ë co SAtie RESTES RE RE FA $ ie = À À LE Mali : LE 0 à +? 4,0 ‘ À BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DE GENÈVE. "4 À s*) + C4 # , 24 F À {2 + k? ?  & jpertert Fe RE D tr mr linprimerie de Ferd. Hamboz, rue de l'Hôtel-de-Ville, D. 78, —————_—— a BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE GENEVE. Mouvelle Série. Oome> Oveute-unième). “SALES On souscrit à Genève, AU BUREAU DE LA BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE CHEZ B. GLASER, Rue de la Pélisserie, n° 133. PARIS, CHEZ ANSELIN, SUCCESSEUR DE MAGIMEL, Rue Dauphine, n. 36. 1841 Te ie" A < vw Lee | <<: TPS 4 7 ones CHIEN HR AE au : ñ déèses: n@: Ads. Cannes avi VO AUOÉATOLIE AT H® VASAUE GA sr FA " | “ariare ft AH PRE : à et “t A cpoar si sh sf ee P+ ; CL | gen DILPR EEE Nue . Mes SAN) + 1 me Phi ut ‘4 nE V2 #2 +" L a ANTEP Stan : F#8r JANVIER 1841. BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DE GENÈVE. Œconomie Politique. DE L’IMPORTATION DES BESTIAUX ÉTRANGERS EN FRANCE. cm) © Co) —— Nos lecteurs se rappellent que, pendant la dernière session de la Chambre des Députés, il fut présenté des pétitions pour de- mander l’abaissement du droit d’entrée sur les bestiaux étran- gers. Quoique ces pétitions n’aient eu aucun résultat, les intérêts qui se croyaient menacés se sont émus ; les sociétés agricoles se sont assemblées pour délibérer sur la question ; elles ont pu- blié des rapports pour éclairer l'opinion publique et le gouver- nement ; elles préparent sans doute, pour la session prochaine, * des pétitions en sens contraire. Nous avons sous les yeux les Observations qui viennent d’être publiées, sur ce sujet, par la Société Royale d'Emulation et d’A- griculture du département de l’Ain , et qui nous ont été adres- sées par son président, M. Puvis, ancien député, auquel, pro- bablement, la rédaction en avait été confiée. Indépendamment de l'intérêt général que présentent les ap- plications des principes de l’économie politique, et notamment de celui de la liberté du commerce, la question dont il s’agit a pour nous un intérêt tout spécial, puisque la Suisse est un des pays qui importent en France leurs bestiaux, Nous avons donc . lu avec beaucoup d'attention le mémoire de M. Puvis, et nous 6 IMPORTATION DES BESTIAUX nous faisons un devoir de publier les réflexions que cette lecture nous à suggérées. Malheureusement ce mémoire, ainsi que la plupart des pièces de ce genre qui se publient en France , n’est accompagné d’au- cun document, d’aucune enquête sur les faits que la Société regarde comme avérés, d'aucun avis d'hommes experts dans la matière; et nous entendons ici par experts les théoriciens aussi bien que les praticiens. D'ailleurs la Société parle, en l'an 40 du dix-neuvième siècle, comme elle aurait parlé en l’an 40 du dix-huitième , ou méme du dix-septième , alors que l’écono- mie politique n’existait pas comme science. L'auteur du mé- moire fait abstraction complète de toutes les notions et de tous les principes que son sujet l’appelait à puiser dans cette science, et que nous regardons, nous, comme devant servir à décider la question. Il en résulte pour nous l’obligation de suivre un autre plan que le sien, et de commencer par une exposition de principes, sans laquelle notre discussion serait à peu près inin- telligible. Nous lisons, à la première page des Observations, que la ques- tion y sera traitée « sous le point de vue des industries particu- lières qui s’y rattachent, et sous celui des intérêts généraux de l'agriculture qui se confondent avec ceux du pays. » Ces der- niers mots indiquent, dès l’entrée, quel est le système de la So- ciété, dans quel ordre d’idées elle va puiser ses argumens ; car ils renferment implicitement la négation de ee qu’enseigne l’é- conomie politique. Il n’y a aucune industrie dont on puisse dire en particulier que ses intérêts se confondent avec ceux du pays; cela n’est pas plus vrai de l’industrie agricole que de toute autre. Les intérêts économiques du pays sont dans le meilleur emploi possible de ses capitaux productifs, et ils ne sont que là. Dans un pays dont tous les capitaux sont employés le plus avantageusement qu’il est possible, l’intérêt collectif de toutes les industries que ces capitaux alimentent se confond avec les intérêts du pays ; tandis EN FRANCE. 7 que là où de mauvaises lois empéchent les capitaux de s’appli- quer aux emplois les plus avantageux , il existe un cértain nom- bre d’industries dont les intérêts sont opposés à ceux du pays. Entre deux industries auxquelles les capitaux d’un pays peu- vent être employés, la plus avantageuse, économiquement parlant , est celle qui, toutes choses d’ailleurs égales, donne, avec le même capital , le produit le plus considérable. Nous di- sons loutes choses d’ailleurs égales, parce qu’il faut tenir compte, en faisant cette comparaison , du temps que met le capital à se renouveler, des risques de l’entreprise et des formes diverses sous lesquelles s’opère la consommation du capital. Ainsi , la France consomme annuellement une certaine quan- tité de toile de lin, que nous représentons par 1100 ; elle con- sacre à cette production un capital égal à 1000; mais ce même capital, appliqué à l’industrie vignicole , produirait une quantité de vin pour laquelle on obtiendrait en échange une quantité de toile de Jin égale à 1200. Il est évident que l’in- dustrie vignicole, dans cette hypothèse, serait plus avantageuse au pays que la fabrication des toiles de lin, puisque, avec les mêmes avances, le même sacrifice de capital, elle fournirait une quantité double de l’espèce de richesse à la production de laquelle cette fabrication serait destinée. Or, lindustrie la plus avantageuse pour le pays est néces- sairement la plus avantageuse pour le capitaliste qui l’exerce et qui en retire le profit, puisque ce profit n’est autre chose que l'excédant du produit total sur le capital consommé dans la production. Dans l’hypothèse ci-dessus, il est évident que l’in- dustrie vignicole rapportera au vigneron un profit double de celui qu’il obtiendrait en consacrant le même capital à la fabri- cation des toiles deän, puisque, la valeur du produit total de là première industrie étant représentée par 1200, celle du produit total de la seconde ne serait que de 1100, et que le capital consommé serait égal à 1000 dans les deux cas. De là résulte cette conséquence , rigoureusement et mathé- 8 IMPORTATION DES BESTIAUX matiquement vraie, savoir : que les capitaux d’un pays sont toujours dirigés, par l'intérêt seul des producteurs, vers les em- plois les plus avantageux , les plus conformes aux intérêts éco- nomiques du pays, et que, si les capitaux ainsi dirigés ne se consacrent point à une industrie dont le pays peut se procurer les produits par un échange, il ne saurait jamais être avantageux de rendre cet échange impossible, et d'attirer par là les capi- taux dans un emploi qu’ils n’auraient pas choisi d’eux-mêmes. La liberté illimitée d'échange entre divers pays est donc, pour chacun d’eux, le moyen d’atteindre le plus haut degré possible de richesse; car toute restriction apportée à cette liberté par des lois a pour premier et inévitable effet d’imprimer à une partie des capitaux du pays une direction moins avantageuse que celle qu’ils auraient suivie, de les rendre par conséquent moins productifs qu’ils n’auraient été sans ces lois. Ce principe, tant qu’on ne veut avoir en vue que la multiplication absolue des richesses, n’admet aucune restriction, aucune limitation quelconque, pas même, ainsi que nous le montrerons plus loin, à l’égard d’un pays qui aurait adopté seul le régime de liberté, et dont les produits seraient repoussés par les lois restrictives des pays voisins. Les états qui ont le plus entravé leur commerce internatio- nal par des prohibitions et des droits d’entrée, ont accordé ce- pendant une liberté illimitée au commerce intérieur entre leurs diverses provinces, et se sont enfermés ainsi dans un dilemme d’où nous les défions de sortir avec leur logique saine et sauve. Exemple ; — La France a 86 départemens, dont les aptitudes productives, tant acquises que naturelles , sont très-diverses , et qui, grâce à cette diversité, font entre eux un commerce, auquel tout celui de la France avec les pays étrangers est fort loin de pouvoir se comparer en importance. Si ces 86 dépar- temens formaient autant d’états distincts, ils s’appliqueraient chacun séparément les principes qui régissent aujourd’hui la France en matière de législation commerciale ; on les verrait EN FRANCE. 9 s’isoler autant que possible, essayer de se suffire à eux-mêmes, en produisant tout ce dont ils auraient besoin; et protéger à cet effet, par des prohibitions et des droits, toutes les industries qui ne pourraient exister sans une telle protection. Ils préten- draient, au moyen d’un tel système, favoriser la production et l'accumulation de la richesse , et tous, sans exception , les dé- partemens du Midi comme ceux du Nord, les départemens pauvres et les départemens riches , repousseraient la liberté du commerce comme nuisible à leur prospérité économique; tous verraient dans l'introduction de cette liberté la ruine de leurs industries , tant agricoles que manufacturières. Auraient-ils rai- son ? Alors, comme la richesse de la France n’est que la somme de celle des départemens, le système par lequel chacun de ceux-ci atteindrait le plus haut degré possible de richesse, doit aussi étre le plus favorable à la prospérité de la France entière. Hâtez-vous donc, vous qui prétendez n’avoir en vue que d’aug- menter cette prospérité, hâtez-vous d’élever des barrières et d'établir des douanes entre tous ces départemens , afin de pro- téger l'industrie de chacun d’eux contre la concurrence de tous les autres. Auraient-ils tort ? Mais ce qui est faux à l’égard d’un département, ne peut pas étre vrai à l’égard de la France entière. Le principe que nous soutenons est fondé sur des faits tellement généraux , qu’il s’applique à toute association d’hom- mes formant une nation distincte; la grandeur du pays et le chiffre de sa population n’y font absolument rien. La liberté du commerce intérieur, dira-t-on, était com- mandée par la nécessité d’unir et de fondre ensemble les di- verses parties du royaume. À cela nous répondons que l'union n’est pas moins dési- rable entre les diverses nations de l’Europe qu'entre les pro- vinces d’un seul état. Quant à la fusion, et à la centralisation complète qui en est la conséquence , nous la regardons comme un mal, comme le vice principal de l’organisation actuelle de. la France. 10 IMPORTATION DES BESTIAUX Enfin, on objectera que la liberté du commerce intérieur est parfaitement réciproque, tandis que celle du commerce exté- rieur ne le serait pas. Quelque spécieux que paraisse cel argument au premier abord, il ne supporte pas le plus léger examen. Quel est l’effet des prohibitions et des droits d’entrée que les états voisins op- posent à l'importation de vos produits? C’est de diminuer le nombre des échanges que vous pouvez faire avec eux. Que fai- tes-vous en établissant vous-mêmes de semblables entraves ? Vous restreignez encore plus cette faculté d'échange que vos voisins avaient déjà restreinte ; vous aggravez le mal qu’ils ont voulu vous faire. L’étranger , en frappant de droits énormes vos vins, et en prohibant vos soieries , empéche que ces deux industries ne soient pour vous aussi avantageuses qu'elles pourraient l’être ; il réduit le nombre des échanges par lesquels vous vous procu- rez certains produits , tels que le fer et la toile de lin, plus éco- nomiquement , c’est-à-dire avec moins de capital que si vous les produisiez vous-mêmes. Cependant les échanges continuent à se faire, et vos capitaux trouvent encore à s’employer plus avantageusement que dans la fabrication des fers et des toiles de lin. Voilà ce que vous ne pouvez tolérer. Il faut répondre à ces mesures hostiles de l’étranger par des mesures semblables. Il faut repousser par des droits d'entrée les toiles de lin et les fers , et forcer le pays à les fabriquer lui-même , dût-il les payer ainsi le double de ce qu'ils lui coûtaient auparavant. Par là vous attirez des capitaux, employés de la manière la plus profi- table pour le pays, vers des emplois qui le seront beaucoup moins. Vous augmentez le mal que vous fait l’étranger , afin de lui en faire à lui-même. Appliquant en pleine paix le droit de la guerre , vous brûlez vos moissons de peur que l’ennemi n’en profite. En vérité , le principe de la liberté du commerce est si lu- mineux , si complétement démontré, que c’est pour nous un EN FRANCE. 11 sujet perpétuel d’étonnement de le voir faire si peu de progrès dans la pratique, de le voir surtout remis continuellement en question par des hommes instruits et sensés. Il semble que ce soit un point sur lequel il est licite et convenable de déraison- ner ; et rien n’est plus étrange que les argumens de quelques auteurs modernes à l’appui du système restrictif. Nous en don- nerons trois exemples, pris au hasard dans les ouvrages d’éco- nomistes français, auxquels nous reconnaissons le mérite d’avoir raisonné juste sur d’autres points. M. Dubois-Aymé, ancien député, membre de plusieurs aca- démies, auteur d’un Examen de quelques questions d'économie politique, s'exprime ainsi dans une lettre écrite à M. Odillon- Barrot, en 1833, et insérée dans le Journal du Commerce : « Les partisans de la liberté illimitée du commerce nous di- sent qu’il est dans l’intérét de chaque Français, et par consé- quent de la nation entière, d’acheter toutes choses là où l’on peut se les procurer à meilleur marché. Je ne nie point une pareille vérité; mais je leur dis en même temps qu’ils ne se font pas une idée bien nette des mots cherté et bon marché. Us croient que tel objet fabriqué à l'étranger leur reviendrait moins cher qu’en France, parce qu’ils pourraient l'obtenir en échange d’une moindre quantité de monnaie; i/s oublient de retrancher de la somme demandée par leur compatriote la va- leur de tout ce qu’ils lui doivent pour les services qu’il leur rend. Cet homme ne paie-t-il pas une portion de l’impôt qui retomberait à leur charge si, au lieu d’habiter la France, il allait établir sa fabrique à l’étranger ? Ne paie-t-il pas une par- tie de la dette publique, une partie quelconque, en un mot, des dépenses de l’état? Ne contribue-t-il pas, de sa personne, à la défense de notre territoire, à la garde de nos propriétés et de nos familles ? Sz vous achetez les produits de son travail, lui, de son côté, n’achète-t-il pas les vôtres P» Ecoutez maintenant ce que dit M. Louis Say, au chap. VIIT de ses Etudes sur la richesse, publiées en 1836 : 12 IMPORTATION DES BESTIAUX « Admettons, ce qui est vrai jusqu’à un certain point, que par le bas prix de leur fer et de leur charbon, et peut-être parce qu'ils ont plus de persévérance à l’ouvrage, les Ecossais puissent fournir aux Français des tissus de coton à 20 pour 100 meilleur marché que ces derniers ; il en résulterait que les consommateurs de ces tissus seraient obligés de payer 120 millions à des Français, ce qu’ils n’auraient payé que 100 mil- lions aux Ecossais. On ne peut nier que, dans ce cas, c’est une es- pèce d'impôt de 20 millions payé par le consommateur français ; mais quand on considère que cette espèce d'impôt est la source de près de 100 millions de revenu pour les industriels fran- çais, on le trouvera non-seulement légitime, mais une cause importante d’accroissement dans la richesse nationale. « Effectivement, voyons ce qui serait résulté si, il y a qua- rante ans, le gouvernement français avait adopté la théorie d’Adam Smith : il aurait laissé acheter les tissus de coton là où ils se trouvaient à meilleur marché ; il n’aurait fait aucun frais pour faire venir d'Angleterre d’habiles mécaniciens, ‘ainsi que des métiers pour filer et tisser le coton, et le bas prix des tissus de coton aurait découragé d’entreprendre les immenses éta- blissemens qui se créèrent en France vers cette époque; et dé- finitivement, en suivant cette théorie, la France aurait été privée de 120 millions de revenu annuel dont elle jouit peut- étre actuellement de plus ; car la classe industrielle française jouit actuellement de ce revenu , en sus de celui qu’elle aurait eu seulement s? l’industrie cotonnière n'avait pas été acclimatée en France par les soins qu’on a mis à la faire prospérer. » Ces deux auteurs, comme on voit, s'accordent à supposer qu'une prohibition ou un droit protecteur a la vertu magique de faire naître des fabricans et des capitaux dans un pays. Ce sont pourtant des hommes auxquels on ne peut refuser une dose ordinaire de sens commun, et qui auraient crié à l’absurde si on leur avait dit qu’il suffisait de remuer un champ pour y: faire croître des choux et des pommes de terre. EN FRANCE. 13 Dans l'Histoire de l’économie politique, publiée en 1839, par M. Alban de Villeneuve, auteur de l'Economie politique chrétienne, nous lisons ce qui suit, à propos du traité de com- merce conclu entre la France et l’Angleterre en 1786, sous le ministère de M. de Vergennes : ji « Le ministre se flatta que la liberté des échanges récipro- ques des deux pays augmenterait nécessairement nos richesses. Mais il n’avait pas calculé que les immenses capitaux de la Grande-Bretagne lui permettaient de faire momentanément des sacrifices à l’aide desquels elle pourrait, en peu d’années, anéantir notre industrie et faire fermer nos manufactures. Il oublia que les Anglais étaient déjà liés avec le Portugal, pour leurs approvisionnemens de vins et d’autres denrées, par le traité de Méthuen. Enfin, il avait trop présumé de l'esprit na- tional de la société française. Aussi, tandis que la nouveauté, l’insouciance et la frivolité engageaient les Français à n’employer que des étoffes anglaises, les Anglais, au contraire, préféraient constamment les vins du Portugal, les soieries et les huiles d'Italie, et ne tiraient guère de la France que son argent. Sous l'apparence d’une parfaite égalité, tels furent les résultats, et des stipulations avantageuses que sut se ménager l'Angleterre, et de la manière dont elle exécuta celles qui nous étaient favo- rables, que les transactions commerciales , qui précédemment avaient été à peu près balancées entre les deux puissances , enlevèrent chaque année à l’industrie agricole et manufactu- rière de la France une valeur de vingt-cinq millions, formée de l’excédant des importations de l'Angleterre en France sur nos exportations dans la Grande-Bretagne.» On a besoin de lire deux fois ces dernières lignes pour en croire ses yeux. Quoi! la France se trouve en perte parce qu’elle reçoit plus qu’elle ne donne! Jusqu'à présent nous avions pensé que livrer dix sacs de blé pour en recevoir quinze de farine serait une excellente spéculation pour nous, quoique les meuniers n’y trouvassent pas leur compte. M. de Villeneuve 14 IMPORTATION DES BESTIAUX pense différemment ; selon lui, la spéculation serait excellente pour les meuniers, détestable pour nous. Vraiment, M. de Ville- neuve, nous serions bien tentés de faire avec vous quelques échanges, sous la condition d’y perdre le plus que possible, à votre manière‘. Voilà ce qu’on écrit, ce qu’on imprime, en France, de nos jours, sous le nom d’économie politique. Chez nous, il s’en faut bien, sans doute, que tout le monde possède à fond cette science; mais au moins ceux qui la connaissent superficiellement ne s’avisent guère de composer des livres sur l’économie politique, et de se poser comme économistes devant le public de leur pays. Revenons à notre principe. À mesure que les capitaux s’accumulent dans un pays, le nombre des entreprises industrielles auxquelles ils peuvent être avantageusement appliqués va en augmentant ; mais il y a une différence notable à cet égard entre l’industrie agricole et les industries fabricatives et circulatives. Dans ces dernières, en effet, les quantités additionnelles de capital, appliquées à la production, rendent le capital entier de plus en plus productif; tandis que, dans la première, les portions de capital successi- vement appliquées, deviennent de moins en moins productives. Cette différence provient de deux causes. La première, c’est que l’addition de nouveaux capitaux, dans les industries fabricatives et circulatives, fournit le moyen d’y appliquer une division de plus en plus complète des travaux et ‘ Ajoutons, afin de ne pas répandre d'idées fausses, même en plaisan- tant, que les 25 millions dont il s’agit ici n’exprimaient ni une perte, ni un gain pour la France, dont les importations totales se trouvaient ba- lancées par les exportations totales, ainsi que cela doit avoir lieu en tout pays. Si l’excédant des importations anglaises était payé directement en monnaie, il fallait bien que la France se procurât cette monnaie du dehors, en échange d’une égale valeur de ses produits. Il est encore plus probable que tout ce transport de métaux n’avait pas lieu, et que les créanciers anglais étaient payés au moyen de remises sur les pays avec lesquels la France ayaït, comme on disait alors, la balance favorable. EN FRANCE. 15 d’y introduire une coopération de plus en plus énergique des forces de la nature; tandis que, dans l’industrie agricole, cette application et cette coopération se trouvent restreintes, par la nature même des travaux, dans des limites fort étroites. La seconde, c’est que les forces chimiques ou mécaniques, dont les industries fabricatives et circulatives font usage, sont toujours à peu près semblables à elles-mêmes, en sorte que la millième machine employée dans une de ces industries produit autant d’effet que la première, tandis que la force végétative, qui est le principal agent de la production dans l’industrie agricole, est inhérente à un sol limité, et s’y manifeste à des degrés très-différens, soit dans les diverses parties du sol, soit dans les applications successives de capital par lesquelles on provoque le développement de cette force sur une même por- tion du sol. De là il résulte que le progrès dans l’industrie agricole est signalé, en général, par une diminution de la productivité rela- tive du capital, et par une élévation de valeur dans les produits ; tandis que, dans les autres industries, le progrès est signalé par une augmentation de la productivité tant relative qu’absolue du capital, et par un abaïssement de la valeur des produits. Dans le premier cas, l'élévation de valeur est la cause immédiate du progrès, c'est-à-dire de l’addition faite au capital productif ; dans le second, l’abaissement de valeur est l’effet de cette ad- dition et de l'augmentation de productivité relative qui en résulte. Le progrès de l’agriculture, en tant qu'il consiste unique- ment dans une extension de la culture, dans une addition faite au capital productif employé dans cette industrie, ce progrès qui ne doit aboutir qu’à un accroissement de la quantité totale des produits, n’est donc pas un avantage absolu qu’on doive toujours désirer, et pour lequel il soit sage de faire des sacri- fices. En particulier, l'agriculture doit, moins que toute autre industrie, être protégée par des probibitions et des droits d’en- 16 IMPORTATION DES BESTIAUX trée sur les produits étrangers, car, tandis que les autres in- dustries peuvent quelquefois, au moyen d’une telle protection, devenir avec le temps avantageuses, puis se passer de toute protection, et dédommager en partie le pays des sacrifices qu’il aura faits pour elles, Pindustrie agricole ne parvient à aug- menter la masse totale de ses produits que par une application moins économique de ses capitaux, application dont le résultat inévitable est une élévation permanente de la valeur de ses pro- duits; or, comme l’agriculture fournit aux autres industries leurs matières premières et la plus grande partie de Papprovi- sionnement des travailleurs, l’élévation permanente du prix des produits agricoles exerce une fâcheuse influence sur tous les genres de productions. C’est ce qui est arrivé en Angleterre, sous le régime de lois qui prohibent l’importation des céréales, tant que leur prix, sur le marché national, n’a pas atteint une certaine limite. D'un autre côté, nous reconnaissons qu’il existe certains mo- tifs pour désirer que l’agriculture prospère dans un pays, et qu’elle y occupe le plus grand nombre possible de travailleurs. Ces motifs sont en partie politiques, en partie moraux, c’est-à- dire d’une nature telle, que les considérations purement éco- nomiques peuvent raisonnablement, doivent même souvent leur étre sacrifiées. Aussi nous sommes loin de condamner toute mesure législative ou administrative destinée à favoriser le dé- veloppement de l’industrie agricole. Maïs nous pensons que les principes de la science économique doivent servir à diriger de telles mesures vers le but qu’il est réellement convenable de leur assigner. Le véritable progrès, pour l’industrie agricole, c’est l’accroissement de la productivité relative du ‘capital, c’est l'application de procédés qui permettent d’obtenir , avec le même capital, un produit plus"considérable; c’est, enfin, le progrès qui augmente la quantité absolue des produits sans amener une élévation permanente de leur valeur. Nous indi- querons ici quelques-uns des moyens que l’on peut employer, sans inconvéniens, pour favoriser un tel progrès. EN FRANCE. 