ue ie Ü 1 PAU Re Rien KL us ai Lo ls HET D RTS EL Re a T2 “a sa = 2-7 her se JE Pan Le 545 : Li LL ; 5: D , AR + "LEE A EAN e % # # 2” ( P bi 1 Le " Cia / nai R : : AY di À .. Fri + À nu . L. e di ( . À . ne à | " h n Er? LL é, : | " à LL) . p n, + NUE HAE l'AS VE AMEL "# sr ‘se BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DE GENÈVE. MAMAN GUIOANEORANTÉ L2 Imprimerie FARUEE et Roses, rue de l'Hôtel-de-Ville , 0. 78 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DE GENEVE. Mouvelle Série. —er— Come) ixième). On souscrit à Genève, CHEZ ABRAHAM CHERBULIEZ , LIBRAIRE, Rue de la Cite. PARIS, CHEZ ANSELIN, SUCCESSEUR DE MAGIMEL, Rue Dauphine, n. 36. 1837. JUILLET 1837. BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DE GENÈVE. DE LA Sittérature des Goths. Il y a bien des années, qu’en rendant compte dans la Bibliothèque Universelle‘ d’une des découvertes faites par l'abbé Mai, nous donnâmes quelques détails sur la langue et la littérature des Goths. Nous cherchâmes à établir que cette nation eut dans sa langue un nombre d'ouvrages et d’auteurs bien plus considérable qu’on ne le croit communément. La version gothique de l’Ecriture- Sainte était alors le point de départ de nos recherches, et maintenant nous les reprenons sous le rapport de la littérature profane. Sans doute nous ne pouvons espérer d’en retrouver les monumens originaux, mais nous en poursuivrons les traces dans les histoires et dans les poésies du moyen âge : nous montrerons que des poëmes et des récits de diverses formes et en diverses langues, qu’on trouve chez une grande partie des peuples de PEu- rope, doivent leur origine aux chants héroïques que les 1 Bibl. Univ., mai 1821. 6 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. Goths composèrent aux temps d’Hermanaric, d’Autila et de Théodoric. Dans l’article de la Bibliothèque Universelle que nous venons de rappeler, nous avons fait mention de quelques monumens gothiques, ayant rapport à ‘des transactions de la vie civile, et si l’on pouvait s’en rapporter à un écrivain goth du sixième siècle, qui abrégea l’histoire que " Cassiodore avait composée d’après les auteurs et les docu- mens originaux, nous ferions remonter jusqu’au temps de Sylla la culture littéraire des Goths. C’est alors , sui- vant Jornandès , qu’un philosophe appelé Dicenæus vint s'établir dans leur pays , enseigna les sciences , adoucit les mœurs et donna aux Goths des lois qu’ils conservèrent par écrit ?. Mais on ne peut ajouter foi à ce témoignage, car Jornandès, cherchant à relever sa nation, lui attri- bue assez souvent des faits qui appartiennent à d’autres peuples *. On peut croire avec plus de certitude que de grands ouvrages d’histoire furent composés dans la langue des Goths. 4blavius, Athanarid, Eldelwald, Marcomir, etc. , sont nommés comme historiens de cette nation par Jor- nandès et le géographe de Ravenne : la destruction totale de leurs écrits est une forte raison de penser qu’ils avaient employé leur langue nationale. 1 Cassiodor., præf. ad lib. E variar.—Variar., Gib.IX, epist. 25. 2 Jornand., de reb. Get. XI : Dicenæus.... nam æthicam eos eru- divit,.…..…. vaturaliter propriis legibus fecit, quas usque nunc conscriptas Bellagines nuncupant. — V. Wachter., Glossar. — Ihre, Glossar., Suio-Goth. — Ducange, Glossar. inf. lalin., pp. 1098-1166. — Walhberg, de philosoph. veter., Suio-Goth., p.19, not. (h). — Lund., Zamolx , p. 68. 3 J. G. Eccard, de orig. Germanor. S 108. p. 256. — Strabon (lib. VII, p. 298-304), parle de Dicenæus comme dirigeant le roi des Gètes. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. ? C’est par la poésie, et surtout par les chants , que les peuples barbares conservent le souvenir des événemens. C'était là les seules annales des anciens Germains, qui célé- braient dans leurs vers les dieux , les héros et l’origine de leur nation‘. Ils avaient aussi des chants de guerre destinés à animer les combattans ?. Les Romains, étonnés de la rudesse de ces voix et de ces idiomes, les compa- raient aux cris des oiseaux *, et comprenaient avec peine | que ces rauques accens pussent produire quelque émotion. Les Goths, les Vandales , les Gépides “ , les Lombards”, les Bourguignons * , étaient des peuples de même origine et qui parlaient la même langue. Les Lombards eurent, au sixième siècle, des poésies qui furent répandues dans toute l'Allemagne et qui célébraient les hauts faits d’Alboin Tacit., Germ., 2: celebrant carminibus antiquis , quod unum apud illos memoriæ et annalium genus est, Tuistomen Deum.... et filium Mannum, originem gentis. — Tacit., Annal. IL, 88. ? Tacit., Germ. 3 : carmina..…. quem Barritum vocant, accen- dunt animos..… 3 Tacit., Hist. I, 22 : …. Cantu truci…. Julian. Misopog., init. RE barbaros eos qui trans Rhe- num incolunt; vidi, rustica carmina (œype pen), verbis facta similibus clangorum, quos aspero clamantes aves edunt, studiosè amplecti et carminibus delectari. Sidon., Apollin., carm. XII, p. 388, ed. Sirmond : Et Germanica verba sustinentem Laudantem tetrico subindè vultu Quod Burgundio cantat esculentus. { Procop., Bell. Vandal., 1, 2. — Paul. Diacon., continuat Eu- trop., lib. XIV, p. 94. 5 Paul. Diac., ibid. — Theoph., p. 81. — Cedren. I, p. 342. — Zanetti, del regrno dei Lombardi, p.17. — Grotius, proleg:. in hist. V'andal. ® Agalh., 1, p.14. — Quelques mots de la langue des Bourgui- gnons qui ont été conservés, s'expliquent fort bien par le mæso- gothique. V. Amm. Marcell., XXXVII, 5. — Junü, Gloss. Goth., pp. 221-297. — Wachter., de ling. Codic. Argent., p. 64-65. 8 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. leur roi‘. Elles avaient le caractère épique et devaient res- - sembler à nos poëmes de chevalerie, car on croit retrouver chez les Lombards des traces de cette fameuse institu- tion. Ainsi Alboin , vainqueur des Gépides et de Toris- mond fils de leur roi, ne put s’asseoir à la table de son père, avant d’avoir été armé par un roi étranger *. Il alla à la cour du roi des Gépides , fut admis à sa table, malgré le souvenir douloureux du coup qu’il avait frappé, et reçut les armes de Torismond des mains de son mal- heureux père. Alboin revint dans le camp des Lombards et dès lors mangea avec Audoin *. Cette aventure, qu’Alboin raconte lui-même “ , forme dans l’histoire de Paul Warne- frid , un épisode d’un caractère particulier et tout à fait poétique. Il rappelle le passage de la romance du Cid, où Don Diégo, vengé par son fils, l'invite à manger avec lui”. Les nations gothiques gardèrent sans doute, en Espagne, plusieurs des coutumes qu’elles avaient eues dans la Pannonie et sur les bords du Danube. Les habi- tans de l’ile de Gothland ont longtemps conservé un récit rimé , racontant l’émigration et les aventures des Winili, nation des bords de la mer Baltique, qui détruisit celle ! Paul. Diac., de gest. Langobard., 1, 21. Alboin verà ità præ- clarum longè latèque nomen percrebuit, ut hactenus etiam tam apud Bajoariorum gentem, quam et Saxonum, sed et alios ejus- dem linguæ homines, ejus liberalitas et gloria bellorumque feli- citas et virtus, in eorum carminibus celebratur. ? Nisi prius à rege gentis exteræ arma suscipiat. 3 Paul. Diac., tbid., 1, 24. ‘ Düm cum patre lætus regias delicias caperet. $.....Sienta a yantar el mio fijo Do estoy, en mi Cabecera Que quien tal cabeça trae, Sera in mi casa cabeca. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 9 des Lombards et s’appropria son nom’. Ce poëme, dans son état actuel, paraît antérieur au douzième siècle, et on doit le considérer comme dérivé de poésies beaucoup plus anciennes , qui remontaient en partie à un temps rappro- ché de l’émigration. Les Lombards, illustres par leur valeur et leur petit nombre? , furent, sans doute , les auteurs de ces poésies primitives, puisqw’elles célébraient leurs exploits : dans l’origine elles ne parlèrent que de leur émigration et de leurs premiers faits d'armes , mais dans la suite on y ajouta successivement d’autres traits de leur histoire. Dès le cinquième siècle , Prosper d'Aquitaine rappelle ces traditions , et Paul Warnefrid les prit pour base de son récit °. Les chansons scandinaves s’accordent avec le poëme de Gothland‘. Les Bourguignons eurent aussi des chants historiques, et dans le onzième siècle ils chantaient le héros Ogier”, qui est bien plus connu par les romans de Charlemagne. Les chants nationaux des Goths , comme ceux des au- tres peuples de race germanique, redisaient les exploits des anciens guerriers et servirent de matériaux à leurs * Stephan., Not. ad Saxon. Grammat., p. 181. — Pontan., rer. Danic. hist., 1, p. 36.—Pontoppid., Gest. et Vest. Danor., 1, p. 105-107. — Graberg., Saggio Sugli Scaldi, p.21, 139-143. ? Tacit., Germ., 40 : Langobardos paucitas nobilitat. — Paul. Diac., 1, 7 : erant siquidem tunc” Winili universi ætate juvenili florentes, sed numero exigui. 3 Prosp. Aquit : Langobardos ex extremis Germaniæ finibus..…. Jborea et Ajone ducibus.... — Paul. Diac., 1, cap. 3, 7-14. % And. Ser., Velleji Centuria. Ganlil., Danic. — Pontoppid., Gest. et veslig. Danor., T. 1, p. 107 et seq. ; 5 Metell.Tegern., Quirinalia. apud Canis., T. HI, part. 2, p.134. Burgundis alius belligero robore Dux probus, Quem gens illa canens prisca vocat nunc Osigerium. 10 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. historiens. Ablavius et Cassiodore en avaient fait usage", et l’abréviateur Jornandès conserve encore des lambeaux poétiques. Ces chants , ainsi que ceux des bardes , des skaldes, des troubadours, durent se faire entendre et se perfectionner à la cour ou dans les camps des princes : l'immense puissance du grand Ermanaric , qui fut l'Alexandre des Goths*, dut beaucoup contribuer à exalter le talent des poëtes, à cultiver le langage, et il ne faut pas oublier qu’à cette époque, Ulphilas , profi- tant des progrès qu'avait fait la langue gothique, pro- duisit son étonnante version de l’Ecriture-Sainte. Les Goths étaient certainement les plus cultivés de tous les barbares. Le vaste empire d'Ermanaric fut détruit par les Huns. Les Goths cherchant à échapper aux vainqueurs , se reti- rèrent vers le Danube , vers le Niester et en Transylvanie. Cependant plusieurs princes de la noble race des Amales, chefs d’une partie des Ostrogoths , se soumirent aux Huns, s’attachèrent à Rugilas, et suivirent un peu plus tard les drapeaux d’Attila. On voyait parmi eux Théodemir , père du grand Théodoric, et ses frères Walamir et Widemir , qui, selon Jornandès , étaient bien plus nobles que le roi qu'ils servaient *. ! Jornand., de reb. Get., 4 : Quemmadmodum et in priscis eo- rum Carminibus pœnè historico ritu in commune recolitur; quod et Ablavius descriptor Gothorum gentis egregius verissimà adtes- tatur historià. ES Par NEC TE Cantu majorum facta modulationibus Citharis- que canebant, Ethespamaræ, Hamalæ, Fridigerni, Widiculæ et aliorum, quorum in hâc gente magna opinio est, quales vix He- roas fuisse miranda jactat antiquitas. — Les manuscrits donnent des variantes sur les noms de ces guerriers. ? Jornand, de reb. Get., 23. — Amm. Marcell. XXXI, 3. 3 Jornand., ibid. 38. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 11 Les Huns, soit hasard, soit habileté , s'étaient placés dans la Hongrie, et de cette position menaçaient les deux parties de l’empire romain. C’est dans cette situation que se trouvait Attila succédant à son oncle, et même après avoir soumis la Scythie et la Germanie il conserva toujours une sorte de capitale dans les environs de Jasbérin ou de Tokai; non loin du lieu où Fidicula, Vun des héros des Goths, avait trouvé une mort glorieuse *. L’historien Priscus, qui fit partie d’une ambassade envoyée par Théodose II à Attila , donne la description de ce village royal, et beau- coup de détails sur tout ce qui s'y passait. On y voit que de jeunes filles accompagnaient par des chants (asuxlx axv- . Oexx) la marche du roi desHuns , qu’à ses repas des poëtes chantaient ses victoires etses vertus guerrières *, et que des bouffons cherchaient à l’égayer par des lazzis et des plaisan- teries dans lesquels les langues latine, hunique et gothi- que étaient bizarement mélées ‘. Celle des Huns était fort grossière et n’avait reçu aucune culture * , tandis que celle 1 Mascou., Fatli de Tedeschi., IX, 23, not. 7.— De Buat., Hist. anc. des peuples de l'Europe, T. VIL, p. 461. ? Jornand., 34. IL a conservé un fragment de Priscus qu ne se trouve pas din les extraits des ambassades. 3 Priscus, pp. 58-67. 4 Prisc., p. 67 : TA yap AUGoytOY Tr TOY Ov aa rm TOY TorÜy rapauryves yhollay Otrokocsi (Orig. Hungaror., p. 126) interprète Aucoyu&y yhollay. par dialecte de la Valachie. Fred. Shlegel ( Tabl. de l'Hist. mod., \, p. 123), par la langue romaine ou plutôt le dialecte corrompu des provinces, qu'on appelait la langue ausonique. . ® Procop., B. G., IV, 19. — Jornand., 24. — Quelle était la langue des Huns ? à quelle race appartenaient ces barbares ? Ques- tions encore indécises. Bayer, Gaubil, Visdelow, de Guignes, croient les Huns identiques avec les Hiong-nou des Chinois, c’est-à-dire de race turque. — Leibnitz et Eckhart les ont cru Sar- mates, c'est-à-dire Slaves. — Pallas et Bergmann les estiment : 12 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. des Goths avait dès lors acquis une grande perfection. Aussi semble-t-il, par un passage de Priscus, que les Huns, appréciant la supériorité de l’idiome gothique , lui accor- daient la préférence sur leur propre langue. Tel est le sens qu’un historien et un critique célèbres, Gibbon et Fréderic Schlegel ont donné aux paroles de Priscus ?. Le second de ces écrivains pense même qu’Attila « ne fut et ne demeura Hun que sous le rapport de la religion. Son éducation et sa manière de vivre étaient du reste tout à fait Gothes. » Un Italien qui, au quinzième siècle, composa un dialogue qui eut de la célébrité, fait dire à Jean de Médicis, qu’un ancien livre grec de sa biblio- thèque assurait qu’Attila faisait un si grand cas de la langue gothique qu’il avait voulu la substituer au latin, dont il prétendait défendre l’usage en Italie *. Mongols. — Klaproth, Saint-Martin, Abel-Rémusat les rapportent à la race finnoise, autrement appelée {choude ou ouralienne. — Il se pourrait que la soumission des Finnois aux Hiong-nou, leur eut fait prendre le nom de leurs maïtres, et que de là vint celui des Huns ( Abel Rémusat, Rech. sur les lang. tart., p. 318). 1 Priscus, p. 59. C. ? Gibbon, Hist. de la décad., T. VI, p. 262, not. (2), édit. franc. de Guizot. — Fréd. Schlegel, Tabl. de l'Hist. mod., 1, p. 122, trad. franc. 3 Alcyonius, de exilio, Gb. IL, p. 213. Ed. Menken. In bibliothecä nostrâ asservatur liber incerti auctoris græcè scriptus, de rebus à Gothis in Italiâ gestis : in eo memini me legere Attilam regem post partam victoriam, tam studiosum fuisse Gothicæ linguæ propagandæ, ut edicto sanxerit, ne quis linguà latinä loqueretur, magistrosque insuper à su provincià accivisse qui Italos Gothicam linguam edocerent. — Vallaszki (conspect. litter. in Hungar., S 8, p- 45), cite ce passage, et par une interprétation assurément très- fercée, prétend que, par langue gothique , il faut entendre celle des Huns. D’un autre côté, Schlegel semble donner une trop grande autorité aux paroles d’Alcyonius. Il ne serait pas impos- sible qu’Alcyonius eut tiré ce qu'il avance de l’hrstoire de Byzance DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 13 Quoi qu’il en soit de cette préférence et de ce caprice d’Attila, il est certain que les guerriers qui l'entouraient étaient très-sensibles au charme de la poésie héroïque ; ils étaient vivement émus par les chants des poëtes ', et l’on peut lire dans Jornandès l'éloge que les plus distingués des Huns chantèrent aux funérailles d’Attila, en tournant à cheval autour du lit de parade sur lequel son corps était exposé *. Un honneur pareil avait été rendu à Théo- doric, roi des Visigoths, lorsqu'il fut trouvé sans vie sous un tas de morts après la bataille des champs Cata- loniques *. et d'Aila, que Priscus écrivit en sept Livres, ou qu'il eut vu de cet ouvrage des extraits plus étendus que ceux qu’on trouve dans le recueil des ambassades. Plusieurs auteurs ont affirmé que l’his- toire de Priscus existait encore au quinzième siècle et même plus tärd (Fabric. Bibl. Græc., T. VIIL p. 539, not. (aa) ed. Harles.) Nous reconnaissons cependant qu’Alcyonius annonçant que le manuscrit grec traitait de l’histoire des Goths en Italie le représente comme fort différent de l'ouvrage de Priscus. ! Prisc., p. 67. ? Jornand., de reb Get., 49. M. de Châteaubriand a traduit cet éloge dans ses Etudes historiques (T. II, p.120). L’historien goth . ajoute : Postquam talibus lamentis est defletus, Stravam super tumulum ejus, quam appelant ipsi, ingenti commessatione conce- lebrant. — Lactantius, commentateur de Stace, explique le mot Strava (ad Thebaïd., lib. XII, v. 65) : exuviis enim hostium extrue- batur regibus mortuis pyra , quem rilum sepulturæ hodiè quoque barbari servare dicuntur, quem Strabas dincunt lingud sud. — Ce mot s’interprète par le mœso-gothique. Stravan (Ulphil., marc. XI, 8) signifie Sternere. C’est l'exposition d’un mort sur le bûcher ou sur un lit de parade, accompagnée d’un repas funèbre. Ces repas sont de tous les temps. Les Romains les nommaient Silicer- nium, les Norwégiens 4rffuesl (OI. Worm., Monum. Danic., cap. 6. — Ihre., Gloss. Suio-Goth., p. 106), les Germains, Dad- sisa (O1. Worm., ibid., p. 36. — G. H. Ayrer. de Datsisa Vel. Germ. in T. IV, Act. Sociel. lat. Jenens., p.134). Leïbnitz, qui croyait que les Huns étaient des Slaves, a cherché à a, Strava par la langue de ces derniers peuples (Oper.; T. IV, part. 2, p. 191. — Eckhart., Franc. Orient, T. 1, p. 877 et T. Il, p. 487. 3 Jornand., ibid., 41 : .…. cantibus honoratum. 14 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. Il paraît donc que ce fut à la cour d’Attila que les poëtes goths exercèrent avec le plus de succès les talens qu’ils avaient déjà développés à celle d’Ermanaric. Ils chantèrent le roi de tous les rois”, ses victoires et les événemens de son règne, en les rattachant aux souvenirs des ‘générations antérieures. Parmi les faits relatifs à Attila , il en est un fort remar- quable par les développemens qu’il a reçus des poëtes. Le massacre des Bourguignons de Worms, par les Huns, n’a laissé dans l’histoire qu’une trace à peine visible , tandis que sous la forme poétique, il a été célèbre chez presque tous les peuples de’ l'Europe. C’est à donner une idée de cette poésie, des formes variées qu’elle a revêtues, des modifications et des recensions qu’elle a subies, des branches auxquelles elle a donné naissance , que nous allons nous appliquer. Ces récits remontent au temps d’Attila , les Goths en sont les auteurs : c’est ce dont on ne saurait douter, d’après ce que l’on sait de la grossièreté du langage des Huns, de la culture perfectionnée de celui des Goths et de lestime dont jouissait ce dernier idiome à la cour du roi des Huris. Après la mort de ce conquérant, les poëtes goths ajoutèrent successivement de nouveaux chants aux anciens : ils racontèrent ses der- nières guerres, sa fin tragique causée par la vengeance d’une femme, les suites de ce terrible événement et les exploits de leur grand roi Théodoric. Il est fort vraisemblable que les Goths célébrèrent les aventures d’Attila, dans une suite de poëmes, à la ma- nière des rhapsodes , et dont la réunion formait un véri- table cycle épique. Ces poëmes n'existent plus : mais nous trouvons chez les Scandinaves des poésies lyriques ! Jornand., tbid., 38. ..…. solus Attila rex omnium regum. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 15 racontant les mêmes aventures , qui peuvent, en quelque sorte , leS représenter. À des époques anciennes, et mal déterminées, des tribus de Goths sorties de l'Asie, péné- trèrent à plusieurs reprises dans la péninsule scandinave. Elles repoussèrent vers le nord ou réduisirent en escla- vage les Finnois (Jottes.-Scritofini), habitans primitifs de cette région. Les Goths de Suède et de Norwépge étaient de même race, de même langue que les Goths soumis à Attila. Ils eurent avec eux de fréquentes communica- tions , et les poésies que les Huns avaient entendues les premiers furent avidement accueillies par les Goths de la Scandinavie. Ces chants historiques parvinrent en Islande avec les Norwégiens qui , au neuvième siècle, y fondè- rent une république : ils y furent conservés mieux que sur le continent, et au douzième siècle Sæœmund les réunit à des poésies mythologiques pour en former l’an- cienne Edda ‘, dont un exemplaire fut rapporté en Dane mark un peu avant le milieu du dix-septième siècle ?. Stephanius a prétendu qu’avant la rédaction de Sæmund l'Edda n’avait jamais été écrite, et qu’elle ne s’était con- servée que dans la mémoire des skaldes. Mais Gudmund André et Résénius ont soutenu, au contraire, que Sæmund avait tiré ces poésies d'anciennes écritures runiques. Quoi qu’il en soit, les morceaux qui forment l’Edda furent conservés en Islande, mais n’y furent point composés, et l’on sait, par des témoignages historiques, que plu- sieurs de ces poëmes étaient connus dès le dixième siècle *, * Nous citons toujours l’'Edda d’après l’édition de Copenhague, 1787, 1818, 1828. in-4, 3 vol. ? Stephan., not. ad Saxon. Gramm.; p. 93. — Arn. Magnæi., Vit. Sœmundi cum not. Joh. Erichsen., p. vi-vir. — Præf. ad part. \, Eddeæ , p. xLr. ® Præf. ad. Edd. Rhyth., part. 1, p. xxxvinr. Hafn., 1787. 40. 16 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. Des savans du Nord ont comparé les Odes de l’Edda avec d’autres productions que l’on rapporte âvec cer- titude au neuvième et au dixième siècle , et ils affir- ment, d’après le style simple et naturel des premières , qu’elles sont bien plus anciennes et qu’elles doivent avoir été rédigées entre le sixième et le huitième siècle *. Nous regarderons donc ces odes comme représentant les poëmes qui furent composés par les Goths, sans nullement pré- tendre qu’elles n’aient subi aucun changement depuis leur origine jusqu’à la rédaction de Sæmund. Nous pensons, au contraire, qu’elles ont dù en éprouver soit dans la forme, soit dans le langage. Il paraît même qu’une partie de ces poésies s’est perdue , et qu’il a existé une Edda plus ancienne et plus étendue*. Ce qui nous est parvenu donne l’histoire poétique d’Ermanaric , des Volsunges , des Giukunges et d’Attila, mais si l’on compare l’Edda deSæmund avec celle de Snorro et avec la V’olsunga Saga, on voit que les auteurs de ces derniers ouvrages avaient encore des traditions et des poëmes qui n’existent plus maintenant. Cependant, malgré ces pertes et les altéra- tions qu’ils peuvent avoir subies , les chants historiques de PEdda sont ce qui nous reste de plus ressemblant aux chants originaux composés par les Goths au temps d’Attila ou peu après sa mort, et c’est moins de deux siècles après cet événement qu’ils reçurent des skaldes la forme sous la- quelle le recueil attribué à Sæmund nous les a conservés. On trouve des allusions à l'histoire de Volundr, qui forme le pre- mier récit de l’Edda, dans la version de Boëce par Alfred-le- Grand, et dans le poëme latin sur les exploits de Walther. * Præf. ad part. 2. Eddæ, p. xvi. ? Stephan, not. ad Saxon., pp. 16-17. — OI. Nording., Diss. de Eddis Island., $ vi. — Seringham., de Anglor. gentis origine, p- 265. * Præf. ad? vol. Eddæ rhythm.; p. XY. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 17 Les derniers éditeurs de lPEdda ont réuni , dans le second volume , les morceaux historiques , au nombre de vingt-deux. Le premier morcéau raconte l’histoire du forgeron Véland , le Dédale du Nord , dont un grand nombre de poésies et de romans de chevalerie ont con- servé le souvenir ‘. Le dernier est tout à fait étranger à nos recherches, et les vingt autres forment le cycle dont nous avons parlé. Deux de ces morceaux sont en prose, ils donnent la substance de poëmes qui ont été perdus ; tous les autres sont en vers , mélés de fragmens plus ou moins étendus en prose, qui leur servent d'introduction , remplissent des vides ou expliquent des passages obscurs. Ces parties en prose sont regardées, avec raison, comme bien moins anciennes que celles en vers. Voici lanalyse des vingt poëmes historiques contenus dans cette partie de PEdda. Sigurd était fils de Sigmund , roi de Frackland?, et de sa femme Hiordis. Après que Sigmund eut été tué par les fils de Hunding, Hiordis épousa le fils du roi Hial- prec , et Sigurd fut élevé auprès d’eux. Il devint bientôt célèbre par son courage et sa beauté. Sigurd alla un jour consulter son oncle , le sage Griper, à qui avenir n’était point caché. Griper lui prédit qu’il acquerra de la gloire, qu’il vengera son père, qu'il s’emparera d’un trésor et qu’il délivrera la belle Valkyrie Brinhilde, I lui prédit encore, bien à regret et après beaucoup de résistance , les malheurs dont il est menacé et sa fin pré- maturée. Le nain Régin, qui prend soin de Sigurd, lui raconte 1.V. Varticle Vôlundr, dans le glossaire du T. H de l’'Edda. — Depping et Fr. Michel. Véland le forgeron. Paris, 1833. 80. * Pays non loin du Rhin. X 9 18 DE LA LITTÉRATURE DES -GOTHS. l’origine du trésor qui joue un si grand rôle dans les tra- ditions scandinaves et allemandes. Il lui dit que les Ases étant un jour à la pêche , Loke tua une loutre d’un coup de pierre. C’était Otur , fils de Hreidmar qui avait pris la forme de cet animal et le père exigea que les Ases , pour le dédommager, remplissent d’or la peau de la loutre. Loke se procura cette rançon en prenant dans un filet le nain Andvar, qui, forcé de livrer les richesses qu'il a amassées dans son rocher, maudit cet or et y attache des malheurs pour tous ses futurs possesseurs !. Bientôt Fafner et Régin tuèrent leur père Hreidmar pour avoir ce trésor. Fafner s’en empara et refusa de le partager avec son frère. Régin fait ce récit à Sigurd pour l’engager à- le venger de l’avare Fafner, mais avant d’entreprendre cette aventure, le fils de Sigmund veut punir les meur- triers de son père. Le roi Hialprec lui fournit des vais- seaux , il livre bataille aux trois fils de Hunding et leur Ôte la vie. Après avoir rempli ce devoir , il revient vers Régin. Ce nain a fabriqué l'épée Gram, arme redoutable, par laquelle Sigurd doit donner la mort à Fafner qui, sous la forme d’un énorme serpent, habite le désert de Gnitaeid. Sigurd se cache dans une fosse, et au moment où le monstre la franchit , il le perce de son épée. Alors il s'établit un dialogue entre Fafner et son vain- queur. Le serpent avertit Sigurd qu’il a répandu son venin sur son or , et lui conseille d'abandonner ce trésor maudit. Après qu’il est expiré Sigurd fait rôtir son cœur , et ayant goûté le sang qui en distille, il comprend tout à coup le langage de sept aigles qui étaient près de lui. 1 On trouve dans l’antiquité la mention de plusieurs objets qui étaient fatals à tous ceux qui les possédaient, tels furent le cheval Seion, l'or de Toulouse, etc. (Adagia. Francof.; 1646, fol., p.375.) DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 19 Ces oiseaux lui apprennent que Régin veut le trahir et lui conseillent de le tuer. Sigurd tranche la tête au perfide nain , pénètre dans le repaire de Fafner, et emporte sur son cheval Grani l’or du serpent, le casque formidable (Ægis-hialmr), une cuirasse d’or, le glaive Hrotti et d’autres richesses. Après cette victoire Sigurd vole vers le midi, au mont de la Biche ( Æindarfiall) au pays de Frackland, Il pénètre dans un château entouré de flammes et délivre la Valkyrie Brynhilde de la léthargie dans laquelle Odin l’avait plongée. Il arrive ensuite à la cour des fils de Giuk : ces princes se nomment Gunnar, Guttorm et Hôügni. Sigurd trompe Brynhilde et la fait épouser à Gunnar qui lui accorde sa sœur Gudruna. Brynhilde, touriaentée par la jalousie et pour se venger de Gudruna, engage Guttorm à assassiner Sigurd pendant son sommeil. Le prince Giukunge s’était préparé à cette horrible action en mangeant de la chair de serpent et de loup. Sigurd, frappé à mort , lance son épée contre son assassin et le partage par le milieu du corps. Brynhilde met fin à sa vie en se brülant avec le corps de Sigurd sur un char couvert d’étoffes précieuses , et après avoir prédit les malheurs qui attendent la race de Giuk. Pen- dant qu’elle descend chez les morts, une géante de la montagne (Gygur), lui reproche sa funeste influence. Brynhilde répond en rappelant les événemens de sa vie, son état de Valkyrie, la colère d’Odin et sa délivrance par le vainqueur de Fafner. Il habita avec elle pendant huit nuits sans enfreindre les lois de la chasteté , et ce- pendant c’est ce qui a causé les insultes de Gudruna. Gudruna chante ses malheurs et le meurtre de son époux. Elle avait été effrayée en voyant le cheval Grani revenir sans cavalier, et bientôt Hôgni avait confirmé ses 20 DE LA LITTÉRATURE DES GOTIIS. craintes. Grimhilde parvient cependant à persuader à Gudruna sa fille, de recevoir une compensation pour le meurtre de Sigurd, et lui présenta la boisson magique - d’oubli dans une corne ornée de caractères sanglans. Dans la suite, le roi Atli (Attila), fils de Budlus , recherche Gudruna en mariage. Elle repousse longtemps ce frère de Brynhilde, et prophétise les suites funestes qu'aurait cette union. Elle cède cependant aux sollici- tations et aux promesses de sa mère. Elle accepte la main d’Atli, et un voyage de vingt-un jours , par terre et par eau , la conduit chez son nouvel époux. Quelque temps après ce mariage, Herkia, femme répu- diée d’Atli, accusa Gudruna d’infidélité. La fille de Giuk prouva son innocence par l’ordalie de l’eau bouillante, et son accusatrice n'ayant point réussi dans la même épreuve, fut noyée dans un marais”. Cependant le roi des Huns , tourmenté par des songes et par le désir de posséder les trésors de Fafner , envoya un hérault porter aux rois de Worms l'invitation de venir à sa cour. Après quelque hésitation causée par la défiance d'Hôgni et les signes de mauvais augure que Gudruna avait joints au message d'Atli, ces princes acceptent. Ils partent , ils arrivent , et Gudruna les avertit des per- fides desseins d’Atli. Bientôt ils sont attaqués par les Huns. Gudruna cherche à s’interposer entre ses frères et son époux; mais ne pouvant y parvenir, elle jette son manteat, saisit un glaive et défend vaillamment ses frères. Tous ses efforts sont vains. Après un long combat les fils de Giuk sont faits prisonniers. Gunnar est jeté ! Cette façon ignominieuse de mettre à mort était en usage chez les nations germaniques. V. Tacit., Germ., 12. — Lex Burgund., XXXIV, 1. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 21 dans une prison remplie de serpens; ses mains sont liées , mais , dans l’espoir d’attirer à son secours Odruna, sœur d’Ati, dont il est aimé , il joue de la harpe avec les pieds. Sa terrible musique arrache des larmes aux femmes , émeut les guerriers les plus farouches et brise les voûtes de sa prison ‘. Mais Odryna est absente et le héros succombe, Hügni, qui s’est défendu avec la plus admirable valeur , refuse de racheter sa vie en livrant le trésor ; on lui arrache le cœur et il meurt en riant. Alors Gudruna accable Ali de reproches et obtient de rendre à ses frères les honneurs funèbres , mais bientôt elle se décide à les venger. Elle étrangle ses propres en- fans et fait manger leurs cœurs à leur père ; puis, aidée par Niflung , fils d'Hôgni, elle poignarde Atli dans sa couche ?. Le roi mourant et Gudruna ont ensemble un long dialogue , ils se font mutuellement des reproches, et Gudruna promet à l’époux qu’elle vient d’assassiner une sépulture honorable , puis elle met le fewau palais. Ici le poëte exalte le bonheur de celui qui aurait une fille aussi courageuse que celle de Giuk, et aussi assurée d’une longue célébrité. Gudruna, après sa vengeance, veut terminer ses jours, Elle se jette dans la mer, mais la mer la repousse et la porte sur les rives où règne Jonacer , dont elle devient la femme. De ce mariage sortirent Sorlius , Erpus et Ham- der. Svanhilda , fille de Sigurd et de Gudruna , avait été fiancée à Jormunrekr , surnommé le Puissant (le grand * On lit à la fin du T. II de l’Edda, le chant de Gunnar (Gunnars Slagr), mais ce morceau paraît être une composition moderne. ? Marcellin, Comit. chr, : Noctu mulieris mapu cultroque con- foditur. — V. 4gnell. lib. Pontific., part. 1, c. 2. — Chron. Alex., p.28. Quelques chroniques des onzième et douzième siècles disent que cette femme yengeait son père. 22 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. Ermanaric}). Bickius , après avoir favorisé les amours de Svanhilda et de Randver, fils du roï, avait dénoncé ces amans à Jormunrekr, qui avait puni de mort son fils et avait fait périr Svanhilda sous les pieds des chevaux. Gudruna excita ses fils à venger sa fille. Ils partent: dans leur voyage ils prennent querelle, et Erpus est tué par ses frères. Ceux-ci parviennent au séjour de Jormunrekr au moment d’un festin. Ils y portent le désordre et la mort, mais bientôt ils se sentent trop faibles pour achever leur entreprise, ils regrettent le frère qu’ils ont si barba- remeñt massacré, et, accablés par le nombre ils périssent entourés des guerriers qu’ils ont immolés. La géographie de l’Edda est vague et indéterminée, mais on voit cependant que le théâtre des événemens doit étre placé à l’orient du Rhin. Le désert de Gnitaeid , la patrie de Sigurd, le lieu de sa mort, le séjour des Giukunges sont peu éloignés de ce fleuve. La capitale d’Atli en est à vingt-un jours de marche. Ce ne sont donc pas des faits qui aient eu lieu dans leur patrie actuelle que chantèrent les Scandinaves en composant les odes de PEdda : ces événemens s’étaient passés loin de leur pays, mais ils en reçurent les récits avec avidité, ils les adop- tèrent avec un vif intérêt, parce qu’ils leur étaient transmis par des peuples de leur race. Quelques-uns des chants de PEdda portent encore le nom des lieux où ils furent com- posés , et c’est dans le midi de la Norwége que les crimes et les malheurs du roi des Huns inspirèrent les’ skaldes . ! Atla-quida in Grænlenzka. V. Edda rhyth., T. IL. p. 363, note (2). DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 23 En refaisant les poésies des Goths, les Scandinaves y mélèrent les traditions des peuples qu’ils avaient rempla- cés , et l’on voit paraître dans l'Edda ces êtres extraordi- naires , mélange de faiblesse et de puissance surhumaine, ces nains avares , habiles à prédire l’avenir et à fabriquer des armes, dont l’imagination des Finnois avait peuplé les rochers de leur pays. Il semble que d’autres traditions de lEdda soient originaires de régions bien différentes. Les monstres, gardiens des trésors, rappellent la haute Asie. C’est là que l'antiquité la plus reculée indique les Griffons qui gardent Por, et les Arimaspes qui le leur disputent. L’0- rient présente de fréquens exemples de monstres à corps de dragon et de trésors cachés dans des cavernes *. La mythologie indienne parle aussi de dragons gardant sous terre des richesses que des guerriers parviennent à leur enlever. Ces mythes paraissent avoir été apportés de Asie dans le nord de l’Europe par les émigrations des peuples. Les Scandinaves les adoptèrent, et Fafner n’est pas le seul serpent avare dont parlent leurs récits. Frotho , roi de Danemark, osa attaquer un énorme serpent qui gar- dait un trésor dans une montagne, et l'historien Saxo , qui raconte cet exploit , s’exprime en vers latins *, qu'il avait sans doute traduits d’un poëme maintenant inconnu. Le vaillant et malheureux Ragnar Lodbrok tua un serpent qui grossissait en même temps que l’or sur lequel il était couché *. C’est encore une tradition de l'Orient que la croyance que la chair de dragon donne à l’homme l'intelligence du ‘ Biblioth. Orient., pp. 198-858, etc. ? Lib. II, p. 20. * Ragnar Saga, cap. I etll. 24 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. langage des oiseaux. On la trouve chez les Indiens ‘, chez les Arabes *, chez les Tyrrhéniens *. Cette opinion passa de l'Orient dans la Grèce , où l’on racontait que Mélampe comprenait la langue des animaux , même celle des vers, depuis que ses oreilles avaient été léchées par des dragons “. Ces mythes orientaux furent sans doute apportés de FAsie dans le nord de l’Europe par les races gothiques , mais ce serait aller bien loin, que de croire avec les éditeurs de l’Edda”, que Sigurd , Brynhilde, Gudruna, Atli, sont des êtres épiques ou mythiques déjà chantés par les poëtes au delà du Volga, et dont les souvenirs ; trans- portés dans l’Occident par l'émigration , furent ensuite confondus avec ceux des personnages historiques du nou- veau pays que les colonies asiatiques vinrent occuper. C’est alors que les poésies sur Atli auraient été appliquées à Attila, et que ces deux guerriers, dont les noms se rapportent à celui du Volga, nommé Ætel par les Orientaux, n’auraient plus formé qu’un seul personnage. Le savant baron d’Eckstein semble avoir adopté ce point de vue dans toute sa portée , lorsqu'il rattache les poésies gothi- ques, la Volsunga Saga et les Nibelungen, à ce qu'il appelle l’Epopée originale des peuples du Touran ‘. M. Ampère fils nous paraît ressérrer cette hypothèse dans des limites bien plus convenables, en se bornant à penser qu’un ancien mythe oriental , présentant un héros triom- ! Philostr., 7it. 4poll., WI, 9. 2 Philostr., 6id., 1, 20. — Damir., apud Bochart. Hieroz., |, 3, col. 22. 3 Porphyr., de Abstin., I, 4. # Plin., Hist. Nat., X, 10. + Apollodor., 1, 9-11. 5 Præf. adT.Il. Eddæ, p. v et seq. ® Revue des deux Mondes , 1831. T. IL, p. 34. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 25 phant d'un dragon , gardien d’un trésor , forme le fond de l’histoire de Sigurd; que sur ce fond mythologique sont venues s'implanter des traditions d’une origine toute différente et des souvenirs d’Auila et d'Hermanaric *. Nous admettrons bien volontiers que les émigrations des Goths et des Ases ont porté de pays en pays, avec leur mythologie , des traditions nées au fond de l’Orient, que les poëtes se plurent ensuite à faire entrer dans leurs compositions historiques. Ils employèrent ainsi les mythes du dragon , gardien du trésor , du héros qui lui arrache la vie, de la Valkyrie enchantée et entourée de flammes. Mais nous pensons que l#tli des poëmes primitifs qui donnèrent naissance à l’'Edda, n’a jamais été différent de VPAutila , roi des Huns : que les Volsunges , ainsi que les Giukunges, sont des familles guerrières qui habitèrent des régions peu éloignées du Rhin, et que les récits des poëtes sur ces familles ne sont que le développement re- manesque de leur histoire. C’est dans la partie de l’Alle- magne qui était soumise à Attila , que de son vivant, ou peu de temps après sa mort, les skaldes goths composèrent ! Revue des deux Mondes , 1832. T. VI, p. 400 et T. VII, pp. 339- 340. M. Ampère fils, a publié dans cette revue un discours sur la litlérature scandinave , rempli d'intérêt et d’érudition, et une com- paraison de l’Edda avec les Mibelungen. I] ÿ a joint un essai d’un poëme renfermant toutes les traditions relatives à Sigurd. Ce dis- cours, et des extraits de la partie mythologique de l’Edda, ont aussi paru dans l'ouvrage que M. Ampère a publié sous le titre de Lilérature et Voyages. Paris, 1833, 8°. M. Saint-Marc Girardin a donné, dans le Journal des Debats (nov. 1831), des traductions du Gudrunar Huaut et du Hamdismal, de l Alaquida et de V Alamal. Il les a reproduites dans ses Votices poliliques et littéraires sur l Allemagne, Paris, 1835. 8°. Avant ces publications, l’Edda de Sæmund était bien peu connue en France : les morceaux autrefois traduits par le prof. Mallet appartiennent à l'Edda de Snorro. 26 DE LA LITTÉRATURE DES GOTEHS. ces chants qui célébraient ses aventures et celles des fa- milles que nous venons de nommer. C’est là qu’ils mirent en usage les traditions et les mythes qu’ils avaient lon- guement apportés de l’Orient, et qu’ils en firent usage pour orner , pour colorer leurs récits sur les guerriers de l'Occident. Ce sont ces poésies qui, comme nous l’avons déjà dit, passèrent rapidement chez les Scandina- ves et y prirent la forme qu’elles conservent dans l’Edda. Ce n’est pas seulement chez les Scandinaves que ces poëmes furent accueillis : ils se répandirent aussi dans toute l’Allemagne, et ils y subirent aussi des remaniemens et des interpolations quienaltérèrent la formeetlecontenu. Ce que Paul Diacre raconte des poésies sur Alboin, atteste la promptitude avec laquelle ces récits pénétraient chez les peuples qui avaient la même langue. La domina- tion du grand Théodoric , qui s’étendait depuis Belgrade jusqu’au Rhin, facilita cette diffusion, et fut même la cause d'une des premières interpolations que recurent les poésies du cycle d’Attila. Les poëtes allemands, par un anachro- nisme qui pouvait flatter leur vanité nationale , firent de Théodoric le contemporain et le compagnon inséparable du roi des Huns, lui firent jouer un grand rôle à sa cour, et le représentèrent comme le héros invincible. Les histo- riens du moyen âge relevèrent cette faute de chronologie*, mais leurs remarques n’arrétèrent point les faiseurs de poëmes et de chansons, qui continuèrent, dans leurs lieder *, à réunir Attila à Théodoric. ! Chronic. Urspeg. — Otto Frising, V, 3. — Gottfried. Viterb., XVI. ? Lied., chant. Les auteurs du sixième siècle les appellent leudi (Venant. Fortunat., Oper, part. [, 2- 256, ed. Luchi). — Les Goths de la Mæsie nommaient les chanteurs Ziutharjos (Esdr. WH, 41. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 27 Eginhart nous apprend que Charlemagne avait fait recueillir et écrire les antiques poésies barbares qui chan- taient les faits et les guerres des rois *. On a recherché quels étaient ces anciens poëmes , et l’on a supposé que c'était les chansons des Germains en l’honneur d’Arminius, ou celles des Saxons sur Odin et les dieux du Nord. Il aurait été bien difficile que les premières se fussent conservées si longtemps, et quant aux autres, Charlemagne n’aurait certainement pas voulu répandre les souvenirs d’une re- ligion qu’il avait cherché à détruire. Déjà, avant son règne, le concile de Leptine (en 756), avait proscrit tout ce qui se rapportait à Odin et au paganisme saxon. Charlemagne n’a donc pu songer à rassembler les poésies qui y avait trait. Il s’agit dans Eginhart de chants héroï- ques, qui étaient devenus populaires , et un fait du même àge peut éclaircir le passage du biographe de Charlemagne. On raconte qu'au huitième siècle, saint Ludger étant dans la Frise , rendit la vue à un aveugle qui était fort aimé de ses voisins , parce qu’il était habile à chanter les faits et les combats des anciens rois *. Les paroles de l'écrivain ecclésiastique sont les mêmes que celles d’'Eginhart, et certainement le saint eût été peu touché si aveugle Bernleff eût célébré Odin et les Ases. C'était des chants historiques qui amusaient les Frisons , etil est Nehem. VI, 1, in Mai et Castillon. Ulphilæ, part. inedit. Hagen — Jhre, Fragm. vers. Ulphil., p. 40.) Eginhart., Vü. Caroli M., 29. — Poel. Saxo, lib. V, apud Bouquet : Rec. des histor. de France , T. V, p.182. — V. les notes de Bessel, de Goldast, de Brédow. — Gibbon, Hist. de la Décad., T. VII, p.321. not. édit. de Guizot. — Gley, Litter. des Francs, p. 8. —Fréd. Schlegel, His. de la lillér., X, p. 308-327, trad. franc. — Id., Tabl. de l Hist. mod., 1, pp. 147-156, trad. franc. ? Alfrid., à. S, Ludger, lib. Il, cap. 1, apud Bolland. Mart., T. IE, p. 648 : …...antiquorum actus et regum certamina. 28 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. bien probable que les poëmes recueillis par Charlemagne parlaient d’Ermanaric, d’Odoacre, d’Attila, de Théo- doric et d’autres rois et guerriers, dont peut-être un passage de Jornandès conserve encore les noms *. Dans cette hypothèse , Charlemagne aurait réuni et fait écrire les diverses parties du cycle d’Attila, dont les Goths avaient été les premiers auteurs. Les Ostrogoths portèrent en Italie leur langue et leur écriture : Théodoric et Ama- lasunthe encouragèrent la culture de Ia langue gothique, non moins que celle du latin *, et l’on pourrait peut-être conjecturer que sous leurs règnes , les chants historiques des Amales auraient été écrits. Théodoric, comme Attila, avait des chanteurs à sacour : ils assistaient à ses repas, et cette étiquette ou cette jouissance était enviée par les rois ses alliés *. Charlemagne, Alcuin, Rhaban Maur, Otfrid donnèrent de grands soins à la culture de la langue francique : ils cherchèrent à fixer la grammaire de cet idiome, qui sem- blait offrir une opiniâtre résistance aux efforts dont il était l’objet depuis le commencement du huitième siècle *, et lorsque Otfrid entreprit de mettre l'Evangile en vers, il espérait, comme il le dit dans sa préface, que son poëme ! Jornand., de reb. Get., 5. 2 Sur l’éducation lettrée de Théodoric. Theophan. chr., p. 112. Anaslas hist., p.46.—Sur l'étude qu'Amalasunthe avait faite du latin et du gothique , v. Cassiod., Var. X, 4, p. 148 et XI, 1, p. 161. — La langue gothique se répandait en Italie parmi les Romains. V. Cassiod., Far. V, 40 et VIII, 21. — Elle était employée dans les relations diplomatiques, et Cassiodore, après avoir écrit en latin au nom de son maître au roi des Hérules, ajoute : reliqua per …le- galos nostros patrio sermone mandamus. ( Var. IV, 2.) 3 Cassiod., Var, IL, ep. 40 et 41. — Gonf., Sidon. Apell.., lib. I, epist. 2. 4 On a de ce temps un essai de traduction d’un ouvrage latin en langue francique. V. Gley, Litter. des Francs, p. 103-112. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS, 29 ferait oublier les chants profanes ‘. Ces chants, dont il voulait détourner, existaient donc; et si, à cette époque, nous en trouvons encore des traces , si elles nous ramè- nent à des traditions et à des sujets gothiques, nous aurons acquis quelque lumière sur les poëmes de la col- lection de Charlemagne, et de nouvelles raisons de croire qu’ils dérivaient de ceux que les Goths avaient composés. Nous ne nous appuierons point ici sur un prétendu témoignage de l’évêque Fréculphe *, d’où l’on a voulu conclure * que les vers des Goths existaient encore du temps de Charlemagne : ce serait une mauvaise preuve d’un fait que nous croyons vrai; car Fréculphe copie Jornandès sans le citer, et ce qu’il en tire ne doit se rap- porter qu’au temps de l’auteur goth. Mais nous dirons que les lettres d’un archevêque de Rheims nous apprennent qu’à la fin du neuvième siècle, il y avait des livres allemands qui racontaient qu'Ermanaric, à l’instigation d'un conseiller perfide, avait fait périr ses enfans#, et il est infiniment remarquable que cette aventure se trouve dans l’Edda et dans la Volsunga Saga *. On y lit que Jor- e ! Otfrid., præf, ad Lintbert : …..ut aliquantulum hujus cantus lectionis ludum sœcularium vocum deleret et in Evangeliorum proprià linguä occupati dulcedine, sonum inutilium noverint de- clinare… ? Freculph., chron., lib. Il, cap. 16. 3 L.-Ch.-F. Petit-Radel, Rech. sur les Biblioth., p. 76. { Frodoard., Hist. Remens., IV, 5, apud Bouquet, T. VIIE, p. 159, Dans des extraits des lettres de l’archevêque Foulques à l’em- pereur Arnoul, il est dit : Subjicit etiam ex libris Teutonicis de rege quodam Hermenrico nomine, qui omnem progeniem suam morte destinaverat, impiis consiliis cujusdam conciliari sui. — Ni- . côlas Chesnau, dans sa traduction de Flodoard, qu'il appelle Floard (Rheïms, 1580. 4°), rend libris Teulonicis par les Annales de Flandre. 5 Ædda, TH, p. 240. — Polsunga Saga, cap. 49. 30 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. munrek (Ermanaric) fit périr son fils et sa belle-fille Svanhilda par les conseils de Bikkius. Jornandès fait aussi mention d’une femme, appelée Sonilda ou Sanielb, qu’Er- manaric fit mettre à mort’, et que ses frères tentèrent de venger. Les historiens Goths avaient puisé dans leurs- poésies nationales cette aventure, que l’Edda rattache au cycle d’Attila; et la retrouver au neuvième siècle, dans des livres en langue teutonique, est une preuve assurée non-seulement de lPexistence de ces anciennes poésies, mais encore du soin qu’on avait, antérieurement à cette époque , de les rédiger par écrit, dans un des dialectes germaniques. Je rappellerai encere ici un monument fort curieux, qui est plus ancien d’environ un siècle que les lettres de Foulques. La première et la dernière page d’un manuscrit latin, qui est maintenant à Cassel , ont conservé un long fragment d’un poëte francique qui raconte le combat que soutint Hiltibraht (Hildebrand ) cousin et fidèle ami de Théotrich (Théodoric ), contre son fils Hatubrandt, lors- que après la mort d’Otachre (Odoacre), il revenait à Vé- rone, précédant son maître qui avait quitté la cour d’Attila. Ce récit, tout à fait épique, est évidemment d’origine gothique : sa traduction francique paraît avoir été faite vers l’an 800 , peut-étre tout exprès pour faire partie du recueil de Charlemagne. Ce poëme est de ceux qui se sont répandus chez toutes les nations allemandes, et on le trouve non-seulement en francique *, mais encore en scandi- - 1 Jornand., de reb Get., 24. 2 Manuscrit trouvé à Fulde, maintenant à Cassel. V. Eckhart,., Franc. Orient, 1, p. 864-902. — Grimm., das Lied Hildebr. und Hadubr., 1812. 4°. — Gley, Lang. et litt. des Francs, pp. 145- 154. Guill. Grimm., (de Hidelb. carm. Teut. fragm., Gütüng., DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 31 nave', en ancien danois ? et dans les poésies des Minne- Singer ?. Le souvenir d’Hildebrand se conserva longtemps en Italie, et une forteresse située dans les gorges de l’Adige, au-dessus de Vérone, portait encore son nom au treizième siècle *. Ces exemples de récits en langue francique dérivés des poésies des Goths , montrent avec évidence, que ces dernières ne purent être inconnues à Charlemagne, et qu’elles durent entrer dans la collection qu’il fit faire , ainsi que celles des Lombards , des Bourguignons et des autres peuples de la même famille. Ces monumens littéraires et historiques, qui avaient mérité les soins du grand empereur, continuèrent pendant le moyen äge à attirer l’attention des poëtes et des peuples. Ils subirent des changemens dans la forme et dans le lan- gage : leurs parties furent combinées de plusieurs manières, et quatre siècles après Charlemagne ils se résumèrent dans de grands ouvrages poétiques. Le plus remarquable de ces résultats est le célèbre chant des Nibelungen. Ce poëme, maintenant si admiré, a été bien longtemps abso- lument oublié. Wolfgang Lazius, et quelques autres anciens écrivains, en avaient cité de courts fragmens comme échan-: 1830. in-fol.) a donné le fac-simile des deux feuillets qui contien- nent ce fragment. Gley en a fait deux versions françaises. M. Am- père en a fait une autre que M. de Chateaubriant a publiée (Etud. historiq., T. IL, p. 124 et suiv.) 1 Wilkina Saga, cap 315-378, pp. 509-514. — On y lit que Hil- debrand était célèbre vel in erudilorum Scriptis, vel communi ho- minum colloquio. 2 Kæmpe-Viser., 1187, p. 63-66. % Das Lied von Hild. und Hatubr. Cassel, 1812. 4°. 4 Arnold. Lubec., chr. Slavor, lib. MIT, 20, p. 566, ed. Bangert. Ad transitum arctum montibus præclusum, qui Veronensium Clusa dicitur, ubi Castrum est firmissimum quod ex longâ antiquitate urbs Hildebrandi dicitur. 32 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. tillons de poésie nationale, mais ce fut Bodmer qui le premier le fit connaître en 1757, et il n’a été imprimé en entier qu’en 1782. Cette épopée, que Jean de Miiller a désignée comme Plliade du Nord , a éprouvé plusieurs rédactions succes- sives , avant de prendre la forme sous laquelle on la retrouvée. À. W. de Schlegel reconnait que son origine est voisine des temps d’Attila et de Théodoric. Selon lui, les chants qui en sont la source furent répandus en Alle- magne par les Ostrogoths et les Bourguignons ; et, comme nous l’avons dit, ils parvinrent avec quelques altérations au temps de Charlemagne, qui les admit dans la collection qu’il fit faire. Un second remaniement de ce poëme eut lieu au dixième siècle et un troisième avant la fin du douzième. Ces deux dernières rédactions sont indiquées par l'introduction de personnages , qui, transportés au temps d’Attila, forment de singuliers anachronismes. Nous entrerons plus tard dans quelques détails sur ce sujet. Quant à la rédaction actuelle du poëme, elle date des premières années du treizième siècle. M. de Schlegel le prouve par l’examen du langage et de la versification, par l’âge des manuscrits, par la mention répétée de la ville de Vienne, dont la fondation est du douzième siècle, enfin par les allusions relatives au poëme des Wibelungen qui se rencontrent dans les ouvrages de Wolfram d’Eschen- bach *. Jean de Müller, frappé de l’analogie du langage des Nibelungen avec le dialecte du Hasli, semble croire que l’auteur de cette épopée était Suisse. Il désigne même un d’Eschenbach , seigneur du château d’Unspunnen; mais La 1 Aug. W. Schlegel..…. in Fred. Schlegel. Deutsch Museum ; T.Letll. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 33 M. de Schlegel remarque que ce rapport de dialecte prouve seulement que le haut allemand s’est conservé en Suisse mieux que partout ailleurs. Wolfram d’Eschenbach paraît avoir été Bavarois, et dans plusieurs passages de ses œuvres il semble employer l'ironie contre les Nibelungen. M. de Schlegel montre ensuite, par une étude très-détaillée de la géographie de ce poëme, que l’Autriche est le pays le mieux connu de l’auteur, qui témoigne de la prédilec- tion pour ce pays et de la haine contre la Bavière. D’après ces considérations et l’âge du poëme, il pense que son auteur devait être attaché à l’un des deux ducs d’Autriche du nom de Léopold, et par une conjecture un peu hardie, il veut le reconnaître dans Henri d'Ofterdingen, né en Souabe , mais qui vécut en Autriche; et qui, au fameux combat poétique de Wartbourg (en 1207 ), fut vainqueur de Wolfram d’Eschenbach ‘. D’autres critiques ont attri- bué les Nibelungen à Conrad de Wurtzhbourg, ou au Hongrois Klingsor. Le sujet de ce grand poëme est la destruction des Bourguignons ou Wibelungen par Attila , événement que Phistoire indique à peine, tandis que la poésie lui a donné le plus vaste et le plus brillant développement. Cette épopée est divisée en trois parties, et se compose de 4316 strophes, chacune de quatre vers rimés. J’expose- rai en abrégé la marche du poëme et les aventures qu'il renferme. Après avoir annoncé qu’à l’exemple des anciens contes qui célèbrent les hauts faits des héros, il va chanter les merveilleux exploits des chevaliers, le poëte décrit la cour de Bourgogne. Les trois rois Gunther, Gernot et Ghi- ! Aug. W. Schlegel, ibid. — V. aussi Fréd. Schlegel, Hist. de la liltér. anc. elmod., T. 1, p. 392, trad. franc. X 3 34 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. seler, fils de Danckart et de Uté, régnaient à Worms. La belle Chrimilde était leur sœur, et Hagen de Troneck le plus redoutable de leurs guerriers. Dans le même temps Sigemond gouvernait les Pays-Bas : il habitait Santen, et Sigfrid était son fils, Sigfrid acquit de bonne heure la renommée d’un chevalier accompli : il n’aimait que les armes et ne recherchait que les combats. Il fut vainqueur dans plusieurs aventures terribles et merveil- leuses. Cependant sur le bruit de la beauté de Chrimilde, il concut le projet de s’en faire aimer et de combattre, s’il le fallait , tous les chevaliers Bourguignons. Dans ce but il partit pour Worms avec une suite brillante. Au moment de son arrivée Hagen de Troneck annonce au roi qu’il soupçonne que cet étranger est le fameux Sigfrid , ce héros célèbre par tant de combats, qui avait été choisi par Schilbung et Nibelung pour leur faire le partage du trésor des Nibelungen. Sigfrid reçut d’eux pour récom- pense l’épée Balmung , mais bientôt ils prirent querelle avec lui, Sigfrid les tua et leur enleva cet immense trésor, qu’il confia au nain Albéric. Sigfrid découvrit que ce nain, dans le but de venger ses anciens maîtres , voulait le trahir; alors il le poursuivit sur les montagnes et lui enleva le chapeau magique. Hagen raconte encore que, dans une autre aventure, Sigfrid tua un dragon, dont le sang rendit sa peau aussi dure que la corne. Le héros de Santen est bien reçu à Worms, et pendant son séjour dans cette ville la guerre ayant éclaté entre les Bourguignons et les rois de Saxe et de Danemark, il marche contre ces rois et remporte une éclatante victoire. C’est dans les fêtes qui suivent ce triomphe qu’il déclare ses intentions à la belle Chrimilde. Cependant Gunther devient amoureux de Brynhilde, reine d’Isenland. Ce n’était que par de terribles combats qu’on pouvait obte- DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 35 nir la main de cette redoutable amazone, dont une ceinture magique augmentait merveilleusement la force ; mais par le secours de Sigfrid et du chapeau enchanté, le roi de Worms triomphe de toutes les épreuves et parvient à être époux de Brynbilde. Il donne alors Chrimilde à Sigfrid qui retourne avec elle dans les Etats de son père. Après plusieurs années ces époux revinrent à Worms. C’est là qu’une querelle entre Chrimilde et Brynhilde amène la mort de Sigfrid, qui est assassiné à la chasse par Hagen et Gernot. Ils percèrent le héros du Zuidersée entre les deux épaules , seul endroit de son corps qui fut vulnérable , parce qu’une feuille l'avait préservé du con- tact du sang du Dragon. Les guerriers Nibelungen lui enlevèrent l’épée Balmung et le trésor qu’il avait conquis. Quatre années après cet événement Ætzel, roi des Huns (Attila), qui avait perdu sa femme Æelcha *, fait demander la main de Chrimilde par Rudiger, margrave de Béchelar, qu’il envoie à Worms. Chrimilde refuse d’abord, mais le désir de venger Sigfrid , de recouvrer son trésor et l'espoir de convertir le roi des Huns à Ja foi chrétienne, la déterminent à devenir l’épouse d’Attila. Conduite par Rudiger elle traverse l'Allemagne , s’arrête à Passau chez son oncle le bon évêque Pilgérin (saint Pi- ligrinus) , puis à Béchelar ( Péchlarn ) où elle est reçue par Gotelinde femme de Rudiger. Etzel vient à la ren- contre de son épouse jusqu’à Toulna et la conduit à Vienne, où le mariage est accompli. On le célèbre par dix-sept jours des plus brillantes fêtes : puis les nouveaux époux et leur suite se rendent à Etzelbourg en Hongrie, capitale de leurs immenses Etats. D ! Herkia dans l’Edda. — Kreka , dans Priscus. — £rka dans la Wilkina Saga. 36 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. La haine de Chrimilde n’est point éteinte, et pour l’as- souvir elle engage Etzel à convier les rois de Worms à sa cour. Les poëtes du roi des Huns, Werbel et Swemel leur portent cette invitation. L’été suivant les Nibelungen partent de Worms avec une suite de dix mille hommes, et après un long voyage ils sont reçus à Passau par l’évêque Pilgérin , puis dans la ville de Béchelar par le margrave Rudiger, qui leur accorde l’hospitalité la plus gracieuse , les comble de présens, et fiance sa fille au jeune Ghiseler. Au moment du départ Rudiger se joint aux voyageurs et ils arrivent ensemble à la cour d’Etzel, auprès de qui Dietrich de Bern (Théodoric de Vérone ) tient le premier rang. Etzel a fait construire un palais et une salle immense, dans laquelle douze rois et leurs suites pourraient habiter. C’est là qu’on conduit les Nibelungen, afin qu’ils pren- nent du repos. Mais ils ont conçu quelque défiance : Hagen et Wolker, le vaillant poëte de la cour de Bour- gogne veillent et font la garde. Des troupes de Huns s’approchent à deux reprises de cette salle, mais deux fois l'effrayant aspect de Hagen suffit pour les repousser. Les Nibelungen, conservant leurs armures; vont le lendemain à une messe que Hagen juge devoir être la dernière pour ses compagnons et pour lui-même. Etzel et Chrimilde y assistent. Après le service divin on s'exerce à la joute. Les Huns ne sont d’abord que spectateurs, les Amelungs (les Amales, les Goths de Théodoric ) sont retenus par les ordres de leur prince, mais Wolker, choqué des manières d’un jeune Hun, l’attaque et le tue d’un coup de lance. Alors la mélée menace de devenir géné- rale, cependant Etzel sépare les combattans ; réprime Jes Huns, protége ses hôtes, et les reconduits à leurs loge- mens. Chrimilde, poursuivant ses desseins , demande la mort DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 37 de Hagen à Dietrich , mais ce héros et le brave Hildebrand refusent de servir sa haine. Elle s’adresse alors à Blædelin , lui promet des richesses , une province, une belle femme , et il s'engage à la venger. Un festin rassemble les Nibelungen et les Huns. On y apporte le fils d'Etzel ; mais bientôt on apprend que Blæ- delin (Bléda) , frère d’Etzel, à attaqué les Bourguignons et qu’il à été tué par Dankwart. Ce combat coûte la vie à neuf mille Huns et seulement à douze des chevaliers que commande Dankwart. Celui-ci, renversant tout sur son passage, accourt dans la salle du festin , et Hagen, ap- prenant ce qui s’est passé , plonge son épée dans le sein de l'enfant royal , ordonne à Dankwart de garder la porte, traite Etzel d’imbécille et commence à faire un grand carnage des Huns. Alors Chrimilde s’adresse de nouveau à Dietrich, qui cherche vainement à s’interposer ; il ne peut qu'emmener le roi et la reine hors de la salle. Le mar- grave Rudiger reste neutre comme Dietrich , et sort aussi avec cinq cents de ses guerriers. Tous les Huns qui étaient dans la salle ont péri, les Nibelungen sont vainqueurs de plusieurs des chevaliers de Chrimilde. Alors cette reine fait mettre le feu au palais... Les Nibelungen parviennent à échapper à Pin- cendie , et au point du jour ils sont de nouveau attaqués par une armée de Huns. | Chrimilde et Etzel se réunissent pour exigerque Rudiger, l'un de leurs grands vassaux , prenne part au combat. Le margrave , qui voit un fils dans Ghiseler , résiste long- temps à leurs instances. Il obéit enfin au devoir de vassal et attaque les Nibelungen, en leur témoignant les plus grands regrets d'y être forcé. Il donne même à Hagen son bouclier en signe d'amitié. Enfin un combat terrible s’engage : Rudiger est tué par Gernot, qui lui- 38 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. même est blessé à mort , et tous les guerriers du margrave périssent. Dietrich s’irrite de la mort de Rudiger , et il envoie Hildebrand aux informations. Les guerriers de Bern de- mandent le corps du margrave , les Nibelungen le refu- sent , et il en résulte un combat plus terrible encore que les précédens. Ghiseler y perd la vie, et il ne reste des Nibelungen que Gunther et Hagen. De l’autre côté, tous les Amales périssent à l’exception de Hildebrand , qui est blessé par Hagen. Cependant Dietrich s’arme : il s’avance, il demande à Gunther et à Hagen de se rendre à lui : il s’engage à être leur protecteur. Hagen rejette cette proposition : ils combattent , et le prince des Amales ayant blessé Hagen, parvient à le lier et le porte à Chrimilde, en lui deman- dant de respecter sa vie. Îl revient ensuite combattre Gunther et lui fait éprouver le même sort. Il demande encore à la reine la vie de ses deux prisonniers , et se retire pour pleurer. Alors Chrimilde réclame de Hagen le trésor des Wibe- lungen , mais il répond qu’il l’a jeté dans le Rhin. La reine fait tuer Hagen et va présenter sa tête à Gunther. Tous les Nibelungen ont péri, s’écrie le roi de Worms, il ne reste que Dieu et moi qui sachions où est le trésor ; femme cruelle ! tu ne le reverras jamais. À ces mots, Chrimilde saisit Balmung , Pépée de Sigfrid, et fait tom- ber la tête de son frère. Etzel, qui est présent , ne sait que se désoler, mais Hildebrand furieux de ce que Chrimilde a immolé les prisonniers de Dietrich, la frappe d’un coup qui lui ôte la vie. Etzel est Dietrich, restés seuls, pleurent amèrement leurs amis *. 1 Voici ce qu'on a publié en France sur les Nibelungen : DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 39 En rapprochant l'épopée germanique des récits de l’his- toire, on reconnaîtles Wibelungen dans les Bourguignons, qui, au commencement du cinquième siècle , occupaient les bords du Rhin. Dans le siècle précédent ils étaient établis à lorient de ce fleuve, dans le pays appelé Capelatium ou Palas , vers la Sale et le Mein ‘. Ils n’avaient alors que des chefs, mais un peu plus tard Gibica ou Gibicho de- vint leur roi * : il est nommé Giuk dans l’Edda. Il eut La séconde partie de ce poëme, la Vengeance de Chrimilde, a été traduite dans la Biblioth. des Romans, 1789, juin. T. I, pp. 277- 361. ° Une analyse détaillée, suivie de remarques historiques et litté- raires , par G.-H. S., a paru dans la Nouv. Rev. Germ., 1830, mai. p: 1-26, etjuin, p. 101-135. Quelques fragmens traduits par M€ de la Maltière, avec des notes. Nouv. Rev. Germ., 1832. mai, p. 38-52. M. de Chateaubriant a publié (Etud. Hist., T. Il, p.387-395) des notes et une courte analyse, dont M. Bunsen, ministre de Prusse à Rome, est l’auteur. M. Saint-Marc Girardin (Notices politiq. et litér.sur l'Allemagne, 1835, 8°, pp. 345-368) a traduit les quatre premières aventures et a annoncé la traduction de tout le poëme. M. A. Peschier (Hist. de la littér. allem., 1836. T. 1, p. 236-258) a analysé les Nibelungen. La Nouv, Rev. Germ. (1834, T.Ilet IL) a donné la traduction d’une tragédie de Raupach, intitulée Ze Trésor des Nibelung'en. J'ai précédemment parlé des travaux de M. Ampère. * Amm. Marcell., XVIII, 2, 15 et not. Wagner. — Hieronym. chr, an Ghr., 314. Burgundionum LXXX ferme millia, quod nun- quam antea, ad Rhenum descenderunt. ? Lex Burgund.; tit. 3 : Si quos apud regiæ memoriæ auctores nôstros; id est, Gibicam, Godomarem, Gislaharium, Gundaha- rium ; patrem quoque nostrum et patruos, liberos fuisse consti- terit..…. Carmen de Walthar, v. 14 : Quorum rex Gibicho solio pollebat 40 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. pour fils Godomar , Gislahar et Gundahar ou Gundica- rius , qui sont appelés Gernot , Ghiseler et Gunther dans le poëme des Nibelungen. Gundahar s’établit sur le Rhin vers l’an 413 ! , et résida à Worms, ancienne ville des Vangiones , appelée jadis Borbetomagus. La catastrophe qui fit périr les Wibelungen est indiquée sans détail par les auteurs des chroniques. L’un dit que Gundicaire fut tué par les Huns avec son peuple et ses enfans ; l'autre que vingt mille Bourguignons périrent, et ces massacres pa- raissent se rapporter à l’an 436 °. Voilà tout ce qu’apprend l’histoire. Aussi ce n’est pas de ses récits que le poëme des Nibelungen a été tiré, et il faut reconnaître que ses sources sont uniquement les poésies des âges précédens. Elles seules remontaient aux temps voisins d’Attila, elles seules en avaient conservé les souvenirs que l’histoire avait laissé échapper. Gundicaire périt : mais son peuple ne fut point en- tièrement détruit. Il paraît même que ce prince laissa des enfans qui gouvernèrent la Sapaudia et le pays des Sequani ; où les Romains les obligèrent à s’établir. La généalogie de ces rois de Bourgogne présente des difficultés qu’il n’est heureusement point nécessaire à notre but de chercher à résoudre. in alto. — Zbid., v. 115 : Intere à Gibicho defungitur, ipseque re- gno Guntharius successit. ! Prosper, Fast. consul. : Lucio consule Burgundiones partem Galliæ propinquam Rheno obtinuerunt. — Cassiodor.; chr.; p. 367. ed Garet. — Gundahar est nommé Gunliarius par Olympiodore, Sue “ ? Prosper., 4quit. chr., an. 436 : Gundicarium….. siquidem illum Hunni cum populo suo ac stirpe deleverent. — V. Cassiodor., Chr. — Prosper. Tir., apud Scalig. Thes. tempor., T. I, p. 52. — Idacii, Chr., ann. 437. — Paul. Diac., de Episc. Mellens., apud Bouquet, Rec. des histor. de France, 1, p. 649. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 41 Les auteurs qui ont voulu retrouver dans l’histoire le héros invulnérable des Nibelungen, V'ont reconnu dans un roi mérovingien ou dans un maire du palais. La pre- mière de ces opinions désigne Sigebert Ie", roi d’Austrasie et de la France orientale. Santen faisait partie de ses Etats, et il fut assassiné à Vitry par deux pages , que Frédégonde, femme de son frère, avait engagés à ce meurtre. Cela n’est pas quelque rapport avec la mort de Sigfrid , et dans cette hypothèse Brynhilde et Chrimilde répondraient à Frédégonde et à Brunehaut. Sigebert fut inhumé à Saint- Médard de Soissons , et l’on plaça un dragon aux pieds de sa statue, mais on ne saurait nullement en faire un rap- prochement avec Sigfrid, car il est reconnu que les figures du tombeau de Sigebert sont d’une époque trop récente ‘ pour qu’on y puisse voir unè allusion à la vic- toire sur le dragon. D’ailleurs la création poétique du personnage de Sigfrid.nous paraît antérieure à la mort du roi austrasien. Freher expose une autre hypothèse. Il prétend qu’un Sigebert, maire du palais d’Austrasie, sous le règne de Thierri, et vers lan 528 , habitait Worms avec sa femme Chrimilde , et qu’il est le Sigfrid célébré par les poésies allemandes. Freher ne cite aucune autorité historique , et ce qu’il dit n’est fondé que sur des fables populaires. Il ajoute que l’on voyait à Worms /a maison des géans, et que l’on racontait que Sigfrid, l’un d’entre eux , per tolam propè Germaniam decantato, avait été enterré dans l’église de Sainte-Cécile. L’empereur Frédéric HI voulut vérifier cette tradition et fit faire des fouilles à l'endroit désigné, mais on ne découvrit rien, et à une ! Le Moine, Hist. des Anliquit. de Soissons , T. Il, p.33. 42 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. certaine profondeur les eaux empéchèrent la continuation de ces inutiles travaux !. Nous avons dit précédemment que les rédacteurs suc- cessifs du poëme des Wibelungen , y avaient introduit des personnages qui étaient beaucoup plus modernes que l'époque à laquelle Paction était supposée se passer. On voit paraître en effet, dans les Vibelungen, Rudiger, margrave de Péchlarn , en Autriche, et saint Piligri- nus , évêque de Lorch et de Passau. Jean de Müller pensait qu’ils avaient lun ét l’autre obtenu une place dans le poëme, lors du remaniement qui doit en avoir été fait dans la dernière moitié du dixième siècle. Mais A.-W. de Schlegel observe, avec raison , que cette époque s’appli- que fort bien à Rudiger, mais ne saurait convenir à saint Piligrinus, qui vécut jusqu'aux dernières années de ce même siècle. Quelles que soient les libertés permises aux poëtes , on ne pouvait guère reporter au temps d’Attila le saint évêque de Passau , en présence de tous ses con- temporains. Ces anachronismes ne peuvent étre tentés que pour des personnages que le temps a déjà placés à une certaine distance. Cette considération a déterminé M. de Schlegel à admettre, pour les Nibelungen , une recension de plus que Jean de Müller; il pense qu’elle eut lieu au onzième ou douzième siècle, et que ce fut alors que la légende de Piligrinus fut introduite dans le poëme. Nous avons déjà dit que les Nibetungen , tels qu’ils nous sont parvenus , furent rédigés dans les premières années du treizième siècle, et il faut remarquer que la connais- sance des romans de chevalerie provençaux et français, acquise par les Allemands vers le milieu du siècle pré- ! Freher., Origin. Palatin., part. 2, cap. 13, p. 63. — Conf. Chronic. W'ormat., apud Ludervig:. reliq. mss., T. M, p. 170. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 43 cédent, dûùt avoir une influence sur les changemens que ce poëme éprouva. Il rend lui-mêmé témoignage des formes successives qui lui furent données; puisque, dès son début, il se réfère aux anciens contes , et que dans la dernière partie (die Klage }), il rappelle que ces aventures Ôônt Été souvent le sujet de poésies en langue allemande. Rudiger , dans les Nibelungen , est un guerrier aussi brave que généreux. Il reçoit, dans Péchlarn, les rois de Worms, lors de leur voyage à la cour d’Attila, et accorde sa fille à Ghiseler. Il était déjà célèbre dans des poésies allemandes antérieures aux deux dernières recen- sions des Nibelungen*, et les écrivains latins lui donnent le nom de Roger. Dans l’histoire, Péchlarn, ville située dans la basse Autriche, sur la rivière d’Erlaph , entre Ips et Melck, est la résidence des anciens margraves d’Autriche. Rudi- ger y commanda au neuvième et au dixième siècle, et il prit une part active dans les guerres des empereurs Conrad, Henri Ier et Otton, contre les Hongrois et AO Mauvais, duc de Bavière ? Saint Piligrinus, bip dans les Nibelungen , le bon ! Metelli Tegernens : Quirinal. apud Canis. lect. Antiq., T. WE, part. 2, p. 154, ed. Basnag. : FEEA Orientis habet regio Flumine nobilis Erlasia Carmine Teutonibus celebri Inclita Rogerii Comitis Robore..…. Metellus écrivait vers le milieu du onzième siècle. ? Aventin., Annal. Boior., Ub. VIE, p. 376. — Wolf. Lazius, de aliq. gent. migration. Vib. VIL, p. 353. — Hansiz., Germ. Sacr., 1, p. 188. — Hundt., Metropol. Salisb., T. 1, p. 201. 44 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. évêque Pilgérin , y joue un rôle moins brillant que Rudi- ger. Il est frère de Uté , mère des rois de Worms : il exerce l'hospitalité la plus bienveillante, et reçoit successi- vement à Passau, sa nièce Chrimilde, les envoyés d’Attila et ses neveux les rois bourguignons. Il n’est question de lui que dans ces occasions. L’histoire parle de saint Pi- ligrinus : il fut évêque de Lorch et de Passau , lun des apôtres de la Hongrie *, il baptisa le roi Geysa et ter- mina sa carrière l’an 991. Les historiens allemands ont écrit que saint Piligrinus descendait du margrave Rudiger *, et M. de Schlegel pense que ce fut cet évêque qui fit faire l'édition des Nibelungen du dixième siècle , en y ménageant un beau rôle à son illustre ancêtre. On trouve dans /a Plainte, dernière partie des Nibelungen, un passage aussi obscur qu’important sur un travail ordonné par l’évêque de Passau. On y dit qu’il fit écrire ces aventures en lettres latines ( Lati- nischen buochstaben), et que maître Conrad fut son écrivain. Quelques savans , d’après ce passage, ont cru pouvoir attribuer à Conrad de Wutzbourg le poëme des Nibelungen, qui existe maintenant. Nous sommes fort incertains sur le degré de foi que mérite le témoignage de la Plainte, relativement à la langue que Piligrinus fit em- ployer pour écrire l’ouvrage qu’elle désigne. Nous avons de la peine à croire qu’il ait fait traduire les Nibelungen en langue latine. L’auteur de la Plainte ne se serait-il point * Pray., Annal. Hunnor., p. 373. ? Hansiz., Germ. Sacr., 1, p. 206 : de genere Pilligrint, cum nobilissimun fuisse constat... opinio est fuisse de genere Rudi- geri Pechlarnensis. Hundt., Metropol. Salisburg., T. 1, p. 301 : Dicitur natus..…. Pili- grinus ex famili Roderiei seu Redigeri de Præclara hodiè Pech- larn. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 45 trompé? Ecrivantenviron deux siècles et demi après la mort de l’évêque de Passau, n’aurait-il pas indiqué par erreur, comme écrit en latin, un poëme réellement écrit en alle- mand ? Il serait fort extraordinaire que Piligrinus eût fait faire du même ouvrage une édition allemande et une tra- duction latine ; d’autant plus qw’il fit encore composer, en langue nationale, un autre poëme à la louange de Rudiger. L'écrivain en est inconnu : mais il y racontait les exploits du margrave, les guerres des Avares et des Huns en Autriche , le rétablissement du duc Arnould en Bavière, et les victoires qu’Otton-le-Grand remporta sur les Hongroïs. Ce poëme, qu’on ne saurait confondre avec les Nibelungen , existe peut-être encore : il fut découvert par Vigileus Hundt dans un château d'Allemagne; le comte de Ortenberg lui fit présent de ce manuscrit, et il le déposa, en 1557, dans la bibliothèque du duc de Bavière *. Hansizius pense que Wolfy. Lazius nous a con- servé un fragment de ce poëme *, mais les vers qu'il cite sont presque tous tirés des Vibelungen, et fort défi- gurés. Il n’y a que les quatre derniers, où l’empereur Henri est nommé, qui puissent peut-être appartenir au poëme découvert par Hundt. Après avoir fait connaitre les rapports du poëme des Nibelungen avecl’histoire ; il faut le considérer en lui- même et le comparer avec l’Edda. Les trois parties qui le composent peuvent se désigner par les noms des Wibelungen , de la Vengeance de Chri- Hundt., Metrop. Salisburg., T. 1, p. 201. — Hansiz., Germ. Sacr., T.I, p.206. — Ce manuscrit se retrouverait peut-être à Munich, si toutefois il a échappé au désastre qu’éprouva la biblio- thèque de cette ville, lorsqu’en 1632, Gustave-Adolphe s’en em- para. ? Wolfg. Laz., de Aliq. gent. migrat., p.353 46 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. milde et de la Plainte. La première a donné son nom au tout et nous avons déjà remarqué que la dernière a été postérieurement ajoutée aux deux autres. Celles-ci même paraissent avoir été une fois séparées , et composées cha- cune à une époque différente par la réunion de petits poëmes plus anciens, qui, ainsi que nous lavons dit, formaient un cycle épique. Les différences que l’on trouve entre les deux premières parties attestent ce mode de formation. Ainsi , par exemple, les Vihbelungen, dans la première partie, sont placés vers la Norwége : les nains etles géans habitent leur pays. Sigfrid , depuis l’Isenland va y chercher des secours. Dans la seconde partie les Nibelungen habitent Worms : ce sont les Bourguignons el leurs rois , fils de Gibica. Le nom des Nibelungen ne se trouve point dans l’histoire : il est uniquement réservé à la poésie , mais non pas exclusivement à la poésie alle- mande. Les Scandinaves l'ont traduit par Wiflunga* , et nous verrons qu’un poëme latin du dixième siècle désigne les guerriers de Worms par le nom de Franci nebulones. (La suite au cahier prochain. ) 1 Ils tivent ce nom de Væfil , l'un des ancêtres de Giuk (Fundinn Norregur, p.12, apud Biorner. Volum. Hisloric. RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES SUR LA POPULATION DE GENÈVE, SON MOUVEMENT ANNUEL ET SA LONGÉVITÉ , DEPUIS LE XVI° SIÈCLE JUSQU'A NOs JOURS ( 1549 À 1833). Par M. Edouard Mallet. S'il ne s’agissait, dans ce travail, que du tableau plus ou moins détaillé de la population d’une ville de troisième ou quatrième ordre, nous n’en parlerions pas dans la Bibliothèque Universelle, et nous laisserions aux jour- naux d’un intérêt local le soin d’en extraire ce qui peut intéresser leurs lecteurs. L’exactitude des recherches de M. Mallet, et la justesse de ses vues en statistique, ne suf- firaient peut-être pas pour attirer sur son mémoire l’at- tention de l’étranger. Ce qui nous décide surtout à en parler , c’est l'importance que des écrits antérieurs ont donné aux résultats fondés sur la population de la ville de Genève. C’est aussi ancienneté de nos registres de l'Etat civil. Ils sont tenus presque sans lacunes dès Pannée 1549 , avantage que l’on ne retrouve peut-être dans aucune autre ville, et qui a fait naître chez nous, 1 La partie la plus importante de ce travail a été imprimée dans le vol. VII des Mem. de la Soc. de Phys. et d'Hist. Nat. de Ge- nève ; ensuite il a été publié en entier à Paris, dans les Annales d'hygiène publique; vol. 17, part. I. 1837. 48 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES depuis un demi - siècle, l'idée d'étudier les lois du mouvement de la population. Les travaux ingénieux du D" Odier remontent à 1787. Ils avaient été précédés par des recherches laborieuses , encore inédites, du Dr Cramer , dont M. Mallet nous a appris toute la valeur, et de nos jours, une foule d'écrivains, genevois et étran- gers, se sontservi des chiffres de la population de Genève pour établir des tables de mortalité et des lois, plus ou moins générales , sur la marche des sociétés. Il importe donc aux personnes qui s’occupent de statistique dans divers pays, de connaître le travail consciencieux de M. Mallet. Elles le consulteront pour savoir jusqu’à quel point les lois de population déduites de Genève peu- vent s’appliquer à d’autres villes ; elles l’étudieront aussi comme une bonne monographie et comme un ouvrage qui contient, à côté de détails locaux et minutieux, des vues d’un intérét général. Suivons le travail de M. Mallet. Il est si bien divisé, si bien coordonné, que nous n’avons qu’à passer en revue les différentes parties qui le composent. La première partie traite du chiffre absolu de la popu- lation, à diverses époques. L'auteur énumère les recen- semens qui ont eu lieu, depuis les plus anciens, et donne quelques idées sommaires sur la position de la ville de Genève, sa surface, son climat, etc. Voici le tableau des recensemens successifs qui ont eu lieu. Nous ajoutons le chiffre d’un recensement, plus. exact que tous les autres, qui vient de s’opérer à Genève, ” comme dans toute la confédération, en vue des obliga- tions militaires imposées aux Cantons de la Suisse, par le pacte fédéral. SUR LA POPULATION DE GENÈVE. 49 Annee. Habitans. Proportion de l'accroissement. 1404 10,000: 1589 13,000 100 1693 16,111 124 1698 16,934 130 1711 18,500 142 1721 20,781 160 1755 21,816 168 1781 24,810 191 1785 25,500 196 17389 26,140 201 1805 22,300 171 1812 24,158 186 1822 24,886 191 1828 26,121 201 1834 ri aS VE À 209 1837 28,003 215 Les diverses phases que présente ce tableau s’expliquent aisément par l'histoire de Genève. En 1535 cette ville adopta le protestantisme, et, appuyée sur d’anciennes fran- chises municipales, se déclara république indépendante, rejetant l'autorité et de évêque et du duc de Savoie. Sa population était alors de 12 à 13 000 âmes seulement. Elle se renferma dans une enceinte fortifiée, suffisante à cette époque pour le développement de l’industrie, et qui a été conservée, à peu de chose près, jusqu’à nos jours, malgré le doublement du chiffre total de la population. Les partisans du catholicisme et des anciennes autorités émigrèrent, mais ils furent remplacés par des protestans arrivés de divers pays. Une guerre, souvent acharnée, contre le duc de Sa- voie dura soïixante-huit ans, avec de courtes interruptions, * Ce chiffre est approximatif. Le recensement portait sur les Jeux et donna 1298 feux. X 4 50 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES et mit plusieurs fois la république sur le bord de Pabime. La famine la menaçait sans cesse, enclavée comme elle l’é- tait dans le pays ennemi. La peste s’y joignait de temps en temps. Enfin le calvinisme rigoureux de l’époque éloignait les industries fondées sur le luxe, et enlevait au travail son principal attrait, en proscrivant les jouissances que chacun désire se procurer. Par toutes ces causes, et malgré l’affluence des réfugiés français, espagnols et italiens, la population ne grandit que de deux mille âmes pendant un siècle et demi. Il est même probable que cet accrois- sement ne s’opéra que vers la fin de cette période, depuis la conclusion de la paix en 1603 ; mais les recensemens ne permettent pas de l’affirmer. Dans le siècle suivant, au contraire, de 1693 à 1789, la population s’accrut de dix mille âmes. Pendant cette période, Genève se trouvait reconnue par toutes les puissances comme ville libre; la fabrication de l’horlogerie s’y était introduite, ainsi que d’autres moins importantes ; les sciences et les arts y prospéraient de même que le commerce et l'industrie. Le puritanisme, dont l’énergie avait armé le bras de nos pères, passait insensiblement à l’état d’un christianisme doux et tolérant. Avec cette prospérité s’étaient développés aussi des germes de dissensions politiques. Etouflés pendant long- temps par une aristocratie compacte et par l'influence des pays voisins , leur effet le plus fâcheux fut de détourner des véritables améliorations, et de transformer beaucoup de questions de progrès matériel ou intellectuel en des questions de personnes ou de partis. Néanmoins Genève était prospère. La révolution française vint alors secouer ses torches autour d’elle et au milieu d’elle. Une fois l’ancien gouvernement renversé , on vit les constitutions se succéder , les tribunaux révolutionnaires s'installer, SUR LA POPULATION DE GENÈVE. 51 les meilleurs citoyens être expulsés, emprisonnés ou mis à mort. La réunion à la France, en 1798, compléta, par le système des douanes, des impôts énormes et de la conscription , la décadence de la ville de Genève. Aussi, voyons-nous, en 1805, la population réduite de 4,000 âmes relativement à 1789. La richesse des familles avait diminué bien autrement. Le sort des événemens rendit à Genève, en 1814, son antique indépendance. Après quelques années où l’on se ressentit encore de la guerre et de la disette, la population reprit bientôt de Paccroissement. Dès lors l'avenir de cette ville, au moins jusqu’en 1830, n’a &té nullement compromis ; agriculture , le commerce et l’industrie ont prospéré ; une foule d’établissemens scientifiques , littéraires et de charité, ont été institués. La caisse d'épargne et des sociétés d’ouvriers ont assuré aux personnes prévoyantes le fruit de leurs travaux. L'administration, peu inquiétée par l'esprit de parti, a pu faire servir les revenus croissant à des améliorations incontestables. Les étrangers ont afflué, et les Gene- vois, qui émigrent dans une proportion correspondante, reviennent chez eux lorsqu'ils se sont enrichis. Dans un pareil état de choses, on pourrait s’étonner de voir la population de la ville accrue de 4,000 âmes seulement , depuis vingt ans, maïs il ne faut pas oublier que l’enceinte étroite de Genève ne permet pas d’éténdre indéfiniment les constructions. Le terrain se vend dans la ville à 45 ou 20 francs le pied, et il en reste peu qui ne soit couvert de maisons. Les habitans sont aussi rapprochés que dans les plus mauvais quartiers de Paris, dans ces quartiers où la mortalité ordinaire n’a été dé- passée en intensité que par les ravages épouvantables du choléra-morbus en 1832. La construction des maisons 52 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES y est à peu près la même, et, pour le dire en passant, puisqu’à Genève la mortalité est très-faible , on peut en conclure que les privations , l’absence de soins et tout ce qui accompagne la misère dans les mauvais quartiers de Paris, sont des causes de mortalité bien autrement plus actives que la mauvaise distribution ou l’entassement des constructions. | La population de Genève, en dedans des murs actuels, ne pourra plus s’augmenter que de mille ou quinze cents âmes. Il reste encore quelques constructions nouvelles à occuper, quelques maisons à bâtir ou à exhausser, mais il n’est pas probable que la population de la ville dépasse jamais 30,000 âmes. Ce qui s’opère maintenant, c’est la création d’une ville extérieure, dont l’influence politique et la simple existence amèneront probablement la des- truction finale des remparts de la vieille ville. La loi ré- cente, qui maintient l’enceinte actuelle, tout en consa- crant le système suivi jusqu’à nos jours , le sape dans ses fondemens , car l'essor de la population , inévitable dans les années de prospérité, va fixer autour de la ville des milliers d'habitans. Réunis un jour à tous ceux qui, dans le Canton, n’aiment pas les fortifications de la ville, et ayant des intérêts contraires aux gênes imposées par le système actuel, ils finiront par l'emporter dans les conseils de la république. Il est d’ailleurs très-douteux qu’on puisse et qu’on doive défendre une ville quand elle est emboïtée dans une autre. Voici, d’après Fannuaire du Léman de 1814, d’après M. Mallet et le recensement de février 1837, la progression récente des populations urbaines autour de Genève. SUR LA POPULATION DE GENÈVE. 53 Accrôissement en 1805. 1834. 183;. 3 ans (1834-37). Commune des Eaux-Vives. 860 1343 1462 — 100 : 108 Id. de Plainpalais. 1189 1975 2273 — 100 : 109 Ville de Carouge . . . .. 3119 4053 4367 — 100 : 107 Commune du Petit-Sacon- nex (Sections : Päquis- Sécheron et Montbril- lant-Varembé). . . . .. 842 972 — 100 : 115 Total. 8213 9074 — 100 : 110 Le recensement de 1787 donna pour Plainpalais , les Eaux-Vives et les Päquis 2228 habitans, soit 0,08 de la population entra muros ; celui de 1837 a donné pour la même banlieue 4139 habitans, soit 0,15 de la population actuelle de la ville. Le chiffre a presque doublé pendant cette période de 50 ans, quoique la première moitié ait été une époque malheureuse et que la population intra-muros se soit accrue. Je n’ai pas pu retrouver le chiffre des diverses portions de la commune du Petit-Saconnex, en 1805. L'ensemble de la commune avait alors 980 âmes ; en 1837 on y compte 1976 habitans. Si l’on veut considérer comme suburbaine toute la population de cette commune et celle des trois au- tres ci-dessus mentionnées, on verra que leur chiffre total était en 1805 de 6108 habitans, et, en 1837, de 10078, augmentation comme 100 : 164. Cette période de trente- deux années ayant été mélangée de guerres et de disettes et de prospérité, on peut croire qu’elle représente assez bien Paccroissement probable des années qui vont suivre. Il y a même une raison pour que les populations en dedans et en dehors des murs se rapprochent plus vite désormais, c’est la circonstance qu’il ne sera bientôt plus possible de construire dans l'intérieur de la ville. Il y a donc une grande chance pour que la population des faubourgs soit 54 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES doublée avant un demi-siècle, et pour que, avant un siè- cle, les deux villes soient égales, si toutefois elles ne sont pas alors confondues en une seule. MOUVEMENT DE LA POPULATION DE GENÈVE SOUS L'ANCIENNE RÉPUBLIQUE (1535-1798) ET SOUS L’EMPIRE FRANÇAIS (1798-1814). C’est en 1549 qu’on établit des registres réguliers pour l’inscription des baptêmes , mariages et décès, et qu'on ordonna la visite des morts. Voilà une antiquité bien reculée, car dans la plupart des pays ces registres ne sont un peu suivis et complets que depuis le siècle dernier. Ainsi, en France, malgré les ordonnances de 1539 et de 1579, l’état civil n’a pris de régularité qu'au siècle dernier, à partir de l’ordonnance de 1736. Dans le pays de Vaud, la tenue des registres mortuaires daté de 1708 et 1727. M. Mallet passe en revue les travaux statistiques faits à Genève, sur la période de 1550 à 1798. Le docteur Cramer a laissé un relevé manuscrit des baptèmes et mariages de 1695 à 1735 : ce travail à été continué pour 1736 à 1785 par le pasteur Dunant, et pour 1786 à 1791 par un employé du bureau de l’état civil, M. Noel. Les décès sont tirés du travail considérable du Dr Jean-Antoine Cramer, continué par le D' Joly. Les résultats un peu détaillés de tous ces travaux manuscrits sont publiés pour la première fois dans l’ouvrage de M. Mallet. Dans la période de 1695 à 1791, il est né 35,022 gar- çons et 33,742 filles. Le rapport est de 103,88 à 100, ou environ 26 à 26. Le nombre des décès a été de 65,030 ; d’où il suit SUR LA POPULATION DE GENÈVE. b5 que le nombre des naissances a surpassé celui des décès de 3,134 soitde © , ce qui a dû augmenter d’autant le chiffre de la population. Mais si l’on considère que dans cette période le chiffre total des habitans de Genève s’est accru de près de 10,000 , on se convaincra que la plus grande partie de laccroissement est due à des immigrations étran- gères. Cette cause de perturbation amène encore un résultat singulier, c’est queles naissances féminines sontinférieures en nombre aux décès du même sexe. De 1700 à 1791, on remarque un excès de morts féminines de 534, et un excès de naissances masculines de 3,545. M. Cramer Vattribuait à des émigrations d'hommes et à des immigra- tions de femmes, surtout de servantes étrangères. Le même fait se reproduit dans l’époque actuelle. Pour la période de la fin du siècle dernier et du com- mencement de celui-ci, M. Mallet s’appuie des travaux de MM. le Dr Odier , de Candolle-Boissier , Serre, Heyer et le D' Lombard, qui sont publiés dans divers journaux ou brochures spéciales. On sait que M. Odier a signalé le premier l’allongement graduel de la vie probable et de la vie moyenne , à Genève , pendant trois siècles, et que beaucoup d'écrivains ont étendu mal à propos à toute l'Europe les chiffres déduits des registres de Genève. M. Odier, s’appuyant sur ses propres recherches et sur celles de ses prédécesseurs, a donné la table suivante : Vie probable. Vie moyenne. Au XVIe siècle, 4 ans 9 mois. 18 ans 5 mois. XVIIe vert 73 4 XVIIIe 27 3 32 8 M. Mallet a soumis de nouveau les faits à une inves- tigation scrupuleuse, qui l’a conduit à modifier un peu la table ci-dessus. « En calculant, dit-il, les vies pro- 56 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES bable et moyenne aux seizième et dix-septième siècles , on n’a pas tenu compte de ce que les registres de cette époque n’étaient pas complets , et que bien souvent l’âge des individus morts de peste n’a pas été indiqué : or, la peste emportant surtout les adultes, leur âge, s’il était connu, élèverait le chiffre de la vitalité de cette époque. Mais surtout on a , sans doute par inadvertance, admis dans les calculs sur lesquels ont été établies les vies probable et moyenne à ces époques , les enfans qua- lifiés surlesregistres avant terme, c’est-à-direles morts-nés, qui, n'ayant jamais vécu, doivent être déduits des décès réels, quand il s’agit de calculer la durée de la vie, et dont il convient de former une classe à part. En faisant cette correction on arrive aux résultats suivans : Vie PROBABLE A GENÈVE. VIE MOYENNE. "oo ——— Duree. Accroissement. Duaree. Accroissement ans. mois. jours. ans. mois. jours. 1560-1600 ORPATE NT 100 248 12% 20 100 1601-1700 13 3 16 153 250118 2 120 1701-1760 27 8 17 320 32%, 9,1 24 154 « Ce résultat, moins frappant que celui qui avait été admis jusqu'ici, est cependant bien remarquable en- core: il montre que la durée de la vie a graduellement augmenté d’une manière assez forte, surtout que les enfans , mieux soignés, sont plus rarement morts en bas âge, et qu’un beaucoup plus grand nombre a été amené à l’âge d'homme. » M. Mallet analyse semblablement les chiffres publiés par d’autres auteurs , pour une époque plus moderne , chiffres que nous donnerons plus tard, et qui constatent une augmentation continue de la vie probable et de la vie moyenne , à Genève, de 1760 à 1814. Il arrive ainsi à l’époque actuelle, dont il a fait une étude spéciale. SUR LA POPULATION DE GENÈVE. 57 MOUVEMENT DE LA POPULATION DE LA VILLE DE GENÈVE DEPUIS LA RESTAURATION, DE 1814 À 1833. Pour cêtte période de vingt années, l’auteur a dépouillé lui-même les registres de l’état civil, qui sont tenus avec toute l’exactitude désirable. M a eu soin de déduire : les morts-nés , les individus nés , mariés ou décédés hors de la ville, et inscrits sur les registres de la ville par suite d’une habitude du pays et de certaines convenances, les décès de militaires en passage, et autres catégories propres à'induire en erreur sur les vrais nombres. Pour l'intelligence de certains résultats, il ne faut pas oublier que les années 1814 à 1818 ont été une époque fâcheuse, par suite de la guerre qui cessait à peine, de * l'occupation militaire, de la disette et de la transition à un nouveau régime ; tandis que les années suivantes, au moins jusqu'a 1830, peuvent étre considérées comme l’âge d’or de la république de Genève. Naissances. Les dix premières années ont offert, en moyenne, 511 naissances par an; les dix dernières 581. Le rap- , , port est de 100° à 113,6 , à peu près comme les popu- lations totales des deux époques (100 à 112,5 ). Ce chiffre est très-peu élevé relativement à la popula- tion, car il porte la proportion des naissances, dans les 20 ans, à 1 sur 46,8 habitans , tandis qu’en France, il est de 1 sur 32,2. s Le rapport des sexes est de 13 garçons pour 12 filles. En France ilest de 17 à 16. On peut attribuer la forte * proportion des garçons , à Genève; à la grande quantité des naissances légitimes, relativement aux illégitimes et . 58 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES âge moyen des parens. Nulle part la différence de proportion des sexes dans les naissances’ légitimess et illégitimes n’est aussi forte qu’à Genève. En effet, dans les légitimes , le rapport est de 108,99 pour 100 filles, dans les illégitimes de 101,48 pour 100 filles. Quant à la cause de ces différences, nous croyons tous les jours plus qu’on doit la chercher dans F âge moyen et relatif des parens *. Les naissances illégitimes viennent toujours en plus forte proportion de jeunes parens , surtout de jeunes femmes ; souvent ce sont les premières couches qui rentrent dans cette catégorie. D’un autre,côté l’âge moyen auquel on se marie à Genève est fort élevé, comme nous le verrons plus loin : il est le plus favorable ® possible à une production surabondante de mäles, si Pon part des observations faites sur ce point par M. Sadler * D’après ces deux motifs on comprend pourquoi le rapport des excès diffère beaucoup, à Genève, dans les naissances légitimes et illégitimes. Les lois qui nous régissent, sous le rapport de la légitimation des enfans, et, en général de l’état civil, sont les mêmes qu’en France. Néanmoins, depuis que Genève n’est plus le chef-lieu d’un département français, depuis qu’elle n’a plus de garnison proprement dite et que son gouvernement a le droit d’éloigner certains étrangers de * mauvaises mœurs, la proportion des enfans naturels et exposés a diminué d’une manière très-remarquable, Sous ce point de vue on doit rendre hommage à l’administra- tion de notre petit Etat, et aux institutions morales qui forment notre jeunesse. Voici les chiffres : ! C’est ce qui résulte des recherches de Milne, Sadler, Girou de Buzareingues et Hofacker. V. Quetelet, Sur l’homme ou Essai de physique sociale , 1. pp. 41-71. 2 Quetelet, Zbid., p. 56. SUR LA POPULATION DE GENÈVE. 59 ENFANS NATURELS!, A Nomb. total Sur 100 par annee. naissances. Sous l’ancienne république, de 1786 à 1791. 46,3 6,3 Sous le régime français, 1806 à 1812. . . . 96,8 16,7 Depuis la restauration, les dix premières ânnées, de 1814 à 1823. ......... 65,2 12,7 Les dix dernières, 1824 à 1833. . . . . . .. 44,2 7,5 La proportion des enfans exposés n’est pas moins re- marquable. Il n’y a jamais eu de tour à l’hôpital de Genève; les enfans n’y sont point soumis à ces trans- lations imaginées depuis peu pour effrayer les parens ; leur régime au contraire a été amélioré depuis vingt ans. Malgré ces causes leur nombre décroît beaucoup. Il était : ENFANS TROUVÉS. Moyenne Sur 1000 annuelle. naissances. Sous le régime français tout entier, de1799à1813. 37 Idem, de 1806 à1812. 45 78 Depuis la restauration, de 1814 à 1823. . . ... 9 17 Idem, de 1824 à 1833. . . . . . 2 So: «. 