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Beautés

Étrangères

T)U MÊME ^UTEU%

Poèmes d'Italie. ib70 i vol.

Portraits sans modèles. 1879 * v0^

La Prise de la Bastille. 1879 1 vol.

Poèmes de Chine. 1887 1 vol.

Roger de Naples. 1888 1 vol.

La Raison du moins fort. 1889 1 vol.

Alphabet symbolique. Illustré par Hiolle. 1895. . . 1 vol.

La Belle Aventure. 1895 1 vol.

A Watteau. 1896 1 vol.

Théâtre Moliéresque et Cornélien. 1898. . . 1 vol.

En Mémoire d'un Enfant. 1899 1 vol.

Les Gueux d'Afrique. 1900 1 vol.

A quoi tient l'Amour. 1903 1 vol.

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.

ÊiMILE VLÉéMOWlT

Beautés

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Etrangères

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

23-3I, PASSAGE CHOISEUL, 2 3-3 I M DCCCCIV

Les Beautés étrangères que contient ce volume sont tout simplement des beautés poétiques, interpré- tées en vers français ou commentées en prose fran- çaise d'après le texte anglais, espagnol, allemand ou italien.

Tarmi ces pages très diversement caractérisées, quelques-unes, dans la langue originale, méritent leur réputation de purs chefs-d'œuvre. Tuisse-t-on pardonner les fautes de l'interprète, en faveur de son admiration fidèle pour des choses vraiment dignes d'être admirées!

Poèmes d'outre-mer et d'outre-monts

ENOCH ARDEN

D'après Alfred Tennyson

Enoch oArden

Dans le rempart massif de la falaise droite S'ouvre une brèche. Là, sur une plage étroite, S'étagent des galets meurent les flots verts. Devant ce havre, un quai. Puis, des toits bas, couverts De tuiles rouges. Puis, une vieille chapelle. Au-dessus, le chemin, roide comme une échelle, Grimpe jusqu'au moulin. L'horizon est fermé Par un grand plateau gris, de ruines semé. Un bois de noisetiers, où, quand vient la noisette, Les écoliers, matin et soir, font leur cueillette,

BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Dans un pli du terrain ondule, gracieux, Frais, et de sa fraîcheur réjouissant les yeux.

Or, un siècle avant nous, couraient sur cette plage Trois beaux enfants de trois des maisons du village : Philippe Ray, le fils unique du meunier; Enoch Arden, garçon d'un rude marinier Disparu sans retour par une nuit d'orage; Enfin Annette Liz, fillette au doux visage Que chacun appelait la perle de l'endroit. Vers les récifs, l'eau toujours croît et décroît, Près des ancres de fer, entre les lourds cordages, Ils jouaient tous les trois, cherchaient des coquillages. Se cachaient en riant dans le fond des bateaux, Amoncelaient le sable en fragiles châteaux, Ou poursuivaient le flot qui roulait en arrière, Pour s'enfuir à leur tour quand, dressant sa crinière, La vague en éclats blancs revenait se briser. Chaque jour, de la sorte, on les voyait tracer L'empreinte de leurs pieds agiles sur la grève; Et la mer effaçait leurs traces, comme un rêve.

Une grotte sablée existait dans le bas

Des roches; les enfants, qu'on n'y dérangeait pas,

S'y donnaient rendez-vous. Ils jouaient au ménage.

Annette célébrait un jour son mariage

Avec Enoch; Philippe épousait l'autre jour

Annette, que bientôt il cédait à son tour.

ENOCH ARDEN

Mais Enoch éprouvait parfois beaucoup de peine A n'être époux qu'un jour; il voulait la semaine; 11 disait hautement : « Je suis ici chez moi, C'est ma petite femme! » Et Philippe en émoi : « Non, je suis le mari, c'est à mon tour de l'être! r. On s'emportait. Enoch, plus fort, restait le maître. Philippe, ses yeux bleus pleins d'inutiles pleurs, Criait : « Je te déteste, Enoch! » A ces clameurs, Annette intervenait pour calmer la querelle, Les priait de ne pas se battre ainsi pour elle, Et leur disait : ce Eh bien ! vous serez désormais, Tous les deux, mes petits maris; je le permets. »

II

Quand l'enfance eut passé comme s'en va l'aurore, Quand, à des feux plus vifs sentant leur âme éclore, Les deux braves amis songèrent au bonheur, Chacun d'eux désira, dans le fond de son cœur, Cette même fillette. Enoch, plein d'espérance, Parla d'amour; Philippe aima, mais en silence. On eût dit que Philippe était le mieux reçu; Mais c'est Enoch qu'aimait Annette, à son insu. Interrogée alors, elle eût nié peut-être; Mais elle aimait Enoch, sans le laisser paraître.

BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Enoch, lui, se privait de tout, pour acheter

Une barque solide. Il rêvait de monter

Une maison, d'avoir un jardin pour Annette.

Il travaillait; le cœur en lui valait la tête.

Aussi l'on eût bientôt, sur ces bords dangereux,

Cherché loin, sans trouver un pêcheur plus heureux

Et mêlant plus d'audace à plus de patience.

Pour mieux s'approprier la longue expérience

Des vieux marins, au large il servit près d'un an.

Il revint, et deux fois, à travers l'ouragan,

Sauva des naufragés au péril de sa vie;

Si bien que tous l'aimaient franchement, sans envie.

A peine achevait-il son vingtième printemps,

Qu'il acquit une barque à beaux deniers comptants;

Puis, voulant préparer vite le nid d'Annette,

Il s'installa sans bruit dans une maisonnette

Toute neuve, à mi-côte, au pied de ce chemin

Qui grimpait, comme on sait, du village au moulin.

C'était l'automne. Un soir, on fut à la cueillette

Dans les bons noisetiers d'en haut. Enoch, Annette,

Maints joyeux compagnons partirent. Par hasard,

Philippe se trouva cette fois en retard;

Et, comme il cheminait dans la blanche poussière,

Il vit, il reconnut de loin, à la lisière

Du bois qui verdoyait dans un pli du terrain,

Annette auprès d'Enoch et la main dans sa main.

Ils étaient seuls, assis tous les deux sur la mousse.

ENOCH ARDEN

Annette avait les yeux baissés, tremblante et douce; Enoch rayonnait, grave, inspiré, solennel, Le regard aussi pur qu'un flambeau sur l'autel. Philippe s'arrêta. Pauvre âme abandonnée, Dans leur bonheur naïf il lut sa destinée. Leurs lèvres tendrement se joignirent; mais lui, Le cœur saignant, loin d'eux il avait déjà fui; Et déjà le bois sombre abritait sa souffrance, Quand au ciel leur baiser monta dans le silence. Et tandis que, pensifs, par leur espoir bercés, Revenaient lentement les deux beaux fiancés, A l'heure intime et tendre le désir s'allume, Il resta longtemps seul, abreuvé d'amertume; Et la nuit devint noire; et de l'âpre forêt Il sortit, emportant un éternel regret.

111

Les jeunes amoureux bientôt se marièrent; Gaîment le vieux clocher tinta; gaîment brillèrent Les rayons du matin sur leurs fraîches amours. Sept ans heureux, sept ans qui semblèrent bien courts, Sept ans de fier travail et de persévérance, Passèrent sans faner la fleur de l'espérance. Ils eurent des enfants; une fille d'abord.

10 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Et, de ce jour, Enoch, plus allègre et plus fort,

Sentit bien qu'il devait, avant tout, prendre à tâche

De veiller sans repos, d'épargner sans relâche,

Afin qu'elle eût l'aisance et la sécurité

Dont ils manquaient, Annette et lui. Vers l'autre été,

Un garçon leur naquit, un gros garçon. Le père

Redoubla de vaillance; et dans la maison claire,

La mère, en allaitant son ange à demi nu,

Remerciait le ciel d'un accent ingénu,

Tandis qu'Enoch au loin luttait contre la bise

Ou courait le pavs avec sa jument grise.

Car c'est lui qui vendait sa pêche aux environs;

Ses gains formaient souvent des chiffres assez ronds;

On aimait sa franchise et sa façon civile;

11 avait bon accueil à la ferme, à la ville; Et tous les vendredis il était attendu

Au vieux manoir, parmi les marronniers perdu.

Mais le destin alors changea : sur cette terre

Tout change! Quelquefois Enoch avait affaire

Dans le port voisin. Là, par un faux mouvement,

Un matin, il tomba si périlleusement

Du haut d'un mât, qu'il eut une jambe cassée.

Pendant qu'on le soignait, sa femme délaissée

Mit tristement au monde un deuxième garçon,

Lequel fut un chétif et pâle nourrisson.

Puis, comme aux disparus le monde est peu fidèle,

Un de ses concurrents lui prit sa clientèle.

ENOCH ARDEN

Quoique Enoch fût un homme énergique et pieux, Son inactivité le rendit soucieux; Le doute aux yeux hagards le harcelait sans trêve. Il voyait ses enfants passer au fond d'un rêve, les pauvres petits semblaient très malheureux; Et leur mère, en haillons, tendait la main pour eux Et suppliait. La nuit, sur son lit de souffrance, Enoch disait tout bas : « O Dieu de délivrance, Frappez-moi ; mais sauvez ma femme et mes enfants ! » Or, tandis qu'il faisait pour eux ces vœux fervents, Le patron du navire où, pendant sa jeunesse, Il s'était engagé, sut toute sa détresse. L'excellent homme, aimant Enoch et l'estimant, Vint le voir. Il partait pour l'Inde justement, Et justement cherchait un maître d'équipage. Dans deux mois seulement on ferait le voyage; Enoch en serait-il? Enoch dit oui, songeant Qu'il rattraperait les longs jours sans argent.

La peur d'une indigence accablante et vulgaire Cessa de le hanter; son malheur n'était guère Qu'un nuage glissant sous un soleil d'été, Ombre déjà perdue en des flots de clarté. Mais, après son départ, que deviendrait Annette Avec les trois enfants ? Il roula dans sa tête Tout un plan d'avenir. Il comprit qu'il devait Vendre, avant de partir, le bateau qu'il avait, Ce bon, ce cher bateau, que son prudent courage

12 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Savait si bien en mer opposer à l'orage,

Et qu'il connaissait mieux qu'écuyer ne pourrait

Connaître son cheval. N'importe! il le vendrait,

En recevrait le prix, établirait sa femme.

Tout ce que le métier de marinier réclame,

Annette le tiendrait, et ferait des profits

Suffisants pour nourrir sa fille et ses deux fils.

Du reste, il espérait trafiquer en voyage,

Repartir, s'enrichir, se fixer au village,

Acheter un bateau meilleur, puis, sans tourments,

Jouir parmi les siens de ses derniers moments.

Il arrêta cela dans sa convalescence,

Et revint au logis après trois mois d'absence.

Annette le guettait au seuil de la maison;

Elle accourut, joyeuse, avec son nourrisson,

Et lui mit dans les bras l'enfant de la détresse.

Enoch le prit, lui fit caresse sur caresse,

Le berça, le porta, le baisa sur le front,

Et lui sourit, ainsi que les bons pères font;

Mais il n'osa pas dire à la mère si tendre

Le voyage lointain qu'il allait entreprendre.

Le lendemain matin, il hésitait encor.

Pour la première fois depuis que l'anneau d'or

Avait passé des mains d'Enoch aux doigts d'Annette,

Elle se révolta, la confidence faite.

Pas de cris cependant, mais des pleurs dans la nuit,

Des sanglots, des baisers, un désespoir sans bruit,

ENOCH ARDEN 1}

Un pressentiment sombre. Elle disait, plaintive : « Enoch, reste! j'ai peur qu'un malheur ne t'arrive; Pour les enfants, sinon pour moi, tu resteras! » Enoch la retenait doucement dans ses bras : C'était pour les enfants qu'il partait, et pour elle! 11 la laissa pleurer, vainquit ce cœur rebelle, Fit ses préparatifs et, quoique fatigué, Triste, il cacha sa peine et feignit d'être gai.

IV

Pour le prix qu'il voulait la barque fut vendue.

La chambre de devant, qui donnait sur la rue,

Fut arrangée, avec des rayons, un comptoir.

On se procura tout ce qu'il fallait avoir,

Et l'on mit tout en ordre aussi bien que possible.

Jusqu'au dernier moment, Enoch, ferme et paisible,

Alla, vint, travailla; son marteau résonnait,

Puis sa hache. Au travail il se passionnait;

Mais chaque coup porté frappait au cœur Annette.

Elle restait souvent immobile, muette,

Écoutant son mari qu'elle suivait des yeux;

Un trouble vague errait sur son front anxieux.

Enoch allait toujours; sous sa main vive et sûre,

Tout brillait, tout prenait une belle tournure.

2

14 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Ainsi passait le temps. Lorsque tombait le soir,

A côté de sa femme, Enoch venait s'asseoir

Près des enfants couchés. Annette était songeuse.

Enoch, las mais rempli de fierté courageuse,

Lui parlait du départ, lui parlait du retour,

Priait et l'embrassait, puis dormait jusqu'au jour.

Le matin des adieux, il fit bonne figure.

Elle pleurait. « Le vent semble d'heureux augure,

Dit-il; pourquoi ces pleurs et ce sourire amer?

Garde bien le foyer; moi, je connais la mer.

Et lui, poursuivit-il en montrant la couchette

De leur dernier enfant, lui, tu m'entends, Annette,

Lui, ce pauvre petit, si frêle et si chétif,

Lui que j'aime encor plus à le voir maladif,

Je lui rapporterai des choses qui font rire.

Au coin du feu, le soir, il m'entendra lui dire

Mille beaux contes bleus que pour lui j'apprendrai.

Quel bonheur, songe donc, lorsque je reviendrai

Riche et qu'ils seront grands ! » Tant de belle assurance

Aurait convertir Annette à l'espérance;

Mais quand il se remit avec naïveté

A parler gravement de Dieu, de sa bonté,

Des chemins détournés que prend la Providence,

Des épreuves qu'on doit subir avec constance,

D'abord elle écouta, puis, insensiblement,

Son cœur distrait revint à son pressentiment :

Telle, à la fin du jour, une amoureuse en peine

Lentement va chercher l'eau vive à la fontaine;

ENOCH ARDEN

'f

Elle pense à celui qui venait autrefois

Mêler au long bruit sourd de l'eau sa douce voix;

Et l'eau tombe; et d'abord, elle entend le murmure

Que fait en ruisselant l'eau de la source pure;

Puis elle n'entend plus; et le vase s'emplit

Et déborde, tandis qu'elle rêve et pâlit.

« Enoch, dit-elle enfin, ton projet paraît sage;

N'importe! je le sens, si tu fais ce voyage,

Je ne te verrai plus. Moi, reprit-il gaîment,

Je te reverrai, va! ne fût-ce qu'un moment.

Mon vaisseau doit passer au large du village

Demain, après midi; sors, descends vers la plage;

Nous ferons des signaux; tu me verras à bord,

Et tu comprendras bien que ta peur avait tort. »

De leurs derniers instants quand le dernier fut proche : « Qui pourrait, lui dit-il, nous faire aucun reproche? Ayons donc bon espoir. Toi, prends soin des enfants, Mais sans trop les gâter; cela, je le défends. Moi, j'aurai le bonheur que ton grand cœur mérite. Travaille! A travailler, le temps passera vite; Et si l'inquiétude un instant te revient, Pense à Dieu! car la foi, c'est une ancre qui tient. » Il la prit sur son cœur dans la suprême étreinte; Les enfants regardaient cette scène avec crainte, Avec stupeur. Értoch, tous deux, les embrassa; Mais, lorsque au berceau blanc du plus jeune il passa, Le cher petit venait de s'endormir. Les fièvres,

l6 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Hélas! avaient terni l'incarnat de ses lèvres. Annette s'approcha pour l'éveiller. « Non, non, Laisse-le ! dit Enoch ; est-ce que le mignon Saisirait quelque chose à cela, mon amie? » Puis, tandis qu'il baisait cette tête endormie, Annette coupa vite une des boucles d'or Du gentil benjamin. Ces cheveux, doux trésor, Furent pour lui plus tard une chose sacrée; Mais alors, s'emparant de la boucle dorée, Et faisant à la hâte un adieu de la main, Rapide, il atteignit le tournant du chemin.

Quand l'heure fut venue, Annette sur la plage Descendit, pour tâcher de le voir au passage; Peine perdue! Elle eut peut-être au bon moment Trop d'angoisse; elle aimait Enoch si tendrement! Sa main trembla, ses yeux se mouillèrent peut-être; Elle regarda bien, mais sans le reconnaître, Quoiqu'il fît maintes fois du bord un long salut. Et le vaisseau passa, passa, puis disparut.

Tant que sous le ciel gris, sur la mer gémissante, Elle put suivre au loin la voile décroissante,

ENOCH ARDEN 17

Annette regarda. Mais, le jour expirant,

Elle quitta la plage et revint en pleurant.

Enoch lui semblait mort. Pourtant la pauvre mère

Fit bien ce qu'il avait recommandé de faire.

Mais elle eut du malheur; elle ne connaissait

Rien au commerce, et rien ne lui réussissait.

D'ailleurs, elle manquait d'audace et de finesse;

Elle ne savait pas mentir avec adresse,

Faire un prix assez haut pour le pouvoir baisser.

Elle disait: « Mon Dieu! que devra-t-il penser! »

Et n'en gagnait pas plus. Dans certains jours de gêne,

Elle vendit à perte. Elle prit de la peine,

Songeant que la maison allait de mal en pis.

D'Enoch elle n'avait cependant nul avis;

Elle attendait, trouvait tout juste de quoi vivre,

Et sans rien de nouveau voyait les mois se suivre.

Son dernier fils était plus faible chaque jour.

En vain elle épanchait sur lui son humble amour;

Il fallait travailler, le laisser à toute heure

Seul, de ses longs appels remplissant la demeure;

On avait du pain noir, un régime malsain,

Et l'on ne pouvait plus payer le médecin.

Le pauvre enfant pâlit, il pâlit davantage;

Puis, comme un jeune oiseau s'échappe d'une cage

Mal fermée, un matin, doucement, sans efforts,

Sa petite âme, hélas! quitta son petit corps.

En l'absence d'Enoch, par amitié discrète,

l8 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Philippe n'avait pas voulu revoir Annette;

Mais quand l'enfant mourut, il fut au désespoir

D'avoir pu si longtemps rester sans la revoir.

« Maintenant, pensa-t-il, je dois aller vers elle;

Elle est là, sous le coup d'une douleur cruelle,

Pauvre, morne... J'irai! » fit-il en se levant.

11 vint, il traversa la chambre de devant,

A la porte du fond frappa deux coups. Personne!

Mais, certain qu'en venant sa pensée était bonne,

Il entra tout de même et vit, en s'avançant,

Annette dans un coin qui pleurait son enfant.

Elle cacha ses veux, s'absorbant dans sa peine,

Sombre, et se détournant de toute face humaine.

Lui, d'une voix émue, il dit avec douceur :

« Annette, voulez-vous me faire une faveur?

Une faveur de moi, de moi dans ma détresse ! »

Reprit-elle; et l'accent avait tant de tristesse

Que Philippe d'abord en fut épouvanté.

Son bon cœur l'emportant sur sa timidité,

11 s'assit auprès d'elle et dit : « Je viens, Annette,

Vous parler des enfants, du fils, de la fillette,

Et d'Enoch. J'ai toujours, vous le rappelez-vous,

Soutenu qu'il était le meilleur d'entre nous.

De quel cœur, autrefois, il allait à l'ouvrage!

Quels bras actifs, et quel indomptable courage!

Oh! s'il vous a quittée, Annette, l'on connaît

Ses raisons. Ce n'est pas par caprice, ce n'est

Que pour pouvoir doter ses enfants, comme un autre,.

ENOCH ARDEN

D'une éducation meilleure que la nôtre;

Et quand il reviendra, son chagrin sera grand

S'il voit qu'ils n'ont rien fait dans l'âge l'on apprend.

Eux, rester ignorants et subir la misère!

11 en tressaillerait dans le sein de la terre.

Nous nous sommes connus dès l'enfance; écoutez!

Pour obéir à ses plus chères volontés,

Annette, accordez-moi ce que je vous demande.

La dépense, d'ailleurs, ne sera pas très grande,

Et le moulin va bien. Puis Enoch reviendra;

Il aura fait fortune au loin, il me paîra.

Laissez-moi donc placer la fillette et son frère

A l'école; telle est la faveur que j'espère. »

Annette répondit, le front contre le mur : « Je n'ose même pas vous regarder. Bien sûr, Je dois vous sembler folle ou par trop désolée; J'étais sous mon chagrin tout à l'heure accablée, Et c'est votre bonté qui m'accable à présent. Enoch, n'en doutez pas, est encore vivant; Votre argent vous sera rendu, l'argent peut l'être; Quanta votre bonté, comment la reconnaître? Alors, c'est entendu! » dit Philippe. A ces mots, Quoiqu'elle s'efforçât d'étouffer ses sanglots, Elle sentit soudain son triste cœur se fondre, Et, honteuse, sortit sans rien pouvoir répondre.

Il mit les deux enfants à l'école, acheta

20 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Des livres, des cahiers réglés, qu'il leur porta,

Voulut de tout pour eux s'occuper par lui-même,

Et s'occupa de tout avec un soin extrême.

Du reste, sur Annette, on ne put bavarder;

Philippe s'observa, désirant la garder

Du plus léger soupçon. Laisser voir trop de zèle,

Cela n'eût pas été délicat; et chez elle

Il vint le moins souvent qu'il put. Mais les enfants

Sans cesse rapportaient de chez lui, triomphants,

Les fruits de la saison, des pervenches, des roses,

Un gros gâteau doré, du lait, mille autres choses;

Et même quelquefois, prétextant la beauté

Du froment, pour ne pas offenser leur fierté,

Philippe leur donnait la fleur de la farine

De son bon vieux moulin perché sur la colline.

Comprenant sa réserve et sa discrétion, Annette eût voulu dire avec effusion Combien ils étaient tous pleins de reconnaissance; Mais elle ne pouvait parler en sa présence. En revanche, il était l'ami des deux enfants; Ils sautaient après lui comme deux jeunes faons, Ils ne le quittaient plus, lui racontaient leurs peines Et leurs plaisirs, faisaient devant lui leurs fredaines, Se pendaient à ses bras avec des rires fous, Allaient mettre au moulin tout sens dessus dessous, Et l'appelaient : « Papa Philippe! » De la sorte, Leur amitié pour lui devint d'autant plus forte

ENOCH ARDEN 2 1

Que l'image d'Enoch s'effaçait plus en eux. Enoch leur paraissait un spectre vaporeux, Une forme flottante autrefois entrevue Au point du jour, au bout d'une longue avenue, Allant Dieu savait où. Dix ans passèrent; mais En dix ans, rien d'Enoch ne leur parvint jamais.

VI

Un soir, il arriva que les enfants d'Annette

Voulurent dans le bois aller à la noisette.

« C'est bon. J'irai, dit-elle, avec vous; me voici. »

Ils voulurent avoir « papa Philippe » aussi,

Le trouvèrent tout blanc, tout poudré de farine,

Et vite, lui faisant leur plus friponne mine,

Lui crièrent : « Papa Philippe, viens au bois! »

11 refusa d'abord; mais tous deux, à la fois,

Lui répétèrent : « Viens ! » Et tous deux l'embrassèrent,

Il eut beau résister, les enfants le poussèrent.

N'avaient-ils pas Annette avec eux? On partit,

Et de leurs rires clairs le chemin retentit.

Après avoir gravi le bas de la montée,

Que couronnaient de leur lisière accidentée,

Aux crêtes du plateau, les arbres verts du bois,

2 2 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Annette devint lasse; et d'une faible voix :

b Reposons-nous ici, je n'en puis plus! » dit-elle.

Philippe à son côté s'assit. Et de plus belle,

Les enfants devant eux se mirent à grimper,

Voyant des compagnons qu'ils voulaient rattraper.

En tumulte, gais, vifs, tous ensemble, ils coururent.

Sous les taillis épais bientôt ils disparurent;

Et déjà répandus au hasard, ils pliaient

les noisetiers touffus qu'ils brisaient et pillaient,

Se montrant leur butin, s'acharnant à leur proie,

Ou s'appelant l'un l'autre avec des cris de joie.

Philippe, cependant, près d'Annette arrêté,

Les entendait au loin dans cette obscurité,

Se souvenant de l'heure où, le cœur gros, l'œil sombre,

Il s'était enfoncé sous les arbres pleins d'ombre.

« Annette, nous pourrions faire encor quelques pas? »

Dit-il enfin. Et comme elle n'écoutait pas,

11 reprit doucement : « Vous êtes fatiguée? »

Et comme elle restait, la figure appuyée

Sur sa main, et pensive, il reprit brusquement :

« Il a sombré sans doute avec son bâtiment;

Il n'y faut plus songer. Laissez-vous donc distraire,

Annette! Vos enfants ont besoin de leur mère.

J'oubliais tout, dit-elle; et, je ne sais comment,

Leurs cris m'ont rappelée à mon isolement. »

Entre eux deux, sur ces mots, il se fit un silence. Philippe était resté jusqu'alors à distance;

ENOCH ARDEN 2}

Il se rapprocha d'elle en hésitant, et dit :

« C'est que j'ai, voyez-vous, une idée en l'esprit.

Ma tête en est depuis si longtemps obsédée,

Que je ne sais pas bien quand me vint cette idée;

Mais je sens que toujours elle me poursuivra...

Espérez-vous encor qu'Enoch reparaîtra !

Non! car voilà dix ans qu'on n'a point de nouvelles.

Ces paroles pour vous, Annette, sont cruelles;

Pardonnez!... Le navire a péri, c'est certain.

Or, je souffre de voir votre mauvais destin.

Vous avez besoin d'aide; et je ne peux plus guère

Vous aider franchement, comme je voudrais faire.

A moins que... Mais on dit que l'esprit est si prompt

Chez les femmes! Peut-être avez-vous sur mon front

Lu ma pensée entière, avant que je la dise.

Je voudrais... je voudrais... vous mener à l'église...

Enfin vous épouser! Les petits, tous les deux,

M'appellent déjà : Père! Et j'éprouve pour eux

Les mêmes sentiments que s'ils étaient ma fille

Et mon fils. A vous trois, vous êtes ma famille.

Je n'ai que vous, vous seuls; ni frères, ni parents!

Vous m'aimiez bien un peu quand nous étions enfants;

Et moi, moi... je vous aime, ayez bonne mémoire,

Depuis bien plus longtemps que l'on ne saurait croire.

Annette répondit avec émotion :

a Vous nous avez aidés dans notre affliction

Comme un ange gardien; le ciel, en récompense,

24 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Vous devrait pour épouse une fleur d'innocence.

Moi, je suis déjà vieille et ne pourrai jamais,

Philippe, vous aimer autant que je l'aimais.

Que me demandez-vous? » Mais Philippe à voix basse :

« Je ne demande rien qu'une petite place

Dans votre amour, après Enoch ; donnez-la moi !

Oh! cria-t-elle, avec une sorte d'effroi, Comme quelqu'un qui craint son cœur et sa faiblesse, Cher Philippe, attendez! S'il revenait! Qui presse? Mais que dis-je, peut-il revenir maintenant? Attendez tout de même un an, oui, rien qu'un an; Ce sera bientôt fait. Je sens que je vous blesse; Attendez par pitié! » Philippe, avec tristesse :

« J'ai, dit-il, attendu toute ma vie; aussi, Je puis attendre encor, s'il doit en être ainsi.

Écoutez, reprit-elle, envers vous je m'engage; C'est convenu, c'est dit. Dans un an! c'est plus sage, N'est-ce pas? Ce délai sera vite expiré. »

Philippe répondit simplement : « J'attendrai. »

Ils restèrent alors muets, sur la colline. Le soleil disparut de l'antique ruine Qui dominait les flots. Or, Philippe, voyant Les étoiles blanchir dans l'ombre, à l'orient, Redouta la fraîcheur du soir pour sa compagne; Et son appel sonore alla par la montagne Avertir du départ les enfants. A sa voix, Chargés de leur butin, ils sortirent du bois.

ENOCH ARDEN 2 f

Puis on revint ensemble. A la porte d'Annette,

11 réfléchit, et dit avec son air honnête :

« D'un instant de faiblesse en vous j'ai profité.

J'ai mal fait. Je vous rends la pleine liberté;

Je demeure engagé, moi, mais je vous dégage.

Non, non, c'est dit ! » fit-elle, en cachant son visage.

Et l'on se sépara. L'automne, en un moment,

Passa sur elle, ainsi que par enchantement;

Et ces mots : « Je vous aime, ayez bonne mémoire.

Depuis bien plus longtemps que l'on ne saurait croire! »

Ces tendres mots vibraient à son oreille encor

Que déjà revenait l'automne aux rameaux d'or,

Et que Philippe, avec une égale tendresse,

Était là, devant elle, évoquant sa promesse.

« Un an déjà! dit-elle. Oui, c'est même demain

Qu'on va des noisetiers reprendre le chemin. »

Elle se récria. Ce n'était pas possible;

Il fallait réfléchir; Philippe était terrible.

Quel changement pour elle ! Un mois, encore un mois,

Pas plus! et ce serait pour la dernière fois.

Philippe, les yeux pleins de cette ardente envie

Qui l'avait dévoré pendant toute sa vie,

Répondit, et sa voix tremblait comme la main

D'un homme ivre : « C'est bon. Qu'importe mon chagrin ?

Prenez donc votre temps, tout votre temps, Annette ! »

Il lui faisait pitié dans sa peine inquiète;

Elle le renvoya néanmoins plusieurs fois,

3

26 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

S'excusant mal, pleurant, suppliant à mi-voix, Et remettant toujours. De journée en journée, Ils passèrent ainsi la moitié d'une année.

Cependant, sur leur compte on jasait dans le port;

Les bonnes gens n'avaient rien remarqué d'abord,

Puis cette intimité sembla peu naturelle.

L'un répétait : « Bah! bah! il badine avec elle! »

L'autre : « Parviendra-t-elle à se faire épouser? »

Un troisième ajoutait, croyant les excuser,

Qu'ils ne savaient pas bien ce qu'ils voulaient, eux-mêmes.

Un dernier ricanait, plein de dédains suprêmes.

Sur ces choses, le fils d'Annette était muet,

Mais laissait clairement deviner son souhait;

Et sa sœur avouait qu'elle aimait comme un père

Celui qui les avait tirés de la misère.

Philippe était brisé du chagrin qu'il cachait;

Annette voyait tout et se le reprochait.

VII

Or une nuit, enfin, qu'en proie à l'insomnie Elle implorait le ciel et sa grâce infinie, Réclamant pour agir quelque signe certain Qui de son pauvre Enoch lui prouvât le destin,

ENOCH ARDEN 27

Son angoisse devint si vive, si poignante,

Qu'elle se releva, ranima, frissonnante,

La flamme qui mourait dans le grand âtre noir,

Saisit sa Bible avec un morne désespoir,

L'ouvrit, mit au hasard le doigt sur une ligne,

Et lut : « Sous un palmier... » Ce n'était pas un signe;

Cela ne disait rien, quel sens avait cela?

Elle ferma le livre et dormit. Mais voilà

Qu'en songe elle aperçut, sous un palmier, au faîte

D'une montagne, Enoch, l'or du ciel sur sa tête;

Il paraissait avoir une auréole au front.

Elle eut alors le cœur plein d'un trouble profond :

« C'est le rayonnement du Très-Haut qui l'inonde,

Pensa-t-elle; il est mort, il est dans l'autre monde,

Avec les palmes d'or que portent les élus;

Sur cette terre, hélas! je ne le verrai plus! »

Elle se réveilla, se leva dès l'aurore,

Fit demander Philippe, et, dans son rêve encore,

Lui dit : « Épousez-moi, puisque c'est entendu.

Annette, s'il est vrai, dit Philippe éperdu,

Si vous vous résignez à devenir ma femme,

Il faut en finir vite, ou bien j'en perdrai l'âme. »

Ils s'épousèrent donc; les cloches sous les cieux Tintèrent, et ce fut un tintement joyeux. Mais Annette était grave et n'avait point de joie. Il lui semblait qu'un pas la suivait dans sa voie, Sans qu'elle reconnût d'où cet écho venait;

28 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Un appel indistinct parfois la surprenait,

Sans qu'elle distinguât le sens de ce murmure.

Elle avait presque peur d'une sombre aventure,

Ne restait jamais seule, et d'aucune façon

N'aurait voulu sortir seule de la maison.

Quelle ombre l'arrêtait, quand, au seuil de sa porte,

La main sur le loquet, n'osant en quelque sorte

Rentrer dans le logis, elle était là, rêvant?

Quelle voix lui parlait dans le souffle du vent?

« Ce n'est rien, se disait Philippe; elle est enceinte,

Son état veut cela. » Philippe était sans crainte.

Lorsque l'enfant fut né, tout changea promptement.

Pour Annette, ce fut un rajeunissement;

Son cœur se raviva dans la source féconde

De l'amour maternel, comme une fleur dans l'onde.

Heureuse par Philippe et le voyant heureux,

Elle eut vite oublié le passé douloureux.

VIII

donc était Enoch? Le vaisseau la Fortune, Après un coup de vent essuyé sans aucune Avarie importante, avait heureusement Poursuivi son chemin. Le léger bâtiment

ENOCH ARDEN 29

Traversa les climats l'été s'éternise,

Doubla le Cap, malgré les vagues et la bise,

Traversa de nouveau la zone ardente, et put,

Avec sérénité, voguer droit à son but,

Longer les îles d'or, puis, dans un port tranquille,

Sous un ciel d'Orient ancrer sa proue agile.

Enoch fit du commerce à son compte, acheta

Des curiosités, et même rapporta

Pour ses petits enfants un dragon magnifique.

Il revenait content. La mer fut pacifique

Pendant les premiers jours; le vaisseau, sans efforts.

Filait rapidement, toutes voiles dehors.

L'inconstante Déesse à son avant sculptée

Voyait superbement l'onde, à peine agitée,

S'ouvrir; et l'on glissait, dans un air tiède et clair,

Entre le bleu du ciel et le bleu de la mer.

Puis vint le calme, puis un vent très variable,

Puis du gros temps, enfin un orage effroyable,

Et dans la sombre nuit, sur les flots rugissants,

Le cri désespéré : « Les brisants! les brisants! »

Le navire craqua, s'enfonça dans l'abîme;

Et rien ne reparut sur l'écume, à la cime

Des vagues, rien qu'Enoch avec deux matelots.

Cramponnés aux débris, ballottés par les flots,

Ils furent à la fin emportés sur une île

Inconnue et déserte. En ce lointain asile

Ils trouvèrent, le sol étant fécond, des noix,

5-

}0 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Des racines, les fruits de la plaine et du bois.

Le gibier foisonnait, d'ailleurs, sur le rivage,

Et n'était pas craintif tant il était sauvage!

Sur la côte élevée, ils choisirent un coin

Sain et sûr, bien en vue, abrité, pas très loin

Des sources qui donnaient l'eau douce, et s'y bâtirent

De misérables murs que des palmes couvrirent.

Là, sous ce ciel sans tache, en ce vert paradis,

Ils restèrent pensifs, hagards, comme engourdis.

Le plus jeune d'entre eux, blonde et fragile tête,

Avait beaucoup souffert la nuit de la tempête;

Il s'affaissa, languit; puis sa langueur s'accrut;

Et, quelque soin qu'on prît du malade, il mourut.

Le compagnon d'Enoch, trouvant dans l'île ensuite

Un fût d'arbre tombé, voulut y creuser vite

Un canot indien suffisamment profond.

Au soleil trop longtemps il exposa son front;

Il rendit l'âme. Enoch, seul alors, crut comprendre

Que Dieu, par ces deux morts, l'avertissait d'attendre.

Il attendit. Il vit tout ce monde enchanté,

Sans cesse épanoui dans sa fécondité;

Il vit les mamelons couverts de forêts vertes,

Les clairières des bois jusqu'au ciel pur ouvertes,

Les insectes luisants, les fins oiseaux siffleurs,

Les vieux arbres parés de leurs splendides fleurs,

Et dans les vallons frais, sur les monts, sur les pentes,

Les lianes et les mille plantes grimpantes

ENOCH ARDEN

V

Qui vont, de toutes parts, avec légèreté,

Se jouer à l'air libre en pleine immensité.

