FR LA MAR CALS 4 ÿ CONPR nn? | nd] à CL FU A RATER ñ 4 | —… nt ES AUS CE DCR 1 \ « 2 G CE, AM AC $ — L 71 Le MOGEAIVE LI MRCICTRAOUÉ LNIYE PRTAR A A BIBLIOTHEQUE UNIVERSELLE DE GENÈVE. 1260. Imprimerie de Lador et Ramboz, rue de l'Hôtel-de-Ville, n. 78, BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DE GENEVE. —De— Mouvelle Série. 3 — Come) Odourième). [ë / re, Dies? ane ge 4 ms On souscrit à Genève, CHEZ ABRAHAM CHERBULIEZ, LIBRAIRE, Rue de la Cite. PARIS, CHEZ ANSELIN, SUCCESSEUR DE MAGIMEL, Rue Dauphine. n. 36. 1837. k MAMeATVINS TE . 44 » HS a)mof (BRON VA LLC a T \ aa AP à ’ LR Æ * Le cuirnr® # FAR n@ : amant HUMAN JMAHAMTA AMD AN sn). ab ouf ju # Qt ÿ : Y.:, 0 RTE TR "1 ie ro de VF * Û 4 di et n'es E «1 il + v'QLE 8e Me 1 £ "RE F NOVEMBRE 1857. BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DE GENÈVE. DU JUSTE-MILIEU OÙ DU RAPPROCHEMENT DES EXTRÈMES DANS LES OPINIONS. TRADUIT DE L'ALLEMAND DE FRÉDÉRIC ANCILLON, Par Madame La Baronne de 5. (Bruxelles 1837, 2 vol. in—12.) —2 000— Le nom de F. Ancillon recommande à lPavance un écrit auquel il est attaché. La réputation de cet écrivain, à la fois français et germanique , n’est plus jeune ; elle est honorable ; elle est méritée. On connait son bel ouvrage historique , le Tableau des révolutions de l’Europe; et la France n’a pas oublié que ses mélanges philosophiques furent au nombre des premiers documens qui l’initièrent aux théories métaphysiques de l’école allemande. En rappelant ces deux ouvrages , nous croyons signaler les deux plus beaux titres de F. Ancillon à la reconnaissance des lettres et de la science. 6 DU JUSTE-MILIEU. Plus tard, F. Ancillon abandonna les travaux paisibles de sa vie littéraire, pour entrer dans la carrière politique. Ce fut un malheur; et si son exemple put contribuer à entraîner d’autres hommes de lettres dans cette même espèce d’apostasie, comme nous l'avons vu fréquemment depuis quelques années, ce fut un plus grand malheur encore. Non que nous ayons l’intention de prononcer, ni surtout de jeter le moindre blâme sur la tendance politique, ou sur la vie administrative de F. Ancillon, depuis l’épo- que où il fut au pouvoir ; maïs dans l’intérêt de sa renom- mée, comme dans celui de utilité que l’on en pouvait attendre, nous ne pouvons nous défendre de regretter que l’homme publie ait presque totalement effacé le litté- rateur et le philosophe. Le ministre d’État n’a laissé qu’un souvenir assez insignifiant et une réputation controver- sée , tandis que l’homme de lettres avait déjà une renom- mée établie qui n’eût fait que se développer et s’affermir; et si dans sa place éminente il a été l’auteur de quelque bien passager , nous avons été privés du bien, plus dura- ble, qu’auraient pu produire ses écrits. Cependant, au sein des préoccupations de sa vie pu- blique, F. Ancillon n'avait pas rompu avec ses anciens travaux et ses premiers goûts. Plusieurs publications dues à sa plume en font foi, et dans le nombre, l’ouvrage que nous avons sous les yeux. Il parut à Berlin en 1828 et en 1831. Malheureusement il se ressent de la position nouvelle de l’auteur, et il s’en ressent sous plus d’un rapport. On en retrouve des traces surtout dans l’idée même qui domine le travail, dans la nature et la tendance de la plupart des sujets traités, dans Pabsence de pro- fondeur et d'originalité des pensées , ainsi que dans Pin- complet de l’exposition ; qui. semblent trahir le manque de temps et de liberté desprit. 7 DU JUSTE-MILIEU. Mais avant d’aborder des considérations critiques , nous devons éclaircir le titre et l’objet du livre, dont le lecteur, au premier abord, sera probablement tenté de se former une opinion très-étrangère à la réalité. À la simple inspection du titre, et en l’associant à la pensée d’un ministre d'État, on s’imaginera sur-le-champ qu’il est question d’un traité de politique. On s’attendra à voir reproduire sous quelque forme nouvelle, les prin- cipes de gouvernement que le ministère de C. Perrier fit prévaloir, et qui sont devenus l'héritage du parti que l’on nomme en France les Doctrinaires ; et peut-être éprouvera-t-on quelque curiosité de voir dans quél esprit ces principes sont appréciés, remaniés, exposés, par un ministre prussien. Nous en avons du regret pour ceux que cet espoir pourrait allirer ; mais ils seraient complétement déçus. La France et son état actuel sont ici hors de cause. Quoique la politique ne soit pas exclue de l'écrit du ministre d’État , elle s’y renferme dans des vues générales qui tiennent plus à la philosophie sociale qu’aux questions politiques du jour, et la partie de l’ou- vrage où elles sont exposées, ne peut avoir aucun trait à ce qui se passe , ou à ce qui s’est passé en France depuis la nouvelle charte, puisque la publication en est anté- rieure à la révolution de juillet. Qu’est-ce donc que cette expression de juste-milieu, qui se détache si fort du sens dans lequel nous sommes habitués à l’entendre? C’est une expression qui, du reste, même avant les fameuses journées, n’avait rien de plus nouveau que le lieu commun le plus vulgaire, et sous la- quelle Ancillon rassemble une suite de questions assez variées par leur objet , dont il étudie le pour et le contre, ® pour arriver à conclure ou à laisser conclure au lecteur , l’erreur des solutions extrêmes , et quelquefois l'impossi- 8 DU JUSTE-MILIEU. bilité d’une solution. Le juste-milieu, dans ces divers ordres de questions, est proposé comme la vérité : vérité logique , morale, ou pratique , selon les sujets ; car pour la vérité absolue, il n’y prétend pas. Le point de vue philosophique domine tout, et si l’auteur descend dans les faits, ce n’est point pour entrer dans des applications, mais pour y chercher des argumens ; aussi, quoique cet ouvrage soit entièrement relatif à l’état actuel, social, politique, philosophique et littéraire de l’Europe, et que dans ce sens on puisse l’envisager comme un écrit de circonstance , C’est toutefois un ouvrage de théorie, destiné à établir des opinions et des principes , et nul- lement à exercer une influence pratique, à introduire desapplications directes dans les faits. Les deux volumes présentent une suite de discussions sur des sujets divers d’une importance philosophique, dont plusieurs ont une importance sociale incontestable. On peut les distinguer en trois catégories : les questions politiques et sociales, c’est le plus grand nombre; les questions philosophiques ; les questions littéraires. Quel- ques-unes sont d’une nature mixte, ce qui, dans cet ordre de matières, pouvait difficilement être évité ; mais ces exceptions ne méritent pas d’être classées à part. Dans le nombre des questions politiques et sociales nous remarquons les suivantes : de l'influence du climat sur les hommes; de l'appréciation du moyen âge; du caractère et des progrès de notre siècle; de la presse ; de la perfectibilité sociale ; des constitutions politiques ; de l'intervention active de l’État, etc. Dans les questions philosophiques, lPauteur traite : des idéalités et des réalités ; de labsolu et du relatif; de Vidéalisme; du matérialisme et du dualisme ; de la liberté et de la nécessité , et de quelques autres sujets analogues. DU JUSTE-MILIEU. 9 Dans les questions littéraires nous remarquons les suivantes : de la poésie classique et romantique ; de l'influence de la liberté sur les progrès de la littérature et des arts ; de la poésie italienne et espagnole pendant les cinquante dernières années. Cette suite de titres peut suffire pour donner une idée du genre de Pouvrage. On peut voir aussi qu’un certain arbitraire a présidé au choix des questions. On ne dé- couvre rien , dans l’ordre où elles sont placées, qui les coordonne et les lie ; et si ce n’était qu’elles sont toutes ramenées à un point de vue commun , on pourrait les considérer comme une série de traités ou d'essais déta- chés, réunis sous une même pagination, à peu près comme les mélanges du même auteur. Chacune des questions examinées, est précédée de deux aphorismes opposés, sous le titre de thèse et d’an- tithèse , qui proposent deux solutions extrêmes en sens contraire. Des exemples nous feront mieux comprendre. Ainsi, à propos du caractère et des progrès de notre siècle, ces deux propositions sont avancées : « Notre siècle surpasse tous les autres, et, comparées avec lui, toutes les périodes précédentes sont pauvres et miséra- bles. » Puis par opposition: « Notre siècle est une époque de décadence, qui ne peut soutenir la com- paraison avec les périodes si pures et si nobles qui l'ont précédé. » De même à propos de la liberté et de la nécessité : « Tout est nécessaire dans l’univers, et la prétendue liberté n’est qu’une illusion. » Puis par opposition : « La liberté seule est la véritable force primitive , et la néces- sité qui en résulte n’est qu’apparente. » L’auteur entreprend ensuite la démonstration de la fausseté de chacune des assertions opposées, afin d’en 10 DU JUSTE-MILIEU. conclure que la vérité n’étant ni dans l’une, ni dans l’au- tre , elle doit être entre deux. C’est là son juste-milieu , qui consiste à rapprocher par des concessions mutuelles et forcées, les opinions extrêmes , et à ramener ainsi l’es- prit humain dans le point de vue de la sagesse et de la raison. Telle est l’intention avouée de tout le travail ; in- tention qui est poursuivie par cette méthode d’un bout à l’autre de l'écrit, avec une persévérante uniformité. Énoncer la matière et la forme de l'ouvrage , c’est faire pressentir quelques-uns des défauts dont il doit néces- sairement être atteint. Deux nous frappent surtout : Pin- complet et la monotonie. Par l’incomplet , nous n’entendons point ici parler des lacunes de l’ouvrage, mis en regard du point de vue général dont le sujet serait susceptible. Cette généralité n’est point entrée dans l’intention de l’auteur ; il a voulu se débarrasser de la gêne d’un plan; par conséquent le reproche pourrait toujours revenir , quelque étendue qu’il eût donnée à son écrit, puisque toutes les questions sociales, philosophiques, littéraires, et bien d’autres encore, pourraient rentrer dans le principe qu’ilse propose de faire ressortir. Nous voulons parler seulement de Pin complet de la discussion , dans les matières mêmes qu’il aborde. Il n’en est aucune, en effet, qui ne püût fournir, ou qui n’ait fourni, le sujet d'ouvrages volumineux ; embrasser un champ si vaste, c’était donc se condamner à Pavance à n’en exploiter qu’une portion limitée, et, en tout cas, à n’en remuer que la superficie. Quant à la monotonie, elle est due à la méthode adop- tée. Cette opposition perpétuelle, ce pour et ce contre mis en présence , se reproduisent dans la discussion de chacune des questions. Ce sont les mêmes formes, les mêmes tournures de phrases, la même conclusion. Tout ù DU JUSTE-MILIEU. 11 est attendu ; rien ne tient en éveil l'esprit du lecteur ; et l’uniformité de ce retour a besoin d’être sauvée par des détails d’un intérêt bien vif, d’un attrait bien soutenu, pour ne pas amener bientôt la satiété ou la fatigue. Cependant, nous serons les premiers à convenir qu’on ne doit pas être trop sévère sur des défauts inhérens au point de vue adopté, si l’écrivain trouve le secret de les racheter par le mérite de l'écrit. On conçoit aisément que le principe que l’on veut mettre en lumière soit développé d’une manière incomplète et monotone, sans qu’il en résulte pour cela que son développement quelconque n’ait pas droit à l’attention des penseurs et à l'estime du -public. Nous n’irons pas jusqu’à contester ce droit à l’ou- vrage nouvellement traduit de F. Ancillon. Mais nous n’avons pu nous empêcher d’y relever des imperfections qui ne dépendent plus que de l’auteur lui-même, et pour lesquelles nous croyons devoir montrer d’autant moins d’indulgence , qu’il s’agit d'un écrivain distingué dont on aurait pu ne pas les attendre. L’auteur se place à la tête des questions qu’il aborde. Il les domine. Il se pose, relativement à chacune d’elles, juge-rapporteur d’un grand procès. Lorsqu'on prend cette attitude, on consent facilement à satisfaire , ou à soulever contre soi , de grandes exigences. Il en est deux qui seraient toujours légitimes ; il en est une troisième qui le devient lorsqu’elle concerne un homme de la portée de F. Ancillon. Les deux premières sont : le résumé complet du débat entre les opinions opposées , et la sa- gacité et la profondeur de la pensée qui les juge et les concilie. La troisième, c’est un caractère d’originalité. L’auteur , nous le disons à regret, ne satisfait aucune de ces exigences. Toutes les questions qu’il aspire à trai- ter sont d’un ordre élevé , sérieux , important; mais nous 12 DU JUSTE-MILIEU. ne retrouvons dans la discussion d’aucune d’elles, cette étude laborieuse et cette haute préoccupation d'esprit qu’elle semblait réclamer. Un résumé complet des argumens opposés en faveur de la thèse et de l’antithèse que l’auteur propose en tête de chaque traité , n’eût certainement rien présenté d’im- possible. Il eût rendu par là un vrai service à ceux qui auraient eu l'intention de réfléchir sur quelqu'un des graves sujets dont il s’occupe; et l’on conçoit aisément que l'écrit eût offert alors un haut intérêt aux amis des pensées sérieuses. Puis, si l’auteur eût apporté dans Vappréciation des argumens contrairés une véritable pro- fondeur , qu’il les eût envisagés d’un @&il philosophique, qu'il en eût fait jaillir des conséquences importantes ; des aperçus nouveaux, ouvrage, tel qu’il était conçu, aurait pu prendre rang parmi les monumens les plus distingués de la pensée humaine. Nous nous représentons Pascal ou Montesquieu , ayant abordé la même idée. Sur-le-champ nous en voyons sorlir une œuvre qui se serait placée parmi ces rares conceptions destinées à servir de bous- sole à l’esprit humain , à dominer peut-être lPavenir de l’humanité. Les Pascal et les Montesquieu sont rares , nous le savons. Mais, comme nous concevons le point de vue adopté, nous estimons qu’il eût fallu être à leur hauteur pour le développer avec un véritable succès; et si l’auteur ne se sentait pas en état de les suppléer, du moins en partie, nous croyons qu’il eût mieux fait de ne pas entrer dans un ordre de recherches devant lequel ces beaux génies eussent peut-être hésité. Mais , F. Ancillon, loin dese proposer cette noble émulation, ne nous paraît pas même avoir voulu atteindre le point auquel il eût pu s'élever. Les argumens qu'il expose n’ont rien que de généralement connu , et presque de vulgaire pour tous : DU JUSTE-MILIEU. 13 ceux qui ne sont pas totalement étrangers aux questions qu’il traite. Son travail trahit presque partout une préci- pitation que sa position particulière pouvait expliquer , mais qui n’en est pas moins nuisible dans des matières aussi sérieuses. Les premières idées venues semblent lui suffire; il redit ce qu’on a lu partout, ce qu’on en- tend dans toutes les conversations où l’on fait entrer les sujets dont il s'occupe, et ses recherches ne s’étendent guère au delà. De plus, loin de féconder et d'illustrer ce fonds commun, par des réflexions et des aperçus qui lui appartiennent , les considérations dans lesquelles 1l entré n’ont rien de neuf, ni de piquant, et se renferment dans le même vulgarisme dont les idées ou les faits expo- sés sont atteints. Enfin, il ne conclut pas. Ce jugement définitif que l’on attend, et dans lequel on se flatte de découvrir la puissance de pénétration et de profondeur du philosophe , n’arrive point. Il se borne à une exposi- tion imparfaite, laissant au lecteur à achever la tâche. Plusieurs des discussions ne sont même point terminées; elles vous donnent quelquefois l’idée d’une conversation entamée, et brusquement interrompue ; c’est un entre- tien qui n'avance pas, et que l’on peut à son gré poursuivre ou abandonner. Des questions comme celles de la perfecti- bilité sociale, de la liberté et de la nécessité, de la foi et de l’incrédulité, ainsi que d’autres du même ordre, nous auraient paru valoir la peine qu’on leur accordàt plus d'attention et de soin.— Si, laissant le fond même de l'ouvrage, nous en examinons la forme, nous sommes encore loin de trouver l’auteur irréprochable. La première observation qui nous frappe, c’est l’ab- sence totale de plan. Une idée générale , il est vrai, do- mine l’ensemble du travail. Tout doit être ramené à un principe, le juste-milieu. Mais cette unité apparentedonne 14 DU JUSTE-MILIEU. l'illusion d’une conception qui rassemblerait les parties diverses dans un tout homogène, bien plus qu’elle ne la réalise. Rien ne lie entre eux les sujets variés auxquels l’auteur s’attache , ni même ceux qui sont d’une nature semblable. Ils sont placés à côté les uns des autres sans choix motivé , comme par une sorte de hasard. Aucune classification ne les sépare et ne les ordonne selon l’es- pèce d'idée à laquelle ils appartiennent. En fait, c’est une suite de mélanges , auxquels un titre commun sem- ble vouloir donner une apparence d’ensemble qu'ils n’ont point. Il en résulte que dans l’écrit on n’avance point, on recommence pour ainsi dire à chaque chapitre. L’es- prit se promène de sujets en sujets, sans être attiré par des perspectives nouvelles. Il n’épuise rien ; il n’appro- fondit rien. Il embrasse peut-être un plus vaste espace ; mais il ne l’a point parcouru , il ne l’a point exploré ; il n’a fait que l’entrevoir. Il aurait mieux valu, à notre avis, annoncer à l’avance cette incohérence qui était dans l'intention de l’auteur. Il aurait mieux valu encore léviter , et la chose eût été peu difficile. Il y a toujours danger pour un auteur et inconvénient pour le lecteur, à promettre par un titre général une théorie , lorsque en- suite on trompe l'attente en se bornant à des fragmens, et à des fragmens sans lien. Ce défaut d’ordre ou de suite , qui accuse de la négli- gence dans la première méditation du sujet, n’est point compensé par le soin de l’exécution. La même négligence s’y décèle fréquemment. La chaîne du raisonnement est souvent lâche , l'exposé des faits, prolixe ; puis le défaut de conclusion, dont nous avons déjà parlé , donne à tout ce qui tient à la forme quelque chose d’inachevé, qui, dans un écrit sur des questions aussi sérieuses , a tout l'inconvénient du manque de fini, sans avoir la grâce de DU JUSTE-MILIEU. 15 Pabandon dont un écrit moins grave serait susceptible. C’est la causerie d’un homme éclairé , spirituel et de bon sens ; et, sans doute, une pareille causerie n’est ni com- mune ; ni sans mérite. Aussi, si l'on venait nous appren- dre, que nous lisons dans cet écrit une série de con- versations recueillies de la bouche de F. Ancillon > qui passait avec justice pour un des hommes les plus remar- quables sous ce rapport, nous comprendrions aisément qu’elles eussent dù étre regardées comme quelque chose de très-distingué par ceux qui auraient eu l’avantage de les entendre. Mais un ouvrage qui annonce la prétention d’être philosophique , où l’on aspire à discuter des sujets qui sont dans l’ordre des sujets les plus graves dont Vesprit humain puisse s'occuper , un tel ouvrage de- mande tout autre chose que ce qui suffit à une conversa- üon instructive ou brillante. Les idées, comme la forme sous laquelle on les produit, veulent étre élaborées avec un tout autre soin; et nous ne pouvons nous dé- fendre de la crainte que l’étonnante facilité dont l'auteur était doué, et ses succès de tous les jours, n’aient été pour lui un piége , et ne lui aient fait illusion sur la por- tée d’une production qui, mise en regard de ce qu’il aurait pu faire, ne s’élève pas au-dessus de la médio- crité. Cependant , malgré la sévérité qu’on reprochera peut- être à notre critique, on en dépasserait la portée, si Von croyait pouvoir en conclure que l'écrit dont nous nous occupons est dénué de mérite et d'intérêt. Le nom de l’auteur est une garantie suffisante, et, s’il ne nous avait pas donné le droit de beaucoup attendre de lui, ou qu'il eût été question d’un nom obscur, la part des éloges eùt peut-être prévalu. Quelque rapidité qu’un esprit aussi supérieur ait pu mettre dans son travail, il ne peut s'être 16 DU JUSTE-MILIEU. que partiellement abdiqué, et n’a pas pu rester toujours au-dessous de lui-même. Partout cet écrit décèle une droi- ture d’intention , un caractère élevé, une tendance mo- rale, une raison éclairée, une sagesse pratique, qui, sous un rapport différent de celui sous lequel nous l’envisa- gions plus haut, pourraient lui assigner aujourd’hui un caractère d’originalité. Il replace sous les yeux et résume ces idées saines, qui sont l’expression du bon sens public; qui n’apprennent rien de nouveau, mais maintiennent l'esprit dans une voie de modération, ledirigent vers une appréciation judicieuse des événemens et des opinions, l’accoutument à des vues pleines de justesse, qui se trouvent formulées ici d’une manière plus nette et plus précise. La variété des sujets neutralise la monotonie de la forme; et si l’esprit n’est pas excité, il trouve cependant une compensation dans Pintérét qui s’atta- che à la diversité. Le champ vaste embrassé par léeri- vain attire et éveille l’attention sur un grand nombre de sujets , qui , sans être approfondis, sont assez développés pour fournir un aliment à la pensée , et souvent à la ré- flexion. Les personnes , en particulier, qui ne sont pas familiarisées avec cet ordre d’idées, et qui cependant n’ont pu y demeurer entièrement étrangères , ne liront pas cet ouvrage sans profit pour leur instruction. Enfin , ce qui suffirait pour le recommander , ce sont les détails remar- quables dont il est enrichi. Il est bien peu de ces traités où nous n’ayons retrouvé des fragmens dignes du talent de F. Ancillon, par conséquent précieux à recueillir. Cet ordre d’écrits se dérobe à l’analyse , et des citations, détachées de ce qui les précède, ne pourraient fournir qu’une idée inexacte de leur mérite, ou entraîneraient trop de longueurs. Nous les supprimons. Mais nous dé- signerons plus particulièrement, comme renfermant des DU JUSTE-MILIEU. 17 pages d’un haut intérèt, les traités : sur le caractère et les progrès de notre siècle ; sur l’idéal et le réel ; et sur le classique et le romantique. Dans ce dernier, en parti- culier, on trouve une appréciation des génies les plus distingués de la littérature allemande et de la littérature anglaise, qui nous a paru pleine de sens et de sagacité. Un jugement sur les auteurs classiques de l'Allemagne moderne, exprimé par un de leurs contemporains, par un esprit aussi supérieur, par un homme qui avait eu des relations avec eux , et que sa position philosophique et littéraire mettait en contact avec eux sans qu’aucune ri- valité vint altérer l'indépendance de sa haute critique, nous semble acquérir une valeur à laquelle il est rare qu’un jugement en littérature ait le droit de prétendre. Après avoir essayé de donner un aperçu de l'ouvrage de F. Ancillon, et d’en avoir signalé les défauts et les qualités, il ne serait pas sans intérêt d'étudier le principe même qu’il est destiné à défendre, soit qu’on l’envisageàt dans sa généralité , ou seulement dans les applications parti- culières où s’engage l'auteur. Cette tâche serait longue, et nous ne nous sentons pas en mesure de la remplir. Dailleurs elle devrait dépasser l’étendue que nous pou- vons accorder à cet article. Nous nous bornerons done à signaler deux résultats très-divers, qui nous semblent sortir du point de vue général du livre, et auxquels sa lecture pourrait facile- ment conduire. Le premier, c'est d'introduire dans l'esprit un certain scepticisme : de l’habituer à envisager les questions les plus graves, comme susceptibles de pour et de contre, comme ne renfermant rien de suffisamment positif; et par conséquent comme devant être reléguées dans l’ordre de celles dont un esprit sage ne doit nullement se laisser XI] , 22 18 DU JUSTE-MILIEU. préoccuper. Il en résulte une indifférence qui énerve l’âme , décourage l'imagination , arrête tout essor, para- lyse le génie ; qui conduit l'individu à se poser en spec- tateur de tout ce qui se passe autour de lui, à s’isoler de tous les intérêts intellectuels, moraux, ou sociaux, à justifier son insouciance par l'illusion flatteuse qu’il do- mine tout du point élevé d’une sagesse supérieure ; tandis que toute cette sagesse n’aboutit qu’à s’exclure de tout ce qui intéresse l’âme et relève notre nature , pour se con- centrer dans un lâche égoïsme, et ne voir dans le monde et dans la vie d’autre intérêt que l'intérêt du moi. En re- ligion, un esprit ainsi disposé sera de ceux qui font de la religion un usage ou un costume ; en philosophie, il demandera : qu’est-ce que la vérité P en morale, il suivra l'opinion et l’exemple ; en politique, il n'aura ni principe fixe, ni règle sûre ; et, s’il est aux affaires, il ne fondera rien , il répudiera l’avenir , il se conduira au jour le jour, interrogeant les circonstances du moment, et se réglant sur le vent de l'opinion. Ce caractère n’est que trop déjà le caractère de notre siècle. Quelques excentricités qui font exception ne doivent pas nous dérober ce fonds im- mense d’égoisme , sur lequel la société repose. Encoura- ger cette tendance est un malheur. Nous n’ignorons pas que rien n’a été plus éloigné de l'esprit de F. Ancillon , que d'arriver à une conséquence pareille. Il protesterait contre elle, nous n’en doutons pas, et son livre lui- même, sous un certain point de vue, pourrait déjà servir de protestation. Il suffirait de lire les pages qu'il renferme contre la doctrine de l’utile, pour nous convaincre des vives répugnances de l’auteur contre tout ce qui peut dégrader l’âme et la société. Mais il ne nous en a pas moins paru à craindre que l'effet de l’ensemble de son écrit, et du principe qu’il y proclame, ne püt aisément DU JUSTE-MILIEU. 19 se placer en opposition avec ses sentimens personnels et ses intentions respectables. En particulier, dans ce qui concerne les questions sociales, ilnous a semblé faire une part trop large à la doctrine du fait accompli. Or, qu’est- ce que la doctrine du fait accompli, sinon une dépen- dance du principe de l'utilité pris dans son sens rigoureux? Mais , en revanche, il est une conséquence d’une tout autre nature , qui doit sortir, pour tout bon esprit, du point de vue et du livre de F. Ancillon , et qui se recom- mande à l’attention par son importance aussi bien que par sa profonde vérité. Cette conséquence, c’est que les ques- tions les plus graves qui puissent intéresser l’homme , comme être intellectuel , être moral , étre social, abou- tissent , en dernière analyse, à quelque chose d’insoluble; en d’autres termes , reposent sur des mystères. Nous sommes contraints d'admettre une foule de vérités , sans lesquelles Pétat social , le devoir, la science, la vie méme, seraient impossibles ; et ces vérités, nous ne pouvons les expliquer. Si nous tentons de pénétrer jusqu’à leurs ra- cines, nous nous égarons de difficultés en difficultés sans arriver à une solution satisfaisante, et nous ne faisons que nous agiter vainement dans des ténèbres. L'esprit humain a des limites prescrites , devant lesquelles il doit s'arrêler , sous peine de se perdre dans le dédale de l’er- reur, s’il se hasarde à les franchir; en sorte que l’orgueil de la raison est aussi contraire à notre perfectionnement intellectuel , que l’orgueil du cœur à notre perfectibilité morale. Le développement des aphorismes contradictoires que propose l’auteur , peut donc avoir l’avantage de faire ré- fléchir sur les bornes assignées à l’esprit de l’homme ; sur sa véritable portée; sur ce qui peut étre considéré comme étant de son domaine, et sur ce qui doit être placé 20 DU JUSTE-M!LIEU. en dehors de ce domaine ; sur la foi que nous devons aux vérités qu’il est nécessaire d'admettre sans les comprendre, et sur ce qu’il y a de raisonnable dans cette foi. En ar- rêtant l'attention sur le double point de vue sous lequel une même question peut étre envisagée, l’auteur donne une leçon indirecte de prudence, de réserve dans ses ju- gemens, de défiance de soi-même, qui peut n'être pas perdue. Il fait comprendre combien une décision , sur une foule de sujets qu’on n’hésite pas à trancher dans un sens ou dans un autre, est une chose délicate et difficile; combien elle exigerait de réflexions et de recherches pour étre éclairée. Il inspire cette sagesse, ces dispositions de pensée et de travail , qui doivent présider à la recherche de la vérité, et qui présentent les garanties et les élémens d’un jugement sain et solide. Aussi, nous n’hésitons pas à croire que cet ouvrage pourrait fournir une lecture utile à la jeunesse studieuse. Autant un esprit jeune et léger pourrait y rencontrer un écueil , autant celui qu’une pente sérieuse porte à la réflexion pourrait en retirer des utilités précieuses. La suite de traités dont il se compose ouvri- rait ses idées sur plusieurs sujets importans et non encore explorés ; et la méthode suivie linitierait au grand secret de travailler consciencieusement , de suivre une marche sûre dans l’acquisition des connaissances, de se former une raison forte, et un jugement éclairé et ferme, de développer à la fois son intelligence et son caractère. Or, ces avantages précieux pour la science et pour la vérité, le sont plus encore dans la vie, dont toute l'éducation n’est qu'une méthode pour les obtenir. — "5e ——— HISTOIRE DE SAINTE ÉLISABETH DE HONGRIE, DUCHESSE DE THURINGE. (1207-1233.) Par Le comte de AMontalembert, Pair de France, (Second article.) Je demande à mes lecteurs la permission de revenir sur ce livre remarquable ; c’est pour leur mettre sous les yeux une des scènes les plus étonnantes du moyen âge, la canonisation d’une sainte proclamée par le souverain pontife et par la voix populaire. Qu'est-ce qu'un saint? qu'est-ce qu’une sainte? dira notre àge sceptique et dédaigneux. C’est, je lPavoue, quelque chose de fort inconnu de nos jours ; mais pour- quoi ? Est-ce parce que notre époque ne produit plus de saints ni de saintes, ou plutôt n’est-ce pas parce qu’elle ne se soucie pas de savoir si elle en produit ou non, parce que son admiration tout absorbée par d’autres objets, par les prodiges des sciences et de l’industrie, reste froide pour les touchantes merveilles qui s’opèrent au fond d’une âme pieuse et solitaire, sans bruit, sans compas et sans four- neaux? L'ouverture d’un chemin de fer, voilà de quoi entrainer aujourd'hui la population de toute une contrée en ébahissement devant les rails sur lesquels la roue ardente va se précipiter comme l'éclair ; mais qui bougerait de sa pe HISTOIRE place pour savoir qu'une nouvelle sainte va être inscrite au calendrier ? C'était précisément le contraire au moyen âge : les merveilles de l’âme y étaient tenues pour les plus dignes d’admiration , elles primaient celles du génie. Vous contemplez avec ravissement une de ces belles cathédrales gothiques dont l’imposante hardiesse étonne la pauvreté de nos conceptions : le nom du sublime ar- üiste qui a exécuté ce chef-d'œuvre est demeuré dans Pombre ; il est aujourd’hui complétement ignoré, tandis que celui du saint ou de la sainte à qui le monument fut dédié, était dans toutes les bouches et a traversé les siècles. Nous avons vu comment Élisabeth, après la mort du Landgrave son mari, fut inhumainement expulsée de la Warthourg, et comment les chevaliers de la Thuringe, de retour de la croisade, firent repentir le duc Henri de sa félonie , et rendre justice à la veuve de leur suzerain. Éli- sabeth rentra ainsi dans le château où elle avait passé ses beaux jours, et après y avoir demeuré encore une année au sein de sa famille , elle supplia le duc Henri, son beau- frère, de lui assigner une résidence où elle püt être en- tièrement livrée à elle-même et à son Dieu, et où rien ne püt la distraire de ses œuvres de piété et de charité. Henri , après avoir pris l'avis de sa mère et de son frère, lui céda en toute propriété la ville de Marbourg , en Hesse , avec toutes ses dépendances et les divers revenus qui s’y rattachaient pour servir à son entretien. Élisabeth partit bientôt pour cette nouvelle résidence; c’est là qu’elle a terminé sa carrière à vingt-quatre ans , et c’est là qu’elle a conquis son glorieux renom de sainte et de Patronne des pauvres. Cependant, bien avant cette époque, dès son enfance, et durant sa trop courte union avec le noble duc de Thuringe , Élisabeth avait déjà montré une de ces DE SAINTE ÉLISABETH DE HONGRIE. 23 âmes à la fois tendres et fortes, qui ne se plaisent que dans Famour de la perfection, et qui sont capables des plus grands sacrifices pour y atteindre. Les pompes d’une cour brillante , les avantages de la beauté, les séductions de la puissance souveraine, tout cela elle le foulait aux pieds avec délices. Elle eùt dit comme Esther : A ces vains ornemens je préfère la cendre, Et n’ai de goût qu’aux pleurs que tu me vois répandre. S’humilier devant Dieu et devant les hommes, se confondre avec les derniers des pauvres, soigner de ses propres mains les malades les plus dégoûtans , les lépreux même, répandre tout ce qu’elle possédait en aumônes, c’était le charme et la plus douce occupation de cette jeune vie, environnée de tout l'éclat du siècle, et dotée du bon- heur conjugal le plus parfait. Ses rêves, alors, c’était d’être pauvre et de souffrir pour amour du Christ. Tant que son mari vécut, elle ne put les accomplir ; elle essayait pourtant de les lui faire goûter en les adoucissant beaucoup. «Une nuit qu'étant couchés ils ne dormaient pas , elle lui dit: « Sire, si cela ne vous ennuie pas, je vous dirai une pensée que j’ai sur le genre de vie que nous pourrions mener pour mieux servir Dieu. — Dites-le donc, douce amie, répondit son mari, quelle est votre pensée à ce sujet? — Je voudrais, dit-elle , que nous n’eussions qu’une seule charruée de terre qui nous fournirait de quoi vivre, et environ deux cents brebis , et alors vous pourriez labourer la terre, mener les chevaux, et souffrir pour Dieu ces travaux ; et moi j’aurais soin des brebis et je les tondrais. » Le landgrave sourit de cette simplicité de sa femme et lui répliqua : «Eh ! douce sœur , si nous avions tant de terre et de brebis, il me semble que nous ne serions guère 24 HISTOIRE pauvres ; et bien des gens nous trouveraient encore trop riches.» Le landgrave avait raison , et Élisabeth ne di- sait que la moitié de sa pensée ; elle fit bien voir par la suite qu'il n’y aurait pas eu là de quoi contenter sa pas- sion de dénuement et de souffrance. Mais en attendant de pouvoir se dépouiller de tout, sa prodigue charité ne connaissait point de bornes. En 1226 , le duc avait passé les Alpes pour rejoindre la bannière de l’empereur Frédéric [I dans les plaines d’Ita- lie. « Pendant son absence, une affreuse disette se déclara dans toute l’Allemagne et ravagea surtout la Thuringe. Le peuple affamé fut réduit aux plus dures extrémités : on yoyait les pauvres se répandre dans les campagnes , dans les bois et sur les chemins pour arracher les racines et les fruits sauvages qui servaient ordinairement à la nourriture des animaux. Ils dévoraient les chevaux et les ânes morts et les bêtes les plus immondes. Mais, malgré ces tristes ressources , un grand nombre de ces malheu- reux moururent de faim, et les routes étaient jonchées de leurs cadavres. «A la vue de tant de misères , le cœur d’Élisabeth s’émut d’une pitié immense. Désormais, son unique pen- sée, son unique occupation nuit et jour, fut le sou- lagement de ses infortunés sujets. Le château de Wart- bourg , où son mari l’avait laissée , devint comme le foyer d’une charité sans bornes , d’où découlaient sans cesse d’inépuisables bienfaits sur les populations voisines. Elle commença par distribuer aux indigens du duché tout ce qu’il y avait d’argent comptant dans le trésor ducal , ce qui se montait à la somme énorme, pour cette épo- que , de soixante-quatre mille florins d’or , lesquels pro- venaient de la vente récente de certains domaines. Puis elle fit ouvrir tous les greniers de son mari, et malgré DE SAINTE ÉLISABÈTA DE HONGRIE. 25 Popposition des officiers de sa maison, elle en fit distri- buer le contenu au pauvre peuple , sans en rien réserver. Il y en avait tant que, selon les récits contemporains, pour racheter seulement le blé qu’elle abandonna aux pauvres, il aurait fallu mettre en gage les deux plus grands châteaux du duché et plusieurs villes. Elle sut cependant unir la prudence à cette générosité sans bornes. Au lieu de donner le blé par grandes quantités , qui auraient pu étre inconsidérément employées , elle fai- sait distribuer chaque jour à chaque pauvre la portion qui pouvait lui étre nécessaire. Pour leur éviter toute dépense quelconque, elle faisait cuire dans les fours du château autant de farine qu'ils pouvaient contenir , et servait elle-même le pain tout chaud aux malheu- reux. Neuf cents pauvres venaient ainsi chaque jour lui demander leur nourriture , et s’en retournaient chargés de ses bienfaits. « Mais il y en avait encore un plus grand nombre que la faiblesse, la maladie ou les infirmités empéchaient de gravir la montagne où était située la résidence ducale, et ce fut surtout pour ceux-ci qu'Élisabeth redoubla de sollicitude et de compassion pendant cette crise doulou- reuse. Elle portait elle-même au bas de la montagne, à quelques-uns qu’elle avait choisis parmi les plus in- firmes, les restes de ses repas et de celui de ses sui- vantes , auxquels elles n’osaient presque plus toucher, de peur de diminuer la part des pauvres. « Dans l’hôpital de vingt-huit lits, dont nous avons déjà parlé, qu’elle avait fondé à mi-côte de la montée du château, elle plaça les malades qui réclamaient des secours particuliers ; elle l’organisa de telle sorte que, à peine un des malades était-il mort, son lit était sur- le-champ occupé par un autre venu du dehors. Elle 26 HISTOIRE institua ensuite deux nouveaux hospices dans la ville même d’Eisenach , l’un sous Pinvocation du Saint-Esprit, près la porte Saint-Georges, pour les pauvres femmes , et Pautre sous celle de Sainte-Anne pour tous les ma- lades en général. Ce dernier existe encore. Tous les jours sans exception, et deux fois , le matin et le soir , la jeune duchesse descendait et remontait la longue et rude côte qui conduit de la Warthourg à ces hospices , malgré la fatigue qu’elle en ressentait, pour y visiter ses pauvres et leur apporter ce qui leur était nécessaire et agréable. Arrivée dans ces asiles de la misère , elle allait de lit en lit, demandait aux malades ce qu'ils dé- siraient, et leur rendait les services les plus rebutans avec un zèle et une tendresse que l’amour de Dieu et sa grâce spéciale pouvaient seuls lui inspirer. Elle nourris- sait de ses propres mains ceux dont les maladies étaient les plus dégoûtantes, faisait elle-même leurs lits , les sou- levait et les portait sur le dos ou entre les bras sur d’au- tres lits, essuyait leur visage , leur nez et leur bouche avec le voile qu’elle portait sur la tête, et tout cela avec une gaité et une aménité que rien ne pouvait altérer. Bien qu’elle eût une répugnance naturelle pour le mauvais air, et qu’il lui füt ordinairement impossible de lendurer , elle restait cependant au milieu de Patmosphère méphi- tique des salles de malades, par les plus grandes cha- leurs de l'été, sans exprimer la moindre répugnance , tandis que ses suivantes en étaient accablées, et mur- muraient hautement. » Cependant le duc Louis, informé, sans doute, des maux qui affligeaient son pays, demanda congé à l’em- pereur pour retourner chez lui et obtint. « La nouvelle de l’approche du prince bien-aimé avait répandu dans toute la Thuringe une immense joie. Tous ces pauvres DE SAINTE ÉLISABETH DE HONGRIE. 27 affamés voyaient dans le retour de leur père et de leur généreux protecteur comme le signal de la fin de leurs maux. Sa mère, ses jeunes frères se réjouirent aussi vive- ment, mais la joie d’Élisabeth surpassait celle de tous les autres. C’était la première absence prolongée qu’a- vait faite cet époux qui lui était si cher, et qui seul la comprenait et sympathisait avec tous les élans de son âme vers Dieu et une vie meilleure. Elle seule aussi, avec ce merveilleux instinct que Dieu donne aux âmes saintes , avait sondé toute la richesse de l’âme de son époux, tandis que le reste des hommes lui attribuait toujours des sentimens et des passions semblables à celles des autres princes de son temps. Les principaux officiers de la maison ducale , et notamment le sénéchal et le maréchal, craignant la colère de leur seigneur quand il apprendrait l’emploi qui avait été fait de ses trésors et de ses provisions, allèrent au-devant de lui et lui dénoncèrent les folles largesses de la duchesse, en lui racontant comment elle avait vidé tous les greniers de la Warthbourg et dissipé tout l’argent qu’il avait laissé à leur garde, malgré tous leurs efforts. Ces plaintes, dans un pareil moment, ne firent qu'irriter le duc qui leur répondit : « Ma chère femme se porte-t-elle bien? Voilà tout ce que je veux savoir; que m'importe le reste! » Puis il ajouta. «Je veux que vous laissiez ma bonne petite Élisabeth faire autant d’aumônes qu'il lui plaît, et que vous l’aidiez plutôt que de la contrarier; laissez-lui donner tout ce qu’elle veut pour Dieu , pourvu seulement qu’elle me laisse Eisenach, la Wartbourg et Naumbourg. Dieu nous rendra tout le reste quand il le trou- vera bon. Ce n’est pas l’aumône qui nous ruinera jamais. » Et aussitôt il se hâta d’aller rejoindre sa chère Élisabeth. Quand elle le revit, sa joie ne connut plus de bornes ; 28 HISTOIRE elle se jeta dans ses bras et le baisa mille fois de bou- che et de cœur. « Chère sœur , lui dit-il aussitôt , tandis qu’il la tenait embrassée, que sont devenus tes pauvres gens pendant cette mauvaise année? » Elle répondit doucement : « J’ai donné à Dieu ce qui était à lui, et Dieu nous a gardé ce qui est à toi et à moi’: » réponse adorable, où la grâce le dispute au sublime ! couple char- mant chez qui la félicité conjugale est couronnée des plus pures vertus ! Mais les jours de deuil arrivèrent ; une effroyable sé- paration brisa ces tendres et pieux liens ; le duc part pour la croisade , il meurt de la fièvre à Otrante , au mo- ment de passer la mer, sans avoir pu contempler même de loin la terre consacrée par le tombeau du Christ , et Von rapporte à sa fidèle Élisabeth l'anneau qu'il lui avait montré à son dernier adieu, en lui disant: « Élisabeth, Ô la plus chère des sœurs ! regarde bien cet anneau que j'emporte avec moi, où est gravé, sur un saphir, l’a- gneau de Dieu avec sa bannière ; que ce soit à tes yeux un signe sûr et certain pour tout ce qui me regarde. Celui qui v'apportera cette bague , chère et fidèle sœur , et qui te racontera que je suis en vie ou bien mort, crois à tout ce qu'il te dira. » Alors s’ouvre pour cette veuve de vingt ans un abime de douleurs et de tribulations où elle entre sans pälir ; elle est méconnue par les siens , outragée, brutalement chassée , réduite à errer de lieu en lieu comme une men- diante, avec ses enfans, et elle supporte tout avec cette résignation , avec cette sainte joie que le christianisme seul a fait connaître. * Er umbfieng sie gar freunilich und sprach: Lieb schwesler was soll dein arm #esind leben daz hert jar. Do antwort sie : Ich hab Got geben daz sein ist, das dein und das mein hat uns Got behalten. DE SAINTE ÉLISABETH DE HONGRIE. 29 Enfin, justice lui est rendue, grâce à la courageuse inter- vention des chevaliers de Thuringe qui , au retour de leur pèlerinage , lui ont rapporté les ossemens de son époux; elle rentre à la Wartbourg, mais c’est pour en sortir bientôt ; elle ne veut plus rien des insignes de la gran- deur , ni des superfluités de la richesse , elle va se confiner à Marbourg pour y prendre l’habit de Saint-François , pour y vivre en pauvre avec les pauvres qu’elle nourrit, et dont elle soigne toutes les misères , vouant sa vie aux austérités de la pénitence, et l’activité de son âge aux violens exercices de la charité qui la consume. Des riches revenus qui lui restent , elle ne seréserve rien, tout est aux pauvres, elle travaille de ses mains pour gagner les misérables alimens qui lui suffisent ; l'amour de ses en- fans lattache encore à ce monde, elle s’en sépare ; il faut que tout ce qui tient encore de la terre, tout dé- sir, toute volonté propre, soit brisé, broyé dans cette âme, pour qu'elle soit satisfaite, et se sente libre dans son élan vers Dieu. Ce que la nature à de plus invinci- bles répugnances , elle parvient à s’en rendre maîtresse, elle jouit à les dompter. « Un jour , en allant à l’église , elle rencontra un pau- vremendiant qu’elle ramena chez elle , et dont elle voulut aussitôt laver les pieds et les mains ; cette fois, cepen- dant, cette occupation lui inspira un tel dégoût, qu’elle en frissonna ; mais aussitôt, pour se dompter, elle se dit à elle-même : « Ah ! vilain sac, cela te dégoûte , sache que c’est une boisson très-sainte. » Et, en disant ces pa- roles , elle but l’eau dont elle venait de se servir, puis elle dit: « O mon Seigneur ! quand vous étiez sur votre sainte croix, vous avez bien bu le vinaigre et le fiel : je ne suis pas digne d’une telle boisson ; aidez-moi à devenir meilleure. » 30 HISTOIRE «Cependant son directeur trouva que sa charité l’entrai- nait au delà des bornes de la prudence chrétienne, et il lui interdit de toucher et de baiser les ulcères des lépreux et des autres malades, de peur qu’elle ne gagnät elle- même leur maladie; mais cette précaution manqua son but; car le chagrin que lui firent éprouver cette défense et la contrainte imposée à la compassion impétueuse de son cœur , fut tellement violent, qu’elle en tomba grave- ment malade. » Voilà ce qui constituait un saint, une sainte, aux yeux du moyen âge. Cette vie si dévouée, si mortifiée, si plongée dans les abnégations qui. coûtent le plus à la nature , il l’admirait par-dessus toutes choses ; il y voyait le plus haut degré de lhéroïsme, la plus magnifique vic- toire qui puisse honorer l'humanité ; c'était là son goût, sa passion. Aussi, voyez quels honneurs il entasse sur le souvenir et la dépouille mortelle de ceux qui lui ap- paraissent comme vainqueurs dans cette lutte de l’âme contre la chair et le sang. Il les divinise, il les invoque, il les adore ; il leur attribue et visions extraordinaires , et prophéties, et miracles ; rien ne lui paraît ni invrai- semblable, ni impossible, dès qu'il s’agit de ces privi- légiés de Dieu qui ont rejeté ce monde pour s’attacher uniquement au souverain bien , à l’éternel roi des siècles, comme parle Bossuet. Élisabeth devait bientôt succomber au feu qui la dé- vorait. Deux années s’étaient à peine écoulées depuis sa retraite à Marbourg, lorsque ses forces défaillirent tout à coup, et une fièvre continue lFemporta sans douleur au milieu des ravissemens d’une céleste joie. Étendue sur sa dure et pauvre couche, elle chantait, et la plus suave harmonie exprimait le concert intérieur de son àme. Plus elle approchait de la dernière heure, plus son bon- DE SAINTE ÉLISABETH DE HONGRIE. al heur croissait. « Enfin, elle dit, à Marie viens à mon secours .... le moment arrive où Dieu appelle ses amis à ses noces... L’époux vient chercher son épouse. » Puis à voix basse: « Silence ! silence! » En prononçant ces mots, elle baissa la tête comme dans un doux som- meil, et rendit en triomphe le dernier soupir. » C’est maintenant que s’ouvre la grande scène que nous avons annoncée en commençant cet article. Les obsèques d'Élisabeth sont à peine terminées que les miracles , les guérisons se multiplient sur son tombeau, et la recon- naissance du peuple proclame hautement la sainteté de cette fille de rois, qui s’est abaissée au rang des miséra- bles pour les servir. Le retentissement en pénètre jusqu’à Rome après avoir parcouru toute l’Allemagne, et le pape est sollicité de faire constater authentiquement les droits de la jeune duchesse défunte à la vénération des fidèles. Le duc Conrad, celui de ses beaux-frères , qui jadis l’a- vait le plus persécutée, se rend lui-même à Rome pour hâter la décision du pontife. Grégoire IX, par un bref donné en octobre 1234, chargea une commission ecclé- siastique de procéder à l’examen des miracles attribués à Élisabeth. Cette commission devait lui faire parvenir, dans le délai de cinq mois, le résultat de ses recherches. Cent vingt-neuf dépositions furent jugées dignes d’être recueillies , transcrites et munies des sceaux d’un grand nombre de prélats, pour être envoyées à Rome. On confia ces documens à une députation composée d’un abbé, d’un frère prêcheur, et du duc Conrad, entré depuis peu dans l’ordre teutonique. « Ils étaient en même temps porteurs des lettres d’un grand nombre d'évéques et d’abbés, de princes, de princesses et de nobles sei- gueurs , qui suppliaient tous humblement le père commun des fidèles , d’assurer la vénération de la terre à celle 32 HISTOIRE qui recevait déjà les félicitations des anges , et de ne pas souffrir que cette vive flamme de céleste charité , allumée par la main de Dieu pour servir d’exemple au monde, fût obscurcie par les nuages du mépris, ni étouffée sous le boisseau de l’hérésie. « Dans un consistoire présidé par le souverain pon- üfe, etauquel assistaient les patriarches d’Antioche et de Jérusalem, et un grand nombre de cardinaux , on donna lecture des pièces officiellement constatées sur la vie et la sainteté d'Élisabeth ; et tous, d’un commun accord, déclarèrent qu’il ne fallait plus tarder à inscrire authen- tiquement dans le catalogue des saints sur la terre, ce glorieux nom, déjà inscrit dans le livre de vie, comme l'avait magnifiquement prouvé le Seigneur. « On fit ensuite cette même lecture devant le peuple, dont la piété en fut profondément émue, et qui, ravi d’admiration, s’écria tout d’une voix. « Canonisation, très- saint père, canonisation, et sans délai. » Le pape n’eut pas de peine à céder à cette pressante unanimité , et pour donner plus d’éclat à la cérémonie de canonisation , il décida qu’elle aurait lieu le jour même de la Pentecôte (26 mai 1235 ). «Le duc Conrad, dont le zèle ne pouvait être que re- doublé par le succès de ses efforts, se chargea de tous les préparatifs nécessaires à cette imposante solennité. « Le jour de cette grande fête étant arrivé, le pape accompagné des patriarches , des cardinaux et des pré- lats, et suivi de plusieurs milliers de fidèles, se rendit en procession au couvent des Dominicains , à Pérouse; des trompettes et d’autres instrumens annoncaient cette marche solennelle : tous, depuis le pape jusqu'aux der- niers du peuple, portaient des cierges que le landgrave avait distribués à ses frais. La procession étant arrivée DE SAINTE ÉLISABETH DE HONGRIE. < 3 à l'église, et les cérémonies préparatoires étant accom- plies, le cardinal-diacre assistant du pape, lut à haute voix aux fidèles un récit de la vie et des miracles d'Éli- sabeth , au milieu des acclamations du peuple, et des larmes de sainte joie et de pieux enthousiasme qui cou- laient par torrens des yeux de tous ces fervens chré- tiens , heureux et transportés d’avoir une si tendre et si puissante amie de plus dans le ciel. Ensuite le pape exhorta tous les assistans à prier, comme il allait prier lui-même , pour que Dieu ne permit point de se trom- per dans cette affaire. Après que tout le monde se fut agenouillé et eut prié à cette intention , le pape entonna l’hymne Ven: Creator Spiritus, qui fut chanté en entier par l’assemblée. L’hymne terminé, le cardinal-diacre à droite du pape dit : flectamus genua , et aussitôt le pape et tout le peuple s’agenouillèrent et prièrent à voix basse pendant un certain temps. Le cardinal-diacre de gauche dit ensuite : levate , et alors le pape étant assis sur son trône, la mitre en tête, déclara sainte la chère Élisabeth , en ces termes : « En l’honneur de Dieu tout-puissant , le Père, le Fils et le Saint-Esprit, pour l’exaltation de la foi catholique et l'accroissement de la religion chrétienne , par l'autorité de ce même Dieu tout-puissant, par celle des bienheureux apôtres Pierre et Paul, et par la nôtre, avec le conseil de nos frères, nous déclarons et définissons qu’Élisa- beth, d'heureuse mémoire , en son vivant duchesse de Thuringe , est sainte et doit être inscrite au catalogue des saints; nous l’y inscrivons , et nous ordonnons en même temps , que l’Église universelle célèbre sa fête et son office avec solennité et dévotion chaque année , au jour de sa mort, le treize des calendes de décembre. En outre, par la même autorité, nous accordons à tous les fidèles XII 3 34 HISTOIRE vraiment pénitens et confessés , qui visiteront son tom- beau à pareil jour , une indulgence d’une année et qua- rante jours. » « Le son des orgues et de toutes les cloches accueillit les dernières paroles du pontife , qui bientôt, ayant déposé sa mitre, entonna le cantique de joie, Te Deum laudamus , qui fut chanté par l'assistance avec une harmonie etun en- thousiasme propres à ébranler les cieux. Un cardivnal-diacre dit ensuite à haute voix: Priez pour nous, sainte Élisa- beth , alleluia , et le pape récita la collecte ou loraison en l’honneur de la nouvelle sainte, qu’il avait composée lui-même. Enfin, le cardinal-diacre dit le Confiteor , en insérant le nom d’Élisabeth immédiatement après ceux des apôtres ; et le pape donna l’absolution et la bénédiction habituelles en faisant également mention d’elle au lieu où il est parlé des mérites et des prières des saints. La messe solennelle fut aussitôt célébrée : à Foffertoire, trois des cardinaux juges firent successivement les offrandes mystérieuses des cierges , du pain et du vin, avec deux tourterelles, comme symboles de la vie contemplative et solitaire, deux colombes comme symbole de la vie active, mais pure et fidèle, et en dernier lieu, une cage de petits oiseaux qu'on laissa s’envoler en liberté vers le ciel, comme symbole du vol des âmes saintes vers Dieu. » Le 1" de juin de la même année 1235 , le pape donna la bulle de canonisation, qui fut aussitôt envoyée aux princes et aux évêques de toute l'Église Elle fut reçue en Allemagne avec enthousiasme. «Il paraît qu’elle fut d’abord publiée à Erfurt, où Fon célébra à cette occasion une fête qui dura dix jours , et pendant laquelle on fit aux pauvres d'immenses distribu- tions. L’archevêque Sigefroi de Mayence, fixa aussitôt un jour pour l’exaltation et la translation du corps de la DE SAINTE ÉLISABETH DE HONGRIE. 39 sainte, et en différa l’époque jusqu’au printemps suivant, pour donner aux évêques et aux fidèles d'Allemagne le temps de se rendre à Marbourg pour y assister. Le 1er de mai 1236 fut désigné à cet effet. Aux approches de ce jour la petite ville de Marbourg et ses environs furent inondés par une foule immense de fidèles de tous les rangs ; s’il faut en croire les historiens contemporains, douze cent mille chrétiens se trouvèrent réunis par la foi et la ferveur autour du tombeau de l’humble Élizabeth. Toutes les nations, toutes les langues y semblaient re- présentées. Beaucoup de pèlerins des deux sexes étaient venus de la France, de la Bohéme et de sa patrie, la lointaine Hongrie. Ils s’émerveillaient eux-mêmes de leur grand nombre en s’abordant , et se disaient que pendant des siècles on n’avait jamais vu tant d’hommes réunis, que pour honorer la chère sainte Élisabeth. Toute la fa- mille de Thuringe y était naturellement assemblée : la duchesse Sophie, sa belle-mère, et les ducs Henri et Conrad , ses beaux-frères, heureux de pouvoir expier par ce solennel hommage les torts qu’elle leur avait si noblement pardonnés. Ses quatre petits enfans y étaient aussi avec une foule de princes , de seigneurs, de pré- tres, de religieux et de prélats. On remarquait parmi ceux-ci, outre l’archevêque Sigefroi de Mayence, qui pré- sidait à la cérémonie, les archevèques de Cologne, de Trèves et de Brême, les évêques de Hambourg , de Hal- berstadt, de Mersebourg, de Bamberg , de Worms , de Spire , de Paderborn et de Hildesheim. Enfin l’empereur Frédéric If, alors au comble de sa puissance et de sa gloire, réconcilié avec le pape, récemment uni à la jeune Isabelle d'Angleterre, si célèbre par sa beauté , l’empe- reur lui-même suspendit toutes ses occupations et ses expéditions militaires pour céder à l'attrait qui entraînait 36 HISTOIRE à Marbourg tant de ses sujets , et vint rendre un solennel hommage à celle qui avait dédaigné sa main pour se donner à Dieu *. « Les religieux teutoniques ayant appris l’arrivée de l’empereur, crurent qu’il serait impossible de déter- rer le corps de la sainte en sa présence , et résolurent de devancer le jour fixé. Trois jours auparavant le prieur Ulric, accompagné de sept frères, entra de nuit dans l'église où elle reposait, et après avoir soigneusement fermé toutes les portes , ils ouvrirent le caveau où était sa tombe. À peine la pierre qui le fermait eut-elle été soulevée, qu'un délicieux parfum s’exhala de ses dépouilles sacrées ; les religieux furent pénétrés d’admiration pour ce gage de miséricorde divine, d’autant plus qu’ils sa- vaient qu'on l’avait ensevelie sans arômes ni parfums quelconques. Ils trouvèrent ce saint corps tout entier, sans l’apparence de corruption , quoiqu'il eût été près de cinq ans_ sous terre. Elle avait encore les mains pieuse- ment jointes en forme de croix sur sa poitrine. Ils se disaient les uns aux autres que sans doute ce corps déli- cat et précieux ne répandait aucune odeur de corruption dans la mort, parce que vivant il n’avait reculé devant aucune infection , devant aucune souillure pour soulager les pauvres. Ils le retirèrent ensuite de son cercueil, et l'ayant enveloppé d’une draperie de pourpre, ils le dé- posèrent dans une châsse de plomb, qu’ils replacèrent ensuite dans le caveau sans le fermer, de manière à ce que l’on n’éprouvât aucune difficulté pour l’enlever lors de la cérémonie. « Enfin, le 1° de mai, au point du jour, la multi- ! Élisabeth, depuis son veuvage, avait en eflet refusé, entre autres propositions de mariage, la main de l’empereur. LE DE SAINTE ÉLIS&BETH DE HONGRIE. dk tude s’assembla autour de l’église, et l’empereur ne put qu'avec difficulté fendre les flots du peuple pour pénétrer dans l’enceinte. Il semblait pénétré de dévotion et d’hu- milité : il était pieds nus, et vêtu d'une pauvre robe grise, comme l'avait été la glorieuse sainte qu'il allait honorer ; cependant il avait sur la tête sa couronne impé- riale : autour de lui étaient les princes et les électeurs de l’empire également couronnés, et les évêques et les abbés avec leurs mitres. Cette pompeuse procession se dirigea vers la tombe de Fhumble Élisabeth; c’est alors, dit un narrateur , que fut payé en gloire et en honneurs , à la chère sainte dame, le prix de toutes ses humiliations et de toute son abnégation sur la terre. « L’empereur voulut descendre le premier dans le ca- veau et soulever la pierre qui le recouvrait ; le même pur et céleste parfum qui avait déjà surpris et charmé les re- ligieux, se répandit aussitôt sur tous les assistans, et aug- menta les sentimens de fervente piété qui les animaient. Les évêques voulurent eux-mêmes exhausser le corps sacré de sa fosse ; l’empereur les aida aussi; il-baisa avec fer- veur le cercueil dès qu'il le vit, et le souleva en même temps qu'eux. Il fut sur-le-champ scellé avec le sceau des évêques , et puis transporté solennellement et au milieu d’un concert de voix et d’instrumens , par eux et par l’empereur , au lieu qui avait été préparé pour l'ex- poser au peuple. | « Cependant une ardente impatience dévorait les cœurs de ces milliers de fidèles qui se pressaient autour de l'en- ceinte, qui attendaient la vue des saintes reliques , qui brûlaient du désir de les contempler , de les toucher , de les baiser à leur aise. « O heureuse terre ! disaient - ils, sanctifiée par un tel dépôt, gardienne d’un tel trésor ! 0 heureux temps où ce trésor s’est révélé! » Enfin, quand fa 38 HISTOIRE procession arriva au milieu du peuple, quand ils virent ce corps précieux porté sur les épaules de lPémpereur , des princes ét des prélats, quand ils respirèrent ce doux parfum qui s’en exhalait, l’enthousiasme n’eut plus de bornes. « O petit corps très-sacré, s’écriait-on, qui avez tant de poids auprès du Seigneur, et tant de vertu pour guérir les hommes ! Qui pourrait n’être pas attiré par ce fragrant parfum? Comment ne pas courir après la nouvelle sainteté et la merveilleuse beauté de cetté sainte femme? Que les hérétiques tremblent, que les perfides Juifs s’épouvantent! la foi d'Élisabeth les a con- fondus. Voilà celle que l’on regardait comme folle, et dont la folie a confondu toute la sagesse de ce monde ! Les anges ont honoré son tombeau, et voilà tous les peu- ples qui y accourent, les grands seigneurs et l’empereur romain lui-même s’abaissent pour la visiter ! Voyez l’ai- mable miséricorde de la majesté divine ! Voilà celle qui, vivante, a méprisé la gloire du monde, qui a fui la société des grands, la voilà honorée magnifiquement par la sou- veraine majesté du pape et de l’empereur! Celle qui a toujours choisi la dernière place, qui s’est assise par terre, qui a dormi dans la poussière , la voilà portée, exaltée par des mains royales !... Et c’est bien justement, puisqu'elle s’est faite pauvresse et qu’elle a vendu tout ce qu’elle avait, pour acheter l’inappréciable perle de l'éternité! » « Le corps saint ayant été exposé à la vénération publique, on célébra solennellement l'office en son honneur ; la messe propre de la sainte fut chantée par l'archevêque de Mayence. À l’offrande l’empereur s’appro- cha de la châsse, et plaça sur la tête de la chère Élisabeth une couronne d’or, en disant : « Puisque je n’ai pas pu la couronner vivante comme mon impératrice , Je veux DE SAINTE ÉLISAGETH DE HONGRIE. 39 au moins la couronner aujourd’hui comme une reine immortelle dans le royaume de Dieu.» Il y ajouta une coupe en or, dont il avait coutume de se servir dans ses fes- tins, et où fut renfermé plus tard le crâne de la sainte. Il mena ensuite lui-même à loffrande le jeune duc Her- mann , fils de la sainte ; l’impératrice y mena également les jeunes princesses Sophie et Gertrude. La vieille du- chesse Sophie, ses fils Henri et Conrad , s’approchèrent aussi des restes glorifiés de celle qu’ils avaient trop long- temps méconnue , prièrent longtemps auprès d'eux, et offrirent de riches présens en leur honneur. La noblesse et le peuple se pressaient à la fois au pied de l’autel où ils voyaient sa châsse , pour lui faire l'hommage de leurs prières et de leurs offrandes ; les fidèles de chacun des pays différens qui s’y trouvaient assemblés voulurent y célébrer loffice à leur manière, avec les cantiques de cha- que pays, ce qui fit durer infiniment la cérémonie. Les offrandes furent d’une richesse et d’une abondance in- croyable, rien ne semblait suffire à ces âmes pieuses pour orner et embellir ce lit tout fleuri de miracles , où dor- mait la chère Élisabeth. Les femmes donnaient leurs bagues , les ornemens de leur poitrine, et toutes sortes de bijoux ; d’autres offraient déjà des calices , des missels, des ornemens sacerdotaux pour la belle et grande église. qu'ils demandaient qu’on élevât sur-le-champ en son honneur , afin qu’elle pût y reposer avec l’honneur qui lui était dû , et que son âme en fût d’autant plus disposée à invoquer Dieu pour ses frères. » Cette belle et grande église ne tarda pas à s'élever sur les bords de la Labn, dans le site le plus pittoresque. La première pierre en fut posée , par le landgrave Conrad , quelques mois après la canonisation de la sainte. Il faltut vingt années pour achever les fondations seulement , et 40 HISTOIRE vingt-huit autres pour élever les parties les plus essen- tielles, qui ne furent terminées qu’en 1283; l’intérieur, les flèches et tout cet ensemble grandiose , tel qu’il se présente aujourd'hui à nos regards , ne fut complété que dans le courant du quatorzième siècle. « Dans les récits si détaillés de ce temps, on chercherait en vain un nom, un seul nom qui nous ait conservé la mémoire d’un ar- chitecte, d’un maçon, d’un ouvrier quelconque , parmi tous ceux qui, pendant 150 ans, ont travaillé à cette œuvre immense. Ils semblent avoir pris, pour se cacher, les mêmes précautions que d’autres pour éterniser leurs insignifians ouvrages. Anonymes sublimes, ils ont voulu confondre leur gloire dans celle de la chère sainte, aimée du Christ et des pauvres! et, quand leur mission labo- rieuse a été achevée, ils sont morts , comme ils avaient vécu , dans la simplicité de leurs cœurs, ignorans, igno- rés, oubliant tout, hormis Dieu et Élisabeth , oubliés de tous, hormis de lui et d'elle. » La gloire d'Élisabeth se répandit dans tout l’univers chrétien : elle attrait à Marbourg une foule de pèlerins aussi grande que celle qui se rendait, de tous les pays de l'Europe, au tombeau de saint Jaques de Compostelle. Des églises nombreuses s’élevèrent au loin sous son invoca- tion : partout, et notamment à Trèves, à Strasbourg, à Cassel, à Winchester, à Prague, des couvens , des hô- pitaux , asile de la souffrance morale et physique, la pre- naient pour patronne et protectrice auprès de Dieu. Des proses, des hymnes, des antiennes furent composées et généralement usitées en son honneur : les ordres reli- gieux , et en particulier ceux de Saint-François, de Saint- Dominique, de Citeaux et de Prémontré, lui consacrèrent chacun un office spécial. Je ne connais rien qui fasse mieux ressorüir le princi- DE SAINTE ÉLISABETH DE HONGRIE. {1 pal contraste du moyen âge et du nôtre , que ce spectacle de toute la chrétienté émue pour glorifier une jeune femme qui n’avait d’autre recommandation que l’ardeur de sa foi et l’éclat de ses bonnes œuvres. Le moyen âge est tout particulièrement un âge de foi; aussi les faits de l’ordre religieux sont-ils peut-être ceux de cette époque qui doivent le plus attirer lattention de l'historien , car ce sont ceux qui ont exercé la plus grande influence sur l'esprit des peuples et sur les événemens. Sous ce rapport, l'ouvrage de M. de Montalembert est un véritable service rendu aux études historiques. Toutefois, je ne saurais lapprouver entièrement , et il me semble qu’il eùt gagné beaucoup à étre conçu d’autre sorte. M. de Montalembert , en écrivant la vie d’Élisabeth , a cru devoir reproduire tout ce que ses contemporains ont raconté sur elle , sans en excepter les traditions les plus merveilleuses, les miracles les plus énormes, tels que des résurrections de morts, qui se trouvent en grand nombre dans les légendaires de la sainte. Jusque-là, c’est bien ; ces traditions appartiennent à l’histoire , comme indices précieux du caractère de l'époque ; mais fallait-il se dis- penser de les juger ? Fallait-il les jeter ainsi aux hommes de notre temps, sans examen, sans critique ? «Nous avons rapporté ces phénomènes surnaturels, dit M. de Montalembert, avec la méme scrupuleuse exactitude que nous avons mise dans le récit de tout le reste de sa vie. La seule pensée de les omettre, ou méme de les pal- lier, de les interpréter avec une adroite modération, nous eût révolté. C’eût été , à nos yeux , un sacrilége que de voiler ce que nous croyons la vérité, pour complaire à l’orgueilleuse raison de notre siècle : c’eût été une inexactitude coupable, car ces miracles sont racontés par les mêmes auteurs, constatés par la même autorité que 42 HISTOIRE tous les autres événemens de notre récit, et nous n’au- rions vraiment pas su quelle règle suivre pour admettre leur véracité dans certains cas, et la rejeter dans d’autres. C'eût été, enfin, une hypocrisie, car nous avouons sans détour que nous croyons, de la meilleure foi du monde, à tout ce qui a jamais été raconté de plus miraculeux sur les saints de Dieu en général, et sur sainte Élisabeth en particulier. » Je n’ai rien à dire de la foi de M. de Montalembert, sinon qu’elle a fait tort à son livre; et le sage et pieux Fleuri en eût jugé comme moi , lui qui exhortait les f- dèles «à prendre, pour sujet et pour fondement de leur dévotion , des vérités de foi, et des paroles de l’Écriture , non des opinions d’école, des histoires fabuleuses, ou des représentations imaginaires'. » Les siècles de foi inventent ; c’est un fait constant dans l’histoire de l’humanité, et d’ailleurs très-naturel, car les vérités de foi se prètent merveilleusement à l’invention et à la poésie; et aux époques où l'intelligence humaine n’est guère préoccupée que de ces vérités, il est tout simple qu'elle travaille démesurément à les amplifier et à les em- bellir. Mais, dans les âges où les esprits sont presque uniquement préoccupés de vérités d’observation , un iné- vitable changement s'opère; la capacité de la foi est alors fort réduite , et il faut la traiter en conséquence, avec les mêmes ménagemens qu’on traiterait un estomac débile, en ne lui présentant que des alimens de choix'et d’une digestion assurée. M. de Montalembert, s'adressant à nous comme à des hommes du moyen âge, il n’est pas étonnant qu'il ait aussi affecté les formes de langage et d’exposition qui ! Huitième discours sur l’histoire ecclésiastique. DE SAINTE ÉLISABETH DE HONGRIE. 