4 Un pareil résultat fait honneur à notre population, cependant, pour être juste, il faut rappeler quelques circonstances. Sous le régime français on pouvait venir librement des villes voisines, tantôt dans les maisons d’accouchement établies à Genève, tantôt pour exposer des enfans. Les mêmes personnes sont aujourd’hui surveillées par la police et ne peuvent guère entrer dans la ville que munies de papiers réguliers. En même temps, il faut le dire, des faits récens ont constaté un funeste accroissement de certains délits, dont l’effet est de diminuer le nombre des On comprend sous ce titre les enfans abandonnés, que l’on suppose tous illégitimes. 60 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES enfans naturels qui viennent à terme, en compromettant la vie de femmes enceintes. Il est probable aussi que beaucoup de couches illégitimes qui avaient lieu autre- fois à Genève, se font maintenant à Lyon ou à Paris, grâce à la facilité croissante des moyens de transport. Malgré cela on ne peut douter des améliorations morales de la population. Ce que M. Mallet nous apprend de la diminution progressive des divorces (la législation demeurant la même), en est une seconde preuve bien concluante dont nous parlerons plus bas. La proportion des morts-nés a décru depuis vingt ans, de T- du nombre des naissances dans la première dizaine d’années, à 5 dans la seconde ‘. La diminution a eu lieu tout entière dans les couches légitimes (de: à -). Dans les illégitimes, au contraire, il y a eu ac- croissement dans le chiffre moyen des morts-nés, savoir mu lL 10 seconde. Je*crains bien que ceci ne touche de près à l'augmentation des délits, de tous genres, qui arrêtent dans des naissances dans la première dizaine, et ? dans la leur développement les enfans conçus hors de mariage. D'un autre côté, on peut croire que des couches ont lieu plus souvent d’une manière secrète et sans secours, par suite des progrès même de la moralité publique. On peut imaginer d’autres explications encore, tant il est vrai que des causes opposées peuvent quelquefois produire le même résultat numérique, et que les faits ne parlent pas d’eux- mêmes comme certains auteurs le prétendent. Mariages et divorces. Dans les vingt ans la proportion des mariages a aug- menté ; celle des divorces a diminué. ‘ La moyenne de neuf grandes villes d'Europe donne un vingt- deuxième, d’après M. Quetelet, I, p. 121. SUR LA POPULATION DE GENÈVE. 61 Il y a eu, dans les dix premières années, 1638 maria- ges, dans les dix suivantes 1978, rapport 100 : 120,75. * Cet accroissement est plus fort que celui de la population. Relativement au chiffre total des habitans, c’est 1 mariage sur 141, pour la période’ des vingt années. Dans les dix dernières années, 1 sur 131, comme en France, mais puisque la population genevoise amène à l’âge de con- tracter le mariage une plus forte proportion d’individus que la population française, on peut regarder la proportion des mariages, à Genève, comme un peu plus faible qu’elle n’est en France. Je laisse de côté les considérations re- latives aux seconds mariages , et je cite plutôt celles qui concernent l’âge moyen des époux, car c’est un sujet encore peu étudié , et qui a cependant des conséquences graves relativement au nombre des naissances, à la pro- portion des sexes dans les nouveau-nés, et probablement à leur vitalité. Comme il faut faire de très-longs calculs pour arriver à l’âge moyen du mariage, et que ce chiffre varie peu d’une année à l’autre, M. Mallet s’est borné à calculer deux pé- riodes, 1814 et 1815, 1826 à 1830. Pour les deux pre- mières années, époque de guerre, l’âge moyen des hommes qui se mariaient pour la première fois était de 30 ans 11 mois; celui des femmes de 29 ans 5 mois; différence 1 an 6 mois. Dans les cinq années de paix et de prospérité, 1826 à 1830, l’âge moyen des hommes s'était abaissé à 29 ans, celui des femmes à 26 ans 10 mois ; différence moyenne des époux, 3 ans 2 mois. Ces chiffres donnent ce que l’auteur appelle Pâge proto- gamique, c’est-à-dire l’âge moyen des époux contractant un premier mariage. On ignore presque dans tous les pays cet âge moyen du mariage. M. Villot la calculé ! à ! Ann. du Bureau des Longit., 1829. p. 109. 62 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES Paris sur 482 mariages contractés dans le dix-huitième siècle, et il a trouvé pour les hommes 29 ans $Ë,, pour les femmes 24,72; différence 4,96. À la même époque, Muret trouvait que, pour la ville de Vevey, dans le Canton de Vaud, Pâge des filles, au moment de leur mariage, était aussi de 24,69. Nous regrettons que M. Mallet n’ait pas rapproché le tableau qu’il donne des mariages des deux sexes à Genève, de celui donné par M. Corbaux pour les femmes qui se sont mariées dans la ville de Paris, de 1813 à 1830°. Voici un extrait comparatif des deux tableaux. Les chiffres de celui de Paris ont été calculés pour cent mariages , comme dans celui de M. Mallet. À GENÈVE. À Paris. , - Se marient. Hommes. Femmes. Femmes. Avant 20 ans. 0,8 8,5 22,3 De 20 à 30 58,0 61,8 50,5 30 à 40 26,9 22,5 18,8 40 à 50 8,0 5,6 6,0 50 à 60 4,5 1,5 1,9 Au delà de 60 1,8 0,1 0,5 100,0 100,0 100,0 On voit qu’à Paris une plus forte proportion de femmes se marient ou très-jeunes ou très-âgées. Il doit en résulter plus de mariages stériles ou suivis de peu d’enfans. M. Quetelet', après avoir discuté les faits recueillis en Angleterre, sur le nombre des enfans issus de mariages contractés à des âges divers, est arrivé à la conclusion suivante : « Un mariage, s’il n’est point stérile, produit le même nombre de naissances, quel que soit l’âge auquel On the natural and mathem. laws concerning population, etc. 1 vol. 8°. Paris, 1833. Bibl. Univ., vol. 59, littér. p. 227. ? Sur homme , ou Essai de physique sociale , vol. 1, p. 65. SUR LA POPULATION DE GENÈVE. 63 il a lieu, pourvu que cet âge ne dépasse pas 33 ans en- viron pour les hommes, et 26 pour les femmes ; après ces âges, le nombre des enfans qu’on peut produire diminue.» ‘On. voit qu’à Genève l’âge protogamique des femmes+*doit entraîner une diminution dans le nom- bre normal des naissances, et cette diminution est plus considérable qu’on ne croit. Ce n’est pas en réfléchissant au chiffre moyen de l’âge des femmes (26 ans 10 mois) qu’on arrive à cette conclusion, mais c’est én observant que près de la moitié des femmes se marient, à Genève, au-dessus de l’âge qui leur aurait permis d’avoir autant d'enfans que le cours de la nature en aurait produit sans ce retard, et que le quart environ se marient à un âge où elles n’ont en moyenne plus aucune chance de devenir mères. Il y a en outre, à Genève, sur 100 mariages, 16,63 dans lesquels le mari a plus de 10 ans de plus que sa femme , et 9,73 dans lesquels la femme à plus de cinq ans de plus que son mari, en tout 26,36 qu’on peut re- garder comme des mariages ou stériles ou peu productifs, * par suite d’une trop grande inégalité d'âge. De ces divers faits on peut conclure que les mariages doivent être, en moyenne, peu féconds à Genève ; mais que les enfans qui en proviennent, étant peu nombreux et élevés par des mères plus expérimentées, doivent étre ” mieux soignés que dans beaucoup de villes et arriver en plus forte proportion à l’âge d'homme. Les faits confirment ces prévisions. © Dans les vingt années dont nous parlons, il est né 9833 enfans légitimes, et il y a eu 3616 mariages, ce qui donne environ 2 © naissances par mariage, selon la manière ordinaire de calculer, qui n’a pas d’inconvénient quand on embfasse une période un peu longue. Ce chif- 64 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES. fre est plus faible qu’il n’était autrefois à Genève’, et maintenant en France”, mais si lon pouvait défalquer les mariages stériles qui sont si nombreux à Genève par suite de l’âge tardif du mariage des femmes; oh trouve- rait que la fécondité des mariages non stériles diffère moins qu'on ne pense des résultats connus ailleurs. En estimant le nombre des mariages stériles au quart, -ce qui est plutôt au-dessous de la réalité, on trouve que les autres mariages ont eu 3,6 naissances, malgré l’âge tardif de plusieurs d’entre eux. On arrive même à la conviction que les mariages contractés à l’âge qui convient aux fa- milles aisées , c’est-à-dire avant 33 ans pour les hommes et avant 26 ans pour les femmes, produisent à Genève plus de quatre enfans en moyenne, quand ils ne sont pas stériles. Il faut au moins cette proportion pour que la population ne diminue pas. Les divorces étaient très-nombreux (41 sur 7,8 ma- riages ) sous Pempire de la loi du 20 septembre 1792, mais cela tenait en partie aux facilités accordées par une législation peu morale. Depuis létablissement du code civil français, toujours en vigueur à Genève, les divorces ont constamment diminué. Pendant 30 ans et 100 jours (de lan XII à 1833) il y a eu 1 divorce sur 48 mariages. Voici comment le chiffre se décompose : Divorces. Mariages. De 1806 à 1812 2,3 par an, soit 1 sur 63 De 1814 à 1823 4,7 34 De 1824 à 1833 3,9 56 La durée moyenne des mariages dissous a été de 12 à 143 ans. Il faut donc chercher dans la période précédente 1 De 1695 à 1768, il a été de 3,95. ? ]l est de 3,8 en France. SUR LA POPULATION DE GENÈVE. 65 une partie des causes qui amènent pour une époque dé- terminée l'augmentation ou la diminution du chiffre des divorces. Dans le prochain cahier nous parlerons des décès et du changement qui s’est opéré depuis trois siècles , à Genève, dans la durée de la vie moyenne et de la vie pro- bable, à chaque âge. C’est la partie sur laquelle M. Mallet a fait le plus de recherches originales. C’est là qu’il ex- pose de la manière la plus heureuse des principes assez difficiles à saisir, et des idées quelquefois nouvelles pour la science. Nous nous proposons de les signaler à nos lecteurs, mais ne voulant pas outrepasser mainte- nant les bornes que doit avoir un article hérissé de chiffres, nous terminerons ici notre extrait. Alph. DC. X 6) HISTOIRE DE LA RELIGION REFORMÉE EN FRANCE, HISTORY OF THE REFORMED RELIGION IN FRANCE, BY THE REV. EDWARD SMEDLEY. M. A. LATE FELLOW OF SIDNEY SUSSEX COLLEGE CAMBRIDGE. 3 vol. petit 80. Londres, 1832, 1834. Chez J.-G. et F. Rivington. ET ÉEOES A EEE Depuis le renouvellement des études historiques qui semble caractériser notre époque, aucun sujet ne paraît avoir plus puissamment excité la curiosité des érudits, et nourri les réflexions des penseurs , que la réformation du seizième siècle. Une analogie frappante entre cette grande révolution dans le monde religieux , et celle dont nous avons été les témoins dans le monde politique , a sans doute contribué, avant tout , à réveiller cette cu- riosité ; elle a fait sentir à ceux qui suivent d’un œil phi- losophique les grandes phases de la vie des peuples, combien la convulsion récente les a mis mieux en état de comprendre une convulsion passée ; elle les a flattés de l’idée que par une étude plus approfondie de l’homme, ils jugeraient mieux que n’avaient pu faire les contempo- rains, des événemens si graves; elle a même entretenu espérance que cette étude philosophique de passions populaires qui s’apaisent, enseignerait à calmer celles qui sont encore dans toute leur violence. HISTOIRE DE LA RELIGION RÉFORMÉE EN FRANCE. 67 Sans doute en effet, un entendement élevé, qui sait embrasser le grand drame de la réformation au seizième siècle, qui le suit avec impartialité dans toutes ses par- ties , qui compare les passions violentes qu’il excita avec leurs résultats actuels, peut en tirer d’importans ensei- gnemens : mais pour cela il faut qu'aux lumières de Pesprit il joigne celles du cœur, qu'il unisse au sentiment religieux une appréciation équitable des opinions diver- ses , et même opposées , qu’il aime en même temps Dieu et les hommes. Plus le philosophe étudiera dans cet esprit cette grande lutte , plus il y reconnaîtra les traits brillans du caractère humain, l'amour de la vérité, le pouvoir de la conscience, le dévouement et le sacrifice volontaire de l'individu à ce qui lui paraît être ou la volonté de Dieu , ou le progrès du genre humain. Maïs plus aussi il signalera de toutes parts les exagérations dans lesquelles entraînent la lutte et la violence des partis. Sous tous les drapeaux il discernera de grandes actions et de grands sentimens auxquels il se plaira à rendre hommage, mais il ne rencontrera nulle part un personnage qu'il puisse admirer sans mélange de bläme , une croyance, une con- fession de foi qu'il puisse admettre sans restriction. Peut-être estimera-t-il que même les défauts des grands hommes facilitèrent leurs succès , tout comme l’exagéra- tion des principes contribua à soutenir l’enthousiasme et à ranimer le courage des martyrs. Mais il se réjouira de vivre dans un temps où les illusions qui obscurcissaient leur vue sont dissipées , où les passions haineuses s’amor- tissent , où la raison n’est plus répudiée par aucun parti; et il sentira que depuis qu’on a déposé les armes, depuis que l'autorité civile ne punit plus le dissentiment , une grande conquête est demeurée à l'humanité : c’est la li- berté de conscience , la liberté d'examen , que les con- 68 HISTOIRE DE LA RELIGION RÉFORMÉE damnations d’aucun de ceux qui se disent l’Eglise, ne sauraient enfreindre , et qui est ainsi en réalité l’apanage de toutes les sectes. L'étude de l'histoire de la réformation sera vraiment avantageuse si elle est faite dans cet esprit de charité et de support, si elle est faite en même temps avec modestie , avec une juste défiance de nous-mêmes. L'opposition entre des convictions sincères et profondes doit nous enseigner que pour toutes les croyances qui échappent au témoignage de nos sens, qui échappent à la démon- stration rigoureuse, il ne nous est pas donné de distinguer sûrement la vérité de l’erreur ; que lorsque nous voyons partage entre des opinions éclairées, partage entre des hommes que nous savons de bonne foi, et que nous re- connaissons pour juges compétens dans les questions que la raison seule peut décider, il ne nous appartient point de prononcer que les uns ou les autres se trompent. Un guide certain nous a été donné dans la conscience , pour discerner le bien du mal, en morale, mais non le vrai du faux en théologie. Plus nous consulterons ce guide avec bonne foi , et plus nous reconnaitrons de grandes qualités et de grandes vertus dans les hommes de tous les partis ; plus leur témoignage contradictoire , sur ce qu’il ne leur était, pas plus qu’à nous, donné de savoir, nous inspirera de modestie sur nos opinions , de charité pour celles des autres. C’est ainsi que nous nous rapprocherons du but sur la voie duquel nous avait mis la réforme, mais que nous ne pouvions atteindre , tant que subsistait la violence des partis, celui d'apprécier dans l’homme l'esprit religieux , sans lui demander compte de sa croyance, de reconnaître comme vertu l’ardeur pour la recherche de la vérité, sans prétendre juger si elle a été découverte, la soumission des intérêts temporels à un EN FRANCE. 69 intérét surhumain, la domination de la conscience sur l’égoisme , quelle que soit la foi qui la soutienne. Ces vertus , nous devons les reconnaître , non pas seulement chez le catholique ou le protestant, ou les autres sectes chrétiennes, mais chez le juif ou le musulman, chez Pidolâtre même , combien qu’il se soit égaré , car lui aussi cherchait la Divinité, encore qu'il n’ait pas su s’élever au-dessus de ses manifestations les plus grossières. L’hu- manité, après tout, se partage entre les hommes de l’égoisme et ceux du devoir , entre ceux qui rapportent tout à eux-mêmes, et ceux qui aspirent à reconnaître Pessence du beau, du juste, de l’honnête , élèvent leurs âmes vers une divinité que la faiblesse de leurs sens et celle de leur intelligence ne leur permettent point de voir clairement, mais qui, sans doute, leur sait gré de l’ap- peler à leur aide, sous quelque nom qu'ils l’invoquent. Mais il faut le dire, entre les ouvrages nombreux pu- bliés dans ces quinze dernières années sur l'histoire de la réforme , il y en a bien peu où l’on trouve des traces de cet esprit de concorde et de charité. Plus souvent on dirait que leurs auteurs n’ont eu en vue que de réveiller un fanatisme qui s'éteint, de donner un nouvel aliment à des haines qui disparaissaient avec le souvenir des injures. On pourrait ranger sous quatre classes les écrivains qui, de nos jours, ont entrepris de faire triompher le système qu'ils ont adopté , en s’appuyant sur une histoire de la réforme, ou de quelqu’une de ses parties qu'ils ont écrite Jus ce but. La plupart des écrivains français ont soumis à leur examen ces grands événemens, Pt un fonds d’incrédulité ou tout au moins de scepticisme, qui leur a fait limiter leur attention à des résultats pure- ment politiques. Un parti nombreux, parmi les écrivains 70 HISTOIRE DE LA RELIGION RÉFORMÉE anglais a de même en vue un résultat politique, le triomphe de la haute Eglisé, mais il s’est revêtu pour Patteindre d’un manteau tout religieux. Puis viennent les partisans ardens de l’ancienne infaillibilité catholique, qui ne veulent voir dans la réforme que l’esprit dé ré- volte et d’erreur ; et enfin les partisans non moins ardens, non moins amers de l’infaillibilité protestante, qui n'ont admis le droit d’examen des premiers réformateurs que pour le refuser à tous leurs disciples ; qui font retentir à nos oreilles les mots d’orthodoxie et d’hérésie, avec au- tant d’arrogance que le fit jamais l'inquisition , et qui, en étudiant les réformateurs , présentent à notre admira- tion, non leurs progrès, mais leurs pas en arrière , non les conséquences de leurs principes, mais les passions ou les préjugés qui les rendirent inconséquens. Parmi les écrivains de la prémière classe, un historien qui a étonné le monde savant par sa fécondité, M. Capefigue üent un rang distingué. Ses ouvrages historiques se sont succédé avec une telle rapidité, que loin de lui laisser le temps nécessaire aux recherches dont il étale les fruits , on comprend à peine qu'il ait eu celui de les transcrire. En consultant l’ordre dans lequel ses ouvrages ont paru, il semble qu'il a à peine donné plus d’une année à la composition de ses six volumes sur l’histoire de la réforme, de la Ligue et de Hénri IV. L'ouvrage lui-même porte, il est vrai , plusieurs marques de précipitation ; on voit que l’auteur , tout en fouillant dans des archives longtemps interdites , et parmi des manuscrits inconnus , a négligé les récits authentiques , avérés , des témoins , dés acteurs de ce grand drame, qu’il aurait pu trouver imprimés dans toutes les grandes bibliothèques. On voit aussi que, comme il arrive trop souvent aux érudits, il estime, outre toute mesure, les découvertes qu'il croit ‘avoir EN FRANCE. 71 faites ; ainsi il imprime en grand nombre des écrits au- thentiques sans doute, mais qui ne nous apprennent rien , et qui auraient pu tout aussi bien continuer à de- meurer ignorés jusqu’à la fin des siècles. Toutefois, parmi les documens qu’il a mis en lumière , il y en a plus d’un qui donnent à des événemens importans un carac- tère tout nouveau; et la diligence et l’industrie de l’au- teur nous présentent en même temps un phénomène inexplicable, et un avantage que nous apprécions haute- ment. Mais c’est l'esprit dans lequel l’histoire de la réforme a été composée qui nous paraît surtout caractéristique d’une nouvelle école, dirons-nous de philosophie ou de politique, et qui demande à être signalé. Non-seulement l’auteur ne veut paraître ni catholique, ni protestant, il semble vouloir nous pénétrer de l’idée que la vérité ou Perreur ne sont d’aucune importance en religion ; bien plus , que la conformité de la conduite avec les lois de la morale est d’une importance tout à fait secondaire ; que le but est tout; que pour atteindre ce but, tous les moyens sont bons ; que ce but cependant n’est ni le bonheur de l'humanité, ni son progrès en lumières, ni son progrès en vertu, mais une certaine symétrie, une force , une unité abstraites, auxquelles tout ce qu’ont chéri les hommes doit étre sacrifié. Aucun écrivain, depuis des siècles, n’a embrassé avec plus de partialité la défense du parti catholique , mais il l’a fait d’une ma- nière qui doit blesser les croyans , car il laisse voir qu’il pe croit point lui-même ; il l’a fait en témoignant de l'admiration pour ce que les plus zélés condamnent et voudraient faire oublier : l’adresse qu’il célèbre est celle de Catherine de Médicis ; la répression qu’il justifie est celle du massacre de Vassy , de la Saint-Barthélemy , de 72 HISTOIRE DE LA RELIGION RÉFORMÉE l’inquisition ; le héros, enfin, auquel il rend une sorte de culte, et qu'il représente comme le vrai champion de l'unité catholique, de l’ancienne société , de tout enfin ce qu’il aime et qu'il vénère, c’est Philippe Il. On ne peut sans étonnement voir de telles doctrines naître du scepticisme politique et religieux qui enfanta la révolution française; on s’effraie et on s’afflige pour humanité de ce qu’un long ébranlement de l’ordre social a pu donner à quelques hommes un tel désir de repos pour le peuple , et de force pour le gouvernement, qu’ils sont prêts à les acheter au prix de tous les autres biens qu'ont jamais désirés les hommes. M. Capefigue a peut- être formulé plus nettement qu’un autre les doctrines de cette école nouvelle , mais il ne faut point se le dissimuler, cette école est nombreuse. C’est la même qui cherche uni- quement l’unité en religion, la force en politique, l'effet en littérature , et qui ne croit point les payer trop cher en leur sacrifiant la vérité et la morale. Un faux vernis de profondeur et de haute politique a séduit plusieurs jeunes gens, et les a enrôlés sous ses drapeaux. Il ne faut cependant point désespérer de leur retour à des opinions plus saines , car le propre d’une telle doctrine c'est de ne pouvoir produire de profondes convictions. Un autre écrivain distingué, M. Michelet, qui nous a donné récemment une vie de Luther presqu’en entier, extraite de ce réformateur, a conservé aussi à son ou- vrage une forte teinte de scepticisme; mais tandis que M. Capefigue aspire à joindre la réputation d'homme d’état à celle de littérateur et d’antiquaire, M. Michelet se laisse aller à ses sentimens qui sont tendres et élevés. Il admire la grandeur partout où il la trouve, il ap- plaudit à la recherche de la vérité partout où l’homme peut latteindre ; il voudrait croire, mais il ne trouve que : EN FRANCE. 73 contradiction dans les lumières humaines , aussi prend-il un triste plaisir à faire ressortir les contradictions et les inconséquences du grand homme qu’il met en scène. Il s’attacherait de préférence aux lumières divines, mais sa propre Eglise, qu’il aime, lui apparaît sous l’image de sa mère mourante, dont il n’ose sonder les blessures , car pour elle tout mouvement , tout effort est un danger. De même que les historiens de l’école sceptique en France ne considèrent, dans la religion, que le maintien de ordre établi , le grand parti des torys en Angleterre, adoptant pour son cri de guerre l’Eglise et l'Etat, a dû essentiellement considérer la religion sous son point de vue politique, comme lappui du trône , comme la force résistante aux usurpations populaires. Cette défiance du peuple l’a entraîné dans une inconséquence assez mar- quée ; celle d’être dans toute l’Europe Pardent ennemi des idées nouvelles , mais de ne montrer en Angleterre pas moins d'hostilité aux idées les plus anciennes ; d’être catholique en Espagne , en Portugal, en Italie , en France, mais implacable adversaire des catholiques en frlande et en Angleterre. Cependant un combat domestique excite bien plus les passions qu’un combat sous des drapeaux étrangers; aussi l’animosité contre les catholiques anglais et irlandais prend tous les jours plus d’ascendant sur la sympathie pour les catholiques espagnols et portugais , et nous ne serions pas étonnés de voir les torys renoncer, avant qu'il soit peu , à leur tendre affection pour Don Miguel , Don Carlos et l’inquisition , afin de tourner toutes leurs forces contre O’Connel:et le papisme. On ne se figure guère sur le continent combien d’écri- vains ont été récemment encouragés, par ce parti, à atta- quer l’Eglise romaine, ou à quel point le zèle théologique les a entrainés. Presque tous ont montré moins de mo- 14 HISTOIRE DE LA RELIGION RÉFORMÉE dération, moins de bonne foi que les controversistes protestans du seizième siècle, qui échappaient à peine aux bourreaux. Ils ne se contentent pas de rappeler les taches sanglantes que l’intolérance a faites aux drapeaux de l’église dans un temps déplorable ; ils la supposent toujours animée du même esprit , obéissant aux mêmes passions , ils produisent, pour l’accuser, les casuistes, les théologiens d’un autre temps, qu’elle laissait tomber dans oubli, ils tournent contre elle son infaillibilité pour lui interdire toute retraite; ils ne tiennent aucun compte de la réforme qu’elle a lentement subie , mais au contraire ils poussent tous ses dogmes à l’absurde, tous ses enseignemens à limmoralité. Avee plus d’équité ils reconnaitraient que dans la violence des querelles religieuses les docteurs de Péglise affectaient de défendre les propositions les plus contraires aux idées rationnelles, celles qu’ils croyaient devoir le plus choquer les réformateurs , comme dans un siége le plus brave soldat entreprend la défense du poste le plus exposé, de celui où il pourra le mieux déployer son intrépidité et sa valeur. Le parti de l’ancienne église , non point telle qu’elle est aujourd’hui, mais telle qu’elle était au temps de la Ligue, avec toute l’amertumede seshaines, toute sa violence, toute sa mauvaise foi, n’est pas de son côté demeuré sans or- ganes. On l’a vu, entre autres, à l’occasion du Jubilé de la réformation , renouveler le combat; mais comme il espérait peu de réveiller la sympathie pour des opinions qui ne sont plus de ce siècle , il s’est chargé de l’attaque plutôt que de la défense. Il s’est rué sur les réformateurs, comme s’il pouvait encore sentir de la haine contre des hommes qui appartiennent désormais à l'histoire , et non plus aux passions du jour. Il a recueilli contre eux les calomnies que l'esprit de parti avait inventées, mais EN FRANCE. 7ô qu'aucun parti n’avait jamais crues. Au moment du Jubilé de Genève on vit cireuler plusieurs pamphlets prétendus historiques , qui avaient été composés dans cet esprit, mais ni le talent, ni le caractère de leurs auteurs ne mé- ritent une plus longue mention. Enfin , du sein du protestantisme on a vu récemment surgir aussi un grand nombre d’auteurs qui se préten- dent essentiellement protestäns, en même temps qu’ils se proposent surtout d’étouffer l'esprit de la réforme, Pesprit d'examen et l’esprit de progrès. Ils ont entrepris d'écrire l’histoire de la plupart des grands hommes qui préchèrent les doctrines nouvelles , mais c’est surtout pour nous montrer en quels points ils s’attachèrent aux anciennes ; ils ont écrit aussi l’histoire de la plupart des églises évangéliques , mais c’est pour faire ressortir combien souvent elles s’attachèrent à une autre règle qu’à celle de l'Evangile, combien elles furent scrupuleusement soumises à ce qu’ils nomment l’orthodoxie, combien ellés se lièrent par les confessions de foi que les vainqueurs dans les controverses imposaient aux vaincus, et qui, soit qu’elles contiennent la vérité ou l’erreur, ne sont jamais qu’un ouvrage humain. Îl est impossible de ne pas éprouver un sentiment de chagrin et d’humiliation , en classant ainsi les travaux de notre siècle, et en reconnaissant dans presque tous le caractère de la passion , le défi lancé à un adversaire , let l’intention de chercher dans le passé des faits pour le combattre. Ces travaux sont d’ailleurs en opposition, d’une manière marquée, avec l'esprit qui prévaut aujour- d’hui dans toutes les communions , esprit partout em- preint de support et de charité. Ceux qui s’attachent aux idées religieuses avec amour et espérance , mais qui ne sont niprètres, nidocteurs, se rapprochent volontiers de 76 HISTOIRE DE LA RELIGION RÉFORMÉE quiconque éprouve le même amour, les mêmes espéran- ces, encore que ses formules de croyance soient toutes différentes. Lorsqu’on voit les historiens des guerres reli- gieuses et les écrivains controversistes s’efforcer de dé- truire cette charité et ce support, et d’aigrir de nouveau les sectes les unes contre les autres, on serait tenté de les accuser de regretter le pouvoir de chefs de parti qui leur échappe , et d'appeler la guerre civile pour y recou- vrer un commandement. Il est plus juste, cependant, comme il est plus chari- table de reconnaître qu’il y a , dans l'étude des anciennes querelles religieuses , quelque chose qui tend fortement à réveiller, à enflammer les passions. Nous nous divisons en sectes, parce que nous sommes hommes, parce que nous ne pouvons comprendre que très-imparfaitement des questions qui se rapportent à ce qui est fort au-dessus de nous ; mais pour cette raison même nous sommes tous également incapables de comprendre une autre secte que la nôtre, car nous n’envisageons jamais ces questions que par un seul côté, et chacun par un côté différent. Ce n’est pas seulement chaque secte , mais chaque indi- vidu qui a complété son système religieux à sa manière, qui a rempli les lacunes , suppléé aux sous-entendus , donnéun sens aux mystères selon la portée de son esprit. La plupart ont cru le faire avec une soumission absolue à leur Eglise, la plupart ont cru ne composer leur foi abso- lument que de ce qui leur était enseigné. Cependant , s’il était possible de mettre sous les yeux toutes les croyances individuelles, et de les rapprocher dans toutes leurs parties, on trouverait probablement que ceux même qui s’accor- dent à les représenter par les mêmes mots, diffèrent autant entre eux que ceux qui adoptent les confessions les plus opposées. Mais nous suppléons à force de zèle à ce EN FRANCE. 77 que notre intelligence ne peut atteindre, nos idées ne sont pas claires et ne sauraient l’être, mais nos sentimens sont ardens. Notre cœur nous dit que ces pensées mal définies sont encore les plus importantes de toutes pour nous , qu'en même temps ce sont celles qui nous sont les plus chères. Chacun attache aux siennes la per- suasion qu’elles sont fondées sur Pévidence même, car elles sont parfaitement d'accord avec la portée et la mar- che de son esprit; chacun, en conséquence , accuse de mauvaise foi tous ceux qui diffèrent d’avec lui, et ne sau- rait leur pardonner leur obstination qu’en raison de leur stupidité ; car chacun s’attribue secrètement , et sans se l’avouer à lui-méme, cette infaillibilité en matière de conscience qu'une seule Eglise a clairement énoncée, mais qu'aucune n'abandonne réellement, parce qu’elle est dans le cœur de l’homme. Le zèle de plusieurs , il est vrai, s’est fort refroidi pour leurs propres croyances , mais ceux-là même n’en sont pas devenus plus tolérans, plus capables d’entendre, pour celles des autres. Le grand nombre, d’autre part, est persuadé que l’attachement le plus exclusif de cha- cun à ses opinions est pour lui un devoir et une vertu. Avec une manière si partiale d’envisager tout ce qui tient à notre Eglise , comment pourrions-nous remettre sous nos yeux dans tous ses détails le combat entre les croyances, sans nous passionner de nouveau? Comment pourrions- nous voir se signaler tour à tour, dans les guerres de religion, l’intolérance et la cruauté , les persécutions les plus atroces , le fanatisme le plus menaçant, et ne pas sentir se réveiller en nous tous les ressentimens que la charité nous ordonne d’éteindre ? Nous venons nous-mêmes d’éprouver cette influence. Nous nous étions proposé de mettre en opposition avec 78 HISTOIRE DE LA RELIGION RÉFORMÉE ces historiens qui ont voulu servir leur parti, un his- torien qui n’a d'autre parti que celui de la religion et de la vérité, un historien qui n’écrit pas pour prou- ver, moins encore pour combattre, mais pour faire connaître les faits et les hommes, pour éclairer le passé, qui ne se fait pas de son ouvrage un moyen , mais un but, qui n’a pas un système à établir, mais une âme bien- veillante et pieuse , avide d’instruction qu’elle va chercher dans le récit de nos erreurs passées pour la répandre à son tour. Nous voulions faire connaître avec quel- que détail l'Histoire de la Religion Réformée en France, de M. Smedley ; d’autant plus que le goût que manifeste le public pour ce genre de récits, lui a fait accueillir récemment avec avidité plus d’une narration écrite dans un esprit faux et dangereux. Nous avions lu cette his- toire avec un plaisir soutenu, elle nous avait aidé dans nos travaux , et nous avait souvent guidé vers des sources d’informations qui nous étaient inconnues ; elle nous avait enfin laissé une vive impression de sa candeur et de son impartialité. Mais quand nous lavons reprise pour VPanalyser , quand nous l’avons feuilletée pour avoir son ensemble sous les yeux, nous avons senti que les faits nous émouvaient trop fortement , que notre indignation pour des perfidies ou des cruautés passées se rallumait, et que nous démentirions la doctrine que nous venons de chercher à inculquer, si nous essayions de faire un tableau des événemens qu’elle retrace. Ainsi nous nous contenterons de dire que M. Edward Smedley, ecclésiastique anglican , a publié, en 1832 et 1834, dans la Bibliothèque théologique, qui paraît sousles auspices de l’évêque de Londres , une histoire de lareligion réformée en France, en trois volumes , que nous recom- mandons vivement aux lecteurs protestans , aux Français EN FRANCE. 719 qui se rappellent avec vénération l'héroïsme de Coligni, ou la profonde sagesse et la vertu de Du Plessis ; nulle part ils ne trouveront, dans un cadre si resserré, un tableau plus complet, plus fidèle, d’une des plus glorieuses luttés que les hommes aient soutenues pour leur croyance ; nulle part une connaissance si parfaite des faits, une si grande loyauté dans leur exposition, un sentiment reli- gieux si vif et si profond, avec une plus complète absence d’amertume ou d’intolérance, une narration en même temps si claire et si animée , un choix si heureux entre les produits d’une vaste érudition, pour ne faire ressortir que ce qui a vraiment de l’importance. C’est pour Pavantage surtout des protestans français que nous voudrions voir annoncer la traduction d’un ouvrage d'au- tant de mérite. Au reste, il est fait pour intéresser aussi des lecteurs d’une autre classe, et M. Smedley, dit avec raison, en commençant : « Les annales d’une église opprimée, et qui lutte pour son existence, sont bien plus fertiles en événemens d’un puissant intérêt, que celles d'une hiérarchie dôéminante ; car c’est aux épo- ques de détresse et de souffrance, c'est au milieu des outrages et des persécutions que les passions les plus nobles dont notre nature soit susceptible sont le plus fortement excitées. Aucune portion de la chrétienté n’a été soumise à des épreuves plus sévères pour lamour de la vérité que l'église protestante de France, aucune aussi ne présente à celui qui étudie son histoire une moisson plus riche d’incidens variés et remplis d’in- térêt. » Le premier volume de l’histoire de M. Smedley est consacré à cette partie la plus héroïque et la plus sanglante de la lutte qui commence aux premières étincelles de la réformation à Meaux, en 1525, et à la persécution qui les 80 HISTOIRE DE LA RELIGION RÉFORMÉE dispersa, et qui s'étend jusqu’aux derniers préparatifs de la Saint-Barthélemy, en 1572. Le second volume com- prend l’histoire de la réforme depuis cette nuit effroyable, jusqu’au changement de religion de Henri IV, en 1593. Le troisième poursuit cette histoire depuis le moment où les religionnaires furent abandonnés par leurs chefs poli- tiques, et où les ambitieux se séparèrent les uns après les autres des hommes que dirigeait uniquement leur conscience, jusqu’à nos jours. Mais au lieu de nous attacher à faire connaître davan- tage cette histoire, nous croyons que nos lecteurs nous sauront plus de gré si nous appelons sur son auteur, tout ensemble, leur pitié et leur admiration; nous l'avons connu, lorsqu'il supportait avec un courage exemplaire les plus cruelles des privations. Nous avons vu cet esprit si actif, cette âme si noble, prisonnière dans un corps dont s’emparait un mal inconnu, qui lui enlevait l’une après l’autre toutes ses communications avec le monde. Nous avons senti que l’émotion que causait un tel spectacle, portait dans l’âme d’utiles fruits , et nous éprouvons du plaisir à traduire presque en entier une notice biographi- que manuscrite, rédigée par une femme qui l’avait connu bien intimement, et qui lui était tendrement attachée. « Le révérend Edward Smedley naquit à Westminster le 12 septembre 1788. Son père avait, pendant cinquante ans, été attaché au service de l’école de cette ville , où il lui fit donner sa première éducation. En 1805 le jeune Smedley entra au collége de la Trinité à Cambridge, avec la réputation d’un écolier intelligent et avancé. Ses vers latins étaient remarquables pour le goût et la correction, il s’était aussi essayé avec succès dans la poésie anglaise; il s’était initié de lui-même dans la littérature française et italienne, et ses auteurs favoris étaient Spenser , le EN FRANCE. 81 Tasso et lArioste. Mais dans aucun temps il n’eut d’in- clination pour les sciences exactes, aussi ne devait-il point espérer de distinction dans une université qui les accorde seulement aux mathématiciens les plus habiles. Peu après avoir pris, en 1809, ses degrés de bachelier aux arts, il disputa et obtint le prix offert par les repré- sentans de l’université pour la meilleure composition en prose latine ; il eut le même succès l’année suivante. Vers le même temps il traduisit en versles Fastes d’Ovide, qu’il n’a point publiés ; il fit aussi paraître, en 1812, sans nom d’auteur, un recueil qui portait seulement pour titre Quelques vers. Is annonçaient ce qu'il devait devenir, par leur goût exquis , et leur versification harmonieuse. Dès l'an 1811 M. Smedley avait pris les ordres sacrés. » Nous ne suivrons pas le biographe dans le compte qu’il rend de la composition de divers poëmes par M. Smedley; les deux premiers obtinrent l’un après l’autre le prix de quarante guinées, décerné à Cambridge sous le nom de prix Seatonien. En janvier 1814 il épousa Mary Hume, « aucune femme, dit le biographe, ne pouvait mieux, ou assurer son bonheur, ou perfectionner son caractère ; l'harmonie de leur union ne fut jamais interrompue, et la main seule du ciel devait plus tard jeter de l’amertume dans leur coupe. » Sa subsistance paraissait assurée, on lui avait confié les fonctions de prédicateur dans deux des églises de Londres ; en même temps il recevait dans sa maison des pensionnaires qu'il préparait pour lPuni- versité , et il continua chaque année, du moins jusqu’en 1821, à publier quelques poésies religieuses, « Cependant, dit son biographe, la poésie ne pouvait plus être pour lui qu’un délassement auquel il se liyrait avec réserve. Sa famille croissante demandait qu’il s’a- donnât à des occupations plus lucratives. Outre Pinstruc- X 6 82 HISTOIRE DE LA RELIGION RÉFORMÉE tion de ses élèves, et 12 composition de ses sermons pour ses deux églises, il écrivit plusieurs articles de la Revue intitulée British critic, il rédigea la partie historique de V’ Annual Register, pour les années 1799, 1800 et 1801; et en 1822 il devint éditeur de l'Encyclopédie métropo- litaine, fonction qu'il a conservée jusqu’à sa mort. Cependant déjà s’étaient manifestés en lui les premiers symptômes de cette maladie mystérieuse et inexorable, qui, saisissant dans une lente succession tous les organes de son corps, ne lâächa pas prise un seul moment, jus- qu’à ce qu’ils fussent tous détruits. Au commencement on en soupçonnait bien peu la nature, et Papparence qu’elle revêtait n’avait rien d’alarmant. Une légère surdité s'était manifestée peu d’années après le mariage de M. Smedley; elle s’accrut lentement, mais constamment; les médecins furent en vains consultés ; en 1826 il de- vint évident que la source d’où il tirait la plus grande partie de son revenu serait bientôt tarie, il avait cessé d’être propre à donner des leçons. Dans lété de 1827 il se retira dans une petite maison à Dulwich, et peu de semaines après il devint absolument sourd. Dès celte époque il ne fut plus possible de converser avec lui que par écrit, ou par le langage des doigts". Il lui fallut revenir à ses travaux littéraires comme à son seul gagne-pain ; heureusement c'était un plaisir pour lui aussi bien qu’un besoin, et il s’y livra avec toute son énergie. 1 Sa femme, et surtout l’une de ses filles, avaient acquis tant d’habileté à traduire pour lui sur leurs doigts ce qu’on lui disait, que la conversation en était à peine ralentie. On ne pouvait voir sans émotion l’avidité avec laquelle la jeune fille saisissait vos paroles pour les transmettre à son père, ou le tendre regard que ce père portait sur elle, quand il était intéressé par ce que vous aviez à lui dire. EN FRANCE. 83 « En 1826 il publia /ux renala, ou l’épitre d’un protestant, c’est un poëme où il expose, en excellens vers, les événemens les plus saillans de Phistoire de la réformation en Angleterre. En 1827 et en 1828 il ob- tint de nouveau le prix Seatonien, par deux poëmes, l’un sur les noces de Cana, l’autre sur Saül à Endor. Ce sont les derniers vers qu’il ait publiés, mais il a laissé après lui, outre sa traduction des Fastes, plusieurs petits poëmes originaux, dont quelques-uns, composés pendant les nuits d’insomnie de sa dernière maladie, unissent le plus vif intérêt aux plus grandes beautés. En 1831 M. Smedley fut contraint de résigner sa place de prédi- cateur à la chapelle Saint-James ; la mort de son ami, le doyen Andrews, lui avait fait perdre, dès 1825, celle de l'église du même nom. C'était le dernier anneau par le- quel il tenait à sa profession , et il laissa voir plus de regrets, lorsqu'il fut brisé, que pour aucune autre des conséquences de sa surdité. Il avait été fort admiré comme prédicateur, et le bien qu’avaient produit ses dis- cours lui avait fait recueillir la récompense qu’un fidèle ministre de l'Evangile regarde comme la plus précieuse de toutes. Un seul de ses sermons a été publié, et on le regarde comme un modèle de style; il Pavait prêché à l’occasion de la mort du doyen de Cantorbéry. « En 1829 M. Smedley proposa à M. Murray, le li- braire, de travailler à sa Bibliothèque de famille. H se chargea de lui fournir l’histoire de Venise. Daru lui ser- vit de texte, mais il n’épargna aucun travail pour vérifier tous les faits, et les deux volumes qu’il produisit sont remplis d'intérêt. Il s’engagea ensuite à coopérer avec la société pour répandre les connaissances chrétiennes, et sous ses auspices il publia son histoire de la religion ré- formée en France, en trois volumes. Il composa aussi \ 84 HISTOIRE DE LA RELIGION RÉFORMÉE pour l’Encyclopédie métropolitaine, plusieurs des articles d'histoire moderne, et d’autres sur divers sujets. Sou- vent alors il visitait le museum britannique pour y con- sulter les ouvrages qui traitaient des diverses matières dont il s’occupait; et c'était pour lui un plaisir très-vif que de réussir à éclaircir un point contesté, ou à décou- yrir un fait nouveau. En effet, un des traits remarquables de son caractère était l’union en lui de qualités qu’on trouve rarement ensemble, une brillante imagination et une grande solidité de jugement , une humeur gaie et joyeuse, de la plaisanterie dans l’esprit, et une habitude constante d'ordre et de régularité ; une étude vigoureuse et persévérante, un talent de recherches patient et ingé- nieux. Souvent il reçut des témoignages flatteurs sur l’e- xactitude des articles qu’il avait fournis à Encyclopédie. L’un d’eux lui causa autant d’amusement que de plaisir, c'était un présent d’une superbe édition du traité d’Arrien sur la chasse, qu’un anonyme lui envoyait par recon- paissance du plaisir que lui avait donné l’article de M. Smedley sur la chasse aux chiens courans, «article que j'avais compilé uniquement , écrivait celui-ci à un ami, parce que c'était un sujet sur lequel j'étais d’une absolue ignorance. » « Mais, pendant ce temps, sa redoutable maladie n’a- vait pas cessé de faire des progrès constans , quoique lents. Il éprouvait des vertiges dans la tête, un tintement dans les oreilles , et des sensations qu’il croyait indiquer le désordre des organes de la digestion ; puis il sentait ses jambes s’affaiblir ; quelquefois il disait avec un ton de plaisanterie, qu’il ne savait ce qu’était devenu son âge mûr, car il avait passé d’un saut de la jeunesse à la vieil- lesse. Il avait pour la nature un amour vif et profond, et depuis qu’il était devenu sourd, son plus grand plaisir EN FRANCE. 85 était de faire de longues promenades dans les gracieux environs de Dubrich ; mais bientôt il commença à sentir une fatigue qui n’était point naturelle après des marches toujours plus restreintes ; il consulta plusieurs médecins sans en retirer jamais aucun avantage permanent, tout au plus les progrès du mal étaient quelquefois suspendus assez longtemps pour rénouveler ses espérances. Dans une seule occasion l’ennemi abandonna un organe qu’il avait déjà attaqué. Sa vision devint double dans l’été de 1833, et sa famille commença à trembler pour ses yeux. Cette dernière calamité lui fut cependant épargnée, il recouvra l’usage de ses yeux, et sa vue ne fut plus dé- sormais affectée de manière à interrompre ses occupa- tions habituelles, jusqu'à une époque très-rapprochée de sa mort. « Cependant la faiblesse de ses membres allait sans cesse en croissant. Au commencement de 1834 un chi- rurgien célèbre fut consulté, les symptômes s’étaient alors suffisamment développés pour ne plus laisser de doutes sur leur origine. Le chirurgien annonça à l’épouse dé- vouée, qui attendait avec anxiété sa sentence, que le siége de la maladie était dans le cerveau, et que la médecine pouvait tout au plus retarder, non arrêter ses progrès , soulager et-non guérir. Comment rendre assez justice à la conduite de cette femme admirable, durant les deux ans et demi qui s’écoulèrent depuis que cet arrêt fut pro- noncé sur la vie de son mari et son propre bonheur. Jamais son empire sur elle-même, son calme, sa sérénité ne se démentirent en présence du malade. Elle était trop clairvoyante pour se faire un moment illusion sur le ré- sultat final, et malgré sa sensibilité exquise, jamais ses forces ne défaillirent dans les fatigues extraordinaires de corps et d’esprit qu’elle dùt dès lors supporter. En 86 HISTOIRE DE LA RELIGION RÉFORMÉE ' même temps M. Smedley, quoiqu'il ne connût point la nature de sa maladie, ne se méprenait point sur son issue. Il se vit successivement priver de chacune de ses fonc- tions, et ses membres s’étaient tellement affaiblis, que dans Pété de 1835 il était réduit à ne plus faire qu’un seul tour dans son jardin. Bientôt après, cet exercice même devint impossible, et dans l’hiver suivant il ne put plus se mouvoir d’une chambre à Pautre que dans une chaise roulante. Cependant sa patience était inalté- rable, son enjouement avait à peine diminué. Telles étaient, en effet, sa sérénité et sa résignation, que ceux qui vivaient avec lui ne se rappellent pas lui avoir en- tendu exprimer une plainte, un regret, un soubait pour les biens qui lui avaient été retirés, ou une allusion qui pût attirer l'attention sur ce fardeau si lourd d’infirmités qui s’aggravait sans cesse, ou sur la patience avec laquelle il le supportait. Même dans ses derniers jours, quand le poids de la souffrance avait enfin anéanti son enjouement, qui s’était maintenu si longtemps, ce n’était que par son silence qu’on reconnaissait l’étendue de ses maux. L’hu- méur, les plaintes, le manque d'intérêt aux affaires d’au- trui, qui semblent engendrés par la maladie, ne se montrèrent jamais en lui. Un éclair brillait dans ses yeux, le plaisir remplissait son cœur, quand on lui annonçait la prospérité, les honneurs de quelqu'un des amis avec lesquels il avait commencé sa vie. Jamais alors un retour sur lui-même, sur sa carrière si tristement interrompue , ne parut occuper son esprit. Le dernier ouvrage qu’entreprit M. Smedley fut un abrégé de l'histoire de France, depuis le partage de l'empire de Charlemagne jusqu’à la paix de Cambrai, en un vol. in-8°. Elle fut publiée par la société formée pour répandre les connaissances utiles, et les dernières EN FRANCE. 87 feuilles furent imprimées bien peu de temps.avant sa mort. Il avait continué à écrire jusqu’au moment où ses doigts n’eurent plus la force de tenir la plume, et après qu’il eût perdu l’usage de ses mains , il y suppléa en dic- tant des lettres, des articles pour les revues, et d’autres compositions, avec sa lucidité, son élégance et sa facilité accoutumées. « Pour ceux qui connaissaient intimement le carac- tère de M. Smedley, aucun trait n’était plus frappant que son absence absolue de vanité, sous quelque forme que ce füt. Toujours modeste, toujours sans prétention, rien ne répugnait davantage à son goût que de se mettre en scène. Il écoutait les critiques, il accueillait les objections de ceux qui étaient infiniment ses inférieurs , et il re- connaissait une méprise ou une erreur avec une simplicité et une bonhomie pleines de grâces. Le dégoût qu'il avait pour toute parade lui faisait apporter de la réserve à Pexpression de ses plus profonds sentimens, et cette ha- bitude, unie au désir de ne point affliger ceux qu’il aimait, l’empéchait de faire aucune allusion à sa fin pro- chaine. Il y avait longtemps cependant qu’il connaissait son état, et dans une lettre qu’il écrivait à un ami, dix mois avant sa mort, à l'occasion de quelque engagement littéraire, il lui disait : «Ainsi vous voyez que je me pré- pare des occupations pour plusieurs mois à venir, et cependant vous savez, car à vous je puis parler plus ouvertement qu’à un autre, combien je me sens près de mon terme. Mes pensées sur ce sujet sont sérieuses, mais Dieu soit loué, elles ne sont point sombres, aussi elles se mélent insensiblement avec les opérations com- munes de la vie. Je m’abstiens d’envoyer un ordre à mon tailleur, et cependant je m'engage à écrire un nou- veau livre. » Son memorandum, et les derniers papiers qu'il a écrits font assez voir que sa patience extraordi- 88 HISTOIRE DE LA RELIGION RÉFORMÉE EN FRANCE. naire et sa sérénité n'étaient point simplement le résultat d’une constitution heureuse, mais de sa foi chrétienne et de sa soumission. Il y exprime de la manière la plus tou- chante sa reconnaissance pour les biens qu’il a reçus de Dieu, l’humble sentiment de sa faiblesse, sa confiance dans son Sauveur, et son profond et fervent amour pour son inestimable femme. Il espère que sa douce conténance sera le dernier objet sur lequel ses yeux mourans se fixeront, comme ils le firent en effet. « Après dix mois de maladie et de faiblesse trop péni- bles pour être décrits, il fut enfin obligé de garder le lit ; alors il demanda que personne n’entrât plus auprès de lui, excepté sa femme, son domestique et son médecin. Même alors cependant, il n’abandonna point absolument ses travaux littéraires , et il dicta ses dernières dispositions et ses désirs avec clarté et précision. Enfin le glorieux entendement qui avait si longtems et si miraculeuse- ment résisté à la maladie, fut atteint à son tour. Dans les derniers quinze jours de sa vie il fut attaqué par des accès violens de délire, après lesquels il tombait dans le plus extrême épuisement. Il mourut le 29 juin 1836, dans sa quarante-huitième année, laissant un fils et trois filles. » Nous avons été entrainés à traduire presqu’en entier cette notice, persuadés que la profonde émotion qu'elle excite en nous sera partagée par nos lecteurs, et qu’elle ne sera pas sans charme pour eux. C’est un grand spec- tacle, en effet, que le sage aux prises avec Padversité, mais c’est un spectacle qui prépare à la vertu. Ce triom- phe d’une âme élevée sur les maux qui l’assiégent, nous révèle à nous-mêmes notre propre dignité, et avec l’e- xemple de la victoire, il nous donne la volonté comme la force de l’obtenir à notre tour J,-C.-L. DE Sismonpti. WALLENSTEIN, POEME DRAMATIQUE DE SCHILLER. TRADUCTION NOUVELLE Par le Colonel F. Lefrancois, Command. de la Lég. d'Honn., etc. 2 vol. 8. Chez Levraux. Paris et Strasbourg , 1837. L'annonce de la traduction nouvelle d’un drame de Schiller semblerait devoir éveiller fort peu l’attention du public littéraire: Le théâtre de ce génie célèbre a été dès longtemps transporté dans notre langue , soit par pièces détachées , soit d’une manière complète dans la traduc- tion que nous devons à M. de Barante. Quoique Schiller puisse être classé parmi les auteurs contemporains , il est déjà dans PEurope, et particulièrement en France, ancien par sa renommée. - Pourquoi donc l'apparition de la tentative de M. Le- françois nous a-t-elle fait l'impression d’une espèce de bonne fortune littéraire? Nous n'avons pas eu de peine à nous en rendre raison. Pour peu que l’on se sente quelque attrait vers la littérature dramatique, on se voit aujour- d’hui condamné à de tristes déceptions. À moins de re- courir aux chefs-d’œuvre classiques, que l’on sait par cœur, On ne rencontre dans les jeux de la scène qu’insi- gnifiance ou que dégoût. Cet art, si beau dans les mains d’un Racine ou d’un Shakespeare, est allé s’abätardir dans des ouvrages dramatiques sans consistance et sans couleur; ou, ce qui est pire encore , se prostituer au culte du laid comme le dit un écrivain distingué. Nous 90 WALLENSTEIN. n'avons plus à choisir, qu'entre de pâles comédies et des tragédies plus pâles encore, où l’esprit et l'intérêt des détails ont remplacé la vérité historique , les mœurs , les passions , les caractères ; ou bien , des drames , destinés à reproduire des situations et des passions aussi fausses que basses et féroces, et où l’on semble se complaire à dégrader l’art jusqu’au cynisme de l’orgie. Telle est aujourd’hui la scène française. Les critiques éclairés , les gens d’esprit et de goût , s’accordent assez généralement à le reconnaître. Les épigrammes contre cette insignifiance, les reproches animés contre ces excen- tricités monstrueuses , ont déjà pris une sorte de bana- lité. Nous ne nous y associerons pas. Nous nous bornons à signaler un état du théâtre contre lequel on peut pré- voir une réaction prochaine, qui, nous voulons l’espérer, vengera Part des affronts qu’il a reçus. Mais en attendant qu’un retour au vrai nous rende des jouissances dignes d’être recherchées, nous devons savoir quelque gré aux hommes de cœur et de goût qui nous replacent dans le domaine du beau. C’est comme une atmosphère pure où l’on respire avec aise en sortant d’un air méphitique. L’âme retrouve ses sympathies , elle re- connaît ce que son instinct appelle ; les émotions nobles, tendres , fortes, pathétiques , auxquelles elle s’associe, empruntent du génie qui les excite et du caractère de vérité dont il se garde bien de les dépouiller, un charme qui l’élève et la touche, et dont l’effet répond au but réel de Part, qui est quelque chose de plus et de mieux que le plaisir. Cette impression est une de celles que nous pouvons plus particulièrement attendre de la lecture des chefs- d’œuvre étrangers. Lors même qu’ils ont pu ne pas nous demeurer inconnus, ils ne nous sont pas devenus fami- WALLENSTEIN. 91 liers comme ceux qui sont écrits dans notre propre langue. L’admiration ne tarit point lorsque nous relisons Racine; miais ses beautés sont d’anciennes connaissances que nous allons revoir ; toutes les émotions sont prévues, le vers que nous lisons nous rappelle celui qui le suit. Il n’en est point ainsi de Shakespeare ; il est toujours nouveau pour nous. Nous pouvons le dire à plus forte raison de Gæœthe ou de Schiller, que nous connaissons depuis moins longtemps: L’imprévu semble être une condition de cette espèce de secousse, qui nous sort des impressions dont nous sommes envahis, auxquelles les habitudes de la vie nous livrent, pour nous transporter dans un monde nou- veau d'émotions et de pensées. Or, malgré les prétentions qu’affectent quelques auteurs du jour, rien n’est plus opposé que le monde où nous arrêtent les dramaturges français , et le monde où nous introduit le théâtre alle- mand. Nous ignorons si l’intention de ce résultat esthétique est entré dans l'esprit du nouveau traducteur du drame de Schiller. Mais on aurait fait difficilement un choix plus heureux pour Pobtenir. Une vaste trilogie, qui ren- ferme toute une épopée ; un événement éminemment dra- matique , qui nous place au centre d’une époque histo- rique des plus importantes et des plus glorieuses ; l’intérêt qui se concentre sur un grand personnage, qui y joua un des premiers rôles , et dont la mort tragique influa sur l'issue d’une guerre à laquelle jes destinées de PEurope étaient attachées ; les questions les plus graves de la liberté religieuse et de la liberté politique, débattues dans une lutte encore incertaine, en quelque sorte en pré- sence sur les champs de bataille, et attendant leur arrêt du sort des armes; un grand capitaine, en possession de faire pencher à son gré la balance d'un ou d'autre côté 92 WALLENSTEIN. par le poids de son épée, et, lorsqu'il était au moment de décider la longue querelle, arrêté tout à coup par un assassinat; voilà ce que Schiller avait dans la pensée lorsqu'il conçut le poëme dramatique de Wallenstein. Ce sujet lui appartenait. L’auteur de l’histoire de la guerre de trente ans pouvait seul Fembrasser dans toute sa gran- deur. Les deux œuvres sont si étroitement liées, que la connaissance de l’ouvrage historique pourrait servir de préliminaire au drame. Le drame serait mal compris lors- qu'on n’y chercherait qu’une composition théâtrale. Il était plus que cela dans l’esprit de Schiller. C’était une épisode de lhistoire, mise sous les yeux, transportée dans les faits, mélée aux détails de la vie réelle. Le drame devait montrer l'histoire , sur le sol même où les événe- mens s’étaient passés. C’est ce qu'avait fait Shakespeare dans ses tragédies historiques. C’est ce que fit plus tard Walter Scott dans ses romans. Mais ici, le même génie réunit l'historien et le poëte dramatique. La forme du poëme suffirait pour établir que Schiller n'eut pas la scène essentiellement en vue en l’écrivant. Il se compose de trois tragédies distinctes, et cependant étroitement liées ; elles forment un ensemble que l’on ne pourrait désunir sans mutiler l’œuvre. Une seule d’entre elles suffirait à une représentation théâtrale ordinaire. Il est donc impossible de produire sur la scène le poëme entier ; et lorsqu’on le tenterait, la longueur seule du spectacle nuiraïit nécessairement à l’eflet. Schiller n’a pas pu se le dissimuler, et sans doute il n’a pas dû vouloir que ses drames fussent joués séparément. L’unité de sa conception, et par conséquent la beauté de son œuvre, en aurait eu trop à souffrir. En Allemagne, il est vrai, on a pris ce parti pour ne pas priver le théâtre de ce chef- d'œuvre; mais nous osons douter que l’auteur l’eût avoué. WALLENSTEIN. 93 Un écrivain français a fait une tentative plus hardie, On n'a pas oublié peut-être, que M. Benjamin Constant eut la pensée de s’emparer du poëme de Schiller, pour le ré- duire aux proportions de la scène française. A l’aide des trois drames il en construisit un, dans lequel il s’étudia à reproduire les beautés du poëte allemand. Mais cette tentative n’aboutit qu’à montrer à quel point un esprit distingué peut se méprendre sur la nature de son talent. Cette pièce , aussi faible de conception que de poésie, serait dès longtemps oubliée , si quelques pages de l’in- troduction ne révélaient Pécrivain pleins de pensées , de finesse , de grâce, qui est une des gloires de ce siècle. Cependant, bien qu'il dépasse les proportions d’une re- présentation théâtrale, le poëme de Schiller ne remplit pas moins d’une manière éminente les conditions essen- tielles du drame. À ne l’envisager que sous ce point de vue, on peut le proposer pour modèle. Il nous semble, en particulier, offrir un des monumens les plus remar- quables, et analyse la plus instructive du genre que l’on a désigné par le nom de genre romantique. Nous deman- derons la permission de nous en occuper sous ce double rapport. On à trop souvent oublié, que, quelle que soit la forme ou la couleur d’un drame, à quelque époque de l’histoire ou de la civilisation qu’on l’emprunte, qu’on l'appelle classique ou romantique, ou de tel autre nom qu'on voudra imaginer , il est des conditions essentielle- ment exigées dans toute œuvre dramatique , et dont l’art ne permet jamais de s’écarter, quel que soit du reste le genre que le génie juge devoir adopter. L’apparition sur la scène française de ce que l’on nommait il y a quel- ques années le romantisme, fut accueillie comme un signal d’émancipation. Effectivement , il ouvrait un champ 94 WALLENSTEIN . vaste à l’art théâtral, que l’on accusa, pour justifier l’in- novation, d’avoir été trop longtemps emprisonné dans les règles d’Aristote. Nous n’entrerons point dans la con- troverse que cette révolution littéraire suscita, et qui n’est pas terminée. Fut-ce une ère de progrès, comme le prétendirent'les enthousiastes du nouveau système ? fut-ce un recul vers la barbarie, comme le soutinrent les partisans exclusifs de Pancienne littérature ? c’est ce que nous ne déciderons point. C’est à l’expérience à prononcer, et jusqu’à ce jour l'expérience ne nous paraît pas avoir conclu. Mais, quoi qu'il en puisse être, le fait a résolu, où si Pon veut, a emporté la question. Le romantisme a prévalu. Il ne s’est pas résigné à atten- dre. Il y a eu de sa part prise de possession. Il s’est établi par droit de conquête. Nous ne contesterons point au genre nouveau cet enva- hissement, qui ne fut pas sans hardiesse et sans éclat. En littérature, la place est à ceux qui s’en emparent , ou, pour mieux dire, à ceux qu’on y accueille. Mais , ce qui fut un tort grave de la part des nouveaux venus , ce fut.de saisir essentiellement le système qu’ils préco- nisaient, par le côté qui le présentait comme une éman- cipation. De ce que les règles anciennes rétrécissaient trop le champ dramatique, il résulta pour eux, qu’il fallait s'affranchir de toute règle. De ce que les unités théâtrales ne devaient plus être respectées, on en con- clut qu’on pouvait braver tout précepte d’unité. On alla plus loin encore. On ne tarda pas à dépasser, dans la révolte contre le passé, les conventions consacrées qui ne s’attachaient qu’à la forme. On ne respecta pas da- vantage, on cessa même de reconnaitre , les règles immuables de l'art; les principes devant lesquels se sont inclinés tous les siècles, et, dans tous les siècles , tous WALLENSTEIN. 95 les peuples qui ont brillé par leur littérature; et sous le prétexte d’agrandir la scène, on ouvrit la porte au dévergondage le plus effréné, à tout ce que le sentiment et le goût doivent le plus réprouver ; c’est-à-dire, qu’on sembla s’étudier avec une sorte d’acharnement, à com- promettre le système nouveau, et à avilir l’art, que l’on prétendait restaurer et étendre. Il eut été plus sage, mais moins facile, à la vérité, dans l'intérêt que les amis du romantisme semblaient poursuivre, de se défier précisément de cette latitude qu’il offrait , et que l’on s’est plu presque exclusivement à exa- gérer. Cest surtout par les eôtés dont on n’a pas paru s’embarrasser, qu’il eût fallu saisir le nouveau système, et ces côtés auraient été ceux par lesquels il se rappro- chait du système ancien, ou pour mieux dire qui l'identifiaient avec lui; car les points les plus essentiels de chacun des deux systèmes sont précisément ceux qui leur sont communs. Il est arrivé dans les querelles littéraires , ce qui, malheureusement , arrive dans beaucoup d’autres que- relles ; c’est qu’on à négligé la partie essentielle pour s’appesantir sur la partie apparente , mais accessoire, ou tout au moins secondaire, du sujet débattu. En effet, ce qui sépare le genre classique du genre romantique , se réduit à des questions de forme. Nous ne voulons point dire qu’elles soient sans importance ; mais nous croyons qu’on s’en est beaucoup trop préoccupé. Après tout , à quoi viennent-elles aboutir? À déterminer les limites que doit se prescrire le drame, et, par conséquent, à prescrire aux auteurs la manière de disposer leur sujet, en se réglant sur les ressources offertes dans l’espace accordé. Mais , quelles que soient ces limites, que vous vous renfermiez dans les règles d’Aristote , où que vous 96 WALLENSTEIN. vous dirigiez d’après les préceptes de Schlegel, que vous vous engagiez sur les traces de Racine ou sur celles de Shakespeare, ou que vous ne consultiez ni Aristote, ni Schlegel, ni Racine, ni Shakespeare, et que vous vous livriez à la liberté de votre jugement et à la spon- tanéité de votre génie, n'est-il pas des principes qui dominent toutes ces règles de convention? n’est-il pas des préceptes qui précèdent tous ces exemples, ou plutôt, qui ne consacrent ces grands génies dramatiques comme des exemples , que parce que ces génies mêmes les ont observés ? En leur accordant toutes les perfec- tions dans la forme que vous voudrez leur attribuer , auraient-ils été des modèles , s’ils n’avaient pas eu d’au- tre mérite que celui-là? N'est-ce pas ce que renferment ces formes qui constitue leur gloire? Et croirait-on, peut-être, que ce que ces formes renferment est du génie jeté au basard ; affranchi de tout principe, de toute règle; qui, s’échappant spontanément et en toute liberté, a produit sans le savoir des chefs-d'œuvre , à peu près comme M. Jourdain faisait de la prose? Or, ce sont précisément ces principes inséparables de toute œuvre d’art; ce sont ces règles également indispensablés à auteur classique et à l’auteur romantique, et dont nous retrouvons l’observation fidèle aussi bien chez Sha- kespeare que chez Racine dans ce qui les immortalise, dont le romantisme moderne semble n’avoir pas tenu compte, et dont on n’a guère paru se préoccuper dans la controverse soulevée à son occasion. On entend dire quelquefois aux amis de l’art : donnez- nous du génie et nous lui abandonnerons volontiers là forme. Nous pourrions souscrire à cette concession ; mais, en supposant que le vrai génie est trop éclairé pour ne pas observer instinctivement , ou bien au besoin WALLENSTEIN . 97 s’imposer les principes. Quels sont-ils ces principes? Ce sont ceux que prescrit le but même de l’art. C’est là ce que trop souvent on ne songe point à se demander; et c’est la première chose, ce nous semble, dont il faudrait bien se rendre compte. Or, quel est le but du drame ? Et puisque ces réflexions nous arrivent à l’occasion de la tragédie de Wallenstein, restreignons ici la question au drame sérieux. Le but du drame sérieux nous paraît devoir être d’offrir un délassement noble, en remuant les instincts élevés de l'âme. Ce qui parle à ces instincts fut toujours pour l’étre humain la plus vive comme la plus pure de ses jouissan- ces ; cette sympathie honore sa nature et lui en révèle la grandeur; le vrai but de la scène c’est de l'éveiller. Vouloir faire du théâtre une tribune politique ou une chaire de morale, c’est en tromper la destination. Les émotions théâtrales peuvent concourir à l’éducation des masses ; mais ce ne doit être que d’une manière indirecte. Dès que cette intention deviendrait trop visible, elle man- querait son effet et ne servirait qu'à compromettre nos jouissances. Cette intention, si toutefois elle peut étre admise, doit être entièrement subordonnée à l’art, qui se renferme exclusivement dans le culte du beau. Gé- néraliser le but du drame en ne lui assignant que l'émotion, c’est aussi le compromettre. L’émotion obte- nue à tout prix conduit à dégrader à la fois l’art et nos jouissances. Or, des jouissances dégradées sont bien voisines de la répugnance et du dégoût. Restreindre l'émotion dans le domaine des émotions nobles, c’est servir en même temps la littérature et nos plaisirs. Le but ainsi défini, il ne reste plus qu'à chercher Jes vrais moyens de l’atteindre, et ces moyens seront autant de règles que tout auteur dramatique devra se prescrire. x 7 98 WALLENSTEIN. Ici, nous nous trouvons à l’entrée d’un traité sur la litté- rature dramatique, ce qu’il n’est pas sans doute dans notre intention d’entreprendre. Nous nous contenterons d'indiquer quelques-unes de ces règles générales, que nous entendons être des conditions indispensables de toute œuvre qui aspire à prendre place dans le domaine de l’art, La première, c’est la vérité. Nous ne rougissons point de la proposer quand même Boileau la prescrit. Vérité dans les faits, si le sujet est emprunté à Vhis- toire; vérité dans la couleur locale et dans les mœurs ; vérité dans les caractères; vérité dans les situations et dans la succession qui les enchaîne ; vérité dans les sentimens , dans les passions , dans les transitions qui les lient et par lesquelles ils se développent ; vérité enfin qui proscrit l’enflure, le faux, Pexagéré, même l’invrai- semblable, et qui, reproduisant son grand caractère dans l’ensemble comme dans le développement, et jusque dans les derniers détails du drame, doit appeler et tenir en éveil pendant toute la durée de la représentation, cette sym- pathie instinctive de l’âme pour le vrai, qui le fait retentir en elle comme un accord juste et plein d’harmonie. Cette règle est la première; mais elle ne suffit point. Le champ de la vérité est trop vaste, pour le livrer au drame sans restriction. Il faut choisir, et le choix doitse renfermer ex- clusivement dans le vrai moral : c’est notre seconde règle. Nous nous sommes assez prononcés sur le but éducatif que l’on a prétendu donner au théâtre, pour qu’on ne nous accuse pas ici d’une contradiction. Nous n’envisa- geons. le vrai moral que dans son rapport avec le but esthétique. Nous croyons faire encore une large part au génie , en limitant ainsi l’espace qu'il a devant lui. Notre restriction ne s'étend pas au delà dé cette maxime : le drame doit proscrire tout sujet, tout caraçtère, nine - mile ten 5 hf WALLENSTEIN. 99 toute situation dont limpression tendrait à laisser dans l’âme un attrait pour le vice ou le crime. Cette règle devrait interdire, non-seulement tous les sujets que la morale réprouve ; mais de plus, tous ces ouvrages dramatiques dans lesquels on croit avoir satis- fait aux exigences de la morale publique, parce qu’on y montre, en terminant, le vice ou le crime puni, tandis que dans toute la suite de la pièce , on n’a fait qu’étaler des maximes de corruption , et que promener l’imagina- tion du spectateur sur des tableaux destinés à éveiller les passions mauvaises. La vérité, et la vérité morale ne remplissent point encore les conditions essentielles du drame. Il faut encore que cette vérité soit belle. Cest notre troisième règle. Rien n’est beau que le vrai ; mais le vrai beau. L’art ne doit jamais être séparé de l'idéal. La réalité nue, telle qu’elle s’offre dans le vulgarisme de la vie habituelle, n’est pas faite pour la scène. Elle y paraîtrait fastidieuse ou repoussante. C’est Part du poëte de l’em- bellir sans la dénaturer. L'auteur dramatique doit nous élever à quelque chose de mieux que ce qui se passe sous nos yeux tous les jours. Démêler et saisir le beau, à tra- vérs tous les détails mesquins de la vie ordinaire, déga- ger et mettre en relief ce que le plus souvent elle enfouit ou dépare , c’est là sa tâche d’artiste. C’est adresser son culte‘au beau, sans sortir du vrai. Nous nous lassons de cette nomenclature, que nous pourrions poursuivre longtemps encore. Elle ne sérait susceptible de quelque intérêt qu’à l’aide des dévelop- pemens dans lesquels nous ne pouvons pas entrer ; et d’ailleurs ; elle n’offrirait rien que d’assez commun, si l'oubli dans lequel on semble vouloir laisser tomber les vrais principes, ne prétait à ces règles vieillies une sorte de nouveauté. Du reste, nous croyons en avoir dit assez pour faire comprendre notre pensée. 100 WALLENSTEIN. Or, l’observation de ces règles supposée, les conditions essentielles d’une œuvre dramatique sont remplies ; et dès lors toutes les questions de forme perdent singulièrement de leur importance. Comme , en tout état de cause, une forme est indispensable ; comme le besoin d'unité, qui siége dans l’être humain, se révèle instincüvement à l’ar- tiste , domine sa conception et son travail, et lui prescrit ainsi le caractère le plus favorable que doit revêtir la manifestation du beau pour exercer sur l'âme l’impres- sion la plus puissante dont elle soit susceptible, nous serions très-disposés à lui accorder à cet égard la plus grande latitude, et à réduire les exigences sur ce point , à l’unité prise dans son acception la plus large. Que le génie renferme et résume ses belles productions dans les trois unités , qui furent si longtemps consacrées sur la scène française; qu’il s’étende et se développe plus librement dans l’espace que lui ménage l'amplitude de l’unité shakespearienne ; qu’il nous promène, comme Schiller dans Wallenstein, d’un camp dans un palais, d’un palais dans une forteresse ; nous ne saurions lui faire une grave querelle à l’occasion du système qu'il lui aura plu d’adopter. Il n’est plus question que de sauver plus ou moins bien quelques invraisemblances, dont aucune forme du reste n’est à Pabri; que de déployer plus ou moins de précautions et de ressources pour favoriser l'illusion; et cet élément de succès du drame ne nous a jamais paru avoir la valeur qu’on y a souvent attachée. Le spectateur se prête volontiers à toutes les déceptions où l'on veut l’engager en vue de lui plaire. Il y est le premier intéressé. De quelque artifice que vous vous serviez, votre habileté ne réussira point à lui faire perdre le souvenir, ni même le sentiment, qu'il est en présence d’une fiction. Ce qu’il demande c'est d’être touché, et si l’auteur éveille __ WALLENSTEIN. 101 en lui les émotions qu’il vient chercher, il sera très- disposé à lui faire bon marché de l'illusion, et des pré- cautions artistiques destinées à la protéger. Exposez aux regards une action, des caractères, des pensées, des sentimens , un développement de passions, qui frappent par ce caractère du vrai, qui éveille sur-le-champ les sympathies de tout cœur d'homme ; qui remuent les affec- tions nobles de l'instinct moral ; qui élèvent l’imagination dans la région du beau, et enveloppent en quelque sorte ainsi, du sentiment de l’admiration , toutes les autres émotions plus intimes de la sympathie ; et lorsque vous aurez pu fournir cela, vous aurez bientôt appris tout le reste. La forme ne vous manquera pas. Ce sont là les grands traits qui caractérisent et illustrent les hauts génies dramatiques , et que reproduisent inva- riablement les drames qui sont la gloire de la scène, quel que soit le siècle ou la nation qui les ait produits. On les retrouve dans les chefs-d’œuvre de Shakespeare, de Calderon , de Lope de Vega , de Gæœthe , de Schiller, aussi bien que dans ceux de Racine ou de Corneille; et, si l’on veut remonter à leurs maîtres , que dans ceux de Sophocle ou d’Eschile. Nous les retrouvons en particu- lier, fidèlement conservés , dans le poëme dramatique de Wallenstein. Cette belle trilogie est empreinte partout de ce triple caractère de vérité, de moralité, de beauté, qui la consacre comme une œuvre qui ne peut périr qu’avec l’art lui-même. C’est sous ce rapport surtout que nous n’avons pas craint de proposer ce drame comme un mo- dèle ; et nous croyons, que tout écrivain dramatique qui voudra prétendre à un vrai succès, devra remplir les conditions auxquelles Schiller n’a pas dédaigné de sou- scrire; il condamnerait à l’avance son œuvre, s’il avait la témérité de s’en départir. 102 WALZLENSTEIN. On trouvera peut-être cet arrêt bien exclusif, et nous avouerons ingénument qu’il peut sembler téméraire méme en présence des faits. S’il se trouvait juste, et surtout si les exigences qu’il annonce avaient été respectées , la scène française se verrait dépouillée de, beaucoup de chefs-d’œuvre récens , qui protestent hautement contre nos principes. Elle ne se serait enrichie ni d’Anthoni, ni de Zucrèce Borgia, ni de Thérésa, ni de Marie Tudor, ni de plusieurs autres trésors encore, sortis des mêmes mains, et de Ja même valeur. À cela nous n’avons rien à répon- dre, et nous conviendrons qu’à la vérité la scène fran- çaise eût été bien à plaindre. Le poëme dramatique de Wallenstein n’a pu servir que d'occasion, ou si l’on veut de prétexte aux réflexions que nous venons de développer. Le second point de vue sous lequel nous nous proposons de l’examiner renfermera plus de spécialité. Nous allons le signaler maintenant comme un modèle du genre dans lequel il a été conçu et exécuté. Nous n’avons pas à nous prononcer sur le mérite ou les défauts du genre, appelé, assez malheureusement selon nous, le genre romantique. Nous l’acceptons comme un fait littéraire ; et en présence des belles littératures dramatiques de l'Espagne , de l'Allemagne et de PAngle- terre, on conviendra qu'il semblerait étrange de s’obstiner à ne découvrir dans ce fait qu’une extravagance de l’ima- gination. Mais, le genre admis, nous pouvons nous demander quels sont les caractères particuliers qui le distinguent ; et leur étude peut ne pas étre sans intérêt pour la critique dramatique. Or ces caractères nous paraissent reproduits d’une manière éminente dans le drame de Wallenstein. Nous nous arrêterons peu à ce qui concerne la forme. WALLENSTEIN. 103 Nous signalerons cependant cette imposante unité, qui lie au caractère principal, et résume en quelque sorte en lui tous les incidens, et toute la conduite du drame. La pensée de Wallenstein domine partout. Elle règne dans le camp ; elle préside à toutes les délibérations; elle se râttache à tous les complots; elle pénètre dans toutes les scènes d’intérieur : les intérêts, les passions, les intrigues , tout est sous sa dépendance, À cette unité s’associe une variété prodigieuse, qui ne laisse jamais le spectateur s’attiédir dans son émotion. Nous sommes dans un camp; nous assistons à cette vie du soldat, et du soldat stipendié , mélange de licence et de bravoure, de rapine et de générosité , de recherches de la sensualité et de mépris de la souffrance et de la mort, de préjugés, de jalousie , d’impiété et de superstition; scènes qui carac- térisent l’époque de l’histoire où le poëte veut nous trans- porter, et la représentent dans un tableau dont les traits sont d’une vérité de couleur et d’une énergie de pinceau inimitables. Bientôt nous sommes introduits dans un pa- lais. Le héros se montre, et avec lui les compagnons fidèles de ses exploits. Nous apprenons leurs vues , leurs sentimens ; nous faisons connaissance avec leurs carac- tères. Les ennemis secrets du chef se dévoilent. Nous assistons à leurs intrigues , nous démélons leurs intérêts et leurs motifs , nous voyons naître , se former, s’accom- plir leurs complots. À travers tous ces mouvemens dela politique, les faiblesses du grand homme nous apparais- sent. Nous entrons dans le mystère de ses anxiétés , de ses irrésolutions, de son ambition, de ses susceptibilités, de ses chagrins , de ses terreurs ou de ses espérances su- perstitieuses. Nous pénétrons dans sa vie intérieure , dans ses relations de famille; nous le voyons aux prises avec ses affections les plus tendres, et le père ou l’époux ne 104 WALLENSTEIN. nous sont pas moins connus , que l’homme et le grand capitaine. Ces élémens du drame exposés, l’action s’en- gage ; l'intrigue se noue ; les événemens se succèdent, se compliquent ; la passion se jette au travers avec tout ce qu’elle peut offrir de plus élevé , de plus pur, de plus tendre , de plus pathétique ; le moment décisif arrive ; la catastrophe se précipite. Ainsi, les scènes se succèdent et s’enchaînent, manifestant les caractères, développant les situations, variant et graduant les émotions ; et ne permettant pas au spectateur de respirer, jusqu’au mo- ment où la mort tragique du héros le laisse frappé d’un saisissement de terreur, et d’une pitié profonde pour cette grande infortune ; en même temps que, puissam- ment ému d’admiration pour la beauté soutenue et les richesses de génie et d’art, répandues avec profusion, dans le drame étonnant que le théâtre vient de faire passer devant lui. Mais ce qui caractérise plus particulièrement ce poëme dramatique , et nous le manifeste comme un type de lé- cole nouvelle , ce sont les moyens employés pour obtenir ces grands effets. Nous sortons ici complétement, non- seulement des formes de la tragédie grecque et de tout le théâtre que l’on a coutume d’appeler le théâtre classique ; mais encore des élémens , des ressources , à l’aide des- quels ce beau genre s’est élevé à ces nobles chefs-d’œuvre consacrés par l’admiration des siècles. Or, c'est là que nous voyons surtout ce qui fait la distinction réelle des deux systèmes. Il n’est plus question de cette imposante pensée du destin et de la lutte désespérée de la liberté contre ses arrêts , qui domine le drame ancien. Nous ne retrouvons plus cette simplicité de mœurs antiques , ces caractères idéalisés par le prestige de la distance, ce développe- ET ne WALLENSTEIN. 105 ment d’affections ou de passions qui se circonscrivent dans la vie terrestre; cette solennité du courage dans ces héros qui posent devant nous comme de belles statues. Tout ce prestige, tout ce parfum d’antiquité, se sont évanouis. Nous nous trouvons transportés dans une région toute nouvelle, au milieu de physionomies, de caractères , de mœurs, de coutumes , d'intérêts même et de passions , qu'aucun lien de ressemblance n’unit à l’an- cien passé. Nous sentons que nous entrons dans un monde nouveau, dans une société toute différente, au sein d’une civilisation plus où moins avancée , mais tout autre, et qui s’est acheminée à travers les siècles et che- mine encore , par des mobiles et des institutions tout à fait étrangers à la civilisation antique qui a péri. Le genre classique nous maintenait dans l’ère de l’antiquité; le genre romantique nous place dans l’ère moderne. Maintenant, si l’on demande ce qui caractérise cette ère moderne , nous n’avons qu’à remonter aux origines de notre civilisation. Ces origines sont : établissement d’une religion nouvelle, et la conquête. La croyance chrétienne, et le courage guerrier des peuples du nord, voilà donc les deux influences qui ont dominé le roman- tisme à son origine, dont les traits plus ou moins pro- noncés se sont reproduits de siècle en siècle, et se retrouvent encore de nos jours dans cet ordre de littéra- ture. C’est ce mélange de foi religieuse et de bravoure, qui produisit la chevalerie , institution toute romantique, dont les mœurs sociales ont conservé longtemps l’em- preinte , et dont les traces sont bien loin encore d’avoir disparu de nos jours. De là , deux caractères particuliers, qui distinguent la littérature des temps modernes, et spé- cialement le drame , de toute la littérature ancienne : la pensée religieuse, et par dégénération les croyances 106 WALLENSTEIN. superstitieusés , associées à la bravoure personnelle ou militaire , et à toutes les prétentions ambitieuses qu’elle enfante ; puis, en second lieu; le sentiment de l'infini, introduit dans les désirs de lâme , et surtout dans les affections tendres du cœur. Nous ne voulons point affir- mer que ces deux caractères soient exclusivement ceux qui séparent le genre romantique du genre classique; mais , nous croyons que ce sont ceux qui marquent ce qui les distingue essentiellement. C’est sous ce point de vue que le drame de Wallenstein nous paraît surtout appartenir éminemment au genre romantique. La pensée religieuse s’y retrouve dans le but même de la guerre, dans l'influence de la question ecclésiastique sur la politique, jusqué dans les entre- tiens des soldats à travers toute la licence des camps. Elle reparaît surtout dans le héros, dont la foi égarée par l’ambition se réfugie dans la science superstitieuse de l’astrologie , croyance populaire à cette époque. On voit le grand Wallenstein dans toute sa puissance et dans tout l’orgueil de son génie, s’humilier devant de puériles imaginations ; chercher à lire à la voûte du ciel ses desti- nées ; consulter les astres; leur demander son avenir ; et se laisser préoccuper d’espérances ou de craintes d’en- fant, selon que les constellations montrent des signes propices ou funestes ; aberrations de la pensée qui, dans l'âme que l’incrédulité aveugle, attestent, avec une irré- sistible évidence , Pinstinct religieux que humanité ten- terait vainement d’abdiquer. Le sentiment de linfini se reproduit aussi dans le drame ,; non moins que la pensée religieuse. On le re- trouve dans toutes les affections qui s’y développent ; mais principalement dans l'épisode pathétique de Pamour du fils de Piccolomini et de la fille de Wallenstein. Max, et nt ete si assauotiditel WALLENSTEIN. 107 suriout Thécla, sont deux physionomies inconnues sur la scène classique. Leur amour, modifié par la pensée chré- tienne, est d’une nature entièrement différente des amours avec lesquels le théâtre nous .a familiarisés en France. C’est un sentiment nouveau , dont l’élévation , la pureté, le dévouement , sont une conquête exclusive, et un des plus beaux ornemens du drame moderne. L’antique scène ne pouvait concevoir un pareil amour, et ses imita- teurs , même les plus illustres, n’ont pas osé s’écarter, du moins d’une manière un peu sensible ; de l’exemple tracé par leurs modèles. Ce nous semble une chose re- marquable , en particulier, que dans les tragédies où Voltaire introduit la pensée chrétienne comme un élé- ment essentiel de laction , dans Zaïre, dans Alzire , dans Tancrède, linfini ne se retrouve ni dans la foi, ni dans Famour. HI n’en est pas ainsi de Schiller. Il a compris toute la beauté du développement dont cette passion était suscep- tible , sous Fempire de la foi religieuse. Plusieurs des plus beaux caractères de femmes en particulier ; que lui doit, la scène tragique, empruntent de ce sentiment ce qu’ils ont de plus admirable. Le caractère de Thécla est de ce nombre: Thécla n’est point une jeune personne ordi naire, partagée entre son inclination et le devoir, alar- mée des obstacles qui menacent son bonheur , déguisant ou contenant le sentiment qui la domine , ou cédant aux transports de la jalousie, du remords, du désespoir, telle que nous l’eût représentée la scène française. Son amour ne s’égare point; il ne déborde point dans d’impétueux éelats ; quoiqu'il soit placé dans les circonstances les plus éprouvantes et les plus terribles. Il est profond, calme, fort autant que tendre , il a quelque chose de solennel comme la destinée. Il est confiant , plein de franchise , 108 WALLENSTEIN. car il ne peut étre trompé. Il est pur et libre , car il ne pourrait conduire à des actions coupables ; il démentirait alors sa nature. Cet amour est pour elle la vie, et plus que la vie. Elle ne doute point de son espérance, car elle sait que si cette espérance n’est pas réalisée dans ce monde, elle sera toutefois réalisée un jour. Cet amour est le but de son étre, il ne peut s’éteindre, car son essence est immortelle. Il ne peut qu’aller s’accomplir dans le sein de Dieu. Voilà comment le romantisme allemand comprend l’a- mour. Il y voit quelque chose de religieux, de sacré; une émanation de la Divinité même , un rayon de la lumière céleste qui vient échauffer et purifier le cœur ; un lien mystérieux et tout-puissant , entre deux àmes qui ne peu- vent exister que l’une pour l’autre, qu’une sympathie instinctive fait rencontrer sur la terre, mais dont l’union ne sera réellement complète et la destinée remplie que dans le ciel. Thécla, au sortir du couvent où elle avait passé ses jeunes années , rencontre le regard de Max Piccolomini , envoyé par Wallenstein pour servir d’escorte à son épouse et à sa fille qu'il appelle auprès de lui. Ce seul regard leur a tout dit; ils se sont reconnus; une parole échangée dans le voyage a révélé l'harmonie de leurs âmes; dès lors leur accord est indissoluble. Leur inclination mutuelle se développe à travers les péripéties du drame. Elle y apparaît comme un délassement délicieux pour le cœur, au milieu de tous ces bruits de guerre, de ces intri- gues, de ces complots, qui forment le fond et l'intérét principal de l’action dramatique. On se repose de cette succession d'émotions fortes par le charme d’une émotion tendre, dont la pureté et le désintéressement ont quelque chose de céleste. « Thécla, dit M. B. Constant, est un être, WALLENSTEIN. 109 pour ainsi dire , aérien, qui plane sur cette foule d’ambi- tieux, detraîtres, de guerriers farouches, que des intérêts ardens et positifs poussent les uns contre les autres. On sent que cette créature lumineuse et presque surnaturelle est descendue de la sphère éthérée, et doit bientôt remon- ter vers sa patrie. Sa voix si douce à travers le bruit des armes , sa forme délicate au milieu de ces hommes cou- verts de fer , la pureté de son âme opposée aux calculs avides, son calme céleste qui contraste avec leurs agi- tations , remplissent le spectateur d’une émotion con- stante et mélancolique, telle que ne la fait ressortir nulle tragédie ordinaire. » Les incidens du drame amènent une situation qui place Max Piccolomini dans l'alternative d’être traître à son père et à son souverain, ou de sacrifier son amour. Il n'hésite pas ; il part à la téte de son régiment; il se jette dans une attaque désespérée contre les ennemis de sa patrie; son cheval est tué sous lui, et il périt sous les pieds des chevaux des deux partis, dont la mélée s'engage sur la place où il est tombé. Thécla est la pre- mière à savoir la fatale nouvelle. Dans son premier sai- sissement elle tombe en défaillance. Revenue à la vie, elle ne jette point de cris; elle ne verse pas une larme. Elle est calme et ferme, comme une personne dont la déci- sion est prise. Nous nous trompons encore : elle n’a point pris de décision; elle n’a point délibéré. Son calme est celui d’une personne dont la route est tracée et simple, dont la destinée est fixée, qui va accomplir un devoir. Son bien-aimé est mort, elle doit mourir; il est parti , elle va. le rejoindre. Elle apprend que le corps du jeune héros est.déposé dans la chapelle d’un couvent ; qu’un laurier orne le cercueil , et que le chef ennemi y a déposé son épée. Elle dispose son départ ; elle quitte la forteresse de 110 WALLENSTEIN. nuit, et va s’immoler sur les restes inanimés de celui qu’elle aime. Nous citons le monologue qui précède sa fuite, non-seulement à cause de sa beauté, mais aussi parce qu’il résume ce noble et touchant caractère. « Son âme m'appelle ! Ils m’appellent aussi ces fidèles soldats qui sont morts pour lui. Ils m’accusent d’un lâche retard. Ils n’ont pas voulu , eux ; abandonner même dans la mort, celui qui fut leur chef dans la vie. Voilà ce qu’ont fait ces hommes au cœur de fer; et moi je pour: rais vivre ! Non. Cette branche de laurier qui couvre son cercueil, elle fut aussi eueillie pour moi. Et qu'est-ce que la vie, sans la flamme de l’amour? Je la repousse lorsqu'elle a perdu tout son prix. Oui; lorsque je t’eus trouvé pour ami de mon cœur , la vie valait alors quelque chose. Je voyais briller devant moi des jours d’or. Deux heures j’ai rêvé que j'étais dans le ciel ! « Quand je quittai le cloître pour le monde où j'entrais d’un pied timide, tu te tenais à l'entrée, et le monde m’apparut brillant d’un éclat céleste ; tu me semblas mon bon ange placé là pour me prendre au sortir des jours innocens de lenfance, et me trans- porter tout à coup au sommet le plus sublime de la vie. Mon premier regard rencontra ton cœur; mon premier sentiment fut une joie du ciel. ( Elle tombe dans une profonde rêverie , et reprend avec les signes d'une pro- fonde horreur.) Alors survint le destin... sa main rude et glacée à saisi la forme gracieuse de mon doux ami, et l’a précipité sous les pieds des chevaux. Voilà le sort de tout ce qui est beau sur la terre! » Nous avons cherché à exprimer comment nous con- cevons les conditions essentielles du drame, et particu- lièrement du drame romantique , en attachant nos obser- vations au poëme dramatiqué de Wallenstein, qui nous WALLENSTEIN. 111 a paru éminemment les représenter. Nous ne termine- rons point sans dire quelques mots de la traduction qui nous a fourni l’occasion des réflexions qui précèdent, Cette traduction , imprimée avec le texte allemand en regard, garantit, par cette précaution méme, Fintention d’une fidélité scrupuleuse; une spécialité, qui pourra paraître à plusieurs une étrangeté, mais qui tient encore au désir du traducteur d’être aussi fidèle que possible à l'original, la distingue. Pour reproduire le rithme du poëte allemand , le traducteur s’est asservi à la forme du vers alexandrin , en le dégageant de l'obligation de la rime et de la succession vouluedes terminaisons masculines et féminines. Sa traduction est donc écrite en vers vul- gairement appelés vers blancs , forme hétérogène et dont on n’a vu jusqu'ici que d'assez malheureux essais. À l’aide de cet expédient, le drame de Schiller se trouve traduit exactement vers pour vers. , L’inusité de la méthode, nous l’avouerons , nous a d’a- bord frappé désagréablement. Mais nous nous sommes bientôt familiarisés avec elle, et, si la fidélité du sens, de l’expression, de la couleur, avaient à y gagner sen- siblement , nous n’hésiterions pas à encourager le tra- ducteur à poursuivre dans ce système , car il nous promet de transporter dans notre langue plusieurs autres drames de son auteur de prédilection. Mais, nous ne pensons pas que la prose le servit moins heureusement que cette pseudo-poésie; et nous estimons qu’il pour- rait, sans que ce füt au détriment de l’auteur original, achever de s’affranchir de la gêne du rithme alexandrin , après en avoir éludé les autres difficultés. La traduc- tion de M. de Barante, est-elle moins fidèle à l'original que celle de M. Lefrançois ? C’est possible. Mais nous nous trompons fort , ou la plupart des lecteurs la chercheront 112 WALLENSTEIN. de préférence à cette dernière, malgré ce défaut. Le mode adopté dans la traduction nouvelle suffira seul pour déterminer ce choix. Le défaut de fidélité ne sau- rait tenir essentiellement à la prose; et nous croyons qu’un mode de traduction qui se prêterait mieux aux exigences de la langue allemande , et s’assouplirait plus aisément aux nuances de la poésie que l'exactitude et la roideur du rithme français, serait toujours celui, qui, lorsqu'on entreprend de traduire un poëte, offrirait la chance la plus sûre d’en reproduire le plus et le mieux les beautés. DESCRIPTION DE LA TERRE SAINTE, Par Andréas Braem. Publiée à Bäle en 1834. Traduction française, revue , augmentée et publice par F. de Rougemont. Neuchâtel, 1837: On lit la Bible dans les écoles : cette étude est essen- tiellement historique; les Livres Saints sont avant tout Vhistoire du peuple de Dieu et de PEglise chrétienne, et l’histoire ne peut se passer de la géographie; l’utilité de cet ouvrage est donc bien déterminée , et il remplit une lacune importante dans la bibliothèque des écoles et des familles chrétiennes. C’est cependant sous un autre point de vue que nous sommes appelés à considérer cet ouvrage; il est écrit d’après les principes de la nouvelle géographie ou géo- graphie pure , qui a fait tant de progrès en Allemagne, et qui commence à pénétrer en France, où l'excellent abrégé de de Rougemont et la traduction de Ritter l’ont fait connaitre. C’est dans les écoles, dans les colléges , dans les établissemens particuliers d’éducation qu’elle aura le plus de peine à s'introduire. En effet , elle pré- sente, au premier aspect, des difficultés qui pourraient effrayer des esprits mal préparés, et nourrir les préjugés que la routine a pris sous sa protection : en portant un jugement détaillé sur cet ouvrage, nous avons pour but de combattre ces préjugés ; l'enseignement de la géogra- phie dans les colléges a besoin d’une réforme, et cette description de la terre sainte nous paraît éminemment propre à en jeter les premiers germes. x 8 114 DESCRIPTION DE LA TERRE SAINTE. 4 La surface de la terre présente à l’observateur une réunion de phénomènes qui sont le véritable objet de la géographie ; les inégalités de cette surface, loin d'offrir un spectacle de désordre et de confusion, se divisent facilement en masses principales , et constituent ce qu'on péut appeler le haut et le bas pays; ce phénomène est véritablement fondamental et fécond en conséquences importantes ; il détermine le cours des eaux , leur direc- tion vers les grands bassins appelés mers; il caractérise la physionomie de chaque contrée d’une manière si di- stincte et frappante, qu’elle se grave dans l’imagination'; enfin tout-le reste de la géographie s’y subordonne, sy rattache, et non-seulement les productions naturelles d’un pays, mais la direction de son industrie, le carac- tère de ses habitans, la distribution et l'importance de ses villes, ses divisions et subdivisions politiques dépen- dent de ces premiers élémens. Commencer l'étude de la science par ces détails de géographie civile et politique, c’est donc renverser l’ordre naturel des choses, c’est, ,au grand préjudice de l'élève, charger sa mémoire dei faits qu’il ne comprend pas, et auxquels il n’attache aucun intérêt, parte qu’ils ne lui sont pas présentés à leur véri- table-place; c’est faire de la géographie une science de mots et de notions isolées, et non une science descrip- tive, où tout se coordonne d’une manière claire et lu- mineuse, Pour réformer cette science, pour lui rendre son véritable caractère et la rappeler à sa destination, il wa fallu que la rapprocher de la nature. Quelles,,sont les premières leçons de géographie qu’elle nous donne? Comment l'instinct du bon sens nous guiderait-il , sis éloignés de notre vallée natale; nous désirions en donner quelque idée à des étrangers? Commencerions-nous par DESCRIPTION DE LA TERRE SAINTE. 