Mais il ne pouvait voir ce que son âme en peine

Demandait instamment : une figure humaine;

Et jamais, dans l'Éden sur lequel il régnait,

Une parole humaine, hélas! ne résonnait.

Non! ce qu'il entendait, c'était le cri rapide

Que les oiseaux marins, dans l'azur si limpide,

Jetaient en tournoyant, ou le roulement sourd

Des vagues, dont le flux battait son rythme lourd;

Ou le murmure lent des grands bois, dont les branches

Berçaient sous le zénith leurs fleurs rouges et blanches;

Ou le chuchotement des sources au flot clair

Qui descendaient des pics escarpés vers la mer.

Souvent il s'asseyait sur la montagne, en face

De ce vaste océan qui remplissait l'espace,

Et, naufragé perdu parmi les hauts sommets,

Il guettait un voilier qui ne venait jamais.

Le soleil se levait dans son ardeur première,

Puis, baignant les rochers de torrents de lumière,

Au-dessus du mouvant abîme s'avançait;

Sur l'île, en redoublant de splendeur, il passait;

Ensuite il inclinait vers l'occident plus sombre;

La brise était plus fraîche; Enoch voyait dans l'ombre

Le firmament blanchir par le ciel violet;

Un bruit plus caverneux sur les écueils roulait;

Et, chassant la pâleur de la dernière étoile,

Le soleil de nouveau brillait; mais pas de voile!

-J2 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Pendant qu'il était là, captif des flots jaloux,

Laissant les lézards d'or courir sur ses genoux,

Tant l'absorbait alors son grand rêve immobile,

Parfois il oubliait son naufrage et son île.

Il voyait tout à coup des fantômes passer,

Avec des pleurs, avec un sourire, un baiser.

Sa jeunesse, en chantant, semblait soudain renaître,

Et faisait à ses yeux tour à tour apparaître

Les sites et les gens qu'il avait tant aimés,

Là-bas, dans un pays aux cieux moins enflammés :

C'étaient ses trois enfants, leur joli babillage,

Annette, la maison, la rue et le village,

Le bois et le moulin, le portail du château.

Le cheval qu'il avait, son ami le bateau,

Les voisins vers le soir assis devant leurs portes,

Novembre gris et froid, l'odeur des feuilles mortes,

Et sous le ciel mouillé le gémissement long

Qui montait et montait des flots couleur de plomb.

Un matin qu'il était assis en haut des roches, Il entendit, ou crut entendre au loin, les cloches Carillonner gaîment; leur son mystérieux Venait des profondeurs, très faible, mais joyeux. Il se crut délivré, sans qu'il s'en rendît compte. Quand la réalité le ressaisit, trop prompte, Il souffrit tellement qu'à cette heure, en ce lieu, Il serait mort, s'il n'eût bien vite imploré Dieu.

ENOCH ARDEN 33

IX

Ainsi, pour le dernier survivant du naufrage,

Les jours, les mois, les ans passèrent. Son courage

Vacillait, faiblissait, mais ne s'éteignait pas.

Un vague espoir, de temps en temps, lui parlait bas;

Il priait. Brusquement finit sa solitude.

Un navire, entraîné sous cette latitude,

Comme celui d'Enoch dix ans auparavant,

S'arrêta près de l'île à la chute du vent.

Une brume de mer voilait l'île obscurcie;

Mais le soleil levant y fit une éclaircie,

Grâce à laquelle on put distinguer les ruisseaux

Qui sur les rochers bruns éparpillaient leurs eaux.

Un canot aborda; le son des voix humaines

Vibra dans les échos de ces rives lointaines.

Le pauvre Enoch, pleurant de joie, alors courut;

Et voici qu'aux marins débarqués apparut,

Nu, hâlé, chevelure et barbe toutes blanches,

Ce spectre, des lambeaux d'écorce autour des hanches,

A l'entendre pousser péniblement des cris

Avec des gestes fous et des yeux ahuris,

A le voir remuer sa bouche grimaçante

Sans rien articuler en sa hâte impuissante,

34 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

On ne reconnaissait qu'à peine un être humain.

Pourtant, comme il faisait des signes de la main

Et comme il paraissait ne point songer à nuire,

Les matelots par lui se laissèrent conduire.

Aux fontaines d'eau douce il les mena tout droit,

Leur montra toutes les richesses de l'endroit,

Retrouva la parole, et, sans vouloir attendre,

Les suivit à leur bord. On tâcha de comprendre

Son histoire, qu'à tous, par bribes, il conta.

On crut qu'il divaguait; mais plus on l'écouta,

Plus on vit que c'était possible, vraisemblable,

Et plus on fut ému de son sort lamentable.

Il eut des vêtements, on ne demanda rien

Pour prix de son passage et de son entretien ;

Mais souvent, évoquant sa bonne expérience,

Il aidait les marins pour prendre patience.

Quelques-uns connaissaient son pays vaguement,

Sans pouvoir lui donner aucun renseignement.

Le voyage fut lent. La mer était sereine,

Mais le vaisseau, très vieux, naviguait avec peine;

Et les désirs d'Enoch devançaient sur les flots

Les vents lourds, qui berçaient le chant des matelots.

Aux lueurs de la lune enfin, sous un nuage,

On put à l'horizon deviner le rivage.

Une falaise, au pâle et vaporeux contour,

Apparut, dominant la mer, au point du jour;

Et dans l'air imprégné d'un parfum de prairie,

Enoch sentit flotter l'âme de la patrie.

ENOCH ARDEN

u

On lui voulait du bien, et 1 on se cotisa Pour qu'il eût quelque argent; puis on le déposa Dans le port où, jadis, par la brise opportune, Il avait pris le large à bord de la Fortune.

11 ne fit dans la ville aucune question,

Et partit vite, à pied, dans la direction

De son hameau, voulant voir de ses yeux, sur l'heure,

Ce qu'étaient devenus les siens dans sa demeure.

Le soleil était clair encor, sous le vent frais;

Mais bientôt un brouillard de plus en plus épais

Couvrit de toutes parts la côte solitaire.

Ignorant le chemin qui lui restait à faire,

Inquiet, se sentant isolé, sans appui,

Enoch n'y voyait plus à dix pas devant lui.

Le bord des champs flétris se distinguait à peine;

Du haut d'un arbre nu, dans la brume incertaine,

Un oiseau désolé jetait de tristes cris,

Et les feuilles roulaient le long du chemin gris.

La nuit vêtit de noir la terre dépouillée;

Une lueur surgit, d'ombre toute noyée,

Puis d'autres, répandant une vague rougeur;

Et le village enfin s'ouvrit au voyageur.

}6 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Enoch s'aventura lentement dans la rue.

Envahi d'une angoisse à chaque pas accrue,

Tout timide, il était parfois pris d'un frisson.

Il arriva devant la petite maison

Où, par ces jours heureux si prompts à disparaître,

Il avait mis sa femme et vu ses enfants naître.

Rien! pas le moindre bruit, pas la moindre clarté!

11 lut un écriteau malgré l'obscurité;

Le logis était vide et la maison à vendre.

Enoch fut atterré; qu'allait-il donc apprendre?

Il suivit le chemin, ivre de désespoir.

Il alla jusqu'au quai, cherchant sous le ciel noir

La vieille auberge, à la façade bien connue.

La charpente en était jadis si vermoulue,

Qu'il eut peur de ne plus trouver l'enseigne au port.

L'auberge subsistait, l'aubergiste était mort.

Sa veuve, Miriam Lenn, exploitait la taverne,

Dont la bise faisait trembler la vitre terne.

C'était naguère un lieu plein de chants, plein de bruit,

de joyeux buveurs s'attablaient jour et nuit;

Mais c'était maintenant un plus discret asile,

Offrant un humble lit au voyageur tranquille.

Enoch y descendit. Longtemps il resta là, Morne et silencieux. Mais l'hôtesse parla; Elle était bonne femme et quelque peu bavarde. Au visage d'Enoch elle ne prit pas garde,

ENOCH ARDEN 37

Tant il était changé sous ses cheveux blanchis!

Elle lui raconta les choses du pays,

Son histoire à lui-même et l'histoire d'Annette,

La mort du dernier-né, la ruine complète,

Comment le bon Philippe avait, bientôt après,

Mis le frère et la sœur à l'école, à ses frais;

Comment il avait fait sa demande à la mère;

Les hésitations d'Annette en sa misère,

Ses refus, ses combats, son courage abattu,

Les noces, et l'enfant que Philippe avait eu.

Enoch écouta tout, sans blâme, sans rudesse;

Immobile, il semblait moins ému que l'hôtesse.

Mais lorsque celle-ci lui dit en finissant :

« Ne parlons plus d'Enoch ; le pauvre homme à présent

Est perdu, voyez-vous! » il reprit à voix basse,

Comme s'il avait reçu le coup de grâce :

« Perdu! perdu, mon Dieu! » Puis, le front abattu,

Il murmura plus bas encor : « Perdu! perdu! »

XI

Il voulait cependant la revoir, elle, Annette, Elle et les deux enfants, de loin, vite, en cachette! Il y pensait toujours : « Oh ! les voir de mes yeux, Disait-il; les revoir tous les trois, justes cieux!

4

38 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Je ne veux rien de plus. » Par un soir de novembre,

Il sortit en tremblant de sa petite chambre.

Le jour sombre baissait. Enoch se hasarda;

Il gravit la hauteur, s'assit et regarda.

Les tendres souvenirs de son bonheur paisible

L'accablèrent bientôt d'une peine indicible.

La maison du moulin jetait de son côté,

Par la fenêtre basse, une vive clarté.

Il contempla longtemps ce carré de lumière;

Et puis, n'en pouvant point détourner sa paupière,

Il se rapprocha : tel, un papillon de nuit

Vole, tourne et se brûle à la lampe qui luit.

Cette maison était, comme on sait, la dernière

Qu'on trouvât sur le bord du chemin; par derrière,

Un rustique jardin s'étendait, clos de murs,

Dont la porte donnait sur des terrains obscurs.

Quand Enoch s'approcha, la place était déserte.

Un if y balançait sa tête toujours verte;

Un sentier traversait le milieu du jardin,

Un autre l'encadrait. Enoch, pâle, incertain,

Se glissa près du mur sous le grand arbre sombre,

Et là, sans mouvement, muet, perdu dans l'ombre,

Vit ce qu'il aurait ne jamais venir voir

De peur d'empoisonner son profond désespoir.

La flamme du foyer, joyeuse et bien nourrie, Faisait sur le buffet luire l'argenterie;

ENOCH ARDEN 39

A droite était assis Philippe. Il n'avait plus

Sa figure attristée aux yeux irrésolus;

Il tenait son enfant dans ses bras, gai, prospère.

Tout à côté du cher petit ange et du père,

Une figure jeune aux légers cheveux d'or,

Une autre Annette, avec un plus doux charme encor.

Était penchée un peu, balançant quelque chose

De brillant, une bague au bout d'un ruban rose,

Devant le benjamin qui levait les deux bras

Pour attraper la bague, et ne l'attrapait pas.

Et l'on riait, riait! A gauche était la mère,

Les contemplant avec une émotion fière,

Et les montrant à son grand fils, beau garçon brun

Dont les yeux rayonnaient d'un éclat peu commun.

Et sous le grand if noir, Enoch, courbé, farouche,

Regardait fixement, un pli triste à la bouche.

Quand ce ressuscité, ce morne revenant,

Vit sa femme, au pouvoir d'un autre maintenant,

Sa femme, devenue, hélas! une étrangère,

Avec ce nouveau-né dont Philippe était père;

Quand il vit ce foyer, cet abandon joyeux,

Cet oubli, ce bonheur calme dans tous les yeux,

Et cet usurpateur qui volait la tendresse

D'une fille et d'un fils à son acre détresse;

Oh ! quoiqu'il eût prévu tout ce qu'il devait voir

Et se fût sans faiblesse imposé son devoir,

Oh! lui qui chez Miriam semblait être de marbre,

BEAUTÉS ÉTRANGÊRl

Il frémit, chancela, saisit des deux mains l'arbre, Craignant de ne pouvoir étouffer dans son sein Le cri de sa douleur terrible, qui soudain, Sur tous les fronts riants cette flamme claire Brillait, eût retenti comme un coup de tonnerre. Pourtant il se sauva, légèrement, sans bruit, Assourdissant ses pas comme un voleur de nuit, Évitant dans les coins de frôler les broussailles; Il suivit à tâtons les petites murailles, Tremblant de défaillir et d'être trouvé là. Jusqu'à la porte ainsi dans l'ombre il se coula, L'ouvrit, la referma tout doucement, de même Qu'on fait dans la maison d'un malade qu'on aime, Et s'en fut en pleins champs pour pleurer sans témoin.

Lorsque de la maison il crut être assez loin,

Il s'arrêta, voulut prier; mais la prière

Expira dans son cœur sous le ciel sans lumière;

Et s'affaissant, creusant la terre avec ses doigts,

Il cria : « Dieu clément, Dieu juste en qui je crois,

Pourquoi m'avez-vous fait revenir à cette heure?

llfautdonc bien souffrir, mon Dieu, pour qu'on en meure

Là-bas, je souffrais moins. Que je sois assez fort,

Pour cacher ma misère, hélas! jusqu'à la mort.

A mon secret je dois rester toujours fidèle;

Je dois leur cacher tout. Je dois m'écarter d'elle;

Et mes enfants aussi, je dois... je dois les fuir!

Si je les revoyais, je pourrais me trahir.

ENOCH ARDEN 41

Ainsi, tout est fini... Plus rien, plus de famille !

Elle ressemble tant à sa mère, ma fille;

Et lui, mon fils, je sens qu'il m'aimerait si bien !

Ne plus les embrasser! Rien, plus rien, jamais rien! »

Il ne supporta point cet excès de souffrance;

Et, croyant expirer, il perdit connaissance.

Quand il revint à lui, quand, se sentant plus fort,

11 put se diriger à pas lents vers le port

Et regagner enfin son logis solitaire,

Sans cesse il répétait : « Leur cacher tout, me taire! »

Et machinalement, comme on dit un refrain,

« Il faut leur cacher tout! » fit-il jusqu'à la fin.

XII

Sa résolution, dans ce nouveau naufrage, Lui raffermit le cœur et lui rendit courage. Un soir, il dit tout bas à Miriam : « Savez-vous Si la meunière a peur que son premier époux Ne soit encor vivant? Je crois qu'au fond de l'âme Elle n'est pas tranquille, allez! la pauvre femme; Rien n'a jamais prouvé que son mari fût mort. » Enoch se tut. « Quand donc serai-je au dernier port? Pensa-t-il. Pauvre Annette! à Dieu je la confie. »

4.

42 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Il chercha du travail, il sut gagner sa vie;

Mais comme il travaillait pour lui seul, sans avoir

De satisfaction, de désir ni d'espoir,

Le travail lui fut dur. Au bout d'un mois à peine,

Un malaise le prit. De semaine en semaine,

Cela devint plus grave. Il pencha, s'affaiblit,

Garda la chambre et dut bientôt garder le lit.

Pensif, il avait l'air content de sa faiblesse;

Et, très certainement, le marin en détresse,

Qui distingue à traversées brumes du matin

Le navire sauveur surgissant au lointain,

Ne peut avoir au cœur de douceur comparable

A celle qu'eut Enoch sur son lit misérable,

Lorsque, se recueillant pour le suprême effort,

Il sentit sur son front le souffle de la mort.

« Je veux, murmurait-il d'une voix presque éteinte,

Je veux qu'on pense à moi sans remords et sans crainte. »

Il appela Miriam, qui vint à son chevet.

« Je dois vous révéler, dit-il, un grand secret,

Mais jurez-moi d'abord, jurez sur le Saint Livre

De n'en rien dire, tant que vous me verrez vivre.

Mon Dieu! cria Miriam, entendez-vous cela?

Nous achèverons bien l'année nous voilà;

Qui parle de mourir? » Mais Enoch, sans la suivre

Dans ses propos diffus : « Jurez sur le Saint Livre! »

Demanda-t-il. Miriam, l'angoisse dans le sein,

Prit la Bible et jura devant le Livre Saint.

ENOCH ARDEN 43

Enoch, fixant alors ses grands yeux gris sur elle, Commença d'une voix faible mais solennelle : « Vous avez vu jadis Enoch Arden heureux?

Si je l'ai vu! c'était un garçon vigoureux. Ah! comme il s'en allait le matin sur la côte, Sans regarder personne, œil fier et tête haute!

Hélas! reprit Enoch tristement, aujourd'hui Il a la tête basse et nul ne songe à lui. Écoutez! je n'ai plus que peu d'instants, je pense; Eh bien! je suis Enoch. » A cette confidence, Miriam Lenn, incrédule et troublée à la fois :

I Vous Enoch ! vous, vous-même ? Oh ! ce n'est pas sa voix ; Et d'ailleurs il vous eût dépassé de la tête.

Dieu, gémit le mourant, sa volonté soit faite, Dieu m'a courbé le front. » Puis douloureusement

II lui dit son naufrage et son isolement, Son retour, son désir d'apercevoir Annette Et comment il l'avait un soir vue en cachette.

Miriam Lenn sanglotait et, malgré ses sanglots,

Voulait aller conter bien vite aux matelots

L'infortune d'Enoch. Elle fut retenue

Par le serment prêté; mais, d'une voix émue :

« Vos enfants, vos enfants! dit-eile, il faut les voir;

Je vais vous les chercher; j'y cours, c'est mon devoir. »

Et comme Enoch gardait un douloureux silence,

Elle partait déjà. « Non, non, pas d'insistance!

Fit-il alors; restez. La mort vient; je suis prêt,

44 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Et je veux conserver entre nous mon secret

Jusqu'à mon dernier souffle. Oh! je vous en supplie,

Ne m'interrompez pas; j'ai la tête affaiblie.

Plus tard, quand vous verrez ma femme, dites-lui

Que j'ai fini mes jours sans me plaindre d'autrui,

Que pour eux tous mon cœur resta toujours le même,

Que je vous parlais d'elle à mon heure suprême,

Non pour l'incriminer, mais en la bénissant.

Je l'aime malgré tout, oui, je l'aime à présent

Comme au temps son front à côté de ma tête

Reposait doux et pur. Quant à ma fille Annette,

Qui lui ressemble tant, dites-lui, n'est-ce pas,

Qu'au moment de mourir je la nommais tout bas,

Que je la connaissais, que je la trouvais belle.

Je suis fier de mon fils, je le bénis comme elle;

Et comme eux je bénis Philippe. Il a tout fait,

Tout fait pour notre bien; et je suis satisfait.

Mes enfants m'ont bien peu connu pendant ma vie;

Lorsque je serai mort, Miriam, s'ils ont envie

De venir voir mes traits, laissez-les regarder.

Mais elle, Annette, non! il faudra l'écarter;

Après m'avoir rendu cet inutile hommage,

Elle ne pourrait plus chasser ma triste image.

Il est dans l'autre monde un des miens qui m'attend;

Ces cheveux sont de lui. Jadis, en me quittant,

Sa mère me laissa cette boucle si fine;

Vous voyez, je l'avais encor sur ma poitrine,

Je voulais l'emporter dans la tombe en mourant;

ENOCH ARDEN 4f

Mais à quoi bon? Là-haut, je vais voir mon enfant. Donnez donc, s'il vous plaît, cette boucle à sa mère; Cela rendra, je crois, sa douleur moins amère; Cela lui fera voir que c'était moi, d'ailleurs. »

Il se tut. Miriam Lenn, les yeux baignés de pleurs,

Promit tout, et promit si bien, avec tant d'âme,

Qu'Enoch, d'un long regard couvrant la bonne femme,

Lui répéta ses vœux, un peu plus faiblement

Cette fois, et lui fit répéter son serment.

Vers l'aube, Enoch dormait, calme et pâle. La bise

Au loin battait la mer. Alors, dans l'aube grise,

Le grondement des flots monta, monta si fort,

Que toutes les maisons tremblèrent dans le port.

Enoch se réveilla, se dressa sur sa couche :

« Une voile! sauvé! » cria-t-il, nu, farouche;

Puis, retombant sans force, il murmura : « C'est bien,

Je meurs. J'ai réfléchi, Miriam; ne dites rien! »

II STROPHES ET FRAGMENT

D'après P.-B. Shelley

Strophes et Fragment

A UNE ALOUETTE

Salut, esprit libre et joyeux Qu'à terre aucun lien n'attache! Oiseau? Non! mais âme des cieux, Qui, dans l'or et l'azur sans tache, Répands à flots sur nous des chants délicieux!

Plus haut! plus haut! fuis dans l'aurore! Jaillis! pars comme un trait de feu! Remplis, âme ailée et sonore, L'infini du silence bleu! Monte en chantant toujours ; et chante, et monte encore !

5

fO BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Dans les splendeurs dont le soleil, Surgissant à l'horizon, noie Les flancs du nuage vermeil, Plane, comme une pure joie A son premier élan hors du sombre sommeil !

La pourpre pâle, sous tes ailes, Semble se fondre avec amour; Tu te perds dans les étincelles, Comme une étoile au point du jour; Mais sans cesse en mon cœur vibrent tes chants fidèles.

Tes cris sont pénétrants et doux Comme les flèches les plus fines De l'astre qui s'éteint, jaloux, Quand l'aube vient sonner matines, Mais qui, même éclipsé, rayonne encore en nous.

Les bois et les champs, l'air, les ondes, Tout s'imprègne de tes accords : Telle, émergeant des vapeurs blondes, La lune monte sans efforts Et baigne de blancheur l'immensité des mondes.

Qu'es-tu? Quelle source d'argent, Quel arc-en-ciel, dans les nuées, Nous verse de son cœur changeant Un flot de perles dénouées Aussi pur que le flot de perles de ton chant?

STROPHES ET FRAGMENT f I

Tel, un poète aux tempes nues, Ceint d'éblouissante clarté, Chante pour les vents et les nues, Jusqu'à l'heure l'humanité Tressaille de douleurs et d'amours inconnues!

Telle, solitaire en sa tour, Une princesse vierge épanche Son âme, débordant d'amour, En céleste musique blanche Qui de chastes baisers remplit son noir séjour!

Tel, tandis que Vénus se lève, Le féerique et fin ver luisant, Dans l'ombre dort la verte sève, Pénètre d'un feu caressant La mousse et l'herbe en fleur de la forêt qui rêve!

Telle, quand le souffle vainqueur Des vents fous l'entoure et la presse, La rose, en leur ouvrant son cœur, Exhale une si molle ivresse Que ces larrons légers se pâment de langueur!

Le bruit clair des tièdes ondées Que Mai verse aux feuilles des bois, Les fleurs de rosée inondées, Rien n'a la douceur de ta voix, Qui ravit en plein ciel nos âmes fécondées.

5"2 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Esprit, poète ailé, devin, Dis-nous tes suaves pensées! Jamais jeune amour ou vieux vin Donna-t-il, ainsi cadencées, Des palpitations d'un charme aussi divin?

Chœurs d'hymen, élans d'allégresse, Rires de l'enfant sans péché, Tout, lorsque ton chant nous caresse, Semble avoir un défaut caché, Si fraîche est ta candeur, si pure est ta tendresse!

Quel idéal, beauté, vertu, Inspire ton hymne extatique? Quels flots, quels vallons chantes-tu? Quels monts, quelle neige mystique? Quel paradis, de rêve et de splendeur vêtu?

Ta joie ignore la souffrance, L'ennui, la honte, la rancoeur; Ta joie aime, en pleine ignorance De ces satiétés du cœur Qui transforment l'amour en morne indifférence.

Sur la mort, sur l'éternité, Tu dois savoir bien autre chose Que notre obscure insanité : Non! tu ne verses pas sans cause Un tel flot d'harmonie et de sérénité.

STROPHES ET FRAGMENT

M

Nous ne pouvons, pauvres sophistes, Jamais jouir de rien du tout; Nos bonheurs les moins égoïstes Ont un amer arrière-goût, Et nos chants les plus beaux sont aussi les plus tristes,

Mais quand bien même nous serions Des êtres ignorant les larmes, Et non plus de vils histrions En proie aux sinistres alarmes, Hélas! ta joie ailée, est-ce que nous l'aurions?

Alouette, esprit qui délivres, Ame qui planes loin du sol, De ta voix les rêveurs sont ivres; Le ciel s'ouvre à qui suit ton vol. Que valent, devant toi, tous les trésors des livres?

Donne, donne-moi seulement Un peu de ta gaîté si claire; Et mon divin ravissement Transportera toute la terre, Comme ton chant lointain m'exalte en ce moment!

f4 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

II

MUTABILITÉ

La fleur si fraîche qui luit, Demain sera morte; Tout ce qui nous réconforte, Tout ce qui nous est cher, soudain décline et fuit. Qu'est le bonheur en ce monde? L'éclair dans la nuit profonde, L'éclair sous le ciel qui gronde.

La vertu, mot frêle et fier!

Peu d'amitié tendre! L'amour, il se plaît à vendre L'humble félicité pour un orgueil d'enfer.

Comment, par nos deuils suprêmes, Survivons-nous, froids et blêmes, A tout ce qui fut nous-mêmes?

STROPHES ET FRAGMENT ff

Pendant que sur l'arbre en fleur

L'azur se déploie, Pendant que s'emplit de joie Le regard qui tantôt s'emplira de douleur, Mettons à profit la trêve, Aimons, rêvons; l'heure est brève; Et puis, pleurons notre rêve!

f6 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

III

HYMNE A LA BEAUTE INTELLECTUELLE

L'ombre d'un Esprit pur, d'un Pouvoir invisible, Invisible elle-même, erre au-dessus de nous; D'âme en âme elle flotte, ainsi qu'un vent très doux Vole de fleur en fleur, souffle à peine sensible : Pareille au clair de lune en un vallon paisible,

Sur les fronts, les cœurs, tour à tour,

Elle se pose avec amour, Comme un reflet léger dans le soir d'un beau jour,

Comme un astre voilant sa gloire,

Comme un chant clair dans la mémoire,

Comme tout céleste trésor la grâce au mystère emprunte un charme encor.

O toi qui, sur la forme et la pensée humaines, Mets le sceau rayonnant de la divinité, Nous fuirais-tu déjà, tendre Esprit de beauté? Pourquoi te retirer de nos humbles domaines

STROPHES ET FRAGMENT jj

Et nous y laisser seuls pleurant des larmes vaines?

Mais pourquoi voit-on se flétrir

L'arc-en-ciel qui vient de fleurir? Pourquoi tout ce qui naît doit-il sitôt mourir?

Pourquoi sur nos bonheurs funèbres,

Après l'aurore, les ténèbres?

Pourquoi mêlons-nous chaque jour L'espoir au désespoir et la haine à l'amour?

Aucune voix venant d'un monde plus sublime Jamais ne répondit au penseur anxieux. Nous parlons des Titans, des Démons et des Cieux : Superbes noms masquant notre ignorance intime; Aveugle et noble appel qui se perd dans l'abîme,

Sans révéler à nul mortel,

Sous l'éphémère, l'éternel! Seul, ô chaste Beauté, ton charme solennel,

Ton charme d'aube vaporeuse,

De musique en la nuit ombreuse,

Mêle à l'errante illusion, Dans le songe inquiet de la vie, un rayon.

L'Amour, l'Espoir, l'Orgueil, ainsi que des nuages, Vont et viennent sur nous des jours, des mois, des ans ; Nous serions immortels, nous serions tout-puissants, Si toujours, en notre âme flottent les mirages, Esprit, tu rayonnais au-dessus des orages. O suprême effluve des cieux,

f8 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Éclairant l'âme au fond des yeux, Essence l'idéal se fond, mystérieux,

Tel qu'un mourant flambeau dans l'ombre,

Ne pars pas! tout deviendrait sombre;

La mort n'est plus, sans ton pouvoir, Comme la vie, hélas! qu'un vague hasard noir.

Tout enfant, je guettais les spectres; et sans cesse, Dans les vieux murs déserts, au sein profond des bois, Éperdu, j'appelais les morts à haute voix, Vers les astres muets criant avec ivresse Ces noms empoisonnés qu'on vante à la jeunesse. Rien ne m'apparut. Vaine ardeur! Mais tandis que j'errais, songeur, A cette heure suave où, par la nuit en fleur, L'air semble énamouré du rêve Que font les flots, les nids, la sève, Soudain ton ombre vint sur moi, Et je joignis les mains, plein d'extatique émoi.

Je me vouai dès lors à ton culte, ô Génie! N'ai-je pas accompli ce vœu loyalement? Et maintenant encor, fidèle à mon serment, Les yeux en pleurs, le cœur enfiévré d'insomnie, Sous l'azur palpitant de la nuit infinie

J'évoque, parmi les grands ifs,

Les fantômes doux et pensifs. Ils savent que ma joie, en ses élans si vifs,

STROPHES ET FRAGMENT fQ

Ne va jamais sans l'espérance Qu'un jour, Esprit de délivrance, Esprit sublime et bien aimé, Tu nous prodigueras ton charme inexprimé.

La lumière devient solennelle et sereine Quand le soleil commence à calmer son ardeur; Dans le paisible automne il est une douceur, Une harmonie auguste, une ampleur souveraine, Que ne saurait avoir l'été brûlant la plaine :

Veuille ainsi ton amour puissant,

Qui m'exaltait, adolescent, Honorer mon déclin d'un baiser bienfaisant!

Beauté pure, ainsi daigne encore

Guider un être qui t'adore,

Et qui, tendant vers toi la main, Ouvre humblement son âme à tout le genre humain!

6o BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

IV

FRAGMENT

C'est une foi très douce, et pourtant bien modeste Quand on la considère avec attention, La foi qui reconnaît que, comme tout le reste, La mort n'est, elle aussi, qu'une dérision.

Pour l'Amour, pour le Beau, pour la Volupté sainte, Il n'est ni changement, ni mort. Non! leur pouvoir Dépasse l'effort vain de notre obscure étreinte, Et notre âme est trop faible, ô Clarté, pour te voir!

(La Sensitive. Conclusion.)

III CHANSONS EN ESPAGNE

D'après la Tradition Populaire

^2^>

Chansons en Espagne

LA TOUR DE SAINT-AUGUSTIN

Sur la tour penchante De Saint-Augustin, Un oiseau bleu chante Un couplet latin.

L'oiseau solitaire Chante que toujours Sont tristes sur terre Les belles amours.

64 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

II

CHANSON MUETTE

Voulez-vous savoir A quoi l'on peut voir Un amour suprême?

C'est lorsque les yeux Parlent plus et mieux Que les lèvres même.

CHANSONS EN ESPAGNE 6f

III

LE ROSIER ROUGE

L'Amour est un rosier Printanier, (O la rose, la belle rose!) Un rosier de bonheur, Que la tendresse arrose, Qui meurt sous la rigueur.

Quand il a pris racine,

Ma voisine, Quand il fleurit, vainqueur, (O la rose, la rose claire!) On ne l'arrache guère Sans s'arracher le cœur.

66 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

IV

PROVERBE

Les oranges et les amours Se ressemblent un peu, ma chère! Nos lèvres en gardent toujours Une saveur amère.

CHANSONS EN ESPAGNE 6j

Q

V SÉRÉNADE

u'importent tous les trésors ? Pense à moi quand tu t'endors!

Qu'importent les heures brèves? Pense à moi lorsque tu rêves!

Qu'importe un monde sans foi? En t'éveillant, pense à moi!

68 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

VI

LES LARMES DE DOLORÈS

Dans ce d'or, ma petite. Donne-moi tes pleurs! Je cours Les faire enchâsser bien vite Chez l'orfèvre des Amours.

CHANSONS EN ESPAGNE 69

VII

AUBADE

Quand tu dors ou rêves, Pour nous il fait nuit; Dès que tu te lèves, Tout l'univers luit.

Les boucles mêlées Sur ton front vermeil Ont été filées De l'or du soleil;

Et tes lèvres fraîches Sont un arc vainqueur, D'où partent les flèches Qui percent le cœur.

70 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

VIII

LES VEILLEURS DE MALAGA

AMalaga, les veilleurs disent Qu'il ne boivent jamais de vin ; Avec le vin dont ils se grisent, On ferait tourner un moulin.

CHANSONS EN ESPAGNE

71

IX

DIALOGUE

J'aime une fille de Xérès, Qui sait mêler, d'une main leste, A ses blonds cheveux de Cérès, O Bacchus, ton pampre céleste.

J'aime une fille de Cadix, Qui, d'une main mignonne, plante Sur ses bandeaux d'un noir de Styx Le rouge d'une fleur sanglante.

72 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

C

A DONA LUZ

'est dans tes yeux que luit le jour à son réveil, C'est dans tes cheveux d'or que s'endort le soleil,

CHANSONS EN ESPAGNE 73

XI

L'OCÉAN D'AMOUR

Que de bourrasques et d'orages, Fol amour, dans ton golfe amer! Que de vaisseaux perdus en mer! On ne peut compter les naufrages.

Et pourtant sur les traîtres flots, Malgré les vents inexorables, Toujours s'embarquent d'innombrables, Oh! d'innombrables matelots.

74 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

L

XII

SAGESSE

orsque l'on a deux amoureuses, Il n'est plus d'heures douloureuses

Si l'une fait ses embarras,

A l'autre vite on tend les bras.

CHANSONS EN ESPAGNE

XIII

ENTRE TOLEDE ET MADRID

Entre Tolède et Madrid, Jadis mon cœur s'attendrit; La route est pourtant bien laide Entre Madrid et Tolède!

Mais j'avais pour compagnon Un petit page mignon, Un vrai libertin de page En fort galant équipage.

Ce page qui m'encharfta S'appelait Mariquita; Il fit, au clair de la lune, Sourire un peu la nuit brune.

Que nous étions fatigués, Oui, mais que nous étions gais, Devant le vieux pont du Tage!.. N'en disons pas davantage!

j6 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

XIV

BAPTÊME PRINTANIER

Chante et ris, souple sirène Au beau rire purpurin ! La rose fut ta marraine, Le rossignol ton parrain.

CHANSONS EN ESPAGNE 77

XV

BABILS

J'ai pour galant un torero. Un officier noble est mon maître.

Moi, je raffole du bourreau.

Moi, ma chère, j'ai pris un prêtre.

Le doux abbé, l'abbé mignon, Il m'appelle sa tour d'ivoire, Et de la cheville au chignon M'adore comme un saint ciboire.

Damnez-vous avec vos bandits, Tandis que, dans un doux mystère, Je vais tout droit au paradis Dont j'ai l'avant-goût sur la terre!

78 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

XVI

AFFINITÉS

Un plat salé réclame une bouteille; Un lit de mousse invite à reposer, La fleur de mai sollicite l'abeille; Ta lèvre rose attire le baiser.

CHANSONS EN ESPAGNE 79

XVII

REVE D'UN RÊVE

L'autre matin, je dormais, Je rêvais que tu m'aimais; Mais je rêvais, sans mensonge, Que tu ne m'aimais qu'en songe.

La peine, aux cœurs douloureux, N'accorde ni paix ni trêve; Et tout est douleur pour eux, Même en rêve!

8o BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

XVIII

CONSEIL

Frottez le petit citron vert, Frottez pour qu'il embaume et brille! Et caressez la belle fille Jusqu'à ce que, sous la mantille, Son cœur fleuri se soit ouvert!

CHANSONS EN ESPAGNE

XIX

CHANSON BASQUE

LUI

Quand nous nous sommes embrassés, Qui donc nous a vus, ma belle? Il faisait nuit, je me rappelle ; Qui donc a vu nos baisers?

ELLE

Au ciel palpitait une étoile;

Elle a tout vu, du ciel clair. L'étoile l'a dit à la mer,

La mer à la blanche voile.

ENSEMBLE

La voile l'a dit au marin;

Et pendant la traversée Le marin, pour sa fiancée,

En fit un joli refrain.

BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

XX

DIVINITE FÉMININE

D

ieu te pourvut à dessein Pour qu'en toi mon cœur l'adore: Sur tes lèvres, tes yeux, ton sein, Je baise le printemps, le ciel pur et l'aurore.

CHANSONS EN ESPAGNE

XXI

A L'ANDALOUSE

Le Français, quand il aime, Pleure ainsi qu'un enfant; Et le Castillan blême Croit que son cœur se fend.

L'Andalou dit : « Petite, Je brûle de t'avoir; Si c'est oui, réponds vite; Mais si c'est non, bonsoir! »

84 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

XXII

MADRIGAL

Quand tu viens au jardin, ma belle, Ton éclat fait pâlir les fleurs; La rose, la rose nouvelle, Elle-même en verse des pleurs.

