobourg, j'entrai chez mon mari et lui déclarai que j'attendais de son honneur que, pour déchirer la trame abominable ) 'étais prise, il envoyât ses témoins à l'archiduc Victor.

! 1 4 AUTOUR DES TRONES

Le Prince de Cobourg me répondit froidement que, si j'avais perdu la faveur impériale, il n'avait pas envie, lui, de la perdre en se battant avec un Archiduc, frère du Souverain.

Après l'empereur chevaleresque, je tombais sur un autre Galaor!

Ma furieuse insistance ne put rien obtenir, ou plutôt elle obtint tout le contraire de ce qu'elle cherchait : le Prince ne voulut plus se rappeler que j'étais au Palais, le soir désigné par le calomniateur. Il déclara qu'il ne le contredirait aucunement!

Ce fut la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Dès cette heure, ma résolution fut prise : je ne res- terais plus avec le mari qui m'abandonnait. J'écou- terais la voix qui m'avait dit : « Vous vous per^ dez, Madame, dans le monde vous vivez. Il est lâche et pervers. »

Cependant, l'instinct de la famille fut plus fort que ma colère.

Je dis au Prince :

Nous devons nous séparer et reprendre cha- cun notre liberté. Mais nous avons des enfants. Evi- tons un éclat. Voyageons une année. Si, au bout de cette année nous n'avons pas trouvé une nouvelle de vie commune, nous nous quitterons. Vous irez de votre côté, moi du mien. »

QUE J*AI vu tomber 115

Je venais de prononcer les paroles qui, dans l'es- prit d'un homme tel que le Prince de Cobourg étaient les plus terribles qu'il pût appréhender. La perspective d'une séparatioin ou d'un divorce annonçait la possibilité du passage des millions du Roi en d'autres mains que celles du père de mes enfants. Et cela, jamais!... J'en saurais quelque chose. Je le sus, en effet.

Puisque je montre le fond du drame, je dois expliquer les raisons secondes de l'incroyable atti- tude de François-Joseph. Elles touchent à la poli- tique, et je ne voudrais m'attarder sur aucune, la sienne moins qu'une autre. Cependant, j'écris pour essayer d'ajouter quelques traits à l'Histoire de ce temps aussi bien que pour me défendre.

François-Joseph refusa de me secourir et, du premier coup, m'abandonna, laissant mon mari libre d'agir à sa guise, parce qu'il avait à le ménager. Le Prince de Cobourg savait le secret de Mayerling et de la fin désespérée de Rodolphe. En outre, If Prince avait un frère, Ferdinand, placé à l'avant- garde du Nach Osten, en Bulgarie. Les Cobourg étaient une puissance. François-Joseph pliait devant elle. De deux maux, il choisissait le moindre, du point de vue de ses calculs, et c'est moi qu'il sacrifiait.

116 AUTOUR DES TRONES

Je ne l'ai vu, je. l'ai dit, en meilleure attitude que deux fois, dans tout cela. Le jour je lui demandai le changement d'un gentilhomme de la Cour, attaché à ma personne et à celle de mon mari, et qui faisait cause commune avec l'Archiduc Victor, il me l'accorda sur-le-champ.

Plus tard, lorsque je suis entrée dans la voie d'une vie nouvelle, en vivant enfin d'un idéal supé- rieur, au mépris des plus sinistres épreuves et des plus affreuses calomnies, il est advenu que le Prince de Cobourg s'est vu en face d'un homme d'honneur prêt à lui rendre raison. Mon mari avait l'air de le dédaigner. L'Empereur s'est rappelé que l'uniforme de soldat était autre chose qu'un vêtement de pa- rade. Il prescrivit au Prince de Cobourg de se battre. Il se battit.

Ce fut, je crois, la seule victoire militaire rempor- tée par François-Joseph sur quelqu'un, et, pour le Prince, général autrichien, le seul combat il ait jamais donné de sa personne.

♦*

J'ai songé souvent que la Providence fit une grande grâce à l'Impératrice en ne la laissant pas

QUE j'ai vu tomber 117

ieillir, rivée au boulet qui entraînait l'Empire dans es profondeurs de la bêtise et de la férocité humaines.

Dirai-je que ma pensée va vers elle comme une prière? Ce fut aussi une martyre. Elle vient immé- diatement après la Reine dans mes méditations quotidiennes.

La différence d'âge et de rang me tint, à mon vif regret, plus loin d'elle que je ne l'aurais voulu. Au moment j'aurais pu l'approcher mieux, je me débattais dans ma vie princière, prise entre mes aspirations vers un idéal de salut et les vanités du monde. Si elle était l'Impératrice sereine, je parais- sais une princesse tourmentée. J'avais cependant quelque chose de commun avec elle : l'amour de la nature et de la liberté et le goût de Henri Heine.

Sans avoir fait de cet écrivain ce que j'ai fait de Goethe, la pensée par laquelle j'essaie de vivifier la mienne, j'ai eu de bonne heure, puis de plus en plus, en vieillissant, la connaissance et l'admiration du poète, philosophe fantaisiste et inspiré, Musse l de Prusse et de Judée qui est, par excellence l'homme d'esprit européen. Précurseur étonna Heine avait pris de la France et lui avait apr

nsemble de dons desquels le mélange promet une race d'hommes affranchis des frontières, et mus

118 AUTOUR DES TRONES

par un même goût de l'éternelle beauté. Annonce de rapprochements que l'avenir verra peut-être.

Qu'il fût Juif, c'est possible. Les Apôtres aussi ! Et je comprends le culte de l'Impératrice allant le voir à Hambourg, restant après sa mort en rela- tions avec sa sœur et lui érigeant un monument à Corfou.

Rodolphe disait de sa mère : « C'est un philoso-

>he sur le trône. » C'était vraiment un grand esprit. Le jour j'eus l'honneur d'être reçue en par- ticulier, pour la première fois, par l'Impératrice, fut pour moi un jour sensationnel. Je savais qu'elle ne portait que du blanc, du noir, du gris et du violet. J'ai toujours composé mes toilettes sans le secours du couturier et, si j'en crois les flatteries de la rue de la Paix, j'ai su m'habiller, après quelques années de tâtonnements. J'avoue qu'alors, si hardie que je fusse devenue en pareille matière, je pris mon temps pour me décider. Enfin, j'optai en faveur

l'une robe d'un violet de violette, garnie de grèbe, avec un petit chapeau-toque, comme on en portait

lors, tout en velours, heureusement arrangé. Je dirai sans fard qu'il me revint que ma toi-

ette avait été remarquée favorablement.

L'Impératrice fut toute de charme. Elle me p de la Reine comme d'une araie présente à son aflec-

QUE j'ai vu tomber 119

tion, en termes simples et choisis à la fois. C'était sa façon de parler sur toutes choses. Rien que de bon, de supérieur et de naturel en même temps ne tom- bait de ses lèvres qui s'entr' ouvraient à peine pour laisser passer des mots nettement prononcés, mais bas, et purs cependant. C'était une voix d'âme : un cristal étouffé, mais un cristal.

Jamais je n'ai revu un sourire pareil au sien. Il mettait le ciel sur son yisage. Il enchantait et il troublait, tant il était à la fois doux et profond.

Elle était belle d'une beauté de l'Au-delà, avec quelque chose d'immatériel dans la pureté des traits et des lignes du corps. Personne ne marchait comme elle. On n'apercevait pas le mouvement des jambes. Elle s'avançait en glissant; elle semblait planer à ras de terre. J'ai lu souvent de quelque femme célèbre et adorée qu'elle était (( d'une grâce ini- mitable ». L'Impératrice Elisabeth avait vraiment cette inimitable grâce, et ses grands yeux bruns, tellement ils apaisaient et parlaient un noble lan- gage, semblaient exprimer les vertus théologales : la Foi, l'Espérance et la Charité.

La Bavière qui l'avait vue naître, a gardé intacts, au cours des âges, des éléments de la race celtique établis jusqu'au Danube. L'Allemagne du Sud a de ce vieux sang européen en abondance.

120 AUTOUR DES TRONES

L'Impératrice avait les caractéristiques de la beauté celte la plus raffinée. Elle n'était pas ger- manique, du moins comme au delà du centre de l'Empire, en tirant vers le Nord. Elle exprimait à la perfection, moralement et physiquement, tout ce qui sépare et continuera de séparer Munich et Vienne de Berlin.

Les souvenirs se pressent en foule, quand je reviens par la pensée à la Hofburg. Il faut choisir.

Je songe à l'archiduc Jean, qui devint Jean Orth, du nom d'un des châteaux de Marie-Thérèse sur le Danube, séjour préféré de cet esprit étrange.

Comme Rodolphe, avec lequel il s'entendait fort bien en certaines choses, il étouffait à la cour. Il m'a dit de lui et de moi une fois :

Nous ne sommes pas faits et toi non plus, d'ailleurs pour vivre ici.

Il m'intéressait, mais je n'aimais pas son esprit sarcastique. Il n'avait pas la hauteur de pensées et de vues de Rodolphe. Lorsqu'il disparut, je tins pour sa survivance quelque part, en secret, et la possibilité d'une réapparition. J'ai lu, cette année,

QUE j'ai vu tomber 121

dans les journaux, qu'un personnage énigmatique, qui pouvait être l'archiduc Jean, était mort à Rome où, depuis vingt ans, il vivait caché. Rome, en effet, attire les âmes solitaires et désabusées du monde. Si cet inconnu fut Jean Orth, il put, à loisir, y méditer sur la grandeur et la décadence des empires.

Je laisserai cette ombre à son mystère, et parlerai de deux autres disparus plus rapprochés de nous et des problèmes actuels.

Ce disant, je revois le bal François-Ferdinand d'Esté montra, par son empressement pour la Com- tesse Chotek, ce qui devait arriver : il l'aimait et elle l'aimait. Ils s'épousèrent. Ce fut un événement considérable.

La Comtesse était d'une habile intelligence, et ne déplaisait pas à l'Empereur. Elle sut ne pas effrayer cet esprit borné. Son rôle dans les prin- cipaux événements politiques de l'Europe Centrale, du jour la mort de Rodolphe lui permit de rêver un trône, fût-ce simplement celui de Hongrie, ne laissa pas que d'être plus important qu'on ne l'ima- gine ordinairement.

Il m'est revenu plus d'une fois que si la France avait su et pu avoir une politique autrichienne, elle aurait trouvé, dans la Comtesse Chotek, élevée au

122 AUTOUR DES TRONES

rang de Duchesse de Hohenberg, des idées diffé- rentes de celles de Berlin.

Malheureusement, la France commit la faute, et qu'elle m'excuse d'oser le dire en passant de séparer la politique de la religion, et d'oublier que la religion est la première des politiques. Elle se lia elle-même les mains, se mit un bandeau sur les yeux, et voulut ainsi avancer en Europe. Il y avait bien peu de chances pour elle d'arriver au Danube, qui est la plus importante des routes euro- péennes.

J'ai su combien le Roi, à Bruxelles, déplorait l'aveuglement de la France, et ce qu'il dit, à ce sujet, à plus d'un Français distingué. Le Roi pro- fessait que l'inconvénient des gouvernements démo- cratiques est qu'ils ont à faire de nombreuses écoles avant de posséder le petit nombre de principes qui, au fond, sont tout le secret du gouvernement des hommes et des peuples. Le principe religieux n'est pas le dernier.

Dans un pays les hommes d'Etat, jadis abon- dants, avaient fini par disparaître dans une sottise corruptrice, tueuse de caractères et de convictions, la comtesse Chotek, femme de solides croyances, avait une tête politique.

Elle fit Ferdinand d'Esté ce qu'il était devenu :

QUE j'ai vu tomber 123

capable d'énergie. Son défaut et celui de son mari fut, par crainte de révéler de la faiblesse, de ne pas savoir montrer de la bonté. L'Archiduc héritier et sa femme étaient d'un strict, dans la dé- fense de leurs biens, sur leurs terres et dans leurs palais, qui les fit taxer d'âpreté.

Il faut peu de chose pour que l'inimitié latente contre les héritiers de la couronne, dans un Etat naturellement divisé, puisse promptement s'aggra- ver. Des rivalités, des jalousies, des inquiétudes se chargent d'y ajouter. Certaines minuties et rigueurs de François-Ferdinand et de la duchesse de Hohenberg furent perfidement exploitées contre eux. Le jour de leur mort étant décidé, le terrain se trouva préparé, les instruments assurés.

Mais, ici, j'effleure des choses d'hier et terri- bles, dont le recul n'est pas suffisant pour qu'il soit permis d'en parler.

L'Archiduc héritier et sa femme avaient contre eux une puissante camarilla. Ils ne manquaient pas de partisans, et pouvaient opposer cabale à cabale, mais leurs adversaires, presque tous masqués, ser- vaient des desseins extérieurs à la monarchie.

Ce n'est pas le lieu et l'heure d'aborder la bataille d'influences dont Vienne était le champ alors. Ce sera l'œuvre, plus tard, de quelque péné-

124 AUTOUR DÉSf TRONES

trant et impartial génie qui sera, peut-être, en situa- tion d'éclairer les dessous de la cour d'Autriche, dans les dix ou quinze années d'avant 1914. Il fera connaître un des plus formidables combats d'inté- rêts et d'amours-propres que l'Histoire ait jamais enregistrés.

A la cour de Vienne, il n'y avait pas qu'une camarilla, c'est-à-dire un groupe plus ou moins étendu d'ambitions associées autour du souverain, gardant les avenues, et manœuvrant le prince au mieux de leurs haines et avidités. Au fur et à mesure que le vieil empereur était de plus en plus un figurant, les anciens favoris se voyaient combat- tus par de nouveaux, près de la puissance naissante. Cette puissance, pour les petites raisons que l'on sait, pour d'autres, plus grandes, qui tenaient au mariage morganatique de François-Ferdinand, au catholicisme ardent de la duchesse de Hohenberg, à son caractère et à ses rêves pour ses enfants, avait des ennemis à l'intérieur et à l'extérieur.

Il en résultait une troisième camarilla, la plus secrète et la plus redoutable, car, dans une cour les individus se combattaient par clans, elle com- battait indistinctement tout le monde ; elle ne trahis- sait pas tel ou tel, mais bien la patrie entière.

IX

Ma sœur Stéphanie épouse l'Archiduc Rodolphe. Il meurt a Mayerling.

En 1880, ma sœur cadette coulait des jours heureux à Bruxelles. Ses dix-huit ans étaient d'une beauté rayonnante. Sans savoir encore quel per- sonnage elle épouserait, elle était portée à penser qu'elle s'établirait mieux que sa sœur aînée.

Le Roi n'avait jamais été enthousiaste du prince de Cobourg. Il ambitionnait davantage pour moi. Mais la Reine avait souhaité ce mariage. J'ai ré- sumé ses raisons.

Pour se revancher, le Roi entendait que Sté- phanie eût un trône. Il avait pensé à Rodolphe de Habsbourg, et la Reine autant que lui. Projet hardi. Pour honorable que fût la Maison Royale

126 AUTOUR DES TRONES

de Belgique, elle était loin de la grandeur de celle d'Autriche.

Je ne fus pas étrangère, comme je l'expliquerai

tout à l'heure, à un mariage qui s'annonça sous les

éblouissants auspices et aboutit, en peu d'an-

sy à une épouvantable catastrophe.

C'est bien plus cette chute qui intéresse l'His- toire que le détail de l'union de Rodolphe de Habsbourg et de Stéphanie de Belgique. J'irai donc droit au but, en montrant Rodolphe à la veille de sa mort.

Rodolphe avait trente ans. Il eût pu s'appeler le Bien-Aimé. La plus belle cour était à ses pieds ; la plus belle ville du monde après Pari? était comme une demeure tout lui aurait appartenu. Les peuples de la monarchie ne formaient pour lui qu'un peuple qui plaçait ses espérances en son ave- nir. Il avait une épouse que chacun proclamait en- viable; une fille qu'il comblait de caresses; une mère très noble et très bonne, pour laquelle il pro- fessait un culte ; un père, enfin, dont le trône impo- sant devait lui revenir; et Rodolphe, malheureux, voulait mourir.

Finissons-en une bonne fois avec les légendes, si tant est qu'il soit possible d'en finir, ici-bas, avec Je mensonge :

QUE J"AI VU TOMBER 1 ?J

Rodolphe de Habsbourg s'est tué.

La preuve manque, a-t-on dit.

On se trompe. Elle existe. Je l'indiquerai tout à l'heure.

L'histoire de la liaison qui le mena au tombeau a été souvent contée. Je me bornerai à quelques traits inédits ou peu connus.

Il y eut, dans l'amour de l'Archiduc héritier pour Mary Vescera, une sombre fatalité ou une sinistre influence...

Peu de temps avant que je me décide à rédi- ger ces pages, un jour, après avoir rangé des pa- piers qui, justement, me ramenaient à l'époque j'étais la confidente et l'amie de Rodolphe, je suis sortie dans Vienne.

Au détour d'une rue encombrée, j'ai aperçu, de ma voiture qui allait lentement, une vieille femme, dans un costume sombre et d'une poignante révé- lation. Comme écrasée par des calamités multi- ples, courbée vers le sol sous le poids d'un acca- blant fardeau, elle s'avançait obliquement, rasant les murs, avec quelque chose de morne et d'épou- vanté dans un visage ravagé de sillons tragiques.

En cette apparition funeste, j'ai cru reconnaî- tre ia mère de la Vescera.

Qu'était-elle devenue, la femme parée que j'en-

?8 AUTOUR DES TRONES

trevis, accompagnant sa fille, alors dans l'épanouis- sement de son affolant prestige?

Je n'ai qu'à fermer les yeux pour revoir aussi cette Mary Vescera, superbe, à une soirée chez le Prince de Reuss, ambassadeur d'Allemagne, der- nière et sensationnelle apparition, dans la société viennoise, de celle qui allait être l'héroïne de la « sanglante énigme » de Mayerling.

Bien simple énigme, du reste. Encore fallait-il être placé pour voir et pour savoir. Et cela sera toujours difficile aux journalistes, improvisateurs des versions tendancieuses de « l'Actualité », cette ennemis de l'Histoire. Chacun d'eux conti- nuera d'y remédier de sa place, par des imagina- tions ou des aperçus qui varient selon le point de vue. Si, après cela, la vérité est longue à venir, ce n'est pas extraordinaire. L'étonnant de la Presse n'est pas qu'elle abonde en fausses nouvelles, c'est que, parfois, elle en donne de vraies.

Je venais d'arriver à l'Ambassade. Le prince de Reuss me quitta pour aller au-devant de ma sœur et de son mari, qui faisaient une entrée de souve- rains.

Rodolphe m'aperçut, et, laissant Stéphanie^ vint à moi directement.

QUE j'ai vu tomber 129

Elle est là-bas, me dit-il sans préambule. Ah! si quelqu'un pouvait m'en délivrer!

Elle, c'était sa maîtresse au masque ardent. J'eus un regard vers la séductrice. Deux yeux brû- lants nous fixaient. Un mot suffit à la dépeindre une sultane impérieuse, et qui ne craint aucune favorite, tellement sa beauté pleine et triomphante, son œil noir et profond, son profil de camée, sa gorge de déesse, toute sa grâce sensuelle, sont sûrs de leur pouvoir.

Elle avait pris totalement Rodolphe et voulait qu'il l'épousât! Leur liaison durait depuis trois ans.

La famille d'où sortait Mary Vescera était d'origine grecque, famille bourgeoise avec quel- ques attaches de noblesse. Nombreuse et peu for- tunée, elle bâtissait tout un avenir sur la faveur du prince héritier. Seule ne s'en souciait pas, peut-être, une sœur de l'idole, qui n'avait point la beauté physique en partage. Son mérite était d'un ordre moins périssable. Quand le drame de Mayerling emporta Rodolphe et son amante, la sœur de la morte disparut dans un couvent.

A la soirée du prince de Reuss, je fus frappée de Ténervement de mon beau-frère. C'était au début de la seconde quinzaine de janvier 1 889. Je crus bon d'essayer de le calmer en lui disant, de la

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130 AUTOUR DES TRONES

Vescera, us mot qui ne devait pas lui déplaire, et j'observai simplement :

Elle est bien belle!

Puis je regardai ma soeur, autrement belle et royalement parée, qui faisait son cercle... Mon cœur se serra. Tous trois étaient malheureux!

Rodolphe s'était éloigné sans me répondre. Un moment après, il revint et murmura :

Je ne peux plus m'en détacher!

Pars, dis-je alors, va en Egypte, aux Indes, en Australie. Voyage. Si tu es malade d'amour, tu te guériras.

Il eut comme un imperceptible haussement d'épaules et ne me parla plus de la soirée. Triste soirée! Une atmosphère de malaise pesait sur la brillante assistance. Je fus, pour ma part, si impres- sionnée, que, rentrée chez moi, je ne pus, de la nuit, trouver le sommeil.

J'avais suivi, pour ainsi dire, pas à pas le déve- loppement de la passion de Rodolphe.

Dès mon arrivée à la cour, l'Archiduc m'avait plu et il me témoignait de l'amitié. Nous étions presque du même âge. J'ose dire que, par bien des côtés, nous nous ressemblions. Nos idées étaient les mêmes sur beaucoup de points. Rodolphe fut

QUE j"ai vu tomber 131

confiant avec moi, et je sentis bientôt dans sa con- fiance quelque chose de plus.

Cela m'arrivait trop souvent, de divers côtés, depuis que j'étais à Vienne, pour que je ne fusse pas en garde. Mais Dieu sait qu'alors, j'eus quelque mérite à dire au prince, dans la cordialité du tutoie- ment d'usage dans les familles royales et princières que régit l'esprit patriarcal allemand :

Marie-toi... J'ai une sœur qui me ressem- ble. Epouse-la!

Une première fois, il s'en fut en me répondant :

J'aime mieux Middzi!

C'était une jolie fille, type parfait de la Vien- noise, cette Parisienne de l'Est européen. Il en eut deux enfants.

Cependant, la sagesse l'emporta et, peut-être aussi mon influence, sans compter que, jeune mère, et puisant dans la maternité le courage de supporter bien des choses qui, plus tard, aggravées, ne furent plus supportables, je n'étais encore ni « démente, ni prodigue, ni capable de toutes les duplicités », au dire de mes persécuteurs.

Bien au contraire, longtemps mes qualités et mes vertus ont été exaltées par des gens qui devaient ensuite me couvrir d'opprobre. A cette époque, ma sœur cadette parut devoir être une réplique heu-

132 AUTOUR DES TRONES

reuse de ce que j'étais, et Rodolphe prit le train pour Bruxelles. Stéphanie devint la seconde digni- taire de l' Autriche-Hongrie, la future impératrice de la Double Monarchie.

L'Archiduc n'eut pas de peine à lui plaire. Il avait plus que la beauté : la séduction. De taille moyenne, bien proportionné, il cachait beaucoup de résistance sous une apparence frêle. Il faisait songer à un pur-sang : il en avait le fond, l'aspect léger et les caprices. Sa force nerveuse égalait sa sensibilité. Sur son visage au teint mat se reflétaient ses sentiments. Son œil, dont l'iris brun et brillant se colorait par moment de teintes diverses, semblait changer de forme en changeant d'expression. Il passait promptement de la caresse à la colère, et de la colère à la caresse. Il était troublant; il révélait une âme prenante, diverse et raffinée. Le sourire de Rodolphe faisait peut-être encore plus d'impres- sion. C'était le sourire de sphinx angélique, parti- culier à l'impératrice, avec, en plus, une façon de parler, de se donner, de capter qui faisait l'effet d'extérioriser, de livrer la personne mystérieuse de Rodolphe à son interlocuteur, flatté de posséder cet être rare et prestigieux.

Très lettré, très ouvert au mouvement des idées, i'Archiduc recherchait la société des artistes et des

QUE j'ai vu tomber 133

«avants. Il se plaisait en compagnie d'hommes comme ces peintres supérieurs Canon et Angeli, et Téminent physiologue professeur Billroth.

Qu'on n'attende pas de moi, à présent, un por- trait de ma sœur. Il m'est bien difficile de m'at- tarder sur elle, en détails laudatifs, puisque j'ai dit qu'elle me ressemblait. Je dirai seulement : en mieux, physiquement.

Rodolphe et Stéphanie formaient un couple eiv apparence bien assorti. Leur fille, Elisabeth, au- jourd'hui Princesse de Windischgraetz, doit à la fortune dont elle a hérité de son grand-père, l'Em- pereur François-Joseph, une indépendance maté- rielle qui, jointe à son indépendance morale, a fait d'elle une jeune femme très en vue.

Après sa naissance, ma sœur, au lendemain des relevailles, eut l'idée de voyager. Elle avait besoin de se remettre, en allant à la mer. Elle se rendit à Jersey et y séjourna longuement

Rodolphe fut contrarié de son départ II s'y était opposé en disant qu'il fallait qu'elle restât près de lui qui, retenu par ses obligations de prince héritier, ne pouvait l'accompagner.

Mais nous sommes d'une famille où, lorsque nous avons décidé quelque chose, il est bien difficile de nous faire revenir sur notre détermination.

134 AUTOUR DES TRONES

Stéphanie s'en fut. Elle ne songea pas qu'une jeune femme doit rester le plus possible près de son jeune mari, surtout quand il est l'homme le plus exposé de la cour de Vienne aux tentations.

Rodolphe, un peu plus tard, eut un chagrin autrement vif que la contrariété d'une absence qui, en somme, pouvait s'excuser, à la condition de n'être pas aussi prolongée qu'elle le fut.

L'Archiduchesse héritière de la Couronne tomba malade. Lorsqu'elle sortit des mains des chirur- giens qui eurent à lui prodiguer leurs soins, Rodol- phe apprit qu'il aurait peu de chances, désormais, de voir s'accroître le nombre de ses enfants légi- times.

Le coup fut rude. De ce jour, îl commença à s'étourdir. Il était porté à s'oublier au cours des beuveries, des parties de chasse et autres. Ce pen- chant s'accentua. Ce fut à ce moment que la Ves- cera se trouva sur son chemin.

La première fois que je fus fixée sur sa beauté, je faillis perdre contenance, mise dans une situa- tion imprévue et délicate, qui me fit appréhender 1 excès de la passion dans une nature telle que celle de Rodolphe.

Il y avait un dîner au palais de Cobourg. L'Ai*»

/Al VU TOMBE* 135

chïduc héritier était, selon «on rang, à ma droite, et ma sœur en face de moi.

On parlait beaucoup, dans Vienne, de la liaison de Rodolphe et de la Vescera. Stéphanie, quoi- que silencieuse là-dessus, par dignité de caractère, devait souffrir. Je n'avais pas craint de dire à Rodolphe, aussi doucement que possible, mon opi- nion sur ce sujet difficile, et j'avais exprimé l'espoir que les racontars exagéraient. Je voulais penser qu'il ne s'agissait que d'un caprice. Et voilà qu'à table, les valets derrière nous, les convives attentifs à nos moindres gestes, et, premièrement, ma sœur et mon mari, Rodolphe s'avisa de me montrer, dans sa main, cachée par le couvert et ses ornements propices, un portrait de femme en miniature, dissi- mulé dans quelque chose qui me parut être un porte-cigarettes,

C'est Mary, dit-il. Comment la trouves-tu?

Je n'eus d'autre ressource que de sembler n'avoir ni vu, ni entendu et, par-dessus la table, d'adresser la parole à ma sœur.

Mais, ainsi débridé, que ne ferait pas Rodol- phe? On ne fut pas long à le voir.

Mon beau-frère est mort le 30 janvier 1889, entre six et sept heures du matin. Trois ou quatre jours auparavant, dans la matinée chose bien

136 AUTOUR DES TRONES

rare ma sœur vint chez moi. Fatiguée, j'étais encore au lit. Stéphanie était inquiète, agitée.

Rodolphe, dit-elle, va partir pour Mayer- ling et y rester quelques jours. Il n'y sera pas seul. Que faire?

Je me redressai sur mes oreillers, saisie d'un pres- sentiment sinistre. Les paroles de l'Archiduc à la soirée du Prince de Reuss étaient encore dans mes oreilles.

Pour l'amour de Dieu! m'écriai-je, ne le laisse pas partir seul. Va avec lui.

Mais était-ce possible? Hélas! il en fut autre- ment. Je ne devais revoir ma sœur que veuve et mon beau-frère, inerte, sur son lit de parade, le visage exsangue, entouré d'un bandeau blanc...

Le 28, dans l'après-midi, je faisais une pro- menade au Prater, seule avec ma dame d'honneur. C'était un beau jour d'hiver, et le soleil oriental semblait s'attarder à Vienne. J'avais fait mettre ma voiture au pas pour goûter la clémence du ciel, mieux regarder les équipages et les cavaliers, et recevoir et rendre les saluts.

Dans la Hauptallec, j'aperçus avec étonne- ment Rodolphe sans suite, à pied, et qui causait d'une manière animée, avec cette comtesse L..., qui a beaucoup fait parler d'elle, publié bien des

QUE j'ai vu tomber 137

choses, et dont le rôle, près de Rodolphe, fut tel qu'il ne me convient pas de l'apprécier.

L'Archiduc vit ma voiture. Il me fit signe d'ar- rêter et vint au marchepied.

Il allait me parler pour la dernière fois!

Je me suis demandé bien souvent pourquoi ses paroles banales, en somme, me causèrent un trou- ble indéfinissable. Leur son est resté en moi, et je n'ai jamais oublié le singulier regard qui les accom- pagnait. Rodolphe était pâle, fiévreux, à bout de nerfs.

Je pars tantôt pour Mayerling, prononça- t— il- Dis au « gros » de ne pas venir ce soir, mais seulement après-demain matin.

