FERNAND ROUX

BALZAC

Jurisconsulte

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Criminaliste

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PARIS DUJARRIC ET Ci^, ÉDITEURS

50. RUE DES SAlNTS-PÈKhS, 5O 1906

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FERNAND ROUX

BALZAC

Jurisconsulte

et

Criminaliste

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PARIS

DUJARRIC ET Cie, ÉDITEURS

50, RUE DES SAINTS PÈRES, >0

1906 /f^ SABLE

COLLECTION

SABLE

AVANT-PROPOS

Dans les jardins abandonnés, plantes et arbustes débordent des plates-bandes et entreprennent sur les allées ; la verdure s'attache aux troncs noueux des arbres; les halliers se transforment en impénétrables fourrés. La nature, un moment contenue, s'échappe de toute part et s'épuise en efforts irraisonnés. Un dessin général subsiste cependant ; on trouve encore de l'ordre dans ce chaos.

Il en est ainsi de l'œuvre de Balzac : même plan que les images, les idées, grandies sous la chaleur de l'ins- piration, ont dérangé ; même puissance débordée ; par endroits même charme d'abandon.

Ajoutez que sur ce parterre ont accouru des person- nages nombreux et hétérogènes : nobles et petites gens, paysans et bourgeois, ministres et employés, juges et criminels, lorettes et grandes dames, tous étonnants de vie, typiques, inoubliables. Chacun d'eux a construit à son gré sa demeure. C'est une confusion sans exemple de végétation, d'architecture, de mœurs, de gestes et de langages.

L'auteui- de la Comédie humaine ne pouvait souffrir

VI AVANT-PROPOS

l'éloge de fécondité que lui prodiguaient méchamment, à l'exclusion de tout autre, les critiques de son temps. Malice irrévérencieuse à part, l'afTirmation réduite à elle-même est exacte. Ses amis, ses disciples sont contraints d'avouer que la lecture trop rapide de ses œuvres aboutit au vertige : on ne fait pas impunément (( concurrence à l'état civil . »

Les intrigues de ses romans sont complexes ; avec quelque attention, on s'y peut cependant reconnaître. Mais, à travers les récits, ont poussé, comme des bran- ches folles sur un arbre mal émondé, des digressions humoristiques, philosophiques, littéraires, juridiques, industrielles, commerciales.

Le travail serait prodigieux pour drainer la pensée de l'écrivain. Impossible de la canaliser, de l'enfermer en des formules simples. A chaque instant, vous la croyez saisir, elle vous échappe. Vous la voyez briller tour à tour d'éclats différents et fugitifs; les événements lui servent de prismes, la décomposent, la brisent en cou- leurs variées, insaisissables.

Cette inconsistance s'aggrave des retouches incessan- tes pratiquées par Balzac sur son propre texte.

Gérard de Nerval avait proclamé nécessaire, pour bien comprendre ce Protée des lettres, de « s'enfermer pendant six moix, à étudier scrupuleusement dans les moindres détails, comme l'exigerait l'étude d'une langue ardue, non seulement la Comédie humaine, mais toutes les éditions de ses romans. » (i) Un grand

(i) L'Artiste, 18 octobre 18/iG.

AVANT-PROPOS VII

esprit, disait-il, les relierait peut-être, au prix de cet effort, en une vaste synthèse.

Les recherches préalables de documentation, qui, d'après l'auteur des Filles de feu, devaient exiger le labeur de dix savants, sont faites et bien faites aujour- d'hui. Après M. de Spoelberch de Lovenjoul, il n'est rien à tenter ( i ). Malgré des essais méritoires, le commen- taire n'existe pas (2).

L'étude ici entreprise, n'a d'autre but que l'analyse d'une partie restreinte de cette œuvre immense ; elle n'ose prétendre à la critique, même sur un point limité. Gérard de Nerval n'a-t-il pas affirmé, avec quelque exa- gération sans doute, mais avec trop de vérité, hélas ! que pour bien comprendre et discuter les opinions de l'illustre romancier, il faudrait déployer « une intelli- gence égale à celle de l'artiste ? »

(i) Charles de Spoelberch de Lwenjoul, Histoire des œuvres de Balzac. (2) Marcel Barrière, L'œuvre de H. de Bahar. P. Flat, Essais sur Balzac et Seconds Essais. Le Breton, Balzac, l'homme et son œuvre. Ferdinand Brlnetière, Honoré de Balzac.

CHAPITRE PREMIER

BALZAC

l'homme, le philosophe, l'artiste

Balzac

Sur les marches conduisant au foyer du Théâtre- Français, un buste arrête les visiteurs et s'impose à leur admiration.

Balzac est là, au premier palier de repos, symbole de sa carrière dramatique restée elle aussi à mi-chemin.

Si impressionnante que soit pour nous cette œuvre d'art, elle a déçu tous ceux qui ont connu le modèle.

Le marbre demeure inerte ; la vie bouillonnait en l'homme, débordait.

La force, semblable à la vapeur fuyant par les fissu- res d'une machine surchauffée, s'échappait de ce visage large, de ces muscles robustes, de ces joues cuivrées et passées aux flammes, humectait ces lèvres rouges et charnues, ruisselait dans ces cheveux abondants,

1

2 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

durs, longs et noirs, flottait comme un nuage sur ce vaste front. Le nez, ce nez qu'il disait être un monde, énorme, u carré du bout », «partagé en deux lobes », « aux narines bien ouvertes », aspirait et refoulait l'air puissamment.

Ses yeux, selon Gautier, flambaient, pareils à « deux diamants noirs qu'éclairaient par instants de riches reflets d'or : c'étaient des yeux à faire baisser la pru- nelle aux aigles, à lire à travers les murs et les poitri- nes, à foudroyer une bête fauve furieuse, des yeux de souverain, de voyant, de dompteur» (i).

Un « col d'athlète ou de taureau, rond comme un tronçon de colonne, sans muscles apparents », (2) ratta- chait le visage à un petit corps ramassé et trapu. Le cœur, d'un seul coup, élevait le sang, le jetait en abon- dance au cerveau. Dans ces vastes poumons, la com- bustion se faisait rapide, totale.

La joie physique éclatait bruyante chez Balzac. « Sa poitrine s'enflait, ses épaules dansaient sous son men- ton réjoui... Nous croyions, déclare son ami Gozlan, voir Rabelais à la Manse de l'abbaye de Thé- lème. 11 se fondait de bonheur, surtout à l'explosion d'un calembour bien niais, bien stupide » (3). C'était un (( sanglier joyeux », dit Champfleury (4). La vie ani- male abondait en lui.

Disciple de Lavater, l'auteur de la Comédie humaine

(i) Th. Gaitier, Portraits contemporains: Balzac. (a) Tli. Gaitieu, Portraits contemporains: Balzac. (3) Léon GozL.vN, Balzac intime. (/i) CnAMPKLELRY, Aotcs historiqiies.

L HOMME, LE PHILOSOPHE, L ARTISTE 6

ne pouvait se méprendre sur les penchants révélés par l'épaisseur de ses lèvres et le développement excessif de ses mâchoires. 11 aurait souri de la ressemblance qu'on lui a si souvent attribuée avoc les faunes et les satyres, car il aurait pu être « le plus fat des hommes, s'il n'avait pas été le plus discret » ( i ) .

La force se manifestait encore chez l'écrivain (( par une voix pleine, sonore, cuivrée, d'un timbre riche et puissant qu'il savait modérer et rendre douce au besoin » (2).

La mimique et le geste le rendaient irrésistible. Sa conversation tenait du prodige. Quant il parlait, a tout un carnaval de fantoches extravagants et réels vous cabriolait devant les yeux, se jetant sur l'é- paule une phrase bariolée, se mouchant avec bruit dans un adverbe, se frappant d'une batte d'antithèses, vous tirant par le pan de votre habit, et vous disant vos secrets à l'oreille d'une voix déguisée et nasillarde, pirouettant, tourbillonnant au milieu d'une scintillation de lumières et de paillettes » (3). Aussi, dans un salon, la parole lui restait-elle : la discussion se réduisait bien- tôt au monologue, et quel monologue ! A table, il dis- courait encore, charmait, inquiétait ; son esprit jetait plus d'étincelles que l'argenterie et les cristaux.

Cette vie intense attirait et absorbait toutes les vo- lontés. Edouard Ourliac, Lassailly, Gérard de Nerval, Laurent Jan proclament sa puissance de fascination.

( 1 ) M"" >L RviLLE, Balzac, sa vie et ses œuvres.

(2) Th. Gautier, Portraits contemporains: Balzac.

(3) Gautier. Portraits contemporains.

4 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Ses collaborateurs d'occasion, emportés d'abord par son entraînante imagination, incapables de se mainte- nir à la hauteur d'enthousiasme il les avait élevés, retombaient bientôt, épouvantés, et se sauvaient à toutes jambes. Les critiques les moins bien disposés à son endroit ne manquaient pas d'indiquer son ascen- dant naturel u comme le charme particulier n de son talent (i).

Qui n'a uni les noms de Rabelais et de Balzac, les associant, les expliquant tous deux par leur patrie commune, la Touraine ?

Dût la théorie des races en souffrir, on est obligé de renoncer à l'appliquer ici. L'erreur est certes répandue. Gautier lui-même vante la pureté du sang tourangeau de son illustre ami. Il n'en passa pourtant pas une goutte dans les veines de l'auteur cV Eugénie Grandet. Son père, à La Nougaïrié, hameau des environs d'Albi, avait atteint sa quatorzième année quand il arriva à Tours. Sa mère était parisienne. Il reçut d'eux des nerfs douloureux et vibrants, brûlés par le soleil ou tendus à se briser par le surmenage excessif de la grande ville. Son épaisse enveloppe, sa grosse joie ne lui venaient pas de la terre de Rabelais ou des vins capiteux des bords de la Loire : sa charpente était celle des laboureurs du Tarn ; sa gaieté trop éclatante reflé- tait celte lumière éperdue du Midi semble palpiter et crier l'allégresse.

Le père de Balzac, petit paysan déraciné du sol na-

(i) De Pomm.vutin, Causeries Ultéraires.

L HOMME, LE PHILOSOPHE, L ARTISTE 5

tal, sut se faire une place clans le monde lourmenté sa destinée le conduisit. Venu à Paris, il n'y exerça pas, comme l'a prétendu M'"" Surville, la charge aristocra- tique d'avocat au conseil du roi (i) ; l'ancien régime ne connaissait pas d'aussi rapides fortunes. La profes- sion plus humble et mal définie d'homme de loi abon- dait alors en Figaros de la basoche auxquels la Révolu- tion a généralement profité parce qu'elle les a trouvés sans trop de scrupules, actifs et prêts à tout.

L'enfant de La Nougaïiié ne laissa pas fuir l'occasion. M. Edmond Biré, auquel rien n'échappe, a retrouvé son nom sur les listes des officiers municipaux de la capi- tale pour l'année 1 798 ! La Terreur disparue, le sans-cu- lotte oublia habilement son heure de gloire. Chargé des subsistances dans les armées, puis directeur du grand hôpital de Tours, ce révolutionnaire a fini sa vie dans l'admiration de la royauté et de la religion rétablies.

On ne poursuit pas sa route à travers de telles aven- tures, sans persévérance, sans ténacité même. Ces qua- lités, qui lui venaient de la longue lignée des ancêtres roturiers de La Nougaïrié, acharnés pendant des siècles à la glèbe, furent le plus net de l'héritage que recueillit le romancier {2). La mère de l'auteur de la Comédie hu- maine aurait transmis de son côté à son enfant, au dire de M'"^ Surville, une imagination plus vive, une intelli- gence plus déliée, puis encore et toujours de l'énergie, de cette énergie inlassable qui se transformera en travail

{ I ) Edmond Biré, Honoré de Balzac.

(2) M"" Slrville, Balzac, sa vie et ses œuvres.

6 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

opiniâtre, et, malgré les plus grandes difficultés d'exis- tence et de milieu, fera sortir d'une nature rebelle un écrivain et un artiste.

II

lutellî^eiice de Balzac

D'aucuns choisissent avec soin leurs aliments, s'em- parent des plus délicats, se détournent avec dégoût des plus grossiers; d'autres se jettent sur toute nourriture, dévorent plutôt qu'ils ne mangent, sensibles seulement à la lourde ivresse des digestions embarrassées. Intellec- tuellement, Balzac n'est pas un gourmet, mais un glouton.

Il fuit les études d'avoués et de notaires pour se con- sacrer aux lettres : vous concluez que le droit lui dé- plaît. Erreur ! Il retourne sans cesse à ce qu'il vient de quitter, éprouve la nostalgie de la procédure, compulse d'imaginaires dossiers, souille son langage d'artiste des rudes barbarismes de l'argot du Palais.

AfTaires, critique, politique, philosophie le tentent tour à l^ur.

Il ne se borne pas à écrire des livres, il en imprime et en édite.

La librairie le rebute, il court en Sardaigne rechercher des mines d'argent abandonnées depuis la civilisation romaine ; sans l'indiscrétion qui le dépouilla, le mys- tique auteur de Séraphila eût dirigé des fouilles et arraché au sol ses trésors cachés.

l'homme, le philosophe, l'artiste 7

A peine en France, il reprend la plume, se pré- sente successivement dans cinq circonscriptions, s'en- gage dans la polémique des partis.

Le commencement du XLV siècle oppose au sen- sualisme de la période qui le précède, un spiritualisme rajeuni. C'est la grande époque Royer-Collard et Cousin entraînent les âmes enthousiastes dans les pro- fondeurs métaphysiques. Balzac laisse les affaires, la politique, ses études de mœurs elles-mêmes et se jette à plein corps dans le courant. Louis Lambert, la Peau de chagrin naissent de cette ardeur. Une syntlièsc entre le spiritualisme triomphant et le matérialisme en dé- route est tentée par cet infatigable penseur. N'était-il pas en mesure de s'assimiler l'une et l'autre philoso- phies ?

Cuvieret Geoffroy Saint-IIilaire discutent sur « l'unité de composition )). L'écrivain prend parti pour le second, et, glorieux, offre son œuvre comme une application à l'homme social de la thèse du naturaliste. Un génie auquel les lettres, la politique, les affaires son familiè- res ne peut-il prétendre aux sciences ?

Entre temps, il se passionne pour les antiquités, encombre son appartement de vieux meubles, gratte de vieilles toiles aux couleurs ternies, s'improvise collectionneur. Mais l'homme d'affaires reparaît bientôt, voit dans ce goût ruineux un moyen de s'enrichir.

Court-il en Russie auprès de M'"" Hanska, ses im- pressions de voyage, ses amoureux desseins ne le détoiuTient pas de la spéculation. Le désir lui vient d'exploiter les forêts qu'il rencontre. Il s'enquiert des

8 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALTSTE

prix d'abatage, de transport et de vente. Les préoccu- pations de l'intérêt ne gênent pas ,en lui celles du cœur.

Aussi, Balzac ne croit-il pas manquer beaucoup à la modestie en écrivant à sa sœur : « Si je suis un gaillard... je puis... un jour ajouter au titre de grand écrivain celui de grand citoyen » (i). Plus tard, il explique ainsi sa pensée : u La France est le pays se trouvent le plus d'hommes universels, parce qu'elle est le pays il y a le plus d'écrivains. Elle est dévorée par les hommes dits spéciaux auxquels on se fie. Un homme spécial ne peut jamais faire un homme d'Etat, il ne peut être qu'an rouage de la machine et non le moteur» (2).

La prétention à l'universalité paraît aujourd'hui in- supportable. Nous avons pour les esprits souverains l'ironie envieuse du lilliputien à l'endroit des géants. Dix-huit cent trente affichait des principes différents ; c'était l'ère des royautés littéraires.

De telles intelligences, et il en existe, dispersent leur attention sur un grand nombre d'objets, s'éten- dent de façon à embrasser l'ensemble des connaissances humaines ; c'est le procédé des encyclopédistes (3). D'autres se rétrécissent volontairement, se concentrent sur un point ; les spécialistes (4) modernes font ainsi.

[1) M"' Sluville, Balzac, sa vie et ses œuvres.

(u) Bévue parisienne.

(8) Taine, Nouveaux Essais de critique et (V histoire : Etude sur Balzac.

(/i) Tai>e, Nouveaux Essais de critiijue et d'histoire : Etude sur Balzac.

l'itomme, le philosophe, l artiste 9

Aux premiers appartient l'ampleur, aux seconds la pré- cision des jugements. Par une loi de notre être moral, la pensée perd souvent en netteté ce qu'elle gagne en étendue.

Si les esprits encyclopédistes s'exposent à ce danger, ils découvrent parfois entre les choses des rapports im- prévus et réalisent d'heureuses synthèses.

Balzac se croit universel ; ne vous étonnez donc pas qu'écrivain d'imagination, il prétende donner une portée scientifique à ses écrits. Rien de plus naturel pour lui que d'appliquer à la fiction les lois de la réa- lité.

Par cette confusion apparente de deux aptitudes opposées, il transforme le roman.

Avant lui, le récit devait amuser, toucher ou servir de prétexte à de courts et piquants développements phi- losophiques. Désormais, il faudra expliquer, instruire et narrer tout ensemble. Quelques études psychologi- ques suffisaient ; physiologie, ethnographie, phréno- logie, sociologie, philosophie, sciences trouveront leur place dans le genre renouvelé.

On oppose volontiers la méthode du savant et celle de l'artiste. Le premier regarde attentivement et con- clut, le second imagine et construit. Leurs moyens pour parvenir à la connaissance restent pourtant sembla-

1.

lO BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

bles. Tous deux partent du même point : l'observation. Celui-ci saisit d'un regard le monde sensible et le refait anssitôt à sa guise ; celui-là s'y attarde, dégage lente- ment les qualités essentielles et ne généralise quà coup sûr ; l'un sépare pour classer ; l'autre assemble pour créer.

Telle est la différence fondamentale, mais que de degrés entre les termes ! Ce savant s'astreint au minu- tieux labeur des recherches complexes, n'avance des lois qu'après les avoir éprouvées, use de l'hypothèse pour tâtonner, comme l'aveugle de son bâton. Cet autre enfourche un hippogriffe et se laisse emporter dans les cieux. Donnez-lui le mouvement, il en fait sortir la lumière, le son, la matière, la vie ; il ne demande pas davantage pour refaire le monde. Le philosophe s'em- pare à son tour de ces résultats, prend la plume, et écrit en prose les plus beaux rêves de l'homme, ceux de la raison. Le poète, insoucieux de ces fortes pensées, écoute en lui et cadence des chants au cliquetis des mots, harmonieux échos de la réalité.

Bacon disait que toute u science est une pyramide dont l'observation forme la base. » Cette formule s'ap- plique à chacun des modes de l'activité intellectuelle. La surface de base est plus ou moins étendue, voilà tout.

Si nous voulions cependant préciser les qualités qui modifient la commune nature et font le savant, le phi- losophe, l'artiste, au premier nous attribuerions la patience, au second la hardiesse spéculative, au troi- sième la spontanéité.

L HOMME ^ LE PHILOSOPHE, L AUTISTE H

Une intelligence impulsive, jugeant par à-coup, semble seule s'harmoniser exactement avec le tempé- rament et le caractère de Balzac. Voici pourtant ce que dit Taine : a II commençait à la façon non des artistes, mais des savants... Il n'entrait pas du premier saut et violemment, comme Shakespeare et Saint-Simon, dans l'àme des personnages ; il tournait autour d'eux patiem- ment, pesamment, en anatomiste, levant un muscle, puis un os, puis une veine, puis un nerf, n'arrivant au cerveau et au cœur qu'après avoir parcouru le cercle entier des organes et des fonctions » (i).

Ce sont les procédés lents et sûrs de la science ; le romancier les emploie par instants. Ses portraits sont si minutieusement exacts qu'ils paraissent dus à la plume de quelque anatomiste ; ses mémoires, ses bi- lans, ses inventaires si longs qu'on les croirait libellés par un commissaire priseur ou par un commerçant scrupuleux.

Mais les nerfs de l'écrivain vibraient trop fortement pour que son cerveau pût conserver le calme propre aux déductions abstraites. Aussi bien, ceux qui ont vécu à ses côtés n'ont pas pris au sérieux ses prétentions à l'exactitude raisonnée ; le titre de a docteur ès- sciences sociales », qu'il s'octroyait avec tant de complai- sance, ne saurait faire illusion à près d'un siècle de distance.

Philarète Chastes (2) a remarqué en lui « une faculté

(i) ÏAOE, Nouveaux Essais de critique et d'histoire: Etude sur Balzac.

(2) Dictionnaire de la Conversation, Article de Philarète Chasles.

12 BALZAC JURISCONSULTE CRLMINALISTE

d'observation organique fonctionnant sans qu'il y parut et le plus souvent à son insu )). On n'est pas savant par instinct. ïh. Gautier lui attribue le don d'avatar du dieu indien Vichnou qui s'incarnait dans les corps à volonté. Et c'est l'a un procédé que les natu- ralistes n'ont pas, pour l'instant, adoj^té. Balzac, d'après le créateur du Capitaine Fracasse, ne copiait pas ses personnages, « il les vivait idéalement... revêtait leurs habits, contractait leurs habitudes, s'entourait de leur milieu, était eux-mêmes tout le temps nécessaire n. (( C'était un voyant » (i), « un dormeur éveillé » dira plus tard Zola (2). « Son œil lui sert de verre grossis- sant », écrivait Pontmartin (3). Son imagination élabo- rait, en effet, promptement les matériaux recueillis. La i>erception subissait dans son cerveau une multiplica- tion instantanée : on eût dit que, dans l'inertie des (( réducteurs de l'image », l'observation dégénérait en hallucination, prenait des allures fantastiques du rêve.

Nous voici décidément bien loin de la science. L'étude de ses œuvres ne nous y ramènera pas.

Le bonhomme Grandet, devient une sorte d'Harpagon dantesque ; Goriot, père trop faible, crucifié morale- ment par ses filles, souffre avec la résignation d'un a Christ de la paternité » ; la cousine Bette, paysanne envieuse et mauvaise, atteint au monstre; Vautrin cesse d'être un forçat, il est le crime.

La folle du logis u s'exaltait par sa propre puissance,

(i) Th. Gàltier, Portraits contemporains. (a) E. ZoLV, Les fiomanciers naturalistes. (3) HK Pontmartin. Causeries du samedi.

i/iroMME, LE PHILOSOPHE, l'autiste i3

s'enivrait d'elle-même, et, peu à peu, sans que l'auteur s'en doutât, substituait à la vérité si finement observée, un je ne sais quoi le vrai et le faux se mêlaient et s'exagéraient au milieu des fumées vertigineuses, comme sous le soufflet d'un alchimiste ;) (i).

Au début du roman, la vision des objets et des carac- tères, toujours artistique et en relief, demeure juste ; à la fin, les conceptions délirantes violentent la nature. Les récits commencent bien, ils se terminent mal (2).

Un tel résultat, s'il ne s'expliquait déjà par le tempé- rament du romancier, serait la conséquence fatale de ses habitudes de travail. L'auteur de la Comédie humaine écrivait surtout la nuit, à ces heures l'imagination la plus calme s'ébranle involontairement, elle crée des fantômes, l'être tressaille au moindre bruit, où, en l'absence de toute perception présente, l'hallucination, comme une cloche au milieu de l'absolu silence, sonne dans une âme de cristal. Pour chasser le sommeil, il recourait aux excitants, abusait du café ainsi que Musset de l'absinthe, irritait, affolait ses nerfs.

* * *

Zola cherchant un précurseur à son école a cru le trouver en Balzac (3). Le capricieux écrivain des Scènes de la vie privée devient, sous la plume du chef des réalistes, un robuste tâcheron des lettres, travailleur

( I ) DE PoNTMARTiN, Caiiserics du samedi.

(3) E. Faguet, Etude sur Balzac.

(3) Emile Zola, Les Romanciers naturalistes.

l4 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

méthodique et patient, abattant chaque jour sa besogne. Certes, on ne peut nier le prodigieux effort qui a eu pour résultat la création d'un monde véritable ; pourtant de quels à-coup ce labeur était-il traversé ? La nécessité aiguillonnait Balzac, exaspérait, gâtait, faussait son inspiration. Sa vie n'a été qu'une lutte sans répit contre la dette. Au début, une faillitte le menace, il l'évite; mais la liquidation de son imprimerie alourdit d'un gros passif son avenir.

Partout, désormais, il traînera ce poids comme un boulet. Veut-il se reposer, un créancier le harcèle. Veut-il, suivant le précepte de Boileau, polir une der- nière fois son œuvre, l'huissier se présente. Il est obligé de produire à la hâte et beaucoup.

Le moyen d'observer et de raisonner avec exactitude dans ce tumulte P Sa volonté aura beau s'appliquer, elle ne recueillera que des images et des pensées venues par grandes ondes imprévues.

Zola et ïaine, trompés par les apparences, illusionnés par leurs tendances propres, ont fait de ce littérateur un savant qui doute, examine les objets sous toutes leurs faces, classe avec minutie, tremble avant de con- clure. Il suffît cependant de le connaître un peu pour voir en lui un enthousiaste qui brouille, s'en rapporte à son intuition, généralise hors de propos, et comme la Pythonisse se livre au dieu.

Singulier réaliste, qui juge u l'imagination tou- jours fumante » et « par coups d'enthousiasme » (i) !

(i) E. Zola, Les nomancirrs naturalistes.

L HOMME, LE PHILOSOPHE, L ARTISTE l5

Etrange positiviste, qui donne sa foi aux préjugés les plus choquants et aux superstitions les plus grossières, court à Neuilly consulter quelque dame Fontaine (i), et, avec des précautions infinies, afin de ne pas dissiper les effluves, envoie des lambeaux de sa llanelle à l'analyse d'un charlatan (2) !

A peine de vagues observations sont-elles faites, Balzac les donne pour des lois immuables. Lavater, Gall, Mesmer, émettent des théories qu'ils déclarent eux-mêmes incertaines ; l'auteur de Seraphita se les approprie et les place au rang des sciences.

Un tel homme possède-t-il une curiosité et une ouver- ture d'esprit universelles, une prodigieuse faculté (( d'observation orgai^ique », un u don d'avatar «même ne lui épargneront pas les plus grandes erreurs. Tou- jours exact dans la description des objets sensibles, il deviendra un guide suspect au seuil de la généralisa- tion. Dans son cerveau, le monde des idées ne corres- pondra pas à celui des faits ; l'erreur y grandira avec l'abstraction.

III

Philosophie de Balzac

Toute philosophie se réduit à une grandiose hypo- thèse. Les monades de Leibniz, les principes formels de Kant, l'évolutionnisme de Spencer ne sont pas autre

(i) Léon GozLAN, Balzac intime.

(2) E. Zola, Les Pomanciers naturalistes.

l6 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

chose. Mais, avant de hasarder son système, Leib- niz épuisait les mathématiques de son temps, pouvait se dire en mesure de construire le monde avec des ato- mes et de la force ; Kant ne se décidait à parler du nou- mène qu'après avoir soumis la raison pure à la plus rigoureuse analyse ; Spencer atteignait l'âge mûr sans avoir trouvé ses premiers principes.

Balzac possède aussi une métaphysique propre ; elle lui a coûté moins de peine.

Matérialisme et spiritualisme opposent leurs argu- ments et leurs méthodes, il s'en embarrasse peu. u Ils expriment, dit-il, les deux côtés d'uh seul et même fait )) (i), et il entreprend aussitôt de fondre les deux systèmes a autour desquels ont tourné tant de beaux génies ». Rassuré par sa propre afQrmation, échauffé par l'enthousiasme suscité par une aussi grande œuvre, il ne cherche pas longtemps son axiome initial.

L'impétuosité de sa nature, la surabondance de sa vie intellectuelle et physiologique lui imposent sa doctrine dès le collège, Louis Lambert est, en effet, une autobiographie (2) ; le bouillonnement de sa pen- sée, ses excès de travail, l'abus des excitants, d'inces- sants retours d'exaltation, l'établissent définitivement en l'homme.

Une force mystérieuse semble se jouer librementdans son corps et sous son crâne, agir par poussées subites, spontanées, échapper même parfois au contrôle de la

(1) Louis Lambert.

(a) M"' Slrville, Bahac, sa vie et ses œuvres et Correspon- dance de liahac.

L HOMME, LE PHILOSOPHE, L ARTISTE I7

raison. 11 croit cette force la substance universelle. Tout est le produit de ce fluide immatériel, éthéré.

(( Louis, lisons-nous, avait été conduit invinciblement à reconneTÎtre la matérialité de la pensée ». Et on peut tenir pour constant que sa « théorie considérait les phé- nomènes de l'âme comme les produits des organes au centre desquels ils se manifestent (i) ». « Le cerveau, selon ce philosophe précoce, est le matras l'animal transporte ce que, suivant la force de cet appareil, les diverses organisations peuvent absorber de cette sub- stance et d'où elle sort transformée en volonté. . . Le cou- rant de ce roi des fluides suivant la haute pression de la pensée ou du sentiment, s'épanche à flots, ou s'amoin- drit et s'efRle, puis s'amasse pour jaillir en éclairs». La volonté et l'intelligence sont donc le résultat de l'é- laboration physiologique de la substance. La colère, le fanatisme, la passion, les sentiments, apparaissent comme des forces vives détournées de l'infini.

Il résulte de cette donnée que l'appareil cérébral com- munique avec le principe même de la substance. Si, par un effort, en refoulant son être, l'homme parvient à remonter le courant, dépasse la volonté et la pensée, entre dans le principe universel , il atteint à la connai ssance directe, cette quadrature du cercle des métaphysiciens.

Le pressentiment, le rêve, le génie, l'extase sont les manifestations de ce phénomène extraordinaire (2).

Une semblable philosophie (3), si ce nom peut

(i) p. Flat, Seconds Essais sur Balzac.

(2) Louis Lambert.

(3) Louis Lambert.

l8 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMIXALISTE

convenir à un tel système, n'est que l'illusion d'un tempérament puissant.

Elle n'en produit pas moins des effets importants. Elle légitime d'abord un procédé cher à l'écrivain, celui de juger par à-coup, par intuitions subites. Enfin, du côté religieux, ce dynamisme aboutit au mysticisme le plus incohérent et le plus vague ; du côté social, à la plus précise des psychologies, à une sorte de matéria- lisme et de mécanique des sentiments.

Artiste, Balzac possède une ardente imagination sym- l^athique. Il a le don de sauter à l'instant dans l'in- térieur des êtres. Les sentiments les plus déli- cats, comme les plus grossiers, se réfléchissent donc et revivent en lui. Mais, et c'est un trait caractéris- tique tout à fait conforme à ses doctrines mystico-ma- térialistes, ils se réduisent, même alors qu'ils parais- sent immatériels, à des forces physiques et agissantes.

L'amour offre dans son œuvre un exemple significa- tif de cette règle.

Les critiques ne sont pas encore tombés d'accord sur le caractère que le romancier lui a donné. Pour les uns, il relève seulement de la physiologie ; pour d'autres, il est d'essence élhérée. Les arguments ne manquent pas des deux côtés.

Parcourez les Dizains, les joies libertines de l'accou- plement des sexes éclatent dans une langue jeune, souple, nerveuse, chatoyante, aux mots de caresse qui

L HOMME, LE PHILOSOPHE, L ARTISTE I9

irritent les sens, montrent jusqu'à l'efllorescence du dé- sir. Ouvrez la Comédie humaine, les attachements de M"'" de Maufrigneuse, de miss ArabcUe, de M'"" de Beauséant, de M'"" de Sérizy, de tant d'autres ! dif- fèrent peu de ceux des Coralie, des Esther, des Va- lérie MarnefTe, des Béatrix. Us sont du même ordre, c'est-à-dire d'épiderme.

Mais voici que Louise de Chaulieu, Hénarez, Marie- Gaston, M. de Sérizy, M. de Bauvan montrent la gravité de leur bonheur ou le sublime de leur peine. M'°^ de Mortsauf triomphe d'elle-même. Ursule Mirouët, Véro- nique Sauviat, Modeste Mignon, Marguerite Claës éprouvent les premiers troubles des sens sans que leur pureté soit altérée. La chair pourtant entre encore ici pour une bonne part. L'émotion qui éclaire tout à coup le visage de Véronique Sauviat, qui empourpre celui de Modeste Mignon, qui fait chanceler Ursule Mirouët, qui roule du feux dans les veines de M™" de Mortsauf, relève de la physiologie.

Sur les montagnes glacées du Falberg, Séraphita spi- ritualise le désir, le transforme en idéal ; u Conçois-tu maintenant, dit-elle à Wilfrid, avec quelle ardeur je voudrais te savoir quitte de cette vie qui te pèse et te savoir plus près du monde l'on aime toujours ? N'est-ce pas souffrir que d'aimer pour une vie seule- ment ? N'as-tu pas senti le goût des éternelles amours ?. . . Je voudrais avoir des ailes, Wilfrid, pour t'en couvrir, avoir de la force à te donner, pour te faire entrer par avance dans le monde les plus pures joies du plus pur attachement qu'on éprouve sur terre feraient une ombre

20 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

dans le jour qui vient incessamment éclairer et réjouir

les cœurs Cours, vole, jouis un moment des ailes

que tu conquerras quand l'amour sera si complet en toi que tu n'auras plus de sens, que tu seras tout intelli- gence et tout amour! » (i) Voilà le revers mystique du sentiment, sa signifiance céleste.

Pourtant, même noble, même pure, même éthérée, même supra-sensible, l'inclination des sexes reste pour Balzac une force.

Le romancier se complaît à la voir naître, s'aug- menter, absorber l'âme entière. Chez Louise de Chau- lieu, la passion tue la fille, l'amie, détruit l'instinct de la maternité pourtant si profond à l'ordinaire. Chez la comtesse Ferraud, elle abolit jusqu'à l'humanité, jusqu'à la pitié. Marie-Gaston, en proie à une sorte d'hyp- nose, cesse d'appartenir à la société pour se consacrer tout entier à son bonheur. Hénarez, avant lui, meurt du mal d'aimer, comme d'autres sont emportés par une fièvre aiguë. M'"' de Restaud dissi^^e sa fortune, oublie son enfant, scelle la tombe de son mari joour conserver Maxime de Trailles, Calyste du Guénic débute dans la vie sentimentale par le meurtre et finit par le parjure. La violence du remords de M™' Graslin nous découvre la puissance de l'ardeur qui l'a poussée au crime.

Bien que le principe de cette force soit intérieur, il paraît d'ordre physique. Balzac parle souvent du magnétisme des amants. Le regard d'Hénarez cause à Louise de Chaulieu « une terreur profonde ». La vo-

(i) Scraphita.

l'homme, le philosophe, l'artiste 3 1

lonté silencieuse de lord Grenville hypnotise à la lon- gue Julie d'Aiglemont, comme tout à coup le corsaire envoûtera Hélène, a Vous me voyez pour la centième fois, dit le mystique AVilfrid lui-même, abattu, brisé pour avoir été jouer avec le monde hallucinatoire que porte en elle cette jeune fille, douce et frêle pour vous deux, mais pour moi la magicienne la plus dure ». Cer- taines femmes sont, d'après l'auteur de César Birot- teau, envahies en un instant par l'amour u sous l'em- pire d'une sympathie explicable aujourd'hui par les fluides magnétiques ». Celles-là mêmes qui ne se déter- minent que lentement, sur des témoignages de ten- dresse constante et (( des miracles d'affection », cèdent à une sorte de suggestion, comme Césarine que gagne peu à peu l'adoration muette d'Anselme Popinot.

L'amour est pour Balzac une réserve d'énergie qu'at- tire une énergie contraire.

Dans la Comédie humaine, toutes les apirations vio- lentes de l'âme se comportent à leur tour en forces aveugles.

Grandet est moins un être qu'un mouvement recti- ligne : en lui se sont éteints les sentiments qui au- raient pu résister à l'impulsion dominante. 11 n'est ni père, ni époux, ni parent, ni ami ; il est l'avarice bru- tale, éhontée.

L'affection paternelle ravage et tue Goriot comme fait sur son passage un torrent débordé. En dehors de sa passion, le bonhomme reste stupide : c'est un somnam- bule mené par une idée fixe. Les moqueries des pension, naires de la maison Yauquer le laissent indifférent ;

22 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

à vrai dire, il ne les entend pas. Il se réveille pour parler aussitôt de ses filles ; sa vie se confond avec leur bonheur. Voici, en quels termes, il décrit à Rastignac le plaisir qu'il éprouve, dans son dénuement personnel, à les voir traverser en carrosse les Champs-Elysées : u Je les attends au passage ; le cœur me bat quand les voitures arrivent ; je les admire dans leur toilette : elles me jettent en passant un petit rire qui me dore la na- ture, comme s'il y tombait un rayon de quelque beau soleil... J'aime les chevaux qui les traînent et je vou- drais être le petit chien qu'elles ont sur leurs genoux. . . » Cet homme est possédé.

On n'aurait pas de peine à trouver dans le sentiment de l'honneur, si vivement ressenti par certains person- nages de la Comédie humaine, le marquis d'Espard no- tamment, un orgueil instinctif de la race, un calcul secret de sa conservation, une énergie constitutionnelle héréditaire.

Dans le système de l'écrivain, seuls, peut-être, l'effort esthétique et le travail intellectuel peuvent prétendre à quelque immatérialité. Mais le génie lui-même est une impulsion dont l'origine nous échappe.

L'âme pour Balzac est donc une combinaison de for- ces. Ces forces ne passent pas dans l'homme sans lais- ser de traces. La métaphysique qui manquait aux théo- ries de Lavater est désormais trouvée.

Nous ne reflétons certes pas extérieurement le moin-

l'homme, le philosophe, l'artisle 23

dre nuage qui traverse notre ciel intérieur, mais les émo- tions violentes agissent sur notre être physique.

Sous la pression de nos sentiments, notre corps se dresse avec fierté ou se rapetisse humblement ; nos bras se lèvent d'étonnement, s'abaissent avec tristesse ; nos mains s'ouvrent pour accueillir ou se ferment pour menacer ; nos lèvres tremblent de colère, s'épanouis- sent de gaieté.

Isolées, les sensations glissent sur nous comme des cygnes sur une eau tranquille : leur sillage s'efFace vile ; mais en se répétant, elles marquent, à la longue, le chemin suivi, détruisent l'harmonie primitive. L'habi- tude rend le visage enjoué ou sévère, bon ou dur. La pureté et le vice pénètrent notre épiderme et en trans- forment le tissu.

Traits, regards, gestes, manies ont alors une signi- fiance profonde. Ils se gravent dans certains cerveaux plus sensibles, comme sur une plaque photographique, s'animent et vivent dans l'imagination sous l'influence du talent.

Si l'artiste a sur les rapports du physique et du moral les opinions de Fauteur de la Comédie humaine, il fera tenir une vie dans un portrait.

A l'observateur exclusif de la physionomie, risque- ront cependant d'échapper les sentiments les plus déli- cats. La bonté ne lui apparaîtra que quand elle brillera à travers l'opacité des chairs, semblable à une douce lumière enfermée dans une porcelaine légère. La pureté de la baronne Hulot, la sainteté du juge Popinot, la piété de M'"" de la Chanterie et la ferveur des

24 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Frères de la Consolation n'irradient-elles pas ainsi?

Mais, si nos jugements peuvent sur ces indices exté- rieurs être incomplets ou manquer de vérité, quel pit- toresque recèle cette physiologie morale !

Les grands courants de l'âme roulent visibles, comme des torrents débordés. Les violences de l'intérêt, de l'é- goïsme, de la passion, du vice, se calculent sur les ra- vages constatés ; la beauté habituelle des sentiments se marque dans l'attitude ; la finesse filtre dans le regard ou l'expression ; l'aridité intellectuelle a sa flore ap- pauvrie : les manies et les tics.

Sainte-Beuve loue Balzac pour sa façon de peindre les petites gens. Bourgeois, paysans, concierges, employés semblent moulés vifs et jetés dans l'œuvre. C'est que, pour les bien connaître, il suffit au romancier de les regarder. L'éducation, chez eux, ne refoule pas les sen- timents ; aussi, les explosions en sont elles plus fortes, la trace plus durable. Leurs passions, pour ainsi dire organiques, se voient ; leurs pensées, en quelque sorte matérielles, s'impriment sur leurs corps.

Avec quel relief saillent encore dans la Comédie hu- maine les signes extérieurs de la profession ! Costumes, gestes trahissent à chaque instant le métier. Sur les lèvres du parfumeur César Birotteau, erre u le sourire de bienveillance que prennent les marchands quand vous entrez chez eux ». Le voici juge consulaire ! a Sa figure offre une sorte d'assurance comique, de fatuité mêlée de bonhomie » (i). Le père Fourchon, paysan ivrogne et

(i) Grandeur et décadence de César Birotteau.

l'homme, le philosophe, l'artiste 25

vagabond, présente la rigidité de tissu propre aux gens vivant en plein air. Ses joues se creusent, continuant sa bouche, et dessinent (de mouvement de déglutition du bu- veur » . Ses yeux expriment à la fois « la ruse et la paresse » . Le Maréchal Moncornet montre dans ses gestes et dans son allure u la défiance naturelle à l'homme sans cesse en péril » et « la coutume du commandement » (i).

Passions et vices cristallisent de même.

Le baron Hulot, un des plus beaux hommes de l'ar- mée révolutionnaire, droit et fort, la gloire à la face, montre dans sa vieillesse abjecte, sous des cheveux en- tièrement blancs, un nez rougi par le froid ornant une figure de femme. Son courage et sa chair d'homme ont fondu au grand incendie de sa vie de débauche.

Sa sœur, cette virago lorraine, « maigre et brune » , les sourcils fournis, « réunis en bouquet, les bras longs et forts, les pieds épais, quelques verrues dans sa face longue et simiesque », la voix aigre et mauvaise, symbo- lise bien l'envie paysanne. Corps et âme s'harmonient chez la cousine Bette. Ils s'accordent aussi chez tous ces- misérables de la Comédie hiimaine tourmentés par l'in- térêt, l'ambition et les vices.

Ici encore, Balzac généralise à l'excès.

Geoflioy Saint-Hilaire venait d'avancer que l'orga- nisme des animaux présente un fond commun dont les- modifications ont donné les espèces.

Le romancier s'empare aussitôt de la doctrine, l'appli- que à l'humanité.

(i) Les Paysans.

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(( La société, écrit-il, ne fait-elle pas de l'homme, sui- vant les milieux son action se déploie, autant d'hom- mes différents qu'il y a de variétés en zoologie ?... Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administra- teur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d'Etat, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi consi- dérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l'âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis (i) ».

C'est la théorie des types professionnels, reprise de nos jours par M. Tarde.

Mais on s'exposerait à commettre une erreur grave en donnant, comme le fait Taine, à l'assertion de Bal- zac l'importance qu'elle prendrait sous la plume d'un savant. Michel Chrestien, Niseron, la Fosseuse, Eve et David Séchard, tous ces êtres supérieurs à leurs milieux, protestent contre la doctrine, du reste tardive, de leur créateur (2). Le moyen d'abstraire le type professionnel de l'avoué entre les portraits contradictoires de Derville et de Desroches, de l'avocat entre La Peyrade et Albert Savarus, du notaire entre Mathias et Solonet, du ma- gistrat entre Popinot, Blondet, Camusot et Gran- ville ?

Les lois avancées par l'auteur de la Comédie humaine demeurent toujours sujettes à révision, démenties qu'elles sont, à chaque instant, en fait, par sa vision

(i) Préface de la Comédie humaine de i8'i:?.

(3) La préface de Balzac qui s'approprie la doctrine de (u;of- FROY Saint-Hilaiue cst dc 18/12. Les deux tiers au moins de la Comédie humaine avaient déjà paru.

L HOMME, LE PHILOSOPHE, L ARTISTE 27

d'artiste, en théorie, par le miracle installé au centre môme de son système.

Cette conception dynamistc de la psychologie de l'homme a eu pour résultat de faire de Balzac « le pein- tre énergique des forces simples. »

Les personnages d'une seule pièce, les types géné- raux abondent dans la Comédie humaine. On y découvre (( le luxurieux », (( le vaniteux », « l'avare », « l'en- vieux » ( I ) .

Pour le romancier, en dehors d'une communion inexpliquée et rare avec Dieu, l'intérêt et*les passions sollicitent uniquement la vok)nté. Voici donc l'huma- nité ordinairement abandonnée à toutes les impulsions païennes : la sensualité, l'avarice, le plaisir, la vanité, l'ambition surtout.

(( Conflits d'égoïsmes » (2), de passions, jeu de ten- dances, d'habitudes, de manies différentes : tel est le spectacle qu'offre la Comédie humaine. Une vue sembla- ble du monde aboutit nécessairement au scepticisme. Pour avoir longtemps voyagé, Charles Grandet ne croyait plus auxprincipes directeurs delaconsciencequi, dans son enfance, vivifiaient et affermissaient son âme. La diversité des religions, des mœurs et des coutumes avait tari en lui la foi, la générosité, l'enthousiasme.

(i) Faouet, Etude sur Bal:ac.

(2) Taine, Nouveaux Essais de critique et d'histoire : Etude sur Balzac.

28 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Balzac a, lui aussi, beaucoup appris, et à étudier sur les visages la manifestation des « forces simples », une désillusion lui est venue. 11 pense avec l'usurier Gob- seck, philosophe cynique, qu'il n'est rien ici-bas en dehors des conventions sociales variant avec les climats. Les sentiments mauvais crèvent à chaque instant la couche légère que les religions, les philosophies, les lois ont déposée sur l'homme. La raison est impuis- sante contre un tel effort ; elle ne permet même pas de discerner la vérité. Qui, sans un secours divin, peut voir au fond des choses ? Les actions, en elles-mêmes, ne sont rationnellement ni bonnes, ni mauvaises. L'usure, dites-vous avec tout le monde, est un mal, la charité un bien. En y réfléchissant, l'usure, par sa dureté même, pousse à l'énergie, son résultat est préférable (i). L'observation des lois pénales est, assure-t-on, le plus impératif des devoirs. Les bienfaiteurs de l'humanité n'ont-ils pas foulé bien souvent aux pieds les prescrip- tions du Code ?

La vertu est-elle autre chose que la compagne du bien-être? Admettons, si vous le voulez, que la nature par caprice, se permette u de faire çà et d'honnêtes gens et des caissiers ». « Les honnêtes gens ont presque toujours de légers soupçons de leur situation ; ils se croien-t dupés au grand marché delà vie (a)

Voilà son mysticisme matérialiste a conduit l'écri- vain.

Croyez-vous qu'il va demeurer incertain et railleur ou

(i) Les petits Bourgeois. (2) Melnwlh réconcilié.

l'homme, le philosophe, l artiste 29

s'abîmer dans le pessimisme ? La logique pure le vou- drait. Un tempérament, un esprit si ardents qu'ils font, en dépit de tout, naître la joie et l'enthousiasme, s'y opposent. La métaphysique de l'écrivain vient au secours de sa psychologie et le sauve.

Le philosophe sceptique flotte éternellement ; il se défie de la raison et cependant sait qu'en dehors d'elle il reste incapable de rien connaître. Le mystique peut tout laisser au doute, l'objet de sa religion excepté.

Nos sens sont bornés, trompeurs peut-être; qu'im- porte i^ Il est en l'homme une force vitale, obscurcie plus souvent, qui participe de l'absolu ; elle dépose mystérieusement dans son cœur et dans son esprit les vérités éternelles.

Passions, vices, intérêts, ambitions sont autant de forces fidèles à leurs directions terrestres ; d'autres voies existent, célestes celles-là, que prendra l'âme humaine.

S'étonnera-t-on, à présent, que Balzac s'abandonne sans souci à la contemplation des incertitudes de la morale et de la raison ? Les contradictions, désormais, loin d'atteindre son système, ne pourront que l'afTer- mir ; elles se rejoignent dans le principe universel l'aperception directe les découvre.

Répétez, tant qu'il vous plaira, après MM. ïaine et Caro, que l'auteur de la Comédie humaine manque de sens moral. Vous concevez autrement le même objet et

2.

3o BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

VOUS ne sauriez vous entendre. Tous opposez le droit à la force ; ils se confondent pour Fécrivain comme dans les plîilosophies brumeuses d'outre-Rhin.

Le cerveau de Balzac, lourd de connaissances, res- semble par endroits à un cerveau d'allemand.

Les idées s'y heurtent, s'y combinent de façon inat- tendue. Les choses sont pour le littérateur français, comme pour les continuateurs germains de Kant, les images sensibles de certains phénomènes de la subs- tance insaisissable.

Croyez-donc bien que cet adorateur de la force voyait plus ou moins distinctement en elle le symbole de la justice.

La moralité courante, issue de nos facultés impar- faites, forcément précaire aux yeux de Balzac, est tout pour nous. Il en existe une seconde, pour lui seule importante. La première est en quelque sorte mécanique ; son secret tient en un mot : l'ordre social. La deuxième échappe même aux définitions. Une sorte de grâce manifeste celle-ci ; notre raison chancelante et des mœurs variables établissent celle- là.

Le génie, qui voit à la fois dans l'absolu et dans le réel, les connaît toutes deux. Il garde pour lui la loi divine ; à ses semblables, il applique la loi humaine qu'il pénètre peu à peu de vérité suj^érieure.

Pour Balzac, comme pour Carlyle, l'histoire est une longue nuit sillonnée par les rares éclairs du génie. (' Le héros, dit Carlyle, est un messager envoyé du fond du mystérieux Infini avec des nouvelles pour nous... Il

l'homme, le philssophe, l'artiste 3i

vient de la substance intérieure des choses... Il vient du cœur du monde, de la réalité primordiale ; l'inspiration du Tout-Puissant lui donne l'intelligence, et vérita- blement ce qu'il prononce est une sorte de révéla- tion » ( I ) .

L'auteur de /a Comédie humaine n eût pas parlé autre- ment.

IV Style de Balzac Jugement d'ensemble

Buffon concluait avec raison du style à l'homme même : Balzac est tout entier dans sa façon d'écrire.

Ouvrez un de ses livres, la première impression res- sentie sera celle de la puissance.

La phrase ne se borne pas, suivant les préceptes classiques, à exprimer une seule idée, son contexte en renferme plusieurs ; la pensée principale se gonfle de subordonnées ; les pages trop pleines débordent. Par- tout, dans la proposition craquant sous la poussée trop forte des mots, dans la période crevant d'incidentes, dans le chapitre bourré de détails, de réflexions, d'ob- servations, se manifeste le pléthore.

Les raisons ne s'engendrent pas méthodiquement l'une de l'autre ; elles affluent à la fois au cerveau et jaillissent en même temps.

(i) ÏAiNE, Histoire de la littérature anglaise: Etude sur Carlyle.

32 BALZA^C JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Un sujet s'ofîre-t-il à son esprit, Balzac voit aussitôt le développement dans son ensemble et ses parties. Il court à sa chambre, s'enferme, se jette sur une chaise, se penche fiévreux sur sa table. La plume grince déjà, crie haut la joie de la création facile, se précipite, court, court encore, sans se reposer jamais, jusqu'au moment où, à bout de forces, la main qui la soutient la laisse enfin tomber. Les procès avec les éditeurs ont beau se multiplier pour retard dans la livraison promise, l'au- teur de la Comédie humaine ne se corrige pas de ses constantes illusions. Si rapide est le mécanisme de son intelligence, que, dès l'abord, le récit se déroule en lai avec le cortège de ses scènes successives. Chacun de ses personnages se présente, parle sa langue propre, obéit à sa nature, à ses passions, à ses manies. Ce n'est pas une conception, mais une hantise, parfois un cau- chemar. Son roman se trouve fait à l'instant. 11 en suit des yeux les titres, les chapitres, les paragraphes. Ses propres images l'obsèdent au point qu'il les confond avec le monde sensible. Lui donne-t-on les nouvelles d'un malade ? « Revenons, s'écrie-t-il, à la réalité et par- lons un peu d'Eugénie Grandet ». Une hallucination obstinée s'est installée dans son esprit. La fiction pos- sède déjà une existence objective ; elle est imprimée d'avance dans son cerveau. Qu'il laisse la bride à son génie, l'étape sera vite franchie, quelques mois, quel- ques semaines, quelques jours y suffiront !

Taine réduit le talent à une reviviscence d'images ou de sentiments aboutissant à l'expression (i). Si ce

(i) p. Fl.vt, Seconds Essais sur Bahac.

l'homme, le philosophe, l'artiste 33

critère devait être accepte sans reserve, il n'existerait pas de plus grand artiste que Balzac.

Mais il faut distinguer les faces externe et interne de l'art. Les tendances dont parle le philosophe se ren- contrent, et souvent à un degré très vif, chez ces poètes, éternels rêveurs d'œuvres inachevées, vivant, racontant leurs songes, avec tant de séduction parfois ! Un tel état d'esprit est assurément intéressant, mais il échappe ordinairement aux hommes ; seule, sa manifestation extérieure nous est connue. Alors, à l'eflbrt vers l'ex- pression, s'ajoute le pouvoir de la réaliser, d'adapter la conception à toutes les intelligences, de la traduire en un langage accessible au plus grand nombre, de la cla- rifier, de l'ordonner, car l'émotion ressentie par l'é- crivain doit être exactement communiquée.

Il est assurément permis d'emprunter à une profes- sion, à une science spéciale, quelques-uns de ses termes propres, à la condition toutefois de choisir les plus connus, avec mesure, sans affectation. L'écrivain ne parle pas pour des initiés, mais pour tout le monde. Si le lecteur est obligé de se munir d'un dictionnaire, de s'arrêter à chaque mot, la sensation d'art est à jamais perdue pour lui. Entraîné par le courant de phrase, poursuit-il malgré les obstacles, un vertige le saisit. L'intention esthétique subsiste assurément, mais elle lui échappe à travers le cliquetis des mots. Certes, il est pris par le mouvement de la phrase et devine celui de la pensée. Bercé par le rythme, il éprouve une impression approximative ; sa raison demeure insa- tisfaite.

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* * *

Dans Grandeur et Décadence de César Birotteau, Balzac insère un ATai traité sur la faillitte, ne fait grâce d'aucune disposition du Code de commerce ; les profession- nels résistent à peine à l'abondance des détails techni- ques contenus dans le roman. Dans Louis Lambert, il emploie le langage de la métaphysique ; ds(ns Séraphita, celui du mysticisme swedenborgien ; dans la Recherche de l'Absolu, celui de la science ; dans le Cousin Pons et la Peau de Chagrin, il ne nous épargne aucune de ses observations d'antiquaire. La fatigue possible de ses lecteurs ne le préoccupe pas. Met-il en scène les crimi- nels, il abuse de l'argot. Saisit-il, avec une singulière prestesse d'imitation, le parler tudesque de Nucingen, il en rebat nos oreilles à nous faire crier. Partout se manifeste une prédilection excessive pour les idiomes spéciaux.

Voici qui est plus grave : les termes empruntés à des technologies diverses se mélangent, s'amalgament, forment les combinaisons les plus inattendues, parfois les plus choquantes. Les expressions de droit sont de- meurées familières au romancier, il s'en sert à chaque instant, souvent hors de propos.

Parle-t-il d'une de ces coquettes dont le but est d'être désirées et le jeu de paraître s'offrir pour se refuser en fin de compte : u Elles ont transigé avec la nature, dit-il. La jurisprudence de la paroisse leur a presque tout permis moins le péché positif. » Vient-il de tracer d'une main délicatement amoureuse et doucement

l'homme, le philosophe, l'artiste 35

émue le portrait de Véronique Graslin, sans penser que cette locution de procédure détonne, il n'hésite pas à écrire que la beauté de son héroïne a acquis « son plein et entier efTet. »

Un humoriste pourra imprimer : u La femme est une propriété que l'on acquiert par contrat. )) Seul, Balzac poussera l'ironique comparaison en faisant un jolus large emprunt au Code civil : u Elle est mobilière, car la possession vaut titre. »

S'agit-il d'un viveur obligé de renoncer, en raison de son âge, à une existence déplaisir : u Les cheveux blancs lui font leurs sommations respectueuses. » M'^'de Listo- mère, mondaine et dévote, dévient l'image de la légalité.

ïaine marque plaisamment l'étonnement d'un homme du monde, lisant la Comédie humaine, et tom- bant sur ce passage : u Nulle créature du genre féminin n'était plus capable que M""^ Sophie Gamard de formu- ler la nature élégiaquc de la vieille fille». « Créature genre féminin, genre élégiaque : suis-je au muséum d'histoire naturelle ? interroge le patient. 11 poursuit ; ses yeux s'arrêtent sur cette singulière réflexion : (( Telle était la substance des phrases jetées en avant par les tuyaux capillaires du grand conciliabule femelle ». « Effectivement, c'est un cours de bota- nique ! (i) »

Quelques traits suffisent à l'ordinaire au relief d'une figure. Balzac n'a pas le loisir de rayer les mots super- flus. Voici pour les seuls yeux de Camille Maupin bien des

(i) Tai>e, Nouveaux Essais de critique et d'histoire.

36 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

coups de crayon : u L'axe des sourcils tracé vigoureuse- ment, s'étend sur deux yeux dont la flamme scintille par moment comme celle d'une étoile fixe. Le blanc de l'œil n'est ni bleuâtre, ni semé de fils rouges, ni d'un blanc pur : il a la consistance de la corne, mais il est d'un ton chaud. La prunelle est bordée d'un cercle orange. C'est du bronze entouré d'or, mais de l'or vivant, du bronze animé. Cette prunelle a de la pro- fondeur. Elle n'est pas doublée, comme dans certains yeux, par une espèce de tain qui renvoie la lumière et les fait ressembler aux yeux des tigres ou des chats : elle n'a pas cette inflexibilité qui cause un frisson aux gens sensibles : mais cette profondeur a son infini, de même que l'éclat des yeux à miroir a son absolu. Le regard de l'observateur peut se perdre dans cette âme qui se concentre et se retire avec autant de rapidité qu'elle jaillit de ces yeux veloutés. Dans un moment de passion, l'œil de Camille Maupin est sublime ; l'or de son regard allume le blanc jaune, et tout flambe, mais au repos, il est terne, la torpeur de la méditation lui prête souvent l'apparence de la niaiserie ; quand la lu- mière de l'âme y manque, les lignes du visage s'attris- tent également. Les cils sont courts, mais fournis et noirs comme des queues d'hermines. Les paupières sont brunes et semées de fibrilles rouges qui leur donnent à la fois de la grâce et de la force, deux qualités difficiles à réunir chez la femme. Le tour des yeux n'a pas la moindre flétrissure ni la moindre ride 1 » ( i)

(i) Béatrix. .

l'homme, le philosophe, l'artiste 37

De tels détails ne font-ils pas oublier l'ensemble ?

Sachons gré au romancier de s'être montré un peu plus sobre pour le nez. « Le nez, mince et droit, est coupé de narines obliques assez passionnément dilatées pour laisser voir le rose lumineux de leur délicate dou- blure. Ce nez continue bien le front auquel il s'unit par une ligne délicieuse, il est parfaitement blanc à sa nais- sance comme au bout, et ce bout est doué d'une sorte de mobilité qui fait merveille dans les moments Camille s'indigne, se courrouce, se révolte. surtout, comme l'a remarqué Talma, se peint la colère ou l'ironie des grandes âmes. L'immobilité des narines accuse une sorte de sécheresse. Jamais le nez d'un avare n'a vacillé ; il est contracté comme la bouche ; tout est clos dans son visage comme chez lui. ))

C'est déjà beaucoup, dites-vous, et nous sommes loin de la douce évocation d'une figure de femme. Qu'allez- vous prétendre ? si l'auteur, sans se soucier du poids ajouté à sa page, continue par cette observation de physiognomonie : « La bouche arquée à ses coins est d'un rouge vif, le sang y abonde, il y fournit ce mi- nium vivant et penseur (?) qui donne tant de séduction à cette bouche et peut rassurer l'amant que la gravité du visage effrayerait. » Vraiment ! cet écrivain ne sait se borner. Notez qu'aux puissantes conceptions de l'artiste, s'ajoutent à chaque instant chez Balzac les réflexions du philosophe, du jurisconsulte, du savant, de l'historien, de l'érudit. Elles se manifestent ensemble, sorties en un même cortège de son cerveau en travail. Après une plaisanterie, une observation grave ; après une image,

3

38 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

une idée abstraite ; de la poésie, à côté de quelque maxime brutale.

L'abondance, la force font pour lui tout le talent ; il tient pour peu de chose la qualité des produits. « Claude Yignon se contemple, dit-il ironiquement, dans l'éten- due de son royaume intellectuel et abandonne sa forme avec une insouciance diogénique. Satisfait de tout pénétrer, de tout comprendre, il méprise les matéria- lités ; mais atteint par le doute dès qu'il s'agit de créer, il voit les obstacles sans être ravi des beautés, et à force de discuter les moyens, il demeure les bras pen- dants, sans résultat. C'est le Turc de l'intelligence endormi par la méditation. La critique est son opium, et son harem de livres faits l'a dégoûté de toute œuvre à faire... 11 esl trop préoccupé de l'envers du gé- nie )) (i).

Loin de Balzac cette inquiétude ! Il ne s'attarde pas à tracer un plan, à en disposer les parties ; il crée, il crée tout de suite et beaucoup. Les idées en fusion bouillonnent en son cerveau ; la chaleur qu'il ressent lui paraît garantir la trempe future du métal. Aussi bien, de puissantes et solides coulées qu'il n'a ni cana- lisées, ni dirigées, remplissent l'œuvre entière.

Tout déborde pêle-mêle : (( la chimie explique l'amour; la cuisine touche à la politique ; la musique ou l'épicerie sont parentes de la philosophie » (2). Pour passer de l'une à l'autre, l'auteur de la Comédie hu-

(i) Béatrix.

(3) Voir les curieux exemples de celte habituelle confusion cités par P. Flat, Seconds Essais sur Balzac.

l'homme, le philosophe, l'artiste 39

maine ne prend pas la peine d'aller à la ligne ; il n'a même pas le temps d'achever sa phrase.

Encore humide, la page est portée à l'impression sans être relue. Elle revient, à l'ordinaire, sous forme d'immense placard ; de larges blancs sont ménagés pour recevoir les corrections. Vous trouvez sage cette précaution des marges chez un écrivain trop pressé de laisser échapper le premier jet. Balzac, pensez-vous, va faire disparaître les bavures, efTacer les images trop brutales ou mal venues, mettre plus d'harmonie dans son style, biffer tout ce qui alourdit le récit. Point. L'espace libre se remplit d'idées surajoutées. Ce sont des renvois, des arabesques, des hiéroglyphes indéchif- frables, désespoir des protes. Le cratère s'est rouvert et lance encore la lave en ignition.

Nous sommes loin de la belle ordonnance du style classique, et vraiment il existait chez l'écrivain quelque confusion.

(( La méthode de Telsfendrœk, dit Carlyle en parlant d'un personnage dans lequel il se peint lui-même, n'est jamais de la vulgaire logique des écoles, toutes les vérités sont rangées en file, chacune tenant le pan de l'habit de l'autre, mais celle de la raison pratique pro- cédant par de larges intuitions, qui embrassent des groupes et des royaumes entiers systématiques ; ce qui fait régner une noble complexité, presque pareille à celle de la nature, un fouillis grandiose qui pourtant n'est pas dépourvu de plan. »

4o BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Le jugement s'applique exactement à Balzac.

Un sang riche affluant par coups pressés à des muscles courts ; un esprit ouvert à toutes les curiosités, prompt à conclure, n'attendant pas toujours d'être bien informé pour le faire, sautant tout à coup dans l'intérieur des choses, et, une fois qu'il y a pénétré, épuisant l'analyse; un don d'observation matérielle qui découvre, d'un re- gard, la tendance dominante de l'homme, ses passions surtout ; un cerveau puissant, mais surmené, la pensée tourbillonne sans cesse ; le vertige de l'intelli- gence s'ajoutant à l'ivresse causée par la surabondance de la joie physique ; un besoin de foi s'alliant au désir de tout connaître et amalgamant les contraires en un mysticisme dynamiste : tel apparaît Balzac.

C'est un mage de Ghaldée ou un brahme des Indes, ignorant et profond, un alchimiste de la pensée quin- tessenciée. On ne saurait lui refuser sans injustice les heureuses rencontres de cette méditation concentrée, de cette exaltation de l'intelligence active qui, chez les occultistes, synthétisent, parfois si heureusement, les connaissances.

CHAPITRE II

PHILOSOPHIE SOCIALE DE BALZAC

LA POLITIQUE, LE DROIT

Politique de Balzac

Admettre les citoyens à participer à la souverai- neté, c'est leur marquer une confiance bien grande. Si vous avez d'eux une opinion mauvaise, vous serez enclin au despotisme; vous tremblerez de dénouer les liens nécessaires à la répression de forces antiso- ciales ; vous ne verrez de sûreté que dans un pou- voir irrésistible.

Balzac, il suffît de parcourir la Comédie humaine pour s'en convaincre, ne croit pas à la bonté origi- nelle de notre espèce : c L'homme n'est ni bon, ni mé- chant, dit-il dans une préface programme (i), il naît

(i) Préface de 18^2.

42 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

avec des instincts et des aptitudes ; la société, loin de le dépraver comme l'a prétendu Rousseau, le perfectionne, le rend meilleur ; mais l'intérêt développe aussi ses penchants mauvais. »

C'est, en apparence, la théorie de la table rase ; en réalité, l'écrivain dissimule sa véritable pensée.

L'intérêt, l'ambition, l'argent, le vice, tiennent la plus grande place dans son œuvre ; la vertu s'y réduit à une habitude, parfois un peu niaise. Balzac, poussé à bout, obhgé de reconnaître l'impression produite par son petit monde, pose, en désespoir de cause, cette ques- tion à ses contradicteurs : u Dans la société, les mau- vaises actions ne sont-elles pas plus communes que les bonnes? » L'optimisme plaisant de Candide répondrait, avouons-le, d'une façon insuffisante à l'indirecte objec- tion ; il faut, pour en triompher, reporter dans la race nos espérances, s'attacher à la réconfortante contem- plation du progrès.

Ce pessimiste, qui n'avait pas notre foi consolatrice en l'avenir, se proclamait hautement chrétien, et, bien que ses théories ne fussent pas toujours très orthodoxes, il entendait être tenu pour catholique. A ces divers titres, il devait admettre le pouvoir personnel, car le Christianisme a toujours été pénétré * des tendances égoïstes du cœur humain, cet esclave du péché ori- ginel, et l'Eglise romaine, par sa hiérarchie, s'est constamment montrée un puissant auxiliaire de do- mination. (( J'écris, proclamait, en conséquence, Balzac, à la lueur de deux vérités éternelles : la religion, la monarchie. »

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 43

Des doutes peuvent-ils subsister ?

MM. Poitou (i), Taine (2), Biré (3), n'en ont aucun. Comment en conserveraient-ils après d'aussi nettes pa- roles ? Hélas ! quel auteur défendra jamais ses convic- tions les plus chères contre l'audace des paradoxes ?

D'après M. Anatole de la Forge, Balzac, en créant Z. Marcas, a d'avance peint Gambetta. Tenons cette affir- mation pour exacte, que conclure ? L'écrivain a pro- phétisé exactement, rien de plus. Mais, sur une simple rencontre, faire de ce légitimiste inébranlable un dé- mocrate est assurément excessif. Ouvrons le livre : Z. Marcas vit ; son noble désintéressement touche. L'ouvrage fermé, impossible de résumer la doctrine et les principes de cet homme de gouvernement. Tous les partis le peuvent avec autant de raison réclamer.

Plus de sympathie pour la cause républicaine s'indui- rait de la belle figure de Michel Chresticn. Le souvenir d'Armand Carrel ne fut pas, dit-on, étranger à sa con- ception. Une âme de feu, religieuse et chrétienne, un cœur plein u d'illusions et d'amour », une intelligence ferme et probe, une noble ardeur, une mort cou- rageuse sur une barricade inutile rendent fort tou- chant ce jeune héros. Mais l'absolutiste D'Arthez domine de sa haute taille et de son génie le fier révolté, son ami.

M. E. Pelletan ne pouvant nier, plaisante. Royaliste et catholique Balzac ! La bouflbnne atrirmation ! Le

(i) Revue des Deux-Mondes, année i85G.

(2) Taine, Nouveaux Essais de critique et d'histoire.

(3) Edmond Biré, Honoré de Balzac.

l\l\ BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

fantaisiste romancier affichait ses principes politiques, comme il portait un froc de moine dans sa chambre, (( pour rétrangeté du fait seulement » (i). On a vu, assure-t-on, dans les milieux politiques, des convic- tions de cette sorte. Bien qu'il en ait eu l'ambition, l'écrivain ne pénétra pas dans ce monde du scepti- cisme ; laissons-lui le bénéfice de ses insuccès électo- raux. Pendant plus de vingt ans, d'ailleurs, n'a-t-il pas été exactement fidèle aux opinions exprimées, tour à tour, dans ses romans, dans ses études, dans ses lettres intimes P Tandis que tout changeait autour de lui, que la légitimité faisait place à la royauté populaire et celle-ci à la république, ses convictions demeuraient immuables. Hugo, Lamartine sacrifiaient aux nouveaux dieux ; c'est toujours à la même divinité qu'il portait ses offrandes. L'ironie n'est pas de mise à son endroit.

Après l'avoir déclaré républicain, affecter de le croire socialiste, paraît une gageure insupportable. M. Bernier a voulu la tenir (2).

Michel Chrestien, dans son rêve de fédéralisme euro- péen, laisse entendre, sans doute, des doctrines aujour- d'hui fort répandues ; il fait fi volontiers des théories bourgeoises, (( des affreuses idées de liberté indéfinie proclamées par les jeunes insensés qui se portent les héritiers de la Convention ». Peut-on conclure de ce passage à une secrète sympathie pour le socialisme d'Etat ? Si Balzac manifeste son désir de faire arriver

(t) Eugène Pelletan, Heures de travail.

(a) Bévue socialiste, 189A : Balzac socialiste, par Robert Dernier.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 45

(( le plus d'hommes possible à l'état d'aisance », pour les rendre conservateurs du reste, il ajoute aussitôt que (( le peuple doit être laissé sous le joug le plus puissant ». Son intransigeance n'admet pas de compromis sur ce point.

Êtes-vous insuffisamment convaincus, écoutez encore son langage : « Les ouvriers, sachez-le bien, sont les sous-officiers tout formés de l'armée des prolétaires. » (( Les ouvriers sont l'avant-garde des barbares. » Certes, voilà un adepte de la guerre des classes, mais son drapeau n'est pas celui des humbles.

Balzac n'en a pas moins été vivement revendiqué comme sien par le parti démocratique. La raison de ce fait inattendu se trouve dans le sentiment très vif qu'il avait des conditions de la vie moderne. Ses portraits des nobles et des riches sont souvent des satires ; il trempe à leur intention ses pinceaux dans l'acide. La fortune use pour se former, se conserver et s'accroître, de pro- cédés blâmables, parfois criminels. A côté, petits bour- geois, ouvriers, paysans peinent, passent en théories héroïques, frappant le sol de leurs gros souliers, exté- nués de travail, avilis par la misère, chair souffrante aux muscles douloureux et forts (i). D'instinct, la sympathie se fixe sur eux.

Cette vue de la société, juste d'ailleurs, flatte nos conceptions politiques actuelles ; gardons-nous pour- tant de prêter au romancier des sentiments qui ne sauraient être les siens.

(i) Le Médecin de campagne, le Curé de village, les petits Bourgeois, Grandeur et décadence de César Birotteau, etc.

3.

46 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

* *

Balzac a sur l'autorité des opinions bien arrêtées et les exprime sans détour. Voici comment parle un des personnages du Médecin de campagne : « Les pouvoirs discutés n'existent pas. Imaginez-vous une société sans pouvoirs ? Eh bien ! qui dit pouvoir dit force : La force doit reposer sur des choses jugées » (i). Le raisonne- ment pourrait être mieux enchaîné, les idées plus logi- quement déduites. N'entendez-vous pas le ton de l'affir- mation ? Ne voyez -vous pas le geste qui commande ?

Rien de plus liaïssable, au gré de l'écrivain, que la liberté de mettre sans cesse en discussion les principes du gouvernement. La monarchie et la légitimité coupent court à ces querelles, il se range de leur côté.

Le i6 août i83o, Balzac, confondu dans la foule, regardait s'éloigner de Cherbourg le vaisseau qui emportait Charles X. (( Là-bas, s'ccriait-il en montrant le navire, est le droit et la logique ; hors de cet esquif sont les tempêtes. » Risquant la prophétie, il disait aux Français : u Dans quelques mois, vous saurez que même en méprisant les rois, nous devons mourir sur le seuil de leurs palais, en les protégeant, parce qu'un roi, c'est nous-même ; un roi c'est la patrie incarnée ; lin roi héréditaire est le sceau de la propriété, le contrat vivant qui lie entre eux tous ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas. » L'admirable collectiviste ! n'est-il pas vrai ? u Un roi est la clef delà voûte sociale :

( I ) jLc Médecin de campagne.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT ^7

un roi, vraiment roi, est la force, le principe, la pensée de l'Etat, et les rois sont des conditions essentielles à la vie de cette vieille Europe, qui ne peut maintenir sa suprématie sur le monde que par le luxe, les arts et la pensée. Tout cela ne vit, ne naît et ne prospère que sous un immense pouvoir... » (i).

