.•--/

V

\

■V

^>

\'. I

-A'

'.A

A,

/^

/

I 8è^

Digitized by the Internet Archive

in 2010 witii funding from

University of Ottawa

littp://www.arcliive.org/details/balzacenpantoufOOgozl

n

Un franc le volume NOUVELLE COLLECTION MICHEL LÉVY

1 FR. 25 C. PAR LA POSTE

LÉON GOZLAN

BALZAC

EN PANTOUFLES

GALMANN LEVY, EDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES

RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIE.. 3, 15 A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1

BALZAC EN PANTOUFLES

CHEZ LES MÊMES EDITEURS

DERNIERS OUVRAGES

L É 0 i\ G 0 Z L A N

Format grand in-1^

Balzac CHEZ Lur, a*" édition ... 1 vol

Histoire d'un mamant, â'" édUioii I

Les cnxTEArx de France 2

Histoire de cent trente femmes 1

L'aMOIR des lèvres et l'aMOIR du CfEIR 1

Le i'LUs BKAi' RÊVE HUN millionnaire . . 1

Les aventcres di" prince de Galles 1

Aristide Froissart 1

i.\v.\<. iMi'. >ivo\ i-.AÇON I r ciiMi'., i;ri: i«'Ei:Frr.Ti!, 1.

BALZAC

EN

PANTOUFLES

PAR

L É f ) N G 0 Z f. A N

TROISIEME EDITION

nrvcE, cor, niGKF. rr augmentée de deux nouveaix riiAPiTi;Es

-^^€4^1

^■>

7 7

PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS

n l E V I V 1 1. > N E , 2 BIS, K T B 0 U L E V A R n DES ITALIENS. I ^ A I.V I.Il!n.\iniF. NOUVELLE

18 05

Tous droits résfrves

SABLE COLLECTIOh SABLE ..

PRÉFACE

On a déjà écrit, on écrira encore beaucoup, on écrira toujours sur Balzac; mais, si ce qu'on dira sur le mérite de ses nombreux ou- vrages est illimité, ce qu'on peut raconter avec exactitude de sa personne est nécessaire- ment borné aux souvenirs de ses contempo- rains. On le voit tout de suite, le premier tra- vail n'a aucun rapport avec le second. Ceux- ci dégrossiront sa statue, lui donneront les

2 PRÉFACE.

propoiiions qu'elle doit avoir à côté des sta- tues de Molière, de Cervantes, de Piichardson et de Walter Scott ; ils la mettront enfin, avec le levier du temps, en équilibre parfait sur le socle de l'opinion. Ceux-là sont plus mo- destement appelés à montrer l'homme lors- qu'il était encore dans la statue, l'écrivain quand il n'était pas encore sorti du marbre; enfin, Balzac vivant de la vie commune, cher- chant son existence dans le travail , coudoyant à droite et à gauche les angles de la réalité ; marchant, piétinant, suffoquant, comme nous marchons, piétinons et suffoquons tous, plus ou moins, dans le feu, la cendre et la fumée de cet éternel volcan qu'on appelle Paris.

Nécessairement, ainsi que nous venons de le dire, ces révélations sur Balzac sont circon- scrites aux souvenirs de ses contemporains»

PRÉFACE. 3

Eux éteints, eux muets, il ne lui reste plus que la postérité avec sa parole de bronze et son cortège aux plis droits. Il faut donc que les contemporains nous disent, et nous disent sans perte de jours, car eux aussi seront bien vite postérilc ou, pour être plus précis, obscurité^ ce qu'ils ont retenu de cet écri- vain illustre parmi les plus illustres.

C'est, d'ailleurs, un désir universel de con- naître comment, par quel rapport qui nous flatte, dans quelle proportion qui nous exhausse, un liomme célèbre a touché aux autres hommes en passant sur la terre. Nous voulons savoir la maison qu'il habitait aux champs, celle qu'il occupait à la ville; ses manières d'être et dagir au milieu d'un monde dont il foulait la boue avant d'v ré- pandre l'électrique lumière de sa renom- mée ; ses goûts distincts, bi/arres, parfois viil-

4 PRÉFACE

gaires, peut-être ridicules ; ses ombres sur iti mur et ses faiblesses à quelques heures. Ce sont des choses bien chères au cœur raffine des natures littéraires et de celles plus naïves de la foule. Qui passerait au coin de la rue de Beaune sans penser à Voltaire, locataire de ce sombre et glacial premier étage il expira ; dans la rue des Marais-Saint-Germain, sans se souvenir du tendre Racine, si mal logé ; dans la rue Taranne, sans songer à Diderot? C'est peu sans doute; mais ce peu sur leur vie nous plaît, nous attache, ravit notre mé- moire; il localise notre admiration. C'est comme une hypothèque prise pour garantir la validité et l'immobilité de nos sympathies. On est heureux d'ai»prendre que l'écrivain qu'on aime, qu'on lit la nuit, qu'on relira sans cesse, a réellement vécu, qu'il n'a pas toujours été livre, qu'il portait, comme nous

PRÉ FACE. 5

qui ne sommes rien, un habit noir ou bleu, qu'il n'avait pas toujours des souliers neufs, des ganls frais, qu'il fréquentait le jour tel café encore à la même place, le soir tel théâtre voisin, peut-élre encore debout aussi.

Déjà l'on guette avec avidité et partout ces témoignages familiers de l'existence de Balzac au milieu d'un siècle si rapidement traversé par lui. Ces témoignages sont rares aujour- d'hui, dans quelques années, ils seront dou- teux ; plus tard, ils seront assurément équi- voques.

Recueillons donc ces témoignages possibles aujourd'hui, puisque nous sommes encore d'aujourd'hui. Ils sont rares, disons-nous, fort rares, pourrions-nous dire, si nous ne craignionsde donner trop de prix aux nôtres. Balzac se répandait peu ; il était assis ou cou- rant; il se montrait par conséquent au ha-

0 PRÉFACE.

sard ; il s'ouvrait avec précaution ; il déplan- lait, d'ailleurs, assez souvent sa tente, ou plutôt ses tentes, car il eut bien des campe- ments avant d'aller mourir dans le palais qu'il s'éleva dans les solitudes de Beaujon.

Ayant eu la joie et le privilège à jamais pré- cieux de passer quelques années dans l'inti- mité de Balzac, nous avons détaché du fond de ces bonnes années les meilleurs souvenirs des moments écoulés ensemble, des entretiens à la campagne, sous les arbres greffés par lui, et des veillées au coin du feu. Ces confidences du foyer ont h nos yeux l'avantage de repro- duire la physionomie de l'homme sous la bon- homie de la l'obe de chambre et dans la vul- garité des pantoufles, et non la prétention de mesurer la hauteur sidérale de l'écrivain. Nous le prenons sous le plafond et non sous le ciel ; non pas entre deux horizons, mais

PRÉFACE. 7

entre quatre jalousies. Il ne tient pas la plume, mais les pincettes. Maintenant, voyez- le marcher, entendez-le causer, rire bruyam- ment. — Hélas! que no p(îut-il en être en- core ainsi ! Voyez-le passant, comme deux râteaux, ses deux mains barbouillées d'encre sous sa longue chevelure, moins travaillée que son style. Ainsi, ne nous demandez pas de vous le montrer sur un trône d'ivoire et sous sa couronne de laurier. C'est une be- sogne réservée à déplus forts que nous. Bal- zac, avons-nous dit quelque part, n'est pas un homme, c'est une mer. D'autres vous di- ront les bords majestueux de cet océan et son effroyitble profondeur.

11 faut s'attendre, du reste, et c'est tout ce que nous voulons préjuger ici des arrêts de l'avenir, à des appréciations sans nombre et singulièrement contradictoires à l'égard de

8 PRÉFACE.

Balzac avant qu'il soil résolument classé dans l'opinion sans appel de la postérité. Molière lui-même a sommeillé avant son grand réveil de gloire. On discutait Racine, il n'y a pas en- core vingt ans. Balzac passera par vingt phases diverses avant de montera son zénith et d'y rester. Mais ce qui ne changera pas et se maintiendra toujours à côté de la gloire plus ou moins resplendissante de l'écrivain, c'est le tableau de sa vie privée, c'est le fidèle con- tour de cette peinture biographique faite près de lui, devant lui et comme par lui, dirions- nous, si nous avions à puiser une comparai- son dans la photographie. Le tableau flamand attendra sans dommages le tableau d'his- toire.

Sollicité par des amitiés communes à Balzac et à moi, pressé par une curiosité publique toute dévouée au grand peintre de mœurs,

PRÉFACE. 9

j'ai risqué ces premières confidences sur Bal- zac, prêt à les faire suivre d'autres confi- dences, si j'ai su répondre à tant de désirs et justifier tant d'empressement '.

LEO> GOZLAN.

* Encouiagé par un accueil que je ne dois, je l'avoue avec IVanchise, qu'au sujet si sympathique de ce livre, j'ai fait paraître CCS aulres confidences dont je parle ici et e'ies ont été publiées sous ce titre : Balzac che:;- lui.

1.

BALZAC

EN PANTOUFLES

Coquelterie des grands hommes à Tadresso de la postérité. Balzac, par exception, n'a point posé pour elle. Sa nature encyclopédique, Il fut le dieu des fennnes. Sa religion et son Évangile. Comment on le renia.

ïl est rare que les hommes de quelque valeur, parvemis à un âge sérieux de la vie, ne se préoc- cupent pas, nième à leur insu, de la physionomie et de rattitude qu'ils auront dans le monde quand ils n'existeront plus que par leur nom. Cette vé- rité saute aux yeux en vovant le soin avec lequel

12 BALZAC EK PANTOUFLES.

Montaigne, Rousseau et Voltaire, entre mille au- tres, font la toilette à leurs ombres, celui-là dans ses merveilleux Essais^ Rousseau dans ses scan- daleuses Confessions^ Voltaire dans son admi- rable Correspondance. Ils se font les courtisans obséquieux, les amants de la postérité avec une candeur imperturbable. On dirait des souverains jaloux d'envoyer leurs portraits aux majestés de de Tavenir, afin de savoir ou plutôt de prévoir car ils ne le sauront jamais comment ils seront accueillis par elles.

Balzac ou de Balzac le de, je crois, ne fait rien à l'affaire écbappe à cette règle à peu près générale. 11 ne donne pas une minute à la pensée qu'on voudra savoir un jour, au delà de ses livres, son opinion, son caractère, le menu familier de ses liabitudes, sa participation plus ou moins grande au prosaïsme de la vie commune. S'il lui arrive, après l'ivresse orientale du café, assis en- tre son meilleur ami Laurent Jan et moi, de [arler de quelque établissement sérieux il se

BALZAC EN PANTOUFLES. !3

retirera quand il sera très-riche, il le construit dans des proportions si colossales, si splendidcs, fj'ie Salomon aurait reculé de toute la rapidité de ses sandales devant l'énorniité de la dépense. Or, quand on se jette dans ces abstractions enri- chies d'impossibilités pour rentrer le soir à Paris sur l'impériale cahotée des obligeantes de Ver- sailles, on ne se soucie pas beaucoup, je présume, de savoir si l'on (io^in'era en bronze, en ^Tanit, en jaspe ou en marbre au Panthéon de l'ave- nir.

Ce n'est pas cependant que cette vaste mer car Balzac fut une mer ne comprit pas cer- taines limites ; mais il les posait si loin ! si loin ! il les reculait si avenlureusement au ^ré de sa formidable fantaisie, que l'infini et le néant <e fondaient en lui, et à ce point que, bien souvent, au bout de ses projets, ou plutôt de ses rêves, lui semblait être devenu fou, et ceux qui l'écoutaient complètement imbéciles. En un mot, et pour ri- j^oureusement préciser, il était l'être encydopé-

U BALZAC E>" PANTOUFLES.

liiquo par déraison eLpar excellence ; il ne voulait pas d'un fait pris à part : pour lui, ce fait tenait à un autre fait, cet autre à mille autres ; l'atome dans ses doigts, devenait un monde; le monde, à son lour, créait un univers. Tout ce qu'il écrivait, articles, livres, romans, drames, comédies, n'était que la préface de ce qu'il comptait écrire, et ce (|u'i! comptait écrire n'était qu'une préparation à d'aulrcs ouvrages pareillement générateurs. Aussi, l'on peut dire de sa vie ce qu'il disait lui-même de chacun de ses ouvrages, qu'elle n'a été que la préface de sa vie. Il s'est endormi sur les marches du |;orlique.

Il fut un moment les journaux s'occupèrent heaucoup de Balzac; mais ils le firent comme ils font tout, c'est-à-dire vite et sans réflexion. Ils ne parlèrent que de ses cheveux, de ses bagues et de sa canne. Il fut b lion do la quinzaine, mettons de l'année, puis ils le laissèrent après l'avoir giossi, exagéré et démesurément enflé.

Il faut le dire, c'est celte caricature de l'homme

BALZAC EN P ANTOU f LES. V>

Gxtrdordinaire qui est resiée dans l'esprit de la gériéralion. La faute, avouons-le aussi, n appar- tient pas tout entière au journalisme. Après avoir rempli le monde du bruit de ses succès, un monde qui veut toujours voir et toucher le dieu dont il salue les miracles, Balzac, demeuré jusque-là caché dans les mines de la méditalion, revêt tout à coup l'habit à la mode, endosse le gilet blanc, hausse le carcan de sa cravate, saisit une canne d'or, et vient, en pleine lumière d Opéra, se car- rer dans la belle loge d'avant-scène. Nous voyons encore son entrée; nous le voyons, pendant tout un hiver, se com[)laire à ce spectacle dans le spec- tacK'. Quelle impression pouvaient emj)orti'r les témoins passionnés, mais toujours un peu rail- leurs, de cette apparition Ihéàtrale?

Balzac fut un lion, comme le dev d'AVer l'a- \ait été, comme don Pedro l'avait été pareillement, comme, à des litres moins sérieux, hi furent à leur tour bien d'autres personnages. Celait trop donner d'un coup pour avoir si peu donné jusque-

10 BALZAC EN PANTOUFLES.

l;i. Su condescendance à se montrer ne manqua pas son heure, peut-être, mais elle manqua à coup sûr de mesure. 11 éblouit, il étonna, mais il étonna trop pour se laisser voir. Il produisit l'effet du soleil dans une glace. Par conséquent, on le vit peu, on le vit mal ; l'opinion surprise le défigura. Elle reviendra sur cet éblouissement ; elle revient déjà ; mais il faudra bien du temps encore avant qu'elle arrive à ce milieu net et calme la fumée (le la vie sépureet devient une auréole autour du front de l'homme supérieur.

Après cette violente explosion, Balzac s'éteignit, non pas dans le calme, il ne connut jamais le calme mais dans un isolement relatif. Il pendit son habit au clou, jeta sa cravate blanche dans un coin et cacha sa ridicule canne d'Alcibiade.

Les journaux peuvent dire pour leur défense que, s'ils ont mal connu Balzac, s'ils l'ont mis d'abord sur un piédestal grotesque, c'est que, de son côté, Balzac n'a apporté aucun soin à se dé- couviir, à se laisser étudier sous un angle favo-

BALZAC EN PANTOUFLES. - 17

rdble. Il allait peu dans les théâtres ; on ne l'a jieut-èlre pas vu trois fois dans sa vie au foyer da la Comédie française. J'eus toutes les peines du monde à le faire rester en place, dans sa stalle, à la première représentation de Biirgraves. A chaque instant, comme un enfant revéche, il me disait:

Est-ce fini? Quand cela sera-l-il fini?

Pourtant il admirait beaucoup Victor Hugo. Mais il n'aimait pas à accorder une longue attention à un spectacle quelconque.

Nous en revenons donc à ceci : Balzac n'est pas bien apprécié, au point de vue biographique et de la vie privée, par la raison déjà exprimée qu'il ne s'y est pas prêté, qu'il n'a pas tenu à faire, comme nous l'avons dit, la toilette à son ombre.

S'il n'allait pas beaucoup dans les théâtres, il n'allait pas beaucoup plus dans le monde, qu'il ne consentait guère h traverser qu'après le succès de quelques-uns de ses beaux livres, et quand il était sûr de justifier l'attention si souvent onthou-

18 . BALZAC EN PAMTO UFLES.

siaste qu'il inspirait. Il serait donc à peu près impossible, dans vingt ans, de connaître les par- ticularités biographiques de Balzac si l'on devait compter soit sur les indiscrétions contempo- raines des journaux, soit sur les révélalions des gens du monde, lesquels, du reste, écrivent peu. Le monde a, d'ailleurs, été à son égard d'une opinion si différente, si opposée, aux deux prin- cipales époques de sa vie littéraire, qu'il n'est pas sans quelque utilité de dire ici, dans l'intérêt des historiens futurs de cet écrivain si remarqua- ble, sur quoi a porté cette différence et ce qui l'a motivée.

Le grand, l'immense succès de Balzac lui est venu par les femmes: elles ont adoré en lui l'homme qui a su avec éloquence, par de l'ingé- niosité encore plus que par la vérité, prolonger indéfiniment chez elles l'âge d'aimer et surtout celui d'être aimées. Cette galanterie, en quarante ou cinquante volumes in-8% les a exaltées comme le ferait le fanatisme d'une reliizion nouvelle. Balzac

B.VI.ZAC EN PANTOUFLES. 19

leur a apporté du pays de son imagination, de la Palestine de son idéal, un Evangile amoureux. C'est une religion d'amour , pas moins, qu'il a fondée. Elle durera ce qu'elle pourra; n'est pas la question.

A ce premier et formidable élément de succès il en a joint un autre qui a complété sa théorie che- valeresque. Non-seulement il a rendu les femmes dignes d'être aimées jusqu'à Page autrefois elles se souvenaient à peine d'avoir été aimées, mais il a pris le parti héroïque de les présenter toujours comme victimes, même comme victimes de leur propre infidélité. Il s'efforce de réduire en piincipe un paradoxe dangereux : peu de femmes, dans ses créations charmantes, éternelles, sont à vouer au blâme. Il les excuse; il fait mieux, il divinise leurs fautes au point qu'on doit douter, à l'en croire, si la verlu et la con.>ïtance ne les rendraient pas moins dignes de respect. Il ne faut pas tant de concessions pour se faire adorer d'une gé- nération qui n'a pas que des vertus à se reprocher.

20 RALZAC EN TANTOUFLES.

Celle adoralion a marqué les premiers pas de Balzac dans la voie de sa grande renommée. Mais voilà que celle adoralion s'est prise àdouler d'elle- même, à s'en vouloir beaucoup dans l'âme du plus grand nombre de ses ferventes, le jour il est enlro dans un monde plus vraisemblable de pas- sions ; le jour il a vu avec des crispations dans les serres, avec des frémissements d'ailes, le crime et l'auiiace dans les yeux fauves de Vautrin, la sombre misère dans les coins de la vie sociale. Les éventails se sont déployés devant les visages allumés par la rougeur. La religion qu'il avait ré- vélée a eu ses protestants pleins de haine contre lui, leur dieu primitif. Les grandes dames du fau- bourg Saint-Germain ne l'ont plus regardé que de profil; les fièrcs bourgeoises delà Chaussée-d'An- tin, moins courtoises, lui ont tourné franchement le dos.

Nous avons été témoin de cette révolution qui, nous devons le dire pour rentrer dans notre cadre simple et sans ornement , ne Taffecla

BALZAC EN PANTOUFLES. 21

pas beaucoup. C'est à ce moment qu'il songea sérieusement à écrire pour le théntre. Il venait de mettre un pied dans le vrai, il brûlait d'y mettre l'autre.

Mais rpie d'obstacles l'allcndaiont!

II

\a maison des Jardics. Détails topographiques et autres. Balzac architecte. Histoire véridiquc d'un escalier qui a fait parler de kii. Ameublement idéal. Les sonnettes et les domestiques invisibles.

L'opinion (lu monde, venons-nous d'indiquer, ne raffeetnit guère. Après une bordée des journaux, il rentrait aux Jdvdies avec des provisions de gaieté et de philosophie quil jetait sur la table autour de laquelle nous l'attendions quelquefois jusqu'à neuf heures pour dîner, mais oii nou^ dî- nions souvent aussi sans l'attendre.

24 BALZAC EN FANTOUFLES.

Les deux résidences il a laissé les souvenirs les plus vifs de ses habitudes sont la petite mai- son de Passy, dans la rue Basse, et les Jardies^ petite et maussade propriété qu'il avait achetée, à Ville d'Avray, je ne saurais trop dire à quelle époque, et qui lui coûtait d'autant plus cher qu'il la payait toujours.

Il n'y a pas de poëme indien ou chinois qui contienne autant de vers que cette campagne des Jardies a représenter d'ennuis pour Balzac. Et l'on peut dire que, s'il y a vécu, pensé et tra- vaillé plusieurs années, il ne l'a jamais positive- ment habitée. Il y était plutôt campé que logé.

Etait-ce bien un logement sérieux que ce cha- let aux volets verts n'est jamais entrée l'ombre d'une commode, n'a jamais été accroche un semblant de rideau? La véritable habitation des Jardies était celle qui existait dans le même en- clos, à vingt ou trente pas de la sienne, habita- tion à peu près possible où, je ne sais trop dans quelle pensée de prudence, il avait déposé fpiel-

DALZAG EN PANTOUFLES. 25

ques-uns des beaux meubles qu'il avait rue des Batailles et sa riche bibliothèque. Madame la comtesse de V*** habitait alors avec sa famille ce pavillon tout à fait sans valeur comme architec- ture. Le fameux pavillon des Jardies fut bâti par Balzac juste en face de cette insignifiante mai- son. Quoique le terrain, à cet endroit, ait une mine assez agreste, il offre tant et tant d'incon- vénients, qu'on se demande le motif pour lequel Balzac l'avait choisi. Il ne penche pas, il tombe sur la route qui va de Sèvres à Ville-d'Avray.

Il serait, je crois, difficile à un arbre de quel- que dimension de prendre racine sur un soi aussi diagonal. Les peintres décorateurs de théâtre ont le droit de le trouver extrêmement original; mais il est furieusement antipathique au plaisir de la promenade. Les jardiniers-architectes, sous ia direction fantasque de Balzac, ont dévoré des mois entier pour soutenir, à force d'art et de pe- tites pierres, tous ces plateaux successifs, tou- jours disposés descendre gaiement les uns sur

20 BALZAC EN PANTOUFLES.

les autres, à la moindre pluie d'orage. Je les ai presque conslamment vus occupés à rétablir ces jardins suspendus, renouvelés de ceux de Sémi- ramis. C'était leur désespoir.

Je me souviendrai longtemps de l'étonnement dans lequel tomba l'acteur Frederick Lemaître le jour où, pour causer avec Balzac de la mise à l'é- lude de Vautrin^ il s'était rendu aux Jardies. Pour arrêter ses pieds, qui fuyaient sous lui, il les fixait à l'aide de deux pierres, absolument comme on le ferait pour équilibrer un meuble sur un parquet inégal. Quand il reprenait sa marche, il éloignait les pierres, ouïes gardait dans sa main, a(in d'en faire le même usage plus loin. Le ma- nège était dis plus divertissants à observer. Bal- zac seul conservait sa placidité de propriétaire au milieu de ces glissades perpétuelles. Il possédait, du reste, à un suprême degré la rare qualité de ne paraître prendre aucun part ce qui se passait autour de lui. Il eût déconcerté un coup de ton^ neire.

BALZAC EN PA>TOUFLE|S. 27

On le devine sans peine, un terrain aussi difficile à fertiliser, à cause de ses inquiétudes, ne devait pas offrir un luxe d'ombre au front des promeneurs. Il n'offrait aucune ombre. Peut-être a-t-il, depuis cette époque déjà assez éloignée, gagné en consistance et en végétation. Mais alors, grand Dieu! je ne voyais guère à lui comparer que le versant du pic de Ténériffe.

Pourtant un seul arbre, nous devuns le dire, un arbre acrobate, un noyer d'assez belle venue, était parvenu à prendre pied sur cette pente pé- rilleuse. Sur un plateau de quelques mètres, il avait assis sa domination isolée. Si nous en par- lons un peu tard, c'est qu'il n'avait pas toujouis appartenu à Balzac. La commune de Sèvres, par un étrange partage de terrains, l'avait distrait à son profit de la totalité des Jardies. Enfin, Balzac possédait les Jardies, Sèvres le noyer. Ce noyer est toute une amusante histoire à raconter, ou plutôt une comédie. Mais, comédie ou histoire, nous y reviendrons.

28 BALZAC EN PANTOUFLES.

Quelques lignes des Mémoires de Saint-Simon décidèrent Balzac, en quête d'une localité rurale, en faveur des Jardies.

Dans le temps Louis XIV habitait Versailles, les courtisans plantèrent à l'envi leurs tentes autour de Saint-Cloud, de Meudon, de Luciennes, de Sèvres, de VilIe-d'Avray et de mille autres communes voisines ou à peu près voisines de Versailles. Les Jardies sortirent alors de leurs boues jaunes et perpendiculaires. Puis les mau- vais jours de la monarchie vinrent, et les Jardies disparurent. Balzac voulut restaurer un morceau de ce passé, peut-èlre imaginaire; imaginaire du moinr quant à la topographie. Car était-ce bien qu'étaient les Jardies? J'ai entendu retentir bien des doutes à cet égard. Sèvres et Ville-d'Avray ont toujours dénié à Balzac les Jardies : ils ne disaient jamais que les vignes de M. île Bahac, Quoi qu'il en soit, Balzac avait à peine fait construire les murs extérieurs et poser la porte pleine à doubles battants verts, qu'il faisait graver en lettres d'or.

BALZAC EN PANTOUFLES. 29

dans une plaque de marbre noir placée sous la sonnette : les jardies.

La porte était posée et roulait sur ses gonds bien avant que s'élevât la maison même dont elle défendait l'entrée. La construction de cette mai- son a longtemps déirayé l'esprit caustique dus Parisiens, toujouis à raffut des faiblesses d'un homme supérieur. La faiblesse de l'alzac était grande à l'endroit de la maçonnerie. Il ne faut pas oublier, noii^ pour Texcuser, car le goût de bâtir est fort respectable, que c'était, à cette époque-là, son unique plaisir, sa seule manière de se reposer des forts travaux d'esprit dont il se surchargeait. On a prétendu qu'en dirigeant lui- même avec un despotisme sans concessions la con- struction du pavillon des Jardies, il avait oublié l'escalier. Qu'il n'admît aucun conseil, aucune observation, aucune critique venue de son archi- tecte ou de ses maçons, c'est un fait que nous attestons; mais qu'il ait négligé de commander

l'escalier dans l'ordonnance intérieure de la mai-

2.

5) BALZAC EN PANTOUFLES.

son, et qu'un beau jour, maçons et architectes soient accourus lui dire :

Monsieur de Balzac, la maison est finie , quand voulez-vous que nous fassions l'escalier?

C'est un second fait qui exige, dans la me- sure de son importance, une explication. Balzac rêvait pour ses Jardies des pièces spacieuses, car- rées, prenant jour à plaisir par les quatre côtés de la façade. Or, dans les plans de l'architecte, ce minolaure d'escalier dévorait ici le tiers d'une pièce, la moitié d'une autre; il défigurait le dessin créé par le crayon poétique de l'écrivain. On avait essayé de le réduire, de le tordre, de le rcléj^uer aux andes du bâtiment, d'un bâli- ment malheureusement trop exigu pour prêter de l'espace; ce maudit escalier venait toujours tout gâter. Les maçons jetèrent leur plâtre vers le ciel, l'architecte cassa les branchies de son com- pas. Ce fut dans un de ces moments de lutte avec les aspérités du problème, que Balzac dut se dire : « Puisque l'escalier veut être le maî'rc chez moi.

BALZAC EN PANTOUTLES. 51

je mcltrai l'escalier à la porle. » Ce qu'il fit. Ses appartements s'étalèrent alors sans obstacle, sans autres limites f}ue les quatre murs; et la cage de l'escalier fut construite, après coup, contre la fa- çaJc extérieure, en punition de ses prétentions faslidieuses. Balzac aurait pu objecter qu'en Hol- lande et en Belgique des villes entières sont con- struites dans ce système naïf, portant leur escalier au dos, comme une hotte ; il dédaigna toujours de s'expliquer là-dessus.

11 résista; l'escalier en a-t-il fait autant? a-t-il ré>islé jusqu'ici aux froides et humides nuits de notre belle France? Je l'ignore. Au surplus, il se- rait inexact de dire que le pavillon des Jardies est tout à fait dépourvu à l'intérieur de la commo- dité si incommode des escaliers. Il en a quelques- uns de second ordrt^, conduisant as?ez directement l'on veut aller, et pour la parure desquels Bal- zac projetait le revêtement de palissandre et la livrée de velours amarante.

Ce qu'il projetait pour les Jardies était infini.

32 UALZAC EN l'ANTOUFLE S.

Sur le mur nu de chaque pièce, il avait écrit lui- niênie, au courant du charbon, les richesses mo- bilières dont il prétendait la doter. Pendant plu- sieurs années, j'ai lu ces mots charbonnés sur la surface patiente du stuc :

Ici un revêtement en marbre de Paras;

kl un stjjlobate en bois de cèdre;

Ici un plafond peint par Eugène Delacroix ;

Ici une tapisserie d' Aiibusson ;

Ici une cheminée en inarbre cipolin;

Ici des portes^ façon Trianon;

Ici un parciuet-mosaique formé de tous les bois rares des îles.

Ces merveilles n'ont jamais été qu'à l'état d'in- scriptions écrites au charbon. Du reste, Balzac per- mettait la plaisanterie sur cet ameublement idéal, et il rit autant, et plus que moi, le jour j'écrivis en plus gros caractères que les siens, dans sa cham- bre môme, aussi vide que les autres chambres :

Ici L'iN TAULEAu DE Raphaei-, nous DE nux, i;t

COMME ON n'en a JAMAIS VU.

DALZAC EN PANTOUFLES. 33

La seule chose qui ne manquait pas aux Jar- (Jies... Mais voici comment la conversation s'en- gagea entre Balzac et moi h l'occasion de ce meuble nombreux, invisible, mais réel, dont il tint à me ménager la surprise :

Vous ne vous êtes jamais aperçu, en admi- rant les perfectionnements que j'apporle à la dé- coration intérieure des Jardies, me dit-il, d'une innovation ingénieuse et rare que je puis presque revendiquer comme mon œuvre personnelle, je n'ose pas tout à fait dire comme un chef-d'œuvre personnel?

Non, mon cher Balzac, je n'ai pas encore remarqué cette innovation, et vous seriez fort aimable si vous vouliez bien...

Regardez autour de vous; que voyez-vous?

Ce que je vois depuis longtemps : des murs entièrement libres des entraves vulgaires d'un mo- bilier qui aurait nui au développement de la per- spective. Pour me servir d'une phrase plus expli- cite encore, je ne vois rion du loiit.

34 BALZAC EN PANTOUFLES

Regardez mieux.

Toujours rien.

Ah! vous y mettez de la mauvaise volonté. ^- Non, je vous jure...

Eh bien, voilà ce qui fait hautement l'éloge de mon invention : l'impossibilité vous êtes de la constater. Sans cela, elle eût été imparfaite, mauvaise ; elle eût été à recommencer.

Mais qu'est-ce donc?

N'est-il pas odieux et bête, continua-t-il, que, depuis des siècles, on fasse courir des fds de fer tout le long des murs, et qu'au bout de ces fils on laisse voir une grosse sonnette aussi slu- pide f|u'indiscrcte? Examinez, étudiez la sonnette que jai créée pour les gens du monde qui n'ai- ment pas à être secoués par le bruit désagréable du sou cru du fer, pour les gens d'étude, pour les gens réfléchis... on ne la voit pas du tout. Cherchez! elle se cache dans le mur au point de ne laisser paraître aucune saillie, aucune indica- tion. Désormais, on ne verra pas plus sonner un

BALZAC EN PANTOUFLES. 35

homme qu'on ne le voit penser. Déjà, M. Scriiic a adopté ce genre de sonnette, dont il paraît en- chanté. Chaque pièce des Jardies en possède une pareille. Venez voir si je mens.

Je suivis Balzac, qui, en effet, me montra avec orgueil, dans chaque pièce, un modèle de son- nette de son invention, et, lui et moi, nous nous liviàmes, lui par amour-propre d'auteur, moi par faiblesse de courtisan, au plaisir assez primitif d'agiter toutes les sonnettes.

Il fallait voir sa joie de sonneur à ce carillon qui proclamait son triomphe et lui donnait pour écho toutes les solitudes du pavillon. Ainsi, aux Jardies, les sonnettes abondaient ; mais on avait beau les agiter, peu de domestiques accouraient au bruit.

Il

Balzac à Table. Son panlagruéll^me vôgélal. La veilu de son vin. Ses convives. Du café comme on en voit peu, et du tlié comme on n'en voit pas. La dose des Lorgnes cl la dose des aveugles. Balzac au travail.

C'est dans l'une des pièces basses, au rez-de- chaussée, que Balzac avait l'habiluile de dîner et qu'il nous recevait à sa table, toujours servie à six heures; mais à six heures pour ses amis, car, pour lui, il venait quelquefois au dessert; sou- vent il ne venait pas du tout. Ces constantes irré- gularités dans sa manière de vivre dérangeaient continuellement son estomac. S'il mangeait peu

58 BALZAC E >" PANTOUFLES.

(le viande, en revanche, il consommait des fruits en quantité. Ceux qu'on voyait sur sa table éton- naient par la beauté de leur choix et leur saveur. Ses lèvres palpitaient, ses yeux s'allumaient de bonheur, ses mains frémissaient de joie à la vue d'une pyramide de poires ou de belles pèches. Il n'en restait pas une pour aller raconter la défaite des autres. Il dévorait tout. 11 était superbe de pantagruélisme végétal, sa cravate ôtée, sa che- mise ouverte, son couteau à fruits à la main, riant, buvant, tranchant dans la pulpe d'une poire de doyenné, je voudrais ajouter et causant; mais Balzac causait peu k table. Il laissait causer, riait, de loin en loin, en silence, à la manière sauvage de Bas-de-Cuir, ou bien il éclatait, comme une bombe, si le mot lui plaisait. Il le lui fallait bien salé; il ne l'était jamais trop. Alors, sa poitrine s'enflait, ses épaules dansaient sous son menton réjoui. Le franc Tourangeau remontait à la sur- face. Nous crovions voir Rabelais à la Manse de

HALZAC KN PAN TOI* F LE S. 59

l'abbaye de Tbclèmc. Il se fondait de boidicur surtout à l'explosion d'un Ccilenibour bien niais, bien slupide, inspiré par ses vins, qui ctaiont pourtant délicieux.

On buvait beaucoup à sa table, souvent beau- coup trop. Sans jeter la bouteille à la tête de per- sonne, je suis forcé de dire cp.iej'ai, plus d'une fois, laissé des présidenls de cour royale infini- ment au-dessous du niveau de la nappe.

Je me souviendrai toujours d'un Russe célèbre qui, de minuit à deux beures du malin, pleura à chaudes larmes sur le triste sort d'un de ses amis condamné pour le reste de ses jours à vivre à Tobolsk, au fond de la Sibérie. Jl nous attendrit si profondément sur cet excellent ami, que nous nous mîmes tous à' pleurer sans trop savoir pour- quoi. Il travaillait aux mines, et plus nous bu- vions, plus cet infortuné descendait dans les en- trailles de la terre. A deux heures du malin, il clail plongé si avant dans le bitume, le soufre, le mercure et le plaline, que nous cessâmes de nous

40 BALZAC EN PANTOUFLES.

occuper de lui. Quelques jours après, Balzac nous apprit que son scélérat de Russe n'avait jamais eu d'ami à Tobolsk; il le lui avait avoué lui-même. Nous avions été dupes dn vin du Rhin et un peu ses complices.

Du reste, j'ai vu passer autour de cette table des célébrités dans tous les genres, les plus bril- lantes et les plus sombres : Malaga, Séraphita et Vautrin. Parmi les phénomènes intellectuels qui se succédaient au bord de la nappe des Jardies, je n'oublierai pas madame de Bocarmé, la femme qui sait tout et parle admirablement sur tout; elle ravissait Balzac par son érudition de fée. Un soir, elle me décrivit Java, elle a vécu quarante ans, car celte femme merveilleuse a mille et vinat- trois ans, et elle en paraissait à peine trente ! Elle me décrivit Java, ses monuments, ses monstres, ses splendeurs el ses effroyables maladies, avec une science, un feu d'expressions, des couleurs si nettes et si éclatantes, que celte soirée fut pour moi une des plus curieuses et des plus mémorables.

BALZAC EN PANTOUFLES. 41

Apres le dîner, nous allions ordinairement prendre le café sur la terrasse : le café de Balzac eût mérité de rester proverbial. Je ne crois pas que celui de Voltaire eût osé lui disputer la palme. Quelle couleur ! quel arôme! Il le faisait lui-même, ou du moins présidait-il toujours à la décotion. Décotion savante, subtile, divine, qui était à lui

comme son geme.