43 sont propres aux époques de simplicité et de naïveté. Mais pourquoi nous traiter en gens simples et naïfs , puisque nous ne sommes ni l’un ni l’autre? et M. de Montalembert le sait très-bien , car il déplore avec raison l'extirpation complète de ces aimables qualités". Pourquoi mettre, en tête de ses chapitres , des titres tels que celui-ci : Com- ment la chère sainte Élisabeth fut ensevelie dans la cha- pelle de son hôpital, et comment les petits oiseaux du ciel célébrèrent ses obsèques ? Pourquoi, en un mot, composer son ouvrage de manière que , sauf l’érudition historique et le talent du style, il a quelquefois Pair d’avoir été écrit, dans un couvent , par une nonne et pour des nonnes ? Quand on veut agir sur son siècle, il faut se montrer ce qu’on est, c'est-à-dire, un homme de ce même siècle, et qui sait lui parler sa langue, tout en le combattant , tout en lui prouvant qu’il s’est égaré. F. R. ! Voyez l’Introduclion. COUP D'OEIL SUR LES CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE, DANS LE 17°, LE 18° ET LE 19° SIÈCLE. —— te 0 e—— Comme l'annonce mon titre, il s’agit ici de géné- ralités , d’un simple coup d’œil sur l’ensemble , la phy- sionomie de la littérature française , et non de l’apprécia- tion individuelle de chaque auteur. Il va sans dire, en outre , que mon jugement est de peu d’importance. Je ne suis pas un grand clerc , et, à l’exemple de Montai- gne, je ne présente point mes opinions comme les meil- leures, mais tout bonnement comme miennes. En parcourant les ouvrages des écrivains du 17e siècle, on est frappé du caractère servile de cette littérature , si brillante sous d’autres rapports. En effet, servilité quant à la langue, servilité quant à la pensée, servilité quant à la forme. Tous, sans doute , ne sont pas asservis au même degré , mais tous subissent plus ou moins les effets paralysans de lesprit général de l’époque. En 1629 , le cardinal de Richelieu, instruit que quel- ques littérateurs se réunissaient parfois pour se lire mutuellement leurs productions, comprit, dans son in- stinct de despotisme, tout le parti qu'il pouvait tirer d'une association pareille. Il Pétablit sur des bases fixes, CARACTÈRES GÉNÉRAUX DB LA LITTÉRATURE , ETC. 49 a couvrit de son rude patronage, et fit ainsi de lPacadé- mie française un instrument docile, un moyen d'agir sur la multitude, selon qu’il plairait au maître. Corneille, qui avait trop de hauteur dans l’âme pour se faire Ja créature de qui que ce füt, en fit la triste expérience. Le Cid avait déplu au ministre. Les nouveaux acadé- miciens durent condamner la pièce, ce qu’ils firent toute- fois avec une modération qui laissait entrevoir leur dé- plaisir d’une telle corvée. La langue francaise , jusque-là naive, souple , hardie, fut soumise à une législation rigoureuse. Elle devint polie mais circonspecte, et plus propre à rendre les idées des philosophes et des savans que celles des hommes à imagination. Une foule de mots, regardés on ne sait pourquoi comme bizarres et de mau- vais goût , furent bannis impitoyablement du vocabulaire des lettrés. En cherchant à épurer l’idiome on Pappauvrit et le dépouilla d’expressions heureuses que Fénélon re- grettait amèrement. C’est ainsi que furent perdus, entre autres, sans retour, la plupart de ces charmans dimi- nutifs qui ont tant de grâce dans les vieux poëtes fran- cais. On dirait d’un jardinier maladroit, frappant en aveugle sur les branches d’un bel arbre , et croyant seu- lement l’émonder. Le génie, il est vrai, parvint sou- vent à vaincre la pruderie du langage, mais l’influence de lacadémie n’en fut pas moins désastreuse. V’augelas, d’Ablancourt et quelques autres forment un intermé- diaire entre les écrivains qui les avaient précédés et ceux qui les suivirent. On retrouve chez eux la naïveté de l’ancienne langue unie à la puret£ froide à laquelle le français venait d’atteindre. Mais c’est surtout chez Corneille que se fait sentir d’une manière bien remar- quable cette gêne croissante du purisme et de la fa- meuse règle des trois unités. Lisez Médée , lisez l’'Husion 46 CARACTÈRES GÉNÉRAUX comique. Certes, ces deux essais sont bien incorrects, bien barbares, si l’on veut , mais quelle vigueur de con- ception et de style, quelle liberté shakspearienne! Et si le poëte devenu plus mûr, plus sûr de lui-même, continue à marcher dans cette voie, quelles productions originales ne pourra-t-on pas en attendre! Malheureu- sement, plus tard il pense s’être égaré. Le théâtre des anciens lobsède. On lui crie aux oreilles que sa diction n’est pas assez sévère. Il prend peur. Il fait amende honorable, mais non toutefois de bonne grâce, et sans jeter maint coup d’œil de regret sur la route qu'il a quittée et à laquelle il revient de temps à autre par une vieille affection. À mesure qu’il avance dans la carrière, son langage devient plus pur, son vers plus net, ses expressions de meilleure compagnie, mais on voit que le grand homme est mal à l’aise; il n’est pas libre dans son allure, il étouffe dans ses liens. C’est tou- jours un robuste athlète, mais un athlète emmailloté. Molière, dont la verve puissante s’accommodait mal de la préciosité de l'hôtel de Rambouillet; Lafontaine, que toute gène effarouchait, combattirent vigoureusement aussi en faveur du laisser-aller de la langue française. Quant à Racine et à Boileau, ils acceptèrent le joug sans murmurer, et, il faut le dire, on aperçoit bien rarement dans leurs écrits les effets des entraves qu'ils s’étaient imposées. Après la mort de Richelieu , les esprits fatigués d’une pénible contrainte, semblèrent retrouver une liberté, une énergie qui se remarquent surtout dans les pages hardies de Saint-Évremont et du cardinal de Retz. Mais cette liberté ne devait pas être de longue durée. Louis XIV, moins dur, moins farouche, mais non moins despote que le ministre, recueillit le fruit des violences de ce DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE. 47 dernier, et moissonna sans peine ce que le terrible visir avait semé si laborieusement. Des pensions, des présens, enchaïnèrent les littérateurs, académiciens ou non. On a dit et redit que ce monarque avait formé les grands hommes qui illustrèrent son règne, et cependant il serait facile de prouver que sa faveur leur fut, en ce qui con- cerne l’art, bien plus nuisible qu avantageuse. « Tout ce qui à fait la gloire de Louis XIV, dit M. de Barante, ministres, généraux, écrivains, tous avaient reçu la naissance et l'éducation à une époque où son gouverne- ment n'avait pas encore pris son assiette. Leur génie fut, pour ainsi dire, trempé dans un temps où les âmes avaient plus de vigueur et de liberté. Quoi qu’il en soit, cette première génération d'hommes une fois épuisée, elle ne se renouvela pas. L'influence de Louis XIV ne fit -rien naître de semblable autour de lui. » Pour parler des poëtes , quels furent les sujets permis à leur inspiration? Des conquêtes, des richesses, des fêtes somptueuses , des femmes brillantes , et rien de plus. Leurs productions se ressentirent de la mesquinerie du but qu’ils se proposaient. D'ailleurs les grâces tombaient de préférence sur les louangeurs les plus effrontés. Chante, Boileau , chante, malheureux , que Louis n’a point passé le Rhin ! Célèbre sa vaillance équivoque ! Crie à ton maître: Cesse de vaincre , ou je cesse d’écrire! Ou bien, poursuis de ton vers acéré un misérable écrivailleur aussi dénué _desprit que d’argent ! Livre à la risée de la cour le man- teau troué et les longs jeûnes de Colletet! Si un front auguste s’est déridé, tu auras bien gagné ta journée , tu auras noblement rempli ta mission poétique ! Mais poussé par un saint enthousiasme pour la vertu , par une sainte indignation contre le vice, ne va pas faire quelque allu- sion aux débauches du grand roi, aux trésors du peuple , x , 48 CARACTÈRES GÉNÉRAUX engouffrés dans Versailles, à l’effroyable misère du Jabou- reur , car la Bastille ou Pignerol t’attendent. Chante, Racine ! Fais de ton maître un nouvel Assuérus ! Apporte chaque jour à ce dieu terrestre le tribut de tes pieuses adorations ! Plus tard un regard indifférent , une parole froide, te feront mourir dans le désespoir ; mort difficile à comprendre aujourd’hui. On ne meurt plus de cette mort-là. Qu'est-ce que la poésie , si ce n’est l'expression de sen- timens nobles , de vérités utiles au genre humain? Quel doit être son but , sinon de blàämer le mal, de louer le bien partout où ils se trouvent, et de laisser dans l'âme comme un levain de hautes pensées? N’est-ce pas une langue à part que le cœur seul parle, que le cœur seul peut comprendre ? N'est-ce pas le feu moral, le feu sacré qui réchauffe notre intelligence et la rend capable de tout ce qui est grand , soit qu’elle s’exprime par des actions, soit qu’elle emprunte le secours du pinceau, des sons ou des paroles? La poésie’ est la mère du dévouement. C’est elle qui poussait Winkelried sur les lances autri- chiennes; c’est elle qui soutenait Pécolat s’arrachant la langue pour la jeter à ses bourreaux. Malheur au peuple sans poésie! Parcourons les chefs-d’œuvre poétiques de l'antiquité et des temps modernes , nous y retrouverons toujours cet amour du beau moral, unique source de toute vraie in- spiration. C’est Homère, qui nous attendrit sur le magna- nime Hector , sur les cheveux blancs du vénérable Priam. C’est Dante, qui verse les torrens de sa bouillante indi- “gnation sur les crimes de son siècle , qui pleure sur la patrie et s’écrie douloureusement : Ahi serva Ilalia, di dolore ostello ! Nave senza nocchiero in grän lempesla ! DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE. 49 C’est Shakspeare qui nous émeut pour la vertueuse Des- demona , qui livre à notre horreur laffreux Jago, et ambition criminelle de Macbeth et de Richard II. C’est Gæœthe, qui dans Gætz de Berlichingen déplore la perte des vertus chevaleresques, gloire de l'Allemagne, dont son héros est admirable personnification. C’est Schiller, qui nous fait voir un peuple bon et courageux, supportant avec résignation les caprices de ses tyrans , jusqu’à ce que la coupe ayant déborde , il se lève comme un seul homme, sans peur et sans reproche , montrant au monde que le faible devient fort , appuyé sur la justice : Dem Schiwachen is! sein Stachel auch gegeben. C’est Kürner qui pousse son pays à reconquérir lindépen- dance. C’est André Chénier , qui, en face de l'échafaud, ne craint pas de célébrer Charlotte Corday. Voilà des poëtes, Or , je le demande, ces caractères se retrouvent-ils chez les auteurs du 17e siècle ? Leur lecture, qui satis- fait souvent notre intelligence, nous réchauffe-t-elle, nous dispose-t-elle à devenir meilleurs P Outre le beau sonnet de Hainaut et la touchante élégie de Lafontaine sur les malheurs de Fouquet, trouve-t-on beaucoup d’élans généreux dans toutes ces rimes adulatrices ? Si c’est là de la poésie, c’est de la poésie de courtisan. Bien en- tendu que je ne parle pas ici de Molière, homme qui appartient à toutes les époques , et qui porta la comédie à un degré de perfection inconnu jusqu'alors , et qu’on n'a jamais atteint depuis; ni de Lafontaine, trop pares- -Seux pour être bon courtisan; ni de Corneille, qui fit parfois entendre des accens mâles et austères. Loin de moi l’idée ridicule de contester le moins du monde le talent admirable de Racine, de Boileau , de Quinault ! Je XII À 50 CARACTÈRES GÉNÉRAUX parle seulement de Fusage qu'ils ont fait de ce talent ; de la pensée fondamentale qui les animait dans la plupart de leurs compositions, savoir de plaire à un monarque devant qui pâlissaient tous les intérêts de l'humanité. Une faculté sublime de l’âme humaine, qui, sans une indépendance complète , ne peut se développer dans toute son énergie et produire les résultats heureux qu’on doit en attendre, fut donc réduite, par la protection fatale de la cour, à n’être plus que l'organe de la flatterie et du mensonge, ou qu’un amusement puéril destiné à remplir les longues heures des oisifs... Fersus inopes rerum, nug'æque canoræ. Les poëtes de ce temps furent des panégyristes à gages, gagnant leur salaire plus ou moins consciencieusement, et déployant plus ou moins de ressources intellectuelles. À cet esclavage moral se joignit une autre espèce de servitude non moins funeste au développement de la lit- térature nationale. Je veux parler de l’imitation fanatique des anciens. Les ouvrages de l'antiquité étant considérés comme type unique et à jamais invariable, il ne fut plus question que d’en approcher le plus possible, et toute l'am- bition des écrivains français dut se borner à tâcher d’être les doublures des écrivains grecs ou romains. Ainsi Cor- neille fut appelé lEschyle, Racine le Sophocle, Boileau l’Horace français, etc. En vain quelques esprits sains firent tous leurs efforts pour prouver qu’un auteur devait, avant tout, être de son temps et de son pays; comme, par malheur, ces hommes avaient moins de talens que de zèle, qu'ils étaient incapables de joindre l’exemple au précepte, ils ne furent pas écoutés et le ridicule les réduisit bientôt au silence. Il faut convenir aussi que la plupart des défenseurs d’une littérature originale tombaient dans ee nt DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE. 51 un autre extrême, en refusant aux anciens le juste hom- mage qui leur est dù pour avoir créé une littérature qui leur fût propre. On aurait dù comprendre que si Homère, Sophocle, Juvénal , doivent être médités avec soin, ce ne doit pas être dans le but de se faire leurs copistes, mais bien dans celui d’apprendre d’eux à manier le pin- ceau pour peindre notre époque et nos coutumes comme ils ont peint les leurs. Horace lui-même n’avait-il pas dit : Respicere exemplar vilæ morumque jubebo Doctum imitatorem, el vivas häne ducere voces. Si, par hasard, un tableau d’Apelles était retrouvé de nos jours, que dirait-on d’un peintre qui se croirait artiste parce qu’il aurait calqué tout bonnement le chef-d'œuvre du grand maître ? La fameuse question sur les anciens était donc mal posée. Les deux partis avaient également tort. Mais si l’asservissement des poëtes fut complet par suite des deux causes indiquées , il n’en fut pas tout à fait de méme à l'égard des prosateurs , qui conservèrent quelque indépendance, quelque dignité. La prose se prétait moins facilement que les vers aux basses adula- tions. La prose contribuait fort peu aux fêtes de Versailles. Ce n’était pas en prose que Benserade faisait ses galantes devises , ni les faiseurs d’opéras et de divertissemens leurs prologues , où le grand roi était obligatoirement toujours comparé à Jupiter, ou tout au moins à Mars ou à Hercule. Il advint de là que les prosateurs, moins choyés, moins circonvenus par le pouvoir, et partant moins esclaves, gardèrent une allure plus fière, une liberté relative assez grande. Ce n’est pas qu’on ne ren- contre parmi eux des courtisans. Ils ne purent se soustraire 52 CARACTÈRES GÉNÉRAUX toujours à cette préoccupation de flagornerie, si forte qu’elle réussit parfois à faire dire des platitudes même au grand Molière. C’est elle qui fait faire à Labruyère un portrait idéal de grand prince , au bas duquel il met pour ainsi dire le nom de Louis XIV. C’est elle qui trace, sous la plume légère de Mme de Sévigné, ces lignes cruelles où elle raconte si agréablement le massacre des pauvres paysans bretons. C’est elle qui poursuit les orateurs jusque dans la chaire sacrée , d’où n'auraient dù descendre que des vérités graves et sévères. C’est elle qui nous révolte jusque dans le majestueux Bossuet, dans l’aigle de Meaux. On connaît l’ingénieux euphémisme de ce prédicateur qui, voulant ménager un auditoire illustre, s'écriait : « Mes frères, nous sommes presque tous mortels ? » Toutefois ces flatteries sont le plus souvent accidentelles , acces- soires. Elles sont un moyen et non pas un but. C’est une espèce de tribut obligé, acquitté en passant. Plusieurs beaux caractères se présentent à nous parmi les prosa- teurs. Bourdaloue attaque sans ménagement les vices de la cour et ceux du monarque. Fénélon fait entendre à ce dernier des vérités qui devaient sembler d’autant plus dures qu’on y était moins accoutumé. De plus, les pro- sateurs n’élant pas , comme les poëtes , contraints, sous peine d’être appelés barbares , de modeler leurs écrits sur ceux de l’antiquité, durent nécessairement être plus originaux , et gagner autant sous le rapport de l'indé- pendance de l’art qu’ils gagnaient sous celui de l’indépen- dance de la pensée. L’éloquence de la chaire, en particulier, dont les anciens n’avaient pas même l’idée et que le chris- tianisme seul pouvait créer , atteignit le plus haut degré de splendeur. Cependant, quant au style, il est facile de voir, par la comparaison, que les orateurs sacrés, sur- tout , ont réglé souvent la coupe et la disposition de leurs phrases sur celles de Cicéron. DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE. 54 En 1715, les caveaux de Saint-Denis, dont les tours effrayaient tant Louis XIV, se referment, aux imprécations du peuple , sur le puissant despote. Comme après Riche- lieu, à la servitude succède la licence, à l’adulation insulte. Mais cette fois les masses sont plus éclairées , les lumières ont pénétré assez avant dans la nation. La France va vivre d’une vie nouvelle. Cet esprit d’opposi- tion à l’arbitraire , de discussion sur la nature et les actes du gouvernement, dont Fénélon avait déjà donné l’exem- ple, fait des progrès rapides et annonce de loin une crise terrible. Massillon , à qui Bossuet semble avoir légué le sceptre de l’éloquence sacrée, et qui, en face des restes mortels du‘plus redouté des princes , trouvait ces paroles sublimes : Dieu seul est grand, mes frères ! Massillon va employer toutes les forces de son'génie à saper les doc- trines de l’évêque de Meaux. Celui-ci, champion du pouvoir absolu , avait représenté le roi comme souverain maître de ses sujets. Massillon, s’élevant contre la puis- sance illimitée, représente le roi comme fait pour le peuple et tirant tout de lui. Cette différence de vues, d'opinions , entre les deux grands orateurs, on la re- trouve tout aussi tranchée entre les deux siècles. Dans le 17% on obéit en aveugles. Le peuple n’est rien, le monarque est tout; on encense jusqu’à ses vices. La littérature , à quelques exceptions près, n’est guère qu’un moyen de faire sa cour ou un passe-temps sans portée. Dans le 18€ on obéit encore , il est vrai, mais on exa- mine, on discute. La littérature se fait militante. Elle est tour à tour sérieuse , frivole, immorale, mais elle a secoué un patronage qui lui pesait, et si, parfois , elle flatte le- pouvoir, ce n’est qu’une affaire de forme, qu’une voie plus sùre pour atteindre son but. Quel est ce but, quelle estcette pensée dominante du siècle? C’est de pousser au mépris 54 CARACTÈRES GÉNÉRAUX des institutions existantes en en montrant les abus mon- strueux, c’est de fäire voir dans toute leur nudité les vices d’un clergé corrompu. Malheureusement on devait confondre le christianisme avec ses indignes ministres, et attribuer à une loi de paix et d'amour des maux qui n’étaient que l’ouvrage des hommes. Il faut avouer que le moment était bien choisi pour s'élever contre l’ordre social. Un gouvernement sans gloire et dilapidateur, une cour livrée à tous les débordemens , une noblesse crapuleuse qui trainait dans la boue des noms illustres , des prêtres faisant parade d’immoralité , tel était l’édifiant spectacle offert à un peuple qui commençait à ne plus se croire un troupeau. Cependant, quoique cet état de choses parût intolérable, quoique l’on sentit vivement le besoin d’une réforme, les esprits étaient encore incapables de décider comment cette réforme devait avoir lieu. Il était réservé à Montesquieu de leur montrer la route. Ce grand homme, qui fut toute sa vie occupé d’améliorations socia- les , comprit qu'avant de publier un ouvrage sérieux sur cette matière, il devait, pour ne pas effaroucher ses con- temporains, se conformer d’abord à leur caractère léger et frivole. Voulant les ramener par la plaisanterie à des ré- flexions graves, il mit au jour, en 1721, ses Lettres per- sanes, où, sous des formes enjouées et badines, se cache souvent beaucoup de profondeur , et où les finances , le commerce, l’industrie, la religion , l’avenir de l'espèce humaine, sont tour à tour examinés, et fournissent à l’auteur des considérations pleines de justesse. Plus tard, dans lEsprit des lois, chef-d'œuvre de sagacité et de haute philosophie, il devait présenter immense tableau des institutions de tous les peuples et de tous les temps. Trois hommes semblent résumer plus particulièrement le caractère complexe du 18% siècle. Montesquieu, qui DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE. 55 représente l'esprit d'investigation philosophique cher- chant dans le passé des leçons pour le présent. Voltaire , assemblage bizarre de sérieux et de frivolité, de géné- rosité et de bassesse , de belles actions et de turpitudes ; courtisan et tribun , défenseur de Calas, calomniateur de Rousseau , flattant les grands seigneurs et les bafouant, employant toutes ses ressources à détruire à la fois les abus , les préjugés , et la sainte doctrine qui les condamne, Enfin , J.-J. Rousseau , ennemi non moins ardent d’un ordre de choses misérable et des vices des prêtres, mais plein de respect pour un sentiment religieux qu’il jugeait indispensable au bonheur des hommes, et croyant qu’il ne suffisait pas d’abattre , mais qu’il fallait aussi réédifier. Presque tous les écrits du temps se rattachent plus ou moins à chacun de ces trois grands types , à chacune de ces manières de voir. Quel fut alors Pétat de la poésie? Pauvre servante sous Louis XIV , sut-elle revenir à sa véritable vocation ? Hélas ! il faut le dire avec douleur, jamais elle ne fut moins comprise. On en fit ou un moyen de propager Pir- réligion et le cynisme, ou un assemblage de sons destiné uniquement à charmer l’oreille. Louis Racine n’est qu’un élégant versificateur. J.-B. Rousseau, qu’on a écrasé du nom de grand , fut, comme dit M. Sainte-Beuve, le moins lyrique des poëtes à la moins lyrique des époques. Doué du sentiment de l’harmonie , mais dépourvu d’en- trailles , il n’a de beaux momens que lorsqu'il rend les pensées d'autrui, comme dans ses odes sacrées, comme dans ses cantates et quelques autres pièces, pour les- quelles il puise à pleines mains dans Horace et Ovide. Pourtant cette époque de dévergondage et d’incrédu- lité désespérante fut sillonnée d’un éclair de véritable poésie. Certes il y avait de l'avenir, il y avait de la verve, 6 CARACTÈRES GÉNÉRAUX de la générosité, du courage dans ce Gilbert, qui, fort de sa conscience . de sa conviction , ne craignit pas d’en- gager le combat contre la desséchante et toute-puissante philosophie des encyclopédistes. Mais il succomba dans la lutte, mourut de misère et de désespoir , sans qu'aucun de ceux qu’il avait défendus lui eût tendu la main. Je me trompe : un prêtre chrétien, un archevêque, lui fit avoir un lit à l'hôpital, où, dans sa longue agonie , le poëte se rappelant ceux qui lPabandonnaient si lâchement, s’écriait : Qu'ils meurent pleins de jours, que leur mort soit pleurée ! Qu'un ami leur ferme les yeux! Rien ne prouve d’une manière plus frappante combien l’on ignorait en quoi consiste la poésie , que la tentative ridicule et quasi burlesque de Voltaire pour donner une épopée à la France. C’était méconnaître étrangement et son siècle et soi-même. Était-ce bien à l’époque décolorée de la régence, où le peuple, corrompu par l’exemple de la cour , ne croyait plus à rien, qu’il eût été possible de lui faire goûter un genre de poëme qui ne peut être le fruit que de la foi et de l’enthousiasme ? Et le raisonneur, le sardonique, l’incrédule philosophe était-il capable d’une telle besogne ? Dans la tragédie on suivit généralement les traditions raciniennes , excepté Crébillon, qui fit de la terreur le mobile principal de ses drames , et Voltaire, qui s’empara du théâtre pour y précher la philosophie. Lesage, Dan- court, Destouches, Piron, Gresset suivirent dignement les traces de Molière , et furent souvent heureux dans la peinture du cœur humain. Marivaux, abandonnant l’école du grand maitre, s’attacha à peindre des mœurs artifi- cielles et à disséquer , pour ainsi dire, le sentiment. Il DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE. 97 rend assez bien la nature musquée des salons du grand monde d’alors , et semble avoir composé ses ouvrages dans le boudoir d’une petite-maitresse. Diderot fut le chef d’une école comique, qui, voulant peindre les mœurs bourgeoises, avait la prétention assez mal fondée de rester toujours dans le vrai. Dans cette école, dont le genre guindé et lugubre fut longtemps à la mode, les person- nages sont le plus souvent complétement hors nature. La vertu si haut perchée , si incroyable des uns se rencontre aussi peu dans le monde que le raffinement de scéléra- tesse des autres. Les hommes sont un composé de bonnes et de mauvaises qualités. Nul n’est entièrement bon, et nul , peut-être , n'est entièrement mauvais. D'ailleurs , le caractère de ces héros-modèles , des ces héroïnes incom- parables füt-il vrai, le langage vantard et boursouflé qu’on leur prête ne le serait pas. L'homme juste, la femme sage, parlent fort peu de justice et de sagesse. Ils se bornent à les pratiquer. Beaumarchais, renonçant au drame niais et pleureur , dans lequel il avait médiocrement réussi, résolut, mieux avisé , de mettre sur la scène un type qu’on n’y avait pas encore vu. Son Figaro ne ressemble en aucune façon aux autres valets de comédie, imités des anciens. C’est un représentant , une personnification du peuple devenu plus éclairé, en opposition aux grands, ayant déjà la conscience de son mérite, et partant la voix forte, le verbe décidé. C’est une plainte vivante du talent aux prises avec la fortune et les priviléges. On dirait que cette voix audacieuse , jusqu’alors inouïe , donne le signal du ren- versement sans exemple qui va s’opérer. L’édifice social, miné pendant quatre-vingts ans, croule de fond en comble. Les premiers vont être les derniers. L'impulsion donnée à la littérature par la révolution \ 58 CARACTÈRES GÉNÉRAUX française, fut loin d’être aussi forte qu’on aurait pu lat- tendre. Cette révolution , qui avait culbuté une antique dynastie, qui avait retourné , renouvelé tout en France, laissa presque intact le vieux code qui régissait la répu- blique des lettres. Aristote , Boileau et la routine conti- nuërent à régner paisiblement sur le servum pecus. Des sujets modernes furent traités , il est vrai, mais toujours à la vieille manière, sans nul souci des lieux, ni des temps; - c’est-à-dire qu'on traita le sujet de Charles IX ou de Fénélon , à peu près comme on aurait traité celui d'Œ- dipe ou d’Atrée. Pourtant on était las de ces imitations misérables , on sentait le besoin d’une rénovation litté- raire en harmonie avec les idées nouvelles. Mais nul ne se croyait assez fort pour mettre la main à l'œuvre, et les littérateurs qui avaient, sans hésiter, voté la déchéance et la mort de Louis XVI, pälissaient à l’idée de la viola- tion des trois unités. « Des idées fausses, dit un habile critique, se joignirent à l’idée d’une légitime rénovation. On s’imagina que tout ce qui n’était pas la liberté de l'an IT était contraire aux arts. La révolution corrompit le goût. Un décret abolit les académies pour les remplacer par une Société populaire et républicaine des arts, où le talent donnait moins accès que le républicanisme. Tout dut passer par le moule des opinions de l’époque. Au théâtre, on n’admit que des pièces patriotiques. On affecta des manières triviales pour plaire à la populace. L’élo- quence finit par n’étre plus qu’une basse flatterie de la classe déguenillée, et la poésie partagea cet avilissement.» Au milieu de cette dégradation se présente un homme tout à fait à part, qui ne ressemble en rien, ni pour la pensée, ni pour l'expression, aux poëtes qui l'entourent, non plus qu’à ceux qui Pont précédé , fait d’autant plus étonnant qu’il imitait aussi les anciens. « André Chénier, DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE. »9 dit M. Villemain, est un solitaire plein d'imagination et de goût, qui se sépare de son temps tout à la fois par instinct et par réflexion, et qui est poëte autrement qu’on ne pouvait l'être autour de lui... Las du faux goût d'élégance qui affadissait la littérature, il méditait à la fois la représentation savante et naturelle des formes du génie antique. » C’est de lui seul , peut-être , qu'on peut dire qu’il est resté original en imitant, éloge trop sou- vent donné à de simples plagiaires. De ce poëte si pur, si gracieux , les circonstances font bientôt un poëte poli- tique. La terreur courbe toutes les têtes, glace toutes les langues. Lui seul flétrit de sa voix mâle les sanglantes orgies des uns , la lâcheté des autres. Lui seul ose trou- bler de ses malédictions l’apothéose de l’ignoble Marat. La poésie a retrouvé sa route, elle se rappelle sa mission, elle aura sa récompense. Dans un temps moins orageux, André Chénier eût été en butte à la calomnie, à d’oc- cultes persécutions , à d’implacables rancunes. La tour- mente révolutionnaire ne lui gardait que léchafaud. Deux genres littéraires seuls subirent l'influence im- médiate de la révolution sociale. Ce furent l’éloquence de la tribune, si haute chez Mirabeau, Vergniaud, Isnard, et l’hymne républicain, tel que le conçurent Lebrun, Marie-Joseph Chénier et Rouget , auteur de la Marseil- laise. Du reste, pendant la période révolutionnaire, la poésie fut en général aussi mesquine, aussi niaisement fleurie que sous Louis XV. Nous avons de Robespierre et de Fouquier-Tainville de petits vers galans et coquets, de petits madrigaux sucrés qui auraient fait honneur à Dorat ou au cardinal de Bernis. Pendant le consulat et l'empire, le champ de la litté- rature fut considérablement rétréci. Tout écrivain qui se permettait d'aborder une question sociale, tout philo 60 CARACTÈRES GÉNÉRAUX sophe qui sortait quelque peu de la philosophie spéeu- lativé, était traité d’idéologue, et les idéologues n'étaient pas bien en cour. On pouvait écrire sur tous les sujets avec la liberté dont parle Figaro. On avait celle surtout , et l’on ne s’en faisait faute, de louer à outrance non- seulement le conquérant, mais encore la myriade d'altesses impériales, royales , sérénissimes, qui gravitaient autour de lui. C'était le bon temps, c'était l’âge d’or des fabri- cans d’épithalames, lesquels suaient sang et eau pour suffire à tant de besogne. Les harangues pompeuses , les vers dévoués et ronflans de Fontanes , rappelèrent digne- ment les plus beaux jours de flagornerie monarchique. Quelques hommes, toutefois, se refusèrent constamment à cette prostitution morale, et conservèrent une âme virile et indépendante. De ce nombre furent Lemercier, auteur de Pinto et de la belle tragédie d’Agamemnon , et l’auteur d’AÆbufar, le généreux, le vénérable Ducis. À la chute de l'empire, il arriva ce qui était arrivé à la mort de Richelieu et à celle de Louis XIV, et ce qui arrivera toujours après une action puissante et oppressive, savoir une réaction contre le pouvoir, par laquelle on tâcha de regagner ce qu'on avait perdu. La vie militaire fut remplacée par une vie politique inquiète, et par une vie littéraire non moins active, non moins agitée. Nous es- saierons d’apprécier cette dernière le plus brièvement possible. La révolution politique ne fut pas , comme on l’a cru longtemps , la cause véritable de la révolution qui devait s’opérer plus tard dans la littérature. IL faut chercher cette cause dans la lassitude, le dégoût qui suivaient les pro- ductions des prétendus continuateurs de Racine , de Boi- leau , ainsi que dans l'étude de la littérature anglaise , allemande, italienne, jusque-là fort peu connue en France. DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE. 61 faut dater la naissance du romantisme d'une douzaine d'années environ avant la réunion des états-généraux , c’est-à-dire , de l’époque où parut la traduction de Shaks- peare par Letourneur, traduction sans doute bien timide, souvent même bien ridicule, mais qui révéla aux Français tout un monde nouveau , et leur montra un grand génie qui avait marché sans les lisières d’'Aristote. La Messiade de Klopstock, la Divine comédie de Dante, Gætz de Berlichingen et Werther de Gœthe, Ossian, déroulèrent tour à tour un genre de beautés oubliées par les faiseurs de théories. Châteaubriand et Mme de Staël imprimèrent une grande force à ce mouvement, lequel, suspendu sous l'empire, fut continué pendant la restauration. Deux camps distincts se formèrent bientôt. Dans l’un, composé des vétérans de l'académie française, de la plupart des littérateurs de l'empire et de quelques autres moins âgés, se trouvaient les défenseurs opiniâtres des vieilles poé- tiques. Dans l’autre, les prôneurs de la réforme, dont Victor Hugo, Alexandre Dumas, Mérimée et autres jeunes hommes pleins de vigueur et de talent , étaient les chefs. Outre ces deux partis, il s’en forma un troisième, à la tête duquel se plaça Casimir Delavigne. On pourrait donner à ceux qui le composent le nom de mitigateurs, vu qu'ils ont entrepris la tâche louable, mais ardue, d’éteindre les querelles, de rapprocher des adversaires qui commencent à être épuisés, et à reconnaître l'inutilité et méme le danger de ces disputes. Car qu’est-il arrivé ? Les classiques, persuadés que l'unique chemin du beau était l’ornière où ils se traînaient sans fruit, y glanant à peine, par la raison toute naturelle que d’autres y avaient moissonné, se sont refusés obstinément à recon- maître la moindre étincelle de génie chez leurs audacieux rivaux, et ont frappé d’anathème tout ouvrage qui s’écar- 62 CARACTÈRES GÉNÉRAUX tait le moins du monde de la ligne tracée par Boileau. Ils n’ont pas voulu comprendre qu'un siècle ne peut ressembler à un autre siècle, que chaque époque a des besoins différens, que ce qui avait fait la gloire de quel- ques écrivains ferait la honte de leurs copistes, qu’enfin il était bien temps que la France eût une littérature qui ne fût pas en dehors de ses mœurs et de son histoire. Les mêmes hommes qui blâmaient à juste titre Ronsard d’avoir voulu introduire, dans la langue française, des expressions, des tournures grecques et latines que eette langue repoussait, auraient dù se montrer conséquens et permettre aux modernes de s’affranchir entièrement de la tutelle des anciens. D’un autre côté, les romantiques, qui jouent en France le rôle que Pécole de Zurich avait joué en Alle- magne, se sont vus forcés (passez-moi le mot) d’enfoncer les portes qu’on ne voulait pas leur ouvrir, de briser violemment les chaînes dont on ne voulait pas les délivrer. IL en est résulté des excès blämables qui ont nui à la juste cause qu’ils avaient embrassée. À côté d'ouvrages mar- qués au coin du génie, étincelans de beautés dont on ne soupçonnait pas que la langue française püt être suscep- tible, on a vu surgir tout à coup une foule de productions étranges, qui, il faut l'avouer, ne brillent guère que par la lueur des incendies et des poignards, lesquels semblent être le texte favori et presque unique d’un grand nombre d'auteurs actuels. Comme on reprochait, avec raison, aux partisans de F'ancienne école une faiblesse, une mono- tonie déplorable, les partisans de la nouvelle, afin de ne pas avoir l'air timides, se sont lancés à corps perdu dans toutes sortes d’extravagances qui ne vivront pas plus que les productions incolores qu'ils méprisaient. Les écrivains qui combattent pour la liberté de l’art en ont DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE. 63 fait souvent un triste usage. Des drames hideux et contre pature ont déshonoré le théâtre ; des doctrines désolantes ont été préchées dans les romans. En outre, et il faut en gémir, plusieurs hommes d’un beau talent paraissent avoir jeté dans leurs premiers écrits tout ce qu'ils avaient de nobles convictions, de force juvénile, de générosité dans le cœur. Le goût de l’or a tué chez eux la sainte inspiration. L'atelier est devenu boutique. Ils font com- merce de littérature, se vendent d’avance à tant la ligne, s’usent dans les journaux, dans les revues, et ne croient plus à la postérité. De tout cela il ne faut pas conclure, pourtant, que l’avenir littéraire de la France soit compromis. La cause des romantiques paraît gagnée quant aux principes. Le bégueulisme de la langue française, l’aristocratie du vocabulaire sont vaincus. Tous les mots sont nobles maintenant quand ils sont à leur place. Il sera permis, désormais, de peindre sous toutes ses faces la nature, seul maitre des hommes de génie. Une route large est ouverte, dans laquelle ont déjà marché et marcheront encore un grand nombre de bons écrivains. Béranger, Lamartine, Victor Hugo et autres ont fait briller la poésie lyrique de l'éclat le plus vif et le plus pur. Les partis se rapprochent , on s’est fait des concessions mutuelles ; la paix est à peu près conclue. J’ai connu personnellement plus d’un auteur qui semblait devoir être à jamais l’ad- versaire irréconciliable du romantisme, qui jurait de mourir sur la brèche, et qui, plus tard, a passé à l’en- nemi avec armes et bagage. En revanche , beaucoup des plus fougueux révolutionnaires ont modifié considérable- ment leur manière de voir. Quant aux incurables du classicisme, quant aux {erro- ristes de l'école actuelle, ils tomberont également dans 64 CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA LITTÉRATURE , ETC. un juste oubli; les uns pour avoir refusé de marcher avec leur époque, les autres pour avoir cru que le feu était la même chose que la lumière. Le mal que ces derniers ont fait ne sera que passager, tandis que les principes régénérateurs qu’ils ont défendus, quoique souvent sans les bien comprendre, ne trouveront bientôt plus d'antagonistes. Attendons, espérons ! Albert Ricrarp, Professeur de littérature française à l'Université de Berne. tés HENRIETTE. Que le cœur est fidèle quand il est jeune et pur encore; qu’il est tendre et sincère ! Combien j’aimai cette Juive, à peine entrevue, sitôt ravie ! Quelle angélique image m’est restée de cet être fragile, charmant assemblage de grâce, de pudeur et de beauté ! L'idée de la mort est lente à naître ; aux premiers jours de la vie, ce mot est vide de sens. Pour l'enfance, tout ést fleuri, naissant , créé de hier ; pour le jeune homme, tout est force , jeunesse, surabondante vie ; à la vérité, quelques êtres disparaissent de la vue, mais ils ne meurent pas... Mourir ! c’est-à-dire, perdre à jamais la joie; per- dre la riante vue des campagnes, du ciel; perdre cette pensée elle-même, toute peuplée de Mc ds espoirs, d’il- lusions si présentes et si vives! !.... Mourir ! c’est-à-dire, voir ces membres où la vigueur abonde, que la vie réchauffe, qu'un sang vermeil colore, les voir s’affaiblir, se glacer, se dissoudre au sein d’une affreuse päleur !.... Pénétrer sous cette terre, soulever ce linceul , entre- voir ces chairs ravagées, cette poussière d’ossemens.…... Le vieillard connaît ces images, il les écarte ; mais , au “jeune homme, elles ne se présentent pas réubiée Il perd celle qu'il aime , il connaît qu'il ne doit plus la 1 La Bibliothèque Universelle a publié précédemment /es deux Prisonniers et la Bibliothèque de mon oncle. Henriette est la con- tinuation et la fin du petit roman qui se compose de ces trois morceaux. XI 6) 66 HENRIETTE.. revoir, il rencontre son convoi, il la sait sous ce bois, sous cette terre,... mais c’est elle encore, point changée, toujours belle, pure, charmante de son pudique sourire, de son regard timide, de son émouvante voix. IL perd celle qu’il aime , son cœur se serre, ou s’é- pand en bouillans sanglots ; il cherche, il appelle celle qui lui fut ravie ; il lui parle , et, donnant à cette ombre sa propre vie, son propre amour, il la voit présente... c'est elle encore, point changée, toujours belle et pure, charmante de son pudique sourire, de son regard timide, de son émouvante voix. Il perd celle qu’il aime ; non, il s’en sépare ; elle est en quelque lieu, et ce lieu est embelli de sa présence, il est Hororé par ses pas, éclairé par ses yeux, tout y est beauté, tendresse, douce lumière, chaste my- MÈRE «16 Et pourtant, en ce lieu où elle est, la nuit, le froid, l’humide, la mort et ses immondes satellites sont à l’œuvre ! j L'idée de la mort est lente à naître ; mais une fois qu’elle a pénétré dans l'esprit de l’homme, elle n’en sort plus. Jadis son avenir était la vie, maintenant, de tous ses projets, la mort est le terme ; aussi dès lors elle inter- vient à tous ses actes : il songe à elle lorsqu'il remplit ses greniers , il la consulte lorsqu’il acquiert ses domaines , elle est présente quand il passe ses baux, il s’enferme avec elle dans son cabinet pour tester, et elle signe au bas avec lui. La jeunesse est généreuse, sensible, brave... et les vieillards la disent prodigue, inconsidérée, téméraire. HENRIETTE. 67 La vieillesse est ménagère, sage, prudente... et les jeunes hommes la disent avare > égoïste, poltronne. Mais pourquoi se Jugent-ils, et comment Pourraient-ils se juger? ils n’ont point de mesure commune. Les uns calculent tout sur la vie, les autres tout sur Ja mort. Il est critique ce moment où l'horizon de l’homme change. Ces plages de l'air, naguère lointaines, infinies , se rapprochent ; ces fantastiques et brillantes nuées de- viennent opaques et immobiles ; ces espaces d’azur et d’or ne montrent plus que la nuit au bout d’un court crépus- cule.... Oh que son séjour est changé ! que tout ce qu’il faisait avait peu de sens ! 1] comprend alors que son père soit sérieux, que son aïeul soit grave, qu'il se retire le soir quand les jeux commencent. Lui-méme s’émeut, cette nouvelle idée travaille son cœur, elle y réveille le souvenir de beaucoup de paroles, de beaucoup de choses, dont il ne pénétra point jadis le lugubre sens ou le charme consolateur.….….. C'était aux jours de sa première jeunesse, un dimanche, il vit, il entendit des convives réjouis, assis sous une treille, fêtant la vie, narguant la tombe ; l’on riait , l’on buvait, l’on Égayait cette courte existence, et le couplet, S’échappant de dessous le feuillage, volait Joyeusement par les airs : + Puisqu'il faut, dans la tombe noire ÿ S’étendre pour n’en plus sortir, Amis ! il faut jouir et boire, Amis ! il faut boire et jouir... Et quand la camarde à l'œil cave, Viendra nous vêtir du linceul, Encore un verre! et de la cave, Passons tout d’un saut au cercueil ! 68 HENRIETTE. Et le chœur répétait avec une mäle et chaude harmonie : Et quand la camarde à l’œil cave, Viendra nous vêtir du linceul, Encore un verre !..….. et de la cave, Passons tout d’un saut au cercueil ! Autrefois, plus anciennement encore, c’était, au coin d’un champ pierreux, un vieillard infirme, courbé sous le rude travail du labourage. Sous le feu du soleil , il dé- frichait une lande stérile; la sueur ruisselait de sa tête chauve, et la bêche vacillait dans ses mains desséchées. En cet instant un cavalier longeait la haie. À la vue du vieil homme, il modéra son allure : Vous avez bien de la peine? dit-il. Le vieillard , s’arrêtant , fit signe que la peine ne lui manquait pas; puis bientôt, reprenant sa béche : Il faut, dit-il, prendre patience pour gagner le ciel! Souvenirs lointains, mais puissans, et dont chacun recèle un germe bien divers. Lequel veut éclore?.… La nuit, au bout de ce court crépuscule, est-elle éter- nelle ? Qu’alors je choque le verre avec vous, convives réjouis; qu'avec vous je fête la vie, je nargue la ca- marde !.. Qu’alors je place tout en viager, et sur ma tête : honneur, vertus , humanité , richesses; car mon Dieu, c'est moi ; mon éternité, ces quelques jours; ma part de félicité, tout ce que je pourrai prendre sur la part des autres , tout ce que je pourrai tirer de voluptés de mon corps, donner de jouissances à ma chair ! Honnête si je suis fort, riche, bien pourvu par le sort ; mais honnête encore si faible, je ruse; si pauvre, je dérobe; si déshé- rité, je tue dans les ténèbres, pour ravoir ma part à l’hé- ritage ; car ma nuit s'approche, et autant qu'eux j'avais droit à jouir ! HENRIETTE . 69 Et quand la camarde à l'œil cave... Gai couplet , que je te trouve triste ! Tu me sembles comme ce sol fleuri, qui ne recouvre qu’ossemens ver- moulus ! Mais si la nuit s'ouvre au bout de ce court crépuscule! Si elle n’est qu'un voile épais qui cache des cieux res- plendissans et infinis ?.. Alors, vieil homme, que je m’approche de toi, tes haillons m’attirent , je veux cheminer dans ta voie. Quelle paix pour le cœur, et quelle lumière pour l’es- prit ! Une tâche commune, un Dieu commun, une éter- nité commune. Venez, mon frère, votre misère me touche ; cet or me condamne, si je ne vous soulage. Souffrance et résignation , richesse et charité, ne sont plus de vains mots, mais de doux remèdes, et des pas vers la vie! Le mal est donc un mal ; le bien est donc à choisir et à poursuivre. La justice est sainte, l'humanité bénie ; le faible a ses droits, et le fort ses entraves. Puissant ou misérable, nul n’est déshérité que par son crime Voluptés, plaisirs, richesses, vous avez vos laideurs et vos redevances. Indigence, douleurs, angoisse, vous avez vos douceurs et vos priviléges...….. Mort ! que je ne te brave ni nete craigne , que seulement je m'apprête à voir ces plages fortunées dont tu ouvres l'entrée. Vieil homme! que je te trouve sain , riche, consola- teur. Tu me sembles comme ces vieux débris qui, dans les lieux écartés, recouvrent un trésor. Ainsi changent les objets selon le point de vue. Ainsi est critique ce moment où , l’idée de la mort envahissant l’esprit de l’homme , deux voies s’ouvrent devant lui. 70 HENRIETTE. Si l’homme était purement logicien , selon son point de départ, on le verrait, par une nécessité impérieuse , fatale, cheminer de prémisses en conséquences, dans l’une ou l’autre de ces deux voies. Heureusement l’hom- me, indépendamment de toute doctrine, connaît et aime l'ordre, la justice, le bien ; la vertu , lorsqu'il l'a goûtée, Pattire et le retient à elle. D'ailleurs, pauvre raisonneur, esprit flottant , être faible, travaillé de passions , ou tout entier à ses besoins, il n’a ni le temps ni la force d’être atroce ou sublime... Toutefois, suivez ce troupeau, observez ceux qui s’isolent pour lui être bienfaisans ou funestes ; vous y rencontrerez, parmi les plus convaincus, les plus énergiques aussi, et vous les verrez marcher à la vertu sans orgueil , ou aux forfaits sans remords. Pourtant, pauvre couplet, je ne t'en veux pas, tu ne songeais point à mal; il est bon de boire, il est bon de chanter : la joie élargit le cœur. Sous la treille, au bruit des flacons , c’est au grave , à l’austère de se retirer, et tu arrives alors, porté sur les ailes de la gaîté et de la folie. Est-ce ta faute si quelques refrains échappés de dessous ce feuillage , vinrent frapper Poreille d’un jeune enfant qui gravissait la côte en compagnie de son oncle ? Nous nous retournâmes. Mon oncle Tom, bien que pour son compte il s’abstint de boire du vin, aimait à voir les bonnes gens oublier, autour de quelques verres, les soucis et les travaux de la semaine. Il n’était pas dans ses habitudes de partager ces banquets, mais il se ré- créait à les considérer, la gaîté en arrivait jusqu’à lui, et ses traits s’animaient d’un bienveillant sourire. Aussi, le dimanche soir, je me promenais sur ses pas, non point aux lieux publics , non point aux solitudes écartées, HENRIETTE. 71 mais autour de ces treilles qui, aux environs de la ville, ombragent les familles du petit peuple. Maintenant, jy vais encore, parfois j'y figure , soit parce que je suis resté petit peuple, soit parce que mon art m’y conduit. Voilà deux choses nouvelles que je vous apprends, lecteur. L’une vous cause une impression désagréable, qui que vous soyez; l’autre vous surprend, si toute- fois, de ce que vous avez lu jusqu’ici de mon histoire, vous n’avez pas, conclu déjà qu'Ostade et Teniers devaient m’attirer à eux plus que Grotius et Puffendorf. Mais je divise ces deux assertions pour en causer à part. Auriez-vous oublié ce bourgeon qui est dans votre tête comme dans la mienne. Je prends la liberté de vous le rappeler. Apprenez donc que nul ne se dit du petit peuple , ne se plaît à être du petit peuple, ni à y ren- contrer ses amis. Et ne serais-je point un peu votre ami? Qui que vous soyez, le petit peuple , dans votre bouche, c’est le peuple des échelons inférieurs à celui que vous occupez dans l’échelle de la société ; vous, vous n’en étes. pas , et à moins que votre vanité ( encore le bourgeon ) n’y trouve son compte, l’on ne vous verra point vous faire gloire d'être du petit peuple, en fussiez-vous. Apprenez cela. À la vérité, si votre bourgeon froissé par l’insolence d’un grand s’apprète à le froisser à son tour, il pourra se faire qu’en ce moment vous tiriez gloire d’être du petit peuple, n’en fussiez-vous pas méme ; mais ce n’est que pour un instant, et en ce sens seulement que le petit peuple a plus de savoir-vivre, de meilleures manières, un ton bien préférable à celui de ce grand-là, et qu’il le regarde comme infiniment au-dessous de soi. 72 HENRIETTE. Si pareillement votre bourgeon veut que vous prési- diez un club, que vous soyez l’âme d’une émeute, le chef d’un parti, le rédacteur d’une feuille populaire, encore en ce moment-là vous ne tirerez gloire que d’une chose , à savoir d’être de ce petit peuple, d’être sorti du sein de ce petit peuple, de vouloir mourir au sein de ce petit peu- ple, et pour lui si possible; mais vos gants blancs, votre habit fin, votre linge frais, votre badine à l'occasion, et votre binocle au besoin , témoignent contre votre as- sertion. Vous vous dites du petit peuple , et vous vous trouveriez offensé que l’on vous prit au mot. Comme vous voyez, l’exception confirme la règle. Or, c’est un fait que je suis resté petit peuple. Je tâche de n’en tirer ni vanité ni honte, bien que j'éprouve que c'est excessivement difficile. Je passe à mon autre assertion. Mon oncle Tom avait de grandes préventions contre la profession d’artiste; il la trouvait peu digne d’un être pensant, et très-impropre à faire vivre un être mangeant, buvant , et surtout se mariant. Ce qui est bizarre, c’est qu’en'dédaignant Partiste , il honorait particulièrement Vart , en tant que l’art tombe dans le domaine de l’érudi- tion , qu’il est matière à recherches, à mémoires. Mon oncle avait écrit deux volumes sur la glyptique grecque. Pour moi , je n’avais que faire de la glyptique grecque; mais, bien jeune encore, la fraîcheur des bois, le bleu des montagnes, la noblesse de la figure humaine, la grâce des femmes , la blanche barbe des vieillards, m’avaient séduit par de secrets attraits, plus vifs, plus pressans encore , quand j'avais rencontré, sur la toile ou sur le papier , limitation de ces choses qui me charmaient. Mille gauches essais, épars sur mes cahiers, sur mes livres ; HENRIETTE . 13 témoiïgnaient du plaisir merveilleux que je trouvais dès lors à imiter moi-même, et je me souviens que, durant les longues heures de l’étude , je griflonnais avec délices les images charmantes que présentaient à mon imagina- tion quelques vers de Virgile, souvent mal ou à peine compris. Je fis Didon. Je fis Iarbas. Je fis Vénus elle- même : Virginis os habitumque gerens , et virginis arma Spartanæ : vel qualis equos Threïssa faligat Harpalice, volucremque fugä prævertitur Eurum. Namque humeris de more habilem suspenderat arcum , Venatrix, dederatque comam diffundere ventis, Nuda genu, nodoque sinus collecla fluentes. La chevelure n’allait pas mal , le genou était conforme; le tout donnait un ouvrage admirable, je m'imagine, sans ce sinus fluentes. Par malheur je vins à manquer le sens, et nous eùmes.... nous eûmes une nourrice puissante. Mon oncle Tom avait d’abord souri à mes griffonnages ; mais, plus tard , il avait cessé d’encourager un goût qui me détournait de mes études. Toutefois , lorsque le di- manche soir il me menait promener autour des treilles , il alimentait, sans le savoir, ce goût qu’il voulait com- battre. Sous ces feuillages, je retrouvais les jeux charmans de l’ombre et de la lumière , des groupes animés , pitto- resques, et cette figure humaine où se peignent , sous ._ mille traits, la joie, Pivresse, la paix , les longs soucis , l'enfantine gaité ou la pudique réserve. Aussi, comme lui, j'aimais ces promenades , mais nous n’y cherchions pas les mêmes plaisirs. Cependant, depuis que, aux lar- bas et aux Didon, eurent succédé peu à peu, sur mes cahiers, des figures plus vulgaires mais plus vraies, ces promenades cessèrent. 7 4 HENRIETTE. Alors mon bon oncle, contre son penchant, et malgré son grand âge, me mena sur ses pas loin de la ville, dans les campagnes éloignées , quelquefois jusqu’à ces lieux où , sous les roches du mont Salève, l’Arve serpente au travers d’une vallée verdoyante , embrassant de ses flots des îles désertes, et mirant dans son onde le doux éclat du couchant. Du lieu où nous nous reposions, on voyait une vieille barque porter sur l’autre rive quelques rustiques passagers ; ou bien, dans le lointain, une longue file de vaches passait, à gué, des iles sur la terre ferme. Le pâtre suivait, monté sur une vieille cavale, avec deux marmots en croupe; insensiblement les mugissemens, plus lointains, arrivaient à peine à notre oreille, et la longue file se perdait dans les bleuâtres ombres du cré- puscule. Ces spectacles me ravissaient. Je quittais ces lieux le cœur ému, l’âme remplie d’enchantement, pressé déjà d’un secret désir d’imiter, de reproduire quelques traits de ces merveilles. Auretour, jy employais ma soirée ; et, par une illusion charmante et toujours prête à renaître, parant mes plus informes croquis de tout l’éclat des cou- leurs dont mon imagination était pleine, je tressaillais de la plus innocente, mais de la plus vive joie. Quoiqu'il écrivit sur la glyptique, et qu'il sût par cœur les ouvrages de Phidias et les trois manières de Raphaël, mon bon oncle s’entendait peu aux arts du dessin et de la peinture. Il vantait les beaux temps de la renaissance, mais son penchant était pour les médaillons de Le Prince, et les pastorales de Boucher, dont il avait orné sa biblio- thèque. Toutefois, près du lit, dans un cadre vermoulu , il y BENRIETTE. 79 avait un tableau que nous affectionnions , mon oncle et moi, plus que tous les autres, mais par des causes bien diverses : lui, parce que cet ouvrage, antérieur aux temps de Raphaël, jetait de vives lumières sur la question de la découverte de la peinture à l'huile ; moi, parce qu’il me révélait, avant tout autre, la mystérieuse puissance du beau. C'était une madone, tenant dans ses bras l’enfant Jésus. L’auréole d’or entourait le chaste front de Marie, ses cheveux tombaient sur ses épaules, et une tunique bleue, à longues manches, laissait voir dans l'attitude une grâce naïve , et le tendre maintien d’une jeune mère. Cette penture, dénuée de tout arüfice de composition, et em- preinte du fort caractère d’un siècle de foi, de jeunesse et de renaissance, me captivait par un invincible attrait. La jeune madone avait mon admiration, mon amour, ma foi; et quand je montais pour voir mon oncle, mon premier et mon dernier regard étaient pour elle. Néanmoins, mon oncle, tout ceci lui paraissant au moins étranger à l’étude du droit, décrocha le tableau , et le fit disparaître. Le droit n’en alla pas mieux, je n’y trouvais aucun plaisir, et lorsque j'eus perdu ma Juive, je cessai toute espèce de travail. Nulle ambition , nul goût à rien, plus de crayons , plus de livres , hormis un seul qui ne quittait guère mes mains. Les semaines, les mois s’écoulaient ainsi, et mon pauvre oncle s’en affligeait , sans néan- moins m'adresser des reproches. Un jour que j'étais monté chez lui, j’allai m’asseoir à mon ordinaire auprès de sa table. Il était à ses livres, occupé à transcrire une citation. Je remarquais le trem- blement de sa main, ce jour surtout, où, plus mal 76 HENRIETTE. assurée que de coutume, elle formait des caractères in- certains. Les signes croissans de cette insensible atteinte de l’âge, provoquèrent en moi une tristesse qui com- mençait à me devenir familière , et à défaut d’autre objet, mes pensées se tournèrent de ce côté. C’est que cet oncle, que j'avais sous les yeux, était ma Providence sur la terre, et aussi loin que pussent remonter mes souvenirs, ils ne me montraient d'autre appui que le sien , d’autre paternelle affection que la sienne. On a pu le conclure des récits qui précèdent ; mais si l’on veut bien remarquer , qu'à ce bon oncle, je n’ai pas encore consacré une page qui le fit connaître, on m'’excusera si je me livre avec complaisance au plaisir d’en parler ici. Mon oncle Tom est connu des savans , de tous ceux, par exemple , qui s’occupent de la glyptique grecque, ou de la Bulle Unigenitus ; son nom se lit au catalogue des Bibliothèques publiques, ses ouvrages s’y, voient aux layettes écartées. Notre famille, originaire d’Allemagne , vint s'établir à Genève dans le siècle passé, et vers 1720 mon oncle naissait dans cette vieille maison qui est proche du Puits-Saint-Pierre, ancien couvent, où subsiste encore une tour de l’angle. C’est tout ce que je sais des ancêtres de mon oncle, et des premières années de sa vie. J’ai lieu de croire qu'il fit ses classes, qu’il prit ses grades, et que, se vouant au célibat et à l'étude, il vint se fixer bientôt après dans cette maison de la Bourse française , ancien couvent aussi, où s’est achevé tout entier le cours de sa longue vie. Mon oncle vivant avec ses livres, et n’ayant point de relations en ville, son nom, connu de quelques érudits étrangers, et principalement en Allemagne, était pres- que ignoré dans son propre quartier. Nul bruit dans.sa demeure , nulle variété dans ses habitudes, nul change HENRIETTE. 77 ment dans sa mise antique , en telle sorte que, comme tout ce qui est uniforme et constamment semblable, comme les maisons, comme les bornes, on le voyait sans le remarquer. Deux ou trois fois pourtant , des passans m'arrétèrent pour me demander qui était ce vieillard ; mais c’étaient des étrangers que frappait son allure ou sa mise, différente de celle des autres passans. C’est mon oncle! leur disais-je , fier de leur curiosité. De: ce genre de vie et de goûts dérivaient certaines habitudes d’esprit. Si mon oncle, homme d’étude, ignorait le monde, d’autre part, plein de foi à la science, il prenait dans les livres ses doctrines et ses opinions , apportant à ce choix, non pas l’impartialité suspecte d'un philosophe , mais le calme d’un esprit qui, étranger aux passions et aux intérêts du monde , n’a ni hâte de con- clure, ni motif pour pencher. Ainsi, toutes les hardiesses de la philosophie lui étaient familières , et il avait débattu avec non moins de soin jusqu'aux plus ardues questions de la théologie, sans qu'il ft facile de deviner quelle était au fond sa croyance religieuse. Quant à la morale , il l'avait étudiée avec ce même esprit d’érudition, pour connaître plus que pour comparer, en telle sorte qu’il était tout aussi mal aisé de déméler quels étaient les prin- cipes qui dirigeaient sa conduite. En fait de croyances , comme en fait de principes , rien ne l’étonnait , rien ne l'irritait, et si ses convictions étaient faibles, sa tolérance était entière. Ce portrait que je trace de mon oncle lui ôtéra Paffec- tion de bien des lecteurs, peut-être leur estime. Je m’en afflige, et d'autant plus qu’à cause de cela je sens moi- même décroître mon amitié pour eux. À la vérité, quand ‘il s'agirait de juger si l'espèce de scepticisme que j'attri- bue à mon oncle ; est une chose bonne ou mauvaise en 78 HENRIETTE. elle-même ou par sa tendance, je serais, je m'imagine, d’accord avec ces lecteurs ; mais je me sépare d’eux dès qu’ils s’autorisent de la nature d’une doctrine, pour refuser leur affection et leur estime à l’homme qui la professe, si cet homme est bon et honnête, Au surplus, ces lecteurs sont dignes d’excuse; leur opinion provient d’une source respectable. En effet, le plus grand nombre des hommes , j’entends de ceux qui font honneur à l’espèce, ont été plus d’une fois à portée de reconnaître par eux-mêmes l'insuffisance des bons penchans à guider toujours vers le bien, et comment ces penchans succombent souvent, lorsqu’ils sont aux prises avec d’autres penchans moins bons. De là, à leurs yeux, labsolue nécessité des principes et des croyances, auxiliaires puissans, et les seuls propres à as- surer au bien la victoire. De là aussi leur défiance à égard de ceux en qui ils ne croient pas reconnaître ces garanties. C’est justement dans cette opinion , qu’au fond je par- tage , que je trouve lexplication, et en quelque sorte la clé du caractère de mon oncle, et des apparentes contradictions qu’offraient entre elles, au premier abord, ses opinions et sa vie. Cet homme était d’une trempe na- turellement si bonne, si honnête et si bienveillante, qu'il ne s’était peut-être jamais trouvé à portée, comme les lecteurs dont je parle, de reconnaître le besoin d’aucun auxiliaire qui le portât au bien, et, encore moins , qui l'empéchät de faire le mal. Une décence naturelle lavait préservé de tous désordres , une timidité native et sa vie solitaire lui avaient conservé une antique simplicité, tandis que son cœur, humain plutôt que sensible, généreux plutôt qu’ardent, et point usé par les déceptions et les défiances , avait retenu certaine verdeur juvénile qui se HENRIETTE. 79 manifestait dans ses sentimens et dans ses procédés. Et, comme il arrive quand les vertus n’ont pas coûté d’ef- fort , nul orgueil , nulle froideur ; une modestie vraie, une bonté candide, et certain charme d’innocence paraient les aimables qualités de cet excellent vieillard. Aussi , malgré les opinions plus ou moins étranges et contradictoires qui pouvaient flotter et coexister dans l’es- prit de mon oncle, ou y établir entre elles une lutte ; en dépit des principes de morale ou de conduite qui pouvaient logiquement découler de ces opinions, ses habitudes por- taient toutes l'empreinte de honnêteté la plus sévère , et de la plus vraie bonté. Si , à la vérité, sa semaine s’écou- lait dans de laborieuses recherches qui le préoccupaient tout entier, il consacrait le dimanche à un décent et tranquille repos. Dès le matin, un vieux barbier son contemporain rasait son visage, apprêtait sa perruque ; puis, vêtu d’un habit marron, neuf, quoique d’une coupe antique, il se rendait à l’église de sa paroisse, appuyé sur sa canne à pommeau d’or, et portant sous le bras un psaume proprement relié en peau de chagrin , et fermé de clous d'argent. Assis à sa place d'habitude, il écoutait le sermon avec une consciencieuse attention, et, sans doute, nul plus que lui n’apportait de la candeur à s’en appliquer les leçons. Sa voix cassée se mélait aux chants , puis, après avoir déposé dans le tronc son of- frande, large, mais toujours la même, il rentrait au logis , nous dinions ensemble , et la soirée était consacrée aux paisibles promenades dont j'ai parlé. Ces traits, qui ne se rapportent qu’à l’une des habitudes de mon oncle, suffisent à donner l’idée de l’honnête sim- plicité qui présidait à tous les actes de sa vie solitaire, mais ils ne donnent aucunement la mesure de la bonté également simple de son cœur , et je me trouve embar- 80 HENRIETTE . rassé pour la peindre sans lui ôter son charme, sans risquer de faire prendre pour des vertus ce qui était chez lui nature, manière d’être. Dirai-je que, demeuré mon protecteur par la mort de mes parens qui avaient laissé quel- ques engagemens à remplir, jamais il ne lui était entré dans l’esprit que ce ne füt pas sa plus naturelle affaire que d’y satisfaire en entamant ses modiques capitaux ? dirai-je que jamais il n’imagina un instant que je n’eusse pas droit à tous ses sacrifices, sans même-qu’il examinät si j'en étais toujours digne, si j’étais docile à ses directions, ou reconnaissant de ses bienfaits P Mais aux yeux de plu- sieurs, ces choses paraissent des devoirs tout tracés , et la bonté se peint mieux peut-être dans de plus faciles actes. Je suis de cet avis. Aussi -regretté-je que la vieille servante qui, durant trente-cinq années, gouverna le petit ménage de mon oncle, ne tienne pas ici la plume à ma place. Moins infirme qu’elle , il trouvait bien plus simple de suppléer lui-même à l’irrégularité de son service, que de lui donner une rivale; et au lieu d'en concevoir de l’humeur , son habituel mouvement auprès d’elle était de la ragaillardir par quelque propos d’affectueuse gaité. A la vérité, il la querellait parfois, mais seulement pour n'être pas docile à ses prescriptions; et tout en la tyran- nisant de par Hippocrate, ce pauvre oncle, changeant en quelque sorte d’office avec elle, était devenu son ser- viteur. Dans les derniers mois de la vie de cette femme, il lui avait donné sa bonne chaise à vis, et je l'ai vu, chaque jour , après que nous l'y avions transportée en- semble , faire lui-même le lit de sa vieille servante, et tirer encore un sourire de ses lèvres décolorées. Un soir, cette pauvre femme éprouvant une douleur inaccoutumée , mon oncle, après s’être fait dire les symp- HENRIETTE. 81 tômes avec le plus grand soin, consulta son livre, ima- gina une drogue victorieuse, et sortit vers minuit pour la faire préparer sous ses yeux chez le pharmacien. Son absence se prolongeant, Marguerite n’appela pour me faire part de son inquiétude. Je m’habillai en hâte , et je courus chez le pharmacien par le plus court chemin. Mon oncle en était sorti depuis quelques momens. Tranquillisé par cette assurance, je m’acheminai par la rue qu'ilfavait dû suivre: c’est celle de la Cité. J'avais gravi la moitié de cette rue , dont la pente est rapide, lorsque je vis à quelque distance un homme seul que, à son action, je ne reconnus point d’abord pour mon oncle. Il portait avec effort un objet pesant qu'il posa à deux reprises , comme pour reprendre’ haleine, puis, arrivé au haut de la rue, il ie plaça dans un coin formé par la saillie des maisons, s’assurant avec le bout de sa canne que cet objet ne püt rouler de nouveau dans la voie. Je reconnus mon oncle, qui fut bien surpris de me voir. Après lui avoir expliqué le motif de ma course : Eh! j'y serais déjà, medit-il, sans un énorme caillon où je me suis choqué rudement ; et il hâtait le pas en boïtant. Ce trait peint, ce me semble, cet excellent homme. Agé, boiteux , ayant hâte, il avait solitairement porté la grosse pierre en un lieu où elle ne püt plus nuire, et, de son aventure, c'était la seule circonstance qu'il eût déjà oubliée. L'on comprend mieux maintenant avec quelle tristesse je considérais, ce jour-là, trembler la main de mon oncle. J’assemblais ce signe avec d’autres que je rapportais à la même cause: la croissante sobriété de son régime, ses promenades bien plus courtes, et le dimanche, à . XII 6 82 BENRIETTE. l’église, un assoupissement contre lequel je le voyais lutter avec effort. Mais pendant que je me livrais à ces tristes pensées, mes yeux vinrent à rencontrer [a madone...…. elle avait été remise en sa place. J’en fus surpris, car je croyais que mon oncle l’eùt vendue à certain Israélite qui mar- chandait ce tableau depuis longtemps. Je me levai ma- chinalement pour aller la considérer. — Cette madone , dit alors mon oncle... et quelque émotion altéra sa voix. La seule chose dans laquelle mon oncle m’eût indirec- tement contrarié, et l’on a vu par quels moyens, c'était dans mon penchant pour les beaux-arts. Le prix immense qu'il attachait à voir l’unique rejeton de la famille entrer dans la glorieuse carrière de la science, avait seul pu l’engager dans ces pratiques, qui, tout innocentes qu’elles étaient, avaient coûté infiniment à sa droiture comme à sa bonté; et sùrement il s'était reproché, comme une dureté grande, de n'avoir soustrait la vue de la madone. Il n’en fallait pas davantage pour que le trouble et quelque honte agitât son âme candide et sereine. — Cette madone, reprit mon oncle, je l’avais ôtée de là pour des raisons... J'aurais dù ne pas l'ôter..... Je te la donne. Tu la descendras. Pendant qu’il disait ces mots, mon oncle avait repris son calme habituel. Pour moi, surpris au milieu de ma tristesse par ces paroles de regret , qu’accompagnait un don généreux, ce fut à mon tour d’être ému et embar- rassé. — Mais, continua-t-il en souriant, en revanche, tu me rendras mes livres. Mon Grotius s’ennuie là-bas... mon Puffendorf y sommeille..…... La vieille me parle d’a- RENRIETTE. 83 raignées qui tendent leur toile de l'un à l'autre... Après tout , que chacun suive sa pente... Le droit est pourtant une honorable carrière!.... Mais , quoi? les arts ont du bon aussi... On peint la belle nature, on compose des scènes variées, on se fait un nom.... On n’y devient pas riche , mais enfin on peut y vivre modiquement; … de l’économie , quelques gains , un peu d’aide ;... bien- tôt , quand je ne serai plus, mon petit avoir... Ici, ne pouvant reténir mes larmes , j’y donnai cours, m'abandonnant à toute l’affliction que provoquaient en moi ces paroles. Mon oncle se tut, et se méprenant sur la cause de mes larmes, il ne tenta pas d’abord de me consoler, mais après quelque silence, s’approchant de moi: — Une fille si sage, dit-il... si belle!.... une fille si jeune ! — Ce n’est pas elle que je pleure, bon oncle; mais vous me dites des choses si tristes !...….. Que deviendrai-je quand vous ne serez plus? Ces paroles, en tirant mon oncle de son erreur, lui causèrent un soulagement si grand, qu’aussitôt il reprit sa gaité. — Ohe! mon pauvre Jules, est-ce sur moi que tu pleures ?.... Bon ! bon! qu’à cela ne tienne, mon enfant : on vivra..... À quatre-vingt-quatre, on connaît le mé- tier..... Et puis, mon Hippocrate est là... Ne pleurons pas, mon enfant. Il s’agit de beaux-arts... de rien d’autre,... et puis de ton sort. L'âge arrive, vois-tu bien, à toi comme à moi... Tu ne veux pas du droit? c’est permis. Eh bien, mets-toi aux beaux-arts ,... car c’est vrai qu’il faut se plaire à son métier. Tu prendras la madone ; nous te chercherons un atelier... Tu com- 34 HENRIETTE. menceras ici, tu finiras à Rome ; ce sera pour le mieux. Le mal serait de végéter... Avec un but, on travaille, on marche, on arrive, on se marie... Je l'interrompis : — Jamais ! mon oncle. — Jamais P soit ; c’est permis... Mais pourquoi, Jules, te fais-tu célibataire ? — C’est que, lui dis-je avec embarras, je me le suis juré à moi-même... depuis que... — Pauvre fille!.... si sagel.... Eh bien, suis ton idée. C’est permis. Je n’en suis pas mort. L'important, c’est que tu prennes un état, et nous allons nous en occuper. Je fis un effort afin de paraître joyeux de quitter le droit pour les beaux-arts; mais j’avais le cœur trop pé- nétré de tristesse et de reconnaissance, pour qu'aucun autre sentiment y trouvàt place. Au bout de quelques instans je me retirai, après avoir tendrement embrassé mon oncle. Ainsi s’explique ma seconde assertion. Vous comprenez maintenant, lecteur, qu’étant devenu artiste, et demeuré petit peuple , un double motif m’attire autour des treilles, ou m'appelle à y figurer. Il en est un autre encore: c’est le plaisir de fréquenter les mêmes lieux où je me pro- menai jadis sur les pas de mon oncle. Assis moi-même à la longue table, je me le figure errant sous les om- brages d’alentour, s’arrétant pour ouir, pour regarder çà et là; son sourire me caresse comme un souffle, et sa mémoire m'est plus présente. D'ailleurs , indépendamment de l’art, qui trouve là une abondante pâture, ces plaisirs sont vrais et estimables entre les plaisirs, si, goûtés en famille, la décence y règle la joie, comme la simplicité en rehausse le charme. HENRIETTE. 89 Durant les jours quelquefois si ingrats de la semaine, quelle innocente et douce attente que celle d’unir sa famille à la famille de son ami , de son voisin, pour aller goûter un riant loisir sous les charmilles de la plaine, ou sous les châtaigniers de la montagne. Que le soleil du dimanche paraît radieux , l’azur du ciel éclatant ! Après les actes de dévotion qui sanctifient cette journée, de bonne heure, à midi déjà, car la chaleur du jour ne pèse point sur ceux que la joie allége, ces familles se répan- dent hors des murs, et la gaîté des visages répond au vivant aspect des habits de fête. Le pas des parens, celui de l'aïeul, s’il prend encore part à ces plaisirs , règle l'allure ; néanmoins on joue librement à l’entour, et la jeune fille, si elle cherche à plaire aux jeunes hommes , comme c’est son invincible penchant, protégée par l’œil de sa mère, n’est enchaînée ni par une fausse réserve ; ni par une triste pruderie. Les rires, les jeux, une gaie malice, un piquant attrait, rapprochent et animent cette troupe-folâtre ; les parens causent au murmure de cette joie, et, derrière eux, l’aïeul lui-même se ragaillardit au bruit de ces plaisirs d’un autre âge. Et ce ne sont là que les préludes. Ils arrivent sous la charmille ; la fraîcheur, le repos, une table servie, les convient à la fois, et, quels que soient les mets, l’appétit et le bonheur leur prêtent une saveur charmante. Les hasards , même fâcheux , d’une cuisine rustique, ne sont qu'un sujet de gaité, une bonne fortune pour cette so- ciété rieuse. Cependant l’aieul est entouré d’égards , on lui fait le régime qui lui agrée, le bruit se tempère pour lui, chaque jeune homme s’honore de lui témoigner du respect , heureux de se faire ainsi un titre de préférence auprès de la petite fille du vieillard. Ce sont d’aimables momens que ceux qui suivent. Les 86 HENRIETTE. groupes se dispersent, et les robes blanches brillent çà et là sur les gazons d’alentour ; sous l’impression du soir, de paisibles entretiens, plus d'intimité, un doux aban- don , succèdent à la folie du banquet , et le terme de la journée qui s'approche rend les instans plus précieux. Aussi ne nié-je point que, tandis que les parens sont demeurés à causer autour de la table, ou sommeillent en quelque lieu tranquillez il ne s’échange quelque propos tendre ; que le plaisir de s’écarter de la foule ne soit bien vif, bien palpitant d’alarmes et de bonheur ; qu’il n’y ait quelque mécompte enfin, lorsque, de la charmille , s’é- chappe le signal de réunion et de départ. Mais, où est le mal ? et de quelle façon plus honnète ces jeunes gens apprendront-ils à se connaître , à s'aimer et à se choisir pour époux? Oui, ces parens qui causent ou qui som- meillent , ont raison de ne point craindre ce que d’ailleurs ils ne veulent point voir ; ils ont pour garant le souvenir de leur mutuelle honnêteté, et ils savent que là où est la famille, tout s’épure ; que, rassemblée, c’est un sanc- tuaire d’où la souillure est bannie. Ce furent les plaisirs de nos pères ; les traces en demeurent, mais elles s’effacent au milieu de cet uni- versel changement des mœurs , où viennent se perdre à la fois et l’antique rudesse et lantique bonhomie; où, contre un bien-être croissant , mais sans saveur, s’échan- gent de jour en jour les joies simples conquises par le labeur, les douceurs de la fraternité, et la sainte force des liens de la famille. Mais ce qui, en tout temps, vorte le plus de ravages dans la simplicité et la bonhomie des plaisirs , c’est le bourgeon , l’indomptable bourgeon. C'est lui qui éclaircit les rangs de ces aimables et honnêtes promeneurs ; c’est HENRIETTE. 87 lui qui proscrit ces plaisirs sans faste et sans dépense ; c'est lui qui veut que son homme parade sur quelque place publique; c’est lui qui lui conseille cette moustache et cet éperon , qui n’ont de prix que sur le seuil d’un café, ou sur le paré d’une rue de bon ton ; c’est lui qui lui fait, le dimanche, éviter sa rue, sa boutique , son père lui-même et les lieux où il est ; c’est lui qui lui fait trou- ver de agrément à cette rosse qui le traine dans un reste de fiacre, jaune comme un vieux revers de botte , jusque dans quelque auberge enfumée ; c’est lui, autant et plus que le plaisir, qui éloigne de la société des siens , et qui lui donne ce ton déshonnète, ce propos licencieux , dont il réjouit les amis de son choix ! Oui, c’est le bourgeon qui gouverne homme! si ce n’est de cette façon, c’est d’une autre; et toujours avec plus d’empire, à mesure qu’il s'élève en condition. C’est le bourgeon qui fausse ses plaisirs , qui rétrécit son esprit, qui corrompt son cœur. Quand les passions , ou les vicis- situdes de la vie, quand les malheurs privés ou publics ne Couvrent pas sa voix , il domine en maître et Phomme et la société ; les mœurs, les usages, les sentimens de chacun et de tous se règlent sur sa volonté, ou varient selon ses moindres caprices. Alors les hommes s’isolent ou s’unissent, non pour de vrais griefs ou pour de saintes causes , mais en vertu de misérables avantages , en vertu des faux brillans qui les parent, des nippes qui recou- vrent leur âme vide. Alors on les voit secouer leur pous- sière contre leurs égaux, uniquement épris du désir d’atteindre à ceux qui les précèdent ; alors l'indifférence prend la place de la fraternité ; un envieux désir, celle de la sympathie; et vivre, ce n’est plus aimer, jouir, c’est paraître ! Et si les temps comme les nôtres sont, par la mollesse 88 HENRIETTE. du bien-être, et par la päleur des spectacles, propres à étendre cet empire du bourgeon , ils le sont encore par la tiédeur des âmes, par la nullité des convictions, et par ce leurre d'égalité dont se repaît une société folle dans ses vœux. Quelle place ne laissent pas au bourgeon, pour croître et se développer sans mesure, ces cœurs où nulle flamme ne couve, où nulle croyance n’a de ra- cines , qu'aucune passion ne remue profondément ! Quelle vaste carrière ne lui ouvre pas ce principe d’épalité, inter- prété comme il l’est, préché par ceux qui n’y croient, ni ne l’acceptent , avidement reçu par ceux qui ne le com- prennent pas, admis comme étant seulement le droit, le devoir, la fureur de s’égaler à plus élevé que soi ! Voyez-les se précipiter tous dans cette lice où, pour s’être cou- doyés , froissés , mutilés , les uns n’en sont pas moins en tête, et les autres aux derniers rangs... Au lieu de res- ter à leur place pour améliorer , ils la foulent avec dépit, honteux d’y être, impatiens d’en envahir une autre, envieux de s’y pavaner à leur tour. Niais, hommes sans cœur, que meut par ses fils gréles, mais innombrables , la plus mesquine des passions , la vanité ! Le bourgeon est donc, à tout prendre, un triste con- seiller, un pitoyable maître ; et s’il n’est possible de l’ex- tirper jusqu’à la racine , au moins est-ce l'office de l'homme de sens que de le refouler sans cesse, et d’en arrêter les pousses à mesure qu'il les voit poindre. Depuis vingt ans que je m’emploie à cette œuvre, jai, je m’imagine, arrêté quelques jets, refoulé quel- ques pousses, mais dirai-je que j’aie réduit à rien mon bourgeon ? Ce serait mentir. Je le sens là , moins vorace peut-être, mais d’honnête grosseur encore; prêt, au moin- dre signe, à s'étendre en jets luxurians , à étouffer tous Dee de HENRIETTE. 89 les bons germes, auxquels en le réduisant j’ai donné place. Chose singulière ! au delà de certaines limites, Peffort tourne contre vous ; en voulant extirper le bour- geon , c’est un bourgeon qu€ vous reformez à côté ; vous dites : Je puis me flatter que je n’ai plus de vanité, et ceci même est une vanité. Aussi, ne pouvant tout faire, - J'ai pourvu au plus pressé. Je lui laisse pour amusette mes tableaux, mes livres, en lui interdisant toutefois les préfaces, bien qu’il m’en conseille à chaque fois, mais il est de plus sérieuses choses que j’ai mises à abri de ses atteintes. Ce sont mes amitiés d’abord. Je veux qu’il n’y ait rien à voir. Je veux que le lien en reste libre, mais fort; je veux que la source en soit profonde , toujours fraîche et pure , à Pabri des zéphirs et à l’abri des tempêtes ; que ce ne soit point cet inconstant ruisseau qui se lance à chaque pente, qui se divise à tout contour, et dont l’onde, tantôt échauffée , tantôt refroidie, baigne toute fleur , s’imprègne de toute saveur, change selon la couleur du ciel , ou avec le sable de son lit. Je veux aimer dans mon ami , son affection pour moi, le charme que j’éprouve à le chérir moi-méme, nos souvenirs communs , nos espérances mutuelles , nos entretiens intimes , son cœur , connu du mien, ses vertus qui captivent mon âme , ses talens dont mon esprit tire jouissance, et non point sa voiture, son hôtel, son rang , sa charge, sa puissance ou sa renommée. Je le veux ,; bourgeon , ainsi, arrière! Ce sont mes plaisirs ensuite. Je veux les chercher où mon penchant les trouve, n'importe lhabit des gens, et la dorure des lambris. Je veux les goûter simples si je puis, mais vrais , toujours ; tirant leur saveur de quel- que assaisonnement du cœur ou de l'esprit, de quelque attrait vif et honnête, de quelque innocente conquête 90 HENRIETTE. sur le mal, sur la paresse, sur l’égoisme ; je veux les goûter dans le plaisir des autres , plus que dans le mien propre; car la souveraine joie est celle qui se partage, s’étend, circule, et pénètre le cœur d’une chaleur ex- pansive. Ainsi, Bourgeon, arrière ! Laisse-moi sous ma charmille avec ces bonnes gens. — Mais vous êtes vu ! — Je ne m'en soucie. — Mais vous êtes en manches de chemise! — J’en suis plus au frais. — Mais vous avez Pair d’être de leur compagnie! — Je l’entends bien ainsi. — Mais voici une voiture !....—Qu’elle roule. — Mais des citadins qui vous connaissent ! — Salue-les de ma part, et arrière ! Bourgeon. C’est enfin mon bon sens , ma façon , non-seulement de me conduire, mais de juger les autres, de peser ce qu’ils valent, et de les ranger dans mon estime. Arrière encore , Bourgeon! Tu es le père de la sottise , situ n'es la sottise elle-même. Arrière! Je vois qui tu me montres, de qui tu m’approches ; il y a du bon, iül y a du beau souvent , sous ces dehors qui te séduisent ; mais il y a du bon, il y a du beau aussi sous cette bure que tu dédaignes. Avant de peser ces hommes , souffre que l’un et l’autre je les dépouille. Bourgeon ! j'avais un oncle dont tu eusses tiré honte plutôt que gloire .... jai aimé une Juive qui n’eût obtenu que tes dédains... Arrière ! à jamais arrière ! ! Outre mon oncle Tom, moi, et le peintre dont j'ai parlé précédemment , il y avait d’autres locataires dans la maison. Je vais les énumérer, en allant du bas en haut, pour arriver ainsi jusqu’à celui qui, le plus près du ciel, en prit le chemin à peu près vers ce temps , laissant va- cante une belle mansarde au nord, où j’allai m’établir. Ne me demandez pas, lecteur, ce qu'ont à faire dans HENRIETTE. 91 mon histoire ces nouveaux personnages. Rien, peut-être. Mais si vous m'avez accompagné jusqu'ici, que vous coûtera une digression de plus ? Vous y êtes accoutumé , et moi j'aurai fait revivre ces figures qui me sont chères, comme l’est toute ressouvenance du jeune âge. À moi donc, antiques locataires , voisins d’autrefois , disparus aujourd’hui de la scène du monde, mais dont mon cœur cultive avec charme le lointain souvenir ! C'était d’abord, au même étage que nous, un régent retraité, vieux bonhomme, tout occupé du soin de manger agréablement une paie morte gagnée par quarante années de travaux. Tranquille et jovial épicurien , il arrosait le matin les fleurs d’un petit jardin; à midi, il faisait régu- lièrement sa sieste; et après son diner, il se récréait à bumer la brise du soir, en compagnie de quelques serins qu'il élevait béquetans , voletans à ses côtés. Toutefois , il n'avait pas entièrement rompu avec son ancien état, el son amusement principal, c’était d'appliquer à toutes choses, et àtous venans, quelque sentence extraite de ses souvenirs classiques. J'avais jadis passé par ses mains , et je m'étais point insensible à l’agrément prosodique de ses apophthegmes ; aussi m’aimait-il, et il ne lui arrivait guère de me rencontrer sans m’apostropher à sa façon : puer, si qua fala aspera rumpas, Tu Marcellus eris, et sa panse rebondie allait, venait, d’un rire long et moelleux, auquel, sans le partager, je portais envie. S’il adyenait qu’une ancienne servante lui apportàt du village quelque petit présent intéressé : Timeo Danaos, et dona ferentes ! et la panse allait son train. Mais s’agissait-il de son épouse, alors il ne tarissait plus : 92 HENRIETTE . Dum comuniur, dum moliuntur, annus est. dé varium et mutabile semper fæmina ! .…. .notumque , furens quid fœmina possit ! et bien d’autres. Cependant madame faisait des compotes, tout en trouvant le ton de son époux détestable, ce qui portait celui-ci à murmurer : Melius nil cœlibe vit. À l’étage au - dessus , c’était un octogénaire bourru , morose , ancien magistrat de la république. L'été , assis dans une grande bergère , il vivait auprès de sa fenêtre, d’où il contemplait piteusement la rue ; voyant à toutes choses la décadence de l'État et la ruine des mœurs : aux maisons reblanchies, aux murs recrépis, aux chapeaux ronds, à la rareté des cadenettes , et surtout à la jeunesse des jeunes gens, PR cuncla terrarum mutata Prœæler atrocem animum Catonis, disait le régent. L’hiver, enfermant ses deux maigres jambes dans des bottes de carton, il vivait au coin de son feu ; ne le quittant plus que pour venir tous les mois à sa porte , en bottes de carton , assister quelques men- dians ses contemporains ; vieux débris, dans lesquels il reconnaissait encore les vestiges du bon temps, les restes vermoulus de cette ancienne république si changée, si déchue. ; Au-dessus de ce vieillard morose, vivait très-retirée une famille nombreuse, dont le chef était un géomètre employé au cadastre. Cet homme , à sa planchette tout le jour, passait une partie des nuits sur ses feuilles. Il avait, je n’en souviens, l’orgueil de la gêne laborieuse et indépendante, et si, de loin en loin, il se permettait en HENRIETTE. 