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LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS

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EMILE FAGUEÏ

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Univcrsity of Illinois Library

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BALZAC

VOLUMES DE LA COLLECTIÇN /!•-/«, brochée.

Baltao. par Émilc Faoobt. Beanmarohali, par Ardre Hal-

LAYS.

■•rnardlo da Salnt-Plarra, par Aa*

TÉDS BaRINI.

Bolleaa, par O. Lansor. Bosaaet, par Alprkd RiaiLLUU. Cbataaabrland, par db Lbscors. Cbénler (André), par Em. Paockt. Comeilla, par Oostatk Lanbor. Cooaln (Victor), par Jule8 Simor. D'Alembort, par Josbph Bertrand. Desoartei, par AlprkdFooilléb. Damaa (Alexandre) père, par Hip-

POLYTE Pariqot. Fioeloo, par Paul Jankt. riaobert, par Emile Faouet. Fontanelle, par Laborde-MilaA. Frolaaart, par Mart Darmbstbter. ttaoUer (Théophile), par Maximb du

Camp. logo <Victor), par LéopoLO Habil-

lbau. LaBmyèra, par Paol Morillot. Laoordalre, par le comte d'Haus-

80RTILLB.

La Fayatto (Madame de), par le

comte d*Uau8sortillk. La Fontalna, par Oeoroes Lafe-

NE8THB.

Lamartine, par R. Doomic.

La BoobefoQoaald, par J. Booa*

OEAO.

Malalra (Joseph de), par Ocorou

COOORDAR.

Martrauz, par Oastov DaacaAM»*. Mérimée, par Auou8tir Filoh. MoUére, par 0. Lapbhbstrs. Montaigne, par Paul Stappbr. Montesquieu, par Albert Sorel. Masset (A. de), par Arvjede Barine. Pascal, par Emile Boutroux. Rabelais, par Reré Millet. Baolne, par Gustatb Larroumet. Ronsard, par J.-J. Jusserahd. Boassean ( J .-J.). par Arthur Cho-

OUET.

Royer-CoUard, par E. Spuller. Ratebeol, par Clédat. Sainte-Beave, par G. Michaut. Saint-Simon, par Castor Boissier. SéTlgné (Madame de), par Qastom

Boissier. Staèl (.Madame de), par Albert

Sorel. Stendhal, par Edouard Rod. Thlers, par P. de Rémusat. Ylgoy (Alfrod de), par Maorigb

PALÉOLOaUE.

VUlon (François), par O. Paaia. Voltaire, par Q. Lamsom.

12830. Coalommiert. Imp. Paul BRODARD. 8-29.

LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS

BALZAC

PAR

EMILE FAGUET

DE l'académie française

TROISIEME EDITION

LIBRAIRIE HACHETTE

79, BOULKYARD 8AINT-ORRMAIN, PARIS

tous drolu de uaducUon. de reproducUoft ri <l«dapUtton réacrvés pour lou» pay». Coyynght by LibrairU RachtU t , f »l«.

BALZAC

T^FiS

nONORE DE BALZAC

Honoré Balzac, qui prit plus tard le nom d'Ho- noré de Balzac, naquit à Tours le 16 mai (jour de la Saint-Honoré) 1799. Son père, François Baissa, avait pris de très bonne heure le nom de Balzac; il était à Nougaïrié, dans le département du Tarn, en 1746. Le grand-père d'Honoré s'appelait Baissa; il était cultivateur sur la paroisse de Nougaïrié. La mère d'Honoré s'appelait Laure Sallambier et était née à Paris en 1778. Cette duplexité ethnique de l'ascendance de Balzac dispense le biographe de toute dissertation ethnologique. Balzac n'est ni tou- rangeau, ni languedocien, ni parisien; il est simple- V ment de race française. V Son père était vigoureux, sanguin, grand parleur ^ et grand liseur, homme à projets et à idées ^^ inattendus, traits de caractère que l'on 'retrouvera chez son fils, plus tard insoucieux de presque toutes

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choses, excepté de prolonger ses jours de manière à rivaliser au moins avec Fontenello. Honoré de Balzac a donné beaucoup de parties du caractère de son père au docteur Bénassi, du Médecin de campagne.

M. Balzac le père avait été sous Fancien régime homme de loi de bas degré et très obscur. La Révo- lution lui donna sans doute un coup d'épaule; car on le voit, en 1793, figurer dans VAlmanach national comme officier municipal et comme membre du conseil général de la Commune. Il fut envoyé à la frontière du Nord comme administrateur aux vivres. 11 épousa, en 1797, Laure Sallambier, dont le père appartenait à la même administration. De 1804 à 1811 il fut administrateur de Thospice général de Tours. Dès 1798 il avait été, à Tours, dans Tadministration des hospices, et c'est dans cette ville que naquit Honoré, et le « mot du temps » recueilli par Taine : « C'est un beau champignon d'hôpital » est proba- blement, en même temps qu'une prétendue défini- tion de son tempérament littéraire, une allusion à son origine. Le père de Balzac fut, en outre de ses fonctions administratives, deuxième adjoint au maire de la ville de Tours. En 1814 il rentra, à Paris, dans sa première administration, celle des vivres, il resta jusqu'à sa retraite, en 1819, et il alla vivre à Yilleparisis, puis à Versailles. II ne devait mourir qu'en 1829, à l'âge de quatre-vingt-trois ans, à Ver- sailles.

La mère d'Honoré, de trente-deux ans plus jeune que son mari et de vingt et un ans plus âgée que son

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fils, était une personne très intelligente, très spiri- tuelle, très jolie, avec de beaux yeux, un nez lon^ et fin, une bouche fine et un peu serrée ; sèche, impé- rieuse et autoritaire, ayant du goût pour les sciences occultes et les auteurs audacieusernent métaphysi- ciens, tendance qu'elle donna pendant quelque temps à son fils. Klle devait survivre de quelques années à Honoré; elle mourut en 1853, à Tâge de soixante-quinze ans. On croit généralement que Balzac a mis les traits les plus désagréables de sa mère dans le portrait do la Cousine Bette.

Honoré, aîné des enfants, avait deux sœurs et un frère. L'aînée de ses sœurs, Laure, de deux ans plus jeune qu'Honoré, fut toujours la meilleure amie qu'il eut sur cette terre, sa confidente, sa bonne conseillère et nous a laissé sur lui des mémoires infiniment intéressants. Elle avait épousé M. Surville. La seconde, Laurence, épousa M. de Montzaigle et mourut très jeune, en 1826. Son frère, après une enfance et une adolescence ingrates, émigra en Amérique, y mena une vie besoigneuse et mourut assez jeune. Honoré fut envoyé d'abord quelque temps comme externe au lycée de Tours et il y a une page sur cela dans le Lys dans la vallée; puis, sans que j'en puisse trouver la raison^ au col- lège de Vendôme, à l'âge de neuf ans, en 1807. Le collège de Vendôme, très célèbre d'ailleurs à celte époque, était gouverné par des oratoriens. Ils étaient sévères. Honoré ne prit aucun goût aux éludes proprement dites; mais il lisait énormément, tout ce qui lui tombait sous la main et tout ce qu'il

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pouvait dérober à la bibliolhèque. Il était considéré comme un clève déplorable et passait beaucoup de temps au cachot. 11 écrivait aussi, au gré de son caprice, toutes sortes de choses, sur des sujets géné- ralement fort au-dessus de son âge. Il a donné plus tard une idée de ces années de collège dans Louis Lambert. Tout cela produisit chez lui une espèce d'encéphalite et Ton s'alarma. Sa mère fut appelée. Elle le trouva pâle, maigre, défait et comme étourdi. Sa grand'mère s'écria : « Voilà comme le collège nous les rend». On Temmena. C'était le 22 août 1813; il avait quinze ans.

Sa santé se raffermit vite et il entra comme externe de troisième au lycée de Tours. En 1814, son père ayant été nommé, comme j'ai dit, directeur de la première division des vivres de la ville de Paris, Honoré fut placé à l'institution Lepîlre (voir encore le Lys dans la vallée) au Marais. M. Lepïtre distingua le jeune Honoré, s'attacha à lui et prit sur lui une assez forte influence. M. Lepttre, qui avait exposé sa vie pour la famille royale pendant la Terreur, était très catholique et très monarchiste. Il n'est pas impossible que ses idées aient eu quelque retentisse- ment dans le cerveau du jeune homme.

Ses études, toujours assez mal faites en somme, étant terminées, Honoré entra dans une étude d'avoué, chez M. Guyonnet-Merville. De dix-sept à vingt ans, très actif, il s'occupa de procédure, fit son droit et fréquenta assidûment les cours de la Faculté des Lettres. C'était un étudiant pauvre, c'était même le type de l'étudiant pauvre ; car son

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père ne lui donnait pas du tout d'argent. Balzac a consigné cela avec grand soin dans la Peau de cha- grin.

A vingt ans ou vingt et un, il reçut de son père des propositions très brillantes : un notaire à qui M. François Balzac avait autrefois rendu un service important offrait à Honoré d'être d'abord son clerc, puis, à très bref délai, son successeur dans les condi- tions financières les plus douces du monde. Le nota- riat effraya Honoré qui, depuis le collège et surtout depuis les cours de Sorbonne, nourrissait des ambitions littéraires qu'il ne pouvait plus réprimer. H refusa, il y eut de terribles orages domestiques. Honoré était obstiné; sa mère opiniâtre. Son père le fut moins. Il décida de mettre le jeune homme à répreuve. Pendant deux ans Honoré vivrait seul, avec une pension juste suffisante pour subvenir à ses besoins et tenterait la fortune littéraire. Deux ans de stage, pour un apprenti écrivain, c'était infiniment peu, mais telle fut la décision pater- nelle. Pendant ce temps-là, et plus tard, M. François Balzac venant d'être mis à la retraite, la famille irait habiter Villeparisis.

Honoré, dans une mansarde de la rue Lesdiguières, près de TArsenal, travailla avec fureur pendant deux ans. U a décrit presque sans hyperbole cette vie terrible dans la Peau de cha^riryet dans Albert Savàrus. I^'a détermination était inflexible. Il écrivait à sa sœur Laure : « Avec quinze cents francs de rentes assurés je pourrais travailler à ma célébrité; mais il faut 1q temps pour de pareils travaux et il

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faut vivre d'abord. Je ne serai pas notaire toutefois. Comptez-moi pour mort si l'on me coiffe de cet étei- gnoir. Je deviendrai un cheval de manège qui fait ses trente ou quarante tours à rheure, boit, mange, dort k des instants réglés d'avance. Et Ton appelle vivre cette rotation machinale, ce perpétuel retour des choses! Laure, Laure, mes deux seuls vœux, et immenses : être célèbre^ être aimé^ seront-ils jamais satisfaits? »

11 accoucha d'une tragédie qu'il lut à un comité d'amis, parmi lesquelsétait ce M. Survillc qui devait épouser sa sœur. La désapprobation fut unanime. Un nouvel arbitre fut choisi, M. Survillc père, ancien professeur, disent les uns, le poète Andrieux disent les autres. Désapprobation toute pareille et même plus sévère. Que conclut Honoré? Que « la tragédie n'était pas son fait »; et il se remit au travail.

Cependant, comme il était malade de surmenage, ses parents apitoyés le retirèrent à Villeparisis. Il y travailla encore, quoique moins à son aise et privé de la solitude qui fut toujours nécessaire à son labeur et il y fit connaissance avec Mme de Bemy. Mme de Bcrny, fille d'un musicien allemand, qui avait été un des instrumentistes de la reine Marie- Antoinette, et d'une femme de chambre de la reine, était née à Versailles en 1777. Elle avait donc en 1822 quarante-cinq ans, vingt et un ans de plus qu'Honoré. Elle avait épousé à l'âge de quinze ans Gabriel de Bemy qui devint conseiller à la cour royale de Paris; elle avait eu huit enfants. Elle n'aimait plus son mari, morose et quinteux. Elle

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devint Tamie d'Honoré, puis sa maîtresse et resta son amie tant qu'elle vécut.

Ëlic confirma chez lui les sentiments catholiques et monarchiques qu'il semble bien qu'il dût avoir déjà, elle Tentretint de l'ancienne cour, elle lui donna le goût des élégances aristocratiques qu'il eut toujours, encore que son tempérament fut précisé- ment en sens contraire; elle l'encouragea à écrire; elle l'encouragea peut-être plus encore aux tenta- tives industrielles et jecrois vQir_i)eaucoup de_ rapports entre Mme de Berny et Mme de Warens. En tout cas, Balzac l'aima de tout son cœur. Il a dit quelque part, évidemment en souvenir d'elle : « Le premier amour d'un homme doit être le dernier d'une femme » et llûji. v4>it.AS&ez souvent dans ses œuvres de tout jeunes gens s'éprendre de femmes déjà avancées dans Ta vie : Rubempré et Mme de Bargeton, Gaston de Nueil et Mme de Beauséant, etc. Ce genre d'amours indique chez l'homme une cer- taine indélicatesse innée et la développe.

Balzac s'était mis au roman et particulièrement (comme Rubempré) au roman dans le genre de Waller Scott. Il cherchait un éditeur. 11 trouva le jeûne;~~1nrel!igent et audacieux Le Poilivin, qu'il avait probablement connu à Paris dans ses années de stage littéraire. Le Poitivin le publia et même le paya. Balzac fit paraître coup sur coup sept romans très improvisés et qui, de l'aveu même de Balzac, ne valaient rien; mais il sentait les idées venir; il se sentait mûrir; il écrivait à sa sœur : « Encore quelque temps et il y aura entre le moi

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d'aujourd'hui et le moi de demain la différence qui existe entre le jeune homme de vingt ans et Thorame de trente. Je réfléchis, mes idées mûrissent; je reconnais que la nature rn]a traité favorablement en / me donnant mon cœur et^ma tête. » Tout le monde s'est dit cela; mais lui ne se trompait pû~.

Cependant il crut qu'à ce jeu-là il s'épuisait sans gagner assez d'argent pour vivre et il eut ou il reçut de Mme de Berny la très mauvaise inspiratiofTHe se jeter dans le commerce pour réaliser des gains rapides et pour pouvoir ensuite être artiste en toute tranquillité et sécurité. Il s'improvisa éditeur avec un peu d'argent qu'il put réunir et surtout avec celui de Mme de Berny. 11 échoua complètement dans cette première tentative et s'endetta. Pour courir après son argent il en fit une autre avec un nouvel associé et aboutit au même insuccès. Pour se relever il installe avec un nommé Laurent et Mme de Berny une fonderie de caractères. La déconfiture fut la même. Pour sauver son fils de la banqueroute, Mme Balzac sacrifia toute sa fortune; mais encore il restait une lourde dette, dont je crois que Ton n'a jamais connu le chiffre et que Balzac traîna toute sa vie après soi.

Il se remit au travail d'écrivain avec la fureur du désespoir. Nous sommes en 1829. Son père mourut cette année-là. Non pour prendre du repos, mais pour vivre dans un air plus pur, dans une maison moins étroite et dans des lieux nouveaux, Balzac accepta, à Fougères, Thospitalité de M. de Pom- mercul, que son père avait autrefois très largement

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obligé, ei il étudie et la Bretagne et les Bretons. De -on jtrciiiier livre diyne et très digne d'attention, lea Chouans, qui avait été extrêmement préparé et écrit avec soin et lenteur.

Puis il rentra dans sa famille qui habitait mainte- nant Versailles et ainsi, proche de Paris, il essaya de se créer des relations dans le « inonde » proprement dit et dans le monde littéraire. Mme de Berny Ty aida. Elle ^avait conservé de bons rapports avec Sophie Gay. Balzac jQt connaissance avec celte dame et avec sa fille Delphine, déjà célèbre et qui devait le devenir bien plus encore sous le nom de Mme de Girardin. Il vit s'ouvrir aussi devant lui le salon de Mme de Bagralion. Malgré sa lourdeur qui com- mençait, ses mauvaises manières, Tabsence complète de l'art de s'habiller qui le caractérisa toujours, son ma^nque. d'esprit, il plaisait par^ sa bonhomie, sa gaîté, sa franchise, et pourquoi ne pas le dire, puisque c'est un défaut dont les salons ont besoin, par son bavardage.

Dans le monde littéraire il connut Henri Monnier, La Touche, George Sand qui, très intéressée par les Chouans et la Physiologie dwmariage, vint, sans façon7Tê'voir la première; la duchesse d'Abrantès (Mme Junot) qui, sous l'Empire, avait été une des plus belles,, des plus brillantes et des plus royale- ment prodigues femmes de Paris et qui, en 1830, vivait misérablement des niinces produits d'une plume faible, mais infatigable. On conçoit comme, après son père lui-même qui avaït~vu de p^ès le monde militaire de l'Empire, Mme d'Abraniès lui

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fui Utile pour faire revivre sous ses yeux les per- sonnages divers, avec leurs qualités et leurs défauts, leui*s grandeurs et leurs faiblesses, de l'épopée nap'oîéonienne.

Kn 1831, il fit connaissance avec Madame la duchesse de Castries dans des circonstances qui se renouvelèrent souvent pour lui, corame du reste pour tous les hommes de lettres. La duchesse lui écrivit en gardant l'incognito (corame elle fit à Sainte-Beuve après Volupté) ; il répondit, la correspondance s'éta- blit, la duchesse finit par ôtcr son masque et par prier l'écrivain de la venir voir. La duchesse de Castries semble avoir été aventureuse, fantasque, coquette et, en définitive, disposée à n'aimer passion- nément qu'elle-même. Balzac en fut très épris. Pour elle, il fut très mondain pendant les années 1831 et 1832; pour elle, il afîecta de plus en plus les senti- ments catholiques et légitimistes que, du reste, il avait toujours eus; pour elle, il accrut un peu sa dette au lieu de la diminuer; pour elle, peut-être aussi, il se présenta comme candidat à la députation dans plusieurs collèges électoraux et échoua dans tous. Prié par Mme de Castries de la rejoindre à Aix en Savoie il s'y rend, y demeure quelques semaines, projette avec elle, son mari et le duc de Fitz-James un voyage en Italie, les suit jusqu'à Genève, a dans cette ville, avec Mme de Castries, des querelles dont on ne peut connaître le caractère qui mettent fin au voyage et à ses relations avec la duchesse et rentre à Paris. Quand la duchesse revint elle-même en cette ville, il n'y eut plus de la part

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de Balzac, pour observer les convenances, que quelques visites de politesse dans le salon de Cas- tries. On peut être sûr que la duchesse de Castries est, de venue dans l'œuvre de Balzac la duchesse de (tHageoûi,

C'est en 1832 que commence la liaison épis- iQlaire^'abord, plua concrète ensuite, de Balzac avec Mme Hanska, puisque la première lettre connue de Balzac à cette dame est datée de janvier 1833. Mpie Hanska, née Rzevuszka, était une jeune femme polonaise, de grande noblesse et dg^giiaide fortune, très amateur de littérature fran- çaise et que les romans de Balzac avaient fas- cinée. Gomflie Mme de Castries, comme plusieurs autres, elle écrivit à Balzac et une correspondance amicale d'abord, d'amitié amoureuse ensuite, s'éta- blit.

De 1833 à 1837 et au delà du reste, mais surtout de 1833 à 1837» Balzac lit beaucoup de séjours et de longs séjours en province et c'est-à-dire en Angou- mois, en Touraine, en Berri (Issoudun), en Bre- tagne (GÏÏirande), en Limousin, en Auvergne, en Savoie, en Dauphiné, en Provence. Il aimait la province française comme un pays les types et les caractères se conservent purs, sans atténuations, non émoussés par le frottement continu comme dans les capitales. Dej;es voyages, de ces longues sta\ lions dans les petites villes sont sortis les fameux | romans ramassés sous ce litre général : Scènes delà) vie de province. ' "

Vers 1833, sa mère ayant donné plus que jamais

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dans les sciences occultes, l'entratna de ce côté et, Jde là, sont venues les thèses sur la communication Ides hommes avec Vau-delà et sur les puissances fdu magnétisme qui sont contenues dans Ursule Mirouet et dans Séraphita. 11 faut dire que nulle époque ne fut engouée d'occultisme et de tous les genres d'occultisme plus que l'époque de Louis- Philippe; on consultera avec fruit sur cette affaire les Hiérophantes de M. Fabre des Essarts.

Cette même année, au printemps, Balzac vit pour la première fois Mme Hanska qui était venue avec son mari jusqua Neuchâtel Balzac la rejoi- gnit. Il la vit peu et toujours surveillée, mais il rapporta de ces entrevues rapides une passion pro- fonde qui devait presque jusqu'à sa mort ne cesser de croître. A la fin de décembre, il retourna en Suisse, cette fois à Genève M. et Mme Hanski s'étaient établis pour quelque temps et il. resta six se- maines auprès d'elle ou, du moins, la voyant souvent. 11 revint à Paris au commencement de février 1834. En 1835 Mme de Berny se sépara judiciairement de son mari, ce qu'on s'étonna seulement qu'elle n'eût pas fait plus tôt, sans se rapprocher, du reste, beaucoup de Balzac avec lequel elle n'avait plus que des relations espacées. En 1836 elle mourut à la Boulonhière, près de Nemours, à l'âge de cin- quante-huit ans. Malgré ses nouvelles amours, ce fut pour Balzac un coup très sensible. Il a souvent dit qu'il n avait jamais aimé qu'elle. Il me semble qu'il aurait dit plus justement cruelle était la seule qui l'eût vraiment aimé.

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HONORE DE BALZAC. 17

A travers les romans qu'il écrivait et les romans vécus qu'il commençait et ceux qu'il finissait et ses tentatives, encore à cette époque, d'entreprises industrielles, Balzac songeait en outre au théâtre et à la presse. En 1839 il présenta à la Renaissance V Ecole des Ménages qui fut refusée. En 1840, il fonda la Revue Parisienne il fut très dur pour Sainte- Beuve, pour La Touche, pour Eugène Siie, pour Thiers et même pour Victor Hugo. La Revue Pari- sienne, faute du nerf de la guerre, ne vécut que trois mois. Encore en 1840, il fit jouer à la Porte-Saint- Martin Vautrin qui', parce qu'il n'est pas bon, fut écouté avec froideur et qui, parce que Frederick Lemaître s'y était fait la tète de Louis-Philippe, fut interdit après la première représentation. Balzac accusa de son « désastre » le toupet de Frederick Lemaître : « désastre que le fer d'un coiffeur aurait réparé » et Tanimosité des journalistes : « L'auteur s'en prendra-t-il au journalisme? Mais il ne peut que le féliciter d'avoir justifié par sa con- duite en cette circonstance tout ce qu'il en a dit ailleurs. » Allusion aux portraits de journalistes et au tableau de la vie des journalistes dans les Illu- sions perdues.

En 1841 il donna à l'Odéon les Ressources de Quinola, pièce qui n'est pas du tout mauvaises et qui fit une chute retentissante.

Celle même année M. Hanski mourut et Balzac crut loucher au faîte heureux de sa vie sentimen- tale. Il n'en fut rien. Pour des raisons que nous n'arrivons pas à découvrir, quoique nous ayons

Fagubt. Balzac 2

IS BALZAC.

CDtre les mains les ictlres de Balzac à Mme Hanska, le mariage projeté fut atermoyé indéfiniment.

En 1843, Balzac donne à la Oaité un drame noir, Paméla Giraud, qui échoua encore complètement. Celte même année, Mme Hanska alla habiter Saint- Pétersbourg pour présenter sa fille dans le grand monde russe. Balzac Vy alla voir, resta trois mois auprès d'elle, fut enchanté d'elle encore une fois et pour la première fois de la Russie et revint à Paris reprendre le terrible collier de travail.

En 1845, Mme Hanska fiance sa fille au comte Mniszech et se rend à Dresde avec sa fille et le comte. Balzac les y rejoint, les aime à l'adoration tous les trois; les accompagne à Marseille, à Gênes, à Rome, à Naples et revient à Paris, déses- péré de les quitter.

En 184G, en mars, il retourne ea Italie pour revoir ses amis, y reste quelques semaines, revient à Paris, retourne en août à Wiesbaden Mme Hanska est maintenant et, au bout de quinze jours, revient encore.

Vers la fin de 1846, c'est Mme Hanska qui vient à Paris afin de consulter les médecins sur sa santé très ébranlée et qui y reste plusieurs semaines.

En 1847, Balzac pousse jusqu'en Ukraine, à Vierzchownia, domaine de Mme Hanska, pour la revoir. H y fut encore une fois parfaitement heureux, visita la Russie méridionale, admira Kiew, étudia les mœurs, s'intéressa aux monuments, fit encore une fois, avec délices, son métier de touriste et d'obser- vateur; Il revint à Paris au commencement de 1848.

HONORÉ DE BALZAC. 19

Il y fit représenter, avec succès enfin, au Théâtre Historique, la Marâtre et offrit au Théâtre Français et ailleurs sa meilleure pièce, Mercadet le faiseur , qui devait n'être représentée, avec grand applaudisse- ment, qu'après sa mort.

Au mois de septembre il retourna en Russie. Il y fut très malade. La poitrine fut prise; le cœur était pris depuis longtemps. Il traîna dix-huit mois, soigné avec dévouement, mais ne pouvant pas arriver à se rétablir. Un peu relevé, en 1850, il pressa sans doute Mme Hanska de vouloir bien enfin Tépouser. Elle y consentit; mais pour épouser un étranger, il fallait une permission de Tempereur. L'empereur ne l'accorda qu'à la condition que Mme Hanska' abandonnerait tous ses biens à ses enfants. Elle s'y résolut à condition que ses enfants lui servissent une rente. Elle se maria avec Balzac le 14 mars 1850. Il s'était écoulé dix-huit ans entre les premières relations de Mme Hanska et de Balzac et leur mariage.

Aussitôt marié, Balzac retomba malade. Il ne put revenir à Paris et y ramener sa femme qu'à la fin de mai. Il était extrêmement faible. D'une ville pro- che des frontières russes, puisque Mme de Balzac a la Galicie encore devant elle, mais déjà dans l'empire d'Autriche, puisqu'il y a un consul russe, Mme de Balzac écrivait le 9 mai, à Mme de Mni- szech, sa fille, une lettre dont des extraits assez con- sidérables ont été publiés dans V Intermédiaire des chercheurs et curieux du^O novembre 1912 ; « ...Je suis à 1 Hôtel de Bussie. Notre cher excellent D.»

20 BALZAC,

malgré son état de souffrance, court de tous les cAtés. Notre consul russe est charmant pour lui. Il l'accom- pagne partout, il lui facilite toutes les affaires. Rien, ni de nos caisses, ni de nos bagages de la voiture ne sera ouvert! Juge de quelle affreuse perte de temps cela nous sauve et quels embarras cela nous épargne 1 Sois tranquille, mon cher ange, pour les chemins de la Galicie, ils sont excellents et parfaitement sûrs; aussi voyagerons-nous jours et nuits.... Mon mari revient dans ce moment; il a fait toutes ses affaires avec une activité admirable; nous partons aujour- d'hui. Je ne me faisais pas Tidée de ce que c'est que cet adorable être; je le connais depuis dix-sept ans et tous les jours je m'aperçois qu'il a une qualité nouvelle que je ne lui connaissais pas. Si seulement il pouvait avoir de la santé ! Parles-en, je t'en prie, à M. Knothé. Tu n'as pas d'idée comme il a souffert cette nuit. J'espère que l'air natal lui fera du bien; mais si cette espérance me manque, je serai bien à plaindre, je l'assure. C'est si bon d'être ainsi aimée et protégée. Ses pauvres yeux vont aussi très mal ; je ne sais pas ce que tout cela veut dire et je suis par moments bien triste et bien inquiète. J'espère te donner de meilleures nouvelles demain, d'où je t'écrirai.... Notre bon B... baise tes menottes et te supplie de ne pas l'inquiéter, qu'il sera bien dès qu'il aura touché le sol de la France... etc. » Ils arrivèrent enfin à Paris. Ce retour fut marqué d'un incident lugubre : Balzac avait préparé pour sa femme une maison luxueusement meublée rue For- tunée. Y amenant sa femme, le soir, il vil cette

HOXOné DE BALZAC. 2i

maison parfaitement illuminée, mais ne put se faire ouvrir. U d'U envoyer chercher un serrurier. On entra enfin. Le domestique chargé de garder la maison était devenu subitement fou quelques heures avant.

Après quelques semaines de bonne santé relative, Balzac fut de nouveau abattu. Il ne put quitter le lit. Il fut soigné avec dévouement par sa mère. Mme Honoré de Balzac, on n'a jamais pu démêler pour quelle raison, mais on croit savoir que dès le retour à Paris elle avait commencé à être en froid avec son mari, avait quitté son chevet et peut-être la maison,

Balzac expira le 18 août 1850. Ses obsèques furent royales. Le ministre de l'Intérieur, Victor Hugo, Alexandre Dumas et Sainte-Beuve, celui-ci malgré une vieille inimitié, tenaient les cordons du poêle. Victor Hugo prononça un éloquent discours sur sa tombe.

Balzac n'était pas de l'Académie française. II avait posé sa candidature en 1839, encore jeune pour ce genre d'ambition, mais en pleine gloire ; mais il se retira devant Victor Hugo. En 1841 il fît quelques travaux d'approche et se retira encore. En 1847 il se présenta pour obtenir le fauteuil de Bal- lanche et n'eut que deux voix, celle de Victor Hugo et celle de M. de Pongerville, à ce que Victor Hugo a assuré. En 1849 il se présenta aux deux fauteuils vacants par la mort de Chateaubriand et par celle de Vatout. II eut deux voix à chacun des deux scrutins.

Dans sa première jeunesse, il était petit, mais de

U ËALZAd.

taille bien prise, avec un beau front, de beaux yeux marron», des cheveux courts très touffus, les joues et le menton ronds, les lèvres épaisses et spirituelles, le nez court, un peu fort, aux narines larges et mobiles. Plus tard, dès la seconde jeunesse, il devint gros, à cou épais, à ventre proéminent, à double menton et enlaidit sa ûgure par des cheveux longs mai réprimés et une moustache épaisse et tombante. 11 garda toujours son très beau front large, haut et arrondi et ses beaux yeux, non très grands, mais bien faits et pailletés d'or et son regard pétillant d'intelligence, de franchise et de curiosité. Ses manières étaient lourdes, brusques et sans grâce, soa ajustement à la fois prétentieux et négligé. Tout ce qu'on appelle distinction lui était absolument étranger.

Son caractère, également, était commun. Il n'avait aucune élégance morale, aucune délicatesse, je ne dis pas aucune moralité, car il est évident qu'il était honnête en affaires et y fut beaucoup plus exploité qu'exploiteur, mais je dis aucune susceptibilité de conscience. Le sans-gêne avec lequel il accepta l'argent de Mme de Berny est contestable et Ton peut supposer que sa fidélité à Mme Hanska visait presque autant la fortune de celte dame que sa per- sonne, quelque digne, du reste, qu'elle en pût être.

Il avait cet égoïsme profond, commun du reste à presque tous les artistes, mais chez lui naïf, ingénu et qu'il ne pouvait dissimuler ni réprimer, qui con- siste à voir toutes choses comme insigniûantes en comparaison de son œuvre. Un jour que Jules San-

HONORÉ DE BALZAC. 23

deau, qui était alors son secrétaire, revenait d'enter- rer une sœur, Balzac l'interrogea avec intérêt sur sa famille, puis, la réponse à peine entendue : « Allons, assez de raisonnement comme cela, revenons aux choses sérieuses. Le père Goriot... » Et ce pli lui resta toujours. Un personnage assez important de son œuvre est le docteur Bianchon. Presque mou- rant il disait : « Allez chercher Bianchon; il n'y a que Bianchon qui puisse me tirer de là. » Il était jaloux de ses rivaux, quelquefois môme des morts. Sainte-Beuve ayant fait un article sur le poète Loyson, très digne d'être ramené à la lumière, il écrivait : « La muse de M. Sainte-Beuve est de la nature des chauves-souris... Sa phrase molle et lâche, impuissante et couarde, côtoie les sujets; elle tourne dans l'ombre comme un chacal; elle entre dans les cimetières et elle en rapporte d'estimables cadavres qui n'ont rien fait à l'auteur pour être ainsi remués, des Loyson, des... » Balzac était jaloux de Loyson comme Sainte-Beuve l'était de Chateau- briand.

Mai» il avait quelques qualités assez hautes. Sainte-Beuve a dit de lui, en l'accusant d'une négo- ciation commerciale qu'il a été prouvé à peu près qu'il n'a pas faite : « Ce mélange de gloire et de gain m'importune ». Or, en fut-on importuné, c'est bien cela. Il a aimé le gain; mais il a aimé aussi la gloire et ce ne fut jamais uniquement pour l'un et ce fut toujours aussi pour l'autre qu'il a travaillé. Il aimait à raconter qu'en Russie, une demoiselle de compa- gnie apportant le thé et la maîtresse de maison

ti 6aLZaC.

disant Eh bien! vous disiez donc, M. de Balzac... » la jeune fille, de saisissement, avait laisse tomber le plateau. « Je sais ce que c'est que la gloire », ajou- tait-il, vraiment heureux. A la vérité le plateau serait sans doute tombé également pour Frédéric Soulié; mais le mot n'en est pas moins aimable et rend sympathique celui qui Ta dit.

Encore, il était certainement bon, généreux et franc. 11 a gardé longtemps auprès de lui un secré- taire, illustre depuis, du reste, qui ne faisait rien du tout et qui était très indigne de son indulgence. Son humeur était familière et joviale, pour mieux dire elle élaiii passionnée : il avait des colères, des empor- tements terribles et (le plus souvent du reste) une grosse gatlé populaire, de grosses plaisanteries, un éclat de rire énorme. On disait k Fontenelle : « Vous n'avez jamais ri I » « Je n'ai jamais ri, répondait-il, c'est-à-dire, je n'ai jamais fait ; Ah! Ah! Ahl » Tout au contraire Balzac ne souriait * jamais; mais il faisait : Ahl Ah! Ah! presque tout / le temps. Il était peuple dans le mauvais et aussi/* dans le bon sens du mot, de la tête aux pieds. ^

Ses opinions aristocratiques étaient, comme il arrive souvent que sont les opinions politiques, juste à contresens, du moins eu apparence, de son tempérament. Il était peuple et avait des opinions ï aristocratiques, comme Béranger, à l'inverse, voulait ' être peuple, et y réussissait du reste, et avait le tempérament et le caractère d'un bourgeois discret, avisé, adroit, malin, prudent et délicat dans ses goûts.

HONORE DE &ALZAC. âS

Il eut plutôt des camarades que des amis. Mme de Girardin Taimait assez, quoique un peu gênée quelquefois par ses incartades; Gautier avait pour lui cette aimable et majestueuse indulgence au delà de laquelle il n'allait guère en amitié; Hugo Taimait d'admiration et, du reste, savait maintenir quelque distance entre lui et soi; George Sand, qui Tadmira toujours, qu'il aima et dont il a tracé un beau portrait dans sa Mademoiselle Maupin, le trou- vait trop rabelaisien, lui disait : « Vous êtes un polis- son », à quoi il répondait : « Vous êtes une bête », à quoi elle répliquait : « Je le sais bien ». Je ne vois guère que Henri Monnier, Léon Gozlan, Méry, de plus petits que lui, avec qui il ait eu un commerce suivi et intime.

Il ne déplut pas à (^ajaarline, ce qui est singuliè- rement à son lir>nnPii>^»4..<t^ /?^a"d poète de l'idéal en parle ainsi : « Balzac était debout [chez Mme de Girardin] devant la cheminée de ce cher salon j'avais vu passer et poser [je crois qu'il n'y met pas de malice] tant d'hommes ou de femmes remar- quables. Il n'était pas grand, bien que le rayonne- ment de son visage et la mobilité de sa stature empêchassent de s'apercevoir de sa taille; mais cette taille ondoyait comme sa pensée; entre le sol et lui il s,emblait y avoir de la marge; tantôt il se baissait jusqu'à terre comme pour ramasser une gerbe d'idées; tantôt il se redressait sur la pointe des pieds pour suivre le vol de sa pensée jusqu'à l'infini. Il ne s'interrompit pas plus d'une minute pour moi [il n'était rien moins que timide; il ne

26 BALZAC.

Tétait pas même dans cette mesure la timidité est de la politesse], il était emporté par sa conversation avec M. et Mme de Girardin. Il me jeta un regard vif, pressé, gracieux, d'une'^xtrémc bienveillance. Je m'approchai pour lui serrer la main, je vis que nous nous comprenions sans phrase et tout fut dit entre nous ; il était lancé, il n'avait pas le temps de s'arrêter. Je m'assis et il continua son mono- logue, comme si ma présence l'eût ranimé au lieu de l'interrompre. L'attention que je donnais à sa parole me donnait le temps d'observer sa personne dans son éternelle ondulation. Il était gras, épais, carré par la base et les épaules; le cou, la poitrine, le corps, les cuisses, les membres puissants; beau- coup de l'ampleur de Mirabeau, mais nulle lourdeur; il y avait tant d'âme qu'elle portait tout cela légère- ment et gatment, comme une enveloppe souple et nullement comme un fardeau; ses bras gesticulaient avec aisance; il causait comme un orateur parle... » On saitque, sous le nom de Ganalis, Balzac a tracé de Lamartine un très beau et bienveillant portrait. C'était un travailleur, il ne faut pas dire infati- gable puisque, évidemment, il s'est fatigué et que, de puissante constitution et pour mourir octogé- naire, comme son père, il est mort à cinquante ans; c'était un travailleur acharné et puissant. 11 a écrit près de cent ouvrages (quelques-uns courts) en vingt-cinq ou vingt-six ans et cela non pas, ainsi qu'on dit, comme « une force de la nature » laquelle fait toujours la même chose, mais à travers mille projels, mille entreprises et mille desseins qui tour-

HONORE DE BALZAC. 27

billonnaicnt sans cesse dans sa tête fumeuse; à tra- vers cent voyages et toujours "aux prises avec les soucis harcelants et les mortels embarras de la dette indestructible et renaissante. Il travaillait d'ordinaire la nuit, quelquefois jour et nuit, sans sortir, sans presque bouger de sa table de travail, /se soutenant et, malheureusement, s'excitant avec

Vil'innombrables tasses de café noir. La Cousine Bette fut ainsi écrite en six semaines, ce qui donne dix pages par jour et (probablement) de sept à huit

y heures de travail par jour, chiffre énorme pour ceux qui savent ce que c'est qu'une véritable heure de

} travail littéraire. Il corrigeait ou plutôt augmentait

^ infiniment. 11 lui fallait cinq, six ou sept épreuves, d'imprimerie. Le manuscrit qu'il avait donné aux typographes n'était pour lui, souvent du moins, qu'une maquette qu'il agrandissait ou qu'un canevas \sur quoi il brodait. Comme Victor Hugo (on le sait par l'examen des manuscrits de celui-ci) son texte lu par lui l'inspirait et lui suggérait ses plus beaux traits; mais ce qui inspirait Hugo c'était son manus- crit et ce qui inspirait Ral/^f. c'étaitjftjéjà imprimé. C'était un admirable ouvrier de lettres, probe, consciencieux, scrupuleux et acharné. Il est de ceux pour qui ont été choses méritées, même moralement, le succès et la gloire.