Ce café se composait de trois sortes de grains : bourbon , martinique et moka. Le bourbon, il l'acbeiait rue du Mont-Blanc (Chaussée-d'Antin) ; le martinique, rue des Yieilles-Audriettes , chez un épicier qui ne doit pas avoir oublié sa glorieuse pratique; le moka, dans le faubourg Saint-Ger- main, chez un épicier de la rue de l'Université; par exemple, je ne sais plus trop lequel, quoique j'aie accompagné Balzac une ou deux fois dans ses voyages à la recherche du bon café. Ce n'était pas moins d'une demi-journée de courses à travers Paris. Mais un bon café vaut cela et même davan- tage. Le café de Balzac était donc, selon moi, la

42 C.VI.Z\C EN PANTOUFLES.

iiicilleure et la plus exquise des choses... après son llié toutefois.

Ce thé, fin comme tlu tabac de Latakiéh, jaune comme de l'or vénitien, répondait sans doute aux éloges do lit Balzac le parfumait avant de vous per- mettre d"y goûter; mais véritablement il fallait subir une espèce d'inilialion pour jouir de ce droit de dégustation. Jamais il n'en donnait aux pro- fanes; et nous-mémc n'en buvions pas tous les jours. Aux fêtes carillonnées senlement, il le sortait de la boî:e kamlschailale il était renfermé comme une relique, et il le dégageait lentement de l'enveloppe de papier de soie, couverte de ca- raclères hiéroglyphiques.

Alors Balzac recommençait, toujours avec un non \ eau plaisir pour lui et pour nous, l'histoire de ce fameux thé d'or. Le soleil ne le mûrissait (juc pour l'empereur de la Chine, disait-il; des mandarins de première classe étaient chargés, comme par un privilège de naissance, de l'arroser et de le soi.i,mer sur sa lige. C'étaient des jeunes

BALZAC EN PANTOUFLES. r.

filles vierges qui le cueillaient avant le lever du soleil et le portaient en chantant aux pieds de l'empereur. La Chine ne produisait ce thé en- chanté que dans une seule de ses provinces, et cette province sacrée n'en Fournissait que quelques livres destinées à Sa Majesté Impériale et aux fils aînés de son auguste maison. Par grâce spéciale, l'empereur de la Chine, dans ses jours de largesse, en envoyait par les caravanes quelques rares poi- gnées à l'empereur de Russie. C'était par le mi- nistre de l'autocrate que Balzac, de ministre en ambassadeur, tenait celui dont il nous favorisait à son tour.

Le dernier envoi, celui d'où procédait le thé jaune d'or donné à Balzac par M. de Humboldt, avait failli rester en route. Il était arrosé de sang ' humain. Des Kirirnises et des Tartares iSoi^aïs avaient attaqué la caravane russe à son retour, et ce n'est qu'après un combat très-long et très- meurtrier qu'elle était parvenue à Moscou, sa des- tination. C'était, comme on le voi', une espèce de

44 DAI.ZAC EN PANTOUFLES.

thé des Argonautes. L'histoire de l'expédition, que nous ahrégeons beaucoup, ne finissait pas abso- lument là; celle de ses étonnantes propriétés y faisait suite : trop étonnantes! Si l'on prend trois fois de ce thé d'or, prétendait Balzac, on devient borgne; six fois, on devient aveugle; il faut se consulter. Aussi, lorsque Laurent Jan se disposait à boire une tasse de ce thé digne de figurer dans les endroits les plus bleus des Mille et une JSuits, il disait :

Je risque un œil : versez !

Bien rarement Balzac passait-il la soirée avec les amis qu'il invitait. Cela n'arrivait jamais quand le travail le pressait beaucoup. Immédiatement après le dessert, il nous disait adieu et allait se mettre au ht. Plus d'une fois. Tété, à sept heures, au milieu des plus douces splendeurs de la soirée, je l'ai \u nous quitter et remonter soucieusernent aux Jardies, afin d'aller goûter par force, par violence, un sommeil imposé, malsain; afin de pouvoir se lever à minuit et travailler jusqu'au lendemain.

BALZAC EN PANTOUFLES. 45

C'était sa vie, vie de galérien, atroce, contre nature : efforts meurtriers! Et pourtant, sans ces efforts, je ne crois pas qu'il soit possible à l'écri- vain de creuser un profond sillon aux flancs de cette dure montagne, au pied de laquelle est aussi sa tombe.

Personne au monde n'a peut-être vécu autant dans la nuit que Balzac. Ce grand sdence de la vie et de la nature lui rendait le calme nécessaire à la création de ses belles œuvres. Le vaisseau de haut bord veut la grande mer et les profondeurs in- commensurables. C'est en allant par les bois soli- taires de Yille-d'Avray et ceux de Versailles qu'il pensait et se recueillait. Souvent, c'est lui-même qui me Ta raconté, il s'était trouvé le matin en robe de chambre et en pantoufles, nu-téte sur la place de la Concorde, après avoir marché toute la nuit à travers bois, plaines, villages, prairies et chemins. Il grimpait alors sur l'impériale des voi- tures de Versailles et rentrait à Ville-d'Avray, par Sèvres, n'ayant oublié que de payer le conduc-

40 r>ALZAC KN PANTOUFLES.

iL'iir, par la raison foi t simple qu'il était sorti des Jai'Jies sans un sou dans sa poche. Le contre- temps n'étonnait personne : tous les conducteurs connaissaient Balzac, et lui, de Balzac, avait, entre autres habitudes originales, celle de n'avoir jamais d'argent sur lui. Il est vrai qu'il ne portait jamais de montre non plus.

IV

La bague du Prophète. Comment elle était venue an doigt tic I];dzac. Ce qu'en offrait le Grand Mogol, et es qu'en donnait Laurent Jan. Le mur des Jardies. Son mauvais pencliant, ses écarts et sa ruine.

Ce fut aussi par une nuit d'hiver qu'il fut saisi Je la plus étrange idée qu'il ail jamais eue : il part des Jardies à minuit, et se rend, je ne sais trop comment, rue de Navarin, à Paris, chez son ami Laurent Jan. Il était deux heures du malin environ quand il sonna à la porte de Laurent Jan, qui, peu préparé à la surprise, dormait profon-

48 BALZAC EN PANTOUFLES.

dément. Balzac sonne à bras raccourci, il réveille tous les locataires, il finit même par réveiller le concierge, indigné, comme tous les concierges, d'être troublé au milieu des songes les plus doux. « Que voulez-vous? qui est là? qui deman- dez-vous? — qui êtes-vous? » C'est à travers cette pluie battante de questions et de malédictions vomies par le concierge que Balzac arrive jusqu'à la cbambre assoupie de son ami. Grandement effrayé de cette apparition, celui-ci se frotte les yeux, se met sur son séant:

C'est bien toi, Prosper?

C'est moi, lui répond de Balzac; lève-toi! nous allons partir.

Partir?...

Oui, partir... mais lève-toi, je te raconterai.

Non, avant de me lever, je veux savoir lu comptes me conduire.

Eh bien, réjouis -toi! nous allons partir immédiatement pour le Mogol.

Es-tu fou?

BALZAC E>' ^A^^TOUFLES. 49

Nous allons être immensément riches, riches comme un empire, comme l'empire du Mogol.

Voyons, avant de faire mes malles, je dési- rerais im peu plus amplement savoir, objecte timidement Laurent Jan, ce que nous irons faire dans le Mogol à l'heure qu'il est.

Dépêche-toi! s'écrie Balzac, nous avons perdu plus d'un million depuis que tu balances à te lever... le temps marche, et nous avons encore à aller chercher Gozlan...

Ah! Gozlan vient avec nous au Mogol?

11 viendra avec nous : je veux qu'il ait une part dans les trésors sans fin qui nous attendent au Mogol.

Laurent Jan se leva, se résigna à devenir cent ou deux cents fois millionnaire, s'habilla en gre- lottant, et, quand il fut habillé, il dit à Balzac, qui trépignait d'impatience :

Mais encore une fois, qu'allons-nous faire dans l'empire du Mogol, puisqu'd est convenu que je consens à l'y suivre?

LO EALZAC EN PANTOUFLES.

Ce que nous allons y fiiire?

Oui. ça vaul la peine d'èlrc demandé. Balzac prit Laurent Jan par le bras et le con-

(Juisil mvstcrieusement près de la lampe.

Piegarde celte bague î

Eh bien, je la vois: ça vaut quatre sous.

Tais-toi î regarde mieux.

Ça en vaut six, et n'en parlons plus.

Apprends, poursuit de Balzac, que celte baiiîue m'a été donnée à Avenue par le fameux bis- torien M. de llammer, à mon dernier voyage en Allemagne.

Ensuite?

Ensuite, M. de Haramer a souri en me di- sant : « Un jour, vous connaîtrez l'importance du petit cadeau que je vous fais. » Je portais celto bague sans penser à ces paroles ; je ne croyais avoir qu'une pierre verte comme il y en a tant...

Eh bien?

Eh bien... d'abord, il y a des caractères arabes gravés sur celle pii'rre... ces caractères...

DAl.ZAC EN PANTOl'F l.KS. 51

Mais ivanticipons pas sur le grandiose de la sur- prise qui m'attendait hier et (jue j'accours te faiie partager pour que nous partagions ensuite Icç; trésors... Hier donc, à la soirée de l'ambassadenr de Naples, j'ai eu la pensée de m'informer auprès de l'ambassadeur de la Porte ottomane de la si- gnification de ces caractères incrustés... Je montre la bague... l'ambassadeur turc y a h peine jeté les yeux, qu'il pousse un cri dont louîe la réunion s'est émue. « Tous avez une bague, me dit-il en s'inclinant jusqu'à terre, qui vient du Proplièto; elle a été portée par le Prophète, et c'est le nom du Prophète. Elle fut volée par les Anglais au Grand Mogol, il y a environ cent ans, puis vendue à un prince d'Allemagne... » Je l'interromps ans- sitôt... (( C'est à Vienne qu'elle m'a été donnée par M. de lïammer... Allez tout de suite, me dit Pambassadeur, dansPempire du Grand Mogol, qui a offert des tonnes d'or et de diamants à celui qui lui rapporterait la baiiue du Prophète, et vous reviendrez... avec les tonnes. » Figure toi si j'ai

52 BALZAC E>" PANTOUFLES.

l)ondi ! Je viens donc te chercher, mon cher Jan, pour que nous allions ensemble avec Gozlan res- tituer au Grand Mogol, ravi d'extase au troisième ciel, la bague du Prophète. Viens! les tonnes nous attendent !

Et c'est pour cela que tu m'as dérangé au milieu de la nuit ! répondit Jan.

Trouverais-tu la somme assez peu forte? répondit à son tour Balzac, cpii ne comprenait pas l'indifférence de son ami devant la perspective léerique ouverte devant leurs yeux parla magique intervention de cette basue.

Je persiste dans l'offre première que je t'ai faite, dit Jan en se déshabillant : en veux-tu quatre sous, de ta bague du Prophète?

Dire tous les mots cruels que Balzac lança sur le scepticisme de Laurent Jan est une tâche im- possible. D'une violence sanguine el bilieuse qui lui donnait l'aspect d'un lion quand il s'abandonnait à la colère, Balzac cria, fulmina contre Laurent Jan; mais enfin, courbé, brisé par la rage, il

BALZAC EN PANTOUFLES. 53

s'étendit sur le tapis de son intime ami et il dor- mit jusqu'au lendemain, en rêvant aux trésors du Grand Mogol. C'est ainsi que Laurent Jan et moi échappâmes au grand voyage pour l'empire du Mogol, qui nous attend encore. Balzac ne nous parla plus qu'avec beaucoup de circonspection de la bague du Prophète, que nous ne lui vîmes plus que très-rarement au doigt.

Ces rêves de millions, d'empire du Mogol, ces l'èves parés de diamants ne naissaient pas dans l'imagination de Balzac sans une cause intérieure. S'il s'agitait sous le poids de cet éblouissant cau- chemar, c'est qu'il portait les Jardies sur la poi- trine, et les Jardies coûtaient beaucoup et ne rap- portaient rien; nous nous trompons, ils rappor- taient des ennuis, des luttes, des procès sans fin à Balzac, que nous avons quelquefois trouvé chez lui, le matin, plus vert que la feuille de ses arbres, tant il souffrait dans sa position si tourmentée d'apprenti propriétaire. Je sais un mur, un mur qui n'a pas dix mètres de long, et pas plus de deux

."ii BALZAC EN PANTOUFLES.

iTiètres de hauteur, qui mériterait bien quelque célébrité, même après les murs de Thèbes, les murs de Troie, les murs de Rome, et la fameuse nmraille de la Chine. Ce nmr séparait la partie supérieure de la propriété de Balzac, nous disons la partie supérieure, et nous prions de ne pas lire toute la propriété, de la partie supé- rieure de la propriété d'un voisin, d'un voisin quel- conque; tous les voisins sont les mûmes. Qu'on se figure deux lits dont les oreillers se touchent, mais qui sont séparés vers leur moitié par leurs pentes de bois. Le terrain de Balzac, déjà plus élevé que le terrain limitrophe, fut encore exhaussé par lui de quelques pieds ; tous ces exhaussements nécessitèrent à la fin un mur d'appui qui empê- chât ce terrain supplémentaire de tomber dans le champ du voisin. Telle est l'ori^^ine du mur his- torique des Jardies; le récit de ses éboulements est celui des tortures de Balzac. A peine élevé, ce mur s'affaissa sur lui-même et répandit sa chaux et ses pierres de l'un et de l'autre côté, dans le

DALZAC EN PANTOUFLES. S5

champ de Balzac et dans celui du voisin. Balzac soupira et fit relever son mur. Il fut reconnu, à dire d'experts, (jiie le talus n'était pas assez pro- noncé : on agrandirait l'angle de résistance et le mur ne tomberait plus. Un mois après il était re- construit dans la forme voulue ; on se réjouissait déjà... le lendemain il plut; le soir... le soir, nous jouions au domino dans la pièce placée à la galerie de la maison ; on frappe, on ouvre aussitôt la croisée.

Monsieur de Balzac?

Qu'y a-l-il?

Votre mur vient d'aller chez le voisin !

Pas possible!

Tout entier.

Nous prenons des flambeaux et nous nous diri- geons vers l'endroit du sinistre. Il était splen- dide. Le mur entier, renversé par la base, était couché de son long sur le terrain du voisin. Nous conlemplàmes le désastre pendant quelques mi- nules. Le lendemain, il se compléta pour Balzac

o6 BALZAC EN PAMOUFLES.

par une foule de papiers timbrés, procès-verbal, mise en demeure, assignation, etc., etc. Cette fois, en tombant, le mur avait aplati des navets, blessé des carottes, contusionne des panais; on ne sait pas ce que coûtent quelques mauvais légumes morls ainsi de mort violente! Il n'y a que la mort d'un bomme qui puisse balancer en France la mort d'un pommier ou d'un cerisier. Et l'on a peur de voir diminuer le respect pour la propriété ! J'ai toujours eu la crainte contraire. Passons. Une troisième fois, il fallut remettre le mur sur ses débiles jambes. D'autres architectes furent appelés en consultation pour savoir ce qu'il fallait réso- lument faire contre l'épilepsie de ce mur.

L'angle de résistance est suffisant, dirent-ils ; mais la brique et le ciment romain doivent être employés dans les fondations du mur; il faut le traiter par la brique.

Traitons-le par la brique, murmura Balzac en dirigeant vers le ciel ce magnifique regard noir se peignaient son esprit et son génie.

BALZAC EN PANTOUFLES. 57

Il fut donc arrêté qu'on traiterait le mur ma- lade par la brique. On le traita si bien, que les mémoires des arcbitectes engraissèrent à vue d'œil. Eux aussi se traitèrent par la brique! J'ai l'ait tomber trois fois et se relever trois fois, aux yeux du lecteur, ce mur d'ilion: mais, en conscience, je pourrais affirmer que c'est plus de cinq fois qu'il a été renversé et remis en place. De guerre lasse, Balzac finit par acbeter le morceau de ter- rain dans lequel son mur se plaisait tant à se coucher, et alors il se dit avec orgueil :

C'est cher, mais c'est égal, on est toujours Lien heureux de pouvoir s'écrouler chez soi : mon pauvre mur pourra du moins mourir dans son lit. Tout à l'heure nous nous placerons, avec le lecteur, sur la terrasse soutenue par ce mur fan- tasque, celte terrasse d'où Balzac aimait à pro- mener sa vue sur les bois frais et mélancoliques de Yille-d'Avray; et je raconterai mon entrevue avec lui, le lendemain même de la première, uni- que et dernière représentation de Vautrin.

Aspirations de Balzac vers le théâtre. Son sentiment sur la poésie en général et sur les Burgraves en parliculier. Ses calculs fantastiques. Comment il se donna le luxe d'un col- laborateur, et ce qui en advint.

Balzac avait pliilôt des soudainetés, des bouffées dramatiques qui, selon les diverses températures par lesquelles passait son esprit si inilammable, devenaient des tempêtes et des ouragans, que le désir continu et sérieux d'une vocation pour le théâtre. Ces intempérances le saisissaient d'ordi- naire quand il se produisait autour de lui quelque

60 BALZAC EN PANTOUFLES,

grand succès de pièce. La fumée du vin bu ailleurs l'envahissait alors, lui montait énergiquement au cerveau, et, pendant un mois, deux mois d'ivresse souvent, il ne rêvait à tous propos que drames historiques , mélodrames forcenés , comédies de mœurs; pièces pour la Comédie française, pièces pour la Porte-Saint-Marlin, pièces pour la Gaîté. Les barbes de sa plume frémissaient. Il allait tra- vailler... oh! comme il allait travailler! pour M. Samson, pour madame Dorvnl, pour M. Fre- derick Lemaître; pour ce dernier surtout, qu'il admirait à la fois avec le gros fanatisme irréfléchi du peuple, et qu'il appréciait avec son tact si fin et si magnétique.

Je ne vois guère que mademoiselle Rachel qu'il exceptât un peu dans sa grande levée d'artistes, et l'exclusion va tout de suite s'expliquer. Rien ne tournait moins d'abord au genre tragique, genre nu, que l'imagination complexe de Balzac; en- suite, il faut aussi le dire, rien chez lui ne tendait, môme un tant soit peu, vers la poésie. N'allez pas

BALZAC EN PANTOUFLES. Gl

VOUS méprendre! nous enlendons ici par poésie la forme rimée seulement. On ne youdrait pas nous faire dire que Balzac n'aimait pas la pensée idéalisée, le choix dans les images, l'aristocratie dans l'expression, certaine vérité d'exquise con- vention reçue entre les gens de goût depuis plu- sieurs siècles, c'est-à-dire la poésie. Balzac n'ai- mait pas les vers, voiLà ! il les respectait infiniment, mais il ne les lisait guère. Du reste, il avait faible- ment la conscience de leurs difficultés. Il louait nu hasard, au vol, s'échauffait à froid; son admira- tion iivdi'd au jiigéj comme dirait un chasseur; et, quand il avait récité quelques lambeaux des Médi- tatious ou des Orientales^ vanté Racine parce qu'on lui avait fait croire que Racine avait, comme lui, excellé à peindre les femmes, sa dîme d'enthou- siasme à la poésie était payée. Il rentrait tranquil- lement dans sa prose avec sa quittance dans la poche, et de longtemps il n'était plus question de vers aux Jardies. Qu'il me soit encore permis ici, toujours pour

4

02 DAI.ZAC E>" PANTOUFLES.

bien faire comprendre la clémence d'esprit de Balzac à l'endroit de la poésie, de rappeler nr.e soirée soirée famcnse ! à 1aqnc;ie nons assis - Icàmes. lui et moi, au Thécàlre-Françai^. Celait la première représentation des Bnvfjrcives. Aiclor Huso nous avait envové un l'illet de balcon de d'jux places. Le sort de l'ouvrage ne fut pas long- temps indécis; les désapprobations, les rires, le^^ murmures, les moqueries, les sifflL'ts se croisèrent bientôt sous nos pieds, sur nos tètes, devant nous, derrière nous. Belle bataille! les dragées du baptême dramatique auquel nous sommes tous exposés, depuis les plus bauts jusqn aux plus bumbles, pleuvaient comme gi cle et grêlons, sans pitié, sans merci, sur Otto et sur Guanuiriaia. Le fonds de la fcte était une gaieté universelle, um jubilation satanique; c'était le rire putride des premières représentations contrariées; les en vieux rient noir, les jaloux ricut jaune-citron ; le })ublic, ce grand enfant, rit bêtement pai'ce (juM voit rire.

r.ALZAC EN PANTOUFLES. G3

A ce nionicnl, je me sens frapper sur l'éj^aiilo [)ar Balzac, placé au-dessus de moi ; je nie retourne et je vois Balzac qui riait aussi, mais sournoise- ment, en manière de conspirateur, et comme pour me renilre complice de l'hilarité empoisonnée dont il venait, lui aussi, d'être atteint.

Commenttrouvez-vous cela? me demande-t-il. Je lui réponds sérieusement :

Je trouve cela admirable ! admirable! admi- rable! Depuis Dante, soyez-en corivaincu, il n'a rien été écrit d'aussi beau, d'aussi grand, d'aussi snblin:ie dans aucune langue.

C'est ausii mon avis, reprend Balzac, qui ne s'attendait pas à cette réponse, ou qui, peut-être aussi, Tattendait pour savoir quel parti il pren- drait dans la question qu'on égorgeait devant nous.

A partir de ce moment, les Biwgraves allèrent aux nues dans son opinion de la soirée. Bien d'autres exemples attesteraient son peu d'apti- tude à goûter la pensée sous l'tnvfloppe féericjue du vers.

Ci BALZAC EN PANTOUFLES

Quand la fièvre dramatique le gagnait, non- seulement il soulevait à brassées tous les amas d'idées émises ou à émettre dans ses romans, pour en faire des drames et des comédies à destination de tous les théâtres de Paris, mais il ne reculait même pas, lui, Balzac! maître hermétique en fait d'idées, devant la pensée de demander des idées à d'autres, de leur proposer des associations, des collaborations et surtout des opérations! car chez lui, à l'instant même une idée venait de pa- raître, cette idée, quelle qu'elle fût, tournait à l'opération. Voici comment le précipité chimique s'opérait; et c'est lui qui parle ici :

L'idée que j'ai est grande; elle est brillante et solide; c'est du granit rose. Dans ce granit, nous allons tailler à grands blocs égyptiens une pièce à tableaux pour la Porte-Saint-Martin; j'ai la parole de Frederick. Avec Frederick, vous n'en doutez pas, c'est au moins cent cinquante re- présentations à cinq mille francs l'une dans l'au- tre ; Cela fait sept cent cinquante mille francs ; je

BALZAC EN PANTOUFLES. 05

dis : SEPT cklNt cinquante mille francs ! Maintenant calculez : à douze pour cent de droits d'auteur, c'est plus de qualre-vingt mille francs de droits qui nous reviennent. Et je ne parle pas ici des billets sur lesquels Porcher, que j'ai déjà vu, avancera, comme d'usage, cinq ou six mille francs en or fin; je ne parle pas non plus de la brochure vendue pour notre compte à dix mille exemplaires : à trois francs l'exemplaire, c'est encore une bague au doigt de trente mille francs. Je ne parle pas...

On voit, comme nous venons de le dire, que tout tournait à l'opération chez de Balzac, même avant que l'idée eût la forme insaisissable du germe. Son projet n'était pas encore logé au cerveau, qu'il entrait déjà à la Bourse pour y être coté. C'est juste- ment sur la place de la Bourse qu'Henry Monnier, qu'il aimait et estimait beaucoup, lui fit un jour, après avoir écoulé l'nn de ces calculs magnifiques, au bout desquels ils étaient destinés tous les deux à gagner quatorze millions, celte admirable réponse :

CG BALZAC E.N P A>'TOU !■ LE?.

Avance-iiioi cciitsous siii l'affaire.

Nous avons dit que Balzac aurait pi'is des colla- l)orateiirs de loiilcs mains quand il élait mordu de la rage du théàlro. Ce fut dans l'un des accès de la maladie qu'il altira entre autres aux Jardies un bon et fciiblc jeune homme nommé Lassailly, esprit flot'ant et songeur que Dieu depuis a appelé à lui. n.ilzic avait jeté les y^^ux sur cette intelligence in- certaine pour en faire un collaborateur dramatique, tâche dont le pauvie garçon élait aussi capable que d êci'wc Eugénie Grandet ou le Lis dans la vallée. A moi comme à bien d'auires, il fut radicalement impossible de deviner quelle raison inouïe avait déterminé Balzac à faire un pareil choix. Baphaél engageant un tailleur de pierres du Tran>tevère ou un couvreur dOslie pour l'ai 1; r à pi indre ses !a- bleauv n'eut pas élé plus bizarre,

Balzac était tellement sérieux on a besoin do j)rcuves pour y croire en ap[:elant Lassailly à riionn. ur de travailler avec lui ou sous lui aux Jar ies |,our le tbéàlrc, (ju'il |Ki5sa avec son sin-

DALZA'; F.N l'AMOLF Lf:S. G7

giilicr C(jila!;or;;lL'iii' liii liailé pour plii>ieurs nii- lu'cs (J'as5()ci;ilion. Ce traité al-il été cnrei^islré? a-t-il été l'ovétii des formes légales? a-t-il même été écrit? Nous l'iguorons et nous en douions. Mais il est de notoriété contemporaine que les conditions en furent débattiics, réglées; et je puis affnmer, ave.: l'autorité de mes souvenirs vt celle des sou- venirs de l)ien d'autres, qu'elles ont joui d'une certaine popularité à Tépoque dont nous parlons. Ces conditions étaient ipie Lassailiy, devenu par son étrange étoile le collaborateur attitré de Balzac au pavillon des Jardies pour tout ce qui concernait les ouvrages dramatiques à élaborer en commun, serait convenablement logé, chnuffé, éclairé, blan- cbi, ncurri, nux frais de, Balzac, et que, do son coté, Lnssailly se tiendrait constanmiont à la dis- I 0 ilion de Balzac, afin d'avoir à l'.ii fournir une idée, un projet, un plan, une combinaison drama- tique, lOiiles les fois que besoin serait, U cpie de- man lolui en serait faite.

A l'é'oge de Bal/ac, il est juste de dire que

68 BALZAC EN PANTOUFLES.

Lassailly fut tout à coup si bien logé aux Jardies, si inopinément blanchi et éclairé, si orientalemcnt nourri, qu'il acquit en peu de jours un embonpoint qu'on n'espérait plus de la délicatesse de sa con- slilulion. Balzac, nous le proclamons, s'était donc fidèlement acquitté de la partie de l'engagement qui le concernait.

Comment, de son côté, Lassaillv s'exécuta-t-il? Lassailly tendait à s'endormir mollement dans les délices de Capoue : il se complaisait à ne pas at- tendre l'heure des repas pour les prendre, et à attendre indéfiniment les idées dramatiques qu'il s'était engagé à verser à l'association. Ceci ne fai- sait pas l'affaire du maître, ou, si l'on veut, de l'as- socié. Balzac réclamait avec toute sorte de justice la collaboration de Lassailly, et, de son côté, Las- sailly ne déniait pas à Balzac ses droits et préten- tions légitimes. État dubitatif plein de malaises et de tiraillements. En outre, Balzac, ce qu'on sait, ne travaillait guère que la nuit : c'est la nuit, vers deux heures, trois heures du matin, qu'il sonnait

BALZAC EN PANTOUFLES. 69

impérieusement pour éveiller Fjassaillv et lui de- mander l'exécution de son engagement.

Funèbre minute! Le timide collaborateur, dé- chirant les limbes du sommeil , s'habillait à la hâte, à demi, et, un pied chaussé, l'autre nu, le bonnet de colon enroulé sur l'oreille, le nez af- freusement consterné; et l'on sait de quelle con sternation Lassailly était doué, il parcourait à pas silencieux, un bougeoir à la main, les pièces déser- tes qui le séparaient du cabinet solitaire de Balzac ; douloureux trajet! Arrivé aux pieds du maître, du maître pâli par l'insomnie, jauni par les plaques de lumière qui lui cuivraient le front et les joues; car le Balzac aux prises avec le démon de l'œu- vre de la nuit n'avait rien de commun avec le Balzac delà rue et du salon; le maître donc lui disait :

Voyons, qu'avez-vous trouvé, Lassailly? Et Lassailly, relevant son bonnet de coton, écarquillant ses yeux encore enveloppés du nuage dos rêves, balbuliait :

73 CAI.ZAC E>" PA>'TOL'FLES.

Oui... il faudrait trouver... il serait ulilc de trouver... d'imaginer quelque chose...

Eh Lien, avez- vous imapiné co quelque chose? llàtons-nous! In Porle-Saint-Martin attend! hâtons- nous! Ilarel m'a encore écrit hier au soir! hàtons- lious ! j'ai^u Frédéiick Lemaitie avant-hier...

Ali î vous avez vu Frederick Lemaître?

Oiii ; il est tout à nous; il a faim, il a soif d'un drame à faire courir tout Paris. Ou.l sora ce drame qui fera courir tout Paris? Voilà !

Yuilà ! répétait Lassnilly, le front plissé par la plus comique contention d'esprit.

Avez-vous ce drame, Lassailly ?

Pas tout à fait ; mais...

Vous l'avez donc en partie ?

Oui et non.

Je vous écoute.

J'aimerais mieux que vous me dissiez d'a- hord, murmurait Lassailly, ce que, de votre côté, vous avez pu imaginer; nous fondrions nos deux idées, et je suis sûr...

LALZAC EN PANTOUFLES. 71

L-issailly, vous donnez !

Mais non !...

Mais si!... Vous dorme/. dL-houl, vous dis- jo... Tenez! vos yeux appesantis se ferment!

Je vous assure.,.

Vous baillez!

C'est de froid... c'est...

Allez vous remotlre au lit, Lassailly, et, dans une heure, nous verrons ï-i li Muse vous aura visite.

Et reprenant son pâle bougeoir, traînant ses pieds dans ses pnitoufles, Lassailly regagnait, connnc une ombre désolée, sa chambre et le lit pliant il était censé chercher horizontalement le sujet de ce fameux drame destiné à faire courir tout Paris. Courte trêve ! Une lieurc ap:cs, nouveaux coups de sonneKc de Balzac venant fendre de haut en bas le soinmeil de 1 infortuné Lassailly, nui, réveillé en sursaut, courait nu- pieds cotte fois et en simple caleçon de tricot, vers le cabinet 'le son auirnsle collaboratein\ Il

72 BALZAC EN PANTOUFLES.

cachait par beaucoup d'empressement beaucoup de détresse. Là, le dialogue déjà échangé recom- mençait entre Balzac, toujours éveillé comme un lion, et Lassailly toujours assoupi comme un loir. On devine que les résultats étaient aussi toujours les mêmes. Balzac voulait à tout prix un drame. Lassailly n'en découvrait à aucun prix. Jusqu'à six fois dans une nuit, l'excellent mais infécond colla- borateur était appelé par son chef littéraire. La situation était des plus perplexes au physique comme au moral.

Enfin, Lassailly, quoique de mieux en mieux et Je plus en plus chauffé, blanchi, éclairé, et sur- tout nourri, pâlit, maigrit, tomba sérieusement malade. Ces réveils nocturnes précipités et cette impossibilité absolue d'accomplir des engagements dont il n'avait pas calculé la portée, troublèrent même son pauvre cerveau déjà si faible. L'ayant rencontré un jour sur le boulevard des Italiens au coin de la rue Laffitte, et lui ayant dit :

Eh bien, les Jardics?

BALZAC EN 1' A MuU !• LES. 73

Uli ! les Jcirdics ! je les ai. abandoniit'.s, me ré[)on(Jit-il en levant les bias el les yeux au ciel, ces yeux qu'il avait toujours remplis d'un brouil- lard de larmes, je les ai quittés pour toujours.

Mais vous y étiez fort bien, pourtant?

Admirablement bien ! Quel séjour ! quel pay- sage ! quelle existence ! Rôti tous les jours, lé- gumes deux fois par jour, dessert à profusion, et quel café !

D'où vient alors que vous avez déserté les Jardies?

D'où vient? demandez-vous ! Mais qui donc aurait pu y rester? Se lever six fois, quelquefois huit fois par nuit ! Huit fois î Et ce n'est pas tout î inventer, le pistolet sur la gorge, le sujet d'un drame qui lasse courir tout Paris. Les forces hu- maines, continua Lassailly en pleurant, ne vontpas jusque-là ; les miennes, déjà éprouvées par tant de vicissitudes et de passions, étaient à bout : de ma vie je ne remettrai les pieds aux Jardies.

il se tint parole. Lassailly non-seulement ne

74 BALZAC EN PANTOUFLES.

rclourna plus aux Jardies, mais, depuis le séjour fantastique qu'il y avait fait, il ne prononça plus le nom de Balzac qu'avec une espèce de demi-ter- reur.

VI

Grave imprudence de Balzac. Le minolaure dramatique. M. Harel. Répétitions laborieuses de Vautrin. Balzac ti- raillé à quatre cents curieux.

Cédant enfin à ses irrésistibles entraînements vers le théâtre, Balzac allait alfronter la grande mer dramatique, il allait doubler le cap des Tem- pêtes. A notre avis, l'heure était mal choisie, le moment des plus détestables. C'était trop tard, beaucoup trop tard. Non que Balzac fût trop âgé pour apprendre la théorie d'un art assurément fort

76 BALZAC EN PANTOUFLES,

difficile, ce n'est pas ce que nous prétendons, les fortes constitutions intellectuelles acquièrent et rapportent jusqu'à la dernière minute de leur diH'ée. C'était trop tard, uniquement parce que Balzac était infiniment trop célèbre à ce moment de sa vie pour se faire pardonner la conquête d'une nouvelle gloire et de la gloire la plus enviée de toutes : la gloire dramatique.

Quoi ! ce n'était pas assez d'être lu et admiré dans tous les salons de France, d'Italie, d'Angle- terre, d'Allemagne et de Russie, d'être traduit dans les langues de toutes ces nations, d'avoir l'applaudissement délicat des cœurs et des yeux ; il briguait aussi l'applaudissement héroïque des mains! Mais, en vérité, cet homme se croyait donc un Charlemagne, un Charles-Quint? Il rêvait la monarchie littéraire universelle !

Dans cette question d'étonnement il y avait toute une déclaration de guerre contre le témé- raire écrivain. Comment Balzac ne le comprit-il pas, lui si subtil inquisiteur de toutes pensées, lui

BALZAC EN" PANTOrFLES. 77

prévoyant et habile comme un vieux juge cVin- struclion, lui qui avait arraché si souvent, avec la chair, le masque à Ihumanité? Pouvait-il ignorer que l'envie, que la haine, que la jalousie, impuis- santes à déchirer le livre dont le succès les irrite et les exaspère, se cachent sans danger dans les recoins assassins d'une loge de spectacle et de tuent à loisir l'œuvre et l'auteur, et qu'elles les tuent d'autant plus volontiers l'une et l'autre, que l'œuvre est plus belle et que l'auteur est plus grand. Ce danger existe beaucoup moins, bien qu'il existe toujours, quand l'écrivain, fortifiant adroitement sa vie, a eu soin d'avoir toujours un pied dans les deux camps, dans le livre et dans le théâtre, de s'élever graduellement ici et là, ainsi que fit Voltaire dans les proportions du génie, ainsi que lit Frédéric Soulié dans la mesure du talent. Balzac négliçrea étourdiment celte tacli- que, et il fut vaincu; et il Peut constamment été. Le moindre doute serait une folie à cet t'gsrJ. Que les succès qu'ont obtenus deux ou

78 UALZAC EN PANTOUFLES.

trois comédies prétendues de lui, depuis qu'il n'est plus, ne se formulent pas ici en objections contre nous. Lorsque ces comédies furent jouées, il n'était plus : qui aurait-on siftlé? puis il ne pouvait plus désormais en écrire d'autres : quel avantage ! puis il est mort : quel mérite !

La prudence fit donc complètement défaut à Balzac, résolu à écrire si tard pour le théâtre ; il y eut ensuite de la déraison de sa part à tout faire pour augmenter gratuitement la défaveur formida- ble qui l'attendait. N'est-ce pas l'augmentera plai- sir que d'attaquer le théâtre, armé du sujet le plus dangereux, le plus scabreux qu'on pût aller pren- dre dans l'arsenal des combinaisons antipathiques au public français?