93 famille une partie de plaisir , il en savourait la jouissance d’un air grave et fier qui m’imposait à moi , jeune homme, un respect mêlé d’admiration. Dos esl magna, parentium Virlus..….. disait avec gravité le régent lui-même. Avant d’arriver à la mansarde, on passait encore devant la demeure d’un joueur de basse. Celui-ci donnait leçon tout le jour, se réservant la nuit pour composer des thêmes sur son instrument : PA modo summä, Modo hac resonat quæ chordis quatuor imd. Tout à l’entour du musicien s’ouvraient des cham- brettes , des cabinets , loués ou sous-loués à des étudians qui prenaient leurs repas chez lui. Ces messieurs, grands fumeurs, récitaient leurs cours, chantaient des romances, donnaient du cor ou jouaient du flageolet, en sorte que dans cette région la symphonie était permanente. Quousque tandem ! ! Enfin la mansarde dont j'ai parlé. Cette mansarde était grande, avec un jour magnifique. Le géomètre voulut l’avoir , et moi aussi. On perça une fenêtre, on éleva une cloison, et nous eùmes chacun notre mansarde. J’y retrouvai la vue du lac et des montagnes. Ma fe- nêtre se trouvait au niveau et fort près de ces grandes rosaces gothiques, qui sont à mi-hauteur des tours de la cathédrale. De cette région élevée le regard s’étendait sur des toits déserts, tandis que le bruit de la ville mourait avant d’y arriver. 94 HENRIETTE. Mais je commençais à atteindre l’âge où ces impressions n’exercent plus leur puissant empire , et chaque jour da- vantage mon cœur cherchait en lui-même ses émotions et sa vie. Par cette même cause , mon goût pour limitation n’é- tait plus si vif; il faut à ces penchans un calme que je n’avais plus. Souvent agité , troublé par les vagues mou- vemens d’une tendresse sans objet, je ne savais plus voir mon modèle, je regardais avec dégoût mon ingrate copie, et, posant le pinceau , je m’abandonnais à ma rêverie pendant des heures entières. Cette vie intérieure a son charme et son amertume. Si ces songes sont doux , le réveil est triste, sombre ; l’âme rentre dans la réalité, ayant fatigué ou perdu son ressort. Aussi, incapable après ces heures de reprendre mon tra- vail, et non moins incapable de faire renaître les songes, je quittais ma demeure pour aller au dehors promener mon ennui. Ce fut dans l’une de ces promenades, qu'une rencontre fortuite vint,me sortir de cet état de langueur et de demi- oisiveté. Un jour, j’allais rentrer dans ma demeure par la porte qui est du côté de l’église, sous le gros tilleul. Un brillant équipage stationnait auprès. À peine l’eus-je dépassé , qu’une voix, que je reconnus aussitôt, me porta à re- tourner la tête avec vivacité... Monsieur Jules ! s’écria la même voix avec émotion. Dans mon trouble, j’hésitais à m'approcher, lorsque je crus comprendre qu'on m’y invitait. Je rebroussai. Un geste rapide ouvrit la portière, et je me trouvai en pré- sence de l’aimable Lucy. Elle était en habits de deuil , les yeux mouillés de larmes... À cette vue, les miennes cou- lèrent. | | HENRIETTE. 95 Je me souvenais tout à la fois de sa robe blanche, de ses filiales alarmes , des paroles du vieillard, de sa bonté envers moi... Oh ! qu'il méritait de vivre, lui dis-je bien- tôt, et que c’est une cruelle perte, Mademoiselle... Permettez que je donne ces pleurs au souvenir que je conserve de son aimable bonté. Lucy, encore trop émue pour répondre, me pressa la main avec un mouvement dont une gracieuse réserve tempérait la reconnaissante affection. — J'espère, me dit-elle enfin , que ; plus heureux que moi , vous possédez encore monsieur votre oncle....—Il vit, lui dis-je, mais l’âge s’accumule et le courbe vers la terre... Que de fois, Mademoiselle, je songeais à votre père!.... et chaque jour mieux je comprenais votre tris- tesse. Lucy, se tournant alors vers un monsieur qui était as- sis auprès d’elle, lui expliqua brièvement , en anglais , le hasard auquel elle avait dû de faire ma connaissance et celle de mon oncle, cinq années auparavant ; et comment ma vue, en lui rappelant vivement une journée où son père avait été si heureux et si aimable, lui avait causé cette émotion. Elle ajouta quelques mots d’éloge envers moi et envers mon oncle; et lorsqu'elle parla de ma condi- tion d'orphelin, je retrouvai, dans son expression et dans ses paroles, cette compassion qui autrefois m'avait tant ému. Quand elle eut achevé ce récit, le monsieur, qui paraissait ne pas parler le français, me tendit la main avec une expression d’affectueuse estime. Alors Lucy, s’adressant à moi : Monsieur est mon époux , c’est le protecteur et l’ami que m’a choisi mon père lui-même... Après ce jour où vous le vites, Mon- sieur Jules, je n’avais plus beaucoup de temps à le con- server... Dieu Pa retiré dix-huit mois après... Plus d’une 96 HENRIETTE. fois il avait souri en se rappelant votre histoire... En quelque temps , ajouta-t-elle, que vous ayez un malheur semblable au mien, je vous prie de m’en instruire. Je veux saluer votre oncle... Quel âge a-t-il? ajouta- t-elle. — Il entre , Madame, dans sa quatre-vingt-cinquième année. Après quelque silence , sous l’impression de cette ré- ponse : J'étais venue pour parler au peintre qui a fait le portrait de mon père... Pensez-vous, Monsieur Jules, que je pourrais le rencontrer seul ? — Sans aucun doute, Madame; vous me donnerez vos ordres, et je les transmettrai à mon confrère. Elle m’interrompit : Oh! vous avez donc pu suivre votre penchant !.... Eh bien, j'accepte votre offre, et je choisirai mon moment... Mais, auparavant, mon époux et moi nous serons désireux de voir vos ouvrages... Ha- bitez-vous cette même maison ? — Oui, Madame... et quelque confus que je sois de n'avoir à vous montrer que de misérables essais, je n’ai garde de décliner, par amour-propre, l'honneur que vous voulez me faire. Nous dimes encore quelques mots. Bientôt je descen- dis, et la voiture s’éloigna. Cette rencontre inattendue, en redonnant la vie à d’anciennes et tendres émotions, me tira de l’espèce de langueur où je végétais depuis quelques mois. Mais, l’oserai-je direP si j'ai toujours aimé ma Juive et chéri sa mémoire, ce fut néanmoins de ce jour que mes regrets perdirent leur amertume, et que mon âme, cemme déliée du passé, recommença à se porter vers l’avenir, HENRIETTE. 97 doucement chargée d’un souvenir qui lui devenait moins poignant , sans cesser d’être aimable et cher. Toutefois, cette entrevue n’avait pas été pure de tout nuage. Bien qu'ayant oublié Lucy, bien que n’ayant ja- mais pu former, même au sein de mes plus folles réveries, le moindre projet de lui étre jamais quelque chose, dès le premier abord, la vue de ce monsieur, assis auprès d’elle, m'avait été triste; et lorsque, de la bouche de Luey, . J'appris qu’elle était mariée, des lueurs de trouble et de jalouse peine avaient traversé mon cœur. Mais ce fut un souffle passager ; avant même de quitter la voiture, mon cœur s’était donné à ce monsieur, et je ne voyais plus dans Lucy, que son épouse tout aimable, qu’il me permettait de chérir. Les jours suivans je vécus de ce souvenir , et de l’espoir de revoir bientôt Lucy. J’avais fait quelques copies , entre autres celle de la madone, deux ou trois portraits , puis quelques compositions , la plupart d’une exécution plus que médiocre, mais ne manquant pas de certains indices de talent. Comme l’on peut croire, le bourgeon m’aida avec la plus active complaisance à les disposer à leur avantage , el tout était prêt pour recevoir Lucy, lors- qu’elle arriva en effet. Son mari l’accompagnait. Encore aujourd’hui, je ne puis songer à cette jeune dame que ce souvenir ne remue mon cœur. Que ne puis-je peindre sous des traits assez aimables cette bonté si vraie, dont son rang, son éclat, son opulenee rehaus- saient encore le charme ; cette simplicité de sentimens que n’avaient pu fausser ou contraindre les manières ni les préjugés du grand monde ! Bien qu’une expression de mélancolie lui fût habituelle , le souffle d’un bienveil- lant sourire réchauffait ses moindres paroles ; lorsque XII + 7 98 HENRIETTE. déjà la caresse de son regard prêtait à son silence même un pénétrant attrait. Dès qu’elle fut entrée dans ma mo- deste mansarde , ses premiers mots furent pour m’a- dresser d'encourageantes félicitations. Elle regardait mes ouvrages avec un intérêt particulier, et dans tout ce qu’elle en disait en anglais avec son époux, je sai- sissais une charmante intention de bonté. Un instant seulement leurs propos s’échangèrent à voix basse , mais sur un ton et d’un air qui n'était propre qu'a me donner ce doux embarras qui accompagne quelque riante attente, Tandis qu’à la demande de Lucy je retournais toutes mes toiles pour les faire passer sous ses yeux, j’en- tendis dans le corridor le pas de mon oncle. Je cou- rus à la porte pour lui ouvrir. Lucy, comme pressentant quelque chose, s’était levée. À la vue de mon vieil oncle, elle alla au-devant de lui, puis, faisant un retour sur elle-même, elle ne put réprimer son attendrissement. Mon oncle, serein comme toujours, et fidèle à un antique usage de galanterie, prit la main de cette jeune dame, et s’étant incliné il la porta à ses lèvres: Souffrez , belle madame, lui dit-il, que je vienne vous rendre la visite dont vous m’honorâtes il y a cinq ans , en me ramenant ce mauvais garçon-là... Je sais, reprit-il en voyant couler les larmes de Lucy , je sais que vous êtes affligée... ce noble vieillard était votre père !... Je sais aussi que voici monsieur votre époux... et digne de Pêtre, puisqu'il vous l'avait choisi. Le monsieur, en cet instant, serra la main de mon oncle, en l'invitant à s’asseoir sur un siége qu'il avait lui-même approché, pendant que je n’avais de yeux et d’attention que pour cette scène. — Monsieur, dit à son tour Lucy, vous pardonnez à mon émotion... Quand à Lausanne je vous vis, vous et HENRIETTE. 99 mon père , dans la même chambre , tous deux du même âge à peu près, tous deux bien nécessaires au bonheur de deux personnes .... j'eus alors des pressentimens, que votre présence me rappelle trop vivement en cet instant... Je remercie Dieu de ce qu’il vous a con- servé. Si le hasard ne m’eût fait rencontrer monsieur Jules , mon intention était de ne point quitter Genève sans avoir été chercher de vos nouvelles ... mais il m'est plus doux de vous voir bien portant comme vous pa- raissez l’être, et je suis aussi reconnaissante que con- fuse de ce que, pour me procurer ce plaisir, vous êtes monté jusqu'ici. — Bonne Madame, dit mon oncle, vous êtes une charmante créature ! et c’est plaisir que de vous enten- dre..... À Lausanne ; il monta bien, votre père... et il n’en fut pas payé par cet accueil qu'on ne sait faire qu'avec votre voix, vos manières , et votre cœur... Chère madame, soyez heureuse... Bientôt, bientôt, je mon- terai plus haut encore... si ce n’est que voici mon pauvre Jules qui n’y consent pas... — Ah! toujours moins, bon oncle, lui dis-je, tout ému du rapport aussi triste que frappant qu’il y avait maintenant entre ma situation et celle où javais vu autrefois Lucy. Et je lisais, dans l'expression de cette jeune dame , que sa pensée en cet instant rencontrait la mienne. Que je ne vous dérange point, reprit mon oncle après quelques propos. Vous regardiez les éssais de mon pau- vre Jules... je vais vous laisser... Dites, je vous prie, à monsieur, que je regrette aujourd’hui de ne pas savoir l’anglais plutôt que l’hébreu.... j'aurais eu le plaisir de l'entretenir. Puis, prenant la main de Lucy : Adieu , dit-il, mon enfant ,..., soyez heureuse... C’est : 100 HENRIETTE. le droit d’un vieillard que d’accompagner de ses béné- dictions une aussi jeune dame... ainsi fais-je. Adieu, cher monsieur. Vous étes unis.... je ne vous séparerai plus dans mon souvenir. À ces mots, mon oncle Fom s’étant incliné de nouveau , baisa la main de Lucy, et se retira. Tous trois nous l’accompagnâmes, pénétrés de ce vif sentiment de respect et d’affection qu’impose la vieil- lesse aimable, et auquel se méle une mélancolique pensée. Quand mon oncle se fut éloigné, nous nous assimes. Lucy parlait de lui, elle voulait lui trouver des traits de ressemblance avec son père, surtout dans cette sereine gaîté, dans cette politesse si vraie, sous des formes un peu antiques ou familières; et souvent elle s’arrêtait après ces remarques , comme attristée par l’idée de la perte que me réservait un prochain avenir. Puis changeant d’objet : Monsieur Jules, me dit-elle, non sans qu’un souffle de rougeur colorät ses joues, nous avons apporté avec nous le portrait de mon père que vous connaissez. Notre désir serait d’en avoir deux copies. J’espère que vous voudrez me faire le plaisir de vous charger de ce travail. Votre talent nous est une garantie qu’il répon- dra à notre attente, quand déjà le souvenir que vous avez conservé de mon père bien-aimé est un motif qui me touche plus encore. Que l’on juge de ma joie. Il me fallut en contenir l'expression ; mais Lucy et son époux purent, au travers de mon embarras et de ma confusion, en mesurer toute la vivacité. Ce qui l’augmentait encore, c'est le senti- ment que j’avais qu’un pareil travail n’était pas au-dessus de ma portée. Le jour même , j'allai prendre le portrait , et m'étant mis à l’œuvre , je me vis cette fois bien déci- dément lancé dans la carrière des beaux-arts. HENRIETTE. 101 En d’autres circonstances , ce portrait m'eût inspiré quelque tristesse, car il refoulait vivement mon imagina- tion dans le passé, pour y retrouver pleins de vie ces deux êtres si chers l’un à l’autre, et maintenant séparés par la mort; cette jeune fille ornée de ce riant éclat de parure et de jeunesse que les larmes n’ont point encore terni, et Lucy maintenant voilée de tristesse et de deuil... Mais j'étais trop préoccupé par la joie et la reconnais- sance, pour que l’impression de ce contraste établit sur moi son empire. Quelle occupation charmante !... Mon crayon avait à retracer cette figure bien-aimée; il avait à reproduire les. contours de cette taille élégante , la gracieuse mollesse de l'attitude... Parfois je m’arrêtais épris de mon mo- dèle, et pour quelques instans l'émotion m’empéchait de poursuivre. Bonne madame! dit mon oncle, quand il apprit ces grands événemens..… Je regrette de n’avoir pas su l'anglais plutôt que l’hébreu...….. Te voilà bien content, mon pauvre Jules! C’est permis. Il se redressa : Et que cet ouvrage te fasse honneur !.... Qu'on y voie ob- servées les lois du clair-obscur, celles des deux perspec- tives, tant linéaire qu’aérienne ,..…. et puis l’entente de Lai. "et puis... Bonne madame! aussi affectueuse ( La suite au cahier prochain. } ROUTE DES INDES ET RELATION D'UN NAUFRAGE DANS LA MER ROUGE. —2S 000—— Depuis quelques années les Anglais s’occupent d’abré- ger les voies de communication entre l’Inde et l’Europe, objet auquel se rattachent de grands intérêts politiques et commerciaux. Les possessions anglaises aux Indes con- tiennent une population de quatre-vingt-dix à cent millions d’âmes, sur une surface qui a près de 70,000 lieues car- rées !. Étonnant résultat de la prépondérance européenne! Le royaume-uni de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, avec ses vingt-quatre millions d’habitans, sur une surface d’environ seize mille lieues carrées , administre en Asie, à la distance de plusieurs milliers de lieues , une colonie presque cinq fois aussi grande et aussi peuplée que la métropole. Et l’empire des Anglais aux Indes paraîtrait bien plus grand encore si l’on ajoutait à leurs posses- sions les territoires sur lesquels ils règnent par des traités, et ceux qui sont sous leur protection dominatrice. Ces territoires, ajoutés aux 70,000 lieues carrées , feraient une surface de 160 à 170,000 lieues carrées. C’est à peu près l’équivalent de toute l’Europe occidentale, compre- nant la France, la Péninsule Ibérique , l'Allemagne, les Iles Britanniques, la Hollande, la Belgique et l'Italie. On ne compte qu'environ 30,000 Anglais dispersés sur 1 514,190 milles anglais, d’après des documens authentiques cités par le capitaine Bazil-Hall, dans ses Fragmenis of voyages and Travels, 3° série, vol. 1, p.277. — Par lieues, nous enten- dons parler de celles de 25 au degré. ROUTE DES INDES ; ETC. 103 cette vaste étendue de pays. Ils se composent d’environ 21,000 hommes qui forment l'armée européenne ; de 4 à 5,000 officiers qui servent dans l’armée indienne forte de 190,000 soldats indigènes au service du gou- vernement local; des employés de ce gouvernement, au nombre de 1100 ; et enfin de 2 ou 3000 particuliers domiciliés dans le pays. Au premier abord, ce nombre de 30,000 Anglais sur une population de cent millions d'ha- bitans peut paraître bien exigu, mais ce n’est point sur ce chiffre qu’il faut mesurer l'importance de l’Inde pour la mé- tropole. Il faut supputer la valeur des revenus territoriaux, l’excédant de ces revenus sur les dépenses, 1é montant des échanges annuels entre l'Angleterre et les Indes, et, surtout, il faut voir les avantages qu’une puissance mari- time du premier ordre retire de sa suprématie dans les mers d'Orient, depuis la Chine jusqu’à File de Diemen et jusqu’au cap de Bonne-Espérance. L’Angleterre voit d’un œil jaloux tout ce qui peut ébranler sa prépondérance. Il y a près de quarante ans qu’elle expédia des flottes et des armées en Égypte, pour y combattre les Français et s’opposer à leurs projets sur l'Inde. Aujourd’hui c’est de la Russie qu'elle se préoc- cupe. Mais quel que soit l’objet spécial vers lequel se porte Vattention du gouvernement britannique, en tout témps il reçoit des nouvelles de l'Inde et est appelé à y envoyer des ordres. La célérité lui importe, et elle importe aussi aux négocians et aux particuliers, Avant la découverte du Cap, vers la fin du quinzième siècle, les communications entre l'Europe et les contrées orientales d'Asie se faisaient, comme on sait, par la mer Rouge et par le golfe Persi- que. Les effets de peu de volume et de beaucoup de va- leur, comme les plus précieuses des épices , les perles , etc., étaient transportés à Bassora , puis à Bagdad, et 104 ROUTE DES INDES de là à quelqu’un des ports de la Syrie. Les marchandises plus volumineuses arrivaient par la mer Rouge à Alexan- drie. Des divers ports de la Méditerranée ces objets se répandaient en Europe par les vaisseaux des républiques italiennes , surtout par ceux de Venise, dont les négo- cians s’enrichissaient en servant d'intermédiaires aux échanges entre l'Occident et l'Orient. Peu à peu la route du Cap a fait renoncer aux autres, et c’est seulement dans ces derniers temps qu’on s’est occupé de rouvrir le passage par la mer Rouge et le golfe Persique. Mais il s’agit moins de faire rentrer le commerce dans son an- cienne voie, que d'établir des moyens prompts et réguliers de voyager et de correspondre. La machine à vapeur a été la cause principale des projets qui ont été conçus et l'agent qui permet de les exécuter. En 1825 , le navire à vapeur l'Entreprise doubla le cap de Bonne-Espérance, et arriva à Calcutta, après avoir fait 13,700 ' milles anglais en 113 jours, y compris une dizaine de jours pendant lesquels il séjourna dans divers ports. Ce bätiment allait tantôt à voiles, tantôt à la va- peur : la durée ordinaire du voyage par les vaisseaux à voiles n’est que de 120 à 130 jours, et l’on a l’exemple d'un voyage accompli en 81 jours seulement. Il est vrai que l'Entreprise n'avait renouvelé sa provision de char- bon qu’au cap de Bonne-Espérance, et qu’on pourrait gagner quelque chose en célérité ; mais il est peu pro- bable qu’on pût arriver à faire le voyage avec la vapeur dans moins de 70 à 80 jours, et l’on peut douter qu’il convienne jamais de faire un usage régulier de la vapeur pour aller à Calcutta. La distance par mer, de Londres à Bombay, sans être 1 Les milles dont il est question sont les milles nautiques de 60 au degré. ET NAUFRAGE DANS LA MER ROUGE. 10 aussi grande que celle de Londres à Calcutta, est aussi très-considérable. La ligne la plus courte que pourrait suivre un bateau à vapeur naviguant de Londres à Bombay, serait de 10,700 milles, mais on ne doit pas l’estimer à moins de douze mille. Il n’est guère probable, qu’en vue d’une augmentation de célérité, on se soumette à la dépense nécessaire pour transporter à la vapeur des marchandises ; et, s’il ne s’agit plus que des voyageurs et des dépêches , il paraît vraisemblable qu’on donnera la préférence aux routes beaucoup plus courtes de la mer Rouge et du golfe Persique. Notre intention n’est point de discuter les avantages comparatifs de ces deux voies, qui ont été, en 1834, l'objet d’une enquête parlementaire, dont on trouve le ré- sumé dans un jourual anglais *, où nous avons puisé ce qui vient d’être dit sur le voyage de Calcutta et de Bom- bay ; mais une lettre écrite de la mer Rouge, qu’on a bien voulu nous communiquer , ayant porté notre attention vers ce nouveau centre d’activité, nous faisons précéder la traduction de cette lettre d’un court exposé des faits. La route la plus directe et la plus courte, de Londres à Bombay, passerait par Constantinople, le désert de Syrie, Bagdad, etc., et serait d'environ 5000 milles anglais. En s’embarquant à Londres pour l’un des ports de la Syrie les plus rapprochés d’Alep , comme Alexandrette ou La- üikia, en traversant de ce port à Bir sur l’'Euphrate , et en descendant ce fleuve jusqu'à son embouchure dans le golfe Persique , la distance est augmentée de 1100 milles. On peut donc compter environ 6100 milles de Londres à Bombay. Par la mer Rouge, il y en a environ 6300. Ainsi la route de l’Euphrate paraît la plus courte ; mais elle offre de grandes difficultés. Il faut traiter avec ! Edinburgh Review, V. 60, p.445; janvier 1836. 106 ROUTE DES INDES . Méhemet-Aly, qui est maître des communications entre la côte de la Syrie et l’Euphrate, avec la Porte qui est le souverain nominal des côtes de l'Euphrate, et avec les tribus d’Arabes errant sur les bords de ce fleuve, qu’il faut combattre, ou se concilier à force de présens ; enfin il faut descendre lEuphrate, ou, si l’on venait des Indes, le remonter. La navigation de ce fleuve vient d’être ex- plorée par le capitaine Chesney, qui a suivi la route que nous venons de tracer. Il a descendu lEuphrate avec deux bateaux à vapeur, qui avaient été transportés, en pièces, d'Angleterre à l’un des ports de Syrie et de là par terre à Bir, où ils furent remontés et mis à flot. L’un des bateaux a été perdu dans une tempête épouvantable, l’autre est heureusement arrivé. Voilà à peu près tout ce que nous savons , jusqu'ici, de cette expédition ; mais on en connaîtra bientôt les détails. En attendant, il nous semble difficile de fonder des espérances prochaines ‘sur la route par l'Euphrate. Plus tard on parviendra peut- être à redonner de la vie à un fleuve dont Hérodote et Pline décrivent la navigation, qui, au quatrième siècle, transportait les flottes de l'empereur Julien *, qui a servi jusqu’au seizième de moyen régulier de communication entre l'Europe et l'Inde , et qui n’a jamais été tout à fait abandonné; mais déjà aujourd’hui la mer Rouge reprend quelque activité. Avant l'invention des bateaux à vapeur, on a dit de ceite mer que pendant six mois de l’année on ne peut point y entrer , et que pendant les six autres on ne peut point en sortir * ; assertion qui, sans être prise au pied de la lettre, représente assez fidèlement les difficultés de cette navigation , quand on n’a que les voiles pour toute 1 Classis lalissimum flumen Euphralen artabat. Ammianus Marcellinus, 1. 23, ch. 3 2 Edinburgh Review, vol. 60, p.450. ET NAUFRAGE DANS LA MER ROUGE. 107 ressource. Avec la vapeur, on peut aller en toute saison de Suez à Bombay; mais il n’est pas aussi certain qu'on parvint à faire aisément le voyage inverse pendant le règne des moussons ou vents périodiques du sud-ouest, qui soufflent dans la mer Rouge pendant trois ou quatre mois de l’année, de juin en septembre. Après divers essais, une communication régulière s'est établie par l'Égypte; tous les mois, à l’arrivée à Malte du paquebot venu d'Angleterre, il en repart un pour Alexandrie et les Indes. Les lettres et les voyageurs arrivent à Alexandrie. De là en trois jours on traverse listhme jusqu'à Suez, où lon s’ermbarque pour Bombay. On pourrait estimer à peu près comme suit la distance totale jusqu’à Bombay : Milles anglais. | Temps probable. De Falmouth (Cornouailles) déMalte: silo eg Le um10219900 18 De Malte à Alexandrie . . 860 7 D’Alexandrie à Suez . . . 210 3 De Suez à Bombay. . . . 3000 21 6270 49 Nous ne doutons pas que l’on n’arrive à une plus grande célérité, et l’on est encore loin d’avoir régularisé de la manière la plus commode le départ et l’arrivée des paque- bots. On en viendra à se passer de la station de Malte, si la route des Indes, par l'Égypte, prend tout le développe- ment dont elle parait susceptible. Peut-être aussi qu’il s’établira une ligne de bateaux à vapeur entre Marseille ou Naples et Alexandrie , ce qui abrégerait le voyage pour les Anglais. * Comme jusqu'ici la communication par bateaux à vapeur n'a pas été régulière, on s’étonnera ! Nous apprenons par les journaux qu’en effet on vient d'établir des paquebots à vapeur entre Marseille et Alexandrie, qui font trois voyages par mois. 108 ROUTE DES INDES peu d'apprendre que quelques voyageurs allant aux Indes ne puissent pas toujours en profiter, et qu’ils soient forcés de s’embarquer dans des bâtimens ordinaires. C’est ce qui est arrivé à celui dont nous allons com- muniquer le récit, tel qu’il est contenu dans une lettre qu’il écrivait à son frère. Në et élevé dans l’aisance , cet Anglais partage, avec plusieurs de ses compatriotes, le goût des voyages. Après avoir parcouru une grande partie de l’Europe et visité plus d’une fois l'Égypte, il a entrepris le voyage des Indes par la mer Rouge. Il écrivit à son frère de Suez où il s’était embarqué, mais bientôt, ayant fait naufrage, il lui adressa une seconde lettre de Djiddah, le port de la Mecque : c’est celle que nous allons traduire, et dont nous garantissons l’authenticité. Nous ajouterons seulement que, n'étant point destinée à la publication, elle a été écrite d’un ton familier, et qu’elle part d’un homme dont ses amis connaissent le courage et la pré- sence d'esprit. A.-L. P. Traduction d'une lettre de M. G.... à son frère, datée de Djiddah, sur la mer Rouge, le 23 février 1837. Je ne pensais pas vous écrire si tôt : j’étais en route pour l'Inde, et il me semblait difficile de trouver l’occa- sion de vous envoyer une lettre pendant le voyage; mais, aujourd'hui, j'ai plus de temps qu’il n’en faut, et je vous écris, sans autre façon, sur une table de ma fabrica- tion. ? Vous aurez reçu ma lettre de Suez. Le jour après vous l'avoir expédiée , il arriva de l’Inde un navire marchand, commandé par un Anglais. Cela me parut fort heureux , car c'est un événement qui se présente à peine une fois tous les trois ans. Je me hâtai donc de retenir une excel- ET NAUFRAGE DANS LA MER ROUGT. 109 lente chambre ‘ dans le Skimmer ( c'était le nom du bä- timent), pour me rendre à Madras, port de destination. M'étant trouvé à Suez au moment de l'arrivée du Skimmer, javais eu le choix de toutes les chambres, mais je ne tardai pas à apprendre que je ne serais pas le seul pas- sager à bord. Dès qu'on sut au Caire l'arrivée à Suez d’un vaisseau anglais , de nombreux voyageurs se mirent en route, et nous les vimes arriver. Ils formaient un tableau bigarré : c’étaient six moines franciscains , trois Anglais, un Allemand, un Irlandais, un Espagnol, et quatre pré- tres napolitains avec un évêque el trois cents livres de maçaroni. En tout pays, les matelots considèrent un ecclésiastique comme étant de mauvais augure. Chargée d’autant de missionnaires , évidemment toute la marine anglaise eût été en danger. Néanmoins , pendant cinq jours entiers nous cheminâmes très-heureusement, et nous nous flattions déjà de faire une bonne traversée , nonob- stant prêtres et moussons, quand vers les deux heures du matin, le sixième jour depuis notre départ de Suez, je fus réveillé tout à coup par un bruit extraordinaire , comme d’un coup de tonnerre sous le vaisseau , qui fut presque instantanément suivi d’un avertissement encore plus péremptoire : je faillis être jeté hors du lit par une violente secousse, en même temps que j’entendis le capi- taine s’écrier, tout est perdu ! À l'instant je m'habillai dans l'obscurité aussi bien que je pus, et ayant réussi à mettre en poche ma lettre de crédit enveloppée de toile cirée, et quelques pièces d’or que j'avais sous la main, je courus sur le tillac pour savoir ce qui était arrivé. Je vis que nous étions sur un banc de corail, allant à pleines voiles, et poussés avec force par le vent. Pendant que nous sautions Cabin, petit espace pratiqué dans un bâtiment pour y coucher. Les meilleures chambres , celles pour les officiers et les passa- gers, sont à la poupe. 110 ROUTE DES INDES de rocher en rocher, nos mâts s’ébranlaient et menaçaient de s’abattre. En attendant, malgré le sang-froid du capi- taine on ne faisait rien pour nous sauver. La peur qui s'était emparée du contre-maiître français et des matelots indiens, leur faisait perdre les forces et la présence d'esprit. Je don- nai à entendre au capitaine qu’une peur chasse l’autre, et qu’on pourrait bien essayer lPeffet de quelques coups de corde sur le dos des matelots. Ce-ne fut pas fait en vain, car alors ils se mirent à monter sur les mâts; mais la frayeur les avait tellement saisis qu’ils claquaient des dents commé des singes, et n’étaient bons à rien. Les passagers offraient un spectacle risible. À l’exception des trois Anglais et du prêtre irlandais, tous étaient dans un état vrai ment digne de pitié, mais dont il était impossible de ne pas rire. Comme quelques-uns d’entre eux ne parlaient qu'italien, c'était toujours à moi qu'ils s’adressaient. Au milieu de leurs larmes et des coups qu’ils se donnaient sur la poi- trine, ils s’écriaient en gémissant : « £h ! siamo perduti , da vero, signor G....P»—« Oh santissima Vergine ! non e’è aiuto? Ascoltateci oh San Francesco ! O beato Antonio ! etc. » Mais ni Francesco , ni Antonio n’avaient l'air de s'embarrasser d'eux, car, jusqu'au point du jour, le navire continua à heurter avee violence sur les ro- chers. La vue de la terre , à la distance de trente milles, redonna un peu de courage aux matelots. On parvint enfin à diminuer de voiles, on jeta à la mer du lest et de l’eau pour alléger le bâtiment, et on lança les cha- loupes afin de voir s’il y avait quelque espérance de se dégager des rochers. Nous trouvèmes que nous étions sur un banc qui avait environ cinquante mètres * de sur- face, et qui était garni de pointes aiguës qui apparais- ! L'auteur de la lettre parle de yards (verges) de 3 pieds anglais, et de fathoms (brasses) de 6 pieds anglais. PT PT ET NAUFRAGE DANS LA MER ROUGE. 111 “ saient au-dessus de l’eau. Dès qu’on quittait le bord du ro- cher il y avait une profondeur de cent mètres. Pour pro- fiter de cette circonstance on porta les ancres à quelque distance et on les jeta, après quoi tous les hommes de l’équipage et les passagers se mirent au cabestan, dans l'espérance qu'en retirant les ancres on parviendrait à faire avancer le navire et à le remettre à l’eau. Nous crûmes d’abord que nos efforts ne seraient pas sans succès, mais le navire opposait une trop grande résis- tance, et il fut enfin percé par un corail qui traversa ses flancs et l’arrêta tout à fait. Probablement nous en serions-nous moins bien tirés sans cet accident; car avec larrière dans une position élevée et le devant lancé tout à coup dans l’eau profonde, le bâtiment n’eût pas manqué de couler à fond et d'y rester. C’est alors que nous aperçûmes, dans un grand éloignement, quel- ques barques de ces parages, dont l’une, qui était à voiles, semblait vouloir s’approcher, Au moyen de nos lunettes nous distinguions qu’elle était remplie de monde; et, de nouveau, nous eûmes l’occasion de voir comment une frayeur succède à Pautre. On ne sut pas plutôt, parmi les passagers, que la barque en vue était pleine de gens de toutes couleurs, qu’on en conclut que ces gens-là devaient être des pirates, et dès lors on craignit de tomber de fièvre en chaud mal. Comme toutefois nous étions quarante personnes à bord, et que les chaloupes du vaisseau n’en pouvaient contenir plus de vingt, il n’y avait autre chose à faire, pour nous sauver tous, que de chercher à découvrir ce qu'était la barque à voiles et de l'appeler à notre secours. Le capitaine me pria donc de m’embarquer dans sa chaloupe avec quatre hommes de l'équipage , d’aller vers la barque et de prier ceux qui y seraient de venir à nous. Parmi les passagers il y avait deux jeunes Anglais , auxquels je demandai de 112 ROUTE DES INDES me suivre, puis, après avoir fait provision d’armes, nous partimes et nous dirigeñmes du côté de la barque. Dès que les passagers nous virent partir , la frayeur de quel- ques-uns d’eux s’augmenta, parce qu'ils craignaient que nous n’allassions à terre, et que nous ne les laissassions se tirer d'affaire comme ils pourraient. Après quelques bons coups de rames , nous arrivmes près de la barque à voiles , sur laquelle nous vimes une centaine d'individus de toutes nations et de toutes cou- leurs, la plupart presque nus. Nous fimes notre possi- ble pour gagner le dessus du vent; mais les autres n'étaient pas moins décidés à avoir le vent sur nous , ce qui nous fit soupçonner qu'ils pourraient bien ne pas être des plus honnêtes gens. Nous leur exposämes la situation où nous nous trouvions, et parvinmes à leur persuader de nous jeter une corde et de prendre le large pour aller ensem- ble vers le vaisseau. Ils étaient plus honnêtes gens qu'ils n’en avaient l’air : après les avoir un peu examinés, nous reconnûmes que la plupart d’entre eux étaient des étran- gers venant de lInde et d’autres pays , et allant en pèle- rinage à la Mecque. Le patron de la barque nous informa qu’il venait de Moka , qu'il avait à bord des pèlerins, et que nous étions à vingt-cinq milles environ au sud de Djiddah où il se rendait. Il ajouta qu'il consentirait bien à aller jusqu’au rocher , mais qu’il n’y resterait que peu de minutes, parce que, autrement, il ne pourrait plus arriver à Djiddah avant la nuit. Comme le vent était favorable, nous fûmes bientôt au vaisseau naufragé, et, en un instant, deux des Arabes eurent sauté dans lPeau et examiné le dessous du bâtiment. Ils nous dirent que le cuivre et la fausse quille étaient emportés, et que dans peu demomens il y aurait trop de trous pour que la pompe fût d’aucun secours. Je demandai alors aux passagers de mettre dans la barque autant d’eflets qu’ils pourraient, et de s’y jeter « ET NAUFRAGE DANS LA MER ROUGE. 113 eux-mêmes , en laissant les chaloupes aux hommes de l’é- quipage. En attendant je me servis de quatre Arabes vigoureux et agiles ; pour remplir la barque de tous les effets qui se présentaient : c'est ainsi que je sauvai pres- que tous les miens et plusieurs de ceux des autres passa- gers. L’évêque et les moines étant trop occupés de leur macaroni pour songer à autre chose, je poussai quatre d’entre eux dans la barque et y sautai moi-même au mo- ment où elle partait. Nous ne pûmes obtenir des Arabes de rester plus longtemps, parce que la barque était déjà trop chargée pour ne pas courir quelque danger en allant au rivage. Heureusement qu'il soufflait un vent bon frais, de sorte qu’en six heures nous fümes à Djiddah. J'envoyai immédiatement plusieurs bateaux au secours de ceux qui étaient restés en arrière sur le vaisseau, et me trouvai très-heureux de pouvoir passer la nuit dans une espèce d'écurie. Le lendemain ; un des bateaux envoyés la veille revint plein de mailes et d’autres objets ; les matelots avaient trouvé le Yaisseau abandonné et ils l’avaient vu en- suite se briser. Cela me donna de l’inquiétude sur le sort de ceux que nous avions laissés à bord le jour précédent ; mais comme le vent avait été très-violent dans la nuit , je supposai que les bateaux dans lesquels nos compagnons devaient s’être embarqués avaient peut-être été poussés à quelque distance sur la côte, et j’envoyai, à leur recherche, des. Arabes avec des chameaux et des provisions. Je me mis moi-même à cheval , et me dirigeai d’un autre côté pour les chercher. À mon retour, j’appris que quelques- uns des nôtres avaient été amenés à terre par l’un des ba- teaux que j’avais envoyés , et que les autres , qui s’étaient embarqués sur un autre bateau, avaient été trouvés par les Arabes sur la côte et étaient arrivés à Djiddah. Ainsi tous mes compagnons furent sauvés , et plusieurs d’entre XII 8 114 ROUTE DES INDES , ETC. eux furent bien étonnés, en arrivant à Djiddah, d’y trouver le bagage qu’ils avaient laissé sur le navire au moment où ils l’avaient quitté. Je n'ai perdu que la valeur d'environ deux cents livres sterling, y compris hardes, provisions, argent, etc ; et je dois, en outre, m’estimer fort heureux, car, entre tous les écueils de ces parages (si jamais il me fallait faire pareil choix), la proximité de Djiddah, la meilleure des villes de la mer Rouge, me ferait préférer, pour faire naufrage, l’écueil sur lequel nous nous sommes brisés. Je vous ai tant parlé naufrage qu’il ne me reste guère de place pour vous causer d'autre chose; mais il fallait bien vous apprendre que je suis au nombre des vivans, ne füt-ce que pour vous sauver les frais d’un habit de deuil, dans le cas où vous auriez trouvé dans quelque journal la liste des passagers à bord du Skimmer, qui a péri. Je suis ici depuis dix jours, et y resterai vraisembla- blement quelque temps encore avant de trouver l’occasion de continuer ma route pour l'Inde, d’où il vient d'arriver quelques officiers : ils ont fait naufrage sur la côte d’Arabie et s’embarquent ce soir pour l'Égypte. C’est pour profiter de leur départ que je vous ai écrit à la hâte cette lettre. J'ai déjà eu plus d’une querelle avec de pieux Musulmans, dont la ferveur s’accroît à mesure qu’ils se rapprochent de la Mecque, qui est à quarante milles d'ici. L’un d’eux, pour divertir ses amis, m’acraché à la figure, mais je lui ai riposté par un coup de canne sur l'œil et la tempe qui l’a étendu par terre, comme s’il eût été tué sur place, ce dont ses amis n’ont point paru mécontens. Je n’ai pas été cependant aussi heureux dans toutes les occasions. L’autre jour, me pro- menant hors de la porte qui conduit à la Mecque, je fus assailli par une telle grêle de pierres , accompagnée des épithètes de caffre, juif, chien, cochon, que je perdis tout à fait contenance , et que peu s’en fallut que je ne me sauyasse à toutes jambes... RÉ been ne dt NOUVEAU CANAL DE L’ANIO A TIVOLI, ET GALERIES OUVERTES DANS LE MONT CATILLO, POUR DONNER PASSAGE A CETTE RIVIÈRE; TRAVAUX ACHEVÉS LE 7 OCTOBRE 1835, ET: INAUGURÉS PAR LE SOUVERAIN PONTIFE GRÉGOIRE XVI. 1 La réconstruction de Saint-Paul et l’ouverture d’un nouveau canal à l’Anio au-dessus de Tivoli, sont deux ouvrages qu'on peut appeler gigantesques, si l'on fait at- tention aux ressources financières de l’État chargé de les exécuter, et merveilleux, si l’on veut avoir égard au succès extraordinaire dont cette double entreprise a été couron- née. L’honneur d’avoir résolu et commencé ce qui sem- blait tellement disproportionné avec les moyens actuels du saint siége , appartient à Léon XII; l’honneur d’avoir fait poursuivre , sans découragement, au milieu des cir- constances les plus malheureuses, et sans ralentissement, malgré les pertes les plus sensibles, deux ouvrages aussi vastes et dont l’achèvement n’était même presque plus espéré, cet honneur était réservé à Grégoire XVI. Dans aucune occasion, peut-être, cette grandeur de vues et cette constance de courage qui caractérisent au plus haut degré la chaire de saint Pierre n’ont éclaté davantage , à l’étonnement de ceux qui, jugeant de cette vénérable institution par quelques apparences d'affaiblissement et de 4 Cronaca dell Aniene, Roma 1835. Memorie e Ducumenti da servire alla storia della chiusa dell Aniene, Roma 1831. Ordo servandus in dedicatione, ele, Roma 1833. 116 CANAL DE L’ANIO décadence , s’imaginent que la vertu créatrice s’en est retirée ; — et voilà qu’une œuvre qui rappelle les temps d’Auguste, une autre qui reporte à ceux de Théodose , s’accomplissent presque à la fois, dans la cinquième et la sixième année d'un pontificat commencé au milieu de la tempête , et traversé par tant d'embarras. Nous ne parlerons point ici de Saint-Paul, dont la nouvelle basilique attend encore sa dédicace, et dont quelques portions s’achèvent avec le retard que les com- positions artistiques entraînent nécessairement. Mais, terminés depuis longtemps, les travaux de Tivoli peuvent devenir l’objet d’un compte rendu satisfaisant et complet; l'analyse des documens publiés à cet égard à Rome même ‘, en 1831 et 1835, suffirait à cette tâche : sans nous flatter dela remplir , nous saurons , au moins , l’in- diquer. Qui ne connaît Tivoli ? Ce n’est point à l’État romain seul , c’est à l'Europe lettrée tout entière, que ce nom harmonieux semble appartenir. Le juge le plus difficile et le plus sûr du goût et de la beauté dans l’antiquité romaine ne connaissait rien de préférable à Tibur , dans un temps où Daphné subsistait avec toutes ses voluptés, où l’Académie était autre chose qu'un souvenir , où Baïa rassemblait autour de ses golfes tout ce que l’art des Ictimus et des Phidias, servi par une opulence sans bor- nes , avait pu réaliser d’enchantemens. Maintenant même que les montagnes disposées en vaste amphithéätre vis-à- vis des édifices de Tivoli, n’ont plus, au lieu de temples, de villas et de forêts , que des racines de murs , des genêts Ces documens sont d’une clarté remarquable, et l'exécution des planches qui les accompagnent ne laisse rien à désirer. On remarquera que, dans ces comptes officiels, l'évaluation des me- sures linéaires est ordinairement faite en mètres et décimètres. A TIVOLI. 117 et des bruyères; maintenant que le silence et la désolation “règnent dans l'enceinte d’Adrien , et que le bruit des travaux les plus vulgaires chasse les illusions de la maison de Mécène ; maintenant encore, pour qui l’a seulement une fois aperçu, Tivoli doit rester dans la mémoire comme un ineffaçable, un incomparable tableau. Mais, l’Anio qui.en fait la vie , l'éclat et l'harmonie , lAnio avait con- stamment menacé l’ancien Tibur et le moderne Tivoli d’une subversion entière, dont, à chaque génération, des éboulemens désastreux, de subites et violentes inonda- tions venaient réitérer l’avertissement. Il est nécessaire d'insérer ici un aperçu du cours de cette rivière et des événemens causés par ses eaux. Le Teverone ; auquel l'usage de nos jours rend, même dans la bouche du peuple tiburtin, son nom antique d’Anio , prend sa source près des confins du royaume de Naples et de État de l'Église, au sein des monts Sim- bruini *. I prend sa direction vers le nord-ouest jusqu’à Vicovaro , tourne ensuite au sud-ouest , arrose le terri- toire de Tivoli, et traversait une partie de la ville ; enfin, il se jette dans le Tibre au-dessous du site pélasgique d’Antennæ*, à deux milles au nord de la porte Flaminia®?. Dans les temps anciens, l’Anio formait , à une petite distance de sa source, et près de Sublaqueum, trois bas- sins Ou lacs , appelés Simbruini ; parvenu sous les murs de Tibur, il se précipitait dans la vallée inférieure par ! Près de Trevi (Treba), dans l’ancien territeire des Œqui, et sur la frontière des Herniques. Le monte Cantaro , frontière ac- tuelle du royaume de Naples, est immédiatement à lorient de cette source. ? Et turrigeræ Antennæ ; Virgile. Il n’en reste pas une pierre , et sa ruine est attribuée à la première guerre de Romulus. 3 Porta del Popolo, “ Subiaco. 118 CANAL DE L’ANIO une célèbre cascade, dont le site peut se reconnaitre auprès du temple de Vesta. La-chute était double; un bassin artificiel, soutenu par une forte muraille, séparait la première cascade, à peine inférieure en élévation à celle de Terni, d'une seconde moins haute et moins abrupte, qui marquait les confins de la Sabine et da Latium *. L’an de Rome 481 ( avant notre ère 270), l’acerois- sement énorme des bâtimens et de la population dans la «ville éternelle,» firent sentir la nécessité d’y introduire une masse considérable d’eau potable, par un aquedue , qui fut le second , et que les censeurs Curius Dentatus et Papirius Cursor, firent construire. On choisit lAnio , dont il fallut, pour cet objet, détourner une portion assez forte; la prise d’eau fut à vingt milles au-dessus de Tivoli, au lieu que l’antiquité nommait Porta Rarana (maintenant Porta dell Acqua-regna). Cent vingt-sept ans plus tard, Quintus Marcius Rex entreprit les travaux nécessaires pour conduire à Rome , par l’ordre du sénat , l’eau, déclarée plus saine et plus agréable qu'aucune autre, de la fon- taine Marcia, jusqu'alors affluent de PAnio. L’aqueduc parcourait un espace de soixante et un milles ; la prise d’eau s’en reconnait au 36° mille de Rome, sur l’an- cienne voie Valeria , à la droite du Teverone *. Tibère fit commencer, vers la fin de son administra- tion , deux nouveaux ouvrages de ce genre; entrepris 1 Les restes de la muraille qui soutenait les eaux du lac entre les deux chutes, se voient encore au site appelé Ponte-Lupo. La seconde cascade était précisément au-dessous du temple de Vesta et du rocher taillé à pic qui le supporte. 2 Dans le domame d'Arsoli, appartenant à la maison Massimo, et qui donne son titre à l'héritier de la principauté. L'incomparable eau Marcia est redevenue propriété privée, grâce à la rupture de son aqueduc. A TIVOLI. 119 sur une échelle vraiment gigantesque, et qui furent terminés seulement l’année 52 de notre ère, sous le principat de Claude, lequel en fit la dédicace avec une magnificence proportionnée à leur utilité. L'un de ces aqueducs était alimenté par les eaux des fontaines Cœrulus et Curtius, au 48€ mille de Rome, près de lAnio , privé par là de deux autres affluens ; cet aqueduc apportait l’'Aqua Claudia; Vautre , dérivé de lAnio même, avait sa prise d’eau sur la voie Sublaquensis, au 42° mille de Rome. De la sorte , près de la moitié de la masse d’eau que PAnio avait jadis roulée se trouvait détournée de son canal, et conduite, avec cette pompe solide dont nous admirons encore aujourd’hui les vestiges, dans les fon- taines et les thermes, où elle subvenait au luxe des besoins du «peuple roi.» Toutefois , l’Anio était demeuré navi- gable , au moins dans quelques saisons , tant au-dessus qu’au-dessous de sa cataracte à Tibur. Strabon et Pline le connurent tel. Procope mentionne la navigation de PAnio à l’époque de la guerre gothique. Enfin, Pétrarque con- seillait à Giovanni Colonna de se faire transporter en bateau depuis Tivoli jusqu'au port de Rome; ce qui était alors commode et facile, est, de nos jours, devenu l’ex- pédition la plus hasardeuse , et l’on cite à Rome la témé- rité de cette navigation ( plusieurs fois répétée dans les dernières années), comme une preuve de l'indifférence avec laquelle un de nos plus célèbres peintres affronte les dangers de la nature aussi bien que les difficultés de l'art. Clément XIL, Paul HI, Grégoire XIII et Pie VI ont tourné leurs regards vers le rétablissement de cette navi- gation ; mais les travaux entrepris jusqu’à présent dans ce but, n’ont rendu accessible aux bateaux qu'une très- petite portion du cours de la rivière, à partir de son confluent avec le Tibre. 120 CANAL DE L’ANIO L'an 107 de notre ère, l’Anio s’enfla, déborda, en- traîna dans son cours la plus grande partie des bois dé- licieux qui l’ombrageaient, et pénétrant, par plusieurs canaux temporaires, dans les fentes des montagnes de roche sur lesquelles Tibur s’élevait avec sa couronne de riches villas , abattit un grand nombre des habitations les plus splendides et des monumens publics accumulés dans cette place privilégiée. Toutefois , la cataracte ne changea pas encore delieu ; elle était, comme jadis, attenante au tem- ple de Vesta lorsque , l’année 116, Manlius Vopiscus con- struisit sur le flanc opposé de la montagne , en face de cet incomparable spectacle, une maison de campagne qu’on a constamment proclamée le rêve du poëte, et la plus enviable des possessions que la richesse ou le cré- dit ait pu jamais procurer. Vopiscus fut autorisé à pren- dre pour ses jardins un filet assez considérable de ce que l’Anio conservait d’eau au-dessous des quatre aque- ducs ”. Que devenaient cependant , dans leur haute vallée de Sublaqueum , les trois lacs Simbruini? Nous ignorons à quelle époque et de quelle manière deux d’entre eux dis- parurent , épuisés soit par des desséchemens artificiels , soit par une rupture de leurs digues , soit par des infil- trations souterraines ; il est seulement constant que, lors- que saint Benoît, au commencement du sixième siècle , alla fonder autour de la grotte sainte* de Subiaco le premier essai de sa colonisation monastique , un seul des lacs «si distingués par leur aménité * » existait encore. Le troisième conservait , au moins en partie, les eaux de la rivière, prévenait les premières conséquences de « 0 . . ! 1 Aqua Marcia, aqua Claudia , Anio velus, Anio novus. 2 Il sacro speco. 3 Tres lacus amænitale nobiles , qui nomen dedere Sublaqueo. nca té À TIVOLI. k 121 ses gonflemens soudains , et en modérait les suites quand il ne pouvait plus les empêcher entièrement. Mais au mois de février 1305, et pendant un débordement ex- traordinaire qui jetait la consternation dans la vallée de Subiaco, les moines de Sainte-Scholastique tombèrent dans l'erreur grossière de considérer le bassin modérateur des crues de l’Anio comme une digue nuisible à son écou- lement ; et mettant la main à l’ouvrage avec ce zèle aveugle qui , d'ordinaire , est le plus actif, ils rompirent le bord de la muraille qui servait d'appui à la rive occi- dentale du lac. Alors cette coupe gigantesque s’épancha précipitamment vers la pente de la vallée , le reste des soutiens fut miné et s’éboula , le lac se vida pour ne plus seremplir, et les désastres causés par l’inondation devin- rent, sur beaucoup de points , irréparables. Alors , et depuis longtemps , lAnio avait repris pos- session de toutes les eaux que la nature destinait à son canal. La rupture des quatre aqueducs qui en por- taient, sous les Césars, à peu près une moitié dans Rome, cet événement désastreux pour la ville, dont la popula- tion fut dès lors contrainte d'abandonner les collines pour se mettre à portée du Tibre, ne saurait être rap- prochée au delà du pontificat de saint Grégoire-le-Grand (590 à 604), et l’on est autorisé à l’attribuer aux cam- pagnes dévastatrices des Lombards. Depuis ce temps, la fréquence et la force des inondations de l’Anio s’aug- mentèrent également. Celle du 20 février 1305 semble avoir emporté le pont ’alerius, construit dans la vallée au-dessous de la villa de Mécène. Mais on n'a pu retrou- ver d'indications précises sur époque où la masse princi- pale des eaux du Teverone, abandonnant l’ancienne chute et se tournant vers un canal moins élevé, prit à gauche une nouvelle direction , formant d’abord la cascade qui 122 CANAL DE L'ANIO subsistait encore en 1826, puis l'étrange et pittoresque gouffre appelé Grotte de Neptune. 1 faut se borner à établir que cette révolution, à laquelle se rattachent les faits qui nous restent à indiquer, doit être placée entre les années 1305 et 1432. Quant aux canaux secondaires qui, pénétrant dans lès fissures du rocher de Tivoli, mettent en mouvement lés nombreuses usines de cette ville, et, s’échappant ensuite entre la verdure et l’ombrage des jardins , dessinent sur le penchant occidental de la montagne, ces cascatelles si ché- ries des peintres et des poëtes, nul doute que leur existence ne remonte à une très-haute antiquité. Un diplôme de Pan 982 appelle un de ces canaux forma antiqua , et ceux de la Porte obscure sont mentionnés dans une bulle de 1189. La nouvelle cataracte de PAnio rendait plus habituels et plus menaçans les dangers que, de tout temps, le cours de cette rivière avait causés aux édifices de Tivoli. Roulant précipitamment dans un canal plus abaissé , sans digues naturelles ni soutien permanent, sur un sol mal consistant et creusé dans son intérieur par un dé- dale de crevasses, l’Anio pouvait, à chaque crue d’eau, abattre des portions entières de la ville. La série des travaux entrepris pour le contenir par des remparts et le régler par des écluses, commence à l’année 1432. Innocent VIII leur donna, en 1489, une forme plus régulière et plus complète. Lorenzo Pietrasanta , par les ordres de ce pontife, construisit un parapet solide pour soutenir la nouvelle cascade; mais, dès 1531, Pou- vrage était totalement ruiné. Clément VII le fit rétablir, et Pie IV, en 1564, confia au magnifique cardinal de Ferrare , Hippolyte d’Este , le soin de relever et de for- tifier, autant qu’il serait nécessaire , le muraglione de ne Ë is dite 1e nt TR RTS, A TIVOLI. 123 Pietrasanta. Un diversoir ou émissaire fut en même temps pratiqué sous la porte Sant’ Angelo. Il en résulta pour la ville une diminution de péril , grâce à la route nouvelle et inoffénsive ouverte de la sorte à une partie des eaux du Teverone; pour les artistes , une cascade très-remar- quable en face et en dessus de la grotte de Neptune; et cela dans le moment où, par la construction et la plan- tation de la villa d’Este , Tivoli voyait renaître les mer veilles de l’ancien Tibur , peut-être même avec un degré supérieur de beauté poétique, de majesté harmonieuse et un peu triste, telle qu’elle se grave dans la mémoire tout à la fois avec la vivacité du plaisir et la ténacité du regret. Mais notre tâche est d'un genre plus sévère. Il est certain toutefois que, sur le sol classique de la campagne romaine, se renfermer dans une sèche analyse serait tout à la fois affligeant et infidèle : tant la beauté, dans cette région élevée, se montre inséparable de l’utilité ! En 1589, un débordement extraordinaire causa la rupture du mur de Pietrasanta et du parapet construit au-dessus de l’é- missaire. L’illustre Fontana fut envoyé par Sixte-Quint pour examiner quel ‘remède il convenait de porter à ces dégâts; mais la-«réparation de l’Anio» ne put être comptée au nombre des étonnans travaux d’un pontificat si court et sibien rempli. Le P. Roseo, jésuite, travailla, en 1592, à la reconstruction du mur de Pietrasanta, dont Fontana voulait changer Pemplacement | conseil judicieux dont Padopton aurait prévenu beaucoup d’accidens. De nou- veaux ouvrages, mais tous faits dans un endroit défavora- ble , eurent lieu en 1593 et 1597. Alors périt , dans un débordement soudain , l'antique église de Sainte-Lucie, et l’on n’attribua qu’à la protection de saint Hyacinthe la conservation du quartier adjacent; dont la ruine avait semblé inévitable. 124 CANAL DE L’ANIO En 1671, le retour de semblables calamités paraissant imminent , Luigi Bernini, auquel l'Italie décernait la palme de l’architecture , se rendit à Tivoli pour y diriger des ouvrages de différens genres, ordonnés dans le but de détourner le danger. Deux émissaires , anciennement creusés, mais qui avaient cessé de fonctionner , furent totalement rouverts. On était au milieu de l’été, et l’Anio appauvri ne conserva plus d’eau dans son lit principal. On put alors reconnaître l'étendue des dégradations éprouvées par l’écluse et le parapet de Pietrasanta; néanmoins , l’état du trésor pontifical ne permit d’y por- ter remède qu’en 1681. Bernini , accablé de vieillesse, laissa la direction des travaux au prélat, son fils , et leur exécution à l’architecte Mathias de’ Rossi. L’émissaire appelé la Stipa' souffrit de nouveau lors de l’inondation de 1688, et fut complétement réparé par de’ Rossi , en septembre 1689. Le dix-huitième siècle n’amena point, pour le cours de l’Anio, d'événement très-remarquable. Toutefois, dès 1726, les maisons construites à Tivoli, près de la chute et sur la rive gauche du canal, se trouvaient minées par leurs bases et menacées d’écroulement. A l’inondation du 7 décembre 1740 , le parapet de la cascade fut couvert d’eau, et l’on cessa d’apercevoir l’image du Saint protec- teur de la ville (saint Hyacinthe), image placée, comme en triomphe, dans ce lieu éminent. En 1746, il fallut défendre par un quai toute la rive gauche, sans cesse menacée, et dont la corrosion allait entrainer la ruine de la Via Maggiore, car les quartiers les plus animés du moderne Tivoli étaient précisément au bord de la rivière. 1 Plus connu sous le nom de Bernini, lequel n’est pas exact, comme on l’a vu plus haut. À TIVOLI. 125 Enfin , en 1779 , la grosse muraille au versant de la cas- cade reçut d’importantes réparations. Une période bien plus agitée, et souvent désastreuse, commença pour Tivoli avec le pontificat de Pie VII. En 1804 et 1805, le mur de Pietrasanta , le quai de la rive gauche, et les soutiens de lémissaire della Stipa , furent violemment ébranlés ; le quartier de Sainte-Lucie mena- çait ruine. L’architecte Bracci y apporta quelques remèdes incomplets, qui furent de courte durée, les débordemens suivans enlevant avec facilité des ouvrages faits à la hâte et dans un faux système d’économie. Le pont construit vis- à-vis de l’écluse s’écroula le 8 novembre 1808 , laissant la grande route interrompue : on le refit en bois; mais, en décembre 1809 , une inondation plus violente que les précédentes l’emporta de nouveau. Toute la rue de Sainte- Lucie croula dans l’abime ; celle de Castrovetere semblait au moment de la suivre , et les artistes s’alarmaient avec raison pour le temple de Vesta’. On n’opposa pourtant que des réparations partielles à un mal aussi grand, et dont l’accroissement rapide se reconnaissait aux voies d’eau ouvertes de toutes parts dans la muraille de Pietra- santa, tandis qu’une caverne se creusait à sa droite, prête à la miner totalement par l'infiltration constante qui s’y faisait. Tel était Pétat des choses, quand Léon XII par- vint à la tiare. Le 16 novembre 1826, et pendant une crue soudaine de VAnio , toute la masse de ses eaux se précipita dans le gouffre que depuis longtemps la rivière travaillait à former à droite de la cascade. La cascade elle-même se tut subitement ; la muraille de Pietrasanta demeura quelque temps à sec, puis se fendit , et disparut par moitié. Le ! Communément, mais faussement appelé de la Sibylle. 126 CANAL DE: L’ANIO lit de la rivière s’abaissa de cinquante palmes; et dés cinq canaux qui alimentaient, dans l’enceinte de Tivoli, quarante-huit usines , douze fontaines publiques ; et plus de trente fontaines dans l’intérieur de maisons privées; aucun ne conserva plus une goutte d’eau. Le 27, église de Sainte-Lucie , dix-sept maisons attenantes, le palais Boschi , et mille cannes carrées de terrains précieux , cul- uvés en vignes, en oliviers, en jardins, furent engloutis dans l’abime, qui, s’élargissant d’heure en heure, im- prima la terreur la plus illimitée aux habitans de tout le reste de Tivoli. À peine la nouvelle de cette catastrophe parvint-elle au souverain pontife, que des secours de toute nature furent envoyés aux victimes de l’inondation , et, sur-le- champ, les mesures les plus efficaces furent prises pour rendre à la ville la sécurité et l’activité manufacturière dont les désastres du mois de novembre lavaient privée: Léon XII, dans cette circonstance, déplova toute cette présence d'esprit, cette ardeur de zèle et cette persévé- rance d'efforts qui, dans un corps mourant, semblaïent défier le pouvoir de la maladie et les approches de la dis- solution. Le pape fut dignement secondé par Mgr Nicolai et Mgr Cattani , préposés successivement aux travaux de PAnio. Dès le 8 décembre , un conduit, appelé depuis lors Leonino, fut rouvert, mis en communication avec le nouveau lit de la rivière, et le mouvement rendu aux usines du quartier de f’esta. De nouveaux débordemens, survenus pendant tout l’hiver de 1827, n’arrétèrent pas la poursuite du but principal , qu'on atteignit enfin le 15 septembre 1828. Alors, la rive gauche de l’Anio se trouva fortifiée par une muraille épaisse en talus, le lit de lacri- vière.rehaussé jusqu’à la prise d’eau de tous les canaux qui alimentent les fabriques , et une double chute établie À TIVOLI. 127 derrière l’ancienne cataracte , sur un fond plus solide de rocher. Du parapet, construit avec tout le soin possible, l’eau tombait sur une pente encore rapide, mais non plus abrupte, partagée par un plateau de quelques pas de lar- geur. Les culées du nouveau pont jeté sur la cascade en fortifiaient les flancs; le pied en était assuré par une ligne de gros fragmens de rocher. Alors les usines re- prirent toute leur activité ; on releva les maisons abattues, on remit en culture les terrains dévastés; mais la leçon avait été trop sévère pour ne pas obliger à porter un re- gard sérieux sur l’avenir. La mort prématurée de Léon XII (2 février 1829) laissait à de nouvelles mains la direction des affaires de PÉtat ecclésiastique. Dès avant l'élection du nouveau pape Pie VIT , la congrégation «del buon Governo » avait fait visiter, par une commission spéciale, l’état du cours de la rivière au-dessous de la chute : on en concut de graves inquiétudes. Aux approches de la grotte de Neptune, leau pénétrait, dans toutes les directions , par les cre- vasses d’un rocher formé en grande partie de dépôts tartareux , et dont aucun côté ne présentait de solidité réelle. On pouvait craindre Fabaissement progressif du canal principal dans cette espèce de gouffre, et, par suite, Faffaissement de la grotte de Neptune, Péboulement du temple de Vesta, la ruine ou du moins l’ébranlement de tout un quartier de la ville. On érigea sur plusieurs points, des murs, des éperons , des talus; le pilier naturel qui supporte la grotte de Neptune fut revêtu d’une armure très-solide de chène et de fer; mais les calculs les plus exagérés en apparence se trouvèrent dépassés de beau- coup par l’impétuosité des eaux de l’Anio, dès qu’uné pluie soudaine vint les gonfler : de ces ouvrages si dis- pendieux et si étendus , à peine demeura-t-il un seul ves- 128 CANAL DE L’ANIO tige après la crue du 28 décembre 1830. Les éperons si récemment construits au pied de Pécluse menaçaient ruine. Dès lors on acquit la preuve que, pour éloigner défini- tivement de Tivoli le danger d’une autre catastrophe , il fallait détourner absolument le cours de l’Anio, et le con- duire, par une route nouvelle, dans un autre point de la vallée, en respectant seulement les prises d’eau qui four- nissaient au mouvement des usines. L’attention publique étant fixée sur cet objet, différens projets furent examinés et balancés par la congrégation des affaires intérieures ( buon Governo). On écarta d’a- bord celui de creuser, seulement au-dessous de lécluse construite en 1828, un canal de dérivation qui aurait ren- contré dans sa route (à droite de la chute) un sol mal ferme, et qui, en outre, aurait exigé des travaux très- coûteux pour rendre l’activité aux fabriques, dont les canaux aboutissaient au voisinage de l’écluse, sur des points tout différens. Un autre plan, celui de faire dévier presque toute l’eau de la rivière dans l’émissaire Bernini , qui aurait été élargi à cet effet, offrait l’inconvénient de laisser , entre cet émissaire accru de la sorte, et le fume morto , où lit ancien , réduit à quelques pouces d’eau, une ile étroite , sujette à de faciles bouleversemens , dont le moindre aurait suffi pour rejeter les choses dans l’an- cien état. Alors l’ingénieur Folchi proposa et fit prévaloir l’idée d'ouvrir un canal de déviation dans les flancs du mont Catillo. Avant de continuer l’exposé des faits, il devient néces- saire d'établir, par quelques indications topographiques , l'état du cours de l’Anio en 1829. La rivière entrait par le midi dans l’enceinte de Tivoli et en ressortait par le nord-ouest ; son canal , très-large à l’entrée, se resserrait 2 SR PS Re CE RS À TIVOLI. 129 singulièrement en parvenant au fond du vallon. En face des éboulemens de 1826, qui ne s’arrétaient qu’à La Piazza Palatina, s'avançait une sorte de presqu'île, limitée à l’ouest par le lit de l'Anio, à l’est par l’émissaire de Bernini; cette langue de terre, basse et peu solide , ren- ferme les fabriques de salpêtre : on l’appelle Caprareccia. Après sa chute au-dessous de l’écluse construite par Léon XIE, le bras principal de la rivière descendait précipitam- ment entre les rochers, puis s’engloutissait complétement dans la Grotte de Neptune. L’émissaire dit de Bernini (la Stipa) jetait ses eaux par une haute cataracte dans un bassin contigu à cette grotte, et dans lequel toute l’eau de la grotte elle-même se déchargeait par une ouverture au sud. La rivière reprenait ensuite son cours pour moins de cent mètres , et disparaissait de nouveau dans la Grotte des Syrènes. Enfin ressortant dans la direction du nord, elle abandonnait le sol de dépôts fluviatiles et friables successivement créé et bouleversé par elle, et entrait dans la vallée basse, profonde, étroite et solide qui la garde jusqu’à ce qu’elle sorte du territoire tiburtin. Les flancs escarpés de la montagne calcaire appelée Catillus dans l'antiquité , et monte della Croce pendant le moyen àge, se présentent exactement à l’est de Tivoli, et de l’autre côté de la ravine creusée par l’Anio. L’in- génieur Folchi proposa d’y percer deux galeries parallèles, ‘séparées par uné arête vive de rocher, lesquelles seraient de capacité suffisante à recevoir, s’il le fallait, toute Veau de la rivière , même dans ses plus grandes crues, la conduiraient au penchant septentrional de la montagne.et l’abandonneraient au bord du précipice, où elle tomberait par une chute de cent mètres de hauteur , et cela vis-à-vis de la grotte des Syrènes, mais de l’autre côté de toute la XII 9 130 CANAL DE L’ANIO masse calcaire où les galeries pénétreraient. L’Anio devait suivre alors son cours accoutumé, à partir de l’endroit du vallon où cessent les escarpemens , et où les infiltrations ne sont plus à craindre. L’entrée des galeries devait être parallèle à la prise d’eau des conduits par lesquels toutes les usines de Tivoli sont mises en jeu , parallèle encore à Pentrée de l’émissaire della Stipa. Ce projet conservait à la ville tous les avantages matériels, toutes les beautés pit- toresques qu’elle tirait de l’ancien cours de la rivière ; en même temps , il la mettait pour toujours à l’abri des in- convéniens et des dangers de ce cours. Le projet a été mis à exécution ; et ce que nous venons d’exposer comme plan , il faut par conséquent le prendre comme indication de l’état présent de l’Anio devant Tivoli. Le nom mythologique de Catillus est assuré de Pim- mortalité par un vers de Virgile; et les regards d’Horace se portaient des terrasses de sa villa , sur les flancs de cette montagne maintenant nue, alors , sans doute, revêtue de plantations. On n’a trouvé, au sommet de ses croupes rocailleuses , aucun vestige d'anciennes constructions. Deux petites galeries creusées dans l'antiquité romaine , et retrouvées vers la via Valeria , semblent n’avoir abouti qu’à des chambres sépulcrales. Envisagée sous le rapport géologique, cette montagne est une masse calcaire de formation secondaire, parfaitement compacte , et qui, sur le point choisi par le Chev. Folchi, n’offrait ni cre- vasses, ni cavernes, ni aucun autre accident qui pût com- ‘promettre la solidité des travaux. Le projet de cet ingénieur , accueilli , dès le principe, avec une égale faveur par le public et par l’administra- tion , fut cependant soumis à un examen sévère, et toutes les objections qu’il fit naître furent discutées avec la plus scrupuleuse équité. Les cardinaux Albani , Dandini et \ % 4 4 A TIVOLI. 131 Rivarola présidèrent à la discussion approfondie du projet et des mémoires rédigés tant à son appui que contre ses conclusions : il ne manquait plus que la décision du souverain; mais Pie VIIL succomba, dans l’automne de 1830, à la maladie dont il était depuis longtemps attaqué, el tout resta momentanément suspendu. : L'élection de Grégoire XVI eut lieu le 2 février 1831. Les désordres qui agitèrent, dans les premiers jours du nouveau pontificat , la plupart des provinces de l'État romain , étaient à peine apaisés que la question de Tivoli fut reprise en considération; enfin le 9 juin 1832, le projet dont nous avons rendu compte reçut l’approba- tion définitive du souverain. Il fut statué que les eaux de PAnio seraient détournées dans un nouveau canal, formé par une double galerie entrant dans les flancs du mont Catillo , 51 mètres au- dessus de l’émissaire de la Stipa. La longueur des galeries (en tout égales entre elles) devait être de 294 mètres pour chacune; leur hauteur , à l'endroit de l'entrée des eaux, de 13 mètres et demi; leur largeur au même en- droit , de 10 mètres. Ces galeries , pratiquées en pente continue de deux pour cent , devaient aller en diminuant graduellement de hauteur et de largeur , de manière à ce qu'au bout de 214 mètres la hauteur se réduisit à 7 mètres, et la largeur à 5 mètres, 50 centimètres. Les deux galeries, séparées jusque-là par une arête de roc vif de 3 mètres de profondeur, devaient s’unir alors en un seul canal large de 13 mètres, 60 centimètres, lequel irait toujours s’élargissant et ga- gnant en profondeur jusqu'au débouché des eaux, placé sous « l’image du Sauveur,» sur la route de Quinti- liolo , à 6 mètres d’élévation au-dessous de l’entrée des galeries du côté opposé de la montagne; cette entrée 132 CANAL DE L’ANIO devait être en cintre aigu (arc gothique) , le débouché des eaux en cintre plein; la chute de 100 mètres, ou à peu près 900 palmi de hauteur. Il fut ajouté, par précaution, que des trottoirs seraient pratiqués dans le rocher, le long des galeries, pour faciliter les travaux des ouvriers qu'on emploierait à les déblayer des corps hétérogènes que les crues pourraient y entrai- ner, et des dépôts tartareux qui, à la longue, en dimi- nueraient la capacité. La masse du rocher à excaver était évaluée à 35,405 mètres cubiques ; le devis du travail s'élevait seulement à 48,007 scudi (ou 264,000 fr.), dans lesquels n’est pas comprise la ressource des forçats ; mais on prévoyait une augmentation possible d'à peu près 77,000 francs, et l’on demandait quatre ans pour livrer l’ouvrage achevé. Cette dernière prévi- sion a été trompée : trois ans et quatre mois après Ja décision de Grégoire XVI, l’Anio se précipitait par sa nouvelle chute, et le but de lentreprise était complé- tement atteint. Le cardinal Rivarola , préfet de la congrégation « delle Acque‘,» fut préposé à l'exécution de l’ordre souverain, et la direction des travaux confiée au chev. Folchi. Mgr Massimo , secrétaire de la congrégation des eaux , prit la part la plus active à Pinspection , à l’encouragement et à la poursuite de ce grand ouvrage : ces trois noms y res- teront , à juste titre, éternellement attachés à côté de celui de Grégoire XVI. On commença par enlever toutes les terres de la vigne Lolli, qui masquaient l’escarpement du mont Catillo à l’en- trée des galeries projetées. À la profondeur de 17 pieds, les ouvriers touchèrent la roche vive; bientôt un mur ! Division de la direction ancienne des ponts et chaussées. A TIVOLI. 133 antique apparut : on le découvrit dans une longueur de 90 pieds; il était adossé verticalement à la face taillée à pic de la montagne ; sa hauteur est de 30 pieds ; il servait probablement de soutien à une portion de la voie Valeria, Au pied de cette muraille, d’ouvrage losangé (reticolato), des cippes et des inscriptions funéraires se trouvèrent en grand nombre : on reconnut un antique sepolcrelo (le nom de nécropole serait ici trop pompeux). C’est dans cette sorte de façade, d’un aspect pittoresque et solennel, que furent ouverts les deux cintres gothiques des gale- ries; l’antiquité romaine semblait, par une heureuse réunion de circonstances , s’être chargée de fournir l’in- troduction d'un ouvrage assez grandiose pour qu’elle s’en fût honorée. Mgr. Massimo mit un soin particulier à disposer, d’une manière instructive et frappante, ces précieux restes de l’âge des Césars; à les entourer de plantations ; à rétablir, autant que possible, l’aspect que cet asile devait présenter dans un siècle où l’on multipliait à dessein les spectacles et les enseignemens de cette nature, au sein des délices et dans les lieux même où les plaisirs semblaient dominer sans rivaux. Une route fut , en outre, pratiquée entre l’entrée des galeries et leur débouché. Au point où ce nouveau chemin atteint le sommet de la montagne , le temple de Vesta, celui de la Sibylle‘, le gouffre dans lequel l’Anio se précipita pendant tant de siècles, et qui reçoit encore l’émissaire de Bernini, les bords découverts et lumineux de la grotte de Neptune et de la grotte des Syrènes, enfin l'amphithéâtre de montagnes où Varus, Catulle, Horace avaient leurs maisons de cam- pagne, s’offrent tout à la fois au regard dans un tableau incomparable pour la variété des impressions qu’il réunit, Pélévation et l'attrait des souvenirs qu’il réveille. { Peut-être aussi de Drusilla. 134 CANAL DE L'ANIO En achevant la découverte du mur antique, on parvint à la bouche d’un aqueduc de la même époque, dont la position et la construction donnèrent d’utiles directions sur le travail qu’on allait commencer dans l’intérieur dé la montagne, et prouvèrent que le chev. Folchi s’était rencontré dans son projet avec l’expérience, jusqu’alors ensevelie, des ingénieurs de Vopisque ou d’Adrien. Les travaux au débouché des galeries vers la routé de Quintiliolo étaient en activité dès le premier février 1833, et les deux flancs de la montagne simultanément enta- més. Une visite du souverain pontife aux travaux de Tivoli (avril 1834 ) donna bientôt après, aux habitans de cette ville, l’occasion de faire éclater les sentimens d’une ré- connaissance enthousiaste pour la mesure qui garantissait leur future sécurité. Grégoire XVI revint à Tivoli, le 2 mai, après un séjour de courte durée à Subiaco, sanctuaire pour lequel ce souverain, qui a conservé ‘sur le trône toute la simplicité des mœurs cénobitiques, éprouve une vénération affectueuse qui l’y attiré fré- quemment. La réception du pape à Tivoli présenta tout à la fois un caractère de grandeur antique et de touchante simplicité : dans la Rome moderne, les fêtes prennént volontiers un air monumental , auquel contribue la per- fection avec laquelle le langage des Césars y ést encore employé pour les inscriptions et les exergues dés mé- dailles. Pendant tout le reste de l’année 1834 les travaux, con- fiés à deux entrepreneurs distincts, et à deux compagniès d'ouvriers de nations différentes , furent poursuivis avèc la plus grande activité. Le 4 novembre, la galerie de gauche était ouverte; celle de droite le fut le 29 du mêmé mois : on n'avait mis que quinze mois à réaliser cette À TIVOLI. ; 139 belle conception. Les travaux accessoires remplirent Pin- tervalle entre la fin de novembre 1834 et l'été de 1835. L'inscription suivante, en lettres de bronze, fut attachée au-dessus de l'entrée des galeries : GREGORIUS * XVI * PONTIFEX ‘* MAXIMUS AD ‘ ANIENEM ‘ INFRENANDUM PERFOSSO * MONTE * NOVUM ‘ ALVEUM ‘ APERUIT ANNO * MDCECXXXY CURANTE AUGUSTINO ‘ RIVAROLA :’ CARD. PRÆFECTO ‘ OPERI ‘ PERFICIENDO FRANCISCO * XAVERIO * MAXIMO ‘ IX ‘ VIR ‘* URB ‘ CUR. AB ‘ ACTIS CLEMENTE ‘ FOLCHI ‘ EQ ‘ ARCHITECTO. Pour compléter l’ensemble d'ouvrages utiles autant que grandioses, entrepris à Tivoli, le pape, observant les difficultés qu’offrait la communication de cette ville avee la Sabine, l’Abruzze et Subiaco , par les voies Valeria et Sublacensis, avait ordonné , au mois d’avril 1834, la construction , au-dessus de l’éeluse de l’Anio , d’un are qui remplit les fonctions de pont entre le bord de l’an- cienne chute et le sommet de l'éminence opposée. Cet autre travail se trouva terminé au commencement d’octo- bre 1835, Le Ponte Gregoriano n’a qu’une seule arche de 90 palmes de hauteur. Parfaitement droit, il porte à ses deux extrémités, sur des plinthes élevées , les statues de la Vierge , de saint Grégoire-le-Grand , de saint Lau- rent et de sainte Symphorose. L'ensemble est d’une élégance et d’une légèreté, qui n’excluent ni la solidité ni la grandeur. Dans l’exécution du projet détaillé ei-dessus ; on s’é- 136 CANAL DE L'ANIO tait écarté des premières vues du chev. Folchi seule- ment en un point : au lieu d’une seule issue commune aux deux galeries , deux sorties séparées avaient été ou- vertes, et toutes les deux à cintre aigu, comme l’entrée des canaux sur la pente opposée de la montagne. Tout étant préparé pour l'immission des eaux dans leur nouveau lit, le souverain pontife se rendit à Tivoli le 6 octobre 1835. Il traversa les deux galeries, dont la bénédiction selen- nelle avait été faite par l’évêque de Tivoli, aussi bien que celle du pont Gregoriano , le 24 mai précédent, fête de la Vierge de Quintiliolo, qui est, dans la contrée en- vironnante, l’objet d’une extrême vénération. La « pro- cession suppliante» ( supplicatio ) avait traversé l'un et autre chemin dans le sein du rocher, répétant les « lita- nies de Lorette ,» dont la Marche d’Ancône entend le continuel concert. Des prières particulières furent réci- tées au pied des statues de la Vierge, de saint Grégoire et des patrons de Tivoli , saint Laurent et sainte Sympho- rose, suivant Pusage Romain de sanctifier les arts, par lesquels, à son tour, la religion est embellie. La chapelle de Quintiliolo, qui ne rappelle aux villageois de la Sabine que des idées de paix et de protection, réveille par son nom des souvenirs d’une nature bien différente dans l'esprit des disciples de Pantiquité : Quinctilius Varus en avait occupé le site par les magnifiques constructions de sa villa, et c’est de ce lieu de délices qu’il partit pour aller expier ses rêves d’ambition sous la hache des sau- vages de Germanie, entre les marais et les forêts de Teuteberg. En face de l’issue des galeries, sur un lieu élevé, d’où la ville et la vallée s’offrent également aux regards, on construisit un pavillon d'ordre gothique, où le sou- verain pontife, et après lui D. Miguel, la reine-mère À TIVOLI. 