Une autorité temporelle, si puissante soit-elle, demeure incomplète sans une autorité morale. Les gou- vernements absolus l'ont bien senti ; aucun n'a osé professer l'athéisme. De toutes les religions, celle de Rome est la plus disciplinée, la mieux assise, la moins contestée. Si Napoléon l'a restaurée au prix de sacrifices qui ont cependant coûter à son absolutisme, n'est-ce pas parce qu'il la croyait la plus propre à consacrer et à affermir sa puissance ? Le romancier jugeait de même. « Le Christianisme, dit-il, et surtout le catholicisme, étant un système complet de répression des tendances dépravées de l'homme, est le plus grand élément de l'ordre social. »

La Révolution attendait tout de la raison; Balzac est plein de défiance à son endroit : « Si la pensée est l'élé- ment social, elle en est aussi l'élément destructeur )), écrit-il.

Cet apophtegme nous cho([ue. Un libéralisme, au moins partiel, a pénétré aujourd'hui les plus réfrac- taires. 11 n'est personne qui ne croie, en masse tout au moins, à l'excellence de l'activité humaine. Rien ne nous répugne comme de la contraindre sans nécessité.

(i) Le Départ. V. sur ce point, Edmond Biré, Honoré de Balzac.

48 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMIIVALISTE

L'auteur de la Comédie humaine n'éprouve ni cet opti- misme, ni ce scrupule ; il parle sans ambages : (( On ne donne, affîrme-t-il, de longévité aux peuples qu'en modérant leur action vitale » (i).

Voilà le grand mot lâché ! L'action vitale sans frein, c'est le crime, c'est Vautrin. Il n'est pas trop pour la contenir d'une religion autoritaire et d'un gouverne- ment absolu. Le salut n'existe que (( dans une société religieuse régulière, assise sur un droit incontes- table » (2).

*

Balzac, objectera-t-on, n'était pas hostile au parle- mentarisme, qui contient en germe toutes les innova- tions modernes. Voici, en effet, ce qu'il confie à M""^ Zulma Carraud : « La France doit être une monar- chie constitutionnelle, avoir une famille royale hérédi- taire, une chambre des pairs extraordinairement puis- sante, qui représente la propriété, etc. ; avec toutes les garanties possibles d'hérédité et des privilèges donl la nature doit être discutée ; puis, une seconde assemblée élective qui représente tous les intérêts de la masse intermédiaire, qui sépare les hautes positions sociales de ce qui s'appelle le peuple » (3).

Bien qu'entourée de restrictions, la concession est réelle. Le malheur veut qu'elle paraisse intéressée. M'"® Zulma Carraud n'a pas se méprendre longtemps

(1) Préface de la Comédie humaine de 18ù2. (3) Préface de la Comédie humaine de 18^2. (3) Lettre à M""" Zulma Cauuald, i83o, Correspondance de Balzac.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 49

sur la pensée de son ami. u 11 y a des vocations aux- quelles il faut obéir et quelque chose d'irrésistible m'entraîne vers la gloire et le pouvoir » (i), lui écri- vait-il un peu plus tard. Cette seconde lettre explique la première. L'artiste sentait en lui bouillonner l'élo- quence; il était orateur. Sa facilité d'assimilation, son élocution rapide et claire, le timbre harmonieux de sa voix, son ascendant naturel sur les hommes, ne laissent aucun doute : la tribune l'attirait. Ne cédait-il pas, en concluant en faveur de deux assemblées politi- ques, à un calcul secret?

Ce libéralisme relatif est, en tout cas, demeuré dans ses œuvres comme une exception dispa- rate.

Loin de professer, pour ce qu'on est convenu d'appe- ler (( le quatrième pouvoir )), la tendresse des Royer- CoUard ou des Benjamin Constant, il se montrait intraitable à son endroit. Son opinion sur la presse tient en quelques mots : u Si elle n'existait pas, il fau- drait ne pas l'inventer» (2). Il n'attend pas, à l'exemple d'autocrates moins ardents, que cette redoutable puis- sance se tue ou se déshonore par ses propres excès ; il pense avec le curé Bonnet qu'il est urgent de lui ôter (( son action venimeuse en ne lui laissant que le droit d'être utile )) (3). LaMonographie de la presse parisienne^ si cruelle pour les folliculaires de son temps, se ter- mine par cette menace significative : « Pour subsister,

(i) LettrcàM""' Zulma Carraud, tSSa. Correspondance de Balzac.

(2) Le Curé de village,

(3) Monographie de la presse parisienne .

5o BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMLXALISTE

le gouvernement actuel devra se sauver^ par deux lois, Charles X a péri par deux ordonnances » (i).

Les sympathies d'un artiste livrent souvent son se- cret. Celles de Balzac éclairent sa pensée.

Qu'avec des principes autoritaires, l'auteur de la Comédie humaine admire Napoléon et plus encore, Louis XIV, rien déplus naturel; mais qu'il manifeste un certain penchant pour Robespierre terroriste, cela surprend, stupéfie même. Le paradoxal écrivain va plus loin ; il entreprend un long éloge de Catherine de Médicis (2) et, au lieu d'atténuer les fautes de cette reine, il les commente, les explique, les exalte. Comme d'autres élèvent des monuments à la concorde, il dresse la statue sanglante de l'astucieuse et cruelle italienne, propose cette image de l'intolérance, de la duplicité, du fanatisme à l'admiration, à la véné- ration des peuples. L'unité du pouvoir, celle des croyances ne lui paraissent pas achetées trop cher au prix de véritables crimes. En politique, le mot ni la chose ne l'effrayent.

Il Philosophie Jaridiqiie de Balzac

Les penseurs grecs ou romains, sans se piquer d'athéisme, séparent la justice de la religion, ils la con-

(i) Monographie de la presse parisienne . (2) Le Martyr calviniste.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 5l

fondent, au contraire, avec l'équilibre de la cité. Platon veut que la belle ordonnance de sa république pénètre dans l'âme de chaque citoyen pour s'y réfléchir en vertu. Aristote n'est pas éloigné dune telle opinion, à cette différence près que les tendances naturelles de notre être lui paraissent converger d'elles-mêmes au but de l'Etat ; nulle intervention des dieux.

La législation de Rome, plus pratique, précise le do- maine des lois. Sous l'influence des idées philosophi- ques, les jurisconsultes aboutissent à une belle formule : (( Vivre honnêtement, ne faire de tort à personne, don- ner à chacun son » (i).

L'abstraction peut suffire aux sociétés avancées ; elle n'a aucune prise sur les peuples neufs. La doctrine du Christ, rapidement adoptée par les barbares, efface bientôt dans la mémoire des derniers romains cet idéal léger, fleur délicate d'une civilisation déjà lasse. La nouvelle religion, tout intérieure et morale, transforme le droit et le revêt d'un caractère divin. Le juste se con- fond désormais avec les commandements de l'homme Dieu. Le prétoire et l'auter n'ont plus de limites pré- cises. Le roi doit conquérir ses pouvoirs judiciaires con- tre les incessantes entreprises du clergé.

Au XYIIP siècle, échoit l'honneur d'avoir définitive- ment séparé le droit du dogme.

Rousseau proclame la bonté originelle de l'homme, et, de cette hypothèse, qui risque d'être tout simple- ment une contre-vérité historique, tire une heureuse

(i) Ulpien.

52 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

conséquence : les hommes semblables par nature, doi- vent être pareillement traités.

Plus tard, le philosophe de Kœnigsberg prête l'ap- pui de sa métaphysique à l'œuvre émancipatrice de l'auteur du Contrat social. L'âme rayonne encore des concepts universels d'où il l'a retirée. Plein de respect, il s'incline. « La dignité de la personne humaine » lui est apparue. La liberté et l'égalité du citoyen se fon- dent désormais sur sa grandeur morale et sur sa légi- time fierté.

Le monde, de son côté, sent confusément ce que Kant proclame du haut de ses abstractions. La Révolution affirme solennellement dans le premier article de sa déclaration : a Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Déjà, le peuple, guidé par un instinct admirable, avait deviné le vrai fondement de la justice ; mélancolique, il chantait sa lamentable plainte au passage des grands :

« Nous sommes hommes comme ils sont, <( Des membres comme nous ils ont, « Tout autant souffrir nous pouvons, « Un aussi grand cœur nous avons. »

Avouons-lcv sans crainte, l'égalité est le mot essentiel du verbe révolutionnaire, celui dont le succès a été le plus prompt, non parce qu'il flatte, comme on l'insi- nue sournoisement, quelques prétentions ridicules ou déchaîne l'envie, mais parce qu'il suppose un sentiment très vif de l'honneur individuel devenu le mobile des actions humaines .

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 53

Dieu cesse d'être Tunique principe des sociétés. Le droit devient un rapport d'identité entre les hommes, et ceux-là mêmes qui ne croient pas au libre arbitre adoptent cette équivalence à titre d'expédient. Littré et Spencer ne s'y peuvent soustraire, malgré leur positi- visme. Renouvier, Fouillée, Bourgeois, Jaurès, repre- nant de nos jours la tradition kantienne et révolution- naire, fondent à nouveau la justice sur le respect de la personne.

Ce postulat admis, le problème se précise. Les citoyens ont la même aptitude à la liberté, puis- qu'ils sont égaux en dignité; ils seront donc as- treints à des prestations correspondantes. La morale et la loi s'efforceront de rechercher, dans un mutuel échange de services, un équilibre de concessions réciproques. Les hommes disposeront leurs devoirs et leurs droits u comme les abeilles construisent leurs rayons » (i).

*

* *

Pour Balzac, les institutions politiques et les faits de la conscience, ont une seule origine : Dieu, prin- cipe et aboutissement de toute chose. Ne nous éton- nons donc pas si chez lui le droit ne repose sur aucune base rationnelle ou philosophique (2).

Aux yeux de ce mystique, notre conscience est aussi

(i) Fouillée, Idée moderne du droit.

(3) M. Lucien Brun, professeur à la faculté catholique de Lyon et sénateur, a enseigné récemment encore la subordination du droit civil au droit religieux.

54 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

impuissante à trouver le juste que notre esprit à distin- guer le vrai. Les hommes ne parviennent à les connaître que par intuition. Dieu communique, en effet, avec eux, comme ill'entend, et toujours obscurément. Il lui plaît de dicter, de temps à autre, de bonnes législations à des êtres exceptionnels, mais les conceptions de ces génies inspirés peuvent, à l'instar de celles de Marsay, cho- quer notre cœur et bouleverser notre entendement. Si nos intelligences restent interdites devant ces révéla- tions, c'est qu'il a convenu au créateur de manifester la véritéparaperception,nonpar raison : expliquons ce qui le peut être ; ne nous étonnons pas des contradictions

Le droit n'est plus ainsi ni la conséquence de l'éga- lité, ni celle du libre arbitre. Egalité! libre arbitre! voilà des concepts de l'esprit humain. Vous les croyez sublimes, ils sont inQrmes ou malfaisants.

En vain, la démocratie en a-t-elle chatouillé l'orgueil des foules, l'auteur de Louis Lambert les rejette avec dédain. Vous faites de l'homme une fin ; pour Balzac, rien ne compte au regard de la volonté universelle.

Dans un semblable système, la morale ne se sépare pas de la religion. La religion commande le dévoue- ment sans mesure, le pardon sans cesse renouvelé ; sera le bien idéal. Ses règles prescrivent de s'abîmer dans la prière ou de se consacrer à ses semblables ; l'extase aaîtra, les ordres hospitaliers, charitables, con- templatifs se constitueront. Tout soufTrir, tout excuser, aimer et secourir chacun : tel est l'enseignement divin, générateur de la vraie justice.

Le droit positif passe au rang d'un expédient gros-

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 55

sier imposé par l'impiété, par l'obstination des hommes dans le mal.

Ne parlez donc pas d'égalité ! Il est nécessaire que quelques êtres supérieurs conduisent leurs semblables inhabiles ou méchants, réfrènent leurs instincts mau- vais, imposent un bien chancelant et précaire. « La légitimité... dit Balzac, découle de Fimpossibilité de gouverner le peuple quand l'Etat reconnaît des droits égaux à celui qui ne possède rien comme à celui qui possède beaucoup, à celui qui n'a point d'idées comme à celui qui a conquis une puissance intellectuelle n (i). Sa pensée se résume en ces mots : pas d'égalité de fait, pas d'égalité de droits.

Pour s'élever au concept démocratique, il est néces- saire d'abstraire ; l'imagination de l'artiste s'y refusait.

Sans doute, nous sommes différents d'inteUigence, de cœur, comme nous le sommes de force, de stature, d'a- dresse. Mais, en chacun de nous, il est quelque chose d'immuable, digne d'un égal respect, que nous appelons, la personne.

Rousseau plaçait dans le passé, à l'origine des socié- tés, le point de perfection de ces attributs humains. Plus justement, M. Fouillée le projette dans l'avenir, en fait un idéal lointain ; nos fils recueilleront ce fruit mi'iri de l'arbre du progrès.

Vous vous récriez de cette témérité ? Les Godes de

(i) Le Curé de village.

56 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

tous les peuples modernes reposent sur cet aventureux concept, réalité qui sert d'assises aux sociétés contem- poraines. Nos législations pénales ne touchent à l'acte volontaire qu'en tremblant, lorsqu'il est manifestement contraire à l'intérêt général ; nos institutions civiles assurent religieusement le développement spontané de notre activité. Une foi indestructible en la liberté indi- viduelle, en sa bonté, attache les nations à ces princi- pes et à ces pratiques juridiques.

Sans se prononcer formellement sur le libre arbitre philosophique, Balzac le traite de « théorie douteuse )> ; on le voit constamment en garde contre les conséquen- ces pratiques de ce postulat psychologique, u Dans la famille, écrit-il, au collège, dans le prolétariat, dans la politique, en toute chose, au lieu de contenir les intérêts privés, on les a déchaînés, en faisant arriver la doctrine du libre arbitre à ses conséquences extrêmes » (i). Il en vient même à une négation absolue au profit de l'Etat. u L'homme social, afQrme-t-il, n'a pas de libre arbi- tre ». 11 conteste expressément au citoyen le droit « de professer le dogme de la liberté de conscience », lui refuse la jouissance u de la liberté politique » (aj, maudit la France parce qu'elle a adopté ces funestes nouveautés.

Se doutait-il qu'en parlant ainsi, il allait jusqu'à ruiner nos législations criminelles et civiles aussi bien que nos institutions publiques ? C'est fort pro-

(i) Le Curé de village. (3) Le Martyr calviniste.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 67

probable; il n'était pas homme à reculer devant ces conséquences.

On discute, aujourd'hui, le point de savoir si un système de pénalité peut s'établir, abstraction faite de la responsabilité humaine, et peut-être n'est-il pas au- dessus des forces de notre intelligence d'imaginer, à grand effort, une législation répressive déterministe (i) ; mais l'hypothèse du libre arbitre aura, longtemps encore, l'avantage de la clarté. La croyance à la liberté morale semble nécessaire au langage, comme le sont les no- tions d'espace, de temps, de cause, d'identité, de réalité objective sur lesquelles disputent éternellement les philosophes, sans aboutir au moindre changement dans nos façons de parler ou de raisonner. Les législateurs ne l'ont jamais mise en doute. Leur consentement est encore universel en pratique. Toutes les théories des contrats, des obligations, de la faute supposent admis cet axiome.

L'ensemble de la doctrine de Balzac contredit l'opi- nion dominante.

Dans son œuvre, vice pour les petits est souvent vertu pour les grands. L'homme politique n'est pas seulement un (( scélérat abstrait )), 11 en arrive, comme de Marsay ou Catherine de Médicis, à commettre des actes crimi- nels concrets. Pour juger ses héros, l'auteur fait appel au mysticisme et les absout ; il ne supporte pas la pen- sée qu'on puisse leur appliquer la commune mesure.

Ne va-t-il pas, d'autre part, jusqu'à regretter, à l'é-

(i) Tarde, Philosophie pénale.

58 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

gard du peuple, cette dureté de mœurs qui faisait peser sur la famille, de génération en génération, le crime com- mis par un de ses membres ? (i).

De quel œil méprisant voit-il notre misérable équité î

Les hommes sont égaux en dignité et en responsabi- lité ; ils doivent l'être devant laloi, disons-nous ; ils sont inégaux en fait et le demeurent en droit, répond l'écri- vain. Le mérite est personnel, afRrmons-nous, le démé- rite aussi. La noblesse est héréditaire, réplique-t-il, la honte de même.

D'après Montesquieu, d'après Kant, d'après la Révo- lution française, l'Etat a la mission d'assurer la liberté de chaque citoyen en tant qu'elle ne nuit pas à la liberté de ses semblables : tel est le commandement de la cons- cience. En dehors de toute préoccupation morale, l'évo- lutionnisme aboutit à poser le même principe ; à défaut de cette règle sociale, les individus et l'espèce cessent de se développer normalement ; sans énergie, sans activité spontanées, pas d'intégration, pas de différenciation possibles.

Quelle que soit son origine, celte donnée suffit pour construire le monde légal, en dehors d'elle tout chancelle.

Admettons-la, l'individu nous apparaît ne relevant que de lui même quand il ne lèse pas autrui, sujet et objet d'obligations et droits équivalents, se dressant l'égal de l'Etat et défendant contre lui, c'est-à-dire con- tre tous, son imprescriptible domaine. Nos conceptions juridiques tiennent en ces quelques mots. L'idée maî-

(i) Le Curé de village. '

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 69

tresse acceptée, il ne restera plus qu'à promulguer des lois précises, à instituer des magistrats capables et indépen- dants.

Aux yeux de Balzac, la justice n'est qu'un mode de gouvernement inspiré comme les autres par Dieu. L'homme a des devoirs d'obéissance, pas de droits.

Berger mystique des peuples, l'auteur de la Comédie humaine n'a que des sourires de pitié pour notre servile application des textes, forme scrupuleuse, cependant, de notre respect des personnes.

Ce dédain le conduit à une comparaison inatten- due :

« La marquise de Listomère, dit-il, est une de ces jeunes femmes élevées dans l'esprit de la Restauration. Elle a des principes, elle fait maigre, elle communie et va très parée au bal, aux Bouffons, à l'Opéra; son direc- teur lui permet d'allier le profane et le sacré. Toujours en règle avec l'Eglise et le monde, elle offre une image du temps présent, qui semble avoir le mot de Légalité pour épigramme » (i).

La loi, en effet, comme le confesseur de la grande dame, règle, parfois hypocritement, la marche de nos sociétés modernes. Ne se borne-t-elle pas par exemple, à punir le mari pour entretien de concubine au domicile conjugal, fermant les yeux sur son dévergondage au

(i) Etude de femme.

60 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

dehors (i) ? Ne se contente-t-elle pas trop souvent de simples pratiques extérieures ? La justice a son phari- saïsme.

L'écrivain s'exalte, pousse tout au pire, o Convenons entre nous, s'écrie-t-il dans Pierrette, que la légalité serait pour les friponneries sociales une belle chose, si Dieu n'existait pas n (2). Et il montre une enfant per- sécutée par le jeu de cette institution de générosité ju- ridique : l'adoption.

La Comédie humaine abonde en exemples semblables. La marquise d'Espard tente de commettre un crime, grâce à une procédure particulière, l'interdiction de son mari sain d'esprit (3). Le baron de Nucingen s'enrichit par ses suspensions de paiement et ses con- cordats successifs. Philippe Bridau capte un héritage par des procédés de forban en règle avec les Codes.

Le Curé de Tours est si régulièremeat dépouillé que les ressources de la loi ne peuvent le sauver. Ainsi du reste (4).

Le droit se juxtapose mal à la réalité. « Un homme peut avoir raison en équité, tort en justice, sans que le juge soit accusable. Entre la conscience et le fait, il est un abîme de raisons déterminantes qui sont inconnues au juge, et qui condamnent légitimement un fait. Un juge n'est pas Dieu, son devoir est d'adapter les faits aux principes, déjuger des espèces variées à l'infini,

(1) Article 336 du Gode pénal.

(2) Pierrette.

(3) L'Interdiction.

(It) Les Célibataires : le Curé de Tours.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 6l

en se servant d'une mesure déterminée. Si le juge avait le pouvoir de lire dans la conscience et de démêler les motifs de rendre d'équitables arrêts, chaque juge serait un grand homme. La France a besoin d'environ six mille juges; aucune génération n'a six mille grands hommes à son service, à plus forte raison ne peut-elle les trouver pour sa magistrature )) (i).

On ne saurait mieux justifier l'imperfection fatale de nos tribunaux. Après d'aussi sages paroles, pourquoi se révolter contre une nécessité ? Le magistrat est homme ; à ce titre, il est de raison incertaine. On lui fixe des règles par crainte qu'il ne se trompe, et leur interprétation devient parfois chance d'erreur.

Les préceptes delà morale n'ont-ils pas, par leurs ren- contres dans les faits, donné naissance à la casuistique? Cette doctrine, de fâcheux souvenir, consistait, on le sait, dans l'application anticipée à des espèces parti- culières de principes généraux parfois opposés.

Comment s'étonner que les hommes, cédant à un im- périeux besoin de certitude povu- la détermination de leur conduite juridique, aient désiré réduire en for- mules résolvant tous les cas les commandements de leurs lois civiles (2) ? De cette nécessité est sortie la ju- risprudence.

Après l'échec lamentable des casuistes, l'impuissance partielle des juristes pourrait-elle surprendre? Mais, tandis que la casuistique demeurait secrète, employait

(i) L'Interdiction.

(3) De l'Interprétation, Caron, discours de rentrée de la Cour d'appel de Riom.

62 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

sa subtilité à excuser, dans le mystère du confession- nal, tout ce qui tournait à l'avantage de l'entreprenante compagnie de Jésus, la jurisprudence, dans des au- diences publiques, fait appel à la logique et au bon sens, s'appuie sur les faits, non sur les intentions ; l'une a mérité de disparaître, l'autre vivra.

Sans doute, l'homme borné par nature ne saurait concevoir l'ambition de rendre une justice sans défaut ; erreur, cependant, que de croire à l'inanité de ses efforts. Balzac ne recule pourtant pas devant cette at- tristante conclusion. Peut-être doit-on voir le résultat d'une innocente plaisanterie de jeunesse.

En un mordant pamphlet (i), l'écrivain, encore à ses débuts, s'égaye. L'audace des voleurs contraste, par sa brutale franchise, avec la couardise menteuse de prétendus honnêtes gens ; pressez l'antithèse, la sympathie va aux premiers. Honnêtes gens ! ces mar- chands qui trompent leur clientèle, ces négociants que leurs faillites enrichissent, ces frères qui dépouillent leurs familles ? voleurs eux aussi ! mais hypocrites, que leur observation sournoise de la légalité, leur respec- tabilité de surface rendent plus odieux.

Ces idées, développées pendant des pages, ne font illusion à personne ; c'est pure réjouissance. A ce long persiflage, l'amuseur seul finit par se laisser prendre. Plus tard, il écrit, le plus sérieusement du monde, ce dont il riait autrefois.

Faut-il s'en féliciter ou s'en plaindre ? Le paradoxe

(i) Le Code des honnêtes gens.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 63

du génie renferme toujours une part de vérité. Dans les ténèbres mêmes de certains cerveaux, flotte je ne sais quelle phosphorescence dont la clarté indécise tient lieu de lumière aux autres hommes. Combien de lecteurs se sont-ils écriés après l'auteur de la Comédie humaine : « Etrange civilisation ! La société décerne à la vertu cent louis de rente pour sa vieillesse, un second étage, du pain à discrétion, quelques foulards neufs, et une vieille femme accompagnée de ses enfants. Quant au vice, s'il a quelque hardiesse, s'il peut tourner habile- ment un article du Code comme Turenne tournait Mon- tecucuUi, la société légitime ses miUions volés, lui jette des rubans, le farcit d'honneurs et l'accable de considé- ration » (i). Pauvre justice, qui excuse « les crimes com- mis le Code à la main, ce qu'on appelle en Norman- die se tirer d'affaire comme on peut » (2) ! Voici à quelle conclusion aboutissent ses principes : « Savoir brûler un testament et vivre en honnête homme, aimé, consi- déré, au lieu de voler une montre en récidive, avec les cinq circonstances aggravantes et d'aller mourir en place de grève haï et déshonoré » (3).

L'initiateur a ménagé à ses disciples les plus enivrantes satisfactions d'orgueil. Quelle douceur ! de lire en initié des phrases comme celle-ci: « Les moralistes déploient ordinairement leur verve sur les abominations trans- cendantes. Pour eux, les crimes sont à la Cour d'assises ou à la police correctionnelle, mais les finesses sociales

(1) Melmoth réconcilié. (a) Modeste Mignon. (3) La Peau de chagrin.

64 BA^LZAC JURISCONSULTE ET CFUMINALISTE

leur échappent ; l'habileté qui triomphe sous les armes du Code est au-dessus ou au-dessous d'eux; ils n'ont ni loupe, ni longue vue; il leur faut de bonnes grosses hor- reurs bien visibles » (i) ! Quelle joie de posséder, enfin de compte, une psychologie si rare et si pénétrante !

Le nouvel adepte flatté laissera avec dédain le souci de la légalité a aux grands hommes d'arrondissement» (2), il mettra son espérance dans quelque tyran admirable- ment renseigné, afin que a l'arbitraire sauve les peuples en venant au secours delà justice » (3).

De telles doctrines impliquent une fausse vision du monde.

Si le mal est un fait social, le bien en est un au même titre. Encore qu'il s'en défende, cette vérité a échappé en partie à Balzac. Il est inexact de prétendre qu'il ne se rencontre pas dans la Comédie humaine de personna- ges vertueux, nous en trouverons dans le seul monde judiciaire, et de parfaits ; mais ces héros restent dans l'œuvre des exceptions inexpliquées, fleurs maladives et douces, poussées au milieu de plantes vivaces et i( nocives )).

Les hommes ne sont pas uniquement occupés à tourner les prescriptions des Codes ; ils ne dépensent pas à cet objet le talent stratégique des grands capitai- nes. Quelques-uns y tâchent, il est vrai, et y réussissent parfois; mais le plus grand nombre restent contenus par les lois .

(i) Les Employés.

(2) La Maison Nucingen.

(3) La Maison Nucingen.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 65

L'ordre social est au prix de cette justice impar- faite.

Venons-nous à désespérer, regardons le passé. Au milieu des passions déchaînées jusqu'à être barbares, Condorcet, près du tombe.iu, se consolait à une telle contemplation. Nous n'avons pas à souffrir d'aussi tra- giques destinées ; raffermissons donc notre courage.

Sans quitter l'objet de notre étude, peut-on nier que le crime, s'il subsiste, devient tous les jours moins brutal ? Peut-on contester que nos lois civiles ne gagnent, à chaque remous de l'histoire, en humanité et en douceur ? Peut-on douter que nos Codes plus parfaits ne soient mieux appliqués ? Comment n'en résulterait-il pas une moralité meilleure ?

L'angoisse de Balzac au spectacle de la légalité, encore si lointaine de l'équité véritable, n'est-elle pas, d'ailleurs, un symptôme de la fièvre de croissance qui brûle inces- samment l'humanité ?

Les lois nous apparaissent comme la raison appliquée aux relations sociales, aidant à l'évolution des peuples ; leur action persistante, seule, prévaut, à la longue, sur nos sauvages instincts. Elles représentent la sagesse accumulée, cristallisée des nations. De combien d'expé- riences superposées, de combien d'idées sont-elles l'aboutissement ?

Leur forme même a été débattue longuement, avec prudence. La phrase, comme une lame sans défaut, a été fondue, refondue, plusieurs fois mise à la forge, jusqu'à ce que le métal, pur de toute souillure, ait brillé de son éclat propre. Stendhal, toujours si précis, ne

4.

66 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

lisait-il pas chaque matin quelques articles du Code pour donner à sa pensée plus de netteté et de tranchant ?

On peut fonder sur ces données un traditionalisme rationnel, compatible avec les transformations progres- sives de l'humanité, et qui a pour première règle l'ob- servation exacte de la légalité. La loi n'y est pas reçue comme une révélation divine, à la façon de de Bonald ou de Balzac; elle a l'autorité d'une présomption de vérité sociale et cède à une présomption inverse prudemment établie. L'imperfection de notre nature nous condamne à un perpétuel tâtonnement.

La conscience n'est malheureusement pas une pierre de touche marquant, au simple contact, le degréde bonté ou de méchanceté des actions. D'inépuisables disputes s'élèvent, au contraire, entre les hommes au sujet de leur conduite. Livrer le juge à ces incertitudes serait l'exposer à se perdre. Les guides si complets qu'on lui a donnés ne le sauvent pas toujours de l'erreur, des caprices et des passions.

III Principes juridiques de Balzac

LA FAMILLE. LA PROPRIÉTÉ

On a longuement discuté sur le fondement de la jus- tice humaine. Le jurisconsulte s'embarrasse peu de ces dissertations: il constate les droits existants, indique, à la façon de Montesquieu, les règles d'une législation harmonieuse, marque à peine ses préférences. Si vous le pressez, il prononcera les mots de « libre arbitre »♦

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 67

de (( contrat )) (i), de « quasi-contrat » (2) ; mais il re- tournera bien vite à l'étude des lois écrites, des mœurs, des coutumes ; il ne poussera pas au delà des tendances certaines de l'homme, du processus historique des peuples. Tout au plus, découvrant dans les faits so- ciaux, comme dans les phénomènes physiques, des rapports constants, se hasardera-t-il à dire, avec lillus- tre président à mortier du XVllP siècle, que les lois humaines dérivent « de la nature des choses ». Il trem- blera aussitôt de son audace: une telle généralisation lui paraîtra dépasser les bornes de son ordinaire domaine.

Pour aller plus loin, il faudra abandonner les textes, fermer les Codes, et, avec les philosophes, attaquer les plus hardis problèmes proposés à la pensée. Le droit a-t-il son origine dans la force, comme le prétend Hobbes? dans l'intérêt bien entendu, comme le soutient Bentham ? Une abstraction à priori, en donne-t-elle la raison, ainsi que le veut Kant ? Y doit-on voir avec Littré une simple opération de logique, l'affirmation de l'axiome d'identité? Faut-il concédera Spencer que la loi de l'évolution l'explique ?

Rarement, un avocat, un juge, un avoué ou un notaire se poseront de telles questions. Elles sont ré- volutionnaires, et ils vivent de ce qui est. Ils accep- teront les Codes comme ils les trouveront . A peine se permettront-ils quelques critiques de détail, rejetant

(1) Rousseau, Le Contrat social. Celte {généralisation d'une insti- tution juridique a été adoptée d'enthousiasme par les législateurs révolutionnaires presque tous jurisconsultes.

(3) Léon Bourgeois, La Solidarité.

68 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

certaines exceptions comme compromettant les princi- pes essentiels, blâmant, par exemple, dans un pays de liberté, une disposition tyrannique, dans un gouverne- ment absolu, l'affaiblissement du ressort central. Les juristes sont peu souvent novateurs.

Balzac avait quelques notions et même une certaine pratique du droit. Il était porté, à ce titre, à ne pas dis- cuter la législation existante.

Son mysticisme l'inclinait aussi à l'acceptation du passé : admettre que les institutions humaines ont été révélées aboutit à s'interdire de les discuter.

Ce serait, de nos jours, s'exposer au ridicule que de croire à des lois dictées sur quelque Sinaï. Mais, pour le romancier, les confidents de la pensée di- vine, s'ils n'ont plus la taille de Moïse, n'en sont pas moins exceptionnels. Ils se succèdent dans l'histoire, auréolés de gloire ; notre ignorance déconcertée a inventé un mot à leur usage : le génie. Ces messagers providentiels organisent la famille, règlent les relations des citoyens, affermissent les propriétés. Une telle con- ception conduit l'écrivain à la vénération des systèmes juridiques établis. Ses réserves ne portent que sur des points de détail, sur la pauvreté de notre interprétation des textes. En ce sens, on a pu dire justement de lui : « Il accepte les idées reçues : il s'en tient au Code civil, il ne croit pas à la nécessité, à l'efQcacité d'une ré- forme )) (i).

(i) Blondel, Du Droit et de la procédure dans Honoré de Balzac. Discours de rentrée.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 69

Loin de s'efforcer à les ruiner, on le voit constam- ment occupé à restaurer les règles vieillies que la com- plaisance des pouvoirs et la douceur des mœurs ont énervées.

Nos théâtres ont retenti des protestations égoïstes de quelques âmes meurtries par les dispositions des Godes ; nos romans ont fait verser bien des larmes au même spectacle. Erreur que tout cela! Le pouvoir a le droit d'enchaîner la chair humaine dans les lois « inflexibles et muettes », au risque même de la meurtrir. L'ordre social, d'abord ! Arrière, la pitié anarchiste ! elle voile à nos yeux la Révolution, cette grande coupable, qui a « décalcifié » notre législation au point qu'il est néces- saire aujourd'hui de fortifier, de durcir à tout prix son ossature amollie.

Deux pièces maîtresses sont seules capables pour l'auteur de la Comédie humaine de soutenir la charpente de nos sociétés : la famille et la propriété. Aussi, les voudrait-il puissantes et solidement accotées.

IV La puissance paternelle

Dans sa célèbre préface de 1842, Balzac déclare tenir (( la famille et non l'individu comme le véritable élé- ment social. )) Souventil se lamente de voir triompher une opinion contraire, u Nos lois ont brisé les maisons, les héritages, la pérennité des exemples et des tradi- tions, )) s'écrie-t-il dans la Femme de trente ans. « Le

70 BALZAC JURISCONSULTE ET GRIMINALISTE

penseur aux choses de l'avenir voit l'esprit de famille détruit, les rédacteurs du nouveau Code ont admis le libre arbitre et l'égalité. La famille sera toujours la base des sociétés. »

L'écrivain a sur ce point l'âme romaine. Il parle avec un soupir de l'ancienne puissance paternelle, u ce pou- voir qui constituait jadis le seul tribunal ressortis- saient les crimes domestiques. » Il s'exprime de même par la bouche du docteur Benassis : u Yus dans toutes leurs conséquences, l'esprit de famille et le pouvoir paternel sont deux principes encore peu développés dans notre système législatif» (i).

Si vous l'eussiez pressé, il n'aurait pas manqué de se réclamer de ces coutumes qui prolongeaient jus- qu'à la dissolution du mariage les attributs entiers du chef de famille (2). Tout au moins aurait-il proposé de reculer l'époque de la majorité ou d'organiser l'obéis- sance des enfants arrivés à l'âge d'homme. Une fois encore u l'arbitraire seraitvenu au secours de la justice», et les lettres de cachet auraient maintenu l'autorité pa- ternelle comme avant 1789.

Les fortes paroles de Bossuet le hantaient. « Dieu, a dit le grand orateur, ayant mis dans nos parents, comme étant en quelque sorte les auteurs de notre vie, une image de la puissance par laquelle il a tout fait, il leur a aussi transmis une image de la puissance qu'il a sur ses œuvres ». Comment le chrétien n'au-

(i) Le Médecin de campagne.

(3) Coutumes, Amiens 136, Artois 15i, Dreux, Chartres, Château- neuf.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA. POLITIQUE, LE DROIT 7I

rait-il pas approuvé ce langage ? « Les hommes naissent tous sujets, a continué l'illustre prélat, et l'empire paternel qui les accoutume à obéir, les accoutume en même temps à n'avoir qu'un chef » (i). Ici, l'absolutiste était bien contraint d'applaudir.

Admirateur instinctif, zélateur de toute énergie, Balzac devait inévitablement prôner celle du groupe familial uni sous une même volonté.

« En perdant la solidarité des familles, déclare un des personnages du Curé de village, la société a perdu cette force fondamentale que Montesquieu avait décou- verte et nommée l'honneur. Elle a tout isolé pour tout affaiblir. Elle règne sur des unités, sur des chiffres

agglomérés comme des grains de blé dans un tas »

(( Les intérêts demande-t-il en terminant, peuvent-ils remplacer la famille (2)

La question gêne tout d'abord. Trop attendre de ce zèle civique appelé vertu par le philosophe de VEsprit des lois exposerait à des mécomptes. Ce ressort de l'âme éprouve encore, après un siècle de liberté, je ne sais quelle difficulté d'être. L'honneur, conserve, au contraire, toute sa vitalité. Il stimule, à n'en pas douter, les hommes d'Etat, les soldats, les fonctionnaires de notre Troisième République. Ne voit-on pas les citoyens de nos démocraties a assoiffés » de distinctions, prêts à sacrifier leur dignité pour l'obtention d'un bout de ruban, témoignage éclatant que le regard du pouvoir s'est un instant posé sur eux ?

(1) BossLET, La Politique tirée des propres paroles de l'Ecriture Sainte.

(2) Le Curé de village.

72 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Quant à notre conduite, quelle intelligence sufïira à sa détermination ? Les mœurs y pourvoient tant bien que mal, en silence, et la famille sert de dépôt aux tra- ditions. Revenons donc à l'expérience et même aux préjugés, insinue-t-on, plutôt que de trop espérer de vagues abstractions.

Cette doctrine a été enseignée avec éclat par de Bonald, en haine de la pratique révolutionnaire qui se plaisait aux nouveautés et les réalisait dès qu'elles agréaient au plus grand nombre.

Nous donnons aujourd'hui moins de prise aux cri- tiques du polémiste conservateur. Si le peuple ne se voit plus contester la souveraineté, par suite le droit de changer la Constitution et les lois, du moins a-t-il ap- pris à n'user de ses pouvoirs qu'avec circonspection.

Les études historiques n'ont pas été étrangères à ce résultat ; elles nous ont permis de découvrir la raison du passé ; elles ont mis à jour la solidarité qui unit les générations présentes à celles d'autrefois .

La pratique de chaque jour a eu sur la vie privée une action parallèle. L'homme, comme le citoyen, a jeté sa gourme, et, après avoir abusé de la liberté à ses dépens, il contrôle et affermit sa raison par l'expérience de ses semblables. Ces correctifs rendent sans danger l'appli- cation des principes individualistes de nos Codes.

Les philosophes, partis des points les plus opposés de la pensée, ont tour à tour approuvé ce que les légis- ateurs révolutionnaires et ceux dei8o3 avaient consacré.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT -jS

Prétendent-ils comme Herbert Spencer, faire de la sociologie le prolongement des sciences de la vie, ils recherchent, afin d'établir les droits et les devoirs réci- proques des parents et des enfants, les lois de préser- vation et de perpétuité de l'espèce (i). La justice entre citoyens se résout, pour ces positivistes, au libre épa- nouissement de chaque activité humaine ; la sélection par la concurrence vitale est, à leur avis, une nécessité naturelle et bienfaisante. A l'ordinaire, ils ne s'in- quiètent pas des faibles, victimes sacrifiées d'avance dans le combat pour l'existence ; mais, par une règle qu'observent les animaux mêmes, les adultes doivent se consacrer à la sustentation de leur progéniture afin de conserver la race.

Herbert Spencer étend le principe, le précise, déduit les conséquences qu'il comporte : « L'enfant, d'après le philosophe Anglais, a un titre légitime à la subsistance^ au vêtement, à labri et aux autres auxiliaires de son développement, mais il n'a pas de droit à la direction de soi qui s'associe à l'auto-sustentation ». Ainsi, jus- qu'à ce qu'il soit en mesure de pourvoir lui-même à sa nourriture, de lutter victorieusement pour l'existence, le mineur ne saurait être livré à ses propres forces. Pour obtenir la pleine liberté, il lui faudra atteindre le développement complet de sa personne physique, celui de son intelligence, la plénitude de son jugement. Alors seulement, l'égal de ses aînés, il pourra prendre part aux batailles sociales incessantes triomphent, au

(i) Herbert Spencer, La Justice.

74 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

grand bénéfice du progrès, les mieux constitués, c'est- à dire les plus dignes. C'est tout un programme de protection efficace, d'éducation, de croissant abandon de l'enfant à lui-même, de limitation des pouvoirs du père ; rien de plus rationnel, rien de plus conforme aux données de l'observation (i).

Les conclusions de la philosophie spiritualiste abou- tissent à leur tour à la consécration de l'état de choses actuel.

L'homme, par la réflexion qui précède ses actes et règle sa conduite, par la subordination consciente de son activité à la fin lointaine et idéale qu'il se propose, est pénétré du sentiment, vague d'abord, chaque jour plus précis, de sa propre dignité. Ce respect de soi- même, par une généralisation inéluctable, il l'étend à ses semblables. La morale est, dès lors, fondée. Pour régler le sort de l'enfant, il suffira de le considérer non comme une dignité actuelle, mais comme une dignité future ; de son côté, tous les droits, du côté des parents, tous les devoirs (2). L'autorité tutélaire, dans un tel système, est plutôt une charge qu'un avantage. Nous sommes loin des législations primitives le chef de famille était le propriétaire, le maître absolu de ses descendants, il pouvait les tuer, les échanger, les vendre, les réduire en esclavage (3). La puissance pater-

(1) Herbert Spencer, La Justice.

(2) Renouvier, Science de la morale.

(3) Les seuls avantages du père sont : le droit de jouissance légale des biens de son enfant, art. 38^ C. c ; le louage de ses services ou l'utilisation de sa main-d'œuvre.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 76

nelle confère simplement aujourd'hui le (( droit de gou- verner la personne et les biens de ses enfants jusqu'à ce qu'ils soient en âge de se gouverner eux-mêmes ».

Un penseur, qui apporte dans l'examen et l'exposé des théories juridiques la douceur d'âme et l'harmonie de style deFénelon, propose, pour fixer les limites de ce pouvoir, d'interroger la mère sur l'application qu'il faut en faire. c( Nous apprendrons qu'elle veut l'employer tout entier pour l'éducation, pour la conservation, pour le bonheur de ceux qui lui doivent le jour et qu'elle ne comprend pas qu'on puisse l'employer à un autre usage. Déshériter son enfant, le dépouiller, le tenir toute sa vie en tutelle, le soumettre à l'orgueil et à la dominai ion du père, lui paraîtra une prétention mons- trueuse et inintelligible, celle d'un ennemi, non celle d'un père » (i). Nos législations modernes ont, elles aussi, pour les mineurs, des entrailles de mère. Doit-on les en blâmer ?

A vingt et un ans, le fils se dresse aujourd'hui l'égal du père ; l'afTection seule les unit ; la piété n'en continue pas moins à courber le plus jeune front.

Les enfants aiment leurs parents autrement, sans doute, mais plus sincèrement que sous l'empire de la contrainte, comme les citoyens de nos Etats libres ché- rissent leur patrie avec plus d'ardeur que les sujets.

Les liens familiaux ont été relâchés par la loi : le sen timent de la liberté a pénétré les caractères. Les fils, aujourd'hui plus indépendants, manquent-ils plus

(1) Frak(;k, Philosophie du droit civil.

76 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

qu'autrefois à leurs devoirs ? 11 y a moins de crainte, de respect peut-être au foyer, une chaude tendresse n'y couve-t-elle pas comme un feu endormi sous les cendres ? Les vieillards ont de tout temps regretté le passé, qu'ils continuent à voir avec les yeux ravis de leur jeunesse. Quoi d'étonnant, s'ils soupirent encore à notre époque ? Se penchent-ils plus moroses sur leurs tombeaux prochains ? Leur tristesse s'est-elle changée en amertume ?

Avec une famille moins fortement organisée, la société continue à se développer sans accuser un trouble moral profond.

Les Successions

LE DROIT d'aînesse

Dans l'Envers de l'Histoire contemporaine y le baron de Bourlac, ancien procureur général, frappé des hautes vues politiques qui déterminent les hommes d'Etat de la Restauration à proposer le rétablissement du droit d'aînesse, réfléchit ; et, de la discussion parlementaire soulevée, naît, en ce second Montesquieu, la conception de son long ouvrage : l'Esprit des Lois nouvelles.

Un jurisconsulte blanchi dans la procédure ne se décide pas ainsi. A moins de se vouer à la seule méca- nique de son métier, il n'attend pas la fin de sa carrière pour méditer sur la philosophie des Codes. Un débat

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA. POLITIQUE, LE DROIT 77

retentissant fixe, au contraire, très naturellement, l'at- tention changeante d'un ancien clerc d'avoué ou de notaire en rupture de dossiers et déjà versé dans les lettres, comme l'était alors Balzac. Ces sentiments, inexplicables chez un magistrat expérimenté, valent une confession autobiographique.

Tel est assurément le point de départ des conceptions sociales de Balzac.

Le projet du gouvernement de Charles X fut vivement attaqué ; il donna lieu à des polémiques ardentes ; le jeune écrivain y prit part.

Nul doute qu'en publiant sa brochure sur le droit d'aînesse, l'auteur, encore à l'âge des illusions, n'ait es- péré éblouir le monde par l'éclat de son génie politique et soulager du même coup, grâce à l'actualité du sujet, sa détresse pécuniaire. Cependant, il ne signa pas cet écrit, ménager qu'il était de sa future renommée littéraire.

Son étude témoigne pourtant d'un effort conscien- cieux et marque de réelles dispositions. Elle ne pouvait nuire à sa gloire. Le style est abondant, la phrase a de l'ampleur, le développement reste cependant sobre.

S'attacher à une question, la tourner, la retourner, l'envisager sous toutes ses faces, la reprendre à nouveau, en exprimer avec soin la substance est le propre d'un esprit mûri, replié déjà sur sa pensée. La jeunesse se précipite plus volontiers sur un des côtés du problème, le plus séduisant de préférence, l'examine, le pare au gré de sa fantaisie, jette sa gourme gaiement.

Balzac s'est efforcé de maintenir son imagination; en dépit de son âge, il est demeuré grave. Dans cette œuvre

78 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

de début, aucune période brillante, aucune prétention à l'effet, la simplicité de la raison. Il part de Montesquieu, le commente, emprunte sa méthode. On peut lui repro- cher néanmoins de ne pas serrer la discussion, de s'y dérober par endroits.

Avec l'ancien président à mortier, le philosophe improvisé place l'origine du droit d'aînesse dans le fief, cette dotation en vue d'un service public, viagère d'a- bord, héréditaire ensuite, pour assurer la perpétuité de la fonction sans investiture nouvelle.

L'exclusion des femmes, le choix entre les enfants mâles s'expliquaient, dans l'institution féodale, par des nécessités de gouvernement. Aujourd'hui, les Etats ont une police bien faite, une armée disciplinée, une justice organisée, et ne paraissent pas devoir recourir à de tels expédients ; il est toutefois des besoins collectifs aux- quels ne saurait répondre aucune de nos administra- tions.

S'ils sont tous égaux, quels hommes occuperont les premières places, quels surtout s'y prépareront ? En créant les majorats, Napoléon, qui, des couches sociales les plus profondes, savait cependant tirer des maré- chaux, des administrateurs, des diplomates, a cru devoir recourir à laconstitution d'importantes richesses familiales, comme au meilleur moyen d'assurer à sa dynastie le dévouement serviteurs destinés à com- mander aux autres. Les grands patrimoines ont, d'ail-

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 79

leurs, leur utilité propre. Même chez les démocraties les plus rigoureuses, UQ besoin instinctif de patronat se manifeste, des clientèles volontaires se créent. Les peuples ainsi que les soldats veulent être encadrés ; il leur faut des points de ralliement, et les plus naturels sont assurément les fortunes foncières. La méconnais- sance de cette observation aboutit à l'éparpillement, à l'énervement des forces communes.

Maintenez le droit d'aînesse, et l'honneur des famil- les fournira des hommes publics, remplira les campa- gnes de protecteurs naturels et de guides ; des maisons puissantes offriront aux artistes, comme autrefois aux troubadours, des asiles agréables et sûrs, préférables pour ces imprévoyants à l'organisation égalitaire du travail dans nos démocraties laborieuses. Au lieu d'être permise à tous, l'ambition sera réservée à quelques-uns. On évitera ainsi, autant qu'il se pourra, les troubles inhérents à la concurrence vitale. Cette vérité de bon sens, qu'il y a « vingt millions d'êtres » destinés à rester u en stagnation morale et politique », s'infiltrera, telle une eau bienfaisante, dans toutes les classes de la société ; la résignation en naîtra.

L'agrégat social élémentaire subsistera, d'ailleurs, après la disparition de son chef naturel : le père. Les cadets dépouillés bénéficieront ainsi de leur propre exhérédation. Au point d'attache, chez l'aîné, ils trou- veront, quoiqu'il arrive, un secours immédiat, un refuge en cas d'infortune ; ils participeront à la gloire familiale. Un même frisson d'orgueil secouera tous les enfants lorsque le lourd souffle d'été inclinera

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la richesse blonde des épis et fera jaser les feuilles des chênes séculaires. La fortune commune semblera flamber au grand soleil ou cacher sa puissance dans la profondeur des forêts. Le sillon sera plus long, le champ plus large, la futaie plus haute. On respirera plus à l'aise. Ne sentez-vous pas qu'on étoufTe dans nos propriétés morcelées?

* *

La thèse du jeune publiciste se retrouve dans l'œuvre du romancier. Les principaux héros de la Comédie hu- maine tombent d'accord sur le droit d'aînesse.

Un personnage de la Femme de trente ans s'écrie : (( Je nie la famille dans une société, qui, à la mort du père ou de la mère, partage les biens entre ses enfants ou dit à chacun d'eux d'aller de son côté. »

Le duc de Ghaulieu persuade sa fille de renoncer à ses droits au profit de son frère auquel il veut constituer un majorât (i). Montesquieu ne parle pas mieux de l'honneur et du rôle de la noblesse. Louise de Ghau- lieu est personnelle; elle ne se rend pas moins aux raisons qui lui sont données. Son amie, M"' de lEsto- rade, la gourmanderait au besoin en cas de résistance, elle qui, penchée sur le berceau de son premier né, rêve déjà pour lui une immense fortune et la pairie. N'a-t-elle pas, d'ailleurs, accompli le même sacrifice? Le second de ses frères ne s'est-il pas, lui aussi, volontaire- ment dépouillé? Henriette de Mortsauf, tendre mère

(i) Mémoires de deux jeunes mariées.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 8l

cependant, n'éprouve, de son côté, aucun scrupule à destiner tous les biens de la famille à son fils, et, en plein XÏX' siècle, sans que l'auteur se récrie de cet anachro- nisme, se repose sur le roi du soin de doter sa fille (i). Les grandes dames de Balzac sont gagnées au double privilège de masculinité et d'aînesse.

Quant aux hommes, que ne feraient-ils pas pour assu- rer son triomphe? M. de laBaudraye pousse l'ambition familiale jusqu'à constituer, en connaissance de cause, un majorât au fils adultérin de sa femme. L'auteur ne s'indigne pas ; pour lui, son héros a socialement raison (3). Le juge de paix Clousier constate, en bas, ce que les grands voient en haut. « La cause du mal, dit-il à son tour, gît dans le titre des successions du Code civil, qui ordonne le partage égal des biens. est le pilon dont le jeu perpétuel émiette le territoire, indivi- dualise les fortunes... » (3). Ce magistrat philosophe, rêve, comme du reste le duc de Chaulieu, d'une aris- tocratie territoriale destinée à défendre dans nos Parle- ments les intérêts de la propriété. Pour lui, sans le droit d'aînesse, u le système représentatif devient une folie », particulièrement en France u la vanité empê- che de reconnaître le mérite » (4).

Personne ne songe plus aujourd'hui à défendre ce privilège, mais beaucoup, en se prononçant pour la

(i) Le Lys dans la vallée.

(2) La Muse du département.

(3) Le Curé de village, (A) Le Curé de village.

82

BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINAMSTE

liberté de tester, organisent une faveur moins aveugle, du même ordre pourtant.

Montesquieu résumait son sentiment sur le droit de succession par une opposition : « La loi natu- relle, a t-il écrit, ordonne aux pères de nourrir leurs enfants, mais elle ne les oblige pas de les faire héri- tiers. » Lorsque le père a rempli son unique devoir, qu'il a mis entre les mains de son fils un métier lui permettant de se sustenter seul, la loi ne saurait exiger davantage.

Cette thèse est acceptée de nos jours par les esprits les plus opposés.

Fidèle au génie de sa patrie, attentif au libre déve- loppement de l'activité humaine, condition de révolu- tion de la race, convaincu que la propriété sans res- triction, même étendue au delà delà mort, est nécessaire pour l'assurer, persuadé, d'ailleurs, que le père, s'inspi- rantde l'exemple de la nature, favorisera le plus digne, Spencer accorde à l'homme le droit absolu de disposer de ses biens par testament. Conséquent avec son système, il attribue seulement une part du patrimoine paternel à ceux des rejetons trop jeunes pour pouvoir s'adapter aux sociétés modernes et y vivre sans secours (i).

M. Renouvier conclut à peu près de même, encore qu'il parte d'idées bien différentes (2). Son respect pour la personne ne lui permet de souffrir aucune limitation arbitrsfire de la volonté. La libre disposition des biens est pour lui vm principe intangible de justice. Chez le

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(1) Herbert Spencer, La Justice. (a) Renouvier, Science de la morale.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 83

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criticiste français, la réserve héréditaire se trouve presque supprimée. La part assurée au fils et à la fille dans la fortune de leurs parents est réduite par lui au (( minimum de propriété des instruments de travail dont l'emploi assure l'indépendance à quicon- que sait et veut s'en servir )) (i).

La liberté de tester demeure commune aux deux pen- seurs et semble assise par eux sur des bases diffé- rentes, mais très fermes.

Pour légitimer l'égalité des partages, il faudra éta- blir des principes contraires. M. Franck invoquera en vain une virtuelle communauté familiale, d'ailleurs sans existence de fait du vivant du père, et qui ne saurait par suite prendre consistance à sa mort. Il parlera, sans résultat décisif, de l'attente, des prévisions de l'enfant, qui ne doivent pas être déçues, et ne parvien- dra pas à transformer ce qu'on appelle tristement des espérances en un droit véritable {2).

Le système de notre Gode civil, adopté par presque tous les peuples civilisés, n'a d'autre explication que celle donnée dédaigneusement par Balzac : le désir d'assurer une exacte égalité de fait entre les enfants d'un même père ou d'une même mère, u L'intérêt politique, dit-il durement, doit l'emporter sur l'intérêt privé et en commander le sacrifice. » Aussi, ne s'arrête-t-il pas à ce qu'il qualifie « une image séduisante d'équité. »

Après son succès dans le monde, on serait mal venu à nier aujourd'hui l'attrait puissant de notre législation

(i) Resouvier, Science de la morale. (2) Franck, Philosophie du droit civil.

82 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

liberté de tester, organisent une faveur moins aveugle, du même ordre pourtant.

Montesquieu résumait son sentiment sur le droit de succession par une opposition : « La loi natu- relle, a t-il écrit, ordonne aux pères de nourrir leurs enfants, mais elle ne les oblige pas de les faire héri- tiers. )) Lorsque le père a rempli son unique devoir, qu'il a mis entre les mains de son fils un métier lui permettant de se sustenter seul, la loi ne saurait exiger davantage.

Cette thèse est acceptée de nos jours par les esprits les plus opposés.

Fidèle au génie de sa patrie, attentif au libre déve- loppement de l'activité humaine, condition de l'évolu- tion de la race, convaincu que la propriété sans res- triction, même étendue au delà delà mort, est nécessaire pour l'assurer, persuadé, d'ailleurs, que le père, s'inspi- rantde l'exemple de la nature, favorisera le plus digne. Spencer accorde à l'homme le droit absolu de disposer de ses biens par testament. Conséquent avec son système, il attribue seulement une part du patrimoine paternel à ceux des rejetons trop jeunes pour pouvoir s'adapler aux sociétés modernes et y vivre sans secours (i).

M. Renouvier conclut à peu près de même, encore qu'il parte d'idées bien différentes (2). Son respect pour la personne ne lui permet de souffrir aucune limitation arbitrsfire de la volonté. La libre disposition des biens est pour lui un principe intangible de justice. Chez le

( I ) Herbert Spencer, La Justice. (a) Renouvier, Science de la morale.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIOUE, LE DROIT 83

criticiste français, la réserve héréditaire se trouve presque supprimée. La part assurée au fils et à la fille dans la fortune de leurs parents est réduite par lui au (( minimum de propriété des instruments de travail dont l'emploi assure l'indépendance à quicon- que sait et veut s'en servir » (i).

La liberté de tester demeure commune aux deux pen- seurs et semble assise par eux sur des bases difle- rentes, mais très fermes.

Pour légitimer l'égalité des partages, il faudra éta- blir des principes contraires. M. Franck invoquera en vain une virtuelle communauté familiale, d'ailleurs sans existence de fait du vivant du père, et qui ne saurait par suite prendre consistance à sa mort. Il parlera, sans résultat décisif, de l'attente, des prévisions de l'enfant, qui ne doivent pas être déçues, et ne parvien- dra pas à transformer ce qu'on appelle tristement des espérances en un droit véritable (2).

Le système de notre Gode civil, adopté par presque tous les peuples civilisés, n'a d'autre explication que celle donnée dédaigneusement par Balzac : le désir d'assurer une exacte égalité de fait entre les enfants d'un même père ou d'une même mère. « L'intérêt politique, dit-il durement, doit l'emporter sur l'intérêt privé et en commander le sacrifice. » Aussi, ne s'arrête-t-il pas à ce qu'il qualifie (( une image séduisante d'équité. »

Après son succès dans le monde, on serait mal vemi à nier aujourd'hui l'attrait puissant de notre législation

(i) Renouvier, Science de la morale. (2) Franck, Philosophie du droit civil.

84 BALZAC JURISCONSULTE ET GRIMINALISTE

sur ce point. L'égalité des partages n'a pas, comme le croit Balzac, l'inconsistance d'une vague sentimentalité, mais la ténacité d'un axiome. C'est l'irrésistible appli- cation aux faits humains du principe d'identité. L'équité se trouve, en effet, réalisée ici à la façon d'un rapport mathématique. Cette justice est la seule qui satisfasse vraiment les commandements de notre esprit, celle à laquelle tendent, malgré les divergences d'écoles, toutes les doctrines communistes, ces logiciennes de la ten- dresse universelle. Impossible de méconnaître sa force. La Révolution française l'a réalisée entièrement en cas de succession ab intestat, et n'a permis au père de famille et aux ascendants d'y faire brèche par testament que dans des limites restreintes. Notre conscience et notre pensée se sont attachées à ces dispositions légis- latives ; on arracherait difficilement des cœurs le sen- timent qui les a inspirées. L'inégalité des conditions contredit en nous l'équivalence que nous attribuons instinctivement aux personnes en raison de leur même dignité, elle nous paraît odieuse entre frères et sœurs, parce qu'en eux, l'égalité abstraite se double d'une réelle égalité physique et morale, consacrée par une afiection réciproque. C'est pourquoi, selon l'heureuse expression de M. Jaurès, les hommes, si timides par- tout ailleurs, ont hardiment « socialisé les devoirs » dans le groupe familial (i).

L'expérience n'a pas démontré le mal fondé de notre système successoral.

( I ) Jean Jaurès, Etudes socialistes.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA. POLITIQUE, LE DROIT 85

L'activité prodigieuse que montre le monde moderne, ses conquêtes, ses progrès, ne seraient-ils pas, dans une certaine mesure, le résultat de l'émulation établie entre des unités pareilles, sorties des mêmes milieux, égale- ment armées pour la lutte (i) ?

L'Etat gagnerait-il, tout au moins, à l'établissement du droit d'aînesse, au point de vue de l'ordre ? L'auteur de la Comédie humaine le pense : la persistance de la famille est à ses yeux le premier élément de discipline sociale. 11 oublie que les inégalités, mal supportées par les hommes, causent souvent des troubles profonds, et que le sentiment d'une équité absolue assure aux peu- ples une tranquillité durable et sans à-coup. Mieux vaut qu'il y ait moins d'autorité dans la famille, s'il y existe aussi moins de causes de désaffection.

De tous les privilèges, le droit d'aînesse apparaît assurément comme le plus insupportable. Il ne tient compte ni des aptitudes, ni des besoins, ni du mérite. Tandis que nos sociétés semblent poursuivre la récom- pense du plus digne, il consacre, au milieu des délicates affections du foyer, la plus aveugle des faveurs. Il fausse révolution naturelle ; son adoption risque de prolonger malencontreusement la puissance des incapables et de retarder le développement des activités bienfaisantes. Cette conséquence déterminerait à le repousser, si la conscience ne suffisait à cette tâche. La rapidité avec laquelle l'égalité des parts héréditaires des enfants dans

(i) V. en ce sens, Rossi, Cours d'économie politique. Cour- colIes-Seneuil, Traité théorique et pratique d'économie politique. M. de Lavergne, Economie rurale.

86 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

la succession de leurs père et mère a été législative- ment réalisée par la presque unanimité des nations civilisées, montre que la justice est par elle-même une force dont il importe de tenir compte dans le gouverne- ment des peuples.

IV

Le Mariage

L'œuvre est incomplète, si, après avoir établi solide- ment la puissance paternelle et assuré, par le droit d'aînesse, le maintien du groupe familial, même après la mort de son chef, le législateur laisse sans consis- tance le lien conjugal.

Balzac l'a bien compris ; mais, dans ses écrits, les faits s'opposent souvent à la théorie.

((Lemariageindissolubleestindispensableaux sociétés européennes », dit-il dans la préface d'un roman il montre ledanger des liaisons extra-légales (i), et il consa- cre plusieurs volumes à ridiculiser l'union des époux (a)* Cette contradiction n'en est pas une pour l'écrivain.

Il importe peu à cet absolutiste que des cas indivi- duels s'accommodent mal des principes posés : les souf- frances de quelques-uns sont indifférentes au bien géné- ral. La famille est socialement nécessaire ; en dehors du mariage, impossible de la créer, il suffit : les époux seront unis par la loi, rien ne saurait les séparer.

(i) La Ral^ouilleuse.

(a) Physiologie du mariage. Petites Misères de la vie conjugale.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 87

Pour ce philosophe, le mariage relève de la raison, non de la passion, car l'amour flambe vite et la famille doit durer. L'attrait des sexes a ses caprices ; la vie commune ne subsiste que par la constance. La loi, très sagement, assure la société contre les orages de la chair et les (( attirances insaisissables de Tâme en créant des liens perpétuels. » Poètes, qui rêvez tendresses ou dé- lires, méditez cette forte parole : « Dans l'instabilité de la passion, gît la raison du mariage ».

Pour avoir méconnu cette vérité, Louise de Chaulieu enlève successivement deux hommes à la société, les conduit au malheur et se déchire elle-même ; tandis que la calme affection conjugale de M""' de l'Estorade assure la fortune d'un mari médiocre et le bonheur d'une famille (i).

Ne cherchez pas un conseiller matrimonial plus avisé que le célèbre romancier. Jeunes gens, méfiez -vous de la beauté ! elle est souvent un piège. Dieu s'est amusé, pour vous perdre, à créer des démons aux figures d'ange. Ecoutez plutôt les vieux notaires expérimentés et hon- nêtes, ils vous mettront en garde contre les aimables escrocs du cœur (2).

Ne vous hâtez pas, jeunes filles ! Méditez, car il vaut un prône de carême, le prudent discours du docteur Mifioret à sa chère pupille : (( Les sens peuvent pour ainsi dire s'appréhender et les idées être en désaccord... Au contraire, souvent les caractères s'ac- cordent et les personnes se déplaisent. Ces deux phéno-

(i) Mémoires de deux jeunes mariées. (a) Le Contrat de mariage.

88 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

mènes différents qui rendraient raison de bien des mal- heuis, démontrent la sagesse des lois qui laissent aux parents la haute main sur le mariage de leurs enfants.

(( Ecoute-moi : quand même il t'aimerait, quand sa mère me demanderait ta main pour lui, je ne consenti- rais à ce mariage qu'après avoir soumis Savinien à un long et mûr examen » ( i ).

Bas bleus, nous avons réponse à vos propos.

(( Ne sortons pas du monde artiste et poétique

papa , dit la précieuse Modeste Mignon, qui vient

de commettre les plus grandes imprudences. Nous autres jeunes filles françaises, nous sommes livrées par nos familles comme des marchandises, à trois mois, quelque fois fin courant, comme mademoiselle Yilquin ; mais en Angleterre, en Suisse, en Allemagne, on se marie à

peu près d'après le système que j'ai suivi Qu'avez-

vous à répondre ? Ne suis-je pas un peu allemande ? » u Enfant, s'écrie le colonel en regardant sa fille, la supériorité de la France vient de son bon sens, de la logique à laquelle sa belle langue y condamne l'esprit ; elle est la raison du monde ! L'Angleterre et l'Allemagne sont romanesques en ce point de leurs mœurs ; et en- core, les grandes familles y suivent-elles nos lois. Vous ne voudrez donc jamais penser que vos parents à qui la vie est bien connue, ont la charge de vos âmes et de votre bonheur, qu'ils doivent vous faire éviter les écueils du monde » (2).

Et le père de détourner l'étourdie du choix de Canalis,

(i) Ursule Mirou'ét. (2) Modeste Mignon.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 89

le littérateur, le politique célèbre, mais personnel et plein d'orgueil, pour indiquer le secrétaire du grand personnage, plus humble, sincèrement épris. Voici comment il présente le candidat de son choix : Ernest de la Brière « n'est pas gentilhomme ; mais c'est un de ces hommes ordinaires, à vertus positives, d'une mora- lité sûre qui plaisent aux parents » (i). L'avenir donne raison à cette prudence.

Le langage est nouveau chez un romancier. L'amour foulant aux pieds les conventions sociales, les pères trom- pés, les tuteurs bafoués par des innocences sournoises : telle est la tradition nationale, celle qui excite encore notre verve gauloise, bien qu'elle serve depuis des siècles. Rabelais, Molière, La Fontaine, avant et après eux bien d'autres, ont exploité l'inépuisable veine. A la jeunesse, la grâce et le triomphe ; à la vieillesse, l'humeur maus- sade, le ridicule grondeur ! Unissez-vous, couples amoureux, en dépit de l'envie impuissante et riez d'elle, la plaisanterie nous agréera toujours.

En plein romantisme, ne faut-il pas quelque audace pour oser affirmer que le mariage est chose de raison, ne pas oublier le contrat pécuniaire, plaider en faveur du consentement des parents?

Certes, ceux qui battent bruyamment des mains aux comédies de Molière, ceux qui s'enthousiasment aux drames d'Hugo, adoptent en secret, pour leur usage, les opinions du colonel de la Bastie ; mais ils ne les souffrent ni au théâtre, ni dans le Uvre.

(i) Modeste Mignon.

go BALZAC JURISCONSULTE ET CRLMINALISTE

Etrange contradiction ! Nous ne pouvons supporter le reproche d'irréflexion à l'occasion de la plus insigni- fiante des affaires ; mais pour l'acte le plus important de notre existence, nous nous piquons volontiers de folie. Le bon sens prend sa revanche, en silence, dans les faits.

Le Code organise avec méthode une association à vie ; pour prévenir les surprises, il fixe les modes du consen- tement, exige le concours des ascendants à l'acte, règle les devoirs et les droits de chacun, prévoit la fin de la société et sa liquidation. Le monde, si romanesque en ses propos, s'accommode à merveille de telles disposi- tions. Il parle de sentiment, d'instinct; propose à l'ad- miration un mélange déconcertant de brutalité et d'idéal ; puis, au moment d'agir, en appelle secrètement à la raison, moralise par elle la passion, quand il ne Tavilitpas par les calculs de l'intérêt.

* * »

Si elle ne l'impose pas, comme proposait de le faire récemment une commission extra-parlementaire, la loi n'exclut pas l'amour dans le mariage ; elle est moins hypocrite et, bien que toujours positive, souvent moins pessimiste que les hommes. Le serment de fidélité qu'elle exige n'est-il pas celui que murmurent tendre- ment les lèvres ardentes des amants, la promesse qu'elles demandent en échange avec anxiété ? La perpétuité que le Code assigne à l'union conjugale (i), n'est-elle pas

(i) La séparation de corps et le divorce ne sont que des excep- tions au principe de l'immutabilité de l'union conjugale.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 9I

le simple écho de cette passion qui, toute à elle même, oublie un moment le temps et la mobilité humaine et prononce sans se lasser le mot : toujours ? Que le choix ne soit pas simplement impulsif, que l'intelligence reste claire pour juger de l'objet même de l'affection, pour prévenir l'organisation de la famille, pour assurer son avenir, il est satisfait au vœu du législateur. Rien n'empêche de faire à l'idéal sa bonne et véritable part.

Le bel élan enthousiaste de Michelet ne va pas à ren- contre de nos institutions juridiques quand il le déter- mine à s'écrier : « La famille s'appuie sur l'amour, et la société sur la famille. Dans un monde tout remue, il faut avoir un point fixe l'on puisse bien s'appuyer. Or, ce point, c'est le foyer. Le foyer n'est pas une pierre, comme on le dit souvent, c'est un cœur et c'est le cœur d'une femme » (i).

Cette poésie est inconnue à Balzac. Pour lui, le ma- riage n'a d'autre but que la procréation et le développe- ment de la famille. C'est pourquoi le romancier fait intervenir les parents de ses nouveaux époux pour au- torisation (2), discute longuement les conditions du contrat (3), prohibe tout sentiment trop vif qui trouble- rait l'harmonie de l'union conjugale (4). Tout au plus tolère-t-il une affection calme, encens qui brûle lente- ment sur l'autel de l'hyménée. Cette part de tendresse est celle de toutes ses véritables épouses et mères.

(i) Michelet, L'amour.

(a) Modeste Mignon.

(3) Ursule Mirouët, Le Contrat de mariage, La Recherche de l'absolu.

(Il) Mémoires de deux jeunes mariées.

92 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

L'amour banni du mariage déborde inévitablement au dehors. Il est généralement d'espèce inférieure.

Malgré son blason, la duchesse de Maufrigneuse se conduit en courtisane. Dans ses lettres à Lucien de Ru- bempré, elle célèbre effrontément la gloire de l'homme, comme certains amants chantent, dans les leurs, le triomphe de la femme (i). Elle dissimule ses fautes par point d'honneur, non par pudeur. Aux frissons des sens, la grande dame ajoute, il est vrai, les plaisirs plus déhcats de VinteUigence. Les grecs, à cette aurore naissante des siècles qui baignait tout de lumière légère, l'auraient honorée à l'égal d'une Aspasie ou d'une Thaïs.

M"** des Touches semble encore plus sensuelle ; M"' de Rochefîde tombe au rang des filles.

M"" de Sérizy, plus lointaine dans l'œuvre, vaut-elle mieux ?

Ne demandez pas quelles satisfactions attendent M™^ de Nucingen dans le petit appartement que son père choisit et meuble pour Rastignac. Bourgeoise, elle ne prend même pas la peine de cacher ses faiblesses sous des airs de reine. Inutile de chercher longtemps quel pouvoir soumet sa sœur, M"" de Restaud, à ce Don Juan intéressé, Maxime de Trailles.

Le lys de la vallée n'est même pas sans tache. Les lèvres ardentes d'un jeune adolescent, enivré par son premier bal, se sont posées sur les épaules nues de M'"^ de Mortsauf ; un seul baiser a profondément ému

(i) Splendeurs et mishres des courtisanes.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA. POLITIQUE, LE DROIT ^3

cette femme vertueuse, a mis dans ses veines un feu, qui, gagnant le cœur par degrés, la consumera toute.

De telles passions diffèrent, par leur seule violence, du badinage sensuel du Mariage de Figaro. L'amour duXVIIP siècle est un bambin charnu, espiègle et sans honte. Celui de Balzac est encore effronté, mais plus sournois, mauvais presque. Le romancier de i83o ne répudie pas la tradition du siècle de Louis XV ; il la reprend avec moins de grâce.

* * *

Les maris malheureux de la Comédie humaine sup- portent, avec la philosophie des grands seigneurs d'au- trefois, leurs infortunes conjugales. D'aucuns en profi- tent, Des Grieux du mariage. Les complaisances de M. de Sérizy et du duc de Grandlieu, pour être désin- téressées, ne sont pas moins grandes que celles des Nucingen, des Restaud, des La Baudraye, des Marneffe même. Balzac admire l'humeur de ces infortunés ; et on doit reconnaître qu'elle ne manque pas de noblesse par l'effort d'âme qu'elle suppose. Mais, si nous admet- tons le pardon de la faute unique, nous supportons mal aujourd'hui une absolution chaque jour renouvelée, excusant d'avance l'avenir. Cette magnanimité prolon- gée nous paraît exclure le respect de soi-même, impli- quer une secrète lâcheté.

Pour Balzac, le mariage est un bien social, car il constitue la famille et assure sa continuité. Cela seul importe. Que chacun des conjoints cherche, en dehors

94 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

de l'union légale, la joie des sens, puisque aussi bien la chair commande, impérieusement parfois ! Ce mal est grand, mais inévitable. 11 suffira, pour y porter remède, d'assurer au logis une association sérieuse et immuable.

Ne réservez pas au manque de foi conjugale les sévè- res rigueurs d'une morale intransigeante. Accordez-lui un sourire moqueur, le pli railleur décoché au défaut d'usage ou à un oubli des convenances. Notre goût ata- vique pour les plaisanteries grivoises vous permet même de risquer un mot égrillard. Pudibonderie hypo- crite que de s'indigner ! Un préjugé ridicule a arraché aux législateurs des peines contre l'adultère ; cepen- dant « il est peu déjuges qui ne voudraient avoir com- mis le délit contre lequel ils déploient la foudre bonasse de leurs considérants ».