115 indiquer. les divisions arbitraires établies par la pro- priété, les villes et les villages, les monumens et autres «réations dé l'homme avant d’avoir dépeint la configura- tion du pays, décrit les montagnes qui l’entourent , les chaînes de collines qui le traversent en différens_ sens , les bassins principaux où se rassemblent les eaux, les embranchemens que forment les affluens de ces bassins ? Ce panorama une fois construit, aurions-nous de la peine à y rapporter les détails de la civilisation, les divisions introduites par la propriété? ces divisions ne seraient- elles pas souvent déterminées par la nature, par la con- figuration du sol, et lorsqu'elles ne le seraient pas, cette différence, méme ne servirait-elle pas à les caractériser ? » Dès qu’on s’éloigne de ce principe, la géographie devient un enseignement éminemment nécessaire. sans doute ,: mais d’une insipidité et d’une sécheresse rebu- tante, et c’est sous cette forme que nous l’avons étudiée dans les abrégés de géographie les plus éstimés. …. C’est ce principe de la géographie nouvelle, qui domine dans les meilleurs, traités de cette science publiés en Alle- magne depuis quelques années ; nous ne saurions mieux faire pour en donner une juste idée à nos lecteurs, que de leur tracer le plan de la première partie de cette description de laterre sainte, L'auteur porte d’abord nos regards sur la Syrie, dont la Palestine fait partie : « Sur la côte orientale de la Méditerranée s'élèvent, soit immédiatement au-dessus du rivage , soit au delà d’une plaine basse plus ou moins étroite ; des montagnes qui forment une muraille non- interrompue de 150 lieues de longueur, depuis le Taurus vers le nord jusqu’au désert de l'Arabie vers le sud. De l'Euphrate s'étendent au loin, vers l’ouest, les plainés mo- notones, et arides d’un désert de sable. Entré la côte et le désert, sur une largeur moyenne de trente lieues , est 116 DESCRIPTION DFE LA TERRE SAINTE. un haut pays de forme longue et étroite, d’un aspect très-varié et d’une grande fertilité. «Le haut pays syrien se divise dans sa longueur en trois parties, dont l’élévation absolue diffère beaucoup. Dans sa région moyenne, à égale distance de ses deux extrémités , sont les hautes montagnes du Liban. Au sud et au nord de cette chaîne sont deux régions inférieures, qui ont plusieurs caractères des plateaux : /a Palestine et la Syrie proprement dite. « Le Liban est une chaîne double, il se compose de deux rangs parallèles de montagnes, séparées par la haute et profonde vallée de Bekaa. « Le haut pays méridional et le haut pays septentrional sont aussi divisés dans toute leur longueur par une vallée profonde , mais peu élevée au-dessus de la mer, qui sépare la région occidentale et maritime de la région orientale et intérieure. « La vallée de la Palestine est arrosée par le Jourdain, celle de la Syrie l’est en sens inverse par l’Oronte. Les deux régions orientales se confondent avec le désert syrien ; dont la surface se maintient longtemps à une hauteur considérable avant que de s’abaisser vers PEu- phrate. « La vallée de l’Oronte, celle de Bekaa et celle du Jourdain avec la vallée sans eau Æ/-4raba, forment comme une fente dans le haut pays, qui s'étend du Taurus jusqu’au golfe d’Akaba et à la mer Rouge. «Le Liban, la Palestine et la Syrie comprennent chacun quatre régions distinctes : la côte, le haut pays occiden- tal , la vallée intérieure et le haut pays oriental. « Les montagnes de la Syrie sont plus hautes que celles de la Palestine, La vallée de l’Oronte débouche dans la Méditerranée, celle du Jourdain ne communique avec aucune mer. » DESCRIPTION DE LA: TERRE SAINTE. 117 Ce premier chapitre présente en général, et comme de loin, la configuration de la terre sainte ; le cinquième nous rapproche du tableau : « a plaine des côtes, la plaine maritime, la plaine basse est en majeure partie inégale, en gradins ou par collines. Elle va en s’élargissant vers le sud, et elle se confond en Arabie avec Le désert de Tsin, large plate-forme rocheuse, qui s'étend par une longue pente ascendante jusqu’au désert plus élevé de Paran. « Vient ensuite le haut pays occidental qui est couvert de collines et de montagnes ; il a 70 lieues de longueur, et 8 à 14 de largeur; la partie la plus large est celle où est situé le mont Carmel. « À l’est de ce plateau est la profonde vallée du Jour- dain qui s’élargit toujours plus vers le sud, et traverse tout le pays, et dans laquelle coule le fleuve principal de la terre sainte. Le Jourdain traverse, non loin de ses sources, le lac Mérom, puis celui de Génézareth, et se jette, après un cours de 45 lieues, dans le plus grand lac de cette vallée, dans la mer Morte, ..« De l’autre côté du Jourdain s’élève à plus de 2000 pieds le plateau oriental, plus haut et plus large que loccidental, et au delà duquel est le désert de Syrie ou d’Arabie. Vers le nord, les contrées du désert à l’est des montagnes de l’Hauran sont plus hautes que les plaines qui sont à l’ouest de ces mêmes montagnes. Plus au sud, le désert paraît avoir la même élévation que la surface du plateau. « Les quatre régions se réunissent vers le mn au Li- ban, dont les deux chaines parallèles s’étendent le long des côtes sur une longueur de 30 lieues , et qui s’élève à une hauteur absolue d'au moins 9000 pieds. » Appliquée à toutes les divisions de chaque masse prin- 118 DESCRIPTION DE LA TERRE SAINTE. cipale, cette-anatomie de laïsurface terrestre, cette des- cription éxacte du haut:et bas pays y retrouve des divisions non moins caractérisées que les divisions principales; tout y prend une figure, un corps, les détails topographiques qui se retrouvent dans toute géographie distribués sur ce vaste panorama, acquièrent une nouvelle importance, un sens plus clair et plus frappant. La hauteur inégale des plateaux; leur abaissement par terrasses ou par gra- dins, les chaînes de montagnes qui les bordent ow les traversent, les valléés qui les coupent, les ‘äintersections du haut ét du bas pays, les angles saillans ou rentrans qu’elles forment à Pimage des promontaires et des golfes de la côte maritime , tous ces accidens variés à l'infini } et frappans par leur grandeur, parlent à Pimagination et se gravent dans la mémoire. syb : Quiconque se donnera la peine de comparer conscien+ cieusement cette manière de classer et de distribuer lés détails topographiques avec celle qu'emploie la géôgra= phié ordinaire, seconvaincra que ee n’estpas la prémièré qui présente le plus de sécheresse, qu’ellé’offré au con: traire, par élle-même , et sans le secours d’aucun orne- ment, plus de prise à l'attention, ‘et plus d'intérêt à là curiosité. Mais ce n’est pas là le seulattrait dé la seiéricé rarienée à sôn véritable principe ; après avoir jeté sur le pays un coup d'œil général', et démélé ses masses prin2 cipales , puis-étudié à part chacune de ëes masses, elle descend à:des détails plus étendus encore? pour réstér fidèle à son caractère de science descriptive ;telle dévient pittoresque, abat son vol sur les 'cimés des monts ou dans le fond des-vallées , ‘et signale en passant lés gran: des scènes: de la nature. Nulle! part de tels tableaux ne sont mieux placés et ne réunissent mieux l’igrément à Putilité; et l’on a grand tort de ne’ point en admettre DESCRIPTION DE. LA: TERRE! SAINTE. 119 qüelques-uns dans les ouvrages élémentaires ; celui-ci en contient un grand nombre que nous regrettons de ne pouvoir tous citer ; on remarquera, entre autres, celui du Liban , celui des déserts de l'Arabie Pétrée, celui de la mér Morte. . « La chaîne qui borne cette mer à l’orient, vue de loin, semble être une prodigieuse muraille; on n’y distingue aucun sommet, et l'on dirait seulement que la main du peintre qui a tracé sur le ciel cette longue ligne horizontale a tremblé en quelques endroits.» Ces traits sont empruntés à l'itinéraire de Chateaubriand , et son nom aurait mérité d’être cité ; l’auteur des Martyrs a été le premier à réveiller quelque intérêt pour cette terre des inspirations et des miracles ; les Michaud, les Pou- joulat et les Lamartine , qui l'ont visitée et décrite avec tant d'éclat, n’ont fait pour ainsi dire que marcher sur les traces de cet illustre pèlerin. » - Mais Pélément pittoresque n’est pas le seul dont lal- liance corrige l’aridité de la géographie pure; elle s’allie plus naturellement encore avec l’histoire par les rapports frappans et pleins d’intérêt qui existent entre les destinées de chaque peuple, et la situation ; la configuration du sol qu'il habite. Et cette vérité, féconde en résultats d’une baute importance, cette vérité qui. ne permet plus à une pédagogie éclairée de séparer l'étude de ces deux sciences ; à quel pays s’applique-t-elle d’une manière plus sensible qu’à la Palestine, patrimoine exclu- sivement préparé pour le peuple élu, terre aussi singu- lière par sa configuration que par la destinée de ses babitans, et adaptée d’une manière étonnante au rôle unique qu’elle a rempli dans le monde ? Ces rapports; qui resserrent des nœuds intimes entre la connaissance des événemens et celle des lieux, n’ont point été négligés par l'auteur de la description de la terre sainte :: « Tout 120 DESCRIPTION DE LA TERRE SAINTE. dans le berceau du monothéisme concourait à séparer du monde idolätre le peuple dépositaire de cette précieuse vérité; le littoral de la Palestine n’invitait point ses possesseurs à devenir une nation commerçante comme celle qui, plus au nord, au pied du Liban, établit les ports de Tyr et de Sidon : les côtes de la terre promise sont de celles qu’on pourrait appeler côtes entières, et qui sont continues , peu découpées , sans profondes déchirures.FDans les contrées qui possèdent beaucoup de caps, de’baies et de golfes, et au-devant desquelles sont situées des iles, le caractère du peuple recoit ordinaire- ment une forte impression du voisinage de la mer; les habitans se portent de Pintérieur du pays sur le rivage; et quittent la terre pour vivre sur l’eau ; l’esprit est attiré vers les choses du dehors, la vie devient plus extérieure, plus active, plus inquiète, moins sérieuse et réfléchie; mais c’est aussi dans ces contrées que se trouvent les meilleurs ports et que fleurissent la navigation et le com- merce. Or les Israëlites devaient avoir une existence re- ürée; ils devaient se développer et se former au sein de leur patrie et loin du bruit du monde, sous la direction d’un Dieu qui se révélait à eux sur leurs montagnes et dans leurs vallées. Aussi, quoiqu’ils fussent par un des côtés de leur territoire en contact immédiat avec la mer, leurs rives maritimes, surtout celles du Carmel à l'Egypte, sont trop défavorables à la navigation pour qu’ils eussent jamais pu devenir un peuple essentiellement commer- çant. » Les chapitres sur la situation de la terre sainte, sur les routes longitudinales et transversales de la Judée, sont pleins d’observations du même genre et d’un intérêt non moins piquant. Les quinze derniers chapitres renferment l’ethnographie DESCRIPTION DE LA TERRE SAINTE. . 121 et la géographie historique. Cette partie se compose d’une notice sur les principaux peuples qui occupaient le pays de Canaan avant l'établissement des Hébreux, et de Pindica- tion, dans un ordre chronologique , des principaux événe- mens de l’histoire sainte rapprochés des lieux qui en ont été le théâtre. Cette méthode a ses inconvéniens et ses avan- tages : on peut lui reprocher de s'éloigner de la marche naturelle à la science, et de séparer des détails qui ap- partiennent aux mêmes divisions ou subdivisions du pays. Mais après une première partie éminemment fidèle à l’es- prit d’une science descriptive, cet inconvénient n’a pas une grande importance, et une telle marche convient d’ailleurs très-bien au but que se proposait l’auteur de cet ouvrage en le destinant aux familles et aux écoles chrétiennes : cette seconde partie est une sorte de com- mentaire géographique qui peut être d’un grand usage pour les lecteurs de la Bible. Le seizième chapitre indi- que les lieux où les patriarches ont demeuré; les titres des suivans sont les Jsraëlites dans le désert , les douze tribus, les lieux de victoires et de grandes délivran- ces, les lieux de défaites et d’humiliations , les lieux principaux en Israël, patrie et demeure de personnages remarquables , lieux mentionnés dans l’histoire de David. Seconde division : lieux mentionnés dans les Actes des Apôtres , Jérusalem, Le ton qui règne dans cette partië est remarquablement religieux : les événe- mens de l4 Bible y sont présentés avec une simplicité de foi qui ne s’éloigne en rien de la lettre , et qui paraît repousser les résultats de l’exégèse moderne : nous n’ex- primons sur ce point ni blâme, ni louange; les: lois auxquelles se soumettent les rédacteurs de la Bibliothèque Universelle nous dispensent de prononcer notre propre opinion sur cette tendance, qué quelques lecteurs trouve- 122 DESCRIPTION. DE LA TERRE SAINTE. ront probablement poussée un peu loin. D'ailleurs, Putilité et l’agrément du livre n’ont rien à y perdre ; il semble qu’on lit le journal de voyage d’un pèlerin plein defoi ; dont: chaque étape est marquée par quelque grand sou- venir, et pour qui la nature des lieux est souvent en harmonie avec les impressions produites par’ ces'souve- nirs. La description de Jérusalem donné une idée très- nette de cette ville célèbre et de sa position :si remar- quable. Comme elle est un peu longue , nous citerons plutôt ici celle de Nazareth, où Jésus passa ses trente pre- mières années , et celle de Capernaüm, où il établit ensuite son séjour : «La ville de Nazareth.est.située à huit lieues de Tibériade, à sept d’Acre et à deux du Thabor, dans une petite vallée au milieu des montagnes qui soutiennent la plaine de Zabulon :et s’abaïssent vers celle de: Jesréel: La vallée, dont la forme circulaire rappelle celle des cratères , est fermée de tous côtés par des montagnes de craie, hautes, blanches , -escarpées. et arides ; le fond est une plaine inégale d’un quart de lieue de largeur; bien cultivée, riante et très-fertile ; à laquelle abontis- sent de petites vallées profondes, solitaires et d'uné abon- dante végétation. Une gorge étroite et profonde; d'une lieue de longueur, conduit de la vallée. dans la plaine dé Jesréel, et des hauteurs on a une fort belle vue sur cette plaine, le Thabor , le Gilboa ; et sur les montagnès qui apparaissent au-dessus de PHermon. La ville est située sur le déclin dela montagne; les maisons en sont petites et blanches. Elle est en dehors des grandes. routes du commerce et des armées, qui, cependant ; passent au nord et au sud, à une distance peu considérable; aussi peut: étre à-t-elle servi d’asile à mainits proscrits (ce qui expli- querait sa réputation équivoque, Jean 1, 46); et dans les temps modérnes les chrétiens paraissent y vivre plus DESCRIPTION DE LA! TERRE SAINTE: 123 en-sûrèté que dans aucune autre partie de la Syrie , etc: » anuploup. «sbadiüunx, se ya} an ob Hil, Byrpue ” @Le Seigneur: quitta sa ville natale et descendit avec sà mère à Capernaüm , où il frxa sa demeure; de ce mo- ment ;‘tous lés lieux situés près du lac Génézareth: aequiès rent un grand intérêt. à 9 HE 9535 mwmaCapernaïim ou le beau villages est situé à Pextré- mité nord-ouest du lac, et à une lieue de embouchure du Jourdain: La plaine basse qui s’étend vers lesud ; surune longueur de deux lieues et une largeur d’une lieue, est d'uné ravissante beauté; elle est la partié la plus fertile de tout. ce magnifique bassin, et portait le nom de Gennésar, de jardins de larichesse!; aujourd'hui encore sa fécondité est ‘passée en proverbe parmi tous les habitans du pays voisin. Joseph parlé d’une source nommée Capernaüm., célèbre par son extraordinaire abondance! ‘et la plaine est arrosée DV SNS ruisseaux. : Capernaïüm ; riché'des produits du sol ; l'était en outre par la pêche ‘ét parlé commerce; elle était sur la grande route qui unit Damas êt Ja Phénicie, et dans.un défilé entrele lac et les mon: tagnes ; aussi les Romains en avaïent-ils fait une ville de douanes , et ils y avaient garnison ( Mau. IX, 9-14% LucN,, 21-30 :) Jésus-Christ échangea done la’ville isolée de Nazareth: et ses montagnes arides!, contre Jac plus belle contée!de:la terre sainte etune ville de commerce et de passage; Capérnaüm devint sa ville ; son -prineïpal séjour; êt il demeura chez la belle-mère de’ Pierre (Matt: AV, 43 ;IX,, 13 VIL, 14) 5:11 reste-de eette flob rissante cité; plusieurs ruines nommées Tel) Humni; 11119 -rLa traduction de:ce petit ouvrage’est un sérvice rendu à l’enseignement de la: géographie non moins qu’à la lecture de Ja Bible. Nous ne prétendons pas dire pat là qu'elle n’eùt pü'être plus utile encore; sa déstination 124 DESCRIPTION DE. LA TERRE SAINTE. rendait peut-être nécessaire une introduction où l’auteur aurait fait connaître au lecteur. sa méthode, . quelques notes au moins, destinées à expliquer une marche et une terminologie avec lesquelles les établissemens d’é- ducation ne sont pas encore bien familiarisés. Tout bien considéré, cette première édition, car nous espérons que ce ne sera pas la dernière, est plus faite pour le collége que pour l'école: primaire. Nous regrettons principalement, sous ce point de vue, qu’elle ne soit pas accompagnée d’une bonne carte géographique, telle que celle qui est jointe à la Palestine de Rühr. M. de Rougemont, dans sa préface, observe qu’il n’en connaît aucune publiée en France, dont il puisse conseiller l’achat à ses lecteurs, et il les renvoie avec confiance à celles de Grimm et de Berghaus, et particulièrement à celle qui accompagne le texte de l'ouvrage qu’il traduit; il aurait offert à ses lecteurs un secours plus réel en ornant sa traduction d’une bonne lithographie de la terre sainte rédigée d’après les cartes qu’il indique, Ce besoin est tellement senti que M. Guinand, géographe distingué et compatriote de M. de Rougemont, se dispose à en publier une pour les écoles. Voilà un bien long article pour un petit livre; mais, de nos jours, où tant d'écrivains sans vocation se mettent à l’œuvre pour instruction du peuple et du jeune âge, il en est si peu qui se montrent à la hauteur de leur tà- che, le charlatanisme des compilateurs multiplie les déceptions avec tant d’effronterie, .que c’est pour le critique un devoir et une satisfaction que de recommander un livre fait en conscience, un livre qui, tout en accom- plissant sa mission biblique et religieuse, peut servir à préparer le triomphe de la géographie lumineuse et vi- vante sur l’aveugle et languissante routine. | CREER: RECHERCHES SUR LA PROBABILITÉ DES JUGEMENS EN MATIÈRE CRIMINELLE ET EN MATIÈRE CIVILE. Par S.-D. Poisson, Membre de l'Institut. —— /ntrod. Broch. in-40. 29 pages. C'est une idée nouvelle et non encore complétement approfondie, que celle d’appliquer l'analyse mathématique aux faits sociaux, et même à ceux de l’ordre moral. Il a fallu bien du temps pour se convaincre que l'on pouvait soumettre aux lois d’un calcul, sinon rigoureux, du moins approximatif, le retour périodique de ces événe- mens, de ces actes , expression intime et spontanée de la volonté indépendante , du libre arbitre de l’homme. Ce n’est que quand on a pris l’habitude , par suite des idées de régularité administrative, ou pour satisfaire à certaines exigences gouvernementales, de récapituler annuellement les faits légaux dans lesquels l’autorité publique avait été appelée à jouer un rôle ou à exercer un contrôle quel- conque, ce n'est que quand on a vu, par une série d'observations multipliées, les mêmes faits se reproduire avec une constance qui semblait révéler l’effet continu de cértaines causes toujours agissantes et toujours égales , que l’on a compris que ces phénomènes, qui, pour chaque individu, étaient le résultat particulier de sa volonté propre, étaient, pour l’espèce humaine en général, l'effet de certaines lois primordiales , le développement, la mise en action de certains principes sociaux. 126 RECHERCHES SUR LA Ainsi , après le calcul des probabilités , fondé au dix- septième siècle par Pascal et Fermat, sur la base aléatoire et purement mathématique des jeux de hasard, vinrent les premières théories sur la population, sur les vies moyenne et probable, sur la fécondité des mariages, sur l'inégale procréation des sexes , et leur inégale et inverse mortalité. | Vers la-fin du siècle dernier, Condorcet essaya d’appli- quer l’analyse mathématique à la probabilité des déci- sions rendues à la pluralité des voix, et un peu plus tard Laplace donna de nouveaux développemens à cet impor- tant sujet. Mais l'illustre auteur du Traité.des probabilités manquait des données nécessaires pour arriver à une solution complétement satisfaisante du problème ; qu’il voulait résoudre : il ne connaissait pas l’ensemble des faits judiciaires , tel qu'il résultait des délibérations des jurys, de la pratique des tribunaux, en un mot de la marche de l'administration de la justice. Quelques années plus tard , les comptes rendus de la justice criminelle publiés dans divers pays, mais nulle part avec autant de détails , et avec un: esprit d'analyse philosophique aussi remarquable qu’en France, vinrent fournir au caleul mathématique des bases plus complètes et plus sûres. Aussi M. Poisson a-t-il profité de ces pré- cieux matériaux, inconnus à ses devanciers : il s'est servi, dans l'ouvrage que nous annonçons , des comptes rendus français pour les neuf années 1825 à 1833, II réfute avec raison Laplace, qui supposait : 1° que les jurés étaient égaux en lumières, quelle que fût la classe de:per- sonnes dans laquelle ils auraient été choisis, assertion qui est démentie par les faits ;: 2° qu'avant la décision du jury, il n'y avait aucune présomption que l'accusé fût coupable, ce qui n’est.pas admissible , puisque l’auteur PROBABILITÉ DES JUGEMENS , ETC. 127 présumé d’un crime n’est traduit en jugement que sur des indices , des présomptions , qu'après avair été l’objet d'un arrêt de mise en accusation. M: Poisson établit ensuite nettement la différence essentielle qui existe entre le juge civil et le juré : le juge civilcondamne celle des parties qui a en sa faveur la plus faible probabilité ; le juré ne doit prononcer un vote de condamnation que quand, à ses yeux, la probabilité que l'accusé est coupable atteint une certaine limite , ‘et surpasse de beaucoup la probabilité de son innocence. II prouve enfin que, la justice criminelle ne pouvant arriver à la preuve mathématique de la culpabilité d’un accusé , les décisions des jurés se rapportent plutôt à opportu- nité des condamnations ou des acquittemens , qu'à leur cértitude absolue : il serait plus exact et plus sûr de dire un‘homme condamnable , plutôt qu’un homme coupable. Une donnée fournie par les comptes rendus français arété particulièrement utile à M. Poisson , c'est la pro- portion des déclarations de culpabilité à la simple majorité de sept voix sur: douze jurés , les juges de la cour d’as- sises étant, dans ce cas, aux termes de l’art. 351 du Code d'instruction criminelle et de la loi du 24 mai 1821, appelés à délibérer sur le fait. » Pendant les six ans 1825 à 1830, il y a eu en France uniformément, sur cent accusés , 39 acquittés, 7 con- damnés à la simple majorité de sept voix, et 54 condam- nés à une majorité de plus de sept voix. La loi du 4 mars 1831 exigea, pour la condamnation , une majorité deplüs de sept voix , c’est-à-dire de huit au moins; et; la marche du jury restant d’ailleurs la même, il y'eut en:1831, comme on pouvait s’y attendre , 46 acquitte- meus sur tent accusés, ce qui représente les 39 acquittés des annéés précédentes , plus les 7 accusés réunissant 128 RECHERCHES SUR LA contre eux la simple majorité des suffrages, acquittés sous la nouvelle loi. La loi du 28 avril 1832, en conser- vant la même majorité de plus de sept voix , autorise les jurés à déclarer qu’il existe des circonstances atténuantes, ce qui entraîne une diminution de pénalité ; Peffet de cette mesure a été de rendre les jurys plus faciles à prononcer des verdicts affirmatifs, une fois que la peine encourue était moins grave: dès lors il n’y a plus eu que 40 ou 41 acquittés au lieu de 46 sur 100 accusés, et il y a eu corrélativement 59 ou 60 condamnations au lieu de 54 pour cent. Une dernière loi , celle du 9 septembre 1835, a établi le vote du jury au scrutin secret, et réduit la majorité nécessaire pour condamner, au chiffre primitif de sept voix sur douze. Il sera curieux de voir quels auront été les résultats de cette loï, et de la double influence qu’elle a été destinée à exercer sur le chiffre des condamnations. Cette versatilité brusque et fâcheuse dans les bases fonda- mentales et dans les lois organiques du jury, aura au moins eu pour résultat de faire toucher au doigt, par le moyen de la statistique judiciaire, la large influence qu’exercent, sur l'administration de la justice criminelle, la fixation du chiffre de la majorité des jurys, et la gra- duation de l’échelle de la pénalité. Enfin, en calculant les chances probables d’erreur dans les prononcés des jurys, M. Poisson conclut qu'il y a chaque année, en France, au plus 18 condamnes non coupables ; et au moins 360 individus acquittés quoique coupables. On sent, au reste, qu’une proposition de ce genre n’est pas de nature à être vérifiée par l'expérience. Tels sont les résultats que l’auteur a déduits des comptes rendus de la justice criminelle en France. Pendant la série des années observées , les mêmes faits généraux se sont reproduits avec constance, et n’ont subi d’autre PROBABILITÉ DES JUGEMENS , ETC. 129 influence que celle produite par les changemens législatifs que nous avons indiqués : encore cette influence ne s’est- elle exercée que dans certaines limites que l’on pouvait prévoir et calculer d’avance. Mais si les conclusions mathématiques déduites des faits sociaux et moraux pouvaient avoir toute la certitude de celles basées sur les observations physiologiques et organi- ques, il semble que les mêmes lois devraient se reproduire dans d’autres pays ; que ce qui a été observé, que ce qui est vrai pour un peuple, dans une contrée, devrait s’observer, devrait être vrai pour un autre peuple, dans une autre contrée. Les choses ne se passent cependant point ainsi : loin de là, tout concourt à démontrer que l’action de la justice répressive subit l'influence multiple et combinée, non-seulement de l’état social et politique d’un pays, de son degré de civilisation, de ses institutions fondamentales, des mœurs de ses habitans, mais encore des circonstances les plus simples en apparence, de celles-là méme qui ne semblent pas, au premier coup d'œil, devoir modifier ce qu'on pourrait appeler la surface morale de la société. Prenons pour exemple la Belgique, pays qui n’est séparé de la France par aucune barrière naturelle , qui a la même religion, parle la même langue, possède une organisation publique tout à fait analogue, et, ce qui importe le plus pour notre sujet, conserve la même lé- gislation. Jusqu'en 1831 la justice criminelle y était exercée par des juges permanens , statuant sur le fait et sur le droit à la majorité de trois voix sur cinq : il y avait alors 17 acquittés sur 100 accusés. En 1831, la législation criminelle restant d’ailleurs la même, on y a établi le jury, déclarant la culpabilité à la majorité de sept voix sur douze, et le chiffre des acquittemens a été dès lors d'environ 40 pour cent. X 9 130 RECHERCHES SUR LA Que l'analyse mathématique nous rende raison, si elle le peut, d'une aussi énorme différence! Dira-t-on que l'habitude de voir devant eux des coupables , l'esprit in- quisitorial, l’endurcissement des juges, leur faisait con- damner 23 innocens sur 100 accusés ; ou bien que Pimpéritie, la faiblesse morale des citoyens appelés aux honorables fonctions de juré, leurs fausses notions d’om- nipotence , leur ont fait rejeter dans le sein de la société offensée 23 coupables sur 100 accusés ? Prenons un autre exemple. Nous avons vu que le jury français prononçait en moyenne 54 à 60 condamnations sur 100 accusés, suivant la majorité requise. En Anpgle- terre, où le jury ne condamne qu'à l'unanimité des douze jurés , il semble que le nombre des condamnations doit étre bien plus faible qu’en France , celui des acquit- temens bien plus fort. C’est cependant le contraire qui a lieu d’une manière très-marquée. Dans les vingt-un ans, 1812 à 1832, il y a eu en totalité 286,166 accusés, dont 194,712 condamnés , soit 68 pour cent, et seule- ment 32 pour cent acquittés : c'est 14 condamnations, sur 100 accusés, de plus que le jury français, déclarant la culpabilité à la majorité des deux tiers des suffrages. Dira-t-on que le juré anglais forme sa conviction plus légèrement, avec moins de scrupule que le juré français ? Reconnaissons donc qu’il y a ici un arcane dont on peut bien signaler, deviner, découvrir les causes morales, mais que l’on ne peut analyser et apprécier en chiffres positifs. Au nombre des causes qui influent sur les décisions judiciaires, il'en est de permanentes , il en est d’autres accidentelles. Quand le pays est à l’état normal, quand l’ordre politique et social reste le même, quand la lé- gislation pénale ne varie pas, de simples changemens introduits dans la proportion de la majorité requise font PROBABILITÉ DES JUGEMENS ; ETC. 151 varier le chiffre respectif des condamnations et des ac- quittemens dans des proportions que l’analyse mathéma- tique. peut. calculer d’avance , avec la presque certitude de voir ses prévisions confirmées par l’expérience. Ainsi nous-ayons-vu qu’en France il y avait, autrefois, 54 con- damnations par le jury à une majorité de plus de sept voix, 7 à la simple majorité, 39 acquittemens. Quand il a fallu dans tous les cas une majorité de plus de sept voix, les.7 condamnations à la simple majorité étant devenues des acquittemens, il y a eu 46 de ces derniers au lieu de 39. Ainsi à Genève où, sous la loi judiciaire du 6 jan- vier 1815, les accusés de crime étaient jugés par des juges permanens , statuant sur le fait et sur le droit à la majorité de quatre sur sept, il y a eu pendant les dix-huit ans, 1815 à 1832, 416 condamnés contradictoirement , et 63 acquittés, soit 87 pour cent des premiers, et 13 des seconds. Quand la loi du à décembre 1832 eut réduit le nombre des juges à six, condamnant à la majorité de quatre, et acquittant en cas de partage, il y a eu dans les quatre années suivantes, 163 condamnés et 32 acquittés, soit 84 pour cent de ceux-là, et 16 de ceux-ci, proportion d’acquittement qui ne dépasse guère celle que le calcul indique comme conséquence de ce changement dans la proportion des votes. Mais si, les institutions restant les mêmes, l'état général du pays subit quelques modifications, si l’esprit public change ; si les exigences sociales deviennent plus impé- rieuses, ou si, au contraire, la nécessité de la répression diminue , ces circonstances exerceront sur la proportion respective des condamnations et des acquittemens une influence nécessaire et manifeste. Si, par exemple, nous envisageons en Angleterre trois périodes septénaires pour Vadministration de la justice criminelle , nous trouvons les résultats suivans : 132 RECHERCHES SUR LA PROBABILITÉ DES JUGEMENS , ETC. Nombre Nombre des Rapport du Condamnés des accuses. condamnés. 2d nomb. au 1er. amort. Exécutés. 1812-1818 64,538 41,054 0,636 5,802 636 1819-1825 93,718 63,418 0,677 7,170 579 1826-1832 127,910 90,240 0,705 9,729 414 On voit que le nombre des accusés s’est graduellement et considérablement accru pendant chacune de ces trois périodes ; que la proportion des condamnés s’est corres- pectivement accrue, fait que l’on peut conjecturer être le résultat d’un instinct de conservation sociale, d’une recru- descence de sévérité; que d’autre part la proportion des condamnations à mort a graduellement diminué, et que le nombre absolu des exécutions a même décru, signe certain de la réaction de l'opinion publique contre la rigueur dra- conienne des anciennes lois anglaises ; il semble donc qu’il y ait eu à la fois en Angleterre une tendance à renforcer l'application générale du système pénal, et en même temps à diminuer la sévérité de la répression dans certains cas particuliers. Et ces résultats ont été obtenus à une époque normale, dans un temps où le système législatif et pénal de l'Angleterre n’a éprouvé d’autres changemens que ceux qui résultent incessamment des progrès de l’opinion publique, du mouvement du siècle, des nécessités sociales, et des leçons de Pexpérience. Je ne poursuivrai pas ici les réflexions multipliées aux- quelles un sujet si vaste pourrait conduire : il me suffit d’avoir attiré l’attention du savant auteur des Recherches sur la probabilité des jugemens, et des juges compétens, sur l’une des faces les moins approfondies et les plus neuves de ce difficile problème, sur son côté moral et intime, sur le rapport variable, mais nécessaire, qui existe entre les convictions personnelles du juré ou du juge , et les exigences générales de l’ordre social. Ed. Mazzer. SUR LES RAPPORTS QUI EXISTENT entre LES SCIENCES PHYSIQUES. Par Marie Somerville. Seconde édition. — Londres, 1835. Il existe aujourd’hui , en France, un certain nombre de femmes qui expriment de diverses manières leur mé- contentement du rang que les lois et la société ont assi- gné à leur sexe. Les romans célèbres de M. ou M Geor- ges Sand, les pétitions à la chambre des députés de Mne Ajasson de Cassagne, contre les articles peu galans du code civil, les vœux des Saint-Simoniennes pour la découverte de la femme libre, sont des symptômes con- nus de cette préoccupation féminine. Nous ne savons si ces dames parviendront, par les divers moyens qu’elles ont voulu choisir , à obtenir le redressement de cette in- justice prétendue, aussi ancienne que le monde, et en faveur de laquelle la prescription pourrait au moins être invoquée, si l'on manquait d’autres argumens de droit. Nous ignorons également si la belle portion du genre humain dont elles croient défendre les droits méconnus, aurait beaucoup à gagner en obtenant l’égalité qu’elles réclament, mais nous pensons que le livre que nous annonçons et dont nous venons rendre compte, peut apporter à leur doctrine un puissant appui, à quoi l'auteur n’avait sûrement pas songé. Représentées, en effet, dans les diverses branches de 134 SUR LES RAPPORTS QUI EXISTENT la littérature par tant de noms justement célèbres, dans la politique la plus relevée par les livres renommés de Mme de Staël, dans la partie élémentaire de la science par plusieurs ouvrages estimés, les femmes ne pouvaient citer comme ayant pris rang dans les hautes régions de la physique et de l’astronomie, que le nom de la marquise du Chatelet, dont le savoir si vanté n’a guère pour ga- rant que les hyperboles, par trop poétiques, de ses nom- breux admirateurs. Mme Somerville a comblé cette lacune et fermé le cercle des célébrités féminines. Grâces à elle, depuis les sublimes théories de la mécanique céleste, jusqu'à la forme littéraire la moins ambitieuse, il n’y a pas une seule branche des connaissances humaines, pas un seul emploi de l'intelligence où des noms de femme ne viennent dis- puter la palme, et mettre en doute cette supériorité men-- tale que l’homme s’est attribuée, et qui n’a: peut-être de base réelle que le droit peu philosophique du plus fort. Déjà connue du monde savant par des travaux et des expériences sur divers points de physique et d’astrono- mie, déjà entourée de l’estime d’un:grand nombre d’hom- mes célèbres qui avaient eu le bonheur de lappro- cher et de l'entendre, Me Somerville est venue mettre sa renommée sous une protection plus sûre et plus dura- ble, en signant de son nom le livreremarquable que nous avons sous Jes yeux. Nous allons essayer d’en donner une analyse succincte, que nous espérons pouvoir mettre à la portée de tous nos lecteurs. Un livre écrit par une femme ne devrait d’ailleurs, ce nous semble, inspirer à personne, malgré son titre, un légitime effroi. Les progrès des sciences modernes, surtout :dans; les dernières années, ont été remarquables par une tendance bien manifeste à simplifier les lois de la nature, et à dé- ENTRE LES SCIENCES PHYSIQUES. 135 couvrir et mettre en saillie les analogies qui pouvaient exister entre les causes assignées à des phénomènes en apparence distincts. Dans quelques cas, par exemple pour les influences électriques et magnétiques qui semblaient au premier coup d’œil n’avoir rien de commun, l'identité de l’agent a été complétement prouvée ; dans d’autres, comme la lumière et la chaleur, assez de ressemblances ont été pressées pour que l’on puisse s’attendre à voir découvrir plus tard qu'elles ne sont que des effets modi- fiés d’une cause unique, celle même peut-être sous la dépendance de laquelle les phénomènes de l’électricité et du magnétisme ont été démontrés se ranger, Enfin, dans toutes les branches des sciences physiques l’on peut faire reconnaître une liaison intime qui empéche de faire de grands progrès dans aucune d’elles, sans une con- naissance approfondie des autres. C’est à démontrer cette liaison qu’est surtout destiné l’ouvrage de Me Somérville. Les sciences y sont traitées à peu près dans l’ordre de leur mutuelle dépendance : astronomie, mécanique, calorique, électricité, magnétisme, lumière et son. Des notes nom- breuses et savantes renferment tout ce qui exigerait l’em- ploi du calcul, ou qui supposerait chez le lecteur, pour être compris, des travaux très-spéciaux sur l’objet auquel elles s’appliquent. On comprend que c’est surtout dans ces notes qu’il faudrait chercher des preuves du savoir de l’auteur , s’il était possible de conserver des doutes à cet égard; mais c’est précisément là que la nature de cet. article nous interdit d’aller puiser. | La science, considérée comme le moyen d’arriver à Ja: vérité, a toujours été l'occupation des âmes élevées. La. contemplation des œuvres de la création accoutume à l’admiration de tout ce qui est grand et noble. C’est sur- tout à elle que l’on peut appliquer cette belle définition 136 SUR LES RAPPORTS QUI EXISTENT de Fétude par Sir James Mackintosh, que cite Mme S, « qui inspire Pamour de la vérité, de la sagesse, de la beauté, de la bonté surtout, la plus grande des beautés, l'amour de cette Intelligence suprême et éternelle qui contient toute vérité et sagesse, toute bonté et beauté. Par la délicieuse contemplation, par l’ardente poursuite de cessublimes connaissances, et sous leur seule influence, l'esprit de l’homme se détourne des objets bas et péris- sables qui lenvironnent, et se prépare à ces hautes desti- nées qui attendent tous ceux qui en seront dignes. » On comprend que ce soit dans cette manière d’envisa- ger la science qu’une femme puisse puiser le courage de se livrer aux longues et pénibles études qu’elle exige, pour trouver peut-être au bout de ses efforts soutenus, au lieu de la considération que l'ignorant lui-même ne peut s’empécher d’accorder à l’homme éminent par son savoir, la froide raillerie d’une société peu disposée à reconnaître à une femme le même privilége. L’attrait pour elle doit être d’apprendre à mieux connaître les œuvres de son Dieu, et en conséquence à l’aimer, à l’admirer davantage, et cet effet inévitable de l'étude des sciences peut, ce nous semble, servir de réponse à bien des objections. « C’est dans les cieux que, sous ce dernier rapport, se trouveront les objets les plus sublimes que les sciences puissent présenter. La grandeur et la splendeur des astres , l'incroyable rapidité de leurs mouvemens, les immenses distances qui les séparent, tout concourt à imprimer à l'esprit de homme le sentiment du pouvoir qui les retient dans leurs orbites, et d’une durée à la- quelle aucun terme ne peut être assigné. Il lui est impos- sible en même temps de ne pas se sentir fier des facultés que Dieu lui a accordées, et qui lui permettent non-seu- lement d'apprécier la magnificence des œuvres du Créa- LA 4 ENTRE LES SCIENCES PHYSIQUES. 137 teur , mais encore de décrire avec précision les opéra- tions des lois qu’il a établies, de se servir du globe qu’il habite comme d’une base pour mesurer la grandeur et la distance du soleil et des planètes, de faire du diamètre de la terre le premier degré d’une échelle par laquelle il s'élève jusqu’au firmament. C’est aussi dans Fastronomie que lon trouve le-plus d'exemples de intime liaison des sciences physiques entre elles. Nous y voyons les opéra- tions d’une force qui se mêle à tout ce qui existe sur la terre et dans les cieux, qui anime chaque atome, règle les mouvemens des êtres animés et des minéraux, et se retrouve à un égal degré dans la chute d’une gouttelette de pluie et dans les cataractes du Niagara, dans le poids de l’atmosphère et dans les phases de la lune. La gra- vitation non-seulement unit les satellites à leur planète et les planètes au soleil, mais elle enchaîne un soleil à l’autre dans toute l’immense étendue de l'espace; elle est la cause des dérangemens comme celle de l’ordre de la pature : puisque chaque frémissement qu’elle excite dans une planète est immédiatement transmis aux dernières limites du système, en oscillations qui correspondent dans leurs périodes avec la cause qui les produit, à peu près comme les notes sympathiques en musique, ou les vibrations des tons graves de l’orgue *. » Aussi Pastronomie occupe-t-elle la première et la plus grande place dans l’ouvrage de Me Somerville, et elle remarque avec raison que, quoique pour apprécier plei- nement l’extrême beauté des résultats et des moyens par lesquels on y arrive, il soit nécessaire de posséder des connaissances très-profondes de mécanique et de calcul, il " Les passages entre guillemets sont textuellement traduits de l'ouvrage de Me Somerville. 138 SUR LES RAPPORTS QUI EXISTENT ne faut qu’un peu d'habitude de l’analyse pour se faire une idée de l’ensemble du système. Elle pense, avec nous, que plusieurs de ceux qui reculent devant les difficultés qu’ils prévoient, ont mis plus de temps et dé peine à maint objet d'étude moins relevé, qu'il n’en aurait fallu , non pas sans doute pour devenir assez bons mathématiciens pour faire des découvertes, mais du moins pour savoir ce qui serait nécessaire à l'intelligence de ce que d’autres ont fait. Les douze premières sections sont consacrées à un ex- posé court mais concis et nerveux des phénomènes astro- nomiques proprement dits , et les notes abondent pourdon- ner les preuves des assertions du texte. Les lois découvertes par Newton et Kepler sur la gravitation et la marche des astres de notre système solaire , y sont présentées avec une netteté et une simplicité remarquables. Nous voulons citer pour exemple ce qui concerne les sections coniques. Ce mot est peut-être un de ceux qui pourraient effrayer à première vue , et qui pourtant expriment des idées d’une extrême simplicité. Un cône est un solide,dont un pain de sucre donne une idée exacte et familière. Si l’on coupe ce solide dans divers sens on donne lieu à diverses lignes, que l’on a nommées sections coniques}, du mot latin qui signifie couper. Que sur un cône droit, c’est-à-dire ayant, comme le pain de sucre, une base circulaire et un axe perpendiculaire à la base , on passe le couteau paral- lèlement à la base, la section sera un cercle; qu’onle coupe tout au travers, mais d’une manière oblique, la section sera une ellipse ; ce sera une parabole si la sec- tion a lieu parallèlement à l’un des côtés du cône ; etc. Voilà des sections coniques , et plus d’une dame , bonne ménagère , en aura fait en coupant son sucre , comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir. ENTRE LES SCIENCES PHYSIQUES. 139 « Newton prouva qu'un corps projeté dans l’espace, se mouvra dans une section conique , s’il est attiré. par une force procédant d’un point fixe avec une intensité inverse au carré de Ja distance ( c’est-à-dire dont l'attraction diminue , non pas comme les nombres exprimant la di- stance du corps, mais comme ces nombres multipliés par eux-mêmes ). Kepler a trouvé par l'observation que les planètes décrivent des ellipses ou des courbes ovales au- tour du soleil. Des observations récentes ont également montré que les comètes se meuvent aussi dans des sec- tions coniques. Il suit en conséquence que le soleil attire lés planètes et les comètes inversement comme les carrés de leurs distances à son centre; le soleil est donc le centre d’une force qui s’étend indéfiniment dans l’espace, et qui renferme tous les corps du système dans sa sphère d'action. « D’après Paction réciproque de la matière, la stabi- Jité du système dépend de l'intensité du mouvement pri- mitif des astres qui le composent, et du rapport de leurs masses à celle du soleil. En effet, la nature des sections coniques dans lesquelles se meuvent les corps célestes dépend de la vélocité qui leur fut imprimée lorsqu’ils furent lancés dans l’espace. Si cette vélocité avait été telle que les planètes eussent tracé des orbites d’un équi- bre instable, leurs attractions mutuelles auraient bien- tôt changé ces orbites en paraboles ou même en hyper- boles, et la terre et les planètes auraient peut-être, comme les comètes, été lancées au loin dans Fespace, à d’im- menses distances du soleil. Mais comme les orbites diffèrent très-peu du cercle, le mouvement primitif des planètes a dù être exactement suffisant pour assurer la ‘stabilité et la durée du système. De plus, la masse du soleil est infiniment plus grande que celle d'aucune planète , et, 140 SUR LES RAPPORTS QUI EXISTENT comme les inégalités de leurs mouvemens , sont relative- ment à leurs ellipses , dans le même rapport que le sont leurs masses à celle du soleil, leurs attractions mutuelles ne causent à l’excentricité des orbites que de très-légères altérations. C’est donc surtout à la grandeur de la masse solaire qu’est due la cause de la stabilité du système. IL n’y a peut-être pas dans le monde physique un plus magnifique exemple de Pajustement exact des moyens au but proposé que celui que l’on retrouve dans larran- gement de ces forces, qui sont à la fois la cause de l’ordre et de la variété de la nature. » L'auteur traite des perturbations périodiques et sé- culaires des planètes, et démontre qu’elles sont si nette- ment déduites des lois de la gravitation, que l’analyse est devenue un moyen plus sûr que l'observation pour découvrir les plus petites irrégularités des planètes. C’est ainsi que le professeur Airy a récemment reconnu une perturbation de quelques secondes entre les mouve- mens moyens de Vénus et de la Terre, qui accomplit sa révolution dans l’espace de 240 ans. C’est ainsi que l'on a expliqué les variations qui semblaient menacer la sta- bilité du système dans les planètes de Jupiter et Saturne, et que l’on a démontré que les inégalités observées dès longtemps se compensent de telle sorte, qu'après 918 ans , les deux planètes se retrouvant entre elles et avec le soleil dans la même position , recommencent une nou- velle carrière. Une autre preuve curieuse citée par Me S. du pouvoir du calcul en ce genre, c’est ce qui concerne les satellites de Jupiter qui, d’un diamètre apparent trop petit pour pouvoir être mesurés , sont en quelque sorte pesés avec une très-grande exactitude , d’après l’étendue de leurs perturbations. . Les sections suivantes sont consacrées aux théories sur Le PTT AE ENTRE LES SCIENCES PHYSIQUES. 141 les mouvemens, la forme, les densités , etc., des planè- tes, et à montrer les liaisons immédiates de l'astronomie avec d’autres sciences physiques ; la description de la terre sert de transition , par des applications à la chronologie, aux poids et mesures, aux phénomènes des marées , etc. Après plusieurs chapitres consacrés à l'atmosphère, au son, à la lumière, au calorique , Pauteur arrive à lélectricité. Elle établit que les phénomènes électriques peuvent étre manifestés par cinq causes différentes : un pouvoir mécanique , l’action chimique, la chaleur , l’in- fluence magnétique et une action spéciale à certains ani- maux. Après avoir décrit tous les phénomènes les plus remarquables qui caractérisent ces eflets divers de ce qui lui semble la même cause, elle donne un résumé des diverses coïncidences dans leur mode d’action qui semblent prouver cette identité. « Les points de comparaison sont tirés de l’attraction et de la répulsion à des distances sensibles, de la décharge : de l'électricité dans l’air par des pointes , du pouvoir ca- lorifique, de l’excitation magnétique , de la décomposi- tion chimique , de l’action sur le corps humain , et enfin de Pétincelle. « L’attraction et la répulsion à des distances sensibles, qui caractérisent si éminemment l'électricité ordinaire, et à un moindre degré les courans voltaïques et ma- gnétiques, n’ont pas été aperçues dans l'électricité ani- male ou celle produite par la chaleur. Cela paraît dû seulement à l’infériorité de tension , car Pélectricité or- dinaire elle-même , diminuée beaucoup en intensité, ne présente plus ces phénomènes. «L’électricité ordinaire se décharge aisément dans l'air par des pointes; mais M. Faraday a montré qu’aucun effet sensible de ce genre n’a lieu ponr une pile de 140 paires, 142 SUR LES RAPPORTS QUI EXISTENT ni dans l’air, ni dans le vide ; une tension si grande étant nécessaire pour un tel effet , qu’on ne peut l’attendre des autres variétés électriques beaucoup plus faibles sous ce rapport. É « L’électricité ordinaire passe aisément dans Pairra- réfié et échauffé, et dans la flamme. M. Faraday a observé des effets chimiques et une déviation du galvanomètre par la transmission de l'électricité voltaïque dans Pair échauffé, et il observe que c’est là la cause de la décharge qui a lieu entre les deux pôles d’une forte pile, terminés par des pointes de charbon, car alors l'air est fortement échauffé. La faiblesse seule des autres espèces empêche de trouver de semblables effets. « Le pouvoir échauffant de l'électricité ordinaire et de celle de la pile, sont connus dès longtemps. On doit à M. Faraday la belle découverte du même pouvoir obtenu de Paimant. L’électricité animale et thermale n’ont pas encore présenté d’indice de chaleur produite. « Toutes les espèces d'électricité peuvent développer des influences magnétiques; celles de la pile sont très- prononcées , et c'est par ces influences seules que Félec- tricité thermale et celle dite magnétique ont été d’abord découvertes. L’aiguille a été déviée par toutes de la même manière , et des aimans artificiels ont été construits d’a- près les mêmes lois. L’électricité ordinaire a été long- temps supposée incapable de dévier Paiguille , mais M: Fa- raday a prouvé que pourvu que le temps d’action fût pro- | longé , l'aiguille était détournée par le courant électrique ordinaire , qu'il passât dans l’air raréfié , la flamme ou un fil métallique. « Des décompositions chimiques nombreuses ont été effectuées par l’action de la pile et de électricité ordi- naire. Le docteur Davy a décomposé l’eau par l’électricité ENTRE LES SCIENCES PAYSIQUES. 143 que produit la torpille. La décomposition de Peau a été effectuée au moyen de laimant par M. Faraday, et le docteur Ritchie l’a recomposée par le même agent; enfin les effets chimiques de décomposition ont été bien consta- tés par M. Bottot, de Turin , pour les courans thermo- électriques. « Les effets de la pile et des machines sur le corps hu- main, les chocs , les éclairs, les sensations à la langue sont bien connus. Tous ces eflets sont produits à un de- gré même très-pénible par l'électricité magnétique. La torpille et la gymnote donnent des chocs violens, et les muscles d’une grenouille ont été mis en contraction par l'électricité thermale. « Ces cinq espèces d'électricité semblent donc iden- tiques, et la différence d'intensité suffit pour expliquer les variations d’effets qui semblaient dépendre de qualités distinctives. « La lumière , la chaleur, Pélectricité ou le magné- tisme sont des agens qui n’occasionnent aucune différence appréciable dans le poids des corps, quoique leur pré- sence soit manifestée par des actions chimiques et méca- niques remarquables. Ces agens ont tant de rapports entre eux qu'il y a raison de croire qu'ils seront un jour tous rapportés à un pouvoir d’un ordre plus relevé, en con- formité avec l’économie générale du monde, où les effets les plus variés et les plus compliqués sont produits par un petit nombre de lois universelles. Ces principes pénè- trent la matière en toute direction; leur vélocité est prodi- gieuse , et leur intensité varie inversement comme le carré des distances. Le développement de courans électriques par laimant, la production de l'étincelle, de décompositions chimiques, l’ignition de fils métalliques par le même agent, montrent que le magnétisme ne peut plus être regardé 144 SUR LES RAPPORTS QUI EXISTENT comme un principe séparé et indépendant. Que la lumière soit la chaleur visible, c'est ce qui semble fort probable, et quoique le dégagement de chaleur et de lumière par le pas- sage du fluide électrique puisse provenir de la compression de l’air, cependant le développement de l’électricité au moyen de la chaleur, Pinfluence du calorique sur les corps magnétiques , celle de la lumière sur les vibrations de la boussole, montrent une liaison occulte entre tous ces agens, qui sera probablement révélée un jour. C'est là un beau champ de recherches ouvert aux physiciens de nos jours, et peut-être à ceux des siècles à venir. » Après avoir ainsi, à l’occasion de la description de la terre , comme l’une des planètes, parcouru le champ des sciences physiques plus proprement terrestres, l’auteur revient à son sujet favori, l’astronomie , et consacre ses derniers chapitres aux comètes et aux étoiles fixes. Les comètes, dont la nature et la marche commencent à être bien comprises, sont une des gloires de l’astrono- mie moderne. La comète de Halley, dont cet astronome avait supposé le retour périodique, retour que Clairaut avait prédit en se trompant de trente jours dans le calcul des perturbations qu'elle éprouverait par l'influence de Jupiter et de Saturne, cette comète est revenue presque à jour fixe, en 1835, rendre hommage à la puissance de l'analyse actuelle. Deux autres comètes encore, celle d’Enke et celle de Biéla, ont été reconnues faire partie de notre système, et revenir à leur périhélie, la première en 1207 jours, la seconde en six ans et trois quarts. La co- mète d’Enke, dont les fréquens retours ont permis des observations nombreuses , a présenté un phénomène bien important. Ses élémens calculés avec la dernière exactitude, en supposant qu’elle se meut dans le vide, et en appréciant à la rigueur toutes les influences pertur- ENTRE LES SCIENCES PHYSIQUES. 145 batrices qu’elle peut éprouver, ne se sont jamais trouvés parfaitement d’accord avec observation, et une accéléra- tion de deux jours environ a été trouvée à chaquenouveau retour. L’eflet est exactement le même que celui que produirait l'existence d’un fluide éthéré répandu dans l'espace, trop ténu pour avoir un effet sensible sur les corps denses des planètes, mais opposant une résistance appréciable aux comètes qui paraissent des masses vapo- reuses ayant fort peu de densité. Il peut paraitre bizarre, au premier coup d’œil, que la résistance d’un fluide accé- lère le mouvement de Pastre ; mais il suffit pour le com- prendre de se rappeler que la comète est retenue dans son orbite par l’action de deux forces qui se balancent l’une l'autre, la force centrifuge ou tangentielle et l'attraction du centre du soleil. Or l'effet du milieu résistant étant de diminuer la force tangentielle, l’équilibre est rompu, la gravitation l’emporte, l'astre descend vers le soleil jus- qu’à ce que les deux forces se balancent de nouveau, et comme il décrit ainsi une plus petite orbite il se meut avec une vitesse apparente plus considérable. Ces comètes paraissent donc lentement s'approcher du soleil, et cha- que révolution les amène plus près d’une destruction inévitable. Quelques astronomes ont méme pensé que c’était le moyen employé par la nature pour réparer les pertes solaires, et les malheureuses comètes ne seraient qu’une provision de combustibles destinés à alimenter périodiquement l’insatiable feu central. Il est possible que l’éther produise le même effet sur les planètes, quoi- que beaucoup plus lentement encore, et que ce soit un moyen de destruction de notre système solaire. Une con- solation trouvée par Sir John Herschel, c'est qu’il est probable que la rotation des planètes autour du soleil, dans la même direction depuis tant de siècles, a dû im- X 10 146 SUR LES RAPPORTS QUI EXISTENT primer à l’éther un mouvement correspondant, ce qui les mettrait à l’abri de son influence retardatrice. Ce mou- vement ne pourrait être utile et serait au contraire opposé aux comètes, dont plus de la moitié se sont présentées jusqu'ici avec un mouvement rétrograde, c’est-à-dire de l’est à l’ouest. Le nombre des comètes appartenant à notre système doit être très-considérable. Pendant le dernier siècle, 140 de ces astres se sont montrés dans l’orbite de la terre sans avoir reparu depuis. Si l'on suppose pour pé- riode moyenne de chacune d’elles un millier d’années, le nombre total de celles qui passent dans l'orbite ter- restre serait de 1400. Or, Uranus étant à peu près dix- neuf fois plus éloigné du soleil que la terre, le calcul des probabilités donnerait plus de onze millions de comè- tes, venant dans les limites connues de notre système. M. Arago trouve un chiffre un peu moins considérable , et ne porte qu’à environ sept millions celui des comètes qui fréquentent les orbites planétaires. Mais ces nombres, tout immenses qu’ils paraissent , ne sont rien si on les compare à celui des étoiles fixes. À la vue simple on en compte environ deux mille, mais à l’aide des télescopes, Sir W. Herschell calcule que l’on en peut compter au moins cent millions; et sans doute qu’un grand nombre échappent encore à l’imperfection de nos instrumens. Ces étoiles fixes, comme on les appelait, et sur les- quelles leur incroyable éloignement de nous ne semble pas nous laisser la faculté de rien apprendre, sont deve- nues l’objet des plus intéressantes recherches. L'apparition et la disparition de quelques-unes d’entre elles ont donné lieu de supposer des mouvemens réguliers dans ces ré- gions immenses, où tout semblait d’abord fixe et im- ENTRE LES SCIENCES PHYSIQUES. 147 mobile. Bien plus, les travaux des deux Herschell ont démontré que cette même loi de gravitation qui lie les pla- nètes au soleil dans notre système , peut unir aussi soleil à soleil dans les abimes de l’espace. C’est ce qui constitue les étoiles doubles ou multiples, qui paraissent avoir un mouvement rotatoire les unes autour des autres. On a déjà déterminé , pour plusieurs d’elles, les élémens de leurs or- bites, qui sont elliptiques, et soumises aux mêmes lois que nos systèmes planétaires , et lon a supputé les périodes de leurs révolutions. Déjà plus de 3000 étoiles doubles ont été comptées dans les catalogues , et 30 ou 40 d’entre elles ont fourni des preuves évidentes d’un système de rotation. Indépendamment de ces mouvemens , quelques étoiles doubles semblent entrainées dans l’espace par un mouvement commun, vers quelque point inconnu du fir- mament. Plusieurs étoiles simples présentent un phéno- mène analogue, et l'expression de fixes ne peut plus leur être attribuée que par comparaison. Ces mouvemens , encore peu étudiés , paraissent assez irréguliers , mais si notre propre soleil, emmenant avec lui tout son cortége planétaire et cométaire, est aussi entraîné dans l’espace dans le méme sens que les autres soleils, nous ne pou- vons être frappés que des différences occasionnelles de position , et comme des vaisseaux poussés ensemble par le même courant, nous ne pourrions reconnaître la di- rection du mouvement lui-même. Que de recherches en- core à faire dans l’astronomie sidérale! et quelle immense complication présente à l’imagination déjà effrayée, ce vaste ensemble de systèmes de mondes ainsi lancés dans les espaces du ciel, et y accomplissant des révolutions avec des lois et une durée déterminées ! Enfin les derniers traits desapparences célestes sont les nébuleuses , dont Sir J. Herschell a déjà compté près de 148 SUR LES RAPPORTS QUI EXISTENT 2000, et qui ressemblent à des amas d’une matière lumi- neuse, phosphorescente, très-dilatée, et que l’on suppose se condenser graduellement par l'effet de la gravitation, en étoiles et systèmes d’étoiles. Quelques-unes présentent, en effet, comme un noyau solide et brillant entouré d’une matière gazéiforme lumineuse. Les observations futures apprendront si cette hypothèse est confirmée, et le grand nombre de nébuleuses bien décrites et déterminées qu’a fait connaître sir J. Herschell, donnera les moyens de s'assurer si l’on voit à leur place et graduellement appa- raître de nouvelles étoiles. Indépendamment de tous ces corps lumineux par eux- mêmes et conséquemment appréciables à nos sens, un grand nombre d’autres non lumineux peuvent parcourir Pespace sans que nous ayons aucun moyen de les aperce- voir. C’est probablement à ces corps qu’il faut attribuer les bolides, ou pierres tombantes, qui deviennent un phé- nomène si fréquent et si connu. Après quelques considérations fort remarquables sur la gravitation, Me Somerville termine son livre par les réflexions suivantes : « Dans cet ouvrage arrivé à sa conclusion, il a été nécessaire de choisir dans le vaste ensemble des sciences, quelques-uns des plus évidens d’entre ces anneaux qui les unissent , et de passer sous silence beaucoup de faits remarquables d’une alliance quelquefois plus éloignée. Chacune des branches traitées seules aurait occupé un volume, mais on espère que les vues énoncées ici auront suffi pour démontrer tout ce que peut faire attendre l'influence réciproque, même de ce petit nombre de sujets. Ainsi, il est clair que les théories de la mécanique fondées sur des phénomènes terrestres ; sont indispen- sables pour acquérir la connaissance des révolutions des ENTRE LES SCIENCES PHYSIQUES. 149 corps célestes et de leurs rapports réciproques. Les mouvemens des satellites sont affectés par les formes de leurs planètes , et la figure de celles-ci dépend de leur rotation. La symétrie de leur structure interne prouve la durée de ces mouvemens rotatoires et limmutabilité de la longueur du jour, qui fournit un étalon de temps in- variable. Le diamètre actuel du globe terrestre donne les moyens de mesurer les dimensions du système solaire, et fournit un repère certain pour un système parfait de poids et de mesures. L’attraction mutuelle des corps célestes dérange les fluides de leur surface, d’où découlent la théorie des marées et les oscillations de l’atmosphère. La densité et l’élasticité de l’air variant avec chaque altération de température conduisent à la considération des mouvemens barométriques, des mesures des hauteurs et des attractions capillaires, et la doctrine du son, ainsi que la théorie de la musique sont des applications des petites oscillations du milieu aériforme. La connaissance de Paction de la matière sur la lumière est nécessaire pour décrire sa route oblique dans lPatmosphère, ce qui peut seul faire connaître la véritable place des objets sur la terre ou dans le ciel. Nous y apprenons encore la nature et les propriétés des rayons solaires , leur mode de propagation dans l’éther et dans les corps matériels, et l’origine des couleurs. Par les éelipses des satellites de Jupiter nous avons pu supputer la vélocité de la lumière, et cette vélocité, dans aberration des étoiles fixes, donne la seule preuve directe du mouvement réel de la terre. Les effets des rayons invisibles de lumière sont liés inti- mement à l’action chimique, et la chaleur formant une partie du rayon solaire, qu’elle soit la lumière invisible ou un agent spécial, est un des traits les plus importans de la liaison des sciences physiques. Sa distribution dans 150 SUR LES RAPPORTS QUI EXISTENT , ETC. l'intérieur et sur la surface du globe, son influence sur les convulsions géologiques de la planète, son action sur l’atmosphère et les climats , sur la vie des animaux et des végétaux, expliquent une foule de phénomènes que présentent Pair , la terre et les eaux. La liaison du calo- rique avec les phénomènes électriques , surtout ceux de Patmosphère, avec le magnétisme et les effets de la pola- rité terrestre, ne peut être appréciée que par les théories de ces agens invisibles, qui sont probablement les princi- pales causes des affinités chimiques. « Bien d’autres exemples pourraient être donnés de ces liaisons des sciences physiques, unies elles-mêmes par une commune dépendance de l’analyse, qui étend cha- que jour son empire et embrassera un jour, dans ses formules, presque tous les objets de la nature. « Ces formules , emblêmes de lPomniscience , conden- sent en quelques symboles les lois immuables de luni- vers. Ce puissant instrument de l'esprit humain repose sur quelques axiomes fondamentaux qui ont éternellement existé dans ce suprême Pouvoir, qui les a implantés dans l'âme de l’homme, lorsqu'il le créa à son image et à sa ressemblance. » LETTRE DE M. NAVILLE À MM. LES, RÉDACTEURS DE LA BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE ; SUR UN ARTICLE DE M. CAVOUR, INSÉRÉ DANS LE CAHIER DE JUIN 1837. Messieurs , L’article par lequel commence le dernier Numéro de la Bibliothèque Universelle (juin 1837 ) me paraît con- tenir une grave erreur. Je me fais d’autant plus un devoir de la signaler que le nom si honorable de l’auteur lui donne une autorité qui peut la rendre plus dangereuse. M. de C. allègue en faveur de la charité légale l'opinion des hommes d’état les plus éminens de la Grande-Bretagne qui, dit-il, (p.233 ) «ont examiné naguère cette question sous toutes ses faces , et qui, après avoir réuni la masse la plus considérable de documens et de témoignages qu’on ait jamais rassemblée sur cette matière, se sont déterminés à maintenir dans leur patrie ce système sagement modifié.» Cette preuve aurait quelque force s’il suffisait d’une loi pour extirper de l’Angleterre la charité légale; mais cette institution est trop enracinée dans les idées, les mœurs et les habitudes du peuple pour qu’il soit possi- ble d'attendre quelque succès d’une telle entreprise, et toute tentative à cet égard provoquerait immanqua- blement dans le pays un bouleversement social. Les légis- lateurs de l'Angleterre n’ont donc jamais pu, même aborder l’idée d’abolir la taxe des pauvres; ils ont dû se borner à chercher Îles moyens de diminuer le poids 152 LETTRE DE M. NAVILLE. énorme dont elle accablait la nation. Ils y sont parvenus, du moins pour quelque temps, en supprimant une foule d'abus dont cette institution, déjà si vicieuse dans son principe, était surchargée. Il ne pouvait en être diffé- remment. Une telle mesure devait procurer à la nation un soulagement sensible et subit; mais je crois que M. de C. tombe encore ici dans l’erreur quand il envi- sage cet heureux résultat comme favorable au système de la charité légale (p. 233). Qu’un breuvage salutaire fasse cesser momentanément les douleurs d’une personne attemte d’une maladie chronique, celles qui l’entourent se réjouissent avec elle du bien-aise qu’elle éprouve ; mais il ne leur vient pas dans l’esprit de considérer son état comme un état normal, et de le désirer pour elles- mêmes. Je n’opposerai au tableau séduisant des rapports officiels (p. 234), ni les crimes affreux enfantés par la nouvelle loi sur les pauvres (Presse du 9 avril 1837 ) , ni les récla- mations énergiques qu’élèvent contre cette loi des assem- blées de plus de deux cent mille personnes ( The London Mercury , mai 1837, p. 283). Je consens que l’on ne tienne point de compte de ce revers hideux et ensanglanté de la médaille , que l’on n’ait égard qu’aux heureux effets mentionnés dans les rapports; que peut-on en conclure ? Que la dernière loi a diminué la charge qui pesait sur le pays ! sans doute, et ce résultat était facile à prévoir ; mais comme elle n’a pas extirpé le germe du mal, ce germe continuera à produire avec le temps ses fruits amers. Peut-être sera-ce avec plus de lenteur, mais qu'importe? Quand l'impôt et ses vexations n’augmen- teraient pas assez rapidement pour provoquer d'ici à un quart de siècle de nouvelles et violentes plaintes, ce ne serait pas encore là une garantie pour les vingt-cinq ans LETTRE DE M. NAVILLE. 153 qui suivront. À plus forte raison serait-il complétement illusoire de se rassurer pour l’avenir d’après une expé- rience de trois ou quatre années. Le langage des rapports officiels tend, il est vrai, à inspirer cette sécurité; mais il serait bien étrange qu'il en fût autrement. Dans tous les pays qui sont sous le système de la charité légale, on a toujours conçu de semblables espérances dans les momens où l’on à fait subir à ce système quelque changement. L'avenir se colore agréablement à ces époques de tran- sition pendant lesquelles on se sent soulagé par la cessation d'abus que l’on vient de supprimer, et où Von ne souffre pas encore de ceux dont les modifications récentes contiennent le germe funeste. J’en ai donné de nombreux exemples dans mon ouvrage ( De la charité légale, etc.). Il est donc attesté par une expérience mille fois renouvelée, que le contentement exprimé dans les rapports officiels ne peut être ici considéré comme une garantie de succès pour l'avenir. L’extrême importance du sujet, les conséquences déplo- rables d'erreurs généralement admises contre lesquelles la vérité lutte avec tant de peine, m'ont paru des motifs suffisans pour devoir, Monsieur, m’engager à vous adresser ces réflexions, et à vous prier, si vous jugez qu’elles puissent être utiles , de les insérer dans un de vos premiers numéros. Agréez , etc. ENCORE LÉLIA. Après tant d’éloges et tant de critiques, ma conscience littéraire m’a fait un devoir de lire aussi Lélia, et maintenant ma conscience d'homme me fait un besoin d’en dire à mon tour quelques mots. Que si votre con- science de journalistes vous défend, à vous, d'en refati- guer vos lecteurs, j’irai déposer mon petit avis en terre, car il faut que je m’en ouvre à quelqu'un ou à quelque chose, et les premiers roseaux venus diront de ma part ce que vous savez. Nisard, ce maître en critique, m’eût dispensé de la mienne si la sienne eût été libre, car, d'ordinaire, où sa faux a passé, il ne reste rien aux gla- neurs; mais apparemment que la renommée et peut-être aussi le sexe de l’auteur lui commandaient, à lui athé- nien, des ménagemens inusités. Quant à nous, béotiens, qui ne savons que ce qu’on veut bien nous dire, grâce au pseudonyme nous pouvons être sévères sans discour- toisie, et nous le serions en tout cas pour un pareil livre. La grande difficulté, ‘c’est de trouver des expressions honnêtes pour un sujet qui l’est si peu. Lélia, espèce de femme ou plutôt d’énigme, dont on ne sait guère au commencement, et dont on ne sait plus rien à la fin, inspire une violente passion à l’enfant Sténio; autre énigme, et refuse d’y répondre, non par pureté, mais parce qu’elle a usé la faculté d’être impure. L'enfant, de dépit, se jette dans le libertinage le plus effréné, se sui- cide par les orgies, et finit par se précipiter dans un lac = Sélies ENCORE LÉLIA. 155 en blasphémant. Le prêtre Magnus, troisième énigme , se prend aussi de passion pour Lélia, lutte longtemps , devient fou et létrangle; après quoi, toute cette gent monte au ciel, le ciel de George Sand!... Le coryphée moral de lhistoire est le sage Trenmor, quatrième énigme, ex-fat, ex-libertin, ex-joueur, ex-fripon, ex- galérien, et, à ces causes, héroïfié et canonisé par Pau- teur. Maintenant, le but de tout cela, s’il vous plaît? De “morale ; je n’en vois qu’une : ne résistez ni à vos passions ni à celles des autres, c’est une insensibilité déplacée et qui finirait mal. Mais l’auteur ne songeait pas plus à cette conclusion qu’à toute autre. Elle avait pour tout but de mettre la sorcellerie de son style aux prises avec des situa- tions neuves, inconnues, impossibles, et de l’en faire sortir victorieuse. Croyez-moi : c’est une gageure faite et tenue de se faire lire et d’intéresser par la seule vertu de la magie, à exclusion de tous les autres élémens de succès. Il n’y a R, du reste, ni système ni plan fait, ni principes qu’on veuille saper ni principes qu’on veuille faire prévaloir , ni moralité ni immoralité intentionnelle ; n’y cherchez rien. Elle ment quand elle prie, elle ment quand elle blasphème; elle ment quand elle exalte et quand elle cri- tique, quand elle dit oui et quand elle dit non; ou plutôt, elle ne ment jamais , car le oui ni le non ne lui importe, elle n’en tournerait pas la main. Telle assertion vous indigne : eh! Messieurs, qu'à cela ne tienne, attendez le verso; ne voyez-vous donc pas que la pensée n'est ici que prétexte à paroles, et rien de plus? La phrase, la phrase, voilà le mot de toutes ces productions, de toutes ces opinions pour ou contre, de toutes ces éloquences du jour. Nos voisins n’y résistent pas. C’est leur amour, leur orgueil, leur besoin , leur croyance, le charme 156 ENCORE LÉLIA. qui les transporte et le mal qui les ronge. Chez eux, la rencontre d’un mot heureux suffit presque à faire un grand homme. Ce qui révolte surtout dans Lélia, c’est un monstrueux mélange de tout ce qu’il y a de plus sacré et de tout ce qu’il y a de plus infime, c’est le renversement du sens naturel des mots les plus augustes de la langue humaine : sainteté, religion , grandeur, vertu , ciel, ange, espoir, avenir, comme si l’auteur eût pris à tâche de les souiller Re ste - à « assez pour les rendre à jamais impropres à exprimer ce qu'ils exprimaient jusqu'ici. Vous trouverez le nom de Dieu jusqu’à trois fois la page dans ce livre, dans Lélia ! oui, Messieurs. Au milieu des peintures les plus cyni- ques, de ces peintures qu’une plume d'homme n’oserait signer, et qui ne sauraient tomber que d’une main de femme; s’entend : d’une de ces femmes qui ont franchi la borne , et jeté, comme dit le proverbe, leur bonnet par-dessus les moulins, d’un de ces hermaphrodites mo- raux, honteux pêle-méle de l’homme et de la femme , eh bien ! au milieu de ces fanges , Lélia et consorts s’inter- rompent pour bénir Dieu, pour lui adresser d’impudiques demandes ou d’impudiques reproches , pour savourer La béatitude suprême, l’extase des anges aux pieds du Très- Haut ! X] faut le lire de ses yeux pour le croire , encore a- t-on peine à croire après avoir lu. C’est qu’il est aisé de voir que Dieu, comme l'Evangile, comme le Christ , comme ce crucifix au pied duquel elle se prosterne dévo- tement dans le cloître abandonné , n’est pour elle tout au plus qu’un mot à effet, qu’un je ne sais quoi sublime et commode , qu’une mine à images, à comparaisons, à ex- clamations , qu’une écharpe à draper, un piédestal à grandir le style, une mythologie poétique et tendre, un mystérieux symbole, un type, c’est-à-dire rien. Mieux ;, ENCORE LÉLIA. 157 mille fois mieux l’athéisme professionnel de ces d’Holbach et de ces Helvétius, qui démentaient encore par certaines vertus du cœur les égaremens de l'intelligence , et qui n'auraient peut-être pas osé jouer avec le nom de ce Dieu qu’ils reniaient. Ici l’athéisme est descendu de lesprit dans le cœur, et si profond qu’il y a perverti tous les sentimens , faussé toutes les notions, anéanti tous les scrupules et les principes, au point de badiner avec Dieu, et de l’employer comme une machine d’opéra , pour l’or- nement de la pièce. Epouvantable sacrilége, qui fait dresser les cheveux pour le sort d’une nation qui lit ces choses et qui s’en passionne ! Il appert de mille endroits, que je recule à citer, que Mme Sand ne croit pas en Dieu; mais, à cela près, bonne catholique , je vous jure , écoutez plutôt : « Comme elle était belle , dit Sténio, cette église imprégnée d'humides parfums , palpitante d’harmonies sacrées! Comme la flamme des lampes d’argent s’exhalait blanche et matte dans les nuages d’opale du benjoin embrasé, tandis que les cassolettes de vermeil envoyaient à la voûte les gra- cieuses spirales d’une fumée odorante! comme les lames d’or du tabernacle s’élevaient légères et rayonnantes sous le reflet des cierges ! Et quand le prétre, ce grand et beau prêtre irlandais , dont les cheveux sont si noirs, dont la taille est si majestueuse, le regard si austère et la parole si sonore , descendit lentement les degrés de l'au- tel, trainant sur les tapis son long manteau de velours ; quand il éleva sa voix triste et pénétrante comme les vents qui soufflent dans sa patrie ; quand il nous dit, en nous présentant l’ostensoir étincelant, ce mot si puissant dans sa bouche : adoremus! alors, Lélia, je me sentis pénétré d’une sainte frayeur, cet, me jetant à genoux sur le marbre, je frappai ma poitrine et je baissai les yeux, » 158 ENCORE LÉLIA. Pieux jeune homme ! n'est-ce pas? mais attendons la fin, c'est un conseil de notre bon vieil ami. «Ce- pendant votre pensée est si intimement liée dans mon âme à toutes les grandes pensées, que je me retournai presque aussitôt vers vous, peut-être, que Dieu me le pardonne, pour vous adresser la moitié de ces humbles adorations. Seule, vous refusiez votre prière au Seigneur : seriez-vous donc une puissance au-dessus de lui? Pendant un moment je l’ai cru, et j’ai failli lui retirer mon hom- mage pour vous l'offrir. » La voilà donc, prise sur le fait, cette religion de la jeune France, dont on nous fait tant de bruit ! Ils adorent le marbre, l'or, argent, les'surplis, les chasubles, l’en- cens, les orgues, les ogives, la voix des orateurs et les fem- mes de la nef; puis s’en retournent quittes envers Dieu et fort édifiés. Je vous en fais mon compliment, Messieurs les néophytes modernes ! On dit que, quelque part, Me Sand blâme le protestantisme et ridiculise les Genevois : je le comprends fort, et nous en félicite. Le scrupule m'aurait pris, si nous avions rencontré ses sympathies. Telle religion , telle morale; cela devait être. Voici celle de George : « En condamnant le joueur, ne le mé- prisez pas, petites organisations qui n'êtes capables ni de bien, ni de mal; ne mesurez qu'avec effroi le colosse de volonté qui lutte ainsi sur une mer orageuse, pour le seul plaisir d'exercer sa vigueur et de la jeter en dehors de lui. Il faut à sa grande âme des sensations violentes et des toniques brülans. — La souffrance qu’il faut ren- fermer sous peine d’infamie et de malédiction, celle que Trenmor a épuisée ( la souffrance d’un forçat condamné pour filouterie), c’est celle-là dont il pourra se vanter devant Dieu au grand jour de la justice, car devant les hommes il faut s’en cacher. — Il y a un refuge contre ENCORE LÉLIA. 159 les hommes , c’est le suicide ; il y a un refuge contre Dieu, c’est le néant. — Il est douteux que le progrès opéré par soixante siècles de recherches ait amené l’exis- tence de l’homme au point d’être supportable , et de dé- truire la nécessité du suicide pour un grand nombre. — L’union de l'homme et de la femme devait être passagère dans les desseins de la Providence ; tout s’oppose à leur association, et le changement est une nécessité de leur nature. — Toutes les théories devraient être admises, et J'accorderais celle de la fidélité conjugale aux âmes d’ex- ception. La majorité a d’autres besoins, d’autres puis- sances. — J'ai subi tous les maux de la passion aveugle et robuste aux prises avec la vie sociale. J’ai bien travaillé, à mon Dieu! quand done me ferez-vous entrer dans le repos !!!» Ainsi, comptez sur vos doigts : apologie du jeu, de Pescroquerie, du suicide, du mépris des lois sociales, du mariage ad libitum que Mme Sand appelle complaisamment les sublimes légèretés de la femme. En voilà plus qu’assez pour un seul livre. Pourtant, je n’irais pas pour tout cela jusqu’à ressus- citer le Procureur du Châtelet, les lettres de cachet, ni les fagots de la Sorbonne; mais j’estime tout au moins que la société devrait aux auteurs et aux lecteurs des aver- tissemens solennels. Comme il y a des prix Monthyon pour la vertu, qui n’en a pas besoin et qui cesserait d’étre vertu sielle en avait besoin, je voudrais qu’il y eût des supplices Monthyon pour l’infamie, et qu'une réunion de gens debien et d’honorables littérateurs flétrit chaque année, de ses anathèmes, les productions scandaleuses qui pervertissent la société. Je sais qu’il y a gens qui disent qu'à force d’être obscène, Lélia dégoûte profondément de l’obscénité ; qu’à force de dévergondage, il fatigue et rebute; qu'à force 160 ENCORE LÉLIA. de tout dire, il ne dit rien ; en un mot, qu’à force d’être mauvais, il est presque bon. Néanmoins, comme le mal est mal en soi, indépendamment de ceux qui le prennent ou qui le laissent, c’est un des livres que je brûlerais volontiers pour ma part, avec les habits de l’auteur qui n’en a que faire. Vous avez beau dire , répondra-t-on , elle est, par le fait de son talent , hors de cour et de procès ; ne l’a-t-on pas proclamée du haut de la tribune le premier prosateur moderne ? — À mes yeux, comme à ceux du tribunal dont je parle, le talent ne serait qu’une aggravation de sentence; mais comme, pour trop de gens, c’est un répond-à-tout, voyons un peu ce qu’il en est de ce talent. Pour la contexture du poëme, car c’est plutôt une manière de poëme qu’un roman, Lélia est de la lignée de Byron, dont la malheureuse semence n’a que trop levé et multiplié. Ici, comme dans le Barde, vous ne trouverez que des personnages sans modèle connu, moitié hommes, moitié démons , étranges, mystérieux , fous , sublimes, contradictoires , qui n’appartiennent à aucune classe, à aucun pays, et dont l'histoire n’a ni tête, ni queue, ni but, sinon de servir de cadre à des descriptions, à des images , à des passions forcenées , hors de nature, et à tous les extravasemens d’une imagination sans frein. Du reste, si ces personnages ne ressemblent à personne , ils se ressemblent tous. Ce sont, hommes ou femmes, des vagabonds roulant le monde, indépendans de tout joug, de tout principe et particulièrement de Popinion; riches à joyaux, partant festoyés , jouant partout un grand rôle, théorie dont Mme Sand se désabusera peut-être, si jamais il lui plait de courir comme ses héros. Ce sont tous, de rigueur , de larges organisations, de vastes fronts, pour qui la yie commune est trop petite, à qui l’univers ENCORE LÉLIA. 161 n'offre pas assez d’alimens, qui ne trouvent pas autour d'eux une destinée à leur taille, et qui réunissent toutes les idéalités, le génie de tous les poëtes et la grandeur de tous les héroïsmes, ce dont, pour le dire en passant, on ne nous donne pas la plus petite preuve vaillante en sus de ces certificats ampoulés. Enfin, ce sont des cœurs mal- heureux, flétris avant d’avoir vécu, souffrant de je ne sais quelle souffrance qui n’a pas de nom ; or il est bon de vous dire que ce qui n’a pas de nom s’appelle intime dans l’'argot de ces Messieurs. Nous autres simples, nous ap- pellerions bonnement cela des gens blasés ; mais cette épithète serait triviale, trop vraie pour étre poétique, peu sonore, peu intéressante, et surtout peu féconde. Bla- sés !.... tout serait dit, f donc! Magnus seul est d’un autre moule, mais sans en étre plus original. Comme le moine de Notre-Dame de Paris, et même, à certains égards, comme le pur Jocelyn, c’est un des nombreux enfans du Moine de Lewis, cet impur chef-d’œuvre. Ainsi rien de trouvé, rien de vrai, rien de vraisem- blable, point de peinture fidèle, si ce n’est, je suppose, celle de la débauche. Après cela, qu’on déifie tant qu’on voudra le style de Lélia, il m’est impossible, à moi, d'admirer une niaiserie en style admirable , pas plus que je ne saurais m’extasier devant un habit splendide porté par une difformité; elle ne m’en paraîtrait que plus difforme. Toutefois je ne veux point lui ravir son triste mérite. Je l’avoue donc : Sand est, pour le style, un des disciples les plus éminens de cette mauvaise école dont Château- briant fut le noble et admirable père, et dont d’Arlin- court, cet autre vicomte, est le bâtard dégénéré, et comme le garde-fou. Il y a là de la propriété, de l’élégance , de X 11 162 ENCORE LÉLIA. l'éclat, de la fraîcheur, de l’enchantement , mais aussi un criant abus de descriptions et d’épithètes , un effort con- tinuel pour être pittoresque, un colin-maillard d’anti- thèses qui se soucient peu d’être justes pourvu qu’elles soient piquantes , et un luxe d'images qui noie la pensée quand il y en a une, ce qui n’arrive pas toujours. Trop souvent le trait primitif disparaît sous ces coups de pin- ceau accumulés, le corps est englouti sous le vêtement , l'idée échappe, il faut relire ; d’où une tension fatigante qu’on n’éprouve jamais avec les auteurs du grand siècle. Je reproche encore à ce style de la manière ; des mots favoris : lutte, souffrance , expiation ; complet, fauve, satanique ; des formes qui perdent par leur fréquence ce qu’elles auraient de gracieux dans la nouveauté. Tel est ce latinisme qui revient dans Lélia, comme à l’abon- nement : «Les étoiles resplendissaient larges et blanches comme des lames d’argent sur un linceul. — Alors que les étoiles tremblantes osent à peine se montrer, lointaines et pâles comme un faible espoir au sein du doute. — Comme ton cœur bat rude et violent dans ta poitrine. — Une vache égarée venait, inquiète et mugissante, errer au- tour de ces ruines.—Les petits oiseaux se pressaient fréles et chauds sous le duvet de leur mère. — D’autres plantes s’entr’ouvraient coquettes , palpitantes , chaudes au toucher comme des poitrines humaines. — Les faits de lavenir et l’histoire du monde sont écrits sombres et terribles dans les poésies sacrées des prophètes. » Rapprochez ces citations, et vous voyez saillir le défaut ; mais isolez-les, et vous ne voyez plus que l’or et l'argent dontelle a les mains pleines pour teracheter. Le récit que fait Trenmor de ses sensations au bagne est particulière- ment achevé, c’est un écrin de perles. « N’avez-vous pas éprouvé (dit-il en finissant), ce délicieux engourdisse- | f.- PPS ef, pt ot RS É., — “ot es ons ENCORE LÉLIA. 163 ment de l'âme et du corps après ces jours de délire et de cauchemar, ces jours à la fois longs et rapides , où, dé- voré de rêves, fatigué de sensations incohérentes et brus- ques, on ue s’aperçoit point du temps qui marche et des nuits qui succèdent aux jours? Alors, si vous êtes sorti de ce drame fantastique où nous jette la fièvre, pour rentrer dans la vie calme et paresseuse, dans l’idylle et les douces promenades, sous le soleil tiède, parmi les plantes que vous avez laissées en germe et que vous re- trouvez en fleurs; si vous avez lentement marché , faible encore, le long du ruisseau nonchalant et paisible comme vous; si vous avez écouté vaguement tous ces bruits de la nature, longtemps perdus et presque oubliés sur un lit de douleur ; si vous avez souri au chant d’un oïseau et au parfum d’une rose comme à des choses rares et nouvelles ; si vous avez, enfin, repris à la vie doucement, et par tous les pores ; et par toutes les sensations une à une, vous pouvez comprendre ce que c’est que le repos après les tempêtes de ma vie. » Délicatesse, harmonie, suavité , poésie de l'esprit et de Poreille, que faites-vous là, filles du ciel? Vous vous trompez sans doute , vous êtes en mauvaise compagnie ! croyez-moi : sortez bien vite, allez vous épanouir ail- leurs ; vous m’attristez le cœur au milieu de ce livre, comme le fait sur tout honnête homme l’aspect d’une jeune et belle enfant que des libertins ont perdue, et qui sourit aux passans pour les perdre à son tour. O pa- rabole des talens, c’est ici ta place! George Sand, George Sand, vous aurez beaucoup à répondre, car il vous fut beaucoup donné. Ceci n’est plus de la critique, c’est une censure , et ce devrait être un remords. Mais, à le bien considérer, ne serait-ce pas plutôt sur la marche actuelle des choses en France, et en particu- 164 ENCORE LÉLIA. lier sur l’éducation qu’on y donne aux femmes , que de- vraient tomber nos reproches? Jaloux de se distinguer dans leurs enfans, les parens vendent à la vanité le bon- heur et l’avenir de ces pauvres victimes. Une jeune fille de nos jours apprend tout, et le reste. De ménage il est vrai, science majeure pourtant, point n’est question. La religion est l’affaire de quelques semaines. On passe rapidement sur tout ce qui n’a que le mérite d’être utile; mais on ne compte ni l’argent ni les années pour ce qui sert à briller et à sortir de pair. Qu’en advient-il ? D’abord vous énervez votre enfant par ces études for- cées, vous ébranlez et discordez sa frêle machine par vos longues musiques, vous la àotez de tout cet attirail de spasmes et de faiblesse convulsive dont elle tourmentera ses alentours , vous l’amenez à cette impuissance physi- que et à ce développement luxurieux d’imagination dont se plaint si amèrement Lélia. Ce n’est pas une mère que vous préparez à ses enfans, c'est une brillante et ruineuse poupée que vous apprètez à son mari. Et puis, ne voyez-vous pas que tous ces accomplisse- mens de la belle éducation sont des excitans que vous versez à ses passions? Elle apprend l'italien, l’anglais , l'allemand, Lo amo, I love, Ich liebe : c’est toujours le même air que vous lui serinez dans toutes les langues. — Elle apprend à chanter : c'est mio cuore, il dolce amore, et vingt autres leçons de la sorte qu’on lui enseigne à roucouler langoureusement des yeux et de la voix. Ne vous étonnez pas de la suite, il faut bien usager ce que on apprend. — Elle dessinait; elle veut peindre, expo- ser, se faire un nom : force est bien d’affronter la bosse, l'académie, la compagnie et le regard des hommes, de plonger un œil curieux sous tous les voiles de la nature ; le complet, comme on dit , ne s’acquiert qu’à ce prix. La ENCORE LÉLIA. 165 voilà qui s’initie, qui prend ses degrés dans la vie d’ar- tiste. Vous vouliez une femme supérieure, vous l'avez : elle est au-dessus des scrupules , des préjugés, et tout particulièrement de celui de la pudeur. Mais ce n’est tout : que ferez-vous de votre prodige ? Tout talent veut son emploi, les siens sont trop dispro- portionnés à sa place naturelle pour qu'elle s’en accom- mode. Il y a un degré de culture indispensable aujour- d’hui, j'en conviens ; mais que fera-t-elle de tout son excédant : de sa rhétorique, de sa poétique, de sa lin- guistique, de ses virtuosités ? Le salon, sans doute, a ses exigences et son prix; mais le salon n’est pas le tout de l’homme, ni même de la femme. Entre deux salons, il y a ce qui s’appelle la vie, et la vie commune ne lui dira rien. Avec les stimulans auxquels vous l’avez accoutumée, avec le besoin de paraître que vous lui avez fait, comment voulez-vous qu’elle se contente trivialement du rôle modeste et ignoré de bonne mère de famille ? 11 lui faut un théâtre, un rôle , une affiche et des applaudisseurs. Elle commence par se faire une réputation de petite poste : on se montre ses billets, on se les arrache. Fouettée par ce succès , elle aspire plus haut : elle s’essaie dans les album , dans les revues , d’a- bord sous Panonyme , puis sous les initiales , puis avec le plein nom et l’euphonique prénom. Bruit se fait; elle a ses détracteurs et ses partisans ; elle se jette dans la mélée, dirai-je, ou dans le tripot des littérateurs : la voilà de- venue un être amphibie et sans sexe, privilége qui coûtera cher aux siens! Mais que traitera-t-elle? Les grands sujets moraux , littéraires ou scientifiques deman- deraient du temps et du fond, elle n’en a pas. Elle tà- tonne indécise entre la poésie et la prose poétique; elle prélude par des chants de l’aurore ou du crépuseule , 166 ENCORE LÉLIA . des feuilles de printemps ou d'hiver ; des voix d’en haut ou d’en bas; puis, enflant son vol, monte au roman ;. cela fait figure ,.et coûte si peu ! il ne s’agit que d’exercerle soir les sentimens et les sensations qu’on décrira le matin. Que si, plus transcendante, le renom lui semble: trop lent à venir, grâce à ses expériences et à ses dégoûts prématurés elle a palette pleine : elle amorce lattention publique .par des. sophismes ; elle la happe par le scan- dale , elle se raconte elle-même et saisit effrontément la célébrité. Exaltez-la maintenant par des louanges, en- têtez-la par des critiques, et vous aurez l’apogée de la femme : George Sand! À qui la faute de la fin, si ce n’est au commencement ? Après des remarques si graves, de pures questions d’art seront futiles, je le sens. Il faut, cependant, que je redescende à la critique, pardonnez-le moi ; mais je ne puis finir sans dire brièvement ce que je pense de ce titre de premier prosateur français dont on gratifiait Vauteur de Lélia. La première condition de la prose pour être bonne, c’est d’être de la prose et non de la poésie. Ce qu’il faut à la prose, langage de intelligence, c’est un tissu ferme, précis, net, arrêté, qui saisisse au col , et ne laisse au lecteur aucune indétermination. La nudité lui sied , la crudité même; mais s'il s’y joint quelque parure, le muscle de la pensée doit saillir au travers. Le positif est l'essence de la prose , parce que l'intelligence veut avant tout retirer quelque chose de son travail. La poésie , au contraire , langage de l’imagination , a pour caractères l'idéal, lharmonie, les figures , le vague et l’onduleux; parce que l’imagination veut devant tout qu'on la charme et qu’on la berce: Le métier de la prose est de faire penser, celui de la poésie.est de faire rêver. La première est aux Qui ENCORE LÉLIA. 167 gages d’un maître: son affaire est de servir la pensée prom- ptement et fidèlement , puis élégamment s’il se peut ; c’est un par-dessus. La seconde est là pour elle-même : elle va, vient, parle , pour son bon plaisir d’abord, puis pour le plaisir d’autrui ; elle peut donc vaguer en chemin, coque- ter, caqueter , se baisser pour cueillir des fleurs ; tout lui est permis. La prose doit être pudique, c’est-à-dire, s’ou- blier elle et ses charmes , si elle en a, pour ne songer qu’à ce qu’elle a charge de dire. Loisible à la poésie de nous faire parade des siens : elle veut plaire , et il peut entrer dans son calcul de l’avouer. Rassemblant et appliquant ces critères , je conclus sans hésiter que le premier poëte français c’est Château- briant, et le premier prosateur , La Mennais. Tant qu’il ne plaira pas à ce dernier de renoncer à écrire, je con- seille aux autres d’attendre pour la survivance de ce titre. Mais à propos de La Mennais , on m’écrit de Paris qu’il ne quitte plus George Sand. Nous savions bien que cet homme avait fait dans ces derniers temps un étrange che- min, mais eussions-nous pensé qu'il arrivât sitôt à l’autre pôle de l'indifférence? Quel est donc le trait d’union entre ces deux norns si disparates P est-ce François qui est descendu, ou George qui aurait monté? lequel a converti l’autre ? Pour moi, je crois tout simplement que leur commun lien c’est la phrase, où tous deux excel- lent, quoique à titres si divers. La phrase, je le dis encore et ne me lasse pas de le répéter , est ce qui cou- vre tout, ce qui rapproche tout ; c’est le grand niveleur moderne. BULLETIN SCIENTIFIQUE, ASTRONOMIE. 1. — SUR QUELQUES OBSERVATIONS FAITES EN 1836, PAR 1m. LAMONT , AVEC UNE GRANDE LUNETTE ACHROMATIQUE. J'ai déjà eu l’occasion de parler dans ee recueil (tom. 5 de 1836, p. 137), de la grande lunette parallactique de 10 :/, pouces d'ouverture que possède maintenant l'Observatoire de Bogenhausen , près de Munich , et des premières observations faites par M. Lamont avec ce puissant instrument. Le numéro 824 des 4str. Nachrichten renferme une nouvelle lettre de cet astronome , dans laquelle il annonce , entre autres, avoir dirigé fréquemment au printemps et dans l’automne de 1836, cette lunette sur Vénus, sans pouvoir reconnaîlre, même dans les cir- constances les plus favorables, aucune trace de taches sur cette planète. M. Lamont a appliqué son instrument avec plus de succès à la détermination du diamètre de la planète Pallas. Il a trouvé, avec un grossissement de 1200 fois , 0,51 pour ce diamètre ré- duit à la distance moyenne de la planète au soleil , ce qui donne pour sa longueur effective 145 milles d'Allemagne, soit 242 lieues de 25 au degré, valeur comprise entre celles obtenues par Herschel et Schrôter. M. Lamont s’est occupé aussi de la détermination des élémens de l'orbite du troisième satellite de Saturne , ou de celui dont la révolution est de 1 jour 9,6. Il a trouvé l'excentricité de son orbite de 0,0051 , son inclinaison sur le plan de l’anneau de 1°33’, et son demi-grand axe de 42/,33 à la distance moyenne de Saturne au soleil de 9,5422. Entre les objets célestes que cet astronome a étudiés dernière- ment avec sa grande lunette, se trouvent encore deux amas d'étoiles , situés l’un dans l'Ecu de Sobieski, l’autre dans Persée. Ent né faut VE Lee on DA. CR sn ts ER RS OR Sn on om ASTRONOMIE. 169 Il en a dessiné des cartes et a déterminé la position relative des étoiles dont ils se composent. Pour y parvenir, il a procédé comme pour une mesure trigonométrique ; il a observé les angles de po- sition respectifs des étoiles, en prenant pour base une seule distance , et mesurant cette base par l’observation de la différence d’ascension droite de deux des étoiles situées sur le même paral- lèle. Ce procédé permet d’obtenir des déterminations complètes sans eflectuer de mesures de distances avec le micromètre filaire , dont l'emploi présente de grandes difficultés quand il s’agit d’objets dont la lumière est très-faible. 2. — EXTRAIT D’UNE LETTRE DE M. STRUVE À M. ScaumaA- CHER, EN DATE DE DoRPAT, 15 mA 1837. (Astr. Nachr., : W°331, p. 316.) « Je vous ai déjà annoncé que la petite étoile de neuvième grandeur située à 83/' de la quarantième de l’Eridan (de quatrième grandeur }, est liée avec cette dernière comme le sont les deux étoiles de la soixante-unième du Cygne. On sait que le mouve- ment propre de la quarantième de l'Eridan est le plus fort après celui de la soixante-unième du Cygne , savoir de 4/,08 par an; et il surpasse celui de y de Cassiopée , qui est de 3/,75. « M. Argelander a présenté dernièrement à l’Académie de Pé- tersbourg un mémoire de la plus grande importance, puisqu’il met tout à fait hors de doute le mouvement de notre système solaire vers un point très-voisin de celui qui avait été déterminé par Herschel, savoir vers le point situé (dans la constellation d’Hereule } par 260° 50’ d’ascension droite et 31° 17’ de dé- clinaison boréale; ce résultat repose sur les mouvemens propres de 390 étoiles, dont le mouvement propre annuel surpasse un dixième de seconde. C’est un des fruits de la courte existence de l'observatoire d’Abo , et il est fondé sur le beau catalogue de 560 étoiles publié en 1834 par M Argelander *. 