137 des Deux-Siciles , et la cour ecclésiastique de Rome pri- rent leur place le 7 octobre au matin. Le signal fut donné, les portes de PAnio s’ouvrirent, et la rivière , pénétrant à l'instant dans son nouveau lit, vint se précipiter en magnifique cascade au pied du trône d’où l’ordre était parti. La beauté extraordinaire de cette nou- velle cataracte avait été prévue par les artistes, et for- mellement énoncée au nombre des motifs à l’appui de la résolution du 9 juin 1832. On peut maintenant em- brasser d’un seal regard la grande chute et les casca- telles ;, rien de plus magnifique ne pouvait être imaginé pour « donner la juste splendeur à ces beautés singulières de la nature‘. » ; La médaille frappée pour conserver la mémoire de l’im- mission de PAnio dans son lit actuel est du diamètre de 2 pouces , 9 lignes, et d’une belle exécution , mal- gré Pextrême difficulté des sujets qu’il fallait nécessai- rement placer sur les deux faces. L'une: d’elles repré- sente l’entrée de l’Anio dans les galeries, la double voûte gothique pratiquée dans le mur romain, les sépulcres antiques , les travaux de la route du mont Catillo et l’amphithéâtre de hauteurs qui le domme : autour, on lit Pinscription : GREGORIUS ‘ XVI ‘ AUSU * ROMANO ‘: SACRI ‘ PRINCIPATUS ANNO ‘ II * INCHOAVIT ‘ V ‘ PERFECIT. Termes simples, quoique grands, mais ils sont mérités. Au revers on a figuré la pente escarpée du mont Catillo avec son revêtement d’arbustes ; l’eau de la rivière dé- bouche des galeries, et tombe en masses impétueuses : à droite, on aperçoit les édifices de Tivoli, les sub- Termes du Chirografo de Grégoire XVI. 138 CANAL DE L’ANIO A TIVOLI. structions de la villa de Mécène, et les pentes sur les- quelles plusieurs des cascatelles dessinent leur réseau d'argent. Pour exergue : | TIBURTES * CATILLO ‘ PERFORATO ‘ INDUCTO ‘ ANIENE SERVATI * ANNO * DOMINI * MDCCCXXXV. Un avantage indirect, retiré par les arts des travaux exécutés pour détourner l’Anio , ne doit pas être passé sous silence : une carrière de pierre à lithographier a été découverte sur le territoire tiburtin , et près d’elle deux espèces de marbre, d’une grande beauté, se sont offertes aux recherches de Mgr Massimo. L’État romain né pos- sédait encore presque rien dans ce genre; et nulle part ailleurs, l'avantage d’une semblable acquisition ne pou- vait être plus vivement senti. nn — SEPTIÈME RÉUNION DE L'ASSOCIATION BRITANNIQUE POUR L'AVANCEMENT DES SCIENCES, Qui a eu lieu à Liverpool les 11, 12,15, 14, 15 et 16 Septembre 1837. (Second article. )! —S2— Il nous reste à faire connaître à nos lecteurs les prin- cipaux objets qui ont attiré l'attention des membres de l'Association qui siégeaient dans les sections de géologie et géographie , d’histoire naturelle (zoologie et botani- que), d’anatomie et médecine , et de statistique. Nous suivrons la marche tracée dans le précédent article, où l’on a évité de trop grands détails, même sur les travaux qui présentaient le plus d’intérêt , nous réservant aussi de revenir sur quelques-uns d’entre eux dans le bulletin scientifique. La section de géologie, la science à la mode, avait ses séances dans l’amphithéâtre de l'institut de mécanique ; la galerie que renferme cette belle salle avait permis d’y admettre des dames, qui s’y étaient rendues avec empres- sement. ! J’aï rendu compte, dans notre précédent numéro, de la partie des travaux de l’Association britannique relative à la physique, aux mathématiques, à la chimie et à la mécanique ; il me restait à parler des travaux des sections de géologie, d'histoire naturelle, de médecine et de statistique. M. le prof. Macaire, plus versé que moi dans ces sciences, a-bien voulu se charger de cette partie de ma tâche; n’ayant pas assisté aux séances de ces dernières sec- tions, je n’aurais d’ailleurs pu faire ce compte rendu que sur les mêmes documens qui ont servi à M. Macaire. (4. de la Rive.) 140 SEPTIÈME RÉUNION Les travaux de la section commencèrent par un rap- port de M. Whewell sur les changemens relatifs de ni- veau des mers et des terres, question qui a fait l’objet d’un prix proposé par l'Association britannique. Le moyen de donner une base certaine aux observations futures sur cet objet important, est de relever avec une très-grande exactitude les différences de niveau d’un grand nombre de points situés sur deux lignes droites, qui se couperaient à angles droits et se termineraient à la mer. M. W. fait remarquer que les mers qui ont des marées peu fortes, telles que la Baltique , présentent plus de facilité pour la détermination des changemens de niveau de leurs rivages, que celle, par exemple, qui baigne les côtes de lAngle- terre, où les oscillations sont très-considérables. Entre autres travaux sur ce sujet, il mentionne avec éloges les observations très-précises de M. Bunt, de Bristol, sur une ligne allant de Bridgewater à Axmouth. Une commission avait été nommée par l’Association , dans le but de déterminer avec exactitude la proportion de vase ou de matériaux sédimentaires contenue dans les eaux. De nombreuses expériences , faites par le capi- taine Denham de Liverpool (le célèbre voyageur), prou- vent que les eaux de la Mersey contiennent, par mètre cube d’eau , à peu près 29 pouces cubes de matières in- solubles à la marée montante, et 33 pouces cubes à la marée basse. Cette différence d'un huitième sur la vase suspendue dans l’eau, forme un dépôt d'environ 48 mille mètres cubes à chaque marée, dépôt qui, dans les 750 reflux de l’année, élèverait de 21 pouces la partie du lit de la rivière dans laqueile la marée se fait sentir, si elle était déposée régulièrement. Heureusement une partie est entrainée par les fortes marées, quelques points seulement reçoivent de grandes accumulations, et le lit de la Mersey DE L'ASSOCIATION BRITANNIQUE. 141 ne s’élève que d'environ 7 pouces. Le port de Liverpool sera donc néanmoins un jour comblé, à moins que l’homme ne trouve moyen de mettre obstacle à cette action des ma- rées par quelque procédé de draguage. Ces intéressantes recherches, si utiles à la navigation, jettent aussi un grand jour sur la formation des deltas, qui ont récem- ment attiré l’attention des géologues. Le Révérend M. Yates montra plusieurs fossiles végé- taux très-curieux , trouvés dans le grès bigarré du Wor- cestershire. Les troncs d’arbres sont en partie convertis en houille, mais chacun d’eux est comme encaissé dans une enveloppe de matière ferrugineuse. Les caractères botaniques de ces fossiles furent décrits à la section par le D" Lindley, et une intéressante discussion s’engagea sur les âges relatifs des diverses couches de la formation du grès bigarré (new red sandstone). M. Sedgwick a montré qu’un ancien membre de cette série recouvre im- médiatement le terrain houiller, quoique en général en stratification non concordante, et il attire l’attention des géologues anglais sur cette formation , où la présence du fer en si grande abondance rend les fossiles très-rares, et les moyens de comparaison conséquemment moins nom- breux. M. Strickland a lu un mémoire sur les couches de gravier des comtés de Warwick et de Worcester. La grande distinction établie par l’auteur dans les formations de gravier qu’il a étudiées , est que les unes contiennent des silex, tandis que les autres n’en renferment pas un seul. Elles sont indépendantes des petites variations de la surface du sol, celles sans silex étant au nord de PAvon, et les autres vers les collines d'oolites. Il re- marque aussi que les graviers sans silex ressemblent aux plages graveleuses de la mer actuelle, et ne 142 SEPTIÈME. RÉUNION contiennent que des fossiles marins , tandis que les gra- viers à silex paraissent fluviatiles, et renferment des os fossiles et des coquilles d’eau douce. Il n’a vu nulle part ces deux espèces de graviers en couches superposées. Plusieurs géologues ont fait remarquer qu’il était dif- ficile de généraliser les observations sur les graviers, qui quelquefois se sont présentés à la hauteur de 2000 pieds. La question des graviers, liée à celle des blocs erratiques, est une des plus difficiles que la géologie ait à résoudre; aussi la section a-t-elle entendu avec intérêt les remarques de M. Sedgwick sur les graviers de l'Angleterre centrale, qu’il a suivis jusqu’à leurs lieux d’origine dans le nord. M. Mallet a entretenu la section de la marche des glaciers et des causes qui la déterminent. La cause or- dinairement admise comme déterminant le mouvement progressif des glaciers, est leur poids; mais elle ne doit agir que dans des localités particulières, Il propose une explication très-ingénieuse fondée sur le fait, que la partie inférieure du glacier est à une température plus élevée que la partie supérieure. Cela fait fondre la surface inférieure, et en conséquence produit un relèvement de la masse, dans une direction perpendiculaire à la surface de la terre, tandis que la chute était à angle droit avec la surface in- clinée , de sorte qu’un mouvement progressif s'ensuit d’a- près la loi de la décomposition des forces. M. M. explique aussi plusieurs phénomènes que présentent les fentes des glaciers, qui sont souvent convexes en bas, le centre de la masse descendant plus vite que les deux bords. Quelques faits curieux ont été mentionnés par le marquis Spinete. Ils ont été mis en lumière par les travaux entrepris par M. Briggs , consul anglais au Caire, pour creuser des puits artésiens dans le désert de Suez, afin de faciliter les communications avec les Indes , que l’on espère établir par DE L'ASSOCIATION BRITANNIQUE . 143 ce chemin. L’ingénieur suisse qu’il a employé a réussi à trouver de l’eau , et l’on a traversé un grand nombre de couches diverses, mais qui variaient dans des localités très-rapprochées ; tantôt le sable était marin , tantôt il paraissait ne pas avoir ce caractère. Le plus singulier phénomène fut la présence du granit sur de l’argile, dans laquelle on a trouvé de fort bonne eau. Un des princi- paux obstacles à l’établissement de la nouvelle route des Indes par listhme dé Suez et la mer Rouge, se trouve ainsi levé, et nos correspondans de Calcutta nous annon- cent qu'avant un an le service régulier des bateaux à va- peur de Londres à Bombay sera complétement établi. Nous avons entre les mains une lettre arrivée à Genève par ce moyen , à 58 jours de date de Calcutta. Une lettre de M. Lyell sur le granit de Christiana, en Norwége, déjà examiné par M. de Buch, et qui recouvre des couches fossilifères , amène la discussion sur la na- ture ignée du granit, et sur son action sur les roches -sédimentaires pour les convertir en gneiss, micaschistes, etc. M. Greenough et quelques autres membres, se fon- dant sur des faits observés qui montrent un passage direct du granit au gneiss et au micaschiste , refusent d’admettre pour ces roches une origine différente, et pensent qu’il faut les regarder toutes comme marines, ou toutes comme le produit de l’action du feu. | M. Greenough a annoncé qu’en 1833, à Bonn, la réunion des savans allemands a arrêté que le choix des couleurs, pour les cartes géologiques , serait laissé aux géologues anglais, et il a fait ressortir l’importance qu’il y a à ce que tout le monde adopte le même système de “oloriation pour ces travaux, qui se multiplient et pro- mettent tant d'utilité. M: Sedgwick a produit une grande impression sur l’au- 144 SEPTIÈME R£UNION ditoire, par un intéressant récit du malheureux accident récemment arrivé dans les houillères de Workington. La stratification de ces mines est fort irrégulière, et les couches s’inclinent en sens inverse des deux côtés d’une ligne, de sorte que, dans une localité, des lits importans de houille sont poursuivis sous la mer. Dans le puits Isa- belle on était parvenu à une profondeur de 135 brasses au-dessous des hautes eaux. L’imprudence des mineurs à été telle, qu'ils avaient laissé les travaux arriver jusqu’à 14 brasses seulement du fond de la mer, et avaient enlevé les piliers ménagés primitivement. L’abaisse- ment du sol et des infiltrations abondantes avaient imuti- lement annoncé le danger sans donner l’alarme, lorsque, à la fin de juillet , la mer s’ouvrit une issue dans la mine qu’elle remplit en moins de deux heures, détruisant vingt milles de chemins de fer. Il y eut un nombre considérable de victimes ; très-peu de mineurs parvinrent à s’échapper. Un d’entre eux fut lancé au dehors par le dernier puits de la mine, par l’effet de l’énorme explosion de l'air ren- fermé dans les galeries, et dont le bruit se fit entendre au loin dans le pays. M. Ham , de Bristol, a fait des recherches sur la vase de la Séverne. Il trouve que, près de l'embouchure de Avon, un gallon d’eau contient 26,3 grains de matières insolubles, au milieu du canal 28,5, près des bas-fonds 35, sur la côte opposée 72. La moyenne est d’environ 40 grains ; de sorte qu’en admettant pour le canal 225 milles de surface, la quantité de vase suspendue dans Veau, à la profondeur d’une brasse, serait de 709,000 tonneaux. Le D' Brewster a communiqué , dans une lettre à la section, le fait singulier qu'il a découvert dans le dia- mant, et dont nous avons déjà parlé dans le compte DE L'ASSOCIATION BRITANNIQUE. 145 rendu des travaux de la section de mathématiques et de physique". On pouvait s’attendre que les terrains houillers occu- peraient une place distinguée dans les travaux de la sec- tion. Les travaux les plus remarquables sur cette forma- tion ont été les recherches de M. J. Heywood sur les houil- lères de la partie sud du Lancashire , qui occupent 250 milles carrés; celles de M. Williamson sur les mines de char- bon du même comté , contenant la description des failles et celle d’un grand nombre de fossiles, dont quelques- uns d’eau douce trouvés dans une veine de Cannelcoal à Wigan ; celles de M. Logan sur le bassin houiller du pays de Galles ; de M. Pease sur la théorie des failles, et enfin letravail de M. le D'Crook, qui regarde les bassins houil- lers de l'Angleterre et du pays de Galles comme des parties détachées du mème dépôt , occupant presque tout le pays recouvert aujourd’hui par le grès bigarré , et qui a été séparé en segmens par le soulèvement des trapps et des roches siénitiques. Une longue discussion, sur les moyens d'expliquer et de poursuivre les irrégularités des lits de houille, a suivi ces communications , et l’on a fortement combattu les inquiétudes qui ont été manifestées sur l’é- puisement des houillères en Angleterre , inquiétudes que rien n’autorise à concevoir, même dans un avenir très- éloigné. Le Révérend D. Williams lut un mémoire sur des plantes et arbres fossiles découverts avec des orthocératites, des productus, etc., dans des couches inférieures du groupe de la grauwacke. Ces couches s’enfoncent sous des schistes à trilobites près de Barnstaple, et la nature des fossiles végétaux qu'ong.a trouvés (des lépidodendron, des stig- ‘ Voy. cah. d’octob., p. 367, et le 1°° art. du bullet. de Min. et Géol. de celui-ci. XII 10 146 SEPTIÈME RÉUNION maria , fossiles du terrain houiller), lui fait rapporter ces couches à ce terrain et non au groupe transitif, mais cette opinion est combattue par plusieurs géologues. M. Hopkins, qui s’est surtout distingué dans les appli- cations des sciences physiques et mathématiques à la géo- logie, présente un mémoire sur le refroidissement de la terre. Dans ce travail important, il passe en revue les données géologiques qui font croire à un état antérieur de fusion du globe, telles que la forme de la terre, la con- stitution de la croûte terrestre disloquée en tant delieux, et présentant des infiltrations d’un fluide inférieur , etc. Il examine ensuite les divers modes possibles de refroi- dissement, et manifeste son espérance de voir expliquer la plupart des phénomènes géologiques , par les influences combinées de la chaleur et de la pression. M. Fox rapporte quelques observations qu'il a faites sur l'électricité des filons. Il a trouvé, en particulier, une légère action électrique dans les veines plombifères du comté de Durham , allant de l’est à l’ouest; et il a re- marqué, en général , que l’action électrique était beaucoup plus faible dans les filons qui traversaient le grès et le calcaire , que dans ceux du granit. Il donne aussi les dé- tails de ses essais sur la température des mines, qu'il a toujours trouvée supérieure à celle de la surface du sol, quoique, pour éviter toute chance d’erreur, il enterrt les thermomètres à trois pieds dans les parois des mines. Les travaux de la section furent terminés par un mé- moire de M. H. Phillips sur la formation d’anthracite de Pensylvanie. Elle occupe un espace de 200 milles de long sur 30 de large. Ses lits, qui s’élèvent parfois dans le courant des rivières, ont de 4 à 9 pieds.de puissance, et le charbon , dont la pesanteur spécifique est 1,279, con- tient 22 # pour 100 de matière volatile. Les couches sont , p æ DE L'ASSOCIATION BRITANNIQUE. 147 peu inclinées, de sorte qu'on les travaille aisément. On a appliqué cet anthracite à la fusion du fer à Pittsburg, quoique les mineurs préfèrent la houille dans le traitement de ce minerai. Dans la section de zoologie et botanique , le D° Traill a attiré l’attention des naturalistes sur une arachnide de Perse (Argas Persicus ), qui, au rapport des voyageurs, produit la fièvre et cause quelquefois la mort. Elle introduit dans la chair une longue trompe dentelée, dont lextrac- tion violente paraît augmenter les fàcheux effets de la blessure. Les expériences de M. Crosse sur la production d’in- sectes dans une solution de silice, par l'effet d’un courant électrique prolongé , ont été l'objet d’une discussion dans la section. Des essais faits, dans les mêmes circonstances, par M. Children , n’ont point donné de résultats ana- logues ; il est probable que ces insectes, qui paraissent appartenir au genre Acarus , proviennent d’œufs existant dans l’eau de la solution. L’électricité est en effet fa- vorable au développement des œufs d’animaux et des germes des plantes, et Pon a vu les œufs des insectes conserver leur vitalité très-longtemps, même dans les circonstances les moins favorables, par exemple, imbibés. d'acide prussique, ou après complète dessiccation. Une lettre de sir Th. Phillips sur le moyen de détruire les insectes, surtout les {nobia , qui rongent les livres, indique pour remède une colle contenant du sublimé cor- rosif. D’autres membres suggèrent l’emploi de lessence de térébenthine, qui ne tache pas le papier, ou l’infusion de quassia , que M. Gray assure étre employée à Genève, dans les manufactures de papier. M. Babington donne connaissance d'une flore des îles de la Manche , Guernsey et Jersey, qui paraissent produire 148 SEPTIÈME RÉUNION environ 725 plantes diverses, dont plusieurs fort rares. Une notice de M. Allis sur les os de la sclérotique, dans les yeux des oïseaux et des reptiles, a établi, que ces anneaux solides forment une défense pour læil des oi- seaux de proie et de ceux dont le vol est très-rapide. Ils varient en nombre (de 1 à 17 ), en forme, en dureté, et les anneaux s’agencent ordinairement l’un sur l’autre. Un mémoire de M. Gardner, sur la structure interne du bois des palmiers , rapporte plusieurs expériences de ce botaniste qui réside au Brésil. Il fit une section verti- cale de quatre pouces sur le pourtour d’un palmier, et put ainsi suivre distinctement les fibres ligneuses , qui par- taient de la base des feuilles et se dirigeaient vers le centre de la tige, sous un angle de 18° ; elles tournaient alors en bas et en dehors , jusqu’à quelques lignes de la partie cor- ticale externe de la tige, courant ensuite parallèlement à l’axe de cette dernière. La distance entre ces deux points était d'environ 2 À pieds. On pouvait suivre très-distinc- tement ces fibres jusque dans le centre de la feuille. Le bois du palmier est toujours dur et compacte au dehors, et devient moins solide au centre, les fibres des feuilles supérieures ne descendant pas à une aussi grande profon- deur que celles du bas; le bois est aussi beaucoup plus dur dans la partie inférieure de la tige. Aussi c’est la seule partie dont les habitans des pays tropicaux fassent usage dans les arts domestiques. Ce mémoire confirme les théories de Mohl sur la structure des plantes endo- gènes, et semble appuyer celle, plus générale , de la for- mation du bois par les fibres des feuilles. M. Nevan décrivit plusieurs expériences faites par lui, en février 1836, sur des ormes de quarante ans, aux- quels on enlevait des sections annulaires d’écorce et de couches de bois de plus en plus nombreuses , jusqu’à ne DE L'ASSOCIATION BRITANNIQUE. 149 laisser plus que quatre piliers d’écorce et d’aubier. L’au- teur conclut des résultats obtenus , que la vie de Parbre ne dépend pas du liber ou du cambium ; que la sève des- cend avant le développement des feuilles , et que de nou- velle matière peut arriver d’en bas, Il admet deux prin- cipes dans l'arbre, l’un qui produit les feuilles ou ascen- dant , l’autre producteur des racines ou descendant. Le même physiologiste a trouvé par expérience que des bou- tons ou branches peuvent se développer sur toutes les parties des racines exposées à l'air, excepté l'extrémité sur laquelle aucun bouton ne se développe. M. Lindley à lu une description d’un nouveau genre de lys aquatique qui diffère des nymphæa, et qui a été découvert par Schomburgck. Sa beauté lui a fait donner le nom de Victoria regalis, Les travaux de MM. Daubeny et Ward sur la culture des plantes dans des vases fermés par une vessie, et conséquem- mentsans mouvement de l’air, ont occupé la section. Les plantes étaient vigoureuses , et M. Daubeny s’est assuré que, durant le jour, l'air des jarres contenait de 1 à 4 pour cent d’oxigène de plus que Pair ambiant , différence qui disparaissait pendant la nuit, temps où l’oxigène était en moins dans les jarres. Pour reconnaitre la facilité d’accès de Pair par les vessies, on remplit les jarres d’oxigène, et l’on s’assura qu’il était remplacé par l'air atmosphéri- que à la proportion de 11 pour cent par jour. Ce nouveau moyen d'élever les végétaux permet d’apporter en Europe des plantes exotiques qui, sans cela, ne pourraient y arriver. On obtient ainsi une température plus égale, et l’arrosement n’est nécessaire qu’une fois tous les mois. Les plantes sont souvent, dans lajarre, àune température plus élevée que ne l’est celle de l’air extérieur. Les précautions à prendre sont, d'admettre plus d’air pour les plantes vasculaires que pour 150 SEPTIÈME RÉUNION les cellulaires, de conserver law humide, et d'admettre librement la lumière. Les célèbres horticulteurs, MM. les frères Loddige , ont mis avec succès à profit ce moyen nou- veau de faire venir les plantes délicates étrangères. Une expérience en grand, faite par le Rév. J. Yates, a été mise sous les yeux de la section. Une serre de 9 pieds sur 18 fut remplie de quatre-vingts espèces de plantes étran- gères, dont plusieurs ont fleuri. La serre n’avait aucun moven de chaleur artificiel , et les plantes ont supporté l'hiver , ce qu’elles n’eussent point fait à l'air libre. Elles étaient très-vigoureuses au moment de la réunion. Les feuilles des drosera ne sont pas devenues rouges , comme cela arrive à l’air libre, ce qui est attribué à l'humidité. Des plantes telles que les cactus, qui fleurissent dans des climats secs et arides, ont très-bien prospéré dans les jarres et y ont mieux fleuri qu’à l'air. Le fait mentionné par M. Pooley, d’une hirondelle trouvée dans la glace, en Allemagne, qui revint à la vie lorsqu'on l’en tira, amène une discussion sur l'hiver- nement de ces oiseaux. On rappelle les idées populaires à ce sujet, et, en addition aux remarques de Hunter, sur l'impossibilité anatomique que le cœur de l’hirondelle pût rester longtemps sans mouvement sans que l’animal en perdit la vie, M. Allis fait remarquer que ces oiseaux nous quittent très-jeunes et reviennent ayant déjà éprouvé une mue, ce qui ne pourrait avoir lieu si, comme on le sup- pose, ils hivernaient dans un état d’engourdissement. L'annonce faite par M. Macleay d’une espèce de cham- pignon trouvé sur le corps d’une mouche morte ; et qui pa- raît être du genre botrytis, amène le prof. Lindley à rap- peler que la maladie des vers à soie, appelée muscadine, a été attribuée par les naturalistes français à une plante parasite vivant sur le corps de l’animal. Les rapports DE L'ASSOCIATION BRITANNIQUE. 151 des deux règnes seraient ainsi complets : on connaissait des plantes vivant en parasites sur des plantes ; des ani- maux sur des plantes et sur d’autres animaux : il faut admettre aussi des plantes parasites des animaux. M. Mallet à avancé l’opinion que dans les arbres très- âgés , et dans lesquels le centre tombe en pourriture et devient creux, l’arbre se divise souvent et forme plu- sieurs troncs au lieu d’un. Il croit ce fait dù au pouvoir de l’écorce de déposer de nouveau bois lorsque le vieux est détruit. Ce nouveau bois se recouvre de nou- velle écorce et forme ainsi les nouveaux troncs. Quel- quefois même ces troncs se réunissent et reconstituent l'arbre détruit, ce que M. M. cherche à prouver par plu- sieurs dessins de vieux arbres célèbres en Angleterre , com- me le mûrier de Battersea, le châtaignier de Cobham , etc. Ces idées sont combattues et les faits expliqués d’une ma- nière plus probable par la croissance fortuite de nouvelles graines dans l'intérieur du tronc, et M. Duncan rapporte à l’appui de cette opinion le fait observé par lui, d’un érable croissant dans le tronc d'un tilleul. Les travaux de la section d’anatomie et de médecine ont commencé par un rapport d’une sous-commission nommée pour lexamen des mouvemens et des bruits du cœur , lu par M. le D' Ch. Williams. La commission a établi, que le premier bruit du cœur est produit par la soudaine contraction des fibres musculaires des ventri- cules , et que le second est dù à la réaction des colonnes du sang artériel sur les valves semi-lunaires des artères, au moment de la diastole ventriculaire. Elle a ensuite recherché les causes des bruits qui sont l'effet de condi- tions morbides, et que Laënnec a comparés à divers sons. Elle s’est assurée qu’on pouvait reproduire ces sons , en injectant de diverses manières de l’eau dans des tubes 152 SEPTIÈME RÉUNION de caoutchouc, et même qu’ils pouvaient étre obtenus par la simple pression des artères et des veines chez l'homme et les animaux. Ainsi, la pression du stéthoscope (tube en bois creux qui sert à ces sortes d'investigation} sur les jugulaires d'une personne en pleine santé, pro- duisait ce bruit nommé bruit de diable par quelques médecins français , et donné comme un symptôme d’une maladie particulière. C’est donc à la résistance des tubes à un fluide en mouvement, que sont dus tous ces bruits divers. Quant à la question de savoir comment la maladie modifie ces sons, elle exige de nombreuses et exactes observations, et le même comité est chargé de poursuivre son intéressant travail. À ce sujet, le Dr Grandville, rappelle que le cœur survit à la cessation de la respiration ; il l’a vu, chez des animaux tués par l'acide prussique, continuer pendant 5 , 8 et 11 minutes, quoique aucun afflux de sang ne vint déterminer la con- traction , et comme par un mouvement mécanique. On lit ensuite un grand travail de M. Brett sur les caractères physiques et chimiques de l’expectoration dans les diverses maladies du poumon, avec des remarques préliminaires sur les principes albumineux contenus dans le sang. Il considère le sang comme formé d’albumine soluble ou serum, et d’albumine insoluble ou caillot. Il distingue dans le serum trois variétés albumineuses : l’albumine libre ou coagulable par la chaleur , lalbumine combinée à la soude, et celle qui se coagule d’elle-même quoique sans couleur. Le caillot contient l'albumine solide blanche , et l’hématosine ou matière colorante du sang. M. B. détaille ensuite les diverscaractères desfluides expec- torés du poumon dans l’état sain et dans celui de maladie. La salive ne contient que du mucus et point d’albumine. Dans la pneumonie la sécrétion est mucoide, épaisse, et DE L'ASSOCIATION BRITANNIQUE. 153 contient du sang qui lui donne sa couleur foncée. Elle se reconnaît à une forte proportion d’oxide de fer. Dans la phthisie elle contient beaucoup d’albumine soluble coagulable par la chaleur, et renferme beaucoup plus de matière solide sous un poids donné , qu'aucune autre sé- crétion analogue. Dans les derniers périodes de la maladie, les tubercules s’amollissent et se convertissent en matière purulente qui se retrouve dans lexpectoration. Une longue discussion a suivi la lecture de cet important mémoire, dont les résultats pratiques ont été développés par plusieurs médecins présens à la réunion. Le D' T. Reid présenta le résumé de ses expériences physiologiques sur les nerfs de la huitième paire. Les résultats obtenus en particulier pour le nerf glosso-pha- ryngé sont : qu'il appartient à la sensation; que son exci- tation produit des mouvemens musculaires considérables de la gorge et de la partie inférieure de la face, mouve- mens qui ne dépendent point de l’action immédiate du nerf sur les muscles, mais d'une réaction produite par l’intermédiaire du cerveau ; enfin , que sa section n’em- pêche pas la sensation du goût, ni celle de la soif, quoi- qu’il puisse exercer une influence collatérale sur ces sensations. Nous ne faisons que mentionner un mémoire du D" Carlisle sur Panatomie comparée et la structure de l'os sacrum , un travail médical du D' Holland sur les causes de la mort qui suit une lésion externe de l’estomac, et une suite de recherches de sir T. Murray, qui attribue beaucoup de maladies à la présence, dans les fluides et organes importans , de cristaux microscopiques d’acide urique et des sels qui l’accompagnent d’ordinaire. Un mémoire du D' Madden sur les rapports des nerfs et des muscles , rappelle les deux opinions qui partagent 154 SEPTIÈME RÉUNION les physiologistes sur cette importante question , savoir : 1° de regarder la contraction des muscles comme dépen- dante de l’influence nerveuse, et 2° de la considérer comme propre aux muscles mêmes, les nerfs n’agissant que comme conducteurs. C’est cette dernière opinion qu'embrasse l’auteur , et il se fonde sur ce que les narco- tiques n’ont aucun effet destructif de Pirritabilité muscu- laire, que les nerfs cessent de pouvoir exciter les contractions longtemps avant que le muscle ait perdu son irritabilité, qu’il y a des muscles insensibles à l’ac- tion nerveuse , et enfin qu'après la section de son nerf, un muscle recouvre très-vite et complétement sa faculté d'irritation épuisée. Le D' O’Bryan Bellingham a étudié la série des mouve- mens du cœur sur la grenouille , et trouvé qu’elle diffère de celle que le D' Hope a exposée. Suivant lui , ces mouvemens se suivraient dans cet ordre : 1° systole au- riculaire ; 2° diastole ventriculaire et impulsion donnée au sang; 3° systole ventriculaire; 4° intervalle de repos après la fin de l’action du ventricule. La diastole des ven- tricules prend le double du temps nécessaire à la systole ; le repos est de même durée que celle-ci. Le D' Williams dit que ces faits, vrais pour la grenouille, ne sont pas applicables à Fhomme. On lit un grand travail du D' Black sur la grippe épi- démique de l’hiver de cette année, qui se fit sentir à Bolton-le-Moors. Il est accompagné de tableaux contenant, jour par jour , l’état météorologique de l'atmosphère et la marche comparée de épidémie. Le fait le plus curieux, c’est qu’un grand abaissement du baromètre parut coïn- cider avec un rapide développement de la maladie , qui dura jusqu’au jour où le baromètre commença à remonter. Un rapport d’une sous-commission nommée pour re- DE L'ASSOCIATION BRITANNIQUE. 155 chercher la composition des diverses sécrétions animales et des organes sécrétoires , sera inséré dans les transactions. Le D' C. Holland a lu un mémoire sur l’influence des organes respiratoires sur la circulation du sang dans la poitrine. Il trouve cette influence très-limitée dans l'état normal , mais augmentée par une surexcitation ou un dé- rangement de la respiration. De fortes émotions ont une action très-grande sur le système circulatoire , par l’effet immédiat qu’elles exercent sur les organes de la respira- tion. L'expansion de la poitrine facilite les mouvemens du cœur , mais les affaiblit en même temps , de sorte qu'une série d’inspirations profondes accélère le pouls et le rend moins fort. Si, au contraire , une quantité de sang plus considérable stimule le cœur plus fortement, son mouvement s'accélère et en même temps augmente en in- tensité, le pouls est à la fois plus fréquent et plus fort. Le D' H. annonce un grand travail relatif à l’effet des émotions de l’âme sur les principaux organes et sur les systèmes nerveux et sanguin de l’économie animale. Deux cas singuliers de mort furent rapportés par le D' Mackintosh. Ils se sont présentés sur des tailleurs de pierre d’une carrière des environs d’Édimbourg. A l’au- topsie on a trouvé leurs poumons convertis en une matière noirâtre solide, qui , à l’analyse, donna les mêmes sub- stances qui constituaient la pierre, savoir : de la chaux, de la silice et de l’alumine. C'était une sorte de concrétion formée dans l’organe respiratoire par la poussière des matériaux sur lesquels ces hommes travaillaient. Sir J. Murray a montré un appareil propre à soustraire le corps, partiellement ou en entier , à la pression atmo- sphérique. Dans ce dernier cas la tête seule était en dehors de la machine. Elle a été essayée dans des cas de collapse pendant une attaque de choléra. Les vaisseaux devinrent 156 SEPTIÈME RÉUNION pleins et saillans, et le corps déprimé s’arrondit et prit de la couleur. Dans l’asthme, au contraire, l’on a essayé une pression augmentée considérablement. Dans l’application partielle sur un bras de paralytique, le vide amena promp- tement la guérison par l’accélération de la circulation. M. Carlisle décrit quelques cas d’idiots dans lesquels le cervelet lui a paru beaucoup plus petit, et la structure interne du cerveau moins compliquée que dans Pétat normal , tandis que les dimensions et la forme des lobes cérébraux eux-mêmes ne montraient pas de différences bien sensibles. Il croit que l’on a trop négligé l'examen de la structure interne du cerveau , et que l’on pourrait y trouver les causes de l’infériorité, dans beaucoup de cas, des facultés intellectuelles. Le D' Warren à lu une notice sur quelques crânes trouvés dans d’anciens tombeaux de l'Amérique septen- trionale. Les anciennes races qui ont peuplé ce pays sont entièrement inconnues. Il ne reste d’elles que de nom- breux ouvrages en terre élevés en plusieurs lieux, depuis les lacs du Canada jusqu’au golfe du Mexique. Quelques- unes de ces constructions sont des cimetières. Les crânes qu’on y rencontre diffèrent de ceux des races connues , et se distinguent surtout par un aplatissement irrégulier de la région occipitale, qui parait produit par des moyens arüficiels. On retrouve les mêmes caractères dans les crânes des anciens Péruviens , trouvés à plus de 1500 milles de POhio, ce qui fait croire à une invasion ancienne venue du nord de Amérique dans la partie méridionale. Le professeur Evanson a donné lecture d’un grand travail critique sur les diverses méthodes employées pour déterminer les fonctions du cerveau. Après avoir démontré que la dissection ne pouvait rien apprendre sur ce sujet , il a recherché les résultats des expériences faites sur l'a- DE L'ASSOCIATION BRITANNIQUE. 157 nimal vivant par le retranchemént des diverses parties du cerveau. Ils lui paraissent n’avoir pas répondu aux espé- rances conçues, et il discute les expériences de Magendie, de Flourens, de Bouillaud, qui lui semblent être souvent contradictoires ou donner des aperçus trop vagues. Il en est souvent de même de la méthode pathologique, qui consiste à profiter des altérations spéciales des diverses parties du cerveau pour examiner les effets qu’elles pro- duisent. La difficulté, dans ce cas, consiste en ce que le mal attaque rarement un point spécial bien défini. L'observation minutieuse des organes cérébraux faite conjointement avec l'étude des caractères moraux et intellectuels, telle que l’a commencée le célèbre Gall, lui paraît être le mode préfé- rable. C’est l’objet de la science nouvelle à laquelle le nom de phrénologie , qui nous paraît assez impropre, à été assigné. Le D' Mackintosh a entretenu la section sur le sujet important du choléra. Il dit avoir disséqué les corps de 300 personnes mortes de cette maladie, et croit les médecins fort avancés dans la connaissance de ce terrible fléau. Le symptôme principal est la séparation du serum du sang et l'injection de tous les organes avec du sang noir, qui s’accumule surtout dans les organes affaiblis par une maladie antérieure. Un mémoire du D' Carson sur la circulation du sang dans la tête et les fonctions des ventricules et des circon- volutions du cerveau , termine les travaux de la section. L'auteur y établit, pour ce dernier objet, que, comme le cerveau doit toujours occuper toute la cavité du crâne, et que néanmoins il est sujet à des accroissemens et di- minutions de volume comme toute autre partie molle, l'équilibre se rétablit au moyen des ventricules placés dans l’intérieur, et des circonvolutions mises à l’extérieur 158 SEPTIÈME RÉUNION de cet organe. Les ventricules internes sont des cellules communiquant entre elles et avec l’axe de l’épine. Plus ou moins remplies d’eau elles distendent plus ou moins, selon les circonstances , la masse cérébrale. Cet effet est complété par les circonvolutions extérieures qui se res- serrent ou se distendent, selon qu’il y a embonpoint ou maigreur du cerveau, si l’on peut s'exprimer ainsi. De cette manière, les mêmes parties cérébrales sont toujours opposées aux mêmes points osseux du crâne ; et l’on comprend l'importance de cette fixité pour les doctrines phrénologiques, car tout le système de Gall s’évanouirait à l'instant méme , si l’on pouvait admettre entre le cerveau et le crâne un changement possible de position relative. Dans la section de statistique, science qui , née de nos jours, occupe déjà un rang si élevé dans l'estime publi- que , un grand nombre de travaux importans ont été lus ou annoncés. On comprend combien il est difficile de donner , dans un extrait nécessairement fort court , une idée complète de mémoires de cette nature , dont le mérite est surtout dans l'exactitude des détails; nous serons donc contraints d’en passer plusieurs sous silence, tout en rendant justice aux patientes investigations de leurs auteurs. Un rapport sur les possessions anglaises dans le Décan, rédigé par le Col. Sykes, au nom d’une commission nommée il y a deux ans par l’association britannique, a ouvert les travaux de la section. Ce travail est très-re- marquable par le nombre et la précision des documens réunis sur la population, qui excède trois millions d’ha- bitans, sur les produits, la géographie physique , et les conditions météorologiques de cette belle province. La température, à neuf heures et demie du matin, y est égale à la température moyenne de l’année. Le climat y est trés-salubre , et il n’y meurt annuellement qu’une per- De DE L'ASSOCIATION BRITANNIQUE. 159 sonne sur 09, sans y comprendre l’action du choléra, ou une sur 40 en en tenant compte. On y cultive 45 espèces de fruits. On y fait deux moissons, dont le pro- duit est presque incroyable ; une des quatre espèces de cé- réales cultivées , donne par chaque grain de semence, jus- qu’à 33 épis et 61,380 grains ; et les autres, moins abon- dantes , jusqu’à 1690, 1850, 2985, grains. La moyenne, dans chaque champ, est de huit épis par plante. La prépon- dérance numérique du sexe masculin y est beaucoup plus grande qu’en Europe: il naît 100 garçons pour 87 filles. En Angleterre , la proportion est de 100 à 93. Ce résultat se retrouve dans l’Inde entière et les pays tropicaux , mais il y a plus que compensation par Pexcès de la mortalité des mâles. Les remercimens de la section ont été votés à l'habile auteur de ce rapport. M. Porter lut ensuite un mémoire sur l’origine, les progrès et l’étendue du commerce entre la Grande-Bre- tagne et les États-Unis d'Amérique. Un fait curieux, men- tionné dans ce grand travail peu susceptible d’analyse, est que le coton , auparavant à peine cultivé dans les jardins, n’a été recueilli pour le commerce qu’en 1787, pour la première fois en Amérique. Or, en 1836, il en a été exporté de ce pays, seulement en Angleterre, 289,615,692 livres pesant , faisant une valeur de plus de dix millions sterling. Plusieurs rapports statistiques sur l'éducation des di- verses classes de la société ont été lus, et l’on a remarqué un résumé fait par M. Taylor de l’état de léducation publique dans l’État de New-York en Amérique, où l’on compte 69 académies , et 6056 étudians. Un rapport de la société de statistique de Manchester, sur la condition des classes ouvrières dans le comté de ce nom, rédigé après une enquête qui a duré 17 mois, à été écouté avec intérêt. Les agens ont visité toutes les 160 SEPTIÈME RÉUNION maisons habitées par des ouvriers, et ont été générale- ment bien recus. Il résulte de ce travail que, sur 37,724 maisons ou logemens d’ouvriers, à Manchester et Salford, 19,307 étaient bien meublées , et 27,281 commodes et agréables (comfortable). Le loyer moyen est 25 11 14 par semaine (environ fr. 3,50), et le nombre moyen d'individus par famille est 4,48. Le quart de cette popu- lation est composé d’enfans au-dessus de 12 ans et rece- vant des salaires. Une enquête curieuse, faite dans le bourg de Bury, donne les résultats suivans sur le nombre relatif de lits et d’habitans dans la classe ouvrière : Nombre des personnes par lit. Nombre des familles. moins de 2 413 au moins 2 mais moins de 3 1512 3 4 773 4 D 207 5 6 63 6 15 Nombre de cas non reconnus. 18 3001 Des rapports analogues ont été faits sur le nombre des caves habitées à Liverpool, lequel, selon M. Langton, est de 6,506 sur 25,732 maisons, et sur celui de leurs habitans, qui est de 31,448 personnes ; sur les gages des ouvriers des districts manufacturiers, et leur situation pendant la dernière crise, par M. Felkin. M. Ashworth.a lu une enquête sur les résultats de la mutinerie des ouvriers fileurs de coton de Reston, d’oc- tobre 1836 à février 1837. Ces ouvriers, au nombre de 8500 , recevaient en moyenne 22° 6 (27 francs) par semaine. La crise dura treize semaines, pendant lesquelles la plus grande misère se fit sentir chez les anciens ouvriers, aff DE L'ASSOCIATION BRITANNIQUE. 161 malgré les secours qu’ils recevaient de la Société de l'U- nion. Presque tous les effets mobiliers furent vendus , et un grand nombre de détaillans furent ruinés. L'auteur porte à 107,196 livres sterling ( 2,679,900 fr. ) la perte de la ville et du commerce pendant cette lutte inu- tile, qui ramena les choses précisément au point où elles étaient auparavant. La section a exprimé le désir que ce rapport fût imprimé et répandu en grand nombre parmi toutes les classes d'ouvriers , comme propre à les éclairer sur leurs véritables intérêts. M. Hall lut, sur les améliorations de l’agriculture pendant le dernier siècle, un rapport dans lequel il insiste sur les- avantages de la culture des betteraves et des pommes de terre , et donne des détails intéressans sur le commerce et la production de la laine. Le Dr Yelloly recommande dans un mémoire la culture à la bêche comme favorable à la production. M. Urquhart lut un mémoire sur les localités de la peste à Constantinople. Dans ce travail, fruit de trois années d'observations , il établit que si la peste ne pro- vient pas originairement des cimetières, son développe- ment est fort accéléré par leur voisinage , surtout quand ils sont établis sur un lieu plus élevé que les habitations. Les Turcs , en effet, enterrent les morts à une très-petite profondeur , et les effluves qui résultent de la putréfac- tion des corps, sont souvent insupportables. Ces idées sont corroborées par plusieurs faits cités par quelques membres de la section, en particulier celui de l’absence de la peste dans PInde où l’on brüle les cadavres, et dans Pancienne Égypte où on les embaumait. Les travaux de la section furent terminés par un rap- port de M. Walmsley sur l’état du crime à Liverpool, dans lequel il porte à 8720 le chiffre de la population XII 11 162 SEPTIÈME ‘RÉUNION DE L'ASSOCIATION , ETC. criminelle , ‘et. à 700,000 livres sterling (17,500,000 fr.) le produit des vols et des déprédations. Ce résultat effrayant est: même, regardé par quelques : statisticiens comme au-dessous de la réalité, M. W. termine en se félicitant de l'intérêt qu’excite la statistique criminelle. De nos jours, comme le disait un magistrat, les gens sont à la poursuite du crime comme on courait autrefois après le pittoresque. Comme le lièvre de Sancho-Pança, ils se présentent là où on les attendait le moins ; mais le sujet étant désagréable, il n’y a pas lieu de craindre que ces sortes de recherches ne deviennent nuisibles par len- gouement qu’on ÿ mettrait. Nous terminons ici cette revue bien rapide des prin- cipaux objets qui ont occupé cette imposante réunion de tant de notabilités scientifiques. Bon nombre de travaux trop spéciaux pour entrer dans notre cadre , mais néan- moins d’une.grande importance pour la science à laquelle ils se rattachaient, n’ont pas même été indiqués par leur titre; mais nous pensons que nous en avons présenté assez pour faire comprendre à nos lecteurs, l'étendue des services qu’a rendus et que rendra encore l’Association britannique, à l'ensemble des connaissances humaines. Elle ne peut manquer aussi de: répandre le goût des bonnes et fortes études , dans les diverses provinces où ellé vient fixer son existence passagère et nomade, et tel génie inconnu s’allumera peut-être à ces lumières dont; sans elle, ses regards n’eussent jamais été frappés. Nous sommes heureux de pouvoir, de nouveau, revendi- quer pour la Suisse l'honneur d’avoir la première-conçu et exécuté l’idée d’une association pareille de toutes les forces scientifiques d’un. pays, et nous nous réjouissons, en la voyant partout adoptée, d’y trouver le germe de cette utile rivalité qui n’entraine après elle que des ré- sultats avantageux pour tous. 1. Macame. RECHERCHES PHYSIQUES, CHIMIQUES ET PHYSIOLOGIQUES SUR LA TORPILLE. Dar A. Charles Matteuwcci, ‘ (Mémoire communique par l'anteur.) ns D C——— « Si l’on découvre un jour que le fluide électrique intervient dans les phénomènes de la vie, ce sera en étudiant la propriété singulière que possèdent certains poissons, de donner, quand on les touche avec la main, une commotion semblable à celle de la bouteille de Leyde. » Ces mots très- profonds , d’un des plus grands physi- ciens de notre époque, n’ont pu que m’affermir dans une idée que j'avais déjà émise dans mon premier mé- moire sur la torpille, lu à l'institut le 11 juillet 1836. Du corps de la torpille, disais-je à la fin de ce mé- moire, nous verrons très-probablement apparaître cette ! Ce mémoire, que l’auteur a lu dernièrement à l’Académie des sciences de Paris, et dont il a bien voulu nous offir la priorité de publication, nous a paru traiter le: sujet de l'électricité de:la tor- pille d’une manière si complète, et renfermer en même temps,des résultats si intéressans, que nous n'avons pas hésité à l’insérer dans notre recueil, malgré sa longueur. Quoiqu'il nous soit diffi- eiley{ente qui concerne! le can: si vaste des sciences, de trouver, la place nécessaire pour publier beaucoup de mémoires spéciaux, nous continuerons cependant à à faire une exception en faveur de l'électricité, et des parties dé la physique et de la chimie qui ont avec elle des points dé contact; vu l'intérêt qu'excite 462 tuellement cette branche des sciences physiques , et le grand nombre de travaux originaux y relatifs qui nous sont fréquem- ment adressés. (4. De la Rive.) 164 RECHERCHES grande inconnue, jusqu'ici indéterminée, de la vie orga- nique. Sans cesse tourmenté par ces pensées, et soutenu par l’espoir de parvenir au but de mes recherches, je n’ai rien épargné pour réussir. Deux mois passés sur les bords de l’Adriatique, juin et juillet de l’année courante, m'ont fourni 116 torpilles plus ou moins grandes, toutes vivantes. Je suis monté moi-même dans de petits bateaux pour en pêcher, et pour pouvoir ainsi étudier ce poisson dans toute sa vitalité. Jose me flatter que toutes ces peines n’auront pas été perdues , et que la physiologie générale et l'histoire de ces poissons devront à mes recherches quelques nouvelles lumières. J’ai tâché d'étudier ces ani- maux sous tous les points de vue : j’ai interrogé les pécheurs pour en connaître les mouvemens; j'ai obtenu la décharge lorsqu'ils étaient encore à peine hors de l’eau ; j'ai ana- lysé l’air de l’eau où je les ai fait vivre en les obligeant à donner de fortes décharges ; j’ai examiné l’action sur eux, de la chaleur, du courant électrique , des différentes sub- stances gazeuses, des poisons, etc. ; tout cela a été le sujet de longues recherches. J'ai pensé donc qu’il était nécessaire de disposer dans ” un certain ordre les matières de ce travail. Mais avant tout , je dois rappeler en peu de mots l’histoire des décou- vertes faites sur la torpille, afin de fixer précisément l’état actuel de nos connaissances. Je ne le ferai pas avec toute l’étendue qu’on pourrait attendre; je ne le puis pas, faute d’une collection complète de tous les jour- naux et des ouvrages d'histoire naturelle dont j'aurais besoin. On trouvera, d’ailleurs, un chapitre très-étendu sur ce sujet dans le grand ouvrage de M. Becquerel. SUR LA TORPILLE. 165 CHAPITRE I. Ste C’est un fait connu depuis l’antiquité, que la torpille donne des commotions lorsqu’on la touche encore vivante avec la main , sur le dos et sur le bas-ventre à la fois. Cette propriété lui a fait donner le nom vulgaire de tremble, poisson magicien, etc. Il est encore connu, parmi les pêcheurs, que la torpille donne la commotion volontairement, pour se défendre et pour tuer les poissons dont elle veut se nourrir. Ils indiquent même la grande force de cette commotion en disant qu’elle est assez consi- dérable pour tuer les meuniers, qui sont les poissons de mer les plus vivaces et les plus hardis dans nos contrées. Cest à MM. Humboldt et Gay-Lussac que nous devons les premières recherches sur la nature électrique de cette commotion, et sur les lois générales de cette décharge. Les ltaliens Redi et Lorenzini ont étudié les premiers ce pois- son, sous le rapport anatomique , et surtout dans la dis- position de l’organe électrique. Ce travail a &té poursuivi dans tous les poissons électriques par Hunter et Geoffroy- Saint-Hilaire. Galvani et Spallanzani découvrirent encore l'influence des nerfs du cerveau et de la circulation san- guine sur la décharge de la torpille. Le travail le plus important qu'on ait publié sur la torpille dans ces derniers temps, est dù à John Davy, frère du célèbre chimiste. C’est à lui que nous devons la découverte de l’action du courant de la torpille sur l’aiguille aimantée, de son pouvoir d’aimantation, de son action électro-chimique", MM. Becquerel et Breschet, ont aussi, dans l’année 1835, ! Ce travail, qui a paru en 1832, est spécialement important par la partie anatomique et d'histoire naturelle. 166 RECHERCHES fait quelques recherches sur la torpille. C’est au premier de ces deux savans que sont dus des moyens très-exacts pour étudier ce courant; c’est lui qui a fixé précisément la di- rection du courant extérieur. Quant au second de ces deux savans, nous attendons avecimpatience la publication de ses travaux anatomiques. Enfin, l’année dernière j'ai imaginé d'appliquer au courant de la torpille , l'appareil de l’extra- courant de Faraday pour en tirer l’étincelle. J’ai fait con- naître cet appareil, avec les modifications qu’il exige pour le but en question, à M. Linari de Sienne, et, tous les deux séparément, nous avons obtenu l’étincelle dans la dé- charge de la torpille ‘. J’ai encore découvert et publié en même temps plusieurs faits physiologiques, tels que l’ac- tion de certains poisons, les décharges après la mort, Paction du dernier lobe, ete. M. Colladon a confirmé mes recherches dans un travail fait dans le même temps, et a ensuite exposé des idées ingénieuses sur la production de celte décharge électrique. Enfin M. Linari , dans le mois d’août de la même année, a pu obtenir l’étincelle de la torpille sans recourir à appareil que j'avais imaginé. CHAPITRE IL. _—= Je décrirai en deux mots les appareils principaux que j'ai employés dans mes dernières recherchés sur la tor- pille. Ce sont d’abord des galvanomètres construits sui- vant le modèle imaginé par M. Colladon. Jen avais un surtout qui était assez sensible; le fil de cuivre, de ? * La discussion de priorité sur la découverte de l’étincelle, qui s’est élevée entre M. Linari et moi, m'a obligé malgré moi à montrer aux commissaires de l'Institut la correspondance qui a eu lieu à ce sujet entre le physicien de Sienne ét mot. SUR LA TORPILLE. 167 de millimètre d’épaisseur, avait une double enveloppe de soie, et était recouvert encore d’une couche de vernis de gomme laque. Le fil faisait 600 tours autour de l'aiguille astatique. Aux extrémités étaient soudées deux lames de platine. Quoique le fil fût bien isolé, je n’ai jamais ob- tenu que de faibles traces de courant par la décharge d’une petite bouteille de Leyde. Un galvanomètre fait comme celui que je viens de décrire, est tout ce qu’il y a dé mieux pour étudier la décharge de la torpille. Plus sensible, c’est-à-dire, à un très-grand nombre de tours, il commence à être sensible aux actions électro-chimiques des lames de platine, et aux polarités secondaires ; et si on oblige le courant à passer à travers une couche d’eau, c’est plutôt le courant de la torpille que le courant d’ori- gine électro-chimique qu’on risque d’arréter. L'autre élec- troscope que j’ai employé très-souvent, c’est la grenouille préparée à la manière de Galyani. J’ai réussi même à m’en servir pour déterminer la direction du courant : j'ai pour cela coupé la grenouille au point où les deux cuisses sont attachées, et j'ai fait circuler la décharge électrique d’une patte à l’autre. Si la grenouille est un peu affaiblie, c’est toujours la cuisse par laquelle le courant sort qui s’agite lorsque le courant passe. L'appareil à l’aide duquel j'ob- tiens maintenant l’étincelle, sera décrit lorsque je parlerai de ce phénomène. CHAPITRE JL. DES PHÉNOMÈNES DE LA DECHARGE ÉLECTRIQUE DE LA TORPILLE. Toutes les fois qu’on prend dans la main une torpille vivante, on ne tarde pas longtemps à en ressentir une forte commotion , qui ordinairement peut se comparer à 168 RECHERCHES celle d’une pile à colonne de 100 à 150 couples, chargée avec de l’eau salée. Cette force est grandement affaiblie après un certain temps, même en conservant l’animal dans des vases d’eau salée. Ces décharges se succèdent avec une très-g#rande rapidité, lorsque l'animal est encore tout vivant, et il est alors impossible de les supporter. Il suf- fit, pour en donner une idée , de raconter l’observation suivante, qui est commune parmi les pêcheurs, et que j'ai vérifiée moi-même. Lorsqu'ils soulèvent les filets et ren- versent les poissons dans la barque, ils commencent par les laver, en y jetant dessus de grandes masses d’eau salée: Eh bien, on s’aperçoit à l'instant qu’il y a une torpille, par la secousse qu'éprouve le bras qui verse l’eau. Si alors on la prend dans la main pour lessuyer, les décharges qu’elle donne sont tellement fortes et si rapprochées les unes des autres, qu’il faut labandonner, et le bras se trouve pour un certain temps engourdi. Ensuite elle cesse d’en donner, mais on est sûr d’en avoir une à l'instant où on la remet dans l’eau. — Des mouvemens à peine sen- sibles s’aperçoivent dans le corps de la torpille lorsqu'elle donne la décharge électrique. Je me suis assuré, par une expérience très-simple, qu'en effet elle peut se décharger sans qu’il arrive dans son corps aucun changement de volume. J’ai introduit une torpille femelle de médiocre grandeur, large de 0,14, dans un bocal plein d’eau salée, et avec elle une grenouille préparée et posée sur son corps. Le bocal était fermé exactement, et portait un tube de verre d’un diamètre très-petit. Après avoir bien luté le bouchon , j'ai fini de remplir d’eau le bocal, de manière que le liquide s’élevàt dans le petit tube. La torpille donnait de temps en temps des décharges par un procédé particulier que je décrirai ensuite ; la grenouille, en effet, se contractait; mais le niveau du liquide dans le petit tube était immobile. SUR LA TORPILLE. 169 Lorsque l’animal est doué d’une grande vitalité, on ressent la commotion dans quelque point de son corps qu’on le touche. Au fur et à mesure que la vitalité cesse, la région de son corps où la décharge est sensible, se réduit à celle qui correspond aux organes appelés com- munément électriques. Je me suis assuré, par l'expérience, que la torpille n’a pas le pouvoir de diriger la décharge où elle veut et oùelle est irritée. Elle se décharge quand elle vent, mais non où elle veut. On avait cru qu’elle pouvait diriger sa décharge où elle veut, parce qu’on avait ressenti la commotion dans la partie du corps qui touche la torpille, et parce que le point irrité du poisson est le point où il est touché; mais voici ce qui arrive. Si les décharges sont fortes, l’animal étant en pleine vie, elles se ressen- tent dans quelque point que la torpille soit touchée. Lorsqu’elle est affaiblie, et qu’on vient à l’irriter pour en avoir la décharge, ce n’est plus dans tous les points de son corps qu’on la ressent. En effet, j’ai couché plusieurs grenouilles préparées, sur plusieurs points du corps d’une torpille un peu affaiblie : je l'ai irritée avec un couteau à la queue, aux nageoires , aux branchies, etc. Les gre- nouilles qui sautaient étaient, dans tous les cas, celles que j'avais posées sur les organes électriques. Au moyen de la grenouille seule, j'ai pu établir quelle était, dans la décharge , la distribution de l'électricité sur le corps de la torpille. Pour que la grenouille , ou un corps quelconque , soient traversés par le courant électrique de la torpille qui se décharge , il faut toujours qu'ils en soient touchés en deux points différens. Si, par exemple, on prend une grenouille à laquelle on a laissé un seul filet nerveux rural, et qu'ensuite on touche la torpille avec la seule extrémité de ce nerf, en tenant la grenouille isolée, on ne 170 RECHERCHES voit jamais celle-ci se contracter, tandis que d’autres grenouilles posées sur le poisson souffrent de très-grandes contractions. Pour voir la grenouille isolée se contracter par la décharge de la torpille, il suffit qu’elle la touche par deux filets nerveux, ou par un nerf et un muscle, enfin que deux points de la grenouille touchent deux points de la torpille. Si la grenouille n’est pas soutenue par un corps isolant, mais qu’au contraire elle commu- nique avec la terre, on la voit alors se contracter, quand méme elle ne toucherait la torpille que par la seule extré- mité d’un filet nerveux. Avec le galvanomètre, la distribution de l'électricité est très-aisément déterminée. Il suffit de promener les lames de platine du galvanomètre sur les différens points de l’organe électrique. Lorsqu'on veut des résultats com- parables et exacts, il vaut mieux détruire l’un des organes, ce qu’on fait en le coupant tout entier ou seulement les nerfs. On fait alors l'expérience sur l’organe laissé intact, sans avoir à craindre que la décharge de Pautre vienne à troubler celui qu’on étudie. Voici quelles sont les lois générales de cette distribution. 1° Tous les points de la partie dorsale de l’organe sont positifs relativement à tous les points de la partie ventrale. 2° Les points de l’organe sur la face dorsale, qui sont au-dessus des nerfs qui pénètrent dans cet organe, sont positifs relativement aux autres points de la même face dorsale. 30 Les points de l’organe sur la face ventrale, qui cor- respondent à ceux qui sont positifs sur la face dorsale, sont négatifs relativement aux autres points de la même face ventrale. Ces trois lois, qui sont établies sur un très-grand nonibre d'expériences, expliquent très-bien tous les cas du Dee SUR LA TORPILLE. 171 courant , qu’on fait naître en touchant ou une seule face de lorgane dans deux points différens , ou bien les deux organes à la fois sur la même face, pourvu que les points touchés ne soient point symétriques. J'ai encore déterminé de quelle manière le courant se meut dans l’acte de la décharge de la peau extérieure à Pintérieur de l’organe. Pour ces expériences, j’ai couvert de vernis mes lames de platine, de manière à en laisser à découvert seulement une bande très-étroite. On coupe l'organe horizontalement ; on sépare avec une lame de verre les deux faces intérieures ; ou bien on le coupe verticalement , et l'on y introduit plus ou moins profon- dément les lames de platine. On varie de toutes manières ces dispositions, et le résultat général est toujours le suivant : la lame positive du galvanomètre est toujours celle qui touchée la peau dorsale, ou qui est le plus près de cette partie, relativement à la lame qui touche la peau véñtrale, ou la partie intérieure de organe qui est le plus près de cette peau. En examinant l'intensité du courant avec le galvano- mètre, on trouve qu’elle varie avec l'étendue des lames qui touchent les deux faces de l'organe. J’ai voulu éxaminer encore quelle était la nature du cou- rant de la torpille lorsqu'on le fait passer pendant plus ou moins de temps par une couche d’eau salée ; ou par cette même couche séparée par un diaphragme métallique. Le principe général que j’ai découvert est le suivant : lors- que la torpille est douée d’une grande vitalité , au mo- ment où on yient de la tirer de la mer , le courant qu’elle donne: peut se comparer à celui d’une pile d'un grand nombre de couples ; et chargée avec un liquide actif et bon conducteur. À mesure que la vitalité s’affaiblit, le courant de la torpille se rapproche toujours plus de celui 1712 À RÉCHERCHES d’une pile faible et d’un nombre de couples toujours moindre. Pour m’arrêter à une déviation du galvanomètre qui pût être comparable, j'ai procédé de la manière suivante. Je pose la torpille, à peine tirée de l’eau et essuyée, sur un plat métallique qui est isolé. C’est le plat de lPappareil que je décrirai plus loin, et qui me sert à produire l’étincelle. Un autre plat métallique qui a un manche de verre, est posé sur la torpille. Des fils de cuivre sont soudés à ces plats , et vont se réunir où l’on veut. Pour avoir une déviation fixe, j'irrite la torpille , disposée comme nous l’avons dit, de manière qu’elle donne huit à dix décharges successives , et je prends la déviation finale à la moitié de loscillation. J’ôte ensuite la torpille, je la replonge dans l’eau de mer , et au bout de six à huit minutes , je la soumets de nouveau à l’ex- périence et ainsi de suite. Sur une torpille femelle très- vivace, large de 0,18, j'ai fait l'expérience suivante. En établissant un circuit tout métallique j’ai eu une dé- viation de 80°. Ce même courant passant ensuite par .une couche d’eau salée, longue de 0®,40, très-large et très-profonde, introduit par des électrodes de platine de 6 centimètres carrés , était à peine affaibli : la même torpille , après quelque temps, m’a donné 50° avec le circuit tout métallique, et 12° avec l'addition de la couche d’eau salée. Le courant d’une autre torpille déjà faible, me donnait 30° en passant par le fil métallique, et 6° en passant par la couche d’eau salée , longue de 0,20, large et profonde de 0”,02, à la moitié de laquelle se trouvait un diaphragme de platine. Cette même tor- pille encore plus affaiblie m’a donné 12° dans le pre- mier cas , et à peine des traces d’électricité dans le se- cond cas. Les phénomènes de décomposition électro-chimique, SUR LA TORPILLE. 173 déjà obtenus par John Davy ont été peu étudiés par moi. J'exposerai seulement une manière très-simple de les produire. Elle consiste à fermer le circuit entre les deux faces de l’organe avec une bande de papier imbibée d’une solution très-saturée de iodure de potassium. Deux lames de platine sont interposées entre les surfaces de lor- gane et les bords du papier, Après quelques décharges, les indices de la décomposition apparaissent. L’étincelle électrique s’obtient très-aisément avec l’ap- pareil que j'ai décrit. Des feuilles d’or sont appliquées, avec de lagomme, sur les deux boules métalliques. On tient ces deux feuilles à la distance d’un demi-millimètre, et, en mouvant légèrement le plat métallique supérieur, on irrite l’animal ; dans le même moment les feuilles se meu- vent, se rapprochent et s’éloignent presque simultané- ment. On ne manque pas de voir des étincelles très-bril- lantes éclater entre les feuilles d’or. CHAPITRE IV. DES CAUSES EXTÉRIEURES ET INTÉRIEURES QUI INFLUENT SUR LA DÉCHARGE DE LA TORPILLE. J’entends par causes extérieures celles qui ne détrui- sent pas sensiblement l'organisation du poisson : c’est l'inverse pour les causes intérieures. J’en ferai l’exposi- tion dans deux sections séparées. 1"€ SECTION. — CAUSES EXTEÉRIEURES. La vie de la torpille se prolonge plus ou moins, sui- vant : 1° la masse d’eau de mer dans laquelle on la tient; 2° la température de cette eau; 3° enfin, le degré de 174 RECHERCHES lirritation qu’on fait souffrir à l’animal et par laquelle on l’oblige à se décharger très-souvent. J'ai réussi à pro- longer la vie de la torpille jusqu’à trois’ jours dans ma chambre, en réunissant d’une manière favorable à Fani- mal les trois circonstances ci-dessus mentionnées. Il faut pourtant observer que les causes qui prolongent la vie de la torpille ne sont pas les mêmes qui accroissent l’activité de sa fonction électrique. Nous verrons dans cette section, que la fonction électrique et le prolongement de la vie de l'animal varient par l'effet des mêmes causes agissant d’une manière opposée. Parlons d’abord de la chaleur. Dans une masse d’eau de mer, haute de presque un mètre et contenue dans un vase de 30 centimètres de diamètre , dont la température est à + 18°R., la tor- pille ne vit ordinairement que cinq à six heures au plus, en conservant toujours sa force électrique avec une acti- vité plus ou moins grande. Si la température vient à s’abaisser , la fonction électrique cesse presque en même temps. J’ai pris deux torpilles femelles , pêchées au même instant , et d’une grosseur moyenne. L’expérience a com- mencé trois heures après que je les avais prises. Onles a mi- ses dans des quantités d’eau de mer égales, mais de tempé- rature différente, Puneétant à + 18°R., l’autre à + 4°R. Au bout de cinq minutes la torpille plongée dans l’eau froide, ne donnait plus de décharges électriques quoi- qu’on Pirritât , et ne faisait aucun mouvement ; cinq mi- nutes plus tard, on ne voyait presque plus de mouve- ment dans ses branchies : on l’aurait crue morte. L’au- tre torpille était parfaitement dans son état ordinaire. J’ai retiré la première de l’eau et l’ai mise avec l’autre. Une dizaine de minutes s'étaient à peine écoulées qu’elle avait déjà repris Sa première force, tout à fait comme l’autre. J'ai répété sur lé même poisson quatre fois de SUR° LA TORPILLE. 175 suite la même expérience , toujours avec le même succès, si ce n’est qu'ildemandait pour se rétablir un temps d’au- tant plus long qu’on Favait plus longuement refroidi, J'ai vu une petite torpille mâle, large de six centimètres, trans- portée de nuit pendant dix heures dans une très-petite quantité d’eau de mer à la température de + 8° à 10°R.; elle arriva engourdie et presque morte. L'état où je la voyais me la fit retirer de l’eau , et mettre sur une table où tombait un rayon de soleil levant. Je la vis alors se mouvoir ; Je la remis dans de l’eau qui était à 16°, et dans un instant elle me donna la décharge électrique. Elle vécut pendant une heure. J'ai étudié Paction du ré- chauffement sur une autre torpille. C'était une torpille femelle de dimension moyenne ; et qui n’était même pas très-vivace.! Je la mis dans de l’eau de mer que je pou- vais échauffer à volonté. À mesure que la température s’élevait ; j'avais soin de toucher l'animal. Il ne cessa jamais de donner de fortes décharges électriques. La tem- pérature, était à —-30° R.; lorsque l'animal me donna cinq à six décharges électriques plus fortes qu'avant , qui durèrent quelques secondes ; après quoi il mourut. Jai prolongé le séjour d’'uné autre torpille dans de Peau à +26°R. ; elle continua de donner des décharges , mais elle ne tarda pas à y mourir. Si l’on a soin de la retirer tout de suite de Peau chaude jusqu’à + 24° où 26°R. et de la remettre dans de l’eau à + 18°R. , on parvient à la rétablir. C’estune expérience que j’ai répétée plusieurs fois. — On peut très-bien expliquer cette action dela chaleur, sans recourir à des causes inconnues ou à des analogies trop éloignées. ‘Les principes établis dans les grand travaux de Edwards sur la respiration, suffi: sent pour faire comprendre ce phénomène. Il n’y a qu’à admettre que l’activité de la fonetion électrique est pro? 176 RECHERCHES portionnelle au degré d’activité de la circulation et de la respiration de l'animal. Le poisson plongé dans l’eau froide, a la circulation presque arrêtée à l'instant, et une petite quantité d’air suffit pour entretenir son exis- tence engourdie. Dans l’eau chaude , la circulation et la respiration prennent une très-grande rapidité; mais le poisson doit bientôt mourir par Peffet de la diminution de l'air, dont la quantité n’est plus en rapport avec la nouvelle activité de ces deux fonctions. Avant de commencer l’étude de la respiration de la torpille sous le rapport de sa fonction électrique, j'ai dû commencer par lPanalyse de l'air dissous dans de l’eau de mer. Mon appareil était le même qui a été employé par M. de Humboldt dans son célèbre travail sur la res- piration des poissons. L'analyse de l'air fut faite par la potasse el par la combustion du phosphore. J’ai répété plusieurs fois cette analyse, et j'ai observé de grandes différences dans les résultats , suivant les lieux de la mer où l’eau était prise , et suivant la température à laquelle elle était exposée. Je donnerai ici la composition moyenne de l'air contenu dans l’eau de mer près de la côte de Cesenatico, prise à + 13° R. et à 1 pied au-dessous de la surface. 3500 d’eau m’ont donné 62,5 dixièmes de pouce cube anglais, équivalens à 101,87. La composition pour 100 de ce mélange était : 11 d'acide carbonique, 60,5 d’azote, 29,5 d'oxigène. Cette com- position à été constante relativement à l’oxigène et à l'azote; l’acide carbonique a varié de 0,08 à 0,27. La méme eau de mer prise près de mon habitation , dans un petit réservoir qui débouchait dans le canal du port, à la température de + 22° R., m’a donné la composi- tion suivante: 3500" donr 2nt 45 dixièmes de pouce cube anglais, dont la composition pour 100 du mélange SUR LA TORPILLE. 177 est de 17,8 d’acide carbonique, 24,4 d’oxigène, 57,8 d'azote. Voyons maintenant quel est le changement ap- porté dans cette quantité d’air et dans sa composition , par la respiration de la torpille. J'ai fait deux expériences en choisissant deux torpilles femelles d’une vitalité pres- que égale et d’une grandeur très-peu différente : l’une de ces torpilles a été plongée dans l’eau dont j'ai donné Panalyse ; elle à été tranquille pendant 45 minutes à la température de + 22° R.; l’autre torpille a été dans la même condition , si ce n’est qu'on l’obligeait continuelle- ment à donner la décharge. Les ayant retirées de l’eau encore vivantes, j'ai passé tout de suite à Panalyse de l'air contenu dans ces deux masses séparées d’eau de mer. Voici les résultats : Air de l’eau de la torpille qui a donne les décharges. 3500 * ont donné 30,5 dixièmes de pouce cube anglais. Composition, Acide carbonique. . . 11 30,6 LE CRE 19,5 69,4 Dubé Lu. des traces 30,5 100 Air de l’eau de la lorpille restée tranguille. 3500: ont donné 33,75 dixièmes de pouce cube anglais. Composition. Acide carbonique. . . 12,50 37,8 017 AR fred 20,25 59,4 OURPERE" 7 MENREN 1 2,8 33,75 100 On voit donc que la torpille tourmentée a respiré plus que l’autre. L’oxigène absorbé est à l'azote absorbé, comme 100 : 59; l’oxigène absorbé à l’acide carbonique XI 12 178 RECHEROHES produit, comme 100 : 37,2. Dans la seconde torpille, la première proportion est de 100: 57,50, la seconde de 100 : 45. C’est un résultat bien singulier que de voir la torpille qui a plus d'action sur loxigène et l'azote, être en même temps celle qui développe moins d’acide carbonique. Le premier résultat s’explique très-aisément par l'accélération de la respiration et de la circulation de la torpille irritée. Je décrirai encore une expérience qui confirme le principe déjà établi, c’est-à-dire que l'activité de la fonction électrique est proportionnelle à l’activité de la circulation et de la respiration de l'animal. Jai pris une torpille mâle très-petite , qui était très-affaiblie : à peine de temps en temps la voyait-on opérer le mouvement res- piratoire , et bien difficilement on en obtenait une dé- charge. J'ai introduit cette torpille sous une cloche pleine de gaz oxigène., À l'instant même l'animal s'agila , il ouvrit la bouche plusieurs fois , il fit de fortes contrac- tions, et dans le même temps il me donna 5 à 6 fortes décharges électriques , puis il mourut. Pour achever l'exposition de mes recherches sur les causes extérieures qui influent sur la décharge électrique de la torpille, j'ai encore à parler de Paction du poison. — Je suis revenu cette année sur les expériences que j'avais déjà faites et publiées l’an dernier. J'ai pris trois grains de strichnine et j'y ai ajouté quelques gouttes d’a- cide muriatique. J'ai introduit le muriate dans la bouche et l’estomac d’une grosse torpille très-vivante, large de 25 centimètres et longue de 32. Au bout de quelques secondes il y eut de fortes contractions à la moelle épi- nière ; ensuite, avec ces contractions il se fit quelques rares décharges très-fortes; dix minutes après, les dé- charges devinrent plus faibles, mais plus rapprochées SUR LA TORPILLE. 179 lune de l'autre ; enfin les décharges cessèrent, et animal mourut dans de fortes contractions. Sa vie ne se prolon- gea certainement pas plus de 10 à 12 minutes. J'ai encore préparé, avec trois grains de morphine et des gouttes d'acide muriatique, le muriate de morphine. La torpille que j'ai employée dans cette expérience était encore plus grosse que l’autre, mais elle était moins forte; 8 à 10 minutes après l'introduction du poison, elle commença à donner par elle-même, sans être irritée et sans la moindre contraction, des décharges extraordinairement fortes ; l’aiguille du galvanomètre était däns une api- tation continuelle. Dans 10 minutes elle ne donna certainement pas moins d’une soixantaine de ces fortes décharges. Après ce temps, les décharges spontanées cessèrent, et il fallait alors, pour les obtenir, irriter lanimal dans la bouche et dans les branchies ; il vécut ainsi tranquillement plus de 40 minutes, en donnant toujours des décharges plus ou moins fortes. Parmi les causes extérieures qui influent sur la dé- charge électrique de la torpille, il faut mettre encore l'irritation qu'on produit en elle en la comprimant dans les différentes parties de son corps. Le frottement sur les branchies est une des manières les plus sûres d’avoir la décharge, comme l'est encore la compression de For- gane dans le point qui torrespond au passage des nerfs. La décharge a presque toujours liew encore lorsqu'on plie le poisson , de manière que le bas-ventre devienne concave. Enfin la compression des yeux et de la cavité qui est placée au-dessus du cerveau ne manque jamais de donner lieu à de fortes décharges électriques. Si les nérfs qui s’introduisent dans cette cavité et qui traversent les muscles de Fœil sont liés'ou coupés, cette compres- sion ne produit plus la décharge. 180 RECHERCHES Le courant électrique doit encore être placé parmi les causes extérieures qui déterminent la décharge de la tor- pille. Un courant de trente couples zinc et cuivre, larges de 5 centimètres, chargés avec une solution nitro-sulfu- rique, donne lieu à de fortes décharges de la torpille, chaque fois qu’on le fait passer de la bouche aux bran- chies, à la peau ou dans l'intérieur de organe. J'ai pro- longé la durée du passage du courant, pour voir quel effet était produit lorsqu'il cessait de circuler. Je n’ai rien aperçu dans ce cas. L'application extérieure du courant , telle que je l'ai décrite, soit directement, soit inversement , produit le même effet. 