Ces théories s'éclairent par le dévergondage vérita- ble de la Comédie humaine, et aboutissent à des consé- quences opposées à celles que souhaitait l'auteur.

Une telle licence dans les mœurs brise le mariage, tend à instituer comme idéal u un partage égal des cœurs, un état chaque membre de la société parfaite aurait part aux saintes caresses de l'autre sexe » (i).

L'infidélité de la femme risque d'avoir des consé- quences graves dans la filiation.

Balzac se préoccupe peu de ce désordre possible . Pas

(i) Renouvier. Science de la morale.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT QD

une de ses belles et nobles pécheresses qui se tourmente à la pensée d'introduire au foyer domestique un enfant étranger au mari, perpétuant l'ofFense et détruisant la race ! Seule, la Femme de trente ans expie une pareille faute. M""" de Maufrigneuse, la duchesse de Grandlieu, la comtesse de Montcornet, et tant d'autres ! n'ont ni ces soucis, ni ces remords. Quant à M""* de La Baudraye, donner un fils adultérin à son mari la sauve, en lui méritant son pardon.

La tradition religieuse a enlevé à l'écrivain ses derniers scrupules. Le christianisme se montre très indulgent pour la femme coupable . La touchante légende de Marie de Magdala est significative. Un mouvement de repentir sincère vaut à la pécheresse le pardon de Jésus. Balzac relève à son tour les adultères éplorées, mais avec une galanterie suspecte : « Vous êtes tout ce qu'il y a de bon et de beau dans l'humanité, leur dit-il, car vous n'êtes jamais coupables de vos fautes ; elles viennent toujours de nous )) (i).

L'auteur n'est pas seulement chrétien, mais catholi- que, et la religion romaine ajoute encore des facilités au pardon. Une confession murmurée rapidement à l'oreille d'un prêtre inattentif ou trop faible, quelques prières familières expédiées rapidement lavent aussitôt la souillure. A peine sortie de l'église, la belle pénitente court plus pure au rendez- vous prochain. Un léger remords de la faute, relevé d'un peu de sacrilège, sert de condiment au plaisir.

(i) Madame Firmiani.

96 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

L'opinion définitive de Balzac se résume en quelques mots : à l'imitation de l'Eglise, que le Code et les juges soient indulgents ! Effaçons les dispositions pénales et conservons la présomption légale de paternité du mari. L'adultère est cause de désordre ; mais n'exagérons pas sa gravité; il ne menace pas l'ordre public. Impossible, d'ailleurs, de l'éviter. Le mieux est de l'accepter comme un accident fâcheux, et de demander au ma- riage, non l'amour pour lequel il n'est pas fait, mais des avantages sociaux précis.

* *

La femme, dans la Comédie /iMmam^, sort librement, va dans le monde, s'y conduit à sa guise, très souvent fort mal. Aussi, supporte-t-elle sans impatience ce que la tradition romaine a, dans notre législation, laissé d'autorité au mari. Elle ne se révolte pas contre sa situation juridique, car il lui est possible de prendre, à l'occasion, contre son seigneur et maître des revan- ches sournoises.

Ldi Physiologie du mariage énumère complaisamment ses habiles machinations. A quoi bon disputer à son conjoint l'avantage de la force et celui de la loi puis- qu'elle est assez souple pour se soustraire à leurs effets? Sa nature l'incline, d'ailleurs, à cet abandon : l'amour, la vie sentimentale font l'objet de sa préoccupation essentielle, et les droits comptent pour peu dans le triomphe de la passion.

La fantaisie ne lui vient pas de méditer un 89 en jupons. Si elle est mariée à quelque soudard par trop

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 97

brutal, comme Julie d'Aiglemont, elle trouve vite de consolantes tendresses. Parfois, comme M"" de Bauvan et M""' de Serizy, elle n'a d'autre excuse à sa trahison que des convenances ou des antipathies d'épiderme. Souvent elle court simplement, à l'instar de M""" de Maufrigneuse, après l'émotion rare.

La dissimulation est son arme habituelle ; mais elle y joint parfois l'intelligence étendue et la rai- son froide de l'homme. Camille Maupin ordonne avec réflexion son existence d'artiste curieux des choses du cœur, et M""" d'Espard apprécie avec le coup d'œil avisé d'un sportsman la perfection des formes de Lucien de Rubempré.

M. Paul Fiat affirme que Balzac a montré, dans les classes élevées de la société, « la femme inférieure à l'homme qui la domine par la hauteur de ses vues, la portée de son intelligence et cet ensemble de fa- cultés créatrices dont il semble avoir été seul doué. »

La cruelle marquise d'Espard qui s'entend si bien à conduire les injustes procès, M""" de Bargeton plus apte que son second mari à administrer la province. M""" Ca- musot qui bouleverse avec un si bel entrain les procé- dures du juge d'instruction, Camille Maupin, cet artiste complet, M"'" de Mortsauf, ce Bernardin de Saint-Pierre pratique, Louise de Chaulieu qui dépense du génie à épuiser l'amour, l'ambitieuse et sage M'"" de l'Estorade qui pousse un mari sans valeur aux premiers emplois de l'Etat, contredisent une telle affirmation. 11 n'est pas jusqu'à cette créature de caresses, M'"° de

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gS BALZAC JURISCONSULTE ET CRLMINALISTE

Maufiigneuse, qui ne se hausse sur la pointe de ses jolis pieds pour avoir le droit d'embrasser d'Arthez, comme il doit l'être, au front.

Dans la Comédie humaine, la femme a ses qualités propres, différentes de celles de l'homme. Elle se dis- tingue de son compagnon par une finesse nerveuse plus grande, une intelligence plus bornée et cependant plus prompte. Appliquées aux choses voisines qui l'en- tourent, ses pensées ont moins d'étendue, mais plus de clarté. Passive par nature, traditionaliste par ins- tinct, religieuse par tempérament, elle accepte facile- ment l'autorité du chef de famille. Lors même qu'il se trompe, et son tact, son bon sens souvent l'avertissent, elle ne résiste pas à sa volonté.

M""' Birotteau s'emporte, mais se résigne vite. César lui parle-t-il de ses ambitions politiques : « Tiens, Bi- rotteau, interrompt-elle, sais-tu ce que je pense en t'écoutant? Eh bien, tu me fais l'effet d'un homme qui cherche midi à quatorze heures. Souviens-toi de ce que je t'ai conseillé quand il a été question de te nommer maire: ta tranquillité avant tout. Tu es fait, t'ai-je dit, pour être en évidence, comme mon bras pour faire une aile de moulin. Les grandeurs seraient ta perte. » Mais elle n'insiste pas, souffre dans la maison les dépenses folles qui doivent consommer la ruine de la famille.

L'orgueilleux parfumeur lui explique-t-il sa lamen- table spéculation sur les terrains : « Voilà donc les beaux projets que tu roules dans la caboche depuis deux mois sans vouloir m'en rien dire. Je viens de me voir en mendiante à ma porte : quel avis du ciel ! Dans

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 99

quelque temps, il ne nous restera que nos yeux pour pleurer. Jamais tu ne feras ça, moi vivante, entends-tu César ? Il se trouve là-dessous quelque manigance que tu n'aperçois pas. Tu es trop probe et trop loyal pour soupçonner des friponneries chez les autres. Tiens ces gens-là veulent ton argent... » Ce ton laisserait croire à quelque irritation. Sur les observations de son mari, elle se soumet à l'instant : « Allons, calme-toi, tu es le le maître, après tout. Cette fortune tu l'as bien gagnée, n'est ce pas ? Elle est à toi, tu peux la dépenser. Nous serions réduites à la dernière misère, ni moi ni ta fille ne te ferions un seul reproche. »

La catastrophe venue, à l'annonce de la fatale nou- velle, elle défaille un instant, paraît sur le point d'ou- blier sa sublime promesse. « Mon rcve est accompli, dit la pauvre femme en se laissant tomber sur sa cau- seuse au coin de son feu, pâle, blême, épouvantée. J'avais prévu tout. Je te l'ai dit dans cette fatale nuit, dans notre ancienne chambre que tu as démolie, il ne nous restera que nos yeux pour pleurer. Ma pauvre Césarine ! je... n Un mot de Birotteau la relève, lui rap- pelle son devoir :

u Allons, te voilà. Ne vas-tu pas m'ôter le courage dont j'ai besoin.

)) Pardon, mon ami, dit Constance en prenant la main de César et la lui serrant avec une tendresse qui alla jusqu'au cœur du pauvre homme. J'ai tort, voilà le malheur venu, je serai muette, résignée et pleine de force. Non, tu n'cntcndrasjamais une plainte. )> Elle se jeta dans les bras de César et y dit en pleurant : u Cou-

lOO BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

rage, mon ami, courage. J'en aurais pour deux s'il en était besoin. »

Elle tient parole, abandonne aux créanciers sa for- tune personnelle, jusqu'à ses bijoux, communique son énergie au failli, fait les démarches nécessaires pour lui trouver un emploi, travaille elle-même, prépare la réhabilitation. C'est a la femme forte de l'Évangile, » suivant l'expression de M. P. Fiat citant quelques-uns de ces passages.

Une telle résignation ne se rencontre pas dans la petite bourgeoisie seulement. Voici les sublimes con- seils que M""^ Hulot donne à sa fdle : « Imite-moi, mon enfant... Sois douce et sois bonne, et tu auras la cons- cience paisible ; au lit de mort, un homme se dit : « Ma femme ne m'a jamais causé la moindre peine ! » et Dieu, qui entend ces derniers soupirs là, nous les compte. Si je m'étais livrée à des fureurs comme toi, que serait-il arrivé?... Ton père se serait aigri, peut- être m'aurait-il quittée, et il n'aurait pas été retenu par la crainte de m'affliger; notre ruine, aujourd'hui con- sommée, l'aurait été dix ans plus tôt, nous aurions offert le spectacle d'un mari et d'une femme vivant chacun de son côté. Scandale afTreux, désolant, car c'est la mort delà famille... Je l'ai tenu pendant vingt- trois ans, ce rideau derrière lequel je pleurais, sans mère, sans confident, sans autre secours que celui de la religion, et j'ai procuré vingt-trois ans d'honneur à la famille... »

Dans l'aristocratie, M™^ de Mortsauf résistant à

l'amour et dirigeant secrètement la maison au lieu et

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r^i

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT ICI

place du mari incapable, tout en laissant croire qu'il ordonne encore, M"" de l'Estorade, si adroite et si sage compagne, offrent à leur tour un spectacle touchant. Dans l'œuvre de Balzac, la femme mariée accepte son infériorité juridique ; elle s'y résigne ou. . . s'en accom- mode comme Caroline (i).

L'existence d'un écrivain est souvent l'application de sa doctrine. S'il faut en croire les sous-entendus de sa sœur, Balzac s'est bien des fois rendu complice du délit pour lequel il se montrait si indulgent. Dans ses détresses pécuniaires, reprenant et exagérant brutale- ment sa conception pratique du mariage, il songe à une veuve un peu mure qui voudrait bien de lui, écrit même son rêve intéressé (2). Plus tard, quand un long attachement extra-conjugal va bientôt aboutir à une légitime union, il laisse entendre à ses proches qu'il est sur le point « d'arriver » (3). Nerveux, craignant de voir s'effondrer l'édifice de bonheur qu'il a si péni- blement élevé, il gourmande les siens de leurs inces- santes sollicitations de parents pauvres. Il craint que ces récriminations n'eirarouchent la grande dame. 11 y a une pusillanimité un peu ridicule, non des calculs odieux : Balzac éprouvait pour celle qui devait porter son nom une affection profonde qui couvre tout. Ce diable d'homme poétisait le gros bon sens, l'intérêt même.

(i) Petites Mishres de la vie conjugale.

(2) Lettre à Madame Ziilma Carraud. Les Jardies i838.

(3) Lettre à M"* Surville. Vierzchownia i8/i8.

102 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Convenances de fortune, harmonie d'humeur, sympa- thie mutuelle, estime réciproque, voilà ce qu'implique le mariage raisonnable, ordinaire, bourgeois, et c'est celui que du moins il croit faire (i).

Dans la pensée du romancier entre malheureusement une trop grande part de pessimisme. L'auteur de la Comédie humaine dit avec son héros de Marsay : « Les deux sexes doivent être enchaînés, comme des bêtes féroces qu'ils sont, dans les lois fatales, sourdes et muettes )) (2), et il croit fortement à cette parole désenchantée. Je ne suis même pas bien sûr que la ré- flexion suivante d'Adolphe ne résume sa propre opi- nion : (( Le mieux, en ménage, est d'avoir l'un pour l'au- tre une indulgence plénière, à la condition de garder les apparences » (3).

C'est la légalité comprise comme M™^ de Listomère entend la religion, côté forme seulement, un lien social, une fiction juridique nécessaire pour maintenir unis les égoïsmes divergents de l'homme et de la femme.

Toujours même cause d'erreur : une opinion mau- vaise de la nature humaine, la négation de la volonté réfléchie, la conviction que la contrainte seule est effi cace pour la conduite des individus. La raison a cepen- dant suffi à Balzac pour préciser les conditions d'har- monie et de durée de l'union conjugale. Pourquoi les

(i) L'a-t-il fait ? 11 suffît de lire Un roman d'amour de M.^de Spoelberch de Lovenjoul pour comprendre le contraire. Peut- être le grand écrivain avait-il manqué de sincérité à l'éarard de M"" llanska. Sa correspondance permet de le supposer.

(2) Une Étude de femme.

(3) Petites Misères de la vie conjugale.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT Io3

hommes n'agiraient-ils pas avec une prudence égale ? Pourquoi ne se serviraient-ils pas de leur force morale pour réprimer les instincts désordonnés des sens et cesser d'être des « bêtes féroces )), même en amour ?

Si vous estimez qu'ils le peuvent, et comment ne l'admettre pas au spectacle de tant de mères impec- cables ? vous aboutissez à une noble conception du mariage : un choix librement et sagement formé ; les sympathies physiques et morales pesées ; la fortune examinée ; puis, la volonté s'appliquant à l'observation de promesses solennelles, toujours possibles à tenir, avec beaucoup de circonspection et de fermeté ; en cas de déloyauté de l'un des époux, la séparation de corps ou le divorce ; l'indissolubilité de l'union en principe, afin d'assurer l'accomplissement de l'œuvre familiale, la révocation du contrat par exception, pour empêcher l'oppression des plus scrupuleux. Telle est la loi au- jourd'hui.

VIT

La propriété foncière

Balzac a montré un goût d'artiste pour la grande pro- priété. Il aimait le balancement des ormeaux séculaires, les eaux claires et vives murmurant sous le mystère des bois, jetant çà et dans le silence un rire moqueur.

Les naïades craintives, effrayées par le tumulte de nos civilisations, se sont enfuies sous les forêts pro- fondes ; seule, l'onde qu'elles y trouvent est restée assez

I04 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

pure pour caresser et rafraîchir leurs corps de vierges. A côté de la grâce, la force. Quelle puissante réserve d'énergie dans ces hautes futaies, dans ces vastes et grasses prairies de gros bœufs repus se couchent pesamment ! La déesse qui préside à la mois- son dans ces champs spacieux est une Cérès lourde, gonflée de nourriture.

Qu'importe si d'envahissantes racines épuisent le maigre coin de terre du paysan condamné à l'inutile effort ? Mieux vaut quelques grands courants d'activité que sa dispersion infinie.

L'auteur de la Comédie humaine ne se scandalise pas de l'inégalité entre les hommes. Nous nous insurgeons contre elle, il s'y attache. La propriété la développe ; nous nous lamentons, il se réjouit. vont ces mondes sans justice, demandons-nous anxieux ? Vers Dieu qui les a créés et les appelle mystérieusement à lui, répond Balzac. Notre incrédulité inquiète n'eût pas troublé son assurance.

Il faut, en effet, une conviction, une foi bien pro- fondes pour détourner les sympathies des plus faibles et les reporter sur les forts, pour établir économique- ment les raisons de cette préférence, les déduire rude- ment sans qu'un mouvement de pitié détruise cet in- flexible système. Balzac entreprend, implacable, sa démonstration ( i ). La grande propriété est nécessaire, le

(i) Voir en sens contraire, Balzac, ses idées sociales, par l'abbé Charles Galippc.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA. POLITIQUE, LE DROIT Io5

morcellement de la terre fâcheux : u Le paysan proprié- taire n'a que des vaches, il en tire sa nourriture, il vend les veaux, il vend même le beurre ; il ne s'avise pas d'élever des bœufs, encore moins des chevaux ; mais comme il ne récolte jamais assez de fourrage pour soutenir une année de sécheresse, il envoie sa vache au marché quand il ne peut plus la nourrir. » Consé- quence : (( En i85o, dans vingt ans d'ici, Paris, qui payait la viande sept et onze sous la livre en i8[4, la payera vingt sous » (i). Les prophéties sont générale- ment obcures; elles ont ainsi plus de chances de passer pour véritables. Celle-ci est fort claire; elle s'est réalisée. Les variations de la valeur d'échange, l'importation, l'accroissement delà fortune mobilière, l'augmentation générale du bien-être ont modifié les données du pro- blème. Ces facteurs nouveaux ont aidé au résultat ac- quis. Il serait donc bien difficile de déterminer l'in- fluence que l'émiettement de la propriété a pu avoir sur l'élévation des prix de la boucherie. Tenons-le, ce- pendant, pour une cause partielle. Ajoutons que le régime de la grande propriété tire un meilleur parti des méthodes extensives de culture, augmente d'une façon générale la production, diminue le prix de re- vient, permet certains aménagements du sol. L'union des petits coins de terre ne pourrait elle pas donner un jour des effets semblables? Balzac ne soupçonne même pas ce problème. Il a contre le morcellement de la terre une haine aveugle qui s'attache surtout à son

(i) Le Curé de village.

106 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMOALISTE

auteur, le paysan. Dans sa colère, il va jusqu'aux gros mots. « Ver rongeur! » crie-t-11 d'abord à l'adversaire. L'injure ne lui suffît pas. Son imagination émue grandit son ennemi ; le termite devient un monstre : u Une fois que cet ogre a pris un morceau de terre dans sa gueule toujours béante^ il le subdivise tant qu'il y a trois sillons. Encore, alors ne s'arrête-t-il pas. Il par- tage les trois sillons dans leur longueur » (i).

Cet amour pour les moindres parcelles du sol pro- duit des désordres graves. « Le paysan choisit sa terre à l'avance ; il la guette et l'attend, il ne place jamais ses capitaux. » Un des personnages du Curé de village se livre là-dessus à des calculs plus curieux que justes. Voici sa conclusion : « Le prolétariat se prive lui-même en 42 ans de six cents millions »,... qui en représentent, par les bénéfices manquants, « environ douze cents ».

Nous avons vécu sur d'autres idées : l'esprit d'écono- mie de nos campagnes a permis à notre pays d'entre- prendre des efforts trop considérables pour être oubliés.

Il est vrai, cependant, que le petit tâcheron agricole, heureux de pouvoir accéder à la pleine propriété, a, depuis la Révolution, donné trop de prix à la terre, et que renchérissement résultant de ce fait est pour beau- coup dans nos mécomptes actuels.

Voici un reproche plus vif : la division extrême du sol « rend le Code inapplicable )), car il n'y a rien, tout au

(i) Les Paysans.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT IO7

moins pas assez pour payer les frais de saisie et d'expro- priation, a l'Etat perd ses droits ». « La procédure même est annulée par la division de la terre ». « La propriété arrive à quelque chose qui est et qui n'est pas. »

Un livre entier est consacré à cette démonstration.

Le paysan, debout sur son maigre et court sillon, regarde la terre voisine. Un sourire sournois plisse ses lèvres envieuses. Des épis nombreux et pleins tombent là-bas sous les faucilles, mais le glanage est proche : sa part lui est assurée ; la complaisance des métayers et celle des gardes la feront grande.

Le noble chasseur galope insoucieux sous les halliers ; riiallebotage permettra au pauvre d'entrer à son tour dans la forêt. La meute aboie, l'hallali sonne ; l'homme aussi aura sa curée. Le coin de terre est perdu dans les belles prairies ; l'enclave crée un droit de passage : la vache, les moutons ou les chèvres, dressés au pillage rapide, prendront furtivement sur leur route de bonnes lippées d'herbe. La moisson n'entrera pas entière dans les greniers du riche ; le pauvre prélèvera sa dîme . Les plus beaux arbres sournoisement blessés jauniront d'abord, puis mourront. L'hiver venu, leurs branches répandront sous le chaume une clarté chaude et joyeuse. En regardant les flammes monter dans l'âtre, s'étirer, se tordre, disparaître comme des ballerines chatoyantes, possédées, irréelles, le paysan croira voir les fées de la forêt s'ébattre dans son foyer. Sur chaque côté du beau domaine, une main mystérieuse, insaisissable, déplace peu à peu les bornes : le petit champ s'augmente du sillon perdu par le grand.

I08 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Dans les pays bien ordonnés, objecte-t-on, une police vigilante met un terme à de tels abus. Hélas ! les gen- darmes sont loin, les délinquants nombreux. Gardes et pandores, pas de zèle intempestif ! Chaque soir, dans le fourré plein d'ombre, un fusil de braconnier ouvre sur vous sa gueule menaçante. Un mouvement de colère et il crache la mort. Fermez les yeux et soyez sans crainte ! Vous ne serez pas suspectés : les plus miséra- bles se feront prendre ; leur patrimoine est trop minime pour qu'on puisse songer à le saisir. Résultat : le garde touchera la prime de son maître, l'amende restera impayée et le voleur en prison sera nourri aux frais de sa victime ou de l'Etat.

Déchiré de tous côtés, le J^eau domaine des Aiguës tombe en lambeaux. Le comte de Montcornet essaye d'y mettre ordie. Il obtient 126 jugements ; greffiers et huissiers les expédient, les signifient. Au dernier moment, la crainte d'accumuler les haines coupe court à ce bel élan d'énergie ; la grâce royale intervient. Coût : onze cents francs de primes, cinq mille de procé- dure.

Quels remèdes l'écrivain propose-t-il à cet état de choses ? Rendre à la propriété toute sa vigueur. Plus de glanage ! Plus d'hallebotage ! Il n'existe de droit pour personne sur le bien d'autrui.

Le possesseur de la vigne ou du champ ne peut, d'après la Cour de cassation, grapiller, ni glaner lui- même. Une tellejurisprudence eût indigné Balzac. Pour cet esprit absolu, la propriété est une, comme est entière la famille, comme est indissoluble le mariage.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT IO9

Les lois, les mœurs ne doivent pas fléchir ; l'homme n'a que trop de dispositions à écarter ce qui le gêne.

Supprimez ou diminuez les droits de passage ; ne vous apitoyez pas sur le sort de l'enclavé : au lieu d'être étouffé, il opprime. « Le dixième des procès por- tés devant les tribunaux de paix a pour cause d'injustes servitudes » (i). Vous pouvez en croire l'expérience du juge de paix Glousier.

Cet exposé vous paraît dur. Ecoutez le langage d'un ancien militaire, le garde Michaud (2) : u Le paysan doit obéir comme les soldats obéissent ; il doit avoir la probité du soldat, son respect pour les droits acquis, et tâcher de devenir officier, loyalement, par son travail et non par le vol. »

Le régime féodal se trouvait historiquement et phi- losophiquement trop près de la pensée de Balzac pour qu'il n'en ait pas introduit quelques débris dans son système social.

Le détenteur du sol reste, pour le romancier, le con- quérant d'hier. 11 apporte àladéfense decequ'ilaacquis, la bravoure et la discipline du soldat ; il exerce sur ses voisins une légitime autorité, ce qui suppose des devoirs.

(( Vous n'êtes, dit l'abbé Brossettes à M""' deMontcor- net, que les dépositaires du pouvoir que donne la for- tune, et, si vous n'obéissez pas à ses charges, vous ne la transmettrez pas à vos enfants comme vous l'avez

(1) Le Curé de village.

(2) Les Paysans.

IIO BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINA LISTE

reçue!,.. Faire le bien obscurément dans un coin de

terre, comme Rigou y fait le mal ! Ah ! voilà des

prières en action. Si dans chaque commune, trois êtres voulaient le bien , notre beau pays serait sauvé de l'abîme . »

Ce discours est fort bien placé dans la bouche d'un prêtre et M. l'abbé Calippe en fait, à bon droit, l'éloge. Mais seule, une sainte, M""^ Grashn, conduite par un vénérable prélat, se conformera à cet idéal. Le pays vers lequel elle accourt était pauvre, elle le fécondera par la contagion d'une intelligente activité; ses habitants manquaient de ressources, elle les enrichira grâce à des leçons appropriées ; leurs mœurs étaient mauvaises, elle les changera par l'ascendant de l'exemple.

La législation terrienne chère à Balzac, toujours ten- due, rarement indulgente, malgré cet élan de charité, formerait peut-être à la longue un peuple discipliné et fort : elle rappelle celle de l'ancienne Rome.

Nous sommes loin, à l'heure actuelle, d'une telle con- ception ; on dirait que nous ne pouvons nous défendre de voir dans la possession du sol une usurpation tout au moins partielle. L'eau et l'air, indispensables à la vie, demeurent communs à tous les hommes. Pourquoi n'en est-il pas de même de la terre ? A-t-elle été don- née plus spécialement à quelques-uns ? Quel titre peut donc invoquer le premier occupant ? Pour la plupart des philosophes contemporains, MM. Spencer et Re- nouvier notamment, le produit de son activité propre appartient seul de droit naturel à chaque individu. La division des héritages ne se légitime que par le travail eflectué sur le fonds. On sent, dans les

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT III

théories modernes, un léger fléchissement du principe de la propriété foncière (i). En présence de ces tendan- ces, l'étrange est d'en découvrir, comme nous venons de le faire, de diamétralement opposées, de se heurter à la volonté manifeste d'établir plus solidement les riches.

De même qu'il sacrifie au premier les frères et sœurs plus jeunes, Balzac s'oppose au morcellement des immeubles fonciers. Arboriculteur méthodique, il émonde impitoyablement les rejetons tard venus et laisse se développer la tige maîtresse seule.

VIII

La Propriété mobilière

Balzac a beau s'affubler de titres et de particules, il n'en consacre pas moins au labeur sa vie entière ; ce mystique est un apôtre de l'énergie, ce théoricien de l'inspiration poétique un « forçat des lettres », peinant, s'épuisant à l'œuvre. Aussi, sent-il instinctivement le mérite du travail. S'il donne à l'art, surtout à l'art d'écrire, le premier rang, il admire l'activité humaine dans toutes ses manifestations et entend qu'elle soit toujours rémunérée. Entre-t-il dans la boutique d'un parfumeur, il se réjouit de voir ce commerçant s'enri- chir, peu à peu, par la vente de la pâte des sultanes,

(i) Fouillée, La Propriété el la démocratie.

I 1 2 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

pleure lorsqu'une sotte vanité bourgeoise conduit à la faillite son nouvel ami (i).

L'imagination emporte le romancier jusqu'à lui cacher les grossièretés ordinaires du négoce. Pour inté- ressantes que soient les affaires, elles contentent rare- ment notre goût esthétique. Ceux qui s'y livrent con- tractent à la longue un pli professionnel insupportable aux délicats. Le voyageur de commerce est tout parti- culièrement malmené par la littérature. La pesanteur de sa parole fait de lui le béotien moderne ; ses plaisan- teries, — car il est très gai, ne portent pas la marque du plus pur atticisme. Balzac l'aime pourtant, le fête à l'occasion. Il se plaît aux discours macaroniques de Gaudissart, se fond de joie aux explosions subites de ses calembours inattendus, finit par adopter sa dé- plorable manie. 11 applaudit à la souplesse de l'homme assez adroit pour prôner, tour à tour, un chapeau d'homme à forme étourdissante, une gracieuse coifTure de femme ; pour vanter la délicatesse de certains parfums et l'efficacité de quelque drogue ; pour glisser adroite- ment un livre, imposer un journal, exposer un système d'assurances et se révéler, sur la fin, directeur de théâtre avisé. Il admet tous les moyens de s'enrichir qui ne contrarient pas le minimum de probité essentiel à la vie sociale. Encore ne se montre-t-il pas très exigeant.

Les spéculations de bourse répugnent à nos conscien- ces ; elles consacrent le triomphe de la force ou de l'industrie déshonnête. Le romancier n'a pour elles au-

(i) Grandeur et décadenee de César Birotteau.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT II 3

cune mésestime (i). La hardiesse de certains placements lui paraît digne de récompense. Sa vie ne s'est-elle pas passée à rêver fortunes subites ?

L'énergie est pour lui la vraie mesure du mérite. Qu'elle ne manque pas aux lois de la probité, il s'incline devant elle, tout en redoutant que ses scrupules ne la gênent; qu'elle soit malfaisante avec audace, elle éveille en son cœur une secrète tendresse. Nucingen, Merca- det, Rastignac, Vautrin même, comme de Marsay, Catherine de Médicis et Robespierre, malgré leurs fau- tes, malgré leurs crimes, l'ont trouvé plein d'indulgence.

La richesse est donc, pour Balzac, la juste récompense de l'activité humaine, patiente et continue, ou même impulsive et violente. Sa conception se trouve proche de l'idéal commun. Mais le respect à la propriété lui échappe, parce qu'il ne voit pas en elle un moyen de défense de l'individu contre les entreprises de ses semblables et de l'Etat (2), un retranchement naturel de l'indépendance. 11 ne pense pas non plus à la limi- ter, car il ne craint pas qu'elle devienne oppressive. Son culte de la puissance, sa méconnaissance de la per- sonnalité s'unissent pour déterminer à n'admettre ici encore aucun échec au principe posé.

(r) Pour soutenir le contraire, M. Charles Calippc cite deux pas- sages relatifs à des aif^^refins qui relèvent manifestement de la police correctionnelle, Claparon et Diard. Mais la façon admira- tive dont Balzac parle de Mucingen et de Mercadet rend ces exemples peu concluants.

(a) Rexouvieb, Science de la morale. E. Franck, Philosophie du droit civil.

Il4 BALZAC JURISCO^ïSULTE ET CRIMI>'AL1STE

* *

Balzac défendait aussi, auprès de la commission de la Chambre des députés, le développement infini de la propriété littéraire. Et, sur bien des points, il avait en- entièrement raison.

Son insistance pour que le livre fût protégé au delà des frontières ne manquait pas de fondement. La con- trefaçon, dont il a lui-même souffert de la part des éditeurs étrangers, pourrait, à elle seule, motiver sa proposition. Les traités intervenus depuis entre nations ont presque entièrement mis fin aui abus dont il se plaignait.

Mais, contrairement à son avis, notre législation laisse toujours tomber les œuvres d'art dans le domaine public, cinquante ans après la mort de leurs auteurs.

La pensée, disaient les membres de la commission, naît de la langue, des observations acquises, des scien- ces, des philosophies, des vérités transmises par les ancêtres : venue de tous, il importe qu'elle retourne à tous, comme une eau captée est rendue à son cours na- turel après avoir communiqué sa force à l'usine et ac- tionné ses rouages.

Pour le romancier, cette socialisation aflTaiblissait, hors de propos, la propriété individuelle.

Croyez- vous que cet apologiste de l'aristocratie, si souvent frustré par l'avidité des libraires et par la déloyauté de la contrefaçon étrangère, n'ait pas rêvé la constitution de majorais de droits d'auteurs ? Cette no- blesse, avouons-le, en vaudrait bien une autre.

PHILOSOPHIE SOCLiLE, L.V POLITIQUE, LE DROIT Il5

Sur ce point, comme sur tant d'autres, les opinions de Balzac restent absolues, conformes aux tendances générales de son esprit ; elles consacrent une fois en- core le triomphe des grandes forces.

IX Les contrats

Entre les hommes réunis en société, s'établissent né- cessairement des échanges de services. Celui-ci possède un champ qu'il ne peut cultiver, il le loue à qui manque de terre. Celui-là se trouve avoir en trop certains ob- jets. il les vend pour s'en procurer d'autres. La spécia- lisation des fonctions économiques multiplie à l'infini ces relations .

Le droit s'empare de ces prestations réciproques, les règle, assure l'exécution des promesses faites.

Quel principe va-t-on d'abord poser? Le plus simple se trouve le suivant : les hommes, libres par nature, peuvent enchaîner mutuellement leurs volontés. En conséquence, un des premiers objets des lois sera de fixer les conditions de validité du consentement. Pour s'engager juridiquement, chacun des stipulants devra être sain d'esprit, avoir atteint l'âge de raison, s'être décidé en connaissance de cause. Afin d'appeler l'attention des parties en présence, les législations pri- mitives auront recours à des pratiques formalistes en dehors desquelles elles ne sanctionneront pas les con- trats. Plus tard, les solennités tomberont comme des

Il6 BALZA.G JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

entraves gênantes ; le lien de droit se formera plus simplement, mais la loi examinera de près la nature des conventions, les prohibera si elles lui paraissent con- traires aux préceptes essentiels de la morale ou de l'ordre public (i), ordonnera aux juges de s'assurer par tous les moyens de preuve que la participation à l'acte n'a été surprise ni par le dol, ni par la fraude (2).

Accorder ainsi aux personnes, à quelques restrictions près, sans aucun souci des différences de situation exis- tant entre elles, la liberté de contracter, devait produire dans les faits des résultats inhumains. Des lois socia- les, presque aussi inéluctables que celles du monde physique, pèsent sur les plus faibles, détruisent dans la réalité cet équilibre qui constitue l'idéale justice, et, s'appliquant mêmeà cette marchandise digne cependant d'une protection particulière, le travail de l'homme, donnent naissance aux pires abus. Balzac accepte le principe et ses résultats.

Parfois, nous croyons voir poindre dans ses récits quelque compassion pour les êtres broyés par une lé- galité sans entrailles. Prenons garde cependant à ne pas confondre la sensibilité de l'artiste et la théorie du philosophe. Jenny Malvaut, la courageuse ouvrière, se soumet aux exigences de Gobseck, et, pour les avoir stoïquement subies, elle s'élève peu à peu. Dans les Pe- tits Bourgeois^ l'auteur ne va-t-il pas jusqu'à prétendre que l'œuvre des prêteurs à la petite semaine est préfé-

li)Art. : ii3i et ii33 Code civil. (2) Art. : II 16 Code civil.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT II7

rable socialement à celle de la charité ? A n'en pas dou- ter, la cruelle loi de l'offre et de la demande paraissait au romancier une source d'énergie économique ? Pour cet adorateur delà force, cela suffisait.

Le contrat, librement débattu et librement accepté, est le fondement même du commerce, qu'on pourrait définir juridiquement : un échange constant de presta- tions. Les industriels, les négociants et les banquiers passent nombreux dans la Comédie humaine. D' aucuns, comme Birotteau, ont la religion de leur parole; leurs obligations affectent dans leurs consciences une sorte de caractère sacré : ils ne supportent pas la pensée d'y manquer. Ne vous trompez pas toutefois au spec- tacle de la douloureuse épopée de l'infortuné parfu- meur. César et les siens sont de petites gens à l'intelli- gence bornée. Leur vertu est faite d'habitudes pusil- lanimes.

Nucingen, le Napoléon de la banque^ ne s'embarrasse pas de ces misérables scrupules. 11 s'enrichit en avouant cyniquement ce que Birotteau meurt de honte à constater : la suspension forcée de ses paiements. Il étale complaisamment, exagère sa détresse, afin d'obte- nir un concordat avantageux. Mercadet use son génie, il en possède vraiment, à se soustraire aux échéan- ces. Sa prodigieuse habileté pour se dérober aux enga- gements contractés reçoit sa récompense : la fortune fond miraculeusement sur lui avant que le rideau ne

7.

Il8 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

tombe. L'écrivain a, d'ailleurs, conçu son héros sym- pathique.

S'il faut en croire les indiscrètes confidences de Léon Gozlan, Balzac aurait pratiqué lui-même l'art d'échap- per aux créanciers. Changer furtivement de logement, vivre sous un nom d'emprunt, ne sortir que la nuit ou les jours fériés, afin d'échapper à l'exercice de la con- trainte par corps, étaient chez lui choses courantes. Le terrible ami ne conte-t-il pas, avec humour, une course folle dans la forêt de ville d'Avray, pour éviter un garde auquel le romancier avait réussi à em- prunter une modique somme d'argent ? Gela, certes, est lamentable. Dans la correspondance de Balzac, revient, à chaque instant, cet éternel refrain des désordonnés : (( N'ai-je pas assez payé de traites? N'ai-je pas assez travaillé? »

*

Les probités véritables sont rares dans la Comédie humaine ; elles se trouvent unies, à plusieurs reprises, à de formelles opinions républicaines.

La même fierté d'âme qui fait prétendre Pillerault, l'oncle de Birotteau, et le paysan Niseron à la direction de la chose publique, les soumet à l'observation stricte de leur parole. Le martyr calviniste, ce jacobin avant la lettre, montre ailleurs la même noblesse et la même honnêteté.

Tenir ses engagements, c'est, pour un citoyen, se soumettre à une loi volontairement acceptée. Eclairé par l'expérience, par son altruisme humanitaire, il

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT II 9

pourra s'efforcer d'atténuer dans l'avenir la rigueur trop grande de certains contrats, mais à la condition que ses opinions ne paraîtront pas une excuse à sa né- gligence ou à son mauvais vouloir. S'il lui arrive de souffrir de quelque abus de légalité, il ne lui viendra pas à la pensée d'user de réciprocité à l'égard de ses semblables. Les échanges de services ou de biens seront toujours loyaux de son côté : à l'exemple de Pillerault, il prélèvera sur ses opérations un bénéfice raisonnable et uniforme de 7 0/0.

Le bilan du marchand de fer se résout à cette propor- tion mathématique, preuve manifeste de sa modéra- tion en affaires. « La seule tache de son caractère, dit Balzac en parlant de son héros, était l'importance qu'il attachait à sa conquête, l'émancipation du peuple ; il tenait à ses droits, à la liberté, aux fruits de la Révolu- tion. ))

Comment un aussi puissant psychologue témoigne- t-il un tel regret? Comment ne comprend-il pas que c'est le ressort secret qui tend cette âme honnête, la fait si droite? Pillerault réclame la liberté, et, comme le paysan Niseron, il pense que pour la conserver, les pauvres doivent s'en montrer dignes, « donner aux riches l'exemple des vertus civiques et de Vhonneur. »

La probité naît donc, chez ces républicains, du même souci qui provoque les scrupules du marquis d'Espard. Mais ce sentiment est ici plus humble, assurément moins exclusif. La vertu du grand seigneur se confond avec la préoccupation de préserver de toute souillure la pvireté de sa race ; chez le démocrate, le respect de soi

I20 BALZAC JUKISGO.NSULTE ET GRIMINALISTE

se double toujours du respect de son semblable.

Qui ne tient compte de cette transformation et aussi de cette généralisation de l'honneur ne comprend pas la véritable grandeur de nos sociétés contemporaines. Sans doute, le Christ avait magnifiquement parlé du prochain, mais au nom de l'amour et non du respect qu'on lui doit. Pour qui observe impartialement nos démocraties, une légitime fierté pénètre toutes les cou- ches sociales, en même temps que les envahissent une plus vive compréhension du droit d'aulrui et une sym- pathie plus grande pour l'universalité humaine.

Tenir ses engagements, observer la légalité présente, en préparer pour l'avenir une meilleure : tel est l'idéal de conduite du citoyen moderne. 11 accepte les lois comme elles sont ; mais il s'efforce de les rapprocher de l'équité.

Parmi tous les contrats, un seul, celui de société, lui paraît se plier à la véritable justice ; il voudrait y ra- mener tous les autres, organiser grâce à lui une égale rémunération des services sociaux (i). La condition du salarié l'émeut surtout. N'est-ce pas, à l'occasion du travail, que les variations de l'offre et de la demande font le plus durement sentir leur inhumanité ? ÎNe se- rait-il pas désirable de régler équitablement les parts respectives du capital, de la pensée et du labeur corpo- rel ? Les législateurs du monde civilisé peinent à cette œuvre. Déjà, les lois sur les accidents (2), sur les syn- dicats professionnels (3), bientôt, 1 organisation des

(i) Renouvier, Science de la morale. (2) Loi du i" Avril 1898. (0) Loi du 21 Marp i88/|.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 131

retraites ouvrières donnent et donneront plus encore consistance à cette aspiration moderne ; elles n'achève- ront pas l'œuvre entreprise. Le cœur de l'homme ré- clamera sans relâche une égale rétribution de l'effort, jusqu'à ce que l'univers s'organise enfin en une im- mense association, proposée à notre enthousiasme par les utopistes, ces réalistes de l'avenir.

Balzac, tout entier à son pessimisme, aurait traité de folie les tentatives d'aujourd hui. Convaincu que les hommes ne peuvent se dégager de leur égoïsme de na- ture, il voulait les immobiliser dans des institutions autoritaires, les contraindre à l'observation d'une disci- pline sociale simple, mais rigoureuse, les fixer dans ces pratiques professionnelles mesquines qu'il domine de trop haut pour ne pas les mépriser secrètement.

Il était bien loin de croire possible la moralisation de la propriété, l'organisation de l'équité dans la famille, l'introduction obligatoire de la vraie justice dans les conventions. Il faut pour cela avoir foi en la tendance spontanée de l'homme vers le bien et sinon en sa bonté actuelle, tout au moins en sa bonté future.

X

Résumé et origine des opinions jnridiqnes et politiques de Balzac

La famille forte, la puissance paternelle sans entra- ves, le droit d'aînesse rétabli et prolongeant l'autorité domestique, la grande propriété immobilière domina-

122 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

triée, les droits d'auteurs sans restriction, réconomie et l'activité assurées du produit de leurs efforts, même suspects : en ces quelques mots, se résume la vie civile dans la pensée du romancier.

Vous voyez qu'il n'est pas besoin de textes compli- qués. Les paroles nombreuses affaiblissent l'idée. (( Un peuple qui a 4o.ooo lois n'a pas de lois » ( i ).

Des principes fermes à la place de lois multipliées ; une discipline sociale plutôt qu'une législation ; des mœurs plus rigoureuses et moins de tribunaux; pour assurer l'ordre et par instants la justice, un tyran de génie admirablement renseigné ; les droits politiques et la liberté en déroute devant une aristocratie triomphante ; au lieu des tourments de la vanité, la quiétude d'une foi naïve qui apaise le peuple et rassure les grands : telle est la conception juridique et politique de Balzac.

Des chocs répétés de cet idéal avec la réalité, ont jailli la plupart des drames de la Comédie humaine, œuvre immense, qu'on a crue contradictoire pour n'avoir pas su ou voulu découvrir sa profonde unité.

Les convictions de Balzac datent de sa jeunesse. Au moment même la frivolité de ses écrits permettrait de supposer quelque légèreté d'esprit, de courtes pro- ductions, sérieuses celles-là, le Droit d'aînesse, Y His- toire impartiale des jésuites, le Code des gens honnêtes, montrent que sa pensée a déjà pris consistance. Le surprenant est que d'aussi précoces opinions soient demeurées définitives, qu'on ne puisse relever, dans la

(i) Le Médecin de campagne.

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT ia3

longue carrière du romancier, aucune infidélité à leur égard.

Quand les idées générales sur la société sont sitôt formées en nous, elles procèdent rarement d'une exacte observation. En religion et en politique, les jeunes gens jugent d'enthousiasme, ou, s'ils se piquent de sa- gesse, leurs convictions leur viennent du milieu am- biant et des circonstances. A peine, faut-il considérer comme nées de l'expérience, les réflexions émises timi- dement par quelques vieillards philosophes, le soir, les portes closes, autour du foyer familial, dans un petit cercle d'amis, en dehors de toute préoccupation d'intérêt ou d'amour-propre, au cours d'un des rares instants de sincérité vraie.

Dans un pays sollicité par toutes les idées modernes et subissant des tendances ataviques, traversé par des courants passionnés, l'instabilité présente se double des variations de l'histoire, demander à un jeune homme de vingt-cinq ans d'ouvrir les yeux sur le monde et d'en formuler impartialement les lois, est folie. Sa pen- sée obéira aux règles ordinaires de l'imitation ou de la vanité. S'il répond, ce sera pour exprimer un caprice, développer une thèse paradoxale, sacrifier à la mode, réciter les leçons de son maître ou les enseignements de sa famille.

Honoré Balzac était le fils d'un ancien membre de la Commune de 98, qui, après avoir accepté le régime impérial, se découvrait, par une métamorphose nou- velle, des sentiments du plus pur royalisme. L'ancien collègue de l'iconoclaste Hébert professait pour la

124 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

leligion romaine un respect d'autant plus absolu qu'il se manifestait tard. Légitimité et catholicisme étaient poussés dans la maison aux limites extrêmes de l'or- thodoxie, j'allais écrire du fanatisme. On n'y prononçait certains noms de l'histoire qu'en se signant, et quand, l'imagination encore émue, le père décrivait quel- ques figures infernales de la Révolution, il omettait sans doute d'indiquer qu'il les avait vues dans l'intimité bruyante des assemblées politiques, au milieu du tu- multe de l'Hôtel de ville, le cœur serré aux coups de cloche du tocsin, avec l'angoisse d'une responsabilité partagée. Que si le souvenir revenait par instants, l'erreur passée attachait plus fortement à la vérité si durement acquise.

La vie du chef de famille paraissait, après tout, résu- mer l'expérience d'une génération.

Tandis que l'aristocratie et la bourgeoisie du XVIIP siècle se ralliaient hardiment aux idées nouvelles, lisaient Voltaire et méditaient Rousseau, lamajorité de- meurait dévote et monarchique. Qu'on le veuille ou non, quelques années plus tard, en 98, la France coiffait le bonnet lougeet dansait la carmagnole. Enfin, devenue guerrière, elle embouchait, sous l'Empire, le clairon des Césars ; puis, les malheurs aidant, repentante, elle rentrait dans l'Église, des fleurs de lys aux mains. C'était l'époque le pays élisait la Chambre introuva- ble et embarrassait Louis XYIll par l'ardeur de son royalisme, de Maislre flagellait la liberté de ses sar- casmes et concluait bruyamment au despotisme aristo- cratique, où de Bonald maltraitait la raison et faisait

PHILOSOPHIE SOCIALE, LA POLITIQUE, LE DROIT 125

réloge du préjugé qu'il disait être le langage de Dieu, Chateaubriand poétisait la religion du Christ et la mariait à un monarque modéré. Comment un jeune homme se soustrairait-il aux suggestions de la famille, aux entraînements de la mode, aux contagions du génie? Il en fallait, certes, bien moins pour emporter l'imagination ardente de Balzac, pour le rendre reli- gieux et royaliste à l'exemple des trois grands écrivains, absolutiste comme de Maistre, traditionaliste comme de Bonald. Sa pensée avait coulé dans un moule tout prêt ; il ne lui restait plus qu'à l'éprouver au contact de la réalité.

L'étudiant en droit, le clerc de notaire et d'avoué a choisi naturellement le Code et la chicane pour champ d'expériences.

CHAPITRE III

LES HOMMES DE LOI

Balzac clerc d'avoué

C'est une pitoyable faiblesse chez Balzac que d'avoir sournoisement ajouté une particule au nom corrigé du laboureur du Tarn, Bernard, François Baissa, son aïeul. C'est aussi de l'ingratitude.

Une haute naissance, des parentés illustres, celle des Entraigues par exemple, des fonctions nobles exercées par le père de l'écrivain à la Cour de Louis XVI, et la Restauration n'aurait pas laissé une telle famille aux prises avec la misère. La Comédie humaine eût été menacée dans son existence, car elle est née, peut-on dire, au jour le jour, des déconfitures successives de son auteur.

Supposez Balzac trop imbu des préjugés de caste pour se résoudre, même au prix de la vie, à des beso- gnes dégradantes, nous avions peut-être le législa- teur mystique, le chrétien aristocrate, le spiritualiste dynamiste que nous connaissons, mais nous étions

LES HOMMES DE LOI I27

privés du littérateur accomplissant fiévreusement sa tâche quotidienne. Rendons aussi hommage aux agri- culteurs de la Nougaïrié qui avaient appris et s'étaient transmis, de génération en génération, cette savante diplomatie paysanne dont les finesses valent peut-être celles de bien des congrès internationaux et qui pré- pare admirablement aux luttes juridiques.

Le paysan fait bonne garde autour de son champ ; il éprouve un penchant secret pour la science qui le fixe sur ce qu'il peut légalement entreprendre, lui per- met de défendre le sol auquel il est si attaché. L'habi- tude delà chicane en plus, tel était resté sans doute l'homme de loi de Tours, le premier déraciné de cette race de laboureurs . Gomme un vieux soldat rêve aux épaulettes de son enfant, il souhaitait pour Honoré un bon office d'avoué ou de notaire.

Dès que Balzac eut achevé, suivant le noble mot de l'époque, ses humanités, son père le conduisit à l'école de droit.

Parfumé de poésie antique, un peu vain de réthori- que, tranchant comme un théorème, embrumé de phi- losophie, le jeune échappé de collège, voué par les siens à la procédure, demeure, à l'ordinaire, stupéfait en présence des dispositions précises des Godes . D'au- cuns s'étonnent à la première leçon, désespèrent à la seconde et renoncent à la troisième ; d'autres s'obsti- nent, et nombreux, qui auraient s'arrêter.

Si, comme Balzac, le jeune homme a déj'i des haines d'auteur ; s'il n'a pas cessé de maudire le régent sans pitié qui confisqua un jour entre ses mains un

128 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

manuscrit philosophique, une théorie nouvelle de la volonté^ s'il vous plaît ! si la muse tentatrice a conti- nué à lui sourire derrière l'épaule du cuistre de collège, le miracle serait qu'il ouvrît, dès l'abord, le digeste, feuilletât le Code et compulsât les arrêts.

Une discipline ferme s'impose à ce moment. Elle ne manqua pas au futur romancier.

L'école de droit, certes, doit être fréquentée; mais, située sur l'Aventin littéraire, il est à côté d'elle trop de buissons à battre. Le praticien sait des maîtres modes- tes à ne pas néghger : les avoués et les notaires. Ici, pleine sécurité ! Il n'est pas d'Egérie que l'odeur du papier timbré n'incommode et ne mette en fuite. Quelle prétention au style résisterait à six mois de placets, de requêtes ou de conclusions grossoyées ?

Celui qui devait atteindre à une si haute renommée littéraire fut placé, en qualité de clerc, chez M'Guillon- net-Merville, avoué.

Des fées protectrices veillent, sans doute, sur les poètes éphèbes et s'amusent à confondre leurs parents philistins. La chaise sur laquelle allait s'asseoir le nou- veau basochien venait d'être désertée par Scribe, et, s'il faut en croire Mirecourt, le petit clerc qui mystifia, selon la coutume, le provincial à peine descendu de la dihgence, s'appelait Jules Janin ! Etude vraiment mal choisie ! Son titulaire était homme d'esprit à laisser croire qu'il avait, lui aussi, dans quelque tiroir secret, une pièce de théâtre non jouée ou le manuscrit d'un roman ébauché. A son amateur Scribe, rencontré un jour au bal, le c/ier patron décochait cette fine épi-

LES HOMMES DE LOI I 29

gramme : « Passez donc à l'étude, je vous assure qu'il y a de l'ouvrage ! » Balzac rapporte l'anecdote avec trop de gaieté pour n'avoir jamais encouru une admonesta- tion semblable. Tenez pour certain que M" Guillonnet- Merville ne faisait pas main basse sur la copie extra- juridique de ses clercs.

Epoque heureuse, dont l'écrivain, rarement opti- miste, a conservé le plus joyeux souvenir !

Après l'avoué, le notaire; la main qui a écrit la Comédie humaine a minuté les actes de M** Passez. Ne nous étonnons pas si elle court sans effort pour pein- dre la basoche.

II La basoche dans la Comédie humaine

Sous la dictée du troisième clerc de l'avoué Derville, quatre plumes crient « sur le papier timbré faisant dans l'étude le bruit de cent hannetons enfermés par des écoliers dans des cornets de papier » (i).

L'auteur de la minute psalmodie une lourde phrase, gonflée de sottise verbeuse, interminable. A peine par- vient-on à comprendre qu'il s'agit d'une demande en restitution de biens d'émigrés. La clarté n'est pas indis- pensable dans des conclusions grossoyées ; le nombre des pages fixe seul les honoraires !

(i) Balzac, Le Colonel Chabert.

l3o BA^LZA-C JURISCONSULTE ET CRIMINA-LISTE

{( Allons ! encore notre vieux carrick ! » La voix per- çante du saute-ruisseau fait un trou dans cette éloquence de grimoire.

Debout près de la fenêtre, le gamin de la basoche a vu pénétrer dans la cour, un de ces plaideurs minables, la proie ordinaire des mauvaises plaisanteries des clercs. Cet âge reste insensible aux souffrances que cachent les haillons traînés en de tels lieux ! D'une main adroite, l'enfant jette sur le chapeau de l'inconnu une boulette de mie de pain arrachée au morceau qu'il mange.

Le colonel Chabert, car c'est lui, traverse la cour et monte l'escalier. La période s'allonge, s'orne de points d'exclamation et de suspension, se grossit d'incidentes inattendues, continue à se traîner invertébrée, lamenta- ble sur le papier rugueux de l'Etat, pendant que la malice des jeunes gens s'ébat bruyante et joyeuse en un projet de mystification. Quand le vieux militaire frappe à la porte, la procédure s'est enrichie de quelques lignes et la conspiration est formée.

Cinq clercs « bien endentés », aux yeux vifs et rail- leurs, aux têtes crépues, lèvent le nez vers la porte après avoir tous crié d'une voix de chantre : u Entrez ! »

L'étude qu'ils ne voyaient pas, penchés qu'ils étaient sur leur étrange besogne, et ne regardent même pas maintenant, par accoutumance des choses familières, offre un spectacle inquiétant. C'est bien l'antre inhospi- talier du monstre chicane, « cette grande pièce ornée du poêle classique dont les tuyaux traversaient diago- nalement la chambre et rejoignaient une cheminée sur le marbre de laquelle se voyaient divers morceaux de

LES HOMMES DE LOI l3l

pain, des triangles de fromage de Brie, des côtelettes de porc frais, des verres, des bouteilles, et la tasse de cho- lat du maître clerc ». L'odeur de ces comestibles « s'a- malgamait » avec « la puanteur du poêle chaufté sans mesure, avec le parfum particulier aux bureaux et aux paperasses. . . Le plancher était déjà couvert de fange et de neige apportées par les clercs... L'étude avait pour tout ornement ces grandes affiches jaunes qui annon- cent des saisies immobilières, des ventes, des licitations, des adjudications... la gloire des études ! Derrière le maître clerc, était un énorme casier qui garnissait le mur de haut en bas, et dont chaque comparti- liment était bourré de liasses d'où pendaient un nom- bre infini d'étiquettes et de bouts de fil rouge qui don- nent une physionomie spéciale aux dossiers de procé- dure. Les rangs inférieurs du casier étaient pleins de cartons jaunis par l'usage, bordés de papier bleu, et sur lesquels se lisaient les noms des gros clients dont les afPairesjuteuses se cuisinaient en ce moment. Les sales vitres de la croisée laissaient peu de jour. . . » Le mobi- lier, transmis d'avoué à avoué « avec un scrupule reli- gieux )), était crasseux. « Ni l'avoué ni les clercs ne tiennent à l'élégance d'un endroit qui, pour les uns est une classe, pour les autres un passage, pour le maître un laboratoire. »

L'importun va être éconduit et de belle sorte !

Le petit clerc auquel le malheureux s'adresse simule la surdité. L'orateur interrompu prend sa voix de céré- monie : M' Derville, accablé d'affaires, ne reçoit ses clients qu'à une heure du matin. D'une voix brève, le

l32 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Principal confirme le renseignement : il a flairé une mauvaise pratique.

A peine l'étranger a-t-il franchi la porte, un pari s'en- gage. Le colonel Chabert ? Est-ce donc l'officier supé- rieur mort à Eylau ? On appelle le patient : c'est lui- même. Et tandis qu'il s'éloigne encore, « c'est un torrent de cris, de rires, d'exclamations, à la peinture duquel on userait toutes les onomatopées de la langue. »

Le calme se rétablit tant bien que mal, et la phrase poursuit sa marche de couleuvre hydropique. Mais, à un nom, le Principal bondit, arrache les copies com- mencées. Les impudents ne se sont-ils pas avisés d'en- treprendre cette littérature ampoulée et lucrative dans une affaire suivie, à forfait, pour une autre étude ! Un bout de placet suffira ; les requêtes serviront pour une procédure analogue !

La toilette savante de la comtesse Ferraud n'en im- pose pas à cette impertinente jeunesse.

Ecoutez ce que les mêmes clercs murmurent dans le sillage harmonieux de la grande. dame.

(( Dites donc, Boucard. . . Voilà une femme qui peut aller les jours pairs chez le comte Ferraud et les jours impairs chez le comte Chabert.

)) Dans les années bissextiles le compte y sera. »

C'est le chœur antique transposé dans le roman et singulièrement modernisé.

La basoche est peinte à l'écorclié, avec sa gaieté cruelle, son égoïsme avisé déjà, son désenchantement précoce. Singulier petit monde !

La boue de Paris produit de ces fleurs étranges,

LES HOMMES DE LOI l33

tachées en bouton : le rat à l'opéra, le rapin dans l'ate- lier, le gamin dans la rue. Le fumier de la procédure fait pousser la sienne : le clerc.

La réalité a plusieurs faces ; il faut, pour la bien connaître, la retourner en tous sens.

Balzac n'y manque pas. Un autre point de vue du même objet apparaît avec Un Début dans la vie. L'idée de cette nouvelle est due à la sœur de l'écrivain, ^|me Surville. On y sent palpiter je ne sais quelle solli- citude inquiète et attendrie de mère.

Oscar Husson, jeune homme pauvre et sans appui s'aliène M. de Sérizy par des propos inconsidérés tenus dans une diligence, et, parles mêmes bavardages, cause la perte d'un ami de sa mère, régisseur du comte.

A son premier pas dans le monde, l'indiscret ren- verse l'édifice chancelant de sa propre fortune et com- promet celle des siens.

Pour le former à la pratique de la vie, on le place chez l'avoué Desroches. L'apprentissage est rude.

Logé dans une étroite mansarde, nourri à la table du patron, le temps lui est mesuré pour aller à l'école de droit et en revenir. 11 apprend le Gode, prépare ses examens, et, pour combler ses rares loisirs, on lui donne des auteurs à lire. Le premier clerc, Godeschal, le même qui chez Derville dictait de laborieuses conclu- sions, veille sur sa personne. Les deux jeunes gens se lèvent à cinq heures, descendent à l'étude, et le travail commence. Cours, procédure, commissions au Palais

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LES HOMMES DE LOI

l35

e hasard. Urqualrième clerc entre à l'étude, Frédéric

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'In registre, ontcnant d'imaginaires et réjouissants

) rocès-verbax de dîners de bienvenue ofTerts, depuis

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1 leurs camaides, est mis à la place qu'il doit occuper.

Trois clercs s sont déjà laissés prendre à cette mysti-

lication. Frdéric Marest s'exécute de bonne grâce.

Rendez-vousîst pris pour un jour prochain au Rocher

de Cancale ;le repas sera suivi d'une soirée dans le

monde de Mriette.

La seule pnsée de cette réjouissance trouble Oscar : il rêve déjà enquêtes, ce qui lui vaut d'être rabroué par Godeschl. L'étourdi perd d'avance la tête au point de ne 'as rapporter du Palais l'expédition d'un jugement qiil y va chercher.

Il se rend'op bien mis au Rocher de Cancale, et a le tort d'empoaer chez Florine cinq cents francs qui lui ont été conés pour les affaires de l'étude. On joue. Godcsch.il, ui a disparu après le repas, n'est plus pour le rcteir. L'orgueilleux, désormais sans forces, ne résiste pas . la gracieuse invite et au sourire d'une « actcnso )).'! gagne d'abord ; l'honneur le cloue en place. I>( s ciq cents francs disparaissent ensuite avec mille autre prêtés par Mariette. Oscar tombe sur un canapé, fouroyé de désespoir et d'ivresse : il s'endort. A son révei son oncle Cardot, amant de Florine, est devant lui le malheureux perd son dernier appui. La générosité o Florine et celle de Mariette arrivent trop tard. Dcsrolies a tout su ; il renvoie son clerc.

1

l34 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

remplissent la première partie du jour, terminée par un repas frugal, u Après le dîner, Godeschal et Oscar rentrent à l'étude et y travaillent jusqu'au soir. ))

Ce genre d'existence comporte une tenue. Gomme vestiaire, « un bon clerc doit avoir deux habits noirs (un neuf et un vieux), un pantalon noir, des bas noirs et des souliers. Les bottes coûtent trop cher. On a des bottes quand on est avoué. Un clerc ne doit pas dépen- ser en tout plus de sept cents francs ». a Godeschal, qui parlait ainsi, professait les principes les plus stricts sur l'honneur, sur la probité, il les pratiquait sans emphase, comme il respirait, comme il marchait. )>

A cette dure discipline, Oscar devient presque rai- sonnable. Elevé au grade de troisième clerc, il pour- suit avec succès ses études. On est content de lui. « Au contact des affaires, il a fini par mesurer l'étendue de la faute commise durant son fatal voyage en coucou. » Il sait désormais le prix du silence. Les affaires lui découvrent le monde et ses lois.

L'affection de Godeschal, qui fait bonne garde, s'in- quiète pourtant. Malgré ces signes d'amendement, l'or- phelin laisse paraître une certaine propension au plaisir et une envie de briller dangereuse : « Oscar n'a pas l'esprit à être avoué, j'en ai peur. Il parle assez bien cependant, il pourrait être avocat, il plaiderait les affaires bien préparées... » Et le jeune mentor résiste aux sollicitations de son pupille désireux d'être présenté à sa sœur, la danseuse Mariette Godeschal; il ne le croit pas encore assez fort pour résister aux séductions.

Les plus sages précautions sont souvent déjouées par

LES HOMMES DE LOI t35

le hasard. Un quatrième clerc entre à l'étude, Frédéric Marest, fils de famille qui se destine à la magistrature. Un registre, contenant d'imaginaires et réjouissants procès-verbaux de dîners de bienvenue offerts, depuis un temps immémorial, par les nouveaux arrivants à leurs camarades, est mis à la place qu'il doit occuper. Trois clercs se sont déjà laissés prendre à cette mysti- fication. Frédéric Marest s'exécute de bonne grâce. Rendez-vous est pris pour un jour prochain au Rocher de Cancale ; le repas sera suivi d'une soirée dans le monde de Mariette.

La seule pensée de cette réjouissance trouble Oscar : il rêve déjà conquêtes, ce qui lui vaut d'être rabroué par Godeschal. L'étourdi perd d'avance la tête au point de ne pas rapporter du Palais l'expédition d'un jugement qu'il y va chercher.

Il se rend trop bien mis au Rocher de Cancale, et a le tort d'emporter chez Florine cinq cents francs qui lui ont été confiés pour les affaires de l'étude. On joue. Godeschal, qui a disparu après le repas, n'est plus pour le retenir. L'orgueilleux, désormais sans forces, ne résiste pas à la gracieuse invite et au sourire d'une « acteuse ». 11 gagne d'abord ; l'honneur le cloue en place. Les cinq cents francs disparaissent ensuite avec mille autres prêtés par Mariette. Oscar tombe sur un canapé, foudroyé de désespoir et d'ivresse : il s'endort. A son réveil, son oncle Cardot, amant de Florine, est devant lui ; le malheureux perd son dernier appui. La générosité de Florine et celle de Mariette arrivent trop tard. Desroches a tout su ; il renvoie son clerc.

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Dans le Colonel Chabert, les gaietés de l'étude sont un avant-propos comique : l'existence des clercs est le sujet même du Début dans la vie. On est touché de la première faute d'Oscar. Le lecteur, avec Godeschal, prend pitié de Torphelin, le devine faible, voudrait le sauver ; il éprouve les pressentiments de sa mère et tremble avec elle de le savoir à cette école redoutable : une étude d'avoué ; il voit, avec mélancolie, tomber une à une ses illusions de jeunesse. Au moins, pense-t-il, le spectacle du conflit des passions et des intérêts l'assa- gira, lui montrera le triomphe de la raison agis- sante. Point. Une nouvelle bouffée d'orgueil, jointe aux fumées de l'ivresse, l'affole : sa chute est lamentable.

La discipline mih taire pourra seule apprendre à ce vaniteux (( la hiérarchie sociale et l'obéissance au sort. »

La leçon est délicate, le conte agréable. Une vue du monde s'y trouve qui aboutit à la détermination de la conduite : pas de revendication des droits individuels, pas de révolte, une soumission complète aux lois so- ciales, l'acceptation de l'inégalité des conditions, par- dessus tout, le silence, la discrétion, cette reconnais- sance de la franc-maçonnerie des passions humaines, la probité observée comme un enseignement de bon sens, comme l'extension d'une règle de sagesse prati- que.

Le maniement des affaires apprend, en effet, à qui sait observer les lois de l'accoutumance à son milieu, la né- cessité d'acquérir les goûts propres à sa classe. La va- nité qui perd Oscar, orphelin et pauvre, aurait assuré sa fortune, s'il eût été riche et puissant. Godeschal nous

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le dit : rameur propre excessif fait l'avocat, il ruine l'avoué plus modeste. Vertus et vices jouent aux quatre coins et se volent leurs places. Vérité patiemment et sûrement acquise dans les études d'avoués et de no- taires !

Cruauté de jeunesse, gaieté naturelle, probité d'habi- tude, discrétion absolue, travail sans relâche, pauvreté touchante: tels sont les caractères de la jeune basoche de la Comédie humaine, et tels sont aussi les traits géné- raux de l'espèce dans la réalité.

* *

Certains artistes méditent longuement leurs créa- tions, et, dans un tableau unique, par une synthèse puissante, entendent communiquer l'émotion totale res- sentie par eux. D'autres notent d'un coup de crayon hâtif leurs impressions diverses : il est dans leurs œu- vres moins d'unité et plus de richesse ; moins de force concentrée et plus de vérité éparse. A côté d'une grande toile, ils suspendent volontiers des croquis.

Se piquent-ils de science, en face du type normal, ils montrent le dégénéré. Ainsi fait Balzac ; après la jeunesse bien portante, celle qui soufTre.

Butscha, enfant naturel abandonné, a été recueilli par Latournelle, notaire au Havre. Le maître est bon, le clerc fidèle. Sans naissance, sans fortune, repoussé par la société et disgracié par Dieu, car Butscha est infirme, le malheureux met au service de ceux qui le recueillent, l'attachement d'un chien, le

8.

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cœur reconnaissant d'un pauvre, l'esprit d'un bossu.

L'ofïîcier public fréquente la famille Mignon : Butscha voit Modeste. L'avorton s'éprend de la jeune fille aux formes admirables, lui, dont l'âme est flétrie parle souffle de la misère et l'haleine empestée des affaires, garde en sa conscience un sentiment exquis ; son cœur comme une onde sans tache, réfléchit sans cesse la blanche et pure image.

Modeste, tel un papillon vers la lumière, vole à toutes les lueurs d'amour. Butscha, plus avisé, a vu briller la clarté douce qui éclairera sa vie, et se dirige uniquement vers elle. L'étourdie va se brûler les ailes, il la retient. Les ruses de la jeune fille sont vite découvertes par le nain amoureux. La passion de Butscha est d'ailleurs désintéressée: ne pouvant devenir l'auteur de la félicité de Modeste, le jeune bossu aspire seulement à diriger son affection.

Canalis, poète adulé et politique renommé, étalera en vain les séductions qui lui ont valu le cœur d'une duchesse ; auprès de Modeste, il est un clerc qui veille. Butscha devine l'égoïsme du littérateur célèbre et. d'un coup d'épingle, crève sa générosité de parade. LaBrière a beau s'effacer, il plaît à l'orphelin de le choisir ; c'est sur lui que s'arrêteront, en définitive, les yeux de la belle et riche jeune fille.

Un bas bleu sauvé par un enfant infirme et malheu- reux, un rôle de père noble, les deux rivaux indispen- sables ! Le roman est donc de George Sand ? Non. Dans la peinture de Canalis, se manifeste une haine de mâle ; le pinceau ne caresse pas, il fouette. Butscha

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appartient incontestablement à la basoche par son lan- gage, par ses mœurs, par ses façons de penser, et cela vaut signature. Aussi bien, la tendresse féminine éparse dans l'œuvre s'explique : l'exécution est de Balzac, mais l'idée appartient à M"*" Hanska.

Goupil (i) fait le mal, comme Butsclia le bien. L'un aime Modeste Mignon et la sauve, l'autre convoite et persécute Ursule Mirouët. Le clerc de notaire du Havre est difforme, mais noble d'âme, celui de Nemours a l'échiné droite et « la bosse en dedans. » L'infirmité de Butscha le rend touchant, elle attire ; la laideur de Goupil est moins accusée, mais elle repousse, u Les jambes sont grêles et courtes, le buste trop grand », la face large et brouillée de teint « comme un ciel avant l'orage )), a les mains grasses, crochues et sales. » La chevelure rare et roussâtre est absente par places. « Les souliers éculés », « les vêtements usés jusqu'à la corde », « les boutons qui manquent de moule » recouvrent de misère sans honte un cynisme sans pudeur. Minoret-Levrault commet un crime et se repent ; Goupil le pousse et n'a pas de remords. Ce futur tabellion prend plaisir à la souffrance d'autrui. 11 éprouve, à sentir sa victime prise dans ses machina- tions, la joie d'un jeune chat essayant ses griffes dans la chair pantelante d une souris.

A côté du monstre du bien, prend donc place celui du mal. Une ressemblance existe cependant entre les deux jeunes gens, elle leur vient de la même pratique profes-

(i) Ursule Mirouët.

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sionnelle, l'acuité du coup d'oeil, et, dès l'enfance, la vision pessimiste des hommes.

Balzac aurait-il pénétré comme eux les secrets de notre égoïsme en minutant des actes ?

III Les Avoués

Les clercs ont été ainsi disposés par groupes : l'ar- tiste les a dessinés, d'un trait, avec un sourire ; il a jeté sur le papier ses souvenirs joyeux et sa tendresse émue: à peine une frimousse inquiétante grimace-t-elle çà et là.

Devant une toile, on respire librement, on halette, on étouffe, suivant que la lumière, cette atmosphère des tableaux, est abondante, également répartie ou retirée de l'œuvre. A la lecture d'un ouvrage, un phénomène analogue se produit. En dehors des images, du style, du rythme, quelque chose d'insaisissable épand de la tendresse, de la joie, du mystère, de l'horreur. Ici, le ton vient d'une philosophie pratique : la soumission au sort, le travail continu, une probité exacte, une gaieté courageuse distribuée également. On aspire tout cela en lisant le Colonel Chabert et Un Début dans la vie. Nul apprêt ! nulle violence ! Le résultat a été atteint sans effort. L'auteur a observé les choses de si près qu'elles sont entrées naturellement dans ses écrits.

Balzac a moins bien vu les maîtres de ce petit monde, l'amateur n'a pas toujours accès dans le cabinet du

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patron, et, pour combler les lacunes de l'observation, le romancier n'a pas constamment le loisir ou le goût d'aller aux renseignements.

Un philosophe prend la plume lorsque sa pensée s'offre à lui complète, suivie de tous ses attributs. Il manie les idées générales, et ses abstractions sont le produit d'expériences concrètes nombreuses, toutes présentes à son esprit. La règle traîne après elle la série des faits qu'elle engendre.

Un artiste patiente moins longtemps ; il lui importe peu d'être partiellement inexact. Le monde sensible le harcèle ; il doit le jeter hors de lui, tel qu'il le conçoit à l'instant, sauf à hasarder, si ses tendances intellectuelles l'y poussent, quelques opinions de circonstance, à for- muler des lois approximatives ; il complétera, il préci- sera plus tard...

Quoique fort bien venus, les officiers ministériels de Balzac se ressentent de cette hâte .

* *

L'avoué Derville est chronologiquement un des pre- miers héros de la Comédie humaine (i). C'est presque le nom et assurément le portrait de ce Guillonnet-Mer- ville chez lequel l'écrivain a travaillé. Balzac, en pleine possession de son talent, pressé de réaliser son oeuvre, la longue liste de ses productions en i83o l'indique, a regardé autour de lui. II a choisi son ancien maître, toujours aimé et respecté, pour lui confier un rôle assez

(i) Gobseck, 26 février i83o.

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semblable à celui de ces personnages de théâtre qui, par dessus la rampe, expriment les opinions de l'au- teur ; et cette sympathique figure, apparaissant dans le premier de ses récits judiciaires, est un piquant dé- menti donné par Balzac à son ordinaire pessimisme.

Derville doit être mis au nombre des brillants cau- seurs qui abondent dans l'œuvre du romancier. Il a moins d'esprit que Bixiou, moins de brutalité dédai- gneuse que de Marsay, moins de finesse que Blondet, moins d'imprévu que Lousteau. Son élocution est calme, comme ces eaux dormantes dont la masse et la profon- deur maintiennent l'immobilité.