CHANSONS EN ESPAGNE 8f

XXIII

LES VENDANGEUSES

Jeunes filles aux belles hanches, Ceignez de lierre votre front, Retroussez lestement vos manches, Venez vendanger d'un pied prompt.

Prenez, vives comme l'abeille Et souples comme les roseaux, De la main gauche la corbeille, De la main droite les ciseaux.

Cueillez encor, cueillez sans trêve Les grains ronds du raisin brillant; Au Dieu qui fait mûrir leur sève, Chantez un hymne en les cueillant.

Pourquoi fuir ainsi que des chèvres? Pourquoi nous cacher vos rougeurs? Laissez-vous baiser sur les lèvres Par vos amis les vendangeurs.

86 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

XXIV

A UN CHARDONNERET

Joli chardonneret Guilleret, Toi qui fais ce joyeux vacarme, Ne te souviens-tu pas Qu'ici-bas Il n'est rire si clair qui ne coûte une larme?

CHANSONS EN ESPAGNE 87

XXV

DANS LA TOUR

Sur le bord de la mer, (O mon beau citron clair! ) La nuit, quand tout sommeille, (O ma rose vermeille! ) Dans une tour d'argent, (O mon lys indulgent! ) Une fille est assise (O ma grenade exquise!) En face d'un miroir. (O mon anneau d'espoir!) Elle prend, elle arrange (O ma petite orange!) D'éclatants sequins d'or; (O mon divin trésor! ) Elle en fait neuf parures, (O mes étoiles pures ! ) Quatre pour ses bras nus, (O ma tendre Vénus ! )

88 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Cinq pour son cou d'ivoire. (O ma suprême gloire!) La belle dit alors : (O mon désir qui dors ! ) « Que le soleil se lève, (O mon âme, o mon rêve!) « Car je suis la beauté! » (O mon rêve enchanté !) Alors, du ciel en flamme (O mon rêve, o mon âme!) Surgit l'astre du jour. (Amour, amour, amour! )

CHANSONS EN ESPAGNE 89

XXVI

CERTITU DE

Qu'est le passé? De l'ombre. _L'avenir? Un bois sombre. Le présent? Un éclair. La vie? Une fumée Qui flotte, parsemée Aux quatre coins de l'air.

Fuyez, pâles fantômes, Vains tourbillons d'atomes Que le ver guette et mord ! Dans ce monde éphémère, Tout est rêve et chimère. Rien n'est sûr que la mort.

s-SÇ^r0

IV PETITS POÈMES LYRIQUES

D'après Henri Heine

Tetits Toèmes lyriques

i NUIT EN MER

La mer qui nous berce, a ses perles fines; Le firmament luit, plus beau que le jour; Mais mon cœur fervent, ô vagues marines, Mon cœur, ô ciel pur, a son cher amour.

Immense est le ciel, la mer est profonde;

Plus large est mon cœur, mon cœur sans détour;

Et la perle fine et l'étoile blonde

N'ont point la douceur de mon tendre amour.

A toi tout mon cœur! à toi, jeune fille, Mon cœur si plaintif, si fier tour à tour, Dont le flot qui tremble et l'astre qui brille Semblent jalouser l'indicible amour!

94 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

II

MALENTENDU

Tous deux, ils s'aimaient en silence; Leurs cœurs ne voulaient pas s'ouvrir. Ils se regardaient à distance, Semblaient ne pouvoir se souffrir Et s'aimaient, s'aimaient à mourir.

Ils se quittèrent, la voix brève, N'osant point se tendre les bras. Leur amour ne fut plus qu'un rêve; Ils étaient morts, sans bruit, sans glas : Ils ne s'en doutaient même pas.

PETITS POÈMES LYRIQUES Qf

III

SOUVENIRS

Su r la plage se dresse un roc. Là, je m'assieds, Seul, plein de songes, dans la brume; Au vol des goélands, les vagues à mes pieds Vont et viennent, blanches d'écume.

J'ai, dans ce monde, aimé mainte fille aux yeux clairs, Maint camarade aux lèvres franches.

sont-ils ? A mes pieds, sur le sable des mers, Vont et viennent les vagues blanches.

96 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

IV

L'ABANDONNÉE

Le ciel est voilé, la nuit pleure; J'erre par la pluie et le vent. peut se trouver à cette heure Ma frêle, ma rêveuse enfant?

Je la vois, seule à sa croisée, Pâle sous un rayon blafard; Dans le deuil s'en va sa pensée, Dans l'ombre se perd son regard.

PETITS POÈMES LYRIQUES 97

I

UNE FEMME

ls s'aimaient à la folie,

La voleuse et le filou; Elle était chaude et jolie, Il était fort comme un loup. Avait-il fait bonne chasse, La gueuse au corps grassouillet Se roulait sur la paillasse Et riait.

Ils narguaient sergents et geôles. Quelles noces, quels festins! C'était l'empereur des drôles Et la reine des catins. Un jour on arrêta l'homme; Le peuple l'injuriait; Elle croquait une pomme Et riait.

98 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

11 écrivit à la belle : « Viens! ils m'ont emprisonné. Du fond du cœur je t'appelle; Je t'aime comme un damné. » La lecture une fois faite, Elle jeta le billet; Elle allait faire la fête Et riait.

Un matin, dès l'aube pâle, On éveilla le bandit; Quoique ce fût un beau mâle, Haut et court on le pendit. Le soir même, dans un bouge, Son amoureuse braillait; Elle buvait du vin rouge Et riait.

PETITS POÈMES LYRIQUES 99

VI

LA MORTE

Une cellule étroite. Absorbé par l'étude, Le jeune et maigre moine, aux grands yeux gris de fer, Parcourt, dans le silence et dans la solitude, Un grimoire ancien. C'est la Clef de l'Enfer.

Minuit sonne. Son sein palpite, plein de fièvres; Le souffle du désir dessèche ses poumons. Il n'y peut résister, et, remuant les lèvres, Apre, sombre, il évoque au hasard les démons :

« Esprits, je veux le corps de la plus belle femme. Qu'il revive une nuit, radieux et vainqueur! Je n'ai plus de sommeil; dans mon sang court la flamme; Aux sources de l'amour je veux baigner mon cœur. »

C'en est fait. Il a dit la magique formule; Les esprits ténébreux, là-bas, l'ont écouté. L'ombre s'ouvre, et vers lui, du fond de la cellule, S'avance lentement la morte en sa beauté.

100 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Mais quel trouble subit le pénètre et le glace? Pourquoi donc cette horreur en ses yeux inquiets? La morte vient au moine; ils sont seuls, face à face, Se regardent l'un l'autre et demeurent muets.

PETITS POÈMES LYRIQUES IOI

VII

L'INDIFFÉRENTE

Ils m'ont tourmente sans pitié, Ils m'ont fait pâlir à la peine, Les uns par aveugle amitié, Les autres par aveugle haine;

Mais celle à qui mon cœur déçu Doit la souffrance souveraine, Pour moi n'a jamais, jamais eu Le moindre amour, la moindre haine.

102 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

VIII VISION

Comme aux fenêtres de Versailles Le matin luit avec amour 1 Mais, dans ces royales murailles, L'étrange spectacle en plein jour!

Là, plus brillante que l'aurore, Marie-Antoinette apparaît : Son grand lever se tient encore Avec un fastueux apprêt.

Parmi tant d'exquises richesses, Voici les abbés damerets Debout derrière les duchesses Qui siègent sur leurs tabourets.

Amples paniers, jupe bouffante, Taille fluette et sans défauts, Chacune fait voir, triomphante, Ses petits pieds aux talons hauts.

PETITS POÈMES LYRIQUES 10]

Quel expressif et gai langage

Ont, sous le léger falbala,

Les pieds mignons! Mais quel dommage

Que les têtes ne soient plus !

Car à toutes, même à la reine, La tête manque; et c'est un peu Ce qui fait que leur souveraine N'est point coiffée « à l'oiseau bleu ».

O fiers Césars, votre héritière, Celle dont la ville et la cour Admiraient la coiffure altière, Pareille à quelque haute tour,

Elle est sans poudre, elle est sans tête, Sa gracieuse Majesté, Régnant désormais, triste fête! Sur un monde décapité.

Et ce monde, plein d'assurance, Va, vient, suivant les anciens goûts; On entre, on fait la révérence... Mais plus de têtes sur les cous!

Parmi les trumeaux clairs des portes, Les dames se groupent en rond, Sans réfléchir qu'elles sont mortes Et que la tête manque au tronc.

[04 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Une marquise au fin corsage Semble écouter de doux propos Et, faute d'avoir son visage, Minaude avec le bas du dos.

Au vent, la tenture frissonne; Le soleil y glisse un regard, Rencontre cette horreur bouffonne Et soudain recule, hagard.

DEUX HOMMAGES A VICTOR HUGO

D'après T en n y son et Carducci

Deux Hommages à Victor Hugo

SONNET A VICTOR HUGO

D'après Alfred Texnysox

Vainqueur dans le roman et vainqueur dans le drame, O Français des Français, seigneur des pleurs humains, Toi qui pris la nuée et tissas de tes mains Des fantômes d'espoir et de crainte pour l'âme,

Ami de l'enfant, gloire éblouissante, flamme Éclipsant tes rivaux épars sur les chemins, Titan songeur, vieillard aux beaux traits léonins, Voix d'orage par qui toute la France clame!

108 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

L'Angleterre, dit-on, t'inspire peu d'amour;

Mais, Angleterre ou France, il faudra bien qu'un jour

Les hommes ne soient plus qu'un peuple, ô Poésie!

Et moi, qui vers ce jour plus divin tends les bras,

Je bénis de plein cœur la pleine courtoisie

Qu'à la jeune Angleterre, en mon fils, tu montras.

DEUX HOMMAGES A VICTOR HUGO 1 CQ

ODE A VICTOR HUGO

D'après Giosué Carducci

Du haut des monts luit le matin d'or, Homère Verse à l'Asie en fleur l'Épopée, onde claire, Longs flots, fleuve divin peuplé de cygnes blancs.

Comme un volcan, la nuit, sur les mers de Sicile,

La Tragédie, avec le sombre et grand Eschyle,

Se dresse, âpre, aux éclats des tonnerres croulants.

Pindare ouvre l'azur à l'Ode triomphale;

Et l'Ode au ciel conquis plane, aigle sans rivale,

Sur l'agora qu'un peuple emplit de sa rumeur.

Et toi, Victor, parmi mes livres, mes poètes,

Là, j'ai mis ton portrait, frère des vieux prophètes,

Aïeul au front neigeux penché par la douleur!

110 BEAUTES ETRANGERES

11

Pleures-tu sur les tiens ou sur la race humaine? Qui sait? Lorsque dans ta mystérieuse peine Je me recueille en paix,

J'oublie et l'ancien mal et l'angoisse nouvelle; Le passé, l'avenir flottent; je me rappelle Ce qui ne meurt jamais.

Sur un tombeau sans nom, dans la Voie Appienne, Tiens, j'ai cueilli pour toi, belle âme olympienne, Le laurier du vainqueur;

Prends-le, toi qui domptas la destinée amère,

Toi qui sus terrasser, en t'armant de lumière,

L'empire et l'empereur!

DEUX HOMMAGES A VICTOR HUGO III

III

Faut-il nombrer tes ans? Mais pour toi qu'est la vie?

La Gaule a fait la France; et leur âme infinie,

Les siècles, tour à tour, l'ont mise en ton grand cœur.

Oui, je retrouve en toi les pics des Pyrénées, Et la Bretagne, écueil des houles déchaînées, Et le verger normand avec sa fraîche odeur.

En toi rit au soleil la vigne bourguignonne; Le charme provençal en ton rythme résonne; La verve de Lutèce égaya ton berceau.

Sous Ilion, tu vis les chars des Tectosages; Le cor de Roland vibre en tes fiers paysages; Et tu connus Bavard, et tu suivis Marceau.

112 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

IV

Ton OEuvre immense est un grand chêne druidique, la Muse, drapée en sa blanche tunique, Tient la faucille d'or;

Le glaive celte y pend, et la harpe du barde; Mais un oiseau d'amour vers le soir s'y hasarde, Chante et prend son essor.

Aux souffles du printemps, les fillettes ensemble Dansent; et les enfants, sous la feuille qui tremble, Lèvent un front songeur,

Car elle est haute, au loin, la cime occidentale; Et parfois, dans l'éclair, à travers la rafale, ' Y passe un Dieu vengeur.

DEUX HOMMAGES A VICTOR HUGO I I 3

Maître, sur ton image, au mur qu'elle décore, J'ai suspendu, vois-tu, ce drapeau tricolore Que Trieste, fidèle à Rome, m'envoya.

En face, devant toi, cherchant le nom d'élite Qui sur son bouclier doit être inscrit, médite La Victoire par nous trouvée à Brescia.

La gloire, feu follet, fuit parmi les fantômes;

Tels que de vieux décors, s'écroulent les royaumes;

Mais ton vers est archange, il a l'éternité.

Chante aux peuples nouveaux notre chant séculaire; Chante, vieillard divin, front blanc que l'aube éclaire, La Justice et la Liberté!

Notes sur quelques Poètes

anglais ou américains

du XIXe siècle

WALT WHITMAN

Walt Whitman

Walt Whitman, dont notre pays ignore presque entièrement l'œuvre et ne connaît guère que le nom, constitue dans la moderne littérature anglaise une personnalité aussi puissante et aussi féconde qu'elle est originale. Autour de lui se sont agitées des discussions littéraires comparables, par leur violence passionnée et par leur haut intérêt, aux fameuses luttes des classiques et des romantiques en 1830. Pour Alfred Austin et maints critiques des deux mondes, Walt Whitman est simplement un énergu- mène, dont la vanité ingénue va jusqu'à l'hallucina- tion, dont l'ignorante rudesse se complique de pédan-

120

BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

terie, et qui croit pouvoir remplacer le talent par l'aplomb, le génie par une outrecuidance titanesque. Pour Buxton Forman, W. M. Rossetti, Robert Bucha- nan, Conway, Roden Noël, et assez longtemps pour Swinburne, il est le grand poète de la démocratie américaine, l'initiateur poétique de l'avenir. N'est-on pas curieux de faire connaissance avec le person- nage qui a soulevé des appréciations si contradic- toires, et qui, à côté d'adversaires si acharnés, compte des amis si enthousiastes et si autorisés? Il doit tout au moins y avoir, et il y a effectivement en lui, quelque chose de fortement excentrique, de particu- lièrement neuf. Longfellow et Bryant ne sont vérita- blement que des Anglais nés aux États-Unis; Edgar Poe lui-même, malgré les bizarreries de son esprit chercheur, se rattache aux vieilles civilisations. Walt Whitman est absolument, essentiellement Américain; c'est le pur yankee, contempteur de la forme et de la routine, grand défricheur de terres vierges. A ce point de vue, il est presque aussi intéressant à consi- dérer comme homme que comme poète; avant tout, il représente une indomptable volonté. Voyons d'abord ce qu'est l'homme; ensuite nous étudierons le poète. Walt Whitman est le 3 i mai 1819, au hameau de West-Hills, Long-Island, État de New-York, à trente milles de la capitale. Sa famille paternelle, d'origine anglaise, était fixée depuis cinq généra- tions. Sa mère, Luisa van Velsor, d'origine hollan- daise, et son père, tour à tour fermier, charpentier et entrepreneur, suivaient tous deux la religion du grand

WALT WH1TMAN 12

quaker iconoclaste, Elias Hicke. Walt alla à une école de Brooklyn, le vaste faubourg de New-York. A treize ans, il devint apprenti imprimeur; bientôt nous le trouvons sous-maître dans une petite institution rus- tique; puis le voici journaliste à New-York. Aux États- Unis, les changements de métier sont fréquents; cha- cun se transforme avec une infatigable souplesse, sui- vant ses goûts successifs, les idées qu'il acquiert sur sa vraie vocation et les besoins urgents de son active existence : chaque homme est ou fut un Protée. En 1849, aPr^s avoir lutté, pour vivre, contre les plus âpres obstacles, Walt Whitman voyage. Il traverse toute l'Amérique du Nord, édite un journal à la Nou- velle-Orléans, puis revient à Brooklyn et y redevient imprimeur. Autre changement bientôt : il prend la suite des affaires de son père, l'entrepreneur-charpen- tier. Il avoue, du reste, n'avoir jamais eu la moindre aptitude commerciale, quoique yankee.

En 1862, la guerre civile éclate. Dans son enthou- siasme, il veut combattre pour l'abolition de l'escla- vage. Après avoir guéri son frère blessé à la bataille de Fredericsburg, il reste trois ans dans les ambu- lances ou les hôpitaux, réconfortant chacun par sa bonne humeur et ses belles chansons. Sa conduite est admirable. Il va chercher sous le feu les combattants frappés; il les soigne avec bonté, avec amour, aussi bien les ennemis que les compagnons d'armes, et exerce sur tous ceux qu'il approche un ascendant magnétique, qui produit de merveilleux résultats. Il assiste personnellement pendant la guerre cent mille

122 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

malades ou blessés. En 1864, dans un hôpital de Washington, il est atteint de sa première maladie, par suite d'une absorption accidentelle de poison dans un cas de gangrène des plus mauvais. Aussitôt rétabli, il retourne aux hôpitaux. Après la guerre, il obtient une place à l'administration de l'Intérieur. Le ministre, M. Harlan, apprenant qu'il est l'auteur de Brins d'herbe, l'expulse. Heureusement, il a pu gagner de quoi vivre en s'employant ultérieurement au cabinet de l'attor- ney général.

Parmi les alternatives de cette existence d'aven- tures et de dévouements, il était devenu écrivain, il s'était senti poète. Ses premiers essais sont en prose, et remontent à 1841 ; il écrivit alors dans la Revue dé- mocratique quelques contes et esquisses sans grande valeur. Son premier poème, le Prix du sang, est une dénonciation véhémente de la loi contre les esclaves fugitifs. Son premier recueil de poésies est intitulé Brins d'herbe (Leaves of grass); c'est une étrange glori- fication de l'Amérique et des Américains, de l'Indivi- dualisme et de la Démocratie, de la Nature et de l'Ame. 11 le commença en i8n> convaincu que nul pays n'avait jamais offert à la poésie d'aussi riches matériaux que l'Amérique, et fort de son mépris pour les littératures de souvenirs aristocratiques et de pué- rilités séniles. Il écrivit sur une feuille de papier en grosses lettres : « Fais l'œuvre/ » et fixa la feuille au mur, au-dessus de son bureau, de telle façon qu'elle se présentât sans cesse à ses regards. Et il fit l'œuvre. Et l'œuvre plus tard le fit chasser du ministère. Mais il

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n'était pas homme à se décourager pour si peu ; écou- tez les fières paroles de sa Préface :

« La nature a un amant complet, et c'est le grand poète. Il est enflammé d'une éternelle passion; il est indifférent à ce qui peut lui échoir de bonne ou de mauvaise fortune, et il goûte chaque jour, à chaque heure, sa délicieuse récompense... Rien ne peut l'arrêter; la souffrance et la nuit ne le peuvent pas, la crainte et la mort non plus. Pour lui, la plainte, la jalousie, l'envie, sont des cadavres enterrés et pu- tréfiés; il les a vu ensevelir. L'océan n'est pas plus sûr du rivage, ni le rivage de l'océan, que lui de la fécon- dité de son amour pour toute perfection et beauté. »

11 remania trois fois ses poèmes, imprima de sa main son livre tout entier, et en i8ff le publia. Le volume fut peu remarqué, jusqu'à ce qu'Emerson eût fait pa- raître une lettre, il l'appelait « le plus extraordi- naire morceau d'esprit et de sagesse qu'avait encore produit l'Amérique ». En un an, la première édition fut épuisée. Deux autres suivirent. En 186^, après la guerre civile, Walt Whitman publia les Koulements de tambour (Drum taps), et en 1867 il donna un recueil de ses oeuvres complètes, avec des pièces nouvelles. Les revues d'Angleterre le ridiculisèrent; des poètes le défendirent; W. M. Rossetti fit paraître à la fin de 1867, à Londres, une édition de ses vers, soigneu- sement émondée pour ne pas choquer le Cant britan- nique. Et voilà Walt Whitman chef d'école dans le monde anglo-saxon.

La Préface de Brins d'herbe y est aussi célèbre que

HAUTES ÉTRANGÈRES

celle de Cromwell en France. L'auteur expose carré- ment ses moyens et son but : « Pour qu'il se forme de grands poètes, dit-il d'abord, l'idée de Liberté poli- tique est indispensable. » Et voici comment il com- prend le vrai citoyen : « La Liberté est mal servie par des hommes dont les bonnes intentions sont renver- sées par un échec, ou deux échecs, ou un nombre quelconque d'échecs, ou par l'indifférence et l'ingra- titude éventuelles du peuple, ou par les menaces du pouvoir, par des soldats, des canons, des lois pé- nales. La Liberté a foi en elle, n'appelle personne, ne promet rien, siège dans le calme et la lumière, et ne connaît pas le découragement. »

De la Liberté politique, il passe à la Science : « La Science exacte n'est pas un obstacle pour le grand poète, elle est toujours pour lui un encouragement et un soutien. Son point de départ, son souvenir est là. sont les bras qui relevèrent d'abord et qui l'ai- dent le mieux; il retourne, après toutes ses allées et venues. Le marin et le voyageur, l'anatomiste, le chimiste, l'astronome, le géologue, le phrénologiste, le philosophe, le mathématicien, l'historien, le lexico- graphe, ne sont pas poètes; mais ils sont les législa- teurs des poètes, et c'est sur les fortes assises posées par eux que s'appuie la structure de tout parfait poème... La beauté poétique est le couronnement, le triomphe suprême de la Science. » Il ajoute plus loin: « L'esprit du poète américain doit répondre à l'aspect de son pays; le poète incarne en lui-même la géogra- phie, la nature, les fleuves, les lacs de la patrie. »

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Suivent les principes de sa poétique : « L'harmonie et les ornements des plus beaux poèmes sont, non in- dépendants, mais dépendants. Toute beauté vient d'un beau sang ou d'un beau cerveau. Qui s'occupe de ses ornements ou de son harmonie, celui-là est perdu. Voici ce qu'il faut faire : aimer la terre, le soleil et les animaux, dédaigner les riches, donner par charité à tous ceux qui demandent, planer au-dessus des sots et des fous, dévouer son revenu et son travail aux autres, haïr les tyrans, ne pas discuter à propos de Dieu, avoir patience et indulgence pour le peuple, n'ôter son chapeau à rien de connu ni d'inconnu, à aucun homme ni à aucun nombre d'hommes, conver- ser librement avec d'énergiques personnalités libres d'éducation, avec les enfants, avec les mères de fa- mille; lire tous ces livres en plein air, à chaque saison de chaque année de votre vie; examiner à nouveau tout ce qu'on vous a dit à l'école, à l'église ou dans un écrit; écarter tout ce qui froisse votre âme : votre chair même alors sera un grand poème, et il y aura la plus riche harmonie, non seulement en vos paroles, mais dans les lignes silencieuses de vos lèvres et de votre figure, entre les cils de vos yeux, dans chaque articulation, dans chaque mouvement de votre corps. »

Il résume ensuite ses idées : « L'art de l'art, la gloire de l'expression, le soleil littéraire, c'est la sim- plicité. Rien n'est meilleur que la simplicité. Parler en littérature avec la parfaite rectitude et insouciance de mouvement des animaux, avec l'incompressibilité de sentiment des arbres dans les bois, de l'herbe au bord

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BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

des chemins, c'est le suprême triomphe de l'art. »

Sa conception du grand poète est frappante : « Le grand poète n'est pas un ergoteur, il est la Justice; il ne juge pas comme un juge juge, mais comme le soleil resplendit sur un objet nu. Puisque c'est lui qui voit le plus loin, c'est lui qui a le plus de foi. Ses pensées sont des hymnes à la louange des choses. Il ne contemple guère l'éternité que comme un drame avec prologue et dénoûment. Il reconnaît l'éternité dans les hommes et les femmes, il ne prend pas les hommes et les femmes pour de vains songes ou de simples atomes.»

Et, répondant d'avance à ceux qui railleront son incommensurable fierté : « Le vrai poète, s'écrie-t-il, a une sympathie aussi immense que son orgueil; l'une compense l'autre. »

Walt Whitman dédaigne la fortune et n'est pas riche. 11 habite une chambre de quinze pieds carrés. A peine les meubles nécessaires; deux vieilles gra- vures, Bacchus et Silène. Pas de livres. Il ne rit pas, ne sourit pas. Il ne craint ni le plein air, ni la pleine mer, ni la pleine foule. Il a deux cabinets de lecture : l'impériale de l'omnibus et un petit îlot de sable entiè- rement inhabité, bien loin dans l'Océan. Ses yeux sont d'un bleu-clair perçant; son visage est hâlé; sa barbe a grisonné; son apparence est mâle, saine, cou- rageuse, et, si le rire est absent de son visage, la bonté y rayonne.

Il a du goût pour les gens de peu, pour les pauvres gens. Il passe presque tous ses loisirs avec eux. Il ne craint pas les endroits les plus misérables, les quar-

WALT WHITMAN I27

tiers les plus malfamés; tout le monde l'y connaît, et il y connaît tout le monde. Avec sa bonhomie pay- sanne, sa rude et cordiale franchise, il a un ascendant singulier sur tout ce peuple de gueux, il exerce un charme fortifiant et purifiant. La musique est sa grande passion, son unique divertissement d'art; et pour aller à l'Opéra, parfois il économise l'argent de son dîner. Quand il a bien et régulièrement travaillé quelque temps, il retourne à la vie errante « afin, dit- il, de ne pas devenir trop riche. » Il ne se soucie point de ce qu'on dit ou écrit à son sujet, il va droit son chemin.

Un jour, il fut présenté à Lincoln; le grand prési- dent fixa ses yeux sur lui et dit : « Il a vraiment l'air d'un homme. »

II

Si celui-là seul était poète qui compte des syllabes et fait rimer des mots, Walt Whitman ne serait au- cunement poète. Dans son œuvre, nulle préoccu- pation, nulle trace de rimes, démesure, de quantité : rien que des alinéas d'un ou plusieurs mots, d'une ou plusieurs lignes. Il a parfois l'accent de Shakes- peare, jamais il n'est versificateur. Persuadé que le fond emporte la forme, sûr que l'âme jaillissante se

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creuse naturellement et invinciblement son lit, il sent, il pense, il se laisse aller à son inspiration; et s'il la croit belle ou bonne, utile à noter, il la note. Il la saisit telle qu'elle s'est révélée à lui, il ne l'orne pas pour la présenter, il ne dissimule en elle et n'embellit rien; il la modèle nue, dans sa candeur native, avec tous ses charmes et toutes ses imperfections. Sa muse est la Vérité, mais la Vérité vraie. Elle n'est pas toujours élégante ni gracieuse. Qu'importe! elle tient le miroir magique se reflète l'univers, et l'âme de la nature est en elle.

Whitman a des défauts monstres; il dédaigne la grammaire, comme il ignore la pudeur. Trouve-t-il sur son chemin un mot étranger qui lui plaise, il l'enrôle et parfois le travestit singulièrement. Il apos- trophe la Liberté, les Américains, sous des noms es- pagnols : Libertad, Amerïcanos ; il appelle la Démo- cratie « ma femme! » Quand l'idée ne lui paraît pas bien habillée par le mot, i! ne craint pas de modifier le mot; et quand il lui vient une idée toute neuve, il lui arrange, dans son idiome ou dans un autre, un vê- tement à sa taille.

Parfois, en le lisant, on croit entendre parler un homme qui, debout sur le sommet d'une montagne, domine une immense étendue de pays : continents, fleuves, îles et mers; il promène ses regards sur les divers points émergeant de cette immensité; tout entre tour à tour dans ses yeux, et par ses yeux pénètre jusqu'au fond de son cœur; il signale chacune des choses, chacun des êtres qu'il voit, qu'il absorbe,

WALT WHITMAN I 20.

avec la sensation que lui donnent cette vue, cette absorption, avec le sentiment qui naît de la sensa- tion, et la pensée qui émane du sentiment. Tout cela sans apparence de préméditation, d'ordre, de logique, et comme au hasard! C'est une multitude d'énumé- rations par cris, par saccades; le même procédé, ou du moins la même absence de procédé revient sans cesse. L'art, notre homme semble n'en pas avoir le moindre souci, le moindre soupçon. A certains mo- ments, on est presque étourdi, on croit voir danser en rond, à la place des anciennes Muses, la Géogra- phie, la Statistique, l'Anatomie, le Commerce, l'In- dustrie, la Mécanique.

Mais si les défauts sont énormes, c'est que Walt est un vrai titan. Quelle puissance, quelle élévation, quelle largeur, quelle universalité! Surtout, quelle originalité absolue! 11 ressemble dans notre monde à Gulliver dans l'île de Lilliput. Les minutieux pro- sodistes sont des nains auprès de lui. Il rompt les règles de l'art poétique, comme le héros de Swift rompt les fils croisés autour de son corps. Il a l'hu- meur joviale et généreuse de Gargantua. C'est un géant bon enfant. Comme tous les hommes de génie, il vit dans une continuelle jeunesse; il est géant, mais il reste enfant et bon. Au milieu des mécon- tents, des blasés, des dégoûtés, qui, méprisant la prosaïque banalité du siècle, se tournent vers les Goths, les Romains, les Grecs, les Hindous ou les Chinois, il aime, il acclame, il exalte son pays et ses contemporains; il chante les pampas du Nouveau-

I3O BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Mexique et les neiges du Canada, la grange et l'usine, le président Lincoln et le cureur d'égouts. On songe à Hésiode et on pense à Fourier.

La clé de son œuvre est dans ces deux locutions bizarrement accouplées par lui, One s self et En masse, c'est-à-dire Individualité et Démocratie. S'il néglige la grammaire et l'orthographe, il ne trouve rien de né- gligeable dans la nature, ni les gueux, ni les bêtes, ni les choses qui semblent inanimées. S'il n'est pas l'Art, il est bien plus, il est la Vie. Comme le Satyre de Hugo, comme l'antique dieu Pan, il est Tout. Eminemment personnel, il embrasse le monde entier dans sa personnalité; et c'est en lui-même qu'il étudie la création, comme dans le plus clair miroir puissent plonger ses yeux et son âme. Il réalise l'idéal de Lucrèce. 11 est homme, et non seulement rien d'humain, mais encore rien de surhumain, ni même rien de soushumain, si l'on peut ainsi dire, ne lui est étranger. Aussi n'a-t-il pas le temps d'être artiste, et parle-t-il tout bonnement comme un pro- phète; mais ce n'est plus le solitaire de Pathmos, c'est l'homme des foules, l'homme des peuples.

Simple et sublime comme la Bible, il admet, comme la métaphysique allemande, le principe de l'identité des contraires. Il est réaliste et optimiste, il est spi- ritualiste aussi; à ses yeux le mal n'existe pas, ou si le mal existe, c'est pour un plus grand bien. Il a les vigoureuses conceptions d'une forte santé. Chaste et sobre, il est le champion de l'âme; il est aussi le champion, sans honte, de la sainteté de la chair et des

WALT WHITMAN

111

instincts charnels. Oh! ce n'est pas un poète raffiné comme Tennyson, ni didactique comme Longfellow; c'est simplement un homme qui sent avec le com- mun des hommes, qui s'adresse au commun des hommes; et les pensées, ainsi que dit M. Buchanan, s'assemblent dans son esprit en multitudes si tumul- tueuses, qu'il n'a pas le loisir de leur chercher des équivalents artistiques d'expression. Il n'en a ni le loisirni le désir. Il se sent assez fort et assez bien armé pour se dispenser de porter cuirasse damasquinée et de ciseler sa hache. Il possède l'énergie qu'il faut pour soulever un monde; son levier sera la volonté, son point d'appui l'universel amour.

L'éditeur anglais, assez arbitrairement, a divisé l'œuvre du poète américain en cinq parties : Chants démocratiques, Roulements de tambours, Walt Whitman, Brins d'herbe, et Chants d'adieu.

Le premier poème des Chants démocratiques, inti- tulé : En partant de Paumanok (petit nom qu'il donne à son pays), est un long programme de l'œuvre. Le poète chantera l'âme, qu'il nomme sa maîtresse, les terres, les cités, les métiers, les conditions; il rap- portera tout héroïsme « à un point de vue américain », dit-il hardiment. « Et vous, organes et actes sexuels, résumez-vous en moi, car je suis déterminé à vous célébrer d'une voix claire et courageuse pour prouver que vous êtes illustres... Omnes, omnes! que d'autres ignorent ce qu'ils peuvent, je fais le poème du Mal aussi. » Il chantera la Religion, la Démocratie, l'Amitié, les Passions; il proclamera que le mâle et la

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femelle sont égaux, qu'il n'est rien de plus beau que la Mort. Il célébrera le présent, le futur et les temps passés, et ces rouges Aborigènes « ne survivant que par des souffles, sons de pluies ou de vents, appels d'oiseaux ou de bêtes dans les bois, dont les conqué- rants ont fait des noms ». 11 ajoute : « Vous, océans qui avez été calmes en moi, ah! que je vous sens in- sondables, agités, gros de houles et d'orages sans précédents! »

Le second poème, Feuillage américain (feuillage se trouve en français dans le texte), est une glorification des paysages de la patrie, avec une longue énu- mération de vues et de scènes américaines : « Tou- jours notre propre feuillage! toujours la verte Pé- ninsule de la Floride! toujours l'incomparable delta de la Louisiane! toujours les champs de coton de l'Alabama et du Texas! toujours les collines et vallées d'or de la Californie, et les monts d'argent du Nouveau-Mexique! toujours le sentiment de la démocratie! »

Puis on lit l'adresse Aux travailleurs ! Cette ode en prose, bizarrement coupée par mots, par lignes, par alinéas, par séries chiffrées, est un des plus étranges et des plus beaux morceaux de poésie lyrique que nous connaissions. « Venez plus près de moi. Serrez- vous tout près de moi, mes amis, et prenez le meil- leur de ce qu'il y a en moi. Plus près, plus près encore! et donnez-moi le meilleur de ce qu'il y a en vous... Travailleurs et travailleuses, si vous êtes au travail à l'atelier, je suis aussi près de vous

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M]

que ce qui est le plus près de vous dans cet atelier...

Si vous devenez misérables, criminels, infirmes, je le deviens aussi pour l'amour de vous. Si vous vous rappelez vos folies et vos fautes, croyez-vous que je ne puisse me rappeler mes propres folies et mes propres fautes? Si vous festoyez à une table, je festoie de l'autre côté de la table. Si vous ren- contrez quelque étranger dans la rue et le prenez en amitié, lui ou elle, eh bien, souvent je rencontre des étrangers dans la rue et je les prends en amitié...

Parce que vous êtes sales et pustuleux, ou parce que vous avez été naguère un ivrogne, ou un voleur, ou un malade, ou un arthritique, ou une prostituée, ou parce que vous l'êtes encore maintenant; que ce soit frivolité ou impuissance, ou pour la raison que vous n'êtes pas un savant et n'avez jamais vu votre nom imprimé, vous imaginez-vous par hasard que vous en soyez, en rien, moins immortels? » Vient alors une énumération homérique des métiers; il n'en méprise aucun; il célèbre le manœuvre, le charretier, l'épicier, le fabricant de gutta-percha et de papier mâché, le tripier, le boucher à l'étal, à l'abattoir, en tablier sanglant : « Les goûts et les oc- cupations populaires prennent le premier rang dans mes poésies et partout. Vous, travailleurs et travailleuses de ces professions, vous avez votre propre vie, forte et divine, et tout fait place à des hommes et à des femmes comme vous. »

Le Chant de la Grande Hache est dans le même goût et sur le même modèle. Walt Whitman chante « cette

I 34 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

arme bien faite, nue, pâle, chair de bois et os de métal, un seul membre et une seule lèvre, feuille d'un gris-bleu, éclose à la chaleur rouge ». Puis il aperçoit les forêts abattues par elle, et la foule des monuments qu'elle engendre, huttes, tentes, charrues, bêches et pioches, tables, vaisseaux, salons, parquets à danser, bibliothèques, citadelles, Capitole. La hache semble, avec le bûcheron Lincoln, monter tous les échelons de la société, jusqu'à la Présidence. Puis apparaît le bourreau européen, puis « le clair coucher de soleil des martyrs ». Puis les formes s'élèvent et tourbillonnent, vertigineuses, devant l'œil fixe et béant du poète : lits et cercueils, prisons et comptoirs, portes des bonnes et des mauvaises nou- velles; les formes s'élèvent, s'élèvent : arsenaux, fonderies, chantiers, turbulentes et viriles cités; et voici les grandes formes de la Démocratie, « pro- jetant toujours d'autres formes à travers les siècles, embrassant toute la terre et par toute la terre em- brassées ».