Le « gros », révérence parler, c'était mon mari. Le prince de Cobourg comptait parmi les plus fidèles compagnons de Rodolphe dans ses parties de chasse et de plaisir.

Je voulus retenir un instant mon beau-frère, essayer de le faire causer davantage. Je deman- dai :

Quand viendras-tu me voir? Il y a long- temps que m n'es venu.

Il répondit étrangement :

A quoi bon?

138 AUTOUR DES TRONES

*♦

Rodolphe allait rester du 28 au soir au 30 au matin à Mayerling, en tête à tête avec sa maî- tresse. Quand ses invités habituels, ajournés de 36 heures, pour la chasse qui devait commencer à 8 heures, arrivèrent, la réunion était comme un de ces banquets la Mort a été priée par la volonté du Prince, ainsi qu'au temps de Néron ou de Tibère.

Le condamné, ici, c'était le Prince lui-même, et il entraînait dans l'abîme l'amante impérieuse qui l'y avait poussé.

On les trouva morts dans leur chambre. Spec- tacle affreux, et que virent, les premiers, le Comte Hoyoz, puis le Prince de Cobourg.

Si la Vescera fut une dominatrice,

Et Vénus tout entière à sa proie attachée, Rodolphe, par un sursaut de désespoir et de rage, ne lui pardonna pas de l'avoir mis dans une situa- tion impossible qu'il ne se pardonnait pas non plus. Au matin d'une énervante orgie, ils moururent tous les deux. Ce fut le temps d'un éclair.

Il ne pouvait continuer à avoir deux ménages. Impétueux et asservi, il ne supportait plus une

QUE j'ai VU TOMBER 139

liaison qui le paralysait et que, cependant, il ne pouvait rompre, tant elle tenait à son corps par des fibres multiples.

Les romanciers ont souvent dépeint cette situa- tion affreuse de l'esclavage de la matière, et de la protestation éperdue de l'esprit qui ne peut s'évader que dans la mort.

Rodolphe, à trente ans, désespérait de tout. Il était excédé de vivre dans l'atmosphère d'une cour il étouffait. Sa mort volontaire eut diverses causes dont les principales furent celles-ci :

D'abord, l'amer regret d'un mariage qui ne lui donnait pas ce qu'il en avait attendu, par la quasi- certitude de rester sans héritier; l'impossibilité de réaliser le vœu de le rompre, vœu impie aux yeux de ses proches, du Saint-Siège et de la catholicité; enfin, la vision précise des chances de longue vie de l'Empereur, être insensible et qui s'embaumait, tout vivant, de soins égoïstes et minutieux.

J'ai entendu Rodolphe me dire bien des fois :

Jamais je ne régnerai! Jamais il ne me lais- sera régner....

Et s'il avait régné...?

Ah! s'il avait régné!

J'ai connu ses projets et ses vues. Je n'en dirai que ceci : rien ne l'effrayait des idées modernes.

140 AUTOUR DES TRONES

Les plus hardies l'auraient trouvé adapté. Il avait, de lui-même', brisé dans ses résolutions l'appareil désuet de la monarchie austro-hongroise. Mais comme les pièces d'une invisible armure tenues par des chaînes extensibles, les contraintes, les formu- les, les conceptions archaïques, les ignorances du parti pris et de l'erreur, tout ce dont il avait voulu, il voulait s'échapper, se resserrait autour de lui. Sa vie était un combat perpétuel contre une cour usée, finie, aveugle, corrompue, dont les mœurs avaient asservi son corps sans enchaîner son intelligence.

Il fallait qu'il succombât ou qu'il régnât à temps pour triompher, jeter bas l'armure de Nessus, ouvrir les fenêtres, renverser la muraille de Chine, chasser à coups de fouet la camarilla.

Mais la monarchie austro-hongroise devait périr, plutôt que se transformer. Il fut envoyé dans la mort en courrier.

La sinistre nouvelle parvint à Vienne dan? la matinée du 30. Ce fut un affolement général.

L'après-midi, un aide de camp de l'Empereur vint, de sa part, s'informer près de moi

J'étais presque hors d'état de me teniT et de parler. On était venu me dire, à la première heure, que le prince de Cobourg avait assassiné mon beau-frère !

que J'ai vu tomber 141

Il s'était trouve de bonnes âmes, dan» Vienne et à la Cour, pour ne pas admettre que l'affection de Rodolphe fût pour moi fraternelle.

Ah! si l'on savait à quelles ignominies de la jalousie et de la méchanceté, plus on monte, plus on est exposé!

Le Prince héritier disparaissant, les imaginations et les vilenies se donnaient libre carrière!

Je répondis à l'aide de camp que je ne savais rien, sauf le bruit de la fin sinistre de Rodolphe et de la Vescera, et que mon mari, paru' le matin même vers 6 heures, pour la chasse, à Mayerling, n'était pas rentré.

Entre temps, j'avais reçu une dame d'honneur de Stéphanie, qui me faisait prévenir de la catas- trophe.

Me dominant, je me fis conduire à la Hofburg, près de ma sœur.

Je la trouvai, blême et muette, tenant en main une lettre dont le secret, aujourd'hui, est à l'Histoire.

Cette lettre, on venait de la découvrir dans le bureau particulier de Rodolphe, à l'adresse de Stéphanie. Elle annonçait sa mort

Tout était résolu, quand mon beau-frère me

142 AUTOUR DES TRONES

pariait au Prater. La lettre débutait ainsi : « Je prends congé de la vie... »

C'était trop pour moi de lire cela. Les mots se brouillaient sous mes larmes.

« Sois heureuse à ta façon », disait-il à sa femme.

Et sa recommandation ultime était pour leur enfant : « Prends bien soin de ta fille. C'est ce qui m'est le plus cher. Je te laisse ce devoir. »

Malheureuse enfant, qui n'a pas eu de père, je l'ai plainte bien souvent, et je la plains plus que jamais. Elle ne sait pas ce qu'elle a perdu.

Le Prince de Cobourg ne revint au palais que dans la nuit du 31, après de longues heures pas- sées chez l'Empereur. Il entra chez moi. Le désor- dre de ses traits et la fébrilité de ses paroles disaient quelles émotions il venait de traverser. Je le pressai de me donner des détails.

C'est horrible! horrible! ce que j'ai vu là- bas, prononça-t-il. Mais je ne puis, je ne dois rien dire, sinon qu'ils sont morts tous deux.

Il avait prêté serment de se taire entre les mains de l'Empereur, de même que les autres amis de Rodolphe, venus pour chasser à Mayerling. Le secret fut bien gardé. Les quelques gens de service

QUE j'ai vu tomber 143

qui auraient pu parler eurent aussi de fortes rai- sons de ne rien dévoiler.

Quand je me rendis près de l'Impératrice, sur son appel, je fus en face d'une statue de marbre couverte d'un voile noir.

Je ressentais une émotion si forte que j'avais peine à marcher.

Je baisai passionnément la main qu'elle me ten- dit, et, de sa voix brisée de mère au Calvaire, elle murmura :

Tu pleures avec moi, n'est-ce pas?... Oui, je sais que tu l'aimais bien!

Oh ! l'infortunée, eiie adorait son fils. Il lui fai- sait supporter l'ennui de cendre grise que dégageait son père, si mesquin, près d'elle, si grande. Rodol- phe ravi à sa tendresse et à l'œuvre impériale, elle allait fuir, elle aussi, cette cour désormais sans avenir pour elle, et rencontrer la mort On sait de quel coup subit et cruel elle mourut, innocente vic- time des fautes de son rang.

J'ai vu, je vois, dans les drames successifs de la fin de la Maison d'Autriche, un châtiment céleste. Un pareil enchaînement de fatalités sanglantes, qui nous ramène aux tragédies de Sophocle ou d'Euripide, n'est pas le simple jeu du hasard. La justice des dieux fut toujours celle de Dieu. La

!44 AUTOUR DES TRONES

cour de Vienne devait périr, terriblement frappée. Elle avait tout trahi et, d'abord, ses traditions, car il n'y restait rien de haut, même dans l'intrigue. Ce n'était plus qu'une basse cuisine de valets de Ber- lin. Et, lorsque François-Joseph, au fameux Con- grès Eucharistique de la veille de la guerre, avait paru dans le carrosse impérial et devant les Autels, en Prince de la Foi, il allait, au sortir de ces pom- pes, finir platement sa journée en écoutant, chez Mme S..., les potins de Vienne et les racontars de police.

Rodolphe est ciort de dégoût

X

Ferdinand de Cobourg et la Cour de Sofia.

La famille de Cobourg était à son apogée au temps de Léopold Ier et du Prince consort

Elle donnait à l'Europe une série de princes faits vraiment pour diriger des peuples. Leur in- fluence, directe en Belgique, indirecte en Angle- terre, mais non moins efficace, créait une période de paix et d'entente dont on sait les fructueux résultats.

Plus tard, au temps mon père continua bril- lamment l'œuvre du sien, le duc Ernest, prince régnant dans le duché de Saxe-Cobourg-Gotha, ne se montrait pas inférieur à son cousin de Bruxel- les. A Vienne, le Prince Augwste, si parfaitement

lt

146 AUTOUR DES TRONES

bon, et que j'eus trop peu comme beau-père, avait aussi prouvé qu'il était un homme de valeur.

Des divers Cobourg, ceux de Vienne, frères de mon mari, étaient avec lui les descendants mâles qui devaient continuer le nom et la race.

Je parlerai principalement de l'un d'eux, Ferdi- nand, ex-tsar de Bulgarie. Je ne m'étendrai pas de nouveau sur la branche de ma famille à la- quelle il appartient. Son rôle dans l'Histoire con- temporaine est suffisamment connu.

Ferdinand de Cobourg, encore vivant quand j'écris ceci, est un des êtres les plus curieux qu'il •oit possible d'imaginer.

Pour le dépeindre, il faudrait un Barbey d'Au- revilly, à défaut d'un Balzac.

Plus ma pensée s'est affermie, en vieillissant, et plus j'ai cherché à comprendre ce personnage étrange, moins je l'ai compris, si je le considérais d'un des points de vue ordinaires à la psychologie humaine.

J'ai lu souvent que la femme est une énigme. Il y a des hommes pires que des femmes. C'est à se demander si celui-ci ne s'était pas créé, encore plus que Guillaume II, un monde artificiel, dans lequel il a voulu vivre. Je dirai lequel tout à l'heure.

Je reconnais que l'éducation princière, en exct*

<JUE fM VU TOMBER 147

tant par set respects et flatteries de tous les jours l'amour-propre des princes, a tôt fait de les rendre singuliers, si, d'autre part, quelque influence salu- taire ne fait frein aux excitations de l'orgueil.

Une mère supérieure ne parvint pas à équilibrer les dons incontestables de Ferdinand. Il était à l'automne de la Princesse Clémentine. C'était son Benjamin. Elle fut faible pour lui. Cette force de toutes nos forces, l'amour des mères, a ses faibles- ses. Les mauvais fils sont ceux qui en abusent, et ceci, suivant cette justice qui ne se laisse jamais voir, mais qui a ses arrêts et ses châtiments, parfois visibles ici-bas, ceci doit être durement expié.

Il avait seize ans lorsque je suis arrivée au palais Cobourg. Il était élégant et svelte; son visage, éclairé de deux yeux d'un bleu d'acier, avait ta beauté de la jeunesse, avec quelque chose de bour- bonien. Le feu de l'intelligence, l'enthousiasme et la curiosité de vivre l'animaient

Il promettait d'être différent, de toute façon, de son frère aîné. Au moral, il paraissait riche des qualités du cadet, le charmant Auguste de Cobourg, mais elles n'aidèrent chez lui qu'à cette aisance distinguée qui lui fut, plus tard, naturelle, pour couvrir d'une brillante apparence sa nature complexe et tourmentée.

148 AUTOUR DES TRONES

J'avais un an de plus que lui. Nous étions la gaieté du vieux palais, aux moments je pouvais oublier son ennui et mes rancœurs. J'étais la confi- dente de Ferdinand, et je me retenais de faire de lui mon confident.

Sans qu'il le fût et quoique, plus tard, il dût me témoigner de l'hostilité, il se dévouait volontiers à plaire à sa belle-sœur, et à l'entourer de fleurs, de prévenances et de soins. Or, ceci advint, qui dura longtemps, qu'à cause de moi le premier et le dernier des Cobourg furent des frères ennemis, sous les dehors qu'ils devaient à leur situation.

Il faut bien dire ces choses-là, car on ne s'expli- querait guère autrement tant d'inimitiés qui, un jour, m'accablèrent. Elles procédaient, du côté masculin, de la même cause, si misérable et qui sera éternellement au fond de tant de drames humains : la jalousie et l'appétit du plaisir, contrariés par une règle morale.

Ferdinand de Cobourg, idolâtré par sa mère, accueilli en enfant gâté par la société, initié de bonne heure aux joies raffinées, se laissa emporter dans un monde singulier par une imagination exal- tée.

J'ai vu, je vois encore en lui, une espèce de nécromant moderne, de magicien « fin de siècle ».

QUE j'ai vu tomber 149

II a été cabaliste, comme M. Péladan était mage. Et de ces aventures-là, il reste toujours quelque chose qui pèse sur la destinée.

Si d'abord je ne pus que lui voir faire des ges- tes surprenants sans m'expliquer ce qu'ils décelaient de tendances bizarres, je suis arrivée, par la suite, avec l'expérience des hommes et des choses, à com- prendre pourquoi il était incompréhensible : il devait être possédé de l'Au-delà, pris à rebours. Il ne croyait pas à Dieu; il croyait au Diable.

Je ne raconte que ce dont je suis sûre ; je ne dis que ce que j'ai vu. Pas d'être plus superstitieux, par certains côtés, et plus troublant que Ferdinand de Cobourg. Je me demande à quelle secte fan- tastique, à quelle confrérie sabbatique il fut de bonne heure affilié, dans l'idée, sans doute, de ser- vir ses conceptions ambitieuses et extraordinaires.

Je me souviens qu'en notre palais de Vienne, parfois, il me demandait de lui faire de la musi- que, certains soirs nous étions seuls. Il voulait que la pièce fût aussi peu éclairée que possible. Il s'approchait d\\ piano. Il écoutait en silence venait, il se levait- Il se levait avec une espèce de solennité e visage recueilli, concentré. Il regardait la pen

AUTOUR DES TRONES 1 50

Il attendait le premier des douze coups, et quand il était proche, il disait '•

Joue la marche & Aida.

Alors, se reculant jusqu'au milieu du salon, il prenait une attitude d'officiant et prononçait des paroles incompréhensibles qui m'effaraient.

Il articulait des formules cabalistiques en ou- vrant les bras, la taille cambrée, la tête re jetée en arrière.

Dans ses paroles mystérieuses, revenait le mot Kopt ou Kofte ; ou Copbte(?)9 que je lui ai de- mandé d'écrire, un jour. lia tracé des lettres dont je n'ai point suce qu'elles étaient, sauf que j'ai cru y reconnaître une sorte de caractères grecs.

Je l'ai questionné après ces séances, car, pen- dant, il fallait se taire et jouer la marche & Aida. Il m'a répondu en somme :

Le démon existe. Je l'appelle et il vient ! Je n'en croyais rien ; je veux dire que je ne

croyais pas à sa visite. J'avais un peu peur tout de même. Et, quand mon beau-frère recommençait, je cherchais à découvrir si rien d'insolite ne se révé- lait autour de nous. Mais il n'y avait d'insolite que Ferdinand et ma curiosité et notre avenir à tous deux !

Fécond en singularités, il enterrait les gants e{

QUE fJH VU TOMBE* 151

les cravates qu'il avait portés. C'était encore toute une cérémonie à laquelle, parfois, j'ai assister. Il avait lui-même creusé la fosse, et il prononçait aussi des paroles étranges, d'un air mystérieux.

Sa bouche prenait alors ce pli amer que l'âge devait accentuer.

Jouait-il avec le Dominateur, et gagnait-il à ce jeu l'esprit de domination qui devait être si fort chez lui?

Etait-ce une sorte d'excitation cérébrale qu'il cherchait dans des pratiques je crois bien qu'on s'auto-suggestionne dangereusement ?

Je laisse aux aliénistes, aux occultistes et aux casuistes le soin d'apprécier ce cas. Je suis un témoin. Rien de plus.

Il n'était pas encore prince de Bulgarie. On ne voyait en lui qu'un aimable lieutenant de chasseurs autrichiens, qui venait des hussards parce qu'il ne sympathisait pas avec cet animai du haut duquel on peut tomber, et qui passe pour la plus noble con- quête de l'homme. J'y mets des formes, mais je veux dire que Ferdinand de Cobourg était un déplorable cavalier.

Qui eût pensé que ce petit officier mis à pied, bien né, d'ailleurs, bien apparenté et fin, aurait

152 AUTOUR DES TRONES

trône et rêverait, un jour, d'être empereur de Byzance?

Encore un qui avait préparé sa couronne, '«on entrée, et la cérémonie de couronnement, comme ce malheureux Guillaume qui s'attendait à se cou- ronner lui-même Woltkaiser, dans Notre-Dame- de Paris! Je me suis même laissé dire qu'il avait songé à une cérémonie le Pape aurait venir, bon gré, mal gré, et toutes les Confessions se seraient réconciliées dans la personne impériale, auguste et sacrée.

C'est vraiment trop pour un homme, aujour- d'hui, d'être Roi, selon l'ancienne formule du pou- voir absolu. Ce vin est trop fort. Il monte à la tête.

Jadis le Prince, même souverain maître, n'enten- dait, ne voyait qu'un petit nombre de fidèles qui le gardaient et le tenaient, autant qu'ils le servaient. Il était en guerre les trois quarts du temps, et pre- nait sa part de la rude vie de soldat. A présent, il entend mille voix, mille gens, mille affaires. Il ne se bat plus, de sa personne, et la paix a des pério- des prolongées. Le confort l'entoure et l'amollit. Le trésor des inventions et découvertes a tout changé autour de lui. Et quoique la valeur et l'as- pect de la société et des individus se soient totale- ment moufles, tout est encore à ses pieds!

QUE J*A! VU TOMBER 153

II y a de quoi perdre la notion des réalités, comme l'infortuné Tzar Nicolas la perdit, comme Guillaume II la perdit, comme Ferdinand de Bul- garie la perdit.

Car Ferdinand prit le pouvoir et le garda en autocrate, et je suis convaincue qu'il me saura gré de ne pas m'étendre sur sa politique et les moyens qu'elle employa.

Il était arrivé au trône par les soins de la Prin- cesse Clémentine, ambitieuse pour ce fils bien-aimé. Que n'a-t-elle toujours vécu! Encore que dans sa passion d'autorité, Ferdinand ait voulu l'emporter jusque sur sa mère à laquelle, parfois, cédant à l'orgueil de dominer, il disait des paroles qu'heu- reusement sa surdité l'empêchait d'entendre, si elle avait pu rester sur terre, pour le conseiller, il eût suivi un meilleur chemin.

Reste à savoir s'il l'aurait écoutée. Et pourtant, ce fut elle qui gagna pour lui le trône de Sofia, et qui l'y maintint dans ses débuts périlleux. Elle donna des millions intelligents à l'établissement du Prince et de la Principauté.

On se souvient de l'ascension de Ferdinand, prince contesté, puis reconnu, puis Tzar. Il eût pu dire, comme Fouquet : « Quo non ascendant? » Tout lui réussissait. Bientôt, il fut si sûr de lui,

154 AUTOUR DES TRONES

qu'on le vît remonter à cheval. Je peux en parler. Je lui ai choisi une de ses montures préférées. Elle venait de notre haras de Hongrie. C'était un bai de haute taille, bien d'aplomb, et large de rein. Ferdinand était grand et fort II lui fallait un che- val résistant, mais facile et sage, et qui ne prît peur de rien, ni du canon, ni des cris, ni des fanfares. Je l'essayai au Prater devant l'envoyé du Prince. Nous avions vraiment trouvé un mouton à cinq pattes que j'aurais bien été fâchée d'avoir pour moi, car il m'ennuyait. Aucun tintamarre ne le surprit. Il partit pour Sofia, Ferdinand fit le beau, sur cette bonne bête, avec laquelle, peut-être, il rêva plus tard d'entrer à Constantinople.

On n'a pas oublié sa guerre contre les Turcs. Il te voyait déjà aux portes de Byzance... Mais je ne veux pas redire ce que chacun sait.

Je veux plutôt éclairer d'une lumière nouvelle le drame intime que son diabolique mépris de la Divi- nité et des règles morales de la civilisation chré- tienne provoqua lorsqu'il fit baptiser et élever ses fils dans cette religion orthodoxe d'où le bolche- visme devait sortir, comme la guerre européenne est sortie du luthérianisme, et comme les plus ter- ribles épreuves de l'Angleterre sortiront, fatal** ment, de son désordre religieux.

QUE j'ai vu tomber 155

Ferdinand de Bulgarie, dans la confession catholique, épousa, en premières noces, Marie- Louise de Parme, fille du duc, fidèle servant de la foi apostolique et romaine. Ce mariage, célébré alors qu'il était déjà prince de Bulgarie, ne fut consenti que sous l'expresse condition que les en-, fants à venir seraient baptisés et élevés dans la reli- gion de leur mère et de leurs ascendants. Ce fut un article formel du contrat. Ferdinand s'engagea donc solennellement. Mais, lorsqu'il jugea que l'appui de la Russie pouvait être utile à ses vues sur Constantinople, il n'hésita pas et, se dégageant à la fois de sa signature et de ses serments, il livra ses deux fils au schisme russe. Sur quoi, trahie, ré- voltée, frappée dans sa croyance, déchirée dans son âme, mère de l'âme de ses enfants, Marie-Louise de Parme s'enfuit du Konak de Sofia et vint à Vienne cacher sa douleur et son épouvante dans les bras maternels de la princesse Clémentine, non moins crucifiée qu'elle par le reniement de son fils.

Les personnes qui ont quelque idée des questions de conscience et, particulièrement, de celles que les convictions religieuses font naître, comprendront sans peine l'intensité de ce drame.

J'étais alors au palais Cobourg. Je vis arriver U

I56 AUTOUR DES TRONES

princesse de Bulgarie fuyant le lieu où, pour cette mère pieuse, ses enfants innocents perdaient leur part d'éternité. C'était, sans doute, beaucoup crain- dre. Dieu est bien plus grand que nous ne l'imagi- nons. Nos interprétations de sa justice, même inspi- rées de la Révélation, seront toujours au-dessous de sa miséricorde, car nous n'avons pas de mots sur terre pour la bien définir, pas plus que pour expliquer le mystère de la survie des âmes.

La pauvre princesse n'en était pas moins affreu- sement malheureuse.. Je me souviens de sa pâleur, de son angoisse, de son indignation, de son désir de voir annuler son mariage en cour de Rome.

De peur que Ferdinand ne vînt la reprendre de force, elle avait voulu s'installer tout près de sa belle-mère. On dut lui dresser un lit de fortune dans une petite pièce attenante à la chambre de la Princesse. Elle ne se sentait en sûreté que dans cet asile.

La raison d'Etat et l'impossibilité, pour cette mère, de vivre sans voir ses enfants retenus prison- niers du trône de leur père, furent plus fortes que sa révolte et son désespoir. Quelques mois plus tard, elle accepta de revenir à Sofia.

Les Parme étaient, comme elle, bouleversés. Le Saint-Siège avait excommunié Ferdinand. Cette

que j'ai vu tomber 157

malédiction sacrée jetait dans le deuil la famille si croyante et si digne d'amour qui lui avait fait con- fiance en lui donnant une de ses filles.

Je revis, à Sofia, la pauvre princesse de 3u'sa- rie. Elle avait héroïquement repris la charge conju- gale; elle relevait de couches.

Qui saura, qui dira jamais ce qui se passait en elle? Dévorée d'angoisses intérieures, elle en mou- rut peut-être. Elle était de ces natures que ronge une plaie d'âme. J'ai pensé bien souvent à elle. Ce fut une martyre de son amour pour ses enfants.

Un séjour à Sofia, resté ineffaçable dans ma mémoire, nous ramène à 1 898.

Mon mari m'accompagnait, mais il y avait tou- jours, entre son frère et lui, quelque chose d'indéfi- nissable et d'indéfini qui était ce que j'ai précédem- ment indiqué.

On ne pouvait être mieux accueilli que nous ne le fûmes. La vie du Souverain était supérieurement organisée dans ce pays encore primitif. Au palais, rien ne manquait. L'Orient et l'Occident s'y mariaient confortablement

Ferdinand me donna, pour garder mon appar- tement personnel, une sorte d'honnête brigand revêtu d'une livrée pittoresque, d'aspect oriental. A partir du moment il lui fut dit de veiller sur

I58 AUTOUR DES TRONES

moi, et de n'obéir qu'à mes ordres, il s'installa devant ma porte, et de jour et de nuit, n'en bou- gea plus. Mon mari lui-même ne serait pas entré sans ma permission.

Je n'ai jamais compris comment cette farouche sentinelle pouvait être toujours là.

Mon beau-frère se montra pour moi d'un em- pressement délicat et raffiné. Il me fit la reine de ces jours de fête. Je fus comblée d'hommages par tout ce qui l'entourait. Chaque repas était une mer- veille de décoration et de cuisine. Les Sybarites auraient aimé le palais de Sofia.

J'ai toujours apprécié les repas qui sont des repas. Il n'en coûte guère plus de bien manger que de mal manger ; et c'est une infirmité du corps et de l'esprit, en même temps qu'une offense au Créateur, que de dédaigner les mets accommodés avec soin. Si nous avons le don du goût, et si les bonnes choses existent sur terre, c'est, apparem- ment, que celles-ci sont faites pour celui-là.

Ferdinand pratiquait cette théorie en épicurien.

Après le souper, chaque soir, il y avait danse au palais. Les officiers bulgares étaient d'intrépides danseurs. Elevés à Vienne ou à Paris, ils savaient causer. Ils étaient distingués, comme le sont les fils d'une forte ràéSp essentiellement agricole? dont la

fAl VU TOMBER 159

vk saine et large donne à son élite une instinctive noblesse*

Dans le jour, le Prince me faisait les honneurs de sa capitale et de son royaume. Nous évoquions les souvenirs du palais de Cobourg, et nos excur- sions et parties d'autrefois. Nous revenions en esprit dans cette forêt d'Elenthal, si chère à notre jeunesse.

Nous roulions en voiture, accompagnés d'une escorte que je ne me lassais pas d'admirer. J'ignore si les routes se sont améliorées, en Bulgarie; mais alors, elles étaient rares et entretenues par la Provi- dence. A peu de distance de la capitale, elles pre- naient l'aspect de pistes. L'escorte suivait sans broncher, indifférente aux obstacles de tout genre qu'elle rencontrait sur les cotés du chemin trop étroit.

J'ai vu rarement de pareils cavaliers et de pa- reilles façons, pour les bêtes et les gens, de fran- chir les haies, les murs, les fossés. C'était de la forcellerie à cheval.

Je regardais Ferdinand, superbe d'indifférence à tout ce qui n'était pas sa belle-sœur. Je le regardais, en pensant au sataniste de notre jeunesse. Il était toujours étrange. Je voyais encore, comme depuif longtemps, une amulette à sa boutonnière, en

160 AUTOUR DES TRONES

guise de décoration. C'était un bouton jaune de marguerite, travaillé en un métal d'une teinte pareille à celle du cœur de la fleur, et parfaite- ment exécuté. Chaque fois que je l'ai questionné sur <&e « gri-gri », dont il ne se séparait pas, il a pris son air grave, et laissé entendre que c'était quelque chose dont il ne convenait pas de parler.

Il nous avait instamment priés de venir passer un peu de temps près de lui. Avait-il dans l'idée ce qu'il me dit, un soir, en plein souper, et qu'il appuya d'un autre ton, au privé? Je ne peux le croire.

Je pense que, par moments, emporté par ses sens, il ne se possédait plus. Je ne sais pas si, comme son frère aîné le voulait tant, j'ai été folle, mais je suis bien sûre que, souvent, Ferdinand de Cobourg n'avait pas toute sa raison.

Oui, ce lettré spirituel, cet amateur d'art éclairé, ce passionné de fleurs, cet ami délicieux des oiseaux qu'il choyait dans une volière de conte bleu, et charmait comme un charmeur de profession, cet homme du monde accompli, quand il voulait l'être, ce fils enfin de la princesse Clémentine et ce petit- fils de la reine Marie-Amélie, disparaissaient der- rière un personnage démoniaque, et qui s'abandon- nait aux instincts du- sabbat.

QUE /AI VU TOMBER 161

A ce souper, que je revois comme si j'y étais, il me dit, sans pouvoir être entendu de mon mari, placé en face de nous, du côté la Princess< absente, étant souffrante, aurait être :

Tu vois tout ce qui est ici, hommes et choses. Eh bien! tout, y compris mon royaume, je le mets, avec^moi, à tes pieds!

Je ne pouvais accueillir cette déclaration de roman qu'en y voyant une galanterie qui tenait plus de la fantaisie que de la réalité. C'est sur le ton de la plaisanterie que j'essayai de répondre. Mais j'avais plus d'une raison, outre l'expression de son regard qui démentait l'aisance de sa voix, de me méfier de son imagination asservie à son désir.

En effet, le même soir, après le souper, il vint à moi et, m'attirant du salon de danse dans une pièce voisine, vers une des portes-fenêtres ouvertes sur la nuit orientale et la paix du petit parc du palais, il me demanda si j'avais compris ce qu'il m'avait dit à table.