Il

SES IDÉES GÉNÉRALES

Comme nous l'avons vu par sa biographie, sa culture intellectuelle était très faible. Il a eu très peu de temps pour lire, pour réfléchir et pour méditer. On voit à le lire qu'il ne connaît rien de l'histoire, ni des caractères et des mœurs des peuples étrangers, ni de la philosophie, ni de la littérature ancienne, ni, ou à très peu près, des [littératures modernes. Pour tout autre ou presque, on pourrait me dire : « Vous n'en savez rien; un romancier ne trahit pas son ignorance par ses récits et il peut être très instruit sans que vous vous en aperceviez ». Il est très vrai; mais Balzac mêlant sans cesse des dissertations à ses récits, on peut B*apercevoir de son insuffisante culture comme s'il s'agissait d'un auteur didactique et son éducation intellectuelle parait efl'cctivement des plus courte.

SES IDEES GENERALES. 29

On n'a pas à se demander, s'agissant de lui, quelles lectures ont eu de Tinfluence sur son esprit. 11 est très évident qu'aucune n'a laissé sur lui des traces, ni en lui un ferment. Du seul Walter Scott, il faut affirmer qu'il Ta lu, qu'il la goûlé et qu'il a désiré 1res vivement marcher sur ses traces.

CeUe lacune, toujours très grave, n'empêche point d'avoir des idées générales quand on a l'esprit vigoureux. Seulement, dans ces conditions, l'on n'a jamais que les idées de son tempérament et de son éducation domestique. Malgré quelques apparences contraires, c'est précisément les idées qu'a eues Balzac. Sa philosophie est grosse, courte, à axiomes tranchants, à paradoxes violents, sans finesse et sans nuances, comme celle d'un étudiant de bras- serie. Ayant rencontré beaucoup de difficultés à son entrée dans la vie, il est amer à l'égard des hommes, misanthrope, pessimiste dans le sens courant qu'on donne à ce mot. Pour lui, en général, l'homme est une brute, n'a que des instincts et des intérêts. Il faut un gouvernement absolu et une religion Lyrannique pour le brider. Balzac, comme son éducation domestique le prédisposait à Télre, est chrétien. Mais comment l'est-il et pourquoi? \ Parce que « le christianisme, et surtout le catholi- cisme étant un système complet de répression des tendances dépravées de l'homme, est le plus grand \élément A ordre social ». Il semble pencher (encore que ce ne soit pas très net et qu'on ne le voie pas prendre formellement parti pour le catholicisme politique) vers le catholicisme fonction de la monar-

s

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chie et moyen de rétablissement de U monarchie et se rapprochant du peuple, mais pour ramener celui-ci à la monarchie légitime : « Initié par mes peines aux secrets de la charité, comme Ta définie le grand saint Paul dans son adorable épttre, je voulus panser les plaies du pauvre dans un coin de terre ignoré pour prouver par mon exemple, si Dieu daignait bénir mes efforts, que la religion catholique, prise dans les œuvres humaines, est la seule bonne et belle puissance civilisatrice, » Ainsi parle le curé de village. D'un autre, Balzac dit : u Ce prêtre appartenait à cette minime portion du clergé français qui penche vers quelques concessions, qui voudrait associer l'Eglise aux intérêts populaires pour lui faire reconquérir, par l'application des vraies doctrines évangéliques, son ancienne influence sur les masses, qu'elle pourrait alors relier à la monarchie. »

Ses idées sur l'invention sociale semblent être, sans que, très probablement, il ait lu le Discours sur r Inégalité^ celles mêmes de Rousseau. 11 fait dire à la marquise d'Anglemont : « Obéir à la société! Kh, monsieur, tous nos maux viennent do là. Dieu na pas fait une seule loi de malheur; mais^ en se réunissant^ les hommes ont faussé son oruvre» Nous sommes, nous, femmes [par exemple], plus maltraitées par la civilisation que ne nous le serions par nature. La nature nous impose des peines physiques que vous n'avez pas adoucies et la civilisa- tion a développé des sentiments que vous trompez t9ns cesse. La nature étouffe les êtres faibles, vous

SES IDEES GENERALES. 31

les condamnez à vivre pour les livrer à un constant malheur.... »

En politique proprement dite il est, comme j'ai dit, pourrie pouvoir absolu et pour le maintien dç^ la foule dans robéissance passive et dans Tignorance, Toute sa politique se résumerait bien dans Taxiome de Voltaire : « Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu. » Le journaliste Blondet dit : « Si la presse n'existait pas, il faudrait ne pas Tinventer; mais la voilà, nous en vivons. » « Vous en mourrez, dit le diplomate; ne voyez-vous pas que la supériorité des masses, en supposant que vous les éclairiez, rendra la grandeur de l'indi- vidu plus difficile, qu'en formant le raisonnement au cœur des basses classes, vous récolterez la révolte et que vous en serez les premières vic- times..., » Son horreur pour la liberté de la presse vient de là, parce que les journaux n'étant que l'expression des passions des masses et ne pouvant être que cela, donnent une voix à ces « raison- nements » de la foule et les rendent ainsi plus passionnés encore qu'ils ne sont, et cela sans responsabilité et, par conséquent, sans limite : « Le journal, dit Claude Vignon, au lieu d'être un sacerdoce, est devenu un moyen pour les partis; de moyen il s'est fait commerce et comme tous les commerces, il est sans foi ni loi. Tout journal est, comme le dit Blondet, une boutique l'on vend au public des paroles de la couleur dont il les veut. S'il existait un journal des bossus, il prouverait soir •t matin la beauté, la bonté dt la nécessité dei

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bossas. Un journal n'est pas fait pour éclairer les opinions; mais pour les flatter. Ainsi tous les journaux seront, dans un temps donné, lâches, hypocrites, menteurs, assassins; ils tueront les idées, le système, les hommes et fleuiiront par cela même. [Kt] ils auront le bcnélice des êtres de raison : le mal sera fait sans que personne soit

coupable Nous serons tous innocents^ nous

pourrons nous laver les mains de toute infamie. Napoléon a dit : u Les crimes collectifs n'engagent M personne. »

11 est vrai que Balzac se réfute lui-même en remarquant ailleurs que la multiplicité des journaux les neutralise ce qui est, sinon un remède, du moins un palliatif : « Ces restrictions, inventées du temps de M. de Villèle, qui aurait pu tuer alors leê jour^ naux en les vulgarisant^ créèrent au contraire des espèces de privilèges en rendant la fondation d'un journal presque impossible.... » Mais en somme, il semble bien souhaiter que la presse soit simple- ment supprimée ou réduite au rôle de simple diseuse de nouvelles.

Ce qu'il y a de curieux, c*est que ce qu'il deman- dait au pouvoir, c'est la foule même qui Ta fait. La masse a voulu des journaux qui ne lui donnassent que des nouvelles et autrefois tous les journaux étaient politiques et aujourd'hui il n'y a d'abonnés que pour ceux qui ne le sont pas ; et qcux qui le sont, soutenus par un parti, par des gens qui ont besoin de raviver quotidiennement leurs passions par la lec- ture de leur journal, ont une existence besoigneuse.

SES IDÉES GENERALES. 33

II va sans dire qu'il est très^ opposé à tout ce qu'on appelle aujourd'hui la démocratie. Il en a très bien vu : le danger pour la bourgeoisie, dont une partie, de son temps, avail l'imprudence de la réclamer; le danger en soi, qui est, à son avis, qu'elle ne peut mener qu'à l'anarchie. 1** « Le suffrage universel, que réclament aujourd'hui des personnes apparte- nant à l'opposition dite constitutionnelle... Le triom- phe des idées à l'aide desquelles le libéralisme moderne fait imprudemment la guerre au gouverne- ment prospère des Bourbons serait la perte de la France et des libéraux eux-mêmes. Les chefs du côté gauche le savent bien. Pour eux, cette lutte est une simple question de pouvoir. Si la bourgeoisie abri- tait, sous la bannière de l'opposition, les supériorités sociales contre lesquelles sa vanité regimbe, ce triomphe serait immédiatement suivi d'un combat soutenu par la bourgeoisie contre le peuple qui ver- rait en elle une sorte de noblesse, mesquine, il est vrai, mais dont les privilèges lui seraient d'autant plus odieuK qu'il les sentirait de plus près... » En soi la démocratie est dangereuse pour la société elle-même, qu'elle disloque : « Le suffrage universel fut un principe excellent dans l'Eglise, parce que les individus y étaient tous instruits, disciplinés par le même système, sachant bien ce qu'ils voulaient et ils allaient [en un mot, le suffrage universel est excellent dans un corps aristocratique]. Mais. . . certes, je crois avoir prouvé mon attachement à la classe pauvre et souffrante et je ne saurais être accusé de vouloir son malheur; seulement, tout eii l'aduiiraut

Faccet. Balzac 3

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dans la Toie laborieuse elle chemine, sublime de patience et de résignation, je la déclare incapable de participer au gouvernement. Les prolétaires me semblent les mineurs d'une nation et doivent tou- jours rester en tutelle. Ainsi, selon moi, le mot élec- tion est près de causer autant de dommages qu'en ont fait les mots conscience et liberté, mal compris, mal définis et jetés aux peuples comme des symboles de révolte et des ordres de destruction. »

Cequ'ilremarque encore, c'estquerespritmodeme, avec son individualisme violent, détruit progressive- ment l'esprit de famille et la famille elle-même, rem- place, comme disent les sociologues, la cellule-famille par la cellule-individu et par conséquent est fei^ ment d'anarchie et virus de déliquescence : « La famille sera toujours la base des sociétés. Nécessai- rement temporaire, incessamment divisée, recom- posée pour se dissoudre encore, sans lien entre l'avenir et le passé, la famille d'autrefois n'existe plus en France [il veut dire la famille d'aujourd'hui n*a plus rien de la famille d'autrefois, qui n'exisie plus en France]. Ceux qui ont procédé à la démoli- tion de l'ancien édiGce ont été logiques en partageant également les biens de la famille, en amoindrissant l'autorité du père, en faisant de tout enfant le chef d'une nouvelle famille, en supprimant les grandes responsabilités; mais TKtat social reconstruit est-il aussi solide, avec ses jeunes lois, encore sans longues épreuves, que la monarchie l'était avec sea anciens abus? En perdant la solidarité des familles la société « perdu cif^tte forc<^ fondamentale que Montesquieu

SES IDÉES GÉNÉRALES. 35

avait découverte et nommée Y honneur^. Elle a tout isolé pour mieux dominer; elle a tout par^ '^gé pour aflaiblir. Elle l'ègne sur des unités, sur des chiffres agglomérés comme des grains de blé dans un tas. Les intérêts généraux peuvent-ils remplacer les familles? Le temps a le mot de cette grande ques- tion. »

Et, par suite, un des ennemis de Balzac, c'est le Code civil, qui a été fait comme dans le sens, par avance, d'une démocratie antitraditionnaliste et nivc- /-, * leuse. Le -Gode civil a établi le divorce qui n'a été L/t- aboli que par la Chambre introuvable de 1816 et que 6/^ les libéraux veulent ramener à titre de bienfait et de ^ conquête de la Révolution française, et Balzac écrit : « ... Peut-être n'ai-je pas tracé de tableau qui montre plus que celui-ci combien le mariage indissoluble est indispensable aux sociétés européennes... » Le Cod^-elviL^ aboli la famille ou fait tout ce qu'il pou- vait faire pour l'abolir. Il a aboli le droit d'aînesse et la liberté de tester, exigé que le bien patrimonial fût également partagé entre tous les enfanta ce qui détruit la maison^ la famille continue et si continuant de génération en génération, et Balzac écrit : « La famille, monsieur? Existe-t-elle? Je nie la familière nie que la famille existe] dans une société qui, à la mort du père ou de la mère, partage les biens et dit à chacun de s'en aller de son côté. La famille est une association temporaire et fortuite que dissout promp-

1. Passez sur ceci que Balzac, n'ayant pas lu Montesquieu et n'en parlant que par ouï-dire, ne comprend rien du tout à ce que Montesquieu entend par honneur^

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tement la mort.- Nos loi» ont brisé nos maisons, les héritages, la pérennité des exemples et des traditions. Je ne vois que décombres autour de moi... » Et il écrit encore : « Le titre des successions du Code civil, qui ordonne le partage égal des biens, est le pilon dont le jeu perpétuel éniiette le territoire, indivi- dualise les fortunes en leur ôtanl la stabilité néces- saire Qt qui, décomposant sans recomposer jamais, finira par tuer la PVance. »

Et encore le code moderne a établi le jury et Balzac a, en passant, ce mot curieux sur la mentalité des jurés : « Hulol se trouvait absous par le vice ; le vice, au milieu de son luxe effréné lui souriait. La grandeur du crime était là, comme pour les jurés, une -circon- stance atténuante. »

Ses idées littéraires n'ont jamais un caractère de généralité assez accusé pour que Ton puisse répondre à cette question : quelle était Testhélique de Balzac? On voit par un jugement sur Ruy Bios que le drame romantique et c'est-à-dire le drame romanesque lui parait extravagant; par un jugement sur Jacques de George Sand « faux d'un bout à l'autre... ces au- teurs courent dans le vide... sont montés à cheval sur le creux » que les caractères romanesques^ et il y en a dans la nature et il y en a chez lui, ne lui plairont pas; par son jugement sur Volupté de Sainte-Beuve et sur le style de Sainte-Beuve, d'une part que la femme vertueuse et déclamalrice lui paraît n'être « pas assez femme » ; d'autre part que le style d'ana- lyse psychologique, nuancé et un peu précieux, lui fait horreur; par un jugement général sur George

SES IDÉES céNéRALES. 37

Sand» il marque tout ce dont elle manque et, par conséquent, tout ce qu'il faut avoir et tout ce qu'il croit avoir aue_£Our faire un roman il est nécessaire de posséder « la force de conception, le don de cons- truire un plan, la faculté d'arriver au vrai et l'art du pathétique ». Et tout cela, encore qu'intéressant, n'est pas très nouveau.

Vpjlà^jà bien peu près, toutesjesjdéesj^énérales de Balzac et je n'ai guère besoin de faire remarquer que ce sont simplement les idées qui circulaient, de son temps, dans le parti dont il était, et qu'elles ne seraient vraiment dignes d'être étudiées que s'il les avait assez creusées pour se les rendre person- nelles ; d'autre part que s'il les avait exprimées avec cette clarté et ce lumineux qui rendent vraiment nouvelles des idées banales. Ce n'est pas le cas et si quelquefois, comme on le voit par ce que nous venons de citer de lui, il y a quelque maîtrise dans la façon d'exprimer les doctrines, souvent aussi il les expose d'une façon qui fait douter s'il entend quelque chose de ce qu'il dit, comme on le verra par cet exemple qui n'est qu'un de ceux, très nom- breux, que nous pourrions apporter : « Nous vivons à une époque le défaut des gouvernements est d'avoir moins fait la société pour les hommes que l'homme pour la société. Il existe un combat perpétuel entre l'individu et le système '^ui veut l'exploiter et qu'il tâche d'exploiter à son profit; tandis que jadis l'homme, réellement plus libre, se montrait plus généreux pour la chose publique. Le cercle au milieu duquel s'agitent les hommes s'est

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insensiblement élargi; l'âme qui peut en embrasser la synthèse ne sera jamais qu'une magnifique excep- tion; car habituellement, en morale comme en physique, le mouvement gagne en intensité ce qu'il perd en étendue. La société ne doit pas se baser sur des exceptions. D'abord Thomme fut purement et simplement père et son cœur battit chaudement, concentré dans le rayon de sa famille. Plus tard il vécut pour une petite république; de les grands dévouements historiques de la Grèce et de Rome. Puis il fut Tàme d'une caste ou d'une religion pour la grandeur de laquelle il se montra souvent sublime; mais là, le champ de ses intérêts s'augmenta de toutes les régions intellectuelles. Aujourd'hui sa vie est attachée à celle d'une immense patrie; bientôt sa famille sera, dit-on, le monde entier. Ce cosmo- politisme moral, espoir do la Rome chrétienne, ne serait-il pas une sublime erreur? 11 est si naturel de croire à la réalisation d'une noble chimère, à la fra- ternité des hommes ! Mais, hélas, la machine humaine n'a pas de si divines proportions. Les Ames assez vastes pour éprouver une sentimentalité réservée aux grands hommes ne seront jamais celles ni des simples citoyens, ni des pères de famille. Cer- tains physiologistes pensent que quand le cerveau s'agrandit ainsi, le cœur doit se resserrer. Erreur! L'égoïsme apparent des hommes qui portent une science, une lation, ou des lois dans leur sein, n'est* il pas la plus noble des passions et, en quelque sorte, la maternité des masses? Pour enfanter des peuples neufs ou pour produire des idées nouvelles

SES IDÉES GÉNÉRALES. 39

ne doivent-ils pas unir dans leurs puissanlei.* têtes les mamelles delà femme à la force de Dieu? L'his- toire des Innocents III, des Pierre le Grand et de tous les meneurs de siècle ou de nation prouverait au besoin, dans un ordre très élevé, celle immense pensée que Troubert représentait au fond du cloître Sainl-Galien. »

Et cela est douloureux. Et cela est très fréquent chez Balzac. Et ce n'est pas sans quelque hésitation qu'on peut parler de Balzac penseur.

III

VUE GÉNÉRALE DE L'HUMANITÉ

Il croit, comme j'ai dit, l'homme mauvais, mené parcTes instincts, des appétits, des vices et des inté- rêts, généralement très incapable d'actions désinté- ressées ou charitables. Il semble même qu'il aime assez que les coquins réussissent. Les siens réus- sissent le plus souvent et finissent comme dans une apothéose. Il semble avoir besoin de ce plaisir amer qui consiste à constater qu'il suffit d'être un coquin pour parvenir. C'est précisément le tour d'esprit du misanthrope, qui en veut à l'homme de bien qui réussit de lui ôterle plaisir de mépriser l'humanité. ' « Je vois bien, disait un misanthrope, quelques hon- nêtes gens avoir du succès; mais je leur en ^eux parce qu'ils contrarient mon système et qu'ils m'ôlent la joie que me donnent les scélérats qui arrivent à tout. »

VUE GÉNÉRALE DE L'hUMANITÉ. 41

Or ridée est très fausse. Évidemment ce ne sont pas les saints qui réussissent et qui peuvent réussir. Ils ont trop de scrupules; ils ont trop de délicatesse de conscience; ils se disent trop quand ils réus- sissent : « Quel crime ai-je donc pu commettre? » (De plus ils ont trop de fraternité et au moment de prendre un morceau ils se demandent trop si ce n'est pas au détriment de quelqu'un, à quoi il est trop certain qu'il faut toujours répondre : « oui » ; les saints ne réussissent pas et ne peuvent pas réussir.

Mais ce ne sont pas non plus les coquins qui ont le succès. C'est du moins extrêmement rare. Ils sont trop avides, ils sont trop impulsifs pour être pru- dents, circonspects, avisés et ils font toujours des maladresses. Les maladresses de Tartuffe sont un grand trait de vérité.

Ceux qui réussissent, ce sont les médiocres persé- vérants et, certes, Balzac donne le succès à beaucoup d'entre eux; car il a l'œil juste; mais il se laisse entraîner par son système à le donner, trop souvent pour la vraisemblance, à des coquins parfaits.

Quant à ceci qu'il voit l'homme presque toujours guidé uriiquement par ses appétits et ses intérêts il faut convenir d'abord qu'il a raison ; puis faire une observation très importante qui au moins l'excuse; puis bien remarquer qu'il fait beaucoup d'exceptions et très considérables.

L'observation qui, au moins, l'excuse, est celle-ci. Il ne faut pas dire, comme on l'a dit avec une autorité qui ne laisse pas de m'intimider, que Ton ne

i% BALZAC.

peut pas plus reprocher son immoralité au roman- cier qu'à rhistorien et que si la mission du roman est de représenter la vie dans sa totalité, ses libertés devront <^tre les mêmes que celles de l'histoire et son devoir unique la soumission à Tobjet. 11 ne faut pas dire cela, parce que précisément le roman- cier n'est pas soumis à l'objet, tandis que l'historien l'est complètement. L'historien subit la réalité tout entière; le romancier choisit dans la réalité. Si donc l'histoire n'est immorale que quand elle est men- teuse, le romancier est immoral er quand il est men- teur et aussi quand, sans être menteur, il choisit plutôt le mal que le bien, dans l'humanité, pour le décrire avec une visible complaisance.

Dcnc ce n'est pas du tout cela qu'il faut dire pour excuser Balzac ou plutôt pour s'aviser de ce qui l'excuse. 11 faut dire que Balzac et au point de vue de l'art, c'est un de ses grands mérites a envisagé les hommes, non pas en eux-mêmes ou dans le cercle restreint de leur maison, de leurs familfes, mais dans leurs rapports les uns avec les autres, dans leurs rapports sociaux. Or c'est la meilleure façon, si je puis m'expriraer ainsi, de les voir mauvais et plus mauvais qu'ils ne sont. A regarder la vie en son epsemblft c'est^ surtout le combat pour la vie que l'on apejçpit. Nous ne sommes, au fond, ni Jout bons, ni l__ tout mauvais; mais nous paraissons, et du reste nou^ sommes, plus mauvais dans nos actes exté- rieurs que dans nos âmes. Seuls avec nous-mêmes ou dans le cercle de notre foyer, nous n'aspirons en général qu'au bien. Sortis de chez nous le conflit

VUE GÉNÉRALE DE l'HUMANITÉ. 43

des intérêts nous emporte et nous heurte les uns contre les autres et excite et fouette en nous les instincts de lutte que nous sentons maintenant nécessaires pour faire notre trouée. Ces instincts, que^ous ne demanderions pas mieux que de laisser dormir, se réveillent à la vue du concurrent qui, lui- même, sent les siens réveillés par notre présence. Ijligrnroe parait donc sous ses aspects les plus défavorables au romancier qui peint la société et l'homme dans la société. Or c'est justement ce que fai^ toujours Balzac. Il est très difficile que le roman s(içial ne soit pas plus pessimiste que le roman intime, que le roman familial, que le roman domes- tique; et la preuve, intéressante à faire autant que facile, c'est que sitôt qu'un roman social devient roman domestique, la Guerre ef /a Paix par exemple, il cesse d'être sombre, il s'éclaircit et nous montre les mêmes hommes beaucoup meilleurs que tout à l'heure ils n'étaient.

Et je dis aussi que, du-pe&te, Balzac a fait beau- CQup_iL^xceptions. Il_y a chez lui beaucoup d'hon- nêtes gens et qui ne sont pas toujours victimes. Si l'on comptait on en trouverait à peu près autant que de coquins. S^s honnêtes gens sonj, en général, des prêtres, des médecins, des officiers du premier Empire (et si l'on cite toujours Philippe Bridau, il faudrait citer aussi les vieux héros de l'honneur qui paraissent dans la Cousine Bette), des artistes, des collectionneurs, des hommes de lettres comme ceux du Cénacle qui font si vigoureux contraste avec les journalistes des Illusions perdues^ des commerçants

44 BALZAC.

comme César Birotteau, des hommes de loi comme Ijavoué Derville, etc.

U a des femmes d'honnêteté admirable e^de cœur sublime, comme la baronne Ilulot, comme Ursule Mirouct, cQmmç Eugénie Grandet, même comme .Mme de Mortsauf.

Et Ton a dit et j'ai dit moi-même qu'en général ses honnêtes gens sont un peu niais. 11 est vrai qu'il y en a, comme Schmucke, comme l'abbé Birotteau; mais tant s'en faut qu'ils le soient tous et I^médecin de campagne ne Test pas .du tout, ni le docteur Mirouet, ni l'avoué Derville, ni d'autres. Il y en a qui sont de^ honnêtes gens très avisés et très clairvoyants, qui, ou se dévouent à l'humanité sans compter sur sa reconnaissance, ou, désabusés, se retirent sous leur tente avec un peu de lassitude et beaucoup de sérénité. Tel Derville : « Savez-vous qu'il existe dans notre société trois hommes, le prêtre, le médecin et l'homme de justice qui ne peuvent pas estimer le monde? Ils ont des robes noires, peut-être parce qu'ils portent le deuil de toutes les vertus et de toutes les illusions. Le plus malheureux des trois est l'avoué. Quand l'homme vient trouver le prêtre, il arrive poussé par le repen- tir, par le remords, par des croyances qui le rendent intéressant, qui le grandissent et consolent l'âme du médiateur dont la tâche ne va pas sans une sorte de jouissance : il puriGe, il répare, il réconcilie. Mais nous autres avoués, nous voyons se répéter les mêmes sentiments mauvais, rien ne les corrige, nos études sont des égouts qu'on ne peut pas curer.

VUE GENERALE DE L HUMAiNITE. 45

J'ai VU... J'ai vu... Enfin toutes les horreurs que les romanciers croient inventer sont toujours au-dessous de la vérité. Je vais vivre à la campagne avec ma femme. »

Balzac peint donc des gens très intelligents, très vertueux aussi et à qui le vice fait horreur et qui ne peuvent pas s'accoutumer à le voir. Ajoutons encore que ses vertueux un peu niais ne le sont pas tant, à les bien voir. C'est un grand trait de vérité que de les montrer trouvant dans l'héroïsme de leur amitié des adresses et des ruses qujnspirent à d'autres la cupidité et l'intrigue basse, et les Schmucke et les Pons, peints du reste par Balzac avec amour, sont très intéressants considérés sous cet aspect.

Tout compte fait, et malheureusement c'est une manière de parler, car c'est en ces matières qu'on ne peut pas faire le compte, Balzac ne me semble pas avoir trop calomnié l'humanité. Il ne faudrait pas trop me contredire pour me faire dire que plutôt, il l'a flattée. Ce qui fait illusion c'est que ses coquins

®2!îl.,££*'^i^lLP"^^^*'^'*™^'^'' ^'^^^ qu'il excellé" si merveilleusement à les peindre qu'ils offusquent les autres personnages, qu'ils les jettent dans l'ombre; mais ce n'est pas sa faute si les scélérats sont par ; eux-mêmes plus en dehors, plus en relief, plus en '^ couleur aussi, par conséquent matière d'art plus -^ facile et plu» avantageuse pour le peintre. 11 en va dans le roman comipe dans la tragédie le bandit /'^ terrible frappe comme violemment Je spectateur et reste inetfaçable dans sa mémoire, tandis que l'hon-

ai

46 BALZAC.

néte homme, quoique n'ayant pas été oulilié par \ Tauteur et lui ayant coûté plus de peines^ n'obtient \ que l'estime du spectateur et glisse bientôt ^ortHe son souvenir.

Remarquez encore que Balzac a toujours conserve, pour parler la langue de Vautrin, quelques langes tachés de vertu qui font plaisir à observer. N'est-il pas curieux de remarquer qu!il croit au remords chez les criminels (voir la fin d^ Ursule Mirouet)^ alors qu^îFest acquis qu'il n'y a que les honnêtes gens qui aient du remords et que les coquins ne savent pas ce que c'est. Balzac est trop bon psychologue, connaît^ trop l'homme pour avoir donné du remords à un scélérat fieffé; il Q.n donne à un homme qui n'a été criminel qu'une fois et par occasion; mais encore il ■f— en donne à un homme qui n'a jamais eu une pensée noble ni môme une pensée honnête et qui n'a jamais pensé qu'à l'argent et qui ne devait pas, ce semble, avoir de remords; et cette erreur, ou cette demi- erreur, lui fait honneur.

.Ce qu'il a vu daiis_la_société,c'çat -d'abord, avant tout, Vauri sacra famesy le fameux appétit de l'argent, la ruée enragée et universelle à la poursuite de la fortune. Avec une légère variante la phrase de lHa,J3xuyère-4>ourrait_servir_d,'54Ûgraphe à presque toute l'œuvre de Balzac : « 11^ a des âmes sales, pétries de boue et d'ordure, éprises du gain et.j^o IMnl^rêt comme les belles âmes le sont de la gloire et 4^ la v^rju^ capable d'une seule volupté qui est celle d'acquérir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du denier dix, uniquement occupées de leurs débi*

VUE GÉNÉRALE DE l'hUMANITÉ. 47

leurs, toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies, enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De tels gens ne sont ni^amis^ ni citoyens, m chrétiens, ni peut- être des hommes : ils veulent de l'argent. » L'argent est, dans Balzac, ce que la Princesse lointaine est pour les argonautes de Rostand, ce que Tllalie était pour les compagnons d'Enée, « ce vers quoi Ton rame », infatigablement, à travers tous les récifs et à travers toutes les tempêtes et en bravant pour lui la mort. Vous connaissez le fameux sonnet de Hérédia sont si savamment entrelacés les deux motifs qui poussent les conquistadores à la conquête des Indes :

Comme un vol de gerfauts hors du charnier nalal. Fatigués de porter leurs misères hautaines. De Palos de Moguer routiers et capitaines Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines, Et les vents alizés inclinaiânt leurs antennes Aux bord» mystérieux du monde occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques, L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques Enchantait leur sommeil d'un mirage doré]

Ou, penchés à l'ovant des blanches caravelles, Ils regardaient monter dans un ciel ignoré Du fond de l'océan de» étoile» nouvelle».

Ue ces deux motifs^ la soif de l'or et le goût des aventures, du mystérieux et du nouveau, relcâûchcz le second, du rêve héroïque et brutal retranchez rhéroTcfue, vous avez exactement la pensée rhitm.i'

/

48 BALZAC.

/ nité telle que Balzac se la représente presque tout entière. C^est le premier trait et^gui toujours ^^oraine. D&n9_t u^énie Grandet : « Que le diable « emporte ton bon Dieu! » réplique Grandet en grommelant. Les avares ne croient pas à une vie à venir; le présent est tout pour eux. Celle réflexion jclte une horrible clarté sur Tcpoque actuelle, où, plus qu'en aucun temps, Targent domine les lois, la politique, les mœurs. Inslilulions, livres, hommes et doctrines, tout conspire à miner la croyance d'une vie future sur laquelle ^l'édifice social est appuyé depuis dix-huit cents ans. Maintenant le cercueil est une transition peu redoutée. L'avenir qui nous attendait par delà le requiem a été transporté dans le présent. Arriver per fas et nefas au paradis terrestre du luxe et des jouissances nombreuses, pétrifier son cœur et se macérer le corps en vue de possessions passagères comme on souffrait jadis le martyre de la vie en vue des biens éternels est la pensée générale I Pensée du reste écrite partout jusque dans les lois qui demandent au législateur : « que payes-tu? » au lieu de lui dire « que penses- « tu? » Quand celte doctrine aura passé de la bour- geoisie au peuple que deviendra le pays? »

Dans la Cousine Bette : « Vous vous abusez chère ange, si vous croyez que c'est le roi Louis- Philippe qui règne et il ne s'abuse pas là-dessus. Il sait comme nous tous qu'au-dessus de la Charte il y a la sainte, la vénérée, la solide, l'aimable, la gracieuse, la belle, la noble, la jeune, la toute-puis- sante pièce de cent sous... Dieu des juifs tu

Vue générale de l*humanité. 49

remportes. EnCn rélernelle allégorie du veau d'or... » « D'où vient ce raal profond? » demande la baronne. « Du manque de religion, répondit le médecin, et de Tenvahissement de la finance qui n'est autre chose que l'égoïsme solidifié. L'argent, autrefois, n'était pas tout; on admettait des supério- rités qui le primaient. 11 y avait la noblesse, les talents, les services rendus à l'Etat ; mais aujourd'hui la loi fait de l'argent un étalon général ; elle l'a pris pour base de la capacité politique! Certains magis- ^-^ . , trats ne sont pas éligibles ; Jean-Jacques Rousseau nejierait pas éligible ! [ni électeur]. Les héritages perpétuellement divisés obligent à penser à soi dès ^^\^ l'âge de vingt ans. Eh bien! entre la nécessité de faire fortune et la dépravation des combinaisons, il ^ n'y a pas d'obstacles ; car le sentiment religieux manque en France malgré les nobles efforts de ceux qui tentent une restauration catholique; voilà ce que disent tous ceux qui contemplent, comme moi, la

..^^^ société dans ses entrailles. »

/^ Telle est la pensée centrale de Balzac. Mais cela,

sans l'intensité qu'il y met, ne le distinguerait

pas beaucoup de ses prédécesseurs, et Marivaux,

dans son Paysan parvenu et dans sa Marianne^

^^et Le Sage et LaJBrujère en ont naturellement^ aperçu tout autant. Ce q^ue Balzac a bien origina- lement distingué, et c'est sa marque, ce sont les

vu Apondilions nouvelles de l'ambition dans les sociétés

fmodernes. Sous l'ancien régime, les grâces étant

réservées à une seule classe privilégiée, la lutte pour

la faveur était circonscrite. Dans la société moderne

Faocet. Baliac. 4

■/

50 èalzaC.

elle est étendue à toutes la nation. Dans un État resté centralisé et devenu démocratique le pays tout entier devient ce qu'était la cour de Versailles. Quand Figaro disait à Almaviva : « Vous vous êtes donné la peine de nattrc », Almaviva pouvait répondre : « Et d'intriguer. Et plaignez-vous donc? Un temps vient il faudra vous donner la peine d'être aussi intrigants que nous. » Balzac a vu cela admirablement et c'est une des choses qui donnent à son œuvre sa cohésion, sa réalité et

sa vie. L'importance des relations, le, fameux

<( qui connaissez-vous ? » cmi a remplacé le « de quelle maison? » d'autrefois; la préoccu pation constante d'amitiés_à_se ménager ou à ménager, (S*iniïuences à faire agir, de recommandations à arracher, se retrouve à toutes les pages de celle œuvre. Balzac ne nomme pas un commis greffier sans indiquer qu'il est apparenté aux Parisot, ni un juge de paix sans s'être assuré qu'il est un petit-cousin des Grand- lieu. 11 y a des négociations pour les mariages, des campagnes diplomatiques pour les héritages, des guerresdesDeux-Roses, avec alliances, conventions, partages, trêves, traités, pour une série d'avance- ments. La vie moderne est bien là, non pas tout entière sariâ doute, mais xr^c^observée d'une manière originale et nouvelle, dans Tunité de son principal ressort, dans rînfînîe vaiiélé de ses circonstances. C'est en cette affaire qu'il est digne de toute attention et un témoin très considérable des choses de son temps.

Certaines clioses, même, qui ne sont plus

VUE GENERALE DE L HUMANITE. 51

vraies, prenons garde et ne crions pas trop vite au romanesque et au romantique, elles l'étaient presque autant qu'il le disait, à Tépoque il en écrivait. Par exemple, la puissance énorme qu'il attribuait à la presse, à une dizaine de bandits de lettres faisant et ruinant les réputations, cela paraît un paradoxe de nos jours les journaux n'ont plus qu'une demi-influence et sont surtout une puissaiice financière. Mais songeons que de son temps la presse n'était pas libre, que le nombre des journaux était très restreint et que c'est précisé- ment dans ces conditions que la presse est toute- puissante, son autorité étant en raison inverse de la liberté dont elle jouit et le petit nombre des jour- naux rendant plus facile une entente entre eux et au contraire la multiplicité des journaux les neutra- lisant tous, phénomène que nous avons vu plus haut que Balzac lui-même a pressenti.

Quelquefois même ce « réaliste » ou ce « natura- liste », si Ton tient à ce mot absolument impropre, a comme un élan d'idéalisme très curieux et qui le rend très sympathique. Gela est raïé7maîs cela est. Je ne parle pas de l'occultisme de Seraphita, du magnétisme d'Ursule Mirouet qui me semblent une simple curiosité de Balzac à un moment de sa vie, curiosité mise en jeu par les lectures de Sweden- borg que faisait sa mère et, du reste, par le mouve- ment très accusé d'occultisme et de kabbalisme qui s'est produit à partir des environs de 1840 ; je parle de ce qu'on pourrait. appeler la poésie du réalisme, je parle de l'exaltation des liuinbles joies, je parle de

52 BALZAC.

la manière dont^ sent et dont il exprime la forte et s^ine saveur des travaux populaires; je parle de la manière dont il sent et dont il fait sentir le »'afrat- chissement de lame qui se repose et se retrempe dans Tactivîté physique : « Nous arrivâmes à répo(jue des vendanges qui sont en Touraine de véritables fêtes. La maison est pleine de monde et de provisions. Les pressoirs so^t constamment ouverts. Il semble que tout soit animé par ce mou- vement d'ouvriers tonneliers, de charrettes chargées de filles rieuses, de gens qui, touchant des salaires meilleurs que le reste de Tannée, chantent à tout propos... Je regardais les jolies haies couvertes de fruits rouges, de sivelles et de muerons ; j'écoutais les cris des enfants, je contemplais la foule des ven- dangeurs, la charrette pleine de tonneaux et les hommes chargés de hottes... Puis je me mis à cueillir des grappes, à remplir mon panier, à l'aller vider au tonneau des vendanges avec une application corporelle, silencieuse et soutenue par une marche lente et mesurée qui laissa mon âme libre. Je goûtai rineffable plaisir d'un travail extérieur qui voiture la vie en réglant le cours de la passion, bien près, sans ce mouvement physique, de tout incen* dier. Je sentis combien ce labeur uniforme contient de sagesse. Et je compris les ordres monastiques. » Le style n'est peut-être pas bien bon ; mais l'inspi- ration est très élevée, la pensée forte, la peinture large et je voudrais bien pour l'honneur de mon pays que telle admirable page de Tolstoï sur la fen£«^«on fût sortie de celle-ci. C'est du moins un

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singulier mérite à chacune d'elles de rappeler Tautre. On a dit que de cette vue générale de la société moderne Tamour est presque totalement exclu. C'est, ce me semble, une grande erreur. A »a vérité, les jeunes gens amoureux sont assez rares et pour Balzac le jeune homme est ambitieux et, par paren- / thèse, c'est précisément une vérité de plus; mais les types sonttrès nombreux chez lui de jeunes filles'et déjeunes femmes amoureuses. C'est Ursule Mirouet, c'est Eu^nie Grandet, c'est Modeste Mignon, c'est la Femme de trente ans^ c'est la Femme abandonnée^ c'est la dame de la Grenadière, c'est Coralie des Illusions perdues; et il y en a bien d'autres. En général ses amoureuses sont un peu des enfants; J^v^elles s'éprennent pour rien, sans qu'on en voie la r-t^raison psychologique, et en coup de foudre, ce qu'il * ne faut pas nier qui n'arrive, mais ce qui est si rare (Ursule Mirouet, Eugénie Grandet, Coralie); quel- quefois dans des circonstances qui, sans que Balzac l'ait voulu, ni y ait songé, sont comiques : Ursule Mirouet s'éprenant de Savinien en le voyant de loin se faire la barbe et « mettant dans ses mouvements une grâce... » Elles sont un peu niaises, c'est incon-

ytestable; mais elles aiment profondément, avec une douce obstination tranquille et résignée et elles en sont très touchantes.

