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D'ANTOINE BAUME,

APOTHICAIRE,

Membre de l’ancienne Académie des Sciences et Associé de l’Institut national ;

Par C . L . C A D e T y Pharmacien de Sa Majesté V Empereur et Roi , Membre de la Société de Médecine , de celle des Pharmaciens de Paris 3 etc .

A BRUXELLES,

De l’Imprimerie de Weissenbru ch , Place de la Cour.

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DASTOINE B A U M É.

Lorsqu’un savant modeste s’est voué à la recherche constante des vérités utiles, qu’il a préféré le silence du cabinet à toutes les jouissances d’une vie dissipée , lorsque les charmes de l’étude lui ont tenu lieu des illusions de l’amour-propre , et que la gloire de servir l’humanité a été sa seule ambi¬ tion , l’écrivain chargé de rappeller à la mémoire les services qu’il a rendus, doit se borner au récit de ses travaux. Son, style doit être simple, comme celui qu’il veut faire connaître. Les découvertes d’un savant sont des bienfaits pour ses contem¬ porains et pour la postérité. La sévère équité les consacre dans l’histoire de la science , et leurs heureuses applications , rappellant sans cesse leur utilité, perpétue la reconnaissance publique et dispense de

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tout éloge. Disons donc simplement ce que fut Baumé, et laissons à d’autres le soin de prodiguer les ornemens de l’éloquence pour l’éloge des hommes, qui ont eu plus d’éclat que de mérite , et qui ont plus ébloui le monde qu’ils ne l’ont servi.

Antoine Baumé naquit à Senlis le 26 Février 1728. Son père, honnête auber¬ giste , lui donna, jusqu’à l’âge de quinze ans , une éducation aussi soignée que ses moyens le lui permettaient , mais fort infé¬ rieure à celle que l’on recevait dans nos universités. A cette époque il plaça le jeune Baumé en apprentissage chez un pharma¬ cien de Compiegne. Deux ans suffirent pour le mettre en état de recevoir une instruction plus élevée , et sa bonne conduite le lit ad¬ mettre comme élève chez le fameux Geoffroy.

C’est ici que commence la carrière ho¬ norable que va suivre Baumé. En arri¬ vant dans le monde savant, ce jeune homme n’avait point un nom célèbre à soutenir; personne dans sa famille ne s’était distingué dans les arts et dans les sciences : il man¬ quait de cette première émulation , qui rend un fils jaloux de perpétuer la gloire de son père. Faut-il le plaindre de cette po-

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sition ? Avoir un père célèbre n’est pas toujours un avantage. C’est un rival d’au¬ tant plus redoutable, que la malveillance et la jalousie ne manquent jamais de vous l’opposer comme un antagoniste, que vous devez respecter sans espoir de le surpasser.

Les premières études de Baumé , sans être négligées , avaient été médiocres ; mais placé près de Geoffroy , il ne tarda pas à juger le mérite de ce savant. Frappé de la considération dont il le voit environné , il passe de l’admiration au noble désir de Limiter ; il forme le vœu d’égaler son maître , et ce vœu fut bientôt réalisé. Telle est l’in- lluence d’un homme supérieur sur ceux qui savent l’apprécier ; il les élève jusqu’à eux, leur montre le chemin de la gloire et leur fait surmonter des obstacles, qu’ils n’auraient pu vaincre , s’ils étaient restés dans la foule le hasard les avait d’abord placés.

Baumé fit sous Geoffroy de rapides pro¬ grès ; il se présenta au Collège de Pharma¬ cie en 175a. Sa réception présagea la ré¬ putation qu’il allait acquérir. Les connais¬ sances étendues qu’il développa dans ses examens , engagèrent les prévôts du collège à lui offrir , peu de temps après , la chaire

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de chimie et à le mettre à même d’enseigner

l’excellente méthode qui caractérise ses ou¬ vrages.