Dès son entrée en scène, il prend la parole. Dans le spacieux salon des Grandlieu, au milieu du cercle fa- milial, sa pensée se déroule harmonieuse et de trame solide. L'ombre nous dérobe les traits de l'orateur ; nous l'entendons sans le voir. Une autre circonstance immatérialise encore le héros de Balzac. Le respect des convenances, que Derville a raison d'observer en un tel lieu, le fait glisser légèrement sur ses origines, dis- simuler sous une bonne humeur affectée la dureté du sort à son endroit. Le monde est froissé, comme d'un manque de bienséance, par le récit trop franc d'une infortune personnelle, par une plaie brutalement éta- lée.

L'officier ministériel se conforme à cette loi. Nous apprenons, au cours du récit, qu'il est le septième en- fant d'un petit bourgeois de Noyon, et la misère de sa famille pauvre et nombreuse nous reste cachée ; qu'il a fait péniblement ses études, logeant dans une

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maison infâme de la rue des Grès, et nous ne l'y voyons pas souffrir ; qu'avocat il s'est assis à la table frugale d'un ancien procureur au Parlement, devenu avoué, et malgré la modicité du salaire, nous ne dé- couvrons rien de dégradant dans de tels débuts.

Une seule exception à cette réserve : Derville déclare que Jenny Malvaut, l'ouvrière courageuse et pure, op- posée au désordre de la comtesse de Restaud, est deve- nue sa femme.

« Le pauvre garçon, dit la Comtesse, avouerait cela devant vingt personnes avec sa franchise ordi- naire.

)) Je le crierais à tout l'univers », réplique l'avoué.

La beauté du sentiment fait plus qu'excuser le man- que de discrétion.

Le portrait d'un usurier tracé dans une telle maison, devant une jeune fille : a Voilà bien une faute contre le goût )), dira-t-on.

L'ampleur et la force de la pensée la rachètent aisé- ment.

Gobseck a la netteté d'une hallucination. Ses gestes, ses attitudes, ses paroles sont notés comme ses rides, comme les plis de ses lèvres mystérieuses.

Ce philosophe cynique, moins être vivant que sym- bole, concentre les diverses passions humaines en son amour de l'or, qui les résume toutes ; il incarne l'égoïsme et la dureté sociale. Derville le subit ainsi que la nécessité.

Quinze pour cent, tel est le taux d'ami que l'avare impose au futur avoué pour l'avance du prix de son

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étude. Au contact de ce maudit, Derville n'a perdu au- cune des grâces de son âme, mais il a acquis cette juste expérience des hommes qui empêche d'être dupe.

Le voici pourvu d'un office ! Malgré les conseils de Gobseck, il ne rattrape pas, en frais frustratoires, les intérêts excessifs qui lui sont imposés. Sa conscience ne lui permet d'autre moyen de s'enrichir que le dé- vouement à ses mandants et le travail.

Le patrimoine de la famille de Grandlieu a été dis- persé par la Révolution ; le jeune patricien s'attache à le reconstituer. 11 découvre des vices de forme dans certaines ventes de propriétés comme bien nationaux, et les fait annuler ; il parvient à revendiquer utilement d'autres immeubles tombés dans le domaine public. Pour l'écrivain royaliste, ce sont les plus légitimes procès.

La notoriété qui s'attache à ces succès et remplit de clients l'étude du nouvel officier ministériel est la ré- compense méritée d'aussi louables efforts.

Derville partage les sentiments politiques de Balzac. Le sujet de son monologue est l'histoire du sauvetage d'une autre fortune aristocratique contre un ennemi non moins redoutable que le jacobinisme de 98, la pas- sion de M"' de Restaud pour Maxime de Trailles.

L'avoué défend, à l'occasion, des causes plus humai- nement justes. Le colonel Chabert, l'homme au carrick, a été laissé pour mort à Eylau. Jeté sans connaissance dans la fosse commune, il a percé la couche de terre et de neige qui le recouvrait. Au bout de quelques an- nées, il parvient à Paris, méconnaissable.

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Le malheureux a conservé en sa chair meurtrie le souvenir de sa jeune épouse. Son cœur ne s'est pas glacé au contact de la mort.

Oublieuse et se croyant veuve, elle s'est donnée à un autre qui l'a prise entière. Son premier mariage a été infécond ; elle a deux enfants du second. La fortune du mari disparu constitue la dot de la nouvelle union.

Seul désormais, le colonel Chabert, hôte gênant pour tout le monde, est à lui-même un objet d'horreur. Il a été enseveli sous des morts ; mais maintenant il l'est sous des vivants, sous des actes, sous des faits, « sous la société » qui le voudrait dans la tombe. Ses récla- mations se heurtent à une indifférence ou à un mauvais gré universels. Il est pauvre, celle qu'il poursuit est heureuse et puissante, elle s'appelle la comtesse Fer- raud !

Les hommes de loi repoussent l'infortuné, u soit avec cet air froidement poli qu'ils savent prendre pour se débarrasser d'un malheureux, soit brutalement, en gens qui croient rencontrer un intrigant ou un fou » ; les clercs de Derville, pour éviter une importunité inu- tile à leur maître, le renvoient par dérision à une heure du matin.

Le colonel se rend à la plaisante invite ; la misère est toujours exacte. Chose inattendue, c'est bien l'heure des consultations les plus sérieuses du jeune procédurier.

Les journées de l'officier ministériel sont prises ; le matin appartient aux clients qu'on ne peut faire atten- dre, l'après-midi aux conférences et au Palais, le soir au monde : entretenir ses relations est, pour un avoué, une

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nécessité professionnelle. Dervilleu n'a donc que la nuit pour creuser ses procès, fouiller les arsenaux du Code et faire des plans de bataille. » C'est à ce moment de tra- vail ignoré qu'arrive l'ancien soldat. L'écrivain nous montre, avec complaisance, ce débris mutilé et lamen- table des armées napoléoniennes.

Derville, encore une fois dans la pénombre, reste mystérieux ; nous entrevoyons ses gestes, son attitude; nous ne distinguons jamais ses traits. Est-ce discré- tion ? désir d'éviter une ressemblance tapageuse, de fuir l'apparence même d'une réclame indélicate ? ou bien s'agit il moins d'un homme réel que d'un idéal ? Une telle imprécision est assez rare chez Balzac pour mériter d'être signalée.

(( Après avoir fait asseoir son singulier client, le jeune homme s'assied lui-même; mais tout en prêtant son attention au discours du feu colonel, il feuillette le dossier. » Quel plaideur ne reconnaîtrait le geste?

Cependant, ce blasé de la chicane est bouleversé par la douleur poignante de cette voix, qui, naguère, sur les champs de bataille, retentissait triomphante, mê- lée aux sons des fanfares victorieuses, ou faisait osciller, dans les parades, les longues files de soldats, et qui, maintenant, clame une détresse profonde, la chute de la gloire dans la tombe, son réveil dans l'horreur et dans la boue glacée.

u II n'est peut-être pas coutume qu'un avoué paraisse s'émouvoir. » Pour cacher son trouble, Derville sort brusquement et (( revient avec une lettre non cachetée qu'il remet au comte Chabert. » Le malheureux sent

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deux pièces d'or, à travers le papier. L'homme d'affaires a compassion de son client ; au risque d'être dupe de quelque habile comédien, il lui assure d'abord des se- cours.

A peine le singulier personnage est-il parti, que Der- ville exprime à son premier clerc sa crainte d'avoir cédé à un mouvement inconsidéré de sensibilité. Trois mois après, il s'excuse, en ces termes, auprès du notaire Crottat : « Ma philanthropie n'ira pas au delà de vingt-cinq louis. » Un avoué se doit à lui-même d'être méfiant, il met son point d'honneur à n'être pas trompé.

La finesse de cette psychologie fait oublier la fai- blesse de la consultation. « Dans votre cause, dit le ju- risconsulte plus compatissant qu'expérimenté, le point de droit est en dehors du Code et ne peut être jugé par les juges que suivant les lois de la conscience, comme fait le jury dans les questions délicates que présentent les bizarreries sociales de quelques procès criminels. Or, vous n'avez pas eu d'enfants de votre mariage, et M. le comte Ferraud en a deux du sien ; les juges peu- vent déclarer nul le mariage se rencontrent les liens les plus faibles, au profit du mariage qui en comporte de plus forts, du moment qu'il y a eu bonne foi chez les contractants. »

Il n'est pas exact de prétendre que la loi est muette sur ce point. Voici comment s'exprime l'article ii8 du Code civil : (( L'époux au préjudice duquel a été contracté un second mariage, peut en demander la nullité, du vivant même de l'époux qui était engagé avec lui. » Et déjà, sans distinguer entre les cas, le lé-

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gislateur avait dit : « On ne peut contracter un mariage avant la dissolution du premier » (i). Ce langage pa- raît très clair. Les articles 201 et 202 du Gode civil rè- glent les conséquences de cette situation exceptionnelle à l'égard des enfants et des conjoints successifs.

Même en dehors de textes formels, le juge ne s'aban- donne pas à ses seules impressions ; il va chercher dans le droit ses principes directeurs. A sa raison incertaine et à sa sensibilité changeante, il préfère les données de la conscience générale, immuablement fixées par la jurisprudence. Les arrêts laissent aujourd'hui peu de place à l'hésitation, non pas seulement sur la solution de la question principale qui ne présente pas de diffi- culté, mais même sur la méthode à employer pour ré- gler le sort des parties en présence .

La transaction en ces matières serait surprenante ; pro- posée par Derville, elle confond. Un officier ministériel n'en rédigerait pas, sans imprudence, de semblable.

Le colonel devait gagner son procès. Incriminer la loi à ce propos est donc pure injustice. Aucune institution ne pouvait empêcher le malheureux de succomber comme il l'a fait, par son renoncement et son silence.

La comtesse Ferraud pleure, et le vieux soldat l'aime encore. Faible devant cette femme, l'infortuné mari s'immole à son bonheur, prêt à disparaître dans la tombe d'où le sort n'aurait jamais le tirer.

La victoire juridique ne demeure pas aux natures trop délicates. Cette conclusion du récit peut être

(1) Article 147 du Code civiL

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acceptée sans scandale : la société n'a pas pour mis- sion d'imposer le bon droit à qui n'en a que faire ; elle a simplement le devoir de le proclamer quand on s'adresse à elle. Il est odieux assurément, de la part de la comtesse Ferraud, de laisser échouer sur les bancs de la police correctionnelle, puis mourir à Bicêtre celui qui autrefois l'a tirée de la honte du Palais-Royal ; mais encore ce martyr veut-il être tel.

Ces réserves faites, combien mélancoliques et tou- chantes sont les réflexions échangées par Derville et son successeur Godeschal à cette sixième chambre du tribunal de la Seine se termine le roman !

« Savez-vous, mon cher, reprit Derville après une pause, qu'il existe dans notre société trois hommes, le prêtre, le médecin et l'homme de justice, qui ne peu- vent pas estimer le monde? Ils ont des robes noires, peut-être parce qu'ils portent le deuil de toutes les vertus, de toutes les illusions... Nous autres avoués, nous voyons se répéter les mêmes senti- ments mauvais, rien ne les corrige ; nos études sont des égouts qu'on ne peut pas curer. Combien de choses n'ai-je pas apprises en exerçant ma charge !... Je ne puis vous dire tout ce que j'ai vu, car j'ai vu des crimes contre lesquels la justice est impuissante. Enfin, toutes les horreurs que les romanciers croient inventer sont toujours au-dessous de la vérité. Vous allez connaître ces jolies choses-là, vous ; moi, je vais vivre à la cam- pagne avec ma femme. Paris me fait horreur. »

u J'en ai bien vu chez Desroches », répondit Godes- chal. ))

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Si nous voulons être exactement renseignés sur la criminalité secrète et légale de la Comédie humaine, pénétrons à notre tour dans cette nouvelle étude .

Derville réprouve et déjoue les mauvaises actions ; Desroches vit au milieu d'elles sans en être incommodé : il a cet égoïsme froid, cette avidité indélicate que l'au- teur du Code des gens honnêtes reprochait déjà aux avoués.

Gobseck et le Colonel Chabert avaient paru depuis longtemps, que Desroches était à peine connu de nom des lecteurs de Balzac. Quatre ans seulement après la publication du Colonel Chabert (i)^ six ans après celle de Gobseck (2), le juge Popinot met, pour la première fois, le public en garde contre lui. (( Desroches, dit-il, un petit faiseur d'affaires, un homme mal vu du tribu- nal et de ses confrères » (3) ! Encore s'agit-il d'une réputation de Palais, rumeur hostile plutôt qu'accusa- tion précise.

Rien, dans le court récit de ce procès nouveau, ne jus- tifie une telle opinion. A peine peut-on faire grief à l'avoué de conseiller cette femme à la mode, polie et froide comme l'acier, et de ne pas retirer la main au contact glacé de la perfide couleuvre : la mondaine a d'autres complices moins excusables. Tout au plus est- on autorisé à le soupçoriner d'avoir indiqué à sa cliente

(i) Février-mars iSSa.

(a) Janvier i83o.

(3) L'Interdiction, 1836.

i

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la manœuvre déloyale qui doit aboutir à la récusation du magistrat impartial. Le jugement tombé de la bouche de Popinot n'en est pas moins sans appel pour Balzac.

Quelques mois après la mise en vente de rinterdic- /ion, le journaliste Couture compare Desroche « au tigre sorti du Jardin des Plantes » ; il nous le montre « mai- gre, à cheveux roux, les yeux tabac d'Espagne, un teint aigre, l'air froid et flegmatique, mais âpre à la veuve, tranchant sur l'orphelin, travailleur, la terreur de ses clercs qui ne devaient pas perdre leur temps, instruit, retors, doublé d'une élocution mielleuse, ne s'empor- tant jamais, haineux à la manière de l'homme judi- ciaire )) (i).

Blondet s'empare du portrait et le complète par un parallèle : u A Paris, l'avoué n'a que deux nuances : if n'y a que l'avoué honnête homme qui demeure dans les termes de la loi, pousse les procès, ne court pas lea affaires, ne néglige rien, conseille les clients avec loyauté, les fait transiger sur les points douteux, un Derville enfin. Puis il y a l'avoué famélique à qui tout est bon pourvu que les frais soient assurés ; qui ferait battre, non pas des montagnes, il les vend, mais des planètes ; qui se charge du triomphe d'un coquin sur un honnête homme, quand par hasard l'honnête homme ne s'est pas mis en règle. Desroches, notre ami Desroches, a compris ce métier assez pauvrement fait par de pauvres hères ; il a acheté des causes aux gens qui trcm])laient de les perdre, il s'est rué sur la chicane en liomme

(i) La Maison Nucingcn.

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déterminé à sortir de la misère... 11 a trouvé des protec- teurs dans les hommes politiques en sauvant leurs affaires embarrassées, comme pour notre cher des Lupeaulx dont la position était très compromise. »

Balzac revient plus tard sur cette esquisse. Pour ses portraits, pour ses créations, comme pour son style, il procède par additions, par retouches successives, incessantes.

Dans la Rabouilleuse, il raconte les origines de Desroches, son enfance malheureuse sous la férule d'un père besogneux et dur. La mère de son héros, retenue tout le jour à son bureau de papier timbré, n'a pu réchauffer un cœur qui peu à peu s'est glacé.

Comment, dans la suite, l'avoué n'assisterait-il pas impassible au triomphe de l'égoïsme ?

Renseigné sur les premières années de sa jeunesse, je ne suis plus surpris qu'il sacrifie l'honnête Rabourdin ; qu'il facilite entre le secrétaire d'Etat des Lupeaulx et ses créanciers, une transaction dont la place de Direc- teur, bien due pourtant au mérite du chef de bureau, est le prix (i) ; qu'il multiplie sans nécessité la procé- dure pour faire échec aux poursuites exercées contre Lucien de Rubempré.

L'improbité-de Desroches s'accuse dans Un Homme d'affaires : on y devine ses fréquentations suspectes ; dans les petits Bourgeois (2), il s'encanaille tout à fait.

(i) Les Employés.

(2) Les petits Bourgeois n'ont été publiés qu'après la mort de Balzac.

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A Paris, le nombre des procès, « la grandeur des intérêts, l'étendue des questions confiées, » empêchent les officiers ministériels de ne voir dans la procédure qu'un objet de lucre . Elle est, à leurs yeux, une arme offensive et défensive ; tout à l'ardeur du combat, ils négligent les accessoires, ce qu'on appelle la Broutille, (( cette foule de petits actes qui surchargent les mémoi- res et consomment du papier timbré )). Ces bagatelles occupent leurs confrères de province, qui « voient des frais à faire » ils ne se préoccupent eux-mêmes u que des honoraires. »

L'avoué de la capitale, confiné,dans la procédure écrite, ne se grise pas des mots qu'il prononce, et, « à force de parler, ne finit pas par croire ce qu'il dit )) . Celui de petite ville est autorisé à plaider devant les tribunaux les avocats ne suffisent pas à la tâche, il devient ba- vard, use sa raison en paroles, et, en soutenant le pour et le contre, perd la rectitude de son jugement.

Aussi quel personnage insupportable que Pierre Petit-Claud, d'Angoulême !

(( Son visage offrait une de ces colorations à teintes sales et brouillées qui accusent d'anciennes maladies, et presque toujours des sentiments mauvais... Sa voix fêlée s'harmoniait à l'aigreur de sa face, à son air grêle et à la couleur indécise de son œil de pie. . . Il ne man- quait pas d'une certaine supériorité, rare en province, mais dont le principe était dans la haine » (i).

(i) Illusions perdues,

9.

l54 BALZA.C JURISCONSULTE ET CRIMIXALISTE

Cointet, l'adversaire fortuné de son malheureux client, David Séchard, lui demande de multiplier les frais : acculé à la faillite et à la honte, le petit impri- meur restera à la merci de son concurrent plus riche. Petit-Claud est l'homme de cette trahison. Un instant de remords le dépeint mieux encore. Il ne lui vient même pas à la pensée de tout dévoiler à David, son camarade d'enfance pourtant. Afin de conjurer l'injus- tice prochaine, il songe un instant à tromper l'un et l'autre plaideurs. Ce bon mouvement, relatif, dure peu. Servir le plus puissant paraît plus sûr à cette âme vénale.

Alors, entre les deux avoués en cause, s'engage une lutte qui tient de l'épopée. La page est piquante et vaut d'être citée :

(( Comme toutes les choses humaines, la procédure française a des vices ; néanmoins, de même qu'une arme à deux tranchants, elle sert aussi bien à la défense qu'à l'attaque. En outre, elle a cela de plaisant, que si deux avoués s'entendent (et ils peuvent s'entendre sans avoir besoin d'échanger deux mots, ils se comprennent par la seule marche de leur procédure !) un procès ressemble alors à la guerre comme la faisait le maréchal Biron à qui son fils proposait, au siège de Rouen, un moyen de pren- dre la ville en deux jours. u Tu es donc bien pressé, lui dit-il, d'aller planter nos choux. » Deux généraux peuvent éterniser une guerre en n'arrivant à rien de décisif et en ménageant leurs troupes, selon la méthode des généraux Autrichiens que le Conseil Aulique ne réprimande jamais d'avoir fait manquer une combinai-

LES HOMMES DE LOI l55

son pour laisser manger la soupe à leurs soldats « Maîtres Gachan, Petit-Claud et Doublon se comportèrent encore mieux que les généraux autrichiens, ils se modelèrent surun autrichien de l'antiquité, sur Fabius Cunctator. »

Continuant la guerrière comparaison, Balzac imite le laconisme héroïque « du style desbulletins de la Grande Armée ». Et c'est plaisir d'entendre crépiter, comme des feux de file, assignations, jugements, significations, oppositions, appels, commandements, saisies, inter- ventions ; la veine est bonne, l'écrivain l'épuisé (i).

Gette gaieté couvre bien des tristesses ; ici encore, la légalité assure le triomphe du puissant indélicat contre le scrupuleux plus faible. Petit-Glaud est récompensé de sa mauvaise action par un mariage riche et par une nomination à un poste de substitut. L'auteur nous laisse entrevoir une brillante carrière, un large horizon politique ouverts devant cette souplesse cauteleuse, ac- tive, sans frein moral.

Balzac voulait-il, par les antithèses répandues à pro- fusion dans ses œuvres, imiter la complexité du monde réel? L'avoué de Melun, Bongrand, est en tout point contraire à son confrère d'Angoulême, Petit-Glaud. 11 entre à son tour, sur le tard, dans la magistrature, et nous saurons quel juge de paix modeste et bienfaisant il devient ! Ges deux hommes s'opposent comme les types extrêmes d'une même espèce sociale. D'un unique paysage, s'élèvent pour le peintre, suivant les dispositions de son esprit ou les jeux capricieux de la lumière, lan-

( I ) lilusions perdues.

l56 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

tôt un hymne d'allégresse, tantôt une mélancolique symphonie. Une profession ne peut-elle, à son tour, selon les circonstances, être différemment appréciée par un psychologue doublé d'un poète ? Avec les années, la pensée de Balzac, toujours diverse, s'assombrit.

IV

Les Notaires

Les procès constituent l'état de guerre juridique ; les conventions, comme les traités diplomatiques, assurent la paix, mais une paix armée, les intérêts ne peuvent se relâcher d'une incessante surveillance. Les notaires, à l'instar des rédacteurs de chancellerie, ont mission d'arrêter les termes des contrats, d'éviter les équivo- ques, d'éclairer les parties sur les conséquences de leurs engagements. Tandis que nous nous laissons emporter par nos sentiments, ils calculent tout, installent la mé- fiance où nous agissons d'enthousiasme.

Pour répondre à l'attente du législateur, la probité et la loyauté de ces conseillers patentés doivent être abso- lues.

Dans une scène bien connue, il use, avec un rare bonheur, de son habituel procédé d'opposition, Balzac met en présence deux types contraires de cette espèce professionnelle.

LES HOMMES DE LOI ibj

Le comte Paul de Manerville aime M"' Natalie Evan- gelista, fille d'une étrangère, intrigante et prodigue. Une immense fortune a déjà fondu dans les n\ains de la veuve espagnole : la ruine est proche. Tandis que Paul de Manerville, en demandant la main de la jeune fille, cède à son cœur, sa fiancée, à l'instigation de sa mère, poursuit, dans l'union projetée, un but inté- ressé.

M' Mathias et M' Solonet, appelés par leurs clients respectifs, débattent les conditions du contrat dans le salon de M'""' Evangelista. M" Mathias, le conseil du comte, (( était un vieux bonhomme âgé de soixante-neuf ans, et qui se faisait gloire de ses vingt années d'exer- cice en sa charge. Ses grps pieds de goutteux étaient chaussés de souliers ornés d'agrafes en argent et termi- naient ridiculement des jambes si menues, à rotules si saillantes que, quand il les croisait, vous eussiez dit les deux os gravés au-dessus du ci-gît. Les petites cuisses maigres, perdues dans de larges culottes noires à bou- cles, semblaient plier sous le poids d'un ventre rond et d'un torse développé comme l'est le buste des gens de cabinet, une grosse boule toujours empaquetée dans un habit vert à basques carrées, que personne ne se souve- nait d'avoir vu neuf. Les cheveux bien tirés et poudrés se réunissaient en une petite queue de rat, toujours logée entre le collet de l'habit et celui de son gilet blanc à fleurs. Avec sa tête ronde, sa figure colorée comme une feuille de vigne, ses yeux bleus, le nez en trom- pette, une bouche à grosses lèvres, un menton doublé, ce cher petit homme excitait, partout il se montrait

l58 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMOALISTE

sans être connu, le rire généreusement octroyé par le Français aux créations falotes que se permet la nature, que l'art s'amuse à charger, et que nous nommons cari- catures. Mais, chez M' Mathias, l'esprit avait triomphé de la forme, les qualités de l'âme avaient vaincu les' bizarreries du corps. La plupart des Bordelais lui témoi- gnaient un respect amical, une déférence pleine d'es- time. La voix du notaire gagnait le cœur en y faisant résonner l'éloquence de la probité.

« Pour toute ruse, il allait droit au fait en culbutant les mauvaises pensées par des interrogations précises. Son coup d'œil prompt, sa grande habitude des affai- res lui donnaient ce sens divinatoire qui permet d'aller au fond des consciences et d'y lire les pensées... Maître Mathias était un noble et respectable débris de ces no- taires, grands hommes obscurs, qui ne donnaient pas de reçu en acceptant des millions, mais les rendaient dans les mêmes sacs ficelés de la même ficelle ; qui s'intéressaient comme des seconds pères aux intérêts de leurs clients ; barraient quelquefois le chemin de- vant les dissipateurs, et à qui les familles confiaient leurs secrets... »

Solonet, le confrère de ce patriarcal tabcUion, (( mince et blond, frisé, parfumé, botté comme un jeune premier du Vaudeville, vêtu comme un dandy dont l'affaire la plus importante est un duel », offre le type de « ce jeune notaire qui arrive en fredonnant, affecte un air léger, prétend que les affaires se font aussi bien en riant qu'en gardant son sérieux ; le notaire capitaine dans la garde nationale, qui se fâche d'être

LES HOMMES DE LOI l59

pris pour un notaire, et postule la croix de la Légion d'honneur, qui a sa voiture et laisse vérifier les pièces à ses clercs ; le notaire qui va au bal, au spectacle, achète des tableaux et joue à l'écarté, qui a une caisse se versent les dépôts et rend en billets de banque ce qu'il a reçu en or ; le notaire qui marche avec son épo- que et risque les capitaux en placements douteux, spé- cule et veut se retirer riche de trente mille livres de rente après dix ans de notariat ; le notaire dont la science vient de sa duplicité, mais que beaucoup de gens craignent comme un complice qui possède leurs secrets ; enfin, ce notaire qui voit dans sa charge un moyen de se marier avec quelque héritière en bas bleus » (i).

Mathias énumère la fortune de Paul en style d'in- ventaire, ponctue consciencieusement chaque article du traditionnel item. Solonet met moins d'empresse- ment et de clarté à établir les droits de Natalie. Le vieillard devine enfin la vérité cachée sous les formules tortueuses du jeune praticien.

Dans la pièce voisine, M^^* Evangelista, délicieuse- ment vêtue, provoque son fiancé, donne, suivant son expression, « un petit coup de cravache pour que Favori saute la barrière », et stimule si bien son amant qu'il en arrive à concevoir « la frénésie qui nous pousse à payer un plaisir par notre mort. ))

A ce moment, le prosaïque Mathias prend à part son

( I ) Le Contrat de mariage.

l6ô BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

client : « Monsieur le comte, dit le bonhomme, il n'y a pas un sou de dot. »

Cette révélation abat Paul de Manerville, mais n'at- teint pas son amour. L'avisé notaire se rend compte à l'instant d'un tel état d'esprit ; il en prévoie les consé- quences ; et, se déterminant aussitôt à une brusque at- taque, oblige M""' Evangelista à cédera sa fille tout ce qu'elle possède ; la contraint d'accepter la constitution d'un majorât qui frappera d'inaliénabilité les biens des futurs époux et assurera le jeune homme contre les entraînements de son propre cœur. 11 tire de la si- tuation tout le parti possible. Son peu scrupuleux ad- versaire et les deux coquettes, pourtant si dangereuses, ne peuvent résister à sa logique impitoyable et à sa probité bourrue.

Dans l'ardeur de la discussion, l'honnête officier pu- blic, outré du piège tendu à son client, se laisse aller à prononcer cette parole : u Ne croyez pas, madame, que je vous fasse solidaire des idées de mon confrère, je vous tiens pour une honnête femme, une grande dame qui ne savez rien des affaires. »

(( Merci, mon cher confrère )), souligne aigrement Solonet.

u Vous savez bien qu'entre nous il n'y a jamais d'in- jure )), réplique le bonhomme avec sa rondeur ordinaire. Accoutumé qu'il est au maniement des intérêts, son émotion dure peu . Son être a subi les altérations pro- fessionnelles inévitables ; dans l'espèce humanité, il appartient au genre notaire.

(( En découvrant, dit plus loin Balzac, dans l'âme de

LES HOMMES DE LOI l6l

celle femme (M""" E^angelista) des intentions qui, sans tenir à la scélératesse, au crime, au vol, à la supercherie, à l'escroquerie, à aucun sentiment mauvais ni à rien de blâmable, comportaient néanmoins toutes les crimina- lités en germe, maître Mathias n'éprouva ni douleur, ni généreuse indignation. Il n'était pas le Misanthrope, il était un vieux notaire habitué par son métier aux adroits calculs des gens du monde, à ces habiles traî- trises plus funestes que ne l'est un franc assassinat commis sur la grande route par un pauvre diable guil- lotiné en grand appareil. Pour la société, ces passages de la vie, ces congrès diplomatiques sont comme des petits coins honteux chacun jette des ordures. »

On ne peut être constamment mêlé à des scènes pa- reilles sans que la sensibilité s'émousse.

La froideur naturelle de Solonet lui a vite permis d'atteindre à une impassibilité absolue.

Aussi, en dépit de leur divergence de caractère, le jeune et le vieux notaires s'entendent-ils bien vite. Ils étaient tout à l'heure aux prises ; ils se retirent mainte- nant, enchantés l'un de l'autre. Ils ressemblent à des ((acteurs qui se donnent la main dans les coulisses après avoir joué sur le théâtre une scène de provocations haineuses ».

(( Vous avez réponse à tout, mon ancien, dit Solonet en riant. Vous avez été surprenant ce soir, vous nous avez battus.

Pour un vieux qui ne s'attendait pas à vos batte- ries chargées à la mitraille, ce n'était pas mal, hein ?

BALZAC JURISCONSULTE El RIMINALISTE

client : « Monsieur le comte, dit i bonhomme, il n'y a pas un sou de dot . »

Cette révélation abat Paul de l^merville, mais n'at- teint pas son amour. L'avisé nol re se rend compte à l'instant d'un tel état d'esprit ; il i prévoie les consé- quences ; et, se déterminant aussk à une brusque at- taque, oblige M'"'' Evangelista à iderà sa fille tout ce qu'elle possède ; la contraint d'ac 3pter la constitution d'un majorât qui frappera d'iniénabilité les biens des futurs époux et assurera le une homme contre les entraînements de son propre ;œur. Il tire de la si- tuation tout le parti possible. So peu scrupuleux ad- versaire et les deux coquettes, portant si dangereuses, ne peuvent résister à sa logique impitoyable et à sa probité bourrue.

Dans l'ardeur de la discussion 'honnête officier pu- blic, outré du piège tendu à son lient, se laisse aller à prononcer cette parole : u Ne royez pas, madame, que je vous fasse solidaire des ices de mon confrère, je vous tiens pour une honnête femme, une grande dame qui ne savez rien des afTairc. »

(( Merci, mon cher confrère )) souligne aigrei Solonet.

(( Vous savez bien qu'entre non il nj jure )), réplique le bonhomme ave<3a : Accoutumé qu'il est au maniemi émotion dure peu . Son être a sij fessionnelles inévitables ; dan^ appartient au genre notaire.

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t62 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMI>ALISTE

Ha ! ha ! fit Solonet.

La lutte odieuse le bonheur d'une famille avait été si périlleusement risqué n'était plus pour eux qu'une question de polémique notariale.

Nous n'avons pas pour rien quarante ans de bricole? dit Mathias. Ecoutez, Solonet, reprit-il, je suis bon homme, vous pourrez assister au contrat de vente des terres à joindre au majorât.

Merci, mon bon Mathias. A la première occasion, vous me trouverez tout à vous. »

Et ils vont (( paisiblement, sans autre émotion qu'un peu de chaleur à la gorge. »

Le métier, en eux, a fait reculer l'homme .

Cette différenciation produite par l'exercice de hi profession est marquée ailleurs de façon délicate.

Voici dans /a Recherche de l'absolu un portrait signi- ficatif :

(( Pierquin était de taille moyenne, ni gros, ni mai- gre, d'une figure vulgairement belle et qui exprimait une tristesse plus chagrine que mélancolique, une mé- lancolie plus indéterminée que pensive, il passait pour niisanthrope, mais il était trop intéressé, pour que son divorce avec le monde fut réel. Son regard, habi- tuellement perdu dans le vide, son attitude indiflo- rentc, son silence affecté semblaient accuser de la pro- fondeur, et couvraient en réalité le vide et la nullité d'un notaire exclusivement occupé d'intérêts humains,

LES lIOiMiMES DE LOI 1 03

mais qui se trouvait encore assez jeune pour être en- vieux. » Ce tabellion célibataire est en âge de se marier. Y songe-t-il ? c'est pour se livrer à d'odieux calculs.

Balthazar Glaës, chimiste prodigue, dissipe sa très grande fortune en de géniales et folles recherches. A la mort de sa femme, sa situation, déjà compromise, n'est pas perdue cependant ; il paraît « bon pour rem- plir ses enfants, si la liquidation ne l'acquitte pas en- vers eux. )) Aussi, M'^** Claës reste-t-elle dans l'esprit de Pierquin (( une fille de 4oo.ooo francs». Mais, réflé- chit le cupide notaire, « si elle ne se marie pas promp- tement, ce qui l'émanciperait, et permettrait de lici ter la forêt de Waignies, de liquider la part des mineurs et de l'employer de manière à ce que le père n'y touche pas, M. Claës est un homme à ruiner ses enfants. . . »

Il faut donc hâter la solution. Pour arriver à ses fins, le singulier amoureux avance au vieillard embarrassé quelques billets de mille francs et compte sur la re- connaissance de la famille en deuil. Hélas ! sa généro- sité ne produit pas l'effet qu'il en attend : la souffrance de Marguerite et celle de son père sont « trop exclusi- ves )) pour qu'ils pensent à l'argent.

Ce manque de psychologie du héros sert à faire res- sortir la finesse de celle de l'auteur, qui termine par la spirituelle remarque suivante : (( Dans cette cir- constance, Pierquin déployait la bonté qui lui était propre, la bonté du notaire qui se croit aimant quand il sauve les écus. »

Plus tard, le maladroit instruit sans ménagements la

l64 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

jeune fille des malheurs pécuniaires qui la menacent, engage avec elle une conversation d'intérêts, la conjure d'empêcher Glaës de vendre les bois de la forêt de Wai- gnies ; et, comme il la trouve inattentive ou hostile, toute à sa douleur, il éclate : (( Cousine, s'écrie t-il, avec la conviction d'un homme d'argent qui voit perdre une fortune, vous vous suicidez, vous jetez à l'eau la suc- cession de votre mère. »

Qu'une âme de vierge est donc inconnue aux ma- nieurs d'affaires !

(( Oh ! Monsieur, dit Marguerite, en regardant le no- taire», qui, quarante-cinq jours après le décès, propose de faire inventaire, « comment pouvez-vous.. . ? ))

Le malheureux s'excuse en vain : « Mais ma cousine, nous sommes forcés nous autres de compter les délais fixés par la loi ». Ses efforts pour plaire resteront inu- tiles : le geste de métier est trop apparu. S'avise-t-il de (( regarder sa cousine d'un air tendre », cette expression contraste u si bien avec la rigidité de ses yeux habitués à parler d'argent », que Marguerite u croit apercevoir du calcul dans cette tendresse improvisée. » L'entoure-t-il de soins et d'attentions galantes, il cache mal « les manières despotiques d'un homme habitué à trancher les plus hautes questions relatives à la vie des famil- les. » 11 prononce, « pour la consoler, de ces lieux com- muns familiers aux gens de profession, lesquels passent en colimaçons sur les douleurs, et y laissent une traînée de paroles sèches qui en déflorent la sainteté . »

Le plus piquant est que Marguerite Claës accepte plus tard d'écouter les mêmes propos. Il suffît qu'ils

LES HOMMES DE LOI l65

lui soient présentés enveloppés de sentiment. Elle cher- che laborieusement avec un autre ce que l'expérience de Pierquin offrait de lui dévoiler trop brutale- ment.

(( Marguerite, dit Balzac, se fit expliquer de nouveau les dispositions de la loi qu'elle ne pouvait comprendre tout d'abord. Ce fut une scène neuve que celle des deux amants étudiant le Gode dont s'était muni Emma- nuel pour apprendre à sa maîtresse les lois qui régis- sent les biens des mineurs ; elle en eut bientôt saisi l'esprit, grâce à la pénétration naturelle aux fem- mes, et que l'amour aiguisait encore. »

C'est le cœur qu'il fallait d'abord attaquer, épais ta- bellion ! Le bon sens pratique n'aurait pas tardé à ré- pondre à vos souhaits. Emmanuel de Solis et Margue- rite ne trouvent-ils pas, à eux deux, un moyen pour primer les créanciers hypothécaires de leur père, faire opposition sur le prix à revenir sur les ventes de bois et (( tirer leur révérence aux créanciers chirographaires » ? Voilà qui promet !

Nous prêtons tous Toreille aux sollicitations de l'intérêt ; mais, tandis que, chez quelques-uns, de nobles pensées enveloppent et dissimulent les préoccu- pations personnelles, chez d'autres, chez les profes- sionnels surtout, l'égoïsme se montre à nu.

Pierquin amoureux se voit en rêve « un homme de cin-quan-te-mil-le li-vres-de-ren-te. »

Pour venir au secours de Marguerite, il offre de lui prêter à 5 o/o d'intérêt ! Le malheureux a chiffre naï- vement toutes les choses de la vie. »

l66 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMIN'ALISTE

Pour ne pas tenir compte des sentiments déposés lentement au fond de nos cœurs par des siècles de civi- lisation, ne faut-il pas, en effet, une certaine ingénuité ?

Les hommes attachés à la défense des intérêts ma- tériels réduisent la vie à quelques combinaisons légales auxquelles s'appliquent les règles les plus simples de l'arithmétique. Hors de là, tout leur demeure étranger. Quelles immensités leur échappent !

Balzac souligne avec humour cette pensée.

Pierquin lui-même en arrive à se juger trop tabellion. Il commence à croire au dévouement désintéressé, mais involontairement le regarde encore (( comme une excellente spéculation. » Ses soins, ses peines devien- nent une mise de fonds qu'il ne veut plus épargner. Bien qu'il soit le résultat d'un calcul assez grossier, l'auteur récompense, avec un sourire, ce retour aux ordinaires impulsions de la sympathie : après avoir refusé à son héros la main de Marguerite, il lui accorde celle de sa sœur Félicie.

Une candeur analogue se découvre chez un notaire de Paris, le bonhomme Gardot.

Ce nouvel officier public, (f honnêtement niais, ne voit que des actes dans la vie. »

Charles de Vandenesse et Juliette d'Aiglemont ont envoyé les enfants et le mari de la jeune femme au spectacle afin de rester seuls. Gardot les trouve en tête-à-tête, s'obstine à prolonger sa visite, impose aux deux amants sa présence importune, parle afTaires

LES HOMMES DE LOI 167

hors de propos, appuie sans le savoir sur le mal secret qui ronge la famille, et, un peu rudoyé par le vicomte, se retire en grommelant : «Ma foi, il me recommande d'avoir plus de circonspection, je n'en manque pas. ! diantre ! je suis notaire et membre de ma chambre. »

Madame Cardot, une honnête bourgeoise, perspi- cace en amour comme toutes les femmes, parvient à peine à l'éclairer.

*

Pas plus qu'il ne l'a fait pour les avoués, Balzac ne montre, à l'endroit des notaires, un pessimisme ab- solu. Certes, son ironie implique quelque dédain, nul- lement de la mésestime. Solonet, Cardot (i) et ce Ro- guin lui-même qui s'enfuit emportant les économies de César Birotteau, ne sauraient faire oublier Mathias et la noble conduite de Chesnel sacrifiant jusqu'à sa fortune personnelle pour sauver l'honneur de la maison d'Es- grignon (2).

L'auteur de la Comédie humaine, qui avait sur la vertu et les passions des théories si mécaniques, a natu- rellement mis en rehef les qualités et les défauts de métier, le pli professionnel spécial.

La sensibilité émoussée par la pratique des conflits d'intérêt, la ruse compensée par la loyauté rigoureuse en affaires, la droiture unie à la méfiance, la probité imposée par le spectacle quotidien des indélicatesses et

( I ) La Peau de chagrin. (a) Le Cabinet des antiques.

l68 BA.LZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

de ses suites, une naïveté étrange pour tout ce qui se trouve en dehors des prises de la loi : telle apparaît, avec raison, à Balzac, la déformation d'espèce nécessaire- ment subie par les avoués et les notaires.

Parmi eux, à côté de quelques activités malfaisantes comme Desroches et Solonet, des natures indulgentes et bien renseignées installent, sur le tard, dans la cen- dre des passions éteintes, une philosophie avisée, et jet- tent sur les plaies humaines découvertes un baume de bonté souriante. Bongrand, Derville, Mathias, Ches- nel atteignent à cette sagesse. Elle aurait pu servir de conclusion morale à la Comédie humaùie, puisqu'aussi bien son auteur se trouve un ancien clerc d'avoué et de notaire auquel n'ont pas manqué les enseignements de la procédure et du droit.

Mais, pour l'adopter, il eût fallu au romancier, au lieu d'un mysticisme brouillon , la notion optimiste et patiente du progrès, moins de foi en l'inconnu, plus de confiance en la raison humaine se guidant à tâtons dans la nuit des siècles, parcourant, à force de patience, d'étape en étape, la route immense de l'histoire, faisant une moralité meilleure, grâce aux règles extraites d'une législation trop souvent imparfaite, et transformant une justice précaire en une équité logique et idéale.

LES HOMMES DE LOI 169

Les hommes d'affaires

En lisant les œuvres de Balzac dans leur ordre chro- nologique, on les voit s'assombrir par degrés. Cette remarque s'applique surtout au monde de la procé- dure.

Tandis que les notaires se succèdent, tantôt médio- cres, tantôt pires, et, sur la fin, franchement mau- vais, parmi les avoués, Derville apparaît d'abord, conseiller découragé, mais probe (i), puis Desroches, cœur dur, observateur de la légalité plutôt que de la justice (2), Petit-Glaud hypocrite et sans scrupule (3) ; les hommes d'affaires, sinistres habitants de l'enfer so- cial, viennent enfin, au moment la mort va faire tomber la plume des mains de l'écrivain (4).

* * *

Les usuriers, qui pullulent dans la Comédie humaine, possèdent déjà les traits essentiels de ces êtres maudits.

Gobseck est admirablement instruit des lois et de leur application aux faits. Il se sert du contrat pour' étrangler légalement l'ouvrière, la comtesse, le com-

(i) Gobseck, i83o. Le Colonel Chabert, iSSa.

(a) L'Interdiction, i83G. La Rabouilleuse, iSt\2. Les petits Bourgeois commencés en i8^/i, publiés après la mort de Balzac.

(3) Illusions perdues, i83G-i8/i3.

(It) LeCousin Pons, i846. Un Homme d'affaires, i846. Les petits Bour- geois. Les Paysans.

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170 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMLNALISTE

merçant, le dissipateur, pour faire fructifier, tour à tour, le vice, l'amour, le désordre, le mérite ; mais il a trop de philosophie, il est trop volontairement excep- tionnel, pour ne pas demeurer un symbole. Si l'on frémit en sa présence, on se rassure en le quittant : ses pareils ne sauraient être nombreux .

Ce personnage odieux rencontre quelques-uns de ses semblables qui prononcerait à son propos le mot d'ami ? au café Thémis . x\ regarder « leurs têtes de camées, froides et impassibles » (i) se détachant sur le jaune vif des boiseries, on devine que le sang s'est glacé dans leurs veines, que toute ardeur désintéressée s'est éteinte en leurs âmes.

Thémis est bien la divinité qui convient à ce lieu. Un vrai conseil de juristes s'y rassemble. On y connaît le Gode, la valeur des engagements, les mystères de l'hy- pothèque ; on sait les droits du créancier et les ruses du débiteur. La déesse n'y voit pas son culte méprisé ; ses commandements sont suivis à la lettre.

Ces pharisiens de la justice ne cherchent pas dans les lois l'expression de l'intérêt général, mais une arme offensive et défensive. L'état de guerre subsiste pour eux, transformé simplement en pratique juridique. La Thémis qu'ils adorent a l'humeur belliqueuse.

A ceux qui ne tiennent pas leurs promesses, point de quartier ! Dans la pensée de ces banquiers sans pitié, l'esclavage pour dettes n'est pas aboli : la loi moderne l'a entouré de modalités complexes, voilà tout. Les

( I ) Les Employés.

LES HOMMES DE LOI I71

épingles du prêt consenti seront, suivant les circons- tances, l'abandon des intérêts du trésor à leur profit, un poste de directeur, la croix de la Légion d'hon- neur (i). Une fois maîtres d'un homme, ils n'admettent pas de résistance à leurs désirs ; l'Etat lui-même est parfois contraint à leur payer tribut.

Leur cause émeut en eux je ne sais quel chauvinisme secret .

Sachez-les, d'ailleurs, bien organisés pour la lutte. Mitral, ancien huissier, se trouve naturellement « fort en chicanes, et en précautions judi:iaires. » Gobseck a, par contrat, acquis la science de Derville. Gigonnet, Métivier, Chaboisseau ne manquent pas d'une cer- taine pratique de procédure.

Les vices en plus, Rigou appartient à la même es- pèce sociale. Autres lieux, autres moyens! Plus dissi- mulé que ses émules parisiens, sa diplomatie d'ancien prêtre le sert auprès des paysans. 11 sait se faire enten- dre sans se compromettre, pratiquer presque ouverte- ment l'usure en restant populaire. Son cynisme ferait scandale au village, il le cache soigneusement.

Les campagnards aiment la force ; il en dispose, mais en cachette, de façon à ne pas donner prise à l'envie. Le juge de paix, le tribunal, la gendarmerie lui obéissent ; il paraît l'ignorer. On ne le prend pas au dépourvu ; des espions volontaires veillent pour lui. Il a des conseillers nombreux : tous les procéduriers de la province, voire même les magistrats.

(i) Les Employés.

172 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Qui frappe à sa porte trouve le boisseau de blé, la somme d'argent, le conseil désirés ; il se fait payer sans doute : tout service mérite salaire. Pas de délicatesse grondeuse, une bonhomie goguenarde; l'indulgence pour les faiblesses d'autrui, à la condition de n'en pas souffrir ! Maire d'une toute petite commune rurale, il devient, parle maniement des passions et des intérêts, le roi du pays. Il exerce, d'ailleurs, tous les droits de la sou- veraineté, y compris ceux d'un sultan sur son harem.

# * *

Gomme l'usurier, l'homme d'affaires professe, parfois presque ouvertement, l'abus de la légalité ; il emploie, à l'occasion, des moyens plus blâmables encore. Il est à la justice ce que u l'homme de lettres est à la littéra- ture, un dépréciatif )) (i).

Son rôle social consiste à mettre le Code « de plain- pied avec la pratique des rues ». « Les gens du peuple ont peur des ofQciers ministériels comme ils ont peur du restaurant fashionable. Ils s'adressent à des gens d'affaires comme ils vont boire au cabaret. » Dans le cabinet de ces procéduriers au rabais, pas de luxe, pas de confortable, pas même de propreté, une misère dé- sordonnée qui rassure le petit monde ! « Les cartonniers sont en bois noirci », « les dossiers si vieux qu'ils ont de la barbe » . (( Des ficelles rouges pendent d'une façon lamentable » ; (( les cartons sentent les ébats des souris » ; (( le plancher est gris de poussière et le plafond jaune de

{i) Le Cousin Pons.

LES HOMMES DE LOI l'jS

fumée )) ; « les chenets en fonte supportent une bûche économique ». « Sur la cheminée une pendule en mar- queterie, valant soixante francs, des flambeaux en zinc dont la peinture est tombée par endroits » clament une profonde détresse. Telle est du moins la pièce Frai- sier donne ses consultations (i). Cérizet et Glaparon s'installent d'abord ainsi, rue Chabanais, de façon plus hideuse ensuite, faubourg Saint-Jacques (2).

Les locataires se montrent dignes des taudis qu'ils habitent. Un sang brûlé par de basses débauches a laissé sur leurs visages les traces visibles de leurs vices. Les baisers de la Vénus des égouts ont marqué sur eux leurs empreintes infâmes. A leur sujet, Balzac rivalise de réalisme avec le musée Dupuytren .

Tristes épaves sociales, jetées en marge de la vie ré- gulière, ces conseillers de la misèren'hésitent pas à gui- der leurs clients vers les écueils dangereux ils ont eux-mêmes échoué.

Fraisier est un ancien avoué destitué de Mantes. Sa probité, bonne fille, s'efTarouche toujours un peu tard. Découvre-t-il un crime commis par ses clients, il porte allègrement le poids du secret professionnel. Ne laisse-t-il pas entendre à la Cibot, après avoir excité ses convoitises, comment elle doit s'y prendre pour me- ner « grand train » le malade confié à ses soins et hâter l'ouverture d'une succession ?

Il est parfois l'âme du crime, le bras jamais.

( I ) Le Cousin Pons.

(3) Les petits Bourgeois.

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174 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Ne cherchez pas à le compromettre ; ses menées res- tent impénétrables. Au premier mot de son complice, il se drape dans sa fausse dignité. Le soupçonner, lui ! un homme de loi !

Cet être de ténèbres rêve au grand jour, cette canaille à la considération.

Au nom de Camusot de Marville, il dresse aussitôt l'oreille. Sa résolution est prompte : la belle collection du cousin Pons n'ira pas, selon la volonté du mourant, au doux mélomane Schmucke ; c'est aussi une proie trop délicate pour l'avidité grossière d'une concierge; elle sera mieux placée chez un président de chambre puissam- ment allié. Ce haut personnage fera facilement d'un an- cien officier ministériel disgracié, un juge de paix à Paris, un magistrat plus important ensuite, un homme politi- que un jour : tout est possible au crédit et à la faveur !

Ne croyez pas Fraisier assez sot pour exposer ses projets à Camusot : il sait observer certaines convenan- ces. D'ailleurs, l'intelligence et l'âpreté de M""' de Mar- ville garantissent mieux le succès.

Pons habilement expédié par la Cibot, les tracasse- ries contre le musicien commencent. L'ancien avoué requiert, au nom des héritiers, l'apposition des scellés ; et le légataire universel d'une fortune considérable, menacé de se voir contester sa mise en possession, inapte à la lutte légale, pressé par l'immédiat besoin de nutrition, transige pour un morceau de pain qu'on n'aura même pas la peine de lui donner, car il meurt de honte dès qu'il a accepté.

L'audace hypocrite triomphe légalement une fois en-

LES HOMMES DE LOI 176

core, grâce à l'homme d'affaires, de la probité craintive. Fraisier revêt enfin la simarre convoitée. Il condam- nera désormais les Cérizet et les Claparon, ses pareils moins adroits.

Cérizet, ouvrier typographe, commence la série de ses mauvaises actions par la trahison de son maître, David Séchard (i).

La plus honorable période de sa vie est assurément celle, où, gérant d'une feuille anti-gouvernementale, il accumule sur sa tête les peines privatives de liberté. La reconnaissance de son parti victorieux lui permet de fonder une banque. Associé à un escroc, qui fait d'abord affluer les espèces à sa caisse par l'emploi de cartes biseautées, il ferme bientôt ses guichets.

La Monarchie de Juillet devait une récompense au courageux pamphlétaire ; elle le nomme sous-préfet. Mais l'administration, effarouchée de ses manières, ne peut se résoudre à ses services : il est rendu au jour- nalisme. Sa feuille devient désormais l'organe du parti extrême ; pourtant il accepte d'être secrètement rétribué par ses anciens maîtres.

Après de tels exploits, la constitution d'une société fictive est un jeu : l'affaire qu'il combine se dissout devant la police correctionnelle. Cérizet retourne en prison, sans gloire cette fois.

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(i) Illusions perdues.

176 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

émissaire » des vols de du Tillet et de Nucingen, il ouvre avec lui un cabinet d'affaires.

Balzac prend d'abord la chose en gaieté. Cessionnai- res de créances douteuses, c'est plaisir de les voir riva- liser de ruses légales avec le comte Maxime de Trailles, étrange et peu moral théoricien de la dette.

La nouvelle fournirait le canevas d'une jolie scène de théâtre, si la procédure des voies d'exécution pouvait être accommodée au feu de la rampe.

La guerre, ainsi que dans Homère, commence par un défi. Le dialogue de Maxime et de Gérizet est un véritable duel. Le noble hautain porte ses coups de haut ; le vilain obséquieux charge le fer baissé. Suprême injure ! Le créancier salit de ses bottes boueuses, le tapis luxueux du débiteur.

Après l'échec de tous les moyens indiqués par le Gode, Gérizet grimé, parvient, en exploitant la passion de Maxime pour une beauté facile, à vendre à son adversaire un mobilier propre aux voluptueux ébats. Nanti du prix, il se démasque, refuse au comte la livrai- son des marchandises, et, invoquant sa créance anté- rieure, oppose ce que la loi appelle: u la confusion ». (( La confusion du débiteur » ! s'écrie une voix plus séduisante que vertueuse (i).

Ce lever de rideau divertit ; avec les petits Bourgeois, le drame commence.

(i) Un Homme d'affaires.

LES HOMMES DE LOI I77

De la rue Ghabanais, la triste officine a été transférée rue Saint-Jacques.

Atroce société que celle formée par l'avocat des pau- vres, La Peyrade, philanthrope ambitieux, par Dutocq, greffier de la justice de paix, par Cérizet et Claparon, usuriers de la misère !

Gomment les co-associés se volent-ils réciproque- ment le produit des escroqueries commises au préju- dice d'un ancien employé au ministère des finances ? Il faudrait pour le raconter exposer dans son entier la théorie des ordres judiciaires.

Quelques officiers ministériels tarés voisinent avec ces écumeurs d'affaires. Desroches, assez adroit pour échapper à la chambre de discipline, les sert sans se découvrir. D'autres, plus imprudents ou besogneux, courent à la destitution.

Avoués, greffiers et notaires sont par accident. Surveillés par leurs pairs et par le parquet, moins à l'aise que Gérizet et Glaparon, ils abandonnent aux mains de ces aigrefins les dépouilles de la chicane. En cette compagnie, malheur à qui s'engage étourdiment dans une position on peut aisément l'atteindre. G'est l'enfer de la procédure ! Balzac vieilli semble avoir voulu rivaliser avec Dante. Poètes tous deux !

178 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

VI

Les Avocats

Notaires et avoués, hommes d'affaires et magistrats allaient et venaient déjà dans la Comédie humaine qu 3lu- cun avocat n'y avait encore paru.

Derville, avec son honnêteté scupuleuse, instrumentait loyalement, aucune parole probe et mâle ne le soutenait , foudroyant les perfides insinuations de Desroches. Les salles d'audience siégeait Popinot restaient silen- cieuses et vides.

Dans sa fièvre de production, Balzac court au plus pressé, lia vu de près, comme clerc, avoués et notai- res ; il les laisse tomber de sa mémoire dans ses romans.

L'ancien amateur de M^ Guillonnet-Merville a rencon- tré aussi des avocats au Palais ; il ne les a pas fréquentés ; à peine, dans une affaire personnelle, s'est-il trouvé une fois à leur côté, mais, comme il a pris lui-même la pa- role, encore s'est-il écouté plus qu'il ne les a entendus .

De vagues souvenirs de jeunesse lui reviennent ; il les utilise tant bien que mal. Dans sa vie de forçat des lettres, comment trouver une heure pour fuir son ba- gne et aller étudier ce qu'il soupçonne sans le connaî- tre ? La chaîne est là, la forge allumée, le fer rouge : il faut prendre le marteau et frapper sur l'enclume. La misère, sinistre garde-chiourme, menace le patient de ses rudes étrivières .

Un Palais, sans avocat ! c'est un royaume dépouillé

LES HOMMES DE LOI I79

de son roi, car l'avocat règne dans le templedeThémis ; il fait résonner les voûtes solennelles des accents de son éloquence ; il prend part aux assauts d'armes, parade gra- vement dans les combats livrés en l'honneur de la déesse ; seul, il a le verbe et la vie. Sa domination se montre ja- louse et tracassière comme celle des prêtres. N'est-il pas le pontife du lieu comme il en est le paladin ? S'il livre des assauts, ne célèbre-t-il pas des offices à la barre?

Balzac a prévu ce reproche. A la hâte, il a dessiné quelques silhouettes sans parvenir à donner au barreau la place qu'il occupe dans la réalité.

Malgré l'affirmation, assurémentde circonstance,— d'un jeune maître (i), le romancier, à l'ordinaire si bien renseigné sur les choses de la justice, ne possède sur cette profession que des indications très vagues.

En 1845, cinq ans seulement avant sa mort, il écrit à jyjme jjanska, à propos d'une partie de Splendeurs et mi- sères descouriisanes, mûiulée alors Une Instruction cri- minelle, qu'en visitant la Conciergerie et le Palais, il a eu la curiosité d'entrer à la Cour d'assises : (( Je n avais ja- mais entendu plaider, remarque-t-il, et je suis resté pour entendre Crémieux qui a fort bien parlé. Ma foi ! »

L'affirmation est formelle ; l'étonnement qui la suit la souligne : l'exclamation marque un préjugé violem- ment heurté de front.

Antérieurement, de 18/40 à i845, quatre ou cinq avocats ont pris place cependant dans la Comédie hu-

(1) Henry Bréal. Le Monde judiciaire dans Bahac. Discours de rentrée de la conférence des avocats près la Cour d'appel de Paris.

l8o BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

maine. Ils ont soutenu des procès criminels (i), intro- duit et développé des référés (a), Indiqué et livré leurs méthodes (3).

Qu'on décrive avoués et notaires avec les seuls souve- nirs d'un clerc amateur, passe, si Ion veut : il est des cerveaux qui retiennent jusqu'aux gestes entrevus, complètent, grâce à leur imagination et à la rectitude de leur raison, des notions par trop succinctes, et ju- gent ensuite à peu près sainement. Au moins, l'artiste a-t-il observé quelques points de repère lui permettant de se retrouver. Quelle audace pour un écrivain qui n^a jamais entendu plaider de vouloir peindre le barreau ! Ainsi procède le romancier sacré par Zola le précurseur du réalisme ! Les zélaleurs les plus passionnés de Balzac conviendront ici de sa légèreté ; mais cette faute même augmente notre étonnement et notre admiration.

* * *

Paméla Giraud est la première œuvre de l'écrivain se rencontre un avocat (4).

Le caractère de M^ Dupré reste assez incertain. C'est

(i) Granville dans une ténébreuse Affaire^ i8iii. Duprc dans Paméla Giraud, 1842.

(3) Vinct dans Pierrette, 18/I0.

(3) Albert Savarus, 18/12. Hulot fils, dans La Cousine Bette, i8/i6.

(h) Paméla Giraud a été représentée pour la première fois au théâtre de la Gaité, le 26 septembre i8/i3 ; mais d'après M. Edmond Birc, elle a été composée en i83/j ou i838. M. de Spoel- berch de Lovenjoul qui possède le manuscrit de Balzac croit qu'elle a été écrite de i835 à 1837. Son premier titre est : Paméla Giraud ou l'Avocat misanthrope.

LES HOMMES DE LOI t8i

un de ces personnages de comédie, dont Dunnas fils a si souvent abusé, qui conduisent l'action, la com- mentent, font part au public des réflexions de l'au- teur.

Dupré ressemble à un Derville plus en dehors ; son scepticisme tourne brusquement vers l'émotion et sa sentimentalité fuse souvent en un éclat de rire ; il y a, dans cet homme intelligent et désenchanté par les affai- res, le lyrisme naïf d'une femme du peuple : son ironie gouailleuse se mouille vite de larmes.

Jules Rousseau, fils de famille mêlé à une conspira- tion assez mal précisée, lui confie sa défense. Le jeune homme aime une ouvrière sans fortune, absolument digne de sa tendresse. Ses parents, en bourgeois égoïs- tes, s'opposent à cette union.

Dupré sauve son client par un de ces artifices que même l'illusion de la rampe ne rend pas acceptables. Le procédé est des plus simples : il risque de coûter quelques mois de prison à Paméla, sans compter son honneur, et de mériter la radiation au singulier maî- tre qui le conseille. La jeune fille affirmera que Geor- ges était auprès d'elle la nuit du crime. Quel juré ne se laisserait prendreà un pareil stratagème ? Quels parents, seraient-ils banquiers, ne céderaient devant un si beau dévouement ?

Le public seul n'a pas compris : la pièce est tombée.

11

[8a BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Vers i838, Balzac commence donc à rêver du barreau, car c'est bien un simple songe. En 1889, il prend presque contact avec lui.

Le notaire Peytel, un instant journaliste, comparaît devant la cour d'assises de l'Ain, convaincu d'avoir assassiné sa femme et son domestique dans une pensée de lucre. Le romancier a connu l'accusé à Paris dans le monde si mêlé de la presse ; il ne peut croire à sa culpa- bilité.

Balzac a le don du verbe ; sa parole facile ne manque ni d'autorité ni de charme. Ne pourrait-il pas sauver Peytel en l'assistant à l'audience ? Quel piédestal pour , un orateur cette affaire parisienne se trouve mêlé le nom de Lamartine ! La droiture de son jugement le détourne pourtant d'un aussi dangereux projet. Il s'abstient ; mais la condamnation intervenue, rien ne l'arrête : il part pour Bourg en compagnie de Gavarni. Tandis que son compagnon crayonne des croquis des- tinés à émouvoir le gros public, il se livre à une en- quête.

La faculté d'assimilation, de divination était incroya- ble chez l'auteur de la Comédie humaine.

Le mémoire en faveur de Peytel diffère en tous points du pamphlet. Voltaire aurait décoché mille flèches, Balzac débute, la parole grave. C'est bien le ton d'un avocat, qui, par l'ampleur de son exorde, élargit la base sur laquelle il a assis sa propre convic- tion et veut faire reposer celle de ses auditeurs.

LES HOMMES DE LOI 1 83

En i83o, l'éloquence lançait la foudre; c'était, sur une mer démontée, un ciel de tempête rayé d'éclairs et déchiré par le tonnerre. L'ouragan devait emporter l'argumentation de l'adversaire, comme il arrache, dans sa colère, le mât trop faible du navire. Rien de tel cependant dans cette défense écrite. De petits trous piqués dans la trame solide de l'accusation par où» tout à l'heure, s'infiltrera le doute; la verve du pari- sien acharnée sur la province jusqu'à la rendre res- ponsable du crime ; une discussion claire de la fortune comparative des époux Peytel et par suite du mobile ; quelques réflexions élevées sur les devoirs de l'accusation opposés à ses abus : tel est ce plai- doyer. Pénétrez aujourd'hui à la cour d'assises de la Seine, vous n'entendrez pas autre chose, la forme en moins. A la barre, Balzac aurait été un précur- seur.

Une explication confuse du drame trahit, il est vrai, en terminant, l'hésitation et l'embarras. Maladresse de début ! Pour entraîner les assemblées, il faut savoir oser l'affirmation.

Balzac indique que, a dès l'abord, la brutalité de l'acte d'accusation » l'a frappé. Le magistrat qui a rédigé cette pièce de procédure connaissait, sans nul doute, la loi ignorée du littérateur : il n'avait pas ses scrupules de goût et peut-être, hélas ! de conscience. Aussi, combien l'écrivain triomphe-t-il aisément du style de ce réqui sitoire ! Encore, le fait-il avec réserve.

Quelques citations permettront d'établir la justesse et la modération de ses critiques. Le langage du pro-

l84 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

cureur général de Lyon est, il faut le reconnaître, (( approprié merveilleusement aux passions de la masse curieuse». « Les périodes ampoulées » du document officiel se déroulent avec une sorte « d'emphase judi- ciaire )). Ce singulier morceau d'éloquence écrite ne comprend pas moins de 27 grandes pages serrées ! Il débute ainsi :

(( De tous les événements graves qui, dans ces der- niers temps, ont affligé le département de l'Ain, il n'en est aucun qui ait causé une sensation plus profonde et plus vive que la mort tragique de la dame Félicité Alcazar, épouse de Sébastien Peytel, notaire à Belley. »

Cela promet ! Le récit se poursuit avec une redon- dance de phrases inutiles dont les anneaux se dérou- lent complaisamment, en un balancement prétentieux. C'est l'œuvre d'un Godeschal qui aurait revêtu la robe rouge. L'auteur évoque tour à tour le « repentir qui pleure » et le « crime qui s'accuse » ! Peytel s'entend re- procher d'avoir u foulé aux pieds le corps de son do- mestique expirant et fermant l'oreille à sa voix sup- pliante, broyé sa tête sous une main de fer >). Cette métaphore désigne simplement un marteau !

Voici, certes ! un beau mouvement d'apostrophe indirecte qu'on ne saurait trop admirer :

(( De quoi pourrait-il donc se plaindre lui qui, devenu l'époux d'une enfant, substituait, dès le premier jour, la discorde aux caresses et lui ofTrait la paix en échange d'un testament; lui qui, le i" novembre, entourant Féliciede ses soins et donnant aux étrangers, sur tous les lieux de son passage, le spectacle hypocrite de l'o-

LES HOMMES DE LOI l85

bligeance la plus empressée faisaitporterquelques heures après ses tristes dépouilles dans sa voiture et sans songer à chercher sur ses lèvres un dernier souffle de vie, dé- tournant loin d'elle ses yeux égarés, la laissait froide, mouillée, demi-nue, reposer sa tête sur un étranger. . . »

(( Oh ! qu'en termes galants ces choses-là sont dites ! » et combien délicat l'hommage suivant rendu publiquement à la magistrature par un magistrat :

(( Que maintenant il proclame, à son aise, l'ignorance des experts et l'injuste partialité des magistrats ins- tructeurs ; ils ne s'en étonneront pas, car c'est grâce à leur zèle, à leur intelligence, à leur dévouement que le masque du crime est tombé et qu'un grand exemple est demandé à la justice du pays. »

Jugez de l'effet que doit produire un greffier lisant cette péroraison avec l'accent qui convient :

« Mais la justice a déchiré le voile dont se couvrait une main impie ; déjà, dans la nuit du i"' novem- bre, on croyait lavoir reconnue, à cette agitation sans mesure, à ces soins d'un empressement si tardif, à cette douleur si bruyante et à ces élans calculés que ne con- naît pas la nature ; le coupable que la conscience pu- blique avait pressenti, celui dont l'instruction a lente- ment mis à nu l'affreuse combinaison et détruit pas à pas le système mensonger, le meurtrier à qui une famille éplorée et la société tout entière demandent compte aujourd'hui du sang d'une épouse, ce meurtrier, c'est Peytel ! » (i).

(i) Ces citations sont empruntées au dossier de la procédure suivie contre Peytel.

l86 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Voilà comment le zèle et le penchant déclamatoire des magistrats d'alors interprêtaient l'article 241 du Gode d'instruction criminelle dont le sage libellé con- traste avec les accès de cette fureur vengeresse. « L'acte d'accusation exposera : la nature du délit qui forme la base.de l'accusation; le fait et toutes les circons- tances qui peuvent aggraver ou diminuer la peine ; le prévenu y sera clairement désigné » (i).

Le législateur a voulu un récit calme, impartial et humain au seuil même des débats. N'est-ce pas trahir sa volonté que d'y instituer une sorte de frénésie ? Il a prescrit la discussion. Lui obéit-on en procédant par affirmations solennelles ? On doit convaincre le jury, non le violenter à coups d'autorité.

Sans renoncer, comme il aurait dû, à toute prétention au beau style, l'acte d'accusation est aujourd'hui plus simple, plus court. Croyez qu'il n'a rien perdu à cette modification.

Sachons gré à Balzac de ne triompher de cette insup- portable fatuité littéraire que par la pureté donnée à son mémoire. Il lui eut été facile de vaincre bruyam- ment.

La Cour de cassation ne s'émut pas à la lecture du plaidoyer mesuré de l'écrivain ; les dessins deGavarni la laissèrent insensible. Et pour cause! Peytel était cou- pable. Les témoignages recueillis, les efforts mala- droits de son défenseur l'attestent, aujourd'hui encore, au lecteur impartial du dossier.

(7) Article a/ji du Code d'inslriiclion criminelle.

LES HOMMES DE LOI 187

Cet échec honorable suffisait pour que la pensée de l'obstiné qu'était Balzac se portât vers cette barre qu'il avait failli pétrir de ses mains dans la chaleur d'une ardente et inutile conviction.

* *

Sans doute, pensez-vous, instruit par l'expérience, le romancier va désormais se documenter. Une imagina- tion impatiente se moque de votre prudence. A l'oc- casion de sa polémique judiciaire, n'a-t-il pas trouvé, par une sorte d'intuition, presque toutes les ressour- ces de la plaidoirie? N'a-t-il pas formulé avec jus- tesse, (i) et les compliments ne durent pas man- quer, — certaines règles essentielles de notre droit cri- minel ?

Quelques semaines plus tard, dans Pierrette, (2) l'au- teurde la Comédie humaine trace leportraitd'un avocat, le fait agir, le montre à la barre. Avait-il gardé de son aventure quelque rancune contre le Palais ? Il ne mé- nage ni la magistrature, ni ceux qui l'approchent. M^ Vinet pousse si loin la friponnerie légale que l'écrivain, en terminant, confie à Dieu le soin de le châ- tier.

Ce nouvel avocat n'est pas effacé, lointain, comme

(i) Lire la lettre de M. Moreau-Christophe, ancien inspecteur général des prisons, dans l'Histoire des œuvres de Balzac, par M.Ch. de Spoelbercii de Lovenjoul.

(2) Pierrette datée de novembre 1 83ç) a été publiée pour la première fois par le Siècle du i/» au ^7 janvier i84o. Le mémoire sur le procès Peytel est de septembre 1889.

l88 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Dupré. Il vit. Sur le relief tourmenté du portrait, mar- que le doigt fiévreux de l'artiste. Ce n'est pas cependant un type original. Balzac a trouvé sans effort son mo- dèle.

Vinet, (( long et maigre, avait ses opinions libérales pour tout talent et, pour seul revenu, les produits assez minces de son cabinet.. . Rongé d'ambition... il cachait une sombre rage. . . Quelques personnes étaient parfois effrayées au tribunal en voyant sa figure de vipère à tête plate, sa bouche fendue, ses yeux éclatants à tra- vers des lunettes ; en entendant sa petite voix aigre et persistante et qui attaquait les nerfs. Son teint brouillé, plein de teintes maladives, jaunes et vertes par place, annonçait son ambition rentrée, ses continuels mé- comptes et ses misères cachées. 11 savait ergoter, parler ; il ne manquait ni de traits, ni d'images ; il était instruit, retors. Accoutumé à tout concevoir par son désir de parvenir, il pouvait devenir un homme politi- que » (i).

Un avocat obscur qui se hausse à la taille d'un homme d'Etat, une voix sifflante, des dents à venin, un sang aigri de jalousie, des joues tachées d'humeurs contenues, la nature a déjà montré cet insupportable assemblage.

Un nom ne vient-il pas sur vos lèvres ? Voici Yinet, ses souhaits une fois satisfaits, dans toute sa gloire de tribun champenois : «11 avait alors de jolies besicles à branches d'or, un pantalon noir, des bottes

(i) Pierrette,

LES HOMMES DE LOI 189

fines et un habit noir fait à Paris, une montre d'or, une chaîne. Au lieu de l'ancien Vinet, pâle et maigre, il montrait dans le Vinet actuel une tenue d'homme poli- tique; il marchait sûr de sa fortune, avec la sécurité particulière à l'homme du Palais qui connaît les caver- nes du droit... L'aigreur et la haine qui l'animaient na- guère avaient tourné en une douceur perfide. »

Hésitez-vous encore ? L'auteur va vous renseigner, la copie est si proche du modèle qu'il a bien garde de cacher l'origine de son inspiration : « Sa petite tête rusée, ajoute-t-il, était si bien peignée, son menton bien rasé lui donnait un air si mignard, quoique froid, qu'il paraissait agréable dans le genre de Robespierre. »

Ces passages accusent, certes, le talent de l'écrivain, mais dénoncent aussi l'imperfection de sa méthode. Vinet saille du livre, braque insolemment sur nous ses lunettes d'or, attaque vraiment nos nerfs de sa pa- role acide. Le portrait a malheureusement subi de nom- breuses et apparentes retouches qui lui ont enlevé son unité. L'avocat de Provins doit avoir, dans la première pensée du romancier, « ses opinions libérales pour tout talent » : sauver un Rogron n'exige pas de génie. Balzac, dans son dénuement d'observation, cherche dans la littérature ou l'histoire un type approprié. Le souvenir de la Convention lui fournit Robes- pierre. Il le diminue d'abord, le proportionne à Ihum- ble tribunal. La plume court, et, insensiblement, sous l'infliience du modèle, l'image grossit. Ce petit praticien ose prétendre à la vie politique, entre dans les assemblées parlementaires il se distingue, occupe

11.