Et pour ce qui est d'un autre âge de l'amour, il ne faudrait pas oublier que Balzac a inventé la femme de trente ans comme amoureuse touchante et non ridicule et que cette invention, qui du reste a fait auprès du public la moitié de son succès et je crois

94 BALZAC.

qu'il savait ce qu'il faisait, est de tout point excel- lente- tant, tout ému sans doute par certains «ouve- nirs, il y a mis d'exactitude, de précision minutieuse, de finesse dans les nuances. Je ne parle pas de ses vieillards amoureux qui sont proprement admira- bles (j'entends les portraits qu'il en fait), et, en somme, je suis étonné qu'on dise si souvent en par- lant de l'œuvre de Balzac que « cela manque d'a- mour ». Très bien averti, très bien informé, Balzac s'est bien gardé de mettre de l'amour dans tous ses - romans, puisqu'il s'en faut qu'il y en ait dans tous les [ drames de la vie réelle; il lui a fait dans son œuvre la place qu'il a dans le monde et même à peu que je ne dise qu'il y a plus d'amour dans Balzac qu'il n'y en a dans la vie ; mais c'est encore de ces choses la statistique est difficile. ^^Les lacunes sont ailleurs. En somme, ce .ialik^'^u ^ de riiuiiianilé, celte ample comédie à cent actes divers I et dont la scène est l'univers, comme ont tant dit ses admirateurs et comme il a dit lui-môme, est toute pleine de j)ersqnnages et singulièrement variés, il est vrai ; maij encore se ramène à un cerclé assez res- treint. Il ji'a connu que la bourgeoisie moyenne et un peu, très peu et de la façon évidemment la plus superficielle ce qu'on appelle le grand monde. Notai- res, avoués, avocats*, greffiers, huissiers, usuriers, ' commerçants, boutiquiers, commis, hobereaux, ren- tiers de province, petits propriétaires, prêtres do

1. Brunelière dit qu'il n'y a pas d'avocnts dans l'oBUTre de BûUac; il n'y en ii guère, il est vrai; cependant : Albert Savorus.

VUE GENERALE DE L HUMANITE. 55

ville et de campagne, médecins, étudiants, artistes /(mal connus du reste), journalistes; voilà son monde. lu sont les ouvriiers, les officiers, les soldats, les industriels, les juges, les parlementaires, les agents d'élection, les bureaucrates (sauf Marneffe ; les Employés étant négligeables), les professeurs, si importants de 1830 à 1848 comme Ta très bien remarqué Brunetière, les moines, les religieuses, les institutrices, les domestiques? L'immense monde des paysans lui est totalement inconnu, à en juger précisément parce qu'il en a dit, et, chose curieuse, les paysans idéalistes de George ._SaJid, quoique « stylisés », sont beaucoup plus près de la vérité que les siens, qui sont absolument d'imagination.

Lacune plus considérable encore : il n'y a pas /^d^enfants dans l'œuvre de Balzac. A peine apparais- sent-ils et de prolil dans la Grenadière. Sans enfants, un tableau de l'humanité est bien incomplet. ^ Ce peintre de Thumanité n'est que le peintre, il faut se résigner à le dire, de la bourgeoisie moyenne du temps de Louis-Philippe, avec des souvenirs du monde militaire du premier Empire; rien de plus; ce qui ne l'empêche pas d'être au premier rang des romanciers peintres de la société; mais il ne faut rien exagérer.

Et ce qu'il a connu le mieux encore, quoiqu'il ait été l'initiateur des romans de mœurs provinciales, <fest Paria. Là, remarquez que du haut monde, encore qu'il n'en soit pas un peintre très sûr, jusqu'aux portiers, aux hommes de police et aux » apacbes "i^il connaît à peu près tout et donne de

56 BALZAC.

tout une image sévère, un trait si accusé que nous recoanaiasons deux ou trois centaines d'hommes et de femmes que nous n'avons jamais vus, qui vivaient du temps de nos pères et qui nous sont aussi fami- liers que s ils vivaient du nôtre. Balzac roi de Paris, c*est ainsi qu'on le devrait nommer, si tant fût qu'on admit que les rois connaissent leurs sujets.

Du reste il le détestait de tout son cœur: « Quand Bliicher, dit le diplomate étranger, arriva sur les hauteurs de Montmartre avec Saacken, en 1814, pardonnez-moi, messieurs, de vous reporter à ce jour fatal pour vous, Saacken, qui était un brutal, dit : « Nous allons donc brûler Paris. » « Gardez-vous-en « bien, la France ne mourra que de ça », répondit Blùcher en montrant ce grand chancre qu'ils voyaient étendu à leurs pieds, ardent et fumeux, dans la vallée de la Seine. » « Néanmoins Charles était un enfant de Paris, habitué par les mœurs de Paris, par Annetle elle-même, atout calculer, déjà vieillard sous le masque du jeune homme. 11 avait reçu l'épouvantable éducation de ce monde, où, dans une soirée, il se commet en pensées, en paroles, plus de crimes que la justice n'en punit en cours d'assises, les bons mots assassinent les plus grandes idées; Ton ne passe pour fort qu'autant que l'on voit juste; et là, voir juste, c'est ne croire à rien, ni aux sentiments, ni aux hommes, ni même aux évé- nements : on y fait de faux événements. Là, pour voir juste, il faut peser chaque malin la bourse d'un ami, savoir se mettre politiquement au-dessus de ce qui arrive; provisoirement ne rien admirer, ni les

VUE GÉNÉRALE DE l'hUMANITF. 57

œuvres d'art ni les nobles actions e^t^donner pour rxjobile à toutes choses rintérôt personnel. » Et, étant donné le tempérament personnel de Balzac, ce dont il disait le plus de mal, c'est, soyez-en sûrs, ce qu'il connaissait le mieux.

A ce propos, il a_Jâen vu encore un élément essen- tiel de la vie moderne de la France, je ne dis pas le meilleur, c'est à savoir la jalousie de la Province à l'égard de Paris, jalousie féconde en effets désastreux qui fait que la province ne Ut plus, parce que les livres se font à Paris, qui fait qu'un malade qui va de Paris en province est immédiatement soigné par le médecin de province d'une façon contraire à celle dont il était soigné à Paris, les médecins de Paris étant des ignorants et des charlatans; qui fait que le provincial, même qui a réussi à Paris est mal vu de ses compatriotes quand il retourne parmi eux, etc. « Enfin nous voilà débarrassés des Parisiens, s'écria « Max; celui qui m'a frappé ne savait guère nous « rendre un si grand service. » Le lendemain, le départ des Parisiens fut célébré par toute la ville comme une victoire de la Province contre {sic) Paris. Quelques amis de Max s'exprimèrent assez durement sur les Bridau : « Eh bien, ces Parisiens s'imagi- « nent que nous sommes des imbéciles et qu'il n'y a « qu'à tendre son chapeau pour qu'il y pleuve des « successions ! ils étaient venus chercher de la « laine; mais ils s'en retournent tondu»... Et, s'il « vous plaît, ils avaient pour conseil un avoue de « Paris. Ah! ils avaient formé un plan? Mais « oui, le plan de se rendre maître du père Rouget;

s 8 DALZAC.

« mais les Parisiens ne se sont pas trouvés de force a et Tavoué ne se moquera pas des Berrichons. « Savez- vous que c'est abominable Voilà les gens « de Paris »... Pour la ville, les Bridai? étaient des Parisiens, des étrangers : on leur préférait Max et Flori. jT

Telle est la vue d'ensemble de Balzac sur la société de son temps et sur la société en général. Personne, en pareille affaire, ne peut dire : « ceci est vrai, ceci est faux » tant est courte en cela l'information du mieux informé. Aussi me garderai- je bien de prendre à mon compte le mot joli et méchanlde Sainte-Beuve : «Balzac, le romancier qui savait le mieux la corruption de son temps et qui était même homme à y ajouter »; ni celui-ci, du même critique : « On n'a jamais mieux étalé le c'en dessus dessous de la guenille humaine ». Je dirai seulement : Balzac, riiistorien qui savait le mieux une^partie de la société de son temps; qui en con- naissait le mieux lesessentiels ressorts; qui en savait \ tout le mauvais et même tout le bon; qui excellait à en faire l'anatomie et à la peindre avec une secrèlo jtendance à en présenter surtout le mauvais et aussi [une certaine impuissance relative à en rendre le ^ bon aussi puissamment que le mauvais et aussi exac- tement que peut-être il l'aurait voulu.

SON ART. LA COMPOSITION

On a vu que Balzac refusait à George Sand la facullédew tracer un |)lan,». 11 ne laissait pas d'avoir raison» mais il se llaltait en croyant qu'il 1 avait beaucoup davantage. Son œuvre est toujours claire, mais en tant q^ue composition elle n'est pas du tout une œuvre d'art. Les proportions li^en sont nulle- ment mesurées. Les débuts sont presque toujours d'une lenteur prodigieuse et lesjiénouements, tantôt sont très brusqués, il dénoue quelquefois par un accident [Ursule Mirouet) ce qui est contre toutes les lois du grand art, tantôt, ^ropprévus, sont amenés avec une lenteur qui étonne et qui impatiente. Il y a des exceptions, comme Eugénie Grandet, le Cousin Pons, le Colonel Chabert.

Mais le plus souvent le hors-d'œuvre est accueilli par Tauteur avec une largeur d'hospitalité qui déso-

eO BALZAC.

blige. On connatt assez ses débuts par descriptions, qui sont énormes. Je reconnais qu'ils m'intéressent par leur vérité minutieuse, comme m'intéressent beaucoup de pages des Mémoires d'un Touriste de Stendhal; je reconnais aussi qu'il est essentiel pour faire connaître Tanimal humaini de me décrire son habitat et que la maison explique Thabitant. Mais trop est trop et je n'ai pas besoin de cent pages pour avoir l'impression de la réalité et pour saisir la physionomie d'une maison et je sens bien que très souvent Balzac décrit pour décrire et qu'il y a plus qu'un peu de ce bavardage de touriste que l'on connaît bien.

D'autant plus que ses descriptions d habitat, non pas toujours, mais assez souvent, ne servent de rien à l'explication des personnages. Les personnages essentiels du Père Goriot, sont Goriot, Rastignac et Vautrin. Tous les trois sont à la pension Vauquer par suite des circonstances et la pension Vauquer n'a eu et n'a aucune espèce d'influence sur leur caractère et, par conséquent, est absolument inutile. La maison Vauquer n'explique uniquement que Mme Vauquer. Balzac dit lui-même : « Toute la personne explique la pension comme la pension implique la personne. » Oui bien, mais il n'y a qu'elle que la pension implique ou explique et elle est le personnage le moins important du roman. Dès lors la description est inutile. Je reconnais qu'elle est en soi très agréable. -

Ces descriptions liminaires sont souvent bien pénibles. Le lecteur sent que, même utiles, il les

-Z/^/'/l-^ fyiUAUU

moins si étendues, elles étaient de trop.

Un autre défaut, plus grave, ce sont ces digres-^ i^ù.

SON ART. LA COMPOSITION. 61

faudrait sommaires et fortes au commencement, puis, qu'elles devraient se mêler ensuite, adroitement, à la suite du récit. Lajéalité matérielle nous entoure et nous accompagne tout le long de notre existence. C'est tout le icng du récit et de place en place, adroitement présentée, n^êlée aux actes des per- sonnagcSj les environnant comme un cadre mobile qu'il faut me la peindre. Et cela est si vrai, ce me semble, que ces descriptions d'objets matériels, après les avoir faites au début, Balzac les recom- mence et les reproduit partiellement au cours du volume. C'est la marque qu'au commencement, au

sions^ ces excursusy ces parabases et les mots les plas pédants seront ici les mots justes, par quoi Balzac interrompt à tout moment le récit et qui, le récit fût-il bien proportionné et composé avec art, en altérerait encore toutes les proportions. Ces disser- tations et soutenances, George Sand^ au moins, les mettait dans la bouche de ses personnages, ce qui les faisait rentrer un peu dans le récit et dans la peinture de l'âme des personnages. Balzac suspend le récit, prend la parole pour son compte et nous fait une conférence. On dirait que, tourmente du démon du journalisme on sait qu'il a fondé une revue et souvent essayé d'en fonder d'autres il avait des articles Ki réserve au fond de son tiroir et que, ne pouvanlies faire passer dans les journaux du temps, il les écoulait dans ses romans. Tantôt ces confé- rences sont iniiiaies et remphcent la description

BALZAC.

immense par laquelle Balzac aime à commencer ses romans, tantôt elles sont insérées dans la trame du récitel,brusquemcntet pour longtemps, la déchirent. 11 interrompra le récit du Lys dans la Vallée pour nous prendre par la manche et pour nous dire : «( Remarquez que Tamour anglais est profondément durèrent du nôtre. 11 est foudroyant et volcanique, il n'y a qu'un Anglais qui ait pti écrire Roméo et Juliette \ Tamour de JulicUc est essentiellement anglais. » Je Taurais cru plutôt italien, mais ce n'est pas cela qui me désoblige; c'est de voir le récit interrom£Ujparune conférence ethnographique. A la vérité, le récit, ici, ne m'intéressait guère non plus.

Le père Goriot fait à Rastignac ses confidences qui, au contraire, sont du plus grand intérêt. Rasti- gnac en est à l'admirer. Balzac intervient : « Une chose digne de remarque... » Allons, remarquez I « Quelque grossière que soit une créature, dès qu'elle exprime une affection forte et vraie, elle \ exhale un fluide particulier qiii modifie la physio-

nomie, anime le geste, colore la voix. Souvent l'être le plus stupide arrive, sous l'effort de la passion, à la plus grande éloquence dans l'idée, si ce n'est dans le langage et semble se mouvoir dans une sphère lumineuse. Il y avait, en ce moment, dans la voix, dans le geste de ce bonhomme, la puissance comraunicative qui signale le grand acteur. Mais nos beaux sentiments ne sont-ils pas la poésie de la volonté? » (?)

Rastignac se rend_ chez madame de Nucingen dont il n'est pas atHoureux, mais pour laquelle il

SON ARt. La composition.

éprouve de la curiosité, Balzac ne le suit pas ; mais il nous dit : Suivez-moi bien : « Pour un jeune homme il existe dans sa première intrigue autant de charme peut-être qu'il s'en rencontre dans aon pre- mier amour. La certitude de réussir engendre mille félicités que les hommes n'avouent pas et qui font tout le charme de certaines femmes. Le désir ne natt pas moins de la difficulté que de la facilité des triomphes. Toutes les passions des hommes sont bien certainement excitées ou entretenues par l'une ou par l'autre de ces deux causes qui divisent l'empire amoureux. Peut-être cette division est-elle une conséquence de la grande question des tempéra- ments qui domine, quoi qu'on dise, la société [Ah ! on avait dit le contraire?] Si les mélancoliques ont besoin du tonique des coquetteries, peut-être les gens nerveux ou sanguins décampent-ils si la résis- tance dure trop. En d'autres termes, l'élégie est aussi essentiellement lymphatique que le dithyrambe est bilieux.... »

Madame Hulot vient de montrer une indulgence, il entre infiniment de faiblesse, pour son mari. Balzac nous tire à part pour nous dire : k Le mora- liste ne saurait nier que, généralement, les gens bien élevés et très vicieux ne soient beaucoup plus aimables que les gens vertueux. Ayant des crimes à racheter, ils sollicitent par provision l'indulgence en se montrant feciles avec les défauts de leurs juges et ils passent pour être excellents. Quoiqu'il y ait des gens charmants parmi les gens vertueux, la vertu se croil assez belle par elle-même, pour so

64 foALZAC.

dispenser de faire des frais; puis les gens réelle- ment vertueux, car il faut retrancher les hypocrites, ont presque tous de légers soupçons sur leur situa- tion ; ils se croient dupés au grand marché de la vie et ils ont des paroles aigrelettes à la façon des gens qui se croient méconnus... »

Ailleurs, parce que la première œuvre d'un jeune artiste a du brio : « Toutes les œuvres des gens de génie n'ont pas au môme degré ce brillant, cette splendeur visible à tous les yeux, même à ceux des ignorants. Ainsi certains tableaux de Raphaël, tels que la célèbre Transfiguration^ la Madone de Foligno, les fresques des Stanze au Vatican, ne recommanderont pas soudain Tadmiration comme le Joueur de Violon de la galerie Sciarra, les portraits des Dont et la Vision d'Ezéc h iel de la galerie Pilti, le Portement de croix de la galerie Borghèse, le Mariage de la Vierge du musée Brera à Milan. Le Saint Jean-Baptiste de la Tribune, Saint Luc pei- gnant la Vierge à l'Académie de Rome n'ont point le charme du portrait de Léon X et de la Vierge de Dresde. Néanmoins tout est de la même valeur. 11 y a plus! Les Stanze^ la Transfiguration, les camaïeux et les trois tableaux de chevalet du Vatican sont le dernier degré du sublime et de la perfection. Mais ces chefs-d'œuvre exigent de l'admirateur le plus instruit une sorte de tension, une étude pour être compris dans toutes leurs parties, tandis que le Violoniste, le Mariage de l'a Vierge, la Vision d'Lzech iel enirent d'eux-mêmes dans votre cœur par la double porte des yeux et s'y font leur place; vous

SON ART. La composition. 6b

aimez à les recevoir ainsi sans aucune peine; ce n'est pas le comble de Tart, c'en est le bonheur. Ceci prouve qu'il entre dans la génération des œuvres artistiques les mômes hasards de naissance que dans les familles, il y a des enfan^^^ heureu- sement doués qui viennent beaux et sans faire de mal à leurs mères, à qui tout sourit, à qui tout réussit; il y a encore les fleurs du génie comme les fleurs de l'amour. Ce brio^ mot italien intraduisible et que nous commençons à employer, est le caractère des premières œuvres. C'est le fruit de la pétu- lance et de la fougue intrépide du talent jeune, pétu- lant qui se retrouve plus tard dans certaines heures heureuses; mais ce brio ne sort plus alors du cœur de l'artiste et, au lieu de le jeter dans ses œuvres comme un volcan lance ses feux, il le subit, il doit à des circonstances, à l'amour, à la rivalité, souvent à la haine et plus encore aux commande- ments d'une gloire à soutenir.'... » Quand Balzac écrivit la Cousine Bette, il revenait d'Italie et il vou- lait que son voyage lui servît à quelque chose.

Parce qu'un jeune homme qu'entreprend Mme Mar- neffe est polonais : « il y a chez le Slave un côté enfant, comme chez tous les peuples primitivement sauvages [est-ce que tous les peuples ne seraient pas primitivement sauvages?] et qui ont plutôt fait irruption chez les nations civilisées qu'ils ne sont réellement civilisés. Celte race s'est répandue comme une inondation et a couvert une immense surface du globe. VAla y habite des déserts les espaces sont si vastes qu'elle s'y trouve à l'aise; on

Fagllt. Ualzuc. î>

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66 BALZAC.

ne s'y coudoie pas comme en Europe et la civilisa* tion est impossible sans le frotlemcnt continuel des esprits et des intérêts. L'Ukraine, la Hussic, les plaines du Danube, le peuple slave enfin, c'est un trait d'union entre TEurope et l'Asie, entre la civili- sation et la barbarie. Aussi le Polonais, la plus riche fraction du peuple slave, a-t-il dans le carac- tère les enfantillages et l'inconstance des nations imberbes... » Suit un résumé de l'histoire de la Pologne que le défaut d'espace ne me permet pas de citer.

C'est continuel. Voici que parce que la cousine Bette a pour ami un jeune sculpteur : « La sculpture est, comme l'art dramatique, à la fois le plus facile et le plus difficile de tous les arls(??). Michel-Ange, Michel Colombes, Jean Goujon, Phidias, Praxitèle, Polyclète, Pujet, Canova, Albert Diirer sont les frères de Milion, de Virgile, de Dante, de Shake- speare, du Tasse, d'Homère et de Molière. Celte oeuvre est si grandiose qu'une statue suffit à l'immor- talité d'un homme... Si Paganini... » et deux pages de réflexion tout aussi neuves et originales et utiles au sujet.

Ce commentaire perpétuel dont est accompagnée l'œuvre de Balzac est la chose la plus pénible du monde. Les œuvres de Balzac sont une édition annotée par un critique lourd, vulgaire et diffus qui a eu le front d'insérer ses notes dans le texte et cet annotateur c'est Balzac lui-même. On Ta défendu. On a assuré que le romancier moderne étant un moraliste, un psychologue, un philosophe, il ne lui

SON ART. LA COMPOSITION. C?

doit pas être interdit de professer à mesure qu'il raconte et de donner à son œuvre un caractère didactique en môme temps qu'épique. C'est préci- sément la confusion des genres. Celui qui raconte ne doit pas disserter, sous peine de rendre son récit ennuyeux et, du reste, hybride et ambigu. Celui qui enseigne ne doit pas raconter des histoires, mais seulement apporter comme preuves à Tappui de ce qu'il enseigne des exemples courts, concis et ramassés, sous peine de se faire oublier comme professeur, comme l'autre se faisait oublier comme conteur.

Pourquoi ne pas confondre les genres? La dis- tinction en est-elle aisée? Parce qu'à les confondre, à les mêler, on affaiblit l'un et on affaiblit l'autre, ce qui fait que l'impression finale est faible. 11 y a autre chose : à intervenir de sa personne, dans son récit, d'abord l'auteur est indiscret et se montre bien soucieux qu'on ne l'oublie pas lui, personnellement; ensuite il se montre trop intéressé lui-même par ses 'personnages el il semble nous dire : « Sont-ils assez curieux, assez nouveaux, assez originaux, ou assez représentatifs d'une classe de la société, d'un temps, d'un tempérament humain? » et tout cela c'est à nous de le dire et non à lui et nous n'aimons pas qu'il nous le dise; le romancier qui procède ainsi se donne peut-être de l'autorité comme penseur, et ce n'est guère le cas de Balzac, mais s*ôte de l'autorité comme romancier.

Pourquoi encore? Parce que, s'il intervient pour soutenir des thèses, il est immédiatement soupçonné

de n'avoir créé ses personnages et bâti son récit que pour cette thèse et pour les besoins de cette thèse et au bénéûcc de celte thèse et on lui dénie son titre d'observateur et d'historien. 11 es\ précisément comme l'historien qui soutient une idée : cet histo- rien est d'emblée suspect d'allérerles faits. Le roman- cier à dissertations passe tout de suite pour navoir observé que ce qui favorisait la dissertation qu'il voulait faire et ce qui cadrait avec elle. Kt, certes, ce n'est pas le cas de Balzac, personne n'ayant été plus que lui obîservateur attentif, docile et soumis à l'objet; mais il fait comme s'il ne Tétait pas et c'était à lui plus qu'à un autre de ne pas tomber dans celle erreur et de se contenter de son observation et de son inforniahon, puisqu'elles étaient si riches. Une boutade de M. Anatole F'rance contient un grand fonds de vérité : a Les poètes ne pensent pas ». J'ajoute avec les réserves que l'on verra que je fais : et ils ne doivent pas penser. Ils doivent être pro- fondément émus et nous faire partager cette émo- tion. Kt, sans doute, il y a des poêles dont la poésie consiste à penser. 11 y a une poésie ])hilo.sophique. Dans ce cas c'est par une idée que le poète est ému el c'est Pcmotion de cotte idée qu'il nous commu- nique. Kt encore même le poêle non philosophe doit avoir pensé avant d'écrire, réfléchi à beaucoup de choses, manié et combiné beaucoup d'idées; mais qtiand il écrit il ne s'agit plus pour lui de penser mais d'être ému, ou plutôt il ne d.oit écrire que quand il ne pense plus, mais quand il est sous le coup d'une émolion, étant bien entendu du reste que

SON AUT. LA COMPOSITION. 69

ce^bomme ému qui nous parle c'est rt^omme qui a étç agrandJa_cj^r:gI^_iiultivé_et^JécondéjQar beaucoup «nJées qu'il a eues. Et quand nous arrivons au conteur, au romancier, ài'épique, je dis que celui-ci doit avoir pensé ce qui Taura agrandi, fortifié et fécondé; mais ne doit pas penser en écrivant, tout entier possédé par ses personnages, les voyant trop vivre et les suivant trop passionnément dans révolution de leur vie pour songer à lui-même, pour réfléchir, pour avoir des idées générales, pour dis- cuter des problèmes; trop possédé aussi par son récit, c'est-à-dire par la logique impérieuse des faits et par la genèse des événements s'engendrant les uns les autres pour songer à quoi que ce soit qui soit autre chose que cette logique et cette genèse.

L'auleur dont le récit est coupé ainsi par des articles de journaux me donne l'idée qu'il écrit six pages de son roman, qu'il va se promener, qu'il accueille une pensée qui lui vient et qu'il écrit, à son retour, parce qu'il la trouve intéressante; ou bien il me donne l'idée qu'après avoir écrit son roman il so livre au jeu des idées générales, en relient quelques- unes et les couche sur le même papier il a écrit son roman. Mais, s'il vous plaît, quand je lis un roman, je dois avoir l'illusion que l'auteur l'a écrit comme je le lis, tout d'une traite, sans répit et sans relâche, emporté et comme dévoré par son sujet; et je dois penser aussi que quand il l'a fini et quand il le relit, c'est encore seulement à ses per- sonnages et à son récit qu'il pense; ou plutôt un roman n'est bon que quand je ne pense pas du tout

70 BALZAC.

à Tautcur et l'auteur le rend mauvais quand il me fait penser à lui.

Un romancier comme un poète épique et je ne vois pas pourquoi les romanciers se soustrairaient à cette loi à laquelle les poètes épiques se sont soumis toujours ne doit penser que par le cerveau de ses personnages et ne doit exprimer ses pensées que par leur bouche. Voyez-vous Virgile exposant ses idées sur Timmortalité de Tâme, la transmigra- tion des âmes et les peines et récompenses d*outre- tombe et la vie de l'Univers? Il le fait; mais par un récit et par des conversations entre Anchise et son (ils. Le romancier ne doit pas parler.

Ai-je besoin de dire que Balzac a trop Tinstinct de son métier pour n'avoir pas obéi souvent à cette loi et qu'il a mis ses idées très souvent dans les propos de ses personnages [Médecin de campagne^ Curé de i'illagCy Illusions perdues)! Mais encore, cette loi qu'il connaît, il l'oublie souvent. Un roman- cier ne doit jamais parler.

C'était la théorie de Flaubert, chez lequel on ne trouvera peut-être qu'une réflexion d'auteur : « Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, un demi- siècle de servitude »; c'était la théorie de Maupas- sant et il me semble qu'ils avaient raison et que leurs romans tels qu'ils sont faits ne tendent pas à prouver qu'ils aient eu tort. Et précisément c'est un de mes motifs de gratitude envers Balzac, que, par ce défaut énorme, dans lequel il a donné, il ait détourné les grands artistes qui l'ont suivi d'y tomber eux-mêmes et leur ait donné la sainte horreur do

SON ART. LA COMPOSITION. 71

Tintervention du romancier dans ce qu'il raconte. Avez-vous remarqué ce vers de Boilcau sur Homère :

Ghaqae vers, chaque mot court à réyénement?

Il n'y a pas un vers plus ridicule au monde et rien ne caractérise moins Homère que celte pensée et la vérité est précisément le contraire. Mais cependant, si Boileau avait voulu dire que le récit d'Homère, quoique lent et sinueux, n'est jamais interrompu, qu'il y a des longueurs, mais jamais de digressions, et qu'il n'y a jamais de réflexions d'auteur; s'il avait voulu dire cela, il aurait eu raison. L'Homère du xix» siècle est loin de et sa personne est très indiscrète.

C'était jmjjéfaut qui tenait à son tempérament^'^' même, à sa forte individualité qu'il ne pouvait pas abdiquer, à son goût de raisonner interminablement dans les conversations, à ^ bavarderie, et à sa tendance invincible à se mettre en scène. Certes, il se soumettait à Tobjet et aussi se passionnait pour ses personnages et pour son récit, mais non pas cependant jusqu'à s'eflacer; et l'homme le mieux doué pour ne pas tomber dans ce défaut d'intervenir personnellement dans son œuvre se trouve être pré- cisément l'homme qui y est tombé le plus. L'art de la composition, qu'il avait, s'en est trouvé altéré gravement chez lui.

LES CARACTERES

C'est comme créateur d'êtres vivants, puissam- ment vivants, comme un Homère, comme uîi.Shafcî- speare, comme un Molière, que Balzac s'est monti é très grand et, cette qualité étant la plus rare Je toutes et la plus belle de toutes chez un artiste, et rejetant dans l'ombre tous les défauts, il a produit une immense impression sur les hommes et acquis une gloire inaccessible aux coups du temps.

Il avait un don d'observation singulier, non pas peut-être infiniment plus grand que celui de beau- coup d'autres, inférieur, je crois, à celui de La Bruyère et à celui de Saint-Simon, mais fort grand en somme et qui n'était aucunement embarrassé et émoussé par des souvenirs livresques et tel enfin que Balzac regardait toutes choses et toutes gens avec des ^cux frais et c'est une chpse fort rare; mais

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LES CARACTERES. 73

surtqtut il avait une imagination qui de la moindre observation et y restant soumise et fidèle tout en l'amplifiant, lirait tout un poème, riche, coloré et plein de vie.

ll^ah l'imagination, la vrai§/non pas celle qui s'exerce dans les mots, qui fait des métaphores, construit laborieusement des symboles; mais celle qui crée des choses, des êtres et des événements.

Des choses; car les choses qu'il décrit prennent une physionomie, une vie, une âme, et celte maison qu'il nous peint est « un état d'esprit » comme était pour Amiel tel paysage. Cette maison est une misère résignée; cette autre est un tombeau muet que l'on sent qui regorge d'or; cette autre est une cordialité douce et un peu somnolente; celle autre est un orgueil fastueux et insolent; celte autre est une perfidie sournoise.

Des êtres; car les hommes et les femmes qu'il i i/ nous montre nous sont familiers comme des person- j nages vivants et que nous voyons tous les jours, ' plus que ceux que nous voyons tous les jours, et ^'^vv c'est le signe nous en voyons non seule-, ' ment ce qu'il nous en montre, mais ce qu'il ne nous en montre pas; nous savons de quelle démarche ils ont été il ne les mène pas et quelles pensées ils ont eues. qu'il ne nous révèle point et quelles paroles ils ont dites qu'il n'a pas cru devoir nous rapporter. Ils sont des êtres connus ùe nous à fond et dont nous reconstituons et reconstruisons de nous-mêmes les parties qu'il ne nous a pas montrées, çxactement comme je suis sûr de savoir l'enfancQ

74 BALZAC.

d'Achille, la jeunesse d^Iago, la jeunesse de Tartuffe, encore qu'Homère, Shakespeare et Molière ne m'en aient rien dit.

Des événements; et (presque toujours) l'événe- ment dans Balzac est créé par le jeu sûr de la logique des faits possédés par un esprit qui la tient tout entière, qui l'embrasse, qui la possède si plei- nement, qu'il en semble comme l'auteur et qu'elle réside en lui, comme Minerve dans le cerveau de Jupiter.

Il habitait ainsi un monde qui émanait de lui, de lui une fois mis en mouvement et en action par des observations, même rapides. Des êtres logiques, vraisemblables et complets sortaient de son cerveau et marchaient devant ses yeux et devant les nôtres. Et ils agissaient, disant ce qu'ils devaient dire et faisant ce qu'ils devaient faire d'après leur tempé- rament, leur éducation et l'influence de leurs enlours, ayant le caractère de leur origine et de leur com- plexion, les habitudes de leur (caractère, les idées de leurs habitudes, les paroles de leurs idées et les actes de leur langage; pleins, solides, organisés, vivants, les uns plus complexes et les autres quel- quefois trop simples, et nous reviendrons sur ce point; mais tou^ aniniés et qui respiraient. / C'est le premier trait et c'est le^don essentiel de l'artiste : le sentiment de la vie et la faculté d'en don nerj^ilhiaiûiu^

Cette puissance qu'il eiU à un degré extraordi- naire était soutenue et agrandie chez lui par le don de voir le détail des êtres et des choses. Ce n'est

LES CARACTÈRES. 75

pas la même faculté. De grands artistes comme Cor- neille, comme Victor Hugo, ne Tont pas. Ils créent la vie large et forte ; ils ne sentent pas, ou mépri- sent, et, ^our la mépriser il faut qu'ils ne la sentent guère, la vie minutieuse; ils ne savent pas la guetter et la poursuivre dans ses manifestations légères et apparemment ipsigniûantes, qui sont pourtant ce qui donne aux êtres, comme aux choses, leur physio- nomie. Pour bien comprendre, songez à ce que nous sommes, nous gens du commun. Nous disons : « Telle personne a un air de bonté; telle un air sinistre ». Ccst une vue d'ensemble, juste, mais un peu vague. Or, cette vue nous a été donnée par cent détails dont nous avons reçu Timpression comme inconsciente. Ges^jcent détails, le grand artiste les voit tous et, parmi eux, il choisit et il nous donne les plus significatifs et, à chacun^ nous nous écrions : « Comme c'est vrai! J'avais remarqué celai » Nous ne l'avions pas remarqué, nous Tavions entrevu et c'est du moment que l'artiste nous le montre que ce détail sort, comme appelé par lui, du fond de notre mémoire confuse.

Cette faculté d'observation saisissante, de mé- moire tenace et d'évocation"" personne peut-être ne l'a eue comme Balzac.

Gela suffisait pour faire de lui un grand roman- cier; il avait plus encore. Il avait le don de voir et de ressusciter dans sa pensée des ensembles, des groupes humains, presque des sociétés organisées, avec les actions et réactions des membres qui les composent les uns sur les autres. Et ceci est un

76 DALZAG.

don absolument supérieur. On compte aisément / ceux qui ront_re^u^_S]tfJke9£Ç?re et Molière sont //^ les plus illustres. Quand il a celte puissance, le romancier est une manière de poète épique; ce n'est plus seulement créer la vie, ce n'est plus seule- ment la^urprendre dans les plus menus de ses détails caractéristiques, c'est, de plu^l'embrasscr dans saplénitude, et chaque être qu'on a créé, bien vivant déjà, le rendre plus vivant encore du contact, du froissement et de Timpulsion de la vie de tous les autres. Un monde a été créé. Balzac n'était ni plus ni moins que ce créateur. Quand il eut l'idée de donner pour titre commun à tous ses ouvrages, ceux de jeunesse exceptés, la Comédie humaine^ il eut simplement une attaque de mégalomanie ou une idée de commerçant habile ; encore est-il qu'il s'aper- cevait d'une chose vraie, qu'il ne faisait qu'exagérer jusqu'au burlesque; la chose vraie était que ses personnages, vivant toujours dans sa pensée et à cause de cela reparaissant, d'un roman à l'autre, plus âgés, moins âgés, dans d'autres circonstances, dans d'autres entours, mais toujours avec leur fond de caractère et de plain-picd rcconnaissables, for- maient une société, un peuple, une nation quasi- réelle, exactement comme pour les poètes anciens, les dieux de l'Olympe sont un peuple d'individus très caractérisés, toujours les mêmes à travers des aventures diverses, et dont les rapports entre cu.r, quoique divers aussi, ont toujours la même physio- nomie morale. Balzac créait une mythologie à lui tout seul et il le sentait et en cela il avait raison. U

LES CAnACrfeRES. 77

était le. créateur d'un yéritable monde vivant, res- treint sans doute, et que son litre forain débordait infiniment, mais qui était bien un petit monde vivant et d'une vie intense. On peut regretter que Molière qui, lui aussi a créé un monde vivant, n'ait pas établi ainsi des rapports entre les différents personnages de ce monde, d'une pièce à l'autre et, par exemple, que son Chrysale n'ait pas été Sganarelle (de VtScole des maris) plus âgé et que son Tartuffe n'ait pas été Don Juan plus âgé et ainsi de suite. Mais peut-être que je m'égare.

Ces personnages, Balzac s'appliquait d'abord à les voir physiquement ce que La Bruyère faisait ^Cja {Té Rirlie et le Pain're)/ïh^s trop rarement; ce que Molière aimait à faire (portrait de Tartuffe par Dorine), mais ce qu'il était, maflievreusement pour nous, dispensé de faire puisqu'il mettait ses person- nages en chair et en os sur le théâtre.,^^ Balzac s'appliquait à voir ses personnages physiquement, dans un détail minutieux; ensji[te_,iX.JLeiir„<iQJaaâit îiTi nom, ( OMvaincu, ce qui est faux, qu'il y a des a:i:ilu-ie< outre le nom que l'on porte et le caractère qu'on a; mais convaincu, ce qui est vrai, que certains noms réveillent âçs idées qui sont satisfaites quand le personnage qui porte ce nom se trouve préci- sément conforme à ces idées. Easiûte, il cherchait dans ses souvenirs ob.il inventait un^iabitation qui fût conforme au caractère qu'il voyait déjà se des- siner et qui Fexpïiquât et qui fût expliquée par lui. Knsui^il creusait le caractère déjà conçu, en psycho- logue à la fois informé et très habile à suppléer aux

?

1^ ÊALZAC.

lacunes de l'inrormation par dos inductions tirées do rinformation elle-même et cela, c'est posséder la logique des caranières. ^ P2nfin et c'est que com- mence Tœuvre du romancier proprement dit, il inventait les événements de nature à mettre le carac- tère dpnt s'agissait dans tout son jour eljlslMtwtait les événements nécessairement ou vraisemblable- ment produits par le caractère qu'il avait en main.

Il voyait le personnage physiquement en^toul son détail comme j'ai dit, mais avec un trait central essentiel, cardinal, qui en faisait ou en marquait Tunité et qu'il savait enfoncer vigoureusement dans l'esprit et dans la mémoire du lecteur. Cela ne se peut bien montrer, ou assez bien, que par des exemples. Mme Vauquer, hôtesse d'une pension bourgeoise : « Bientôt la veuve se montre, attifée ) de son bonnet de tulle sous lequel pend un tour de cheveux mal mis; elle marche en traînassant ses pantoufles grimacées. Sa face vieillotte, grassouil- lette, du milieu de laquelle sort un nez en bec de perroquet; ses petites mains potelées, sa personne dodue comme un rat d'église, son corsage trop plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette salle ' suinte le malheur, s'est blottie la spéculation et I dont Mme Vauquer respire l'air, chaudement fétide, sans en être écœurée. Sa figure fraîche comme une première gelée d'automne, ses yeux ridés dont l'expression passe du sourire prescrit aux danseuses à l'amer renfrognement de l'escompteur, enfin toute 8a4>ersonae explique la pension, comme la pension implique sa personne, L'embonpoint blafard de cette

LES CARACTfeRES. ^9

petite femme est le produit de cette vie ;comme le typhus ësï "la cônTéquénce ^es exhalaisons d'un hôpital. »

« La vieille demoiselle Michonneau gardait sur ses yeux un crasseux abat-jour en taffetas vert, cerclé par du fil d'archal, qui aurait effarouché l'ange de la pitié ; son châle à franges maigres et pleurardes sem- blait couvrir un squelette, tant les formes qu'il cou- Trait étaient anguleuses. Quel acide avait dépouillé cette créature de ses formes féminines? Elle devait avoir été jolie. Était-ce le vice, le chagrin ou la cupidité? Avait-elle trop aimé, avait-elle été mar- chande à la toilette ou seulement courtisane? Son regard blanc donnait froid, sa figure rabougrie menaçait; elle avait la voix clairette d'une cigale criant dans son buisson aux approches de l'hiver. »

Ce qui fait l'unité de ce portrait, ce qui le rassemble tout entier autour d'une impression, d'une sensation unique, c'est l'idée de froid. Mlle Michon- neau est une de ces personnes qui donnent froid; ellë^est glaçante. Elle a froid elle-même sous ses vêtements « maigres » comme elle; elle est pareille à un squelette; elle est rongée comme par un acide; son regard blanc est d'une eau froide ou d'un mica de givre; sa voix est froide, clairette et aigre comme celle d'une cigale; mais, comme la cigale rappelle l'été, l'auteur s'empresse d'ajouter « aux approches de l'hiver » (ce qui est un trait faux du reste car aux approches de l'hiver la cigale est morte). Mlle Michonneau laisse derrière elle dans l'air qu'elle a traversé un sillage d'ondes glaciales. Mlle Michou-

80 fiALZAC.

neau est maigre, décharnée, aigre et froide comme l'hiver. Mlle Michonncau c'est la bise.