Avant de parler des travaux de Baume , et pour mieux les apprécier , il faut se rap~ peller l’état des connaissances physiques et chimiques à l’époque il se ht connaître. Depuis deux siècles la chimie , était obscurcie par les rêveries des adeptes, par les for¬ mules compliquées de la poly-pharmacie. Chaque opération s’expliquait par des hy¬ pothèses , chaque phénomène appartenait à un système particulier. On avait beau¬ coup fait , beaucoup écrit , beaucoup ima* giné.... Une chose manquait à tant d’ef¬ fort^ , % le talent de bien observer. Sthaal, en cherchant à rattacher tous les faits analogues à un même principe , apprit les immenses avantages qu’on devait retirer d’une méthode uniquement fondée sur l’ex¬ périence , et dès-lors tous les bons esprits se rangèrent de son coté. La révolution qu’avait opérée Sthaal , devait s’étendre sur la pharmacie ; mais il fallait un observa¬ teur ardent et laborieux qui refit , revît et décrivît toutes les opérations avec un soin nouveau. Cet observateur fut Baume.

Il était doué d’une patience et d’une per¬ sévérance infinies, d’un esprit méthodique qui voyait en grand et jugeait l’ensemble d’un système , sans omettre aucun détail * enfin de cette sage réserve qui veut voir long-temps , qui doute beaucoup et qui n’affirme qu’avec certitude. On reconnaît cette heureuse réunion de qualités dans tout ce qu’a fait Baumé. Yeut-on le con¬ sidérer comme pharmacien commerçant , comme chimiste spéculateur , rien ne lui coûte pour donner à ses opérations toute l’étendue dont elles sont susceptibles : son officine , ses laboratoires , sont moins des atteliers que de grandes manufactures : par¬ tout règne l’abondance , par-tout les ma-* tières sont choisies avec soin. La manipu¬ lation s’y fait en grand. L’acétate de plomb , le muriate d’étain , les sels mercuriels , les combinaisons antimoniales s’y préparent par quintaux. Une immense galère est destinée à rectifier l’éther ; les acides minéraux , les huiles volatiles s’y distillent comme dans les grandes fabriques ; enfin un luxe utile y fait paraître en argent , en porcelaine , en cristal , non pas les vases d’ornemens , mais les vaisseaux , les instrumens auxquels

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ces matières donnent un plus grand degré de sûreté dans les opérations. Cependant le même homme qui dirige ces travaux im¬ portons , note scrupuleusement tous les phé¬ nomènes chimiques qu’ils présentent ; il les explique à ses élèves , il rectifie les procé¬ dés qui lui paraissent vicieux; et le même homme , présent à son officine , veille scru¬ puleusement à ce que les préscriptions magistrales soient fidellement exécutées. Il ne quitte son laboratoire ou sa pharmacie , que pour employer une partie de sa nuit à ces méditations profondes, auxquelles nous devons les observations nombreuses , les mé¬ moires et les traités élémentaires qu’il a

Il est peu de substances que Baumé n’ait examinées , peu de phénomènes qu’il n’ait décrits; les collections académiques, les jour¬ naux savans sont remplis de ses travaux , et il faudrait écrire un volume pour en faire un simple extrait analytique. Il s’est tour- à-tour occupé de la cristallisation des sels, des phénomènes de la congélation , de ceux de la fermentation et de la putréfaction : il a passé en revue toutes les combinaisons et les préparations de l’antimoine , du sou^

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fre , de l’opium , du mercure , de l’acide boracique , du platine , du quinquina ; il a soumis à l’analyse toutes les plantes odo¬ rantes et inodores employées en pharmacie ; il a comparé leurs produits et donné des règles pour leur dessication. Chacune de ces substances lui a fourni le sujet d’un mémoire intéressant. On peut citer encore ceux qui ont pour objet les oxides métal¬ liques , les acétates alkalins , l’émétique , les fécules et les extraits ; ce fut Baume qui nous apprit que le tamarin du com¬ merce contenait du cuivre en assez grande proportion pour être souvent très-suspect au médecin.

A ces travaux importans , Baumé en joi¬ gnit de moins sérieux. Quoiqu’il ne fût pas d’un caractère très-enjoué , il se per¬ mettait quelquefois d’innocentes plaisante¬ ries , et se livrait à un genre de gaîté d’autant plus licite qu’il était utile. Quand un sa¬ vant avançait un paradoxe , imprimait une erreur , ou combattait une opinion reçue , Baumé, sousle voile de l’anonyme, ou plutôt sous un nom emprunté , s’amusait à le ré¬ futer malignement , mais toujours avec dé¬ cence et politesse» C’est ainsi que , dans

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la Gazette de Médecine et dans quelques autres ouvrages périodiques, il a imprimé une Dissertation sur le Soufre, par M. Jean Soufré , marchand d'allumettes , une autre par M. Jérôme Brulefer , garçon maréchal. Quand ces petites disputes polémiques pre¬ naient une teinte d’opiniâtreté , il signait «es écrits , Guillaume le Résolu .