190 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMllNALISTE

les plus hauts rangs de la magistrature, paraît à la Cour « le plus agréable des courtisans. ))

On a beau être poète et se laisser emporter par sa fantaisie, il est parfois nécessaire de toucher terre. Cet avocat existe, il doit plaider. Comment faire ? Le temps presse. Impossible d'aller se renseigner à l'audience ! Les créanciers sont intraitables, le libraire exigeant. L'ancien clerc de M^ Guillonnet-Merville consulte sa mé- moire. Il a jadis accompagné son patron ou le principal aux audiences de référé. Parfois, il s'en souvient, un avocat présentait au juge une courte observa tion. Aussitôt, il imagine cette procédure, rédige une re- quête etnous conduit devant le magistrat. Deux lignes montrent Vinet à la barre. Solennel, il « lève vers le président sa face froide en assurant ses besicles sur ses yeux verts », puis il parle « de sa voix aigre et persistante. »

Jamais cause plus mauvaise ne fut'confiée à un plus adroit défenseur.

Pierrette adoptée par deux célibataires, le frère et la sœur Rogron, d'abord choyée et caressée par eux, de- vient bientôt leur domestique, plus tard leur martyre.

L'avocat a revêtu sa robe pour soutenir les intérêts des deux célibataires, auxquels une pauvre et bonne grand'mère demande compte de leurs brutalités. Audacieux, Vinet prend l'offensive : Rogron est le tu- teur de Pierrette, il réclame le retour de sa pupille qu'on lui a enlevée par surprise.

Un procès s'engage, interminable. Avant que la jus- tice ait eu le temps de faire son œuvre, l'enfant meurt

LES HOMMES DE LOI IQl

des privations qu'elle a supportées et d'un coup qu'elle a reçu. Yinet multiplie les incidents de procédure, pousse la barbarie jusqu'à disputer le cadavre de l'or- pheline à la douleur de ceux qui la pleurent : il sait que les honnêtes gens succombent dans de telles luttes. La sensibilité qui lui refuse l'autopsie de Pierrette arrête en effet les magistrats.

La fortune du futur tribun s'édifie sur cette triste affaire. Le président Tiphaine, un instant indigné, transige avec un aussi redoutable rival. La voie est dé- sormais ouverte au dangereux hypocrite.

L'indigence de documents aboutit à la pauvreté d'invention. Comme un maçon, pour construire, a besoin de pierres et de mortier, il faut des maté- riaux à l'artiste. La génération spontanée n'existe ni dans le monde physique, ni dans le monde intellec- tuel.

Pour n'être pas exactement renseigné, Balzac se ré- pète.

La Peyrade est un Vinet jeté sans fortune et sans naissance sur le pavé parisien. L'un a le libéralisme pour manteau, l'autre la religion.

L'avocat champenois montre moins de spontanéité et plus de malice que son confrère parisien, et celui-ci, provençal d'origine, plus de passion et aussi plus de souplesse pour la dissimuler. Impossible de ne pas trouver entre eux, malgré des différences voulues, un

Tga

BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

air de famille. Ils le tiennent sans doute de leur ancêtre commun, l'illustre conventionnel de l'Artois.

La Peyrade montrait « un ton de chair sans éclat, ni livide, ni mat, ni coloré, mais gélatineux ». a Les yeux d'un bleu pâle exprimaient, à l'état ordinaire, une espèce de mélancolie trompeuse » ; ils brillaient soudain, sous l'empire de l'émotion, ainsi que ceux de Yinet à travers ses lunettes. La voix de Théodore, « presque suave dans le médium », vibrait dans les notes hautes (( comme le son d'un gond ». « Le nez, exactement celui d'un chien de chasse, épaté, fendu du bout, curieux, intelligent, chercheur et toujours au vent, au lieu d'a- voir une expression de bonhomie était ironique et mo- queur. »

Depuis la rêverie apparente jusqu'à l'insolence cou- tumière, ces traits du triste héros des petits Bour- geois ne sont-ils pas empruntés à Robespierre ? L'affectation de philanthropie de l'égoïste Lapeyrade, (( l'avocat des pauvres », fait pendant aux élégies sentimentales du cruel pourvoyeur de la guillo- tine.

Ambition doucereuse, hypocrisie, sécheresse de cœur, esprit railleur, âme glacée : tel est le fâ- cheux assemblage dont la légende et l'histoire offrent l'exemple dans le célèbre conventionnel d'Arras. Le romancier en dote à son tour les membres du bar- reau.

Rien n'interdit de tels emprunts ; mais au moins doit-on éviter les répétitions. Vinet et La Peyrade ne sont pas seulement proches par leur ressemblance

LES HOMMES DE LOI 1 98

physique et morale ; ils usent encore des mêmes pro- cédés pour parvenir. Le premier séduit M*'" de Charge- bœuf, le second essaye d'obtenir, par ruse, la filleule d'un bourgeois enrichi. Leurs situations sont iden- tiques : intelligents tous deux, ils besognent égale- ment pour vivre. Vraiment l'excès apparaît, et il importe peu que, pour rompre la monotonie, leurs destinées diffèrent, que Vinet réussisse et participe avec éclat au gouvernement, que La Peyrade succombe et serve obscurément dans la police.

A ces avocats antipathiques, on doit ajouter Simon Giguet, dessiné par l'auteur de la Comédie humaine avec une verve endiablée.M.deSpoelberchdeLovenjoul déclare que la première partie du Député d'Arcis est do la main de Balzac. Les manuscrits manqueraient-ils, le texte suffirait pour autoriser cette affirmation, car la griffe du maître se voit. La présomption et la vanité de la province ne sont-elles pas tout entières dans ces quelques lignes?

Simon Giguet « s'écoutait parler, il prenait la parole à tout propos, il dévidait solennellement les phrases filandreuses et sèches qui passaient pour de l'éloquence dans la haute bourgeoisie d'Arcis. Ce pauvre garçon appartenait à ce genre d'ennuyeux qui prétendent tout expliquer, même les choses les plus simples. Il expli- quait la pluie ; il expliquait les causes de la révolution de juillet ; il expliquait aussi les choses impénétrables ;

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il expliquait Louis-Philippe ; il expliquait M. Odilon Barrot; il expliquait M. Thiers; il expliquait la Cham- pagne; il expliquait 1789; il expliquait le tarif des douanes et les humanitaires, le magnétisme et l'éco- nomie de la liste civile.

(( Ce jeune homme maigre, au teint bilieux en- core ! d'une taille assez élevée. . . outrait le puritanisme des gens de l'extrême gauche. . . Toujours vêtu de noir, il portait la cravate blanche qu'il laissait descendre au bas de son cou. Aussi, sa figure semblait-elle sortir d'un cornet de papier blanc... Son pantalon, ses habits paraissaient toujours être trop larges. Il avait ce qu'on nomme en province de la dignité, c'est-à-dire qu'il se tenait raide un nouveau trait de Robespierre et qu'il était ennuyeux ; Antonin Goulard, son ami, l'ac- cusait de singer M. Dupin. En effet, l'avocat se chaus- sait un peu trop de souliers et de gros bas en fîloselle noire. »

Vous devinez son genre d'éloquence. Certaines facili- tés mécaniques répandent sur les auditeurs un brouillard qui gagne de proche en proche. Le front de l'orateur s'embrume le premier ; la salle s'emplit ensuite de té- nèbres. C'est sa manière. Au cours d'une réunion élec- torale, l'esprit d'un notaire malicieux perce facilement cette faconde boursouflée ; l'ennui achève la déroute.

Voyez-vous Simon Giguet noyé dans une définition du progrès, se débattant désespérément dans le flux et le reflux incessants de ses périodes et de ses péri- phrases?

Pour réveiller l'auditoire, il faut le prestigieux jaillis-

LES HOMMES DE LOI FQO

sèment des images, les fusées étincelantes du sculpteur Sallenauve, son concurrent .

Sallenauve représente l'art, Giguetle métier.

Balzac a cependant uni le génie naturel et l'exercice de la profession d'avocat.

Il venait à peine de publier Pierrette et, par suite, de créer Vinet, qu'il traçait le portrait de Z. Marcas, ce grand homme méconnu, précurseur de ces talents tour- mentés qui, par le choc de leurs ambitions réciproques, ont créé le monde moderne. Ame de feu, éternellement vouée à l'obscurité, Z. Marcas a passé, comme le ro- mancier, par la dure école de l'étude d'avoué. L'adversité arrivée, il vit dans une mansarde du produit de l'expé- dition de quelques procédures.

Pourquoi ne revêt-il pas la robe d'avocat? L'auteur de la Comédie humaine veut-il insinuer que certaines intelligences sont incapables de s'astreindre aux exi- gences d'un métier? Mystère !

M. de la Forge se récrie justement d'admiration de- vant ce héros dont les allures de tribun du peuple, la stature, les gestes, le verbe éloquent, le génie, ont été depuis observés dans Gambetta.

Le barreau compte quelques hommes de cette taille. Danton tient parmi eux le premier rang. Ces puissan- tes natures, trop impatientes pour s'accoutumer au caquetage de métier, trop à l'étroit au Palais, y passent sans s'arrêter. Elles restent étrangères au monde judi- ciaire.

196 BALZA.C JURISCONSULTE ET GRIMINALISTE

*

Bien qu'il ait exercé, et exercé en province, tel semble être aussi le cas d'Albert Savarus.

A quarante ans, au sommet de cette montagne que l'homme monte en se jouant et descend plein d'an- goisse, Balzac s'est attardé à reporter sa pensée vers les professions aperçues dans sa jeunesse et qui auraient pu le tenter. 11 a même pris plaisir à se contempler dans l'exercice de l'une d'elles.

En 1842, il idéalise le récit de sa propre existence afin d'en offrir le spectacle à M""' Hanska et lui peindre indirec- tement son amour. Bien entendu, il dissimule avec soin sa personnalité. Seule, l'initiée pourra la reconnaître.

La carrière d'avocat se présentait à lui au début de la vie, il s'y engage.

C'est bien Balzac qui plaide à Besançon sous le nom d'Albert Savarus. A lire le portrait, on ne s'y peut trom- per, encore qu'il soit flatté.

(( Oui, proclame, dans les salons deM^^deWatteville, le vicaire-général dépeignant l'inconnu qui intrigue la petite ville par sa manière d'être mystérieuse, une tête superbe: cheveux noirs, mélangés déjà de quelques che- veux blancs, des cheveux comme en ont les Saint-Pierre et les Saint-Paul de nos tableaux, à boucles touflues et luisantes, des cheveux durs comme des crins; un cou blanc et rond comme celui d'une femme; un front ma- gnifique séparé par ce sillon puissant que les grands projets, les grandes pensées, les fortes méditations ins

LES HOMMES DE LOI I97

crivent au front des grands hommes ; un teint olivâtre, marbré de taches rouges ; un nez carré; des yeux de feu ; puis les joues creusées, marquées de deux rides longues et pleines de souffrances ; une bouche à sourire sarde et un petit menton, mince et trop court; la patte d'oie aux tempes, les yeux caves, roulant sous les sourci- lières deux globes ardents ; mais malgré tous ces indices de passion violente, un air calme profondément résigné ; la voix d'une douceur pénétrante et qui m'a surpris au Palais, par sa facilité, la vraie voix de lorateur, tantôt pure et rusée, tantôt insinuante, et tonnant quand il le faut, puis se pliant au sarcasme et devenant alors inci- sive. ))

Admirables qualités naturelles que Balzac possédait! A son instar encore, Savarus est un laborieux; il réduit à rien le sommeil. A-t-il quelque importante affaire, comme l'auteur de la Comédie humaine, il « passe cinq ou six nuits de suite, dévore les liasses, les dossiers, a sept ou huit conférences de plusieurs heures avec son client. » C'est le Pantagruel de la pro- cédure enfanté parle Gargantua du roman.

Les ressources de ce travailleur géant sont un peu grosses et ses exploits trop bruyants. Ses finesses pour délivrer un pâturage des illégitimes entreprises de l'im- probité paysanne peuvent faire pâmer d'admiration une jeune fille énamourée, elles n'imposent pas au juris- consulte.

Quant à ses tours de force aux assises, ils ressem- blent vraiment trop à ceux que les colosses de foire exécutent dans les rues, le cou gonflé, les reins tendus.

igS BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

les muscles en boule. Le Premier Président pour- quoi pas simplement, comme à l'ordinaire, le président des assises ? lui confîe-t-il, dans une pensée malveil- lante, la défense de quelque paysan stupide, accusé de faux et condamné d'avance? « M. Savarus fait acquit- ter ce pauvre homme en prouvant son innocence et en démontrant qu'il avait été l'instrument des vrais coupables. Non seulement son système a triom- phé, mais il a nécessité l'arrestation de deux témoins, qui, reconnus coupables, ont été condamnés. » Quoi? séance tenante ? On ne tord pas avec plus d'aisance les actes d'accusation et le Code d'instruction criminelle. Savarus ne cherche cependant pas à Besançon une nombreuse clientèle ; il attend des électeurs un siège au Parlement. Gomment son plan de bataille, admirable- ment conçu, échoue-t-il contre l'imbécillité des intrigues provinciales ? Comment l'amour d'une méchante en- fant trouble -t-il l'entente de deux cœurs pleins de leur bonheur prochain et met-il sottement fm à un rêve ébauché ? Comment, trompé dans ses affections, déçu dans ses espérances, écœuré de sa profession, Sa- varus s'ensevelit-il vivant dans une cellule de Char- treux ? il importe peu à cette étude. A retenir simple- ment, que l'air du Palais est irrespirable pour ses pou- mons d'acier ; que les idées y volent au ras du sol et que les siennes ont besoin d'espace ; que les mesquines préoccupations des affaires ne sulBsent pas à son enthousiasme, foyer généreux flambent les nobles passions. Son éloquence n'est pas de celles qu'on tarife à volonté ; elle sort u bouillonnante du cœur. »

LES HOMMES DE LOI I99

*

* *

Vous entendez bien que pour Balzac on ne la rencon- tre pas telle au barreau, a Rarement l'avocat y déploie les forces réelles de l'âme, autrement il en périrait en quelques années )) (i).

Sans doute, la parole de l'avocat ne roule pas toujours à flots pressés les émotions profondes et les larges pensées. Son talent est fait de solides qualités : la clarté, la pro- bité dans la discussion et l'étude. Si ses discours sentent l'huile, ce n'est pas pour avoir peiné, comme Démos- thènes, à donner du brillant à ses phrases, mais parce que, sous l'impropriété des termes ou le chevauchement des mots, un travail sérieux se devine. D'après le roman- cier lui-même, Victorin Hulot honorait ainsi le barreau. (( Doué d'une parole sage, d'ime probité sévère, il était écouté par les juges et par les conseillers ; il étudiait les affaires, il ne disait rien qu'il ne pût prouver, il ne plaidait pas indifféremment toutes les causes. »

Gomment l'écrivain n'a-t-il pas compris qu'une telle honnêteté d'intelligence, une telle rectitude de cons- cience doivent souffrir au contact des iniquités quoti- diennement soumises aux tribunaux ? Le barreau use vite, dit-on . Le mot ne s'entend pas seulement des for- ces physiques, mais aussi de celles de l'âme.

Pour modeste qu'elle soit, cette profession a sa gran- deur.

(i) Albert Savarus.

200 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Quelles tristesses parfois et quelles angoisses sous la robe!

Ne croyez pas qu'elles aient complètement échappé à l'intuition de Balzac. On les trouve indiquées partielle- ment dans Une ténébreuse Affaire (i).

En vain, pendant de longues heures, l'avoué Bordin, ancien piocureui au Châtelet, et le jeune avocat de Gran- ville tâchent-ils d'arracher au jury de l'Aube Michu et les frères de Simeuse, innocents de la séquestration sup- posée du sénateur Malin. Leur clairvoyance a beau dé- couvrir le point faible de l'accusation, leur logique acérée y porter des coups, les efforts des défenseurs restent impuissants contre une machination trop bien ourdie.

A la famille impatiente de ses malheureux clients, le procédurier blanchi dans les discussions du Palais ne dissimule pas les tristes enseignements de sa longue carrière : a Sur cent affaires criminelles, dit-il, il n'y en a pas dix que la justice développe dans toute leur étendue, et il y en a peut-être un bon tiers dont le secret lui est inconnu. La vôtre est du nombre de celles qui sont indéchiffrables pour les accusés et pour les accusateurs, pour la justice et pour le pu- blic. ))

Bordin troublé installe, à vrai dire, un peu trop faci- lement le mystère dans le prétoire de nos cours d'assi- ses. Sur cent affaires, quatre-vingt-dix au moins sont très claires. Le doute peut porter sur quelques-unes ;

(i) Une ténébreuse Affaire esi de i84i.

LES HOMMES DE LOI 20I

certains points des drames judiciaires restent parfois obscurs, mais on ne juge pas, à l'ordinaire, dans les ténèbres. Ce prétendu avis de l'expérience, trahit préci- sément son contraire.

Les craintes de l'avoué sont plus légitimes lorsqu'il parle de l'inaptitude du jury à démêler les complexités de certaines causes. Le jeune de Granville, de son côté, insiste amèrement sur ce point, déguisant, sous le mordant de la satire, sa tristesse réelle : « Si nous pouvons le sauver, ce sera parce que M. d'Haute- serre a dit à Michu de réparer un des poteaux de la bar- rière du chemin creux et qu'un loup a été vu dans la forêt ; car tout dépend des débats dans une cause crimi- nelle, et les débats rouleront sur de petites choses que vous verrez devenir immenses. »

La réflexion est vraiment surprenante chez un homme qui n'a jamais assisté jusqu'au bout à un débat criminel. Les spécialistes ne démentiront pas l'importance qu'y prend un incident. Un magistrat fort distingué n'a pas craint de signaler ce fâcheux penchant des jurés (i).

Depuis deux ans, Balzac a réfléchi aux lacunes du mémoire Peytel ; il en éviterait aujourd'hui les mala- dresses. « Le devoir de la défense, dit il, est d'opposer un roman probable au roman improbable de l'accusa- tion. )) Les logiciens du barreau appliquent journelle- ment cette maxime. En face des hiatus de la réalité, ils placent la belle ordonnance, la trame continue de leurs inventions.

(i) Cruppi, Le Jury de la Seine.

202 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

L'accusation, moins méthodique, car elle est obligée de ne pas quitter un seul instant les faits, devient, sous les efforts de leur raison critique, une fable. L'auteur de la Comédie humaine l'a pressenti ; il faut parfois aux professionnels des années pour s'en convaincre.

Gomment ce littérateur, qui est peut-être entré une seule fois dans une salle d'assises, a-t-il pu voir un avocat se lever à propos d'un incident sans importance, et terminer une audience par cette apostrophe au mi- nistère public : (( Bien, vous avez plus fait pour la dé- fense de mon client que tout ce que je pouvais dire » ?

Ces petites scènes sont courantes devant la justice criminelle de notre pays. Balzac ne les avait pas cons- tatées lui-même ; mais une simple observation psycho- logique, — l'assurance impose aux hommes assem- blés, — lui a permis de trouver l'accent et le geste de la pratique. N'est-ce pas une remarque du même genre qui lui fait écrire : u La conviction de l'innocence des accusés est un des plus puissants véhicules de la parole » ?

M. de Granville, qui a cette force d'illusion, est assurément pour Balzac l'orateur judiciaire parfait. L'analyse de sa harangue est entière dans le roman. L'écrivain nous apprend qu'elle a été prononcée u avec cet entrain d'éloquence » admiré chez Berryer.

Au début, un beau récit de la vie de Michu, « son- nent les plus grands sentiments », éveille les sympa- thies ; puis la discussion serrée, logique, pièce à pièce, renverse l'accusation, enfin l'hypothèse, qui exige Balzac a conservé le souvenir de son échec une u ha- bileté merveilleuse », satisfait au besoin impérieux que

LES HOMMES DE LOI 2o3

nous avons de tout connaître. Les arguments, les insi- nuations, les échappées sur les explications possibles du crime, réunis à la fin en un seul bloc, oppriment les jurés, font naître, en ces magistrats temporaires, l'irré- sistible désir de libérer leurs consciences.

A peine l'inexpérience du débutant se trahit-elle, à la réplique, après un incident d'audience désastreux pour la défense. Granville paraît « accablé, moins des nou- veaux témoignages recueillis que de la manifeste convie tion des jurés. » Une lourde atmosphère de sentiments hostiles pèse sur lui.

L'orateur a son courage propre. Souvent, armé de sa seule raison, il doit résister à l'entraînement de tous. Pour que son talent grandisse avec les difficultés, il lui faut une organisation spéciale, des poumons assez puissants, assez profonds pour respirer d'autres étouffent, au milieu des colères, des haines, des mena- ces. A ses débuts, le cœur du jeune homme défaille.

* * *

Ne dirait-on pas que Balzac parle ici en profes- sionnel ?

Cette peinture du barreau est pourtant, suivant le langage expressif des atehers, faite de chic.

Contrairement à l'affirmation intéressée de Zola, l'auteur de la Comédie humaine ne soumettait pas tou- jours ses écrits aune rigoureuse méthode d'observation, et il faut convenir que ce prétendu créateur du réa- lisme en prenait à son aise avec la réalité, mais il

204 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMOALISTE

possédait un sens si exact des choses, une psychologie à la fois si subtile et si simple que les personnages tracés au hasard des circonstances se conduisent, malgré quelques fautes, comme ils doivent le faire.

N'y aurait-il pas, après tout, deux façons de voir le monde, l'une au dehors, l'autre au-dedans ? La première serait celle de Taine, de Zola, de Flaubert ; la seconde, celle de Balzac. Toutes deux sont profitables à l'art, pourvu que les êtres créés vivent avec leur sang, leurs nerfs et leurs cerveaux, dans des milieux normaux, au lieu de se mouvoir en automates, dans des pays de rêve, tirés par le fil de quelque raisonnement à priori.

Un petit nombre de données suffisent à Balzac pour s'identifier à un personnage, reproduire cérébralement son existence, exercer en imagination sa profession , mais encore faut-il que ces notions indispensables ne lui manquent pas. Le dieu Vichnou lui-même doit con- naître ceux en qui il désire s'incarner. Admirablement renseigné lorsqu'il s'agit des clercs, ses anciens cama- rades, des avoués et des notaires, ses anciens patrons, le romancier a pu facilement ressusciter dans ses œu- vres leurs mœurs, leur mentalité propre, jusqu'à leurs tics habituels, mais les avocats lui sont demeurés étrangers. Nous ne les voyons pas se mouvoir dans la Co- médie humaine, avec leurs gestes, leurs plis de métier. L'écrivain n'ose même pas étudier chez eux cette défor- mation du jugement, née de l'abus de la parole, qu'il si- gnale quelque part à propos des avoués de province. A plus forte raison, ne sait-il pas leur souplesse de talent, leur vif sentiment de la justice qui résiste à l'habitude

LES HOMMES DE LOI 3o5

et aux désillusions quotidiennes. Aussi, en est-il réduit à se représenter les membres du barreau sur les qua- lités et les défauts que la légende autant que l'histoire attribuent à Robespierre, cet avocat d'académie provin- ciale. L'idée est assez pauvre, et quelques trouvailles, si heureuses soient-elles, ne rachètent pas cette indigence originelle.

La pyramide qui, d'après Bacon, représente chacune de nos connaissances, est ici renversée ; elle repose sur la pointe. Donc rien d'étonnant si les pensées de Balzac manquent à cet endroit de solidité.

12

CHAPITRE IV

LA MAGISTRATURE

Deux Juges

D'après l'auteur de la Comédie humaine, une volonté égoïste parvient facilement à couvrir de formes légales les agressions mauvaises de l'intérêt; une certaine déli- catesse d'âme répugne au contraire à de tels calculs. Le plaideur avisé sera donc tenu en suspicion. Les juris- consultes latins avaient dit : u Les droits appartiennent aux plus diligents ». Le romancier retourne l'antique dage.

Les lois primitives étaient peu nombreuses. Balzac aurait fait tenir celles de son choix, simples formules de principes très généraux, dans les douze tables qui suffisaient aux institutions de la vieille Rome.

Notre législation est assurément bien éloignée d'un tel laconisme. De plus, à l'exemple de la jurisprudence du

LA MAGISTRATURE 207

Bas-Empire, qui s'enflait au cours des siècles jusqu'à composer ces gros volumes destinés de nos jours à aiguiser la subtilité de nos jeunes étudiants, les arrêts s'ajoutent aux lois, les glossaires aux décisions de jus- tice. Le plaideur mal intentionné trouve trop aisément un article ou un précédent pour s'embusquer derrière et tirer sur son adversaire sans défiance.

Décider en droit, c'est, pour notre écrivain, s'exposer à trahir l'équité. Loin du juge un tel judaïsme ! Sous la lettre, parfois contre elle, il doit chercher l'esprit.

Pour éviter la multiplication infinie des procès, pour parer aux dangers des erreurs de fait, si faciles à com- mettre, nos Codes ont adopté un système légal de preu- ves. A nous de faire constater, comme il convient, l'exis- tence de nos droits. Voilà de quoi indigner Balzac ! car c'est le triomphe assuré de l'égoïsme vigilant sur la géné- rosité ordinairement insoucieuse. Il n'admet pas qu'un magistrat se puisse astreindre à de telles règles. Un peu de psychologie et quelques notions de physiognomonie suppléent avantageusement à cet échafaudage gothique.

A un acte en bonne et due forme, préférez un des stigmates découverts par Lavater. Une convention est libellée par devant notaire? La belle aflaire! Celui qui l'invoque a l'œil d'une pie, signe d'improbité, condam- nez. M'"" d'Espard a bon estomac, inutile de l'entendre : le grand Bianchon a découvert que la bonté était une ma- ladie du tube digestif. La marquise digère bien ; elle est, en conséquence, dure et perverse; ne vous embar- rassez pas de sa requête.

Ces données lui suffisent pour la conduite de son

208

BALZAC JURISCONSULTE El

petit monde. Comme ses obseï fines et profondes, le lecteur pasj déconcertante de certaines de ses consentirait à laisser apprécier j mode aussi aventureux ? L'intell maître se serait-elle miraculeus à tous les membres des cours ( nous ne serions pas encore rassui Pour hasarder de semblables être Dieu lui-même, un grand h Les deux mots sont de Balzac, q tendance à tout préciser, chiffré l'c a besoin d'environ six mille jug( n'a six mille grands hommes à s( raison ne peut-elle les trouver pc L'écrivain veut bien adapter son naires : il se contentera de magi: au courant de la vie, dont la ] profonde, à l'exemple de la les consciences. Soumis aux loij pas leurs esclaves. Joignez à leu scepticisme, une certaine bonté flocons de neige sur leurs têtes, e

LA MAGlSTIiA'JURE

Ce type, déduit à priori des principes forr l'écrivain, existe dans son œuvre.

Tel était en effet lejugePopinot : « Sacharpe des lignes heurtées. Ses gros genoux, ses gran ses larges mains contrastaient avec une figure taie qui ressemblait vaguement à une tête de ve jusqu'à la fadeur, mal éclairée par des yeu> dénuée de sang, fendue par un nez droit et montée d'un front sans protubérance, décoré immenses oreilles qui fléchissaient sans grâce veux grêles et rares laissaient voir son crâne sieurs sillons irréguliers. »

On dirait une caricature, mais le rire est de l'attendrissement.

« Un seul trait recommandait ce visage ai nomiste. Cet homme avait une bouche sur les laquelle respirait une bonté divine. C'étaient ( grosses lèvres rouges, à mille plis, sinueuses, m dans lesquelles la nature avait exprimé de bec monts ! dos lovros nui imrlniont nii roMir o\. an

2IO BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

rouges ou luisantes qui dénonçaient une avarice sordide ou la pauvreté la plus insoucieuse. Ses gros bas de laine grinçaient dans ses souliers déformés. Son linge avait ce ton roux contracté dans l'armoire par un long sé- jour... L'habit et le gilet du magistrat étaient en har- monie avec le pantalon, les souliers, les bas et le linge, . . Le bonhomme attendait que sa cuisinière le prévint de la vétusté de son chapeau pour le renouveler. Sa cravate était toujours tordue sans apprêt, et jamais il ne réta- blissait le désordre que son rabat de juge avait mis dans le col de sa chemise recroquevillé. 11 ne prenait aucun soin de sa chevelure grise, et ne se faisait la barbe que deux fois par semaine. Il ne portait jamais de gants et fourrait habituellement ses mains dans ses goussets vides dont l'entrée salie, presque toujours déchirée, ajoutait un trait de plus à sa personne. »

Un tel assemblage de naïveté, de clairvoyance et de bonté laisse pressentir l'homme intérieur.

Cet Aristide moderne ne sollicite pas. Inaccoutumées aux gants, ses grosses mains emprisonnées paraîtraient ridicules ; dans l'embarras de leur importune enveloppe, elles ne sauraient retenir le chapeau trop récemment re- nouvelé.

Comment donc est-il parvenu à s'asseoir sur les sièges du tribunal de la Seine ? Aucun gouvernement n'a encore mis en pratique cette pensée subversive qu'il appartient aux plus dignes de juger leurs semblables ; la faveur ou la naissance ont désigné de tout temps le magistrat. Il existe pourtant quelques heureuses époques les circonstances laissent plus de liberté de bien faire aux

LA MAGISTRATURE 2 I I

détenteurs de la puissance. Le héros de Balzac vivait à une de ces rares périodes de l'histoire.

De fortes études de droit avaient si bien indiqué Po- pinot à l'attention des réorganisateurs delà justice que, sur l'avis de Gambacérès, il fut inscrit un des premiers pour un poste de conseiller à la cour im2:)ériale. Mais il « ne mit jamais les pieds ni chez le chancelier ni chez le grand juge )). Aussi, « à chaque nouvelle sollicitation, le ministre reculait Popinot... De la cour il fut exporté sur les listes du tribunal, puis repoussé au dernier éche- lon par les intrigues des gens actifs et remuants. Il fut nommé juge suppléant ».

Voici qui achève de le peindre : « Un cri général s'éleva au Palais : « Popinot juge suppléant ! n Cette in- justice frappa le monde judiciaire, les avocats, les huis- siers, tout le monde, excepté Popinot qui ne se plaignit point. La première clameur passée, chacun trouva que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles... » Il fallut la volonté et le cœur « du plus célèbre des Gardes des Sceaux » de la Restauration pour en faire un juge titulaire.

L'auteur marque, par toutes ces précautions, qu'il s'agit d'un caractère d'exception. Les qualités profes- sionnelles de ce personnage sont donc celles qu'aux yeux de Balzac les magistrats devraient avoir ; rien dans ses écrits ne laisse entendre qu'à son avis nos juges les possèdent. Quelques-unes d'entre elles leur seraient cependant nécessaires.

La perspicacité est indispensable à qui doit prononcer sur les actions humaines : les Godes peuvent établir des

'J12 BALZAC JURISCONSULTE ET CRLMINALISTE

règles de preuve, ils ne sauraient empêcher les tribu- naux d'apprécier souvent directement. Popinot voit très à fond dans les âmes : « Aidé de sa seconde vue Judi- ciaire, il perçait l'enveloppe de double mensonge sous lequel les plaideurs cachent l'intérieur des procès. Juge comme l'illustre Desplein était chirurgien, il pénétrait les consciences comme ce savant pénétrait les corps. Sa vie et ses mœurs l'avaient conduit à l'appréciation exacte des pensées les plus secrètes par l'examen des faits. 11 creusait un procès comme Cuvier fouillait l'humus du globe. Comme ce grand penseur, il allait de déductions en déductions avant de conclure, et reproduisait le passé de la conscience comme Cuvier reconstruisait un ano- plothérium. A propos d'un rapport, il s'éveillait souvent la nuit, surpris par un filon de vérité qui brillait sou- dain dans sa pensée. Frappé des injustices profondes qui couronnaient ces luttes tout dessert Vhonnête homme, tout profite aux Jripons, il concluait souvent contre le droit en faveur de l'équité, dans toutes les causes il s'agissait de questions en quelque sorte divinatoires. >>

Remonter scientifiquement des faits aux actions hu- maines est le devoir rigoureux des magistrats, ils n'y peuvent échapper. Entrer dans les consciences est par- fois leur mission, mais ici l'incertitude des résultats leur commande la réserve. Souvent la loi interdit. comme inutile ou dangereuse, une telle recherche. Le Code et le bon sens proscrivent, en tout cas, de pro- céder autrement que par voie de déductions rigou- reuses, solidement appuyées sur des constatations cer-

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taines. Il faut voir dans les considérants d'un jugement autre chose « qu'une foudre bonasse » (i). Les cours d'appel et de cassation les soumettent à une sévère critique. Le « bon style judiciaire )> est celui le raisonnement se montre à nu. Il tient sa seule beauté de la liaison des idées, de la solidité de sa lo- gique.

La loi ni la pratique ne mettent, à l'exemple de Balzac, la (( seconde vue », la u divination », au nombre des procédés à employer pour la découverte de la vérité. Ces expressions, souvent répétées, suffiraient à montrer, en dépit des affirmations de Zola et de Taine, que l'auteur de la Comédie humaine, malgré quelques pré- tentions et peut-être quelques tendances, se souciait peu des méthodes scientifiques. Une telle propension à tout deviner d'instinct, par intuition subite, naturelle à l'ar- tiste impatient, doit demeurer étrangère à la procédure, comme elle l'est à toutes nos connaissances posi- tives.

Rien de surprenant à ce que Popinot ait passé pour peu pratique auprès de ses collègues. L'étonnement du romancier trahit la même inaptitude d'esprit. Inutile d'aller chercher à cette réputation le motif plaisant que (( ses raisons longuement déduites allongeaient les déli- bérations ». Une imagination trop prompte légitime à elle seule une telle restriction dans l'éloge.

Les qualités, et peut-être aussi les défauts de ce ma- gistrat, lui ont valu d'être placé dans ce que l'écrivain

(i) Honorine.

2 1 4 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMIN ALTSTE

appelle dédaigneusement une « certaine catégorie de jugerie ». a Comme son génie d'appréciation était frap- pant, que son jugement était lucide et sa pénétration profonde, il fut regardé comme possédant une aptitude spéciale pour les fonctions déjuge d'instruction ». Dans la recherche des coupables, il faut en effet supposer avant de trouver, recourir aux hypothèses, sauf à les vérifier ensuite. La seconde vue, la divination, le génie commencent, la raison contrôle.

Etudier les causes, percer leur mystère ne suffit pas ; la justice doit aussi décider. A la délibération, succède un acte de volonté. Une intelligence droite doit donc se dou- bler d'une probité sûre. Le docteur Bianchon parle de son oncle Popinot dans un style dont l'imprévu et la négli- gence ont pour excuse la liberté d'une conversation fami- lière, mais qui rend de façon pittoresque cette pensée : (( Toutes les truffes, toutes les duchesses, toutes les poulardes, et tous les couteaux de la guillotine seraient dans la grâce de leur séduction (?) ; le roi lui promet- trait la pairie, le bon Dieu lui donnerait l'investiture du paradis et les revenus du purgatoire ; aucun de ces pou- voirs n'obtiendrait de lui faire passer un fétu d'un pla- teau de sa balance à l'autre. Il est juge comme la mort est la mort ». Enlevez à la louange ce qu'elle a d'étrange, présentée plus simplement, elle caractérisera l'incorrup- tibilité des juges. Chaque jour, à toute heure, le magis- trat doit se montrer inaccessible aux flatteries des puis- sants, aux caresses des gens en place, aux sourires du pouvoir. Pratique-t-il cette vertu professionnelle, ce sera sans gloire. Les intérêts humains dédaignés peu-

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vent l'abattre, s'opposer en tout cas' à son élévation. Y manque-t-il, les mêmes passions flattées assurent sa fortune. A défaut de conscience, dites son intérêt le conduit. Gamusot nous l'apprendra.

Ne croyez pas que, pour être ferme, Popinot aille jus- qu'à l'insensibilité. La Restauration et la monarchie de Juillet ne connaissaient pas les bons juges. Balzac a créé la chose sans prononcer le mot et sans outrer l'idée. (( La bonté de son cœur, écrit-il, le mettait constamment à la torture, et il était pris entre sa conscience et sa pitié comme dans un étau... Parfois, son greffier remettait au prévenu de l'argent pour acheter du tabac ou pour avoir chaud en hiver, en le reconduisant du cabinet du juge à la souricière... (i) Il savait être juge inflexible et homme charitable. Aussi nul n'obtenait-il plus faci- lement des aveux sans recourir aux ruses judiciaires. »

La générosité se passe d'explications. Balzac a cru devoir en donrxcr une à celle de son héros : elle est pleine d'enseignements.

En 1816, pendant le séjour des étrangers en France, au milieu de la disette, Popinot fut nommé président de la commission extraordinaire chargée de distribuer les secours. Il connut de près la misère ; après avoir vu le crime dans ses fonctions judiciaires, l'exercice de la charité lui en découvrit la cause. « En étudiant les né- cessités cruelles qui conduisent graduellement les pau- vres à des actions blâmables, en mesurant enfin leurs

(i) Le greffier n'est jamais chargé d'un tel service confié aux agents de la force publique et aux huissiers. Cet exemple montre une fois encore le défaut de documentation ordinaire à Balzac.

2l6 BALZAC JI/rISCONSULTE ET CRIMINALISTE

longues luttes, il fut saisi de compassion. Ce juge de- vint alors le Saint- Vincent-de-Paul de ces grands en- fants, de ces ouvriers souffrants. »

Touchant spectacle que celui de ce vieillard, « un bonnet de coton roussâtre sur la tête », a la figure fati- guée avec l'expression de demi-stupidité que donne la préoccupation )), u la bouche ramassée comme une bourse dont on a serré les cordons », consentant des prêts charitables, distribuant des aumônes dans le froid rez-de-chaussée de sa maison, rue Fouarre ! Il fouille au Palais, dans les consciences, pour y trouver la pensée mauvaise dont l'action délictueuse est la conséquence, mais il tressaille chez lui à la moindre lueur qui an- nonce l'aurore du relèvement.

L'exemple de ce saint ne saurait être eCQcacement proposé au magistrat moderne.

L'augmentation du prolétariat, le développement de la population urbaine ont rendu illusoires aujourd'hui les efforts de la charité privée que la fierté du pauvre, inséparable de toute démocratie, supporte, d'ailleurs, avec impatience. Mais une nouvelle conception de l'équité, appelée par un philosophe a la justice répara- tive )), se fait jour à travers l'amoncellement de nos œuvres d'assistance publique. Pourquoi ne pas confier aux mêmes hommes le soin de rendre ces deux jus- tices ? Les mains qui distribuent les peines ne sau- raient-elles pas ordonner les bienfaits ? u Celui qui juge prend un péché sur son âme », dit un touchant pro- verbe russe. Que ne permettrait-on à ce maudit de se racheter ?

LA MAGISTRATURE ÙIJ

Dans l'exercice de ses fonctions, Popinot répond bien à notre attente. Seul, le jurisconsulte aurait droit par- fois à faire des réserves.

Le marquis d'Espard se ruine par des largesses faites à une femme du peuple, la dame Jean Renaud, âgée, commune, sans agrément. C'est folie, soutient M"" d'Es- pard qui poursuit l'interdiction de son mari.

Le juge de la rue Fouarre est commis par le tribunal pour interroger le gentilhomme, procéder à une en- quête et faire son rapport.

Tous ces actes sont, à la vérité, prévus par le Gode civil et le Gode de procédure, mais la loi les sépare soi- gneusement : d'abord, requête au président du tribunal civil ; nomination par ce magistrat d'un juge pour exposer la demande en Ghambre du conseil et opiner sur son admissibilité ; jugement décidant l'interroga- toire du défendeur et désignant un juge pour y procé- der, si l'intéressé ne peut se présenter au tribunal, ce qui n'est pas le cas du marquis ; nouveau juge- ment ordonnant enquête, quand cela paraît nécessaire ; débat en audience publique, sans rapport cette fois; décision (i).

Balzac simplifie donc les formalités. Est-ce igno- rance ? LTnc réponse affirmative risque de faire scan-

(i) Articles : 'igS, '19O, '198 du Code civil, 890, 891, 898 du Code de procédure civile.

13

2l8 BALZAC JURISCONSULTE ET CRLMINALISTE

dale. M""' Surville déclare sérieusement qu'un avoué lui a désigné Grandeur et décadence de César Birot- teau comme le guide pratique indispensable en ma- tière de faillite. Des auteurs graves approuvent, sans soupçonner dans cet éloge la plus légère ironie ; si bien que cette opinion, au moins flatteuse, a fini par acquérir l'autorité de la chose jugée, et a valu au romancier une réputation de juriste un peu facile- ment octroyée. Icf, malheureusement, les erreurs abon- dent.

Vraiment, quel singulier interrogatoire que celui du marquis d'Espard ! Contrairement aux prescriptions formelles de l'article 496 du Code civil, le ministère public n'y assiste pas. Bien mieux, le juge congé- die son greffier. Pour lui seul, les révélations du plai- deur !

Popinot est par trop dégagé des scrupules légaux.

Il ne se montre pas non plus très soucieux des con- venances lorsque, cédant aux instances de son séduisant neveu, le docteur Bianchon, il se rend chez la mar- quise. Mais le moyen de lui en garder rigueur? Quelle scène admirable dans le délicieux boudoir de cette per- sonne à la mode !

Lourd d'aspect, l'air effaré, pareil à un oiseau de nuit ébloui par la lumière, il va devenir, semble-t-il, la risée de cette coquette et des jeunes hommes qui l'entourent. Son esprit butera maladroitement contre les délicates paroles qui lui seront adressées, comme ses membres heurtent les meubles fragiles du salon.

Non. Parti de l'éléphant doré qui soutient le pendule.

LA MAGISTRATURi: 219

il suppute avec habileté la dépense de la maison, dé- couvre l'intérêt caché « sous le roman judiciaire » signé par M" Desroches, et lit sans peine les sentiments cupides blottis au fond de ces consciences mondai- nes.

Sa bonhomie et son langage un peu gros livrent pas- sage à la pensée la plus déliée. Son humeur interro- gante, résultat d'une habitude professionnelle, ne tombe pas dans le ridicule de Bridoison. Des questions entre- choquées jaillit la lumière. C'est la méthode de Socrate appliquée non plus à la spéculation philosophique, mais aux faits humains.

Môme procédé couronné de succès avec la dame Jean Renaud. La finesse baisse seulement d'autant de degrés qu'on en a descendus dans l'échelle sociale.

Le marquis d'Espard livre son secret sans combat, mais d'homme à homme, non de justiciable à magistrat. Un scrupule de conscience explique son apparente dis- sipation. Le grand seigneur, sous des prodigalités sans cause apparente, restitue à une famille protestante les biens dont elle a été injustement dépouillée par ses an- cêtres.

Au moment le juge ainsi éclairé arrive au Palais, prêt à lire son rapport, le président du tribunal le mande à son cabinet. Popinot a accepté du thé chez M""** d'Espard ; il doit se récuser : a Je suis persuadé d'avance, lui dit le haut magistrat, que vous avez ap- porté dans cette alTaire la plus stricte indépendance. Moi-même, en province, simple juge, j'ai souvent pris plus d'une tasse de thé avec les gens que j'avais à juger ;

2 30 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

mais il suffit que le Garde des Sceaux en ait parlé, que l'on puisse causer de vous pour que le tribunal évite une discussion à ce sujet. Tout conflit avec l'opinion publique est toujours dangereux pour un corps consti- tué, même quand il a raison contre elle, parce que les armes ne sont pas égales. Le journalisme peut tout dire, tout supposer ; et notre dignité nous interdit tout, même la réponse. D'ailleurs, j'en ai conféré avec votre président et M. Camusot vient d'être commis, sur la récusation que vous allez donner. C'est une chose arran- gée en famille. Enfin, je vous demande votre récusation comme un service personnel ; en revanche, vous aurez la croix de la Légion d'honneur qui vous est bien due, j'en fais mon affaire ».

Que d'hypocrisie dans ce patelinage amical si proche, par la forme, de la réalité !

La toile tombe au bon moment : Popinot diminuerait h nos yeux, si la promesse était tenue.

Mais, avant la fin du spectacle, une magistrature nou- velle nous est apparue, intrigante, ambitieuse, coutu- micre des compromissions, capable même de déni de justice. A la porte du président, le juge delà rue Fouarre croise celui de ses collègues auquel vont être confiés l'interrogatoire, le rapport et l'enquête. Ce jeune homme blond et pâle est « prêt à pendre et à dépendre, au bon plaisir des rois de la terre, les innocents aussi bien que les coupables. » Dans le va-et-vient de pendule qu'est souvent l'art, et surtout l'art dans ia Comédie humaine, à un portrait succède aussitôt son antithèse. Au lecteur (le calculer l'ampleur d'oscillation.

LA M VGISTUA II IlE 22 1

*

Si rccrivaia s'est complu à dessiner le portrait de Po- pinot, si sa verve a jailli d'un seul jet, il semble avoir hésité en présence du personnage destiné à lui faire opposition. A plusieurs reprises, il est revenu sur sa première esquisse ; son crayon timide n'a trouvé qu'une image incertaine (i).

Dans le Cabinet des antiques, nous voyons agir Ca- musot, alors juge d'instruction à Alençon et au début de sa carrière, sans mieux distinguer ses traits qu'à son entrée chez le président du tribunal de la Seine. G' a était un homme d'environ trente ans, petit, déjà gros, blond, à chair molle, à teint livide comme celui de presque tous les magistrats qui vivent enfermés dans leurs salles d'audience. Il avait de petits yeux jaune-clair, pleins de cette défiance qui passe pour de la ruse. »

Son caractère est aussi peu précis que sa physionomie.

(( Fils de la première femme d'un marchand de soie- ries de la rue des Bourdonnais )), l'âme du commerçant reparaît chez le juge : une intelligence sans horizon, quelque adresse professionnelle, une ambilion qui se traîne à terre.

Pour arriver, il saisit les moyens qui se trouvent à la portée de son insuffisance. 11 s'assure u la protection sourde, mais cfricace » d'un huissier du cabinet du roi, en épousant la lille de ce domestique.

(i) Le Cabinet des anli(incs, iS'S-. Splendeurs cl misères des courti- sanes, iS.^ft, Le Cousin Pons, 18 '17. La dernière Incarnation de Vautrin.

2 32 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

\/[iie xhirion apporte à son mari le concours d'une intelligence vive, un désir de s'élever exacerbé par le long voisinage des Grands, une dextérité et une com- plaisance empressée de femme de chambre. Elle lui insuffle la vie, lui communique son ardeur de parvenir, prête à l'homme incertain sa décision de femme cu- pide, son activité de parisienne besognant elle-même pour augmenter son bien-être et son luxe. Enlevez M"'^ Camusot, le juge reste sans expression, sans âme.

Balzac a dépouillé le mari de toute volonté pour en doter sa compagne, et atténuer sans doute ainsi l'hor- reur que risquait d'inspirer son héros.

L'ouvrage y perd assurément en puissance drama- tique ; mais nous y gagnons une instructive étude de femme.

A côté du portrait effacé du juge, voici, en relief, celui de son épouse : a M'"*" Camusot était une petite femme, grasse, fraîche, blonde, ornée d'un front très busqué, d'une bouche rentrée, d'un menton relevé, traits que la jeunesse rendait supportables, mais qui devaient lui donner de bonne heure un air vicieux. Ses yeux vifs et spi- rituels, mais qui exprimaient un peu trop son innocente envie de parvenir, et la jalousie que lui causait son infé- riorité présente, allumaient comme deux lumières dans sa figure commune et la relevaient par une certaine force de sentiment que le succès devait éteindre plus tard. Elle usait de beaucoup d'industrie pour sa toi- lette, elle inventait des garnitures, elle se les brodait, elle méditait ses atours avec sa femme de chandjre ve-

LA MAGISTRATURE 2 23

nue avec elle de Paris, et maintenait ainsi la réputation des parisiennes en province. Sa causticité la rendait redoutable, elle n'était pas aimée. »

L'apercevcz-vous s'appliquant, a avec cet esprit fin et investigateur qui distingue les femmes inoccupées », à deviner les pensées secrètes des magistrats du tribunal ")

La voyez-vous tisonnant l'ambition vacillante de son mari ?

Gamusot découvre-t-il prématurément sa pensée, la futée le réprimande. Hésite-t-il, elle le détermine. Y voit-il mal, elle l'éclairé.

Rien de plus mesquin, mais aussi de plus âpre que l'envie de parvenir qui aiguillonnece ménage. Un échelon de la hiérarchie gravi, c'est un volant ajouté à la robe, une plume au chapeau, un plat au maigre menu de famille. Curieuse collaboration que celle des deux époux ! Dans le cabinet du magistrat, on respire des relents de cuisine ; la femme y accommode les procé- dures, la main leste, le cœur solide, en ménagère faite aux odeurs des sauces et du fourneau.

Grandie près de la cour, M"° ïhirion a « adopté le dogme de l'obéissance absolue au pouvoir». Son ins- tinct de domesticité lui tient lieu de décision.

Le jeune d'Esgrignon vient de commettre un faux. Elle empêche son mari de se joindre à la conspiration destinée à perdre l'insensé. L'important pour le juge d'instruction saisi de laiTaire n'est, à ses yeux, ni de bien décider, ni de se jeter sans réflexion dans une aventure électorale, mais de plaire à la duchesse de Maufrigneuse, maîtresse de cet écervelé. Pour ce

2 24 BALZAC JLRISCO>SULTE ET CRIMINALISTE

politique en jupons, ravancement se trouve là.

Le vieux notaire Chesnel ne peut fléchir le juge qui résiste, objectant aux raisons sentimentales qu'on lui donne : u II ne s'agit pas de tout cela, il s'agit de savoir si M. le comte d'Esgrignon a converti le bas d'une lettre que lui adressait du Groisier en une lettre de cliange. »

u Eh ! il le pouvait, s'écria tout à coup M'"' Camusot qui entra vivement, suivie du bel inconnu. M. Chesnel avait remis les fonds... Elle se pencha vers son mari : tu seras juge suppléant à Paris à la première vacance, tu sers le roi lui-même dans cette affaire, j'en ai la cer- titude, on ne t'oubliera pas, lui dit-elle à l'oreille. Tu vois dans ce jeune homme la duchesse de Maufrigneuse, tâche de ne jamais dire que tu l'as vue et fais tout pour le jeune comte hardiment. » Le juge d'instruction craint-il de n'être pas suivi par ses collègues du tribu- nal : u Ta, ta, ta, réplique-t-elle, va voir toi-même ce matin M. Michu... Michu est de Paris, lui ! et lu con- nais son dévouement pour la noblesse. Bon chien chasse de race. »

On parle d'attendre l'arrivée du procureur du roi absent : u Quand le procureur du roi viendra, dit avec feu la petite Madame Camusot, il doit trouver tout fini. Oui, mon cher, oui, dit-elle en regardant son mari stu- péfait )).

Prenant part elle-même à l'action, elle se i)récipile chez un collègue de son époux, horticulteur passionné : (( Je vais aller retourner les semis au père lUondeL s'écrie-t-elle. »

LA M.VGISTUA rUKE '2'JJ

Avec quel zèle, o(Tre-t-elle en holocauste sa réputation de femme à la sécurité de la ducliesse ! Afin de détour- ner les soupçons, elle affecte de se promener dans les chemins peu fréquentés au brasdeM""'deMaufrigneuse toujours déguisée. Le faux jeune homme passera auprès des cuisinières et des domestiques pour un sien amant venu de Paris.

M'"" Camusot est une servante de Molière, au désinté- ressement près, la Suzanne de Beaumarchais, mais sans grâce, prête à sacrifier son honneur pour sauver celui de sa maîtresse ; elle était née pour ouvrir la porte aux favoris de quelque grande dame libertine, sauf à les cacher dans sa chambre à l'approche du seigneur ou- tragé.

La duchesse de Maufrigneuse ne se contraint pas avec sa créature. Parée pour le bal, demi-nue, elle lui livre ses secrets (i) : « Ma petite, entre nous, deux mots suffisent.» La phrase se passe du ton. M'"' Ca- musot a d'ailleurs pour la duchesse des flatteries de proxénète: u Vous êtes la plus belle femme que j'aie vue )), dit-elle en baisant le genou fin et poli de sa gra- cieuse protectrice qu'elle vient de chausser.

Amélie Thirion a quelque fraîcheur ; elle peut passer pour agréable aux yeux d'un homme sans àme. Aussi, son ascendant sur son mari est-il absolu. Le juge d'ins- truction n'a rien de caché pour elle. Les notes de police apprennent-elles à Camusot les circonstances de la mort d'Eslher et les dessous de l'affaire Herrcra-Uu-

(i) Splendcmn cl tniscrcs des courtisanes.

13.

2 20 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

bempré, il en informe sa compagne ; puis, en esprit faible auquel une confidence a été arrachée, demande le silence : u As tu besoin de me répéter cela ? » riposte M""^ Camusot.

(( Lucien est coupable, reprit le juge, mais de quoi ?

)) Un homme aimé par la duchesse de Maufri- gneuse, i)ar la comtesse de Sérizy, par Clolilde de Grandlieu, n'est pas coupable, répondit Amélie; l'autre doit avoir tout fait.

)) Mais Lucien est complice ! s'écria Camusot.

» Veux-tu m'en croire, dit Amélie. Rends le prélre à la diplomatie dont il est le plus bel ornement, inno- cente ce petit misérable, et trouve d'autres coupables...

» Comme tu y vas ! répondit le juge en souriant. Les femmes tendent au but à travers les lois, comme les oiseaux que rien n'arrête dans l'air.

)) Mais, reprit Amélie, diplomate ou forçat, l'abbé Carlos te désignera quelqu'un pour se tirer d'affaire.

)) Je ne suis qu'un bonnet, tu es la tète, dit Camu- sot à sa femme.

» Eh bien ! la délibération est close, viens embras- ser ta Mélie, il est une heure. )>

Ce ton de vaudeville sauve l'odieux des propos. L'étourderie d'une femme, l'hérédité servile de M"* ïhi- rion pouvaient seules rendre supportables un abandon aussi formel des devoirs du magistrat, l'organisation projetée d'une erreur judiciaire volontaire. Un juge souffrant un tel langage inspire un mépris mêlé de com- passion : supposons le agissant spontanément, nous au- rons peine à contenir la violence de notre réprobation.

LA MAGISTRATURE 227

Puis, quelle trouvaille ! Cette ambition honteuse et passive peut s'ou])lier par instants.

Dans son cabinet, Camu§ot appartient d'abord à sa profession. S'il n'a pas de conscience native, il s'en est fait une de métier. En dépit de ses intentions secrètes, il questionne habilement Lucien u par honneur de ma- gi-strat... Le service à rendre, son avancement, tout passait alors chez Camusot après le désir de savoir la vérité, de la deviner, quitte à la taire. »

Sottise, au point de vue de ses seuls intérêts, que cet interrogatoire qui arrache son secret à Lucien de Ru- bempré ! Par des éloges ironiques, le procureur général marquera, tout à riieure, son mécontentement au juge trop zélé. Les Maufrigneuse, les Sérizy, les Grandlieu, sont compromis par sa maladroite habileté.

Sa méprise découverte, avec quelle joie secrète, cachée sous une tristesse d'apparence, Camusot voit-il un joli caprice de femme lui arracher des mains et jeter au feu les malencontreux procès-verbaux !

Le procureur général Granville n'est pas dupe de ses efforts, à dessein impuissants, pour disputer aux flammes les restes de la malencontreuse procédure.

« Ah ! M. Camusot résistait?... dit-il en riant, il est très fort. »

Mais voici que Lucien de Rubempré se pend et que M'"* de Sérizy devient folle. Ce double coup abat le juge « Je n'avancerai jamais )), gémit-il.

Amélie a plus de ressort. Elle regarde (( son mari d'un air railleur, en sentant la nécessité de rendre l'éner- gie à l'homme qui portait son ambition ». u Et pour-

228 BALZVC JURISCONSULTE ET CRIMUSALISTE

quoi n'avancerais-tu pas ') » lui dit-elle. Puis, elle règle la conduite à tenir « de manière à contenter tout le monde ». Une seule crainte l'obsède : u l'affaire devient si grave qu'elle pourrait bien leur être volée ». Une for- faiture à commettre est pour elle un bien précieux qu'il faut garder soigneusement.

La lourdeur d'esprit de Gamusot compromet souvent l'avancement désiré, l'adresse d'Amélie l'assure.

Quelle jolie théorie émet, sur cette collaboralion con- jugale, l'impertinente duchesse de Maufrigneusc !

(( Il n'y a qu'en France, cher Monsieur Chesnel, que l'on voit les femmes si bien épouser leurs maris qu'elles en épousent les fonctions, le commerce et les travaux. En Italie, en Angleterre, en Espagne, les femmes se font un point d'honneur de laisser leurs maris se débattre avec les affaires ; elles mettent à les ignorer la même persévérance que nos bourgeoises françaises déploient pour être au fait des affaires de la communauté. iN est-ce pas ainsi que vous appelez cela judiciaircmenl ? D'une jalousie incroyable, en fait de politique conjugale, les Françaises veulent tout savoir. Aussi, dans les moindres difficultés de la vie en France, sentez-vous la main de la femme qui conseille, qui guide, éclaire son mari. La plupart des hommes ne s'en trouvent pas mal, en vé- rité. En Angleterre, un homme marié pourrait être mis vingt-quatre heures en prison pour dettes, sa femme, à son retour, lui ferait une scène de jalousie (i). »

Aussi bien, Amélie réussil-cUc à faire franchir à un

(i) Le (jibiiu'l (les aiUiqucs.

LA. MAGISTRATL'RE '22Ç)

mari plus que médiocre, tous les degrés de la hiérar- chie judiciaire. Juge à Alençon, président à Mantes, juge, conseiller, président de chamhre à Paris, l'insutïisancc de Camusot ne l'arrête qu'à la dernière marche, la Cour de cassation.

La plaisanterie coupe court à l'indignation. Camusot est un magistrat complaisant, mais il est aussi un époux henét ; sur le point de se fâcher, on ne peut s'empêcher de sourire.

Simple précaution d'écrivain pour ne pas heurter de front les lecteurs, car, au spectacle des faiblesses de Camusot, Balzac ne souffre pas. Ses principes, plus élevés assurément que ceux de M''' ïhirion, ne leur sont pas contraires. Les Grands doivent, à ses yeux, êtres préservés de l'atteinte des lois comme du contact des vilains. Avec la fille de l'huissier du roi, il pense qu'un marquis d'Esgrignon ne saurait s'asseoir en accusé sur les bancs d'une cour d'assises, et qu'un jeune jDoète, assez beau pour plaire à M'"" de Maufri- gneuse, à M'"'' de Sérizy et à Clotilde de Grandlieu, n'est jamais coupable. Le procureur général Granville, un des héros les plus sympathiques de l'écrivain, formule des théories bien proches de celle-ci et s'accommode à merveille des faiblesses de son juge d'instruction.

La complaisance des magistrats fait partie intégrante du système politique de la Comédie humaine.

23o BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

II

Les Tribnuaux

Des tribunaux complets apparaissent, se réunissent, délibèrent dans la Comédie humaine. Ouvrez le Cabinet des antiques, et vous connaîtrez celui d'Alençon.

Le procureur du roi est absent. N'en soyez pas sur- pris : membre du Parlement, il n'accourt que si quelque gros scandale menace la dynastie ou ses plus illustres soutiens.

Son premier substitut, M. Sauvager, u était un jeune homme de vingt-cinq ans, maigre et grand, à figure longue et olivâtre, à cheveux noirs et crépus, les yeux enfoncés et bordés en dessous d'un large cercle brun répété au-dessus par ses paupières ridées et bistrées. Il avait un nez d'oiseau de proie, une bouche serrée, les joues laminées par l'étude et creusées par l'ambition. 11 offrait le type de ces êtres secondaires à l'affût des cir- constances, prêts à tout faire pour parvenir, mais en se tenant dans les limites du possible et dans le déco- rum de la légalité. Son air important annonçait admira- blement sa faconde servile (i) )).

(i) Balzac semble allaolicr ici quelque prix à riiulépeiulatice du magistral ; il en lait ])on marché ailleurs : il écarle la com- plaisance lors<[u'elle naît du seul intérêt de carrière, mais il l'admet dès qu'elle résulte d'une conception saine, selon lui, du gouvernement aristocratique.

LA MAGISTRATURE 23 1

Ce profil de substitut semble tracé par quelque sati- riste contemporain.

Le président du Ronceret n'est pas non plus inconnu à notre époque : « C'était un grand homme sec et mince, à front fuyant, à cheveux grêles et châtains, aux yeux vairons, à teint couperosé, aux lèvres serrées. Sa voix éteinte faisait entendre le sifflement gros de l'asthme. » Voulez-vous éprouver une sensation plus nette de la médiocrité de ce magistrat? Jetez les yeux sur sa com- pagne, (( une grande créature solennelle et dégingandée qui s'affublait des modes les plus ridicules et se parait excessivement ». Regardez-la pénétrer dans la salle de bal, (( avec des airs de reine », a la tête ornée d'un de ces turbans, si cher aux Anglaises, et que la province cul- tive avec amour ». Le grotesque de la femme com- plète le portrait du mari ; il est la lumière qui réclaire.

Un vieux juge est l'âme de ce tribunal, u M. Blondet, une de ces curieuses figures enfouies en province, comme de vieilles médailles dans une crypte, avait alors environ soixante-sept ans ; il portait bien son âge, il était de haute taille, et son encolure rappelait les cha- noines du bon temps. Son visage percé de mille trous de petite vérole, qui lui avait déformé le nez en le lui tournant en vrille, ne manquait pas de physionomie, il était coloré très également d'une teinte rouge, et animé par deux petits yeux vifs, habituellement sardo- niques, et par un certain mouvement satirique de ses lèvres violacées. Avocat avant la Révolution, il avait été fait accusateur public ; mais il fut le plus doux de ces

232 BALZAC JURISCONSULTE ET CRLMINALISTE

terribles fonctionnaires. Le bonhomme Blondet, on l'appelait ainsi, avait amorti l'action révolutionnaire en consentant à tout et en n'exécutant rien. »

Ecarté par l'Empereur, en raison de son passé poli- tique, pour le poste de président, l'archi-chancelier le maintint juge dans l'intérêt de la justice. Son talent, « ses connaissances dans l'ancien droit et plus tard dans la nouvelle législation, eussent le mener fort loin : mais, semblable en ceci à quelques grands esprits, il méprisait prodigieusement ses connaissances judiciaires et s'occupait presque exclusivement d'une science étran- gère à sa profession, et pour laquelle il réservait ses prétentions. Le bonhomme aimait passionnément l'hor- ticulture, il était en correspondance avec les plus célè- bres amateurs... Gomme tous les fleuristes, il avait sa prédilection pour une plante choisie entre toutes, et sa favorite était le pélargonium...

(( L'intégrité du juge égalait sa passion pour les lleurs, il ne connaissait que le Droit. Il recevait les plaideurs, les écoutait, causait avec eux et leur montrait ses ileurs ; il acceptait d'eux des graines précieuses, mais, sur le siège, il devenait le juge le plus impartial du monde... Il vivait avec une simplicité digne des héros de Plular- que. Le soir, il examinait les procès, le matin il soignait ses lleurs et pendant le jour il jugeait. »

Blondet est le type ])rovincial de Popinot. Mais, sur les traits de celui-ci. Hotte une lumière mystique, rien de tel sur le visage de celui-là. L'un est un saint, lautre est lui homme. Popinot a la chasteté d'un prêtre ; la chair de Blondet a été meurtrie par la trahison d'une

LA MAGISTRATURE 233-

femme, et il a fallu les caresses d'une accorte servante pour guérir ses blessures. T.e magistrat parisien ne montre aucune faiblesse à l'endroit du beau sexe. M"" Popinot était bonnête, mais sans cliarmes ; le pas- sage de deux jolies péclieresses dans la vie du magis- trat d'Alençon, les soins donnés aux fleurs accusent un penchant marqué pour la tendresse. La charité et la foi dirigent Popinot, fixent sa bonté. L'équité jaillira, sans doute, dans le cœur de Blondet, de cet élan altruiste que le positiviste Littré croira plus tard découvrir au- fond de la mutuelle attirance des sexes.

Les termes de l'éternel problème moral se trouvent admirablement posés dans l'antithèse de ces deux hommes, si voisins l'un de l'autre et pourtant si^ différents : une conscience chrétienne et une âme païenne P

Pour Blondet, la justice est peut-être, comme pour Platon, de l'ordre réalisé, ou Ijien, à la façon des sensua- listes du XVIIP siècle auxquels ce personnage semble avoir emprunté sa philosophie, le résultat d'une cer- taine finesse de nerfs, nécessairement liée à la délica- tesse des sentiments. Elle est autre chose assurément pour Popinot : la préoccupation d'une ame assoiflee d'idéal divin. Son fondement est placé par le révolu" tionnaire dans l'organisme et la raison ; ne doutez pas- que le magistrat religieux ne la rattache à Dieu.

Le génie de l^alzac est un génie bi-frons, cliaque chose a pour lui deux faces (ju'il montre tour à tour : côté mystique, côlé réel. Delà, bien souvent, le haut intérêt et la puissante portée de son œuvre.

234 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Près de Blondet, le juge suppléant Michu apporte au tribunal le concours « d'un esprit supérieur qui avait étudié à Paris )).

Le juge d'instruction Camusot nous est déjà connu.

Ce sont des individualités bien diverses ; le lecteur resterait incertain entre elles, si l'auteur n'avait soin de le guider. Dans l'ensemble des variétés du genre, Balzac détermine les espèces.

Le critère de différenciation qu'il choisit est loin d'être scientifique, mais il apour lui l'opinion. « Lesjuges et les gens du roi forcés de commencer leur carrière en province s'agitent les ambitions judiciaires, voient tous Paris à leur début, tous aspirent à briller sur ce vaste théâtre s'élèvent les grandes causes politiques, la magistrature est liée aux intérêts palpitants de la société. Mais ce paradis des gens de justice admet peu, et les neuf dixièmes des magistrats doivent, tôt ou tard, se caser pour toujours en province. Ainsi tout tribunal, toute cour royale de province offrent deux partis bien tranchés, celui des ambitions lassées d'espérer, con- tentes de l'excessive considération accordée en province au rôle qu'y jouent les magistrats, ou endormies par une vie tranquille ; puis celui des jeunes gens et des vrais talents auxquels l'envie de parvenir que nulle dé- ception n'a tempérée, ou que la soif de parvenir aiguil- lonne sans cesse, donne une sorte de fanatisme pour leur sacerdoce, n

Le président du Ronceret, le juge Blondet « représen- taient ces magistrats résignés à n'être que ce qu'ils sont et casés pour toujours dans leur ville. Le parti jeune et

LA MAGISTRATURE 335

ambitieux comptait M. Camusot, juge d'instruction, et M. Michu )). Balzac oublie sans doute le substitut Sau- vager.

Cette distinction entre les magistrats qui ont renoncé à l'avancement. et ceux qui l'espèrent, n'a jamais cessé d'être vraie, sans qu'aucun gouvernement ait songé à supprimer ou à atténuer, dans l'ensemble de la compa- gnie, les scandales quotidiens de la concurrence pour parvenir.

Entre deux théories défendables et âprement débat- tues, combien, lorsque la balance oscille, jettent adroi- tement dans un des plateaux l'intérêt du juge, avec l'espoir de rompre l'équilibre à leur profit !

L'ambition exclusive et violente détruit vite l'harmo- nie de l'âme. Si elle s'insinue dans un cœur' ne parlez plus d'indépendance, pas même de conscience. C'est une maîtresse exigeante qui ne souffre aucun partage. Sans doute, on la doit accepter comme une des lois de la vie, mais il en faut, à tout prix, éloigner le magistrat. Les tribunaux sont institués pour adoucir ou pour régler les brutalités du combat pour l'existence. Quelle contradiction pitoyable que d'organiser entre ses mem- bres des rivalités mesquines, de tolérer les sollicitations dégradantes !

Le mal de l'avancement, on le voit, ne date pas d'hier; il a sévi sous la Restauration avec une particulière vio- lence. A cette époque, comme aujourd'hui, l'immixtion des parlementaires dans le gouvernement, faisait souvent attribuer à la faveur ce qui revenait au mé- rite; toutefois, à cette cause de trouble, s'en ajou-

236 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

tait une autre : l'action plus dissolvante encore de la Cour, de ses courtisans et de ses femmes. La Répu- blique se doit, semble-t-il, d'écarter définitivement de la magistrature la faveur, de tout accorder au mérite. Sa raison d'être échappe, si elle ne s'applique pas sur- tout à assurer la justice. Son premier devoir consiste, en conséquence, à ne pas la corrompre à sa source, et cela, ostensiblement, devant le peuple qui aujourd'hui sait tout (i).

Le tribunal d'Alençon n'est pas une exception dans la Comédie humaine ; celui de Provins (2) présente avec lui de nombreux traits communs.

Le procureur du roi d'Alençon fait partie du Parle- ment; le président de Provins besogne à devenir député et il est élu. Dans l'Orne, M'""" Gamusot assure, avec une adresse de camériste, la fortune de son mari ; en Seine- et-Marne, la belle M'"" Tiphaine gagne, par ses bonnes grâces, le collège électoral de l'arrondissement. M. Blon- det se console de rester simple juge en soignant des pélargoniums, et l'avancement lui vient, tout à coup, d'avoir compati aux peines d'une marquise fort osée, qui, un beau matin, a fait irruption dans sa serre. M. Desfondrilles demande de son coté à l'archéologie

(i) Malepeyue, La Ma(]istrotinr en France et i>rojt't de reforme (a) Pierrette.

LA MAGISTRATURE 287

l'oubli de ses déceptions de carrière, mais d'esprit mé- diocre et de cœur insensible, sa vie n'est pas éclairée par une aussi gracieuse apparition ; il se mêle, sans grand profit, aux pauvres intrigues de la politique locale. Les pensées du romancier se succèdent en ondes concentriques, toujours semblables et toujours diverses. L'imagination de l'artiste laisse à chaque page une par- celle de vérité, comme le flux et le reflux de la mer dé- posent et entassent sur la grève les débris de la roche qu'ils creusent.

Ainsi qu'à Provins et à Alençon, se rencontrent à San- cerre chez le président Boisrouge, si grossier d'allures, chez le procureur de Clagny, possédé d'amour pour la Muse du département, ambitieux 2:>our plaire à son idole, les mêmes jalousies de clocher, le même espion- nage réciproque, la même intempérance d'ambition. Il n'existe presque pas de Scènes de la vie de Province une juridiction entière, quelques juges ou procureurs tout au moins ne donnent le spectacle attristant de leurs préoccupations intéressées, de leur zèle servile et de leurs mesquines intrigues (i). La magistrature est, aux yeux de Balzac, le complément nécessaire, le symbole de la

(i) Ursule Mirouët, avec Bonjçrand, Lcvrault, Miiioret, etc.

Eugénie Grandet, avec le président Crucliot de lîon fonds.

Pierrette, avec Tiphaine, Desfrondrilles, I.osourd, Niiiet.

La Muse du département, avec le président lîoisron^^e et le procu- reur de Clagny.

La vieille Fille, avec le président du Ronceret .

Le Cabinet des antiques, avec le président du Ronceret, Blondet Camusot, Micliu, Sauvager.

Illusions perdues, avec Petil-Claud.

Dans le Curé de Tours, la magistrature est toute proche, et

238 BALZA.C JURISCONSULTE CRIMINALISTE

province inoccupée, jalouse, étroite d'idées, routinière, telle que la dépeint, d'après lui, le philosophe Taine; elle constitue l'ordinaire ornement de ces salons, « les gens hébétés par le métier et par l'oisiveté viennent, en habits fripés et en cravates raides, causer des suc- cessions ouvertes et du temps qu'il fait ; sortes d'étouf- foirs toute idée périt ou moisit, les préjugés se hérissent, les ridicules s'étalent, la cupidité et l'amour-propre, aigris par l'attente, s'acharnent par cent vilenies et mille tracasseries, à la conquête d'une pré- séance ou d'une place (i). »

Lorsque M. de Glagny arrache un cri d'admiration à Canalis par ses « manœuvres pour le sauvetage de Ihon- neur de M"* de la Baudraye » , il est devenu parisien et a eu le temps de dépouiller la niaiserie de sa petite ville.

La province se transforme-t-elle, les magistrats évo- luent avec elle ; ils suivent ses opinions comme ses modes. Tout dévoués à la noblesse sous la Restauration, ils passent à la bourgeoisie victorieuse sous la monar- chie de Juillet.

Le tribunal de la Yille-aux-Fayes est acquis à quel-

dans la Rabouilleuse, elle apparaît avec ie juge d'instruction.

Seul, le Lys dans la vallée, fait complclcnicnt échec à notre l'ègle, mais ce récit d'amour, par la noblesse même de ses per sonnages et leurs airmités parisiennes, appartient peu au j^roupe dans lequel le romancier l'a placé.

Balzac, au cours de son œuvre, revient-il à la province, qu'aus- sitôt se montrent de nouveaux magistrats. Il s'en rencontre dans le Député d'Àrcis, dans le Curé de village, dans les Paysans.

(i) Taine. Nouveaux Essais de eritique et d'histoire: Etude sW Balzac.

LA MAGISTRATURE 289

qiies intrigants. Chacun de ses membres se trouve affilié au syndical roturier qui a su s'emparer de l'arrondisse- ment. Caclic à tous les yeux, ce pouvoir mystérieux n'est que plus redoutable ; il s'exerce obscurément sur les magistrats [)ar le jeu de la solidarité étroite qui unit les membres des familles bourgeoises.