« M. Poiret était une es|)èce de mécanique. Kn l'apercevant s'étendre comme une ombre grise le long d'une allée du Jardin des Plantes, la tête cou- verte d'une casquette flasque, tenant à peine sa canne, un livre jauni dans sa main, laissant flotter les pans flétris de sa redingote qui cachait mal une culotte presque vide et des jambes en bas bleus qui flageolaient comme celles d'un homme ivre, mon- trait son gilet blanc sale et son jabot de grosse mousseline recroquevillée qui s'unissait imparfaite- ment à la cravate noire autour de son cou de dindon; bien des gens se demandaient si cette ombre chinoise appartenait à la race audacieuse des fils de Japetqui papillonnent sur le boulevard des Italiens. Quel travail avait pu le ratatiner ainsi? Ce qu'il avait été? Mais sans doute employé dans un bureau... »

Ceci, c'est le portrait d'un homme qui n'a jamais été qu'un rouage. Le premier mot l'indique : t< (T. lait une espèce de mécanique. «Tous les autres se rapportent et nous ramènent à cette idée. Physi- quement il n'est qu'une ombre; il ne tient pas de place, il glisse entre deux couches d'air très rapprochées et qui ne sont pas sensiblement dérangées par son passage. Il existe aussi peu qu'il soit posjijile d'exister, n'ayant jamais été qu'un feuillet à très peu près inutile et aplati entre deux autres feuillets du livre social. Sa mise n'est pas complètement négligée; mais elle est surannée et

LES CARACTÈRES. 81

elle est piteuse; surannée, parce que jamais un changement de position sociale n'a obligé celui qui la porte à la changer; piteuse, parce que la pauvreté du personnage l'oblige à ne pas la renouveler et que sa misère physiologique apparaît au travers d'elle et Taccuse. Épave sociale restée propre et non sans di- gnité (il a un jabot), mais pitoyable et surtout ridicule. « Quoique Mlle Victorine Taillefer eût une blan- cheur maladive semblable à celle des jeunes filles attaquées de chlorose et qu'elle se rattachât à la souffrance générale qui faisait le fond de ce tableau par une tristesse habituelle, par une contenance gênée, par un air pauvre et grêle, néanmoins son visage n'était pas vieux, ses mouvements et sa voix étaient agiles. Ce jeune malheur ressemblait à un arbuste aux feuilles jaunies fraîchement planté dans un terrain contraire. Sa physionomie roussâtre [mal écrit; ce n'est pas la physionomie qui est rous- sâtre, c'est le visage], ses cheveux d'un blond fauve, sa taille trop mince exprimaient cette grâce que les poètes modernes trouvent aux statues du moyen âge. Ses yeux gris mélangés de noir exprimaient une douceur, une résignation chrétiennes. Ses vête- ments simples, peu coûteux, trahissaient des formes jeunes. Heureuse elle eût été ravissante; le bonheur est la poésie des femmes. Si la joie d'un bal eût reflété ses teintes rosées sur ce visage pâli; si les douceurs d'une vie élégante eussent rempli, eussent vermillonné ses joues déjà creusées, si l'amour eût ranimé ses yeux tristes, Victorine eût pu rivaliser avec les plus belles jeunes filles. »

Faguet. Balzac. 0

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Le mol révélateur pour rinlelligence du texte c'est la comparaison de Viclorine avec un arbuste fraîchement transplanté dans un terrain contraire et dont les feuilles ont jauni. Yictorine a une mauvaise santé accidentelle. Housse aux yeux presque noirs, elle a un fond de santé robuste; elle est jolie, elle est bien faite; mais la pauvreté Ta transportée dans un habitat malsain; elle se flétrit; mince, elle est trop mince; jolie, elle n'a pas de physionomie; gracieuse, elle n'a pas de sourire; pour ainsi dire elle est belle en dedans. Il lui manque Tcpanouisse- ment que peuvent seuls donner le bonheur ou rillusion qu'on est heureuse. Avec les années elle deviendra une Mlle Michonneau et Tabat-jour aux fils d'archal attend ses yeux gris mêles de noir qui auront beaucoup pleuré. C'est un arbrisseau raîchement transplanté dans un terrain contraire, tout est là; la description de la jeune fille se ramène à cette explication, charmante du reste en sa grâce mélancolique.

« M. Vautrin, homme de quarante ans, à favoris peints, élait de ces gens dont le peuple dit : « Voilà « un fameux gaillard ». 11 avait les épaules larges, le buste développé, les muscles apparents, des mains épaisses, carrées et fortement marquées aux phalanges pa** des bouquets de poils touffus et d'un roux ardent. Sa figure rayée par des rides préma- turées offrait des signes de dureté que démentaient ses manières simples et liantes. Sa voix de basse- taille, en harmonie avec sa grosse gatté, ne déplaisait pas. Il était obligeant et rieur. Si quelque serrure

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allait ma!, il l'avait bientôt démontée, rafistolée, huilée, limée, remontée, en disant: « Ça me connaît». Il connaissait tout, d'ailleurs, les vaisseaux, la mer, la France, l'étranger, les affaires, les hommes, les événements, les lois, les hôtels et les prisons. Si quelqu'un se plaignait par trop il lui offrait aussitôt ses services. 11 avait prêté plusieurs fois de l'argent à Mme Vauquer et à quelques pensionnaires, mais ses obligés seraient morts plutôt que de ne pas le lui rendre, tant, malgré son air bonhomme, il impri- mait de crainte par certain regard profond et plein de résolution. A la manière dont il lançait un jet de salive, il annonçait un^sang-froid. imperturbable qui ne devait pas le faire reculer devant un crime pour sortir d'une situation équivoque. Gomme un juge sévère, son œil semblait aller au fond de toutes les questions, de toutes les consciences, de tous les sentiments... Il savait ou devinait les affaires de ceux qui l'entouraient, tandis que nul ne pouvait pénétrer ni ses pensées ni ses occupations. Quoi- qu'il eût jeté son apparente bonhomie, sa constante complaisance et sa gaîté comme une barrière entre les autres et lui, souvent il laissait percer l'épou- vantable profondeur de son caractère. »

Vautrin est un bandit et c'est un homme de puis- sante intelligence et de puissante volonté. Mais il importe pour la conduite de son roman que l'auteur ne dise pas tout de suite qu'il est un bandit. A cause de cela il le présente seulement, d'abord, comme un homme inquiétant. Il est fort physiquement, robuste, fait pour Tendu radce. Il est bon garçon, serviabloj

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gai, largement joyeux, réconfortant. On ne peut pas s'empêcher de le trouver sympathique. On lui est reconnaissant de sa bonne santé et c'est très humain. Mais il est secret; on ne sait rien de lui, ni de ce qu'il fait, et des personnages plus éveillés que ceux de la pension Vauquer en concevraient quelque ombrage ; inconsciemment, du reste, ils sont tous un peu terrorisés, sinon de sentir qu'ils ne savent rien de lui, du moins de sentir qu'il devine tout d'eux. De plus, il a un certain regard profond et pénétrant et une certaine dureté de physionomie quand il ne rit pas, qui font contraste avec ses manières accommodantes etqui, à de moins engourdis, feraient soupçonner qu'elles sont factices. Et enûn il est bien adroit à démonter les serrures. Tous ces traits constituent le personnage inquiétant ^ non tout à fait pour les pensionnaires, mais, pour le lecteur, en le mettant sur la voie de soupçonner le forban, ce qui est ce que veut l'auteur. En attendant, le por- trait est achevé; on a ores et déjà rimpression d'un homme énergique et adroit, résolu et habile, maître de lui, autonome, sans préjugés et sans manies et qui ne peut guère être autre chose qu'un bandit ou un policier. Le portrait, fort sobre, tracé à grandes lignes précises et creusées, est de toute beauté.

Un usurier dans sa chambre : « Saisirez-vous bien cette figure pâle et blafarde à laquelle je vou- drais que l'Académie me permît de donner le nom de face lunaire^'î Elle ressemblait à du vermeil dédoré.

1. Fausse note. Balsac l'appelle lunaire porce qu^elk c«i pAle et blaforde, j'entends bien; mots « face lunaire éreil»

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Les cheveux de mon usurier étaient plats, soigneu- sement peignés et d'un gris cendré. Les traits de son visage, impassibles comme ceux de Talleyrand, paraissaient avoir été coulés en bronze. Jaunes comme ceux d'une fouine, ses petits yeux n'avaient presque point de cils et craignaient la lumière; mais l'abat-jour d'une vieille casquette les en garantis- sait. Son nez pointu était si grêlé dans le bout que vous l'eussiez comparé à une vrille. 11 avait les lèvres minces de ces alchimistes et de ces petits vieillards peints par Rembrandt ou Metzu. Cet homme parlait bas, d'un ton doux, et ne s'emportait jamais. Son âge était un problème : on ne pouvait pas savoir s'il était vieux avant le temps ou s'il avait ménagé sa jeunesse afin qu'elle lui servît tou- jours. Tout était propre et râpé dans sa chambre, pareille, depuis le drap vert du bureau jusqu'au tapis du lit, au froid sanctuaire de ces vieilles filles qui passent leur vie à frotter leurs meubles. En hiver les tisons de son foyer, toujours enterrés dans un talus de cendres, y fumaient sans flamber. Ses actions, depuis l'heure de son lever, jusqu'à ses accès de toux le soir, étaient soumises à la régularité d'une pendule... Si vous touchez un cloporte chemi- nant sur un papier, il s'arrête et fait le mort. De même, cet homme s'interrompait dans son discours et se taisait au passage d'une voilure pour ne pas forcer sa voix. A l'imitation de Fontenelle, il écono-

lern toujours dans Tesprit de tout le monde l'idée d'une figure ronde et épanouie, et la figure d'un nvare est toujours, et celle de Balzac est, ici même, tout le contraire.

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misait le mouvement vital et concentrait tous les sentiments humains dans le moi. Aussi sa vie s'écou- lait-elle sans faire plus de bruit que le sable d'une horloge antique. Quelquefois ses victimes criaient beaucoup, s'emportaient; puis après il se faisait un grand silence comme dans une cuisine Ton égorge un canard. Vers le soir, rhomme-billet se changeait en homme ordinaire et ses métaux se transformaient en cœur humain. S'il était content de sa journée il se frottait les mains en laissant échap- per par les rides crevassées de son visage une fumée de gatlé; car il est impossible d'exprimer autrement le jeu muet de ses muscles se peignait une sensation comparable au rire à vide de^Bas-de- Cuir. Enfin dans ses plus grands accès de joie, sa conversation restait monosyllabique et sa conte- nance était toujours négative. »

Le trait central de cet étonnant portrait, c'est la puissance du silence. Gobseck est silencieux et c'est une de ses forces et c'est le signe de sa force principale. Gobseck est silencieux; ses lèvres minces et rentrantes sont silencieuses, ses paroles sont silencieuses; caries mots monosyllabiques font sentir le silence beaucoup plus qu'ils ne font enten- dre de son; son rire est silencieux, ses pas, ses mouvements doivent l'être et aux moments graves, quand la victime est acculée et réduite, le silence et de la victime et de l'exécuteur semble tomber comme un couperet. Cette chambre est la demeure, non du silcncede raortprécisément,mais des silencesmortels.

Remarquez la diCTérence avec Grandet. Gobseck

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et Grandet sont assurément de la même famille. Mais Grandet parle, en bredouillant, en bégayant, mais encore il parle et beaucoup. Gobseck se tait. Pourquoi? Parce que Grandet est un avare et au besoin un usurier, mais est surtout un avare spé- culateur : il fait des marchés, il ne fait même que cela toute sa vie; pour faire des marchés il faut qu'il parle, infatigablement même, en même temps que d'une façon artîïïcîellèmènt diffîcultueuse pour embrouiller et fatiguer l'adversaire. Gobseck ne fait pas marché. Il prête à tel taux. Le taux indiqué, il n'a pliis à combattre et à vaincre que par l'obstination, l'entêtement invincible et le silence glacial et les « non », les « si » et les « çé que j'ai dit », avec l'impassibilité des traits et le visage fermé, qui sont les formes mêmes de l'obstination inconcussible. Autant il faut que Grandet parle, / autant il faut que Gobseck se taise.

Voyez maintenant des portraits physiques de la même personne à différents âges et après des cir- constances qui l'ont modifiée. La cousine Bette à vingt-cinq ans : « Pendant les premiers temps, quand elle eut quelques espérances dans le secret duquel elle ne mit personne, elle s'était décidée à porter des corsets, à suivre les modes et elle obtint alors un moment de splendeur pendant lequel le baron la trouva mariable. Lisbeth fut alors la brune piquante de l'ancien roman français. Son regard perçant, son teint olivâtre, sa taille de roseau pouvait tenter un major en demi-solde; mais elle se contenta, disait- elle en riant, de sa propre admiration... »

A quarante-cinq ans : « Avec le temps, U cousine Heltc avait contracté Hes manies de vicii/e fille assez singulières. Ainsi, par exemple, elle voulait, au lieu d'obéir à la mode, que la mode s'appliquât à ses habitudes et se pliât à ses fan- taisies toujours arriérées. Si la baronne lui don- nait un joli chapeau nouveau, quelque robe taillée au goût du jour, aussitôt la cousine Bette retra< vaillait chez elle, à sa façon, chaque chose, et la gâtait en s'en faisant un costume qui tenait des modes impériales et de ces anciens costumes lor- rains... Elle gardait la raideur d'un bâton. Or, sans grâce, la femme n'existe pas à Paris. Ainsi la chevelure noire, les beaux yeux durs, la rigidité des lignes du visage, la sécheresse calabraise du teint qui faisait de la cousine Bette une ligure du Giotto et desquels une vraie Parisienne eût tiré parti; sa mine étrange surtout, lui donnaient une si bizarre apparence que parfois elle ressemblait aux singes habillés en femmes, promenés par les petits savoyards. »

Auj^eux^âges le tjail cfintral, le trait essentiel, c'est la sécheresse, la rigidité, l'absence de grâce; aux deux âges nous avons affaire à quelqu'un qui n'a pas sucé le lait de la tendresse humaine; mais d'uin^àge à un autre la sécheresse s'est accusée, la rigidité s'est endurcie, le regard perçant est devenu les beaux yeux durs, le teint olivâtre est devenu la couleur ocreuse de la Calabraise et à cela se joignant l'excentricité delà mise qui témoigne de la personna- lité rétive et têtue, le portrait de la « vieille chèvre »,

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commencé dans le portrait de la jeune chevrette, est achevé.

Monsieur Goriot k soixante-deux ans, riche, heu- reux et content d'être ; le père Goriot à soixante-cinq et soixante-six ans, ruiné, déprimé et rongé par le chagrin.

Monsieur Goriot: « Goriot vint, muni d'une garde- robe bien fournie, le trousseau magnifique du négo- ciant qui ne se refuse rien en se retirant du com- merce. Mme Vauquer avait admipé dix-huit chemises de demi-Hollande dont la finesse était d'autant plus remarquable que le vermicelier portait sur son jabot dormant deux épingles unies par une chaînette dont chacune était montée d'un gros diamant. Habituelle- ment velu d'un habit bleu barbeau, il prenait chaque jour un gilet dépiqué blanc sous lequel fluctuait son ventre piriforme et proéminent qui faisait rebondir une lourde chaîne d'or garnie de breloques. Sa taba- tière, également en or, contenait un médaillon plein de cheveux qui le rendait, en apparence, coupable de quelques bonnes fortunes. Lorsque son hôtesse l'accusa d'être un galantin, il laissa errer sur ses lèvres le gai sourire d'un bourgeois dont on a flatté la vanité, »

C*est le bourgeois cossu et vulgaire. Il a aimé, il aime encore le linge très fin, l'habit des hommes de la haute bourgeoisie parisienne, celui qui se porte au I)0ulevard et au bois, le gilet blanc qui, devant être changé chaque jour, marque un certain état de fortune et l'absence du souci de l'économie; mais surtout, ce que s'interdit le vrai élégant, les bijoux,

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qui sont ostentation, et qui Sont comme l'enseigne à attirer les regards et la considération. Il les a tous : la chaîne d'or, et lourde, les breloques, les épingles de cravate en gros diamants, la tabatière d'or avec médaillon. Il porte sur lui cette petite fortune qui avise, proportionnellement, qu'il en a une grande. C'est un peu pour qu'on le sache; c'est beaucoup pour se le rappeler à lui-même. 11 regarde ses bre- loques ou sa tabatière comme il se regarderait dans une glace. Tout dit en lui :je suis riche et j'ai toujours peur de négl!.ger de m'en souvenir. Du reste, quoique sobre, dès cette époque, il est gras, « sain comme Toeil », dit une amie de Mme Vauquer, « un homme parfaitement conservé et qui peut donner de l'agré- ment à une fetome » et « son mollet charnu, saillant, pronostiquait autant que son long nez carré des qualités morales auxquelles paraissait tenir la veuve et que confirmait la face lunaire et naïvement niaise du bonhomme. Tous les matins, le coiffeur de l'École polytechnique venait l'accommoder et lui poudreries cheveux. » C'était le bourgeois de classe moyenne du temps de Louis-Philippe aspirant à la haute bourgeoisie et la copiant.

Le père Goriot : a Trois ans après, le père Goriot, un jour, apparut sans poudre; son hôtesse laissa échapper une exclamation de surprise en apercevant la couleur de ses cheveux; ils étaient d'un gris sale et verdâtre. Sa physionomie, que des chagrins secrets avaient insensiblement rendue plus triste de jour en jour, semblait la plus désolée de toutes celles qui garnissaient la table... Quand son trousseau fut usé

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il acheta du calicot à quatorze sous Faune pour rem- placer son beau linge. Ses diamants, sa tabatière d'or, ses bijoux disparurent un à un. II avait quitté son habit bleu barbeau, tout son costume cossu, pour porter été comme hiver une redingote de drap mar- ron grossier, un habit de poil de chèvre et un pan- talon gris en cuir de laine. Il devint progressivement maigre; ses mollets tombèrent, sa figure, bouffie par le contentement d'un bonheur bourgeois, se rida démesurément, son front se plissa, sa mâchoire se dessina. Il ne se ressemblait plus. Le bon vermicelier de soixante-deux ans qui ne paraissait pas en avoir quarante, le bourgeois gros et gras, frais de bêtise, dont la tenue égrillarde réjouissait les passants, qui avait quelque chose de jeune dans le sourire, sem- blait être un septuagénaire hébété, vacillant, blafard. Ses yeux bleus si vivaces prirent des teintes ternes et gris de fer; ils avaient pâli, ne larmoyaient plus et leur bordure rouge semblait pleurer du sang. Aux uns il faisait horreur, aux autres il faisait pitié. De jeunes étudiants en médecine, ayant remarqué l'abaissement de sa lèvre inférieure et mesuré le sommet de son angle facial, le déclarèrent atteint de crétinisme après l'avoir longtemps houspillé sans en rien tirer... »

Tous les traits de ce second portrait, en opposi- tion directe avec ceux du premier, visent une misère physiologique en tant qu'effet et signe d'une misère morale. Amaigrissement, plissement du front, des joues, de k chair autour des mâchoires ; face ter- reuse; au lieu du mollet charnu et saillant qui sup-

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pose une marche ferme, l'allure vacillante de M. Poiret. Auçuntrait qui dénonce une maladie pro- prement dite; aucun^gui ne suggère l'idée d'une ^profonde afTeclion morale, rongeante et lentement dévastatrice. Le dernier mot n'est que Pexàgéralton d'une observation exacte et qui résume tout le mor- ceau. Les jeunes étudiants déclarent Goriot altcitit de crétinisme, parce qu'il l'est d'une de ses idées fixes qui, sans rendre idiot, vous donnent toutes les apparences de cela.

Remarquez aussi le premier mot : Goriot sans poudre. Ceci avant tout le reste, d'abord parce que la suppression de la poudre a été un des premiers retranchements, un des premiers sacrifices que Goriot se soit imposés; ensuite, et surtout, parce que ce changement, le seul qui ait été brusque et soudain, a attiré l'attention des pensionnaires sur tous les autres qu'ils avaient à peine remarqués et a fait qu'ils se sont dit : « C'est vrai; depuis trois ans il a bien changé ; il a maigri, il s'est décoloré, il s'est ratatiné »>, et tout le reste.

Quant à l'effet produit sur les entours ce qui complète le portrait, car on est ce qu'on peut être, mais pour le lecteur l'impression qu'un être fait sur ceux qui l'environnent est un renseignement très précieux et comme définitif quant à l'effet produit sur l'entourage, le voici : « Il était tombé dans un état méditatif que ceux qui l'observaient superficiel- lement prenaient pour un engourdissement sénile; chacun, dans la pension, avait des idées bien arrêtées sur le pauvre vieillard. II n'avait jamais eu nrfemrae

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ni iîlle. L'abus des plaisirs en faisait un colimaçon, un mollusque anthropomorphe à classer parmi les casquettifères, disait un employé du Muséum. Poirct était un aigle, un gentleman auprès de Goriot. Poirel parlait, raisonnait, répondait; il ne disait rien, à la vérité, en parlant, raisonnant ou répondant; car il avait riiabitude de répéter en d'autres termes ce que disaient les autres; mais il contribuait à la conversa- lion ; il était vivant ; il paraissait sensible ; tandis que le père Gonot, disait encore l'employé du Muséum, était constamment à zéro Réaumur. »

En un mot, pour employer l'énergique et si juste expression populaire, Goriot est absorbé. Quelque chose en lui l'attire à soi et supprime toute expan- sion, toute sortie, tout mouvement, si petit qu'il soit, vers le dehors. Il n'est plus « sensible » à ce qui vient de l'extérieur et il ne paraît plus vivant. Il est au-dessous d'un imbécile authentique et avéré tel. Car l'imbécile est passif; on l'atteint, il répercute; on lui parle, il répond comme un écho; il est passif. Goriot n'est pas même passif; il ne subit plus le contact des objets extérieurs ; toute communication entre le monde et lui est comme coupée. Pourquoi? Les pensionnaires de la maison Vauquer répondent à leur manière; le lecteur se le demande avec intérêt et c'est en quoi le portrait, en même temps que curieux en soi, est extrêmement adroit comme intro- duction au roman et invitation à le lire.

Quand Balzac a vu son personnage, Balzac aime à le nommer^ d'un nom très caractéristique et qui le peint. Il y tenait infiniment, cherchait longtemps,

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consultant les enseignes des boutiques. On sait le bonheur qu'il éprouva quand il trouva, sur une enseigne précisément, le nom de Z. Marcas et qu'il se ûgura tout de suite un être disgracié, souffreteux, douloureux et malheureux dans toutes ses entre- prises. Naïvement, selon son habitude, il nous fait admirer le nom qu'il vient de donner à un de ses personnages. « Comment! » lui dit Mme de Listo- mëre... Ici Tbistorien serait en droit de crayonner le portrait de cette dame; mais il a pensé que ceux mêmes à qui le système de cognosmoiogie de Sterne est inconnu, ne pourront pas prononcer ces trois mots : Madame de Listomère sans se la peindre noble, digne, tempérant les rigueurs de la piété par la vieille élégance des mœurs monarchiques et clas- siques et par des manières polies; bonne, mais un peu raide, légèrement nasillarde, se permettant la lecture de la Nouvelle Héloîse, la comédie et se coif- fant encore en cheveux. » Que de choses dans trois syllabes! Quelle belle langue que le turc!

Sérieusement, ses noms propres sont presque toujours très bien choisis. Surtout ce qui l'est admi- rablement, c'est la synthèse du nom et du prénom et l'effet quà eux deux ils produiront sur le lecteur : Eugénie Grandet^ effet de douceur tendre et sensa- tion de vie monotone et terne, nom gris-perle; Ursule Mirouet^ même effet, mais avec quelque chose de plus ecclésiastique; Philippe Bridau, admirable nom de soudart, et Joseph Bridau excellent nom d'artiste doux, tranquille et familial ; Colonel Chabert, nom magnifique de chef de dragons; Baron Uuloti

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admirable nom d'officier du premier Empire qui rappelle toujours au lecteur, au milieu de la dégra- dation eO'royable du personnage, ce qu'il a été et, par conséquent, la profondeur tragique de cette dégradation ; je ne parle pas de Gobseck, si caracté- ristique, mais jusqu'à en être un peu caricatural; mais Lucien de Rubempré n'est-il pas un nom d'homme charmant, gracieux et faible, et Eugène de Rastignac celui d'un audacieux, ardent, résolu, conquérant, de peu de scrupules, à qui la façon dont il s'appelle promet la victoire? Et les duchesses qui s'appellent Maufrigneuse et les bourgeoises courtisanes qui s'appellent Valérie Marnejfe (nom que, cependant, je vois plutôt à une vieille entre- metteuse; mais elle le deviendra par trait de temps). Et le journaliste Lousteau et le caricaturiste Bixiou et le médecin Bianchon et Crevel, crevant de vanité et d'importance! Je ne vois guère que Mme de Mortsauf dont le nom ne me paraisse pas heureux, étant plutôt celui d'une grande dame insolente et peut-être courtisane que celui d'une créature douce, pure, plaintive et brisée. Il est vrai que c'est celui de son mari. Mais son mari est un malade imaginaire et lui, non plus, ne répond pas à son nom.

Ces erreurs sont rares. En général, Balzac est infaillible dans cette partie de son art qui n'est nullement à négliger. George Sand aussi était géné- ralement très heureuse dans le choix de ses noms propres.

Le personnage vu. le personnage nommé, Balzac •'occupe de son habitat^ étant persuadé avec raison

H BALZAC.

que les entoure exercent une immense influence sur le caractère, et aussi* que nous choisissons nos entours selon noire caractère, et aussi que nous modelons ou modifions notre demeure selon les impulsions de notre tempérament, et que, pour toutes ces raisons, il y a une connexion étroite entre noire habitation et nous. J ai dit que Balzac dépasse un peu celte conception et que souvent il décrit pour décrire, par passion d'artiste, regardant une maison de province ou de Paris de la même dévotion qu'un archéologue un monument figuré d'Eleusis. J'ai dit que pour mon goût même il les voit trop, en est trop fortement et trop longuement obsédé; mais encore et le plus souvent, c'est bien pour nous expliquer l'homme et nous le faire comprendre à fond qu'il nous décrit minutieusement ce qui, l'en- louranl sans cesse, l'a modelé, a été modelé par lui et par retour, modifié par lui, l'a modifié encore en un certain sens.

Voyez la maison de l'avare. C'est celle maison que Balzac a bien soin de nous montrer avant de nous présenter l'avare lui-même. La carapace explique la tortue. « 11 se trouve dans certaines villes de pro- vince des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoque les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes et les ruines les plus tristes. Peut-être y a-t-il à la fois dans ces maisons et le silence du cloître et l'aridité des landes et les ossements des ruines; la vie et le mouvement y sont si tranquilles qu'un étranger les \ croirait inhabitées s'il ne rencontrait tout à coup le

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regard pâle et froid d'un personnage immobile dont la figure à demi monastique dépasse l'appui de la croisée au bruit d'un pas inconnu. Ces principes de mélancolie existent dans la physionomie d'un logis situé à Saumur au bout de la rue montueuse qui mène au château par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu fréquentée, chaude en été, froide en hiver, obscure en quelques endroits, est remarquable par la sonorité de son petit pavé caillouteux, toujours propre et sec, par l'étroitesse de sa voie tortueuse, par la paix de ses maisons, qui appartiennent à la vieille ville et qui dominent les remparts... Après avoir subi les détours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents réveillent des souvenirs et dont l'effet général tend à plonger dans une sorte de rêverie machinale, vous apercevez un renfonce- ment assez sombre au centre duquel est cachée la porte de la maison du père Grandet. » Cette rue écartée, cette maison en retrait de la rue écartée elle-même et qui semble se dérober aux yeux, celte maison claustrale, aride et tombale, et apparais- sait quelquefois à une fenêtre ce visage monas- tique inquiet d'un pas inconnu tant il s'est habitué à reconnaître le sondes pas habituels, est merveilleu- sement la demeure de l'éternelle défiance et, par con- séquent, de l'avarice.

La maison du sage (qu'il n'a pas faite, qu'il a à peine modifiée, mais qu'il a choisie, et qui, donc, est encore signe de son tour d'esprit), la maison d'un sage sans originalité, d'âme moyenne, mais pure, douce et cordiale : « Le Loing traverse onduleuse-

FAcrrr. Palzac. 7

os BALZAC.

meot la ville, horde de jardin? à terrasses et de maisons proprettes dont Taspert fait croire que le bonheur doit habiter plutôt qu'ailleurs. Lorsque le docteur tourna de la Grande-HuQ dans la rue des Bourgeois, Minorct-Levrault lui montra la propriété de M. Levrault, riche manhand de fer à Paris, qui, dit-il, venait de se laisser mourir : « Voilà, mon « oncle, une jolie maison à vendre; elle a un charmant « jardin sur la rivière. » « Entrons », dit le docteur en voyant au bout d'une petite cour pavée, une maison serrée entre les murailles de deux maisons voisines déguisées par des massifs d'arbres et des plantes grimpantes. « Elle est bâtie sur caves », dit le docteur en entrant par un perron très élevé, garni do vases en faïence blanche et bleue fleurissaient des géraniums. Coupée, comme la plupart des maisons de province par un corridor qui mène de la cour au jardin, la maison n'avait à droite qu'un salon éclairé par quatre croisées, deux sur la cour et deux sur le jardin; mais Levrault-Levrault avait consacré l'une de ces croisées à l'entrée d'une longue serre bâtie en briques qui allait du salon à la rivière elle se terminait par un horrible pavillon chinois. « Bon! « en faisant couvrir vcUp serre et en la parquetant, « dit le vieux Minoret, je pourrai loger mes bibliothè- « ques et faire un joli cabinet de ce singulier morceau « d'architecture. » De l'autre côté du corridor se trou- vait sur le jardin une salle à manger en imitation de laque noire à fleurs vert et or et séparée de la cuisine par la cage de l'escalier. On communiquait par un petit 6fÛc0 pratiqué derrière cet ••«aliert bv«« M

LES CARACTfeRES. 99

cuisine, dont les fenêtres à barreaux de fer grilla- gées donnaient sur la cour. 11 y avait deux apparte- ments au premier étage et au-dessus des mansardes lambrissées encore assez logeables. Après avoir rapidement examiné cette maison garnie de treil- lages verts du haut en bas, du côté de la cour comme du côté du jardin et qui sur la rivière était terminée par une large terrasse chargée de vases en faïence. . . »

£t c'est bien dans cette maison bourgeoise, un peu vulgaire, mais cordiale et riante, que l'on se figure le docteur Minoret faisant d'interminables parties de trictrac avec le curé et le colonel en retraite, et sa nièce s'éprenantde M. de Portenduere en le voyant de l'autre côté de la rue se faire la barbe avec grâce.

Appartement de médecin pauvre : « Le salon les consultants attendaient était maigrement meublé de ce canapé vulgaire en acajou, garni de velours d'Utrecht jaune à fleurs, de quatre fauteuils, de six chaises, d'une coi^sole et d'une table à thé... La pen- dule toujours sous son globe de verre entre deux candélabres égyptiens figurait une lyre. On se demandait par quels procédés les rideaux pendus aux fenêtres avaient pu subsister si longtemps; car ils étaient en calicot jaune imprimé de rosaces rouges de la fabrique de Jouy... L'autre chambre servait de salle à manger. On devinait dès l'entrée la misère décente qui régnait dans cet appartement, désert pendant Ja moitié de la journée, en apcrce- tat^t Us petits rideaux mousselitie rouge à U

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croisée de cette pièce donnant sur la cour. Les pla- cards devaient receler des restes de pâtés moisis, des assiettes écornées, des bouchons éternels, des serviettes d'une semaine... »

Ses personnage», vus, nommés, logés et placés dans leurs entour|ç il les fait vivre. Comment? C'est que la critique s'arrête, à très peu près impuis- sante et ignorante. Comment définir le don qu'a un Homère, un Eschyle, un Sophocle, un Euripide à moindre degré, un Shakespeare, un Corneille, un Racine, un Molière, un La Bruyère de temps en temps, un Gœlhe parfois, un Augier et un Dumas fils parfois, un Ibsen souvent, de faire non seulement vrai, exact, précis et large, mais vivant, mais animé et respirant, de faire vivre comme Jious sentons que vit notre voisin, notre père et notre mère, un Ulysse, une Electre, une Antigone, une Iphigénie, un Othello, une Pauline, une Phèdre et un Joad, un Tartuffe, un Giton, un Werther, un M. Poirier, une Mme Guichard, une Nora et un Borckmann? On ne sait; car ce n'est pas le secret de l'art, c'est le secret d'un instinct physiologique et d'une puis- sance physiologique qui consistent à se transformer en un autre et à,vivre en cet autre comme on vit soi- même, avec le même emportement de passion et lavec la même logique des sentiments et des passions. jOr, c'est ce don qui n'est pas analysable.

Massillon disait : « j'étudie les passions que je peins? Mais, en moi. » Flaubert disait : « Qui est Mme Bovary? C'est moi. » Et cela est certain car on ne donne pas la vie; on vit; et quand un per-

Les Caractères. iOl

Sonnagc créé par vous vit vraiment, c'est que vous vous êtes comme coulé en lui avec? la vie qui est en vous. Mais comment cela peut-ii se faire et comment se fait-il? C'est ce que le donneur de vie lui-même ne saurait pas vous expliquer et c'est là, à plus forte raison, que la critique perdrait ses peines.

Tout au plus peut-elle surprendre et indiquer quelques démarches, quelques habitudes, quelques procédés qui sont révélateurs d'une partie de ce travail singulier, mais qui ne sont encore qu'exté- rieurs et superficiels à ce travail, si l'on me permet d'ainsi parler, et tels qu'en les surprenant on n'at- teint pas le fond d'où ils viennent.

Par exemple, il y a le mot révélateur, le mot qui, brusquement, éclaire d'une pleine lumière les pro- fondeurs d'un caractère.

Quand le colonel Chabert, après des années de misère noire, reçoit de l'avoué deux louis, son pre- mier mot est : « Je vais donc pouvoir fumer des cigares. »

Quelqu'un dit à Rubempré : « Si vous êtes éclec- tique, vous n'aurez personne pour vous. Libéraux, royalistes, il faut choisir. De quel côté vous rangez- vous? Quels sont les plus forts? » dit Rubempré tout uniment, si uniment que son interlocuteur ne s'étonne point et ne songe qu'à lui expliquer quels sont ceux qui peuvent être les plus forts.

Grandet à son neveu : « Ton pèreestmort...» Cri de désespoir du neveu. Grandet : « ... Mais ce n'est rien, il a fait faillite et tu n'as pas un sou. » Mme MarnefTc à Crevel : « Tu ne m'aimes pas ce

108 BALZAC.

matin. Je ne t'aime pas, Valérie, dit Crevell Je t'aime comme un million 1 »>

Mot d'une courtisane : « Allons l De la gatté, mon vieux 1 La vie est un vêtement. Quand il est sale on le brosse, quand il est troue on le raccom- mode; mais on reste vêtu tant qu'on peut. »

Balzac abonde en mots de cette sorte et ils sont beaux et l'on doit confesser qu'ils nous donnent bien la sensation de la réalité vivante. Mais encore n'est-il pas vrai qu'on sent quà la rigueur il sufQ- rait do logique pour les trouver, qu'à la rigueur une idée abstraite pourrait les dire?

Un autre procédé et il vaut beaucoup mieux dire une autre démarche naturelle de l'auteur qui a réussi à vivre dans un personnage extérieur, consiste à donner à ce personnage telles et telles habitudes de corps, de gestes, de paroles, de physionomie, dont les manifestations se répètent identiques ou quasi- identiques et qui marquent ainsi (le seul écueil à éviter étant la monotonie) les secrets rapports qui unissent notre corps à notre âme, nos mouvements à nos instincts, nos allures à nos préoccupations ordinaires, nos gestes familiers à nos pensées accou- tumées. Et cela, c^est faire vivre le personnage de concert, en harmonie perpétuelle avec lui-même et, parconséquent, le rendre continûment vraisemblable, constamment prévu en partie, ce qu' lui donne la ressemblance avec les hommes que nous voyons vivre véritablement autour de nous. Balzac a excellé dans cet art. Il voit dans tout son détail Yhabitude et Vhabituti que donnent aux hommes leur profes-

LES CARACTÈRES. 103

ilon/leupSLerigines, leur éducation, leurs relations et leur idée fixe ou prédominante. 11 sait la manie caractéristique et comme le pli qu'un homme a pris peu. à peu dans son atelier, son bureau, son greffe, sa boutique et qu'il a gardé ineffaçable. Il sait le pli plus profond, et comme disait Sainte-Beuve, la ger- çure, que ridée prédominante ou l'idée fixe met sur ; le visage et pour ainsi parler sur toute la personne du passionné. El cette gerçure, ce pli, ces stigmates il ne les lâche pas, il les a toujours présents à la pensée, il nous y ramène à intervalles, avec un art très véritable de varier l'expression pour ne pas nous fatiguer par des redites et très ingénieux à répéter, ce qui ici est nécessaire, sans redire, ce qui serait insupportable.

Cet art de la continuité du geste et de la concor- dance des gestes s'applique, on l'entend bien, beau- coup plus aux gens de basse condition et de condi- tion moyenne qu'à ceux de haute classe et de haute culture. Les gens de basse condition et de condition moyenne sont comme plus voisins des choses et sembtent plus que les autres être façonnés par elles. Les hommes et femmes des classes supérieures, eux aussi, certes, reçoivent l'empreinte du monde ils vivent et de la série de phénomènes ils sont engagés, mais jBodifiés par des influences plus multiples, plies par des pressions plus diverses, effets de causes plus complexes, ils échappent un peu à éelte méthode ou n'y resteraient soumis que si elle était elle-même plus compréhensive et pi is souple. Et il est bien certain que Balzac peint admi-

i04 6ALZAC.

rablcmcnt les hommes voisins et parents des choses, parce qu'il peint un peu les hommes avec le talent qu'il a pour peindre les objets. Mais ici sa méthode instinctive est excellente et c'est son avoir, son gibier et son bien propre que tout ce monde popu- laire et bourgeois, marchands, gens de justice, étu- diants, rentiers, petits propriétaires, basochicns de province, commis voyageurs, journalistes, petits artistes (Pierre Grassou ; les grands sont moins bien vus), comédiens et comédiennes, demi-manants, demi-bourgeois, demi-nobles; parce que le geste continu suffit presque à les caractériser, à les peindre et à nous les rendre présents, f^ Un autre procédé pour rendre le personnage vivant c'est de nous le rendre sympathique ou anti- pathique. Les êtres que nous n'aimons pas ou que nous ne délestons pas ne nous semblent pas vivants; ils nous paraissent inanimés, parce que nous ne les animons pas par le sentiment que nous avons à leur égard ; ils nous paraissent peu vivants ou vivant d'une façon très indistincte parce que nous ne vivons pas en eux. Cela est si vrai que les objets inanimés eux-mêmes sont vivants pour nous quand nous les aimons, sont vivants poi'r nous quand nous les délestons et le vers de Lamartine est juste ;

Objets inanimés, ayez-vous donc une Ame Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer?