Je n’ai cité ces traits que pour rendre

morgue scientifique n’a jamais altéré , et qui a toujours conservé des égards pour ceux qui , par des routes différentes , cher¬ chaient avec lui la vérité. Il eut avec mon père deux contestations très -vives , sur quelques points de théorie et de pratique; ils écrivirent l’un contre l’autre et prirent pour juge l’Académie. L’avantage ne resta point à Baumé , mais comme chacun esti¬ mait son antagoniste , les deux savans ne cessèrent point de se voir et de se donner publiquement des témoignages de la plus sincère amitié.

A l’époque le succès de l’Encyclo¬ pédie fit concevoir le plan du Diction¬ naire des arts et métiers , Baumé qui venait

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d’ètre nommé de l’Académie des Sciences % se chargea de décrire plus de vingt-huit arts , qui font partie de cette belle collée^ tion. (i) On a peine à concevoir comment il a pu suffire à un si grand travail , quand on connaît les immenses occupations au¬ quel il était alors livré ; mais Baumé était infatigable et ses connaissances s’étendaient sur toutes les applications utiles des sciences aux arts. Avant de publier ses traités tech¬ nologiques , il avait déjà imprimé plusieurs mémoires , qui prouvaient que les procédés des manufactures lui étaient familiers. On lui devait une méthode pour teindre les draps de deux couleurs, un moyen de dorer les pièces d’horlogerie , un autre pour étein¬ dre facilement les incendies , un autre pour

(i) Arts du fabricant d’alun , de l’apothicaire , de l’artificier , du cabaretier, du chaufournier, du confiseur, du dégraisseur , du distillateur d’acides minéraux, de l’épicier , du faïencier, di* ferblantier, du fournaliste, du fumiste, du limonadier , de l’or¬ fèvre , l’art de la fonte des mines, du parfumeur, du plâtrier , du potier d’étain, du potier de terre, du salpêtrier, du saunier, du vinaigrier , la fabrication du blanc de plomb , du minium de la litharge , du massicot, du sel de saturne, de la cendra gravelée , de la soude-potasse, de la porcelaine, de la poudre à canon, du verdet , du verd-de-gris , des sels de glauber, d’ep- som , de sedlitz , l’art du yernisseur et du verrier.

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cônserver les bleds. On lui devait des ob¬ servations sur les constructions en plâtre ou en ciment , sur la fabrication des savons , sur les argiles et la nature des terres pro¬ pres à l’agriculture. 11 avait fait avec Macquer plus de mille expériences pour rendre la porcelaine de France égale à celle du Japon , etc. Joignant l’exemple au précepte , il éleva le premier en France une manufacture de sel ammoniac et le premier ^ il blanchit , par un procédé de son invention , les soies jaunes , sans les écruer. Par ces deux arts , Baume affranchit son pays des tributs qu’il payait à l’Egypte et à l’Inde , et cela seul eût suffi pour lui mé¬ riter la reconnaissance de ses contempo¬ rains et l’estime de la postérité.

Je ne pourrais citer tous les autres ou¬ vrages de Baume , sans entrer dans de longs développemens , ou sans me livrer à une nomenclature aride ; mais je ne dois point passer sous silence sa Chimie expérimentale et raisonnée (i) 9 et sur-tout ses Elémens

(i) Année 17-3. Trois roi. 8Qf> chez Didor , jeune , libraire » quai des Augustin*.

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de pharmacie théorique et pratique (i). Ce dernier ouvrage qui , en peu d’années , eut huit éditions , qui fut traduit dans toutes les langues vivantes, est celui qui a le plus contribué à la réputation de Baumé , et en effet , depuis long-temps , on désirait un dispensaire écrit avec ordre , précision , simplicité, les opérations fussent décrites avec détail , les formules fussent discu¬ tées avec sagesse , les principes de la chimie et de la pharmacie fussent exposés avec cette méthode et cette clarté qui fa¬ cilitent l’étude de la science , préviennent les erreurs et assurent un mode constant de manipulation. Le succès prodigieux de la Pharmacopée de Baumé n’étonnera donc point ceux qui sentent l’importance et la nécessité d’un pareil ouvrage ; mais il faut convenir que , s’il a été infiniment utile à la pharmacie et à la médecine , il a été sou¬ vent funeste aux pharmaciens et à la sûreté publique. Le mal est toujours à côté du bien , et tandis que les élèves en phar-

(i) Un vol. 8°. imprimé en 1762 , réimprimé en 1769 et en 1773, chez Samson , libraire , quai des Augustins. La 8me. édition a été imprimée en l’an Y en deux volumes in-8Q. , avec un appendice.