9 SECTION. — CAUSES INTEÉRIEURES. J'ai déjà dit que, par causes intérieures, j'entends celles qui modifient l'organisation. J'en partagerai l'étude entre trois parties du corps de la torpille. 1° La substance propre de l'organe et les parties musculaires, cartilagineuses , etc., qui le recouvrent et l’environnent. — Je rappelle ici ce que j'ai dit plus haut, que pour mieux étudier ces phénomènes, j'ai toujours eu soin de détruire la fonction de l’un des organes : j'indiquerai bientôt de quelle manière on peut y parvenir. J'avais déjà observé, depuis l’année dernière, qu'en enlevant la peau de l'organe, celle du dos ou celle du bas-ventre, séparément ou ensemble, la décharge élec- trique ne diminue pas d'intensité. J'ai eu occasion de répéter encore cette année un grand nombre d’expé- riences de ce genre. J'ai coupé l'organe à la moitié, soit horizontalement , soit verticalement, j'ai introduit une lame de verre pour séparer les deux tranches coupées, et la décharge électrique continuait encore à se faire, SUR LA TORPILLE. 181 J'ai coupé l'organe de manière à en laisser une moitié attachée à l’autre par une petite tranche: la décharge arrivait encore de l’une à l’autre, pourvu qu’elles com- muniquassent encore entre elles par une branche ner- veuse intacte. J’ai vu une petite torpille mâle, très-vivace, large de 12 centimètres , dont je suis parvenu à couper en plusieurs fois les trois quarts de l'organe : eh bien, chaque fois qu'on recommencait de couper, les décharges arrivaient avec une intensité toujours croissante. Ce n'est que par deux moyens que je suis parvenu à détruire la fonction électrique, en agissant sur la seule substance de l'organe. Ces deux moyens sont : le contact des acides minéraux concentrés et la chaleur de l’eau bouillante. Après avoir enlevé la peau supérieure de Vorgane, j'ai mouillé la substance interne avec de l'acide sulfurique, et à l'instant j'ai obtenu de fortes décharges. Au bout de quelques minutes, la substance de l'organe est devenue blanche et coagulée. Alors il m'a été impossible d’en tirer plus de décharges. Ce même effet est produit par l'acide muriatique. Si l'on plonge dans de leau bouillante une torpille à laquelle la peau dorsale de l’un des organes a été enlevée, on a, à la première impression de la chaleur, des décharges très- fortes. Mais si on prolonge cette immersion pendant quelques secondes seulement, la décharge cesse, et la substance de l'organe est encore coagulée. Il faut faire cette expérience de manière que la torpille ne plonge dans l’eau bouillante que par l'organe qu’on a écorché. C’est ainsi qu’on parvient à la sauver. — Opérant de cette manière, il m'est arrivé de faire une observation curieuse que je crois utile de rapporter. Une des torpilles qui avait perdu la fonction électrique dans l’un de ses organes, après avoir été tenue plongée pendant quelques 182 RECAURCHES secondes dans l’eau bouillante ; fut remise dans de l'eau de mer, où elle vécut presque deux heures. La substance de l’organe n'était plus niblanche ni coagulée, :ellesavait repris ses propriétés ordinaires, sans être pourtant de- venue capable de donner la décharge. J’ajoute, enfin, que j’ai coupé en deux ou trois points l'arc cartilagmeux qui environne l’organe, les tubes sé- crétoires qui se réunissent en faisceaux, l’arc cartilagineux qui est sur les branchies | que j'ai détruit complétement la cavité, pleine d’une substance analogue à celle de Porgane, qui est au-dessus du cerveau, sans avoir obtenu le moindre affaiblissement dans la force de la décharge électrique. J’ai obtenu le même résultat en coupant tous les muscles et les tendons qui environnent Porgane. 20 Les nerfs qui se rendent dans l’organe.— C'est un fait que Galvani et Spallanzani avaient déjà observé depuis longtemps, qu'en coupant les nerfs de Fun des organes , la décharge cesse de ce côté, tandis qu’elle continue du côté opposé. J'avais encore établi, dans mes recherches de l'année dernière, qu’il ne suffisait pas ‘de couper un, deux , trois de ces nerfs pour détruire en tièrement la décharge, qu’il fallait pour cela les couper tous les quatre. I J’ai observé'cette année que la décharge de la torpille, lorsqu'on lui a coupé deux ou trois de ces nerfs des or- ganes, se limite aux points dans lesquels se trouve ramifié le nerf qu’on a laissé intact. Lorsqu’on à soin d’essuyer parfaitement la peau de la torpille, on voit très-bien avec le galvanomètre cette limitation de la décharge. La torpille peut vivre longtemps, même après que les nerfs de l'organe ont été coupés. En effet, j’ai coupé trois nerfs de l'organe droit à une torpille femelle très - BON SL TE NC TE ET LR SUR LA TORPILLE. 183 petite et très-vivace. Après l'opération , la peau fut réunie et cousue, et le poisson , lié par la queue, fut mis dans le canal de Cesenatico : c’était le 27 juillet, à 3 heures après midi. L’animal mourut dans la soirée du 28, après environ 30 heures de vie. Lé changement apporté dans la substance de lorgane était grand dans la partie où se ramifient les trois nerfs coupés : elle y était tellement amincie et atrophiée, qu’il était impossible de la recon- naître ; la substance des troncs nerveux était devenue pulpacée ; le reste de l'organe était intact. Il n’est point nécessaire de couper les nerfs pour détruire la décharge électrique , il suffit de les lier; avec un peu d'habitude on y réussit très-aisément. Le même phénomène que nous avons vu en coupant les nerfs, s’observe si on se borne à les lier. Lorsque les nerfs ont été coupés, et que par là toute fonction électrique a été détruite, si on tire avec une pince un de ces troncs nerveux qui sont attachés à lor- gane, on obtient encore quelques décharges électriques. Il faut , pour que cette expérience réussisse, que la tor- pille employée soit très-vivace. Dans ce cas le phénomène ne manque pas d’avoir lieu. En mouillant avec une solution-très-concentrée de po- tasse les troncs nerveux de l'organe mis à découvert, la décharge disparaît sans que la substance nerveuse soit altérée, du moins en apparence: 30 Enfin /e cerveau. — Avec la lame d’un rasoir peu aiguisé je découvre très-vite le cerveau d’une torpille. Si l’animal est encore très-vivant, on observe ce qui suit : toutes les fois qu'on touche avec une plume ; une pince, un tube de verre, etc., le cerveau de la torpille, la décharge électrique ne manque pas d’avoir lieu. On ‘ne tarde pas à apercevoir quels sont les véritables points 184 RECHERCHES de cet organe dont l'irritation produit la décharge. Il- vaut mieux, pour cette étude, que la torpille soit un peu affaiblie. Les premiers lobes (cérébraux) peuvent étre irrités , coupés, détruits tout à fait, sans que la décharge cesse d’avoir lieu. Les lobes qui suivent les premiers donnent lieu , lorsqu'on les touche ou qu’on les blesse, à de fortes contractions musculaires, et quelquefois même , si l’animal est très-vivant , à des décharges élec- triques : pourtant on peut les couper sans que cela arrête la décharge. Le troisième lobe peut être irrité, blessé, enlevé tout à fait, sans contraction et sans que la dé- charge électrique cesse encore. Le dernier lobe du cerveau, que je regarde comme un renflement de la moelle allongée, de laquelle partent les nerfs qui vont à l’organe, est la seule partie du cer- veau qu'on ne puisse toucher sans avoir de très-fortes décharges électriques. Celle-là détruite, toute décharge électrique devient impossible quand même on laisserait le reste du cerveau intact. J’ai coupé sur une autre tor- pille, la moelle allongée au point où elle sort du cerveau, c’est-à-dire, après qu’elle a donné les nerfs aux organes. De fortes décharges et contractions musculaires ont lieu lorsqu'on fait cette opération, mais la décharge élec- trique continue toujours lorsqu'on touche le dernier lobe, que j’appellerai désormais le lobe électrique. La décharge électrique conserve une grande force, même après qu’on a coupé un gros faisceau nerveux formé par les premiers nerfs de la moelle épinière , et qui, partagé en deux branches , entoure lorgane en passant au-dessus et au-dessous de Parc cartilagineux. Les organes de la fonction électrique se. réduisent donc au dernier lobe du cerveau , à ses nerfs et à l’or- gane proprement dit. L’action de ce dernier lobe sur la SUR LA TORPILLE. 185 fonction électrique est directe. C’est ainsi que, si on touche la partie droite du lobe électrique, c’est l'organe droit qui donne la décharge. Le contraire arrive si c’est la partie gauche qu’on touche. Je passe à la description des expériences que j'ai faites sur la, torpille morte. J’appelle morte la torpille, lorsque ses branchies ne font plus de mouvemens, et que, irri- tée, blessée et comprimée, extérieurement et intérieure- ment, hors certains points du cerveau, elle ne donne plus de décharges électriques. Je ferai remarquer en passant que la torpille n’est pas assez morte, au moins selon la définition qui précède, même quand on a coupé ses gros vaisseaux sanguins, et détruit ainsi la circu- lation. Dans ce dernier cas, on obtient encore quelques décharges électriques en irritant l'animal. — Qu'on prenne donc une torpille morte comme je l'ai dit, et qu’on en découvre le cerveau. La première expérience que je rapporterai était connue depuis mon travail de l'année dernière. Si lon touche le lobe électrique, les décharges apparaissent, et bien plus fortes que celles que l’animal donnait étant vivant. Les autres parties du cer- veau , quoique irritées, ne produisent aucune décharge. L'action du lobe électrique est directe, et le courant de la décharge est dirigé comme à l’ordinaire, du dos au bas-ventre. Un certain temps étant écoulé , on fait cesser les décharges, simplement en touchant le lobe électrique; mais les décharges apparaissent encore si ce lobe vient à être blessé. Ce qui est encore plus extraordinaire, c’est que les décharges que j'ai obtenues par la blessure du lobe électrique sont indifféremment dirigées du dos au bas-ventre, ou du bas-ventre au dos. J'en ai observé plusieurs, Pune à la suite de l’autre, dirigées dans ce dernier sens. Ces faits se sont présentés encore à moi 186 RECHERCHES cette année sur un grand nombre de torpilles. Les dé- charges que j'obtiens par la blessure du lobe électrique ne sont qu’au nombre de quatre ou cinq; après cela, tout phénomène électrique est à jamais détruit. J'avais donc raison de conclure que la direction de [a décharge de la torpille dépend du cerveau. Il me reste maintenant à exposer quelle est l’action du courant électrique appliqué sur le cerveau et sur les nerfs de l’organe de la torpille. C’est là la partie que je regarde comme la plus importante de ces recherches. La pile que j'ai employée était à colonne, dont les couples , zine et cuivre, avaient 4 centimètres de surface. Le liquide de la pile était de l’eau de mer avec ;5 d’acide nitro-sulfurique. C’est toujours une pile de vingt couples que j'ai employée. J'ai découvert le cerveau d’une grosse torpille, qui, quoique affaiblie, était encore vivante. J’ai introduit le réophore négatif de platine dans organe, sur la partie dorsale et près du bord extérieur. La torpille était cou- verte de grenouilles préparées, et deux galvanomètres étaient déposés, comme à l'ordinaire, sur les deux or- ganes. Je commence par toucher légèrement, avec une pince, le lobe électrique ; j'obtiens plusieurs décharges ; mais dans peu de secondes elles cessent, même en le touchant. Alors je porte le réophore positif sur la partie droite du lobe électrique, c'est-à-dire, du même côté où se trouve le réophore négatif. À l’instant il y a décharge de l'organe. — Je crois important d'assurer dès l'abord le lecteur, que cette décharge, démontrée par les convul- sions des grenouilles et par le galvanomètre, n’est pas due à une portion du courant de la pile qui parcourt les grenouilles et le galvanomètre. En effet, j'ai acquis, par d’autres expériences, la certitude que le même courant , qu’on fait passer dans d’autres parties du corps de la SE SUR LA TORPILLE. 187 torpille , hors de l’organe et dans les mêmes conditions, ne donne aucun signe, ni aux grenouilles, ni au galvano- mètre. J’ai coupé une torpille au milieu de son corps, de manière qu’il ne restàt aucune partie des organes électriques attachée au eôté inférieur. Le galvanomètre et les grenouilles préparées étaient disposés sur cette dernière partie du corps de la torpille. Le courant de la même pile a passé de la moelle épinière aux mascles de la queue, sans exciter aucune contraction dans les gre- nouilles, ni donner aucun signe au galvanomètre. Cette moitié de la torpille était, au contraire, fortement agitée à chaque passage du courant. Je reprends maintenant la première expérience. — Si, au lieu de toucher avec le pôle positif la partie droite du lobe électrique, on touche la gauche, c’est l’organe gauche qui se décharge, et c’est là une nouvelle preuve que ces décharges sont effectivement de: la torpille. En effet , les grenouilles et le galvanomètre de lorgane gauche ne sont même pas compris dans le circuit de la pile. Si le réophore positif touche tout entier le lobe électrique, les deux organes se déchargent à la fois. Qu’on vienne maintenant à changer la direction du courant, c’est-à-dire, que le pôle positif soit introduit dans Porgane, et qué le négatif touche le lobe électrique : il'y a alors de fortes contractions musculaires, et point de décharge des organes. Le galvanomètre et les grenouilles ne se meuvent pas, et c'est encore une preuve que Îles décharges obtenues précédemment sont véritablement propres à la torpille. J’ai renouvelé encore l’action directe du courant électrique , et quoique lanimal fût beaucoup affaibli , les mêmes phénomènes se sont reproduits, c’est- àä-dire, il y avait décharge de l’organe à chaque passage du: courant électrique. Il faut bien observer que si la torpille est douée d’une grande vitalité, les décharges 188 RECHERCHES s’observent encore pendant un certain temps , lorsque le courant est inverse, c’est-à-dire qu’il va de Porgane au cerveau. J’ai voulu étudier encore quel était l'effet de la ligature des nerfs de l'organe. Dans cette expérience, j'ai lié les quatre nerfs de l'organe droit d’une autre torpille, grosse et très-vivace ; j’ai découvert le cerveau , et j’ai répété l’expérience précédente. Lorsque le courant marchait di- rectement , il n’y avait aucune décharge de l'organe; quand il marchait en sens inverse, je n’ai observé que de très-faibles contractions, et c’est là encore une preuve de la véritable nature des décharges dont j'ai parlé. Fai répété ces expériences sur quinze individus, toujours avec le même résultat, en laissant les nerfs intacts, quelque- fois en les coupant ou les liant , et en ayant toujours soin de commencer le passage du courant, après m'être assuré que le contact du réophore de platine, sans qu’il fût at- taché à la pile, ne donnait lieu à aucune décharge de l'organe. Il est bien juste d’observer que ces décharges produites par le courant n’ont pas la force de celles que l’animal donne lorsqu'il est vivant; mais elles ne diffèrent certainement pas des dernières décharges qu’on tire de la torpille morte, en touchant légèrement son lobe élec- trique. En effet, les déviations du galvanomètre sont dans ce cas, comme dans l’autre, de 5 à 6 degrés ; mais elles suffisent pour montrer clairement la déviation dans son sens ordinaire, c’est-à-dire, du dos au bas-ventre. Enfin , j’observerai encore que jamais on n’a les indices de la décharge de l'organe en touchant avec le pôle po- sitif des muscles , la peau , le liquide du cerveau, etc., tous points qui ne diffèrent pas du lobe électrique par leur position et leur conductibilité, ce qui est encore une preuve de la véritable nature des décharges précédentes. SUR LA TORPILLE. 189 L'action du courant électrique sur les nerfs de l’organe est encore importante , et mérite d’être décrite avec le plus grand soin. J'ai séparé un des organes d’une torpille qui était encore vivante : c’étail une torpille femelle très- grosse, la plus grosse de toutes les 116 torpilles que j’ai eues ; elle pesait 6 livres (5 kil.). L’organe a été séparé sans détacher la peau. Je n’ai fait que couper les nerfs et les branchies, en tranchant circulairement toutes les par- ties qui environnent l’organe du côté de la tête. Il me restait ainsi l’organe avec ses quatre nerfs, qui, un peu tirés en dehors, en ressortaient de 2 ou 3 centimètres. Tout cela a été mis sur une lame de verre. Alors, après avoir déposé le galvanomètre et les grenouilles sur l'organe, comme à lordinaire, j'ai introduit le réophore négatif dans la substance de l’organe, près du bord extérieur, et avec le réophore positif j’ai touché l’un des quatre nerfs qui étaient étendus sur la lame de verre. A l'instant il y a eu déviation de 4 degrés dans le galvanomètre, dans le sens du courant ordinaire de la torpille, et de fortes contractions dans les grenouilles. En touchant les autres nerfs, les mêmes phénomènes ont lieu. Je touche la sub- stance de l’organe qui est entre les nerfs, et cela en plu- sieurs points, tels que la peau ou quelques morceaux de muscles attachés ; et aucun phénomène n’a lieu. J’ai réuni les quatre nerfs sur une lame de platine, et c’esten touchant cette lame que les phénomènes précédens , qui indiquent la décharge de l'organe , se sont reproduits avec le plus d'intensité. Je suis parvenu encore à couper la ramifica- tion de l’un des nerfs avec la substance dans l’intérieur de l'organe , en laissant intact le tronc nerveux extérieur. Si ce tronc vient à être touché par le pôle positif, les in- dices de la décharge manquent. J'ai lié les nerfs, et les décharges ont manqué encore quand le courant passait. 190 RECHERCHES En répétant plusieurs fois ces expériences’ et sur plusieurs individus, il m’est arrivé quelquefois de voir le phéno- mène de la décharge, en touchant avec le pôle positif la substance de lorgane ; mais une légère attention m'a montré chaque fois qu’il y avait toujours contact du pôle avec quelques-uns des filets nerveux répandus dans Por- gane. La différence qu'il y a entre l’action du courant élec- trique sur les nerfs seulement, et son action sur le cerveau réuni par les nerfs à l'organe , mérite d'être remarquée. Nous avons vu que, dans ce second cas, le courant in- verse n’excitait aucune décharge. Le contraire arrive lorsque les nerfs et la substance de l'organe sont seuls parcourus par le courant électrique. Il ÿ a décharge de l'organe quand le courant va des nerfs à Porgane, et il y a encore décharge lorsque la marche du courant est con- traire. Le galvanomètre dévie toujours dans le même sens, et cela établit encore mieux que c’est la décharge propre de la torpille qui se produit. Si les torpilles sont mortes depuis quelque peu de temps, l'action du courant électrique que nous avons décrite, sur les nerfs et l'organe, et sur le cerveau réuni à l’organe, est entièrement détruite, et on tâcherait inutilement de la reproduire par un plus grand nombre de couples. Ce résultat, qui arrive-après un cer- tain temps, et qui dépend du degré de vitalité de l’animal et du traitement variable qu’on lui a fait subir, peut, au besoin , servir encore à prouver l'exactitude de mon as- sertion. J'ai cru encore important de déterminer le pouvoir conducteur pour l'électricité de la substance nerveuse et de celle de l’organe. Jai fait cela avec l'exactitude qu'il est possible de porter dans ce genre d'expériences. J'ai employé un galvanomètre double , et: j'ai fait passer les deux courans par une tranche de la substance de l'organe, DUR ME Le cie still Eh de a fes 3 SUR LA TORPILLE. 191 et par cinq à six troncs nerveux de la torpille réunis. Je me servais de la pile de vingt couples. La conductibilité m'a semblé toujours plus forte pour la substance de l’or- gane , et cela me paraît bien aisé à concevoir. CONCLUSIONS. Lorsqu'on réfléchit, 1° aux faits que nous avons déjà établis dans notre premier travail sur la torpille, c’est-à- dire qu’aucune trace d’électricité nese trouve dans l'organe sans qu’il se décharge ; 2° qu’on peut détruire la peau, les muscles, l'arc cartilagineux qui entoure Porgane, et une grande partie de la substance méme de l’organe, sans que la décharge cesse ou même s’aflaiblisse ; 3° que des poisons narcotiques déterminent de fortes décharges élec- tiques ; 4° que l’irritation du lobe électrique du cerveau, après la mort ; donne de très-fortes décharges électriques ; 9° qu’en tirant et comprimant les nerfs seulement , on à la décharge ; 6° que de fortes contractions musculaires s’observent dans les parties qui environnent l'organe , sans que la décharge ait lieu ; 7° que la blessure du lobe électrique du cerveau détermine les décharges dont la direction n'est plus constante du dos au bas-ventre, mais va quelquefois du bas-ventre au dos ; 8 enfin, aux derniers faits que j’ai rapportés sur l’action du courant électrique, — il est impossible de ne pas en tirer les conclusions suivantes : | 1° L'élément nécessaire à la décharge électrique de la torpille et à la direction de cette décharge , est produit par le dernier lobe du cerveau , et transmis par les nerfs dans la substance de l’organe. 2° Il en résulte que ce n’est pas dans l'organe et par l'organe que cet élément est préparé. 3° Un courant électrique, dirigé du cerveau à l’organe 192 RECHERCHES par les nerfs, détermine la décharge, ainsi que le ferait cet élément, qui me semble pouvoir être regardé comme du fluide électrique. 4° Puisque les décharges électriques de la torpille, méme sous l'influence du courant électrique , cessent lorsque les nerfs sont liés , il faut admettre que cet élément, que je regarde comme analogue au courant électrique, et comme le courant électrique lui-même, a besoin , pour fonctionner , d'une disposition moléculaire dans les nerfs, dont la destruction entraîne la cessation de la fonction *. CHAPITRE V. Dr — DE L'ÉLECTRICITÉ DE LA TORPILLE ET DE TOUS LES ANIMAUX EN GÉNÉRAL. La fonction de la torpille me paraît maintenant mieux connue. Voilà un animal qui a une organisation spéciale, ! L'hypothèse émise par M. Becquerel pour expliquer les con- tractions musculaires, me semble rentrer dans l’explication que j'ai donnée dans le temps, de la secousse qu'éprouvent les gre- nouilles lorsque le courant inverse cesse de les parcourir. Voici comment ces phénomènes peuvent s’entendre. Le courant direct déplace les globules nerveux dans le sens du courant, et dans ce cas il y a contraction. Lorsque le courant cesse, les globules reviennent à leur place; mais le mouvement ne détermine pas la contraction, au contraire, il devrait correspondre à ce qu'on appelle sensation. Il est maintenant clair que, lorsque le courant est inverse, il ne doit pas y avoir de contraction à l'introduction du courant, parce que le déplacement des globules, qui se fait toujours dans le sens du courant, est dans ce cas le même qui est produit par le courant direct qui cesse de passer. On voit par là que , lorsque le courant inverse cesse , les globules, pour revenir à leur place, font le même mouvement que ces globules ‘mêmes lorsqu'ils sont envahis par le courant direct. I] doit donc y avoir, comme dans ce cas, contraction. SUR LA TORPILLE. 193 à l’aidede laquelle le courant électrique peut être modifié de manière à se changer en charge d’une batterie ou d’une pile. Nous ignorons quelle est l’organisation propre à cet effet. Sans doute l'appareil de condensation pour le fluide électri- que , qui existe dans l’organe de la torpille , n’est pas sem- blable à ceux que nous connaissons. C'est là une grande découverte qui reste à faire pour la physique , et qui peut se faire même hors de ce poisson. Deux conditions sont nécessaires pour que cet organe fonctionne : {1° que la substance albumineuse , qui le compose en grande partie, ne soit pas coagulée , quoique cette coagulation puisse avoir lieu sans détruire la conductibilité électrique de cette substance; 2° que les nerfs qui entrent dans l’organe aient leur parfaite organisation. Une fois les nerfs liés, le courant électrique passe également, mais la décharge manque. Il y a donc une autre fonction dans les nerfs , outre celle de transporter le courant électrique, et cette autre fonction exige cette parfaite organisation normale qu'il nous reste encore à découvrir. La fonction électrique de la torpille ainsi posée , il ne reste plus qu'à résoudre un problème de physiologie générale. Y a-t-il de lélectricité préparée dans les ani- maux ? Le cerveau, les nerfs, sont-ils plus propres que les' autres parties des animaux à préparer , à conduire ce fluide électrique? Si cela est , quelle est l’action physico- chimique à laquelle on peut comparer cette production d'électricité dans les animaux ? Un grand fait est dù à Galvani : les cuisses d’une gre- nouille récemment préparée , repliées sur le nerf sciatique, se contractent comme par l'effet du passage d’un courant électrique. On a voulu, dans ces derniers temps , voir dans ce fait un cas d’électricité développée par action chimique de différens liquides animaux , ou bien un cou- XII 13 194 RECHERCHES rant thermo-électrique. 11 suffit, pour faire rejeter ces explications ;, de répéter cette expérience après avoir lavé trois ou quatre fois dans l’eau distillée la grenouille pré- parée. Les contractions, quoique plus faibles, arrivent encore en mettant en contact le nerf et les muscles. Le cé- lèbre de Humboldt a observé ces contractions , même en mettant en contact les nerfs et les muscles par un morceau de substance musculaire. Des expériences de ce genre se trouvent encore décrites dans le traité de galvanisme d’Aldini. Lorsqu'on touche avec la moelle épinière d’une grenouille préparée , une partie quelconque du cerveau , des muscles, des viscères mis à découvert d’un animal encore vivant ou tout fraichement tué, on ne manque ja- mais d'observer de fortes contractions dans la grenouille. M. Nobili, avec son galvanomètre très-sensible, a obtenu par le courant propre de la grenouille, une déviation mème assez grande; et certainement les différentes parties d’une grenouille morte depuis longtemps et mouillée de solutions salines acides, alcalines, à des degrés différens de température, ne donnent jamais un courant aussi sen- sible et aussi fort que celui de la grenouille. Jai vu bien des fois mon galvanomètre, qui est assez sensible, m'indiquer le courant de la grenouille ; mais jamais cela ne m'est arrivé avec les solutions susdites. J’ai essayé de reproduire sur la torpille même ces ex- périences. Toutes les fois qu’une grenouille récemment préparée touchait avec ses nerfs le cerveau de la tor- pille , elle se contractait fortement , et ces contractions étaient encore plus fortes lorsqu'une goutte de sang se répandait sur les points touchés. J’ai même vu constam- ment les contractions propres de la grenouille, se ra- viver fortement par l’effet d’une goutte de sang frais du même animal , répandue parmi les muscles et les nerfs er” SUR LA TORPILLE. 195 en contact. J'ai varié, répété de toutes manières ces expériences, et il m'a fallu conclure que, toutes les fois que du sang, ou liquide ou organisé en substance musculaire, touche la substance nerveuse organisée en nerfs, ou en moelle allongée, ou en cerveau, il y a production d’un courant électrique. Ce courant persiste un certain temps après la mort, il exige, pour se produire, un certain degré de vitalité , et il est constamment dirigé de la molécule sanguine ou musculaire à la nerveuse. Les belles observations de M. Donné , sur les courans électriques qu’il a découverts entre les organes des sé- crétions , finiront aussi par rentrer dans les phénomènes cités. Quoique les faits que j’ai rapportés puissent suffire pour démontrer que l’origine de ce courant n’est ni thermo-électrique, ni électro-chimique, j'ai cru toutefois qu’une étude plus approfondie du courant propre de la grenouille aurait peut-être quelque importance. J'ai d’abord découvert qu’on pouvait très-bien observer le courant propre sur la grenouille vivante. On coupe longitudinalément la peau de ses flancs , et Pon retire avec une pince, ou une pointe en bois, un de ses nerfs spinaux. On enlève la peau des cuisses, on porte la cuisse sur ce nerf, et on voit les contractions à chaque contact. On peut découvrir les cuisses sans enlever la peau, et on parvient ainsi à conserver longtemps l’animal. Cette expérience est comme cellede Galvani, c’est-à-dire qu’elle ne réussit pas sur toutes les grenouilles. — J'ai voulu étu- dier l’action de la chaleur sur ce courant propre. Cette action est extrêmement importante. Aussitôt qu’un mor- ceau de glace a recouvert une grenouille pendant quatre à cinq minutes , le courant propre est détruit , lPanimal étant encore tout vivant. En réchauffant ensuite la gre- 196 RECHERCHES nouille , en lui soufflant de l’oxigène dans les poumons , j'ai réussi quelquefois à exciter fortement l'animal , et alors le courant propre a reparu encore. Dans le plus grand nombre des cas, cependant, lorsque l’action du froid s’est prolongée, lanimal vit , mais le courant propre manque. Cette analogie, ou mieux , cette identité de l’action de la chaleur sur la fonction électrique de la torpille , et sur le courant propre de la grenouille, me semble démontrer l'existence d’une force commune à ces deux phénomènes. Le premier fait que j’ai remarqué, en étudiant ce courant propre sur l’animal vivant , c’est qu’il est plus faible que le courant qu’on a après sa mort , et que, quelle que soit la vitalité de la grenouille, il s’affaiblit après un certain temps , et finit même par disparaître. Il faut attendre que ce courant ait disparu par lui- même, pour voir se produire un phénomène singulier. Qu’on coupe alors la grenouille et qu’on la prépare à la manière de Galvani : on voit se faire une forte contrac- tion, en mettant en contact la cuisse et les nerfs dans le méme point à peu près qu’on l’avait fait, l’animal étant encore vivant. J’ai encore observé que, si lon attend un certain temps , On voit disparaître aussi ces contractions ; mais il suffit, pour les reproduiré encore, de couper les nerfs spinaux à leur origine, ou au point où ils sortent de la moelle épinière, et de les toucher encore avec la cuisse. Ces faits n’ont aucun rapport avec une loi physiolo- gique établie dans le temps par Ritter, savoir que la sensibilité des nerfs va en diminuant depuis son origine à ses ramifications. Dans ma manière d'opérer, ce sont les mêmes points des nerfs et des muscles qui sont tou- chés. Le fait qui pourrait se déduire de la loi de Ritter, est le suivant : lorsque le nerf spinal ne donne plus de courans propres , qu’on découvre son prolongement qui SUR LA TORPILLF. 197 est caché dans les muscles de la cuisse ; si on touche les muscles avec cette partie, on aura encore de très-fortes contractions, Ce cas diffère de celui de Ritter, le courant propre étant la cause de la contraction. Je reviens maintenant aux caractères tranchés qui di- stinguent le courant propre de la grenouille, d’un courant thermo-électrique, ou électro-chimique.—D’abord le sens du courant est tout à fait opposé à celui qu'on lui verrait s’il avait une origine chimique , ou au moins il faudrait supposer les muscles chargés d’alcali, et les nerfs d'acide, ce qui est contraire à tout ce que nous savons de leur composition chimique. — J'ai découvert après cela deux différences extrêmement tranchées. Je compare le cou- rant propre de la grenouille à un courant développé par le contact d’une solution d’acide nitrique et d’une de po- tasse. Lorsque j'ai constaté l'existence de la contraction , en mettant en contact muscles et nerfs , et en faisant passer le courant d’origine électro-chimique, je lie avec un fil le nerf spinal ou crural à la moitié de sa longueur ; je replie alors la cuisse au-dessus de la ligature : il n’y a plus de contraction ; je touche au-dessous : elle existe comme au- paravant. Alors je fais passer le courant électro-chimique, et je trouve qu’il excite la contraction, soit qu’il passe au-dessus ou au-dessous de la ligature. Une autre dif- férence, qui n’est pas moins tranchée, c’est que, tandis que le courant propre se prolonge même pendant une demi-heure, le courant électrique , au contraire, produit par les deux solutions acide et alcaline (à peu près d’acide et d’alcali), n’excite plus de contractions. Jajouterai , enfin , que la ligature du nerf ne détruit en rien sa conductibilité. En effet , jai fait passer le cou- rant d’un couple, dans le même temps, par les deux filets nerveux spinaux d’une grenouille, et par un galvano- 198 RECHERCHES mètre. J'ai attendu , pour lier le nerf, que l’aiguille se fixât : au moment de l'opération , on observe dans celle- ci un petit mouvement, qui quelquefois est en plus et quelquefois en moins, après quoi elle s’arrête comme au- paravant. Ce mouvement n’est donc pas dû à un affai- blissement de conductibilité produit dans le nerf par la ligature, ni à une plus grande intensité du courant dù à l’action chimique des deux solutions, puisque ce dernier courant cesse de faire contracter la grenouille avant le courant propre. — Tout ce qu’on peut conclure de ces recherches sur le courant propre de la grenouille, est ce qui suit : 1° Le courant propre de la grenouille doit avoir la méme origine que le courant qui est produit dans le cer- veau de la torpille, et qui va charger l’organe. 2° Ce courant ne peut se développer et exciter de con- tractions, ou fonctionner, en général, par les nerfs, sans que l'organisation du nerf même, dans toute sa ramifi- cation successive, soit intacte. Il me semble encore qu’on puisse assez bien compren- dre les faits établis sur le courant propre. Lorsque le circuit nerveux , en y comprenant le cerveau , la moelle, les nerfs, est complet , le fluide électrique doit y circuler d’une manière complète, et il n’y a pas de raison pour qu’on en puisse distraire une partie. Ce n’est que quand Panimal est surexcité qu’on parvient à en constater la présence. On conçoit, d’après cela, comment le courant propre disparaît sur l'animal vivant. Mais si ce circuit est détruit , ce qui arrive lorsqu'on tue la grenouille et qu’on la prépare à la manière de Galvani, l'électricité peut alors changer de route : on voit effectivement ce courant propre être plus fort sur la grenouille morte, et très-souvent on l’a sur la grenouille morte, tandis qu’on ne parvient pas Po SUR LA TORPILLE. 199 à l’observer sur l'animal vivant. Il n’est donc plus difficile de concevoir pourquoi nous n’avons pas encore réussi à avoir des indices de courant dans les nerfs. J'espère qu’on ne jugera pas, après cela, que j’admette des forces vitales inconnues. Loin de moi cette idée; je n'ai jamais vu dans les fonctions organiques , que les ef- fets des grandes forces physiques , des agens généraux , agissant à travers cette mystérieuse disposition molécu- laire qu’on appelle organisation. Je suis bien content, dans l'intérêt de la science, de voir un des plus grands physiologistes de notre époque pousser, dans ce sens, ses recherches et ses importans travaux de physiologie. Quant à la torpille, le problème de sa fonction élec- trique me semble aujourd’hui plus clairement posé qu’il ne l'était. IL y a dans la torpille, comme dans tous les animaux, des réactions physiques, chimiques ( vitales P ), qui développent des courans électriques ; il y a chez elle un organe spécial dans lequel le courant électrique intro- duit par les nerfs , se condense et donne lieu à la dé- charge électrique propre à ce poisson. CHAPITRE VI. ANALYSE CHIMIQUE DE LA SUBSTANCE DE L'ORGANE. J'ai analysé la substance de l’organe d’une torpille de moyenne grandeur, après l’avoir dépouillée de toutes les membranes, des muscles, et des gros troncs nerveux qui y sont attachés. J’ai commencé par déterminer la quantité d’eau qu’elle contient , et j'ai procédé par la méthode or- dinaire. Dans une première expérience j'ai obtenu , de 1120 parties de substance, 104 de produit desséché ; 200 RÉCHERCHES dans une seconde expérience, de 1307, 136 parties des- séchées. La quantité moyenne d’eau se réduit ainsi à 903,4 sur 1000 de la substance de l’organe. L'analyse du produit desséché a été faite en le traitant avec de l’al- cool à 36°, et en renouvelant trois fois cette dissolution avec des intervalles de 24 heures. J'ai repris le résidu par le même alcool bouillant , et j’ai renouvelé deux fois ce traitement. Enfin, le reste a été traité par l’eau bouil- lante, et ensuite par l’acide acétique concentré. Voici le résultat : gr. 6,65 du produit desséché m’ont donné : gr. 3,171 substance dissoute dans l'alcool froid (A.) 0,893 substance dissoute dans l’eau bouill® (B.) 2,587 substances insolubles dans l'alcool (C.) Les produits À et B se composent de muriate de soude, de lactate de potasse, d'acide lactique, d'extrait de viande de Berzélius, de phocénine, d’une substance grasse, analogue à l’élaine du cerveau, et enfin d’une substance grasse , solide à la température ordinaire. Le produit C est formé presque entièrement d’albumine et de quelques traces de gélatine. Lorsqu'on évapore la solution alcoolique obtenue à froid, il se forme d’abord des couches cristallines, puis des gouttes d’une huile jaunâtre : celles-ci se déposent au fond du liquide. Ce liquide est extrêmement acide et forme un précipité avec une infusion de noix de galle. En évaporant toute la solution , il reste une masse jaune- verdâtre , huileuse, très-acide et déliquescente. Elle se dissout presque entièrement dans l’eau, en faisant une espèce d’émulsion. Elle dégage une odeur d'huile de poisson rance. La potasse dissout la substance grasse , détruit l'odeur et neutralise le liquide; l’acide tartrique ajouté rétablit l’acide gras, et donne par l’évaporation SUR LA TORPILLE. 201 et la distillation, de l’acide lactique et phocénique. Le produit de l'alcool bouillant donne encore de l’acide lac- tique et une substance grasse solide, qui, traitée par l’acide nitrique , donne des traces de soufre et de phos- phore. La substance insoluble dans Palcool , bouillie dans de l’eau distillée, donne une solution d’un blanc sale qui se trouble par le bichlorure de mercure ; l’infusion de noix de galle y donne un précipité floconneux qu’on dis- sout en partie en chauffant le liquide. Enfin , le résidu est soluble , surtout à chaud , dans les acides et dans les so- lutions acides alcalines. Ce n’est que de lalbumine pure’. La substance albumineuse qui recouvre le cerveau, ne diffère de la substance de l'organe que par une plus grande quantité d’eau. Il me serait impossible de ne pas faire remarquer l’ana- logie qui existe entre la composition de la matière céré- brale , et celle de l'organe électrique de la torpille, que nous venons d’analyser. ‘ Lorsque la substance desséchée de l'organe est traitée par. trois fois avec l’éther froid et qu’on évapore la solution, on obtient une matière grasse, jaunâtre, d'apparence nacrée , qui se dissout faiblement dans l’éther et l'alcool froid: elle est sans saveur, d’une odeur fade, et se saponife par la potasse; brülée et.calcinée dans un creuset de platine, elle laisse une cendre acide, et, traitée par l’acide nitrique bouillant, elle donne des traces d'acide sulfurique et phosphorique. C’est donc de la stéa- rine cérébrale. NOTE SUR LE DÉVELOPPEMENT D'UN COURANT ÉLECTRIQUE QUI ACCOMPAGNE LA CONTRACTION DE LA FIBRE MUSCULAIRE. Par Le Doct. T.-L, Prevost. (Lue 2 la Societé de Phys. et d'Hist. Natur, de Genève, le 5 décembre 1837.) 2 — Nous publiâmes, il y a quatorze ou quinze ans, avec M. Dumas, un mémoire sur la fibre musculaire, dans lequel nous déterminâmes que le raccourcissement des muscles était dû à la flexion sinueuse des fibres ; nous attribuâmes la flexion à l’attraction des filets nerveux qui, placés à de petites distances les uns des autres , perpendiculaire- ment à la direction des fibres musculaires, se rapprochaient lorsqu'un courant électrique, émané du système cérébro- spinal, venait à les parcourir. Nos observations ayant été faites avec un microscope moins bon que ceux de M. le professeur Amici, la véritable disposition de l’appareil du mouvement nous échappa, et notre assertion resta comme une hypothèse ingénieuse à laquelle il manquait les développemens nécessaires à sa confirmation. J’ai repris cet été ce travail avec de meilleurs moyens, et voici un des résultats que j’ai obtenus. — Si l’on regarde chez la grenouille les muscles, avec un pouvoir amplifiant de 400, l’on voit qu’ils sont composés de petits cylindres dont le diamètre varie entre cinq et vingt centièmes de millimètre; ces cylindres sont unis entre eux par le tissu cellulaire au travers duquel passent, de l’un à lautre cylindre, les nerfs et les vaisseaux. Les fibres ainsi disposées parallèlement entre elles, vont, sans se diviser, se fixer, soit aux tendons, soit aux Pl ie 0 2 NOTE SUR LE DÉVELOPPEMENT ; ETC. 203 aponévroses qui correspondent à leurs extrémités, celles- ci s’arrondissent et s’implantent dans une petite fossette, disposée sur le tendon pour les recevoir. Les eylindres musculaires, que nous nommerons les fibres, sont composés eux-mêmes de fibrilles , dont le diamètre est un = de millimètre environ. Elles sont juxtaposées dans le cylindre, et si étroitement unies qu’elles semblent, à un observateur peu attentif, ne faire qu’un tout homogène. À la surface des fibres musculaires telles que nous venons de les décrire, nous remarquons des anneaux qui entourent toute leur circonférence, comme feraient de petits rubans; ils sont distans les uns des autres de 35 de millimètre environ, sur la fibre lorsqu'elle a perdu toute irritabilité ; sur le vivant ils sont plus rapprochés : ces anneaux appartiennent à la membrane d’enveloppe. Si celle-ci se fend longitudinalement, ce qui arrive quel- quefois , on voit saillir dans la fente les fibrilles longitu- dinales, qui en font le corps; les portions déchirées des anneaux laissent apercevoir des bouts de filets qui les composent , et qu’on n’y peut voir dans l’état normal. En éclairant les fibres musculaires par un miroir qui réfléchit la lumière à leur surface supérieure , on voit les filets nerveux qui se ramifient sur le muscle se jeter dans les anneaux des fibres ; ils semblent ainsi les en- velopper comme le feraient une suite d’anses. Dans l'état de repos les fibres ne sont pas droites, mais lé- gèrement flexueuses. Lorsqu'elles agissent, toutes les portions de la ligne brisée qu’elles présentent , gravitent les unes contre les autres, et la contraction musculaire résulte du raccourcissement auquel cette action donne lieu. Tels sont les faits que chacun peut apercevoir avec un bon microscope. Maintenant, appliquons à cette disposition anatomique 204 NOTE SUR LE DÉVELOPPEMENT très-remarquable , la doctrine des courans électriques , le long des filets nerveux. Il est clair que, dans ce cas, chaque fibre deviendra comme un petit aimant à charnière flexible , dont les diverses parties tendront à s’attirer les unes les autres, et produiront l'effet que nous observons dans la contraction des muscles ; mais comment recon- naître ces courans? Jusqu’à présent on s’est contenté de les chercher avec le multiplicateur électrique , et lon ne devait rien trouver, puisqu'on avait affaire à des courans fermés, et que nous savons qu’un nerf coupé ne trans- met pas d’action. Il ne nous restait donc que l’aimant pour nous les indiquer. Employer l'aiguille aimantée était difficile : j'ai eu recours à un autre moyen. Si une aiguille est mise en contact avec de la limaille très-divisée, comme on l’obtient avec une lime fine et du fer doux, quelque peu aimantée qu’elle soit, on s’en aperçoit par la disposition que prennent les particules de fer à sa surface : elles se plantent en petites aiguilles qu’on distingue à la loupe. On ne saurait confondre cette action avec l'attraction par laquelle les petits corps res- tent ‘attachés à une baguette avec laquelle on les manie. J’ai enfoncé dans la cuisse d’une grenouille, en suivant la direction des fibres, une aiguille très-fine et point ai- mantée; la pointe débordait et trempait dans la limaille. Au moment où j’ai excité une violente contraction en blessant la moelle épinière, j'ai vu les petites particules de fer se planter à la pointe de l'aiguille, comme elles le font lorsqu’elle est aimantée; elles disparaissaient avec l’irritation du muscle. En étudiant ce phénomène, j'espère le rendre très- visible , et j'aurais différé à le publier jusque-là , si M. le professeur de la Rive ne m’eût conseillé de le joindre à l’observation précédente , et d'en prendre date dans notre société. D te the LU BULLETIN SCIENTIFIQUE, PHYSIQUE. 1. — LerrRe DE M. KREIL A M. DE LA RIVE, SUR UNE PÉRIODICITÉ OBSERVÉE DANS L'ÉPOQUE DES PERTURBATIONS MAGNÉTIQUES. Milan, 31 octobre 183;. Monsieur , Je prends la liberté de vous présenter un exemplaire du pre- mier supplément de nos éphémérides , par lequel nous com- mençons la publication régulière des observations sur le magné- tisme terrestre. Si vous nous faites l'honneur d’en parler dans votre journal, je vous prie d'y mentionner aussi la note p. 184, pour montrer que les variations d’inclinaison insérées dans les précédens numéros de la Bibl. Univ. (avril et août 1837 ) sont trop petites quant à leurs valeurs absolues , mais qu’on peut trouver la vraie valeur par la méthode indiquée p. 197 , et peut-être aussi par les variations d’intensité de la force horizon- tale , observées au magnétomètre de M. Gauss ; car J'ai trouvé, par les observations faites à l’inclinatoire sur la durée d’une os- cillation de l'aiguille d’inclinaison , que cette durée est sensi- blement la même le matin et le soir ; les observations exécutées journellement , et corrigées de l'influence du changement de température extérieure, m'ont donné, pour les moyennes, du mois de septembre, les valeurs de la durée d’une oscillation. A 8h. du matin. A 8 h. du soir. 10/,58961. 10/,58843. Cette différence est si petite, qu'elle peut être attribuée aux erreurs d'observation ou à la variation de la température inté- rieure , dont je n’ai pas tenu compte, Si la force totale est vrai- ment constante pendant toute la journée , ce qu’on peut vérifier par ces observations continuées , les variations de la force hori- 206 BULLETIN SCIENTIFIQUE. zontale seront en même-temps la, plus exacte détermination de celles de l’inclinaison. J’ai dû suspendre à présent ces observa- tions ; mais j'espère pouvoir bientôt les continuer. C’est un fait très-curieux que les deux plus fortes perturba- tions magnétiques de l’année dernière, celles du 22 avril et du 18 octobre se soient répétées cette année aux mêmes jours. La troisième , celle du 2 juillet , n’a pas été observée l’année dernière, parce qu’à cette époque nous avons transporté l'appareil dans une autre salle ; cependant je trouve noté , dans le journal , que dans ce jour et dans les suivans , l’aiguille était agitée et faisait des oscillations très-irrégulières. Voici les deux pertur- bations observées : Ser. brouillard. Ser. nuages. Nuag. pluie. Pluie, nuages. E.-NE.|Pluie. Sér. nuages. Vent SO. E E E NE, NE. ,3 88,1 À Hygr. PRES 83,7 87,0 94,7 92,1 02! 86 Tlierm. 7,68 8,50 8,05 7,65| 92 8,70 9, Barom. 27p.51.,97| +6,80 17 26,2 17 29,9 47 47,6 17 44,6 A7 58,2 A7 40,5 65047194/,1 50 53,3 50 55,1 55 26,5 31 52,8 53 56,2 51 27,2 PERTURBATION MAGNÉTIQUE DU 22 AVRIL 1837. 31720 55768 54727 51108 33016 52572 ,52189 18031/40'',4 La perturbation a commencé pendant la nuit du 21 au 22. . 122 ee Q nn ON du PRE NRE QU TL AE j 207 PHYSIQUE. vo sv se 8v FLE 87 £'L 8v Ga 8v 88 :8To£9 L27: “ANANILAIS AQU SION ANG SINNIAOW "TIUAV,A SION NG SANNYAOK “99109 JNj UOSIEUIjOUL P 9ffinBte | p uoisuadsns op opou a jopinf op stour ny 1 soc 68 Sat LU VUU 6G 6‘8s 0£ FH Lt L‘0g +g ‘SE 12 9‘8v Lt or 1 sv Hv ‘09 LV s6v vv gGv ge ‘68 LV ges se ‘u1200 ‘4172204 097€ 66£S VLSe 668S See ggae 696C L6LS 8£8c V69£ S86£ “NOILVAUALUId V'I 44 ‘2941 cr vé, Ut rLtog9|8f,ze ,Vlogr|scoc,,zz| ,0 ‘u0z unoOf 4'T SALIVA SNOILVAUASHO GG + BULLETIN SCIENTIFIQUI 208 ‘2140720 0% 21 1 GI ©I 29J188-S91 210909 J18J9 affine T ‘uaxs| ‘7 99fL ‘uras| : Sv°L ‘ua | "OS Sr‘ 969 e‘9 Cr 8e ‘+ eg ‘4 G6 ‘++ og ‘op 10 ‘0H Sr ‘88 ‘“8c LG WA WAd Ad 0S06+#|+S1+ ‘dsg *L68T AUAOL90 85 AG ANÜLLANIVN 00977 SSCVY G8+SYy G9STV rr£CT FLSGU NOILV4HNTHAd "0 19Ù € y soc çe g'9 LE pre eg 6e ee FLOV 0e ce Sscey “on)9 TT VIS 66 809 0 ++ 807 D CEE L9Sv HE 6 |LSSV € Vavv ay L |O8GV 4 Fi SILU 0€ 9 |91av vel ce 6e vu8v L+ @ |t00v NGe Le 9017 cape e 1 96,98 ,€6 CFLU 6L6£ vO8v FeCT 967 Vauv [ra ET 9SLV‘,,88 6£6v°,ce| ,0 408 An LENS RNCS CE ne. ae” U0SIDU1729(T 19 19 eo 19 L‘ov [A 1 19 a6v Sv| OZ 8v 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 © LD GI GI GI — Le v6€ 8 ° 19 19 19 19 19 GUIDES + + + GI GI GI 2Q GG gfce Gr|9fav HI F8 LG 8f8+ 98 tt us 8+|o0fcr or| 6 68 rie A 6 ve 6 Sr or co pre S'LE 68. 6 c‘ce grlçc‘er pr|vov pe L‘8& 0€ +t var gr og gr|66 pe cvs ps bk ge zrlsf8e 91199 6 s‘og gg! ch céze cpl 00H GH|SF La GTS VS LY or 9! aes IG|V'OL Sc F8c Se! cs ofza grlofr val L6S SG ges 0€| 98 see CIC, 8008 e4,0,6GF| * =] (n] DS NON GI 1Q 1Q 1 1® 1@ t 22Scce EOoOeMhEe cel 88 cop virée Le|S'6v 68 cs 8c|} sc at S'6r 6c|8‘0z 0£ L 164,88 6,8 et|g,0 ,1S 11,88 0€ Va EE EE + ut exo 8°,8G,6C08H|,,0,1&49 9/88 :GVo8} mn A ‘UOSIDU1pP2Œ 2222200000 22722 1 (:q0100 87) NOILVAMALUHA VI AG HNOf AT SALIVA SNOILLVAUASIO SH NOILYANLLNON PHYSIQUE. 211 Le temps est temps moyen de Gültingue ; toutes les durées sont réduites à la température 0°. L’aurore boréale du 18 octobre a été vue à Varèse et à Come ; elle a été visible seulement jusqu’à 8 h. du soir. Observation du Rédacteur.— M. Kreïl fait remarquer que les plus fortes perturbations magnétiques de l’année 1836, celles du 22 avril et celles du 18 octobre, se sont répétées en 1837 exactement le même jour ; il ajoute qu’une troisième per- turbation , qui a eu lieu cette année le 2 juillet , aurait été pro- bablement observée en 1836 si l'appareil n’avait pas été dérangé à cette époque, car il trouve que l'aiguille, quoique non conve- nablement disposée, était agitée et faisait des oscillations très- irrégulières. Cette périodicité observée dans les perturbations de l'aiguille aimantée serait analogue à la périodicité que nous avons signalée dans l’apparition de l’aurore boréale’ , phénomène , comme on sait , intimement lié avec le premier. Il serait extra- ordinaire qu'il n’y eût là qu’un effet de simple hasard. En tout cas, ce sujet mérite d'attirer l'attention des observateurs , et nous nous permettons de faire un appel à tous ceux qui font des observations magnétiques , pour les engager à vérifier s'il y a réellement une périodicité dans les perturbations magnétiques et dans l’apparition des aurores boréales. (A. D. 2. R.) 2. — SUR LES PHÉNOMÈNES THERMO-ÉLECTRIQUES, par Cn. Marreucci. ( Communiqué par l’auteur.) Toutes les fois qu’un fil de cuivre attaché au galvanomètre et bien décapé, est mis en contact avec l’autre fl également décapé mais chauffé à la lampe, on a un courant électrique qui va du bout chaud au bout froïd. Si on répète cette expérience avec des fils de fer également décapés, on a un courant contraire, qui va du bout froïd au bout chaud ; la même chose a lieu avec le zinc et l’antimoine. — Cette différence s’observe à quelque température que soit chauffé l’un des deux fils. Maintenant si, au lieu de toucher les fils, on les plonge dans du mercure pur, 4 Cahier d'octobre, p. 590, v,; à BULLETIN SCIENTIFIQUE. contenu dans deux capsules réunies par un siphon plein de mer- cure, dont l’une est chaude, l’autre à la température ordinaire , on a encore un courant, mais qui va dans le même sens avec le cuivre, le fer, le zinc et l’antimoine. Le mercure n’influe pas ici par des courans thermo-électriques qu’il développerait ; car on obtient les mêmes résultats , si on plonge , l’un après l’autre, dans la même capsule chaude, les deux fils toujours bien déca- pés. C’est donc l’action de la chaleur et de l’air qui produit une altération à la surface des métaux ; et, en eflet, si on chauffe le fil de cuivre à l'air, dans la flamme d’une lampe à alcool , et qu’ensuite on le plonge dans du mercure où est l’autre fil, on trouve encore la différence observée lorsque les métaux chauffés inégalement sont posés l’un sur l’autre. J'ai tenté d'obtenir avec le mercure des courans thermo-élec- triques, en employant trois capsules réunies deux à deux avec deux siphons. Dans les capsules extrêmes étaient plongés les fils du galvanomètre : j'enlève l’un des siphons , je chauffe la cap- sule moyenne, et je remets le siphon. Je touche ainsi le mercure froid avec le chaud. Je n’obtiens de cette manière que des dé- viations faibles et douteuses. Quoique le fil du galvanomètre fût peut-être un peu long , je doute pourtant que sur le mercure il y ait développement de courans thermo-électriques. Un amalgame de bismuth ( 1 de bismuth, 1; de mercure) qui est bien cristallisable, est doué d’un fort pouvoir thermo- électrique. Lorsqu'on touche , avec les deux bouts du galvanomètre, une plaque de bismuth chauffée, on a des courans très-forts. Si on fait fondre le bismuth, ei qu’on continue à tenir les deux bouts plongés dans le métal fondu, ces courans cessent ; on en a quelquefois encore, mais on peut bien apercevoir tout de suite, ou qu'il y a du bismuth solidifié, ou que les deux bouts du fil sont inégalement chauffés. Avec une plus grande masse fondue dans un bain quelconque, ces courans cessent tout à fait. Si alors on cesse de chauffer et qu’on laisse refroidir, à l'instant que la masse se solidifie, de fortes déviations se montrent dans l'aiguille. — L'amalgame décrit plus haut produit très-bien ce phénomène. Si l’amalgame , tout en pouvant très-bien se solidifier , perd, par la présence d’une plus grande proportion de mercure , la faculté de cristalliser , le phénomène cesse de se produire. LE Ac 9 © CHIMIE. 213 Le même phénomène a lieu avec l’antimoine. — On serait tenté de conclure de là, que les courans thermo-électriques ne se montrent que sur les métaux solides, surtout depuis qu’il paraît bien démontré que c'est par l'effet d’une action chimique que le contact de l’eau chaude et de l’eau froide développe des courans électriques. 3. — NOUVELLE LAMPE DE SURETÉ DU DOCTEUR ARNOTT: (Association Britannique de 1837.) L'invention de M. Arnott consiste à se servir de la machine destinée à la ventilation de l’intérieur de la mine, pour intro- duire dans la lampe ou lanterne qui éclaire celle-ci, un courant constant d’air atmosphérique. Cet air, transporté par un tuyau spécial, est introduit à fur et mesure dans une lanterne ordinaire à cheminée , munie d’une soupape s’ouvrant extérieurement. CHIMIE. 4. — ACTION DE L'EAU SUR LE PLOMB. ( Association Bri-. tannique de 1837.) : M. Pearsall lit une note relative à l’action de l'eau sur le. plomb. L'auteur a établi par une succession d'expériences , que de l’eau de pluie renfermée dans des citernes de plomb , dissout ce métal en quantité notable , probablement sous forme d’oxide hydraté. Mais il a aussi reconnu qu’en filtrant cette eau , ou en l’agitant en contact avec une matière carbonacée , le plomb dis- paraît. Ces recherches ont été entreprises dans le but de répandre 1 Nous croyons intéressant pour nos lecteurs de mettre dans notre bulletin scientifique quelques détails de plus sur certains articlès que nous avons été obligés de traiter tres-brievement dans notre compte rendu général de la réunion de l'Association Britannique. Celte observation s'applique à cet article -et à quel ques autres qui suivent. (R.) 214 BULLETIN SCIENTIFIQUE. quelque lumière sur plusieurs cas d’empoisonsement qui ont eu lieu récemment à Hull. Le colonel Yorke a remarqué à ce sujet que non-seulement le plomb du commerce, qui contient toujours plus ou moins de cuivre, est attaqué par l’eau de pluie, mais qu'il en est de même du plomb parfaitement pur. Dans ce cas, le sel formé et qui présente une cristallisation régulière, est composé, d’après M. Yorke, d’un mélange de carbonate et d’oxide de plomb. — Un membre de l’Association a fait à ce sujet l'expérience sui- vante : il a introduit des lames de plomb dans trois flacons diffé- rens, contenant , le premier, de Feau de la Tamise, le second, de l’eau distillée imprégnée d'air, et le troisième, de l’eau di- stillée complétement purgée d’air. Au bout de quelques années, le plomb du premier flacon s’est trouvé attaqué ; celui du second l'avait été plus fortement, et celui du troisième était intact. L'auteur en conclut que l’oxidation du plomb est due à Ja pré- sence de l'air dans l’eau. 5. — DE LA COMPOSITION DES FILS DE LA VIERGE, par G.-J. Muzper. (Annal, der Phys. und Chem., T. 39, C. 3.) On voit souvent, en automne, flotter à quelques pieds au- dessus du sol une grande quantité de longs fils blancs très-élas- tiques et très-solides. Leur apparition et leur disparition se succèdent avec une étonnante rapidité. On ne les aperçoit jamais par un temps humide, mais seulement lors d’un froid subit, à l’époque où les feuilles tombent. Ces fils ont sans aucun doute une origine organique, et, en particulier, leur élasticité et leur solidité, ainsi que l’époque de leur apparition, témoignent qu'ils ne sont pas autre chose que la sécrétion de quelque petit animal, qui , sur le point de se mé- tamorphoser, tâche par cette opération dé se débarrasser de ma- tières surabondantes , pour produire ainsi dans son organisme le mélange de sucs nécessaire à son nouveau mode d'existence. Quant à leur nature, ces fils sont d’un blanc d'argent, et très- minces lorsqu'ils sont pris isolément; mais ils sont le plus sou- CHIMIE. 215 vent accollés en grand nombre , et forment alors des faisceaux , qui s’attachent aux arbres et aux arbustes, mais que le mouve- ment de l’air entraîne aisément. Voici la description abrégée de l’analyse que M. M. à faite d’une certaine quantité de ces fils qu'il avait lui-même re- cueillie, 0,0392 gram. de fils perdirent à 120° C. 0,0065 d’eau, c’est-à-dire, environ 16,6 p. %. 0,0422 gram. de fils secs donnèrent, en répandant une odeur de corne et en se boursouflant , 0,0011 de cendres, ce qui fait 2,39 p. .. 0,1364 gram. de fils secs perdirent, par l'extraction avec l’al- cool , 0,0037. Le reste fut bouilli avec de l’eau, et donna une perte de 0,0246. Le résidu extrait avec de l’acide acétique con- centré laissa non dissous 0,0208. Il resta donc 0,0873 dissous dans l’acide. L. La partie dissoute dans l’alcool était grasse et glutineuse, fusible à une douce chaleur , et brûlait avec flamme quand on la tenait dans une flamme d’esprit-de-vin. Elle se dissolvait com- plétement dans de l'huile grasse et volatile, en partie aussi dans de l’alcool froid ; dans ce cas, il restait cependant , après l’éva- poration de l'alcool , une substance grasse de couleur blanche, qui était soluble dans une solution de potasse caustique, et formait des cristaux sur le bord de la tasse, lors de l’évaporation de la solution d’alcool. La partie qui n’avait pas été dissoute dans l’alcool froid, le fut dans l’alcool bouillant , mais toutefois en se séparant de nouveau en flocons blancs après le refroidissement. Ces flocons étaient glutineux , fusibles à une douce chaleur , et avaient toutes les propriétés de la cérine. IL. La partie dissoute dans l’eau était difficile à réduire en poudre. Une dissolution aqueuse de cette substance fut troublée par l’alcool, l’infusion de noix de galle et l’éther. Dans une disso- lution de potasse et de soude caustique, elle fut précipitée par les acides, mais fut bientôt dissoute de nouveau. Cette substance est donc de la gélatine. UT. La partie dissoute par l'acide acétique était friable et fa- cile à réduire en poudre ; elle était insoluble dans l’eau , l'alcool 216 BULLETIN SCIENTIFIQUE. et l’éther. Des acides concentrés la dissolvaient en Ia décompo- sant. L’acide nitrique la transformait en acide oxalique, et le ferrocyanure de potasse lui donnait une belle couleur verte. C’est donc de l’albumine. IV. La partie qui avait bouilli dans l’acide acétique ne se dissolvait pas dans l’eau , l’alcool et l’éther ; elle était d’un blanc d'argent, filamenteuse, d’une cohérence beaucoup moins grande, pouvait, en conséquence, se diviser aisément en un grand nom- bre de petits fils. Avec les réactifs elle se comportait comme de la fibrine de soie. Les fils de la vierge se composent done de : Fibne: Lou), 40%:210:0208 15,25 Albumime:: 4%... . 0,0873 64,00 CÉlaiine M. 5 2: MOIU2#0 18,04 CEE ENV eue he ter le Substance grasse solide . | 0,087 250 0,1364 100,00 Cette sécrétion a beaucoup d’analogie avec la soie, dont elle ne se distingue que par la quantité relative des parties qui la composent. En nous faisant connaître un nouvel exemple de la présence de la fibrine de soie dans le règne animal , cette analyse semble confirmer la conjecture que cette substance est aussi essentielle dans les animaux de la classe inférieure , que l’est dans ceux d’une organisation supérieure la fibrine qui leur est propre. MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 6. — NOTE DU DOCTEUR BREWSTER SUR UNE STRUCTURE NON ENCORE OBSERVÉE DANS LE DIAMANT. ( 4ssociation Britannique de 1837.) Depuis qu’on a eu l’idée de se servir du diamant dans la construction des microscopes simples , l'attention des opticiens a 1 Voyez Biblioth. Univ. 1836, nov., page 172. Des: FA Te MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 217 dû naturellement se porter sur les défauts qu’on remarque fré- quemment dans la structure de ce minéral. M. Pritchard » qui a le premier réussi à construire des lentilles en diamant , remit , il y a quelque temps , à l’auteur, une lentille plano-convexe du diamètre de 4, de pouce , dont il n’avait pu se servir dans la construction d’un microscope , parce qu'elle donnait des images doubles, M. Brewster, qui avait déjà remarqué que presque tous les diamans présentaient une structure à double réfraction im- parfaite , comme si leurs particules avaient été agrégées les unes aux autres par l’action de forces irrégulières , ou , pour ainsi dire , comprimées et pélries comme aurait pu l'être de la gomme ou de la gelée durcie , n’a pas hésité à attribuer à cette cause la production d'images doubles dans le cas de l'échantillon en question. Mais s’étant rappelé plus tard que des lentilles en saphir et en rubis, dont il se servait depuis longtemps pour ses observations microscopiques , n'avaient jamais produit d'image double, quoique , par suite de la direction des rayons, la double réfraction ait dû être toujours plus forte que dans le cas du dia- mant, l’auteur a été conduit à rechercher si la duplication de l’image, que présente quelquefois cette dernière substance , ne devait pas être attribuée à quelque autre cause. Il à examiné dans ce but la lumière transmise à travers le diamant, en le combinant avec une lentille concave de la même distance focale, de manière à rendre parallèles les rayons transmis. Cette expé- rience n'ayant rien indiqué dans la structure du diamant qui pût expliquer la séparation des images, l’auteur eut l'idée d’exa- miner de plus près la surface plane de sa lentille. Dans ce but, il fit tomber sur cette surface, placée dans une chambre obscure, un pinceau étroit de rayons de lumière » et se servit, pour l’observer de plus près, d’une lentille d’un demi-pouce de dia- mètre. En faisant tourner la surface plane de la lentille, il s’aper- gut aussitôt qu’elle paraissait couverte d’une multitude de lignes parallèles ou de veines, dont les unes réfléchissaient mieux la lumière que les autres , de manière à donner à la surface l'aspect d’un ruban rayé. La surface du diamant renfermait dans l’espace de moins de ‘3, de pouce, plusieurs centaines de ces veines ou couches, possédant des pouvoirs de réflexion et de réfraction différens les uns des autres ; Comme si, à l’époque de la cristalli- 218 BULLETIN SCIENTIFIQUE. salion du minéral , les diverses couches dont il est composé, avaient été soumises à des pressions différentes, ou déposées sous l'influence de forces attractives d’une intensité variable, Si, comme le remarque l’auteur , les plans de ces diverses couches s'étaient trouvés perpendiculaires à l’axe de la lentille, l’inéga- lité de leur pouvoir réfringent n'aurait pu produire d’eflet sensible sur l’image. Mais s’ils se trouvent parallèles à l’axe de la lentille, comme cela a lieu dans le cas actuel , chaque couche doit avoir un foyer distinct , et par conséquent donner naissance à une suite d'images empiétant partiellement l’une sur l’autre. 7.— VISITE AUX SALINES DE ZIPAQUERA , PRÈS DE BOGOTA, DANS LA NOUVELLE GRENADE, par le Doct. G1B8B0N. (4mer. Journ, of Scienc., avril 1837.) Ces salines sont situées à trente milles de Bogota, et les routes sont si mauvaises qu'il faut au moins cinq heures pour s’y ren- dre à cheval. L'auteur fut témoin, en passant, de la méthode de réparer les chemins, qui explique assez bien leur état déplorable, Une paire de bœufs étaient attelés par des cordes à une grande peau non tannée, Lorsqu'ils l’avaient traînée au pied de la col- line , on la remplissait de pierres et de terre , après quoi les côtés de la peau étaient liés ensemble , et les débris qu’elle contenait étaient traînés sur le sol, dans cette singulière voiture, jusqu’à la place où ils devaient être déposés. Lipaquera est une ancienne ville indienne, et contient environ huit mille âmes. Les salines y sont exploitées d’après le même plan que suivaient les Indiens avant la conquête, c’est-à-dire en calcinant et durcissant le sel, de manière qu’il n’éprouve aucun déchet en étant mouillé par les pluies ou dans la traversée des rivières , dont Jes routes du pays sont si fréquemment coupées. Sur la montagne qui domine la ville se trouve une énorme masse de sel en roche, d’une couleur sombre et lustrée , parse- mée de cristaux d’un blanc pur , appelés Palamos , et blanchie occasionnellement en bandes par la filtration des pluies et l’action du soleil. MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIF. 219 - La masse principale de sel est séparée de deux autres couches de la même substance qui lui sont superposées , par une argile dure, noire et onctueuse qui contient des pyrites, dont on fait des ornemens et du sable pour saupoudrer l'écriture. Près du rocher de sel est un dépôt de calcaire à grain fin, dont on se sert comme de stuc pour décorer les autels des églises. Il y a aussi des traces de soufre près de la mine, et l’on dit que le sel en contient beaucoup. Les masses de sel sont détachées au moyen de leviers en fer, et une partie est achetée à l’état brut par les habitans de certains districts qui lui donnent la préférence ; le reste est purifié et durci par le feu. Il est assez curieux d'apprendre que le prix des deux espèces de sel est absolument le même, malgré l'énorme différence de main-d'œuvre et de frais. La compagnie des salines essaya , il y a quelques années , dé réduire considérablement le prix du sel brut, dans l'espoir d'engager un plus grand nombre d’habitans à s’en servir, mais il arriva précisément le contraire. La dimi- nution de prix fut suivie d’une grande diminution dans la demande , les consommateurs s'étant persuadés que, puisque le prix avait baissé, il fallait que le sel füt de mauvaise qualité, et il devint nécessaire de remettre le prix du sel brut au taux élevé du sel purifié et fondu. Tant il est évident que les prin- cipes abstraits de l'économie politique sont souvent inapplica- bles, lorsqu'il s’agit de peuples peu éclairés! Le sel impur sert surtout à augmenter la salure des sources salées du voisinage, qui, de 10 à 12 degrés qu’elles ont naturelle- ment, sont ainsi portées au point de saturation, c'est-à-dire à 12 pour cent. Cette opération se fait dans un grand bassin enmaçon- nerie cimenté, construit par les Espagnols. L'eau saturée est mise, pour cristalliser, dans de larges chaudières en fer, à la manière ordinaire , après quoi le sel est soumis à l’action du feu. Pour cela on arrange sur un fourneau , dans une voûte d’une construction particulière , de larges pots en terre contenant de 7 à 15 gallons. Cent soixante à cent quatre-vingts de ces pots sont entassés en forme de pain de sucre sous la voûte, en lignes qui commencent de chaque côté. Ils sont supportés par - dessous par des fagots et de la houille bitumineuse fort 220 BULLETIN SCIENTIFIQUE. abondante dans le voisinage, et de côté au moyen de briques non cuites et d'argile, dont on remplit les interstices qu’ils lais- sent entre eux, en ménageant çà et là des trous pour le dégage- ment de la fumée. Au centre, une rangée des plus grands pots sert comme de clef de voûte, et tout l’échafaudage est soutenu au dehors, lorsque le bois et le charbon qui étaient dessous sont consumés. On met d’abord un peu d’eau salée dans les pots pour les vernir ; puis on les remplit graduellement de sel en cristaux , et l’on chauffe. Après vingt-quatre heures de feu , on ajoute dans chaque pot , au moyen de calebasses attachées à de longs bâtons, une petite quantité d’eau salée la plus concentrée possible , afin de solidifier la masse contenue dans les pots. Le fourneau est abandonné à lui-même pendant quarante-huit heures, pour qu'il se refroidisse graduellement. Le sel a alors une blancheur et une dureté comparables à celle du marbre, et il est verni à la surface de manière à résister à la pluie ou à l’eau , lorsqu'on le transporte au travers des rivières, en gros gâteaux suspendus aux deux côtés de la selle. Lorsque le sel est suffisamment cal- ciné et refroidi, on remet du bois sous les pots, et on enlève le sel au moyen de ciseaux et de marteaux. Les femmes indiennes qui font ce travail , reçoivent pour salaire les morceaux de poteries auxquels le sel adhère. Elles les font tremper dans l’eau et ven- dent la solution salée qui en provient. Il leur est interdit de faire cristalliser le sel, dont la vente est un monopole réservé au gouvernement. La compagnie a deux établissemens principaux, celui de Lipaquera , où l’eau des sources est froide et plus salée, et celui de Chita, à trois cents milles du premier, où l’eau, moins char- gée de sel, est presque bouillante. Cette infériorité dans la proportion de sel parait due aux pluies, qui durent sept mois à Chita. La difficulté des transports et le haut prix du sel tel que l’établit le monopole , rendent cet article rare dans l’intérieur ; aussi chaque voyageur porte-t-il un gâteau de sel parmi son bagage. Les médecins du pays attribuent au peu d’usage de sel le grand nombre des goîtres qu’on remarque dans le pays. On les guérit par des frictions d’eau de mer ou d’une liqueur nom- MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 221 mée huile de sel (aceyte de sal) qui découle du sel en roche, et qui contient un peu d'hydriodate de fer et des chlorures de sodium , de magnesium, de calcium , de potassium et du fer. I. M. 8. — NorTes GÉOLOGIQUES SUR LA PROVINCE DE CONKAN ET UNE PARTIE DU GUZERATE , PRÈS DE BOMBAY DANS L'INDE, par M. Charles Lucx, D. M. (4siat. Journ., décemb. 1836.) L'absence des fossiles dans toutes les couches de terrain de l’Inde occidentale situées au sud du Cutch, à fait penser aux géologues qui habitent l’Inde anglaise que toute la chaîne des Western Ghats (Ghates occidentaux } avait été soulevée avant l'existence d'aucun animal sur notre planète. L'auteur des notes que nous avons sous les yeux est disposé à admettre la même conclusion pour le plateau du Décan, où roches primitives, trap et latérite, et même les terrains d’alluvion qui les recouvrent ne contiennent aucun fossile, Mais sur plusieurs points de la province de Conkan et dans l'ile de Bombay en particulier, l’on trouve des couches horizontales de grès coquillier, qui doivent inspirer des doutes sur l’absence des fossiles dans les couches situées plus au nord. Il est vrai que l’on a prétendu que ces grès n'étaient que l'élévation accidentelle au-dessus de la mer des bancs de coraux qui se forment encore au fond de la rade de Bombay ; mais la question est facile à résoudre. L'examen de quelques centaines de ces coquilles prouvera bientôt si elles appartiennent toutes à des espèces vivantes , ou s’il en est parmi elles qui aient péri. Le trait géologique le plus remarquable du Conkan septen- trional, est la dégradation sur une grande échelle , et la partielle reprodüction du sol à diverses périodes. Des couches coquillières horizontales , semblables à celles de Bombay, s’y voient çà et la recouvrant le trap, souvent dénudées ou attaquées par la mer, et quelquefois remplacées par des terrains d’alluvion. Le Prof. Jameson a écrit dans son récent sommaire de Ja géo- logie de l'Inde, que la formation du trap arrive jusqu’à la Nerbudda. C’est une erreur, probablement fondée sur quelques cailloux de trap trouvés dans le lit de la rivière. Le fait est que le trap se termine près de Balsar, par une rangée de petites 222 BULLETIN SCIENTIFIQUE. collines de porphyre, qui n’a pas plus de 100 pieds de hauteur, et dont le fort de Punera occupe la dernière. Dès ce point le trap ne paraît plus , ni le grès coquillier. Les seuls terrains que l’on rencontre jusqu'à la rivière sont le kankar ( sorte de calcaire concrétionné ) et des argiles de diverses formes. Les environs de Surate sont remarquables par l’action inces- sante de la mer, et la dégradation des couches qui en résulte. L'auteur fait remarquer, à ce sujet, l’erreur de ceux qui attri- buent à la grande force de végétation des pays tropicaux un pou- voir suffisant pour résister à cette action destructive. Dans le Guzerate et le Décan l’absence de végétation naturelle est le ca- ractère dominant, et même sur les côtes du Malabar, richement garnies de plantes et d'arbres de toute espèce, cette abondance de végétaux ne paraît opposer aucune résistance efficace à l’ac- tion destructive des eaux. Dans le Guzerate les pluies pério- diques entraînent avec elles le sol végétal et les plantes qui y croissent, et laissent les couches sans défense, exposées aux éro- sions de la mer. Entre Surate et la rivière Kim, le pays est recouvert d’un riche sol noir, propre à la culture du coton, au-dessous duquel on trouve des bancs de gravier, des couches horizontales de grès, et plus bas un poudingue grossier en couches puissantes. Dans ces couches l’on ne rencontre aucune coquille , mais quelques vestiges équivoques d'ossemens fossiles. Ils renferment des masses roulées de jaspe, d’agathes diverses, elc., sans aucune trace de trap. C’est dans cette formation que se trouvent les célèbres mines de cornalines de Rattanpour, près de la Nerbudda. Ces pierres se rencontrent sur un espace d'environ quatre milles. Elles sont à une lieue de Rattanpour au milieu d’épaisses forêts inhabitées, de sorte que les ouvriers reviennent chaque soir à Rattanpour. La formation qui contient les cornalines est un lit épais de gravier rouge, assez semblable au gravier de Londres : il con- tient des cailloux de diverses formes et grosseurs des différentes espèces de chalcédoines, qui y sont irrégulièrement mélangées et non pas en lits comme les silex dans la craie. Les mines sont ordinairement creusées à environ trente pieds de profondeur MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 223 mais on peut aller jusqu'à soixante , sans rencontrer ni eau, ni rocher. Il faut en conclure que c’est un dépôt partiel au-dessus de la formation de grès et de poudingues qui formait probable- ment une forte dépression dans cet endroit. L'auteur n’a point rencontré de débris organiques dans ces lits de gravier ; mais il ne peut affirmer leur absence, parce que les pierres des maisons “voisines contiennent des fossiles , et qu’il n’a pu reconnaître les carrières dont elles sont tirées. Les cornalines sont apportées à Rattanpour, et sont exposées à l’air pendant un ou deux mois. Si, en les cassant on les trouve suffisamment saines pour que l'on puisse les tailler, on les met dans un pot de terre avec de la terre et du sable, et on les expose à l’action du feu pendant un jour et une nuit. À la fin de la saison chaude , on les embarque sur la Nerbudda pour Cambay, où elles sont taillées et polies. Sur toute la côte, jusqu’à Perim dans le golfe de Cambay, le même poudingue se retrouve, et toujours sans aucun caillou de trap, ce qui fait soupçonner que les traps qui forment les monta- gnes de cette partie de l’Inde ont été soulevés depuis le dépôt des conglomérats. L'île de Perim consiste en lits de poudingues fort attaqués par la mer, recouverts par du grès compacte, le tout parfaitement horizontal. Le poudingue contient des co- quilles et autres débris fossiles, en particulier des ossemens dont nous avons déjà eu occasion de parler. Au centre de l'ile, des couches de kankar se font voir au-dessous du grès, et, sur plu- sieurs points de son pourtour, om trouve des dunes de sable d’un aspect très-singulier, arrondies au sommet, et qui sur ces points semblent avoir servi de barrière aux érosions de la mer. I. M. 9. — SUR L'EXISTENCE DE SCORIES VOLCANIQUES DANS LA PÉNINSULE MÉRIDIONALE DE L'INDE, par le lieut. NEWBOLD. (Asiat. Journ., octobre 1836.) À Budigunta, près Courtney, et à onze milles ouest de Bellary, se trouve, près de la route, une colline de 40 pieds de haut et de 420 pieds de circonférence. Le sommet en est arrondi, et les flancs sont en partie couverts de longues herbes. On découvre , 22% BULLETIN SCIENTIFIQUE. comme par escaliers, des masses de scories ayant évidemment subi l’action du feu, devenant plus friables à la partie supérieure, mais plus caverneuses et plus vitreuses vers la base. Si l’on frappe du pied le sol de la colline , il résonne comme s’il était creux, et le pas d’un cheval produit le même son lorsqu'on le fait marcher autour de la colline. Les collines voisines sont de cornéenne schisteuse, avec de- petits cristaux de mica, et recouverte de grès. L’amas de scories contraste par son apparence cendrée avec la teinte ferrugineuse des terrains voisins. On n’y voit ni traces de cratère, ni laves, ni même d’augite, d’obsidienne, d’olivine ou autres matières volcaniques. Une ancienne tradition, qui existe parmi les habitans, prétend que ces scories sont le produit de la combustion des os d’un géant des terres antérieures. De semblables collines se retrouvent en plusieurs lieux du pays de Mysore, et passent aussi pour les restes d'anciens sacri- fices religieux. I. M. —— “> 00e ERRATA AU CAHIER D'OCTOBRE. Page 268, ligne 19 : il dut, comme Gæœrres ou comme Tieck, se gœthifier, Zsez : il dut se ridiculiser comme Gœrres , ou comme Tieck se gæthifier. Page 271, avant-dernière ligne: qui se croient et ne s’imitent pas, lisez : qui se créent et ne s'imitent pas. Page 272, ligne 2: le champ de fatalisme, lisez: le champ du fatalisme. ERRATA AU CAHIER DE NOVEMBRE. Page 159, ligne 50 : après 69 académies ajoutez : et autres établissemens d’instruction pour l’un et l’autre sexe. TABLEAU DES OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES -FAITES À GENÈVE PENDANT LE MOIS DE NOVEMBRE 1837. 