Dans le Salut au monde! le poète se proclame, non plus seulement, comme Lamartine, concitoyen de tout homme qui pense, mais concitoyen de tout homme qui est. « Je suis un réel Parisien, » s'écrie-t-il; « je suis de Vienne, de Saint-Pétersbourg, de Berlin, d'Adélaïde et de Sydney. En moi la latitude s'élargit, la longitude s'allonge, l'Asie, l'Afrique, l'Europe à l'Est, l'Amérique à l'Ouest!... En moi, zones, mers, cataractes, plantes, volcans, groupes, Malaisie, Polynésie et les grandes îles des Indes orientales! »

WALT VVHITMAN I ] f"

Pour lui et l'Amérique, il souhaite à tous bonne santé, bon vouloir. « Toutes les cités la lumière pénètre, j'y pénètre aussi ; toutes les îles volent les oiseaux, j'y peux voler moi-même. Vers tout,

j'élève haut la main perpendiculaire; je hisse le signal, afin qu'après moi il reste à jamais en vue,

pour toutes les demeures et les maisons des hommes! »

Il faut absolument traduire en entier le poème intitulé : lu France en l'an 18 de ces États* :

« Je marchais sur les rives de ma mer orientale. J'entendis sur les vagues la petite voix. Je vis le divin enfant, il s'éveilla, vagissant lamentablement parmi le tonnerre des canons, les malédictions, les clameurs, le craquement des édifices ruinés. Je ne fus pas dégoûté par le sang qui coulait à pleins ruis- seaux, ni par les cadavres isolés, ni par les monceaux de cadavres, ni par ceux qu'on emportait dans les tombereaux. Je ne fus pas désespéré par les bat- tues de la mort; je ne fus pas indigné par les con- tinuelles fusillades. Pâle, silencieux, grave, que pouvais-je dire à ce règlement de comptes longtemps accumulés ? Pouvais-je vouloir l'humanité différente?

Pouvais-je vouloir le peuple fait de bois ou de pierre, ou qu'il n'y eût pas de justice dans les des- tins et dans les temps?... O liberté! ô compagne pour moi!... Ici également la flamme, le boulet,

* Les États-Unis d'Amérique.

I]6 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

la hache sont en réserve, pour qu'on puisse aller les chercher en cas de besoin; ici également, quoique longtemps écartés, ils ne peuvent être détruits; ici également ils peuvent s'élever à la fin, sanglants et extatiques, ici également demandant leurs pleins arrérages de vengeance. D'ici je fais un geste de salut par-dessus les mers; et je ne renie pas cette terrible naissance rouge, ce baptême. Mais je me rappelle la petite voix que j'ai entendue vagir, et j'attends avec une foi parfaite, n'importe combien de temps; et dès aujourd'hui, triste et fort, je maintiens la cause léguée, comme au nom de tous les pays. Et j'adresse ces mots à Paris avec mon amour. Et je devine, et je pressens qu'il y a une virtuelle harmonie en France, des flots d'harmo- nie. — Oh ! j'entends déjà le bruit des instruments; ils noieront bientôt tout ce qui voudra les interrompre.

Oh! il semble que le vent d'est m'apporte une marche triomphale de liberté. Elle parvient jus- qu'ici; elle me gonfle d'un joyeux délire. Je m'élance pour la traduire en mots, pour la justifier.

Je veux encore chanter une fois pour vous, ma femme! » Quelle franche liberté, quelle hardiesse familière, quelle émotion profonde et pénétrante, dans l'idée et dans la parole !

Walt Whitman a acclamé l'année 1848, comme l'année 1793 : « Les cadavres des jeunes hommes, ces martyrs qui pendent aux gibets, ces cœurs labourés par le plomb gris, tout froids et immobiles qu'ils semblent, vivent autre part d'une vitalité immeurtrie.

WALT WHITMAN I 37

Ils vivent en d'autres jeunes hommes, ô rois! ils vivent en des frères, prêts encore à vous braver.

Ils ont été purifiés par la mort, ils ont été transfi- gurés, exaltés. »

III

Les Roulements de tambour évoquent la grande guerre, la Guerre de Sécession. « Battez, battez, tambours; sonnez, clairons, sonnez, par-dessus le trafic des cités, par-dessus le roulement des voitures! Y a-t-il des lits préparés pour les dormeurs? Nuls dormeurs ne doivent dormir dans ces lits... N'ayez souci du vieil homme retenant le jeune homme; ne laissez plus entendre la voix des en- fants, ni les supplications des femmes. Faites vibrer même les planches sur lesquelles gisent les morts, attendant leur cercueil, si fort vous retentirez, ô terribles tambours, si brusquement vous éclaterez, clairons! »

L'Amérique se lève, le vent fait claquer la ban- nière. « O mon père, s'écrie l'enfant, je n'aime pas beaucoup les maisons, l'argent non plus; mais cette bannière, je l'aime; je voudrais être cette bannière, je dois l'être. »

I 3 8 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Marches, mêlées, bivouacs au pied des monts, veillée des morts dans la plaine sanglante. « C'est une veillée étrange que j'ai tenue sur le champ de bataille toute la nuit. Vous, mon fils et mon cama- rade, vous étiez tombé à mon côté, ce jour-là... Je découvris votre face au clair des étoiles. Inou- bliable scène! Frais, soufflait le calme vent nocturne.

Longtemps, et alors, je veillai; obscurément, autour de moi s'étendait le champ de bataille. Mais pas une larme ne m'échappa. Pas même un long soupir! Longtemps, longtemps je regardai, pas- sant de douces heures, d'immortelles et mystiques heures avec vous, mon très cher camarade. Pas une larme, pas un mot!... Juste, en vérité, comme l'aube apparut, mon camarade, je l'enveloppai dans sa couverture, j'enveloppai bien sa forme, je pliai bien la couverture, la faisant passer soigneuse- ment sur la tête et soigneusement par-dessous les pieds. Et et alors, baigné par le soleil levant, mon fils, dans son tombeau, dans son tombeau rude- ment creusé, je le déposai, finissant ma veillée étrange avec cela. Veillée de nuit et de champ de bataille obscur, veillée pour un enfant qui répon- dait aux baisers et n'y répondra jamais plus sur la terre, veillée pour un camarade brusquement tué, veiilée que jamais je n'oublierai. Quand le jour brilla,

je me levai du sol froid et enveloppai bien mon soldat dans sa couverture, et l'ensevelis il était tombé. »

Le poète a combattu, il a enseveli les morts; il

WALT WHITMAN I 39

soigne les blessés : « Une marche en rangs étroitement serrés, et une route inconnue, une route à travers une épaisse forêt; des pas enveloppés de ténèbres. Notre armée défaite, avec pertes cruelles, et les sombres débris en retraite! Jusqu'à ce qu'après minuit brillent sur nous les lueurs d'un bâtiment bla- fard. — Nous arrivons à une clairière dans les bois, et faisons halte auprès du bâtiment blafard. C'est une grande vieille église, au croisement des routes; c'est maintenant un hôpital improvisé. J'entre une seule minute, je vois un spectacle qui passe tout ce que tous les tableaux, tous les poèmes du monde ont représenté. Des ombres du plus profond, du plus profond noir, sont là, à peine éclairées par des chan- delles ou des lampes mourantes, et par une grande torche résineuse, immobile, jetant une farouche flamme rouge et des nuages de fumée. A travers ces nuages, par groupes, des quantités de formes vaguement m'apparaissent sur le plancher; quelques- unes sont couchées sur les bancs. A mes pieds, plus distinctement, un soldat, un véritable enfant, en danger de saigner jusqu'à la mort (il a une balle dans le ventre). J'étanche le sang un moment (la figure du cadet est blanche comme un lys). Alors, avant de partir, j'étends mes regards sur cette scène, vou- lant tout faire pénétrer en moi, figures, détails, postures indescriptibles : les corps, pour la plupart dans l'obscurité, avec des cadavres entre eux; les chirurgiens opérant, les aides tenant les lumières; l'odeur de l'éther, l'odeur du sang; la foule, oh ! la

I4O BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

foule des formes ensanglantées des soldats; la cour, plus loin, pleine aussi; quelques-uns sur le sol nu, quelques-uns sur des planches ou des poutres, quel- ques-uns suant la sueur du spasme mortel; par moment, un hurlement, un sanglot; les ordres, les appels lancés par les médecins; les miroitements des petits instruments d'acier attrapant l'éclat des torches. Tout cela me revient maintenant; je vois de nouveau les formes, je sens l'odeur, puis j'en- tends les commandements donnés au dehors : En route, camarades, en route! Mais d'abord je me penche vers l'enfant qui meurt; les yeux ouverts, il m'adresse un demi-sourire ; et ses yeux se ferment, paisiblement se ferment. Et je m'enfuis dans l'ombre, reprenant, continuant la marche, et comme tou- jours marchant à travers les ténèbres, en avant, dans les rangs, sur la route inconnue marchant encore. » Connaissez-vous une description plus vraie, plus sai- sissante, plus terrible? Le poème lu, la scène vous hante; vous voyez, vous entendez; vous sentez, vous souffrez; vous emportez tout cet hôpital nocturne au fond de votre cœur.

La série de poèmes intitulée Walt Whïtman ren- ferme les pièces les plus personnelles. Le poète chante les Assimilations : « Il y avait un enfant qui s'en allait chaque jour; et le premier objet qu'il regar- dait, il devenait cet objet; et cet objet devenait une partie de lui-même pour la journée ou pour une heure de la journée, ou pour beaucoup d'années ou pour de longs cycles d'années. Les lilas précoces

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devenaient partie de cet enfant, et le gazon et le chantde l'oiseau-phœbé. Ses propres parents, celui qui l'avait engendré, celle qui l'avait conçu dans ses entrailles, et l'avait mis au monde, donnèrent à leur enfant plus que tout cela ; ils lui donnèrent par la suite chacun de leurs jours et devinrent une partie de lui- même. »

Plus loin, c'est le chant d'un oiseau veuf, traduit avec le plus admirable lyrisme : « Soufflez, soufflez, soufflez! Soufflez, vents marins, le long des rives de Paumanok; j'attends et j'attendrai, jusqu'à ce que votre souffle m'ait ramené ma compagne!... La lune est basse, elle s'est levée tard. Oh! elle est lente, oh! je pense qu'elle est lourde d'amour, d'amour... Oh ! follement la mer s'élance, s'élance sur la terre, avec amour, amour... O étoiles levantes! Peut-être celle que tant je regrette va se lever avec l'une de vous... La lune s'est montrée tard, elle est gonflée comme par des pleurs... O passé, ô vie, ô chants de joie! Dans l'air, dans les bois, sur les champs! Aimé, aimé, aimé, aimé, aimé! Mais mon amour jamais plus, jamais plus avec moi ! Nous deux ensemble jamais plus ! »

Dans Brins d'herbe ont été rassemblés divers poèmes, qui échappent à une classification rigou- reuse. Signalons d'abord Y Hymne funéraire pour la mort du président Lincoln : « Quand les derniers lilas fleu- rirent devant la porte, quand la grande étoile se leva, languissante et hâtive, dans le ciel occidental de la nuit, je me lamentai; et je me lamente encore à

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chaque retour du printemps. O printemps qui re- viens toujours, tu m'apportes toujours une trinité fidèle : les lilas en fleur, la languissante étoile de l'ouest, et la pensée de celui que j'aime. Mon capitaine ne répond pas, ses lèvres sont pâles et calmes, mais le vaisseau, le vaisseau est ancré en sûreté, le voyage fait et fini ! »

Une des pièces les plus remarquables du recueil est celle qui se nomme les Diseurs de mots : « Pensez- vous que les mots soient en réalité ces courbes, ces angles, ces points? Non, ces choses-là ne sont pas les mots. Les mots substantiels sont dans le sol de la terre, dans les mers; ils sont dans l'air, ils sont en vous!... Parlez, parleurs! Creusez, pétrissez, empilez les mots de la terre; travaillez; c'est des matériaux que vous apportez, non des souffles; travaillez, siècle après siècle; rien n'est perdu. On peut attendre longtemps, mais tout finit par servir. Quand les matériaux seront prêts, les architectes apparaîtront. » Il serait fort curieux et fort intéressant de comparer cette pièce au célèbre poème de Victor Hugo dans les Contemplations.

Après avoir interpellé les diseurs de mots, Walt Whitman s'adresse Au premier venu : « Qui que vous soyez, je crains que vous ne marchiez dans le pays des songes; je crains que vos prétendues réalités ne soient sur le point de fondre sous vos pieds et sous vos mains. Maintenant même, votre physionomie, vos paroles, vos joies, votre costume, vos folies, vos crimes se dissolvent devant moi;

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votre âme, votre corps véritables réapparaissent; ils émergent du commerce, de la boutique, de la science, de la loi, de la boisson, de la souffrance, de la mort. Qui que vous soyez, je mets ma main dans votre main; soyez mon poème. Oh! je pourrais chanter de telles grandeurs en vous! Vous n'avez pas su qui vous êtes, vous avez dormi sur vous-même toute votre vie... Qui que vous soyez, poursuivez votre but natif à tout hasard... A travers les colères, les désastres, l'ambition, l'ignorance, l'ennui, ce que vous êtes se fraye toujours sa voie. »

Il définit ensuite le poète, et sa définition diffère singulièrement de celle de Tennyson : « On l'attend, on lui cède, on l'accepte, en lui on se purifie; en lui on se voit, comme dans la lumière. On l'absorbe, et il vous absorbe. L'ouvrier le prend pour un ouvrier, le soldat pour un soldat, l'artiste pour un artiste; les travailleurs sentent qu'il pourrait travailler avec eux et les aimer. Le gentleman de sang parfait reconnaît en lui son sang parfait. L'insulteur, la prostituée, le butor, le mendiant se voient en ses traits; il les transfigure étrangement; ils ne sont plus vils; ils se reconnaissent à peine, tellement ils sont grandis! » C'est ainsi que cet homme comprend le poète, et ainsi qu'il tente de le réaliser.

Les Chants d'adieu ferment le volume. Aux rimeurs et aux poètes Walt Whitman crie : « Les rimeurs n'en- gendrent rien, seuls les poètes engendrent. » A un historien il dit : « Je projette l'histoire de l'avenir. » Il évoque les poètes futurs : « C'est à vous de me

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justifier; j'écris seulement un ou deux mots d'indica- tion pour l'avenir; je n'avance qu'un instant, et seu- lement pour reculer bien vite dans les ténèbres. » Ses dernières paroles sont celles-ci : « Mes chants cessent, je les abandonne. J'écarte le voile qui me cachait, je m'avance seul devant vous. Camarade, ceci n'est pas un livre. Qui touche ceci, touche un homme. (Il est nuit, sommes-nous seuls ici?) C'est moi que vous tenez et qui vous tiens. Je m'élance de ces pages dans vos bras; la mort là-bas m'appelle... Cher ami, qui que vous soyez, ici prenez ce baiser; c'est à vous-même que je le donne; ne m'oubliez pas!... Rappelez-vous mes paroles.

Je vous aime. Je quitte les choses de la matière,

je suis comme un être libéré de son corps, triom- phant, mort. »

Tel est l'homme, telle est l'œuvre. Nous avons éprouvé en lisant ces pages une de nos joies les plus hautes. Nous croyons qu'une semblable lecture serait particulièrement saine pour le bon peuple français, qui n'accepte plus que de la littérature frelatée, des chansons brutales et des étalages erotiques.

Walt Whitman, vous avez adressé à Paris et à la France des paroles émues, de grandes paroles! Qui pourra vous remercier dignement? Vous vous êtes adressé au premier venu aussi; je suis aujourd'hui ce premier venu, et je réponds par-dessus les mers au signal que vous avez donné, au geste large de votre droite levée sur la plage de l'Atlantique. J'ai trouvé en votre cœur l'humanité tout entière, ses anxiétés, ses

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espérances; et votre vigueur m'a raffermi, votre foi m'a entraîné. Je voudrais avoir votre main dans la mienne et la serrer cordialement; je voudrais, Walt Whitman, me tenir devant vous, devant votre barbe grise, devant vos yeux clairs et bons, devant votre visage énergique et hâlé, et vous dire, la main dans la main, les yeux dans les yeux, que les paroles semées par vous au vent du ciel ne sont pas toutes tombées sur un sol stérile; que, malgré les ricanements des impuissants et les sarcasmes des habiles, malgré nos erreurs et les vôtres, nous commençons à distinguer le but, à creuser la route; que la flamme humaine en nous et autour de nous brille toujours plus pure et toujours plus claire; que le sang des martyrs est fécond, et que la Liberté naissante ne sera pas étouffée au berceau.

Salut et merci, Walt Whitman! vous avez élargi la Vie jusqu'aux cieux, et, soulevant le linceul qui voi- lait le visage de la Mort, vous nous avez découvert la beauté suprême de cette force mystérieuse, dont le vrai nom est Transformation, Harmonie, Communion universelle, Éternité.

(Lrt Renaissance littéraire et artistique, Juillet 1872.)

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POST-SCRIPTUM

Les notes qu'on vient de lire furent écrites en un temps Walt Whitman, ignoré dans notre pays, possédait encore, par delà le grand Océan, une victorieuse exubérance de vie, de santé phy- sique et intellectuelle. Très vraisemblablement, elles ont contribué un peu à le faire connaître chez nous, surtout par les poètes, dont les plus acclamés, aussi bien que les plus discutés, voire même les plus hon- nis, jeunes ou vieux, collaboraient en ce temps-là, déjà si lointain, à la Renaissance littéraire et artistique elles ont été publiées, et l'on retrouve côte à côte Hugo et Verlaine, Gautier et Vicaire, Leconte de Lisle et Rimbaud, Banville et Mallarmé, Sully Prudhomme et Rollinat, Coppée et Richepin, José- Maria de Heredia et Villiers de l'Isle-Adam, Léon Va- lade et Charles Cros, Mendès et Cabaner.

De cette époque date l'action incontestable de Walt Whitman sur le mouvement poétique qui se dé- veloppa en France au déclin du dernier siècle; car

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on peut affirmer que l'auteur de Brins d'herbe exerça sur les « Vers-librisfes » et autres groupes émanci- pateurs une influence analogue, mais diamétralement contraire, à celle qu'avait exercée Edgar Poe sur les Parnassiens.

Poe avait prouvé et expliqué ce que gagne l'inspi- ration poétique à être cultivée jusqu'à sa maturité parfaite, à être travaillée avec une passion opiniâtre, à être concentrée en son essence, exaltée jusqu'à sa vertu suprême, avec toutes les ressources de l'expé- rience traditionnelle et de la pensée consciente. Walt Whitman révéla l'inestimable valeur que peut avoir en poésie le libre et pur élan de l'instinct personnel, quand il reste affranchi de la culture savante et inten- sive,— quand aucune préoccupation d'enseignement à suivre, de convenance à ménager, d'effet à pro- duire, ne risque de fausser, d'altérer, d'amoindrir en rien sa force initiale, sa forme naturelle, son carac- tère particulier, quand il garde la vigueur, la ver- deur et la saveur du crû en son plein épanouissement.

Certes, Walt Whitman n'est pas le premier poète qui ait chanté sans prendre cure du métier littéraire. En général, ceux qui ont le don du rythme deviennent assez vite de bons versificateurs, pour peu que les circonstances leur soient favorables. Mais, d'autre part, lors même qu'ils restent réfractaires aux prescrip- tions prosodiques, ils n'en font pas moins de la poésie, tantôt sans le vouloir ni le savoir, comme Monsieur Jourdain fait de la prose, tantôt avec une science attentive et systématique, en s'affranchissant des en-

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traves auxquelles se plie mal leur tempérament. Com- bien de grands cœurs et de grands esprits, poètes par le sentiment et par la pensée, mais n'ayant jamais eu la faculté de l'expression poétique, ont composé des « poèmes en prose » ! Est-il besoin d'évoquer, dans la littérature française par exemple, Fénelon, Cha- teaubriand, Michelet, Flaubert? On sait que Baude- laire lui-même, si bien doué pourtant, ne dédaignait pas ce genre il trouvait certains avantages. N'ou- blions pas Lamennais, qui, dans ses Paroles d'un Croyant, s'est assimilé à merveille la forme biblique, et a remplacé, avec une entraînante ferveur, le vers par le verset, ce qui est exactement le cas de notre Américain.

Mais, contrairement aux poètes ouvriers ou pay- sans, qui, d'ordinaire, puisent dans le culte supersti- tieux de la tradition et le fervent respect de la forme une admiration humble et jalouse pour la haute culture à eux étrangère, Walt Whitman présenta ceci de tout particulier, que, par le simple jeu de sa franche et puissante originalité plébéienne, par la sereine am- pleur de sa confiance hardie, par la profondeur des sympathies généreuses qui faisaient communier son orgueil naïf et robuste avec toute l'humanité, avec toute la nature, il put renouveler étrangement le pro- cédé de ses devanciers, en y versant à flots la sève de sa verve prime-sautière et de son enthousiasme ingénu. C'est ainsi que, sous cette forme, naguère « livresque » et usée, de la strophe en prose poétique, du verset libre, il a eu la bonne fortune d'humaniser le

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plus haut idéal et d'ennoblir les fonctions les plus basses.

Avec la spontanéité d'un primitif, avec l'innocence d'un grand enfant, il pratiqua d'emblée, sans effort, toutes les prétendues innovations en l'honneur des- quelles, après lui, nos écoles de particularisme litté- raire entreprirent péniblement d'abolir les formules classiques, romantiques, réalistes et parnassiennes. Son œuvre implique chacun des articles de foi que ces écoles subversives ont inscrits postérieurement dans leurs manifestes avec une telle intransigeance, et comme si elles les avaient fraîchement inventés. D'abord, en effet, il y affirme la libération radicale de la forme poétique par l'avènement d'un rythme dé- daignant toute régularité dans la cadence, la mesure, la rime, l'assonance, l'allitération, et repoussant toutes les lois de l'art ou recettes du métier que Théophile Gautier, en son ironie mêlée de révérence, appelle les « moules-à-gaufres » de la littérature. Et cette libération est du premier coup si complète avec Walt Whitman, que, selon les termes d'un vers fa- meux, ses disciples soi-disant les plus révolution- naires « ne sont que des toutous auprès de ses au- daces ».

Chez lui, du reste, la liberté de la forme est le résultat logique de la liberté du fond. Si son verbe poétique exalta intégralement son individualité inté- grale, c'est qu'en fait il voulut et sut maintenir la plé- nitude de cette individualité; c'est aussi qu'il absorba en elle, par un altruisme instinctif, l'univers entier

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dont il se reconnaissait fraternellement solidaire. De la sorte, il réalisa d'avance le programme, singulière- ment élargi, de nos écoles nouvelles; de la sorte, il affirma, à la bonne franquette, tout ce que plus tard promulguèrent, avec des transports hystériques, nos symbolistes et nos décadents, tout sauf la décadence qui rend la vie indigne d'être vécue, tout sauf le sym- bolisme qui tue le corps et l'àme à coups d'abstrac- tions.

L'œuvre spontanée de son énergie surabondante et inculte, nos esthètes du « modem style » s'ingé- nièrent à la recommencer par esprit d'imitation, par dilettantisme curieux et par prétentieuse faiblesse personnelle. Mais, simples suiveurs, ils n'avaient pas en eux de quoi reconstituer la pondération supé- rieure de cette nature complète, évoluaient avec une sereine harmonie les facultés les plus diverses du génie humain. Ils décomposèrent inévitablement cette synthèse organique. Entre l'élément objectif et l'élé- ment subjectif, entre le moi et le non-moi, l'équilibre fut rompu. Le sens de l'identité universelle se perdit en minutieuses analyses et en excentricités morbides. Certains s'hypnotisèrent béatement dans l'infinie con- templation de leur précieuse personne. L'individua- lisme, emportant la balance, finit par exclure toute idée générale et tout sentiment collectif, toute disci- pline et toute coordination. La sincère et saine reli- gion de la réalité, la sanctification totale de la féconde nature, dégénérèrent en un débordement cynique des fonctions inférieures. L'audace active, la libre

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hardiesse, le goût du nouveau, la recherche de l'in- connu, tournèrent en obliques tendances au bizarre et au pervers; et l'on se préoccupa, non plus du surnaturel, mais du « contrenaturel ». L'élan démo- cratique vers la justice et la vérité par le travail, la science et l'industrie, fut étouffé, brisé, en cette lit- térature, sous la féroce et ridicule cohue des mes- quines ambitions et des vanités étroites.

La poésie, union souveraine du rythme et de l'idée, se trouvant trop complexe bientôt pour l'âme sim- pliste et hâtive des nouveaux venus, on la démembra en musique et prose. Le mot fut réduit, par ceux-ci, à une pure sonorité; par ceux-là, à une sorte de signe algébrique. Dans l'art, comme dans la vie, on se déshabitua peu à peu des hautes idées et des actes magnanimes. L'élévation et l'héroïsme, devenant de plus en plus incompréhensibles aux âmes de plus en plus déprimées, furent alors des sujets d'étonnement, de défiance et d'ironie.

On finit par laisser s'atrophier et se perdre, faute d'exercice de la fonction, le sens du sublime et le goût du beau.

Les dernières années de Walt Whitman ont été aussi tristes et douloureuses que ses années de jeu- nesse avaient été triomphales. 11 avait éprouvé une telle peurde devenir trop riche, que, sur la fin de ses jours, il fut irrémédiablement la proie de la pauvreté. Le rigorisme puritain ne lui pardonnait pas sa préten- due immoralité d'imagination, lui gardait une sourde

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rancune de sa généreuse liberté intellectuelle, et lui reprochait aigrement sa franche et calme ignorance de la pudeur, en l'accusant d'obscénité littéraire.

Les poètes d'Europe venaient le voir, comme en pèlerinage, dans son humble et morne maisonnette de paysan, à New-Jersey; mais ils ne lui apportaient guère de réconfort. En 1873, une terrible attaque lui avait paralysé tout un côté du corps. Il supportait cette infirmité sans se plaindre. S'aidant d'une bé- quille, il allait et venait, montait et descendait avec un reste de son alacrité juvénile. L'hiver, il attendait patiemment le retour du soleil et les belles journées bleues il pourrait s'étendre à son aise sur le sable de la crique étroite qu'il affectionnait. Ceux qu'il voulait bien recevoir disaient que sa seule vue leur réchauffait le cœur. Il ne réclamait rien que l'air pur et la lumière du ciel; il gardait pour toute coquetterie dans sa misère une droiture parfaite et une irrépro- chable propreté. Avec ses grands yeux vitreux à demi clos, ses larges mains noueuses étendues en avant, ses cheveux gris épars et sa longue barbe blanche, il apparaissait, sous son vêtement pauvre, chemise ouverte, comme le patriarche désintéressé de l'âpre et vorace démocratie américaine.

« Son visage, a dit un de ses visiteurs, semblait, dans cet âge avancé, le plus beau qu'on eût jamais vu. Les lignes en restaient très simples, très libres, très fermes : de hauts sourcils arqués, un nez droit aux fines arêtes, des yeux gris-bleu sous de grosses paupières, de larges oreilles admirablementdessinées,

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une barbe de neige couvrant la bouche et baignant le bas de la figure. Malgré la souffrance, pas le moindre signe de décrépitude en ses traits, dont l'expression pathétique avait une grandeur divine. »

Un critique anglais, M. Edmund Gosse, rapporte, sur un ton plus familier, qu'il ressemblait « à un vieux chat, à un grand angora gris, souple et placide, aux yeux emplis d'un long rêve mystérieux ».

Dans son hameau perdu, le 2 y mars 1892, l'auguste vieillard rendit l'âme, en remerciant ses derniers amis de leurs soins affectueux avec un sourire d'enfant. Longtemps, longtemps encore, à travers le Nouveau- Monde, ses généreux poèmes rouleront leur torrent d'images sonores, ou berceront dans leurs larges flots le ciel et la terre en chantant la bonne chanson natu- relle.

Juillet 1904.

W

Il

POÈTES SPIRITES D'AMÉRIQUE

Toères spirites d'cAmérique

THOMAS LAKE HARRIS ET MISS LIZZIE DOTEN

Pendant un certain temps, le spiritisme et le som- nambulisme furent à la mode en France. Ce n'était que modernes pythonisses et modernes voyants. Les animaux fatidiques des tireuses de cartes et des di- seuses de bonne aventure en séchaient de dépit. Vous souvenez-vous de ces réunions les naïfs, pouce à pouce avec les farceurs, entouraient une table ou un guéridon, que le fluide devait métamorphoser en pro- phète, évocateur des ombres? Mais l'enthousiasme tomba vite. Les Tables tournantes allèrent bientôt re- joindre la Cuve de Mesmer dans le pays des Vieilles Lunes. Les Américains, peuple neuf, restèrent plus longtemps sous le charme. Les excentriques sont nombreux aux États-Unis; on tenta d'appliquer le spi- ritisme aux arts, à l'industrie, à la multiplication des

bètes et des gens; enfin on l'appliqua sérieusement et non sans succès, il faut le dire, à la poésie. Un Yankee de talent eut une inspiration géniale. « La poésie naturelle, s'écria-t-il, on sait ce que c'est, on en a assez, on en a trop, on n'en veut plus; mes com- patriotes sont des gens de progrès, donnons-leur de la poésie surnaturelle! » Et il leur en servit avec l'assai- sonnement du pays, et ils l'avalèrent comme de l'am- broisie.

Thomas Lake Harris, originaire du comté d'York en Angleterre, fut emmené très jeune par sa famille en Amérique. 11 devint prêcheur universaliste, et médium poétique à New-York. En 1867, sur un ordre direct de l'esprit de Dieu, il alla fonder au pays de Chatau- qua, sur le bord méridional du lac Érié, une commu- nauté, basée sur un principe dont voici la bizarre formule : Respiration à ciel ouvert, respiration divine. Nous ne nous chargeons pas d'expliquer la singulière devise d'une association qu'inspiraient, dit-on, les idées exprimées par Swedenborg dans son ouvrage sur l'Amour conjugal. Soixante adeptes adultes accompa- gnèrent Harris. On cite parmi eux M. Laurence Oli- phant, auteur de divers livres estimés, qui fut secré- taire de lord Elgin, l'ambassadeur d'Angleterre en Chine. Il emmena sa mère avec l'ancienne femme de chambre de sa mère, et tous trois vécurent dans les termes de la plus parfaite égalité. Harris, chef de la colonie, acheta une vaste étendue de terrain, puis procéda au défrichement et à la culture, avec l'aide de cultivateurs suédois à gages.

POÈTES SPIRITES D AMÉRIQUE IfQ

Tel est celui qui se croit une harpe entre les mains des esprits invisibles. Est-il poète? oh non! il n'est pas plus poète qu'un piano n'est musicien. Mais il se trouve sur la terre dans la même condition qu'un bon instrument, bien accordé; les esprits des grands poètes, en revenant flâner parmi nous, s'arrêtent à lui et pincent de ses fibres, tout comme un virtuose, sé- duit par la belle structure d'un harmonium, s'assoit sur le tabouret pour éveiller la sonorité du clavier.

Ces allégations originales attirèrent l'attention sur Harris. En 185*4 il entre en extase à Irving-house, dans la ville de New-York, et le voilà qui dicte à S.-B. Brittan, son secrétaire et éditeur, un grand poème, un Poème lyrique de l'âge d'or. Cela dure près d'un mois; il dicte avec une volubilité telle, que le scribe peut à peine le suivre. Chaque jour des dames et des messieurs viennent voir le phénomène, circulent, s'arrêtent, contemplent, chuchotent, s'étonnent, s'é- merveillent et s'en vont. Ne vous figurez-vous pas cette scène étrange? Dans le fond, comme sur une estrade, le médium inspiré, les yeux au plafond, sent l'Esprit emplir son cerveau devers anglais, qui coulent en murmurant par sa bouche, comme par un robinet ouvert; devant lui, mais à distance respectueuse, passent, repassent et se succèdent les barbiches poin- tues des négociants illuminés, les yeux à fleur de tête des petites jeunes filles crédules, et les lunettes d'or, les nez pointus, les cheveux gris, des vieilles filles inquiètes. C'est plus drôle, mais moins joli que les im- provisations napolitaines au bord des flots bleus.

l6o BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Malgré des excentricités presque burlesques, Har- ris a un talent incontestable. Ses créations souvent semblent des réminiscences, des échos. Mais parfois la conception poétique est sincère, parfois le vers est délicieusement musical. C'est un ravissant poème que la Chanson de la Violette, dont voici les deux premières strophes :

Il vint une fée bleue, et elle chanta :

O vierge aimée, écoute, écoute !

Quand pour la première fois sur terre la violette a fleuri,

Chaque terrestre vierge eut une féerique amie,

Murmurant à son oreille dans la nuit :

« Chante, Cœur, mon cœur, chante la musique de miel ! »

Et la violette devint plus douce

Pour les yeux des vierges de jour en jour.

Que ce soit Shakespeare, Shelley, Byron ou Keats qui ait dicté au médium la petite pièce suivante, elle est d'un sentiment profond et d'un goût exquis :

Pourquoi la rose rouge a-t-elle tant de charme ?

Dis, peux-tu l'expliquer?

Dis, comment des cœurs heureux peuvent-ils battre

Sous une terrestre enveloppe?

Nulle révélation de la sagesse ne l'enseigne,

Nulle bouche ne le peut dire,

Non, non, non !

Les cœurs qui sont illuminés d'amour, Les roses qui sont en plein épanouissement, Dans un vallon crépusculaire

POÈTES SP1RITES d'aMÉRIQUE l6l

Se dérobent

Au jour,

Et nul ne peut pénétrer leur magique secret.

Puisque tu ne peux savoir

Comment il se fait que les rosiers fleurissent,

Ni quelles amours mêlées

Forment la vie des roses,

Pourquoi, oh! pourquoi

Vainement essayer

D'épier

Comment s'épanouissent

Les fleurs d'or dans l'esprit du poète,

Et par quel art sont revêtues

Les pensées des Anges de paroles humaines,

Les mélodies des Anges de rythmes sonores?

Nous pensons comme le médium sur ce point; si la fleur qu'on nous offre est belle, nous nous soucions peu de savoir sur quel domaine, dans quelle plate- bande, ou aux flancs de quel rocher cette fleur s'est ouverte. Et nous savourons sans scrupule le charme de Y Adieu à l'Été :

Les harmonies du lyrique été,

Les chants des oiseaux et des abeilles,

Qui, si mélodieux, nous donnaient la bienvenue

En tintements d'une enfantine allégresse,

S'évanouissent sur les lèvres de la mer.

Quels sont ces navires qui nagent

Dans la lumière sur les émeraudes de l'Océan,

Là-bas, au milieu du couchant qui se dévoile,

Bien loin des vapeurs de la côte?

O divines visions, qui ne reviendrez plus !

M-

6l BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

De jeunes enfants dansent sur la grève, légers comme les brises,

Et leurs petits pieds laissent des fossettes sur le sable musical.

La mer, qui s'avance comme une reine,

Les entoure des rubans de cristal,

Des roses blanches et des perles de ses bras.

Miss Lizzie Doten, médium féminin, a les mêmes prétentions que Harris et la même faculté d'assimila- tion. Shakespeare, Burns, Edgar Poe la visitent, ce dernier plus fréquemment; et ils font jaillir en elle des sources de poésie. Son cerveau semble être un lieu de plaisance, un parc élyséen, doucement éclairé comme celui Énée vit le fantôme de Didon; se promènent les ombres des grands poètes; ils accor- dent l'un après l'autre leur harpe, leur guitare ou leur flûte, et chantent tour à tour. Le célèbre roman- cier anglais Trollope vint écouter cette merveille; elle était possédée d'Edgar Poe ce jour-là, et impro- visa devant Trollope, d'une façon qui l'impressionna singulièrement, le remarquable poème intitulé le Royaume de la Mort :

C'était le fatidique mois d'octobre.