17 En première ligne, nous plaçons l’établissement de commu- nications nombreuses par terre et par eau entre les divers cen- tres de consommation et d'activité industrielle du pays. Ces communications profitent à toutes les industries, mais elles sont particulièrement utiles à l’agriculture, dont les produits, ayant en général peu de valeur sous un grand volume, ne peuvent atteindre les marchés éloignés que grâce à des moyens de transport faciles et peu coûteux. L'exploitation d’une terre, de la meilleure qualité, peut souvent être désavantageuse par po- sition. Ilne s’agit alors, pour la rendre avantageuse, que d’as- surer à ses produits les débouchés qui leur manquent. D’ail- leurs, de tels moyens de transport peuvent, ainsi que nous le dirons plus loin, servir à l'application dés engrais sur certaines portions de territoire qui n’en produisent pas. En seconde ligne, viennent les mesures destinées à faire avancer la science et l’art de l’agriculture, à répandre l’une et à perfectionner l’autre. De ce nombre sont les fermes-mo- dèles, les distributions de prix, les encouragemens accordés aux agronomes et aux cultivateurs. Ces mesures entraînent des frais considérables, sans doute, maïs quand on considère à combien d’emplois improductifs et beaucoup moins justifiables sont consacrés les deniers publics dans la plupart des grands états, on est peu disposé à blâmer quelques dépenses qui ont, de plus que les autres, le mérite de contribuer certainement au bien-être de la société. Enfin, nous mettrons en troisième ligne les institutions qui tendent à développer intellectuellement et moralement la classe agricole, à relever à ses yeux le travail auquel elle se livre, et le genre de vie qui en est inséparable. C’est une vérité ensei- gnée depuis longtemps par les’économistes, que la supériorité de profit ou de salaire n’est point la seule cause qui attire les capitaux et les travailleurs vers une industrie plutôt que vers une autre, en d’autres termes, qu'il faut, pour comparer les profits ou les salaires de deux industries, tenir compte des avan- XXXI 2 13 IMPORTATION DES BESTIAUX tages accessoires attachés à l'exercice de chacune d’elles. Or, la position sociale, le degré de considération (existimatio) , que cet exercice procure, est un des principaux élémens de ce compte. Sur ce point, il reste beaucoup à faire dans les pays même où le cultivateur, entièrement émancipé , ne connaît plus que par tradition les humiliantes rigueurs du servage ;. il reste à effacer les traces que cet état de dépendance et d’abjection à laissées après lui dans l’opinion et dans les habitudes des peuples. Nest-il pas vrai qu'aujourd'hui encore , dans nos sociétés civilisées, le mot paysan exprime quelque chose d’ignoble , et que la condition du paysan est envisagée comme particu- lièrement humble et misérable? Ces préventions irréfléchies , restes jusqu’à présent ineffaçables de l’infériorité légale dans laquelle, pendant plusieurs siècles, les cultivateurs ont été tenus, sont plus nuisibles qu’on ne le pense communément aux progrès bien entendus de l’agriculture. L'augmentation de productivité. du capital agricole exerce une influence facile à concevoir sur les autres industries, car elle fournit de quoi entretenir un nombre croissant de tra- vailleurs, en sus de ceux qui cultivent la terre. Le bas prix des matières premières et de l’approvisionnement des travail- leurs fait la prospérité des industries fabricatives et cireulatives, et cette prospérité, favorisant l’accumulation des capitaux , et par suite l’accroissement de la population , réagit à son tour sur l’industrie agricole, en augmentant la demande des pro- duits agricoles de toute espèce. De cette action réciproque, il résulte un progrès général de la prospérité économique du pays, progrès qui sera cependant ralenti, ou même arrété une fois par la nécessité d’étentre la culture à des terres de moins en moins fertiles, ou d'appliquer les capitaux agricoles d’une manière de moins en moins productive. Mais rien n’es plus capable d’éloigner cette époque de ralentissement qu’une: liberté complète du commerce , qui permet au pays de choisir EN FRANCE. 19 pour ses capitaux les emplois les plus avantageux, et de se procurer longtemps encore, peut-être , les produits agricoles dont il a besoin, sans recourir à de nouvelles exploitations. Si donc le développement de l’industrie agricole amène un emploi moins productif du capital, on ne peut le considérer comme un véritable progrès , puisqu'il est toujours accompa- gné d’une hausse de la valeur des produits agricoles, et que _cette hausse exerce une influence fâcheuse sur toutes les in- dustries en * diminuant la productivité de tous les capitaux qu’elles emploient. Par conséquent , il est toujours avantageux pour un pays de recevoir de l'étranger un produit agricole quelconque , à meilleur marché qu'il ne pourrait le fournir lui-même. Repousser un tel produit pour favoriser la produc- tion indigène , c’est avancer de quelque temps l’époque où les capitaux agricoles deviendront moins productifs , c’est ralentir volontairement le progrès général de la richesse sociale. : Ces principes s’appliquent-ils sans exception à toutes les branches de l’industrie agricole? Nous le pensons, et nous ne voyons rien, en particulier, dans celle qui est l’objet spécial de notre examen, dont on puisse s’étayer pour justifier une exception. L'élève des bestiaux présente deux stages différens qu'il im- porte de bien distinguer, et que la Société de lAin ne distingue point assez. H Cette industrie s’exerce d’abord sur les terres de vame pâ- ture, c’est-à-dire dont la qualité ou la position rendent la eul- ture encore improfitable , et par conséquent impossible. C’est le premier stage de l’élève des bestiaux. Elle est alors une in- dustrie nécessaire , parce qu’elle offre le seul moyen de tirer quelque parti des terres auxquelles on l’applique. Ces terres ne rapportent point ou presque point de rente, mais les çapi- taux qu’on y consacre à l'élève donnent le profit ordinaire en dépit de toute concurrence de l'étranger, parce qu’il y a né- cessairement une quantité donnée de capital dont l’application 20 IMPORTATION DES BESTIAUX est profitable , sur une étendue déterminée de, ces pâturages naturels. À cet égard, les pays dont le climat est assez doux pour ne pas exiger l’hivernage des bestiaux, ont un grand avantage sur les pays plus septentrionaux. En Suisse , où les bestiaux ne séjournent qu’en été sur les pâturages des Alpes, on est obligé , pendant l’hiver, de les hiverner à grands frais et de les nourrir de fourrages artificiels ; cependant élève y est encore profitable ‘. Nous persuadera-t-on que les pâturages naturels de la France, situés presque tous sous un climat beau- coup plus doux, ne soient point susceptibles d’une exploita- tion avantageuse ? Dans la question qui nous occupe, il faut donc mettre en- tièrement de côté ce premier stage de l'élève des bestiaux. L'introduction des bestiaux étrangers ne saurait en aucune façon empêcher la France de mettre à profit ses pâturages naturels, dont l’étendue, selon M. Herbin de Halle, forme plus des huit centièmes de la surface entière du royaume. Au contraire , si quelque chose pouvait favoriser le développement de cette branche d'industrie, ce serait le mélange des races étrangères , en particulier des races bovines de la Suisse, avec celles de la France qui sont en général moins fortes. Le second stage de l'élève des bestiaux correspond à un état très-avancé de l’agriculture; il en est en quelque sorte à la fois la cause et l'effet. Les bestiaux sont nourris avec des fourrages artificiels obtenus par des assolemens réguliers, et ce système d’assolemens n’est possible qu’à l’aide des engrais que fournit l'élève des bestiaux; mais, pour que l’élève soit * Les Cantons les plus montueux élèvent beaucoup plus de bestianx en été qu'ils n’en peuvent hiverner pendant la mauvaise saison, et cet hivernage est si coùteux, que les éleveurs seraient en perte si la vente des laitages, obtenus pendant l'été, ne compensait le déficit. C’est donc à l’aide du profit que rapporte l'exploitation des Alpes, c’est-à-dire des terres de vaine pâture, que l'élève des bestiaux se trouve avantageuse dans ces Cantons. (Kasthofer. Bemerk. über eine Alpenreise.—Franscini, Statistica della Swwizzera.) EN FRANCE. 21 possible elle-même , il faut que le prix de la nourriture animale soit suffisant pour en rendre la production avantageuse ; or, ce prix élevé de la nourriture animale suppose toujours un prix élevé de la nourriture végétale, c’est-à-dire un emploi comparativement peu productif des capitaux agricoles. En d’autres termes , c’est parce que la terre est très-complétement cultivée que l'élève des bestiaux devient avantageuse , et c’est parce que cette élève produit une abondance d’engrais qu’une culture aussi complète peut avoir lieu. Cette relation intime entre l’élève des bestiaux et le perfec- tionnement de l’agriculture, n’existe cependant que sur les terres de qualité inférieure ou de position désavantageuse; elle ne peut être considérée comme un fait certain que dans un pays, tel que l'Angleterre, dont le territoire est généralement et assez également cultivé ; alors, ainsi que nous l’avons dé- montré , ce perfectionnement de l’agriculture est accompagné, précédé même , d’un renchérissement des produits agricoles , qui ralentit le progrès général de la richesse et le développe- ment de toutes les industries. Il y a donc là un désavantage pour le pays, plutôt qu’un avantage ; et il est toujours écono- miquement utile d’éloigner l’époque où un tel perfectionne- ment deviendra nécessaire , en se procurant par échange les produits agricoles dont le pays a besoin. Bien avant que cette époque soit arrivée, la culture reçoit sur certaines portions du territoire tout le développement dont elle est susceptible; mais elle l’obtient sans renchérissement des produits végétaux ni de la nourriture animale , et sans que l'élève des bestiaux devienne un appendice nécessaire de l’ex- ploitation du sol. C’est ce qui a lieu notamment : 1° Dans les environs des villes, grâce aux engrais abondans qui s’y produisent, et grâce aux débouchés faciles que les produits agricoles de toute espèce ne manquent pas d’y trouver, 2° Dans les parties les plus fertiles du pays, c’est-à-dire sur les terres qui produisent presque sans engrais, et qui sont toujours les premières cultivées. 22 IMPORTATION DES BESTIAUX 3° Dans tout le territoire, sur l'étendue qu’il est possible de fertiliser avec les engrais produits par les bestiaux destinés à la nourriture, ou au labour, ou à tout autre usage, ét qui sont entretenus au moyen des térres laissées en jachère ou én vaine pâture. Il est facile de concevoir combien ce développement partiel de la culture peut s'étendre, par l’emploi des moyens que nous avons indiqués ci-dessus comme propres à favoriser le véritable progrès de l’industrie agricole. En particulier, tout ce qui rend plus facile et plus économique le transport des engrais, doit exercer une grande influence sur l'amélioration des diverses partiés du sol, Par ce transport, les pâturages naturels, ceux mêmes qui ne sont susceptibles d’aucune cul- ture, deviennent utiles à l’avancement général de l'industrie agricole, et acquièrent aussi une plus grande valeur ; tandis que les moyens de transport, appliqués aux produits agricoles, ren- dent possible et avantageuse lexploitation d’une quantité de terres que léur éloignement des marchés du pays avait frappées de stérilité. Un tel développement constitue, sans contredit , un avan- tage réel, éminemment désirablé en tout pays; mais comme il n’a rien à redouter de la concurrence étrangère , il n’a be- soin d'aucune protection contre cette concurrence. Telles sont les notions générales que fournit l’'économié po- litique sur la question qui fait l’objet de cet article et des ob- servations de la Société de l'Ain ; il nous reste à exposer au lecteur les principaux argumens sur lesquels cette société ap- puie $a thèse, et à les réfuter, en partant des principes que nous venons d’exposer. Nous le ferons sans nous astreindre à un autre ordre que celui qui a été suivi par M. Puvis dans sôn mémoire. L'auteur envisage d’abord là question sous le point de vue des industries particulières qui s’y rattachent. « Sous ce point de vue ; dit-il, élève des bestiaux et leur . EN FRANCE. 23 engraissement sont les plus étendues et les plus précieuses in- dustries particulières ; elles produisent en grande partie l’ar- gent nécessairé à payer la rente du sol; elles contribuent à Paisance, et font une grande partie de la richesse de plus des trois quarts de la population agricole de France, de 18 à 20 millions de Français. » À ces vagues généralités, qui ne sont étayées d'aucune preuve, nous opposons ce que la Société affirme elle-même quelques pages plus loin : « Dans l’état actuel des choses, le cultivateur trouve à peine quelque bénéfice à élever ; mais ce bénéfice est faible ; si vous l’entamez ou le détruisez en abaïissant Ou supprimant le tarif, le cultivateur cessera d'élever des bestiaux qui lui coûteront plus qu’ils ne produiront ; i{ cherchera d’autres moyens d’acquitter sa rente, de réaliser ses bénéfices ; le champ de trèfle se remplacera par celui de pommes de terre, ou de maïs ;-il nourrira et engraissera des porcs dont le fumier est presque perdu pour l’agriculture ; les écuries se dépeupleront ; il achètera de l'étranger ses bêtes de travail , celles pour l’en- grais ; le nombre de ses bêtes à cornes diminuera de moitié , la quantité de ses fumiers d’un tiers ; &/ ne sentira pus, lui, immédiatement sa perte ; quelle que soit sa position, le plus grand produit net est et doit étre son but; la vente de ses porcs, lui aura reproduit une somme plus forte que celle que lui donnaient ses élèves , etc. » Si les 18 à 20 millions de Français qui, selon M. Puvis, s’adonnent à l'élève et à l’engraissement des bestiaux n’y trou- vent qu’un faible bénéfice ; s’ils sont prêts à chercher d’autres moyens d’acquitter leur rente et de réaliser des bénéfices ; s'ils ne doivent point sentir la perte dont l’abaissement du tarif les menacérait ; s’il leur est si facile, enfin, d’obtenir un produit net plus considérable, une somme plus forte que celle que leur procure l'élève des bestiaux ; nous pouvons nous rassurer sur le sort des industries les plus précieuses et les plus étendues 24 IMPORTATION DES BESTIAUX de la France , ainsi que sur le paiement de la rente du sol. La Société de l'Ain nous apprend ici, comment la suppression d’un droit protecteur tourne au profit, non-seulement du pays entier , mais de la classe même qui exerçait les industries pro- tésées. Elle résout ainsi, dans notre sens, la question .envisa- gée sous le point de vue des industries particulières qui s'y raitachent , et nous dispense d’entrer dans plus de dévelop- pemens à cet égard. Passons au second point de vue. « La prospérité de l’agriculture dépend essentiellement de l'abondance des engrais et par conséquent du nombre des bestiaux qu'elle nourrit ; l’Angleterre , relativement à son éten- due , en nourrit un nombre triple des nôtres, et les nourrit plus abondamment et d’un poids supérieur ; aussi ses moissons pro- duisent-elles 10 à 12 pour un de semence, comme les nôtres en produisent 5 à 6; et cependant elle ne nous est supérieure ni pour la qualité du sol, ni pour le travail de ses cultivateurs, et encore moins pour le climat; sa supériorité de produit vient uniquement du plus grand nombre de bestiaux qu'elle nourrit. » L'auteur oublie de calculer par quel sacrifice de capital PAn- gleterre obtient ses abondantes récoltes ; et pourtant la ques- tion est tout entière dans ce fait, car ce qui rend une indus- trie avantageuse ce n’est pas son produit brut, mais son produit net. Or, selon le témoignage d’agronomes anglais, « les avan- ces nécessaires à la culture sont si considérables , et la rente du sol si élevée, que le profit ne suffit plus, sur les petits domaines , à l’entretien d’une famille, et que la grande culture . s'étend peu à peu , absorbant toutes les moindres exploitations, et contraignant les cultivateurs qui ne disposent pas de grands capitaux à changer d'industrie’. » La supériorité de l'Angleterre, si elle mérite réellement ce nom, tient donc à la masse énorme de capitaux productifs dont ! Sinclair, Code of agricullure, p. 87. EN FRANCE. 25 ce pays dispose, et qui lui permet d’occuper un nombre de travailleurs non agricoles deux fois aussi considérable que celui des travailleurs agricoles. Les lois sur le commerce des grains obligeant l’Angleterre à tirer de son propre sol toute la subsis- tance de ce grand nombre de travailleurs, il a fallu recourir à des exploitations de moins en moins productives, et appli- quer à la culture les capitaux nécessaires pour en obtenir d’a- bondantes récoltes ‘. Evidemment la France n’a point encore atteint le stage de développement économique auquel l'Angleterre est arrivée. Quoique l'étendue des terres cultivées soit plus grande en France, le capital agricole qu’on y applique est beaucoup moindre, parce que la culture ne s’y est guère étendue aux portions les moins fertiles du territoire, parce que le besoin ne s’y est pas fait sentir de solliciter la terre par une application comparativement im- productive de capitaux , parce qu’enfin les capitaux eux-mêmes y cherchent et y trouvent encore des emplois plus avantageux. Le développement actuel de l’agriculture en Angleterre est en partie naturel, en partie artificiel : il est naturel, en tant qu'il résulte du développement économique en général, de la masse des capitaux productifs et de l’état de la population; il est artificiel , en tant qu’il résulte des lois sur les céréales. En France , un développement pareil de l’agriculture ne pour- rait étre qu'artificiel, contraire, par conséquent, aux vrais intérêts du pays. ! Nous trouvons, dans les statistiques modernes, des chiffres qui sont peu d'accord entre eux et qui appartiennent à des époques antérieures, mais qui, à ne les considérer que comme des données approximatives, confirment cependant ce que nous disons ici. La population relative de l'Angleterre est à celle de la France comme 394 à 322. — La population agricole forme en Angleterre les 337100, en France les 607100 de la population totale. Selon Cordier, en 1819, le capital agricole en Angleterre valait 61,000,000,000 fr., en France 37,522,000,000 fr. ; et le produit brut de l’industrie agricole valait, en Angleterre, 3,875,001,000 fr., en France 4,679,000,000 fr. 26 IMPORTATION DES BESTIAUX « Une grande partie de notre pays, continue M. Puvis , est, il est vrai, avec son ciel pur, moins favorable à la croissance des fourrages graminées que le climat brumeux de l’Angleterre , les fourrages légumineux , les fourrages artificiels, les four- rages racines y offrent un produit à peu près aussi sûr et plus savoureux, plus nourrissant : nos contrées méridionales , avec leur luzerne , leur trèfle incarnat , qui réussissent peu en Angle- terre , avec leurs irrigations de terres et de prairies qui peuvent décupler d’étendue, peuvent aussi entretenir et entretiennent effectivement sur beaucoup de points de nombreux bestiaux ; enfin, il est très-peu de portions de notre sol qui, avec des assole- mens convenables , ne puissent produire d’abondans fourrages. « L'agriculture française , cependant, est loin d’avoir fait les mêmes progrès que celle de tous nos voisins, à l’exception de ceux du Midi. L'Allemagne surtout a fécondé ses grandes plaines sablonneuses, naguère la proie de la bruyère et du genét ; c'est en y faisant naître, en y élevant des bêtes à cornes , des chevaux nombreux, de grands troupeaux de moutons que s’est faite cette révolution agricole ; ses assolemens se sont modifiés , ses prairies artificielles multipliées ; aussi elle nous envoie tous les ans 10 mille chevaux pour nos remontes , pour notre luxe et pour tous nos besoins ; des milliers de bêtes à cornes sont à nos portes ; l’élévation des tarifs ne permet d’en- trer qu'aux bêtes de forte taille; les autres attendent un abais- sement des droits pour nous arriver en masse. » Si toutes les ressources que l’auteur énumère ici ne sont pas mises à profit comme elles pourraient l'être, c’est, nous ne nous lasserons pas de le répéter, parce que les capitaux français trouvent des emplois plus avantageux, et ces emplois ne sauraient être plus avantageux pour les individus qui font valoir les capitaux, sans l’êtré èn méme temps pour le pays, pour la France entière. Quant au parallèle entre la France et l'Allemagne, nous n’en dirons rien, parce que les données statistiques nous manquent EN FRANCE. 27 pour en apprécier la justesse ; mais il est contraire aux principes, et aux faits à nous connus, que les pays qui exportent des bes- tiaux soient plus avancés dans l’agriculture que ceux qui les leur achètent. Les progrès de l’agriculture sont toujours pré- cédés et stimulés par l'accroissement de la demande des pro- duits agricoles ; voilà une première cause qui élève la valeur de là nourriture animale. Il ÿ en a une seconde , c’est qu’une partie des térres qui avaient été laissées en vaine pâture venant à être cultivées , l’offre de la nourriture animale tend à diminuer, en mnême temps que la demande augmente. Lorsque, enfin, l'élève dés bestiaux dans les étables et au moyen de fourrages artificiels dévient possible et avantageuse , le prix de la nourriture animale est parvenu à un taux si élevé, que l’exportation n’en saurait guère être profitable, si ce n’est dans un pays encore plus peuplé ; plus avancé dans la culture de son territoire que le pays qui exporte. En Suisse , quels sont les Cantons qui exportent le plus de bestiaux ? Ce sont ceux où Pagriculture a fait le moins de pro- grès , où les prairies artificielles sont le moins connues : Schwitz, Uri, les Grisons , l’Oberland bernois , etc. Schwitz exporte an- nuellement, en Italie ou en France, 4000 individus de la race bovine; Glaris 1200, etc. Quels sont les Cantons qui importent le plus de bestiaux? Ceux où l’agriculture est le plus avancée : Zurich, Genève, etc. À Genève, en particulier, l’élève ne se fait point à cause de la cherté des fourrages. Que se passe-t-il donc chez nous? Précisément ce que la Société de l'Ain redoute si fort pour son département, ce qu’elle envisage comme de- vant y amener la ruine de l’agriculture et celle des cultivateurs: nous recevons de nos confédérés les bestiaux de labour et d’en- : graissement dont nous avons besoin. Notre agriculture en a-t-elle souffert ? Pas le moins du monde. Pendant plusieurs années le gouvernement à prohibé l'exportation des engrais, puis, mieux éclairé, il a renoncé à cette mesure, sans que le per- fectionnement de notre agriculture se soit ralenti, Genève est 28 IMPORTATION DES BESTIAUX un des quatre ou cinq Cantons dans lesquels l’industrie agri- cole a fait le plus de progrès . « Pour juger de l’infériorité de notre agriculture, ajoute M. Puvis, il suffit de voir l’état de nos importations de denrées agricoles; nous tirons chaque année de nos voisins pour 187 millions de produits de leurs terres , dont 94 millions de pro- duits animaux et 93 de produits végétaux; en ôtant des 94 millions de produits animaux pour 40 millions de soie , il reste pour b4 millions en chevaux, bêtes à cornes, peaux , laïnes, suif, beurre , fromages , etc., qui, s'ils étaient le produit de notre sol, auraient été accompagnés d’une production d’en- grais qui aurait augmenté d’un cinquième au moins nos récoltes de toute espèce. « Il n’en est pas de même des denrées végétales produites ; les lins , les chanvres, tabacs, huiles, consomment de l’en- grais, n’en reproduisent point, enrichissent, il est vrai, un pays de numéraire, mais diminuent beaucoup la production des subsistances ; il est donc bien moins nécessaire d’encourager à livrer au commerce ces produits que les produits animaux. » « Ainsi, nos tarifs de douanes , tels qu'ils sont établis, per- mettent l’entrée en grande masse de substances animales qui , produites par nous, eussent élevé notre agriculture, pour ses pro- ductions , au niveau de celle des contrées voisines ; sur un seul point, point essentiel , il est vrai, ils sont encore assez effica- cement protecteurs ; mais on nous menace de leur abaiïssement ; on propose ainsi d’enlever à notre sol la seule protection qui ! Nous devons convenir que Genève se trouve, quant aux engrais, dans une position un peu exceptionnelle. Son territoire exigu renferme une cité riche et populeuse, qui entretient un nombre considérable de chevaux de luxe. Le fumier de ces animaux, joint aux boues de la ville, forme une masse d'engrais qui suffit aux besoins actuels de notre cul- ture, et qui en a rendu le développement conciliable avec un prix mo- déré de la viande. EN FRANCE. 