Le public français, fût-il composé de six fois plus d'hypocrites qu'il ne s'en trouve d'ordinaire au parterre un jour de première représentation; de six fois pUis de banqueroutiers frauduleux et de femmes perdues qu'il ne s'en étale en espaliers aux

BALZAC EN PANTOUFLES. 19

avant-scène et au balcon ; de six fois plus de bourgeois goitreux, crétins, idiots, malfaisants, venimeux, qu'il ne s'en déploie aux deuxièmes et troisièmes galeries, toujours aux premières repré- sentations d'un ouvrage dramatique, vous n'en aurez pas moins, n'en doutez nullement, une as- semblée ferrée à glace sur les plus purs principes littéraires, sur les plus purs principes religieux, sur les plus purs principes sociaux et sur tous les plus purs principes imaginables. Gare à vous ! Pas de sujet un peu hardi, pas de personnages trop excentriques, pas de style trop neuf! Aussi les esprits aventureux qui rêvent de concilier toutes ces embûches, tous ces pièges à loup, tous ces guets-apens avec l'originalité dont ils sont doués, ne font pas un métier d'écrivain, mais un métier d'acrobate. Ils dansent pendant trois heures sur la corde tendue, et sur une corde tendue au- dessus d'un brasier ; l'émotion qu'ils causent peut se résumer ainsi : Tomberont-ils, ne tom- beront-ils pas dans le feu ? Il y a cent à parier contre

80 BALZAC EN PANTOUFLES.

un qu'ils tomberont et qu'ils se tueront. Quelle chance reste-t-il à ceux qui, comme Balzac, n'ont pas môme cette vigilance à peu près inutile? Au- cune. Balzuc tentait donc l'impossible en provo- quant le théâtre, la visière haute et avec ce ma- gnifique dédain. Il rencontra nécessairement l'im- possible.

Revenons cependant à Vautrin, son premier coup d'épée donné au monstre.

C'est à la Porte -Saint-Martin qu'il alla frapper. Un directeur fort spirituel, mais encore plus ruiné, lui répondit. Cet homme extraordinaire, jepailo aussi du directeur, qui avait essayé de tout : de la tragédie classique et du drame romantique, de la comédie et de la féerie, des singes savants et des éléphants privés, qui avait poussé la hardiesse direcloriale jusqu'à vouloir emprunter de l'argent à Louis-Philippe, trente mille francs! et qui re- çut, dit-on, cette spirituelle réponse du roi peu préteur : « Monsieur Ilarel, j'allais vous faire Ja même demande ce directeur accueillit le

BALZAC EN PANTOUFLES. 81

désir de Balzac de se faiie jouer sur son théâtre, comme le marin en péril accepte une ancre d'es- pérance ; il lui arrivait, non pas après un dé- luge, mais après mille- déluges, une arche de salut. Harel se crut sauvé! Il mit même tous ces détails sont présents à ma mémoire comme s'ils dataient d'hier il mit tant d'empresse- ment à recevoir le pre.iiier drame, le drame vierge de Balzac, qu'il le reçut avant qu'il ne fût entière- ment fait. On peut à la rigueur dire qu'il ne re- cul rien du tout. N'importe! ce rien en cinq actes et en prose de M. de Balzac fut accepté avec ac- clamation.

Il faut dire ici, pour donner à la phrase précé- dente toute la clarté qu'elle exige, que Balzac, par une hahitude déjà ancienne, traitait ordinaire- ment avant la création de l'œuvre, fût-ce un roman ou une nouvelle, une nouvelle ou un arlicle. 11 s'attachait ainsi au flanc l'aii^uillon de la nécessité. C'est une justice d'ajouter que Balzac, dont la loyauté complétait le génie, possédait juscpi'au fa-

5.

82 BALZAC EN PANTOUFLES.

nalisme la religion de l'exaclitude quand il lui plai- sait de se lier par sa parole.

Il courut donc, dès que le pacte avec Harel fut conclu, se casemater au cinquième étage de la maison de Buisson , le tailleur, au coin de la rue Richelieu, ancien hôtel Frascati; et là, assisté d'un laborieux copiste, attaché alors, je crois, à la rédaction d'un petit journal d'opposition, il com- mença à écrire le fameux drame de Vautrin. Ses relations de chaque jour, et pour ainsi dire de chaque instant, avec le théâtre de la Porte-Saint- Martin, ne lui auraient guère permis d'habiter les Jardies, il n'allait môme auparavant qu'avec fort peu de régularité et il ne résida, du reste, ainsi que nous l'avons déjcVdit, qu'à des intervalles iné-

gaux.

Dès ce moment s'ouvrit pour lui la campagne la plus rude, la plus accidentée, la plus accablante qu'il eût jamais faite, lui pourtant qui connaissait les courses haletantes chez les libraires du fau- bourg Saint-Jacques, chez les éditeurs du Panthéon

BALZAC EN PANTOUFLES. 83

et chez les escompteurs perches sur la niontognc de Passv. Obligé de faire, de défaire et de refaire tous les jours chaque scèue, chaque phrase de sa pièce, de répondre aux raille et mille exigences des comédiens, d'autant plus portés à solUciter des changements dans leurs rôles qu'ils voyaient que rien n'était arrêté dans le plan et dans l'exécution flollante de l'ouvrage ; tiraillé de coulisse en cou- lisse par les réclamations lamentables d'un direc- teur pressé de jouer, de réaliser en or ses der- nières espérances, Balzac fut à plusieurs reprises sur le point de renoncer à pousser plus loin les essais désespérants du noviciat dramatique. Il était horriblement changé. Deux mois et demi de répé- titions l'avaient rendu méconnaissable, et sa fa- tigue avait pris un tel caractère public, que beau- coup de personnes, sachant Iheure à laquelle il traversait les boulevards pour se rendre chez lui après les répétitions, attendaient son passage. Son vaste habit bleu coupé carré, son gros pantalon cosaque couleur noisette, sou gilet blanc à la fiiinn-

8i BALZAC EN PANTOUFLES,

cièrc, et siulout son énorme chaussure formée de souliers dont on voyait la langue de cuir qui termine le quartier passer sur le pantalon au lieu de se cacher sous le bas du pantalon; tout cet ac- coutrement deux fois trop ample pour lui, lourd, souillé de boue, car avant l'ère du macadam, les boulevards étaient fort sales sans l'être nulant qu'aujourd'hui, disait le désordre, le trouble, l'effroyable bouleversement apportés dans sa per- sonne par les études dramatiques.

Et quelle dépense énervante de conversations ne faisait-il pas avec tous ceux qui le rencon- traient, l'abordaient et voulaient avoir des nou- velles dQVaiitiin ! en étaient les répétitions ? Que disait Frederick Lemaître de son rôle? Raucourt était-il content du sien? Était-il vrai que l'honnête Moessard, prétextant d'une vie de soixante-cinq ans sans tache, refusait hautement de jouer le rôle de Jose[)h Bonnet, ancien as- socié dans les méfaits, coquineries et autres gentil- lesses de Vauliin et de Charles Blondet, aujouid'hui

BALZAC EN PANTOIFLES. 85

valet de chambre de la duchesse de Montsorel? É!ait-il vrai que le ta[)issier, les machinistes, les peintres, pour quelques légers retards dans la comptabilité, refusaient leurs services? Il fal- lait que Balzac, paraphraseur admirable, intaris- sable, satisfit à toutes ces curiosités péripatétiqiies; il fallait surtout qu'il répétât de place en place les mots créés dans le feu de la journée par M. Harel, cet homme prodigieux, qui s'était posé en face du malheur et lui avait dit : « Voyons qui aura le plus d'esprit de nous deux ! » U est vrai que, lors- que Balzac racontait à plaisir sur le boulevard Bonne-Nouvelle les excentricités voltairiennes d'Harel, Harel, adossé contre un arbre du boule- vard Saint-Martin, redisait, les doigts fourrés dans sa tabatière d'or, les excentricités fulgurantes de Balzac : tandis que Jemma, autre acteur du théâ- tre, debout sur les marches du café de la Porte- Saint-Martin, disait à son tour et les mots de Bal- zac, et les mots d'Harel, et les mots de Frederick, cl l'esprit de lout ce Ihéàlre charmant et désole,

80 BALZAC EN P AN TOT FI.ES.

qui ne fut jamais plus amusant, plus spirituel, plus gai qu'à cette époque: il était devenu le Gil Blas (les théâtres.

VII

Une fringale de Balzac. Les petits pàlés au macaroni et le l.ac Ontario. Essais de botanique à propos du lAs dans la val- h''e. La pâtissière lettrée et la monnaie de ses petits pâtés.

Ce fut pendant ces journées si laborieuses pour le corps et pour l'esprit que Balzac, m'arrêtant une fois sur le boulevard des Capucines, me dit avec accablement :

Mon cher ami, je meurs de faim; il est trois heures, je sors de ma répélilion, et je n'ai encore rien pris; allons manger!

88 BALZAC EN PANTOUFLES.

Mais je n'ai pas faim, moi ; je ne sors d'au- cune répétition, Dieu merci !

II s'agit bien de vous! Venez, vous me tien- drez compagnie.

Alors, rebroussons chemin et entrons au café de Paris.

Pas de café de Paris ; il est trop tard pour déjeuner, trop tôt pour dîner : autre chose!

voulez-vous donc aller?

Suivez-moi : je sais un bon endroit que j'ai découvert; un pâtissier sublime, vous verrez. Connaissez-vous les gâteaux au riz ?

C'est assez bête.

J'allais vous le dire; mais connaissez-vous les petits pâtés au macaroni?

Mais,..

Vous ne les connaissez pas; marchons.

Est-ce bien loin?

Rue Royale.

Et, me prenant avec le seul bras qu'il eût de libre, il avait trois ou quatre volumes sous

BALZAC EN PANTOUFLES. 89

l'autre bras, il m'entraîna, au pas accéléré de la faim, rue Royale, chez le fameux pâtissier qu'il avait découvert, lequel, je présume, est encore à la même place. Nous entrons.

Des petits pâtés au macaroni ! s'écrie Balzac; nous les prenons tous!

Voilà, messieurs! dit une jeune demoiselle anglaise en tirant la plaque de tôle de son four en cuivre poli.

Balzac avait déposé ses volumes sur une table; *je supposais qu'il allait se jeter sur les petits pâtés avec une voracité d'oi^re.

Savez-Yous quel est cet ouvrage? me dit-il.

Non, mon cher Balzac.

Au nom de Balzac, je remarquai que la jeune demoiselle anglaise qui nous servait s'arrêta brus- quement, oubliant de répondre aux autres con- sommateurs; elle ne respirait plus; je la vis s'é- panouir comme une belle rose au soleil levant : ce fut une fascination subite.

90 BALZAC EN PANTOUFLES.

C'est, reprit Balzac, le dernier ouvrage de Cooper, le Lac Ontario. C'est beau! c'est grand! c'est d'un immense intérêt ; il nous devait bien ce cbef-d'œuvre après les deux ou trois dernières rap- sodies qu'il nous a données : vous lirez cela ; je ne connais au monde que ^Valter Scott qui se soit élevé à cette grandeur et à cette sérénité de coloris. Si Cooper avait réussi dans la peinture des carac- tères au même degré que dans la peinture des phénomènes de la nature, il aurait dit le dernier mot de notre art; malheureusement...

Malheureusement, vous ne mangez pas, dis-- je à Balzac.

Vous avez raison.

El, en trois ou quatre bouchées de Gargantua, il avala en riant, en louant Cooper, en se prome- nant dans la boutique, deux pâtés au macaroni, puis encore deux autres, à la grande stupéfaction de la jeune Anglaise, toute surprise de voir man- ger si goulûment un homme qu'elle supposait sans doute devoir se nourrir de fleurs, d'air et de par-

BALZAC EN PANTOUFLES 91

fum; son extase admiralive n'en parut pas pour- tant trop affectée.

Puisque ce genre de roman vous plaît si fort, pourquoi, repris-je en offrant un verre d'eau à Balzac, on sait qu'il ne buvait de vin que par intermittence pourquoi n'écririez-vous pas un ouvrage dont l'action se passerait au bord d'un lac, comme le dernier roman de Cooper?

Et diable voulez-vous que je le prenne, ce lac? Nous n'avons que des bassins et des cu- vettes. Le lac d'Enghien, n'est-ce pas?

Vous connaissez beaucoup de voyageurs, faites-les causer quand ils vont vous rendre visite aux Jardies. Je sais que la plupart ne sont que des cannes à sucre, très-longs, très-touffus et très- filandreux. Mais enfin, en les pressant, on en tire du sucre et du rhum.

Oh! mon cher ami, me répondit Balzac en portant son verre d'eau à ses lèvres, si vous saviez combien l'on ne sait rien ! Vous faut-il une preuve de cette terrible vérité? En voici une.

92 BALZAC EN PANTOUFLES.

Et, engloutissant deux autres petits pâtés au macaroni, il continua ainsi :

Quand je conçus le projet d'écrire le Lis dans la vallée, j'eus, comme Cooper, la pensée de faire une part splendide au paysage dans mon livre. Pénétré de cette idée, je me plongeai dans le panthéisme naturel comme un païen. Je me fis arbre, horizon, source, étoile, fontaine, lumière. Et, comme la science est un bon appui en toutes choses, je voulus savoir les noms et l'importance d'une foule de plantes dont je complais parsemer mes descriptions. Ma première préoccupation fut donc de connaître les noms de ces petites herbes que nous foulons dans la campagne, soit au bord des chemins, soit dans les prairies, soit tout sim- plement partout. Je m'adressai premièrement à mon jardinier. « Ah! monsieur, me dit-il, rien n'est plus facile que de savoir cela ! Eh bien, dis-le-moi, puisque c'est si facile. Ça, c'est de la luzerne; ça, c'est du trèfle; ça, c'est du sain- foin; ça... » Je l'arrêtai ; « Mais non, mais non !

BALZAC EN PANTOUFLES. 05

je te demande comment tu appelles ces milliers de petites herbes-là, que nous foulons, que j'arrache, liens! Eh bien, monsieur, c'est de l'herbe. Mais le nom de ces myriades d'herbes longues, courtes, droites, courbées, douces, piquantes, rudes, veloutées, humides, sèches, vert foncé, vert pâle? Eh bien, je vous le dis, c'est de l'herbe! » Jamais je ne pus obtenir de lui au Ire chose, d'autre défmilion : « C'est de l'herbe ! » Le lendemain, un ami étant venu me voir, précisément un de ces voyageurs dont vous me parliez tantôt, je lui ilis à peu près comme j'a- vais dit la veille au jardinier : « Vous qui êtes bo- taniste et qui avez beaucoup voyagé, connaissez- vous ces petites herbes qui courent partout sous nos pieds? Parbleu ! me répondit-il. Eh bien, dites-moi les noms de celles-ci. » J'arrachai une poignée d'herbes que je lui mis dans la main... « C'est que... voyez-vous, me dit-il après quehjues minutes d'examen, je ne possède guère k fond que la flore du Malabar... si nous étions dans l'Inde,

9i BALZAC EN TANTOUFLES.

je VOUS dirais sans hésiter les noms de ces mille et mille petites plantes; mais ici... Mais ici vous êtes aussi ignorant que moi. Je Tavoue, me dit mon ami le voyageur. Et de deux ! » ra'écriai-je. De rage, je courus, dès le lendemain, au jardin des Plantes. Je m'adressai à un des plus savants professeurs de l'établissement. « Oh! mon- sieur de Balzac, me dit ce célèbre naturaliste, que me demandez-vous là? nous nous occupons beau- coup de la famille des larix, de celle non moins intéressante des tamarix; mais notre vie n'y suffi- rait pas s'il fallait que nous descendissions à ces petites herbes de rien du tout. C'est une affaire de marchand de salade. Plaisanterie à part, ajou- ta-t-il, placez=vous votre roman? En Tou- raine. Eh bien, le premier paysan venu vous apprendra, en Touraino, ce qu'aucun professeur ne serait capable de vous dire ici. » Et je partis pour la ïouraine, je trouvai des paysans aussi ignorants que mon voyageur, aussi ignorants que mon jardinier, mais pas plus ignorants que les

BALZAC EN PANTOUFLES. 95

professeurs du jardin des Plantes. En sorte que, lorsque j'ai écrit le Lis dans la vallée^ il m'a été impossible de décrire avec précision ces tapis de verdure que j'aurais eu tant de bonheur à rendre brin à brin, à la manière lumineuse et patiente des Flamands. Et maintenant vous voulez que je compte sur les voyageurs pour me fournir les couleurs nécessaires à la peinture d'un lac ! Rési- gnons-nous et ne blâmons pas trop haut surtout le spirituel abbé Vertot, parce qu'il a dit : (( Mon siège est fait. » 11 a bien mieux imaginé son siège que d'autres ne le lui auraient raconté. Seulement, on ne peut pas tout imaginer. Combien vous dois-je? dit ensuite Balzac en s' adressant à la de- moiselle aux petits pâtés.

Rien, monsieur Balzac, répondit-elle avec un accent de résolution et de fierté qui n'admettait pas de discussion.

Balzac me regarda : a Que faut-il faire? n pa- rut-il me demander ; mais au même instant il trou- vait lui-même une réporlse à ce galant procédé.

Oli BALZAC EN PANTOUFLES.

Il dit à la jeune Anglaise, en lui présentant le roman de Cooper :

Je n'aurai jamais tant regretté, mademoi- selle, de ne pas en être l'auteur.

Et il laissa le roman dans les mains ébahies de sa naïve admiratrice.

VIII

La veille de Vautrin. Agiotage sur les billets. Distribu- tion de la pièce. Composition de la salle. Première et unique représentation. Les corbeaux de la critique. Le lendemam dune soirée orageuse. Interdiction de Vau- trin.

Cependant le grand jour de la représentation approchait; les journalistes repassaient leurs ca- nifs; les tigres des premières représentations se faisaient les ongles; on murmurait, comme con- traste aux nombreux plaisirs qu'on se promettait à celte soirée, que la censure ne donnerait pas son visa. On la disait effrayée de l'introduction de

6

9i UALZAC EN TANTOUFLES.

Vautrin sur la scène parisienne et de sa présence active au milieu d'une famille titrée dont il venait révéler les faiblesses de cœur et les fautes con- jugales; on assurait même que de très-hautes influences s'opposaient secrètement, pour toutes ces raisons et pour bien d'autres, à la représen- tation.

Cela n'était pas entièrement vrai, puisqu'il était dans la destinée de la pièce d'être jouée peu de jours après toutes ces rumeurs. Mettant à profit ce peu de jours, Balzac, novateur en tout, s'occupa dune négociation à laquelle son admi- rable instinct des affaires le rendait plus propre que personne, et qui, avant lui, n'avait été tentée par aucun aulre auteur, du moins le supposons- nous. Devinant avec quelle rare avidité les places seraient recherchées par tous ceux dont ij char- mait l'esprit par ses livres depuis tant d'années, il vit une spéculation aussi lucrative que permise dans la vente anticipée des billets, vente dont il se chargea d un commun accord avec le directeur

DALZAC EN PANTOUFLES. 99

(le la Porte-Sainte-Marlin, trop heureux de celle initialive inusitée-. Non-seulement, à laide de celle intervention de l'auteur, le placement des billets devenait certain, rnais il semblait assurer autant d'amis, autant de partisans dévoués que de spec- tateurs. On verra bientôt que cette supposition ne fut malheureusement vraie qu'à demi. Disons vile et d'abord que tous les billets furent pris, vendus avantageusement et peut-être revendus encore plus avantageusement par les premiers ac- quéreurs avec primes et gros bénéfices. Depuis les grandes premières représentations des drames de Victor Hugo, jamais la curiosité publique ne s'était si vivement exallée. C'était un événement. Quoique la politique fût très-ardente à ce mo- ment, quoique les questions de réforme bouillon- nassent déjà dans le fond de la chaudière téné- breuse d'où sortit l'incroyable révolution de 1848, tout fit silence autour de la représentation immi- nente de Vautrin, et les banquets, et la politique étrangère, et l'Anglelorre, et lEgyple : juste et

100 BALZAC EN PANTOUFLES.

magnifique hommage rendu sans efforts à un la- lent européen, bien digne à tant" de titres de cau- ser cette superbe distraction, peut-être unique dans l'histoire de l'art.

Enfin, l'heure suprême sonna ; l'affiche irrévo- cable annonça la première représentation de Vau^ trin, drame en cinq actes, en prose. Et à la suite de ce titre magique on lisait, dans l'ordre que nous allons fidèlement reproduire, à côté des noms des personnages de la pièce, les noms des acteurs qui les représentaient. Nous transcrivons cette liste des noms d'après Texemplaire même de Vautrin donné par Balzac à son intime ami M. Lau- rent Jan, à qui l'ouvrage est dédié.

Personnages t Acteurs :

Jacques CoLLiN, dit I Y/»//'/// MM. Frederick Lemaîtiie,

Le duc de Montsorel Jemjia.

Le marquis Albert, son fils Lajarriette,

Raoul de Frescas IiEY.

Charles Bi.ondet, dit le chevalier de

Saint-Charles Raucourt.

François Cadet, dit Philosophe, co- cher Potonnier.

BALZAC EN PANTOUFLES. lOI

FiL-DE-SoiE, cuisinier Fiu';dkuic.

Bl'telx, portier E. DiPiis.

Philippe Bolard, dit Lafourailles. . . Toirxax.

Joseph Bonnet, valet de chambre de la

duchesse de Montsorel, Moessaud.

Un coMsiissAinE

La DUCHESSE DE MoNTSOREL (Louisc de Yaudrey) M'"^'FRÉDÉniCK Lemaître,

M"'' DE Yaudrey, sa tante Georges cadette.

La richesse de Christoval Cénau.

Inès de Christoval, princesse d'Arjos, Figeac.

Félicité, femme de chambre de la du- chesse de Montsorel Kersent.

Quand il ne resterait de Vautrin^ après un ca- taclysme, que cet assemblage étrange de noms ruisselants de noblesse et de noms suant la po- tence, cela suffirait pour se faire une idée de la difficulté épouvantable du problème que Balzac s'était donné à résoudre en composant une co- médie formée d'éléments aussi ennemis, aussi éloignés les uns des autres que le soleil l'est de la terre. Comment faire respirer dans le même air, marcher sur le même plancher, se coudoj er dans le même espace, et surtout comment lier par un in-

0.

102 BALZAC EN PANTOUFLES.

lôièt commun à une même action ces voleurs, ces argousins, ces escrocs de tous les étages, ces marquis et ces marquises, ces ducs et ces duches- ses? On nous répondra que c'était précisé- ment la comédie tentée par Balzac. Se tira-t-il heureusement de cette comédie? Voilà toute la question.

Nous voici arrivé naturellement à l'historique de la première représentation si impatiemment attendue et on peut le dire sans vulgarité cette fois de Vautrin,

Composer une salle le jour d'une première re- [>résentation est la préoccupation, le rêve étoile d'un directeur, et, de fait, c'est la carte sur la- quelle il met toute sa destinée. Une salle, selon qu'elle est bien ou mal faite, peut lui assurer une suite de longues et brillantes soirées, ou l'entraî- ner au fond de l'eau. Le mérite de l'ouvrage est s.ins doute de quelque poids dans la question, mais il n'est le plus souvent que le vaisseau sur lequel on arrive au port, ou grâce auquel on fait

DALZAC EN PANTOUFLES. 105

naiifra,tïe. C'est une vérité expérimentale qui date de loin ; elle est si clairement démontrée aux directeurs, même les plus forts dans leur posi- tion, que vous ne verrez pas un théâtre, fût-il subventionné, c'est-à-dire s'appelât-il l'Opéra ou rOpéra-Comique, négliger la composition d'une salle; si bien que, lorsque, jugeant sur les appa- rences, on s'imagine que tel opéra célèbre, ou telle actrice non moins célèbre, se présente avec son seul mérite devant le public, on est dans la plus complète des erreurs. A côté d'une loge figurent des ducs et des princesses, s'épanouit, sans que vous vous en doutiez, une loge non moins splendide oii quatre amis de l'administration sont prêts, avec les allures du plus chaud désintéres^ sèment, à soutenir le poëme ou l'artiste. Oui, la loge est donnée; oui, la grande dame penchée sur le bord en velours est chargée d'allumer l'en- thousiasme; oui, la première étincelle électrique est au bout de ses doigts gantés. Plus loin, les couronnes fournies par l'adminislration sont dé-

lOi BALZAC E>' PANTOUFLES.

posées dans l'ombre, sur un fauteuil, au fond do la loge ; et ces bouquets qui semblent n'être que l'accompagnement obligé d'une toilette, que Tor- nement naturel de celles qui les portent, ont été achetés aux frais du théâtre; ils \oleront sur la scène à telle minute de la soirée, à tel endroit in- diqué par le directeur.

Balzac s'imaginait avoir réuni autour du lustre une salle encore plus dévouée à son succès; il ne calcula pas le temps qui s'était écoulé entre le jour il avait placé ses billets et le jour la première représentation eut lieu. L'intervalle fut long; c'est dans cet intervalle quil se fit, loin de sa surveillance, d'ailleurs impossible à exercer, un trafic incroyable de ces billets. Les obsessions, l'arorent, les séductions de toutes sortes enlevèrent les deux tiers des places aux mains des premiers acquéreurs pour les faire passer dans celles d'une foule de gens inconnus ou hostiles à Balzac. Aussi il arriva que le gaz, au lieu d'illuminer une salle régulière d'amis, n'éclaira qu'une cohue

BALZAC EN PANTOUFLES. i05

bruyante, indisciplinée, bigarrée, moqueuse, n'ayant ni le calme d'une société choisie, comme il s'y était attendu, ni la franchise du vrai public qui achète son droit à la porte. Les conséquences de ce mélange ne tardèrent pas à se produire ; les trois premiers actes se passèrent sans crises, ils furent même assez languissants, assez froids ; on s'observait dans la salle, on attendait, on voulait savoir si l'on pouvait compter les uns sur les au- tres. La malveillance interrogeait, et l'enthou- siasme ne répondait pas; la malveillance donc se fortifiait dans ses positions et ses retranche- ments. .

Elle éclata comme un obus au quatrième acte, quand l'acteur Frederick reparut en scène dans le costume baroque du général mexicain Crusta- mente , avec son écharpe aurore, son chapeau coiffé d'un oiseau de paradis, son accent trans- atlantique. Les rumeurs couvrirent la voix des ac- teurs; les acteurs chancelèrent; la partie était bien aventurée; elle^allait être perdue, elle le fut

10G r.ALZAC EN PANTOUFLES.

complètement quand quelques-uns s'avisèrent de découvrir une ressemblance oulraseante entre la coiffure de Frederick et celle du roi Louis-Phi- lippe, dont le fils aîné était présent dans la loge d'avant-sccne. Funeste complication ! le serpent politique et le serpent littéraire s'entortillèrent, cl leurs doubles sifflements accompagnèrent la pièce, condamnée dès ce moment à mourir, malgré les efforts souvent heureux, toujours superbes, de l'ac- teur principal.

La salle n'avait plus ni dignité, ni calme, ni res- pect, ni tenue; chaque loge était une bouche d'un grand volcan dont le parterre était le cratère ; volcan de moqueries, de ricanements, de blas- phèmes, d'injures et aussi de menaces; car il y avait bien par-ci par-là, quelques amis chauds restés fidèles au miheu de ces colères inouïes, de ces rages déchaînées.

Décidément la bataille était perdue. Pour avoir une idée exacte du désastre de la défaite, il faut lire les journaux qui vinrent le lundi ramasser les

DALZAC EN PANTOUFLES. 107

morts, c'est-à-dire un nom illustre parmi les plus illustres, une œuvre pleine de hardiesses et d'er- reurs sublimes, un théâtre fracassé, un directeur dont tous les chevaux avaient été tués sous lui, une troupe entière d'artistes réduite à rien. Parmi ces journaux, nous appellerons en témoignage celui dont la position, presque oftîcielle, donnait alors comme aujourd'hui à ses arrêts un caractère par- ticulier d'autorité, relevé d'ailleurs par la grande renommée Httéraire du rédacteur :

« Nous avons assisté hier, depuis sept heures du soir jusqu'à minuit, à un lamentable spectacle, et c'est à peine si nous sommes revenu quelque peu ce matin même de celte profonde tristesse dont on ne peut se défendre en présence de ces œuvres sans nom, tout manque, l'esprit, le style, le langage, le poli, l'invention, le sens com- mun. Mais n'est-ce pas une erreur de nos sens? En devons-nous bien croire nos yeux et nos oreilles? A^t-on bien nommé M. de Balzac comm.e l'auteur

108 BALZAC EN PANTOUFI.ES.

de celle œuvre de désolation, de barbarie et d'i- neplie? Hélas ! si vous saviez comme cela est une grande misère d'assister à la rapide dégradation d'un bomme qui a été le plus bel esprit de son siècle pendant huit jours!

« Par commencer? je n'en sais rien. Le vé- rilable juge d'une pareille pièce, c'est le chef de la police de sûreté, M. Allard ; lui seul, il pourrait vous dire ce qui est vrai et ce qui est faux dans ce drame. En ceci, l'analyse n'a que faire; car elle aura beau amortir toutes choses, dissimuler les haillons, cacher les blessures purulentes, jeter son voile sur ces lèpres livides, cacher dans l'ombre tous ces crimes amoncelés à plaisir, l'analyse aura encore à raconter tant de souillures de l'esprit et des sens, qu'on dira qu'elle est passionnée, qu'elle est haineuse, qu'elle a menti. Quant à la critique, que peut-elle faire, perdue, égarée, épouvantée au milieu de ce pandémonium, de toutes ces passions mauvaises? A qui peut-elle s'attacher, sinon à des vices, à des crimes, à des phrases, à des pas-

BALZAC EN fANTOUFLES. 109

sions en lambeaux, et dont chaque lambeau lui restera dans les mains à mesure qu'elle voudra y toucher? En un mot, que faire? que devenir? com- ment porter à vos lèvres et aux miennes ce verre de cabaret rempli jusqu'au bord de lilharge et de gros vin ? »

Après cette appréciation préliminaire de la pièce, le rédacteur passe à l'analyse, et dans sa marche il juge aussi le talent de Balzac.

« Second acte. Nous voici tout à l'heure dans le plus grand monde, dans ce monde que M. de Balzac a découvert. Il en est à la fois Tinventeur, l'architecte, le tapissier, la marchande de modes, le maître de langue, la femme de chambre, le par- fumeur, le coiffeur, la maîtresse de piano et l'usu- rier. 11 a fait ce monde tout ce qu'il est. C'est lui qui l'endort sur des canapés disposés tout exprès pour le sommeil et pour l'adultère; c'est lui qui courbe toutes ces femmes sous le même malheur

110 BALZAC EN PANTOUFLES.

c'est lui qui achète à crédit les chevaux, les bijoux et lés habits de lous ces beaux fils sans estomac, sans argent et sans cœur. Il a trouvé le premier ce vernis livide, cette pâleur de bonne compagnie qui fait reconnaître tous ses héros. Il a arrangé dans sa tête féconde tous ces crimes adorables, toutes ces Irahisons masquées, tous ces viols ingénieux de la pensée et du corps, qui sont la trame ordinaire de son drame. Le jargon que parle ce monde à part, et que seul il peut comprendre, c'est encore une langue mère retrouvée par M. de Balzac. Ceci vous explique en partie le succès éphémère de ce ro- mancier qui règne encore à l'heure qu'il est à Lon- dres et à Saint-Pétersbourg, comme le plus fidèle représentant des mœurs et des actions de ce siècle. . . a A grands cris on a demandé le nom de l'au- teur : nous avons prêté une oreille attentive, es- pérant, jusqu'au dernier instant, que toutes ces rumeurs étaient fausses et que nous avions affaire tout simplement à quelques-uns des Corneille sul- balerncs du boulevard, inspirés par Frederick Le-

I3ALZAC EN 1>A> TOUT LES. Ut

maître. Hélas ! hélas ! on ne nous avait dit que trop vrai. Ce bon M. Moessard, un si Iionncte homme,, est venu nommer M. de Balzac. C'est un lamen- table chapitre à ajouter aux égarements de Tesprit humain ^ »

Le jour qui suivit celte mémorable représenta- tion, le lendemain à onze heures ou midi, par conséquent le dimanche 15 mars 1840, j'allai voir Balzac aux Jardies, il s était réfugié pour se remettre de la commotion qui ne manque jamais de succéder à ces sortes de duels. Bailleurs, on comprend qu'il eût besoin de revoir ses parterres ses arbres, ses fleurs, de respirer à pleine poitrine l'air pur dont il était privé depuis si longtemps. Je le trouvai fort calme, mais le teint extrêmement échauffé; ses mains étaient brûlantes, et ses paroles, pour être contenues, ne tombaient pas moins avec amertume de ses lèvres, qui me parurent enflées comme après une nuit de grosse fièvre.

' Journal des Débats du 16 mars 1840.

112 BALZAC EN PANTOUFLES. *

Mon cher ami, me dit-il sans me donner seulement le temps de lui parler de la soirée, re- gardez au bas des Jardies cette bande de terrain qni borde ma propriété ; la voyez-vous?

-—Sans doute.

Là, j'ai le projet d'établir, dans quelques jours, une vaste laiterie qui fournira le meilleur lait possible aux riches campagnes environnantes et dont je sais qu'elles sont privées, placées comme elles le sont entre Paris et Versailles, deux éponges qui pompent tout. J'aurai des vaches de Rambouil- let, les laitières, vous le savez, les plus renommées du monde. Toutes dépenses payées, je m'assure un profit net de trois mille francs par an. Hein ! qu'en dites- vous?

Je m'attendais si peu à ce sujet de conver- sation, en apportant aux Jardies les souvenirs de la veille, que je ne sus trop que répondre à Balzac.

Il reprit ainsi :

En deçà de cette bande, vous apercevez un autre beau carré de terrain ?

BALZAC EN PANTOUFLES. 115

il n'y a rien du tout.

Pour le moment... Mais écoutez-moi: sous Louis XIY, le fameux jardinier la Quinlinie planta, sur un espace réservé et détaché du parc môme de Versailles, des légumes d'une espèce rare, supé- rieure. Ils étaient destinés à la table seule de Louis XIV, qui voulut que la culture s'en perpétuât en faveur de ses descendants. C'est vous dire que Lonis XV et Louis XVI mangeaient de ces légumes privilégiés. La Révolution troubla profondément ces potagers royaux, qui ne reprirent un peu de faveur que sous la Restauration. Louis-Philippe a continué la tradition : les légumes de la Quintinie retrouvent aujourd'hui leur ancienne vogue, mais la cour seule en jouit. Je suis en position d'étendre le bienfait aux classes élevées, aux gens riches des châteaux voisins. Je possède toutes les graines de cette opulente culture, et je vais les semer! C'est encore trois mille francs de revenu que je me fais. Comprenez-vous?

Cela fait six mille, répondis-je à Balzac ;

114 CALZAC EN PANTOUFLES.

trois mille francs de lait, trois mille francs de lé-

gumes.

Ce n'est pas tout!

Je veux bien .

Là, regardez encore, à notre gauche ; sur ce terrain dont l'exposition merveilleuse est celle de Malaga, je vais avoir des vignes comme dans votre Midi.

le vin est détestable.

Parce qu'ils ne savent pas cultiver leurs vi- gnes. D'ailleurs, je vous parle de Malaga. Ce mor- ceau de terrain que je vous montre est une parcelle du soleil : c'est chaud, sec, ferrugineux : c'est du vin, et du vin à trois mille francs la pièce. Je ne veux rien exagérer, c'est douze mille francs de bé- néfice que je suis sûr d'avoir chaque année. Douze mille francs !

Et trois mille francs de lait, et trois mille francs de légumes, cela fait, si je ne me trompe, dix-huit mille francs.

Vous ne vous trompez pas ; mais laissez-moi

BALZAC EN PANTOUFLES. 113

achever. Jetez les yeux mainleiianl sur cet aulrc point des Jardies; mesurez la hauteur de ce ma- gnifique noyer.

Ce noyer est à la commune de Sèvres ou de Ville-d'Avray, dis-jo h. Balzac. Vous me l'avez dit cent fois.

Je l'ai aclieté ; il m'appartient , il est à moi!

Eh ! grand Dieu ! qu'en ferez-vous?

Je m'en ferai deux mille francs de rente.

Deux mille francs de noix I

Pas de noix.

Mais alors?...

Je vous dirai cela dans quelques jours. Mais voilà à quoi ils m'ont réduit en défendant les re- présentations de Vautrin :] à vingt mille francs de rente !

Vautrin est donc défendu?

Lisez.

Balzac me montra alors la lettre ministérielle qu'il venait de recevoir; M. de Rémusal, par

ilG BALZAC EN PANTOUFLES.

l'intermédiaire du chargé des beaux-arts, M. Cave, et sans s'expliquer aulrement, suspendait les re- présentations du drame de Balzac; de Balzac, qui, fécond en consolations pour lui, comme en beaux ouvrages pour les autres, croyait s'élre déjà assuré vingt mille livres de rentes avec des vaches, des lé- gumes, des raisins et un seul noyer!

IX

Le temple d'une dixième muse. Théorie de Balzac sur les noms propres. Voyage à la découverte dans les rues de Pa- ris. — Z. Marcas. Sa monographie.