Et ceci serait juste aussi :

Objets inanimés, avcz-vous donc une âme Qui insulte à notre Ame et qui s'en fait hair?

LES CARACTÈRES. 105

Le mot inépuisable d'Amiel : « Un paysage est un état d'esprit » veut dire qu'un paysage est tantôt une douceur, une bonté, une cordialité, une sérénité, une hospitalité; tantôt une horreur, une hostilité, une frénésie, une convulsion, un désespoir; et ces objets, selon le cas, nous les aimons et nous les haïs- jqns, mais toujours, et à cause de cela, nous nous figurons qu'ils sont des êtres. Toute la mythologie antique est fondée là-dessus et la mythologie antique est étemelle.'

Tout de môme, et je ne dirai pas à plus forte raison, mais tout de même, l'être humain ne vit pour nous qu'à la condition que nous l'aimions ou que nous le détestions, et les indifférents, nous ne sommes pas bien sûrs qu'il soient vivants. Un article excellent de Brunetière sur le « personnage sympathique » pourrait être, sans qu'on le trahît beaucoup, conclu et résumé ainsi : le personnage sympathique, c'est le personnage sympathique; ou le personnage antipathique ; à la condition qu'il soit fortement ou l'un ou l'autre.

Or personne plus que Balzac ne sait rendre un être humain minutieusement sympathique ou minu- tieusement odieux. Son hallucination habituelle lui sert ici : comme il croit ses personnages vivants et réels, comme il en parle comme de personnages réels et vivants, il les aime lui-même ou il les déteste, comme il aime Gautier et comme il déteste Sainte-Beuve et il ne lui est pas difficile, dès lors, de rendre l'un très sympathique et l'autre très odieux, et par conséquent de les rendre très vivants

lOd BALZAO.

pour le lecteur. II y a une antinomie singulière que le génie résout sans du reste s'en apercevoir. L'homme de génie vit dans ses personnages, sans quoi il ne pourrait pas les faire vivants et, d'autre part, ces difFérents moi, il les a si bien extériorisés, i|u'il déteste les uns et aime les autres. Il ressemble à la nature qui est loup dans le loup, agneau dans Kagncau, cerf dans le cerf; mais> de plus, supposez que la nature ait horreur du loup et soit extrême- ment sympathique au mouton, encore quelle soit l'un et l'autre : telle est la position du grand artiste.

Toujours est-il que l'on, sent la haine de Balzac pour les journalistes, pour les captatcurs d'héritages, pour les charlatans, pour les faiseurs d'affaires, pour les avares et que cela l'aide à les faire vivre intensément, parce qu'il accumule en eux, avec une sorte de colère, comme des ondes électriques, toutes les puissances pour le mal, conformes à leur caractère, qu'il peut imaginer.

Et toujours est-il que l'on sent l'amour de Balzac pour le. médecin de campagne, pour te curé de y[llage, pour Thonnéte femme pieuse, pour la jeune fille amoureuse, pour les artistes, pour les hommes de lettres désintéressés et idéalistes, pour les grands soldats du premier Empire ; et que cela l'aide singulièrement à leur donner le ton, la couleur, le relief et la profondeur.

Le personnage sympathique et aussi le person- nage antipathique vivent puissamment pour beau- coup de raisons, mais, particulièrement, en raison de la sympathie ou de l'antipathie qu'a pour eux

LES CARACTÈRES. 107

Tauteur. Il est parfaitement certain pour nïoi que l'ami de Shakespeare est Hamlet et que son ennemi est lago et que passionnément tous lès deux, quoique de passions différentes, il les a scrutés et fouillés de manière à les faire comme palpitants de vie intérieure, extérieure et complète.

Mais encore mot révélateui:, geste continu et gestes coniiordants, même sympathie et antipathie donnant au personnage quelque chose d'accusé et véhément qui le dessine avec force; tout cela n'est encore que procédé ou demi-procédé, que travail apparent de l'artiste et qui n'est saisissable que parce qu'il est apparent; et l'on sent qu'il n'est pas le fond du secret et le don propre. Le don en soi de donner Ja vie est unp faculté de l'artiste qui reste mysté- rieuse et irréductible à toute analyse.

Voyons au moins, ces personnages qu'il a créés parce qu'il était créateur, comment Balzac les mène à travers leur vie et quelle évolution il leur impose et en quelle progression il les présente.

4^ les procédés sont plus sensibles et la méthode d'art est plus saisissable. Le plus souvent ses personnages sont très simples, n'ont pas cette complexité que nous aimons comme une ressem- blance avec la vie, que nous aimons aussi par simple goût de promenade dans les labyrinthes, qu'évidemment Shakespeare a aimée, que Molière a connue et même revendiquée, que Tolstoï et Ibsen se sont attachés, même avec une certaine indiscrétion peut-être, à donner à leurs héros. Le personnage complexe est rare dans Balzac. On le

408 feALZAC.

trouverait dans Rastignac jeune, dans Rubempré, dans le colonel Chabert, violent, tenace et faible, dans quelques autres, mais qui sont généralement personnages secondaires. En général ie personnage complexe est étranger à Balzac; il Test à son art, à son art même tel que nous Tavons déjà déûni et tel que nous achèverons do le déOnIr. En cela Balzac est classique. Les classiques, avant tout, aiment la clarté, et la complexité n'est jamais très claire; on la sent vraie et Ton doute un peu de sa vérité ;on la sent vraie et Ton hésite sur les limites elle est vraie et sur les proportions dans lesquelles clic est vraie. Le classique a toujours peur que la complexité ne soit de rindécision ou de l'arbitraire, le lecteur classique a toujours peur que la complexité ne soit que de l'incohérence à laquelle on donne un favo- rnhle nom.

Et, en véritéy ils n'ont pas tous les torts, car si ceux-là ont raison qui disent que la complexité est dans la nature, ceux-ci ont raison aussi qui disent que la simplicité est dans la nature pareillement, qui disent qu'un homme a plusieurs passions, sans doute, mais qu'il en a une qui domine, une qui est passion maîtresse et qui, au moins finit, et assez vite, par faire son caractère tout entier.

Est-ce qu'il y a Vavare, le prodigue, le libertin, le généreuxl disent les partisans des caractères com- plexes. Est-ce que ce ne sont pas de simples abstractions? Et est-ce que l'art, cet imitateur de la nature, doit procéder par abstractions?

Ohl répondent les simplistes, il est bien vrai

LES CARACTÈRES. 109

qu'il n'y a peut-être pas un avare qui ne soit qu'avare; mais généralement un avare, quel quMl soit, Test tellement, que tous les germes de ses autres passions ont été desséchés par celle-là, et que ce n'est faire qu'une très légère simpliOcation que de nous le présenter comme avare des pieds à la léte; ce n'est que négliger le détail insignifiant et embarrassant pour Tesprit. La passion maîtresse est d'abord une partie très considérable de l'homme, puis elle est presque tout Phomme, puis elle finit par être l'homme tout entier. Il convient donc, si l'on décrit (La Bruyère), de ne peindre que celte passion quand on fait le portrait d'un homme, puisque cet homme se ramène tout entier à celte passion; et si l'on raconte^ de montrer cette passion d'abord dominante, puis tyrannique, puis absorbant l'être intégralement. Or nous verrons que c'est pré- cisément ce que fait Balzac.

En cela il est de la grande école classique, de l'école qui va, depuis Homère, à travers Eschyle, Sojihocle, Euripide, Shakespeare (même), Corneille, Racine et Molière, jusqu'à Balzac.

Tant y a que c'était bien son esprit et son parti pris et son système. Saint-Beuve rapporte que « Balzac n'admettait pas que Pascal pût demander à l'âme des grands hommes, l'équilibre et Ventre- deux entre deux vertus ou qualités extrêmes et contraires ». Et là-dessus, Sainte-Beuve se fâche un peu. Or, n'est-ce pas Balzac qui, en vérité d'abord et ensuite et surtout au point de vue de l'art littéraire, a un peu raison? Que dit Pascal?

110 BALZAC.

« Je n^admire pas l'excès d'une vertu, comme de la valeur, si je ne vois en même temps Texcès de la vertu opposée, comme en Épaminondas, qui avait Textréme valeur et Textrême bénignité; car autre- ment ce n'est pas monter, c'est tomber. On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois et remplis- sant tout Tentre-deux. Mais peut-être que ce n'est qu'un soudain mouvement de Tune à Tautre de ces extrémités et qu'elle n'est jamais qu'en un point comme le tison de feu [que l'on tourne]. Soit, mais au moins cela marque l'agilité de l'Ame* si cela n'en marque l'étendue. »

A quoi songe Pascal? Non pas à ce qui est; mais îi ce qui devrait être. Il n'admire pas, moralement^ les êtres extrêmes et incomplets, il n'admire pas « les héros sans humanité », comme dit Bossuet, il n'admire pas un Ajax, un Alexandre, ni peut-être un César; il admire moralement les hommes qui ont des qualités contraires et apparemment inconcilia- bles et qui remplissent, pour ainsi dire, toute la sphère de l'humanité, et il lui faut un Kpaminondas, un Marc-Aurèle ou un saint Louis. ^

Il a bien raison, moralement; mais, dit-il que ces grands hommes soient la vérité humaine? Il sait bien que ce sont des exceptions tout à fait extraordinaires et c'est précisément pour cela qu'il les admire.

Voilà pour ce qui est de la vérité.

Et pour ce qui est de l'art ce n'est point du tout en artiste qu'il les admire, c'est en moraliste et en tortueux. Si en lui demandait ai ces pertonaag<i4

LES CARACTÈRES. 111

sont vraiseiiibiables, quoiquo vrais, il répondrait sans doute que non. Si on lui demandait s'ils sont artistiques, il répondrait qu'ils le sont parce que tout est artistique, mais qu'ils ne le sont pas selon les moyens ordinaires de Fart, Tart étant l'imitation de la nature et la nature « étant faible et bornée » et l'humanité étant composée d'êtres qui précisément ne remplissent pas l'enlre-deux et qui ne réunisserit pas des qualités ni des défauts contraires et u le pur bien » non plus que « le pur vrai » n'étant pas en nous, et les hommes « n'ayant ni vrai ni bien qu'en partie et mêlé de mal et de faux ».

Ce n'est donc ni parce que c'est vrai, mais au contraire parce que c'est exceptionnel que Pascal admire les hommes qui remplissent toutTentre-deux et ce n'est pas non plus au point de vue esthétique, mais au point de vue moral qu'il les admire et l'homme qui se pique de peindre l'humanité n'a pas du tout à s'inquiéter ni à se préoccuper de cette pensée de Pascal. Elle n'est pas du tout pour lui; elle n'est pour lui ni s'il se place au point de vue de la vérité, ni s'il se place au point de vue de l'art. On aura cité ce mot à Balzac et immédiatement, pensant en artiste, comme aussi bien il ne pouvait pas penser autrement, il l'aura pris pour un précepte d'art et le prenant pour un précepte d'art il aura dit immédiatement et non sans raison : « Il est faux ! Les hommes ne sont pas du tout ainsi et je peins et je dois peindre les hommes tels qu'ils sont. Et quant aux hommes qui, par exception fabuleuse, sont ainsi («t Pftfoal lài-fflémé rtcennalt qu« c'«at peut-être und

112 BALZAC.

illusion], quant aux hommes qui, par exception fabu- leuse, seraient ainsi, ils ne seraient pas matière d'art parcequ'ilsseraicntla perfection, parcequ'ils seraient Dieu lui-même et qu'on ne peint pas la perfection et qu'on n'a jamais réussi, si tant est qu'on Tait essayé, à peindre Dieu. Votre Pascal n'y entend rien. »

Il n'y aurait rien «ntendu s'il s'éuit agi d'art; mais ce n'était pas du tout au point de vue de l'art qu'il se plaçait.

- On voit donc que, de propos très délibéré, Balzac, à l'jexemple de tous les classiques, n'airpait point les caractères complexes. Ce parti pris n'est point, à la vérité, sans entraîner quelques défauts que Balzac ne pouvait éviter, quelque fût son génie et que tout son génie ne pouvait réussir qu'à voiler. D'abord il s'était condamné par sa philosophie des passions à ne peindre que les caractères les plus généraux. Pour qu'une passion soit tout un homme, il faut qu'elle soit grande. On peut admettre comme vraisemblable qu'un homme ne soit qu'ambition, parce que l'ambi- tion est une passion très tyrannique et qu'il y a des homrnes en effet qui semblent, au moins, n'être pas autre chose, des ongles aux moelles, que des ambi- tieux. Mais on comprend bien encore qu'il soit très vrai que tel homme n'est pas autre chose qu'a- mateur d'oiseaux, amateur de tulipes, ou collec- tionneurde boitons on comprend très bien qu'une petite passion ou un petit penchant, si profondément que vous les puissiez étudier, ne donnera jamais l'illusion d'un homme tout entier. Force est donc à Balzac de se borner presque toujours à la peinture

LES CARACTÈRES. 113

des grands Caractères comme on disait au xvii* siè- cle, des types universels de riiumanitc : le bon vi- vant, l'ambitieux, l'avare, l'homme mené par la vanité, l'envieux (ou l'envieuse). 11 recommence Molière. Il en a le droit. Les types généraux ne sont jamais épuisés parce qu'ils changent d'aspect et même de tour d'esprit, sinon de fond, de génération en génération. On peut refaire Tartuffe tous les cin- quante ans (et la preuve c'est que Balzac a refait l'Avare) k la condition d'avoir du génie ; et Balzac, en ) peignant Grandet, a assez montré qu'il en avait. Encore est -il que nous aimons bien, de nos jours, après tant de peintures générales, l'étude des carac- tères particuliers exactement comme, après tant d'histoires, nous aimons les Mémoires l'étude des âmes un peu singulières et inattendues, des tempéra- ments complexes, explorés et analysés dans leurs nuances, leurs demi-teintes et même leurs appa- rentes contradictions. Souvent, dans Balzac, l'absence d'une Carmen^ d'un Adolphe ou seulement d'une « Lucienne » {Confession d^une Jeune fille) se. fait seniir. Souvent, par exemple, on songe à ces romans anglais les personnages ridicules sont très sym- pathiques et Ton sait très bien pourquoi ils sont à la fois très sympathiques et très ridicules et pour- quoi on les aime en même temps que l'on rit d'eux et pourquoi, d'une manière inattendue, le Dacruocn gelasasuy s'applique à eux parfaitement. M. Albert Guinon a eu un mot excellent : « Ils font œuvre facile les dramaturges [et aussi les romanciers] qui repré- sentent des personnages simples. Le mérite supé-

Faguet. Balzac. 8

114 bALZAO.

rieur c'est jle représenter d'une façon simple des personnages qui ne le sont pas. n

ZCe qu'il y a au fond du plaisir que nous donnent les caractères complexes, c'est l'attrait du mysté- rieux. Il n'y a aucunjp^stère dans l'œuvre de Balzac. Nous sentons trop que nous allons tout droit devant nous. Nous sentons trop qu'une fois les données de son roman connues, nous le ferions tout seuls. Il le fait mieux que nous le ferions, voilà tout.

Mais, quoique ce soit une bonne manière d'expli- quer (et ce n'est que pour expliquer que je l'em- ploie) encore n'abusons pas de ce procédé critique qui consiste à définir par les limites et de demander à un auteur le genre de talent qu'il n'a pas. Balzac n'aimait que les caractères simples et croyait faux les caractères complexes. Bornons-nous à cette ronsta* tation.

ÎCes caractères simples, comment les menait-il à travers leur vie, comment, si l'on préfère la langue moderne, les faisait-il évoluer? Toujours en ligne droite, sans régression et sans détour. Il considère chaque homme comme poussé continuellement par une passion unique qui est, pour ainsi parler, tou- jours sous pression et qui augmente comme force motrice, avec le temps. Vous souvenez-vous de ces Jiéros de George Sand qui se modifient, qui chan- gent de caractère insensiblement, au cours du récit, qui ne sont plus du tout à la page 250 ce qu'ils étaient à la page 75, à qui Ton songe toujours à appliquer le mot de Plante : Naturam vortit Euclio et qui, grâce au souple talent de l'auteur, ne parais-

LES CARACTÈRES. 115

sent pas, pour autant, très invraisemblables? Figu- rez-vous l'exact contraire et un peu Texcès contraire, vous avez la manière ordinaire de Balzac. Ce doit être, lui qui a donné à Taine Tidée de son fameux axiome : « L'homme est un théorème qui marche ». Unjiomme pour Balzac est une passion servie par une intelligence et des organes, et contrariée par \ des circonstances ; rien de plus, si ce n'est que cette passion s'augmente et se renforce par trait de temps, et par réaction contre ce qui l'arrête ou la gène et vires acquirit eundo.

Il^.donné d'une façon très originale et très expli- cite, la théorie même de celte manière de voir dans une des conversations de son Vautrin : « Ces gens- chaussent une idée et n'en démordent -pas. [Style de Vautrin; il n'est pas tenu, comme Gautier, de faire des métaphores qui se suivent.] Ils n'ont soif que d'une certaine eau puisée à une certaine fontaine et souvent croupie; pour en boire ils ven- draient leurs femmes, leurs enfants ; ils vendraient leur âme au diable. Pour les uns cette fontaine, c'çst le jeu, la Bourse, une collection de tableaux ou d'insectes, la musique; pour d'autres, c'est une femme qui sait leur cuisiner des friandises et souvent cette femme ne les aime pas du tout, les rudoie... Eh bien, aos farceurs ne se lassent pas et mettraient leur dernière couverture au Mont-de-piété pour lui apporter leur dernier écu. Le père Goriot est un de ces gens-là.... »

Le père Goriot est un de ces gens-là et à peu près tous les personnages de Balzac en sont aussi. Tous

116 6aLzaC.

ontjjiQe^assion, non seulement dominante, mais qui les constitue. Pour Crevel c'est la vanité; pour RasljjBfnac partir d'un certain moment), c'est Q'ambition; pourje baron Ilulot c'est la luxure; pour lajnousine Bette (avec un peu de complexité : elle est capable d'amour de vieille fille pour un blon- din) c'est l'envie; pour Grandet c'est l'avarice; pour Goriot c'est l'amour paternel ; pour Mme Hulot c'est l'amour conjugal que rien ne lassera, qui la tu'era, mais sans avoir été ni lassé, ni rebuté par les pires olfenses et la pire ingratitude et Mme Hu- lot est au baron Hulot ce que Goriot est à ses filles; pour Philippe Bridau c'est l'instinct du pillard sans scrupule, l'énorme avidité du Verres.

Les avantages de cette manière de concevoir les caractères se voient aisément. Le principal avan- tage, d'où naissent de réelles beautés, d'éclatantes beautés, c'est que le personnage ainsi tracé est d'un relief clonnant. Il n'a pas d'ombres; il est aveu- glant de lumière. H reste à jamais dans l'esprit. Les romans de George Sand sont délicieux à la lecture et flottants au souvenir, sauf quelques excep- tions (Maupraty Mont-Revèche, Petite Fadette^ Mare au Diable). Ici c'est le contraire; la lecture de Balzac m'est soiivent rude, mais je vois maintenant le père Goriot comme s'il était un de mes amis et beaucoup plus net; car aucun de mes amis n'a un caractère d'une si rigoureuse simplicité.

Un autre attrait c'est une certaine impression de puissance que nous donnent les caractères ainsi formés. D'instinct, nous aimons la force, et la passion

LES CARACTÈRES. 117

présentée ainsi est comnie un élément de la nature, masse d'eau énorme ou fournaise ardente qui se développe, s'accroît, s'étend, inonde et écrase, ou incendie et dévore tout'; invincible et inévitable, avec des déploiements incalculables d'énergies magnifiques que nous considérons avec tremble- ment. C'est une très grande jouissance, une jouis- sance d'essence dramatique : un des principaux ressorts du drame est la terreur.

Stendhal était en extase devant un crime et, appe- lant énergie l'impuissance d'un homme à résister à sa passion, s'écriait devant un assassin : « Quelle éner- gie ! Il y a encore des hommes qui ont de Ténergie ». Nous ne somn^s pas tous aussi niais que Stendhal ; mais encore il y a du Stendhal dans chacun de nous et si nous n'admirons et n'adorons pas le criminel, et c'est la différence, et si nous l'appelons simple- ment impulsif, nous ne laissons pas, quand elle est prolongée, tenace et d' « une suite enragée » comme dit Saint-Simon, d'gdmirer sa passion. Comme quoi? Comme une force étrange et surprenante de la nature, comme le païen adorait un Dieu méchant, avec une sorte de tremblement religieux et d'horror sacrée. Pourquoi encore? Parce que nous savons ou sentons que ce sont des forces en action qui ont créé les sociétés et que ces forces passionnelles, quand elles sont bonnes, font des choses très belles, très bonnes et très salutaires et à cause de cela nous admirons une grande passion, quelle qu'elle soit comme une cause, en tant que cause, qui produit de mauvais effets, qui en pourrait produire de bons,

U8 BALZAC.

luais qui, en tout cas. ost une cause, c'esi-à-dirc un Dieu.

Balzac, que ce soit par Ilulot, par Grandet ou pnr le médecin de campagne, produit très bien cette impression.

Ce^tte force étant domiéc, Balzac lui dit : « Va » et elle va tout droit, tout droit, en augrncntant sa force et en précipitant sa course. En cela encore il est classique comme les poètes dramatiques du xvii' siè- cle, avec cette différence qu'il Test beaucoup plus, simplificateur extrême qui n'eût admis ni la clé- mence d'Auguste, ni les hésitations de Néron, qui n'aurait pas fait Harpagon amoureux; mais qui conçoit tous ses personnages selon le modèle du jeune Horace, de Narcisse ou de Tartuffe; tandis que la vérité, le réalisme vrai consisterait au con- traire à ne jamais admettre qu'un homme soit une passion unique, incarnée dans des organes et menant son homme à coups de fouet tout droit devant elle, mais bien plutôt un jeu et souvent un conflit de passions diverses qu'il s'agit de peindre chacune avec sa valeur proportionnelle ce qui, je le recon- nais, n'est pas aisé.

Remarquez que sa manière à lui n'est pas aisée non plus et que pour peindre ainsi il fallait une inten- sité double d'observation et une puissance double d'imagination. 11 a eu pleinement l'une et i^autre. Si ses hommes sont pas des êtres dont nous puissions « faire le tour », du moins ils sont éclairés d'une lumière si pénétrante que, du côté de leur personne qui nous est présenté, nous voyons tous les détails

LES CARACTÈRES. 119

avec une incroyable netteté. Cette observation est si exacte et si puissante qu'elle n'avait pas besoin d'un homme tout entier pour nous donner une image qui paraît complète tant elle est riche. De même son imagination suit en effet la ligne droite tracée par son dessein et n'en dévie jamais, et qu'elle en déviât est ce qu'on souhaiterait presque; mais elle aussi a tant de force qu'elle n'a pas besoin de liberté. Travaillant toujours sur le môme trait de caractère, la même passion, le même instinct ou la même manie, elle saura cependant toujours trouver des nouvelles paroles et de nouveaux actes qui seront les expressions de plus en plus fortes et frappantes de cet unique penchant. On s'y amuse même quand on lit en critique. On dit : « 11 n'est qu'à la moitié de son volume; la passion qu'il me décrit m'est pleinement connue déjà et je suis sûr que son personnage ne déviera pas d'une ligne jusqu'à la fin ; quels nouveaux traits plus énergiques trouvera-t-il? » Et il les trouve toujours et il vous arrache des cris de surprise et d'admiration.

On dirait une gageure qu'il renouvelle toujours et qu'il gagne toutes les fois. C'est Philippe Bridau qui vole sa tante, qui vole son frère, qui dépouille sa mère et qui ensuite étend ses mains inévitables sur un héritage extrêmement bien défendu et puis qui plonge ses griffes dans le trésor de TÉtat, ouvre le ventre aux millions, bête de proie qui semble gran- dir, d'envergure toujours plus large, de serres tou- jours plus aigués et plus pénétrantes. ^\ C'est Grandet qui terrorise sa servante, sa femme,

^ 120 BALZAC.

/ sa fille, inquiète et fait presque trembler sa petite ^^^ avilie tout entière et puis qui, trouvant en face de lui . I une passion comme il a la sienne, Tamour de sa fille r / pour son cousin, de père tyrannique devient père dénaturé, enferme et emprisonne sa fille, fait mourir sa femme de chagrin, sème autour de lui, par amour de Targcnt, la misère, la douleur et la mort. L'or parait ici comme une divinité forcenée qui a dans un homme son instrument et qui, par cet homme, frappe sur ce qui l'entoure des coups toujours plus multipliés, toujours plus rapides et toujours plus écrasants. C'est Plulus à sa proie attaché tout entier. ^ C'est Goriot dévoré d'amour pour ses filles comme par une maladie incurahre et toujours plus virulente, s'aimant lui-même encore un peu au com- mencement, s'oubliant peu à peu jusqu'à l'abnéga- tion d'un Iakir, se dépouillant pour elles, jeûnant pour elles, s'égorgeant pour elles, se dégradant pour elles, enviant et aimant leurs amants, quêtant, mendiant un regard d'elles, « quelques petites jouissances honteuses », ou seulement la grâce de les entrevoir; tombant ainsi de chute en chute au dernier degré de la misère sociale, de la misère physiologique et de la misère morale, comme un amant pour sa maîtresse, comme un joueur pour le jeu, comme un ambitieux dans sa vieillesse^ pour une place de conseiller municipal dans un village, comme un homme de lettres épuisé, mendiant la faveur d'être imprimé encore dans un journal de sous-préfecture ; observation très juste, qui est que les très bonnes et très belles passions elles-mêmes

LES CARACTÈRES. 121

sont susceptibles par leur excès, ou plulôt par le manque d'inhibition, de dégénérer en passions funestes, folles et honteuses et que toute passion, quelle qu'elle soit, est une folie qui naît.

C'est le baron Hulot qui, pour les femmes, ruine sa femme, ruine sa fille, se jette dans des spécula- tions louches, devient voleur, est destitué, est traité de « Jean foutre » par ses vieux compagnons d'armes, devient l'obligé d'une courtisane, se cache, change de nom, se fait écrivain public, prend pour maîtresse une petite faubourienne ou plutôt une petite sauvage de quinze ans et, quand sa femme vient le chercher, demande : « Pourrai-je emmener la petite? » et qui enfin courtise une affreuse fille de cuisine et lui dit : « Si ma femme mourait, tu pourrais devenir baronne » ce qui, entendu par la baronne, achève de la tuer, comme l'avarice de Grandet a tué sa femme.

La fatalité des passions, comme dans Racine et du reste comme chez les Grecs, car leur fatalité céleste n'est q^u'un symbole sous lequel se cache la fatalité du crime humain; la fatalité des passions ^ .menant les hommes par un chemin creux, étroit, '^'"'''^ direct et toujours plus rapide, à travers le malheur et la honte jusqu'à la folie et à la mort, voilà l'âme terrible et sinistre de l'œuvre de Balzac.

Ha trouvé quelquefois quelque chose de plus, qui est fort vrai aussi. 11 a trouvé que, si la passion le plus souvent rend idiot, il arrive qu'elle donne du génie. A la condition qu'on en ait, sans doute; oui, à la condition qu'on en ait déjà un peu ; si Ton était

122 BALZAC.

inepte... mais enfin la passion fait d'un petit talent une manière de génie. La soif de Tor a amené Grandet à avoir le génie des affaires, comme la passion du chasseur Kamëne à être un chasseur habile. Grandet est un général qui, sur Técbiquier des affaires, a le regard prompt, la prévision de tout, la vigilance, Tinspiration, l'ingéniosité qui ne laisse rien à la fortune de ce qu'elle peut lui ôter par calcul et par prévoyance, la hauteur de délibé- ration et la rapidité foudroyante de décision, comme le grand capitaine sur Tcchiquicr du champ de bataille. Balzac, dont la modestie était faible, disait : « Molière a fait l'avare, mais j'ai fait l'avarice ». Je dirai agréablement comme Cydias : « Avec votre permission c'est exactement le contraire et, du reste, ce n'est pas un mauvais compliment que je vous fais. Molière a fait V avarice. Il y a encore dans V Avare beaucoup d'abstraction, beaucoup d'abstrait. Certes Harpagon est vivant; mais encore il est surtout une collection de tous les traits d'avarice classique ramassés très ingénieusement sur un seul homme, qui, du reste, a ses trois dimensions. Vous, vous avez fait un avare, c'est-à-dire un être très vivant, plus vivant que celui de Molière, très circonstancié, vivant d'une vie très minutieuse, vivant tout le tempSf à toutes les pages, et qui n'est pas, qui n'est jamais un autre avare que lui. »

« Va de plus vous lui avez donné le génie de sa passion, le génie juste de sa passion et qui ne peut être soutenu que par elle. Et cela est un trait tout à fait profond admirable. »

LES CARACTÈRES. 123

De même Philippe Bridaii, fouelté par la passion de la rapine, se découvre à Issoudun des qualités de psychologue et des qualités de diplomate, non pas incomparables, mais très remarquables. Le baron Ilulot lui-même invente des malversations très habiles dans l'administration de l'Algérie et qui pouvaient aussi bien réussir qu'elles ont échoué (ce qui ne ferait pas du reste que le roman fût autre, car après des vols heureux, Hulot en aurait toujours fait un qui l'aurait perdu et il ne s'agit ici que de montrer la passion donnant du génie au passionné).

Or, c'est vrai. On a dit « nécessité l'ingénieuse » et la passion étant une nécessité pour celui qui en est atteint tire de lui toute Tingéniosité dont il est capable et qu'il n'aurait pas, qu'il ne se connaîtrait pas, qui ne sortirait pas, s'il n'était pas passionné. Les passions, je crois que c'est Descartes qui a dit cela, fixent et arrêtent les idées elles s'attachent, auxquelles elles prennent intérêt et qui, sans elles, passeraient comme elles sont venues sans être arrêtées par rien. Les passions enfoncent une idée dans l'esprit et lui donnent toute sa force, en lui don- nant sur nos décisions tout le poids qu'elles peuvent avoir. Si le génie est « une aptitude à une longue patience », la passion donne précisément cette apti- tude en retenant toujours l'esprit fixé sur une idée ou un groupe d'idées qui sont dans le sens de cette passion et, par conséquent, elle donne du génie. Si Newton trouve l'attraction « en y pensant toujours », la passion fait trouver à Grandet la fortune en le forçant à y penser toujours et en ne lui permcUant,

f

BALZAC.

à aucune heure de ses jours et de ses nuits, de penser à autre chose.

C'est la découverte propre de Balzac ; car je ne trouve point qu'aucun de ses prédécesseurs se soit précisément avisé de cela.

Cette nianière de concevoir les caractères et de les conduire a les inconvénients que Ton prévoit et que j'ai déjà indiqués en partie. Les caractères ^ élevés ou délicats sont toujours à peu près manques. 11 serait difûcilc qu'il en fût autrement. Si l'homme est une passion unique se développant fatalement comme une force de la nature, il ne peut être qu'un maniaque ou une espèce de monstre, un maniaque si sa passion est vulgaire ou mesquine, goinfrerie ou démangeaison de collectionneur, un monstre si sa passion est puissante et énorme, ambition, avarice, etc.

Mais s'il s'agit d'une passion noble?

Cela n'y fait rien si elle agit, elle aussi, comme une force fatale, si elle n'est combattue par rien dans le cœur du personnage. Notre homme sera un

I maniaque de vertu et non pas autre chose, le )monstre de la paternité, comme Goriot. Ce qui fait un caractère élevé, en art, ce n'est pas une passion belle, c'est, une belle passion qui triomphe des mauvaises; ce n'est pas le développement orga- nique, pour ainsi dire, la végétation d'un bon instinct dans un cœur, c'est la victoire de ce bon instinct : Achille n'est beau, cédant à Priam, que parce qu'il a envie de l'étrangler. Or, il n'y a pas lutte il ne peut y avoir de victoire. Mais Balzac

LES CARACTERES. 125

ne croît pas à la lutte, puisqu'il croit à Tomnipo- tence d'une passion unique dans un cœur. C'est pour cela que même ses hommes ve|^tueux ne sont pas de grandes âmes. Je n'ai rien à dire ici du libre arbitre au point de vue philosophique; mais, Àit-il jamais délaissé comme doctrine, il resterait indis- pensable comme élément artistique; il est le levain de toutes les œuvres d'art l'humanité a une place. Dès que l'homme devient une chose, les choses sont plus intéressantes que lui.

Voulez-vous un exemple de cette impuissance est Balzac à peindre un caractère complexe et parti- culièrement le conflit des passions au cœur de l'homme? Il y a deux drames parallèles très bien disposés du reste et entrelacés et concourant ensemble dans le Père Goriot. Il y a l'histoire de Goriot et il y a l'histoire des débuts de Rastignac. L'histoire de Goriot, c'est bien une histoire à la Balzac y la peinture d'une passion fatale aboutissant à la démence et à la mort. L'histoire des débuts de Rastignac est d'un ordre tout différent : Balzac y a voulu peindre une âme hésitant encore entre la pas- sion maîtresse qui commence à l'envahir, l'ambition, et les scrupules d'honnêteté qu'il tient de son édu- cation (« Vous avez encore quelques langes tachés de vertu », lui dit Vautrin). Il est clair que c'est ici qu'était le drame, curieux, sollicitant, inquiétant, en un mot le drame. C'est la partie la plus pâle du roman. Le père Goriot, avec sa manie de dévoue- ment et sa joie furieuse de sacrifice, rejette tout le reste dans l'ombre. La lutte de Rastignac contre

iH BALZAC.

lui-même, quelque soin que Balzac ait mis à la peindre, quelque place matérielle qu'il lui ait donné, disparaît presque. On pourrait même dire que j'ai eu tort plus haut de considérer Rastignac commo un caractère complexe, que Rastignac, comme les autres, n'a qu'une passion, que la sienne est « d'arriver » par tous les moyens possibles et per fas et ncfas et que, seulement, au moment, dans le Père Goriot^ Balzac le peint, il est un ambitieux naissant qui a encore quelques scrupules tenant à sa race et à son éducation et qui en est gêné plutôt qu'il ne lutte contre eux; et cette manière de yoir ne laisserait pas d'être plausible.

Reste toujours que la complexité relative de Ras- tignac jeune et le conflit, si faible qu'on voudra qu'il soit, entre .<es instincts de grand ambitieux et ses vertus d'enfance, c'est ce que Balzac a peint faiblement parce qu'il comprenait mal pareilles choses et ne savait pas bien les mettre en lumière. Son génie s'arrêtait là, ou y hésil ment que le peintre énergique des

De sa supériorité dans les peintures de l'huma^ nité moyenne ou basse, dans la description minu- tieuse des vulgarités. Dans ses œuvres les plus contestables il se sauve par un bon portrait de maniaque (le malade imaginaire tyrannique, M. de Morlsauf, du Lys dans la i'allée). De son infériorité dans les quelques études d'hommes ou de femmes supérieures qu'il a tentées. De son échec presque complet dans les portraits de jeunes filles. Dans les caractères de jeunes filles on peut mettre

3 iiiciiic l;ii luiiiicic.

jitait. Il n'était vrai^ des forces simpleëL npîntiirfts dp rhiimal

LES CARACTERES. 12t

tout ce que Ton veut; cela est si compliqué que rien de ce qu'on y fait entrer n'est invraisemblable. Sans doute; mais ce qui est invraisemblable c'est de ne pas les faire compliquée». Celles de Balzac sont ^impies, ternes, plates et un peu sottes (Eu- génie Grandet, Ursule Mirouet; Modeste Mignon; à peine une exception à faire pour Rosalie de Wat- teville d'Albert Sai^arus). Quand on les compare à la^jpoiiidre paysanne de George Sand, à Fadette, Jeanne ou la Brulette, ou aux jeunes bourgeoises du même auteur dans Mont-Revèchey dans Mademoiselle Aferquem, dans la Confession d^ une Jeune fille, on saisit toute la différence.

Balzac était un homme énergique et robuste; il a bien peint les êtres humains dont les passions res- semblent à des mascarets ou à des volcans et dont les gestes sont des tremblements de terre. 11 y en a quj jont ainsi et, sous la tranquilHté_a£parente qu'impose le nivellement social, il y en a beaucoup ptus qu'on ne croit; mais il y en a d'autres.

VI

SON GOÛT

Si nous entrons dans le détail de ses récits, de ses descriptions, de ses dissertations, de ses dia- logues, en un mot dans le détail de son métier d'artiste, la première impression est celle-ci : une prodigieuse inégalité. Gela lient d'abord, sans doute, à ce que, comme quelques autres, il n'avait pas du génie tout le temps; ensuite à ce qu'il y avait en lui un roman- tique, un réaliste vrai, un bas réaliste et que, romantisme, réalisme vrai, bas réalisme, il jetait tout cela pôle-mêle, (tout au contraire de Flaubert qui mettait son réalisme dans un volume et son romantisme dans le volume suivant) péle-mélc, à la volée, sans discrétion et sans discernement, sans être un instant choqué des disparates et arrêté par elles.

Et en un mot il manquait de goût. 11 en manquait

son" GOUT. 12Ô

d'une façon invraisemblable, de façon à renseigner et très bien, par Texemple de son contraire; et en cela il est d'une rare utilité.

Il était roiDantic|ue. de iiécadence. romantique de déclin. Ce qu'on a agj^elé je romantisime, c'est-à-dire la littérature de sensibilité et d'imagination et sur- tout d'imagination, avait eu le sort de toutes les écoles littéraires, il était devenu la forme, le moule des iqaitateurs inintelligents et avait une arrière-garde ridicule. Ses^héros extraordinaires étaient devenus des bandits ou des capitans burlesques d'invraisem- blance. Ses femmes faibles et plaintives, ses Ophélie, ses Dolorida et ses Elvire étaient devenues des créa- tures aériennes et insaisissables « tenues sine corpore vitx, volitantes cava sub imagine formœ », ses effu- sions religieuses s'étaient évaporées en vague mys- ticisme, ses aventures singulières étaientdevenues d'incroyables imbroglios d'événements fantastiques; s^a^oésie élégiaque avait dégénéré en romances de Loïsa Puget : « Quand vous verrez tomber toutes les feuilles mortes ». Tout ce bas romantisme; car il est difficile de lui donner un nom plus clair ou plus honorable, Balzac l'a accepté, l'a goûté, lui, homme de génie, à moins qu'il ne l'ait exploité par connais- sance et mépris de son public ; et il lui a donné une place considérable dans son œuvre. Il y a en lui un Eugène Sue, un Soulié, et un mauvais élève de Ballanche, si tant est que Ballanche puisse avoir des élèves qui soient bons. 11 a raconté des histoires noires de forçats étranges à transformations fantas- tiques [Dernière incarnation de Vautrin)y des asso- '"*"' Faouet. Balzac. 9

1 30 BALZAC.

ciations mystérieuses et criminelles [Histoire deê Treize), des romans de cour d*assises {Une ténébreuse a/faire) il y a de l'observation et un certain sens historique, mais qui font surtout songer à Gaboriau. Il a perdu la moitié de sa vie à cela et j'ajouterai, comme toujours, que cela me serait indifférent, s'il n'était arrivé, comme presque toujours aussi, que, dans d'autres œuvres les plus sérieuses, l'humeur folle du romancier de cabinet de lecture, éclate tout à coup, donne soudain à l'ouvrage un caractère inattendu et le gâte. Nous nous sentions en pleine |réalité bien observée et bien peinte; brusquement une fortune rapide et inexplicable d'un personnage, un changement de situation imprévu, un bond dans he romanesque nous surprend et altère tout notre plaisir. L'imagination vulgaire et facile, Timaginalion de l'étudiant ou de la grisetle a pris le dessus.