29 lui reste, qui a suffi à soutenir notre agriculture au niveau de notre population et l’a mise en voie de progrès. À juste titre pourrions-nous réclamer contre un état de choses déjà si hos- tile à nos produits agricoles; mais, en nous taisant sur les cpncessions anciennes, du moins devons-nous défendre de toutes nos forces le dernier avantage qui nous reste. « S'il faut encore, par l’abaissement du tarif, voir envahir notre marché par les bestiaux gras ou maigres de nos voisins , il faudra donc , en admettant les leurs, renoncer à élever les nôtres, et, par conséquent, perdre l’engrais qu’ils nous au- raient donné pendant tout le cours de leur éducation, et au moyen duquel se font les récoltes qui suffisent à peine à notre consommation actuelle; nous devrons donc, après leur avoir demandé leurs bétes à cornes, leur demander encore leurs grains , pour nourrir notre population. « Dans le moment où nous sommes, plus que jamais, la production , par notre sol, des grains pour notre consomma- tion, est absolument nécessaire pour la tranquillité publique ; de toutes parts des fermens de troubles s’annoncent , et la ra- reté des subsistances serait une arme terrible, entre les mains de la malveillance, pour faire mouvoir les aveugles masses. « Bien plus, après l’abaissement du tarif et toutes ses fu- nestes conséquences, que la guerre survienne avec nos voi- sins; que deviendrons-nous alors, quand nous serons privés de toutes ces denrées de première nécessité que nous nous serons habitués à leur demander; quand nous ne pourrons plus avoir leurs chevaux pour les remontes de notre cavalerie, et surtout le grain nécessaire à notre existence ? Quelle fâcheuse réaction se produira alors dans notre pays , si favorisé cepen- dant par le ciel, mais auquel , dans les paroxismes d’une fièvre industrielle, on aura retiré le moyen de faire produire les den- rées de première et plus absolue nécessité ! Disons-le donc hau- tement, nous devons conserver notre tarif comme nécessité sociale, comme indispensable à la subsistance du pays, à la paix publique. » 30 IMPORTATION DES BESTIAUX Les fragmens que nous venons de transcrire contiennent la substance de l'argumentation du mémoire. Ce qui suit n’est guère que le développement de ce thème ; étayé de quelques chiffres qui n’ajoutent rien à la solidité de la démonstration , quoique nous soyons tout à fait disposés à les considérer comme vrais en eux-mêmes. Les auteurs sont évidemment très- persuadés de la vérité de leur théorie et très-bien informés du petit nombre de faits qu’ils avancent. Ils parlent avec la cha- leur qu’inspirent le sentiment du devoir et l'amour du bien pu- blie. À tous ces titres ils ont droit à nos égards, et nous se- rions désolé qu’ils trouvassent à notre réfutation un caractère hostile, que nous n’avons certainement pas l'intention de lui donner. Si la question qu'ils ont traitée était une question pra- tique, leur autorité aurait, sans doute , beaucoup de poids à nos yeux. S'il s’agissait, par exemple, d’une mesure accomplie dont il fallüt apprécier les effets, nous les écouterions avec dé- férence, eux hommes de pratique, et nous y regarderions à deux fois avant d’opposer à leurs affirmations nos déductions théorétiques. Mais la question débattue est une question de pure théorie, car il s’agit d’apprécier hypothétiquement les effets d’une mesure non accomplie, d’une mesure simplement pro- posée ; il s’agit d'arriver du connu à l'inconnu, et de raisonner d’après les principes et l’expérience antérieure dans une hypo- thèse donnée. C’est donc une théorie que la Société de l'Ain nous expose et qu’elle prend pour base de ses conclusions. Dès lors c’est uniquement à la valeur logique de ces conclusions que nous devons nous arrêter; nous ne saurions leur en attri- buer aucune autre. Partant de là , nous exposerons librement les réflexions que nous a suggérées l'argumentation de la So- ciété. D'abord, que signifie ce chiffre des importations de produits agricoles qu’on nous présente comme une preuve de l’infério- rité de l’agriculture en France? L'agriculture ne fournit-elle pas d’autres produits que ceux-là, et la France n’en exporte- EN FRANCE. 31 t-elle pas pour une valeur bien supérieure à celle des produits qu’elle importe ? En énumérant les produits végétaux qui crois- sent sur le sol de la France , n’a-t-on pas oublié le plus essen- tiel, celui dont la valeur exportée dépasse à elle seule de beaucoup celle de tous les produits importés? ou bien, les vins ne seraient-ils pas un produit agricole ? Mais ces produits-là n’enrichissent le pays que de numéraire ! — Autre grave erreur. Un pays ne s’enrichit pas de numéraire, car s’il en avait plus que la quantité strictement exigée par les besoins de sa circulation , ce numéraire , perdant de sa valeur, ne tarderait pas à être exporté ou démonétisé. Les vins et les autres produits végétaux de la France se vendent sans doute à l'étranger pour de l'argent, mais les auteurs du mémoire en sont-ils encore à ignorer comment de telles ventes s’accom- plissent ? Est-il besoin de leur dire que les paiemens ne se font en argent que dans le cas où le change se trouve défavorable au pays qui a vendu, c’est-à-dire dans le cas où ce pays a exporté plus qu’il n’a importé, et que cet état du change étant un stimulant à l’importation , l'équilibre n’est jamais longtemps à se rétablir ? La masse de numéraire en circulation dans le pays restant donc à peu près la méme d’une année à lautre , c’est contre des produits de toute espèce que la France échange les produits de son sol et de ses manufactures qu’elle exporte. Tant qu’elle pourra exporter un produit quelconque, elle pourra aussi se procurer en échange ceux qu’elle ne créera pas elle-même , en particulier des grains, des subsistances, si la quantité qu’elle en produit ne lui suffit pas. Mais, nous dit-on, faut-il que la France dépende de l’étran- ger pour ses approvisionnemens les plus indispensables ? Que deviendra-t-elle si la paix est troublée et si les états qui lui fournissaient des subsistances deviennent ses ennemis et lui refusent tout approvisionnement , soit de bouche, soit de guerre ? Quant aux subsistances , c’est-à-dire aux céréales dont la 9? IMPORTATION DES BESTIAUX la France pourrait avoir besoin d'importer une petite quantité pour suppléer à l'insuffisance, très-peu vraisemblable, de ses propres récoltes, nous pensons qu’un pays qui a une si grande étendue de côtes et de frontières, n’a jamais à redouter l’inter- ruption totale de son commerce, quelque générale que soit la guerre dans laquelle il se trouve engagé. Cette crainte, évidem- ment chimérique, ne supporte pas le plus léger examen, et ne fera aucune impression sur quiconque aura devant les yeux la carte de la France. L’objection n’est spécieuse qu’à l'égard du second objet dont le mémoire fait mention, c’est-à-dire des chevaux de remonte pour la cavalerie et pour l'artillerie. Eh bien , le cas prévu par la Société de l’Ain est justement ar- rivé ; l'horizon politique s’est obscurci ; des menaces de guerre ont été proférées assez hautement pour que des états voisins de la France aient cru devoir prendre provisoirement des me- sures restrictives. L’Autriche, la Prusse, le Wurtemberg , la Bavière, viennent de prohiber sévèrement la sortie de leurs chevaux. Qu'en est-il résulté? La France manque-t-elle de montures pour son artillerie et pour sa cavalerie? En aucune façon; seulement, au lieu de les acheter en Allemagne, elle les achète en Angleterre, en Suisse, et peut-être encore ail- leurs. En méme temps, le gouvernement vient de rendre une ordonnance sur les haras, qui donnera une forte impulsion à l'élève de la race chevaline en France. Cette ordonnance éta- blit, en faveur de l’industrie dont il s'agit, un genre de pro- tection que l'économie politique peut avouer, et auquel nous croyons que les états de l'Allemagne doivent en grande partie leur supériorité actuelle à cet égard. La Suisse a importé en France , dans l’année 1835, c’est- à-dire en pleine paix, 1550 chevaux ; si le droit de 25 francs par tête, dont ils sont frappés à l'entrée ; était abaissé ou sup- primé , l’importation serait habituellement plus forte, et pour- rait surtout le devenir bien davantage en cas de guerre, parce que l'élève serait habituellement plus considérable en Suisse. EN FRANCE, 33 Au reste , nous n’admettons point que la France puisse étre réellement dans la dépendance de l’étranger pour ses approvi- sionnemens nécessaires de produits agricoles, et les supposi- tions de la Société de l'Ain nous paraissent dénuées de tout fondement , comme de toute vraisemblance. Quoi! la France, avec son admirable climat , son sol propre à toutes les cultu- rés, sa population active et intelligente , et la masse de capi- taux dont elle dispose , deviendrait tributaire des pays qui l’en- vironnent pour ses grains , pour ses bestiaux > Pour tout ce qui lui est le plus nécessaire ! Elle ne pourrait mettre à profit son vaste territoire qu’en s’armant de prohibitions et de droits pro- tecteurs! Il faudrait, à défaut de telles mesures, que les mon- tagnes de la Suisse, les plaines de la Belgique, les sables de l'Allemagne lui fournissent à la fois leurs bestiaux et leurs eé- réales! Tout cela est positivement absurde ; nous n’aurons pas de peine à le démontrer. La Société de l’Ain, dans la suite de son mémoire » S'éver- tue à prouver que la nourriture animale n’est pas chère en France, et que, si elle paraît l’être dans les grandes villes, cela tient uniquement à l’octroi par téte dont elle s’y trouve frappée. S'il en est ainsi, où est le danger de la libre entrée des bestiaux étrangers ? Comment les éleveurs français pour- raient-ils craindre notre concurrence ? Nous ne prétendons pas vendre nos bestiaux sans un bénéfice quelconque. Or, quand labaissement du tarif, en augmentant l'offre de la viande, en aura encore abaissé le prix au-dessous du taux actuel, que nous restera-t-il ? Remarquez bien que nous ne Pourrions pro- duire une quantité additionnelle de bestiaux sans que les frais de production fussent augmentés pour nous. Il en est autre- ment , ainsi que nous l'avons fait voir plus haut, des produits agricoles que des produits manufacturés, dont la production devient moins coûteuse à mesure qu’elle devient plus abon- dante. Tandis que le prix de nos bestiaux baisserait en F rance, il s’élèverait chez nous. Ce serait au moyen d’un hivernage de XXXI 3 34 IMPORTATION DES BESTIAUX plus en plus dispendieux, et à l’aide de prairies artificielles , enlevées peut-être à d’autres cultures , que nous arriverions , par exemple, à doubler nos exportations de bestiaux; et à peine aurions-nous fait de tels sacrifices, que nous reconnai- trions l'impossibilité de les continuer plus longtemps, parce que le prix auquel nous en vendrions le produit, ne suffirait plus à rembourser nos avances. De son côté, la France aurait économisé , sur la nourriture de sa population laborieuse , des millions qui, grâce à quelques encouragemens bien entendus , étant versés dans l’industrie agricole, lui donneraient une im- pulsion nouvelle, et la mettraient bientôt en état de se passer de tout produit étranger et de braver toute concurrence. Avec son territoire , son climat et son activité industrielle , la France est faite pour être, non la tributaire, mais la pourvoyeuse des états qui l’environnent. Il ne s’agit pour elle que de renoncer aux déplorables routines du système prohibitif; que de laisser faire et de laisser passer , non brusquement et sans égard pour les capitaux engagés , mais par degrés et avec tous les ména- gemens que méritent les intérêts créés par l’état actuel des tarifs. L’abaissement des droits d'entrée sur les bestiaux étrangers ne saurait apporter, en particulier ; aucun préjudice durable à l’élève des bestiaux, ni au perfectionnement de l’agriculture en France, à moins qu’on ne suppose les états voisins assez bé- névoles ou assez aveugles pour continuer de gaîté de cœur un commerce dont ils ne retireraient aucun profit. Nous lisons, dans le mémoire de la Société de l'Ain, que l'élève des bestiaux est loin d’être générale en France; elle se fait dans certaines provinces, dans la Normandie , le Limou- sin, le Charolais, la Bresse, etc. , tandis qu’un grand nombre de départemens n’ont que des bestiaux de labour. Si l’élève était absolument nécessaire pour qu’un pays pût tirer de son sol les produits dont il a besoin, ces derniers départemens de- vraient se trouver fort à plaindre de la liberté avec laquelle les EN FRANCE. 35 -bestiaux de leurs voisins arrivent sur leurs marchés , car nous ne comprenons pas Comment ce qu’on dirait des rapports en- tre la Suisse et les départemens français qui l’avoisinent, pour- rait ne pas s'appliquer aux rapports entre deux groupes de départemens , dont les uns seraient plus adonnés à l’élève que les autres. Or, quel n’a pas été notre étonnement de voir ré- cemment la Société ou Chambre agricole du département du Rhône préparer une pétition , non point pour demander qu’on mette des entraves à l’arrivée des bestiaux du département de l'Ain, ou de tout autre, sur ses marchés , mais pour demander, au contraire, qu’on ouvre ces mêmes marchés aux bestiaux de l'étranger, en abaïissant le tarif actuel! Voilà deux départemens qui se font des idées bien différentes sur l'intérêt général de leur pays, sur ce qui peut être utile où nuisible aux progrès de l’agriculture, sur ce qui peut assurer ou compromettre le bien-être et le salut de la France ; et nous n’ayons aucune raison d’attribuer à la Société du Rhône des vues moins géné- rales, des connaissances expérimentales moins complètes , ou des intentions moins pures qu’à celle de l’Ain. Si donc l’auto- rité de celle-ci pouvait, aux yeux de quelques-uns de nos lec- teurs , donner à ses affirmations un degré de force et de vérité qu’elles n’ont pas en elles-mêmes et que la théorie leur refuse, ces affirmations se trouvant en opposition directe avec celles du Rhône, les deux autorités se neutraliseraient l’une l’autre , et il ne resterait plus , pour décider la question , que le raison- nement , c’est-à-dire la théorie que nous avons exposée. Il nous reste à mentionner une dernière considération sur laquelle les auteurs du mémoire insistent à diverses reprises et avec beaucoup de force, une considération qui paraîtra déci- sive peut-être à plusieurs personnes disposées d’ailleurs à par- tager notre manière de voir en thèse générale. « L'agriculture, dit la Société de l’Ain, ne demande qu’une bien petite partie des faveurs dont on a comblé une foule d’au- tres industries. À l’aide de droits de douane ou de probhibitions, 36 IMPORTATION DES BESTIAUX on les a fait naître et se développer; un grand nombre con- serve encore des tarifs élevés. Aujourd’hui, agriculture fran- çaise, qui sent le besoin de grandir, de s’améliorer, de s’élever enfin au niveau de celle de ses voisins, ne demande, pour y ar- river, point de faveur nouvelle ; elle demande seulement qu’il lui soit possible de multiplier les bestiaux dont elle a besoin pour suivre le mouvement de prospérité qui lui est imprimé ; et pour cela il suffit qu'on continue de restreindre sur ce point la concurrence étrangère. Quelle est celle de nos industries à laquelle, dans le besoin, une pareille faveur a été refusée ? « Lorsque les industries particulières sont menacées de per- dre en partie les faveurs qu’elles ont reçues, elles écrivent, s’agitent, s’ameutent de toutes parts, s’emportent jusqu'aux plus fortes menaces, et viennent à bout, par ce moyen, d’ob- tenir ce qu’elles désirent. Il en est tout autrement de l’agricul- ture, de cette base fondamentale de toute force, de toute puis- sance, de toute aisance; attaquée qu’elle est dans son principe vital, elle reste calme, impassible, trouve à peine des organes pour sa défense ; elle est comme les autres intérêts généraux, dont les intérêts particuliers viennent toujours à bout de faire leur pâture; frappez donc sans crainte, vous la dépouillerez impunément, elle est toujours la gent corvéable et taillable à merci. 11 semble même qu’on a déjà promis de la sacrifier ; mais sachez bien qu'avec elle vous menez à l'autel vingt millions de Français dont vous détruisez l’aisance, et qu'en même temps vous compromettez gravement la subsistance, et, par consé- quent, tout l’avenir d’une population de trente-quatre millions d’habitans ! » En faisant la part de l’exagération dont cette page est em- preinte, et qui, pour le dire en passant, justifie assez mal l’atti- tude calme et impassible qu’on y attribue à l’industrie agricole, il reste cette idée, tout au moins spécieuse, que, dans un pays où le système protecteur s'étend à presque tous les genres de production, une industrie à laquelle on menace de retirer EN FRANCE. 37 cette protection se trouve par là placée dans une position ex- ceptionnelle, sacrifiée aux autres industries, victime d’une in- Justice manifeste. En amenant le débat sur ce terrain, nous le répétons, la Société de l'Ain a pu se sentir forte. D'abord, il n’est pas dou- teux que la protection accordée aux autres industries, tant ex- tractives que fabricatives, ne soit préjudiciable à la êlasse agri- cole en élevant le prix d’un grand nombre des objets que cette classe consomme. Ainsi, pour n’en citer qu’un exemple , les instrumens d’agriculture seraient beaucoup moins chers sans les énormes droits protecteurs qui frappent à l’entrée les fers étrangers. Ensuite, cette protection a eu l’immense inconvénient d’im- primer aux capitaux du pays une direction artificielle, de les détourner de l’agriculture, vers laquelle les conditions natu- relles et normales du pays les auraient attirés, pour les faire affluer surtout vers les mdustries manufacturières. Cette direc- tion date de loin; c’est par les soins de Colbert que la pre- mière impulsion a été donnée dans ce sens à l’industrie fran- çaise, et que le développement économique d’un pays, essen- tiellement agricole, a pris le caractère que nous lui voyons aujourd’hui. Mais, tout cela étant accordé, en résulte-t-il que la France doive réparer par des protections le tort qu’elle s’est faite par des protections? Faut-il, après avoir donné, par le système prohibitif, une impulsion prématurée aux industries fabricatives, employer ce même système pour favoriser tardivement l'industrie agricole, et pour l’amener au niveau des autres ? Nous n’hésitons pas à répondre qu’une telle marche serait aussi vicieuse que celle dont elle devrait corriger les résultats. Le principe de la li- berté de commerce et d'industrie n’admet pas d’exceptions. Tout abaissement du tarif protecteur est un bien absolu, qu’il porte sur un seul article ou sur plusieurs. Cette qualification d'industrie générale, donnée à l’agriculture par opposition aux 38 IMPORTATION DES BESTIAUX autres industries qui ne seraient que particulières, n’a aucun fondement. Toute industrie est à la fois générale et particu- lière: générale, en ce qu’elle contribue au bien-être de la so- cité entière dont elle accroît les moyens de jouissance et de puissance , les revenus et les capitaux; particulière, en ce qu’elle s’exerce pour le compte et au profil des individus aux- quels appartiennent les capitaux, et de ceux qui les font valoir par leur travail. Si Fabaissement du droit d’entrée sur les bes- tiaux étrangers doit occasionner de légères pertes à quelques éleveurs du département de Ain ou de tout autre, nous ne voyons là qu’un intérét particulier, et nous ne comprenons pas qu’on veuille le faire passer pour général. L'intérêt vraiment général , le seul qui mérite ce nom, c’est celui de tous les consommateurs français qui désirent obtenir au plus bas prix possible les objets dont ils ont besoin; c’est celui de tous les producteurs français qui désirent employer leurs capitaux de la manière la plus productive, et les voir s’accumuler le plus ra- pidement possible ; or, un droit protecteur quelconque est né- céssairement contraire à ces deux buts, nuisible sous ces deux points de vue. En reconnaissant donc que lagriculture a raison de se plain- dre des droits et des prohibitions établies en faveur des indu- striés dont elle consomme les produits , nous n’admettons pas qu’elle soit fondée à repousser toute diminution sur les articles du tarif qui la concerne, Nous pensons, d’ailleurs, qu’en sui- vant une marche plus conforme aux saines doctrines et aux intérêts généraux du pays, elle pourvoirait en même temps beaucoup mieux à ses propres intérêts. Cette marche consiste- rait à se prêter de bonne grâce aux concessions qu’on lui de- mande, afin d'acquérir le droit d’en demander à son tour aux autres industries. Quand les cultivateurs auraient accepté la concurrence étrangère à leur préjudice, ils seraient trop fon- dés à la demander à leur profit, pour qu’il fût possible de la leur refuser, « Nous vous avons passé la manne, passez-nous le EN FRANCE. 39 séné, Nous avons consenti à l'introduction de produits étran- gers dont vous aviez besoin, et que nous vous fournissions à des prix supérieurs ; permettez, à votre tour, que les produits dont nous avons besoin subissent la concurrence qui doit nous les faire obtenir à meilleur marché. » Voilà le langage qui se- rait vraiment persuasif, fondé en fait et en droit , fort par lui- même , sans le secours des exagérations et des tours oratoires. Nous ne terminerons pas cet article sans relever et accom- pagner de quelques remarques une expression qui est échappée à la Société de l’Ain, vers la fin de ses Observations. « Que si, dit-elle, nos justes, nos pressantes réclamations sont vaines, si la France, si souvent dupe dans les traités de commerce, doit encore céder quelque chose sur ce point, on pourrait, sans tout perdre, donner quelque satisfaction à nos exigeans voisins, ce serait.... etc.» Qui sont-ils, ces exigeans voisins ? S’agit-il de ceux qui con- finent immédiatement au département de l'Ain, et qui sont, par conséquent , le plus à portée de lui envoyer leurs bestiaux ? Nous devons le penser, car, sans révoquer en doute les inten- tions patriotiques de la Société, il est permis de croire qu’elle s’est essentiellement préoccupée de ce qui la touchait de plus près. Charité bien ordonnée commence par soi-même. Dans tous les cas, et en admettant méme, de sa part, la pos- sibilité d’un désintéressement inouï, on ne peut croire qu’elle ait fait abstraction de la Suisse, dont les hestiaux arrivent cha- que année dans son département ou le traversent. Elle nous a donc compris sous cette dénomination générale d’exigeans voisins ! En vérité, ceci nous fait penser au loup de la fable : Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? On nous permettra d'exposer ici, en peu de mots, le véri- table état de nos relations économiques avec la France, et de rappeler des faits qui sont bien connus, sans doute, de nos 40 IMPORTATION DES BESTIAUX lecteurs nationaux, mais qui peuvent ne pas l’être de tous ceux auxquels s'adressent les observations de la Société de l'Ain. L’arrété de la Diète du 16 août 1819, encore en vigueur aujourd'hui, distingue trois catégories différentes de produits étrangers : ceux de la première, qualifiés de produits indispen- sables, ne paient absolument aucun droit; ceux de la seconde paient 15 centimes, et ceux de la troisième, 30 centimes par quintal, c’est-à-dire un droit minime, insignifiant, sans rap - port appréciable avec la valeur des marchandises importées. Les tarifs français, avant 1836, frappaient, au contraire, de droits énormes , équivalant à des prohibitions, les principaux produits de notre sol et de nos manufactures, savoir : les bêtes à cornes, les chevaux, les fromages, les pailles tressées et cha- peaux de paille, les fers, les toiles de chanvre, de lin et de co- ton, les soieries, l'horlogerie et la bijouterie *. Aussi, sur les exportations de la France, en 1835, montant à la valeur de 834,422,218 fr. , la Suisse figurait pour plus d’un douzième , c’est-à-dire pour 73,479,593 fr.; tandis que les exportations de Suisse en France ne s’élevaient qu’à la somme de 59,283,807 fr., et encore, sur cette somme, il n’était entré en consommation, en France, que pour la valeur de 14,431,399 fr., dont seulement 3,828,146 fr. d’objets fa- briqués; le reste ayant passé en transit. De son côté, la Suisse ! Le droit était : MURS QUE : « « : « # se de e Ne us fr. 55 —-par tête. — "vaches +0 CAP ARMOR — 217 50 — — chevaux au-dessus de trois ans . — 55 — — — idem au-dessous . . . . . . . — 27 50 — Sn ICOIMADES. -.