Sa parole était dure, son regard fixe. Il avait quelque chose d'impérieux et de fascinateur. J'étais extrêmement troublée. Il insista brutalement :

C'est pour la dernière fois que je t'offre ce que je t'ai offert. Comprends-tu?

11

162 AUTOUR DES TRONES

Mes yeux se reportèrent sur le salon. J'aperçus le prince de Cobourg, si différent de ce frère encore jeune, imposant, plein de force, beau d'al- lure. Mais l'image de la Princesse Marie-Louise passa devant mes yeux, et aussi celle de la Reine... Je secouai la tête en murmurant un (( non » effrayé.

Je devais être d'une pâleur de are. Ferdinand changea de visage. Ses traits eurent une expres- sion sinistre ; il blêmit et, d'un ton rauque, menaça» dans un ricanement :

Prends garde! Tu t'en repentiras! Par

« Kophte »... (?)

Il ajouta ces mots incompréhensibles qu'il pro- nonçait, lorsqu'il me demandait de jouer, à minuit, la marche à' Aida dans le salon obscur.

J'ai senti, ce soir-là, que quelque chose de dan- gereux pour moi venait de se produire. Il est de fait qu'à dater de cette époque, Ferdinand de Cobourg s'unit à son frère dans son inimitié à mon égard.

Et ce n'était pas une mince inimitié que la sienne!

Je me rends parfaitement compte que ce récit, pour bien des gens, paraîtra incroyable. C'est de i'Anne Radcliffc! Mais tout fut incroyable dans

QUE J*AI VU TOMBER 163

la vie publique et privée de Ferdinand de

Cobourg...

Je ne veux pas rappeler le jugement déjà porté sur lui par l'Histoire, petite et grande. Mon but n'est pas d'ajouter à son écrasement. Mon but est de montrer dans quel milieu inconcevable j'ai vécu. J'étais dans une famille il y avait de tout, du parfait et de l'exécrable. Malheureusement, je n'étais pas libre de suivre le parfait et d'abandon- ner l'exécrable. J'ai mis vingt ans à m'évader.

Ferdinand de Cobourg a commencé de subir, lui aussi, ici-bas, son châtiment. Tel que je le con- nais, je suis certaine qu'il souffre avec intensité, même s'il a encore, parfois, les consolations de Lucifer.

Il se prenait, je crois, pour un « surhomme ».

Ce fou de Nietszche, rajeunissant une théorie

vieille comme les chemins, car jadis, les surhommes

elèrent les chevaliers, les preijfe, les héros, les

-dieux, a tourné un nombre considérable de

lies, dans les pays germaniques. Il leur a fait

d'autant plus de mal que leur surhumanité, infestée

du matérialisme morbide du siècle, s'est affranchie

de l'idéal qui, autrefois, animait les personnages

religieux et les élevait vers l'honneur, loin du crime.

Leurs buts et leurs moyens ont donc été misérables,

164 AUTOUR DES TRONES

et ne pouvaient, finalement, aboutir qu'à d'effroya- bles défaites matérielles et morales.

Certainement, Ferdinand de Cobourg, ambi- tieux dès sa jeunesse, lut Nietzsche, quand ses théories eurent le retentissement dont on se sou- vient. Il y gagna d'être, à présent, une des plus notables victimes de Zarathoustra,

XI

GUILLAUME II ET LA COUR DE BERLIN

«

L'empereur de l'illusion

Je veux parler de Guillaume II comme cPun mort. Il n'appartient plus à ce monde, il appartient à l'autre.

On m'excusera ici d'être sobre d'anecdotes. Il me serait pénible de ramener dans la vie et l'ac- tion ce disparu. Mon désir est de me borner à l'ex- pliquer en connaissance de cause.

C'était une idée puérile de vouloir, sous de grands mots creux, cette petite chose : l'arrestation et le jugement d'une Domination effondrée dans la honte.

La société ne peut connaître des crimes contre

166 AUTOUR DES TRONE*

la Civilisation, œuvre divine, puisqu'elle met l'homme au-dessus de la bête.

Guillaume II est tombé du trône, poussé, tenu par une main autrement puissante que celle d'un policeman. Il a connu la plus dure prison, l'exil, le régime le plus affreux, la peur; le plus terrible jugement sur terre, celui de la conscience.

Qui dira le secret des nuits de ce fuyard, traître à son peuple qu'il berça d'illusions et de men- songes, et mena à la ruine, à la guerre civile, au déshonneur? Car il ne s'est pas déshonoré seul, il a déshonoré l'Allemagne en déshonorant ses armes.

Quel est l'honnête Allemand qui, revenu, au- jourd'hui, des intoxications guerrières, peut, sans frémir, entendre parler de Louvain, du Lu&itania, des gaz asphyxiants et autres horreurs dont la res- ponsabilité retombe sur Guillaume II ?

Il faudra des siècles pour effacer la tache de sa folie meurtrière. Elle est l'ombre qui, répandue sur le malheureux Empire, le fait paraître monstrueux aux nations de l'Entente.

Or, je veux le dire tout de suite, parce que je la connais bien, l'Allemagne n'est pas ce que la Prusse impériale l'avait faite, et pourrait la refaire encore.

que J'ai vu tomber 167

Victime de sa confiance et de sa candeur, elle a pris pour parole d'Evangile ce que déclarait, pro- fessait, enseignait le Souverain, héritier des souve- rains victorieux.

Il est plus difficile d'hériter qu'on ne pense, et je le dis sans ironie. Guillaume II n'eut rien de l'humanité de son grand-père, s'écriant devant le sacrifice des cuirassiers de Reischoffen : « Ah! les braves gens ! )> Rien de son père qui mérita le nom de Frédéric-le-Noble, et qui mourut de deux souf- frances, celle que le mal mit dans sa gorge, celle que la fébrile impatience de régner que témoigna son fils mit dans son cœur.

Guillaume II paraissait séduisant au temps de sa jeunesse. Enfant, il était un aimable compagnon de jeux. Nous avons saccagé ensemble les fraisiers de Laeken. Sacrilège pardonné à cause de lui!

Je l'ai toujours suivi, de si loin que ce fût. Je l'ai cru grand; j'ai beaucoup attendu de sa puis- sance, à l'exemple, je crois, non seulement de son peuple, mais de tous les peuples. Il avait une par- tie merveilleuse à jouer. Il n'a pas su, il n'a pas pu; il lui a manqué ce qu'il fallait, et peut-être, d'abord, une femme habile et bonne. Le fond n'existait pas chez lui. Une femme eût pu l'y mettre ou y suppléer.

168 AUTOUR DES TRONES

François-Joseph avait été presque brillant au début de son existence active. Il parut même dis- tingué. Trente ans plus tard, son visage prenait une expression vulgaire que ses premiers portraits ne faisaient pas prévoir. Mais il donnait, à distance, l'impression d'être quelqu'un. La hauteur morale de l'Impératrice l 'élevait d'un reflet de son éclat.

Moins favorisé, plus Guillaume II vécut, plus il se gâta d'aspect, de parole, de tenue. Deux hommes avaient exactement pris sa mesure et n'au- guraient de lui rien de bon : le Prince de Galles, qui fut Edouard VII, et le Roi mon père.

L'opinion intime de mon père m'est revenue bien souvent. Ce serait tout un chapitre qui nous mène- rait loin. Je me bornerai à dire que le Roi avait prévu que l'Allemagne, grisée d'excitations guer- rières par Guillaume H, prédicant du vieux rite prussien, finirait par se jeter sur la Belgique, sur la France et, au besoin, sur le monde entier.

Les défenses de la Meuse furent une indication probante de la préoccupation du Roi. Mais on est bien loin de savoir tout ce qu'il dit, ce qu'il fit, ce qu'il voulut faire à ce sujet.

Malheureusement, certains partis et certains hommes influents en Belgique, de bonne foi d'ail- leurs, dans leur égarement, combattirent ses des-

QUE j'ai vu tomber 169

seins au lieu de les servir. La patrie en a cruelle- ment souffert

Comment Guillaume II est-il arrivé aux aberra- tions qui ont entraîné la disparition des trônes de l'Europe centrale et tant de calamités? Ce n'est pas, comme on le croit dans divers pays de l'En- tente, l'effet d'une ambiance fatale, créée par les ambitions de l'Allemagne et « ses instincts bar- bares ». L'empereur allemand avait un pouvoir immense; il était, en fait, un monarque absolu. Ni le Reichstag, ni le Bundesrath, ni les Parlements d'Etats ne le gênaient. Le cabinet de l'Empereur gouvernait l'armée, qui gouvernait la nation. Donc, tout se ramenait à la personne impériale, fruit ma- gnifique de la discipline et de la force prussiennes.

Mais dans ce fruit, si impressionnant à voir sur son espalier de parade, il y avait un ver :

Guillaume II mentait; il mentait aux autres, il se mentait à lui-même, et il mentait sans savoir qu'il mentait. Il vivait continuellement dans la fic- tion. C'était un acteur. Je l'ai laissé entendre, reprenant ce qui a été dit et qu'on ne saurait trop redire. Mais c'était le pire des acteurs : l'amateur, l'homme du monde qui joue la comédie et le drame et qui est tellement féru de ses petits talents qu'il devient plus acteur qu'un acteur, et

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qu'il est toujours et dans tout et partout, en repré- sentation.

Cette passion du théâtre est à la fois l'excuse el la condamnation de Guillaume IL Son excuse, car il entrait si bien dans la « peau » des personnages successifs qu'il faisait que, dans chacun d'eux, il était sincère. Sa condamnation, parce qu'un Roi, un Empereur doit être une Réalité, une Volonté, une Sagesse et qu'il ne fut rien de tout cela.

De lui-même, il était creux et sonore. On a énuméré ses multiples talents. Ils se ramenaient à un seul, néfaste : l'art de s'illusionner sur soi- même pour illusionner les autres. Sous ce vernis, le vide d'une âme sans critère, sans équilibre, à la merci de n'importe quelle flatterie, quelle im- pression, quelle circonstance. Et aussitôt, un dis- cours, des opinions, une attitude, suivant le rôle du personnage à mettre en scène.

Au demeurant, le meilleur fils du monde. Car il n'était pas méchant. Il était pire : il était faible. C'est Chamfort, si j'ai bonne mémoire, qui a écrit que (( les faibles sont l'avant-garde de l'armée des méchants ». Celui-ci a été l'éclaireur de l'avant- garde. Son état-major formait l'armée. Il s'était emparé de ce Jupiter tonnant qui avait peur du

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tonnerre, car ce soldat amateur était bien trop nerveux pour supporter le bruit de la bataille.

Dès crue ses officiers l'eurent persuadé, pour le plus grand bien de leur avancement, de ses talents militaires et maritimes, il ne songea plus qu'à son rôle de Weltkaiser, et prépara la conquête de la terre.

Pris à leur propre piège, ses fidèles se grisèrent de la griserie qu'ils provoquaient Le Cabinet de l'Empereur fut le théâtre d'une orgie continuelle de projets gigantesques. A Vienne, les imagina- tions s'enflammèrent. Le Berlin-Bagdad, la Mittel- Europa ravivaient le Nach Osten primitif. Toute une camarilla intéressée, d'ailleurs, aux bénéfices à venir de ces belles entreprises, le louait passion- nément.

L'empereur François-Joseph, s'il avait eu encore quelque lueur de raison et de bonté, en 1914, aurait eu conscience des inconnues formidables des problèmes berlinois, et maintenu la paix, en refu- sant de mourir aux cris des victimes d'une guerre.

Guillaume II, abandonné à lui-même, déchaîna la barbarie en puissance dans tous les peuple? menés à la férocité des combats. Il manquait de fond, ai-je dit. C'était, en effet,

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l'inconsistance même. A force de jouer mille per- sonnages, il n'avait plus aucune personnalité.

>Un homme n'est vraiment quelqu'un que par son for intérieur, et non par une étiquette. Beaucoup de sots et de malhonnêtes gens arrivent en place. Intrigue, hasard, faveur, erreur humaine. Ils n'en sont pas moins sots ou malhonnêtes, et c'est pour cela que le monde va si mal.

Guillaume II avait beau prendre des airs che- valeresques, il restait en lui-même grossier. On s'en apercevait souvent à ses plaisanteries de corps de garde.

Il était privé de tact et de jugement De tact, effet d'une adolescence adonnée aux beuveries d'étudiant, à Bonn, et d'une jeunesse habituée des Kasinos berlinois; de jugement, effet d'une vanité native que tout devait développer, comme pour sa perte et celle de l'Allemagne. Le vaniteux est l'être qui se trompe le plus sur tout le monde, parce qu'il commence par se tromper sur lui-même. Et c'est ordinairement un « gaffeur ».

Guillaume II m'a dit, une fois, croyant m'adres- ser un compliment :

Tu ferais un beau grenadier dans ma garde!

Le compliment me sembla poméranien.

que j'ai vu tomber 173

Si Guillaume II avait eu du tact et du juge- ment, il eût su avoir une politique autre que celle de la menace, de la violence, et une diplomatie bien différente de celle à fourberies, dont l'Alle- magne, sous son règne, s'est trouvée affligée.

Incapable de juger son siècle, surchargé qu'il était d'un traditionalisme prussien dont son zèle de titulaire de l'emploi de roi de Prusse issu d'une famille venue de la Souabe, en Brandebourg, s'encombrait, il en était encore aux Chevaliers Teutoniques, persuadé qu'il consolidait ainsi son prestige. Le moyen âge a eu, sur lui, et, par lui, sur toute l'Allemagne, une action désastreuse.

En outre des gares à créneaux et des bureaux de poste à mâchicoulis, l'influence moyenâgeuse ramenait l'Empereur-Roi et son peuple aux vieilles haines, aux vieilles luttes, aux vieilles idées, comme si le monde n'eût point changé. Le résultat était que la science, les inventions, les découvertes devaient premièrement servir l'industrie de la guerre, la continuation des conquêtes, le Faust- recht et toutes les folies que des militaires, des écri- vains et journalistes militarisés, se sont attachés à servir, y trouvant leur. pain quotidien.

Cependant, les peuples rapprochés par le moyen des communications et des échanges d'idées mul-

174 AUTOUR DES TRONES

tipliés, commençaient à chercher dans des voies pacifiques les solutions qui, jusqu'ici, sont difficile- ment sorties du sentier de la guerre, c'est-à-dire la conservation et le développement de l'espèce humaine, sa meilleure répartition sur la terre et son accession à plus de bonheur et de justice.

Guillaume II manquait de fond, j'y reviens, parce qu'il manquait de morale. Non qu'il fût immoral. Sans avoir été un saint, il a très bien rempli son rôle d'époux et de père. C'était en tout un amateur zélé. Cependant, il manquait de morale parce que le luthérianisme d'attitude qui lui per- mettait de jouer le rôle de prédicant ne pouvait être une règle religieuse, seul lien des lois d'une morale. Ses homélies de Summus Episcopus ne fai- saient pas qu'il fût humble, charitable et juste devant Dieu.

Contrairement à ce que l'on imagine, quand on n'a pas médité le problème religieux, le luthéria- nisme, le calvinisme ne sont pas une religion. Les belles âmes qu'on y rencontre seraient belles dans n'importe quel culte ou quelle absence de culte. Elles ont des beautés innées qui les rapprochent du divin. Mais un moment d'une religion ne sau- rait être une religion. Les schismes sont les acci-

QUE jTai vu tomber 5 75

dents de la vie de l'Eglise. Une déchirure à un costume n'est jamais un costume. Au contraire!

Le luthérianisme, à l'origine, n'est pas un culte, c'est une révolte, et cette révolte fera toujours plus de révoltés que de croyants. Révolte contre Rome Los von Rom! Cri impie. Ce n'est pas seulement : « Délivrez-nous de Rome! » C'est : (( Délivrez-nous de la civilisation chré- tienne, de l'unification catholique, autrement dite universelle », notre unique chance de paix sur la terre; c'est le reniement de la latinité et de l'hellénisme; c'est la régression de l'Europe cen- trale vers le Walhala Scandinave. Ce n'est pas le monde qui s'ouvre, c'est le monde qui se ferme. Ce n'est pas la libre harmonie des gestes et des pensées parmi les hommes, c'est l'uniformité obli- gatoire du pas de parade, et du silence dans le rang! de la garde prussienne.

Si Guillaume II, responsable du viol de la neu- tralité de la Belgique, de l'incendie de Louvain, des massacres de Dinant et de tant d'autres atro- cités, n'était pas mort pour moi, et qu'il me fût donné de le revoir, Je lui dirais :

Malheureux! As-tu jamais lu Goethe? Peux-tu? un instant, supposer ce qu'il penserait de toi, celui qui a écrit : ornmc nî$t grand

AUTOUR DES TRONES

que par le ciel qu'il porte en lui-même! » Toi, le ciel, tu Tas vidé de Dieu avec le Luther de haine et de négation qui a été le tienf et tu n'as porte en toi que le néant »

XII

LES HOLSTEIN

Je connus Augusta de Schlesvig-Holstein peu de temps après son mariage avec le Prince Guil- laume de Prusse. Je la revis, plus tard, Impéra- trice d'Allemagne, à la cour de Berlin.

Il n'était pas facile de trouver grâce devant elle. Non qu'elle fût, de parti pris, méchante femme, mais son étroitesse d'esprit et ses prétentions à la perfection des vertus allemandes faisaient d'elle un juge exempt de bienveillance.

Pessimiste et rigoriste, tout occupée de ses devoirs domestiques et de sa recherche du dieu de Luther, qu'elle servait d'un zèle ennemi des autres dieux, sans la moindre idée de l'immense miséri- corde et de l'infinie splendeur du vrai Dieu, elle entendait édifier l'Allemagne. Toujours sentimen- tale, l'Allemagne admirait de confiance cette

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I78 AUTOUR DES TRONES

épouse et cette mère, son mari et ses enfants qui formaient, de loin, une magnifique famille.

Mais jugeons l'arbre à ses fruits. Ici, point de drames intimes, nul conflit moral; tout semble se dérouler dans Tordre et l'honneur. Or, aucun des enfants nés de l'union de Guillaume II et d'Au- gusta de Schlesvig-Holstein ne s'est signalé à la considération des hommes. Et, par pitié, je n'en dirai pas davantage.

J'ai connu l'ancienne cour de Berlin, celle de Guillaume Ier. Elle était patriarcale. La vieille impératrice Augusta, infirme, apparaissait corse- tée, sanglée, installée sur un fauteuil que l'on menait aux salons impériaux jusque derrière un rideau qui, alors, s'ouvrait, et le cercle de cour se formait autour de Sa Majesté. Bienveillante, elle m'adressa la parole en bon français. Guillaume I*1 allait de l'un à l'autre, simple et affable.

Le Kronprinz Frédéric donnait l'hr pression d'un être bon, noble, instruit, et sa femme, fille de la Reine Victoria, attirait par son naturel ouvert et souriant, et sa vive intelligence.

Le comte de Bismarck et le maréchal de Moitié étaient les deux figures à sensation de cette cour sans cérémonie. Ma jeunesse les exami- nait curieusement. M. de Bismarck faisait du

QUE j'Ai VU TOMBER 1 79

bruit, parlait haut, et souvent avec une grosse gaieté. M. de Moltke ne disait rien. Il en était gênant. Ses yeux perçants suppléaient à ses paroles et, pour ma part, je n'eus aucune envie d'affrontei ce sphynx.

Avec Guillaume II, la cour patriarcale de Guil- laume Ier et la cour anglo-allemande et éphémère de Frédéric-le-Noble rirent place à une cour d'un autre genre. La pompe des représentations offi- cielles fut élargie et plus fréquente. Mais le nou- vel empereur eut beau s'entourer d'un appareil guerrier, la seule présence d'Augusta de Schles* vig-Holstein ramena toujours les cérémonies les plus solennelles de la dernière cour de Berlin à de b: nales grandeurs.

A cette époque, l'impératrice avait de la peine à s'habiller et se coiffer avec art. Il suffisait de la voir sur le trône pour qu'il fît l'effet d'un fauteuil bourgeois. Plus tard, elle eut meilleur goût.

Guillaume II étant venu à Vienne, fut reçu selon son rang. Je me parai du mieux que je pus pour lui faire honneur.

Si habitué qu'on fût à ses boutades, je ne m'at- tendais pas à l'entendre me dire, en français, qu'il parlait excellemment, jusque dans ses gallicismes les plus hardis ;

180 AUTOUR DES TRONES

te fais-tu coiffer et habiller? A Paris)

A Paris, quelquefois, à Vienne, générale- ment Je suis la mode et compose mes toilettes à mon idée.

Tu devrais choisir les chapeaux d'Augusta et l'aider, pour ses robes. La pauvre femme est tou- jours « fagotée comme Tas de pique ».

Voilà comment, pendant une assez longue pé- riode, l'Impératrice d'Allemagne s'est approvi- sionnée à Vienne, chez mes fournisseurs, de toi- lettes auxquelles j'ai collaboré.

Le chapitre des chapeaux était hérissé de diffi- cultés, parce qu'elle a une de ces grosses têtes difficiles à coiffer.

Je réussis, paraît-il, à répondre au désir de son mari par ce petit service rendu à sa femme, qui m'en remerciait aimablement, quoiqu'il fût, au fond, de ceux que nous ne pardonnons pas qu'on nous rende.

Les Holstein, d'où venait l'Impératrice, avaient, comme on sait, perdu leur duché, jadis danois, et tombé aux mains de la Prusse.

Pour marier le prince qui devait être, un joCA Guillaume II, M. de Bismarck conseilla de lui donner Augusta de SchîesYïg, nature calme, qu'il

que j"ai vu tomber 181

jugeait capable de compenser les emballements d'un jeune et ardent époux.

Cette union avait le mérite politique d'associer d'une autre façon que par le sabre les Holstein à la Maison de Berlin. Elle légitimait, aux yeux de l'Europe, la façon un peu brusque dont la Prusse s'était emparé de leur duché. Cela valait bien une dot qu'Augusta n'avait point

La future impératrice, de haute taille et très blonde, n'était ni jolie ni laide, et plutôt jolie que laide. On vantait sa piété. Mais il est des vertus qui, si elles procèdent d'une erreur de base, peuvent se muer en défauts. Ce fut le cas de la ferveur d'Augusta de Schlesvig-Holstein qui, devenue impératrice, exalta dans son mari le prédicant, le Summus Episcopus, l'homme qui, manquant d'éclectisme, déraisonna promptement sur Rome, la civilisation chrétienne et la latinité. Or, il eût fallu le retenir, l'éclairer, le sortir de ses imagina- tions luthériennes, mélangées d'invocations à Wotan et au dieu Thor.

Autre chose, non moins grave; les Holstein, ruinés ou à peu près, étaient pressés de refaire leur fortune. Augusta devait y songer et, première- ment, établir son frère Gunther, qui menait la vie d un officier allemand de grande maison, sans ea

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avoir les ressources. Guillaume II arrangeait les choses, de temps en temps, mais il n'y mettait pas d'enthousiasme.

Nulle part, l'argent n'a plus d'importance que près des gens de cour. Sans lui, beaucoup ne seraient rien, parce qu'ils n'ont d'autre valeur que celle des fonds dont ils disposent.

Ce n'était pas le cas de Gunther de Schlesvig- Holstein. Il eut de l'intelligence et de la culture. On le vit, par la suite, montrer qu'il entendait les affaires. Il a présidé certains Congrès en homme capable de savoir et de dire.

Jeune officier, il n'avait pas encore laissé pa- raître ses dons pratiques. Il était nécessaire qu'il fît un beau mariage. Je l'avais vu à ses débuts dans la vie de cour, à des chasses, en Thuringe. Il n'était pas mal. Il demanda Dorothée. Je consentis.

Sa sœur poussait au mariage avec ma fille. L'idée en était venue, à Berlin, pour la même raison, encore plus forte, qui, vingt ans plus tôt, avait amené le prince de Cobourg à Bruxelles. La fortune du Roi était, à présent, incontestablement établie, On commençait à calculer ses rendements futurs, et à parler d'une valeur globale d un mil- liard à partager, un jour, entre trois héritières ! Ces perspective» éveillaient d'ardentes sympathies. Car,

QUE j'Ai VU TOMBER 1 83

en ce temps-là, un milliard, c'était encore quelque chose.

Cependant, Dora était très jeune. A ce moment* là, son père et moi, nous en étions au chapitre dou- loureux de la rupture définitive probable. Je la voulais sans éclat. Ce n'est pas moi qui ai déchaîné les scandales.

Nous devions séjourner un an hors de Vienne. Nous partîmes pour la Riviera. Gunther de Hols- tein s'y rendit. De là, nous fûmes à Paris, j'avais emmené ma maison. Ce fut ensuite un crime. On oubliait que le Prince, mon mari, tout le premier, en était. Ma maison était la sienne.

Sa compagnie, pour rare qu'elle fût, ne laissait pas que de m'être pénible, et je ne pense pas que la mienne lui fût agréable. Aux heures difficiles, je trouvais près de ma fille de constantes consola- tions. Sa mère était tout pour elle; mon enfant était tout pour moi. Au moins, Dora était mienne, et, son frère m'ayant depuis longtemps échappé, je la retenais, je la gardais, je la choyais de toute la force de ma tendresse.

Arrivée à ce point de l'histoire de l'union de ma fille avec un proche des Hohenzollern, et à l'in- fluence que la cour de Berlin allait prendre sui Dora, et, ainsi, sur ma destinée* je ne peux me

184 AUTOUR DES TRONÉ5

dérober au devoir de tirer d'entre les lignes àe ces pages le chevalier d'idéal et de dévouement qui, après avoir assuré mon salut moral, avait *enou- velé ma vie.

Je n'y contredis nullement : selon les règles ordinaires du monde, sa présence, alors, sur la Riviera, ou à Paris, heurtait des convenances tra- ditionnelles, respectables.

Je ferai observer seulement qu'il ne faut juger de certaines situations que de la place qui leur est propre. S'il est vrai que, sur mes instances de femme désespérée dès qu'elle se sentait isolée et à la merci de l'homme qui était encore son mari, le comte Geza Mattachich se trouvait sur la Côte d'Azur en même temps que moi, et paraissait dans mon entourage à l'égal d'un chevalier d'honneur, comme il est d'usage près des Princesses royales, je prie de considérer que mon futur gendre le trou- vait fort bon.

Cela suffit, je crois, à mettre au point les choses!

Gunther de Holstein s'adressait au comte, en toute estime et sympathie, et, par exemple, il le prit pour second dans une affaire d'honneur que son courtois envoyé eut la chance d'arranger.

Je ne voulais pas me séparer de ma fille avant son mariage, et surtout la laisser à Vienne dans ce

QUE J*AI VU TOMBER 185

palais Cobourg d'où j'étais partie en disant aux domestiques rassemblés, en larmes, sur mon pas- sage, que je n'y rentrerais plus.

je craignais l'influence de ce milieu, mon malheureux fils fut, plus tard, perdu et mené, par l'inconduite, à finir ses jours atrocement. Affreuse punition de ses fautes et'du parricide moral qu'il commit en reniant sa mère. Dora resterait donc près de moi.

Cependant, le duc de Holstein insistait pour qu'elle fût présentée à sa future famille. Il me donna sa parole d'honneur de la ramener, si je la laissais partir quelques jours, accompagnée de sa gouvernante. Je pris acte du serment, et je per- mis à Dora ce voyage.

Elle ne revint pas. On la retint loin de moi. Ce fut le début déclaré du complot dont les sombres péripéties allaient se précipiter.

Quand ma fille épousa Gunther de Schlesvig- Holstein, je l'appris par les journaux dans la mai- son de fous de Dœbling, à Vienne, l'on venait de me jeter.

Le complot, ai-je dit. C'était, en effet, un com- plot, et le plus vil : celui de l'argent, dont ma fille, si jeune et abusée, ne pouvait rien comprendre.

Je n'étais pas folle, mais je le deviendrais,

I 86 AUTOUR DES TRONES

sans doute, au voisinage des aliénés. La folie est contagieuse. Ma perte était donc résolue. Car, folle ou passant pour telle, c'est-à-dire interdite, mineure, je n'avais plus la capacité civile, et mes ayants-droit faisaient de mes biens ce qui leur con- venait. Le Roi, devenu vieux, ne devait pas tar- der à disparaître. Om assurait que ses enfants auraient, pour leur compte, chacun environ trois cents millions. Pouvait-on me laisser hériter d'une pareille fortune que j'abandonnerais certainement à des mains ennemies, et qui serait dilapidée?

On ne s'étonnera donc pas que mon fils et le mari de ma fille, se soient trouvés d'accord avec le Prince de Cobourg qui avait, en outre, à se venger des sentiments qu'il m'inspirait.

De son côté, la vengeance ne pouvait se borner à moi-même. Elle devait atteindre et briser le comte Mattachich, exécré pour l'influence qu'on lui attribuait sur moi. Cette influence, comment la comprendre, sinon bassement? Car les gens voieni certaines choses telles qu'ils sont. Des supériorités de coeurs, des élans d'âmes, des aspirations vers l'idéal échappent à leur misérable compréhension de la vie, et ils appellent infamie ce qui est sacri- fice.

Je passerai rapidement sur ces hontes et dou-

Qt* rfÂt VU TOMBFJt 187

leurs, et n*en dirai que le nécessaire pour que la haute et pure figure du Comte, soldat qui pour- rait, sans peur et sans reproche, comparaître devant un tribunal de soldats, soit enfin connue.

Ici, je me borne à déclarer que, dans le drame inouï des persécutions incessantes dont, jusqu'à la victoire de l'Entente, j'ai eu à souffrir depuis 1 897, les maisons impériales de Berlin et de Vienne furent l'appui, la force, des divers attentats, pressions et violences, diffamations et calomnies qui auraient me perdre à jamais, si, d'instinct, l'opinion publique ne s'était révoltée.