Un jour du mois de juin 1840, je reçus des Jardies un petit billet de Balzac, dans lequel il me priait de me trouver, le lendemain, à trois heures, aux Champs-Elysées, entre les Chevaux de Marlv et le café des Arnbassadeurs. 11 comptait d'autant plus sur mon exaclitude, ajoutait-il, qu'il nvailun important service à me demander. Comme il ar- rive toujours en pareil cas, je me mis l'esprit à la

7.

118 BALZAC EN PANTOUFLES.

torture pour deviner le genre de service qu'il atten- dait de moi, afin d'aplanir d'avance les difficultés qui pourraient se présenter devant mon désir et mon zèle à l'obliger.

Mes efforts de divination n'aboutirent à rien de bien satisfaisant. J'attendis donc dans les ténèbres de l'incertitude, jusqu'au lendemain. Le temps était affreux pour la saison, quoique la belle saison soit toujours affreuse à Paris.

A trois heures, quand j'entrai dans les Champs- Elysées, un vent gris d'automne, tigré de pluie, abattait les feuilles : le sol était mou ; il faisait froid comme en février ou en mars; personne dans les allées ; de rares voitures. Me voilà me promenant des Chevaux de Marly au café dos Ambassadeurs^ dans l'attente de voir arriver Balzac.

Ma patience ne fut pas mise à une longue épreuve. Il v avait à peine deux minutes que trois heures avaient sonné auxTuileries, que je vis venir Balzac du côté de la barrière de l'Étoile, marchant

DALZAC EN PANTOUFLES. 110

do ce pas lourd et rapide, caractéristique de son allure d'éléphant. Il m'apprit, avec un grand flux de paroles, en m'abordant, qu'il sortait de chez madame de Girardin, il avait failli mourir dn froid. Eneflet, il était vert comme un noyé, et il grelottait de tous ses membres.

Comprend- on, me dit-il, comprend-on qu'une femme supérieure à tous les titres, qu'une femme d'esprit et de sens comme madame de Girardin ait consenti habiter le plus impossible des logements, sous un abominable ciel comme le nôtre ; habiter un temple quand on n'est pas un dieu, c'est-à-dire quand on n'a pas le privilège de se mettre à l'abri, par sa nature divine, des rhumatismes et des fluxions; un temple avec portique, colonnes ioniennes, pavé de mosaïque, revêtemenls de marbre, m.urs en stuc poli, corniches d'albâlre et autres agréments grecs, par quarante-huit degrés cinquante minutes de latitude nord ! Et, sous ] ré- texte que nous sommes au mois de juin, aucun feu dans la cheminée! D'ailleurs, toute la forêt de

12) BALZAC EN PANTOUFLES.

Dodone, sciée en trois traits, ne suffirait pas pour chauffer un pareil monument. Mais autant vau- drait, ma parole d'honneur ! recevoir ses amis sur la mer de glace, en Suisse. Aussi, quand madame de Girardin, me voyant me lever pour partir, m'a dit: «Vous nous quittez déjà, de Balzac? » je n'ai pu ni'empêcher de lui répondre : « Oui, madame, je vais dans la rue pour me réchauffer un peu. » Mais laissons cela : j'ai à vous parler ; doublons le pas pour rétablir la circulation, et veuillez m'écou- t^r. Je viens d'écrire, pour le premier numéro de la R^vue parisienne^ un petit roman dont je suis assez content et que je vous lirai ces jours-ci, quand j'aurai trouvé... ce que je n'ai pas encore trouvé et que nous allons chercher ensemble. Mais je dois commencer par vous dire quel est le prin- cipal personnage et, à plus proprement parler, quel est x'unique personnage de ce petit poëme de mœurs : mœurs douloureuses de notre époque so- ciale, telle que la politique de ces dix dernières années l'ont faite.

BALZAC EN PANTOUFLES. 121

Balzac tailla ensuite à grandes lignes sculptu- rales la figure de ce personnage, figure un peu forte, à mon avis, pour le cadre guilloché d'une nouvelle, mais assurément destinée dans l'esprit de Balzac à se mouvoir plus tard dans le périmètre spacieux d'un roman. 11 me dit ensuite, et dans ses plus intimes détails, la vie de ce personnage créé par lui. C'était la vie agitée d'un homme de génie exploité par des hommes qui n'ont que celui de l'ambition et de Tintrigue, et qui revient, cha- que fois qu'il en a logé un dans un palais, lan- guir de faim et de misère au fond de son grenier, il finit, après plusieurs agonies, par mourir, accablé encore plus par le poids de sa déception que par la misère et la faim. Voici en quoi j ai besoin que vous m'aidiez, reprit de Balzac. Pour un pareil homme, pour un homme aussi extraor- dinaire, il me faut un nom proportionné à sa des- tinée, un nom qui l'explique, qui le peigne, qui l'annonce comme le canon s'annonce de loin et dit : Je m'appelle canon : un nom qui soit

\%i B.VLZ.Vi: EN PANTOUFLES.

pétri pour lui et qui ne puisse s'appliquer au mas- que d'aucun autre. Eh bien, ce nom ne me vient pas ; je l'ai demandé à toutes les combinaisons vo- cales imaginables, mais, jusqu'ici, sans succès. Il y a tant de noms bêtes I Non pas que je craigne de baptiser mon type d'un nom bête ; ce n'est pas à craindre ; je redoute et c'est peut être plus à redouter qu'un nom bête un nom qui ne s'ap- plique pas étroitement à l'homme, comme la gen- cive à la dent, le cheveu à la bulbe, l'ongle à la chair. Comprenez-vous?

Je comprends, mais je n'admets pas...

Comment I vous n'admettez pas?...

Non.

Comment! vous n'admettez pas qu'il y a des noms qui rappellent un diadème, une épée, un casque, une fleur?...

Non.

Qui voilent et décèlent un grand poêle, un esprit satirique, un profond philosophe, un pein- tre célèbre?

BALZAC EN PANTOUFLES. 423

Non, non ! je serais plutôt porté à admettre le contraire. Racine, par exemple!...

Oui, Racine! j'allais le citer. Ce nom ne peint-il pas un poëte tendre, passionné, liarmo- nieux?

Ce nom n'éveille en moi, je vous l'avoue, que l'idée d'un botaniste ou d'un pharmacien, et pas le moins du monde l'idée d'un poëte tendre et pathétique.

Mais Corneille? Corneille?

Corneille fait naître en moi l'idée d'un oiseau assez insignifiant.

Mais Roileau? le nom de Boileau ?

Provoqueun calembour sans orthographe.

Le grand Pascal?

C'est le nom de trois mille portiers du Ma- rais. Tous ces noms, croyez-moi, ne vous parais- sent éclatants, augustes, sublimes, que parce qu'ils ont été portés par des hommes d'une haute valeur intellectuelle.

Je ne crois pas cela, me soutint Balzac, hor-

424 BALZAC EN PANTOUFLES.

riblement dépité, et avec sa ténacité ordinaire. On est nommé là-haut avant de l'être ici-bas. C'est un mystère auquel il ne convient pas d'appliquer, pour le comprendre, les petites règles de nos petits raisonnements. D'ailleurs, je ne suis pas seul à croire à cette alliance merveilleuse du nom et de l'homme qui s'en décore comme d'un talisman divin ou infernal, soit pour éclairer son passage sur la terre, soit pour l'incendier. De graves esprits ont accepté cette opinion ; et, chose rare! la foule, en cela, est d'accord avec les penseurs : ce qui est tout dire et ne laisse personne en dehors de la croyance.

Excepté moi. Mais ne nous arrêtons pas - plus longtemps à mes scrupules personnels.

Vous voulez, m'avez-vous dit, que nous cher- chions ensemble un nom significatif, qualificatif et explicatif de votre personnage, un nom qui ré- ponde...

Qui réponde à tout ! à sa figure, à sa taille, à sa voix, à son passé, à son avenir, à son génie.

BALZAC EN PANTOUFLES. 125

à SOS goiits, à ses passions, à ses malheurs et à sa gloire. En avcz-vous un?

Non.

Quant à moi, épuisé de travail depuis six mois, et qui ai déjà mis en circulation plus de noms qu'il n'y en a dans VAhnanach roijal^ je me dé- clare radicalement incapable de le trouver, surtout dans les conditions voulues.

Eh bien, faisons-le ensemble, ce nom.

Impossible ! Je l'ai tenté, ne vous Tai-jc pas dit ? D'ailleurs, ma conviction, après mille essais énervants, est qu'on ne fait pas plus un nom qu'on ne fait le granit, le spath, la houille et le marbre. C'est l'œuvre du temps, des révolutions, de je ne sais quoi. Il se fait seul. Un nom ne se crée pas plus qu'une langue. Dites-moi, je vous prie, qui a jamais créé une langue ?

Nous n'avons donc alors que la ressource de le découvrir ?

Que celle-là.

S'il existe...

120 BALZAC EN PANTOUFLES.

. ^11 existe, affirma solennellement Balzac.

En ce cas, le découvrir?

Voilà précisément pourquoi je vous ai appelé à mon aide.

Après avoir réfléchi quelques instants:

Voudriez-\ous employer, dis-je à Balzac, le moyen que j'emploie souvent quand je suis dans le même embarras que vous, sans professer toutefois aussi sincèrement que vous la religion du nom?

Et quel moyen employez-vous?

Je lis les enseignes.

Vous lisez les enseignes!...

Oui, car on lit sur les enseignes les noms les plus pompeux et les plus bouffons, qui disent les choses les plus bizarres et les plus opposées, tou- jours, bien entendu, au point de vue de votre sys- tème ; les uns sont pleins, sous leur enveloppe, de mauvais instincts ; les autres exhalent, partons les pores le musc de l'honnêteté et de la vertu; ceux-ci font bondir les cœurs des vaudevillistes,

DALZAC EN PANTOUFLES. 421

qui les donnent à leurs personnages comiques, ceux-là passent du fronton de IjoIs de l'enseigne au théâtre de la Gaîté et de l'Ambii^u , et de- viennent des noms de brigands. Ce sont ordinai- rement des noms de marchands de bougies et de confiseurs.

Maison peut, me dit Balzac, lire deux ou trois mille enseignes avant de rencontrer le nom qu'on cherche...

Et même sans le rencontrer. Tenterons- nous?

Tentons !

L'idée avait souri à Balzac ; je n'avais pas prévu à quoi elle m'engageait.

Tentons, répéta Balzac; par commence- rons-nous?

Commençons nous sommes, commençons ici, dis-je.

, En ce moment, nous sortions de la cour du Lou- vre pour entrer dans la rue du Coq-Saint-IIonoré, qui n'était pas, je n'ai pas essentiellement besoin

128 DALZAC EN PANTOUFLES.

de le dire, une rue large et monumentale comme aujourd'hui; mais elle était d'une longueur double, et les enseignes l'enveloppaient des pieds à la tête, absolument comme des bandelettes enveloppent une momie égyptienne.

Commençons donc ici, redit Balzac.

Nous devions nous attendre à l'inutdité de nos premiers pas. Beaucoup de noms, mais des noms sans physionomie, sans celle surtout que Balzac exigeait pour son personnage. Il regardait d'un côté, moi de l'autre, le nez en l'air, les pieds on ne sait où, et, par conséquent, nous jetant dans les jambes des passants, qui nous prenaient pour des aveugles.

Au sortir de la rue du Coq, que d'autres rues ne parcourûmes-nous pas, toujours avec aussi peu de résultats ! La rue Saint-Honoré jusqu'au Palais-Royal, toutes les rues collées aux tlancs du jardin, la rue Vivienne, la place de la Bourse, la rue Neuve-Yivienne , le boulevard Mont- martre.

BALZ\G EN PANTOUFLES. 129

Au coin de la rue Montmarire, fatigué, excédé, le cœur affadi de celte lecture peu naturelle, effravé en outre de voir Balzac n'accepter aucun des noms d'enseignes que je lui désignais comme bons, je refusai d'aller plus loin. Je me révoltai.

Toujours, et en tous lieux, Christophe Co- lomb abandonné par son équipage! me dit de Bal- zac, les yeux fixés avec douleur sur une autre série d'enseignes inexplorées. Allons ! je toucherai seul au rivage de l'Amérique. Partez !

Mais vous êtes entouré d'Amériques : vous ne voulez descendre sur aucune. Vous repoussez tous les noms. Vous êtes injuste : voici des noms superbes de fripiers allemands, de bottiers hon- grois, de cordonniers westphaliens, et mille autres noms pleins d'expression. Vous refusez sans cesse. Vous voulez l'impossible. C'est une Amérique qui n'aura jamais son Christophe Colomb.

La lassitude est aussi injuste que la colère, je le sens, me répondit Balzac. Voyons, reposez-vous sur mon bras et donnez-moi jusqu'à Sainl-Euslache.

130 DALZAG EN PANTOUFLES.

Ce sont les trois jours que Colomb obtint de son équipage.

Mais rien que jusqu'à Saint-Eustache !

Soit!

Nous reprîmes notre tournée d^inspection.

Saint-Eustache n'était pour Balzac, j'aurais le deviner, qu'un prétexte pour me faire toiser, dans toute leur longueur et dans toute leur hauteur, les rues du Mail, de Cléry, du Ca- dran , des Fossés-Montmartre, et la place des Vicloires, la place de Victoires, criblée de ma- gnitîques noms alsaciens qui Font venir le Rhin à la bouche.

Au miheu de ce musée de noms, je déclarai à Balzac que, s'd ne faisait pas immédiatement un choix, je prenais congé de lui. ^- -^ Plus que la rue du Bouloi, médit Balzac avec instances eten me prenant les mains. Ne me refusez pas la rue du Bouloi! Quelque chose me dit que nous découvrirons enfin...

Je vous accorde la rue du Bouloi 1

BALZAC EN PANTOUFLES. 'l51

Sauvé ! s'écria de Balzac. Pénétrons dans la rue du Bouloi. Et nous rentrons ensuite aux Jardies, nous attend le dîner.

La rue du Bouloi, à l'exemple de beaucoup d'au- tres rues, porte, on le sait, trois noms, terrible superfétation qui rend si difficile la topogra- phie de Paris pour les étrangers. Elle s'appelle d'abord rue du Bouloi, puis rue Coq-Héron, enfin rue de la Jussienne. C'est dans le dernier tron- çon de cette rue que Balzac, je ne l'oublierai de ma vie, après avoir élevé le regard au- dessus d'une petite porte mal indiquée dans le mur, une porte oblongue, étroite, efflanquée, ouvrant sur une allée humide et sombre, changea subite- ment de couleur, eut un tressaillement qui passa de son bras dansle mien, poussa un cri et me dit:'

! ! !.. « Lisez ! lisez ! lise^ ! ;^ L'émotion brisait sa voix.

Etjelus: xMARCAS! -

Marcas ! Eh bien, qu'en dites- vous? Marcas ! quel nom ! Marcas I .^^ ? 'J«; - -j >

iij jy ^ -' f j j -1

132 BALZAC EN PANTOUFLES.

Je ne vois pas dans ce nom...

Taisez- vous !... Marcas !...

Mais...

Taisez-vous, vous dis-je. C'est le nom des noms! n'en cherchons plus d'autre. Marcas !

Je ne demande pas mieux !

Arrêtons-nous glorieusement à celui-ci : Marcas ! Mon héros s'appellera Marcas. Dans 3Iarcas, il y a le philosophe, l'écrivain, le grand pohtique, le poêle méconnu: il y a toul. Marcas!

Je le veux bien.

N'en doutez pas !

Maissi, dans votre opinion, le nom de Marcas annonce tout ce que vous dites là, celui qui, en ce moment, le porte en réalité, doit posséder aussi quelque supériorité. Sachons donc ce qu'il est ; car son nom n'est pas suivi de sa profession sur cette

enseigne.

Il doit avoir une profession qui relève d'un art, et d'un art distingué, sovez-en sûr!

BALZAC EN PANTOUFLES. 153

Je hocliai la tête.

Sans s'arrêter à mes doutes, Balzac conti- nua :

Marcas, que j'appellerai Z. Marcas pour ajoutera son nom un^ flamme, une aigrette, une étoile ; Z. Marcas est assurément un grand artiste: un graveur, un ciseleur, un orfèvre comme Benve- nuto Cellini

Vous allez loin !

Avec un nom comme celui-là, on ne va ja- mais trop loin.

C'est ce que nous saurons à l'instant. Je cours chezle conciergem'informer de la profession de M. Z. Marcas.

Oui, allez.

Je ne découvrais pas de concierge dans cette maison, devant laquelle je laissai Balzac en adora- tion. Entin, j'en trouvai presque un, et j'appris de lui la profession de Marcas.

Tailleur ! criai-je de loin à Balzac.

Tailleur !

8

134 BALZAC EN TANTOUFLES,

Balzac baissa la têle... mais pour la relever aus- après sitôt avec fierté :

Il méritait im meilleur sort, s'écria-t-il en la relevant. N'importe! je l'immortaliserai. C'est mon alTaire!

; Balzac, le soir même, aux Jardies, nous dînâmes avec l'appétit de gens qui ont lu trois ou quatre mille enseignes, écrivit pour la Re- vue parisieime^ en tète de sa nouvelle intitulée: Z. Marcas^ la monographie de ce nom devenu his- torique.

Nous citons cette curieuse monographie :

(( Il existait une certaine harmonie entre la personne et le nom. Ce Z, qui précédait Marcas, qui se voyait sur l'adresse de ses lettres et qu'il n'oubliait jamais dans sa signature, cette dernière lettre de l'alphabet offrait a l'esprit je ne sais quoi de fatal.

«Marcas! répétez vous à vous-même ce nom Composé de deux syllabes : n'y trouvez-vous pas

DALZAC EN PANTOUFLES. 135

une sinistre signifiance ? ne vous scmble-t-il pas que l'homme qui le porte doive être martyrisé î Quoique étrange et sauvage, ce nom a pourtant le droit d'aller à la postérité : il est bien composé, il se prononce facilement ; il a celte brièveté voulue pour les noms célèbres. N'est-il pas aussi doux qu'il est bizarre? Mais aussi ne vous paraît-il pas inachevé? Je ne voudrais pas prendre sur moi d'affirmer que les noms n'exercent aucune influence sur la destinée. Entre les faits de la vie et le nom des hommes, il estde secrètes et d'inexplicablescon- cordanccs ou des désaccords visibles qui surpren- nent ; souvent des corrélations lointaines mais effi- caces se sont révélées. Notre globe est plein ; tout s'y tient. Peut-éjre reviendra-t-on quelque jour aux sciences occultes.

« Ne voyez-vous pas, dans la construction du Z, une allure contrariée? ne figure-t-elle pas le zigzag aléatoire et fantasque d'une vie tourmentée? Quel vent a soufflé sur cette lettre, qui, dans cha- que langue elle est admise, commande à peine à

13G BALZAC ES PANTOUFLES,

cinquante mots? Marcas s'appelait Zcphirin. Saint Zépbiriii est très-vénéré en Bretagne. Marcas était Breton .

« Examinez encore ce nom : Z. Marcas ! Toute la vie de l'homme est dans l'assemblage fan- tastique de ces sept lettres. Sept ! le plus significa- tif des nombres cabalistiques. L'bomme est mort à trente-cinq ans ; ainsi sa vie a été composée de sept lustres. Marcas ! n'avez-vous pas l'idée de quelque chose de précieux qui se brise par une chute avec ou sans bruit ^? »

Balzac, après m'avoir lu lui-même ce commen cément de sa nouvelle, me dit, plus calme que dans la rue de la Jussienne :

Je regretterai toujours que ce nom soit porté par un tailleur; non pas, certes! que je méses- time un tailleur, mais le mot tailleur me rap- pelle certaines dettes, certains billets protestés.

* Revue parisienne, 25 juillet 1840.

DALZAC EN PANTOUFLES. 137

Je prévois que je vais être plus d'une fois disirait en vous lisant mon travail. N'importe ! Z. Marcas restera et subsistera malgré tout.

Quelques années en arrière. Balzac rêve la destruction de la Revue de Paris et de la Heviie des deux Mondes. Fonda- tion laborieuse de la Chronique de Paris: 1854. Supplice de l'inventeur du nouveau journul. Peu de bailleurs de fonds. Le Messie. Lft fils de vingt-deux millions. 11 ne promet rien, mais il laisse beaucoup espérer. L'argenterie retirée du Mont-de-Piété. Festin servi avec cette argen- terie. — La parole est au jeune banquier. Il en abuse. L'idiot mystifie les hommes de génie. J'en parlerai à papa ! Pioportez les couverts au Mont-de-Piélé. Apparition de la Chronique de Paris.

Nous avons nommé la Revue pamieime à pro- pos (Je la charmante et si originale nouvelle de Z. Marcas; en reculant de quelques années, nous

140 BALZAC EN PANTOUFLES.

verrions Balzac se rapprocher encore un peu plus des sources du journalisme, de ce journalisme qu'il exécrait avec tant de puérile fureur, et au- quel il revenait sans cesse malgré lui et malgré ses fureurs. Il l'exécrait, nous avons eu et nous aurons souvent l'occasion de le dire, parce qu'il avait eu souvent à s'en plaindre, et il s'y sentait entraîné, parce que mieux que personne il savait sans se l'avouer quelle arme prompte et puis- sante le journalisme devenait dans une main ha- bile à le tenir et courageuse à le manier. Une partie considérable de son talent relevait, il avait beau dire et beau faire, du journalisme, par la colère de ses sens, la violence sulfureuse de son tempérament, l'ironie profonde de ses jugements et surtout par une soif inextinguible de mono- logue dont il semblait avoir hérité de Diderot en ligne directe.

En disant qu'il s'était singulièrement rapproché des sources du journalisme quelques années avant qu'il ne fondât la Revue parisienne, nous voulons

BALZAC EN PANTOUFLES. 141

parler ici de la Chronique de Paris, née en 1854 pour s'éteindre peu de temps après, mais non sans avoir vécu avec quelque éclat et s'être re- commandée à l'attention publique, moins, il est vrai, par ce qu'elle donna que par ce qu'elle avait promis. Sa naissance fut assez orageuse; elle fut même sur le point plusieurs fois de rentrer dans le monde mystérieux dorment encore sous un triple sceau le mouvement perpétuel et la qua- drature du cercle. Mais de Balzac tenait par-dessus toutes choses à posséder en propre son journal bien à lui ; son registre personnel il écrirait tous les matins ou au moins une fois par se- maine son opinion sur la France et l'univers; sa chaire sonore du baut de laquelle il proclame- rait ses doctrines politiques, sociales et littéraires ; sa forteresse d'oii il bombarderait à loisir ses innombrables ennemis passés, présents et futurs. Mais un journal, exprimons-le avec douleur, n'a jamais été en France une entreprise aisée à mettre en é(|uilibre sur le chanlier, et surtout à

142 BALZAC EN PANTOUFLES.

lancer du chanlier à la mer. Beaucoup la rêvent; tous, pour mieux dire, la rêvent; combien peu la réalisent !

Balzac, très-jeune alors, bien qu'il l'ait toujours été de caractère, d'esprit et surtout d'espérances , Irès-jeune alors particulièrement d'illusions, fit rage pour créer ce journal de sa chair et de ses os. Il s'entoura d'abord de quelques noms déjà chers à la publicité parisienne : Charles de Ber- nard, Jules Sandeau, Théophile Gautier, et il s'at- tacha en même temps comme conducteur de tra- veaux, de travaux intellectuels bien entendu, M. AVilliam Duckett, homme d'affaires de la meil- leure trempe et homme de lettres à l'occasion; d'une énergie d'Allemand et d'une netteté d'esprit à mener à bonnes fins les plus difficiles expédi- dilions du genre, ce qu'il prouva plus tard du reste en créant le Dictionnaire delà conversation^ .vaste recueil de science, de curiosité et d'utilité universelle pour ceux qui savent comme pour ceux qui ne savent pas.

DALZAG EN PANTOUriES. 145

. Ce noyau d'apliludes diverses à côté desquelles nous en citerions d'autres si nous avions besoin de prouver combien la Chronique de Paris entra avec autorité dans la famille des journaux contem- porains, avait donc pour chef Balzac dont la pensée intime et secrète, le moment est venu de la dire, n'allait pas à moins que de renverser la Revue des Deux Mondes^ déjà fort en estime, et la Revue deParis^ depuis longtemps populaire.

Nous avons avance que de toutes les entreprises à fonder, celle qui vise à constituer un nouveau journal, n'est pas des plus douces. Balzac en fit 1:1 verte expérience. L'argent à trouver représente en première ligne la difficulté de la chose; et cela se conçoit sans peine si Ton veut ne pas oublier que d'un côté se trouvent les fondateurs liué- raircs du journal à parnîlrc, ceux (|ui ont Ten- thousiasmc de l'idée, c'est-à-dire les jeunes gens, c'est-à-dire ceux qui n'ont pas l'argent, et que, de l'autre côte, se rangent les spéculateurs, ceux qui ont beaucoup moins d'enthousiasme, mais

144 BALZAC EN PANTOUFLES.

qui ont l'argent. Il faut opérer le rapprochement, et il est très-doulcureux à faire, quand il n'est pas impossible à réaliser. L'enthousiasme effraye l'argent, très-timide, très-ombrageux, très-ner- veux de sa nature. Jamais la prudence ne le quille d'un pas. Il s'informe, il questionne minu- tieusement, il veut être sûr que l'affaire est bonne, qu elle deviendra meilleure et qu'elle finira par être excellente; qu'elle rapportera plus qu'une hypothèque, plus que la Rente, plus que tout autre placement. Ce n'est pas tout encore! L'argent exige qu'on lui montre chaque jour, chaque heure, des livres parfaitement en ordre, des cais- ses à ressorts secrets, des inventaires rigoureux. Exigez toutes ces conditions de dix ou douze hom- mes de lettres, probes sans doute, honnêtes il n'est pas besom de l'affirmer, mais peu créés par \eurs mères avec l'instinct de l'ordre, le goût de la méthode, la passion de l'exactitude. D'ailleurs, quels journaux avaient à cette époque répandu des torrents de prospérités dans la poche de leurs

DALZAC t> PAMOUFLLS. . 145

aclioiinaires? On 'les comptait ceux-là. et on ne comptait pas les autres tant ils étaient nom- breux — qui avaient dévoré le capital, les inté- rêts, les appels de fonds, les rappels de fonds et tous les fonds possibles.

Donc, tous ceux auxquels Balzac soumettait son projet de publication d'un journal, disaient, après une attention de moins en moins soutenue : Oui, l'idée n'est pas mauvaise. .. nous la croyonsbonne. . . nous vous remercions de nous en avoir parlé... il faut mûrir cela, M. de Balzac... nous y réflécbi- rons... nos fonds sont bien engagés dans ce mo- ment-ci; cependant, nous ne disons pas non...

Eu fin de compte, le mot terrible, la phrase infernalement sacramentelle était lâchée : « !Sous verrons ! »

Ce nous verrons promena mélancoliquement Balzac de mois en mois de la porte des hommes d'affaires à la porte de bronze des usuriers, de celle des usuriers à celle des sousrusuriers. M-iis aucun suc ne sortait jami^i^ de ce nous verro^is

46 BALZAC EN PANTOUFLES.

aride pressé, tordu cependant jusqu'aux dernières

libres par les doigts de fer de l'impatience et de la

volonté.

Le projet était sur le point d'être al)andonné comme tant d'autres moins difficiles : Paris port de mer^ par exemple, la direction des bal- lons, elc... lorsqu'un miracle se fit. Oui, un miracle ! Paris, la ville sceptique par excellence, la capitale de l'incrédulité , est encore la seule cité Ion voie de loin en loin éclater un miracle. Ce miracle fut celui-ci :

Un beau jour un tout jeune homme blond se présenta chez Balzac et demanda entre la porte entrebâillée de l'antichambre et celle tout à fait fermée du salon :

^^ Mi de Balzac?

C'est moi, monsieur, et ce n'est pas moi, eela dépend.

L'auteur de La peau de chayrnu

Mil c'est moi.

Et de la Greuadière?

BALZAC EN l'AMOUFLES. I i7

El (le l;i Greiuidière.

Vous pensez à fonder unnoiiveaujoiiiiiar.'...

J'y pensais, mais... mais... mais...

Un soupir monta des pieds de Balzac el se per- dit dans l'espace.

Vous serait-il agréable de me charger de la rédaction des articles Modes et Théâtres dans votre futur journal?

Mais, monsieur, répondit Balzac en étouf- fant une bouffée de contrariétés, il n'y a pas en- core de rédaction, puisqu'il n'y a pas encore de puMicatiou ; il n'y a pas encore de publicatioiu puisqu'il n'y a pas encore ombre de souscriptioii ! il n'y a pas encore de souscription, puisque... et vous venez me parler de collaboration ! !

Après ce défilé de consonnances en ion qu'il se plaisait à dévider dans ses moments degaité ou plutôt d'humour, Balzac se disposait à llanqucrle jouvenceau à la porte, lorsqu'il remarqua, dans un éclair de ce regard pénétrant et magnétique donl il élait doué, que le jeune homme blond était su-

r.8 'BALZAC EN PANTOUFLES.

périeurement mis: boites vernies ce (jui alors élait un grand luxe habit taillé par Staub, le lailleur en vogue en 1854, fine chemise de balislc plissée, capitonnée, azm'ée et brodée, une de ces chemises qu'Alexandre Dumas avait été un des premiers à meltre à la mode au grand cnchanle- ment des jeunes Adèle llervey de cette épo(|ue, toutes encore sous le charme du bel et fatal An- ton.y. Ce regard pénétrant lui rapporta une con- viction, suivie de ces paroles dont elles étaient l'es- sence.

Monsieur est fils de famille?

De bonne famille.

Je n'en doute pas ; il suflit de vous voir,

Mon père est le fameux banquier D...

Je l'eusse juré! Vous avez vous-mciuc un air...

Le blond et tendre jouvenceau sourit du haut de sa chemise capitonnée.

Ce mol banquier avait produit, on le devine, un ravage de joie et d'enivrement dans les entrailles

BALZAC EN PANTOUFLES. 14'J

si inflammables du futur et laborieux fondateur de la Chronique de Paris. Il se contint cependant et continua son dialogue, après avoir toutefois prié le riche fils de famille d'entrer dans le salon et de prendre place au divan.

Nous disons donc, reprit alors Balzac, illu- miné d'espoir, que vous désireriez vous charger de la partie si importante de l'article Modes et The'û- tres duns le journal que je médite en ce moment et dont je n'ai retardé l'apparition si impatiem- ment attendue que pour mieux en assurer le succès ?

Oui, monsieur, si vous m'en croyez ca- pable.

Comment, si je vous en crois capable! d'au- tant plus capable qu'il est bien extraordinaire do voir le fils d'un banquier demander à entrer dans une association toute littéraire, le sang des finan- ciers étant en général peu porté à

Je n'aime pas quj3 les lettres de change ; j'aime \e^ lettres tout simplemeni, M. de Bahar.

l.M> nvi.ZAC EN rANTOUFI.ES.

Adorable calembour, s'écria Balzac avec ce rire spiriluellemciit faux qu'il était souvent assez (lifdcile de distinguer du vrai cliez lui : adorable! adorable ! Il reprit :

A'ous aimez donc les lettres, makré les denx millions de fortune dont vous jouissez?

J'ai à attendre plus de vingt-deux millions, interrompit le jeune D. . .

Tin^t-deux millions !

Plutôt plus que moins, M. de Balzac.

Je tiens mon baillem^ par les cornes, mur- mura Balzac dans son cœur sillonné et ébranlé en ce moment par les éclairs et les tonnerres de la venue prochaine du messie et d'un messie appor- tant cautionnement, fonds de roulement et fonds de réserve destinés à faire flotter l'entreprise sur la grande mer il se voyait déjà en tête de Tes- cadre de toutes les revues célèbres : Revue des ])cnx -Mondes^ de Paris^ d'Edimbourg, Encyclopé- dique, etc., etc.

Que vous avez raison ! reprit Balzac, de do-

BALZAC EN PANTOUFLES. 151

mander à traiter l'article Modes et Théâtres dans notre future et très-prochaine Chronique de Paris! Cela vous donnera l'occasion, monsieur...

D'aller chez tous les grands tailleurs de Paris, interrompit le riche jouvenceau.

Chez tous les grands tailleurs de Paris , comme vous dites, et c'est si agréahle!

Chez les actrices aussi.

Ah ! jeune homme! jeune homme! prenez garde, prenez garde ! mais nous serons pour vous refréner, pour vous modérer.

Balzac avait jaugé dans tous les sens ce petit tonneau d'or après la conversation que nous rap- portons ici, mais que nous rapportons, moins les grimaces, les sourires fins et moqueurs, les cour toisies outrées à la fois et voilées, les empresse- ments voûtés et les hauteurs magistrales de ce courtisan de la richesse, réduit à aduler un idiot.

L'idiot imherhe n'avait pas doublé le coin de la rue, que Balzac appelait à son de trompe Charles

\b2 BALZAC EN PANTOUFLES.

de Bernard, Théophile Gautier, Jules Sandenu, Duckett, et leur disait en montant sur une chaise placée au milieu d'une table :

J'ai un bailleur!

De quoi?

De fonds, parbleu !

Pas possible!

Dieux, qui m'entendez ! dile^ si je mens.

Mais quel est celui qui donne ces fonds ? Quel est cet ange, ce fou, ce démon?

Un vingt-deux; fois millionnaire ! Le fils d'un banquier.

Son nom?

Le fils-du fameux D...

Et il s'est engagé à verser cent mille francs, demanda Duckett, comme mise de fonds pour com- mencer et continuer dignement la Chronique de Paris?

Non, il ne s'est engagé à rien.

Alors...

Alleiidc/ !

lîALZAC F.N PANTOUFLKS. ITm

Nous attendons.

Mais il vont collaborer au journal.

C'est autre chose î

Il est pincé î

Il est mordu !

Pincé et mordu, vous l'avez dit, reprit Balzac. Vous voyez que s'il ne s'est pas engagé, c'est tout comme. On ne demande pas à écrire dans un jour- nal à côté des plumes comme les vôtres, sans y ap- porter beaucoup d'argent, n'y apportant aucun esprit. Donc, la collaboration de mon jeune étour- neau veut dire Argent ; elle veut dire cent mille francs, deux cent mille francs, cinq cent mille francs, ou les mots ont, perdu toute signification. Mais, poursuivit Balzac, changeant de ton, l'affaire no peut s'entamer sans une habile préparation, sans une initiation solennelle ; préparation et initiation signifient ici dîner. C'est dans un dincr peu frugal, mais somptueux, pompeux autant qu'entraînant, orné d'une guirlande tressée de rédacteurs plus séduisants les uns que les autres, que se consommera

ir.4 TALZAC EN PAMOUFLES.

rjllianoo de l'esprit en vos personnes et de l'ar- gent en celle de mon imbécile : c'est dans nn diner enfin, qn'il nous dira, le Champagne sur la gorge, la somme qu'il compte verser dans la caisse delà Chronique de Paris, qui n'a pas encore de caisse, mais qui en achètera une dès qu'elle aura de l'ar- gent.

Puisque nous parlons d'argent, fit très-judi- cieusement observer un des collaborateurs promis à la Chron'Kjne de Paris, avec quel argent donne- rons-nous ce diner ? Nous serons au moins vinst convives au banquet, qui nous coûtera au bas mot vingt francs par tête, soit quatre cents francs. Avons-nous ces quatre cents francs ?

Des regards anxieux se croisèrent, et des com- plaintes muettes les suivirent dans leui' parcours, à cette question Ijrutalement émise par l'esprit ])o- silif (jui avait parlé.

On ne les a pas, mais on les trouve, observa Balzac.

fiCS Irouvera-t-on ?

BALZAC EN PANTOUFLES. 15D

Sans doute !

Trouvez-les alors.

Je n'ai pas-dit permettez! que je les trouverai, j'ai dit seulement que cela se trouve.

Comment ?

Si je le savais, parbleu ! je les aurais trouvés. Attendez ! attendez !

Balzac a une idée î

Ce ne sont pas les idées qui lui manquent.

En vérité, je suis honteux de la simplicité de celle que j'ai à vous proposer, mais enfin.. .

Dis toujours ! Beaumarchais a écrit, à pro- pos même de l'argent , qu'il n'était pas néces- saire de tenir les choses pour en parler.

La difficulté serait à peu près insoluble, re- prit alors Balzac, s'il s'agissait de traiter notre jeune et candide bailleur de fonds chez Véry, chez Vefour ou aux Frères Provençaux; parce qu'il fau- drait alors, séance tenante, payer francs et cen- times sur la nappe même du festin. Mais je ne crois pas que vous ayez jamais eu la pr usée de le

150 BALZAC F.N PANTOUFLES.

traiter de cette faron qui sent à plein nez les aventuriers; ce serait dire, nous n'avons ni salon vous recevoir ni cuisine faire confectionner le dîner. Votre intention a toujours été de lui don- ner à dîner à l'endroit nous sommes réunis aujourd'hui, dans ce local un peu vide de meu- bles et de tentures, mais enfm convenable; non ailleurs.