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macie se félicitaient de posséder un ou¬ vrage élémentaire , qui les dispensait de recherches pénibles , qui leur rendait l’étude agréable , tous les épiciers , les barbiers , les maréchaux de village se sont crus mé¬ decins et chimistes , parce qu’ils compre¬ naient quelques pages de Baumé , et bien¬ tôt le public fut inondé de préparations pharmaceutiques , informes , vendues au ra¬ bais et colportées par des ignorans , qui , sans autre titre que leur impudence , em¬ poisonnaient les faubourgs et les campa gnes* Ce désordre ne doit point affaiblir la re¬ connaissance que nous devons à Baumé. Ce savant a porter la lumière sur l’art honorable qu’il professait. Le llambeau qu’il présentait pour éclairer , est passé dans des mains incendiaires. Il en a gémi le pre¬ mier ; mais c’est au gouvernement à veiller à ce qu’un bienfait ne devienne pas un iléau destructeur.

On a tenté plusieurs fois d’abattre l’hydre du charlatanisme, on l’a tenté vainement ; et il faut le dire avec franchise , jamais il ne fut plus puissant. Nos ponts , nos quais, nos promenades sont remplis de pré¬ tendus guérisseurs; les plus vils jongleurs.

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naguère» descendus des tréteaux de la place publique , bravent et la censure de nos écoles et l’œil vigilant de la police (i) * osent se placer auprès de nos magistrats suprêmes ; ils font valoir des titres suppo¬ sés , pour en arracher de véritables ; ils ob¬ tiennent ainsi la faveur 9 les places , les honneurs même qui ne sont dus qu’au vrai mérite ; au défaut de talens , iis ont des collections , des musées , des concerts ; ils étalent un luxe scandaleux qui atteste le nombre de leurs victimes , et faisant trophée même de leur turpitude , ils ne craignent pas de professer tout haut cet axiome de leur patron Marat : La ferme la plus lu¬ crative à exploiter , cest la crédulité publique . Et c’est au dix-neuvième siècle , au siècle des lumières , qu’un pareil tableau peut être ressemblant î Rassurons-nous toutefois , nous vivons sous un gouvernement trop éclairé , trop juste pour craindre Ion g- temps un pa¬ reil désordre ; déjà de sages lois ont réglé l’exercice de l’art de guérir ; dès que le

(i) est impossible d’être plus ennemi des charlatans que le conseiller -d’état préfet de police ; il les poursuit sans relâehe ». suais ils se jouent de sa sévérité , et prennent tant de formes qu’ils se reproduisent connue les tètes de l’hydre.

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Chef suprême de l’Etat saura qu’on les élude , il les rendra plus sévères et saura les faire respecter.

La vie privée d’un homme aussi labo¬ rieux que Baumé offre peu de ces anec¬ dotes qui intéressent la curiosité. Simple et modeste, il évitait le grand monde, il vivait au milieu de sa famille et d’un pe¬ tit cercle d’amis choisis. Il ne cherchait point les grands , et savait conserver auprès d’eux sa dignité. Un jour qu’un ministre académicien, honoraire, (i) recevait une partie de l’Académie , ce seigneur vantait avec un orgueil insultant les mets recher- - chés qu’il offrait à ses savans collègues : puis leur versant le Tokai , le Constance , les vins d’Ithaque et de Chypre , « voilà , « messieurs , disait-il , de quoi confondre « la chimie. Vous ferez de bonnes drogues , « mais vous n’imiterez jamais ces divines « liqueurs. » « Si monseigneur le per¬ ce met , dit Baumé , je puis , sans sortir « de table , lui prouver le contraire. J’ai fait cc un vin il n’est pas entré un grain de « raisin ; je crois qu’il peut soutenir le

(i) Le bdrou de Breteuil.