Grouper les intérêts, les maintenir sans divergence: telles sont les deux préoccupations essentielles des politi(jues. Le gouvernement secret de la Ville-aux- Fayes, après avoir appliqué avec adresse le premier de ces principes, ne manque pas d'observer le second. Voici comment il sait unir son petit monde judiciaire : « Sou- dry, le procureur du roi, devait passer avocat général à la Cour royale, et le riche juge d'instruction Guerbet attendait un siège de conseiller. Ainsi, l'occupation de ces places, loin d'être oppressive, garantissait de l'avan- cement à Vigor, le juge suppléant, à François Yallat, le substitut, cousin de M'"' Sarcus-le-Riche, enfin aux jeunes ambitieux de la ville, et conciliait à la coalition l'amitié des familles postulantes. »

Le triumvirat local, lligou, Gaubertin, Soudry, ligue mesquine et cependant formidable, monopolise tous les services publics, suce le pays, tyrannise ses habitants, assujettit ses magistrats.

Le baron de Boiirlac lui-môme, ce procureur général façonné par la rude main de Napoléon, barre de fer dif- ficile à plier, se courbe doucement sous l'invisible étreinte. Au comte de Montcornet qui vient se plaindre des déprédations commises à son préjudice : u Certaine- ment, dit-il, il faut que force reste à la loi ». Mais les

aZiO BALZAC JURISCONSULTE ET CRLMINALISTE

restrictions dont il entoure aussitôt ce courageux apoph- tegme, laisseraient entendre, à tout autre qu'à un mili- taire blanchi dans la brutale franchise des camps, qu'il est décidé à ne rien faire. Un signe de Sarcus-le-Riche a suffi pour paralyser sa volonté : il se gardera bien de troubler un arrondissement dévoué à la royauté et ^u ministère.

u Le pays et la localité, assure le romancier, triom- phent sur des questions d'intérêt général ; la volonté de la centralisation parisienne est souvent écrasée ; la vérité des faits est travestie et la province se moque du pou- voir. » 11 aurait pu ajouter : et de la justice.

Cette observation conserve encore une bonne part de vérité. Rien de plus dangereux, pour un magistrat, que de s'immobiliser aux mêmes lieux, de s'affilier, serait-ce involontairement, aux coteries locales. Le changement de résidence du juge ne devrait pas seulement être rendu possible par la suppression partielle de l'inamovibilité, mais devenir obligatoire au bout d'un certain temps. Les énergies les mieux trempées ne résistent pas à l'in- cessant et invisible enlisement des petites villes. Gomme le voyageur perdu dans les sables mouvants, les plus fermes caractères s'enfoncent à chacun de leurs efforts pour se dégager, tirés par un vouloir obscur et obstiné, jusqu'à ce que l'ennui et l'humeur envieuse de la pro- vince, montant toujours, les couvrent à tout jamais.

Balzac a eu le mérite de voir ce mal et le courage de le dénoncer.

LA MAGISTRATURE 24 I

m

Les Grands magistrats

Dans la Comédie humaine, justice et gouvernement se confondent souvent. Les grands magistrats qu'on y ren- contre, montrent, avant tout, des préoccupations d'ad- ministrateurs. Les principes qui les guident ne sont pas les axiomes de la conscience universelle, mais bien les préceptes d'une philosophie sociale personnelle, celle de l'auteur. Leur exposé risquerait de faire scandale si Balzac ne le tempérait par certaines précautions. Ceux qu'il appelle à rendre la haute justice ont tous été meurtris par le malheur. « La poésie de la douleur » a répandu son charme sur leur noblesse native.

Touchante et fine pensée d'artiste que d'appeler à juger leurs semblables ceux que la souffrance a visi- tés !

Très élevé dans l'Etat, vous supposez le comte de Bauvan, président de chambre à Paris, tout à ses obli- gations d'homme de gouvernement, de magistrat et d'orateur. Vous êtes disposé à croire le romancier lorsqu'il dit de son héros « qu'il voit le monde, domine les croyances, écoute les plaintes, doute des affections et surtout des dévouements. » Cela suffit, pensez-vous,

14

242 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

à expliquer l'amertume et la tristesse répandues sur sa figure (( âpre et creusée », l'hiver qui, prématurément, a blanchi sa tête, la pensée trop active qui a tourné sans répit sous son vaste front et paraît y avoir installé le vertige.

Un mal secret le ronge cependant. A cette volonté qui semble s'être emparée de l'humanité, sa femme, sa pupille, presque son enfant résiste. Pour mettre la main sur cet être fragile, sa force même l'embarrasse ; une angoisse l'étreint. Sous les chairs transparentes d'Ho- norine, il voit vaciller une âme comme une flamme à travers la légère porcelaine. Mais à son approche, la lumière s'éteint, l'instinct hostile se dresse. L'ingrate adorée l'abandonne, cherchant ailleurs l'amour. L'im- puissance afTole ce géant. C'est a Vénus tout entière à sa proie attachée ».

L'excès de cette passion nous fait concevoir quelque crainte sur la fermeté de son caractère. Si la sévérité du magistrat doit se mouiller d'indulgence, encore serait-il désirable que sa bonté fût exempte de faiblesse. Balzac a vu l'écueil ; voici comment il s'efforce de l'éviter: u La douleur et non le découragement, écrit il, habitait cette âme vraiment grande. Le comte avait compris que l'action est la loi suprême de l'ordre social. Aussi, marchait-il dans sa voie, malgré de secrètes blessures, en regardant l'avenir d'un œil serein, comme un martyr plein de foi. »

Un tel homme juge virilement ses actes. Se livrer sans mesure est une faute : il l'a commise et la recon- naît, u J'ai, dit-il, fait de mon cœur un tribunal, en

LA MAGISTRATURE 3^3

vertu de la loi ; car la loi constitue un juge dans un mari : j'ai absous ma femme et je me suis condamné. Mais l'amour prit alors chez moi la forme de la passion, de cette passion lâche et absolue qui saisit certains vieillards, n

C'est une confidence échappée dans un moment d'abandon. A l'ordinaire, Octave de Bauvan s'en tient à sa devise : u Je souffre et je me tais. » Il montre dans la vie privée, comme au Palais sans doute, jamais Balzac ne le conduit, une physionomie impassible et attristée.

« * «

Le comte de Granville ne possède pas cette mâle ré- signation. Sa nature, aussi tendre que celle de son ami, est plus proche des défaillances :

u Grand, mince, pâle et vêtu de noir, cet homme, d'environ quarante ans, avait quelque chose de solennel dans la démarche et le maintien ; quand son œil fauve et perçant rencontra le regard terni de la vieille, il la fît trembler, elle lui crut le don ou l'habitude de lire au fond des cœurs, et son abord devait être aussi glacial que l'était l'air de cette rue... Légèrement creusées, les joues de l'inconnu gardaient l'empreinte du sceau avec lequel le malheur marque ses sujets. » Le front, a facile à se rider », témoignait u d'une longue souffrance d'âme » (i).

(i) Une double Famille.

244 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMIXALISTE

M. de Granville, dès son inscription au barreau, avait montré, nous l'avons vu, cet « entrain d éloquence », qui semblait devoir entraîner les foules à sa suite (i). Mais, sous l'élan de l'orateur, le grand juge Régnier et l'archi-chancelier Cambacérès, devinèrent la fermeté et la réflexion nécessaires au magistrat. Au moment de la reconstitution des tribunaux, Napoléon, sur leur de- mande, le nomma substitut du procureur général à Paris. Le talent trouve rarement de telles circonstances. Noblesse, aisance, position élevée et conforme à ses goûts, M. de Granville a tout pour être heureux.

Ce charmant édifice de félicité va s'écrouler bientôt.

Sur les instances de son père, le substitut du procu- reur général consent à un mariage (( aussi pauvre de bonheur qu'il est riche en biens » ; il épouse une bigote. La philosophie épicurienne un peu bien matérialiste du comte a raison de ses hésitations. Les joies païennes que lui refusera une femme trop rehgieuse ne les trouvera- t-il pas au dehors ?

Hélas ! une génération sépare ces deux hommes. Dès les premiers jours, M. de Granville trouve le confesseur entre sa femme et lui. Un voltairianisme in crédule, appris dès l'enfance, revient à sa mémoire ; un grief personnel le lui fixe désormais au cœur, trans- forme le scepticisme badin en une véritable haine anti- cléricale .

Les voluptés que ne lui donne pas le mariage, M. de Granville, suivant la prédiction paternelle, les rencontre

(i) Une ténébreuse Affaire.

LA MAGISTRATURE 2/|5

ailleurs. Trop sérieux pour les rechercher, il s'y laisse plutôt aller ; mais il est loin de la légèreté sensuelle du XVIIP siècle, un amour de rencontre suffît à déchirer l'a me de ce romantique.

L'idylle est d'abord charmante. Caroline rafraîchit un instant le cœur altéré du magistrat.

Mais, trop grand pour cette pauvre fdle, il se voit dé- laissé pour un escroc. Après le départ de l'aimée, le regret de ses formes adorées le tourmente; ses nuits se passent à contempler la mansarde préférée auluxequ'il donnait. Bouleversé par la pensée des mauvais traitements Icnus pour plus agréables que ses caresses, une rage le prend. Avec un riic satanique, il tend mille francs à un chif- fonnier : (( Prends ceci, lui dit-il, mais songe que je te le donne à la condition de le dépenser au cabaret, de t'y enivrer, de t'y disputer, de battre ta femme, de crever les yeux à tes amis. Cela fera marcher la garde, les chi- rurgiens, les pharmaciens, peut-être les gendarmes, les procureurs du roi, les juges et les geôliers. N-e change rien à ce programme, ou le diable saurait tôt ou tard se venger... »

Octave de Bauvan ne prononcerait pas de telles paroles, car il croit. En retirant à M. de Granville le secours de la foi, le romancier lui enlève du même coup toute conlîance en son ministère professionnel, puisqu'il n'admet pas que les simples postulats de la conscience et de la raison puissent servir de base au droit. Pour l'intelligence athée du héros de Balzac, la justice ne revêt plus qu'un caractère de pratique gou- vernementale. Comme ce personnage est, à la façon

14.

246 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

de récrivain, un aristocrate et un absolutiste, l'unique rôle du magistrat consiste pour lui à réfréner durement les penchants antisociaux.

Lucien de Rubempré précise devant lui le vrai carac- tère du procès que M"*^ d'Espard fait à son mari. Le procureur général ne s'indigne pas ; il en réfère simple- ment au Garde des Sceaux. L'un et l'autre tremblent u devant la Gazette des Tribunaux^ devant le scandale », et retirent l'appui qu'ils avaient jusque-là prêté à la femme à la mode. Si (( la marquise a eu sur les doigts dans les motifs du jugement qui a mis fin à cette hor- rible affaire », ce n'est donc pas par un sursaut de cons- cience révoltée, mais par prudence politique.

Lucien est incarcéré à la suite de la mort d'Esther qu'il est soupçonné d'avoir empoisonnée. Le devoir du magistrat est de poursuivre son enquête sans égard pour les personnes. Nous en jugeons tout au moins ainsi aujourd'hui ; notre humeur égali taire, notre aus- térité républicaine poussent les choses à l'extrême, fouillent avec acharnement les dossiers dans l'horrible espérance d'y découvrir les traces de hautes complicités morales. M. de Granville n'eût pas admis cette pra- tique. Au lendemain de l'arrestation de l'auteur des Marguerites, il se place à dessein sur le chemin de Ca- musot, et, par d'adroites paroles, comme en savent trouver les prêtres et les diplomates, il laisse entendre au juge d'instruction qu'il désire le voir échouer dans sa mission. Lui annonce-t-on que, malgré ses avis, un zèle intempestif vient d'arracher des aveux au détenu, il se lamente : u Ah ! se dit-il en se croisant les bras.

LA MAGISTRATURE 247

autrefois, le pouvoir avait la ressource des évocations... Notre manie d'égalité (il n'osait dire de légalité comme l'a courageusement avoué dernièrement un poète à la Chambre) tuera ce temps-ci ». 11 rit lorsque M""' de Sé- rizy déchire les procès-verbaux du malencontreux inter- rogatoire. En un langage singulier, il persuade au juge placé sous sa haute surveillance, que sa conscience et sa dignité n'ont pas à souffrir de tels procédés. Puis, pour cacher le tout aux yeux de l'opinion, il mande un jeune stagiaire, rédacteur à la Gazette des Tribunaux^ et lui dicte un communiqué mensonger. Comme prix de sa discrétion et de sa complaisance, il promet au journaliste de favoriser son entrée dans la magis- trature.

Nous étonnerons-nous, à présent, quand, pour sauver l'honneur, déjà fort atteint, de deux grandes dames, il accepte de pactiser avec un criminel méritant cent fois l'échafaud ? Préoccupé sans doute de la nécessité d'une sévère, plutôt que d'une équitable répression, sensible à la seule force qu'il sent en Vautrin, désireux d'uti- liser socialement son énergie, il attache ce forban à la police, donne pour collaborateur à la justice celui qu'elle devrait frapper.

Il nous est impossible de savoir gré à M. de Gran- ville des émotions qui l'assaillent au moment il va signer un ordre d'exécution. La seule raison mo- rale qu'il indique de son trouble est la crainte d'anéantir une créature de Dieu, et cet argument, assez inattendu

( I ) Splendeurs et misères des courtisanes.

248 BALZAC JUI\1SC0>SULTE ET CRIMI.NALISTE

chez un u prétro-phobe », paraît un peu abstrait pour nous toucher. Enfin, il se mêle à ce sentiment un utilitarisme d'homme d Etat qui le gâte, u Jugez, dit-il, en parlant du condamné, quel coup porté à la magis- trature, si quelque jour on découvrait que le crime pour lequel il va mourir a été commis par un autre ! » La confiance des jurés en serait ébranlée : il s'écrie, désolé à la pensée des acquittements futurs : u Que serait-ce si, dans notre ressort, à Paris, on exécutait un inno- cent? )) (i).

M. de Granville montre l'inhumanité de l'homme d'Etat jusque dans sa pitié.

»

Le baron de Bourlac, procureur général de l'Empire et de la Restauration, comprend de même ses fonctions. Il ne voit dans sa profession qu'une manifestation du pouvoir et fait paraître un zèle égal pour les régimes qu'il sert tour à tour.

Il ne se borne pas à défendre l'Etat contre les agressions des malfaiteurs ; il prend en main la cause des gouver- nements successifs et poursuit sans ménagements leurs ennemis. Son ardeur ne lui permet pas de distinguer les innocents. Sur ses réquisitions, M"" de la Chanterie, qui n'a pas conspiré, est condamnée aussi bien que sa fille, âme du complot. Sentinelle placée par rcmpercur ou par le roi, il exécute sa consigne sans faiblesse»

(i) La dernière Incarnation ife ]'autrin.

LA MAGISTRATURE 249

et les ordres donnés à cette époque sont implacables.

Révoqué sous la Restauration, malgré son ardeur royaliste, en souvenir de son dévouement à Napoléon, il s'écrie avec naïveté et non sans justesse : u Vous voyez en moi l'un des plus fermes soutiens du gouvernement des Bourbons de la branche aînée, comme je le fus du pouvoir impérial et je suis dans la misère ! » 11 déplore qu'une étroite a solidarité ne lie pas les gouvernements quoique différents, semblable à celle qui unit les soldats autour du même drapeau quel que soit le chef qui com- mande » (i). On ne professe pas en politique de doc- trine plus éclectique.

Le malheur s'appesantit sur le baron de Bourlac, mais ne répand pas sur sa tête cette mélancolie qui poétise Octave de Bauvan et M. de Granville. u Sa peau dessé- chée se collait avec ardeur sur les os, comme si elle avait été exposée aux feux de l'Afrique. Le front haut et d'un aspect menaçant abritait sous sa coupole deux yeux d'un bleu d'acier, deux yeux froids, durs, sagaces et perspicaces comme ceux des sauvages, mais meurtris par un cercle noir très ridé. Le nez grand, long et mince, et le menton très relevé, donnaient à ce vieillard une ressemblance avec le masque si connu, si populaire attribué à Don Quichotte ; mais c'était un Don Quichotte terrible... La bouche était éloquente et sérieuse. Don Quichotte se compliquait du président Montesquieu. » Le voici pauvre et malheureux ! Dieu l'a châtié dans son enfant : sa fille se meurt d'une maladie mystérieuse et

(t) L'Envers de l'histoire contemporaine.

a5o BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

qui semble incurable. Pour soulager les souffrances de la patiente, il sacrifie noblement les restes d'une an- cienne fortune.

A un moment d'extrême détresse, le fils de la mou- rante commet un vol pour se procurer les honoraires exigés par un célèbre médecin polonais qui se fait fort de guérir sa mère. Tandis que la société absout le cou- pable, et qu'en se l'attachant la magistrature montre son émotion, le grand-père reste inflexible, u Quand j'étais procureur général, dit-il, je ne pardonnais jamais. » Sa dureté professionnelle lui interdit toute miséricorde à l'égard de son petit-fils. Pourrait-on imaginer un plus sévère châtiment ?

Comme tous les grands personnages de la Comédie humaine, plus âp rement encore, lebarondeBourlac déclare les hommes mauvais. Que si un mouvement généreux vient à son secours, il ne veut pas se rendre à l'évidence : « Dans quel intérêt agissez-vous? » demande- t-il à son bienfaiteur.

Balzac a du monde une opinion semblable. Ses poli- tiques comme ses magistrats aboutissent à la même conclusion ; mais il échappe personnellement à la ri- gueur de ce pessimisme par une foi religieuse très vive, par la croyance à une sorte de grâce qui nous fait subi- tement bons, comme la nature nous crée méchants. Et c'est aussi bien le cas de ce Godefroid qui passe tout à coup de la vie mondaine à la dévotion, de l'égoïsme à la charité, déconcerte Bourlac par l'obstination de son altruisme. Les pensées de l'auteur de la Comédie hu- maine et du haut magistrat sont pareilles à quelques

LA MAGISTRATURE 25 I

degrés de foi près. Renforcer la propriété, reconstituer l'aristocratie, fortifier le pouvoir, affermir la religion, réprimer les tendances antisociales de l'homme : tel est assurément le but législatif poursuivi par ce nouveau Montesquieu. Le romancier philosophe ne s'en propose pas d'autre.

En se montrant implacable contre toute atteinte aux lois, en s'instituant le défenseur des gouvernements successifs, le procureur général de Bourlac tire de leurs principes absolutistes communs la seule conséquence logique. Balzac avait, en réalité, un seul grief contre ce zèle : celui de ne pas s'être constamment employé pour la monarchie légitime.

En tout cas, le comte de Granville et le baron de Bourlac apportent dans leurs fonctions les mêmes pré- occupations politiques : l'un y met plus d'âpreté, l'autre plus de circonspection ; tous deux professent un secret dédain pour l'uniformité de traitement établie par nos codes, pour notre légalité rigoureuse exempte des soucis de l'homme d'Etat.

Cette singulière disposition aggrave nécessairement les désordres que l'ambition, par ses complaisances envers les pouvoirs, introduit dans l'œuvre de la jus- tice. Elle était celle des magistrats d'alors.

Sauvager, Camusot, Tiphaine, de Bourlac ne sont pas des exceptions, mais des types communs sous la Res- tauration.

Les membres des tribunaux, poussés par l'espoir d'acquérir des titres à la reconaissance des puissants, entraient volontiers dans les Cours prévôtales, une de

2 52 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

ces juridictions que les passions politiques instituent à la honte de l'humanité ; ils y montraient une ardeur mieux couverte par d'hypocrites formules, mais plus odieuse que celle des jurés et des accusateurs publics révolutionnaires. Ces derniers, neufs dans les fonctions que les événements leur avaient inopinément conférées, ignoraient jusqu'aux conditions et aux formes de la justice, tandis qu'aux juges de carrière, leur profession même faisait, de l'humanité et de la sagesse, un de- voir.

Au moment l'on aurait voulu voir la magistrature modérer tout au moins la Terreur Blanche, sinon lui barrer la route, il n'était pas d'affaire à laquelle le désir de parvenir ne donnât les apparences d'une cause poli- tique. Le parquet de Rodez n'a-t-il pas failli trans- former en crime de faction l'odieux assassinat de Fu aides ?

u A cette époque, dit très bien Balzac, le royalisme animait les jeunes magistrats contre les ennemis des Bourbons. Le moindre substitut rêvait réquisitoires, appelait de tous ses vœux un de ces procès politiques qui mettaient le zèle en relief, attiraient l'attention du ministère et faisaient avancer les gens du roi. Qui, parmi les parquets, ne jalousait la Cour dans le ressort de laquelle éclatait une conspiration bonapartiste ? Qui ne souhaitait trouver un Caron, un Berton, une levée de boucliers? » (i).

Comme il se console de la complaisance de Camusot

(i) Le Cabinet des antiques.

LA MAGISTRATURE 253

et la fait servir à la sécurité de ses duchesses compro- mises, l'auteur de la Comédie humaine voit assez favo- rablement ce servilisme. (( Ces ardentes ambitions, ajoute-t-il, stimulées par la grande lutte des partis, ap- puyées sur la raison d'Etat et sur la nécessité de monar- chiser la France, étaient lucides, prévoyantes, perspi- caces ; elles faisaient avec rigueur la police, espionnaient les populations et les poussaient dans la voie de l'obéis- sance d'où elles ne doivent pas sortir. La justice alors fanatisée par la foi monarchique réparait les torts des anciens Parlements, et marchait d'accord avec la Reli- gion, trop ostensiblement peut-être. »

A peine, à la fin de cette période, un vague regret se montre-t-il qui ressemble à un conseil d'hypocrisie : « Elle (la magistrature) fut alors plus zélée qu'habile, elle pécha moins par machiavélisme que par la sincérité de ses vues qui parurent hostiles aux intérêts généraux du pays, qu'elle essayait de mettre à l'abri des révolu- tions. »

L'écrivain connaît le but poursuivi : catholicisme et monarchie. Aussi ne s'alarme-t-il pas. Que la magistra- ture s'écarte de ces principes, il blâme aussi tO)t son ardeur. Dans les Paysans, il s'impatiente de la sentir aux mains d'une bourgeoisie qui sape les bases de l'aris- tocratie et de la grande propriété terrienne. Ccsse-t-elle d'être légitimiste, il éclate. « Prise dans son ensemble, la justice contenait encore trop d'éléments bourgeois, elle était encore trop accessible aux passions mesquines du libéralisme. ))

Ne croyez pas à une inconséquence due à un

15

254 BALZAC JURISCONSULTE ET GRIMINALISTE

naïf égoïsme de parti . Si Balzac ne supporte pas chez les magistrats des tendances libérales, s'il approuve, au contraire, leur zèle catholique et royaliste, c'est qu'à ses yeux, foi, justice, légitimité sont indissolublement liées. Défendre la religion orthodoxe et le despotisme héréditaire tout puissant, signifie pour lui soutenir l'équité, car il n'en saurait exister en dehors d'eux.

Un historien, pourtant fort mesuré, décrit à son tour, en ces termes, les mœurs judiciaires du commencement du siècle dernier : u Les magistrats donnaient satisfac- tion à leurs passions personnelles en saisissant le moindre prétexte pour lancer leurs anathèmes contre le parti vaincu, ou, ce qui était pis encore, ils cherchaient, par leurs déclarations fanatiques, à capter la faveur du parti victorieux )) ( i ).

L'éloge indiscret fait par Balzac du rôle politique de la magistrature ne trouverait plus, à notre époque, un seul approbateur, et les lecteurs actuels de la Comédie humaine s'indignent des pratiques qu'ils y rencontrent. Le développement d'une idée a suffi à ce résultat ; il est bon de la préciser.

Montesquieu a formulé un certain nombre de prin- cipes destinés à servir au gouvernement des peuples. Adoptés par la Révolution, Napoléon lui-même les a respectés dans la mesure son humeur pouvait les tolérer. Ces préceptes se trouvent admis aujourd'hui par tous comme autant d'axiomes indiscutables. On les viole encore souvent ; on se garde de les nier.

(i) Histoire de la Restauration, Vieil Castel, t. IV, ch. XXI.

LA MAGISTRATURE 255

Au premier rang de ces sortes de postulats, figure la règle de la séparation des pouvoirs (i) : celui qui fait la loi ne l'appliquera pas, celui qui l'exécute ne sera pas juge. Le pouvoir judiciaire restera distinct et indépen- dant du gouvernement et du corps législatif ; sans cette précaution, aucune garantie contre l'arbitraire de celui qui prescrit, agit à sa guise et apprécie souverainement les actes d'autrui. Une telle doctrine d'équilibre n'était pas de nature à satisfaire Balzac. Soyez certain qu'on l'aurait bien surpris en lui parlant de cette conséquence nécessaire du principe posé par l'illustre président à mortier : l'utilité de soustraire le juge à la pression des hommes d'Etat.

Encore qu'une telle affirmation risque d'être traitée de paradoxale, ce prolongement ultime de la règle n'a été bien compris qu'à notre époque. Les lois, les pa- roles et, quoi qu'on en dise, les actes mêmes des mi- nistres de la Troisième République ont mieux assuré l'indépendance de la magistrature que n'avaient fait les gouvernements antérieurs.

Oh ! je sais bien qu'il y a l'épuration ! Mais chaque changement de régime n'a-t-il pas été suivi en France d'un renouvellement, plus ou moins franc, plus ou moins hypocrite, du personnel judiciaire ? De nombreux esprits gémissent encore des quelques mises prématu- rées à la retraite de i883 et n'ont aucun souci des héca- tombes de la Restauration et de celles du Second Em- pire. Nous sommes en liberté, on en use ! Des mesures

U) Montesquieu, L'Esprit des lois. Livre XI, chapitre Vi.

q56 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

plus graves ont passé sans laisser de souvenir dans la même nation, alors silencieuse. Affirmer qu'un gouver- nement, — celui de la République, a le droit d'exiger de n'être pas frondé par les tribunaux, passe aujour- d'hui pour une hardiesse. L'opposition par jugements et par arrêts est devenue sacro-sainte.

On s'est empressé, afin d'en arriver à ces excès théoriques, d'oublier le passé. On a vite perdu le sou- venir de ces époques la loi, elle-même, mêlait le magistrat à la politique, l'inféodait étroitement au parti vainqueur.

Ils sont nombreux dans Balzac, les présidents ou pro- cureurs qui entrent dans les assemblées parlementaires pour représenter leurs propres justiciables, ou qui, tout au moins, essayent de capter leurs suffrages. La Comédie humaine exagérait peut-être, mais elle constatait un état de choses réel.. Magistrat et législateur, juge et homme politique, que de confusions fâcheuses devaient néces- sairement résulter de cet exercice simultané d'attri- buts différents de la puissance publique ! Celui-là même qui discutait la loi songeait déjà à l'appli- quer, avec ses idées, avec ses passions encore bouil- lonnantes ; puis, une fois dans sa circonscription, en émoussait ou en aiguisait le tranchant, au gré de sa clientèle électorale. De tels abus se trouvent interdits aujourd'hui, et notre humeur démocratique, si cha- touilleuse au sujet de son indépendance, a prohibé le €umul des fonctions et multiplié les cas d'inéhgibilité des membres des cours et des tribunaux.

D'autre part, sous la Restauration, les circulaires de la

LA MAGISTUATLUE 267

Chancellerie demandaient, effrontément, au personnel judiciaire, un concours politique actif et déclaré ( i ). Un tel langage ferait maintenant scandale ; à peine ose-t-on prononcer les mots de correction et de fidélité. La grande ombre de Dufaure hante encore le palais de la place Vendôme; les aphorismes de neutralité du Garde des Sceaux libéral n'y sont discutés qu'à voix basse ; les bu- reaux, les murs mêmes ont gardé le souvenir de son humeur et de sa loyauté grondeuses que ses boutades sans pitié rendaient si redoutables. Ses successeurs vou- draient-ils s'écarter ostensiblement du chemin qu'il leur a tracé, qu'ils craindraient encore son spectre.

Montesquieu, ce parlementaire jaloux de son droit de remontrance, serait sans doute fort étonné des conclusions extrêmes de ses propres disciples. Il aurait peine à reconnaître l'orgueilleuse justice de son temps, dans cette femme, assise à l'écart, loin des grands qui gouvernent ou des puissants qui discutent, fermant les oreilles aux plus innocents propos, revéche à force d'être vertueuse, effacée parfois jusqu'à laisser croire qu'elle est secrètement complaisante, honnête fille, mais un peu surannée de principes, quémandeuse par nécessité, tendant la main, dans un geste humilié, à quelque grand homme d'arrondissement, soupçonneuse etfîère au fond du cœur, hostile souvent, par désir de se prouver son indépendance.

Balzac, à ce spectacle, demeurerait confondu.

(i) Gillct, aWi.

258 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMOALISTE

IV Les jnges de paix

Le juge de paix de Soulanges, Sarcus, un « beau petit vieillard, gris pommelé » ( i ), a des ridicules nombreux ; son langage est d'un pédantisme insupportable lorsque, pour parler de législation et de serre chaude, il emploie les mots de ïhémis et de Flore. Il écrit ! atteint, comme son greffier, l'immortel auteur de la Bilboqiiéide ! du mal d'être imprimé. Tous deux, insensibles à a l'odeur de greffe » (a), attendent l'inspiration :

O Muse des amours et des jeux et des Ris, Descends jusqu'à mon toit, où, fidèle à Thémis, Sur les papiers du fisc, j'espace les syllabes (3).

Si l'heureux poète trouve facilement la rime, si, sous sa plume, les chants s'ajoutent rapidement aux chants, la prose est rebelle aux efforts du juge. Sarcus méditait depuis douze ans son étude sur ï Histoire de VInstitiition des Juges de paix, qu'il n'avait trouvé qu'une seule idée, d'apparence par trop intéressée : « Le rôle politique et judiciaire de ces magistrats avait eu déjà plusieurs phases, disait-il, car ils étaient tout pour le Gode de Brumaire an YI et aujourd'hui cette institution si pré- cieuse au pays avait perdu sa valeur, Jaute d appointe-

(i) Les Paysans.

(2) ïaine, Nouveaux Essais de critique et d'histoire.

(3) Les Paysans.

LA MAGISTRATURE 269

ments en harmonie avec l'importance des fonctions, qui devraient être inamovibles » .

Balzac s'amuse à placer de telles paroles sur les lèvres de Sarcus ; il les croit vraies cependant. Dans le a cata- logue des ouvrages que devait contenir la Comédie hu- maine )) ( I ), figure, au nombre des Scènes de la vie de campagne, un livre que la mort ne lui a pas permis d'en- treprendre : Le Juge de paix. A n'en pas douter, il avait le projet de mettre en roman le commentaire de l'œuvre tardigrade du magistrat de Soulanges.

Notre juridiction inférieure devait forcément agréer à l'écrivain : n'applique-t-elle pas journellement un prin- cipe qu'il eût voulu voir se généraliser ? Le juge de paix n'est pas toujours tenu d'obéir servilement à la loi. Quand il statue en dernier ressort, il peut le faire en équité plutôt qu'en droit. Son devoir est surtout de con- seiller les plaideurs, de faire à tous l'aumône de son savoir et de son expérience.

Balzac n'affectait pas, à l'égard de la répression des délits et des crimes, cette fausse sensibilité qui, trop souvent aujourd'hui, répand, sur les malfaiteurs, les larmes dues à leurs victimes ; pourtant, l'artiste avait senti que la bénignité des peines dont disposent les magistrats cantonaux, donne à leurs fonctions une bonhomie paternelle. Il les a presque poétisés.

( I ) M . de Spoclbcrch de Lovenjoul, Histoire des œuvres de Balzac.

260 BALZAC JURISCONSULTE CRIMINAUSTE

Le juge de paix Dufau, ancien notaire, « un grand homme sec, à cheveux gris et vêtu de noir, » est le col- laborateur du docteur Benassis ; il s'associe à la belle œuvre d'assainissement et de relèvement de la vallée de l'Isère ; il inculque à ses voisins le respect de la pro- priété et celui de la loi ( i ).

Son collègue de Montégnac (Haute-Vienne) (2), plus lourd d'aspect, ne lui cède en rien pour les qualités de l'esprit et du cœur. Le « teint coloré », il ressemble, (( à sa redingote près, aux fermiers du pays ». (( Sa voix presque éteinte )), par suite d'un asthme, trouve avec peine un passage au travers de son em- bonpoint. La physionomie de ce vieillard u se recom- mande par un front vaste et large », qui ne trompe pas. Inscrit au barreau de Limoges, les causes l'ont fui, parce qu'il a voulu u mettre en pratique ce bel axiome que l'avocat est le premier juge du client et du procès ». Aussi, a-t-il sollicité les humbles et bienfaisantes fonc- tions qu'il exerce et qui lui conviennent à merveille. L'esprit de Clousier est clairvoyant, sa connaissance des hommes et de leurs intérêts parfaite. De u hautes médi- tations » ne l'empêchent pas de donner tous ses soins à ses justiciables, d'accorder leurs différends et de les conseiller dans lenrs moindres affaires.

Ces modestes magistrats ruraux parcourent les cani-

(i) Le Médecin de campagne. 3) Le Curé du village.

LA MAGISTUATLRE 26 I

pagnes appuyés sur leurs cannes, semblables à ces sages antiques qui faisaient profiter de leurs enseignements, au hasard des rencontres, les humbles comme les ri- ches. Pour idéale qu'elle paraisse, une telle conception n'est pas entièrement ulopique. On voit chaque jour des cantons devenir moins processifs ou moins batailleurs, plus probes même, sous l'inlluence d'un magistrat, homme de bien, placé à leur tête.

Le tout est de choisir heureusement ces modestes et utiles auxiliaires de la justice. Les principes que le ro- mancier prête généreusement aux ministres de son temps méritent d'être suivis. Les Gardes des Sceaux étaient, à l'en croire, ((heureux de confier les justices de paix à des praticiens » fatigués des combats judi- ciaires, expérimentés, prudents, et sur qui les années avaient répandu la sagesse et la bonté. Souhaitons à nos gouvernants actuels d'aussi sages préoccupations !

Fidèle à cette excellente méthode de recrutement, Balzac dote la petite ville de Nemours d'un magistrat d'élite que dix années d'exercice en la profession d'avoué ont admirablement préparé à son ministère.

(( Le père Bongrand ressemblait assez à un vieux chef de division en retraite : il avait cette figure moins blême que blêmie, les affaires, les mécomptes, le dégoût ont laissé leurs empreintes, ridée par la réllexion et aussi par les continuelles contractions familières aux gens obligés de ne pas tout dire ; mais elle était souvent

15.

202 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMLNALISTE

illuminée par des sourires particuliers à ces hommes qui, tour à tour, croient tout et ne croient rien, habitués à tout voir et à tout entendre sans surprise, à pénétrer dans les abîmes que l'intérêt ouvre au fond des cœurs ». (( De sa bouche fendue comme celle des grands par- leurs », jaillissait dans la conversation « des étincelles blanches ». « Quoiqu'il fut gai, presque jovial même, il se donnait un peu trop, par sa contenance, l'air d'un homme important. Il tenait presque toujours ses mains dans les poches de son pantalon et ne les en tirait que pour raffermir ses lunettes par un mouvement presque railleur, qui vous annonçait une observation fine ou quelque argument victorieux ».

Une simplicité exquise rachète ce pédantisme pro- vincial.

Quelle généreuse nature ! La nièce du docteur Minoret sera riche : elle est bonne, sage et gracieuse ; il caresse l'espoir de l'unir à son fils, mais il apprend que la jeune fille aime Savinien de Portenduère, et son dévouement aux intérêts de l'orpheline survit à la ruine de ses espé- rances paternelles. Contre la cupidité des Minoret-Le- vrault, contre les méchancetés de Goupil, Ursule n'a pas de plus sûr protecteur.

La sollicitude du noble magistrat s'étend à la fortune compromise de l'heureux rival de son fils. Les immeu- bles du jeune comte sont grevés d'hypothèques, des poursuites engagées, il fait annuler les procédures pour vice de forme et gagne du temps. Les fermiers sont à terme, il en profite pour renouveler les baux. Il connaît les mœurs de la campagne et ne néglige pas le pot de

LA MAGISTRATURE 203

vin. Bénéfice: la bagatelle de 36.ooo francs. Nouveau Fabius, il traîne les choses en longueur, remporte çà et quelques avantages, harcèle l'ennemi, oblige les Mi- noret-Levrault à acheter 200.000 francs un domaine dont ils prétendaient s'emparer de force. La victoire vient enfin, complète.

Pour cette bonne œuvre, Bongrand dépense autant d'adresse que d'autres en emploient à réaliser d'odieux desseins.

La vie du juge de Nemours se passe à percer les intrigues du monde qui l'entoure. En parcourant les rues de la petite ville, il médite les procès en cours et prévoit les difficultés à venir. Qu'il prenne garde ! le commérage le guette ! Fort heureusement, il est pers- picace, et vous pouvez le croire bon. Aux plus faibles et aux meilleurs, les deux vont souvent ensemble,

il réserve son appui ; sa patience et sa persistante volonté viennent à bout des activités mauvaises ; il paraît le génie tutélaire du lieu.

De l'expérience, un long acquis des hommes et des choses, une finesse de psychologue, des idées générales nourries de faits, de la simplicité, de la bonhomie et mieux de la bonté : telles sont les qualités que l'auteur,

à l'exception de l'odieux Fraisier, donne à ses juges de paix. De tels magistrats conviendraient, il faut le reconnaître, à notre démocratie ardemment désireuse d'une justice plus proche et plus paternelle. L'extension récente de la compétence des juridictions cantonales, manifestation non équivoque de cet état d'esprit, rendrait leur action plus bienfaisante encore. La ren-

264 BALZAC JURISCONSULTE ET CRLMLXALISTE

contre de l'écrivain conservateur et de nos aspira- tions populaires s'explique par un besoin incontes- table de nos sociétés modernes, par la réaction contre notre pharisaïsme judiciaire. Elle doit nous servir d'en- seignement et aboutir à un conseil fort sage : « Ne pas livrer les magistratures de canton aux seuls courtiers électoraux », car une telle pratique substituerait bientôt à l'ancien mal, un mal plus grave.

Quelques réflexions sur la Justice

On a souvent comparé Balzac à un naturaliste. Le célèbre romancier l'est à sa façon. Son amour, sa ma- nie même des descriptions, du détail précis, des classi- fications, lui méritent ce titre. Mais il est avant tout un artiste.

Le monde n'est pas mû, selon lui, par des lois ma- thématiques pures ; avec Buffon, cet autre curieux des choses de la vie, il se sépare de Descaries.

L'homme est bien, à ses yeux, une mécanique, mais cette mécanique a une âme qui agit et réagit suivant ses règles propres, saisissables par intuition seulement.

Nos hommes politiques actuels alTîchent un positi- visme absolu ; ils tiennent le monde social pour une machine compliquée, et chacun d'eux prétend en pos- séder la clef ; il croient, par un texte de loi, imprimer aux nations la direction qu'ils souhaitent, comme le

LA MAGISTRATURE 265

pilote jclte à droite ou à gauche, d'un coup de gouver- nail, le bateau qu'il conduit.

Autres sont les principes de l'auteur de la (Comédie humaine. « Les institutions, écrit-il, dépendent entière- ment des sentiments que les hommes y attachent et des grandeurs dont elles sont revêtues par la pensée » (i).

Imaginez un système extérieur de répression, si com- plet et si rigoureux soit-il, vous n'aurez encore rien fait, si vous ne le rendez respectable à la conscience. Une opposition intérieure risquera de mettre à néant la plus apparente des soumissions. Il en est surtout ainsi pour la magistrature ; le mérite de l'organisation judi- ciaire importe moins que les sentiments qu'elle inspire. u Détruisez l'institution, dit Balzac, reconstruisez-la sur d'autres bases; demandez, comme avant la Révolution, d'immenses garanties de fortune, mais croyez-y. » (2) Groyez-y aveuglément, sans discuter chacune de ses décisions : une impitoyable analyse détruit partout le respect. « Birotteau acceptait la justice pour ce qu'elle devrait être aux yeux des hommes, une représentation de la société même, une auguste exj^jression de la loi consentie, indépendante de la forme sous laquelle elle se produit. )) Cette conception pourrait être la consé- quence de l'idéal républicain librement accepté, l'au- teur indique que ce sont les fruits « d'une âme nour- rie d'idées rehgieuses » (3).

Aussi, ne veut-il pas qu'on soulève légèrement le

(1) Grandeur et décadence de César Birotteau.

(2) Splendeurs et misères des courtisanes.

(3) Grandeur et décadence de César Birotteau.

266 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

voile dont les plis solennels donnent aux choses humaines une apparence de majesté. Il approuve que, pour assurer le respect de la justice, les gouvernements s'adressent à l'imagination.

Il n'existe pas de tribunal qui n'ait son Palais, et ce Palais affecte la forme d'un temple ; pas de juge qui n'ait sa robe, sa simarre, sa toque et ses fourrures comme un prêtre. L'illusion qui en résulte est bien- faisante à ses yeux.

Si Balzac ne considère pas comme négligeable ce qui, extérieurement, peut rehausser le prestige du magistrat, il cherche aussi à grandir ses attributions. Il ne discute pas, en tout cas, leur étendue.

Son désir n'est pas d'enchaîner le juge dans des règles étroites, mais plutôt de l'affranchir de toutes entraves légales gênantes. Quand le Code lui donne des prérogatives redoutables, il ne s'alarme pas.

Il reconnaît, sans hésitation, que le pouvoir conféré par nos lois au juge d'instruction est a exorbitant >> ; il n'en prend pas ombrage cependant. Tout se résout pour lui à une question de valeur personnelle : tant vaut l'homme, semble-t-ildire, tant vaut la fonction.

Il n'aurait pas, soyez-en sûr, participe aux croisades qui ont abouti, par la loi du 8 décembre 1897, à sou- mettre le représentant de la justice à la « surveillance d'un avocat d'office n. L'idée et la chose l'eussent in-

LA MAGISTRATURE 267

digne. « Se défier de la magistrature, s'écrie-t-il, est un commencement de dissolution sociale ! »

Limiter une liberté par une autre, un droit par son opposé, une puissance par sa rivale : tel est le jeu par lequel nous prétendons maintenir l'équilibre des so- ciétés. 11 y aura peut-être des mécomptes, car les cons- tructions trop savantes risquent de chanceler à la moindre erreur de calcul. Les conceptions d'un autori- taire sont plus simples. Sans puissance, il n'existe pour Balzac aucun bien social. Le caractère du magistrat est, selon lui, le seul tempérament qu'on puisse apporter à son autorité. Comment méconnaître que cène soit la première condition de la sécurité du justiciable ? Mais elle n'est pas la seule ; il faut aussi tenir compte des faiblesses humaines, même chez les meilleurs.

* * *

Aucun procédé n'assure l'intégrité. Celui que pro- pose l'auteur de Splendeurs et misères des courtisanes est assurément inefficace :

« Aujourd'hui, dit-il, le magistrat payé comme un fonctionnaire, pauvre pour la plupart du temps, a tro- qué sa dignité d'autrefois contre une morgue qui semble intolérable à tous les égaux qu'on lui a faits ; car la morgue est une dignité qui n'a point d'appui. git le vice de l'institution actuelle. Si la France était divisée en dix ressorts, on pourrait relever la magis- trature en exigeant d'elle de grandes fortunes, ce qui devient impossible avec vingt-six ressorts. )>

268 BALZAC JUUISCO.NSULTE ET CUIMLNALISTE

Donner la fortune comme mesure de la valeur mo- rale, conslilue une singulière impertinence, démentie par les propres récits de la Comédie humaine. Qui ose- rait soutenir aujourd'hui une thèse semblable? La pra- tique de la démocratie nous a fourni un autre critère du mérite.

* *

La seule condition d'indépendance pécuniaire ne semble d'ailleurs pas sulîisante à Balzac pour mériter aux juges le respect, il y ajoute la vieillesse. M. de Granville, trouve, dans les remords causés par les désordres de sa propre existence, un idéal professionnel un peu forcé, mais qui ne manque pas de quelque majesté.

« Ah ! dit-il, les magistrats sont bien malheureux ! Tenez, ils devraient vivre séparés de toute société, comme jadis les pontifes. Le monde ne les verrait que sortant de leurs cellules à des heures fixes, graves, vieux, véné- rables, jugeant à la manière des grands prêtres dans les sociétés antiques, qui réunissaient en eux le pouvoir sacerdotal ! On ne nous trouverait que sur nos sièges... On nous voit aujourd'hui souffrant ou nous amusant comme les autres !... On nous voit dans les salons, en famille, citoyens, ayant des passions, et nous pou- vons être grotesques au lieu d'être terribles » (i).

Terrible, personne ne songe plus à l'être ; pas plus qu'il n'est aujourd'hui question de sacerdoce. Mais il y

(i) Une double Famille.

LA MAG1STHATURE 269

a, dans ces quelques lignes, un sentiment très vif de la dignité du magistrat. C'est une règle de conduite pru- dente pour lui, sinon de cacher, tout au moins d'efl'acer sa vie ; à lui seul, le monde interdit jusqu'à l'apparence d'une faute ou d'une méprise.

Hélas! trop imbu des préjugés aristocratiques, au lieu de s'attacher à la valeur morale du juge, Balzac s'en tient à une respectabilité de surface : le costume qui frappe l'imagination, la fortune qui fait préjuger l'indé- pendance, l'éloignement du monde qui laisse croire à la philosophie ou a la sainteté.

« La justice n'a été inventée que pour les pauvres »; les grands jamais n'y croiront ; elle n'est pas faite pour eux ; une illusion sufQt au peuple. Ainsi pense l'au- teur de la Comédie humaine ! 11 est loin de nos géné- reuses conceptions égalitaires, disons le mot, loin de la vraie justice.

CHAPITRE V

LES CRIMINELS

L'énergie criminelle

Les mauvaises actions abondent dans la Comédie hu- maine ; nous les avons souvent suivies devant les tribu- naux civils ; nous les verrons bientôt aboutir devant les juridictions répressives.

D'après une opinion fort répandue, Balzac aurait complètement échoué sur ce nouveau théâtre. Voici quel arrêt sévère a laissé tomber de son siège un avo- cat général :

(( De toutes les branches du droit, celle qui se prête avec le plus de flexibilité à la structure d'un roman ou d'un drame, est, sans contredit, la législation crimi- nelle, et Balzac n'était pas homme à négliger cette ressource.

Tout ce qui a été traité par Balzac, vous le retrouveriez dans la littérature moderne. Feuilletonnistes et drama-

LES CRIMINELS 37 1

turges, s'en sont emparés et le roman judiciaire au point de vue pénal, est devenu un genre si rebattu, que vous me permettrez de ne pas m'y arrêter plus longtemps. Sur ce terrain, Balzac n'a eu qu'un mérite; il a été le précurseur » (i ).

Ce n'était peut-être qu'un dédain de circonstance, une de ces sentences majestueusement avancées par les orateurs désireux de dissimuler les lacunes de leurs discours .

M. Faguet, plus précis, n'est pas moins dur : u 11 (Balzac) a raconté des histoires noires de forçats étran- ges, des associations mystérieuses et criminelles, des romans de cours d'assises qui font songer à Gaboriau. 11 a perdu la moitié de sa vie à cela. )> D'un ton bref, réminent critique conclut : « Il y a en lui un Eugène Sue, un Soulié et un mauvais élève de Ballanche. » Voici l'écrivain dépouillé même du mérite de l'inven- tion.

ïaine parle d'une autre sorte ; il ne peut retenir son admiration à l'endroit de Philippe Bridau, ce brutal et habile scélérat. M. Enrico Ferri, appelé à prononcer le nom de l'auteur de la Comédie humaine, ne fait paraître aucune mésestime de criminologue à l'égard du ro- mancier (2).

Cette divergence de vues vaut bien qu'on s'y arrête.

Impossible de ne pas accordera M. Faguet que Vau- trin est un personnage de fantaisie, hors de proportion

(1) Blondei., Du Droit et de la procédure dans Honoré de Balzac. Discours de rentrée. (3) Enrico Ferri, Les Criminels dans l'art et la littérature.

272 BALZAC JURISCONSULTE ET CRLML\ALISTE

avec toute réalité, encore qu'il y ait beaucoup à re- tenir dans son caractère. Le Parisien et Ferragus ha- bitent, sans aucun doute, le monde des cauchemars, et, heureusement pour les honnêtes gens, les associations de malfaiteurs n'ont ni la puissance, ni la profondeur de vues des Fanandels ou des Treize.

Pour quelques écarts d'une imagination en travail, naturellement portée aux extrêmes, faut-il donc con- damner une œuvre immense ou une de ses plus im- portantes parties ?

Balzac, il est vrai, a sinon ouvert, tout au moins élargi la voie au roman judiciaire ; et on doit bien re- connaître que des abus fâcheux ont justement déprécié ce genre littéraire. Mais, fait plus inattendu et plus méritoire, la psychologie de l'homme de lettres a sou- vent devancé celle des criminalistes. Que d'observations aujourd'hui classiques, informulées alors, se trouvent en germe dans ses œuvres !

*

Quelques impatiences audacieuses transgressent les dispositions des Codes qui s'opposent à leurs passions ou à leurs convoitises, mais la loi elle-même devient, dans certaines mains plus adroites que scrupuleuses, un instrument d'oppression et de torture: forfait des deux parts.

Criminels légaux et extra-légaux ne diffèrent que par la prudence. « Celui qui a estropié Juvénal, Horace et les vénérables classiques de toutes les nations, lit-on

LES ClUMINELS 278

dans le Code des gens honnêles, doit savoir que, de tout temps, l'argent a été chéri et envié avec une ardeur égale. Chacun cherche en soi même un moyen de faire une fortune hrillante et rapide parce que chacun sait qu'une fois acquise, personne ne s'en plaindra. Or, le moyen le plus commode c'est le vol, et le vol est com- mun.

)) Un marchand qui gagne cent pour cent vole ; un munitionnaire qui pour nourrir trente mille hommes à dix centimes par jour, compte les absents, gâte les farines, donne de mauvaises denrées, vole ; un autre brûle un testament ; et celui-là embrouille les comptes d'une tulelle ; celui-ci invente une tontine : il y a mille moyens que nous dévoilerons. Et le vrai moyen est de cacher le vol sous une apparence de légalité : on a hor- reur de prendre le bien d'autrui, il faut qu'il vienne de lui-même ; est tout l'art.

)) Mais les voleurs adroits sont reçus dans le monde, passent pour d'aimables gens. Si par hasard on trouve un coquin qui ait pris tout bonnement de l'or dans la caisse d'un avoué, on l'envoie aux galères, c'est un scélérat, un brigand. Mais si un procès fameux éclate, l'homme comme il faut qui a dépouillé la veuve et l'orphelin, trouvera mille avocats dévoués.

)) Que les lois soient sévères, qu'elles soient douces, le nombre des voleurs ne diminue pas . »

Le paradoxe plaisamment présenté par le jeune homme est devenu l'opinion définitive de l'écrivain mûri. Pendant vingt ans. en plein talent, l'auteur l'a développée, accolant ces deux faces du crime, burinant

374 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

leurs traits, rendant la similitude d'ensemble plus par- faite, nuançant mieux les détails.

Rien d'étonnant à cela, car, si elle paraît piquante, l'idée ne doit pas être tenue pour inexacte.

La science s'en est à son tour emparée. Au congrès de Rome, le docteur Bénédickt a dénoncé comme un malfaiteur, celui qui u se sert des formes légales comme d'un cheval de bataille pour piétiner sur les justes. ))

L'objet de la justice civile n'est pas, en effet, aussi opposé qu'on le croit généralement à celui de la justice répressive. Dans les instances ordinaires, ne découvre- t-on pas souvent les germes de la criminalité.^ Les nullités, les résiliations, les rescisions de contrats, les restitutions, les indemnités, les dommages et intérêts supposent presque toujours de volontaires mainmises sur la fortune d'autrui. Les fraudes commerciales, les conventions illicites, les captations, les détournements occultes, les dissimulations, les impôts perçus à chaque instant sur la simplicité et l'ignorance sont de vérita- bles délits impunis. Un philosophe, M. Henri Joly, en fait la remarque dans un de ses meilleurs écrits (i). Voici en quels termes s'exprime à son tour un magis- trat distingué :

« Hélas ! ces passions folles qui poussent au crime sont partout les mêmes, les termes seuls sont adoucis : ici la fraude remplace la violence, la cupidité s'appelle l'intérêt; mais l'amour des plaisirs, la soif de paraître

(i) M. Henri Joly, Le Crime.

LES CRIMINELS 276

suggèrent les mêmes inspirations que là-bas les appé- tits et les instincts. Sur combien de dossiers civils ne pourrait-on pas mettre comme épigraphe ces vers du poète :

« Grâces au ciel, nos mains ne sont pas criminelles.

« Plut aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles. » (i)

Etendant une comparaison de Benthain, il est permis de dire que la justice criminelle, la justice civile et la morale peuvent être figurées par trois cercles concentri- ques dont le second contient le premier et le troisième les deux autres.

» * *

Malgré sa tournure à dessein paradoxale, le pamphlet du jeune écrivain nous réserve d'autres enseigne- ments.

Voici l'ironique et séduisant portrait qu'il contient du malfaiteur :

« Un voleur est un homme rare ; la nature l'a conçu en enfant gâté ; elle a rassemblé sur lui toute sorte de perfections : un sang-froid imperturbable, une audace à toute épreuve, l'art de saisir l'occasion, si rapide et si lente, la prestesse, le courage, une bonne constitution, des yeux perçants, des mains agiles, une physionomie heureuse et mobile. Tous ces avantages ne sont rien pour le voleur ; ils forment cependant déjà la somme de

(i) BÉRAUD DES Glajeux, Soiivcnirs d'un Président d'assises.

276 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

talents d'un Annibal, d'un Catilina, d'un Marins, d'un César.

)) Ne faut-il pas, de plus, que le voleur connaisse les hommes, leur caractère, leurs passions; qu'il mente avec adresse, prévoie les événements, juge l'avenir, pos- sède un esprit fin, rapide ; qu'il ait la conception prompte, qu'il soit bon comédien, bon mime ; qu'il puisse saisir le ton et les manières des classes diverses de la société ; singer le commis, le banquier, le général, connaître leurs habitudes et revêtir au besoin la toge du préfet de police ou la culotte jaune du gendarme; enfin, chose inouïe, avantage qui donne la célébrité aux Homère, aux Arioste, à l'auteur tragique, au poète co- mique, ne lui faut-il pas l'imagination, la brillante, la divine imagination ? Ne doit-il pas inventer perpétuelle- ment des ressorts nouveaux ? Pour lui, être si filé c'est aller aux galères.

» Mais, si on vient à songer avec quelle tendre amitié, avec quelle paternelle sollicitude, chacun garde ce que cherche le voleur, l'argent, cet autre Protée ; si l'on voit de sang-froid comme nous le couvons, serrons, garan- tissons, dissimulons, on conviendra au moins que, s'il employait au bien les exquises perfections dont il fait ses complices, le voleur serait un être extraordinaire, et qu'il n'a tenu qu'à un fil qu'il devînt un grand homme.

» Quel est donc cet obstacle ? Ne serait-ce pas que ces. gens-là sentant en eux une grande supériorité, mais avec un penchant extrême à l'indolence, caractère ordi- naire des talents, pataugent dans la misère et y nour- rissent des haines fortes contre la société qui méprise

LES CUIMINELS

//

leur pauvreté ; n'ayant pas en eux assez de force morale pour dompter l'audace efTrénée de leur désir et leur soif de vengeance, secouent violemment leurs chaînes et leurs devoirs, et ne voient plus dans le vol qu'un prompt moyen de s'enrichir? Entre l'objet désiré avec ardeur et la possession, ils n'aperçoivent plus rien; ils se plon- gent avec délices dans le mal, s'y cantonnent, s'y habi- tuent et se font des idées énergiques, mais bizarres des conséquences de l'état social. »

L'écrivain sourit, ses pensées sont graves pourtant. 8ous le plaisant éloge de l'héroïsme du voleur, se ca- chent de sérieuses réflexions. Pour dessiner les scélérats dont foisonne son œuvre, Balzac se contentera de re- prcndie ces quelques traits. Sur ce schéma de l'espèce, il peindra les individus.

C'est, assurément, unebiensingulièremaniequed'aller chercher dans les prisons l'exemple du courage ! Le monde du crime connaît la lâcheté au moins autant que l'au- dace. Entre les malfaiteurs, toutefois, existe une ressem- blance constante : la violence de l'égoïsme et des pas- sions, leur action soudaine et décisive sur la volonté (i). Voici ce que dit à ce sujet un magistrat : « Le criminel est un liomme qui veut accommoder à ses appétits et à se?, passions les rapports qu'il lui est donné d'entretenir avec ses semblables. 11 n'a ni le courage de la lutte loyale, ni celui de la patience. Il ne voudrait ni souffrir en se privant, ni souffrir en agissant » (2). L'auteur du

(i) Henri Joly, Le Crime.

(■2) PuOAi-, Le Crime et la peine.

16

278 BALZAC JURISCO>SULTE ET GRIMINALISTE

Code des gens honnêtes note avec exactitude cette inapti- tude pour l'effort continu, cette fièvre du désir, cette impatience de sa brusque satisfaction.

MM. Henri Joly et Louis Proal déclarent, il est vrai, que (( ce mélange d'emportement et de passion » (i) est le propre des faibles, tandis que le romancier voit en lui l'indice d'une énergie particulière. D'accord sur les faits, leurs conclusions diffèrent. Pour ces deux philosophes, disciples plus ou moins directs de Rant, la volonté ne se manifeste que par l'obéissance à la raison et à la loi morale. La puissance du mal, si grande pourtant que l'imagination des peuples l'a personnifiée en Satan et parfois opposée victorieusement à Dieu, compte pour rien dans leur système.

A qui des criminalistes ou du littérateur faut-il donner raison ?

S'il suffisait, pour les départager, d'une autorité, si haute fut-elle, peut-être ce passage de M. Th. Ribot serait-il décisif ? « Je crois inutile de mon- trer, écrit ce penseur, que tous les sentiments qui produisent un arrêt, crainte ou respect des person- nes, des lois, des usages, de Dieu, ont été à l'ori- gine des états dépressifs qui tendent à diminuer fac- tion » (2).

De la part d'un homme dont chaque mot repose d'ha- bitude sur un fait observé, une airirmation si nette est au moins grave. Comment méconnaître, en effet, que

(i) Henri Joly, Le Crime.

(2) Tli. Ribot, Les Maladies delà volonté.

LES CRIMINELS 279

la violence de l'appélit augmente naturellement la tension de la volonté ?

Le désir est-il un instant contenu, il est déjà diminué. Derrière ce vitrage, des pièces d'or, complaisamment étalées par quelque changeur, sourient tentatrices aux malheureux qui passent. Deux hommes s'arrêtent et re- gardent. Celte petite fortune représente, pour le premier, la joie et le bonheur du foyer. La pensée lui vient de s'emparer de ce trésor. Déjà, il étend le l)ras, mais il le retire: la morale qu'on lui enseigna, la religion, le sen- timent de l'honneur, la crainte de la prison l'arrêtent. La tentation aboutit seulement à un geste vague. D'un coup de poing, le second brise le verre, saisit l'or et s'enfuit : morale, religion, société, sont impuissantes à le retenir ; vm désir effréné de débauche, une cupidité aiguë le poussent à l'action. Qui des deux montre le plus d'énergie ? Assurément le voleur. L'honnête homme, demain, aura beau se remettre à l'œuvre, peiner à la tâche, user ses muscles à un travail continu et patient, ses efforts méritoires ne feront pas oublier la brutalité soudaine et farouche du malfaiteur, saoul à cette heure d'alcool et d'amour.

Comment ne pas voir une sorte de volonté fulgurante dans cette résolution, parfois singulièrement lucide, de braver la société dans sa morale, dans ses sentiments, dans ses croyances, dans ses lois? Désirs et passions stimulent le vouloir des criminels au point de stupéfier les honnêtes gens.

Cette impulsivité a été fort bien marquée dans le Code des gens honnêtes. La phrase du pamplilct se précipite

280 BALZAC JURISCONSULTE ET GRIMINALISTE

et s'essouffle à suivre la rapidité du coup d'œil qui per- çoit, la promptitude du cerveau qui combine, l'adresse des mains qui exécutent.

î]mettre, cinquante ans à l'avance, sur l'énergie cri- minelle, une théorie acceptée à la fin de ce siècle par un philosophe tel que M. Ribot, contestée sans doute, mais en tout cas fort défendable ; résumer, en quelques mots humoristiques mais heureux, la nature exceptionnelle des voleurs: tels sont déjà les mérites du jeune écrivain. L'étrange serait qu'arrivé à maturité, il se fut complè- tement abusé il semblait devoir si bien réussir.

II

Vautrin. Philosophie des criiuiuels. Le crime et le ^énie

La part du crime serait déjà considérable dans l'œu- vre de Balzac s'il n'y existait que le seul Vautrin. Ce fan- tastique personnage unit entre eux plusieurs épisodes de la Comédie humaine. Obsédé par sa propre concep- tion, l'auteur l'a portée au théâtre et incarnée en Fre- derick Lemaître. Un dessinateur qui reviendrait si sou- vent sur la même image, risquerait fort de l'empàtcr. Une circonstance particulière augmentait ici le danger.

Les écrivains, seraient-ils réalistes, ne peuvent s'em- pêcher d'introduire dans leurs récits des héros de con- vention chargés do développer une thèse liardio. mio

LES CRIMINELS 28 I

opinion pliisophique oiilrancicre, une vue personnelle du monde, de donner la vie à une idée générale. Tel était assurément, tout d'aljoid, le rôle de Vautrin, symbole du crime, placé, à dessein, à coté d'une lamen- table victime de l'alTection paternelle et de la charmante jeunesse de la maison Yauquer, pour souiller de son haleine empestée les plus nobles enthousiasmes, les plus touchantes illusions. ( i )

Il n'avait donc qu'une utilité d'antithèse, et devait dis- paraître, était-on fondé à croire, avec la situation qui avait déterminé son entrée en scène.

Pourtant, sans crainte des redites, Balzac confie à Vautrin, dans Illusions perdues, un rôle identique au précédent ; puis, construisant sur sa propre allé- gorie, il fait de cet être imaginaire, inventé pour don- ner du relief à sa pensée, le personnage principal de Splendeurs et Misères des courtisanes et de la dernière Incarnation ; il n'hésite pas à le porter au théâtre.

Ce singulier forçat n'a pas manqué de sembler irréel à la critique. M. Faguet le met au premier rang des ca- ractères factices imaginés par le romancier (2). M. de Ponlmartin s'exprime à son sujet, le sourire aux lèvres : « Vautrin, écrit-il, est le mysticisme du crime, c'est-à- dire le côté superbe et fanfaron par le crime s'efforce de se dérober à sa bassesse pour se parer d'un faux héroïsme et tomber en gladiateur devant un public ému de sa fatale grandeur n (3).

(i) Le Père Goriot.

(3) Faglet, Etude sur Fialzac.

(3) DE PoNTMARTi\-, Causerii'S du samedi.

16.

282 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Ce trop romantique assemblage heurtait, à n'en pas douter, le bon sens des spectateurs acharnés à siffler Frederick Lemaître. l'auteur croyait intéresser et passionner, en projetant, à travers un récit d'imagi- nation, des lueurs sinistres mais profondes, les audi- teurs ne trouvaient qu'insupportable paradoxe. La pen- sée de Balzac était éclairée par l'atroce incendie de toutes les choses que l'humanité vénère ; cette tragi- que lumière donnait pour lui aux objets et aux êtres, les dimensions de l'épopée. Le parterre, qui ne voyait pas avec les yeux de l'écrivain, riait ; puis, ne compre- nant pas, se fâchait. On avait paru lui montrer la lan- terne magique, et la fantasmagorie gigantesque de ce jeu l'avait un instant amusé, mais la j^laisanterie finissait mal à son gré.

Bien des responsabilités sont engagées dans ce reten- tissant échec.

Les spectateurs consentent rarement à réfléchir au théâtre ; ils ne supportent surtout pas une humeur mo- rose qui menace leur quiétude. La philosophie pessi- miste, qu'on tolérait chez le romancier, indisposa chez le dramaturge. De son côté, Frederick Lemaître renou- vela, hors de propos, les excentricités qui lui avaient réussi dans l'Auberge des Adrets ; il accentua le gro tesque de son uniforme de général mexicain, coiffa un chapeau de plumes blanches surmonté en panache d'un oiseau de paradis, revêtit un habit bleu de ciel, passa un pantalon blanc, ceignit son corps d'une écharpe aurore, laissa traîner à ses côtés un immense sabre de panoplie ; chose j^lus grave, il tenta de faire

LES CRIMINELS 283

retomber ce grotesque volontaire sur la personne de Louis-Philippe en ornant sa tête du légendaire toupet.

Balzac n'avait-îl pas manqué lui-même au goût, ce tact artistique qui donne aux choses des proportions justes? N'avait-il pas adopté une thèse extrême, sans se soucier des conventions sociales, des préjugés qui veulent être ménagés comme les consciences et les es- prits mal assurés ?

Enfin, la première condition de réussite au théâtre, c'est la vie ; il faut que l'illusion reste aussi proche que possible de la réalité ou bien l'artifice apparaît comme les fils dans un spectacle de marionnettes. Or, Vautrin n'existe pas ; il est tour à tour trop infâme et trop grand, trop noble et trop trivial, trop philosophe et trop peuple.

Nous le retrouverons tel dans les romans.

Certains dessinateurs se contentent de quelques traits empruntés au monde réel. Regardez leurs œuvres, elles ressemblent à l'original et en différent à la fois. Il n'y a pas juxtaposition de l'art à la nature.

D'autres imposent à leurs modèles des séances inter- minables. Il ne leur suffit pas de reproduire les carac- tères essentiels, l'attitude, la couleui- ; leurs crayons s'obstinent à copier chaque ligne, les défauts comme les lumières, c'est le travail patient du mouleur qui dispose également sa pâle pour n'omettre rien.

Les uns ont répandu la vie sur le papier à grand jets d'enthousiasme et de volonté ; les autres l'y ont incor-

284 BALZAC JURISCONSULTE ET CIUMINALISTE

porée à petits coups répétés, obstinés ; mais ils l'y ont si bien imprimée qu'elle semble à i:>résent jaillir de l'œuvre même. Balzac emploie l'une etl'autre méthodes.

Le voyez-vous tourner autour d'un de ses personna- ges, et comme un employé de police ou de greffe libel- lant un signalement, le décrire patiemment, s'arrêter aux particularités les plus insignifiantes, procéder à l'inventaire de ses vêtements, reproduire jusqu'à ses moindres gestes, continuez votre lecture, vous aurez plaisir et profit. Vous suivrez le héros dans sa demeure, que vous verrez exactement. S'il est provincial, sa petite ville vous sera bientôt familière ; vous enfonce- rez à votre tour dans le lourd ennui il croupit. La lecture pourtant n'aura pas cessé de vous plaire. Vous éprouverez toutes les joies et parfois toutes les tristes- ses d'un voyageur curieux et attentif.

Procède-t-il autrement, prenez garde ! Son imagi- nation vous emportera bien vite dans le monde des rêves ou des cauchemars ; elle vous ouvrira le ciel devant Séraphita ou les enfers devant Vautrin ; vous visi- terez des pays aux contours vagues que l'on ne voit qu'en songe.

Balzac criminaliste ! X ces mots, la pensée évoque aussitôt des descriptions exactes d'anatomiste, des signes notés à la façon précise et subtile de La vater, lignominie marquée sur le visage par des stigmates infamants, l'anthropologie pressentie un demi-siècle avant que ne soient formulées ses lois. Rien de cela pourtant. Seul peut-être de tous les portraits de /a Comédie humaine^ celui de Vautrin est dépourvu d'intérêt. Les mains, ces

LES CRIMINELS 285

mains elles-mêmes qui, pour Balzac, décèlent ordinai- rement tant de choses ! n'indi([uent chez le forçat qu'une puissance brutale.

Dans les quatre ou cinq volumes Vautrin apparaît, vous chercheriez en vain de lui un croquis quelque peu net. Sa poitrine velue, ses muscles gros et courts qui rappellent ceux de l'Hercule Farnèse, la puissance de volonté qui s'échappe de son regard, constituent des traits généraux, formulés presque en termes abstraits, insusceptibles de déterminer une individualité.

Sans doute, dites-vous, l'écrivain s'est mieux appli- qué à la psychologie du personnage ; il a soigneuse- ment étudié la naissance de la pensée coupable, scru- puleusement indiqué ses progrés. Pas davantage. Quand le malfaiteur nous est présenté, il est déjà tel. Une note de police d'un laconisme suspect nous ren- seigne seule sur son passé. Elevé par sa tante, une marchande à la toilette, procureuse à l'occasion, an- cienne maîtresse de Marat,puis d'un bandit de droit com- mun, il a grandi dans le mal. Placé chez un banquier, dès sa sortie du collège, un faux lui a valu une pre- mière peine. Fautes et condamnations se sont, depuis lors, succédé, si bien qu'on le surnomme à présent le (( Napoléon du bagne ».

Contrairement à sa coutume, Balzac, loin de procé- der des faits, a mis en scène une abstraction ; il a rai- sonné ensuite sur clic à la façon des métaphysiciens. Cette partie de son œuvre constitue de la littérature à priori.

Ah ! s'il s'agissait d'un personnage réel, l'écrivain

286 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

suivrait patiemment la marche de son héros ; les évé- nements sortiraient des caractères et des circonstances, mais un symbole exige moins de ménagements. Plus souple, il se développe au cours du récit et quelles que soient les aventures. Inutile de se mettre le cerveau à mal pour trouver l'intrigue. A nous, les récits faciles, les péripéties imprévues, les scènes d'horreur qui se- couent les nerfs et attirent le gros public ! Des filles, des magistrats, des gendarmes, des débauches, des crimes, voilà de quoi ébranler les imaginations un peu lourdes, éveiller les curiosités malsaines ! N'ayons pas de scrupules excessifs : les esprits délicats savent par- tout trouver leur bien., Ne l'ont-ils pas découvert jus- que dans les grossièretés de Rabelais ?

Tenter, puis retenir les bons et les mauvais lecteurs, toujours les plus nombreux, quel rêve pour un auteur succombant sous le poids de la dette !

* *

Dans une pension bourgeoise du quartier latin, la maison Vauquer, vivent quelques étudiants, parmi eux, Eugène de Rastignac. A table, les jeunes gens trouvent des commensaux d'un autre âge : le père Go- riot, commerçant retiré des affaires, silencieux, abêti, et un énigmatique personnage, philosophe cynique et cependant bon enfant, qui égayé ou scandalise les con- vives par ses propos. Sa force, son entrain, la bru- talité de sa parole lui valent l'admiration secrète des femmes. 11 a nom Vautrin.

LES CRIMINELS 287

L'étudiant en droit fait ses premiers pas dans le monde. Il rencontre au bal deux charmantes fem- mes, M"^ de Restaud et M'"" de Nucingen. Quelle n'est pas sa surprise ! Ces élégantes parisiennes sont les filles du bonhomme Goriot. Le malheureux père s'est dépouillé pour les marier brillamment, et les deux coquettes, toujours à court d'argent, arrachent au vieillard trop faible ses dernières ressources. L'infor- tuné en est réduit à une mansarde et à l'ordinaire de « maman Vauquer n ; bientôt, les cruelles, de leurs petits pieds obstinés, le pousseront sournoisement dans la tombe .

Le spectacle de cet égoïsme féroce fane les illu- sions du jeune homme. Vautrin intervient à point pour troubler plus encore l'étudiant. Sous une hypocrisie de surface, affirme le tentateur, le crime est partout. Rastignac veut-il s'enrichir, la chose est facile. Il lui suf- fira de courtiser Victorine Taillefer qui, d'ailleurs, l'aime déjà. Fille d'un riche banquier, réduite par son père à une existence misérable, enterrée vivante dans cet hôtel de propreté et de moralité douteuses, Victorine doit mourir au monde pour que son frère recueille un jour le patrimoine entier de la famille. Un condottiere com- plaisant provoquera et tuera l'héritier préféré.

Eugène repousse cette fortune tachée de sang, mais retient l'enseignement. La police intervient trop tard. Le meurtre est déjà commis, l'âme du jeune homme souillée par une complicité refusée du bout des lèvres et acceptée au fond du cœur. Les leçons de ce singulier précepteur, forçat évadé, chef et trésorier d'une associa-

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Pour oondnire les hommes, la contrainte est S'Dvtc hasardeuse, le magnétisme très hTpoIhétiqiie ; les sons valent mieux. A'aotrin n'en manque pas : il poss sède la brutale philosophie dn mal et l'exprime md©^ ment.

Sa doctrine repose sur un véritable mhihsme moral : la souveraineté des désirs, des passions, de la sympa- thie et des haines. Voici sa hautaine et cvnique derise : « Que suis-je ? Vautrin. Que fais-je? Ce qui me plaît. »

Peu lui importent les moyens : « 11 est bon de vous apprendre que je me soucie de tuer un homme

ai

WêêêêM

LES CRIMINELS

289

comme de ça ! dit-il en lançant un jet de salive. ))

C'est le ton et le geste de la crapule.