4 Les journaux ont annnoncé, il y a peu de temps, qu'un prix assez consi- drrable venait d'être décerné, par l’Académie de Petersbourg, a M. Argelander puur ve catalogue. À. G. 170 BULLETIN SCIENTIFIQUE. « La mesure de degrés en Finlande avance lentement à causé des nombreux obstacles qu’y oppose la nature. On n’a effectué l'été dernier que la liaison entre Cajane et Tornea , qui avait été inutilement tentée précédemment. On y a enfin réussi, et j'espère qué cette année Tornea , théâtre de la mesure du nord , sera lié à notre travail. & On a observé , en juillet 1836 , de très-grandes tachessur le soleil. Je ne les ai vues qu’une fois avec une lunette de force mé- diocre , mais Je ne me souviens pas d’en avoir jamais aperçu un groupe aussi étendu. Mon fils Otto m’a fait remarquer qu’on pouvait très-distinctement les reconnaître à la vue simple, au moyen d’un verre coloré. Je crois qu’il y a fort longtemps qu’on n’avait reconnu de taches du soleil visibles sans le secours d€ lunettes. » 3. — DÉTERMINATION DES AXES DU SPHÉROÏDE TERRESTRE QUI S'ACCORDENT LE MIEUX AVEC LES MESURES D'ARCS DE MÉRIDIEN, PAR M. BESSEL. Walbeck est, selon M. Bessel, le premier astronome qui ait cherché à lier entre eux, par la méthode des moindres carrés, les résultats des mesures d’ares de méridien terrestre les plus dignes de confiance, de manière à en déduire la détermination du sphéroïde elliptique de révolution le plus probable. Mais il n’eut égard qu'aux points extrêmes de chaque are mesuré, sans tenir compte des points intermédiaires, lors même qu'ils avaient été déterminés astronomiquement. Le D° Edouard Schmidt a complété ces calculs, en donnant le même poids à toutes les hauteurs du pôle observées, et en ayant égard aux me- sures dé degrés effectuées jusqu’en 1831. (Voy. 4str. Nachr. n° 213, p. 371; et Bibl. Univ. t. 49, p. 216). M. Bessel lui- même vient de reprendre cette recherche dans le n° 333 des Astr. Nachr., en rectifiant quelques-unes des données em- ployées par Schmidt, et en introduisant dans les calculs les résul- tats de trois nouvelles mesures de degrés. La première de ces nouvelles mesures a été communiquée à M. Bessel par le général russe de Tenner, qui l’a exécutée de TT RTS PT NN SE PE TRE. LI NTR ASTRONOMIE. 171 Belin à Jacobstadt, en hant $a partie septentrionale à Ja mesure de M: Struve en Esthonie, de manière à produire entre elles deux un arc de méridien de 8° 2/ 29//, La seconde a été eflec- tuée en Danemarck par M: Schumagher ; et embrasse , de Lauenburg à Lysabbel, un are de 1° 31/ 53//, La troisième a été exécutée dans les environs de Kænigsberg par le major prus- sien Bäyer, et comprend, de Trunz à Memel, un arc de 1° 30” 29/!. Ces trois mesures, jointes à celle du Pérou, aux deux me- sures du Bengale (dont la seconde comprend un arc de méridien de près de 16° et a été recalculée ‘par M. Bessel), à la grande mesure française de Dunkerque à Formentera, à la mesure anglaise de Dunnose à Clifton, à celle exécutée par M. Gauss dans le Hanovre, enfin à la mesure de Laponie d’après les résultats de Svanberg , constituent les élémens sur lesquels M. Bessel a fondé ses calculs. Ne pouvant entrer ici dans les détails qu’il donne sur les valeurs relatives à chaque mesure, ainsi que sur le dévelop- pement analytique et l'application numérique de la méthode qu’il a suivie, je me bornerai à rapporter les résultats auxquels il est parvenu. Les valeurs, en toises françaises de six pieds de roi, des deux demi-axes terrestres qu’il a obtenues, sont les suivantes : a = 3271953t0ises 854 ; b — 3261072t,900 ; 59% a — À Q eton en déduit, pour le rapport as de l’aplatissement au demi- grand axe, la fraction mul 300,728’ tandis que M. Schmidt avait à 1 trouvé 302, 020 . La longueur du degré moyen de latitude obtenue par M. Bes- sel, est de 57011t,453 avec une erreur probable de 421,9. M. Schmidt avait obtenu 57008!,715 et une erreur probable de de 3!,9. M. Bessel, en comparant les latitudes observées à chaque station, avec celles qui résultent du sphéroïde elliptique qui satisfait le mieux à leur ensemble, trouve des différences qui s'élèvent quelquefois à un petit nombre de secondes, tantôt dans un sens tantôt dans l’autre, et qui peuvent tenir à des irré- gularités locales. La valeur moyenne de ces différences s'élève 172 BULLETIN SCIENTIFIQUE. à + 2//,695 ; celle trouvée par Schmidt était de 8//,067. Ainsi les trois nouvelles mesures introduites par M. Bessel ont donné lieu à un sphéroïde qui paraît s’accorder un peu mieux que celui de M. Schmidt avec l’ensemble des observations. À. G. PHYSIQUE. 4, — SUR LES CAUSES PHYSIQUES DES PRINCIPAUX PHÉNO- MÈNES DE LA CHALEUR, PAR M. J. BARTON. ( Phil. Magaz., mai 1837.) L'auteur pense que la théorie corpusculaire peut, avec quel- ques modifications, expliquer d’une manière plus satisfaisante que celle de l’ondulation, les effets de la chaleur et de la lumière. Il suppose, pour le calorique, que ses effets résultent de deux forces, l’une attractive entre les particules calorifiques et la matière solide, l’autre répulsive entre les molécules de chaleur elles-mêmes. Il admet que ces particules de chaleur sont très-ténues relativement à celles de la matière solide, et °que les intervalles laissés entre celles-ci sont de beaucoup supé- rieurs en dimensions aux atomes eux-mêmes. Il suppose encore que la force répulsive décroît plus rapidement en intensité que la force attractive. 1. Une particule de chaleur s’approchant d’un atome solide, doit ou tomber sur sa surface et y rester, ou bien décrire une orbite autour de lui. Cette orbite, suivant la direction et l'intensité de l’impulsion, sera de la forme d’une ellipse ou d’une hyper- bole. Si la particule de chaleur est dans le premier cas, qu'elle décrive une courbe ellipsoïde, elle n'aura aucune tendance à s’écarter pour passer dans un corps voisin, à moins qu’elle ne soit chassée par une force extérieure. Elle sera conséquemment latente. 2. Lorsqu'un solide est exposé à la percussion ou à une friction, un certain nombre de particules de chaleur qui déeri- PR PE PHYSIQUE. 173 vaient des orbites elliptiques, en sont violemment écartées, et sortent de la sphère d'attraction de la molécule solide à laquelle elles appartenaient. C’est là l’explication de la chaleur produite par la friction. Une preuve de la justesse de cette hypothèse, est, que le fer échauffé par la percussion devient cassant, ce qui montre qu'il a perdu une partie de sa chaleur latente, qui est devenue calorique sensible. 3. Lorsque les coefficiens des forces répulsives et attrac- tives seront entre eux et avec la vitesse d’impulsion dans un certain rapport, l'orbite ressemblera à une conchoïde , ses deux branches étant dans la même ligne. Dans ce cas le solide est diathermal, les rayons calorifiques le traversant presque en ligne droite. Pour que la course d’un rayon dans un solide fût absolument en ligne droite, il faudrait que la vitesse fût infinie; aussi observe-t-on que plus elle approche de cette limite, plus les corps laissent traverser ce rayon facilement. La force de pro- jection dépendant de la force répulsive, les rayons émis par des corps chauflés au rouge traverseront des solides qui ne laisseront pas passer ceux qui viendraient de corps échauffés à une plus basse température. 4. Les particules solides sont retenues l’une près de l’autre par leur attraction mutuelle et par leur attraction pour les at- mosphères de chaleur des autres molécules. Elles sont en même temps séparées par la force répulsive de ces mêmes atmosphères, et par celle des particules de chaleur libre ou sensible qui tra- versent occasionnellement le corps. Tant que le nombre de ces dernières est le même, les forces se balancent et l'équilibre est stable. Si elles augmentent, le corps se dilate jusqu’à ce que l’é- quilibre soit rétabli, la force attractive diminuant avec la distance dans une raison moindre que la force répulsive ; mais si la dila- - tation arrive à un certain point, un nombre quelconque de particules calorifiques viendront à prendre une orbite elliptique, c’est-à-dire deviendront latentes. De nouvelles particules de chaleur sensible arrivant dans le corps, la force répulsive de ces deux portions de chaleur dépassera la force attractive des molé- cules , et l’on aura vaporisation. 5. Si les particules de chaleur sortent de la surface des corps solides sous des angles si petits qu’elles soient attirées de nou- 174 BULLETIN SCIENTIFIQUE. veau dans leur substance, elles forment alors une atmosphère enveloppant ces surfaces et s’étendant probablement à des di- stances plus grandes que l'intervalle qui sépare l’rne de l’autre les molécules solides. C’est à cette atmosphère qu'il faut attri- buer le pouvoir répulsif exercé à la surface des corps, suriout des métaux, en vertu de laquelle le mercure est déprimé dans un tube barométrique, et une aiguille d’acier flotte à la surface de l’eau. Uné forte pression peut chasser cette atmosphère entre deux surfaces métalliques, et la force attractive des molécules entrant alors en jeu, les surfaces adhèrent avec une force consi- dérable. La réflexion de la chaleur à la surface des corps paraît aussi due à l’action de cette atmosphère enveloppante. 6. On peut concevoir une idée nette du système de l’auteur en se représentant qu’une molécule matérielle, avec ses particules de ebaleur cireulant autour d’elle, ressemble au soleil avec son système planétaire. Les planètes cireulant dans leurs orbites elliptiques représentent les particules de chaleur latente; les comètes, si, comme on l’admet pour plusieurs d’entre elles, elles font leur révolution dans des orbites paraboliques ou hyper- boliques, représentent les particules de chaleur sensible. Peut- être des observations futures permettront-elles de déterminer les lois qui régissent ces mouvemens, comme on a déterminé les lois dela gravitation. Mais les conclusions tirées de l'hypothèse de l’auteur, sont, selon lui, mdépendantes des lois qui peuvent régir ces forces. Il pense même qu’elles pourraient être maintenues si, comme le suppose Æpinus, les molécules de matière solide au lieu de s’attirer se repoussaient réellement les unes les autres, supposition qui, comme l’a observé le D° Roget, n’est pas in- compatible avec les phénomènes de la gravitation. LM. 5. — DE L'ÉBULLITION DE MÉLANGES DE DEUX LIQUIDES ET DE LEURS SOUBRESAUTS , par Gustave MaGnus. (4nn. der Phys. und Chem., No 7.1836.) Peu d’objets en physique ont été aussi complétement expli- qués que l’ébullition et les pressions des vapeurs. Cependant il st PHYSIQUE. 175 y a quelques particularités qui n’ont pas été considérées d’assez près ; de ce nombre sont les cireonstances qui se manifestent pendant l’échauffement de deux liquides contenus dans le même vase. M. Gay-Lussac a, le premier, donné une explication de ce qui se passe pendant cet échauffement et l’ébullition du mé- linge de deux liquides qui n’exercent point d'action l'un sur l’autre. Il prétend que la température du point d’ébullition d’un pareil mélange est variable, que la plus basse température à laquelle le mélange peut bouillir est celle qui a lieu lorsque la somme des tensions des vapeurs des deux liquides est égale à la pression de l’atmosphère , et que cette température peut monter jusqu'au point d’ébullition du liquide le plus volatil. Dans la détermination du point d’ébullition du mélange de diverses huiles volatiles et d’eau , ainsi que de celui du carbure de soufre et d’eau , j'ai trouvé le point d’ébullition des mélanges toujours un peu plus élevé que le point d’ébullition du liquide le plus volatil. Cette température du point d’ébullition était in- dépendante de la quantité du liquide le plus volatil, et restait constante tant qu'il y en avait suffisamment pour pouvoir couler par gouttes. La température de la vapeur qui se dégageait du mélange était toujours inférieure à celle du liquide en ébullition , et cette température restait constante tant qu'il y avait une quantité suf- fisante du liquide le plus volatil pour couler goutte à goutte. Ainsi, par exemple , la température à laquelle de l'huile de té- rébenthine nouvellement rectifiée et mêlée avec de l’eau entre en ébullition , est 102° C. sous la pression de 749,6, tandis que celle de la vapeur n’est qu'à 94°,5 C. Un mélange de carbure de soûfre et d’eau entre en ébullition à 47° C. sous la pression de 752*°,2 ; la vapeur n'étant qu'à 43°,5 C. Tant que l’on aper- cevait encore du carbure de soufre, ces températures étaient constantes, et il se distillait de l’eau et du carbure de soufre ; mais dès que l’on ne voyait plus de carbure de soufre , la température du liquide et de la vapeur s’élevait, l’ébullition cessait, et rien ne se distillait. Lorsqu'un mélange de deux liquides bout, il faut que sa température soit assez élevée pour que les vapeurs du li- quide le plus volatil puissent se dégager librement, et avoir 176 BULLETIN SCIENTIFIQUE. une force expansive égale à la pression qui est exercée sur elles. Il faut donc que les bulles du liquide le plus volatil, partout où elles se portent, rencontrent une température au moins égale à son point d’ébullition, car sans cela il peut y avoir seulement for- mation des vapeurs à la surface , mais pas dégagement des bulles. Si ce liquide occupe la couche inférieure , il se trouve non-seu- lement sous la pression atmosphérique, mais encore sous la pres- sion du liquide supérieur ; il prendra donc une température supérieure à son point d’ébullition sous la pression ordinaire de l’atmosphère. Pour les mélanges sur lesquels j'ai opéré et dans lesquels le liquide le plus volatil occupait la couche inférieure, la température de l’ébullition du mélange était à peu près celle que devait prendre le liquide le plus volatil pour souillir à cette aug- mentation de pression. Pendant que la vapeur passe par le liquide le moins volatil, l’espace qu’elle occupe se comporte comme un espace vide. Dans cet espace entrent des vapeurs du liquide le moins volatil, alors les vapeurs du liquide le plus volatil s’é- tendront et prendront une tension d’autant plus faible, que la tension qu’exercent les vapeurs du liquide le moins volatil sera faible. Pour la formation de la vapeur du liquide le moins volatil et pour l'extension des vapeurs du liquide le plus volatil, il faut une certaine chaleur, donc les vapeurs du mélange pren- dront une température inférieure au point d’ébullition du liquide le plus volatil, c’est-à-dire , la température à laquelle la somme des tensions des vapeurs des deux liquides est égale à la pression atmosphérique. Gay-Lussac prétend que la couche supérieure du mélange peut avoir une température tout aussi basse; mais si l’on considère légalisation de température qui doit avoir lieu au bout de peu de temps, soit par l'ascension des couches échauf- fées , soit par les parties du liquide inférieur, qui sont détachées par les bulles de vapeurs et entraînées jusqu’à la surface du mé- lange, on comprend que la surface de celui-ci ne peut pas être à une température plus basse que le point d’ébullition du liquide le plus volatil. Dans mes expériences, la température de la couche supérieure du mélange était un peu plus élevée que le point d’ébullition du liquide le plus volatil, même lorsqu'il y avait une couche de trois pouces d’eau au-dessus d’une très-petite quantité de carbure de soufre. a ht D ÉÉR S PHYSIQUE. 171 Quand on se sert d’un appareil à distiller, les vapeurs des deux liquides passent à une température constante dans le réfrigérant, et se recueillent; mais dès qu'il n’y a plus assez du liquide le plus volatil pour pouvoir couler par gouttes , la tension des va- peurs diminue, et ne peut plus, jointe à celle du liquide le moins volatil, vainere la pression de l'air. Les vapeurs ne par- viennent donc plus dans le réfrigérant, et rien ne se distille, quand même il reste encore des vapeurs du liquide le plus vo- latil. Pour connaître la température de la vapeur du mélange de deux liquides qui n’exercent pas d’action l’un sur l’autre, il serait à souhaiter que, connaissant le point d’ébullition des deux liquides, on pût #rouyer une expression de la température à la- quelle la somme des élasticités des vapeurs des deux liquides serait égale à la pression atmosphérique. Pour cela, il faudrait connaître la loi suivant laquelle l’élasticité de la vapeur des dif- férens liquides change avec la température; or, on connaît à peine cette loi pour l’eau. En attendant, on peut supposer que pour des températures très-voisines de l’ébullition , l’élasticité des vapeurs des différens liquides est égale, pour des distances égales de température au point d’ébullition. La température à laquelle bout le carbure de soufre sous la pression moyenne du baromètre de 760%”, est de 46°,6 C. ; la température de la va- peur qui se dégage du mélange bouillant de carbure de soufre et d’eau , est de 43°,5 C. Si l’on suppose maintenant que l’élasti- cité des vapeurs du carbure de soufre , à cette température, est égale à l’élasticité des vapeurs d’eau à une température inférieure de 3°,1 au-dessous de son point d’ébullition, c’est-à-dire à 9649 C., on trouvera, d’après les tables de Biot, que l’élasticité des vapeurs de carbure de soufre à 43°,5 C., est égale à 680,0 ; l'élasticité des vapeurs d’eau à la même température est 63",5. Done la somme des élasticités des vapeurs des deux liquides à cette température, est 743"%,5. Le baromètre, pendant l’ob- servation , indiquait 752°®,2, donc on voit qu'a la tempéra- ture de 43°,5 C., la somme des élasticités des vapeurs d’eau et de carbure de soufre était tellement près d’être égale à la pres- sion exercée sur elles, que la différence peut être attribuée à des erreurs d'observation. On ne peut pas appliquer ceci avec au- X | 12 178 BULLETIN SCIENTIFIQUE. tant de succès à l'huile de térébenthine et à l’eau, parce que pour une si grande différence de température de la vapeur du mélange à 94°,5 C. au point d'ébullition de l’huile de térében- thine qui est à 156°,8, l’élasticité des vapeurs de cette huile n’est plus égale à l’élasticité des vapeurs d’eau, pour la même différence de température au point de l’ébullition de l’eau. On pourrait peut-être, inversement, se servir de la tempéra- ture des vapeurs d’un mélange de deux liquides pour déterminer l’élasticité des vapeurs d’un des liquides, celle de l’autre étant connue. Il est à regretter que le nombre des substances volatiles qui ne se mêlent pas, soit si petit que l’on ne puisse, par cette méthode, déterminer l’élasticité des vapeurs que d’un très-petit nombre de liquides, et cela tout au plus pour une seule tempé- rature au-dessous de l’ébullition. Si le liquide le plus volatil occupe la couche supérieure, il recevra sa chaleur du liquide qui est au-dessous, comme s’il était seul dans le vase. C'est du reste frappant qu'il y ait si peu de liquides qui n’exercent pas d'action les uns sur les autres et dont le plus volatil occupe la couche supérieure. Dans mes expériences je n’ai pu employer que du mercure avee de l’eau et des huiles, et de l’eau avec de l’huile de caoutchouc, mais cette dernière changeait constamment de point d’ébulli- tion, comme quand elle est seule. Le peu d'huiles volatiles plus pesantes que l’eau, ont une pesanteur spécifique si peu différente de celle de l’eau, que les unes sont soulevées en masse par l’ébullition, et que les autres, comme l'huile d’æillet, deviennent à une certaine température même plus légères que l’eau. Les vapeurs de deux liquides qui, à l’état de liquidité com- plète, ne se mélangent pas, se comportent tout différemment de celles de liquides qui, à cet état, se mélangent. Il est reconnu que de semblables mélanges changent constamment de point d’ébullition, suivant que la propoïtion des liquides change ; la température de leurs vapeurs est toujours la même que celle du liquide, et varie avec lui. Or, comme la température du mélange bouillant est toujours plus élevée que le point d’ébullition du liquide le plus volatil, la température des vapeurs sera done, à Plus forte raison, plus élevée que celle à laquelle la somme des PHYSIQUE. 179 maxima d'élasticité des vapeurs des deux liquides est égale à la pression atmosphérique. Il s'ensuit que les vapeurs d’un des liquides, et probablement des deux, ne se trouvent pas à leur maximum d'’élasticité. Si l’on introduit un liquide tel que l’éther dans l’espace vide d’un tube barométrique, et si, après avoir observé le maximum d’élasticité des vapeurs à la température ordinaire, on y ajoute un autre liquide susceptible de se mélanger avec J’éther, tel que l'alcool, dont les vapeurs ont une force élastique moindre, l’é- lasticité des vapeurs des deux liquides sera plus faible que celle de l’éther seul, et elle diminuera à mesure qu'on rajoutera de l'alcool; de sorte qu'à une forte proportion d'alcool, pour la même quantité d’éther, l’élasticité sera presque la même que celle de l'alcool à la température ordinaire de l’observation. La même chose arrive si au lieu de l'alcool on prend de l’huile de térében- thine, et à la place de l’éther du carbure de soufre, ou de l'huile de caoutchouc, ou encore si l’on introduit d'abord de l’eau puis de l'alcool. Dans ces expériences, qui ont été faites à 17°,5 C., il y avait toujours dans le tube une quantité suffisante de liquide pour qu’il en restât à l’état liquide. Si ceci n’avait pas lieu, on aurait des résultats tout différens ; car M. Gay- Lussac a montré qu’à une température plus élevée que 100° C. et à laquelle les deux liquides ne se trouvent pas au maximum d’élasticité, l’espace qu'occupe la vapeur des deux liquides mé- langés, est le même que celui qu’occuperait séparément la va- peur de chaque liquide. Mais si l’on introduit dans un tube barométrique deux liquides qui ne se mélangent pas , la tension de leurs vapeurs à chaque température est égale à la somme des tensions des vapeurs des deux liquides. Cette différence, que présentent dans la manière dont ils se comportent les liquides qui se mélangent et ceux qui ne se mé- langent pas, ne peut pas reposer sur l’idée que ceux qui se mélangent ne forment plus qu’un seul liquide dont la vapeur possède une élasticité propre. Car on ne comprendrait pas pourquoi les vapeurs de ce nouveau liquide n'auraient pas la même composition que le liquide même ; or, les produits de la distillation montrent le contraire. Je crois que ce qui se passe dans les liquides qui se mélangent, tient à une attraction réci- 180 BULLETIN SCIENTIFIQUE. proque des particules des deux liquides qui ont cette propriété, en vertu de laquelle un des liquides à l’état de liquidité attire les particules de l’autre, même lorsque celui-ci est à l’état de gaz. Par cela même la tension des vapeurs du liquide est dimi- nuée, et l’est d’autant plus qu'il reste une plus grande quantité de l’autre liquide à l’état de liquidité ; l'attraction étant d'autant plus grande que la quantité du liquide attirant est plus consi- dérable. L’ébullition de deux liquides qui se mélangent ne dépendra donc pas uniquement de l’élasticité des vapeurs de chacun des deux liquides, comme cela a lieu lorsque les liqui- des ne se mélangent pas, mais aussi de l'attraction mutuelle des deux liquides, qui change d’après leur proportion. Pour une cer- taine proportion de liquides, l’ébullition commencera à la tem- pérature à laquelle la somme des tensions que prennent les va- peurs de chaque liquide par l'attraction pour l’autre, est égale à la pression atmosphérique. Si, à cette température, la propor- tion des vapeurs développées n’est pas la même que celle qui règne entre les liquides qui restent, la proportion des liquides restans sera altérée. Ceci change l'attraction qu’exerce chacun des liquides sur les vapeurs de l’autre, la proportion des vapeurs de chaque liquide, et la température à laquelle la somme de leurs tensions est égale à la pression atmosphérique. Donc la température du point d’ébullition changera continuellement, et ne sera constante que dans le cas où les quantités de gaz qui s’é- chappent par l’ébullition, conservent le même rapport que les liquides qui restent. Ceci a lieu, par exemple, lorsque l’on concentre de l'alcool par la distillation. Quand on arrive à une certaine proportion d'alcool et d’eau, les quantités de vapeurs des deux liquides sont dans le même rapport que les quantités de liquides qui restent; alors ce qui passe à la distillation a la même compo- sition que ce qui reste, et il n'y a plus de concentration de l’alcool. Si l’on ajoute au mélange une substance avide d’eau, qui l’absorbe, telle que la potasse ou le chlorure de calcium, on diminue par cela même la tension des vapeurs d’eau, et Ja température restant la même, les vapeurs du mélange ne contiennent presque que des vapeurs d'alcool qui passent seules à Ja distillation. PHYSIQUE, 181 Dans des expériences sur l’ébullition de deux liquides qui pe se mélangent pas, il se présente souvent de forts soubresauts, lorsque le liquide le moins volatil occupe la couche supérieure. Ces soubresauts sont si violens lorsqu'on fait bouillir des huiles volatiles et de l’eau, qu’il faut interrompre l’opération pour évi- ter la rupture du vase. Si l’on introduit la boule d’un thermo- mètre dans le liquide inférieur, mais aussi près que possible de sa surface, à la limite commune des deux liquides, on verra le thermomètre monter immédiatement avant le soubresaut. Les liquides sont alors parfaitement tranquilles, ils ne bouillent pas, rien ne se distille, et le liquide supérieur forme une couche conti- nue au-dessus du liquide inférieur. Dans cet état le thermomètre prend souvent une température de 3°, de 5° et même de 10° C. plus élevée que le point d’ébullition du mélange. Tout à coup il y a un soubresaut, la couche supérieure est rompue, une grande quantité de vapeur se dégage, et le thermomètre baisse jusqu’au point d’ébullition du mélange, température à laquelle il reste tant que les vapeurs du liquide inférieur peuvent s’é- chapper librement par le liquide supérieur. Il paraît, ainsi, que la cohérence des particules du liquide supé- rieur peut être assez grande pour empêcher la formation des va- peurs du liquide inférieur, même lorsque la température de ce dernier est supérieure de plusieurs degrés à celle qu’il a ordi- nairement à l’ébullition, et sous la même pression. Le liquide inférieur prend cette température plus élevée, parce que les vapeurs qu'il développe ne peuvent pas s'échapper ; mais plus tard les tensions de ces vapeurs deviennent si grandes, qu’elles rompent avec violence la cohérence des particules du liquide supérieur, et produisent ainsi les soubresauts. Lorsqu'on met dans le mélange des fils de platine, ou même des fils de fer, les soubresauts n'ont plus lieu, même lorsque le liquide supérieur est de l’huile de térébenthine épaisse et vis- queuse, que l’on peut à peine porter sans fil à l’ébullition. Cet effet des fils de platine est d’autant plus curieux, qu'ils empé- chent totalement les soubresauts de se manifester, même lors- qu'ils sont en entier dans le liquide inférieur sans percer dans le liquide supérieur. Il faut cependant se garder d'introduire de ces fils dans un mélange assez échaullé pour être près de l’ébul- 182 BULLETIN SCIENTIFIQUE. lition ; paree que alors ils occasionnent un violent bouillonne- ment, qui projette vivement le liquide hors du vase. 6. — MOYEN FACILE DE REMPLACER LES GRENOUILLES DANS LES EXPÉRIENCES GALVANIQUES , par M. BaïLey. On sait que la préparation des jambes de grenouilles pour la démonstration des mouvemens musculaires excités par la pile, est une opération assez désagréable. M. B. a trouvé un moyen prompt et facile de les remplacer par un des sautoirs de la sau- terelle commune. ‘Il suffit d'enlever avec une lame tranchante, des deux côtés de la partie charnue du sautoir, un fragment de la peau pour en mettre à nu la partie molle; puis de placer sur un morceau de zinc humecté l’un des côtés, en mettant en contact avec l’autre une lame ou un fil de cuivre. Aucun mouvement n’aura lieu jusqu’au moment où l'on fera toucher le zinc et l’autre extrémité du fil de cuivre; mais alors à chaque contact une brusque et rapide contraction de la jambe et des tarses se fera apercevoir. E. M. = 7. — EFFET CURIEUX PRODUIT PAR LA RUPTURE DE VASES DE VERRE PLEINS D'EAU, par Rodolphe BüTTIGER. ( Journ. für prakt. Chem., N° 15, 1836.) Pour produire cet effet, on se sert d’une fiole à médecine con- tenant une ou deux livres d’eau, et on la ferme avec un bou- chon de manière qu’il n’y aït aucune bulle d’air entre l’eau et le bouchon. On la prend alors par le col, et on frappe sur le bouchon avec assez de force pour déterminer la rupture du vase. Si cette expérience se fait au-dessus d’un vase, rempli d’eau, assez grand pour recueillir les fragmens de verre, on verra cori- stamment, quelle que soit la nature du verre employé, que la partie qui reste à la main et les fragmens qu'on retrouve dans CHIMIE. 183 l’eau, sont recouverts d’entailles fines, semblables à des lignes qui partent toutes d’un même point du fond du vase, qui diver- gent en tous sens, et vont se perdre dans le col. Ces entailles ou ces lignes sont régulières comme celles que l’art pourrait produire et présentent un aspect curieux. CHIMIE. 8. — SUR L'HYDROGÈNE ANTIMONIÉ, par M. L. THompsow ( Phil. Magaz., mai 1837.) Nos lecteurs se rappelleront la notice que nous avons donnée récemment d’un procédé de M. Marsh pour découvrir l’arsenie , essentiellement fondé sur la formation de l'hydrogène arseniqué et sur les propriétés remarquables de ce gaz. Dans le mémoire de M. Thompson nous voyons que l’antimoine forme , avec l’hydrogène , une combinaison gazeuse fort semblable à celle de l’arsenic avec le même gaz ; et qu'en conséquence, il y a de nouveaux motifs de douter de l'exactitude de cet ingénieux procédé. On prépare l'hydrogène antimonié, à l’état de plus grande pureté, en formant un alliage à parties égales de zinc et d’anti- moine , et le traitant par l'acide sulfurique étendu d’eau. Ainsi préparé , le gaz est incolore , inflammable, il détone violem- ment par l'étincelle électrique lorsqu'il est mélangé avec un volume égal au sien, d’oxigène, d’air atmosphérique, ou de chlore ; son odeur est particulière et ressemble à celle du gaz hydrogène arseniqué ; enflammé à l’air libre en un jet continu, il brûle avec une flamme pâle d’un bleu verdâtre , et laisse dé- gager une vapeur volatile, dense et blanche, qui se rassemble en un oxide à demi cristallisé sur les corps froids placés au-dessus de la flamme, Si l’on place un morceau de verre ou de porce- laine dans l’intérieur de la flamme , il s’y forme un dépôt métal- lique; si l'on emploie un tube de verre, l’anneau métallique 184 BULLETIN SCIENTIFIQUE. se trouve déposé sur la partie du tube la plus voisine de fa flamme , et l’oxide blanc le tapisse au delà. — On voit que ces résultats sont presque les mêmes que ceux que présente le gaz hydrogène arseniqué, et quoiqu’un œil exercé pôt discerner une différence entre les dépôts , celui d’antimoine étant plus argenté et métallique que celui d'arsenic , il serait dangereux de se fier à ces nuances. Si l’on fait passer de l’acide hydrosulfurique gazeux sur les oxides des deux métaux, celui d’antimoine prendra une couleur jaune plus foncée que l’oxide d’arsenic ; mais ce moyen est aussi trompeur, car la moindre parcelle d’arsenic métallique mélangée à l’oxide donnerait à celui-ci la teinte orangée de l’an- timoine. Avec le sulfate ammoniacal de cuivre, l’oxide d’anti- moine donne un précipité d’un blanc verdâtre, qui peut aisément être pris pour du vert de Scheele (arsenite de cuivre). Le vrai moyen de distinguer les deux métaux, est d'ajouter une goutte d’acide nitrique aux croûtes métalliques; elles se dissolvent immédiatement , et par l’évaporation à siccité laissent chacune une poudre blanche. Imbibée de nitrate d’argent et exposée à la vapeur de l’ammoniaque , la solution antimoniale déposera un pesant précipité blanc , et celle d’arsenic les flocons si caracté- ristiques d’un jaune canari. Pour faire sur l’antimoine les mêmes essais que M. Marsh a tentés avec l'arsenic , il n’est pas nécessaire d'employer l’alliage de zinc et d’antimoine, car le gaz qui s'échappe d’un mélange d’un grain d’'émétique ou d’autre sel antimonié, avec du zinc et de l'acide sulfurique étendu, donnera un grand nombre de croû- tes métalliques. Il suffit même d'une seule goutte de vin anti- moñié pour montrer distinetement le métal. Il sera donc prudent de ne donner au procédé de M. Marsh qu’une valeur collatérale , et la découverte du gaz hydrogène antimonié est un motif dé plus à ajouter aux doutes que nous avons déjà exprimés sur un emploi exelusif de cette méthode pour la découverte de l’arsenic dans les cas d’empoisonnement. I. M. CHIMIE. 185 9. — DE L'ACTION DES HAUILES ESSENTIELLES SUR L’ACIDE SUL- FURIQUE , PAR M. HARE, professeur de chimie dans l’Uni- versité de Pensylvanie. (Æmeric. Journ. of Sc., janv. 1837.) Lorsqu'on distille un mélange de deux onces d'essence de térébenthine , quatre onces d'alcool, et huit onces d’acide sul- furique , il passe un liquide jaune fort semblable à celui que Von obtient en formant l'huile douce de vin. Si l’on enlève l’a- cide sulfureux par l’ammoniaque et qu’on chasse l’éther par la chaleur, il reste un liquide sans action sur le potassium et diffé- rent en goût et en odeur de l'essence de térébenthine. Il suffit aussi, pour l'obtenir, de verser l’essence sur le résidu de l’opé- ration qui donne l’éther sulfurique , et de chauffer. Un grand nombre d’autres huiles essentielles, telles que celles de girofle , de cannelle, de sassafras , de campbhre , ete., donnent des résultats analogues. Toutes les nouvelles huiles essentielles produites pendant l'éthérification contenaient de l’acide sulfuri- que, mais ne rougissaient pas le papier de tournesol. Une propriété remarquable qu’elles ont présentée, est un pouvoir antiseptique supérieur même à celui de la créozote. Ainsi une partie de lait mêlée avec quatre parties d’une disso- lution aqueuse de l'essence sulfatée de girofle ou de térébenthine, était, après cinq jours, douce et liquide, tandis qu'une autre portion du même lait s’aigrissait dans les vingt-quatre heures. Deux gouttes de l’huile elle-même , versées dans un litre de lait, empêchèrent la coagulation pendant neuf jours, et quoiqu'il finit par se cailler, il ne se corrompit point pendant un mois. Des morceaux de viande se conservèrent de la même manière pendant plusieurs mois. Un phénomène que l’auteur a remarqué sur quelques-unes des essences ainsi traitées par l’acide sulfurique , est la produc- tion d’une magnifique couleur rouge. Nous avons déjà nous- même signalé un fait semblable dans une analyse du vernis na- turel de la Chine, publiée dans les Mémoires de la Société de physique de Genève, il y a plusieurs années. Si l’on mêle des parties égales d'huile de sassafras, d'alcool et d’acide sulfu- rique et que l’on chauffe, Ja masse s'élève en une écume rési- 186 BULLETIN SCIENTIFIQUE. neuse d’une couleur magnifique d’un pourpre cuivré , ayant le brillant métallique. L'auteur l’attribue à la formation d’une ré= sine particulière qu’il désigne sous le nom de sassarubrine ; mais ce phénomène n’est pas spécial à l’essence de sassafras. M. H. lui-même l’a reproduit avec les huiles essentielles de can- nelle et de girofle, et le vernis de la Chine le présente également. La présence de l’alcool n’est point nécessaire à la production de la belle couleur rouge; il suffit pour cela de chauffer l’essence avec de l'acide sulfurique étendu. Ces matières rouges sont so- lubles dans l'alcool et l’éther, qui n’y prennent qu’une couleur d’un blanc jaunätre, lequel passe au rouge cramoisi si on les mé- lange avec de l’acide sulfurique concentré. I. M. 10. — DE L'HUILE ÉTHÉRÉE DU Vin, par MM. Lxemic ET PELOUZE. On sait qu’un mélange des divers principes constituans du vin, tels que l’eau, l'alcool, le tanin, le tartre, etc., n’a presque aucune odeur, et cependant tous les vins sont reconnaissables par une odeur caractéristique plus ou moins développée selon leur qualité. Cette odeur est due à une substance éthérée particulière , qui ressemble à une huile essentielle, et que l’on doit distinguer de l’arome, principe fugace non volatil et qui n’existe pas dans tous les vins. Lorsqu'on distille une grande masse de vin, on obtient vers la fin de l'opération une matière huileuse , qu'on retrouve aussi dans les lies. Cette huile éthérée forme la quarante millième partie du vin environ. Elle a une saveur forte , elle est sans cou- leur, à moins qu’elle ne soit combinée à une petite portion d'o- xide de cuivre, qui lui donne une teinte verte que l’on peut enlever par le moyen de l'acide hydrosulfurique. Comme elle est mélangée avec un acide libre, on la purifie en l’agitant fré- quemment avec une solution chaude de carbonate de soude, qui dissout l'acide et qui est sans action sur l’éther. Si l’on fait bouillir le mélange laiteux qui en résulte, l’éther vient nager à la surface et peut aisément se séparer. CHIMIE. 187 Il est alors très-fluide , sans couleur, a une odeur très-forte de vin, presque enivrante si on le respire. Sa saveur est forte et désagréable. Il se dissout aisément dans l’éther sulfurique et dans l'alcool, même faible ; il n’est point soluble dans l’eau, Sa pesanteur spécifique est 0,862 , et celle de sa vapeur 1,0508. Il n’est pas très-volatil. Il est composé de six atomes d'hydrogène, d’un atome d’oxi- gène et de six atomes de carbone. Les carbonates alcalins ne le décomposent point; mais traité par un alcali caustique, il dis- paraît sur-le-champ ; il se fait un abondant dégagement d’alcool, et il reste une combinaison de l’alcali et de l’acide qui constituait l’éther, que MM. Liebig et Pelouze nomment acide œnanthique. Si l’on traite cette combinaison par l'acide sulfurique étendu, l'acide œænanthique s’en sépare et vient nager à la surface du li- quide , sous forme d’une couche huileuse inodore. L'éther œnanthique est le premier exemple d’un éther inso- luble dans l'eau, et produit pendant la fermentation vineuse, sans l'intervention du chimiste. L’acide œnanthique lavé à l’eau chaude et séché dans le vide avec du chlorure de calcium, est un acide hydraté très-blanc, de la consistance du beurre à la température ordinaire , huileux et liquide lorsqu'on le chauffe, inodore et insipide , rougissant le tournesol et se combinant aux bases. Il forme deux séries de sels comme les autres acides gras , les uns acides , les autres neu- tres avec une réaction alcaline marquée. Il est soluble dans l’éther et l'alcool. Saturé avec la potasse il forme, en se refroidissant , une masse pâteuse, consistant en cristaux aciculaires fins etsoyeux, qui sont l’œnanthate acide de potasse. L'’œnanthate de soude forme, en se refroidissant , une masse gélatineuse demi-transparente. Il est soluble dans l’alcool. L'acide œnanthique précipite en flocons blanes l’acétate de plomb, et les sels de cuivre. Les précipités sont des sels aci- des , cristallisables et solubles dans l’alcool. Il paraît composé de 13 atomes d'hydrogène. 14 » de carbone. 2 » d’oxigène. I. M. 188 BULLETIN SCIENTIFIQUE. 11. — SUR LE CYANURE DE POTASSIUM, PRODUIT ACCIDEN- TELLEMENT DANS LES HAUTS FOURNEAUX OU L’ON EMPLOIE L’AIR CHAUD , par M. le prof. CLARKE, d’Aberdeen. ( Phil. Magaz., mai 1837.) Pendant les trois dernières années on a vu s’écouler, dans Vétat liquide, des fissures ou autres issues accidentelles des hauts fourneaux à fonte de la Clyde, où l’on emploie l’air chaud, un sel sans couleur lorsqu'il est fondu , blanc et opaque dans son état solide. La production en paraît plus abondante dans de certains momens que dans d’autres, et au rapport des ouvriers elle est la plus grande possible, lorsque, par une forte addition des fondans , les matières qui adhèrent aux parois du fourneau ont été dissoutes et entraînées. Il est probable que ce n’est pas parce qu'à ce moment il est produit avec plus d’abondance , mais seu- lement parce qu'il trouve une issue plus facile, que le sel en question se montre alors en plus grande quantité. Cette substance, assez abondante pour qu’on doive l’enlever à la brouette , paraît se reproduire dans toutes les fonderies d’Ecosse dans lesquelles , à l’aide de l’air chaud , on emploie la houille pour combustible. Le principal ingrédient de ce sel est le cyanure de potassium, qui en forme environ 53 pour cent ; le reste est du carbonate de potasse contenant accidentellement un peu de carbonate de soude. C’est là un fait bien singulier que la présence du cyanure de po- tassium dans de semblables circonstances , et il est bon de pré- venir les ouvriers de la nature vénéneuse , à un si haut degré, de ce produit. Traité avec de l’acide nitrique, ce sel donne une efferves- cence de gaz, où l’on reconnaît aisément la présence de l’acide carbonique par son action sur l’eau de chaux , et celle de l’acide hydrocyanique par son odeur d'amandes amères. Le nitrate de potasse cristallise par l'évaporation, et l’eau-mère présente les petits rhomboïdes du nitrate de soude. L'auteur donne un moyen de reconnaître au chalumeau la présence de la potasse et de la soude dans une solution. Un fil de platine bien nettoyé ne donne aucune couleur à la flamme du chalumeau. Trempé dans une solution concentrée d’un sel de potasse, séché, et CHIMIE. 189 chauffé au chalumeau, ce fil donnera une couleur violette distincte. Une solution contenant du sodium donnera dans les mêmes circonstances une couleur d’un jaune verdâtre, lors même qu'il n’y aurait qu'un centième du sel de sodium. Les mêmes résultats, et plus prononcés encore , s’obtiennent au moyen de la flamme de l'alcool. L'auteur prouve que le sel examiné ne contient pas de ferro- prussiate de potasse; car, saturé avec de l'acide hydrochlorique et traité par un protosel de fer, il ne forme pas de bleu de Prusse. Si, au contraire, on ajoutait d’abord du protosulfate de fer à la solution , et redissolvait le précipité par de l’acide hydrochlo- rique , alors il y avait formation de bleu de Prusse, ce qui dé- montrait la présence du cyanure de potassium. Le mode d'analyse choisi par l’auteur a été d'estimer la proportion du cyanure par la quantité de peroxide de mercure qu'il peut rendre soluble. Il suffit que cet oxide soit pur et en poudre très-ténue. Douze grains de cyanure pur dissoudraient vingt grains de peroxide de mercure. Sur trois expériences , douze grains du sel examiné en ont dissous 10,77, 10,77 et 10,5, ce qui donne en moyenne 53,4 du cyanure pour cent. Il est probable que les pharmaciens pourront tirer parti de la formation de ce sel, maintenant assez employé en médecine et assez difficile à préparer ; il serait bien curieux , en outre , d’étu- dier les circonstances sous lesquelles il se produit. En particulier, l'absence du fer dans sa composition est un phénomène bien re- marquable. I. M. 12. NOUVEAU RÉACTIF POUR L’ACIDE NITRIQUE, PAR J. W. BAILEY. (American Journal, vol. 32 , avril 1837.) La substance que l’auteur propose comme réactif pour l’acide nitrique est le cyanomercuriate de iodure de potassium, décou- vert par M. Caillot. On le prépare en mêlant ensemble du bi- eyanure de mercure et du iodure de potassium ( un équivalent de chacun }. dissous dans une petite quantité d’eau chaude. Le 190 BULLETIN SCIENTIFIQUE. sel cristallise bientôt d’une manière remarquablement belle. C’est le même sel qui a été recommandé dernièrement pour découvrir la présence de l’acide hydrochlorique dans l'acide hydrocya- nique. Voici maintenant la propriété qui permet d'employer ce sel comme réactif pour l'acide nitrique : si l’on plonge ces cristaux écailleux dans la plupart des acides , ils deviennent immédiate- ment d’un beau rouge, parce qu'ils sont changés en biiodure de mercure ; tandis que plongés dans de l’acide nitrique concentré (pes. sp. 1.4 à 1,5), ils deviennent aussitôt noirs à cause de l'iode qui devient libre. Une seule écaille du sel, introduite dans une goutte d'acide de la grosseur d'une tête d’épingle, produit distinctement cet effet. Les acides qui rougissent ce sel sont l’acide sulfurique, hydro- chlorique, hydrofluorique, chromique, phosphorique ( légè- rement dilués }, et les acides végétaux les plus ordinaires , tels que l’acide oxalique , tartrique , citrique el acétique. Les substances qui le noircissent sont le chlore gazeux, la so- lution de chlore ( fraîchement préparée), le brome, l’hydrogène sulfuré , l’acide nitreux et l’acide nitrique. Il est très-probable qu'il serait noirci par l’acide bromique et par l’acide chlorique, peut-être même par l'acide iodique. L’au- teur ne possédait pas, en ce moment , ces acides assez purs pour en déterminer l’action; mais la méthode qu'il emploie pour se servir de ce réactif empêchera toute erreur provenant de la présence de l’un ou de l’autre de ces trois acides, ainsi que de l’hydrogène sulfuré. On évapore à sec le nitrate, on en introduit une petite partie dans un tube-cornue, et l’on verse par-dessus quelques gouttes d’acide sulfurique ; on chauffe le tout douce- ment au moyen d’une lampe à alcool ; une partie des produits volatils sont entraînés dans le récipient , formé aussi d’un tube, et dans lequel on a placé préalablement quelques écailles du sel. Si ces dernières noircissent, le sel doit être regardé comme un nitrale, pourvu qu’on se mette en garde contre le petit nombre de substances qui produisent le même effet. De plus, par la méthode proposée ici, d’évaporer à sec et d’ajouter de l’acide sul- furique, on découvre facilement la présence ou l'absence des acides chromique, iodique, chlorique et de l’hydrogène sulfuré, car la MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 191 couleur des chromates, le dégagement du peroxide de chlore des chlorates, la séparation de l’iode des iodates, et l'odeur de l'hy- drogène sulfuré déecideront pour chacun d’eux. Comme les acides iodique et bromique ne sont pas assez volatils pour être chassés par celte température, leur présence ne peut causer au- cune erreur. L'auteur a aussi observé que si le sel employé ici , ou le bi- iodure de mercure lui-même, est introduit dans un tube à réactif avec de l’acide sulfurique concentré , et que l'on ajoute une so- lution concentrée d’un nitrate quelconque (sauf ceux d'argent et de mercure), la couleur rouge du sel, ou du biodure, disparaît aussitôt , et est remplacée par la teinte noire de l’iode. Dans le cas même où l'acide sulfurique forme un précipité insoluble, l’action peut être encore reconnue ; en agitant le précipité avec une baguette de verre on aperçoit aisément des places noires. Ce dernier moyen peut bien être employé comme réactif, mais malheureusement un chlorate , un chromate et peut-être quel- ques autres sels donneraient les mêmes résultats. Le moyen indi- qué plus haut par distillation est beaucoup meilleur. E. M. MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 12. — SUR UN PEROXIDE DE MANGANÈSE DE MEXICO, CONTENANT DE L'ARGENT, par M. J. TAYLOR. (Phil. Magaz., avril 1837.) L'auteur ayant été informé que du manganèse argentifère avait été découvert au Mexique, dans le filon Santa Ynez , à Real del Monte, et qu’il contenait assez de métal précieux pour que l’on pût l’exploiter, en a obtenu quelques échantillons. Ils ressemblent au peroxide de manganèse ordinaire , et ana- 192 BULLETIN SCIENTIFIQUE. lysés par M. T. Johnson, ils ont présenté les résultats sutvans : Manganèse peroxidé. 80,6 Fer oxidé. 12,5 Silice. 21 Alumine. 17,6 Chaux. 1,2 Eau. 16,7 Argent. 0,4 100 Cela donnerait un peu plus de douze onces d’argent par ton- neau ; mais les résultats obtenus en grand au Mexique paraissent plus avantageux. On a rencontré dans le même filon une stéatite parsemée de particules noires et que les Mexicains nomment Jabon. La stéatite ne contient pas d'argent , mais les grains noirs riches en manganèse et en fer contiennent 125 onces d'argent fin par tonneau. I. M. 14. — DEs mines D'OR DE CHIMENDROS A 90 miILLES DE MA- LACCA. (Journ. of the Asiat. Soc. of Bengal, mai 1836.) Chimendros est le nom d’une colline recouverte et entourée de bois épais et déserts. À diverses profondeurs, variant de douze à vingt pieds, on trouve des veines d’un roc quartzeux cou- rant dans un lit d’argile endurcie. L'or se trouve en petits frag- mens irréguliers disséminés dans la roche. Lorsque le devin a assigné le lieu et le moment où les travaux doivent s’exécuter, les mineurs découvrent le sol en enlevant les arbres et buissons ainsi que toute la terre végétale. L’argile est divisée en lits dont le premier est blanc et tendre, le second pré- sente une teinte rougeâtre, le dernier a la consistance de la brique, une couleur noire, et recouvre la veine blanche du roc dans le- quel l'or est renfermé. Cette veine a ordinairement trois à quatre pieds d'épaisseur. On trouve au-dessous une couche d'argile blanche qui ne contient jamais de métal. MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 193 On brise la roche quartzeuse, dont la dureté rend cette opéra- tion difficile et pénible, après quoi l’on pile les morceaux dans une espèce de mortier de quartz. On tamise la poudre , et l’ex- pose, dans un vaisseau dè terre d’une forme conique, à l’action d'un courant d'eau. La poudre-d’or, soigneusement lavée de nouveau dans une noix de coco, est séchée en promenant un charbon rouge sur sa surface, puis pesée en quantités déterminées, que l’on enferme dans un morceau d’étoffe. Ces paquets, qui dans l’île de Sumatra sont formés avec la mem- brane qui entoure le cœur du buffle, se nomment Bunkals, et sont souvent employés en guise de monnaies. Ils sont pesés au moyen des graines rouges avec un point noir, que fournit l’abrus maculatus. Quarante livres de la roche pulvérisée donnent en moyenne 24 grains d’or pur. Les essayeurs malais estiment la pureté de l'or par degrés qu'ils appellent mutu et dont ils comptent dix, e sorte que l'or à 10 rnutu est de l’or à 24 carats. Ils nomment or jeune celui qui ne va pas à 8 mutu, et or vieux celui qui va de 8 à 10. Le seul moyen qu'ils possèdent pour en reconnaître la pureté est la pierre de touche , qui est un fragment d’un basalte rude et noir, que l’on apporte de l’Inde continentale, et que l’on monte dans un cadre en laiton. Les touchaux d’essai sont au nombre de 20 à 24, rangés sur un cordon, et portent inscrites sur leur surface les proportions de cuivre, d'argent et d’or qu'ils contiennent, depuis 3 à 9 3, mutu. Les essayeurs raïent en lignes parallèles le touchau et l’or d’essai comme on le fait en Europe, mais ensuite ils appliquent sur la pierre une pelotte d’une cire adhésive qui enlève les deux fines lames d’or. Ils affirment qu'ils voient mieux la différence de couleur sur cette cire, colorée en noir avec du charbon de feuilles d’arbre ; mais il paraît que le vrai motif de cette pratique est que les im- pressions d'or qui seraient perdues sur la pierre s'accumulent dans la,cire, et que lorsque celle-ci a servi un grand nombre d'années, on en retire l’or par l’action de la chaleur. L. M. 194 BULLETIN SCIENTIFIQUE. 15. — OBSERVATIONS GÉOLOGIQUES SUR LE JURA DU NORD- OUEST DE LA SUISSE, ET PARTICULIÈREMENT DANS LE CAN- TON DE SOLEURE ET LES PARTIES LIMITROPHES DES CANTONS DE BERNE , BALE ET ARGOVIE, par M. À: GRESSLr. (Zeonh. Jahrb. für Mineral., 1836, cah. 6.) Depuis que l'étude approfondie qu'on à faite des fossiles , a donné les moyens de caractériser, indépendamment des formes minéralosiques, les diverses couches qui constituent l’écorce du globe, partout on s’oceupe avec activité et fruit pour la science, à rechercher les rapports et les différences que présentent dans leurs détails, des formations de même âge dans des localités dif- férentes. Comme il eût été difficile, peut-être, de trouver des noms appropriés pour chacune des nombreuses assises qui con- stituent un de ces ensembles qu’on appelle formations en géolo- gie , on s’est généralement conténté de leur attribuer les noms qui leur ont été assignés dans le pays où l’on en a fait la première étude approfondie, et ce choix expose à quelques expressions qui paraissent bizarres. Ainsi, par exemple, dans le mémoire qui fait le sujet de cet article, il peut paraître au premier coup d’æil smgulier de retrouver dans le Porentrui ou près de Soleure, les marnes d'Oxford ou le calcaire de Portland. S'il s’agissait d’au- tres séries de roches, les noms seraient allemands où français , de sorte que la géologie parle presque toutes les langues de l’Eu- rope, et, seule probablement de toutes les sciences, n’en a point encore une qui lui appartienne exclusivement. Le groupe intéressant de couches que l’on a appelé ooZithi- que, de la présence caractéristique d’un calcaire formé de petits globules irréguliers, sphériques et sans couches concentriques qui, agglutinés, forment des roches, a été particulièrement étudié en Angleterre. On a reconnu dans ce pays, qu’il consistait en trois séries de marnes, de calcaires et d’argile qui ont été dési- gnées sous les noms anglais de lias ou colithe de Bath , marnes d'Oxford ou coral rag (calcaire à madrépores), et oolithe supé- rieure ou pierre de Portland. Ces séries de couches et leurs subdivisions sont caractérisées par un grand nombre de fossiles ntéressans, et il suffira de rappeler que c’est en particulier dans MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 195 le lias qu'on a trouvé les débris des gigantesques reptiles appelés Ichthyosaurus et Plesiosaurus, et des Pterodactyles, reptiles volans, qui rappellent et expliquent les dragons de la fable. Il a été reconnu depuis, que le groupe oolithique est lé même que la formation du Jura, et plusieurs travaux importans ont été entrepris pour retrouver sur une plus vaste échelle, dans cette chaîne de montagnes, les divers détails qui caractérisent ce groupe en Angleterre. MM. Thirria pour le Jura français, Thurmann et Mandelsloh pour le Jura wurtembergeoïs, ont fait des rapprochemens de ce genre, M. Gressli l’a entrepris pour le Jura soleurois. Il trouve que le Jura dans le nord-ouest de la Suisse, renferme toute l’étendue des couches secondaires qui se trouvent entre la pierre de Portland, assise supérieure du groupe oolithique et le grès bigarré, roche qui appartient au groupe du grès rouge, qui, dans l’ordre des formations, vient immédiatement au-dessous. 1. Les couches qui répondent à l’oolithe supérieure et à la pierre de Portland, sont, dans la partie du Jura qui nous oceupe, très-variées dans leur aspect. Tantôt ce sont des marnes d’un jaune grisâtre et plombé, tantôt des calcaires cassans, marneux, riches en grosses oolithes, tantôt enfin un calcaire très-pur, d’un blane éclatant ou jaunâtre très-compacte , uniforme, à peine stratifié. Mais l’on y reconnaît, avec quelques fossiles nouveaux, un grand nombre de ceux qui servent de caractères en Angle- terre aux couches portlandiennes. 2. La série intermédiaire est caractérisée en Angleterre par le coral rag, calcaire pénétré ou formé de coraux et de madrépores, qui offrent cela de remarquable qu’ils appartiennent presque tous aux mêmes genres, astræa, meandrina, caryophy llia, ete. qui de nos jours sont les architectes les plus nombreux parmi les polypiers que nous voyons former des îles nouvelles, dans les archipels de la mer du Sud. Dans le Jura soleurois cette série est représentée par des cal- caires que l’auteur désigne sous le nom des fossiles qui y domi- nent : calcaire à astartes (astarte minima), calcaire à nérinées (nerinea bruntrutana), dont les couches sont souvent séparées par de minces lits de marnes et par le calcaire corallien pro- prement dit. Ce dernier est souvent saccharoïde, toujours sili- 196 BULLETIN SCIENTIFIQUE. ceux, présentant souvent de grandes taches rondes ou allongées, d’un, gris bleu foncé ou brunes. Les fossiles sont très-nombreux, siliceux, intimement liés à la masse, et appartiennent presque tous aux coraux lamellaires. Les marnes d'Oxford sont remplacées dans le Jura par: une assise particulière nommée par Thirria terrain & chailles. I] désigne ainsi des couches calcaires ou marneuses qui sont rem- plies de concrétions siliceuses d’une nature particulière, nommées chailles dans le Jura français. Les fossiles y sont aussi convertis en matière siliceuse et peu nombreux. Indépendamment de ce terrain, on trouve dans le Jura des marnes analogues par leurs fossiles à celles d'Oxford et dans lesquelles se rencontrent des pyrites et ces bancs d’asphalte qui sont exploités sur plusieurs points de la chaine. Elles sont mélangées de minces couches de calcaire spathique, éclatant et schisteux. 3. Le groupe inférieur du lias ou grande oolithe, varie en gé- néral peu dans son apparence minéralogique ou ses caractères géo- logiques. Dans le Jura il présente d’abord des marnes à huîtres (ostrea acuminata), puis un calcaire ferrugineux brun-rougeätre, renfermant beaucoup des fossiles caractéristiques de loolithe inférieure, surtout des ammonites, des calcaires très-compactes, un peu cristallins , mais toujours plus ou moins oolithiques, gé- néralement d’une couleur gris foncé, et enfin le lias ou calcaire à gryphites avec ses marnes, pénétrées de nodules de carbonate de fer, et contenant des veinules de strontiane sulfatée. Au-dessous du lias, l’on trouve dans le Jura des Cantons de Soleure et d’Argovie, trois des assises du groupe inférieur à l’o0- lithe, et connues sous les noms allemands de keuper, muschel- kalk et bunter sandstein, que des géologues français ont nommés marnes irisées, calcaire conchylien et grès bigarré. Ce dernier domine dans le Canton de Bäle-Campagne, surtout le long du Rhin. Dans la seconde partie de son mémoire, l'auteur présente quelques considérations sur l’aspect orographique du Jura so- leurois, et sur les causes probables qui ont amené les accidens, les ruptures, les saillies qu'on y remarque. En particulier il a observé que les crêtes escarpées, les massifs isolés ne se rencon- trent que là où la nature compacte et solide de la roche, comme MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 197 l’oolithe inférieure et supérieure, le muschelkalk, n’ont pas per- mis une flexion ou courbure lors du soulèvement de la chaîne ; que les formes sont au contraire arrondies, là où des marnes ont permis le glissement des couches, comme pour les assises oxfor- diennes, le keuper, ete. Les mêmes influences ont présidé à la formation des combes, nom que l’on donne dans le Jura français à une forme de vallées oblongues et étroites, particulière à ces montagnes. Là où les couches solides ont arrêté l’érosion des eaux, elles ne sont que faiblement prononcées, et au lieu d’être étroites et profondes, elles présentent de grandes étendues planes plus ou moins inclinées. - Dés modifications dans le soulèvement lui-même ont souvent amené le renversement d’un des côtés des chaînes, ce qui cause le bouleversement de plusieurs couches, qui paraïssent alors composées de débris. Dans le Canton de Soleure on voit aussi le croisement et la réunion de deux ou plusieurs chaînons en une seule chaîne, ce qui forme un mélange inextricable de masses irrégulières ; plus, en général, les formations anciennes prennent d'importance, plus les parties supérieures deviennent confus , jusqu’à ce qu’elles ne se montrent plus qu’en fragmens isolés. C’est surtout dans Bâle-Campagne et dans l’Argovie qu’on voit dominer le lias, le keuper et le muschelkalk, Enfin des accidens géologiques postérieurs au soulèvement des chaînes, sont venus souvent compliquer encore le problème. Ce sont d'énormes érosions opérées par les eaux et des dépôts de nouvelles couches, telles que les molasses et calcaires d’eaux douces déposés dans le Canton de Bäle-Campagne sur les cou- ches dénudées de l’oolithe inférieure, dépôts troublés eux-mêmes ‘plus tard par de nouvelles irruptions des eaux. Tous ces phéno- mènes ont formé des brèches, des collines d’alluvion, des vallées de dénudation et ont augmenté beaucoup les irrégularités des chaînes jurassiques. L M. 198 BULLETIN SCIENTIFIQUE. 16. — DÉCOUVERTE D'OSSEMENS FOSSILES DANS L'ILE PERIM . DANS LE GOLFE DE CAMBAYE, par le lieut. FucLLIaAmESs et le baron Huec. ( 4siat. Journ. of Bengal, mai 1836.) L'intérêt qu'ont excité dans l’Inde anglaise les récentes dé- couvertes de gisemens fossiles faites dans divers lieux, a dirigé sur cet objet l’attention de tous les observateurs, et les nom- breuses investigations entreprises amènent chaque jour de nou- veaux faits du même genre, L'ile de Périm est située tout près de la côte occidentale de l’Inde, dans le golfe de Cambaye, et par le 21°39’ de latitude. Elle n’a que deux milles de longueur sur 5/, de mille de large, et. comme le point le plus élevé n’est qu’à 60 pieds au-dessus de la haute marée, les localités où les fossiles ont été trouvés sont recouvertes Pa la mer lorsqu'elle est haute. La formation qui renferme les ossemens est un conglomérat tertiaire composé de rognons de grès, de marne endurcie, de quelques silex cimentés par une argile jaunâtre. La plupart des fossiles ont été mis au jour par l’action de la mer qui a en- traîné la roche supérieure ; mais ils adhèrent fortement au rocher et l’on ne peut les enlever qu’à l’aide du ciseau. On voit aussi de tous côtés des morceaux de bois pétrifié. En descendant depuis la surface on trouve l’ordre suivant : 1. Du sable. 2. Un conglomérat de grès, argile et silex. 3. Une argile blanche et jaune avec des rognons de grès. 4. Le conglomérat n° 2. 9. Un grès calcaire contenant quelques fossiles. 6. Le conglomérat. 7. Une argile endurcie plus ou moins compacte. 8. Le lit de conglomérat qui renferme la plupart des os fos- siles. Les lits les plus épais de conglomérats ont au plus trois pieds de puissance, et ils sont en général horizontaux. Dans quelques points cependant, ils sont fort contournés, brisés et plongent for- tement à l’est. On voit au nord de l'ile, le grès sous la couche fossilifère. . -Èÿ ét ni RS PS PR Je 00 fer Et BOTANIQUE, 199 Parmi les débris fossiles reconnaissables, il y a des dents de mammouth, des défenses d’éléphant, des dents de mastodontes (mastodon latidens) très-bien conservées , une tête de sanglier non décrit, des fragmens de palæotherium, d’hippopotame , des cornes de rhinocéros, la tête d’un grand saurien, des tortues et beaucoup de petits animaux, une corne d’un ruminant qui n’est pas le buffle, etc. Quelques os ont de très-grandes dimensions. Un morceau brisé de défense avait 5 , pouces du centre à la circonférence, ce qui donnerait 10 Y, pouces de diamètre, et 34 pouces de tour. Tous ces échantillons sont envoyés à Calcutta à la Société Asiatique, et l’examen détaillé qui en sera fait ne pourra man- quer de fournir à la science des résultats intéressans. EL M. BOTANIQUE. 17. — SysTEMA LAURINEARUM, aut. N£rs AB ESENBECK (C. G.) ; 1 vol. 8. Berlin, 1836. Parmi les botanistes modernes il en est peu d’aussi actifs que l'illustre président de la Société des Curieux de la nature. En 1829 il publia son A4grostologia brasiliensis (1 vol. 8°); en 1830, l’Enumération des Hépatiques recueillies à Java par Blume et Reinwardt (broch. 8°); en 1832, son Genera et species Asterearum (1 vol. 8); voici maintenant une mono- graphie complète de la grande et importante famille des Lauri- nées, sans parler d’une foule de mémoires faits par lui seul ou en communauté avec son frère, mémoires insérés dans les journaux botaniques, dans l’ouvrage du D' Wallich, et dans la belle collection des 4cta naturæ curiosorum, dont il dirige la compo- sition comme président de la société. La famille des Laurinées présentait de très-grandes difficultés. Elle se compose presque uniquement de plantes exotiques ; dont un petit nombre se trouvent dans les jardins et même dans les 200 BULLETIN SCIENTIFIQUE. herbiers les plus riches. Elle comprend des arbres ou arbustes souvent polygames ou dioïques, ce qui rend Pétude des espèces bien plus difficile. Elle est, enfin, très-naturelle, d’où résulte que l’on y trouve peu de variations, peu de caractères propres à établir des subdivisions faciles à reconnaître. M. Nees a surmonté ces difficultés, et il le doit en partie à la richesse des matériaux qui lui ont été confiés. Je mentionnerai seulement les Laurinées du Brésil, recueillies par M. de Martius et M. Schott, et celles de l’Inde et régions voisines, faisant partie de l'immense herbier distribué si généreusement par M. Wallich au nom de la Compa- gnie anglaise des Indes orientales. Tel est l’accroïissement pro- digieux de ces familles étrangères, que Linné connaissant 11 espèces seulement de Laurinées, en 1762, Willdenow (en 1799) 37, M. Nees en décrit 392 bien connues, et 8 ou 10 plus ou moins douteuses. I les classe en 13 tribus, et en 45 genres, dont 18 sont nou- veaux. Dans une introduction il reproduit les observations générales qu'il avait déjà publiées dans l’ouvrage de Wallich ( Plantæ rariores, 2, p.58). Les points qui méritent le plus d’être étudiés sont les anthères à deux ou quatre loges, les étamines impar- faites situées à l’intérieur (staminodia), et les glandes géminées qui accompagnent certaines étamines. Le périgone se compose de 4 ou 6 sépales soudés par la base et disposés en deux verticilles alternes. En dedans se trouvent 3 et quelquefois 4 verticilles d’étamines, dont le premier alterne avec les sépales intérieurs. Le quatrième verticille d’étamines se développe seulement en staminodia, dépourvus d’anthères. Près des étamines du troisième verticille et un peu en dehors, se trouvent des glandes, souvent stipitées, qui ne produisent point de nectar, et qui sont géminées, par conséquent en nom- bre double du verticille voisin d’étamines. Les glandes de cha- que paire ne font pas partie d’un même verticille, car elles sont placées un peu différemment à côté de l’étamine dont elles en- tourent la base. Les anthères sont à 2 ou à 4 loges. M. Nees regarde ces der- nières comme formées par la soudure de deux anthères sur un même connectif, explication qui n’est que l’expression du fait. ir rés ie TRE série es in nt me Le nm be 5 »°. BOTANIQUE, 201 1 reste à comprendre comment et pourquoi certaines étamines portent deux anthères, les unes intérieures, les autres extérieures, relativement au centre de la fleur. L’analogie organique de l'éta- mine avec la feuille est aujourd’hui bien démontrée : le filet représente le pétiole ; le connectif, la nervure médiane du limbe ; les loges, le parenchyme du limbe ; les cellules qui donnent nais- sance au pollen, ressemblent à beaucoup de cellules du méso- phylle. Pour comprendre l’analogie de l’étamine à deux anthères il faudrait que l’on connût des feuilles à deux limbes, Pun situé devant l’autre ; mais c’est ce qui n’existe point dans la nature. La déhiscence des anthères par valves, qui est un des carac- tères principaux des Laurinées, ressemble, suivant M. Nees, à la déhiscense des siliques. Un fait très-remarquable, découvert par M. Brown, c’est que les Laurinées présentent quelquefois dans la même fleur les deux déhiscences , introrse et extrorse ! Le premier mode est constant pour les deux verticilles exté- rieurs d'étamines; le second se trouve quelquefois pour le troisième verticille. M. Nees ajoute une considération intéres- sante, c’est que les deux modés ne se trouvent que dans les Lau- rinées pourvues du quatrième verticille d’étamines imparfaites (staminodia) : quand ce dernier manque, les trois verticilles d’étamines sont à déhiscence introrse. Il est conduit par ee fait à considérer les étamines comme eomposées de deux séries ou cycles; l’un extérieur (les deux premiers verticilles) qui a toujours la déhiscence introrse; l’autre intérieur ( les deux der- niers verticilles ) qui a une autre déhiscence quand les étamines se développent. On peut objecter à cette manière de voir : 1° la position alternative des quatre verticilles ; 2° la circonstance même que le troisième verticille a une déhiscence tantôt introrse, tantôt extrorse, quoique son rang soit toujours le même. L'hypothèse de deux séries d’étamines se combine avec une autre, émise par M. Nees, relativement aux glandes voisines du troisième verticille d’étamines. Il les considère comme des ves- tiges d’un périgone ou périanthium intérieur, analogue à l'organe 1 « Peracto duplici perianthii staminumque primæ sectionis cyclo, quatuor (bis binis ) verticillis complexo, nova quasi exorilur cyclorum series, a perianthio nova incipiens. » p. 12. 202 BULLETIN SCIENTIFIQUE. qui entoure les étamines à l’extérieur. Les Laurinées offriraient ainsi deux fleurs emboîtées l’une dans l’autre : la première com- posée de deux verticilles alternatifs de sépales, suivis d’autant de verticilles d’étamines à déhiscence introrse; la seconde de deux verticilles d'organes réduits à l’état de glandes , analogues à des sépales, et de un ou deux verticilles d’étamines, l’un à déhis- cence variée, l’autre, quand il existe, dépourvu d’anthères. Ne faudrait-il point, pour admettre un pareil arrangement, qu’il eût été constaté dans quelque fleur moins difficile à comprendre, et où les organes se développeraient mieux ? Les roses prolifères sont bien des exemples à l’appui de cette hypothèse, mais elles nous montrent que, dans le cas où le même axe se termine par plusieurs fleurs emboîtées, au lieu d’une, les organes de la série ajoutée ont une tendance à se développer beaucoup. Dans la rose, ils retournent volontiers à l’état de feuilles, malgré leur situation intérieure, peu favorable en apparence à un tel développement : la première série d'organes (calice, corolle) marche suivant une métamorphose ascendante; la série additionnelle recommence semblablement par des organes foliacés. Il n’en serait pas de même dans la fleur de Laurinée, où le premier organe de la série intérieure serait moins développé que les étamines qui le suivent (le. troisième . verticille d’étamines), quoique dans les organes extérieurs et du troisième au quatrième verticille (staminodia) la métamorphose soit toujours ascendante. Indépendamment des caractères dont nous venons de parler, les Laurinées se distinguent par leur tige ordinairement ligneuse, et leurs feuilles entières, alternes, ponctuées par des réservoirs d’une huile particuhère. Leur inflorescence est en ombelle ou en fascicule. La fleur est blanche, souvent unisexuelle, par suite d’un développement imparfait des organes reproducteurs. Le pollen simple , sphérique. L’ovaire libre, 2 - 3 - loculaire. Les ovules réduits à deux ou un, par avortement des autres. Le fruit est une baie, entourée souvent par le tube du périgone. La radicule supère ; les cotylédons charnus, contigus par leur surface plane. La division en XIII tribus se présente comme suit, dans le tableau analytique de M. Nees. Nous le reproduisons textuel- lement, en conservant le latin pour ne pas allonger. BOTANIQUE . 203 CLAVIS TRIBUUM. Tribus. L. Zerbæ aphyllæ, volubiles. . . . . . . CASSYTEæ. IL. Ærbores aut frutices, foliosæ : A. Folia decidua (demptis aliquot Te- , trantheris) à nu «ue « 4 « « « « «+ FLAVIFLORÆ. B. Folia perennantia (exceptis aliquot Tetrantheris : A. Inflorescentia umbellulata vel glomerata : Inflorese. - regulariter umbellulata, involuerata : 4. . . . . . . . . TETRANTHEREÆ. Infloresc. e gemma perulata, glome- rata vel subracemosa . . . . . . . DAPHNIDIEZÆ. B. Inflorescentia paniculata : a. Antheræ apice dehiscentes . . . . ACRODIGLIDIA. b. Antheræinfra apicem dehiscentes: a/. Antheræ latæ subsessiles : Antheræ conformes ostiolis ab apice distantibus. : . . . . . NECTANDREÆ. Antheræ exteriores sub fructu petaloideæ. . . . . . . . . . DicyPezLrA. b'. Antheræ a filamento discretæ , locellis uno sub altero positis : a/!. Fructus (subsiccus) tubo perianthii' magis minusve obtectus. . . . . . . « . CRYPTOCARYEÆ. b"". Fructus perianthiüi tubo non obtectus : a!!!, Staminodia 4 ordinis nulla vel imperfecta, subulata aut subeapitata OREODAPANEZ. Bb!!! Staminodia 4i ordinis eapitulo distincto triangulari : Perianthii limbus integre persistens : In cupulam durescens. PHŒBEÆ. Patulus nec induratus. PERSEÆ. Perianthn limbus deciduus : Basis laciniarum persis- tens truncata . . . . . CINNAMOMEZÆ. Laciniæ integre a tubo deciduæ . . . . . . . CAMPHOREZÆ. 204 BULLETIN SCIENTIFIQUE. Les caractères plus détaillés de ces tribus , ainsi que ceux des genres et des espèces, constituent le corps de l’ouvrage. Nous savons beaucoup de gré à l’auteur d’avoir décrit toutes les es- pèces, même les mieux connues : c’est une garantie que les groupes sont bien fondés sur l’association naturelle des espèces. Indépendamment de l’histoire complète des Laurinées , l’ou- vrage contient une monographie du petit groupe des {{igereæ , dont M. Blume a fait une famille. Il se compose de deux genres, Gyrocarpus et Illigera, qui diffèrent des Laurinées par l’adhé- rence de l’ovaire avec le tube du périgone, et par des cotylédons foliacés, contournés autour de la radicule. Ils ont d’ailleurs les étamines biloculaires , à valves introrses, accompagnées de glan- des , comme beaucoup de Laurinées. Sous le point de vue de la distribution géographique , M. Nees observe que les Laurinées végètent principalement dans les montagnes des pays inter-tropicaux, où elles constituent souvent de belles forêts d’arbres toujours verts. La plupart des tribus habitent ou exclusivement ou plus particulièrement l’ancien ou le nouveau monde ; ce qui donne une division géographique assez commode et assez conforme à la division botanique. Les tribus orientales (de l’ancien monde ou hémisphère oriental) sont les Cinnamomées, Camphorées , Daphnidiées et Tétran- thérées ; les tribus occidentales (américaines) sont les Æcro- diclidia, Nectandrées, Dicypellia', Flaviflorées , Oreodaph- nées et Persées. La tribu des Cassytées se trouve répandue assez également dans les pays chauds des deux hémisphères. Un genre (4pollonias) se compose de deux espèces, dont une croît dans l'Inde et l’autre aux îles Canaries. Le genre Persea , sur trente espèces , en a vingt-neuf en Amérique et une aux îles Canaries. Le genre Æufelandia à trois espèces en Amérique et une à Madagascar ; Endiandra, une au Népaul et deux à la Nouvelle-Hollande. Les genres Cryptocurya, Tetranthera , Benzoin et Sassafras, sont partagés entre l’Asie et l’Amérique; l’'Oreodaphne , entre l’Afrique et l'Amérique. Les autres genres 1 On ne voit pas pourquoi l'auteur, qui a adopté pour plusieurs de ses tribus la terminaison eneæ, si commode pour indiquer le degré d'association dont il s’agit, ne l’emploie pas également pour quelques groupes de même imporlance. BOTANIQUE. 205 sont spéciaux à chaque continent. En définitive, un genre ( Cassyta ) est commun à l'Asie (la Nouvelle-Hollande ), l'Afrique et l'Amérique ; cinq sont communs à l’Asie et l’Amé- rique ; trois à l'Amérique et l'Afrique ; un à l'Asie et l'Afrique ; trente-cinq sont propres à l’une de ces grandes divisions. Ces derniers sont quelquefois très-nombreux : ainsi les soixante Oreo- daphne et les quarante-deux VMyctandra sont de l'Amérique ; les trente-deux Cinnamomum certains sont d'Asie. Quant aux espèces connues actuellement : Entre les Hors des tropiques. tropiques. Total. L'Asieet iles voisines en comptent. 103 66 169 La Nouvelle-Hollande. . . . . . 10 1 11 L'Afrique et îles voisines . . . . 0 12 12 L'Amérique et îles voisines . . . 189 11 200 302 90 392 Une seule espèce croît en même temps dans deux de ces gran- des divisions de la terre, c’est le Cassyta glabella Br., qui se trouve au Cap de Bonne-Espérance et à la Nouvelle-Hollande. Toutes les autres sont spéciales à l’une des divisions , et même ordinairement à une région peu étendue. Dans ces familles d’ar- “bres de pays tropicaux , les espèces sont presque toujours endé- miques , c’est-à-dire propres à une seule région". Les Laurinées orientales se trouvent en grande quantité dans les îles de l’Asie méridionale, Java, Penang, etc., ainsi que dans les montagnes de Silhet, au nord-est du Bengale. Leur nombre diminue en s’éloignant de cette région centrale ; quelques-unes s’avancent au nord de la Chine , jusqu’au quarantième degré de latitude ; d’autres, également peu nombreuses , s'étendent vers l’Europe. On n’en connaît aucune en Perse, mais le Zaurus no- bilis, qui , pour le dire en passant , demeure l’unique espèce du genre Laurus , croît spontanément dans l’Anatolie , l’Archipel grec et même dans tout le pourtour de la mer Méditerranée. Il 1 Alph. DC., /ntrod. a l'étude de La botan., 1835. Nol. 2, p. 287 à 296. 206 BULLETIN SCIENTIFIQUE. est possible qu'il ait été naturalisé, c’est-à-dire introduit par la culture , dans la portion occidentale de ce littoral. L'Afrique est pauvre en Laurinées , probablement parce qu’elle offre peu de régions montueuses entre les tropiques. Les Laurinées occidentales abondent principalement dans le Brésil , la Guyane, la pente des Andes du Pérou et du Chili. Elles deviennent plus rares dans le Mexique ; quelques-unes wi- vent encore dans les Etats-Unis, surtout dans les Florides , mais les Sassafras officinarum et Benzoin odoriferum , ne dépas- sent pas au nord les limites de l'Union. Alph. DC. 18. — ENDLICHER ET FENZL : SERTUM CABULICUM , ENUME- - RATIO PLANTARUM QUAS IN ITINERE INTER DERA-GHAZEE- Kaan ET CABUL, MENSIBUS MA10 ET JUNIO 1833, COLLEGIT D' HONIGBERGER ; ACCEDUNT NOVARUM VEL MINUS COGNI- TARUM STIRPIUM ICONES ET DESCRIPTIONES, In-4°, cah. 1. Vienne 1836. Cette première livraison comprend les descriptions et figures de quatre espèces rares ou nouvelles , savoir les Plantago peni- cillata Endl., Silene Honigbergeri Fenzl, Dais spicata Endl., Scabiosa Olivieri Coult. Les planches, gravées avec soin, se distinguent par une quantité considérable de détails. On y voit, par exemple, les grains de pollen, les ovules dans plusieurs de- grés de leur développement, les papilles stigmatiques, etc. Les descriptions paraissent très-soignées, comme on doit s’y attendre de la part de botanistes qui ont déjà fait leurs preuves. Aucune préface, aucune annonce, ne nous fait encore apprécier l'étendue des collections recueillies par M. Honigberger : nous présumons cependant qu’elles doivent former un herbier assez considérable, puisque MM. Endlicher et Fenzl se sont réunis pour le publier. Ces deux savans ont écrit des mémoires bien connus sur la géographie botanique, ce qui nous fait espérer qu'ils ne néglige- ront pas ee point de vue, et qu'ils saisiront des rapprochemens entre la végétation du pays de Caboul et celle de la Perse, de Lahore, de Ladak et autres régions voisines, que les publications françaises et anglaises commencent à faire connaître. Alph. DC. + 750 rl BOTANIQUE. 207 19. — RECHERCHES SUR LA CATALEPSIE DU DRACOCEPHALUM VERGINIANUNM ; par Ch. MORREN, ( Bullet. de l'Acad. roy. de Bruxelles | 1836. N° 10). Les pédicelles des fleurs des Dracocephalum virginianum et moldavicum présentent la singulière propriété de rester en place, lorsqu'on les a détournés de leur situation naturelle. C’est le phénomène que les botanistes ont appelé catalepsie, par suite d’une ressemblance, au moins apparente , avec la maladie qui porte ce nom dans le règne animal. On l’attribuait à une absence présumée d'élasticité dans le tissu des pédicelles, mais personne n'avait cherché à s’en rendre compte au moyen de l’anatomie microscopique, ni même par une observation soignée des circon- stances: du fait. M. Morren a étudié dans ce but le Dracocepha- lum virgimianum, et il est arrivé à la conclusion que la cause du phénomène est purement mécanique. Dans cette espèce , le pédicelle est très-court. Les fleurs presque sessiles, à l’aisselle de bractées ovales, pointues, sont disposées par paires qui se croisent. Lorsqu'on détourne une fleur horizontalement, avec les doigts, on peut lui faire décrire un quart de cércle, d’un côté ou de l’autre, sans qu’elle re- vienne brusquement à sa place. La tige n’offrant pas la même propriété, M. Morren a comparé attentivement son organisation äntine avec celle de l’organe dit cataleptique. Il n’a trouvé au- cune différence dans la composition anatomique : les couches de cellules , de vaisseaux, de trachées, se succèdent semblable- ment et offrent la plus grande analogie. Un tel résultat conduit à l’idée que la cause est extérieure aux pédicelles. Ce qui le confirme encore, c'est que le phénomène n’a pas lieu si l’on élève ou abaisse la fleur : il faut que la direction imprimée soit horizontale pour que le pédicelle demeure ; sans cela il revient brusquement, comme le font tous les organes analogues des vé- gétaux, par suite de leur élasticité. — Une fleur ayant été déta- chée avec son pédicelle, et avec un petit talon enlevé à la tige, il s’est trouvé, quand on eut fixé le tout avec une aiguille sur le montant d’une fenêtre, que le phénomène ne se produisait plus. On pouvait détourner la fleur à droite et à gauche, et on la 208 BULLETIN SCIENTIFIQUE. voyait revenir brusquement dans sa première position. Done le pédicelle, en lui-même et isolé, est élastique comme tous les pédicelles connus. — La cause du phénomène, sur la plante, réside dans les bractées. Si on coupe la moitié gauche d’une bractée et qu’on détourne la fleur dans cette direction, elle re- vient brusquement ; si on coupe à droite et qu’on détourne à droite, la fleur revient aussitôt en place. En enlevant la bractée, la fleur n’était plus cataleptique. — L'examen de la forme des bractées, du calice et du pédicelle qui sont compris dans leurs concavités, montre la vraie cause du phénomène. Les deux bords de la bractée, étant relevés et aigus, contiennent entre eux la base de la fleur; mais si une impulsion étrangère sort celle-ci de sa position naturelle, le calice qui est ovoïde, se trouve trans- porté au delà de l’un des bords de la bractée, et par suite de la résistance de ce bord, la fleur ne peut plus revenir à l’ancienne place. Après la floraison le pédicelle acquiert de la fermeté et se dresse , au lieu de rester horizontal. Dès lors, s’étant éloigné de la bractée, il n’est plus gêné par elle, et sion le détourne ilre- vient sans obstacle. Tel est ce phénomène baptisé, sans examen, d’un nom pres- que merveilleux pour le règne végétal. Les plantes n’offrent pas de catalepsie, parce qu’elles n’ont pas de système nerveux, ni de système musculaire, et que le seul phénomène qui ressemble un peu à la catalepsie animale est le résultat d’un jeu mécanique tout ordinaire. 7, À ? Le « TABLEAU DES OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAITES A GENÈVE PENDANT LE MOIS DE JUILLET 1837. 2 10 OBSERVATIONS JUILLET 1857.— OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES faites à FOb “ANAT VT 4Q SASVHd ‘SION Na Sunof millim, | millim. 729,25 | 728,88 729,053 | 728,55 729,58 | 729,15 728,54 | 727,69 727,94 | 726,59 728,02 | 727,75 729,58 | 729,58 750,42 | 729,49 727,70 | 726,79 724,98 | 725,25 724,54 | 724,52 725,36 | 724,87 724,00 | 725,52 725,88 | 726,20 750,02 | 729,56 729,85 | 750,96 750,96 | 750,87 729,56 | 728,99 750,01 | 729,53 725,25 | 725,96 727,15 | 726,89 727,50 | 727,09 728,45 | 728,22 727,66 | 727,57 728,60 | 728,29 750,59 | 750,46 750,88 | 750,45 728,92 | 729,62 725,25 | 724,15 725,64 | 726,04 728,04 | 728,26 © D I O1 > O1 19 — RÉDUIT A 0° 3 h. du soir, millim. 728,553 728,80 727,67 726,70 725,72 727,26 727,89 728,81 725,24 722,84 723,76 724,27 724,11 726,55 729,29 750,23 750,16 729,01 729,26 726,27 726,77 727,16 727,87 727,25 728,05 750,06 728,95 727,55 722,17 725,16 728,52 BAROMÈTRE © 9 h. du soir. RSS millim. 728,93 728,46 727,10 726,94 726,72 728,40 729,52 728,15 725,66 724,08 724,06 724,66 725,17 729,52 750,11 751,11 750,40 729,80 728,75 727,15 727,12 728,33 727,68 728,54 728,93 750,20 728,97 727,96 725,15 726,26 729,50 TEMPÉRATURE EXTÉRIEURE EN DEGRÉS CENTIGRADES. 416,2 |447,9 [415,3 |+11,5 415,2 |4H8,1 |417,2 | 415,7 416,6 |419,2 |+21,a | 417,7 +20,2 |424,0 |422,8 |+17,2 417,9 |420,6 |+21,5 |4H6,17 416,6 |+19,4 |+20,5 |+16,9 418,8 |+21,1 |+25,9 |+18,8 425,8 |426,1 [426,8 |+20,9 424,8 |4126,8 |+27,8 |+18,4 415,6 |+412,6 | 415,8 |+15,9 #16,5 [415,8 |+16,4 |+14,5 ———_ à —————— | ——— —————_—_— | —————————_— + ——————— À ——————— | ———— 419,06 | 421,19 | 421,72 | 417,80 | 417,57 | HIS, s.0 727,94 | 727,71 726,85 727,85 416,4 5,5 417,0 422,2 425,6 412,6 45,2 lat. 46° 12°, long. 15° 16” de temps “|| mn 8h." du Ha,7 | | | MÉTÉOROLOGIQUES. 211 fatoire de Genève, à 407 mètres au-dessus du niveau de la mer ; t 3° 49’ à l'E. de l'Observatoire de Paris. ÉTHRIOSCOPE EN DEGR. CENT. 5h.|9bh. du | du soir. | soir. 1° VO % % % v En ot Le © QT NI OI NI SI ON SJ QI C1 19 O1 19 O1 O1 RO O1 2 1 1 1 1 1 1 1 1 > = (ON = — ie: ss 58 NEO O1 =1 O1 D D © ON © O1 D 19 1 OT 19 Le + w % 6 d couv. qq: nu. pluie nuag. 7 > = = = hO NO => = => 19 % vw % % % % OT OT © ON => O1 OT O1 © O1 19 19 O0 M9 1 O7 19 © C1 el 19 O1 Or & A D ONIIE O1 19 9 ON © O1 ON O1 O1 I O1 O1 © + © = = me eù = Qi = - _ s “ [=] LE RÉ GEAR de PE ‘ D al NO tn A _. ÿe Lien VUE PR | ‘ob: ip vas SERIE TIUS = SEE ANT AMOADYME RCA LU LS Bi 5: KAX:E---H list : 1084 | HUE \ fort ir er! ba! trail ‘08: Le Joe | | és ” #1 ÉHEE pe ISSSSSES 3 82 à 53%. ii MP DS fr 2ù -Fae:lres er Hens) DU & LA nec! 841} ct | Pom) te : # À PAETAS Ÿ 1 "AQU? é Fo (ei En He tab, te itet! ED rt +: #1 STE CES fe # à lacet ètle Lau PLTA CAE CIRE | 204 pal | At ÉREL sa a ie À 8 Fa CUT LA TABLEAU DES OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAITES AU SAINT-BERNARD PENDANT LE MOIS DE JUILLET 1837. 214 JUILLET 1857.— OBsEervATIONS MÉTÉOROLOGIQUES faites à l'Hospice” “ANA VI 44 SISVHdA “SION Na Sunorf OBSERVATIONS et 2084 mètres au-dessus de l'Observatoire de Genève ; BAROMÈTRE TEMPÉRAT. EXTÉRIEURE RÉDUIT A 00 EN DEGRÉS CENTIGRADES- Lever du soleil. millim, | millim. | millim. | millim. | 1 570,97 | 571,15 | 590,75 | 570,40 À + 7,0 | 410,6 | 410,7 | +14,0 | + 6,0 @ | 2 569,76 | 569,91 | 569,84 | 570,07 À + 5,5 | + 8,6 | +10,5 | + 9,0 | + 5,8 3 570,18 | 570,19 | 579,78 | 569,50 À + 6,5 | + 8,4 | 410,2 | + 9,2 | + 6,6 4 569,60 | 569,68 | 569,61 | 569,71 À + 6,2 | + 8,5 | 411,0 | +11,0 | + 6,4 5 568,55 | 568,21 | 568,15 | 568,15 À + 5,0 | + 8,5 | + 9,9 | + 9,2 | + 5,0 6 567,77 | 567,85 | 568,15 | 568,90 À + 5,2 | + 7,8 | + 7,4 | + 6,7 | + 5,8 À 7 569,00 | 569,56 | 569,75 | 570,81 À + 3,0 | + 6,5 | + 8,1 | + 8,5 | + 5,2 8 570,99 | 571,19 | 571,49 | 571,524 + 5,2 | 410,4 | 410,9 | +11,5 | + 8,2 9 570,16 | 570,28 | 569,51 | 569,644 + 7,5 | +11,6 | 415,8 | +10,9 | 410,3 10 568,55 | 568,09 | 568,07 | 568,65 À + 7,4 | +11,2 | 411,4 | + 7,0 | + 8,9 BA 568,21 | 567,56 | 567,51 | 566,87 À + 5,2 | + 6,4 | + 9,8 | + 9,8 | + 7,2 12 565,66 | 567,17 | 565,56 | 565,621 + 5,1 | + 7,2 | 110,9 | + 6,4 | + 4,2 15 564,54 | 564,55 | 564,71 | 565,81 À + 5,4 | + 4,0 | + 4,4 | + 3,9 | + 2,6 14 566,11 | 567,01 | 567,55 | 569,14 Ï + 1,6 | + 4,8 | + 5,5 | + 5,0 | + 5,4 15 570,40 | 570,85 | 570,79 | 571,00 À + 5,2 | + 8,2 | 411,6 | 412,0 | + 6,7 16 568,95 | 569,02 | 568,92 | 568,80 À + 5,6 | + 4,8 | + 4,2 | + 4,4 | + 1,2 @ | 17 568,27 | 568,88 | 568,68 | 568,69 À — 0,7 | + 0,7 | + 5,2 | + 2,2 | + 0,5 18 567,95 | 567,93 | 567,95 | 568,415 À + 0,9 | + 6,0 | + 5,35 | + 4,0 | + 2,4 419 568,80 | 568,75 | 568,50 | 567,95 À + 0,6 | + 4,6 | + 6,7 | + 5,4 | + 3,6 20 565,85 | 565,55 | 565,81 | 567,920 + 3,0 | + 41,0 | + 5,0 | + 1,2 | + 4,2 21 564,95 | 564,82 | 564,91 | 564,61 À — 0,2 | + 0,6 | + 0,6 | + 1,4 0,0 22 564,58 | 565,95 | 566,62 | 566,47 | - 1,0 0,0 | + 1,2 | + 2,7 | 40,5 25 567,45 | 568,12 | 568,59 | 568,99 À + 1,5 | + 5,0 | + 7,2 | + 7,4 | + 5,0 € |21 568,21 | 568,11 | 568,56 | 568,01 À + 5,4 | + 6,4 | + 7,5 | + 7,0 | + 2,9 25 567,61 | 567,64 | 568,63 | 567,95 À + 1,1 | + 5,6 | + 6,2 | + 5,5 | + 4,6 26 | 569,45 | 569,74 | 570,11 | 570,80 À + 2,1 | + 6,0 | + 7,8 | + 7,9 | + 6,2 27 571,75 | 571,86 | 571,66 | 571,899 + 5,1 | + 8,6 | 410,4 | 412,3 | + 7,7 28 571,06 | 570,86 | 570,88 | 570,81 À + 6,2 | + 9,8 | + 9,4 | 412,1 | & 8,0 29 569,04 | 568,66 | 568,65 | 568,040 + 5,9 | + 7,9 | 410,4 | 410,2 | + 7,5 50 564,86 | 564,64 | 564,47 | 565,45 À + 6,0 | + 5,6 | + 5,1 | + 2,2 | + 2,5 51 | 565,65 | 565,89 | 566,56 | 567,11 + 0,4 | — 1,0 | + 0,7 | + 0,6 | - 0,5 Moyen:. 568,21 | 568,37 | 568,70 | 568,64 + 3,77 | + 6,26 + 7,65| + 7,01| + 4,53 | NB. Le 10, il y a eu tonnerres. MÉTÉOROLOGIQUES. 215 u Grand Saint-Bernard , à 2491 mètres au-dessus du niveau de la mer, atit. 45° 50" 16”, longit. à l'E. de Paris 4° 44° 30”. TEMPÉRAT. ; HYGROMETRE, EXTRÈÊMES. sol. nua. sol. nua. couvert sol. nua. | sol. nua. serein serein sol. nua. | sol. nua, sol. nua. | sol. nua. serein serein qq- nua. | qq. nua. couvert | couvert pluie couvert sol. nua. | sol. nua. brouill. | brouill. sol. nua. | brouill. sol. nua. | sol. nua. pluie pluie sol. nua. | sol. nua, sol. nua. | sol. nua. sol. nua. | sol. nua. neige neige neige brouill. brouill. | sol. nua. serein | serein sol. nua, | sol. nua. sol. nua. | sol. nua. serein |serein sol. nua. | qq.nua. sol. br. | couvert sol. nua. | sol. nua. pluie pluie brouill. | sol. nua. © © © Ex Hi EE En Er ri Er l ! u A ZZLZLZLLPEZ Z'LZ2LZZZZZ © © Ent En nt Et Ed be Ext EE © Hi Et Et Et Pi Ed ” ZPZLAZZZZLZZZ a 19 Qù O1 19 pa pp ni Ex ri ri p'AZZ Este tr 1 © es PANBRBONA U ve © © © © Et Et ni PE End End En Et #7] | Ês PO En EE Er DAZZLLAZZLALZAAZZ BOB EE EE EH Ô ve UOCRBRPORNINI © NN © O © © NON T'eÙ 1 RAA 1 7272 Li e v ET Li #10 7 5 a 2 1 2 2 1 1 0 0 0 ‘1 0 5 © © WW O NI D © NN GO Où Or @ O1 2 Hi » DIMOUGDRSO Z2ZL2LZZLZ PLZLLLLLLLLLLLLZZ Ve 2 HR © © v l _——— > A N O1 © 9 0 O1 > DZ HOOmO 22 nu [Een | n'z 1 HO D EE QE AE QE EE EE A EE 9 fé CE À | LE s LS 95,8 | 93,5 + L'=] ot Al 91,2 | 92,5 | 95,6 Et # LEP EF ALT #t 9 Li PETER TS np en ci b 4 tt 8 PE Ent} V4 CET € = = + A Ain PAR * L | . en 124 T g San reaz PAT Era PDT FE < ES >] x : A » “ ù re F É sn € D SEUL 2-7. 7 É TE re. ACTES DE : . LS +” Ke SERRE À TS S See Le 8 Z2r8% A RER à eh Se 4 ASE #3 % fre metres or En mitonÀ pi sg | d F ARE :à SN SNS « AOUT 1837. BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DE GENÈVE. DE LA Littérature des Goths. (Second article.) La comparaison des chants de lEdda avec le poëme des Nibelungen, établit évidemment deux grandes divi- sions dans ces poésies, la branche scandinave et la branche allemande. Dans les poëmes et les sagas appartenant à la première, Théodoric ne joue aucun rôle'. Les deux branches poé- tiques s'étaient séparées , et les chants sur Attila étaient passés chez les Scandinaves avant l’époque où les Goths du midi avaient associé, dans leurs poésies , le prince des Amales et le roi des Huns. C’est dans la seule branche ! Théodoric est cependant nommé deux fois dans l’Edda (T. II, pp: 328-330), mais d'une manière si brève, qu’on peut croire qu’il n’y tient cette place , si peu digne de lui, que par une confusion qui a substitué son nom à celui de Theodemir son père, qui fit par- tie de la suite d’Attila. X 14 218 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. allemande que Théodoric de Vérone est le héros par excellence , à qui rien ne peut résister. Les récits scandinaves contiennent de grands détails sur lorigine du trésor, sur les nains et le dragon qui le possédèrent , ainsi que sur la manière dont Sigurd s’en empara. D’après eux, le dragon est tué au moment où il franchit le fossé qui recèle Sigurd. Le trésor est emporté sur un cheval et Sigurd est assassiné dans son lit. Les poésies allemandes ne disent rien de l’origine du trésor , ni de la malédiction qui y était attachée. Hagen raconte par occasion, et brièvement, que Sigfrid a tué les Nibelungen, a enlevé leurs richesses et le chapeau ma- gique du nain Alberic. L'aventure du dragon dont le sang a rendu son vainqueur invulnérable , est indiquée en peu de mots et ne se lie point au trésor. Selon les Allemands, le dragon fut tué sous un rocher ou dans une grotte : le trésor fut enlevé sur un vaisseau , et le meurtre de Sigfrid fut commis à la chasse . ! On aura remarqué, dans l’exposé que nous avons donné ci- dessus du contenu de l’'Edda, une contradiction frappante sur le lieu de la mort de Sigurd. Nous avons dit d’abord qu'il fut assas- siné dans son lit; ensuite que Gudruna comprit son malheur en voyant le cheval Grani revenir sans son maître. Ces traditions opposées sont tirées de deux odes différentes, et l’on sait que ces chants de l’Edda ne sont ni du même âge, ni du même auteur. Les Scandinaves reconnaissent formellement pour leur tradition natio- nale, celle qui fait assassiner Sigurd dans son lit, et affirment que ce sont les Allemands qui placent sa mort dans une chasse. Les chants de l’Edda intitulés : Brynhildar quida 2, (T. II, p.248) et Gudrüna quida 2 (T. II, pp. 293-296 ), qui rappellent cette der- nière opinion, ont donc été écrits sous l'influence des récits alle- mands, et doivent par conséquent être moins anciens que d’autres portions de l’Edda. Une chanson danoise, raconte que Sigurd fut renversé et tué par son cheval, qu’elle nomme Graaman.( Edda. T. IL, p. 890, not. ). DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 219 L’Edda raconte que le sang du dragon ajouta à l’intel- ligence de Sigurd, et lui fit comprendre le langage des oiseaux. Le poëme allemand se borne à dire que ce sang durcit la peau de Sigfrid et la rendit semblable à de la corne. Au rang des différences les plus marquantes qui exis- tent entre les branches scandinave et allemande , il faut placer la diversité de nom et surtout de caractère qu’elles attribuent à l’héroïne. Chez les Scandinaves, la femme de Sigurd se nomme Gudruna : elle est fille de Chrimbhilde. Elle ne veut point la perte de ses frères; c’est Atli son second mari, qui la complote. Elle, au contraire, cherche à les sauver, et après leur mort elle les venge d’une horrible manière. Chez les Allemands, Chrimhilde poursuit sur ses frères la vengeance de son premier époux, et après l’avoir satisfaite elle est tuée par Hildebrand ou par Théodoric, tandis que dans les récits scandinaves Gudruna, vengée d’Atli, passe en d’autres pays et à d’autres aventures. Dans le poème des Wibelungen, Chrimhilde est une princesse bourguignonne de Worms, fille du roi Danckart. Mais d’autres autorités lui assignent une autre famille, et la font fille d’Ardaric, roi des Gépides' ou du roi de Thuringe * , ou d’un duc de Bavière * , ou enfin d’un duc de Saxe “. L’Edda et les Nibelungen sont donc les types des deux branches que nous avons distinguées. Mais ces poëmes ne sont pas les seuls récits qui se rapportent au cycle 1! W. Lazius., de Aliq. gent. migrat. p., 151. ? Pigna., Hist. de’ principi di Este., p. 9. 3 Nic. Olahus, Atil., cap. XVII, p. 192. “ Pistorii Genealog. Reg. Hungar. apud Schwandner, Script. rer. Hungar.T.1, p.758. 220 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. d’Attila : il en existe d’autres , plus ou moins considé- rables, qui se rattachent aux mêmes traditions. Îls sont de divers temps et en diverses langues , en vers ou en prose. Nous donnerons une idée des principaux , en com- mençant par ceux qui se classent dans la branche scan- dinave. La plus remarquable de ces compositions après l’Edda, porte le titre de Jolsunga Saga”. Elle ne contient au- cune trace de christianisme , mais malgré ce caractère d’antiquité , on ne croit pas qu'elle ait été composée avant le 13% siècle. Elle raconte les exploits et ies crimes des Volsunges , depuis Sige, roi de Hunnaland, qui est le chef de leur race. Parmi ces aventures on remarque la trahison de Siggeir , roi de Gautaland , envers Volsung et ses fils : elle ressemble tout à fait à la perfidie d’Atli envers les fils de Giuk. Au chapitre vingt-troisième commence l’his- toire de Sigurd et de son éducation par le nain Reigin, qui lui raconte l’origine du trésor que garde son frère Fafner et sa haine contre lui. L'auteur semble avoir eu pour but de faire en prose, et d’une manière suivie , un résumé des chants de l’Edda. Il se réfère souvent à d’an- ciennes poésies : il en cite des fragmens dont quelques-uns se trouvent dans l’Edda , tandis que d’autres appartien- nent à des poëmes qui n’existent plus. La renommée des Volsunges et des Giukunges se conserve , dit-il, dans les traditions et les poëmes. La grande analogie qu’il y a entre PEdda et la Volsunga Saga dispense de faire l'analyse de cette dernière. Cepen- dant on doit remarquer que cette Saga est quelquefois plus abrégée, et d’autres fois plus détaillée que lEdda. Ainsi, lorsque Sigurd se prépare à tuer Fafner, on trouve ‘ Apud PBioerner., 7’olum. Historic. DÉ LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 221 dans la Volsunga Saga l'apparition d’un vieillard qui Hui donne des conseils. La liaison de Sigurd avec Brynhilde n’est point aussi innocente que dans l’Edda. Il en résulte une fille qui porte le nom d’4s/auga'. Après avoir raconté le supplice de Swanhilda et l'issue funeste de l’entreprise tentée par ses frères pour la venger, la Vol- sunga Saga finit par un récit qui lui est tout à fait par- ticulier, et qui contient l’histoire d’Aslauga. Brynhilde, en mourant, l'avait confiée à un serviteur fidèle nommé Heimer, qui, pour la soustraire aux haines qui mena- çaient son enfance, l’enferma avec ses richesses dans une grande barpe et la porta dans les régions septentrionales. Il y fut assassiné par des hôtes perfides, qui s’empa- rèrent d’Aslauga et de ses trésors, et cette princesse infor- tunée passa sa jeunesse dans l’exercice des emplois les plus vils. C’est ainsi que se termine la Volsunga Saga, sans faire connaître le reste de l’histoire d’Aslauga. Dans une autre Saga, du quatorzième siècle, un per- sonnage appelé Gest raconte qu'il a vu Sigurd, fils de Sigemund , à la cour de Halfrec, roi de Frackland ( Fran- conie). Il décrit ses aventures, son combat avec le serpent, son arrivée au château de Brynhilde, son ma- riage avec Gudruna et sa mort ?. L'auteur suit les tradi- tions scandinaves , mais on voit que celles des Allemands étaient connues dans son pays, puisque en racontant le meurtre de Sigurd il a soin de dire que les Allemands (thydverskir menn) prétendent qu’il fut commis dans une chasse. Cette même Saga contient le singulier dia- ! Cette tradition se trouve encore ailleurs. V. Zs/ands Landna- mabok, p. 383. Hauniæ, 1774. * Norn. Gesti Sag., apud Bioernér., Folum, historic. 222 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. logue entre la géante de la montagne et Brynhilde, qui se lit aussi dans l’Edda*. Mais longtemps avant l’époque où ces Sagas furent rédi- gées, et avant le temps de Sæmund, les chants des Scandi- naves avaient rendu populaires les aventures de Sigurd. On sait, en eflet, qu’au milieu du onzième siècle, un roi de Norwége ayant aperçu deux artisans qui se bat- taient , ordonna à son skalde de composer des vers sur ce sujet, en supposant que l’un des combattans était Sigurd et l’autre Fafner. Il résulta de cette plaisanterie du roi une sorte de parodie dont quelques strophes ont été con- servées?, et qui prouve que l’histoire de Sigurd était fré- quemment chantée dès ce temps-là. Les communications si fréquentes entre la Scandinavie et les Iles Britanniques portèrent, dans ce dernier pays, les poésies relatives à Sigurd. Mais les Danois avaient déjà connu les récits des Allemands, et les poëtes de PAngleterre reçurent des traditions mélangées. On les retrouve en cet état dans un poëme anglo-saxon , fort remarquable, composé au septième ou huitième siècle , sur les exploits et les aventures des Princes Scyldinges, ou Danois du Jutland *. Ces guerriers étaient Goths d’ori- gine ( Géatas) , et Béowulf, fils d’Ecgthiof, était un des plus illustres. Il devint roi à la mort de Higelac et mourut en 340. Dans ce poëme on introduit un chan- ! Helreïd Brynhildar, Edda, T., IL, p. 260 et seq. ? Edd. Rhythm., T. WI, p. 899. not. % De Danorum rebus gestis sæcul. WL° et IV°, poëma Danicum dialecto anglo-saxonicä, edid. G. Johns. Thorkelin. Hauniæ, 1826, 4°. Le manuscrit fait partie de la Bibl. Cottoniène, et son écriture paraît être du dixième siècle. L'éditeur croyait cette composition du quatrième siècle, mais il exagérait son antiquité. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 223 teur qui raconte des faits héroïques , qui peint un guerrier attaquant un serpent gardien d’un trésor. Il le perce de son glaive sous un rocher et emporte sur son vaisseau les richesses du monstre. Le manuscrit anglo-saxon qui a conservé ce poëme est écrit sans que les mots soient séparés , et Péditeur , avant de le traduire, a dû établir le texte et sa ponc- tuation. Cette opération délicate, et toujours un peu arbi- traire, a une grande influence sur le sens de chaque vers; aussi lorsque le méme travail a été fait de nouveau par MM. Conybeare, leur texte s’est trouvé peut-être meilleur, mais certainement fort différent de celui du premier édi- teur *. Dans la nouvelle recension , le vainqueur du dra- gon se nomme Sigemund, qui est le nom du père de Sigurd dans lPEdda, il est de la race de Walsing ( Vol- sung ), et ces noms complètent le rapport des traditions anglo-saxonnes avec celle de la Scandinavie. On voit que le chantre de Béowulf n’a pas en tout suivi lEdda, et le rocher sous lequel le serpent est tué, le vaisseau qui emporte Por, ces traditions étrangères aux Scandinaves, prouvent que les récits des Allemands étaient parvenus chez les Danois avant l’époque de la compo- sition du poëme anglo-saxon. D’autres poésies écrites dans la même langue parlent d'Ermanaric, d’Atli, de Guthere ( Gunther }, de Gifica et de Théodoric, et attes- tent ainsi les importations faites par les Danois en Angle- terre. Leurs relations étaient d’autant plus faciles que les langues danoise et anglo-saxonne étaient presque identiques. On sait que vers l’an 1000 leur ressem- blance était encore si grande, que Canut-le-Grand com- * Illustrations of Anÿlo-Saxon poelry .Lond., 1826, 8°. 224 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. posait des vers qui étaient également compris par les deux peuples qu’il gouvernait !. On a recueilli dans les îles Féroë d’anciennes chansons qui ont le même caractère que le poème de Béowulf. Elles contiennent un mélange des récits de l’Edda avec les tra- ditions allemandes. Les aventures de Sigurd y paraissent sous le titre de Siura Kveai, qui répond au Sigurda Quida ( Sigurdi oda ) des Scandinaves ?. Il semble que , par une conjecture assez probable, on peut retrouver dans l’histoire les Giukunges de l'Edda et de la Volsunga Saga. Paul Diacre, en parlant d’Agelmund, fils d’Ajo, chef des Vinili ou Combards , affirme qu’il tirait son origine des Gunginci, qui étaient parmi eux la race la plus noble *. La Volsunga Saga parle en termes presque semblables des Givkungi*, et nous penchons à croire que ces deux noms ne désignaient qu’une même famille. Les Bourguignons et les Lombards étant des peuples de même origine , chacun d’eux put facilement s'approprier des traditions qui peut-être appartenaient à Vautre. Cependant nous pensons que ce serait une erreur de placer les fils de Giuk parmi les Lombards, et d’après notre conjecture il y aurait aussi un anachronisme dans le récit de Paul Diacre, puisque Agelmund, chef de Lombards dans le pays des Rugiens , à une époque antérieure à leur arrivée sur le Danube, où ils parvinrert dans le second * Turner, cité par Thierry, Histoire de la conquête d’'Angle- terre, T.I, p. 184. ? Prœf. ad. Edd., T. IL, p. xxn1,, not. Hist. Longobard.; Y, 14. Marius Equicola, et quelques autres historiens, ont fait descendre des Gung'inci la famille des Gon- zague. * Volsung. Saga, Cap. 47. Interim Volsungos et Giukungos ce- lebritate famæ cunctos superasse heroas ac proceres. DE LA LITTÉRATURE DES GOTES. 225 siècle ', ne pouvait point descendre du Giuk contem- porain du père d’Attila. Si malgré ces difficultés on eroit pouvoir reconnaitre les Giukunges dans les Gunginci de Paul Diacre , le passage de cet historien prouvera la grande célébrité de cette famille au huitième siècle, et il west pas douteux qu’elle la devait aux chants et aux poésies qui avaient répandu sa renommée parmi les peuples de la race gothique et germanique. Le dialecte des Ostrogoths étant le plus cultivé, fut vraisemblablement le plus riche en récit poétique, et fut peut-être employé plus tard à les écrire. Ces chants, d'origine gothique, qui ont pénétré dans tant de régions diverses , se sont-ils fait entendre dans la capitale de l'empire d'Orient? M. de Schlegel répond à cette question par une conjecture affirmative. Les Warangiens, dit-il, fidèles aux mœurs et au goût de leur pays , apportèrent ce poëme à Constantinople , aux frontières orientales de l'Europe. 1 n’a pas donné de preuves de cette assertion, et, en eflet, il n’en existe pas. Il n’est entré dans aucun détail sur sa probabilité , nous tâcherons de suppléer à son silence. On sait que des relations très-fréquentes existaient au moyen âge entre la Scandinavie et Constantinople. Les hommes du nord sortaient de leur pays pour aller servir les empereurs grecs, dont ils formaient la célèbre garde warangienne, et lorsque, au onzième siécle, Eric roi de Danemark vint dans la capitale de l'empire d'Orient, il y reçut les hommages des Warangiens, qui le reconnurent pour le souverain de leur nation *. Il y avait, dans cette grande cité, un nombre d’Islandais si considérable, qu'on y con- ! Petr. Magist. in excerpt. legation., p. 24. ? Sax. Grammat, p. 228. 226 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. D: sacra une église à un saint évêque de Skalholt, mort à la fin du douzième siècle *. Dans cette foule de Scan- dinaves, plusieurs étaient d’une naissance illustre, et des princes norwégiens vinrent quelquefois se placer sous les drapeaux des empereurs ?. Harald, l’un d’eux, était lui-même un poëte distingué * , et l’on peut croire qu’il se trouvait dans les rangs des Warangiens d’au- tres hommes qui , suivant les usages du Nord, unissaient le goût des vers à celui des armes, et qui devaient, dans leur exil, se plaire à redire les anciennes poésies de leur pays. Les Warangiens conservaient leur langue, et aux fêtes de Noël ils regardaient comme un privilége honorable de s’en servir en adressant leurs vœux à Pem- pereur “. Pendant les mêmes solennités , les Goths exé- cutaient aussi en présence du souverain un chant national (vo yorGixoy ) qui était accompagné par des instrumens de musique. Constantin Porphyrogénète en a conservé quelques vers, mais ils sont si défigurés que, malgré une espèce de glossaire polyglotte , qu’un Grec moderne y a ajouté, et en dépit des efforts de quelques savans cri- tiques , ils sont restés absolument inintelligibles 5. J’a- jouterai que non-seulement les Scandinaves portèrent De Troïl, Lettres sur l'Islande, p. 62. ? Snorro Sturless., Hist. reg. septen., T. IL, p. 57. Cet historien raconte, dans un autre passage, que dans les fêtes données à Sigurd, prince de Norwége, par l’empereur Alexis, on vit paraître dans le cirque de Constantinople les représentations des Ases, des Wolsunges et des Ginkunges.— C’est ainsi que les hommes du nord interprétèrent les images qu’on offrit à leurs regards. 3 Pontoppidan., Gesta et veslig. Danorum. T. E, p. 34. * Godin. offic., p. 90, n° 12, Iyxauese. 5 Constant. Porphyr., De Cœrimon. Aulæ Byzant. lib. 1, cap. LXXXIIT et Reiskii, Comment., p. ut. — Forster., Hist. des voyag.. au nord, trad. par Broussonet, T. I, p. 392 et suiv. DE LA LITTÉRATURE DES GOTUS. 227 en Grèce leur langue, mais qu’ils y firent aussi usage de leur écriture , dont il reste le plus singulier monu- ment ; car il est difficile de ne pas attribuer aux Waran- giens les inscriptions runiques qu’on voit sur le lion qui fut jadis au Pyrée, et qui est maintenant à l’entrée de Parsenal de Venise *. Ces détails, les seuls que nous ayons pu rassembler, ne contiennent aucune preuve positive de l’assértion que nous devions examiner ; cependant il reste probable que parmi les nombreux Scandinaves habitans de Constantinople, il y en eut qui chantèrent les poésies héroïques de leur pays, ou réci- tèrent les sagas qui avaient pour eux tant d’attrait. Mais ces récits et ces chants des barbares furent tout à fait fugitifs : ils n’excitèrent point de curiosité, ne furent point interprétés et ne laissèrent aucune trace. Revenons maintenant aux récits de la branche alle- mande ,; à ceux qui se rattachent au grand poëme des Nibelungen. Nous avons suffisamment parlé des diffé- rentes formes qu’il a revêtues en divers temps, de ses éditions successives, et nous nous bornerons à dire que les remarques faites tout à l'heure à l’occasion du poëme anglo-saxon sur Béowulf, assurent aux poésies de la branche allemande une grande antiquité; car, pour que les tradi- tions qui les distinguent aient pu être connues des habi- tans du Jutland , et qu’elles aient passé de là dans la Grande-Bretagne avant le septième ou huitième siècle, il faut nécessairement que leur existence remonte au moins au sixième siècle. On voit donc qu’elles égalent en ancienneté les chants de l’Edda. On trouve plus tard, mais cependant avant la dernière rédaction des Nibelungen, d’autres traces * Akerblad., Notice sur deux inscriptions runiques. 8°, — Mus- toxidi, dans l’Antologia, 1832, T. XLVII, pp. 78-83. 228 DE LA LITTÉRATURE DES GOTIS. de la connaissance que les peuples des bords de la Baltique avaient des traditions allemandes. Ainsi, au commencement du douzième siècle, un chanteur saxon voulant avertir. Canut, prince de Danemark et roi des Obotrites , des embüches qu’on lui tendait, chanta de- vant lui la perfidie si connue de Grimilde envers ses frères. L’historien a soin de prévenir que le prince con- naissait parfaitement et aimait tout ce qui tenait aux Saxons, et qu’en chantant en sa présence cette célèbre fraude , c’était lui donner un salutaire avertissement !. Rappelons ici ce que nous avons dit précédemment du poëme d’Hildebrandt, traduit vers l’an 800 dans la langue des Francs , et le témoignage de l’archevéque Foulques , qui avait trouvé dans des livres teutoniques des récits semblables à ceux que l’Edda contient sur la famille d’Er- manaric, et concluons que bien longtemps avant les dernières rédactions des Wibelungen , les poésies d’ori- gine gothique du cycle d’Attila étaient généralement connues dans toute l'Allemagne et y avaient été translatées dans ses différens dialectes. Elles devinrent si populaires que Wolfram d’Eschenbach les désigne plusieurs fois dans ses Romans , et dit expressément dans le Titurel, que les aveugles chantent Seyfrid, dont la peau avait été rendue semblable à la corne par le sang d’un dragon. Un peu après la rédaction des Wibelungen, les mêmes traditions entrèrent dans la composition de PHeldenbuch ou Livre des Héros, qu’on a aussi attribué à W. d’Eschen- bach et à Henri d’Ofterdingen. Cet ouvrage doit être Saxo-Gramm., Hist. Danic., lib. XII, p. 239. Tunc Cantor quod Canutum Saxonici et ritus et nominis amantissimum scisset… speciosissimi carminis contextu notissimam Grimildæ erga fratres perfidiam..….. famosæ fraudis exemplo. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 299 considéré comme un recueil de fabliaux composés par différens auteurs , et rédigé sous une forme un peu diffé- rente de celle qu’on lui a donnée pour l’imprimer. Aux récits des Goths sur Attila, Hermanaric, Théodoric, Seyfrit et les rois de Worms, on a réuni dans l’Helden- buch un grand nombre de traditions lombardes sur le roi Rother, l'empereur Otnit, Laurin, et autres vaillans guer- riers. Les Croisades ont aussi contribué à la formation de ce recueil , et on y raconte des voyages d’outre-mer, remplis des aventures les plus merveilleuses. L'auteur, quel qu’il soit, avoue qu’il se servit d’un ancien livre pour composer les deux premières parties, et M. Gley conjecture que cet ancien livre était probablement la collection de Charlemagne. Théodoric, dans l’Helden- buch ; comme dans toutes les poésies de la branche allemande, est le premier des guerriers : il l'emporte en force et en vaillance sur tous les autres, et, dans les com- bats qui se livrent près de Worms, dans le jardin des roses , il est vainqueur même du redoutable Seyfrit ‘. L’Heldenbuch appartient proprement à l’Allemagne méridionale, mais dans le Nord de ce grand pays on rédigea aussi des poëmes analogues. La bibliothèque de Copenhague possède un manuscrit du quatorzième siècle, dans lequel on lit, en ancien saxon, l’histoire du roi Laurin , de Walberan , roi des nains, et de Théodoric. Ces récits ont de grands rapports avec ceux de la der- nière partie de l’Heldenbuch , maïs le recueil saxon , au Eckart., Franc. orient., 1, p. 867. — Mart. Crusii, Annal. Sue- vic.; T. I, pp. 219-220. W. Schlegel., Deutsch. Museum, pp. 27-28. — Koberstein, Manuel de lhist. de la lit. allem. , pp. 40-41, trad. franç. — Loëve Veimars, Resume de la lit. allem., p.31. —Gley, Lang. et lit. des Francs., p. 8. 230 DE LA LITTÉRATURE DES GOTIIS. dire de Nyérup , donne plus de détails sur Laurin et le prince de Vérone *. D’anciennes chansons danoises, dont il paraît difficile de connaître l’époque, défigurent la grande catastrophe des Wibelungen et la transportent dans une petite île du Danemark. Elles racontent que dans l’île de Auen, un guerrier appelé Nogling et surnommé Widing donna sa fille Grimilde en mariage à Sigfrid Horn. L'époux mourut, sa femme passa à de secondes noces, et invita à cette solennité ses deux frères Haquin et Falquard. À leur arri- vée Grimilde les fit attaquer par des guerriers qui lui étaient dévoués , et les deux frères périrent après avoir fait une résistance héroïque. Dans la suite, Rancko , fils de Haquin, attira Grimilde dans une caverne, sous pré- texte de lui découvrir un trésor , l’y enferma et la laissa mourir de faim ?. On voit ici que le chanteur danois a réduit à de petites proportions la grande épopée alle- mande. Il lui a assigné pour théâtre une petite île , située à entrée de la mer Baltique , il y place quatre châteaux *, et il a mêlé dans son récit les traditions scandinaves à celles de l'Allemagne. La manière dont il raconte la mort de Grimilde rappelle un passage fort obscur de PEdda, dans lequel Gudruna reproche à Atli d’avoir fait mourir sa mère de faim“. Nous verrons aussi que les Scandi- ! Symbol. ad lier. Teuton. antiq.; edit. ab Erasm. Nyerup. Hau- niæ, 1787. 4°. col. 1-82. præf. pp. xvI-XvII. 2 And. Velleius., Centur. cantilenar. danic. de priscis regib. et reb. gestis. Hafniæ, 1643. 8°. — Kæmpe-Viser, 1787. — Stephan., Not. ad Saxon, p.230. 3 L'ile de Huen fut celle que le roi de Danemark donna à Ticho Brahé. Il y éleva le vaste observatoire qu’il nomma Uranibourg. 4 Alla-mal in Grælensko., Str., LIL. Matrem capiebas meam DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 231 naves, en transportant chez eux les récits allemands , les altérèrent et racontèrent qu’Attila avait péri de la même manière. Nous venons de montrer que les traditions qui carac- térisent la branche allemande s'étaient approchées des royaumes du Nord , qu’elles y avaient pénétré et qu’il en était résulté quelque mélange. Maintenant nous allons voir la masse entière de ces traditions transportée chez les Scandinaves, traduite dans leur langue et devenue ainsi une partie de leur littérature. Il paraît qu’au treizième siècle il existait en Allemagne un recueil considérable des aventures de Théodoric et de tous ses compagnons de guerre. C’était l’époque où les Norwégiens traduisaient un grand nombre de livres étrangers , et une de leurs sagas rapporte qu'un évêque de Widaros ( Drontheim ), alors capitale de la Norwége, ayant eu connaissance de ces récits, les emporta dans son pays et les fit traduire en sa langue sous le titre de Wilkina Saga. On raconte que cet évêque vint en Allemagne au temps de l’empe- reur Frédéric IT, pour le mariage de Christine , fille de Ha- quin-le-Vieux, roide Norwége, avec un prince d’Espagne’. Toutes ces indications chronologiques étant fausses? , on ne saurait ajouter foi à ce récit, mais on peut croire Et letho dabas propter thesauros . +... in antro fame enecasti. Vid. Edd., T. IL, p. 873 et not. ! V. Blomsturwalla Saga, dans la préface en suédois que Pe- ringskiold a mise en tête de la Wilkina Saga. ? L'empereur Frédéric Il, est appelé dans cette saga roi d'Es- pagne. Il mourut en 1240, et le mariage de Christine est de l’an 1256. Elle épousa un frère d’Alphonse X, qui portait le nom de Phi- lippe. La saga l'appelle Henri, et le dit frère de l’empereur. 232 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. que la Wilkina Saga fut traduite vers la fin du treizième siècle , sur les écrits en langue allemande dont elle parle en plusieurs endroits À. Le champ des aventures racontées dans la Filkina Saga comprend PEurope tout entière , depuis l'Espagne et l’Italie jusqu'aux régions qui entourent la mer Baltique. Le traducteur , dans sa préface , dit que cette histoire, dont loriginal était en allemand ; a pour sources les poëmes qui étaient autrefois chantés pour charmer les loi- sirs des princes. Elle commence par l’histoire de Samson, qui enleva la fille du comte de Salerne et qui fut le grand- père de Théodoric. Les aventures de Théodoric et des guerriers qui lui sont attachés y occupent la principale place. Attila, Sigurd, Chrimhilde, Gunnar, etc., y jouent aussi de grands rôles , mais les récits qui correspondent au poëme des Nibelungen forment une narration à part sous le titre de Niflunga Saga, qui la distingue du reste de l'ouvrage *. Cest de cette partie que nous avons prin- ctpalement à nous occuper. Dans la Wiflunga Saga, la ville de Gunnar, roi des Niflungs, est appelée V’erniza. Sigurd est tué par Hogni, et Chrimbilde, sa veuve, se remarie avec Attila. Sept années après cette union elle fait inviter ses frères à venir à Susat, capitale du Hunnaland. À peine Gunnar et les Niflungs ont-ils passé le Rhin, qu’ils se trouvent sur les 1! Wilkin Sag. proæm., Hæcce presens historia.… reliquarum omnium germanico idiomate ( Thystri tungu ) conscriptarum maximè luculenta est. 2 Historia Wilkinensium, Theodorici Veronensis ac Niflungo- rum ex mss. codicibus linguæ veleris scandicæ, in hodiernam sueiscam alque latinam translala, operà, Joh. Peringskiold. Stockholm, 1715, fol. — La Niflunga Saga commence au chap. 319, p. 434. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 233 terres de Rodingeir, margrave de Bakalar : ce seigneur les accueille, se joint à eux, et bientôt ils arrivent à la cour d’Attila. Les récits du festin, de la querelle et du combat ressemblent assez à ceux qu’on trouve dans les Nibelungen. Gunnar, blessé et fait prisonnier dès le commencement de la bataille, est jeté dans une affreuse prison où il trouve la mort. Gernot tue Blodlin ; Hogni tue Irung : le lieu du combat est nommé Holmgard, et l'on voit encore, est-il dit, la paroi qui porte le nom d'Irung et la marque de la lance d'Hogni. La mort de Blodlin entraine Rodingeir au combat, il tombe sous les coups du jeune Gislher. Alors paraît Thidrikur (Théodoric ) accompagné de Hil- debrandt. Il veut venger son ami, et es poëmes allemands, dit la saga, célèbrent ce combat, et la bonté de son épée, qui était appelée Eckisax *. Hildebrandt tue Gernot et Gislher. Cependant la rage de Chrimhilde est au comble ; elle saisit un tison ardent et en frappe ses frères pour s’assurer qu’ils sont sans vie, Cette féroce action indigne Attila autant que Théodoric, et celui-ci, d’un coup de sa fameuse épée, coupe cette cruelle reine par le milieu du corps. Théodoric voyant Hogni dangereusement blessé > lui accorde la vie, le fait porter chez lui et charge une de ses parentes de le soigner. Cette femme devient enceinte, 1 Sax, chez les nations du nord de l’Europe, désigne une sorte d'épée ( Schilter, Glossar. leul., p. 695. — Scherz, Glossar. ger- manic., col. 1366. — Wittichind. Corbeiens. » 1, p. 5. — Rhote de &ladio., veler., pp. 184-218. — Un manuscrit de l'arsenal, qui contient le roman de Brut, voulant donner l'étymologie des noms Essex, Middelsexe , etc., dit : Sexe, ce disent les Anglais Plusieurs couteaux est en français (Raynouard, dans le Journal des Savans, 1830, p. 568.) X 15 234 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. et Hogni en mourant lui recommande de nommer leur fils Aldrian, et lui indique les moyens de le mettre en pos- session du trésor des Niflungs. Théodoric prend ensuite congé d’Attila et retourne en Italie avec son fidèle Hilde- brandt. Ses aventures dans ce voyage, ses succès contre l’'usurpateur de Vérone , sa conversion au christianisme, forment le sujet de plusieurs chapitres. Cependant Al- drian a grandi, et pour venger sa famille il profite du désir qui possède toujours Attila de voir le trésor des Niflungs. Par une route souterraine il le conduit au lieu qui le recèle, il l’y enferme, et malgré ses prières il le laisse périr au milieu des richesses qu’il a tant convoitées. Ce court extrait montre que la Niflunga Saga a suivi un poëme des Wibelung'en qui n’était pas celui que nous avons maintenant , et qu’elle a eu encore d’autres sources. En rappelant les poëmes qui racontaient les événemens de la cour d’Attila, cette saga s'exprime en ces termes : « Ainsi furent accomplis les malheurs que la reine Erka avait pré- dits-en mourant à son époux, s’il s’alliait avec la race des Niflungs , et certes ils sont dignes d’être lus ces poëmes théotisques , qui font connaître les récits des habitans de Susat. Ces hommes ont rendu témoignage de la mort d’Hogni et d’Irung, et de l’affreux cachot où le roi Gunnar termina sa vie. On montre encore les ruines de la salle des Niflungs, la muraille occidentale où commença le combat, et le lieu que la vaillance d'Hogni a rendu si célèbre. Les monumens et les noms de ces choses demeurent encore. Nous avons aussi reçu des renseignemens des hommes les plus estimés de Bréme et de Munster *, qui , sans au- eune communication avec ceux dont nous venons de parler, se sont accordés avec eux, et l'on ne saurait 2 Brimum eda Mænslerborg. DE LA LITTÉRATURE DES GOTES. 235 douter de la vérité de ces traditions populaires, qui ont été écrites dans la langue théotisque *.» Dans un autre endroit la Filkina Saga” décrivant Parmure de Sigurd, dit qu’il portait un dragon sur ses armes, « parce qu’il s’était acquis une gloire immortelle en tuant un énorme serpent qui était appelé Fafni par les Warenges *.» Elle ajoute que « les anciennes histoires assignent à Sigurd le premier rang parmi les héros , et que sa renommée, à ja- mais durable, est célébrée en langues étrangères, par tous les peuples qui habitent au nord de la mer de Grèce {.» Nous abandonnons la comparaison des faits contenus dans la Niflunga Saga avec ceux des autres récits; mais nous examinerons un point de géographie. On a vu que le poëme des Wibelungen désigne clairement la résidence d’Attila comme étant située en Hongrie, et qu’il s’accorde fort bien là-dessus avec l’histoire. Les Scandinaves ne sont point aussi exacts : ils connaissent le Rhin, et ne placent pas fort loin de ce fleuve la demeure d’Attila. Dans l’Edda, le voyage de Gudruna, depuis Worms jus- qu’à la capitale de son second époux, se fait dans l’espace de vingt-un jours”, mais celui de ses frères semble beau- coup plus court. Ils partent par le Rhin, et peu après avoir pris terre © ils voient le palais d’Attila. Dans un * Thyderstri tungu. — Miflung. Sag:., cap. 367, p. 494. ? Cap. 166. 3 Waringi, les Scandinaves. * Sigurd est pour les hommes du nord le type du courage. Dans un dialogue (du treizième siècle) entre un guerrier norwégien et un démon, celui-ci répond que de tous les personnages qui souf- frent en enfer, Sigurd, vainqueur de Fafni, est celui qui supporte les tourmens avec la fermeté la plus héroïque (Script. histor. Islandor. de rebus gestis veler. Boreal., T. NI, p. 198 ). 5 Quida-Gudrunar, W, 56, p. 318. Alla-mal., 35, p.438 : parvo autem inde spatio. 236 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. autre passage, il est dit qu’ils traversèrent une sombre forêt". Toute cette géographie est très-vague ; mais lors- que les Scandinaves traduisirent les écrivains allemands; ils se permirent de bien plus graves altérations. La NWif- lunga Saga place la Hunnia ou Hunnaland dans les pays appelés maintenant Frise et Westphalie. La capitale d’Attila, qu’elle nomme Susat, est la ville actuelle de Sæst ?, et par une conséquence de ces déterminations, Rakalar (Pech- larn ), résidence de Rodingeir, doit être transportée à peu de distance du Rhin. Aussi nous avons vu que la même saga appelait, en témoignage des aventures des Niflungs, les habitans de Brême et de Munster. Ajoutons qu’elle raconte que, lorsque les rois de Worms quittèrent leur demeure, ils marchèrent jusqu’au confluent du Rhin avec la Duna. Assurément de toutes ces licences géogra- phiques, la plus étonnante est celle qui transporte la ré- sidence royale d’Attila de la Hongrie en Westphalie. On peut cependant expliquer, au moyen de l’histoire et des monumens , comment cette erreur a été commise. Il paraît que les migrations des Huns portèrent une partie de cette nation dans le nord-ouest de la Russie. Des conjectures probables font présumer que ces Huns passèrent en Suède, et que, chassés de ce pays par la fa- mine, ils vinrent s'établir, vers le septième siècle, entre Alla-quida., 13. — Mirkvidr, La forêt noire. V. Suhm. Not. ad. calc. Hervor. Sag., p.258.— Dithmar. Merseburg., Ghron., p. 142, ed. Wagner., cum not. Ursini. Norimberg., 1807, 4°. ? Susat., Susatum., Civitas Susatensis ( Godefrid, Monach. ad ann., 1225, ap. Freher. Corpus Hist, med. œvi. T. I, p. 394. — Æneæ Sylo. de Stat. Europ. c. 29. — Cluver., Introd. ad geogr., p. 253), aujourd'hui Sæst, dans le Comté de la Marck, en Westpha- lie, fut jadis distinguée parmi les villes anséatiques, et célèbre par ses lois. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 237 le Rhin et l’Elbe. C’est dans cette région qu'on trouve un grand nombre de tombeaux, qui y sont désignés par les noms de Hunen-Bedden et de Hunen-Knap, et ces déno- minations mêmes semblent les rapporter aux Huns ‘. A l’époque où les Norwégiens traduisirent les poëmes alle- mands , les souvenirs de la Aunnie de Westphalie n’é- taient pas entièrement effacés, et ils y placèrent la royale demeure d’Attila. Ce n’est pas seulement dans les langues du nord de PAllemagne qu’on a raconté les prouesses des guerriers d’Attila. Les auteurs qui, au moyen âge, s’efforçaient d’écrire en latin, ne dédaignèrent point ces sujets, qui auraient pu leur paraître barbares ; ils traduisirent ou imitèrent les chants de la Germanie, et il nous reste un poëme épique sur les aventures de Walther, prince d'Aquitaine, qui fut un des otages livrés à Autila et élevé à sa cour *. Il y a beaucoup d’incertitude sur l’auteur de ce poëme. On sait positivement que le plus ancien des moines de Saint-Gall qui ont porté le nom d’Ekkéhard, écrivit au dixième siècle en vers latins, la Vie de Walther à la * Graberg de Hemsô, Doutes et conject. sur les Huns du nord, Florence, 1810, 8°, et dans le Magaz. Encycl., 1811, T. Il, p. 307-339. — Malte Brun. Ann. des Voy., T. VI, p. 347-358. — Keisler. Antiq. seplent., pp. 102-103.— Gaïllardot et Percy, dans le Magaz. Encycl., 1811, T. IL, pp. 63-74. — Notice d'un ancien tom- beau en Westphalie, dans les Ann. des Foy., T. IX', pp. 361-367. — Regnoul, dans les Mémoires des antiquaires de France, T. I, p. 449 et suiv. ? De primé expeditione Atlilæ in Gallias, edid. F. Chr. Fischer. 1780. 4°.— Continuat. Lips., 1792. 4°. V. J. Galeani Napione, Lips., Lettera in Ciampi. Vit. di Cino da Pistoia., Pisa, 1813, pp. 164- 465.—Harles., Suppl. ad brev. Not. liler. Roman. part. IL, p. 393. Meusel., Bibl. Hist., V.1, p. 344. — Harles et Meusel indiquent plusieurs articles à consulter dans les journaux allemands. 238 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. forte-main (Vita Waltharii manu fortis), et que cet ou- vrage, qui se ressentait de la barbarie teutonique, fut corrigé à Mayence, d’après les ordres de l’archevéque ÂAribon, par Ekkéhard IV, qui vivait au onzième siècle. D'un autre côté, un manuscrit du poëme de Walther, semblable, à quelques variantes près, à celui que Fischer a publié, porte une préface de vingt-deux vers, par laquelle un Geraldus, fort inconnu, présente cet ouvrage à Erckambald , à qui il donne le titre de Sacerdos. Lui- même s'intitule : Peccator fragilis Geraldus nomine vilis, sans dire précisément que le poëme qu'il offre soit de sa composition. Ce manuscrit fut écrit au douzième siècle, et plus tard on y ajouta une inscription qui porte que saint Gérald, religieux de Fleuri sur Loire, paraît ( ut videtur ) être l’auteur de cet ouvrage *. D’après cela Gérald a pris place dans Phistoire littéraire, et son ami ou protecteur Erckambald, a été reconnu, à droit ou à tort, pour l’archevêque de ce nom, qui siégeait à Tours vers la fin du dixième siècle. Ce seul témoignage n’aurait pas suffi pour établir que le moine de Fleuri était Pauteur de ce poëme, mais d’autres manuscrits se joignent à celui de Paris pour confirmer cette opinion, et forment, par leur accord , une autorité qui nous paraît être d’un grand poids *. 1 Casuum Sancli-Galli, continuat. I, auct., Ekkehard., IV°, p. 118, cum not. Ild. ab Arx. apud Pertz., Monum. German. hist., T. II. — Anonym. Mellicens. de Script. Eccl. cap. 70, ad calcem B. Pez, Bibliot. Benedict. 2 Bibl. Reg. Paris. cod. lat. Colbert, n° 6388 nunc 8488 4, in- 12°, sur vélin, 35 feuillets; à la fin on lit ces mots : Explicit lib. Tifridi epi Crassi de civitate nulla. 3 Hist. lillér. de la France, T. VI, p.438. — Manuscrit de Carls- DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 239 Cela n'empêche point que les Ekkéhard de Saint-Gall n’aient composé aussi une Vie de W'alther à la forte main ; mais nous sommes enclins à penser que l’ouvrage de ces religieux n’est point celui que nous avons, et dont Fischer a été le premier éditeur. L'épisode de Walther, qui forme un des anneaux du cycle d’Attila, peut avoir été l’objet des travaux de plusieurs poëtes, et l’on trouve dans la chronique de la Novalèse un éloge de ce guerrier, en huit vers, qui pourrait bien appartenir à une troisième com- position latine sur le même sujet, dont l’auteur ( Sapiens versicanorus ) serait demeuré inconnu *. Les premiers éditeurs du poëme de Walther exagé- raient son antiquité. Fischer le croyait du sixième siècle, et Molter rapportait au neuvième le manuscrit de Carls- rube, qui, mieux examiné, a été reconnu pour être du onzième siècle. Galeani Napione jugeait que cet ouvrage était d’origine italienne, tandis que Fischer pensait qu’il avait été com- posé en France. Il rendait son opinion probable en faisant ruhe du onzième siècle, provenant de l'abbaye de Reichenau. — Manuscrit de Bruxelles du onzième siècle, autrefois à l’abbaye de Gemblours, et intitulé : Geraldi liber duorum Sodalium W'altharii et Haganonis ( V. les notes de MM. Pertz et d’Arx sur l'ouvrage d'Ekkehard IV.— Buchon, Quelques souvenirs de courses en Suisse, pp 431-432). Le baron Joseph de Lassberg, littérateur distingué, qui habite le château d’Eppishausen en Thurgovie, s’occupait d’une édition du poëme de Walther ( Orellii præfat. ad Hilperic.— Turici, 1832, 8° ), et pensait que Gérald n’a été qu'un plagiaire im- pudent. Il avait pris copie, à ce qu’il paraît, de la traduction d'Ek- kéhard I, pendant un séjour qu'il fit à Saint-Gall : il lemporta avec lui dans son abbaye, et à son relour il dédia cet ouvrage comme sien. (Buchon, ibid. ). — Il ne nous paraît pas certain que le poëme d'Ekkéhard soit le même que celui de Gérald. 1 Chronic. Novalic., cap. VIL, fol. 704, apud Murator. Scrip. rer + Tal., T. HU, part. II. 240 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. remarquer dans ces vers des expressions qu’il rapportait à la langue celtique *. Mais quel que soit l’auteur de ce poëme, il ne tira son sujet, ni des historiens, ni des chroniques, et il est évident qu’il ne put lui être fourni que par les chants allemands qu’il traduisit ou imita. Il semble même quelquefois se référer à des autorités anté- rieures, c’est-à-dire à des poésies plus anciennes *. Les événemens du poëme de Walther se placent immé- diatement avant la catastrophe des rois de Worms : ils se lient aux aventures d’Attila, et l’on en retrouve la trace dans les récits allemands des temps postérieurs. Walther, otage chez Attila, était fils d’Alphere, roi d'Aquitaine. Gibico, roi des Francs de Worms, n’ayant qu’un fils en trop bas âge, avait livré au roi des Huns le noble Hagano, descendant des Troyens , et Herric, roi de Bourgogne, résidant à Châlons, lui avait aussi remis sa fille Hiltgund. Attila, qui est appelé indifféremment roi des Huns ou des Avares , est dépeint comme un modèle de noblesse et de modération : il n’a de violence que contre ceux qui lui résistent, et se conduit en père avec les otages qu'il a reçus. Gibico, roi des Francs, meurt, Guntharius son fils lui succède : il refuse d’acquitter le tribut promis à Attila, et Hagano s’échappe de la Pannonie pour rejoindre à Worms le nouveau roi. La guerre s'allume, Walther commande l’armée des Huns, et remporte sur Guntharius une grande victoire. Cependant le désir de revoir sa patrie le tourmente, et il communique ses projets à la princesse de Bourgogne, qui lui a été promise dès son enfance. Il la détermine à fuir avec lui, et l’enlève après avoir enivré dans un festin Attila et tous les Huns. Ces ? Præfal., p. vi et xt. ? v.685. Quem referunt quidam Scaramundum nomine dictum. DE LA LITTÉRATURE DES GOTSS. 241 deux amans arrivent devant Worms : le roi Guntharius, qui veut s’emparer d’Hiltgund et de ses trésors, fait suc- cessivemént attaquer Walther par ses plus vaillans guer- riers , mais le prince d’Aquitaine est invincible, et mal- gré ces combats, dont la description forme une grande partie du poëme, il parvient à rentrer dans ses états, où il épouse Hiltgund et règne pendant trente années !. On reconnaît aisément dans Gibico, roi de Worms, le Gibica de la loi des Bourguignons, le Giuk de PEdda, le Giebich des Nibelungen. Son fils Guntharius est le Gun- dahar ou Gundicarius des historiens, le Gunnar de l’'Edda et le Gunther des Nibelungen. Hagano, descendant des Troyens *, ne peut étre que le redoutable guerrier appelé Hogni dans PEdda, et Hagen de Troneg ou de Tronje dans les Nibelungen *. I faut ici remarquer que le poëte latin appelle Francs les habitans de Worms , mais lorsque Walther voit s’avancer contre lui les guerriers de cette ville, il s’écrie : Non assunt Avares hic, sed Franci Nebulones cultores regionis, et l’on retrouve dans ce vers le nom des Nibelungen. IL est plaisant de voir Fischer prendre cette dénomination pour une injure , et entasser de l’érudition pour prouver que les Francs la méritaient. Mais si le nom des Wibelungen se retrouve ainsi dans © Cepoëme a 1452 vers dans l'édition de Fischer. Le latin en est barbare et quelquefois inintelligible. — Frid. Molter l'a traduit en allemand sous le titre de Prinz W’alther von Aquitanien, 11782, 4°. ? v.27, Nobilis hoc Hagano. . ... .. ++... veniens de germine Trojæ. 3 Le nom de Hagano peut dériver de Hagan, qui, dans l’ancien allemand, désigne l’arbrisseau épineux appelé Paliure (Schilter, Gloss. teuton., col. 417. — Scherz., Gloss. &ermanic., col. 590), et le poëte latin fait deux fois allusion à cette étymologie. v. 1347, O Paliure, virens folis, ut pungere possis. v. 1417, Hic-tandem Hagano spinosus. 242 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. le poëme de Walther, ceux de ce héros et de son amante se lisent aussi dans le poëme allemand, et Walther y est désigné comme espagnol. Les mêmes aventures font partie de la Wilkina Saga , ce grand recueil de la cheva- lerie allemande. On y voit que Walther de Waskastein !, cousin de Dietrich de Berne, avait été donné dans son en- fance en qualité d’otage à Attila par son oncle Ermenric roi de Pouille (Puli). Il enleva de Susat, capitale des Huns, Hildegunde , fille d’Ilia, comte de Grèce, nièce d’Osan- trix roi des Wilkiniens et des Russes, et après avoir tué onze guerriers qui avaient été envoyés à leur poursuite et blessé Hogni qui était avec eux, 1l arriva avec son amante chez Ermenric , qui trouva les moyens d’apaiser Attila ?. Les aventures du prince d'Aquitaine se répandirent dans l’Europe, en rayonnant depuis l’Allemagne dans toutes les directions. Nous venons de les trouver à occident dans le poëme latin qui paraît avoir été com- posé sur les bords de la Loire; la Wilkina Saga les montre au septentrion, et nous allons les rencontrer encore à lorient chez les Polonais et au midi en Italie. Mais avant de les suivre dans ces régions, remarquons que l'ouvrage latin dont nous nous occupons, composé au dixième siècle, d’après des poésies allemandes plus anciennes , ne peut laisser aucun doute sur la connaissance que Charle- magne dût avoir de ces dernières , ni par conséquent sur la nature du recueil qu'il fit faire. \‘ Les nations slaves, en recevant de l’Allemagne les ré- cits sur Walther les altérèrent , et les Polonais mirent le héros aquitain au rang de leurs compatriotes. Voici ce * Waskastein, Vasconia, la Gascogne. ? Wilkina Saga, cap. 84-87, pp. 156-160. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 243 que raconte Boguphal, évêque de Posnanie, au treizième siècle. Dans le royaume des Lèchites, au temps du pa- ganisme, Walgersz Wdali ( Walther-le-Fort ) possédait le château de Tiniec , près de Cracovie. Ce comte avait fait prisonnier Wislans-le-Beau , prince de Wislicia, de la race de Popiel, et il avait pour femme Helgonde, fille d’un roides Francs. Cette princesse avait préféré Walgersz au fils du roi d’Allemanie. Le seigneur de Tiniec était venu pendant trois nuits chanter sous les fenêtres d’Helgonde, l'avait enlevée, avait traversé le Rhin avec elle, et avait tué son rival qui s’était opposé à sa fuite. Pendant une absence de son époux, Helgonde eut la curiosité de voir Wislans , elle en devint éprise, le mit en liberté et le suivit à Wislicia. Walgersz à son retour y vint aussi pendant que Wislans était à la chasse ; Helgonde feignit d’abord de le bien re- cevoir, mais ensuite elle le livra à Wislans qui le fit lier à des anneaux de fer scellés dans le mur d’une prison, et pour augmenter son supplice les deux amans le rendaient souvent témoin de leur tendresse. Une sœur de Wislans, qui était fort laide, eut pitié du prisonnier et lui promit de le délivrer s’il s’engageait à l’épouser. Elle détacha ses chaînes et lui apporta son épée. Le lendemain Wislans et Helgonde vinrent dans la prison de Walgersz, mais celui-ci s’élançant sur eux les pourfendit l’un et Pautre d’un seul coup de son épée. On montre encore aujour- d’hui , dit l’historien du treizième siècle, le tombeau d’Helgonde dans le château de Wislicia *. Le poëme de Walther fut apporté en Italie, et il y eut le sort qu’éprouvèrent plus tard beaucoup d’autres ro- mans; il fut translaté en prose. Un moine de la Nova- Boguphal., Chronic. Poloniæ, in Sommersberg., Script. rer. Silesiac,, T. II, pp. 57-39. 244 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. lèse en orna, au onzième siècle, la chronique de son couvent, et en cita textuellement un grand nombre de vers. Le monastère de la Novalèse ne fut fondé qu’au huitième siècle *, mais cela n’empêcha pas le bon reli- gieux de raconter que Walther, contemporain d’Attila, ÿ vint expier ses péchés, qu’il y donna Pexemple le plus parfait de douceur et de prudence : qu’il s’y appliqua à la culture des légumes , et que, dans sa vieillesse, ce moine jardinier (monachum olitorem), chargé par son supérieur d’une mission délicate, déploya la même valeur qui l’avait jadis illustré. Dans un autre chapitre le chro- niqueur fait vivre Walther au temps du roi Didier, et Pon peut remarquer encore dans son récit une scène tou- chante entre le héros et son vieux cheval de bataille: Enfin on y lit que Walther termina ses jours à la Nova- lèse et fut enseveli, ainsi que son petit-fils, dans le'sépulcre qu’il avait creusé de ses propres mains ?. On peut, à juste titre, étre surpris de ne trouver en ltalie aucun autre souvenir des anciennes poésies gothi- ques et. allemandes dont nous recherchons les traces. La domination des Goths et des Lombards , la puissance de la maison d’Este, qui s’étendit sur plusieurs pays de PAllemagne , tant de relations actives entre le nord et le midi des Alpes , semblaient devoir faciliter à Pltalie 4 Mabillon, Annal. Benedicl., T. II, ad ann. 739. — Id. de re Diplomat. Vib. VI, n° 62.— Murator. præfat. ad Chron. Noval, T. H, part. IL, Script. rer. Ilal. 2 Murator., Script. rer. Ttal., T. IL, part. Il, col. 704-709. — Zd. Anliq. med. œvi., T. III, dissert. 44, col. 964-973. — Piemonlesi ilustr., T. IV, p. 165 et seq. — Ciampi, 7. di Gino , pp. 165-170, not. — On trouve dans les deux derniers ouvrages l’extrait que M. Galeani Napione a fait du roman de Walther, d’après la chroni- que de la Novalèse. Un savant italien prépare une nouvelle édi- tion de cette chronique. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS: 245 la connaissance des chants septentrionaux. L’invasion d’Attila , la ruine d’Aquilée ont bien fourni le sujet de quelques romans en prose et en vers , écrits en langues provençale , française et italienne‘, mais tous ces ou- vrages n’ont aucun rapport avec les poésies allemandes : les personnages et les faits y sont absolument différens. Le plus remarquable de ces romans composés en Italie , est en même temps le plus inconnu. Quoiqu'il soit en langue française il porte le titre latin de 4tila flagellum Dei, et il fut écrit en 1358 par Miccolo de Casola de Bologne, qui prétendit avoir tiré ses matériaux de la chronique que Thomas d’Aquilée avait composée par ordre du patriarche Nicétas. Muratori en a cité quelques vers , et le manuscrit unique se trouve dans la Bibliothèque de Modène *. Rien dans ce poëme ne rappelle les traditions allemandes *, et si J.-B. Pigna, qui, dans son histoire de la maison d’Este, s'annonce pour suivre Casola #, nomme Chrimbhilde, fille du roi de Thuringe*, ce n’est point le poëte bolonais qui la lui a fait connaître. L'histoire nous apprend que Théodoric-le-Grand, ce principal personnage des poésies allemandes du moyen âge, devint roi des Ostrogoths vers l’an 457 , à la mort ! Quadrio. Stor. d’ogni poes., T. IV, p. 589.— Fontanini, dell’ Eloquenza italien, Gb. 1, cap. XIIE, pp. 42-43.—Haym, Bibl. Ital., T. IL, p. 32. ? Muratori, Antich. Estens., præf., p. xx. * Je dois cette certitude à l'extrême obligeance de MM. Lombardi et Galvani, bibliothécaires du duc de Modène. Ils ont bien voulu, à ma prière, parcourir le gros volume de Casola, C’est vraisem- blablement des Annales Boiorum d’Aventin, publiées en 1554, que Pigna atiré la mention qu’il fait de Chrimhilde. Pigna, Hist. de’ Princip. di Este, 1510, in-fol., p. 24. 5 Pigna, Zb., pp. 8 et 9. 246 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. de Théodemir, qui était son père ou son oncle ; mais les romanciers allemands ont singulièrement embrouillé sa généalogie. Ils racontent qu’un chef Amale, nommé Z’an- dalaric et surnommé Samson , épousa la fille de Rudiger, duc de Salerne, et que de cette union sortirent Ermenric, Dithmar, roi de Vérone, et une fille dont on ne dit pas le nom. Dithmar eut pour fils Dietrich de Vérone, et la fille de Samson devint mère de alther de Waskastein. Ermenric, à l’instigation d’Odoacre , força Dietrich à se retirer auprès d’Attila, qui le rétablit plus tard dans la possession de Vérone *. Ses états, dans le nord de PItalie reçurent le nom de sa race et furent appelés 4melungia ou Amelungaland *. Les sagas d’origine allemande représentent Théodoric comme doué d’une force et d’une taille plus que humaines. Il n’avait pas de barbe, mais une superbe et abondante chevelure blonde couvrait sa tête ; il avait des yeux bleus, des sourcils noirs, la taille mince et les membres de con- formation athlétique *. On prétend qu’un magicien évoqua devant Charlemagne plusieurs héros des siècles passés, et que Théodoric apparut sous une forme très-ressemblante à ce portrait“. Celui qu'Ennodius trace de ce prince, dans le panégyrique qu’il prononça en sa présence, ne s’accorde 1 Peringskiold, Not. ad Cochlæi Vil. Theodor., pp. 271-277.— Chronic. Quedlinburg., in Leïibnitz., Script. rer. Brunsvic., I, p. 237. — Chronic. Ursperg.. ? Wilkin. Sag., cap. XXXIL p.74. 3 Wilkin. Sag., pp. 23-24. — Peringskiol, ibid., p. 241. % Peringskiold, Not. ad 741. Theod., pp. 242,269,270 : In eandem fere sententiam mutato paulisper verborum ordine et structurä..……. descripserat Widforulus, qui alio nomine vocabatur Magus Jarlus, cum imaginem ejus coram Carolo-Magno Cæsare repræsentaturus erat, prout prolixius relatum est in Annalibus Ormi Snorronidæ..…. inter cimelia librorum mss. Regii Collegii Antiquitatis… DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 247 avec ces détails romanesques que sur l’éminence de la taille. Il vante son teint blanc et coloré, et son visage qui, foudroyant dans la colère , était d’une beauté sans nuage dans la joie”. Suivant les sagas , Théodoric fut couronné à Rome, et on lui éleva une statue qui le représentait monté sur son cheval Falko *. Cet animal était célèbre dans les romans et dans les fables superstitieuses auxquelles l’arianisme des Goths donna naissance. Il portait, dit-on, son maître quand il descendit aux enfers, et lorsque saint Jean etSymmaque le précipitèrentdans le cratère de l’Etna*. Une chronique raconte aussi qu’à la fin du douzième siècle, Théodoric, monté sur son cheval noir, apparut sur les bords de la Moselle {. Ce n’est pas seulement aux Scandinaves , aux Français, aux Italiens, aux Polonais, que les Allemands transmi- rent leurs récits poétiques sur Attila et Théodoric. Ils les communiquèrent encore aux Hongrois, nation moins ancienne en Europe, et étrangère à toutes les autres par: son origine et par sa langue. Les Madgiars avaient , comme les autres peuples , leurs poésies , leurs jongleurs et leurs chansons populaires *. Ils trouvèrent leur nou- veau pays rempli des récits sur Attila et Théodoric; ils les adoptèrent en les modifiant, et plus tard ils les employèrent comme documens historiques. Ils racontent 1... Inirà sine comparatione fulmineus, in lætitià sine nube formosus. ? Wilkin. Sag., cap. 380. * Otton. Frising., Chron., V, 3. — Rymbegla., part. Il, cap. 32, p. 4%5. * Godefrid Colon. in Freher. Rer. Germ. Script. I, p. 361. 5 Notar. Regis Belæ. 5 Joh. de Thwrocz., Chron, rer, Hung'ar. — Nic. Olahi, Atilla, cap. IL et IV. 248 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. que Théodoric s’unit d’abord aux Romains contre les Huns, et qu’à la bataille de Kesmawr il reçut une blessure. au front qui le fit surnommer Æalhatatlan Détreh , c’est-à- dire l’immortel Théodoric. Lorsque Attila devint roi, Théodoric se soumit à lui : il fut dès lors son compa- gnon fidèle et épousa sa nièce”. Attila laissa deux suc- cesseurs ; Chaba, qu'il avait eu de la fille de Pempereur Honorius; et Aladaric, qui était fils de Crimhilde*, Dietrich de Vérone excita ces deux princes à se faire la guerre, et fut cause, par son astuce , de la ruine de l’empire des Huns. La grande bataille que se livrèrent les fils d'Attila dura pendant quinze jours , et le nom de Prælium Crumhelt qu’on lui donne , peut faire croire qu’elle repré- : sente le combat fatal des Nibelungen. Les Hongrois van- tent l'éclat inaltérable d'un casque, que Théodoric avait conquis sur des géans qui habitaient une caverne située près de Vérone. Tout ce qui lui appartenait était merveil- leux, et la Wilkina Saga , qui parle aussi de ce casque, décrit sa fameuse épée, qui n’avait pu être trempée qu’a- près qu’on eut parcouru neuf royaumes pour trouver l’eau la plus convenable à sa fabrication *. Nous ne poursuivrons pas plus loin les anciennes tra- ditions sur Attila et Théodoric. Elles ont traversé tout le moyen âge, et forment une chaine poétique , qui, depuis les temps rapprochés de ces rois , parvient aux âges mo- dernes. Les poëmes , les contes , les chansons sur Attila, 1 Nic. Olahi, Aüilla., cap. XVII. — L'histoire apprend que la femme de Théodoric était fille de Clovis. 2 Joh. de Thwrocz, ibid, — Cet auteur a suivi Simon Kéza qui, au treizième siècle, composa une chronique des Hongrois. Il an- nonce qu'iltire ses récits ex anliquis libris de geslis Hungrarorum. 5 Hilk. Sag., p.100. DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. 249 Dietrich de Berne, Sigfrid, ont fait dans la vaste Alle- magne, et pendant plusieurs siècles, amusement de tous les rangs de la société, depuis les princes jusqu’aux ar- tisans et aux laboureurs ‘. Le père du théâtre allemand, Hans Sachs, fit de Sigfrid le sujet d’une de ses nom- breuses tragédies , et depuis le quinzième siècle ce héros invulnérable, le prince de Vérone et le roi des Huns remplissent les nombreuses histoires fabuleuses que l’im- primerie fournit sans cesse à la curiosité du peuple. En terminant ici nos recherches sur les récits poéti- ques dont l’origine remonte aux Goths d’Ermanaric , d’Attila et de Théodoric, nous sommes bien éloignés de prétendre avoir épuisé cet intéressant sujet. Nous déclarons au contraire que nous n’avons fait que l’effleu- rer, et que nous connaissions d'avance la faiblesse de l’esquisse que nous pouvions en tracer. C’est dans les écrits des savans de l'Allemagne qu’on peut trouver des notions complètes , des recherches approfondies et des conjectures ingénieuses sur les développemens suc- cessifs de ces traditions épiques du moyen âge. Leurs 1 Aventin., Hist. Boior, p.165.— Chron. Quedlinb. apud Leïbnitz. rer. Brunsv., IL. p. 237. — Fischer., Not. ad Atiilæ prim. exped. in Gallias, p. 42. Ce dernier auteur cite la chronique manuscrite de Strasbourg qui dit que les paysans parlaient et chantaient beaucoup de Dietrich de Berne. — Wolfg. Lazii, De Migral. gent, p. 686.— Goldast. præf., T. II, Const. Imp. Nemo princeps cujus quidem memoria superest, Theutonorum carminibus celebratior ullus fuit, quæ passim adhuc à vulgo nostro in Germaniâ, Dani, Suedià et Hungarià decantantur. — Theod. à Niem., De Schismate inter Urban. et Clement. lib. UE, cap. VIIL, p. 62... Theodoricum Alemani dilexisse videntur, quem adhuc Theodoricum de Berne Germaniæ vulgus appellat, necnon quasdam de ipso cantilenas in vulgari Theutonico ad ipsius regis laudem dictaverunt, quæ adhuc plerumque per rusticos et mæchanicos decantantur. X 16 250 DE LA LITTÉRATURE DES GOTHS. ouvrages n'étant pas généralement connus, nous avons cru pouvoir risquer l'essai qu’on vient de lire, mais nous reconnaissons sans peine que nous ne possédons ni l’érudition , ni les secours qui seraient nécessaires pour exposer d’une manière satisfaisante la marche de ces traditions. Notre seul but a été de donner de nouvelles preuves de lexistence d’une ancienne littérature go- thique, et de faire voir qu’elle ne se bornait pas seulement à des traductions de la Bible et à des commentaires théo- logiques. Nous avons voulu montrer que les Goths si cultivés en Mæsie ne Pétaient pas moins à la cour d’Attila, et que leurs chants, fort supérieurs à ceux de tous les peuples barbares , furent l’origine de ce réseau de tradi- tions et de poëmes , qui s’étendit sur toute l'Europe, et intéressa si vivement toutes les classes dé la société, en se mettant à la portée de toutes, sous forme d’odes, d’épopées , de récits ou de chansons populaires. On re- trouve des transformations analogues dans les romans de chevalerie, quoique leur origine soit bien différente, et cette mutation continuelle de forme était un carac- tère et un besoin du moyen âge. Si cet essai excitait la curiosité et attirait sur le même sujet l’attention de quel- que littérateur plus en état de le traiter dans toute son étendue, notre but serait atteint et notre espérance dépassée. F. RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES POPULATION DE GENÈVE, SON MOUVEMENT ANNUEL ET SA LONGÉVITÉ, DEPUIS LE XVI SIÈCLE JUSQU'A NOS JOURS. Par I. Edouard Mallet. (Second article.) Dans un précédent article nous avons examiné, d’après l’ouvrage de M. Mallet, le mouvement de la population de Genève de 1549 à 1814. Pour la période récente de 1814 à 1833, spécialement étudiée par l’auteur, nous avons exposé ce qui concerne les mariages et les naissances. Maintenant nous allons compléter cet extrait en parlant de la mortalité dans l’époque actuelle, et en la comparant, pour chaque âge, à celle des époques antérieures. Ce dernier point de vue est sans contredit d’un haut intérêt. Nous pourrons le développer d’autant mieux que M. Mallet en à fait l’objet particulier de son attention. Décès (de 1814 à 1833.) Il est mort annuellement à Genève, d’après la moyenne des vingt années, une personne sur 46,92, proportion très-faible, presque rigoureusement égale à celle des nais- 252 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES sances. En France le rapport est de 1 décès sur 39,7 habitans. L’accroissement des décès a suivi la même progression que celui des naissances et de la population totale; mais M. Mallet ne s’arrête pas à ce chiffre, qui n’a guère d’im- portance quand on peut connaître la vie moyenne et la vie probable. La première s’obtient, comme on sait, en faisant la somme des années, mois et jours, vécus par toutes les personnes décédées, et en divisant cette somme par le nombre des individus : la seconde est re- présentée par l’époque à laquelle la moitié d’une popula- tion que l’on considère a cessé de vivre. Cette partie du travail de M. Mallet se recommande plus particulièrement par Pexactitude qu’il y a mise, par l’étendue des recher- ches qu’il a dà faire, et par les conséquences nouvelles qu'il en a tirées. Vie moyenne et vie probable. La vie moyenne a continué de s’accroître à Genève, depuis vingt ans , comme dans les siècles antérieurs. Il en a été de même de la vie probable. Voici, pour le dé- montrer, un tableau abrégé de ceux de M. Mallet. VIE MOYENNE. VIE PROBABLE. — ©, ET © Ans. Mois. Jou. Accroiss. Ans. Mois. Jou. Accroiss. A la fin du XVI®E siècle 21 2 20 100 8 7 26 100 XNIPEtsrècle 5 0258, 2" 120 :,.13, 3: 461416 AMONT ON CNE EURE DLLD 00 1530 220 IS EESTI ANA 1800 LEE CT 34 6 11 162 31 3 5 361 1801-1813. "65 38 6 O0 181 40 8 O0 470 1814-1833 . . .'". . . LOS "TE LAS 0 29" 52 La vie probable et la vie moyenne des femmes ont toujours été plus longues que celles des hommes. Pour la dernière période la différence est de 4 ans, 2 mois, 27 SUR LA POPULATION DE GENÈVE. 253 Jours de vie moyenne, et de 7 ans, 2 mois, 23 jours de vie probable. En divisant la période de 1814 à 1833 en deux pé- riodes de dix ans, on trouve que la vie moyenne et la vie probable ont un peu diminué : la première de 5 mois, 10 jours , la seconde de 1 an, 4 mois, 11 Jours. On peut s'en étonner, si l’on part de l’idée que la prospérité d’un peuple et un développement plus complet de bienfaisance, d'éducation et de richesse , doivent augmenter la durée moyenne de la vie ; mais nous nous sommes convaincus, par le détail de quelques chiffres, que le fait particulier dont il s’agit, tient à un renouvellement plus rapide qu’à l'ordinaire des familles genevoises, par émigrations et im- migrations. Ce mouvement remplace des individus bien élevés et prévoyans, par des ouvriers d’une classe infé- rieure, des domestiques ou des manœuvres qui apportent avec eux des chances de vitalité moins bonnes que celles des Genevois.Notre éducation publique, nos mœurs prévoyantes et industrieuses , élèvent les fils de ces nouveaux venus 3 mais leur arrivée continuelle ternit un peu le tableau de notre population. L’effet s’augmente de ce que les indi- vidus élevés à Genève émigrent en masse > Pour remplir ailleurs des professions relevées, sous le point de vue de Pinstruction qu’elles exigent, comme celles d’horlogers, mécaniciens, négocians, instituteurs ou pasteurs. Je me hasarderai à comparer ce mouvement à celui de riotre beau lac : les ruisseaux et les rivières s’y jettent chargés de limon; le Rhône en sort pur et transparent. Ce qui peut troubler notre lac, c'est une crue excessive des eaux qui s’y ver- sent; notre population est aujourd’hui soumise au même accident. L’affluence des ouvriers où manœuvres étran- gers a été bien plus grande de 1824 à 1833, que dans les dix années qui ont précédé : la vie moyenne de l’en- 254 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES semble a dû s’en ressentir. Je ne donnerai qu’une preuve de la vérité de cette considération : c’est que l’affluence des étrangers s’est accrue surtout en individus du sexe masculin, et que c’est aussi pour cette catégorie que la vie moyenne a diminué. La vie moyenne et la vie probable des femmes ont, au contraire, un peu augmenté dans la seconde dizaine d'années. Lorsqu'une population a une bonne moyenne de vie, elle la conserve en étant laissée à elle-même. Elle l’auymente même, car les idées de pré- voyance et d'hygiène qui ont amené cette longue vie, se développent de plus en plus dans une population qui y est disposée, quand les familles ne changent pas ; tandis que l'éducation de nouveaux venus est toujours à recommencer. Malgré cette cause de perturbation , la vie des habitans de Genève est probablement aussi longue ou plus longue que celle d’aucune autre population urbaine. M. Mallet ne trouve que la ville de Carlisle qui en approche: on y trouve 41 ans de vie probable. Pour les villes de Belgique, elle est de 24 ans, en prenant la moyenne des deux sexes *. À Genève, la vie probable s’est accrue constam- ment et d’une forte quantité, depuis trois siècles. « C’est que, dit M. Mallet, si maintenant les mariages sont moins féconds qu’autrefois , on conserve bien plus d’en- fans nouveau-nés , on en amène un bien plus grand nombre à l’âge d'homme. Or, comme la richesse et la prospérité d'un peuple ne dépendent pas du nombre absolu de ses habitans, mais du nombre relatif de ceux qui sont dans l’âge du travail et de la force, on com- prend que la valeur réelle et productive de la population de Genève , s’est accrue dans une proportion bien plus forte que sa population absolue : celle-ci n’a fait que ! Table de Quetelet, I, p. 162. SUR LA POPULATION DE GENÈVE. 255 doubler depuis trois siècles, l’autre a reçu un accrois- sement plus que double de l’augmentation numérique de la population. » La vie moyenne et la vie probable n’ont pas augmenté semblablement à Genève, comme il parait au premier coup.d’œil que cela devrait avoir lieu. M. Mallet en donne clairement l’explication dans les termes suivans. « Si, dans une population donnée , il meurt beaucoup d’enfans en bas âge, leur vie probable, c’est-à-dire le terme au-dessus et au-dessous duquel il mourra un nombre égal d'individus de cette population , se trouvera basse. Mais si les individus échappés à cette époque dangereuse prolongent leur carrière jusqu'à un âge avancé, la vie moyenne, produit de laddition de la somme de leurs années , n’en sera pas moins assez forte : elle pourra ex- céder la vie probable. «Si, au contraire, de grandes précautions ont été prises pour préserver les jours de l'enfance, l’âge auquel il survivra la moitié des nouveau-nés se trouvera de beau- coup prolongé. Mais les individus dont Pexistence déli- cate aura été amenée par beaucoup de soins jusqu’à l’âge adulte, ne vivront pas aussi longtemps que le petit nom- bre d’individus robustes qui, dans le cas précédent, échappaient seuls à la mortalité de l'enfance. La somme des années vécues ne sera donc pas très-forte, et il pourra arriver que la vie moyenne soit plus faible que la vie probable. «Exemples.—AÀ. Si sur 1000 enfans il en est déjà mort 900 à Pâge de 5 ans, la vie probable ne sera que de 5 ans. Mais si les 500 survivans vivent l’un dans l’autre 50 ans, la vie moyenne qui en résultera pour les 1000 individus sera d’environ 26 ans. «— B. Si sur 1000 enfans la moitié survit encore à 40 256 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES ans, et si les individus vivans à cet âge n’ont plus en moyenne que 10 ans de vie, la vie probable sera de 40 ans, et la vie moyenne restera au-dessous de ce chiffre: elle ne dépassera pas 37 ans. « Le premier cas est celui des populations peu avancées dans la civilisation , sujettes à des épidémies qui affec- tent particulièrement lenfance, souvent décimées par la famine ou habituellement travaillées par la misère , man- quant de précautions hygiéniques et sanitaires, où les soins médicaux sont mal administrés, où le bas âge est meurtrier, mais où, en même temps, la forte morta- lité de l’enfance est compensée par une grande fécondité. C’est celui du peuple de beaucoup de grandes villes, sur- tout dans des temps reculés. « Le second cas est celui des populations progressives, civilisées , des pays les plus peuplés, où l’on élève avec grand soin les enfans , mais où les mariages en produi- sent peu , où les habitudes et le mode de vivre sont sains et bien entendus , où règne l’aisance, où des soins mé- dicaux habilement dirigés ont combattu le fléau des épi- démies et prolongé l’existence d’une foule d'individus. V. prob. V. moy. @ Ainsi dans le siècle dernier, Simpson trou- vai h Londres acurst a uilamenn st 6 hr 16% Piton dla. ed du te nm és Deparcieux (Normandie et Perche). . . 16 — 25 9 Duvillard, en France, à la fin du 18° siècle. 20 4 28 9 Et au contraire Muret, qui travaillait sur la population prospère du pays de Vaud . . . 41 4 35 (1 « À Genève, la vie probable a été inférieure à la vie moyenne jusqu’au commencement de ce siècle : cette infériorité, très-forte au seizième siècle, et qui, au dix- septième, était encore de près de moitié, a graduellement SUR LA POPULATION DE GENÈVE. 257 diminué jusqu’à la fin du siècle dernier, où la vie pro- bable était peu inférieure à la vie moyenne : dès le com- mencement du dix-neuvième siècle, la vie probable a dépassé la vie moyenne. » En examinant le tableau des vies moyenne et probable à Genève, on trouve, la vie probable étant prise pour terme de comparaison à chaque période successive : XVIe siècle XVIIME XVIIe XIXme Vie probable 100 100 100 100 Vie moyenne 245 . 193 114 92 M. Mallet a calculé, d’après les décès de 1814 à 1833, des tables de mortalité, survivance, vies moyenne et pro- bable, à chaque âge et pour les deux sexes, pour la ville de Genève’. On pourra s’en servir utilement dans les assu- rances et dans les questions relatives aux paies de retraite, aux lois militaires, etc. La mortalité à chaque äge suggère à l’auteur des observations et des réflexions qui méritent d’être connues. « La première journée de la vie, qui voit à la fois naître et mourir tant d’enfans mal constitués, est si fatale, qu’elle enlève à elle seule 1 enfant sur 51. Le second jour est déjà trois fois moins meurtrier. Le troisième jour est deux fois moins dangereux que le second. La mortalité diminue encore dans les jours suivans, d’une manière moins rapide, mais assez régulière. Le reste du premier mois est encore très-dangereux , puisque la moitié environ des enfans qui meurent dans la première année, succombent dans ce premier mois, qui se trouve ainsi onze fois plus meurtrier que les autres. À un mois, il est déjà mort 6,85 enfans sur cent naissances. * MM. Lombard et Heyer avaient déjà calculé des tables com- plètes pour la ville de Genève et une partie des faubourgs, sur les 15 ans de 1816 à 1830. ( Bibl. Univ. août 1334 ). 258 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES « La mortalité décroit encore dans le rapport de 4 ; à 1 du premier au second mois, de 2 à 1 du second au troisième, de 3 à 2 du troisième au sixième; dans les six derniers mois , la diminution est peu sensible. Dans tout le courant de la première année, il meurt 1 enfant sur 7,2 naissances. «Un coup d’æil jeté sur la mortalité de la première an- née, soit à Genève dans les temps antérieurs , soit dans d’autres pays , prouvera combien le chiffre que présente maintenant Genève est avantageux. «La seconde année est trois fois moins dangereuse que la première : elle emporte 1 enfant sur 21. La troisième est moitié moins meurtrière encore : il meurt pendant son cours 1 enfant sur 42. «De 3 à 8 ans, la mortalité diminue de près des deux tiers : de 8 à 17 ans elle est très-faible : c’est aussi dans cette période que se trouvent les années où l’on meurt le moins , la 10€ et la 14€. Depuis 17 ans, la proportion des morts augmente à peu près d’un tiers, et oscille dans les mêmes proportions jusqu’à environ 43 ans. Dès lors elle augmente graduellement, et ne tarde pas à se préci- piter. Ainsi de 51 ans à 60 ans la mort emporte un quart des survivans : presque moitié des sexagénaires meurent de 61 à 70 ans; les trois quarts des septuagé- naires sont enlevés de 71 à 80 ans, et de 81 à 90 ans, il meurt les dix onzièmes des octogénaires. Enfin on compte 56 nonagénaires accomplis , soit un seul individu arri- vant à cet âge sur 194 : les derniers s’éteignent à 99 ans; notre table ne fournit pas un seul centenaire. « Un coup d'œil jeté sur les tables de mortalité suffit pour voir que les vies probable et moyenne , en partant du point fondamental de la naissance auquel elles sont calculées d’une manière absolue, augmentent jusqu’à un SUR LA POPULATION DE GENÈVE. 259 certain terme, puis, arrivées à leur maximum, diminuent d’une manière constante jusqu’à l’âge le plus avancé. Cette marche les divise en deux grandes époques bien marquées, celle de croissance et celle de décroissance. Pour la vie probable, la période ascendante va de la nais- sance à 2 ans, où elle est à son maximum 52,17 ans : la période descendante commence à 3 ans. Pour la vie moyenne , la période ascendante va jusqu’à 3 ans, où elle est à son maximum, 47,53 ans : la diminution com- mence à 4 ans. Ces deux #axima sont très-rapprochés, peut-être se confondraient-ils s’ils étaient établis sur de plus larges bases. C’est entre la treizième et quatorzième année que la vie probable décroissante, vers la quinzième que la vie moyenne, sont revenues au chiffre de leur point de départ. Quelques développemens pourront, sinon ex- pliquer d’une manière tout à fait satisfaisante, du moins faire comprendre cette marche successivement ascendante et descendante. «Supposons un grand nombre de naissances ayant tou- tes lieu dans le même temps. Cette jeune génération sera composée d’une majorité d’enfans bien constitués et vi- goureux, et d’une minorité d’enfans mal conformés et malsains. En calculant les vies moyenne et probable à la naissance, on est obligé d'établir son calcul sur toutes les naissances viables, ou plutôt, puisque en opérant sur de grandes masses on ne peut s’arrêter à des questions délicates et individuelles de viabilité, sur tous les enfans nés vivans et ayant respiré, ne fût-ce qu'une heure, que quelques instans. (C’est ce que j'ai fait pour la table de Genève, dont les mort-nés proprement dits ont seuls été exclus.) On sent que sur ce grand nombre de nou- veau-nés, il y en a plusieurs qui n’ont qu'un germe d’existence éphémère, et qui mourront dans les premiè- 260 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES res journées, dans le premier mois, enfin tout à fait en bas âge, soit défaut de constitution, soit manque de soins. En faisant entrer tous ces petits êtres dans le calcul des vies moyenne et probable, évidemment on abaisse le chiffre de vitalité, qui devrait être l’expression de la longévité présumée des enfans bien constitués , destinés à vivre au moins quelques années. « À mesure que la génération naissante se débarrasse des enfans de faible complexion, et laisse en chemin ceux qui ne peuvent surmonter les premières casualités du bas âge, ceux qui restent acquièrent progressivement une chance beaucoup plus grande de prolonger leur existencé, ou plutôt la vie probable des survivans, dont le chiffre se trouvait diminué ou comme masqué par celui presque nul de ces embryons maladifs, se dégage chaque jour davantage. «Aussi le chiffre de la vie probable s’accroit-il d’une manière très-rapide. L'enfant qui a vécu un jour a déjà 14 mois de vie probable de plus que l’enfant de nais- sance ; celui qui passe heureusement le second jour ac- quiert éncore 6 mois de vie probable; celui qui a vécu 3 jours a déjà gagné 2 ans. Au bout du premier mois , Penfant a gagné 4 ans, et au bout de la première année, plus de 6 ans. «Ce travail de dégagement de la vie probable des nou- veau-nés n’est pas encore terminé à un an : ce n’est qu’à 2 ans que la vie probable est à son maximum ; alors len- fant vivant a gagné sept ans, et la jeune génération est entièrement expurgée de ces êtres éphémères , parties prenantes dans légale répartition de la somme des an- nées vécues, tout en n'y apportant qu’un si faible tribut. « Dans cette période croissante, l’enfant qui vit un cer- tain nombre de jours ou de mois gagne en vitalité 1° le SUR LA POPULATION DE GENÈVE. 261 temps vécu entre Pâge inférieur et l’âge supérieur, et 2° la quantité dont la vie probable à l’âge supérieur dé- passe la vie probable à l’âge inférieur. « Passons à la période décroissante. Nous avons dit que la vie probable depuis 2 ans, la vie moyenne depuis 3, décroissaient continuellement. Mais on comprend aisé- ment qu’un homme, en vivant un an, ne perd pas une année entière de vie probable. En avançant d’un an dans sa carrière , il a augmenté sa chance de vie totale, c’est- à-dire que s’il lui reste incontestablement moins de temps à vivre qu'il n’en avait un an auparavant, cependant ce qui lui reste encore , ajouté à ce qu’il a vécu, formera un total supérieur à la vie probable et à l’âge qu’il avait un an auparavant. «Eclaircissons cette notion abstraite par un exemple. On verra par la table, qu’un individu de 21 ans a 39 ans 1 mois de vie probable, ce qui, avec les 21 ans vé- cus, fait 60 ans 1 mois : à 22 ans il en a encore 38 ans » mois, ce qui, ajouté aux 22 ans qu'il a vécus, forme un total de 60 ans 5 mois. Si sa chance de vie ne s’était pas accrue dans l’année qui s’est écoulée de 21 à 22 ans, il n’aurait eu à 22 ans que 38 ans 1 mois de vie probable. Années vécues 21 — 22. Vie probable JON, JE 20 1 60 (l 60 « Différence en plus, 4 mois. « C’est donc 4 mois de chance de vie qu’il a gagnés par le seul fait d'être demeuré vivant de 21 à 22 ans. Le gain de vitalité dans la période décroissante se compose donc du temps qui s’écoule de l’âge inférieur à l’âge su- périeur, moins la quantité dont la vie probable à l’âge 262 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES supérieur est plus faible que la vie probable à l’âge infé- rieur. « On fera le même calcul avec la vie moyenne, seu- lement le point de séparation des échelles ascendante et descendante est à 3 ans au lieu de 2. « L’échelle descendante de la vie probable n’a pas une marche constamment uniforme. Dans les premières an- nées qui suivent le maximum de la vie probable, la dimi- nution est très-faible, et corrélativement le gain de vie très-fort : en effet un enfant de 5 ans n’a qu’un an de vie probable de moins qu’un enfant de 2 ans, quoiqu'il ait vécu 3 ans de plus. Dès lors la décroissance prend, jusqu’à 50 ans, une marche régulière : pendant ce temps la vie probable diminue d’environ 9 mois par année vé- cue, ce qui fait à peu près 3 mois de gain de vie par année moyenne. Plus tard, la marche descendante di- minue d'intensité. De 60 à 70 ans, la vie probable ne décroît que de 4 À ans; de 80 à 90 seulement de 8 mois, de sorte que plus un individu avance en âge, moins est rapide la diminution de la probabilité de vie qui le sépare du terme fatal, plus s’adoucit la pente qui le con- duit au tombeau. Si la vie probable suivait de 60 à 70 la même marche que de 30 à 40, il ne resterait au septua- génaire qu’une vie probable de 3,42 ans; mais il n’en est point ainsi, et la vie probable à 70 ans est de 6,76 ans, à peu près double de ce qu’elle aurait dù être dans hypothèse ci-dessus. «Au delà de 80 ans la vitalité, à quelques oscillations près, est presque stationnaire; ainsi des vieillards de 83, 84, 89 et méme 92 ans ont la même vie probable : à 84, 85, 86 ans, on a la même vie moyenne. Pour ces robustes vieillards qui ont échappé à l’action destructive du temps, et qui luttent de toute la force d’un vigoureux SUR LA POPULATION DE GENÈVE. 263 tempérament contre les glaces de l’âge, une année vécue est une année gagnée, une victoire remportée sur la na- ture, un bénéfice net, et au bout de ce temps, on a en- core la même vie en perspective qu’un an auparavant. C'est une existence précaire au jour le jour, où le fait seul de la prolongation de la vie conserve pendant quel- ques années une chance à peu près égale de la maintenir encore, jusqu’à ce qu'enfin les derniers s’éteignent avant d’avoir atteint le siècle. « En résumé, nous voyons que la chance de vie doit être, et est réellement considérable, quand Penfant, à peine échappé aux périlleuses casualités du bas âge, n’a pas encore une existence bien assurée et consolidée; qu’elle diminue quand une existence pleine et vigoureuse anime la jeunesse ou le milieu de la vie, et lui fait suivre paisi- blement son cours normal, et augmente toujours plus dans la vieillesse, à mesure que la vie est moins assurée. Ce fait présente un rapport de plus entre les deux extré- mes de la vie : c’est un phénomène basé sur la précarité de existence à ces deux époques. » o Parallèle de la mortalité à divers âges, du XVI au XIXE siècle. Genève possédant des registres mortuaires presque sans lacunes depuis 1549 , M. Mallet en a profité pour calculer la mortalité comparative à chaque âge, depuis trois siècles , d’une manière plus complète et plus exacte que ne l'avaient fait M. Odier et ses continuateurs MM. Lombard et Heyer. Le tableau qui suit a été rédigé par M. Mallet, d’après les chiffres qu'il a publiés, mais en les calculant de manière à exprimer pour chaque année de la vie la mortalité moyenne, à chaque époque séculaire. 264 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES La simple inspection des chiffres fait voir que, dans le seizième siècle, il mourait un enfant dans la première 85 100 ? que dans le seizième siècle il mourait, dans année sur dans le dix-neuvième siècle, 1 sur 64. 100 ? la 27€ année, 1 individus sur 33 + de cet âge, et BAL dans le dix-neuvième siècle, 1 sur 89 #7, périorité de notre époque se remarque jusqu’à l’âge de 80 etc. La su- ans, mais elle diminue à chaque âge. Quant aux vieillards octogénaires, on peut voir que, contrairement à l’opinion reçue, ils ont une plus faibie probabilité de vie, ou, en d’autres termes, qu’ils prolongent moins leur existence, dans notre siècle que dans les siècles antérieurs. TABLEAU INDIQUANT COMBIEN D'INDIVIDUS DE CHAQUE AGE ONT FOURNI ANNUELLEMENT UN DÉCÈS DANS LES ÉPOQUES SUIVANTES : XVIME XVIIME XVII[ME XIxmeE Ages. siecle. siecle. siecle. siecle. 1e année 3,85 4,21 4,97 6,61 DRE « pa 8,81 10.91 16,47 19 55 gme 14,07 13,72 21,13 39,02 Aet5ans 22,76 24,52 30,80 59,70 6ài0ans 36,60 44,65 58,10 104,10 11à 15 53,10 71,20 123,15 143,90 16 à 20 46,80 63,10 108,90 105,25 21 à 25 51,95 61,10 85,25 85,95 26 à 30 33,25 52,80 80,95 89,80 31 à 40 32,10. 48,80 74,40 90,00 41 à 50 32,90 40,50 58,20 61,80 51 à 60 24,90 34,70 37,50 37,90 61 à 70 19,00 21,60 22,70 22,50 71 à 80 14,00 14,30 14,50 14,40 81 à 90 12,40 11,70 11,20 11,00 91 à 100 11,03 10,88 10,49 10,21 «En comparant, dit M. Mallet, les seizième et dix-neu- vième siècles, on voit que la proportion des morts a décru, dans les première et seconde années, approximativement dans le rapport du double au simple : de 3 à 15 ans du SUR LA POPULATION DE GENÈVE. 265 triple au simple; de 16 à 25 ans de nouveau dans le rapport du double au simple; de 26 à 40 ans du triple au simple; de 41 à 50 ans encore du double au simple. » Dès lors la supériorité de l’époque actuelle faiblit consi- dérablement et ne tarde pas à cesser tout à fait. De 51 à 60 ans, la mortalité ne décroit que dans le rapport de 14 à 1 ; de 61 à 70, elle décroît à peine d’un cinquième. De 71 à 80 ans, la mortalité proportionnelle des diffé- rens siècles est presque égale, à une très-petite fraction près -!. Enfin la chance tourne tout à fait depuis 80 ans. Au seizième siècle il mourait de 81 à 90 ans, 100 octo- génaires sur 124, maintenant 100 sur 110. Sur 100 octogénaires il en parvenait à 90 ans, au seizième siècle, 19,6, au dix-septième 14,9, au dix- huitième 11,0, au dix-neuvième 9,4. Ainsi le nombre des nonagénaires a diminué, non pas sur le nombre absolu des décès, mais sur celui des octogénaires entre lesquels ils sont choisis. Cette marche rétrograde con- tinue, et plus fortement, au delà de 90 ans. Au seizième siècle, 32 nonagénaires accomplis avaient fourni 12 personnes atteignant cent ans, et 3 dépassant ce terme : c’est 0,468 centenaires, ou cent sur 213 nonagénaires. Au dix-neuvième siècle, 103 nonagénaires donnent un seul individu atteignant cent ans accomplis et aucun dépassant ce terme; c’est 0,009 centenaires, soit 1 sur 103 nonagénaires. La proportion des nonagénaires qui parviennent à cent ans ou au delà, a diminué réguliè- rement de siècle en siècle, à Genève, depuis que les vies moyenne et probable ont augmenté. Pour résumer ce fait important, je le présenterai sous cette forme : X 17 266 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES Sur 1000 nonagénaires. Au XVIMe siècle 468 parvenaient à 100 et plus. XVIIe » 2170 XVIIe » He) XIXre » 9 Comment concilier ce fait avec l’augmentation géné- rale de la vie moyenne et de la vie probable, dont nous avons donné plus haut la mesure? On dira peut-être que la médecine et une hygiène bien entendue dans les familles, peuvent beaucoup en faveur de l’enfance ; que la vaccine préserve beaucoup de jeunes vies, mais que pour les octogénaires et nonagénaires l’art est im- puissant, les soins ne sont pas mieux entendus dans notre temps que dans les époques antérieures. Si telle était la cause principale, la mortalité des enfans allant en décrois- sant, celle des vieillards aurait dû rester à peu près la même, au lieu d’augmenter. On ne peut guère admettre, en effet, que la médecine et l’hygiène qui auraient fait d’immenses progrès pour les premiers âges de la vie, auraient rétrogradé dans les soins donnés aux vieillards. C’est déjà beaucoup de supposer qu’elles sont restées stationnaires à leur égard. D'ailleurs les précautions que l’aisance permet de prendre, et que l'instruction engage à observer, influent beaucoup sur la longévité des vieillards comme sur la vie des en- fans. C’est une chose que la plus petite observation démontre aisément. Or l’aisance et l’instruction ayant augmenté à Genève depuis trois siècles, il semble que les vieillards ont dù être mieux soignés, et que leur vie pro- bable aurait dû se prolonger. Ce n’est donc pas dans les défauts de l'hygiène, à l'égard des vieillards, qu’on doit chercher une explication. M. Mallet ne croit pas qu’on puisse en trouver de satisfaisante. J'avoue cependant que le fait me paraît assez naturel : voici de quelle manière je le comprends : SUR LA POPULATION DE GENÈVE. 267 Lorsque, par des soins bien entendus, on fait traverser à beaucoup d’enfans les premières années si dangereuses de l’existence, on obtient pour la population, considérée en masse, une prolongation de la vie probable et de la vie moyenne. On a amené à l’âge adulte une plus forte proportion d'individus que si les choses avaient suivi leur cours naturel. Toutefois, en évitant les causes de décès, on n’a pas pu donner aux individus sauvés une double dose de vie , et il faut, en quelque sorte, une double dose, pour parvenir jusqu’à cent ans. Les personnes douées de cette vitalité extraordinaire ne sont que de rares excep- tions. La médecine peut bien pallier certains maux, elle peut même les annuler, comme tant de maladies qui ont disparu et d’autres qui diminuent en sont la preuve; mais il n’y a que les charlatans qui annoncent des breuvages de longue vie. Une fois que, par des soins perfectionnés, on a prolongé l'existence d’enfans délicats, on a bien fait arriver jusqu’à un certain âge une grande population, mais sur cette population il ne doit pas y avoir un plus grand nombre d'individus doués de cette constitution ex- ceptionnelle nécessaire pour aller jusqu’à cent ans. Ainsi, dans le nombre des personnes qui atteignent maintenant lPâge de 80 ans, il s’en trouve beaucoup qui, dans les siècles antérieurs, seraient mortes plus tôt, et qui, certai- nement, n’étaient pas nées pour vivre jusqu’à cent ans, mais il n’y a pas un nombre absolu plus considérable de centenaires. Les individus destinés, par exception, à cette longue vie, se trouvent mélangés avec une plus grande quantité de personnes douées d’une santé moins robuste : pour un centenaire, il y aura plus d’octogé- naires , de septuagénaires , de sexagénaires , ou si vous voulez, pour mille individus d’un âge quelconque, il y aura moins de centenaires. 268 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES Je regarde donc comme une chose toute simple qu’il y ait plus de centenaires dans les populations où la vie moyenne est courte, par exemple en Russie, que dans les populations où la vie moyenne est longue. On comprend aussi pourquoi on a cru reconnaître qu’il y a plus de cen- tenaires chez les hommes que chez les femmes, quoique la vie moyenne des dernières soit plus longue ‘. On soup- çonnait des inexactitudes dans le relevé des centenaires de quelques pays peu avancés en civilisation, mais ce qui est arrivé à Genève démontre de la manière la plus pro- bante que la proportion des vieillards d’un âge très-avancé est d’autant plus faible que la vie moyenne est plus longue. Il ne faut pas comparer le nombre des centenaires à la population totale d’un pays, comme on le fait quelquefois, car le nombre des naissances influe trop sur le phéno- mène, et conduit à un résultat erroné. Je suppose, en effet, que l’on compare deux populations de 100,000 âmes, qui diffèrent sous le point de vue de la proportion des naissances, et que dans toutes les deux un seul indi- vidu sur mille nouveau-nés soit assez robuste de naissance pour arriver à cent ans. Dans la population À, il naît 1 individu sur 30. Il y aura donc 3,333 naissances par an, et chaque année 3 5 individus parviendront à cent ans. Il y aura 1 centenaire sur 30,030 habitans. Dans la po- pulation B, il naît seulement un individu sur 40. IL ÿ aura 2,500 naissances par an. Chaque année 2,5 individus arriveront à cent ans. Il y aura un centenaire sur 40,000 habitans. Dans ce cas il paraîtra y en avoir moins, et ce- pendant le nombre réel, relativement aux naissances, sera le même. 1 Quetelet, sur l'homme, etc., |, p. 170 SUR LA POPULATION DE GENÈVE. 269 Plus il y a de naissances, plus il doit y avoir de cente- naires dans une population donnée. Chaque nouveau-né apportant une chance de vivre (par exception ) jusqu’à cet àge extraordinaire, plus il y aura de nouveau-nés, plus la chance aura été répétée. Au bout de 99 ans tous ceux qui n’avaient pas le gros lot dans cette loterie seront décédés, et il restera d’autant plus de centenaires qu’il sera né plus d'individus. C’est un des motifs pour les- quels il y a tant de centenaires dans la population russe. Il serait intéressant de comparer les centenaires de deux populations différentes avec les naissances qui ont eu lieu cent ans auparavant. On verrait alors si ces phéno- mènes de vitalité sont plus communs dans l’une des po- pulations que dans l’autre. Malheureusement les registres de l’état civil ne sont pas assez anciens pour que cela soit possible. Si la diminution de vie probable des vieillards ne marche pas aussi vite que l'augmentation de vie probable des enfans, on peut l’attribuer à ce que les soins de plus en plus perfectionnés de la médecine et de l’hygiène soutiennent les vieillards, dans les pays civilisés, jusque sur les bords du tombeau. Somme totale, la civilisation produit des populations moins robustes à chaque âge, mais qui vivent plus long- temps en moyenne. Elles offrent à la fois moins de vieil- lards très-avancés en âge, et moins d’enfans (à cause du petit nombre des naissances ), mais aussi une plus grande masse d'individus dans la période moyenne, qui est celle des forces morales et physiques. Voilà un avantage in- contestable. À considérer ensuite la chose théoriquement, on voit que l’espèce humaine se rapproche d’une certaine égalité, sous le point de vue de la vie, comme sous celui des droits et peut-être même sous celui de l’intelli- 270 RECHERCHES HISTORIQUES ET STATISTIQUES gence. Toutes nos institutions ont pour but de sou- tenir les faibles au physique et au moral : nos méde- cins, nos secours publics , nos hôpitaux les font vivre; nos écoles instruisent les ignorans qui n'auraient rien appris par eux-mêmes. Toutefois, aucune institution ne saurait donner au corps humain le souffle vital, qui fait durer plus d’un siècle, ni à Fhomme ordinaire le feu du génie. Les exceptions heureuses ou malheureuses se perdent dans une moyenne de force physique et une mé- diocrité d'intelligence , qui doivent prédominer de plus en plus. Alph. DC. ROME ET LES BARBARES. = (Second article.) « Dans les deux cents ans environ que nous comptons depuis Auguste jusqu’à nos jours, dit Florus , l'inertie des Césars à fait comme tomber l’empire en vieillesse et en langueur ; mais, sous Trajan, ses bras reprennent le mouvement , et, ce que personne n’osait espérer, sa vieillesse est comme rendue à la force de l’âge et à une nouvelle vie *. » Nous avons vu le même historien qui gourmande ainsi la mollesse des successeurs d’Auguste , déplorer amère- ment lardeur de ce prince à soumettre la Germanie. Toute l’histoire de l'empire est dans cette contradiction. Il ne pouvait plus faire guerre comme il Peût fallu pour abattre les Barbares : sous Auguste , elle se termina par un désastre honteux ; sous Trajan , d'éclatantes vic- toires furent sans résultats durables. D’autre part, le système de paix était tout plein de difficultés et de périls, outre qu’il blessait l’orgueil national. À tout prendre, néanmoins , tel que le pratiqua Tibère il offrait les meil- leures chances de prolonger l'existence de Rome. 1 À Cæsare Augusto in seculum nostrum haud multo minus anni CC. quibus inertia Cæsarum quasi consenuit atque decoxit; nisi quod sub Trajano principe movet lacertos, et præter spem omnium senectus impertü, quasi reddita juventute, revirescit. [.. 212 ROME ET LES BARBARES. « Employer dans les affaires du dehors la ruse et la politique, sans y engager ses armées” ,» tel fut le système de Tibère, depuis le rappel de Germanicus. Ce n’est pas une raison pour accuser Tibère d’iner- tie. Malgré ses vices, c’était un homme de prudence et de courage, comme le reconnaît l’empereur Julien , meilleur juge en matière de gouvernement que Florus ou Eutrope*. Ce système peut se réduire à quelques maximes prin- cipales : Fomenter les dissensions des Barbares , soit de tribu à tribu , soit de parti à parti dans la même tribu. Mettre les chefs dans la dépendance de Rome par l'intrigue et la corruption. Arrêter les progrès des tribus ambitieuses et redouta- bles, en soulevant contre elles d’autres tribus ennemies ou jalouses. Attacher au service immédiat de l’empire , les tribus moins puissantes ou opprimées, surtout celles qui avoi- sinent la frontière ; profiter pour cela de Pamour de la guerre et du pillage inné à tou les Barbares ; les séduire ou les effrayer par le spectacle de la grandeur romaine , leur accorder des priviléges , les compromettre sans retour avec leurs compatriotes , éteindre en elles par tous les moyens la nationalité germanique et la remplacer par les mœurs, les lois et la religion de Fempire. Ces maximes n'étaient rien moins que nouvelles, c’était 1 Consilüs et astu res externas moliri, arma procul habere. Tac. Ann. VI, 32. À ? Tiberius ingenti socordia imperium gessit,.… nam nusquam ipse pugnavit. Brev. VII, 11. C’était l'opinion populaire sur ce prince ; Tacite lui-même n’y a pas complétement échappé. ROME ET LES BARBARES. 273 un héritage de la République ; mais celle-ci les appuyait de ses armes ; Tibère crut pouvoir les isoler de la puis- sante sanction de la victoire ; et ce qui prouve son génie, c’est que, malgré cet isolement , elles parurent avoir , dans ses mains , toute l’efficacité nécessaire pour remplir son but. Les grands résultats qu’il obtint durèrent après lui. Caligula disait souvent qu'il était las du repos de l'Empire ; on risquait d'oublier empereur au milieu de la prospérité générale, et il appelait de tous ses vœux des massacres de légions , une famine ou tout autre fléau *. C’était la profonde politique de Tibère qui avait fait ce repos dont héritait un furieux. On en peut dire autant des règnes de Claude et de Néron; jamais Rome ne fut moins inquiétée par les Barbares que sous ces trois in- dignes empereurs. Un petit nombre de faits, racontés par Tacite, nous montreront à quel point la Germanie était déchue, depuis la mort d'Arminius , sous l’action incessante de la poli- tique impériale. On se souvient de ce chef des Gothons , qui avait ren- versé Maroboduus à Pinstigation des Romains, et s'était mis à sa place. Il paraît que Catualda, c'était le nom de ce chef, ne tarda pas à mécontenter l’empereur ; ce fut le si- gnal de sachute. On le fit attaquer par une tribu dévouée, les Hermondures , et l’on passa sa royauté au Quade Van- nius. L'histoire de ce nouveau roi n’est pas moins remar- quable. « À la même époque (an 51 après J.-C. ), dit Tacite ?, le roi Vannius, imposé aux Suèves par Drusus César, fut chassé de ses Etats. Les premières années de son règne ! Suét. Cal. 31. ? Ann. XII, 29. 274 ROME ET LES BARBARES: avaient été glorieuses et populaires. L’orgueil vint avec le temps, et arma contre lui la haine de ses voisins et les factions domestiques. Les auteurs de sa perte furent Vangion et Sidon, tous deux fils de sa sœur, et Vibillius roi des Hermondures. Aucune prière ne put décidér Claude à interposer ses armes dans cette querelle entre Barbares. Il promit à Vannius un asile s’il était chassé ; et il écrivit à P. Atellius Hister, gouverneur de Pannonie, d'occuper la rive du Danube avec sa légion et des auxiliaires choisis dans le pays même , afin de protéger les vaincus, et de tenir les vainqueurs en respect, de peur qu’enorgueillis par le succès ils ne troublassent aussi la paix de notre empire. Car une multitude innômbrable de Lygiens accourait avec d’autres nations , attirées par le bruit des trésors que Vannius, pendant quarante ans d’exactions et de pillages , avait accumulés dans ce royaume... » Vannius forcé de combattre et vaincu , gagne la flotte qui Pattendait sur le Danube. « Bientôt après, continue l'historien , ses vassaux le suivirent , et reçurent dans la Pannonie des terres et un établissement. Vangion et Sidon se partagèrent le royaume, et nous gardèrent une foi inaltérable ; très-aimés des peuples avant qu’ils fussent au pouvoir, et (dirai-je, par la faute de leur caractère ou par celle de leur situation dépendante ‘ ? ) encore plus haïs quand ils y furent montés. » 1 Suone an servitit ingenio. Je hasarde de traduire cette phrase autrement qu'on ne l’a faitjusqu'ici. Tacite, parlant ailleurs des deux rois Suèves, dit : queis vetus obsequium erga Romanos (Hist. WE, 5). Les mots obsequium et serviltium expriment dans les deux phrases la même chose, avec une variante d’énergie, savoir : la déférence habituelle de ces chefs pour les volontés de Rome, déférence ROME ET LES BARBARES. 273 On voit que l’imbécillité de Claude était dirigée par d’habiles gens qui n’avaient point laissé perdre les tradi- tions de Tibère. Vannius était dévoué, mais quarante ans de tyrannie et d’avarice l’avaient rendu odieux; entre- prendre de le soutenir, c'était risquer beaucoup , tandis qu’il y avait tout à gagner à le remplacer par d’autres créatures d’un dévouement égal et plus neuf. Il n’échap- pera à personne que l’instrument des Romains, dans cette affaire, c’est encore ce même chef hermondure, Vibillius, qui les avait déjà débarrassés de Catualda. Aussi les Her- mondures étaient-ils Pobjet de priviléges et d’égards tout particuliers. « Leur cité, fidèle à notre empire, dit Tacite, est ad- mise, à ce titre, à trafiquer, non sur la rive seule, comme les autres Germains, mais à l’intérieur, et jusque dans la colonie la plus florissante de la Rhétie. Ils passent libre- ment et sans gardes partout où ils veulent, et tandis que nous ne montrons aux autres peuples que nos armes et nos camps, nous ouvrons à celui-ci nos maisons de ville et de campagne, qu’il ne convoite pas ‘. » Nous venons de voir que les Suèves, dans leur soumis sion, ne laissaient pas qué de haïr les rois qui leur étaient imposés de Rome. Il en était de même chez les Chérusques. qui pouvait passer facilement pour de l'esclavage, et qui à la lon- gue leur attirait la haine de leurs sujets. Comparez une autre phrase de Tacite, Ann. XV, 61, M. Burnouf a traduit : dirai-je par la faute de leur caractère, ou par le malheur de la domination. La royauté barbare ne pouvait guère engendrer les vices et /e mal- heur du despotisme, car, d’après Tacite lui-même, rien n’y ressem- blait moins, sauf quelques exceptions qui ne sont pas applicables aux Suèves, et qu'il a marquées avec soin. Voy. Ann. XIII, 64, Germ. 7, 11, 48. Germ. 41, 276 ROME ET LES BARBARES. Une longue guerre civile avait suivi la mort d’Armi- nius. Les Chérusques , fatigués de tant de combats qui leur avaient enlevé la plus grande partie de leur noblesse, demandèrent à l’empereur Claude, suivant Tacite, de leur envoyer pour roi Italicus. Mais cette demande doit être mise sur le compte de ce même parti romain qui avait assassiné Arminius; les événemens qui suivirent le prouvent assez. Italicus fut d’abord bien reçu : neveu d’Arminius, ce grand nom le protégeait contre son éducation étrangère. Toutefois une révolte ne tarda pas à éclater, et les fac- tieux (c’est le terme dont Tacite se sert) invoquaient l'antique liberté des Germains, en accusant ambition ro- maine. « Leur patrie, s’écriaient-ils, n’avait donc pas enfanté un homme qui fùt digne du rang suprême! Il fallait que le fils d'un espion, d’un Flavius, fût imposé à tant de braves ! Le fils même d’Arminius, nourri dans une terre ennemie, vint-il pour régner, on devrait crain- dre un homme que l’éducation, la servitude, le genre de vie, enfin tout eût infecté des poisons de Pétranger. Mais Italicus, que pouvait-il apporter sur le trône, sinon l'esprit de son père, qui fut le plus implacable ennemi de sa patrie et de ses dieux domestiques !» Cependant Italicus avait un grand nombre de partisans ; il sortit vainqueur de cette première lutte à laquelle une seconde ne tarda pas à suc- céder. «Bientôt, dit Tacite, l’orgueil de la bonne fortune en fit un tyran. Chassé par les siens, rétabli par le se- cours des Lombards, ses succès et ses revers affaiblirent également la puissance des Chérusques *. Il importe de se souvenir ici que les Lombards étaient un peuple suève, et que les Suèves obéissaient à Sidon et à Vangion, ces ' Ann. X], 16. ROME ET LES BARBARES. 277 deux rois qui gardèrent à l'empire une foi inaltérable *. Ainsi s’était affaiblie peu à peu cette vaillante tribu des Chérusques, à force de discordes adroitement exploitées par la politique impériale. Plus tard , nous retrouvons leur nom sous le même règne, à l’occasion d’une irrup- tion des Cattes ; mais ce n’est pas comme alliés de ceux- ci qu’ils figurent, c’est comme auxiliaires des légions. Ils marchent avec elles, et «les Cattes craignant d’être enfer- més d’un côté par les Romains, de l’autre par les Chérus- ques, leurs éternels ennemis, envoyèrent à Rome des députés et des otages » *. Mais c’est sous le règne de Néron que se rencontre le té- moignage le plus frappant de l’ascendant qu'avait conquis la politique romaine , de la terreur, de la défiance mu- tuelle, de Pesprit d'isolement qu’elle avait répandus parmi les Barbares. Il y avait sur les bords du Rhin, dans le voisinage des Frisons, un territoire vacant réservé pour l’usage des légions. Ce territoire fut envahi par les Ansibariens. « Chassés par les Cauques, sans terre où se fixer, ils im- ploraient un exil tranquille. Un homme célèbre parmi ces peuples , et fidèle à notre empire, nommé Boiocalus, ap- ! Je suis fort tenté de croire que les Lombards obéissaient alors à Vangion, et qu'après la mort de ce chef ils passèrent sous le commandement d’Italicus , dont ils avaient été les fidèles alliés, et qui avait de bonnes raisons d’être dégoüté de ses Chérusques. Je me fonde sur ce passage des Histoires (I, 5) : Trahuntur in partes Sido aique Italicus, reges Suevorum, queis vetus obsequium erga Romanos. Le fils de Flavius, né et élevé à Rome, avait dû le nom d’/lalicus à cette circonstance toute particulière. Est-il vrai- semblable que ce même nom füt porté à la même époque par un autre Germain ? ? Ann. XII, 28. 278 ROME ET LES BARBARES. puyait leur demande, en représentant « que dans la révolte des Chérusques , Arminius l'avait chargé de fers; qu’ensuite il avait porté les armes sous Tibère et sous Germanicus. Il venait, à cinquante ans d’obéissance, ajouter un nouveau service, en mettant sa nalion sous nos lois. De ces champs inutiles , combien était petite la partie sur laquelle on transportait quelquefois les trou- peaux de l’armée! qu’on leur réservât, à la bonne heure, Pespace qu’on abandonne aux animaux à côté des habi- tations humaines *; mais pourquoi préférer le voisinage : d’un désert à celui d’un peuple ami? Ce territoire avait ap- partenu jadis aux Chamaves, puis aux Tubantes, enfin aux Usipiens. La terre fut donnée aux mortels, comme le ciel aux dieux ; les places vides sont un domaine public.» Ensuite regardant le soleil, s’adressant à tous les astres, comme s'ils eussent été devant lui, il leur demandait s’ils voudraient éclairer un sol inhabité. «Ah ! qu’ils versassent plutôt les eaux de l’Océan sur les ravisseurs de la terre. » Offensé de ce discours, le général de l’armée du bas Rhin, Avitus, répondit « qu’il fallait subir la loi du plus digne; que ces dieux dont ils attestaient la puissance, avaient fait Rome maîtresse de donner ou d'’ôter, sans reconnaître d’autre juge qu’elle-même. « Telle fut sa réponse publique aux Ansibariens ; quant à Boiocalus, il lui dit qu’en mémoire de sa longue amitié, 1 Servarent sane receptos gregibus inter hominum famam. J'ai suivi ici l'interprétation de Gronovius et d’Ernesti préférable- ment à celle de M. Burnouf. Je crois que dans ce passage fama est synonyme de celebritas; c’est comme s’il y avait : énler vico- rum celebritatem. Tacite ne pouvait pas dire hominum celebritas, ce qui n’est pas latin dans ce sens; et comme il s’agissait de mettre en relief l’idée de l’homme plutôt que celle de ses habitations, il a créé cette expression hardie qui a tant exercé les commentateurs. Comp. Hist. WW, 64. ROME ET LES BARBARES. 