226 OBSERVATIONS NOVEMBRE 1837. — OBsERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES faites à lat. 46° 12", long. 15° 16” de temps, & BAROMÈTRE TEMPÉRATURE EXTÉRIEURE RÉDUIT A 00 EN DEGRÉS CENTIGRADES. ‘ANA V1 4Q SASVHd ‘SION Na SHnO£ millim. | millim. | millim. 724,67 | 723,78 722,90 725,66 | 722,52 721,85 720,62 725,14 755,18 750,79 750,05 728,12 732,10 755,65 755,06 | 752,70 727,89 | 727,17 751,60 | 732,85 726,88 | 724,88 718,69 | 718,23 719,25 | 720,54 v 2 a V OS ÿ [=>] sv JE, $ [eo] a S A SDS CRE 2) BR NI I "0 2? So LNUX Ab + sw ‘ee 1 = O1 $ SUUNSE A NW BB 10 © Ws sv Ve vs DAUE => s S SNS D W = © = Y LA 9 > GO O1 © O1 se LI » s © O1 v CR Qt © O1 A1 = O = Où 90 D —= F D 1 vw V Le Q © — Les Or O1 RO — Les 5 » © © O1 © 19 QI © O0 ND D > I I © OI > © D I NI sv A © &NeVUENS v v w s_ DBRRONOUDDUAUSOUSUNDORS © t ÿ O1 N9 w S&ONINNBEUZE= s S s % L DRBRWVD=eepDe DS DLSDORACOENES & w Le TE ee De nie nie is ni ANS OS. DH Es Êa s =æ>2 SN 5,020 0 Le ET a ss DR HER EH = œ Le l Ve ÿ es OUR À D D DS NI » w [=] [er] ! ss LA S v.-v S ! Le O1 = © 9 Go do Ut ho do O1 © @ Go Go = 1 © f> 2 2 2 s LI 2 » 2 PA ve S vw sv dv Ve. D © Le vw CS 0 S % +» S & w LE TS RER _ + w w v D © © D = © 5% w % WU OV TR TT Les HHEREHRHREEEHTEI EEE HEHH++ » - LI ns S - s 3 La Le DR LOUER HET NO = > = NO OI QI O1 OI OT LI SI I 19 RO => RO DOUVBRORB Ou © OO EE > OO ON LI 2 SI © O1 D D © = O1 > O1 N © IN Le] AN NDS = © © MN TON NN O1 © © St DAUNIe NOR Mo UuUSEz Ve we UWUAUDUAUBDAOUNINSSeOCRE v HS O1 O1 O1 = RO NO > = à ON NO Ex Le ANS —> O1 O1 O ON LE 19 © OI OUI NI O1 > D 1 D 19 CI DE CT De me me me me me 2e ee DR ++ D O1 > R A OI © 1 O D ND © + vw LS N CIN NINNNNININNIININININNINIININITS- —— EM f MÉTÉOROLOGIQUES. 227 bservatoire de Genève, à 407 mètres au-dessus du niveau de la mer ; it 3° 49’ à l'E. de l'Observatoire de Paris. EMPÉRAT. ÉTHRIOSCOPE HYGROMÈTRE. ÆEXTRÊMES. : ÉTAT pu CIEL. EN DEGR. CENT. : oo, 9h. 3 h. du Midi. du malin. soir. 9h. 5h.| 9h. du |[Midi.,| du | du mat. soir. | soir degr.|degr |degr.|degr, 4,8 |+ 9,5 À 67 | 66 | 81 | 68. couv. | pluie. b 7,8 |+13,9 80 | 82 | 67 pluie |nuag. 46,5 |+ 9,9 87 | 75 | 84 pluie | pluie # 5,5 |+ 8,5 75 | 85 | 84 pluie | pluie 41,4 |+ 8,2 73 | 62 | 55 nuag. |couv. 2,5 + 6,2 86 | 65 | 94 E couv. | couv. 4,7 |+ 5,0 76 | 72 | 78 N nuag. | couv. H 1,5 |+ 5,8 77 | 82 | 85 E couv. | couv. 2,4 |+ 6,5 78 | 69 | 9%5 N-E nuag. |l. vap. 4,5 |+ 5,8 94 | 90 | 96 S neige | couv. k 2,5 |+ 9,9 91 | 88 | 82 0,46, »}N couv. | pluie 5,0 |+ 7,6 92 | 88 | 76 » | 2,38 S pluie | nuag. -0,0 |+ 7,9 57 | 58 | 74 6,51| 5,03] S-O nuag. | couv. 0,1 |+ 5,8 85 | 90 | 58 » | 0,22 S-O pluie | couv. #2,5 |+ 8,9 7a | 64 | 88 2,58| 2,171 S nuag. |nuag. 4,7 |+ 5,5 7a | 85 | 90 4,34) »N couv. | neige 4,5 |+ 1,4 75 | 75 | 95 5,65| 2,581 S vap. | couv. = 4,0 |+ 2,8 75 | 74 | 87 0,09! 5,47] S 1. vap. | nuag. = 5,2 |+ 1,9 1707701087 1,95| 2,17] S-E couv. | nuag. 4,7 |+ 8,7 74 | 76 | 90 2,58| 1,95] S Lvap. | vap. 4,0 |+ 9,2 68 | 69 | 78 1,50! 1,50) Cal. nuag. | nuag. He 2,0 |+10,5 76 | 76 | 98 2,58| 5,05] N-E nuag. |1. vap. E 1,4 +0,8 82 | 66 | 97 4,54| 3,25) N 1 vap. | vap. 1,8 |+11,9 75 | 69 | 97 4,15| 1,521S nuag. |l. vap. He 2,9 |+ 5,0 92 | 92 | 97 1,52} 0,431 S-O couv. | couv. | 4,8 |+ 7,0 99 | 86 | 90 1/32 3,251 S-O couv. |vap. M 2,5 |+ 8,9 88 | 93 | 88 » » 1 S-O pluie | pluie 4,1 |+ 2,7 92 | 94 | 95 » » LS pluie | pluie 4,8 |+ 4,0 84 | 98 | 86 » » LS neige | neige 1,9 F DE | 87 | 87 | 92 S-E clair {clair + 0,40 + ,9 80,2 78,5 86, “'æarul “sata t "4 spores 1% Sex 4-1 23. son |: sraun 7 @ 4e ss poez PÉRETLTÉ ès dd Je > Fute 2 A # ë shsss LR Sao Led LA ner: TABLEAU DES OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES , FAITES AU SAINT-BERNARD PENDANT LE MOIS DE NOVEMBRE 1837. —— © — 230 OBSERVATIONS NOVEMBRE 1837.— OpsERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES faites à l'Hospice et 2084 mètres au-dessus de l'Observatoire de Genève Al Le] : È : | mi = BAROMETRE TEMPERAT. EXTÉRIEURE IL u 3 =: | 3 ë RÉDUIT À 00 EN DEGRÉS CENTIGRADES. | Hi =] = Lever 9 h. 3 h. 9 h. Lever 9 h. avh: g h, 5 |S du du Midi. du du du du Midi. |: du du Le 4 soleil. | matin. soir. soir. soleil. | matin. soir. soir. millim. | millim. | millim. | millim. | millim. 1/561,35 | 561,71 | 561,76 | 561,79 | 561,85 À - 8,1 | - 5,0 | - 5,0 | - 2,4 | - 2,7 2/561,49 | 561,82 | 561,64 561,71 561,71 À — 2,5 | - 0,5 | + 1,9 | + 0,4 | - 2,8 51 558,74 | 558,22 | 557,54 | 557,52 557,15] - 5,8 | - 5,7 | - 5,5 | - 4,0 | - 6,5 41556,85 | 557,50 | 558,75 | 559,24 560,86 À - 9,0 | - 8,5 | - 6,0 | - 6,8 | - 9,7 2 | 51565,16 | 564,25 | 564,88 | 565,14 | 564,76] -10,5 | -10,0 | - 8,5 | - 8,4 | -11,5 6 562,40 | 561,57 | 560,95 | 561,01 | 562,21 À - 9,0 | - 8,9 | - 9,7 | —11,a | -13,5 71562,25 | 562,24 | 562,07 | 561,85 | 561,78) -15,8 | -13,5 | -11,9 | -12,0 | - 9,5 81 560,78 | 560,86 | 560,90 | 560,67 | 562,19 À 10,0 | — 8,1 | = 5,4 | - 6,2 | - 9,2 94 562,99 | 565,44 | 564,29 | 564,57 | 565,28] - 9,5 | - 8,0 | - 6,0 | — 4,5 | - 9,4 108 565,28 | 565,17 | 565,22 | 565,74 | 566,841 - 7,2 | - 7,8 | - 5,0 | - 5,4 | - 5,8 11/567,55 | 567,68 | 567,64 | 567,35 | 566,85 | - 2,0 | - 1,5 | + 0,5 | - 1,0 | - 5,2 € | 124 561,90 | 561,04 | 559,49 | 559,21 | 558,507 - 4,5 | - 4,2 | - 6,0 | - 7,5 | -10,0 151 561,08 | 561,54 562,24 | 562,19 | 562,65) -14,0 | -13,7 | -12,2 | -12,8 | -15,0 141 562,25 | 561,85 | 559,85 | 559,05 | 557,061 - 6,8 | - 5,5 | - 3,4 | - 5,8 | - 6,0 | 151 554,00 | 554,54 | 555,96 | 555,65 | 553,79) -12,0 | - 9,8 | - 7,7 | — 7,4 | -11,8 160 552,59 | 552,57 | 552,29 | 552,51 | 555,05) -12,5 | -12,0 | -10,4 | -11,5 | -14,8 171 555,28 | 555,85 | 554,02 | 554,70 | 556,04 -16,2 | -16,5 | -15,7 | -14,8 | -16,0 181 559,59 | 560,05 | 560,95 | 561,55 | 563,71 À -17,2 | -14,5 | — 7,9 | -11,5 | -15,4 190 566,54 | 566,88 | 566,59 | 566,40 | 567,92 À —-10,7 | — 8,9 | - 7,0 | - 7,6 | - 7,0 € 1201568,09 | 568,07 | 568,21 | 567,78 | 567,128 - 5,5 | — 4,2 | + 1,0 | — 0,2 | - 4,5 21 1 565,55 | 565,12 | 563,72 | 565,79 | 565,01 À - 5,1 | - 5,0 | - 7,8 | -10,2 | -12,2 22 1 567,62 | 568,21 | 567,88 | 568,00 | 569,96 - 7,6 | — 7,5 | — 4,7 | - 5,0 | - 5,2 25 1 571,27 | 571,86 | 572,05 | 571,68 | 571,58) — 1,2 | + 1,4 | + 4,4 | + 2,5 | + 4,2 À 24 1 570,12 | 569,89 | 569,38 | 568,77 | 568,10 À + 0,8 | + 0,8 | + 4,0 | + 1,4 | - 5,0 À 25 [567,05 567,18 | 566,92 | 567,02 | 568,171 — 5,6 | - 5,4 | - 1,0 | - 2,6 | - 2,9 À 26 1 567,26 | 567,52 | 566,45 | 565,45 | 563,88) - 4,4 | — 5,2 | — 2,8 | — 5,6 | - 5,2 271 558,89 557,84 | 555,60 | 553,97 | 555,21 À. 4,5 | - 5,0 | - 4,0 | - 1,5 | -10,2 ® 1251552,85 552,79 | 551,29 | 550,55 | 549,27 À -11,6 | - 9,0 | - 5,0 | - 6,5 | - 7,4 | 29 Ê545,81 546,50 | 547,10 | 548,21 | 555,54 — 7,5 | -10,0 | -12,0 | -13,9 | -14,6 50/558,46 | 559,09 | 559,81 | 560,49 | 562,79 Ÿ -14,6 | -15,8 | - 9,0 | - 7,6 | - 7,2 | | ee 561,18 561,61 | 561,16 | 561,56 | 561,87 | - EU — 7,51 +4 5,55) + 6,25| -— 8,22 MÉTÉOROLOGIQUES. M Grand Saint-Bernard, à 2491 mètres au-dessus du niveau de la mer, tit. 45° 50’ 16”, longit. à l'E. de Paris 4° 44' 30”. TEMPÉRAT. » PLUIE HYGROMETRE. ” VENTS. EXTRÈMES-. A > dans Lever | 9h. 3h, | 9h. les gh Minim.|Maxim£ du du |Midi.| du du 2a b. du | Midi 4 soleil. | matin. soir, | soir. matin tt nt mt de deg. | deg. | dez deg. £ ceatim 2 9,3 |- 0,5 95 | 97 | 98 | 99 | 400 In. 10 JN-E|S-O |S-O neige | neige 4,5 |+ 5,1 À 98 | 99 | 90 | 89 | 96 3 [S-O|S-0 |N-E | neige neige * 5,9 |- 5,4 D100 | 98 | 97 | 95 | 97 35 [5-0 S-O | N-E | neige neige 9,5 |- 5,6 | 94! 97 | 95 | 97 | 96 10 N-E | N-E | N-E | neige neige 12,9 |- 8,0 À 97 | 98 | 95 | 96 | 96 » [N-E|N-E | N-E | brouill. | brouill. 12,4-|- 8,2 98 96 98 99 | 100 8 IN-E |N-E | N-E | neige neige as |-10,5 À 100 | 100 | 100 | 100 | 100 fa. 1 N-E|N-E S-O F neige | sol. nua. 45,1 |- 5,5 | 100 | 100 | 100 | 400 | 100 » 1S-0 | S-0 | S-0 sol. nua. | sol. nua. 10,9 |- 2,2 À 100 | 100 | 100 99 | 100 » 15-O | N-E | N-E | sol. nua. | serein 10,8 |- 2,0 100 | 100 | 100 | 99 | 100 ]n. 7 N-E | N-E | N-E | couvert | neige 6,5 |+ 3,0 À 100 | 100 | 95 | 96 | 100 En. 10 N-E | N-E | N-E |! brouill. | eouvert 5,2 |- 4,1 | 100 | 100 | 96 99 99 În.120 IN-E | N-E |N-E | neige neige 14,9 |-11,5 À 100 | 100 | 100 | 100 | 100 » IN-E|N-E |N-E |] brouill. | brouill. 16,5 |- 0,5 98 97 94 96 | 100 In. 24 IN-E |N-E |N-E E neige neige 44,0 |- 7,2 | 90 | 93 | 92 | 95 | 91 » AN-E | N-E |S-O sol. nua. | sol. nua. 13,9 |-10,0 À 100 99 95 98 99 fn. 20 IN-E | N-E | N-E | neige brouill. 417,5 |-15,1 | 100 | 100 | 90 | 98 | 96 » AN-E N-E | N-E | brouill. | couvert 18,4 |- 4,5 96 | 100 98 95 96 » IN-E | N-E | N-E | sol. nua. | sol. nua. 14,6 |- 6,2 100 | 99 | 94 | 95 | 100 »y IN-E | N-E | N-E | couvert | brouill. 9,1 [+ 4,8 À 100 | 100 | 95 | 95 | 100 » IN-E |N-E | S-O | sol. nua. | sol. nua. 6,5 |- 4,6 L100 | 100 | 90 | 98 | 92 În. 12 I N-E | N-E | N-E | neige neige 15,5 |- 5,0 À 100 | 100 94 98 | 100 ln 1 IN-E N-E | N-E | neige sol. nua. E 5,2 [+ 7,5 D 100 | 100 | 99 | 94 | 100 » IN-E |N-E | S-O | sol. nu. | sol. nua. 0,5 [+ 6,8 D 100 | 96 | 98 | 95 | 100 » S-0 | S-0O | S-0O | sol. nua. | couvert 5,8 [+ 0,4 À 97 | 100 | 99 | 100 |.100 » 1S-O |S-0 | N-E | sol. nua. | sol. nua. 5,2 |— 2,5 99 | 98 | 99 | 100 | 100 » 5-0 | S-0O | S-O [couvert | sol. nua. 7,0 |- 5,5 100 | 400 | 99 | 100 | 98 Jn. 11 ]S-0 |S-O | N-E Fneige neige 12,8 |- 4,5 À 100 | 100 | 100 | 99 | 85 [n. 29 [N-E | N-E |N-Efneige | neige 40,2 |-— 7,1 85 | 85 ! 83 | 87 | 85 În. 70 IN-E |N-E |N-E | neige neige 15,9 |- 7,0 | 82 | 96 : 96 | 94 | 98 » [N-E|N-E N-E serein |serein ———...]û———— —, | 2%". —— | ———_—, — 97,6 | 98,3 | 96,0 PSS 97,4fn. 571 dd LE0B oi D ev2oEans avnidin 401 Gé busmotEdnio® Hs OR" boñirerat-bbeT lé Déiinot NOR Vi Meb1 RIPOSTE Z CUVE LE sx te 5 En Lo (a : RÉRR CARRE SERRES SES he -déb RSC a “ jai CA h Et 4) vus Q y & SS: Ésessss at2 # (TL 'MEMRAT, EXTÉ SATAMOAIYH. as CENTIGS ob: | 1m |! toi a CCS | t |-88,2/ 120 co 008: :001140061 1008 | (0616 100 ER Le ‘l-o8h| taersfs CL r4 é HI se ses vor 58 sRSERE. DÉCEMBRE 1837. BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DE GENÈVE. HISTOIRE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE EN EUROPE, DEPUIS LES ANCIENS JUSQU’A NOS JOURS. Par M Adolphe Blanqui, RS D — IL est assez d’usage, parmi les critiques, lorsqu'ils ont beaucoup de bien à dire d’un livre et de son auteur, de commencer par là, en réservant pour la fin le blème qui, hélas! dans un jugement consciencieux sur une œuvre -bumaine quelconque, ne saurait guère manquer d’accom- pagner léloge. J’ai toujours trouvé ce procédé cruel et peu politique ; cruel envers l’auteur, parce que, pour me servir d’une expression vulgaire, on lui fait manger son pain blanc le premier ; peu politique de la part du cen- seur, qui détruit ainsi tout le mérite et l’effet de ses éloges. La dernière impression est toujours celle qui reste le mieux et le plus longtemps. —Ainsi, règle générale : quand XII 15 234 HISTOIRE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE vousavez du bien et du mal à dire, gardez le bien pour la fin. Telle sera ma loi pour Favenir ; j’en avertis d’a- vance les auteurs et les lecteurs , et je commence par Pappliquer à M. Blanqui. M. B. est un auteur fort estimable; j’ai beaucoup de sympathie pour ses doctrines, beaucoup d’estime pour ses talens et son savoir ; il a fait un livre neuf, ce qui dit beaucoup aujourd’hui , et son livre est neuf parce que le sujet, chose encore plus énorme en apparence , est en- tièrement neuf; il a fait une trouée dans un champ non encore exploré, ni exploité. Cependant, fidèle à mon prin- cipe, je m’abstiendrai de ces éloges dans ce moment, et je débuterai par deux ou trois furieuses critiques, ne füt- ce que pour faire preuve d’impartialité et d'indépendance. Et d’abord, pourquoi M. B. nous annonce-t-il l’his- toire de l’économie politique? L'économie politique est une science, une science qui explique les phénomènes économiques par leurs causes, comme la physique et la chimie expliquent les phénomènes naturels. Or, cette science n'existe comme telle que depuis fort peu de temps. Quesnay est le premier qui l’ait envisagée dans son en- semble, et qui l’ait traitée systématiquement. Il y a eu des phénomènes économiques dès la première formation des sociétés ; il y a eu des explications erronées de ces phé- nomènes, et de fâcheuses mesures prises en conséquence de telles explications ; mais tout cela ne constitue point une science. Faire lhistoire de ces phénomènes , de ces explications et de ces mesures, ce n’est point faire l’his- toire d’une science; autrement , il faudrait dire que la physique et la chimie ont existé comme sciences du jour où le tonnerre s’est fait entendre, et où les affinités chi- miques ont commencé à se manifester et à produire leurs effets. EN EUROPE. 239 M. Blanqui tient à nous démontrer que l’économie po- litique a existé de tout temps; il y revient à plusieurs reprises dans son introduction et dans ses premiers cha- pitres , et ne fait par là que rendre son erreur plus sail- lante. « Peu à peu, nous dit-il, je fus amené à la rencontre d’une foule de préjugés qui passaient pour des vérités reconnues, même aux yeux des hommes les plus instruits et les plus avancés. C’est ainsi que les auteurs de tous les traités d'économie politique, sans exception , ne faisaient pas remonter la science au delà des premiers essais de Quesnay et de Turgot, comme si jamais, avant les ou- vrages de ces hommes célèbres, aucun écrit systématique n'avait appelé, l'attention des savans et des hommes d’État sur les phénomènes de la production des richesses. — Je m’attachai dès lors à rechercher avec sollicitude, dans les historiens de tous les âges , les faits les plus intéressans pour l'étude des questions économiques et sociales. J’eus bientôt trouvé des pauvres à Rome et à Athènes, comme il y en a à Paris et à Londres. » On s'attend, après la première partie de ce fragment, à l’indication de quelque écrit systématique , de quelque traité d'économie politique, publié avant l'ère chrétienne, si ce n’est avant le déluge. Point du tout; la sollicitude de l’auteur s’est portée sur des faits ; il a découvert des pauvres chez les Grecs et chez les Romains ! Donc, l’éco- nomie politique était déjà connue et cultivée à cette époque reculée. Singulier raisonnement ! N'est-ce pas comme si l’on faisait remonter l’existence des sciences médicales à la première peste dont l’histoire fasse mention, ou celle des sciences chirurgicales à la naissance du premier en- fant de notre mère Êve ? « Il y a donc eu, dit-il plus loin , une économie poli- 236 HISTOIRE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE tique chez les anciens comme chez les modernes, non pas une économie politique systématique et formulée, mais ressortant des actes et pratiquée avant d’être écrite. » N’en déplaise à M. B., les actes et la pratique dont il parle ne sont point de la science et ne méritent point le nom d'économie politique, parce qu’ils ne se rattachaient à aucun principe et n’appartenaient à aucun système de connaissances, à aucun ensemble de théories. On a sans doute cherché, de tout temps, à se préserver du tonnerre; il est probable qu’on eut d’abord recours, dans ce but, à des pratiques superstitieuses ; ensuite, l'expérience en- seigna peut-être aux hommes qu'il fallait éviter les hau- teurs et les protubérances naturelles ou artificielles du sol : mais ni ces pratiques, ni ces résultats de l’expérience ne nous autoriseraient à dire que la physique existait dès lors comme science. Qu’on fasse l’histoire de ces pre- mières idées, vraies ou fausses, qu’on en suive curieuse- ment la trace au travers des âges, c’est un travail à la fois intéressant et utile , utile surtout dans les sciences poli- tiques et morales, où l’expérimentation n’est guère pos- sible, et où, par conséquent, aucune donnée, aucune observation ne doit être regardée comme inutile. Je Pai déjà dit, je suis loin de contester à M. B. l'utilité des recherches auxquelles il s’est livré; il s’agit simplement de leur assigner le véritable caractère et le nom qui leur appartiennent ; il s’agit de rectifier l’idée entièrement fausse que l’auteur professe à cet égard , et de laver les autres économistes du reproche qu’il leur fait en partant de cette erreur. Les citations suivantes, tirées du premier chapitre , achèveront de mettre dans tout son jour ce lapsus mentis, en même temps qu'elles donneront une idée avantageuse du style et de la manière de auteur. « L'histoire de l’économie politique ne pouvait être EN EUROPE. 237 que le résumé des expériences qui ont été faites chez les peuples civilisés pour améliorer le sort de l'espèce hu- maine. Les anciens ne sont pas, dans cette carrière , au- tant inférieurs aux modernes que beaucoup d’auteurs le supposent, et c’est bien à tort qu’on assigne communé- ment à la science économique une origine aussi récente que la seconde moitié du dix-huitième siècle. Qui ne con- naît les institutions de Sparte et d'Athènes, et les magni- fiques travaux de l'administration romaine ? Il nous semble difficile de passer sous silence l’économie politique de ces temps-là , surtout quand on y trouve l’origine de presque toutes les institutions qui nous gouvernent et des sy- stèmes qui nous divisent. Certes, il y avait dans les Lois de Lycurgue plus de saint-simonisme qu’on ne pense, et les querelles de patriciens et de plébéiens n’ont pas été plus vives à Paris à l’époque de la terreur , qu’elles ne le fu- rent à Rome pendant les proscriptions de Sylla. Il y a des ressemblances bien plus frappantes encore entre l'insur- rection des ouvriers de Lyon et la retraite du peuple ro- main sur le Mont-Sacré. Combien de fois, depuis Menenius Agrippa, n’a-t-on pas eu occasion de débiter à des popu- lations mutinées l’apologue fameux des membres et de l'estomac ? » On le voit, les expériences, la science économique, les lois, tout cela est une seule et même chose, tout cela forme Péconomie politique de ces temps-là. W y aurait > Sur ce paragraphe , bien d’autres remarques à faire ; dont je m'abstiens pour ne pas allonger outre mesure cet article. M. B. a-tilétudié son histoire romaine aux bonnes sources? Je crains que les assimilations qu'il fait ici ne donnent lieu à plusieurs personnes d’en douter. « En écartant de l'histoire de l’économie politique tout ee qui avait rapport aux anciens , les économistes mo- 238 HISTOIRE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE dernes se sont donc volontairement privés d’une source féconde d’observations et de rapprochemens. Ils ont dé- daigné deux mille ans d’expériences exécutées avec la plus grande hardiesse, sur une vaste échelle, par les peuples les plus ingénieux et les plus civilisés de l’antiquité; ils ont méconnu l’histoire, qui a recueilli soigneusement les moindres traces de ces expériences que nous refaisons aujourd’hui, trop souvent avec moins d’habileté ét de nécessité que les Grecs et les Romains. Ce préjugé des économistes est dù à ce que les anciens n’ont laissé aucun ouvrage spécial qui résumät leurs vues sur la science éco- nomique ; mais si ces vues n’ont pas été exposées dans un livre, elles se retrouvent dans leurs institutions, dans leurs monumens , dans leur jurisprudence. Les relais de chevaux établis depuis Rome jusqu’à York, les soins par- ticuliers donnés par les Romains à l'entretien des routes et des aqueducs, attestent à un très-baut degré leur intel- ligence des principales nécessités de la civilisation. La législation des colonies grecques valait mieux que celle des colonies espagnoles dans l'Amérique du sud. » Ici M. B. est rentré dans le vrai, en se plaignant de l'indifférence des économistes modernes pour les ensei- onemens de l’expérience passée. Mais si les économistes ont le tort de ne point étudier l'histoire, n’est-ce point parce que les historiens ont eu en général celui de ne pas étudier lPéconomie politique, et d’omettre les faits qui s’y rapportent, ou de les narrer sans exactitude et sans discernement ? «Sparte, Athènes, Rome , ont eu leur économie po- litique comme la France et l'Angleterre ont la leur. L’u- sure, les impôts exagérés, les tarifs, les fermages exorbitans, l’insuffisance des salaires, le paupérisme, ont affligé les vieilles sociétés comme les nouvelles, et EN EUROPE. 239 nos ancètres n'ont pas fait moins d'efforts que nous pour se débarrasser de ces fléaux. On se tromperait étrangement , si l’on croyait qu’ils n’ont jamais réfléchi aux difficultés des réformes dont ils sentaient le besoin ; chaque page de leur histoire nous en offre la preuve, et nous ne doutons pas que la grande insurrection des esclaves sous Spartacus n’ait fait passer de bien mau- vaises nuits aux économistes du temps. Que si les histo- riens ne nous ont pas fait part de leurs angoisses , c’est qu’à Rome on n’osait pas parler de cette plaie secrète qui minait la république, et qui faisait monter la rou- geur au visage de ses plus grands citoyens. Quand plus tard les empereurs s’avisèrent de distribuer des vivres aux habitans de la ville éternelle, ne faisaient-ils pas de l’économie politique, comme les moines en font en Espagne à la porte de leurs couvens ? Y a-t-il beaucoup de différence entre les maximes des Athéniens qui prohi- baient les figues à la sortie, et celles des Français qui prohibaient naguère la soie et les chiffons? Tout ce qu’on peut dire, c’est que les Grecs n’ont pas trouvé, comme nous, des auteurs pour appuyer ces absurdités par des sophismes ; mais cela ne nous donne pas le droit de les mépriser. » Que faut-il entendre par l’économie politique de la France et de l’Angleterre? Est-ce la doctrine enseignée par les économistes de ces deux pays, par Smith , Ri- cardo , Malthus, Say , Rossi, et M. Blanqui lui-même P Alors , je nie que Sparte, Athènes, ou Rome aient ja- mais produit ni connu rien de semblable. Est-ce la rou- tine suivie par les gouvernemens ? Alors, ne donnez pas à cette routine le nom d’économie politique, ou trouvez un autre mot pour désigner la science. C'est un étrange abus, en effet, de qualifier d'économistes les 240 HISTOIRE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE financiers ou les administrateurs du temps de Spartacus, les empereurs qui nourrissaient la canaille romaine aux dépens des provinces, et les moines dont la charité, quelquefois peu réfléchie, n’a que trop contribué à en- tretenir le fléau de la mendicité! Je demande pardon au lecteur d’avoir insisté aussi longuement sur ce point, et d’avoir attaché autant d’im- portance à une erreur qui porte plutôt sur la forme que sur le fond de l'ouvrage de M. B. Je ne puis envisager comme une opinion indifférente celle qui confond la science, ce noble produit de l’esprit humain , avec la routine, c’est-à-dire, avec ce qu’il y a de plus machinal et de moins intellectuel dans les actes de notre volonté. C’est une confusion à laquelle ne sont que trop enclins les hommes que leur ignorance ou leur intérét rend enne- mis de toute théorie, et contre laquelle les savans, tels que M. B., doivent protester hautement, au lieu de la favoriser. Le second reproche que j’adresserai à M. B., c’est d'avoir manifesté , en plusieurs occasions, contre les ju- risconsultes, une aversion irréfléchie, fondée sur d’in- justes préventions. Ainsi, en parlant de la décadence de l'empire romain à l’époque de la translation , il dit: «Les légistes envahissaient empire avec des textes, substituant ainsi l'influence des lois à celle de l'épée , et devenant, sans s’en douter peut-être, les plus puissans auxiliaires de la religion. Rome mourante s’éteignait dans un linceul de monumens ; Constantinople naissante s’é- levait sur des monceaux de livres. Les avocats et les prêtres succédaient aux architectes et aux hommes de guerre. Les Pandectes, les Institutes, l'Évangile, se par- tageaient désormais le respect des peuples et l’influence universelle. Un immense bourdonnement de plaidoieries EN EUROPE. 241 succédait aux cris des batailles , et le seul préfet du pré- toire employait sept cent cinquante avocats. — Le monde allait être en proie aux gens de lois, qui le menacent bien plus sérieusement au moment où j'écris. Leurs for- tunes étaient si rapides, et leurs exactions si scandaleu- ses, que le code théodosien dut les menacer de la peine de mort. On trouve à ce sujet, dans Ammien Marcellin, des détails qui pourraient donner lieu à de singuliers rapprochemens avec les abus de nos jours.» J'ai déjà mis en question si M. B. avait puisé son his- toire romaine aux bonnes sources; voici de nouvelles raisons d’en douter. En effet, ce ne fut pas sous le rè- gne des empereurs chrétiens que les légistes commen- cèrent à exercer leur influence; ils l'avaient exercée à Rome de tout temps. Sous la république, et tant que l'État fut gouverné par des lois, cette influence fut salu- taire , et les jurisconsultes pratiques formèrent la classe la plus élevée et la plus honorée des citoyens. Quand l'arbitraire impérial eut succédé aux lois , ce fut le droit privé qui échappa le plus longtemps à son action délé- tère, grâce aux lumières des jurisconsultes , et à l’in- dépendance de caractère qui distingua le plus grand nombre d’entre eux. Plus tard, le despotisme éteignit ce dernier flambeau, et alors tout fut corrompu , les hommes de loi comme le reste. Ceux dont parle Ammien Marcellin étaient d'i- gnorans praticiens, pour qui la science du droit était devenue un mystère, et la jurisprudence un métier. Cet historien ne dit-il pas lui-même que la vraie science n'existait plus? (Scientia, quam repugnantium sibi le- gum abolevere dissidia.) N’attribue-t-il pas le mal dont il fait un tableau si chargé, à l’ignorance et à la cor- ruption du siècle? (Florebant elegantiæ priscæ patroci- niis tribunalia.) 249 HISTOIRE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE L’édit de Constantin , auquel fait allusion M. B. , et dont il cite les premières paroles , ne concernait point les hommes de loi proprement dits , mais les juges et leurs officiers : ( Cessent rapaces jam nunc officialium manus), jamais officialis n'a signifié un avocat. On désignait le plus souvent ainsi les appariteurs des tribunaux , les agens qui exécutaient les ordres et les sentences du juge; cen- turionum aliorumque officialium, est-il dit plus loin dans cette même constitution ; certes, personne ne s’avisera de prétendre que les centurions fussent des hommes de loi. Il est à la rigueur permis de se tromper sur un fait appartenant à l’histoire ancienne, et d'attaquer la mo- ralité des jurisconsultes du quatrième siècle; mais, ce qui est infiniment plus grave, c’est l’accusation portée par M. B. contre les hommes de loi actuels. L’entendez- vous? Nous menaçons le monde, le monde va étre notre proie! et ce danger serait plus sérieux qu’au temps d’Ammien Marcellin! Aujourd’hui que la loi est écrite en langue vulgaire, rédigée avec brièveté , clarté , à la portée, enfin, de toutes les intelligences ; aujourd’hui que cette loi est discutée publiquement et connue des citoyens longtemps avant d'être promulguée ; aujourd'hui que les tribunaux sont accessibles à tous, et que la pu- blicité la plus entière s’attache aux moindres actes des magistrats et de leurs agens ; aujourd’hui, nous serions devenus pour la société des ennemis plus redoutables que jamais ! Et M. B. ne se contente pas d’énoncer une fois cette accusation; il la répète en plusieurs endroits de son livre; c’est chez lui une idée fixe. Que prétend-il, cependant? Nous ne formons point une caste privilégiée héréditaire. L’accès à la carrière que nous suivons est ouvert au premier venu. Qui empé- chait, par exemple, M. Blanqui d'y entrer P Il le pourrait EN EUROPE. 243 encore aujourd’hui; et, certes, si le monde doit étre notre proie, cette proie-là vaut bien la peine qu’il suive quelques cours et qu’il achète quelques inscriptions pour entrer en partage avec nous. M. B. a-t-il perdu un procès? Il ne doit pas oublier que son adversaire l’a gagné. Serait-il tombé entre les mains de quelque avoué rapace et fripon P Qu'il accuse la loi en vertu de laquelle la postulation est devenue un monopole ; qu’il s’accuse lui-même de n’avoir pas mieux choisi ; mais qu’il ne fasse pas tomber sur la catégorie entière des jurisconsultes , en particulier sur le corps des avocats, si honorable en France, un blâme que rien ne justifie. J'ai fait connaître, au début de cet article, une de mes règles de critique; en voici une autre à laquelle je ne suis pas moins fidèle : c’est de rendre toujours lé mal pour le mal, et de mordre quand je suis mordu. Je la suis par goût autant que par principe. La vengeance m'est tellement douce, que je me procurerais ce plaisir des dieux à l’encontre même de ma conscience. Donc, M. Blanqui, je vais me venger de vous en transcrivant ici trois pages de votre livre qui roulent sur la législation de Justinien , et dans lesquelles il n°y a presque pas un mot qui ne soit une erreur. Votre haine contre les jurisconsultes vous a empêché de lire atten- tivement leurs écrits, cela se conçoit; peut-être, alors, eussiez-vous mieux fait de ne pas toucher à de telles ma- tières. En transcrivant les pages qui suivent, je vous avertis loyalement qu'il n’y a pas un élève en droit au- quel leur lecture n’apprête à rire à vos dépens. C’est une espèce d'exposition, un pilori littéraire que je prends la liberté de vous infliger ; petite vengeance, bien petite je vous assure, car quelques pages défectueuses, dans 244 HISTOIRE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE un volume où il s’en trouve tant de bonnes et de belles, ne vous feront pas encourir la disgràce du public. « L’ensemble des lois romaines fut réuni pour la première fois sous le règne de Justinien , en trois livres distincts , le Code, les Pandectes et les /nstitutes. Lors- qu'il monta sur le trône, la jurisprudence était encom- brée d’une foule confuse de textes, dont la simple nomenclature eût élé une œuvre au-dessus des forces humaines. (Il m’est impossible, je l’avoue, de com- prendre ce que peut être la nomenclature d’une foule confuse de textes. ) Le sort lui donna pour auxiliaire le fameux Tribonien qui porta l'ordre et la lumière dans ce chaos et qui acheva en moins de quinze mois la révi- sion des ordonnances de ses prédécesseurs. Ce premier travail fut appelé le code Justinien et promulgué dans tout l’empire avec une pompe inusitée. Dix-sept juris- consultes , sous la direction du même savant , rédigèrent ensuite en trois ans les Pandectes , résumé colossal de deux ou trois millions de sentences (!!). (Justinien, dans sa constitution Tanta, parle de trois millions de lignes, trecenties decem millia versuum, stichoi en grec ) et qui avait été précédé de la publication des Institutes. Ainsi , les élémens du droit romain étaient suivis de l’explica- tion de la jurisprudence , et la justice pouvait enfin con- sulter les éternels oracles, sans craindre de se perdre dans un labyrinthe de lois. Malheureusement les oracles furent menteurs , comme ils le sont presque tous ; car en recueillant les lois on prit soin de les adapter aux mœurs contemporaines. Tribonien se rendit complice des alté- rations qui devaient mettre le code d’une république en harmonie avec le despotisme d’une monarchie absolue. En même temps, et pour empêcher qu'on ne fit subir, au code ainsi amendé au profit du despotisme , une ré- EN EUROPE. 245 forme qui pourrait profiter quelque jour à la liberté, l’empereur défendit, sous peine du châtiment des faus- saires , le moindre commentaire sur le texte nouveau. Peu d’années après , il en faisait faire une autre édition augmentée des Novelles qui complètent l'édifice impo- sant de sa jurisprudence. « On trouve dans les Institutes des détails trés-pré- cieux sur l’état des personnes, à Constantinople, vers le milieu du sixième siècle. Quoique les citoyens fussent, Jictivement du moins, égaux devant la loi,» il n’y avait plus de droits attachés à ce titre jadis si beau et si vivement recherché. Des esclaves affranchis l’obtenaient sans transition (tel avait été de tout temps l'effet de cer- tains modes d’affranchissement) , et cette facilité n’a pas peu contribué à l’abolition de la servitude domestique. L'autorité des maîtres sur les esclaves était aussi considé- rablement restreinte. Le droit de vie et de mort accordé aux pères sur leurs fils était aboli, et ceux-ci pouvaient acquérir quelques propriétés qui cessaient dès lors d’ap- partenir aux auteurs de leurs jours. L’abandon des enfans, longtemps toléré comme un usage excusable, fut puni comme un crime , quand la mort des victimes s’en était suivie. (Tout cela est représenté comme une législation établie par Justinien, au sixième siècle ! Le reste four- mille tellement d’erreurs, historiques ou doctrinales, que Je m’abstiens de les signaler en détail. ) Quelques restric- tions furent mises à la libérté du divorce qui avait dégradé le mariage jusqu’au plus vil concubinage , et l’influence de l'église se manifesta de la manière la plus visible dans la liste des péchés mortels qui, de la part de homme ou de celle de la femme, pouvaient donner lieu à la sé- paration. La religion avait déjà pénétré dans la juris- prudence. On remarque principalement son intervention 246 HISTOIRE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE dans la sollicitude avec laquelle les droits des orphelins et des mineurs sont préservés de toute atteinte. « Voilà pour les personnes; mais la propriété ne fut point oubliée. Les Institutes renferment à cet égard , une foule de dispositions remarquables. Elles admettent le principe de l’hérédité des biens, dans son extension la plus libérale. Point de prérogative de primogéniture , point de distinction, pour les droits de succession , entre les garçons et les filles ; à l’extinction de la ligne directe , la fortune passait aux branches collatérales. Des prescriptions sagement combinées conciliaient tous les in- térêts et laissaient peu de place aux procès. Cet immense détail occupe douze livres des Pandectes. ( La législation proprement Justinienne, la dernière législation, en ma- tière de succession, ne se trouve, comme on sait, ni dans les Institutions, ni dans les Pandectes , ni même dans le Code , mais dans les Novelles. Quant au privi- lége de primogéniture, les Romains ne l’ont jamais connu, pas mieux sous les XIT Tables que sous Justinien, tandis que, d’un autre côté, ni sous Justinien, ni à aucune autre époque, la ligne collatérale n’a été exclue en tota- lité par la ligne directe, etc.) Les livres 17, 18, 19 et 20 du même recueil, renferment aussi des disposi- tions très-remarquables sur les prêts, sur le contrat de louage, sur la nature et les conditions des baux dont la durée élait de cing ans (!!). Le taux de l'imérêt fut fixé à quatre pour cent pour les personnes d’un rang illustre, et à six pour cent pour toutes les autres ; c’était le taux ordinaire et légal. Néanmoins on permit l'intérêt de huit pour cent aux manufacturiers et aux commer- çans , et celui de douze pour les assurances (1) mari- times , etc. » Le troisième et dernier reproche que j’adresserai à EN EUROPE. 247 M. Blanqui, c’est d’avoir quelquefois sacrifié la vérité scientifique à un sentiment louable, mais exagéré , de nationalité française. Les éloges qu’il prodigue aux ordonnances commerciales de saint Louis, et ensuite à l'administration de Colbert, sont bien peu mérités. Com- mençons par saint Louis. Dans le fait de l’établissement des jurandes et des mai- trises , il faut distinguer deux choses : 1° Le mouvement Spontané, émanant de l'esprit d’association, modifié et stimulé par le besoin de sécurité qu'éprouvait l’industrie naissante , et par la faiblesse extréme du lien social qui aurait dû la protéger. Ce mouvement , abandonné à lui- même, n’aurait probablement pas été plus loin que ne l'exigeait strictement le besoin qui l'avait fait naître ; 2° l'intervention législative et administrative du gouver- nement , émanant de l’esprit de fiscalité, et qui ne s’est arrêtée qu’après avoir neutralisé, à force d’exactions et d’entraves, tous les avantages qu’on aurait pu attendre de l’association industrielle, — Maintenant , qu’a fait Louis le neuvième? A-t-il créé cette Organisation si merveil- leusement adaptée aux besoins de son époque ? Nullement. 11 n’a fait que prendre acte de ce qui existait, pour en tirer son profit de roi, sa part de lion, et puis, alléché par l'odeur de ces redevances commodes > il a complété le système en l’étendant à tout ce qui n’y était pas entré librement de soi-même. Son calcul était simple; dès que les métiers incorporés étaient devenus matière im- posable, chaque nouvelle incorporation était une nou- velle source de gain. De là cette subdivision minutieuse des industries, qui multipliait le nombre des métiers , et par conséquent des corporations : « Il était défendu aux filandiers de méler du fil de chanvre à du fil de lin. Le coutelier n’avait pas le droit de faire les manches de ses 248 HISTOIRE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE couteaux. Les écuelliers et faiseurs d’auges n'auraient pes pu se permettre de tourner une cuiller de bois. La seule profession de chapelier comptait cinq métiers diffé- rens.» De là aussi ces métiers privilégiés qu’on ne pou- vait exercer sans en avoir acheté le droit: « Nul ne peut être savetier ( ce sont les termes de l'ordonnance), s’il n’achète le métier du roi. Nul ne peut être regrattier de fruit ou d’aigrau : c’est à savoir d’aulx , d’oignons, ou d’eschallongues , s’il n’achète le métier du roi, etc. » Voilà pourtant ce qui attire à ce prince dévot les éloges de notre auteur. « Ce sera toujours, dit-il, un grand honneur pour Louis IX , d’avoir eu le premier la pensée de soumettre une telle armée au joug de la discipline. Elle y a gagne en puissance et en vitalité ce qu’elle paraissait perdre en indépendance, et c’est depuis cette époque que l'in- dustrie a pris un essor qui ne s’arrêtera plus. Il est impossible de n’être pas frappé d’admiration en voyant avec quelle ingénieuse sagacité tout a été classé dans ce monument de législation si curieux, qu’on appelle Éta- blissement des métiers de Paris, et qui nous est parvenu tout entier du règne de saint Louis. Ce fut à Étienne Boyleau que Louis IX confia le soin de mettre à exécution la grande pensée qu’il avait conçue , de donner à l’in- dustrie et au commerce des règlemens protecteurs et une discipline capable d’en assurer la prospérité. Les Éta- blissemens ont exercé une trop grande influence sur le développement de la richesse publique et sur les des- tinées de l’industrie pour ne pas occuper une place dans l’histoire de l’économie politique , et nous allons leur con- sacrer un examen particulier. La simple citation du préam- bule en donnera une première idée. » M. B. attribue-t-il à Louis IX /a première pensée de EN EUROPE. 249 l’organisation associative des industries ? Ce serait une erreur historique trop grossière pour que j'ose la lui prêter. 11 s’agit donc ici uniquement de l’organisation fiscale et réglementaire; et alors, l'admiration qu’elle inspire à notre auteur est tellement déplacée , surtout sous la plume d’un économiste moderne , d’un zélé par- tisan de la liberté du commerce, qu'on serait tenté, au premier abord, de la prendre pour de Pironie. Et, chose bizarre, M. B. se fait illusion sur les motifs, même sur les motifs de lordonnance dont il est ici question. Il juge de ces motifs , et il veut que ses lec- teurs en jugent aussi, d’après le préambule de l'or- donnance ! « Ainsi, dit-il après avoir cité ce préambule, le roi avait surtout en vue de mettre un terme aux fraudes nombreuses qui se commettaient au détriment des ache- teurs, et de rédiger Pour chaque métier des règlemens particuliers. — En établissant la division du travail, saint Louis a beaucoup contribué au perfectionnement de l'industrie, et, en garantissant aux acheteurs des mar- chandises loyales, il a favorisé le commerce plus que n’ont fait ses successeurs en dix règnes. » La division du travail établie par des règlemens, la bonne qualité des produits garantie par des règlemens , ce sont là de ces prodiges auxquels ne croient plus ceux qui ont étudié l’économie politique, et M. Blanqui moins que personne. Mais il fallait exalter, füt-ce aux dépens de la science , les mérites d’un prince éminemment fran- çais, sauf à faire tomber les anathèmes scientifiques sur quelque autre victime moins intéressante. Cette victime a été Charles-Quint. Il n’était pas Français, lui! Aussi, de quelles malédictions lPhistorien économiste ne l’acca- ble-t-il pas? Je recommande aux lecteurs les pages élo- xII | 16 250 HISTOIRE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE quentes qu'a inspirées à M. B. son indignation contre le système mercantile, contre les monopoles, les priviléges de toute espèce, contre l’absolutisme gouvernemental , contre la routine armée de larbitraire, en un mot contre tout ce qui était représenté, incarné, réalisé dans la personne et dans ladministration de Charles-Quint. Il va sans dire que je n’établis aucun paralléle entre les mérites absolus de saint Louis et ceux de Charles- Quint. Sous le point de vue économique, il est même évident que ce dernier, vivant à une époque plus éclai- rée , et jouissant d’un pouvoir beaucoup plus étendu, aurait pu faire infiniment plus de bien, et a fait infini- ment plus de mal que le premier. Si M. B. s’était ren- fermé dans ces termes, tout le monde eût été de son avis. L’apologie de Colbert est tout aussi inexcusable de la part d’un économiste ; et quelle apologie ! Elle renchérit sur celle de saint Louis. «Entre l'administration de Sully et celle de Colbert, il y a celle de deux prêtres, Richelieu et Mazarin, dissipa- teurs l’un et l’autre, quoique pour des motifs différens, et dont les vues toutes personnelles n’ont rien de com- mun avec l’économie politique; mais il y à aussi le règne d’Élisabeth d’Angleterre, et le développement de la puis- sance commerciale des Pays-Bas, magnifiques épisodes dans l’histoire de la science et du monde. Colbert domine ces deux événemens de toute la hauteur de son génie, et l’éclat dont ils ont brillé en Europe pélit devant le récit des grandes choses accomplies par le ministre de Louis XIV. Colbert est, en effet, le seul ministre qui ait eu un système arrêté, complet et conséquent dans tou- tes les parties, et c’est l’honneur éternel de son nom qu’il Fait fait triompher en dépit des obstacles de tout EN EUROPF. 251 genre amoncelés sous ses pas. Quoique ce système soit loin d'être irréprochable dans toutes ses parties, il était un progrès immense au temps de son apparition , et nous n'avons rien eu, depuis lors, qui puisse lui être com- paré en fait d’étendue et de profondeur. Son organisa- tion semble avoir conservé quelque chose du respect qui s'attache aux fondations religieuses; elle a fait secte , et cette secte compte aujourd’hui peut-être autant de fidèles que la grande église qui a pris pour bannière le principe immortel de la liberté commerciale. » Colbert était un habile financier , voilà tout. Il porta de l’ordre dans une administration où l’ordre avait été rare de tout temps, et où personne après lui n’en a porté, jusqu'à la chute de la monarchie. Le contraste a merveilleusement servi à sa gloire. Mais si Colbert était un bon économe , c’était un détestable économiste, et J'avoue qu’il m’est impossible de trouver dans son pré- tendu système autre chose que la routine mercantiliste , que cette vieille ornière déjà ouverte par ses devanciers , et si fidèlement suivie par ses successeurs. « Cet illustre ministre, dit M. B., eut bientôt compris que le plus sùr moyen de relever la fortune publique était de favoriser la fortune particulière , et d’ouvrir à la production les voies les plus larges et les plus libé- rales. » M. B. sait très-bien que les fortunes particulières se font d’elles-mêmes , sans avoir besoin d’être favorisées autrement que par la liberté et la sécurité qui résultent d’une bonne constitution et d’un bon système de lois civiles et pénales. Il sait aussi que le gouvernement n’a point la mission d’owvrir des voies à la production ; tout ce qu’on lui demande, c’est de ne pas fermer celles que l’industrie s’ouvre elle-même , et qu’elle préfère comme ‘ 292 HISTOIRE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE les plus avantageuses. Or, voilà précisément ce dont Col- bert se rendit coupable. En poussant l’industrie française dans des voies nouvelles, où elle ne serait point entrée d'elle-même , il la détourna de celles qui eussent été na- turellement préférées, et qui eussent abouti aux résultats les plus avantageux pour le pays. Et il fit plus que de favoriser le développement nouveau ; il arrêta l’ancien par des entraves et des persécutions multipliées; son administration fut fatale à l’agriculture , comme chacun sait. Enfin, si Colbert fut bon économe, ce ne fut pas dans Pintérèt et au profit des contribuables , qui conti- nuèrent à gémir sous le poids de taxes sans cesse crois- santes; ce fut pour subvenir aux dissipations et aux extravagances d’une cour frivole et corrompue. Ce que M. B. ne nous dit pas , c’est que Colbert mourut en exé- cration au peuple de France , et qu’il fallut faire escorter par des gendarmes son convoi funèbre, pour prévenir des démonstrations hostiles dont la menace avait été faite. Ce qui me peine le plus dans les erreurs que je viens de relever, c’est que j'y vois de l’inconséquence. En effet, M. B. n’est pas de ces économistes juste-milieu qui font transiger les principes avec la routine. Écoutez- le parler de la liberté d'industrie et de commerce in abs- tracto : il en est partisan absolu, partisan quand méme. Son ouvrage est tout plein de traits amers lancés contre le système qui régit actuellement la France. Il est de ceux, enfin, que le baron Dupin appelle spirituelle- ment des puritains en économie politique, et qui se font gloire de mériter cette injure ou ce compliment. Or, si un principe est vrai, rigoureusement vrai au XIXME siè- cle, on ne conçoit pas comment il ne l’eût pas été au XIIIe et au XVIme, EN EUROPE. 253 Toutefois, je ne voudrais pas détourner une seule per- sonne d’acquérir et de lire l'ouvrage de M. B., car, avec toutes les taches que j'ai signalées, et celles que d’autres pourraient découvrir, ce n’en est pas moins un bon li- vre, utile et agréable à lire; c’est surtout, comme je Pai dit, un livre nouveau par le but qu'il se propose et le sujet dont il traite. On ne peut pas dire précisément que M. B. ait fait l'histoire économique , c’est-à-dire, l'histoire des lois et institutions qui rentrent dans le domaine de la législation économique , depuis les anciens jusqu’à nos jours ; cette histoire, qui a été ébauchée pour quelques peuples par Heéeren , Bœckh, Reynier et d’autres, fournirait la ma- tière de vingt volumes comme celui de M. B., pour les Grecs et les Romains seulement. Mais si nous ne trouvons pas ici l'histoire économique, nous y trouvons l’histoire par un économiste, ce qui est, à mon avis, encore plus neuf, et d’un intérêt plus gé- néral. Quand on considère quelle immense influence exercent sur les destinées des nations leurs circonstances économiques , l’état où elles se trouvent par rapport à la richesse sociale , on conçoit à peine que Fhistoire ait pu être comprise et racontée avec intelligence par des hom- mes qui n’appréciaient point ces circonstances, et qui n’a- vaient point les connaissances nécessaires pour en juger. Bien des événemens ont dù être mal connus, mal expli- qués , attribués à de fausses causes, grâce à Pignorance des historiens sur de tels sujets. Celui qui veut écrire, non l’histoire de quelques princes et de quelques hom- mes d’État, mais celle des peuples eux-mêmes , la seule qui soit réellement instructive pour la masse des lecteurs, celui-là ne devrait jamais être étranger à l’économie po- litique ni à la jurisprudence. Peut-être devrait-il tout sa- 251 HISTOIRE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE voir: car quelle branche des connaissances humaines ne se lie pas de mille manières avec la vie des peuples qui la cultivent? Ensuite , si l’histoire a besoin d’être éclairée par léco- nomie politique, l’économie politique, de son côté, trouvera dans l’histoire de grandes lumières. L’impossi- bilité où nous sommes de faire des expériences sur les peuples, nous rend infiniment précieuses les expériences faites. Seulement, il faut qu'elles soient observées et décrites correctement, et pour cela il faut qu’elles le soient par des savans , et par des savans non prévenus, non imbus d’un système ou d’un préjugé quelconque. On doit donc savoir gré à M. B. de son entreprise et faire des vœux , d’abord pour qu'il Pachève et la com- plète, ensuite pour qu'il se livre à de nouvelles recher- ches dans la même voie, et qu’il continue à exploiter le filon qu’il a si habilement entamé. Le champ qu’il a em- brassé dans son premier volume était trop vaste pour qu’il püt Papprofondir suffisamment ; et cependant on y trouve quelques chapitres pleins d’intérêt, où des évé- nemens parfaitement connus sont rajeunis par le point de vue tout nouveau sous lequel ils sont présentés. Tels sont les chapitres sur le système monétaire, sur les Juifs, sur les villes anséatiques , sur la réformation , sur lad- ministration de Sully, etc. Quelles sont les doctrines de M. B. en économie poli- tique? Voilà une question que les lecteurs pourraient m'adresser, et à laquelle j'avoue que je ne suis point en état de faire une réponse satisfaisante. Je n’ai point lu le précis élémentaire d'économie politique publié par cet auteur, il y a une dizaine d'années, et qui depuis lors a obtenu , si je ne me trompe, les honneurs de la traduction en Allemagne. J'ai déjà dit qu’il paraît , d’après EN EUROPE. 255 maintes assertions éparses dans son dernier ouvrage , pouvoir être compté au nombre des partisans absolus de la liberté du commerce; sur les autres questions qui divisent les économistes , en particulier sur les questions de tendance et de méthode, M. B. se range lui-même parmi les adversaires de l’école chrématistique, et se prononce hautement en faveur de l’école humanitaire. Je dois citer ses propres paroles, pour justifier mon assertion, et aussi parce qu’elles fourniront matière à une dernière observation critique par laquelle je termi- nerai cette revue. « La plupart des économistes vivans, dit notre auteur dans son introduction, sauf quelques exceptions, forment une école nouvelle, aussi éloignée des utopies de Quesnay que de la rigueur de Malthus , et je vois avec une satis- faction philosophique et patriotique, que cette école a pris naissance en France et qu’elle se compose presque entièrement de Français. C’est elle qui tracera la marche de l’économie politique pendant le dix-neuvième siècle. Elle ne veut plus considérer la production comme une abstraction indépendante du sort des travailleurs ; il ne lui suffit pas que la richesse soit créée, mais qu’elle soit équitablement distribuée. À ses yeux, les hommes sont réellement égaux devant la loi comme devant l’Eternel. Les pauvres ne sont pas un texte à déclamations, mais une portion de la grande famille digne de la plus haute sollicitude. Elle prend le monde tel qu’il est, et elle sait s’arrêter aux limites du possible ; mais sa mission est d'agrandir chaque jour le cercle des conviés aux jouis- sances légitimes de la vie. Je dis que cette école est éminemment française et je m’en glorifie pour mon pays. « Voyez les livres que-nous lui devons depuis une vingtaine d'années : les Nouveaux principes d'économie 256 HISTOIRE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE politique de M. de Sismondi ; le Traité de M. Destutt de Tracy, cet homme de cœur, sublime à force de bon sens et de probité , le livre excellent de M. Duchatel sur la charité; le Nouveau traité d'économie sociale de M. Dunoyer, si profondément empreint de raison et de philanthropie; le Traité de législation de M. Charles Comte, qui a porté le dernier coup à l’esclavage colo- nial; l'Économie politique chrétienne de M. le vicomte de Villeneuve-Bargemont , qui a signalé d’une manière si neuve et si remarquable la plaie du paupérisme en Europe ; l'Économie politique de M. Droz, qui a fait de la science une auxiliaire de la morale, et Essai sur le principe d’association de M. Delaborde, auquel nous sommes heureux de recourir aujourd’hui, au milieu du désarroi général de la concurrence illimitée. Ces ouvrages ont déjà puissamment modifié les théories austères de Malthus, et les formules algébriques de Ricardo. Indé- pendans par la forme et souvent par le choix du sujet, ils se lient néanmoins par une pensée commune , qui est le bien-être général des hommes, sans distinction de nationalité. » J'en demande pardon à M. Blanqui, mais en vérité Je ne puis m’empécher de craindre que la lecture de cette page ne rende ses opinions , et peut-être son savoir, suspects à plusieurs personnes; car, dans toute cette liste d’auteurs, combien y en a-t-il qui aient fait réelle- ment avancer la science? Où sont les puissantes modifi- calions opérées par leurs ouvrages , au moins par les ou- vrages de ceux qui sont vraiment français, dans les théories de Malthus et de Ricardo? Mais ce qui me paraît surtout éminemment criticable, c’est que M. B. fait honneur à son pays de tendances et de doctrines qui étaient depuis longtemps , et qui ont EN EUROPE. 257 toujours été celles des économistes allemands. S'il y a une contrée où la chrématistique n’ait jamais pris faveur, et où l’école humanitaire puisse être regardée comme aborigène, c’est l'Allemagne , c’est la patrie du spiri- tualisme et de la religiosité. M. B. ne l’ignore point ; on ne peut pas supposer que les écrits des économistes allemands lui soient restés inconnus, car il nous annonce, dans cette même introduction , qu’il a terminé son travail par une bibliographie critique des ouvrages d’économie politique les plus importans qui aient été publiés dans toutes les langues européennes , et qu’il a lu et annoté la plupart des écrits dont il donne les titres et dont il analyse la substance. Il a donc offert ici un nouveau sacrifice sur autel de la vanité nationale , oubliant que la France est assez riche en gloires scientifiques de tous les genres pour laisser aux autres nations la paisible jouissance de celles qui leur appartiennent. J'ai confiance, pour ma part, dans la science de M. Blanqui, et je suis intimement convaincu que la publication du reste de son ouvrage dissipera tous les doutes que la lecture du premier volume aura pu faire naitre, à cet égard, dans l'esprit de quelques puritains exigeans. J'attends donc avec impatience cette publica- tion, et aussitôt qu’elle aura lieu, je m'empresserai d’analyser la seconde partie de l’œuvre, avec la même franchise et suivant les mêmes principes qui m'ont dirigé dans J’examen de la première. Caerguuiez , Prof. DE L'ORGANISATION DES CAISSES D'ÉPARGNE, Par M. Alphonse De Candolle. TT 000 —— En exposant l’année dernière, dans ce journal, quel- ques recherches sur l’origine de l'institution si précieuse des caisses d'épargne , j’annonçais un travail plus étendu sur l’organisation et la statistique des établissemens de ce genre qui existent en Suisse. Ma première intention avait été de Poffrir à la Bibliothèque Universelle, mais les détails dans lesquels j’ai été entraîné, les considérations toutes spéciales à la Suisse dans lesquelles j’ai cru devoir entrer, m'obligent à publier d’une autre manière l’ensemble de mes recherches. Elles ont été soumises, à Genève , à la Société Suisse d’Utilité Publique, dans sa session du mois d'août 1837, et la Société en a voté l’impression dans ses mémoires qui vont paraitre en janvier 1838 ‘. Je me bornerai donc ici à indiquer la division générale que j'ai suivie, et je développerai seulement les considéra- tions qui peuvent présenter de l’intérêt hors de Suisse. M. le Prof. C. Bernoulli, de Bàle, avait publié, en 1827, dans ses Archives de statistique suisse ?, un mé- moire fort intéressant sur la situation des caisses d’épar- gne de toute la Confédération suisse à la fin de l’année ! Mémoires de la Société Suisse d'Utilité Publique, 23° rapport, Genève 1838. Mon mémoire sur les caisses d'épargne de la Suisse, considérées en elles-mêmes et comparées avec celles d’autres pays (8 feuilles et 4 tableaux), se vendra séparément chez Cherbuliez, libraire, à Genève, et à Paris rue St.-André-des-Arts, n° 68. ? Schweizer. Archiv für die Statistik, in-8, cah. 1, Bâle 1827. DE L'ORGANISATION DES CAISSES D'ÉPARGNE. 259 1825. Jai voulu faire le même travail, et plus complet encore , pour la fin de 1835, dans le but de montrer les progrès qui ont eu lieu dans les divers Cantons , pendant ces dix années. Notre premier député à la Diète de 1836, M. Fatio , a bien voulu remettre, avec recommandations, à ses collègues , des tableaux de questions que j'avais préparées d’une manière uniforme pour tous les Cantons sur lesquels je n’avais pas de renseignemens directs. La plupart des députés ont répondu en accompagnant les chiffres de détails pleins d’intérét. Cependant, comme ces renseignemens ne suffisaient pas toujours, je les ai complétés par une correspondance active avec les per- sonnes qui s’occupent des caisses d'épargne dans divers Cantons de la Suisse. Par ces deux moyens, les seuls que l’organisation de notre pays et de nos caisses d'épargne permit d'employer, je suis parvenu à la connaissance assez approfondie de ces établissemens admirables qui prospèrent en Suisse depuis un demi-siècle. J’ai groupé en trois parties ce que j'avais à exposer. La première traite de l’histoire des caisses d'épargne, principalement en Suisse. Cette partie étant un dévelop- pement, plus complet sous quelques rapports, de ce que J'ai publié déjà dans la Bibliothèque Universelle * , il est inutile d’y revenir maintenant. Je me bornerai à dire que la première caisse d'épargne établie en Europe n'est pas celle de Berne (1787), comme je le pensais d’après les documens que je possédais l’année dernière, mais bien celle de Hambourg, établie en 1778. Avant l’année 1817, où parut le premier acte du Parlement anglais sur les caisses d’épargne , il en existait ou il en avait existé, à ma connaissance, 23 dans le monde, dont 16 en Suisse, 8 en Angleterre ou en Écosse et.1 en Alle- ! Cahier de septembre 1836, 260 DE L'ORGANISATION magne. La seconde partie de mon travail comprend l'or- ganisalion des caisses d'épargne de la Suisse, considérées en elles-mêmes ou dans leur comparaison avec celles d’autres pays. La troisième partie se compose de docu- mens de séatistique sur l'état des caisses d'épargne en Suisse, à la fin de 1835, et sur les rapprochemens qu'on peut faire avec leur situation en 1825, et avec l'état des caisses d’épargne dans quelques pays. Dans ce moment je me bornerai à reprendre, dans la seconde partie, les points qui peuvent offrir de l'intérêt aux lecteurs de la Bibliothèque. Je laisserai entièrement de côté ce qui concerne l’organisation spéciale des caisses d'épargne de chaque Canton. BUREAUX DE RECETTE ET SUCCURSALES. Les caisses d’épargne prennent naissance dans les villes, mais on ne tarde pas à s’apercevoir que leur succès dépend beaucoup de la manière dont elles se mettent à la portée de tous les habitans, soit de quar- tiers différens , soit de communes adjacentes , soit même de localités éloignées. Que font les administrations de loteries pour attirer Pargent du public ? Elles multiplient leurs bureaux , leurs annonces, leurs prospectus, leurs affiches. Elles pro- clament avec pompe les lots qui sortent; elles occupent les journaux , elles plient leurs formes aux convenances de toutes les classes de personnes. L’administration de la loterie française, qu’un gouvernement plus moral à abolie, poussait quelquefois les prévenances jusqu’à éta- blir des portes secrètes pour les joueurs honteux , c’est- à-dire, pour ceux qui aventuraient le pain de leurs enfans ou l'argent de leurs maitres. Pourquoi ne pas DES CAISSES D'ÉPARGNE. 261 imiter quelques-unes de ces pratiques en faveur de l’in- stitution honorable des caisses d'épargne ? Sans doute elles sont gérées par des hommes trop respectables pour recourir à quelques-uns de ces moyens qui touchent au charlatanisme ; mais on devrait, ce me semble, s’occu- per un peu plus de la publicité et de la facilité d'accès à donner aux établissemens. Quelquefois les jours d’ou- verture sont si peu nombreux, que les déposans perdent les heures les plus précieuses de la journée à attendre dans les antichambres. Ailleurs les bureaux ne sont an- noncés au public par aucun écriteau, aucune affiche , qui dispose à y venir et qui indique méme leur existence. Dans les grandes villes on a imaginé les succursales. Édimbourg en a donné le premier exemple. Ce sont des bureaux de recette situés dans des quartiers différens , ouverts à de certaines heures particulières, et où les employés de lPadministration se transportent avec leurs livres et leurs papiers , pour donner quittance des sommes déposées. En Suisse, nous avons dans quelques Cantons un système beaucoup plus simple , au moyen duquel les bienfaits de l’économie peuvent étre portés jusque dans les moindres villages. Neuchâtel en a donné l’exemple à une époque où l'Europe ne s’occupait guère d’insti- tutions utiles, en 1812. Dans cette année, de triste mé- moire, une société composée de douze citoyens animés des sentimens les plus honorables, fondait une caisse d'épargne que j'appellerai volontiers un modèle. L’ad- ministration siége à Neuchâtel, mais dans chacune des quarante communes du Canton, une personne notable est chargée de recevoir les sommes, d’en donner quit- tance , et de les acheminer à de certaines époques à la caisse centrale. Depuis 1813 cette organisation fonce- 262 DE L'ORGANISATION ionne parfaitement bien , grâce, il faut le dire, au désintéressement et à Pintelligence de M. L. Coulon, père, Pun des fondateurs, qui tient les livres gratuitement et dirige les placemens depuis l’origine. Cette année seule- ment le nombre des créanciers du Locle et de La Chaux- de-Fonds est devenu si considérable, que la caisse a de la peine à trouver des receveurs dans ces deux com- munes sans les payer. Il ne sera pas difficile d’y pour- voir par une petite allocation. .Glaris a établi le même système. Tessin a ouvert à la fois des bureaux appartenant à la même administration dans les trois villes principales du Canton. La caisse d'épargne de Thurgovie a établi un bureau dans chacun des districts du Canton. La caisse du Canton des Grisons permet les versemens opérés par correspondance, mais , vu l’importance des foires qui se tiennent deux fois par an dans le chef-lieu , l'administration n’a pas cru néces- saire de développer le système des recettes locales. Un tel système me paraît préférable à la multiplicité des caisses d'épargne , qu’on observe en Argovie, dans le Canton de Berne et ailleurs. En effet, les travaux dif- ficiles du placement des fonds et de la comptabilité se trou- vent concentrés dans une seule ville, probablement dans celle qui offre le plus de ressources , le plus de négocians habiles, au lieu de fatiguer les notables de plusieurs petites communes. Les placemens hypothécaires ou au- tres se font moins bien lorsque les gérans ne peuvent choisir que dans un petit cercle. D’ailleurs , il y a plus d’économie de gestion dans une caisse avec plusieurs branches, que dans plusieurs caisses différentes, Il s’é- tablit aussi plus d’uniformité dans un Canton et une mar- che plus égale de toutes les localités dans Pesprit de prévoyance. DES CAISSES D'ÉPARGNE. 263 Pour donner une mesure de l’importance des recettes locales, je vais donner quelques renseignemens inédits sur deux tentatives faites dans le Canton de Genève. Il faut observer que, dans ce pays, la concentration des deux tiers de la population dans la ville de Genève et sa banlieue, et le peu d’étendue du territoire, paraissent rendre superflus les bureaux de recette. C’est de tous les Cantons celui où l’essai présente le moins d'avantages. On jugera, par ce qui suit, des immenses résultats qu’on pourrait en attendre dans les Cantons où la population n’est pas aussi agglomérée qu'à Genève. Le 17 février 1833, M. le ministre Vaucher essaya ce système à Genthod, commune rurale située à une lieue de la ville et qui n’a pas plus de 227 habitans. Il commença par se tenir tous les dimanches dans le local de l’école, prêt à recevoir les petites sommes qu'on lui apportait. Ensuite il reconnut qu'il était plus avan- tageux d’attendre chez lui les personnes qui voudraient venir. Il leur donnait des billets provisoires qu'il échan- geait à la ville contre des billets de la caisse d'épargne, Quatre-vingt-sept personnes en deux années et demie ont profité de cette précieuse ressource, La plupart n’avaient pas l'habitude d’aller au bureau de la caisse d'épargne à Genève, et préféraient confier leurs économies à une personne de leur connaissance. I} y avait pour elles un gain de temps bien évident; pour le bureau central une diminution d’affluence favorable à tous les préteurs et avantageuse à l'administration. Dans la première année M. Vaucher a reçu 5000 florins ‘; dans la deuxième ‘ Les florins de Genève valent, à peu de chose près, un demi- franc de France. J'indique ces chiffres parce qu'ils n’ontpas encore été publiés à Genève, et qu'ils montrent bien ce qu’on peut faire dans une petite commune avec de la persévérance. 264 DE L'ORGANISATION 29000. La troisième année s’annonçait plus favorablement encore, mais M. Vaucher a quitté la commune et j'ignore s'il a trouvé un successeur. Les déposans se divisaient comme suit :. 42 Domestiques , jardiniers à gage ou enfans de domestiques. 20 Propriétaires ou enfans desdits. 3 Journaliers. 14 Industriels. 8 Incertains. 87 . Avant les facilités offertes par M. Vaucher, la même commune profitait bien peu de la caisse d'épargne. De 1825 à 1828 neuf individus seulement , originaires de Genthod , étaient devenus créanciers ; de 1829 à 1832 dix personnes seulement. La plupart étaient domiciliées à Genève ‘. Le second essai a eu lieu à Chêne-Bougeries , com- mune de 851 âmes, à une demi-lieue de la ville, dont la moitié de la population est industrielle ou commer- çante, et va fréquemment ‘à Genève, où elle peut placer à la caisse d'épargne. M. le pasteur Martin a donné lPimpulsion ; il a été secondé par le Conseil de paroisse. Un de ses membres, M. Souveyran, veut bien se charger de recevoir les sommes, et de les porter a la ville, depuis trois ans, avec un zèle et une persévérance dignes d’éloges. Il a commencé en novembre 1834. 1 Les documens qui viennent d'être publiés par l'administration sur la classification des nouveaux déposans qui se sont présentés de 1833 à 1836, annoncent trente individus originaires de Genthod. Ainsi le nombre a triplé, et, ce qui est plus important à considérer, il s’est accru par des individus domiciliés dans cette commune. Les localités voisines, Versoix et Collex, se sont ressenties, dans la même proportion, des facilités offertes par M. Vaucher. DES CAISSES D'ÉPARGNE. 265 Dans les deux premières années il à reçu de 48 déposans, dont 3 de Chêne-Thonex, 16,298 f1. De septembre 1836 à la fin d’août 1837, de6-déposans. nolue) a! ch 070 : 8,741 Total en 2 ans 10 mois. . . . .. 25,039 Dans le tableau des nouveaux déposans à la caisse d’é- pargne, qui se publie tous les quatre ans, on voit que Chène-Bougeries en avait eu 16 de 1825 à 1828, et 22 de 1829 à 1832. Plusieurs étaient probablement domi- ciliés à Genève‘. On comprend par ces chiffres l'influence d’un bureau local, malgré sa proximité du grand bureau. La moitié des déposans de cette année n’avaient encore fait aucun dépôt à Genève ou ailleurs. La plupart sont des domestiques. Des notables du quartier de Saint-Gervais , à Genève, viennent d'établir un semblable bureau, ainsi que M. le pasteur Théremin à Vandœuvres. Il faut espérer que Ca- rouge, Versoix et les autres communes les plus popu- leuses du Canton, suivront cet exemple. Ce qui nous manque, peut-étre, c’est une interven- tion de l’administration centrale en faveur de ces bureaux de recette et de leur extension dans toutes les communes. Il pourrait arriver que des charlatans » désireux de jouer un certain rôle dans une petite commune , vinssent à se constituer , de leur propre autorité, receveurs des fonds ? Le tableau qui vient de paraître pour 1833 à 1836 porte pour Chêne-Bougeries 39 nouveaux déposans. Même accroissement pour la commune adjacente de Chêne-Thonex (39 à 55). Six com- munes sont indiquées comme ayant joui de l'avantage de recettes locales, Quoique cet usage soit récent dans plusieurs d’entre elles, l'accroissement de leurs déposans nouveaux de 1833 à 1836, com- parés à ceux de 1829 à 1832, à été comme 100 : 197. Dans les autres communes du Canton il a été comme 100 : 122. XII FF 266 DE L'ORGANISATION destinés à la caisse d’épargne. Cependant, malgré leur isolement complet de l’administration centrale , la moin- dre malversation serait fâcheuse pour l'opinion que l’on a de la caisse d’épargne dans le Canton. Un établissement qui porte un si beau nom ne doit pas être profané , étre compromis même indirectement. D’ailleurs les receveurs laissés indépendans, risquent de jeter un peu de confu- sion dans les affaires, par exemple, en négligeant d’aver- tir les déposans des conséquences de dépôts qui outre- passent le maximum. Je trouve donc que les receveurs communaux devraient être nommés par la caisse d’épargne, moyennant caution peut-être, et sur la présentation des autorités communales. Ils devraient être soumis aux rè- gles de comptabilité établies à Neuchâtel, en Thurgovie et à Glaris. Ils devraient être honorés d’un titre officiel qui attirerait à eux. Peut-être serait-il convenable de les indemniser par un tant pour cent de leur recette. La dif- ficulté de trouver un homme honorable dans chaque com- mune n’est pas si grande : il ÿ en a un tout indiqué par la moralité qu’il doit avoir, c’est le régent. Je suis persuadé que la plupart de nos instituteurs se chargeraient volon- tiers de recevoir les petites sommes des habitans de leurs communes, moyennant indemnité. Ils auraient l’avantage sur toute autre classe de receveurs, d'’initier les enfans à l'usage des caisses d'épargne, d’être connus de toutes les familles et d’avoir beaucoup à perdre en ne suivant pas la ligne d’une sévère probité. Quant aux frais , ils pourraient être partagés entre les communes et la caisse d'épargne du Canton. Lorsque les caisses d'épargne ont un fonds de réserve croissant et considérable, comme à Genève, il convient de ne pas reculer devant une augmentation de frais de gestion qui tourne finalement au profit de l'établissement. Que fera DES CAISSES D'ÉPARGNE. 267 notre caisse d'épargne dans quelques années, d’un fonds de réserve qui monte déjà au tiers de la somme versée annuellement, et qui s’augmente chaque année de 50,000 florins, seulement par le bénéfice des intérêts? Évidem- ment il faudra bientôt arrêter cette marche croissante du fonds de réserve ‘. La limite est arbitraire, mais il en faut bien une. On parlera sans doute d’augmenter l'intérêt alloué , mais il ne convient pas que les caïsses d’épargne donnent un intérêt plus fort que celui de tout placement sûr dans le pays ; ce serait détourner les capitaux de leur direction la plus utile. On pourrait, j'en conviens, allouer un intérêt exceptionnel plus élevé aux fonds des établis- semens publics, surtout à ceux des sociétés de secours mutuel, comme on le fait à Coire et ailleurs. Ce serait tout à fait dans l'esprit de l'institution. Cependant j’incline à l’idée que le meilleur usage serait de rendre l'accès de l'établissement facile et commode à tous les habitans du pays, au moyen de bureaux multipliés de recette. Tout cela est bien plus vrai pour d’autres Cantons. Je fais donc des vœux pour que, dans dix ans , toutes les communes de la Suisse aient un bureau-de caisse d’épar- gne, comme cela existe dans les Cantons de Neuchâtel et de Glaris. EMPLOI DES FONDS DÉPOSÉS DANS LES CAISSES D'ÉPARGNE. Voici la question la plus grave de toute l'organisation des caisses d’épargne. ‘ Les fonds de réserve ont de certains dangers quand ils sont considérables. Il pourrait arriver, dans un moment de crise poli- tique ou de guerre, qu’on leur fit subir un emprunt forcé ou qu’on les détournät de leur emploi d’une manière plus ou moins fâcheuse, plus ou moins complète. Les réserves courent un grand danger en cas d'occupation militaire du pays, ce dont la prise de Berne, en 1798, a pu convaincre toute la Suisse. 268 DE L'ORGANISATION L'Europe est divisée en deux systèmes, que j’appelai pour simplifier suisse et anglais. Dans le système suisse, employé à Berne avant qu'il existàt aucune caisse d'épargne en Angleterre, les fonds confiés par les prêteurs sont placés principalement par hypothèques , accessoirement en effets sur chaque place. Les Cantons suisses n’ayant point de dette, pour la plu- part, ont été conduits presque nécessairement à ce sy- stème. Les seules exceptions se trouvent à Neuchâtel , où l’on a placé quelquefois dans des fonds publics étrangers”, à cause de la difficulté d’employer des sommes autre- ment ; à Glaris, où il est stipulé que les fonds disponibles doivent être remis au gouvernement et aux communes, qui paient un certain intérêt; et, si je ne me trompe, dans le Tessin, où la dette publique cantonale est con- sidérable. Partout ailleurs , en Suisse , les placemens par hypothèques sont prescrits dans les règlemens constitu- üifs ; l'emploi par billets sur la place est permis dans de certaines limites et avec des conditions sévères ; les pla- cemens dans des dettes publiques nationales sont impossi- bles, et ceux dans des fonds publics étrangers sont interdits, soit par les règlemens constitutifs, soit par la sagesse des administrateurs. Ce système est suivi en Toscane, dans plusieurs villes d’Allemagne et ailleurs peut-être. Le système anglais, imité en France, consiste à faire passer les fonds des caisses d’épargne , sous une forme ou sous une autre, dans les mains du gouvernement, ! Il en est résulté une fois une perte qui n’a pas arrêté la caisse dans ses opérations, mais qui est un avertissement pour les insti- tutions d’autres Cantons. Un négociant devait acheter à Paris une partie de rente 5 pour cent. Il n’avait pas exéêuté l’achat. Le mal fut découvert trop tard, mais le zèle du directeur de la caisse de Neuchâtel, M. Coulon, soutint l’établissement dans cette fâcheuse position. DES CAISSES D’ÉPARGNE, 269 qui en devient responsable et qui se constitue de fait administrateur des caisses d'épargne. Tantôt il crée un emprunt spécial à des conditions favorables aux preneurs, c'est-à-dire, défavorables à lui-même; tantôt il fait ache- ter des fonds publics, de sa propre dette, au moyen d’une administration quelconque intermédiaire ( banque, caisse des consignations ). La forme varie, mais dans le fond, l'Etat devient débiteur de tous ceux qui placent dans les caisses d'épargne. Ce dernier système donne une impulsion plus rapide aux caisses d'épargne; il simplifie tellement leur admini- stration, que partout il devient aisé d’en établir ; il imprime dans un vaste royaume l’uniformité la plus complète dans leur organisation, dans l'intérêt payé, dans les conditions de versement et de remboursement, etc. Il rend peut-être les créanciers plus intéressés au bien de P'État. D’un autre côté , il offre de grands inconvéniens , et quelques-uns des avantages dont on parle me parais- sent plutôt des illusions ou des défauts. Voici un aperçu propre à faire réfléchir. 