Vautrin cependant se proclame artiste ; il se com- pare aACC fatuité à Ben venu to Gellini. L'orgueil tend puissamment les ressorts de sa forte nature. « N'est-ce pas, s'écrie-t-il, une belle partie à jouer que d'être seul contre tous les hommes eC d'avoir la chance ? »

Une âme ordinaire ne saurait assurément atteindre à cette audace. M. P. Fiat va jusqu'à concéder à ce bandit la qualité de poète, mais d'un poète qui s'appliquerait au réel. 11 en fait un génie à la façon de ce manieur d'hommes, Napoléon, auquel Balzac compare son triste héros. Si on peut contester à Vautrin le beau titre d'ar- tiste, son fils naturel, le comte de Sallenauve, le reven- diquera justement avec fierté. Il y a quelque phé- nomène secret et volontairement indiqué d'hérédité.

Une sorte d'intuition, bien proche en effet de celle

du talent, révèle à cet être singulier les combinaisons

f secrètes des intérêts et des passions. Il s'amuse à ce

spectacle, comme il rit des sentiments involontaires que

lui laisse voir le cœur de cristal de son interlocuteur.

Sa voix familière semble intérieure à qui l'écoute : !>son langage est celui de notre égoïsme caché.

La rondeur de sa parole déconcerte l'étudiant. Voici, en quels termes, il dépeint au jeune homme un avenir d'honnêteté : a Nous avons une faim de loup, nos quenottes sont incisives, comment nous y pren- drons-nous pour approvisionner la marmite? Nous 'avons, d'abord, le Code à manger, ce n'est pas amusant [et ça n'apprend rien !

17

288 BALZA.G JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

tion formidable, ont porté leurs fruits ; moins violent que son maître, l'élève dissimulera mieux, observera la légalité, voilà tout.

A quelle séduction puissante succombe donc secrète- ment Rastignac et cédera ouvertement Lucien de Ru- bempré ?

Une énergie prenante paralyse la volonté et engourdit la conscience au contact de Vautrin. Rastignac se tait, proteste même ; il n'en est pas moins gagné par le malfaiteur. Yeut-il fuir, un seul regard rend ses jam- bes inertes. Veut-il frapper le scélérat, une main de fer saisit son bras et le rend immobile.

Force et magnétisme, telles semblent être pour l'écri- vain les qualités propres du crime. 11 importe de lais- ser à Mesmer et aux sciences occultes ce que Balzac leur empruntait imprudemment, mais il reste la part de résolution prompte, d'impulsivité farouche que le Code des gens honnêtes attribuait au voleur avec plus de mesure et de justesse.

Pour conduire les hommes, la contrainte est souvent hasardeuse, le magnétisme très hypothétique ; les rai- sons valent mieux. Vautrin n'en manque pas ; ilj^os- sède la brutale philosophie du mal et l'exprime rude- ment.

Sa doctrine repose sur un véritable nihilisme moral : la souveraineté des désirs, des passions, de la sympa- thie et des haines. Voici sa hautaine et cynique devise : « Que suis-je ? Vautrin. Que fais-jc? Ce qui me plaît. »

Peu lui importent les moyens : u 11 est bon de vous apprendre que je me soucie de tuer un homme

I,ES CRIMINELS 289

comme de ça ! dit-il en lançaiil un jet de salive. ))

C'est le ton et le geste de la crapule.

Vautrin cependant se proclame artiste ; il se com- pare avec fatuité à Benvenuto Gellini. L'orgueil tend puissamment les ressorts de sa forte nature. « N'est-ce pas, s'écrie-t-il, une belle partie à jouer que d'être seul contre tous les hommes eC d'avoir la chance ? »

Une âme ordinaire ne saurait assurément atteindre à cette audace. M. P. Fiat va jusqu'à concéder à ce bandit la qualité de poète, mais d'un poète qui s'appliquerait au réel. 11 en fait un génie à la façon de ce manieur d'hommes, Napoléon, auquel Balzac compare son triste héros. Si on peut contester à Vautrin le beau titre d'ar- tiste, son fils naturel, le comte de Sallenauve, le reven- diquera justement avec fierté. Il y a quelque phé- nomène secret et volontairement indiqué d'hérédité.

Une sorte d'intuition, bien proche en effet de celle du talent, révèle à cet être singulier les combinaisons secrètes des intérêts et des passions. 11 s'amuse à ce spectacle, comme il rit des sentiments involontaires que lui laisse voir le cœur de cristal de son interlocuteur.

Sa voix familière semble intérieure à qui l'écoute : son langage est celui de notre égoïsme caché.

La rondeur de sa parole déconcerte l'étudiant. Voici, en quels termes, il dépeint au jeune homme un avenir d'honnêteté : « Nous avons une faim de loup, nos quenottes sont incisives, comment nous y pren- drons-nous pour approvisionner la marmite ? Nous avons, d'abord, le Gode à manger, ce n'est pas amusant et ça n'apprend rien !

17

290 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

)) Mais il le faut, soit. Nous nous faisons avocat pour devenir président d'une cour d'assises, envoyer les pauvres diables qui valent mieux que nous avec T. F. sur l'épaule, afin de prouver aux riches qu'ils peuvent dormir tranquillement. Ce n'est pas drôle et puis c'est long. D'abord deux années à droguer à Paris, à regar- der, sans y toucher, les nanans dont nous sommes

friands Admettons que vous soyez sage, que vous

buviez du lait et que vous fassiez des élégies, il faudra, généreux comme vous l'êtes, commencer, après bien des ennuis et des privations à rendre un chien enragé, par devenir le substitut de quelque drôle, dans un trou de ville le gouvernement vous jettera mille francs d'appointements, comme on jette une soupe à un do- gue de boucher. Aboie après les voleurs, plaide pour les gens riches, fais guillotiner les gens de cœur. Bien obligé ! Si vous n'avez pas de protections, vous pourri- rez dans votre tribunal de province. Vers trente ans, vous serez juge à douze cents francs par an, si vous n'avez pas encore jeté la robe aux orties. Quand vous aurez atteint la quarantaine, vous épouserez quelque fille de meunier, riche d'environ six mille de rente. Merci. Ayez des protections, vous serez procureur du roi à trente ans, avec mille écus d'appointements, et vous épouserez la fille du maire. Si vous faites quel- ques-unes de ces bassesses politiques, comme de lire sur un bulletin Villèle au lieu de Manuel, (ça rime, ça met la conscience en repos), vous serez, à quarante ans, procureur général et pourrez devenir député. Re- marquez, mon cher enfant, que nous aurons fait des

LES GHIMINELS 39 I

accrocs à notre petite conscience, que nous aurons eu vingt ans d'ennuis, et que nos sœurs auront coiffé Sainte-Catherine. J'ai Thonncur de vous faire observer de plus, qu'il n'y a que vingt procureurs généraux en France, et que vous êtes vingt mille aspirants au grade, parmi lesquels il se rencontre des farceurs qui ven- draient leur famille po\u- monter d'un cran. )>

Cette mordante satire de la magistrature n'est pas dépourvue de piquant dans la bouche d'un forçat en rupture de ban. Le barreau ne trouve pas grâce devant cet acerbe critique, u Le baron de Rastignac veut-il être avocat ? Oh ! joli. 11 faut pâlir pendant dix ans, dépenser mille francs par mois, avoir une bibliothèque, un cabinet, aller dans le monde, baiser la robe d'un avoué pour avoir des causes, balayer le Palais avec sa langue. Si ce métier vous menait à bien, je ne dirais pas non ; mais trouvez-moi dans Paris cinq avocats qui, à cinquante ans, gagnent plus de cinquante mille francs par an ! Bah ! plutôt que de m'amoindrir ainsi l'âme, j'aimerais mieux me faire corsaire. »

Ce révolté prêche la lutte sans pitié, comme d'autres vantent la paix. Ce n'est plus la théorie de la concur- rence vitale, mais celle du combat sans merci pour par- venir. (( Savez-vous comment on fait son chemin? dit- il à Rastignac. Par l'éclat du génie ou par la sagesse de la corruption. Il faut entrer dans cette masse d'hom- mes comme un boulet de canon, ou s'y glisser comme une peste. ..

)) Que croyez-vous que soit l'honnête homme? A Paris, l'honnête homme est celui qui se tait ou refuse de par-

292 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

tager. Je ne parle pas de ces pauvres ilotes qui partout font la besogne sans jamais être récompensés de leurs travaux et que je nomme la confrérie des savates du bon Dieu. Certes, est la vertu dans toute la fleur de sa bêtise, mais est la misère. Je vois d'ici la grimace de ces braves gens, si Dieu nous faisait la mauvaise plaisanterie de s'absenter du jugement dernier. » L'o- rateur se résume en ces termes : il n'y a pas de prin- cipes, il n'y aque des événements ; (( il n'y a pas de lois, il n'y a que des circonstances. L'homme supérieur épouse les événements et les circonstances pour les conduire ».

Vautrin juge le monde ainsi, et, comme il est absolu en morale, son horreur de l'hypocrisie, la violence de ses désirs le jettent en marge de la société. Ecoutons-le encore :

(( La vertu, mon cher étudiant, ne se scinde pas : elle est ou n'est pas

» Pourquoi deux mois de prison au dandy qui, dans une nuit, ôte à une enfant la moitié de sa fortune, et pourquoi le bagne au pauvre diable qui vole un billet de mille francs avec les circonstances aggravantes ? Voilà vos lois. Il n'y a pas un article qui n'arrive à l'ab- surde. L'homme en gants et à paroles jaunes (?) a com- mis des assassinats l'on ne verse pas de sang, mais oii l'on en donne (?) ; l'assassin a ouvert une porte avec un monseigneur : deux choses nocturnes (?) !. Entre ce que je vous propose et ce que vous ferez un jour, il n'y a que le sang en moins. Vous croyez à quelque chose de fixe dans ce monde-là ! Méprisez donc les hommes

LES CRIMINELS 298

et voyez les mailles par l'on peut passer à travers le réseau du Code. Le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce (piil a été proprement fait ».

Le pacte repoussé par Rastignac, Lucien de Uubem- pré l'accepte (i).

Le discours de l'abbé Carlos Herrera, diplomate Es- pagnol et nouvelle incarnation du bandit, ne diffère que par la forme de celui de Vautrin (2). Nous retrou- vons la même hypocrisie dénoncée sous la légalité, la même impatience à supporter lepharisaïsme mondain, la vertu tenue pour une duperie, la passion et l'intérêt exaltés comme les seules forces vives et grandes de riiomme ; le ton est simplement haussé. La brutale théorie de l'égoïsme prend les apparences d'une philo- sophie désabusée. Au lieu d'être empruntés à la trivia- lité de la vie bourgeoise, les arguments et les exemples sont pris dans ce fond d'anecdotes, pour nous le re- vers, mais pour les chancelleries mieux ou autrement informées, le vrai côté de l'histoire et do la politique.

C'est là, dites-vous, une doctrine secrète, bonne tout au plus à être hasardée dans un colloque de com- plices. Un reste de pudeur empêcherait A autrin de la produire publiquement. Détrompez-vous. Une seule chose l'arrête : la crainte du gendarme. La police a-t- elle posé sa dure main sur lui, il devient aussitôt une imité de ce peuple « sauvage, logicpie, brutal et souple » (des criminels), un poème infernal se peignent tous

(i) Illusion!^ iH'nlucs. (:?) Ulusions perdues.

294 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

les sentiments humains, moins un seul, celui du re- pentir ». (( Son regard est celui de l'archange déchu ». Son mépris de l'humanité se double de vanité, a II y a du bon là, dit-il en se frappant le cœur ; je n'ai jamais trahi personne ». Puis, devant l'horreur qu'il inspire : (( Etes vous bêtes, vous autres ! n'avez-vous jamais vu de forçats? Un forçat de la trempe de Collin, ici pré- sent, est un homme moins lâche que les autres, et qui proteste contre les profondes déceptions du contrat so- cial, comme dit Jean-Jacques, dont je me glorifie d'être l'élève. Enfin, je suis seul contre le gouvernement avec son tas de tribunaux, de gendarmes, de budgets, et je les roule ».

Pour être exprimée avec trop d'ampleur, cette philo- sophie du bagne n'est pas absolument irréelle : chaque criminel la porte en lui, plus ou moins complète et plus ou moins consciente.

Les directeurs de prison proclament que les détenus, à l'exemple de Vautrin, se montrent à la fois absolus en morale et sensibles à la moindre inégalité de traite- ment. Le bon ordre dans les établissements péniten- tiaires dépend bien souvent d'une rigoureuse impartia- lité.

(( L'homme est un dieu tléclni qui se soinienl des cieux. »

Cette pensée du poète s'applique même au malfaiteur. La susceptibilité excessive des hôtes des maisons cen- trales, leur rigorisme égalitaire, s'ils révèlent une con- science mécontente d'elle-même et une humeur envieuse inquiétante, supposent aussi un réel besoin de justice

LES CUIMlNEr.S 296

rendu très irritable par la honte de la déchéance en- courue. Dostoïevsky raconte, dans ses Souvenirs de la Maison des morts, comment un de ses plus redoutables co-détenus condamna à mort un des surveillants qui l'avait, croyait-il, injustement puni, et comment le misérable faillit exécuter sa sauvage sentence. Encore que Victor Hugo ait à tort grandi Claude Gueux, j)eut-etre son gardien avait-il blessé en lui le sentiment de celte équité terrible et mal éclairée du bagne.

Egoïstes el pourtant fanfarons de générosité, confus de la réprobation dont ils souffrent et cependant (( enVoyablement vaniteux >», méprisants et susceptibles, les condamnés s'essayent à censurer le monde qui les rejette. Voici en quels termes, s'exprime M. Tarde :

« Est-ce que le vice et le crime n'impliquent pas, comme toute autre conduite, à un moindre degré, c'est possible, une certaine théorie de la vie, sinon de l'uni- vers inoculée au malfaiteur? Celui-ci, même lorsqu'il est superstitieux, comme en Italie, a son positivisme et son pessimisme à lui, très anciens, et qui, pour n'a- voir rien de scientifique, ne sont que trop logiques ; il ne croit qu'à l'argent, aux plaisirs des sens, à la force; il ne pratique pas seulement, // professe le droit au meurtre et au vol comme d'autres le droit au travail et n'a pas attendu l)ar\Nin pour se représenter la vie comme une guerre l'extermination alterne avec le pillage. ))

S'il fallait en croire le romancier et le philosophe, les malfaiteurs constitueraient une vraie secte philoso- phique, avec ses préceptes de conduite, sa conception

296 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMLNALISTE

de l'homme et du monde. Balzac, par sa tendance à créer des types et à tout grossir, M. Tarde, par cette fatale nécessité qui oblige l'écrivain à forcer sa pensée pour la faire saillir en relief, ont exagéré ou déformé la vérité.

Les anarchistes font, il est vrai, retentir les voûtes de nos cours d'assises par l'exposé de leurs systèmes ; et il est possible que si quelques scélérats couvrent leurs attentats de ces néfastes opinions, c'est qu'elles paraissent les autoriser. En réalité, peu d'accusés se montrent capables d'atteindre aux idées générales ; on ne les voit pas se réclamer de Rousseau comme Vau- trin ou professer le droit au meurtre, au vol et à la vengeance. Ils ne s'attaquent ouvertement ni à la mo- rale courante, ni même à la religion. M. Tarde cons- tate, — nous venons de le voir, qu'il se rencontre en Italie des bandits superstitieux ; M. Paul Bourget a observé, de son côté, l'exemple de ce condamné des Etats-Unis qui, n'ayant jamais cessé de croire, se re- commandait à Dieu sur le gibet. 11 est probable que la même prière sortait, au Moyen-Age, avec une ferveur naïve, des lèvres bleuies et tremljlantes des truands voués à être pendus. Villon n"alliait-il pas à ses mau- vaises actions la pureté de sa foi chrétienne ?

Si elle ne va pas jusqu'à constituer un corps de doctrines, l'habitude de céder à leurs passions et à leurs désirs étouffe chez les criminels tout sentiment de dé- sintéressement et de pitié. L'ébranlement causé par l'accomplissement d'un forfait fausse la conscience de son auteur; il aboutit en lui à une anirnialion pratique.

LES CRIMINELS 297

sorte d'impératif catégorique ; une logique secrète s'applique à ce premier postulat et en tire, à la longue, pour chaque espèce, des conséquences appropriées.

C'est pourquoi, il est impossible, tout au moins im- prudent, de ramener à un faisceau de règles abstraites la conduite habituelle et les pensées des malfaiteurs. Leur empirisme coutumier ne comporte pas de géné- ralisation.

Veut-il atteindre à la vérité, le romancier doit aban- donner pour les scélérats toute prétention aux idées gé- nérales, les montrer non pas dissertant, mais agissant, mus par un ressort unique, l'égoïsme. Balzac a pro- cédé ainsi à l'égard de Taillcfer, Philippe Bridau, Biard, Minoret Lcvrault, et ses études approchent du chef-d'œuvre.

Un observateur du plus grand mérite, qui a passé plu- sieurs années au bagne, réduit les propos tenus autour de lui à un double mouvement de colère et d'amour propre : a Le criminel qui s'est révolté contre la société la hait et s'estime toujours dans son droit ; la société a tort, lui non. N'a-t-il pas subi sa condamnation ? Aussi est-il absous, acquitté à ses propres yeux))(i). En ces quelques mots, se résume cette prétendue philo- sophie. Une psychologie rudimentaire convient à ces na- tures farouches, logiques et brutales.

C'était, d'ailleurs, l'opinion de Balzac lui-même lors- qu'il écrivait plus simplement dans le Code des gens hon- nêtes en parlant des voleurs : u Ils se plongent avec dé-

(i) DosTOÏEVSRY, Souvenirs de la maison des morts.

17.

298 BA.LZAG JURISCONSULTE ET GRIMINALISTE

lices dans le mal, s'y établissent, s'y cantonnent, s'y habituent et se font des idées énergiques, mais bi- zarres des conséquences de l'état social ».

C'est à elle qu'il reviendra en écrivant l'Auberge rouge, les Marana, la Rabouilleuse.

Le malfaiteur s'enorgueillit de lutter seul contre toutes les forces sociales ; il se croit, à l'exemple de Vautrin, le paladin de quelque infernale chevalerie. Balzac a outré ce sentiment au point de le revêtir d'une fausse grandeur. Le réprouvé devient chez lui un être supérieur. Le Code des gens honnêtes con- tient déjà cet aphorisme : « 11 n'a tenu qu'à un fd que le voleur devînt un grand homme. » A propos de Jac- ques Gollin, Fauteur de la Comédie humaine emploie l'expression de génie. Ailleurs, il s'apitoie sur « les grands hommes manques que la société marque d'a- vance au fer chaud, en les appelant des mauvais su- jets )) (i). 11 hasarde, en parlant de deux gredins, dont l'un va jusqu'à l'assassinat, cette étrange théorie phy- siologique : (( Tous deux étaient doués de cette organi- sation fébrile, à demi-féminine, également forte pour le bien et pour le mal ; mais dont il peut émaner, sui- vant le caprice de ces différents tempéraments, un crime aussi bien qu'une action généreuse, un acte de grandeur d'âme ou une lâcheté. Leur sort dépend à

(i) Les Marana.

LES CRIMINELS QQQ

tout moment de la pression plus ou moins vive pro- duite sur leur appareil nerveux, par des passions vio- lentes et fugitives » (i). Les Treize sont « des criminels sans doute, mais certainement remarquables par quel- ques-unes des qualités qui font les grands hom- mes » ( 2 ) .

Le crime proche parent du génie ! Aventureuse as- sertion d'une intelligence en travail, portée par son exaltation hors de toute mesure !

Mais de la psychologie brutale des criminels, faire sortir celle des hommes d'Etat, n'est-ce pas, semble-t-il, l'insupportable gageure d'un esprit enclin à l'étrange ? Balzac l'a tenue. 11 est, d'ailleurs, incontestable qu'une telle opinion était l'aboutissement logique de ses idées générales, non un paradoxe inconsidérément jeté au cours de quelques récits d'imagination.

L'intérêt et les passions, mobiles exclusifs des ac- tions, la force partout admirée, la vertu souvent méca- nique, presque toujours dupe : tel est le spectable que nous offre la Comédie humaine. Leur puissance seule donne un rang de préférence aux égoïsmes diver- gents.

Pour conduire les sociétés ainsi faites, deux procédés sont seuls possibles : la contrainte ou la ruse. Le gou- vernement atteint son but par les mêmes voies que le crime. L'ambitieux est le frère éclairé du malfaiteur. Us ont tous deux la même vision pessimiste et

(i) Les Marana.

(a) Histoire des Treize.

30O BALZAC JUIllSGONSULTE ET CRIMINA LISTE

juste du monde, la même audace de pensée et la même absence de scrupules ; par là. ils s'élèvent au-dessus de la pusillanimité courante, de leur vient leur supé- riorité commune, leur ressemblance de famille.

Ne nous récrions pas trop vite. Un philosophe con- temporain est bien près d'admettre cette parenté. « Si la petite industrie criminelle, qui végète dans les bas- fonds de nos villes, comme tant d'échoppes se survit une fabrication arriérée, ne fait plus que du mal, dit M. Tarde, la grande industrie criminelle a eu ses jours de grande et terrible utilité dans le passé, sous sa forme militaire et despotique, et sous sa forme financière, on prétend qu'elle rend des services appréciés. en serions-nous s'il n'y avait jamais eu d'heureux criminels, ardents à franchir scrupules et droits, préjugés et coutumes, à pousser le genre humain de l'églogue à la civilisation h ( i) » . Notre bon sens répugne, malgré tout, à adopter cette opinion !

Troppmann conduit en Alsace un de ses camarades, Jean Rinck ; il l'y empoisonne. Pour s'emparer de la fortune du malheureux, cet attentat ne suffit pas: il prépare d'avance une fosse et y ensevelit, après les avoir assassinés, la femme de sa première victime et ses six enfants. L'abbé Grozes, éperdu de tant d'au- dace, s'écrie : « C'est un génie ! ».

Napoléon Bonaparte, officier sans fortune, végète obscurément. L'occasion se présente sous forme de

(i) Tarde, Philosophie pénale.

LES CRIMINELS 3oi

révoliilion démocratique, il coifTo le bonnet rouge, tro- que un instant son uniforme contre la carmagnole, flatte Robespierre, s'abaisse à cajoler Barras ! Plus il s'élève, plus son ambition grandit. Général en chef et victorieux, il entend n'obéir à personne. Le voici con- sul, il lui faut l'empire. Une fois sur le trône, la France lui paraît trop petite, il convoite l'Europe ; quelques armées de plus, et le monde n'eût pu satis- faire sa rage d'appropriation et de conquêtes.

Tous deux sont de prodigieux égoïstes ; l'empereur verse, pour la^ seule satisfaction de son orgueil, le sang de ses sujets, assassine, lui aussi, sous les murs de Vincennes, comme ïroppmann à Pantin.

Auraient-ils déployé une énergie égale et des res- sources intellectuelles identiques, ils différeraient encore cependant. L'un s'est replié sur lui-même, rétrécissant le monde à sa personne. L'autre s'est identifié à sa patrie, a élargi son moi au point de confondre le plus souvent son intérêt avec le bien de tous ; il tue, sur les champs de bataille ou par mesure de police, pour établir sa puissance; mais il prend part aux délibérations du Conseil d'Etat, s'impose un travail de dix-huit heures consécutives, surmène ses collaborateurs, afin d'assurer aux Français l'égalité des droits si désirée par eux, les lois les plus propres à maintenir leur tranquillité, les institutions qu'il juge bonnes à l'administration du pays. Son être s'est dé- gagé de l'individuel.

La satisfaction des penchants exclusivement égoïstes ne saurait offrir à l'intelligence de bien larges horizons.

302 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Pour prendre son essor, l'esprit est obligé de s'atta- cher à l'espèce. Kant a proposé pour critérium de la valeur sociale de nos actes la possibilité de les ériger en lois universelles. M. Taine, à son tour, a mesuré la mo- ralité de nos idées à leur étendue. « Le jugement uni- versel, dit-il, dépasse en grandeur le jugement parti- culier..., donc le sentiment et le motif vertueux surpas- seront en grandeur le sentiment affectueux ou intéressé; c'est ce que l'expérience confirme, puisque nous ju- geons le motif vertueux supérieur en dignité et en beauté. » Sans entrer dans la discussion de ces systè- mes, il est permis d'affirmer qu'entre l'abstraction et le bien, des rapports existent. C'est pourquoi, le génie politique, nécessairement hanté d'idées générales, peut commettre des crimes, sa pensée génératrice est ail- leurs. Le criminel ne dépasse pas les limites de son moi.

Sans doute, les traits du chef de bande primitif et du crinninel peuvent, à plus juste titre, être com- parés.

Gomme les malfaiteurs, les grands hommes d'au- trefois avaient peu de concepts, ils étaient personnels et brutaux ; ils incarnaient cependant déjà une patrie fragmentaire.

M. Tarde a nettement montré comment le crime détache de la société celui qui le commet ; mais il sem- ble n'avoir pas vu que l'exercice du gouvernement rapproche de la collectivité humaine. Le malfaiteur, par son acte même, se contraint à cacher sa vie. Pour échapper au remords, il doit arracher de son cerveau

LES CRIMLNELS 3o3

et de son cœur la morale sociale acquise, ?,' affranchir , ainsi qu'il le dit lui-même, se priver du secours et du réconfort de la sympathie. Loin de se séparer de ses concitoyens, l'homme d'Etat reste en contact avec eux; son esprit réfléchit son pays avec ses aspirations altruistes, ses tendances, ses préjugés et ses erreurs parfois. 11 trouve sa plus haute récompense dans la reconnaissance de ses compatriotes.

Seul, l'exercice du pouvoir absolu désassimile : une autorité sans contrepoids et que les flatteurs disent venir de Dieu, le caractère sacré conféré à la personne du monarque, les passions développées par leur faci- lité même à se satisfaire et par les caresses des courti- sans, le mépris de ce menu peuple vu de trop loin pour être tenu pour semblable à soi, font souvent du souverain omnipotent le monstre moral dont parlait l'abbé Grégoire.

Admirez combien tout se tient dans l'esprit systéma- tique de Balzac. En dehors du gouvernement absolu, pour lui, pas de société possible. Gomme le criminel, le souverain doit, à ses yeux, être affranchi ; il admet, pro- fesse même, que les politiques doivent être des scélérats abstraits. Tel est l'aboutissement logique de cette dou- ble erreur : le forçat Vautrin presque grand homme, et de Marsay, l'homme d'Etat méritant le bagne ; le crime se haussant au génie et le génie tombant et se souil- lant dans le crime.

Gette conception répand sur les malfaiteurs de la Co- médie humaine une sombre poésie. Tandis que de farouches lueurs éclairent le front de l'homme de gou-

3o4 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

vernement, le bandit s'auréole de gloire. Ce n'est plus l'individu isolé, dressé contre tous avec l'énergie bru- tale, désespérée et, par même, tragique, de la bête forcée, mais l'être supérieur dont l'intelligence égale l'audace, dont la rage roule des torrents de pensées. Vautrin n'est pas une exception dans l'œuvre de Balzac: il est presque la règle. Le romancier voit les assassins avec les yeux d'Hélène d'Aiglemont, il aperçoit en eux (( ce 'mélange de lumière et d'ombre, de grandiose et de passion », « ce poétique chaos qui donnait au cor- saire l'apparence de Lucifer se relevant de sa chute ». Assemblage plus étrange que vrai semblable ^ très éloi- gné de toute réalité et dont le romantisme a vécu ! Mais il est, chez Balzac, la conséquence obligée d'une conception personnelle du monde. Au moins, dans son système, tout se tient-il.

III Les eomplices de Yantrin

LES CRIMINELS d'hABITUDE

Une exagération poétique certaine se révèle dans la disposition par trop esthétique de ce groupe de cor- saires :

u A voir leur posture athlétique, leurs traits anguleux, leurs bras nus et nerveux, on les eût pris pour des statues de bronze. La mort les aurait tués sans les ren- verser. Les matelots, bien armés, actifs, lestes et vigou-

LES CRIMINELS 3o5

reux restaient immobiles. Toutes ces figures énergi- ques étaient fortement basanées par le soleil, durcies par les travaux. Leurs yeux brillaient comme autant de pointes de feu, et annonçaient des intelligences énergi- ques, des joies infernales... Le chef était au pied du grand mât, debout, les bras croisés, sans armes ; seu- lement une hache se trouvait à ses pieds. 11 avait sur la tête, pour se garantir du soleil, un chapeau de feutre à grands bords, dont l'ombre lui cachait le visage. Sem- blables à des chiens couchés devant leurs maîtres, canonniers, soldats et matelots tournaient alternative- ment les yeux sur leur capitaine et sur le navire mar- chand» (i).

Un tel spectacle frappe d'horreur les honnêtes gens du bateau poursuivi ; une lâche torpeur les envahit, paralyse leurs membres, stupéfie leur àme.

Ce tableau est purement allégorique. Il oppose à la pusillanimité des consciences respectueuses des droits d'autrui, par suite timorées, la force et l'audace du crime.

Les complices de Vautrin paraissent, à leur tour, coulés en bronze. L'enfer social qu'ils habitent revêt les couleurs de celui du Dante. L'imagination de l'écri- vain a, une fois encore, outré la vérité.

Peut-être même a-t-elle caché à ce physionomiste un sujet précieux d'étude. Vous voyez, à l'ordinaire, Balzac rechercher sur les visages les stigmates de la ruse, de la cupidité, des passions violentes, prévoir,

(i) La Femme de (rente ans.

3o6 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMIKALISTE

grâce à elles, les abus du droit; mais il semble qu'au seuil du mal légal, sa science s'arrête interdite, que son émotion et son effroi tarissent en lui l'observation,

Ce n'est pas que l'écrivain abandonne sa physiogno - monie ordinaire, il l'expose même à propos de Vautrin, mais il s'empresse de grimer son héros, et, contrairement à son habitude, demeure imprécis. A peine fait-il sur quelques êtres dégradés des réflexions de cette sorte: (( La vie des criminels, qui implique la faim et la soif, les nuits passées aux bivouacs des quais, des berges, des ponts et des rues, les orgies de hqueurs fortes par lesquelles on célèbre les triom^ihes, avait mis sur ce visage comme une couche de vernis. »

Ni plus ni moins que chez le père Fourchon, on dé- couvre seulement sur le front déprimé d'Asie Yhabilade de la rase. Son petit pied en avant, les mains dans les poches de son tablier, l'accorte Europe inquiète à peine par son minois de belette, son nez en vrille, sa figure fatiguée que la corruption parisienne a flétrie. Paccard cache sa scélératesse, la menace de ses jarrets et de ses bras d'acier, sous son allure de tambour-major débon- naire. Fil de soie montre seul une face de loup, éclairée par des yeux de renard.

Ce sont là, le plus souvent, des déformations acquises et non congénitales, une nouvelle manifestation de la théorie favorite de Balzac, l'incarnation des occupations habituelles, indiquée ici avec timidité, avec le souci évident de n'en pas trop dire.

La différenciation des criminels se produit, en effet, mais elle se manifeste ensemble avec celle des milieux

LES CRIMLNELS 807

et des métiers. Les marques distinctives sont même plus légères que celles des professions, car les malfai- teurs ne sont pas dans l'humanité comme le genre dans l'espèce, ils deviennent, parmi les diverses classes so- ciales, des spécialistes du mal, rien de plus. Le créateur de Vautrin aurait probablement, en observateur attentif, relevé sur ce point les erreurs des anthropologues ou

9

des criminalistes modernes. Vous ne l'eussiez pas assu- rément entendu hasarder cette aventureuse affirma- tion : u La laideur est, en somme, le caractère le plus prononcé du malfaiteur » (i). Lucien de Rubempré, complice de Vautrin, Marsay, Rastignac, Philippe Bri- dau, scélérats légaux ou extra-légaux, possèdent la plus touchante et la plus trompeuse beauté. La grâce de la marquise d'Espard contraste avec l'anti-esthétisme du juge Popinot, comme, dans l'histoire, les séduisantes Poppia, Atria Galla et la Brinvilliers s'opposent physi- quement et moralement à Socrate et à Saint-Vincent-de- Paul.

Selon Balzac, et les observations des spécialistes con- temporains paraissent avoir confirmé cette opinion, les criminels sont physiologiquement semblables aux autres hommes ; ils constituent dans la société une petite nation à part, pratiquant une industrie particulière, avec une tendance à se rapprocher d'un type distinct com- mun, à adopter une conduite et presque une philosophie propres, à se servir d'un idiome particulier ; mais cette transformation s'accuse surtout au moral.

(i) TAnDE, La Philosophie pénale.

3o8

BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

* * «

S'il n'a pas de traits distinctifs, ce peuple étrange a son langage.

Les malfaiteurs parlent dans la Comédie humaine un jargon qui reflète leur âme grossière.

On a beaucoup disserté sur l'argot des prisons. A-t-on rien écrit de préférable à ce qui suit?

(( Disons-le, peut-être à l'étonnement de beaucoup de gens, il n'est pas de langue plus énergique, plus colorée que celle de ce monde souterrain qui, depuis l'origine des empires à capitale, s'agite dans les caves, dans les sentines, dans le troisième dessous des so- ciétés

)) Chaque mot de ce langage est une image brutale, in- génieuse ou terrible. Une culotte est une montante ; n'expliquons pas ceci. En argot, on ne dort pas, on pionce. Remarquez avec quelle énergie ce verbe exprime le sommeil particulier à la bête traquée, fatiguée, dé- fiante, appelée voleur, et qui, dès qu'elle est en sûreté, tombe et roule dans les abîmes d'un sommeil profond et nécessaire, sous les puissantes ailes du soupçon pla- nant toujours sur elle. AflVeux sommeil, semblable à celui de l'animal sauvage qui dort, qui ronfle, et dont néanmoins les oreilles veillent douljlécs de prudence, n

Tout est farouche dans cet idiome: les syllabes qui commencent ou finissent les mois pirouettent, jettent une note aiguë de clarinette ou détonnent lamentable- ment dans les sons graves, font à la parole un accompa-

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LES CRIMINELS

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gnement de carnaval, u Une femme est une largue. Et quelle poésie ! La paille est de la plume de Beauce. Le mot minuit est rendu par cette périphrase: douze plom- bes crossentl Ça ne donnc-t-il pas le frisson? /?//JCgr une cambriole veut dire dévaliser une chambre. Qu'est- ce que l'expression se coucher, comparée à se piausser^ revêtir une autre peau. Quelle vivacité d'images ! Jouer des dominos, signifie manger; comme mangent les gens poursuivis. »

L'argot suit pas à pas la civilisation. La pomme de terre est saluée par les malfaiteurs du terme « d'orange à cochon ». Guillotin invente sa sinistre machine: « Aus- sitôt les forçats, les ex galériens, examinent cette mécani- que placée sur les confins monarchiques de l'ancien sys- tème et sur les frontières de la justice nouvelle, ils l'appel- lent tout à coup V abbaye de Monte à regret! Ils étudient l'angle décrit par le couperet d'acier, et trouvent pour en peindre l'action, \Q\QYhe faucher! Quand on songe que le bagne se nomme lèpre, vraiment ceux qui s'occu- pent de linguistique doivent admirer la création de ces deux vocables eût dit Charles Nodier. »

On ne saurait mieux souligner le cynisme de ces expressions la misère, le vice, le crime se mon- trent sans retenue et sans pudeur.

Notre admiration ne doit pourtant pas s'égarer: à cette triste énergie, se borne le mérite de l'idiome du forçat. L'argot n'est pas à vrai dire une langue; il n'a pas sa syntaxe, ses règles, ses racines propres. Sous le nom de slang ou de cant en Angleterre, sous celui de jerigonza en Espagne et de hiantchang en Chine, par-

3o8 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

S'il n'a pas de traits distinctifs, ce peuple étrange a son langage.

Les malfaiteurs parlent dans la Comédie humaine un jargon qui reflète leur âme grossière.

On a beaucoup disserté sur l'argot des prisons. A-t-on rien écrit de préférable à ce qui suit?

(( Disons-le, peut-être à l'étonnement de beaucoup de gens, il n'est pas de langue plus énergique, plus colorée que celle de ce monde souterrain qui, depuis l'origine des empires à capitale, s'agite dans les caves, dans les sentines, dans le troisième dessous des so- ciétés

» Chaque mot de ce langage est une image brutale, in- génieuse ou terrible. Une culotte est une montante ; n'expliquons pas ceci. Eu argot, on ne dort pas, on pionce. Remarquez avec quelle énergie ce verbe exprime le sommeil particulier à la béte traquée, fatiguée, dé- fiante, appelée voleur, et qui, dès qu'elle est en sûreté, tombe et roule dans les abîmes d'un sommeil profond et nécessaire, sous les puissantes ailes du soupçon pla- nant toujours sur elle. Affreux sommeil, semblable à celui de l'animal sauvage qui dort, qui ronfle, et dont néanmoins les oreilles veillent doublées de prudence. ))

Tout est farouche dans cet idiome: les syllabes qui commencent ou finissent les mots pirouettent, jettent une note aiguë de clarinette ou détonnent lamentable- ment dans les sons graves, font la parole un accompa-

LES CRIMIISELS Sog

gnement de carnaval, u Une femme est une largue. Et quelle poésie ! La paille est de la plume de Beauce. Le mot minuit est rendu par cette périphrase: douze plom- bes crossenil Ça ne donne-t-il pas le frisson? /?mcer une cambriole veut dire dévaliser une chambre. Qu'est- ce que l'expression se coucher, comparée à se piausser^ revêtir une autre peau. Quelle vivacité d'images ! Jouer des dominos, signifie manger; comme mangent les gens poursuivis. »

L'argot suit pas à pas la civilisation. La pomme de terre est saluée par les malfaiteurs du terme « d'orange à cochon ». Guillotin invente sa sinistre machine: u iVus- sitôt les forçats, les ex galériens, examinent cette mécani- que placée sur les confins monarchiques de l'ancien sys- tème et sur les frontières de la justice nouvelle, ils l'appel- lent tout à coup l'abbaye de Monte à regret! Ils étudient l'angle décrit par le couperet d'acier, et trouvent pour en peindre l'action, le \erhe faucher ! Quand on songe que le bagne se nomme lepr^, vraiment ceux qui s'occu- pent de linguistique doivent admirer la création de ces deux vocables eût dit Charles Nodier. »

On ne saurait mieux souligner le cynisme de ces expressions la misère, le vice, le crime se mon- trent sans retenue et sans pudeur.

Notre admiration ne doit pourtant pas s'égarer: à cette triste énergie, se borne le mérite de l'idiome du forçat. L'argot n'est pas à vrai dire une langue ; il n'a pas sa syntaxe, ses règles, ses racines propres. Sous le nom de slang ou de cant en Angleterre, sous celui de jerigonza en Espagne et de hiantchang en Chine, par-

3lO BALZAC JURISCONSULTE ET CRLMINALISTE

tout il existe, il emprunte les lois de la construction et de l'accord au parler commun. Seul, le vocabulaire diffère partiellement. de la nécessité de s'entendre secrètement entre affiliés, sa recherche principale est d'échapper à la surveillance des honnêtes gens ; acci- dentellement, il prend un aspect propre : une loi uni- verselle veut que toute œuvre porte l'empreinte de son auteur.

Jaloux de ceux qui vivent suivant les lois de la société régulière, les criminels s'efforcent surtout d'avilir ce que les honnêtes gens vénèrent. Aussi, leurs discours trahissent-ils cette constante préoccupation. Une ironie perpétuelle refoule systématiquement l'émotion; une plaisanterie forcée, un rire outrageant épouvantent et mettent en fuite le sentiment. Ils placent un faux nez sur nos idées les plus nobles, font grimacer à des- sein les mots qui les expriment. Vous chercheriez en vain dans ce dialecte singulier une expression pour marquer une admiration franche ; ceux qui l'emploient ont trop de vanité pour jamais s'étonner.

L'obscénité éclate en des images impudiques qui ravalent l'homme au rang de la bête ; la colère apporte sur les lèvres un flux inépuisable d'injures la haine s'enivre à plaisir ; se trouvent les vraies richesses de cette langue. L'orgueil se traduit, à chaque instant, par des propos d'une outrecuidance brutale, grossièrement outrageante.

Sous ses prétentions, ce jargon cache une psychologie primitive très simple; il se prête mal au développement d'une philosophie aussi étendue que celle de Vautrin ;

LES CRIMINELS 3l I

on peut même affirmer qu'il en exclut la détestable perfection.

*

* *

Les consonnances finales de l'argot ont parfois l'éclat du clairon, mais sous cette allure guerrière se devine quelque jactance. Balzac ne se laisse pas prendre à ces airs fanfarons.

Son imagination l'a un instant emporté ; il a créé un criminel irréel, romantique, inlernal et génial à la fois; les compagnons de ce héros, moins grands et déjà plus vrais, ont cependant, pour l'encadrer dignement, avoir des muscles inlassables, une volonté prompte et sans défaillance. L'écrivain pénètre-t-il dans une vraie prison et vient-il à généraliser ses observations, il s'exprime autrement. Voici une page que lui envieraient bien des criminalistes :

« A part quelques exceptions très rares, ces gens sont tous lâches, sans doute à cause de la peur perpé- tuelle qui leur comprime le coeur. Leurs facultés étant absolument tendues à voler et à l'exécution d'un coup exigeant l'emploi de toutes les forces de la vie, une agilité d'esprit égale à l'aptitude du corps, une atten- tion qui abuse de leur moral, ils deviennent stupides, hors de ces violents exercices delà volonté, par la même raison qu'une cantatrice ou un danseur tombent épuisés après un pas fatigant ou un de ces formidables duos comme en infligent au public les compositeurs moder- nes. Les malfaiteurs sont en effet si dénués de raison, ou

3l2 BALZAC JURISCONSULTE ET GRIMINALISTE

tellement oppressés par la crainte, qu'ils deviennent absolument enfants. Crédules au dernier point, la plus simple ruse les prend dans sa glu. Après la réussite d'une affaire, ils sont dans un tel état de prostration que livrés immédiatement à des débauches nécessaires, ils s'enivrent de vin, de liqueurs, et se jettent dans les bras de leurs femmes avec rage, pour retrouver du calme en perdant toutes leurs forces, et cherchent l'ou- bli de leur raison. Ces hommes, si cruels ; ces co- losses d'adresse, d'habileté, chez qui l'action de la main, la rapidité du coup d'œil, les sens sont exercés comme chez les sauvages, ne deviennent des héros de malfai- sance que sur le théâtre de leurs exploits. Non seulement, le crime commis, les embarras commencent, car ils sont aussi hébétés par la nécessité de cacher les pro- duits de leur vol qu'ils étaient oppressés par la mi- sère ; mais encore ils sont affaiblis comme la femme qui vient d'accoucher. Energiques à effrayer dans leurs conceptions, ils sont comme des enfants après la réus- site. C'est, en un mot, le naturel des bêtes sauvages, faciles à tuer quand elles sont repues » (i).

Les criminologues sont unanimes à signaler, chez les malfaiteurs, ces passages subits de la fièvre à des étals dépressifs. Balzac les a seulement devancés.

Les scélérats les plus audacieux montrent, en effet, dans les intervalles parfois longs de leurs actions, une réelle nonchalance. Il se passe dans l'ame de ceux que Dostoïevsky appelle deg^^ands rêveurs (a), un phénomène

(i) La dernière Incarnation de Vautrin.

(a) Dostoïevsky, Souvenirs de la maison des morts.

LES CRIMINELS 3lS

comparable à celui qui, les jours d'orage, accumule dans un nuage les masses électriques nécessaires à la foudre. Le crime procède par décharges subites qui ravagent le cœur et le laissent épuisé.

La crise passée, celui qui l'a subie redevient, à peu de chose près, ce qu'il était auparavant, comme le malade reprend son calme après l'attaque violente qui a un moment secoué ses membres et agile son corps. Le regard exercé du médecin discerne seul le trouble persistant. La vie a repris, en apparence, son cours antérieur, pourtant très légèrement ralenti.

L'auteur si perspicace des Souvenirs de la maison des morts retrouve en réalité au bagne, sous cette sponta- néité et cette irritabilité nerveuses, la variété des carac- tères rencontrés dans le monde. Les lâches y dominent, il est vrai. Qui décidera de leur proportion dans les socié lés régulières? L'écrivain russe distingue môme, parmi ses co-détenus, quelques individus u vraiment forts », (( naturels et sincères, d'un caractère de fer, endur- cis, intrépides, habitués à se commander », exceptions là-bas, comme ils le sont au milieu de nous. Ces êtres d'élite adoptent une conduite « en tous points pleine de dignité », une dignité de bagne, sans doute, mais qui impose l'estime autour d'eux.

Balzac n'a pu appuyer ses réflexions sur une expé- rience aussi grande ; ici encore, cependant, son imagi- nation a deviné le vrai. Farrabesche, forçat repenti, ex- plique à M'"" Graslin ce qui lui a valu le singulier respect dont l'entouraient ses compagnons de chaîne. Précédé d'une réputation, d'ailleurs imméritée, d'as-

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3l4 BALZA.C JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

sassin, son silence fît croire à sa férocité. Il lui suffît, pour atteindre à l'autorité, de suivre honnêtement les conventions de ce peuple infernal, de ne jamais refuser de services ou de ne pas témoigner de dégoût. L'adop- tion et la pratique des lois explicitement ou tacite- ment consenties par les membres d'un même groupe, soutenues par une entière égalité d'àme, imposent dans toute société et particulièrement chez les criminels pour qui l'inconstance d'humeur se trouve chose ha- bituelle, la sûreté des relations d'autant plus précieuse qu'elle est plus exceptionnelle.

# *

L'auteur de la Comédie humaine ne borne pas à ces observations, souvent heureuses, sa psychologie des malfaiteurs. Nouveau Montesquieu, il essaye de caractériser les lois secrètement reçues par ce peuple étrange.

Unis par la nécessité de combattre un adversaire commun, les criminels se soumettent à certaines rè- gles ; proclament le droit et, en quelque façon, la discipline de la guerre ; restreignent à eux-mêmes l'observation de leurs principes sociaux : permettent tous les abus en pays ennemi.

Balzac, par une sorte d'empirisme, fait sortir de ces pratiques la probité du voleur d-nt le moindre manquement est payé de la vie : la mort est le seul moyen de contrainte dans ces Etats rudiuientaires. En-

LES CRIMINELS 3l5

traîné par son imagination, il élève cette vertu farouche au-dessus de l'honnêteté courante. C'est aller un peu vite et bien loin. Dostoïevsky, plus exactement informé, se garde de telles affirmations, il a noté, au contraire, le penchant des forçats à se dépouiller entre eux.

Sur la foi de Royer-GoUard, le romancier français admet trop facilement l'exislence d'une morale natu- relle, suivie par les sauvages préhistoriques et par leurs représentants actuels, les malfaiteurs. Le créateur de Vautrin fait entrer dans cette éthique élémentaire une loyauté paradoxale. Plus justement, il y place la reli- gion du serment, condition indispensable de vie pour cette franc-maçonnerie ténébreuse.

Sur le champ de bataille, la trahison est toujours ri- goureusement frappée, car elle constitue le plus re- doutable des dangers. Une armée constamment en guerre, sans cesse obligée de se cacher, ne saurait écar- ter cette première loi de solidarité et de discipline, mais, pour les soldats qui la composent, aucun senti- ment n'est sacré, aucun châtiment absolument efficace.

On a encore soutenu de nos jours (i), après Royer- Gollard et Balzac, que cet agrégat humain possède un minimum de probité cl de pitié, un droit na- turel ; et il semble hors de doute que les criminels, for- cément mêlés aux autres hommes, retiennent incons- ciemment quelques-unes de leurs lois. Admettons tout au moins cette conclusion à titre d'hypothèse conso- lante, — encore que l'absence presque générale de re-

(i) Gavoffalo.

3l6 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

mords et la perversité sans bornes constatées par Dos- toïevsky et par l'école d'anthropologie criminelle dans bon nombre de cas, aillent à rencontre d'une telle asser- tion, — mais n'exagérons pas la consistance de ce résidu d'honnêteté, n'en faisons pas une vertu plus active que celle du monde légal.

Les criminels organisent parfois entre eux de vérita- bles coopérations, et il semble bien que, dans l'exécution des pactes qui les lient, les bénéfices devant être exac- tement répartis, une loyauté réciproque soit indispen- sable. Même sur ce point, l'optimisme pourrait réserver des mécomptes.

Le mot de société, consacré par l'usage, est, en efTet, trop beau pour ces agrégats temporaires. Le législa- teur l'a bien compris, et, lorsqu'il a voulu les définir, il a senti qu'il ne saurait être question entre malfaiteurs des contrats qui unissent à l'ordinaire les honnêtes gens. En 1898, refondant la loi, il ajoutait au terme d'association celui « d'entente établie pour préparer le crime ». L'ancien article 26G du Code pénal précisait mieux encore : « Le crime d'association de malfai- teurs — existe, disait-il, par le seul fait d'organisa- tion de bandes ou de correspondance entre elles et leurs chefs ou commandants, ou de conventions ten- dant à rendre compte ou à faire distribution du partage du produit des méfaits. »

Ceux qui ont étudié ce monde infernal (i) se plaisent à reconnaître le caractère occasionnel de ces groupe-

(i) Henri Joly. Le crime.

LES CRIMINELS 817

ments que la surveillance sociale refoule incessamment. Le concert s'organisera, le plus souvent, soit autour de quelques prostituées, soit dans des milieux les pralicjues contre nature établissent entre affiliés une franc-maçonnerie de vices honteux. D'autres fois, la nécessité d'un concours conduira un criminel d'habi- tude à solUciler ceux qu'il croira gagner facilement à ses desseins. Çà et là, par suite de l'inactivité de la po- lice, dans les campagnes mal gardées, s'organiseront des bandes, avec leurs chefs, leur discipline, peuplades véritables, semblables à celles qui, d'après la légende, formèrent l'ancienne Rome.

Chaque jour, leur nombre et leur importance dimi- nuent. Il faut des troubles profonds pour les faire revi- vre. La Révolution a vu s'organiser des sociétés de chauffeurs avec leurs parodies du mariage, du culte, de tout ce que nous révérons. Une bonne police dissout vite ces assemblages odieux ; elle est aidée dans son œuvre par les associés eux-mêmes.

Le respect des droits d'autrui est généralement inconnu à ces hordes farouches ; on n'y applique d'au- tre loi du partage que celle du lion ; les vengeances, les jalousies qui en résultent, livrent les déloyaux et avec eux leurs complices.

Nous voici loin de ces Fanandels que dompte un re- gard de leur chef ; de ces Treize àowi la grandeur d'àme mérite, en dépit de leiu's forfaits, d'être proposée en exemple aux lionnétes gens. En créant ces organisations ténébreuses et formidables, Balzac a fait œuvre non d'observateur, mais d'imaginatif.

18.

3l8 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

# * *

Malgré ces quelques erreurs, les criminels de la Comédie /iumame ne manquent pas de vérité.

Ils constituent un monde à part, un monde dont les membres se détachent, peu à peu, de la société régulière. La séparation se fait d'abord sur un point, puis sur d'autres ; un fossé se creuse enfin qui devient infran- chissable. Le malfaiteur cesse de ressembler aux autres hommes et même de se ressembler à lui-même : il se désassimile et il s aliène (i). Si ces expressions du crimi- nologuene se trouvent pas chez le littérateur, on assiste, en maints endroits de son œuvre, à cette différenciation et à cette intégration progressives. Gomme ces compa- gnons de peine qui refusaient à Dostoïevsky le titre de camarade (2), les bandits de Balzac ne reconnaissent pas les honnêtes gens pour leurs semblables ; ils ont leur langage, leurs mœurs, leurs lois, leurs coutumes propres, une vision particulière du monde, et ils s'y tien- nent avec fierté. Il a fallu un observateur de premier ordre et un philosophe des plus distingués pour établir ce que Balzac avait, bien avant eux, pressenti.

(i) Tarde, Philosophie pénale,

(2) Dostoïevsky, Souvenirs de la maison des morts.

LES CRIMINELS Sig

lY Le Crime

Qu'est donc le crime pour marquer ainsi dans l'orga- nisme et dans l'âme? A défaut d'explication directe, M; Tarde se sert d'une comparaison ; c'est, dit-il, une crise physiologique, une de ces maladies constitution- nelles (Toii Vorganlsme sort refondu: a L'idée, la réso- lution, la préparation, l'exécution d'un crime peuvent être considérées comme la marche d'une fièvre innom- mée, comme la fermentation cérébrale d'une image à mettre psychiquement non socialement bien entendu sur le même rang que ces autres fermentations inté- rieures appelées l'impulsion au suicide, l'amour, l'ins- piration poétique »(i).

Les manifestations de cet état morbide ne sont nulle part plus exactement notées que dans le court récit de V Auberge rouge. Stendhal, dans Le Rouge et le Noir, Dostoïevsky, dans Le Crime et le Châtiment, ne l'empor- tent sur Balzac que par la longueur du développement et l'abondance, parfois excessive, des détails.

Un banquier allemand raconte, à la table d'un de ses confrères parisiens, l'étrange confidence qu'il reçut au temps des guerres de la Révolution. Incarcéré par l'ar- mée victorieuse, il fit en prison la connaissance d'un

(i) Tarde, Philosophie pénale.

320 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

jeune homme, ProsperMagnan, soupçonné d'assassinat, jugé, condamné à mortel exécuté malgré son innocence.

Parti de Beauvais avec un de ses amis, étudiant en médecine comme lui, Prosper Magnan se dirigeait vers les armées pour y apprendre la pratique de la chirurgie. Légers d'argent et riches d'illusions, leurs trousses en sautoir, les deux Picards cheminaient sans se plaindre des longueurs de la route. Le cœur encore tout chaud des caresses maternelles, Prosper acceptait avec courage les fatigues et les privations. Les bonheurs à venir chan- taient joyeusement en lui l'hymne éternel de l'espé- rance.

Le Rhin coulait mollement, reflétant les châteaux ro- mantiques. A chaque détour du chemin, des strophes ailées paraissaient aux voyageurs enthousiastes, prendre leur essor comme autant d'oiseaux effrayés. La poésie du paysage se mêlait à celle de l'histoire : c'étaient des surprises, des admirations, des joies pures.

Dans une auberge d'Andernach, les deux futurs aides- majors rencontrèrent un industriel allemand fuyant à l'approche des Français. L'inconnu portait sa fortune sur lui.

On causa, on but, on se coucha près de l'ivresse. Les jeunes gens étaient à terre sur un matelas, leurs trousses pour oreillers ; ils avaient cédé le seul lit de la chambre à leur compagnon d'une heure, qui, par prudence, avait ghssé son or sous le traversin.

(( Soit que son lit fut trop dur, soit que son extrême fatigue fut une cause d'insomnie, soit que par une fatale disposition d'ame, Prosper Magnan restât éveillé, ses

LES CRIMINELS 0 1

pensées prirent insensiblement une mauvaise pente. Il songea très exclusivement aux cent mille francs sur lesquels dormait le négociant.

(( Pour lui, cent mille francs étaient une immense fortune toute venue. Il commença par les employer de mille manières différentes, en faisant des châteaux en Espagne, comme nous en faisons tous avec tant de bonheur pendant le moment qui précède notre sommeil, à cette heure les images naissent confuses dans notre entendement, et souvent, par le silence de la nuit, la pensée acquiert une puissance magique. Il comblait les vœux de sa mère, il achetait les trente arpents de prai- rie, il épousait une demoiselle de Beauvais à laquelle la disproportion de leurs fortunes lui défendait d'aspirer en ce moment. Il s'arrangeait avec cette somme toute une vie de délices et se voyait heureux, père de famille, riche, considéré dans sa province, et peut-être maire de Beauvais. Sa tête picarde s'enflammant, il chercha les moyens de changer ses fictions en réalités. Il mit une chaleur extraordinaire à combiner un crime en théorie. Tout en rêvant la mort du négociant, il voyait distinc- tement l'or et les diamants. Il en avait les yeux éblouis. Son cœur palpitait. La délibération était déjà sans doute un crime. Fasciné par cette masse d'or, il s'enivra mo- ralement par des raisonnements assassins. Il se demanda si ce pauvre allemand avait bien besoin de vivre et sup- posa qu'il n'avait jamais existé. Bref, il conçut le crime de manière à en assurer l'impunité. L'autre rive du Rhin était occupée par les Autrichiens ; il y avait au bas des fenêtres une barque et des hôteliers ; il pouvait cou-

322 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

per le cou de cet homme, le jeter dans le Rhin, se sau- ver par la croisée avec la valise, offrir de l'or aux mari- niers et passer en Autriche. Il alla jusqu'à calculer le degré d'adresse qu'il avait su acquérir en se servant de ses instruments de chirurgie, afin de trancher la tête de sa victime de manière qu'elle ne poussât pas un seul

cri Prosper se leva lentement et sans faire aucun

bruit. Certain de n'avoir réveillé personne, il s'habilla, se rendit dans la salle commune ; puis, avec cette fatale intelligence que l'homme trouve soudainement en lui, avec cette puissance de tact et de volonté qui ne man- que jamais ni aux prisonniers, ni aux criminels dans l'accomplissement de leurs projets, il dévissa les barres de fer, les sortit de leurs trous sans faire le plus léger bruit, les plaça près du mur et ouvrit les volets en pe- sant sur les gonds afin d'en assourdir les grincements. La lune ayant jeté sa pâle clarté sur cette scène, lui per- mit de voir faiblement les objets dans la chambre dormait Wilhem et Walhenfer. il me dit s'être un moment arrêté. Les palpitations de son cœur étaient si fortes, si profondes, si sonores, qu'il en avait été comme épouvanté ; puis il craignait de ne pouvoir agir avec sang- froid ; ses mains tremblaient et la plante de ses pieds lui paraissait appuyées sur des charbons ardents ; mais l'exécution de son dessein était accompagnée de tant de bonheur, qu'il vit une espèce de prédestination dans cette faveur du sort. Il ouvrit la fenêtre, revint dans la chambre, prit sa trousse, y chercha l'instrument le plus favorable pour achever son crime. « Quand j'ar- rivai près du lit, me dit-il, je me recommandai machi-

LES CRIMINELS 323

nalement à Dieu. )) Au moment il levait le bras en rassemblant toute sa force, il entendit en lui comme une voix, et crut apercevoir une lumière. Il jeta l'instrument sur son lit, se sauva dans l'autre pièce et vint se placer à la fenêtre. il conçut la plus profonde horreur pour lui-même; et sentant néanmoins sa vertu faible, crai- gnant encore de succomber à la fascination à laquelle il était en proie, il sauta vivement sur le chemin et se pro- mena le long du Rhin (i). »

La fièvre, ici, a été aussi courte que soudaine; elle est tombée au moment même de l'action ; mais encore est- elle manifeste.

Ce que ProsperMagnann'a osé faire, son compagnon l'accomplit, et, quand le pseudo-criminel se recouche, accablé de fatigue, apaisé par le grand air, l'attentat est perpétré, l'assassin déjà loin.

Arrêté le lendemain, à la place du vrai coupable, le malheureux est emprisonné ; son procès est instruit au pas de charge, son exécution ne tarde pas.

Innocent, au moins meurt-il, attristé sans doute par la souillure qu'ont laissée en lui ses coupables pensées, mais réconcilié avec lui-même, en contact par son co-détenu avec l'humanité honnête.

L'hypothèse de Balzac l'a conduit à n'examiner qu'une fraction de la crise totale, la naissance et le dé- veloppement de l'idée génératrice du crime.

L'acte une fois consommé, l'état morbide se prolonge.

Dans V Auberge rouge, le véritable coupable n'est

(i) V Auberge rouge.

324 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

qu'entr'aperçu par le lecteur. Enrichi par son méfait, Taillefer anxieux écoute le récit. « Lui aussi, avant d'agir, a été « agité, troublé jusqu'au fond par le vertige fascinateur de l'idée impossible à chasser, horrible à regarder, persécutrice... » (i). Depuis, quels efforts pour cacher la fortune volée ! quels soins pour se déro- ber aux recherches, atteindre la prescription, échapper à l'opprobre des hommes ! Cette heure atroce, il l'a vécue souvent par le souvenir, il l'a revue maintes fois en songe. Le récit fait à l'instant la lui rappelle avec une fidélité impitoyable. Sa gorge se dessèche, il boit, il boit encore ; les carafes s'épuisent à l'étonnement des convives. On l'épie, et il lit les soupçons dans les yeux. L'insistance inquisitive d'un jeune homme l'af- fole. Son mal, un horrible mal laissé par la fièvre du crime, intéressant l'âme et le corps, hallucination effroyable, le saisit. Une scie invisible lui attaque les os du crâne, comme son instrument de chirurgie disjoignait ceux de sa victime, le remords s'attache à ses nerfs et à sa chair. Après la crise aiguë, ont per- sisté des troubles.

Cet assassin, aujourd'hui millionnaire, reste séparé des autres hommes. Dans le monde, il tremble ; dans sa demeure close, il reste encore sur ses gardes : la douleur le harcèle et pourrait lui arracher son secret. Pour résister à ces accès morbides, à cetle inquiétude incessante, il n'est pas trop de sa puissante nature et de sa volonté. Un faible, Raskolnikofl' (2) ou Minoret-

(1) Tarde, Philosophie pénale.

(2) DosTOÏEYSKY, Le Crime et le châtiment.

LES CRIMINELS 33^

Levrault (i), se trahirait. L'image obsédante le pour- suit. Ses préoccupations, ses rêveries, les cris qui s'échappent de ses lèvres pendant son sommeil mon- trent qu'il revit incessamment l'heure sanglante. Le criminel heureux ne trouve même pas un oreiller sur pour reposer sa tête.

Supposez Taillefer non pas impuni, mais découvert et traîné en prison ; il ne sympathisera plus qu'avec des réprouvés tels que lui, la perversion de ses co-dé- tenus augmentera la sienne, le travail de désassimila- tion, d'aliénation se fera complet.

Quiconque a lu Y Auberge rouge a déjà compris cette page de M. Tarde : (( Sa propre chute le surprend, dit ce philosophe en parlant du criminel qui vient d'agir. 11 s'étonne d'avoir échappé, enfin, à son obsession déli- rante ; il s'étonne d'avoir si facilement franchi tout ce qui lui paraissait naguère presque insurmontable, hon- neur, droit, pitié, morale... Dans sa surprise, il va quelque chose de ce que ressent l'adolescent qui, pour la première fois, a mordu aux joies illicites, ou l'éco- lier qui vient de composer ses premiers bons vers. Il s'enorgueillit de son isolement, il se dit qu'il est devenu un nouvel homme. Un abîme s'est creusé, une faille soudaine... entre ses compatriotes et lui. Son orgueil s'entle comme celui de l'amant après la conquête, du général après la victoire... Le dessèchement cœur, l'insensibilité à l'égard de celte foule dont on se sépare suivent de là. . . il ne sympathise plus qu'avec ses plus

(i) Ursule Mirouët.

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proches parents et ses confrères en délit... Il rêve... Quiconque a, dans sa mémoire, un souvenir extrême- ment saillant, qu'il sait ne pas exister dans la mémoire de ses concitoyens, nourrit en lui la foi grandissante en son étrangeté, bientôt en sa supériorité... Plus le battant de la cloche a frappé fort, plus les vibrations de la cloche se prolongent ; une sensation vibre, se répète d'autant plus au for intérieur, qu'elle a été plus frappante. Par mille signes, cette préoccupation inces- sante se trahit : par des dessins tels que celui Trop- pmann a figuré l'un de ses crimes, par le tatouage souvent, par des paroles compromettantes..., par le silence aussi, par le sommeil même et les songes. »

*

Cette obsession est-elle l'indice de la folie ? L'école de Lombroso ne manquerait pas de le proclamer. Si M. Enrico Ferri avait compris la Comédie humaine dans son étude sur les Criminels dans l'art et la littérature, nul doute qu'il n'eût triomphé du récit de VAubcrge rouge plus bruyamment encore que de Crime et Châti- ment de Dostoïevsky. Raskolnikoff est plus exactement dépeint ; la psychologie de l'écrivain russe s'empare des procédés de la physiologie : les pensées du crimi- nel se trouvent exactement dégagées, mises à nu, comme s'il s'agissait des nerfs, des fibres ou du proto- plasme ; on pourrait noter chaque pulsation du cer- veau. La joie qu'une telle méthode peut causer à un

LES CUIMI.NELS 827

anthropologue positif se conçoit aisément. Mais l'en- traînement progressif de létudiant moscovite, le ver- tige graduel dont il est saisi, impliquent, par leur longueur même, la délibération, la défaillance consen- tie, — et cela seul écarte l'irresponsabilité. L'acte est si court chez Prosper Magna u qu'il se confond presque avec l'impulsion ; il en diffère cependant. Si les batte- ments de son cœur retentissent dans sa poitrine comme dans un résonnaleur, c'est que sa conscience elle- même vibre et devient sonore. La folie reste froide.

Magnan est semblable aux jeunes gens de son âge ; il éprouve des émotions sympatinques et esthétiques, pense avec piété à sa mère. L'insensé se trouve brus- quement et complètement isolé par sa nature même.

Si le malfaiteur rompt par son forfait avec les hon- nêtes gens, il se crée ailleurs des attaches ; il se lie avec les êtres d'une perversion égale à la sienne ; il adopte avec eux un langage commun, un honneur particulier ; il parlage leur haine, se fait lentement une constitution nouvelle appropriée au mal; il change de milieu, mais demeure un ôlre social. Le fou vit ordi- nairement seul.

Hors certains cas très rares, le crime n'apparaît pas d'abord, comme la folie, avec un caractère dodieuse perfection. Le scélérat commence par ces mauvaises actions que la légalité tolère ou ([ue cache le silence des familles ; de petits délits préeèilent de plus graves ; les grands attentats viennent ensuite. Encore le malfaiteur ne s'avance-t-il pas sans hésitation dans cette voie né- faste. L'auda,ce et l'appétit le poussent-ils, la crainte

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et la conscience le retiennent. Ce sont les hardiesses, les retours apeurés de la souris du fabuliste.

Quelle que soit l'étonnante souplesse de l'homme civilisé, il procède graduellement. Voudrait-il, renon- çant tout à coup aux sentiments qu'il a acquis, violer les domiciles, s'emparer brutalement du bien d'autrui, frapper, assassiner, une révolte brusque de son être risquerait de le rejeter dans le suicide ou la folie. Le coup de cloche retentirait trop fort dans cette conscience d'un cristal encore très pur ; les vibrations interrom- praient trop vite le cours des idées, arrêteraient brus- quement le flux des sentiments, des sympathies, des instincts : on ne passe pas tout à coup de l'honnêteté au crime ; ici comme partout la nature procède par évolu- tion, non par révolution.

Le criminel d'occasion, déterminé par les circons- tances ou la violence d'une passion tyrannique, s'affole, son acte accompli ou se fait justice. Cette observation n'a pas échappé à Balzac. Victor Taillefer est troublé jusqu'en son organisme, par le souvenir de son assas- sinat ; Minoret-Levrault ne parvient pas à secouer l'obsession cruelle (i). Si M'"'' Graslin ne perd pas la raison, la plus fervente des piétés n'arrive pas cepen- dant à calmer ses angoisses (2).

Le crime est le poison de l'àme; mais l'âme s'y habi- tue, peu à peu, comme notre sang aux toxiques, nos poumons aux gaz délétères.

(1) Ursule Mirouct.

(2) Le Curé de village

LES CRIMINELS 829

La formation dn criminel d'habitude

L'auteur de la Comédie humaine a montré certains de ses personnages s'adaptant graduellement au crime. Diard ( i) et Philippe Bridau (2) sont du nombre.

Balzac les a doués d'une constitution physique spé- ciale, et cela pourrait ravir d'aise l'école d'anthropologie criminelle positive. La nature de Diard, à demi-féminine est fiévreuse ; les fanjaronnades, Y inquiétude de Phi- lippe enfant, plus tard ses accès de chauvinisme vite tombés, nous révèlent la même prédisposition. Tous deux semblent voués d'avance au mal innommé dont parle M. Tarde.

Voici maintenant pour réjouir les déterministes plus particulièrement disposés à exagérer l'influence des milieux. Soldats dans les armées napoléoniennes, ils parcourent les champs de bataille de l'Europe. La guerre, avec ses brutalités et ses pillages, les démora- lise bientôt, leur enseigne le plus déplorable dos cultes, celui de la force.

Diard s'enrichit au sac des villes, s'approprie à bon compte les objets de valeur, sa fièvre cherche enfin un aliment dans le jeu. Lié avec le manjuis de Montefiore, un

(i) Ja'S Marana. (2) La Ihibouilli'iint'

33o BALZAC JURISCO^SULTE ET CRIMINALISTE

gredin de son espèce, il épouse, par cupidité, une belle et riche espagnole séduite par son ami. Son ambition est ainsi satisfaite au prix de son honneur. Mais la for- tune ne le sauve pas. La société qu'il voudrait fréquenter le repousse. De dépit, il attire chez lui ses anciens camarades, épaves lamentables et souillées de la Grande Armée en déroute. 11 se dégrade à leur contact, s'aper- çoit, un peu tard, qu'il est leur dupe. ïrouvera-t-il dans l'amour de sa femme un baume pour guérir les plaies secrètes de son âme ? Un regard échappé à sa compagne lui apprend la préférence longtemps dissi- mulée pour l'enfant conçu dans le plaisir, le fils de Vautre. Le sort en est jeté ; il retourne au jeu et perd. Afin de réparer les injustices de la chance, il se lance dans les affaires équivoques l'on gagne à coup sûr. 11 pratique le vol décent ; termine en un ins- tant les liquidations éternelles, accapare et revend les sucres, trafique des places, achète les suffrages des parlementaires. Malgré ces coupables efforts, ses res- sources s'épuisent. Un seul expédient reste à Diard : piper les dés ou biseauter les cartes.

Une saison aux Pyrénées refait presque sa fortune. Il rencontre Monteliore, joue avec lui; le succès l'aban- donne. Les deux amis vont à Bordeaux ; nouvelle par- tie, nouveau et définitif désastre. Les rues sont désertes et mal éclairées. Diard ne voit plus son salut que dans ^'assassinat. 11 s'y décide sans hésiter. Sa résolution prise, il conduit sa victime au lieu qu'il juge propice : (( En arrivant à cet endroit, il eut l'audace de prier militairement Montefiore d'aller en avant. Monteliore

LES CHiMiM:r,s 33 1

comprit Diard et voulut lui tenir compagnie. Alors, aussitôt qu'ils eurent tous deux mis le pied dans cette avenue, Diard, avec une agilité de tigre, renversa le marquis par un croc-en-jambe donné à l'articulation intérieure des genoux, lui mit hardiment le pied sur la gorge et lui enfonça le couteau à plusieurs repri- ses dans le cœur la lame se cassa. Puis, il fouilla Montefiore, lui prit portefeuille, argent, tout. Quoique Diard y allât avec une rage lucide, avec une prestesse de filou ; quoiqu'il eût très habilement surpris l'Italien, Montefiore avait eu le temps de crier. » Des gens accou- rent. « Leurs pas retentirent dans la cervelle de Diard ; mais, ne perdant pas encore la tête, lassassin quitta l'avenue et sortit dans la rue, en marchant très douce- ment, comme un curieux qui aurait reconnu l'inutilité des secoiH's. »

Cependant derrière lui s'élève le cri : C'est lui ! C'est lui!

(( Aussitôt que cette clameur eut retenti, Diard se sen- tant de l'avance, trouva l'énergie du lion et les bonds du cerf ; il se mit à courir ou mieux à voler. A l'autre bout de la rue, il vit ou crut voir une masse de monde, et alors il se jeta dans une rue transversale ; mais déjà toutes les croisées s'ouvraient, et à chaque croisée surgissaient des figures, à chaque porte partaient et des cris et des lueurs. Et Diard de se sauver, allant devant lui, courant au milieu des lumières et du tumulte ; mais ses jambes étaient si activement agiles, qu'il devançait le tunuille, sans néanmoins pouvoir se soustraire aux yeux (jui embrassaient encore plus rapidement l'étendue ([u'il

332 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMLNA LISTE

ne l'envahissait par sa course. Habitants, soldats, gen- darmes, tout dans le quartier fut sur pied en un clin d'oeil. Des officieux éveillèrent les commissaires, d'au- tres gardèrent le corps. La rumeur allait en s'en volant, et vers le fugitif qui l'entraînait avec lui comme une flamme d'incendie, et vers le centre de la ville étaient les magistrats. Diard avait toutes les sensations d'un rêve à entendre ainsi une ville entière hurlant, courant, frissonnant. Cependant il conservait encore ses idées et sa présence d'esprit, il s'essuyait les mains le long des murs. Enfin, il atteignit le mur du jardin de sa maison. Croyant avoir dépisté les poursuites, il se trouvait dans un endroit parfaitement silencieux néanmoins parvenait encore le lointain murmure de la ville, semblable au mugissement de la mer. 11 puisa de l'eau dans un ruisseau et la but. Voyant un tas de pavés de rebut, il y cacha son trésor en obéissant à une de ces vagues pensées qui arrivent aux criminels, au moment où, n'ayant plus la faculté de juger de l'ensemble de leurs actions, ils sont pressés d'établir leur innocence sur quelque manque de preuves. Cela fait, il tacha de prendre une contenance placide, essaya de sourire, et frappa doucement à la porte de sa maison, en espérant n'avoir été vu de personne. Il leva les yeux et aperçut à travers les persiennes la lumière des bougies qui éclai- raient la chambre de sa femme. Alors au milieu de son trouble, les images de la douce vie de Juana, assise entre ses fils, vinrent lui heurter le crâne comme s'il y eut reçu un coup de marteau. La femme de chambre ouvrit la porte que Diard referma vivement d'un coup

LES CniMINELS ,S33

de pied... En gravissant les marcliesde l'escalier, il put réfléchir à sa position et la résumer en deux mots : sortir et gagner le port. Ces idées, il ne les pensa pas, il les trouvait écrites en lettres de feu dans l'ombre. »

Diard aboutit au crime lentement, il fait, peu à peu, de sa conscience une table rase ; les mauvaises pensées s'implantent et se développent librement dans son cœur. Cette préparation ne le préserve pas de la crise ; nous le voyons fiévreux et haletant. Mais son tempéra- ment ainsi adapté résiste victorieusement à la poussée morbide. Si Juana ne l'abattait à ses pieds d'un coup de pistolet, il retrouverait bientôt sa personnalité et sa raison.