— + sie pere eee — 20 — par quintal métrique. — “pailles tressées : "0205 100 — 8 81 par kilogramme. — chapeaux de paille . . . . . .. — 1 37 la pièce. — fer, un droit à peu près égal au prix de revient. — toiles de chanvre etde lin teintes — 33 — par quintal métrique. — idem blanchies — 66 — — Le droit sur les tissus en cotons et les soiïeries, dont nous n’avons pu constater le chiffre, était encore plus exorbitant. Les produits de l’horlo- gerie et de la bijouterie étaient en partie prohibés, en partie frappés de droits qui équivalaient à une prohibition. EN FRANCE. 41 avait admis en consommation pour 22,176,246 fr. d’objets manufacturés français, valeur sept fois aussi considérable que celle des objets manufacturés suisses consommés en France ! Nous demanderons maintenant à la Société de l’Ain, qui ne peut pas ignorer ces faits, s’il y a quelque justice à nous qua- lifier d’exigeans voisins, parce que nous avons réclamé contre un pareil état de choses ? En 1835, le Directoire chargea un citoyen vaudois, M. Ja- quet, de négocier avec le gouvernement français pour tâcher d'obtenir quelques réductions fort modiques sur les articles du tarif dont nous venons de parler. Cette négociation eut pour résultat la loi du 5 juillet 1836, qui ne fait que des concessions insignifiantes sur un pétit nombre des articles signalés. Dès l'année 1834, l'ambassadeur de France avait fait savoir au Directoire que le gouvernement présenterait aux Chambres un projet de loi tendant à réduire les droits sur l'horlogerie; mais la loi, définitivement adoptée en 1836, et promulguée le 2 juillet, ne répondait guère aux espérances qu’on s’en était for- mées, car le taux auquel les droits ont été maintenus se trouve encore supérieur à celui des primes que perçoivent les assureurs en contrebande. Tels sont les rapports économiques de la Suisse avec son plus ancien allié. La Suisse continue bénévolement à ouvrir ses marchés aux produits de la France, et la France continue à fermer les siens aux produits de la Suisse, ou à ne les leur ouvrir que sous des conditions très-onéreuses ; et, quand on propose d’apporter , en faveur de la Suisse, quelque légère modification à de tels rapports, c’est la Société agricole d’un département limitrophe de la Suisse qui oppose, à cette proposition, la plus vive ré- sistance, et qui a le courage de se récrier sur l’exigeance des états voisins ! Remarquez, cependant, que ce n’est pas nous qui avons aujourd'hui soulevé la question ; ce sont des Français qui ont pétitionné, qui pétitionnent encore pour un abaissement du droit d’entrée sur les bestiaux étrangers. La boutade contre les 42 IMPORTATION DES BESTIAUX exigeans voisins est donc aussi déplacée qu'injuste ; les voisins de la France ne sont pour rien dans cette affaire. Notre situation industrielle et commerciale s’est encore ag- gravée depuis l’union des douanes allemandes. Zurich, Saint- Gall, et surtout Schaffhouse, voient se fermer l’un après l’autre le peu de débouchés qui étaient restés jusqu'alors ouverts à leurs produits. Aussi ne manque-t-il pas de gens, parmi nous; qui mettent en question la convenance de persister plus long- temps dans notre système de liberté illimitée du commerce, qui se demandent si le moment n’est pas venu d’accorder à l’industrie suisse une protection dont elle semble ne pouvoir plus se passer, ou de renoncer à un isolement dont les avanta- ges politiques ne leur paraissent pas balancer entièrement les désavantages économiques. Toutes les fois que cette question a été officiellement traitée et décidée, elle l’a été dans le sens de ia liberté et de l’isolement. C’est dans ce sens, notamment, que s’est prononcée la commission expressément chargée par la Diète, en 1833, de l’examen du sujet. Mais qui peut répondre de l'avenir ? Nous engageons sérieusement les producteurs français qui nous vendent chaque année pour 80,000,000 fr., à ne pas perdre de vue le lien qui unit leurs intéréts aux nôtres, et à se bien pénétrer de l'étendue du mal que nous pourrions leur faire. Au reste, nous espérons, quant à nous, que la Suisse per- sistera dans son système actuel, car nous ne voyons aucune raison suffisante pour en changer, même en supposant le pis qui puisse arriver. Quoi ! dira-t-on, vous voulez que la Suisse continue d’a- cheter, lors même qu’elle ne vendrait plus rien? Mais, pour peu que cela durât, elle finirait par n’avoir plus de numéraire, } et par se trouver dans l'impossibilité de rien acheter comme de | rien vendre ! | Nous disons, nous, que la Suisse aura toujours du numé- ! raire, qu’elle pourra toujours acheter les produits étrangers dont elle aura besoin, et qu'elle vendra toujours les siens. Le} raisonnement sur lequel notre conviction est fondée n’appren- EN FRANCE. 43 drait rien à ceux de nos lecteurs qui ont étudié l’économie po- litique, et il aurait besoin, pour convaincre les autres, d’un développement que nous ne pouvons lui donner dans cet ar- ticle. Nous nous bornerons à signaler ici, en passant, un des moyens par lesquels, aujourd’hui déjà, la Suisse esquive en partie les mconvéniens de sa position, savoir : cette affluence d'étrangers riches qui viennent consommer ou acquérir, chez nous, les produits de nos industries, en nous laissant leur or et leur argent. Dans un prochain numéro de ce journal, nous nous propo- sons de traiter cette question suisse avec toute l’étendue que réclament les graves intérêts qui s’y rattachent, et de mettre dans tout leur jour ces vérités si bien énoncées par M. Jaquet, à la fin du mémoire qu’il présenta au ministère français : « Nous contribuerons, disait-il, à l’avancement de la civili- sation et aux progrès des saines théories de l’économie politi- que, en prouvant au monde, par notre exemple, que la liberté du commerce et de l’industrie est la source véritable de la prospérité des nations ; qu’elle seule à le pouvoir de féconder toutes les sémences confiées par le Créateur au sein de la terre et au génie de l’homme; que son influence bienfaisante vivifie, éclaire et moralise les populations qui léprouvent; qu’enfin, il ne faut plus prétendre respecter le vieil édifice ver- moulu du système protecteur et prohibitif, sous le vain pré- texte que là première nation qui l’abandonnera sera dupe de _son dévouement. La Suisse, au sol ingrat, montueux, dé diffi- eile abord, éloignée de la mer, et cernée de tous côtés par des lignes de douanes étrangères, ne doit son bien-être et l’état flo- rissant de son industrie qu’au courage qu’elle a eu d’essayer, la première , de mettre en pratiqué cette maxime simple et fé- conde : Laissez faire ; laissez passer. » CHERBULIEZ, professeur. 2 D > 0 ——— 44 Littérature. POÈTES ALLEMANDS CONTEMPORAINS.— Poésies, par Ernest, baron de Feuchtersleben. Stuttgart et Tübingen; chez Cotta. ss 0———— Les poésies d’Ernest, baron de Feuchtersleben , sont au nom- bre des productions les plus remarquables de notre époque. Elles ont été écrites sous l'impression des caractères distinctifs du siè- cle présent , de tout ce qu'il possède, de tout ce qui lui manque, de toutes ses tendances, de toutes ses conquêtes , de tous ses dangers. L'auteur sait demeurer constamment poète, en se mon- trant habituellement philosophe. Rien dans sa manière qui ap- partienne exclusivement soit à une secte littéraire, soit à une école psychologique , soit à une conviction politique , spéciales et tranchées ; nulle polémique , nulle profession de foi; et ce- pendant , l’écrivain ne cesse jamais d’être fermement décidé et nettement prononcé; la généreuse impartialité permise aux poètes que leur heureuse vocation dispense de la tâche matérielle d’ap- pliquer leurs idées , et d’en accommoder l’exécution aux transi- tions nécessaires dans les sociétés humaines, cette impartialité qui fait la beauté et cause l'insuffisance de la haute littérature, n’abandonne jamais Feuchtersleben. Ce n’est pour ainsi dire qu’à l’idiome qu’il emploie, à l’aisance et à la vigueur peu communes avec lesquelles il manie cette énergique et abon- dante langue teutonique, qu’on peut le reconnaître pour Alle- mand. Un des symptômes les plus importans de l’époque où nous sommes arrivés, ou plutôt de celle qui s’avance, cette ten- dance- des intelligences à faire prévaloir dans leurs sympathies les affinités de croyances et d’affections sur les communautés POÉSIES DU BARON DE FEUCHTERSLEBEN. 45 purement politiques d'obligations civiles et d’intéréts maté- riels, cette tendance, qui peut renouveler toute la face de l’uni- vers, est très-sensible dans le recueil de Feuchtersleben , sans pourtant y être nulle part formulée. Nous allons suivre cet au- teur dans la série des principales idées qui l’ont inspiré, et non pas dans l’ordre matériel de leur publication ; car il a divisé ses effusions poétiques, généralement brèves et concises , en petits recueils dans lesquels il les range ensemble, tantôt d'a- près leurs différentes formes rhythmiques, caractère qui dispa- raît nécessairement dans le travail du traducteur , tantôt d’a- près les époques successives de leur composition, et les sen- sations qui dominaient en ces divers momens l'esprit de l’écri- vain. La méthode que nous choisissons nous semble plus propre à mettre dans un jour complet le mérite philosophique de Feuchtersleben : son talent poétique , très-vaste et très-distin- gué, a malheureusement tout à perdre sous la plume de son interprète; il nous suffira donc de faire deviner le penseur ; le chantre ne peut être séparé du vêtement original de son idée. Et d’abord, voyons de quelle manière l'inspiration poétique est décrite par l’homme qui l’a si franchement et si noblement éprouvée : . « Mon chant, il jaillit de sombres profondeurs ; il murmure sur les brises de l’air; il ne demande qu'aucun écho lui ré- ponde. Ce n’est, après tout, que de mon sein qu’il découle; il sait endormir les Méduses , quand leur chevelure de serpens vient enlacer mon cœur. « Soudainement il fait silence ; le pressentiment, prophète aux avertissemens mystérieux , n’annonce rien lui-même , jus- qu'à ce que le chant ait cessé de résonner. Muses divines! souffrez donc que je vous bégaie mes actions de grâces pour une bénédiction qui peut embellir tout, jusqu’au sort même de l'humanité! » 46 POÈTES ALLEMANDS CONTEMPORAINS. On voit, dès ce début, que Feuchtersleben ne craint point d'employer, quand il en rencontre l’occasion d’une manière heureuse et naturelle, le langage mythologique, jadis passé au nombre des élémens les plus communs du discours; et que plus tard, on s’est efforcé de bannir, avec une sorte différente, mais égale de pédanterie. L'étude approfondie des classiques grecs a laissé des traces fécondes dans le recueil que nous examinons. Cette inspiration, que le poète vient de nous montrer si personnelle et spontanée, il s’en faut bien qu’elle lui soit ac- cordée en tout temps. « Sous un épais tissu de branches entrelacées, lorsque l’agi- tation sonore du jour à fait silence , lorsque de molles brises pénètrent dans lombrage, c’est alors que la poésie se laisse lire délicieusement. « Après le voyage fatigant du matin, après les devoirs sé- vères de la journée , dans le calme de la nuit reposée , c’est alors que la poésie se laisse écrire harmonieusement. « Mais dans les heures funestes où les blessures mal cicatri- sées se rouvrent,, où les épines de la vie font ruisseler le sang, alors, lire, écrire, toute poésie n’est qu’en vain! » D’autres fois, l'inspiration se fait sentir, et même à son plus haut degré de puissance, mais la faculté de s’exprimer lui est ravie par cela même qu’elle a d’intense et de sublime, Le Poète au Poète. « À d’autres, je n’ai rien à dire : ils ne peuvent soutenir le poids du vrai ; « Rarement, même entre frères , la pure réciprocité s'établit ; « Converser est doux quand on gravit ensemble : sur la cime des Alpes , il n’y a plus qu’à se taire. « Mais que cette extase muette et bénie, à toi, poète, je puisse la confier ! » n°2 POËSIES DU BARON DE FEUCHTERSLEBEN. 47 Nous avons dit que Feuchtersleben se montre habituellement occupé de l'état présent du monde , et surtout du monde in- tellectuel; mais il en observe les tendances avec une coura- geuse impartialité ; il les comprend toutes, en partage plu- sieurs , mais jamais n’est dominé par l’autorité des masses, ja- mais entrainé sans conviction personnelle dans le chemin battu par les majorités. Le Present. « Elle fermente au sein de l’avenir cette force sainte qui crée des germes’et prépare des existences; mais c’est de la lumière qu’elle attend le : Deviens ! Cependant, l'éclair divin est repoussé par la froide muraille de pierre ; le berceau de tout germe doit être son tombeau ; la terre s’affaisse et gémit dans la poussière. : « Tel est le spectacle offert à ta contemplation , noble esprit réservé pour cette phase du monde. Ce grand chêne domine encore: eh bien, qu’il soit abattu! — Tu languis : c’est ce qu’ils nomment la paix! — Tu fais silence alors : la nuit rè- gne autour de toi. — Mais tu sens ta tête comme effleurée par des mains divines : penche-toi, dors, ton jour est fini. » On voit combien le poète est frappé de ce caractère, le plus déplorable sans contestation de l’époque actuelle , la guerre tan- tôt sourde, tantôt déclarée , que la multitude fait à toutes les sortes de supériorité. Comment ne s’en affligeraient-elles pas, les intelligences d'élite, ces princes légitimes de la postérité ? Le monde matériel, lui-même, n'échappe pas à l’espèce de mivellement qui le dépouille graduellement de quelques-uns des plus grands caractères dont le Créateur l’avait revétu. Défrichement. « Une vapeur bleue s'élève des flancs de la montagne : la hache crie au pied des antiques pins ; ils se détachent avec un 48 POÈTES ALLEMANDS CONTEMPORAINS. craquement lugubre et couchent leurs troncs mutilés sur les têtes abattues de leurs frères; le vent siffle en gémissant dans les couronnes de feuillage qu’il ne fera plus ondoyer. Le vau- tour abandonne avec un cri d’effroi la forét qui a protégé sa ! naissance et sa longue vie. Temple saint de la nature ! il faut que tu sois renversé pour que l’homme puisse se bâtir des ca- banes...….. Force des vieux âges, adieu ! La terre devient ae claire — et plus plate en même temps ! » Enfin , notre âge moqueur et prétentieux a souvent pris en « pitié la sagesse, naïve et d’autant plus profonde, des « maîtres éternels » dont l’antiquité nous a transmis les leçons. C’est aussi : par la dérision , et à bon droit cette fois, que Feuchtersleben répond à ces -blasphèmes : « Vienne aussi ton tour, Aristophane ! Tu n’as rien saisi de l'esprit du temps. Et toi, mon Homère, hélas! tu n’as pas de tendance, pas de tendance ! » Bien loin, toutefois, de se laisser décourager par ce côté triste et menaçant de l’époque actuelle, le poète va s’appliquer avec ardeur et décision à la grande tâche de la vie. Cette exi- stence, si passagère, voilée par tant de chagrins, elle a pourtant de l'importance aux yeux du Créateur, puisqu'il a voulu l'imposer à la plus noble de ses créatures. Feuchtersleben l’embrasse comme une étude, et la règle comme un devoir. « Jugement, pour distinguer avec sagesse ; intelligence j pour tout rassembler en une conception ; savoir porter légère= ment les peines invincibles , savoir combattre avec énergie cel- les qu’on peut dompter ; du sens, pour atteindre dans la vie les élémens du bonheur. « Et pour leur donner une forme harmonieuse , le souffle inspirateur de l’art. POÉSIES DU BARON DE FEUCHTERSLEBEN. 49 « Vraiment, ce nombre si petit de dons, si je pouvais les obtenir, si je savais les conserver ensemble , je serais à mes yeux un homme, tout cela, rien que cela. » Cet « homme complet, » cette « vie complète , » doivent réunir l’activité du corps à celle de l'intelligence ; il faut en- core qu’ils tendent vers un but noble, élevé au-dessus de la vulgarité des soucis journaliers, mais non point inaccessible à la condition humaine. Dans une excursion au milieu des Alpes, décrite avec de vives couleurs, le poète rencontre un pèlerin dont il fait l'emblème du voyageur dans la vie, tel qu’il le propose pour modèle. Maria-Zeli. « Ce rustique pèlerin... « Tu le vois, appuyé sur son bâton noueux et ferré, mar- cher droit à la cime aérienne; toi, cependant , tu t’éloignes , et pour ton œil le sommet sacré recule et recule, jusqu’à ce que, réduit à un point qui vacille, il disparaisse complétement. Mais lui, son regard d’aigle demeure fixé sur le sentier qui monte; jamais il ne s’abaisse à contempler les pentes déjà franchies par ses pas; un rude manteau enveloppe la vigueur indomptable de ses membres. Le soir , qui déjà t’enclôt d’om- bre et de brouillards, là-haut brille complaisamment sur sa tête ; après cet adieu solennel , la lune, montant dans l’azur paisible du firmament , lui révèle enfin par sa clarté mystique laccomplissement de ses ardens désirs. » Dans cette tâche difficile, le courage, on le voit, est la pre- mière condition du succès. Mais comment l’entendre dans les positions ordinaires de la vie moderne, de la vie publique, surtout ? XXXI 4 50 POÈTES ALLEMANDS CONTEMPORAINS. Courage. « Cette vie que les génies de la mort entourent déjà de leurs ailes, cette vie d’épées étincelantes , de lances brisées contre les barrières ensanglantées, — oui le courage est là ; mais non point là seulement. « La flamme sainte d’une plus haute existence, allumer , la nourrir par le sacrifice de tout bonheur terrestre, la voir graduellement décliner, et, quand sa dernière lueur va pälir, entendre les cendres gémir : C’est en vain! Puis, muet et ré- solu , sourire à sa jeunesse perdue , et raviver la flamme pour un nouvel effort. Voilà du courage, du courage plus haut ! » Le sacrifice des biens individuels au bien général est donc ce qui constitue l’accomplissement du devoir , dans le sens vrai- ment héroïque ; des consolations d’un ordre aussi élevé atten- dent celui qui n’a pas reculé devant cette épreuve.” « La jeunesse est un rêve qui habite lé pays de l'espoir . . . « Mais les années ont amené devant nos yeux le sévère et véritable tableau de la vie. Alors des sombres profondeurs qui sont creusées près de nous, surgit la plus haute des con- ceptions humaines : le sentiment du devoir. Pour le retenir fortement et à jamais, il suffit de l’affection , legs de nos jeunes années ; il suffit de la foi, l’âme de notre esprit ! « Telles sont les racines de notre véritable vie : la pous- sière les recouvre, mais non pas pour toujours. D’elles s’élève la palme destinée à nos efforts, le rameau dont le héros se saisit au but de la carrière. 1] vous appelle; que ce ne soit point en vain! » Et non-seulement la perte des illusions se trouve adoucie par la permanence des véritables biens : des jouissances impé- rissables naissent encore du sentiment d’un devoir accompli : POÉSIES DU BARON DE FEUCHTERSLEBEN . b1 « Celui qui se repose sur d’honorables actions, qui n’a ja- mais acheté la célébrité par le sacrifice de sa droite volonté, qui d’un œil serein voit les orages enlever une à une les feuilles de son arbre de vie, et qui met sa confiance dans la sainteté de ses convictions — celui-là est le bon » le courageux ! son rafraîchissement est le devoir. Lui aussi connaît la jouissance, — Mais comment ? — Ici le chant fait silence. Entre dans cette route, et tu le sauras ! » Il est impossible, toutefois, que la pensée du poète ne re- tombe fréquemment, tantôt avec une douce mélancolie » tantôt avec une tristesse austère, sur l’inévitable condition de Fl'exi- stence terrestre : Ja fragilité, la souffrance, la vanité de toutes choses, ce résumé qui se trouve, comme une cendre aride et froide, au fond de toute la sagesse de l'antiquité, Feuchtersle- ben trouve de nouvelles couleurs pour reproduire ce vieux ta- bleau : « Triste création des mortels ! partout où tes questions, tes misères, tes plaintes, implorent lumière, secours, compassion , tu trouves le mystère, l’abandon, le silence ! Un flot du Léthé jette l’homme au rivage de la vie ; un autre vient, et l’en déta- che pour jamais. Et ce moment méme, cet instant vide et trompeur, où il espère et regarde autour de lui, ne lui appar- tient point sans mélange. Il respire, mais sans liberté; il jouit, mais en tremblant, Une fleur lui apparaît au bord glissant de Vabime...…. il s'incline pour la cueillir : le torrent le saisit et s’engloutit avec lui dans le gouffre de l'oubli. » Et plus loin : « La vie est une guirlande de fleurs dans laquelle pénètrent profondément des, épines. Celui-là seul triomphe qui a lutté ; celui-là seul à vécu qui s’est baigné de larmes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52 POÈTES ALLEMANDS CONTEMPORAINS. « Mille étoiles brillent dans le ciel, et cependant la nuit reste sombre; mille sages ont enseigné, mille poètes ont chanté, et cependant le malheur est l'unique chose certaine ici-bas. » Quelle consolation va jaillir pour nous du sein même de toute cette amertume ? La plus certaine et la plus abondante : Cette vie n’est qu’un passage ; le remède à sa fragilité est dans cette fragilité méme. Les paroles que nous venons de noter, le poète feint de les avoir lues sur un pont qu’il avait à traverser dans son pèlerinage symbolique : « Tout ici-bas n’est que passage. Réfléchis à ces paroles sé- vères. La vie est dans l’avenir, et la mort en est la porte. Plein d’ardeur aujourd’hui, demain rempli d’anxiété, poussé par une puissance innée et mystérieuse, tu parcours, sans l'arrêter, la sombre carrière de ton destin : tu n’es toi-même qu’un pas- sage. » La durée n’appartient-elle donc à rien de ce que la terre a vu naître? Gardons-nous de le penser : le poète la garantit aux œuvres du courage et du sacrifice : « C’est à l'esprit qu'est donnée la durée ; la forme est passa- gère autant que trompeuse ; cette vie n’est qu’une peinture pâle et fugitive jetée sur le fond immuable de la mort. « D'irréprochables actions fournissent seules des couleurs éternelles. ...... À l’œuvre donc, et finis ton tableau... mais n’appelle personne heureux avant sa fin ! « Le tempst’a méconnu, homme héroïque ! La postérité, trom- pée, que dira-t-elle de toi? — Qu’elle méconnaisse ! l’homme est à soi-même le temps présent et l’avenir. » Rien dans le recueil entier de Feuchtersleben n’excite une émotion plus profonde et plus douce que le morceaü suivant , POÉSIES DU BARON DE FEUCHTERSLEBEN. 