C'est le passage subit de M. de Mortsauf (le Lya dans la vallée) de la gène à la grande fortune ; c'est la métamorphose bien rapide et bien peu expliquée de Philippe Bridau, le soudard escroc, placé sous la surveillance de la police, en officier général, grand dignitaire et duc et pair de France, ou peu s'en faut. Lisons-nous un roman de mœurs ou la Grande^ duchesse de Gérolstein?

Les Illusions perdues sont un bon roman réaliste et il y a bien du talent. Mais examinez de près la vie que mène Rubempré lancé dans le journalisme. Faites le compte d'une de ses journées, plaisir cl travail. Je défie qu'on n'y trouve pasycp supposant la plus grande puissance de travail et en supprinjant

SON GOUT. 131

tout sommeil, moins de quarante ou quarante-cinq heures. La journée de Pantagruel travaillant avec Ponocratès parait oisive en comparaison. De même rappelez-vous les prodiges non moins gigantesques de travail et d'économie qui sont dans Albert Savarus et la Peau de chagrin. Nous sommes en pleine fan- tasmagorie. Gela gâte et affaiblit ce qui est à côté, met en méfiance, ôte, pour ainsi dire, de l'autorité àJ'oUscrvalioa du peintre de mœurs.

Rien n'est plus bizarre comme conception, comme imagination complètement affranchie du réel, que les Petits bourgeois, que la Dernière incarna- tion de Vautrin] mais dans les Illusions perdues elles- mêmes, qui sont un roman si sensé, ce faux cardinal qui rencontre sur une route un jeune homme qu'il n'a jamais vu et qui l'embrasse après dix minutes de conversation et ce Ruberapré qui se laisse embrasser sans s'étonner davantage, ne laissent pas d'être extraordinaires. Dans une histoire pleine de personnages très vrais, un seul être faux et conven- tionnel suffit pour nous déconcerter. Dans la Cousine Bette voici venir la petite Âtala, du faubourg Saint- Antoine, une fillette physiquement dépravée et absolument innocente, attendu qu'elle ignore tout, non seulement la distinction du bien et du mal, mais encore les institutions civiles, mariage, mairie, église, différence entre la femme légitime et l'autre; et il parait qu'elle n'a jamais vu passer de noces dans son faubourg. L'inconscience, soit; mais l'ignorance des conditions sociales et des actes sociaux chez une petite Parisienne, c'est absolument de la fan-

m toALZAt.

Uisie. C'est une jeune sauvage et non une faubou- rienne que vous me présentez là. D'autant plus qu'elle n'est pas idiote; elle est intelligente et fine et elle a Tair d'avoir lu les journaux; elle en a le style : « Papa voulait... mais maman s'y est opposée. » « Je ne sais pourquoi, mais fêtais le sujet de disputes continuelles entre mon père et ma mère. » Voilà des disparates qui accusent et font éclater l'invraisemblance. Cette Atala n'existe pas.

La Femme de trente ans était, en sa première rédaction, une nouvelle nette, précise et d'une inté- ressante vérité, et Sainte-Beuve a eu bien raison de conseiller de la lire sous cette première forme. Quand Balzac l'a eu embellie, voici ce qu'elle est devenue. A vingt-cinq ans, Mme d'Aiglemont, mariée à un butor qu'elle avait adoré, mais dont elle s'était dégoûtée pleinement, a pris un amant et bientôt a été la cause involontaire de sa mort. A trente ans, elle en a pris un autre. Sa fille, Hélène, qui est la fille du mari, ne peut pas souffrir son petit frère qui est le fils du premier amant et que sa mère aime plus qu'elle. Dans une promenade en banlieue elle le pousse du baut d'un talus dans la Bièvre et il s'y noie. Elle grandit. Voici qu'elle a dix-huit ans. Un soir, assez tard, on frappe à coups redoublés à la porte de l'hôtel de M. et de Mme d'Aiglemont. C'est un homme qui vient de commettre un crime et qui est poursuivi par des gendarmes à cheval. Sans vouloir dire son nom, ni rien, il demande l'hospi- talité pour deux heures. M. d'Aiglemont la lui accorde. Pendant que M. d'Aiglemont va parle-

SON GOUT. 133

menter avec les gendarmes qui, à leur tour ont frappé à la porte, Hélène monte à la chambre haute son père a retiré l'inconnu, le contemple, échange avec lui deux mots et redescend. Quelques» instants après le meurtrier descend lui-même et se présente dans le cercle de famille. « Un assassin icil » s'écrie M. d'Aiglemont. Alors c'est le coup de foudre. « Quant à Hélène, ce mot sembla décider de sa vie, son visage n'accusa pas le moindre étonnement. Elle semblait avoir attendu cet homme. Ses pensées si vastes eurent un sens. La punition que le ciel réser- vait à ses fautes éclatait. Se jugeant aussi criminelle que Tétait cet homme, la jeune fille le regarda d'un œil serein; elle était sa compagne, sa sœur. Pour elle un commandement de Dieu se manifestait dans celte circonstance. Quelques années plus tard, la raison aurait fait justice de ses remords ; mais en ce moment ils la rendaient insensée. L'étranger resta immobile et froid. Un sourire de dédain se peignit dans ses traits et sur ses larges lèvres rouges. » « Assassiner un vieillard, dit M. d'Aiglemont à l'inconnu... vous n'avez donc jamais eu de famille!... Fuyez... » Le meurtrier se retire. Mais Hélène le suit et déclare qu'elle le suivra partout. Elle ne démord pas de cette résolution. <c Mais ses mains sont teintes de sang », dit le père. u Je les essuierai », dit la fille. « Mais savez-vous s'il veut de vous seulement? » « Moi, je crois en cet homme », dit Hélène. « Mais tu ne songes pas à toutes les souffrances qui vont t'assaillir. » « Je songe aux siennes. » Finalement elle part avec l'assassin qui

134 BALZAG.

veut bien d elle : « Madame, dit M. d'Aigleroont à sa femnie, je crois réver;^cette aventure me cache un mystère; vous devez le savoir. »

L'assassin devient pirate; M. d'Aiglemont, dans une traversée, le rencontre. Le pirate capture le vaisseau était M. d'Aiglemont et massacre tout réquipage de ce vaisseau. Il était en train de jeter à l'eau M. d'Aigleraont lui-môme lorsque leurs regards se rencontrèrent; « le père et le gendre se recon- nurent tout à coup ». Le gendre fit grâce au beau- père et le jeta dans les bras de sa fille : « Hélène! Mon père î... Et, es-tu heureuse? Je suis la plus heureuse des femmes. Et ta conscience? Ma conscience, c'est lui. » Le généreux pirate donne k M. d'Aiglemont une énorme liasse de billets de banque et le fait mettre à terre sur les côtes de France. M. d'Aiglemont meurt bientôt après.

Quelques années passées, Mme d'Aigleraont, dans une auberge d'un petit village des Pyrénées elle était venue prendre les eaux, rencontre une jeune femme qui se meurt. C'était Hélène. Elle meurt, repentante, entre les bras de sa mère.

A celje-ci il restait une fille plus jeune, MoTna. Celle-ci se maria, puis prit un amant, qui était préci- sément le fils du dernier amant de sa mère. Mme d'Aiglemont la sermonne à ce sujet. « Maman, lui répondit Moïna, je ne te croyais jalouse que du père. » « Ma fille, répondit Mme d'Aiglemont d'une voix altérée, vous avez été plus impitoyable envers votre mère que ne le fut jamais l'homme

SON GOUT. 135

ofTensé par elle, plus que ne le sera Dieu peut-être. » El elle meurt le même jour.

Voilà ce que Balzac considérait, très sérieusement peut-être, comme un roman de mœurs.

Tout de même son ^mysticisme, si parfaitement rontraira à son naturel, est tout romanesque. Il a quelque chose de voulu, de tendu et de forcé. Non seulement Louis Lambert et Séraphita (malgré une fin lyrique assez belle) sont des rêveries pénibles et mal enchaînées; mais elles ne semblent pas sin- cères. EllQ5^_§emblent, comme les Sept cordes de la lyre de George Sand, Teffet d'une sorte de gageure, un parti pris de se conformer à un des goûts du temps. « On fait des monstres, faisons des monstres », disait George Sand. « On fait aussi des nuages, semble dire Balzac, soyons aussi nébuleux qu'un autre. »

Il a voulu, pour refaire Volupté de Sainte-Beuve, qu'il trouvait fausse, écrire le roman de Taraour chaste, de la vertu pure et de la délicatesse exaltée; c'est le Lys dans la vallée. Ce livre, extrêmement admiré en sa nouveauté, est peut-être, sauf quelques détails, le plus mauvais roman que je connaisse. Parce que Mme de Mortsauf reste chaste et fait des discours du plus effroyable pédantisme et qui dépassent la Nouvelle Héloïse^ sur la vertu, l'abné- gation, le renoncement et le sacrifice, Balzac croit avoir peint Thonnête femme. Il est vrai que cette honnête femme passe toutes ses soirées dans un parc à expliquer la vertu à un jeune homme qu'elle aime. 11 peut sembler qu'elle ne perdrait rien de

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8on honnôteté à la commenter moins. D'autant plus que voici de son style : « Ma confession ne vous a-t-cUe donc pas montré les trois ehfanls auxquels je ne dois pas faillir, sur lesquels je dois faire pleuvoir ma rosée réparatrice et faire rayonner mon âme sans en adultérer la moindre parcelle. N'aigrissez pas le lait d'une mèrel » Le jeune homme est aussi vrai et a la môme simplicité d'expression. C'est lui qui raconte une scène pathé- tique où il a eu un très beau rôle : « Madame a raison, dis-je en prenant la parole d'une voix émue qui vibra dans ces deux cœurs je jetais mes espé- rances à jamais perdues et que je calmai par l'ex- pression de la plus haute de toutes les douleurs, dont le cri sourd éteignit cette querelle, comme, quand le lion rugit, tout se tait. Oui, le plus beau prestige que nous ait conféré la raison est de rap- porter nos vertus aux êtres dont le bonheur est notre ouvrage et que nous ne rendons heureux ni par calcul, ni par devoir, mais par une inépuisable et volontaire affection. » Evidemment Balzac s'ap- plique. Il s'agit de faire penser et parler des âmes d'élite. Il a bien compris que la haute distinction morale consiste à énoncer dans le style de M. d'Ar- lincourt des pensées de Joseph Prudhomme.

Il y avait donc dans Balzac un romantique par imitation, un romantique populaire, un ro'^antique « en camelot » qui gâte déplorablement le réaliste; il y avait le réaliste vrai que nous avons examiné de près et admiré plus haut; et il y avait, à l'autre extré- mité, un réaliste un peu bas, un peu désobligeant

SON GOUT. 137

qui annonce ce qu'on a appelé pendant quelque temps « le naturalisme ».

Ce bas réalisme consiste à chercher le vrai et le réel dans les parties les plus basses et les plu.^ répugnantes de la réalité, comme si elles étaient la réalité tout entière. L'antiquité, avec ses Apulée et ses Pétrone, a connu cela, le xvi" siècle avec ses Béroald de Verville, le xviii* siècle avec ses Restif, l'ont connu aussi. Le réalisme, le vrai, glisse assez facilement dans cette dégénérescence de lui- même. C'est qu'il faut savoir que si le réalisme est le fond solide de l'art, rien, aussi, n'est plus difflcile que d'être vraiment réaliste et de s'y tenir exacte- ment. L'art réaliste consiste à voir exactement et sans passion les choses et les hommes et à les peindre de même. 11 aura donc pour méthode non pas de jeter au hasard toute la réalité dans l'œuvre d'art, parce que cela est matériellement impossible et que, si le réalisme était cela, l'art réaliste consisterait à se promener dans la rue mais de choisir sans passion, sans autre goût que celui du vrai, parmi les mille détails de la réalité / les plus significatifs et de les coordonner de manière y à produire sur nous l'impression que produit le Véel lui-même, mais plus forte.

Cela a l'air simple et c'est extrêmement malaisé, toute question de génie mise à part- En effet, si l'artiste écrit, c'est comme l'homme fait toute chose, et poussé par une passion. Il a toujours, quoi qu'il fasse, l'arrière-pensée, le secret désir de prouver, de convaincre, d'attendrir, de convertir,

138 BALZAC.

d'attirer à soi le lecteur, de verser dans son œuvre quelque chose de ce qu'il pense, espère, regrette ou désire. Ici, c'est ce qu'il ne faut point; l'art^ réaliste doit être aussi impersonnel que possible. 11 doit ne rien révéler des passions de l'auteur.

Et pourquoi non?

Parce qu'il s'agit de peindre le vrai et que, dès que je peux apercevoir les passions et même les tendances de l'auteur, je le soupçonne aussitôt d'avoir arrangé et gauchi la réalité dans un sens favorable à ses passions. Dès lors pour moi plus d'illusion de réalité. Le but est manqué. Nous sommes dans un autre art, qui peut être admirable; veuillez croire que je le sais; mais qui n'est plus le réalisme.

Si ce qui précède est exact, on voit que la chose devient compliquée. Il est très difficile à un écrivain d'écrire sans y être poussé par une passion et dès qu'il éprouvera une passion en écrivant, il ne sera plus un réaliste. Car, par définition, tout ce qui n'est plus réalisme, non seulement est autre chose, mais est son contraire.

Eh bien, cette dégénérescence du réalisme en choses qui en sont la négation même se produit constamment dans l'histoire de l'art. Racine est un réaliste qui a la passion du vrai; mais aussi celle d'une certaine noblesse de convention qui rarement, mais quelquefois, fait perdre de vue la réalité; La Bruyère est un réaliste admirablement exact, mais avec une certaine amertume de misanthropie; les réalistes anglais du xix° siècle, avec une vue bien

SON GOUT. 139

pénétrante et un sens du réel incomparable, ont un squci d'attendrir sur les misères humaines et des effusions de sensibilité, comme Dickens, ont u&e pente à moraliser et un certain air de prédicant, comme George Eliot, qui sont choses fort accep- tables et souvent touchantes en elles-mêmes, mais qui déjà nous écartent un peu de cet art qui prétend n'être qu'une « déposition de témoin sous serment * ». Il arrive même, selon la passion particulière qui anime Tauteur, que le réalisme aboutit aux façons les plus différentes de peindre les mêmes gens. Flau- bert et Tolstoï ont tous deux une véritable passion pour les hommes de condition moyenne et d'intelli- gence au-dessous de la moyenne. Seulement Flau- )ert les peint, et admirablement, mais avec une rentable fureur d'ironie, de persiflage et de sar- /casme, nous poussant le coude à chaque instant, 'd'une manière assez désobligeante, pour nous dire : cSont-ils assez grotesques? » et Tolstoï les peint, et avec une fidélité merveilleuse, mais avec une sorte de vénération et de tendresse, paraissant s'écrier à chaque ligne ; « Quelle vraie grandeur I » Et je ne sais lequel des deux est le plus désagréable.

En France c'est en général du côté du sarcasme implicite le plus souvent qu'ont glissé nos réalistes. Scarron, Furetière, Tauteur des Caqueta de Vaccouchée\ La_Bruy:ère, Marivaux, n'ont guère peint la yia.-x4slU, populaire et bourgeoise que pour la moquer. Le réalisme, aux siècles classiques,

1. Expression de George Eliot elle-même, Adam Bède, Cf. it Homan nniuralittt de Brunetière.

440 BALZAC.

n'est, d'ordinaire, considéré que comme matière d*œuvre comique.

L'originalité de Balzac est précisément d'avoir compris 'fu'il pouvait être tragique au plus haut degré. Seulement si c'est de ce cAlé qu'il a pris ses avantages, c'est de ce côté aussi qu'il a trop penché. C'est que sa passion l'entraîne; c'est par qu'il devient systématique, par qu'il 8ort du réalisme / vrai. Le réalisme devient chez lui une forme du \ pesshnisme. Il aimait incontestablement à voir les Ichoses et les hommes en laid. 11 tempêtait dans les conversations particulières contre « l'hypocrisie du beau ». Il aimait à pousser à outrance, au delà des limites du vrai, tout au moins au delà des limites du vrai ordinaire et moyen et le vrai ordi- naire et moyen est le vrai gibier du vrai réalisme l'horreur des situations, la scélératesse, la per- fidie et la bassesse des hommes; il ouvrait les voies en un mot à cette « littérature brutale » que J.-J. Weiss a dénommée d'un nom très heureux. Il aimait les sujets plus que scabreux, équivoques et infâmes [Splendeurs et Misères des courtisanes, la Fille aux yeux d'or y Une Passion dans le désert). Il / aimait le violent et le brutal.

\ Ce n'est pas la brutalité et la violence que je

\ prétends exterminer du domaine de l'art, c'est la

', brutalité et la violence quand elles sont manifeste-

\ ment fausses, et par fausses j'entends encore très

\ exceptionnelles, en dehors de la vérité moyenne et

I quand elles ruinent l'impression de réalité que

j l'œuvre m'avait donnée jusque-là. Que Hubempré

&0U GOùt. 141

soit réduit à passer une nuit, auprès du cadavre de sa maîtresse, à rimer des chansons à boire et des gravelures pour payer l'enterrement, je trouve cela tragique et je suis ému, car cela peut être vrai. Mais que Vautrin, caché dans la maison Vauquer, sQiLS les apparences d'un bourgeois honnête et jovial, s'échappe tout à coup à faire une dissertation (admirable du reste en soi) sur Paris considéré comme coupe -gorge, je vois bien que c'est une manifestation inutile de cynisme, que ce n'est pas Vautrin qui parle, il est trop intelligent pour cela, mais Balzac qui place ici une profession de foi de pessimisme. Que Mme Marneffé, mourant repentie, dise dans un langage ignoble (et qu'elle ne parlait pas pendant sa vie) : « 11 faut que je fasse le bon Dieu », je vois bien que Balzac fausse le caractère du personnage, le pousse à bout et au delà, est infidèle à la vérité, pour se donner le plaisir, qui lui est cher, de scandaliser l'honnête lecteur par une prouesse de grossièreté.

J'ai exagéré autrefois la part de la littérature brutale dans l'œuvre de Balzac. Tout compte fait elle n'est pas très considérable et s'il s'agit de doser, ce qui est un peu pédantesque, mais ce qui n'est que de la probité critique, la^ £****) dans l'œuvre de Balzac, du romantisme de pacotille est beaucoup plus considérable que celle du bas réalisme. Celle-ci est trop grande encore et si, à cet égard, Balzac a été beaucoup moins loin que ses méprisables succes- seurs, ce qui a fini par le réhabiliter, il a été beau- coup plus loin que ses prédécesseurs du xix« siècle,

i4t BALZAC.

si Unt est qu'il en ait eu au xix* siècle. Et si les héritiers de cette partie de son héritage le font paraître innocent par comparaison, aussi est-il vrai qu'ils le chargent parce qu'il en est responsable, parce qu'ils se couvrent de son pavillon et ne sont pas mal autorisés à s'en couvrir. Toute une liltéra- /ture est sortie des sentines de Balzac. Beaucoup \^ n'ont vu ou voulu voir que cela chez lui et n'en ont pas imité autre chose. Il est responsable de toutes les audaces faciles et condamnables de tous ces romaneiers qui ont feint de croire que le réa- lisme est dans l'étude des exceptions sinistres ou honteuses, qui, sous prétexte de vérité, n'ont étalé que l'horreur nauséabonde et qui, à mon très grand regret, ont fini par faire du mot réalisme le syno- nyme courant de littérature infâme. j Romantisme de confection, réalisme grossier, ' voilà ce qui gâte, le premier beaucoup, le second un peu, une partie des oeuvres de Balzac. Ce qui la gâte presque tout entière c'est la vulgarité, qui était dans sa nature et qu'il a laissé pénétrer à très peu près partout. Sainte-Beuve, dans une petite admo- nestation adressée à Taine et qui s'adressait surtout à Balzac, et Ton sait qu'il aimait ces manières obliques et ces mouvements tournants, a signalé^ bien joliment cette vulgarité presque inhérente : « Vous nommez, à propos de la princase de ClcK^es^ un roman de Balzac, le Lys dans la vallée^ et vous convenez qu'on le trouve « grossier et médical » auprès de l'autre, l^aissez-moi vous dire que vous supposez trop aisément que ces romans tout

SON GOUT. 14)

modernes, ces passages de dialogues cités par vous, sont acceptés ou l'ont été à leur naissance comme des types de délicatesse actuelle. Pour moi, j'avoue n'avoir vécu dans ma jeunesse qu'avec des gens que cela choquait, quoiqu'ils rendissent justice d'ailleurs aux auteurs en d'autres parties de leur talent. Je puis vous assurer que ces endroits qui ne vous semblent indélicats que par comparaison avec la Princesse de Clèves paraissaient de mon temps à la plupart des lecteurs tout à fait indélicats en eux- mêmes. î{os^ balances, même en ce xix® siècle si différent des autres, étaient moins grossières que vous ne le supposez. Il est vrai que la bonne cri- tique, sincère et véridique, ne se faisait et ne se fait peut-être encore qu'en causant : on n'écrit que les éloges. Cela prouverait simplement qu'il faut beau- coup rabattre des écrits et que lorsqu'on dit et qu'on répète que la littérature est l'expression de la société, il convient de ne l'entendre qu'avec bien des précautions et des réserves. » (1864.)

Oui, il est parfaitement vrai que l'œuvre de Balzac est tachée par des trivialités qui sont et qui seront des trivialités dans tous les temps. Balzac est .- vulgaire par exemple dans sa façon de montrer de l^esprit, parce qu'il manquait d'esprit absolument. Il est admirable dans les conversations qu'il prête à ses « hommes les plus spirituels de Paris ». Elles sont stupides; ses humoristes parisiens ont l'air de charretiers en liesse; ses ducs font des calem- bours, des à peu près et des queues de mots. Lui- même, quand il est spirituel pour son .compte, il

444 hJilîkô.

parle comme suit : a Au lieu de ces tas de gibiers empaillés destinés à ne pas cuire, au lieu de ces poissons fantastiques qui justiGent le mot du saltim- banque : « J'ai vu une belle carpe, je compte « Tacheter dans huit jours », au lieu de ces primeurs qu'il faudrait appeler postmeursy exposées en de fal- lacieux étalages pour le plaisir des caporaux et de leurs payses; Thonnôte Flicoteaux exposait des sala- diers ornés de maint raccommodage des tas de pruneaux cuits réjouissant le regard du consomma- teur, sûr que ce mot, trop prodigué sur d'autres afOches, dessert ^ n'était pas une charte.... Les mets sont peu variés. La pomme de terre y est éternelle; il n'y aurait pas une pomme de terre en Irlande, elle manquerait partout, qu'il s'en trouverait encore chez Flicoteaux. Elle s'y produit depuis trente ans sous cette couleur blonde affectionnée par Titien, semée de verdure hachée et jouit d'un privilège envié par les femmes : telle vous l'avez vue en 1814, telle vous la trouverez en 1840.... La femelle du bœuf y domine et son fils y foisonne sous les aspects les plus ingénieux.... Une vieille calomnie, répétée au moment Lucien y venait, consistait à attribuer l'apparition des biftecks à quelque mortalité sur les chevaux.... Les dîneurs y ont une gravité qui se déride difficilement, peut-être à cause de la catholicité du vin qui s'oppose à toute expansion... », etc., etc. Chose qui peut étonner au premier abord, mais qui ne doit pas surprendre quand on sait que la u chose vue » est toujours une chose vue à travers un tempérament, il a vu le monde et il est si vrai

SON GOUT. 145

qu'il ne suffît pas d'observer et que nous sommes toujours, pour la moitié au moins, dans l'impression que nous recevons des choses, que son grand monde ressemble à une loge de portier des quartiers pauvres. Une lady questionne un vicomte : « Sincè- rement, petit? » Une duchesse dit : « Hein? » Et Eugène comprit ce hein, ce qui ne m'étonne pas après les façons qu'il a eues deux heures durant chez Mme de Restaud. Une vicomtesse dit à un baron la seconde fois qu'elle le voit : « Vous êtes un amour d'homme » et Eugène (car c'est encore lui), Eugène se dit : « Elle est charmante 1 » Il est étonnant cet Eugène.

Gela devient très amusant sans que Balzac le veuille, à force d'être faux. On dirait une parodie. Ce sont de grandes dames et il y a même une jeune fille : « Le premier mot d'Hortense [c'est la jeune fille] avait été, parlant à sa tante : « Gomment va ton « amoureux ?. . . J e voudrais bien le voir. Pour savoir « comment est tourné celui qui peut aimer une vieille « chèvre? Ge doit être un monstre de vieil employé « à barbe de bouc, dit Horlense. Voilà quatre ans V que je le porte dans mon cœur... Tu ne sais pas « ce que c'est que d'aimer. Nous savons toutes ce « métier-là en naissant... », etc.

Une baronne est contrainte d'avoir une entrevue avec une actrice et Balzac nous prévient que la baronne trouve dans l'actrice une femme calme et posée, noble, simple et rendant par ses façons hommage à la femme vertueuse... Sur quoi l'actrice appelle son domestique et a avec lui, la baronne en

Paquet. Balzao. 10

146 BALZAC.

tiers, une conversation de corps de garde : « La brodeuse de madaine est mariée. En détrempe? » demanda Josepha. Et à la baronne elle-même : « Nous retrouverons votre mari et s'il est dans la fange, eh bien il se lavera. Pour des personnes bien élevées c'est une question d'habits.... Dame! Ce pauvre homme I il aime les femmes. Eh bien, si vous aviez eu, voyez-vous, un peu de notre chique y vous l'auriez empêché de courailler; car vous auriez été ce que nous savons être : toutes les femmes pour un homme. Le gouvernement devrait fonder une école de gymnastique pour les honnêtes femmes. Mais les gouvernements sont si bégueules! Ils sont menés par les gens que nous menons. Moi, je plains les peuples.... » Voilà comment Balzac entend les belles manières.

Il dira de Hulot en proie à Mme MamefTe : « Il n'avait pas encore connu les charmes de la vertu qui combat et Valérie les lui faisait savourer, comme dit la chanson, tout le long de la rivière. « Ne commen- « cez pas par déshonorer la femme que vous dites « aimer, disait Valérie ; autrement je ne vous croi- « rais pas et j'aime à vous croire», ajoutait-elle avec une œillade à la sainte Thérèse guignant le ciel. »

Dans l'admirable Ménage de garçon, le tiers du volume est consacré à narrer les farces stnpides des Chevaliers de la Désœuirance, sans que cela, non seulement ait la moindre utilité pour la suite do l'action, mais encore se rattache au roman de quel- que façon que ce coit, tant l'auteur a été convaincu que ces bons tours étaient intéressants en soit

SOiN GOUT. 147

Voici encore la marquise d'Ëspard qui dit à Rubempré, qu'elle voit, je crois, pour la première fois : «... Vous traitez ces idées de visions ou de « bagatelles ; mais nous savons un peu la vie et nous « connaissons tout ce qu'il y a de solide dans un titre « de comte pour un élégant, un ravissant jeune « homme ». Et Lucien n'a ni une parole ni un geste de protestation; il trouve tout naturel qu'une mar- quise lui dise cela à brûle-pourpoint. Balzac aussi : « Lucien crut à quelque prodige semblable à celui de sa première soirée au Panorama-Dramatique ». Et Balzac, lui aussi, ne met pas une sensible diffé- rence entre la soirée du Panorama-Dramatique et celle de Mme de Montcornet.

D Ans la Femme abandonnée, Balzac a voulu peindre une femme de la plus haute aristocratie dans la dignité austère et triste de son délaissement, de sa solitude et de sa désespérance. Voici comme elle reçoit un jeune gentilhomme qu'elle n'a jamais vu et qui s'est introduit chez elle par un stratagème, innocent du reste : « A l'angle de la cheminée il aperçut une jeune femme assise dans cette moderne bergère dont le siège bas lui permettait de donner à sa tête des poses variées pleines de grâce et d'élégance, de l'incliner, de la pencher, de la redresser languis- samment comme si c'était un fardeau pesant; puis de plier ses pieds (?), de les montrer ou de les rentrer sous les longs plis d'une robe noire. La vicomtesse voulut placer sur une petite table ronde le livre qu'elle lisait; mais ayant en même temps tourné la tête vers M. de Nueil, le livre mal posé [ce livra

148 BALZAC.

qui tourne la tétc vers M. de Nueil est bien sin- gulier] tomba dans rintcrvalle qui séparait la table de la bergère. Sans paraître surprise de cet accident, elle se rehaussa et s'inclina pour répondre au salut du jeune homme, mais d'une manière imperceptible et presque sans se lever de son siège son corps resta plongé. Elle se courba pour s'avancer, remua vivement le icu, puis elle se baissa, ramassa son gant qu'elle mit avec négligence à la main gauche en cherchant l'autre par un regard promplement réprimé; car de sa main droite, main blanche, sans bagues, fluette, à doigts effilés et dont les ongles roses formaient un ovale parfait, elle montra une chaise comme pour dire à Gaston de s'asseoir. Quand son hôte inconnu fut assis, elle tourna la tète vers lui par un mouvement interrogant et coquet dont la finesse ne saurait se peindre; il appartenait à ces intentions bienveillantes, à ces gestes gracieux quoique précis que donnent l'éducation première et l'habitude constante des choses de bon goût. Ces mouvements multipliés se succédèrent rapidement en un instant, sans saccade ni brusquerie, et charmè- rent Gaston par le mélange de soin et d'abandon qu'une jolie femme ajoute aux manières aristocra- tiques de la haute compagnie. »

Et c'est à dire que Gaston a été séduit par les petites mines et les petits gestes et les mouvements concertés d'une actrice de sous-préfecture jouant le Caprice.

Quelques instants après, Mmeile Beauséant ayant mis Gaston à la porte, avec raison du reste, Gaston,

SON GOUT. i40

aprè^ avoir été jusqu'à raniichaïubre, revient tran- quillement et dit à Mme de Beauséant : « Jacques « m'a éclairé ». Et son sourire, empreint d'une grâce à demi triste, ôtait à ce mot tout ce qu^il avait de plaisant et l'accent avec lequel il était prononcé devaitallerà Tâme. Mme de Beauséant fut désarmée. » Eh bien, elle l'est facilement.

M Madame, s'écria doucement Gaston, vous con- « naissez ma faute; mais vous ignorez mes crimes, u si vous saviez avec quel bonheur j'ai... Ah! « prenez garde, dit-elle en levant un de ses doigts d'un air mystérieux à la hauteur de son nez quelle effleura ; puis de l'autre main elle fit un geste pour prendre le cordon de sonnette... »

Un peu plus tard : «... La vicomtesse leva ses beaux yeux vers la corniche, à laquelle sans doute elle confia tout ce que ne devait pas entendre un inconnu. Une corniche est bien la plus douce, la plus soumise, la plus complaisante confidente que les femmes puissent trouver dans les occasions elles n'osent regarder leur interlocuteur. La corniche d'un boudoir est une institution. N'est-ce pas un confessionnal moins le prêtre? En ce moment Mme de Beauséant était éloquente et belle... »

Cette maladresse ineffable avec laquelle Balzac a pçint Jea^ieinmes du monde a été contestée. Brune- tière, dans son livre, admirable du reste, intitulé Honoré de Balzac, écrivait ceci, très évidemment à mon adresse : « Je ne dis pas cela [je ne dis pas qu'il est grossier et vulgaire] pour ses gens du monde, ses grands seigneurs et ses duchesses. Sainte-Beuve, qui

IftO BALZAC.

était du môme temps et du même monde, nous en xrarantit la resBemblance : « Qui mieux que lui, dit- <t il, a plus délicieusement peint les vieux et les belles « de l'Empire? Qui surtout a plus délicieusement touché « les duchesses et les vicomtesses de la fin de la Hcstau- « ration? » Je préfère, continue Brunetière, le témoi- gnage de Sainte-Beuve qui a connu sur leur déclin quelques-unes de ces « vicomtesses » ou de ces « duchesses », Mme de Beauséant ou Mme de Lan- geais, à Topinion de quelques honnêtes universi- taires qui n'ont point retrouvé dans ces dames leur idéal d'élégance, de distinction et d'aristocratie... » Sainte-Beuve! La caution, sans doute, est bour- geoise; mais je ferai remarquer que ni Sainte-Beuve ni Balzac n'ont connu les duchesses et les vicom- tesses de la fin de la Restauration, Sainte-Beuve n'ayant commencé à fréquenter quelques salons aris- tocratiques qu'en 1840, Balzac, malgré sa liaison, très courte, avec Mme de Castries, n'y ayant été un peu régulièrement que très peu avant cette date; Sainte-Beuve nous ayant avertis lui-même que le faubourg Saint-Germain était absolument fermé aux gens de lettres avant 1830; le faubourg depuis 1830 ayant mettre quelques années à s'habituer à rece- voir les hommes de littérature et par conséquent le témoignage de Sainte-Beuve ne valant point du tout pour les grandes dames de la Restauration même finissante.

Et je ferai remarquer surtout que Sainte-Beuve étant lui-même, quand il s'agit des femmes, d'une certaine n vulgarité », pour ne pas dire plus, ce

SON GOUT. 181 i

n'était peut-être pas son témoignage qu'il fallait |

invoquer sur ce point et qiMl a pu voir le faubourg ']

Saint-Germain du temps de Louis- l^hilippe exa'c- ]

Jement comme lîal/a. le voyait, sans que cela prouve ] qu'ils l'aient vu exacieinent l'un ou l'autre.

Je reconnais, du reste, que ceci donne une inquié- ''

lude sur ce qu'étaient ces nobles parages vers 1840, i

que Balzac les ait vus comme il les a peints et que l

Sainte-Beuve ait estimé que Balzac les a vus très ^

juste et « louches délicieusement ». Mais encore, ■:

par le peu que j'ai vu de ce monde-là, il me reste î quelque doute, à en juger par les petites-filles, sur la justesse de vue de ces deux observateurs de leurs / ^^V^>

grand'mères. Non, je ne crois pas que les ducs et , .

les duchesses du temps de Balzac aient été exacte- '' ■<

ment dans leurs gestes et dans leurs propos les / l

personnages un peu inattendus que vous avez vu ' '^ qu'il nous présente.

vu

SON STYLE

Tout le monde tombe d'accord que Balzac écrivait ,^ mal. Il n'y a pas à redresser Topinion sur ce point, ill écrivait mal.

^**Ti^arrive quelquefois et en vérité assez souvent qu'on ne s'en avise point, cela arrive dans trois cas.

Et /d'abord dans les portraits. Non seulement ^ Balzac faisait le portrait, surtout physique, admira- blement, par le choix excellent des traits signiûca- \ tifs ; mais encore, quand il le faisait, son style, son j style lui-même, son tour et aussi sa langue ne lais- 4 saient guère à désirer. Je renvoie aux portraits ; que j'ai cités au milieu de ce volume. Oi. trouvera sans doute, même là, que la phrase sur la redin- j gote de M. Poiret « .... laissant flotter les pans flétris de sa redingote qui cachait mal une culotte i presque vide et des jambes en bas bleus qui

SON STYLE. 4ÎJ3

flageolaient comme celles d'un homme ivre, mon- trait son gilet blanc sale et son jabot de grosse mousseline recroquevillée qui s'unissait imparfaite- ment à la cravate cordée autour de son cou de dindon... » est une phrase terriblement enchevêtrée et qui n'a pour excuse, contestable encore, que d'être figurative de la toilette abandonnée du bonhomme; *on trouvera sans doute cela, mais relisez tous les autres portraits que j'ai cités, vous verrez que la netteté du style répond parfaitement à la netteté de la vision qu'avait l'auteur. Les portraits de Balzac sont en général très bien écrits et même sont d'un maître écrivain.

S' II écrit fort bien encore quand il ne se surveille pas et ne s'applique point. Il advient que Balzac, échauffé sans doute par l'intérêt de son sujet, va devant lui sans songer à l'Académie française et ne pensant qu'aux faits qu'il raconte. Dans ce cas, il il n'a aucune qualité ni aucun défaut. 11 se fait com- prendre, il est lisible, voilà tout. Il ne songe point à bien écrire et l'on ne songe point à le lui demander. Personne n'a jamais songé à faire un examen attentif du style d'un fait divers. 11 aurait toujours écrire comme cela. Exemple de ce style neutre où, tout en étant ce que je dis, il se donne pourtant un peu d'élégance discrète : « En échan- geant quelques mots avec sa cousine au bord du puits, dans cette cour muette, en restant dans ce jardinet assis sur le banc jusqu'à l'heure le soleil se couchait, occupés à se dire de grands rêves ou recueillis dans le calme qui régnait entre le rempart

154 BALZAC.

et la maison comme on Test sous les arcades d'une église, Charles comprit toute la sainteté de Tamour; car sa grande dame, sa chère Annette, ne lui en avait fait connaître que les troubles orageux. Il quittait en ce moment sa passion parisienne, coquette, vaniteuse, éclatante, pour Tamour pur et vrai. 11 aimait cette maison dont les mœurs ne lui semblaient plus si ridicules. Il descendait dès le matin afin de pouvoir causer avec Eugénie quelques moments avant que Grandet vint donner les provisions et quand les pas du bonhomme retentissaient dans les escaliers, il se sauvait dans le jardin. La petite cri- minalité de ce rendez-vous matinal, secret même pour la mère d'Eugénie et que Nanon faisait sem- blant de ne pas apercevoir, imprimait à Tamour le plus innocent du monde Tattrait des plaisirs défendus. Puis, quand, après le déjeuner, le père Grandet était parti pour aller voir ses propriétés et ses exploitations, Charles demeurait entre la mère et la fille, éprouvant des délices inconnues à leur prêter les mains pour dévider du fil, à les voir tra- vaillant, à les entendre jaser. La simplicité de cette vie presque monastique, qui lui révéla les beautés de ces âmes auxquelles le monde était inconnu, le toucha vivement... »

Autre exemple, un paysage. Les paysages sont très rares dans Balzac. On sent très bien que, comme Stendhal, ce qu'il a regardé dans ses voyages, ce sont des maisons et des hommes. Mais en 1831, époque il écrivit la première partie de la Femme de trente ans, il fallait « faire le paysage »

BON STYLE. 485

sous peine de ne pas compter pour un littérateur et Balzac traçait celui-ci, simple, assez sobre, très exact (aussi bien c'était la description de lieux qu'il avait vus cent fois), que le lecteur voit très distinc- tement et d'un style très honorable : « De Vouvray jusqu'à Tours les effrayantes (?) anfractuosités de cette colline déchirée sont habitées par une popula- tion de vignerons. En plus d'un endroit il existe trois étages de maisons creusées dans le roc et réu- nies par de dangereux escaliers taillés à même la pierre ; au sommet d'un toit une jeune fille en jupon rouge court à son jardin. La fumée d'une cheminée s'élève entre les sarments et le pampre naissant d'une vigne. Des closiers labourent des champs perpendiculaires. Une vieille femme, tranquille sur un quartier de roche éboulée, tourne son rouet sous les fleurs d'un amandier et regarde passer les voya- geurs à ses pieds en souriant de leur efl'roi. Elle ne s'inquiète pas plus des crevasses du sol que de la ruine pendante d'un vieux mur dont les assises ne sont plus retenues que par les tortueuses racines d'un lierre s'étalant comme un tapis vivace sur les pierres disjointes de la vieille muraille. Le marteau des tonneliers fait retentir les voûtes des caves aériennes. Enfin la terre est partout cultivée et par- tout féconde, même la nature a refusé de la terre à l'industrie humaine. Le triple tableau de cette scène dont les aspects sont à peine indiques procure à l'âme un de ces spectacles qu'elle inscrit à jamais dans son souvenir; et quand un poète en a joui son rêve vient sans cesse lui en reconstruire

i^B BALZAC.

les efTets romantiques. Au moment la voilure par- vint sur le pont de la Cisse, plusieurs voiles blanches débouchèrent entre les Mes de la Loire et donnèrent une nouvelle harmonie à ce site harmonieux. La senteur des saules qui bordent le fleuve ajoutait ses pénétrants parfums à ceux de la brise humide; les oiseaux faisaient entendre leurs amoureux concerts, le chant monotone d'un gardeur de chèvres y joignait sa sauvage mélancolie tandis que les cris des mari- niers annonçaient une agitation lointaine. De molles vapeurs capricieusement arrêtées autour des arbres épars dans ce vaste paysage y imprimaient une dernière grâce. C'était la Touraine dans toute sa gloire, le printemps dans toute sa splendeur. Cette partie de la France, la seule que les armées étran- gères ne devaient point troubler, était la seule en ce moment qui fût tranquille et Ton eût dit qu'elle défiait rinvasion. » OjN Enfin il arrive qu'il fait parler une portière ou un marchand de ferraille. Alors il est admirable. Je ne plaisante pas. Il est étonnant de fidélité, d'exacti- tude, de vérité. On peut trouver trop longs les bavardages de la concierge de M. Pons; mais qu'on m'accorde qu'ils sont la réalité même. Ce n'est point une parodie, ce n'est point un équivalent; c'est le vrai, c'est une femme du peuple de Paris que vous entendez.