Il avoue à sa compagne l'attentat qu'il vient de com- mettre.

(( Tué! s'écria-t elle. Et comment?

Mais, comme on lue...

Allons, dit Juana, vous l'avez volé.

Qu'est ce que cela vous fait ? »

A coup sûr, ce meurtrier se familiariserait avec le souvenir de son acte détestable ; il n'aurait pas à redou- ter la poursuite des Euménides, car il a appris à tenu' faire face.

Philippe Bridau (i) n'a pas moins de méfaits à se reprocher, et comme il s'est progressivement accou-

(i) Un Ménage de garçon.

19.

334 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMIXA LISTE

tumé au mal, comme il a eu soin de se mettre en règle avec la justice, seule chose qu'il craigne, il meurt sans le moindre trouble.

Philippe est le fils aîné d'une mère trop faible. Le joli bambin a l'air tapageur. On s'écrie sur son passage : (( Voilà un petit gaillard qui n'aura pas froid aux veux ». L'enfant recueille avidement la flatterie. Sa vivacité de surface cache une réelle paresse d'esprit. 11 bat ses camarades, mais bâille en classe. Sa mère, veuve de bonne heure, l'adore : tout naturellement, elle le démo- ralise par des gâteries incessantes. Au lieu de mortifier son amour-propre, la pauvre femme s'applique à lui donner les plus beaux habits du collège. Un frère est, à l'ordinaire, un éducateur fourni par la nature ; il faut apprendre à lui céder. Philippe en a un, mais il se sent préféré et commande. Le lycée lui déplaît ; les unifor- mes et les épaulettes le séduisent: il écrit hardiment à Napoléon qui le met d'office à St-Gyr. Il en sort lieute- nant.

A peine sait-il se tenir à cheval, que Philippe entre en campagne. A dix-neuf ans, il est capitaine et décoré. Les Gent-Jours le font lieutenant-colonel et officier de la légion d'honneur. « Grossier, tapageur et en réalité sans autre mérite que celui de la vulgaire bravoure », sous la Restauration, l'infortune et l'inaction le trouvent sans force d'âme. 11 joue au billard dans les cafés suspects et s'habitue aux petits verres.

Par gloriole, il prend part à la fondation du champ d'Asile ; la misère et les souffrances physiques qu'il y endure le dépravent ; le spectacle de l'individualisme

LES CUlMINEf^S 335

brutal des Etats-Unis achève de le démoraliser.

Revenu à Paris, il reprend vite ses habitudes de caba- ret ; le jeu s'ajoute h la boisson, les femmes au jeu. Un journal lui confie sa caisse, il y puise afin de satisfaire sa passion pour la danseuse Mariette. La ligne de l'hon- nête est désormais franchie. Découvert, il avoue sa faute à son frère Joseph, et. pour attendrir les siens, et les dé- terminer à désintéresser le plaignant, parle sans convic- tion de se tuer. Les pauvres gens tremblent de le voir réaliser l'horrible menace. Quand le misérable arrive, ils lui sautent au cou, l'embrassent et le «portent » avec joie au coin du feu. « Tiens, pense-t-il, l'annonce a fait son effet. »

(( Lorsque les hommes doués du courage physique, observe justement Balzac, mais lâches et ignobles au moral, comme l'était Philippe, ont vu la nature des choses reprenant son cours autour d'eux après une catastrophe leur moralité s'est à peu près perdue, cette complaisance de la famille ou des amitiés est pour eux une prime d'encouragement. Ils comptent sur l'im- punité : leur esprit faussé, leurs passions satisfaites, les portent à étudier comment ils ont réussi à tourner les lois sociales, et ils deviennent alors horriblement adroits, n La brute égoïste et grossière va devenir un véritable monstre. Dépouiller sa mère et son frère est désormais peccadille pour lui. La moindre observation le trouve révolté. (( Demander, dit-il, c'est bien humiHant ». Il s'en dispense et vole cyniquement les siens. Une amie de sa mère, veuve comme elle, et comme elle pauvre, habite dans la même maison, il découvre la cachette de

336 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMLNALISTE

la malheureuse et s'empare de son argent. On le chasse : «Ah! vous jouez ici le mélodrame du Fils banni? Tiens ! Tiens ! A oilà comment vous prenez les choses ? Eh bien, vous êtes tous de jolis cocos. Qu'ai-je donc fait de mal ? J'ai pratiqué sur les matelas de la vieille un petit nettoyage. L'argent ne se met pas dans la laine que diable. »

On lui apprend que sa victime, une obstinée joueuse de loterie, meurt de n'avoir pu, par suite du vol, placer une dernière fois sa mise sur la combinaison longtemps poursuivie et qui vient enfin d'aboutir. Cette circons- tance ne l'émeut pas. <( Si elle crève d'un terne rentré, ce n'est donc pas moi qui la tue ». Ce soudard n'a même plus d'entrailles.

Les scélérats eux-mêmes ont souvent l'horreur ins- tinctive de la trahison. Dans l'impossibilité de voler désormais les siens, trop avisé pour se risquer ailleurs, Philippe dénonce ses amis et vend au gouvernement une conspiration.

Un vieil oncle d'issoudun, avare et fort riche, vit avec une enfant perverse ramassée dans un fossé du Berry. Joseph et sa mère essayent de tirer l'héritage des mains de la belle : leurs scrupules excessifs les empêchent de réussir. Desroches conseille d'y envoyer Philippe. Le soldat pénètre aussitôt dans la place. 11 donne vite du courage à une passion sénilc et tremblante. « Je vous ferai marcher cette jolie fille au doigt et à l'œil, dit-il. Oui, Flore vous aimera, tonnerre de Dieu ! ou si vous n'êtes pas content d'elle, je la cravacherai... Les femmes sont des enfants méchants, c'est des bêtes inférieures à

LES CRIMINELS 337

l'homme, et il faut s'en faire craindre, car la pire condi- tion pour nous est d'être gouvernés par ces brutes-là ».

Dans la maison de l'oncle Rouget, Flore a installé un amant, Philippe le déloge et le tue en duel.

Achever son oncle par l'amour ; épouser la maîtresse du vieillard pour s'assurer la fortune entière au détri- ment de sa famille ; une fois marié, dépraver cette fille des champs, l'user rapidement en favorisant secrète- ment ses penchants à la débauche : tel est son plan et il l'exécute.

Lui. qui trouvait humiliant de demander, n'admet même pas qu'on le supplie : il tue sa mère par un refus d'argent. Le voici riche et le voici comte, au moins se connaît-il. a Mon fils souhaitera ma mort, je m'y at- tends bien ou il ne sera pas mon fils. )) On ne pousse pas le cynisme plus loin.

Le crime, c'est, en somme, l'égoïsme exclusif, brutal et improbe, acceptant les avantages sociaux et rejetant ouvertement ou secrètement ses charges. La vie de Philippe offre ce spectacle. Egoisme déjà cette vivacité d'enfant qui demande à jouer sans contrainte ; égoïsme encore la vanité qu'excuse une mère trop faible ; égoïsme brutal, la pratique de la guerre. Le récit de son existence contient un enseignement complet du mal. La famille est indulgente, on s'attaque d'abord à elle ; on la peut voler, piller impunément : les victimes y sa- vent mourir en silence. Est-il quelque part un vieil oncle, on le rudoie pour se faire obéir ; on abrège ses jours pour en hériter. Faut-il pour faire fortune épou- ser une gourgandine, on se marie sans hésiter. Les

338 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

vices de la fille, secrètement flattés, libéreront tôt de son contact. A-t-on des rivaux, un coup d'épée les met dans l'impossibilité de nuire. A-t-on des amis, c'est pour recevoir leurs bienfaits, les payer d'ingratitude ou les trahir. Respectez la vie et la fortune, en apparence, mais ne vous embarrassez pas de scrupules : le tout est de n'avoir rien à démêler avec la police. De la piété filiale, de l'amitié, de la probité, de l'honneur, perdez tour à tour les sentiments, soyez au fond du cœur cynique, brutal, sans contact avec vos semblables, vous ne tarderez pas à violer les lois, à devenir criminel.

Voulez-vous au contraire, rester honnête, le mieux est d'observer et de pratiquer journellement toutes les règles morales et légales établies. Voici ce que le doc- teur Benassis dit au braconnier et contrebandier Butifer: (( Tes travaux excessifs t'obligent à de longs repos, à la longue, tu contracterais les habitudes d'une vie oisive qui détruirait en toi toute idée d'ordre, qui t'accoutu- merait à abuser de ta force, à te faire justice toi-même.» Ces sages paroles proclament, on le voit, la nécessite d'une conduite adaptée à notre fm. L'honnêteté ne se trouve effectivement assurée que par la répétition cons- tante d'actes licites. Aux révoltes intéressées de Philippe, on ne peut opposer une acceptation plus humble des conditions de l'état social. C'est la mécanique de la vertu. Il en manque le principe : le respect de la personne et de la dignité humaines. On est obligé de reconnaître que, dans le système du Médecin de Campa- gne, celui de Balzac au fond, les honnêtes gens semblent appartenir, suivant la forte expression de Vautrin, à la

LES CRIMINELS SSq

confrérie « des savates du bon Dieu ». Il n'est pour- tant pas de conseil pratique plus sûr.

VI La Contagion du Crime

Qui ne connaît aujourd'hui ces cartes de criminalité comparée l'on voit les environs des villes teints de couleurs sombres, tandis que les pays éloignés de toute agglomération éclatent de blancheur, symbole de leur innocence ? Si vous interrogez M. Tarde, il expli- quera ce phénomène par les lois de l'imitation : les grands centres sont des foyers de contagion. Encore qu'il ait choisi son exemple à la campagne, Balzac montre la théorie du philosophe, vivante, en pleine action.

A l'entrée du parc des Aiguës, s'est élevé le cabaret du Grand / Vert, école du vice, du délit el du crime ; son ombre s'étend bientôt sur la campagne voisine. Tonsard, son propriétaire, paresseux et sans moralité, a été autrefois l'amant d'une femme de chambre réduite par sa laideur à rémunérer l'amour. Grâce à elle, il a obtenu de la complaisance de ses maîtres quelques arpents de terre, construit et meublé une bicoque aux dépens du château voisin. Plus tard, légalement uni à une jolie fdle, il sait fermer les yeux à propos. L'intendant Gaubertin, en échange de sa complaisance maritale, laisse la famille glaner et halleboter à sa guise.

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Les filles suivent l'exemple de la mère, l'aubergiste s'en réjouit ; il vaut mieux aider son père, proclame cyniquement le drôle, que « laisser moisir sa vertu ».

Ce débit, comme un aimant, attire les pires instincts. Braconniers et maraudeurs y viennent de tous côtés. On y est exactement renseigné sur les tournées des gardes ; on s'y rencontre, on s'y concerte. Les gourmands y font bonne chère ; les ivrognes peuvent y dormir en sécurité sous les tables. Aux libidineux, trois femmes attirantes et d'humeur facile promettent d'autres voluptés. Tout ce qu'il y a d'inoccupé, de malfaisant, de libertin ou de débauché dans la plaine, afflue chez les époux Tonsard et en sort plus dépravé. Dans ce bouge, la parole contamine, l'ivresse dégrade, l'amour avilit.

Bâtie sur un talus delà route, cette maison est provo- cante comme l'enseigne d'un mauvais lieu, comme une rôdeuse au coin des rues. Comment résister aux appels gutturaux de l'homme, aux invites à double entente de la femme, aux aguichements des filles ? Il n'est pas jusqu'au républicain Niseron qui ne soit parfois con- traint d'en franchir la porte malgré lui.

Là, s'organisent les envahissements progressifs du domaine des Aiguës; là, s'élabore une anarchie prati- c[ue, avec le vol pour unique moyen ; là, se londent dans la casserole delà Tonsard ou se liquéfient dans les bou- teilles du cabaretier, les ressources mal ou trop vite acquises. Dans ce milieu, on se déclasse, on se désassi- miledes autres hommes; aucun principe de morale ne résiste à cette grossière dépravation.

Quatre chenapans y concertent un assassinat, l'exécu-

LES CRIMINELS 34 I

tent ensuite et trouvent clans les hôtes du Grand 1 Vert, des témoins complaisants pour établir un alibi. Gest de que rayonne l'exemple mauvais, qui, par des lois mystérieuses, sera fatalement et plusieurs fois répété .

La part faite à l'exagération du romancier et à ses tendances politiques, rien de plus juste que cette pein- ture. Quiconque a exercé des fonctions judiciaires en province trouvera dans son souvenir un cabaret d'où est parti une nuit le coup de feu qui a désolé la contrée, les enseignements et les actes qui peu à peu ont dépravé le hameau, la commune, le canton, multiplié les procès- verbaux de simple police, alimenté le tribunal correc- tionnel, parfois même les assises.

VII

Le Oriminel d'occasion

Sans s'apercevoir qu'ils donnent seulement un nom à une observation fort ancienne, les sociologues contem- porains triomphent de la distinction qu'ils établissent entre le criminel d'occasion et le criminel d'habitude, distinction u inaperçue des classiques », assurent- ils (i). Cette innocente vanité, qui a poussé M. Tarde à décerner à son époque un brevet de découverte, Uii a fait commettre une erreur. Une heureuse for-

(i) Archives d'anthropologie criminelle. Art. do M. Taude, année

1887, p. 3/,.

342 BALZAC JURISCONSULTE ET GRIINIINALISTE

mule donne sans doute du jour à une idée, et cela se trouve vrai dans la circonstance, mais elle ne la crée pas. Malgré la solidarité d'amour-propre qui unit les hommes d'une même génération, il faut rendre jus- tice à ceux qui nous ont devancés. Les circonstances atténuantes et l'aggravation des peines en cas de réci- dive, admises depuis longtemps par le législateur, supposent nécessairement une classification de ce genre, seulement reprise et précisée par nous.

L'auteur de la Comédie humaine a donné, de son côté, bien avant les nouvelles écoles de criminologie, un portrait du malfaiteur d'occasion que ne désavoue- rait pas le plus exigeant des anthropologues.

Minoret-Levrault (i), faible de caractère et d'ailleurs sans grande perversité morale, ne va pas de propos dé- libéré au mal, il y est poussé par les circonstances. C'est un être passif plutôt qu'entreprenant, bien proche de la brute. (( De chaque côté de la tête, on voyait de larges oreilles presque cicatrisées sur les bords par les érosions d'un sang trop abondant qui semble près de jaillir au moindre effort. Les yeux gris, agiles, enfoncés, cachés sous deux buissons noirs, ressemblaient au yeux des Kalmouks venus en i8i5; s'ils brillaient par moments, ce ne pouvait être que sous l'effort d'une pensée cupide. Le nez, déprimé depuis sa racine, se relevait brusque- ment en pied de marmite. Des lèvres épaisses en har- monie avec un double menton presque repoussant..., im cou plissé par la graisse, quoique très court ; de

(i) Ursule Mirouët.

LES CRIMINELS 343

fortes joues complétaient les caractères de la puissance stupide que les sculpteurs impriment à leurs cariatides. » L'esprit est étouffé par cette surabondance de chair lourde. La vie morale de cet être grossier tient en quel- ques lignes. (( Minoret-Levrault ne s'était jamais mêlé de politique ; quant à ses opinions religieuses, il n'avait jamais mis les pieds à l'église que pour se marier ; quant à ses principes dans la vie privée, ils existaient dans le Gode civil : tout ce que la loi ne dcfendaii pas ou ne pouvait atteindre, il le croyait faisable. »

Dépouiller une nièce naturelle de l'héritage de son oncle, recueillir lui-même une part de ce patrimoine, en sa qualité de successible, est le désir secret de Mino- ret-Levrault. Le hasard lui offre davantage.

Pour éviter tout procès, le docteur Minoret, au lieu d'instituer Ursule sa légataire, se propose de remettre, avant son décès, à la jeune fille, trois inscriptions de rente au porteur de 12.000 francs chacune. Il les a cachées dans un volume de sa bibliothèque. Le mourant indique à sa pupille comment elle devra s'emparer de cette fortune. Minoret-Levrault surprend le secret. L'occasion s'offre à lui de dépouiller à la fois Ursule et ses cohéritiers. Certes ! cela est bien défendu par le Gode, mais il succombe à la tentation. La crise morbide ordinaire est violente dans ce corps épais. « En dépit de sa nature brutale, ce colosse crut entendre un carillon à chacune de ses oreilles ; le sang lui sifflait aux temi)es en accomplissant ce vol. Malgré la rigueur de la saison, il eut sa chemise mouillée dans le dos. Enfin, ses jam- bes flageolaient au point qu'il tomba dans un fauteuil

344 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

du salon, comme s'il eût reçu quelque coup de massue à la tête ».

L'acte accompli, rébranlement demeure au point de troubrer à jamais son repos. La vue de sa victime lui devient d'abord insupportable et son désir de l'éloigner prend le caractère de la passion et de la haine. « Peut- être ne se croyait-il pas le légitime possesseur de trente- six mille livres de rente, tant que celle à qui elles appar- tenaient serait à deux pas de lui. Peut-être croyait-il à un hasard qui ferait découvrir son vol, tant que ceux qu'il avait dépouillés seraient là. Peut-être, chez cette nature en quelque sorte primitive, presque grossière, et qui jusqu alors n'avait rien fait que de légal, la pré- sence d'Ursule éveillait-elle des remords. Peut-être ses remords le poignaient-ils d'autant plus, qu'il avait plus de biens légitimement acquis. Il attribua sans doute ces mouvements de sa conscience à la seule pré- sence d'Ursule, en imaginant que la jeune fille disparue, ces troubles gênants disparaîtraient aussi. Enfin, peut- être le crime a-t-il sa doctrine de perfection. Un com- mencement de mal veut sa fm, une première blessure appelle le coup qui tue. Peut-être le vol conduit-il fata- lement à l'assassinat. Minoret avait commis la spolia- tion sans la moindre réflexion, tant les faits s'étaient succédé rapidement, la réflexion vint après. Or, si vous avez bien saisi la physionomie et l'encolure de cet homme, vous comprendrez le prodigieux efl'^t qu'y devait produire une pensée » (i).

(i) Ursule Mirouét.

LES CRIMllNELS 345

L'idée fixe d'éloigner Ursule s'enfonce en cette chair, comme le fer pénètre plus avant dans la peau du tau- reau furieux à chacun de ses efforts pour s'en défaire.

Le maître de poste maigrit. Une sorte d'affolement, un vertige continu, le livrent au féroce Goupil; il se croit deviné par le curé et par le juge de paix, commet à chaque instant des imprudences, refoule à peine son secret, et, incapable de se contenir plus longtemps, cédant au besoin d'expansion qui oppresse à l'ordinaire les criminels, avoue tout à sa femme. Cette agitation tient plutôt de l'angoisse que du remords ; mais le re- pentir le plus sincère vient ensuite. Voici comment Bon- grand s'exprime à ce sujet : « Obligé de plaider en Cour d'assises, j'ai naturellement étudié bien des remords; mais je n'ai rien vu de pareil à celui-ci ! Qui donc a pu donner cette placidité, cette pâleur à des joues dont la peau tendue comme celle d'un tambour, crevait de la bonne grosse santé des Tgens sans soucis? Qui a cerné de noir ces yeux et amorti leur vivacité campagnarde ? Avez-vous jamais cru qu'il y aurait des plis sur ce front, et que ce colosse pourrait jamais être agité dans sa cer- velle? 11 sent enfin son cœur! Je me connais en remords comme vous vous connaissez en repentir, mon cher curé : ceux que j'ai jusqu'à présent observés, atten- daient leur peine ou allaient la subir pour s'acquitter avec le monde, ils étaient résignés ou respiraient la vengeance ; mais voici le remords sans l'expiation, le remords tout pur, avide de sa proie et la déchirant. » Cette épaisse nature ne peut s'accoutumer au crime, qui fait en elle les ravages du poison.

346 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMIXALISTE

Le respect de la légalité mué en habitude, incarné en instinct, est partout l'unique principe de la conduite de Minoret-Levrault . Balzac a montré ailleurs un superbe dédain pour cette moralité issue des Codes. Elle aboutit ici à la forme la plus saisissante du remords. Ce récit donne aux théories ordinaires du romancier si dur contre l'observance littérale des textes et le pharisaïsme juri- dique, un démenti éclatant, car il leur fait créer une conscience.

N'allez pas prétendre que c'est une concession de l'écrivain à la sensibilité du lecteur. Son émotion est vraie, au point de lui inspirer cette comparaison mélancolique et mesurée dont on ne trouve que de rares exemples dans son œuvre : u Si vous avez remar- qué sur le bord du chemin, dans les pays l'on étête le chêne, quelque vieil arbre blanchi et comme fou- droyé, poussant encore des jets, les flancs ouverts et im- plorant la hache, vous aurez une idée du vieux maître de poste »

Le talent a sans doute sa logique que l'abstraction ne connaît pas. Balzac a beau répandre dans ses écrits des pensées générales souvent hasardeuses, ses personnages vivent mus par des lois que l'auteur trouve instinctive- ment pour les sentir en lui ; il ne s'afflige, ni ne se trou- ble si elles bouleversent ses propres opinions.

L'infériorité morale de Minoret-Levrault, comme la souffrance qui le livre, font de lui un type très saisissant, très exact d'anthropologie criminelle. M. En- rico Ferri disait justement: u U n'y a pas dans le criminel par occasion de contrastes psychologiques suffisants

LES CRIMINELS 3^7

pour déterminer une analyse profondément artistique minutieuse et suggestive. Il appartient, en eH'et, à la nombreuse médiocrité du monde anti-social. Indécis entre le vice et la vertu, il va de l'une à l'autre suivant les moindres poussées de son milieu, et sa moralité in- certaine est incapable de résister au mordant des tenta- tions )) (i). L'explication du caractère du maître de poste de Nemours peut se résumer en ces quelques lignes. Balzac a réussi à composer avec cette donnée ce que le savant italien, qui est aussi un délicat cri- tique, semble considérer comme bien difficile, une œuvre littéraire pittoresque et d'un poignant intérêt. Dans le roman judiciaire, loin de mériter le dédain dont on l'accable, l'auteur de la Comédie humaine fait pa- raître ses habituelles qualités d'observation et d'intui- tion. 11 est parvenu à peindre le mal légal à son premier degré, dans ce qu'il a de plus banal mais aussi peut- être dans ce qu'il a de plus intimement intéressant : le passage définitif de l'honnêteté au crime, le retour au bien par le remords.

Ylll Le Criminel par passion

Par sa nature même, le crime passionnel appartient au roman. Son auteur est, à l'ordinaire, un émotif acces- sible aux plus nobles sentiments, jeté par la douleur,

(i) Enrico Ferhi, Les Criminels dans l'arl et la littérature.

348 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

le désespoir ou la jalousie à quelque brutalité souvent fort éloignée de son humeur habituelle. Thème inépui- sable de dissertations psychologiques !

Chose inattendue, Balzac a été moins heureux en traitant ce sujet si familier pourtant aux écrivains qu'à propos d'autres, habituellement étrangers à leur esprit.

Madame Graslin, la femme respectée du plus riche banquier de Limoges, s'est éprise d'un simple ouvrier porcelainier, Tascheron. Les deux amants souffrent de la contrainte imposée à leurs sentiments.

Ils se décident à voler un avare âgé et à s'enfuir. Le vieil- lard survient pour défendre son trésor, Tascheron le tue.

Le meurtre s'aggrave d'improbité : l'acte est tel qu'on lui attribue à regret la passion pour origine. Qu'un homme, sous l'empire de la jalousie ou du dépit, attente à sa propre vie, à celle de sa maîtresse infidèle, supprime un rival détesté, cette fureur s'explique, si elle ne s'excuse. Mais que cet individu à peu près nor- mal, d'une moralité moyenne, déclare l'école Italienne elle-même, en arrive à combiner un vol et à ne pas reculer devant un homicide intéressé, voilà oii com- mence l'invraisemblable. La contradiction du forfait et de sa cause fausse irrémédiablement l'œuvre de Balzac. La psychologie de l'écrivain si sûre à l'ordinaire. se trouve ici en défaut.

Les frères de Concourt prêtent à Th. Jouflroy une admiration pour le Curé de Village qui paraît excessive chez un tel philosophe. Bien des erreurs déparent le récit, et, coïncidence significative, les fautes du pen- seur sont aussi des fautes de goût.

LES CRIMINELS S/jQ

Disciple de Lavater, l'écrivain aurait pu, semblc-t il, devancer les observations pliysiognomoniqucs de cer- tains docteurs. Nous savons qu'il ne l'a pas fait. Ses bandits présentent rarement des stigmates dislinc- tifs. La seule fois le romancier se départ nettement de cette réserve, c'est à l'occasion de Tascheron, d'un meurtrier par passion, un de ceux que les anthroi)0- logues positifs s'accordent à dire ne différer en rien du type commun.

Ses remarques arrivent donc hors de [)ropos ; mais, chose singulière, elles concordent parfois avec celles que l'on a faites depuis sur les criminels-nés.

« Les cheveux crépus et durs, plantés assez bas, annonçaient, dit Balzac en parlant de son héros, une grande énergie ». Lombroso indique des disposi- tions pilaires analogues sur les malfaiteurs d'habitude. L'amant de M'"" Graslin a les u dents de devant croi- sées comme les gens prédestinés au meurtre ». Le célèbre médecin de Milan avance à son tour une règle semblable.

Voici qui pourrait déterminer des savants patients et naïfs à une mensuration d'un nouveau genre : u Ses yeux d'un jaune clair et lumineux, se trouvaient trop rapprochés vers la naissance du nez, défaut qui lui don- nait une ressemblance avec les oiseaux de proie ». Mais, après ces réflexions, comment admettre celte phrase inattendue: « Néanmoins, sa ligure présentait les carac- tères de la probité, d'une douce naïveté de mœurs »? La nature harmonie mieux les visages.

(( Le rouge des lèvres se faisait remarquer par cette

20

35o BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

teinte de minium qui annonce une férocité contenue, et qui trouve chez beaucoup d'êtres un champ hbre pour les ardeurs du plaisir », ajoute l'auteur de la Comédie hu- maine. Ce passage aie seul mérite de donner un sens très clair à la faute de M'"' Graslin. Les criminels ne sont-ils pas, d'après Balzac, de u monstrueux amants » ?

Tascheron, il faut le reconnaître, est bien fait pour son acte odieux. Mais cominent expliquer son amour et surtout le réel attachement de sa mai- tresse?

Le charme de M'"'' Graslin consiste dans une exquise pudeur qui éclaire sa physionomie comme d'un reflet d'âme. Le plaisir doit être en elle, est-il permis de sup- poser, presque aussi délicat que la pensée. Cette femme d'exception provoque cependant cette sorte de crimi- nel-né. Malgré les retouches faites par l'auteur au por- trait de son héros, rien n'explique cette passion ; on de- meure stupéfait que Véronique ne recule pas d'horreur devant cette bêle féroce, l'expression est du romancier.

Au moment de sa condamnation à mort, le jeune homme manifeste un accès de rage « qui eût pu être fatal à quelques personnes de la Cour et de Taudiloire sans la présence des gendaimcs ». Dès ce moment, il menace indistinctement tous ceux qui l'approchent. (( Une légère écume » blanchit ses lèvres et témoigne de sa violence. L'avocat-général, M. de Granville, (jui va le voir dans sa prison, est accueilli « par des redou- blements décris furieux, de contorsions épilepliques ». Le condamné lance au magistrat a des regards éclate le regret de ne pouvoir lui donner la mort » . Un prêlre

LES crimi\p:ls 35i

tente-t-il de l'approcher, Tascheron <( chante à tue-tête des chansons oijscènes. »

Cette fureur semble à lauleur du Curé de Village (( assez naturelle cliez un homme plein de vie ». Elle ne se manifeste pourtant à l'ordinaire que chez les pires scélérats, êtres grossiers qui ont aboli leur àme. La crise passée, le criminel par passion, loin de se révol- ter contre la peine qui le frappe, demeure abattu, en proie aux reproches de sa conscience.

Après avoir déclaré normale une telle attitude, l'écri- vain s'efTorce d'en atténuer l'horreur, en indiquant qu'elle cache chez l'accusé le désir de ne pas trahir celle qu'il aime. Eloigner tout visiteur, paraît à Tascheron le meilleur moyen de garder son secret. Mais, comment prêter à ce brutal une aussi délicate pensée, et com- ment, s'il l'a, ne craint-il pas de se rendre odieux, par sa comédie même, à sa propre maîtresse? Il est, d'ail- leurs, trop de spontanéité dans cette exaspération pour qu'il soit permis de croire à un calcul compliqué. On ne s'intéresse pas au sort d'un semblable forcené ; sa (in résignée touche à peine.

Nulle part, la déplorable méthode de travail de Bal- zac n'a eu de plus fâcheux effet.

Le reproche principal que l'on j)eut faire au Curé de Village, c'est la dissemblance de Tascheron et de Véro- x nique : les deux amants ne sont pas faits l'un pour l'au-

352 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

tre. Tant de brulalité est inacceptable auprès de tant de douceur !

Une observation explique tout : Tascheron a^ d'abord paru seul avec le récit de son crime, qui est celui d'un malfaiteur vulgaire ; une intrigue mystérieuse s'ajoute au drame, la part de poésie mise sans doute dans l'âme ténébreuse du malfaiteur pour rendre vraisem- blable l'œuvre de rédemption du curé Bonnet ; il n'est pas encore nettement question de la complicité de Véro- nique (i).

Quelques mois après, dans une détresse subite d'i- magination et d'argent, l'auteur s'efForce de dégager à la hâte cette ombre, laisse son imagination s'emporter loin des conditions du récit primitif (2). De là, le déséqui- libre du livre.

#

Les défauts du roman, le manque d'harmonie dans le caractère du criminel n'ont pas empêché un critique contemporain, qui vient de consacrer un très bon vo- lume à Balzac (3), de signaler un rapprochement possi- ble entre l'action du Curé de Village et la célèbre affaire de Marcellange, qui, vers le milieu du siècle dernier, a si fortement passionné l'opinion publique. Voilà, semble- t-il dire, de l'observation directe, un sujet pris sur le vif.

L'analogie est fugitive : le silence de l'accusé, un ou-

(1) Joiu'nal la Presse. Le Curé de village, du 1" au 7 janvier i83i). {■i) Véronique, même journal du 3o juin au i3 juillet iSSg. Véro- nifjue au tombeau, du 3o juillet au i'" août i83t). (3) Lk HniîîON. Hiihnr. l'hoinnu' et l'œuvre.

LES CRIMINELS 353

vrier des champs, refusant de dénoncer celle qui passe pour sa complice, M'"" de Marcellange, d'un monde tout différent du sien. Et c'est tout.

L'écrivain aurait d'ailleurs été fort empêche de faire le moindre emprunt à la cour d'assises : le roman a paru en entier dans La Presse du i" janvier au 3i juil- let 1839, et l'assassinat de M. de Marcellange est du i*"' septembre i84o; rien dans le récit du forfait, rien dans l'attitude de Tascheron n'a été modifié lors de la publication en volume en i84i.

Mais, peut-être, hasarderait-on plus justement une autre hypothèse. Si Balzac n'a pu réfléchir l'affaire de Marcellange, son œuvre n'aurait-elk pas inspiré un au moins de ses atroces acteurs ? M""" de Marcellange» désireuse de se défaire de son mari, n'a-t-elle pas poussé au crime, en l'affolant par ses caresses qui offus- quaient la pudeur des filles de la campagne, un valet de ferme auquel l'échafaud n'a pu arracher son secret ?

Elle appartenait à la société qui lit ; l'exemple de M"' Graslin lui permettait d'espérer le succès et l'impu- nité.

Le romancier éclairant une volonté criminelle, lui fournissant les moyens de se satisfaire : telle est la seule supposition légitime que l'on soit fondé à formuler sur cette fuyante coïncidence.

L'amour d'une femme est capable de déterminer à l'assassinat un homme de condition inférieure à la sienne et de lui imposer ensuite le silence par le lien d'une infinie reconnaissance : voilà la thèse psycholo- gique développée par Balzac,

ao.

354 BALZAC JURISGO]\SULTE ET CRIMLNALISTE

Il a pu arriver à l'écrivain de trop bien convaincre une de ses lectrices et de créer ainsi involontairement une épouvantable expérience qui lui a donné raison, le vol en moins chez l'amant et, chez la séductrice, la comédie delà tendresse, non le sentiment. La réalité a répété en partie et corrigé le Curé de Village.

IX

Balzac et les criminels véritables. Peytel-Yidocq

La distance semble nécessaire à Balzac pour bien juger des objets. Près des faits, il se trouble, n'a pas la patience de les suivre, laisse aller son imagination, né- glige les points qui contredisent son hypothèse. Il est vrai dans le monde du possible, inexact dans le réel.

Qu'il découvre quelques éléments de la nature crimi- nelle, sa logique s'y applique et, soutenue par une psy- chologie très fine, aboutit à des résultats dignes de notre attention. Ouvrez devant lui une procédure, vous le voyez s'égarer dans la multiplicité des cotes, des rensei- gnements, fermer le dossier d'impatience et construire un roman. Il trouve sa conception plus belle que la minutieuse recherche de la vérité, plus digne d'être reçue pour certaine que l'amoncellement de contradic- toires qu'est, à première vue, ime affaire criminelle. L'histoire du procès Peytel établit de façon indiscu- table cette divergence de l'art et de la raison.

LES CRIMINELS 355

Le notaire, disait l'accusation, a assassiné sa femme par cupidité, et son domestique pour se soutraire à ses révélations. L'illustre écrivain de se lancer dans le débat et de répondre : « Erreur ! c'est un crime pas- sionnel. Le mari a vengé son honneur dans le sang des deux coupables ». L'imagination du romancier a tra- vaillé sur quelques lignes équivoques de la jeune femme et en a tiré des conclusions dont il ne veut plus revenir. La victime demande pardon à son mari de ses u goûts ignobles ». Il n'en faut pas davantage à Balzac : elle était la maîtresse du domestique qu'elle connaissait d'ailleurs avant son mariage. La famille de la malheureuse a beau déclarer qu'il s'agit d'une lettre dictée par Peytel et écrite sous l'impression de la terreur, ajouter et prouver que ces mots font allu- sion à un autre péché des sens, la gourmandise, l'ac- cusé lui-même rejeter une telle imputation, rien n'y fait. L'auteur tient à sa version et la publie.

Les expertises précisant la direction des balles, les témoignages recueillis, le nombre des coups de feu tirés montrent-ils à l'évidence les mensonges du con- damné, peu importe. Le système de défense de Peytel s'explique par le sublime désir de sauver la réputation d'une épouse coupable. Ace noble but, le mari outragé, mais vengé, immole sa vie. Le beau-frère de la malheu- reuse vient-il prétendre à la barre, sous la foi du serment, que le domestique et la jeune femme ne se sont jamais rencontrés sous son toit, aucune dénégation ne con- vaincra Balzac. Le soleil des tropiques a mis une lave brûlante dans les veines de cette enfant : la

356 BALZAC JURISCONSULTE ET CRLMINALISTE

créole doit être impure, comme Peytel est innocent, par tempérament. L'écrivain a des arguments sans réplique : le condamné est sanguin, en conséquence généreux, car le crime est ignoble et lymphatique. Cette audace du parti-pris et le tranchant de ces apophtegmes n'ont pas ^mu la Cour suprême. Vraiment, il n'y a pas lieu de s'en étonner.

Comment Balzac n'a-t-il pas vu que le provincial d'autrefois s'était dépravé peu à peu dans le journa- lisme, jusqu'à recourir à l'assassinat pour arriver plus vite ? Comment n'a-t-il pas compris que les para- doxes prononcés en souriant par les petits grands hommes des Illusions perdues, que l'exemple de ce monde à moralité douteuse qui entraîne les Lucien de Rubempré, les Lousteau, les Finot, devaient influer sur la vie du clerc de notaire assez naïf pour se laisser dé- pouiller par ces corsaires policés? Le titre de « voleur» donné effrontément par Peytel à son journal n'était-il pas im indice ?

Puissant drame que celui de cet ambitieux, pour ^3tre tabellion, entraîné à Paris, mêlé à la corruption la plus affinée et la plus dissolue qui fut jamais, saisi de vertige, dès ses premiers pas, fuyant le boulevard, retournant à la province avec le vague espoir de se ressaisir, mais déniaisé, prêt à tout pour assurer sa revanche ! Il se marie à une enfant imprévoyante, ap- pelle à la rescousse ses connaissances de praticien de la basoche, dicte à sa compagne un testament dont il essayera plus tard, au cours de l'instruction, de dé- iruire le brouillon compremetlanl, combine longue-

LES CRIMINELS 357

ment le crime, tue pour se procurer la liberté et l'ar- gent nécessaires à l'édification de la fortune rêvée.

La réalité a parfois des audaces qui déconcertent les esprits les plus aventureux.

Jialzac n'a décidément pas justifié l'éloge de Léon Gozlan qui le disait « habile comme un vieux juge d'instruction » (i).

C'est que l'imagination des gens de robe diffère de celle des artistes.

Les uns formulent des hypothèses pour les vérifier ensuite, rejettent celles que ne ratifient pas les faits, tâtonnent longtemps pour trouver et, une fois qu'ils ont rencontré la vérité, ne se laissent pas troubler par elle. Les autres suivent leurs conceptions et ne tiennent leur imagination en bride que pour l'empêcher de fran- chir les limites du vraisemblable. un magistrat se trouve à l'aise, la muse impatiente languit ou se déconcerte.

Il est banal de répéter que Yidocq est u le type de Vautrin ».

L'ancien galérien, devenu chef de la sûreté, fré- quentait le chalet de Ville d'Avray. 11 apportait à Balzac ses souvenirs de bagne. Celui-ci les parait de cou- leurs vives, devinait et ajoutait ce que le conteur lui cachait. Cette documentation de seconde main expli- que les erreurs de la Comédie humaine.

Il) L('on (îo/i. \\, Bal:ac intime.

358 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Par un mouvement d'amour-propre compréhensible, Vidocq exagérait ce qui pouvait se trouver chez le criminel d'étonnante énergie, de supériorité naturelle, de grandeur et de générosité méconnues. Il suffît de parcourir les mémoires de Tancien policier pour se rendre compte de cette constante préoccupation. Le romancier les avait lus sans doute ; il aimait à les entendre dire par celui qui les avait vécus, le soir, sur cette terrasse glissante, consolidée à si grand prix.

Pendant que l'orateur improvisé discourait, le litté- rateur attentif apercevait indistinctement dans l'ombre (( ces formes athlétiques, cette structure colossale » (i), que M'"® Poiret et maman Yauquer devaient plus tard admirer chez Vautrin. Dans le mystère de la nuit, en face de cette forêt semblaient cheminer des fantômes, ce corps puissant prenait un aspect redoutable.

Balzac écoutait : les orages de la jeunesse éclataient chez ce géant avec le fracas des éléments déchaînés, dévastaient sa conscience. C'étaient des vols exécutés avec prestesse, un duel étourdi, une vie vagabonde et criminelle, une maîtresse « dont on s'alloue l'argent », après s'être convaincu de ses infidélités, une association avec une bande de grecs et une liaison avec une vraie baronne, trompée par un uniforme revêtu sans droit et par des manières de grand seigneur vite apprises.

Vidocq devenait-il corsaire, l'écrivain s'embarquait avec lui sur la Revanche. Le chef du navire, Paulet, a servi de modèle pour le Parisien du San Ferdinand. S'il

(i) Mémoires de l/rforr/.

LES CRIMINELS 869

est brusque et grossier dans la mêlée, si son commande- ment est celui « d'un despote d'Orient », près de sa femme et de ses enfants, le bandit a la douceur d'un ange.

Quel artisle, en i83o, eût résisté ii la tentation de faire entrer cette antithèse dans ses œuvres ?

Les aventures se poursuivaient : Vidocq envoyé au bagne s'évadait, ornait son récit de la peinture d'une vie infernale. Pour paraître dégagé des mœurs qu'il narrait, le causeur faisait parade de i")hilosophie, géné- ralisait les observations éparses, prêtait à ses anciens compagnons de chaîne un véritable système mon- dial.

Aux souvenirs du forçat, succédaient ceux du poli- cier. Comme plus tard Vautrin à M. de Granville, Vidocq offrait ses services au baron Pasquier. L'imita- tion est ici bien nette. A l'exemple du ministre de l'Empire et de la Restauration, Balzac emploie les ressour- ces de l'énergie et de l'adresse criminelles à la conduite de son petit monde. Gotenson, La Peyrade, Bibi-Lupin, Vautrin, le second La Peyrade sont, à ses yeux, des ins- truments indispensables au gouvernement. Les hommes d'Etat comme de Marsay, partisans du a pouvoir le plus concentré, le plus mordant, le plus acide », doi- vent tout connaître pour tout réprimer ; ils ne sauraient se passer de tels auxiliaires.

Dérober au crime son génie a paru au commence- ment du X1X° siècle le fin du fin de la police. On est revenu de cette erreur ; l'expérience tentée avec Vidocq et Coco La Cour n'a pas donné ce c[u'on attendait.

36o BALZ^VC JURISCONSULTE ET GRIMINALISTE

Si un personnage imaginaire peut, à la façon d'un acteui', changer facilement de rôle, on ne devient pas, tout à coup, loyal et probe. Le criminel a franchi, peu à peu, les limites de l'honnêteté: sa nature s'est modifiée par degrés ; il a acquis des impulsions, une morale pro- pres. Pour revenir au bien, un temps au moins aussi long que celui qui l'a gagné complètement au mal, lui est nécessaire. Yidocq lui-même n'a pas échappé à cette loi.

Le préfet de police Gisquet fait à son sujet une remarque consolante. L'ancien forçat n'avait, à l'en croire, d'autres moyens que ses ruses, pas toujours avouables^ et il s'enlisa bientôt dans r ornière de ses anciennes habitudes. L'honnêteté aurait-elle plus de souplesse et de ressources que le crime ? La réflexion eût surpris Balzac.

Renseigné par un homme intéressé à se grandir, plus à l'aise avec ses récits déjà fantaisistes qu'il ne l'est avec le dossier Pey tel, porté par sa nature d'artiste à une amplification inconsciente, sollicité par ses propres conceptions à trouver dans le malfaiteur la perfection de sa psychologie de l'intérêt et cette clarté de vues, résultat de l'abolition de tout préjugé qui convient aux hommes de gouvernement, l'auteur de la Comédie humaine a des idées sur le crime, fausses en apparence, mais les détails font vile oublier ces graves défauts. Le romancier a pressenti quelques-unes des règles dont la rédaction abstraite suffit à la gloire de nos crimi- nalistes contemporains.

CONCLUSION

Voici visite ce jardin touffu et d'aspect inextricable. La promenade a été longue ; il resterait cependant bien des coins à explorer, bien des buissons à battre, d'où s'envoleraient encore des essaims nombreux d'idées.

Celui qui a disposé ce parterre, nous a servi de cicé- rone. L'auteur n'est pas seulement un artiste, il est aussi un philosophe , il ne se borne pas à montrer, il explique .

La vie, une vie surabondante qui jaillit de son œuvre en effets désordonnés, lui fournit son premier apho- risme : tout, en ce monde, est produit par la force.

Cette loi, il rappli([ue à l'ame comme à la matirro. Un fluide mystérieux, invisible, impondérable, suivant des règles inconnues, se transforme dans notre cerveau en pensée et en volonté.

Parfois, remontant à grand effort jusqu'à la source même do cette énergie, nous aboutissons à la contem- plation de l'essence même des choses. Les songes, les pressentiments, la sympathie, naissent de ce refoule-

ment de la machine inleiligenle

21

362 BA.LZAG JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Deux modes de connaissance et de perception : l'un humain et incomplet, l'autre mystique et parfait ; le premier, donné à tous, ne subit en nous que l'interrup- tion du sommeil, le second, réservé à quelques uns, se manifeste par grandes clartés subites, pareilles au feu qui sillonne la nue.

Même dédoublement de la volonté : du côté profane, nous sommes sollicités par l'intérêt, du côté divin, par la grâce.

Regardez le monde, vous le trouvez en proie à l'anar- chie des égoïsmes divergents ; entrez dans une église, une voix sort du grand orgue, monte dans les courbes élancées des ogives, qui invite à l'extase, à la charité el au bien .

Rien d'aussi contestable que ces quelques idées géné- rales ; mais elles aboutissent à des conséquences bien proches de la réalité.

L'homme n'est déterminé que par son intérêt. Cette proposition très simple peut servir de base à une solide psychologie. N'a-t-elle pas suffi à Larochefoucauld ? Après le pénétrant moraliste, un romancier s'en pouvait contenter. L'amour du moi se diversifiant suivant les in- dividus, les passions toutes puissantes ravageant l'ame, allant droit à leur satisfaction, sourdes à tout sentiment altruiste, se matérialisant dans la physionomie ou sur le corps : tel est le spectacle, d'ailleurs pittoresque et poi- gnant, qu'en dépit des protestations de Balzac, offrent les personnages de la Comédie Humaine.

Pour tenir en respect ces appétits, quelques législa- teurs de génie reçoivent de Dieu des maximes très

i

CONCLUSION 363

simples qu'ils imposent aux autres hommes : monar- chie absolue, hioriarchiedes classes, propriété, mariage, droit d'aînesse ; ils délinissenl les délits et fixent les peines. Cette codification contraint, tant bien que mal, le plus grand nombre, produit à la longue une moralité inférieure, celle d'un Minoret-Levrault par exemple, des habitudes de métier fortifient peu à peu ces vertus chancelantes.

Les perfides ne se soumettent pas ; ils ne s'astrei- gnent pas aux professions ordinaires; hypocrites, ils abusent de la procédure, dépouillent légalement les loyaux et les faibles ; brutaux, ils bravent lois et tribu- naux.

Ces criminels ont pour eux l'énergie et la clarté des vues. L'audace leur est nécessaire pour s'affranchir des scrupules communs ; ils voient le cœur humain à nu, dépouillé de la légère couche d'habitudes que dépose sur lui l'éducation, du nuage d'illusions dont nous le revêtons parfois. Donnez-leur le pouvoir, ils gouverne- ront facilement les hommes. Les politiques doivent recourir à leur psychologie et à leurs pratiques, et, pour diriger l'Etat, devenir des scélérats abstraits.

Se défier de l'individu, le juguler, le dominer par des institutions administratives et civiles inilexibles ; pro- poser à sa garde des classes privilégiées, un tyran tout puissant ; étabUr une religion chargée de contenir encore ses instincts mauvais : telle est la conception sociale de Balzac. Ne lui parlez pas de dignité humaine, de liberté, d'égalité naturelle, il nie tout cela. Les tri- bunaux ne sont, à ses yeux, qu'une délégation du pou-

364 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

voir ; il n'est pas de justice ici-bas, comme il n'est pas lie bonté sans le secours de Dieu.

Le système nous étonne ; il est moins contradictoire, l^ourtant, qu'on n'a cessé de le répéter.

Admettez l'hypothèse initiale, tout se déduit logique- ment. A la psychologie de l'intérêt, se superposent les effets de l'intuition, la bonté et toutes ces vertus aussi belles que rares dont la Comédie Humaine paraît souvent comme éclairée. Sans doute, cette théorie du monde est fort discutable ; elle choque tout esprit scientifique et positif ; mais au moins devons-nous reconnaître qu'elle embrasse l'ensemble des phénomènes sociaux et peut leur servir d'explication.

Enlevez à l'écrivain son pessimisme, sa vision si pénétrante de la concurrence pour parvenir, son expli- cation physiologique de la nature humaine, il ne restera plus qu'un mystique à mettre à côlé ou au-dessous de Madame Guyon. Supprimez au contraire dans ses récils la partie métaphysique et religieuse, vous verrez dispa- raître toutes les tendances altruistes, dirions-nous aujourd'hui, l'Envers de l'histoire contemporaine, selon lui. 11 ne demeure plus, çà et là, que quelques veilus routinières, inconsistantes, faites d'habitudes de famille ou de métier, assez pauvres en somme.

Pour être acceptable sans le secours du mysticisme, la conception de Balzac, en ce qu'elle a d'exclusivement mécanique, n'aurait pas du se borner à l'individu. Combien cet heureux et fin observateur des défauts et des vertus du métier, de la différenciation organique et morale résultant de la répétition, était proche, semble-

COiNCLUSlON 365

t-ii, de formuler les règles d'un Darwinisme anticipe, limité à l'humanité ! Gomment ce disciple de Geoffroy Saint-IIilaire n'a-t-il pas pressenti que, par hérédité, l'homme moderne reçoit, avec l'amour instinctif de soi, un penchant de sympathie et un fond de moralité acquis à l'espèce ') Gomment le créateur de iNIinoret- Levrault n'a-t il pas deviné que notre moralité, encore si précaire et si imparfaite, était pour partie le résultat de l'accoutumance de génération en génération à des lois de moins en moins barbares ?

Le moment arrivait la théorie de l'évolution, dé- couverte dans la nature et appliquée aussitôt à la société, allait montrer tout être organisé solidaire de ses ancêtres, devant à ses efforts et à ceux de ses ascendants sa per- fection et sa noblesse, renforcer ainsi l'idée bienfai- sante du progrès.

Balzac n'a pas cette consolation scientifique qui sou- tient nos démocraties à chaque déception de leurs rêves trop vifs. Ses romans offrent le spectacle exclusif et attristant d'énergies intéressées se disputant la fortune, les distinctions, le gouvernement du monde, ne recu- lant, pour se satisfaire, devant aucun attentat. 11 a si bien ou si volontiers décrit les ambitieux, les cupides ou les criminels qu'on s'est récrié souvent contre l'immoralité de son œuvre. Des esprits chagrins sont allés jusqu'à reprocher aux hommes de notre époque de s'être com- plus à cette lecture et d'y avoir puisé de fâcheux ensei- gnements, cause partielle de notre corruj)lion actuelle. Les leçons de ce pessimiste sont, d'après eux, mises journellement à profit par nos contemporains ; nos

366 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

hommes publics, nos avocats, nos fonctionnaires, nos magistrats imitent les héros du solitaire de Ville d'Avray, rivalisent avec eux de violence dans leur désir de parve- nir. Ces critiques mélancoliques omettent d'indiquer que l'artiste a dû, pour peindre ses personnages, rencontrer dans le milieu qui l'entourait, les modèles qui lui ont servi, respirer l'atmosphère d'idées il les a fait vivre.

Peut-être, accordons-le, quelques mauvais lecteurs ont-ils trouvé, dans certains passage de la Comédie humaine, l'écho de leurs propres pensées. Peut-être d'autres, plus nombreux, nont-ils pas aperçu, à côté de la société païenne se ruant au combat, la vie mysti- que et religieuse. Ceux-là n'ont pas compris Balzac, n'ont pas vu quel généreux élan il y a dans son pessi- misme et quelle désespérance dans sa foi. Ils ont consi- déré Séraphita comme une fantaisie d'auteur ou une gageure, ont refusé de s'arrêter à VEiivers de thisloire contemporaine, et ne se sont pas rendu compte que l'écrivain aspirait à retourner l'étoffe dont semble tissée notre époque ; ils n'ont pas voulu retenir la disposition de la célèbre maison de la rue Fortunée communiquant secrètement avec une église, ce qui permettait à ce fer- vent catholique d'assister quotidiennement au culte et mettait son imagination si vive en contact direct et constant avec Dieu. Malgré son insistance en maints endroits, malgré sa piété plus cachée qu'orgueilleuse, ils se sont obstinés à voir dans cette altitude une opi- nion revêtue, comme la robe de moine dont il avait coutume de se parer, joour Vétrangeté du fait seulement.

CONCLUSION 367

Avec Taine, le juge Popinot leur a paru un petit manteau bleu maniaque ; la longanimité de la baronne Hulot et la soumission de M'"" Birotteau les ont impa- tientés ; ils ont montré un grand étonnement, formulé des explications étranges ou marqué un dédain de cir- constance injuste, pour n'avoir pas deviné qu'une puis- sance supra-terrestre grandissait ces personnages. Us n'ont pas aperçu le travail de synthèse opéré par cet abstracteur du roman.

Il faut le reconnaître, l'erreur est excusable. La théorie mystique de Balzac se laisse assez difficilement saisir. La foi qu'elle suppose, plus encore que sa subtilité, déconcerte les esprits positifs. On la prend d'abord pour un ornement vague, destiné à cacher un matérialisme secret, une vue du monde désabusée. Il faut pénétrer plus avant dans l'œuvre, découvrir, à travers les lignes, la crédulité de cet homme, sa tendance à accepter comme certaines les choses les moins démontrées, son goût de l'étrange, pour être assuré qu'il parle sérieu- sement.

Le plus souvent, u l'envers mystique de la Comédie humaine n échappe à l'attention du lecteur. L'homme, dépouillé de toute moralité, apparaît alors voué aux lois physiques de la matière, à de simples impulsions organiques. Balzac se rattache, par ce côté, au sensua- lisme de Condillac et de ce Laromiguière qui, sous l'Empire, au moment de sa jeunesse, enseignait encore la philosophie des encyclopédistes, la seule ofTicielle. Mais il se refuse à suivre le XVIII" siècle, duquel il tient sa psychologie, dans son évolution vers l'enthousiasme.

368 BALZAC JURISCONSULTE ET GRIMINALISTE

Il maudit Rousseau pour avoir ajouté la doctrine du sentiment à la physiologie égoïste de son temps, pour avoir proclamé la bonté originelle de l'homme. La Ré- volution le déconcerte et l'irrite par sa foi en la liberté, son respect égal des personnes. 11 installe délibéré- ment le miracle inexplicable, aveugle, dans la créa- tion, plutôt que de supposer à un être la raison, la vo- lonté, la notion naturelle ou acquise du bien et du mal.

Il se sépare absolument par de nos conceptions modernes.

Le romancier esquisse bien, il est vrai, le portrait de quelques républicains, nobles héritiers de ces juristes philosophes, qui du passé despotique ont fait surgir les démocraties contemporaines. 11 eût été bien embarrassé d'expliquer la présence de ces diamants sans tache mêlés aux cailloux souillés et à la poussière de la route. Nous avons percé le secret.

Ce qui brille dans Michel Chrestien, au point d'éton- ner M'"^ de Sérizy, ce qui illumine Z. Marcas, ce qui grandit le bonhomme Niseron, ce qui ennoblit le marchand Pillerault, c'est le respect de soi-même et d'autrui. L'artiste a bien admiré d'instinct ces belles âmes, comme M'"" de Sérizy a distingué Michel Chres- tien, mais il ne les a pas comprises. Le feu qui les éclaire lui est demeuré caché. Si l'écrivain devine en eux la fierté de l'homme u qui se sent libre et digne do sa liberté », il n'insiste pas, préfère donner pour cause à leurs qualités morales la pureté et la force de leur foi catholique. INogateur du libre arbitre, aristocrate et

CONCLUSION 369

absolutiste, il craint, sans cloute, qu'attribuer de tels résultats à des sentiments réfléchis ne paraisse la con- damnation de ses opinions les plus chères.

Il sait que la dignité accordée à tous les citoyens, comme leur est donné l'entendement, la Révolution passe entière, et il la hait.

Pour ce psychologue désabusé, la liberté aggra- vait les désordres de l'égoïsme. Mais le pessimisme au- quel aboutissait nécessairement la physiologie chère à l'écrivain, peut bien rendre compte d'un des aspects de notre nature, il n'en montre qu'un seul. Or, si certaines intelligences se contentent de voir le monde par un côté, d'autres ne sont satisfaites qu'autant qu'elles le peu- vent contempler dans son ensemble. L'encyclopédiste qu'était Balzac aurait souffert de ne comprendre, de ne représenter dans son œuvre qu'une partie des phéno- mènes sociaux. Aussi, a-t-il remplacé, d'un seul coup, par l'adoption d'un mysticisme inattendu, tout ce qui n'entrait pas dans son système positif. xV ce prix, il a mis en équilibre son esprit. Son occultisme sert de con- trepoids à sa désespérance, qui menaçait de le précipiter dans d'insondables abîmes. Si Séraphita ne relevait sur les hauteur éblouissantes du rcve, dans quels bas-fonds s'abaisserait-il avec Cérizet, Claparon, la CiI)ot, la Cou- sine Bette, Marneffe, Fraisier, Asie, Europe, Fil de Soie? Il est tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de l'hu- manité, et, dans cette incessante oscillation, il parcourt les régions moyennes se rencontre la vérité. Avec quelle joie il la découvre ! Comme il s'y complait [ Avec quel amour il la décrit î

870 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

Ballotés d'un terme de l'antithèse à l'autre, il nous reste, en fermant son œuvre, une vision aiguë, mais claire du monde. Entre Popinot et Camusot, s'esquisse le profil du magistrat dévoué à ses fonctions, désireux aussi de suivre sa carrière; les avoués ne sont ni tout à fait semblables à Derville, ni tout pareils à Desroches ; les notaires diffèrent à la fois de Solonet et de Malhias, ils empruntent pourtant à l'un et à l'autre leurs traits essen- tiels. Au-dessous de Vautrin, vit un peuple de malfaiteurs de proportions plus justes. Lesprincipes des lois, qui pour le romancier ont une origine supra-terrestre, ne possèdent pas le mordant qu'il leur donne, mais leur substance est bien celle qu'il nous indique. Les hommes politiques ont moins de génie, car ils ne sont pas d'essence divine, les citoyens plus de dignité et de raison, parce qu'ils sont des hommes.

L'étonnant est de trouver, parfois dans le même écrivain, aux sommets de la pensée ou du sentiment, des erreurs immenses, une vérité scrupuleuse dans les sphères moins hautes.

Doit on conclure, à cause de ces erreurs, à la vanité du travail que nous avons entrepris? Les idées que Balzac a émises sur la religion, la politique, le droit, seraient- elles, comme l'indique M. Brunetière, dans une très belle étude parue au moment celle-ci était déjà imprimée (i), sans valeur réelle, sans autorité, sans gloire pour Técrivain, sans influence même sur ses propres écrits? (i) Ferdinand Brunetière, Honoré de Balzac.

CONCLUSION 871

Si la lecture de la Comédie humaine n'y suffisait, l'au leur de ce volume désespérerait d'établir le contraire à rencontre d'une si haute affirmation. Fort heureuse- ment, elle ne laisse aucun doute.

Certes, nous reconnaissons, et comment pour- rait-on contester ? que l'important dans Balzac, comme dans tout romancier, est la (( représentation de la vie )). Nous admettons même que la Comédie humaine contient une peinture « objective » et non u subjective » du monde, bien que des réserves soient permises à cet endroit, en présence d'oeuvres aussi manifestement personnelles que Louis Lambert, Albert Savarus, le Lys dans la Vallée^ bien que, souvent, ainsi que nous l'avons constaté, Balzac ait trouvé en hii, par intuition ou par raisonnement, autant qu'il a recueilli par l'olj- servation. Mais Balzac s'applique avant tout à la repro- duction de la vie sociale ; il ne nous montre pas, à la façon des romantiques, des individualités étranges sans autre lien avec l'humanité que ceux indispensables au récit ; il décrit les hommes, le mot est de M. Brune- tière, en « fonction » les uns des autres, c'est-à-dire agissant et réagissant réciproquement sur eux. Et, s'il est contestable qu'il ait découvert ou même seule- ment pressenti les lois de la solidarité humaine, parce qu'il a laissé entendre que des soldats ont pu manquer, au fond de l'Afrique, de vêtements et de subsistances, par suite des débauches du baron Ilulot à Paris et des concussions qui s'en suivent, il ne l'est pas qu'il ait été préoccupé des rapports réciproques des membres d'une même famille, de l'influence du riche, du curé de

873 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

village, du médecin de campagne ou de ville, du no- taire, de l'avoué, du magistrat, de l'homme d'Etat sur ceux qui les entourent ou sont placés sous leur auto- rité.

Gomment donc n'aurait-il pas exprimé des opinions réfléchies sur les lois positives ou morales qui président aux relations des hommes entre eux ? Aurait-il omis, ce qui se comprendrait très bien chez un romancier, de s'expliquer dans ses récits sur ses opinions politiques et sociales qu'il serait intéressant de les rechercher. L'ob- jet de son étude, la façon dont il l'a exécutée impliquent nécessairement une décision sur les choses humaines.

(( Je ne vois pas, s'écrie l'éminent critique, ce qu'il y aurait de changé dans la conception de son Père Go- riot ou de son Cousin Pons, si, au lieu de se déclarer « catholique » et (( royaliste » Balzac avait professé des opinions exactement contraires.

Ces exemples sont assurément très bien choisis, et, dans ces deux ouvrages qui se proposent l'examen de rapports de famille exceptionnels ou assez lointains, les opinions religieuses et constitutionnelles ont pu occa- sionnellement disparaître. Encore le défi est-il un peu risqué, car Vautrin, en faisant de Rastignac « un scé- lérat abstrait )), le préparc en réalité au gouvernement des hommes, selon la mélhode de Balzac. Mais deman- derons-nous, à notre tour, que deviendraient, sans les principes religieux, politiques et juridiques que nous avons signalés, le Curé de Village, le Médecin de cam- pagne, V Envers de Vhisloire contemporaine, les Paysans, le Député dArcis, le Cabinet des antiques, Albert Sava-

CONCLUSION 37.3

ras, le Contrat de mariage. Grandeur et décadence de César Birotteau, Ursule Mirouët, un Début dans la vie, les petits Bourgeois, tant d'autres . . ?

Il n'y a pas, dit-on, dans Balzac, de] romans à thèse (i).

Ne trouve-t-on pas cependant, dans Modeste Mignon, l'éloge du mariage de raison ? Dans le Contrat de mariage, une satire du mariage de fantaisie ? Dans les Mémoires de deux jeunes mariées, une critique du mariage d'a- mour? L'exemple de César Birotteau ne montre-t-il pas les funestes conséquences de l'ambition bourgeoise déplacée ? Celui de Grandet, les tristes effets de l'avarice ? Le Curé de Village, les Paysans, l'Envers de t histoire contemporaine ne contiennent-ils pas la démonstration de l'excellence de la religion romaine et la condam- nation partielle de notre Code civil ?

Si Balzac avait étudié la médecine au lieu d'être clerc d'avoué ou de notaire, ses romans, au dire de M. Brunc- tière, n'auraient pas sensiblement changé. Est-ce bien sûr? Peut-on affirmer qu'une autre direction donnée à sa pensée, l'œuvre de l'écrivain, pour demeurer analogue, n'eût pas été différente ? La part de la mé- decine est déjà grande et, paraît-il, assez sérieusement documentée (i). Elle serait alors devenue immense; nous aurions eu la Physiologie et non la Comédie humaine.

Supposez Balzac pénétré d'autres principes, occupé, dans sa jeunesse, d'autres études, pris ])a[- d'autres

(1) Ferdinand Bruneïière, Honoré de Balzac.

(2) Cau JOULE. La médecine et les médecins dans l'œuvre de .)/. de Balzac.

874 BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

soucis professionnels, ses hommes d'Etat, ses magis- trats, ses avoués, ses notaires auraient disparu, auraient été transformés tout au moins, et comme ils nous expliquent le ressort secret qui meut le monde ils vivent, la vision que la lecture de ses écrits donne de la société ne serait pas la même.

Balzac, convaincu du libre arbitre de l'homme, de sa dignité, tout autre eût été la Comédie humaine. Nous y aurions perdu peut être par endroits ; nous y aurions gagné sur d'autres points. Michel Chrestien aurait grandi. D'Arthez, deMarsay, Kastignac, Vautrin auraient diminué de taille. La vertu aurait été réfléchie ; elle aurait cessé d'être une manie, se serait, par ailleurs, distinguée de la piété. La solidarité du corps social au lieu de rester organique, serait devenue consciente, affec- tant la forme du contrat ou du quasi-contrat.

Les opinions « catholiques n et « royalistes » de Balzac ne sont pas originales, c'est entendu. Mais elles sont d'une logique saisissante, parfois imprudente, car elles sont poussées à bout, outrancières. choquantes. Doit-on pour cela s'abstenir de les discuter?

En réimprimant quelques articles déjà parus dans la Revue du Clergé Français, M. l'abbé Charles Calippe, si proche d'idées de M. Ferdinand Brunetière, montre qu'il ne professe pas, à l'égard des conceptions sociales de Balzac, le dédain du célèbre académicien (i). Brave- ment, faisant la part des exagérations qui le gênent, il découvre, dans le système politico-religieux du roman- Ci ) AnnÉ Ghables Calippe, Balzac. Ses idées sociales.

CONCLUSION 875

cier, im idéal bien voisin de celui du Christianismes.

11 constate, chez le curé Bonnet, chez les abbés Brossettes et Dutheil, les préoccupations (pii .sont bien celles de leur ministère, et, tout en s'en défen- dant un peu, approuve, sabs tient tout au moins de blâmer, les principes dominateurs de Balzac ; il n'est pas jusqu'au droit d'aînesse qu'il ne soutienne, assez mollement d'ailleurs.

On ne rencontre pas dans son étude, imprégnée d'un vif sentiment de charité et de piété, comme dans la Comédie humaine, l'éloge de l'inégalité des conditions, des fortunes et même des droits ; cependant les réfle- xions de M. Charles Galippe impliquent leur accep- tation, non pas résignée, mais satisfaite; une secrète défiance pour l'amour de l'égalité qui engendre, d'après lui, lajalousie, l'envie, la haine, pour le sentiment de la dignité humaine, qui aboutit à l'orgueil.

Balzac est l'enfant terrible de son parti ; il en découvre imprudemment les calculs inavoués. D'où, chez les plus habiles, l'indifférence qu'ils affectent à l'endroit de son système social.

N'est-il pas préférable, si ardue ou si délicate que soit la tâche, de rechercher, dans la confusion d'une pen- sée trop ardente, sous une généralisation hâtive, la part de vérité qu'a pu déconviir vm homme possédant à un si haut degré c( le sens de la vie » ?

Les idées maîtresses d'une telle intelligence ne sau- raient être, d'ailleurs, dépourvues d'intérêt. Elles ne nous ont pas semblé telles, à nous qui en sommes pourtant si éloigné. Peut-être n'est-il ni oiseux, ni tout à fait

37G BALZAC JURISCONSULTE ET CRIMINALISTE

inutile, de descendre des principes directeurs d'un grand esprit jusqu'aux détails d'une profession déterminée.

Mais en présence de Balzac que de raisons pour douter de soi !

Le lecteur éprouve, à la lecture, de la Comédie hu- maine^ l'impression d'admiration et d'abattement que donne l'Océan ; il a devant lui la même masse mou- vante et sans cesse agitée ; il s'enthousiasme d'abord, laisse bercer son âme par le retour continu des flots, pleure avec la vague qui déferle sous la rafale ou court après elle lorsqu'elle glisse rieuse sur le sable de la plage. Soudain, une angoisse de savoir le saisit en présence de cette immensité qui toujours s'ofl're et toujours se dérobe. S'il a le goût de l'observation, il s'enfonce hardiment dans cette mer, étudie les flores, les espèces animales, leurs structures, leurs mœurs; une chose surtout le frappe : l'éternel combat pour la vie. Dans ce monde des abîmes, les petits poissons sont toujours dévorés par les gros. Attristé, .il revient sur le rivage, tourne les yeux vers le ciel, et l'espérance renaît en lui : la lu- mière qui brille là-haut est celle de la justice. A l'ho- rizon, s'élèvent quelques nuages ; il comprend alors : l'âme de cette immensité monte vers la splendeur du ciel pour retomber épurée aux sommets lointains d'où elle descendra encore sur la mer ; ce va-et-vient entre les ténèbres et la lumière se renouvellera à travers les siècles.

La Comédie Humaine n' offre- t-elle pas un spec- tacle analogue ? Le même mouvement rythmique no renvoie-t il pas du matérialisme le plus désespérant au

CONCLUSION 377

mysticisme le plus follement optimiste? Qu'importe si ce n'est qu'une illusion, pourvu f|ue l'émotion res- sentie soit belle et j)rolitablc?

Le seul danger est de s'embarquer sur cet océan et de s'y perdre. Peut-être l'aventure nous advint. Brûlons ici le vaisseau qui nous a si longtemps portés.

S2

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos v

CHAPITRE PREMIER Balzac, l'homme, le philosophe, l'artiste

Section I. Balzac ï

II. Intelligence de Balzac 6

III. Philosophie de Balzac i5

IV. Style de Balzac. Jugement d'ensemble 3i

CHAPITRE II Philosophie sociale de Balzac. La politique, le droit

Section I. Politique de Balzac di

II. Philosophie juridique de Balzac 5o

III. Principes juridiques de Balzac. La famille, la

propriété 66

IV. La puissance paternelle 69

V. Les successions, le droit d'aînesse 76

VI. Le mariage 86

VIL La propriété foncière io3

VIII. La propriété mobilière , m

IX. Les contrats 1 1 5

X. Résumé et origine des opinions juridiques et

politiques de Balzac 121

CHAPITRE 111

Les hommes de loi

Section I. Balzac clerc d'avoué 126

II. La basoche dans la Comédie humaine 139

III. Les avoués 1 /io

IV. Les notaires i56

V. Les hommes d'affaires 169

VI. Les avocats 178

38o TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE IV

La magistrature

Section I. Dcii\ juges ao6

II. Les tribunaux aSo

III. Les grands magistrats 341

IV. Les juges de paix 268

V. Quelques réflexions sur la justice 2G\

CHAPITRE V

Les criminels

Section l. L'énergie criminelle 270

II. Vautrin. Philosophie des criminels. Le crime

et le génie 280

III. Les complices de Vautrin. Les criminels d'ha-

bitude 3o/i

IV. Le crime 019

V. La formation du criminel d'habitude Saij

VI. La contagion du crime 33f)

VII. Le criminel d'occasion 34 1

VIII. Le criminel par passion 3^7

IX. Balzac et les criminels véritables. Peytcl-

Vidocq 854

CONGLliSION 36 1

Cliûteauroux. Imp. Langiois.

->^^

1)L JAURIC et C'* Éditeurs, 5o, rue des Saints-Pères. PAhi>.

EXTRAIT DU CATALOGUE

Oii%i*a^eN Iftlvei'ix

Cahuet (Albéric). - La Liberté du Théâtre, en France et à l'Etran- ger 5 »

Gazes (Albert). Pierre Bayle {Vie. Idées. Influence. Œuvre). 3 50 Rebell I Hugues). - Les Inspiratrices, de Balzac, Stendhal,

Mérimée 3 50

Paupe (Ad). - Histoire des Œuvres de Stendhal 5 »

MAG^E (Emile). Le Cyrano de l'Histoire 2 50

a1arti>-(tiinouvier. - Un Philanthrope méconnu du XVIIP

siècle : Piarron de Chamousset 7 50

Mairel (Victor) --- Dix ans de Carrière 3 50

*** - Comment a vécu Stendhal . 3 50

SivRijvEîNSKi (Casimir). Deux Victimes de la Terreur .... 3 » Shorn (Adelheid Von) . Franz Liszt et laPrincesse de Sayn-

Wittgenstein 4 )^

RoosEVELT(Le Président). La ConquètederOuest (1769-1777) 3 50

IvAi^cadio-Heariv. -- Le Japon inconnu {Esquisse.'^ psychologiques] 3 £0

RuETE (Emily). - Mémoires dune Princesse Arabe 3 50

Lannè (Ad ) --- Louis XVII et le Secret de la Révolution. . 3 50

Le Harbier (Louis). - Le Général de La Horie (1766-1812). 3 50

1)1 COR (Loui.s). --- Cinq ans sous le harnais 3 50

Denomville (Georges) - Sensations d'Art (6 séries) 2f. 50 ou 3 50

Bi ne t-Sanglé . - - Les Prophètes juifs (Psychologie morbide) . 3 50

Chateai; (Henri). - L'âne, le Singe et le Philosophe 3 50

Cahi et (Albéric). La Question d'Orient dans l'Histoire

contemporaine 4 >

DuRET. (Péiiusj. -- La Muse parlementaire 3 50

Châteauronx. Typ. et Lith. Langlois