53 imité pour la forme, ainsi que l’auteur l'annonce lui-même, des vieux lyriques allemands ‘. Le résumé pathétique des pensées , des impulsions que nous venons d'indiquer , s’y trouve avec une naïveté qui le fait pénétrer dans le cœur autant que dans Pesprit. « Ilest décrété dans le conseil de Dieu, que ce qui nous est le plus cher il faut le perdre ; et cependant le long de la vie, rien, hélas! n’est si amer pour notre cœur que se quitter, oui, se quitter! « On t’a donné un bouton de fleur ; tu rafraïchis sa tige dans un verre d’eau limpide. Mais, sache-le bien : si demain, à l’aurore , une rose s’est éparouie pour toi, la nuit d’après elle sera flétrie ; sache-le bien! oui, sache-le! « Et si Dieu t’a donné une compagne chérie, et si tu sens au fond du cœur ce qu’elle vaut, elle tout à toi—il viendra bientôt une bière ; tu l’y coucheras, hélas! et pour la vie. Pleure alors ! oui , pleure alors! « Mais il faut aussi bien me comprendre, oui, bien me comprendre ! Quand des hommes prennent différentes routes, c’est au revoir ! qu'ils se disent, oui, c’est au revoir ! » Cette pensée de la mort, qui poursuit au milieu des plus douces jouissances de la vie l’homme qu’une organisation in- tellectuelle, forte et délicate, aide à les goûter plus pleinement, le poète sait la tourner à son tour contre les misères de l’exi- stence : Thésee. « Un songe plein d’effroi s’est abattu sur ma téte: je t'ai vue dans la chambre étroite du trépas, tes belles mains placées en croix sur ta poitrine, ton corps si jeune au moment d’étre réuni à la poussière maternelle. ! Nach altdeutscher Weise. LE POÈTES ALLEMANDS CONTEMPORAINS. « Mais cette vision terrible n’a fait que hâter l’épanouisse- ment de mon âme : ce qu'aucune force terrestre n'aurait pu produire, ton image en un instant l’accomplit dans mon étre ; j'étais ému... je fus purifié. © « Dans les orages des nuits, dans la clarté des jours, je la conserve devant mes yeux, cette vision funèbre ; elle m’a con- sacré poète, en me révélant le pouvoir de la douleur. « Il me semble qué rien ne saurait désormais m’abattre : car ce songe terrible, enfermé dans mon cœur, me fait paraître lé- gère la plus lourde tâche de la vie. » Un autre remède, plus austère encore, aux douleurs de l’existence et aux angoisses du cœur ; un remède, dont l’anti- quité inspirée figure la puissance dans ses mythes les plus re- nommés , c’est l’expiation. Feuchtersleben ramène sur la scène le personnage symbolique d’Œdipe , et lui prête un langage digne de Sophocle lui-même : « Après l'arrêt terrible porté par moi, accompli par moi, sur moi-même...... je sentis la malédiction s’éloigner de ma tête ; le combat cessa dans mon sein ; j'avais frappé..... je me reconnus | « Dans mon cœur réveillé de cette transe fatale, le respect et l’amour se sont retrouvés ; vieillard je ressentis pour la pre- mière fois le seul plaisir pur de Phumanité. « Maintenant, ma dernière tâche est devant moi : bénir. Ma fille, mon ami! prenez-en votre part ! Si les déesses formi- dables vous rencontrent sur leur route, pensez à moi! C’en est fait! » Enfin, ee moment redoutable où, suivant l’admirable ex- pression de l’Ecriture , « la tente sé replie et s’abat *, » où le ‘ Antigone. ? Gertus quod est velox depositio tabernaculi mer... tempus immu- tationis meæ instat. POÉSIES DU BARON DE FEUCHTERSLEBEN. 55 « grand changement » va s’opérer, le poète l’envisage avec un mélange tout humain d’abattement corporel et d’aspirations célestes. « Ce cœur étrange, si facile à séduire, si ardent dans sa curiosité, si inquiet dans sa joie, si voisin du bonheur dans son abattement, pourquoi donc bat-il sans cesse ? Sans cesse, non pas, hélas! il tremble aussi, s'arrête dans une anxiété mortelle , jusqu’à ce que le sang, dans tous les canaux de la vie, s'arrête lui-même et se congèle, goutte par goutte, lente- ment. « Alors, tout a fait silence ; alors, le repos. Les génies de la terre portent la froide enveloppe dans la maison que jamais Hélios n’éclaire, que noircissent les ombres de Perséphoné ; mais celle qui palpitait dans le sein , la force bienfaisante , elle laisse tomber en poussière sa dépouille flétrie, elle se dégage, elle monte , elle vole au cœur de tous les cœurs. » Au sein de ces visions , tristes par leur propre sublimité , la poésie a des consolations réservées pour qui sait en recueillir les enseignemens sévères. Le Poëte. « Le chantre est fatigué; les génies terrestres murmurent encore à son oreille. Mais lui : Terre infortunée ! que sais-tu du repos ? que sais-tu de la paix ? « Il pleure : les dieux lui ouvrent l’accès de leur tente étoi- lée ; il entre : la draperie retombe, et le monde reste dehors. » Mais, pour consoler les maux d’autrui , le poète doit avoir souffert lui-même. Feuchtersleben s'adresse au maître qui l’a initié aux mystères du sanctuaire et qui lui a révélé ses propres douleurs : 26 POÈTES ALLEMANDS CONTEMPORAINS. Au Poète. « Souvent, dans une heure desmélancolie, ton chant m’a consolé; il a calmé l’ardeur brûlante de ma blessure ; il m’a fait entendre, du fond de l’abime, les mots sacrés : Espère ! crois ! « Et bientôt après tes plaintes m'ont touché, fortifié , guéri. Quoi ! la souffrance s’est étendue sur 101 ! tes jours ont été atteints par la fatalité douloureuse de notre race ! Etmoi, j'aurais exigé le bonheur ! Que n’ai-je de la rosée pour tes fleurs! que n’ai-je du baume pour tes blessures ! Tes fleurs , je voudrais les culti- ver ; ta grande, ta sainte douleur, je voudrais l’envelopper d'affection et de sympathie. » Cependant, cette poésie, qui peut être pour quelques esprits privilégiés la vocation de toute une existence , ne réclame dans la nôtre qu’un petit nombre d’heures. Il est donné à bien peu d'hommes d’être heureux par l'inspiration, soit qu’elle des- cende sur leurs propres têtes, soit qu’elle se reflète sur eux. Mais il est une bénédiction ouverte à tous, un baume pré- paré, dans toutes les conditions, aux blessures de la vie; un trésor qui n’est pas même refusé à la simplicité de lesprit, pourvu qu’elle soit accompagnée de celle du cœur : c’est l’af- fection, et Feuchtersleben lui consacre des pages dignes d’elle. « Lorsque tout dans la vie, lorsque tout t’a quitté, et les- pérance encore , la décevante, l’heureuse amie de la jeunesse, alors tu rentres dans la sévère et merveilleuse profondeur de ton âme : elle sommeillait, tu l’éveilles ; tu regardes , tu t'é- tonnes, tu reviens à toi. Ce que tu as perdu, tu ne le retrouves pas : tu retrouves davantage. Mais si toi-même, infortuné , tu t’abandonnes , alors aveuglé , anéanti, tu cours et te con- sumes dans les éternelles, les sombres, les muettes profon- POÉSIES DU BARON DE FEUCHTERSLEBEN. 57 deurs de la solitude, les ailes de la mort battent au-dessus de ta tête. | « Nous gémissons, nous errons sur les sentiers de la nuit. Ces belles prairies sur lesquelles nous avons joué , jamais nous ne les retrouvons ensuite. Ces Alpes bleues dont nous avons rêvé , jamais dans la vie nous ne les atteignons. Et sur notre tête mugissent des orages; et la terre chancelle sous nos pas confondus. Les étoiles d’amour qui t’avaient guidé , d’éternels nuages les voilent maintenant. « Mais au fond de mon cœur, vois une lueur poindre. Mon sentier s’illumine; n’est-ce pas encore une étoile d'amour? Oui, c’en est une , mais une autre ; ces mots résonnent à mon oreille, partis des profondeurs mêmes de l’existence : Etre aimé, c’est une douce joie, mais elle s'évanouit; aimer autrui, l’ai- mer pleinement , purement , c’est la bénédiction de la vie ; elle a pour toi des récompenses divines, pendant toute la durée de ton âme. » ë C’est dans l'affection que l’homme , ballotté par les stériles tempêtes de la vie, trouve le moyen de revenir, par la con- naissance de sa propre valeur , au bonheur durable qui lui est encore réservé. « Arrête un instant ici, et répète-le toi. Oh! c’est un objet digne qu’on s’y arrête toute une vie. Oh, que ne peut-on se le répéter toujours! Alors seulement tu deviens homme , lors- que l’amour t’a pénétré. « Le monde , sombre énigme de douleurs , était encore là, devant ta main tremblante qui n’osait toucher à ses replis ; l’avenir , froid , désert et décoloré, comme une mer de brouil- lards, pesait sur ta poitrine : que s’est-il donc passé ? Comment ton âme , avec tous ses désirs , avec toutes ses forces, s’est- elle soudainement concentrée dans ce rien apparent, qui l'i-” nonde de bonheur ? 8 POÈTES ALLEMANDS CONTEMPORAINS. « C’est qu’alors de ton sein est parti le rayon créateur ; alors ton âme a senti sa délivrance, et tes branches ont fleuri, et tes fruits mürissent pour l'éternité. » Il est donc une conquéte réelle et permanente que nous pou- vons faire sur la mobilité des choses humaines : « Coule, flot de la vie, coule aussi rapidement que tu le voudras. Vague fugitive, ton cours n’aura du moins pas été en vain. « L’affection a couvert ta source ; l’amour a veillé sur tes bords ; l'amour t’attend, flot rapide , aux lieux où cessera ton Cours. » Et surtout, il faut l’éviter, ce danger auquel les âmes d’élite succombent, bien plus souvent que celles d’une trempe vul- gaire: le découragement, qui, trop bien justifié par un côté des choses humaines, enlève à l’intelligence la force de com- battre le mal dont elle se plaint. C’est sous le type de Hamlet que Feuchtersleben envisage cette redoutable disposition de l'esprit. Nous transcrirons seulement ici les derniers vers de ce morceau. Tel est le monde. Celui qui marche hardiment à cette formi- dable figure, et, lui arrachant son masque, l’envisage face à face, celui-là saura vaincre, et saura vivre. Celui qui, semblable à toi, s’obstine à ensevelir sa douleur dans son sein, celui-ci croira mourir, et mourra réellement de le croire. » Une véritable originalité dirige le talent de Feuchtersleben , et se soutient dans les différentes portions de son recueil. Mais tout en réussissant à demeurer constamment lui-même, il mon- tre dans ses écrits les résultats d’études fécondes autant que variées. C’est avec beaucoup de bonheur , selon nous, qu’il a POÉSIES DU BARON DE FEUCHTERSLEBEN. 59 tracé les caractères de Gæthe et de Guarini. Des génies si di- vers peuvent cependant être pleinement goûtés par le même esprit : tous deux effectivement ont possédé, à un rare de- gré, le « tempérament poétique, » et voilà quelle sympathie efficace les unit légalement à Feuchtersleben. Gaæthe. « Dans la sphère tout entière de la civilisation actuelle, ton image brille à nos yeux comme un astre conducteur : fidélité à ton prince, aménité dans le cerele de tes amis, clarté dans le coup d’æil qui te montrait en chaque objet le but et les li- mites ; douceur et fermeté, vivacité et sagesse, guirlandes impérissables des muses unies autour de ta tête , toi seul nous as donné l’idée distincte de ce type sublime dont nous chante- rons sans cesse la grandeur, sans l’atteindre jamais. miel tietle" o e Motte Es 2 7e » « Pour nous, dont la moisson est semée, celle qui mürit dans le sein du temps, retournons maintenant à la carrière d'action, la carrière qui nous réclame tous. Nos larmes , nos chants plaintifs ne peuvent /e réveiller : ils troubleraient seu- lement la sainteté de son repos... Et ne voyez-vous pas l’au- rore prête à poindre? La nuit silencieuse s’abaisse; douce et tremblante, la voix de chœurs lointains arrive par intervalles à notre oreille; encore indécise vers lorient, une clarté s’an- nonce pourtant et promet le jour qu’il a si vivement appelé de ses vœux : le retour de Pandore sur la terre! » Guarini. « Les couleurs de Titien, les formes de Guide, les nuances de Claude, les lumières d’Allegri, toutes ensemble brillent dans cette peinture du printemps italien , le Pastor Fido. » Dans le morceau qu’il consacre à Gœtz de Berlichingen, 60 POÈTES ALLEMANDS CONTEMPORAINS, le poète ne se borne point à rendre hommage à cette brillante création de la jeunesse de Gæthe, si pleine de sève et de har- diesse ; il entre encore profondément dans le sentiment ( passa- ger, d’ailleurs, et peut-être médiocrement sincère) avec lequel le grand tragique allemand, au début de sa carrière, se tour- nait douloureusement vers un âge d’héroïsme, calomnié par ceux qui l’ont suivi. Gætz von Berlichingen. « Tu reviens parmi nous, ombre héroïque, chère et véné- rée ; tu reviens pour chercher ton vieux, ton bon pays : tête baissée entre nos grands tilleuls, tu foules à pas lents nos prai- ries parfumées de fleurs. « Ton pays, tu ne le trouves pas ! Ce que nous avions, re- pose dans le passé ; ce que nous possédions encore ; Nous sou- pirons en le voyant pencher et se flétrir. Et quel sentiment élevé pourrait réunir un peuple oisif, chez lequel la rudesse s’allie à la débilité ? « Tu demeuras fidèle à ce prince dont les yeux s’étaient écartés de toi, parce que ces artifices perfides, qu’ils appellent le devoir du service, lui avaient dérobé la valeur de son meil- leur homme d’armes. « Malheur ! maintenant ces dernières paroles qui ont frappé ton oreille sont venues à leur accomplissement : Malheur au siècle qui t’a repoussé ! Malheur à tes neveux qui te mécon- naissent ! » Enfin, le talent de Canova , si noble, si touchant , et quel- quefois même si pur, lorsqu'il est religieux, a rarement inspiré de plus beaux vers que ceux dont Feuchtersleben décrit le mo- nument de l’archiduchesse Christine : « La Force avec la Foi, plongées dans le deuil; la Vertu, calme et sereine, portant l’urne qui symbolise la dépouille de | | | : POÉSIES DU BARON DE FEUCHTERSLEBEN. 61 celle qu’elle aima ; la Charité, qui veille sur l’enfant et soutient le vieillard ; « Et sur le couronnement du solide édifice, entourés par l'emblème de l’éternité, le signe sublime du salut, la palme in- flétrissable du bonheur ! « Grand était le génie qui a su créer cette poésie. Elle ré- sonne ! C’est un chant pétrifié, saisi par l’art avant que son harmonie fût rentrée dans le silence. « Contemple-le en silence, et réfléchis : tes larmes coule- ‘ront doucement, tandis que de hautes pensées müriront dans ton sein. Pars ensuite : tu auras compris la vocation de l’art. » Toute une partie du recueil de Feuchtersleben est remplie par des imitations des poëmes orientaux appelés Ghazels ; cette forme étrangère, péniblement compliquée et minutieusement artificieuse , nous semble imposer à la nature franche et aux li- bres allures du penseur allemand, une contrainte dont l’inspira- tion elle-méme a souflert. Nous préférons beaucoup les traduc- tions que, dans un rhythme plus simple et dont il est pleine- ment le maître, l’auteur a faites du polonais, de l’anglais et du persan. Peut-être ne s’est-il pas aperçu, dans la version qu’il a tentée de quelques romances françaises , que la vigueur phi- losophique de sa propre pensée chargeait d’une broderie trop lourde le tissu presque aérien du #otif étranger auquel il vou- lait l’attacher. 62 AUGUSTE ET NOËMI, SOUVENIR D’UNE MÈRE, par Mme C. Guinard. — Se vend au profit des inondés du Midi. Paris, 1841. In-80. —"“mO0— Bien des gens, à la vue de ce titre, seront tentés de le ren- verser , et de lire : Les inondés du Midi au profit d’ Auguste et Noëmi, c’est-à-dire des poësies de Mme Guinard. Ces gens-là se tromperont, quoique, je l’avoue , ils aient pour eux les ap- parences. Ce n’est pas chose nouvelle, en effet, que de voir un auteur inconnu, essayer de prendre pour piédestal de sa renommée future une œuvre de charité, et parmi toutes les charlataneries de la littérature d’aujourd’hui, c’est assuré- ment une des plus innocentes. Mais Mme Guinard me paraît au- dessus d’un tel soupçon ; non que je la connaisse le moins du monde , mais parce que sa poésie est pleine de vérité, et que j'aime à conclure de la sincérité du talent à celle du caractère, Aussi n’est-ce qu'après avoir lu les vers de M€ Guinard, que j'ai cru sans réserve à ces paroles de sa préface : « Auguste et Noémi! ces noms chéris naguère eharmaient mon oreille et ravissaient mon cœur. Aujourd’hui nul ne répond plus quand je les redis en pleurant. Ce sont maintenant deux anges qui portent ces noms au ciel! J’ai trouvé quelque dou- ceur à penser que, sur la terre où tout s’oublie si vite, mon cœur allait leur créer une nouvelle vie , en réveillant leur souvenir chez ceux de mes amis qui les ont connus, en ap- prenant ces deux noms à ceux qui voudront bien m’aimer et pleurer avec moi sans me connaître. Cependant, je ne me se- rais jamais déterminée à publier ce qu’il y a de plus intime dans mon âme, sans un motif plus puissant encore; vendre mes larmes m’eût paru une profanation, si ce n’eùt été pour en essuyer d’autres. AUGUSTE ET NOËMI, SOUVENIR D’UNE MÈRE, 63 « Les malheurs immenses causés récemment par les inon- dations du Midi m’ont vivement émue; j'ai cherché autour de moi ce que j'avais, l’obole que je pourrais apporter pour contribuer à les réparer ; et je me suis rappelé les paroles de V'Apôtre au malade qui l’implorait : Je n’ai point d’or, mais ce que j'ai je vous le donne. J’ai donc recueilli dans mes poésies , poésies toutes simples et naïves , celles qui se rappor- taient aux deux enfans que je pleure, et j’ai pensé que je ne pouvais mieux faire que de placer une bonne œuvre sous l’in- vocation de deux anges. Si j’opère quelque bien, cela les ré- jouira là-haut et m’aidera à me consoler ici-bas : voilà pour- quoi ce livre porte leurs noms, et raconte aux mères mes joies fugitives , mes flatteuses espérances , mes mortelles inquiétudes, mes douloureuses angoisses, et enfin mes regrets éternels. Puis- sent ceux qui me liront donner aux malheureux privés d’asile leur aumône de charité, et me donner à moi, pauvre mère, une aumône de prière et de larmes ! Je n’ai point d’autre but ; ce n’est point un succès littéraire que j’ambitionne , c’est une œuvre pieuse que j'accomplis. » Jeter sa douleur aux quatre vents , souffrir qu’on l’imprime, qu’on l’étale, qu’on la colporte de lieu en lieu, de main en main, la livrer au froid examen de la foule indifférente, cela ne me paraît possible que lorsqu'il s’agit d’une dou- leur d’artiste, douleur très-portative et de facile accommo- dement. Mais lorsque la douleur est vraie, comme dans le cas qui nous occupe, il faut, pour se résoudre à la publier, un motif supérieur, un motif pieux tel que celui qui a entraîné Me Guinard; encore ce motif paraîtra-t-il à peine suffisant à certaines âmes, pour lesquelles la douleur est comme un ter- rible et secret privilége, qu’elles voilent avec d’autant plus de soin qu’elles se plaisent à en mourir. On ne peut lire les vers de Mme Guinard sans être convaincu qu’elle ne les a faits que pour elle : ce sont les épanchemens d'un cœur de mère, dont les pensées, les joies, les jouissances, 64 AUGUSTE ET NOÉMI, les pleurs revétent, tout naturellement et sans y songer, la forme poétique. Aussi y remarquera-t-on çà et là des négli- gences et un excès d'abandon ; mais le sentiment y est d’une simplicité, d’une vérité admirable. Voici quelques citations qui mettront le lecteur en état de juger par lui-même : 3 janvier 1834. C'était le premier soir de la naissante année ; Les enfans , entourés de leurs jouets nombreux, Souriaient près de moi comme un présage heureux. Voyant avec regret la fin de la journée, Ils parlaient , ils chantaient , ils couraient à la fois. Pour moi, sur le clavier laissant errer mes doigts, Je me pris à jouer quelques vieux airs de danse ; Puis je chantai tout bas une folle romance, Une chanson bizarre , aux sons capricieux , Aux accens déchirans , aux paroles de flamme, Qui font vibrer le cœur et qui mouillent les yeux, Et qui vont réveiller, dans le fond de notre âme, Je ne sais quels désirs et quels vagues regrets. Soudain ma voix manqua... Je me tus: je pleurais. Et je me détournai vers la rieuse troupe , Pour puiser du bonheur à sa joyeuse coupe. L'enfant aux grands yeux noirs, et Paulaux cheveux blonds, L’un l’autre se suivaient comme deux papillons. Vermeils comme des fruits et beaux comme des anges, Ils reposaient le cœur, ils réjouissaient l’œil, Et pourtant leur beauté me laissa sans orgueil. Et poursuivant le cours de mes rêves étranges , Je crus dans l’avenir pénétrer, et soudain Je vis l’adolescent dans le blond chérubin, Et dans la brune enfant la chaste jeune fille, Et ces yeux transparens où tant de gaité brille, Se levèrent au ciel , tout chargés de langueur, Avec ces longs regards qui dévoilent le cœur : Pauvres enfans , me dis-je , aujourd’hui pleins de joie, Un jour, des passions ils deviendront la proie ; SOUVENIR D’UNE MÈRE. Je, verrai se pencher ces coute fleurs ; Ma fille, dans mon sein tu verseras des pleurs. Un étranger, pour toi , sera plus que ta mère ; Rêveuse, tu suiyras une vaine chimère ; Un seul nom te fera trembler et tressaillir, Et tu te troubleras au son d’une parole, Et moi qui te verrai dessécher ét pâlir, Je ne pourrai trouver d’accent qui te console ! Et toi, mon fils, jeune ange au modeste regard , Altéré de bonheur, tu boiras tôt ou tard Au calice enchanté dont la vapeur enivre. Vous pleurerez Lous deux ,... oui , si vous devez vivre ! Vivront-ils, à mon Dieu! Quoi! souffrir ou mourir ! Oui, mourir !... Que j'ai vu de mères désolées s Près d’un berceau muet , pleurer échevelées ! Oh! si les arbrisseaux ne devaient pas fleurir ! Si, parmi les bijoux dont je suis couronnée, Il en manquait un seul à la fin de l’année ? Mon Dieu ! je la commence avec tous mes enfans : Tous les cinq ils sont RÀ, Joyeux et triomphans ; Leur abondante vie anime ma demeure s Et cependant je rêve, et sans raison je pleure ; Et mes trop faibles yeux plongent dans l'avenir, Lorsque je ne devrais ; Seigneur, que te bénir. Ne puniras-tu pas cette triste folie ? Tu m’arrachas souvent à ma mélancolie En me faisant pleurer sur des maux trop réels ; Eloigne , s’il se peut , ces remèdes cruels ! Mon cœur est resté jeune et bat loujours trop vite ; Un son le fait vibrer, un vain souffle l’agite ; Un nuage orageux trouble parfois mes jours ; Mais tu vois ce foyer, là sont mes seuls amours. Tels étaient mes pensers , et la troupe joyeuse , Surprise de me voir immobile et rêveuse , S'en vint sur mes genoux sauter et m'embrasser, Et s’écria : Maman faites-nous donc danser. XXXI 6) AUGUSTE ÊT NOËMI, Juin 1836. Un jour, celui qui fait, comme un enfant unique, Ma joie et mon souci, Levant avec lenteur son œil mélancolique , Dit : « On est mal ici. » Mal ! repris-je alarmée ; ami, que veux-tu dire ? Mets ton front près du mien ; Qui te gêne ? Et l'enfant, avec un doux sourire , Dit: « Au ciel on est bien! » À ces mots, un frisson me glaça tout entière, Le cœur me défailht ; Et regardant le ciel, soudain de ma paupière Une larme jaillit. Or, le jour était pur, et la voûte éthérée Etait brillante d’or; Et je crus voir déjà, dans la plaine azurée, L'ange prendre l'essor. Je saisis, je pressai ses mains blanches et frêles Dans ma tremblante main , Et je dis au Seigneur: « Ne lui donne pas d’ailes Pour s’envoler demain ! Depuis ce jour je vois les roses de sa joue Par degrés s’effaçant ; Et souvent , près de moi lorsqu'il chante et se joue Je pleure en l’embrassant ! C’est ainsi que Je vis, palpitante , en alarmes, A la voix d’un enfant ; Car j'ai vu trop souvent s’éteindre dans les larmes L’œil jadis rayonnant ! C’est ainsi que je vis, plaçant hors de moi-même, Espoir, crainte ou douleur, Et sentant qu’un seul coup frappé sur ceux que j'aime Me brisera le cœur ! Ah! par sa pesanteur, ma couronne de mère Blesserait bien des fronts ! Pourtant elle est fragile ; une haleine légère Fait trembler ses fleurons ! SOUVENIR D’UNE MÈRE. Ces fleurons délicats portent toute ma vie Liée à chacun d’eux ; Et pour moï , toute joie est aussitôt suivie D'un effroï douloureux ! Oh! ne m’enviez pas cette belle famille Objet de tant de soins! Il ne faut, pour ternir l'éclat dont elle brille, Qu'un faible enfant de moins ! N’enviez pas surtout cette âme de poète, Etrangère à la paix ; Qui s’attriste d’un mot, d’un souffle s'inquiète, Et ne s’endort jamais ! Car Dieu, qui me la fit si vibrante et si pleine De tendresse et d’ardeur, Voulut, doublant ma joie et centuplant ma peine, La vouer aü malheur ! Août 1837. Depuis qu’une des fleurs de ma belle couronne Penche son front pâl ; Depuis que l'espérance à regret abandonne Mon cœur triste et vieilli ; Depuis que je sais vain tout espoir qui se fonde Sur un appui mortel , J'ai détourné mes yeux des choses de ce monde Pour regarder au ciel. Tu fis bien , 6 Seigneur ! lorsque ta main puissante, Sévère par bonté, ‘ Abattit d’un seul coup mon âme gémissante, Et brisa ma fierté ; Ta fis bien, en changeant ce qui faisait envie En objet de pitié ; Car je puis désormais traverser cette vie Sans y poser le pié. Comme un oiseau qui part pour une autre patrie Dès qu'il sent l’aquilon, Laisse, sans y songer, la plaine encore fleurie Et le grain du sillon , 67 68 AUGUSTE ÆT NOËMI, J'ai senti la douleur à l’haleine glacée Me pénétrer d’effroi ; Et soudain vers les eieux je me suis élancée, Mon Dieu , pour fuir vers toi! Janvier 1838. Suis-je donc devenue incapable de joie? Au milieu des bienfaits que ta bonté m'envoie, Ne puis-je retrouver, Seigneur, pour te bénir, Ces transports que jadis j'eus peine à contenir Dans les jours inspirés de ma belle jeunesse ? Pour la septième fois , un ange de promesse , Sur le sein maternel est venu se poser, Et j'attends son sourire et son premier baiser. Lucie est dans mes bras , et mon âme ravie Ne l’a point saluée au seuil de cette vie Par les pleurs de l'ivresse et les chants du bonheur. Mon cœur ne s’ouvre plus aux espérances vaines, Il peut sentir encor les craintes et les peines ; Mais par un seul chagrin, flétri, désenchanté , Il ne peut concevoir ni plaisir, ni gaîté. Petite fleur que l’hiver laisse éclore , Près de ce cœur brisé tu viens chercher encore Un abri protecteur et des trésors d'amour, ‘Tu vas me demander ces soins de chaque jour Qu’au temps de mon bonheur je me plaisais à prendre. Bientôt, sans me parler, Lu vas pouvoir m’entendre ; Tu me feras sourire... Hélas! aux malheureux Le sourire n’est plus qu’un effort douloureux. Pourtant je vais tenter de chanter, de sourire ; Mais si ma faible voix dans les larmes expire, Si mon sourire est triste et répond mal au tien, C’est que ta mère ici ne jouit plus de rien. Juin 1838. Que me fait ce brillant soleil ? A la fleur qui venait d’éclore , SOUVENIR D’UNE MÈRE: Et qui penche et se décolore, Rendra-t-il son éclat vermeil ? Le moissonneur qui l’a fauchée, Avant l’aurore l’a tranchée. Qu'importe la saison d’espoir, Le doux réveil de la nature, Et la splendeur de la verdure, Si mon fils ne doit plus les voir! Loin de moi J'ai jeté la lyre, Importun écho de douleur ; Dans mon âme j'ai peur de lire, Je tremble de sonder mon cœur. Une seule et même pensée , Toujours vainement repoussée, En m'oppressant m'ôte la voix. A me ravir comme autrefois La poésie est impuissante ; Elle ne peut que me troubler. L'amitié même m'est pesante, Car elle veut me consoler. Je vois sourire ma Lucie Sans que ma douleur adoucie Laisse mes pleurs amers tarir. Hélas ! celui seul qui console Est celui qui , d’une parole, Pourrait soulager et guérir. Mais Dieu , qui rompit ma couronne, La foule aux pieds et m’abandonne Dans la poussière du chemin. Il ferme l’oreille à ma plainte, Et me tend la coupe d’absynthe Sans me soutenir de la main. Puisse du moins la coupe amère, Ne pas se changer en poison ! Car mon âme , autrefois soumise , Sent , dans cette mortelle crise, Faillir son courage et sa foi ; Et parfois un vague murmure Que ma lèvre tremblante abjure Se laisse entendre malgré moi. Juin 1839. Noémi , mon amour, ma chère et douce fille, Te voilà dans les cieux l’ange de la famille. Lorsque d’un autre enfant je pleurais la langueur, Un coup inattendu vient me briser le cœur ! 