Comme les souvenirs s'élèvent en mon âme !

Comme ils roulent, pareils à la mer, en mon âme !

Un esprit triste, silencieux, taciturne,

Dont le regard était comme un mot d'ordre,

M'entraîna vers le sombre lac d'Averne,

Dans le désolé royaume de la mort,

Vers le brumeux lac d'Averne,

Dans le spectral royaume de la mort!...

POÈTES SPIRITES D AMÉRIQUE l6}

Lizzie Doten a publié un volume intitulé Poèmes de la vie intérieure, et divisé en deux parties, la première composée de poèmes tirés du cerveau de l'auteur, suivant son expression, par le long procédé de la pensée; la seconde composée de pièces dictées par les Esprits. Parfois elle n'a pu distinguer l'Esprit qui parlait en elle; mais le plus souvent elle l'a reconnu et le nomme hardiment.

Thomas Lake Harris et Lizzie Doten sont-ils des naïfs ou des habiles? Nous ne pouvons trancher la question. Selon toute vraisemblance, il y a un cu- rieux phénomène d'autosuggestion, se mêlent, en des proportions difficiles à déterminer, et avec un étrange effet de clair-obscur, l'art fictif et la nature sincère, sous un mystérieux, sous un fallacieux cré- puscule de la conscience.

II

LONGFELLOW

Longfellovv

Apprécier l'œuvre d'un poète est chose essentiel- lement délicate. Sur quelles balances peser l'ins- piration? Où trouver le diapason du bon goût? Com- ment doser la sincérité, le sentiment, l'émotion? Aussi ne prétendons-nous pas imposer à qui que ce soit nos impressions et nos jugements. Notre seule ambition est d'ouvrir aux lecteurs, et d'éclairer pour eux de nos propres lumières, les régions plus ou moins pitto- resques et fécondes qu'a tirées du néant, qu'a peu- plées de rêves la généreuse fantaisie du poète, et qui flottent dans notre pensée comme des mondes stel- laires dans l'éther transparent. Nous disons ce que nous voyons, ce que nous sentons, mais ne voulons ni voir ni sentir pour tout le monde; et nous ne sau-

l68 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

rions donner pour règle en aucune manière les for- mules absolument personnelles qu'évoquent en nous les manifestations diverses de la beauté morale, intel- lectuelle ou plastique.

Henry Wadsworth Longfellow est considéré à juste titre comme un des meilleurs poètes des États-Unis au xixe siècle. Il naquit à Portland, dans l'Etat du Maine, le 27 février 1807. Fils d'un avocat distingué, il reçut une solide instruction. A dix-huit ans, il vint une pre- mière fois en Europe, compléta ses études à Gœt- tingue, puis voyagea en France, en Italie, en Espagne. De retour dans son pays, il fut le premier titulaire de la chaire des langues modernes au collège de Bau- doin, du Nouveau-Brunswick, il avait fait ses classes. En 1833, il entreprit un second voyage dans l'ancien monde et se perfectionna en la connaissance des idiomes qu'il avait pour fonction d'enseigner; il apprit à fond les dialectes germaniques et Scandi- naves. En 183 f, il occupa la chaire de littérature mo- derne à l'université de Harvard, dans la ville améri- caine de Cambridge, État de Massachussets. Un fait caractéristique prouve sa curiosité passionnée de poésie et sa scrupuleuse conscience littéraire. Ayant entendu dire beaucoup de bien des vers de Jasmin, le poète-perruquier d'Agen, il retraversa tout exprès l'Océan pour aller étudier la langue d'oc dans le midi de la France. Il en rapporta une traduction de l'œuvre du rimeur populaire.

Parmi les dix ou douze langues qu'il possédait à souhait, il faut mentionner l'hébreu et le sanscrit. Il

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écrivit de remarquables articles critiques dans la North-American Review; et sans aucune aventure à fracas dans le cours de sa vie familiale et laborieuse, il publia successivement les recueils de vers qui lui ont valu sa légitime célébrité.

Il rimait dès le collège; on trouve dans l'édition complète de ses œuvres quelques poèmes harmonieux qu'il écrivit à dix-huit ans, et qui font partie de son premier livre : Voix de la Nuit. Le public accueillit ce volume avec faveur. Le Prélude, Y Hymne à la Nuit, Un Psaume de la Vie, la Cité assiégée, sont de pures inspi- rations, fraîches comme l'odeur des bois, mélanco- liques et douces comme le clair des étoiles, musicales comme le bruissement des branches. On y sent une certaine affinité avec les lakistes anglais; on y devine un rêveur chrétien qui pour église prend la nature. « L'Art est long et le Temps fugitif; Et nos cœurs, quoique fermes et braves, Cependant, comme des tambours voilés, Vont battant des marches fu- nèbres vers le tombeau... * Oh! ne crains rien dans un monde comme celui-ci; Et tu sauras bien- tôt, — Tu sauras quelle chose sublime c'est De souffrir et d'être énergique. »

Nous ne parlerons que pour mémoire des nom-

* Baudelaire a imité ainsi Longfellow

... Vers un cimetière isolé,

Mon cœur, comme un tambour voilé,

Va battant des marches funèbres...

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BEAUTES ETRANGERES

breuses traductions en vers faites par Longfellow. Elles nous serviront uniquement à connaître les préoccu- pations de sa jeunesse et à constater son éclectisme investigateur. 11 a traduit des sonnets de Lope de Vega et de Francisco de Aldarïa, des chansons espagnoles et portugaises, plusieurs passages de Dante, le Printemps de Charles d'Orléans, un fragment de la Chanson de Roland, des rondeaux français, des complaintes anglo- saxonnes, des chants nationaux du Danemark, un poème de l'évêque suédois Tegner, un Noël bourgui- gnon de Gui Barôzai, des strophes de Uhland, Muller, Henri Heine, sans oublier la Jeune aveugle de Castel- Cuillé due à Jasmin.

Les Poèmes sur l'Esclavage furent écrits en mer, à la fin d'octobre 1842; nous y remarquons surtout la dernière pièce, Avertissement, qui présente avec force et sobriété une grande image : « Prenez garde! L'an- tique héros d'Israël, qui terrassa Un lion sur sa route, devint aveugle et misérable un jour. Il ne vit plus la lumière bénie du ciel. Tondu de sa noble force et contraint de tourner la meule, On vint enfin le prendre dans sa prison pour être, Au milieu d'une fête, le jouet des Philistins. Sur les pi- liers du temple il posa Sa main désespérée, les ébranla et dans leur chute S'écrasa; et avec lui furent écrasés ceux qui se faisaient Un jeu cruel de son malheur et de sa cécité. Le pauvre, l'aveugle esclave, le bouffon, celui qui était la risée de chacun, Expira, et des milliers d'hommes expirèrent, en- traînés avec lui dans la tombe! Or, il y a aussi

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un pauvre, un aveugle Samson, en notre pays. Tondu de sa force, enchaîné par des chaînes d'acier, Il peut, dans quelque effroyable fête, lever la main Et ébranler les piliers de la République, Jusqu'à ce que le vaste temple de nos libertés Ne soit plus qu'une masse informe de ruines et de débris écroulés. »

C'est ainsi qu'en 1842 le penseur lyrique, person- nifiant sous la figure d'un Samson noir toute une po- pulation d'esclaves, prédisait la sinistre guerre de Sécession.

L'Étudiant espagnol est un drame fantaisiste en trois actes, plein de réminiscences et d'imitations. Nous y rencontrons des écoliers d'Alcala, un don Carlos, un comte de Lara, un archevêque de Tolède, un cardi- nal, des bohémiens et des bohémiennes, des alcades et des alguazils, des valets et des aubergistes. La prose alterne avec les vers, le souvenir de Lope de Vega avec celui de Shakespeare. L'amour tendre y montre une pointe d'afféterie. On y chante des séré- nades, on y danse des boléros. Enfin l'étudiant enlève la jeune -Égyptienne Préciosa, et abat d'un coup de fusil dans le Guadarrama le traître Bartolomé. Du per- sonnage de Préciosa s'exhale un vrai charme poé- tique : « Ses pas sont légers comme un rayon dansant sur l'eau. »

Dans les Chansons et les Sonnets de Longfellow règne une douce et noble mélancolie, que fait valoir un art très pur. Il s'en dégage « Un sentiment de tris- tesse et d'aspiration Qui n'est point parent de la

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peine, Et ne ressemble pas plus au chagrin Que les fines brumes à la pluie. »

Le recueil intitulé Au bord de la mer et Au coin du feu contient, pour la première partie, plusieurs petits poèmes tout imprégnés des acres et généreuses sen- teurs de l'Océan : la Construction du navire, Sir Hum- phrey Gilbert, le Phare; pour la seconde partie, quelques pièces intimes, telles que Résignation, le Sable du désert dans le sablier, la Croisée ouverte, le Cornet à boire du roi Witlaf, Suspiria, et enfin une Hymne chantée à l'ordi- nation du frère de notre poète. « Le Christ dit au jeune homme : Il te reste une chose à accomplir, Si tu veux être parfait. Vends tout ce que tu as et le donne au pauvre, Puis viens et suis-moi. »

La Légende dorée de Longfellow n'est pas une traduc- tion ni même une imitation de la vieille Legenda aurea, écrite originairement en latin, au xme siècle, par Jacques de Voragine, dominicain qui devint arche- vêque de Gênes et qui mourut en 1292. Cet ouvrage primitif, grand livre légendaire du Moyen Age, fut simplement nommé par l'auteur Légendes des Saints. L'épithète qui le consacra lui fut plus tard attachée par ses admirateurs. Jean de Vignay le traduisit en français au xive siècle, et William Caxton en anglais au siècle suivant.

« J'ai appelé mon poème la Légende dorée, dit Long- fellow dans sa Préface, parce que l'histoire qui en est l'origine me semble surpasser toutes les autres lé- gendes en beauté et en profondeur. Elle montre, au milieu des corruptions du Moyen Age, que la vertu du

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désintéressement et du sacrifice, unie à la puissance de la Foi, de l'Espérance et de la Charité, suffit à toutes les exigences de la vie et de la mort. Cette histoire fut dite, et peut-être inventée, par Hartmann von der Aue, mïnnesïnger du xn* siècle. »

La Légende de Longfellow est un drame, ou plutôt une suite de scènes à travers lesquelles la fantaisie vagabonde du poète nous emporte par villes, fleuves, champs et forêts, dans les régions rhénanes rajeunies de sept siècles. Un court prologue ouvre le poème : Lucifer et les démons veulent, dans la nuit et l'orage, arracher la croix de la cathédrale de Strasbourg. Cris des anges noirs, chants des anges blancs; tintements des cloches dans l'ombre et les éclairs :

« Excito lentos, Dissipo ventos, Paco cruentos. »

L'enfer vaincu est précipité dans l'insondable gouffre des ténèbres.

Changement de décor : « Le château de Vautsberg sur le Rhin; une chambre dans une tour. Le prince Henri, seul, malade et inquiet; minuit. » Pour guérir le prince, « Le seul remède qui reste Est le sang coulant des veines d'une jeune vierge, qui, de son plein gré, recevra la mort Et lui rendra la vie au prix de sa propre existence. » Lucifer et l'archange se disputent le prince Henri. Celui-ci, l'âme de plus en plus sombre, se retire dans une famille de braves gens, qui tiennent une de ses fermes de l'Odenwald.

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Elsie, la blonde et rêveuse fille du fermier Gottlieb, prise d'une tendre pitié devant le malheureux prince, veut se dévouer pour lui et impose à tous son sacri- fice. Elle entraîne Henri vers Salerne, doit s'opérer la cure merveilleuse. Ils partent. Lucifer les suit, les hante; il se déguise en prêtre pour confesser le prince. Les paysages se succèdent autour d'eux. Ils arrivent dans les rues de Strasbourg, tinte la clo- chette du crieur des morts. La nuit se dissipe, le jour paraît. Entendez-vous le frère Cuthbert qui prêche en plein vent sur la grande place, au-dessus de la foule? Un évêque passe, avec ses gens, cuirassé, botté, fai- sant sonner ses éperons d'or. Puis le peuple remplit l'église où, debout sur un échafaud, un héraut, ha- billé en ange Gabriel, annonce à son de trompe qu'on va jouer le Mystère de la Nativité. Et tout au long se déroule cette curieuse moralité évangélique, que le poète américain a traduite des poudreux manuscrits épargnés par les siècles. Mais déjà nous sommes sur la route d'Hirschau, puis au couvent de la Forêt-Noire. Là, sous les frocs et les capuchons, se trémoussent grotesquement les sept péchés capitaux. Lucifer, déguisé en moine, visite le réfectoire. Chœur des cénobites : Ave, color vini clari /... Le voyage conti- nue. Voici le pont couvert de Lucerne, et plus loin le pont du Diable; puis la gorge du Saint-Gothard. Ita- lie, Italie! Halte au pied des Alpes, sous la feuillée, à midi. Des pèlerins chantent l'hymne de Saint-Hilde- vert; Lucifer est dans la procession. A Gênes, nous nous embarquons pour la Sicile; à Salerne, nous re-

BIBLIOGRAPHIE

Les Beautés Étrangères, dont le nouveau livre de M. Emile Blémont fait des « beautés fran- çaises », sont différents chefs-d'œuvre qui caracté- risent à souhait la poésie de l'Europe et de l'Amé- rique au xixe siècle.

Avec un bonheur invraisemblable, l'art et l'âme de ces pages élues ont été transportés intégrale- ment dans notre langue, dans notre vers. Rien de contraint ni de factice. Tout jaillit de source. Le poète est comme possédé du génie qu'il interprète.

D'abord vient F Enoch Arden de Tennyson, vraie merveille d'émotion, que suivent d'admirables strophes de Shelley : A une alouette, Hymne à la Beauté intellectuelle, etc. Plus loin, dans les Chansons eu Espagne, on respire la fleur capiteuse de la tradi- tion populaire ; puis, les Petits poèmes lyriques de Henri Heine nous imposent leur charme subtil et intense.

La seconde partie du volume donne une série d'études historiques et critiques, très curieusement documentées, sur des poètes anglais ou américains de notre temps, presque tous mal connus en France : Walt Whitman, Longfellow, les Spirites du Nou- veau-Monde, Robert Browning, Swinburne, John Payne, William Morris et les Parnassiens britan- niques, Dante-Gabriel Rossetti et les Préraphaélites.

(Alphonse Lemerre, éditeur.)

Prière d'insérer, s. v. p.

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trouvons Lucifer en robe et en bonnet de docteur. Ne tremblez pas! Tout finit bien. Henri épouse Elsie, qui devient la princesse Alicia. Dans l'épilogue, appa- raît l'ange des bonnes actions, près de l'ange des actions mauvaises. La pièce finit par ces mots : « Puisque Dieu laisse exister Satan, C'est que Sa- tan, lui aussi, est de Dieu le ministre, Et travaille pour un bien Que nous ne comprenons pas. » Ainsi soit-il!

Dans cette oeuvre complexe, Longfellow, en guise d'épisode, a transcrit le conte monacal, si gracieuse- ment symbolique, dont voici le résumé. Un matin de mai, le frère Félix, emportant un volume de saint Au- gustin pour le lire loin de tout bruit, sort du couvent et s'enfonce dans la forêt solitaire. Humblement il ré- pète : « Je crois, ô mon Dieu, ce que j'ai lu dans ce livre; mais, hélas! je ne comprends pas. » Alors il entend le chant d'un oiseau, d'un oiseau blanc comme la neige, sorti d'un nuage et perché sur une branche brune. Le chant est si doux, si clair, si charmeur, que le frère Félix ferme son livre et longtemps prête l'oreille. Et dans une vision radieuse, tandis qu'il écoute, lui apparaît la cité divine; il croit entendre les pas des anges sonner sur le ciel d'or. Il veut s'ap- procher de l'oiseau merveilleux; mais l'oiseau se tait, l'oiseau s'envole. Par le silence le chant mys- térieux vient de s'éteindre, le moine entend résonner les cloches du couvent. 11 rentre, triste et hâtif. Mais quelle surprise, quelle stupéfaction pour lui! Quel changement dans la communauté! Il ne reconnaît per-

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sonne, personne ne le reconnaît. « Voilà quarante ans que je suis prieur, dit un frère en le désignant, et je n'ai jamais vu cette figure. »

Seul, un moine plus que centenaire se souvient d'un frère Félix qu'il a connu pendant son noviciat, et qui, un matin de printemps, est allé au bois, et que depuis nul n'a jamais revu. Cent ans, pour le frère Félix, avaient passé comme une heure dans l'extase de la vi- sion sainte.

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La Chanson d'Hiawatha est une sorte d'Edda des Peaux-Rouges traduite par un poète anglo-américain en vers de huit syllabes. Chacun des vingt-deux chants qui la composent contient une légende des Indiens de l'Amérique septentrionale. C'est une des œuvres les plus caractéristiques de la littérature mo- derne.

Le premier épisode, le Calumet de paix, montre le Jupiter indien, Gitche Manito, descendu sur la terre pour mettre un terme aux guerres cruelles et récon- cilier les tribus. Baudelaire a fait en strophes de six

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vers alexandrins une imitation libre de cette lé- gende :

Or Gitche Manito, le Maître de la Vie, Le Puissant, descendit dans la verte prairie, Dans l'immense prairie aux coteaux montueux, Et là, sur les rochers de la Rouge-Carrière, Dominant tout l'espace et baigné de lumière, Il se tenait debout, vaste et majestueux.

Alors il convoqua les peuples innombrables,

Plus nombreux que ne sont les herbes et les sables.

Avec sa main terrible il rompit un morceau

Du rocher, dont il fit une pipe superbe,

Puis au bord du ruisseau, dans une énorme gerbe,

Pour s'en faire un tuyau, choisit un long roseau.

Les guerriers l'imitent, ils fument ensemble le ca- lumet de paix :

Et Gitche Manito, le Maître de la Vie, Remonta par la porte entr'ouverte des cieux.

Ensuite vient l'histoire de Mudjekeevis, vainqueur de Mishe-Mokwa, le grand ours des montagnes. Il a conquis la ceinture de Wampun, et, du royaume de Wabasso aux terres du Lapin-Blanc, lous les guer- riers l'acclament. Il est élu Père des Vents du ciel. Il garde pour lui le Vent d'Ouest et donne les autres à ses enfants : à Wabun le Vent d'Est, le Vent du Sud à Shawondasee, et le Vent du Nord, violent et ter- rible, au farouche Kabibonokka.

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Wabun, jeune et beau, était seul dans le ciel. Un matin, regardant sur terre, il voit une jeune fille dans la prairie. 11 l'aime, l'enlève sous ses voiles écarlates, et, toute tremblante encore, il la change en étoile, en l'Étoile du matin.

Kabibonokka, la barbe hérissée de frimas, rencontre Shinbegis, le plongeur; il le provoque à la lutte, et, battu, se réfugie dans le domaine du Lapin-Blanc.

Le gros et paresseux Shawondasee croit voir, comme Wabun, une jeune fille dans la prairie : trop indolent pour aller la courtiser, il la regarde, en sou- pirant, du haut du ciel, jusqu'à ce qu'un jour il s'aper- çoive qu'elle se dessèche et penche. Ce n'était pas une vierge, c'était la fleur de la prairie. Ainsi se com- portaient les trois fils de Mudjekeevis.

Un jour, au crépuscule, de la pleine lune tombe Nokomis, qui n'est plus vierge et pas encore mère. Bientôt elle a une fille, Wenonah. « Prends garde, ma fille, lui dit-elle, prends garde à Mudjekeevis, au Vent d'Ouest. » Mais Wenonah ne tient compte de ces sages avis. Mudjekeevis la séduit et l'abandonne. Elle meurt en donnant le jour à un fils, Hiawatha (le Pro- phète). La vieille Nokomis élève l'enfant. Le petit Hiawatha grandit; il apprend le nom, le langage et le secret de chaque oiseau, le nom, le langage et le se- cret de toutes les bêtes des prés, des bois et des monts. Iagoo, l'ami de son aïeule, Iagoo, le beau di- seur et le conteur d'histoires, lui fait un arc et des flèches. 11 part en chasse. « Ne nous tue pas, Hiawa- tha ! » chante Opeehee, le rouge-gorge. Et Owaissa,

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l'oiseau bleu, chante : ce Hiawatha, ne nous tue pas ! » Adjidaumo, l'écureuil, est sur le chêne; il tousse, babille, rit et dit : « 11 ne faut pas me faire de mal, Hiawatha. » Le lapin voit venir le chasseur dans le sentier, il s'assoit à distance devant lui, tout droit, sur son derrière, et lui dit, moitié poltron, moitié fo- lâtre : « Hiawatha, il ne faut pas me faire de mal. » Mais c'est le daim rouge que cherche Hiawatha. Il le voit, il tire; et Nokomis fait à son petit-fils un man- teau avec la dépouille de ce gibier.

Hiawatha questionne Nokomis ; il apprend la beauté de sa mère et la trahison de son père. Il veut venger Wenonah, il s'en va dans le royaume du Vent d'Ouest et attaque Mudjekeevis, qu'il force à la retraite et poursuit, jusqu'à ce que celui-ci promette de par- tager son royaume avec lui.

Hiawatha bâtit un wigwam dans la forêt et jeûne sept jours entiers et sept nuit entières. Le Grand- Esprit lui envoie Mondamin, l'ami de l'homme, pour l'instruire à la lutte et au travail. Il lutte trois jours de suite avec l'envoyé céleste, dans la gloire du soleil couchant. Mondamin lui dit : « C'est demain notre dernier combat. Tu seras vainqueur. Fais-moi alors un lit de repos, je sois à l'abri de la pluie, le so- leil puisse me réchauffer. Ote-moi ces vêtements verts et jaunes, ôte-moi ces plumes ondoyantes, mets-moi dans la terre et rends-la douce et légère au-dessus de moi. Veille sur mon sommeil, écarte Rahgahgee, le corbeau, jusqu'à ce que je tressaille et que je ressuscite, pour me bercer dans la lu-

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mière du soleil. » Le lendemain, tout s'accomplit. Mondamin est vaincu et enterré. Jour par jour sur la tombe veille Hiawatha, jusqu'à ce qu'enfin s'élèvent lentement de terre une petite plume verte, une autre, puis une autre, si bien qu'avant la fin de l'été, dans sa beauté plénière, brille le maïs, avec sa robe bril- lante, ses longues et soyeuses tresses jaunes. Hia- watha s'écrie : « C'est l'ami de l'homme, c'est Mon- damin. »

Hiawatha avait deux bons amis, Chibiabos le musi- cien, et l'athlétique Kwasind. Le premier chantait la beauté, l'amour, la mort et l'immortalité; le second, ayant une fois plongé dans la rivière, en avait rapporté le roi de tous les castors.

Hiawatha se fait un bateau en creusant un tronc d'arbre, et une ligne à pêcher en coupant une branche de cèdre.

Il va combattre le géant Meginogwon, ce magicien, ce grand Plume-de-Perle, que gardent des serpents de feu. Il tue les serpents de feu à coups de flèches. Marna, le pivert, perché sur un arbre, lui crie : « Vise Meginogwon à la tête; frappe les touffes de cheveux qui la couvrent, frappe à la racine des longues tresses noires; c'est la seule partie de son corps qui soit vul- nérable. » Hiawatha tue le géant; dans sa reconnais- sance il appelle à lui Marna, le pivert, et colore avec le sang du vaincu la touffe de plumes qui se trouve sur la petite tête de l'oiseau. De ce jour Marna, comme symbole de ses services, porta la touffe de plumes cramoisies.

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Hiawatha aime la fille du vieux faiseur de flèches, la douce Minnehaha, l'Eau-qui-rit, la plus belle de toutes les femmes, qui demeure au pays des Daco- tahs. Il prend conseil de la vieille Nokomis et s'en va vers le pays des Dacotahs, avec ses mocassins ma- giques de sept lieues. Il arrive au seuil du vvigwam, Minnehaha est assise à côté de son père, lui son- geant au passé, elle rêvant à l'avenir. 11 demande au vieux faiseur de flèches sa fille, l'Eau-qui-rit, la plus belle des femmes; il l'obtient, l'épouse et l'em- mène, parmi les félicitations de mille petits chanteurs ailés.

Aux noces de Hiawatha, danse Pau-Puk-Keewis, le beau Yennadizze; il danse les danses mystiques. Et Chibiabos, le musicien, chante la chanson nuptiale: «Oh! éveille-toi, éveille-toi, bien-aimée! Toi, la fleur sauvage de la forêt, toi, l'oiseau libre de la prai- rie, — Toi, dont les yeux sont si doux, doux comme ceux des gazelles! Regarde-moi seulement, Et je suis heureux, je suis heureux, Comme les lys de la prairie Quand ils sentent en eux tomber la rosée du ciel. Mon cœur chante vers toi, Chante joyeusement, quand tu es près de moi; Tel le soupir, le murmure des branches, Dans la douce Lune des Fraises. Quand tu n'es pas contente, bien-aimée, Alors mon cœur s'attriste et s'assom- brit, — Comme s'assombrit la claire rivière Quand les nuages sur elle laissent tomber leur ombre. Quand tu souris, ma bien-aimée, Alors mon cœur troublé s'illumine, Comme au soleil étincellent les

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petites rides Que le vent froid fait aux fleuves. Rie la terre, et rient les flots, Rie le ciel sans nuage sur nos têtes ; Moi, je perds le goût du sourire Quand tu n'es plus près de moi. C'est moi, c'est moi! Regarde! Sang de mon cœur battant, re- garde-moi! — Oh! éveille-toi, éveille-toi, Éveille- toi, bien-aimée! »

Ainsi chante Chibiabos, le musicien; et après lui, le bon Iagoo, le diseur d'histoires, fait entendre un conte merveilleux. 11 dit les aventures d'Owenee, dont les neuf sœurs se marièrent avec neuf guerriers, et qui épousa, elle, le vieil Océo, pauvre et laid, qui toussait comme un écureuil. Mais l'âme d'Océo était belle, l'âme d'Océo, descendu de l'Étoile du Soir, de l'Étoile féminine, de l'Étoile de tendresse et de pas- sion. Et voici qu'Océo est rajeuni par les puissances sidérales; mais au même instant, la jeune Owenee est transformée en vieille femme. Océo, désespéré, frappe l'air de ses cris et implore l'astre tutélaire. Et voilà qu'Owenee recouvre sa jeunesse et sa beauté, tandis que ses neuf sœurs et leurs époux sont changés en pies et en merles, qui sifflent et volent, la queue en éventail. Océo les met dans une cage, qu'il accroche à la porte de son wigwam. Owenee devient mère et lui donne un fils. Il élève le petit garçon et lui fait de petits arcs et de petites flèches; et un jour il ouvre la cage et lâche les oncles et les tantes, pour qu'ils servent de cibles à l'enfant. L'enfant tue un oiseau; mais, ô prodige! ce n'est pas une pie, c'est une jeune femme qui gît à terre, une flèche dans la poitrine.

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Le petit archer est soudain emporté dans l'espace, au milieu des nuages et des vapeurs, bien loin, bien loin, dans une île verte de la grande mer salée. Et les oiseaux reprennent leur figure humaine, mais non leur stature; et parfois encore on voit ces minuscules créatures danser, lorsque luit l'Étoile du Soir, sur les falaises des îies ou sur le sable des grèves.

Hiawatha, marié, fait bénir les blés par sa femme, extermine les corbeaux, et garde prisonnier Rah- gahgee, leur roi. Puis il invente et peint les hiéro- glyphes. Visité par le mauvais Esprit, il perd ses amis Chibiabos et Kwasind; il veut en vain les ressusciter, il ne peut qu'évoquer leur ombre. Il voyage à tra- vers les tribus, enseignant l'usage des simples et la guérison des maladies.

Cependant le gai Pau-Puk-Keevis, fatigué de la sa- gesse de Hiawatha et des histoires du bon Iagoo, invente les jeux de hasard. Bientôt il se pervertit sin- gulièrement, il insulte Nokomis et Minnehaha, il com- met des meurtres. Hiawatha part à sa poursuite. Pau-Puk-Keevis se réfugie chez les Castors, et se transforme lui-même en castor. Il veut être plus gros que les autres, et ne peut passer par leur trou; Hia- watha le reconnaît et le tue. Mais Pau-Puk-Keevis ne sera bien mort que quand on l'aura tué sous sa figure humaine. Son âme, son spectre, son ombre survivent. Hiawatha poursuit ce fantôme. Pau-Puk-Keevis se change en oiseau, en serpent, et deux fois est encore immolé. Maïs son âme, son spectre, son ombre sur- vivent toujours. Enfin Hiawatha le surprend chez le

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Manito des montagnes et le tue définitivement sous sa figure humaine.

L'horizon s'assombrit; une grande famine désole les tribus; Minnehaha meurt. On l'enterre dans la neige au fond de la forêt. Puis abordent les Faces- pâles et les Robes-noires. Hiawatha les reçoit avec des paroles de paix. Il entreprend le suprême voyage vers le Portail du Soleil-Levant; il dit adieu à son peuple, et disparaît pour toujours dans les brumes empourprées du soir.

Telle est cette étrange Chanson d' Hiawatha, cette Bible des Peaux-Rouges. Longfellow, avec un rare bonheur d'expression et une souplesse merveilleuse, l'a, pour ainsi dire, ressuscitée et immortalisée au milieu des populations européennes qui, du Saint- Laurent au Meschacébé, ont presque totalement exter- miné les tribus autochtones.

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Après la Chanson d'Hiawatha, Longfellow publia les Fiançailles de Miles Standish, tendre badinage poétique, les sourires et les inquiétudes d'un amour pur et timide s'entremêlent gracieusement à ciel ouvert,

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comme les premiers rayons d'un soleil de mai et les vapeurs légères qui flottent sur la campagne en fleur. Miles Standish et son ami, le capitaine John Alden, aiment la belle petite puritaine Priscilla. Miles est jeune et craintif; John est mûr et positif. Le capitaine, ignorant les aspirations de son cadet, lui avoue sa passion et le charge de disposer Priscilla en sa faveur. Le pauvre garçon se dévoue à l'amitié; il va plaider la cause de John auprès de la jolie fille. Mais celle-ci ne trouve pas le message de son goût, ayant donné dès longtemps son cœur au messager. Elle profite de ce qu'il bégaye et s'embarrasse, pour lui révéler son amour avec un enjouement plein d'émotion. La scène est ravissante. Tandis que ces amants naïfs, n'osant presque pas laisser luire à travers leurs cils baissés leurs regards de flamme, se murmurent d'une voix tremblante les premiers aveux, la Poésie, comme un ange gardien, ouvre au-dessus d'eux ses ailes irisées et effeuille sur leurs têtes les roses de la pudeur. Le terrible capitaine finit par entendre raison; et la belle petite puritaine Priscilla épouse le bienheu- reux Standish.

Les poèmes intitulés Oiseaux de passage (première et seconde volées), ont bien la grâce légère et vive des hirondelles du crépuscule. Ils sont pleins de coups d'ailes et de vibrations harmonieuses. Santa Fi- loména, Jeunesse perdue, Victor Galbraith, Sandalphon, sont des pièces d'un sentiment exquis. On dirait une suite de délicates aquarelles baignées de ciel bleu. Écoutez à travers la prosaïque traduction ces vers

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de Maisons hantées : « Toutes les maisons des hommes ont vécu et sont morts, Sont des maisons hantées. A travers les portes qui s'ouvrent, Les inoffensifs fantômes se glissent pour s'acquitter de leurs messages, Sans que leurs pieds fassent du bruit sur les planchers. Nous les rencontrons sur le seuil, sur l'escalier; Dans les couloirs ils vont et viennent. Impalpables empreintes de l'air, Vagues sensations de quelque chose qui se meut çà et là! Le monde des esprits, autour du monde maté- riel, — Flotte comme une atmosphère, et partout Exhale, à travers nos brouillards terrestres et nos va- peurs épaisses, Un souffle vital plus éthéré. » Les vers sur Les Enfajits ont le charme et la caresse ingénue de l'âge béni qu'ils chantent : « Entre le plein jour et la brune, Quand la nuit vient à tomber, Il se fait une pause dans les occupations de la journée. On sait que c'est l'Heure des Enfants. J'entends alors dans la chambre d'en haut

Le trépignement des petits pieds, Le bruit d'une porte qui s'ouvre, Et les voix tendres et douces. De mon cabinet d'étude, j'aperçois, à la lumière de la lampe, Descendant le grand escalier,

La grave Alice, la rieuse Allégra, Avec Edith aux cheveux d'or. Un chuchotement, et puis un silence! Mais je sais, par la gaîté de leurs yeux,

Qu'elles sont en train de comploter ensemble, et de former un plan Pour me surprendre. »

Dans les Miscellanées nous trouvons ce beau et mystique poème : Excelsior, que nous avons si souvent

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entendu chanter le soir au piano, après les longs repos des dimanches brumeux de Londres, par ces fraîches jeunes filles dont la beauté féerique fait penser à la Miranda de Shakespeare et semble devoir bientôt se faner comme une fleur. Excelsior a déjà été traduit plusieurs fois en vers et en prose. On connaît cet étrange et rayonnant jeune homme qui gravit les monts sourcilleux en répétant : ce Toujours plus haut! » Ni la prudence du vieillard ni les pleurs de la belle enfant blonde ne sauraient l'arrêter. Il marche vaillamment vers les astres. « Toujours plus haut!» Jusqu'à ce qu'il soit enseveli dans un linceul de neige. Et une voix, venant du ciel comme une étoile qui tombe, répète encore : « Excelsior! »

Le drame biblique, Judas Macchabée, contient de fort beaux passages lyriques, mais n'a peut-être pas toute la solidité et toute la vigueur qu'exige un tel sujet. Dans le recueil dont le titre est Flower-de-Luce, sont réunies quelques jolies pièces : Le Pont de nuages, Hawthorne, le Vent dans la cheminée, un sonnet intitulé : Demain, et un « noël » en vers français, adressé au célèbre naturaliste américain Agassiz avec un panier de vins d'Europe. Les cachets rouges s'en vont vers l'ami fêté :

Ils arrivent trois à trois, Montent l'escalier de bois, Clopin-clopant! Quel gendarme Peut permettre ce vacarme,

Bons amis, A la porte d'Agassiz?

BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Ouvrez donc, mon bon seigneur, Ouvrez vite et n'ayez peur ; Ouvrez, ouvrez, car nous sommes Gens de bien et gentilshommes,

Bons amis De la famille Agassiz.

Amusante plaisanterie d'un poète sentimental! La gaîté lui vient en touchant à la langue française.

Les Contes d'une Auberge de grand'route sont ordon- nés comme les Contes de Canterbury du vieux Chaucer. Le Prélude réunit plusieurs voyageurs dans l'hôtel- lerie américaine : un étudiant, un juif espagnol, un jeune proscrit sicilien, un musicien, un théologien, un poète. Pour passer le temps, ils conviennent que chacun d'eux dira une histoire. L'aubergiste com- mence; il raconte la Chevauchée de Paul Révère, le fameux patriote, qui, ayant surpris les mouvements des Anglais, chevaucha toute la nuit à bride abattue à travers villes et villages, réveilla artisans et fermiers, et sauva la Patrie au berceau.

Le conte de l'étudiant est la traduction du Faucon de Boccace. Un juif espagnol dit la Légende du rabbin Ben Lévi. L'ange de la mort visita ce rabbin et lui offrit de lui faire voir la place qu'il aurait au pa- radis. Celui-ci accepta, sous la condition toutefois que l'ange lui donnerait son épée, de peur de sur- prise en chemin. Accordé! Mais une fois dans le pa- radis, le juif ne veut plus en sortir; il garde la terrible épée. Le bon Dieu ne se fâche pas trop. Enfin le rabbin restitue le glaive à l'ange, en lui faisant jurer

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que désormais il se rendra, lui et son arme divine, invisible à tous les yeux humains. Et, depuis ce temps, l'ange frappe sans se révéler.