/Voilà les trois cas il arrive accidentellement à Balzac de bien écrire. Partout ailleurs son style est douloureux. J'ai assez dit comment il fait parler ses hommes et ses femmes du monde. Je n'y reviens

SON STYLE. 157

que pour faire remarquer que s'ils nous semblent si faux c'est la faute de Técrivain autant au moins que celle de l'observateur. Ayant les mêmes sen- timents, mais les exprimant dans le langage de leur condition, ils paraîtraient des gens du monde un peu indignes d'en être, mais encore des gens du monde. Il faut reconnaître cependant aussi que les gens de cette classe se distinguant surtout, au premier regard, par leur façon de parler, une faute de style est ici une faute contre les mœurs.

Quand il parle en son nom, dans ses récits, dans ses réflexions, dans ses dissertations, dans ses analyses, même dans ses tableaux le plus souvent, il est malaisé de dire à quel point il est mauvais. 11 a exactement le style dont se servent les mauvais plaisants pour parodier le style romanesque. Il écrira : « Une chose digne de remarque est la puis- sance d'infusion que possèdent les sentiments... » Il aura les métaphores à la fois vulgaires et préten- tieuses dont se servent les beaux esprits de petite ville : « Le lendemain la poste versa dans deux cœurs le poison de deux lettres anonymes. » « La bienfaitrice trempa le pain de Texilé dans l'absinthe des reproches... » « Si la saison pen- dant laquelle une femme se dispute à l'amour offrait à Rastignac les butins de ses primeurs, elles lui devenaient aussi coûteuses qu'elles étaient vertes, aigrelettes et délicieuses à savourer. »

Ses métaphores sont ahurissantes : « Voilà l'Algérie au point de vue vivrier. G'esî un gâchis

458 BALZAC.

tempéré par la bouteille à Tencre de toute adminis- tration naissante. »

11 a des distinctions entre les sens des mots qui sont bien énigmatiques : « Julie écoutait sa tante avec autant d'étonnement que de stupeur.... » Vous vous demandez pourquoi il semble voir dans la stupeur et Tétonnement des sentiments très différents; c'est qu'il croit que la stupeur est de l'appréhension ; « .... surprise d'entendre des paroles dont la sagesse était plutôt pressentie que comprise par elle et effrayée de retrouver dans la bouche d'une parente l'arrêt porté par son père sur Victor »,

Aussi bien le sens des mots lui échappe souvent et cela lui fait dire des énormités. Pourquoi l'amour d'une femme de trente ans est-il plus flatteur pour un jeune homme que celui d'une jeune fille? Parce que « l'une est entraînée par la curiosité, par des séductions étrangères à celles de l'amour, l'autre obéit à un sentiment consciencieux ». Il veut dire conscient; et ce qu'il dit est la chose la plus bouf- fonne du monde entier.

De même le baron Hulot, qui appartient au monde Ton parle exactement, dit à un jeune artiste : « Allons, nîonsieur, la vie peut devenir belle pour vous. Vous saurez bientôt que personne à Paris n'a longtemps impunément du talent. » Il veut dire sans récompense et il dit le contraire avec une remarquable précision.

« Après avoir épousé pendant un moment cette f xistence semblable à celle des écureuils occupés à

SON STYLE. 159

tourner leur cage, il sentit V absence des oppositions (?) dans une vie arrêtée d'avance... »

« II faut avoir grimpé sur toutes les chimères aux doubles ailes blanches qui offrent leur croupe féminine à de brûlantes imaginations pour com- prendre le supplice auquel Gaston de Nueil fut en proie. »

« L'humanité de la courtisane amoureuse com- porte des magnificences qui en remontrent aux anges. »

« Le public admire le travail spirituel de cette poignée et il n'y entend pas malice; il ignore que racler du bon mol altéré de vengeance barbotte dans un amour-propre fouillé savamment, blessé de mille coups. »

« La Providence a sans doute protégé forte- ment encore les ménages d'employés et la petite bourgeoisie pour qui ces obstacles sont au moins doublés par le milieu ils accomplissent leur évo- lution. »

« Obtenir les faveurs de Mme MarnefPe fut donc non seulement pour lui Vanimation de sa chimère, mais encore une affaire d'or. »

Les morceaux mêmes qu'il faut reconnaître qui sont les mieux écrits, dans ses ouvrages, abondent en ces défauts qui sont caractéristiques de toutes les décadences : en profusion, en surabondance, en brillante, en enluminures, en comparaisons ou métaphores fausses, en prétendues choses vues qui ne sont pas exactes... « Au fond du col évasé de la porcelaine supposez une forte marge, uniquement

160 - BALZAC.

composée de ces touffes blanches particulières au sédum des vignes de Touraioe : vagues images des formes souhaitées, roulées comme celles d'une esclave soumise. De cette assise sortent des spirales de liserons à cloches blanches, les brindilles de la bugrane rose, mêlée de quelques fougères, de quel- ques jeunes pousses de chêne aux feuilles magnifi- quement colorées et lustrées; toutes s'avancent prosternées, humbles comme des saules pleureurs, timides et suppliantes comme des prières. Au-dessus, voyez les fibrilles délices, fleuries, sans cesse agi- tées, de Tamourette purpurine qui verse à flots ses anthères presque jaunes; les pyramides neigeuses du paturin des champs et des eaux; la verte cheve- lure des bromes stériles; les panaches effilés de ces agrostis nommés les épis-du-vent, violâtres espé- rances dont se couronnent les premiers rêves et qui se détachent sur le fond gris de lin la lumière rayonne autour de ces herbes en fleurs. Mais déjà plus haut quelques roses du Bengale clairsemées parmi les folles dentelles du daucus, les plumes de la linaigrette, les marabouts de la reine des prés, les ombellules du cerfeuil sauvage, les blonds che- veux de la clém^itite en fruits, les mignons sautoirs de la croisette au blanc de lait, les corymbes des millefeuilles, les tiges difl*uses de la fumeterre aux fleurs roses et noires, les vrilles de la vigne, les brins tortueux du chèvrefeuille; enfin tout ce que ces naïves créatures ont de plus échevelé, de plus déchiré, des flammes et des triples dards, des feuilles lancéolées, déchiquetées, des tiges tour-

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mentées comme de vagues désirs entortillés au fond de Tâme. Du sein de ce prolixe torrent d'amour qui déborde, s'élance un double magniOque pavot rouge accompagné de ses glands prêts à s'ouvrir, déployant les flammèches de son incendie au-dessus des jas- mins étoiles et dominant la pluie incessante du pollen, beau nuage qui papillotle dans l'air en reflé- tant le jour dans ses mille parcelles luisantes. Quelle femme enivrée par la senteur d'aphrodite cachée dans la Qouve ne comprendra ce luxe d'idées soumises, cette blanche tendresse troublée par des mouvements indomptés et ce rouge désir de l'amour qui demande un bonheur refusé dans ces luttes cent fois recommencées de la passion contenue, infa- tigable, éternelle. Tout ce qu'on ofl*re à Dieu n'était- il pas offert à l'amour dans ce poème de fleurs lumineuses qui bourdonnait incessamment ses mélo- dies au cœur en y caressant des voluptés cachées, des espérances inavouées, des illusions qui s'en- flamment et s'éteignent comme les fils de la vierge dans une nuit chaude? »

Certes, c*est un très brillant morceau de fac- ture. Mais encore, c'est la description d'un bou- quet : or dans quel vase à énorme col, dans quelle jarre colossale pourra-t-on faire tenir la foul«, la multitude de tiges dont il est composé? Ce n'est pas un bouquet, c'est une forêt, ce n'est pas un bou- quet, c'est le Paradou. De plus, et un peu pour cette raison et aussi pour d'autres, on ne le voit pas; il est terriblement confus : entre la marge de touffes blanches et les deux pavots rouges (ceci très net, et

Faoukt. Baizao. Il

les BALZAC.

c'est quelque chose) on ne le voit pas du tout. On Tentend. On entend un cliquetis de noms étranges et inusités (manière de Victor Hugo) qui amuse l'oreille; mais ce n'est pas cela qu'il fallait; il fallait voir. A regarder au détail il y a des choses singu- lières : à qui des fougères et des feuilles de chêne ont-elles donné l'impression d'ôlres prosternés, et de saules pleureurs et d'humbles prières? Ce qu'elles donnent, c'est plutôt l'impression contraire. Vio« Utres espérances dont se couronnent les premiers rêves, quoique un peu prétentieux, me paraît très juste; mais est dans ce qu'il a énuméré (relisez) ce fond gris de lin sur lequel se détachent les agrostis et comment sur ce fond gris de lin, s'il existe, la lumière rayonne-t-elle, au lieu de s'assour- dir? Je défie un peintre avec son pinceau... « Des tiges tourmentées comme de vagues désirs entor- tillés au fond de l'âme » est, à mon avis, excellent; mais sur des fleurs en bouquet et au repos, loin des brises, le pollen ne voltige point du tout; et je ne sais pas du tout par quel phénomène les fils de la vierge s'enflamment et s'éteignent tour à tour par une nuit chaude. L'ensemble de cela est chaotique et la moitié de cela est faux.

C'est trè* digne d'attention parce que c'est un des cas rares Balzac, qui d'ordinaire écrit d'autant plus mal qu'il veut mieux écrire, n'a pas échoué, tout compte fait, en s'appliquant; mais ce n'est digne que d'une admiration réservée.

Et voyez comme l'impropriété du style est conta- gieuse : Taine^ admirant oe couplet, dit qu'à liro

SON STYLV.. 163

« toutes les voluptés des jours d'été entrent dans les sens et dans le cœur comme un essaim tumultueux de papillons diaprés » et jamais un essaim de papil- lons n'est tumultueux (même en écartant du mot l'idée de bruit) et il est toujours à sinuosités molles et harmonieuses. Au fond, dans cette page de Balzac, célèbre et, après tout, digne de l'être, tout n'est pas galimatias, mais il y en a.

Aussi bien presque tout le Lys dans la vallée est un prodige de pathos et de phœbus, on dirait quel- qu'un qui s'est tendu à être mauvais. Et le pire c'est qu'on voit bien que s'il est si mauvais, c'est qu'il se guindé. Il a voulu parler la langue de Chateau- briand, ce qui fait qu'il débute ainsi : « A quel talent nourri de larmes devrons -nous un jour la plus émouvante élégie, la peinture des tourments subis en silence par les âmes dont les racines, tendres encore, ne rencontrent que de durs cailloux dans le sol domestique, donj les premières floraisons sont déchirées par des mains haineuses, dont les fleurs sont atteintes par la gelée au moment elles s'ouvrent? Quel poète nous dira les douleurs de l'enfant dont les lèvres sucent un sein amer et dont les sourires sont réprimés par le feu dévorant d'un œil sévère?... » Et tout le long du volume, comme il s'agit de peindre des âmes religieuses, c'est une pro- fusion de métaphores bibliques, de « parfums de i^Iadeleine », « d'étoiles des Mages », de « charbon d'Isaïe » qui touchent souvent au burlesque. Je con- nais deux parodies de ce style boursouflé et très froidom«nt emphatique, c'est les impressions

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voyage de l'homme à l'avalanche dans ie Mont Saint-Bernard de Tôpffer el c'est la conversation de Rodolphe avec madame Bovary pendant la solen- nité du comice agricole. Toutes deux sont inférieures au modèle.

Lui-même avait besoin de modèle pour écrire con- venablement, mais d'un modèle conforme à sa nature qui n'était ni fine ni distinguée. 11 copiait très bien, comme j'ai dit, le langage des hommes du peuple et il imitait assez heureusement, quoique sans aisance, le style des conteurs grivois du xvi* siècle. Quoique je sache tout ce qu'un philologue familier au xvi* siècle peut relever d'à peu près dans les Contes drolatiques, encore est-il que l'impression d'ensemble est très bonne et, qu'à cet égard, le pas- tiche est fort heureux. Les scènes populaires et les Contes drolatiques sont les seules parties de son œuvre qui, tout compte fait, au point de vue du style, aient véritablement une grande valeur.

H a dit : « Il n'y a que Victor Hugo, Gautier et moi qui sachions la langue. » Il y a malheureusement un nom de trop dans celte liste, et même pour ce qui est de la correction matérielle, Balzac est souvent en défaut. Ce n'est pas qu'il ne sache point beaucoup de la langue et de la meilleure. Remarquez qu'il a des archaïsmes excellents. Il dira : « arraisonner quelqu'un » ; il dira : « emboîter quelqu'un » (le tromper en le cajolant) ; il dira : « se battre de la chape à l'évêque » (se battre pour une chose qui n'est pas à vous); je pourrais multiplier ces exem- ples; mais, à côté de cela, il laisse échapper les

SON STTLË. i6%

incorrections les^plus plébéiennes et les plus ru- rales.

11 dira : « un petit office » et, certes, c'est ce qu'on devrait dire, mais enfin il y a bien des siècles qu'on ne le dit plus. 11 dira : « 11 n'est pas de femme qui... ne conçoive une de ces réflexions ». « En accor- dant à un étranger le droit d'entrer dans le sanc- tuaire du ménage, n'est-ce pas se mettre à sa merci? » phrase dont la syntaxe est absolument impossible. « Elle conduisait [pour gouvernait, mais cela peut encore passer] les ouvrières et jouissait ainsi dans l'atelier d'une espèce de suprématie qui la sor- tait un peu de la classe des grisettes. » « M. Por- tel ceint d'un tablier de préparateur, une cornue à la main, examinait un produit chimique tout en rejetant Vœil sur sa boutique... » « L'imprimeur jugea sans doute ces graves paroles nécessaires, l'influence de Mme de Bargeton ne l'épouvantant pas moins que la funeste mobilité de caractère qui pouvait tout aussi bien jeter Lucien dans une mauvaise comme dans une bonne voie. » « ... car alors nous ne nous quitterons pas aujourd'hui, répondit-il avec la finesse du prêtre qui voit sa malice réussie. » « Ce nouvel Art d'aimer consomme énormément de paroles évangéliques à l'œuvre du Diable. » « Sous la Restauration la noblesse s'est toujours souvenue d'avoir été battue, aussi, mettant à part deux ou trois exceptions, est-elle devenue éco- nome... » Comprenez-vous cette noblesse qui met à part quelques exceptions? L'auteur veut dire : « Aussi, mises à part quelques exceptions... » •—

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« Une vraie courtisane... porte dans la franchise do sa situation un avertissement aussi lumineux que la lanterne rouge de la prostitution ou que les quin- quels des trente et quarante. Un homme sait alors qu'il s'en va de sa ruine, » etc., etc. Je n'ai pris que dans trois volumes les exemples d'incorrection matérielle.

Ce style a singulièrement étonné et comme in- quiété Sainte-Beuve. Dans son article nécrologique du 2 septembre 1850 (et il ne faut pas oublier que c'est un de ces articles il sied de pencher plutôt vers le jugement le plus favorable, ni ceci encore que Sainte-Beuve s'y efforçait de ne pas avoir l'air de céder à la rancune), dans cet article Sainte-Beuve dit d'abord : « J'aime de son style, dans les parties délicates, cette efflorescence (je ne sais pas trouver un autre mot) par laquelle il donne à tout le senti- ment de la vie et fait frissonner la page elle-même. Mais je ne puis accepter sous le couvert de la phy- siologie, l'abus continuel de cette qualité, ce style si souvent chatouilleux et dissolvant, énervé, rosé et veiné de toutes les teintes, ce style d'une corrup- tion délicieuse, tout asiatique, comme disaient nos maîtres, plus brisé par place et plus amolli que le corps d'un mime antique ^ Pétrone, au milieu des

1. Je demande pardon et probablement on ne me pordon- nera pat, mais je ne puis me tenir de faire remarquer en petit texte, c'est-à-dire à demi-voix, combien les meilleurs stylistes du xix' siècle ont encore bien des expressions, hasardées, louches et qui sont à demi-impropres ou qui U sont tout à fait. Une efflortêctnce c'est une dartre, ou c'est vne floraison rudimentaire ou imparfaite et c'est donc prëci-

SON STYLE. 1«7

scènes qu'il décrit, ne regrette-t-il pas quelque part ce qu'il appelle oratio pudica^ le style pudique, qui ne s'abandonne pas à la fluidité de tous les mouve- ments? »

Ce portrait du style de Balzac, car c'est un por- trait, est bien singulier et Ton ne reconnaît guère dans ce mime trop souple la carrure lourde de Bal- zac et de son style et (je crois que Brunelière l'a remarqué) c'est bien plutôt au style de Sainte-Beuve lui-même que cette jolie description s'appliquerait assez bien. Mais, tout compte fait, c'est un éloge, c'est un éloge grondeur, mais c'est un étoge, puisque l'impression que l'on a est que Balzac a un style analogue à celui de Jean-Jacques Rousseau dans ses ouvres romanesques ou confidentielles; c'est en définitive un éloge.

Mais, et avec Sainte-Beuve vous vous y attendiez, avec Sainte-Beuve qui procède toujours par tou- ches et retouches successives et par une main repre- nant ce que l'autre a donné, six pages plus loin, Sainte-Beuve rebrousse et revenant au style comme s'il n'en avait rien dit : « Quant au style il l'a fin,

sèment le contraire de ce que Sainte-Beuve veut dire et c'est floraison qu'il fallait; Balzac, par son efflorescence, donne à tout le sentiment de la vie. Mais non! Il donne à tout le sentiment, ou il donne à tout la vie, ou il donne à tout le sentiment et la vie; mais il ne leur donne pas le senti- ment de la vie, parce qu'on donne aux choses la vie ou le sentiment; mais qu'on ne donne le sentiment de la vie qu'aux personnes; chatouilleux signifie qui est sensible au chatouillement et l'on ne voit pas un style qui ait celte susceptibilité et c'est chatouillant qui était nécessaire. Je conviens que, sauT ces trois mots, tout ce passage «st d'un maitre écrirain.

468 BALZAC.

subtil (?), courant, pittoresque, sans analogie aucune avec la tradition [très bien!]. Je me suis demandé quelquefois refTet que produirait un livre de M. de Balzac sur un bonnéte esprit, nourri jusqu'alors de la bonne prose française dans toute sa frugalité^ sur un esprit comme il n'y en a plus, formé à la lecture de Nicole et de Bourdaloue, àce style simple, sérieux et scrupuleux, qui va loin comme dit La Bruyère : un tel esprit en aurait le vertige pendant un mois, n Ktje ne sais, mais il me semble bien que M. Sainte- Beuve insinue ici bonnêtement que M. de Balzac écrivait en galimatias. El j)lus tard (Causeries du Lundi (IV) y Histoire de la Restauration)^ revenant encore, sournoisement, à ce sujet, voyez comme Sainte-Beuve, sous prétexte de parler du style de Lamartine, indique que celui de Balzac est fait de métaphores outrées, forcées et incohérentes : « M. de Lamartine s'est trop abandonné à son nou- veau style de prose, dans lequel il entre plus de Balzac que de Tacite : « L'Empire l'avait vieilli if avant le temps : l'ambition satisfaite, l'orgueil assouvi, les délices du palais, la tab[e exquise^ la « couche molle, les épouses jeunes, les maîtresses « complaisantes, les longues veilles, les insomnies « partagées entre le travail et les fêtes, l'habitude du « cheval qui épaissit le corps (tout ceci pour Tacite) « avait alourdi ses membres et épaissi ses sens... « Son menton solide et osseux portait bien la base « des traits. Son nez n'était qu'une ligne mince et « transparente... Son regard était profond, mobile « comme une flamme sans repos, comme une inquié-

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a tude. Son front semblait s'être élargi soua la nudité « de ses cheveux noirs effilés, à demr-eomâés sous la « moiteur d'une pensée continue (ici Tacite a fait « place à Balzac), on eut dit que sa tête naturellement « petite s'était agrandie pour laisser plus librement « rouler entre ses tempes les rouages et les combinai- u sons d'une âme dont chaque pensée était un empire, a La carte du globe semblait s'être incrustée sur la « mappemonde de cette tête. » Comment aurais-je confiance en un pareil portrait quand je vois à ce point percer le rhéteur, l'écrivain amoureux de la métaphore et du redoublement... » Et c'est ainsi que Sainte-Beuve, obliquement, donne le style de Balzac comme un modèle de mauvais style.

Ce lecteur qu'imaginait Saint-Beuve en affirmant qu'il n'y en avait plus, il existait précisément à côté de lui et il s'appelait Nisard et il a écrit exactement deux lignes sur Balzac dont l'une est plus qu'à moi- tié fausse et dont l'autre est tout à fait juste : « Je craindrais moins les retours du goût pour les bons romans de Balzac si les mœurs en étaient moins anec- dotiques et la langue plus naturelle ». Nisard ne se trompe pas en estimant que les mœurs dans les œuvres de Balzac sont souvent « anecdotiques », c'est-à-dire exceptionnelles et constituant des ma- nières de curiosités. Seulement il n'oublie que le g£jj^^alzac^le^réateur de types, qui précisément comme j'ai cru le montrer, e^t dans la grande manière (j^S^ique et a tout_à.fait le tour d'esprit de Molière et aussi deLa Bruyère et aussi de Bourdaloue. Quant à son jugement sur le style, il est tout à fait juste et

170 BALZAC.

ce qui a manqué le plus à Balzac, c'est en efl'et le naturel. J'en suis pour ce que j'en ai dit : sauf dans le pastiche des Contes drolatiques^ dans les por- traits, dans les dia^bgues populaires et dans quelques passages il n'a pas songé à bien écrire et il a eu de la chance, sauf cela, et c'est-à-dire presque continuellement, Balzac estUA Irès.mauvais écrivain. Je suis peu sensible à celte considération de Brune- tière, à laquelle il me semble qu'il tenait puisqu'il l'applique à Molière aussi bien qu'à Balzac, que mal écrire est « une condition de la représentation de la vie ». Je conviens qu'il faut, quand on est auteur dramatique ou romancier, faire parler ses person- nages comme ils doivent parler selon leurs origines et leurs conditions; mais quand on parle soi-même ou quand on fait parler des personnages de condi- tion moyenne et de moyenne instruction, il ne me semble pas que la mission de représenter la vie vous oblige absolument à écrire : « une âme généreuse a des régals peu chers »; « de quoique l'on vous somme », « consciemment » pour conscient, et « sortir son chien ».

Vlll

BALZAC APRES SA MORT

Après Montaigne, Voltaire et Rousseau, je ne connais aucun écrivain français qui ait eu une influence morale et une influence littéraire égale à celle de Balzac. Pour commencer par la première, on sait que du vivant même de Balzac, en Russie, à Venise et à coup sûr ailleurs encore, des sociétés polies, des groupements d'hommes et de femmes du monde firent le jeu, qui était, et malheureusement peut-être un peu plus qu'un jeu, de représenter dans la réalité le monde de Balzac, se distribuant les rôles de Rubempré, de Rastignac, de Lousteau, de Biancbon, de Maufrigneuse, de Beauséant, de Lan- geais, et peut-être de Vautrin. La chose ne s'était pas vue depuis ÏAstrée ou du moins elle a se reproduire assez souvent mais non pas d'une ma- nière assez éclatante pour que l'histoire littéraire U recueillit.

Ht 6AL2AC.

Mais ceci n'est qu'un épisode. Depuis la mort de Balzac il n'a fallu qu'avoir des yeux pour s'aperce- voir que la vie à la Balzac^ c'est-à-dire la fureur de parvenir à de grandes situations et à la grande for- tune, Varrivisme^ comme on l'a appelée, est devenue, plus qu'elle ne l'était auparavant, la façon normale de vivre d'un très grand nombre de Français et leur façon normale de sentir et de penser. Par les fortunes rapides qu'il fait faire à quelques-uns de ses hommes sans scrupules et surtout, ou autant, par la beauté artistique qu'il leur donne, Balzac a, très probablement, au moins, car en celte matière on ne peut rien affirmer, multiplié cette race d'hommes et de femmes. Il a multiplié le nombre non pas précisément des coquins mais des.... « Il y a chez toi, dit l'honnête Michel Chrestien à Rubempré, un esprit diabolique avec lequel lu justifieras à tes propres yeux les choses les plus contraires à nos principes : au lieu d'être un sophiste d'idées tu seras un sophiste d'action.... » C'est Balzac qui a trouvé le mot et il est excellent : il a multiplié le nombre des sophistes d'action; et si l'on me dit qu'il ne fallait pas éviter le mot de coquin pour en aller chercher un autre qui veut dire autant sinon plus et qui définit le scélérat conscient qui fait capituler sa conscience, j'avoue que je n'aurais pas grand'chose à répliquer. L'exemple est tellement, est si incomparablement plus fort que les paroles, que du cynique Stendhal et de Balzac qui n'est jamais cynique personnellement et quand il parle lui- même et tout au contraire, mais qui met en scène et

BALZAC APRÈS SA MORT. 173

en lumière des cyniques et les entoure d'une certaine .auréole, et leur donne un certain prestige, c'est cer- ftainement le moralisant Bai/^ac qui a été le plus démoralisateur.

Edmond About qui, du reste, écrivait à Flaubert à propos de Madame Bovary : « J'ai cru lire un roman de Balzac mieux écrit, plus passionné, plus propre et exempt de ces deux odeurs nauséabondes qui me saisissent quelquefois, au milieu des livres du Tourangeau, l'odeur d'égoût et l'odeur de sacris- tie... », Edmond About a bien caractérisé ce genre d'influence dans un de ses romans. Deux jeunes c^ gens causent ensemble, tin charmant jeune homme et une jeune fille exquise; le jeune homme croit la jeune fille millionnaire, la jeune fille croit le jeune homme riche et titré; tous les deux sont dupeurs et dupés : « Et aimez-vous Hermann et Dorothée'? dit le jeune homme. Oh ! Une idylle fade I Oh ! Non I Avez-vous lu Balzac? C'est mon homme. » Ce sont deux petits Balzaciens, ignorés l'un de l'autre comme tels, qui causent.

Et je n'ai pas besoin de le dire, parce que « omnia sana aanû», il peut arriver que l'influence de Balzac \ (^

sur un homme soit excellente. J'ai connu un pur héros de Balzac, vivant et respirant et qui n'était ni russe ni vénitien. En rhétorique et n'étant point le premier de sa classe, il disait à son professeur qui l'interrogeait sur sa vocation : « Je serai rédacteur /^~.

en chef de la Revue des Deux Mondes et professeur au Collège de France ». Il fut professeur dans des institutions préparant an baccalauréat, il fut rédac-

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BALZAC.

teur à la Jîerue des Deux Mondes à vingt-cinq ans; il en devint directeur; il devint le premier critique littéraire de France; il devint professeur à TÉcole normale il avait, à vingt ans, été refusé; il devint grand orateur, une espèce d'apôtre, il devint un directeur d'esprits et un directeur de consciences; il travaillait quatorze heures par jour (et réellement et non pas selon la formule) et c'était le plus honnête des hommes et le meilleur, et son dernier livre a été un éloge de Balzac qu'il avait toujours admiré. C'était un Balzacien; seulement il n'avait pris dans Balzac que des leçons de volonté, de ténacité, de croyance inaltérable en soi, d'obstination dans le travail et d'arrivisme par tous les moyens, sauf les honteux. Ce genre de Balzacisme doit exister, puisque j'en ai vu un vénérable exemple ; je crois seulement qu'il ne laisse pas d'être exceptionnel.

Son influence littéraire a été, autant qu'on peut mesuPSY* ces choses, aussi grande que son influence i|aorale. Cet homme qui peut-être au fond (mais qu'est-ce qui est le fond?) éjLait romantique, qui au moins était semi-romantique semi-réaliste, qui, au jugement de beaucoup, était romantique plus que réaliste, a créé le réalisrae,pou Ta fait revivre et a enterré le romantisme pour cinquante ans. 11 a, par l'exemple que donnaient les meilleures parties de son œuvre, dit aux hommes de lettres : « Avant tout regardez ; il n'y a rien au monde qui vaille la chosî; vue ». Certes il a été aidé en cela par la force des choses, par ce fait que le romantisme durait depuis un demi-siècle et que par conséquent autre chose devait

BALZAC APRÈS SA MORT. 175

venir. C'est une loi en littérature, c'est même la \ seule dont je sois certain, qu'à ui\ê période de sen- silûiii&^tdlmagiaation succéda une période d'obser- Yatioa-£l qu'à une période d'observation succède une période d'imagination et de sentiment. Mais encore, au déclin d'un genre, à quoi servent ceux qui en apportent un nouveau? A déclencher, d'un vigoureux mouvement de bras; à aiguiller la litté- rature sur une voie elle se serait engagée d'elle- même, mais avec hésitation et lenteur; à empêcher, ce qui est un bienfait inappréciable, que le genre qui se démode n'ait, par manque d'adversaire fai- sant autorité, une suite médiocre et lamentable, une traîne d'imitateurs routiniers, sans originalité et sans valeur. La Chaussée, s'il avait eu du génie, eût empêché qu'on ne fît jusqu'en 1800 et même jus- qu'en 1820 des tragédies de Crébillon. Les hommes de génie qui apportent un genre nouveau épargnent au genre précédent la honte de tomber en déliques- cence; les hommes de génie qui apportent un genre nouveau rendent au genre précédent le service de le faire mourir en beauté.

C'est exactement ce qu'a fait Balzac à l'égard du / romantisme, que du reste il adorait. A travers une foule d'incartades et de disparates, il a eu un grand souci de la vérité et pour elle une de ces passions qui se permettent des infidélités mais que les infidélités raniment, et ainsi^il a été, un peu sans le savoir et un peu sans le vouloir, le restaurateur du réalisme dans la littérature française. Le bon et le mauvais réalisme •I U vrai 91 le faBX4 il a fondé tout cela un peu au

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hasard; mais il Ta fondé et il est incontestable qu'il commençait d'en être temps. Il a son grand succès peut-être un peu plus à ce qu'il y avait de mauvais dans cette nouveauté qu'à ce qu'il y avait de bon. Nous pouvons avouer devant les étiangers, parce qu'ils ne sont pas sans le savoir, que nous ne sommes pas très nombreux en France à aimer le réalisme vrai, la peinture sans passion et sans système de l'homme surpris dans tout le détail compliqué et minutieux de sa vie morale. Mais nous avons un penchant honteux pour la littérature brutale. Nous aimons les violences, les audaces et les crudités dans nos écrivains parce que nous sommes les plus doux des hommes et nous nous plaisons à lire des histoires de passions fiévreuses parce nous avons des passions légères. Et nos auteurs, qui nous con- naissent, exploitent ce travers à leur profit. Mais il est juste d'ajouter que nous ne faisons aux écrivains qui usent de cette adresse que des succès très peu durables. Si celui de Balzac s'est prolongé davan- tage et peut être considéré comme définitif, c'est qu'il a des parties, et considérables, nous l'avons assez vu, de réalisme sérieux, consciencieux et Il E£2l9"^ ®^ qu'U est le premier, devant la littérature } romantique encore triomphante, qui ait donné quel- { ques traits vigoureux de cet art nouveau ou renou- I vêlé.

Car il faut bien se rendre compte de la part du bon et du mauvais dans l'influence d'un écrivain et dans son action sur la postérité. Un écrivain a une action sur la postérité, une action étendue et générale, une

Balzac après sa mort. l-J^

action de popularité par ce qu'il a de plus mauvais (ne vous récriez pas : il y aura un mais). Lucrèce doit de n'être pas connu tiniquement de quelques lettrés à ce qu'il dit un mal affreux du sentiraeni religieux; Rabelais doit sa popularité à ce qu'il est ordurier, Montaigne la sienne à ce qu'il est sceptique ; Ronsard n'en a pas, Malherbe n'en a pas; MoHère doit la sienne à ce qu'il est anticlérical et quelquefois grossier; Racine n'en a pas, Montesquieu n'en a pas; Voltaire doit la sienne à ce qu'il a été antireli- gieux; Rousseau la sienne à ce qu'il y a d'anti- social dans le Contrat Social et de voluptueux et de scabreux dans les Confessions. La gloire elle aussi est fondée en sottise et, les sots étant en majorité, je voudrais savoir comment il en pourrait être autre- ment.

Balzac a plu, même après sa mort, par toutes les vulgarités et trivialités et brutalités que nous lui avons reprochées plus haut. Il a plu par son mauvais style, la plupart des lecteurs ne pouvant pas supporter le style d'un Mérimée ou celui d'un Gautier, étant comme déconcertés devant eux et n'étant nullement désorientés par celui d'un Stendhal ou d'un Balzac qui est le leur. Sainte-Beuve dit très bien à ce propos : « Balzac, que je ne prétends nullement diminuer sur ce terrain des mœurs du jour [style effroyable, mais passons] et de certaines mœurs en particulier, il est expert et passé mattre', Balzac pourtant s'emporte et manque de goût à tout moment: il senivre du vin qu'il verse et ne âe possède plus ; la fumée lui monte à U

Faovit. BalMC. 12

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tête et son cerveau se perd ; il est tout à fait complice et compère dans ce qu'il nous offre et dans ce qu'il nous peint. C'est un grand avantage, je le «ai^, à qui veut passer pour un homme de génie auprès du vulgaire que de manquer absolument de bon sens dans la pratique de la vie et dans la conduite du talent, Balzac avait cet avantage.... » Voulez-vous de ceci un petit exemple en passant? J'avais, dans un article, comme je Tai fait dans ce livre, relevé le fi Hein? », que Balzac fait prononcer à une grande dame et du reste je l'aurais relevé tout de même s'il l'avait mis dans la bouche d'une petite bourgeoise bien élevée. Un professeur de faculté me moqua cruellement à ce propos. Ce « Hein? » lui paraissait tout naturel et peut-être était-ce à ce signe que dans le monde il eût reconnu la grande dame; et sans doute, qu'une dame quelconque évitât de le dire, ce lui eût paru une affectation de précieuse. Les vulga- rités, trivialités et brutalités de Balzac, dans le fond comme dans le style, ont été pour beaucoup dans sa popularité.

Maisj s'il est très vrai que les écrivains réussissent par leurs défauts, ils ne réussissent parleurs défauts qu'à la condition d'avoir de très grandes qualités. Si Lucrèce, Molière, Voltaire et M. Anatole France n'avaient eu que leur horreur pour la religion ; si Montaigne n'avait eu que son scepticisme et Rous- seau son radicalisme politique et son tempérament erotique, ils seraient absolument ignorés. Les qua- lités imposent et les défauts retiennent; les qualités font qu'on admire et les défauts font qu'on aime;

BALZAC APRÈS SA MORT. 179

les qualités inspirent le respect et les défauts éta- blissent et conservent Tintiraité. Or Balzac, plus peut-être que les autres que je viens de nommer, a eu juste ce qu'il fallait de génie pour s'imposer, à bon escient, aux connaisseurs, d'une façon un peu vague aux inexperls; et juste assez de défauts pour se faire aimer de la foule, et c'est ainsi que se fonde et je dirai, si on me le passe, que se fond la gloire, qui est toujours en métal de Gorinthe; à quoi il faut ajouter pour être juste : nec licet omnibus adiré Corinthum.

Balzac a eu une influence presque immédiate, c^est- à-dire dès 1850 environ. Il a eu des héritiers immé- diats même pendant sa vie comme le très estimable Charles de Bernard dont le chef-d'œuvre est de 1838, comme Ghampfleury qui atteignait la notoriété vers 1855. Ghampfleury, cet ingénu épris de poésie que nous peint Baudelaire et le portrait, peut-être vrai en son fond, ne mérite pas le mépris que lui témoigne Brunetière. De Balzac il n'avait pris ni le grand, ni le trivial et le bas, il avait pris le petit. De vue très étroite, mais très nette, complètement dénué d'imagination, mais observateur lent et dili- gent, il peignait minutieusement et exactement les manies, les gestes mécaniques, les tic8^ significatifs du reste et révélateurs des âmes médiocres. 11 eût été capable de modeler Poiret et Mlle Michonneau et presque capable de sculpter Gharles Bovary. Il servit beaucoup Balzac en introduisant pour ainsi dire en lui par les petitscôtés. Il faisait entrer dans Balzac par la porte étroite.

Duranty, qui ne produisit rien ou presque rien, juste un moment avant l'apparition de Flaubert, que du reste il ne comprit pas, fondait sa revue le Héalisme et s'il n'est pas l'inventeur du mot, est cer- tainement celui qui le lança dans le grand courant des conversations, des études critiques et de 4a langue.