69 70 AUGUSTE ET NOËMI, Noémi , Noémi , tu ne peux plus entendre Ce nom harmonieux que je redis toujours , Sur tes traits enchanteurs J'ai vu la mort descendre , J’ai fermé de ma main tes beaux yeux de velours. sé © + + © + eee e fate plu as. 1, + D Au lieu de deux berceaux, bientôt j'aurai deux tombes ; J'aurai bientôt au ciel envoyé deux colombes Qui ne reviendront plus se poser sur mon sein. La sœur au jeune frère a frayé le chemin. Un chérubin de plus près de Dieu doit éclore ; Noémi tend les bras à son petit ami Pour l’aimer dans les eieux et le guider encore ; Oui, la place d’Auguste est près de Noémi. e + © est ‘LS MONS PER S'ILS Te et Do “6: 2 juillet 1839. Voilà donc, 6 mon Dieu, ce qui me reste d'elle, Ses longs cheveux coupés sur son lit de douleurs, Ses cheveux abondans , que la main maternelle Tressait et couronnait de fleurs. Les voilà, ces cheveux quiparaïent un front d’ange, Ces cheveux où parfois , dans mes rêves d'amour, Je croyais déjà voir trembler la fleur d'orange Que j'y comptais placer un jour. e © 6, = + + one eo frj{is op nelle Jeffonlalfnt et Gyrale Août 1839. . + Ne Li pEntienle + +. + Ame de mon enfant, âme céleste et sainte, Ne peux-tu revenir dans cette étroite enceinte Qui naguère enfermait un monde de bonheur ? Ce doux nid où jadis tu dormais sous mes ailes Y planes-tu parfois des sphères éternelles ? Entends-tu retentir l’accent de ma douleur ? N'’est-il pas un divin commerce Où l’âme avec l’âme converse Malgré l’absence et le trépas ? Toi qui savais s1 bien m’entendre , As-tu cessé de me comprendre ? J'appelle et tu ne réponds pas. Si, comme la flamme à la flamme, L'âme se communique à l’âme SOUVENIR D’UNE MÈRE. Et se fait sentir sans parler, Dis-moi , de la joie éternelle, Tout ce qu’au cœur d’une mortelle, Les anges peuvent révéler. Les cieux pour toi n’ont plus de voile ; Habites-tu dans cette étoile Que cherchait ton regard mourant ? Avec son rayon qui scintille, Vers moi redescends-tu , ma fille , Quand la nuit je veille en pleurant ? Ce Dieu bon, ce Maître suprême , Qui te rend heureuse et qui t'aime, Peut-il donc t'aimer plus que moi ? Hélas ! sans le comprendre encore, Je le crois, soumise , et j'implore La récompense de ma foi. Quand vint l'heure, l'heure dernière, Tu t'es écriée : O ma mère! Et vers moi tu tendais les bras. Ta lutte cruelle est finie, Mais ma douloureuse agonie Ne fait que commencer, hélas! O souvenir qui me déchire, Je fus témoin de ton martyre ; Je priais Dieu de l’abréger. A mon tour je souffre et je crie ; Monte vers Dieu, mon ange, et prie : C’est à toi de me soulager. Mars 1840. Tor qui pleurais ta sœur, à son matin ravie, Fruit mür dès le printemps, Instruit par la douleur, toi qui jugeais la vie, Pars, mon fils, il est temps! Pars ! le combat fut rude, et la couronne est belle ; Je vois le ciel s’ouvrir : Pars, Noémi t'attend ; sois heureux auprès d’elle : C’est à nous de souffrir. Adieu ; je dois bénir l’heure qui te délivre ; Repose au sein de Dieu ; Demande-lui pour nous le courage de vivre. Adieu, mon ange, adieu ! M 12 AUGUSTE ET NOËMI, SOUVENIR D’UNE MÈRE. Mai 1840. Ah ! je les vois partout ; chaque fleur que je eueille, Chaque souffle embaumé, chaque oiseau, chaque feuille, Rappellent à mon cœur ces deux rameaux naïssans Qui fleurissaient hier au soleil du printemps, Et qui ne doivent plus s'épanouir sur terre. Si je reste longtemps sous mon toit solitaire, J'y cherche en tressaillant ce qui me reste d’eux, Leurs petits vêtemens, leurs bijoux, leurs cheveux, L’esquisse qu’en jouant leur main avait tracée, L'ouvrage inachevé, la page commencée, Leurs trésors enfantins, leurs livres, leurs pinceaux, Et je pleure longtemps, le front sur leurs berceaux. Berceaux où tant de fois mon regard plein d'ivresse Plongea pour épier leur première caresse ; Berceaux où chaque soir je les voyais dormir D'un sommeil si profond qu’il me faisait frémir ; Doux abris de ma joie et de mon espérance, Qui vous êtes changés en couches de souffrance ; Nids pleins de bruits charmans, de murmures joyeux, Nids aujourd’hui déserts, froids et silencieux, N’avez-vous rien gardé des traces adorées Où je puisse poser mes lèvres altérées ? Bas nn À On ie cn TE Re RAT Une telle poésie, interdit tout éloge comme toute critique, car le poète y disparaît, on ne voit que la mère; une poignante sympathie vous saisit, et l’aumône de prière et de larmes, qui vous est demandée, s'échappe du cœur ému, tombe de læil humide. Me Guinard rencontrera des âmes qui sentiront pour elle ce qu’elle sent aujourd’hui pour tous les malheureux, et qu’elle exprime d’une manière si touchante : « Hélas ! j'ai tant pleuré, que j'ai pitié des pleurs ; Je voudrais les sécher par ma faible parole : Je voudrais consoler, moi que rien ne console. » 73 Mélanges. FRAGMENS DE LETTRES DE M. PICTET DE ROCHEMONT , ministre plénipotentiaire de la Confédération Suisse, à Paris et à Turin, en 1815 et 1816. “(Cinquième article ') Mission de Turin en 1816. On a vu, dans le quatrième article des lettres de M. Pictet de Rochemont, intitulé Mission de Paris, que le complément pour la Suisse du traité du 20 novembre devait étre obtenu à Turin. M. Pictet y fut envoyé en conséquence comme ministre pléni- potentiaire, au commencement de 1816. Nous continuons à publier une partie des lettres qu’il écrivit à sa famille à cette époque, moins parce qu’elles contiennent des choses d’un intérêt politique proprement dit, que parce qu'elles continuent à prouver que la bienveillance des grandes puissances, non plus que celle de la cour de Turin elle-même, ne firent point défaut à la Suisse ni à son représentant, dans cette circonstance importante, pour affermir la position que le traité de Paris avait assurée à ce pays. La Suisse trouva dans cette occasion, auprès du roi Victor- Emmanuel, comme auprès de ses ministres, tout l’appui et toutes les facilités compatibles avec le maintien des intérêts et des droits de la cour de Turin. Nous tenons à constater ces dispositions, dans un moment où de communs intérêts de neu- tralité, à faire reconnaître et à maintenir, doivent tendre à rap- procher encore les gouvernemens des deux pays. 1 Voyez Bibl. Univ., nouvelle série, n°° 53, 56, 57, 58, soit mai, août, septembre et octobre de 1840. 714 FRAGMENS DE LETTRES Turin, janvier 1816. Un incident d’un avis non encore parvenu, retarde le céré- monial de ma présentation, et par conséquent les affaires dont ce cérémonial ne sont que le prélude. Vous pouvez vous douter que j’en enrage, car toutes les petites difficultés qu’un grand froid, de grandes pièces difficiles à chauffer, de grandes fené- tres mal fermantes, et une santé délicate peuvent entraîner, sont sur moi ces premiers jours. , Nous venons d’avoir une longue visite du marquis de Ca- vour, qui m'a donné le remords de m'être laissé prévenir. C’est un homme fort distingué, d’un esprit très-cultivé, et qui m'a témoigné beaucoup de prévenance et de bonté. Après d’autres choses plus sérieuses, il nous a entretenus de l’opéra, qui est le spectacle le plus singulier de l'Europe par sa consti- tution. Il appartient au roi, et lon n’y joue jamais que deux opéras par saison. Un opéra doit être nouveau chaque année, et créé pour le théâtre auquel on le destine. Du reste, personne n’en écoute le drame, la musique seule obtient quelque atten- tion, et l’on y va surtout pour voir ses connaissances, pour causer et pour faire des visites de loge en loge. Il y a dans ce:moment une chanteuse, Mme Bassi, qui, dit-on, est une merveille. Je vous la raconterai dès que je l’aurai en- tendue. Turin, janvier 1816. e En attendant que les affaires soient sérieusement entamées, voici quel est mon genre de vie. Faire une toilette matinale, puis en changer deux ou trois fois le jour, selon les conve- nances ; des visites à faire ou à recevoir, courir en voiture, porter des cartes, dire des généralités d’un air d’intérét, pa- raître écouter avec attention des choses vagues, tâcher de mé- ler la plaisanterie à des choses sérieuses, pour que celles-ci ne le deviennent pas trop ; étre toujours poli, toujours prévenant, DE M. PICTET DE ROCHEMONT. 75 ei plein d’égards dans les formes , sans se laisser entamer sur certains points ; faire, si possible, le tour des gens avant qu'ils aient fait le vôtre; honorer le talent, respecter la probité, en- courager la confiance; faire vibrer les cordes sensibles: des hommes honnétes et supérieurs, et leur- faire deviner qu’ils sont compris. Voilà une partie préliminaire de ma mission, pour laquelle il faudrait plus de capacité que je n’en ai ; et dans ce que je fais, je sens que je reste à moitié chemin pour beau- coup de choses. Je souhaite que mon fils ait plus de dispositions que moi pour ce genre de qualités. Nos conférences vont cependant s'ouvrir, et s’il devait y avoir, quelque lutte, elle ne serait pas égale, car j'aurai à traiter avec deux hommes fort respectés et fort habiles ! ; mais ils se- ront par cela même accessibles à la raison, et nous ne voulons rien qui ne soit raisonnable. Peut-être la besogne une fois commencée, aurai-je tant d’é- critures sur les bras, que je ne pourrai plus vous écrire bien régulièrement. J’ai-fait ce soir mon entrée dans la loge que le roi a bien voulu me donner. Elle est sur la scène, au même rang et vis-à-vis de celle de l'ambassadeur de France : on la donnait autrefois à l'ambassadeur d’Espagne. Comme symptôme de la bienveillance de Sa Majesté, c’est de bon augure- pour la Suisse. , ) . Ma présentation à la reine, et au prince de Carignan, est pour dimanche. J’y mets grand intérêt; on dit la reine parfai- tement aimable, comme sa sœur l’impératrice d'Autriche, avec laquelle elle a beaucoup de rapports. Quant au prince, vous savez combien nous l’avons vu souvent chez mon frère. Jai vu hier la maréchale de La Tour, une ancienne amie de mes tantes. Son mari, le doyen de la cour, jouissant ici de la plus haute considération, a le plaisir de voir son fils Lieutenant 5 M,.le comte de St. Marsan et M. le comte de Valaiso. 76 FRAGMENS DE LETTRES général, très-haut placé dans l'opinion, et à la tête du militaire du pays. Le comte Grimaldi me paraît aussi un homme du premier mérite, très-instruit, et d’un esprit délicat et aimable. Dites à mon frère que j'ai fait aussi connaissance avec le cé- lèbre professeur Plana. 14 janvier. J’ai eu hier ma première audience du roi, qui a eu la bonté de m’entretenir longtemps d’une manière très-variée et fort intéressante. Je lui ai aussi présenté mon secrétaire de légation, William Saladin. Je viens d’avoir également mon audience de la reine, à laquelle j'ai été présenté par sa première dame d'honneur. La reine a une taille et une figure fort nobles, Pair gracieux, le sourire agréable, et l'expression bienveillante. Mon compliment n’a pas été long, et elle l’a accueilli avec bonté. « Madame, lui ai-je dit, je suis heureux d’avoir reçu une mission qui me permette d'approcher de la personne auguste de Votre Majesté, de lui offrir hommage du profond respect du gouvernement fédéral, et de recommander mon pays à votre royale bienveillance. — La Suisse est un pays bien intéressant pour nous, m’a- t-elle répondu, et les Suisses nous ont souvent donné bien des preuves d’attachement et de fidélité. Où est la diète main- tenant ? — C’est à Zurich, Madame, qu’elle se rassemblera au mois de juillet. — Pour combien d’années encore à Zurich ? — Pour cette année seulement ; ensuite à Berne, deux ans, puis deux ans à Lucerne. — Mes frères, les Archiducs, m’ont plusieurs fois parlé de vous, Monsieur, et de Genève votre patrie, dont ils ont été enchantés. DE M. PICTET DE ROCHEMONT. 77 .— Leurs AA.II., Madame, y ont été l’année dernière, et -y ont laissé des souvenirs pleins d’intérét. — Ils m'ont dit avoir fait des courses délicieuses dans le pays , avec M. votre frère. — Mon frère a eu effectivement l’honneur de les accompa- gner dans quelques petits voyages, et il a éprouvé comme moi le bonheur qu’il y a à voir de prèsleurs AA. I. — Ah! oui, ils m'ont conté tout cela, et j’ai écouté leurs récits avec bien de l'intérêt. » Après la messe, j'ai été au palais de Carignan, pour mon audience du prince, et je vous prie de lire à mon frère, dont il était le favori à Genève, les détails qui suivent. Le prince s’est développé de la manière la plus heureuse, et sa physionomie est pleine de noblesse et d'intelligence. 11 m’a reçu avec une grâce et une aisance parfaites, et m'a fait asseoir à côté de lui sur le même canapé. Il n’a pas dit un mot qui ne fût ce qu'il devait dire, et du meilleur air possible. Il a débuté par me demander des nouvelles de mon frère, et de ma nièce , exprimant avec grâce les souvenirs reconnaissans qu’il avait conservés, de ce qu’il a bien voulu appeler leurs bontés. Puis il m’a parlé , avec louange et gratitude, des soins de M. Vaucher. Il m'a invité à lui présenter mon secrétaire de légation. Enfin , il m’a paru que tout ce qui tient à Genève est au mieux dans son souvenir. La conversation s’est ensuite prolongée sur divers sujets, et j'ai été frappé combien son esprit est cultivé et ses idées justes et élevées, surtout pour un prince aussi jeune. En un mot, dites à mon frère que je serais bien étonné si son prince ne tient pas, pour l’avenir de ce pays-ci, ce que nous en avons souvent auguré ensemble. Cela lui fera grand plaisir. J'ai ensuite été voir son gouverneur, le comte Grimaldi, bomme du premier mérite, qui était un peu malade , et je lui ai vivement exprimé les impressions que venait de me laisser le prince. Voilà encore un futur souverain , qui sera probablement toujours bien disposé pour notre patrie. 78 FRAGMENS DE LETTRES Je viens de recevoir une excellente lettre de l’archiduc Jean; le prince de Hardemberg, le ministre d'Autriche, m’écrit comme à un ami de cœur ; enfin le comte Truchsés, le ministre de Prusse, qui jouit ici dela plus juste considération, me comble de bontés. En vérité, l’on me gâte beaucoup ; mais dans tout cela je vois surtout l’avantage de notre cher pays; et j'espère que cela facilitera nos négociations. ‘ Turin, 22 janvier: Je vis encore sur votre lettre du 12. Les postes conspirent avec les neiges du Mont-Cenis, pour contrarier mes im- patiences. En revanche , pour me consoler, en vérité jusqu’à présent l’on sème de roses mon sentier diplomatique. Je ne trouve au- tour de moi que des amis; le chef suprémé de l'Etat se montre plein de bonté, et ses ministres pleins de bienveillance. Aussi y a:t-il des momens où je trouve que l’on exagère les difficultés de la carrière diplomatique: Lorsqu'on se présente en galant homme pour soutenir des ‘vues justes et modérées, on trouve d’honnêtes gens qui vous comprennent et vous appuient. En ménageant les amours-propres , et en écoutant les objec- tions avec attention et déférence, on met tout le monde pour soi, sans qu’il en coûte rien à la franchise, et là, comme dans les autres affaires de la vie, la raison et les égards font plus et plus solidement que le talent et l’habileté. Ainsi , avec ces principes, et la bienveillance générale que je trouve ici pour la Suisse, son plénipotentiaire serait une bête, s’il ne savait amener à bien les affaires dont il est chargé. Nous avons dîné hier très - grandement et très - gaîment avec tout le corps diplomatique , chez la comtesse Truchsés. C’est une jolie et aimable femme, de la plus haute naissance (elle est princesse de la maison souverame de Hohenzollern ) : et elle et son mari me comblent de bontés. DE M. PICTET DE ROCHEMONT. 79 En général, nous vivons très-intimement avec tout le corps diplomatique, presque tout composé. d'hommes de beaucoup d'esprit et de ressources. Nous nous voyons, entre nous, pres- que tous les jours. Paireçu tout à l’heure une invitation du prince de Carignan pour dîner chez lui demain. J’étais engagé chez le ministre , et je voulais me dégager pour aller chez le prince; mais le comte Grimaldi vient de m'écrire, et de la manière la plus ai- mable : « Monseigneur vous libère pour demain, mais c’est à condition que vous lui donnerez après-demain une journée bien complète. Venez de bonne heure; nous parlerons de Ge- nève, de Hofwyl et d'écoles d'agriculture pour les pauvres. » Ce respectable comte Grimaldi s’est monté la tête, sur ce que j'ai pu faire en Suisse pour ces écoles; et je m’attache à ménager toutes les préventions favorables des hommes mar- quans de ce pays-ci, comme étant d’un grand prix pour Genève, et pour les rapports journaliers que nous avons avec nos bons voisins de Savoie , et avec leurs autorités. Turin, 30 janvier 1816. Nous avons eu hier le premier bal de cour. On s’est ras- semblé à sept heures, et la reine a eu la constance d’y tenir jusqu’à une heure après minuit, conservant, sur son estrade et entre ses deux filles, sa parfaite bonne grâce, et n’oubliant personne dans ses gracieux saluts de tête. Le roi n’a paru que par intervalles, et a eu la bonté de s’approcher de moi à deux reprises pour une conversation suivie. : Les deux jeunes princesses dansent fort bien. Elles se ressem- blent singulièrement , et il y avait du plaisir à voir l'expression de tendresse maternelle avec laquelle la reine les suivait des yeux dans tous leurs mouvemens. Parmi les beautés du bal, brillait au premier rang la com- tesse Truchsés, qui était placée immédiatement derrière Ja reine, laquelle lui adressait souvent la parole. 80 FRAGMENS DE LETTRES Aujourd’hut-j‘ai été, avec elle et son mari, entendre undrame italien au théâtre de Carignan. C’est la première fois que je voyais une actrice tragique, qui fait courir tout Turin depuis deux mois , la Marchioni. Nous n’avons vu que le dernier acte, et quoique par conséquent j’ignorasse complétement l'intrigue, je ne fus pas assis deux minutes sans éprouver beaucoup d’é- motion. Cette actrice a des accens tellement naturels, des gestes si justes, un jeu si abandonné, un son de voix si sensible et si pénétrant, qu’elle vous saisit et vous charme avant qu’on y ait songé; je la reverrai certainement. 2 février. J'ai diné hier chez le prince de Carignan. Jai eu les hon- neurs de la fête, le prince ayant bien voulu me placer à sa droite, et me donnant de l’autre côté le célèbre comte Balbe. Il y avait aussi le chevalier de Saluces, académicien fort distin- gué, et homme fort intéressant. Jai fait grande connaissance avec tous deux. L’un et l’autre sont appelés aux premières places du pays par le vœu public. Après diner, Monseigneur nous a proposé d’aller voir ses écuries. Elles en valent certes bien la peine, surtout pour un amateur comme moi. Il est difficile de voir quelque chose de plus beau que ses 25 chevaux, si ce n’est l'édifice qui les loge: Le prince nous les a fait sortir successivement presque tous, et en a monté plusieurs dans son grand jardin, avec l’habileté d’un cavalier consommé. C’est seulement dommage qu’il fit douze degrés de froid, ce qui faisait que le-comte Balbe et moi, nous fümes obligés de nous réfugier à plusieurs reprises dans ces magnifiques écuries, dont la température était fort bonne. C’est là qu'il s’en est peu fallu que je ne revinsse de ma mission avec une jambe de moins. Le prince a dans ses écuries un mouflon de Sardaigne, animal qu’on ne trouve que là ou DE M. PICTET DE ROCHEMONT. 81 en Corse, et que Buffon croit étre le type originel de toute la race des moutons. C’est un animal fort sauvage et pourvu d’une paire de cornes énormes. Afin de mieux nous le montrer, on le lâcha dans le jardin, et là il se prit de querelle avec un grand épagneul anglais qui se mit à le poursuivre. Nous ve- nions de rentrer dans les écuries, le comte Balbe et moi, lorsque le mouflon, poursuivi par le chien, enfila comme un boulet de canon l'écurie dans sa longueur, et força son pas- sage entre le comte et moi , qui étions tournés de l’autre côté, et qui ne lui laissions de place que tout juste ce qu’il lui en fallait. Une de ses énormes cornes m’atteignit légèrement près du genou, et j'en fus quitte pour une contusion; mais un demi-pouce de plus et le boulet m'aurait fracassé la jambe. Quant à M. de Balbe, il en a été quitte pour le vent du bou- let. Nous nous sommes fait mutuellement compliment aujour- d’hui de l’avoir échappé belle. Hier j'ai entendu avec un extrême plaisir chanter la Bassi, dans le rôle de l’Ariodant de Meyer. En outre, la partie des décorations et du spectacle surpasse tout ce que j’ai vu ailleurs dans ce genre. Le champ clos dans lequel se livre le combat entre Ariodant et Lurcanio est au milieu d’une place publique entourée de palais , sur les balcons et aux fenêtres desquels il y a un nombre prodigieux de spectateurs dans des attitudes variées , qui expriment la curiosité et l'admiration. Ces figures sont de carton découpé et peint, et la dégradation des gran- deurs est ménagée avec tant d’art, qu’à voir cela du fond du parterre , il est impossible de ne pas croire au premier mo- ment que tous ces personnages sont vivans. La grande pro- fondeur du théâtre et l’art de l’éclairement aident beaucoup à Pillusion, que l’immobilité des figures ne détruit pas, parce que le grand mouvement du théâtre fourmillant d’acteurs vous fait croire que tout bouge. Seulement, au lieu de deux terribles guerriers armés de toutes pièces, se pourfendant à grands coups de cimeterre , XXXI 6 82 FRAGMENS DE LETTRES on voit deux petites femmes qui peuvent à peine porter leurs casques et leurs armures de carton, et qui ferraillent avec de petites épées. Mais , en revanche, ce chant si fini , si moelleux , si merveilleux de la Bassi, rachète bien des invraisemblances. Je pense toujours à vous lorsque j’entends cette musique ra- vissante. 