Ce local, pour le dire en passant, très-conve- nablement meublé, comme le disait à peine Bal- zac, était situé rue de Seine et se présentait dans d'excellentes conditions de hauteur comme pla- fond et comme développement de façade sur la rue II représentait de tous points un salon doit se fc nder quelque chose qui n'est pas appelé à rén5si'\ Paris abonde en ces sortes d'apparte- ments destinés à voir naître toutes les grandeurs suivies d'égales décadences: on pourrait mettre sur l'écrileau : Appartement riche et malheureux à louer présentement^ s adresser à Clichy, pri- son pour dettes.

HAI.ZAC EN l'ANTOlFLES. ir.7

Soit! nous convenons tous quo le dîner aura lieu ici, mon clier Balzac; mais enfin pè- clierons-nous les 400 francs demandés pour faire face à la dépense de ce dîner?

C'est ce que je me préparais à vous dire. Commandons-le à crédit.

Quel moyen !

Voilà ton moyen ?

11 est joli, le moyen :

C'est le meilleur depuis l'absence de l'argent comptant dans la chrétienté.

4 Tu obtiendras crédit du marchand ck^ vins fins ? toi !

Du marchand de fruits?

Du glacier?

Mais vous me lapidez avec vos détails ! De grâce, ne pulvérisez pas ainsi la situation déjà assez difficile en bloc. Si je ne veux pas du res- taurant comme local, et je vous ai dit pourquoi, je veux du restaurateur comme fournisseur du dîner qui doit solenniser la naissance de notre

15S BALZAC E>' PANTOUFLES.

Chronique de Paris. Or, le restaurateur qui pré- sente sa note, quand on mange sous son toit, fait crédit hors de chez hii.

Quelquefois, quelquefois...

Un peu !

Passionnément!

Pas du tout!

Si nous effeuillons la marguerite... soyons séi'ieux !...

Soyons très-sérieux. Tu dis donc, Balzac, que le restaurateur nous fera crédit?....

Oui, s'il a contiance en nous.

Comment la lui inspirer, celte douce con- fiance?

A force d'amour.

Voilà comme vous êtes sérieux? Vous lui inspirerez cette confiance s'il voit, quand il vien- dra chez nous recevoir nos ordres pour le dhier, qu'il v a de quoi répondre de la dépense : des nieuhles, par exemple, des cristaux, de l'argen- terie

r.ALZAC EN PANTOUFLES. 159

Nous avons quelques meubles...

Peu de cristaux de Bohême et de Baccarat.

Pas d'argenterie poinçonnée à la monnaie.

Ayons de l'argenterie! s'écria Balzac, el nous sommes sauvés.

Mais, malheureux ! nous n'avons pas une cuiller à café.

Notre ami que voilà, reprit, sans trop s'é- mouvoir, Balzac montrant l'un des jeunes mem- bres de l'association en travail de fondation, a, si je ne me trompe, quelque argenterie au Mont-iîe~ Piété.

On ouvrit des oreilles attentives.

D'abord cette argenterie est à ma mère, re- prit vivement le jeune homme interpellé par Bal- zac qui avait réservé cette révélation pour le bouquet, et ensuite elle est engagée pour huit cents francs; mais à quoi bon en parler? Si nous ne Irouvons pas quatre cents francs à emprunter, comment en trouverons -nous huit cents pour nous faire délivrer l'argenterie retenue en gage?

460 BALZAC EN PANTOUFLES.

I/iiii est bien plus facile que l'autre! on ne nous prêtera pas huit cents francs, c'est bien sûr, tandis qu'on nous prêtera les huit cents francs voulus pour dégager l'argenterie ; on nous les prêtera à la condition, écoutez-moi bien! que vous les rendrez le lendenaain même en reportant l'argenterie, le lendemain même aussi, au Mont- de-Piété, lequel vous remettra aussitôt huit cents autres francs avec quoi vous rembourserez.

Je me charge, poursuivit un jeune poëte, qui, depuis, s'est lancé dans les grands affaires de Bourse et qui y a acquis une magnifique po- sition, je me charge de me faire avancer cette somme de huit cents francs par une de mes tantes qui sait, par expérience, qu'elle peut compter sur mon exactitude, comme je sais, de mon côté, qu'on peut compter sur la vôtre.

Mon idée triomphe, s'exclama Balzac, et l'argent est acquis ! Nous dégagerons demain lundi l'argenterie; mardi, conférence avec le restau- rateur dans laquelle nous arrêterons lui et nous

BALZAC EN PANTOUFLES. IGl

un splendiJe menu ; mercredi, invilalion, lancée sur vélin à notre bailleur adolescent; le soir même engagement solennel de sa part de verser les fonds avec toasts chaleureux de la nôtre; jeudi, traité passé par-devant notaire et signé de la main blanche et rose du jeune fils des vingt-deux mil- lions; vendredi, réunion ici et thé pour lire, en comité secret, le prospectus dont la rédaction me regarde; samedi, impression dudit prospectus, tiré à cent mille exemplaires ; dimanche,, affiche colossale sur tous les murs, monuments, colon- nes, etc.; huit jours après, apparition éclatante, sur l'horizon en feu de Paris, du premier numéro. Canonniers, à vos pièces 1

Bravo ! bravo !

Bravo ! bravo ! bravo !

Bravissinio ! bravissimo ! bravissimo !

Et l'événement eut lieu... Non, il n'eut pas tout à fait lieu comme le programme improvisé par Balzac Boucho-d'or venait de le proférer devant ses jeunes camarades, tous ravis de la parole du

lf.2 J5A1.ZAC KN PANTOUFLES.

maître après l'avoir clisculéc .et discutée plutôt avec les appréhensions voilées du doute qu'avec la douleur franche de la crainte, car Balzac finis- sait toujours par les entraîner et les convaincre, quel que fût d'ailleurs son but. Cette fois-ci, il est vrai, il offrait à l'appétit de leur imagination un morceau dignement littéraire, bien fait pour attirer et séduire des natures jeunes, impatientes, avides de se produire et de produire de belles pages.

Passons maintenant du rêve à la réalité, du jour terne et froid d'un salon à la lumière heu- reuse et gaie à la fois d'une salle à manger. .

On est à table, ce qui dit assez que l'argenterie a été retirée retirée pour un jour du Mont-dc- Piété; que ses reflets calculés avec soin ont ébloui les yeux du maître d'hôtel qui a consenti à fournir le dîner à crédit; que l'intéressant fils du banquier a accepté l'invitation à dîner ; que l'on est à peu près sûr de son versement, puisque l'acceptation, certitude du versement, a été accueillie avec une

BALZAC EN PANTOUFLES. 107^

«'ourtoisie d'iiifailliblo et très-bon augure ; cela dit enfin que nous touchons au moment suprême de; la crise, à celui l'on étouffera d'embrassemenls l'ange de la fondation du journal, la Chronique (le Paris ^ sous les traits adorés du héros de la fcte. Quand on eut savouré tous les vins des crus plus ou moins vieux fournis par le restaurateur, quand on eut livré aux flammes et aux fusées de la con- versation les sujets les plus du moment, politique, morale, monde, plaisir, livres, théâtres, actrices, coulisses, Balzac, s'adressant à sa belle phalange de jeunes écrivains, prit son verre, se leva et dit :

«Messieurs, « Vous savez comme moi le motif qui nous ras- ce semble ce soir autour de l'hôte libéral et gracieux « assis à ma droite. Ce motif est la création d'une « publication destinée à prendre, grâce à lui, grâce (( à sa munificence éclairée, une place immense « dans la pléiade des meilleures revues du siècle.

iCii BALZAC EN PANTOUFLES.

a Oiioifjiieje n'aie pas eu jusqu'ici assez de loisirs, « et je le regrette, pour cultiver, comme je Teusse « désiré, cet esprit rare appelé à féconder le nôtre, « à le faire fleurir, à puissamment nous aider à « répandre enfin nos productions nombreuses et « diverses à travers le monde qui les attend, et qui « ne lesauraitjamaisconnues, disons-lebien haut, « Messieurs, sans son intervention effective et « bienveillante, il m'est permis cependant de dire « combien, dans de trop courtes confidences, il « m'a laissé voir des trésors d'encouras^emerit « et de belles récompenses. Ne craignons pas de « le dire, la Chronique de Paris lui devra son (( existence, sa splendeur, sa popularité, son auto- ce rite, sa fortune liée à la sienne, une des plus « honorablement acquises, comme le sera bientôt la (( noire avec l'appui qu'il vient^ui prêter. Si mon « émotion n'était ni si vraie ni si grande, je m'é- « tendrais davantage sur l'avenir de notre chère et (( illustre publication; j'aime mieux, après vous a avoir piié de joindre vos toasts à mon toast en

BALZAC E> PANTOUFLES. 165

« l'honneur de noire liôle, lui laisser la parole pour « lui permettre de vous dire tout ce (pril compte « faire en faveur de la Chronique de Paris^ de ce « recueil si heureux et si dii'ne de l'avoir comme « prolecteur et comme patron. »

Ramenant sa voix an ton simple et cordial de lintimilé, Balzac, quand le toast proposé par lui eut été bruyamment porté, dit à sonhôte : Veuil- le/, cxpiimer, notre bien cher ami, ce que votre libéralité a le projet de faire pour la Chronique de Paris?

Voici quelle fut alors la mémorable réponse du jeune banquier, tilsde banquier:

Messieurs, je parlerai de voire affaire à papa.

Balzac devint pâle comme la na[)pe. cl ses jeunes camarades blanchirent comme lui de sur- piise comique à cette brève réponse : Je parlerai de votre affaire à papa !

L'idiot avait joué les hommes de génit^. après

1G6 BALZAC E >" PANTOUFLES.

leur avoir mangé leur excellent diiier, ce diner si

douloureusement obtenu.

Balzac fut sublime dans sa défaite cl dans celle de ses jeunes amis.

A peine leur mystilicateur était-il sorti, qu'il s'écria d'un accent "qui foudroyait la destinée:

« Il fait jour: Reportons les couverts au Mont-de-Piété! »

La Chronique de Paris [larut cependant le 5 août 1854 ^- mais à des conditions beaucoup plus calmes, beaucoup plus unies, beaucouj) plus régulières , cl c'est peut-être à cause de cela qu'elle ne vécut que peu de temps avec éclat sans doute mais que peu de temps.

XI

Balzac maintenant rêve la gloire ila barreau. L'assassin roytel Arrêt de la cour d'assises qui le condamne à la peine de mort. Mémoire de Balzac en sa faveur. Résultat de celte campagne extra-littéraire

Un événement de la vie littéraire de Balzac ré- clame ici une place particulière, non-seulement par sa date voisine de l'année 1840, que nous côtoyons depuis (juelques chapitres, mais surtout à cause du coin d'originalité qu'il vient poser sur la physionomie du grand romancier, voulant à tout prix, parvenu à un très-haut échelon de sa

108 UALZAC E> rAMUUFLES.

niaiclic ascensionnelle, être autre chose qu'un grand romancier. La gloire populaire du barreau, cette gloire si spontanée, vint le pincer à l'oreille ; elle produit, en elTet, tant de bruit autour d'elle ! et il aimait lui-même tant le bruit ! Puis, que d'exemples ne venaient pas le fascfner : (juel appoint immense n'avait pas apporté à la renom- mée de Yoltaiie la défense de Calas; de Calas, innocent ou non , la question n'était pas là. Si peu pour Balzac, qu'il ne croyait pas le moins du monde à la non-culpabilité du fameux protes- tant de Toulouse, accusé d avoir assassiné son lils. Son unique, soii ardent désir était de mettre la main sur quelque beau crime de ce gem'e ou de tout autre genre, aliii de se placer d un seul coup comme polémiste, jurisconsulte, moraliste et dia- lecticien, à côté de Beaumarchais, l'exterminateur ironitjue de Cuëzman et de Morin d'Arnaud: et jamais, ni le roman ni la nouvelle, si réussis qu'on les suj)pose , ne lui auraient fourni l'occasion d ajouter celte plume d'or à son aile majestueuse.

UALZAC EN I'.\MU11LL>. lOU

Mais gisait ce procès civil ou criminel, t'aulùme de ses rôves? à (iiieile région sociale le deniandei'7 Aller le chercher trop haut, c'était entrer ténié- rairenient en lutte avoc les avocats célèhres, en possession des helles causes? le ramasser trop has, c'était se donner heaucouj» de peine pour obtenir peu de retentissement ; la trop épaisse obscurité de la cause eût étoufle 1 éclat de la dé- fense.

On le voit, la position d'avocat d'honneur, confinent c[ualilier autrement ce genre d'ambition? n'était pas des plus commodes à enlever. Cepen- dant, comme tout vient à point, dit -on, à qui sait attendre, et Balzac savait parfois un peu attendre, une affaire certain jour éclata tout à coup dans le calme de l'air, et cette affaire, aussi romanesque, aussi compliquée, aussi multiple, aussi ténébreuse, aussi diamatique qu'il j)ouvait la souhaiter, fut j.our lui l'occasion miraculeuse, le i»liéni\ judi- ciaire qu'il attendait. Quel mouvement frénétique aussitôt dans la presse

10

170 BALZAC E> l'AMOUlLES.

parisienne et dans ceux (jui en avaient alors la di- rection, qui possédaient quelques plumes dans les journaux, qui disposaient de quelques-uns de ces carrés de papier gris, marqués de noir, qui vont mettre le feu à toutes les cervelles; quel trépigne- ment à la nouvelle répandue que Balzac se char- geait de la défense du célèbre prévenu, dans la fameuse affaire de la jeune femme tuée, sur le ponl d'Andert, de deux coups de pistolet, du jeune domestique broyé à coups de marteau. Les uns approuvaient la littérature dans l'un de ses chefs les plus brillants, d'aller bravement, sous la cou- pole de la justice, protéger la vérité en lui prêtant des accents nouveaux; les autres n'auguraient rien de bon de cette immixtion d'un romancier dans les dëmêlés de la justice avec les passions des hommes. Ce n'était pas sa blanche mission. Si Pélisson avait pris en main, sous Louis XIV, la défense de Fuucpict, c'est que Pélisson et Fouqurt étaient liés d'une amitié qui autorisait ce dévoue- ment public : si Beaumarchais avait écrit des Mé-

BALZAC EN PANTOUFLES. 171

moires, oonsiclérés sans doute à bon droit comme des plaidoyers , Beaumarchais avait dans celte circonstance plaidé pour lui, pour sa maison : les noms mis en un si cruel relief dans ses fameux Mémoires, sont les noms de ses ennemis, de ses propres ennemis. donc était le rapport entre la détermination de Balzac, inspirée par la fanlai* sie, et la résolution si sensée , si parfaitement expliquée,- de Beaumarchais et de Pélisson?

Voilà ce que disait le monde, dans un sourire à demi moqueur, et pleinement moqueur quand ce monde cessait d'être celui des salons pour deve- nir celui du barreau.

Mais railleurs et moqueurs ne parvenaient guère à émouvoir Balzac, lequel, du reste, ne demandait pas, pour annoncer son entrée en lice, de hérauts d'armes mieux équipés et mieux en voix. Cet es- clandre le ravissait d'aise : c'était sa musique guerrière que ces tambours, ces cymbales, ces trombones de la malveillance, éclatant sous lui, s'assourdissant les uns les autres, mais le laissant

172 lîAIZAC EN PANTOUFLES.

rnlme comme est calme le pic de Ténérife au-des- sus des orages grondant à ses genoux.

Maintenant obtint-il de cette pointe tentée sur les terres privilégiées du barreau les immunités sur lesquelles il avait tant compté? Une réponse trop affirmative sur ce point serait universellement contredite par tous les témoignages contempo- rains, se levant en masse. Le nôtre peut déposer ici que Balzac fut loin de réunir, en adoptant ce pro- cès, une somme de satisfactions morales égale aux peines de tout genre qu'il lui donna, aux dépenses d'argent et de temps qu'il lui imposa pendant les deux mois seulement qui s'écoulèrent entre la condamnation de son client, le 26 août 1859, et son exécution sur la principale place de Bourg, le 28 octobre ; car Balzac, et l'observation se place ici d'elle-même, ne fit paraître ses lettres en faveur de Peytel , le procès en question a pris dans les annales judiciaires le titre de procès Pevlel que lorsque Pevtel , condamné au ibef-lieu de l'Ain, se pourvut en cassation. Pourquoi la défense

I!AI.ZAC TN l'ANTOlFI.ES. IT"

(1p Bal/.ao se produisit-olle si tard, se demandera - t-on, pourquoi n'arriva-t-elle pas concurremment avec l'ouverture do la cause? Nous expliquerons ' celte flagrante inopportunité par Thésitation inces- sante que mit Balzac î\ se décider sur ce point, fort délicat pour lui, de savoir s'il irait défendre orale- ment Peytel à Bourg ou s'il réduirait son rôle à le défendre par écrit. Ces oscillations, comme celles du pendule, se traduisirent par un écoulement de minutes, qu'on appelle en affaires de ce monde perte de temps, si bien que Peytel avait paru au banc des accusés que Balzac s'était à peine décidé. Cependant il s'était rendu à Bourg. C'est à Bourg même qu'il rédigea les lettres ingénieuses, plus ingénieuses que conyaincues, il entreprend la justification de l'accusé Peytel, dej;i condamné par la cour d'assises réunie à ce chef-lieu : et c'est de Bourg même aussi qu'il me les fit parvenir toutes chaudes en épreuves, afin que je les re- visse avant de les envoyer au journal le Siècle,

pour lequel elles étaient destinées.

10.

17i BALZAC EN PANTOUFLES.

En lisant le Mémoire ou la plus subslanlielle paiiic du Mémoire de Balzac, consacré à la défense de Peytel, on prendra naturellement connaissance du double crime, on pourrait même dire du triple crime, dont cet étrange notaire fut accusé et- pour lequel il eut la tète tranchée. Cette curieuse pièce, que nous ne nous souvenons d'avoir vue dans au- cune vitrine de son vaste musée, mérite, par plus d'un côté, d'être tirée de la poussière de l'oubli, si rapide à se convertir en fumée de néant. Elle vaut, certes! la courtoisie d'une résurrection par le soin précieux, minutieux, aveclequel elle est écrite, par la couleur contenue et le dessin laborieux qui la distinguent des autres productions de Balzac. C'est un spectacle nouveau que nous dévoile son intelli- g^ni'c, plus habituée à parcourir l'espace astral, illimité des comètes, ({u'à raser le terre-à-terre de 1h réalité ; et à quelle triste réalité, bon Dieu ! il s'attaquait!

Pour conduiie le lecteur avec plus de clarté à travers les développements nombreux se com-

r.ALZAC EN PANTOUFLES. 175

plaît ce Mémoire, nous (lonncrons tout de suite l'arrêt qui intervint à la suite des débats de l'af- faire Peytel , arrêt que ce môme Mémoire cher- che à ruiner dans l'espoir de le voir casser ensuite en appel devant la cour de cassation :

« Sébastien Benoît Peytel est-il coupable d'a- voir, dans la soirée du 1^'^ novembre 1858, com- mis un meurtre sur Louis Rey, son domestique?

« Ce meurtre a-t-il été commis avec prémédi- tation?

« Est-il coupable d'avoir commis un meurtre sur Thérèse-Félicie Alcazar, sa femme?

« Ce meurtre a-t-il été commis avec prémédita- tion ?

Les jurés se retirent pour délibérer; ils rentrent au bout d'une heure.

Le chef du jury déclare : o Sur la première question, oui, à la majorité, l'accusé est cou- pable.

« Sur les circonstances, oui, à la- majorité.

c( Sur la deuxième question, oui, à la m.ajorifé.

17(i r.Al.ZAC F.N PANTOUFLES.

(( Sur les circonstances, oui, à la majorité.

L'organe du nninistère public : a Nous requé- rons pour le Roi, qu'il plaise à la Cour faire à l'ac- cusé l'application de la loi qui le condamne à la peine de mort.

Et maintenant, au Mémoire de Balzac !

« J'ai vu Pe\tel trois ou quatre fois chez moi, en 1851 et 1852. Depuis, je n'en entendis plus parler qu'à propos de son retour au notariat; il m'annonça lui-même son projet de quitter la vie littéraire. Je l'avais jugé, comme l'ont jugé beau- coup de ceux qui le connurent alors , si peu ca- pable d'une mauvaise action, que, lors de son pro- cès, M. Louis Desnoyers, à une séance du comité de la Société des gens de lettres, eut besoin de m'affirmer que le notaire alors en jugement était ce Peytel que nous avions entrevu. Dès la pre- mière visite qu'il me fit en m'apprenant son ac- (juisition d'une part d'intérêt au Voleur^ Peytel me parut être ce qu'il est maintenant : un homme d'un tompéramont sanijuin jusqu'à la pléthore,

lîALZAC EN PANTOUFLES. 177

vif, omporlô, doué d'une grande force morale et physique, passionné, incapable de maîtriser son premier mouvement, orgueilleux, je dirais presque vaniteux, et parfois entraîné dans la parole seule- ment, comme la plupart des gens vains, au delà du vrai; mais essentiellement bon.

« l'accusation a été partiale, cette défense ne le sera pas. La..conséquence d'un tel caractère est l'ambition. L'ambition littéraire avait amené Peytel à Paris, il se lia naturellement avec quelques écrivains ; il pratiqua la plupart de ceux qui travaillaient à cette époque dans la presse pa- risienne ; enfin, il se mit comme tant d'autres sur le trottoir de la spéculation et de la littérature.

« Deux faits authentiques dans le monde litté- raire peignent Peytel tout entier. En sa qualité de propriétaire du Voleur^ comme beaucoup de gens qui ne prennent un intérêt dans un journal que pour y écrire, il rendait compte des théâtres. Un de ses articles blessa vivement le directeur d'un spertnole, qui s'en plaignit amèrement. Peytel, a

I7S P.ALZAC EN PANTOUFLES.

(jui ses plaintes furent rendues d'une (açon niena- çanle , alla chez le directeur, muni de ce billet (]a\\ lui adressait au lieu do carte :

« Monsitiu-, « Vous désirez connaître l'auteur de l'article sur le Gymnase : il est debout devant vous. »

(( A propos de la vente de ce même journal, Pevtel se crut ou trompé ou lésé dans la vente, non par ses co-vendenrs, mais par l'acquéreur ; il attend son homme sur le boulevard et l'insulte gravement, en plein jour. Le caractère français comporte un si grand fonds de générosité, que i'ac- (|uéreur, saisi de pitié en apprenant la condamna- tion de l'homme envers qui sa haine était certes fondée, a escompté àGavarni les valeurs avec les- quelles nous avons subvenu aux frais de nos voya- ges. Le seul ennemi légitime de Pevtel a eu cette générosité, convaincu do sa non-culpabilité, sou- haitant à Gavarni bon succès. Les ennemis que compte PpN tel à Pourri et ;i Polley ont été bien dif-

UALZAC EN l'ANlOUl- LES. iTl»

Icrents, mais peut-être aujourd'hui sont-ils hon- teux deleur Quvrage. Ces deux traits peignent tout un homme, son vrai caractère et ses habitudes de franchise.

« Peytcl a cet œil qui regarde toujours en face et dont les rayons sont directs , un œil sans faux- fuyants, plein d'ardeur, qui s'allume d'une sou- daine colère, un œil qui dément l'hypocrisie que lui prête le réquisitoire. En le voyant, il est Hicile de deviner qu'il lui est impossible de soutenir long- temps un rôle quelconque. Quand il s'agit d'un homme placé dans le monde vivait Peytel, toute accusation va chercher ses éléments dans le caractère : Taccusation l'a bien senti ; aussi a-t- cUe tout tenté pour donner le change à l'opinion publique ; elle n'a })as reculé devant des assertions qiii, de la part d'un particulier, seraient diffama^ toires. L-js deux faits de vie privée que je viens de raconter confirnicnt les inductions à tii'er de h* physionomie et du caractère de l'accusé. Vout connaissez sa colère prompte ctlacihment oi bliéo.

K^O LALZAC EN l'AMuLI-LES.

maintenant, voici un irait qui vous expliquera sa bonté :

(( Dans une famille honnête et connue de ses amis se trouvait un homme d'une grande incon- duite et qui avait lassé h patience de tous. Celle homme, errant, sans t'eu ni heu dans Paris, ren- contre quelques amjs de Peytel, alors rentré dans hi voie du notariat après ses inh'uctueux essais de journalisme et d'entreprises httéraires. Un expé- die à Peytel ce gargon malheureux, à qui l'on vou- lait faire un sort en lui procurant du travail dans la fabrique de Lyon. Peytel l'accepte, le loge, l'ha- bille et le nourrit. Mais, ce (jui est bien autrement difhcilc, Peytel tente de le réconcilier avec lui- même , de le mettre danb la bonne voie : il le maintient d ins une vie décente, il le suit, le con- seille, le dirige avec des soins constants, touchants, paternels. Ainsi, sa bonté n'est pas une honte de premier mouvement et d'épiderme, comme chez beaucoup de gens violents, et comme pourrait le l'aiie supposeï' r-in«'cdote, révélée à l'audience par

BALZAC EN PANTOUFLES. 181

un témoin, sur l'argent donné à un enfant pour commencer un commerce qui a prospéré. La bonté de Peytel est continue, persistante. Tous ceux qui l'ont connu savent que chez lui l'obligeance est sans bornes : son orgueil et son faste sont soli- daires de son dévouement. Ces sentiments se re- trouvent jusque dans sa vie d'enfance, au collège. « Eh quoi! l'instruction, l'accusation fouillent toute la vie d'un homme afin d'y trouver les racines d'un crime, et ne la fouillent que dans un sens! Elles n'y prennent que les faits dont elles ont be- soin pour leur thèse et qui chargent un seul des plateaux de la balance ! Le réquisitoire se dresse à Lyon : Peytel a fait son second stage notarial à Lyon, sa bienfaisance s'est exercée à Lyon, et l'ac- cusation l'ignore ! Elle sait ce que faisait ou ne fai- sait pas Peytel le lendemain , la veille de son ma- riage à Paris, et elle ferme les yeux sur des faits éminents de sa vie littéraire qui devaient appeler et fixer le doute sur le chef grave de la prémédita- tion! Puis elle peindra cet homme comme un

182 BALZAC EN PANTOUFLES,

homme dissimulé, cupide! l'accusation dit : Teytel est cupide parce qu'il a fait un crime. Mais, pour rendre sa cupidité solidaire de son- crime , il fau- drait prouver par des faits et le crime et la cupi- dité, établir victorieusement le caractère et les habitudes d'un homme intéressé : toute la prémé- ditation , ce chef accablant , est là! Mais cest précisément que je me charge de montrer com- bien l'accusation a été fausse, combien l'instruction est incomplète. Je procède autrement, je vous ob- jecte des faits avant d'en tirer des conséquences, voici donc trois circonstances connues , que plusieurs témoins dignes de foi attesteront, et qui prouvent que Pey tel est un homme violent, allant droit à son but, sans dissimulation. donc est l'homme com- blé de ses bienfaits? Pourquoi n'a t-il pas traversé la France pour courir au secours de Peytel calomnié par ses ennemis ? Peut-être le malheureux est-il en pays étranger? Soyez-en sûrs, nous saurons le re- trouver. Si le procès se recommence^ ce témoignage s'adjoindra à tous ceux qui faillirent à Peytel. Ces

BALZAC EN PANTOUFLES. 183

oublis de l'instruction sont constants et flagrants. A chaque pas que nous allons faire dans ce procès, vous trouverez l'instruction et l'accusation en faute. « Le devoir de Finstruction criminelle est un des plus terribles , des plus minutieux, des phis astreignants que je sache dans notre société. Aussj le juge est-il investi des plus grands pouvoirs : il a tout à ses ordres , les paperasses de la police et ses agents, l'argent du fisc, il fait tout mouvoir; à sa voix , les préfets, les autres juridictions, les polices locales , tout s'empresse ; il a le temps à lui, rien ne le hâte, aucune autorité n'entreprend sur lui, ni le public ni l'Etat, il ne relève que de sa conscience ; il peut, il doit retarder l'instruction pour le plus léger détail, il a la charge de tout in- terroger dans le passé d'un homme : moyens de fortune, dettes et créances, habitudes. Il doit de- mander compte de tout, rechercher la pensée d'au- trefois, appeler ou ne pas appeler l'inculpé à se« investigations; examiner, recueillir toutes les pro- babilités , suivre le crime ou la pensée du crime

184 BALZAC EN PANTOUFLES.

à la pisle, en refaire le chemin moralement et phy- i^iquement; car les preuves du pour et du contre sont partout, dans les êtres^ dans les choses^ dans les lieux; mais à lui de résumer, d'inscrire le bien et le mal, de les balancer en faisant connaître le Droit et l'Avoir moral de l'inculpé. Sans ce rapport essentiellement impartial, à la confection duquel la société, le pouvoir, les citoyens concourent de toutes leurs forces, la religion du tribunal, la reli- gion de la Cour, successivement appelés à prononcer sur la mise en accusation, est surprise.

« L'accusation et l'instruction n'ont pas voulu voir les laits qui prouvaient en faveur de Peytel : elles ont favorablement accueilli, non pas les actes, non pas les faits à discuter, mais les dires et les calomnies qui le perdaient. L'acte d'accusation, qui doit être une sèche narration des faits, a plaidé contre Laccusé. Publié par avance et sans réponse, cet acte a été ingénieux comme une Nouvelle, par- tial là il devait se montrer froid et calme, aflir- matiflà il devait être sceptique. Je n'ai pas la

BALZAC EN PANTOUFLES. 185

prétention de faire de Peytel un saint : il a été sou- vent entraîné à des légèretés. Ces légèretés, qui d'ailleurs ne touchent en rien la probité, l'ont conduit à avoir, au moment j écris, les fers aux pieds comme les plus vils criminels, et à vivre dans l'incertitude de savoir s'il sortira de sa pri son pour aller à l'échafaud , ou pour compa- raître devant une autre Cour d'assises, ou pour traîner le boulet d'un homme gracié.

« En parlant ainsi, j'ai en vue la déposition qui a le plus nui à Peytel , celle du président de la chambre des notaires de Màcon. Pressé par l'accusé, par ses défenseurs, d'expliquer le refus d'admettre Peytel parmi les notaires de Màcon, le président a prononcé les mots d'incapacité, d'improbité. Quel avantage pour moi que la chambre des notaires de Màcon ait taxé le postulant d'incapacité! Déjà voici cette compagnie induite en erreur. Peytel a donné les preuves de la capacité la plus étendue à Lyon et à Belley. Ici la chambre répond que la ca- acité s'entend de l'observance des règles relatives

18C r.Ai.z\c EN Pantoufles.

au staize. Mais comme cette imitile accusation somie mal aux oreilles des jurés qui s'arrêtent au sens vulgaire des mots! Reste l'improbité.

(( Cepointexige une digression de la plus haute importance.

{( Peytel a commencé ses études de nota- riat chez M. Cornaton. l.e refus de la chambre fut basé sur des renseignements donnés par ce notaire. L'instruction , l'accusation avaient donc pour appuyer leurs foudroyantes allégations le dé- libéré de la chambre des notaires de Màcon. Com- ment l'instruction n'a-t-elle pas mandé M. Corna- Ion, en l'obligeant à déduire les raisons intimes de ses renseignements? pourquoi n'a-t-elle pas mis en présence, confronté la cbambre des notaires et M. Cornaton , puis M. Cornaton et Peytel, et enfin Peytel, M. Cornaton et la chambre, afin que ce re- fus expliqué dans le silence de l'instruction ne pe- sât point dans le plateau des charges ou y restât sans discussion possible? L'Instruction, l'Accusa- tion vont t;i\er un honune de cupidité, d'imprn-

BALZAC EN PANTOUFLES. 187

bité , et ni rinstruction ni l'accusation ne s'en- quièrent des faits sur lesquels la chambre a pro- noncé. Ici, comme il s'agit pour Peytel d'être déclaré probe ou improbe, je dois établir publique- ment ce que rinstruction devait faire en secret. J'ai les mains sur des questions délicates , mais personne ne souffrira de ma parole.

« Le sentiment qui dicta jadis à M. Cornaton les renseignements sur Peytel est inhérent au cœur do l'homme : il a pu être blessé plus vivement encore et plus intimement atteint que l'acquéreur du jour- nal ; mais je prends sur moi de dire qu'il sent comme nous, à ses pieds, peser les fers de Peytel ; que , devant une autre Cour, il réhabihtera plus entièrement encore qu'à l'audience les antécédents de son clerc.

0 Quand Peytel était chez lui , M. Cornaton avait cru s'apercevoir qu'il manquait de pe- tites sommes à sa caisse. Suivant sa déposition de- vant la Cour, il a dit qu'il n'avait aucune certitude que ces détournements eussent été pratiqués par

188 BALZAC EN PANTOUFLES.

Peytel. Bien plus, un des jurés lui a demandé si, Pe\tel parti, les infidélités avaient continué, il a ré- pondu : Oui, mais moins fréquemment et pour des sommes moindres, ^'est-il pas évident quelauteur des détournements comptait sur le jeune clerc et se comportait de manière à laisser croire qu'il y avait deux coupables au lo;.ns? Eh bien, peut-être M. Cornaton a-t-il. quand il s'est agi de recevoir Peytel notaire à Màcon, trop écouté ses ressenti- ments? La chambre a consulter le premier pa- tron du postulant, un notaire qui demeure à peu de distance de Màcon.

a Aujourd'hui M. Cornaton doit être au déses- poir d'avoir provoqué la délibération de la chambre des notaires. Un corps tient à ce qu'il a mis sur ses registres : la discussion était impos- sible entre M. Cornaton devenu généreux en pré- sence du danger de Peytel et le président de la chambre des notaires appuyant la décision de sa chambre sur les renseignements donnés par M. Cor- naton. Opposons un fait à de simples soupçons, en

BALZAC EN PANTOUFLES. 180

adiiieltant que le délibéré de la chambre des no- taires soit fondé.

« Pendant sa cléricature et son priiicipnlat chez M. Farine et chez M. Fiichez, le successeur, une des études les plus occupées de Lyon, Pevtel a eu en maniement des fonds considérables et qui sont montés à deux miUions. En quittant l'étude et ren- dant son compte de caisse, il s'est trouvé une er- reur d'environ mille francs. Remarquons qu'une erreur légère , comparée au total des sommes reçues, ne compromet la probité de personne. Un premier clerc qui , voulant voler, volerait mille francs dans deux millions, mériterait aux galères les plaisanteries de tous les condamnés. Peytel agit comnie tout le monde en pareil cas ; il tira de sa poche un billet de mille francs pour aligner les comptes , en protestant de son exactitude, en suppliant son successeur de rechercher l'erreur. Il lui était alors impossible de rester à Lyon jusqu'à l'apurement des comptes, il avait traité à Belley.

Quelques mois se passèrent sans que Terreur

il.

190 BALZAC E> [' A.N TOU FLES.

fût découverte, mais elle se découvrit : on avait oublié de porter uue somme payée ou reçue chez un banquier de Lvon, en dehors des comptes de l'étude. M. Périgaud, le successeur de Peytel dans son piincipalat, l'en instruisit à Belley ; Peytel le remercia par une lettre il exprimait combien cette erreur, quoique aussitôt couverte, lui pesait et rinquiétait. Cette étude est à Lyon, le no- taire est à Lyon; M. Périgaud, le successeur de Pevtel, Cit encore à Lyon, l'acte d'accusation s'est dressé à Lyon. Avouez qu'il y a d'étranges fatali- tés dans cette affaire. Ce fait n'est pas d'un homme improbe : il comporte les allures d'une vie hou. nête. Les seules fautes de jeunesse que Peytel a pu commettre ont pour origine une passion très-par- donnable.

« Maintenant étudions l'ordre logique de ce lait.

« Poyiel quitte Paris pour se faire notaire: il se présente à Màcon, il est refusé sous prétexte d^'n- rapacité, ce qui implicpie défaut de temps derléii-

r.ALZAG EN PANTOUFLES. 491

cature, on drlaiit d'inslniction. Son premier pa- tron', consulté par la cliambro, parle pent-être d'inconduite et d'indélicatesse en étendant le sens du mot probité. Un chevalier d'industrie ainsi dé- masqué retournerait k Paris ou partirait pour l'Amérique ; à quarante lieues à la ronde, la pro- vince n'est plus tenablepoiir lui ; mais non, point ! Peytel, au lieu de renoncer à une carrière que lui fermerait une pareille note, se rend à Lyon, à quelques lieues de Màcon, y devient premier clerc et traite plus tard à Belley.