Le conte du proscrit sicilien s'intitule Le roi Robert de Sicile. Le roi entend un jour à vêpres les moines chanter le Magnificat : « Deposuit potentes de se de et exaltavit humiles. » Il se fait traduire ce passage. « Par bonheur, dit-il alors, ces mots séditieux sont chantés en latin et seulement par des prêtres; mais que la prêtraille et le peuple sachent bien qu'il n'y a aucun pouvoir capable de me renverser du trône. » Puis, bercé par les chants religieux, il s'endort là. Il se réveille le soir, seul dans l'église, et le sacristain le chasse comme un vagabond. 11 court éperdu à son palais, criant : « Je suis le roi! » Sur le trône est assis un ange du ciel qui a pris sa taille et sa figure. Trois ans durant, le monarque déchu et méconnu reste le bouffon de la cour. Au bout de ce temps, l'envoyé cé- leste, sûr de son repentir, l'appelle et lui rend sa cou- ronne, lui restitue son royaume. Et le pauvre prince vécut dans la crainte de Dieu et l'amour de l'huma- nité jusqu'à la fin de ses jours.

Le musicien chante la Saga du roi Oiaf. Écoutez : c'est le défi du dieu Thor au jeune Galiléen Jésus. Olaf, prince norvégien, fils de la reine Astrid, a reçu le baptême. Il accepte le défi du dieu Thor et pré- tend conquérir les âmes pour le Christ à la pointe de l'épée. Il défait le puissant comte Hakon. « Cache- moi, Thora de Rimold, crie le vaincu; le roi Olaf me poursuit. » Thora, la très belle Thora, cache vite

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Hakon dans l'étable aux pourceaux. Olaf met à prix la tête de son ennemi et un esclave assassine le comte. Olaf veut épouser Sigris, la reine hautaine; mais celle- ci refuse de se convertir et Olaf la quitte avec mé- pris, après l'avoir souffletée de son gant. Il extermine les sorciers païens et brise les idoles. Le peuple se soulève à la voix du riche fermier Barbe-de-Fer. Olaf tue le chef, dompte la foule et prend pour femme la belle Gudrun, aux cheveux de lin, fille de Barbe-de-Fer. La première nuit des noces, elle veut venger son père. Olaf évite le poignard qui luit dans la main de Gu- drun; il l'exile à jamais. Le roi danois Svend, à la barbe fourchue, a épousé Sigris la Hautaine et, pour l'in- sulte reçue par elle, il fait la guerre à Olaf. Celui- ci, monté sur son vaisseau royal, le Long-Serpent, se trouve par trahison fourvoyé, dans un fiord brumeux, au milieu de la flotte ennemie. Combat acharné. Éric, fils de Hakon, aborde le Long-Serpent, jonché de morts. Olaf reste seul debout, avec son maréchal Kol- biorn. Accablés de coups, ils se jettent dans les flots. Les Danois tuent Kolbiorn et prennent son bouclier. Olaf est emporté sur le sien par l'Océan. De mysté- rieux bruits contèrent qu'il avait survécu miraculeuse- ment, mais jamais plus on ne le revit dans son royaume de Norvège. Et l'abbesse Astrid, sa mère, à genoux dans le couvent de Drontheim, entendit la voix de saint Jean-Baptiste qui disait : « Le défi de Thor, nous le relevons; mais nous opposerons la croix à l'épée, l'amour à la haine et le cri de paix au cri de guerre. » Le théologien raconte une histoire du temps de

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Torquemada : un fanatique gentilhomme, croyant ses deux filles hérétiques, les dénonce au grand inquisi- teur et allume de ses propres mains le feu de leur bû- cher.

Le dernier conte est celui du poète : les Oiseaux de Killiîigworth. Les habitants du pays de Killingworth, furieux de voiries oiseaux manger leurs cerises, leurs grains et leurs semences, organisent contre les ma- raudeurs ailés une véritable extermination. Mais voici venir, après ce Massacre des Innocents, une armée terrible de chenilles rampantes et d'insectes des- tructeurs. Toutes les feuilles sont rongées. Plus d'ombrage, plus de récolte, plus de gaîté ni de pro- fit. Les habitants de Killingworth, s'apercevant un peu tard de leur odieuse sottise, repeuplent leurs jardins et leurs bois d'ailes et de chants. On com- prend l'allégorie; c'est un poète qui parle, et les oiseaux dont il parle sont les poètes.

IV

Èvangéline est le chef-d'œuvre de Longfellow. 11 a trouvé un sujet s'adaptant parfaitement à sa na- ture; tout son cœur et toute son âme ont pu prêter toutes leurs puissances à cette conception, et le

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poème s'est pleinement épanoui, comme, par un fa- vorable printemps, une belle et généreuse floraison sur un sol propice.

L'histoire est simple, triste et touchante. En 171 3, la province canadienne d'Acadie, appelée maintenant Nouvelle-Ecosse, fut cédée par la France à la Grande- Bretagne. Les ministres de Louis le Grand et les diplomates anglais ne prirent certes pas l'avis des ha- bitants, presque tous originaires du Perche ou de la Normandie. Quelque temps après, la guerre recom- mença entre les deux nations. On se battit au Canada. Les Acadiens, à tort ou à raison, furent accusés d'avoir fourni des approvisionnements et des munitions aux Français pendant le siège de Beau-Séjour; sur quoi le gouvernement britannique donna l'ordre que ces braves gens fussent arrachés à leur pays, embarqués, et dispersés dans les colonies anglaises de l'Amé- rique du Nord.

La première partie du poème décrit, avec un charme idyllique, la vie pastorale au village de Grand- Pré. Les braves paysans y travaillent en chantant Tous les bourgeois de Chartres ou le Carillon de Dunkerque. « Ils s'ont aussi étrangers à la crainte qui règne avec les tyrans, qu'à l'envie, le vice des républiques. » Ga- briel Lajeunesse, fils du forgeron Basile, aime d'un premier amour, et pour la vie entière, la douce Ëvan- géline, fille de Bénédict Bellefontaine, le plus riche fermier de l'endroit. Ils seront prochainement mari et femme; leurs vieux parents les plaisantent déjà sur leur bonheur futur, et déjà leurs jeunes cœurs

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battent à l'unisson. L'Amour est là, devant eux, non pas l'aveugle enfant de la volupté, mais le chaste et noble adolescent couronné de bleuets en fleur et d'épis mûrs. Il est là, leur souriant; et bientôt, le doigt sur les lèvres, il va leur ouvrir la chambre nup- tiale. Mais, hélas! ces purs fiancés n'étaient point nés pour être heureux ; et soudain commence la dure épreuve.

Une flotte anglaise a remonté le fleuve jusqu'au vil- lage; un canot se détache du navire amiral; un offi- cier aborde et signifie l'ordre de bannissement, de séparation. L'ordre est formel, il faut qu'on l'exécute, et on l'exécute sur-le-champ; les canons de la flotte sont braqués sur les maisons. On se cherche, on s'embrasse, on pleure, on se demande si de telles choses sont possibles. Cris des soldats. Pas de répit. Il faut partir. Les bannis ne savent quoi emporter, tant leur âme est attachée à chacun des objets parmi les- quels ils ont vécu. Ils s'en vont, affolés. Oh! les lu- gubres processions vers les grands vaisseaux noirs! Une famille est embarquée sur celui-ci; une autre sur celui-là. Gabriel veut suivre Évangéline. Il proteste, il supplie. C'est en vain. L'amante et l'amant sont sépa- rés dans l'exil. Entre eux, à chaque minute, s'accroît la distance. L'Océan houleux, l'Océan plein de san- glots, plein de nuit et de désespoir, les emporte, tou- jours plus loin l'un de l'autre, pour des rivages incon- nus. Ces flammes là-bas, à l'horizon nocturne, c'est l'incendie des maisons natales; leurs rêves se perdent en fumée dans l'ombre.

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Les ans ont passé; et maintenant Évangéline est or- pheline. Elle veut retrouver son promis, qui, lui aussi, la cherche de ville en ville, de hameau en hameau, de province en province. Elle remonte, avec des mission- naires, le fleuve qu'il descend avec des rameurs in- diens. Un jour, ils sont sur le point de se rencontrer. Mais l'implacable destin les fait passer inutilement tout près l'un de l'autre, invisibles l'un à l'autre : une île touffue sépare la rivière en deux bras; Gabriel s'engage d'un côté de l'île; Evangéline, du côté op- posé.

Le poète a magnifiquement décrit les vastes ré- gions américaines que traversent les infortunés pèle- rins de l'amour : « Doucement, le soir vint. Le soleil, du fond de l'horizon occidental, étendit, comme un magicien, sa baguette d'or sur le paysage; d'étince- lantes vapeurs s'élevèrent; et le ciel, et l'eau, et la forêt semblèrent devenir tout en feu à ce contact, et se fondirent et se mêlèrent ensemble. Suspendue entre deux ciels, telle qu'une nuée aux franges d'ar- gent, flottait la barque, avec ses avirons ruisselants, sur l'immobile nappe d'eau. Le cœur d'Ëvangéline s'emplit d'indicibles délices. Touchées par le charme magique, les sources sacrées de son cœur s'empour- prèrent de sublimes rayons, comme le ciel et les flots autour d'elle. Alors, du fond d'un hallier voisin, l'oiseau-moqueur, le plus sauvage des virtuoses, vint se balancer à la branche flexible d'un saule penché sur l'onde, et sa petite gorge exhala un tel flux de déli- rante musique, que l'air tout entier, et les bois et les

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vagues semblaient se taire pour l'écouter. Plaintives d'abord furent les cadences, et tristes; puis, prenant un essor fou, elles vibrèrent comme pour suivre ou entraîner une orgie de frénétiques bacchantes. Des notes perdues résonnèrent ensuite, sombre et pro- fonde lamentation. Mais bientôt les recueillant toutes, l'oiseau les éparpilla ironiquement : tel, après l'orage, un coup de vent traverse la cime des arbres, et parmi les feuillées précipite en pluie de cristal les gouttes retentissantes. »

D'autres années encore s'écoulent sans rendre le bonheur à Évangéline. Lassée, brisée par la douleur, elle s'égare au milieu des tribus indiennes. Elle s'as- soit au seuil d'un wigwam. Là, une femme du campe- ment lui conte « l'histoire de Mours, le fiancé de neige, qui épousa une jeune et tendre vierge, mais, quand vint Je matin après la nuit nuptiale, fondit au soleil le- vant ». Elle dit aussi l'aventure de la belle Lilinale, que séduisit un fantôme : « A travers les pins du domaine paternel, dans la paix du crépuscule, le fantôme, mur- murant comme le souffle du soir, inspira l'amour à la jeune fille, jusqu'à ce qu'elle suivît son vert et flottant panache au fond de la forêt. Et jamais plus elle ne re- vint; et nul des siens ne la vit jamais plus. »

Lentement, lentement, lentement, les jours se suc- cèdent; les jours, les semaines et les mois. Et de nouvelles années s'écoulent sans que l'éclat des ma- tins ni la douceur des soirs ramènent la sérénité dans le cœur des proscrits. Les cheveux d'Évangéline blan- chissent déjà sur ses tempes, et l'âge commence à fié-

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trir sa beauté stérile; mais rien ne flétrit son immuable amour. Lasse d'errer, elle se consacre aux pauvres, aux malades. Une terrible épidémie envahit une cité populeuse. Ëvangéline y court; et, sur le lit d'un hôpital, elle aperçoit son fiancé, vieilli comme elle, et qui va mourir. Elle tombe à genoux : « Gabriel, ô mon bien-aimé! » A cette voix qui l'appelle, l'ago- nisant reconnaît sa promise. Ses yeux s'ouvrent plus grands, une lueur y passe. Elle baise ses lèvres déco- lorées, elle se penche sur son sein. Un rêve alors pal- pite en lui, tout le passé lui apparaît : l'Acadie, ses prairies, ses bois et ses rivières, la forge paternelle, la ferme fleurissait l'amour, l'Éden chantaient les baisers! Un rêve rapide, rien qu'un rêve; puis le som- meil dans la nuit éternelle. L'aile glacée de la Mort a effleuré son front; il frissonne, il se soulève pour le suprême adieu; une dernière fois, hélas! il est séparé d'Ëvangéline.

Si Longfellow n'est pas un poète de tout premier ordre, on ne saurait lui contester des dons et un art qui confinent au génie. Si la majesté léonine lui fait défaut, s'il n'a pas le puissant coup d'aile et le regard planant des grands oiseaux de proie, en revanche on trouve chez lui un charme infini de grâce affectueuse, de beauté morale et d'élévation intellectuelle. C'est à la fois un sentimental et un érudit : il rend l'âme et la vie aux légendes poudreuses. Son lyrisme, tout en- semble personnel et livresque, intime et exotique, sincère et savant, garde toujours une fraîcheur déli- cieuse en son caractère didactique, humanitaire et

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pieux. Avec la gravité virile et austère, il possède la sensibilité profonde, l'exquise délicatesse, les émo- tions touchantes du cœur féminin. L'amour, pour lui, l'amour vrai reste la plus haute et la plus généreuse des vertus, celle qui contient toutes les autres, la vertu-mère. Son âme est un beau pays verdoyant, partout, sous les feuillées fleuries et même entre les ruines antiques, luisent et chantent des sources vives.

On l'a surnommé le Lamartine américain; il n'a pas égalé absolument les maîtresses pages des Méditations ni la Marseillaise de la Paix, mais on peut estimer Évan- gèline supérieure à Jocelyn.

Dans les portraits qu'ont laissés de lui ses derniers biographes, nous voyons un homme de taille moyenne, ayant un grand air de dignité pensive, une haute expression de mansuétude, avec un regard clair et droit, sous ses longs cheveux blancs.

Il mourut en mars 1882 dans sa résidence de Cam- bridge, en Amérique; et la cloche de la chapelle sonna soixante-quinze coups le matin de ses funé- railles, pour marquer les soixante-quinze années de cette existence si pure, si studieuse, si noble et si harmonieusement féconde.

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IV

ROBERT BROWNING

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'Robert TSrowning

Il n'y a réellement pas, ou presque pas, de théâtre anglais au xixe siècle.

Ce fait est singulier : le pays qui a enfanté Shakes- peare, Beaumont et Flechter, Ben Jonson, Marlowe, Ford, Webster, Massinger, Otway, Sheridan, n'a point vu sous la reine Victoria se produire aux feux de la rampe une belle et grande œuvre douée de vie. De temps en temps, des artistes zélés jouaient Cym- beline, Othello ou Richard lll sur une scène secon- daire; les autres scènes exhibaient des opéras d'Al- lemagne, d'Italie ou de France, des compositions burlesques, des drames noirs, par-ci par-là une co- médie humoristique importée d'Amérique, et toujours beaucoup de pièces françaises démarquées et accom- modées au goût britannique du moment.

A quoi faut-il attribuer cette longue déchéance? Peut-être au rigorisme qui réagissait contre la licence

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effrénée du siècle précédent. Ce rigorisme a nom le Cant. C'est une plate singerie du vieux purita- nisme. C'est une hypocrisie d'État, une apparence, un masque qui tombe à domicile, dans l'intérieur de la petite maison à grille et à fossé, la brutalité saxonne, rigidement comprimée au dehors, se dé- chaîne avec des violences étranges. D'ailleurs, dans ce pays de castes et d'imitations, l'aristocratie s'était modelée sur la reine, très familiale et très dévote, qui aimait peu le théâtre- et la bourgoisie s'était modelée sur l'aristocratie. Puis les traditions manquaient; pas d'école, pas de scènes nationales. Le métier d'acteur était dédaigné, honni par la religion anglicane, si froi- dement despotique sur tout ce qui concerne la tenue extérieure. Enfin il ne s'est pas trouvé un homme de génie pour dompter la foule par la toute-puissance des radieuses créations.

Robert Browning a voulu restaurer la scène an- glaise; il a échoué, comme ont échoué Bulwer, Ten- nyson, Swinburne. Après avoir débuté par une publi- cation anonyme, Pauline, fragment d'une Confession, que domine l'influence de Shelley, il s'essaya aux conceptions dramatiques dans Paracelse, il tenta de faire revivre un homme et une époque. Puis il donna Strafford, drame en cinq actes, qui fut représenté en 1835", sous le patronage de Macready, et ne réussit pas. Dégoûté du théâtre, Browning se replia sur lui- même, et, moitié par l'instinct de sa nature, moitié par une déduction logique de son raisonnement, il se trouva porté à inaugurer une forme littéraire nou-

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velle, le drame humain put se révéler librement, sans comédiens, sans décors, sans le multiple et dan- gereux appareil des représentations publiques.

Les études qu'il écrivit dès lors, étaient faites, non plus pour être jouées, mais pour être lues. 11 s'adresse, non plus à la foule, mais à l'élite; il renonce à em- porter d'assaut l'attention d'un public compact, en- tassé après dîner dans une salle brillante; il sollicite le penseur isolé, assis à sa fenêtre ou devant son feu, au moment l'esprit libre est dispose à la réflexion, l'âme calmée s'ouvre aux rêves, aux inspirations délicates, et se plaît a errer par le monde idéal. C'est ainsi qu'il publia, de 1840 à 1871, Sordello, poème psychologique dont la seconde édition est dédiée à son critique et ami J. Milsand; les pièces intitulées Dramatic Lyrics ; plusieurs compositions scéniques : Saul, le Retour des Druses, le Roi Victor et le Roi Charles; les cinquante poèmes réunis sous la dénomination de Menand Women {Hommes et Femmes) ; le recueil de monologues baptisé Dramatis personœ ; la singulière série qui s'appelle The Ri?ig and the Book (l'Anneau et le Livre), et son dernier volume, Balau- stion's Adventure, inspiré par YAlceste d'Euripide.

La qualité essentielle de Browning est la minutieuse et profonde subtilité qu'il apporte dans l'analyse des passions humaines. Voyons comment il procède. Dans une rêverie ou dans une lecture, il rencontre un fait ou un sentiment qui le frappe; il s'arrête, exa- mine ce fait, approfondit ce sentiment, reconstitue le milieu ils ont se produire, ranime le paysage,

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évoque les personnages, les voit se mouvoir, parler, agir, ouvre le cœur de ces fantômes, et, tel qu'un médecin qui dissèque un cadavre pour trouver le siège de la maladie, il pénètre au plus obscur de leur être pour découvrir la force maîtresse, le mobile in- vincible qui les a fait vivre et mourir de leur vie et de leur mort. Cette évocation faite, ce travail mental accompli, il se trouve que le poète s'est absolument assimilé son héros. 11 s'est trempé l'esprit à la source des instincts et des volontés de cette créa- ture; il sent une nouvelle existence germer dans son cerveau, courir dans ses nerfs, rouler dans le sang de ses veines, palpiter dans son cœur. Il est parvenu à s'inoculer telle passion, tel désir, tel rêve, telle fo- lie, comme on s'inocule un virus, une maladie. L'af- fection psychologique qui semblait à jamais enfouie dans les ruines du passé, ressuscite au sein du pen- seur; de nouveau elle se développe, sévit, se pré- cipite. Il se voit emporté vers le dénoûment prochain, fatal, comme par un fleuve intérieur. Sa personnalité s'efface complètement. Il se laisse aller, et quand la crise arrive, quand le coup est frappé, alors seule- ment il reprend peu à peu possession de lui-même, comme un dormeur qui s'éveille d'un rêve intense, son identité vient d'être changée.

Le procédé est saillant dans Fra Lippo Lippi, dans Andréa del Sarto. Ces conceptions sont à mille lieues des planches du théâtre, du fard des actrices, du rou- coulement des jeunes premiers, des toiles peintes sur les châssis mouvants. Voici l'impression qu'on

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éprouve à en lire les vers. Le poète, doué de seconde vue, a évoqué de sa volonté puissante Lippo Lippi et le malheureux Andréa. Ils sont sortis à sa voix des ré- gions lointaines de la Mort; ils ont comparu devant lui : c'est la confession suprême, entière, complète, sans réticence, de ces spectres ranimés. Là, ils sont vraiment eux-mêmes. L'évocateur les a interrogés, ils parlent, nous écoutons. Lippo Lippi raconte com- ment il a jeté le froc aux orties et combien peu il avait de vocation pour l'état monacal : « Le monde et la vie étaient trop solides pour qu'on pût me faire croire que ce n'était qu'un rêve... On me faisait tou- jours voir l'Éden, et Dieu y créant une femme pour l'homme; et une fois cette leçon apprise, une fois la valeur et la signification de la chair bien déterminées, je ne pouvais désapprendre tout cela dix minutes après. » Pour Andréa del Sarto, avec quelle amertume il reproche à sa funeste et adorable femme d'avoir, sous ses caprices orageux, tout brisé en lui, la vertu, la force, le génie, quand il se sentait capable d'égaler Raphaël! Avec quel désespoir il dit ses faiblesses, ses malheurs et ses crimes!

Même intensité de sentiment dans les poèmes inti- tulés : L'Amant de Porphyria La Veille de Noël Le Jour de Pâques La Femme délaissée de James Lee Abt Vogler Luria Sur un Balcon La Tragédie d'une âme La Statue et le Buste. C'est un défilé de morts parlants. On croit entendre des fragments du Jugement dernier.

Une des pièces les plus poignantes des Dramatic

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Lyrics est celle qui porte ce titre singulier : N'importe quelle épouse à n'importe quel époux. Une femme sent que sa mort est prochaine; l'amour, les regrets, la ja- lousie, le dévouement, la douleur se combattent pas- sionnément dans cette âme, flottent déjà les té- nèbres du tombeau. Dans le drame de Saul, le tragique roi d'Israël représente l'humanité fléchissant sous ce qu'il y a de plus lamentablement sinistre en la destinée; David, qui est la musique, la poésie, la jeunesse, chante et console. Rien de singulier comme Caliban upon Setebos : toutes les cruautés de l'ironie y servent à prouver avec une étonnante, une fascinante multiplicité de détails, l'impuissance abso- lue de l'esprit humain, quand il n'est pas fécondé par l'amour. L'Êpitre de Cléon nous montre un penseur grec, des derniers temps du paganisme, puisant dans l'insatiabilité même de ses désirs la conception d'une autre vie. Le Jour de l'Exaltation de la Croix nous jette au milieu d'une scène dont la bizarrerie est de haut goût. Un ancien usage de la Rome papale forçait les Juifs de cette ville à y entendre chaque année un sermon de conversion, le jour de l'Exaltation de la Croix. Le poète nous introduit à l'église, ce jour-là, dans l'âme d'un vieil Israélite. Les reflexions du vieil- lard sur la cérémonie, sur les rites de la religion de Jésus, sur la voix et la thèse du prédicateur, sont étincelantes de raillerie, brûlantes de haine, lumi- neuses d'indignation; son monologue intérieur finit par un mystique et sublime élan vers les grands ancêtres bibliques.

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L'Èpitre de Karshish est peut-être la plus singulière de ces compositions si artistiquement originales. Karshish, médecin arabe, contemporain de Jésus et des Evangélistes, a parcouru la Phénicie et la Judée. Il écrit à son maître, Abib ; il a rencontré un cas sin- gulier, il a vu et entendu un vieillard qui croit ferme- ment avoir été ressuscité par un sage nazaréen : « Le sujet est un certain Lazare, un Juif bien proportionné et sanguin ; il a cinquante ans; son corps, d'une santé sans pareille, semble avoir été façonné à part pour servir de modèle. ..Déjà vieux, il contemple le monde avec des yeux d'enfant. On a voulu me le présenter; il est venu, doux comme un agneau, s'offrir à mon examen. Les Anciens qui me l'avaient amené, ten- taient de m'expliquer son état et se répandaient en paroles d'aigreur ou de pitié. Il restait là, les mains croisées, laissant les gens discourir, suivant des yeux les mouches bourdonnantes, et ne prêtant l'oreille que quand je lui adressais la parole. Tu peux t'ima- giner comment pour lui passent les années... Il connaît la loi de l'autre existence, comme il connaît la loi de celle-ci. Son cœur et sa tête sont là-haut, tandis que ses pieds sont sur terre. A chaque instant il se sent incliné à quitter la ligne droite pour s'élancer par delà; on dirait qu'il va divulguer ce qui est le juste et l'injuste, non plus le long du fil imperceptible delà vie humaine, mais dans les éblouissantes profon- deurs... Souvent toute son âme lui monte au visage, comme s'il voyait et entendait encore le sage qui lui cria : « Lève-toi! » et à la voix duquel il se leva.

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Puis un rien, une parole, un frisson le fait revenir à lui. Alors son feu tombe en cendres. Il retourne à son gagne-pain quotidien, il s'y absorbe, plus humble pour avoir été plus orgueilleux, et d'autant plus contrit qu'il sait le secret de Dieu, pendant qu'il suit encore le chemin de la vie... Tu m'objecteras : Pour- quoi n'as-tu pas été trouver le sage qui a opéré cette cure? Hélas! il a péri dans un tumulte; on l'accusait de sorcellerie, de rébellion; il propageait, m'affirme- t-on, des doctrines scandaleuses... Au bord d'un étang, j'ai observé en abondance une bourrache à fleurs bleues, l'espèce d'Alep, qui est fort nitreuse; c'est étrange... »

Nous pouvons le répéter avec le personnage du poète, c'est étrange, hautement étrange.

Browning ne spécule pas toujours sur les senti- ments et les phénomènes bizarres. Exemple : les Fu- nérailles d'un grammairien. Poésie simple, touchante, élevée. Cet homme, qu'on enterre, a passé sa vie, toute sa vie, à déterminer l'exacte valeur et les fonc- tions des particules de la langue grecque. Le poète n'a ni pitié ni mépris pour cet homme, qui marchait vers un idéal de délicatesse, de perfection; qui sa- vait, en travaillant à ses particules, ne devoir pas né- gliger une seule des infiniment petites minuties de sa tâche, l'espèce humaine ayant devant elle les siècles de l'éternité. Pour le poète, toute beauté partielle, si bas qu'elle se trouve, si petite qu'elle puisse être, dans quelques ténèbres qu'elle baigne, est un gage irrécusable et certain de l'existence de la Beauté plé-

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nière, c'est-à-dire de la Divinité. A chacun il conseille donc d'aspirer, comme on boit un vin fortifiant, les émanations du beau et du vrai qui flottent dans l'at- mosphère de chacun.

Robert Browning a été très discuté. 11 n'a pas pé- nétré dans toutes les classes; il n'est pas populaire, n'étant pas naïf. Deux choses capitales lui manquent pour être un grand poète : le primesaut et l'action. 11 n'a pas la divination, en quelque sorte prophétique, des Eschyle, des Dante, des Shakespeare, des Hugo. Balzac, dont il rappelle parfois la méthode, avait à un très haut degré la faculté de l'action, de la compo- sition, qui manque totalement au poète anglais. Browning ne sait pas grouper les personnages, les ma- nier, les opposer, les unir. C'est un peintre de por- traits, infiniment adroit, mais rien de plus. Ses figures sont admirables; leurs yeux brillent, leurs bouches parlent, mais on sent, à je ne sais quoi de rigide et de suranné, que les gens qu'elles représentent sont morts et enterrés. Il ne sait pas donner, par l'éclat des'cou- leurs, par la hardiesse du pinceau, par la vérité des rapports, par l'intensité des contrastes, le mouvement de la nature, l'illusion de la vie. Regardez l'Entrée des Croisés à Constaîitinople de Delacroix, et toute une époque ressuscite en vous. Étudiez les personnages de Browning, vous vous dites simplement : Quel habile homme! Les grands poètes sont synthétiques; Browning est un analyste merveilleux, mais exclusi- vement un analyste. Son esprit brille comme un scal- pel. Son vers mord comme un acide. Ses recherches

18.

2IO BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

sont attrayantes comme des expériences de chimie. Il excelle à décomposer les corps et les âmes, à en doser les éléments, à en déterminer les forces moléculaires. Vous êtes étonné, ébahi, rarement ému ou charmé. Les dix monologues juxtaposés dans l'Anneau et le Livre font penser à une pile électrique. Browning gal- vanise, il ne sait pas créer.

V

L'ÉCOLE PRÉRAPHAÉLITE

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KM/

L'École Tréraphaëlite

DANTE-GABRIEL ROSSETTI, CHRISTINA ROSSETTI,

COVENTRY PATMORE,

THOMAS WOOLNtR ET WILLIAM BELL SCOTT

Un critique, H. Buxton Forman, a classé les poètes anglais, ses contemporains, en quatre groupes principaux : l'école idyllique dont le chef est Tennv- son, l'école psychologique dont le chef est Robert Browning, l'école de la Renaissance dont le plus illustre représentant est Swinburne, et l'école préraphaélite, à la tête de laquelle se place Dante-Gabriel Rossetti. Ce dernier groupe, moins célèbre peut-être, mais non moins intéressant que les trois autres, mérite une étude spéciale.

Vers i8fo, quelques artistes, les uns peintres et

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poètes, les autres simplement poètes, tous réunis par une certaine communauté d'idées et de sentiments, fondèrent un recueil périodique d'art et de littérature, qu'ils appelèrent Le Germe. Leur préoccupation capi- tale était de rajeunir l'art, de lui donner, sous un nou- veau printemps, une floraison nouvelle. Ils avaient une sainte horreur de la rhétorique. Insoucieux des clameurs de la foule, dédaignant la popularité vul- gaire et les caresses de la vogue, qui noie si vite ceux qu'un temps elle a bercés, ils poursuivaient un idéal inaccessible aux esprits et aux coeurs médiocres, et marchaient, comme jadis les Rois-Mages, guidés par les purs et calmes rayons de la divine étoile. Tous vi- saient le même but, tous étaient d'accord sur les moyens de l'atteindre. Tandis que Tennyson se taillait dans la forêt légendaire un adorable parc; tandis que Browning révélait avec un charme singulier les secrets de l'exaltation et de la décadence des âmes; tandis que Swinburne, dès l'aube, marchait en chan- tant à l'avant-garde de la Révolution, sur la voie déjà bordée de tant de tombeaux; tandis que Walt Whitman, enfin, le plus puissant des précurseurs, ayant transformé Pégase en une locomotive de fer et de feu, entraînait ardemment les peuples à sa suite vers de plus vastes horizons, les Préraphaélites, ten- dant leur voile blanche aux souffles d'en haut, s'éloi- gnaient doucement des rives banales et cherchaient, loin des tumultes de l'intérêt et de l'ambition, une plage la nature fût vierge. Gabriel-Dante Rossetti était le capitaine; Christina Rossetti l'accompagnait;

l'école PRERAPHAELITE 2If

Thomas Woolner, Coventry Patmore et William Bell Scott formaient l'équipage.

On les appela ou ils s'appelèrent Préraphaélites, parce que leur inspiration, fuyant tout artifice, ne souffrait pas d'intermédiaire, si grand qu'il fut, entre elle et la nature, parce que, tout en admirant profon- dément Shakespeare et Raphaël, ils avaient la volonté de ne pas en être les pâles reflets, parce qu'ils préten- daient saisir sur le vif les manifestations éternelles de la vie, de la passion, pour les reproduire dans toute leur naïve et parfois invraisemblable originalité.

Dante-Gabriel Rossetti, peintre et poète, Italien d'o- rigine, publia dans Le Germe et dans la Revue d'Oxford et de Cambridge, vers 1870, plusieurs poèmes qui furent admirés, mais qu'il laissa reposer pendant vingt ans avant de les réunir en un volume. Dans l'inter- valle, il est vrai, parurent ses traductions de la Vita nuova et des poètes italiens antérieurs à Dante. Il était aussi discret en peinture qu'en poésie; ses tableaux, qui rappellent la manière de Fra Angelico, étaient soi- gneusement écartés des vitrines vulgaires et allaient directement s'enchâsser dans les collections d'amis ou d'intelligents amateurs. Holman Hunt, Millais, Ma- dox Brown, travaillaient d'après les mêmes principes et se rendirent bientôt célèbres.

Revenons au poète. Parmi ses premiers poèmes, nous remarquons La Demoiselle bénie. Le sujet de cette pièce est très simple : un amant rêve à ce que pense, dit et fait sa bien-aimée morte, qui l'attend au ciel :

2l6 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

La bénie Demoiselle était penchée

Sur le balcon d'or des deux; Ses yeux savaient mieux le calme et l'ombre

Que les eaux dormantes du soir. Elle avait trois lys dans la main, Et les étoiles dans ses cheveux étaient sept.

Les sonnets sur la Vie, l'Amour et la Mort, unissent la délicatesse et la morbidesse italiennes à la rêverie septentrionale. La Maison de la Vie est un recueil de cinquante sonnets, composés dans le même sentiment. Pour l'intensité, l'élévation de la pensée et la per- fection de la forme, ils peuvent être comparés aux Épreuves de Sully Prud homme.

Rossetti sait faire valoir chaque mot, chaque syllabe. Par le rythme, par la cadence, par les allitérations, il arrive à des effets merveilleux, que malheureusement il est presque impossible de faire sentir, d'indiquer même dans un langage étranger. Essayons pourtant de donner une idée de cette noble poésie; et qu'on nous pardonne si notre traduction n'est pas un miroir exact et pur. Voici un des plus beaux sonnets de Rossetti, Les Jours perdus :

Les jours perdus de ma vie jusqu'à ce jour, Que seraient-ils si je pouvais les voir sur le chemin Gisant dans l'attitude ils tombèrent ? Seraient-ils des épis Semés naguère pour notre pain, puis foulés aux pieds, pétris

[en boue? Ou des pièces d'or dissipées et encore dues? Ou des gouttes de sang mouillant les pieds coupables ? Ou cette eau fugitive qui doit, en songe, tromper Dans l'enfer la soif des damnés, toujours ardente ?

l'école préraphaélite 217

Je ne les vois pas ici, mais je les verrai après la mort; Et, Dieu le sait, je connais les apparitions que je verrai alors, Chacune d'elles un Moi-même assassiné, expirant le faible,

[le dernier soupir : « Je suis toi-même; que m'as-tu fait?

Et moi ? Et moi ? Toi-même ! (Hélas ! toutes parlent Et toi, tu resteras toi-même en toute éternité! » [ainsi.)

Le poème intitulé une Dernière Confession est aussi âpre par la pensée que par le style. Un amant a pour maîtresse une femme dont le rire l'obsède. Elle pour- rait s'appeler la Femme qui rit. Après avoir été fou d'amour et de dévouement, l'homme devient fou de haine. Ce rire est son mauvais démon, il veut l'exor- ciser; il ne peut, il lutte : enfin, dans son délire aigu et froid, il se résout à tuer ce rire, à tuer cette femme. Il va chez le marchand acheter l'instrument, le cou- teau; il entend, chemin faisant, le rire d'une fille de joie, et trouve qu'il ressemble cruellement à celui qui le hante. Il suit la logique de sa folie, rentre, aime et tue. Puis, comme il est Italien et catholique, il se con- fesse, et les dernières paroles de sa confession sont celles-ci : « O mon père, que dois-je espérer? Je suis sûr que bientôt je vais entendre cette femme rire en montrant à Dieu le fer ensanglanté! »

Autre conception, Jenny. Un cavalier devient amou- reux de sa danseuse, une fille facile. Elle est fatiguée, il la reconduit. Ils rentrent chez elle; elle est si lasse qu'elle n'a pas la force de se dévêtir. Il s'assied, elle s'endort sur ses genoux, et il la garde ainsi endormie, « jusqu'à ce que la forme de la femme s'évanouisse

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presque à ses yeux dans les teintes grises de l'aube ». Après avoir lu les derniers vers, vous laissez tomber le livre, il vous semble que vous ayez l'attitude et les pensées de cet homme, avec ce doux être, dont la forme s'évanouit dans l'aube, endormi sur vos genoux. Vous rêvez; et cette frêle créature, cette aube pâle, longtemps vous absorbent, longtemps sont bercées en vous.

Dans Sœur Hélène, une merveille de poésie passion- nelle, Rossetti s'inspire d'un amour changé en haine, qui flotte sans repos entre le ciel et l'enfer. Une femme abandonnée tue l'amant ingrat, mais adoré toujours, en fondant à la flamme sa figurine de cire. On assiste à tous les combats, à tous les désespoirs, à toutes les cruautés d'une tendresse trahie, d'où sort l'implacable vengeance.

Dante-Gabriel Rossetti nous apparaît sous les traits, affables et majestueux à la fois, d'un grand-prêtre fort savant dans les choses profondément mystérieuses, et qui, appelant ici-bas la bénédiction divine, sait unir l'art à la vie, afin que leur étreinte féconde engendre des manifestations multiples de l'éternelle et souve- raine Beauté.