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« parallèle.)) Le ministre, piqué, accepte le défi : on court chez Baumé chercher le vin factice. On le sert confondu avec le nectar si précieux , si vanté par le mi¬ nistre qui se flatte de le reconnaître , et qui, en le goûtant , donne la préférence au produit chimique. On rit de sa méprise et de sa confusion. Cette leçon fut douce

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et ne fut pas perdue. Ce seigneur traita depuis les savans avec plus d’égards.

Sans avoir acquis une grande fortune , Baumé se voyant dans l’aisance céda sou fonds de commerce en 1780. C’est à cette époque qu’il se livra avec le plus d’ardeur à l’application de la chimie aux arts. 11 per¬ fectionna la teinture écarlate des Gobelins , il fit disparaître les taches violettes qui se formaient pendant la teinture des draps , et occasionnaient des pertes considérables. Il donna un procédé économique pour la pu¬ rification du salpêtre. Il fit un travail long et dispendieux pour perfectionner les aréo¬ mètres et rendre les thermomètres com¬ paratifs ; il enseigna le moyen de prépa¬ rer une fécule douce et de faire de bon pain avec le maron d’Inde.

La révolution , sans interrompre ses tra-

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Taux , lui fit sentir le besoin de la retraite. Sa fortune était placée en partie sur l’état, en partie sur le duc d’Orléans ; il pré- Toyait qu’il éprouverait des pertes ; il vou¬ lut se préparer un asyle agréable pour y attendre philosophiquement les événemens , et il s’établit aux Termes près le Roule. C’est-là qu’il espérait finir tranquillement ses jours , lorsque les convulsions politi¬ ques 9 qui renversèrent les fortunes les plus solides , dévorant en un instant le fruit de ses longues économies , il fut arraché à sa retraite , pour venir recommencer au milieu des orages un état pénible qu’il avait exercé trente ans avec tant d’honneur. La néces¬ sité ran’ma son courage , et le public vit avec admiration ce vénérable pharmacien rentrer comme un débutant dans la car¬ rière commerciale.

J’ai parlé de son courage ; mais il est temps de rappeller un trait qui honore plus Baumé que ses plus dignes travaux* Lavoisier était dans les fers. On l’accusait, comme ses collègues les fermiers - - raux , d’avoir empoisonné le peuple , en lui vendant des tabacs falsifiés et corrompus. Baumé se rappelle qu’en Décembre 1784

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il a été nommé Commissaire du Roi con¬ jointement avec notre collègue Cadet-de- Vaux , pour examiner en Bretagne les tabacs de la ferme. Il se souvient qu’ef- fectivement ils avaient trouvé ces tabacs avariés et qu’ils en avaient fait livrer 400 milliers aux flammes ; mais cette avarie ve¬ nait de ce que les fermiers - généraux avaient autorisé les débitans à râper et mouiller le tabac. La ferme avait été di¬ visée sur les inconvéniens de ce mouillage , et dans toutes les délibérations Lavoisier s’était élevé fortement contre cette mesure dangereuse. C’est ce qui résultait des pièces remises aux commissaires et de leurs pro¬ cès-verbaux : mais trouver ces preuves qui justifiaient l’homme de génie que nous regrettons ? Baumé et Cadet- de -Vaux les cherchent en vain dans leurs papiers ; ils courent à la prison de Lavoisier , lui font part de leur généreux projet et reçoivent de lui une copie informe et non signée du mémoire qu’ils avaient fait en i784« Ils lisent cette pièce , reconnaissent leur style , leur opinion , et quoique le titre de Com¬ missaires du Roi qu’ils y prennent , pût les conduire à l’échafaud , ils n’hésitent pas

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à consacrer la vérité , ils signent et re¬ mettent ce titre précieux à l’infortuné Lavoisier , qui osait croire à la justice du tribunal de sang , et qui périt sans pou¬ voir faire entendre sa justification.

La calomnie a voulu faire croire que les chimistes français avaient été indifférens au sort de Lavoisier ; elle a même été jus¬ qu’à les accuser d’avoir provoqué la chûte de ce grand homme.