« Assurément, un homme accusé d'improbité, d'un détournement de fonds quelconque, eût alors rencontré des difficultés : il n'en éprouve aucune, il est reçu. Il serait horrible, dans une société fon- dée sur le repentir, de ne pas admettre qu'un jeune homme (je dis cela pour ceux qui ont des repro- ches à s'adresser) ne pût se corriger de ses er- reurs. Or, des erreurs problématiques reprochées à Peytel par l'Accusation à un double meurtre, n'y a-t-il pas bien des abîmes à franchir? »

i92 BALZAC EN P AIS' TOUFLES.

« Beaucoup d'écrivains et plusieurs gens illus- tres le connaissent et sont prêts à déposer de ses mœurs loyales, à jour, faciles, décentes. C'est ici l'occasion d'insister sur un détail des débats, au- quel les journaux de Paris n'ont pas donné toute la publicité désirable en présence de l'accusation lue et discutée par toute la France pendant quinze jours avant les débats. M. Casimir Broussais a re- présenté M. de Lamartine comme ennuyé des persécutions de Peytel et ne cédant qu'à des im- portunités, soit en assistant au contrat, soit en con- duisant Félicie Alcazar à la mairie, à l'église, à l'autel , à la célébration légale du mariage. Il rapporte ce propos si spirituel de Félicie Alcazar à son prétendu : Vous connaissez tant M. de Lamartine que je commence à croire que vous ne le connaissez pas du tout !

c( Le soin qu'a pris M. de Lamartine de servir de père à Félicie n'est pas une affaire de simple politesse. Certes, pour beaucoup de personnes, en ce moment, M. de Lamartine aurait fait lâcher

BALZAC EN PANTOUFLES. 193

prise àPeytel quand ce malheureux saisissait notre grand poëte par sa robe étoilée. Il en est de M. de Lamartine comme de dix personnes à Belley, comme de beaucoup d'autres à Paris, croyant toutes à l'ac- quittement de Peytel et redoutant toutes de compa- raître en cour d'assises. Mais ne croyez pas que l'orateur courageux , que le poëte généreux ait renié l'enfant de Mâcon. Voici le dernier para- ' graphe de la lettre écrite par M. de Lamartine, à Peytel, en prison.

Mâcon. 12 novembre 1859.

« Votre déplorable situation préoccupe ici tous « les esprits : on ne doute pas que les révélations « inattendues que le temps et les circonstances « amènent toujours ne justifient complètement « l'exactitude des détails que vous donnez vous- « même, et ne fassent promptement succéder à ces « préventions dont vous me parlez, l'intérêt, la p\- « tié universels. En attendant, monsieur, j'aime à « vous attester que ces interprétations n'ont trouvé « ici accès dans l'esprit de personne, et que si vous

194 BALZAC EN PANTOUFLES.

« avez besoin irautres preuves que votre malheur c( est votre désespoir, vous les trouverez ici dans (( r attestation unanime de la pureté de vos antécé- « dents et de rirréprochahUité de votre vie.

a Recevez, avec l'expression de ma douloureuse « sympathie, l'assurance de mes sentiments dis- « t ingués. « De Lamartine. »

« Youlez-vous voir les alhires de cet homme dans sa vie privée ? Peytel a le même taillfiur de- puis douze ans, et solde avec kii ses comptes comme le bourgeois le plus rangé. Ce tailleur est M. Buis- son, qui ne s'occupe de sa facture que quand elle monte à mille écus, tous les trois ans, tant il con- naît à fond Peytsl. Le tailleur est le critérium du fiédit d'un jeune homme. Je n'arrive pas sans rai- son à ce minutieux détail : aux débals, un mar- chand de vin, ami de collège, a dit qu'il n'aurait pas fourni une pièce devin à crédit à Peytel. Or, Peytel est de Màcon et possède des vignes! Cette éposition, quoique faite sans malveillance, a pro-

HALZAC EN PANTOUFLES. 195

(luit le plus mouvais effet. Ainsi, par une étrange fatalité, tout a compromis Peytel, même un témoi- gnage qui voulait être bienveillant.

c( Je m'interromps ici pour faire à tous ceux qui me lisent une interrogation essentielle à l'honneur de tous, et d'une excessive importance dans notre droit public. La magistrature, dans l'exercice de ses fonctions, est-elle dispensée des lois auxquelles sont astreints les autres citoyens? Accuser d'es- croquerie publi(juement un homme donne lieu à un procès en diffamation : le diffamateur n'a pas le droit de rapporter les preuves de son dire, il est condamné. Si l'accusation faite dans l'intérêt gé- néral jouit d'un privilège que n'ont pas les indi- vidus, si elle peut taxer impunément Peytel, ou tout autre accusé , d'escroquerie, n'est-ce pas à la charge de prouver son dire? Si elle ne prouve rien, Taccusalion n'est-elle pas odieuse, l'in- dividu n'est que passionné? Pour la Justice, rigou- reusement parlant , il n'y a d'escrocs que ceux qu'elle a condamnés pour escroquerie à un tribu-

J9C BALZAC EN PANTOUFLES,

nal do police correctionnelle quelconque. Avec beaucoup de laisser-aller , elle peut soupçonner d'escroquerie un homme contre lequel il y aurait eu de ces plaintes qui meurent dans les greffes et que le parquet peut retrouver. Mais ici, contre Pey- tel, il n'y a ni chose jugée, ni plainte portée et retirée, ni même un de ces faits capitaux, décisifs, incontestables, apportés à l'audience par des té- moins dignes de foi.

« A travers cette narration, nous sommes arrivés àl'étabUssement de Peytel à Belley.

« Vous serez bientôt édifiés sur la manière dont les premiers éléments de la procédure y ont été disposés. Pevtel était pour Belley un étranger, un Parisien, il y a soulevé des animosités violentes; le fond de son procès se trouve là. L'usure dévore le département de l'Ain et la frontière de Savoie. Les notaires sont plus que tous autres en état de juger cette plaie. Pc\tel, homme extrêmement in- telligent, dut en être frappé. N'était-ce pas se bien poser dans un pays que d'y faire baisser le taux

BALZAC EN PANTOUFLES. 407

de l'intérêt? Etrange erreur, Peytel rendait ser- \ice à des victimes isolées, peu propres à la recon- naissance, occupées de leurs cultures, incapables de communiquer leurs impressions et de produire une action utile en sa faveur, tandis que les usu- riers, placés sur le terrain même vivait Peytel, avaient un lien commun dans leur haine contre celui qui troublait la source de leurs profits.

« Ce fait si grave, enfoui dans les ténèbres de la vie de province et qui a valu au nouveau -venu une bonne haine sourde de douze et même quinze pour cent annuellement perdus dans les capitaux, est la plus forte cause du soulèvement des esprits contre ce malheureux jeune homme plein de bonnes in- tentions.

« Une fois le Parisien mal vu dans une ville de provnice , il est incroyable comment vont les choses : il devient l'objet de commentaires per- pétuels et malicieux ; tout de lui s'interprète en mauvaise part. Peytel remarque que beaucoup de gens sont en état de concubinage à cause de la

198 BALZAC EN PANTOUFLES

cherté des coiilrals; il offre à l'évêquede faire gratis les contrats de mariage des gens pauvres, afin d'aider à leurs mariages. Aussitôt Pe\ tel est taxé d'iiypocrisie religieuse. Des contrats gratis! abais- ser le taux de l'usure ! Quelle abomination ! On ne parlait pas des pertes entraînées par la difficulté de prêter à dix-huit et vingt-quatre pour cent, quand Pevtel offrait de l'ars^ent à six ; mais Pevtel fut si bien attaqué par les discours calomnieux, cpi'il devint à Belley ce que lord Byron élait à Londres. Il ne buvait pas précisément dans un crâne, mais il donnait des gants blancs à son domestique pour servir à table, ce qui paraissait aussi exorbitant. 11 avait été journaliste à Paris ; il y avait des hor- reurs dans sa vie; il était duelliste.

a Enfin, à son insu d'abord, il fut sous le poids dos commérages les plus venimeux; puis en les ap- prenant, il commit le dangereux plaisir de rimer quelques épigrammes contre ses ennemis et de leur lancer quelques chansons. Le Parisien combiné d'homme de province, le littérateur reparut, il eut

BAÏ.ZAC E> PANTOUFLES. 100

plus d'esprit que ses adversaires : autre crime! Cette petite guerre entretenait la haine : mais il n'y eut jamais, remarquez-le ! d'accusations relatives à sa probité. Les attaques n'atteignaient que son caractère ; on le disait capable de tout. N'est-ce pas ce que la calomnie dit d'un homme quand elle mâche à vide et n'a point de pâture sous les dents ?

(( La calomnie alla si loin que, pour mieux perdre Peytel quand il l'ut en prison, on profitait do son offre à l'évêque pour le peindre comme un cagot aux gens d'opinions libérales, à qui l'on disait que Peytel servait la messe et l'entendait tous les jourSc Aux gens religieux, on disait que les magistrats avaient trouvé chez lui des choses infâmes qui attestaient une débauche effrénée.

a Vraiment, il faut raconter ici le seul fait qui puisse rendre moins sombre une discussion il s'agit de la vie d'un homme. Peytel avait un très- riche mobilier pour un homme établi près de la Savoie. Peytel, de qui nous connaissons le goût, visitait souvent les marchands de curiosités. En

200 BALZAC EN PANTOUFLES,

furetant, il avait trouvé à Lyon une des choses les plus rares, je ne sais si M. du Sommerard en pos- sède une; il s'agit d'une de ces ceintures de chas- teté, si célèbres dans les anciens conteurs, et qui sans doute venait d'Italie. Il n'en fallut pas davan- tage à Belley pour ôter à Peytel toute sympathie; il fut accusé de pratiquer les plus cruels errements de la jalousie italienne au moyen âge. Mais, comme me l'ont écrit les gens sensés du pays, Peytel avait cet instrument bizarre appendu dansuncoin,et ses amis ont mille fois vu cette curiosité dans le musée qui ornait son cabinet. Cette ceinture fit des ra- vages effrayants dans l'opinion publique.

« Néanmoins, les gens de la campagne auxquels Peytel avait rendu des services l'aimaient, mais ils étaient impuissants. La hame fermentait dans la petite ville , les intérêts blessés ne lui pardon- naient point. Aussi le premier mot d'un de ses concurrents, quand il apprit l'événement du pont d'Andert, fut-il : « Quoi qu'il y ait, Peytel est un homme perdu ! » Co cri est à mes yeux d'un plus

IJALZAC EN PANTOUFLES. 'iOl

grand poids que bien des phrases ampoulées de l'acte d'accusation; il révèle ces implacables haines de petite ville qui ont agi dans l'instruction, et que je me charge de retrouver à l'œuvre quand j'exa- minerai la procédure en terminant cette lettre.

« Disons ici que Peytel compte dans l'arrondis- sement de Belley des affections chez des gens élevés, incapables de petits calculs. Rétablissons dans la plus haute estime M. Roselli-Mollet, homme d'esprit, considéré dans le pays par les gens de lu première société, mais que la justice a failli rendre complice de Peytel, comme elle faisait de M. Per- rin, notaire de madame Alcazar, le complaisant de Peytel , qu'il ne connaissait point , et assez com- plaisant pour intercaler au contrat des stipulations dclavoraltles à sa cliente au dire de l'accusation. Ces stipulations seront l'objet démon examen, et ce ne sera pas ma faute s'il en résulte de grandes bévues judiciaires dans l'accusation soit orale, soit écrite.

« La bonté de Peytel, de laquelle dépose le fait

201 r.ALZAC EN PAMOUFLES.

relatif à l'hospitalité donnée à Lyon, éclate surtout dans ses rapports avec sa femme. L'instruction, l'accusation, la famille admettent tout d'abord ce qu'on a nommé l'extrême myopie de Félicie, dé- faut dans la vue qui la portait à tenir la tête baissée atin de se dérober aux regards ; puis son manque d'éducation, son insubordination, sa constante ré- sistance aux désirs de son mari. En beaux et bons termes, Félicie Alcazar n'était pas bonne pour son mari.

« Je suis obligé de dire ces choses pour expli- quer combien un homme violent, incapable de maî- triser ses premiers mouvements, dont l'ambition était de se maintenir dans la première société de son pavs d'adoption, dut prendre sur lui pour ca- cher SCS impalio::ces , relenir ses réprimandes et sans cesse pardonner des loris exlrèmement graves chez une jeune mariée de quelques mois. J'ai les plus fortes raisons de croire (ju'il ne s'agissait pas d'enfantillages, mais de fails graves, de mensonges et dedissimulalionsincompatiblcs avec la jeunesse,

liALZAC E.N PANTOUFLES. 205

de familiarités qui ne convenaient point à la lemmc d'un homme revêtu d'un caractère public et qui a besoin de considération .

« Dégageons maintenant les faits de l'emphase judiciaire, et disons-les comme ils doivent se pro- duire à l'esprit.

« Un notaire nouvellement marié, sa jeune femme et leur domestique reviennent de Bourg à Belley, ils demeurent. La jeune femme a vingt et un ans depuis quelques jours ; elle est grosse de cinq mois et demi. A quelques portées de fusil de Belley. à onze heures du soir, sur la grande route, deux personnes sont assassinées, la femme et le domes- tique : une seule survit. Sur une route observée par la douane, qui a Tune de ses lignes inté- rieures à peu de distance, sur une rivière les gens pèchent en fraude la imit, entre le village de Rothonod et la ferme de la Bàty, près de la maison d'un forgeron située à cinquante pas, le hasard Veut qu'il n'y ait aucun témoin oculaire ni auricu- laire de ces deux morts également violentes. Per-

204 DALZAC EN PANTOUFLES,

sonne à dix lieues à la ronde ne peut être inculpé. D'ailleurs , les meurtres ont été commis avec un ou deux pistolets, avec un marteau faisant partie de l'équipage des voyageurs. Enfin le survivant accepte la responsabilité d'un homicide. Ce survi- vant, ce jeune marié, ce notaire, c'est Peytel. Rien de tout cela n'est sujet à contestation. Quelqueétranges que soient les circonstances de l'homicide commis sur Louis Rey, l'instruction -dessus est éclairée : Peytel l'a tué, il l'a déclaré dès le premier moment, il doit être cru, surtout quand sa version explique tout; quand la thèse de l'accusation, qui n'explique rien, arrive à l'absurde.

« En droit, en fait, en morale, tuer pour tuer constitue une infirmité facile à reconnaître et qui provient de lésions intérieures au siège de l'intelli- gence. Léger avait une partie de la cervelle gâtée, lui qui enlevait sa victime et allait la manger dans un coin. Un homme alors passe de la section judiciaireàla section médicale, et delà prison dans un hospice. Peytel, au cas il aurait commis

DALZAC E> l'AMOlFLES. 205

deux meurtres au lieu de l'homicide qu'il avoue, sans aucun motif et par une aliénation mentale, eût été déjà placé dans une maison de fous, et sa vie antérieure contiendrait quelques preuves, quel- ques faits avant-coureurs de la l'rénésie qui l'au- rait saisi à la montée de la Darde. Sur ce point, ministère public, accusation, défenseurs, accusé, tout le monde est d'accord, il faut rayer le cas de folie.

« Dès lors, l'homicide commis sur Louis Rey, le seul avoué, et le meurtre qu'on prétend avoir été prémédité sur lafemmedansle système del'accusa- tion, ont des motifs, des raisons parfaitement sai- sissables, qui peuvent être recherchés, qui doivent être nécessairement trouvés en parcourant les di- verses propositions en vertu desquelles un homme est conduit à tuer sa femme et son domestique, sur une .grande route, à un endroit déterminé. Ce travail est un peu lonj^, mais il n'est pas impos- sible : dans sa conclusion , il y a la vie lYuw homme.

12

20G CAI.ZAC EN T AN' TO UFLES.

« Tous les criminalistes sont portés à croire que les crimes se commettent par celui à qui ils profi- tent; le droit criminel en a fait un axiome. Cet axiome n'est pas exactement vrai. Le crime de Papavoine serait inexplicable et le crime deFiesclii ne lui pro- fitait guère. En d'autres termes, un bravo vous débarrasse très-bien, pour le plus léger lucre, de votre ennemi. Papavoine et Fieschi prouvent que tous les bravi ne sont pas en Italie. Ici, Peytel n'a pu tuer son domestique, enfant trouvé, pour le compte de personne: il n'avait aucun intérêt pé- cuniaire à le tuer pour son propre compte. Voici déjà l'homicide avoué par Peytel inexplicable, soit pour le compte d'autrui, soit par intérêt pécuniaire. Au lieu de méditer profondément sur ce non- sens moral, on faveur de Peytel contré Peytel, contre et pour Louis Piey, pour et contre Félicie Alcazar, l'accusation et 1 instruction ont inventé que Peytel avait tué son domestique et sa femme, tous deux, remarquez- le bien! par préméditation ; remarquez encore ce chef terrible ! en prétendant ces (b'ux

BALZAC EN PANTOLFLrS. 207

meurtres nécessaires à l'accusé pour s'emparer de la fortune de Félicie Alcazar sa femme, et le jury, sans hésiter, a résolu ces chefs d'accusation nflu- mativement.

« Parmi les raisons probables que peut avoir un homme de se défaire de sa femme, notre malheu- reuse société place en première ligne 1 intérêt pé- cuniaire, en seconde la détestation profonde pour l'individu même , en troisième la détestation à cause d'un amour a lultère. Sans une de ces trois raisons il n'y a plus de crime possible, l'accusation croule tout entière.

a Félicie Alcazar peut encore avoir été tuée invo- lontairement et pour une autre personne. Cette explication si naturelle au cas les trois autres raisons manqueraient , fait partie d'un système dans lequel, sous aucun prétexte, je ne veux ni ne dois entrer. S'il parait justement impossible que le meurtre commis sur cette femme ait été con- seillé par l'intérêt ou par une haine inexorable, je ne continuerai même la discussion qu'après l'arrêt

•208 BALZAC EN PAMOUFLES.

de la cour suprême , s'il casse celui de la cour d'assises.

« Pour établir la préméditation de deux meur- tres commis par intérêt, l'accusation devait prou- ver chez PeUel un urgent besoin d'argent, une grande ambition, un défaut de fortune personnelle et la nécessité de s'emparer de celle de sa femme. Vous comprenez, dès Tabord , de quelle impor- tance est, dans cette thèse, la fortune de Peytel. Peytel est-il riche? Peytel est-il pauvre? est-il en- detté? Sa condamnation ou son acquittement est en partie dans la réponse. Peytel riche, Peytel devant être plus riche que ne l'est Félicie Alcazar, ne saurait tuer sa femme par intérêt. Peytel aussi riche que son ami Roselli-Mollet le représente à M. de Montrichard, gendre de madame Alcazar, n'entre pas dans une famille par une tromperie, il n'escroque plus une dot. Tout est pour la pré- tendue préméditation, comme pour la rapidité de la scène au pont d'Andert, tout est dans le carac- tère sanguin-bilieux de Peytel, évident pour qui le

BALZAC EN PANTOUFLES. «209

regarde en face. Ainsi, la plus grande partie de la non-culpabilité de Peytel est dans un examen ap- profondi de cette fortune, que l'accusation a dit être dissipée sans administrer la moindre preuve. »

Ici de Balzac établit, par des calculs estimatifs, que la fortune immobilière de Peytel, et qu'il pou- vait espérer de sa mère, s'élevait à une valeur de 97,000 fr. Et il ajoute :

c( Selon l'accusation, Peytel aurait pourchassé Félicie Alcazar pour la fortune de cette jeune per- sonne, en exagérant la sienne propre, et il aurait tracé aux yeux inquiets d'une mère V avenir de son enfant sous les plus riantes couleurs.

« D'abord, il serait singulièrement impolitique à un prétendu de tracer à une mère l'avenir de son enfant sous de sombres couleurs. Puis, dans l'opinion des observateurs sérieux, il eût élé sin- gulièrement difficile que Peytel poursuivît Félicie Alcazar pour d'autres motifs que les avantages pécuniaires. Aux yeux de qui que ce soit, Félicie n'avait pas d'autre chbse à offrir. Elle était des

12.

210 BALZAC EN PANTOUFLES.

quatre sœurs la moins belle, elle avait peu d'édu- cation, peu de manières. Selon une déposition due à un membre de la famille, elle avait le sentiment de ses imperfections, et néanmoins , comme la plupart des femmes de beauté contestable, elle ne manquait pas de coquetterie.

(( Ici, je n'ai nul désir d'accabler une pauvre femme morte de la mort la plus malheureuse. Quelque graves que puissent être ses torts au début de. son mariage, ils ont aussi leur excuse dans l'explication de son caractère et de sa vie anté- rieure, dans mille causes qui ne sont pas du do- maine de cette discussion et relèvent delà famille. Les magistrats ne sont pas la justice, ils n'en sonl que les organes, ils la préparent ; mais, devant un tribunal secret il serait possible de toul expliquer, peut-être les trois acteurs de ce singu- lier et mystérieux drame seraient-ils également excusables. 11 est de ces malheurs devant lesquels les hommes ne peuvent que lever les yeux et les mains au ci^d en disant comme Jésus : « Mon

DALZAC EN PANTOUFLES. 211

« Dieu, pardonnez-leur! » Leur vrai tribunal est là-haut .

« Chacun sait comment se font presque tous les mariages, et principalement ceux de gens qui achètent des oflices publics : on cherche une bonne dot, on prend sa femme la met le hasard des écus. Une héritière en bas bleus, on la formera! Une fois en voiture, la fdle d'un boucher ou d'un boulanger n'est plus la mémo femme. Enfin toute fille d'argent devient très-bien en tous lieux , même à Paris, la femme de qui- conque a sa charge à payer. Ferait-on un crime à Peytel d'avoir suivi les. errements de son état? d'avoir cru qu'une jeune fille peu jolie," ayant un défaut dans la vue, aurait quelque reconnaissance de trouver un mari bien établi, et qu'elle lui donnerait le bonheur? Allez-vous faire le procès à tous ceux qui n'ont pas épousé de behes femmes, à tout mariage de convenance, le seul mariage (pie M. de Montrichard et Peytel et madame Alcaznr aient prétendu faire? Maintenant, en dehors de

212 BALZAC EN PANTOUFLES.

ceci, voulez-vous savoir les motifs déterminants de Peytel? Félicie Alcazar était la sœur de madame de Montrichard. M. de Montrichard avait un poste à Belley, et Peytel trouvait dans cette famille un appui pour s'implantef dans cette ville. Il se voyait le beau-frère de M. Casimir Broussais. Il augmen- tait sa considération de celle de ses alliés. L'accu- sation dit ici que Peytel a mis une excessive ardeur dans cette recherche; elle le peint impatient, elle fait jouer à M. Roselli-Mollet un rôle outré. Il semble que l'un et l'autre aient couru sus à une riche héritière. M. Roselli-Mollet, comme cela se pratique d'ailleurs dans quatre-vingts mariages sur cent, aurait exagéré la fortune de Peytel, qui eût été ruiné... »

Balzac, complétant ici l'état de fortune de Peytel, et ajoutant aux 97,000 fr. de valeurs immobihères les valeurs mobilières que possédait Peytel, soit en numéraire, soit en meubles et objets d'art, présente le condamné comme ayant une fortune de 114,000 fr. Il passe ensuite à

r.AI./.AC EN PANTOUFLES. 21Ô

l'examen delà fortune apportée en dot parFélicie, et arrive à ce résultat que l'apport se réduirait à 60,000 fr. 11 rappelle les discussions qui se sont élevées au sujet du contrat de mariage, et dit être en mesure de prouver que la clause relative au survivant n'a pas été insérée subrepticement, mais du consentement exprès de madame Alcazar, à laquelle on fit comprendre que cette clause était favorable à sa fille qui avait plus à recevoir de Peytel que celui-ci n'avait à recueillir de sa femme. D'ailleurs, on ne peut admettre qu'un notaire, et particulièrement M. Perrier, notaire de la famille Alcazar, ait pu se prêter à une pareille super- cherie.

Après s'être ainsi attaché à démontrer que Peytel n'avait que de médiocres avantages à at- tendre du contrat de mariage , Balzac examine quel profit il eût pu attendre du testament. D'après ses calculs, réduisant de la fortune de Félicie la réserve qui revenait h sa mère, et en lui tenant romple des avantages résultant pour

21i BALZAC E>' PANTOUFLES.

Peytel du contrat de mariage et qui ne pouvaient lui être enlevés, le bénéfice que celui-ci eût retiré du testament se réduisait à 8,51 1 fr. 48 cent l-

Aussi, Balzac s'écrie :

« Suivant r accusation, Félicie aurait donc été assassinée pour huit mille trois cent onze francs, quarante-huit centimes et demi.

i( Mais pour cofnble d'absurdité, remarquez que les avantages du testament sont nuls. Peytel doit s'en tenir à son contrat de mariage. Ce contrat lui assure la jouissance de tout, sans être tenu de donner caution ni de faire emploi, attendu sa por- tion de biens au soleil à Màcon ; il n'avait qu'à rendre 17,511 fr. 49 c. à sa belle-mère. Il était bien plus héritier par son contrat de mariage que par le testament.

« Si vous admettez un meurtrier par calcul et que ce meurtrier soit un notaire, au moins faut-il le faire conséquent avec sa propre science, avec les titres du code qu'il est obligé de mettre en action tous les jours et d'expliquer à ses clients.

BALZAC EN l'ANTOUFLES 215

Pour lucr sa femme, Peylel devait alteudre qu'elle lui rapportât tout ce qu'elle pouvait lui rapporter. Trois mois et demi plus tard, sa femme grosse eût accouché d'une fille dont la naissance privait ma- dame Alcazar de sa portion résiervée et assurait à Peytel le quart de la fortune de madame Alcazar, comme tuteur de sa iîlle.

« Dans le cas qui n.ous occupe, Peytel aurait choisi pour tuer sa femme le moment précis oîi elle lui rapportait le moins ! Et l'accusation en fait un profond scélérat qui rêve le crime en si- gnant son contrat de mariage, et dont elle doit dire en pleine audience : Le lieu^ le temps^ les moyens, il a tout habilement disposé! Ei ce pro- fond scélérat aurait commis un meurtre pour s'as- surer les bénéfices d'un testament qui lui donnerait moins d'argent que son contrat de mariage lui en assurait. De quel nom appellerai-je ces non-sens judiciaires? Pourquoi ces paroles.: Le jonr oh Félicie sifjna son testament^ elle siyna son arrêt de mort 'i

'210 BALZAC EN PANTOUFLES.

(( Le testament est donc inutile et l'accusation doit s'en tenir à prétendre que Peytel a tué sa femme pour recueillir les bénéfices du contrat ; le meutrier cu- pide qui sait si bien choisir son temps, aurait tou- jours commis une absurdité morale en tuant sa femme au pont d'Andert. Trois mois et demi plus tard, en la tuant avec succès, il y gagnait près de 00,000 francs, composés des 17,511 francs 49 cen- times qu'il n'aurait pas eu à donner à l'aïeule de son enfant pouria portion réservée aux ascendants, et de la fortune de sa fille, dont il aurait eu la jouissance pendant dix-huit ans, laquelle peut bien s'estimer à 40,000 francs.

(( Ainsi le meurtre commis par Peytel sur sa femme, au heu d'être le résultat des plus perfides combinaisons, serait le subhme de la bêtise. Peytel mériterait deux fois la mort, comme un infâme meurtrier et comme le plus grand sot de France. L'accusation avait comme nous à sa disposition le contrat de niaiiage de Peytel, sont tous les éléments du compte (jue nous faisons; elle

BALZAC EiN PANTOUFLES. 217

n'ignore pas les quatre règles de raritlimétique instituées pour tout le monde : nous ne lui Ferons pas l'injure de penser qu'elle ignore les articles du Code, titre des Successions et des Donations. Tout en sondant les cœurs et pénétrant les plus secrels motifs des hommes, n'aurait-elle pu se livrer à quelques opérations mathématiques avant de ful- miner ses terribles paragraphes sur l'opportunité du meurtre, sur les bénéfices que le testament ap- portait à Peytcl, et s'épargner les phrases sonores qui ont induit les jurés en erreur? Avant de com- mettre un meurtre , Peytel pouvait prendre une somme deux fois supérieure à cet haceldama (prix du sang) chez des amis qui la lui eussent prêtée à sa première demande. Deux témoins, parmi les- quels se trouve son successeur chez le notaire de Lyon, ont prouvé que Peytel eût emprunté facile- ment chez chacun d'eux plus de 8,000 francs.

« Quand, dans un acte d'accusation, l'un des écrits les plus importants qui -puissent émaner du

ministère public, il existe de p,\i cilles erreurs de

15

8 BALZAC E-N PANTOUFLES.

chiffres, quand aux débats les assertions enfantées d'après des pièces aussi vivantes, aussi authen- tiques que le sont des actes notariés, sont démen- ties par ces pièces mêmes; quand, pendant vingt jours, la France entière a lu cet acte d'accusation sans que l'accusé pût y répondre, cette lettre est un faible dédommagement pour un homme con- damné à mort sur de semblables suppositions. Peut-être, d'ailleurs, Félicie a-t-elle très-hbrement apporté son testament à Peytel.

« L'accusation n'a produit d'autre témoin sur celte circonstance que madame Broussais, abusée par sa sœur, et qui s'est montrée accablante, soit par sa parole, soit par son maintien. Félicie, dit l'accusation, racontait à sa sœur les persécutions de Peytel à ce sujet. Madame Broussais est un de ces té- moins qui sont, relativement à l'accusation, dans la catégorie delà sœur ou de la mère de Peytel relati- vement à la défense, c'est-à-dire extrêmement dis- cutables. Mais, en ceci^l'honneur de FélicieAlcazar n est plus enjeu". Eh bien ! Félicie disait très-rare-

BALZAC EN TAÎsTOUFLES. 210

ment la vérité. l'accusation est en délaut, sans preuves, l'accusé, qui a noblement gardé le silence sur les vices moraux de sa femme, a mis do côté les preuves de ce que j'imprime.

« Le système adopté par l'accusé devant la cour d'assises envers sa femme morte a empêché les défenseurs d'éclaircir la vérité, de faire compa- raître des témoins relativement à ce testament, connu de tout Belley, et dont Peytel avait parlé comme d'un enfantillage, ce qui n'annonçait guère de mauvais desseins. Madame Peytel, selon des dis- cours recueillis par l'acte d'accusation , tremble devant son mari, son mari lui fait peur, il la tour- mente pour un testament. D'après les données du caractère deFélicie Alcazar, tous ces dires peuvent être faux, avancés à dessein. Un notaire ne de- mande pas un testament à sa femme sans en sup- puter les bénéfices, opération qui ne veut pas un quart d'heure de calcul.

a Ce testament, inutile au cas Peytel aurait eu des enfants, les bénéfices de son contrat

2-20 DALZAC EN PANTOUFLES.

l'eussent alors emporté du double, l'était encore plus pendant la minorité de sa femme ; car, aux termes de la loi, le testament émané d'un mineur est réductible de moitié. Ce testament ne pouvait donc lui servir à rien jusqu'au 25 septembre d8o8; , et je crois avoir démontré jusqu'à l'évidence qu'à l'époque de la majorité de sa femme, Peytel avait environ 60,000 fr. à recueillir en ajournant le meurtre à trois mois et demi. De quelque côté que se tourne l'accusation, dès qu'elle se fonde sur la cupidité, elle devient absurde, et relativement à la somme, et relativement au moment choisi par Peytel, et relativement à la préméditation. L'accu- sation sur ce chef est insoutenable.

« Le testament a donné lieu à d'autres imputa- lions. J'y reviendrai encore en examinant l'instruc- tion, et pour M. Roselli-Mollet, et pour les juges, et pour l'accusé.

« Examinons maintenant la possibihté du meurtre par horreur pour l'épouse.

(( Entre ces deux époux, l'hoireur et la haine

P.ALZAC EN PANTOUFLES. 2'21

sont (lu côlé (lo Félicie ; il est h pou près corlaiii que Peytel la recherchait ot qu'elle le fuyait; l'ac- cusation , à cet égard, ne laisse aucun doute. Lesxorrespondances citées, le peu qui a transpiré des scènes d'ahord secrètes, puis divulguées de co ménage, ont établi le fait pour le public. Sur ce point, il règne à Belley une sorte de notoriété dont l'accusation parle. Vous y voyez la calomnie pour- suivant madame Peytel morte. Celte calomnie a le pouvoir de donner le change sur le meurtre pen- dant quelque temps. « Quelle autorité avait donc la conviction pu- blique pour arrêter l'action de la justice envers un homme haï? Les faits, à cet égard, appartiennent à cet ordre de choses dans.lequel j'ai déclaré ne pas vouloir entrer. D'ailleurs aucun criminaliste, aucun moraliste n'admettra chez un homme de la force morale et corporelle de Peytel une répulsion violente sans un remplacement quelconque et dans l'ordre moral et dans l'ordre physique. Un mari qui ne veut pas de sa femme en recherche une ou

'2.'2 nAÎ.ZAC EN P ANTOrn.ES.

plusieurs autres. Sur ce point, l'instruction est nulle, l'accusation est muette. Peytel menait à Bèlley une vie irréprochable.

(( Si quelque chose est facile à constater en pro- vince, n'est-ce pas les liaisons hors mariage? Peytel, incessamment occupé de ses affaires, Peytel cher- chant des asphaltes dans le pays des asphaltes, dès que les asphaltes deviennent matière à spéculation, et renouvelant pour ses recherches géologiques son baîïao^e de f^éologue, se faisant faire un meil- leur marteau à casser les roches : Peytel marié nouvellement à une jeune femme qui avait fait, elle seule, quelques efforts pour ne pas l'épouser, en se dépréciant elle-même, Peytel n'avait à Belley aucune intrigue, aucun attachement qui donnât prise sur lui.

« L'état d'hostilité dans lequel était le pays envers lui n'eût pas laissé sous ce rapport la plus légère infraction aux mœurs inconnue, eût-elle été commise hors du département. Ainsi cet homme assez violent pour aller se plonger la tête

DAÎ.ZAC EN PANTOUFLES 22'

dans un baquet d'eau froide afin de dompter sa colère, fait que l'accusation lui reproche au lieu de l'en louer comme d'un effort très-beau sur lui- même, et de le donner en preuve de son désir de ne pas maltraiter sa femme, le mari de Félicie, jeune fille mal élevée, non pas timide, comme dit l'acte d'accusation, mais honteuse de sa myopie, courtise sa femme, met un frein à ses emporte- ments excités par elle : il lui pardonne des fautes graves, il est bon avec elle, il fonde un grand espoir sur la maternité de FéHcie, il attend cette révolution pour juger la jeune étourdie qu'il a prise pour sa femme. 11 y a une lettre de lui à madame Peytel, sa mère, sa joie d'être père et ses espérances éclatent; il écrit des enfantillages à propos de la lavette en engageant sa mère à la tenir prête pour le mois de mars ou la fin de février. S'il peut être acquis aux défenseurs de Peytel une chose favorable à leur client, n'est-ce pas son désir de faire bon ménage, attesté par de nombreux témoins? D'ailleurs ici les lois de la nature morale

22i HALZAC EN PANTOUFLES,

sont en harmonie avec les faits. Peytel est un homme orgueilleux. L'accusation va plus loin, elle le dit très-vain.

« Quand un homnie vain, âgé de trente-six ans, à passions violentes, se trouve avoir épousé une femme honteuse de ses imperfections et qu'il se voit méprisé par elle, méprisé est le mot de l'ac- cusation, il doit s'obstiner à vaincre les répugnan- ces de cette femme. Une laideur repoussante dis- paraît alors dans l'action morale de la poursuite. La persistance seule et l'aigreur d'une fille mal élevée pourraient avoir poussé Peytel à bout: mais Peytel a précisément assez d'esprit pour savoir qu'il ne ferait pas changer sa femme par le meur- tre. Un homme qui s'est frotté à la civilisation pa- risienne emploie des moyens plus sûrs : il n'ignore pas que dans ces sortes de circonstances, une ri- vale opère des merveilles. N'était-il pas plus sim- ple d'atteindre sa femme dans son amour-propre de femme que de lui tirer, selon l'accusation, deux coups de pistolet dans la (igure? Aussi, pour éta-

BALZAC EN PANTOUFLES. 225

blir la possibilité du m(?inire volontaire et prémé-^ dite de Peytel surFélicie, raccusation est-elle obli- gée de présenter à l'audience un homme emporte, violent, comme un imposteur de première force, un homme qui a persisté pendant quatre ou cinq ans à se faire notaire, comme un chevaher d'in- dustrie !

« -Maintenant, tous les esprits impartiaux doi- vent reconnaître que Peytel n'a tué sa femme ni par intérêt , ni par haine, ni pour satisfaire une passion adultère. Cependant, imaginons un mo- ment qu'il a formé le projet de la tuer. S'il y per- dait 60,000 francs, il en gagnait 8.000. Le ca- ractère de sa femme lui offrait la moins riante des perspectives. Il aurait pu naître seulement voleur et se contenter de dérober des sommes considé- rables à sescHents; mais il est meurtrier. D'ail- leurs il est violent et fourbe , il est escroc et géo- logue. Puis il est dédaigné par sa femme; ennuyé de sa femme, il la jetterait pour un rien par des- sus un pont : il y a des gens qui ont cette envie et

13.