9 février ‘ C’est toujours un moment fort doux que celui qui me ramène à causer avec vous. C’est un repos et un soulagement que je ne puis vous exprimer, au milieu de la vie coupée , laborieuse et fatigante que je mène ici, pour ma santé délicate. Nos affaires avancent, cependant ; et si elles ne sont pas encore terminées, ce n’est pas que je ne continue à trouver, chez tous, le meilleur esprit et les meilleurs procédés, mais c’est parce que les choses sont par elles-mêmes compliquées et dif- ficiles. Les jours où je me sens très-fatigué je vais entendre la Bassi, qui fait toujours mes délices, lorsque, fermant les yeux et oubliant son costume de. guerrier, j’écoute cette voix flexible et sonore, et forte et moelleuse et sensible, qui se joue des difficultés et vous pénètre d’une émotion profonde. J'ai déclamé aujourd’hui des vers de Racine et de Voltaire chez le prince Koslofski, le ministre de Russie. Lui aussi, qui a une mémoire prodigieuse, nous a dit des. tirades entières d’'Homère et de Shakespeare. 11 y a du plaisir à lui dire des scènes de nos grands tragiques, par celui qu’il y prend. Je l'ai transporté aujourd’hui par les scènes d’Achille en colère et d’Orosmane jaloux *. Il y avait chez lui des gens de toutes les nations qui ouvraient de grands yeux, et qui se disaient 1 Cette lettre a été adressée à ma mère. 2 Les amis de M. Pictet savent qu’il avait un talent particulier pour lire et déclamer les vers. DE M. PICTET DE ROCHEMONT. 83 que les Genevois avaient shrement le diable au corps. Pour lui , il ne jure plus que par Genève. Du reste, depuis quelques jours j'ai eu des occupations par- dessus les yeux ; des séances de six heures, des courses, des écritures et des conférences sans fin. Il faut que je me répète souvent que je suis ici pour faire la volonté d’autrui, ce qui, pour le ministre d’une république fédérative, suppose qu’il tient un peu du sorcier, pour pouvoir concilier les volontés discor- dantes et prendre une certaine moyenne, je ne dis pas qui satisfasse tout le monde, car ceci est impossible, mais qui empéche qu’on ne le mette en jugement au retour. Il faut voir l’étonnement de mes collègues d’ambassade , qui , quoique gens de mérite assurément , ne comprennent pas toujours le principe qui me fait agir. & — Mais, me disait l’un d’eux, vous êtes sans doute bien rétribué ? — L'on me rembourse mes frais. — Mais vous êtes approuvé et remercié ? — Pas toujours. — Mais une fois qu’on vous a donné sa confiance et qu’on vous à tracé des règles fixes, on s’en rapporte à vous? — Âu contraire. Le point de vue changeant tous les jours dans les affaires humaines, parce que le temps et les événe- mens marchent, les opinions varient et les volontés changent aussi. C’est à l’exécuteur de ces volontés de les prévenir, de les deviner , de suppléer aux distances , aux retards , aux acci- dens , par cet instinct du mieux possible qu’on exige du négo- ciateur d’une fédération. — C’est bien embarrassant; mais enfin, quand on se tire bien de toutes les difficultés , et qu'avec beaucoup de bonheur on arrive à un résultat satisfaisant, on a pour soi la recon- naissance publique ? — Pas toujours ; les côtés faibles d’un traité sont toujours les plus saillans. Chacun se croit assez instruit et asséz bien 84 FRAGMENS DE LETTRES placé pour prononcer qu’on aurait pu faire mieux. Il y a, d’ail- leurs, toujours plus le mot pour rire dans la critique que dans l'éloge. En outre, les Cantons qui peuvent se croire moins fa- vorisés que d’autres se plaignent, et comme il y en a vingt- deux, j'ai donc dans ma position particulière 5 contre moi dans les chances d’approbation. | — Ah, quel métier vous faites là ! — Je ne l’ai pas cherché. — Mais on ne pouvait pas vous forcer. — Non, mais j’ai cru pouvoir rendre service à mon pays, et ce sentiment-là paie tout. » J’ai été voir avant-hier la célèbre actrice tragique Mar- chioni, dans les Bacchanale di Roma, et le jeu à la fois noble, naturel et sensible de cette, perle d’actrice , m’a remué jusqu’au fond de l’âme. Quand on la voit liée de chaînes au poteau du supplice , en présence de son amant condamné comme elle par les prêtres de Bacchus ; quand on l’entend invoquer les dieux pour lui seul, et quand on voit couler ses larmes en abon- dance sur ses joues décolorées , on ne peut pas se dispenser de pleurer avec elle. Je n’ai jamais vu que chez elle ce phé- nomène des larmes , que la situation fictive provoque au mo- ment où elle en a besoin. J'étais tout près de la scène et je pouvais en juger. Que d'âme , que de sensibilité, que de na- ture cela suppose chez cette femme ! Je voudrais savoir si elle entend et raisonne son art, ou bien si tout cela est d’instinct et d'inspiration. En sortant , je la remerciai du plaisir qu’elle m'avait fait. Elle me répondit, dans son joli accent toscan, avec une modestie qui tenait de l’humilité. Février. J’espérais que nous pourrions signer le traité demain ou après-demain ; mais quelques retards de formes sont survenus, et, ce matin, ne voilà-t-il pas qu'il m'arrive de Zurich un DE M. PICTET DE ROCHEMONT. 85 courrier extraordinaire, m’apportant de l’orient et de l’occi- dent de la Suisse, de nouvelles difficultés et complications , aussi imprévues qu’inutiles. Vivent les confédérations, pour multiplier les entraves aux affaires déjà compliquées ! Je sou- haite bien du plaisir à ceux qui me succéderont dans leur di- plomatie. Pardonnez-moi cet évent d’humeur, mais je suis souffrant et au lit. J’ai passé une partie de la nuit à écrire, et de la jour- née à dicter; tout cela à travers des notes, des messages et des visites sans fin. Vous me trouverez sûrement méconnais- sable de maigreur et de fatigue ; je tousse toujours, et jai, de tous ces retards , le chagrin que vous pouvez comprendre. Que ne puis-je me transporter pour deux heures dans le Direc- toire , et pour, autant dans notre Conseil d'Etat! Je leur ferais toucher au doigt , que notre intérêt pressant est, au contraire, de tout simplifier, ne fût-ce que pour répondre aux facilités et aux bons procédés que j’ai éprouvés ici de la part du roi, de ses ministres et de tout le corps diplomatique. Enfin, patience; si ce ne sont que des retards , il n’y aura que demi-mal , et je suis appris à ne pas monter trop haut mes espérances. Je sais que rien n’est facile dans ce monde. Pourvu seulement que je ne tombe pas trop sérieusement malade avant d’en finir ! Le traité de Turin ne fut signé que le 16 mars 1816, et: termina la série des missions dont M. Pictet de Rochemont avait été chargé à Vienne , à Paris et à Turin. Notre but principal, en publiant ces fragmens de lettres familières , a été de faire connaître à une génération de Suisses, qui n’était pas encore entrée alors dans le monde politique, les difficultés et les entraves dont la force des circonstances devait entourer ces négociations, puisqu’alors les intéréts de la Suisse pouvaient facilement étre perdus de vue, lorsqu'il s’agissait du remaniement de l’Europe entière. 86 FRAGMENS DE LETTRES Nous avons voulu , en second lieu , rappeler que ces diffi- cultés, inhérentes à la nature des choses, ne pouvaient être adoucies ou surmontées qu’à l’aide de lintérét général dont toutes les puissances entourèrent la Suisse à cette époque. L'on a si souvent répété, depuis 1830, que ces puissances étaient, au fond , hostiles à la Suisse et à ses institutions , que nous avons tenu à répondre à des déclamations par des faits. Sans doute , si la Suisse voulait à toute force s’isoler et ré- pudier son passé , elle le pourrait à ses périls et risques. Mais si elle veut agir sagement et avec prudence , elle n’oubliera pas combien, dans plus d’une circonstance importante ; elle s’est bien trouvée de fonder sa politique sur les antécédens de son histoire. Elle se rappellera que la Confédération , entourée de puissantes monarchies, a toujours attaché un grand prix aux alliances et à l’amitié de ses voisins. Enfin, nous ne croyons pouvoir mieux terminer cette série de lettres que par la publication du témoignage authentique d'estime et de reconnaissance pour ses services , que la Diète de 1816 conféra à M. Pictet de Rochemont dans les termes suivans : « Nous, le bourgmestre en charge du Canton de Zurich et les députés des vingt-deux Cantons à la Diète générale de la Confédération Suisse, faisons savoir par les présentes : « M. Charles Pictet de Rochemont, conseiller d’état de la République de Genève, employé par la Confédération Suisse en qualité d’envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire, dans deux missions politiques d’une haute importance, savoir à Paris , lors des négociations européennes qui donnèrent lieu au traité du 20 novembre 1815, puis à Turin , pour les inté- rêts territoriaux et les rapports de voisinage et de frontières , mis en règle par le traité du 16 mars 1816 ; ayant rempli ces deux missions selon le vœu de nos hauts commettans , les états souverains de la Suisse, nous voulons lui donner, par les pré- DE M. PICTET DE ROCHEMONT. 87 sentes, un témoignage public de notre satisfaction et de notre reconnaissance. « Les services que M. Charles Pictet de Rochemont a rendus à la patrie , se rattachent aux grands événemens qui, grâce aux bienfaits de la Providence , ont affermi ses heureuses destinées. La contiguité du territoire suisse désormais assurée, et l'acte des puissances, en date du 20 novembre 1815, conçu dans les termes les plus honorables, portant reconnaissance de la neutralité perpétuelle de la Suisse et de l’inviolabilité de son territoire; tous ces avantages inestimables doivent faire vivre à jamais le souvenir du négociateur qui a travaillé avec autant de zèle que d’habileté à les obtenir. « Nous déclarons, en conséquence, que M. Charles Pictet de Rochemont a bien mérité de la Confédération Suisse, et s’est acquis les droits les plus sacrés à l’estime et à la recon- naissance publiques. « Et, pour donner au présent acte un caractère spécial d'authenticité nationale, nous voulons qu’il soit expédié sur parchemin et muni du sceau de la Confédération, renfermé dans une boîte d’or. « Donné sous la signature de notre président et celle du chancelier de la Confédération , à Zurich , le 18 juillet de Pan de grâce 1816. « Au nom de la Diète générale de la Suisse, le bourgmestre en charge du Canton de Zurich, président « Signé REINHARD. « Le chancelier de la Confédération « Signé Mousson. » 88 EEE NOTICE SUR LE CHANOINE COTTOLENGO ET SUR L'HOSPICE FONDÉ PAR LUI A TURIN, Dans un article du mois de juillet dernier‘, nous avons donné quelques détails sur l’établissement fondé à Turin par le chanoine Cottolengo. On nous communique sur cet homme remarquable de nouveaux et plus amples renseignemens , d’où nous prenons la liberté d’extraire ce qui suit pour nos lecteurs. Ce récit est empreint d’un caractère de naïveté qui étonnera peut-être; mais cette naïveté même, qui rappelle le style des légendes, n’est pas sans quelque charme ; aussi, quoiqu'il eût été facile d’habiller cette correspondance d’un style plus à la mode , nous avons préféré lui laisser sa couleur. Le chanoïne Cottolengo paraît être âgé d’une cinquantaine d'années ; c’est un homme de la plus grande simplicité, et dont l’extérieur n’a rien de remarquable. Ses manières sont douces et familières; son langage est si éloigné de la recherche et de la prétention, que parfois on peut y trouver quelque chose de grossier, car toujours il parle le dialecte du peuple. Sa conversation est ordinairement assaisonnée de quelques plai- santeries ; et malgré le sérieux de ses occupations, il se laisse facilement aller au penchant naturel qui le porte à lenjouement. Fils d’un pauvre cultivateur, il a reçu le jour dans un vil- lige du Piémont, que l’on nomme Bra. Après avoir terminé son cours d’études théologiques et reçu la consécration sa- cerdotale , il fut agrégé à la communauté des chanoines du Corpus Domini : e’est ainsi que l'on appelle à Turin une con- grégation de six prêtres , qui desservent une des paroisses les ! Bibl. Univ., nouvelle série, juillet 1840 (vol. 28): Sur les établis- semens de charité de Turin, etc. NOTICE SUR LE CHANOINE COTTOLENGO. 89 plus populeuses et les plus pauvres de la cité. Je suis en rela- tion intime avec plusieurs de ces chanoïnes ; et souvent en me parlant de leur collègue, qui nous occupe maintenant, ils m'ont dit qu’ils avaient toujours vénéré en lui toutes les vertus d’un saint , l'humilité la plus vraie, la foi la plus vive, l'amour le plus constant de la retraite et de l’oraison , surtout la charité la plus ardente; mais ils avouaient en méme temps que son apparente simplicité les avait longtemps empéchés de soup- çonner en Jui ce prodigieux talent d’administration qu’il déve-" loppe aujourd’hui à la tête d’un établissement si vaste et si difficile à gouverner. Voici comment la Providence ménagea une occasion , qui mit au grand jour ce trésor caché qu’ils possédaient au milieu d’eux sans le connaître. En 1829 , il y avait à Turin, sur la paroisse du Corpus Domini , une pauvre femme d’origine lyon- naise , qui fut atteinte d’une pleurésie au moment où elle était près d’accoucher. Cette complication faisant craindre pour ses jours, un des chanoines (je ne saurais dire précisément si c'était M. Cottolengo) se hâta de lui porter ces secours qu’une religion céleste tient toujours en réserve pour les infortunes de tout genre. À la vue de l’état de dénûment complet où se trouvait la malade, il fait les démarches nécessaires pour lui procurer une place gratuite dans les hospices, et obtient un billet d’entrée pour l’hôpital Saint-Jean. Mais aussitôt qu’elle y est arrivée , le médecin d’inspection déclare qu’elle ne sau- rait y étre reçue, vu qu’elle est enceinte, et donne aussitôt l'ordre de la conduire à la Maternité. Lei , nouvelles difficultés : les règlemens s’opposent à son admission, parce qu’elle est atteinte d’une maladie aiguë ; de telle manière que cette mal- heureuse créature, après avoir été péniblement transportée d’une extrémité de la ville à l’autre, dut être ramenée sur son grabat, où elle ne survécut que quelques heures à la fatigue et aux angoisses qu’elle avait éprouvées. On chercha vainement à sauver la vie à son enfant : il avait expiré avant sa mère. 90 NOTICE Les charitables chanoines, vivement affligés de ce double malheur, et désirant en prévenir le retour , louèrent quelques chambres , dans lesquelles ils retiraient et faisaient soigner les malades qui, pour une raison quelconque, ne pouvaient étre admis dans les hospices publics. Mais, l’année suivante (1830), les progrès du choléra ayant inspiré de sérieuses craintes , le gouvernement, par mesure de précaution sanitaire, ordonna de fermer cette maison. Il ne vous sera pas difficile d’imaginer ce qu’il en devait coûter au cœur de l’abbé Cottolengo d’aban- donner ainsi ses chers malades, qui semblaient également re- poussés de tout le monde. Après un combat intérieur, il adopta un projet que lui avait suggéré sa charité , quoiqu'il parût de- voir être désavoué par la prudence humaine. Pour se mettre hors des atteintes de la police, il loua , hors de la porte de la ville dite du Palais, une maisonnette, où il transféra sans bruit son petit hôpital, qu’il nomma si heureusement à cette époque Piccola casa della Providenza. Les décurions urbains voulurent bien fermer les yeux sur cette ruse et respecter le nouvel asile ouvert à l’infortune. Aussitôt que la crainte du choléra fut éloignée, M. Cotto- lengo , dont le cœur brülait de cette charité qui est plus éten- due que les rivages des mers , ne trouva plus d’obstacle au libre exercice de son zèle. Comme le nombre de ses malades aug- mentait , il se vit obligé d’étendre de jour en jour le local qui leur servait de refuge. C’est ainsi qu’il loua bientôt une seconde maison contiguë à la première , puis une troisième et une qua- trième ; ensuite il acheta du terrain, sur lequel devait s’élever un nouvel édifice, destiné à réunir les divers bâtimens et à régulariser le plan primitif. C'était comme un incendie qui en- vahissait tout ce qu’il touchait. Et aujourd’hui, à une époque si rapprochée de sa naissance, cet établissement , qui ressemble à une petite ville , sert d'habitation à plus de 1500 personnes indigentes, qui n’ont besoin d’aucun autre titre d’admission que de n’en avoir aucun pour les autres hospices de la capitale. SUR LE CHANOINE COTTOLENGO. 91 ! Ainsi une vaste salle est consacrée à recevoir les petits enfans malades , dont un très-grand nombre, chez les classes pauvres de nos villes, périt, comme vous le savez, faute de recevoir les soins qui seraient nécessaires à un Âge aussi tendre et à une complexion aussi délicate. Un asile est également ouvert aux vieillards indigens qui ne peuvent en aucune manière pourvoir à leur subsistance. Je me rappelle y avoir vu une femme âgée de cent quinze ans. Un corps de bâtiment séparé est destiné aux épileptiques ; les murs et les parquets de ces appartemens sont garnis de matelas. Un nouveau bâtiment, avec un petit clos, vient d’être exclusivement consacré aux malheureuses victimes d’une infâme passion , lorsque la religion est parvenue à les tirer de ce profond abîme. La classe la plus nombreuse est celle des jeunes orphelins qui sont abandonnés sans res- sources à eux-mêmes et à un avenir trop critique, au milieu de la corruption de nos capitales. Là , ils ne sont pas seulement mis à l’abri du danger, mais ils se créent un avenir, ils reçoi- vent les principes d’une solide instruction religieuse, ils se forment à quelque métier ou à quelque art mécanique ; et s’ils montrent plus d’aptitude ou d'intelligence , ils apprennent à fond la doctrine chrétienne, la grammaire , les élémens de l'écriture et du calcul, pour devenir des maîtres d’école qui sont plus tard distribués dans les paroisses de campagne. On y voit encore une fort belle école de sourds-muets. Lorsque je la visitai en 1836, elle se Composait d’une soixantaine d'élèves des deux sexes , appartenant tous à une classe assez indigente pour ne pouvoir payer la rétribution qui est exigée dans l’autre école tenue dans la ville. Elle est dirigée par un maître habile qui, quoique sourd-muet, possède plusieurs langues et a mis au jour un petit ouvrage. N'attendez pas de moi une énumération détaillée de tous les genres de misères qui se trouvent dans cette fourmilière, d’où aucune infortune n’est exclue ; car l’on m’écrit que depuis mon départ de Turin, c’est-à-dire depuis quatre ans, cet établisse- 92 | NOTICE ment a pris un développement si considérable, que je ne le reconnaîtrais plus. On bâtit toujours avec une nouvelle acti- vité, et en ce moment on termine une aile qui contiendra une centaine de lits. On ne peut vraiment prévoir quelles seront les bornes où s’arrétera ce zèle infatigable; et je crois ne pouvoir mieux vous dépeindre cette maison unique dans son genre, que par ces paroles de mon correspondant: « Chaque - classe d’infirmes ou d’indigens y trouve un quartier qui lui est destiné. » Chaque section porte d’ailleurs un costume particu- ler, dans lequel une certaine bizarrerie n’est point dépourvue d’agrémens. On trouve dans la maison tout ce qui est nécessaire à l’en- tretien de ceux qui l’habitent : la pharmacie, le four, la bou- cherie, la buanderie, etc. On y élève même des animaux do- mestiques , afin d’obtenir la plus stricte économie et de ne pas dérober un seul denier à la charité. Tout est propre et commode dans ce vaste établissement ; mais , comme vous pouvez bien le penser, il n’y a rien de riche et de recherché , on n’y voit point ce luxe que nous admirons dans les hospices de nos grandes villes. Il ne forme point non plus un ensemble régulier ; c’est plutôt un groupe de maisons autrefois isolées , qui ont été agrandies, réparées, et qui main- tenant se lient par des corps de bâtiment nouvellement élevés. On lit sur la porte d’entrée cette inscription en grandes lettres : Piccola casa della Providenza. L'église seule fait exception à la règle commune de la simplicité : je me rappelle qu’elle était décorée avec autant de goût que d’élégance. Le sanctuaire était pavé en marbre, et la sacristie pourvue de magnifiques ornemens. On m'écrit que depuis mon départ, elle a été con- sidérablement agrandie et a reçu de nouveaux embellissemens. Pour le seconder dans les détails infinis de son zèle ; le cha- noine Cottolengo a sous sa direction des sœurs de la charité, auxquelles il paraît avoir communiqué son zèle et son activité. Elles ont à leur charge tout le matériel de cet immense ménage ; SUR LE CHANOINE COTTOLENCO. 93 elles soignent en outre les malades , les vieillards, les enfans, “les imbéciles, etc. Et comme si tant de travaux ne suffsaient pas à leur infatigable sollicitude , elles visitent les indigens et leur portent des secours à domicile, s’employant surtout à passer la nuit auprès des ouvriers malades , qui le plus souvent gisent sans secours sur leur grabat. Aux sœurs de la charité se joignent des infirmiers et des hommes de toutes les classes, qui , frappés des prodiges qu'ils voyaient s’opérer sous leurs yeux , ont fait don à l'établissement de leur fortune et sont venus supplier le chanoiïne de leur per- mettre de se dévouer avec lui au service des malades, à l’édu- cation des orphelins , etc. Mais ce qui paraît le plus surprenant, c’est de voir que l’âme de ce vaste corps, le chef de cette petite république si difficile à régir, et où néanmoins tout se passe avec un ordre parfait, est, si nous en devons croire l’œil de la chair, un homme qui n’est remarquable que par sa pauvreté et sa simplicité, un homme qui n’a jamais fréquenté le monde, jamais voyagé, jamais lu les savantes théories de nos économistes, jamais eu la moindre prétention en fait de science administrative ; un homme qui n’a d'autre politique qu’une charité à laquelle la prudence même ne saurait mettre des bornes , d’autre système qu'une confiance illimitée en Dieu , d’autre maxime que celle de l’apôtre: « La charité du Christ nous presse. » Ah! c’est ici que la froide incrédulité de notre âge doit déposer son scepticisme, et s’écrier qu’elle a rencontré le doigt de Dieu ! D. :. Vous ne sauriez revenir de votre étonnement en voyant le bon chanoine , seul et sans aucun secours humain, diriger depuis dix ans cette machine si compliquée, sans jamais avoir éprouvé le moindre découragement. On dirait qu'il porte par- tout avec lui l’allégresse et le contentement ; on ne l’appelle que du nom de père ; et aussitôt qu’il paraît , tous, jeunes et vieux, se précipitent vers lui, et se disputent sa main qu'ils appliquent à leurs lèvres. Pour lui, il leur sourit avec tendresse , il les 94 NOTICE caresse tous et ne leur parle que de la bonté de Dieu à notre égard et de l’amour que nous devons avoir pour lui. Ce saint homme est tellement persuadé qu’il n’est que l’in- strument de Dieu dans toutes les merveilles qui s’opèrent sous ses mains, que ce serait à ses yeux attenter à la gloire du Tout-Puissant que de s’en attribuer la moindre partie. Aussi il se fâche sérieusement lorsqu'il entend donner à son établis- sement un autre nom que celui de Maison de la Providence. Comme il arrive néanmoins que, par mégarde et sans égard pour sa susceptibilité, on adresse quelquefois des malades à l’hospice du chanoine Cottolengo ; alors, malgré la compassion que ne peut manquer de lui inspirer l’infortune, on remarque sur son visage un air de dépit ; puis il répond sèchement, qu’il ne sait ce que c’est que l’hospice du chanoine Cottolengo , qu'il connaît bien à la vérité un chanoine de ce nom, mais que c’est un pauvre homme sous tous les rapports, qui ne possède pas un liard et qui certainement n’est pas en position de tenir des hospices ; et sans autre forme de procès, il dé- chire le billet et renvoie le malade. Lorsqu'un étranger, qui désire visiter l'établissement, a le malheur de s'adresser au chanoine, celui-ci lui répond d’un certain ton guoguenard : « Croyez, mon cher, qu'il n’y a rien à voir ici; on vous a trompé; certes, Turin ne manque pas de gens oisifs qui aiment à se jouer des étrangers en les faisant promener inutilement; » puis, en disant ces mots, il leur ferme la porte au nez. C’est pourquoi les mieux avisés épient le temps de son absence pour s’introduire dans l'établissement; et si quelque étranger, après avoir franchi le seuil de la porte, le rencontre dans l'intérieur de la maison , et cherche à l’aborder en lui faisant quelqu'un de ces complimens que la politesse met toujours dans la bouche , cet homme admirable s’empresse de lui dire qu’il n’est pour rien dans tout ce qui se passe dans cette maison ; il raconte avec la plus candide naïveté qu’il ne possède rien en ce monde, puisque son père, qui n’ést qu'un SUR LE CHANOINE COTTOLENGO. 