Et elle ne savait rien du dessous des choses!

Fortifiée de sa sympathie, j'ai pu résister. La justice est lente, mais elle vient

Je l'ai fait dire à Guillaume H, lorsque les prin- cipaux aliénistes autrichiens, se refusant à me reconnaître folle, on trouva enfin, en Allemagne, une maison de fous m'enfermer pour toujours : « Complice du crime, tu en subiras le châtiment. »

Je songeais que l'homme qui s'associe au forfait de pousser une créature consciente- dans l'abîme de la folie, devait être capable d'autres abomina- tions. Je ne pouvais croire qu'il ne fût point puni

C'est fait.

Le njtme coup a happe lu compj&giU; et: sa vie

188 AUTOUR DES TRONES

si dure aux fautes des autres, si intransigeante du haut de sa vertu antichrétienne. Elle seule, enne- mie de son prochain, eût suffi à déchaîner la guerre, car îe pire des esprits belliqueux est l'esprit d'intolérance.

On ne le sait pas assez : au fond, l'horrible conflit de 1914-1918 n'a été qu'un effet de l'im- pitoyable haine antihumaine de la Prusse luthé- rienne, dévorée de l'envie de dominer, de régir, d'opprimer.

La négation a fait la guerre. Seule, la croyance fera la paix.

Que la Belgique et la France le sachent bien : la Prusse tenait l'Allemagne, mais l'Allemagne ne l'aimait point

On ne prendra l'Allemagne que par îa con- fiance et l'affection.

Les catholiques, non moins généreux que les socialistes, sincères, quoique pour la plupart indif- férents au divin, devraient donner l'exemple des rapprochements nécessaires. Les évêques auraient un grand rôle à jouer. Des Congres religieux, des pèlerinages illustres pourraient être des lieux de rencontre.

Avant de mourir, je voudrais voir des Aile-

Çoe j'ai vu tomber 189

mands, des Belges, des Français s'unir devant le même Dieu de bonté, dans une même foi et une même espérance et, par amour de sa Loi, échan- ger ie baiser de paix.

XIII

LA COUR DE MUNICH ET L'ANCIENNE ALLEMAGNE

Chaque fois que j'ai séjourné à la cour de Munich, j'ai regretté de ne pas avoir vu de près, jadis, Louis IL Quand j'aurais pu le connaître, il était déjà retiré dans ses rêves et ses châteaux.

Comme Rodolphe Habsbourg, il fut saisi d'un intense mépris, non de l'humanité, mais de ceux qui la mènent. Il ne se réfugia pas dans le suicide, du moins volontaire. Il se créa un paradis d'art et de beauté, et prétendit s'y perdre au- dessus de ce qui le séparait de son peuple qu'il aimait et dont il était aimé.

Je l'ai entrevu une fois, passant dans le Parc de Munich, en carrosse de gala, précédé de piqueurs fastueux, et seul, très grand, immobile, deniers les glaces biseautées encadré^ d'or*

192 AUTOUR DES TRONES

Apparition étonnante, et que la foule saluait sans qu'il parût la voir.

Après lui, la cour, obligée à l'économie, adopta, sans peine d'ailleurs, une existence bourgeoise.

Le prince régent Luitpold me réjouissait par ses façons patriarcales. Je n'avais pas, alors, l'expé- rience d'un peu de politique et ne voyais guère que Fécorce des choses. La subordination impatiente de la Bavière à la Prusse, dont une Europe plus intel- ligente et moins divisée eût pu tirer tant de parti, m'échappait. Je ne considérais dans le Régent qu'un personnage des contes de Topfer.

Le meilleur de son temps, il le consacrait, même très vieux, aux exercices physiques. La chasse et le bain étaient ses grandes affaires. Il se baignait en toute saison et tous les jours dans un des grands étangs de sa propriété de Nynphenburg. Et, s'il ne chassait pas, il allait se promener. Pas le moindre apparat ne donnait l'idée de son rang. Je l'ai rencontré, un jour d'été, à Vienne, dans une des petites allées du Prater, derrière le Lusthaus, en manches de chemise, sa jaquette et son chapeau haut de forme accrochés au bout de sa grosse canne, passée sur son épaule. II avait l'air, ainsi, plus heureux qu'un roi.

Son inséparable caniche, non moins embrou*-

QUE j'ai vu tomber 193

saille et hérissé que lui, l'escortait. Ils avaient fini par se ressembler. A distance, un myope aurait pu prendre le chien pour le Régent de Bavière, et le Régent pour le chien.

Son fils et successeur, Louis III, hérita de ses goûts simples qu'il crut devoir encore simplifier. Mais l'excès en tout est un défaut. Son abus de la simplicité fut, à peu près, sa seule façon de mar- quer dans l'Histoire contemporaine. Elle ne garde pas le souvenir d'un roi de Bavière prenant cons- cience de la place que son pays aurait tenir, mais elle pourrait parler de son goût des habits démodés, des pantalons en accordéon, des bottines carrées à talons en caoutchouc, et des chaussettes effondrées par lesquels ce Souverain voulait être démocrate.

Il eût mieux fait de penser que le métier d'un roi est d'élever la rue au niveau du trône, et non de faire descendre le trône au niveau de la rue.

Il ne gagna pas d'être aimé à ses façons de mauvais goût. Vainement, il afficha l'amour de la bière, des grosses plaisanteries, des saucisses et du jeu de quilles. Les Bavarois se souvenaient de Louis II, à la fois bon et magnifique.

Le peuple est flatté quand un roi qui est un roi vient à lui; mais, s'il a l'air d'un charretier,

194 AUTOUR DL5 TW

n'éprouve nulle fierté de le voir s'avancer sur ie char de l'Etat changé en charrette.

La cour de Bavière, qui s'était un peu relevée avant 1914, tomba de Charybde en Scylla avec le Kronprinz de Munich jouant, ainsi que celui de Berlin, au foudre de guerre. Les Wittelsbach ont s'évanouir comme une fumée dans la défaite des ambitions prussiennes.

Il est permis de penser qu'ils seraient encore à Munich, s'ils avaient servi des ambitions bava- roises, légitimes, et jugé d'elles du point de vue exclusif des vrais besoins politiques et religieux de leur pays.

Il faut reconnaître, cependant, que les monar- chies allemandes étaient très menacées. Ni la dis- cipline rigide de Berlin, ni le laisser-aller amorphe de Munich et, entre ces deux extrêmes, les genres mixtes, ne pouvaient longtemps résister à l'anachro- nisme de formes usées, et qu'instinctivement les peuples repoussaient en donnant, chaque année, plus de voix au socialisme et au républicanisme.

Les rois allemands ont donc disparu. Il n'est pas impossible qu'ils reviennent, sinon les mêmes, d'autres peut-être, mieux adaptés. Les peuples n'ont qu'un nombre restreint de modes de gouvernement à leur disposition. La monarchie est celui qui leur

QUE j'ai vu tomber 195

plaît ou, plutôt, qu'ils supportent le plus souvent. Elle procède du principe familial, prince éternel. Le vrai roi est un père. La monarchie peut renaître en Allemagne et ailleurs, modifiée par le siècle et soumise aux contrôles nécessaires. Telle qu'elle res- tait dans les pays germaniques, son archaïsme la condamnait.

Seule, l'Eglise a le privilège de ne pas vieillir par un renouvellement constant des hommes dans une doctrine immuable. Les autres monarchies vieil- lissent par des hommes de même sang, de même nom, de même formation, et qui prétendent se per- pétuer, identiques, dans le changement des idées. Quand ils tombent, épuisés, vient le temps d'une république. Mais parce que le principe familial est le fond même de l'existence de la société, et que la république favorise plus l'individu que la famille, la république est, à son tour, amenée à disparaître, et la monarchie reparaît. Ainsi va le monde.

L'Allemagne serait la première à le dire, si elle avait le moins du monde l'esprit philosophique. Une légende veut qu'elle l'ait, et rien n'est plui invincible qu'une légende. Mais, en vérité, il n'y a pas sur terre de peuple à la fois plus métaphysi- cien et moins philose-He, que le peuple allemand.

196 AUTOUR DES TRONES

La métaphysique ne lui sert qu'à rêver et à prendre ses rêves pour des réalités. Elle ne le mène en rien à la clairvoyante sagesse. Il est allé, les yeux fer- més, à l'abîme creusé sous ces pas par la Prusse impériale. Chaque cour, petite ou grande, se per- suadait qu'à jamais Berlin et les Hohenzollern seraient les maîtres de l'heure.

Certaines monarchies à panache, pressées par le socialisme en veston, croyaient arriver à s'accom- moder de la Sociale-Démocratie comme la Sociale- Démocratie s'accommoderait d'elles. On les voyait conserver imperturbablement leurs pompes tradi- tionnelles. Telle était la petite cour de Tour et Taxis, à Regensburg, qui, sous ce rapport, était bien la plus pittoresque et la plus amusante que j'aie connue.

On y jouait aux quilles, mais en quel équipage ï Nous étions au jeu en diadème et robe à traîne! Etiquette imprévue pour manier une énorme boule et la lancer. Plus d'un diadème chancelait et plus d'une joueuse gémissait dans ses soies, broderies et garnitures, sans parler du corset. Heureusement qu'alors, les étoffes avaient quelque importance et solidité. Si cela se passait en un temps les --«- vêtues de transparences aussi écour- tées 4ue possible, que ne verrait-on pas?

QUE J*AI vu tomber 197

Et qu'on ne pense pas que c'était par hasard que j'ai joué aux quilles en toilette de cour. C'était toujours ainsi. On allait à la partie en cortège, et précédé d'un maître de cérémonies.

Parce que ou quoique, ainsi que dit quelque part Victor Hugo, c'était très drôle.

La vie ne manquait pas d'agrément à Regens- burg. Le Prince et la Princesse recevaient avec faste. Le palais y prêtait, superbe, meublé royale- ment, et entouré de jardins tenus avec amour. La cuisine égalait celle de Ferdinand de Bulgarie. Et l'amusant, c'était, partout, un cérémonial suranné, mais si bien réglé que l'on arrivait vite à oublier certaines outrances pour ne plus sentir que la beauté d'une sorte de rythme et d'arrangement revivait la dignité des temps passés.

On allait aux courses en calèches d'apparat, excellemment attelées, précédées de piqueurs bril- lants. Le comte de Staufïerberg, chef des écuries, ancien officier autrichien, cavalcadait autour de la voiture princière, et les gentilshommes du ser- vice étaient si empressés que, si l'on eût manqué de marchepied pour descendre de carrosse, tous auraient voulu galamment y suppléer de leur per- sonne.

Si nous allions au théâtre, c'était en toilette, et

196 AUTOUR DES TRONES

précédés de porteurs de flambeaux, jusque clans la loge princière.

Une telle étiquette obligeait à être constamment en représentation. Mais cela plaisait au Prince et à sa femme; ils ne vivaient que pour continuer les siècles abolis.

La princesse Marguerite de Tour et Taxis, ar- chiduchesse d'Autriche, avait, dit-on, un faux air de Marie-Antoinette. Or, le Prince, inspiré par la ressemblance accordée à sa femme, voulut offrir à celle-ci une parure qui aurait appartenu à l'in- fortunée reine de France. Il la trouva, et la Prin- cesse la portait J'aurais craint qu'il y fût resté quelque chose de funeste. Mais on n'avait point de ces superstition! à la cour de Tour et Taxis. On voyait l'avenir en rose, et, pour accorder le visage de la Princesse à sa parure, on fit venir de Paris, à l'occasion d'un bal de Cour, le fameux Lenthéric qui coiffa la Princesse à la frégate, et la transforma en une quasi Marie- Antoinette que l'on eût été bien fâché de voir partir pour l'échafaud.

Ce supplice, lorsque souffla le vent de la tem- pête révolutionnaire en Allemagne, fut épargné aux princes renversés. Ils partirent pour l'étranger» M non pour l'échafaud.

La Germanie, foie* à eJkwnême et non plus

QUE J°AI VU TOMBES 199

grisée par Berlin, n'a massacré aucun de ses sou- verains d'hier. Et ceci, en toute justice, devrait donner à réfléchir à beaucoup de ceux qui en parlent sans la connaître.

A

Dans le petit duché de Saxe-Cobourg et Gotha, la vie était différente de celle de la cour de Tour et Taxis. Elle unissait l'art au naturel. Point de cor- tèges à effet, ni d'étiquette étudiée. Simplement une tenue aimable et distinguée qui était au goût de ce Prince allemand de haute et humaine culture, mon oncle, le duc régnant Ernest II, dont j'ai déjà dit combien il fut bon pour moi.

Il me gâtait sans se lasser et voulait que je fusse, chez lui, la reine. Son affection ne varia jamais. Près du duc et de la duchesse, ma tante, très affec- tueuse, j'ai oublié souvent les tristesses de mon mariage.

Les chasses au cerf dans cette belle Thuringe, à travers les forêts de sapins et de hêtres, étaient pour moi un plaisir enivrant.

Je suivais le duc, beau chasseur et beau cavalier auquel l'âge ne pesait pas. Souvent, dans la mon-

200 Autour des trônes

tagne, j'étais portée par une mule blanche, et le duc s'exclamait sur la tache de couleur que fai- saient, dans le paysage agreste, la bête et l'ama- zone.

Le soir, on dînait, par beau temps d'été, sous de grands arbres éclairés de lumières heureusement distribuées. J'étais ordinairement vêtue d'une robe claire, pour la joie du duc qui voulait me voir parée d'une guirlande de fleurs qu'il faisait préparer chaque jour, délicat hommage du plus courtois des oncles.

Chez la Duchesse Marie, je vécus aussi à la Rosenan des heures gaies et charmantes. Ses filles étaient exquises. Quelle radieuse apparition que celle de la Princesse Marie, aujourd'hui reine de Roumanie! On ne pouvait l'oublier, ne l'eût-on vue qu'une fois.

Cobourg, berceau d'une famille qui a donné tant de rois et de reines, de princes et de prin- cesses royales et impériales, voyait fréquemment s'y réunir les générations vivantes.

Un mariage, des fiançailles, ou, simplement, l'époque des vacances, les ramenaient au pays d'origine. Jeunes et vieux étaient heureux de s'y retrouver entre soi et d'oublier, ceux-ci les obliga-

QUE j'ai vu tomber 20!

dons de leurs charges, ceux-là le fardeau des études.

Parmi les gens d'âge raisonnable, chacun, alors, tendait à être lui-même et à s'égaler au commun des mortels.

L'attrait d'une existence normale est très vif sur ceux qui en sont privés par leurs fonctions et les devoirs de la représentation. Le public se fait ordi- nairement une fausse idée des personnes royales. Il les croit différentes de ce qu'il est, alors qu'elles aspirent à être « comme tout le monde ».

Sans doute, on rencontre des princes tels que Guillaume II, qui arrivent à s'imaginer qu'ils sont d'une autre essence que le reste de l'humanité. Us ont perdu la tête à force de prendre des poses devant leur glace, et d'être encensés de flatteries. Mais ces déformations sont accidentelles. Le ma- lade qui en est atteint serait tout aussi fou, peut- être, dans n'importe quelle condition. Il est vrai que sa maladie n'aurait pas les mêmes consé- quences sociales. Aussi la monarchie sera-t-elle de plus en plus entourée de contrôles, et limitée à une fonction symbolique, nécessaire, d'ailleurs, puisqu'elle grandit l'homme par l'homme. Elle pourra être excellente, efficace, étendue, si le Prince est quelqu'un ; médiocre ej sans grave effet,

202 AUTOUR DES TRÔNES

s'il n'est que quelque chose. Après lui, un autre, meilleur peut-être. Au fond, tout est loterie; et le suffrage universel et le choix des assemblées ne sont pas moins aveugles que le sort.

Je vis de près, à Cobourg, l'Impératrice Frédé- ric, déçue dans ses ambitions, grande dans son iso- lement. Elle regardait la couronne royale et impé- riale de Prusse et d'Allemagne passée si tôt sur la tête de son fils d'un œil qui ne semblait pas se faire d'illusions. L'égoïsme et la vanité du person- nage l'incitaient à craindre plus qu'à espérer. Et quelle pitié dans ses yeux arrêtés sur la médiocrité de sa belle-fille !

Le* ^omanow et leurs proches étaient des fidèles de Cobourg. Les Grands-Ducs, frères de la Duchesse Marie, ses belles-sœurs les Grandes- Duchesses Wladimir et Serge, toutes deux belles, quoique différemment, apportaient les échos de cette fastueuse et complexe cour de Russie, cour asiate et que j'ai tôt sentie à mille lieues et mille ans de la compréhension du siècle.

Entre autres cérémonies mémorables, dont je fus témoin au berceau familial, j'ai gardé souve- nir du mariage du Grand-Duc de Hesse avec la Princesse Mélita, qui fut, plus tard, la Grande- Duchesse Cyrille. Le bonheur sembb:

QUE j'ai vu tomber 203

On avait invité l'Amour, hôte rare des unions princières,

Je n'en dirai pas autant des fiançailles du pauvre « Niki » avec Alice de Hesse, célébrées aussi à Cobourg.

Celui qui devait être le Tzar Nicolas II parut triste, timide, craintif, insignifiant, tout au moins du point de vue mondain. Sa fiancée était lointaine, absorbée, concentrée. Elle inquiétait déjà son entourage par son penchant au rêve et à l'étran- geté.

Elle avait remplacé la Princesse Béatrice, mariée au Prince Henri de Battemberg, auprès de la Reine Victoria, comme lectrice et compagne de prédilection. La souveraine voulut pour elle le trône de Russie et fit le mariage dont je vis les fian- çailles. La vieille reine les présidait. Elles furent sans gaieté. Si quelque joie sembla, par moments, y régner, ce fut une joie forcée, factice. On sentait comme un poids peser sur l'assistance. Mystérieux avis du Destin

XIV

LA REINE VICTORIA

Buis-je nommer la Reine Victoria sans me sou- venir que le Prince de Cobourg et moi, nous fûmes maintes fois les hôtes de notre tante et cou- sine? Des plus hospitalières, elle se plaisait à la vie de famille, et rassemblait autour d'elle autant de parents qu'elle le pouvait, et de préférence les Cobourg, d'où était venu feu le Prince Consort

Quoique de très petite taille, douée d'un embon- point plutôt déformant, le visage fort coloré, erre avait grande allure quand elle faisait son entrée, soutenue par un des superbes Indiens de son ser- vice personnel1. Le plus souvent, elle tenait, par maintien, un mouchoir blanc, toujours arrangé de

206 AUTOUR DES TRONES

sorte que les bouts pendaient, dentelés. Elle était, en général, vêtue d'une robe de soie noire à petite traîne, décolletée en pointe. Elle portait au cou, en médaillon, le portrait du Prince, mari inoublié; sur la tête, le bonnet de veuve, en crêpe blanc; rare- ment des gants. Dans les grands jours, Ko-hi~ nor, ce diamant merveilleux, trésor des trésors de l'Inde, brillait de mille feux au-dessus du bonnet.

Elle ne laissait pas que d'impressionner, tant elle était expressive de gestes, de ton, de regard. Son nez avait des façons de frémir qui révélaient ses pensées. Et que dirai- je du regard bleu et froid qu'elle promenait sur le cercle familial formé autour d'elle? Le moindre défaut de toilette, le moindre manque à l'étiquette était immédiatement remar- qué. L'observation ou la réprimande suivait aussi- tôt, adressée d'un air et d'une voix qui ne tolé- raient aucune réplique. A ce moment, le nez se plissait, les lèvres se pinçaient, le visage se colorait davantage, et toute la personne royale semblait agitée de mécontentement

L'orage passé, la Reine retrouvait son aimable sourire, comme si elle eût voulu faire oublier sa vivacité.

En arrivant ou en partant, elle saluait à la ronde, d'un petit signe de léte protecteur.

que J'ai vu tomber 207

J'eus le malheur, parfois, de lui déplaire

Elle détestait les cheveux bouclés en franges cachant le front. On se souvient de cette mode peu seyante, je l'avoue. Mais je m'y étais conformée. La Mode est la Mode. Cette coiffure agaçant la Reine, elle me dit, un jour : « Tu devrais arran- ger tes cheveux autrement, et d'une manière plus princesse. »

Elle avait raison. Malheureusement, le Prince de Cobouig ne goûtait pas non plus cette coiffure, et fut témoin de l'observation de notre tante. Celle- ci lui aurait donné le Ko~hi~nor qu'il n'aurait pas été plus satisfait. Je fus aussitôt gratifiée d'une algarade qui eut pour résultat de me décider à ne point tenir compte du reproche de la Reine. Mes cheveux irrités demeurèrent en franges bouclées sur mon front.

A Windsor, comme à l'île de Wight, à la belle saison, la Reine sortait en voiture vers six heures du soir, et par tous les temps. Nous étions géné- ralement admis à l'honneur de l'accompagner.

Il fallait quelquefois attendre longtemps, dans un salon voisin de l'appartement royal. Enfin, pré- cédant la Reine, le plaid sur le bras, le flacon de wisky en bandoulière, paraissait John Brown, le fidèle Ecossais qui tint une place considérable dans

208 AUTOUR DES TRONES

la gazette de la cour et de toutes les cours, à la partie du feuilleton qui ne s'imprime pas.

Il ouvrait la marche, et montait dans le break, attelé de deux gris pommelés, et la promenade, qui devait durer environ deux heures, commençait

La nuit venant, John Brown se trémoussait sur le siège. Il se retournait fréquemment pour essayer d'obtenir de la Reine l'ordre du retour. Etait-ce la crainte des rhumatismes, ou celle de quelque refroidissement qui, malgré le réconfort du wisky, eût compromis sa santé, et l'eût empêché de rem- plir ses devoirs envers la Reine? Je n'en sais rien. J'ai remarqué seulement que John Brown n'aimait pas les promenades au crépuscule, par temps hirsiide. Elles le rendaient de méchante humeur. Il ne se gênait pas pour le laisser voir; il ne se gênait en rien, du reste.

Il arrivait que les enfants de la Reine eux- mêmes en savaient quelque chose.

Il advint au Prince de Galles, qui devait être le grand Roi Edouard VII, de souhaiter d'être introduit chez *a mère à une heure il n'était pas annoncé. John Brown entr'ouvrit la porte de l'appartement et dit simplement : « Not alloWedt Sir, »

Si, dans Tinrimité de sa vie, la Reine Victoria

QUE J'AI VU TOMBER

eut, comme toute créature humaine, ses moments de liberté, elle n'en fut pas moins une grande sou- veraine et une haute figure. Son Jubilé, célébré avec l'éclat dont mes contemporains se souviennent, montra la place qu'elle occupait dans le monde. La procession dans Londres, au milieu d'un peuple en délire, la chevauchée des rois, des princes, des rajahs indiens et autres sujets des Dominions, dans leurs resplendissants costumes constellés de pierre- ries, fut un spectacle digne d'un conte des « Mille et une Nuits ».

On ne reverra sans doute jamais cela. Jamais plus les hommes ne sauront s'hoaorer en honorant le pouvoir humain, comme ils le firent alors, exal- tant une femme qui avait su incarner si noblement le passé, le présent, l'avenir du Royaume-Uni, des Indes et possessions d'Outre-Mer.

Qu'on ne dise point : Vanité des vanités! Les pompes ont leurs raisons d'être. Une société sans théocratie, aristocratie, et apparat proportionné à ces institutions, est une société qui meurt. Il faudra toujours en revenir aux équivalences de souverai- neté, de cour et de divinité, sans quoi l'édifice social, découronné, ne sera qu'une grange ou une ruine.

Ci fut à l'occasion d'une des grandes fêtes du

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210 AUTOUR DES TRONES

Jubilé, que, selon ma fâcheuse et incorrigible habitude, j'arrivai en retard pour prendre rang dans le cortège royal. Je confesse que, souvent, je faisais exprès de me faire attendre, parce que cela vexait le Prince de Cobourg qui, avant toutes choses, commençait par prédire que je ne serais pas à l'heure.

Les femmes qui me lisent savent comme il est difficile, parfois, d'être en toilette de cérémonie, juste à la minute dite. Les hommes ne compren- dront jamais cela!

J'avoue que, dans cette circonstance, j'aurais prendre mieux mes dispositions, et calculer plus exactement. Je ne voulais pas être en faute. La cérémonie exigeait que, pour la formation du cor- tège, personne ne manquât. Quoique, par mon ma- riage, mon rang et ma place fussent vers la fin, tout un parterre de rois et de reines dut m'at- tendre.

Lorsque j'entrai, j'étais d'une extrême confu- sion. Mais c'était l'époque je me savais belle fct admirée. Je vis que tous les yeux, tournés vers noi, n'exprimaient pas que la sympathie. Les égards féminins étaient irrités; heureusement, les égards masculins, d'abord sévères, ne tardèrent

QUE jf AI VU TOMBER 2! I

pas à «'adoucir. Je fus comme éblouie devant ces soleils terrestres.

Mais il ne s'agissait point de chanceler. Il fallait, au contraire, tirer avantage de la situation. Le silence et l'immobilité s'étaient faits, dans l'assis- tance, attentive à l'apparition de la coupable qui faisait attendre la Reine d'Angleterre et son illustre suite. Je sentis que mon entrée devait être de celles qui ne réussissent guère qu'une fois dans la vie.

Je pris mon temps, et mis toutes les grâces dont je pouvais disposer dans ma révérence et mon salut de cour.

Quand je vins baiser la main de ma mère, celle-ci, heureuse du murmure flatteur qui avait suivi ma façon de me faire pardonner, me dit,, en m' attirant à elle : « Tu étais faite pour être Reine »...

Je sens une larme furtive monter du cœur à mes yeux. Etrange nature que notre! Lorsqu'on a vu le jour sur les marches d'un trône, on a besoin de ces succès, de ces hommages, de ces ovations. On en garde non seulement le souvenir, mais l'ap petit et le regret!

XV

LE DRAME DE MA CAPTIVITE ET MON EXISTENCE DE PRISONNIÈRE

LE DÉBUT DU SUPPLICE

Mes malheurs, hélas! sont connus du public de tous les pays. Mais ce n'est pas sur moi qu'ils pèsent le plus.

La calomnie et la persécution, servis par des moyens puissants, ont eu beau multiplier leurs coups, une vérité, au moins, s'est fart jour :

Je ne fus point, je ne suis pas folle, et ceux qui ont voulu que je le fusse en ont été pour leur honte, et, je l'espère, leur remords.

Cependant, a-t~on dit, la Princesse est étrange.

2Î4 AUTOUR DES TRONES

D'autres, mieux informés, ont précisé :

Elle est faible d'esprit.

Pas même, s'il plaît à Dieu!

On objecte mes « dépenses », mes « prodiga- lités », mes « dettes )), el mon « abandon à mon entourage de mes intérêts et de ma volonté ».

Raisonnons, en passant, ces « étrangetés » et ces « faiblesses ».

Il est parfaitement exact qu'à certains moments, j'ai fait des dépenses exagérées. J'ai dit et je ré- pète que c'était un moyen de me revancher des contraintes et petitesses d'une avarice oppressive.

Certaine, ainsi que je l'ai indiqué, que dans l'ordre naturel des choses, une fortune considé- rable devait me revenir, j'ai cédé aux offres, pour ne pas dire aux assauts de la tentation.

On a parlé de sommes fantastiques, Je calcule que je n'ai pas dépensé dix millions depuis 1897, époque du début déclaré de mon effort de libé- ration

On a donné des chiffres supérieurs, mais il faut faire la part des exagérations des spéculateurs et usuriers qui sont venus, envoyés souvent par mes ennemis, pour servir leur thèse, et témoigner de mes « folies », après m'avoir doucereusement vendu des crocodiles empaillés.

QUE fAl VU TOMBES 215

On connaît l'histoire édifiante de ce créancier allemand soutenant, à Bruxelles, devant les ar- bitres chargés de payer mes dettes sur des fonds provenant de la succession du Roi, une réclama- tion de sept millions de marks ramenés à zéro après enquête et vérification de ce qu'il prêta réellement et reçut par la suite.

Si je m'abaissais à écrire l'histoire des ma- nœuvres de toute sorte, imaginées contre, mon indé- pendance, et tendant à me rejeter dans l'impossi- bilité d'être et d^agir, on dirait : « Ce n'est pas possible; c'est du roman! »

Les romans les plus invraisemblables, on ne les publie jamais. La vie seule se charge de les faire.

Qu'on veuille bien réfléchir; je devais opter : ou l'esclavage, ou l'emprisonnement parmi les fous; ou bien la fuite et, par elle, la défense.

J'ai fui et je me suis défendue. Mais alors, afin de me reprendre et de m'abattre, on m'a d'abord réduite à la portion congrue, puis on m'a coupé les vivres.

J'avais perdu la meilleure des mères; le Roi, trompé, irrité du reste, parce que, plus politique que je ne l'étais, il mettait, en ce qui me concerne, les apparences de la correction au-dessus clés réa-

216 AUTOUR DES TRONES

a tés de la conscience, le Roi se désintéressait du iort cruel fait à sa fille aînée.

Dès mon internement, mes sœurs et le reste de ma famille avaient eu plus d'une raison de se régler sur le Roi. Je me vis donc oubliée des miens, qui commettaient cette faute de négliger, pendant des années, de m'aller voir dans ma maison de santé.

Ou j'étais malade, ou je ne l'étais pas! Et m'abandonner, c'était laisser voir que je ne l'étais pas- La presse finit par s'indigner. Alors, on vint. Oh! bien rarement. C'était si pénible et si embar- rassant — pas pour moi!