2'2G BALZAC E>" PANTOUFLES.

qui V résistent : il n'y résistera pas, et il ne volera qu'en famille, par une délicatesse particulière aux gens du monde. Composons une avalanche de pe- tits faits inconnus, qui a roulé pour éclater dans cette fatale journée, et jugeons l'homme dont l'ac- cusation dit que lieuXy temps, moyens, il a tout habilement disposé I

(( Peytel appartient à la génération actuelk, il est instruit, Peytel est un homme quasi-littéraire; il a, si vous voulez, en style d'accusation, étudié le crime sur les théâtres de Paris, oùjl s'invente, entre la Porte Saint-Antoine et la Porte Saint-Mar- tin, une foule de crimes dramatiques plus ou moins ingénieux par année et-qui constituent une école les forçats et les gamins de Paris se forment la main. Si Peytel est capable de faire le mauvais rai- sonnement sur lequel repose un crime, il le médi- tera certes un peu mieux que le dernier des for- çats. L'accusation a dit de. lui : Poiir parvenir ù son bat, l empoisonnement ^ le meurtre^ tout lui eût été hou.

BALZAC EN PANTOUFLES. 227

« Ici, nous quittons la sphère des intérêts et des passions; nous allons entrer dans l'appréciation des circonstances locales et matérielles; nous dis- cuterons les circonstances dans lesquelles fut ac- compli le crime, en examinant les lieux, le mo- ment, les plus légers détails, en y cherchant celte hahileté tant vantée. Je le déclare ici sur mon hon- neur, j'ai parcouru consciencieusement la route de Bourg à Belley de manière à me trouver au pont d'Andert et à monter la côte de la Darde à l'heure oùj'homicide de Louis Rey.a eu lieu. Ce que je vais articuler repose sur un examen auquel personne ne s'est livré.

« A partir de la petite ville d'Ambérieux, entre les montagnes alpestres qui donnent à la route de Bourg vers la Savoie sa physionomie suisse, com- mence un long col semblable à tous ceux des Alpes et la nature avait indiqué le tracé de la route aux ingénieurs. Dans ce col qui serre étroitement Saint-Bambert , qui s'ouvre après Rossillon , il existe une vingtaine d'endroits Peytel aurait pu

228 BALZAC EN PANTOUFLES.

accomplir ses desseins , s il en avait eu, en met- tant la justice en défaut. Entre tous ces lieux favo- rables au crime, M. Gavarni et moi nous en avons remarqué un qui ne laisse rien à désirer au crimi- nel le plus inquiet, le plus méticuleux. La roule côtoie un petit lac qui, dans la saison se faisait le voyage, avait assez d'eau pour que Peytel y pré- cipitât sa femme , son domestique , son cheval et sa voiture, s'il avait tenu à tuer femme et domes- tique. Un habile imposteur aurait pu forger de longue main un prétexte pour retenir à Saint-Rajn- bert Louis Rey, afin de ne précipiter dans le gouffre que Félicie Alcazar, et se mettre à barbotter lui- même jusqu'à l'arrivée du domestique, en criant nu secours et s'enfonçantdans la vase, de manière à se montrer dans l'impossibilité de dégager sa femme. Il aurait peut-être gagné un rhume, il au- rait certainement évité l'échafaud. A cet endroit, les montagnes forment un vaste entonnoir. Le crime, commis sans pistolet ni marteau, y eût été sans témoins : la ligne des douanes n'opère pas de

BALZAC EN PANTOUFLES. 229

Rossillon vers Bourg, mais de Rossillon vorsBelley, Rossillon se trouve après ce lac. Ainsi, point de douaniers en vedette. En plusieurs endroits de ce lac, femme, domestique, cheval pouvaient être précipités de six toises de hauteur dans six pieds d'eau, et dix pieds de cette vase claire et verdâtre qui donne aux lacs des Alpes leur singulière cou- leur. Au moment nous y sommes passés, il s*y trouvait encore trois pieds d'eau , des barques y flottaient. La route n'a ni parapets en terre ni pa- rapets en bois. L'endroit invite au crime, il est tentant pour un homme qui aurait de mauvais des- seins; lecrimey est impénétrable, il échappe à tou- tes les recherches, à toutes les suppositions de la justice.

u Enfin , ce théâtre si favorable au crime est à une égale distance de Rossillon et de Saint-Ram- bert : un assassin n'y avait pas le voisinage d'une grande ville, se trouvent phis d'autorités ha- biles, des gens d'un esprit plus alerte que ne l'est

250 BALZAC EN PANTOUFLES.

celui des cuUivaleurs et des paysans du Bugey , groupés autour de Saint-Rambert et deRossillon. Si rinstruction s'était livrée à cette enquête, si elle avait parcouru comme moi la route , à l'aspect de ce lieu,, certes , l'Accusation aurait effacé le mot préméditation de ses réquisitoires ; elle eût été convaincue de Tinnocence de Peytel , au moins jusqu'au pont d'Andert. S'il est une chose démon- trée en criminalité, n'est-ce pas le soin avec lequel les meurtriers préméditants choisissent l'heure, le lieu, disposent les circonstances? Ici , avant tout, Peytel , qui n'a besoin de tuer que sa femme , se serait mis deux meurtres sur les bras, aurait dou- bléson horrible tâche, auraitcompliquésa situation, en se donnant deux adversaires. D'un à un , les chances sont en faveur du meurtrier qui peut sur- prendre sa victime ; mais d'un à deux les chan- ces sont infinies contre l'assaillant. La mort par immersion est indéchiffrable pour la justice, et Peytel aurait mieux aimé donner la mort avec ses pistolets et son marteau.

RALZAG EN PANTOUFLES. 231

« Ces seules considérations , bien pesées par un juge, sont de nature à ébranler sa conviction sur la préméditation prétendue. Mais l'absurde des combinaisons de ce profond hypocrite va se dévoi- ler de plus en plus. Au lieu d'accomplir ses mau- vais desseins dans cet endroit , que les plus inno- cents reconnaîtraient propice à un assassinat, Peytel choisit le pont d'Andert , sur lequel plonge la maison du père Thermet, forgeron, habitée par lui et par son fds ; un endroit surveillé par les douaniers qui peuplent la campagne en s'y mettant en embuscade ; une rivière pèchent en fraude les paysans à la nuit ; la montée de la Darde à peu

4

de distance de laquelle existent la ferme de la Bâti et le village de Rhotonod , et qui se trouve à une demi-heure de Belley. Le temps a été couvert, il a plu ; il aurait choisi le moment le clair de la pleine lune jetait sa lueur sur la route : enfin il se serait servi de son marteau pour tuer Louis Rey, arme dont les empreintes sont faciles à reconnaî- tre, à constater; il aurait tué sa femme avec un

23'i CALZAC E>' PANTOUFLES.

OU plusieurs pistolets à lui, tandis que Peviel doit savoir, depuis rétablissement des gazettes des tri- bunaux, que les balles, les pistolets, les marteaux, les armes à feu, les objets contondants ont donné, par leurs effets spéciaux, des preuves matérielles évidentes dans cent procès criminels, et cet homme aurait, selon l'Accusation, prémédité son crime! Peytel aurait mis, relativement à sa culpabilité, dans le choix des lieux et des instruments, la même justesse que dans l'époque , relativement à ses intérêts î II aurait choisi le temps la mort de sa femme lui rapportait le moins d'argent, et les lieux oui tout était contre lui !.

« Maintenant , examinons les circonstances qui ont suivi ce double malheur, sans oubher que la mort de la pauvre Félicie Alcazar est, moi je n'en doute pas, un effet du plus triste hasard, car Peytel n'a jamais eu que Louis Piey à poursuivre. Quelque fausse ou mauvaise que pût être sa femme pour lui, elle aurait toujours été un soutien utile à sa défense. La stupeur de Pev-

r.Al.Z\r:EN PANTOlFfES. 2r>3

toi, en la trouvant morte, a été causée par ces con- sidéralions.

«J'ai vu le foriîeron Therniet, il m'a formelle- ment dit que Peytel était hors d'état de tenir la bride de son cheval pendant que lui et son fils met- taient le corps de Félicie Alcazar dans la voiture. Selon lui, Peytel était tombé dans un profond abat- tement. J'ai reconnu cette torpeur qui suit, chez les natures violentes , les grands efforts , les dé- ploiements de force inaccoutumée, Peytel est bon, il croyait sa femme vivante, et après avoir tué Louis Rey, il l'a cherchée; en la voyant morte, il a été abasourdi par la perte de Félicie, parcelle de son enfant et par le dangep de sa position. Il n'a été retiré de sa torpeur qu'à la vue du cadavre de Louis Rey ; sa fureur s'est réveillée, il a voulu faire passer sa voiture dessus en s'écriant : « Yoilà l'as- sassin de ma pauvre femme î » Il n'v a, dans tout ceci, rien que de très-naturel, en admettant la po- sition avouée de Peytel.

« J'oubliais de vous dire qu'à l'audience l'Ac-

!23i BALZAC EN PANTOUFLES.

cusalion a présenté Peytel comme un triple assas- sin, en comptant l'enfant, qui n'existait ni léga- lement, ni socialement, ni naturellement, au nombre des meurtres prémédités. C'est une hor- rible plaisanteriejudiciaire. La discussion des in- térêts de Peytel prouve qu'il avait un immense avantage à être père. »

Malgré les efforts de Balzac, la conviction de la Cour de cassation fut la même que celle de la Cour d'assises. Peytel fut définitivement condamné , et le 28 octobre 1859, il mourait sur la place pu- blique de Bourg.

Nous l'avons insinué plus haut, cette campagne dans le champ des criminalistes ne parut pas heu- reuse à bien des partisans de la valeur littéraire et du caractère généreusement impétueux de Bal- zac. On découvrait sous leur indulgence qu'il eût beaucoup mieux fait de rester l'avocat des char- mantes faiblesses des femmes , que de se consti- tuer, sinon ouvertement, du moins avec la perfidie

P.ALZAr. EN PANTOUFLES. 235

des réticences, l'adversaire sinueux d'une jeune femme qu'il eût à coup sûr défendue dans ses ro- mans si elle se fût présentée à son imagination parmi ce cortège de victimes plus ou moins sin- cères dont il a peint le martyrologe conjugal sur les murs de son siècle. Oui, ce que Balzac laissa soupçonner à l'égard de cette jeune femme tuée en pleine jeunesse, ce qu'il laissa plus clairement tomber de ses lèvres dans des conversations sus- citées par cette affaire, toucha et gâta aux en- droits les plus tendres, les plus veloutés, le beau fruit de sa renommée, pourtant si péniblement mûri. On ne se rendit pas bien compte de son en- traînement vers un côté de cette histoire tragique de mœurs bourgeoises, quand d'autre part on se serait plutôt attendu à le voir passer chevaleres- quement de l'autre côté et y peser de tout son poids de législateur moral , de tout son passé, de toute sa gloire, pure émanation des suffrages con- quis par lui sur les femmes. L'énigme fut doulou- reuse à ses adoratrices. Le boudoir se voila.

2^6 r,AI,ZAC EN PANTOrFLES.

Ses ennemis, oh ! ceux-là, par exemple, ne se génèrent pas pour aggraver le désarroi de sa dé- faite. De tous les mots cruels , venimeux qu'ils aboyèrent derrière lui, qu'ils inventèrent pour la caractériser, nous ne rappellerons que celui qui fait allusion à la lettre il osa affirmer d'avance l'acquittement devant une autre Cour de son client Peytel, déjà <:ondamné aux assises de l'Ain. Soutenant que cette lettre aurait pour Peytel un effet contraire, ils allaient répétant partout : La lettre tue! La lettre tue !

Hoinmes de lettres, écrivons de bons livres, si nous pouvons, et laissons aux avocats de profes- sion la défense des mauvaises causes et même celle des bonnes; tout le monde y gagnera.

XII

Le grand mot lâché. Budget littéraire et dettes de Balzac. Un million dans un pot à beurre. Le déticit Kessner. Le? Méduses des Jardies.

Nous avons prononcé plus haut le mot terrible : dettes. Les dettes de Balzac! Qu'ils se rassurent, ceuxqui n'aiment pas plus que nous voir l'étoffe si délicate de la vie privée passer de main en main, L't, de relique qu'elle aurait rester pour tout le monde, se transformer,à force d'être touchée, en un vil chiffon. Mais nous ne voyons pas le danger sé- rieux que court la mémoire d'un homme célèbi e qui,

^258 BALZAC EN PANTOUFLES.

peu favorisé de la fortune à son entrée dans la vie des lettres, et qui, visité par elle lorsqu'il lui reste encore de longues années à travailler, a, dans l'in- tervalle, éprouvé des secousses, des points d'arrêt, des coups de vent, des tempêtes, des déchirements et parfois des naufrages. Qu'y a-t-il de nouveau et d'humiliant dans ces caprices de la destinée ? N'est- ce pas le chemin accidenté et pierreux, semé d'ornières, que parcoururent à peu près tous les grands esprits de tous les siècles? Corneille, Bayle, Érasme, Diderot, pour ne citer que quatre noms sur mille noms, n'ont-ils pas été obligés de mesurer parfois l'huile rancc de leur lampe et de souffrir avec un sourire mélancolique les agressions en pleine rue de M. Bimane!. e? A qui en veut-on d'ailleurs? est-ce à l'homme de ^énie ou à la fortune, quand se produisent ces contrastes, ces chocs entre la fortune et l'homme de génie? A qui revient le tort, à qui le dommage? à qui le reproche des contemporains? à (|ui la colère de la postérité? A la fortune, à la fortune seule ! Qu'on

BALZAC EN PANTOUFLES. 259

laisse donc se vider un débat entre elle et le jury delà publicité.

Ces fameuses dettes de Balzac, dont on s'est tant occupé, dont on accompagnait chaque pas de sa renommée, comme pour lui faire un cortège ; dont on souriait tout bas quand on admirait le plus le merveilleux labeur de sa pensée ; dont il entretenait lui-même tout le monde en France comme à l'étranger; dont il parlait à chacun, depuis le grand seigneur du faubourg Saint-Ger- main jusqu'à son jardinier des Jardies, et toujours avec une verve charmante, amusante, intarissable; ces dettes qui ont menacé un instant d'être aussi célèbres que ses œuvres ; eh bien, ces étonnantes dettes, nous demandons-nous, ont-elles jamais existé? Comique et profond mystère I Penchons- nous au bord de ce puits et voyons ce qu'il cache. Est-ce la véyité qui en sortira ou un immense éclat de rire ?

A notre avis, de Balzac avait besoin de laisser croire et de faire croire qu'il avait des dettes^

240 13ALZAC ER PANTOUFLES.

beaucoup de dettes, immensément de dettes? Un orgueil fort légitime et parfaitement raisonné l'o- bligeait, on va le comprendre, à encourager le plus possible cette inoffensive erreur : erreur ré- pandue, grossie, exagérée par ses amis autant que par ses ennemis. Balzac, il faut le dire avec regret, mais il faut le dire, ne gagnait pas avec sa plume ces sommes folles dont on se plaisait à la dorer comme une pagode de Bénarès. Sans doute, il produisait beaucoup, mais il convient de distinguer ici bien des choses pour comprendre comment ces productions réunies ne rapportaient pas des mines d'argent et des ballots de billets de banque.

Disons d'abord que ses dernières années litté- raires lui avaient valu des bénéfices sans propor- tion avec les années précédentes, et que celles-ci l'avaient de beaucoup emporté sur les premières années, fort peu lucratives : ce qui appelle déjà une moyenne à établir. Ensuite, il importe de ne pas présenter connne également productives sa ré-

BALZAC EN PANTOUFLES. '241

daclion aux revues et sa rédaction aux journaux. Les parts à taire sont différentes. Sa collaboration aux revues, quoique honorablement rétribuée, ne lui rapportait qu'à raison de l'étendue des revues, toujours limitée à un petit nombre de feuilles. Sa collaboration aux journaux lui était beaucoup mieux payée; mais comme, par traité, il était obligé de supporter ses propres frais de correc- tions, — corrections babyloniennes ! frais cyclo- péens ! les bénétices venus de ce côté, quoique plus amples, se trouvaient, en fin de compte, sin- gulièrement limés, amincis et transparents. En sorte que les deux sources de ses revenus ne for- maient pas, réunies, un bien large fleuve. Restait la vente des articles-, nouvelles et romans, repris aux journaux pour être publiés en volumes. Ici autre mirage. Il fallait entendre trois mille francs^ quand les journaux parlaient de trente mille francs comptés à Balzac par ses éditeurs. Or, toutes ces enflures, toutes ces liydropisies superposées ne

composaient pas un emhpnpobit fort réel. Le total

14

2i2 BALZAC EN PANTOUFLES.

réel donnait chaque jour, chaque année, un dé- menti à chaque Hgne du budget littéraire qu'on prêtait au grand écrivain. De compte fait, excepté deux ou trois bonnes fortunes, y en a-t-il eu trois? Balzac n'a jamais du réaliser en moyenne plus de dix ou douze mille francs par an, même dans ses plus belles années.

Ceci était à exposer, à éclaircir et à mettre hors de toute discussion.

Or, Balzac, qui voulait lutter pied à pied, va- nité puérile ! avec M. Alexandre Dumas et M. de Lamartine, comme écrivain à millions, ne pou- vait pas laisser croire, sans faire rougir son encre, qu'il n'amassait pas, lui aussi, avec ses livres des sommes insensées. Et quels autres moyens que ceux que nous venons de dire aurait-il eus pour accréditer l'opinion qu'il était riche, qu'il avait, comme ses rivaux, la pierre philosophalc au fond de son encrier ! On avait bien parlé de certaine grande dame lui glissant dans la main, un soir de bal masqué à l'Opéra, un rouleau de billets de

BALZAC EN PANTOUFLES. '2ij

banque et disparaissant ensuite dans les frises. Mais qui avait jamais vu cette dame blanche et cet argent déguisé en pierrot?

Balzac aimait et caressait avec coquetterie nous venons de dire pourquoi le men- songe de cette fortune qu'auraient lui créer ses livres, et qu'en réalité ils ne lui avaient pas créée du tout. C'était un faux riche, un pseudo- millionnaire. Balzac avait gagné tard et fort peu gagné. Son imaginalion ayant toujours été plus opu- lente que sa caisse, il avait mis son imagination à la place de sa caisse, et ii lirait de là, sûr de ne jamais arriver à l'épuisement. Ne pouvant faire du bruit avec ses chevaux, ses voitures et ses hô- tels, il en faisait par l'éternel moyen de comédie qu'il avait perfectionné, du reste, à ravir : par le moyen des dettes, ces fortes, ces proverbiales dettes que, pour notre part, nous faisons plus que mettre en doute.

Depuis longtemps, de Balzac, qui était la pru- dence et l'économie mêmes, avait déjà réglé un

244 DALZAC EN PANTOIFLES.

passé commercial dont il s'était dégagé avec sa j)robité ordinaire, qu'il continuait à parler de ce passé, que nous appelions, dans le sans-gène de nos soirées aux Jardies, le déficit Kessner : « Voilà le déficit Kessner qui revient sur l'eau ! » disions-nous dès qu'il ouvrait la bouche pour parler de la maison d'imprimerie qu'il avait tondée dans les premières années de son instal- lation à Paris, et cause éternelle de sa ruine, pré- tendait-il.

Cependant, comme il fallait, pour aider à la vraisemblance, que les dettes dont il se plaignait et se parait ne fussent pas tout à fait mythologi- ques, il en souffrait quelques-unes autour de lui, mais si burlesques, si bergamasques, qu'elles étaient tout à fait impossibles. Ce fut un jour où, plus incrédule que les autres jours sur ces dettes fictives, et que lui ayant dit :

Allons donc! Balzac, vous êtes millionnaire. Tout Paris prétend que vous possédez un million , un million que vous cachez.

BALZAC EN PANTOUFLES 243

Ail! je possède un million, s'écria-t-il en me regardant, en me couvrant de la lumière de ses yeux solaires: ali! je cache un million? Eh bien, oui, je cache un million...

Et il ajouta :

Dans un pot à beurre.

. Je vois encore son doigt courbé en serre d'oi- seau, indiquant l'orifice du pot à beurre il avouait avoir enterré son million.

Le caractère de ses dettes, on le voit, affectant de près, et contre les lois ordinaires de la pers- pective, des formes plus vagues encore que de loin; fuyant de leurs cadres à mesure qu'on es- saye de les saisir sous le véritable jour, nous-som- mes infiniment plus à l'aise pour en parlei-. D'ailleurs, nous le répétons, cette pruderie de vouloir qu'un homme célèbre n'ait pas eu de dettes, nous paraît relever d'un ordre d'idées chevaleres- ques oij nous entrerons toujours avec peine. On'o'i l)iaise sur ses vices, que l'on côtoie ses faiblesses d'esprit et de cunir quand elles ont été poussées

246 BALZAC E>' PANTOUFLES,

hors des limites, nous radmettrons volontiers, quoique nous ne voudrions pas faire un reproche trop vif à Racine d'avoir adoré la Champmeslé; à Mirabeau d'avoir passé des nuits nombreuses au jeu; mais confier tout bas à l'oreille de l'histoire les dettes d'un homme illustre, de peur d'enflammer la joue de cette muse si solvable : plaisanterie ! Du reste, quand cet homme les a payées , l'histoire n'a plus qu'à donner son reçu.

Pievenons aux petites dettes peut-être réelles de Balzac. Elles furent un instant si diverses, si multipliées, qu'elles finirent par porter atteinte à la quiétude champêtre dont il se proposait de jouir aux Jardies. La sonnette de la grille ne cessait d'être agitée ; grille est ici une pure façon de parler : la porte des Jardies était une porte pleitie, et aussi pleine, ma foi ! que celle du bonhomme Grandet, à Saumur. Cette sonnette, qu'on avait quelque raison d'appelcy; d'argent et dont j'entends encore vibrer les ondes pénétran-

BALZAC EN PANTOUFLES. 247

tes au-dessus des arbres, était tenue dans un état de parfaite sonorité par le jardinier : et nous allons dire dans quel but Balzac l'avait ainsi exigé. 11 pensait que rien au monde ne décourage un créancier si quelque chose peut le décourager comme de ne trouver personne à qui parler, personne sur qui décharger sa colère, s'il est brutal: personne sur qui décocher ses épigram- mes, s'il est mordant; de Balzac voulait enfin que les Jardies eussent tout à fait l'air d'être inhabi- tées pour ceux qui s'y rendraient, de Paris, de Versailles ou des environs, dans des intentions suspectes de créances.

La tactique était ingénieuse; mais elle n'était pas facile à exécuter dans une propriété assez dé- couverte, composée de deux grands corps de logis, de plusieurs pavillons, habitée par le jardi- nier, sa femme et ses enfants, visitée quotidienne- ment par des curieux ou des amis.

Et j'allais oublier le chien! un gros chien dont la niche était placée à l'entrée; querelleur, har-

248 LALZAC EN PANTOUFLES,

giicux, enfui un chien de campagne, un de ces chiens qu'on appelle bêtement Turc. Celui-là s'ap- pelait Turc : qu'on juge s'il devait aboyer!

Or, comment, selon les désirs et d'après les injonctions de Balzac, donner le change au créan- cier qui vient à pas de loup, sonne sournoisement et colle ensuite son oreille si subtile contre la porte, afin de savoir s'il a été entendu? comment éteindre, étouffer instantanément tout bruit, toute agitation, afin de le convaincre qu'il s'est trompé, qu'il a pris un tombeau pour une maison? Eh bien, de Balzac y était parvenu : une longue pra- tique l'avait rendu maître de son idée, et son idée réussissait presque toujours.

Voici, du reste, comment, à cet égard, les choses se passaient aux Jardies. D'abord^ on sa- vait, cinq ou six minutes après le passage du con- voi de Paris, que le créancier ne pouvait plus nous surprendre pas sa présence enchanteresse. S'il ne s'était pas montré alors, les temps de menace étaient passés. Repos et rontlance jusqu au ron-

BALZAC EN PANTOUFLES. 2i^

voi suivant! Mais dès que le convoi suivant faisait entendre ses mugissements de Bucentaure, la vigilance domicilaire augmentait sur tous les points de la propriété, verger, prairie ot potager; la grande manœuvre était prête : prenez garde •i vous!

On sonne! « Ecoutons : cène peut être qu'un créancier... C'en est un! » Chaque promeneur prévenu s'arrête, se plaque à l'arbre le plus voisin et demeure dans une immobilité complète; il devient tronc; Apollon nous poursuit, nous voilà Daphnés : charmant! le jardinier se courbe sur sa bêche et ne remue plus ; le chien qui va aboyer, est tiré par le cordon qui s'attache au collier : il rentre son aboiement et s'aplatit sur la paille de sa niche ; il grogne, mais il se tait sous le regard énergique et impérieux de la femme ou des fds du jardinier; et derrière les jalousies vertes des croisées, Balzac et ses hôtes écoutent, avec des frémissements de crainte et de joie, les imprécations du créancier hors des murs,

950 BALZAC EK PANTOUFLES.

mairnifiques blasphèmes qui se terminaient inva- riablement par ces mots : Mais ils sont donctous morts dedans !

Eh! parbleu! oui, ils sont tous morts; et voilà l'on voulait en venir! Le tour était fait ! le créan- cier avait entrepris un voyage blanc.

Puis le créancier s'en allait, puis nous écou- tions le sable de la ruelle crier sous ses pieds ado- rés, puis nous le voyions herboriser dans la cam- pagne jusqu'au moment du passage du convoi de A'ersailles pour Paris; puis le convoi enflammé partait! Alors résurrection! les jalousies, dé- ployant leurs ailes, s'ouvraient à la lumière, les promeneurs reprenaient leurs formes primitives et continuaient leurs rêveries; le jardinier sarclait de plus belle ses herbes; le chien aboyait à cœur joie aux poules de la basse-cour ; et tout redeve nait enfin heureux, libre, joyeux, content jus- qu'au nouveau coup de sonnette, qui ramenait de nouveau les mêmes événements et les mêmes crises émouvantes.

XIII

Un nouvedu cercle de Popilius. Balzac et le garde chaiii- pèlre de Ville-d'Avray. Rrcréations de îiraiids enfants. Expéditions contre le burg du voisin.

Pour continuer le propos des dettes, nous al- lons raconter, entre autres fantaisies de l'écrivain qui a immortalisé son passage aux Jardies, son histoire avec un de ses voisins, voisin fort patient, mais non moins original que patient à l'endroit de sa créance. Disons d'abord que de Balzac, par une innocence d'esprit qui accuse bien haut son peu de rouerie dans l'art de s'endetter, avait eu la

252 15ALZAC E> PAINTOUFLES.

candeur périlleuse de contracter des emprunts autour de lui ! C'est semer la detle à ses pieds, et vouloir, plus tard, en être étouffé. Aussi, s'élait-il enfermé dans un cercle d'où, peu à peu, il aviiit fini par ne pouvoir plus sortir. Ces obligations malheureuses autant quegauches avaient tellement raccourci ses promenades hors des murs et para- lysé ses mouvements, lui à qui l'exercice et le grand air étaient pourtant si nécessaires, qu'il lui était devenu impossible de sortir pendant le jour sans s'exposer à la rencontre d'un créancier rural, épicier ou laitier, bouclier ou boulanger de Yillo- d'Aviay. Ceci était, nous insistons sur le prin- cipe,— d'une déplorable politique. Devoir à Dieu et au dialde est un ennui, sans doute; mais devoir à ses voisins est une faute intolérable ; c'est se cou- per la route, éborgner sa perspective, se liei" les pieds à la cheville, se priver d'air.

On va voiries conséquences de ce funeste système de dettes pneumatiques.

Un joui' que j'étais arrivé de fort bomie heure

BALZAC EN" PANTOUFLES. "loô

aux Jaruic'<, il était environ cinq heures du matin, je trouvai Balzac se j^romenanl cir- culairement sous le toit même de son rustique chalet, sur l'aride bordure d asphalte dont il avait emplâtre le terrain qui en ourlait le pour- tour.

Eh ! que faites-vous là? lui dis-je.

Vous le voyez, je me promène.

De si bonne heure?

Si tard, vous voulez dire?...

Comment , si tard ? il est à peine cinq heures!

Si tard, vous dis-je : mais que voulez-vous ! je nie suis endormi ; j'aurais être éveillé plus tôt pour faire ma promenade à travers bois.

Qui vous empêche delà faire maintenant, au lieu détourner comme un cheval de meule autour de ce chalet?...

Oh! non, il n'y faut plus penser.

Pourquoi cela ?

Le caide chaninetir 1

o 1

25i BALZAC EN PANTOUFLES.

Le garde champêtre '.'. . .

Oui, le garde champêtre; il maura de- vancé ; il doit déjà être dans l'exercice de ses fonc- tions.

En quoi le garde champêtre peut-il gêner votre promenade? Vous ne chassez pas... vous n'avez pas à craindre d'être en contravention ; que vous fait donc ce garde champêtre?

Je ne chasse pas, c'est vrai... Mais tenez, me dit ensuite Balzac voulant couper court l'inci- dent, entrons, je vous lirai ma chronique pour la Pievue parisienne. Je crois que vous en serez content.

^on : remettons à plus tard votre article et allons respirer l'air du malin diais les bois de Ville- d'Avray.

Oh! non... trop tard! trop tard! le garde champêtre...

^'ous y revenons !

Ah! c'est un homme terrible, voyez-vou^ ; non pas (ju'il me persécute j qu'il me traque à la

DALZAC E.N l'AMuUFLEb. 255

manière des autres: oh! non! mais son silence expressif, son regard qui transperce , ses alti- tudes, ses paroles brèves comme un coup de l'usiL nie troublent, me glacent, me pétrifient; il y a du spectre dans ses ajtparitions.

Balzac a trop l'atigué son cerveau cette nuit, pensai-je : il a en ce moment, à coup sûr, quel- (pie hallucination ; n'ayon^pas Tair de compren- dre et passons ouîre.

Je pris Balzac sous le bras et cherchai à l'en- traîner.

*— A oyons, faites cela pour moi, si ce n'est pour vous. Avant de déjeuner, allons nous pro- mener pendant quelques heures dans le bois ; poussons, la canne à la main, jusqu'à mi-chemin de Versailles ; croyez-moi, nous en aurons meil- leiu' apjjétit.

Balzac hésitait beaucoup.

Vous le voulez? me dii-il.

Je vous en prie.

Balzac, difficilement résolu, releva en soupi-

'J5U DALZAC t.N PAMOUl LES.

liuil le quartier de sa large chaussure, alla |)iL'n- (Jre, dans un coin de la porle, deux gros bàlons terrés : je dirai bientôt les exploits auxquels nous nous livrions le soir avec ces bâtons, qu'il avait rapportés, je crois, de ses excursions en Suisse; il men donna un, et nous nous acheminâmes enfin du côté du bois de Ville- d'Avray.

Une extrême défiance se trahissait dans les j)re- mières bordées que Balzac me força de tirer dans les taillis.

Cependant le calme lui revint quand nous eû- mes laissé derrière nous quelques cents mètres de gros frênes et de tilleuls encore enveloppés de la ouate brumeuse d'une nuit humide.

Nous causions, je m'en souviens, des espéran- ces — espérances toujours exagérées (ju'il fon- dait sur le succès futur de sa Revue jiamiefiiw^ j)ublication délicate à laquelle il voulait, à tout |>rix, m'engager à prendre une ()art directoriale, quand , s'arrélant brusTjUcmenl au milieu d'une

lîALZAC F.N l'ANTOUFLES. 2:.7

phrase commoncée , il me dit, ou plutôt il bal- butia :

Le voici ! lo voici ! '- Qui donc?

Lui !

Mais qui, lui ?

Le garde champêtre !

C'est donc chez vous une idée fixe?

Moins lixe que lui , me répliqua Balzac en nie montrant, au l)out de l'allée que nous parcou- rions, la silhouette d'un garde champêtre, ce type si reconnaissable entre mille, avec son tricorne effaré, son fusil abattu sur le bras gauche, sa ban- doulière lâche, ses guêtres rustiques, ses cheveux gris et sa pipe soudée au coin de la bouche. Nous n'apercevions pas encore, il est vrai, à la distance nous en étions, tous ces détails d'un pittoresque ensemble; mais il n'y avait aucun doute à avoir sur le caractère municipal et rural du person- nage : c'était bien un garde champêtre; ce n'était que trop le garde champêtre !

•2r)S r.AI.Z.VC FN PANTOUFLES.

Balzac avait pâli.

Nous reprîmes toutefois notre chemin entre les arbres : le garde champêtre n'avaii pas cessé do venir vers nous.

Que vous avais-je dit? murmurait Balzac.

Mais enfin, cet homme?... vos craintes?...

J'étais convaincu que nous le rencontrerions, quoi que nous fissions pour l'éviter. Vous n'avez pas voulu me croire. . .

Après tout, m'écriai-je, pourquoi tant se préoccuper?...

Tous en parlez fort à votre aise! à ma place...

Si je savais du moins. . .

Vous auriez le deviner... mais il n'est plus temps. Silence! fermeté et résignation

Pendant le temps donné à ce dialogue morcelé,

le garde champêtre ayant marché vers nous, il

ne fut bienlôt plus qu'à quelques pas. Il n'avait

pas quitté son attitude calme, militaire, rigide ; on

ut (lit le ^rarde champêtre de In st.itue du Com-

BALZAC E^' PANTOUFLE;S. 2r.9

mandeiir. Balzac ne parlait plus; il ne respi- rait plus ; son regard inquiet ne se détachait plus de l'apparition du baudrier.

Quand le garde champêlre fut coude à coude avec Balzac, qui n'avait pas lâché mon bras, il lui dit d'une voix concentrée mais pleine do gravité :

Monsienr de Balzac, ça commence à devenir

musical.

Et il passa.

Balzac me regarda et je regardai Balzac.

Le même éclair nous avait éblouis.

Avez-vous entendu? avcz-vous entendu? me dit-il quand le garde champêtre se fut évanoui dans la vapeur grise du matin, dont les allées du bois étaient encore gorgées. Avez-vous entendu? Ma parole d'honneur! la phrase est sublime à vous donner le vertige ; elle est à conserver dans l'eau- de-vie : « Monsieur de Balzac, ça commence à de- venir musical. » Non! elle vaut mille fois les trente francs que je lui dois.

260 BALZAC EN PANTOUFLES.

Vous devez trente francs à ce garde cham- pêtre?

Oui, depuis trois mois. Je complais le rem- bourser aujourd'hui : Dutacq m'a apporté quel- que argent hier au soir; mais sa phrase est trop belle ; il faut que nous la répétions aux échos toule la journée : il ne sera payé que demain : « ^lonsieur de Balzac , ça commence à devenir musical ! »

Los bâtons ferrés réclament maintenant l'histo- rique que nous avons promis plus haut d'en faire : nous allons tenir nos engagements afin de ne lais- ser dans l'ombre ou dans l'oui^li aucun des mou- vements intérieurs des Jardies, particulièrement ceux dont nous avons eu connaissance et auxquels nous avons pris part.

Balzac , qui a dit le premier avec un sens exquis : Dans tout homme de dénie , il y a un enfant^ élait la preuve vivante de cette juste et jolie pensée. Homme de génie, il était extraordi- nairomont enfant lui-mémo. I/écolior turbulent

BALZAC EN PANTOUFLES. -liW

de Vendôme réclamait souvent sa place aux heu- res de loisirs heures bien rares , hélas ! l'auteur de la Physiologie du Marïo(jt% à'Euqénie Grandet^ et de tant d'autres créations merveil- leuses, se permetlait de toucher la terre. Alors les épreuves d'imprimerie volaient dans l'espace, les feudlets du manuscrit commencé s'éparpillaient sous un joyeux coup de poing, comme au collège quand retentissait le son de la cloche de la récréa- tion. Récréation aussi. aux Jardies ! on jouait à la balle , ou bien on allait casser des branches de châtaignier dans le bois, ou bien l'on courait à Sèvres, à Saint-Cloud, à Boulogne, l'on se faisait dire de grosses et grasses plaisanteries par les femmes de pêcheurs. Mais voici le plus gai, le plus fou des amusements de Balzac quand il était en train, celui auquel il tenait que nous pris- sions part deux ou trois fois par mois , si le ha- sard nous faisait ses hôtes. Du reste, il mettait à ces innocentes débauches toute la gravité d'un de- voir, ce qui rendait la chose encore plus burlesque.

•20-2 r.ALZAC EN PANTOUFLES.