279 il lui donnerait des terres. Le Germain repoussa cette offre comme le prix de la trahison. « La terre, ajouta-t-il, peut nous manquer pour vivre, elle ne peut nous man- quer pour mourir ;» et les deux partis se séparèrent également irrités. Les Ansibariens appelaient à leur se- cours les Bructères , les Tenctères , et même des nations plus éloignées. Avitus écrivit à Curtilius Mancia, général de l’armée du haut Rhin , de passer le fleuve et de se montrer sur les derrières des Barbares. De son côté, il conduisit ses légions chez les Tenctères , et menaça de tout saccager s’ils ne renonçaient à la ligue : ils obéirent. La même terreur désarma les Bructères , et chacun dé- sertant les périls d’une querelle qui n’était pas la sienne, les Ansibariens , restés seuls , reculèrent jusque chez les Usipiens et les Tubantes. Chassés de ces cantons, ils fuient chez les Cattes, puis chez les Chérusques ; et, après des courses longues et vagabondes, étrangers, manquant de tout, reçus en ennemis, les hommes jeunes et armés périrent par le fer, loin du sol natal ; le reste fut partagé comme une proie ‘.» Quel changement depuis Arminius ! Sont-ce bien là des Germains? conçoit-on qu’il puissent se relever jamais d’un tel degré d’abaissement? Ils s’en relèveront, et lon en peut trouver l’augure dans le récit même que nous venons de lire, tout déplorable qu’il paraisse pour l'honneur teutonique. Ce Boiocalus avait, certes, suivi la carrière la plus propre à lui faire perdre toute nationa- lité : il s’était déclaré contre Arminius, il s’était attaché à Tibère et à Germanicus, il avait suivi cinquante ans les aigles romaines ; néanmoins l’esprit national n’est pas éteint dans cet homme ; et n’est-ce pas un cœur tout ger- Ann. XI, 55, 56. 280 ROME ET LES BARBARES. main qui bat dans la poitrine d’où s'échappe cette su- blime réponse : «La terre peut nous manquer pour vivre, elle ne peut nous manquer pour mourir !» Voilà le véritable ennemi de Rome , celui qu’elle ne pourra dompter ; ce n’est ni tel ou tel chef, ni telle ou telle tribu, c’est l'esprit barbare, cet étonnant assemblage où l’inconstance se trouve à côté de la fermeté, l’empor- tement aveugle à côté de la patience, toutes les passions avides à côté du dévouement , mais où la force domine, où l’amour du pays et de l'indépendance ne périt point. Cet ennemi, Rome l’avait déjà rencontré en Espagne et dans les Gaules, et elle en était venue à bout, grâce à l'incroyable persévérance de sa politique ; depuis, elle le rencontra encore en Bretagne, et, quoique sous les Claude et les Domitien, elle le surmonta encore. Mais en Germanie il fut invincible. Elle réussit bien à fonder quelques colonies sur les bords du Rhin et du Danube : là on élevait des autels aux empereurs, on consacrait au nouveau culte des nobles du pays, on donnait des jeux, on étalait en spectacle la majesté romaine ; mais il restait à la barbarie d'immenses espaces où elle était maîtresse, où elle frémissait du joug dont elle était menacée, où elle se retrempait après la défaite et défiait ses vainqueurs, tou- jours prête à revenir sur ses pas, au premier symptôme de langueur de l’empire, et à lui ravir ce qu’il avait conquis. Aussi voyez les précautions que prend le gou- vernement de Rome pour préserver ses colonies du con- tact de l’esprit barbare. En entrant à Cologne, tout Germain était obligé de déposer ses armes , et ce n’était que sous l'œil d’un surveillant et à prix d’or, qu’il lui était permis de s’entretenir avec ses frères devenus sujets de Rome, mais encore fiers de leur origine”. ! Hist. IV, 64. Germ. 28. ROME ET LES BARBARES. 281 C’est en établissant les séductions de leur civilisation dans les villes, et la terreur de leurs armes dans des camps fortifiés, habilement répartis sur le territoire, que les Romains avaient si complétement triomphé de la na- tonalité gauloise et bretonne. Mais en Germanie il n’y avait pas de villes , et les camps y étaient aisément com- promis par l’absence même de cités et de colonies dans l’intérieur. Au reste, les Germains comprenaient à mer- véille la politique de Rome; ils savaient bien que leur vie errante était la meilleure garantie de leur indépen- dance. Lorsqu'ils se furent emparés de Cologne, à l’épo- que de la révolte de Civilis, ils dirent aux habitans : « Pour que notre amitié et notre alliance soient durables à jamais, nous exigeons que vous abattiez ces murailles , boulevards de la servitude ; Panimal, même le plus féroce, longtemps enfermé, oublie son courage... Qw’il soit permis à vous et à nous d’habiter , comme faisaient nos ancétres, sur l’une et l’autre rive : si la nature a donné la lumière et le jour à tous les hommes, elle à ouvert aux braves toutes les terres. Reprenez les usages et les mœurs de vos aïeux ; rompez avec ces plaisirs qui secondent plus puissamment que les armes la domination romaine. Alors, peuple épuré et régénéré, oubliant les jours de les- clavage, vous n'aurez autour de vous que des égaux, peut-être des sujets. » On comprend que Tibère ait jugé qu’un tel esprit, favorisé par de telles circonstances, était indomptable, et qu’il se soit contenté de vouloir rendre la Germanie im- puissante sans prétendre à la soumettre. Nous avons vu les moyens qu’il y employa et les succès qu’il obtint. Mais ce système exigeait une vigilance infatigable, la main la plus sûre, le coup d'œil le plus exercé ; d’ailleurs en X 18 282 ROME ET LES BARBARES. lui-même , il n’était pas exempt de périls, et rien n’était plus facile que d’en abuser. On gagnait des chefs; mais ces chefs, avec leur es- prit romain, tombaient bientôt dans la disgrâce de leurs compatriotes, et d’autres chefs, animés d’un esprit tout contraire, les renversaient. On parvenait à soulever une tribu contre une autre ; mais la tribu victorieuse causait bientôt autant d’embarras que celle qu’elle avait vaincue et quelquefois exterminée. On attirait dans les camps, comme auxiliaires , des bandes germaines ; mais ces bandes obéissaient à des chefs du pays, elles ne servaient qu’à cette condition , et les exemples d’Arminius et de Boiocalus montrent que l'esprit indigène s’y conservait. Les Barbares apprenaient ainsi la guerre, et lorsqu'ils composèrent la principale force des armées romaines, tout fut perdu ; il y eut alors un parti germain dans l’empire, et ce parti prétendit à la domination qu’il avait les moyens d’acquérir. Ce sont les tribus alliées de Rome qui l'ont renversée; elle crut les intéresser suffisamment à sa défense par des concessions de terres ou de priviléges, elle ne fit que les encourager à convoiter l'empire. Du temps de César, les Germains prêtaient le secours de leurs bandes armées à tous les ennemis de Rome*. À cette époque ils étaient peu dangereux , ils ne combat- taient que pour le butin; ce fut lorsqu'ils combattirent pour la gloire que le péril devint imminent. Et il faut bien comprendre ici ce que les Germains en- tendaient par la gloire. A leurs yeux, la gloire d’une 4 Bell. Gall. VI, 45. ROME ET LES BARBARES. 283 nation ce n'était pas seulement d’être nombreuse, aguerrie, renommée par ses exploits, c'était encore de posséder un vaste territoire. Quand ils partageaient entre eux leurs terres, ils en réglaient les lots d’après le rang , juæta di- gnationem ‘. Le même principe s’appliquait aux nations ; "celle qui se croyait la plus brave, croyait mériter le territoire le plus grand et le meilleur *. En conséquence, le moment critique pour l'empire, fut celui où les Barbares , faisant comparaison d’eux aux Romains, se jugèrent supérieurs pour les vertus qui jus- tifiaient seules, à leurs yeux, le droit de posséder et de commander. Ce jugement fut d’abord porté par les Gau- lois. Ils assistaient de plus près au spectacle des vices croissans de cette grandeur romaine dont ils sentaient tout le poids, et qu’ils soutenaient de leurs richesses et de leur courage. Quand Florus et Sacrovir essaient, sous Tibère, de soulever les Gaules , ils ne manquent pas de faire considérer à leurs compatriotes «le dénuement de Plalie, la population énervée de Rome,:et ces armées où $#.» Mais cette considération avait perdu une grande partie de sa puis- il n’y a de fort que ce qui est étranger sance chez un peuple dont la nationalité avait déjà souf- fert d’aussi graves atteintes. La civilisation romaine s’était 1 Germ. 26. ? Quand les Helvétiens vont chercher une autre patrie, c’est qu'ils pensent que leurs terres sont trop resserrées pour une na- tion aussi nombreuse et aussi renommée par sa bravoure. Pro mullitudine autem hominum et pro gloria belli aique fortitudinis angustos se fines habere arbitrantur. B. G. 1, 2. Quand les Eduens demandent à César des terres pour les Boïens, ils se fondent sur ce que c’est une nation célèbre par sa valeur, quod egregia vir- lute erant. Ibid. I, 28. 3 Ann. NW, 40. 284 ROME ET LES BARBARES. htée d'achever l'œuvre de César, et pendant que Sacrovir parlait aux nobles gaulois, leurs enfans étaient à Augusto- dunum (Autun), où ils étudiaient les arts libéraux”. De tels hommes étaient plus qu’à moitié Romains ; ce qui leur restait d'énergie nationale et de vieux souvenirs pouvait bien produire encore quelques explosions, mais c’étaient celles d’un volcan qui s’éteint. Quand les raisonnemens de Sacrovir passèrent, plus tard, dans la bouche de Civilis, ils eurent une tout autre force. Ils s’adressaient à des alliés, non à des sujets de Rome, à ces intrépides Bataves dont la cavalerie tra- versait les fleuves à la nage sans rompre ses escadrons. Exempts de charges et de tribus, uniquement destinés aux combats, Rome les tenait en réserve comme on garde du fer et des armes, et elle leur avait dû plus d’une vic- toire soit en Germanie, soit en Bretagne *. Leurs cohortes étaient commandées par les plus nobles de la nation. De tels chefs étaient les conservateurs natu- rels de la nationalité de leur peuple ; leur importance en dépendait; et s’ils avaient quelque hauteur de caractère et de génie, la politique romaine devait les tenir pour suspects et dangereux. Tels furent, à ce qu'il paraît, «Julius Paulus et Clau- dius Civilis, issus tous deux d’un sang royal, et qui sur- passaient en illustration tous les autres Bataves. Paulus , accusé faussement de révolte, fut tué par Fonteius Ca- pito. Civilis fut chargé de chaînes et envoyé à Néron; absous par Galba, il courut un nouveau danger sous Vitellius, l'armée demandait sa mort. Ce fut la cause de 1 Ann. I, 43. 2 Hist. IV, 12. Germ. 29. ” ROME ET LES BARBARES. 2835 ses ressentimens, continue Tacite; son espoir vint de nos malheurs *. » Ces malheurs, c'était la guerre entre Vespasien et Vi- tellius. On sait comment Civilis essaya d’en profiter. Son but était de rejeter les Romains au delà des Alpes, et de fonder un empire gallo-germanique. Cette auda- cieuse entreprise fut couronnée d’abord par de brillans succès. À la voix de Civilis, les Germains accoururent?, la Gaule fut ébranlée et ses peuples révèrent de nounveat l’indépendance , se persuadant que l’empire touchait à sa fin puisque le Capitole venait d’être abimé dans les flam- mes. « Autrefois, disait-on, Rome avait été prise par les Gaulois; mais la demeure de Jupiter était restée debout et l'empire avec elle. Ces flammes, au contraire , le destin les avait allumées comme un signe de la colère céleste, et un présage que la souveraineté du monde al- lait passer aux nations transalpines *. » Les auxiliaires gaulois quittèrent les légions, et, s’établissant dans un camp séparé, ils y attiraient les soldats romains. « Là se rendaient à chaque instant des centurions et des soldats dont on achetait la foi, trafic monstrueux et inouï, par lequel une armée romaine s’obligeait à jurer obéissance à Pétranger, et promettait, pour gage d’une si criminelle transaction, la mort ou la captivité de ses généraux.» A la suite de ces défections, deux légions fidèles , qui cam- paient sur les bords du Rhin, sont assiégées; réduites à vivre d’herbes et de racines, elles se rendent, on les ! Hist. IV, 13. 2 Junguntur Bructeri Tencterique, el excila nuntiis Germania ad prædam famamque. Ibid. 24. 3 Jbid. 54. { Jbid. 57. 286 ROME ET LES BARBARES. massacre, et Civilis, déjà maître de Cologne , s’empare de toutes les villes voisines. Mais la guerre civile dura trop peu pour l’accomplissement de ses projets. Vespasien, si promptement vainqueur de Vitellius, raffermit empire; les Gaulois tremblèrent et se divisèrent ; les généraux ro- mains reprirent l'offensive et Civilis succomba. Cependant ce ne fut pas sans honneur. Après avoir, une dernière fois, mis l’armée romaine à deux doigts de sa perte , il accepta la paix qu’on lui offrait, en stipulant pour lui et les siens l’oubli du passé, et l’entier rétablissement des rap- ports qui existaient, avant la guerre, entre Rome et les Bataves ‘. Je doute que Tacite ait rendu pleine justice à Civilis. 1 Hist. V, 24. Joseph, Bell. Jud. VW, 11. M. Walkenaer a donné dans la Biog. Univ. un excellent article sur Civilis. Voici com- ment il raconte le dénouement de la guerre : « Civilis et Classicus, sommés par Céréalis de mettre bas les armes et de congédier leurs troupes, ne répondent au général romain qu’en lui présentant la bataille : ils sont défaits. Civilis livre cependant encore de nou- veaux combats, et, après une suite de succès et de revers, il passe le Rhin, se retire dans l’île des Bataves, y attire Céréalis, inonde le pays par la rupture d'une digue qui retenait les eaux du fleuve, et se voit dans la position de faire périr presqu'en entier l’armée romaine; il ne le fit pas, et prouva dans cette circonstance que sa prudence était égale à son habileté et à son courage. En effet, tout était changé autour de lui. Les Gaulois avaient été défaits et s'étaient soumis, les agens secrets de Céréalis avaient gagné des partisans même parmi les Bataves, désespérés de voir leurs champs ravagés ; des envoyés romains s'étaient fait écouter favo- rablement de la vierge Veleda, avaient gagné ses parens et ceux qui l’entouraient; par conséquent les Germains paraissaient peu disposés à continuer la guerre. Enfin, le général romain pro- mettait au général barbare un oubli complet du passé. Civilis, in- fluencé par ces circonstances, et peut-être aussi, dit Tacite, par cet amour de la vie, qui, quelquefois, amollit les plus grands cou- rages, consentit à une entrevue avec Céréalis, et la paix fut con- clue. » ROME ET LES BARBARES. 287 Il ne lui échappe pas un mot d’éloge sur le courage et l'extraordinaire habileté de ce chef. Il se contente dedire « qu’il était plus rusé que le commun des Barbares, » et semble avoir voulu le rendre ridicule en ajoutant « qu’ilse comparait aux Annibal et aux Sertorius parce qu’il por- tait au visage la même cicatrice ». C’est d’une tout autre manière que l'historien romain a parlé d’Arminius, et cependant ces deux héros barbares ont plus d’un trait de ressemblance. On ne doit pas s’en étonner; le soulè- vement des Bataves était pour Tacite un événement con- temporain, qu’il considérait bien plutôt sous l'impression de préoccupations inquiètes et positives, qu'avec ce sen- timent presque poétique et parfaitement équitable que produisent sur les esprits élevés les grands faits d’un passé déjà lointain. La guerre d’Arminius n'avait été qu’une guerre défensive contre la conquête romaine ; la guerre de Civilis était une guerre d’ambition, où le génie barbare s’était essayé avec autant d’habileté que d’audace à disputer l’empire au peuple roi. Tacite ne s’y trompait pas ; et c’est sans doute pour cela qu'il mit tant de soin à décrire tous les détails de cette lutte, quelque courte qu’elle eût été, mais où sa pénétration découvrait de graves symptômes du progrès que faisaient les Barbares dans le sentiment de leurs forces et dans l’art de les unir. Si l’on veut juger quelle impression devait produire sur lui la perspective d’un tel progrès, qu’on se rappelle la joie féroce avec laquelle il raconte l’extermination des Bructères par une ligue des nations voisines : « Soixante mille hommes , dit-il, sont tombés, non sous le fer des Romains, mais, ce qui est plus admirable, devant leurs yeux et pour leur amusement. Puissent, ah ! puissent les nations , à défaut d'amour pour nous, persévérer dans cette haine d’elles-mêmes , puisque, par la volonté du 288 ROME ET LES BARBARES. destin qui pèse sur l’Empire, la fortune n’a désormais rien de plus à nous offrir que les discordes de l’ennemi !. » On comptait en Germanie environ quarante peuples plus ou moins distinets. Quelle force s’ils apprenaient un jour à marcher sous un même drapeau! Le génie et les mœurs de la nation y opposaient des obstacles presque insur- montables ; il lui a fallu des siècles pour y parvenir, et encore d'une manière tout à fait incomplète. Néanmoins, dès l’époque où nous sommes arrivés , on entrevoit que les Germains s’éclairent de plus en plus sur la voie qu'ils doivent suivre et qui leur donnera la victoire. C’est ce qui rend l’entreprise de Civilis particulièrement digne d'attention. Il y avait pour la Germanie trois moyens de concen- tration de puissance: l'établissement d’une royauté assez étendue pour ranger sous sa loi un grand nombre de tribus ; des ligues temporaires ou coalitions ; enfin , des ligues permanentes ou confédérations. Les Barbares ont employé successivement ces trois moyens, et c’est le dernier qui leur a réussi. Nous avons vu, sous Auguste, Maroboduus fonder une royauté puissante et se faire craindre des Romains. Arminius paraît avoir tenté la même chose. Depuis , sous Domitien et sous Trajan, Decebale roi des Daces se rendit encore plus redoutable. Ces royautés n'étaient guère que des agglomérations de peuples, dues à l’ascendant d’une tribu aguerrie sous un chef renommé , et bien moins à la conquête qu’à une sorte de vassalité. Une nation s’éle- vait-elle à une grande puissance : les tribus plus faibles étaient contraintes de la reconnaître pour suzeraine , elles en recevaient un territoire, ou s’assuraient sa protection 1 Germ. 33. ROME ET LES BARBARES. 289 pour celui qu’elles possédaient, sous la condition du ser- vice militaire *. De tels liens, par eux-mêmes, n’étaient pas d’une grande force , et l'esprit de jalousie et d’indépendance des Germains , joint aux artifices de la politique romaine, ne tardait pas à les rompre. Les coalitions entièrement libres étaient bien mieux appropriées au génie de la nation. Mais la difficulté était de les rendre suffisamment éten- dues , puis d’en prévenir la prompte dissolution. Civilis avait surmonté, ce semble , la première de ces difficultés. Tacite parle du « grand nombre de nations étrangères ou alliées qui concoururent au vaste embrasement allu- mé par les Bataves *,» et il n’a évidemment signalé que les principales. La seconde difficulté, d’une solution bien plus embarrassante et qui devait se faire attendre encore longtemps, ne pouvait être surmontée que par le système des confédérations. C’est pour cela même que les coalitions étaient un progrès de Ja plus haute impor- tance , car elles conduisaient naturellement aux ligues permanentes; c’est l’inefficacité reconnue des ligues tem- poraires qui a produit les confédérations des Marcomans, des Alemannes et des Francs. Ce résultat, il est vrai, était subordonné à Pétat politique de Rome. Mais la décadence de PEmpire con- courut avec le progrès des Barbares. Le tableau de la prémière a été trop souvent tracé pour que je doive m’y 1 Voyez sur cette sorte de vassalité militaire, Florus, IL, 4. César, B. G., IV, 6; V, 39; Il, 31. Strabon, IV, 1. Voyez aussi M. G. Stuart dans sa Dissertation sur l'antiquité de la constitution anglaise, et dans son Tableau des progrès de la societé en Europe, note 53. ? Id bellum.….. quanto exlernarum sociarumque g'entium motu flagraverit…. expediam. Mist. IV, 12. 290 ROME ET LES BARBARES. arrêter. Je me contenterai de marquer les points culmi- nans de cette longue chute, tantôt accélérée, et tantôt suspendue , suivant que les rênes passaient aux mains d’un Domitien ou d’un Trajan. On a souvent associé les noms de Domitien et de Tibère ; c’est faire injure à ce dernier. Leur vie privée offre quelques traits de ressemblance, mais sous le point de vue politique, le contraste est complet. Domitien ne fut pas seulement un monstre de cruauté et de débauche, il fut encore un prodige de lâcheté et d’ineptie. Si Rome avait eu beaucoup de maîtres de cette espèce, elle n’eût pas été si lente à tomber. C’est le premier des empe- reurs qui ait mis en oubli cette profonde politique que nous avons vu Tibère pratiquer avec tant de succès et d’ha- bileté. Aussi le règne de cette bête sanguinaire, comme appelle Julien, est-il peut-être le plus honteux que pré- sentent les annales impériales, si Pon considère tout ce que Rome avait encore de puissance à la mort de Titus. Malheureusement nous n’avons sur les événemens poli- tiques de cette époque que des documens très-incomplets, mais le peu qu'on retrouve dans quelques passages de Tacite et de Dion en laisse voir assez *. ? Les Histoires de Tacite comprenaient un espace de vingt-huit ans, de la mort de Néron à celle de Domitien. Le temps n’a épargné que la moindre partie (à peine la vingtième) de ce grand ouvrage; c’est une des pertes les plus regrettables que nous ayons faites. Il avait raconté avec le plus grand soin le règne si funeste de Domitien, et les revers de ses armées, tout en se taisant sur le chiffre des morts : Quanta fuerint Diurpanei (Decebali) Dacorum regis cum Fusco duce prælia , quantæque Romanorum clades, longro texiu evolverem, nisi C. Tacilus, qui hanc historiam diligentissime contexuit, de relicendo interfec- torum numero, el Sallustium Crispum et alios auctores quam plu- rimos sanæisse, el se ipsum idem potissimum elegisse dixisset. Orose, VII, 10. ROME ET LES BARBARES. 291 Dès la seconde année de son règne, Domitien , qui se piquait d’avoir un renom de guerrier, se jelte sur le territoire des Cattes, sans autre raison que de se procurer la matière d’un triomphe. Mais dès qu’il ap- prend que l’ennemi rassemble ses forces , il se hâte de fuir , et rentre dans Rome avec tout l’appareil d’un con- quérant. Le jour de son triomphe, il fait précéder son char par une longue suite d'esclaves qu’il a déguisés en Germains *. Bientôt ces mêmes Cattes, qu’on a irrités gratuitement, et dont on s’est fait mépriser , attaquent les Chérusques, depuis longtemps amis de Rome. Ceux-ci se hâtent d’im- plorer le secours de l’empereur qui les laisse tranquil- lement expulser de leur territoire. L’année suivante, les Suèves et les Lygiens lui demandent aussi du secours, contre les Sarmates , et Domitien se contente de leur envoyer un corps de cent chevaux. Les Suèves indignés s’unirent alors avec leurs ennemis, et se préparèrent à passer le Danube avec eux pour piller les terres de l'Empire *. Les Daces ayant essuyé une grande défaite, leur roi Decebale demande la paix. Domitien refuse de l’accorder à aucune condition ; puis, au lieu de profiter de ses suc- cès pour écraser Decebale, il tourne ses armes contre les Quades et les Marcomans , sous prétexte qu'ils avaient fourni des secours aux Daces. Ces deux nations menacées envoient une députation pour implorer la cessation des hostilités ; l’empereur, pour toute réponse, fait massacrer leurs envoyés. Furieux d’un tel attentat , les Quades et les Marcomans rassemblent toutes leurs forces , ils attaquent ! Dion, lib. LXVII 6. Tac. Agr. 39 ? Dion, 26. 7. 292 ROME ET LES BARBARES. l’armée romaine et la mettent en déroute. Domitien , aussi extrême dans sa làcheté qu’il l'avait été dans son orgueil, s’empresse alors de faire offrir à Decebale des conditions très-avantageuses que celui-ci n’eut garde de refuser. Domitien alla jusqu’à s’engager à payer un tribut annuel, et à fournir à son ennemi un grand nombre d’ouvriers pour tous les arts de la guerre et de la paix. Puis il écri- vit au sénat qu’il avait enfin imposé le joug romain aux Daces ; cette glorieuse dépêche était accompagnée d’une lettre supposée de Decebale qui se reconnaissait vaincu, et hors d’état de résister à la valeur des Romains conduits par un si grand capitaine. L’empereur à son retour triompha et des Daces, et des Quades et des Marcomans ‘. Voilà la politique de Domitien. Joignez-y cette atroce jalousie , qui faisait que ses généraux couraient moins de risque à se laisser battre qu’à vaincre , et vous com- prendrez les nombreux désastres que Tacite rappelle si éloquemment, en déplorant la disgräce du seul capitaine qui fût en état de les réparer : «Des temps survinrent qui ne permirent plus de taire le nom d’'Agricola : tant d’armées dans la Dacie et la Mæsie, dans la Germanie et la Pannonie , perdues par la folie ou la lâcheté des généraux ; tantdebraves guerriers forcés et pris avec leurs cohortes ! Ce n'étaient plus les limites de l’'Em- pire et la rive d’un fleuve , c’étaient les quartiers de nos légions , la possession de nos provinces qu’il fallait dis- puter. Comme les désastres succédaient aux désastres, et que chaque année était marquée par des funérailles et des revers, la voix publique demandait Agricola pour général , et chacun comparait sa vigueur, sa constance , ! Dion, loc. cit. ROME ET LES BARBARES. 293 son courage éprouvé par les combats, avec l’indolence et la pusillanimité des autres". » Ce furent les Daces qui jouèrent le plus grand rôle dans ces désastres de Rome. Il ne fallut pas moins qu’un tel règne pour accroître si démesurément leur hardiesse et leur puissance. Cette nation se trouvait mélée aux Pan- noniens et aux Dalmates lors de la rude guerre que Tibère leur fit sous Auguste. Elle perdit alors la meil- leure partie de ses guerriers, et Strabon rapporte que de son temps ( sous Tibère), il s’en fallait peu qu’elle ne fût entièrement soumise aux Romains; ce n’était qu’à la faveur de la diversion causée par les guerres de Ger- manie qu’elle conservait un reste de liberté. Il n’est plus parlé des Daces jusqu'aux commencemens de la querelle de Vespasien et de Vitellius. La Mæsie se trouvant alors dégarnie des légions qui lui servaient de défense, ils y passèrent à main armée ; mais après la victoire de Cré- mone, Mucien les réprima facilement *. Une meilleure fortune les attendait sous Domitien, et l'honneur des armes romaines demeura flétri jusqu'aux victoires de Trajan sur leur grand roi Decebale. C’est avant ces glorieuses campagnes, et sous la cruelle impression de la honte du règne de Domitien que Tacite composa sa Germanie. De là ce passage célèbre que nous avons cité, où il se plaint de la destinée qui pèse sur PEmpire, et qui semble désormais , en lui interdisant la victoire, ne lui laisser d’autre ressource que les discordes ! Agr.41. Ajoutez le portrait que Pline a tracé des armées de Domitien : Nos juvenes fuimus quidem in caslris, sed quum suspecta virtus, inerlia in pretio; quum ducibus auctoritas nulla, nulla mili- tibus verecundia, nusquam imperium, nusquam obsequium, omnia solula, atque etiam in contrarium versa. Ep. VII, 14. ? Crevier, Hist, des Emp. liv. XVII. 294 ROME ET LES BARBARES. de lPennemi ‘. De là cet autre chapitre non moins remar- quable où il dresse le sinistre inventaire des succès et des revers de Rome dans ses luttes avec les Germains : « Que de temps passé à vaincre la Germanie ! et pendant ce long période , que de pertes mutuelles ! Ni les Samnites, ni les Carthaginois , ni les Espagnes , ni les Gaules , ni les Parthes eux-mêmes ne nous donnèrent plus souvent de sérieux avertissemens...... On a triomphé d’eux plutôt qu’on ne les a vaincus *. » Les succès de Trajan ne furent qu'une expérience nouvelle qui confirma la menaçante vérité renfermée dans ces paroles. F.R. (La suite à un cahier prochain. ) 1 Quando, urgentibus imperii falis, nihil jam præstare fortuna majus potest quam hoslium discordiam. Je ne suis pas satisfait, je l'avoue, de la traduction de M. Burnouf : « puisqu’au point où les destins ont amené l’empire, la fortune, etc.» L'action expri- mée par urgeo peut avoir deux résultats très-différens et même contraires : en pesant sur un objet, vous pouvez lui imprimer un mouvement, augmenter celui qu'il a déjà, ou bien l'arrêter, le refouler; de là les deux sens métaphoriques opposés de ce verbe. Je crois que c’est le dernier qui explique le mieux la pensée de Tacite. Le mouvement ascendant de Rome lui semble fini, une nécessité fatale l’arrête, le comprime, comme l’Etna étouffe du poids de sa masse les inutiles élans des fils de la terre : er magnis subjeclum molibus urget Æthereas ausum sperare Typhoëa sedes. Ovid. Met. V, 341. Au reste l’expression de fatum urgens est un des nombreux em- prunts faits par Tacite à la langue de Virgile : Nos contra effusi lacry mis... sonore ne verlere secum Cuncla pater, fatoque urgenti incumbere vellet. Æn. I, 652. Virgile a encore employé le même verbe en parlant de l'action de la mort sur les yeux éteints d’un guerrier expirant : Olli dura quies oculos et ferreus urget Somnus.......... X, 745. Comp. Lucain, Phars. |, 460. ? Germ. 31. DES PROGRES ACTUELS DANS LE GOUVERNEMENT OTTOMAN ET DE LEUR AVENIR. Par M. Louis Castagne. C'est sans doute un grand et sublime spectacle, que celui d’un peuple qui, après avoir longtemps été ense- vel dans lignorance la plus profonde, brise ses liens pour parcourir une nouvelle carrière, pleine d'intelligence et d'avenir. Mais les progrès sont-ils l’expression de la volonté des masses dans une nation encore aussi reculée que l’est celle des Turcs, ou bien sont-ils l'effet de besoins impérieusement sentis dans les hautes classes seulement ? Est-ce des habitudes nouvelles que le contact de voisins éclairés a rendues plus actives, ou un instinct propre de conservation pour conquérir ces moyens tout-puissans de force, que les sociétés modernes perfectionnent chaque jour ? Enfin est-ce au prince qui commande à cette nation qu'il faut attribuer ces progrès? faut-il admettre que, poussé par ces divers mobiles , et honteux de s’asseoir le dernier parmi ses pairs, il a compris aussi que son propre intérêt lui commande de ne point rejeter les nobles moyens de s'élever qu’il peut mettre en usage, et qu’en dédaigner un seul c’est affaiblir son pouvoir d'autant que s'accroît celui de ses voisins. Ces différentes considérations mé- ritent d’être étudiées, parce que c’est par elles que l’on 296 DES PROGRÈS ACTUELS peut essayer de résoudre importante question de savoir si la Turquie pourra se civiliser sans être conquise, et analyser les obstacles que cet Etat peut rencontrer dans cet important travail. Un peuple dans un état arriéré de culture, ne s’éclaire point rapidement par lui-même, si de grandes révolutions ne bouleversent son existence. Partout, et de quelque nature qu’elles soient, ces commotions politiques renfer- ment quelque chose d’électrique qui féconde le génie, et précipite l'intelligence hors du cercle où elle était ren-. fermée d’abord ; on dirait que l'esprit humain, plus fré- quemment excité par d’autres besoins, augmente alors ses facultés et sa vie même : c’est un feu qui cesse de brüler si on le laisse paisible dans le foyer où il est circonscerit, mais qui, jeté au dehors, répand un rapide incendie. Les révolutions de la Grèce enfantèrent les admirables produc- tions que ce pays nous a léguées ; le Forum tumultueux de Rome préparait la gloire du siècle d’Auguste; c’est dans les agitations municipales de lItalie que les arts et les lettres répandirent un nouvel éclat sur cette terre féconde, et l’Angleterre, puissante et respectée, commença à par- courir sa voie de progrès en terminant les scènes san- glantes de ses longues révolutions. Si des nations arriérées sont dans le calme et la paix, aucun besoin ne se fait im- périeusement sentir ; les’hautes classes ne cherchent point à troubler le milieu tranquille où elles puisent leur puis- sance et leur bien-être ; les classes inférieures sont rejetées trop loin de la sphère d'activité de la société pour être in- telligentes ; les classes moyennes sont peu nombreuses, et des intérêts matériels les attachent elles-mêmes à l’actua- lité ; il faut donc chercher ailleurs le besoin qui pousse la Turquie vers des améliorations, et puisque les masses n’en conçoivent pas l'utilité, c’est alors le souverain qui en recueille la sage pensée. DANS LE GOUVERNEMENT OTTOMAN. 297 . Qu'ils étaient loin, les peuples de Russie, de com- prendre la civilisation européenne quand Pierre-le-Grand jeta les fondemens de ses utiles réformes ! Ce prince voyait l'Europe s’agrandir par les succès de sa civilisa- tion ; de toute part brillait le génie, de toute part éclatait la puissance ; il voyait des États, qu'aurait couverts cent fois l’une de ses provinces, mais riches de cette force inconnue aux nations sauvages, être capables de balancer par leur ascendant sa puissance même. Ses regards péné- trans virent l'avenir ouvert à ses peuples, s’il les initiait à ce mystère de la société; sa grande àme brisa tous les obstacles, et l'impartiale histoire dira un jour s’il fut jamais de législateur plus glorieux. La Turquie s’est trouvée dans une position différente de la Russie. Pierre-le-Grand et ses derniers prédéces- _seurs.n’étaient point menacés sur leur trône ; ces princes purent S'indigner de ne point marcher à l’égal des prin- ces européens , mais leurs déserts ne craignaient pas d’invasion étrangère. La Turquie, au contraire, a senti le besoin des innovations, dans un moment où la victoire n’accompagnait plus ses drapeaux; elle a cherché dans ces innovations des élémens de force qu’elle ne trouvait plus en elle-même; désabusée de ses possibilités tradi- tionnelles, elle essaie de puiser une nouvelle vigueur dans des institutions qu'elle avait naguère méprisées. Le premier sultan qui chercha à s’étayer des connaissances stratégiques de l’Europe (et observons que c’est essen- tiellement dans ce genre que ses successeurs ont adopté une réforme) fut l’empereur Mustapha III. Des guerres malheureuses contre la Russie firent jeter les premières bases d’une école d'artillerie; sons Abdoul - Hamid on s’occupa de marine ; Selim III poursuivit avec ardeur ses plans de réforme, mais, pas assez prudent pour ménager X 19 298 DES PROGRÈS ACTUELS les préjugés d’un peuple ignorant, il en fut plus tard la victime. Ce fut dans ces préjugés nationaux, confondus souvent avec des idées religieuses, mal interprétées, que ces princes trouvèrent le plus d'obstacles à vaincre ; il faut voir dans les mémoires du baron de Tott combien les choses les plus simples furent quelquefois difficiles à populariser. Le peuple turc était, par le fait de son ignorance , de son orgueil, de son fanatisme religieux, de ses habitudes de repos, ennemi de toute espèce de réforme; le clergé y voyait la ruine de son crédit, les janissaires celle de leurs priviléges, les grands moins d'autorité, le peuple plus de contrainte: tous se réu- - nissaient dans la même opinion, celle de la résistance, mais on la dissimulait pour ne point heurter la volonté du trône. Chacun de ces princes a eu des favoris, ou des mi- nistres qui ont paru partager ses idées ; mais aucun de ceux-ci n’a attaché son nom à un progrès positif. Les uns ont brillé dans des crises violentes, d’autres ont paru plus courtisans adroits que franchement ralliés au nouveau système; et n'est-il pas permis de penser aussi que des intérêts contrariés agissaient du dehors et faisaient sou- vent avorter les résolutions les plus généreuses ? Ceux qui connaissent la Turquie savent de quel immense crédit jouit la Russie parmi toutes les populations de cet empire, et combien la faible diplomatie européenne est incessam- ment en butte à une foule de contrariétés qu’il n’est peut-être plus en son pouvoir aujourd’hui de neutraliser: Le besoin de réforme était senti par le souverain seul, parce qu’un intérêt incessant l’appelait chaque jour à comparer la puissance de ses moyens avec celle de ses ennemis ou de ses voisins. Ceux qui l’entouraient n'é- taient plus placés au même point de vue; leur cupidité DANS LE GOUVERNEMENT OTTOMAN. 299 ne leur faisait voir dans un changement qu’un moyen d'acquérir ou de conserver leur faveur de cour; plu- sieurs étaient contraires aux innovations, s’en cachaient peu, mais obéissaient ; les peuples, comme nous l’avons dit, repoussaient de toute l'énergie de leur conviction, une chose qui contrariait leurs habitudes. Jusqu'au règne du sultan actuel , les idées de réforme ne furent sincèrement adoptées que par le chef de l’État. Quand il s’agit d’un intérét aussi grave, il est presque inutile de faire observer que les sujets tributaires, les Grecs, les Arméniens, les Juifs, ne devaient y prendre aucune part. Cependant les princes grecs , par leur in- struction européenne, ne furent peut-être pas sans in- fluence dans les conseils de la Porte, mais leur sincérité était bien équivoque; sans patrie, sans fixité dans leur existence, humiliés comme ils l'étaient par l’orgueil mu- sulman, faut-il leur reprocher d’avoir constamment tourné toutes leurs espérances vers la Russie ? Lorsque Mahmoud II monta sur le trône, il sentit tel- lement que les réformes n’étaient pas populaires, et que l'ignorance concentrait dans la seule famille impériale la conviction de leur nécessité, qu'il dissimula douze ans ses hardis projets; malheureux dans les guerres étran- gères, il sut habilement gouverner l’empire dans les époques désastreuses qu’il eut à traverser, et trouva enfin Poccasion opportune de reprendre les plans de ses prédé- cesseurs, de les étendre, et de porter beaucoup plus loin les réformes qui n'avaient jamais été qu’ébauchées avant lui. Si la France ou l’Angleterre eussent compris ce prince, nul doute que l’empire ottoman ne fût dans ce moment la plus ferme barrière contre la puissance russe en Orient; mais la politique incertaine de ces deux cabinets, leur peu de connaissance des mœurs ottomanes, les dif- 300 DES PROGRÈS ACTUELS ficultés sans nombre qui, à Constantinople, éloignent un ambassadeur des vrais organes du gouvernement, furent des obstacles qui servirent admirablement bien les pro- jets vrais ou supposés de la cour de Saint-Pétersbourg. Ici la pensée est toujours la même , aucun événement ne retarde, n’entrave une mesure, rien ne la précipite, parce que le ministère peut toujours agir en temps op- portun; les sympathies de tous les chrétiens de l’Orient, sans distinction d'Église, sont unanimes pour la Russie, et lui forment un puissant auxiliaire; enfin, c'est pour cette puissance une question du premier ordre, vers laquelle elle dirige incessamment toutes ses pensées, toute son habileté, toute la force de ses moyens, tandis que chez nous ce n’est, bien souvent, qu’une question secondaire, quand elle n’est pas tout à fait ajournée. Il résulte de cet état de choses, que le sul- tan à été livré à lui-même quand il n’a pas été con- trarié dans l’emploi de ses moyens de réforme ; et nous qui avions un si puissant intérêt à étayer celte civilisation naissante, nous nous sommes écartés de cette pensée généreuse pour préconiser l'Egypte, dont les essais in- formes avaient un autre but, et, loin d’accroître l’in- fluence de la France et de l’Angleterre , la diminuaient en affaiblissant l'autorité du sultan. Il est de fait que plus le gouvernement ottoman avancera dans sa période de décadence, plus la Russie accroîtra sa puissance dans l’Orient ; la seule digue qui eût pu arré- ter celle-ci, et peut-être la rejeter dans ses frontières, c’était la civilisation introduite dans l'empire turc, et un appui efficace donné à son développement. Mais avant d’apprécier quel est aujourd’hui l’état de cet empire, examinons rapidement la pensée de Méhémed-Ali et celle du sultan Mahmoud, l'érection du royaume de Grèce et son avenir. DANS LE GOUVERNEMENT OTTOMAN. 301 Méhémed-Ali a acquis en Egypte une grande puis- sance, mais ce n’est qu’un riche entrepreneur. Sur quoi s'appuie sa force ? Sur les trésors qu’il extorque par la violencé à ses peuples. Toute nation a des ressources limitées; si on épuise ces ressources , la nation marchera dans des voies rétrogrades : c’est ce qui est arrivé à PEgypte. Elle est positivement moins productive aujour- d’hui qu’au commencement du règne de Méhémed-Ali; sa population diminue, ses charges augmentent; ses peuples, loin de gagner en bien-être, sont esclaves, et quel rude esclavage! Les voyageurs impartiaux, qui s’élèvent au- dessus de l’opinion du moment, diront que le cultivateur meurt de faim à côté de ses moissons, et que souvent il les incendie lui-même pour en soustraire la jouissance à ses tyrans. Quelques personnes objecteront que si la force ne contraignait pas lArabe au travail, il se plongerait dans la paresse la plus profonde: c’est une erreur. Certes celui qui est livré tout à coup à la liberté après un pro- fond esclavage, peut ne point comprendre ce nouvel état, étranger à ses habitudes; c’est l’'aveugle rendu instantané- ment à la lumière, éclat du jour léblouit , il peut bais- ser involontairement sa paupière; mais peu à peu l’es- clave appréciera le bienfait qui vient de lui être accordé, comme l’aveugle bénira la main qui l’a guéri de son infirmité. Dire que les Arabes, les habitans de l'Egypte, ne sont pas propres à la civilisation, c’est ignorer l’his- toire. Interrogeons ses fastes, elle nous dira que trois fois, sous la puissance d’une société autrement conçue, sous empire de trois cultes bien différens, sous les Pharaons , les Lagides , les Fatimites, l'Egypte recueillit quelque gloire dans les annales du monde. La puissance de Méhémed-Ali est éphémère ; la moindre entreprise d’un gouvernement européen sur l'Egypte, verrait se 302 | DES PROGRÈS ACTUELS briser le charme et tout ce prestige disparaitre; une poignée de Russes sur le Bosphore a suffi naguère pour rabaisser l’ambition de ses projets. La même chose était certainement possible à la France; mais si l’on se refusa à cette intervention hautement sollicitée, c’est qu'à Paris on s’exagérait la puissance du vice-roi, ou bien lon flé- chit devant l'opinion, et cette fois l’opinion s’égarait dans de fausses routes. À la mort de Méhémed-Ali, tout rentrera dans la confusion en Egypte; et si sa vie se prolonge beaucoup, l’affaiblissement graduel de ce pays rendra possible, à chaque instant, une violente cata- strophe. Le vice-roi, en accordant à l’enseignement une protection simulée, a flatté l’opinion en Europe et se l’est rendue favorable : c'était un point essentiel pour lui; puis les jeunes gens qu’il envoyait s’instruire étaient des instrumens qu’il se préparait pour multiplier ses voies cupides. Un canal, une machine, un procédé, ne sont point chez lui une conquête faite pour rendre plus heureux ses peuples, et plus florissant son empire, c’est tout simplement un moyen de remplir ses coffres et d’aug- menter sa puissance. Qu’un jour il reste quelque chose à l'Egypte de ses fréquentes communications avec létran- ger, c'est ce que nous ne voulons pas contester; mais nous disons que ces avantages seront obtenus loin de la pensée de celui qui les aura procurés, et les circonstances qui les auront amenés auront été de longues années de douleurs pour les peuples de l'Egypte. Cette contrée les aura acquis au prix de son indépendance, car toute po- pulation faible et clair-semée sur une vaste étendue, ne peut aspirer à se dégager de l’influence de ses voisins. La réforme , à Constantinople, fut conçue avec d’autres principes. Les empereurs turcs qui les premiers en eurent la pensée, cherchèrent à transporter chez eux , autant que DANS LE GOUVERNEMENT OTTOMAN. 303 possible, les arts militaires de l’Europe; ils firent peu pour accroître l’industrie et les lumières de leurs peuples, c’est vrai, mais ils n’appesantirent point sur eux le joug dont ils étaient déjà chargés ; au contraire, Selim HT et Mahmoud II, promulguèrent , à diverses époques , et an- térieurement au soulèvement des Grecs , des règlemens destinés à protéger plus efficacement les raïas. Ceux qui ont habité Constantinople savent par expérience combien les légations européennes eurent à lutter avec ces règle- mens , lorsque des intérêts francs se trouvaient en pré- sence d’intérêts raïas , et combien était active et éclairée la protection de la Porte envers ses sujets; chaque jour voyait s’affaiblir la distance qui séparait Tures ét raïas. Le Turc, d’ailleurs, quoique soumis à l’arbitraire d’un pouvoir despotique, n’est point esclave; depuis lerègne du sultan ac- tuel il y a réellement progrès dans le bien-être des masses. Mais , objectera-t-on , la Turquie est moins productive, moins riche, moins peuplée qu’elle n’a dà l’être autrefois ; il existe des documens historiques qui prouvent que ses exportations étaient plus considérables il y a deux siècles qu'aujourd'hui. Cette assertion peut être vraie dans une certaine acception, mais il faut bien examiner aussi les données sur lesquelles elle s’appuie. Beaucoup de productions du Levant avaient, alors que nos colonies étaient à leur première culture, que la navigation était moins perfectionnée, que le continent américain avait en- core été peu exploré, une valeur bien plus grande qu'elles w'ont actuellement ; PEurope se fournissait d'une quantité de drogues peu recherchées aujourd’hui; enfin, dès le principe, toutes les institutions des Musulmans étaient uniquement dirigées vers le but d’en faire un peuple conquérant. Rien ne rappelait, dans ces institutions, l'amélioration de l'industrie, une culture plus parfaite des 301 DES PROGRÈS ACTUELS terres, un perfectionnement dans l’instruction , d’autres lois politiques applicables à un autre état, et le déve- loppement d'idées conformes à des besoins nouveaux et à un ordre de choses encore naissant. Aussi, quand le période assigné dans cette révolution constante des siè- cles, que l’homme cherche à sonder dans la sagacité de son génie mais dont les résultats se dérobent presque toujours à ses calculs, eut tari pour les Ottomans les jours de leur gloire guerrière, l’action rétrograde fut d’autant plus sensible, que l'Europe alors était poussée par un mouvement progressif déjà bien marqué, vers une ère plus brillante de civilisation et plus riche de force. On n’a pas assez tenu compte non plus, dans les causes qui ont fait décliner l’empire ottoman , des ravages incessans de la peste. Le gouvernement, trop résigné à sa croyance de fatalisme, n’a jamais porté ses investigations sur une question d’un intérêt si grave pour l'empire. Au milieu du 17€ siècle ce fléau avait à peu près cessé de ravager l'Europe, et jamais il n’a fait trève avec l’empire ottoman ; chaque année quelqu’une de ses provinces est frappée d’une affreuse mortalité. Les villes, et la capitale surtout, ne semblent pas en con- server aussi vivement les traces que les campagnes, parce que le vide est promptement comblé par des émi- grations des cantons voisins; mais les campagnes se trouvent de plus en plus désertes : en parcourant l'Asie Mineure, les villages ruinés qu’on voit en grand nombre, attestent par une récente tradition que la plus grande dépopulation de la Turquie est un fait nouveau. Toutes ces causes ont concouru à l’affaiblissement pro- gressif de l'empire, mais il a fallu deux siècles pour les rendre manifestes. L'Égypte ,; avec le régime qui la do- mine aujourd’hui, ne pourra pas soutenir la même DANS LE GOUVERNEMENT OTTOMAN. 305 épreuve durant le quart de ce temps. Si tout à coup un génie plein de puissance et d'intelligence voulait ressus- citer la civilisation dans la Turquie, il serait prompte- ment secondé par les populations clair-semées qui l’habitent, et ces populations, qui ne sont point dégradées par un honteux esclavage, s’élèveraient avec rapidité à la connaissance du vrai et de lutile; les peuples d'É- gypte, au contraire, abrutis dans les fers, verraient se passer une ou deux générations avant que leur éducation morale fût formée. Nous laisserons à d’autres le soin d’expliquer pourquoi les Grecs se soulevèrent de toutes parts à une époque où leur sort s’amdiorait, au moment où peut-être ils al- laient être émarcipés de fait, par les progrès rapides qui se manifestaient dans les populations chrétiennes du Le- vant, tandis que les Ottomans restaient dans l'ignorance, et que le Souverän avait besoin d’un appui qu’il avait cessé de trouver dans le peuple conquérant. Nous ne di- rons pas non pls pourquoi cette révolution fut si maladroitement cmbinée, et a produit d’aussi faibles résultats ( on dirät que, suscitée par un mauvais génie au milieu des peurlades de la Grèce, elle ait été produite pour que d’autres héritassent de leurs efforts ) ; mais ce que nous ferons rmarquer, c’est que les cabinets de Paris et de Londre furent abusés dès le principe. La question était simple: il fallait ou laisser la Grèce sous la suzeraineté de la Pote, ou en faire un royaume puissant ; en s’écartant de l’ux et l’autre base, on a créé une sou- veraineté faible , qu avait besoin d’un appui au dehors , et qui devait le truver naturellement dans la Russie. Dans la première hpothèse on aurait dû faire consentir la Porte à concéder de grands et larges priviléges aux Grecs, et en surveillr et garantir d’une manière perma- nente Pexécution. LaGrèce préservée des malheurs d’une 306 DES PROGRÈS ACTUELS guerre Jongue et ruineuse neût pas vu s’affaiblir ses populations , le commerce eût continué à féconder les rochers arides d’Hydra et d'Ipsara, et les plaines fertiles de la Messénie n’eussent pas emprunté à la Germanie des : bras pour se couvrir de moissons ; la Turquie musulmane, dans le spectacle d’une province industrieuse et active , eût cherché des exemples pour elle-même, et füt devenue son émule dans la voie des progrès; la marine turque appuyée des Grecs; eût suffi, sans les désastres de Navarin, pour couvrir les Dardanelles, et, si ces deux ci- vilisations , la turque et la grecque, n’eussent pas marché d’un pas égal, que l’une se füt avancée rapidement et que l’autre füt demeurée en retard, la pus diligente tôt ou tard eût absorbé l’autre, et l’empire repris cette unité de mœurs et de nationalité sans laquelle sa force est illu- soire. Alors on aurait vu la Turquie, ävilisée et musul- mane, revendiquer la place qu’elle doitoccuper au milieu des autres nations européennes ; ou l’enpire grec se’for- mer sans secousses et sans efforts, pæ le fait même des élémens déjà répandus parmi toutes ks populations qui couvrent son sol. Ce résultat eût été phs aisément obtenu si, suivant notre seconde hypothèse on eût formé un royaume grec sur des bases plus largeset plus solides ; si, par exemple, on y eût réuni la Valaclie et la Moldavie, et qu’au lieu d'élever sur ce trône nouvau un prince étran- ger au sol, aux mœurs, à la religiorde la Grèce, on eüt ceint la couronne à un Grec méme. Le choix n’eût peut- être pas été difficile si l’on eût élu unmineur, pour que le protectorat qu’il eût été indispensabe d'exercer dans le principe sur cet état naissant, eùt noins rencontré d’ob- stacles dans le contact de l’étrange: avec les nationaux. La Grèce ainsi constituée, et sortant l’un état d’esclavage, ne pouvait aspirer de prime abord ‘une constitution re- DANS LE GOUVERNEMENT OTTOMAN. 307 présentative comme nous la comprenons aujourd'hui en Europe, avant que ses peuples eussent reçu, instruction nécessaire. C'était déshériter les classes démocratiques du bienfait lui-même, et concentrer l’action gouverne- mentale dans les mains de l'aristocratie fanariote et de quelques intrigans; létranger avide d'étendre son in- fluence dans cette circonstance en eut, alors, bientôt trouvé les moyens. Si la Turquie avait continué à marcher dans la voie des progrès après la création d’un royaume de Grèce ainsi constitué , elle eût été son alliée naturelle, parce que ses ressources étant plus puissantes, elle n’avait rien à craindre de ses entreprises, et que c’était pour elle une barrière naturelle contre les invasions de la Russie. La Grèce, de son côté , eût eu moins à craindre des entreprises de la Turquie (tenue en respect à son égard par la volonté de l'Europe) que de l’influence russe; et ses souverains comme ses peuples eussent bientôt apprécié tout le prix d’une noble indépendance facile à maintenir. Si, au contraire, la Turquie avait trouvé dans la profonde ignorance de ses peuples, dans ses traditions religieuses, dans les vieilles habitudes de ses formes administratives, des en- traves tout à fait insurmontables pour sa civilisation , la Grèce aurait toujours été en mesure de profiter de ses fautes , et peu à peu appelée à hériter de ses dépouilles ; peu d’années eussent alors suffi pour voir un prince grec régner de nouveau dans la ville de Constantin. La diplomatie européenne, incertaine et agissant comme au hasard , a créé une principauté grecque dont les élé- mens constitutifs blessent l'amour-propre des nationaux , elle a humilié sans profit la Porte , donné plus de liberté à l’influence russe, et restreint le mouvement progres- sif des lumières en Orient. Certes, les événemens ont 308 DES PROGRÈS ACTUELS poussé les choses hors du cercle naturel où elles étaient circonscrites, et les talens distingués qui ont consacré leurs veilles aux négociations de la diplomatie, doivent déplorer la situation impérieuse où des questions toutes ministérielles les avaient placés. Voyons à quoi en sont aujourd’hui les progrès en Turquie, et quel est leur avenir dans l’état actuel des choses. C’est une question toute de faits, et quel qu’en soit le résultat présumé , la considération en est utile dans lhistoire du développement de l’esprit humain. Comme nous l’avons dit, les sultans n’entrevirent d’abord de réformes utiles que celles qui, s'appliquant à l’art militaire, leur fournissaient des élémens plus effi- caces de force pour résister à des ennemis dont la puis- sance les inquiétait alors. Ces premiers essais conduisirent à d’autres ; ils firent connaître d’abord que l’empire de habitude n’est point imprescriptible en Orient , ils adou- cirent des préjugés farouches en multipliant les points de contact avec les Européens, et rendirent plus flexibles les interprétations des dogmes de l'islamisme, que les pieux Abassides avaient su concilier avec la culture des plus brillantes facultés de lesprit humain. Mais quoiqu’on ait réussi à avoir des régimens qui manœuvrent avec précision , que lon ait formé des artilleurs habiles, que l'arsenal de la marine de Constantinople renferme des vaisseaux de ligne construits par des Tures avec une rare intelligence , que l’on possède des manufactures d'armes , des fonderies de canons, des poudrières sur un plan large et-bien conçu, que toutes ces créations affran- chissent la nation d’un tribut longtemps payé à l'Europe, qu’on ait formé des écoles de mathématiques , qu'on se livre avec moins de répugnance à létude des langues DANS LE GOUVERNEMENT OTTOMAN. 309 occidentales , qu’on ait adopté un journal et qu’on donne plus d’activité à la seule imprimerie turque qui soit dans la capitale , les Turcs avec un souverain plus populaire, plus appliqué aux affaires de l’État, et dépouillé de cette pompe étrange qui le dérobait à la connaissance des évé- nemens les plus simples qui se passaient autour de lui , les Turcs, malgré tout cela, n’ont pas recueilli autant de résultats heureux qu’on serait porté à le croire. En disant les Turcs , nous sous-entendons le gouvernement otto- man , et il est à craindre que ces heureuses innovations, ces progrès véritables, ne languissent longtemps dans un état stationnaire qui fera avorter le fruit qu’on serait en droit d’en attendre. La chose la plus essentielle, que l’on a négligée ou que l’on n’a pu soumettre à une orga- nisation régulière, ce sont les finances; le souverain actuel a bien donné l'exemple d’une économie rigoureuse, et il n’est pas de prince en Europe dont la liste civile soit plus modeste; mais cet exemple est insuffisant. Mettre de nouveaux impôts, c’est bien difficile; les populations turques se refuseraient à les consentir, et peut-être ne pourraient-elles pas les acquitter. Cette pé- nurie de ressources augmente souvent la dépense, parce que, le crédit étant nul, on n’a pas le choix des voies économiques; en conséquence, on ne peut que faible- ment salarier, et de là la fâcheuse coutume de fermer les yeux sur des concussions bien plus onéreuses que ne le serait un débours unique et circonscrit. On avait songé à un emprunt, mais le sultan l’a toujours écarté ; peut- être craindrait-il, d’une part, que l'étranger n’acquit par ce moyen une nouvelle influence dans ses États, et de l’autre, que les produits de cet emprunt ne fussent faci- lement dilapidés dans les mains de ceux qui le recevraient en dépôt , tandis que les charges du remboursement et 310 DES PROGRÈS ACTUELS de l'intérêt pèseraient sans cesse sur l'État. Pour se procurer quelques ressources de plus, on a été obligé d'imposer les productions territoriales, ce qui était une faute dans un moment où l’on suivait d’autres principes ; pendant longtemps on s’est livré au détestable moyen d’altérer la monnaie, moyen qui a ruiné le crédit parti- culier, fait disparaître le numéraire et étouffé l’esprit d'entreprise: aujourd’hui il semble que l’on soit revenu à des idées plus saines à ce sujet. Soit que les masses soient encore trop abruties dans de vieux préjugés , ou que le gouvernement soit trop susceptible dans ses prévisions, soit que les grands nour- rissent des sentimens de jalousie que des considérations plus élevées ne peuvent étouffer en eux, la Porte a commis une grande faute de ne pas se déterminer à donner quel- que haut emploi à des militaires étrangers; plus tard elle eût pu le faire pour des fonctionnaires au civil; la Russie depuis longtemps lui en donne le salutaire exemple. Si, lorsque Ibrahim s’avança jusqu’à Khonia , un officier su- périeur européen eût commandé l’armée turque ou l’une de ses divisions, nul doute que ce prince n’eût été défait, car son armée n’était pas différente de l’armée turque, et celle-ci n’était pas fatiguée par une aussi longue marche. Avant cette époque, pendant la guerre contre la Russie, ce même secours eût été d'une très-grande importance. Un militaire français de distinction vint alors offrir ses services au ministre des affaires étrangères ; ils ne furent pas agréés quoiqu’on le recçût fort poliment. Les courtisans du sultan craignent extrêmement que quelque étranger ne gagne sa confiance ; ils sont jaloux à cet égard au dernier point , et de simples instructeurs ont été en butte à mille tracasseries pour avoir reçu un accueil flatteur du souverain. L’habitude que l’on à prise à Constantinople, par suite de DANS LE GOUVERNEMENT OTTOMAN. 511 ces diverses considérations , de ngpoint donner de ser- vice à des officiers européens , retient le régime militaire dans une sorte d’enfance, et ôte tout encouragement aux instructeurs qui se sont voués à former les sol- dats au maniement des armes. Il en résulte que l’on n’a que des soldats fort bien dressés pour la parade , et que leurs excellentes qualités, la sobriété, la soumission , la vigueur, le courage, l'aptitude à tous les exercices n’ont presque pas d’utilité positive, l’armée n'étant pas com- mandée par des officiers qui sachent les employer avec intelligence; aussi, dans des momens difficiles, quand le secours de leurs bras est urgent, ces masses incohérentes ne valent-elles pas mieux que les bandes irrégulières et indisciplinées des derniers janissaires. Le Turc aime l’état militaire, il serait facile de le façonner entièrement au régime adopté aujourd’hui en Europe; mais quelques Européens introduits dans les rangs de l’armée, donne- raient à cet esprit une excellente direction d’ensemble. Il est une autre considération qui eût rendu bien im- portante cette mesure ; c’est qu’à la faveur des Européens chrétiens ainsi incorporés à l’armée, les chrétiens raiïas y auraient obtenu peu à peu une place. Mais cette fatale division de castes qui règne en Turquie, prive le gouver- nement d’un grand nombre de sujets actifs, qui augmen- teraient considérablement ses forces * ; la distinction de Turcs et de raïas d’une part, et la polygamie de l’autre, qui oblige les femmes à la retraite et fait intervenir les hommes dans des travaux presque exclusivement affectés aux femmes en Europe, enlèvent au gouvernement ottoman ! Les Grecs sont de bons marins, ils aiment la mer ; les Armé- niens feraient de bons soldats. 512 DES PROGRÈS ACTUELS un grand nombre de, bras, et diminuent considérable- ment la population active de Pempire. L'économie n’est pas toute dans la parcimonie des dé- penses, elle est aussi essentiellement dans lordre; les Turcs n’en ont pas encore pu établir dans leur armée. On est étonné, quand on habite Constantinople, d’en- tendre citer les troupes du Grand Seigneur, celles du visir, du sérasquier, de tel ettel pacha; cette manière d’af- fecter des corps de troupes aux grands dignitaires, trou- pes qu'ils lèvent et entretiennent à leurs frais, peut dans certains cas diminuer la puissance souveraine, en rom- pant l’ensemble qui devrait exister dans toutes les parties de la force publique, et ces troupes, habituées à être les corps de tel ou tel dignitaire, cessent presque de se con- sidérer comme appartenant à l’État. Dans les provinces l'inconvénient est encore plus grave ; c’est cette fâcheuse méthode qui met en main des pachas une puissance illi- mitée, dont ils abusent toutes les fois que les circonstances leur paraissent favorables pour le faire impunément. Mieux eût valu, et la chose était facile, former des régi- mens d’un nombre déterminé d'hommes ; le ministre de la guerre eût dû, pour l'administration, n'avoir de rap- ports qu’avec le colonel de chacun de ces régimens ; ces régimens eussent pu tour à tour parcourir diverses villes de l'empire, ce qui les aurait empêchés de s’habituer à une même garnison; on les eût ainsi exercés plus facile- ment, et leur présence eût peu à peu enlevé aux gouver- neursdes provinces cette omnipotence qu'ils s’approprient contre l'intérêt des peuples et contre celui du gouverne- ment. Il est à croire que les favoris se sont beaucoup opposés à létablissement d’un ordre de choses qui a dû être naturellement conseillé au souverain, et dont il eût tiré de si grands avantages. DANS LE GOUVERNEMENT OTTOMAN. 313 Ce que nous avons fait observer pour l’armée de terre, sur l’impossibilité de faire admettre des officiers étrangers dans les rangs des régimens tures et dans de hauts com- mandemens, a lieu tout également dans la marine, où le besoin de semblables incorporations se fait encore plus impérieusement sentir, Presque toujours un vaisseau est confié au commandement d’une personne sans étude, et un pilote de commerce, souvent peu expérimenté, est l’âme de ce commandement. Aussi, les armées navales turques ne peuvent-elles naviguer que pendant un espace de temps limité, etne peuvent franchir les mers de Sicile. Quelques Européens avaient formé un plan pour Pexpé- dition d’une corvette à Bassora, sous la conduite d’un officier français ; cette corvette eût pris à son bord un certain nombre de jeunes élèves turcs, qui auraient acquis dans cette navigation des connaissances solides , théori- ques et pratiques. Mais, soit que la dépense parût oné- reuse, soit que l’on ne voulût pas se départir du malheu- reux système dans lequel on est engagé, on ne voulut pas donner suite à cette entreprise. Dans Pétat actuel des choses, les forces militaires de la Turquie sont peu considérables, elles ne sont pas compactes, et il est impossible de les faire mouvoir avec ensemble. Si l’on n'apporte aucun changement à cet état des choses, il sera très-difficile de retirer un solide ayan- tage des réformes qu’on a opérées, et il est à craindre que pour le gouvernement actuel le progrès ne soit nul, quoique positif pour celui qui lui succédera, parce qu’il recuéillera, des élémens tout prêts à se développer, un grand état militaire. La réforme militaire se borne à ce que nous avons exposé. L’adoption d’un uniforme, les exercices réguliers, le changement d’armes, ont tous été des objets fort dif- X 20 514 DES PROGRÈS ACTUELS ficiles à introduire, et il a fallu de l’adresse et de la fer- meté pour imposer silence aux préjugés; mais aujour- d’hui une masse de jeunes gens ayant été façonnés à cette nouvelle règle et à son esprit, cette portion de la réforme est à l'abri de tout changement , et se trouve tout à fait populaire dans la nouvelle génération. Il ne faut pas perdre de vue toutefois, que nous n'écrivons que pour la capitale : les provinces sont encore bien étrangères à ces changemens ; elles sont moins accessibles à la diffu- sion des lumières que la capitale, parce que dans leur isolement elles ont rarement des points de contact avec les Européens. Mais l’influence du siége de l'empire est très-grande, et quand les pachas répètent dans leur rési- dence les mesures que l’on adopte à Constantinople , ils habituent les peuples à ces changemens ; souvent ils trou- vent autour d’eux plus de facilité qu'on ne serait d’abord en droit de l’attendre de leur position isolée. Si Pon se décidait à faire des changemens réguliers et périodiques de garnisons, ce serait encore un puissant moyen de populariser les réformes dans les contrées où elles sont le plus étrangères. On peut justement s'étonner que, tandis que l'on cherchait divers moyens pour améliorer les institutions et l’industrie en Turquie, rien n'ait été fait pour l’agri- culture. Cependant une guerre récente avait démontré jusqu’à l’évidence que les blés d’Odessa sont nécessaires à l'approvisionnement de la capitale, tandis que les ri- ches plaines de la Mysie, de la Macédoine, de la Thrace, ne demandent qu’un régime plus protecteur , la liberté en un mot, de vendre, d’exporter leurs produits et d’en trafiquer. Cette mesure eût contrarié Pagriculture des provinces russes du littoral de la mer Noire; le silence DANS LE GOUVERNEMENT OTTOMAN. 315 du gouvernement ottoman sur une mesure d’un si baut intérêt pour lui, ne pourrait-il pas faire penser que ce silence a été commandé? Une influence étrangère qui voudra pousser le divan à une mesure insolite dans les traditions qui gouvernent empire , trouvera une foule d'obstacles, mais celle qui ne cherche qu'à maintenir le statu quo , trouvera mille moyens de faire adopter sa pensée. Les autres réformes étrangères à l’état militaire sont peu considérables , aux yeux de l'Européen habitué à cal- culer la grande distance qui existe entre la civilisation du Levant et celle de l'Europe; mais elles reprennent toute leur importance auprès de celui qui a connu ces pays il y a vingt ou trente ans. Alors il peut mesurer les pas immenses qu'a faits l'opinion sur des mesures dont l'im- portance n’est pas bien appréciée de prime abord , mais dont le résultat est incontestable. La modification du cos- tume , amenée avec beaucoup de sagesse, est un grand progrès; elle fut d’abord conçue par le souverain silen donna l’exemple ; et de cette première déviation des vieilles coutumes on en viendra graduellement à se rapprocher de l’Europe. Mais la pensée du législateur était plus étendue; en confondant peu à peu l’habillement des Tures avec celui des raias, on se prépare à faire dispa- raître plus tard les autres différences qui marquent ces deux castes. L'influence du costume est toute- puissante; nous en avons des preuves autour de nous. Avant que les Juifs pussent revêtir le costume des chré- tiens , peu s'en fallait qu’on ne les regardät comme une nation qui devait être mise en dehors du droit commun ; aujourd'hui qu'ils sont vêtus comme tous les autres L la tolérance à leur égard, ou les droits qu’ils ont ac- quis, ont pris aux yeux des masses le caractère d’une 316 DES PROGRÈS ACTUELS incontestable justice. La bizarrerie et létrangeté des costumes monastiques n’ont point été sans influence pour perpétuer le fanatisme , sans conserver la foi. En modifiant le costume, le Grand Seigneur à intro- duit beaucoup de simplicité dans le cérémonial de la cour ;.il a fait en sorte de ne plus être entouré que d'un appareil militaire; les eunuquesont peu à peu perdu leur crédit, et bientôt il n’y en aura plus au sérail. Les ambassadeurs sont introduits d’une manière plus simple ; le sultan communique plus.facilement avec toutes les personnes de son ministère; il ne se borne pas à se montrer en public chaque vendredi , en allant à la mos- quée ,; mais il passe de fréquentes revues, et cherche à se. populariser non-seulement avec les personnes: maïs avec les choses. Des esprits un peu trop prompts accu- sent peut-être de lenteur cette transition du répime ancien au régime nouveau; mais qu’ils rapprochent deux époques , le règne du sultan Abdoul-Hamid et celui du sultan actuel, et un coup d'œil leur suffira pour juger de la distance qui existe entre l’un'et Pautre. Il y avait beaucoup de préjugés à ménager, des habitudes à rom- pre, et il faut tenir compte à un monarque isolé, comme l'était le sultan Mahmoud, d’avoir eu la noble pensée de ces améliorations. Autrefois l’étude des langues occidentales était dédai- gnée des Turcs, ils y voyaient même une sorte d'atteinte portée à la pureté de leur foi ; actuellement on ést venu à des idées plus saines, on étudie le français ; et déjà plusieurs fonctionnaires le parlent. Si, un jour , les lan gues d'Europe peuvent s’introduire largement dans la population , elles amèneront des changemens rapides dans les idées, et une instruction plus en harmonie avéc des besoins nouveaux. Les premiers essais sont ‘heureux, DANS LE GOUVERNEMENT OTTOMAN. 317 leur développement appartient à l'avenir. Tout en favo- risant l'étude des langues étrangères , le gouvernement a ordonné la traduction d’un grand nombre d’ouvrages scientifiques , surtout dans l'art militaire et la chirurgie. Un journal ture a été créé à Constantinople ; on en sa- larie un en francais. et il était question d’en établir un grec. Quelques personnes font observer que les progrès qui se manifestent parmi les Turcs , affaiblissent graduelle- ment l'esprit religieux. Mais peut-être cet esprit religieux avait-il un fàcheux caractère, alors qu'il ne pouvait se prêter à la diffusion des lumières. La question de savoir si la religion de Mahomet s’éteindrait en Turquie , ou se ré- génèrerait sous une forme plus philosophique, quand il s’opèrerait un grand développement de civilisation chez les Tures, est une question très-difficile à approfondir , mais elle n'est pas d’un grand intérêt pour les peuples: Aux idées adoptées aujourd’hui, en succèderont d’autres, et quelque forme qu’elles empruntent, quelque profon- deur qu’elles acquièrent, jamais la morale publique et! les devoirs sociaux ne seront étouffés dans un siècle de lumière et de progrès ; il puisera au contraire dans leur enseignement, plus d'éclat, plus de bonheur et plus de puissance. | Tels sont, à peu près, les progrès de civilisation éuro- péenne qui ont eu lieu: dans l'empire ottoman ; progrès immensés si on fait la part exacte des difficultés sans noi” bre que présentaient soit de vieux préjugés , liés à ce que les traditions des peuples ont de plus cher , les croyancés religieuses ; soit des intérêts nouveaux , mais incertains', qu’il fallait élever au-dessus d’intérêts anciens, mais étayés’ detoute la force d’une longue habitude ; soit des répu- puances à vaincre dans un remaniement de mœurs ‘chez 318 DES PROGRÈS ACTUELS des nations stationnaires non-seulement par principe et par habitude , mais aussi par inclination. Ajoutons que toutes ces choses ont dû être méditées, essayées et entreprises au milieu des bouleversemens de l’empire, lorsque des soulèvemens à l’intérieur , des guerres au dehors, une for- tune contraire, auraient pu faire renoncer aux plus nobles entreprises; la postérité équitable devra, quel qu’en soit le résultat, tenir compte au sultan Mahmoud de la persévé- rance inébranlable et de la prudence qu’il a mises à ses réformes. Si l’Europe eût sérieusement voulu soutenir l’em- pire ottoman dans sa rapide décadence , la moindre assi- stance qu’on lui eût accordée , absence des contrariétés qu’on lui a suscitées , eussent suffi pour développer avec plus de rapidité et d'efficacité ce tableau intéressant d’un grand peuple qui se régénère tout entier. Mais cette pen- sée n’était point celle des cabinets européens qui eussent dû la nourrir. Poussés par l’opinion égarée qui se mani- festait autour d’eux, peu instruits du véritable état des choses , préoccupés d’un présent au milieu duquel s’agi- taient d’autres puissantes questions , ils ont livré au ha- sard , et peut-être contre leur propre conviction, ce qui eùt dù être l’objet de leurs prévisions les plus graves. Qu'en sera-t-il de ces progrès? se demandera-t-on naturellement. Il ne nous semble pas difficile d'y ré- pondre. Ces progrès, positifs dans leur marche, vont propager plus rapidement les connaissances de l’Europe dans l'Orient ; avant peu d’années il se fera une diffusion plus universelle de lumières dans la Turquie, et ce sera de l'Occident que ces lumières apparaîtront. Plus leur contact avec les Européens sera fréquent , plus les Orien- taux reconnaîtront ce qu'il y a d’étrange et d’absurde dans leurs mœurs , et ils se modèleront sur ce qu’on leur présentera de sage et d'exact; mais reste à savoir si les DANS LE GOUVERNEMENT OTTOMAN. 319 peuples et la dynastie actuelle en feront leur profit en commun, ou bien si les peuples seuls en recueilleront le fruit. Personne ne met aujourd’hui en doute le résultat de la politique européenne. L'empire est dans un violent état de crise; il peut se régénérer, il peut succomber aussi. Si l’on admet cette dernière hypothèse, les lu- mières qui se répandent dans la Turquie vont être une nouvelle conquête pour celui qui occupera Constanti- nople; il aura moins d'obstacles à vaincre pour accou- tumer les peuples à son joug, et les voies lui seront ouvertes pour concentrer dans ses mains une vaste puis- sance, formée de tous ces élémens près de se réunir en un seul faisceau. Que l’on ne se fasse pas illusion : les Musulmans n’ont jamais connu les liens de patrie ; mais ils n’ont pas méconnu le sentiment qui les rallie les uns aux autres, non pour défendre un sol, berceau de leur race, comme l’antique Grèce dont les peuples avaient fait la patrie des dieux et la leur tout ensemble, mais bien pour garantir et faire prévaloir les traditions reli- gieuses qu’ils avaient reçues de leurs pères. Les Barbares, vainqueurs de Rome, n'avaient pas non plus d'amour de la patrie; la patrie, c’étaient eux qui la créaient par la valeur de leurs armes : ce sentiment ne peut naître qu’après qu’une longue suite de générations se sont per- pétuées dans un pays. Les Tures placés hors de l'influence de ce sentiment, au moment, Où par eux-mêmes ils s'affranchissent du joug tyrannique de préjugés qui affai- blissaient le ressort de leur intelligence, recevront plus facilement une nouvelle forme gouvernementale ; quel- ques familles émigreront, mais le plus grand nombre continuera d’habiter ses campagnes, de fréquenter ses bazars. Si la Russie, comme on lui en prête le désir , accorail à cette conquête, aujourd'hui qu'aucun obs- 320 DES PROGRÈS ACTUELS tacle ne peut l’en empécher , elle verrait, sans doute, les populations turques dociles obéir à ses lois; une armée nombreuse, sans chefs, s’y soumettrait de même ét augmenterait d'un seul coup la puissance du Czar. Les chrétiens arméniens, grecs, latins, sont tous dis- posés à se soumettre à ce changement ; plusieurs aime- raient peut-être mieux le régime turc avec la condition des progrès, mais ils craignent aussi que ces progrès ne soient difficiles à se développer. Tous les avantages qu'ils désirent, leur seraient acquis d’un seul coup sous le sceptre russe ; la propriété garantie , la liberté des cultes, une égalité plus parfaite entre les castes, seraient des biens inestimables pour les chrétiens. Les Turcs eux- mémes n’ont pas fermé complétement les yeux sur notre état de civilisation; des plénipotentiaires , revenus il y à peu d’années d'une mission auprès d’un gouvernement européen, disaient franchement qu’ils portaient envie aux fonctionnaires des rois chrétiens, les estimant vrai- ment heureux par la stabilité attachée à leur fortune. On a dit que le sultan Mahmoud, au lieu de chercher à introduire la civilisation européenne en Turquie, eût peut-être mieux fait d’essayer .de ranimer parmi les institutions nationales , celles qui pouvaient donner une nouvelle vigueur à l’empire, en rattachant autour d’elles les sympathies de l’islamisme. Mais ceux qui pensent ainsi devraient considérer que les temps né sont plus les mêmes aujourd'hui qu'’autrefois , que les siècles ont marché pour les Turcs comme pour nous ; il en est des croyances de tout genre, des opinions de toute espèce , comme du cours des générations, de la durée des empires : elles se succèdent les unes aux autres, mais ne renaissent point ; c’est un flot qui expire sur le rivage. Les empereurs turcs purent en juger eux-mêmes lorsqu'ils commencèrent les réformes ; les DANS LE GOUVERNEMENT OTTOMAN. 321 janissaires d’Abdoul-Hamid et de Selim IE n’étaient plus ceux d’Orchan et d'Amurat; ces vieilles institutions avaient accompli leurs destinées , elles devaient céder à d’autres l'empire de l'opinion qui était leur force. Les circonstances ont conduit elles-mêmes les derniers sultans dans la carrière des innovations ; les besoins des temps montraient cette voie, Les souverains , plus haut placés que les peuples , prirent l'initiative; mais la con- stitution de l’état était si vicieuse, qu'ils ne trouvèrent d’abord aucune sympathie autour d’eux ; au contraire, les obstacles se présentaient en foule. À! l'avenir est réservé de montrer si la race d’Othman jouira un jour sur le trône de ses généreux efforts ; toutefois il est certain que les progrès obtenus ne seront point une vaine semence pour les peuples de POrient. Si la Russie devait un jour hériter de cette noble couronne , cet empire, accru tout d'un coup d’une population nombreuse, intelligente et active, de contrées riches , fertiles et dans la plus heu- reuse position de l’ancien continent, étouffant par ses mas- ses et par la proximité de ses frontières les vains efforts de la France et de l'Angleterre, verrait les limites de sa domination embrasser le nord du globe , et descendre à la fois vers de riches contrées jusqu’à l'équateur , balançant à lui seul la puissance du reste du monde. On le verrait alors concourir par d’autres principes au développement de Fesprit humain , que ses rivaux sem- blent' aujourd'hui étendre sans limites à l’aide des heu: reusés institutions qui les régissent, et plus tard s’aider lui-même de ces institutions, dont la conquête , pour lui, sera plus glorieuse, que celle de la vaste puissance à laquelle auront appelé ses destinées. À TE MÉMOIRES SUR ALGER oU JOURNAL D'UN ÉTUDIANT ALLEMAND AU SERVICE DE FRANCE. MEMOIREN AUS ALGIER, ODER TAGEBUCH EINES DEUTSCHEN STUDENTEN IN FRANZOESISCHEN DIENSTEN. Par Herman ÿ. (Berne, 1837). Voulez-vous beaucoup de fatigues et de dangers sans gloire ni profit, engagez-vous dans la légion étrangère de l’armée d'Afrique. Ainsi fit notre étudiant, auquel on avait promis tout le contraire , et qui apprit à ses dépens que promettre et tenir sont deux. C’est que notre étudiant est un homme simple, naïf, sans malice ni artifice quelconque , ainsi qu’il sied à un candidatus theologiæ , et voilà justement ce qui fait le principal mérite de son récit. N'y cherchez point des exploits héroïques , ni des vues politiques sur la colonisation, ni de la philosophie 4 transcendentale à propos des Turcs et des Bédouins. Dans l’humble condition de simple soldat où il est resté , il n’avait ni les moyens de tout voir, ni le loisir nécessaire pour méditer sur ce qu'il avait vu ; mais le peu qu’il a vu, il l’a observé de sang-froid , et il le raconte avec sincérité , sans exagération et sans préven- tion. Il y a même dans son récit un ton de gaité, dont on MÉMOIRES SUR ALGER OÙ JOURNAL D'UN ÉTUDIANT. 323 doit lui savoir gré, si on considère combien sa position était propre à lui donner de l’humeur, Poussé par un désir très-naturel de voir le monde, le pauvre Herman H. quitte un beau jour la ville de Tübingen où il faisait ses études, et, après diverses aventures dont il est inutile d’entretenir le iecteur , arrive de son pied léger à Strasbourg. C’était précisément se rendre dans la sou- ricière. Il ne s'était pourtant point élancé dans cette car- rière aventureuse les mains complétement vides. Il avait dans son havre-sac, avec le modeste bagage d’un étu- diant, le noble fruit de ses veilles, un opus philoso- phicum , un livre qui devait le conduire en même temps à la gloire et à la fortune. O rêves trompeurs d’une jeu- nesse sans expérience ! Tandis qu’il parcourt les rues de la plus grande ville qu’il ait encore vue, un ami se présente à lui, un ami qui lui donne de l'argent et de bons dîners, choses dont notre étudiant avait grand besoin. Malheureuse- ment cet ami ne songe point à le prémunir contre les dangers auxquels des libations trop copieuses de cham- pagne exposent une jeunesse imprévoyante , et , s’il faut tout dire, le récit laisse entrevoir que ce ne fut pas un pur oubli de la part de Fhonnête amphitryon. Quoi qu'il en soit, notre auteur se trouva au bout de quelques jours dûment enrôlé comme simple soldat dans la légion étran- gère, et par suite encaserné avec un tas de mauvais su- jets, totalement incapables d'apprécier son opus philoso- Phicum , et encore plus étrangers , s’il est possible , aux mystères de la théologie , ainsi qu’aux goûts et aux ha- bitudes d’un candidatus theologiæ. Quelle chute ! Au lieu de la maison paternelle, une caserne. Au lieu d’un bon lit, des planches. Au lieu de livres , un fusil. Pour tout aliment intellectuel, les grossiers propos du corps-de-garde ; 324 MÉMOIRES SUR ALGER, : pour aliment matériel, la ratatouille! Savez-vous ce qué c’est que la ratatouille ? C’est le mets quotidien du soldat français , une bouillie pâteuse, une macédoine de fari- neux, quelque chose de très-nourrissant, mais de: fort peu appétissant. Et puis, manger à là gamelle ! On ne s’y fait pas tout d’un coup. Notre infortuné ne put rien mettre à sa bouche , d’abord parce que la ratatouille était brûlante , ensuite parce qu’il n’y en avait plus. Je passe sous silence les tentatives inutiles qu’il fit , soit directement, soit par l’intermédiaire de sa famille, pour revenir contre son engagement et obtenir son congé. Il restait bien la ressource de la désertion ; mais notre. héros en fut détourné, en partie par la crainte d’être repris, en partie par les conseils d’un camarade de Pu- niversité qu’il avait retrouvé dans la légion, et qui était devenu son inséparable compagnon et son consolateur dans l’infortune. | UT Il me paraît convenable ici d'expliquer aux lecteurs pourquoi j’entre dans de tels détails, et de les avertir que mon intention est de suivre de fort près dans son récit l’humble recrue avec laquelle ils viennent de faire, connaissance. Il s’agit , dans cette histoire en apparence si obscure , d’un grand fait social, d’une conquête de la. civilisation sur la barbarie, du christianisme sur l’isla-; misme , de l’Europe sur l’Afrique. Or, je ne suis point de ceux qui désapprouvent de semblables conquêtes par. le seul motif qu’elles ont été opérées à coups de canon. La civilisation , c’est-à-dire le perfectionnement moral et intellectuel de l’homme social , est un but vers lequel nous marchons en vertu d’une mission providentielle.. Tout ce qui compose le monde matériel lui est subor- donné comme moyen. La terre lui appartient, c’est son domaine; tant pis pour les Barbares, pour ceux-là sur- OU JOURNAL D'UN ÉTUDIANT. 325 tout qui ont été une fois dans la voie du progrès et qui ont ensuite rétrogradé , faute d’avoir connu et cultivé le germe de développement que la nature leur avait donné comme à toute race humaine. Mais , pour que la civili- sation soit justifiable dans l’emploi qu’elle fait des moyens violens ; il faut qu’elle reste civilisation, qu’elle ne se dépouille point de ce qui forme son caractère distinctif, qu’elle conserve enfin cette supériorité intellectuelle et surtout morale, qui seule fait la base du droit qu’elle s’arroge. Il faut qu'avant d’expulser le barbare ou de le détruire, elle lui montre un type d’homme social digne de ses hommages , dans lequel il puisse reconnaître à la fois sôn semblable et son maître, et qui puisse lui inspirer le désir dé limiter et de le suivre. Le fonction- naire qui fait métier d'arrêter les malfaiteurs et de vain- cre leur résistance par la force, a soin de se revêtir des insignes de sa-charge ; il leur montre sa plaque ou son écharpe , afin de ne pas étre pris pour un d’entre eux. Le peuple qui porte la civilisation à des Barbares remplit une fonction, la plus noble, la plus sainte de toutes; il doit aussi être revêtu des insignes qui la distinguent ; il doit montrer , avant d’agir ; cét ordre , cette moralité, cette dignité qui sont propres aux peuples policés ; il doit montrer tout cela, sous peine de voir échouer sa haute mission , d’être pris par les Barbares pour un en- nemi semblable à eux , que de vulgaires motifs poussent à une conquête non moins vulgaire. Or, je le demande, est-ce de l'ordre , ce péle-méle d’hommes de toutes les nâtions et de toutes les conditions, réduits à la vie mécanique du simple soldat, sans distinction entre ceux qui ‘ont des facultés naturelles ou acquises, et ceux qui n’en ont point? Est-ce de là moralité, ces promesses captieuses ; ces leurres de toute espèce à l'aide desquels 326 MÉMOIRES SUR ALGER, on enrôle dans le service militaire de pauvres jeunes gens sans expérience , auxquels leur éducation et leurs antécédens assignaient une tout autre carrière, et ces privations cruelles , cette vie de sauvages à laquelle on les condamne en échange de leur liberté et de leur sang? Y a-t-il de la dignité, enfin, dans ce rassemblement formé en majeure partie du rebut de toutes les catégories sociales, et poussé en ayant comme du bétail, sans sa- voir où il va, sans avoir la moindre idée du but qu’il doit accomplir, ni des moyens qu’il doit employer pour l'atteindre ? La légion étrangère , je le sais, ne faisait qu’une petite partie de l’armée d’Afrique, mais son histoire n’en est pas moins concluante pour faire apprécier l'esprit qui a présidé à la colonisation. Sous ce point de vue elle acquiert une véritable importance, et les lecteurs me sauront gré, sans doute, de leur en signaler les traits principaux, d’après le récit naïf de notre étudiant. Laissons-le parler lui-même : « Après avoir quitté Strasbourg, nous marchèàmes plusieurs jours sans savoir où. Les sous-officiers eux- mêmes l’ignoraient ; enfin nous apprimes que notre plus prochaine destination était Langres, où se trouvait le dépôt de la légion. Comme le bourgeois, en France, west obligé de fournir aux soldats que le lit, le feu et la lumière , il fallut que mon compagnon et moi nous achetassions et préparassions nous-mêmes nos alimens. Alternativement l’un de nous allait à l’emplette, tandis que l’autre faisait la cuisime. Quand celui-ci rencontrait quelque problème dont la solution dépassait sa capacité culinaire, nous tenions conseil, et alors on eût pu nous voir, nous qui n’avions disputé jadis que sur Ci- céron et sur Kant, délibérer gravement sur le plus ou moins de sel, de farine ou de beurre à mettre dans le OÙ JOURNAL D'UN ÉTUDIANT. 327 ragoût. Un mal plus grave, dont nous eùmes beaucoup à souffrir , c’était le froid et l'humidité. Accoutumés aux mai- sons bien chauffées et bien fermées des paysans allemands, nous ne trouvions ici que des cuisines à grandes chemi- nées, mal closes, et présentant le plus souvent l'aspect de la misère et du dénuement. Je fus bien longtemps avant de pouvoir m'accoutumer à tant de privations; et combien de fois je me rappelai ces vers de Berchoux ! Forcé d'abandonner le banquet paternel, Je cherchaï mon salut dans ces rangs militaires Formés par la misère et pourtant volontaires. Je me chargeai d'un sac, humble dépositaire De tout ce qui devait me rester sur la terre. Ainsi, nouveau Bias, je partis accablé Du poids de tout mon bien sur mon dos rassemblé ! Adieu joyeux diners, soupers plus gais encore, Doux propos et bons mots que le vin fait éclore! Adieu friands apprêts, gibier, pâtés dorés Au foyer domestique avec soin préparés. Que de tristes festins nous attendaient le soir! Le pain du fournisseur était-il assez noir, Son bouillon assez clair et son vin assez rude! Partout, à notre aspect, la sombre inquiétude Veillait autour de nous; nos hôtes consternés Fermaient leur basse-cour, espoir de nos dinés. A l'hospitalité condamnés par un maire, L’eau, le feu, le couvert, une faible lumière, Un lit, où deux soldats devaient se réunir, Etaient les seuls secours qu’ils daignaient nous fournir. « Arrivé à Langres , le corps y resta un mois dans une oisiveté complète, livré à tous les désordres et à toute la démoralisation qui en sont la suite inévitable, et cela im- punément ; tant la discipline était négligée ! Je bénis le jour où l’on nous donna le signal du départ ; car pendant la marche nous pouvions au moins, mon camarade et moi, nous séparer du reste de la troupe. « À Bar-le-Duc nous nous trouvâmes au nombre de huit 328 MÉMOIRES SUR ALGER, cents, et de nouvelles recrues arrivaient chaque jour de tous les points du nord et de l’ouest. C’étaient pour la plupart des déserteurs allemands, hollandais , belges. Je reconnus ensuite qu'il n’y avait pas une contrée :de PEurope qui n’eût quelques dignes représentans dans la légion. Plusieurs avaient servi deux ou trois maîtres sans changer de bottes. Un quart à peu près de la légion se composait de non-militaires, pris dans toutes les profes- sions, dans toutes les catégories sociales. Des propriétaires qui avaient bu jusqu’à la dernière parcelle de leurs champs ; des artisans dont le métier n'allait plus; des artistes sans occupation ; des marchands qui avaient fait banque- route ; des banquiers qui avaient émis de fausses lettres de change; des comptables qui avaient vidé leur caisse ; des fonctionnaires destitués; des étudians victimes comme moi de leur étourderie ; des maris brouillés avec leurs femmes ; des condamnés échappés de prison ; des enfans qui avaient fui la maison paternelle pour se faire tam- bours; enfin jusqu’à des femmes qui avaient abandonné leurs familles, et qui briguaient l’honorable emploi de vivandières. On recevait tout, sans exception. Je vis une fois un beau monsieur s’arrêter devant l’auberge, dans une voiture à deux chevaux : le lendemain il mangeait avec nous la ratatouille. Un homme âgé, ci-devant capi- taine au service de Bavière , et qui s’était soustrait par la fuite à ses créanciers , se trouva, comme simple soldat dans la légion, pair et compagnon de ceux qui avaient servi sous lui, et se vit réduit à faire inénage commun avec plus d’un pauvre diable auquel il avait fait administrer la schlague dans le temps. Un curé, qu'on disait avoir eu des relations trop intimes avec sa cuisinière , fut bientôt notre camarade le plus aimé et le plus respecté, car:il fit preuve d’une grande habileté dans l’art de préparer la OU JOURNAL D'UN ÉTUDIANT. 329 ratatouille ; ce qui avait été la cause de sa chute, deve- nant ainsi la cause de son élévation , etc. » J'entends le lecteur me demander si ceci n’est point quelque vieille chronique du temps des croisades, que je m'amuse à lui donner pour une histoire de l'année 1831; et, en vérité, c’est à s’y méprendre. Mais l'Europe, du temps des croisades , envoyait tout ce qu’elle avait; ce n’était pas sa faute si les croisés, grands et petits, ne valaient rien. Et puis, elle n’avait pas la prétention de coloniser, mais de conquérir purement et simplement. C'était bien déjà le christianisme luttant contre l’isla- misme ; mais le christianisme ignorant et grossier, luttant contre lislamisme éclairé et policé, pour lui arracher un symbole auquel il attachait plus de prix qu’à la religion elle-même. La France colonise et ne peut coloniser que dans un but tout différent. Ce sont des actes de barba- rie contre l'Europe civilisée qui ont amené et justifié la première expédition d’Alger. C’est pour prévenir le retour de semblables actes, et pour étendre le domainede la civilisation française que l’occupation a continué, et que des troupes d’Européens ont été successivement envoyées en Afrique. Il n’y a pas à s’y tromper : la France s’indi- gnerait qu’on lui supposät un autre but à l’exclusion de celui-là ; qu’on attribuât, par exemple, pour mobile unique à ses efforts, le désir de s’assurer certains avantages com- merciaux ou militaires fort problématiques , et qui, fus- sent-ils aussi réels qu'ils le sont peu, ne mériteraient dans aucun cas les sacrifices d'hommes et de capitaux qu’ils auraient déjà coûtés. Ce fut à Bar-le-Duc que la légion étrangère commença enfinses exercices; jusqu’alors elle n’avait pointétééquipée, et n’avait reçu aucune instruction militaire. « Et cepen- dant , continue notre auteur, comme nous n'avions point À 21 330 MÉMOIRES SUR ALGER, encore de fusils, notre commandant eut recours, pour s’en passer , à un expédient qui jeta du ridicule sur toute la troupe. Il nous fit marcher en bon ordre, à travers les rues de la ville, jusqu’à un endroit où se trouvaient en- tassés des échalas ; il nous ordonna d’en prendre chacun un, et nous ramena ensuite par le même chemin sur la place d'armes, où il nous fit exercer avec ces fusils de bois, aux éclats de rire de toute la population qui nous vit passer ou manœuvrer. » Je passe sous silence les observations de notre soldat sur l’indiscipline du corps auquel il appartenait, sur le désordre qui régnait dans l’administration militaire, et sur quelques autres sujets du même genre. Je dirai seule- ment que dans les critiques auxquelles il se livre, on ne voit percer aucune prévention défavorable à la nation chez laquelle il setrouve, ni, ce qui est encore plus remarquable, aucun ressentiment des procédés dont on a usé envers lui. Au contraire , il se montre profondément reconnais- sant de l'accueil bienveillant que lui ont fait quelques familles chez lesquelles il a logé. Il fait un éloge pompeux de la charité des Sœurs Grises, qui l’ont soigné à l’hô- pital de Langres. En un mot on voit qu’il comprend la civilisation, qu’il sait la reconnaître lorsqu'il la rencon- tre, et que s’il ne l’a pas vue ailleurs , c’est qu’elle n’y était pas. Ce fut à Nancy que la légion apprit enfin qu’elle était destinée pour Alger. De Nancy elle traversa la Bourgo- gne, se rendit à Lyon, où elle s’embarqua sur le Rhône pour aller à Avignon, et de là par terre à Marseille. Notre soldat, tout soldat qu’il est devenu, n’est point insen- sible aux beautés de la nature. C’est un être naïf, impres- sionnable ; il admire les ondes bleues et rapides du fils des Alpes : OU JOURNAL D'UN ÉTUDIANT. 331 Rapido fiume, che d’alpestra vena Rodendo interno, onde il tuo nome prendi. Il admire l’aspect tout nouveau pour lui des villes mé- ridionales , de la végétation qui les entoure, et surtout de cette race physiquement et moralement si différente de la sienne. Écoutons-le parler d’Aix en Provence. «Aix, la ville poétique; Aix, jadis la capitale des comtes de Provence, est devenue aujourd’hui un chef-lieu de sous-préfecture. La lyre des troubadours ne s’y fait plus entendre. À la gracieuse élégance du triolet, à la mélancolie rêveuse du chant d’amour, ont succédé d’a- rides discussions politiques. Plus de fétes solennelles dans la cathédrale, plus de processions pompeuses dans les rues, plus de tournois brillans dans la plaine. Le niveau uniforme de la civilisation moderne a passé sur cette ville comme sur tant d’autres. Et cependant les souvenirs du moyen âge n’y sont pas tous effacés. Le peuple, en parti- culier, le peuple si fidèle partout aux traditions de ses “pères, a conservé le nom de son roi René. Il en parle avec amour. La Provençale, au teint brun, aux yeux noirs, Chante encore, dans son dialecte harmonieux , les chansons du roi poëte et artiste qui, avant de lever l'impôt sur ses sujets, leur demandait si Ja grêle ou la sécheresse n’avaient point diminué leurs récoltes. Le gamin des rues sait encore par cœur ce couplet : Bouen René doou plus haut séjour Gieto un coou d’auey sur la Provenço. Regardo en aquesto beou jour Nouestreis cooers per tu pleno d'amour. » Notre auteur est surtout inspiré par le spectacle de la mer, mais je croirais commettre un péché si j'essayais de traduire l’éloquente expression de son enthousiasme. Les 332 MÉMOIRES SUR ALGER, lecteurs voudront en juger par eux-mêmes; je ne veux point leur gâter ce plaisir. Notez bien que notre soldat admire tout cela en uni- forme , avec un poids de 50 livres sur le dos, sous un soleil brülant du mois d’août ; et quel soleil? Certes il faut avoir dans l'esprit une forte dose de poésie et de philosophie, pour qu’un tel assemblage de sensations dé- sagréables ne parvienne pas à les neutraliser. Et ces souffrances n’étaient pas sur le point de finir. Le bataillon fut embarqué sur deux vaisseaux; celui sur lequel se trouva notre héros ne pouvait guère contenir que 150 passagers ; et il en reçut 400! « Le tillac était tellement couvert de monde, que lors- que nous nous tenions debout, il n’y avait pas moyen de faire un seul mouvement des bras ou des jambes. La nuit, une partie de la troupe s’entassait dans l’entrepont, le reste était obligé de dormir sur le tillac, où il n’y avait pas assez de place pour contenir tant de personnes éten- dues. Aussi, tous n’avaient pas le bonheur de pouvoir se coucher, et ceux qui obtenaient une place, couraient en- core le risque, ainsi que cela n’arriva plus de vingt fois, d’être foulés aux pieds et meurtris par les matelots et au- tres hommes de l'équipage qui allaient et venaient pour leur service. Ceux qui étaient assez heureux pour trou- ver un abri sous quelque chaloupe, étaient obligés d’y rester jour et nuit pour le conserver. Les hommes de l'équipage et les officiers avaient seuls des hamacs. « Nos alimens consistaient en du beurre salé, du bis- cuit, un peu de lard et des fèves. Les fèves étaient cuites dans de l'eau avec un peu de sel, et on nous les servait dans un grand plat, précisément comme ceux dans les- quels on donne à manger aux cochons en Allemagne. Elles étaient d’une telle dureté et répugnaient tellement au OU JOURNAL D'UN ÉTUDIANT. 