1° L'État se trouve exposé dans ce système à devoir payer promptement une somme considérable , ou à voir le cours de la rente baisser par des ventes nombreuses , dans un moment de crise, de guerre, de révolution, c’est-à-dire, lorsqu'il aurait plutôt besoin d'emprunter et soutenir le crédit public. Si à l’époque où les alliés en- traient à Paris, les caisses d’épargne avaient existé en France, les créanciers auraient sans doute été plus alar- més que par un simple changement dans la loi; ils auraient couru aux bureaux , et, dans ce moment de dé- sorganisation, je doute qu’il eût été possible de les satisfaire. Lorsque les caisses d’épargne seront aussi po- pulaires en France qu’elles le sont en Suisse, il y aura des 270 DE L'ORGANISATION dépôts pour plus d’un milliard. Comment sera-t-il possi- ble, dans un moment donné, de rembourser quelques centaines de millions, ou de jeter sur le marché un tiers de la dette publique? 20 L'État, qui représente la réunion de tous les habi- tans d’un pays, emprunte à des conditions défavorables et à un taux plus élevé que par un emprunt ordinaire. Les charges publiques en sont augmentées d’autant. Ce qu’on donne sous une forme se reprend sous celle d'impôt. 3° Les inquiétudes politiques , les bruits que les enne- mis du gouvernement font circuler, arrêtent quelquefois les habitudes d’économie. Nous l'avons vu en France à l’occasion d’une loi qui améliore le système des caisses d'épargne. Le mal a été momentané, mais il a existé. C’est un avertissement. 49 Les caisses d’épargne sont destinées à recevoir une bonne partie de la fortune mobilière des classes inférieu- res. Comment l'État pourra-t-il , lorsque cela sera con- venable , modifier les conditions de remboursement, et surtout le taux de l'intérêt, au détriment d’une partie de la nation aussi nombreuse et aussi intéressante ! Le gou- vernement français a reculé quinze ans devant le principe de la rédaction de l'intérêt des rentes 5 pour 100, dont les porteurs sont moins nombreux et plus riches que les créanciers des caisses d'épargne. Que ferait-il en pré- sence de ceux-ci, lorsqu'ils seraient au nombre de deux millions, et que leurs économies auraient acquis graduel- lement toute la dette consolidée du royaume? L’hypo- thèse n’est pas gratuite. Le fait se réalisera une fois , il faut l’espérer, car la Suisse tout entière présente un déposant sur trente-six habitans, ce qui, pour la popula- tion de la France, donnerait près d’un million de créan- DES CAISSES D'ÉPARGNE. 271 ciers, et nos Cantons sont loin d’avoir atteint le nombre de déposans qu'ils auront un jour. À raison d’un créancier aux caisses d'épargne sur huit habitans, proportion qui existait dans les Cantons de Bâle et de Genève, à la fin de 1835 , il y aurait en France 4,125,000 créanciers. En supposant que la valeur moyenne des dépôts restât ce qu’elle était en France en 1835, savoir 511 fr. et une fraction , les sommes déposées s’élèveraient alors à deux milliards 108 millions. Dans cet état de choses, qui peut cependant se réaliser, et dont on se rapproche chaque jour, la dette publique aurait donc passé pour les deux tiers dans les mains de la classe la moins riche des capi- talistes français, d’une classe que les inquiétudes mal fondées atteignent aisément , et qu’il faudrait respecter à tout prix, même dans des prétentions peu raisonnables. Et cette somme énorme serait exigible à chaque instant !.… On voit que le système anglais ne pourra plus subsister lorsque les caisses d'épargne auront acquis en France le développement qu’elles doivent avoir. 9° L’uniformité de conditions imprimée par ce système à toutes les caisses d’épargne d’un grand pays est-il un avantage ? Oui, sous quelques rapports ; non, sous d’au- tres. L'égalité du taux de l’intérét, dans un pays comme la France, est une cause de retard pour les caisses d’é- pargne. Dans tel département, un intérêt de 4 pour 100 sera supérieur à celui que donne un bon placement hy- pothécaire , agricole ou commercial. Alors les fonds qui devraient alimenter l’agriculture, l’industrie et le com- merce, iront aux caisses d’épargne, c’est-à-dire, seront placés à Paris dans les fonds publics. Ailleurs lintérét se trouvera naturellement plus élevé , et alors on négli- gera l’institution des caisses d’épargne. Dans le système suisse, au contraire, l’intérêt est proportionné , néces- Pre: DE L'ORGANISATION sairement, au taux ordinaire des placemens solides dans chaque localité. — L’uniformité rend les paniques beau- coup plus graves. L’inquiétude atteint à la fois toutes les caisses d’épargne du pays, puisque toutes ont leurs fonds placés de la même manière. 6° La stabilité qu’on croit donner au gouvernement en le rendant débiteur des déposans est-elle réelle ? J'en doute un peu, car dans un moment de crise, l’inquié- tude fait retirer les fonds déposés aux caisses d’épargne, les remboursemens peuvent devenir difficiles, et une querelle sérieuse peut s’élever alors entre les créanciers et l'État. Le fait est que les personnes économes sont or- dinairement tranquilles et peu disposées aux désordres politiques. Partout les petits capitalistes sont la partie de la population la plus attachée à l’ordre; mais c’est la qualité de capitalistes, ayant quelque chose à perdre, ayant un bien périssable, qui leur donne l’esprit de con- servation , ce n’est pas la qualité de créancier de l'État, surtout s'ils peuvent obtenir individuellement leur rem- boursement dun jour à l’autre. Ayez dans un pays beau- coup de marchands, beaucoup de capitalistes , dont la fortune toute mobiliaire soit compromise au moindre dé- sordre, et vous aurez une cause de stabilité plus grande que celle qui se fonde même sur la propriété foncière. Un petit propriétaire rural ne craint pas la confiscation des terres; il sait bien que le soleil mürira ses fruits, in- dépendamment de tous les désordres politiques ; s’il est prudent, il attendra paisiblement que l'orage passe, et il laissera le peuple des grandes villes établir les gou- vernemens ou les renverser. La garantie qu’il offre à l’ordre public est toute négative : il n’aime pas le dé- sordre. Le déposant aux caisses d’épargne, quand il croit le gouvernement menacé, commence par retirer son dépôt. DES CAISSES D'ÉPARGNE. 273 Le boutiquier, le marchand, le fabricant, le spéculateur, le capitaliste en un mot, lorsqu'il craint une révolution sérieuse, voit la faillite heurter à sa porte; il n’a qu’une ressource pour l'éviter, c’est de se jeter au travers de Pémeute pour la repousser ou pour la contenir. A Lon- dres , il se fait constable ; à Paris, il devient soldat et se bat s’il le faut. Voilà où se trouve la garantie réelle de l’ordre public. En Angleterre, en Hollande, dans les villes riches de la Suisse, d'Allemagne et d'Italie, où la majorité des habitans n'est pas propriétaire , les révolu- tions radicales , subversives , sont bien rares; on le doit aux capitalistes ou négocians de toute espèce, plutôt qu’aux créanciers des caisses d'épargne en particulier. Tels sont les inconvéniens graves du système anglais; le système suisse en a aussi quelques-uns. Il retarde le développement des caisses d'épargne, parce qu’il faut, pour administrer , bien plus d'hommes , et des hommes bien plus habiles. Ce système exige des taux d’intérêt peu élevés, qui attirent moins aux caisses d'épargne. Mais d’un autre côté, que d'avantages ! Les caisses d’épargne, étant indépendantes du gou- vernement , traversent les épreuves politiques les plus graves , sans en être atteintes, sans que les débiteurs aient même conçu de l’inquiétude. Les trésors du gou- vernement bernois ont été pillés en 1798 ; les fonds des corporations , des villes, ont été saisis arbitrairement pendant la révolution helvétique, cause et effet de l’occu- pation du pays par les Français ; dernièrement encore des gouvernemens cantonaux de la Suisse ont été ren- versés d’une manière plus ou moins illégale. Au milieu de tout cela, la caisse d'épargne, fondée à Berne en 1787, et beaucoup d’autres en Suisse, ont continué leurs utiles opérations. Plus les gouvernemens étaient 274 DE L'ORGANISATION compromis, plus les particuliers trouvaient dans les caisses d'épargne une ressource assurée contre les vicis- situdes politiques. Il aurait fallu, pour les atteindre, qu’une révolution annulât les créances hypothécaires et chirographaires , ce qui n’est encore jamais arrivé. Quel- ques pertes, provenant de la difficulté de recouvrer les créances dans des temps malheureux , ont été couvertes par les fonds de réserve, préparés dans les époques précédentes. En 1831 et 1832, la Suisse, menacée par les événemens généraux de l'Europe , était déchirée in- térieurement ; personne n'eut l’idée que les caisses d’é- pargne fussent compromises. Les gouvernemens canto- naux furent heureux alors de n'avoir ni administré, ni garanti, comme ils lauraient fait s'ils avaient imité le système anglais. Voilà, pour le passé, ce que l’expé- rience nous a appris. L’avenir est plus brillant encore en faveur du système suisse. Les sommes déposées pourront augmenter indé- finiment, et jamais les caisses d'épargne ne seront obli- gées de reculer devant leur mandat. À mesure que les sommes s’accroissent, le commerce et l’industrie se dé- veloppent par les mêmes causes , et on trouve, dans le ressort même de la caisse d'épargne , plus de bons pla- cemens hypothécaires ou autres. Rien n’empéchera de placer semblablement des millions , là où les caisses d’é- pargne sont loin de placer maintenant des sommes aussi fortes. Le système adopté continuera, tandis que le sy- stème anglais doit être modifié nécessairement dans un pays, lorsque les fonds déposés s’accumulent, ou que le crédit public vient exiger un changement. La transition à un autre système est difficile , mais nécessaire. | Ajoutez que les caisses d’épargne suisses deviennent comme autant de banques d’escompte répandues sur tout DES CAISSES D ÉPARGNE. 275 le territoire, même dans des villes fort petites. Elles ont les avantages principaux des banques, et elles n’en ont pas les dangers , parce que leur constitution même défend aux administrateurs de s’aventurer et de com- promettre leur crédit. L'intérêt qu’elles allouent est né- cessairement celui des placemens les plus solides dans chaque localité, ni plus ni moins, ce qui est un grand avantage. Le taux peut en étre modifié par des motifs quelconques, sans que la réduction ou la hausse aient le moindre retentissement hors de la ville où siége l’ad- ministration. Point de lutte possible entre des masses in- téressées et une administration comparativement trop faible. Les malheurs, les fautes les plus graves dans la direction d’une caisse sont à peine connues dans la ville voisine , et y répandent peu d’inquiétude. Les dé- posans qui connaissent les administrateurs, et qui savent à peu près comment on place les fonds, se trouvent bien disposés en faveur de la caisse d’épargne de leur propre ville. Si les fonds étaient versés dans une capi- tale, pour étre employés par d’autres personnes, ils n’auraient plus la même confiance. En définitive, on ne saurait trop recommander le sy- stème suisse pour le placement des fonds des caisses d’épargne. Les gouvernemens qui veulent accélérer le progrès de l'institution par un système différent, fe- raient bien mieux de chercher d’autres moyens d’en- couragement, par exemple des primes ou des avances déterminées aux caisses d’épargne qui s’établissent , des annonces officielles, des dons de livrets analogues à ceux imaginés par M. le duc d'Orléans, lors des fêtes de son mariage. Convaincu, comme je le suis, de la supériorité du système suisse, pour le placement des fonds , je me suis 276 DE L'ORGANISATION demandé comment on pourrait, dans les pays où l’on a adopté l’autre système, en France, par exemple, établir une transition du mode actuel à un autre plus convena- ble. Il serait imprudent d’attendre pour cette transition que les événemens vinssent y forcer, ou que les sommes déposées fussent arrivées à une accumulation énorme. Le mieux serait d'y penser maintenant et de ménager l'inté- rêt des créanciers actuels. On pourrait, par exemple, établir par une loi que, dès l’année 1840 ou toute au- tre , aucune caisse d'épargne de France ne pourrait con- fier à la caisse des consignations ou au gouvernement sous une forme quelconque, plus qu’une certaine somme proportionnée à l’importance de chaque ville: 40 mil- lions je suppose, pour Paris , 10 pour Lyon, Marseille, Bordeaux, 6 pour Nantes, Strasbourg, etc.; enfin 500,000 fr. pour les caisses de villes inférieures à dix mille âmes. Le surplus des fonds confiés aux caisses d’é- pargne devrait être placé par elles par hypothèques ou en billets ayant deux signatures dignes de confiance. La moitié au moins de ce surplus devrait étre en créances hypothécaires, premières en rang, et sur des immeubles valant au moins le double des sommes prétées. Les taux d'intérêt pourraient être modifiés dans chaque localité, en raison du taux usuel dans le département. Un fonds de réserve serait créé peu à peu, pour chaque caisse, au moyen des bénéfices résultant de l'excès des intérêts reçus sur les intérêts payés. Les caisses des petites villes, où il n’est pas aisé d’opérer de bons placemens , surtout en billets , et où les négocians zélés pour le bien public sont peu nombreux, continueraient à verser au trésor pu- blic; elles arriveraient rarement à la limite de 500,000 fr. Dans les grandes villes, au contraire, on trouverait assez d'administrateurs éclairés, de notaires au courant des DES CAISSES D’ÉPARGNE. 277 bons placemens , de négocians habiles, pour entrer peu à peu dans le système qui réussit parfaitement en Suisse, et dans quelques villes d'Allemagne et d'Italie. On évite- rait ainsi au gouvernement bien des ennuis et une respon- sabilité de plus en plus pesante. Les déposans cesseraient de se livrer à des terreurs fondées ou imaginaires. Chaque ville un peu considérable aurait gagné une banque d’es- compte. La France éviterait peut-être une catastrophe déplorable dans un moment de guerre ou de révolution. MESURES ADMINISTRATIVES OU LÉGISLATIVES PROPRES A FAVORISER LES CAISSES D'ÉPARGNE. Avec le système suisse pour le placement des fonds des caisses d'épargne, de bonnes lois sur le régime hy- pothécaire et sur les matières commerciales , sont essen- tielles pour que ces établissemens puissent prospérer. Leur développement a été entravé dans les Cantons de Vaud, de Neuchâtel, et dans plusieurs autres , par l’ab- sence de sécurité complète et de rapidité dans le recou- Yrement des sommes dues, où par des lois commerciales plus ou moins exceptionnelles. Quant à l’emploi des moyens d'économie dans les classes inférieures de la population, et dans certains pays, on sera peut-être un jour acheminé à des mesures plus ou moins impératives. Swift a supposé que chaque habitant de Lilliput était obligé de subir une retenue sur ses gains journaliers, pour garantir les frais d'éducation de ses enfans. Si les compatriotes du spirituel auteur de Gulliver avaient établi jadis quelque chose d’analogue, l’Irlande ne serait peut-être pas accablée aujourd’hui d’une popu- lation pauvre surabondante. L'éducation y aurait fait naître l’idée de ne pas contracter les liens du mariage 278 DE L'ORGANISATION avant de pouvoir supporter convenablement les nom- breuses dépenses qui doivent en résulter. Nous avons appris que des hommes d'Etat tels que Pitt n’avaient pas dédaigné l’idée d’user de quelque contrainte, pour entrai- ner les classes inférieures à des mesures d’économie. On reconnaîtra probablement un jour, que les personnes qui font usage des caisses d’épargne, sont principalement celles qui, sans l'existence de ces établissemens, auraient su, par leur travail et leur prévoyance, se mettre à Pabri des revers de fortune. En dehors de cette classe honorable de la société, il se trouvera toujours, surtout dans les grandes villes de fabriques, une masse d’individus im- prévoyans qui négligeront, dans les bonnes années, les ressources offertes par les institutions d'économie, et qui, dans les mauvaises, tomberont à la charge de la société, et la troubleront peut-être. Nous ne voyons pas les secours publics diminuer dans les pays où les caisses d’épargne sont florissantes. En Suisse du moins et en Angleterre, le paupérisme a grandi avec, ou plutôt malgré, l'institution des caisses d’épargne. Le difficile est d’attirer dans la voie de l’économie les familles imprévoyantes qui multiplient toujours plus que les autres. On tentera d’abord les moyens indirects , l'établissement nombreux de bureaux de caisses d'épargne, les articles de journaux, les recom- mandations verbales , etc.; mais cela ne suffira pas, et on abordera alors l’idée d'entraîner plus ou moins libre- ment certaines personnes à des mesures d'économie. Je doute qu’on puisse et qu’on doive jamais contrain- dre à l’usage des caisses d'épargne les personnes mêmes en faveur desquelles on voudrait voir se former de petits capitaux. De telles mesures s’emploient pour le pécule des soldats ou des prisonniers, mais non à l'égard du bien d'hommes indépendans , qui sont maîtres de ce qu’ils DES CAISSES D'ÉPARGNE. 279 gagnent. On pourrait peut-être arriver à un résultat analogue, sans blesser les principes, en obligeant les maîtres, surtout dans les grandes fabriques, à placer dans les caisses d'épargne une partie du salaire de chaque ou- vrier. Celui-ci resterait libre de retirer à chaque instant la valeur du dépôt ainsi effectué. Quelques maîtres dans divers pays suivent déjà cette marche, volontairement, et ils rendent à leurs employés un immense service. Une foule de gens laissent volontiers effectuer un dépôt qu’ils ne feraient pas eux-mêmes. L'esprit humain est ainsi fait. La même paresse qui empéche d’aller au bureau de la caisse d’épargne , empêche aussi de retirer promptement un dépôt, quand on peut à rigueur s’en passer. Ce qui dé- tourne beaucoup d'ouvriers de l’économie, c’est la remise effective en argent de tout leur salaire , surtout la veille d’un jour de fête. Si un dixième de ce salaire était retenu et placé sous leur nom, ils ne se feraient rembourser le plus souvent que pour de bons motifs et après un certain laps de temps. Mais, dira-t-on, il serait bien difficile de mettre un pareil système à exécution. Oui, dans l'état actuel de la plupart des caisses d’épargne ; non, si elles étaient orga- nisées comme celles des Cantons de Neuchâtel et de Glaris, avec un bureau de recette dans chaque commune. Si dans les grandes villes on établissait un bureau de caisse d’é- pargne pour 1400 âmes , comme à Neuchätel, les chefs d'ateliers exécuteraient les dépôts avec une grande facilité. D’ailleurs les administrations des caisses d'épargne pour- raient peut-être simplifier l’opération, par des rapports directs avec les fabricans. Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble qu’un pa- reil système aurait d’immenses résultats dans une ville de fabriques. Supposez, dans une ville comme Lyon ou 250 DE L'ORGANISATION DES CAISSES D’ÉPARGNE. 2 Manchester, 50,000 ouvriers, pour chacun desquels les maitres placeraient seulement un franc par semaine, soit dans l’année 2,600,000 fr. Probablement la majeure partie de cette somme ne serait retirée que plusieurs mois après le dépôt, surtout dans les époques où les salaires sont élevés. Les sommes ainsi accumulées se- raient quelquefois énormes , au point que les ressources offertes par la charité publique, même par les munifi- cences royales , dans les momens malheureux, seraient peu de chose en comparaison ‘. Les maîtres seraient sou- mis à une petite gêne; quelques-uns auraient l’idée que _les ouvriers, devenant moins pauvres, travailleraient moins et hausseraient trop leurs prétentions ; mais aussi que ne ferait-on pas et que ne doit-on pas faire pour éviter les crises désastreuses qui compromettent la sûreté publique et le bonheur de tant de familles, dans les grands centres d’industrie ! Ne gêne-t-on pas les habi- tudes, les convenances vraies ou supposées des individus pour des résultats moins importans ? Il vaudra bien la peine d’y réfléchir, lorsque l’expérience aura démontré , ce dont je suis convaincu , que, dans le système actuel , les ouvriers qui profitent des caisses d’épargne sont et seront toujours peu nombreux *. ‘ La circonstance que les économies des ouvriers dans les temps d’activité pourraient dépasser infiniment les collectes que l’on fait en leur faveur dans les momens de crise, a été déve- loppée avec beaucoup de force par M. B. Delessert, dans son dernier rapport sur la caisse d'épargne de Paris. ? À Lyon, la caisse d'épargne date de 1822; cependant, en 1835, il n’y avait que 2,101 ouvriers porteurs de livrets! À Rouen, la caisse date de 1820, et, en 1835, 1049 ouvriers seulement en profitaient. NOTICE SUR JACQUES GODEFRO Y. Par feu A. Le Prof. Bellot. La famille des Godefroy, distinguée déjà par ses alliances avec les de Thou et les Harlay, et par les hautes magis- tratures qu'elle avait exercées, reçut un nouveau lustre des talens de plusieurs de ses membres. Denys Godefroy, né à Paris, et honoré de Pestime de Henri IV, est au nombre des plus célèbres jurisconsultes du seizième siècle. Son édition du Corps de Droit Romain avec les notes qui l’accompagnent, a fait époque dans l'his- toire de la science; malgré les critiques dont il fut l’objet, ce travail est encore, après plus de deux siècles, digne de l'éloge que le Chancelier d’Aguesseau faisait de son au- teur, d’être le plus docte et le plus profond de tous les interprètes des lois civiles. Denys Godefroy s’était retiré à Genève pour y exercer librement la religion évangéli- que : il y fut nommé professeur de droit en 1580, et ! Cette notice est extraite textuellement d’un discours -prononcé en juin 1825, par feu M. le Prof. Bellot, dans la cérémonie qui a lieu annuellement à Genève pour la distribution des prix du collége, et où il est d'usage qu’un des professeurs de l’Académie prononce un discours. L'état du manuscrit nous a forcés à quelques change- mens de rédaction; nous avons dü supprimer aussi certains détails qui n'avaient qu'un intérêt du moment et qui étaient étrangers au sujet principal du discours. Nous ne signalons ces légères modifi- cations que pour ceux de nos lecteurs qui, ayant entendu M. Bellot lui-même, s'étonneraient peut-être de ne pas retrouver identique- ment dans cette notice l'impression de leurs scuvenirs. (R.) XI 18 282 NOTICE la même année, le Conseil récompensa ses services par le don de la bourgeoisie. L'un de ses fils, Théodore Godefroy, renonça à Ge- nève et à la réforme , pour Paris et la cour d’un roi : il se distingua par ses nombreux travaux sur l’histoire, et obtint la charge d’historiographe, dans laquelle son fils Denys le second, Denys le troisième et Jean ses petits- fils et ses successeurs, ne se montrèrent point au- dessous de la réputation de leurs savans ancêtres ; mais leurs travaux n’appartiennent qu’à la France. Jacques Godefroy, frère puiné de Théodore, resta fi- dèle à la réformation et à sa patrie ; il fut tout à Genève et tout pour Genève : professeur, magistrat , jurisconsulte célèbre, il servit son pays avec autant de talent que de zèle. Il mérite que nous rappelions tous ses titres à Pad- miration de la postérité, et qu’un nouvel hommage soit rendu à sa mémoire. Jacques Godefroy destiné au Droit dès ses plus jeunes années, s’y prépara par les études littéraires et histori- ques qui lui sont si étroitement liées : deux maîtres ha- biles le dirigeaient de leurs conseils et le soutenaient de leur exemple , Denys son père, et Jacques Lect, l'un des plus célèbres disciples de Cujas. I ne tarda pas à dépasser toutes leurs espérances ; dès 1616 (à l’âge de 29 ans) Jacques Godefroy jeta les fondemens de sa réputation de jurisconsulte, d’historien et de littérateur, en publiant ses Fragmens des XII Tables, son Traité de l’état des payens sous les empereurs chrétiens , et une édition de Cicéron enrichie de notes savantes. L'année suivante ( 1617 ) parurent ses fragmens de la Loi Julienne et Pappienne, et ses conjectures sur les pays et les églises qui relevaient de la préfecture et du dio- cèse de Rome. SUR JACQUES GODEFROTY. ; 233 Ces ouvrages, qui eurent un grand retentissement au dehors, ouvrirent à Jacques Godefroy les portes de lAca- démie de Genève : le gouvernement , en octobre 1619, le nomma professeur de droit. Insigne honneur, dans ces temps où les persécutions religieuses avaient décoré notre Académie de tant d'illustrations étrangères, et où, dans la faculté de droit, les noms de Hottoman rival de Cujas , de Bonnefoy le premier qui porta la eri- tique dans les législations de l'Orient, de Jules Pacius ce savant infatigable dans linvestigation des textes, de David Colladon , fils de Germain le rédacteur de nos Édits, et enfin de Jacques Lect et de Denys Godefroy, avaient jeté sur l’enseignement tant d'éclat et de renom- mée!..….. Jacques Godefroy était bien digne de recuëillir l'héritage de tous ces grands jurisconsultes ; les trente années de son professorat furent la plus belle époque de notre école de droit. Ses leçons ne tardèrent pas d’acquérir une juste cé- lébrité : elles attiraient chaque annéeï un grand nombre d'élèves étrangers ; la jeune noblesse de l'Allemagne pro- testante se partageait alors entre Godefroy et ses émules les professeurs de la Hollande, Les universités de France et des Provinces-Unies ne virentpas ces succès sans envie ; des offres séduisantes pour tout autre lui furent faites pour l’aitirer au dehors, mais inutilement : appointemens considérables , pensions, honneurs, il refusa tout pour servir sa patrie. Son sort , du côté de la fortune, y était cependant aussi modeste que précaire : son traitement avait été fixé avec cette sévère économie qui présida à la fondation de nos établissemens publics, et trois fois la réduction de ses élèves, due aux calamités de la guerre, servit même de prétexte pour en proposer la suppression. Mais ses intérêts , et ceux de l’Académie, trouvèrent de 284 NOTICE zélés défenseurs dans la Compagnie des ministres : non- seulement ce corps fit maintenir la chaire de Godefroy, mais il pourvut quelque temps à ses honoraires avec ses propres fonds. En 1629, Jacques Godefroy fut appelé au Conseil d’É- tat. Par une distinction déjà accordée à Jacques Lect, mais dont il a fourni le second et le dernier exemple, il lui fut permis de cumuler ses nouvelles fonctions avec celles du professorat ; toutefois ses cours durent être suspendus de 1632 à 1637, années pendant lesquelles il remplit la charge assujettissante de secrétaire d’État et son premier syndicat. Sa rentrée dans l’auditoire de droit, en 1638, fut brillante : un nombreux concours de disciples nationaux et étrangers accourut pour l’entendre, et le Conseil en corps lui fit l’honneur d'assister à sa leçon d'ouverture. Dès cette époque Godefroy, devenu homme public , ne put se vouer exclusivement à la vaste carrière d’ensei- gnement qu’il s’était imposée ; il demanda donc et il ob- tint qu’on lui adjoignit un collègue pour le suppléer dans la chaire de droit : ce fut Jean Melchior Stimberg de Lusace. Mais quelle qu'’ait été la supériorité de Jacques Gode- froy dans son enseignement, son nom n’eüt pas mé- rité de franchir lenceinte de notre Académie, sans les nombreux et importans ouvrages qu’il publia pendant sa vie ou qu'il laissa à sa mort. Ne pouvant les rappeler tous, nous nous bornerons à indiquer les principaux, en commençant par ceux qui appartiennent plus à l’his- toire ou à la littérature qu’à la jurisprudence. Dans ce nombre se présentent d’abord sa restauration du texte grec et sa nouvelle version latine de la Description de la terre et des nations , ouvrage du quatrième siècle, qui jette quelque lumière sur la géographie du vaste empire SUR JACQUES GODEFROY. 285 romain. Nous remarquons ensuite sa traduction latine de l’extrait donné par Photius de Histoire ecclésiastique de Philostorge , et les savantes dissertations qui l’accom- pagnent. Godefroy , dans cet ouvrage, osa le premier mettre en doute Papparition de la croix aux yeux de l’empereur Constantin , fable inventée par Eusèbe et que la crédulité avait consacrée. Nous rangeons dans la même classe des écrits de Godefroy la traduction et les com- mentaires des harangues de ZLibanius d’Antioche, ce sophiste païen , qui fut à la fois le maître de saint Jean Chrysostôme et l’ami de l’empereur Julien. Ces haran- gues qui abondent en protestations contre l’arbitraire et les abus du despotisme , paraissent avoir té pour Godefroy objet de sa prédilection. 11 publia sur ce modèle trois discours politiques qu’il prononça vraisemblablement dans quelques-unes de nos solennités académiques. Dans le premier , intitulé U/pianus , le jurisconsulte de Genève emploie toute la force du raisonnement et toute la chaleur d’une âme républicaine, à combattre la maxime servile d’Ulpien, que le prince n’est pas soumis à la loi. Le troi- sième discours, sous le nom d’Achaïca, destiné à dé- velopper les causes qui amenèrent la chute de la ligue Achéenne, fournit à Godefroy l’occasion de faire ressor- tir avec énergie cette importante vérité: que les États fédératifs ébranlés par la discorde, périssent honteuse- ment par l'appel à l'intervention étrangère. Pourrions-nous enfin passer sous silence, l’un des ouvra- ges de Godefroy qui fut, depuis, si souvent mis à contribu- tion, le Mercure Jésuite ? Dans cette collection curieuse, il réunit tous les documens officiels dès 1540 à 1626 sur Pordre des Jésuites ; il y laisse parler les actes mêmes, sans émettre aucune opinion: l’on y voit par les nombreux arrêts d'Italie, de France, des Pays-Bas , de Pologne , quelles 286 NOTICE profondes répugunances les entreprises et les doctrines de la Société de Jésus avaient généralement provoquées. Telle est l'esquisse des travaux de Godefroy sur les sciences accessoires à la jurisprudence : je passe au prin- LA cipal objet de ses études et à ce qu’il a fait pour la science du droit. Il serait difficile de rappeler ici toutes les dissertations détachées, par lesquelles il a éclairci tant de points obseurs de critique juridique ou d’appli- cation des lois romaines; nous sortirions des bornes qui nous sont imposées, et cette énumération serait d’ailleurs aussi incomplète que fastidieuse. Mais il y a dans tous les travaux de Jacques Godefroy une direction scientifique qu’il est essentiel de signaler. Son père Denys Godefroy avait consacré sa vie à inter- préter, à approfondir les textes mêmes des compilations Justiniennes : il ne sortit guère de l’exégèse. Jacques re- connaissait bien la nécessité d’étudier les textes : son Ma- nuel, destiné aux élèves et qui, après tant d’abrégés et de sommaires , est encore le guide le plus sùr pour les initier aux compilations de Justinien , en est la preuve la plus évidente. Mais il ne s'arrêta pas là, il voulut éclairer les textes par Fhistoire; prenant un essor plus élevé, il chercha à remonter aux sources mêmes auxquelles avaient été puisées ces immenses collections ; il tenta plus encore, il fit servir ses connaissances critiques et littéraires à coordonner, à rétablir, à classer les fragmens épars des lois de la république et les constitutions anté- rieures à Justinien : il tàcha de les restituer telles qu’elles avaient été promulguées... Il eut lPambition de ressus- citer leurs dispositions primitives. — Les études du père eurent un but plus pratique, celles du fils un but plus scientifique ; l’autorité du premier est plus fréquemment citée au barreau, celle du second est invoquée par tous ceux qui s’occupent d'histoire. SUR JACQUES GODEFROY. 287 C’est à ces recherches du droit anté-Justinien que se rattachent les plus importantes productions de Jacques Godefroy, celles qui ont établi sa supériorité sur des bases incontestables. Ainsi, le premier il essaya le réta- blissement du texte de la Loi Julienne et Pappienne , qu’au milieu de la plus extrême corruption , Auguste, dans sa toute-puissance, tenta d’opposer aux ravages du célibat ; les vains expédiens auxquels y recourut le législa- teur, fussent bientôt tombés dans l’oubli, si la fiscalité dont ils étaient empreints n’en eût prolongé l’existence dans un tout autre intérêt que celui des mœurs. Ainsi, comme tous les jurisconsultes de l’école historique, Godefroy s’occupa de l’ordre et de la série des livres de l'Edit perpétuel d’Adrien qui fixa ce droit honoraire des préteurs, auquel la jurisprudence romaine a dû son principal développe- ment. Ainsi, dans son opuscule sur l’Empire de la mer et sur les lois rhodiennes , Von trouve les premiers princi- pes de la législation maritime, qui dans les temps mo- dernes a pris une extension proportionnée aux progrès immenses de la navigation et du commerce. Ainsi encore, il s’occupa à rechercher les fragmens des Codes Grégo- rien et Hermogénien, recueils privés de constitutions impériales, qui précédèrent les collections officielles aux- quelles , plus tard, les empereurs Théodose et Justinien donnèrent leur sanction. Mais ce sont les travaux de Godefroy sur le Code Théodosien et sur les Douze Tables qui furent ses principaux titres de gloire. Les Douze Tables, comme on sait, ne nous sont point parvenues complètes : tout ce que l'on en peut connaître, ce sont quel- ques débris épars dans les écrivains de l'antiquité, quelques fragmens cités dans les Pandectes et empruntés aux jurisconsultes qui avaient commenté ces antiques lois. 288 NOTICE Reconstituer avec tous ces élémens isolés lé corps en- tier des XII Tables, fut un objet d’émulation entre les plus célèbres jurisconsultes: déjà les Cujas, les Bau- douin, les Hottoman, avaient prouvé par leurs infruc- tueux essais tout le péril de l’entreprise, lorsque Jacques Godefroy recommença l’œuvre, et remporta la palme sur tous ses émules. Après avoir établi l’ordre même ou la série des XII Tables, il reproduisit le texte du plus grand nombre des lois qui composaient chacune d'elles : il leur rendit jusqu’à leur couleur primitive et locale , en restituant à celles dont le sens seul avait été conservé, cet antique idiome issu de l’Étrurie, et qui, dans sa rudesse et sa concision, nous offre une si remarquable énergie. Dans les preuves et dans les notes dont il étaie et accompagne chaque fragment des XIT Tables, Godefroy met à contribution, jurisconsultes, historiens, orateurs, poëtes : .. . toutes les richesses de sa vaste érudition sont prodiguées ainsi à l'appui de ses conjectures , et avec tant de justesse et de solidité, qu’elles leur donnent toute la rigueur d’une démonstration. Aussi ses décisions furent-elles bientôt accueillies comme des oracles, comme la voix méme des Décemvirs ; et quoique les récens tra- vaux historiques et la découverte de nouveaux fragmens des XII Tables aient modifié de nos jours un jugement aussi favorable, l'ouvrage de Godefroy n’en occupe pas moins encore le premier rang parmi tous les essais de restitution que l’érudition moderne a jusqu'ici tentés *. Il y a loin du temps de Cincinnatus et des Décemvirs à celui des successeurs de Constantin; il y a loin des 1 Les dernières restitutions se trouvent dans ÆZaubold, Institut. juris Romani privati. Lipsiæ 1821. — Dircksen, Coup d'œil sur les essais de restitution des XII Tables, etc., 1824, in-8°.— Ch, Zell, Legum XII Tabb. fragmenta, etc. Fribourg Brisg. 1825. SUR JACQUES GODEFROY. 289 XII Tables au Code Théodosien. Dans les neuf siècles qui séparent ces deux époques, tout avait changé : religion, lois, institutions, gouvernement, mœurs. Le nom de Romain subsistait, mais il ne réveillait plus l’idée de la cité et de la liberté; Rome, que se disputaient alors les rives du Tibre et celles du Bosphore de Thrace, assou- plie au joug impérial, ne retenait plus de sa grandeur républicaine que le vain titre de ses consuls, esclaves avilis d'un despote. Alors, à la solennité des discus- sions du sénat et des comices, succéda la seule volonté des empereurs: les lois se multiplièrent au gré de leurs caprices. Se diriger, se reconnaitre dans le dédale de tant de décrets et de rescrits, souvent contradictoires , émanés du secret de leur palais, était devenu une tâche qui effrayait jusqu'aux jurisconsultes les plus con- sommés. Le projet d’une collection officielle des constitutions de tous les empereurs fut donc une entreprise utile; c'est la seule qui signala le long et triste règne de Théo- dose le june. D’après une constitution de 429, récem- ment découverte’, cette collection, confiée à une première commission , devait embrasser tout l’ensemble des lois en vigueur, et des constitutions de tous les empereurs, tant paiens que chrétiens. Mais par une seconde consti- tution de l'an 435, l’exécution en fut remise à d’autres jurisconsultes , et restreinte aux lois de Constantin et de ses successeurs: c'est l’œuvre de cette seconde commis- sion qui acquit force de loi dans tout l’empire, en lan 438, par la promulgation qu’en firent à Constantinople l’empereur Théodose, à Rome Valentinien III son gendre et son collègue. — Telle fut l’origine du code dit Théo- dosien. ‘ Clossius, Theodosiani Codicis genuini fragmenta, etc. Tubing. 1824. 290 NOTICE Ce recueil n’eut dans l'Orient qu’un siècle environ d’existence : le code Justinien l’y remplaça en 529. Mais il resta en vigueur en Occident ; les peuples du Nord qui envahirent ces contrées, peu jaloux d'imposer leurs pro- pres lois, laissèrent aux Romains vaincus l'illusion de leurs codes et de leurs institutions municipales. Cependant, les destinées du Code Théodosien ont eu à peu près le sort des XII Tables: aucun exem- plaire intact n’en est parvenu jusqu’à nous. Et peut-être ne le connaîtrions-nous que de nom, si 4laric I, roi des Wisigoths, n’en avait fait dans son Bréviaire une espèce d’extrait ou de compilation, très-incomplète, à laquelle les jurisconsultes ont dû leurs principaux maté- riaux pour la restauration de l’œuvre de Théodose *. Le commentaire de Godefroy sur le Code Théodosien répond à l'importance de ce monument législatif; il en fait saisir l’ensemble et toutes les parties; il en discute et en approfondit toutes les dispositions. Cet ouvrage est resté classique: il subsiste comme un modèle qu’aucun jurisconsulte n’a encore pu atteindre, et dont aucune au- tre partie du droit ne nous fournit un second exemple. — Godefroy accompagna son commentaire de traités sur la chronologie, sur la topographie, sur les dignités et les magistratures de l’empire ; .. . traités remarquables , qui nous révèlent une si profonde connaissance de toutes les sources historiques, une si rare sagacité de critique, une méthode si lumineuse et si sévère, qu'ils sont deve- nus le guide indispensable de tous les historiens qui se sont livrés à l’étude de cette époque. Qu'on ouvre l’Ais- ! Plusieurs constitutions originales de Théodose ont été décou- vertes en 1824 par M. Clossius de Tubingen, et Amédée Peyron de Turin, qui les ont publiées l’un dans la Bibliothèque Ambroisienne de Milan, et l'autre dans la Bibliothèque de Turin. SUR JACQUES GODEFROY. 291 toire de la Décadence de l'Empire Romain ; Von y verra cette assertion justifiée dans chacun des chapitres les plus profonds et les plus instructifs de lPouvrage; par- tout, dans ses notes, c’est l’autorité du jurisconsulte de Genève qu’invoque Gibbon; c’est à ses décisions qu’il s’en réfère. Aussi, dans les mémoires privés de sa vie, a-t-il éprouvé le besoin d’exprimer toute sa recon- naissance pour l’œuvre de Jacques Godefroy, et note-t-il comme un de ses jours les plus heureux, celui où le commentaire du Code Théodosien tomba pour la pre- mière fois entre ses mains. Godefroy travailla pendant trente années à ce grand et magnifique ouvrage : mais il ne jouit pas du fruit de tant de peines. ... Son Code Théodosien ne parut que longtemps après sa mort. Prévoyant sa fin prochaine, il en avait confié la publication à Antoine WMarville, savant professeur de Valence, qui consacra dix ans de sa vie à revoir tout l’ouvrage de son ami, à en soigner l’impres- sion, et à l’enrichir de notes et de tables. Rare dévoue- ment, dont les fastes des lettres, et même ceux de Pamitié, ne nous présentent que trop peu d’exemples ! C’est à tous ces travaux, c’est surtout au commentaire sur le Code Théodosien que Godefroy a dû la gloire d'é- tre proclamé par ses contemporains le premier juriscon- sulte du dix-septième siècle ; d’avoir continué les belles traditions des Cujas, des Doneau, des Hottoman,... et de ne s’être pas montré inférieur à ces grands maîtres. Ce jugement, la postérité l’a confirmé. De si laborieuses productions suffiraient , et au delà , pour occuper exclusivement la vie‘la plus longue du sa- vant le plus dévoué à l'étude. Ce qui ajoute à la haute opinion de la capacité de Jacques Godefroy, c’est que tous cesitravaux furent pour la plus grande partie conçus et 292 NOTICE exécutés dans la carrière active de la magistrature , et au milieu des devoirs quotidiens et multipliés qu’elle im- pose; en sorte que son biographe, en passant de ses travaux académiques à ses fonctions politiques, croirait décrire-une seconde existence. Le Petit Conseil de Genève réunissait alors l’exercice de tous ces pouvoirs que des vues plus élevées ont su séparer dans les modernes constitutions : l’initiative des lois, le jugement suprême des causes civiles et crimi- nelles , l'administration intérieure , les relations avec nos alliés et avec les puissances étrangères... telles étaient les attributions importantes et variées du sénat auquel Jacques Godefroy se trouva associé pendant près de vingt-cinq ans ; tels étaient les objets sur lesquels il ac- quit bientôt tout l'ascendant que lui assuraient son carac- tère élevé et l’étendue de ses connaissances. Il serait difficile de démèler aujourd’hui les déci- sions notables qu’il provoqua ou qu'il fit prendre dans les délibérations du Petit Conseil. Toutefois je signalerai deux lois rendues sous son influence: la première, à l'exemple de celle de Solon, proscrivait l’oisiveté, et donnait à la Chambre de la réforme le droit de s’enqué- rir de quelle manière chaque citoyen pourvoyait à sa subsistance. La seconde interdisait à tout Genevois d’ac- cepter aucun don, aucune pension, aucune récompense des princes et des ministres étrangers , ‘et de corres- pondre avec eux sur les affaires de l’État sans le com- mandement exprès de la seigneurie, sous peine de confiscation de corps et de biens. Le principe de cette dernière loi, inspiré par le sentiment de l’honneur na- tional, s’est conservé jusque dans la dernière constitu- tion de Genève. Si, maintenant, nous passons à le considérer comme SUR JACQUES GODEFROY. 293 administrateur, nous retrouverons toujours Godefroy empressé à être utile , toujours agissant pour sa patrie , jusque dans les parties les plus étrangères à ses études. Conseiller des prisons, il est appelé à mettre en pratique les belles leçons de Libanius sur l'humanité envers les captifs, leçons qu’il avait si bien reproduites, Secrétaire d'État , les archives publiques reçoivent de ses soins un classement régulier et toute une organisation nouvelle. Ces archives contenaient alors les documens les plus curieux sur notre ancienne histoire ; Godefroy ne résista point au désir d’en tirer parti au profit de la science et du pays: les matériaux qu’elles contenaient, habilement exploités par ce grand maître , devinrent entre ses mains un ouvrage important sur l’histoire des anciens temps de Genève. Manuscrit précieux *, dont Spon a fait un grand usage, mais qui, transporté à Paris par Denys Godefroy, neveu de notre auteur, a cessé d’orner notre bibliothèque nationale. Trois fois Syndic de la Garde et de l’ Arche, Godefroy se trouva le chef de la force publique, et le gardien de la caisse exclusivement réservée aux moyens de sûreté et de défense de la République. Les rapports journaliers qu’il adressa au Conseil attestent la vigilance qu’il ap- porta dans ces hautes fonctions : les travaux des fortifica- tions reçurent alors de notre jurisconsulte une impulsion nouvelle ; la modeste enceinte que leur avait tracée le bon sens de nos aïeux fut beaucoup agrandie ; le boule- vard Saint-Jean achevé en 1645 sous son dernier syndi- cat, a conservé longtemps l'inscription que Godefroy y avait fait placer, et que l’on a souvent citée comme un modèle en ce genre *. !Ise trouve, dit-on, déposé dans la bibliothèque de l’ancienne chambre des comptes de Paris. ? Voici le texte de cette inscription telle qu'elle est rapportée 294 | NOTICE Syndic pour la quatrième fois, et appelé dans un temps de calamité publique à administration de l'hôpital, on ly voit déployer la charité la plus active et la bienfai- sance la plus éclairée. Depuis vingt ans aucune collecte n’avait été tentée: par son zèle, par son exemple, il parvint à recueillir d’abondans secours ; il en surveilla lui-même la distribution entre les malheureux, et lon dut à ses soins intelligens de voir s’arréter le fl£au d’une effrayante mendicité. Enfin, comme Scholarque, Godefroy fut pendant plus de vingt ans le rapporteur habituel de tout ce qui tient à l'instruction publique. On retrouve sa haute capacité dans les développemens qu’il donna à toutes les bran- ches de l’enseignement , dans le zèle qu’il mit à pourvoir l'Académie d’habiles professeurs, à en appeler de l’étran- ger, à enrichir la bibliothèque publique de tous les tré- sors de l'érudition. Mais ses vœux ne furent cependant point accomplis en entier : il échoua dans son projet d’'a- jouter à la faculté de droit deux chaires, d’Éloquence et de Droit politique; deux fois il fit en Grand Conseil la par Spon : Tome IV. Ed. in-8°, page 138. Viatlor Munila licet salis sit si probe morala civilas Ipsique cives armali satis si bene animati, Et ambo secura nimis si cura numinis excubel : Externa lamen haudquaquam vetal Deus præsidia. Ea propter SENATUS POPULUSQUE GENEVENSIS Unicä semper in Deum fiducid Munimentum istud hanc ad diem Desideratum Collato œre lapide cingere cæpil, Kal. maj. À. D. MDCXLV Eique rei Monumentum hoc conlocari voluit. SUR JACQUES GODEFROY. 295 proposition solennelle d’ériger notre Académie en Uni- versité, deux fois cette proposition fut écartée; ... et ce noble projet l’occupait encore dans les derniers momens de sa vie. ‘époque de Godefroy fut une époque de tranquillité intérieure pour la petite république de Genève; mais il n’en fut pas de même de nos relations extérieures. Notre alliance perpétuelle avec les Cantons de Zurich et de Berne avait été solennellement jurée en 1584 ; Henri IV nous avait fait comprendre dans la paix de Vervins en 1598, et le traité de Saint-Julien, en 1603, avait rétabli nos relations avec le duc de Savoie. . .. Mais des stipula- tions obscures , des propriétés enclavées , des droits de juridiction partagés, toutes ces questions de directe et de mouvance , restes de la féodalité, fournirent au com- mencement du dix-septième siècle une ample matière de négociations avec les cours de Piémont et de France. — Godefroy fut l’âme et le moteur de toutes ces transactions délicates et compliquées : mémoires, correspondances, députations , tout lui était confié. C’est ainsi qu’il repré- senta la République auprès du prince de Condé, à Turin, en Allemagne , vers les Cantons évangéliques, à la diète de Baden, au parlement de Bourgogne et à la cour de France. Partout la considération attachée à ses talens, l'estime que lui conciliaient ses vertus et son noble ca- , ractère, lui assuraient un accueil distingué et bienveillant, et contribuèrent à aplanir les difficultés des négociations dont il était chargé. —- Les rapports qu’au retour de ces nombreuses missions Godefroy soumettait aux Conseils de la République, se distinguent par une exposition claire et détaillée des faits, par une lumineuse analyse des questions en litige , par une discussion raisonnée des moyens de solution: ils forment pour l’histoire un re- cueil de documens précieux. 2 9 6 NOTICE Nous désirions achever cet exposé de la vie littéraire et publique de Godefroy par quelques détails sur sa vie privée: nos recherches à cet égard ont été à peu prés infructueuses , et nous ne pouvons que rappeler quelques traits échappés à l'oubli. Jacques Godefroy fut malheureux dans son intérieur : sa femme , comme celle de Socrate, se livrait à son égard à d’étranges violences et aux plus odieuses diffamations ; le Petit Conseil, obligé d’intervenir, se vit contraint de reléguer cette femme insensée dans sa maison de cam- pagne , et après deux années d’infructueuses admonitions, de prononcer enfin contre elle la peine de l’emprisonne- ment. Godefroy trouva quelques consolations dans le sein de l'amitié ; il fut étroitement lié avec les magistrats ses collègues , et avec les professeurs les plus distingués de notre Académie , Alexandre Morus , Spanheim , Jean Diodati, Théodore Tronchin, etc. Il compta aussi à l'étranger d’illustres amis : il fut en correspondance in- time avec l'historien de Thou, le chancelier Séguier et plusieurs autres magistrats des Pays-Bas, de la France et de la Suisse; il ne cessa jamais d’entretenir des rela- tions avec tous les érudits et les jurisconsultes célèbres de l’Europe , et d’en recevoir des témoignages flatteurs d’estime et de respect. — On comprend qu’il dût inspirer tous ces sentimens , par les ménagemens (si rares à cette époque) qu'il mit constamment dans sa critique, et par lindulgence avec laquelle il supporta celle dont il était quelquefois injustement Pobjet. Ainsi, dans sa préface des Douze Tables , il relève les grossières erreurs de quelques savans , ses contemporains, mais sans jamais les nommer; et il ne se vengea de l’amère censure qu’Etienne Leclerc fit de son Histoire Ecclésiastique de Philostorge, qu’en lui faisant obtenir la chaire de Belles-Lettres. SUR JACQUES GODFFROY: 297 Cet homme célèbre, dont on ne saurait sans étonne- ment considérer les travaux , avait reçu de la nature la plus faible constitution ; sa santé fut constamment chan- celante : il s’en plaint dans ses préfaces , dans les rapports de ses différentes missions; ses chagrins domestiques y apportèrent de nouvelles atteintes. Une chute qu’il fit, à son retour de Paris, provoqua sa dernière maladie ; à une fièvre lente se joignit une fluxion de poitrine qui l’emporta le 22 juin 1652, à l’âge de 65 ans. Il avait eu deux filles, mais il ne laissa point de fils pour per-. pétuer son nom. Sa mort fut celle d’un chrétien: environné de ses amis, de ses collègues , de pasteurs venus pour lui ap- porter les dernières consolations, il les consolait lui- même , et il expira paisiblement au milieu d’eux, au moment où, dans une attitude religieuse, il adressait à Dieu une fervente prière. Ses restes mortels reposent sous le péristyle du temple de Saint-Pierre. Il avait com- posé une épitaphe qui n’a pas été gravée sur sa tombe; mais la noble vérité, la simplicité touchante qui y règnent, la conservèrent dans la mémoire de ses amis, et ses biographes , comme nos historiens , se sont fait un devoir de nous la transmettre *. Le recteur Philippe Mestrezat 1 Spon 1. cit. p. 139. * Jacobi Gothofredi IC. V. Cos. Quinto supra LX œlatis anno defuncti Exuviæ hic jacent unâque jacent Quæ patrie, ecclesiæ , orbi litterato Proxime deslinabat compluria, A vulgi erroribus, ab officiis nonnullorum , A præpostera demum quorumdam ambitione V'indicata. Dolenda jactura, sed non ideo lugendus ipse Qui cœlesli palriæ redditus, cœlitum albo XII 19 298 NOTICE SUR JACQUES GODEFROY. prononça son oraison funèbre, et la muse latine des savans, de ses collègues et de ses disciples se plut, suivant l'usage de ce temps, à célébrer les travaux et la gloire de ce grand citoyen. Tel fut Jacques Godefroy, l’un des plus beaux modèles que puissent se proposer les jurisconsultes et les magis- _trats. Par ses nombreux ouvrages , par les services mul- tipliés rendus à son pays, il a montré tout ce que peuvent obtenir la puissance du travail et l'énergie du patriotisme, et, plus heureux que tant d’autres, il a pu recueillir dans la reconnaissance de ses concitoyens et dans la gloire attachée à son nom, la récompense due au génie uni à la vertu. ù Adscriplus, dei opt. max. aspeclu, proprià Nunc felicilate fruitur. Quam lot inter antmi mœærores, corporis Lang'uores ; studiorum labores, negrotiorum Molem , spei plenus, fidei certus, Christi charitate Circumamictus ; animo semper prœæcepit vious Vivus el ipse sibi. H. T. P. ——060e>— DES POETES LATINS CHRÉTIENS, Par LA. Le professeur Bacbr. sp e-——— Les écrivains qui ont tracé le tableau de l’histoire lit- téraire de Rome, se sont généralement accordés à en exclure les ouvrages qui ont été composés par des auteurs chrétiens, aussi bien ceux des poëtes et des historiens, que ceux qui ont pour sujet des matières religieuses. Cepen- dant, la dernière période de l’histoire littéraire des Ro- mains s’étend jusqu’à l’an 476 après J.-C., et avant cette époque, les chrétiens comptaient, dans les diverses branches de la littérature, des auteurs qui égalaient tout au moins les écrivains paiens du même siècle. Ces au- teurs chrétiens se trouvaient donc relégués ou dans les bibliothèques des auteurs ecclésiastiques , ou dans celles des écrivains de la moyenne et de la basse latinité; on les étudiait à cause de leurs opinions dogmatiques, ou bien sous le rapport des faits historiques auxquels ils fai- saient allusion, ou bien enfin sous celui de la langue dont ils attestaient la décadence. Cependant les théologiens et les érudits, les seuls à peu près qui abordassent la lec- ture de leurs ouvrages, rendaient justice à leur mérite littéraire, et témoignaient quelquefois de ladmiration pour l'élévation de leurs idées et la vérité de leurs ta- bleaux. D’un autre côté, le goût des recherches histo- riques , la direction de ces recherches vers le moyen âge, devaient nécessairement appeler Pattention sur cette classe d’écrivains, et inviter les littérateurs à s’assurer par eux- mêmes si ces poëles méritaient réellement la sentence ’ 300 DES POËTES LATINS CHRÉTIENS. prononcée contre eux, une exclusion complète du tableau de la littérature. M. le Dr Bæhr, professeur à l’université de Heidelberg, auteur d’une histoire de la littérature romaine qui a été accueillie avec beaucoup de’ faveur en Allemagne”, avait, comme ses devanciers , soigneusement exclu de son ouvrage, les auteurs chrétiens ; maïs il avouait en même temps dans sa préface que cette exclusion rendait son tableau incomplet , il reconnaissait l’utilité et la con- venance de combler cette lacune, et exprimait le désir que l’histoire littéraire de Rome chrétienne füt traitée avec le même soin que celle de Rome paiïenne. Il a entrepris lui-même ce travail, et il en a déjà publié la première partié, qui traite des poëtes et des historiens *; la se- conde partie, destinée aux pères de l'Eglise latine pa- raltra prochainement et complétera l'ouvrage. Ce travail nous a paru mériter l’attention de nos lecteurs , soit par la nature du sujet, soit par la manière distinguée dont il a été traité, et l'introduction de la première partie dont nous donnons ici la traduction pourra faire apprécier le talent de l’auteur, en présentant les principaux résultats de ses recherches. « La poésie chrétienne, qui prit naissance dans les pre- miers siècles du christianisme, suivit deux directions d ffé- rentes : c'était d’un côté une poésie d'imitation, de l’autre une poésie originale. En effet, la plupart des poëmes de cette époque sont des narrations , des descriptions , des 1 Geschichie der rômischen Literatur, von Doct. J.-C.-F. Bühr. La première édition a paru en 1828, la seconde en 1832; un abrégé en 1833. La troisième édition se prépare. 2 Die chrisllichen Dichier und Geschichtschreiber Rom's. Eine jilerär-hislorische Uebersicht, von Doct. Bähr. Carlsruhe 1836, im-8°, VIIL et 159 pages. DES POETES LATINS CHRÉTIENS. 301 pièces didactiques , ou même des panégyriques, en un mot, ils rappellent tout à fait la forme et l'esprit de la poésie profane contemporaine , qui ne pouvait s'exercer que dans ces branches ; on remarque dans le style , dans les images , limitation des mêmes poëtes classiques qui servaient aussi de modèles aux poëtes paiens de la méme époque ; tandis que ceux-ci puisaient dans l’histoire ou dans les mythes de l’antiquité les sujets de leurs poëmes, les poëtes chrétiens empruntaient à l’histoire biblique de l'Ancien et du Nouveau Testament , aux traditions rela- tives à la vie et aux souffrances des saints et des martyrs, la matière de leurs chants : ils s’attachaient fidèlement au récit historique, sans y ajouter aucun développement qui leur fût propre, et le plus souvent aussi sans lui donner d'autre ornement poétique que celui d’un mètre calqué sur le modèle qu'ils avaient choisi. « Mais, à côté de cette poésie d'imitation, on en vit bientôt s'élever une autre plus libre, qui dut sa première origine à l’usage oriental introduit de bonne heure dans les assemblées chrétiennes , de méler le chant aux céré - monies du culte. Comme il était naturel que l’on choisit d’abord dans ce but quelques Psaumes , des passages des Prophètes, ou d’autres parties de lEcriture, et qu’on cherchât à les présenter sous une forme qui convint aux exigences du chant, cela fournit aux fidèles une occa- sion toute simple, un motif bien plausible de céder à Pimpulsion de leur cœur, et d'exprimer leurs sentime ns dans des hymnes pleins d’enthousiasme. De là naquit une poésie originale et indépendante » Qui, bien que conc ue dans le langage de l’ancien paganisme, présente dans son contenu, dans sa marche et dans l'exposition du sujet, un caractère tout à fait différent de celui de B poésie profane , et qui appartient en propre au christia- La 302 DES POETES LATINS CHRÉTIENS. nisme. Les Romains manquaient depuis longtemps de toute poésie lyrique véritable ; ce genre de poésie d’ail- leurs , n’avait jamais été naturalisé à Rome, et, même dans l’âge d’or de la littérature latine, il n'avait paru que comme une plante étrangère ou parasite. La véri- table poésie lyrique latine ne se révèle que dans quel- ques beaux cantiques chrétiens. « Si, dans les premiers siècles surtout, la poésie des- criptive et narrative présente en général des productions plus nombreuses et plus étendues que cette nouvelle poésie lyrique, cela s’explique en partie par des causes natu- relles, en partie aussi par les exigences du temps et par la position particulière du christianisme. En effet , tandis qu'il se répandait sur toutes les provinces de l’empire romain , il avait besoin de cette forme métrique pour se populariser , pour instruire les hommes , pour gagner et conserver à la doctrine du Christ les esprits faibles , pour défendre aussi cette doctrine contre des adversaires mal- veillans et dangereux ; et pour montrer enfin limmense supériorité de ses dogmes sur les superstitions paiennes. Lorsque ce but fut atteint , la poésie chrétienne se con- sacra surtout à célébrer les actions des saints et des mar- tyrs , soit pour en conserver le souvenir, soit pour faire comprendre par de tels exemples quel est le pouvoir victorieux du christianisme dans sa lutte avec le mal. de ce monde, soit pour préparer à ces illustres victimes de nobles imitateurs. « La culture et le développement du chant d’Église, qui étaient dus surtout aux efforts d’un Damase , d’un Ambroise, d’un Grégoire, amenèrent ensuite le déve- loppement de la poésie lyrique chrétienne, qui prit alors une forme mieux déterminée, et qui adopta une marche suffisamment régulière sous laquelle elle se main- DES POËTES LATINS CHRÉTIENS. 303 tint durant tout le moyen âge, en produisant de temps à autre des hymnes remarquables. Mais auparavant, sur- tout dans les premiers temps qui suivirent sa naissance , elle a inspiré des cantiques d’un grand mérite, qui , soit pour le contenu , soit pour la profondeur et la su- blimité du sentiment religieux , doivent étre préférés aux plus belles odes des époques antérieures. Celles-ci lemportent , sans doute, par l'élégance et la pureté du langage, mais elles sont loin de présenter autant d’origi- nalité et un élan poétique aussi puissant, En effet , l'an- cienne Rome , comme nous l’avons déjà remarqué , ne fut jamais bien favorable à la poésie lyrique, elle ne produisit presque rien dans le genre de hymne ou des poésies religieuses. La religion des Romains n’était qu’une obscure et grossière superstition , qui ne servait qu'à favoriser leurs vues politiques , et qui ne pouvait par conséquent s'élever ni à la liberté morale ni à la con- science du devoir; or, ce sont les seuls sentimens qui puissent donner à la poésie , et surtout à la poésie lyrique religieuse l’âme et la vie, et lui inspirer de grandes et de nobles pensées. « Plus eette poésie lyrique chrétienne se développait avec indépendance , plus aussi elle devait s’écarter de la forme qu'avait revêtue l’ancienne poésie lyrique pro- fane, et adopter par conséquent, dans la langue comme dans la métrique, un caractère qui répondit mieux à sa nature et à son génie. Il fallut abandonner les anciens modèles et s’accorder plus de liberté dans l'observation des lois de la prosodie et du rhythme, lois auxquelles les anciens poëtes avaient été si fidèles. Comme on de- vait avoir encore plus d’égard à l'harmonie, on. fut amené à faire prédominer l’accent sur la quantité pro- sodique des syllabes , circonstance qui contribua à trans- - 304 DES POETES LATINS CHRÉTIENS. former le caractère même de la langue sous ce rapport, ou qui du moins favorisa beaucoup cette transformation. De là vint aussi plus tard l’introduction nécessaire de la rime, que nous ne trouvons pas encore proprement dans les plus anciennes poésies chrétiennes , et dont on ne rencontre qu'un petit nombre d’exemples dans la pé- riode que nous avons à parcourir , mais qui ; d'un autre côté, à en juger par certaines traces, se rencontrait déjà dans les anciens chants populaires des Romains, tandis que la poésie du siècle d’Auguste , formée sur les modèles grecs, l’évitait avec le plus grand soin. Cepen- dant on s’attacha toujours aux anciens rhythmes, quoi- qu’on les traitàt avec plus de liberté, et l’on choisit, surtout pour les chants d'Église, ceux qui admettaient plus facilement la mesure marquée par lPaccent, comme c’est le cas dans les iambes à quatre pieds dont on se ser- vait, à ce qu'il paraît, dans les anciens chants populaires, et qui furent aussi employés dans la plupart des hymnes d'Église et dans les plus anciennes. En effet , ces hymnes destinées au culte devaient être mises sous ce rapport à la portée du peuple, et reçurent un rhythme facile et simple, composé de strophes de quatre vers iambiques de quatre pieds chacun. « Quelques poëtes chrétiens s’essayèrent aussi à des jeux d’esprit, tels que les acrostiches, les centons , etc., comme on devait s’y attendre dans un siècle où la poésie était considérée, non comme un don de la nature, mais comme un art qui peut s’acquérir par l'étude. « Du reste, on ne doit pas trouver étrange qu’une poésie qui propageait une doctrine destinée à tous les peuples de la terre, et devenue déjà presque universelle, ne püt pas se maintenir ainsi à l’étroit dans les formes de la poésie romaine profane; qu'elle dût chercher à se mou- DES POETES LATINS CHRÉTIENS. 305 voir plus librement, et revêtir de la sorte un caractère essentiellement différent, caractère qui se reconnaissait moins peut-être à quelques expressions qu'à la marche générale des idées, au ton, à la couleur du poëme. Et s’il en dut résulter un changement dans la valeur et l’em- ploi de plusieurs mots , lPadoption de plusieurs expres- sions nouvelles inconnues à l’ancienne latinité, il n’en faut pourtant pas conclure que létablissement et la pro- pagation du christianisme aient été la cause de la ruine et de l’aliération du langage. Au contraire, le christia- nisme, en rendant nécessaire l’usage de la langue latine, a empêché que les monumens de cette langue ne devins- sent complétement inintelligibles , et ne finissent par dis- paraître tout à fait. « La poésie chrétienne , surtout dans ses productions les plus remarquables , dans celles où le sujet n’a pas été traité d’une manière diffuse, ni surchargé par une foule de détails inutiles ou par le mélange de choses étran- gères ; comme c’est le cas , par exemple, dans plusieurs de ces pièces didactiques consacrées au panégyrique de quelque saint, se distingue en général par une certaine gravité solennelle, par une dignité, une force qui ap- partiennent d'ailleurs à la poésie latine; on y remarque en outre un sentiment intime et profond qui saisit le lec- teur malgré lui , et qui est aussi éloigné d'une sensibilité faible et languissante , que de l’enflure et de l’affectation ; on n’y trouve point de ces tableaux destinés à produire de l'effet , et qui sont si fréquens dans la plupart des poëtes paiens de la décadence. « Si, dans les cantiques grecs qui appartiennent aux premiers temps de l’établissement du christianisme , on rencontre une plus grande richesse d’idées, une imagi- nation souvent hardie qui s’élance jusque dans l'infini , et ’ 306 DES POETES LATINS CHRÉTIENS. qui vous entraîne avec elle, si l’on est charmé par la grâce, par la douceur de la langue , par cette abondance, cette fécondité du génie grec qui ne s’épuise jamais, et qui reprenait même alors une nouvelle vigueur , d’un autre côté , on admire dans les hymnes latins , par exem- ple dans ceux de saint Ambroise , une noble simplicité, une gravité majestueuse , une foi intime et profonde ; on est forcé de convenir que ces cantiques étaient éminem- ment propres à raffermir le courage des fidèles, à leur inspirer cette patience ferme et soutenue qui leur était si nécessaire, à les remplir d’une sainte joie au milieu des calamités de tout genre auxquelles ils étaient exposés. L'esprit occupé de pareilles idées passe facilement sur les défauts de la forme, sur labsence d’un plan ingénieux, sur un style qui n’a pas toute la pureté classique; il se trouve amplement dédommagé de la perte de pareils or- nemens, « Ce qui trouble quelquefois cette admiration, moins cependant dans les poésies lyriques que dans celles qui se rapprochent du genre épique , c’est le mélange d'idées et de doctrines plutôt théologiques que religieuses. Ce dé- faut tient sans doute à la direction générale des esprits, et cette direction devait exercer son influence sur des productions poétiques semblables à celles qui nous occu- pent. Il est vrai que, grâce à cette circonstance , ces poésies sont une source abondante de renseignemens re- Jatifs à l’histoire , à la naissance et au développement de plusieurs doctrines de Péglise romaine, car Prudence, Prosper et d’autres poursuivaient dans leurs poëmes un but didactique, et combattaient souvent les hérésies ; ce- pendant de pareilles digressions ne sauraient être approu- vées par un critique de bon goût, qui doit assigner aux ouvrages dans lesquels elles se trouvent une place infé- DES POËTES LATINS CHRÉTIENS. 307 rieure. Nous devons en dire autant du langage de ces poëtes : il porte naturellement les traces de leur époque, et s’éloigne sensiblement de la pureté des auteurs classi- ques. Néanmoins il faut reconnaitre qu’en s’attachant à imiter les modèles de l’antiquité , les poëtes chrétiens ont conservé leur style plus pur, plus exempt d’altérations de divers genres que celui des écrivains en prose. « Si donc, nous ne pouvons admettre sans restric- tion la manière de voir de ceux qui proposent de substi- tuer dans les écoles ces auteurs chrétiens aux auteurs paiens , soit pour servir à l’étude de la langue, soit pour faire naître dans le cœur des élèves des sentimens vrai- ment chrétiens ‘, et cela par des motifs trop évidens pour qu’il soit nécessaire de les exposer ici ; et qui, même dans le moyen âge, n’ont jamais été méconnus ; nous croyons cependant qu'il serait utile et convenable d’ac- corder plus d’attention qu’on ne Pa fait jusqu'à présent à ces monumens de Ja poésie chrétienne , et d’étudier les productions les plus remarquables de cette poésie sous leurs diflérens points de vue, pour les comparer avec celles des auteurs classiques , et pour faire ainsi sentir à la jeunesse le contraste qui règne entre le monde chré- tien et le monde païen. Un des humanistes les plus distin- gués du XVI siècle, Louis Vives, s’exprimait ainsi à ce sujet : Legendi et poetæ nostræ pietatis , Prudentius , Prosper, Paulinus , Sedulius ; Juvencus et Arator : qui quum habeant res altissimas et humano generi salutares, 1 Alde l’ancien s’exprime ainsi dans la préface de son Recueil intitulé Poetæ christiani veleres : — Slului christianos poelas cura nostra impressos publicare, ut loco fabularum et librorum genti- lium infirma puerorum œtas illis imbueretur, ut vera pro veris et pro falsis falsa cognoscerel, alque ita adolescentuli non in pravos el infideles, quales hodie plurimi, sed in probos atque orthodoxos siros evaderent, quia adeo a teneris assuescere mullum est, [4 308 DÉS POETES LATINS CHRÉTIENS. non omnino sunt in verbis rudes aut contemnendi. Mulla habent quibus elegantid et venustate carminis certent cum antiquis , nonnulla quibus etiam eos vincant. D’autres savans , tels que G. Fabricius , Gaspard Barth, Leyser, Daum, etc. , ont parlé dans le même sens, et nous ne nous serions pas appuyés de leur autorité, si l’opinion contraire sur le peu de mérite de ces poëtes chrétiens, tant sous le rapport du contenu que sous celui du lan- gage, n’était pas généralement répandue. « D'un autre côté, le peu d’attention que l’on a ap- porté dans les deux derniers siècles à cette branche de la littérature , explique suffisamment pourquoi ces poëtes présentent un texte si corrompu et d’une lecture si diffi- cile *. Cela est surtout vrai de plusieurs hymnes ou can- tiques pour le texte desquels la critique n’a encore presque rien fait. Comme ces hymnes ont été en partie reçues dans les livres de plain-chant, d’où elles ont passé dans les divers recueils des chants d'Église pour les besoins du culte, elles ont subi une foule de changemens , de transpositions, d’additions et de mélanges, en sorte qu’il est devenu très-difficile de les ramener à leur pureté pri- mitive , et de présenter une édition critique de ces chants dont les auteurs sont en partie inconnus ou incertains. C’est un nouveau motif pour s'attacher à l’étude de ces antiques monumens de la piété des premiers chrétiens , et pour exploiter cette mine délaissée où l’on pourra décou- vrir des trésors inconnus , Ou tout au moins des secours précieux pour la connaissance de l’histoire et de l’anti- + quité. » ‘ Dici non potest, dit le savant Barth, quam conlemplim vulg'o tam divina opera habeantur ; quolus enim quisque est vel erudito- rum nihil non pervag'antium alioquin, qui horum bis aut ter meminerit? Unde longe eliam majorem illustrantis dilig'entiam requirunt » quam pulalum hactenus est. DES POETES LATINS CHRÉTIENS. 309 Le champ parcouru par M. Bæbr, dans sa revue des au- teurs chrétiens , s’étend jusqu’au règne de Charlemagne au commencement du IX° siècle, quoique les deux siè- cles précédens ne lui fournissent qu'un bien petit nombre d'écrivains à mentionner. Il n’a pu grouper entre eux les poëtes chrétiens suivant la nature de leurs œuvres , parce qu’ils ont presque tous cultivé plusieurs genres à la fois , et il a dû suivre, pour cette partie de son travail, Fordre chronologique comme étant le seul qui fùt exempt de confusion et de répétitions. D’ailleurs le nombre de ces poëtes est peu considérable ; il ne dépasse pas trente-six. Ceux qui occupent le premier rang sous le rapport de l'élégance et de la pureté du style, sont Prudentius , Ju- vencus, Paulinus, Sedulius, Arator ; ils se sont tous adonnés à la poésie narrative et didactique. Les uns ont mis en vers latins, plus ou moins élégans, les événe- mens racontés dans les Évangiles et dans les Actes ; d’autres ont célébré les martyres des premiers chrétiens ; d’autres ont combattu les hérésies, ou exposé divers points de la doctrine chrétienne. Prudentius est le seul d’entre ceux que nous venons de nommer qui ait cultivé la poésie lyrique; il a composé des hymnes intitulés Ca- themerinôn , parmi lesquelles on remarque la dixième qui est un chant funèbre. Mais le véritable créateur de la poé- sie lyrique chrétienne chezles Latins , est saint Ambroise; il vivait, comme Prudentius, au milieu du [Ve siècle, et fut élevé en 374 à l’épiscopat de Milan. Ce fut là qu'il introduisit d’importantes réformes dans le chant de l’É- glise, réformes dont nous ne pouvons nous faire une idée bien précise , mais qui portèrent sans doute à la fois sur la musique et sur les paroles des cantiques. Saint Ambroise composa lui-même un certain nombre d’hymnes qui furent d’abord chantées dans les solennités religieuses 310 DES POETES LATINS CHRÉTIENS. de Milan , puis successivement dans d’autres villes d’Ita- lie, et dans les pays étrangers. On en composa dans la suite sur le même rhythme plusieurs autres qui lui furent aussi attribuées, en sorte qu'il est bien difficile de recon- naître aujourd’hui celles qui sont réellement son ouvrage. Cependant on s'accorde à admettre comme authentiques les douze qui ont été recueillies par les savans Bénédic- tins dans leur belle édition des œuvres de ce père, et qui se font remarquer par la simplicité et la noblesse du style, autant que par la plénitude et la sincérité de la foi qui les inspirait ‘. | ‘ Le lecteur pourra s’en faire une idée par les deux pièces ci-jointes : HYMNUS VII. Splendor paternæ gloriæ, De luce lucem proferens, Primordis lucis novæ, Diem dies illuminans, Verusque sol illabere Micans nitore perpeti, Jubarque sancti spiritus Infunde nostris sensibus. Votis vocemus et Patrem, Patrem perennis gloriæ, Patrem potentis gratiæ; Culpam releget lubricam. Informet actus strenuos, Dentes retundat invidi, Casus secundet asperos, Donet gerendi gratiam. Mentem gubernet et regat, Casto, fideli corpore Fides calore ferveat, Fraudis venena nesciat, DES POETES LATINS CHRÉTIENS. 311 Nous ne suivrons pas plus loin M. Bæhr dans cette revue; ce que nous venons de dire, et surtout les vues générales qui sont exposées dans l'introduction qui pré- cède , suffiront pour remplir le double but que nous nous sommes proposé, de faire connaître ce nouvel ouvrage du savant professeur, et de signaler une classe d’écri- vains qui mérite à plusieurs égards d'attirer notre at- tention. bo. Christusque nobis sit cibus Potusque noster sit fides, Læti bibamus sobriam Ebrietatem spiritus. Lætus dies hic transeat; Pudor sit ut diluculum, Fides velut meridies, Crepusculum mens nesciat. Aurora cursus provehit, Aurora totus prodeat In Patre totus Filius, ‘ Et totus in Verbo Pater. HYMNUS X. Consors paterni luminis, Lux ipse lucis et dies, Noctem canendo rumpimus, Adsiste postulantibus. Aufer tenebras mentium, Fuga catervas dæmonum, Expelle somnolentiam Ne pigritantes obruat. Sic, Christe, nobis omnibus Indulgeas credentibus ; Ut prosit exorantibus Quod præcinentes psallimus. HENRIETTE. (Suite et fin.) —— Blle les travaux de sa journée , j'allais de mon côté m'établir dans le mien. Le voisinage , et cette conformité d’habitudes, nous rapprochèrent peu à peu, en telle sorteique, malgré toutle prix que cet homme attachait à l’emploï du temps, ilen étaitdéjàa venu à perdre üne où deux minutes en causeries sur le pas-de la porte, lorsque le sujet que-nous avions;commencé à:traitér en montant, exigeait impérieusement quelques brèvés ‘paroles:de plus; Pendant que mous montions, sa fille montait devant nous’, tenant laoclé!'de l’atelier dans sa main!: C'était une personne d’une taille agréable ,;: et d’une figure noble plutôt:que jolie. Toujours à tête nue, d’unesmise extré- mement: simple; ses beaux! cheveux lissés sur-le; front; étaient; avec sa pan et sa fraicheur, sa plus réelle parure’! dons L | 109 8 Les traits d’uné édéeaidi forte se reconnaissent:à tout, âge chez ceux.qui en:ont reçu le, bienfait: Bien que,sou- mise.et timide, cette jeune fille portait sur son: front l’em- 1 HENRIETTE. 315 preinte! de cette fierté lun peu sauvage qui se peignait aveeplus d'énergie sur le-visage de son pèré. Ignorante dés manières du monde, "elle en avait qui lui 'étaiènt pro- pres } nobles et réservées ; en telle sorte que’; simple cornme sa, condition , Re ff en avait:pas'la commune et vulgaire. physionomie! Nas 1320q{ur 2 C'était, néanmoins, une chose singulière et intéréssante que de voir cetté jeune personne ;"laborieuse à l'âge’ du plaisir, vouée. sans relâche et presqué'sans rééréation à des travaux d’ordiniairé étrangers, à son'sexe, et} totte jéune qü'’elle était ;:subvetiant en corimün avec son pére à-Ventretien dela famille. 