Rossetti n'est pas un Titan, mais il est un poète com- plet; nous n'osons dire parfait. Il a le triple don de l'émotion, de la pensée, de l'harmonie. Comme Apollon, dieu du jour et prince des poètes, il répand la clarté; ses créations ont toutes une auréole.

Christina-Gabriella Rossetti, qui signait, dans le Germe, Ellen Alleyne, a dignement suivi la voie tracée

l'école préraphaélite 219

par Dante-Gabriel. En sa poésie se fondent, suivant l'expression anglaise, la musique, le clair de lune et le sentiment. Écoutez cette chanson :

Quand je serai morte, mon bien-aimé, Ne chante pas de tristes chants pour moi ; Ne plante pas de roses à mon chevet, Ni de cyprès ombreux ; Que le vert gazon sur mon corps Boive l'orage et la rosée, Et si tu veux, souviens-toi, Et si tu veux, oublie!

Je ne verrai pas les ombres, Je ne sentirai pas la pluie ; Je n'entendrai pas le rossignol Chanter comme une âme en peine ; Et rêveuse, à travers le crépuscule Qui ne se lève et ne se couche jamais, Peut-être bien me souviendrai-je, Et peut-être bien j'oublierai.

Coventry Patmore, épris du même idéal que les Rossetti, a écrit des choses d'une délicatesse et d'une fraîcheur exquises, mais n'a pas su toujours éviter l'écueil de la vulgarité. En voulant rajeunir l'art, il l'a parfois fait tomber en enfance. V Ange à la maison doit être lu :

O toi, printanier amour, qui donnes des ailes

Et des chants aux oiseaux des bois,

Donne-moi le pouvoir de dire des choses

Trop simples et trop douces pour les bouches des hommes.

220 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Thomas Woolner s'est fait connaître par le poème intitulé : Ma Belle Dame. Wordsworth est son maître autant que Rossetti. Sévère sans froideur, simple sans banalité, il sait unir la chasteté à la passion, la science profonde à la naïveté sincère, et l'on a pu dire à pro- pos de lui : « Chassez l'art dédaigneusement, il re- viendra toujours; rien n'est si artiste que la simpli- cité. »

Voici comment ce poète pleure l'amour :

Que puis-je faire, sinon me souvenir et pleurer!

De sa main le léger charme était tel

Que le chagrin s'évanouissait à son contact.

Ses pieds épargnaient les petits êtres qui rampent,

« Car les étoiles, disait-elle,

Ne sont pas plus merveilleuses ! »

Et maintenant elle dort son lourd, lourd sommeil.

William Bell Scott, peintre, aquafortiste et poète comme Rossetti, publia en 1838 un volume intitulé Hadès ou le Progrès de l'Esprit, en 1846 un volume in- titulé Rédemption, et en 18^4 un troisième volume in- titulé Poèmes par un Peintre. Il faut louer l'originalité et la largeur de ses idées, la richesse de son imagina- tion, la délicatesse de son style. Évitant les subtilités intellectuelles il était d'abord tombé, il a fait sur La Mort un poème dont Walt Whitman ne désavoue- rait pas la conception, ni Shelley l'harmonie.

La grande déesse oarle ainsi :

Ne me crains pas, homme, je suis le sang qui coule En toi. Je suis la transformation, et c'est moi

L'ÉCOLE PRÉRAPHAÉLITE 221

Qui crée une joie en ton sein, quand tu sens, Plein de virilité, des pouvoirs nouveaux, intacts, supérieurs, S'élever devant tes yeux. C'est moi qui peux faire Que les vieilles choses laissent la place A ta race libre.

Que l'homme ne craigne pas les dieux après la tombe !

Poètes comme Théophile Gautier, peintres comme Puvis de Chavannes, les courageux artistes qui for- ment le groupe préraphaélite, se recommandent par leurs convictions élevées et leur sincérité puissante. Ils méprisent la foule, trop peut-être, car Rossetti va jusqu'à faire dire par Dante que la Démocratie est une basse prostituée.

Ils ont acquis toute la science technique; aucun secret de la versification ne leur a échappé; et comme le Wagner de Goethe, après avoir longtemps travaillé dans le grand laboratoire, ils ont voulu créer. Ils ont reconnu alors que la condition première de la vie était la Simplicité, la Passion; et toute leur science, tout leur art, ils les ont employés à devenir simples, vrais, touchants. Ils ont voulu délivrer la Muse de tous les costumes dont la mode et la fantaisie l'avaient suc- cessivement affublée; ils ont voulu la faire rayonner sur le monde, sinon dans sa lumineuse nudité, du moins dans la candeur d'une robe virginale. Ils ne lui ont pas toutefois refusé çà et un pur diamant, ingé- nieusement taillé à facettes. Elle nous charme ainsi, quoique parfois sa naïveté nous paraisse légèrement maniérée, et nous rappelle un peu les Bergères aux

19.

222

BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

blancs moutons du parc royal de Versailles. Elle a perdu le frais duvet de l'adolescence; elle n'est plus jeune fille, elle est femme : elle a deux fois quinze ans. Mais il est des cœurs, des sens et des imagina- tions, pour lesquels ses pudeurs savantes et ses ha- biles ingénuités auront bien plus d'attrait que la verte inexpérience, les tâtonnements gauches et les aveugles confusions d'une pauvre innocente.

VI

SWINBURNE

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Svvinburne

i LE POÈTE

La Poésie est la fleur de la pensée humaine : elle porte à la fois en elle l'Espérance et la Beauté; elle est un charme et une promesse. Elle séduit l'ar- tiste par la forme et l'éclat, attire la foule par la pé- nétrante douceur de son parfum, et s'impose à l'atten- tion du penseur parce qu'elle contient l'inconnu, parce qu'elle est le symbole et le germe de l'avenir. Il est donc du plus haut intérêt, même au point de vue le plus étroitement positif, d'observer les phénomènes de la vie poétique des peuples. Le poète a été fort justement nommé par l'antiquité vates, c'est-à-dire de- vin, prophète. Ses splendides créations, qui d'abord ne paraissent à l'homme pratique que les songes d'un cœur surexcité ou d'un cerveau morbide, sont la plu-

226 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

part du temps l'hallucination fatale et exacte, le mi- rage antérieur et normal de la vérité qui va luire.

Algernon-Charles Swinburne débuta dans la vie littéraire par deux drames, la Reine-Mère et Rosamonde, qui furent imprimés sans être représentés, car sur la scène anglaise on ne produit guère que des imitations d'oeuvres françaises ou des spectacles burlesques. Mal- gré le grand talent archaïque et les chaudes concep- tions qu'on trouve dans ces deux pièces, elles ne purent s'imposer tout d'abord à l'attention du public, alors épris des idylles de Tennyson, le poète lauréat de la reine. Swinburne fut plus heureux avec son Ata- laîite a Calydon : la pure beauté de cette tragédie grecque, ses lignes sévères et harmonieuses, la sou- veraine éloquence et la richesse poétique de ses chœurs, s'agitent magnifiquement les plus hautes questions de la philosophie et de la religion, mirent tout d'un coup le nom du poète en pleine lumière; et les esprits, longtemps nourris du miel et du lait de l'églogue élégante, furent frappés d'une admiration inquiète, en voyant surgir, sous une forme si magis- tralement belle, les plus âpres sentiments de la révo- lution moderne et les idées les plus radicales du so- cialisme contemporain.

Après At alante, parurent successivement un recueil de poésies, Poèmes et Ballades, un drame, Chastelard, et un poème sur l'Italie. Chastelard est digne d'atten- tion. Ce drame coloré, ardent, gonflé des tumultueux élans et des fièvres mortelles d'un amour effréné, met en scène Marie Stuart avec l'infortuné gentilhomme

SWINBURNE 227

dauphinois qui la suivit en Ecosse, et qui, deux fois surpris dans la chambre de la reine, fut pour ce crime condamné à mort et pendu. Dans les strophes mer- veilleusement ciselées des Poèmes et Ballades, l'inspira- tion et l'art se dégagent, se subtilisent, se distillent en perles étincelantes. La passion de Chastelard s'y fond avec la beauté antique à'Atalante à Calydon. Swin- burne a étudié, s'est assimilé les poètes français du Moyen Age, de la Renaissance et du xixe siècle. Il a traduit l'Avril du vidame de Chartres; l'épigraphe de sa Félise est un vers de Villon. Ses sonnets, ses ron- deaux sont ouvrés à souhait dans le goût de nos meil- leures époques littéraires. Il a imité une délicieuse chanson provençale, qui se murmure dans le verger, sous la lune de mai, parmi les spasmes d'amour, et dont le refrain vibre comme un soupir de regret pas- sionné et de désir infini :

« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi le jour vient-il si vite ! »

Mais parmi les joyaux de ce précieux écrin, comme parmi les parures offertes à Achille, déguisé en jeune fille dans l'île de Scyros, brille un poignard, luit une épée. Au milieu des belles rimes amoureuses éclate un poème héroïque, Un chant sous la Révolution ; puis un long cri de douleur et d'admiration salue Victor Hugo, le grand exilé de Jersey. Le style est devenu, dans sa riche coloration, précis, souple et fort; telle concep- tion du poète semble une coupe de Benvenuto, pleine d'un vin généreux : la liqueur est parfois capiteuse,

228 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

mais comme elle étincelle parmi les délicates ciselures de la coupe, avant d'échauffer le sang et d'enivrer le cœur!

Ce volume fit scandale dans la prude Angleterre. On accusa violemment l'auteur d'immoralité, d'anar- chisme. 11 revendiqua la pleine et entière liberté de la poésie. Du reste, quelque opinion que l'on eût sur son caractère, on ne pouvait nier son charme et sa puissance. Son vers éblouissait comme l'éclair d'une lame bien affilée, à la garde ornée de diamants. Las des langueurs précieuses, fort d'une volonté mâle et d'une foi républicaine, Swinburne était prêt à la lutte et n'attendait qu'une occasion pour la commencer.

L'année 1870, l'année terrible, arriva. Le monde s'emplit du bruit des batailles. Puis retentit le brusque écroulement du trône impérial, et la République française, pâle et ensanglantée, se dressa, comme La- zare, du fond de son tombeau. Swinburne, transporté d'enthousiasme et de ferveur malgré les fumées dont l'avenir était noir, écrivit son Ode sur la procla- mation de la République française, qu'un critique anglais proclame le plus noble et le plus éclatant morceau de poésie lyrique qu'ait produit l'Angleterre depuis Shel- ley. Le mouvement de cette pièce est admirable. Le poète salue l'aube qui se lève, anéantissant les fan- tômes d'une nuit féconde en terreurs. Mais comme la lueur du jour est livide; comme le ciel est orageux! Qui donc apparaît sous les nuages lourds? C'est la France libre, la France aux blessures béantes, aux lèvres fiévreuses. Gloireà ses altières vertus ! Hélas ! qu'a-t-elle

SWINBURNE

229

fait pour trouver l'heure de la résurrection obscurcie par tant de désastres ? Tout est menace pour elle, tout est péril. Qu'importe! Elle s'avance, invincible, vers son fiancé plus brillant que le soleil, vers l'Esprit de l'Humanité. « Qui m'aidera, dit-elle; qui me prendra par la main ? Mes ennemis m'ont blessée dans la nuit : qui guérira mes plaies? Lève les yeux, s'écrie le poète; voici le fiancé, la lumière des lumières. Son ombre même est faite de flammes vives. 11 a sauvé les pères, il sauvera les enfants. » L'ode se termine par une suprême acclamation à la République univer- selle : la France est debout; elle a rejeté ses chaînes; même vaincue pour un temps, elle restera indomp- table, glorieuse, et bientôt elle s'élancera pour mon- trer aux nations le chemin des cimes.

En 1871 Swinburne donna les Chants avant le lever du soleil, dédiés à Joseph Mazzini. Il faudrait citer toutes les pièces de ce recueil, l'on trouve plus de négligences de style que dans les Poèmes et Bal- lades, mais la pensée, élevant incomparablement son essor, découvre de larges espaces et parcourt des cieux immenses, au fond desquels plane et chante l'Espérance. Les pièces intitulées : Veille de la Révolu- tion, Halte devant Rome, Veillée dans la nuit, ont un mouvement lyrique presque aussi beau que celui de l'Ode sur la proclamation de la République. Un très remarquable poème est dédié à Mme Cairoli, dont les quatre fils furent les héros, les martyrs de l'indépen- dance italienne; c'est cette mère que le poète pro- clame « bénie entre toutes les femmes ». Dans la Litanie

2^0 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

des nations, qui rappelle un rythme de Baudelaire, les plaintes successives des peuples, encadrées de chœurs magnifiques, produisent une impression pro- fondément douloureuse. Dans l' Hymne à l'Homme, dans Hertha, dans la Genèse, Swinburne renverse vaillam- ment de l'autel les vieilles superstitions, pour exalter à leur place les purs sentiments, les hautes idées qui sont les véritables symboles de la grandeur et du bonheur de l'homme. Voici le début d'une des plus belles pièces du volume, les Pèlerins :

« Quelle est votre dame d'amour, ô vous qui marchez « En chantant ? Les douleurs du passé

« Attristent-elles vos accents, ou rêvez-vous à l'avenir? « La joie et la tristesse semblent vibrer ensemble dans votre

[voix. « Notre dame d'amour, vous ne la connaissez pas ; « Elle n'a ni mains ni paupières, ni l'or

« Des longs cheveux, ni visage, ni forme; mais nous « Qui l'aimons, nous savons qu'elle est plus belle que tout au

[monde.

Leur dame d'amour, c'est la sublime Destinée. A la fin du poème, on leur demande :

« Et saurez-vous si vos luttes et votre sang auront fécondé le

[monde? « Qui donc ira vous chercher au tombeau, et vous dire si

[l'homme a triomphé? »

Ils répondent avec calme et foi :

« Assez de clarté illumine notre existence,

« Sachant que, si les hommes meurent, l'homme est immortel.

SWINBURNE 23I

« Et nous, hommes, nous forçons la Mort à semer la vie dans

[la Nuit, « Pour que l'homme puisse récolter, manger, et vivre dans

[la lumière du jour. s

Puis viennent des strophes adressées à Walt Whit- man, le grand poète de la démocratie américaine, et enfin les deux admirables pièces intitulées : Mater do- lorosa, Mater triumphalïs. Ces deux chants, l'un de douleur, l'autre de victoire, produisent un effet sai- sissant.

« Qui donc est assis au bord du chemin, au bord du sentier

[sauvage, « Sous ces vêtements déchirés et souillés, sous cette robe de

[fiancée délaissée ? « Quelle est cette femme courbée dans la poussière, exposée la tempête, les pieds nus er blessés, « Avec la nuit comme un manteau sur elle, cette femme aux [cheveux épars et humides de pluie? « Elle est plus belle que les filles des hommes, et ses yeux « Fatigués par les pleurs sont profonds comme les profon- deurs des cieux. »

Le chant de triomphe s'élève ensuite, avec une se- reine et splendide majesté :

<< Mère des générations humaines qui voyagent à travers les

[siècles, « Souffle de nos narines, sang du cœur de notre cœur, « Déesse supérieure à tous les dieux adorés par toutes les

[nations, « Clarté plus vive que la clarté, loi plus juste que la loi,

[salut, Mère!

2]2 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

« Ta face est comme une épée, qui coupe en deux « Les ombres et les chaînes et les choses de fer ;

« L'océan est muet à ton aspect, le tonnerre

« Silencieux ; le ciel est moins grand que tes ailes...

« Viens, quoique tout l'espace soit encore en feu sur ta tête,

« Quoique la Mort vienne devant toi balayer ton horizon;

« Laisse-nous seulement voir sur elle le reflet de ton visage,

nous qui t'aimons, « Puis, quoique tu doives nous tuer, lève-toi, et que nous

[expirions! »

Si incomplets que soient ces fragments poétiques traduits en prose française, ils feront peut-être sentir combien est ardent et sincère le livre auquel nous les empruntons, et combien Swinburne mérite la sympa- thique admiration de notre France. Relevons, en ter- minant, un des traits les plus saillants de l'œuvre du poète. Il excelle à matérialiser, à modeler, à vivifier les idées les plus sévèrement abstraites : c'est le signe d'une puissance créatrice de premier ordre. Les mystiques ont jadis, en condensant les vapeurs de leurs songes sous les formes et les couleurs de l'huma- nité, fondé les religions; nous voyons aujourd'hui la poésie moderne, dans son mysticisme rationnel, si l'on peut ainsi parler, donner la figure et la vie aux saines et hautes conceptions de la vraie morale et de la science pure. Elle poursuit victorieusement le rêve de Lucrèce, ce grand poète de la réalité; elle com- plète par un immense travail objectif et synthétique le travail subjectif et analytique du xvme siècle; et, combattant la superstition avec ses propres armes, elle

SWINBURNE 233

dépouille toutes les vaines idoles de leurs éblouis- santes parures pour en orner la Raison sereine et la jeune Liberté. La Mater dolorosa, la Mater triumphalis, ce n'est plus Marie de Bethléem, c'est l'austère figure de la Justice idéale. Swinburne a donné un charme de plus, celui de la poésie, aux aspirations les plus généreuses de l'homme. Epris de l'âme nouvelle du monde, de la moderne Psyché, il l'a revêtue avec amour de toutes les splendeurs de la nature.

234 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

II

LE CRITIQJJE

Seuls, les vrais poètes sont bons critiques de poé- sie. L'essai de Swinburne sur Shakespeare a fait rayonner d'une lumière nouvelle les chefs-d'œuvre du grand créateur dramatique.

« Le but de la présente étude, dit Swinburne, est simplement d'établir ce que l'auteur considère comme des vérités susceptibles de preuves évidentes sur les phases et les progrès de style et de pensée, sur les changements extérieurs et intérieurs de manière et de matière, de conception et de méthode, qu'on dis- tingue dans l'œuvre de Shakespeare. »

Swinburne ne croit pas qu'on puisse fixer l'ordre précis les pièces de Shakespeare se sont produites sur la scène, encore bien moins l'ordre de leur com- position. Mais il croit parfaitement possible de dé- montrer que l'ensemble de l'œuvre se divise naturel- lement en classes, qui doivent nous servir à distinguer et à déterminer, comme par un relevé de frontières,

SWINBURNE 23 f

les transformations caractéristiques du génie shakes- pearien, au double point de vue du fond et de la forme. Ce n'est pas la suite littérale, c'est la suite intellectuelle des créations qu'il s'applique à observer, à indiquer. Les périodes qu'il cherche à définir appar- tiennent, non à la chronologie, mais à l'art.

Il n'est pas allé chercher de-ci et de-là, pour en étayer un système préconçu, des documents plus ou moins substantiels, des assertions plus ou moins sé- rieuses, des faits plus ou moins sûrs. Son principe a été de dédaigner, en ses recherches, la foule des menus détails historiques, si probants qu'ils pussent sembler à première vue. Il n'a pas accepté l'hypo- thèse. Les preuves extrinsèques, il les a résolument écartées. Il n'a admis que les preuves intrinsèques, comportées par l'œuvre en soi. La certitude maté- rielle absolue lui faisant défaut, il a pris pour base une certitude morale tout aussi solide que la certitude matérielle. Au lieu d'interroger sur Shakespeare tels ou tels témoins n'offrant que des garanties relatives de véracité, il a interrogé Shakespeare lui-même. Il a suivi la méthode directe, l'unique méthode qui soit réellement scientifique en littérature. C'est à la na- ture seule de l'objet qu'il a demandé les révélations voulues.

Le vers de Shakespeare est l'instrument délicat et précis, dont les variations successives, soigneusement notées et analysées tout d'abord, lui ont permis de reconnaître, de suivre et de diviser en phases natu- relles et logiques, l'évolution intégrale accomplie par

2}6 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

le maître souverain. Nuances, transitions, progrès, re- tours, il a, dans les modulations de ce vers changeant, saisi mille indications significatives, qui ne peuvent, dit-il, être révélées que par l'oreille, et ne sauraient être montrées du doigt. C'est, pour le citer textuelle- ment, « une étude toute nouvelle, une étude par l'oreille seule, de Shakespeare en ses développements métriques; puis c'est, à la lueur jetée par les vérités acquises, une seconde étude sur les développements correspondants de la pensée shakespearienne, les- quels trouvèrent corps et expression dans les trans- formations successives de la forme extérieure ».

En procédant ainsi, Swinburne a été vite amené à répartir les pièces de Shakespeare en trois larges groupes. Le texte même des pièces suffit à marquer nettement cette division. Il y a : la période lyrique et fantastique, la période comique et historique, 30 la période tragique et romantique .

Tous les poètes commencent par chanter. Leur jeunesse est surtout éprise de musique. La forme les préoccupe d'abord plus que le fond. C'est seulement quand ils sont dans la force de l'âge qu'ils apprennent à aimer la vérité austère. Puis vient la maturité où, sollicités par les problèmes de la destinée humaine, ils cherchent les raisons des choses, et tâchent d'ar- racher le mot de l'énigme à la mystérieuse nature, au sphinx éternellement impénétrable.

Si grand qu'il soit, Shakespeare s'est développé suivant la règle commune. Après les visions roses de l'aurore, il a connu la perception nette et crue que

S W I N B U R N E 2 ] 7

nous donne detout ce qui nous enveloppe l'implacable lumière du grand jour; puis, il a éprouvé les inquié- tudes et la mélancolie des soirs. Il a été successive- ment musique, drame, épopée. Tour à tour ont régné en lui le rêve, l'action, l'idée. Chant qui berce, pas- sion qui entraîne, angoisse qui pénètre! C'est d'abord un conte bleu, puis c'est une âpre mêlée, et c'est enfin l'aveugle lutte des mortels contre les destins. L'inspiration au début est imaginative; elle devient humaine; elle est surhumaine aux derniers instants.

La première période de Shakespeare est essentielle- ment musicale. La rime y chante comme un oiseau dans un arbre en fleur. Le vers non rimé, le vers blanc, plus sévère et plus fort, n'y apparaît qu'en seconde ligne. Le poète préfère encore à l'outil si bien trempé par Marlowe les accords harmonieux et les molles caresses des belles sonorités amoureusement accou- plées. En cette phase initiale, Swinburne range une tragédie, deux pièces historiques, quatre ou cinq co- médies : les Deux gentilhomme s de Vérone, Richard II, Richard III, Roméo et Juliette, la Comédie des erreurs, Peines d'amour perdues, le Songe d'une nuit d'été, etc. Il caractérise magistralement chacune de ces pièces.

« Dans la Comédie des erreurs, dit-il, dans ce léger et aimable ouvrage de la jeunesse de Shakespeare, nous trouvons pour la première fois cette étrange et ravissante alliance de la verve et de la fantaisie, du charme lyrique et de la force comique, qui revient si souvent dans ses pièces ultérieures, depuis Comme il vous plaira jusqu'au Conte d'hiver. »

2]8 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Le Songe d'une nuit d'été clôt la première période et en est la plus parfaite expression. La deuxième période, toute de réalité et d'action, est le triomphe du poète dans la comédie et dans le drame historique.

Les personnages de la première manière sont en général l'incarnation d'une force simple; et leur lan- gage est aussi simple que leurnature. Style et caractères n'ont plus dans la seconde époque cette naïveté ru- dimentaire. Dans l'unité de l'individu apparaît la variété des instincts, des intérêts, des sentiments et des idées. Le cœur et le langage humains y montrent toutes leurs complications, toute leur complexité. Il faut un travail de fine analyse pour bien apprécier chacun des rôles.

Swinburne regrette très sérieusement que Victor Hugo ait appelé FalstafF « le Centaure du porc », car Falstaff lui semble moralement supérieur à Panurge et à Sancho. Il prend la défense du gros homme. Il le montre s'écriant : « Le roi a perdu son cœur! » Il ajoute : « N'est-il pas aussi regrettable qu'inexplicable que le Shakespeare français, le plus infini en com- passion, en conscience et en tendresse de cœur, de tous les grands poètes de tous les âges et de tous les pays du monde, n'ait pas été touché par la profonde tendresse de ce trait décisif? » Qu'on relise et qu'on juge.

Faut-il énumérer les pièces classées dans la seconde période? J'y vois le Roi Jean, Henri VIII, Jules César, Tout est bien qui finit bien, le Marchand de Venise, Beau- coup de bruit pour rien, Comme il vous plaira, la Nuit des

SWINBURNE 239

rois, Coriolan, Hamlet. « Dans Hamlet, nous mettons, pour ainsi dire, le pied sur le pont qui relie la période moyenne à la période finale... La nature intime d'Hamlet a pour signe caractéristique, non l'irrésolu- tion, l'hésitation, ou une forme quelconque de fai- blesse, mais bien plutôt une lutte violente entre des forces contraires. »

Le Roi Lear ouvre la troisième époque.

« De tous les ouvrages de Shakespeare, le Roi Lear est indubitablement le plus eschylien, le plus élé- mentaire et le plus primitif, le plus océanique et le plus titanique. En haut, en bas, mais vainement, notre regard y plonge dans les profondeurs les plus vertigineuses du Destin. Nous planons sur un monde plein de mort et de vie, sur un monde sans repos et sans direction. »

Oreste et Prométhée gardent une lointaine lueur d'espérance. Dans le Roi Lear, désespoir absolu! « A l'horizon du fatalisme tragique de Shakespeare, nous ne voyons rien de pareil à cette aube lointaine d'ex- piation. Réversibilité, rédemption, amendement, équité, pitié, merci, réconciliation, lumière, sont ici des mots dépourvus de sens.

Les dieux pour s'amuser nous chassent et nous tuent, Comme font les enfants en attrapant les mouches.

« Ici, nul besoin des Euménides, filles de l'éternelle Nuit! Car ici règne la Nuit elle-même... En cet ou- vrage, le plus terrible qu'ait enfanté le génie humain,

24O BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

le voile du temple se déchire. La nature se révèle, et se révèle comme dénaturée... Seul, dans la souverai- neté de sa puissance intérieure, Shakespeare pouvait pétrir et modeler de semblables types, sans les laisser choir dans l'anormal et le monstrueux. »

En cette pièce, cependant, le poète a montré, plus qu'en aucune autre, une profonde sympathie pour toutes les misères sociales, sympathie directe, sym- pathie pleine d'amertume et de tendresse. « Poète de révolution, il ne le fut point; nul homme de sa géné- ration ne pouvait l'être en son pays. Mais l'auteur de Jules César a prouvé qu'il était, dans la meilleure et la plus haute acception du mot, un vrai républicain; et, non moins évidemment, l'auteur du Roi Lear s'est montré, dans le sens juste et rationnel de l'expression, un démocrate et un socialiste, sinon de fait, du moins d'esprit. »

Avec le Roi Lear sont classés Othello, Macbeth, An- toine et Clèopâtre. « Si Othello est la pièce la plus pa- thétique de Shakespeare, le Roi Lear la pièce la plus terrible, Hamlet la plus subtile et la plus profonde, on peut dire que la plus haute et la plus escarpée en son abrupte simplicité, c'est Macbeth... Mais en Cor- délia, Shakespeare, qui a donné ailleurs l'incarnation idéale de la mère parfaite, de l'amante parfaite et de la parfaite jeune fille, donne, une fois pour toutes, l'incarnation de la femme parfaite, de l'éter- nel féminin. »

Troilus et Cressida, Mesure pour mesure, Périclès, Timon, forment un groupe particulier dans cette der-

SWINBURNE 24I

nière période. Enfin viennent, trinité suprême, le Conte d'hiver, la Tempête et Cymbeline. « Le joyau, la fleur du théâtre de Shakespeare, la plus adorable de ses filles, dit Svvinburne (la plus belle du chœur, quoique toutes soient belles, eût dit Chénier), c'est Imogène. Si nous trouvons dans Cordélia le sexe incarné, l'éternelle humanité féminine, nous voyons dans Imogène, comme sous un commencement d'apo- théose, ce que la femme a d'immortellement divin. » Swinburne a exprimé admirablement le génie de Shakespeare. 11 faudrait parler en aussi bons termes de Swinburne lui-même. A l'âpre modernité de Bau- delaire, il unit, par un secret qu'ont seuls les esprits supérieurs, le don de comprendre et d'évoquer le beau selon le goût des classiques primitifs.

VII

PARNASSIENS ANGLAIS

Tarnassiens anglais

WILLIAM MORRIS, MATTHEW ARNOLD,

RICHARD HENRY HORNE,

HENRY TAYLOR, WILLIAM W. STORY

Plusieurs poètes anglais de grand talent ont suivi les mêmes principes que notre groupe du Parnasse. Ne faire aucune concession à la mode du jour, chan- ter la Beauté éternelle et mettre en lumière ses plus pures manifestations, oublier le vulgaire, travailler pour une élite, tel est à peu près le résumé de leurs idées et de leurs sentiments.

Entre ces poètes, William Morris est celui qui a le plus de charme et de fécondité. Rien de moderne en lui, si ce n'est la langue admirable que lui ont léguée Keats et Shelley, et qu'il manie avec un art parfait, avec une grâce exquise. Bravement, il tourne le dos à son

246 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

siècle et s'appelle lui-même « un rêveur de rêves hors de son temps... le paresseux chanteur d'un jour d'oisiveté ». Il ne se creuse pas l'esprit pour inventer des formes, il ne se met pas à la torture pour créer de nouveaux mètres. Se distinguant par de ses con- temporains, il a simplement adopté trois beaux rythmes dont s'est jadis servi le bon Chaucer; et ces outils souples et solides suffisent à sa main d'excellent ou- vrier. Il ne saurait peser les mots, limer les phrases, combinerlaborieusement les sons et les couleurs; il ne saurait travailler par petites pièces, par petits mor- ceaux et par fins arrangements. Il procède par larges masses d'harmonie. 11 n'analyse pas pour reconstituer. Il songe, il contemple; et les images se gravent naturel- lement en lui, tandis que le rêve, l'entraînant des mers d'Orient aux golfes norvégiens, lui offre une inces- sante succession de motifs riches et puissants. Son esprit est comme un infatigable objectif, devant lequel passeraient, en y laissant leur vivante empreinte, les siècles et les peuples divers.

Il a tous les dons du conteur. Ses vers souvent donnent les mêmes sensations que la prose de Charles. Nodier, le doux poète de Trilby. Sa qualité maîtresse est l'imagination, la vision. Il voit avec une vivacité, avec une délicatesse vraiment merveilleuses. Nul dé- tail ne lui échappe et il comprend l'intérêt du plus petit incident, le rapport logique de chaque détail avec le plan de l'ensemble. Aussi l'ingénuité minu- tieuse de ses abondantes narrations donne-t-elle l'illu- sion de la vie. Les paysages fantastiques qu'il décrit

PARNASSIENS ANGLAIS 247

ne sont pas inventés à plaisir, ni extraits péniblement d'un livre de voyages; les personnages qu'il met en scène ne sont pas de vains fantômes, des ombres vides. Non : tout cela a existé, tout cela existait en- core quand le poète y puisa la poésie. donc? dans le cerveau même du narrateur. Oh! c'est un féerique domaine, un domaine immense et lumineux, celui qui s'épanouit, plus profond que l'univers visible, en la pensée de ce magicien. Sous l'ossature de son crâne, rayonne un miroir magique, la Muse évoque les scènes les plus grandioses de tous les âges et de tous les pays.

Voici, au bord des mers bleues, la tour de Danaé captive; sur les rayons d'or du couchant le roi des dieux pénètre jusqu'à la toute séduisante prisonnière; il se berce sur ses genoux, il la presse sur son sein, il l'enveloppe, l'étreint, la pénètre, l'enivre, la féconde; et bientôt, suivant la prédiction du destin, elle enfantera un fils, qui sera le meurtrier de son aïeul, le roi Acrisius. Puis c'est Médée, non la tra- gique marâtre, mais la fervente amoureuse, qui, dans la nuit solennelle, sous la caresse éthérée des astres, adresse à son doux séducteur ces paroles passion- nées :

Rappelle-toi, rappelle-toi cette nuit

De merveilles, ce clair d'étoiles, cette nature silencieuse,

Et ces deux amants face à face.

Bientôt le soleil chasse de nouveau les ombres, et nous sommes ravis à travers mille tableaux en-

248 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

chantés. Le poète semble, comme Arion, naviguer sur le dos d'un dauphin parmi les splendeurs des flots d'améthyste. Il voit surgir des îles, nul n'a débarqué depuis le sage Ulysse et depuis Homère, le divin aveugle. Voici les Harpies, les Sirènes, Hylas, Circé, Bellérophon, Alceste, Atalante. Nous sommes en Argos, nous sommes en Lycie, nous sommes dans la délicieuse vallée la jeune Psyché, loin de ses sœurs jalouses, attend, sous les roses, le soir aux fraîches brises, aux brises parfumées, qui doit lui ramener l'Amour. Nous sommes en plein azur. C'est un paysage surnaturel de Turner qui a pris âme et qui chante.

Le décor change; maintenant apparaissent les côtes dentelées de la Scandinavie, l'Océan glauque et houleux, les rochers noirs frissonne la blanche écume, les villes de bois étagées sous les pins bleuâtres qui montent vers les nuages bas, les fins na- vires commandés par des chefs aux yeux clairs, et sur les vagues éternellement douloureuses la neige éternelle des monts inaccessibles. La voix de la muse devient âpre, farouche, rêveuse et pénétrante comme la voix de la bise du nord dans les arbres plaintifs. Tout à l'heure, c'était le rayonnement des flèches d'or de Phœbus; c'est à présent l'éblouissement des flocons blancs tombant du ciel comme des âmes et tourbillonnant dans la cruelle et rapide rafale. Nous assistons aux exploits de Grettrix-le-Fort, aux amours de son frère et vengeur, Thorstein Dromund, avec Spes, sa noble maîtresse. Sigurd, au cœur loyal, et

PARNASSIENS ANGLAIS 249

Brynhild, la guerrière, la tueuse de rois, se profilent, hautains et fermes, sur l'horizon septentrional. Les amants de la blanche Gudrun, fille d'Oswif, traversent les mers, traversent l'amour, l'oubli, la haine et la mort. Kirtian, fils d'Olaf le Paon, Bodli, fils de Thor- leik, la belle Ingibiorg, Cunnlau à la langue de ver, s'agitent sous la froide fatalité, se passionnent, grandissent jusqu'aux nues et disparaissent dans la tempête.

Les principaux ouvrages de William Morris sont la Vie et la mort de Jason et le Paradis terrestre. Le Paradis terrestre est un vaste recueil poétique, distribué sur un plan analogue à celui de maint conteur naïf : des Norvégiens ont mis à la voile pour chercher l'île promise, le Paradis terrestre. Après des vicissitudes innombrables, ils arrivent, vers le déclin de leur vie, à une terre lointaine; ils abordent, se fixent au milieu d'un peuple hospitalier, et deux fois par mois, dans les fêtes religieuses, disent un conte des temps anciens ou nouveaux. Ainsi se trouvent reprises les plus belles légendes de la Grèce et de la Scandinavie.

Les poèmes de Morris semblent une suite de beaux songes, purs et pleins d'harmonie. Pas de révolte contre la fatalité, pas de regrets amers, d'aspirations farouches; nulle prétention à la morale ni à l'excen- tricité, nulle hypocrisie, nul cynisme, nulle recherche : rien que la vie dans la poésie. Comme un climat doux et salubre, règne en ses vers une résignation antique, une sérénité noblement familière, qui n'exclut ni le libre arbitre, ni le constant effort de l'homme vers la

2fO BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Grandeur et la Beauté. Avec André Chénier et Théo- dore de Banville, il s'est épris des anciens dieux. Il a cru que le rêve est, quoi qu'on puisse dire, plus beau que la vie, l'idéal plus pur que la réalité, le vers plus généreux que la prose. Par la force de l'amour et de l'harmonie il a édifié sur les nues de féeriques mirages, des oasis plus belles que tous nos paysages factices; et, sans vapeur ni fumée, sans promiscuités gênantes, on peut . aller, avec lui, se rajeunir bien vite le cœur dans l'enfance du monde.