Quand je m'évadai, la pitié affectée fit place à une colère sincère...

Il fallait pourtant que je vive et que je recon- naisse dans la mesure du possible les services qui m'étaient rendus. Enfin, je fus obligée de plai- der. Nouveau crime.

Ah! ce n'est pas de m'être révoltée contre un mari et contre un mariage devenus impossibles, qu'on m'en a voulu... Serais- je par hasard la pre- mière?... C'est d'avoir montré cet esprit déplo- rable que le monde ne pardonne guère : l'esprit combatif, l'esprit de résistance.

Une femme qui se défend mal, je le veux

<JUE /ai vu tomber 217

bien; les arcanes de la procédure et les dessous des affaires m'ont toujours échappé mais qui se défend tout de même, infatigablement, pour le principe, pour l'honneur, pour le droit, cette femme est détestable. Elle veut avoir raison, contre les autorités établies; elle fait scandale. Elle crie : (( Je ne suis pas folle! » Elle crie : « On m'a volée! )) C'est une peste!

Ordinairement, les gens bien élevés qu'on enferme et qu'on dépouille ne font pas tant de bruit. Quoi! Une Altesse, une fille de Roi, une femme de Prince qui ne veut être ni démente, ni dupe!

Si elle avait en quoi que ce soit de la mesure, elle ne ferait point parler d'elle. Elle serait encore sous les tilleuls de Lindenhof ; et puisqu'elle veut écrire, elle écrirait un livre à la gloire de la jus- tice humaine, en Belgique et ailleurs.

Grand merci! J'ai ma conscience pour moi. Je n'en démordrai pas. Je peux mourir, méconnue, diffamée, dépouillée : mon ultime parole sera pom protester.

Ce qu'on me reproche serait à refaire, je le refe- rais. Je n'ai nulle honte de mes « prodigalités » passées.

Grâce à Dieu, mes ((victimes» sont toujours ren-

218 AUTOUR DES TRONES

trées dans leur argent, avantageusement pour elles.

Je m'estimerais déshonorée si j'avais fait perdre quoi que ce soit de vraiment à qui que ce soit. Même les crocodiles, qui n'étaient pas de l'époque antédiluvienne, et par trop démesurés, je ne les ai pas reniés.

Cela dit de mes dépenses, arrivons à ce prétendu abandon de ma fortune et de ma volonté à mon entourage.

Qu'on ne s'y trompe pas : la diffamation a visé une seule personne, toujours la même, celle à la- quelle j'ai voué ma vie comme elle me voua la sienne. Ses ennemis lui ont prêté les mobiles dont ils étaient animés. Ils n'ont pas voulu voir, ils ont nié qu'elle fût, par sa grandeur d'âme, au-dessus des misérables calculs de l'intérêt. En vain elle a jeté dans le gouffre creusé sous nos pas tout ce qu'elle était, tout ce qu'elle avait, tout ce qu'elle pouvait avoir. Ce sublime renoncement, la haine l'a étouffé sous ses hideuses inventions

O noble ami, que n'a-t-elle pas dit de vous, la bête hurlante et monstrueuse?

Sans doute, pas plus que moi, vous n'étiez de taille à lutter contre les financiers qui dupent, les gens de loi qui trompent, les amis qui trahissent Mais prétendre de vous, ou de n'importe qui, que

QUE J*AI VU TOMBES 219

Ton a pesé sur ma volonté, égaré mes pas, faussa mes actes... Ah! c'est absurde encore plus qu'infâme.

Comment! J'aurais eu, j'aurais toujours une force de résistance qui a tout sacrifié à un idéal d'honneur et de liberté, et je serais, hors de cela, une poupée dont on joue, une girouette au vent!

Toute de conscience pour l'essentiel de la di- gnité humaine, je serais l'inconscience en personne pour ce qui est secondaire?

N'est-ce pas insensé!

Mais laissons cela, et résumons, en les éclairant de lueurs nouvelles, les incroyables attentats d'une haine que rien n'a pu désarmer, jusqu'au jour une autre justice que celle des hommes, jetant bas d'un tournemain des trônes indignement occupés, m'a sauvée des persécutions dont j'étais l'objet.

A la veille même de leur chute, la monarchie allemande et la monarchie austro-hongroise se croyaient encore tout permis. Les iniquités dont j'ai souffert ne sont qu'un exemple de ce qu'elles osaient faire. Que de crimes, à leur actif, demeurés ignorés! Et quelle corruption à leur contact!

On sait le début des intrigues j'ai succombé =

J'étais à Nice avec ma fille. Celle-ci, mon espoir |t ma consolation, me fut enlevée, comme je l'ai

220 AUTOUR DES TRONES

dit, par son fiancé liant partie avec le Prince de Cobourg, au mépris de la parole qu'il m'avait donnée.

Le Prince sentait que j'allais lui échapper défi- nitivement, et, avec moi, la fortune à venir du Roi.

Je divorcerais, pensait-il; je me remarierais.

Divorcer, j'y songeais. Il a bien fallu y venir plus tard. Mais si je ne pouvais m'empêcher de me libérer de ce qui fut promis à un homme, quand, de lui-même, il avait détruit les raisons qui avaient été la base du serment prononcé, j'hésitais à me libérer de ce qui fut juré à Dieu, invisible et muet et qui ne corrompt, ni ne trompe, ni ne persécute.

L'indissolubilité du mariage est une chose; la dissolubilité des liens de la chair en est une autre. Plus j'ai vécu, plus j'ai pensé que le divorce est un fléau. Il faudrait avoir le courage d'admettre que les cas individuels ne sont rien; seul compte l'intérêt de la collectivité. Tant vaut le mariage, tant vaut la société. On a fait du mariage quelque chose de fragile, la société tombe en morceaux. L'Eglise a donc raison. Mais qui de nous ne chan- celle et ne méconnaît que la règle divine est essen- tiellement une règle humaine?

Le comte venait de recevoir, à Nice, les témoins du Prince de Cobourg que la cour de François-

QUE j'ai vu tomber 221

Joseph avait décidé à ce cartel. Le duel mit en présence les deux adversaires, à Vienne, au ma- nège de cavalerie, en février 1898. Le lieutenant tira par deux fois en l'air et, par deux fois, le général tira sur le lieutenant. On passa au sabre. Le lieutenant continua de ménager le général, et le toucha d'un coup léger à la main droite.

Il renforça ainsi les sentiments que le Prince pouvait avoir à son égard. Trois semaines plus tard, on l'impliqua dans cette abominable histoire de fausses lettres de change, inventée de toutes pièces, et dont le Reichsrat, par la suite, devait faire bonne justice.

Le jugement inouï! qui prétendit désho- norer le plus noble des hommes n'eût pu être prononcé, si mon témoignage avait été retenu.

Mais on s'empressa de m'enfermer. Ma déposi- tion fut étouffée, et le Comte, condamné!

Un homme vit encore, silencieux et caché, et qui, si je calcule bien, a soixante-quinze ans révo- lus, quand j'écris ces lignes qu'il pourra lire, si ailes voient le jour avant qu'il disparaisse de ce inonde.

Dans l'instant mon souvenir l'évoque au seuil des maisons de fous sa haine me jeta, au seuil des prisons elle fit enfermer le comte Geza

222 AUTOUR DES TRONES

Mattachich, qu'il sache que ses victimes lui ont pardonné.

Elles pourraient, aujourd'hui, lui demander des comptes devant la justice autrichienne, affranchie des contraintes d'antan. Elles l'épargnent. Que le juge Celui qui nous jugera tous.

Je ne sai même plus quels furent les instru- ments de x vengeance.

On \ a montré, dans Vienne, il n'y a pas long- temps, un pauvre être, aux trois quarts aveugle, penché vers le tombeau, et l'on a murmuré à mon oreille le nom de l'avocat juif, réprouvé par tout ce qui est estimable dans Israël, en Autriche, et qui fut l'agent, l'instigateur, le conseil de l'impla- cable fureur acharnée à ma perte.

J'ai détourné les yeux en pensant que ce même personnage, obstiné dans son système de rigueurs policières au service de l'abus de pouvoir, avait armé le bras de la femme qui tua mon fais...

Et bouleversée, je me suis demandée :

Ont-ils compris?

Oui, peut-être. Ils ne sont plus, sans doute, ce qu'ils étaient. La vie aussi a les changer.

Peuvent-ita, sans angoisse de demain, se remé- morer hier?

Candides, nous avions pris la fuite devant eux

QUE J*AÏ VU TOMBER 223

je m'imaginais trop vite qu'ils pouvaient nous faire arrêter! Je croyais sur parole des émissaires à la solde du Prince. Nous étions en France, je ne risquais rien. Je voulus partir pour l'Angleterre, et demander aide et protection à la Reine Victoria, qui m'avait donné tant de marques d'affection.

Ma fidèle dame d'honneur, la comtesse Fugger, partageait mes craintes et mes voyages précipités.

A peine à Londres, nous recevons de mysté- rieux avis de prétendus amis : il faut repartir sur l'heure, ou nous sommes perdus, le comte et moi... Et nous repartons, sans que je cherche à rejoindre la Reine, avec qui nous venions de nous croiser, car, au même moment, elle se dirigeait vers le Midi de la France.

Nous n'étions pas faits pour être des criminels. Ils sont plus résistants.

Traqués par notre propre imagination trop cré- dule, nous pensâmes alors à trouver un asile près de la mère du Comte, au château de Lobor.

On n'a jamais compris pourquoi et comment j'avais pu me rendre en Croatie, chez la comtesse Keglevich.

Son second mari, père adoptif du Comte Geza Mattachich, était membre de la chambre des Ma- gnats de Hongrie, député et ami du ban de Croatie.

224 Ainoun des trônes

Je me persuadais que l'on n'oserait pas m'enlever

sous son toit.

Notre aventure avait pris les proportions d'un événement mondial. Les journaux de la terre entière en parlaient. Le duel avait mis le comble à cette publicité terrible. Et comme encore la calomnie et ses manœuvres n'avaient pas eu d'effet, nous étions des personnages romanesques dont la sincérité désarmait les rigueurs de la critique et ral- liait les sympathies du sentiment.

Quand je pense que j'ai été, ensuite, taxée de duplicité, je ne peux m'empêcher de sourire. On citerait peu de cas d'une franchise d'existence plus établie que la mienne. Je n'ai jamais dissimulé aux miens quel effort exigeait ma vie avec mon mari, et quand j'ai été à bout de forces, je n'ai pas fait mystère du secours que je trouvais en un sauveur chevaleresque, placé providentiellement sur mon chemin.

Mais le monde ne pardonne pas à ceux qui ne veulent point porter de masque, et qui ne cachent pas leur cœur.

Tant de gens ont à dissimuler ce que le leur contient! Mais nous, mais moi... En vérité, est ** crime?

QUE JAI VU TOMBER ZZj

Je pfctix mourir tout à l'heure; je n'ai pas peur de la justice de Dieu.

Forts de notre commune loyauté, naïvement per- suadés qu'en France, en Angleterre, en Allema- gne et autre part encore nous serions en danger, avertis du reste que l'on voulait me mettre dans une maison de fous dès Nice, Gunther de Holstein m'avait prévenue, et parlait de me faire protéger par son tout puissant beau-frère... Inou- bliable comédie ! nous arrivions en Croatie avec la certitude que, sous le toit des Keglevich, je serais en sûreté.

Le comte me confierait à ses parents pour le temps qu'exigerait le règlement de ma séparation d'avec le prince de Cobourg. Le bruit s'apaiserait. L'opinion publique était pour moi, et, première- ment, celle d'Agram, le comte et les siens jouis- saient de l'affection générale. A Vienne, la cama- rilla ennemie désarmerait. Nous ne serions plus, bientôt, que deux créatures semblables à tant d'autres : celle-ci meurtrie par ses fers brisés; celle-là secourable. Et de ce malheur et de ce dévouement, peut-être qu'un jour le temps ferait un bonheur régulier,

O rêves, ô espérances, nous sommes voire jouet La lourde réalité sursit et nous déchire.

45

226 AUTOUR DES TRONES

Nous n'avions pas prévu la trame ourdie contre nous, et quelle odieuse accusation viserait le comte.

En un instant, son beau^père, très connu à la cour, influent d'ailleurs, fut détaché de nous. Appa- remment on lui fit confidence du crime imputé à son beau-fils, et la diffamation lui en imposa.

Cette explication de son revirement est la plus indulgente qu'il me soit permis de faire.

L'appui du comte Keglevich nous manquant, la comtesse, prise entre son fils et son mari, était dans une situation poignante.

Et nos ennemis avaient le champ libre à Agram.

Cependant, deux partis se formèrent : d'un côté, les étudiants et les paysans prirent fait et cause pour nous; de l'autre, se rangèrent la police et les autorités. Vienne sut qu'une espèce de révo- lution locale groupait en notre faveur des partisans.

Dès l'instant que la cour pensa que nous avions l'appui de la jeunesse et des campagnes, elle fut effrayée et livra notre tête. L'avocat du Prince, cet homme que je ne saurais nommer, put se faire délivrer plein pouvoir. L'Empereur consentit à le laisser agir à sa guise. Il eut en poche de véritables lettres de cachets.

Je dois dire, à la décharge de François-Joseph^

QUE j'ai vu tomber 227

qu'on lui certifia que le comte voulait me tuer. A quoi, le Souverain aurait répondu :

Je ne veux pas d'un second Mayerling. Qu'on fasse ce qu'il faudra.

Le Prince et ses créatures ne manquaient pas d'invention. Leurs mesures furent très bien prises et leur machination bien conduite. Un train spé- cial attendait en gare d'Agram celle qui devait être déclarée folle par raison d'Etat, et une cellule de la prison militaire était prête pour celui qui serait fait criminel aux yeux du monde.

Toute l'Autriche a su cela, et bien d'autres choses encore!

Un médecin légiste, fonctionnaire officiel et que je n'avais jamais vu, mon certificat d'aliénation mentale tout rédigé, m'attendait à Agram, aux ordres de la police, avec une infirmière de l'asile de Dcebling.

Ces gens et une équipe de détectives restèrent aux aguets une semaine. Il s'agissait de nous faire venir en ville. On n'osait pas nous arrêter au châ- teau de Lobor, en pleine campagne, nos défen- seurs, en un clin d'ceil, seraient accourus.

Alors, l'autorité militaire convoqua le comte, à Agram. Officier en congé, il devait répondre à cet appeL

228 AUTOUR DES TRONES

Nous eûmes le pressentiment du coup de force. Mais puisque, au château, notre situation était pé- nible, par suite du revirement de son possesseur qui avait pris le parti de s'éloigner, emmenant la Com- tesse Keglevich, il nous parut que rien ne pouvait nous arriver de pire qu'une désaffection si cruelle. Il en serait ce qui pourrait, le comte se rendrait à la convocation reçue, et je serais aussi à Agram. Impossible pour moi de m'éloigner d'un danger qui pouvait le menacer.

Nous partîmes. Je descendis avec ma dévouée comtesse Fugger à l'hôtel Pruckner. Le comte gagna l'appartement qu'il avait fait retenir. Moi le mien. Nous étions arrivés tard, dans la nuit.

Au matin, vers 9 heures, je n'étais pas encore levée, on força la porte de ma chambre.

Je vis entrer l' agent-avocat du Prince, suivi d'hommes vêtus et gantés de noir, policiers en tenue de gala. Le médecin légiste et l'infirmière de Dœ- bling les escortaient, à distance.

Le train spécial trépidait en gare. Quelques

Heures plus tard, sans avoir eu la possibilité de me

; connaître, rayée soudain de la société normale,

i étais dans une cellule de Dœbling, aux abords

de Vienne. Par un guichet ménagé dans la porte.

QUE j'ai vu tomber 229

on pouvait me surveiller. La fenêtre avait des bar- reaux énormes. Je l'ouvris. J'entendais hurler.

On m'avait placée dans le quartier des fous furieux. J'en voyais un, lâché, pour changer d'air, dans une petite cour sablée, aux parois matelassées. Il bondissait et se heurtait en poussant des cris affreux.

Je me retirai, horrifiée, me bouchant les yeux et les oreilles. J'allai tomber sur un lit étroit, et, sanglotant, je cherchai à me cacher sous l'oreiller et les couvertures, pour ne pas voir, pour ne pas entendre.

Que serais-je devenue sans le souvenir de la Reine et sans le secours de Dieu? La Foi me sou- tint. Elle mit en moi le courage des martyrs.

Cependant, à Agram, le Comte, arrêté, lui aussi, apprenait dans les formes du code militaire autri- chien, qui était encore celui de 1 768, qu'il était accusé on saura par qui tout à l'heure! d'avoir négocié des traites portant les fausses signa- tures de la Princesse Louise de Saxe-Cobourg et de l'Archiduchesse Stéphanie.

J'allais être proclamée folle, et il serait pro- clamé faussaire.

Le pire n'est pas ce qu'on me fit. Ce n'est rien, à côté de ce que l'on réalisa contre lui!

230 AUTOUR DES TRONES

Ah! cette justice de cour que la révolution a balayée! Ah! ce code d'une armée, esclave du trône avant d'être gardienne de la patrie! Quel défi au bon sens, à la veille du XXe siècle.

Et l'on s'étonne, ensuite, qu'un peuple se sou- lève !

Le comte fut mis en prison sur la dénonciation du même innommable individu qui se muait pour moi en policier.

Le gouverneur d'Agram était à ses ordres! Il crut sur parole ou en eut l'air ce petit avocat à tout faire, racontant que le comte Geza Matiachich avait faussement apposé ma signature et celle de ma sœur Stéphanie sur des traites qui étaient déjà depuis neuf mois chez des prêteurs de Vienne, lesquels venaient de s'apercevoir subite- ment (!) de la fausseté des valeurs.

Or, ma signature était bien et dûment la mienne.

Voilà ce qu'il ne fallait pas que je dise.

Celle de ma sœur était fausse et ajoutée aprè? coup, mais par qui et pourquoi?

Voilà ce qu'il ne fallait pas que je demar

Enfin, le comte était étranger à la négociai de ces valeurs et à l'emploi des fonds qui avaient pu en provenir.

Voilà ce qu'2 B$ fallait pas que je démontre.

QUE j'ai vu tomber 231

Aussi étais-je sous bonne garde.

Le comte, lui, selon ce qu'on appelait alors la justice militaire autrichienne, se trouvait en face d'un auditeur, magistrat qui était à la fou accusa- teur, défenseur et juge simplement.

Et celui-ci avait été bien choisi! Ce n'est pas croyable, dira-t-on. Oh ! ce n'est pas le plus fort

Le 22 décembre 1 898, le comte a été condamné à la perte de son grade et de son titre nobiliaire et à six ans de détention cellulaire pour avoir « escroqué » environ 600.000 florins à des tiers désignés.

Or, le 15 juin précédent, à l'échéance des soi- disant fausses traites, les susdits tiers créanciers, non plaignants d'ailleurs, avaient été intégralement remboursés par le Prince de Cobourg tenant ma signature pour bonne dès lors que j'étais à Dœ- bling, et que le Comte était perdu. Oui, bien perdu et à jamais, à ce que pensait, du moins, son bour- reau. En effet, quoique, par des amis zélés, le comte eût pu obtenir une déclaration signée des escompteurs, attestant qu'ils n'avaient rien à ré- clamer et qu'aucun préjudice ne leur avait été causé par le comte Geza Mattachich, cette pièce,

232 AUTOUR DES TRONES

Y auditeur la repoussa, h dissimula au tribunal. Il n'en fut pas fait état.

Et l'abominable jugement prétendit faire du comte, gentilhomme entre les gentilshommes, un faussaire et un voleur, bien qu'il fût innocent et que tout criât son innocence.

Mais je m'attarde à des infamies qu'il est super- flu de rappeler. On sait que l'affaire fut évoquée, quatre ans plus tard, au Reichsrat, grâce au parti socialiste indigné ( 1 ) .

Le Comte a été vengé, du haut de la tribune parlementaire, et l'espèce de justice qui déshonorait l'armée autrichienne a cessé d'exister, ensevelie dans la ruine d'une monarchie et d'une cour trop longtemps criminelles.

(1) Extrait du compte rendu de la séance du Reichs- rat, du 1 7 avril 1 902. Interpellation du député Das- zynski :

« Messieurs, le second jugement qui a été prononcé à la suite de la demande en revision du premier procès a admis que M. Mattachich n'avait falsifié qu'une seule des signatures!

« Ce verdict du tribunal militaire supérieur est d'une importance capitale dans toute cette affaire. Car, Mes- sieurs, si le tribunal militaire supérieur avait simplement rejeté le pourvoi, nous pourrions croire encore que Geza Mattachich avait faussé les deux signatures. Or, puisque

QUE J*A1 VU TOMBER 233

Mattachich n'a fait de tort à personne, puisque les usu- riers ont recouvré tout leur argent avec le formidable taux de plusieurs centaines de mille florins au jour de l'échéance, puisque, de tout cet argent, pas un traître liard n'est entré dans la poche de Mattachich, détail qui, en effet, n'a pas été relevé à la décharge de celui-ci, nous sommes en droit de nous demander quel intérêt aurait eu Mattachich-Keglevich à moins d'admettre chez lui un singulier goût de perversité à corroborer par une fausse signature les traites de la princesse de Cobourg qui ont été reconnues comme bonnes?

« Et maintenant, Messieurs, si nous nous posons la question : Cui prodest? nous répondrons que ce ne fut certainement pas à Mattachich-Keglevich, car cela n'a pas eu d'autre résultat que de l'envoyer au pénitencier de Moellersdorf, mais bien aux bailleurs d'argent II était d'une grande utilité pour eux qu'une fausse signature fût ajoutée à une bonne, car c'est un fait bien connu que pour les usuriers une signature contrefaite vaut mieux qu'une authentique, et je vais vous dire pourquoi.

« Avec une signature vraie, le mari, qui est obligé de faire honneur à ces sortes de dettes, peut dire : « Je con- sens à payer, mais défalcation faite des bénéfices retirés par les usuriers », et c'est ainsi que le prince de Cobourg a payé dans bien des circonstances. Mais, cette fois, les usuriers ont riposté : « Non! Grâce à une fausse signa- « ture, nous avons la possibilité de faire du scandale, de (( menacer; nous avons entre les mains une arme dirigée « contre le prince de Cobourg et contre tous les cercles « de la cour. »

« Messieurs, je vous ai suffisamment prouvé que le second jugement avait posé l'affaire sur un autre terrain et l'avait éclairée d'une façon tout à fait nouvelle. S'ap-

234 AUTOUR DES TRONE5

puyant là-dessus, Mattachich s'était adressé à la Cou- d'appel souveraine et ce tribunal a décidé qu'après exa men de la procédure il y avait lieu de confirmer le second jugement et de repousser l'appel formé par le condamné!

« Or, Messieurs, de nombreuses présomptions se sont accumulées qui démontrent clairement; l'innocence de Mattachich. Il a été produit notamment une lettre, qui était fausse également, et dans laquelle on indiquait aux juges la ligne à suivre.

« C'était une lettre écrite en allemand et adressée à Léopold II, roi des Belges. Ce document cela a été surabondamment établi était apocryphe. Il avait été écrit non point dans l'intérêt de Mattachich, mais dans celui des bailleurs d'argent. Et ceux qui ont commis ce faux étaient bien plus dans l'entourage des usuriers que dans celui de Mattachich.

« Car il ne s'agit pas ici, Messieurs, de simples prê- teurs d'argent. Nous n'avons point affaire, comme on les qualifie dans les jugements, à des « directeurs d'une mai- son de commission », mais à des hommes d'affaires retors qui avancent de l'argent à de nombreuses per- sonnes de la cour à des taux tout à fait usuraîres et à qui les signatures de ces personnes, notamment celle de la princesse héritière, veuve Stéphanie, sont parfaitement connues.

« Eh bien, je vous le dis, Messieurs, si je ne puis faire défiler devant vous tous les éléments du procès, je m'appuie ici non point sur de vagues présomptions, mais sur des dépositions de témoins, sur des affirmations abso- lument incontestables et qui prouvent jusqu'à l'évidence que Mattachich-Keglevich, qui moisit depuis quatre ans au pénitencier de Moellersdorf, est un innocent.

iOH&SM

« Huit jours avant son arrestation, on consentait à reconnaître par acte notarié qu'on lui donnerait toute « latitude de fuir » (Ecoutez! Ecoutez!) à la condition qu'il consentît à quitter la princesse Louise.

« Messieurs, on ne propose pas à la légère a vM homme comme MattachichKeglevich de lui assurer par acte notarié son libre départ pour l'étranger. On voulait sim- plement se débarrasser de lui, on voulait assouvir la ven- geance du prince-époux, et c'est à cause de cela qu'un meurtre judiciaire militaire a été accompli. Et, comme si cela ne suffisait pas, par ordre du comte Thun, alors président du Conseil des Ministres, la princesse Louise fut bannie comme une étrangère importune du territoire des royaumes et des pays représentés au Reichsrat, bien qu'elle fût la femme d'un général autrichien. (Ecoutez! Ecoutez!) Oui, Messieurs, nous allons livrer ce fait à la publicité; lisez demain, dans le compte rendu de la séance, mon interpellation à ce sujet et vous y trouverez les dates et tous les détails relatifs. Oui, Messieurs, dans l'in- térêt de certains grands et hauts personnages qui possèdent beaucoup d'argent, il se passe ici des faits qui ne de- vraient pas et ne pourraient pas se produire si nous étions un Etat vraiment constitutionnel. (Très vrai!)

« Et maintenant, Messieurs, je vous demande : Qui doit porter la responsabilité d'avoir fait jeter des gens en prison uniquement pour que le riche prince de Cobourg [iût assouvir sa vengeance? Seraient-ce par hasard les (liciers? Non, je vous le dis bien franchement, les offi- iers ne sont pas coupables. Ces hommes n'auraient jamais prononcé une pareille sentence si Mattachich et les té- moins avaient comparu devant eux, si l'accusé avait pu poser des questions aux témoins, si la presse avait pu faire le compte rendu des débats, si ce Heu

236 AUTOUR DES TRONES

exceptionnellement doué, avait eu librement la parole dans une audience publique, s'il avait pu avoir un avocat! Ce n'est vraiment pas malin de jeter les gens en prison et de les faire condamner par un auditeur et par des juges qui ne savent rien de l'affaire! Voyez-vous, Messieurs, je ne veux accuser personne de faux, je ne veux charger per- sonne. Je n'ai d'autre but ici que de dénoncer une insti- tution qui est fatalement la source de toutes les fautes et de toutes les erreurs.

« Et puisque nous avons ici l'occasion de débattre de pareils faits en plein Parlement, je demande à M. le Ministre de la Défense Nationale : Que va-t-il arriver? Veut-il, lui qui est un homme d'honneur, veut-il, lui qui est non seulement un vieillard avec des cheveux blancs, mais encore un soldat dont la conscience est pure et tran- quille, assumer sur sa tête la responsabilité des angoisses et des tortures infligées à un innocent? Va-t-il garder plus longtemps le silence ou va-t-il parler?

« S'il n'est peut-être pas encore en état de prendre une décision aujourd'hui, il ne doit pas hésiter plus longtemps à faire la pleine clarté dans cette mystérieuse affaire. »

XVI

SOUS LES TILLEULS DE LA COUR

Imagine-t-on ce que peut être la souffrance d'une femme qui se voit rayée du monde, et menée de maison de fous en maison de fous, prisonnière cons- ciente d'un odieux abus de pouvoir?

A Dœbling, puis à Purkesdorf, je fus en- suite, ma torture eût été au-dessus des forces humaines, si j'avais été seule à souffrir. Mais, avec l'espoir en la justice divine, l'idée qu'un innocent subissait à cause de moi un supplice encore plus affreux me soutenait. La perte de l'honneur est autrement atroce que la perte de la raison. Je ne pouvais m'abandonner tandis que le comte résistait, héroïque, avec une dignité à laquelle, depuis, bien des fois, on rendit hommage, et que les débats au Reichsrat mirent en lumière.

238 AUTOUR DES TRONE*

Quelles heures cependant j'ai vécues! Quelles nuits angoissées ! Quels cauchemars horribles ! Que de larmes, que de sanglots ! j'essayais en vain, sou- vent, de me contenir.

La pitié de mes gardiens et gardiennes était heureusement pour moi, un réconfort. De même l'embarras craintif des docteurs et leurs égards humains.

Sauf deux ou trois misérables ou pauvres diables, acquis à mes ennemis par cupidité ou sottise, je n'ai guère trouvé que des aliénistes que ma « folie )> révoltait, et qui ne demandaient qu'à passer à quelque autre la responsabilité de me garder parmi les fous.

L'opinion autrichienne étant décidément trop hostile, mon tortionnaire et ses complices trouvèrent en Saxe une maison de santé complaisante et de tout repos. Je fus conduite à Lindenhof, dans la oetite ville de Koswig, à moins d'une heure de chemin de fer de Dresde, au milieu des forêts.

Lindenhof! Cela veut dire les tilleuls de la Cour. Calmants tilleuls! Agréables tilleuls, et qui me ramenaient à Unter den Lindent à Berlin, et aux obligations que je pouvais avoir à mon gendre et à sa famille, que ma captivité au pays de Saxe

QUE j'ai vu tomber 239

rassurait L'héritage du Roi ne tomberait pas en mes mains prodigues!

Personne, à présent, de l'entourage qui m'était cher, ne restait près de moi. Ma bonne comtesse Fugger, du soir au matin, avait me laisser à mes geôliers. Par compensation, on prétendit faire gran- dement les choses à Lindenhof. La crainte de l'opinion est, pour les Princes, le commencement de la sagesse.