1 220007 10 Je ñe-tärdai pas à devenir assez-régulièrement atinal pour-né jamäis être exposé à/mônter seul x'mon'atèlier. Seulement il-arrivait quelquefois que ; le géomètre tant assigné Fouvrage dès, la veille, Henriette montait Seule. C’étaient mes mauvais jours ;'car, craignant de lui éau- sen un embarras que déjà j’éprouvais moi-mêmé, jé ne savais mieux faire alors que de hätér le’ pas si je ‘me trouvais devant elle ;'ou de le ralentir ‘si je me monter devant moi. : © à God dt 4 » Une fois établisdans mon atéliér, j sise un'charme nn: à ‘la présence “dé” mon invisible compagne; trouvant une agréable distraction aux moindies bruits qui me peignaient son pas, Son géste où Ses ‘divérs mouvemens.: Aussi; quand Ÿ hèure des repas l'äppelait ? à descendre ;: j’éprouvais ‘une ° impression! ‘d'isolement ét d'ennui;-de façon que, peu à peu, je inhabitüar à à ‘n'abisén: ter aux mêmes heures qu'éllé? 49074 2h51 940 0 ete Au milreuide mes noifeltés distractions , une! ciréon- stance me revenait souvent à l'esprit. Les premiers jours. ; avant: mes! habitudés imatinalés’,°il lui était arrivé quel- ‘ 316 DENRIETTE : quefois de. chanter.une-petite ballade;durant ses longues heures; de travail, et puis :cechant avait cesséitout7à coup.) et justémientà Pépoque où.J'avais commencé à Pé- couter avec-un:plaisié plus grand: Était-ce hasard? Étaits ce à moncinténtion? M’avait-elle assez remarqué déja pour s’imposer cette réserve? Cette réserve indiquait-elle qu’elle,s’occupât de moi comme je m’occupais d’elle? LVoilà cent questions ; «et une foule! d’autres', qui ‘me donnaient infiniment à songer ; à méditer. Aussi , après mes, copies ; je-n’entrepris rien: Mes toiles restèrentioisis yes; mes pinceaux gisaient épars ; nulle chose n’avaitide saveur auprès du sentiment qui alimenñtait-mes, journéés. Et. ce n'étaient plus.comme jadis ces-réveriés dont je n\'avouais à Moi: même..le.vide.et la folie.Cetté fois y:au conuaire ; J'idée.de mariage s’offrit des premières: àma pensée et dès qu’elle y fut entrée, elle n’en:sortitplus: Heureux âge-que celui où-j'étais encore! derniers beaux jours. que,doit, clore bientôt. la saison de Fexpé- rience et de la. maturité! Ayant d’avoir encore échangé un motavec celte jeune fille, je me, proposais del’épouser! Avant d’avoir jamais réfléchi sur cet état austère que les poëtes nous peignent comme le tombeau de l’amour, et les moralistes comme un Joug sacré, mais tout pesant de chaines , je m'y acheminais comme vers une rive toute.de fleurs et de parfums. Ayant de m'être enquis comment, ou,de quoi , vit un ménage:ou s’élève une famille, déjà, et, surtout, je :m’occupais de combiner certaines disposi- tions. dont la possibilité facile prétait à mes désirs tout l'attrait d’une réalité prochaine, En effet, tout se réduisait à percer uné porte dans la cloison... Alors la mansarde d’Henriette devenait notre chambre :nuptiale; la mienne, notre atelier destravail:, DENRIETAE. 317 où , elle. à ses feuilles: , moi à mes toiles y nous coulions des jours: filés de paix , de bonheur et d'amour. À "Un matin, je songeais à ces choses , accoudé sur ma fenêtre , et regardant machinalement le vieux régent qui arrosaît les tulipes dé son petit jardin, lorsque sr parut tout à coup à la sienne. Elle ne me cherchait pas, comme je pus le reconnaître à la vive rougeur qui colora subitement ses joues. Tou- tefois, à "moins dé laisser voir que ma présence lui cau- Sat plus impression qu il ne convénait à sa fierté de l'avouer, elle ne pouvait se retirer subitement. Elle de- meura donc ; seulement , pour dissimuler son embarras, ellé regardait à l’opposite les nuages flottér dans les airs: L'occasion était unique d’entrer énfin en conversation avec celle dont je me proposais de faire ma femme. Aussi faisant un effort extrême pour’ surmonter uné vive émo* tion : — Ces tulipes. . .. dis-je au régent. . À peine avais-je prononcé ces deux: mots , qu'Hen- riette rétira sa tête, avant que lé régent eüt ee “ sienne, et l’entretien en demeura là. — Ah !'ah ! vous me regardiez faire : ? dite régent. Ma- lin ! Je devine votre pensée : ; . 104 Passe encore de, bâtir, mais planter, à cet âge ! P’abord ce sont ; jeune homme’, des tulipes : Eh quoi! défendez-vous au sage 7® (De se donner des’ ‘soins pour le plaisir d'autrui? « Tenez, cette bariolée-ci , qui vaudrait vingt ducats en Hollande, je la destine à mon épouse : purpureos spargam flores… 318 HENRIÉTTE -1.4Le régent citait encore ; que j'avais déjà refermé ma fenêtre pour-ealer mon:trouble et cacher ma:confusiont Ê Le mauvais succès de cette tentative m'ôta l’envie de la renouveler, en sorte que, pendant plusieurs, semaines ; jeme bornai à à suivre discrètement le,cours des habitudes dont j j'ai parlé. | à init: MR Henriette, recevait quelques 1 rares visites. os mère ; lorsque. les Soins du ménage lui. laissaient, quelques instans | de disais montait travailler auprès, d'elle. Aussi: tôt, me prod de la cloison > Je retenais mon, haleine pour mieux entendre leurs discours, LU ol = Votre père; disait la mère, sera de. retour vers six-heures, J’ai disposé yos_frères pour que nous. puis- sions sortir ensemble. …, CARTE à .— Je vous verrai sortir. sans moi. ma mère; Car. Je ne préyois point que, si je, quitte cet, ouvrage , ï puisse être rendu demain. C’est jeudi, vous savez, que se paie le terme. } + Vous. êtes ,,ma hr Pan : es nécessaire à la familleÿ je me, réjouis] que. vos frères, puissent vous.sou lager. T# N LORS — Je m'en Ne pour mon père ! — Votre père, est fort, Dieu merci, et jeune, encore. Je ne rédoute pour lui que la: maladie et l’âge. : Vous 110 | pourriez nous manquer Henriette. — Je suis forte aussi! etj’espère vivré: — J'y compte, ma chère; enfant; mais l’âge viendra de vous établir. L — Je, vous, appartiens, ma, mère. D'ailleurs, j'aime mieux garder. celte gêne. où nous vivons ensemble, que de l'échangèr contre. une gène 0 où je vous, serais étran- gère. L . HENRIETTE. 319 | 4 C'est donc un'époux ane que vous voulez, Hen- riette ? nt no | 9 h ééôlo >» Non) ma mère ; Car je ne serais pds son égalesMais je-ne:veux pas-non plus vous:ôter mon travail ; pour:le porter à:un-maitre à qui Je me le dois point. : : :1 ——"Vous:avez raison Henriètte:, de ne pas prétendreià la-richesse. Mais considérez, mon enfant; que’ votre mère;est bien/heureuse au milieu de la gêne , et que4out borheur lui:vient de son maître.et de ses enfans: Une pauvreté plus grande encore ; mais ayec un époux-hon- nête, c’est mieux que de resterifille, Henriette. Le mal- heur! vient du! vice ;,et:non pas de la pauvreté. ::: ce rr Jliy.a,:ma mère, peu d'hommes comme mon père. C'était s'approcher beaucoup de moi;, sans m’apercez voir le moins du monde, et'tel était le/sentiment que m'inspirait déjà cette fille vertuéuse et! ‘fière: que jen éprouvais un très-chagrin dépit. “L’entretien, d’ailleurs’, n’était nullement selon mon goût: Les propos d’Henriette annonçaient. un ‘cœurlibre à lanvérité , mais fort, disposant de lui, et'qui, s’il, était fait pour se! donner sans retour, ne présentait pas de:ces côtés: tendresret inflammables par lesquels seulement un jeunehomme de mon natürel se: flautait de pouvoir:y trouver accès: ÆEa: seule chose qui encourageait mes es- pérances, c'étaient les’ discours de la mère. Cette bonne däme ;'en faisant l'éloge de Fhonnêteté pauvre, me ‘sém_ blait-parler -divinement :bien, : et directement en ma fa- veur. Car’ j'étais honnète, mais j’étais:surtout pauvre. Malheureusement Henriette-ne dépendait pas unique- mentde sa mère: et: par un trait smgulier, mais naturel pourtant, ce, caractère ’de fienté ;et d’indépendaneé qu; distinguait les membres dé cette famille, rs alliait dans 320 HENRIEMTE . chäéun d’eux à une librérmais entière soumission-à la volonté du chef qui en était l’âme. Le géomètre, hoñime ferme, austère, laborieux , ‘s’il n’était nisaffable dans ses manières ; ni Courtois dansises formes, :exerçait sur tous les siens l’empire puissant:et respecté de l’exemplé; du dévouement, de lirréprochable ‘vertu. Sa femme l’aimait avec vénération ; et Henriette, à mesure:qu’un-jugement plus formé lui permettait de: comparer son: péreiaveeiles autres hommes, s’accoutumait à le placer: plus haut:dans son estime que la plupart d’entrereux; 'en:telle; sorterque sa filiale piété; profonde plus encore quertendre , rés+ pectueuse plus qu'expansive, avait'vouéà l’auteur de:ses jours une obéissance sans réserve. Ni son cœur, mi sa personne , ne pouvaient appartenir qu’au préféré d’un père si digne à ses yeux de guider son choix. J'ai reconnu depuis ;et:souventiavec ceimouvement d’admiration qui, va jusqu’à mouiller. l'œil de. chaudes larmes , combien était intéressante. et. vénérable cette humble famille, combien était vraiment grandi cet homme obséur; mais pour lors cette austérité, cette:soumission, ces vertus, me semblaient autant d’obstacies à mes vœux: Que m’importait, en.effet; que les femmes fussent; sou mises ,:si d’autre-part je né-savais commentaborder leur maitre et seigneur? Que m’importait que le:géomètre fût austère, ferme, laborieux, si ces qualités, qu’assurément il voudrait retrouver dans son gendre; étaient justemént celles qui memanquaient ? Restait à lui faire goûter cellés que je pouvais avoir en compensalion ;: mais javais) péu . d’espoir d’y réussir. En effet, l’abordroidede cethomme, son œil fier et susceptible, sa parole!brusque-et Pascendant de:son caractère, m'imposaient en. sa présence je/ne’sais quelle gaucherie où s’effaçaient tous mes avantages. 11011 Ainsi; tout m'était obstacle ; et puis, conime il arrive HENRIENTE. 321 toujours, chaque obstacle’ se transformant en, un stimu- lant désir, à force de songer «combien il m'était difficile. impossible, d'obtenir la:main d’Henriette ; j'arrivais àne plus former qu’un pressant, mn uñ unique! vœu, Celui d’obtenir cette main. C'est ce qui me porta à prendresun: parti cheyaleres- que , mais désespéré : celui de brusquer le premier pas , en faisant à ma future l’aveu passionné dé mes séntimens. Il ne s'agissait au fait que, d’épier une occasion, favora- ble. J’épiai donc, et si longtemps; et sicbien:, que Jes occasions vinrent à m'être’ lées june là-une, avant. que j'eusse fait ma déclaration. 1 44 126 23h chez 5100 Ce fut le-matin d’abord. Souvent,nous: montions seuls ensemble , et j’en étais déjà venu , auprès d’Henniétte, à ce point.de.familiarité que, après l'avoir saluée, ;je Jui adressais la parole pour lui demander des nouvelles -de son père, où pour, énoncer, mon Opinion tantôt: sur lFennui des Jongues, pluies, tantôt sur - le,.charme ;des belles journées. Dix fois, au moins, , enhardi par «ma hardiesse même, je me mis en,devoir d’éclater.en javeux significatifs et tendres; lorsque, à eet instant suprême; la rougeur me montant au:yisage et l’émotion m’ôtant Ja parole, je remis à.un moment oùje me:trouverais sans rougeur. et,.sans trouble. Pendant que je prenais. ainsi mon temps, le géomètre. se mit insensiblement. de : la partie , et Henriette ne monta plus séule,à sa mansarde: Mais l’amour est si ingénieux:! À J'heure:des-repas , Henriette descendait et remontait, sans être accompagnée; je m’arrangéai de manière. à-faire le voyage avec elle! La chose réussit à merveille. Il,ne restait plus. qu'à me déclarer , lorsque la famille changea brüsqueñient l'heure de ses repas, en sorte que je dus:lélsoir, -éomme à midi, descendre et remonter seul. 322 HENRIETTE.. Réstait un dernier moyen, hardi à la vérité, maïs in: faillible. C’était de m’introduire chez Henriette} ‘sur quelque prétexte;'et là, de donner un libre essor à mes sentimens. Je me mis en chemin bien des fois, ‘et j'ici encore ;, il ne me restait plus qu’à ne pas rebrousser à chacune , lorsque la mère d’Henriette prit peu à peu l’ha- bitude de venir travailler auprès d’elle:: Je dois aux leçons de‘M. Ratin , et à ses pudibondes harangues, de w’avoir jamais 6sé adresser à une femme le moindre-.propos tendre, durant tout le cours d’une jeu- nesse où je ne fis d’ailleurs guère autre chose que d’aimér Cette sotte timidité est un bien dont je reconnais aujour- d’hui le prix. Par elle; le jeune homme retient , et porte jusqu'aux jours de lhyménée, cette pudeur native qui, une fois perdue ; ne se recouvre plus ; par elle, Soncœür de: meuré jeune , sincère ; ilse remplit de mille sentimens vifs et tendres, dont elle comprime l'essor , mais pour lui'en faire apporter le pur et) fie hommage à celle qui séra la compagne de sa vie: | ‘Mais alors j'en jugéais autrerent. Je m’indignais contre moiiméme, êt, réfléchissant combien de fois déjà cette incurable timidité avait enchaîné ma langue lorsque tout me conviait à parler, jecommençais à croire que; né gauche «et stupide ; je finirais pat demeurer garçon , faute d’avoir su déclarer mes ‘sentiméns. Heureusement lé ha: sard'vint à mon aide. Un matin ;'je me livrais à ces pensées décourageantes, x lorsqu'on frappa à ma porte. Je courus ouvrir :e’était Lucy. "La visite de cette dame meeombla d’aise ; car je savais d’avancé quelle serait la grâce flatteuse deson‘lan- gage, let'j’étais bien déterminé à m’imaginer. que; de derrière la cloison ; Henriette n’en perdrait. pas un mot. HENRIETTE! 323 ruducyjrde retourd'une:excursion en: Suisse, venait me demander des nouvelles de ses copies. Elle était séülé, } je les lui présentai ; elle eut Pattention d’en paraître enchan- tée, ravie, et de:prodiguer l'éloge à mes talens. Aussi je ne;me séntais! pas de joie , lorsque changeant d’objet :: + Vous n'étiez pas chez vous, hiér, monsieur Jules? — Auriez-vous pris la peine de montér jusqu'ici, ma- dime? Justement, hier matin, mon onclén me fit demander pour'sortir avec lui: 21-30 ) di vi C'est cequé voulut bién imapprendre une jeune tbe üi travaillé dans li-éhambre voisine; et chez qui je mé repôsai: quelques :instans. Qpslis es:sôn nom; je vous prie? j'of avé l ot ini 546 --À cette, LP je-rougis jusqu’au blané des’ yeux: Lucy s’en-aperçut:; et reprit: aussitôt, non sans quelque embarras:::— Je vous ai fait étourdiment une question que vous-pourriez croire indiserète,; monsieur Jules ;:....-ex- cusez-moi: Monunique motif.était l'envie de savoir le nomd'une jeune fille dont l’air,-Faccueil et Les WenieUEs ) j m'ont.inspiré. de Pintérét: 1560 4 nf" ( ir Elle’se nomme Henriette,....1 repris je encore fort troublé. C’est.un, nom: que je ne prononce pas sans émotion ,.... bien que je le prononce sans cesse... Puis, encouragé par l'air dont Luey nvécoutait,et, surtout par l'envie: d'avancer ;d’achever peut-être lé grand-travail, de ma déclaration : Puisque j'ai osé vous dire cela; Madame, ajoutai-je , je: dois, ce me semble, vous.en dire :davan- tage...…. Cette RRQ je la vois tous les jours , jé,itr- vaille auprès, je l’aime!... et votre, question ;m’a troublé come! si Nous asauiéitihié un seeret- qui est. demeuré Jusqu'ici, dans le, fond de mon!cœur..; C’est en dire assez pour que vous compreniez quels sont mes sentimens ;;et quels, vœux,.ils me: porteraient à former, si je pouvais me persuader qu’ils fussent agréés, 324 HENRIEITE: + En cet instant nous, fümes interrompus.) C'était l'époux de Lucy. On revint aux copies. Bientôt ils me quittèrent. | Après ce qui venait de se passer, javais hâte de .mé trouver seul. Glorieux, ravi, soulagé, j'admiraisque j'eusse osé dire, et si bien, et si à repos Et que c’est facile! pensais-je. TS OUTIÉ ‘Ge:qui m’enchantait-surtout; c’est que Henriètteshi- bre à chaque instant de protester en'sé retirant ;0n’avait quitté sa mansarde qu'après l’arrivée de l'époux de Eucy. Sur cette circonstance, j’échafaudais tout un monde :de boubheur. ‘Henriette: en écoutant ma déclaration, l'avait accueillie ; Henriette l’avait accueillie parce que son cœur était à moi. Enfin , comme vers une heure élle ne re- monta pas à son ordinaire, jé me pérsuadai aussitôt que, fille aussi soumise: que tendre ; elle venait de transmettre mes vœux à sa famille , qui en délibérait à cettecheure ! J'étais donc en proie aux plus charmantes anxiétés de l’attente , lorsque , vers. trois heures de l'après-midi; j'entendis quelqu'un monter l’éscalier. La personne se dirigea d’un pas ferme vers ma porte; qu’elle ouvrit sans façon. C'était. . : . c’était le géomètre ! Il paraît que.ma physionomie n’était pas dans son état normal : Ma visite vous fait pâlir, dit-il brusquement ; ; vous pouviez pourtant vous y attendre ? — Effectivement, Monsieur, balbutiai-je , je. m’étais flatté.….. UE — Remettez-vous done, et prenons des siéges: Nous nous assimes. — J'ai l'habitude , réprit le:gé0- mètre, d’aller droit mon chemin. Voici ce qui m’amène!: Puis fixant sur moi un regard étincelant de fierté: Dépuis longtemps, Monsieur, vos allures me déplaisent. Je croyais HENRIETÉE | 325 m’être suffisammentmis en garde contre.elles.… Mais ; ce matin même , et en présence d’une pérsonné tierce, : vous avez compromis ma fille !.:. Que signifie ce manége ? —Mônsieur, :tentai-je de répondre, blàmez: mon: in- expérience ; mais ne suspéciez pas mes intentions... : Pr — Les bonnés/intentions procèdent ouvertement: Or vos façons d'agir sont. équivoques, quand déjà votre situation , ce que j'en-sais dumoins, ne me 4ranquillise nullement sur vos façons d’agir. " —Vous me faites outrage! gta en et avecun,accent dé vive émotion: :::::1) i eielle — C’est possible , reprit le Bebntètes d’un ton calme qui me remplit de crainte ; mais je suis prêt à vous faire réparation. Il se; peut, en effet, que je vous juge-avec sé- vérité, Al,se, peut que; timide,,,inéxpérimenté,, gauche dans, vos, allures, yous soyez. ferme et honorable. dans vos intentions. Eh bien, c’est à vous,.de me; faire :la preuve, que, vos, propos, dans-1ous les cas inconvenans, sont honnêtes du moins ;-que vous savez où. ils. peuvent; où ils doivent nécessairement conduire, sous peiné d’étre inexçusables,...!, Prouvez-moi donc que vous êtes réel- lement en mesure de.vous marier } et aussitôt; je-rends justice à vos.intentions.. .:. Que gagnez-vous; Monsieur; année: commune ? 5q Cette épouvantable question, que je Yoyais poindre de- puis un moment; m’écrasa comme un coup de foudre. Je ne. gagnais rien encore; je ne ‘possédais pasun-sol vaillant., et j'avais oublié d’ysonger! Si‘Henriette m'’ai- mait,.-si Henriètté m'était umiescquel besoin d’autres ressources ?.... Percer la cloison, et:tout était dit. Mais cite raisonpait de tt : 326 | HENRIETTE- gagne... moins $ans doute que je ne gagnera ès e | suite ;. mais j'ai un état... 109 39 90 IS Il: m'interrompits=— C’est justement pareé que? vous avéz un état; ét que cet état'est celui de-péintré, ‘que je précise ma: question: Vous n’ignoréz pas le ‘provérbé: Votre:état donne de la gloire quelquefois ;:du pain, pas toujours. Ma:fille n’a rien: Qu’avez-vons? Où plutôt, j'en reviens à: ma aniaon) ue LAN suis. airtiéé commune ? sias‘b. 200961 207 aol Je gagne.:iusiuo ! duo ealiel 901, eu0Ve-S J'allais infailliblement mentir ou DRE aE mal, lorsqu'on PE OR ER fi 9 4i1q Idizzoa PA. 0 À ; IQ 2 ‘ 94613 9) JIGMST AU Lu Quivest-cequiaime “ pérfpétiens Aristote lot l& pas pétie, vive Aristote! Quoi dans l'univers peut valoir imé bonne;'uné bienheuféuse FF PERS ! And môn rs Lis nie, ma providence !! aid 1 atout | J'avais ouvert.’ Un domestique.en livrée entra} portant deux gros sacs d’argeñt.' Dañs: mon ravissemént! jé'lé laissai faire. Il les posa sur lätable, et en ouvrit un, d’où s’échappèrent à flots des écus qu’il se disposa à mêèttre en piles, pour que je les reconnusse ; après’ lui. Puis, ine présentant un papier : — Ceci est le bordereau. Quinze cents francs en espèces pour les deux copies! Milady n°4 recommandé de les rapporter, ainsi que le modèle, avec la permission de Monsieur. Aussitôt plus de trouble !— C’est bien , dis-je.‘Je vais! vous remettre ces copies. Puis me:tournant vers le géo- mètre qui, s'étant levé, avait déjà repris son! chapédu': — Comme j'avais l'honneur de:vous le dire; Monsieur ;' je gagne année commune. . . | .. . tesouuoe — Vous avez, interrompit-il, vos ‘affaires ÿ ‘moi lés miennes , et.cet homme attend. À un autre jour... Et il HENRIETTE. 327 se, xelira au,moment où , rempli d’assurance , j’allais parler avec toute l'éloquéncé d’un amant épris; qué le ciel lui-même favorise et pousse au succès : = Au, diable les géomètres ! m’écriai-je quand: il: fut parti. Pour me consoler, je reportai mes regards sur les écus. C'était, même au milieu de mon désappointement, une douce vue. Les, piles s’élevaient en :colonnade .ser- rée , et je trouvais à cette architecture une gràce mer- veilleuse. Jamais, tant, de | trésors ; accumulés : n’avaient frappé ma vue; et en songeant à Lucy , de qui me ve- naient tous ces. biens; je, ne pouvais me,lasser de, répé- ter : Lucy ! généreuse Eucy.!mon;bon génie L,En attendant que j'eusse trouvé un, bon placement pour ma fortune , je la cachai tout entière dans:le poêle ;, faute darmoire » après quoi,.je. sortis, pour savourer, seul.et, à, l'air des champs > la joie qui succédait dans mon cœur à des mo- mens de si vive angoisse. D'ailleurs les événemens avaient bien marché depuis, le matin ; le temps pressait PAU prouvais le besoin de; recouvrer promptement assez de calme, pour, pouvoir, réfléchir aux démarches. qui me restaient à faire. | La première, c'était de tout ARR à à mononcle, qui ne savait sien encore... Ce. qui m'avait jusqu'alors, porté à lui cacher mes projets, c’est la certitude, où j'étais qu’il n’écouterait que la pensée:de me rendre heureux È en facilitant mon établissement par un .nouyeau, sacrifice de-sa, part. Cette certitude même. jointe à, ce que, je savais de l’étroitesse de ses moyens ;:certaines privations, surtout, qu’il s'était imposées récemment, depuis qu’il avait dû pourvoir, à mon petit équipage d'artiste , m’a- vaient fait un devoir sacré de ne plus mettre à l'épreuve sa 328 HENRIETTE. trop: facile générosité. Mais aujourd’hüi;"toùs cés!scru- pules tombaientspar le‘ ‘fait:de l'opulence: dont j'étais redevable -aux : largesses : de" Lucy ;: en sorte: que je n’avais plus. qu'à linstruire deice: qui s’était passé, ‘et à le prier de mettre le comble à ses bontés en allant, dès le lendemain , demander pour son neveu la main d’Hen- riétte. Nul’ “PE que , s’il mé faisait cette faveur, Pau- torité de Gon' age ;'1E poids de’ son ässentimént ; ét la dütice cordialité ‘de $é8/ manières , né dussént asSürer’lé sücéès d’une démarébe d’où dépendait" la félicité de ma rra | ” 191119 Vie! Je résolus dei parlèr lé soif même. 9Y 91 IUp )D 4 VOIS 20e réniri fard! C’était l'heure du Sôüper ? 22'A iles à Aie Bün oncle. ee Japporte de’ grandes nouvelles. 200 je his jé sais mon énifanit: Ed'vicille me tient au Cotiänt.: 1 On parlé d’écus. : un gros sic} 2 51 RE Paéralé tout entier qui se serait Vérsé tes mün pauvié Ts pi He (ES 02 noi fé Pactole en personne , bon oncle. 1 es daris mon 'poële:.: Mais commençons par nous mettré à table, car j’ai bien aütre chose à vous dire! Je Fémarquai que mon onclé , au lieu de relever avec, gaité ces dernières paroles, en s’associant à ma joie, comme cela lui était habituel, s’étäit approché de la table d’ un air préoccupé , et en jetant un coup d'œil du côté dé'a vicille, dont la présence’ ‘lé génait visiblemént, Sans qu'il pût prendre sur lui de la icongédier. Je fis un signe à Marguerite qui se retira. ?| Quand” nous füimes ‘assis à notre place accoutumée: 0 ——— CHIMIE. 18.— SYNTHÈSE DE L'AMMONIAQUE, par R. HARE. (Zond. and Edinb. Phil. Magaz., n. 67, septembre 1837.) Ayant appris que l’on était parvenu à effectuer la synthèse de l’ammoniaque au moyen du bi-oxide d’azote et de l’hydro- gène en présence du platine en éponge, le D' Hare, sans avoir connaissance du procédé employé pour cela en Europe , réussit de la manière suivante à obtenir cet intéressant résultat. On introduisit dans une cloche de verre tubulée et munie d’un robinet, deux volumes de bi-oxide d’azote et cinq d’hy- drogène. Au fond d’une cornue de verre tubulée, pouvant contenir quatre onces d’eau environ, l’on plaça un morceau CHIMIE. 421 d'éponge de platine; on fit passer au travers de la tubulure un tuyau de plomb terminé par un tube de euivre ou de verre, percé d’un trou de la grosseur d’une aiguille à coudre , et qui se trouvait presque en contact avec le morceau de platine. Ce tube était hermétiquement joint à la tubulure , et le bec de la cornue était recourbé de manière à plonger légèrement dans l'eau d’un verre à pied. On abaissa la cloche dans une cuve pneumatique. On ouvrit le robinet pour faire entrer le mélange gazeux dans la cornue et chasser l'air atmosphérique. Aussitôt que cela fut achevé, ce que l’on reconnut à la disparition des fumées rouges qui résultaient de la réaction du bi-oxide d’azote et de l’oxigène, on continua à faire passer le mélange gazeux bulle à bulle au travers de l’eau, et l’on tint en même temps un charbon rouge tout près de Ja partie de la cornue qui renfer- mait l'éponge de platine. Le métal ainsi chauflé devint incan- descent, et l’on vit paraître des fumées dans la cornue. Il y eut une absorption de l’eau du verre, mais l’on en triompha en comprimant assez la eloche pour voir recommencer le pas- sage des bulles dans le verre, et l’on continua. L'eau acquit peu à peu l'odeur de l’ammoniaque, et donna avec un sel de cuivre la belle couleur bleue qui le fait toujours reconnaître. Dans une autre expérience, une petite masse d’éponge de platine fut assujettie à un fil de platine , et ajustée au tube de manière à recevoir le jet du mélange gazeux. Le D' Hare publia, il y a quelques années, l'observation qu'il avait faite, que l’asbeste trempé dans une solution de platine, puis rougi, enflammait un mélange d’oxigène et d'hydrogène. Il vient de reconnaître que l’asbeste ainsi préparé opère aussi la synthèse de l’ammoniaque , soit lorsqu'on le substitue à l’é- ponge dans l'expérience ci-dessus, soit lorsqu'on le fait passer rouge dans le mélange gazeux contenu dans une eloche sur le mercure. Un morceau de charbon trempé dans une solution de chlo- rure de platine (acide chloro-platinique ) produit les mêmes effets que l’asbeste platiné. Pour faire l’asbeste platiné, il suffit de le plonger dans le chlorure de platine liquide, puis de chauffer la masse au rouge dans un feu ordinaire. E.M. 4929 BULLETIN SCIENTIFIQUE. 19.— SUR LA FUSIBILITÉ DE L'IRIDIUM, par R. Bunsen. (-Annal. der Phys. und Chem. t. 31, c. 1.) On sait que Children, en faisant passer le courant de sa pile gigantesque à travers de petits morceaux d’iridium, obtint de petites boules fondues de ce métal. Malgré cela, on n’a pas encore réussi à en préparer, en forme de culots , des morceaux assez gros pour pouvoir étudier ses propriétés d’une manière plus exacte. En effet, lorsque Berzélius essaya de fondre l’iri- dium à l’aide d’un chalumeau de gaz détonnant , et en le pla- çant sur de l'argile à l'épreuve du feu, ce métal s’enfonça dans l’argile en fusion, sans avoir éprouvé aucun changement. Il est cependant aisé d'empêcher que l'expérience se passe ainsi, en se servant, pour la faire, d’un morceau de charbon qui a déja longtemps servi aux opérations du chalumeau. De cette manière, on réussit non-seulement à mettre en fusion des morceaux séparés du métal, mais même à en fondre plusieurs ensemble, en un globule parfaitement liquide. M. Dœbler a fait cette expérience, en présence de M. B., avec le chalumeau colossal à gaz détonnant de son microscope de Cary. Au moyen de cet appareil, on peut en quelques minutes mettre en fusion complète des morceaux d’iridium du poids d’un gramme. Le développement de lumière qui a lieu pendant cette opération est aussi grand que celui que produiraient plusieurs centaines de chandelles. Ce métal se fritte très-vite aux angies, et fond ensuite sous forme d’un globule avec une surface brillante. On aperçoit en même temps à la surface une faible évaporation qui, ne faisant rien perdre au poids du métal , est évidemment due aux oxides renfermés dans le charbon, lesquels, après le re- froidissement , recouvrent quelques places du culot sous forme de scories incolores. L'expérience réussit le mieux, quand on rapproche le métal autant que possible de l’ouverture d’où sort le gaz détonnant. L'iridium paraît alors absorber une quantité considérable de gaz, qui s'échappe de nouveau par le refroi- dissement, et produit le phénomène du départ exactement comme avec l'argent. Après le refroidissement, le métal pré- sente de même à la surface de petites excroissances , et à l’in- CHIMIE. 493 térieur beaucoup de cavités que l’on aperçoit quand on passe la lime sur les fragmens. L'iridium employé pour l'expérience avait été préparé d’a- près la méthode de Wæhler, et ne présenta point d’élémens étrangers. Un culot du poids de 0,4 gramme, qu’on avait obtenu en fondant 8 petits morceaux , avait un éclat métallique très-remarquable , une couleur blanche tenant le milieu entre celles de l’argent et de l’étain, et une surface en partie miroi- tante, en partie mate, sur laquelle on pouvait distinguer une disposition à la cristallisation. Dans cet état le métal est aussi très-cassant, et se brise sous le marteau en petits fragmens qui ont une cassure fine et très-brillante. Il est plus dur que le fer ; il se lime aisément , et se polit Lrès-bien. A l’intérieur on aper- çoit beaucoup de cavités qu’on ne peut détruire même en fai- sant refondre plusieurs fois le métal, et qui sont vraisembla- blement dues au gaz absorbé. On ne peut donc pas déterminer avec certitude la pesanteur spécifique du métal. M. B. ne l'a jamais trouvée supérieure à 15,93, quoiqu on puisse admettre qu'elle est bien plus considérable lorsque le métal est à son état de densité ordinaire. L'idium s'allie directement avec d’autres métaux avec faci- lité. Chauffé jusqu’à la fusion et mis en contact avec du cuivre, il s’unit aisément. à ce métal. Une très-petite quantité de cuivre produit déjà une teinte rouge-pâle. Un alliage de 1 partie d'i- ridium et 2 parties de cuivre a une couleur rouge-pàle ; il peut se scier, se percer, se limer et se laminer ; il fond assez ai- sément , se polit très-bien et paraît ne pas s’altérer à l’air. 424 BULLETIN SCIENTIFIQUE. MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 20.— SUR LES TEMPÉRATURES ET LES: RAPPORTS GÉOLO- GIQUES DE PLUSIEURS SOURCES CHAUDES , EN PARTICULIER DE CELLES DES PYRÉNÉES, par M. le Prof. J.-D. FoRBESs. (Philos. Transact., 1836.) : Rien n’est plus incertain que l’histoire des eaux minérales, malgré leur importance médicale et le grand intérêt géologique qu’elles présentent. En particulier, rien ou presque rien n'est connu sur la constance ou la variation de leur température de jour en jour, d’année en année, de siècle en siècle, et l’on com- prend pourtant la valeur de pareils faits, pour asseoir une opi- nion sur la cause de cette température elle-même. Les difficultés d'arriver à la source sont souvent très-considérables, et 11 règne beaucoup d'incertitude lorsque la température de l’eau est prise après un trajet plus ou moins long. Aïnsi la source de la Rail- lère, à Cauterets, dans les Hautes-Pyrénées, se refroidit de 1020,4 à 990,8 F. (39 à 37,6 C.) en passant par un conduit en pierre court et bien couvert jusqu’à la buvette, et la température de l’eau paraît encore plus élevée si l’on pénètre plus profon- dément dans le roc. Il est souvent aussi difficile de s'assurer que l’on observe exactement sur le même jet, qui peut avoir éprouvé des emplois et des modifications de différentes natures, ou n'être pas aisément reconnu après un long terme, par la seule description d’une localité. Non-seulement nous sommes incapables d'établir, avec l’état thermométrique ancien des sour- ces mème les mieux connues, des comparaisgns authentiques , mais même il nous manque des observations suffisamment pré- cises et complètes, qui promettent pour l'avenir ce moyen précieux d'éclairer la théorie des eaux minérales. Les théories de M. Fourier feraient penser que si les sources 4 Nous avons dejà annonce le travail de M. Forbes dans notre cahier de juin 1846, mais nous ne pümes en donner les resultats qui n'avaient pas encore ele publiés à celte époque ; nous nous empressons de les faire connaître a nos lecteurs, qui nous pardonneront, en faveur de ce motif, de revenir deux fois sur le même sujet. (A) MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 425 chaudes doivent leur température à la chaleur centrale de la terre, elle a dû fort peu diminuer dans les temps historiques ; mais quelques faits ont prouvé qu'il y a souvent des changemens très-brusques. Ainsi, la source de la Reine , à Bagnères de Lu- chon , augmenta tout à coup de 75° F. (41,6 C.) en 1755, lors du tremblement de terre de Lisbonne. Ainsi deux sources chaudes de l'Amérique du sud , éloignées de tout volcan actif , ont aug- menté leur température de 4° C. depuis le moment où Humboldt les avait examinées , jusqu’au dernier voyage de Boussingault. Or nous n'avons aucune série d'expériences sur les variations journalières ou mensuelles des différentes sources d’eaux miné- rales, et quoique l’on ait une opinion générale de la constance de leur température, elle n’est appuyée sur aucun fait bien con- staté. On a récemment essayé de comparer les températures de quelques sources des Pyrénées, publiées par Carrère en 1754, avec les résultats observés par M. Anglada. On suppose que les observations du premier étaient faites au moyen d’un thermo- mètre de Réaumur à l'alcool, dans lequel le degré marqué 80 n'était pas la température de l’eau bouillante, et en faisant Ja réduction convenable on arrive aux résultats suivans. Sources. Température Carrere. T. réduite à l'échelle Anglada. ANR moderne de Reaumur. 1819. An 2 nn, 27: FA9PLQ 13°,0 180,5 Vinça (source de Nossa ) . 20,5 19,4 18,8 Molitg (grande source) . 33,0 30,3 30,3 La Preste ( grande source } 38,5 35,2 35,2 Escaldas (source du milieu) 38,5 35,2 34,0 Vernet (source extérieure) 48,0 43,0 42,8 Vernet ( source du milieu) 51,0 45,5 44,5 Arles ( Escaldadou gros ) . 55,5 49,0 49,0 Thuez ( Olette, Carrère) . 70.5 60,0 60,0 C’est à jeter les bases d’un plan d'observations qui puissent servir de repère pour l’avenir, que l’auteur de ce mémoire s’est attaché dans ses recherches, principalement dirigées sur les eaux thermales des Pyrénées. Le grand nombre d'eaux chaudes que présente cette chaîne XII 27 426 BULLETIN SCIENTIFIQUE. de montagnes est en rapport avec la violente action qui semble avoir présidé à leur soulèvement, et qu’attestent encore les nom- breuses fissures qui en sillonnent les vallées. La liaison de ces sources avec le granit est un fait saillant qui frappe l’observa- teur. Presque toutes les eaux thermales importantes sont placées exactement à la limite du granit de la chaîne principale, entre cette roche et la couche stratifiée qui la suit. La partie orien- tale de la chaîne est celle qui en présente le plus grand nombre, et c’est aussi celle où la formation granitique paraît dominer. Néanmoins, lors même que la source thermale semble sortir du sein du granit, toujours elle est voisine d’un lambeau de terrain stratifié, de sorte que ce rapport des eaux chaudes avec l’action du granit sur les roches stratifiées, paraît à l’auteur, au moins dans les Pyrénées, un fait bien constaté. Une autre remarque générale est relative à la présence de l'acide hydrosulfurique dans les eaux minérales des Pyrénées. On croit généralement que plus les eaux sont à une tempéra- ture élevée, plus aussi elles contiennent ce gaz ou ses combi- naisons, et l’on a même nié qu’il existe aucune eau sulfureuse froide. D’après l’auteur, non-seulement 1l en existe de telles, mais encore souvent elles sont placées à quelques toises de sour- ces élevées à une haute température, et dont la composition chi- mique est presque identique avec la leur. Il en cite deux exemples fort remarquables, dont l’un aux Faux-Bonnes , au sud de Pau, où est une eau froide fort imprégnée de soufre , plus même que l’eau thermale dont elle a d’ailleurs toutes les propriétés médicales , et qui sort à quelques centaines de pieds de distance de celle-ci. Lorsqu'on ajoute à ces faits ceux non moins curieux de sources sortant presque identiquement du même lieu avec une température de 160o à 180° F.(71°,1 à 82°,2 C.), et avec une composition chimique toute différente, comme cela a lieu à Ax et à Thuez, l’on est forcé d’en conclure que la cause de la mi- néralisation de l’eau doit être en grande partie indépendante de celle de l'élévation de la température, et que les argumens de ceux qui fondent l’origine des eaux thermales sur leur compo- sition chimique doivent être, à un certain degré, peu concluans. Un singulier fait, mentionné par M. Arago, vient à l'appui de ces remarques. Un particulier ayant creusé un puits dans le MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 427 voisinage des sources chaudes d’Aïx en Provence, il n’obtint que de l’eau froide, et néanmoins l’on vit considérablement diminuer la quantité du jet de la source chaude. Lorsque des métures légales l’eurent contraint à combler son puits, l’eau revint à la source avec la même abondance et en conservant la même tem- pérature qu'auparavant. L'auteur entre ensuite dans le détail des précautions qu’il a prises pour rendre ses expériences et ses observations aussi certaines que possible. Il faisait usage d’un excellent thermomètre étalon, construit par Troughton, et l'observation était toujours faite avec deux thermomètres à la fois. L’échelle de l’instrument était enfoncée dans l’eau jusqu’au point auquel s'élevait le mer- cure. On observait diverses parties de la source, et l’on notait les différences s’il y en avait, en poussant la précision jusqu’à des dixièmes de degré Fahrenheit. Enfin, malgré la confiance que méritait le constructeur des thermomètres employés, l’auteur eut le soin de vérifier l’échelle de ses instrumens avec les pré- cautions les plus minutieuses, dont il donne les détails que nous ne pouvons consigner ici. Il établissait amsi une échelle des corrections en dixièmes de degrés, à apporter aux mdications thermométriques, corrections qui , dans quelques cas, ont égalé un demi-degré. Il comparait ensuite les thermomètres qu'il avait employés avec l'instrument étalon ainsi rectifié, et il arrivait ainsi à la détermination la plus précise de la température exacte des sources au moment de l’observation. L'auteur prend ensuite une à une les sources principales des Pyrénées , en allant de lorient à l'occident. A chaque source une description détaillée est donnée de la localité et des cir- constances accessoires. La hauteur du baromètre et la tempéra- ture de l'air au moment de l'observation sont soigneusement indiquées. Nous nous contenterons de présenter les principaux résultats sous une forme tabulaire, en ne prenant pour chaque source que le jet donnant la température la plus élevée, et en mentionnant le nom spécial sous lequel ce jet est désigné dans le pays. Pyrénées. Hauteur en pieds au-dess. de la mer. Eaux chaudes . . . . . . 2200 | Source Clot . . . . Eaux-Bonnes. . . . . . . 2600 Source Vieille . CAUTETELS PE UE RENOM 3100 Source des OEufs. . Saint-Sauveur . . . . . . 2500 La Hontalade. . . . Barèpes ie 4 de 4200 Grande douche . . . li 0 SEE 1800 Dadphinesg #4 70: La Reine. . . . . . Bagnères de Luchon. . 2000 Grotte supérieure. . LatReine su Mr tedhéé a btreoat ee nrtr in 2500 Source des Canons . —— des Rossignols Las Escaldas. . . . . . . 700 Source Colomer. . Poe, D. Voter .it 4700 AOC Ze UP QC MNT 2700 NFCS ATEN NAN ALT A 900 Petit Escaldadou . . Mont-d'Or 4 ALT ei 3400 Madelaine . . . . . Bourbanler#as eus 2 2800 Grande source . . . Baden-Baden, principale source. Beulenemitel ie dues 4700 BÉetors a Mr re tue 2300 Bains de Néron. . . . . . 30 La Pisciarella, près d’Agnano. Source du temple de Sérapis, près Pouzzole. . . . . Ischia , la Gurgitella . . BULLETIN SCIENTIFIQUE. Température en degrés cenligr. 34°,7 33 54,5 20,3 44,4 Arago, 1826, 44,1 48,3 45,6 Arago, 1826, 46,0 29,5 43,6 75,6 71,8 41,7 40,2 77,9 62,9 Arago, 1826, 62,7 43,8 Arago, 1826, 42,5 49.6 64,1 50.6 36,6 83,4 44,4 36,9 65 LE M. MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 429 21. — NOUVELLES RECHERCHES SUR LES EMPREINTES DE PAS D'ANIMAUX SUR LE GRÈS ET LA GRAUWACKE, par M. le Prof. Hircacocx. ( {mer. Journ. of Sc., avril 1837.) Nos lecteurs se rappelleront sans doute le compte que nous leur avons rendu, en mai 1836, des découvertes si singulières du Prof. Hitchcock, d'empreintes de pas d'oiseaux sur diverses pierres grenues et dans diverses localités. Dans une lettre au rédacteur du Journal Américain , 1] annonce avoir continué ses recherches, et trouvé des empreintes nouvelles dans plusieurs lieux non encore explorés du Connecticut et du Massachusetts. Il en a déterminé quatorze nouvelles espèces, toutes sur le grès bi- garré, nombre double de celui qu’il présentait en 1836. Elles sont en général plus distinctement marquées sur le roc que celles qu'il a précédemment décrites. Plusieurs offrent des tra- ces si semblables aux pieds des Sauriens vivans , que l’auteur n'a pas hésité à les attribuer à des animaux de cet ordre , et les a en conséquence appelées Sauroïdichnites. I] n’a, pour aucune de ces empreintes, la certitude complète qu’elle ait été laissée par un quadrupède ; cependant, pour une ou deux espèces, il y trouve la plus grande probabilité. Il avait pensé que ees em- preintes de Sauriens bipèdes pouvaient appartenir aux Ptéro- dactyles, mais elles ont en général moins de doigts que n’en présentent ceux de ces animaux décrits par Buckland. M. H. a découvert aussi sur les pierres à paver de New York des empreintes qui lui paraissent appartenir à un quadru- pède à deux doigts , qui, comme les Marsupiaux , marchait par sauts. Malgré la singularité du fait, il s’est présenté avec les mêmes caractères sur un si grand nombre d'échantillons de ces pierres qui sont tirées des carrières de grauwacke schisteuse des bords de l’Hudson, que l’auteur se croit fondé à en conclure l'existence de quadrupèdes pendant le dépôt du groupe de la grauwacke. Il donne ensuite la liste complète de toutes les espèces qu’il a déterminées , en y intercalant les anciennes , et annonce un tra- vail complet avec des figures, pour l’année prochaine. IL se déclare prêt à montrer les échantillons qu'il possède à ceux qui 430 BULLETIN SCIENTIFIQUE. voudront les voir, et à envoyer, pour un prix modéré, des plâtres colorés des meilleurs échantillons et quelques morceaux sur le roc . aux naturalistes qui lui en adresseront la demande. I. M. BOTANIQUE. 22, — SUR UN NOUVEAU GENRE DE SCROPHULARINÉE, par W. GRiFFitH. (Madras Journ. of litterat. and scienc., octobre 1836.) M. Griffith, élève de M. Lindley, attaché maintenant au service médical de la présidence de Madras , a publié, dans le journal littéraire et scientifique de cette ville, la description complète d’un nouveau genre de la famille des Scrophularinées, qu’il nomme Symphyllium, et dont voici les caractères. « Calix planus ; sepala 4, postico maximo, lateralibus mino- ribus obtectis. Corolla ringens, labio superiore emarginato, inferiore trilobo bicristato. Stamina fertilia 2. Stigma bilamel- latum. Capsula calyce ampliato obtecta, bilocularis , bivalvis , valvis integris margine planis , dissepimento parallelo placenti- fero demum libero. Semina foveolis (6-7) exseulpta. «Herba basi decumbens. Folia opposita dentata. Racemi ter- minales vel pseudo-axillares. Pedicelli ancipites. « Obs. — Genus, ut videtur, distinctissimum habitu Tore- miæ, calyce fere Herpestidis, corollà Vandelliæ, staminibusque Bonnayæ , notuque dignum ob sepalorum anticorum coalitio- nem. » La seule espèce du genre est le : «Symphyllium Torenioides.—Hab. in sylvis prope Suddiya regionis Âssamicæ superioris. » Voici un abrégé de la description spécifique : Herba pedalis bipedalisve basi decumbens. Caulis 4-gonus, ariculis valdè incrassatis sanguineo-purpureis, puberulus. Folia opposita longiuscule petiolata, ovato-lanceolata, basi sæpius obli- BOTANIQUE . 431 qua, in petiolum subattenuata , obtusa , irreg. crenato-dentata , supra Jæte viridia tactu retrorsum seabra et sub lentem punc- tulata, subtus pallida, utrinque, sed præsertim subtus, ad venas puberula. Petioli unciales. Racemi pseudo-axillares vero termi- nales, tetragoni, angulis acutis marginatis, scabrelli, ad an- thesin folia longitudine vix æquantes, demum excedentes. Pe- dicelli suboppositi, ancipites, marginati, fere alati, sursum latiores, patentissimi. Bracteæ lanceolato-lineares , pedicellis triplo breviores. Corolla calyce paulo longior ; tubus intus vil- losiusculus , basi ventricosus ; labium superius fornicatum par- vum apice erecto , fuscum vel rubro-fuscum , inferius 3-lobum, bi-eristatum , cristà uträque in corpus (stamen sterile) breviter stipitatum clavato-rotundatum flavum desinente. L'auteur publie une figure représentant les organes floraux : malheureusement la gravure se ressent du pays éloigné où elle a été exécutée. Il ajoute des observations sur le synopsis des scrophularinées de M. Bentham , principalement sous le point de vue des rapports de cette famille avec les verbénacées et les primulacées. Il décrit aussi deux espèces nouvelles dont voici les phrases : «Mimulus Assamicus, diffusus subglaber, foliis obovatis vel ovatis basin versus integris cæterum argute dentatis penni- nervis, superioribus senilibus, calycibus campanulato-tubulosis truncatis dentibus brevibus subæqualibus, fructiferis amplis subinflatis. & Hab. ad ripas arenosas fluminis Burrunpootur , regionis Assamicæ superioris. » Herba pusilla basi radicans. Flores opposité parvi lutei , tubo intus rubro guttato. E charactere proximus videtur M. Nepalensi Benth. An satis distinetus ? « Torenia edentula. Erectiuscula molliter hirsuta , folus pe- tiolatis cordato-ovatis rugosulis floribus pseudo-axillaribus fas- ciculatis racemosisque , filamentis longioribus basi edentulis. » &Hab. circa Suddiya, regionis Assamicæ superioris. » « Corolla calyce vix duplo longior, sæpius cœruleo pallide tincta , lobis lateralibus lab inferioris partim saturate azureis , medio maculà luteà notato. » —s000— 432 BULLETIN SCIENTIFIQUE. ZOOLOGIE. 23.— EXPÉRIENCES SUR LE MÉCANISME DU MOUVEMENT OU BATTEMENT DES ARTÈRES, par M. FLOURENS. ( Annales des Sc. Natur., 1. VII, p. 101.) La question du mécanisme du mouvement des artères se divise en deux autres: la première, relative à la cause qui dé- termine ce mouvement; la seconde, relative au mode selon lequel il s’opère. On connaît l'expérience de Galien, qui semblait démontrer que la cause est une force propre des tuniques artérielles. M. Flourens montre que cette expérience était inexacte, et que la véritable cause est l'effort impulsif du sang poussé par les contractions du cœur, ainsi que l’avait établi Harvey, et comme Pont adopté la plupart des physiologistes. Il réfute les argumens de Lamure , qui avait cherché à faire voir cette cause dans le soulèvement de l’artère. Quant au m10de du battement , M. Flourens, après avoir par- couru rapidement les diverses opinions émises par les physiolo- gistes, et rappelé les principales expériences qui servent de base aux idées que l’on a à cet égard , analyse les élémens qui con- courent à ce phénomène, et, en le décomposant , arrive à la solution de la manière suivante. Le sang poussé avec force par le cœur dans les artères, a pour eflet: 1° de les dilater, c’est-à-dire, d’augmenter leur dia- mètre, ce que M. Flourens prouve au moyen d’un appareil très-simple , et ce qui résultait déjà d’une manière évidente des recherches de MM. Magendie et Poiseuille. 2° Le sang déplace l'artère, c’est ce qu’on appelle sa locomotion ; il s'opère dans les angles et les courbures un mouvement de soulèvement et de redressement évident à la simple vue; ce déplacement est sur- tout visible dans les artères mésentériques. 3° L'expérience montre que l'impulsion du sang allonge l'artère par une suc- cussion. Ainsi la dilatation, la locomotion et la succussion, voilà les trois élémens primitifs, constatés par l'expérience, du mouve- OE ZOOLOGIE. +9: nent total de l'artère. Si, maintenant, on examine l'organe lui- même, on verra que la qualité physique des artères la plus essentielle relativement au point de vue qui nous occupe, est leur élasticité. Ces bases une fois établies, tous les mouvemens du vaisseau doivent donc résulter de cette qualité et de l'effort impulsif du sang qui dilate, allonge et locomeut V'artère. Le pouls dépend ou de la dilatation seule, ou de la dilatation compliquée de la locomotion, ou enfin de la dilatation compli- quée de l'effort du sang contre la paroi de l'artère, déprimée par le doigt qui l’explore. Ce pouls, en d’autres termes, n’est que le battement senti par le doigt, et il se complique de tous les élémens qui déterminent ou compliquent ce battement. 24. — MÉMOIRES ET NOTICES SUR DIVERSES ESPÈCES D’IN- SECTES, par M. RogiNeAu DEsvorpy. Les Annales des Sciences Naturelles (Tome VI, p. 360) renferment un rapport de M. Duméril sur divers mémoires et notices présentés par M. Robineau Desvoidy à l’Académie des Sciences. Ce rapport donne un extrait de ces travaux et un aperçu des principaux faits observés par l’auteur. Nous allons en reproduire ici les parties les plus importantes. Le premier mémoire concerne deux espèces d’abeilles (du genre osmie ) qui construisent leur nid dans des coquilles vides de colimacons. L’une de ces abeïlles était connue des natura- listes , quant à son industrie, mais divers points de ses mœurs n'avaient pas été complétement étudiés. La première espèce (0. helicicola ) ferme la bouche de la coquille, qui est ordi- nairement celle de l’helix aspera, par une sorte d’opereule formée par une lame de carton , composée de débris de végétaux réunis par un suc gommeux provenant de la salive de l’in- secte. La cavité renferme un miel jaunâtre, au milieu duquel on trouve une larve sans pattes. Suivant la largeur de l'entrée, il y a d’autres cloisons papyracées ; soit sur les côtés de la pre- mière loge , soit en-dessous , on compte quelquefois dix à douze cents loges ou cellules. La seconde espèce (0. bicolor) emploie 434 BULLETIN SCIENTIFIQUE. principalement l’helix nemoralis et se sert d’autres matériaux ; on y trouve de petits graviers. Elle ne fait qu’une ou deux cel- lules, contenant chacune également du miel jaunâtre et une larve. Le second mémoire est relatif à l’histoire des sapyges ( kymé- noptères). Ces insectes cherchent à déposer leurs œufs dans les osmies dont nous venons de parler. M. R. D. a vu aussi une sapyge s’introduire furtivement dans le nid des chelostoma (genre d’abeilles ), ce qui lui fait penser qu’on doit les retirer de la famille des fouisseurs. Le troisième mémoire est destiné à décrire plusieurs insectes parasites du blaïreau. On trouve, dans l’estomac et l'intestin grêle de cet animal , des larves d’æœstres que M. R. D. croit être d’une espèce nouvelle. Sur leur corps on voit une sorte de puce dont il donne la description, et 2 inodes ou tiques nouvelles (Z. mellinus et I. auricularis.) É Le quatrième mémoire concerne un diptère d’une espèce nouvelle ( conops auripes), dont la larve vit parasite dans le corps d’une abeïlle-bourdon. L’auteur raconte les manœuvres dont il a été témoin au moment où une de ces abeïlles-bourdons était poursuivie par le conops, qui cherchait à déposer ses œufs dans son corps. Il suppose que le diptère exerce une sorte de fascination qu'il regarde comme analogue à la faculté dont sont doués quelques oiseaux de proie et plusieurs reptiles. Dans le cinquième mémoire, l’auteur raconte qu'il prit un jour au vol une femelle de l’asilus diadema (diptères), qui emportait, comme un épervier, une abeille ouvrière. Cette victime , sans être privée de vie, était frappée d’une torpeur et d’une sorte de paralysie qui l’empêchaient de se mouvoir. Il a vu d'autres fois ce fait se répéter, et il a acquis la conviction que l’asile enfouit l'abeille dans ses galeries souterraines, pour qu’elle serve d’aliment à la larve qui y est déposée. Le sixième mémoire décrit une mouche nouvelle ( Æerbina Narcissi ). Le septième fait l’histoire des diptères qui vivent dans les excrémens des blaireaux, des chauves-souris et des belettes, et que l’auteur regarde comme nouveaux. ZOOLOGIE. 435 25. — SUR LE CERVEAU DU NÈGRE COMPARÉ A CELUI DE L'EUROPÉEN ET DE L'ORANG-OUTANG, par le Prof. TIEDE- MANN. (Philosoph. Transact., 1836.) Un grand nombre de naturalistes distingués, le célèbre Cuvier entre autres, regardent la race nègre comme fort inférieure à l’homme blanc, plusieurs vont même jusqu’à lui assigner une place intermédiaire entre l’Européen et le singe. Cette opinion des savans pouvait en quelque sorte servir d’excuse aux affreux traitemens auxquels dès longtemps la rapacité et la paresse des blancs ont soumis cette race infortunée, et quoique depuis les votes admirables du parlement d'Angleterre leur cause semble gagnée aux yeux de l'humanité, il restait encore à les réhabiliter à ceux du philosophe. C’est ce qu’a entrepris de faire le profes- seur Tiedemann , en s’attachant à des comparaisons anatomi- ques sur le cerveau, l'organe le plus important du corps humain, eu égard à ses fonctions vitales et intellectuelles. Les deux questions qu’il se propose de résoudre sont celles- ci: YŸ a-t-il une différence importante et essentielle entre le cerveau d’un nègre et celui d’un Européen? Le cerveau du nègre a-t-1l plus de rapport avec le cerveau d’un orang-outang qu'avec celui d'un blanc ? Il règne beaucoup d'incertitude sur le poids du cerveau com- paré à celui du corps entier. L'opinion des anciens naturalistes, tels qu’Aristote, était que l’homme avait absolument, et relati- vement parlant, un cerveau plus considérable que celui d’au- cun autre animal. Cette opinion était une erreur. L’éléphant a un poids absolu de cervelle plus considérable, et plusieurs ani- maux , tels que certains oiseaux (le moineau, par exemple ), plusieurs petits singes , des rongeurs, etc., ont un cerveau plus volumineux que le sien relativement à leur taille. C’est donc dans la structure du cerveau humain, dans la grosseur et l’or- ganisation des nerfs qu'il faut chercher la cause de la supério- rité intellectuelle de l’homme. Peu satisfait des données qu'il trouvait dans les livres, le pro- fesseur T. a pris les poids comparatifs du cerveau et du corps dans cinquante-deux sujets de différens âges , dont 35 du sexe masculin. Voici ce qui résulte de ses recherches : 436 BULLETIN SCIENTIFIQUE. 1° Le poids du cerveau d’un Européen adulte du sexe masculin varie de 3 1b. 2 once. (troy )' à 4 Ib. 6 onc. Celui des hommes très-distingués par leurs talens dépasse souvent cette moyenne ; ainsi le cerveau de Cuvier pesait 4 Ib. 11 onc. 4 d. 830 gr., celui du célèbre chirurgien Dupuytren pesait 4 Ib. 10 onc. Au contraire la cervelle des idiots est au-dessous de la moyenne ; deux crétins de 50 ans n’ont donné que 1 Ib. 9 onc. et 1 Ib. 11 onc. pour le poids de leur cerveau. 2° Le cerveau des femmes est plus léger que celui des hommes. Il varie de 2 Ib. 8 onc., à 3 Ib. 11 onc. La différence moyenne est de 4 à 8 onc. en moins, et cette différence est déjà perceptible dans les enfans au moment de leur naissance. 3° Le cerveau arrive vers la septième ou huitième année à son entier développement. 4 Il est probable, quoique non absolument démontré, que le cerveau diminue en poids et en volume dans un âge très- avancé, et que l’on peut expliquer ainsi l’affaiblissement des facultés intellectuelles, que l’âge amène ordinairement. On ne peut nier qu'il n’y ait un rapport intime entre le poids absolu du cerveau et le développement de l'intelligence et des fonctions de l'esprit. Ainsi le cerveau des idiots arrive à peine à dépasser en poids celui des enfans nouveau-nés, et nous avons déjà signalé la supériorité de poids du cerveau des hommes éminens par leurs facultés mentales. Quant au rapport du poids du cerveau à celui du corps en- tier, il varie nécessairement beaucoup selon les circonstances. L’amaigrissement du corps, quelle qu’en soit la cause, ne paraît pas influer sur le poids du cerveau , de sorte que les personnes maigres ont, relativement à leur poids total, plus de cerveau que celles qui sont chargées d’embonpoint. Dans les enfans nouveau-nés la proportion est plus forte, le cerveau est 6 du poids du corps ; dès la seconde année, il n’est plus que de 4, à la troisième 7,8, à la quinzième :/,,, entre vingt et septante ans 35 ou 1,5. Chez les personnes mai- gres le cerveau est souvent au poids total comme 1 : 22 ou 27 ;: chez les gens gras comme 1 : 50 ou même 100. 1 La livre troy anglaise de 12 onces — 372,96 grammes, soit 12 Onces 1 ST0s 37 grains, poids de marc. ZOOLOGIF. 437 Le poids du corps chez les femmes étant généralement moins considérable , il en résulte que quoique leur cerveau soit abso- lument plus petit, néanmoins il entre pour une part plus con- sidérable dans le poids total que chez l’homme , de sorte que le rapport du cerveau au corps y est plus élevé. Il paraît que les différens degrés de susceptibilité et de sensi- bilité nerveuses dépendent du volume relatif du cerveau comparé à celui du corps entier. Ainsi les enfans sont plus irritables, plus sensibles que les adultes, les personnes maigres plus que les gras- ses, les gens amaigris par la maladie plus que les convalescens qui reprennent leurs forces et leur embonpoint , les femmes plus que les hommes, ete. Si l’on compare maintenant ces données avec le petit nombre d'observations faites sur le cerveau des nègres , on trouve que d’après Soemmering celui d’un garçon de 14 ans pesait 3 Ib. 6 onc. 6 gr., celui d’un adulte de 20 ans 3 1b. 9 onc. 4 gr. D'après A. Cooper, celui d’un grand nègre était 3 1b. 1 onc. ; enfin un nègre de 25 ans, examiné par le professeur T. lui-même, a donné 3 1b. 3 onc. 2 gr. pour le poids de son cerveau. On voit donc que le cerveau des nègres n'est pas inférieur en poids à celui des Européens, et la mesure des cavités du crâne plus facile à faire, donnera les mêmes résultats. Le moyen employé par le professeur T. consistait à peser les crânes de nègres, au nombre de 41, trouvés dans diverses collections anatomiques de l'Europe, successivement vides et pleins de graines de millet, pour obtenir ainsi la capacité de ces crânes. Les mêmes observations furent faites sur 77 crânes de la race blanche , sur 24 appartenant aux nations asiatiques , sur 20 de Ja race mongole , 27 de la race rouge ou américaine, et enfin sur 43 de la race malaye. Les capacités extrêmes furent celles-ci : Race nègre ou éthiopienne. . . . 54 onc. à 31 Race blanche ou caucasienne. . . . 57 à 32 Racé®monpole. . . 0 l.2,49 à 25 Face rouge ou américaine. . . . . 59 à 26 Race malaye. . . . JP. Use, 1549 à 30 La cavité crânienne des femmes fut toujours trouvée plus petite dans chacune des races. 4338 BULLETIN SCIENTIFIQUE. Il est évident, d’après ceci que la masse cérébrale du nègre n’est pas inférieure à celle des autres races, et la connaissance plus approfondie que les récits des voyageurs modernes nous ont donnée des peuplades nègres de l’intérieur de l’Afrique , nous a convaincus qu'elles ne présentent pas les traits désagréables qui défigurent les populations noires des côtes. Entrant ensuite dans les détails de l’anatomie du cerveau, le prof. T. a mesuré la longueur et l’épaisseur de la moelle de l’é- pine, et de la moelle allongée du nègre, et il ne trouve pas de différence saillante avec les mêmes organes chez l’Européen. Il en est de même pour les dimensions du cervelet , la grandeur et la disposition des lobes cérébraux , etc. Quant à la matière qui le compose, le cerveau du nègre, comme celui de l’Européen , présente deux substances, l’exté- rieure ou corticale grise, et l’intérieure blanche, fibreuse, dite médullaire. Quelques anatomistes ont cru remarquer que la substance grise était plus foncée chez le nègre que chez l’Eu- ropéen, mais la structure interne du cerveau est exactement la même dans les deux cas. Quant à la comparaison faite par plusieurs auteurs entre le cerveau du nègre et celui de l’orang-outang, le professeur T. montre qu’elle est erronée. Le cerveau du singe diffère sur plusieurs points. Il est absolument et relativement parlant plus petit, plus léger, plus étroit, plus déprimé. Comparé aux nerfs, il est moindre relativement à ceux-ci que dans l’homme. Les circonvolutions et les sillons y sont beaucoup moins nombreux. Les hémisphères cérébraux yÿ sont plus petits comparés au: cer- velet , à la moelle, aux tubercules quadrijumeaux. L'origine de plusieurs nerfs y manque, et l’on trouve dans le crâne une capa- cité beaucoup moindre, celle de l’orang n'étant que de 11 onces 7 gros. Il résulte donc de ces recherches anatomiques : 1° Que le cerveau du nègre est, en tout , aussi volumineux que celui des autres races humaines. 2° Que les nerfs, chez le nègre, ne sont pas plus épais rela- tivement au volume du cerveau que chez les Européens. 3° Que les organes cérébraux, la moelle épinière , la moelle allongée , le cervelet n’offrent pas de différences saillantes entre la race noire et la race blanche. ZOOLOGIF. 439 4° Que la structure interne du cerveau est la même dans les deux races. 5° Qu'il n’y a pas plus de rapport entre le cerveau de l’orang- outang et celui du nègre qu'entre le premier et celui de l’Eu- ropéen. On a cru remarquer seulement qu’il existe dans les cer- veaux de nègres que l’on a examinés , un peu plus de symétrie dans les circonvolutions , que n’en présente le cerveau de l’Eu- ropéen. Ceci tendrait à les rapprocher du cerveau l'orang, où cette symétrie est fort remarquable ; mais comme les cerveaux de nègres disséqués sont en petit nombre, le fait lui-même est loin d’être certain. Le rapport qui existe entre le développement du cerveau et celui de l'intelligence est un fait général qui ne peut être mis en doute, quelque abus qu’on enait pu faire en l’étendant à tous les détails. Or l'organe du nègre étant semblable à celui de l’Européen, il faut en conclure qu'il doit n’y avoir aueune différence essentielle entre leurs facultés intellectuelles. Les observations faites sur les esclaves ou les nègres des côtes d’Afrique abrutis par les vices qui accompagnent l'esclavage ou par les violences qui le préparent, ne peuvent suffire pour déterminer une conviction opposée, Les récits des voyageurs modernes qui ont pénétré dans l'intérieur de l’Afrique , comme Denham et Clapperton, ont appris qu'il y existe de grandes villes nègres où l’on trouve des écoles pour l'éducation de la jeunesse et où il y a un certain degré de con- naissances utiles et même littéraires. Un grand nombre de nègres isolés se sont montrés des hommes de talent dans la plupart des carrières libérales, et l'exemple d'Haïti et de Sierra-Leone montre que des nègres libres peuvent se gouverner eux-mêmes par des lois appropriées à leur position, et savent s’y soumettre sans avoir recours aux chaînes et au fouet. L’anatomie et la phy- siologie viennent encore au secours de ces faits pour protester contre l’infériorité injustement attribuée à la race noire , et pour applaudir à la généreuse et noble décision de l’Angleterre, qui a brisé le joug que l’on a si longtemps fait peser sur elle. EL. M. ——<$e—— ANNONCES BIBLIOGRAPHIQUES,. : MÉMOIRE SUR LE SYSTÈME PÉNITENTIAIRE , par M. C. AUBANEL, directeur de la prison pénitentiaire de Genève, avec plans et devis ; Genève 1837 , in-8. - *GLANURES D'ÉSOPE , recueil de fables, par J.-J. PoRcHAT: 2° édition des trois premiers livres ; Lausanne, in-12, POESIES CHRETIENNES ET CANTIQUES, par Frédéric CHAVANNES; Lausanne 1838, in-8. 4 * ACADEMIQUES, par A. BiGNAN; Paris 1837, in-8. SONGES D'UNE NUIT D'HIVER , Poésies, par Eug. FAURE, Paris 1837, in-8. LES AVENTURES D'UN PROMENEUR, ou le Drame de la vie, par A.-J.-C. SAINT-PROSPER , 3° édition, t. I, Paris 1335, in-8. * ETUDES SUR LA RICHESSE DES NATIONS, et réfuta- tion des principales erreurs en économie politique, par Louis SAY ; Paris 1336, in-8. MANUEL DE L’HISTOIRE ANCIENNE, par M. HEEREN, traduction entièrement refondue et augmentée d’une intro- duction sur l'étude de l’histoire ancienne , par M. BARON ; Bruxelles 1834, 2 vol. in-12. *HISTORLÆ PATRLÆ MONUMENTA, edita jussu regis Caroli Alberti. Chartarum, t. [. Augustæ Taurinorum, e regio typo- grapho , 1836, in-fol°. LA COUR DU DUC JEAN IV, chronique Brabançonne, 1418- 1421, par le‘ baron Jules DE SAINT-GENOIS ; Bruxelles 1837, 2 vol. in-12. MOSAIQUE BELGE, mélanges historiques et littéraires, par A. BARON; Bruxelles 1837, in-12. LA BELGIQUE AU 15° SIECLE. Le Cadet de Bourgogne, par G. GuÉNOT-LECOINTE; Bruxelles 1837, 2 vol. in-12. LETTRES SUR LA BELGIQUE, par LŒBEL, professeur à l’Univ. de Bonn ; trad. de l’allem. ; Bruxelles, 1837, in-12. ALGIER-FRANKREICH. Alger-France. Au profit de la colonie de Hallberg , dans le Freisinger Moos , par l'ERMITE DE Gau- TING ; Munich 1837, in-8°. PROVINCE DE CONSTANTINE, recueil de renseignemens pour l'expédition ou l'établissement des Français dans cette partie de l’Afrique septentrionale, par M. DUREAU DE LA MALLE; Paris 1837, in-8. ESQUISSES DE L'ILE DE JAVA ET DE SES DIVERS HABI- TANS , recueillies pendant un séjour de huit années fait dans cette île, par M. PFYFFER DE NEUECK; Bruxelles 1837, in-12. SERIE DE PROBLÈMES DE GEOMETRIE ÉLEMENTAIRE PLANE, par Fréd. CHAVANNES ; Lausanne, 1837, in-8. 1 Les ouvrages dont les titres sont marqués d’un astérisque, sont ceux dont nous nous proposons de donner plus tard une analyse. TABLEAU DES OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAITES A GENÈVE PENDANT LE MOIS DE DÉCEMBRE 1837. D Gene Æ: 442 OBSERVATIONS DÉCEMBRE 1837. — OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES faites } lat. 46° 12", long. 15° 16” de temps | BAROMÈTRE TEMPÉRATURE EXTÉRIEURE RÉDUIT À 00 EN DEGRÉS CENTIGRADES. 9h. du Midi. du malin. 8 h. du malin, *ANAN'T VI 4Q SASVHd || ‘SION N« Sunor | ce mer | millim. |. millim, | millim. 750,66 | 750,65 754,11 754,15 735,90 | 755,69 755,75 | 755,04 755,14 | 752,28 727,11 | 726,50 724,68 725,98 722,06 722,54 724,13 725,92 Gas 9 19 O1 O1 ao s ES 3 se 1 © © © CRU HO OU = > = — © © > N & O1 O1 9 k El D © S ! à. SEC Ne. © L9 Le e où N © SOLS = D] ss Le 5 © O1 LI G © LS = © © ÿ be SSP ne = Ko O1 1 © D © © 7 RAR AC Te CNRC RS S SN De SAT UE © ® =! I H+++ t1++I ++ © NN ©! ou > Ot © ME OT O1 © = © " ÿ OI SI SI 19 R9 RO HO O1 OI O1 » © & NI © O1 D OO TAC © O0 I O Or à ON 19 1° vw w On > © w S % w © & D AIR © © (R-K-NOL E = © © » IS LS On © —= CIO © C1 = S & (e » ANNNNNINNNINN vw do 00 © O1 C1 © O1 D 19 19 19 N9 US Entrer 1 œ © KW KE © S AS TT II NS EE _ = © © NN VU) VW SEUL. 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ES [ESS co )bservatoire de Genève, à 407 mètres au-dessus du niveau de la mer ; it 3° 49’ à l'E. de l'Observatoire e Paris. TEMPÉRAT. ÉTHRIOSCOPE HYGROMÈTRE.Ï gau | EXTRÈMES. EN DEGR. CENT. dans ee inim. ee © K9 O1 9 R9 © O1 VU» M % Le © & O1 0 O1 = Où O1 9 © © O1 En CAR A se vw s + 7 8 ,2 0 7 9 uen Rate QU DORA S— … e CORRE ER DU “ 1 NH © M Ps Le 2 9 NO ON > QI KO ON ; 2 LT + Maxim. DH + SS=NNE LP NT ASE Ver TN UE NE S = DS © «I 5 w 2,9 5,5 2,1 2,4 2,9 1,6 0,0 2 Vs + + + + + + + + | | | eu ne eu us D CARS 0 1% WE Le RS > J I ON ON ON I s ” w % v % CRU RE) | 9h. du 5h. 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D UE # ur VOL red ane Haleri dE. 5 arte £ PAT A D RS DR SRRERNE tas bora LEE LP pad dire né don a Là F 1 Le, À 2° tas Î «9 NE à ñ [ral ge À sel: te ee [na LIEU ap: ÿ! ce] +! 2 Le (ge Eds bio #6 *e 4 Set OUT . ] L@R:| 00, qe 2 à de 1 Hi met DER PER LE + SA " Th ar LEE Li Le Le ne : ns ae ler + HÈT ant sf À AR APE EX | vent «steel fer éran | panda E ira! à [re * model d TABLEAU DES OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAITES AU SAINT-BERNARD PENDANT LE MOIS DE DÉCEMBRE 1837. M D 446 OBSERVATIONS DÉCEMBRE 1857.— Ossenvarions MéréonoLociques faites à l’Hosyli et 2084 mètres au-dessus de l'Observatoire de Gene l Lo) É , ,. al S BAROMÈTRE TEMPÉRAT. EXTÉRIEURE [#2] Hi (= le RÉDUIT À 0o EN DEGRÉS CENTIGRADES. [=] « | | > | eo = Lever 3h. 9 h. Lever 9 h. 3 h. 9 5 [ST du Midi. du du du du Midi. du du} m1? soleil. soir. soir. soleil. | matin. soir. soir | a RE Rene millim. | millim. millim. | millim. millim. 19.565,20 | 565,75 | 566,00 566,06 | 567,06 121 -0,6 | +0,2 | + 0,8 | =4X 21 567,42 | 567,71 567,90 | 567,94 | 568,28 | - 8,8 | - 5,2 | - 0,5 | = 2,0 | 2 A, 31 567,98 | 568,04 567,90 | 567,55 | 567,25 | - 5,8 | _ 5,5 | — 6,2 | = 6,2 | - 9 11 561,88 | 566,15 | 565,52 565,59 | 565,40 | -12,2 11,2 | -11,5 | -11,8 | 15 51 563,97 | 565,84 965,51 | 562,54 | 561,09 À -1a,5 | _ 5,6 | -11,0 | -10,8 | -11L 60 559,22 | 559,9 | 559,62 559,55 | 560,96 À -14,2 | - 2,5 | — 8,9 | - 7,0 | -11 71 561,94 | 562,57 562,55 | 562,72 | 563,91 10,4 | —10,0 | - 8,8 | - 9,0 | — 9,8 88 561,51 | 561,79 | 561,25 561,04 | 560,69 À - 8,0 | 735 | = 5,5 | - 5,4 | = 7h 92 558,67 | 558,44 557,90 | 357,55 | 557,54 | — 754 | = 7,0 | = 65 00e 7: 108 556,68 | 556,76 556,92 | 557,21 | 558,59 | - 752 | - 6,6 | 6,5 l'a 6, 559,57 | 559,89 | 559,85 559,94 | 560,24 | - 6,3 | _ 6,0 | - 5,5 | - 5,6 | - 6, 559,50 | 559,54 | 559,05 558,84 | 558,94 | — 7,5 | _ 7,0 | =60 1-72 | -8 557,22 | 557,24 | 556,82 | 556,41 | 557,32 À - 9,5 | _ g°7 11,2 | -15,0 | 14,8 359,06 | 559,01 | 560,57 561,14 | 565,15 À -15,0 15,5 | -12,8 | 12,4 | 114 566,55 | 567,26 | 567,51 568,08 | 568,98 À - 9,5 | 8,5 | -4,6| -5,4 | -64, 568,90 | 569,12 | 568,89 | 568,14 | 568,45 À - 6,4 | - 5,7 | -4,4 | - 5,0 | -5,8 568,09 | 568,45 | 568,11 | 567,88 | 568,00 | - 4,5 | — 1,8 | — 2,6 | -1,2 | -5 567,09 | 567,45 | 567,54 | 566,90 | 568,02 À - 2,5 | _ 2,21 +0,8 | -0,5 | -», 568,65 | 569,56 | 569,51 | 569,10 | 569,16 À - 4,9 | _ A4 | — 5,5 | - 5,9 | 2,È 568,50 | 568,15 | 568,26 | 567,17 | 564,58 | - 0,5 0,0 | + 0,6 | — 0,1 | - L% 557,72 | 557,96 557,74 | 559,19 | 565,51 | — TA | 7,8 | - 7,5 | - 7,5 | - 8,#, 566,81 | 567,26 | 566,87 | 566,47 | 566,26 | -10,5 10,2 | = 47 D=15,80) 0% 566,24 | 566,40 | 566,61 | 566,62 | 566,48 | - 6,4 | - 6,1 3,8 | - 5,9 | - 4,4 569,12 | 569,45 | 568,47 568,50 | 568,71 À — 4,6 | - 5,7 | - 2,7 | — 4,0 | - 2,&. 569,97 | 570,04 | 569,67 | 569,59 | 569,11 - 14,5 | — 4,9 | - 0,1 + 0,5 | - 1,4. 567,21 | 567,15 | 566,11 | 565,57 564,611 -2,2 | - 2,0 | +41,0 | 4 1,5 | - 1,4 565,01 | 565,56 | 565,55 | 565,15 | 565,67 À - 1,2 | — 0,7 | - 0,2 | - 0,5 | - 1,4: 565,76 | 565,78 | 565,63 565,54 | 565,248 — 2,5 | - 9,9 | - 0,5 | - 0,8 | - 1,@: 564,60 | 565,07 | 565,05 | 564,92 | 565,56 À - 4,5 | - 5,6 | - 1,6 | - 5,6 | - 6,4 566,17! 566,41 | 566,10 566,47 | 56708 — 7,0 | - 7,0 | - 5,5 | - 1,7 | - 7,4 L 567,21 | 567,57 | 567,27 | 567,22 | 567,421 — 8,0 | — 8,5 | - 5,2 | — 7,2 | — 8,4 y Moyens. | 564,59 564,66 | 565,16 | 564,59 | 564,70 | — En _ Fi — 4,75] - 5,01] - 6,4k MÉTÉOROLOGIQUES . } du Grand Saint-Bernard, à 24 Watit. 45° 50" TEMPÉRAT. à et EXTRÊMES. Sue | dans 1 les | Minim 24 h. | C ns centim. LE 4,7 2,2 » [N-E|N-E N-E serein |serein M 5,2 |+ 0,5 » [N-E|N-E|N-ET serein serein 1 6,8 |- 5,5 » [N-E|S-O|S-O! 01 nna. serein | En 1,0 n. 2 [S-O|S-0!|S-0 brouill. | neige L17,0 |- 9,5 » [S-O|S-0|S-O] serein serein us 6,7 » [SO |S-O|S-O! 1 nua. sol. nua. | 12,6 |- 8,5 n. 10 [S-0S-0!S-0 neige | neige [10,2 |- 2,5 n. 6 IS-0!S-0!S-0 neige neige D 9 |- à5 n. 5 [S-O|S-O|S_OT brouill. | brexill. FE 8,8 |- 5,2 2. 14 [S-O]S-0}|5s-0 neige | neige LL 70 5,5 n. 66 [S-OIS-0|S-0 neige | neige _ 9,2 |- 2,0 » [N-E|N-E|NEl ren serein L11,0 8,0 2 RER PNR UENR ans sol. nua, | 15,5 |-11,0 n. 2 [IN-E)S-O!s_0 neige serein =16,5 |- 4,0 » [S-O|S-O0]S-Olsran serein - 8,9 2,7 » [S-O'IS-0 5-0 serein | serein 7,5 |- 0,5 » 1S-ONS-O|S-O] rein serein D 7,2 |+ 2,8 » [S-O | S-O | N-E | sol. nua. couvert 6,6 |- 2,0 » [N-E|N-EINE so]. nn: sol. nua. 6,4 |+ 2,2 12 IN-E | N-E | N-E | neige neige 8,4 |- 6,0 20 JN-E | N-E [N-E neige neige 12,4 2,0 » DN-E | N-E IN-E serein | sol. nua. = 9,8 |- 2,2 5 IN-E'N-E {N-E ['brouill. neige = 7,4 |- 0,7 1 JN-E | N-E |.N-E | sol. nua. | sol. nua. 5,0 2 » PN-E 'N-E)N-E sol. nua. | sol. nua. 2,6 4,0 » IN-E/N-E |S-0 serein |serein 5,8 1,5 » IN-E|'N-E NE serein | serein 3,5 |+ 1,0 » [S-O|S-0 | S-O lol. nua. serein 6,5 |- 4,5 » [N-E}N-E|N-E | sol. nua. sol. nua. = 8,7 |— 5,9 » [S-O!S-0 | S-O fserein | serein 9,8 |- 4,6 » [S-O)S-0/S-0O frein serein 8,9! 5,19 90,0 | 85,8 88,8ln. 115 | si 91 mètres au-dessus du niveau de la mer, 16", longit. à l'E. de Paris 4° 44" 30”. 447 Ex n 6 s » hs ee La [en Vrr Ghoiin Er ka à Pape | AGE ! Né ane 14 % os ne er PET OE LUN ne SR . Pn 22 Eds n PULL NT VE irnionab | DENT { DUT E PAIE Es L VS TEE È ë oi y De , pet g AE 500 1 PAPAS PILE CT L LE + a * ayét | d EUR 1B + on L ads x Ge : g.! RE L'Endé, a P'oA: T'A8:.6. 18 HANAC ati FR " #5 de ! Pr, OMR ALT RE Lea LOT PSE Le diam à 4e L Lot Ü eo ei KE a+ Dr mg À 0 Or EE ué € LE à tbe CE 9 FM UUATT TR Ù 7 Eh! 74 d'A NAUn de # w “nr er me PRE Lo? pre Re TA LUTTE HIER Are | or AS: A2 Re. 2! ai . pin 2 LLC LEA ’ F4 en ETY 4 à Eau MA TA OUR TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME XII‘. (Novembre et Décembre 1837.) Septième réunion de lAssociation Britannique pour Pavancement des sciences (second article)....... 1 Recherches physiques , chimiques et physiologiques sur la torpille, par M. Charles Marreuccr....... 1 Note sur le développement d’un courant électrique qui accompagne la contraction de la fibre mus- culaire , par le Doct. J.-L. Prevost............... 2 Histoire de l’économie politique en Europe , depuis les anciens jusqu’à nos jours, par M. Adolphe Pages Du juste-milieu ou du rapprochement des extrêmes ÿ dans les opinions , traduit de l'allemand de Fré- dérie Anemeon z1.2170)79 50h. dora tai. AIO 5 Histoire de sainte Élisabeth de Hongrie, duchesse de Thuringe , par le comte de MonracemserT (se- Éondiortitle)ér tes nceone ss À0 shisru21 Coup d’æil sur les caractères généraux de la littéra- ture française dans le 17e, le 189 et le 19° siècle, par M..A. Ricuarp, professeur. ......,:........... 44 5 CPEN OPEN PRO PRO RE ee LL CNP TER 65 Mer. (éuñeret Rni). 25, 44. Pis. on ous sfnldhe 312 Route des Indes et relation d’un EN oi dans la per Rougei:.. os cei crus er AE | > - Nouveau canal ds l'Anio à à Tivoli » et nes ou- vertes dans le mont Catillo pour donner passage D PO ANSE de e0e Ou eau de 6350 115 39 63 02 RE A CSS 233 De l’organisation des caisses d'épargne, par M. Alpb. De Ca DORE PAR MANS, ou oo à Re 2 58 450 TABLE DU VOLUME, Notice sur Jacques Godefroy, par feu M. le Prof. Des-poëtes latins chrétiens, par M. le Prof. Bxur. Journal d’une résidence dans l'Inde, par le Doct. Srry (second extrait)...::..,...4 444. din Des glaciers , des moraines et des blocs erratiques , Discours prononcé à l’ouverture des séances de la Société Helvétique des Sciences naturelles , à Neuchâtel, le 24 juillet 1837, par L. Acassiz, présiden],.. causent 0098830 0 Influence de Pélectricité sur la circulation du chara, par MM. Becourrez et DuTROcHET.............,.... Annonces bibliographiques ....,.................... ErRaTa nn 000 m0 mn nn ntm moe sn sense, Pages. 20 298 948 entité ER IS PE"! Pelé « TABLE DU VOLUME. 451 BULLETIN SCIENTIFIQUE. ASTRONOMIE. Pages. Détermination d’une nouvelle subdivision dans l’anneau de Sa- turne, par M. ENCKE. 4, . 1... «eee ee «0 eee 404 Extrait d’une lettre de M. Srruve à M. ScHuMACHER, en date de Dorpat, 1°" novembre 1837 . . .. ....4:..... . 406 Nouvelle sélénographie de MM. Beer et MÆDLER. .. . . . . . 407 PHYSIQUE. Lettre de M. Kreiz à M. DE LA RIVE, sur une périodicité observée dans l’époque des perturbations magnétiques. . 205 Sur les phénomènes thermo-électriques, par Charles Mar- MEUGÉ PME Te le nue ne ee ee ee te ou one de be a OU 211 Nouvelle lampe de süreté du doct. ARNOTT. . . . . . . . . . 213 Lettre de M. Krerz à M. pe LA Rive, sur les observations de perturbations magnétiques, faites à l’observatoire de Milan , dans les journées du 12, 13, 14 et 15 novembre Leon EESTI ni rlocabrauecas de ad eus air 408 Notice sur les aurores boréales, par M. CHRISTIE . . . . . . 414 Observations météorologiques à Plymouth, par M. Snow MARRIS USE D er cette Re 0 ONE CNE 415 Crystallisations produites par de faibles courans électriques longtemps prolongés, par G. GoLpine Bip . . ...... 416 Note sur la production de chaleur qui résulte du refroidisse- ment subit d’un corps solide, par M. le professeur Mousson. 418 CHIMIE. Pubn de leou sutieplemh.. 41... 2. . /.. "x 213 De la composition des fils de la vierge, par G.-J. Mucper. 214 Synthèse de l’ammoniaque, par R, HARE. . . ......... 420 Sur la fusibilité de l'iridium, par R. BUNSEN . . . . . . . .. 422 « . 452 TABLE DU VOLUME. À MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. Pages. Note du doct. BREWSTER sur une structure non encore ob- servée' dans le diamant. 05 5 0" 0e AMI IE . 216 Visite aux salines de Zipaquera, près de Bogota, dans la Nouvelle Grenade, par le doct. GiBBon. . . .. . . . . .. 218 Notes géologiques sur la province de Conkan et une partie du Guzerate, près de Bombay dans l’Inde, par M. Charles LOCRS NRC ON ROME CUS HORAIRE DO co tr à Sur l'existence de scories volcaniques dans la péninsule mé- ridionale de l'Inde, par le lieutenant Newpopp. . . : , .. . 223 Sur les températures et les rapports géologiques de plusieurs sources chaudes, en particulier de celles des Pyrénées, par le prof. JD. FORBES, 4. 15, 10 110j0n0 nue» ee ete aie 424 Nouvelles recherches sur les empreintes de pas d'animaux sur le grès et la grauwacke, par le prof. Hrremcocr . . . . 429 BOTANIQUE. ; Sur un nouveau genre de scrophularinée, par W. GRIFFITH. 430 ZOOLOGIE. Expérience sur le mécanisme du mouvement ou battement des - artères, par M. FLOURENS. . . . . . . . . . . . . . . + .. 432 Mémoires et notices sur diverses espèces d'insectes, par M. RoBINEAU DEsvoIDy . . “4... 433 Sur le cerveau du nègre comparé à celui de l'Européen et de l’orang-outang, par le prof. TIEDEMANN. . . . . + . . . . : 435 OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES faites à Genève et au Grand Saint-Bernard pendant le mois de novembre 1837. 225 Idem. pendant le mois de décembre 1837. . . . ...... 441 - {1 f 11] a " HR AA de! K GED ru Li | MA DEAN 1 f H le rai DAME ) !