Matthew Arnold, critique fort distingué, a voulu, lui aussi, être poète. Il y a réussi de loin en loin. Il a exploité les mythes de la Grèce antique, de l'antique Asie, et les Sagas des Scaldes. Il a fait une Mérope, une Déjanire, un Empédocle. Il a traduit en vers, sous le titre de Balder mort, un des plus beaux épisodes de l'Edda de Snarro Sturleson : Balder mort ne peut échapper à l'enfer que si tout dans l'univers trouve des larmes pour lui. Puis vient le poème de Sohrab et Rustem, fondé sur la légende de ce grand roi d'Asie, Rustem, qui dans une guerre fatale, tue son fils et le reconnaît après l'avoir tué. On a dit que Matthew Arnold n'était que l'écho d'un écho, et qu'il y avait en lui plutôt un professeur de poésie qu'un poète. Cette appréciation est trop sévère; toutefois Arnold est loin d'avoir l'élégance sentimentale de Tennyson, la vigueur de Swinburne, la profondeur de Brow- ning ou le charme de Morris. Il n'est poète que par hasard, à la dérobée, presque malgré lui. C'est une brume lactée, que perce ça et un ravon.

PARNASSIENS ANGLAIS 2 f I

Richard Henry Horne et Henry Taylor ont tenté, comme Swinburne et Browning, de ressusciter la tra- gédie shakespearienne. S'ils n'ont pas obtenu un plein succès, du moins ont-ils acquis une légitime renom- mée. Horne a publié plusieurs drames bien écrits et très mouvementés, Cosme de Mêdicis, Grégoire Vil, Judas Iscariote, Prométhée, puis les Stratagèmes, gra- cieuse comédie, la Mort de Marloive, un acte très émouvant, enfin l'Esprit des pairs et du peuple, « une tragi-comédie et satire nationale ». Son ouvrage le plus connu est Orion, poème dramatique de très haute allure. Orion, fils de Poséidon, aime tour à tour Artémis, la chaste beauté intellectuelle, Mérope, la suprême beauté matérielle, Éos, la déesse du matin, au cœur gonflé de pure passion. Les principaux drames de Henry Taylor sont Philippe Arteveld, lsaac Comnène, Edwin la Belle, la Veille de la Saint-Clément, et Un Été de Sicile. En ses ouvrages, on trouvera un vrai sentiment historique et une observation sûre de l'âme humaine.

William W. Story est un Américain européanisé, un sculpteur poète. Sa statue et son poème de Cléopâtre ont eu un très grand succès. Dans le poème, la reine d'Egypte croit que son âme a déjà vécu sous la robe fauve des lions; elle s'écrie :

C'était alors une vie digne d'être vécue !

Non cette frêle vie humaine Avec ses frivoles passions exsangues

Et ses pauvres petites aspirations.

2f2 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Viens dans mes bras, mon héros ;

Les ombres du crépuscule s'étendent, Et l'antique ardeur de la tigresse

En mes veines commence à couler. Ne viens pas vers moi en rampant !

Prends-moi triomphalement, de vive force, Comme un guerrier enlève d'assaut une forteresse;

Je ne reculerai pas, je ne fléchirai pas. Viens, comme tu venais au désert,

Avant que nous fussions des créatures humaines, Quand il y avait en nous les passions des tigres;

Viens et aime-moi comme tu m'aimais alors.

William W. Story procède surtout de Robert Brow- ning. 11 a écrit des monologues poétiques dignes de ce maître. Un des plus intéressants est celui il expose le paradoxe de Judas, qui fait pendant au paradoxe de Lazare, imaginé par Browning. Judas, d'après Lysias, un centurion romain, son vieil ami, n'aurait pas eu l'idée de trahir le Christ. Il l'aurait, au con- traire, livré aux Pharisiens dans la ferme conviction que, cela fait, la toute-puissance de Jésus éclaterait fatalement par un miracle, et que la Divinité, se ré- vélant triomphale, briserait alors les chaînes du pri- sonnier, les murs de la prison, les armes des gardes, pour illuminer à jamais l'univers.

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VIII

JOHN PAYNE

o*

John Tayne

Ne vous est-il jamais arrivé de vous éveiller subi- tement au milieu d'un calme et délicieux clair de lune, après avoir été traîné à travers de ténébreuses angoisses par un funèbre cauchemar? Le sommeil pesait sur vous comme les murailles lourdes d'un noir cachot; un bourreau masqué vous donnait la torture. Vous aviez la sueur froide au front, votre cœur était contracté, vous sentiez déjà les morsures du fer et de la flamme; le sang de vos veines gonflées clamait la douleur et le désespoir, comme une mer en proie à la tempête. Vous vous êtes débattu, vous avez voulu fuir, et soudain, comme à un coup de baguette ma- gique, voilà le bourreau disparu, voilà les murailles tombées. L'angoisse se dissipe, les ténèbres devien-

2^6 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

nent transparentes. Vous vous soulevez sur le coude, les tempes moites encore. Vous retrouvez peu à peu la sérénité, et, pour chasser jusqu'au souvenir du dé- mon qui vous tourmentait, vous respirez longuement l'air frais de la nuit. Là-bas, alors, perdu dans les lilas obscurs, le rossignol vous chante une mélodieuse idylle, et la musique de cette âme d'oiseau se fond, autour de vous et en vous, avec le parfum des fleurs pudiques et le bleuâtre rayonnement de l'infini céleste.

Nous avons éprouvé une impression semblable en échappant momentanément aux mélancolies et aux amertumes de la sombre destinée, pour nous baigner dans le clair de lune poétique de John Payne, l'un des derniers venus parmi les poètes anglais du xixe siècle. Adieu le hideux cauchemar de la réalité cruelle! La Muse, vêtue de blanc et couronnée d'étoiles, nous ouvre à deux battants la porte d'or du domaine enchanté de l'Idéal, sur laquelle se lit cette inscription : « Vous qui entrez ici, quittez toute déses- pérance! »

John Payne a publié trois volumes de vers, dont l'un, composé exclusivement de sonnets, offre ce titre italien : Intaglios. Les deux autres, intitulés, le premier la Transfiguration des Ombres, le second Chants de la Vie et de la Mort, forment un ensemble que le poète nomme le Palais des Rêves.

La Transfiguration des Ombres (si l'on peut ainsi tra- duire The Masque of Shadows) est un poème dont la conception étrange rappelle les visions d'Edgar Poe, et dont l'harmonie suggestive est digne de Shelley.

JOHN PAYNE 2f7

C'est l'histoire d'un mort, depuis l'heure l'on a entassé la terre lourde et noire sur son cercueil, jusqu'au moment il atteint son objectif parfait, immuable, éternel. Le mort lui-même a la parole, et raconte les diverses modifications de son être au delà de la vie, ses sensations successives, ses sentiments, ses pensées, sa délivrance.

D'abord le voici seul, abandonné, enseveli dans le silence et l'obscurité. Pas d'air, pas de lumière, nul bruit. La matière épaisse, opaque, inerte, le cerne et l'accable. Il a perdu la mémoire du plaisir et de la peine; le sens du désir n'existe plus en lui. Son être n'a plus d'ailes. Des siècles s'écoulent dans ce som- meil aveugle et sourd. Il lui semble qu'il descend, qu'il s'enfonce, qu'il s'enfonce toujours en des pro- fondeurs de plus en plus noires; il a la sensation d'une chute irrésistible, constante, infinie. Il traverse des flammes et des souffrances. II traverse une pluie d'étoiles qui ont perdu leur splendeur et leur vie, à cause de quelque vieux péché, et qui tourbillonnent, inanimées, décolorées comme des feuilles d'automne. 11 entend le rugissement des forces de la nature dé- chaînées. Des lueurs confuses par moment se noient dans les ténèbres qui l'environnent. Puis le som- meil l'étreint plus fortement; des rideaux de plomb tombent sur lui. Soudain cet étau métallique s'ouvre, s'écarte, s'évanouit. Le cercueil devient diaphane, immatériel. Le mort se dresse, fantôme gris, dans une pénombre bleuâtre. Il marche, il s'avance vers une immense solitude. Le sens du désir lui revient; c'est

2f8 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

comme s'il lui revenait des ailes. Il se sent flotter à un souffle, ainsi qu'un nuage au vent. De pâles appari- tions d'essence inconnue passent maintenant près de lui. Leur nombre s'accroît. Elles veulent se rapprocher l'une de l'autre; une invisible main les sépare. Il se laisse aller. Un parfum l'envahit et il retrouve la mé- moire. Un brouillard de rêve sort de lui ou d'alentour. Est-ce le spectre de tout ce qu'il a aimé? Une brise le saisit et l'entraîne de ses petites mains fluides d'air pur. Il cherche passionnément le pouvoir mystique dont l'arôme a comblé son désir; il aperçoit une figure vêtue de brumes étoilées, de brumes couleur de saphir, couleur d'améthyste, couleur de mélancolie. Il reconnaît un front hanté par les rêves, et des yeux débordant de souvenirs bleu-sombre. C'est, lui semble- t-il, la perfection de tout ce qu'il a rêvé, la renais- sance condensée de tout ce qu'il a chéri, de tout ce qu'il a perdu dans la lutte et l'orage, la synthèse vive des aspirations multiples de son existence, qui fleuris- sent et se révèlent en une adorable vision féminine. Elle vient à lui, elle le guide à travers des spectres et des régions spectrales, pendant des années, des siècles, et il la suit avidement sans pouvoir encore l'enlacer de ses bras. Enfin il touche au terme des épreuves; une seconde vue lui vient; des voiles, jusque-là insensibles pour lui, se déchirent du sud au nord, à l'éclair d'un glaive d'or flamboyant; la vi- sion féminine et lui, ils se précipitent l'un vers l'autre, dans l'extase du désir suprême. Le mystère d'outre- tombe s'éclaire alors; dans les harmonies, tous deux

JOHN TAYNE 2ÇQ

s'élèvent au plus profond des profondeurs bleues, et leur âme double se dissout, ainsi qu'une perle de rosée, dans l'éternité qui enveloppe, comme un océan sans borne, tout ce qui est.

Telle se déroule cette vision bizarre et grandiose. Nous sommes si habitué aux subtiles distinctions faites à tout propos par les philosophes et les poètes entre le corps et l'âme, que nous avons été choqué, ou du moins vivement surpris, par la confusion per- manente du matériel et de l'immatériel, qui cons- titue le fond même de ce fantastique poème. Il se peut que nous ayons senti faux, et vraiment ce n'est peut-être pas une conception inacceptable que d'ima- giner un cadavre, de donner la voix à ce cadavre, de lui rendre tour à tour la sensation, le sentiment, la pensée, le désir, et d'en faire une ombre, puis une âme double par l'adjonction du spectre de son idéal, pour tout fondre en dernier lieu dans le bleu immense et éternel. Ce qu'il y a de bonne ou de mauvaise philo- sophie en de pareilles imaginations, le lecteur l'ap- préciera. Mais, sans aucun doute, l'auteur a fait un poème digne de ce nom. D'un noir cercueil il a évoqué un splendide bouquet de fleurs, légères comme les ailes de l'Espérance, fraîches et parfumées comme les lèvres du Printemps. C'est vague, impal- pable, diapré, immense et divin : de même, l'arc-en- ciel rayonne après l'orage qui a dévasté. Encore une fois, c'est de la poésie. On ne saurait demander plus à un poète. Insensé! si vous voulez; mais, certaine- ment, très beau!

2ÔO BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

Après la Transfiguration des Ombres, vient la Légende de Rédemption, qui est, à coup sûr, le poème le plus saisissant, le mieux ordonné et le plus com- plet qu'ait encore achevé John Payne. Un soir d'hiver, tandis que des ombres vont et viennent sur la neige qui blanchit la campagne, Sir Loibich, le vieux chevalier, est assis solitaire devant son foyer, dans la haute salle du burg féodal. Il pense au passé lointain, à sa jeunesse, à la belle fille qu'il aima jadis de tout l'amour de son âme et qui est morte en état de péché mortel. « Ah! cher Christ, s'écrie-t-il, si mes larmes pouvaient la sauver!... Pour son salut, je jetterais volontiers mon pauvre cœur aux flammes de l'enfer! » Mais que veut dire ce cri déchirant qui traverse les ténèbres? D'étranges sanglots montent dans l'air. La lune se voile, la bise nocturne gémit. « Cher cœur, qu'ai-je entendu? Il me semble que mon nom m'a été jeté par une voix en détresse, par une voix dont l'accent m'était bien connu, il y a bien longtemps. » Le nom du chevalier est de nouveau exhalé dans la nuit. C'est elle, c'est la bien-aimée qui l'appelle : « Le temps passe, les heures s'envolent, mon âme languit et souffre en t'attendant. » Sous les rayons blêmes apparaît une belle et blonde jeune fille, blonde et belle autant qu'on peut l'être : « Viens, lui dit-elle; le ciel a entendu ta prière; viens avec moi, la nuit est libre; tu pourras accomplir ton vœu. Alerte! selle ton meilleur cheval. » Il s'arme, il selle Dagobert, son cheval le plus sûr, il la prend en croupe; elle jette le charme de ses bras blancs au cou

JOHN PAYNE 26l

du cavalier, et le noir Dagobert les emporte à travers la neige et la nuit. Course folle. Les âpres paysages se dressent, s'abaissent et s'enfuient. « Halte! descends ici, dit-elle; laisse-moi, je pars. Tu es arrivé dans le royaume des Fées. En avant, plutôt l'enfer avec toi! » Ils vont, ils vont plus vite; le sol tremble; à droite et à gauche, des sites inconnus se poursuivent, se heurtent derrière eux. « Halte! descends, des- cends ici; c'est le Purgatoire. Tu y purgeras tes pé- chés; laisse-moi, je pars, j'accomplis mon destin. En avant, en avant! plutôt l'enfer, l'enfer avec toi! » A travers l'orage et les ténèbres, il aiguillonne le galop retentissant du cheval noir. Une aube blanchit l'ho- rizon; quelle harmonie émeut l'air? « Halte! des- cends, oh! descends, descends ici enfin; tu es aux portes du Paradis. Le Christ va te tendre les bras. En avant, en avant, en avant! Plutôt l'enfer, mille fois l'enfer avec toi, que le ciel sans la bien-aimée! » La course se précipite, les visions tourbillonnent et s'é- vanouissent. La plaine est nue; le sol devient brûlant; des serpents impurs, des formes démoniaques rampent et rôdent au bord des lacs maudits, sur les rives mortes. C'est l'enfer, l'enfer béant. « Oh ! je vois le terme de notre course! Arrête, arrête! et retourne vite à ton burg natal! Ne te jette pas en proie avec moi aux flammes dévorantes de LEnfer! Par la foi du Christ, tu iras je te suivrai! Embrasse-moi étroitement, et précipitons-nous dans la gueule de l'Enfer, insépara- bles pour l'éternité! » Il enfonce les éperons dans les flancs du cheval; l'abîme est là, tout grand ouvert,

2Ô2 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

tout enflammé. Mais soudain une trompette divine résonne, le cheval se cabre et se renverse; la jeune fille disparaît, les flammes s'éteignent, et le chevalier se retrouve seul, la nuit, dans la plaine glacée. Il se jette à genoux devant une croix de bois, et il prie. Et pendant sa prière, il voit une lueur, il entend une cloche argentine. Les dernières brumes se dissipent : c'est la Cité de Dieu. Voici les chemins de perles, voici le trône du Seigneur, voici les Saints et les Saintes, et parmi elles une jeune fille blanche comme un lys, une jeune fille pure comme une étoile : la bien- aimée!... Retournons au château. La nuit s'efface, le jour blanchit. Le vieux chevalier est assis devant la cendre grise, au coin de Tâtre, sous les frissons de l'aube froide. Devant la cendre grise, le seigneur chevalier est là, immobile; il est mort comme la flamme du foyer éteint. Il est mort; mais son visage rayonne encore d'une joie céleste...

Qu'on nous pardonne d'avoir si longuement analysé ce poème. Pour en faire saillir toute la force et tout le charme, il fallait en donner l'allure et le sentiment. Il fallait suivre le noir cheval Dagobert en son galop vertigineux, du pays des Fées à la gueule de l'Enfer; il fallait traduire les réponses désespérées du che- valier et les supplications du fantôme féminin qui vient de lui jeter au cou le charme de ses bras blancs. Nous trouvons l'idée belle et puissamment humaine, quoique nous en goûtions peu les accessoires mys- tiques, tels que Paradis, Enfer, Purgatoire, Cité de Dieu, Harpes des Anges, etc..

JOHN PAYNE 263

Tout ce merveilleux d'épopée moyen-âge est passé, défraîchi, comme une vieille mosaïque byzantine. Ce n'est plus le mysticisme catholique qui entonne au- jourd'hui le Sursum Corda. La chevalerie est morte; l'âme du monde n'est plus chevaleresque. Un autre idéal s'est levé en notre ciel. La religion, comme une nuit tantôt pleine d'étoiles, de parfums et d'harmo- nies, tantôt remplie d'obscurité, d'horreur, de siffle- ments sinistres, d'atroces hurlements et de désastres ténébreux, semble se dérober lentement, s'évanouir peu à peu, et emporter dans un lointain occident ses astres et ses voiles. Une aube pâle, craintive, solen- nelle, mouillée de pleurs, triste, douloureuse, infini- ment mélancolique, palpite à l'orient, au bord de l'horizon; plus tard ce jour naissant baignera les peuples de joie et de lumière. C'est vers cette clarté nouvelle, c'est vers l'avenir que doit désormais se tourner tout poète ayant l'instinct de la grandeur et l'ambition de vivre dans la mémoire des hommes. Pourtant, il ne nous déplaît pas d'entendre une jeune voix chanter de temps en temps un vieux refrain; les antiques absurdités ont tant de charme, que cela nous fait immensément espérer en la poésie qu'engendrera la grande révolution, dont nous sentons aujourd'hui le pénible travail s'accomplir à travers le monde.

Les deux compositions qui suivent la Légende de Rédemption semblent inférieures. Elles sont notable- ment plus longues et beaucoup moins expressives. L' Édification du Songe est une vision bien descriptive et bien vague à la fois. Le héros, après avoir toute

264 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

sa vie tenté la réalisation du songe de sa jeunesse, découvre enfin, dans une antique formule grecque, la route du Paradis terrestre. Il y court sur un cheval ferré, ou plutôt doré, d'or fin. Mais le bonheur qu'il y goûte est trop intense pour la faiblesse humaine; cette béatitude est trop forte et trop pure pour ses sens et son âme. Telle, la senteur d'un bois d'orangers fleuris, portée par la brise tiède, attire de loin le voyageur charmé, et, lorsqu'il s'estapproché, lorsqu'il veut se reposer à l'ombre des branches, le suffoque, l'enivre, l'accable, le force à s'éloigner tristement. Notre héros dit adieu au pays de l'Idéal et revient mourir au milieu des hommes. Le Roman de sir Floris est encore plus descriptif et plus délayé. Malgré le charme du rythme et la musique des vers, nous avons pris peu de plaisir à voir ce paladin conquérir sa place parmi les gardiens du Saint-Graal.

Il faudrait emprunter mainte et mainte page au vo- lume de sonnets de John Payne : lntaglios. Pourtant, malgré la perfection de la forme, ce recueil ne peut rien ajouter à la réputation de l'auteur. C'est comme un écho de la Vita nuova de Dante. Trop de raffine- ment et d'obscurité. Une grâce et une incertitude parfois presque enfantines. Mais toujours un art pré- cieux. Nous recommandons les quatorze sonnets qui portent le titre collectif de Madonna dei Sogni. Ima- ginez-vous Béatrice habillée à l'anglaise.

JOHN PAYNE 26f

II

Si les bitaglios respirent une admiration sincère et une grande expérience de l'art italien, les Chants de la Vie et de la Mort portent en eux un non moins profond amour et une science non moins profonde de la poésie française, surtout des lyriques du xvie et du xixe siècles. Voici des vers imités de Gautier, une bal- lade traduite de Banville, puis un madrigal triste, une aubade, une courante, un pantoum, des cadences, enfin des citations de Lamennais, de Leconte deLisle, de Baudelaire, d'Aloïsius Bertrand. Le tempérament du poète n'est guère français, pourtant. Payne est épris de toutes les délicatesses, de toutes les langueurs, de toutes les préciosités de la forme, mais pour en vêtir, pour en parer des idées sombres, des sentiments mé- lancoliques, des élans mystiques vers le vague, vers le néant, et des ballades funèbres à la manière alle- mande. C'est l'imagination septentrionale unie à l'art latin. Il semble, en certains poèmes, qu'on entende gémir l'âme de la neige ou de la brume, jalouse des citronniers odorants. La musique de certaines strophes évoque l'image de la Mort, assise, au scintil- lement de sa couronne d'étoiles, sur la pierre d'un

25

266 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

tombeau, et qui rêve, en effeuillant des roses rouges et blanches, aux chaudes amours de Vénus la blonde, de l'immortelle enchanteresse Vénus.

Les Chaîits de la Vie et de la Mort sont dédiés à Richard Wagner, que Payne gratifie, dans le même vers, du gosier d'un rossignol et des ailes d'un aigle, et qu'il appelle: « O Zoroastre! ô mage de notre nouveau monde d'harmonies de feu ! »

Passons.

Le volume commence par une belle ballade norvé- gienne : A la voile pour l'Occident! Le roi de toute la contrée a été chercher bien loin sa fiancée, qu'il a ramenée dans son palais. La ville est en fête. Par les hautes salles du château, on célèbre joyeusement les noces royales. Tout à coup les portes s'ouvrent toutes grandes, et un vieillard, en vêtement de matelot, appa- raît : « Le vent est propice, la mer nous appelle; qui veut aller avec moi vers les merveilleux pays de l'Oc- cident? » Le roi, les barons, les soldats tressaillent; l'amour des aventures, la soif de l'inconnu les affo- lent. En vain, la fiancée prie, supplie et pleure. Ils suivent le vieux pilote sur son vaisseau aux voiles blanches comme du lait. Ils appareillent. Le navire s'élance et danse joyeusement sur les vagues d'éme- raude ourlées d'écume, parmi les rayons du soleil d'argent. Mais, après cinquante jours de navigation, le soleil se voile, et sous un ciel de fer, on entre dans les glaces. Le pilote alors se transforme; à sa place se dresse un squelette gigantesque, aussi haut que les mâts : c'est la Mort. Le spectre souffle trois fois sur le

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vaisseau royal : à la première fois, les ténèbres tom- bent du ciel; à la seconde fois, l'équipage perd la vie; à la troisième fois, le navire s'engloutit dans l'abîme. Éternelle histoire du chien qui lâche la proie pour l'ombre! Vous avez le bonheur au logis, vous êtes là, tranquillement assis au coin de votre feu; et vous allez en toute hâte périr bien loin pour une chimère.

La Ballade de la Fille du Roi n'est pas moins mélan- colique. — La fille du roi chevauche à travers monts et vallées. Le vent des ténèbres lui crie : « Malheur à toi, fille du roi! tu cours à ton malheur! » Elle arrive au rendez-vous d'amour. Hélas ! son amant gît à terre, le cœur traversé d'une dague. Elle descend de cheval, prend cette tête pâle sur ses genoux, et la rose de son cœur commence à saigner. Elle creuse une large fosse avec l'épée de son amant, une fosse pour deux cadavres. Elle y porte le chevalier navré, s'y couche auprès de lui, et attend que la mort les unisse. Telles furent leurs fiançailles; plus tard un beau lys blanc sortit de terre à cette place.

Encore une ballade : Marguerite de Mai. La pauvre fille se laisse séduire et enlever par le roi des Elfes, qui la retient dans son royaume. Et elle a un fils du roi des Elfes. « Roi des Elfes, dit-elle alors, laisse-moi retourner un instant à mon village natal, pour revoir ma mère et ceux qui m'aimaient, et pour faire baptiser mon enfant. » Elle part; mais sa mère n'est plus, ses amis ne se retrouvent pas. L'enfant meurt avant le baptême; et Marguerite retourne pour toujours, tou-

268 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

jours, au joyeux pays des Elfes, comme l'âme hu- maine, lasse de la réalité, au pays des merveilles.

A côté de ces symboliques légendes, s'épanouissent de tendres élégies, des chansons d'une inspiration personnelle, des stances d'une tristesse caressante ou d'un harmonieux désespoir. Sveltes et délicates fleurs de lune, comme dit le poète. « Printemps trom- peur! s'écrie-t-il, à quoi bon m'attirer par tant de sé- ductions, pour ne me montrer partout que le spectre de mon amour d'antan? » Puis il entonne un Chant de- vant les portes de la Mort, sorte de défi à la souffrance et à l'inconnu, qui se résume en cette fière parole : Satis est jam posse mon (Il suffit que l'on puisse mourir). Plus loin il demandera « une douce mort, qui le dé- livre à jamais de l'amour, de la joie et du chagrin, en- core qu'il y ait dans la vie quelques heures charmantes comme le chant de la linotte. » 11 rêve, il rêve dans l'ombre, il rêve encore. Le voici Au jardin d'Armide. Les feuillées sont pleines de fantômes; la Vie blonde et blanche et la Mort sombre, au regard empourpré, couronnent devant lui le jeune Amour de rayons et de parfums. Et toutes ces visions sont trop belles, il le sait, pour exister autre part que dans le royaume des songes, trop adorables pour être jamais autre chose que de pures apparences. C'est pourquoi il adresse Un Hymne à la Nuit, à la Nuit qui porte la clé d'argent des rêves, à la Nuit dont les roses l'ont blessé au cœur de leur senteur passionnée. Il chante aussi La Chanson des Roses, avec une très dolente précio- sité; et il trouve des phrases si vaguement, si profon-

JOHN PAYNE 269

dément mélodieuses, que nous pensons voir et en- tendre la forme et la musique d'un parfum.

Mais la nuit s'en va du ciel : le poète commence une Aubade singulière, il regrette Diane au lieu d'ac- clamer Apollon : « La voix de mon âme est un oiseau qui pleure, Parce que la nuit s'en va. » Du reste, il aime la douleur autant que la nuit : « La douleur est quelque chose de si doux, Qu'il n'y a point de bonheur qui puisse être aussi cher à l'âme. » Il semble chercher à plaisir la souffrance, singulier dilet- tante de l'ascétisme. Il aime à souffrir en ce monde, non pas comme les ascètes chrétiens, pour mé- riter de ne plus souffrir dans l'éternité, mais pour le charme amer qu'il trouve à être malheureux. Ses dé- sirs sont tellement disproportionnés à ses pouvoirs, tellement impossibles à réaliser, que chacun d'eux lui cause une angoisse invincible; et pourtant il aime par- dessus tout à désirer. Il sent bien qu'il pourrait vider jusqu'à la lie la coupe de la réalité sans y trouver l'ivresse dont il a soif; et il repousse le breuvage, même quand c'est l'amour et la jeunesse qui le lui offrent. « Tenons-nous à l'écart l'un de l'autre, » dit-il à l'héroïne du Madrigal triste, « car si nous nous aimions et que quelque chose vînt à nous désunir, Dieu ne pourrait, même au ciel, guérir notre bles- sure. »

Quand il s'est, par oubli, abandonné au charme du beau, il n'ose pas s'attarder dans l'extase, tant il re- doute la satiété! « Quittons-nous, soupire-t-il à la bien-aimée, quittons-nous avant que la fleur de l'amour

23.

27O BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

soit fanée en notre âme. L'amour est mortel, mais im- mortel est le souvenir de l'amour. Or, puisque nos lèvres flétriraient si vite la fleur de notre tendresse, jetons au néant notre tendresse en sa pleine floraison, afin d'en garder, et d'en garder seulement, d'immor- telles sensations printanières. » Cette impuissance du désir, d'autant plus cruelle et plus chère au cœur, que le cœur qui désire est plus supérieur à l'humanité, se trouve admirablement exprimée dans la belle pièce dédiée à Stéphane Mallarmé, l'Ame fantôme :

« Mon âme est comme un feu follet Sorti de l'étang désert; c'est une flamme perdue, Une vaine flamme blanche et sans chaleur, Qui palpite au milieu d'un rouge et ardent essaim De flammes vives, sans pouvoir s'unir A aucune, pauvre spectre solitaire!...

« Peut-être un jour, mes chants Consoleront-ils quelque mortel las du monde, Qui boira comme un cordial Ces larmes, ce vin amer d'un cœur écrasé par l'amour. Il pourra dire alors, pleurant lui-même : « Il y eut bien de la tendresse en l'âme de cet homme!

« O vin amer de son cœur foulé par l'amour! Acre arôme qui rend sa voix si pénétrante! C'est comme la plainte mélodieuse d'une colombe au triste accent, D'un oiseau aux ailes blanches et qui n'a point d'amante, Et qui demeureisolédans unsombre bosquet, Et dont nul homme n'a jamais entendu le chant.

« Seuls, le pâle océan sans empreintes Et les

JOHN PAYNE 27I

claires extases de la lune Ont tremblé à ses sou- pirs; — Et dans leur ravissement musical, Ils lui ont donné en grâce la mélancolie et la solennité Qui sont leur essence...

« Si bien que sa tristesse, au sein Des suaves et miséricordieuses années, est devenue Une chose sacrée; et du fond de la tombe il gît seul dans l'ombre, (Semblable fut du reste son destin en sa vie solitaire,) Son désir, comme une semence fé- conde, s'est épanoui...

I S'est épanoui en une fleur qui couvre son sé- pulcre, — En une fleur d'où déborde la plus belle et la plus sainte des senteurs, En une fleur dont la toute-puissante suavité sauve, Et guérit les hommes du désespoir. »

« S'il se peut qu'un jour un mortel puisse penser ainsi, je me retournerai dans mon linceul, Et me rendormirai satisfait. »

II nous est advenu (et certes nous devons ne pas être seul à avoir eu pareille aventure), il nous est ad- venu naguère, tandis que nous restions dans un isole- ment paisible et studieux, de vivre tour à tour deux existences : l'une, grave et régulière, qui s'écoulait modestement à la clarté propice des derniers jours d'automne; l'autre, fantastique et merveilleuse, qui nous ressaisissait chaque soir, dès que nous avions fermé les yeux, et ne nous quittait qu'au matin. Aus- sitôt assoupi, nous reprenions exactement notre rêve au point nous l'avions laissé la veille. Nous ne savions plus de quel côté était la réalité, de quel côté

272 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

la chimère; et certes, si la plus réelle des deux exis- tences avait être la plus féconde en sensations, la plus intense, la plus nette et la plus active, la vie diurne eût été le songe, la vie nocturne la vérité. Le sommeil n'était plus pour nous qu'un vestibule obscur menant à un palais fabuleux, nous retrouvions fidèlement des amitiés surhumaines, des amours exta- tiques. Alors seulement notre âme allégée, libre et toute-puissante, s'éveillait et donnait carrière à toutes ses aspirations. Le corps était engourdi, les sens paralysés. Pourtant, nous y voyions plus clair, notre ouïe était plus délicate, nos autres sensations étaient plus fines. En cette masse inerte, gisant sur un pauvre lit, s'allumait un soleil intérieur, plus brillant que le vrai soleil, et s'animait tout un monde nouveau, plus vaste, plus beau, plus vivant que l'univers matériel. Singulier phénomène, et qui prouve combien cet univers matériel est peu de chose! Une simple éma- nation de l'âme peut le remplacer si avantageuse- ment! Cela dura près d'un mois. Puis nous chan- geâmes de résidence, le charme fut rompu, et il ne nous resta qu'un grand accablement, un grand re- gret. Depuis ce temps, nous comprenons combien peuvent être splendides les visions d'un aveugle et quels délicieux concerts peut entendre un sourd; nous comprenons également, depuis lors, combien il est doux pour un poète mystique et féminin de se perdre en de vaporeuses légendes, et de se créer un monde imaginaire répondant mieux à ses facultés que notre monde brutal et cru.

JOHN PAYNE 273

Aussi avons-nous pris un plaisir particulier aux vi- sions de John Payne. Il nous a ouvert son âme de poète, et nous y avons pénétré comme en un pays discret, chantent des mélodies inconnues, s'épanouissent des floraisons surnaturelles. Là, tout est subtil et raffiné. Là, l'humanité est si délicate, si déliée, si vibrante, si étrangement impressionnable, que chaque émotion forte cause une souffrance; on cherche donc les demi-teintes, on est avide de lan- gueurs, on finit par préférer la nuit au jour, le rêve à la vie, le souvenir à l'action, l'espoir à la jouissance.

L'instrument humain étant infiniment plus sensible en notre poète qu'en la plupart des hommes, tout ce qui chez le vulgaire produit la note joyeuse, amène chez lui la tristesse. D'un autre côté, ce qui n'est que trouble, obscurité, inquiétude pour le reste des gens, éveille en son sein de délicieuses émotions. Il sent avec tant d'acuité, qu'il dépasse à chaque instant la mesure. Ses sensations se transposent : le plaisir, par son intensité même, est douloureux pour lui; et la douleur, conséquemment, lui rappelle tou- jours le plaisir. De une singulière confusion de la souffrance et de la joie; la souffrance est comme un glaçon qui brûle, la joie comme un feu qui glace. On ne distingue plus les effets ni les causes. La vie de- vient énervante et pénible. On aspire au repos, au néant.

Un tel tempérament constitue une supériorité et une infériorité tout ensemble. La poésie qui en sort, possède un charme fiévreux, une morbidesse péné-

274 BEAUTÉS ÉTRANGÈRES

trante. Elle n'est guère substantielle ni féconde. Vos yeux sont-ils blessés par l'éclat du soleil et les aspé- rités des choses? Allez vers ce poète : il vous ber- cera dans sa pénombre bleue. Mais quand vous le quitterez, vos organes affaiblis ne pourront plus sup- porter les rayons du jour.

Ne reprochons rien à John Payne. Pareil au bon chevalier, il est sans reproche et sans peur. Il a, pour employer son langage, pressé son cœur comme une grappe mûre; et de son cœur a ruisselé la vraie poé- sie. Ceux qui n'aiment point cette rosée peuvent aller se désaltérer à d'autres sources!

Certes, nous ne la dédaignons aucunement. Mais nous estimons surtout les poètes sains, robustes, virils. En ce moment du monde, il faut combattre et non pleurer; il faut chercher la route de l'avenir, et non se cloîtrer dans les ruines; il faut acclamer l'au- rore qui se lève, et non gémir vers les étoiles. Des nations entières crient : « Justice et Vérité! » Sortons des ténèbres enfin! De la lumière, après les longs aveuglements! De la lumière! de la beauté! de la force généreuse, avec la toute-puissance de l'amour!

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TABLE

TABLE

Toèmes d'outre-mer et d'outre-monts

I. Enoch Arden 3

II. Strophes et Fragment 47

I. A une Alouette 49

II. Mutabilité 54

ni. Hymne à la Beauté intellectuelle .... 56

iv. Fragment 60

III. Chansons en Espagne 61

I. La Tour de Saint-Augustin 63

II. Chanson muette 64

ni. Le Rosier rouge 65

iv. Proverbe 66

24.

278 TABLE

v . Sérénade » 67

V 1 . Les Larmes de Dolorès 68

vu. Aubade 69

vin. Les Veilleurs de Malaga 70

ix. Dialogue 71

x . A Dona Luz 72

xi. L'Océan d'Amour 73

xii. Sagesse 74

xiii. Entre Tolède et Madrid 75

xiv. Baptême printanier 76

xv. Babils 77

xvi. Affinités 78

xvii. Rêve d'un Rêve 79

xviii. Conseil 80

xix. Chanson basque 81

xx. Divinité féminine 82

xxi. A l'andalouse 83

xxii. Madrigal 84

xxiii. Les Vendangeuses 85

xxiv. A un Chardonneret 86

xxv. Dans la Tour 87

xxvi. Certitude 89

V. Petits Poèmes lyriques 91

I. Nuit en Mer 93

II. Malentendu 94

ni. Souvenirs 95

iv. L'Abandonnée 96

v . Une Femme 97

vi. La Morte 99

vu. L'Indifférente 101

vin. Vision 102

TABLE

279

V. Deux Hommages a Victor Hugo. . . 105

Sonnet 107

Ode 109

^Çores sur quelques Toètes anglais ou américains du XIX* siècle

I. Walt Whitman 117

Post-scriptum 146

II. Poètes Spirites d'Amérique 155

III. LONGFELLOW 165

IV. Robert Browning 199

V. L'École Préraphaélite 211

VI. Swinburne 223

I. Le Poète 225

II. Le Critique 234

VII. Parnassiens anglais 243

VIII. John Payne 253

Achevé d'imprimer le vingt et un juillet mil neuf cent quatre

PAR

ALPHONSE LE M ERRE

6, RUE DES BERGERS, 6

2. —4134.

231 7131 4

La Bibliothèque Université cf'Ottawa Echéance

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