333 goût et à l’odorat, qu’il fallait réellement avoir le palais et l’estomac d’un porc pour les avaler. Le biscuit était dur comme de la brique, et cependant habité çà et là par des vers d’un pouce de long. Le beurre n’était pas mau- vais, mais tellement salé, qu'il augmentait infiniment notre soif déjà excitée par l’ardeur insupportable du soleil, et qui n’était pas à beaucoup près satisfaite par les mi- nimes portions d’eau et de vin que l’on nous distribuait chaque jour. Nous passâmes ainsi, retenus d’abord par le calme, sept jours entiers. » En arrivant à Alger la légion étrangère eut d’abord pour caserne une mosquée près de la Casauba. « Arrivés là, nous nous répandimes dans la ville, poussés, les uns par la curiosité, tous par le besoin de quelque nourriture supportable. Heureusement les vivres étaient à très-bon marché, et à cette circonstance s’en ajouta une autre dont nos soldats surent bien profiter. On nous avait payés en écus de cinq francs, à raison d’un écu pour deux hom- mes, Or, comme il n’y avait alors presque point d’ar- gent de France à Alger, il arriva que les aubergistes et les marchands de comestibles, après qu’on avait bien bu et mangé chez eux, n’avaient pas de monnaie pour changer l’écu, et se voyaient forcés de laisser partir leurs hôtes sans rien recevoir. Plusieurs d’entre nous allèrent d’une boutique dans une autre, prenant dans chacune ce qui leur convenait le mieux, et se retirant chaque fois sans payer leur écot. Quand cette ressource échoua , et que les Algériens commencèrent à s’en aviser, il s’en présenta une autre qui fut généralement mise en prati- que : on les trompait sur la valeur de la monnaie de France qu’ils ne connaissaient pas encore bien. Quant à l'argent du pays, nous ne le recevions qu’à bon escient et lorsque nous étions sûrs de n’y pas perdre. 394 MÉMOIRES SUR ALGER, « Lorsque les trois jours de repos que l’on avait dai- gné nous accorder furent écoulés, on nous fit sortir de la ville par la porte Babazon , et l’on nous conduisit au pa- lais de Mustapha , premier ministre du dernier dey, qui était situé à trois quarts de lieue au levant. C’est un vaste édifice, ou plutôt une masse de bâtimens entassés sans plan et sans symétrie, entourés de grands jardins, le tout enclos d’un mur fort élevé. Si nous avions souffert de la chaleur en montant à la Casauba , ce n’était encore rien en comparaison de ce que nous éprouvâmes sur la route de Mustapha. Nous espérions au moins être bien logés, alors même qu’on ne nous donnerait que les pièces qu’avaient occupées les gens du pacha. Hélas! quelle fut notre surprise lorsqu’après nous avoir fait attendre trois heures dans une cour pavée, on nous fit entrer dans des trous souterrains , qui avaient servi d’é- curies aux ânes et aux chevaux du pacha, et où il n’y avait ni tables, ni bancs, ni planches, ni portes, ni fenêtres. Le sol y était tellement humide et couvert d’ordures, que, malgré notre extrême fatigue , nous ne pûmes nous ré- soudre à nous y asseoir. Nous eûmes beaucoup de peine à enlever les ordures ; et comme on ne nous donna ni paille, ni planches, mais seulement des garde-paille vides , il nous fallut encore aller fort loin, à l’ardeur du soleil, pour les remplir d’herbe sèche, avant de pouvoir nous coucher et goûter quelque sommeil. Cependant une nouvelle plaie devait empoisonner et troubler ce repos si chèrement acheté. À peine étions-nous sur nos paillasses que des millions de puces, d’une grosseur extraordinaire, sortirent de tous les coins de notre gite et fondirent sur nous. Nous les prenions par centaines sur nos jambes. Plusieurs fois, n’y pouvant plus tenir, je sortis en chemise dans la cour pour secouer ces infâmes vampires ; mais à OU JOURNAL D'UN ÉTUDIANT. 339 peine étais-je rentré que la torture recommençait. Tout ce que nous mimes en œuvre pour nous en débarrasser fut inutile. » Après étre restée quelque temps à Mustapha, la légion fut de nouveau délogée et conduite à la Maison carrée, son quartier définitif. Ici, des souffrances et des pri- vations du même genre l’attendaient ; j'en fais gràce au lecteur, pour lui raconter la première expédition dans laquelle notre auteur fut appelé à voir de près les Bédouins. « Pour procurer à la ville et à l’armée du bétail, dont on savait que les Arabes avaient une grande abondance, et peut-être aussi pour remplir sa bourse et payer ses dettes, le général en chef ordonna une expédition contre la tribu El-Uphia, qu’on accusait d’avoir favorisé la désertion des soldats français , et d’être animée d’intentions hostiles contre nous. Notre bataillon, renforcé de quelques com- pagnies d'infanterie, d’un petit nombre de pièces de campagne et de quelques escadrons des chasseurs d’A- frique, fut chargé de l’exécution de cet ordre. C’était au mois d’avril (1832). Nous partimes de Maison carrée dans la nuit , pour surprendre les Arabes à la pointe du jour. Après quatre ou cinq heures de marche à travers les marécages dont la Mitidja est parsemée , nous arri- vâmes enfin devant le village ou camp des Arabes qui, ne s’attendant à rien moins qu'à une attaque, dormaient profondément dans leurs tentes. Pour les réveiller on leur envoya quelques boulets, pendant que les chasseurs entourèrent le camp sur la gauche pour le cerner et ar- rêter ceux qui tenteraient de s'échapper. Un marais qui s’étendait sur la droite empéchait la fuite de ce côté-là. À peine le bruit des décharges s’était fait entendre que des femmes , des enfans et des vieillards sortirent en foule des tentes en poussant des hurlemens épouvantables . 336 MÉMOIRES SUR ALGER, Les hommes coururent aux armes ; quelques-uns trouvè- rent moyen de monter à cheval, et de s’échapper pour aller chercher du secours. Pendant que tout était en mou- vement dans le camp , les uns pour fuir, les autres pour se défendre, notre infanterie s’approcha et fit un feu de peloton; la cavalerie chargea les fuyards, Entourés de trois côtés, les malheureux n’avaient d’autre ressource que de se jeter dans le marais; c’est ce que firent les femmes et les enfans , que le fer et le feu n’épargnaient pas plus que leurs maris et leurs pères. Plusieurs y tom- bèrent et s’y noyèrent, ou y furent tués à coups de fusil. Les tentes furent mises au pillage ; on détruisit ce que l’on ne pouvait pas emporter, et l'on s’empara de tout le bétail de la tribu. Des cruautés infernales furent commises, surtout de la part des Turcs , anciennement au service du dey, qui faisaient maintenant partie des chasseurs d’Afrique. Dans leur rage sanguinaire, ils massacrèrent des enfans et des femmes, et commirent des horreurs que la plume se refuse à décrire. Un soldat de l'infanterie, qui ne pouvait venir à bout d’enlever à une femme le bracelet d'argent qu’elle portait au bras, tira son sabre et lui coupa froidement le poignet. Pour moi, j’étais réduit à détourner mes regards d’atrocités qu’il n’était pas en mon pouvoir d'empêcher. Les chefs seuls auraient pu y mettre obstacle; mais là où Rovigo commande , peut-il être question d’humanité? Nous avions tué plus de cent Arabes , et fait prisonniers un nombre à peu près égal d’enfans et de vieillards, et une trentaine de femmes, Nous emmenions vingt-six chameaux, cinquante chevaux ou mulets, autant d’ânes , environ mille bœufs et plusieurs milliers de brebis. Lorsque tout ce butin eut été vendu à Alger, il en revint quelque chose aux soldats qui avaient concouru à l’expédition, mais la plus forte part resta OU JOURNAL D'UN ÉTUDIANT. 337 entre les mains du duc de Rovigo et de son état-major, et leur servit peut-être à mener joyeuse vie ; tandis que la pauvre veuve arabe, qui errait dans le désert pleurant son mari, son père, ses enfans, son troupeau, mélait ses cris de détresse aux hurlemens du chakal, auquel leurs cadavres servaient de pâture. « Ainsi fut détruite par la ruse une des plus puissantes tribus de là plaine. Plus d’un chef de famille, qui possé- dait jadis de nombreux troupeaux , et dont la voix était écoutée avec respect dans le conseil des anciens, se trouve réduit maintenant à la misère ; il s’en va demandant l’au- mône de Douar en Douar, et racontant à ses barbares alliés ce qu’il a vu des mœurs policées et de l'humanité des Rumis. » | Maintenant, cher lecteur, que nous avons conduit la civilisation française en Afrique, que nous l’y avons dûment encasernée, et que nous l’avons vue à l’œuvre, détournons aussi nos regards de ce spectacle peu édifiant, et arrétons-les encore quelques instans sur la partie anecdotique et descriptive des mémoires de l'étudiant ; nous y trouverons de quoi nous distraire et nous amuser. Notre soldat , dans les rares promenades solitaires qu’il lui a été possible de faire, n’a pas perdu son temps ; il n’a rien laissé échapper de ce qui lui a paru caractéristique dans les mœurs et les usages du pays où il se trouvait. Il nous donne la description exacte des lieux, la peinture fidèle des physionomies, des habitudes et des costumes de chaque race. Je ne puis mieux donner une idée de tout ce qu’il a vu et observé, qu’en indiquant ici les titres de quelques chapitres qui ne sont pas les moins intéressans de l'ouvrage : Les Turcs, les Maures, les Juifs, les Arabes et les Bédouins , la Casauba, la Hazna, les cafés, les écoles et la musique, les mosquées et les maisons, cuisine el repas des Algériens, la danseuse, etc. 338 MÉMOIRES SUR ALGER, « Les Algériens passent une grande partie de leur vie dans les cafés et dans les boutiques de barbiers. Assis sur des nattes, les jambes nues et croisées, avec leurs petites pipes de terre rouge, évasées et à longs tuyaux, leurs pantoufles à terre devant eux, ils boivent là de demi-heure en demi-heure, une tasse de café qu’ils ne font point éclaircir, et qu’ils avalent avec le marc. « Ma promenade me conduisit par hasard devant une école arabe, chose qui m’intéressait plus que tout ce que j'avais vu jusqu’alors. C'était dans une rue peu fréquen- tée du quartier qui s'étend de la Casauba à la rue Baba- zon. Qu'on se figure une boutique ouverte, basse ; un homme assis à terre les jambes croisées, criant et chan- tant alternativement comme un possédé ; quinze à vingt jeunes garçons assis en cercle autour de lui, tenant à la main de petites tablettes couvertes de caractères , et hur- lant ou chantant après leur maître , avec des voix plain- tives et discordantes. Voilà l’école. Le maître ne savait pas lire et n’enseignait à ses écoliers qu’à répéter comme des perroquets quelques phrases du Coran, qu’il avait apprises lui-même de cette manière. « Si cette école ne donnait pas une haute idée de l’é- tat des sciences à Alger, les musiciens que j’eus le bon- heur d'entendre, en traversant la grande place, m’en donnèrent une encore plus mauvaise de l’état des beaux- arts. C’étaient trois pauvres diables en haillons, dont deux jouaient de la cornemuse à l’unisson, mais sur des instrumens qui n’étaient pas au même ton, tandis que le troisième frappait l’une contre l’autre deux plaques de fer-blanc. Il en résultait le tapage le plus infernal qu’il soit possible d’imaginer; et cependant les Algériens préfèrent cet affreux charivari à la plus belle musique d'Europe, et se croient beaucoup plus avancés dans cet art que les Français. » OU JOURNAL D'UN ÉTUDIANT. 339 Dès les premiers jours de son arrivée à Mustapha, notre auteur, par suite du régime, sous tous les rapports détestable, auquel il était condamné , devint tellement malade qu’il fallut le transporter à lhôpital , où il resta plusieurs semaines entre la vie et la mort. Il faut être malade loin de son pays, pour sentir toute l’amertume d’un exil même volontaire , et pour répéter du fond du cœur avec le poëte : Felice chi mai non pose il piede Fuori della nativa sua dolce terra! Je n’essaie point de traduire les réflexions mélancoliques et pleines de poésie que cette situation inspira au soldat- étudiant de l’armée d’Afrique, lorsque assis auprès d’une fenêtre de l’hôpital, d’où la vue s’étendait sur la mer, il se retraçait les souvenirs de son enfance , et les charmes de son pays natal. Peu de temps après l’expédition dont j’ai rapporté le récit, notre auteur se lia d’amitié avec un camarade et ils formèrent ensemble le projet de déserter; ils Pexécutèrent en effet de concert , et parvinrent à se cacher pendant plus d’un mois de l’autre côté de la ville, chez un fermier européen qui leur témoigna beaucoup d'intérêt , et qu’ils aidèrent dans ses travaux. Notre auteur revint cependant de lui-même à son corps, et forgea une histoire de capti- vité chez les Bédouins, qui fut prise pour vraie par ses chefs , et qui non-seulement l’exempta des peines de la désertion , mais le mit en faveur auprès du général. Je ne puis résister à la tentation d’esquisser en finis- sant, pour ceux des lecteurs qui ne peuvent le lire dans Voriginal, un épisode qui occupe plusieurs chapitres des Mémoires. C’est l'histoire d’un sergent avec lequel notre auteur fit connaissance à l'hôpital, histoire vraie quoique fort romanesque, car elle lui fut confirmée ensuite par 340: MÉMOIRES SUR ALGER, d’autres personnes. Le héros de cette histoire la lui ra- conta lui-même à peu près en ces termes : «Nous partimes d’Alger forts d'environ 5000 hommes et protégés par une batterie d’artillerie de campagne, sous le commandement du général Berthezène, le 25 juin après minuit, et nous nous dirigeèmes par la route de Belidah sur la Mitidja, où nous établimes notre camp au pied du petit Atlas. Le lendemain nous montèmes la moitié de VAtlas, sans autres obstacles que ceux que nous offraient les fondrières et les précipices de cette montagne presque inaccessible. Arrivés au milieu de la montagne où est situé le haut Médeah, nous fùmes accueillis par les coups de fusil de plusieurs centaines de Bédouins ; mais nous les dispersâmes sans beaucoup de peine, et nous entrâmes dans la ville, déjà dépeuplée du plus grand nombre de ses habitans et de tous les hommes en état de porter les armes. Le général fit aux chefs des hordes environnantes, qui jusque-là avaient refusé de se soumettre , la sommation de lui envoyer des ambassadeurs avec leur déclaration d’obéissance et leur tribut, sous peine de voir leurs habi- tations ravagées et tous leurs biens enlevés. Quelques-uns obéirent et déclarèrent leur asservissement ; mais le plus grand nombre d’entre eux persistant dans leurs vues d’inimitié contre nous, nous quittâmes Médeah le 1er juil- let pour aller incendier et dévaster les récoltes et les camps de dix tribus qui avaient bravé la sommation. Lorsque nous eûmes accompli cette tâche, nous revinmes avec une fort petite perte à Médeah, d’où nous reprimes le matin suivant la route d'Alger. Le général Berthezène avait eu la précaution de placer deux bataillons en éche- lons, lun au passage de Tenca, l’autre près de la Métairie de l’Aga, pour couvrir notre retraite. Quarante tribus réunies occupaient le sommet de la montagne et s’effor- cèrent en vain d’arrêter notre marche. OU JOURNAL B’UN ÉTUDIANT. 311 « Il fallut passer un long défilé, dans lequel, pendant trois heures de suite, on ne pouvait marcher que l’un après l'autre. Les ennemis avaient choisi ce lieu pour opérer sur nous une attaqué sérieuse. Là, toute évolution était impossible , les canons de campagne qu’il fallait transporter à dos de mulet ne pouvaient nous être d’au- cune utilité, le sentier étant si étroit qu’il eût été impos- sible d’y placer l'affût. À l’abri contre nos balles, derrière les rochers et les taillis qui bordaient le sentier à droite et à gauche, les Bédouins nous poursuivaient d’un feu continuel, avec leurs fusils presque deux fois longs comme les nôtres , et portant beaucoup plus loin. Ce fut surtout notre arrière-garde qui souffrit. Le capitaine qui la commandait fut tué ; ses gens, pressés et exaspérés par l'ennemi, tombèrent dans un désordre momentané qui secommuniqua au bataillon voisin. Mais bientôt le chemin s’élargit et nous permit de reprendre l’offensive. « Nous nous trouvions dans un ravin entouré de rochers et de broussailles, où il nous fut possible de marcher en colonnes, et de placer nos canons. Pas un ennemi ne se montrant plus, nous fümes convaincus que tous étaient retournés à leurs Douars, pour nous laisser cheminer en paix. Cependant , par précaution , de petits détachemens de tirailleurs furent envoyés sur les hauteurs et dans les halliers de chaque côté du chemin, et je reçus l’ordre de tirer à gauche avec douze voltigeurs de ma compagnie , pour suivre l’armée à quelque distance. Lorsque nous eûmes pris notre poste en arrière, nous cheminämes avec des fatigues incroyables , sur un sol pierreux et brülant, à travers des rochers , des carrières, des buissons d’é- pines, d’aloës et de cactus, par le soleil ardent de midi, suivant toujours à une certaine distance le corps de l’armée. 342 MÉMOIRES SÛR ALGER, « Après une heure des efforts les plus inouïs, au moment où l’armée disparaissait à ma vue , derrière un mur &e rochers, et où mes tirailleurs venaient de me perdre dans un bois d’oliviers passablément toufflu, je fus tout à coup attaqué par douze ou quinze Bédouins, qui tombè- rent sur moi à l’improviste, m’étendirent sur le sol, sans mouvement et percé de plusieurs coups de sabre , après un court combat , pendant lequel j’appelai en vain le se- : cours des miens. Les ennemis m’auraient probablement coupé la tête, s'ils n’eussent aperçu dans cet instant, à quelque distance, nos soldats, qui depuis me dirent avoir vu quelques Bédouins dans le bois, mais sans avoir aucun soupçon de ce qui m'était arrivé. « Je restai plusieurs heures sans connaissance, noyé dans mon sang, car lorsque je revins à moi le soleil n’é- tait plus qu’à quelques degrés au-dessus de l’horizon. Extrêémement affaibli par la perte de sang et par la dou- leur que me causaient mes blessures , tourmenté par la soif la plus ardente, séparé de mon corps, au milieu d’un pays inconnu et sans routes frayées , entouré d’ennemis altérés de sang et de vengeance, je me trouvai dans une situation que chacun peut aisément se représenter. Ce- pendant je ne perdis pas toute espérance. Heureusement les ennemis, dans leur hâte de fuir, m’avaient laissé mes armes et mes habits. L’un d’eux avait voulu emporter mon fusil, puis il l'avait jeté à quelques pas. Mon premier soin fut de déchirer ma chemise pour bander mes bles- sures, qui, par bonheur, n’avaient attaqué aucun organe, ensuite je chargeai mon fusil et je m’acheminai, non sans les plus grandes douleurs, dans la direction que l’armée avait prise. Mon flacon d’eau-de-vie me fut d’un grand secours, soit pour laver mes blessures, soit pour ranimer mes forces épuisées. OU JOURNAL D'UN ÉTUDIANT. 343 « Je me mis à courir aussi rapidement que je le pus à la poursuite de l'armée, qui devait avoir sur moi, pour le moins , une avance de cinq heures. À peine avais-je fait un quart de lieue, que je vis, à mon grand effroi , sortir de derrière des rochers, trois cavaliers armés, courant sur moi bride abattue, le yatagan levé ! C’était le moment de faire usage de toute ma présence d'esprit. « Comme ils se suivaient à la distance de vingt à trente pas , j'eus le temps de faire feu sur le premier avant que le second arrivät. J’eus le bonheur de Patteindre et de le voir tomber mort de son cheval. Lorsque le second m’a- borda, me jetant sur lui la baïonnette en avant , je frap- pai son cheval à la tête, et pendant que celui-ci se cabrait, d’un second coup je blessai mortellement le cavalier au côté gauche. Le troisième, qui avait en vain déchargé contre moi son fusil et son pistolet, n’était plus qu’à cinq pas, lorsque voyant l’autre tomber de cheval, il fit rapidement tourner son coursier et se sauva au galop, poussant l’ef- froyable cri de El-mout! El-mout! Les deux chevaux libres, voyant fuir le troisième, le suivirent avec la ra- pidité de Péclair, avant que j’eusse pu me rendre maître de l’un d'eux, laissant leurs cavaliers étendus par terre et baignés dans leur sang. Celui qui était tombé le pre- mier pouvait être âgé de cinquante ans; il avait une figure vénérable, quoique sombre et sauvage. Une lon- gue barbe grise tombait de son menton, et les profonds sillons creusés sur son visage, semblaient dénoter le guerrier intrépide et le vieux marin. L’autre ne devait pas avoir encore atteint sa vingt-huitième année ; il était dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté. Sa lèvre supérieure était légèrement ombragée par une moustache noire, et la couleur de son visage, aussi bien que ses vêtemens, indiquait qu’il était un fils de famille riche 344 ÿ MÉMOIRES SUR ALGER, élevé à la ville. Son turban blanc avait roulé à côté de lui, son bernus de laine fine, entr’ouvert par le sang , laissait voir une magnifique veste turque brodée d’or, et une large culotte rouge s’arrétant aux genoux, et serrée autour du corps par une ceinture ornée de perles , dans laquelle étaient passés deux pistolets garnis d’argent. « N'ayant pas de temps à perdre, et trouvant que javais déjà assez de peine à porter moi et mes effets , je ne pus me charger ni des armes, ni des habits des deux morts ; cependant je ne résistai pas à la tentation d'emporter la ceinture du plus jeune et ses deux pistolets, qui pouvaient m'être utiles en route. Je les attachai solidement sous mon manteau, et craignant d’être poursuivi par le troi- sième cavalier, qui probablement était allé chercher un renfort, je repris ma course avec vitesse et précaution. « Il est presque impossible, lorsqu’on ne connaît pas parfaitement ces contrées, de s’y retrouver, et de choisir la bonne route au milieu de ces cent chemins qui se croi- sent en tous sens parmi les rochers et les broussailles ; aussi ne tardai-je pas à perdre entièrement la trace de Parmée , et je me vis forcé de suivre au hasard la direc- tion que je crus être celle de la Mitidja et de la mer. Il me semblait que si je pouvais atteindre la plaine , je serais sauvé, sans réfléchir que c'était là précisément que je courrais le plus de dangers de la part des Bédouins. Mais tous mes efforts pour sortir de la montagne furent inutiles. C’étaient toujours de nouveaux rocs, de nouveaux sommets qui se présentaient devant moi ; toutes les sources étant desséchées, je ne trouvai pas d’eau pour étancher ma soif ardente, et vers minuit je me sentis si las et si épuisé, que sans m’inquiéter des dangers qui m’environ- naient, ni de ceux plus grands encore qui m’attendaient au jour, j'allais étendre par terre ( peut-être pour la der- OU JOURNAL D'UN ÉTUDIANT. 345 nière fois) mes membres fatigués , lorsque je vis tout à coup le bois ouvert devant moi. Je courus à cette clai- rière , et je découvris enfin, à ma grande joie, tout en bas devant moi la plaine de Mitidja, et plus loin la mer enveloppée d’un voile de ténèbres. « Plusieurs feux qui brillaient dans la plaine, me semblé- rent devoir appartenir au camp des nôtres, et, ranimé par cette consolante certitude, je me mis aussitôt à descendre la montagne, afin de rejoindre l’armée avant son départ. Depuis la hauteur, le Camp m'avait paru éloigné tout au plus d’une demi-heure ; mais combien je m’abusais! Il me fallut une heure Pour arriver au bas de la mon- tagne, car plus de dix fois je dus faire des détours pour éviter un roc à pic ou une crevasse qui me barrait le chemin. Enfin, arrivé dans Ja plaine, je ne sus plus quelle direction je devais prendre, car les feux avaient tous dis- paru à mes yeux depuis que j'avais quitté les hauteurs. Je dus donc suivre au hasard la route qui me parut la meilleure, et je ne tardai pas à m’égarer de nouveau. « Je passai plusieurs heures à errer sans rencontrer ni une habitation, ni un ruisseau; la soif, la fatigue et le désespoir, me tourmentaient au plus haut point, lorsque j'aperçus la faible lueur d’une lumière dans le lointain. Sans penser le moins du monde au danger très-pro- bable de tomber entre les mains de l'ennemi, je me hà- tai de marcher du côté de cette lumière, et j'arrivai auprès de deux misérables huttes construites avec de la paille, et entourées d'un haut enclos de cactus. À peine eus-je trouvé l'entrée de cette métairie que plusieurs chiens se précipitèrent sur moi en poussant d’horribles aboiemens. Au méme instant une blanche figure de femme s’élança hors de la hutte où brülait Ja lumière, et courut vers moi les bras ouverts, puis, tout à coup, X 22 346 MÉMOIRES SUR ALGER, poussant un cri d’effroi , elle s'enfuit vers la cabane, « Je courus après l’Arabe, et la suppliai, en lui montrant mes blessures et en lui balbutiant le peu de mots arabes que j'avais appris, de me donner un verre d’eau et quel- que nourriture. « Lorsqu'elle vit mes blessures et mon épuisement, elle fut saisie de compassion, me donna du lait, du pain, et ordonna à une esclave noire , qui était sortie de l’autre hutte, de changer mes bandages. Elle resta longtemps sans me dire un seul mot, ce qui me parut naturel puisqu’elle ne savait pas ma langue. Mais aussitôt que, cédant à la fatigue et au sommeil qui l’emportaient encore sur la faim et la soif, je me fus étendu ou plutôt laissé tomber sur un tas de paille, elle se mit, à ma grande surprise, à me parler très-bon français, pour me prier avec instance de me relever aussitôt et de sortir de la cabane, ma vie et la sienne même étant dans le plus grand danger tant que j'y resterais. « Mon mari, dit-elle , est parti hier à cheval avec les chefs des tribus voisines, pour vous attaquer dans votre retraite par la montagne. Il m'avait dit qu'il reviendrait cette nuit et je suis restée debout pour l’attendre. Puis- qu’il a déjà tant tardé il ne peut manquer d’arriver d’ici à quelques instans. Que deviendras-tu s’il te trouve ici, toi Français, appartenant à cette nation détestée, à laquelle il a juré haine et vengeance? s’il te voit dans la demeure de sa femme, qu’il surveille avec l'amour le plus jaloux ? Sans aucun doute, il ramènera avec lui deux autres chefs qui sont, encore beaucoup plus que lui , altérés de sang, exaspérés contre vous, et qui, lors même que je réussirais à lui prouver mon innocence et à lui inspirer de la compassion, n’épargneraient ni toi, ni moi. Prends donc ces vivres que je puis te donner , et sauve-toi aussi OU JOURNAL D'UN ÉTUDIANT. 347 vite que tu pourras. Je vais te montrer le chemin que tu dois prendre pour rejoindre ton armée; si tu es trop faible pour l'atteindre cette nuit, tu seras du moins plus en sûreté dans les bois qu'ici. « Vainement cette femme prodiguait ses paroles et ses sages raisonnemens pour m'engager à fuir. Je n’avais plus de force pour me lever, plus de force pour repous- ser le sommeil qui s’emparait de tous mes membres ; mon jugement, ma prudence, m’avaient abandonné, un voile obscur enveloppait mon intelligence, et je dus res- ter sans mouvement. — Lorsque enfin je me réveillai , il faisait grand jour , la femme était assise auprès de moi, m’examinant attentivement. À en juger par la quantité d'herbes et de breuvages qui se trouvaient auprès de moi, elle m’avait prodigué pendant ma léthargie tous les soins possibles. Je pus aussi me convaincre de la grande sollicitude que je lui avais inspirée, par la joie qui éclata dans ses yeux, brillans comme deux étoiles sous son grand voile blanc, lorsque je revins à moi. Je la regardai pendant quelques instans avec un muet étonnement, puis, me souvenant tout à coup de ma situation, je me levai pour présenter mes sincères remerciemens à ma bienfai- trice , et ensuite la délivrer, par mon prompt départ, du péril dans lequel la plaçait ma présence. «Mais, avant de partir, je voulais et devais savoir com- ment une Française (si j’en jugeais par son langage), se trouvait dans ces lieux et femme d’un Maure. « Vous m'avez sauvé la vie, lui dis-je, n’attribuez done point à une vaine curiosité, mais plutôt à l’intérêt que la reconnaissance m'inspire pour vous, le désir ardent que j'éprouve de connaitre les particularités de votre situation et les circonstances qui vous y ont jetée. «Elle me répondit qu'elle trouvait mon désir très-na- 348 MÉMOIRES SUR ALGER, turel , et qu’elle allait y satisfaire brièvement à cause de la crainte où elle était de voir arriver son mari; puis, tout en jetant sans cesse des regards craintifs vers la porte d’entrée de l’enclos au milieu duquel elle avait posté la négresse en sentinelle, elle me raconta en peu de mots : Qu’elle était fille d’un riche marchand d’une ville de Pro- vence, que, s’étant embarquée avec son frère cadet pour aller à Malte visiter son frère aîné, le vaisseau qu’elle montait avait été jeté par la tempête sur les côtes d’Al- ger, et qu’elle était tombée, ainsi que tout l’équipage, entre les mains des corsaires ; qu’elle avait été achetée sur le marché aux esclaves à Alger par un riche Maure, fils d’un des premiers visirs du dey, qui en avait fait sa femme unique, et qui, après avoir longtemps combattu les Français avec une résistance opiniâtre, avait aban- donné la ville tombée en leur pouvoir, et trois grandes maisons qu’il y possédait, pour se réfugier dans ce lieu écarté, où il vivait dans l’espérance que, par le secours du bey de Constantine et des Arabes ses alliés, les Français seraient bientôt chassés d’Alger. Elle me fit en mème temps une peinture si touchante de la tendresse et des égards avec lesquels Ali, son mari, dise toujours traitée, de Pin- térêt affectueux qu’il avait mis à la consoler d’être éloi- gnée de son pays» ainsi qu'à égayer sa triste situation, et surtout du noble caractère et de la figure séduisante de son maître et seigneur, que je la crus volontiers, quand elle m’assura que ce n’était que par amour pour lui qu'elle avait pu se résoudre à rester parmi ce peuple grossier, plutôt que de rejoindre ses compatriotes et de retourner dans sa patrie. « J’ai fait tout ce que j'ai pu, ajouta-t-elle, pour déraciner la haine aveugle d’Ali pour tout ce qui est chrétien et surtout pour la domination française, et OU JOURNAL D'UN ÉTUDIANT. 349 pour le convaincre de la nécessité de sa soumission vo- lontaire au joug plus humain de notre nation. Il y à longtemps qu'il aurait suivi mes avis, si d’autres chefs cruels et barbares, ne venaient sans cesse ranimer son amour de la guerre et son ambition, et l’entraîner avec eux. C’est ce qui est arrivé hier ; il m'avait donné sa parole sacrée, que pour cette fois il n’irait point au com- bat , lorsque les chefs de deux tribus de la montagne , le vieux corsaire Kedua-Ybn-Gheyen-el-Chamsy et Kadissido- Mohamed-el-Hadji, vinrent le chercher, et lui faisant envi- sager la gloire qu'il recueillerait en se joignant à leur entreprise , le rendirent parjure à la promesse qu’il m’a- vait faite. Depuis hier soir j'attends en vain son retour, et je ne douterais pas qu’il ne lui fût arrivé quelque mal- heur, si je n’étais persuadée que la Providence l’a retenu dans le dessein de te sauver. Les inquiétudes où j'étais sur son destin , ont été doucement suspendues par la joie de te faire du bien, mon brave et vaillant compatriote. « Généreuse protectrice de ma vie, répondis-je, sur- pris de la singularité de ses aventures et de l’héroïsme de son amour, Ô la plus noble des femmes! qui, par amour et reconnaissance pour son mari, n’hésites pas à le suivre dans le désert, au milieu de peuplades sauvages et cruelles, dans une misérable hutte où non-seulement ne se trouve aucune des commodités de la vie, mais où même la vie n’est pas en sûreté. Oh! heureux, mille fois heureux l’homme qui te possède ! Heureux moi-méme, d’avoir reposé sous ton toit hospitalier, et de pouvoir célébrer tes bienfaits ! Non point pour les récompenser, mais seulement pour te rappeler quelquefois le souvenir d’un homme qui ne t’oubliera jamais, je dépose entre tes mains un présent que j’ai reçu hier, avec sa vie, d’un Maure contre lequel j’ai défendu la mienne. 390 MÉMOIRES SUR ALGER, «A ces mots je tirai de dessous mon manteau la riche ceinture brodée de perles , et je la mis entre ses mains. Les pistolets, ajoutai-je, sont un présent pour Ali , afin qu’en apprenant mon séjour ici, il apprenne aussi ma re- connaissance et mon admiration. Je souhaite qu’il ne s’en serve plus contre nous. «A peine la femme eut-elle jeté un regard sur la cein- ture et les pistolets, qu'elle poussa un grand cri, et tomba sans connaissance. Je la pris dans mes bras et j’enlevai, pour lui faciliter la respiration, le voile que, fidèle à la loi, elle m’avait pas un seul instant soulevé de dessus son visage depuis mon arrivée chez elle. Ce que je vis et sentis, vous pouvez vous le représenter lorsque... ; mais halte-là ! je dois être prudent. « Qu'il vous suffise de savoir, reprit le sergent, après avoir craché et pris une prise de tabac, qu'enchanté de sa beauté, je lui donnai un baiser qui la rappela à la vie. « Tu es donc le meurtrier de mon mari!» furent les premières paroles qu’elle prononça en rouvrant ses beaux yeux et me jetant un regard terrible. « C’est pour te récompenser d’un meurtre que je t’ai reçu sous mon toit hospitalier ! Ce que me dit cette ceinture brodée de ma main pour Ali, est-il vrai? Ah ! explique-toi, si tu ne veux me tuer à mon tour. » «Alors je racontai à la belle Française, avec la plus en- tière vérité, l'événement qui m’avait mis en possession de la ceinture, et je lui fis une exacte description de l’homme auquel je l’avais prise. Elle fut convaincue, que le plus jeune des deux hommes que j'avais tués ne pouvait être qu’Ali, et elle s’abandonna à une douleur si déchirante, que je souhaitai presque de n’avoir pas défendu ma vie dans cette affaire. Je fis tout ce que je pus pour la con- soler, et en même temps pour me justifier , mais elle me dit que cette dernière peine était inutile : OÙ JOURNAL D'UN ÉTUDIANT. 351 « Vous avez fait ce que peu d'hommes à votre place auraient pu, mais ce que tous auraient tenté de faire pour défendre leur vie. Vous avez tué vos ennemis non point par le moyen d’une ruse lâche et malicieuse, mais sur un champ de bataille où ils étaient trois contre un. Ne pensez pas que je vous haïsse si je pleure mon mari, au contraire, je vous estime et vous admire comme un vaillant soldat qui fait honneur à ma patrie. Mais soyez humain, et par- donnez les larmes que je répands sur le sort de celui qui, pendant trois ans, sut m’attacher à lui chaque jour davantage, et par les charmes de sa personne et par ses vertus, et auquel il n’a manqué qu’une éducation chré- tienne pour qu'il fût le modèle de son sexe. » « Après avoir prononcé ces mots elle tomba dans une profonde réverie, pendant laquelle, se parlant à elle-même en arabe, ou m’adressant les tendres discours qu’elle avait souvent tenus à Ali, elle répétait tous les titres qu’il avait à son amour. Je crus ne devoir point la troubler dans ce débordement de sentiment, et je passai de la hutte dans l’enclos de cactus où la négresse était toujours en observation. Doutant qu’elle püût offrir à sa malheu- reuse maitresse des consolations plus efficaces que les miennes, el craignant que sa présence ne lui fût plus im- portune qu’agréable , je pensai qu’il valait mieux ne rien lui dire de ce qui était arrivé, et je la laissai tranquille à son poste. «Tout à coup, voyant au loin quelque chose qui ressem- blait à un cavalier au galop , elle s’élança dans la hutte pour avertir Élisa (c’est le nom chrétien qui correspond au nom arabe de Fatmé ). Mais ce que la négresse avait , ainsi que moi au premier moment, pris pour un cavalier, n’était que le cheval du chef attendu en vain, qui, couvert desueur et délivré de son fardeau , revenait à la demeure de son maître. Je le reconnus à la blessure que je lui avais faite à la tête. 9392 MÉMOIRES SUR ALGER, « Si Élisa avait pu conserver le moindre doute sur la vérité de mon récit , il aurait dû s’évanouir devant cette preuve vivante et merveilleuse. « Je me préparais à l’inviter à me suivre chez ses com- patriotes, lorsque, de son propre mouvement, elle me dit que telle était sa résolution. à « Ainsi que je te l’ai déjà déclaré, me dit-elle, ma pro- fonde affection et ma reconnaissance envers mon bienfai- teur et mon mari, ont seules pu m’engager à fuir d'Alger pour chercher une retraite dans ces lieux sauvages ; la tendresse d’Ali m'y a seule fait trouver quelques charmes, et ce n’était que par amour pour lui, et parce que je savais qu’il n’aurait pu vivre sans moi, que j'oubliais, ou plutôt que je m’efforçais d’oublier mon pays, mon peuple et ma famille. Maintenant que je lai perdu , je n’ai plus rien à faire ici, les liens qui m’attachaient à cette tribu sont rompus, et avant de tomber dans l'esclavage d’un cruel Bédouin je veux retourner vers ceux qui me sont frères par le langage, la religion et les mœurs. Veux-tu accorder ta protection à la veuve d’Ali, qui te montrera la route pour retourner vers les tiens ? « Belle dame, m'écriai-je, en tombant à ses genoux et saisissant sa main pour la baiser, non-seulement mon bras est à tes ordres , mais toute mon humble personne , telle que tu la vois à tes pieds. Fais-en ce que tu voudras. Tu n’as qu’un mot à dire, et je gravirai le grand Atlas et je marcherai jusqu’à Tombouctou pour te rapporter les défenses de léléphant blanc, ou je plongerai dans les profondeurs de l'Océan pour y chercher les perles les plus précieuses. Je suis prêt à faire tout ce que ta grâce voudra exiger de moi, fut-ce même le sacrifice de ma vie. » «Je ne désire pas tant, répondit-elle, je n’ai rien moins que de pareilles fantaisies. Tout ce que je te demande, c'est que tu te fasses passer pour mon frère, et OU JOURNAL D'UN ÉTUDIANT. 303 que tu m’en accordes les sentimens et la protection. Ne inquiète pas du reste, car sache que quoique Bédouine, je ne suis point une mendiante. » « À ces mots elle souleva une pierre carrée , qui se trouvait au centre de la hutte, cachée sous un tas de paille, et tira de dessous un lourd sac, plein de pièces ‘ d’or et d’argent. «Nous en trouverons encore davantage à Alger, ajouta-t-elle. « Aussitôt elle donna l’ordre à la négresse de charger un mulet de tout ce qu’elle avait de précieux. Plusieurs pièces de bétail, qui paissaient non loin sous la garde d’un berger arabe , furent chassées en avant ; la négresse, assise sur le mulet, suivit avec les chiens; et moi, en- veloppé, pour plus de sûreté, dans un vieux bernus d’Ali, après avoir aidé la belle Française à monter sur le fidèle coursier, je m’élançai derrière elle pour entreprendre ainsi le voyage d'Alger. « Il était près de midi lorsque, par un heureux hasard, J'atteignis, avec ma caravane , le corps d’expédition qui, pour se remettre un peu de ses fatigues extraordinaires, avait en effet campé dans la plaine où, la nuit précédente, J'avais vu briller des feux. Officiers et soldats ne furent pas peu surpris de me voir revenir dans une si étrange compagnie, moi, qu'ils avaient inscrit sur la liste des 63 morts ou manquans (192 hommes étaient blessés ). Mais je fus encore plus surpris , lorsque je vis ma com- pagne, pendant que j'étais occupé à satisfaire à la pres- sante curiosité de mes camarades réunis autour de moi ° se jeter, en poussant un cri de joie, dans les bras d’un Jeune soldat de Zouaves, avec lequel elle avait échangé quelques paroles. Ce soldat n’était autre que le frère d'Élisa, qui, vendu ainsi qu’elle sur le marché aux esclaves , avait été conduit d’un autre côté par un maître chez lequel il 304 MÉMOIRES SUR ALGER, ETC. avait dû faire le métier de jardinier. Malgré toutes les recherches d’Ali, sa sœur n’avait jamais obtenu sur lui le moindre renseignement. À la prise d’Alger il avait été, ainsi qu'un grand nombre d'esclaves émancipés, en- rôlé dans le corps d’infanterie légère habillé à la turque, quoique composé d’Européens , aussi bien que de Turcs et d’Arabes. Avec ce bataillon de Zouaves, il avait fait aussi l'expédition de la Médeah. Combien fut vive la joie de ces tendres frère et sœur en se retrouvant! « Lorsque mon retour fut annoncé au général, il me fit appeler ainsi qu’Élisa et son frère, afin d'apprendre de nous-mêmes toute cette histoire. Il promit ensuite à Élisa que si elle retrouvait à Alger les possessions d’Ali, la moitié lui en serait donnée, et à moi, qu’il me ferait avoir la croix d’honneur. Mais les maisons qu’Ali avait pos- sédées à Alger étaient déjà tombées au pouvoir de la Régence et avaient été vendues à bas prix à de grands seigneurs. La veuve d’Ali dut donc y renoncer, et se con- tenter de la moitié du trésor qu’elle savait être enterré dans un lieu retiré de sa première demeure. Joint à ce qu’elle possédait déjà , ce fut suffisant pour racheter du service son frère, qui était las de la vie militaire, et moi, qui préférais une femme fidèle et une subsistance assurée, aux vicissitudes de la guerre et à la gloire incertaine d’une croix d’honneur. « Peu de jours avaient suffi pour rendre notre re- lation plus intime, et bientôt après, la belle Élisa , en dépit d’un grand nombre d’adorateurs, me donna son cœur et sa main. Dès que je serai guéri de mes bles- sures , qui ayant été premièrement mal fermées , se sont rouvertes , je quitterai Alger avec ma femme et son frère, pour aller chercher en Provence , non pas plus de bon- heur, mais une vie plus agréable et plus tranquille. » REMARQUES SUR LA ROUTE QUE LE GÉNÉRAL SAINT=-CYR NUGUES FAIT TENIR A ANNIBAL, POUR TRAVERSER LES ALPES PAR LE MONT GENÈVRE. Par 3.-A. De Luc. Le Spectateur militaire du mois de juin dernier ren- ferme une Notice sur le passage des Alpes par Annibal, par le général Saint-Cyr Nugues ; on m'en a procuré la lecture, et j'ai été fort surpris de voir mon travail sur le même sujet critiqué d’une manière assez sévère. Je croyais la question résolue depuis longtemps, comme elle Pest en eflet , car ce n’est pas la nouvelle hypothèse du général Saint-Cyr N. qui peut en affaiblir les preuves ; cependant , comme sa Notice peut jeter des doutes dans Fesprit des personnes qui n’ont pas approfondi le sujet, je crois que je me dois à moi-même de montrer la fai- blesse des objections du général, et les défauts de la nou- velle hypothèse qu’il propose. Les paroles suivantes de Polybe sont décisives sur la question : Annibal , après avoir traversé les Alpes, des- cendit hardiment dans les plaines qui sont près du P6 et dans le territoire des Insubres. Ainsi ce fut chez les Insubres qu’Annibal entra en sortant des Alpes. Les In- subres habitaient le Milanais ; mais ils s’étendaient aussi dans le Novarais, jusqu’à Verceil et Ivrée, sous le nom de Libui. Ptolémée, dans sa géographie, qui date du second siècle, range les Libui Galli au nombre des In- 36 PASSACE D’ANNIBAL DANS LES ALPES. subres, En sorte qu’Annibal, en descendant par le val d’Aoste, entra à Ivrée, sur le territoire des Insubres*. J'étais dans l’erreur quand je bornais les Insubres au Mi- lanais ; j'étais aussi dans l'erreur quand je voulais séparer les plaines qui sont près du Pô, du pays des Insubres : c’est une seule et même chose dans la phrase citée de Polybe ; elle signifie proprement qu’Annibal atteignit la plaine dans le pays des Insubres. Ivrée n’est qu’à quatre ou cinq lieues du P6 ; cette ville est donc à l’en- trée des plaines qui sont près du P6ô. Ainsi ce ne furent pas les Taurini qu’Annibal rencontra à sa descente des Alpes ; au lieu que, s’il avait traversé le Mont Genèvre, il serait arrivé directement chez les Taurini par la vallée d'Exilles et de Suze. Annibal étant arrivé sur le territoire des Insubres, trouva ce peuple en guerre avec les Taurini et ceux-ci mal disposés en sa faveur ; il les invita à faire une alliance avec lui, ils refusèrent; là-dessus Annibal se vit obligé d’aller faire le siége de leur ville, dont il s’empara, ne voulant pas laisser derrière lui un peuple qui se déclarait son ennemi, et qui aurait pu l'inquiéter : c’est ce que J'ai exprimé aux pages 225 et 305 de ma seconde édi- tion , publiée en 1825. Le détour absolument nécessaire depuis Ivrée, pour aller soumettre les Taurini et les forcer de se joindre à lui, n’est nullement une objection à la descente d’Anni- bal par le val d’Aoste ; au contraire, il en est une preuve, car on voit clairement qu’Annibal n’était point sur le ter- ritoire des Taurini, et qu’il fut obligé de se détourner de son chemin pour s’emparer de leur ville, ce qu’il n’aurait pas fait si les Taurini avaient accepté son alliance. ! C’est ce que j'ai dit à la page 214 de ma secoude édition. PASSAGE D’ANNIBAL DANS LES ALPES. 397 Tite-Live, liv. XXI, chap. 38 , en rapportant ce que L. Cincius Alimentus avait entendu dire à Annibal sur les pertes qu’il avait éprouvées depuis le passage du Rhône jusqu’à son arrivée chez les Taurini, ajoute que ceux-ci étaient un peuple voisin des Gaulois : ils n'étaient donc pas Gaulois. Le général Saint-Cyr N. s’est donc mépris sur le sens de la phrase... in Taurinis, quæ Gallis pro- æima gens erat, in ltaliam degresso, qu'il traduit : chez les Taurini, le premier peuple gaulois qu’il rencontra en entrant en Italie. Les Taurini descendaient des Ligu- riens; s’ils avaient été Gaulois, ils n’auraient pas été en guerre avec les Insubres. Le célèbre historien Gibbon a très-bien expliqué la cause de l'erreur dans laquelle est tombé Tite-Live , en croyant que les Taurini étaient le premier peuple d'Italie qu’Annibal trouva à sa descente des Alpes. (Voyez page 276 de ma première édition, et page 344 de la seconde. ) Après la prise de Turin, Annibal se hâta de marcher vers le Tésin pour donner de la confiance aux Gaulois cisalpins, qui voulaient faire cause commune avec lui. J’ai suffisamment montré, pp. 290, 307, 309 et 311 de ma seconde édition, que la phrase : par où passa Annibal, que l’on trouve dans Strabon , après avoir nommé /e pas- sage par le pays des Taurini , était l'opinion de Strabon, la même que celle de Tite-Live qui prévalait de son temps '; car Polybe lui-même (quand c’est lui qui parle) , affirme ! Sije disais, par exemple : de Saussure nomme cinq passages des Alpes; le Saint-Gothard, le Simplon, le grand Saint-Bernard, par où Napoléon passa, le petit Saint-Bernard et le Mont Cenis, il est évident que c’est moi qui dis que Napoléon passa par le grand Saint-Bernard et non de Saussure. Il en est de même de Strabon, qui écrivait deux siècles plus tard que Polybe. 38 PASSAGE D'ANNIBAL DANS LES ALPES. positivement qu’Annibal descendit chez les Insubres avant de s'emparer de Turin ; ainsi ce n’est pas lui qui trace la route d’Annibal par le pays des Taurini , autrement il se serait contredit. Le passage par le petit Saint-Bernard, indiqué par Po- lybe, est confirmé par Cornelius Nepos et Cœlius Anti- pater ; le premier (né dans la Gaule cisalpine et vivant du temps de Jules-César) le nomme Saltus Graius ; le se- cond le nomme Cremonis jugum, autrement Centronis jugum , suivant les plus anciens manuscrits. Cœlius vi- vait moins d’un siècle après l’expédition d’Annibal; son caractère de véracité est prouvé par les témoignages irré- fragables de Brutus et de Cicéron : tandis que Tite-Live est reconnu pour un auteur fort inexact , et qui ne mérite aucune confiance. Le général Saint-Cyr N. m’objecte que du sommet du petit Saint-Bernard on ne peut pas voir les plaines qui bordent le Pô. J'ai prévenu cette objection, page 157 de la première édition, et p. 184 de la seconde , en disant que « les expressions de Polybe ne doivent pas étre prises à la lettre ; car, non-seulement du passage du petit Saint- Bernard, mais de ceux du grand Saint-Bernard, du Mont Cenis ou du Mont Genèvre , on ne peut voir ni les plaines du Piémont , ni celles de la Lombardie. » Cette remarque était sans réplique , puisque le même vice (comme l’appelle crüment le général), entache toutes les autres hypothèses, et en particulier celle du Mont Genèvre; car, de ce passage, on ne voit pas mieux les plaines qui avoisinent le Pô, que du petit Saint-Ber- nard. Le col de Sestrières ferme entièrement la vallée de Fénestrelle à lorient, tandis que le Mont Cenis et les montagnes de la Maurienne cachent également la vue au nord par la vallée d'Exilles et de Suze. La descente du PASSAGE D’ANNIBAL DANS LES ALPES. 309 Mont Genèvre se termine à Cézanne, et de là à Turin, il n’y a pas un seul endroit qui présenterait quelque difficulté. Le chevalier Folard et le général Vaudoncourt, sen- tant bien la force de ces objections , ont supposé qu’ar- rivé à Cézanne, Annibal ne suivit pas la vallée qui s’ouvrait tout naturellement devant lui, mais qu'il était monté avec toute son armée au col de Sestrières pour descendre par le vallon de Clusone à Fénestrelle, Pérosa et Pignerol. Le général Vaudoncourt dit, que ce fut du plateau qui domine le village de Balbotet , et qui est en face de la vallée de Pragelas , qu'Annibal fit voir à ses soldats les plaines du Piémont. Comment le général Saint-Cyr n’a- t-il pas vu la folie de faire monter toute Parmée cartha- ginoise au col de Sestrières , qui, sur la grande carte des États du roi de Sardaigne , parait être pour le moins aussi élevé que le passage du Mont Genèvre. On voit sur cette carte que c’est une montée de plus de deux lieues, par un chemin long et tortueux , passant par les villages de Bauson, Chaulas et Sestrières. De ce der- nier village la descente vers le val Cluson est égale- ment longue et tortueuse. Ce n’est pas tout , il faut que l’armée monte encore sur le plateau de Balbotet pour jouir d’une belle vue. Et dans quel but Annibal, avec une armée épuisée de fatigues et de privations , aurait-il quitté la vallée d’Exilles , par laquelle il arrivait sur les bords du P6 , directement et facilement en quatre oucinq jours, pour s’aller engager de nouveau dans des pas- sages longs et difficiles , qui lui auraient fait perdre un temps si précieux. Quand on attaque les opinions des autres , il faut leur en substituer une qui paraisse plus raisonnable ; or ce n’est pas ce que fait le général Saint- Cyr N., car je ne crois pas, comme il s'en flatte, que le 360 PASSAGE D’ANNIBAL DANS LES ALPES. Mont Genèvre, puisse être regardé comme la route d’An- nibal, par ceux qui ont lu mon ouvrage et les confir- mations lumineuses publiées par les auteurs anglais, Wickham, Long, Cramer, Brockedon, etc. , qui ont tous visité les passages. Le général Saint-Cyr aurait dù nous montrer à la descente du Mont Genèvre le ravin où la neige se conserve toute l’année ; mais cela était impossible, puisque le sommet du passage n’est élevé que de 700 à 750 toises, comme on peut en juger par le grand village et les champs cultivés qui occupent ce sommet, et par les bois de sapins qui couvrent la pente des montagnes à droite et à gauche du passage. Il fallait donc qu'Annibal eût traversé un passage beaucoup plus élevé, qui füàt dépourvu de végé- tation, et offrant un endroit , à la descente , où la neige se conserve toute l’année. Tel est le cas du petit Saint- Bernard, dont la hauteur est de 1125 toises, c’est-à-dire 400 toises de plus que le Mont-Genèvre. Des voyageurs, à différentes reprises, traversant l’Alpe grecque aux mois d'août et de septembre, ont vu, près du village de la Tuile, l’'amas de neige qui se conserve souvent toute Pannée. Voici ce que m'écrivait M. H.-L. Long, gentil- homme anglais : « Quand j’ai passé le ravin au-dessous de la Tuile, le 11 août 1831, il y avait une quantité énorme de vieille neige qui couvrait le torrent. J’ai con- templé avec admiration ces masses de vieille neige, frappé de la réflexion qu’une substance aussi délicate et aussi passagère, était devenue, par l’ordre invariable de la nature, une preuve évidente de la route d'Annibal , plus solide et plus durable que des caractères gravés sur lai- rain ou sur le diamant‘ P? » ! Bibliothèque Universelle, année 1832, littérature , tome 49, 1 PASSAGE D’ANNIBAL DANS LES ALPES. 361 Je regrette que le général Saint-Cyr N. n'ait pas eu connaissance de ma seconde édition, dans laquelle j'ai corrigé quelques erreurs que j’avais commises dans la première. Ainsi, j'avais terminé à tort le passage des Alpes à la ville d'Aoste, induit en erreur par le général p.121, a rendu compte de l’ouvrage de M. H.-L. Long, sur /a marche d'Annibal, du Rhône aux Alpes. Londres 1831. L'auteur choisit Beaucaire pour le lieu du passage du Rhône, sans faire attention que l’armée carthaginoise ayant remonté de ce point le long de la rive gauche du Rhône, aurait eu la Durance à traverser, ce qui n'aurait pas été un petit obstacle; elle devait donc traverser le Rhône plus haut que la Durance, et cela dans un endroit qui était à quatre jours de marche de l'embouchure du Rhône dans la mer, suivant la donnée de Polybe, tandis que Beau- caire n’en est qu'à deux journées. M. Long s’arrête à Valence dans sa marche le long du Rhône, il va traverser l’Isère à Romans, pour suivre la rive droite de cette rivière jusqu’à Grenoble et Montmeillan, se mettant en con- tradiction avec Polybe, qui dit que la route suivie par Annibal, remontait le long du Rhône la distance de 1400 stades ou 175 milles romains. Cette distance mesurée le long du Rhône, depuis le point où Annibal avait traversé ce fleuve au passage de l’Ardoise, en évitant toutefois le grand coude qu’il fait à Lyon, nous amène précisément à Chevelu, au pied du Mont du Chat, où se trouve le défilé qui correspond si exactement avec la description de Polybe, et où l'armée fut attaquée par les Allobroges ; tandis qu'aux en vi- rons de Grenoble on ne trouve nulle part un défilé semblable. A Montmeillan, M. Long reprend la route que j'avais tracée par le petit Saint-Bernard et la vallée d'Aoste. Il m’écrivait d'Ouchy, le 29 août 1831. « Je révoque tous les doutes que j'ai exprimés dans la note, page 109 (de son ouvrage) sur la roche blanche. Je crois plemement que le ravin de la Roche blanche, sous Saint-Germain, est réellement le défilé d’un accès difficile et bordé de rochers escarpés, par lequel l’ancien chemin passait et dans lequel les Carthaginoïs furent attaqués par les Centrons. Il correspond par- faitement avec le récit de Polybe, peu importe que la roche soit noire ou blanche. Je ne doute pas que votre Cabinet ne soit pourvu d'échantillons du gypse de la Roche blanche; autrement, comme j'en ai apporté un morceau assez gros pour tuer un éléphant, je me ferai un plaisir de vous en fournir autant que vous voudrez. » À 23 362 PASSAGE D’ANNIBAL DANS LES ALPES. Melville , tandis qu'il fallait le prolonger jusqu’à Ivrée, ou tout au moins jusqu’à Saint-Martin , à trois lieues d’I- vrée, ce que jai fait dans ma seconde édition , pages 212 et 213. Dans cette édition je compte 164 milles romains de Chevelu à Saint-Martin, pour le passage total des Alpes, tandis que Polybe n’en donne qu'environ 150. Mais les auteurs anglais d’une dissertation sur le passage d’An- nibal à travers les Alpes, publiée en 1828, ayant fait cette route exprès, et ayant compté le temps qu’ils met- taient à passer d’une station à une autre, ont trouvé que plusieurs distances sont moindres que celles données par les itinéraires romains ; ainsi ils croient pouvoir réduire le passage total à 150 milles comme le fait Polybe. Jai montré, dans mon ouvrage, avec quelle exactitude les distances s’accordaient avec celles données par Polybe, depuis le passage du Rhône jusqu’à la montée des Alpes, en sorte que la route par le Mont du Chat et le petit St.- Bernard, ne dépasse point les distances données par Po- lybe, comme le suppose le général Saint-Cyr N. Quoiqu'il n’y ait point d’inscription entre Bard et Donas, dans le Val d’Aoste, sur le passage d’Annibal, il n’en existe pas moins la tradition que ce passage a toujours porté le nom d’Annibal ; et le marquis de Pesay, dans sa topographie des Grandes Alpes, parle de ce défilé, comme l'endroit nommé l'escalier d’Annibal. Luitprand, qui écrivait vers l’année 970, dit que la route d’Annibal fut par Bard et Mont-Joux. Après le passage du Rhône, Annibal s’éloignait de l'armée romaine, parce que c'était sa route et non parce qu'il craignait d’en être atteint. Il avait gagné trois jours de marche sur elle, puisque le consul romain n’arriva que trois jours après que les Carthaginois eurent levé PASSAGE D'ANNIBAL DANS LES ALPES,. 363 leur camp; et au lieu de poursuivre l’armée carthagi- noise, il se hâta de retourner à ses vaisseaux pour rem- barquer ses troupes. Annibal n'avait donc rien à craindre, il n’avait pas besoin de perdre son temps à ranger chaque jour son armée en ordre de bataille, ni de faire des dis- positions pour repousser lattaque des Romains, qui étaient déjà embarqués sur leur flotte pour retourner en Italie. En remontant le long du Rhône, bien loin de s’écarter de la route qu’il devait suivre, c'était précisé- ment celle que ses guides lui faisaient prendre. Depuis le passage du Rhône, dit Polybe, pour ceux qui chemi- nent le long du fleuve, jusqu’à la montée des Alpes, ily a 1400 stades. Cette distance est partagée par l’Isère en deux parties inégales , lune de 600 et l’autre de 800 stades, comme le reconnait le général Saint-Cyr, page 64 de sa notice; elles furent l’une et l’autre parcourues le long du Rhône, en sorte qu’il suffisait de compter 800 stades depuis l'Isère pour arriver à la montée des Alpes, en évitant toutefois, le grand coude que le Rhône fait à Lyon. C’est la voie romaine qui m'a dirigé pour éviter ce coude. Cette voie arrivait au bord du Rhône à Yenne et à Saint-Genis d'Aoste, et de là elle ne rejoignait le Rhône qu’à Vienne’. C’est ce que firent les guides d’An- nibal , qui n’avaient que faire d’aller à Lyon. Le général Saint-Cyr m’oppose d’Anville sur le mont que traversait la voie romaine, mais j'ai montré que Polybe dit expressément que l’armée carthaginoise marcha pendant dix jours le long: du fleuve. Le général Saint-Cyr voudrait changer cette expression en une autre qui signifierait, pendant dix jours en s’éloignant du fleuve, et cela en changeant deux lettres dans le grec; de tels moyens qui font dire à un auteur le contraire de ce qu'il dit, sont repoussés par la saine raison, d’autant plus que Polybe s'était servi trois fois de l’expression /e long: du fleuve. 364 PASSAGE D ANNIBAL DANS LES ALPES. d’Anville était dans l'erreur, ne connaissant pas le Mont du Chat. Ce géographe ne trouvant que 17 milles de Lemincum (Chambéry) à Augustum (Saint-Genis d'Aoste), en passant par le mont d'Epine, propose de changer les deux numéros XIII des itinéraires romains en VIIIT, sup- position forcée et inadmissible ; tandis qu’en passant par le Mont du Chat, on trouve précisément 28 milles ou deux fois 14, comme le marquent les itinéraires. Lavisco est donc Chevelu, qui est à une égale distance de Lemin- cum et d’Augustum. Le général Saint-Cyr n’aurait pas dû préférer ce qui est erroné à ce qui est juste. Le général Saint-Cyr admet que l’armée carthaginoise entra dans le pays des Allobroges et qu’elle traversa l'Isère pour se placer à la rive droite; cependant il pen- che pour l'opinion de M. Letronne; qui laisse le gros de Parmée à Valence; et c’est de là qu’il prend son point de départ pour revenir en arrière. Ce fut chez les Allobroges, dans le pays qu’on appelait Plsle, que les troupes d’Annibal réparèrent leurs armes, leurs vêtemens et leurs chaussures ; toute l’armée, et non un simple détachement, avait donc traversé l’Isère , et même elle devait être allée au chef-lieu, là où étaient Par- senal et les magasins des Allobroges , dans l'endroit, comme le dit Tite-Live , où le sénat et les principaux étaient assemblés , et où l’aîné des deux frères qui se disputaient le pouvoir fut rétabli dans son gouvernement. Ce fut encore à travers le pays des Allobroges que le frère aîné escorta l’armée carthaginoise, et ce furent les chefs particuliers des Allobroges qui attaquèrent l’armée à l’en- trée des Alpes, au Mont du Chat’. L’armée était donc encore dans l’Allobrogie après qu’elle eut traversé le Qui correspond si parfaitement à la description de Polybe. PASSAGE D'ANNIBAL DANS LES ALPES. 365 Mont du Chat ; le fait est qu’elle ne sortit de ce pays que lorsqu'elle entra chez les Centrons, les anciens habitans de la Tarentaise. Induit en erreur par Tite-Live, le général Saint-Cyr N., après avoir conduit l’armée carthaginoise dans lIsle des Allobroges, lui fait retraverser l'Isère pour continuer une marche rétrograde de plus de 100 milles, jusqu’à ce qu’elle ait atteint les bords de la Durance à Sisteron. Cette mar- che se fait en remontant la Drôme jusqu’à sa source, en traversant le col de Cabre et descendant dans la vallée de Serre où coule la Buech. Le général Saint-Cyr ne s’inquiète point des difficultés que l’armée aurait rencon- trées dans cette route. Si les guides d’Annibal avaient tracé sa marche vers les Alpes Cottiennes par la vallée de la Durance, qu’avait- il besoin de remonter le Rhône jusqu’à lisère et même au delà, pour revenir sur ses pas? Supposer qu’il avait fait malgré lui ce détour immense pour éviter l’armée romaine, c’est se mettre en contradiction avec Polybe, qui dit qu'Annibal avait trois jours d’avance sur elle, après son départ du point où il avait passé le Rhône, Les guides auraient-ils abandonné la conduite de l'armée, et l’auraient-ils laissée s'engager dans des routes qui leur étaient inconnues ? Au lieu d’agir en homme de tête, Anni- bal aurait agi en homme insensé. Annibal ne fut point trompé par ses guides, ils le conduisirent par la route qu’ils avaient suivie eux-mémes pour venir à sa rencon- tre; il ne revint sur ses pas en aucun endroit, il ne s’é- Carta point de la route que ses guides lui avaient tracée d’avance et dont ils lui avaient donné la description'. ! Route qui devint ensuite une voie romaine pour passer d'Italie en Espagne, en traversant les parties méridionales de la Gaule. 366 PASSAGE D'ANNIBAL DANS LES ALPES. Ces guides étaient de petits chefs gaulois qui étaient venus des plaines du P6 , d’après le témoignage de Po- lybe et de Tite-Live ; ils n’auraient pas conduit Annibal chez les Taurini qui n’étaient pas Gaulois, et qui étaient en guerre avec eux. Suivant le général Saint-Cyr , le prince allobroge ac- compagna l’armée carthaginoise jusqu’à Sisteron , en tra- versant les territoires des Segalauni, des Vocontii et des Tricorii, et en s’éloignant ainsi toujours plus de l’Allo- brogie ; cependant ce fut contre les chefs particuliers des Allobroges que le prince allobroge protégea l’armée carthaginoise. De Sisteron la route du général Saint-Cyr N. remonte la rive droite de la Durance jusqu'à Briançon , et ne traverse cette rivière qu’au-dessus de cette forteresse , où ce n’est plus qu’un torrent de montagne. Cependant Tite-Live décrit l'endroit où lParmée carthaginoise traversa la Du- rance , telle qu’elle est entre Avignon et Cavaillon , cou- lant par plusieurs bras et ces bras changeant souvent de lit; Tite-Live la représente grossie par les pluies , ce qui aurait rendu impossible de la traverser à gué. Le général Saint-Cyr N. suppose très-praticable de remonter la rive droite de la Durance jusqu’à Briançon , sans la traverser nulle part ; cependant la route actuelle la traverse six fois , sans doute parce qu’il y a des ob- stacles tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, qui forcent à passer sur l’autre rive pour les éviter; c’est ainsi que dans la vallée de l’Arc, en Maurienne, avant que Napoléon y eût fait ouvrir une grande route, l’ancienne route traversait dix fois la rivière , d’une rive à l’autre, pour éviter les obstacles qu'offraient les étranglemens de la vallée et les sinuosités de la rivière. Ce sont des ob- stacles qu’on ne rencontre point dans la vallée de Pisère en Tarentaise. PASSAGE D'ANNIBAL DANS LES ALPES. 367 Ainsi le général Saint-Cyr Nugues n’est pas plus heu- reux que le chevalier Folard , le marquis de Saint-Simon, le comte Fortia d’Urban et M. Letronne , en voulant con- cilier Tite-Live avec Polybe ; la chose était impossible sans tomber dans des contradictions multipliées. Annibal avait traversé le Rhône plus haut que l'embouchure de la Durance , il avait ensuite remonté le long du Rhône l’espace de 1400 stades, ce qui l’éloignait toujours plus de la Durance; et le faire revenir en arrière par un long détour pour traverser cette rivière, uniquement parce que Tite-Live dit qu’Annibal la traversa, c’est renoncer au bon sens. La route du petit Saint-Bernard , telle que je l’ai tracée dans mes deux éditions, par Vienne et le Mont du Chat, reste donc la seule qui s’accorde avec le récit de Polybe , et avec les parties de ce récit copiées par Tite-Live. Ce sont les interpolations faites par l’au- teur romain à ce récit, qui ont dérouté tous ceux qui mettaient quelque confiance en Tite-Live ; ils ne voyaient pas que ces interpolations faisaient naître des difficultés insurmontables, Le général Saint-Cyr Nugues ne doit pas se flatter de convaincre personne ; la seule inspection de sa carte, où il fait faire à l’armée carthaginoise une marche rétro- grade de trente-trois lieues, par des chemins inconnus à ses guides aussi bien qu’à elle, suffira pour rebuter les lecteurs. COMPTE RENDU DE LA SESSION DE LA SOCIÉTÉ HELVÉTIQUE DES SCIENCES NATURELLES A NEUCHATEL. (Juillet 1837.) = 000 >— La Société Helvétique des Sciences Naturelles vient de tenir à Neuchâtel sa vingt et unième session. Inaugurée à Genève , en 1815, par les soins de feu M. Gosse, cette réunion de tous les Suisses amis des sciences a vu, d’année en année, ses rangs se grossir par l'admission de nouveaux adeptes, et ses succès se consolider toujours davantage. Elle a eu, de plus, l’insigne honneur de servir comme de type et d’exemple à de grandes associations fondées sur les mêmes principes, en Angleterre, en France , en Allemagne, et, comme il est arrivé à beau- coup d’autres chefs de famille, elle a vu sa gloire un peu obscurcie par les illustres enfans qui lui ont dû le jour. Mais, si la Société Helvétique des Sciences ne peut espérer de réunir un aussi grand nombre de noms célè- bres que les grands pays qui lui ont emprunté ses statuts et sa nomade existence, elle sert toujours à faire briller ce vif amour du pays, qui se retrouve dans le soin mi- nutieux du savant suisse d’étudier dans ses moindres détails le sol de la patrie, et à faire dignement ressortir l’antique hospitalité helvétique. On pouvait compter d’avance que Neuchâtel ne reste- LA LA LA SESSION DE LA SOCIÉTÉ HELVÉTIQUE , ETC. 369 rait point en arrière deses confédérés des autres Cantons, mais les faits ont été encore au delà des prévisions même les plus favorables. Nous voudrions que la nature de ce journal püt nous permettre dexrapporter en détail tout ce que les nombreux assôciés venus de toutes les parties de la Suisse ont trouvé à Neuchâtel de fraternité, de œéception cordiale, de soins habiles et délicats pour l'emploi à la fois le plus agréable et le plus utile de leur temps. Mais si nous ne pouvons espérer que nos lecteurs puissent prendre mn grand intérêt à ces attentions bien- veillantés, nous sommes bien assurés que tous ceux qui ont eu l’avantage d’en être les objets, en conserveront toute leur vie un profond et reconnaissant souvenir. La réunion, qui se composait à peu près de cent vingt à cent trente membres ou associés étrangers , était pré- sidée par M. le professeur «Agassiz, de Neuchâtel, si connu du monde savant par ses beaux travaux sur les poissons fossiles, dont nous avons déjà souvent eu l’oc- casion d’entretenir nos lecteurs. Le bâtiment, remarqua- blement approprié à l’objet de la réunion, où se tenaient les séances , était le nouveau gymnase, construit récem- ment, et qui , destiné à servir à l’entière éducation de la jeunesse , renferme à la fois dans sa large enceinte tout ce qui doit entrer dans ce vaste champ. Collections d’ob- jets d'histoire naturelle, laboratoires de chimie et de physiqüe, bibliothèque , salles d’études de toute nature, s’y trouvent réunis sous le même toit, de sorte que, sans sortir pour ainsi dire de ce bel édifice, l'enfant qui y serait entré muni seulement des premiers rudimens de l'instruction primaire, en sortirait orné de.presque toutes les connaissances humaines , ou ayant eu du moins tous les moyens de les acquérir. C’est la complète exécution d’un pareil plar , qui faisait dire si heureusement à Pun des 3170 SESSION DE LA SOCIÉTÉ HELVÉTIQUE membres les plus distingués de la Société, M. le Prof, De Candolle, qu’on y voyait la preuve qu’à l’aide du pa- triotisme et d’un sage emploi des deniers publics, les petits Etats peuvent faire,de grandes choses. IL est plus d’un Canton de la Suisse où les mêmes causes ont produit de semblables résultats. La seule inquiétude que puisse laisser concevoir le Gymnase de Neuchâtel, c’est qu'avec le zèle et l’impulsion pour l'étude dont il est à la fois Pexpression et la preuve, malgré ses dimensions consi- dérables , il ne soit plus tard insuffisant, En attendant , il doit rendre à l’éducation neuchîteloise d'immenses et utiles services, et nous avons vu assez du zèle et de l’ha- bileté de ceux qui la dirigent, pour être bien persuadés qu’ils sauront tirer tout le parti possible des excellens moyens matériels dont ils pourront disposer. La première séance s’est.ouverte le 24 juillet, à neuf heures du matin; en présence de tous les membres arri- vés à Neuchâtel et de bon nombre de curieux, parmi lesquels se faisaient remarquer plusieurs dames. Dans son discours d'ouverture, M. le président Agassiz laissant de côté l’ornière commune, s’est surtout attaché à pré- senter et à développer à ses auditeurs, les principaux faits relatifs aux blocs erratiques des Alpes , qui se trou- vent en si grand nombre sur le Jura. On sait que ce phé- nomène, si digne d’attention et qui n’est d’ailleurs point spécial à la Suisse, a été étudié par un grand nombre de géologues, et en particulier par M. de Buch, qui a eru en trouver la cause dans de violens courans des mers primitives. Tout récemment M. Venetz a découvert dans le Valais de nouveaux faits qui, vérifiés et étendus par M. de Charpentier, ont conduit ces deux savans à une opinion toute différente, que M. Agassiz déclare partager entièrement. Îls regardent les blocs erratiques du Jura , DES SCIENCES NATURELLES. 311 et à plus forte raison ceux de la vallée, comme les restes des moraines d’anciens glaciers, qui, partis des hautes Alpes, s’étendaient autrefois à travers la vallée du Lé- man, alors couverte d’une épaisse couche de glace, jus- qu’à la chaîne jurassique, au sommet de laquelle ils pouvaient même faire remonter les blocs qu’ils poussaient devant eux. Tous ceux qui ont vu des glaciers savent, que par une cause que la physique peut expliquer, ils rejettent sur les côtés ou poussent devant eux lorsqu'ils avancent, tous les débris des montagnes, blocs, sables, graviers qui troubleraient la pureté de la belle glace bleue qui les constitue. Ces débris , qui forment des talus naturels , représentent des espèces de murs ou digues irrégulières, et sont ce que l’on nomme les moraines des glaciers. Tant que le glacier conserve une marche progressive, les moraines sont poussées en avant et sont immédia- tement adossées au glacier ; mais s’il vient à se retirer, elles ne le suivent point dans sa retraite et restent comme témoins de sa plus grande étendue. Il pourrait se présenter ainsi plusieurs étages successifs de morai- nes, s’il y avait eu plusieurs oscillations dans la marche ou la retraite du glacier. Or, MM. Venetz et de Char- pentier se sont assurés que dans toute l’étendue du Valais et jusqu'aux bords du lac de Genève, c’est sous la forme de digues concentriques semblables que se présentent les blocs roulés ou erratiques. Cette forme est si pro- noncée et si remarquable que l’observation de ces faits a forcé la conviction de M. Agassiz lui-même, disposé qu’il était d’abord à rejeter l'explication proposée. Mais en admettant que les faits ci-dessus rapportés dus- sent autoriser la supposition que les blocs erratiques du Valais ont pu être poussés par des glaciers jusqu’au bord JA SESSION DE LA SOCIÉTÉ HELVÉTIQUE. du lac de Genève , peut-on attribuer à la même cause les blocs qui se retrouvent jusque sur les points les plus élevés de la pente méridionale du Jura? M. Agassiz n'hésite pas à se prononcer pour Paffirmative. Il ne méconnaît pas qu'en Suisse, comme ailleurs, dans la nature des fossiles que l’on retrouve dans les terrains dont la succession forme la croûte de la terre, on observe des faits qui, tout en indiquant un développement graduel dans les êtres qui en peuplaient la surface, forcent aussi d’admettre pour les temps anciens l’existence d’une température beau- “coup plus élevée qu’elle ne l’est aujourd’hui : ainsi, la pré- sence de palmiers et autres végétaux des tropiques, trou- vés dans les roches des environs de Lausanne , de Vevey, de Genève; ainsi l'existence de fougères arborescentes jusque dans les schistes du Col-de Balme, et bien d’autres faits qui amènent une semblable conclusion. Mais il pense, avec M. de Charpentier, qu'à cette époque reculée, où la température moyenne de la basse Suisse devait être au moins de H 170,5, celle nécessaire à la végétation des palmiers, la chaine des hautes Alpes n'existait pas encore. C’est à ce gigantesque soulèvement, dont tous les docu- mens géologiques démontrent l’époque comme compara- tivement fort récente, qu’il attribue le refroidissement considérable du pays, la production des neiges perpé- tuelles et des glaciers qui en sont la conséquence. Mais, pour que ces glaciers aient pu acquérir un dévelop- pement suffisant pour arriver des hautes Alpes jusqu’au Jura, et même en remonter les pentes à une grande hau- teur , il faut supposer que la force intérieure qui ayait produit le soulèvement des Alpes et par suite celui des couches horizontales, au travers desquelles ces masses énormes se faisaient jour avec une soudaine violence , les avait primitivement portées à une hauteur plus grande DES SCIENCES NATURELLES. 313 que celle qu’elles ont conservée de nos jours. M. de Charpentier , en calculant l'abaissement de la température à un degré pour 160 mètres d’élévation, et en établis- sant que les glaciers ne peuvent se conserver que dans un climat à température moyenne de 6 ( celui , par exem- ple, de la vallée de Chamouny), suppose que lélévation additionnelle a dû être de 1468 mètres, et avoir porté le Mont Blanc à la hauteur totale de 6278 mètres (environ 18,834 pieds) : sa hauteur actuelle est de 4810 mètres (14,430 pieds). Alors , d'immenses glaciers partis du sommet de ces Alpes se sont graduellement étendus dans la plaine à leurs pieds , et , la traversant dans toutes les directions, ont apporté sur le Jura les blocs dont ils étaient chargés , jusqu’à plus de mille pieds au-dessus du lac de Neuchâtel. Un affaissement graduel , suite na- turelle de la dislocation et de la rupture d’équilibre de tant de matériaux encore peu stables et mal assis, est venu encore une fois altérer l’état de la température. Les Alpes se sont abaissées , les glaciers se sont retirés , et il ne reste plus , pour trace de leur passage, que les débris qu’ils ont laissés derrière eux. Indépendamment de la forme singulière de digues que présentent dans le Valais et ailleurs les blocs erratiques , un autre phénomène encore vient donner du poids à Fhy- pothèse qui en attribue le transport aux glaciers. On sait que les glaciers en marche , ou progressifs , creusent tou- jours le sol jusqu’au roc vif, poussant devant eux toutes les terres, sables, blocs et autres matériaux mobiles au travers desquels ils se fraient un chemin. Cher- chant toujours à s’étendre , par Paugmentation de volume qu'ils acquièrent par la congélation pendant la nuit de l’eau fondue pendant le jour , et la dilatation de la glace, ils pressent en tous sens les rochers avec lesquels ils se 374 SESSION DE LA SOCIÉTÉ HELVÉTIQUE trouvent en contact. Ils se moulent dans toutes les exca- vations ou fissures que ces rochers présentent, et cette alternative d’action, jointe à la pression qui pousse le glacier en avant, frotte, use et polit même les surfaces du rocher. Ce phénomène se représente auprès de tous les glaciers actuels, et il est d'autant plus sensible que la roche sur laquelle agit le glacier est plus dure, et con- séquemment garde mieux le poli que le frottement tend à produire. Or on découvre , dans toutes les vallées des chaînes de montagnes qui ont fourni des blocs erratiques , des surfaces lisses sur tous les rochers qui n’ont pas été altérés par la désagrégation de leur substance, ou dégra- dés par des éboulemens. On les rencontre depuis le faîte jusqu’au pied des Alpes , et elles paraissent plus pronon- cées à mesure qu’on s'élève plus haut. Partout leur aspect est fort semblable à l'effet, que, de nos jours , nous voyons les glaciers produire sur les rochers qui les bordent. M. Agassiz en a retrouvé dans le Jura des traces nom- breuses. Ces rochers à surfaces polies, sont nommées laves dans le pays. Elles ne se trouvent que sur la pente méridionale de la chaîne de montagnes, et paraissent indé- pendantes de la direction des couches. Polies jusque dans les sinuosités de la pierre , elles présentent aussi la plus grande analogie avec les roches polies par les glaciers, et paraissent de nature à fortifier l'opinion qui fait arriver jusqu’au Jura les anciens glaciers des Alpes. M. Agassiz termine son discours , dont nous n’avons pu donner que les principaux traits, par quelques con- sidérations sur les effets qu'a dù produire, pour le transport des matériaux et l’érosion de quelques vallées, la fusion plus ou moins subite d’un si énorme amas de glaces et de glaciers. DES SCIENCES NATURELLES. 375 Le Président annonce ensuite l’envoi d’un très-grand nombre d’ouvrages adressés à la Société par leurs au- teurs, et le don de quatre cents livres de Suisse qui lui est fait par le Conseil d’État de Neuchâtel. Une députation est chargée de remercier ce corps au nom de la Société. Divers rapports de commissions antérieurement nom- mées ont occupé le reste de la séance générale et la sui- vante. Parmi les principaux objets, on doit ranger une convention conclue avec la Diète Helvétique , par laquelle la Société s’est engagée à concourir, pour la somme de trois mille livres de Suisse, aux frais qu’entraînera le tracé de la feuille n° 17 , de la grande carte topographi- que de la Suisse, que la Confédération fait exécuter en ce moment. Cette feuille, qui renfermera la plus grande partie des Alpes suisses , sera, moyennant ce sacrifice , dressée sur une échelle de réduction plus considérable, et comprendra tous les détails de géologie’ et d'histoire naturelle qui pourront y être insérés. Un certain nom- bre d'exemplaires mis à la disposition de la Société , pour- ront plus tard Pindemniser de ses avances. L'assemblée a ratifié cette convention conclue en son nom par M. le Prof. Studer de Berne. Sur le rapport de M. le Prof. Choisy , de Genève, las- semblée a décidé de retirer du concours les questions sur l'hydrographie de la Suisse qui , depuis quelques années, ont fait l’objet d’une proposition de prix. Aucun mé- moire n’a été présenté, et il paraît convenable de se borner à faire exécuter quelques travaux sur le nivelle- ment des eaux de la Suisse. Le Président annonce ensuite que la Société se divi- sera en cinq sections sur les sujets spéciaux suivars : Géologie , Médecine, Physique et Chimie , Botanique et Zoologie. Chacune de ces sections a trouvé un salle par- 376 SESSION DE LA SOCIÉTÉ HELVÉTIQUE ticulière pour se livrer à ses travaux. Cette organisation nouvelle pour la Société Helvétique a été empruntée des grandes réunions étrangères , qui, elles-mêmes , avaient pris d’elle l’idée première de leur organisation. Mais nous avons des doutes sur la convenance de cette innovation, déjà introduite, au reste, Pan dernier à Soleure. Les réunions suisses ne seront jamais assez nombreuses, pour fournir aux divisions adoptées, des contingens capa- bles d’exciter dans toutes un intérêt égal, et l’on a vu à Neuchätel, qui avait appelé dans ses murs la plus grande affluence de membres qu’il y ait eu encore , telle section en réunir peut-être la moitié , tandis que telle autre était presque déserte. De plus, ces communications occasion- nelles , entre des hommes qui ne s’occupent pas tous des mêmes sujets d'étude , ont nécessairement de grands avantages. Elles dirigent leur attention sur des objets nouveaux, souvent en rapport plus ou moins obligé avec leurs études particulières, dans tous les cas de nature à attirer le plus fortement l'intérêt du moment dans cha- que branche spéciale de la science. Ce n’est pas seule- ment à parler de ce dont on s’occupe toujours , que doivent servir les réunions scientifiques générales, c’est peut-être encore plus à entendre parler de ce dont on ne s’occupe point, et à se trouver ainsi sans effort, au courant des principaux travaux, dont sur tous les points s’enrichit la science. On évite aussi de se jeter dans de minutieux détails ; on est forcé d’embrasser des vues plus générales lorsqu'on s’adresse à des auditeurs tous éclairés sans doute , mais pas tous spéciaux sur l'ob- ‘ jet dont on les occupe , et la science ne peut qu’y gagner. Enfin les hommes qui, sans être peut-être éminens dans aucune branche , ont des connaissances assez variées pour porter intérét à plusieurs , sont forcés de faire un DES SCIENCES NATURELLES. 5 À 07 d choix et de perdre ainsi une partie du fruit qu’ils auraient pu retirer des communications de leurs collègues. Ce plan est évidemment indispensable pour de grandes réu- nions de cinq à six cents personnes, mais nous aurions préféré que la Société suisse ne Peût pas adopté. Un de ses résultats sera l’impossibilité où nous serons de rendre compte des travaux de toutes les sections, l'appel que nous avions adressé pour nous procurer les documens qui nous manquent ayant été infructueux. Dans la section de géologie, présidée par M. de Buch de Berlin, l’on a entendu la lecture d’un mémoire de ce savant sur le Jura allemand. Dans un coup d’œil général sur la formation jurassi- que, M. de B. distingue trois branches principales du Jura : le Jura suisse finissant à Schaffouse , le Jura fran- çais qui s’étend de Dole à Metz et comprend les Vosges, enfin le Jura allemand qui va jusqu’à Ratisbonne. Cette formation forme comme un grand bassin, dans l’intérieur duquel n’a nulle part pénétré la craie, quoiqu’on la re- trouve tout autour. L'auteur en conclut que le Jura est antérieur à la craie, à laquelle il paraît avoir servi de barrière. Il le compare aux grands bancs de coraux que l'on retrouve près des côtes de la Nouvelle-Hollande, présentant des golfes, des vallées escarpées, et suivant les montagnes primitives, mais ne formant point, comme le pensait Werner, des couches concentriques. M. de Buch pense que l’étude du Jura doit être faite d’abord sur la partie allemande, qu’il représente comme composée de couches presque horizontales, très-peu incli- nées au sud-est, et ayant leur escarpement au nord-ouest. Elles sont régulièrement superposées de bas en haut. L'auteur, à l'aide des fossiles, y retrouve le lias au-des- sous, les marnes, argiles et grès qui répondent aux cou - X 24 N 378 SESSION DE LA SOCIÉTÉ HELVÉTIQUE ches oxfordiennes, et les couches calcaires supérieures analogues au Portland-stone, et parmi lesquelles se ren- contrent les célèbres calcaires lithographiques de Solen- hofen. Plusieurs couches du Jura suisse y sont rempla- cées par de la dolomie en formes bizarres, qui n’est re- connaissable que par ses fossiles. [l est beaucoup plus difficile de se reconnaître dans le Jura suisse, où les couches sont tellement inclinées , qu’on en traverse toutes les tranches à la fois, et que l’ordre paraît souvent complé- tement interverti. L’auteur présente une carte de toutes les branches du Jura, et un tableau complet du Jura alle- mand, avec indication de tous les fossiles qu’il a rencon- trés et décrits dans chaque couche. M. le prof. Studer présente ensuite les élémens qu'il a recueillis d’une carte géologique de toute la Suisse, dans laquelle le Jura seul est laissé en blanc. Cette la- cune sera promptement remplie par les travaux de M. de Buch et des géologues neuchâtelois et soleurois ; alors le beau travail de M. Studer pourra être publié. Le même professeur fait à la section plusieurs com- munications intéressantes sur les liaisons du gneiss et du calcaire dans les Alpes. Il montre plusieurs coupes et plans qui indiquent à l’œil les singuliers entrelace- mens de ces roches, et présente plusieurs fossiles curieux trouvés dans le cours de ses infatigables investigations. Une lettre de M. De Luc, de Genève, sur les blocs erra- tiques, en opposition avec les hypothèses de M. de Char- pentier, amène une vive £t intéressante discussion sur ce sujet, mis en quelque sorte à l’ordre du jour par le discours du président lui-même. M. de Buch, et plusieurs autres membres de la section de géologie, énumèrent quelques-unes des objections que l'on peut faire aux idées émises par ce savant professeur. Le premier cite un grand nombre de faits recueillis dans DES SCIENCES NATURELLES. 379 ses nombreux voyages, et qui sont inconciliables avec la supposition que les blocs erratiques ont été amenés par des glaciers. Ils montrent que les blocs manquent par- tout où ils ont pu être arrêtés par des montagnes inter- posées, mais qu’on les retrouve toujours vis-à-vis des cols qui ont dû leur livrer passage. Ce sont ces faits qui en ont fait attribuer, par M. de B., le transport à des cou- rans d’eau. D’autres membres pensent qu’il est impossi- ble d’attribuer à une cause unique et extraordinaire un effet qu'un grand nombre de causes connues peuvent avoir produit, et que quelques-unes continuent même à produire de nos jours. Ainsi , s’il est fort possible que cer- tains blocs erratiques aient été transportés par des glaciers, il est également très-probable, selon eux , qu’un grand nombre d’autres ont été charriés par les eaux : les faits ré- cemment observés de semblables blocs transportés par les glaces flottantes du pôle, et cités par M. Lyell, leur parais- sent démontrer que cette cause que nous voyons agir en- core, doit avoir autrefois agi. Ils croient qu’il est incon- ciliable avec les faits d'admettre un refroidissement aussi considérable que le ferait supposer un aussi immense dé- veloppement de glaciers , et ils font remarquer que l’on a trouvé des fragmens de palmier dans la molasse coquil- lière, évidemment postérieure à l’éruption qui a produit les Alpes, puisque ses couches n’ont pas été soulevées par ces dernières. La température devait donc n’avoir subi aucune diminution. Ils ne peuvent admettre que des effets semblables à ceux que produisent les glaciers de nos jours, tous enfermés dans d’étroites vallées, et ne s’écartant pas du pied des hautes Alpes , puissent étre attribués à ces immenses et hypothétiques glaciers, qu’on envoie charrier au loin, à travers de vastes plaines et sur des eaux pro- fondes, des débris dont leur éloignement des montagnes auxquelles ceux-ci appartiennent ne leur devait plus per- 380 SESSION DE LA SOCIÉTÉ HELVÉTIQUE. mettre de continuer à se charger. Ils voient dans cette élévation et cet abaissement successifs des Alpes , selon les besoins de l’hypothèse, une espèce dejeu d’imagination peu conforme à la marche sérieuse que les travaux modernes ont imprimée à la science, et ils signalent le danger de trop s’abandonner à ces brillantes théories, qui ont été si longtemps le domaine exclusif des géologues. M. de Charpentier, présent à la séance, et M. Agassiz, ont donné de nouveaux éclaircissemens sur les faits qui ont motivé leur opinion, et le premier de ces géologues a annoncé un nouvel écrit sur cet intéressant sujet. Cette discussion, dont nous regrettons de ne donner qu’une esquisse fort imparfaite, a excité un vif intérêt, et quoique, comme il arrive souvent, chacun ait gardé sa manière de voir, nous espérons qu’il en aura résulté cet esprit de prudence qui empêche de se livrer avec trop d'enthousiasme aux séductions de brillantes hypothèses. Certes, les géologues suisses se sont fait remarquer, dans ces dernières années, par trop de bons et solides travaux pour qu'il ne fùt pas à regretter qu’ils abandonnassent ce champ fertile, et se livrassent à des conceptions qui ne peuvent amener que d’inutiles controverses. Gardons- nous de faire revivre, même partiellement, ces temps si fâcheux pour la géologie, où chacun faisait le monde à sa mode, et continuons à recueillir avec patience les maté- riaux vraiment utiles, les faits bien observés, dont notre pays promet une si abondante moisson. Dans la section de médecine, on a lu un mémoire de M. le D' Lombard , contenant de nombreux détails statis- tiques sur la marche de l'hôpital de Genève pendant les six dernières années. Parmi les faits intéressans que ce travail a fait connaître , celui qui a le plus attiré Fatten- tion est le nombre proportionnel plus grand des entrées de malades, en été qu'en hiver, dans l’hôpital de Genève. DES SCIENCES NATURELLES. 381 L'auteur en conclut que, pour la classe pauvre de la po- pulation genevoise, il y a plus de malades en été que pendant la saison froide. Mais il a paru difficile d’admettre cette conséquence, contraire d’ailleurs à ce que l’expé- rience a appris presque partout, et à ce que le D' Lom- bard, lui-même, reconnait étre vrai pour l’ensemble de la population de Genève. Il est plus probable que le fait, qui paraît d’ailleurs bien constaté , peut s’expliquer soit par la nature des maladies d’été, à la fois plus violentes et plus courtes que celles d’hiver , soit par la plus grande facilité, pendant la belle saison de transporter sans danger les malades à l’hôpital, soit enfin par la difficulté qu’é- prouvent les gens de la campagne à soigner chez eux leurs parens malades, au moment où les travaux des champs exigent l'emploi constant de tous les bras disponibles. La partie purement médicale du mémoire a été d’ailleurs justement appréciée dans le rapport de la section. Cette section s’est occupée ensuite à jeter les bases d’une organisation particulière pour les nombreux adeptes de la branche importante des sciences dont elle s’occupe. Elle voudrait que sous le patronage de la Société Helvé- tique, et aux époques choisies pour les réunions , une sorte de congrès médical fût convoqué en Suisse, et qu’une commission permanente offrit, dans l'intervalle des sessions, aux diverses sociétés cantonales de médecine, un point de réunion et un moyen de communication fré- quente. Une commission a été nommée pour préparer sur ces bases un projet d'organisation, qui devra être ap- prouvé dans la session de l’année prochaine. Nous sommes convaincus que toute espèce de travail ne peut que ga- gner à être fait en commun , et que la médecine a sur- tout besoin de s’éclairer des résultats que l'expérience peut constater dans le plus grand nombre de lieux pos- sible ; mais nous craignons que lan ne manque le but 382 SESSION DE LA SOCIÉTÉ HELVÉTIQUE en l’isolant trop du faisceau principal de la Société. Il faudra alors faire un choix, et l’on comptera toujours en Suisse , bon nombre de naturalistes parmi les médecins. Enfin il a été rendu compte à la section , par M. le Dr Mayor , de Lausanne , de ses travaux pour substituer des appareils en fil de fer aux attelles ordinairement em- ployées pour la réduction des fractures. Ces communi- cations, appuyées sur des démonstrations expérimentales, ont vivement intéressé les auditeurs. Dans la section de botanique , M. le prof. Alphonse de Candolle a lu un mémoire sur la direction qu’affectent les branches des arbres, d’après la forme particulière du sol. Ce mémoire sera bientôt publié par Pauteur. Nous n’avons rien pu recueillir sur les travaux de la section de zoologie. Dans celle de chimie et de physique, M. Persoz a ex- posé une théorie nouvelle sur le mode de combinaison des élémens qui constituent les substances végétales et animales. M. le prof. Agassiz a montré aux membres de cette dernière section, réunis à ceux de la section de géologie, les curieux infusoires fossiles , découverts par Ebrenberg dans le tripoli, et qui se sont rencontrés dans d’autres minéraux. M. À. à fait remarquer qu’il faut mettre sur le porte-objet du microscope solaire, quelques gouttes d’eau dans lesquelles flottent les fragmens du minéral examiné , et que c’est faute d’avoir pris cette précaution que quelques observateurs n’ont pas réussi. La Société a décidé de se reunir à Bâle l’année pro- chaine, et chacun de ses membres a rapporté dans son Canton, avec quelques connaissances nouvelles, un vif sentiment de reconnaissance et d’attachement pour ses hôtes neuchâtelois , avec un plus sincère besoin d'union et de fraternité fédérales. [. M. BULLETIN SCIENTIFIQUE. ASTRONOMIE. 20. — SUR UN PHÉNOMÈNE REMARQUABLE QUI A LIEU DANS LES ÉCLIPSES DE SOLEIL TOTALES ET ANNULAIRES, par M. Baïcy, vice-président de la Société Astronomique de Londres. M. Baily ayant lu que certaines apparences singulières avaient été observées pendant des éclipses annulaires, au moment où le disque entier de la lune se projette sur celui du soleil, éprouva le désir de les observer lui-même lors de l’éclipse du 15 mai 1836, etse rendit en Écosse dans ce but. S’étant assuré par le caleul que la ligne centrale de l’ombre de la lune passerait vers Jedburgh , petite, ville située dans le comté de Roxburgh, à 7 ou 8 milles de Makerston, où se trouve l'Observatoire de Sir Thomas Brisbane, il s'établit à Inch Bonney, à un demi-mille au S. de Jedburgh, dans la maison de M. Veitch, muni d’une lunette de Dollond de 2% pouc. d'ouverture, et 3 7, pieds de longueur focale, grossissant environ 40 fois , d’une lunette prismatique de 20 pouces de Rochon, pour mesurer les distances des bords du soleil et de la lune, de deux ther- momètres, d’un verre à brûler, et de quatre chronomètres de poche. Il a présenté à la Société Astronomique de Londres le résultat de ses observations, dans un mémoire lu à la séance du 9 dé- cembre 1836 ; et c’est d’après l’extrait qui s’en trouve dans le cahier de mars 1837 du Philosophical Magazine, ete., p. 280, que je vais en rendre compte. La matinée du 15 mai a été remarquablement belle et claire à Inch Bonney, et pas un nuage n’y a été vu pendant toute la durée de l’éclipse. M. Baily a observé les instans du commence- ment et de la fin de éclipse, ainsi que ceux de la formation et de la rupture de l'anneau. Mais il n’attache pas une grande 384 BULLETIN SCIENTIFIQUE. valeur à cette partie de ses observations, et spécialement à ce qui concerne l’anneau , son attention s’étant surtout portée sur les phénomènes particuliers suivans. Lorsque les extrémités du croissant solaire ne furent plus qu’à 40° l’une de l’autre, il parut subitement autour de la partie de la circonférence de la lune qui allait entrer sur le disque du soleil, une suite de points brillans rangés comme des grains de chapelet , irréguliers relativement à leur grandeur et à leur di- stance mutuelle. M. Baïly crut que ce moment serait celui de la formation de l'anneau, s’attendant à chaque instant à voir se compléter le filet de lumière autour de la lune, et attribuant, comme d’autres l’avaient fait avant lui, l'apparence dentelée du bord de la lune aux montagnes lunaires, quoique le reste de sa cir- conférence, tel qu’il se voyait dans la lunette, fût parfaitement uni et circulaire. Il fut donc assez surpris en voyant que ces points lumineux, aussi bien que les espaces obscurs intermédiaires , croissaient en grandeur ; quelques-uns des plus rapprochés pa- raissant se réunir l’un à l’autre, comme des gouttes d’eau. Enfin, à mesure que la lune poursuivit sa route , ces espaces obscurs s’étendirent (stretched out) en longues lignes parallèles , noires et épaisses, joignant les bords du soleil et de la lune ; puis tout disparut tout à coup, les circonférences de la lune et du soleil devinrent unies et circulaires, en ces points comme dans les autres, et la lune parut sensiblement avancée sur le disque du soleil. C’est ce moment que M. Baïly suppose que la plupart des observateurs auraient noté comme étant celui de la formation de l'anneau ; mais il montre ensuite , par de fortes raisons, que la vraie formation de l’anneau doit être antérieure de quelques se- condes. Après ce moment , la lune conserva son apparence circulaire pendant sa marche sur le disque du soleil, jusqu’à ce que le bord opposé s’approchät de celui du soleil, vers le moment de la rupture de l'anneau. On vit alors paraître tout à la fois (le bord de la lune étant encore à quelque distance de celui du soleil }un certain nombre de lignes parallèles noires , longues et épaisses , exactement semblables aux premières et joignant les deux bords ; et les mêmes phénomènes furent répétés dans un ordre inverse. Car à mesure que ces lignes noires s’accourcirent , les parties ASTRONOMIF. 