Après ce que je viens de rappeller , on con¬ viendra que ce reproche ne peut atteindre Eaumé , et si je ne craignais de passer les bornes de mon sujet , je prouverais même à l’aveugle prévention qui se plaît à croire le mal sans examen , que Lavoisier , loin d’avoir un seul ennemi parmi les chimistes français, fut loué, réclamé, défendu par eux , autant qu’il était possible alors de dé¬ fendre un honnête homme , qu’ils lui o£» frirent un asyle et les moyens de se sauver , enfin que les larmes les plus sincères ver¬ sées sur son échafaud furent , après celles de son épouse , les larmes de ces mêmes savans , que la calomnie désigna comme ses accusateurs (i).

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(x) Je me propose de publier un jour des notes historiques

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Lorsque la connaissance des gaz chan¬ gea toute la doctrine chimique et fit sentir le besoin d’une théorie et d’une nomen¬ clature nouvelle , Baume ne fut point ébloui par le nouveau faisceau de lumière que firent briller tout-à-coup Lavoisier , Priest¬ ley , Monge , Fourcroi , Bertholet et La Place. La décomposition de l’eau , ce beau et grand phénomène, qui fut l’une des premières conquêtes des chimistes moder¬ nes , ne parut à Baume qu’une expérience brillante , qui faisait illusion aux savans et dont on tirait des conséquences fausses» La résistance de Baumé parut aux yeux de beaucoup de chimistes un tort irréparable : nous sommes loin d’avoir cette opinion» Si ce savant n’a pas été convaincu par les découvertes de ses collègues , il faut l’en plaindre et non l’en blâmer. Il serait in¬ juste de confondre Baumé avec ces détrac¬ teurs opiniâtres et de mauvaise foi , qui réfutent sans examen tout ce qui a le ca¬ ractère de la nouveauté , ces vieux rou¬ tiniers , laudatores temporis acti , ou ces

<jui feront connaître une de? causes secmtes de la mort de ^ayoisier.

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géologues entêtés 9 qui ne veulent point

admettre la nouvelle chimie , parce qu’elle contrarie les rêves qu’ils ont faits sur le système du monde. De tous les chimistes qui sont restés sous les bannières du phlogis- tique , Baumé est celui qui a le mieux raisonné ses objections. Je croirai 3 disait- il , à la recomposition de Veau 9 quand vous aurez opéré sans employer Veau dans vos appareils ? Il eût été possible de lui don¬ ner cette satisfaction , mais l’expérience €ût été coûteuse.

Quelque soit le regret que nous laisse l’erreur de Baumé , il est toujours utile pour la science que des hommes d’un pa¬ reil mérite se roidissent contre toutes les innovations , les attaquent hautement et de bonne foi , fassent naître des difficultés et forcent les novateurs à multiplier les expé¬ riences et les preuves pour assurer le triom¬ phe de la vérité.

Baumé avait été pensionnaire de l’Aca¬ démie des Sciences en 1785; il fut élu associé à l’Institut national dans l’an 4 et membre honoraire de la Société de Mé¬ decine en 1798.

Depuis deux ans fatigué par ses longs

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travaux et les malheurs qu’il éprouva t Baume sentait ses organes s’affaiblir ; il était plus sombre , plus mélancolique ; il entendait plus difficilement : sa fille , qu’il chérissait tendrement , allégeait ses maux par les soins les plus touchans et les plus délicats. Il eut , avant de mourir , la con¬ solation de l’unir à notre estimable collè¬ gue , Margueron. C’est dans les bras de ces deux êtres chéris qu’il termina sa dou¬ loureuse existence le 21 Vendémiaire der¬ nier , à l’âge de 76 ans.

Baume ne dut sa célébrité qu’à lui- même. Rarement les événemens lui furent favorables : sa constance , son amour pour la science triomphèrent de tous les obsta¬ cles. sobre , tempérant 9 ami de l’ordre * sa plus forte passion fut celle du bien. Il ne fut point ébloui de ses succès , et sup¬ porta les revers avec courage. Econome sans parcimonie 9 il récompensait généreu¬ sement ceux dont les talens lui avaient été utiles. Une grande partie de son revenu était consacrée tous les ans à ses expé¬ riences , à ses recherches. Il vécut peu pour ce qu’on appelle le monde , si l’on regarde comme uniques jouissances celles

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que donne la fortune. Mais il vécut beau- coup pour la société , pour lui-même , parce que tous ses travaux furent pour lui des plaisirs , parce qu’il sut jouir de la con¬ sidération qu’il s’était acquise , qu’il sentit constamment le bonheur d’être utile et qu’il put se dire en mourant je laisse un bel exemple à suivre.

F I N.