Il ne fallait pas qu'on pût dire, comme des inter- nements précédents, que je n'étais traitée ni en Princesse, ni en fille de Roi. On me donna un pavillon séparé, un équipage, des femmes de chambre et une « demoiselle de compagnie ». J'eus la permission de sortir, quand « le Conseiller de santé » Docteur Pierson, directeur de l'établis- sement, ne s'y opposerait point. Mais mon pavillon était entouré des murs d'une maison de fous; mais le cocher et le valet de pied étaient des policiers; mais la « demoiselle de compagnie » n'occupait ce poste que pour me garder prisonnière, et faire sur moi d'abondants rapports.

Ma cage avait des dorures et quelques échap- pées sur la campagne, voire sur la ville proche. C'était tout de même une manière de tombeau <*fe

240 AUTOUR DES TRONES

je connaissais l'oubli de tout ce qui m'avait connue, à commencer par les miens.

J'ai dit que, honteux du crime auquel ils s'asso- ciaient tacitement, ils mirent des années à venir visiter la « malade » que je devais être. Ils s'ému- rent quand l'opinion s'étonna de leur indifférence.

L'iniquité du sort fait au comte Mattachich était devenue plus forte que la puissance qui voulait l'anéantir. En parlant de lui, la Presse se souvint de moi. Je vis alors paraître ma fille, puis ma tante la comtesse de Flandre; enfin, ma sœur Stéphanie me donna signe de vie.

J'avais perdu ma mère bien-aimée sans la revoir. Ses lettres, à la fois si bonnes et si cruelles à mon cœur, étaient mes reliques les plus chères. Elles me déchiraient cependant, car j'y voyais que la tendresse de ma mère était persuadée de ma « ma- ladie ».

Du Roi, hélas! jamais rien. Que ne lui avait-on dit, comme à la Reine! N'était-il pas convaincu de la culpabilité du Comte? Avec quels soins son siège n'avait-il pas été fait? Pour mon mari et mon gendre, mon père devait être, avant tout, cer- tain de nos « crimes ».

Que pouvais-je contre cela, du fond de mon pavillon de folle, privée de secours et de liberté?

QUE j'ai vu tomber 241

Je savais cependant, je devinais les intrigues ourdies à Bruxelles, et quels appuis mes ennemis y trouvaient pour triompher d'une pauvre femme suppliciée. Je ne voyais le salut que du côté de l'infortuné qui souffrait aussi le martyre au péni- tencier de Moellersdorf, pour avoir voulu me sau- ver d'un enfer et de ses déshonorants abîmes.

On s'est étonné ensuite de notre fidélité réci- proque. Peu d'êtres savent et sentent que, pour certaines âmes, le ciment le plus fort est celui d'une commune douleur. Nos joies furent éphémères, nos peines prolongées. Nous avons été incompris, mé- connus, diffamés, torturés. Nous avons mis notre confiance et notre espoir ailleurs que dans les hommes. Souvent, les meilleurs n'ont ni le temps, ni la possibilité de savoir, de comprendre, et con- damnent des innocent- sur la foi des apparences ou des formes d'usage, que la haine et la duplicité savent faire servir à leurs desseins.

J'étais depuis quatre ans « folle par raison d'Etat », quand la Cour de Vienne, effrayée de la clameur publique, se vit contrainte de lâcher une de ses proies : le Comte fut gracié. Aussitôt, sans rien craindre, il entreprit de me délivrer. Périlleuse entreprise, car la police autrichienne et allemande, à défaut d'une justice que la peur de la Presse et

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242 AUTOUR DES TRONES

Parlements tiendrait sur la réserve, resterait aux rdres de mes ennemis.

J'ai dit et je redis fréquemment qu'il est in- croyable que nous puissions être encore de ce monde...

Pour commencer, mon chevaleresque défenseur se trouva pris dans les mailles du filet policier, et ne fit plus un pas sans avoir à ses trousses des espions de tout genre. Quant à moi, je vis Koswig en état de siège, Lindenhof entouré de gendarmes, et les sapins de la forêt gardés à vue.

Fortifiée de la prière et de l'espérance, je m'é- tais, sinon accoutumée à mes chaînes, du moins à leur poids. Attachée à ce culte de la nature que j'ai toujours pratiqué, j'aimais les solitudes syl- vestres, où il m'était permis de pv >mener ma peine, sous la surveillance de ma suite de geôliers des deux sexes.

Je n'avais qu'un ami, mon chien préféré. Rêver rais-je jamais le loyal et fin visage, et les yeux clairs où, dans un monde de corruption, j'avais trouvé la pure lumière du salut?

Cependant, je ne désespérais pas! Que reste- rait-il aux prisonniers innocents, s'ils ne gardaient quelque espérance?

Ali! ce jour d'automne je vis reparaître à

QUE J'AI VU TOMBER 243

l'horizon le soleil de la liberté et, avec lui, toutes les possibilités de vérité, de réparation, de bonheur, que ma confiance imaginait trop vite!

Il faisait un temps doux et pur. La clarté solaire embellissait la nature saxonne. Elle teintait d'or les lignes sombres des masses forestières qui s'éta- geaient sur la colline je me plaisais. Ce désert de sable, planté de sapins, égayé de son petit hôtel, en plein bois, du « Moulin de la Crête », était familier à mes promenades en voiture. Ce jour-là» je conduisais moi-même, accompagnée de ma « de- moiselle de compagnie » et d'un laquais. Un cycliste parut, venant en sens contraire, et qui frôla des roues de mon côté. Il me regardait. Je le re- connus... C'était le Comte.,. J'eus la force de ne pas me trahir, pour ne le trahir point. Il était donc libre ! Je crus que je le serais le lendemain !

Trois ans allaient s'écouler avant que j'échappe à mes geôliers.

i-/alarme était au camp ennemi. On savait le comte disparu de Vienne. On le chercha ver» Koswig.

Ma (( demoiselle de compagnie » qui, passagè- rement humaine, ou par calcul, avait permis, les jours suivants, deux brèves entrevues du Comte et

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de moi devant elle, à l'écart, dans la forêt, ne fut pas longue à se raviser.

Le Comte dut cesser d'essayer de me revoir. Le pays était plein de policiers. Je n'eus plus la per- mission de sortir de Lindenhof. Mon sauveur s'éloigna, surtout pour m'éviter d'être privée des promenades qui, si entourée que je fusse, me pro- curaient le soulagement d'échapper quelques heures à ma maison de fous.

Il ne lui restait qu'un moyen de préparer ma dé- livrance : proclamer, établir que je n'étais point folle; en appeler à l'opinion, et trouver des sym- pathies et des concours qui faciliteraient ma libé- ration.

Un livre parut, il démontra son innocence et la cruauté des procédés dont j'étais victime. La Presse du monde entier fit écho à son cri indigné. Et le secours espéré nous vint en particulier de la généreuse France, mon malheur fut vivement senti. Un journaliste, un écrivain français, aussi réputé qu'estimé, et que je nommerais ici, avec reconnaissance, si ce n'était la réserve ordinaire de son caractère, dont je dois tenir compte, voya- geait en Allemagne pour la préparation d'un ouvrage politique. A Dresde, on lui parla de ma situation. Il s'informa. Il alla voir le Président de

QUE J*AI VU TOMBER 245

Police qui, gêné, lui confessa que j'étais victime d'une « affaire de cour ». Pour m' approcher, il n'hésita pas à se faire conduire à Lindenhof, comme s'il était neurasthénique. Mais par méfiance, ou sûreté de diagnostic, on ne voulut pas de lui dans l'établissement. Il revint à Paris, et obtint du Journal que ce puissant quotidien, apprécié pour son indépendance, s'intéressât à ma cause. Le comte, eut, dès lors, un appui efficace par lequel d'autres se trouvèrent.

Il ne pouvait reparaître à Lindenhof. Le jour- naliste français y vint, et la première nouvelle qui me rendit l'espoir fut un billet de lui, inconnu pour moi, et qui, au cours d'une promenade, fut jeté par un gamin dans ma voiture* en même temps qu'une lettre du comte.

Cette lettre, la « demoiselle de compagnie » la saisit au vol. L'autre missive resta en mes mains, et ce fut en vain que ma suivante policière tenta de me l'arracher.

Quand je la lus, palpitante, je ne retins qu'un mot, en une langue que je n'entendais plus guère, et qui était celle de ma patrie. Mes yeux emplis de larmes lisaient et relisaient ceci : « Espérez! »

XVII

COMMENT JE FUS A LA FOIS RENDUE A LA LIBERTÉ ET A LA RAISON

Je devais aller aux Eaux. J'en avais le plus grand besoin. Les petites stations thermales abon- dent en pays germanique. La difficulté n'était pas de trouver un lieu salutaire à ma santé, mes gardiens n'auraient pas à craindre une foule cos- mopolite, et pourraient me tenir prisonnière et iso- lée.

Cependant, aussitôt après l'incident des lettres jetées dans ma voiture, j'appris que je resterais à Lindenhof. La cure promise était supprimée.

Par bonheur, le médecin professeur, appelé pour moi en consultation, prit parti en ma faveur, cons- ciencieusement, et me promit d'intervenir. En atten- dant, mes promenades cessèrent. J'acceptai même de ne point sortir, dupe des histoires que l'on me raconta, le Docteur Pierson, tout le premier.

248 AUTOUR DES TRONES

Il me gardait jalousement, mais avec égards. Que je ne fusse point folle, il le savait bien; mais il savait encore mieux que ma pension était d'un prix très rémunérateur. L'idée de me perdre lui était extrêmement désagréable. Il s'ingéniait à me conserver autant qu'à me plaire, et se persuadait sans peine que Lindenhof devait être, pour moi, un séjour enchanteur.

Si n'avaient été, à mes yeux, ses titres de mé- decin aliéniste et de geôlier, ses visites n'auraient eu rien de trop désagréable. Elles ne manquaient point de courtoisie.

Le Docteur Pierson prenait aisément l'air du dévouement et de la bonté. Il me fit part, du ton le plus sincèrement alarmé, de certains avis qu'il disait tenir de source sûre, et qu'il m'appartenait de prendre en considération, si je ne voulais le désoler : des bandits avaient résolu de m'attaquer en forêt, à l'improviste, et de me dépouiller des bijoux que je portais ordinairement. Certes, le Docteur Pierson ne contestait pas que le comte eût pu m'écrire. Toutefois, la lettre saisie par ma « Demoiselle de compagnie » n'était pas ce que j'imaginais sans doute. Elle semblait apocryphe et fort inquiétante par son mystère même. On ne pou- vait me la montrer, parce qu'il appartenait d'abord

QUE j'ai vu tomber 249

à la justice de la connaître. Je serais sage de re- mettre celle que j'avais gardée. Elle émanait assu- rément de cette bande qui préparait un attentat je pouvais être volée et assassinée.

Effrayée de l'entendre, déprimée, d'ailleurs, par l'existence qui m'était faite, je me laissai con- vaincre. Je ne voulus pas sortir. Pendant plusieurs jours, je vécus angoissée, oppressée, incertaine. Le sommeil me fuyait. A la réflexion, je ne savais plus que croire et que penser. Supplice ajouté au sup- plice.

On ne peut concevoir la résistance qu'il faut pour conserver une certaine lucidité, quand on vit, pendant des années, dans le voisinage des aliénés. La hantise est telle que, si l'on n'a point la force de s'abstraire du milieu, on succombe, forcément.

Mais Dieu me permettait de m'évader sans cesse, en esprit, et de rejoindre le sauveur espéré. Je finis donc par me reprendre, et redemandai à sortir. On ne put s'y refuser.

Cependant, je restais impressionnée. Je n'osais me faire conduire aussi loin dans la forêt qu'au- paravant. Et si j'apercevais un cycliste ou plu- sieurs, je m'effrayais, sans rien dire.

Venaient-ils pour m'attaquer? Venaient-ils pour me délivrer?

250 AUTOUR DES TRONES

O Imagination! C'étaient de bonnes gens qui allaient tranquillement à leurs affaires.

Mon médecin professeur n'avait pas oublié sa promesse. Son intervention obtint l'effet désiré. Il fut décrété que j'irais aux eaux de Bad-Elster, en Bavière. C'est dans la montagne, à un quart d'heure, en voiture, de la frontière autrichienne. Si je m'échappais de Charybde, je tomberais en Scyïla!

Le pays est agreste, et mériterait d'attirer la clientèle cosmopolite. Mais sa renommée, purement allemande, rassurait d'avance mes geôliers. Per- sonne n'irait me chercher dans ce modeste Wies- baden bavarois. Et si, d'aventure, mon défenseur surgissait, il trouverait les avenues gardées.

De fait, l'hôtel je descendis avec ma suite de policiers et de policières fut immédiatement entouré, selon les règles de l'art, d'un cordon de sentinelles et de surveillant?..

Quiconque d'inhabitué, d'inconnu, approchait, était suivi, observé et promptement identifié.

Le Comte se garda bien de se montrer, quoique, par les intelligences qu'il s'était ménagées à Koswig, il eût appris sans retard que j'étais partie pour Bad-Elster.

La police ne signala rien d'insolite à mes gar-

QUE fJQ VU TOMBES 251

diens. Personnellement, j'étais, à mon habitude, sans impatience ni révolte. Ma <( demoiselle de compagnie )) ne pouvait que rendre hommage à ma gracieuseté. Mais, en moi-même, je sentais venir la délivrance.

Cette intuition se trouva promptement confirmée :

Un jour, au tennis, je vis passer un gros homme, dont l'allure, le chapeau, le costume annonçaient un Autrichien. Ses yeux cherchèrent les miens qu'ils fixèrent avec insistance, pendant qu'il me saluait avec respect J'aurais juré que le regard de cet homme venait de m'annoncer le Comte!

Je ne me serais point trompée!

Un peu plus tard, à l'hôtel, je sortais de la salle à manger, précédée du médecin de police atta- ché à ma personne, et suivie, à cinq ou six pas, de ma « demoiselle de compagnie », un individu blond me frôle et murmure :

Attention! On s'occupe de vous!

Je faillis m'appuyer au chambranle d'une porte, incapable soudain d'avancer. Je pus heureusement surmonter ce trouble. Mes deux Cerbères ne s'aperçurent de rien.

Le lendemain, à l'heure du dîner, j'arrive, tou- jours escortée de mes deux inséparables, le Doc- teur et la suivante. Le « Kellner » oui, habituelle-

252 AUTOUR DES TRONES

ment, nous servait, était un peu en retard et ache- vait de disposer le couvert. D'ordinaire, il n'osait me regarder qu'avec discrétion. Je m'aperçois que es yeux me parlent. En même temps, sa main passe et repasse sur la nappe, près de ma place. Il efface un pli, il tapote le linge, il n'en finit pas. Je m'assieds et, au bout d'un moment, j'effleure, d'un geste négligent, l'endroit que le garçon sem- blait indiquer : je sens craquer un papier sous la nappe...

Mes deux gardiens parlaient de Wagner; ils égrenaient des lieux communs laudatifs. Ils purent me voir approuver d'un gracieux sourire leurs banalités. Ils redoublèrent d'éloquence, tout à leur sujet. J'en profitai pour saisir et faire disparaître une lettre habilement placée à portée de ma main, *ntre la nappe et le bois, au bord de la table, près le moi.

Je lus cette lettre, je la dévorai, dès que je pus être seule, dans ma chambre. Elle était bien de qui je pensais! Elle m'annonçait la délivrance pro- chaine. Elle me donnait des explications sur ce qui s'était fait, et ce qui allait se faire pour que j'échappe à ma longue torture. Je devais répondre par la même voie. Je pouvais compter sur le « Kell- ner ».

QUE j'ai vu tomber 253

C'est ainsi qu'une correspondance quotidienne s'établit entre le Comte et moi. Je sus bientôt, en détail, quelles mesures je devais prendre, quelle attitude garder, quels préparatifs effectuer et de qui j'avais à craindre ou à espérer.

Le gardien de nuit était gagné à mon évasion. Ce brave homme, comme le « Kellner », risquait gros à ce jeu. On ne saura jamais tous les dévoue- ments qu'a suscités, que suscite encore l'affreuse persécution dont j'ai été victime.

J'eus enfin le billet avidement attendu : celui qui me disait : « Ce sera pour demain. ))

Pour demain! Demain! Je n'avais plus qu'un jour à attendre, et je serais libre... C'était en août 1904. Depuis sept ans, j'avais perdu ma liberté; je vivais dans le voisinage immédiat des fous, traitée en folle.

Une pensée me glaça d'effroi : le Comte allait sans doute surgir, se montrer. Or, récemment, ma « demoiselle de compagnie », exhibant un revol- ver, m'avait froidement prévenue que, pour sa part, elle avait l'ordre de qui? de tirer sur mon sauveur.

Jamais ma prière ne fut plus ardente. Puis, ras- sérénée, confiante, je fus toute à mes préparatifs. J'avais besoin de quelques heures pour ranger

254 AUTOUR J£S TRONES

mes papiers, détruire des lettres, disposer ce que j'emporterais. Comment faire tout cela sans éveiller des soupçons?

Je m'avisai de déclarer qu'au lieu de sortir, l'après-midi, je me laverais la tête. Ce soin, auquel je procédais souvent moi-même, me laisserait le loisir de rester chez moi en séchoir, sans que la « demoiselle de compagnie », infatigable espionne, pût s'alarmer. La femme de chambre disposa donc tout ce qu'il fallait, puis, seule, je fis dans mon appartement un grand bruit d'eau. Mais j'eus bien soin de garder mes cheveux secs, de crainte de quelque rhume ou névralgie qui serait venu intem- pestivement diminuer les bonnes conditions il fallait que je fusse.

La tête enveloppée, je pris les mesures néces- saires, sans être dérangée. Puis, le soir venu, reposée, rafraîchie, à m'entendre» par l'opportune klion de l'après-midi, je me rendis au théâtre,

ce mon habituelle escorte.

De toutes les pièces que j'ai pu entendre, aucune >? m'a laissé moins de souvenir que celle dont le petit théâtre de Bad-Elster régalait, ce soir-là, son honnête auditoire. J'étais, par la pensée, à ce qui allait suivre, et je me disais :

QUE j'ai vu tomber 255

Advienne que pourra, si la vie est en jeu jouons la vie!

Le spectacle achevé, je revins à mon hôtel saris rien laisser paraître de mon agitation intérieure docteur et la suivante furent aimablement co Jiés au seuil de ma chambre, et ma dernière phrase put ajouter à leur tranquillité :

Nous devons aller au tennis demain un peu tôt, dis-je. Je sens que je passerai une bonne nuit. Retardons d'une heure notre partie. »

Comment douter, là-dessus, que j'allais bien sagement m'abandonner au sommeil? Au surplus, chaque soir, mes chaussures et mes vêtements m'étaient enlevés, et si je n'étais pas enfermée dans ma chambre, quoiqu'on y eût pensé à mon arri- vée, les serrures avaient été renouvelées, à cette intention, le veilleur de nuit ne devait pas perdre de vue mon appartement, et des sentinelles entou- raient l'hôteL

Mais le veilleur était gagné à ma cause, et, quant aux sentinelles, je verrais bien ce qu'il en serait! Je craignais beaucoup plus ma « demoiselle de compagnie », logée à côté de moi, fine d'oreille, et toujours sur le qui-vive. »

Et puis, j'avais dans ma chambre mon chien de prédilection, le. bon, le fidèle « Kaki ». Qu'en

AUTOUR DES TRONES

ferais-je? Comment accepterait-il ma fuite? h aboyait pour une mouche. L'heure venue d'agir, je voyais le chemin se hérisser d'obstacles.

Je ruminais tout cela, tandis que la femme de chambre achevait son office. Enfin, je fus seule...

J'eus promptement revêtu un costume et chaussé des bottines que j'étais parvenue à dissimuler, en prévision du soir de ma fuite. Mon bagage fut bientôt achevé. Toute lumière éteinte, retenant mon souffle, j'attendis le signal.

Mais quel signal? Je n'en savais rien. J'écou- tais...

Peu à peu, le silence se faisait complet dans ce coin tranquille de Bavière le spectacle, comme il est d'usage en Allemagne, prend fin avant dix heures. Les soupeurs qui s'attardent sont rares. La calme nuit enveloppait Bad-Elster, une belle nuit de pleine lune. Un danger de plus, cette clarté lunaire. Mais je n'avais pas le choix, et mon temps de « villégiatura » touchait à son terme.

Les douze coups de minuit sonnèrent, puis ia demie, puis le premier coup de l'heure, et pres- que aussitôt j'entendis à ma porte un grattement de souris. Kiki se dressa... Mais d'un signe, je lui fis ; « Chut! » Et il comprit!

QUE fAl VU TOMBE*

j'ouvris doucement L'ombre du gardien de nuit se dessina dans le corridor.

Me voilà, dis-je, très bas.

Silence!... Tenez-vous prête. Je viendrai quand il en sera temps.

Il s'éloigna.

Je suis restée deux heures, collée à la porte, ma valise près de moi. Enfin, j'ai perçu un glissement. C'était le gardien. Je me suis retournée vers mon chien. Il m'observait, inquiet. Je suis venue à lui Les oreilles droites, assis sur son séant, au creux d'un coussin dans un fauteuil, il comprenait que j'allais partir, et partir sans lui!

Je lui ai dit, en le caressant :

Kiki, ne fais pas de bruit. Si tu fais du bruit, je suis perdue!

Il n'a pas bougé. Il n'a pas aboyé. II n'a même pas gémi, comme parfois, en enfant gâté.

Déjà, j'étais à côté du gardien, sur le seuil de la porte.

Il faut ôter vos chaussures, murmura-t-il. On vous entendrait.

Il se baissa et me les enleva, puis, se chargeant de mon mince bagage, il m'entraîna, appuyée à son bras.

D'un dernier coup d'œil, j'avais dit adieu aux

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£38 AUTOUR DES TRONES

si familières que je laissais dans ma chambre ecommandé le silence à mon bon petit chien

suivis le corridor sur lequel s'ouvraient, proche* I mienne, le? portes de la « Demoiselle de com- pagnie » et du docteur. Dieu merci, elles restèrent closes. Un autre corridor nous mena à un escalier par lequel nous gagnâmes le rez-de-chaussée. Là, dans l'obscurité presque totale, j'aperçus une ombre, un doigt sur la bouche. C'était le Comte...

Le veilleur de nuit ne nous laissa pas nous attar- der. Il me fit reprendre mes bottines et nous guida, protégés de la clarté lunaire par l'hôtel, jusqu'à une serre, puis à une terrasse, qui accédait à la route.

Là, deux sentinelles s'étaient rejointes et cau- saient paisiblement, éclairées par la lune qui, pour notre perte, illuminait devant nous le chemin de la délivrance.

Nous attendions, anxieux. Bientôt, les senti- ielles se séparèrent et s'éloignèrent dos à dos... Le Comte, prenant brusquement son parti, me fit fran- chir la route en quelques bonds légers. Il tenait ma valise; le gardien de nuit était resté caché sur la terrasse. Nous étions à présent sous des arbres, de l'autre coté du chemin. Les sentinelles n'avaient jrien vu, rien entendu!

QUE J*AI VU TOMBER 259

Restait à atteindre la voiture postée, pour nous, à quelque distance. C'était un landau à deux chevaux, équipage local qui pouvait passer ina- perçu. Tout autre, inconnu au pays, eût pu être signalé.

Catastrophe ! La voiture n'était pas elle aurait être. Nous eûmes un moment de désespoir. Quelle nuit! Quels instants! Tout cela, fiévreuse- ment sous des arbres que traversaient les rayons de la lune et que les jeux d'ombre et de lumière peuplaient de fantômes effrayants. Enfin, quel- qu'un des gens gagnés à mon évasion nous rejoi- gnit et nous mena vers le landau. J'y montai. Il partit. Mais ses chevaux fatigués allaient lentement. Soudain, en plein bois, l'équipage s'arrête. Le cocher confesse qu'il s'est égaré et ne connaît plus son chemin.

Il nous fallait arriver à un endroit appelé « les Trois Pierres », délimitation de trois royaumes. La Bavière, la Saxe et l'Autriche s'y rencontrent

Le cocher tournait le dos à la bonne direction, et revenait vers Bad-Elster, alors que nous vou- lions gagner la petite station de Hof, et monter dans le train de Berlin.

Nous eûmes la chance d'être tirés d'angoisse

260 AUTOUR DES TRONES

par deux de nos partisans, inquiets de ne pas noui voir arriver, et qui survinrent à propos.

Bref, nous parvînmes à Hof, et, quelques heures plus tard, nous étions dans la capitale de la Prusse.

Mon gendre et son impérial beau-frère ne s'en doutèrent pas, lorsque leur arriva la nouvelle de mon évasion. Le bruit fut énorme. Les choses avaient été si bien arrangées à Bad-Elster; les braves gens y étaient si sincèrement pour moi, que les polices allemande et autrichienne en furent pour leurs frais de recherches. Je m'étais évanouie, dissipée en vapeur comme un farfadet. Du comte lui-même on ne retrouvait plus trace.

Cependant, à Berlin, hôtes secrets d'un député socialiste, le Docteur Sudekum, qui se fit le géné- reux défenseur de ma cause, nous attendions une accalmie dans la tempête, pour gagner un sol hos- pitalier.

Tout examiné, nous résolûmes d'aller en auto- mobile jusqu'à une gare s'arrêterait le Nord- Express, et de partir pour la France par ce train de luxe, en traversant la Belgique.

Passons sur une alerte à l'hôtel, à Magdebourg, j'aurais été reconnue et dénoncée, si je n'avais appelé le Docteur Sudekum mon mari! Nous pa- rûmes subitement très unis, et il fut évident qu'^n

QUE .j'ai vu tomber 261

célèbre socialiste allemand ne pouvait avoir pour épouse une fille de Roi.

Enfin, je pus monter en sleeping et, par bonheur, être seule dans mon compartiment. Le train rou- lait à travers l'Allemagne. Le Comte veillait sur moi, dans le même wagon, et se tenait le plus pos- sible dans le couloir. Les heures passèrent. J'enten- dis crier : « Herbesthal! »

J'allais entrer en Belgique, j'allais revoir ma patrie sans oser m'y arrêter. Hélas I le Roi était du côté du Prince de Cobourg... J'osais à peine m'approcher de la fenêtre. Je tremblais. La douane belge passait dans les wagons.

On heurte à la porte de mon compartiment et, derrière le conducteur, les douaniers parurent Mais on leur répondit pour moi. Ils se retirèrent confiants.

O ironie de la banale question :

Vous n'avez rien à déclarer?

Que n'avais-je, au contraire, à déclarer, fille aînée du grand Roi de ces braves gens qui ne me reconnaissaient pas! J'aurais voulu crier jusqu'au palais de Laeken la cruelle injustice du sort qui faisait de moi, partout, une victime et une exilée!

"J'étais toute à ces pensées lorsque passa un vieux contrôleur de chemins de fer belges. Celui-ci ne

262 AUTOUR DES tRONES

fit pas comme les douaniers. Il me dévisagea* et je vis qu'il démêlait sur-le-champ qui j'étais.

Le Comte, en observation dans le corridor, eut comme moi la certitude que j'étais reconnue. Il suivit le contrôleur. Cet homme le regarda, lut son anxiété sur ses traits, et, l'identifiant aussi, sans doute, par les portraits publiés dans les journaux, il s'arrêta, puis, bonnement :

C'est notre Princesse, n'est-ce pas?... N'ayez donc pas peur ! Personne ici ne la trahira.

Je n'ai jamais su le nom de ce fidèle et bon compatriote. S'il vit encore, puisse-t-il apprendre, par ces lignes, que ma gratitude est allée vers lui bien des fois.

J'arrivai enfin à Paris, saine et sauve. Je n'avais plus rien à craindre. J'étais sur une terre hospita- lière, protégée par de justes lob.

On sait que les plus éminents des aliénistes fran- çais reconnurent, après de longues séances je fus minutieusement interrogée et examinée, l'inanité des affirmations pseudo-médicales aux termes des- quelles on avait pu me tenir pour folle, pendant sept ans, et me traiter en mineure incapable et inter- dite. Mes droits civils me furent rendus. En même temps que ma liberté, j'avais miraculeusement re- couvré ma raison.

3UË j'ai vu tomber 263

Je devais, hélas! pendant l'affreuse guerre, retrouver sur ma route l'implacable haine dont j'ai tant souffert.

Pour le coup, elle me crut en son pouvoir, et fut odieuse d'âpreté. Ce n'était plus par avidité des millions de l'héritage du Roi mon père. C'était par appétit d'une autre foTtune : celle de l'Impéra- trice Charlotte, ma tante infortunée, dont le châ- teau de Boucottes abrite la végétative vieillesse. Cette possibilité de biens éveillait les mêmes con- voitises; elle engendra les mêmes procédés. Mais, ici encore, je fus providentiellement sauvés.

XVIII

LA MORT DU ROI INTRIGUES ET PROCÈS

Un livre existe, qui a été tiré seulement à 1 1 0 exemplaires, judicieusement répartis entre des mains qui ne les ont pas égarés.

Ce livre, je déplore qu'on ne l'imprime pas à grand nombre, complété, par exemple, de toutes les pièces du débat relatif à Niederfullbach, et des Avers arrêts rendus contre mes revendications. Tel qu'il est, par ce qu'il contient et encore plus par ce qu'il ne contient pas, je serais heureuse de le voir dans les Facultés et Ecoles de Droit du monde entier. Il y serait utile et suggestif. Le grand public lui aussi, pouvant l'avoir sous les yeux, le consulterait avec intérêt.