389 brillantes intermédiaires prirent une forme plus circulaire, et se terminèrent, enfin, par une ligne courbe de grains brillans, jus- qu'à ce qu’elles disparurent finalement, et que l’anneau fut en- tièrement rompu. Ce singulier phénomène a été observé aussi par M. Veitch et par Sir Thomas Brisbane, ainsi que par M. Henderson à Edimbourg, avec quelques légères différences de détail. Les lignes obscures ou fils ont été aussi indiqués par M. Bell, à Alnwick, qui en a envoyé un compte rendu à la So- ciété philosophique et littéraire de Newcastle. M. Baily les dé- crit comme ayant été aussi distinctes et bien terminées que le sont les doigts ouverts d’une main humaine exposés à la lumière. Son mémoire est accompagné de plusieurs dessins, qui montrent les apparences observées pendant les diverses phases de l’éclipse annulaire. M. Baily croit que le nombre des lignes noires était d’environ huit, et c’est aussi l'opinion de M. Veitch. Sir T. Brisbane croit qu'il n’y en avait que six, et M. Bell quatre à la rupture de l’anneau et deux à sa formation. M. Baily pense que, sur ce point comme sur d’autres , il peut y avoir beaucoup de diversité d'opinion, l’observateur étant pris par surprise, et le phénomène variant constamment dans quelques-unes de ses parties pendant la courte durée de son existence. La diminution de lumière n’a pas été aussi grande qu'on l’attendait généralement pendant l’existence de l’anneau, et n’a guère dépassé celle causée par un nuage passant sur le disque du soleil ; la lumière était, cependant, d’une espèce par- ticulière , et ressemblait un peu à celle produite par le soleil à travers un brouillard du matin. Le thermomètre à l'ombre baissa seulement de 3 ou 4 degrés ( Fabr. ). Les oiseaux dans les haies chantèrent , comme à l’ordimaire , pendant toute la durée de l’éclipse. Vénus fut vue à l’œil nu environ 20 minutes avant la formation de l’anneau, et quelques minutes après il était impossible d'allumer de la poudre à canon par la concentration de la lumière du soleil à travers une lentille de trois pouces de diamètre. Cette même lentille n’avait point d'effet sur la boule d’un thermomètre pendant l’existence de l’anneau. Quant à la cause de l'illusion d'optique remarquable décrite ci-dessus, M. Baily n’essaie pas de l’assigner, mais il exprime sa 386 BULLETIN SCIENTIFIQUE. surprise que ce phénomène n’ait pas (à une seule exception près) eté signalé et rappelé dans des occasions précédentes , puisqu'il doit avoir été vu par toute personne attentive à observer la for- mation et la rupture de l’anneau ; et quoique quelques parties du phénomène aient été indiquées par différens observateurs en divers lieux, ainsi que le prouve M. Baily par plusieurs cita- tions, il est impossible, d’après ces descriptions, de se former une Juste idée du tout, ou de tracer l'origine, le progrès et la terminai- son du phénomène, M. Van Swinden est, dit-il, la seule personne qui ait signalé les lignes noires ou fils, qui lient les bords du soleil et de la lune, lors de la formation et de la rupture de l’anneau, dans un rapport inséré dans le 1er vol. des mémoires de la Société ( p. 146), et accompagné de dessins qui coïncident presque exactement avec ceux donnés par M. Baily. Dans pres- que tous les autres comptes rendus de divers observateurs, la description du phénomène se réduit au commencement de l’an- neau, ou à la formation d’une série de points lumineux, paraissant subitement entourer la portion du bord de la lune qui est sur le point d’entrer sur le disque du soleil , et il n’est fait aucune mention de la continuation du phénomène ou de l’extension des espaces obscurs en lignes parallèles, ni de la rupture et dispa- rition soudaine , qui constitue la partie de beaucoup la plus re- marquable du phénomène. L'auteur rapporte diverses notices sur un phénomène sembla- ble à celui des lignes noires , observé lors des passages de Vénus de 1761 et 1769, et qui consiste en une sorte de ligament obseur entre le bord de Vénus et celui du soleil, vers l'époque du con- tact intérieur, soit à l’entrée, soit à la sortie. Ce ligament a paru comme une protubérance de la planète, et a continué pendant plusieurs secondes. Il semble , dans les dessins qui le représen- tent, beaucoup plus épais que les lignes noires des éclipses de soleil, et sa durée est plus longue ; la planète ayant à cette épo- que une forme analogue à celle d’une poire, d’une fole ou d’une quille. Toutes les descriptions s'accordent à dire que le ligament se rompit soudainement, et que la planète reprit immédiatement sa figure circulaire ordinaire. Aucune apparence de cette espèce n’a été imdiquée lors des passages de Mercure sur le soleil. Sir W. Hers- chel (qui examina Mercure dans ce but spécial, au passage du 9 PHYSIQUE. 387 novembre 1802) affirme, au contraire, qu'il ne put rien y discer- ner de particulier. Il dit expressément que tout le disque de Mercure était aussi nettement terminé que possible , et qu'il n’y avait aucune distortion du bord, ni à l’entrée , ni à la sortie, la planète ayant paru aussi bien terminée du commencement à la fin. M. Baïily rapporte certains faits tendant à établir que le bord circulaire de la lune est toujours déformé ( distorted ) aux points qui sont en contact avec la circonférence du soleil ou près de l'être, et il croit que c’est ce qui a donné lieu à la supposition de montagnes lunaires formant un relief considérable. Il en con- clut que toutes les mesures du diamètre de la lune prises à l’époque de son passage sur le disque du soleil , ne doivent être adoptées qu'avec précaution , et en faisant bien attention à la proximilé où se trouve la partie mesurée du bord du disque du soleil, sans quoi il peut en résulter des erreurs et des discordances. Les élévations ou dépressions prodigieuses de la lune, si fréquem- ment décrites dans les éclipses de soleil, n’ont guère lieu qu’au commencement ou à la fin de l’éclipse, ou près des pointes du croissant solaire, c’est-à-dire dans les seuls points qui sont près du bord du soleil. Si cela était ainsi, il semblerait que la mesure de la ligne des cornes, pendant une éclipse, serait sujette à des discordances par la même cause. M. Baily conclut son mémoire en exprimant l'espoir que, lors de l’éclipse totale de soleil de 1842 et de l’éclipse annulaire de 1847, qui seront toutes deux centrales en Europe, l'attention des astronomes se dirigera particulièrement sur le phénomène qu'il vient de signaler, sur son existence et sur sa cause ; et qu’on adoptera alors un système régulier d'observations, en divers lieux, qui soit aussi bien combiné que possible pour l’éclaireir et l’expli- quer. A. G. PHYSIQUE. 21. —_— CAVERNES CHAUDES DES ENVIRONS DE MONTPELLIER ; par M. Marcel DE SERRES. Les cavernes que M. Montels a découvertes récemment dans 388 BULLETIN SCIENTIFIQUE, sa campagne, située à un quart de lieue, au nord-ouest de Mont- pellier, occupent , depuis quelque temps, la curiosité des habi- tans de cette ville. Nous sommes descendus dans ces cavernes , avec partie de ceux qui suivent notre cours de géologie, le 16 mai de cette année, par une température assez froide. En effet, quelques instans avant de pénétrer dans cette cavité, nos thermomètres centigrades marquaient à l’air extérieur et à l'ombre + 14°, et cela sous l’influence d’un vent assez fort. Mais à peine étions-nous parvenus à la profondeur de 15 mètres , que nos thermomètres, qui marquaient + 14° à l'air libre, se maintinrent à + 18°; et arrivés à la plus grande profondeur accessible, soit dans le boyau oriental, nommé le puits, soit dans le boyau occidental, dont la profondeur au-dessous du sol est de 34 mètres, nous vimes nos thermomètres s’élever entre 21°,50 et 21°,60, c’est- à-dire à 7°,50 ou 7°,60 plus haut qu'a l’air extérieur. Cet accroissement de température, pour une aussi faible pro- fondeur , était d’autant plus sensible que nous visitions ces souterrains sous l'influence d’une température extérieure assez froide ; en effet, il n’était pas moindre de près d’un degré par cinq mètres de profondeur au-dessous du sol. A la vérité, comme l'influence solaire se fait encore sentir à une profondeur de 30 mètres , l’accroissement de la température ne doit être calculé que du point qui se trouve au-dessous de ces 30 mètres. Ainsi, en supposant que vers 80 mètres, la température de ce souterrain représente la température moyenne de Montpellier, qui est égale à Æ 17° centigrades, nous n’aurons plus qu’un excédant de chaleur de + 4,50 à + 4,60. Or ces 4,50 ou 4,60, divisés par 4 mètres, donneraient un accroissement de chaleur encore plus considérable, car dans le premier cas, il serait à peine d’un degré par 5 mètres, tandis que dans le second il serait de plus de 1° par mètre de profondeur. Une pareille élévation dans la chaleur, démontrée par les in strumens les plus précis et les plus exacts est réellement des plus remarquables. Aussi s'en demande-t-on la cause? Cette grande chaleur serait-elle due à des décompositions qui auraient lieu dans l’intérieur de cette cavité souterraine , ou tiendrait-elle à la combustion des bougies, que l’on y porte pour s’éclairer, ou PHYSIQUE. 389 enfin dépendrait-elle en partie de la respiration de ceux qui y descendent ? Quant à ces deux dernières causes , elles paraissent être sans influence , du moins l’accroissement de la chaleur a toujours lieu, lorsqu'on descend seul et sans lumière ; elle est même sensible, du moins dans l’hiver, le printemps et l'automne, c’est-à-dire à une température extérieure au-dessous de + 21°, sans qu'il soit nécessaire de descendre assez bas pour perdre entièrement la clarté du jour. Enfin aucune décomposition ne semble s’opérer au milieu des rochers calcaires infra-jurassiques dont les fissures composent ces étroites cavités. Du moins aucune autre espèce minérale n’ac- compagne ces calcaires qui doivent être singulièrement refroidis par la vaporisation de l’eau, qui a lieu d’une manière à peu près continue dans ce souterrain. Ces différentes causes ne pouvant expliquer cet accroissement, on doit donc en chercher une autre parmi celles qui produisent des effets analogues : en particulier dans la chaleur centrale. Seulement, il peut paraître singulier que l’action de cette cha- leur, qui, en terme moyen, ne produit qu’un accroissement d’un degré par 25 ou 30 mètres, soit ici aussi considérable. Mais qui ne sent que l'afflux de la chaleur intérieure peut , par suite des fissures qui se trouvent sur un point et non sur un autre, remonter plus facilement dans une localité que dans celles qui en sont même fort rapprochées ? Aïnsi, à peu de distance des cavernes Montels (environ 400 mètres ), on observe, dans la même formation calcaire, une fissure de laquelle s'échappe de la vapeur d’eau, dont la température est à peu près égale à celle d’une source qui alimente un puits creusé auprès de la caverne. En effet, la température de cette source est de + 21° à + 22° centigrades, et celle de la vapeur d’eau qui sort d’une fissure des rochers calcaires contre lesquels la campagne Astier se trouve adossée, nous a paru, le 20 mai 1837, être égale à Æ 23°, la température de l'air se maintenant ce jour là entre + 10°,20 et + 12°,50. La vaporisation constante de l’eau, qui a lieu à travers les rochers de la campagne Astier, rochers qui appartiennent à la même montagne que ceux dans lesquels sont creusées les ca- vernes Montels, indique aussi quelle est la cause qui produit la 390 BULLETIN SCIENTIFIQUE. chaleur de ces dernières , ainsi que celle de la vapeur d’eau. Cette cause pourrait dépendre de la présence d’eaux thermales qui existeraient dans la profondeur de la montagne Marcillon, où se trouvent les cavernes et les fissures qui offrent ce curieux phé- nomène ; en d’autres termes , elle tiendrait à la chaleur centrale, dont les effets seraient ici d’autant plus sensibles , que les rochers qui la laissent remonter sont remplis de fissures nombreuses, et qui s’étendent bien au-dessous du point auquel on peut péné- trer avec facilité. Il faut bien qu'il en soit ainsi; car cette vapeur se produit constamment et se maintient à la température de + 23°, quoi- que en contact presque continuel avec l’air extérieur ; le point où se dépose la vapeur d’eau n’est séparé de l'atmosphère que par l’avancement du rocher, qui, dans ce point n’a pas plus d’un mètre d'épaisseur. Du reste , la fissure de laquelle elle s’élève , communique avec d’autres fissures plus spacieuses , qui fnis- sent même par devenir des cavités, à la vérité peu considé- dérables, et dans lesquelles pénètrent les habitans de la cam- pagne Astier. Les métayers de cette campagne vont assez fré- quemment se chauffer dans le trou où se précipite la vapeur d’eau. Celle-ci, examinée dans sa composition , a présenté tous les caractères de l’eau pure, et a paru tout à fait semblable à de l’eau distillée. Il a existé, en outre, dans le temps, une autre ouverture à 50 ou 60 mètres au nord-est de la grotte Astier, de laquelle sortait une vapeur tout aussi chaude que la première ; cette vapeur était sensible à une certaine distance. Il est à regretter que cette ou- verture ait été fermée par ignorance ou par incurie , et que l’on n'ait pas imité l’exemple de M. Astier, qui a laissé subsister celle qui se trouve près de sa campagne. Enfin il nous a paru curieux de vérifier, pendant les grandes chaleurs de l’été, les observations que nous avions faites précé- demment sous l'influence de la température hibernale. Nous nous sommes rendus, le 2 juillet 1837, aux cavernes Montels. La température de l'air à l'ombre a été trouvée, à 8 h. de l’après- midi, sous l'influence d’un ciel orageux, égale à 31 degrés cen- tigrades. La température du sol, éprouvée en maintenant un de nos thermometres au soleil sur une couche sablonneuse assez PHYSIQUE. 391 blanche, nous a paru être de 11 degrés supérieure à celle de l’air, c’est-à-dire de 42 degrés centigrades. C’est donc sous l’empire de ces influences atmosphériques, bien différentes de celles sous lesquelles nous avions pénétré la première fois dans ces cavernes, que nous y sommes parvenus le 2 juillet dernier. Quoique quittant une température égale à + 31°, nous n’y avons nullement éprouvé la sensation de frai- cheur, à laquelle nous devions d’autant plus nous attendre , que nous nous étions allégés d’une partie de nos vêtemens, quel- ques instans auparavant. Arrivés enfin au fond des cavernes Montels, et voulant nous garantir de toute cause d'erreur sur la véritable température de ces souterrains , nous avons préféré faire reposer immédiatement la boule de nos thermomètres, sur le limon humide , plutôt que de prendre la température de l’air lui-même. Le fond de gauche de ces cavernes placé vers le nord-ouest, et celui de droite ou du nord-est, nommé le puits, étant très-peu spacieux, nous aurions craint que le rayonnement de nos corps et de nos lu- mières n’eût pu avoir de l'influence sur la véritable tempéra- ture. Aussi n’avons-nous plus cherché à apprécier la tempéra- ture de l'air de ces cavernes ( d'autant plus que nous l’avions déjà évaluée }, mais bien celle du sol lui-même. Pour y parvenir, nous avons disposé nos thermomètres sur la couche humide du limon , aussi loin des lumières qu’il nous a été possible, afin d'éviter la petite cause d'erreur qu’elles au- raient pu produire. Nos thermomètres ont été ensuite examinés , de quart d’heure en quart d'heure, et après plus d’une heure d'observations suivies, nous avons pris la température à laquelle ils se sont maintenus sans la moindre variation. Elle s’est trouvée entre + 21°,50 et + 21°,60. Ces nombres indiquent done la température du limon humide du fond de ces cavernes ; mais comme ; par l’effet d’une pareille influence qui paraît constante, une évaporation quelconque doit avoir lieu, il est probable que celle-ci n’a pas été sans quelque effet sur le degré auquel se sont maintenus nos instrumens, et qu’elle a dû en ‘abaisser le terme. Nous avons préféré suivre cette marche, quoiqu'elle ait pu abaisser l'estimation de la chaleur de ces souterrains, plutôt 392 BULLETIN SCIENTIFIQUE. que de prendre la température de l'air lui-même, ne pouvant guère nous préserver , dans des espaces aussi resserrés que le sont les points inférieurs de ces cavités , des effets du rayon- nement du corps des observateurs qui doivent nécessairement y rester. Un nouveau couloir et une nouvelle caverne ayant été décou- verts depuis que nous étions descendus dans ces souterrains, nous avons désiré nous y rendre , afin de nous assurer de la température qui y règne. Cette nouvelle caverne est supposée, par les mineurs qui l’ont découverte, être plus profonde que les premières ; mais il nous serait impossible d'évaluer, même d’une manière approximative, la différence de niveau qui peut exister entre elles. La descente dans ce nouveau souterrain est tellement difficile, que, suspendu à la corde qui sert de point d'appui, on ne songe guère à autre chose qu’à sa propre sûreté. Ce qui nous a d’abord frappés , en pénétrant dans ce nouveau souterrain, c’est sa sécheresse , comparée à l'humidité qui règne dans les premiers. Un petit plateau situé au fond de la caverne, et recouvert par une petite couche de sable calcaire assez sec, produite par la décomposition des stalagmites, nous a paru le lieu le plus convenable aux recherches que nous nous proposions de faire. En conséquence nous y avons placé nos thermomètres , et après nous en être éloignés, nous les avons laissés dans le sable environ une heure. Ces thermomères ont marqué constamment + 21°,60, température que nous pouvons considérer comme très-approchante de la véritable température de ces souterrains, plutôt cependant en moins qu’en plus. Ces points ainsi fixés, nous avons cherché à reconnaître la profondeur que ces souterrains ont au-dessous du sol. Nous l’avons évaluée, en la mesurant aussi verticalement qu’il nous a été possible. Nous l'avons trouvée d’environ 34 mètres. Nous ferons connaître plus tard celle du nouveau souterrain, lorsque le propriétaire de ces cavernes y aura fait faire les tra- vaux nécessaires pour le rendre accessible. Quant à la profondeur de ces cavernes , prise obliquement , c'est-à-dire en suivant leur pente naturelle, elle a paru être PHYSIQUE. 393 d'environ 39 mètres, ce qui peut donner une idée de la forte in- clinaison des couches calcaires qui forment ces souterrains. Ces observations terminées , nous nous sommes rendus de nouveau à la campagne Astier pour apprécier la température de la vapeur d’eau qui s'échappe d’une fissure du rocher, contre lequel est adossé cette campagne. Cette vapeur a paru avoir une température de + 24°,50, et le thermomètre, introduit plus avant dans la fente d’où provient cette vapeur chaude, s’est élevé à Æ-25°,30. Quant à la chaleur de l’air extérieur, elle était pour lors égale à 28°. Aussi, comme la fissure de laquelle sort la vapeur d’eau est en contact direct avec l’air extérieur, il est très-probable que la température de ce dernier n’a pas été sans influence sur celle de cette vapeur. Nous ne comptons done pas beaucoup sur cette appréciation. En résumé, l’accroissement de la température dans les cavernes Montels, qui n’est pas moindre de 1° par mètre de profondeur passé l'épaisseur de 30 mètres ( point où cesse l’influence solaire), dépend de la chaleur centrale, reste de la température élevée dont la terre jouissait lors de son origine, et ce fait particulier confirme puissamment l'existence d’une chaleur qui n'avait été d’abord admise que comme une pure hypothèse, mais dont toutes les observations démontrent la réalité. 22. — OBSERVATIONS DES PERTURBATIONS MAGNÉTIQUES FAI- TES A L'OBSERVATOIRE DE MILAN DANS LE MOIS DE JUILLET 1837, par M. KREIL. (Communiqué par l'auteur. ) Il s’est manifesté, le 2 de ce mois, dans nos appareils magnéti- ques, une des plus fortes perturbations de cette année; comme j'espère qu'elle aura été observée aussi ailleurs, particulière- ment en Allemagne, où plusieurs magnétomètres sont déja en activité, j'ai l'honneur de vous communiquer nos observations en vous priant de vouloir les insérer dans la Bibl. Univ. Ainsi, nous aurons un fait de plus pour décider si , dans les fortes per- turbations , il existe aussi ou non, la coïncidence parfaite des X 25 394 BULLETIN SCIENTIFIQUE, variations de déclinaison qui s'est montrée jusqu'ici dans les cas ordinaires et à de grandes distances. J'ai donné aussi les moyennes de nos observations journalières pendant les derniers mois , pour permettre la comparaison avec les observations faites pendant la perturbation. Vous trouverez dans les variations de l’in- clinaison, une marche plus régulière et tout à fait parallèle à celle de l'intensité de la force horizontale, ce qui ne s'était pas montré dans les résultats publiés dans le numéro d’avril de la Bibl. Univ. La raison en est que, dans les premiers mois, les observations ne pouvaient pas être exécutées avec la même exactitude qu’à présent, et qu'il y avait quelques jours où plu- sieurs observations manquaient. Dans ce cas, j’ai pris pour résul- | tat la moyenne des observations faites. Mais j'ai acquis la per- | suasion que je pouvais m’approcher beaucoup de la vérité en cherchant les nombres manquans , par interpolation, au moyen | des observations les plus voisines, et en prenant pour résultat final la moyenne de tous. De cette manière j'ai trouvé les incli- naisons suivantes. 1837. 2010" 22h50! | 41Lo! ab50' | 7b50’ | 41b0! RARE RSESSS ROSE, CRT ESS SRE CEE 63046'45,5/a6'a7,6|a6' 45",6la6'a5/1,7 a16'43'/,9|46/44/!, 65 47'46',6|47'49/,5|47! 48,8 17'48/,5|47' 47/!,6|A7' 49/6 Janvier. Fevrier, | Mais il ne faut pas conclure de cet accord que les variations de l’intensité soient produites seulement par celles de l’inclinai- son, car ces deux élémens varient d’un mois à l’autre, et quel- quefois d’un jour à l’autre, d’une manière bien différente, comme vous l’aurez déjà vu d’après les résultats de nos observations. PERTURBATION MAGNÉTIQUE DU 2 JUILLET 1837. Vent. Jours. Duree. Declinaison. | Inclinaison. | Barom.|Thcrm. Hygr. 29 Juin. |22/,17100/18032'28",7|6504a' 8/,9/27,8,82/419,85/870,56| ES. 50 » |22,18506 [18 53 359,9 65 44 41,1 |27,8,59| 20,26] 84,91 | O. |Serein. 1 Juillet.| 22,47005 [18 53 141,265 44 1,2/27,8,45| 19,94| 89,52|E. |Ser., nua.,ÿ 2 » |922,50602 [18 356 5,0 [65 42 11,0 |27,8,69| 17,84] 88,15 | E. SR 5 ” |22,51127 18 52 49,0 65 a 0,8 /27,8,21| 18,90/81,15/E. |Ser., nua, a » |929,49282 18 55 8,765 45 52,6 |27,7,72| 19,25 | 81,90 | S-E 5 » |929,49948 [18 52 49,9 |65 45 55,7 [27,6,76| 19,87| 82,00 | S-E 6 » |22,48758 18 54 6,563 45 45,2 [27,8,55| 16,27| 79,25 |E. |Pluie, ser. ose cv ag Lv HU 96 |L%E Lt EU or |o‘cv ç6v D'ART Fo 8v HV c3 Fe vtr ae Lv EU HE 9e cv FEU |S8fov po EE GH 162 9v EL £3 Lo vt 6‘8v Lv ++ 6 p‘ce sv WE ou 1e HU 9H g‘ey Lt Ft 03 AO'CE vv 6‘ LV Ft 9 G'CS 67 EE 6 ue 09 LEE 0‘Y Lt Fr 8+ v'L+ tv L'UV LV EU G|LUS 67 H 9 9‘VS 6v EU HE c‘er Cv HV GE a+ vtr 8‘6S 97 HE 68 |o‘ce pa HE Ÿ g‘og 09 FE 6 803 Lt AT 9°,LT UT 0C9 L‘L+ 97 Hu 98 |c'ev 1e HU + pof8e çe y 9 War Cv FU Of 860828 | ‘un SENS A gag LT PES |6‘6v cg FE 69 |263 99 FE sg tv Tr: 986v‘&&| LS 01 ‘UOSIDUIJOU] 26 Lt y SO |v'or ge HW og |cee vo EU + oO |ge cv iv © taGt es | St G 93 Lv LE 67 |S'L3 £g HE US |cgr pe ++ 8ç L‘ez 9v Fr SOL TG | LE L LS O1] cv Lt HW 97 |0'6 ge HU HG. | LL Gt Fr çg L‘os 9v HU O0 Sc] v887Ta| LS © 968 LT Eur [Se ce FE 67 |8‘va 08 HE ce 0‘VS. vt FE 89 0VOSTS | LE tv UT LU HO |g8 3g FU 97 |t‘0+ 0g H 00 des vv EU ce g60g za | £c ç cé st HE 68 |v98 3 HE Tv |0ec 08 FE 87 6‘8g et AT: LLSS'ec| SF g gs Su pu 9£ |9fLz cg HW HU | iv 8t HT Cy 68e Cp F7 08 VOIS TZ | 82 & 6‘03 87 Pr 18 |L‘S+ Fe FE GS |G'GE Lv FL C7 SUV 4 Et 97 60893 | 0 & Tv LV Hv 1e |s‘9v oc I 99 |L'L3 cv AU S'L+ GT EE Vv tr 9€ } £T sv HE 68 |cvv og HE VS |LSS Lt FE 80 0‘9+ Ov EU I 00193 | a! H SG+ Sv I 93 |c4 0 nm 1e |g'ec 67 FU ce v6u Ov V, LS ca] S629z3 | vv 0 698 sv FE VS |L‘E 6v FE 68 |0€£ 6v AT 0‘6+ 9£ AA S99S TS 9 0 9‘L+ 81 y IS |s'er 6v Er 98 [68 Gt IT 08 FO 68 v Le 61| avg'ac | LG GG 0‘, VS ,LVo8I ubHGEUS [9,20 :LUo8Hl, 11,640 ,,£+ 00084 uFF1V8u0|1f,S+ 8108} MR SUV ILGo81|,0 ,evuG+|8eng,c| ,LEu6H RS, es es ec ‘UOJIRESP| ‘UOSIDU1/29( "sdu j “uo0spu1p2q | ‘sduar | ‘uoswumpog | ‘sdur ‘uosipu1p2q | ‘sduwy ‘UOSIDUI2( | ‘sduor *2240(T uo Cou sde "NOILVAUNLHAX VT AŒ UNOL NV SALIVA SNOILVAYASIO 396 BULLETIN SCIENTIFIQUE. Inclinaison. Declinaison. 18027/15/,7163045!59/!, Duree. 65046!54',2/22",52506 Inclinaison. 18025! 90/5 Declinaison. MOYENNES DES OBSERVATIONS JOURNALIÈRES. Les durées de cette table sont réduites à la température Oo. % È + BON SnCochne 5 Dr 1 + : LL = = È SN eNTORO— = ë NAN — À 23. — SUR LES COURANS THERMO-ÉLECTRIQUES DÉVELOPPÉS ENTRE LES MÉTAUX ET LES SELS EN FUSION, par M. Th. ANDREWS, Prof. de chimie à Belfast (Philos. Magaz., juin 1837). La découverte de Faraday sur le pouvoir conducteur que pos- sedent certains sels fondus, pour l'électricité voltaïque, fit con- Jecturer à l’auteur, que des courans pourraient être développés en mettant ces sels en contact avec des métaux, à peu près comme dans l'appareil thermo-électrique de Seebeck. Cette con- jecture se trouva facilement vérifiée. PHYSIQUE. 397 Pour découvrir la présence du courant électrique, l'auteur se servit d’un galvanomètre très-délicat, construit par M. Gourjon de Paris, dans lequel le fil de cuivre faisait près de 3000 révo- lations autour de l'aiguille inférieure, et dans lequel le système d’aiguilles était rendu aussi astatique que possible. Mais un gal- vanomètre ordinaire à 20 ou 30 tours pourrait suffire, tant les courans sont prononcés. Ayant pris deux fils de platine et les ayant liés aux deux bouts du fil du galvanomètre, M. A. fit fondre à l’une des extrémités libres de l’un des fils, un fragment de borax, à la chaleur d’une lampe à alcool, et, après avoir chauffé l’autre fil dans la flamme, de manière à ce que sa température dépassât celle du premier fil, il le mit en contact avec le globule fondu ; l'aiguille de l’in- strument fut sur-le-champ fortement déviée, et la direction du courant fut du fil le plus chaud au fil le plus froid, et au travers du sel fondu. On put obtenir un courant électrique continu, en fondant simplement un globule de borax entre les deux fils, et dirigeant la flamme de manière que l’un des deux fils fût plus échaullé que l’autre. Afin de s’assurer si le courant avait une intensité suffisante pour passer au travers de l’eau acidulée, une colonne d’eau ai- guisée d’acide sulfurique, et longue d’un demi-pouce, fut mise dans le cireuit au moyen de fils de platine. Lorsque le globule de borax fut fondu, l’aiguille du galvanomètre fut déviée sous un arc de 80° à 90°, mais avec moins de violence que dans le circuit complétement métallique. Le carbonate de soude substitué au borax donna naissance à des courans encore plus énergiques. ; En employant des pôles d’une inégale surface, l’auteur par- vint à opérer par ces courans des décompositions chimiques. Un morceau de papier joseph, d’un quart de pouce carré, et hu- mecté d’une solution d’iodure de potassium, fut placé sur une lame de platine mise en communication avec un des fils de Fap- pareïl précédemment décrit. L’extrémité de l’autre fil en contact avec le globule fut mise sur le papier, et la flamme de la lampe disposée de manière à ce que ce dernier fil fût le plus froid. Hl devenait ainsi le pôle positif. Dès que le cireuit fut complet, un abondant dépôt d’iode se fit remarquer au-dessous du fil de pla- 398 BULLETIN SCIENTIFIQUE. tine. Au moyen d'un certain nombre d’appareils semblables, dis- posés de manière à communiquer entre eux , et en chauffant les fils de telle sorte que le courant fût toujours dans le même sens, l’auteur parvint avec quatre appareils , à décomposer l’eau aci- dulée. Avec vingt , il pouvait faire éprouver une sensation mar- quée à la langue , mais il ne put obtenir d’étincelle, ce qui lui paraît dû à la difficulté de maintenir les flammes de tant de lampes, dans les conditions les plus favorables. Les extrémités des fils de platine qui avaient été introduits dans le borax fondu, ne présentaient aucune apparence d’action chimique, leur lustre n’était pas terni, et leurs angles présen- taient des arêtes vives et bien définies. Lors même qu’un fil très-fin était employé, et le courant maintenu pendant plusieurs heures, aucune trace d’action chimique ne se faisait remarquer, ni sur le platine , ni sur le borax. Le résultat fut le même avec le carbonate de soude, le carbonate de potasse, le chlorure et l’iodure de potassium, le sulfate de soude, le chlorure de stron- tium, etc. Il fut même possible de dévier l’aiguille de 40° avee l'acide boracique, que Faraday a reconnu pourtant être un très- mauvais conducteur de l’électricité. Afin de comparer l'intensité de ces courans avec ceux produits par l’action chimique, on ajusta dans le circuit un couple de plaques hydro-électriques, de manière à ce que le courant qu’elles produiraient fût en sens contraire de celui excité par le sel fondu. Dans ce cas, la déviation de l'aiguille devait mdiquer de quel côté était la plus grande intensité. En comparant ces courans avec diverses combinaisons hydro-électriques , ils paru- rent, dans leur complet développement, avoir une tension un peu supérieure à celle d’un courant produit par une paire de plaques de platine et d'argent plongées dans l'acide nitrique étendu. Si Vacide était assez fort pour dissoudre rapidement l'argent, alors le courant voltaïque l’emportait en intensité. On examina ensuite l’effet de la substitution d’autres conduc- teurs métalliques à ceux de platine, Les fils de palladium donnèrent les mêmes résultats que ceux de platine. , Lorsque le platine était opposé au palladium, à l'or ou à l’ar- gent , le courant était toujours dirigé du platine à l’autre métal , PHYSIQUE. 399 au travers du globule fondu, pourvu que le platine fût élevé à la plus haute température. En eflet, si le palladium était plus fortement chauflé, le courant était inverse, c’est-à-dire allait du palladium au platine. En employant un globule de borax ou de soude, 1l fut difficile d'exposer, sans le fondre, Le fil d’or ou d’argent à une chaleur telle qu'il devint plus chaud que le platine; mais en substituant un sel plus fusible, soit uù mélange des carbonates de soude et de potasse, le courant fut aisément obtenu de l'or ou de l’argent au platine, en maintenant les deux premiers métaux à la température la plus élevée. Ces expériences prouvent que la position des métaux dans l'échelle thermo-électrique n'exerce aucune influence sur la di- rection du courant, qui n’est déterminée que par la température relative des fils. Quand le platine était opposé au cuivre avec un globule de soude ou de borax, si le platine était le plus chauflé, le cou- rant allait de ce métal au cuivre au travers du sel. Seulement, s’il existait une action chimique très-considérable, et que beau- coup d’oxide de cuivre fût produit et dissous, alors il s’éta- blissait un courant inverse. Un courant du platine au euivre fut aussi obtenu en employant de l’acide boracique pour le globule fondu. Ces résultats prouvent que ce n’est point à l’action chi- mique qu'il faut attribuer ces courans, puisque pour cela il faudrait conclure que c’est le platine et non le cuivre qui serait le métal attaqué. En substituant le fer au cuivre, une vive action chimique se manifesta, le borax ou la soude devinrent noirs et opaques par la dissolution de l’oxide de fer, et la direction du courant fut en général du fer au platine, même lorsque ce dernier était le plus chauffé. Néanmoins, en fondant un petit globule de borax sur un fil de fer, dans la partie désoxidante de la flamme, et le mettant en contact avec un fil de platine très-chaud, l’on obtient un courant du platine au fer; mais Fepédiones est difficile à faire réussir. Quand le platine fut opposé à l’antimoine, au zinc, au plomb et à l’étain, il fut difficile de maintenir fondu le globule des sels même les plus fusibles, sans que le métal se fondiît lui- même ; mais lorsque le platine était rouge de feu, le courant 400 BULLETIN SCIENTIFIQUE. allait toujours du platine au métal oxidable. Il était naturelle- ment impossible de renverser l’expérience en chauffant ce dernier plus que le platine. Si l’on employait pour sel le chlorate de potasse, le courant allait toujours du métal oxidable au platine ; mais ici l’action chimique était considérable. Lorsqu'il s'agis- sait des métaux nobles , la direction du courant avec le chlorate de potasse , était la même qu'avec les autres sels fondus. On voit donc qu’un courant électrique est toujours produit lorsqu'un sel conducteur fondu est mis en contact avec deux métaux élevés à des températures différentes, et que, lorsque l’action chimique n’est pas très-forte, la direction du courant n’est influencée ni par la nature du sel, ni par celle du métal, mais seulement par la chaleur relative, puisqu'il va toujours du métal le plus chaud au plus froid au travers du sel fondu. Ce courant a une intensité plus faible que celle que développent des plaques de platine et de zinc dans l’eau acidulée, mais bien supérieure à celle des courans thermo-électriques ordinaires, puisqu'il peut décomposer l’eau et les autres électrolytes. La cause de ce courant peut probablement être attribuée au contact entre le sel fondu et le métal chauffé, contact qui paraît propre à développer un courant électrique, d'autant plus intense que latem- pérature sera plus élevée au point de contact. D’après cette manière de voir, des courans opposés se développent au contact de chacun des deux métaux avec le sel ; mais celui produit au point où la température est le plus élevée ayant plus d'intensité, détruit l’au- tre, et ses effets sont seuls visibles, précisément comme il arrive lorsque l’on expose à des températures inégales deux barres du même métal à leur point de soudure, dans un circuit métallique fermé. La supériorité de ces courans sur ceux obtenus des mé- taux seuls, dépend probablement de l’obstacle plus grand que présente à la réunion des deux électricités, au point de jonction d’où elles se séparent, le pouvoir conducteur moindre du sel fondu. Les courans électriques produits par le sel complétement fondu, sont toujours réguliers comme nous l’avons dit, mais il s’en développe avant la fusion du sel, dont la direction varie de la manière la plus compliquée et la plus difficile à déméler. Il faut, pour ces recherches, employer un galvanomètre extrême- ment sensible. PHYSIQUE , 401 On remplit en partie une petite cuiller de platine, de carbonate de soude fondu, et Fon introduit dans le sel un fil épais du même métal, en prenant soin d'éviter tout contact métallique. Lorsque le sel est refroidi, le fil et la cuiller sont mis en com- munication avec le galvanomètre. Si l'on applique alors à la cuiller une légère chaleur, produite par la flamme d’une petite lampe à alcool tenue à distance, on obtient un courant de la cuiller au fil, c’est-à-dire, du métal chaud au froid ; ce courant est très-faible et ne peut que rarement être maintenu plus de quelques minutes. En augmentant la température du fond de la cuiller, jusqu’à ce que le sel en contact avec elle commence à fondre, tandis que la partie qui entoure le fil est encore solide, un fort courant se développe du fil à la cuiller, c’est-à-dire, du me- tal froid au métal chauffé. Quand la température de la cuiller est encore élevée de manière à fondre tout le sel, le courant est de nouveau renversé et va, comme nous l'avons dit, du métal le plus chaud au plus froid. Il est curieux d'observer la. manière vio- lente avec laquelle l'aiguille du galvanomètre s’élance d’une extrémité de l’échelle à l’autre, au plus léger mouvement de la flamme. Le verre, appartenant à la classe des sels peu fusibles, pré- sente des changemens analogues dans la direction des courans. Ainsi, quand un fil de platine couvert d’une faible couche de verre était mis en contact avec un autre fil plus fortement chauffé, le courant allait du métal le plus froid au plus chaud à travers le verre. Si une couche plus épaisse était interposée, le premier courant allait du fil chaud au fil froid, mais en élevant la température on obtenait un courant dans une direction oppo- sée. M. Becquerel avait déjà observé un fait analogue au moyen d’un électroscope à feuilles d’or très-sensible ; mais il croyait que le fil froid donnait toujours des indices d'électricité positive, ce qui n’est vrai, comme on l’a vu, que lorsque le verre est épais et élevé à une certaine température. Au reste, les conditions ici énumérées ne sont pas les seules qui influencent la direction des courans électriques obtenus avec le verre chauffé ; mais comme l’auteur, malgré toutes ses re- cherches, n'a pu découvrir les lois qui régissent ces phénomènes, il croit devoir s'abstenir de rapporter les expériences qu'il a faites sur ce sujet. 402 BULLETIN SCIENTIFIQUE. Des courans électriques peuvent aussi être obtenus en inter posant certains minéraux entre des fils inégalement chauflés : ainsi, du mica placé entre deux fils de platine et fortement chaufté, fit dévier de 7° l’aiguille du galvanomètre ; la stilbite, dans les mêmes circonstances, la fit dévier de 25° ; dans les deux cas le courant allait du métal chaud au métal froid. I M. 24. — EXPLOSION DU BATEAU A VAPEUR DE HULL. La cause de cette explosion désastreuse a été recherchée avec soin en Angleteterre ; il importe, en effet, de prendre toutes les précautions pour que de semblables accidens ne se renouvellent pas. Il paraît évident, d’après l'enquête, que c’est à la formation subite d’une trop grande quantité de vapeur que l'explosion doit être attribuée, et non, comme on l’a prétendu quelquefois, à la formation de gaz par l’eflet de la décomposition de l’eau arrivant dans la chaudière, élevée à une haute température. Nos lecteurs ne liront pas sans quelque intérêt la déposition de M. Pearsall, chimiste connu, et professeur à Hull; déposition qu’il a faite devant le coroner chargé de l’enquête. & Dans mon opinion, dit-il, l’explosion n'aurait pas eu lieu si la chaudière avait été suffisamment remplie d’eau, à moins que la vapeur produite n’eût pu s'échapper par l’effet de quelque grande force qui aurait empêché la soupape de sûreté de s’ouvrir. Je regarde donc la force expansive dela vapeur comme la cause immédiate de l’explosion, et suis d'avis qu’on ne peut l’attri- buer à la formation de gaz. Quoique l’eau puisse être facilement décomposée par le fer rouge, cependant il faut pour cela que la surface du fer soit bien métallique : ainsi une semblable décom- position pourrait avoir lieu quand on emploierait une chaudière toute neuve et de l’eau pure, et dans ce cas, il ne faudrait laisser pénétrer dans la chaudière qu’une petite quantité ‘d’eau pour qu’elle pût conserver la chaleur rouge, circonstances toutes fa- vorables en même temps à la production d’une quantité énorme de vapeur. Une explosion serait donc due, dans ce cas, à la réunion combinée de deux causes : le développement du gaz et la production d’une énorme quantité de vapeur. Mais je ne puis PHYSIQUE . 103 supposer qu'il en soit ainsi lorsqu'on se sert de l'eau salée de l’Océan. D'ailleurs le gaz produit ne pourrait s’enflammer de lui- même ; il faut pour cela la présence de l’oxigène ou celle de l’air atmosphérique, ainsi que celle d’une flamme ou d’une sub- stance élevée à un haut degré de température. Je ne puis done supposer une telle explosion dans une chaudière, parce qu'il faudrait pour cela un mélange d’oxigène et d'hydrogène dans les proportions convenables. Or, je ne puis concevoir de quelle ma- nière l’air atmosphérique pourrait pénétrer dans la chaudière , la pression intérieure du gaz étant plus grande que l’extérieure, et l’ouverture par laquelle pénétrerait l’air atmosphérique devant permettre à l'hydrogène de s’échapper. En résumé, je ne connais pas un seul exemple où l’on ait pu trouver la moindre trace de la présence de l’hydrogène dans une chaudière. Quand une chaudière a servi pendant quelque temps et qu’elle est re- couverte d’une couche épaisse de matières salines et terreuses , il est tout-à-fait contraire aux principes de la chimie de supposer que l’eau puisse être décomposée par ces substances. Je ne sache pas que, dans de telles circonstances, l’eau pût être décomposée en ses deux élémens par l'effet de la chaleur seule. En tout cas, la quantité d'hydrogène produite serait bien faible à côté de la quantité de vapeur formée à cette haute température. Indépen- damment de l’impossibilité de supposer l'introduction de l’oxi- gène, sans qu’en même temps l'hydrogène s'échappe, il faudrait une bien grande quantité d’air atmosphérique pour produire l'explosion , puisque sur cent parties d’air il n’y en a que vingt d’oxigène. Il se pourrait qu'il s’introduisit, dans la chaudière, de l'air provenant de celui qui est contenu dans l’eau elle-même, et qui s’en échapperait lorsqu'elle bout, mais cette quantité est fort petite, à pee 4 p° du volume de l’eau. En nombres ronds, un pouce cube d’eau produira 1700 pouces cubes de vapeur qui, décomposés à cette température, donneront une quantité d’hy- drogène qui exigerait 17000 pouces cubes d’air pour brûler vi- vement et rapidement, tandis que le même pouce cube d’eau ne contient que .s de son volume d'air. Si les soupapes sont d’une grandeur convenable, et que la vapeur se forme graduelle- 1 Nous croyons le calcul de M. P. exagéré ; il nous semble que la moitie, c'est- a-dire 8500 pouces cubes sufliraient : mais le raisonnement n'en subsiste pas moms. 404 BULLETIN SCIENTIFIQUE. ment, elles joueront très-bien ; mais si l’on produit à la fois une très-grande quantité de vapeur, comme, par exemple, lorsque l’eau étant en très-petite quantité, une portion de la chaudière est devenue rouge, et que le mouvement du vaisseau y ramène de l’eau, alors la soupape devient inutile ou dangereuse. Je regarde la vapeur comme capable de produire une explosion telle que celle qui fait l’objet de cette enquête ; je ne sache pas qu’à l’ex- ception de la poudre à canon, il y ait une puissance plus explo- sive que la vapeur. L'énergie avec laquelle le fusil à vapeur de Perkins lance les balles, en estune preuve; d’ailleurs, si l’explo- sion avait été produite par le gaz, on aurait aperçu une vive flamme, ce qui n’a pas eu lieu. » Nous ajouterons à ces détails une remarque fort ingénieuse de M. Arago, faite à l’occasion de l’explosion dont nous venons de parler. Après avoir montré qu’en prenant les précautions convenables on n’avait aucun danger à craindre dans l’emploi des machines à vapeur, il ajoutait, en faisant observer que la machine à vapeur du bateau de Hull était à basse pression, qu’on avait moins de dangers encore à redouter avec les machines à haute qu'avec les machines à basse pression. En effet, le danger consiste en ce que, par une circonstance quelconque, la pression inté- rieure de la vapeur venant à dépasser la limite pour laquelle la chaudière a été calculée, celle-ci crève et fait explosion. Or, ce danger n’est pas à craindre pour les machines à haute pression, car il est impossible d’atteindre la limite de force pour laquelle la chaudière a été construite ; ainsi, une machine destinée à sup- porter huit à dix atmosphères est calculée de manière à pouvoir en supporter seize ou vingt. Comment la vapeur pourrait-elle jamais atteindre ce degré de force élastique! Il serait impossible de soutenir un feu capable de le produire. Mais, par contre, prenez une machine à basse pression, et dont la chaudière a été construite de façon à pouvoir supporter une pression triple, même quadruple, de celle qu’elle est appelée à supporter ordi- nairement, c’est-à-dire de 3 ou 4 atmosphères. Ne sera-t-il pas bien plus facile à la vapeur produite d'atteindre cette limite par l'effet de quelque circonstance, telle qu’un feu trop bien nourri, une charge trop grande sur la soupape de süreté, etc., qu'il n’était facile à la vapeur produite dans la machine à haute CHIMIE. 405 pression d'atteindre la limite pour laquelle la chaudière avait été calculée ? Au reste, il est actuellement bien démontré que dans les deux classes de machines à vapeur également, il n’y a, lors- qu’elles sont construites avec soin, aucune espèce de danger à redouter, grâce aux mesures de précaution que le perfectionne- ment de l’art permet de prendre. Il paraît bien qu’on était loin d’avoir pris toutes ces mesures dans la construction de la ma- chine de Hull. rs CHIMIE. 25. — MOYEN DE SE PROCURER FACILEMENT DE L'OXIGÈNE TRÈS-PUR DANS LES LABORATOIRES. M. Daniell, professeur du King’s-College à Londres, a trouvé, dans sa batterie voltaïque à force constante, un moyen de pro- duire de l’oxigène en quantité considérable , qui paraît devoir remplacer avec avantage, tant sous le rapport de la facilité à lPemployer que sous le rapport de la pureté du gaz produit , les procédés usités jusqu'ici. La batterie à force constante de M. Da- niell se compose de cylindres de cuivre plus ou moins profonds, suivant la force qu’on veut lui donner ( les cylindres qu’em- ploie M. D. ont environ deux pieds de hauteur sur quatre pouces de diamètre). Dans l’axe du cylindre est un tube fermé par le bas et ouvert en haut, de 1 pouce de diamètre environ ; ce tube est fait de vessie. L'intervalle entre la vessie et le cuivre, est rempli d’une dissolution saturée de sulfate de cuivre , et l’in- térieur de la vessie d’acide sulfurique étendu de 10 fois son volume d’eau. C’est dans cet acide sulfurique étendu que plon- gent des cylindres pleins de zinc qui communiquent successi- vement au cuivre du couple suivant. Le zinc employé doit être amalgamé , afin de n’éprouver d'action de la part de l’eau acidu- lée dans laquelle il plonge, que lorsque le circuit est fermé. On obtiendrait le même résultat, et d’une manière plus avantageuse encore, en employant, comme M. de la Rive l’a indiqué en 1830, le zinc distillé. Quand le cireuit est fermé dans une semblable pile, il n’y a aucun dégagement de gaz dans les couples; tout loxigène dégagé est employé à oxider le zinc, et l'hydrogène, au 406 BULLETIN SCIENTIFIQUE. lieu de se dégager sur le cuivre , réduit une partie de l’oxide du sulfate de cuivre. Maintenant, si la pile étant formée de plusieurs couples , on remplace le zinc de l’un d’eux par une lame de platine et qu’on ferme le circuit, on obtiendra sur la lame un dé- gagement d’oxigène libre, éval en quantité à celui qui oxide les zincs des autres couples ; cette quantité peut être très-considé- rable , et le gaz produit est recueilli facilement sur une euve pneumatique. On peut également recueillir facilement lhydro- gène en fermant le circuit de la pile au moyen de deux lames de platine, qui plongent dans une solution d’acide sulfurique, sé- parée par un diaphragme de vessie en deux compartimens , dans chacun desquels plonge une des lames , afin d'empêcher le mé- lange des gaz, qui peuvent être ainsi recueillis séparément. 26. — QUELQUES OBSERVATIONS SUR LA MANIÈRE DONT L’A- CIDE NITREUX SE COMPORTE AVEC L'EAU, ET SUR UNE PRODUCTION PARTICULIÈRE DE VAPEUR QUI EN DÉPEND , par le Prof. SCHŒNBEIN. (Article communiqué.) La plupart des chimistes , quelle que soit d’ailleurs leur opi- nion sur la nature de l’acide nitreux , admettent que lorsqu’on le mélange avec une forte proportion d’eau , il se décompose en- tièrement pour former de l’acide nitrique et du deutoxide d’azote : Mitscherlich et Dumas appuient cette opinion de leur autorité. Quelques expériences que j’ai faites récemment sur ce point, m'ont fourni des résultats, qui engageront peut-être les chi- mistes à les soumettre à un nouvel examen. 1)Je mélangeai avec 10 parties d’eau un volume d'acide nitreux (obtenu en exposant à une forte chaleur du nitrate de plomb sec), et quand ilnese dégagea plus de gaz, je fis chauffer dans une cor- nue le mélange tout à fait incolore que j'avais obtenu. Le nombre des bulles de gaz qui s’en échappèrent, fut d’abord peu considéra- ble, mais il le devint toujours davantage avec l’accroissement de la température, et ce ne fut qu'après environ une heure d’ébullition que le liquide cessa entièrement d’en produire. Le volume du gaz recueilli équivalait à environ soixante fois celui de l’acide ni- treux employé, ou à cinq fois celui du mélange. Ce gaz était com- plétement incolore ; mélangé avec de l'air atmosphérique ou avec CHIMIE. 407 de l'oxigène, il devenait brun-rouge, et était absorbé par une dis- solution de sulfate de protoxide de fer, qu’il colorait en noïr-brun. Il se comportait donc comme du deutoxide d’azote. 2 ) Si l'on faisait bouillir très-vivement le mélange d’eau et d’acide nitreux, on voyait paraître au-dessus de sa surface une vapeur jaunâtre, tandis que dans une ébullition moins vive l'appareil restait tout à fait incolore. 3 ) Les résultats étaient entièrement semblables quand le mélange renfermait des proportions d’eau beaucoup plus grandes que dans la précédente expérience. Il paraît résulter de ces faits, que l’acide nitreux , même très- étendu, et qui plus est, quelque étendu qu’il soit, ne se décom- pose jamais en entier, et qu’une partie assez considérable ne se transforme entièrement en acide nitrique et en deutoxide d’azote, qu'avec le secours de la chaleur. On pensera peut-être que, dans l'expérience citée, l’acide nitreux se décompose entière- ment, et que le deutoxide d'azote qui se forme est seulement dissous dans l’acide nitrique délayé dans l’eau. Mais on sait que cette substance n’est que très-peu soluble, soit dans de l’eau, soit même dans de l’acide nitrique très-étendu, ce dont je me suis récemment convaincu par des expériences. On sait, de plus, que dès que l’acide nitrique absorbe une assez grande quantité de gaz nitreux, ce gaz ne se dissout pas comme tel dans l'acide, mais se transforme en acide nitreux aux dépens de ce dernier. Ce qui semble indiquer d’ailleurs , que l'acide nitreux existe en nature dans le mélange en question, c’est que lorsqu'on chauffe fortement celui-ci il se développe des vapeurs jaunätres, Tous ces faits font croire, avec beaucoup de vraisemblance, qu’il existe une combinaison particulière d'acide nitrique avec l'acide nitreux inconnue jusqu’à présent, et tellement intime que l’eau, du moins à la température ordinaire , ne peut pas la dé- composer. Ce qui suit me semble mettre cette supposition hors de doute. Si l’on fait tomber goutte à goutte de l'acide nitreux dans de l'acide nitrique de 1,4, jusqu’à ce que le mélange ait pris une forte couleur verte, il ne se dégage pas une trace de gaz nitreux. Si, ensuite, on ajoute peu à peu au mélange encore quelques volumes d’acide nitrique ordinaire, on peut mélanger ce liquide avec une quantité quelconque d’eau , sans qu'il s’y dégage une seule bulle de gaz deutoxide d'azote. 408 BULLETIN SCIENTIFIQUE. Une chose curieuse c’est que de l’acide nitreux , qu’on verse dans de l’eau chaude, ne se décompose pas entièrement. Je mé- langeai, par exemple, un volume de cet acide avec 25 parties d’eau presque bouillante, et il fallut maintenir encore assez longtemps ce mélange à l’état d’ébullition avant que le dégage- ment du deutoxide d’azote eût entièrement cessé, c’est-à-dire, avant que l'acide nitreux füt tout décomposé. Je dois faire ob- server à cette occasion, que la dissolution de sulfate de protoxide de fer est un réactif extrêmement sensible de l’acide nitreux ; en effet , de l’eau à laquelle on a ajouté ‘60 de son volume d’acide nitreux, et qu’on a ensuite fait chauffer pour en chasser le peu de deutoxide d’azote qui s’y trouve dissous, brunit encore sensiblement la dissolution du sel en question, tandis que de l’acide nitrique mélangé avec quelques parties d’eau n’exerce plus sur elle la moindre action. Maintenant, si nous admettons que l’acide nitreux combiné dans une certaine proportion avec l’acide nitrique, peut exister dans une quantité d’eau quelconque, sans se décomposer, il doit paraître surprenant que plusieurs circonstances physiques qui favorisent l’évaporation d’un liquide, puissent, en déterminant la formation du gaz deutoxide d’azote, produire aussi la décomposition chimique de l’acide nitreux , tel qu'il se trouve dans le mélange ci-dessus mentionné. Si, par exemple, on met dans un tube de verre d’abord de l’acide nitreux , puis de l’eau, de manière que les deux liquides ne se mélangent point, qu’on introduise en- suite avec précaution un fil de platine jusqu’à leur limite com- mune , il s’établira un dégagement extrémement violent de gaz deutoxide d’azote. On pourrait dire , il est vrai , que cette réac- tion est due à ce que l'extrémité du fil de platine introduit de l’eau dans l’acide nitreux ; mais l'expérience suivante fait voir qu'ici l’action du platine n’est pas uniquement mécanique. Si l’on mélange dans un tube de verre un volume d'acide nitreux avec environ 5 parties d’eau, et qu'on attende qu'il ne se dégage plus de bulles de gaz , qu’ensuite on introduise dans le mélange un fil de platine , il se fait autour de celui-ci un vif dégagement de gaz, qui devient si violent lorsqu'on chauffe le mélange, que le liquide est chassé hors du tube. Si l’acide.est plus étendu, cette action du platine existe encore , toutefois à un: CHIMIE. 409 degré plus faible ; mais l'élévation de la température la renforce toujours considérablement. J'ai fait observer plus haut, que de l'acide nitreux , mélangé avec dix fois son volume d’eau, doit être maintenu pendant une heure à l’état d’ébullition, avant que le gaz nitreux cesse de se dégager , ou, ce qui revient au même, avant que ce liquide cesse de brunir une solution de sulfate de fer. Si, maintenant , on introduit tout d’abord un fil de platine dans le mélange en question, le temps d’ébullition nécessaire pour la décomposition de l'acide nitreux sera abrégé, et d'autant plus que le volume de métal , qui plonge dans le liquide, sera plus considérable. Mais les métaux qui sont attaquables à l'acide nitrique, exercent sur notre mélange une action beaucoup plus vive que le platine. Si l’on plonge, par exemple, un fil de cuivre, de laiton, de fer ou même d’argent , dans un mélange formé d’eau et de %,, d’acide nitreux , le dégagement de gaz qui s’établit est incomparablement plus actif que celui qu’occasionne le platine , et il dure tant que le mélange renferme encore une quantité sensible d'acide nitreux , tandis que l’action du platine, à la température ordinaire , ne dure que peu de temps. Si l’on rem- plit du même mélange un tube de verre, qu’on y plonge un fil de laiton qui en occupe toute la longueur, et qu’on mette sous l’eau l'extrémité ouverte du tube, celui-ci se remplit de gaz nitreux en peu de secondes. Afin de voir quelle part il fallait peut-être attribuer, dans la production du gaz, à l'acide nitrique renfermé dans le mélange, J'étendis de l’acide nitrique ordinaire avec dix fois son volume d’eau , et je trouvai que les métaux ci-dessus , le laiton par exemple, agissaient avec une lenteur extrême sur un semblable mélange, n’en faisant dégager, dans l’espace de plusieurs minutes, qu’une quantité de deutoxide d’azote insignifiante, comparée à celle que le laiton dégageait en peu d’instans d’un mélange d’a- cide nitreux et d’eau. Ainsi, l'acide nitrique ne contribue que pour une bien faible part à la formation de ce gaz, dont la plus grande partie doit, par conséquent , provenir de la décomposi- tion de l'acide nitreux renfermé dans le mélange. Mais de quelle manière se fait cette décomposition ? On pourrait croire, au premier abord , qu’elle provient de ce que les métaux X 26 410 BULLETIN SCIENTIFIQUE. s’oxident aux dépens de l’acide nitreux. Il n’y a aucun doute qu'il ne faille attribuer à cette cause une certaine partie du gaz produit; mais il est plusieurs raisons qui rendent très-vraisem- blable, sinon certain, que la plus grande partie de l’acide nitreux se décompose, non par voie chimique, mais par une action physique. Un dégagement de gaz d’une violence si extra- ordinaire, dans une solution d’acide si étendue, doit déjà faire conjecturer qu'il ne peut pas tenir uniquement à une action chi- mique du métal sur l’acide. Mais ce qui donne à cette opinion un fort appui, c’est le fait que, pendant ce violent dégagement de gaz, la température du liquide dans lequel il a lieu, ne change pas. Je plongeai un thermomètre sensible, dont la boule était entourée d’un fil de laiton, dans un mélange formé de 10 parties d’eau, et d’une d’acide nitreux, qui avait une tem- pérature de 13°. Malgré le violent dégagement de gaz qui avait eu lieu et qui avait duré plusieurs minutes, le thermo- mètre ne monta pas du tout; je crus même y observer une dépression de quelques dixièmes de degré. Il est clair que, dans ces circonstances, 1l aurait dù y avoir un dégagement de chaleur, si l'oxidation du fil de laiton avait été la cause principale de la production du gaz nitreux obtenu. Mais la preuve la plus concluante que la décomposition de la plus grande partie de l'acide nitreux ne se fait pas par voie chimique, qu’elle n’est pas due à l’oxidation des métaux, doit ce semble être cherchée dans le fait suivant , savoir : que la quan- tité d’oxide contenue dans le liquide, n'est nullement en pro- portion avec la quantité de gaz qui se dégage sous l'influence des métaux; c’est-à-dire, que la quantité de l’oxide métallique formé est beaucoup inférieure à ce qu’exigerait celle du gaz qui se dégage pendant l’action du métal. Je n’ai pas, il est vrai, fait là-dessus d'expériences plus exactes, mais celles que j'ai faites l’étaient assez pour faire ressortir d’une manière frappante la disproportion dont je viens de parler. Or, s’il résulte de ce qui précède, qu’une partie considérable de l’acide nitreux renfermé dans notre mélange, se décompose autrement que par voie chimique , en présence de certains mé- taux, on se demande de quelle manière cette décomposition a lieu. La réponse à cette question me semble ne pas être tout à 411 fait sans importance pour la chimie et la physique, quelque insi- CHIMIE. gnifiant que puisse paraître d’ailleurs le cas dont il s’agit. Quoiqu'il ne me soit pas possible de résoudre le problème, je crois cependant pouvoir fournir plusieurs données qui jetteront quelque jour sur cette matière. Je dois d’abord faire remarquer, que les parties constituantes de l’acide nitreux , renfermées dans notre mélange, se trouvent en quelque sorte à un état de tension, de façon qu’un rien peut y déterminer une réaction , par suite de laquelle l’acide se résout en gaz deutoxide d'azote et en acide nitrique. Pour éclaireir ma pensée, considérons l’acide nitreux en question comme une combinaison d’acide nitrique et de deutoxide d’azote ( deux par- ties d’acide et une d’oxide ), et supposons que la force de l’at- traction chimique, que l’acide nitrique exerce sur l’oxide d’azote, suffise précisément pour vaincre la tendance de ce dernier à prendre la forme gazeuze. Pour peu, maintenant, que cette at- traction vienne à s’affaiblir par l'effet d’une circonstance quel- conque , l’oxide d’azote pourra se dégager de sa combinaison avec l’acide nitrique. D’après cela nous pouvons comparer notre mélange à une dissolution saturée d'acide carbonique dans un liquide , c’est-à-dire, nous pouvons le considérer comme une espèce de dissolution du deutoxide d'azote dans un mélange d’eau et d'acide nitrique. Maintenant, comme un corps solide, un fil de platine, par exemple, que l’on plonge dans de l’eau renfermant de l'acide carbonique, exerce une attraction capillaire sur l’eau de la couche de liquide qui l'enveloppe immédiatement, et affaiblit ainsi tel- lement l'attraction de l’eau pour l’acide carbonique qui y est dissous , que ce dernier prend la forme gazeuze, de la mème manière le fil de platine dans le mélange agit sur ce mélange, et en affaiblit par ce moyen l'attraction pour le deutoxide d’azote. Mais l’action du platine ne peut évidemment s’étendre que sur la couche immédiatement enveloppante et extrêmement mince du liquide qui renferme le gaz nitreux; et comme, si la température ne change pas, cette couche reste attachée au mé- tal , l’action capillaire de ce dernier ne décomposera non plus, en proportion, qu’une très-petite quantité d’acide nitreux, c’est- à-dire que le dégagement du gaz deutoxide d'azote cessera bientôt d'avoir lieu. 412 BULLETIN SCIENTIFIQUE. Ce doit donc être une autre cause que la cause physique dé- signée, qui détermine, sur les métaux attaquables par l’acide nitrique, le dégagement de gaz violent et prolongé dont il est ques- tion, puisque cette cause n’a aucune action dans le cas du platine. Ainsi que je l’ai déjà dit, ces métaux exercent sur les acides renfermés dans le mélange une action décomposante , quoique faible, par suite de laquelle il se forme des bulles de gaz à la partie de leur surface plongée dans le liquide. Or, ce sont ces bulles de gaz surtout, qui causent elles-mêmes le dégagement de gaz dont il s’agit, en opérant d’une manière quelconque la décomposition de l’acide nitreux renfermé dans le mélange. Et ce qui prouve qu'il en est bien ainsi, c’est que tout corps solide, sur lequel il se dégage de l'air atmosphérique ou tout autre gaz, et qui est d’ail- leurs complétement neutre à l’égard des acides du mélange, agit exactement de la même manière que les métaux attaquables par l'acide nitrique. Si l’on plonge un petit morceau de bois de sapin dans un mélange formé, par exemple, de cinq parties d’eau et d’une d’acide nitreux, 1l y produit un dégagement de gaz presque aussi violent qu’un fil de laiton ou de fer. Même dans des mélanges quirenferment une beaucoup plus grande proportion d’eau que le dernier, l’action du bois est encore sensible, et elle prend une vio- lence particulière si les mélanges sont un peu chaulés. Mais si on enlève autant que possible au bois l'air qu'il contient , par exem- ple en le faisant cuire longtemps dans l’eau , c’est à peine s'il dégage alors du mélange quelques traces de deutoxide d’azote. Il résulte encore de ce qui précède, que tout corps solide, même non poreux, le platine, par exemple, plongé dans le mélange, en dégage du gaz deutoxide d'azote, non pas seulement par l’eflet d’une ac- tion capillaire, mais surtout par l'effet de la couche d’air qui y est adhérente ; et ce dégagement est d’autant plus considérable que la température du mélange est plus élevée. Tous ces faits faisaient conjecturer qu’un corps solide, sur le- quel se dégage un gaz quelconque , faciliterait non-seulement le dégagement du gaz nitreux de notre mélange, mais, en général ; la formation d’un gaz quelconque, et particulièrement celle de la vapeur d'eau. J’ai fait sur ce dernier point une série d’expé- riences, dont je vais maintenant communiquer les résultats, parce qu'ils me paraissent importans sous plus d’un rapport, et CHIMIE. 413 que je ne sache pas que personne jusqu’à présent ait fait de sem- blables recherches. Si l’on chauffe jusqu'à ébullition un mélange formé de cent parties d’eau et d’une d’acide sulfurique, qu’on éloigne ensuite de la source de chaleur le vase qui le renferme, et qu’on plonge dans ce liquide, au moment où il a cessé de bouillir, un métal (en fil, c’est la forme la plus convenable ) qui , tel que le fer et le zine, décompose l’eau sous l'influence de l’acide sulfurique, le liquide entre de nouveau en ébullition, et ce phénomène dure pendant quelques secondes avec une grande violence. Si l’on emploie à cette expérience un fil de fer, et qu’on entortille en forme de petit peloton celle de ses extrémités qu’on veut plonger dans le li- quide, alors , si les circonstances sont les mêmes, l’eau acidulée” se met à bouillir avec une violence telle , qu’une partie en est re- jetée hors du vase. Une chose remarquable c’est que, lors même que l’eau ne renferme que ‘/,600 d'acide sulfurique, cette action du fer sur elle est encore très-sensible. Ilen est de même lorsque, au lieu d’acide sulfurique , l’eau renferme de l’acide hydrochlo- rique ou nitrique; plus l’eau contiendra d'acide, plus sera abondante la formation de vapeur que le fil de fer y fera naître , si on l’y plonge quelques momens après que l’ébullition a cessé. Mais si l’on plonge dans les mélanges acides dont il est question , des métaux qui ne peuvent pas faire dégager de l'hydrogène et auxquels on a enlevé, dans de l’eau chaude, par exemple, la couche d’air qui y adhère, ces métaux, dans les circonstances mentionnées ci-dessus, ne dégageront pas une seule bulle de va- peur. De l’eau qui renferme 1, d’acide nitrique, et qui est près de son point d’ébullition , bouillonne avec beaucoup de violence quand elle est mise en contact avec du fer ou du zinc ; elle bouil- lonne moins violemment avec de l'argent, et pas du tout avec des métaux qui ne sont pas attaqués par l’acide nitrique, comme, par exemple, l’or et le platine. De l’eau pure qui vient de cesser de bouillir, bouillonne encore un instant , si l’on y plonge un métal ou un autre corps dur; mais ce dernier cesse de pro- duire cet effet, dès que l’air qui y adhère en est enlevé. Le bois agit avec une énergie toute particulière, tant que ses pores sont encore remplis d'air, mais il n’agit plus du tout dès qu'ils en sont privés. Un petit morceau de spath calcaire plongé dans de 414 BULLÉTIN SCIENTIFIQUE. l’eau très-faiblement acidulée, qui est près de bouillir, agit comme un métal qui dégage de cette même eau un gaz quel- conque. Un autre fait remarquable c’est que, tant que de l’eau ordinaire renferme encore de l’air, un corps solide , même privé d’air, qu’on y plonge immédiatement après qu’elle a cessé de bouillir, y détermine encore un violent bouillonnement. Un fil de platine , par exemple, que l’on a tenu préalablement dans de l’eau bouillante, fera former des bulles de vapeur dans de l’eau qui viendra de cesser de bouillir ; mais si l’on fait bouillir cette eau jusqu’à ce qu’elle soit entièrement privée d'air, le même fil de platine n’y produira plus le même effet. À peine est-il besoin de faire observer que des corps solides qui dégagent du gaz , ne fävorisent pas seulement l’évaporation de l’eau qui est voisine de son point d’ébullition, mais celle aussi de l’eau qui bout. Il résulte maintenant, avec la plus grande certitude, de tous les faits qui précèdent, que la présence dans l’eau qui est près de son point d’ébullition ou qui l’a déjà atteint , d’un corps dur et qui dégage à sa surface un gaz quelconque, détermine la trans- formation d’une partie de cette eau en vapeur , exactement comme la même circonstance occasionne, dans notre mélange, la formation du gaz deutoxide d'azote. Ces faits permettent done aussi de poser le principe suivant, plus général encore. Si un corps solide, qui dégage du gaz , se trouve dans un liquide qui _est près de bouillir ou qui renferme une substance dont son at- traction suffit juste pour contenir la tendance à prendre la forme gazeuse, il se dégagera dans ce liquide de la vapeur ou du gaz qui ne s’y serait pas formé sans cette circonstance. Maintenant , c’est un fait connu et bien compris, que de l'air, introduit dans de l’eau ou dans un liquide quelconque d’une évaporation facile , y favorise la formation de la vapeur; mais jusqu’à présent on a admis que dans ce cas il ne peut se former qu’un volume de vapeur égal à celui du gaz qui est offert à l’eau. Si done , par exemple , il se dégage un pouce cube d'hydrogène à la surface du fer qu’on plonge dans de l’eau acidulée, ce gaz, dans le cas le plus favorable, renfermerait un volume égal de vapeur d’eau. Mais l'expérience fait voir que le volume d'hydrogène, formé à la surface du fer dans de l’eau qui renferme ‘/,5, d'acide sulfurique et qui est près de son point d'ébullition, est infiniment plus petit que le volume CHIMIE. 415 de vapeur d’eau qui se forme dans le même espace de temps. Done la formation d’une certaine partie de cette dernière ne peut pas être attribuée à ce que l'hydrogène qui s'élève à travers l’eau offre à ce liquide un espace pour son évaporation. Quant à la cause propre de la formation de gaz ou de vapeur, qui a lieu dans les circonstances ci-dessus , il m’est impossible de l'indiquer. Peut-être est-ce la même que celle dont l’action fait accroître une bulle d’acide carbonique, qui s’élève à travers un liquide imprégné de cette substance. Mais quelle que puisse être la cause des phénomènes en question , ils méritent en tous cas un plus ample examen, non pas seulement à cause de l'intérêt particulier qu’ils présentent sous un point de vue scientifique , mais aussi parce qu'ils pourraient avoir de l’importance dans des applications techniques. Je ne puis songer à entreprendre les ex- périences plus exactes qui seraient nécessaires sous ce der- nier rapport , des recherches d’une autre nature absorbant tout le temps dont je peux disposer ; aussi , désiré-je beaucoup que ce sujet soit traité par un praticien pourvu de connaissances scien- tifiques solides. 27. — RECHERCHES SUR LA CONSTITUTION DES SELS DES OXALATES, NITRATES, PHOSPHATES, SULFATES ET CHLORU- RES, par M. Th. GRAHAM, Prof. de chimie à Glascow. (Philos. Magaz., mars 1837.) Les résultats obtenus par l’auteur dans de précédentes expériences, lui firent admettre la probabilité, que la loi qui établit que l’eau est un principe constituant des sulfates, se re- produirait pour tout acide hydraté, combiné à la magnésie, ou aux bases analogues. Comme il avait trouvé que le sulfate d’eau (acide sulfurique hydraté) est constitué comme le sulfate de magnésie, 1l montre que l’oxalate d’eau (acide oxalique hydraté) ressemble à l’oxalate de magnésie, et qu’il en est de même du nitrate. Ses recherches rendent probable, que la correspondance entre l’eau et les oxides analogues à la magnésie s’étend au delà de leurs fonctions comme bases, et que dans certains sous-sels de cette classe d’oxides, l’oxide métallique remplace l’eau de cristallisation du sel neutre, et joue le rôle que l’on eroyait spé- 41 6 BULLETIN SCIENTIFIQUE. cial à l’eau. Dans la formation d’un sulfate double un déplace- ment analogue se présente ; ainsi un atome de l’eau appartenant au sulfate de magnésie est remplacé par un atome de sulfate de potasse pour former le double sulfate de potasse et de magnésie. La même espèce de substitution se retrouve dans la constitution des oxalates doubles, et ce principe permet de comprendre la composition des bi-oxalates et quadri-oxalates, et d’expliquer le mode de leur formation. Ces principes posés, l’auteur les applique à l’analyse des oxalates, des nitrates et des phosphates. IL fait observer, pour ces derniers, que l’acide phosphorique jouit de la propriété spé- ciale de se combiner avec les bases en trois proportions diffé- rentes. Cet acide forme, en eflet, outre la classe ordinaire des sels mono-basiques, contenant un atome d’acide et un atome de protoxide, deux autres séries anomales de sels dans lesquelles deux ou trois atomes de base sont unis à un atome d’acide; tels sont les sels que l’on nomme pyrophosphates et phosphates, mais que l’auteur propose d'appeler phosphates bi-basiques et tri-basi- ques. L’acide arsénique ne forme qu’une classe de sels qui est anomale, chaque arséniate contenant trois atomes de base pour un atome d’acide, exactement comme les phosphates ordinaires ou tri-basiques. Ces classes anomales de phosphates et d’arsé- niates sont, selon l’auteur, les seules séries représentant réelle- ment l'idée que l’on a des sous-sels, tous les autres qui sont ainsi désignés, étant probablement neutres dans leur composition, comme l’auteur l’a démontré pour le sous-nitrate de cuivre. Il donne ensuite un tableau présentant les formules de la compo- sition des plus importans d’entre les phosphates, ainsi qu'une nouvelle nomenclature qu’il croit, d’après ses vues, nécessaire pour les distinguer. Dans la quatrième section, l’auteur traite des sulfates, et il s’attache à démontrer par de nouveaux faits l'opinion précé- demment émise, que comme le bi-sulfate de potasse est un dou- ble sulfate d’eau et de potasse, et conséquemment neutre dans sa composition, il n’y a réellement pas de bi-sels, et que ceux ainsi nommés sont réellement des sels neutres. Il montre que cette théorie est strictement applicable au chromate rouge de plomb, qui semblait présenter une difficulté. CHIMIE. 1417 Il s’occupe ensuite des chlorures. La loi que suivent les chlo- rures d’oxides semblables à la magnésie, paraît être de contenir deux atomes d’eau qui y adhèrent fortement et paraissent essen- tiels à la constitution de ces sels. Ainsi le chlorure de cuivre cristallise avec deux atomes d’eau et pas avec moins; mais il ya des chlorures de cette classe qui prennent deux et même quatre atomes d’eau de plus, la proportion d’eau paraissant augmenter par multiples de deux. Les chlorures sont probablement analogues aux cyanures : ainsi la disposition du proto-cyanure de fer et du cyanure de cuivre à se combiner avec deux atomes de cyanure de potassium , peut dépendre de ce que ces sels ont, comme les chlorures correspondans, deux atomes d’eau essentiels qui sont remplacés par deux atomes du cyanure alcalin, lors de la for- mation du double cyanure. I. M. 28. — SUR L'HYDRATE DE MAGNÉSIE, par M. REes, D. M. (Philos. Magaz. juin 1837.) Quelques chimistes ont pensé que l’eau pouvait se combiner en plusieurs proportions avec la magnésie, quoique aucune analyse n’ait été faite de l’hydrate artificiel de cette terre. L'hydrate natif de magnésie d'Amérique analysé par Bruce, a donné* Magnésie 70 Eau 30 100 Le même minéral venant d’'Unst, analysé par le D' Fyfe, a présenté : Magnésie 69 75 Eau 30 25 109 Deux analyses ont été faites par M. Rees sur l’hydrate artificiel, préparé, soit en faisant digérer pendant 14 jours dans de l’eau distillée de la magnésie récemment calcinée, et séchant au bain- marie, soit en humectant la terre et séchant immédiatement au bain-marie. Les résultats ont été les mêmes dans les deux cas, “et une prolongation de temps ou une élévation de température n’ont pas d'influence pour augmenter la proportion d’eau. La première expérience a donné en effet : 418 BULLETIN SCIENTIFIQUE. Magnésie 69,63 Eau 30,37 100 La seconde : Magnésie 69,41 Eau 80,59 100 On voit que ces résultats se rapprochent beaucoup de ceux obtenus par le D° Fyfe, et tendent à établir qu'il n’y a qu'un seul hydrate de magnésie, formé par la combinaison d’un atome de cette terre avec un atome d’eau. Le précipité obtenu par l’addition de l’ammoniaque dans une solution de sulfate neutre de magnésie, bien séché au bain- marie a fourni aussi, à l'analyse, des proportions fort rapprochées de celles mentionnées ci-dessus. I. M. OS C—— MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 29. — DESCRIPTION D'UN NOUVEAU MINÉRAL, L'EDWABDSITE, par Ch. UPHAM SHEPARD, Prof. de chimie dans la Caroline du sud. (mer. Journ. vol. 82, n. 1, avril 1837.) Description minéralogique. Forme primitive : prisme rhom- boïdal oblique » sur #2 — 95° (au goniomètre ordinaire). La base est oblique sur l’arête obtuse. Forme secondaire. C’est la primitive dont les arêtes latérales aiguës sont remplacées par des plans inclinés sur les faces laté- rales adjacentes de 137° 30’ (goniomètre commun). Dans les cristaux très-petits, les sommets sont surmontés quelquefois par des pyramides à quatre faces, dont les faces correspondent aux arêtes latérales du prisme. Clivage parallèle aux bases, quelquefois net, mais le plus sou- vent inégal ; il est très-net dans la direction de la grande dia- gonale. La surface de la cassure n’est pas unie, mais à peu près la mème sur toutes les faces. Eclat vitreux un peu adamantin. Couleur rouge-hyacinthe. Trait blanc. Transparent ou translucide. Dureté — 4,5 ; pes. sp. = 4,2 à 4,6. MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 419 Description chimique. Seul au chalumeau, et en très-petits fragmens, ce minéral perd sa couleur rouge et devient gris de perle mêlé d’une teinte de jaune, il fond avec peine sur les bords, et donne un verre transparent. Mêlé avec le borax en pe- tits fragmens il devient blanc, se dissout peu à peu, et forme un globule qui est vert-jaunâtre clair tant qu'il est chaud, et qui devient incolore lorsqu'il est froid. Réduit en poudre et traité par l’eau régale il n’est que faiblement attaqué. Une petite quan- tité placée sur la feuille de platine, et mouillée d’acide sulfurique colore en vert la flamme du chalumeau. L’edwardsite en petits cristaux ressemble au zircone; il se trouve disséminé au milieu de la bucholsite dans le gneiss à Norwich dans le Connecticut, et a reçu le nom de M. Henri Edwards, gouverneur du pays. L'analyse qualitative ayant démontré que ce minéral était composé essentiellement de phosphate de cerium, M. Shepard én a fait l’analyse quantitative par la méthode suivante. A. 45 centigrammes du minéral ont été mélangés avec deux grammes de carbonate de soude, et chauffés au rouge blanc pen - dant une heure dans un creuset de platine. La matière s’est fon- due en entier, et s’est prise en une masse très-compacte d’une structure radiée, d’une couleur blanc-grisâtre avec des teintes partielles de jaune. B. On a fait bouillir à plusieurs reprises la masse dans de l'eau, jusqu’à ce qu’elle fût toute séparée du creuset. La solu- tion alcaline a été séparée de la matière insoluble au moyen d’un filtre, et saturée par l’acide acétique. C. La solution acétique (B) est évaporée à sec, puis reprise par l’eau qui laisse des flocons de silice que l’on recueille sur un filtre double, qu'on lave, calcine et pèse ; on a trouvé 0,25 centigramme. D. La solution (C) filtrée, a été traitée par l’acétate de plomb jusqu’à ce qu'il ne se forme plus de précipité. On filtre, lave et chauffe au rouge le précipité. Il pesait 68 centigr. ; e’était du phosphate sesqui-basique de plomb, ce qui équivaut à 12 cen- tigr. d'acide phosphorique. ® Æ. La matière non dissoute qui était restée de la solution al- caline (B), et qui a une couleur blanc-jaunâtre, a été mise en 420 BULLETIN SCIENTIFIQUE. digestion dans l’acide hydrochlorique pendant quelques heures; il s’est dégagé du chlore, et la matière qui ne s’est pas dissoute, de jaune qu’elle était est devenue brun-rougeâtre. La solu- tion a été séparée et précipitée par la potasse bouillante. Le pré- cipité avait une couleur gris-bleuâtre. Lavé et rougi, il pesait 15 centigr. et avait une couleur brun-noisette. F. La solution alcaline (E) a été légèrement acidifiée par l’a- cide hydrochlorique, puis l’on a ajouté de l’ammoniaque ; il est tombé un précipité blanc floconneux. Ce dernier, filtré et lavé, a été traité par de l’acide hydrochlorique qui en a dissous environ les 3 ; le reste était de la silice. La solution a été versée dans un flacon, puis mise en digestion pendant quelques heures avec du carbonate d’ammoniaque en excès. La portion du précipité qui ne fut pas redissoute par la solution ammoniacale fut filtrée, lavée, et estimée à 2 centigr. G. La solution ammoniacale séparée de l’alumine (E) a été mise en ébullition pendant quelques minutes, et est devenue laiteuse ; mais évaporé à sec et calciné dans un creuset de platine, le résidu de glucine était trop faible pour être estimé à la balance. H. La solution séparée par l’ammoniaque (F) de l’alumine et de la glucine a été essayée pour la chaux par l’oxalate d’ammonia- que. La liqueur ne fut pas troublée ; après quelques heures la solution traitée par le phosphate de soude devint légèrement louche. I. Les 15 centigrammes de la poudre brun-noisette (E) ont été mis en digestion pendant quelques heures dans de l'acide hydrochlorique , puis traités par l’acide sulfurique. Le résidu non dissous a été séparé, lavé et chauffé au rouge. Il pesait 3,5 centigrammes, et ressemblait parfaitement au protoxide de cerium pur. À la solution acide bouillante on ajouta du sulfate de potasse, puis aussitôt après un peu d’ammoniaque, mais moins qu'il n'en fallait pour saturer l’acide libre. Il tomba aussitôt un précipité blanc grenu de sulfate de zircone. On précipita la solution par la potasse, et la poudre obtenue après la calcination pesait 8 centigrammes. Il y a donc dans les 15 centigrammes 11,5 centigrammes de peroxide de cerïfum , en en laissant 3,5 pour la zireone ; et si l’on regarde la matière brun-rougeâtre insolu- ble (E) comme du peroxide de cerium (dont il avait toute l’ap- MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 421 parence après la calcination), le poids total de cet oxide pour les 45 centigrammes du minéral est de 27,4 centigrammes, ou de 24,53 centigrammes de protoxide , état d’oxidation sous le- quel le cerium existe probablement dans le minéral. Voici donc le sommaire des résultats obtenus dans eette ana- lyse : Protoxide de cerium 25,44 ou 56,53 pour cent. Acide phosphorique 12,00 » 26,66 Lircone 3,50 » 7,77 Alumine 2,00 » 4,44 Acide silicique 1,50 » 3,33 TR 7 Protoxide de fer une trace. Glucine » Magnésie » L’acide phosphorique et l’oxide de cerium sont presque exac- tement dans le rapport de 1 atome du premier à 1 y, atome du second. L’edwardsite est donc un phosphate sesqui-basique de ceriun. On ne peut décider de quelle manière les autres sub- stances y sont combinées, ou si elles sont purement accidentelles, jusqu’à ce qu’on ait pu répéter l’analyse exacte de ce minéral sur une quantité plus considérable. E. M. 30.— SUR QUELQUES MINÉRAUX PRODUITS ARTIFICIELLEMENT. (Rapport de la Société des naturalistes allemands, à Jéna, Sept. 1836 : Zeonhard's Jahrb. für Miner., 1837. Cab. IT, p. 248.) M. Mitscherlich a montré aux membres de la Société plusieurs produits artificiels tout à fait semblables à divers minéraux de la nature, par exemple le fer oxidulé magnétique, le sulfure de zinc , l’augite ( préparée à Paris de concert avec Berthier }, la chrysolite en grands cristaux bien déterminés, lesquels coïncident exactement même pour les propriétés physiques avec les espèces de la nature. Il a aussi montré un mica artificiel, à un axe, ob- tenu dans le procédé employé pour la fusion du cuivre ; mais 422 BULLETIN SCIENTIFIQUE. qui se distingue aisément par sa facile fusibilité et la quantité d’oxide de fer qu’il renferme, à la place de l'argile , laquelle est isomorphe avec ce dernier ; puis des cristaux de feldspath ob- tenus dans l’usine de Sangerhäuser, à la fin d’une campagne d’un fourneau dans lequel on avait fondu des minerais et des schistes bitumineux de cuivre après les avoir grillés, des idocrases, etc. Cette production artificielle du feldspath résout, sans contredit , le problème le plus difficile de la préparation artificielle des mi- néraux qui ont de l'importance dans l’histoire de la surface du globe, et il est à croire, dit M. Mitscherlich, que bientôt on pourra en obtenir à volonté. M. Neef a communiqué à la même Société une notice sur la méthode employée par M. Cross pour cristalliser certains corps, en particulier sur des cristaux de quartz, obtenus au moyen de l'acide fluo-silicique, par l’action de l'électricité prolongée pendant tout une année. Le quartz ap- paraît d’abord sur la matrice sous forme d’hexagone ; des lignes diverses rayonnent bientôt d’un point, puis il se forme de nouvelles lignes qui déterminent les contours de la colonne, et l'individu grossit ainsi peu à peu. Aussitôt qu’un second cris- tal se dépose sur le premier, l'accroissement de celui-ci est in- terrompu. Il serait intéressant de connaître quelques détails de plus sur la manière suivant laquelle l’auteur avait disposé l’ex- périence. E. M. 31. — SUR DES TRONCS D’ARBRES SILICIFIÉS TROUVÉS DANS LA FORMATION DU NOUVEAU GRÈS ROUGE A ALLESLEY PRÈS DE CovenTRY, par le Prof. BuckLAND. (Lu à la Soc. Géolog. de Londres, le 14 déc. 1836 : Phil. Mag., juim 1837.) Plusieurs fragmens de bois silicifiés avaient été trouvés dans le lit de gravier qui recouvre les environs d’Allesley, et comme ils étaient peu arrondis, ils ne paraissaient pas provenir de grandes distances. En effet, M. Buckland a découvert un tronc si- licifié d’un pied et demi de largeur et de plusieurs pieds de long, encore enfermé dans un grès dur, appartenant à la formation du grès rouge au pied de Allesley-Hill. Un autre grand arbre a été encore trouvé en établissant la route d’Allesley à Coventry, et ZOOLOGIE. 423 la plus grande partie des fragmens ont été employés à la fondation du chemin. A la surface de ces échantillons, on voit de petites ouvertures longitudinales ressemblant à celles d’un vieux bois de construction; plusieurs de ces cavités sont remplies d’oxide rouge de fer, ou ta- pissées de beaux cristaux de quartz de couleur foncée. Dans deux échantillons, M. B. reconnut des trous longitudinaux d’environ 4 de pouce de diamètre, qui paraissaient avoir été perforés par la larve de quelque insecte. Plusieurs échantillons présentaient à leur surface une multitude de petites cavités sphéroïdales , dont chacune était autrefois remplie d’une petite concrétion d’oxide de fer ou d’un jaspe imparfait , et les taches innombra- bles que produisaient ces concrétions , dans l’intérieur des mor- ceaux, montrent qu’ils ont dù se former de la même manière qui produit les agates œillées dans le bois fossile d’Antigua. Aucun des échantillons n’a été trouvé se rapporter aux pal- miers pétrifiés, aux psarolites ou helmintolites décrits par Cotta et Sprangel, dans des couches regardées comme contempo- raines du nouveau grès rouge d'Angleterre ( grès bigarré). Tous ceux d’Allesley sont nettement reconnaissables pour des conifères avec des couches concentriques d’accroissement bien prononcées, ou bien ils présentent une structure compacte, dans laquelle on - ne peut reconnaître ni couches concentriques, ni de grands tubes vasculaires. LA EL M. ZOOLOGIE. 32. — HÉRÉDITÉ CHEZ LES ANIMAUX DE CERTAINS PENCHANS INSTINCTIFS, par Th. A. KniGar. (Soc. Roy. de Londres, séance du 25 mai 1837.) A l'appui du principe qu’il a avancé à l’occasion des abeilles, savoir, que le penchant instinctif pour l’accomplissement de certaines actions est transmis, indépendamment de l’éducation , des parens aux enfans, l'auteur cite plusieurs faits qu'il a eu 424 BULLETIN SCIENTIFIQUE. l'occasion d’observer dans une série d'expériences qu’il a com- mencées il y a 60 ans, et qu’il a continuées jusqu’à ce jour. Ilraconte qu’un Jeune terrier, dont les parens avaient été éle- vés à détruire les putois (pole-cats ), et un jeune épagneul dont les ancêtres, depuis plusieurs générations, avaient été employés à chercher des bécasses, avaient été élevés ensemble comme com- pagnons, et que , chacun d’eux, en voyant pour la première fois, la proie particulière vers laquelle il était guidé par son instinct héréditaire, la poursuivit avec une ardeur excessive sans s’in- quiéter de celle qui attirait son compagnon. Il a remarqué aussi, dans plusieurs occasions , que de jeunes épagneuls, tout à fait sans expérience , étaient presque aussi adroits à trouver des bé- casses, que leurs parens élevés avecsoin dans ce but. Les bécasses elles-mêmes ont, dans le cours des 60 dernières années , éprouvé dans leurs habitudes des changemens considérables ; la: peur qu’elles ont de l’homme est devenue, pendant cette période, beaucoup plus forte en se transmettant à travers plusieurs gé- nérations successives. L'auteur croit que, par l’effet d’une éducation longtemps con- tinuée, on peut détruire ces penchans héréditaires , et les rem- placer par d’autres ; ainsi, jamais les épagneuls n'auraient acquis leurs habitudes de chasse si l’homme n'avait pas pratiqué la chasse à l’oiseau. Un jeune chien, de la variété appelée chien d’arrêét, dont les parens avaient été élevés à trouver et à rap- porter le gibier blessé, remplissait le même office aussi bien que le chien le mieux élevé, quoiqu'il n’eût jamais été instruit à le faire. Il semblerait que l'influence du père et de la mère, dans la transmission de ces penchans héréditaires , est la même, sauf dans le cas des kybrides, pour lesquels l’auteur pense que l'influence du mâle est décidément prédominante. TABLEAU DES OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAITES A GENÈVE PENDANT LE MOIS D'AOUT 1837. 426 OBSERVATIONS AOÛT 13537. — OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES faites à l’Ob lat. 46° 12”, long. 15° 16” de temps, BAROMÈTRE TEMPÉRATURE EXTÉRIEURE RÉDUIT A 00 EN DEGRÉS CENTIGRADES. ‘SION Na Sunof millim. 728,66 727,29 728,10 730,17 729,52 729,88 751,58 729,25 727,28 726,92 727,90 729,52 731,59 729,35 728,88 751,55 752,15 751,26 728,62 750,19 752,89 752,50 728,92 727,58 729,64 728,86 750,00 735,39 720,79 725,51 722,02 721,85 728,60 fai 728,88 © | *ANAT VI 4Q SASVHd © OO I O OÙ > O1 NO > , + + CRCRCECECECE CECECE C0 UE OUR OUUUDIDIRRBR— 5 ww % % % NRA] > = RE EE te be 7 — 1% WW © D D! ee) s 1,00 19 9 ON 7 Qt IDOUR—=N . + v ” SU — O1 D — 19 © 19 OÙ D © ON ++++++ + 19 Qt = Qt [=] MÉTÉOROLOGIQUES. 497 servatoire de Genève, à 407 mètres au-dessus du niveau de la mer ; soit 3° 49” à l'E. de l'Observatoire de Paris. TEMPÉRAT. ÉTHRIOSCOPE HYGROMÉËTR E. EXTRÊMES. EN DEGR. CENT. EE eg. 9h, 5h.|9h. Ç 9 h. Maxim.} du |[Midi,! du | du 3 du Midi. soir. | soir. matin. vap. . Du. de de l. vap. vap. nuag. | nuag. pluie | couv. nuag. | qq-nu. qq: nu. | qq. nu. qq: nu. | qq. nu. clair L. vap. nuag. | qq. nu. nuag. | nuag. qq: où. | qq. nu. nuag. | pluie couv. nuag. qq: nu. | couv. pluie | pluie qq: nu. | qq. nu. clair q: nu. clair clair 1. vap. 1. vap. clair clair Lvap. | clair clair clair clair clair couv. | couv. écl. vap. couv. | pluie couv. | nuag. pluie | nuag. écl. écl. qq: nu. | nuag. La se Ot &1 © © n2Z'2z ] où CN = 19 vs - 0 19 LO = = mb = où I Les Lo NO LRU CRCRC CA ds © O1 I O1 NI N © OZ2222729 EE re Su «9 > LA © ES VO % % w % UNI IONNN Y GI NI 9 1 19 O1 CA D O1 O1 QI 1 Q1 DO > = = = = = = S % Ve % % % ES OUI ON O1 SJ O1 Qi O1 O1 Or QI O1 Le Dee ee ALLALLLLZLAPZZIZ an ! = ot PR QSOUC | j Dons He NET à | RAT : PMU) nr ? HR FA san NTIOMUE } 0 pour dE 9h sesvin nb enseob-an ARR ns re SE de At ir sb ; SE PC te rm NE ten pi s de Mg ga ar rerre me jarS Mas ocre penrihel Dar vit Ah. s < Du à amd vera VrMA ni soau 22 À wub 4 hd ] Hoa 1108 198,8! BULÈE KEXSSR mme ” + À. -ee 2e 5 ess reh RS Sir FRE à DCE AY PL: ANA ADITX: RE, ler, de PACE prie ver | FARINE" d'A SUR S LOT. 24 de NE RIT AU NT 7 de entité ti? PÉOPS 48 ir Jen ? = re 1 ASÉSISRSS Sa Lx set NL: La LA 2 & "has. we bre FL Tri ET ES SE Li. é (en rt nt En ra. EC 181 | LA distonk.22 19 j: Frs hs Mhort 6 Le eut). UT LUE *Srver CH 108 à À nr ” 1% jee jen PF et ré € ni Le Te DARS "| ] TABLEAU DES OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAITES AU SAINT-BERNARD PENDANT LE MOIS D'AOUT 1837. 430 OBSERVATIONS AOÛT 1837. — OnsEervaTIOns MÉTÉOROLOGIQUES faites à l'Hospice et 2084 mètres au-dessus de l'Observatoire de Genève ; BAROMÈTRE TEMPÉRAT. EXTÉRIEURE |! RÉDUIT A 00 EN DEGRÉS CENTIGRADES-. *ANQT VIT 4 SASVHd “SION ANG Sunof Ë millim. | millim. | millim. | millim. 6 11566,86 | 567,41 | 567,80 | 568,50 | 569,62} - 1,0 | + 5,5 | + 7,1 | + 7,2 | + 4,0 21 569,78 | 570,42 | 570,66 | 571,15 | 571,64) + 5,0 | 410,6 | 413,0 | 413,4 | + 8,2 À 51 571,55 | 571,90 | 573,98 | 571,66 | 571,421 + 6,6 | + 9,4 | 412,2 | 412,8 | + 9,2 A1 571,04 | 571,14 | 571,15 | 570,93 | 571,429 + 6,8 | + 8,7 | +12,5 | 410,4 | + 5,1 À 50 570,15 | 570,10 | 569,98 | 570,06 | 571,51 À + 6,5 | +10,0 | +10,6 | + 7,5 | + 5,5 À 61 569,98 | 570,74 | 571,00 | 571,10 | 572,00 À + 5,5 | + 8,1 | 441,5 | 411,0 | + 7,2 71 572,80 | 575,35 | 575,75 | 575,79 | 575,94) + 7,4 | 412,5 | 412,5 | 12,3 | + 9,0 4 81 572,87 | 572,95 | 572,50 | 572,12 | 572,25 À + 8,1 | 411,2 | 415,4 | +14,5 | + 9,8 à D | 91572,08 | 572,55 | 572,75 | 575,22 | 575,71 | + 7,6 | 410,5 | 414,0 | H14,5 | 410,0 101 572,89 | 572,80 | 573,04 | 572,51 | 572,55 | + 9,5 | + 9,8 | 410,8 | 411,6 | + 9,5 144572,14 | 571,94 | 571,25 | 571,19 | 571,07 À + 8,3 | + 9,6 | 412,2 | 412,2 | + 9,9 121 571,06 | 571,22 | 571,19 | 570,95 | 571,67 À + 7,5 | + 8,7 | 411,6 | 411,6 | + 7,2 151 571,95 | 571,98 | 571,71 | 571,97 | 571,68 + 7,2 | + 9,7 | + 8,0 | + 7,4 | + 5,0 14/570,08 | 571,20 | 571,15 | 571,12 | 571,02 À + 5,8 | + 8,1 | + 8,2 | + 7,3 | + 6,2 151 570,71 | 570,97 | 571,15 | 570,95 | 571,55 + 5,5 | + 5,5 | + 6,2 | + 4,2 | + 5,5 © | 164 570,97 | 571,59 | 571,79 | 572,01 | 572,98 À + 5,1 | + 5,2 | + 6,5 | + 6,1 | + 6,0 171575,09 | 575,55 | 575,71 | 574,24 | 574,55] + 4,6 | + 8,1 | 441,2 | 412,5 | + 7,6 181 574,40 | 574,12 | 574,64 | 574,52 | 574,58] + 6,3 | + 9,2 | 441,4 | +14,5 | + 9,2 198 575,66 | 575,55 | 575,57 | 572,84 | 572,68 À + 7,4 | 411,6 | 413,0 | +13,2 | + 9,6 20 [572,28 | 572,65 | 572,80 | 572,80 | 575,90 | + 3,4 | 441,2 | 415,2 | 413,5 | + 9,7 21 574,50 | 574,90 | 575,15 | 574,94 | 575,74 + 8,4 | 411,5 | 414,0 | +13,5 | 410,4 2 1 575,76 | 575,77 | 575,54 | 575,12 574,84) + 8,1 | 411,2 | 412,6 | +13,0 | + 9,6 575,45 | 575,50 | 572,99 | 572,68 | 572,57 À + 8,5 | 419,3 | 412,8 | +12,6 | + 9,4 571,00 | 570,75 | 570,82 | 570,50 570,35 À + 8,5 | 411,8 | 412,5 | +12,0 | + 8,6 569,53 | 569,76 | 569,72 568,90 570,47 + 7,1 | 410,2 | 411,5 | 410,4 | + 7,8 570,08 | 570,76 | 570,89 | 570,89 | 571,25 À + 6,6 | 444,5 | 411,7 | +10,8 | + 8,7 570,97 | 570,99 | 570,72 | 570,55 569,97 À + 6,0 | 10,1 | + 9,8 | + 7,8 | + 4,4 568,70 | 568,69 | 568,56 | 568,51 568,51 À + 5,4 + 8, | + 8,7 | + 8,7 | + 7,5 566,90 | 565,76 | 566,74 | 565,10 565,04} + 5,7 | + 8,5 | + 8,8 | 410,0 | + 5,4 562,58 | 562,55 | 562,02 | 562,10 562,66] + 5,0 | + 6,8 | + 8,2 | + 2,9 | + 2,0 562,25 | 562,53 | 562,56 | 562,76 562,88) - 0,5 +5,2 +5,5 | + 6,2 | + 3,4 570,85 | 571,02 | 571,12 | 570,95 | 571,26 À + 6,32 + 9,29 40,79| 410,58] + 7,5% NB. Le 15, à midi, un nouvel hygromètre a été mis à la place de l'ancien, qui né MÉTÉOROLOGIQUES. 431 du Grand Saint-Bernard , à 2491 mètres au-dessus du niveau de la mer, latit. 45° 50° 16”, longit. à l'E. de Paris 4° 44 30”. TEMPÉRAT. | EXTRÈMES. A À Lever ÎMinim. | Maxim. du soleil. 7 F ts br PAZZ 0000HHHOO0O00M nz s 500001% | Par 00000 v ! [ Feel d Es nn Eu 1 1 2 eZ OO | 2 PEL elele ph 7 1 +4 5 6 5 A 6; 7 17 6 Fr 6 6 5 h EE Et En Er En En En En Pi Er © ni © © ti 2 v nu TH | D El PPPPPPRAA 0000000009 PRE 00000 LLLLLLLLLZLLDZ Ê PT ei Le bn © à iù 10 0 1 © © do 1 © do & O1 & > 00 (#21 1 DUNININNINIDAUUNUE + de dt | 2 INIDPReRRDER ! l ni © © Et Ein Pet ni ni © à se LLLLLLLLZ PLLLLLLLLZLOZ CET Er OtE un Wa 1 van elele, (2107) SG 3 p mOO 5,24/412,42] 92,2 at 92,8 à bon état. — Le 30 nous trouvons noté 4 cent. de gréle. serein serein sol. nua. sol. nua. sol. nua. sol. nua. qq-nua. sol. nua. sol. nua. sol. nua. sol. nua. brouill. sol, nua. sol. nua. brouill. pluie sol. nua. serein serein serein serein serein serein serein serein sol. nua. couvert serein - couvert pluie serein serein serein serein sol. nua. sol. nua. sol. nua. qq: nua. sol. nua. sol. nua. sol. nua. sol. nua. sol. nua. pluie sol. nua. pluie brouill. sol. nua. |! sol. nua. qq- nua. serein serein serein serein serein serein serein couvert sol. nua. pluie sol. nua. sol. nua. us ob so ub aberob-ue, vou IE à, binsoë | ES +06 "A 4 ets h A4 nai Fat? ‘cr axe VTATA Cu À 15 "ei, PE | eneli - | enl A0|A8T tag Fr Look tm) “Vos f ES | i ralentir 6 LD 8 TO 6 :4)- #12 sui lor ge het Dé 0-21 0e ai se | Santos POS |1728 FO coit.log | eue ea Au k Eu Out i: à. Gi M A) db 2 4 {2 | [44 » w do 4 rs | A 0! sr à © (2 AM ! AW at 142 de À TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME x‘. (Juillet et Août 1837.) 000 ——— De la littérature des Goths (premier article)... Pen (second arûcle) peser nt Recherches historiques et statistiques sur la popula- tion de Genève, son mouvement annuel et sa longévité, etc., par M. Edouard Mazzer (premier PS NS TE re AR (ECCONt aTRole).- 2". 2e: «DRE 10e Et: 1e Histoire de la religion réformée en France, par le Rév. Edw. Smenzey. (M. de Sismondi.).......…. Wallenstein, poëme dramatique de Schiller, trad. nouv., par le colonel F. Lerrançois............... Description de la terre sainte , par Andreas Br, trad. franc., publiée par F. ne ROUGEMONT........ Recherches sur la probabilité des jugemens en ma- tière criminelle et en matière civile, par S.-D. TEL ITT ESP RTS RE Re AN CRRRRES Sur les rapports qui existent entre les sciences phy- siques, par Marie SOMERVILLE. {. Lettre de M. Navizze sur un arfclé de M. dé Caron, inséré dans le cahier de juin de la Bibl. Univ. Lg EE gatieer te rene, Rate ro: ter # Rome et les Barbares (second article). .............. Des progrès actuels dans le gouvernement ottoman, et de leur avenir, par M. Louis CasTaGNE.. Mémoires sur Alger, ou journal d’un étudiant alle- mand au service de France........................ Remarques sur la route que le général Saint-Cyr Nugues fait tenir à Annibal, pour traverser les nr D'OR 'DE ER sue: ce eue Compte rendu de la session de la Société Helvéti- que des Sciences Naturelles à Neuchâtel (Juillet 1837) CR RE 499 TABLE DU VOLUME. BULLETIN SCIENTIFIQUE. ASTRONOMIE. Pages. Sur quelques observations faites er 1836, par M. Lamonr, avec une grande lunette achromatique. . . . . . . . . .. 168 Extrait d’une lettre de M. Srruve à M. ScHumacHEr, en date de Dorpats 15 mat 8322" 201. NC LE ES rl: Détermination des axes du sphéroïde terrestre qui s RE le mieux avec les mesures d’arcs de méridien, par M. Bes- SEL, VEN, AUS DET EN MEMBRE. SRE ALT RERS 170 Sur un phénomène remarquable qui a eu lieu dans les éclip- ses de soleil totales et annulaires, par M. Baizy . . . . . 383 PHYSIQUE. Sur les causes physiques des principaux phénomènes de la chaleur, par M. J. BARTON. . . . . : . . . .N. . 4 EME 172 De l’ébullition de mélanges de deux liquides et de leurs soubresauts, par Gustave MAGNuS . . . . . . . . . . . . . 14 : Moyen facile de remplacer les grenouilles dans les expérien- ces galvaniques, par M. B4iLEY . . . . . . . . . . . . . . 182 Effet curieux produit par la rupture de vases de verre pleins d’eau, par Rodolphe Bôttiger D AE ia ce le Me se de de de « Cavernes chaudes des environs de Montpellier, EM Marcel de SERRES MEME TA E, LRUINOE, D. COTES CES . . - 387 Observations des perturbations magnétiques, faites en juillet 1837 à l'observatoire de Milan, par M. KReiz. . . - .- . . 393 Sur les courans thermo-électriques développés entre les mé- taux et les sels en fusion, par M. Th. ANDREWS. . . . . . . 396 Explosion du bateau à vapeur de Hull. . . .......... 402 436 TABLE DU VOLUME. CHIMIE. Sur l'hydrogène antimonié, par M. L. THompson. . . . .. 183 De l’action des huiles essentielles sur lacide sulfurique, De ICPEDE ne... 2... «. . . 0, 185 De l'huile éthérée du vin, par MM. Lrs1c et PELOUzE. . . . 186 Sur le cyanure de potassium, produit accidentellement dans les hauts fourneaux où l’on emploie l’air chaud, par M. le Prof. CLARKE... .".".". "7. DEN eme ele eue ele de 188 Nouveau réactif pour l'acide nitrique, par J.-W. BaiLey. . . . 189 Moyen de se procurer facilement de six très-pur dans les fboratomesf soute prb denetendsnens dondis one 405, Quelques observations sur la manière sdobt l'acide nitreux se comporte avec l’eau, et sur une production particulière de vapeur qui en dépend, par le prof. SCHOENBEIN . . . 406 Recherches sur la constitution des sels des oxalates, nitra- tes, phosphates, sulfates et chlorures, par M. Th. GRAHAM. 415 Sur l’hydrate de magnésie, par M. Rées. . . . . . .... .. 417 MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. Sur un peroxide de manganèse de Mexico, contenant de l’ar- gent, par M. J. TaAyLon. . . ..... se ne die s 191 Des mines d’or de Chimendros à 90 milles de Malacca. . . . 192 Observations géologiques sur le Jura du nord-ouest de la Suisse, et particulièrement dans le Canton de Soleure, en. par D AL ORESSLr, . Leu s Do sue dé s . 194 Découverte d’ossemens fossiles dans l’île Perim dans le golfe de Cambaye, par le lieut. FuzzrAMES et le baron HuceL. . 198 Description d’un nouveau minéral, l'Edwardsite, par Ch. UpxAM PAS A A sn € one .e Re, CN CURE + - 418 Sur quelques minéraux produits artificiellement. . . . . . . 421 Sur des troncs d'arbres silicifiés trouvés dans la formation du nouveau grès rouge, par le prof. BUCKLAND. . . . . . . . 422 BOTANIQUE. Systema laurinearum, aut. NEEs ab ESENBECK . . . . . . . . 199 EnpcicHer et FENzL : Sertum cabulicum, enumeratio plan- tarum quas in itinere inter Dera-Ghazee-Khan et Cabul, TABLE DU VOLUME. 437 mensibus maio et junio 1833, collegit Doct. HoNIGBERGER ; accedunt novarum vel minus cognitarum stirpium icones CÉTORRPIPÉOBER A LAS ce ne @ eee 2e : . . 206 Recherches sur la cätalepsie du Dracocephalum virginianmn, par CRE MOMREN 4 Je, OL een. aobutd, aol 110808 207 ZOOLOGIE. Hérédité chez les animaux de certains penchans instinctifs, gear The AND: : : 1. Le SU AS 432 OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES faites à Genève et au Grand Saint-Bernard pendant le mois de juillet1837. 209 Idem. pendant le mois d'août 1837... . . . .. .. re [428 < à LA Te = rate 2 : RATER : ÉS. w PNEU AU \ ch: { L * CA $ AN} x 4 LIT HIUMS pre tai (al PINS" NRITERE PR t lertt) AAA D'ANAUUT Au ANRT REMTUIT HI #19 h (0 À F5 DRAM