Il est temps de dire qu'il y avait, aux Jardies, un voisin qui jouissait de toute son exécration. Que lui avait fait ce voisin, dont il a mis vingt fois au moins en scène la profession magistrale? quel propos avait-il tenu siu' lui? quel dommage avait- il causé à Balzac? C'est là, je l'avoue, ce que je n'ai jamais su : mais il l'exécrait ; il l'exécrait bien, comme il savait exécrer, c'est tout dire. Il ne lui ménageait pas les effets de cette haine profondé- ment ancrée dans son estomac, haine qu'il avait fini par nous inoculer à un degré aussi stupide que féroce.

Dès que la nuit était venue, il distribuait à cha- cun de nous un de ces bâtons ferrés dont j'ai parlé, et auxquels s'adjoignaient quelques vieux joncs rougis par le temps, à la pomme de corne, à l'ex- trémité en fer rouillé; et nous partions tous en- suite, drapés dans le silence, pour la grande expé- dition. Balzac, notre chef, nous précédait à travers le.s sentiers qui conduisaient au bois de Ville-d'A- xray, cac c'était dans le bois même que s'élevait la

P.ALZAC EN PANTOUFLES. '205

propriété mnudile de son onncmi; onnomi dont j'ai parfaitemont retenu lo nom, mais que je ne veux pas écrire ici, de peur, si cet ennemi vit en- core, de l'attrister par une publicité imméritée.

Cette propriété, fort spacieuse, bien entretenue, couronnant une des crêtes de la foret, ombra- gée d'un beau parc, était entourée, h une bau- teur de trois ou quatre mètres, retenez bien ceci d'un simple mur de pierres brutes, posées méthodiquement les unes sur les autres, qui n'adhéraient entre elles que parleur propre poids. Ce mur, ou à parler plus exactement, cet amas régulier de pierres branlantes, était le point de mire de la vengeance mystérieuse de Balzac.

Arrivés aux pieds de ce rempart, nous enfon- cions tous, à un signal de notre capitaine, nos bâtons ferrés dans les interstices laissés par les pierres. Cette première manœuvre accomplie, nous pesions sur ces leviers de toute la force de nos bras. Ah! nous étions beaux à contempler!

Mais poursuivons.

204 BALZAC EN l'ANTOUFLES.

Au moment suprême, nous sentions que ces pierres, déchaussées, soulevées par nos bâtons, allaient s'écrouler, nous criions tous, et par trois fois, dans un anathème unanime répercuté par les échos énergiques du bois, le nom du voisin abhorré de Balzac : et les pierres dégringolaient, s'ébou- laient et ruisselaient pendant quelques secondes à épouvanter le silence déhcat de toutes ces futaies mélancoliques qui vont se perdre de colline en col- line jusqu'au fond de Versailles et de Rambouil- let.

I.e dégât opéré, nous nous perdions aussitôt dans les épaisseurs du bois et de la nuit pour re- gagner à pas de loup et avec le même ordre qu'au départ les tranquilles Jardies , Balzac , lier de son équipée, nous félicitait sur le plein succès de la reconnaissance exécutée avec tant de har- diesse sur le burg de son ennemi.

Unit jours après, le mur démoli par nous était rétabli ; les- pierres relevées du sol avaient repris leurs places. C'élail à recommencer. Nous recom-

DALZAC EN PANTOIFLES. t>0:>

mencions. Qui peut dire combien de fois cette aventure d'écoliers malfaisants s'est reproduite, et combien de fois les gardes du bois ont dresser un procès-verbal, resté sans résultat possible, faute de savoir quel nom de coupable y insérer ! Qui eût jamais songé à y coucher celui du grand peintre de mœurs, du grand philosophe admiré de toute l'Europe pour ses immortels romans, du "rand Balzac enfin?

XIV

Victor Hugo aux Jardies. Détails biographiques sur le fameux noyer. Le guano municipal. Prismo dramatique. La cheminée du duc d'Orléans. Le père Rabat-Joie, Une philippiquc et un horoscope de Balzac.

J'en voudrais beaucoup à mes souvenirs si, dans ce répertoire d'un passé qui \a s'enfonçant de plus en plus malgré moi sous les brumes opaques de l'horizon, j'omettais la visite de Victor Hugo aux Jardies, la seule, je crois, qu'il y ait jamais faite. Malgré l'indifférence bien avérée de Bal/ac poiu' les écrivains de son temps, il mit

'208 BALZAC EN PANTOUFLES.

quelque désir et même quelque orgueil à recevoir chez lui son rival en célébrité.

L'entrevue avait d'autant plus de prix <^n elle- même qu'aucun point de contact bien vif, bien intime, n'avait jusqu'alors et n'a jamais, je puis le dire, existé entre ces deux esprits supérieurs. Balzac, dont j'ai dit le respect factice pour la poé- sie en général, ne se sentait pas davantage un goût fort prononcé pour la grande prose colorée, peinte et traitée à la fougueuse manière de Ru- bens. Artiste au pointillé, il allait plus volontiers vers la prose hachée menu, ménagée avec l'éco- nomie flamande, travaillée à froid, limée à fa- cettes , vraie sans doute , mais vraie comme la poudre de diamant et non vraie comme le dia- mant tout entier. Sans refuser son admiration ni même son extase aux vastes peintures de Notre- Dame de Paris^ il accordait sa préférence secrète à la prose fine et pilée comme verre de Stendhal, le prototype de toute prose à ses yeux, après la sienne propre. Il aurait fait éclater si haut qu'on

BALZAC EN PANTOUFLES. 20

eut voulu son enthousiasme devant l'école véni- tienne^ mais il n'aurait acheté pour son cabinet, soyez-en convaincus, que des Mierris, des Teniers et des Yan Ostade.

Au surplus , si Balzac n'a qu'une fois ou deux, dans sa Revue parisienne^ parlé do Victor Hugo, je ne crois pas que Victor Hugo, de son côté, ait jamais écrit le nom de Balzac. Je ne vois d'ici aucune page de ses œuvres- d'où ce nom s détache : étrange, bien étrange éloignement à re- marquer non-seulement entre ces deux grands maîtres de la pensée , mais encore entre bien d'autres écrivains contemporains. Si bien que, dans un siècle, quand on relira les auteurs de ce temps-ci, on cherchera s'ils ont vécu à la même époque et dans la même contrée. Le seizième, le dix-septième et même le dix-huitième siècle, si personnel, offraient une fraternité littéraire plus étroite. C'était une famille. Des rivalités tradition- nelles, des jalousies féroces, des colères violentes la traversaient et Tensanglantaient souvent, puis-

•270 lîALZAC EN PAMOITLES.

que c'était une Camille, mais enfin la communauté résistait au combat et prévalait sur le carnage. De nos jours, on ne se hait pas, on ne se dé- chire plus : on ne se connaît pas. Cela vaut-il

mieux?

Par suite de je ne sais plus quel accident arrivé au chemin de fer de Versailles, Victor Hugo ayant été obligé, pour se rendre aux Jardies, de prendre les voitures de Saint-Cloud, il se fit un peu at- tendre; Balzac était sur les épines. Son inquiétude ne lui permettait pas de dem.eurer un instant en place. A plusieurs reprises, il envoya voir si per- sonne n'apparaissait par la petite ruelle. Lui- même allait et venait de la terrasse à la grille, de la grille à la terrasse, en relevant son nez inquiet avec le creux de la main, comme il faisait toujours lorsqu'il était sous le coup de quelque forte préoc- cupation.

Enfin, la sonnette de la grille tinta : c'était Victor Huso.

Balzac, rasséréné, courut à sa rencontre et le

BALZAC E>' PANTOUFLES. 271

remercia en termes pleins de courtoisie et d'efùi- sion de l'honneur singulier qu'il faisait à sa mo- deste maison des champs. Il y eut encore de part et d'autre de cordiales pressions de mains. Celte familiarité eut sa grandeur. L'imagination feia bien pourtant, et je le lui conseille ici, de se tenir sur ses gardes, si elle reproduit un jour d'après nous, témoin assurément très-fidèle, la rencontre de ces illustres renommées sous les clairs ombrages des Jardies. Elle ne donnera pas à l'entrevue des deux souverains un trop grand prestige de costumes.

Balzac était pittoresquement en lambeaux. Son pantalon, sans bretelles, fuyait son ample gilet à la financière; ses souliers avachis fuyaient son pantalon ; le nœud de sa cravate dardait ses pointes près de son oreille; sa barbe avait quatre jours de haute végétation. Quant à Victor Hugo, il por- tait un chapeau gris d'une nuance assez douteuse; un habit bleu fané à boutons d'or, couleur et forme de casserole, une cravate noire éraillée, le

i>72 BALZAC EN PANTOUFLES.

tout illustré par des lunettes vertes à réjouir un premier clerc d'huissier rural, ennemi de la réver- bération solaire.

^ Tandis qu'on hâtait le déjeuner, Balzac proposa à son hôte un tour de promenade dans les méan- dres de la propriété. Nous entreprîmes alors tous les trois cette périlleuse descente dont le dernier escalier, en cas très-probable de chute, était la route même de Ville-d'Avray.

Victor Hugo, contre mon attente, fut très-sobre d'éloges pour la propriété : Balzac avait beau lui dire qu'il en était question tout au long dans les Mémoires de Saint-Simon, les compliments n'a- bondaient pas. 11 fut poli envers les giroflées, mais ce fut tout. Je voyais qu'il avait toutes les peines du monde à ne pas rire tout haut de l'étrange idée venue à Balzac de faire couler de l'asphalte sur les étroites allées placées en équilibre sur les flancs périlleux de son jardin, comme pour leur prêter un petit air boulevard du meilleur goût. Il eut rependant une occasion de s'acquitter du tribut

liALZAC E> PANTUUFLES. 275

(Je politesse qu'il devait à son Iiote, en s'arrèlant, frappé d'admiration, devant le superbe noyer au- quel nous allons consacrer les quelques lignes bio- graphiques depuis si longtemps promises.

Enfin, voici un arbre! dit Victor Hugo, qui n'avait vu jusqu'alors que des arbustes plus ou moins malingres plantés au bord du bitume.

Balzac s'épanouit de satisfaction au cri de son hôte.

Oui, et un fameux arbre encore ! dit-il. Je l'ai acquis depuis peu de temps de la commune. Savez-vous ce qu'il rapporte ?

Comme c'est un noyer, répondit Hugo, il doit, je présume, rapporter des noix.

Vous n'y êtes pas ! il rapporte quinze cents livres par an.

De noix?

Non pas de noix. H rapporte quinze cents francs.

Nous y voici, pensai-je.

Quinze cents francs d'argent, répéta lialzac.

•274 BALZAC EN PANTOUFLES.

Mais alors ce sont des noix enchantées, dit Victor Hugo.

A peu près. Mais je vous dois une petite ex- plication; une explication sans laquelle il vous serait fort difficile de comprendre, je l'avoue, comment un noyer, un seul arbre, peut rapporter (juinze cents francs de rente.

Nous attendîmes Texplication.

Voici, reprit Balzac. Ce noyer miraculeux appartenait à la commune. Je l'ai acheté à la com- mune à un prix fort élevé. Pourquoi'/ Pour cette raison-ci. Un vieil usage obhge tous les habitants à déposer leurs immondices au pied de cet arbre séculaire, et non dans tout autre endroit.

Hugo recula.

Rassurez-vous, lui dit Balzac; le noyer, de- puis que je le possède, n'a pas encore repris ses fonctions. Je continue. Aucun habitant, continua-t- il, en effet, n'a le droit de se soustraire à cette ser- vilude personnelle, reste d'une ancienne coutume féodale. Or, jugez! jugez de la quantité et de la

BALZAC EN l' ANTOUF LES. 275

richesse d'engrais amassés quotidiennement au pied de cet arhrc vespasien, engrais municipal que je terni couvrir de paille et d'autres détritus végétaux, alin d'en avoir toujours une niontngncà vendre à tous les fermiers, vignerons, marnicliers, grands et petits propriétaires voisins. C'est de l'or en barre que j'ai là; enfin, tranchons le mol, c'est du guano! du guano comme en déposent sur les îles solitaires de l'océan Pacifique des myriades d'oiseaux.

Ah! oui , repartit Hugo avec son phlcgme olympien , vous dites bien , Uion cher Balzac, c'est du guano , mais du guano moins les oi- seaux.

Moins les oiseaux ! s'écria Balzac en riant lui-même de toute l'épaisseur de son men- ton monacal de la définition donnée par Victor Hugo à son magnifique engrais féodal , et à la source sans exemple de son revenu de quinze cents francs.

La cloche sonna le déjeuner.

^n{\ BALZAC EN PAMOL'FLES

Du bec ou de l'aile, on loucha à bien des sujets pendant ce déjeuner. On ne sera pas surpris, je pense, quand je dirai que la littérature eut la meil- leure part de la conversation. En maître de mai- son bien appris, celui des Jardies abandonna la parole à son illustre convive, et chacun sait avec quel art persuasif, quel ton mesuré et coloré à la fois , quel tour desprit exact et magistral, il en use pour le plus grand charme de ses auditeurs.

Les dés ayant amené, entre autres sujets, le sujet toujours si intéressant des théâtres, et sur- tout si intéressant pour Balzac, aux yeux fascinés duquel les théâtres ont été toute la vie la terre promise , Yictor Hugo , après l'avoir promeiîé à travers les cavernes et les coupe-gorge de la vie dramatique, lui en dévoila, d'un tour de main, les quelques beaux avantages réels. Jusqu'alors , je m'en convainquis, Balzac n'avait pas eu une idée iurt nette de ce qu'on nomme les droits d'auteur. l/initiation l'éblouit : une mine de diamants (pu se fùl tout à coup ouverte devant lui à la clarté

BALZAC EN PANTOUFLES. 277

du soleil, ne l'eût pas autrement troublé et aveu- glé. Lui dont les lignes d'écriture s'accumulaient si péniblement sous le bec d'une plume rebelle pour produire d'abord des centimes, car la gloire se calcule par centimes dans les journaux ; puis, à force de suer, des décimes; puis, avec des gémissements de douleur, des francs, écoutait avec la béatitude d'un martyr écoutant un ange, les énormes bénéfices conquis à Hugo par ses magnifiques drames. Bénéfices recueillis à Paris, bénéfices apportés par la province : tant pour trois actes, tant pour cinq actes; et puis les reprises! et puis les primes! et puis les billets! ej, puis quoi encore? Parfois des soirées de quatre cents francs ! et tout cela , tout cet argent et tout cet or, gagné tandis qu'on se promène , mieux que cela, tandis qu'on dort, tandis qu'on rêve, les pieds chauds, le front calme, sur l'oreiller. Bal- zac ne respirait pas : non que la question d'inté- rêt l'émût seule et au delà du raisonnable, mais le gain, l'énorme gain obtenu sans fatigue de

278 BALZAC E>' I'A:^TuUFLE S.

corps ni d'esprit, le ravissait au troisième ciel. Je ?iiis sûr que cette peinture si éloquente et si pré- cise des avantages financiers attachés à la liltéra- lure dramatique, cette peinture faite par Hugo avec l'onction du père Grandet et la rectitude (iun premier commis de la Cour des comptes, fut pour beaucoup dans la rage dont fut saisi Balzac pour le théàlre et dont il fut poursuivi tant qu'il vécut. Il ne cessa de me parler, les jours suivants, d'une foule de sujets comiques ou sérieux à met- Ire le plus vite possible en scène. Visiblement, ce coup de soleil devait lui chauffer longtemps le cer- veau. D'autres que moi reçurent la confidence de ces ardeurs nouvelles pour le théâtre, communi- quées à cette tète si inflammable ; mais, au bout du compte, il ne résulta rien de bien sérieux, on le sait, de cet incendie dramatique, à reporter, en grande partie, selon moi, à la date de ce dé- jeuner.

La conversation, par une déclivité naturelle, amena à parler de rindilférciue coupable et près-

BALZAC EN PANTOUFLES. 57L»

que prémédilée avec laquelle la cour des Tuilerii s regardait la littérature et traitait les écrivains même les plus illustres, ceux qui depuis \^T)() avaient , au souffle d'une nouvelle école, vivilii' la forme de la pensée dans le livre et au théâtre. Balzac demanda à Victor Hugo, l'amertume eni- ' preinte aux lèvres, s'il fallait, à défaut de la pro- tection de Louis-Philippe, voué tout entier au culte de la bourgeoisie, élevée par lui au-dessus de toutes les classes, compter du moins sur celle du duc d'Orléans, esprit distingué, connaisseur, sympathique à tous, si bien conseillé dans ses bonnes intentions pour les arts par la jeune du- chesse, son épouse. Victor llugo était, par sa posi- tion de familier de la maison du jeune prince, en mesure de répondre à la question de Balzac.

Le duc d'Orléans, nous répondit Victor Hugo, ne demanderait pas mieux que de se placer à la tête d'un ^rrand mouvement littéraire et des arts, d'accord en cela, ainsi que vous le dites, avec les sentiments délicats et l'intellifrence riche et cul-

•28') BALZAC EN PANTOUFLES.

livce de la duchesse d'Orléans; mais cela ne sera pas, je le crains. Jugez-en vous-mêmes. Voici, reprit-il, ce qui s'est passé, il y a peu de temps au château.

Victor Hugo nous confia alors que le duc et la duchesse d'Orléans, comprenant combien il leur était commandé, par leur haute position officielle et leurs goûts personnels, de s'entourer d'un cer- cle d'écrivains et d'artistes éminents, avaient es- sajé de donner quelques soirées dans leurs ap- partements, comme autrefois Louis-Philippe au Palais-Royal, quand il était duc d'Orléans; mais des soirées intimes, sans signification politique, ce que n'étaient pas, il s'en faut, celles du Palais- Royal. On était allé d'abord fort doucement, même lians cette voie de prudence, de peur d'éveiller les susceptibilités bien connues du père. C'est ainsi que les dignes fils du roi désignaient affectueuse- ment entre eux Louis-Philippe. On connaissait d expérience les ombrages du père. Peu de riionde pour commencer ; choix limité dans les

.15AL/.AC EN PANTOUFLES. 281

invités; réceptions éloignées au début; réunions surtout peu bruyantes.

L'endroit se tenaient ces bonnes et douces réunions fut baptisé par les fidèles d'une façon tout à fait recluse et demi-teinte. On l'appela la cheminée du chic d Orléans; plus tard et tout court : la cheminée. On se disait : « Irez-vous demain à fa cheminée ? Vous trouviez-vous à la dernière che- minée ?

Un hiver se passa bien ; la cheminée, pour nous servir de l'image, ne fuma pas du tout, le pèrene sut rien ou ne voulut rien savoir, car il était bien peu de choses qu'il ne sût.

Le second hiver, nos jeunes époux, encouragés par le succès, agrandirent le cercle autour delà cheminée; mais plus d'invités causèrent peut-être plus de bruit au plafond. Quoi qu'il en soit, un soir de bise et de neige qu'on discutait peut-être, devant une tasse de thé, sur un dessin turc de Decamps, une ciselure florentine de Froment Meurice, ou le style d'un roman nouveau, le

G

•282 BALZAC EN PANTOUFLES.

duc d'Orléans l'ut invité à se rendre auprès de Sa Majesté. Il était bien tard. Que lui voulait le pèn\ \epère qu'on croyait depuis longtemps au lit?

Voici tout simplement ce que le père dit au fils, Louis-Philippe au duc d'Orléans :

Ferdinand, sachez qu'il ne doit y avoir aux Tuileries qu'un seul roi, qu'un seul salon et qu'une seule cheminée. D'ailleurs, la mienne chauffe tout aussi bien que la vôtre. Vous me ferez plaisir toutes les fois que vous et la duchesse viendrez y prendre place.

Le duc d'Orléans se retira : sa cheminée s'é- teignit; les réunions, dès ce soir-là, cessèrent, et personne au château n'eut plus désormais le droit de protéger la littérature et les hommes de lettres, les arts et les artistes. Le couvre-feu fut complet.

Sept ans après ce charmant déjeuner aux Jar- dies, sept ans après ce récit de Victor Hugo, un liomme de lettres entrait aux Tuileries, poussé

RALZAC EN PANTOUFLES. 2<ô

par une eirrovahle lompôte |)opulaire, ol il empor- tait sur une feuille de papier, au milieu d'un pil- lage universel, la dernière leçon do lijtératuro du comte de Paris. Il nous la montra, toute fraîche encore , au coin de la rue Saint-Florentin . L'homme de lettres était Balzac, et le jour néfaste pour la royauté, le 24 février 1848.

Balzac, qui jusque-là avait écouté avec beau- coup d'attention et assez de calme, quoique fort remué à l'intérieur, celle petite histoire, appelée peut-être prendre place un jour dans la grande histoire contemporaine, se livra, sans crier gare et tout en mordant à belles dents dans une poire de doyenné grosse comme un melon, à une philip- pique, et certes ! le mot reçoit ici une de ses plus justes applications, mais à une pliilip- pique digne de balancer, comme emportement et comme énergie oratoires, celles deDémos- thènes ; et elle avait l'avantage, sur les philippiques du prince des orateurs grecs, île ne pas sentir l'huile.

i)s'» HALZAC F.N PANTOUFLES.

Malheureusement, rien ne peut rendre cette élo- quence troublée, coupée, dentelée par des mor- sures dans la poire, par des chocs de couteau contre les assiettes et contre la table, par desécla- boussures de paroles, par des explosions de re- '^ards, par des commotions de bouteilles, par des tonnerres de malédictions et par des flammes d'ironie.

Mais les malheureux ! les stupides rois igno- rent donc que, sans nous, on ne saurait après eux ni d'où ils sont venus, ni ils sont allés, ni qu'ils ont régné, ni qu'ils ont vécu, ni ce qu'ils ont fait, ni ce qu'ils ont pensé, ni ce qu'ils ont dit, ni rien de rien de rien ! Mais voyons, voyons, de tous ces monuments de pierre, de marbre, de bronze dont ils écrasent la terre afin de perpétuer leur souvenir ; mais de toutes ces peintures qu'ils accrochent partout dans les musées pour que l'avenir sache ce qu'ils ont fait d'utile et de grand; de toutes ces médailles qu'ils répandent à leur couronnement ou à l'occasion de leuis victoires.

liALZACElN PANTOUFLES. -285

que resle-t-il? Rien. Il ne reste que ce qui es- écrit, que ce que nous avons écrit. Les pierres s'écroulent, les peintures s'effacent les plus religieusement soignées n'ont pas encore bravé cinq siècles, le marbre jaunit, pourrit, se fend : le granit lui-même s'émiette. Encore une fois, encore mille fois ! il n'y a que nous au monde pour sauver les rois et leurs règnes de l'oubli. Leur gloire, leur immortalité, leur postérité, c'est nous, nous seuls : notre encre, notre main, notre plume. Sans Virgile, Horace, Tite-Live, Ovide, qui connaîtrait Auguste au milieu de tant d'autres Augustes, tout neveu de César qu'il était, tout empereur quil ait été? Sans le petit avocat sans causes nommé Suétone, on ne connaîtrait pas trois Césars sur les douze dont il a bien voulu écrire les vies; sans Tacite, on confondrait aujourd'bui les Romains de son temps avec les barbares de la Germanie ; sans Sbakespeare, le règne d'LH- sabeth disparaît à peu près de l'histoire d'Angle- terre; sans Boileau, sans Racine, sans Cornpillo,

'286 BALZAC EN PANTOUFLES.

sans Pascal, sans la Bruyère, sans Molière, Louis XIY, réduit à ses maîtresses et à ses per- ruques, n'est plus qu'un bellàlre couronné qui me fait l'elTel d"un soleil trauborge ; el, sans nous, Louis-Philippe F'' laisserait un nom moins connu que celui de Philippe le restaurateur de la lue Montorgueil, que celui de Philippe l'escamoteur, le joueur de gobelets. On dira, je l'espère, je Pes- pèrepour Louis-Philippe P', sous Victor Hugo, sous Lamartine, sous Béranger, il y eut un roi qui prit le nom de Louis-Philippe F".

Et la colère de Balzac alla se perdre dans une troisième ou quatrième poire qu'il ouvrit avec sa bouche enflammée, de même qu'une bombe s'en- fonce et éclate nu milieu dune masse de terre

glaise.

Après cette dernière explosion, nous nous le- vâmes pour aller prendre le café sur la terrasse et respirer l'air lumineux et doux d'une belle journée.

On causa encore environ une heure autour des

BALZAC E> PANTOUFLES. 287

tasses, heure charmante et sérieuse, il l'ut d'abord question entre Victor Hugo et Balzac de l'Académie française. En ce moment, il y avait une vacance à l'Institut. Hugo promit peu; Balzac n'espérait pas grand'cliose. H n'était pas en fa- veur — l'a-t-il jamais été? sous la coupole du palais Mazarin. L'auteur des Orientales^ qui venait ih publier les Rcnjons et les Onthres, laissa en- suite pressentir sa prochaine candidature poh- tique ; et ce fut alors au tour de Balzac à risquer ses doutes courtois sur le succès d'une tentative, à coup sûr justifiée par le vaste talent du poëte, mais bien peu certaine au point de vue nébuleux de l'époque exclusivement industrielle sur laquelle il espérait asseoir son élection. Balzac nappuva [)as moins de sa p!ume des prétentions politiques qu'il combattait dans sa haute et superbe intelli- gence des choses et des honnnes de son temps, il les soutint avec énergie, ainsi qu'on va le voir par une citation empruntée à la Pu'vue paridenne d[\ 25 juillet JSiO :

2«8 1;ALZAC E>' PANTOUèLES.

« M. Hugo est un des hommes les plus spiri- tuels de notre époque, et d'un esprit charmant; il a, dans les choses matérielles, ce bon sens, cette rectitude que l'on refuse aux écrivains et que l'on accorde à ces niais triés sur le volet de l'élection, comme si les gens habitués à remuer les idées ne connaissaient pas les faits. Qui peut le plus peut le moins. Il y a soixante ans, M. d'Aranda trouvait la tache de Fielding plus difficile que celle d'un ambassadeur : « Les affaires d'Etat finissent comme elles peuvent, disait-il, au lieu que le poète doit dénouer les siennes au goût de tout le monde.

« M. Hugo, non moins que M. de Lamartine, vengera quelque jour les injures éternelles jetées par les bourgeois à la littérature. S'il aborde la politique^ sachez d'avance qu'il y portera des dons extraordinaires. Son aptitude est universelle, sa finesse égale son génie; mais, contrairement à nos hommes d'État actuels, il est fin avec noblesse et dignité. Quant à son élocution, elle est merveil- leuse : ce sera le lapporteur le plus entendu (pion

BALZAC EN PANTOUFLES. 289

puisse souhaiter, l'esprit le plus clairvoyant. Vous ignorez peut-être que ses deux anciens libraires sont éligibles et qu'il ne l'était pas hier; il l'est aujourd'hui. Dans quel admirable temps nous vi- vons! L'auteur du Contrat social ne serait pas député; peut-être le traduirait-on en police cor- rectionnelle. »

Le soleil tombait à l'horizon; Victor Hugo parla de retourner à Paris. J'y allai* aussi; je lui pro- posai de faire route ensemble. Nous dîmes adieu aux Jardies. Nous nous dirigeâmes bienlôt à pas lents, tous les trois, vers Sèvres, nous devions monter, llugo et moi, dans je ne sais plus quelle voilure publique plus rapide que l'éclair, destinée à nous déposer rue de Rivoli. Balzac voulut abso- lument nous accompagner jusqu'à Sèvres, quoi- qu'il eût sur sa table bien des travaux à terminer, entre autres deux ou Irois articles à écrire pour la Revue parisienne^ son occupation favorite, sa pas- sion littéraire du moment. Il passa une vieille veste d'aucune couleur, en velours de Prusse; il

17

21)0 BALZAC E.N l'AMuLFLES.

sciiloililla, SOUS prétexte do cravate, un vieux foulard rouge autour du cou, et nous nous mîmes en marche.

Balzac ne laissa pas partir Victor Hugo sans se taire auprès de lui l'ambassadeur officieux d'un jeune seigneur russe très-jaloux , très-ambitieux de le voir, de l'entendre et de lui serrer la main avant de regagner ses neiges et ses steppes. Victor Hugo accueillit avec faveur le désir si délicat du noble étranger, et de Balzac alors nous pria, en >on nom et au nom de ce jeune seigneur russe, d'accepter à diner au Boclier de Cancale, le jeudi suivant, ce qui fut pareillement bien accueilli. Ce dîner ou ce souper fut fort intéressant. J'en aurais dit ici les plus saillantes particularités si ce n'eût pas été trop m'éloigner des Jardies. J'attendrai d'écrire mes Mémoires pour le raconter tout au long.

Fl>

TABLE

PrÉFACF. 1

CHAPITRE PREMIER

Coquetterie des grands honimes à l'adresse de la postérité.

Balzac, par exception, n'a point posé pour elle, Sa nature encyclopédique. Il fut le dieu des fem:i:es. Sa religion et son Evangile. Comment on le renia. Il

CHAPITRE II

La maison dos Jariies. Détails topographiques et autres.

Ralzac architecte. Histoire véridique d'un escalier qui a fait parler de lui. Anieuhlement idéal. Les sonnettes et les domestiques invisibles 25

292 TABLE.

CHAPITRE III

Balzac à table. Son pantagruélisme végétal. La vertu de son vin. Ses convives. Du café comme on en voit peu, et du thé comme on n'en voit pas. La dose des borfjnes et la dose des aveugles. Balzac au travail. 57

CHAPITRE IV

La bague du Prophète. Comment elle était venue au doigt de Balzac. Ce qu'en offrait le Grand Mogol et ce qu'en donnait Laurent Jan. Le mur des Jardies. Sonmau- vais penchant, ses écarts et sa ruine 47

CHAPITRE V

Aspirations de Balzac vers le théâtre. Son sentiment sur la poésie en général et sur les Burgraves en particulier. Ses calculs fantastiques. Comment il se donna le luxe d'un collaborateur, et ce qui en advint ... 59

CHAPITRE VI

Grave imprudence de Balzac. Le minolaure dramatique. ]\1. Harel. Répétitions laborieuses de Vautrin. lialzac liraiHé à quatre cents curieux 75

TABLK. 29:

CHAPITRE VII

Une fringale de Balzac. Les petits pâtés au macaroni ot le Lac Ontario. Essais de botanique à propos du L/.s dam la vallée. La pâtissière lettrée et la monnaie de ses petits pâtés 87

CHAPITRE VIII

La veille de Vautrin. Agiotage sur les billets. Distri" biition de la pièce. Composition de la salle Première et unique représentation. Les corbeaux de la critique. Le lendemain d'une soirée orageuse. Interdiction de Vautrin 97

CHAPITRE IX

Le temple d'une dixième muse. Théorie de Balzac sur les noms propres. Voyage à la découverte dans les rues de Paris. Z, Marcas. Sa monographie. . . 117

CHAPITRE X

Quelques années en arrière. Balzac rêve la destruction de la Tievue de Paris, et de la Revue défi Deux-Mondes.

Fondation lahorieuse de la Chronique de Paris, 1854.

Supplice de Tinventeur du nouveau journal. Peu

17.

204 TADLE.

de l)ailleur5 do fonds. Lo messie. Le fils de vin£[t- deux millions. Il ne promet rien, mais il laisse beau- conp espérer. L'argenterie retirée du Mont-de-Piété. Festin servi avec cette argenterie. La parole est au jeune banquier. Tl en abuse. L'idiot mystifie les liommes de génie. J'en parlerai à papa ! Reportez les couverts au Mont-de-Piété 1 Apparition de la Clwo- nique de Pari^ 159

CHAPITRE XI

Dalzac rêve maintenant la gloire du barreau. L'assassin Pevtel. Arrêt de la cour d'assises qui le condamne à la peine de mort. Mémoire de Balzac en sa faveur. Résultat de cette campagne extra -littéraire. ... 107

CHAPITRE XII

Le grand mot lâché. Budget littéraire de Balzac. Un m'ilion dans un pot à beurre. Le déficit Kessner. Les Méduses des .Tardies 207

CHAPITRE XIII

In nouveau cercle de Popilius, Balzac et le garde cham- pêtre de Ville-d'Avray. Récréations de grands enfants. Expéditions contre le burg du voisin 2M

TA1;LE. 295

CHAI iTiii: xiv

Victor Hugo aux J;!idies. Iîôi;iils biographiques sur le fa- meux iiover. Le guano municipal. Prisme drama- tique. — La cheminée du duc d'Urlcans. Le père ra- bat-joie. — Une philipjiique et un horoscope dcBalzac. '207

Viy DE LA lABl.t.

f.\l,l:r; I.MI' IMO.N lAÇON ET CO>||' , I.CE [«'hiit l RTII; I

EXTRAIT DU CATALOGUE MICHEL LÉVY

i FRANC LE VOLUME. 1 FR. 25 PAR LA POSTE

lOGER DE BEAUVOIR vol.

aventurières et courtisanes 1

le cabaret des morts 1

le chevalier de charny 1

le chevalier de saint-georges .. 1

duels et duellistes 1

l'Écolier de cluny 1

HISTOIRES cavalières 1

LA LESCOMBAT 1

MADEMOISELLE DE CHOISY 1

LE MOULIN D'HEILLY 1

LES MYSTÈRES DE l'iLE SAINT-LOUIS 2

LES OEUFS DE PAQUES 1

LE PAUVRE DIABLE i

LES SOIRÉES DU LIDO 1

LES TROIS ROHAN 1

M'°« ROGER DE BEAUVOIR

CONFIDENCES DE MADEMOISELLE MARS 1

SOUS LE MASQUE 1

CH. DE SOIGNE

LES PETITS MÉMOIRES DE l'oPÉRA . . i

COMTESSc DASH

UN AMOUR COUPABLE 1

LES AMOURS DE LA BELLE AURORE. . 2

l'arbre de la VIERGE 1

AVENTURES d'uNE JEUNE MARIÉE ... 1

LES BALS MASQUÉS i

LE BEAU VOLEUR 1

LA BELLE PARISIENNE 1

LA BOHÈME DU XVII« SIÈCLE 1

BOHÈME ET NOBLESSE 1

LA CEINTURE DE VÉNUS 1

LA CHAINE d'or 1

LA CHAMBRE BLEUE 1

LA CHAMBRE ROUGE |

LE CHATEAU DE LA ROCHE-SANGLANTE i

LES CHATEAUX EN AFRIQUE 1

COMÉDIE DES GENS DU MONDE 1

COMMENT TOMBENT LES FEMMES 1

UN COSTUME DE BAL 1

LA DAME DU CHATEAU MURÉ I

LA DERNIÈRE EXPIATION 2

LA DETTE DE SANG 1

LE DRAME DE LA RUE DU SENTIER . . 1

LA DUCHESSE D'ÉPONNES 1

LA DUCHESSE DE LAUZUN 3

COMTESSE DASH (Suite) vc

LA FÉE AUX PERLES

LA FEMME DE L'AVEUGLE

UNE FEMME ENTRE DEUX CRIMES. . . . LES FEMMES A PARIS ET EN PROVINCE

LE FILS DU FAUSSAIRE

LE FILS NATUREL

LES FOLIES DU COEUR

LE FRUIT DÉFENDU 1

LES GALANTERIES DE LA COUR DE

LOUIS XV 4

LES HÉRITIERS D'uN PRINCE f

LE JEU DE LA REINE [

LA JOLIE BOHÉMIENNE 1

LES LIONS DE PARIS 1

LE LIVRE DES FEMMES 1

MADAME DE LA SABLIÈRE 1

MADAME LOUISE DE FRANCE 1

MADEMOISELLE 50 MILLIONS i

LES MALHEURS D'UNE REINE 1

MADEMOISELLE DE LA TOUR DU PIN . 1

MAIN GAUCHE ET MAIN DROITE 1

LA MARQUISE DE PARABÈRE 1

LA MARQUISE SANGLANTE 1

LE NEUF DE PIQUE 1

UNE NUIT DE NOCES 1

LA POUDRE ET LA NEIGE I

LA PRINCESSE DE CONTI 1

UN PROCÈS CRIMINEL 1

UNE RIVALE DE LA POMPADOUR l

LE ROMAN d'une HÉRITIÈRE 1

LA ROUTE DU SUICIDE 1

LE SALON DU DIABLE 1

UN SECRET DE FAMILLE I

LES SECRETS D'uNE SORCIÈRE 2

LA SORCIÈRE DU ROI. .• 2

LE SOUPER DES FANTOMES 1

LES SOUPERS DE LA RÉGENCE 2

LES SUITES d'une FAUTE 1

TROIS AMOURS 1

VIE CHASTE ET VIE IMPURE i

GÉRARD DE NERVAL

LA BOHÈME GALANTE 1

LES FILLES DU FEU 1

LORELY 1

LE MARQUIS DE FAYULLE î

F. 6UIZ0T

LA FRANCE ET LA PRUSSE 1

Le Catalogue complet sera envoyé franco à toute personne qui en fera la demande par lettre affranchie.

PARIS. IMPRIMERIE CHAIX. 2646612-98.

CIncK Lorilleu).