Dans le même temps Hippolyte Taine publiait cet article retentissant qui, si je puis dire, permit aux universitaires et au monde assez considérable qui gravite autour d'eux d'admirer Balzac. Comme dit très bien Brunetière : « En France, depuis une cen- taine d'années, l'adoption d'un écrivain par la cri- tique universitaire est ordinairement sa consécration et en tout cas, c'est elle qui le met en passe de devenir classique ». Et cela se comprend aisément; la critique universitaire, par prudence et circon- spection et je ne dis point pourd'autres causes, étant toujours en retard d'une génération, soit de vingt- cinq ou trente ans, sur le public et par conséquent n'adoptant que des écrivains tout à fait majeurs. Quoi qu'il en soit Taine était à la fois le plus brillant et le plus sérieux des élèves de l'École normale de 1848. Il avait été élevé, je dis au point de vue purement littéraire, par ce curieux Jacquinet, très classique, très insensible aux prestiges du roman- tisme, mais qui en même temps, très intelligent, était admirable à reconnaître ce qu'il y avait de classique dans les écrivains de son temps et qui avait révélé à ses élèves Stendhal et Balzac, comme étant en leur fond des classiques^lâ manière de

BALZAC APRÈS SA MORT. 181

Racine, de Molière et de La Bruyère, c'est-à-dire les observateurs attentifs des rouages de la machine humaine. L'article de Taine, que je n'accepte pas tout entier et Ton a pu s'en apercevoir, était médité, était systématique et était lyrique; il assimilait l'his- toire sociale à l'histoire naturelle, ce qui est à la fois une apologie de Balzac et, contre le gré de l'auteur, une demi-condamnation de Balzac; il dressait en pied, d'une façon magistrale les grands personnages, les monstres Balzac, laissait de côté, délibéré- ment, les personnages dans la peinture desquels il a échoué et enfin, à la fois revendiquait pour Balzac le droit de mal écrire sous prétexte que la façon d'écrire doit varier selon les publics auxquels on s'adresse comme selon les temps et prouvait que Balzac écrivait le mieux du monde; et enfin, après avoir cité la description du banquet dansZe Lys dans la vallée, concluait en disant : « Evidemment cet homme, quoi qu'on en ait dit et quoi qu'il ait fait, savait sa langue, même il la savait aussi bien que personne; seulement il l'employait à sa façon ». J'ajouterai : et sans façon.

Cet article, extrêmement beau du reste, ample, large et brillant, était admirable pour fouetter l'admiration à l'égard de Balzac; il était certes fait pour être goûté des plus délicats, mais il était fait surtout pour la foule parce qu'il était sans nuances et tendait tout entier à la glorification de Balzac. L'article de Sainte-Beuve, beaucoup plus vrai, pré- cisément parce que la vérité est dans les nuances, était fait, au point de vue du grand public, pour qu'on

^

i8S BALZAC.

se demandât si Balzac avait du génie, s'il éuit vrai, s'il écrivait bien et dans quelle mesure il avait du génie et dans quelle mesure il était vrai et dans quelle mesure il était écrivain. Mauvais article de combat et de conquête. Il est vrai que Sainte-Beuve ne songeait ni à combattre, ni à conquérir et avait l^r devise : la vérité seule.

Il est vraisemblable que Balzac au moins contribua à tempérer et à amender George Sand et a été pour quelque cboso dans sa rupture avec la littérature de pure imagination et dans son retour au simple et au naturel, qui n'était d'ailleurs qu'un retour à sa nature propre. George Sand qui avait commencé, en plein romantisme, par dire : « On fait des monstres, faisons des monstres », a due être amenée (entre autres mobiles) par l'ascendant de Balzac, que du reste elle aimait personnellement, à l'observation, sinon patiente, du moins attentive de ce qu^elle avait sous les ye^x, paysans, petits bourgeois, petits gentilshommes, artistes;. et ce fut en exploitant ce ^^ nouveau domaine qu'elle produisit ces aimables

r œuvres de sa troisième manière, très vraies, faites- y attention, à travers leur romanesque et qui sont celles que décidément, je crois, la postérité aime le mieux parmi les ouvrages qui sont partis de sa main.

Et remarquez bien que George Sand jusqu'en 1848 était surtout idéologue, était extrêmement amoureuse des idées, encore que souvent elle n'y comprit rien; et qu'à partir de 1848 elle ne s'occupe plus (sauf dans le roman de polémique Mademoiselle de la Quintinie)

BALZAC APRÈS SA MORT.

183

qu'à peindre des personnages vrais en leur fond, « stylisés » par la forme et à suivre des évolutions de sentiments. Transformation qui vient assurément de George Sand elle-même, mais qu'il n'y a aucune témérité à attribuer en partie à Tinfluence de soa grand rival et ami.

Dji côté du théâtre l'influence de Balzac n'était pas moins grande si tant est qu'il ne faille pas dire qu'elle l'était bien davantage. ;^ugier et Dumas succédaient à Scribe et tous deux, très probablement, on en conviendra, furent inclinés par l'exemple de I^^zac et surtout par son succès à verser dans l'œuvre théâtrale une plus grande quantité de réalité qïe le théâtre n'en avaitjaraais connu depuis Molière; et certainement, dès les premiers jours d'Augier et Dumas fils, on put dire :

Et maintenant il ne faut pas Quitter la nature d'un pas

A

comme La Fontaine l'avait dit quand Molière éclata. Ajugier, tout en observant par lui-même et fort bien, empiunta à Balzac ses bourgeois enflés de Vanité et sans doute le bonhomme Poirier avait p£8sé de Balzac à Aiigîer par Jules Sandeau, élève du reste de Balzac ; mais il est assez difficile de ne pas reconnaître en lui le bonhomme Crevel, comme dans maître Guérin il y a des traits fort marqués du baron Hulot; il lui emprunta ses courtisanes et sa haine, que je ne songe pas à blâmer, des courti- sanes; il lui emprunta ses journalistes et son aver- sion, que je ne suis pas assez détaché pour louer, à

184 BALZAC.

regard des journalistes. Par son autre haine, celle qu'il a pour les cléricaux, il ne se rattache pas du tout à Balzac, mais à Eugène Sue; mais tout compte fait il procède de Balzac plus que de personne.

Dumas fils s'est à très peu près restreint à Tctude des passions de Tamour parce que cela était dans sa nature, et parce que c'est pour aller au cœur la route la plus sûre. Mais précisément la Dame aux Ca^(^a» n'es t^£as^ sans dériver de Splendeucs et misères dcH courtisanes Qi d'autre part la Question d'argent est tout à fait un roman de Balzac mis au théâtre, avec plus de mots^ de traits et d'esprit que Balzac n'en aurait pu mettre, mais c'est une question secondaire.

Enfin Flaubert £arut, qui, comme génie créateur, n'est pas très inférieur à Balzac et qui comme artiste et écrivain lui est supérieur, à mon avis incom- parablement. Flaubert filtra Balzac. Romantique jusqu'aux moelles et plus que Balzac et comme Balzac dévoré du démon de l'observation et d'un démon de l'observation plus patient plus obstiné et plus minutieux que Balzac, il s'avisa, parce qu'il élait l'artiste le plus « conscient » et le plus réfléchi du monde, de satisfaire sa passion de romantique et aussi sa passion de réaliste; mais de ne jamais verser son romantisme et son réalisme dans le même roman. C'était une petite découverte au temps il écrivait, car c'était se souvenir d'une loi de l'art littéraire qui élait généralement oubliée ou méconnue. C'était se souvenir que le lecteur, inconsciemment, (nais aussi impérieusement que possible, en toqs

BALZAC APRÈS SA MORT. 185

temps, exige dans un ouvrage, je ne dis pas Tunité de ton, car Tunité de Ion c'est la monotonie, mais Tunilé d'impression générale et que le mélange de l'art romantique, par exemple, et de l'art réaliste le désoriente, le déconcerte et le heurte autant que le ferait un anachronisme, autant que le ferait le mélange de différents temps.

En quoi il a bien raison, car précisément, comme il y a tel temps de l'histoire pour le genre roman- tique et tel autre temps pour le genre réaliste, l'auteur qui mêle ou entrelace les deux dans un même ouvrage, en use comme s'il faisait converser des hommes de 1765 avec des hommes de 1830, comme si Corneille faisait converser Polyeucte avec Panurge ; et le mélange de l'observation précise avec l'imagination débridée est comme une confusion de dates.

Balzac avait trop souvent procédé ainsi et c'est ainsi que Flaubert ne procéda jamais. Au romantique qui palpitait en lui, il donnait Salammbô et la Ten- tation de Saint Antoine et la Légende de Saint Jean V Hospitalier et Hérodiade] au réaliste qui en lui était curieux d'observation lente et attentive sur les autres et même sur lui-même, ce qui est à noter, il donnait Madame Bovary^ V Éducation sentimentale et Un cœur simple. Et c'est ce que j'appelle filtrer Balzac et cela ne rend nullement compte du génie de Flaubert, mais rend compte de sa méthode et de la nature de ses rapports avec Balzae.

De plus, comme je crois l'avoir déjà indiqué, Flaubert filtra encore Balzac en ceci qu'il réfléchit

i86 BALZAC.

sur rintervention de Balzac dans son œuvre, sur ses dissertations, ses digressions et ses parabases et qu'il vit quel tort elles faisaient à Tœuvre et combien elles la ralentissaient et refroidissaient et qu'il les condamna tout net et qu'il les proscrivit radicalement et qu'il se les interdit sans pitié. Lui qui débordait d'idées (confuses du reste, mais ce n'est pas de quoi il s'agit), de sentiments, dépassions, d'indignations, de colères et d'éloquence à exprimer tout cela, il fit le ferme propos de ne jamais rien mettre de ces choses dans . un roman, non pas même dans un roman d'imagination, d'exotisme, d'antiquité. On peut croire que c'est la lecture et l'étude des romans de Balzac qui a inspiré à Flaubert toute sa doctrine de « l'art impersonnel », doctrine vraiment clas- sique, qui a été respectée par Homère, par Pin- dare, quoique poète lyrique, par Virgile, par Lucain (point par Lucrèce par la bonne raison qu'il est didactique), par tous les épiques du moyen âge, par les pauvres épiques du xvii* siècle, par Le Sage, par Marivaux, par Voltaire dans ses conte» et en vérité par Scarron lui-même.

/ Flaubert est un Balzac plus artiste, plus scrupu- I leux, plus ordonné et plus soucieux de juste ordon- / nance et infiniment meilleur écrivain. Reste que, malgré Frédéric Moreau, Bovary, Mme Bovary et Homais, il a créé moins de types, moins de person- nages vivants d'une vie éternelle et que, par consé- Iquent, on ne le saurait mettre à la même hauteur id'admiration que son grand devancier.

Après lui vinrent ses élèves, qui le sont autant

BALZAC APRÈS SA MORT. 187

de Balzac qu'ils le sont de lui, tous ceux qui se sont appelés « naturalistes » d'un mot très équivoque, très mal fait^èt nafar/s/e serait le vrai) et qui n'a été inventé que parce que celui de réaliste paraissait usé, tous ceux qui se sont réclamés du « roman expérimental », mot aussi mal venu, car sur les mœurs et caractères des hommes on ne fait pas d'expériences, mais seulement des observations, tous ceux enfin qui se flattèrent de n'avoir d'autre art que de saisir la vérité et de la peindre.

Alphonse Daudet, les Goncourt, Emile Zola et Maupassant sont la postérité directe de Balzac; mais ils ont chacun leur originalité et comme leur marque personnelle caractéristique.

Excellent observateur, Alphonse Daudet répond très bien à la jolie définition de Nisard (que Nisard appliquait à Balzac), il est le peintre des « mœurs anecdoliques ». Gomme il est arrivé souvent à Balzac, il fait un roman avec une chronique pari- sienne, avec une anecdote, au fond de laquelle il sait pénétrer et dont il voit tout ce qu'elle contient. C'est une méthode excellente, certainement, pour mettre beaucoup de vie dans un récit, de vie Intime et circonstanciée et qu'on s'imagine presque avoir vécue. Mais cela n'aide pas encore qu'il n'y ait aucune raison pour que cela en empêche à créer des types; cela restreint un peu l'horizon, cela n'habitue pas à « faire de l'humain », comme disent les artistes" littéraires, c'est-à-dire à dresser des personnages à la fois très généraux et très vivants, ce qui est le comble de l'art, comble a souvent

188 BALZAC.

atteint Balzac. Daudet a fait quelques portraits admi- rables, il n'a pas créé de types. A son actif il y a une sensibilité et un don d'attendrissement (le côté Dickens, comme on a dit) que Balzac n'a pour ainsi dire pas eu, ou qu'il s'est interdit d'avoir.

Les Concourt ont été plus loin dans ce sens qu'Alphonse Daudet lui-même, et ce ne sont pas seu- lement des mœurs anccdocliqucs qu'ils ont aimé à peindre, ce sont des mœurs exceptionnelles et des caractères exceptionnels. Balzac n'avait pas laissé de donner dans cette région-là, comme aussi bien il n'est aucune région dans laquelle il n'ait fait incur- sion; mais chez lui le voisinage des caractères reconnus pour vrais par le lecteur dès le premier regard, autorise et authentique, si je puis ainsi dire, les caractères exceptionnels et les raretés psycholo- giques qu'il introduit. Dans les Concourt, tous ou presque tous les personnages étant d'exception, on hésite sur leur vérité, et il faudrait vraiment que les auteurs nous donnassent leur parole d'honneur qu'ils sont réels; et alors chacun prendrait la valeur d'un document historique, d'un document de « petite histoire » singulièrement intéressant. Au fond c'est cela même et il est bien évident que les Concourt ont peu d'imagination et qu'ils ont pris leurs personnages dans le morceau du monde réel qui les entourait et il faut les lire avec cette convic- tion. Beste que cet art, très ingénieux, très scru- puleux aussi, ne satisfait pas ou ne satisfait que bien peu le goût que nous avons de trouver chez les romanciers ce qua nous avons vu nous-mêmes,

BALZAC APRES SA MORT. 489

mieux vu, plus fortement dessiné, plus en relief et plus en couleur et prenant de plus vastes propor- tions et des profondeurs que nous n'avions que vaguement soupçonnées.

Nul doute qu'Emile Zola n'ait saisi sa vocation littéraire en lisant Balzac et aussi en lisant Tarticle de Taine sur Balzac et aussi en lisant les autres ouvrages de Taine. En détestant Zola, Taine était aussi ingrat que Chateaubriand quand il détestait le romantisme. Taine avait très bien observé que Balzac traitait du monde social comme du monde zoologique et faisait l'histoire naturelle de l'huma- nité. Ce fut la formule d'art d'Em^ile Zola. Il ne voulut voir dans les hommes que des animaux et dans la société humaine qu'une société animale. Notez que ce n'est pas tout à fait faux, que c'est une demi-vérité, et que l'animalité a en nous une part très considérable et que le baron Hulol et Phi- lippe Bridau et le père Goriot, que nous sentons si vrais, ne sont pas autre chose que de grands animaux supérieurs et que par conséquent on peut faire de très belles choses, si l'on a du talent, avec cette conception simpliste. Mais il est évident que celui qui ne s'élève pas au-dessus d'elle ou qui n'en sort pas, ne peut faire autre chose que, comme a dit M. Lemaître, «< le poème épique de l'animalité humaine ». Zola, soit impuissance, soit parti pris, s'interdisait toute psychologie et disait superbe- meut : Je n'ai pas besoin de psychologie ». Et en cela il s'éloignait fort de J3AU*S^.aHL^Ç-*V ^.* souvent le psychologue le plus profond du monde.

190 fiALZAC.

Il ne laissait pas de ressembler à Balzac ccpen* dant. Gomme lui profondément romantique (il l'a 9V0ué) et (oiiinie Flaubert s'eiïorçant de m se délivrer du virus romantique » et n y réussissant jamais; comme lui, plus que lui, amoureux des grands ensembles et habile à faire remuer les foules comme les flots d'une grande marée; comme lui, non pas plus que lui, très curieux de saisir la physionomie des choses, d'une maison, d'une rue, d'une halle, d'un coin de ville, d'une ville tout entière, d'une province, et ne réussissant pas mal, malgré un symbolisme et une sorte de roythologisme inutiles, à les rendre et à les faire saisir; il est encore, à mon avis, celui des successeurs immédiats de Balzac, qui tient le plus du grand maître.

Ses défauts, qui sont énormes, dérivent un peu, eux-mêmes, de Balzac, ou peuvent, au moins, être considérés comme se rattachant à sa tradition : sa vulgarité, sa trivialité, son goût pour la saleté (puisque Boileau a employé le mot pourquoi me rinterdirai-je?), son sordisme si vous aimez mieux, font sans doute songer plus à Restif de la Bretonne qu'à Balzac; mais encore il ne faut pas se dissimuler que cet élément était dans Balzac et un peu plus souvent qu'il n'eût été peut-être à souhaiter. Zola était un Balzac plus gros^ plus vulgaire, autorisé pour ainsi dire par ce qu'il y avait dans Balzac de vulgaire et de gros. Nul peut-être n'a eu plus que lui l'avantage que donne pour plaire à la foule l'absence de finesse et il faut reconnaître que cet avantage pré- cieux, Balzac lui-même n'avait pas été sans l'avoir.

Balzac après sa mort. 191

Excellent homme d'ailleurs bien que ce soit en dehors du sujet on se croit obligé de le dire quand on vient de le maltraiter aux sentiments géné- reux, malgré une irritabilité et un orgueil extraor- dinaires; qui s'est honoré par ses dernières œuvres, quoique mauvaises; et dont on peut dire qu'il a commencé par de beaux livres qui étaient de mau- vaises actions et qu'il a fini par de bonnes actions qui étaient de mauvais livres.

Maupassant, élève direct de Flaubert, apprit de lui « l'art impersonnel » qu'il pratiqua strictement et plus strictement que Flaubert lui-même. Il doit, somme toute, assez peu à Balzac. Il est imper- sonnel, il n'est plus du tout romantique, il n'est point « bas-réaliste », il n'est point créateur de types; il n'a ni les défauts de Balzac ni ses qualités éminentes. Cependant la franchise du récit, la car- rure robuste de l'exposition, l'absence de mièvrerie, ce quelque chose de calme et de fort qui fait ressembler un auteur à une force de la nature, cela lui est commun avec Balzac. Le même pessimisme fondamental aussi est chez l'un et chez l'autre. La langue aussi et le style, quoique meilleurs que ceux de Balzac, ou si l'on veut moins inégaux, chez Mau- passant, rappellent Balzac quand il est bon, par leur naturel, par leur spontanéité, par leur ingénuité, par leur absence de coquetterie, par ceci qu'ils donnent cette impression qu'avant d'écrire et pour écrire l'auteur ne s'est pas mis en « état littéraire ». On sait que Balzac a eu trop souvent précisément les défauts contraires, mais j'ai reconnu que souvent

1 92 Balzac.

aussi il a eu ces qualités à un assez haul degré.

M. Bourget, quoique inférieur incontestablement à Balzac, ce qu'il serait le premier, non seulement à reconnaître, mais à proclamer, est le romancier con- temporain qui ressemble le plus à Balzac, qu'évi- demment il a passionnément pratique. A la vérité il n'a rien du romantique, et le bas réalisme lui est inconnu et je veux dire qu'il lui est en horreur. Mais, (voici, selon moi, pour les défauts), malgré Flaubert et ses exemples et ses leçons, il a tourné le dos très nettement à « l'art impersonnel » et il est revenu aux dissertations, aux parabases et au com- mentaire presque continu. 11 semble tenir ses per- sonnages comme par la main et les arrêter périodi- quement dans leurs actions pour nous dire : « Voyez ce qu'ils font; c'est qu'ils pensent de telle façon et de telle autre et de cette troisième. Et cela s'explique; car c'est une démarche naturelle du cœur humain que de.... Remarquez en effet.... » Et ce commentaire est beaucoup plus habile et beaucoup moins indiscret qu'il ne Test chez Balzac et je ne crois pas que jamais il dégénère en digressions pro- prement dites. Mais il est presque perpétuel, ralentit l'action, ôte au lecteur le plaisir de faire lui-même les réflexions que fait l'auteur, irrite son amour- propre, qui dit : « Je m'expliquerais bien moi-même les choses, sans qu'on me les explique si complai- samment » et donne à l'œuvre le caractère un peu hybride de narration mêlée de conférences.

Autre ressemblance avec Balzac, peut être fortuite, peut-être qui tient à quelque chose qui serait

BALZAC APRES SA MORT. 193

•commun au tempérament de tous deux. M. Bourget, <;omme Balzac, a un style très inégal, tantôt excel- lent, particulièrement dans les formules philoso- phiques, psychologiques et morales, tantôt pénible, embarrassé, difûcultueux et peu correct. ^

Et comme Balzac, (voici pour . les qualités), ^I. Bourget aspire à créer des types et y réussit souvent plus qu'à moitié, type du professeur ingé- nument démocrate et pénétré de Tesprit de 1848 ^iomme d'une religion, type du gentilhomme français émigré à l'intérieur et qui s'expulse lui-même de la nation comme un corps étranger, type de l'égoïste, confirmé, renfoncé et renforcé dans son égoïsme par des doctrines scientifiques et une éducation scientifique sans contrepoids, etc.

M. Bourget aime les romans à idées et même les romans à thèses et ici ressemble beaucoup à Balzac et aussi s'en écarte sensiblement, parce que Balzac sème les idées qui lui sont chères à travers son roman, tandis que M. Bourget les incorpore à son roman, fait de l'une d'elles, l'âme même de son <Euvre et de telle sorte que la thèse et l'action s'entrelacent ou plutôt se fondent ensemble et que le roman, de son commencement à sa fin, marche à la fois vers un dénoûment et vers une conclusion.

Comme Balzac, M. Bourget est très psychologue avec cette différence que Balzac est plus moraliste, plus observateur de mœurs que psychologue et que M. Bourget, quoiqu'il observe bien, est plus psy- chologue que moraliste, tout à fait comme Stendhal, et se plaît moins, un peu moins, à étudier et à noter

Fagoet. Balzac. 13

J94 BALZAC.

les différentes mœurs des hommes, que, un carac- tère étant donné, à en guetter, à en surveiller, à en. surprendre et en scruter les secrets détails, et, en. tout leur jeu délicat, les fins et subtils ressorts.

Ajoutez, ce qui est moins important, que M. Bourget comme très souvent, non pas toujours, Balzac, aime qu'il y ait dans un roman un drame, une intrigue, des incidents inattendus et pathétiques, en un mot un drame. Enfin et c'est un titre à n'eni pas vouloir d'autre M. Bourget est le meilleur, le- plus complet élève de Balzac qui se soit révélé depuis 1870 et sans être le moins du monde ua imitateur.

L'influence directe de Balzac a pris fin. Ni on ne limite plus, ni même on ne rappelle son esprit général dans les œuvres que l'on produit depuis 1900. Les romans contemporains rappellent beaucoup plus George Sand ou Sandeau ou Octave Feuillet que lui. On est devenu classique; on n'imite pas les- classiques ; on ne s'inspire même pas des classiques ; ils n'entrent que dans la culture de notre esprit, ce qui du reste est une chose de première importance ; mais enfin il n'y a pas en 1912 (non plus du reste qu'en 1770) une école de Corneille, une école de Bacine et une école de Molière et il n'y a plus, en 1912, une école de Balzac. Balzac est désormais^ comme tous les grands classiques, comme Chateau- briand par exemple et Victor Hugo, selon la méta- phore que l'oti voudra, au-dessus de toutes le» écoles comme un astre vivifiant ou au-dessous de toutes les écoles comme une terre nourricière.

BALZAC APRES SA MORT. 195

Pour situer Balzac dans le xix* siècle et pour achever de le caractériser on a essayé de voir à qui on le pourraitcompareret c'est ainsi qu'un très grand critique Ta comparé à Sainte-Beuve, au seul point de vue, il est vrai, de la méthode et en considérant que Sainte-Beuve et Balzac ont étudié les hommes de la même façon, d'une façon libre, dégagée do tout a priori et de toute métaphysique et en véritables naturalistes. Même réduit à ce point de vue, le paral- lèle est extrêmement faux. Sainte-Beuve n'a jamais rien inventé ni voulu inventer rien. Balzac invente autant au moins qu'il observe et à mon avis beaucoup plus, de quoi, du reste je ne lui en veux point. Sainte-Beuve ne connaît et ne veut connaître que l'investigation; Balzac se fie, en quoi il n'a pas tort, à son intuition et la suit extrêmement loin, jusque- même elle cesse, même pour lui, d'être un guide sûr; Sainte-Beuve n'a aucun a priori^ absolu ment aucun, et Balzac a un a priori^ ou si vous voulez une idée générale dominant et surplombant l'obser- vation et cet a priori est énorme et c'est son pessi- misme fondamental et sa misanthropie essentielle. Il n'y a aucun rapport entre Balzac et Sainte-Beuve et il n'y a pas deux natures qui, non seulement au point de vue du goût et des goûts, mais en tout, soient plus radicalement dissemblables.

On no^j^ut comparer utilement et pour achever de le caractériser, Balzac, que, dans son siècle, à George Sand et à Flaubert, que, dans la litiéralure française tout entière, à Le Sage et à La Bruyère. George Sand a beaucoup moins que lui la puissance

i9C OALZAC.

de créer des types et la preuve comme malérielie c'est qu'on dit cQuraiP'"**"»^ ^ -«t. C'est un Grandet, c'est un Goriot, c'est un Philippe l^ridau >> et qu'on ne dit jamais : « C'est un Villenier; c'est une Mer- qucm ». A peine, mais encore il faut tenir compte de cela, on dira : <( C'est un Mauprat, c'est une Lélia ». Mais George Sand avait plus que Balzac le style, il l'a lui-même reconnu, et au lieu de la rigi- dité du plan, la flexibilité et la souplesse du plan, ce qui est une manière aussi de ressembler à la vie; et elle avait la grâce, le molle atque facetum qui manque complètement à Balzac; et enfin dans les vérités de détail, dans les personnages de second plan et à mi-côte, dans tout le courant de la vie quo- tidienne, je ne dirai jamais assez combien cette idéaliste et cette imaginative a vu juste et a eu le sens ingénu et naïf sans parti pris, que d'un peu d'indulgence du réel, du vrai réel, qui est si éloigné du « réalisme ». On sera plus près, quoi qu'on en ait dit, de l'histoire des mœurs moyennes au xix* siècle en lisant George Sand qu'en lisant Balzac.

Flaubert, ce romantique effréné qui avait des dons incomparables de réaliste et qui par conséquent était un artiste bien complet; Flaubert qui ne rêvait que d'orientales vastes comme des fresques de cathé- drales et ruisselantes de couleurs et incrustées de pierreries aveuglantes et qui dans l'étude d'un village normand avait l'acuité du regard et le scalpel d'anatomiste de son père; Flaubert qui avait, malgré une langue quelquefois fautive, un don merveilleux du style et de tous les styles ; Flaubert était mieux

BALZAC APRES SA MORT. 197

doué que Balzac, en vérité, puisque lui aussi savait créer des types et que Mme Bovary, M. Bovary, Hornais et Frédéric Moreaii peuvent être considérés comme impérissables. Mais je dois bien convenir que la fécondité aussi est un grand don et que Flau- bert, s*il avait, et à un degré incroyable, la faculté du créateur de types, en définitive en a créé et d'éton- nants, mais en très petit nombre et qu'U n'a jeté dan^Je monde vivant que les trois que je viens de nommer; car, quelque soin très pieux et très ingé- nieux qu'on y mette à l'heure j'écris, on me fera très difficilement convenir que Mme Arnoux et Salammbô soient des- personnes vraiment vivantes. L'immense supériorité de « créer un monde » (pour donner une fois dans les formules exagératrices de la critique extatique) reste donc incontestablement à Balzac, encore que, comme artiste, Flaubert doive certainement lui être préféré.

JLe Sage écrivait dans la plus belle langue clas- siqueque l'on ait connue et il racontait admirablement, mieux que Voltaire, ce qui n'est pas peu dire, ni trop lentement, ni trop vite, ni d'une façon saccadée et sautillante, ni d'une façon monotone, à souhait, tellement à souhait, que, ce qui est le comble de l'art, on ne songe pas à se dire, quand on le lit, qu'il raconte bien et qu'on ne s'en avise qu'en y réfléchissant après l'avoir lu. A cet égard il est incomparablement supérieur à Balzac. Comme réaliste, il a un excellent sens du vrai, du vraisem- blable, du moyen, de ce qui n'est poussé ni dans un sens ni dans un autre, de l'homme tel qu'il est,

198 BALZAC.

sans déformation artistique, sans réfraction à travers un cerveau d'auteur et s'il est vrai, selon une défi- nition qui me paraît une des moins mauvaises, que Tart c'est la vérité vue à travers un tempérament, il serait à croire que Le Sage n'avait pas de tempé- rament; et par conséquent Le Sage est le modèle même du réaliste. Personne n'a mieux répondu que lui à la définition si heureuse et si pittoresque de Stendhal : « Un roman, c'est un miroir qui se promène dans un chemin ». 11 excelle dans les silhouettes : mille petits personnages qu'il ren- contre sur son « chemin » sont croqués avec une perfection étonnante et sont vivants. Mais, à lui aussi, plus qu'à Flaubert, le don de créer de grands types a été mesuré parcimonieusement. Lui n'en a qu'un, Gil Blas lui-même, extraordinaire, impéris- sable, riche de vie, riche de plusieurs vies diverses et qui ne sont pas incohérentes et qui ne sont pas disparates et qui concordent, si complet qu'il semble être et qu'il est le portrait de l'homme civilisé, de l'homme social moderne, avec ses qualités et ses défauts, dans toute sa vérité complexe et cependant avec une grande simplicité de lignes générales. Mais il est seul, quoique entouré des mille croquis inté- ressants que j'ai dits plus haut, il est le seul qui soit un grand portrait, une grande toile de maître.

La Bruyère, comme peintre de mœurs et peintre <les caractères, est très grand. On a trop dit qu'il était abstrait, quMl était l'inimitable artiste de tableaux abstraits. Il l'est souvent, à la manière de son temps; mais tant s'en faut qu'il le soit tou-

BALZAC APRES SA MORT. 199

jours. Il a « fait vivant » beaucoup plus souvent •qu'on ne croit. J*ai cité au courant de ces pages le Riche et le Pauvre; il y en a beaucoup d'autres; <^'dias, qui du reste est un portrait, est vu du lecteur comme un acteur en scène ou comme un liomme de lettres dans le monde ce qui, du reste, -est exactement la même chose; comment Onuphre s'habille, de quel pas il marche, comment il se tient dans une église, de quel air il sollicite en se faisant prier et en transformant le sollicité en , solliciteur, de quelle mine il décrie et comment, souriant ou soupirant, il médit et calomnie, par le silence même, je vois tout cela avec la dernière netteté; sa figure seule m'est inconnue; mais c'est qu'en vérité je n'avais pas besoin de sa figure. Je vois de même Arsène qui, du plus haut de son «sprit, contemple les hommes, et qui, dans l'éloi- gnement il les voit est comme effrayé de leur petitesse et aucun trait physique ne me peindrait mieux que cela sa hauteur, son port de tête, son air « distant » son regard intérieur et une sorte de mystère sacré dont il enveloppe toute sa personne. J'en pourrais citer bien d'autres. Beaucoup de portraits de La Bruyère sont vivants et concrets, les uns parce quils le sont de propos délibéré et explicitement, les autres parce que, par la peinture psychique, ils suggèrent forcément et sans que le lecteur y mette du sien une effigie physique; et «eux-ci lie sont pas les moins pittoresques. Le ^rand peintre des hommes de son temps, d'une multitude d'hommes de son temps, c'est La Bruyère.

200 BALZAC.

Si Ton veut, ajoutons même que, comme Ton a dit avec beaucoup de raison que Balzac est pro- phétique et peint des hommes qui devaient vivrc- de 1850 à 1900, de môme La Bruyère a prévu les mœurs de la Régence, a dit qu'un dévot est un homme qui sous un roi athée sera athée, a deviné- Ténorme importance qu'allaient prendre les hommes d'argent et d'agio, a procédé souvent par magistrales- anticipations.

C'est à La Bruyère qu'il faut comparer Balzac,, sans compter qu'ils ont tous deux, comme tous les^ hommes qui ont beaucoup regardé, un fonds trè^ accusé de misanthropie. Mais je conviens encore qu'il n'y a pas dans tout la Bruyère un géant comme Grandet, Hulot ou Philippe Bridau. Toutes les fois que Balzac montre ses grands monstres, on est toujours forcé de lui dire : malgré tous vos défauts^ et quoique vous soyez très souvent insupportable, il y avait en vous une force de la nature qui a di^ l'étonner un peu elle-même.

11 semble que Balzac se soit donné pour mission de prouver que Buffon, quand il a dit que les- ouvrages bien écrits sont les seuls qui puissent parvenir à la postérité, n'y entendait rien du tout. Il semble qu'il ait tenu à lui donner le démenti. Et cela est vrai que BufTon a tort; cela est vrai que postérité, en quoi elle a raison, accueille presque également le grand artiste du verbe et le grand inventeur d'idées qui n'a pas de style (Auguste Comte) et le grand créateur d'êtres vivants qui n'a pas de style ou qui en a un généralement fâcheux.

BALZAC APRÈS SA MORT. 20 i

Elle accueille plutôt, elle accueille plus volontiers le grand styliste ; la postérité est artiste ; soyons-en sûrs et ne l'oublions pas; mais elle ne repousse pas a priori les autres et elle leur fait encore une belle place qu'en conscience on conviendra qu'ils méritent ; car il s'agit, par la beauté, par la pensée, ou par la vii\ d t mi. hir le pauvre patrimoine, le toujours pauvre patrimoine du genre Humain.

Encore est-il que les jeunes gens sont priés de ne^ pas se mettre en l'esprit, à quoi ils pourraient se croire encouragés, qu'il suffit de mal écrire pour être un Balzac.

Novembre 1912.

TABLE DES MATIERES

1. Honoré de Balzac 5

II. Ses idées générales 28

m. Vue générale de l'humanité 40

IV. Son art. La compofsition 59

V. Les caractères 72

VI. Son goût 128

VII. Son style 152

\'1II. Balzac après sa mort 171

12836. Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. 8-29,

LIBRAIRIE HACHETTE

BOCUVARO •AINT-OIRMAIN, 79, A FARM

LES

GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS

ÉTUDES SUR LA VIE

LBB ŒUVRES ET l'iKFLL'ENCE DES PRINCIPAUX AUTEURS

DE KOTRE LITTÉRATURE

Le XIX* siècle a eu, dès son début, un goût profond pour les recherches historiques. Il s'y «st livré avec une ardeur,^ une méthode et un succès que les âges antérieurs n'avaient pas connus. L'histoire du globe et de ses habitants a été refaite en entier; la pioche de l'archéologue a rendu à la lumière les os des guerriers de Mycènes et le propre visage de Sésostris. Les ruines expliquées, les hiéroglyphes traduits ont permis de reconstituer l'existence des illustres morts, parfois de pénétrer jusque dans leur âme.

Avec une passion plus intense encore, parce <ju'elle était mêlée de tendresse, il s'est appliqué à faire revivre les grands écrivains de toutes les lit- tératures, dépositaires du génie des nations, inter- prètes de la pensée des peuples. Il n'a pas manqué en France d'érudits pour s'occuper de cette tâche; on a publié les œuvres et débrouillé la biographii de ces hommes fameux que nous chérissons comme •des ancêtres et qui ont contribué, plus même que les princes et les capitaines, à la formation de la Franja moderne, pour ne pas dire du monde moderne.

2

Car c'est une de nos gloires, Tœavre de France a été accomplie moins par les armes que par la pensée, et l'action de notre pays sur le monde a toujours été indépendante de ses triomphes mili» laires : on l'a vue prépondérante aux heures les plus douloureuses de l'histoire nationale. C'est pourquoi les maîtres esprits de notre littérature intéressent non seulement leurs descendants directs, maisencor» une nombreuse postérité européenne éparse au delà des frontières.

Depuis que ces lignes ont été écrites, la collection a reçu la plus précieuse consécration.

L'Académie française a bien voulu lui décerner une médaille d'or sur la fondation Botta. « Parmi les- ouvrages présentés à ce concours, a dit M. Camille Doucet dans son rapport, l'Académie avait distingué en première ligne la Collection des Grands Écrivains français... Cette importante publication ne rentrait pas entièrement dans les conditions du programme^ mais elle méritait un témoignage particulier d'estime et de sympathie. L'Académie le lui donne. » (Uap- port sur le concours de 1894.)

J.-J. JUSSERAND.

Librairie HACHETTE, 79, boulevard Saint-Germain, Paris. LES

GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS

ÉTUDES SUR LA TIR

L£8 ŒUVBSS BT l'iNFLUENCK DES PKINCIPÀUZ ▲UTBURS

DE ^OTRE LITTÉRÀTUBK

LISTE DES VOLUMES PARUS

BALZAC, par M. Emile Faguet, de l'Académie française.

BEAUMARCHAIS, par M. André Hallays.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, par M"* Arvède Burine.

BOILEAU, par M. G. Lanion.

BOSSU ET, par M. Alfred RehelUau^ de rinstitut.

CHATEAUBRIAND, par M. de Letcure,

A NORÉCH EN lER.parM.EmtVtfFa^ue^.derAcadémie française^

CORNEILLE, par M. G. Lanson.

VICTOR COUSIN, par M. Jule$ Simone de rAcadémie fran- çaise.

O'ALEMBERT, par M. Joseph Bertrand, de TAcadémie fran» çaise.

DESCARTES, par M. Alfred Fouillée^ de l'Institut.

ALEXANDRE DUMAS PÈRE, par M. Hippolyte Parigot.

FÉNELON, par M. Paul Janet, de l'Inslilut.

FLAUBERT, par M. Emile Faguet^ de l'Académie française.

FONTENELLE, par U, Laborde-Milad.

FROISSART, par Mme Mary Darmesteter,

THÉOPHILE GAUTIER, par M. Maxime Du Camp, de l'Aca- démie française.

VICTOR HUGO, par M. Léopold Mabilleau, membre corres- pondant de l'Inslitat.

LA BRUYÈRE, par M. P. MorilloU

Évolution des genres.

Librairie HACHETTE, 79. boulevard Saint-Germain, Paris.

1.ACOROAIRE1 par M. \t eoml9 €rUaiu$oHvUi*t de FAoadémie -: française. ]

MADAME DE LA FAYETTE, par M. le comte tPUautêouptlU, ' de rAeadéinie française. j

LA FONTAINE, par M. G. Lafeneilre, de rinsUtui. LAMARTINE, par M. H. Doumicy de l'Académie française. j

LA ROCHEFOUCAULD, par M. /. BourtUau» [

JOSEPH DE MAISTRE, par M. George Cogordam, MARIVAUX, par M. Gaston Detchampi, j

MÉRIMÉE, par M. Auguêtin Filon. I

MOLIÈRE, par M. G. Lafene$ire, de l'Institat. \

MONTAIGNE, par M, Paul Siapfer, j

MONTESQUIEU, par M. Albert Sorel^àt TAcadémie française. ' ALFRED DE MUSSET, par Mme Arpède Barine, PASCAL, pur M. É. Boutroux^ de l'Académie française. ^

RABELAIS, par M. Bené Millet. 1

RACINE, par M. G. Larroumet^ de TlnstituL ^

RONSARD, par M. J.-J. Jusaerandj de rinstitul. j. -J.ROUSSEAU, par M. Arthur Chuçuet^ professeur au Col- \ lège de France. 1

ROYER-COLLARD, par 11. E. SpulUr, j

RUTEBEUF, par M. Clédat, SAINTE-BEUVE, par M. G. Michaut.

SAINT-SIMON, par M. Ga$ton Boisaier, de TAcadémie fran- çaise, i MADAME DE SÉVIGNÉ, par M. Gaston BoUtier, de l'Acadé- \ mie française. ; MADAME DE STAËL, par M. Albert Sorel, de l'Académie ^

française. STENDHAL, par M. Edouard Bod, 1

THIERS. par M. P. de Bémusat, de l'Institut. î

ALFRED DE VIGNY, par M. Maurice Paléologue^ de l'Acadé- ^ mie française. |

FRANÇOIS VILLON, par M. G. i'arù, de l'Académie française. < VOLTAIRE, par M. G. Lanson.

Volumes in-16, brochés. '^

P3-7200-1Q 716-40T

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