Que de réflexions il inspirerait, non seulement aux juristes, mais encore aux philosophes, aux his-

266 ÂUTOUfc DES TRONES

toriens, aux écrivains, voire aux simples curieux des documents par lesquels un siècle, un peuple, un homme se caractérisent:

Que de trouvailles on y ferait sous la belle ordonnance des mots et des chiffres. Quelle parti'* prodigieuse jouée dans ce livre par un esprit génial entouré de collaborateurs dévoués à sa grandeur, tant qu'il est vivant, et qui, enrichis et satisfaits, oublient son œuvre et son nom, dès qu'il est mort.

La reconnaissance, disait Jules Sandeau, est comme ces liqueurs d'Orient qui se conservent dans des vases d'or et qui s'aigrissent dans des vases de plomb.

Il y a peu de vases d'or parmi les hommes. On sait même des vases pleins à déborder de ce pré- cieux métal, et qui ne sont que du plomb. Le con- tenu ne fait pas le contenant.

Le livre que je voudrais voir diffuser est un fort volume relié en carton vert, imprimé à Bruxelles sous ce titre : « Succession de Sa Majesté Léo- pold IL Documents produits par l'Etat Belge. ))

Un des plus notables jurisconsultes de France m'a écrit, parlant de ce recueil :

(( C'est un trésor énorme, une mine inépuisable. Un jour ou l'autre, les amis du Droit, jeunes et

QOÊ fÂt VU TOMBER 267

vieux, de quelque pays qu'ils soient, publieront des thèses, des ouvrages, inspirés des documents de la Succession du roi Léopold IL Ils sont sans prix. On y trouve un passionnant roman d'affaires, de ma- gnifiques conceptions, d'étonnants modèles de con- trats, de statuts et de substitutions de personnes, enfin un merveilleux débat juridique la morale et l'amoralité sont aux prises. Le tout aboutit à un jugement fantastique, précédé et suivi de transac- tions stupéfiantes.

« On croit ce procès fini. Il recommencera et durera cent ans peut-être, sous des formes et dans des conditions que nous ne pouvons prévoir. Il est impossible que le défi porté par la justice belge au droit naturel reste sans appel et sans sanction. »

Si, comme on le verra tout à l'heure, il est incon- testable que le Roi a libéralement transmis à la Belgique l'Etat du Congo formé, à l'origine, de ses deniers et de ses soins, la simple raison ne saurait admettre qu'un tel don ait pu se faire sans obliger la Belgique à l'égard de la famille du Sou- verain et, premièrement, de ses enfants.

Que le donateur ait voulu exclure ses filles de sa fortune réelle, c'est non moins incontestable, mais qu'il l'ait pu, en Droit, ce n'est pas, ce ne sera jamais admis par l'équité. On se heurte à un prin-

268 AUTOUR DES TRONES

cipe sacré qui est la base même de la continuité familiale.

Je citais tout à l'heure l'opinion d'un juriscon- sulte. Ses confrères qui lisent ceci le savent : je pourrais en citer mille.

Il a suffi, pourtant, d'un seul fonctionnaire de la justice belge, assez puissant pour obtenir, « au nom de la raison d'Etat », un jugement sacrilège.

A la veille de l'arrêt qui devait marquer dans ma personne la défaite de la légalité, un de mes avocats se croyait si certain du succès qu'il télégra- phiait à un autre de mes Conseils, dont les avis avaient été précieux, ses « félicitations anticipées ». Comment douter? Le procureur royal, véritable légiste, avait conclu en ma faveur. C'était un hon- nête homme. Il a sauvé, ce jour-là, l'honneur de la justice belge.

Mon principal avocat belge était si convaincu de ne pas être battu qu'il s'était opposé à une transaction, possible peut-être, et j'y étais prête. Car, moi qui me suis vue, tant de fois, partie, devant les tribunaux, j'ai horreur des procès. comme ailleurs, j'ai été prise et entraînée dans un engrenage fatal. Il serait facile de lf démontrer. Mais l'intérêt n'est pas là. Il est dans l'extraordi-

QUE J*AI vu tomber 269

naire débat que j'ai soutenir, presque seule, dans le procès de la Succession du Roi.

Ma sœur Clémentine qui, peut-être n'a pas assez lu Hippolyte Taine, cédant à des illusions dynas- tiques a, sans hésiter, fait le sacrifice de ses reven- dications. Elle a accepté de l'Etat belge ce qu'il lui a plu de lui offrir. Elle n'a pas considéré qu'elle devait s'unir à ses sœurs. La devise de la Belgique est « l'union fait la force )). Cette devise n'est pas celle de toutes les familles belges.

Ma sœur Stéphanie a été avec moi, puis s'est retirée, puis est revenue, puis est repartie...

J'ai pu m' obstiner dans l'erreur, on est libre de le penser; j'ai su, du moins, ce que je voulais. Ma sœur cadette en a paru moins assurée. C'est son affaire. Il n'a pas tenu à moi que ma cause ne fût toujours la sienne, en étant celle du Droit

Car je supplie qu'on en soit persuadé : je n'ai lutté que pour la légalité. Personne ne peut pré- juger de ce que j'aurais fait, gagnante.

Jamais il n'a été dans mon intention, à propos du Congo, de prétendre que mes sœurs et moi, nous pouvions passer outre aux volontés du Roi et aux lois votées en Belgique pour l'adjonction de la colonie. Mais, entre la prise en considération de certains faits et l'acceptation totale d'une exhéréda*

270 AUTOUR DES TRONES

tion contre nature et illégale, il y a un espace que pouvait, que devait remplir une honorable transac- tion.

L'Etat belge avait un geste à faire, qu'il a timi- dement esquissé. Mon principal avocat n'a pas jugé cela suffisant. Le peuple belge, livré à lui-même, eût su mieux faire, comme il eût su noblement honorer la mémoire de Léopold H, s'il ne s'en était pas remis à ceux qui, jusqu'à ce jour, ont manqué à ce devoir, d'un cœur léger.

Supposons que la Belgique soit une personne vivante, douée d'honneur et de raison, soucieuse du jugement de l'Histoire et de l'estime universelle, maîtresse du milliard congolais et des autres mil- liards en puissance dans ce trésor colonial, se croi- rait-elle dégagée de toute obligation vis-à-vis des enfants malheureux du donateur de ces biens?

Assurément non.

S'il en était autrement, elle serait sans honneur, sans raison, cruellement cynique, et justement mé- prisée.

Tous les arrêts du monde ne pourront jamais rien contre.

J'ai raisonné, je raisonne encore ainsi. Mais je n'étais pas seule, et mes avocats belges ont eu d'au-

QUE j'ai vu tomber 27 î

raisons que les miennes et qu'ils croyaient con~ luantes.

Si je n'ai pas réussi dans mes vues, j'ai eu, du moins, la consolation de voir qu'ils ne perdaient rien à ne pas réussir dans les leurs. Ma cause leur a porté chance. Ils sont devenus ministres à l'envi et, de toute façon, ils n'ont eu qu'à se louer de m'avoir défendue.

Mais donnons la parole aux textes : ils sont plus éloquents que je ne saurais l'être. Je ne veux qu'être sincère. Là, comme ailleurs, je dis toute ma pensée. Je ne farde ni n'arrange. Je me retiens seulement d'être trop vive. On peut me voir telle que je suis.

Je m'exprime de même façon que si j'étais devant le Roi. C'est lui, c'est son esprit, c'est son âme que je voudrais atteindre et convaincre dans l'invi- sible.

En tête de ces pages, j'ai écrit son nom demeuré cher à mon respect filial. Je n'ai pas su, pu, osé discuter, de son vivant, avec ce père trompé et abusé sur mon compte. J'en garde l'incessant regret

272 AUTOUR DES TRONE*

■W *♦

Le 18 décembre 1909, le Moniteur belge pu- bliait l'officielle communication suivante :

La Nation belge vient de perdre son Roi!

Fils d'un Souverain illustre dont la mémoire restera à tout jamais comme un symbole vénéré de la monarchie constitutionnelle, Léopold Iï, après quarante-quatre années de règne, succombe en pleine tâche, ayant, jusqu'à sa dernière heure, consacré le meilleur de sa vie et de ses forces à la grandeur et à la prospérité de la Patrie.

Devant les Chambres réunies, le 17 décembre 1865, le Roi prononçait ces paroles mémorables que, depuis lors, bien des fois l'on s'est plu à rappeler :

« Si je ne promets à la Belgique ni un grand règne, comme celui qui a fondé son indépendance, ni un grand Roi comme Celui que nous pleurons, je lui promets, du moins, un Roi belge de cœur et d'âme dont la vie entière lui appartient. »

Cette promesse sacrée, nous savons avec quelle puis- sante énergie elle fut tenue et dépassée.

La création de l'Etat africain, qui forme aujourd'hui la Colonie belge du Congo et qui fut l'œuvre personnelle du Roi, constitue un fait unique dans les annales de l'Histoire.

La postérité dira que ce furent un grand règne et un grand Roi.

La Patrie en deuil se doit d'honorer dignement Celui qui disparaît en laissant u&* telle œuvre.

QUE J*AI VU TOMBER 273

Elle place tout son espoir dans le concours loyal et déjà si heureusement éprouvé du Prince appelé à prési- der désormais aux destinées de la Belgique.

II saura s'inspirer des exemples illustres de Ceux qui furent, avec l'aide de la Providence, les Bienfaiteurs du Peuple belge.

Le Conseil des Ministres :

Le Ministre de V Intérieur et de V Agriculture .• F. Schollaert.

Le Ministre de la Justice : Léon DE LanTSHEERE,

Le Ministre des Aftaires Etrangères : J. Davi- gnon.

Le Ministre des Finances : J. LlEBAERT.

Le Ministre des Sciences et des Arts : Baron Des- CAMPS.

Le Ministe de V Industrie et du Travail : Arm. Hubert.

Le Ministre des Travaux Publics : A. Delbeke.

Le Ministre des Chemins de Fer, Postes et Télé- graphes : G. Helleputte.

Le Ministre de la Guerre : J. HELLEBAUT.

Le Ministre des Colonies : J. Renkin.

Des signataires de cette émouvante proclama- tion, certains ont disparu, certains sont toujours de ce monde.

A ceux qui ne sont plus et à ceux qui sont en- core, je dis :

<( Vous avez écrit et signé que la création de l'Etat africain fut l'œuvre personnelle du Roi,

274 AUTOUR DES TRONES

Donc, dans sa personne, vous avez compris l'homme, le chef de famille et, par voie de conséquence, sa famille elle-même; ou bien le mot personnel n'a plus de sens... Et, en effet, soudain, il n'a plus eu de sens. Le Roi* devenu une entité sans attaches terrestres, a enrichi la Belgique, à l'exclusion de ses enfants déclarés inexistants.

« Vous avez écrit et signé que la Patrie en deuil se devait d'honorer dignement Celui qui dis- paraissait...

« Et comment, avec ou sans vous, l'a-t-on honoré?

« En continuant la fondation Niederfullbach et autres créations du génial bienfaiteur?

(( Oh! nullement :

« On a liquidé, réalisé, détruit, abandonné ce qu'il avait conçu et ordonné. Je ne veux pas entrer dans le détail de ce qui s'est passé. Je ne veux pas descendre à la tristesse des dessous de Nieder- ^ullbach et autres œuvres du Roi, du jour elles >nt cessé d'être en ses mains. Je resterai sur le ter- rain de la faute morale qui me touche le plus.

« Onze ans après la mort du « grand Roi », est le monument érigé à s* mémoire? en est le projet?

QUE j'ai vu tomber 275

« Les Ootendais, qui lui doivent la fortune et la beauté de leur ville, n'ont pas même osé don- ner l'exemple de la reconnaissance. Ils ont craint d'indisposer les ingrats de Bruxelles, qui préfèrent le silence.

« Dois-je penser que Léopold II était trop grand et que son ombre gêne? »

Sa volonté à l'égard du Congo et à l'égard de ses héritières s'est affirmée dans trois docu- ments qu'on trouvera ci-dessous :

Premièrement, celui-ci :

Lettre explicative du Roi, en date du 3 juin 1906, ayant forme testamentaire

(Annexe à la pièce 46 du Recueil des Documents produits par l'Etat belge)

« J'ai entrepris, il y a plus de vingt ans, l'œuvre du Congo dans l'intérêt de la civilisation et pour le bien de la Belgique. C'est la réalisation de ce double but que j'ai entendu assurer en léguant en 1 889 le Congo à mon pays.

« Pénétré des idées qui ont présidé à la fonda- tion de l'Etat Indépendant et inspiré l'Acte de Berlin, je tiens à préciser, dans l'intérêt du but

276 AUTOUR DES TRONES

national que je poursuis, les volontés exprimées dans mon testament.

« Les titres de la Belgique à la possession du Congo relèvent de ma double initiative, des droits que j'ai su acquérir en Afrique et de l'usage que j'ai fait de ces droits en faveur de mon pays.

« Cette situation m'impose l'obligation de veil- ler d'une manière efficace, conformément à ma pensée initiale et constante, à ce que mon legs demeure pour l'avenir utile à la civilisation et à la Belgique.

« En conséquence, je définis les points suivants en parfaite harmonie avec mon immuable volonté d'assurer à ma patrie bien-aimée les fruits de « l'œuvre que, depuis de longues années, je pour- suis dans le continent africain avec le concours généreux de beaucoup de Belges ».

« En prenant possession de la souveraineté du Congo avec tous les biens, droits et avantages attachés à cette souveraineté, mon légataire assu- mera, comme il est juste et nécessaire, l'obligation de respecter tous les engagements de l'Etat légué vis-à-vis des tiers, et de respecter de même tous les acte par -lesquels fat pourvu à l* attribution de terres aux indigènes, à la dotation d'œwres phi- lanthropiques ou religieuses; à la fondation du do-

Que j'ai vu tomber 277

maine national, ainsi quà V obligation de ne dimi- nuer par aucune mesure l'intégrité des revenus de ces diverses institutions, sans leur assurer en même temps une compensation équivalente. Je considère F observation de ces prescriptions comme essen- tielle pour assurer à la souveraineté au Congo les ressources et la force indispensables à l'accomplis- sement de sa tâche.

« En me dépouillant volontairement du Congo et de ses biens en faveur de la Belgique, je dois, à moins de ne pas faire œuvre nationale, m'efforcer d'assurer à la Belgique la perpétuité des avantages que je lui lègue.

« Je tiens donc à bien déterminer que legs du Congo fait à la Belgique devra toujours être maintenu par elle dans son intégrité. En consé- quence, le territoire légué sera inaliénable dans les mêmes conditions que le territoire belge.

« Je n'hésite pas à spécifier expressément cette inaliénabilité, car je sais combien la valeur du Congo est considérable et j'ai, partant, la convic- tion que cette possession ne pourra jamais coûter de sacrifices durables aux citoyens belges.

« Fait à Bruxelles, le 3 juin ?906

278 AUTOUR DES TRONE*

Nul de sincère ne niera, ayant lu cela, que le Roi parle du Congo comme d'une propriété pri- vée dont il se « dépouille », et qu'il donne à la Belgique, ce qui est parfaitement son droit, de même que le droit de la Belgique est de recevoir ce présent royal.

Mais il n'y a pas de droit sans devoir.

Je ne demande pas s'il était ensuite du devoir de l'Etat belge de m' accabler, exilée, prison- nière, calomniée, méconnue; de me dénier la nationalité belge; de mettre sous séquestre un peu d'argent demeuré pour moi en Belgique.

Ceci, je l'ai dit, fut, je crois, l'effet fatal d'une mesure générale, mal interprétée, peut-être, par un fonctionnaire maladroit.

Je ne m'y arrête pas, et demande seulement si l'Etat belge attesterait, aujourd'hui, qu'il a rem- pli les conditions à lui imposées par son bienfai- teur, et notamment « l'obligation de respecter... l'intégrité du revenu des diverses institutions » ins- tituées par le Roi en faveur du Congo.

Attendons une réponse, et arrivons aux testa- ments proprements dits.

QUE /AI VU TOMBEE 279

Testament du Roi (Document 42)

« Ceci est mon testament.

« J'ai hérité de mes parents quinze millions^ ces quinze millions, à travers bien des vicissitudes, je les ai toujours religieusement conservés.

(( Je ne possède rien autre.

« Après ma mort, ces quinze millions devien- nent la propriété légale de mes héritiers, et leur seront remis par mon exécuteur testamentaire, afin que mes héritiers se les partagent.

<( Je veux mourir dans la religion catholique qui est la mienne ; je ne veux pas qu'on fasse mon autopsie; je veux être enterré de grand matin san> aucune pompe.

« A part mon neveu Albert et ma maison, défends qu'on suive ma dépouille.

(( Que Dieu protège la Belgique et daigne dan; sa bonté m'être miséricordieux.

« Bruxelles, le 20 novembre 1907.

« Signé : LÉQPOLD. »

280 AUTOUR DES TRONES

On a beaucoup écrit sur ce testament L'affir- mation : « Je ne possède rien autre » que les quinze millions déclarés, a fait couler des flots d'encre.

Elle s'est trouvée d'elle-même sans fondement au décès du Roi, puisque, dans l'abondance de biens de toute sorte qu'on a trouvés, l'Etat belge n'a pu s'empêcher de qualifier d'incertains ol (( litigieux )) des titres et sommes qu'il n'a pas cru devoir s'attribuer, et qu'il a laissés à mes sœurs et à moi. Ces titres et sommes ont presque dou- blé la fortune indiquée pour nous par notre père.

Qu'on ne dise pas : « C'était considérable. » C'est vrai en soi. Mais il ne faut pas oublier que tout est relatif, et que, si j'explique ici une affaire de succession unique dans l'Histoire, ce n'est nul- lement par avidité d'héritage. C'est, j'y insiste, simplement pour défendre un principe de Droit, et éclairer dans la mesure de mes faibles moyens un débat d'intérêt général, embrouillé et obscurci à plaisir.

Le second testament, reproduit ci-dessous, ne f **i,t que préciser l'intention du premier :

QUE j'ai vu tomber 28 î

Autre testament du Roi (Document 49)

« 18 octobre 1908.

« J'ai hérité de ma mère et de mon père quinze jiïiïons.

« Je les laisse à mes enfants pour qu'ils se les partagent.

« Par mes fonctions, par la confiance de di- verses personnes, de fortes sommes ont à certaines époques passé par mes mains, mais sans m'appar- tenir.

« Je ne possède que les quinze millions men- tionnés ci-dessus.

« Laeken, 1 8 octobre 1 908.

« Signé : LÉOPOLD. »

Dans cette pièce, le Roi ne dit plus des quinze millions qu'il les conserva toujours « religieuse- ment ». On a beaucoup écrit aussi là-dessus, car, d'autre part, et bien souvent, le Roi a déclaré de la façon la plus formelle qu'il engagea, non seule- ment toute sa fortune, mais encore celle de sa sœur, ma tante l'Impératrice Charlotte, dans l'en- treprke congolais*»

282 AUTOUR DES TRONES

Il pouvait tout perdre; la Belgique aurait-elle indemnisé ses enfants à sa mort? Certainement non. Heureusement, la Belgique a toi* gagné.

Est-il logique que les enfants du Roi lui soient indifférents?

Pour en finir avec les quinze millions, un seul fait, que je ne peux absolument passer sous silence, suffirait à infirmer la déclaration si caractéristique du Roi, si n'étaient déjà les trouvailles faites à sa mort.

Sur ce fait bien connu, chacun devine d'avance ce que je pourrais dire...

Il ne saurait me convenir de rn'étendre là-des- sus. La vieillesse est excusable dans ses égare- ments, et une soixantaine de millions qui f'évadent, ici-bas, trouvent bien des complicités.

Mais, vraiment, qui trompe-t-on, et de qui s'est-on joué? Les airs de vertu sont étrangement de circonstance, chez certains qui prêtèrent la main à un étonnant favoritisme, au détriment dt$ héritières naturelles du Roi.

Oublions cela, cependant. Ne retenons que le fait matériel, qui établit que le Roi a voulu déshé- riter ses filles.

Etait-ce, en droit et en morale, à la Belgique à s'associer à cette erreur et à cette illégalité?

QUE J*AI VU TOMBER 283

N 'avait-elle pas une autre conduite à tenir à mon égard et à celui de mes sœurs?

Je le demande au Roi, comme s'il était là, dans l'entière possession de ses facultés, au Roi, éclairé par la Mort.

Je le demande aux braves gens, mes compa- triotes.

Je le demande aux Juristes du monde entier.

Je le demande à l'Histoire.

Laissons de côté les milliards de l'avenir et les centaines de millions du passé.

J'ai renoncé aux espérances et aux légendes, d'autant plus aisément que personne moins que moi ne tient à l'argent. J'aurais voulu faire des heureux, favoriser de belles œuvres, créer d'utiles fondations. Dieu connaît tous mes rêves. Il a dé- cidé qu'ils ne seraient pas exaucés. Je me suis résignée.

Je n'ai plus souhaité que défendre un principe, et obtenir, pour moi, un minimum de possibilités d'existence libre et honorable, conforme à mon rang.

Mon action en justice était-elle donc injustifiée?

Qu'établissent les documents qu'il est aisé de consulter, et que je ne saurais reproduire ici sans

mner à ces pages un caractère différent de celui

284 AUTOUR DES TRONES

que j'ai voulu leur donner, pour passer sans s'ap- pesantir?

Les documents prouvent que la fortune person- nelle du Roi atteignait un minimum de deux cents millions, à l'époque de sa dernière maladie.

Au décès du Souverain, cette fortune s'est eii majeure partie, volatilisée. Mes sœurs et ;nci, nous avons eu douze millions chacune, en chiffre rond.

Mais le reste?

On nous a dit, et on m'a dit à moi spécialement :

Quoi? Vous vous plaignez? Vous ne deviez avoir que cinq millions, aux termes du testament paternel. Vous en avez douze, et vous n'êtes pas satisfaite? Vous plaidez! Vous accusez! Vous récriminez! Vous serez donc toujours en guerre contre quelqu'un? ))

Je n'ai été en guerre contre personne, nommé- ment, dans cette affaire. J'ai simplement soutenu le droit, en m'imaginant que c'était mon devoir.

L'Etat, juge et partie, m'a répondu, par de beaux arrêts, que j'avais tort.

Accepterait-il de soumettre ses jugements à un tribunal arbitral, formé de juristes de pays amis de la Belgique?

Je renonce d'avance aux bénéfices de leur déci- sion, si elle est en ma faveur.

QUE J'AI VU TOMBER 285

Accepterait-il une enquête, par leurs soins, sur la fortune réelle et personnelle du Roi à sa mort, et sur ce qu'elle est devenue?

Je suis fixée d'avance. Ces questions indis- crètes ne trouveront qu'un silence profond.

Ce qui me console dans mon infortune, c'est de savoir que les hommes de confiance du Roi se sont enrichis à son service. Si mon père n'a voulu laisser que quinze millions, j'ai la certitude qu'ils pourront en laisser beaucoup plus.

J'en suis heureuse pour eux, parce que je trouve naturel que le mérite, la valeur, la conscience, la fidélité trouvent* ici-bas, des récompenses maté- rielles.

Je ne déplore qu'une chose, qui tient à la nature humaine : l'argent, hélas! ne la rend pas meil- leure. Il durcit les cœurs.

Comment de fidèles serviteurs du Roi et de ma famille peuvent-ils être à leur aise dans des palais, ou des demeures tout aussi confortables, lorsque j'en suis réduite à vivre comme je suis obligée de vivre, incertaine, chaque jour, du lendemain, quoi- que prise entre deux fortunes : celle que j'aurais avoir, celle que je peux avoir encore?

On me dit qu'au lieu de me plaindre, je pour-

286 AUTOUR DES TRONES

rais continuer de me défendre, et qu'il ne sert à rien de gémir sur l'injustice des hommes.

Je n'ignore pas qu'il suffirait que, demain, j'at- taque devant la justice française la Société des Sites, et les biens français que, par personnes inter- posées, le Roi a fait passer à la Belgique, pour qu'une justice, qui est une justice, condamne une société fictive, n'en déplaise au notaire parisien et aux serviteurs de ma famille, qui prêtèrent leur nom en la circonstance. La loi est la loi pour tout le monde, en France, et, lorsque la Société des Sites fut fondée à Paris, elle le fut au mépris le plus criant de la légalité française.

Je n'ignore pas non plus que la loi allemande condamnerait ce qui s'est fait, entre l'Etat belge et les administrateurs de Niederfullbach, si j'atta- quais ceux-ci devant la justice germanique, ainsi que je pourrais le faire. Les deux Allemands qui comptaient au nombre de ces administrateurs ont tellement senti le danger qu'ils couraient, ayant leurs biens et leur situation en Allemagne, qu'en prévision de revendications périlleuses pour eux, ils se sont fait couvrir par l'Etat belge, dans « l'ar- rangement » qu'ils acceptèrent, et qui dépouilla mes sœurs et moi de sommes considérables.

Je n'ignore pas, enfin, que la donation royale

que j'ai vu tomber 287

de 1901 est attaquable, même en Belgique, en se basant sur la matérialité de Terreur commise sur la question de la quotité disponible.

Mais, en vérité, il m'est pénible de réfléchir a cela, et d'entrer dans des détails de ce genre. Je les donne seulement pour que l'on sache que j'ai résisté et que je résiste encore à mes Conseils, assurant que, si je n'ai pas trouvé de justice en Belgique, j'en trouverai ailleurs.

A dire vrai, j'ai cruellement souffert, et je souffre cruellement des débats auxquels j'ai été entraînée.

Lorsque je relis, parfois, les plaidoiries des avo- cats de grand talent, qui me défendirent ou qui m'attaquèrent, lors du procès de la Succession du Roi, une sorte de vertige me prend. Devant tant de mots, de raisons pour et contre, je sens bien qu'ici-bas, on peut tout attendre des hommes, sauf l'équité.

Bien plus, c'est une stupeur pour moi, de penser que trois de mes avocats sont ministres ou viennent de l'être, quand j'écris ces pages. Je n'ai qu'à reprendre leurs plaidoiries pour entendre le cri de leur conscience proclamer mon droit, accuser l'Etat, qu'ils incarnent aujourd'hui, de collusion, de fraude, en un mot, d'inqualifiables procédés.

AUTOUR DES TRONES

Ils ne se souviennent donc pas de ce qu'ils dirent, écrivirent, publièrent ? Je prête en vain l'oreille de leur côté... Rien, plus un mot. Je sui morte pour eux.

Je suis malheureuse. Ils le savent, et ils se taisent.

Pas un n'a une pensée, un souvenir pour moi, qui leur ai fait confiance. Ils sont au Pouvoir, et je suis dans la misère; ils sont dans leur patrie, et je suis exilée; ils sont des hommes, et je suis une femme. O pauvreté de l'âme humaine!

Je songe encore à tout ce qui a été dit et écrit contre moi, dans le pays qui m'a vue naître, et pour lequel j'ai été sacrifiée. Que d'erreurs ! Que d'exagérations, de passions, de partis pris, d'igno- rances ! Et pourtant, pris individuellement, ceux qui médisent, ceux qui attaquent sont de braves gens, de bonnes gens. Et ils déchirent des cœurs 5 Ne savent-ils donc ce qu'ils font?

La Belgique n'a-t-elle donc point de cons- cience? Si grande aujourd'hui devant le monde entier, se peut-il qu'elle s'expose à la diminution morale, dont la menace l'Histoire, examinant de près le Procès de la Succession du Roi, et ses suites pour moi? Peut-elle posséder en paix ce qui fut injustement acquis par elle? A tout le moins, trop âprement saisi.

QUE j'ai vu tomber 289

L'Histoire trouvera, comme je les retrouve, entre autres paroles ineffaçables, le discours que prononça, au Sénat, M. de Lantsheere, Ministre d'Etat, à propos de la donation royale de 1901, dont, d'abord, instinctivement, tout ce qu'il y avait de meilleur dans l'âme belge sentait l'inacceptable.

Ces paroles, je les reproduis ici en finissant, et je les livre aux méditations des honnêtes gens.

Voici comment parla M. de Lantsheere, au Sénat belge, le 3 décembre 1901, pour combattre l'acceptation par la Chambre des Représentants, de la donation du Congo, et de tout ce qui, au privé, avait pu enrichir le Roi :

(( J'entends demeurer fidèle à un principe dont le Roi Léopold I" ne s'est jamais départi, et que j'ai défendu, il y a vingt-six ans, avec M. Malou, avec M. Beernaert et avec M. Delcour, membres du Cabinet, dont j'avais l'honneur de faire partie, avec MM. Hubert Dolez, d'Anethan et Not- homb, principe que d'autres avant moi, comme d'autres après moi, ont défendu également. Ce principe, qu'il était réservé au projet de loi actuel de déserter pour la première fois, peut se formu- ler en deux mots : « Le Droit commun est l'indis- pensable appui du patrimoine foyal »... Le projet froisse la justice... Deux des princesses royales se

290 AUTOUR DES TRONES

sont mariées. De ces mariages sont nés des enfants. Voilà des familles constituées. Ces enfants se sont mariés à leur tour et ont constitué de nouvelles familles. Ces familles ont pu très légitimement compter que rien ne viendrait restreindre, à leur détriment, la part héréditaire légitime, que le Code déclare indisponible, au profit des descendants... Si, par une aberration dont vous donneriez le pre- mier exemple... vous ne respectez pas les pactes sur lesquels se sont fondées les familles, il ri y aura qu'une voix en Belgique pour maudire ces do~ maines qui auront enrichi la nation des dépouilles des enfants du Roi.. Ne pensez-vous pas qu'il soit mauvais que la Royauté puisse être exposée au soupçon de vouloir, sous le couvert décevant d'une grande libéralité au pays, se ménager les moyens, sinon d'exhéréder ses descendants, du moins de les dépouiller au delà de ce que permettent non seu- lement les lois, mais aussi la raison et l'équité? Je me permets de croire que ceux-là servent mieux les intérêts vrais de la royauté qui demandent qu'elle demeure soumise aux lois et respectueuse du droit commun, que ceux qui lui font le présent funeste d'une autorité sans limites. J'ignore évidemment si jamais ces arrière-pensées pénétreront dans l'es- prit de Sa Majesté; vous ignorez ù elles n'y entre-

QUS J'AI VU TOMBER

ront point; mais je sais que les volontés de l'homme sont changeantes et que les lois sont faites pour demeurer au-dessus de leurs atteintes... S*il doit se faire que, au moment du décès du Ro'u le disponible était entamé, vous n auriez pas le cou- rage de porter la main sur ce patrimoine; pourquoi Vous forger des armes dont, le moment venu, vous rougiriez de vous servir? Ainsi se révèle, une fois de plus, Messieurs, l'inutilité du projet, en même temps que son caractère profondément odieux autant que dangereux... c'est une monstruosité juridique... Il ne se trouvera pas... dans tout le royaume de Belgique, si pauvre fille qui n'ait dans la succession de son père des droits plus étendus que n'en auront les filles du Roi dans la succession de leur père... »

XIX

LA GUERRE ET LES ÉPREUVES QUE J'AI TRAVERSÉES

La guerre m'a surprise à Vienne. Jusqu'aux pre- mières hostilités, je n'ai pu me résoudre à y croire. L'idée que l'Empereur François-Joseph, un pied dans la tombe, pût se lancer sur les champs de bataille, après y avoir été toujours battu, me parais- sait folle. Il est vrai qu'une camarilla aux ordres de Berlin jouait de lui, très affaibli. Mais que Berlin voulût réellement une guerre qui ne pou- vait manquer d'entraîner une conflagration géné- rale, pleine d'inconnues terribles, me semblait encore plus insensé.

Le vertige meurtrier l'emporta cependant. J'ai eu conscience d'une mystérieuse fatalité qui affolait Berlin et Vienne.

■2$4 AUT.O.U! TRONES

Je me demandais ce que j'allais faire. Je n'eus pas l'embarras des solutions.

Si, pour certains de mes compatriotes de Bruxelles, j'ai le malheur de n'avoir pas recouvré ma nationalité belge, en dépit du bon sens et de la volonté du Roi mon p^re, nouveau déni de justice et d'humanité contre lequel je ne saurais trop protester! j'ai été, dès le premier jour de guerre, « sujette ennemie )) pour la cour de Vienne, trop heureuse de trouver une occasion de se distinguer encore à mon égard.

On m'invita à sortir au plus vite du territoire de la double monarchie. Le Président de Police vint, en personne, me signifier cet arrêt. Ce haut fonctionnaire sut, d'ailleurs, être courtois, mais Tordre était précis, formel.

Je partis vers la Belgique. Les événements m'arrêtèrent à Munich. L'armée allemande barrait la route, et ma patrie allait connaître les horreurs dont la Prusse porte la responsabilité initiale.

Jusqu'au 25 août 1916, j'ai pu vivre dans la capitale de la Bavière, considérée comme Prin- cesse belge, sans avoir trop à souffrir des rigueurs auxquelles les circonstances m'exposaient. D'elle- même, l'autorité bavaroise se montrait indulgente. On tolérait que je garde une femme de chambre

QUE j'ai vu tomber 295

française, depuis longtemps à mon service. Le Comte, ficièie chevalier dont le voisinage met dans ma vie d'épreuves la consolation et la force du seul appui qui ne m'a jamais manqué, pouvait rester dans mon entourage.

Mais les victoires allemandes persuadaient mes infatigables ennemis que j'allais être à leur merci. Ils agissaient en conséquence.

Je suis fière de l'écrire : le malheur de la Bel- gique faisait mon propre malheur. Elle était oppri- mée; je l'étais aussi; elle perdait tout, je perdais la totalité de ce que je pouvais en attendre.

De jour en jour, mes ressources se restreignaient et, autour de moi, l'atmosphère, d'abord pitoyable, se faisait hostile. Je prenais inutilement soin de ne pas attirer l'attention et de me soumettre aux exi- gences de ma délicate situation. Les tracasseries, les aigreurs commençaient quand même.

Mon gendre, le Duc Gunther de Schlesvig- Holstein, n'ignorait rien, et pour cause ! des difficultés que j'avais à surmonter. Il ne tarda pas à laisser voir qu'il escomptait que j'accepterais d'être mise en tutelle, et réduite à recevoir de lui mon dernier morceau de paii.

Je ne veux pas m'étendre sur les actes d'un homme qui n'est plus. Si je publiais les testes et pa-

296 AUTOUR DES TRONES

piers judiciaires que j'ai conservés, j'ajouterais aux tristesses de ma malheureuse fille. Je dois, pour- tant, à la vérité, de dire sommairement ce qui s'est passé. Rien ne montre mieux la continuité de la trame dans laquelle mon existence s'est vue prise, à partir du jour où, pour les miens, j'ai été une fortune qui leur échappait.

Le duc Gunther de Schlesvig-Holstein, aussi- tôt que l'Allemagne s'est crue maîtresse de la Bel- gique, s'est occupé de ce qui pouvait rester de ma part de la succession du Roi. Il y avait, notam- ment, en banque, un peu plus de quatre millions et demi destinés, comme on le sait, au règlement de mes créanciers par le tribunal arbitral constitué à la veille de la guerre à cette intention.

Cette somme a été l'objet de la sollicitude de mon gendre. Je laisse à d'autres le soin de dire ses espérances sur elle, et ses efforts pour qu'une destinée différente de celle que j'avais consenti lui fût assurée.

Au demeurant, ces quatre millions et demi n'étaient qu'une bien faible recette, en comparai- son de ce que le passé avait promis. Ma chère Patrie peut se réjouir, et je m'en réjouis avec elle, d'avoir échappé, par la victoire de l'En- tente, à une révision du Procès de la Succession

que /ai vu tomber 297

royale. Elle eût été, sans doute, en dehors des règles du Droit et de l'humaine équité, au moins autant que l'arrêt rendu.

Que n'eût-on pas fait en mon nom, à la faveur du triomphe définitif des armes de l'Allemagne, après que, réduite par la faim, à Munich, à signer les renoncements que l'on m'arracha, j'avais, un moment, perdu ma personnalité et abandonné mes droits et pouvoirs à mes enfants.

Ils se voyaient ainsi en mesure de revendiquer ce qui fut détourné de l'héritage du Roi ou injus- tement refusé. Ils avaient, en outre, la certitude de recevoir les trente millions environ que représente- rait, aujourd'hui, ma part de l'héritage de S. M. l'Impératrice Charlotte, si mon infortunée tante cédait au poids des ans.

Mes enfants, dès l'heure l'affreuse pénurie que j'ai connue pendant la guerre n'a plus été ignorée d'eux, n'ont poursuivi qu'un but sans me voir, sans m' approcher, et seulement à l'aide d'in- termédiaires à gages : me faire signer des renon- cements.

Pour en finir avec les manœuvres des hommes de proie délégués à l'assaut de ma liberté et de mes droits, aussitôt que j'eus le malheur de solli- citer l'aide de mes enfants, je dois mentionner que,

298 AUTOUR DES TfcÔNES

me ressaisissant un peu plus tard, j'en ai appelé devant la justice, à Munich. Elle a infirmé les renonciations arrachées à ma misère et à mon éga- rement des jours sans foyer et sans pain.

Pendant la guerre, je suis arrivée, en effet, à ne plus savoir je dormirais le soir, et si je dînerais le lendemain.

Je l'écris sans rougir, forte du jugement de ma conscience.

Je n'ai fait de mal à personne; j'ai souffert en silence. Je parle aujourd'hui, apportant un témoi- gnage dans un drame privé qui touche à l'Histoire contemporaine ; je parle avec la netteté de la fran- chise, mais sans haine. La méchanceté diminue. La misère ne m'a pas diminuée. Fille de Roi j'étais, fille de Roi je suis restée. J'ai imploré : c'était pour mes femmes plus que pour moi-même. Je voyais pâlir et pleurer les créatures dévouées qui, dans mon malheur, étaient tout mon soutien.

Le Comte avait quitter Munich. Brusque- ment, au matin du 25 août 1916, des policiers envahirent sa chambre. On le mit en prison, puis il fut conduit jusqu'en Hongrie on l'interna près de Budapesth. Il était Croate. On le tint pour sujet de l'Entente, donc ennemi, bien avant la

QUE /AI VU TOMBER 299

défaite qui devait unir la Croatie à la Serbie. La justice humaine n'est qu'un mot!

Ce même 25 août, Olga, ma principale sui- vante, une Autrichienne d'un inappréciable et ancien attachement, fut aussi arrêtée. On dut la relâcher. Mais j'avais compris : l'ordre était venu, de haut, de faire le vide autour de moi. Je pres- sentis ce qui allait suivre.

Ma femme de chambre française, dont les soins m'étaient précieux, fut internée. Si ma fidèle Olga n'était revenue de la prison l'on ne put trouver le moyen de la retenir, je me serais vue complète- ment isolée.

Bientôt, je ne sus comment faire pour subvenir aux besoins quotidiens. Mes derniers bijoux étaient vendus. J'avais beau être pauvre, de plus pauvres que moi, ou croyant l'être, m'imploraient! '

Que décider? Que tenter? Par ma fille, n'arri- verais-je pas à toucher le Duc de Holstein? Il se dérobait impitoyablement. Cela se passait en juil- let 1917.

La Providence mit alors sur mon pénible chemin un honorable professeur, d'origine suisse, que ma situation révolta.

Il s'offrit généreusement à me faciliter un voyage en Silésie, ma fille se trouvait dans un

300 AUTOUR DES TRONES

des châteaux qui lui appartenaient Ce château est non loin de Breslau. Je partis avec Olga, dans l'espoir de parvenir jusqu'au sang de mon sang, et d'obtenir un abri temporaire.

Arrivée à mon but, j'essayai vainement d'être reçue, écoutée, secourue...

Je dus échouer dans un petit village de la mon- tagne silésienne où, bientôt, mes derniers marks disparurent. Le Comte avait pu trouver le moyen de m'envoyer quelques subsides. Subitement, la poste allemande les retint et lui retourna ses plis.

Le petit hôtel je m'étais réfugiée appartenait à de braves gens, qui n'étaient pas en état de me garder, si je ne payais point. Je vis venir l'ex- trême misère. Mon hôtelier s'effarait de ma pré- sence. Il m'avoua qu'il devait rendre compte de mes faits et gestes à la police, et que j'étais gardée à vue sans que je m'en aperçoive.

Il se trompait. J'avais remarqué, avec Olga, que nos moindres pas étaient observés. En pleine cam- pagne, nous n'arrivions point à être hors de vue de quelque paysan ou promeneur qui affectait de ne pas prendre garde à nous, et qui, cependant, nous épiait plus ou moins gauchement.

Je sentais se resserrer autour de moi l'invisible trame d'une implacable contrainte qui voulait me

QUE j'ai vu tomber 301

pousser vers quelque nouvelle geôle, maison de santé ou prison, ou m' amener à déserter la vie.

En cette extrémité, le ciel eut, une fois de plus, pitié de ma souffrance.

Le jour qui était, je crois, le dernier que m'ac- cordait ma petite hôtellerie, je m'étais laissée tom- ber sur un siège, devant la maison. Je me deman- dais ce que j'allais devenir. Un équipage parut, chose rare en ce pays peu fréquenté. Le cocher gesticulait, et j'apercevais dans la voiture un per- sonnage d'un fort embonpoint, qui semblait en quête de quelqu'un ou de quelque chose dans le village.

C'était moi qu'il cherchait!

Je fus bientôt prévenue qu'un envoyé du Comte arrivait de Budapesth et demandait à me parler.

A ces mots, je me sentis soulevée hors de l'abîme. Mes épreuves, pourtant, n'étaient point terminées...

Le seront-elles jamais?

L'homme de confiance que je reçus avait pour mission de m'aider à sortir d'Allemagne. Il fallait que je traverse l'Autriche et que j'aille en Hon- grie, où je pouvais compter, à présent, sur des sym- pathies agissantes.

Bien des choses et bien des gens n'étaient déjà

302 AUTOUR DES TRONES

plus les mêmes dans la monarchie austro-hon- groise.

Mais, grand Dieu! l'apparence que je pusse faire le voyage! D'abord, je n'avais point de papiers en règle. La révélation de mon nom et de mon titre me ferait sur-le-champ retenir. Puis l'hôte payé, grâce au messager, je ne disposais que de moyens limités. L'Autriche, il est vrai, n'était pas loin. Nous y pouvions aller par la montagne et par la Bohême; mais l'envoyé du Comte déclara qu'il était hors d'état, faute de souffle et de jambes, de me suivre dans les sentiers de chèvres où, forcément, nous aurions à passer. Le plus sage était de gagner Dresde et, là, de choisir un chemin plus commode.

Le soir venu, notre hôtelier ferma les yeux sur mon départ. Il signalerait seulement le lendemain que j'avais disparu.

Quand il dut le faire, j'étais en Saxe, Mais, de ce côté, le passage était encore trop hasardeux, si près de Lindenhof et dans un royaume mon malheur avait fait tant de bruit. Nous songeâmes à un petit village, proche de la frontière, du côté de Munich, tout était moins rigoureux que dans la région de Dresde, et nous y parvînmes sans inconvénient*

QUE J*AI vu tomber 303

Le difficile n'était pas de voyager à travers l'Allemagne, c'était, pour moi, de séjourner en un lieu retiré sans être découverte et signalée, puis de franchir la frontière sans passeport, et enfin de gagner Budapesth.

Cette odyssée ferait un livre. Elle aboutit, pour lors, à un village bavarois, je repris haleine. Une bonne dame m'accueillit charitablement, avec ma fidèle Olga.

L'envoyé du Comte continuait de veiller sur moi, logé dans le voisinage.

De ma fenêtre, j'apercevais le clocher du village autrichien je devais passer pour me diriger en- suite vers Salzbourg, Vienne et la Hongrie. J'étais au bord de la terre promise. Un petit bois m'en séparait, au bout duquel passait, en lisière, un mince cours d'eau familier aux contrebandiers, car il séparait la Bavière de l'Autriche, et, la nuit, servait de route à la contrebande.

Je ne pouvais m'y risquer. Il fallait que je le franchisse sur un pont constamment gardé par une sentinelle. Au delà de ce pont, je n'étais plus en Allemagne !

Rapprochée de Munich, j'avais pu reprendre deux chiens que j'affectionnais. On sait ma passion

304 AUTOUR DES TRONES

des bêtes. Je ne voulais pas me séparer de celles-ci. J'avais l'intuition qu'elles aideraient à ma fuite. Je pensais avec attendrissement à l'intelligent « Kiki » demeuré prisonnier à Bad-Elster! Ses successeurs me porteraient bonheur, comme lui. L'un était un grand berger, l'autre un petit griffon.

J'hésitai d'abord à m'aventurer jusqu'au pont- frontière, de crainte d'être reconnue. Puis, je soir geai qu'il était improbable qu'un homme en fae tion, si je restais à quelque distance, fit sérieuse- ment attention à moi. Au demeurant, ma meilleure chance était de ne pas me cacher des sentinelles, et de me promener de leur côté, avec mes chiens. Les soldats, toujours les mêmes à tour de rôle, s'habitueraient à me voir dans le paysage. Je serais pour eux quelqu'un d'inoffensif et du pays.

L'envoyé du Comte me pressait de partir. Je résistais. Il conseillait une fuite nocturne. Je n'étais pas de son avis. Je répondais :

Je passerai à mon jour, à mon heure, quand j'aurai le pressentiment que l'instant propice est venu.

J'ai toujours eu, dans les circonstances diffi- ciles, des intuitions qui sont comme un avis inté- rieur de la décitiop à prenne» dp la conduite à

QUE J*A! VU TOMBER 305

tenir. Je leur ai obéi, et ce que j'espérais s'est accompli.

Un matin, je me suis éveillée tout l'empire de cette idée :

Ce sera pour aujourd'hui à midi!

J'ai fait prévenir le messager. Il pouvait passer sans encombre avec Olga, grâce à des papiers en règle. Ils ont pris les devants. Je devais les retrou- ver au pied du clocher autrichien, là-t>as, très loin et très près à la fois!

Si la sentinelle m'arrêtait, si Ton m'interrogeait, j'étais prisonnière...

Vers midi, à pas lents, mon grand chien gamba- dant autour de moi, le petit, dans mes bras, je me suis promenée le long du ruisseau. Le soleil autom- nal était encore ardent. La sentinelle s'était mise à l'ombre, un peu à l'écart du pont. Je m'y suis engagée, d'un air d'habituée qui flâne en rêvant. Le soldat ne s'est pas inquiété de mon passage. Je me suis éloignée tranquillement, mais mon cœur bondissait dans ma poitrine. J'étais en Autriche! Arrivée au village, j'ai rejoint ma suite. Un fiacre m'attendait. Il m'a menée à Saîzbourg, dans une manière d'auberge je pouvais être en sûreté.

l'ai p*teorîn trois jours mon conseil viennois.

306 AUTOUR DES fRONES

Me Stimmer, secrètement informé de mon retour en Autriche et de mon désir d'aller sous sa sauve- garde à Budapesth.

Me Stimmer a répondu à mon appel. Il a passé outre aux considérations de forme que l'illégalité de ma situation pouvait suggérer. L'humanité par- lait plus haut que l'arrêt qui m'avait exclue de la double monarchie pour me jeter en Allemagne, j'avais failli succomber à la misère et aux persécu- tions. Puisqu'en Hongrie, j'avais chance de con- naître des jours meilleurs, Me Stimmer m'y accom- pagna.

J'étais à bout de forces, lorsque je cessai d'être errante, arrivée à Budapesth, dans un hôtel hono- rable. Je pus renaître. Les autorités ne voyaient pas d'inconvénient à ma présence. Sur ma prière, le Comte eut la permission de venir de la petite ville il était interné, s'occuper de mes intérêts pendant quelques jours, à différentes reprises.

Malheureusement, la guerre se prolongeait désespérément. La vie devenait de plus en plus difficile. L'Autriche et la Hongrie ne se faisaient plus d'illusions. Eclairées par la défaite, elles mau- dissaient Berlin. Budapesth entrait en ébulliûon.

Soudainement, tout croula. Un vent de bolche- visme passait, furieux, sur la double monarchie.

cm j'ai vu tomber 307

J'ai vécu en Hongrie ces jours extraordinaires. J'ai vu de près les Commissaires et les soldats de la Révolution. J'ai connu les visites, les perquisitions, les interrogatoires. Mais tout de suite, mon infor- tune a désarmé les farouches champions du com- munisme hongrois. J'ai rapporté au début de ces pages ce mot de l'un d'eux, vérifiant ma misère : « Voilà une fille de Roi encore plus pauvre que moi. »

Vivrais-je des siècles, je revivrais toujours, par la pensée, les émotions que j'ai traversées dans la tourmente qui renversait les trônes et jetait au vent les couronnes. Les âges disparus n'ont rien vu d'aussi formidable.

Au bord du Danube, entre l'Orient et l'Occi- dent, l'effondrement de la puissance prussienne et du prestige monarchique avait une ampleur plus sensible qu'en d'autres points.

Je me demandais si je vivais encore, vraiment, dans le monde que j'avais connu, et si je n'étais pas le jouet d'un interminable cauchemar.

Nos peines, nos embarras, nos personnes ne sont plus rien dans le tourbillon des forces et des pas- [ sions humaines. Je me sentais emportée, comme * tout ce qui m'environnait, dans l'incocnu des temps ftouveaio*

XX

DANS L'ESPOBR DU REPOS

Et maintenant que j'ai dît ce que j'ai cru indis- pensable de dire, plussent ceux qui me liront m' excuser, si j'ai mal exprimé ma pensée.

Qu'ils m'excusent aussi d'être sortie du silence que j'ai toujours gardé le plus possible.

Le bruit qui s'est fait autour de moi, je ne l'ai pas voulu, je ne l'ai pas cherché. Il est de cir- constances plus fortes que ma volonté.

Nous pouvons peu de choses sur les événements. Notre vie semble dépendre plus des autres que de nous-mêmes, et d'une fatalité de condition plus que de notre choix, dans l'ordre de nos jours et de nos actes.

Il suffit d'un instant d'erreur poor qae toute une

310 AUTOUR DES TRONES

existence soit perdue. La mienne Ta été. Mais ce n'est pas moi qui, à l'origine, me suis trompée, car je n'étais pas d'âge à juger et voir clair.

Pouvais-je vieillir, sans obéir au devoir de dé- fendre la vérité, outragée par mes ennemis? Pou- vais-je vivre jusqu'à ma mort, incomprise et diffa- mée?

Ma vie est une série de fatalités cîont je n'ai pas su ou pu éviter l'accablement.

J'ai dit et je répète que je m me tiens pas pour innocente de torts, de fautes, d'erreurs. Mais il convient de tenir compte de leur cause dans un mariage désastreux.

Mes parents crurent bien faire, et principale- ment la Reine, en me donnant au Prince de Cobourg, quand je n'étais encore qu'une enfant.

Le Roi voyait dans ce mariage l'avantage d'étendre des possibilités d'influences et de rap- prochements utiles à son trône et à la Belgique.

La Reine se réjouissait de m'envoyer en Au- triche et en Hongrie, d'où elle venait, et je la rappellerais, en même temps que je servirais le rayonnement de ma Patrie, selon les ambitions du Roi.

J'ai été sacrifiée au bien de la Belgique, et celle-ci, aujourd'hui, compte d«s Belges aui me

QUE J'AI VU TOMBER 3! 1

reprochent le don de ma jeunesse et de mon bon- heur, essentiellement consenti pour eux.

Ils me traitent d'Allemande, de Hongro:jSf d'étrangère, et pis encore. Ingratitude humaine l

Suis-je coupable d'avoir, en quoi que ce w' cessé volontairement d'appartenir à ma Patrie, c oublié de l'aimer?

Tout en moi proteste contre cette accusation perfide.

De quoi m'incrimine-t-on ensuite? D'avoir abandonné mon mari et mes enfants?

Or, j'ai vécu vingt ans à la Cour la plus cor- rompue de l'Europe. Je m'y suis gardée des tenta- tions et des chutes. J'ai donné le jour à un fils et une fille et ma tendresse maternelle les allaita et mit en eux son espérance. On sait ce qu'il advint de mon fils, et comme il m'échappa. On sait ce que ma fille fut trop longtemps pour moi, sous l'influence de son mari, et du milieu elle vivait.

En quoi fus-je réellement coupable?

C'est vrai. A bout de courage, et suffoquant dans l'ambiance d'un foyer conjugal odieux, j'al- lais choir... J'ai été sauvée. Je me suis alors vouée à mon sauveur. On a voulu en faire un faussaire et, à coups d'argent et de forfait, l'anéantir.

312 AUTOUR DES TRONE*

Nous avons échappé tous deux aux criminels acharnés à nous martyriser.

Suis-je coupable d'avoir lutté, d'être restée fidèle à la fidélité, et de ne pas tomber?

Peu m'importent les jugements de l'erreur et de la haine. Je suis demeurée telle que j'avais promis d'être à ma sainte mère : attachée à un idéal; et, quoi qoi*iI semble, j'ai vécu sur les som- mets.

Suis-je coupable selon la vraie morale et la vraie liberté?

Que les femmes me jettent la pierre, qui n'ont pas plus à se reprocher!

Qu'y a-t-il encore?

Oui, je croyais, je pouvais croire, avec les légistes de tous les pays, que j'hériterais de mon père.

L'héritage s'est trouvé considérablement réduit, par des manœuvres dolosives et des jugements que l'opinion universelle condamne.

Suis-je coupable d'avoir été déçue et dépouil- lée?

Que cfit-on enfin? Que ma famille fut désunie? Est-ce ma faute?

J'étais faite pour aimer les miens plus que moi- même. Ai-je manqué à mes devoirs d'affection et

QUE j'ai vu tomber 3 1 3

de respect vis-à-vis de mes parents? N'ai-je pas été, pour mes sœurs, l'aînée qui les chérissait?

Suis-je coupable de l'erreur du Roi et de la Reine, celle-ci convaincue, par mes persécuteurs, de la gravité de ma « maladie », celui-là irrité, non de mon indépendance, mais du scandale orga- nisé autour d'elle?

Suis-je coupable de Tégoïsme de mes sœurs, l'une cédant à des vues étroites, l'autre à des cal- culs politiques?

J'en conviens, je me suis révoltée contre la félo- nie et la contrainte. Mais pour quels motifs? Pour quels buts? Pour quelles fins?

Mon vrai crime est d'avoir échoué dans mon effort de possession de moi-même, dans l'attente d'une fortune que je n'ai pas eue.

Le monde n'admire que les victorieux, quels que soient leurs moyens de vaincre.

Victime dès mes premiers pas de jeune fille, livrée hélas! à la perversité, j'étais condamnée aux défaites.

La bataille s'achève, et je n'ai pas demandé grâce au mensonge, à l'injure, au vol, à la persé- cution.

J'aurais été seule, j'aurais succombé sous

314 AUTOUR DES TRONES

fardeau des infamies et des violences. Je suis restée debout, parce que je ne luttais pas pour moi.

Dieu m'a visiblement soutenue, en animant mon cœur d'un sentiment profond d'estime et de grati- tude pour un être chevaleresque dont je n'ai jamais entendu une plainte, quelle que fût l'atrocité des intrigues et des cruautés qui devaient le perdre.

Dans sa bassesse, le monde a jugé son dévoue- ment et ma constance du point de vue le plus mi- sérable. Qu'il sache qu'il est des créatures qui s'élèvent au-dessus des instincts auxquels il s'aban- donne, et qui, dans une aspiration commune vers un idéal supérieur, échappent promptement aux défaillances terrestres.

Les dernières lignes de cette brève esquisse d'une vie que plusieurs volumes ne suffiraient pas à conter, seront une affirmation de ma reconnais- sance envers le comte Geza Mattachich.

Je n'ai pas dit de lui davantage parce qu'il ju- gera que, si peu que ce soit, c'est encore trop. Ce silencieux n'apprécie que le silence.

Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse,

disait Alfred1 de Vigny. C'est la maxime des forts. Mais vous savez, Comte, que je ne puis, com- me vous, m'astreindre à me taire. Je veux évoquer l'heure première vous avez dit à ma conscience

ÇUE J'AI VU TOMBER 3Î5

les mots clairs qui l'ont assainie et ensoleillée. Depuis lors, cette lumière m'a guidée. J'ai péni- blement cherché ma route vers la beauté morale. Mais vous me précédiez, et, du fond de ma maison de fous, je me tournais vers votre cachot, et j'échappais à la folie.

Nous avons ensuite subi l'assaut des convoitises et des hypocrisies.

Nous nous sommes débattus dans le bourbier; nous nous sommes égarés dans le maquis. Le monde n'a vu que les éciaboussures et les déchirures de notre combat. Il en a ignoré la cause et sa mal- veillance ne nous a point pardonné de sortir de la lutte en vaincus.

Tout cela, qui fut très amer, je ne le regrette point. Mes souffrances me sont chères, puisque vous les avez partagées, après avoir voulu ardem- ment me les éviter.

Il y a une certaine joie à supporter, par esprit de sacrifice, des douleurs imméritées.

Cet esprit, c'est le vôtre. Je ne l'avais point. Vous me l'avez donné. Aucun présent ne fut plus précieux à mon âme, et je vous en saurai gré jus- que par delà le tombeau.

Moi, qui sais vraiment qui vous êtes, et quel

3 1 6 AUTOUR DES TRONES

culte a été votre raison de vivre et de ne pas déses- pérer, je vous remercie, Comte, au crépuscule de mes jours, de la noblesse que vous y avez mise.

Connaîtrai-je, connaîtrez-vous le repos ailleurs que nous l'obtenons tous?

La justice humaine aura-t-elle, pour vous et pour moi, les réparations espérées?

Demeurerons-nous hors la loi et la vérité, acca- blés par l'abus de pouvoir et la méchanceté humaine?

Qu'il en soit ce que Dieu voudra!

nu

autour des trones

Le drame de ma captivité et mon existence

de prisonnière 213

Le début du supplice . 213

Sous les tilleuls de la Cour 237

Comment je fus à la fois rendue à la liberté

st à la raison , 247

La mort du Roi. Intrigues et procès 265

La guerre et les épreuves que j'ai traver- sées 293

Dans l'espoir du repos, .:..•*.>•»=•»,•»..• .,.,.,.;., 309

TABLE DES MATIÈRES

Pourquoi j'écris ceci 9

Ma chère Belgique, ma famille et moi 15

Telle que je dois être , . 15

La Reine 25

Le Roi 37

Ma Patrie et ma jeunesse 47

Mon mariage et la Cour d'Autriche 69

Des fiançailles au lendemain des épousailles. 69

Mariée! 79

Les hôtes de la Hofburg : V Empereur Fran- çois-Joseph, Y Impératrice Elisabeth 1 03

Ma sœur Stéphanie épouse V Archiduc Rodol- phe. Il meurt à Mayerling 125

Ferdinand de Cobourg et la Cour de Sofia. 145

Guillaume ÏI et la Cour de Berlin 1 65

L'Empereur de l'illusion 1 65

Les Holstein 1 77

La Cour de Munich et V ancienne Allemagne. 191

Us Reme Victoria 205

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