95 pauvre paysan , plante les choux à Bra ; il ajoute que jamais il n’eùt pu suivre les études ecclésiastiques, si des personnes charitables , qu’il nomme , ne se fussent chargées des frais de son éducation. Puis, rendant gloire à Dieu de tout le bien qui se fait dans l’établissement, et parlant avec effusion de cœur de la confiance que nous devons avoir en la Providence divine, il termine ordinairement en relevant les défauts naturels de son caractère, avec une simplicité qui ne peut laisser aucun doute sur la droiture de ses intentions. Si l’on veut insister, il s’en tire admirablement avec quelque plaisanterie de son goût... Une simplicité si étrange dans notre siècle donne quelquefois lieu à de plaisantes scènes. Il passe à Turin peu d’étrangers adonnés à l’administration des œuvres de charité publique, qui ne se montrent désireux de causer sur cette matière avec le chanoine Cottolengo , dont ils ont tant entendu parler. Mais quel désappointement lorsqu'ils voient cet homme extraordi- naire accueillir avec la plus froide indifférence les démonstra- tions d’estime qu’on lui prodigue, écouter d’un air distrait les plus séduisantes théories des modernes économistes , et sur- tout lorsqu'ils l’entendent répondre à leur brillante érudition, avec une simplicité qui va jusqu’à la niaïserie : qu’il n’est qu’un ignorant qui n’a fait que de très-minces études, qu’il n’est point au niveau de ces belles connaissances, que toute sa science consiste à mettre en Dieu sa confiance, etc. ! D’après ce que je viens de vous dire, il vous est facile de juger avec quel soin cet homme de Dieu fuit les applaudisse- mens, et combien il redoute cette réputation que l’on regarde trop généralement comme le fondement de la prospérité des œuvres publiques. Parfois c’est un curieux spectacle que de le voir lutter contre la gloire, qui, selon la pensée d’un phi- Josophe païen, a le bizarre caprice de poursuivre ceux qui la fuient , tandis qu’elle fuit ceux qui la poursuivent. Jamais les journaux n’ont parlé de ce magnifique établisse- 96 NOTICE ment; à Turin même on en parle fort peu, et bon nombre d’habitans de cette capitale paraissent à peine se douter de son existence. Il y avait peu de temps que la Maison de la Provi- dence était fondée, lorsqu'une personne charitable lui laissa en mourant une somme assez considérable. Comme l’établisse- ment n’était point légalement reconnu, il fallait, pour re- cueillir le legs, obtenir d’abord l'autorisation du gouverne- ment. À cet effet, le chanoine présenta une requête au roi. Au bout de quelques jours, deux écuyers de Sa Majesté se présentent à l’hospice ; ils demandent à parler au chanoine. ‘Aussitôt que celui-ci paraît, les officiers lui annoncent qu'ils ont à lui communiquer les ordres du roi, et lui ordonnent préalablement de rassembler toute sa communauté. À ces mots le chanoine frissonne , il se rappelle les mesures prises à l’oc- casion du choléra; il ne doute pas que sa requête n’ait éveillé la vigilance de la police, et que tout cet appareil ne se termine par l’obliger de clore définitivement sa maison. Cependant il obéit, convoque ses malades en maudissant secrètement son imprudence et jetant des regards attendris sur ceux qu'il croit voir pour la dernière fois. Mais quelle n’est pas sa surprise , lorsqu'il entend la lecture du billet royal dont les officiers étaient porteurs! Il y était dit que le roi, ayant été informé du zèle admirable que le chanoine Cottolengo montrait pour le soulagement des malheureux , ainsi que du bon ordre qui ré- gnait dans sa maison, approuvait ce nouvel hospice et lui accordait le privilége de recevoir à l’avenir des legs et des do- nations de tout genre. Pour donner, en outre, au fondateur de ce précieux établissement un gage de son estime et de sa re- connaissance , il le créait chevalier de l’ordre de Saint-Maurice. C'était piquer au vif la vertu chérie de l'abbé Cottolengo ; aussi sa résistance présenta-t-elle une scène fort amusante pour les spectateurs. Il ne put pas même bégayer quelques mots, tant il était ému; et lorsque l’écuyer, pour accomplir son message , se mit en devoir d’attacher la décoration à l’habit SUR LE CHANOINE COTTOLENGO. 97 du nouveau chevalier, celui-ci recula aussitôt pour s’en dé- fendre ; et, quoique l'officier le poursuivit vivement, ce ne fut que lorsqu'il l’eut ainsi conduit jusqu’à l’extrémité de la salle et comme collé à la muraille, qu'il put exécuter les ordres de Sa Majesté. Et maintenant l’on voit tous les jours M. Cottolengo, avec ses insignes de chanoine et sa décoration de chevalier, aller acheter du vin, qu’il ne fait pas difficulté de goûter sur la place publique; ou marchander des fruits, des oranges, des figues, du raisin, dont il remplit la partie antérieure de sa soutane , qu’il relève en guise de tablier, et porter en toute hâte, à ses chers malades, le petit butin dont ilespère pour eux quelque soulagement : tant il est vrai que sa tendresse à leur égard lui fait oublier toutes les vaines exigences de sa dignité. Quelques années plus tard, en 1835, si je ne me trompe, un voyageur français ayant visité en détail la Petite maison de la Providence, et, de retour à Paris, ayant fait un rapport exact de tout ce qu'il avait vu , le comité pour le prix Monthyon dé- cerna au fondateur de cet établissement une médaille d’or, qu’elle adressa directement au roi, en le priant de vouloir bien la faire parvenir à sa destination. Le roi, qui se trouvait alors à son chä- teau de plaisance de Racconia , fut flatté d’un tel procédé, et envoya aussitôt la médaille à son fils aîné le duc de Savoie, le chargeant d’en être lui-même le porteur. Le jeune duc, qui était alors à Montcalier, s’empresse d’obéir; il monte à cheval, se di- rige vers Turin en compagnie de son gouverneur , et se rend à la Petite maison de la Providence. 1l trouve le chanoine interdit et confus d’une visite si inattendue. Pour le rassurer, il lui parle de la bienveillance du roi et du message qu’il est venu remplir. Mais M. Cottolengo ne peut revenir de son embarras ; il balbutie quelques mots, comme s’il voulait faire des excuses, puis, avec la plus familière indiscrétion, il prend la main du duc et lui conte l’histoire accoutumée de son éducation, lui parlant de la pauvreté de sa famille, de l’obscurité de son ori- XXXI ti 98 NOTICE gine, ne justifiant que trop ce qu'il disait de la simpli- cité de ses habitudes par son langage, qui était le dialecte dont se servent les pauvres gens. Le jeune duc, peu habitué à de semblables procédés, avait peine à s’empêcher de rire. Après avoir remis la médaille, il visita l’hospice, et se retira en donnant au chanoine de nouveaux témoignages de sa satisfac- tion. Ce sont les gens qui accompagnaient le prince qui nous ont donné les détails de cette aventure; car, quoique le cha- noine ait été questionné à plusieurs reprises sur ce sujet, il n’en a jamais parlé, déroutant habilement les curieux avec ses plai- santeries ordinaires. Et j'ai entendu dire à ses amis, qu’ils ne doutaient pas le moins du monde que, dès le soir même, la médaille ne füt allée chez un orfèvre. La profonde humilité du chanoine Cottolengo l'empêche de jamais se laisser aller au moindre sentiment de défiance envers la Providence; jamais on ne pourrait lui faire avouer qu’il manque de quelque chose ; jamais il ne demande rien. Il vit dans une assurance aussi parfaite que s’il avait à sa disposition tous les revenus de la Compagnie des Indes. Cependant, si vous lui donnez la moindre bagatelle, il manque d’expressions pour vous témoigner sa reconnaissance, tant elle est vive. À une époque assez rapprochée de la fondation de la Petite Maison, la reine se montrait un peu froissée de voir pro- spérer une œuvre de charité publique à laquelle elle était jus- qu’alors restée étrangère. C’est pourquoi, après avoir vaine- ment attendu que le chanoine Cottolengo recourût à sa vassette, elle résolut de faire elle-même les premières démarches , et envoya à la Petite maison de la Providence un de ses écuyers, qu’elle chargea de plaider adroitement sa cause en remettant au fondateur un rouleau de pièces d’or. L’officier se présente, cachant soigneusement sa mission et feignant de n’avoir d’autre motif que celui de la curiosité; il témoigne partout beaucoup d’intérét et une grande satisfaction ; il parle des énormes dé- penses qu’entraînera sans doute l'entretien d’un si vaste établis- SUR LE CHANOINE COTTOLENGO. 99 sement. Le chanoine accueille toutes ces avances d’un air froid et distrait. L’écuyer insiste, disant que cette maison, n’ayant pas dé revenus fixes, doit souvent étre à la veille de manquer de ressources. Le chanoine répond en réprimandant le militaire sur son peu de confiance dans la divine Providence qui nourrit le passereau et habille le lys des champs. L’officier, poussé à bout, se jette sur un autre terrain ; il parle avec enthousiasme de la sympathie de la reine, de l'intérêt qu’elle porterait à un établissement de ce genre. Le chanoine répond toujours en par- lant de la Providence. L’écuyer tâche vainement de revenir à la charge à plusieurs reprises ; il est obligé de s’en retourner honteux, sans avoir pu s'acquitter de sa mission, sans avoir même trouvé l’occasion de glisser son rouleau d’or. Le thème favori des prédications de notre chanoine, comme vous pouvez l’imaginer, c’est la confiance en Dieu ; il en parle avec une ardeur ravissante, qu'il a le secret de communiquer à ses auditeurs. Dans l’intimité de ses entretiens particuliers , ü cite des faits de son expérience personnelle qui justifient la confiance aveugle qui ne l’abandonne jamais. En voici un entre autres : Un jour, il se rend sur le marché pour renouveler sa modi- que provision de vin ; il fait prix d’une petite pièce, et quand il veut la payer, il s’aperçoit qu'il n’a plus, pour toute res- source, qu’une très-faible somme, de beaucoup inférieure au prix convenu. Il revient en pensant avec douleur à ses chers malades, et élevant les yeux vers Celui qui n’a qu’à ouvrir la main pour combler de bénédictions tout ce qui a vie. Mais voilà qu'en arrivant chez lui, il trouve la cour encombrée par des voitures chargées de vin. Il s’informe : on lui apprend que tout cela est destiné à la Petite maison de la Providence. Il de- mande, en bénissant le ciel, quel est l’auteur d’un don qui ar- rive tellément à propos : on lui apprend que c’est une personne charitable qui désire rester inconnue. Je ne puis terminer sans citer encore un trait qui révèle tout 100 NOTICE le caractère de cet homme de Dieu. M. Cottolengo avait reçu une invitation de se rendre à la cour ; il y va; le roi l’accueille avec son affabilité et sa bienveillance ordinaires, puis il lui fait quelques questions : « M. le chanoine, combien y at-il de malheureux dans la Petite maison de la Providence ? — Sire, je n’en sais rien, ré- pond le chanoine avec bonhomie ; je ne perds pas mon temps à les compter ; je tâche seulement de donner mes soins. à tous ceux qui se présentent. Au reste, Celui qui les nourrit les con- naît assez. —Eh bien, je saurais vous dire exactement quel est leur nombre : hier, il y en avait sept cent soixante - sept. — Oh! Sire, vous me surprenez; je n’aurais jamais cru qu'il y eùt des espions jusque dans cette pauvre maison. —Il me sem- ble , ajoute le roi en reprenant le ton sérieux que la réplique du chanoine lui avait fait perdre, il me semble que vous avez adopté un mauvais genre d'administration ; vous entassez dans votre hospice un nombre d’infirmes qui va toujours croissant, sans nullement songer à l’avenir. Un jour viendra où vous leur manquerez ; et alors, dépourvus de toute ressource, ils seront cent fois plus malheureux que si jamais ils n’eussent été tirés de leurs familles. À mon avis, il serait beaucoup plus sage de vous borner à un certain nombre d’admissions, et en même temps de capitaliser quelques sommes, dont les revenus pourraient suf- fire à l’entretion de l'établissement. De cette manière vous as- sureriez aux infortunés présens et à venir un secours qui ne pourrait leur manquer. — (Le chanoine, avec un petit mou- vement de compassion :) Comme si la Providence, qui nourrit et soulage tous les malheureux, devait mourir ! D'ailleurs vous verrez que celui qui me succèdera n’aura pas de peine à faire des choses plus admirables encore. — Dites-le-moi fran- chement, mon cher chanoine, votre hospice n’étant que très- imparfaitement organisé, il doit arriver souvent que l’on man- que chez vous du nécessaire. — Que voulez-vous Sire? ces braves gens sont assez patiens pour se contenter de nos petits SUR LE CHANOINE COTTOLENGO. 101 services. — Mais, lorsque vous étes dans la détresse, vous de- vez vous rappeler que je suis disposé à faire en votre faveur tout ce qui me sera possible. Ainsi parlez-moi ouvertement : vous manque-t-il quelque chose ? — Je vous remercie, Sire, il ne nous manque rien..... (Puis après un instant de réflexion et d’hésitation.) Il y a une chose qui me fait encore de la peine. Lorsqu'on nous apporte quelque manœuvre qui a un membre cassé, les chirurgiens se hâtent de dire qu’il faut couper, sans songer que souvent ils ôtent ainsi le gagne-pain à une famille tout entière. J'ai entendu dire que l’on pourrait quelquefois prévenir de telles amputations par FPusage des eaux thermales ; c’est pourquoi je désirerais en former un établissement artificiel comme lon a fait à Paris.— ( Le roi en riant:) Vous ne pensez donc point aux difficultés d’un tel projet? Ne vaudrait-il pas mieux envoyer vos malades aux bains d’Acqui? — Cela nous serait absolument impossible, à cause des énormes dépenses que nécessiteraient le transport et le traitement hors de la maison. — Eh bien, si vous avez quelqu’un dans ce cas, vous pouvez l'envoyer en mon nom, je me charge des frais.» Le chanoine remercia, et profitant largement de la permission du roi, dès le lendemain il envoya à Acqui tous les malades auxquels les bains pouvaient être de quelque utilité. J’ai rapporté cet entretien à peu près textuellement, comme il m'a été raconté en 1836 par un des plus intimes amis du chanoïne Cottolengo. Après cela, si vous venez me demander où ce nouveau Vin- cent de Paule prend ces trésors inépuisables qu’il distribue avec tant de prodigalité, je vous répondrai que c’est là un problème indéchiffrable. Et personne ne pourra vous répondre autre chose sinon qu'il semble puiser dans les trésors de la Providence; tant il est vrai de dire que la confiance en Dieu est assez puis- sante pour remuer les montagnes. À la vue d’un tel dévouement et d’un tel héroïsme, il n’est pas un cœur qui ne soit ému, pas une bourse dont les cordons ne se délient comme spontané- 102 NOTICE SUR LE CHANOINE COTTOLENGO. ment ; et le denier de la veuve venant se joindre aux offrandes des princes, il en résulte ces sommes incalculables qui ne font que passer par les mains de la charité pour aller se perdre dans le sein des pauvres. Le roi donne chaque année cinq mille aunes de toile; c’est un modique secours au milieu de tant de besoins. Tous les jours on fait au chanoine des cadeaux de bi- Joux, de joyaux, de pierres précieuses; et lorsqu'on lui demande ce qu’il fait de tant de richesses, il a coutume de répondre qu’il vend tous ces objets pour boire, « car, ajoute-t-il, je suis un ivrogne de première classe, et jamais je ne pourrais, sur ce point, satisfaire ma passion. » Les amis qui l’observent de plus près ne peuvent trouver des termes pour dépeindre les vertus qu’ils admirent en lui. Après avoir consacré tous les instans de la journée au soin temporel et spirituel des malades, il réserve, à l’exemple du divin Maître, la plus grande partie de la nuit pour loraison. Son valet de chambre, que j'ai eu à mon service pendant quelque temps, m’a assuré qu’il lui arrivait souvent de n’avoir pas la peine au matin de faire le lit de son maître; car celui-ci passait assez souvent une grande partie de la nuit en prière, et se contentait de quel- ques heures de repos qu’il prenait sur un sofa. Il pratique si rigoureusement l’abstinence, que depuis deux ans il ne mange plus de viande et ne boit plus de vin. En un mot, cet homme admirable nous rappelle toutes les vertus du premier âge du christianisme. ........ Oui, c’est là un des élus que le Dieu de limmortelle charité semble avoir marqués de son sceau ; il se sert de lui comme d’un instrument de sa miséricorde, pour apaiser la faim et la soif de lindigent, pour couvrir la nudité du pauvre, pour soulager la douleur de l'infirme ; et à la fin des temps il s’en servira comme d’un instrument de gloire pour se rendre à lui-même un éclatant et bien touchant hommage, en couronnant ses propres dons dans ceux qu'il daigne appeler ses fils bien-aimés. LE © ee — 103 a Voyages. LA TURQUIE D'EUROPE, par Ami Boué, 4 vol. Paris, 1840. —— 2e —— Cet ouvrage n’est pas un itinéraire tracé par un courrier qui aurait parcouru à franc étrier les 200 lieues qui séparent Constantinople de Belgrade ; ce n’est pas un recueil d’Impres- sions mises au jour dans quelque élégant cabinet de Paris; ce n’est pas un Tableau de l’empire turc tracé depuis une caïque du Bosphore ; ce ne sont pas des Vues de l’Orient prises par quelque midshipman depuis le pont d’un bâtiment de guerre croisant dans l’Archipel. M. Boué est venu au monde dans un temps où tout cela était déjà fait; mais il s’est dit que la Tur- quie d’Europe restait néanmoins peu connue des Européens, par la raison que ni l'officier anglo-indien, pressé de revenir en Angleterre, ni l’homme de lettres impressionnable de Paris, ni le midshipman de l’Archipel, ni le touriste du Danube ne savaient ce qu’il faut pour faire connaitre un pays à leurs lec- teurs. M. Boué n’a trouvé nulle part de données positives sur la géographie physique et sur l’histoire naturelle de la partie continentale de la Turquie, et il a acquis les connaissances nécessaires pour remplir cette lacune. Il s’est dit que la Turquie est habitée par des Turcs, des Grecs, des Albanais , des Slaves surtout, et il a, pour visiter ces diverses nations, appris le slave , le grec, le turc. C’est avec ce bagage qu’il s’est mis en campagne en 1836, avec quelques savans allemands et fran- çais, et c’est après quatre années de voyages et de recherches qu'il se présente au public avec 2400 pages grand in-octavo, dont nous nous proposons de rendre compte à nos lecteurs. Peu de personnes ont, autant que M. Boué, contribué à 104 LA TURQUIE D'EUROPE. bien faire connaître la géographie physique de cette partie de l'empire ottoman. Il l’a étudiée et l'a décrite avec l’œil du géographe ; et tout en faisant regretter que le manque de bonnes cartes empéche de le suivre toujours facilement, la clarté de son exposition est aussi propre que possible à faire disparaître cet inconvénient. Toutefois, comme la configuration orographique et la struc- ture géologique de la Turquie d'Europe ont déjà été tracées succinctement dans ce journal !, d’après les travaux mêmes de M. Boué, afin d’éviter de nous répéter, nous n’utiliserons qu’en partie les données bien autrement abondantes que nous apporte la publication de son ouvrage. Le baromètre en main, M. Boué a déterminé la hauteur de près de 1200 localités. Ce nombre équivaut, pour le résultat, à un nivellement de la surface de l’empire turc. Quoique rien ne ressemble moins à l'Italie que la Turquie pour le tracé horizontal de sa configuration géographique, M. Boué saisit habilement des analogies géologiques entre ces deux péninsules, et les documens qu’il nous fournit par ses mesures barométriques permettent de trouver des rapports d’un autre genre. Leur tracé irrégulier n’exclut point la symé- trie. La vallée du Danube, dont le niveau est peu élevé au- dessus de la mer, est le pendant de celles du Pô et de l’Ebre, et sépare comme elles le corps de la péninsule des chaînes élevées qui en sont la limite septentrionale. L'intérieur de l'Espagne offre, en Castille, un plateau de 1800 à 2000 pieds de hauteur. L'Italie n’en offre qu’un rudiment dans le bassin dont le lac Fucimo marque le centre, élevé , selon M. de Zach, de 2000 pieds également. Dans la Turquie , enfin, M. Boué signale l’existence d’une région élevée, entre la Macédoine et Albanie ; plusieurs bassins lacustres en occupent les cavités et offrent avec les lacs de l’Apennin une analogie frappante de hauteur. Le lac de Castoria, semblable au fond d’un cratère, 1 Voyez Bibl. Univ., décembre 1838 (vol. 18). LA TURQUIE D'EUROPE. 105 est à une hauteur de 1923 pieds, et celui d’Ochrida à 2015. Ce lac est le plus beau et le plus élevé de la Turquie : il peut avoir sept lieues de longueur sur une et demie dans sa plus grande largeur ; ses rives sont bordées de petits escarpemens calcaires ; des deux côtés les pentes des montagnes sont forte- ment boisées et des villages se cachent çà et là dans les anfrac- tuosités des falaises. D’un autre côté, Ochrida avec sa butte, le mont Pieria et son vieux château romain , une fois la rési- dence du roi bulgare Samuel, font, à peu près, l’effet de Genève au bout du lac Léman. Cette comparaison paraît d’au- tant plus naturelle , que les eaux bleues du lac d’Ochrida l'em- portent peut-être en transparence sur celles du Rhône à sa sortie du lac suisse. La dénomination de Lychnidus , de Zych- nis , translucide, lui était bien due, puisqu'on aperçoit les poissons au fond de l’eau depuis 50 à 60 pieds de hauteur. Dans la plaine qui s’étend au midi de ce lac, existent d’autres lacs d’une moindre étendue, entourés de vastes marécages, de manière qu’il paraîtrait que ces masses liquides n’en for- maient jadis qu’une , n’étant encore séparées que par des prai- ries humides, plus ou moins étendues , suivant la saison. Il est même possible qu’une fois ces eaux aient été réunies à celles du lac d’Ochrida et du lac de Castoria , lorsque les premières avaient un niveau supérieur. L’Epire présente un certain nombre de lacs cratériformes , de bassins circulaires ou ovoïdes de montagnes ; il est remar- quable aussi par la quantité de ses cavités sans eau, de ses étangs ou cours d’eau disparaissant dans certaines saisons , ainsi que par ses gouftres et ses rivières souterraines. Le plus bel exemple de ces dernières se trouve dans l'écoulement des eaux du lac de Janina , qui est composé de la réunion du lac de Labschistas et de celui de Janina. Ces deux bassins sont réunis par un canal si étroit, si parsemé d'îles et si rempli de roseaux , qu'on peut prévoir un jour où il y aura deux lacs au lieu d'un dans cette cavité. Sur les bords de ce canal sont des 106 LA TURQUIE D'EUROPE. tourbières, qui remplacent en partie le manque de bois de chauf- fage dans ce bassin. En général, les lacs les moins profonds tendent journellement à diminuer ; les bords de celui de Janina ne sont plus en partie qu’un vaste marécage où croissent des roseaux. Ces tristes eaux paraissent noirâtres , à cause de leur fond tourbeux ; elles ont eu jadis un niveau plus élevé, et il est possible que le déboisement presque total des montagnes voisines ait contribué à diminuer cette masse liquide, qu’on ne pouvait pas mieux choisir que pour la place de l’Achéron. Ces lacs sont alimentés surtout par des torrens venant des hau- teurs, ainsi que par des sources souterraines d’une température peu élevée. Leur niveau est à 1500 ou 1600 pieds au-dessus de la mer. [ls déversent leurs eaux dans le golfe d’Arta et dans la mer lonienne à la fois, par un certain nombre de canaux souterrains dont quelques-uns forment des gouffres. Le lac de Scutari est le plus grand de l’Albanie septentrio- nale. M. Boué le considère comme ayant dû jadis servir de réceptacle aux eaux du Drin, qui a maintenant une embouchure distincte de celle des eaux du lac. La plaine qui le sépare de celte rivière n’a qu’une largeur de deux lieues et offre des ondulations de 20 à 30 pieds seulement plus élevées que son bassin. On trouve, dans son pourtour, les indications d’un chan- gement de niveau et de vastes marécages. Ses bords présentent en d’autres endroits un long talus qui pourrait devenir en entier un parc délicieux , si les habitans savaient, comme les Egyp- tiens, ranimer en été la végétation, en montant les eaux du lac jusqu’au haut de ce plan incliné, et en bonifiant les parties trop graveleuses du sol. Ses eaux poissonneuses baignent le pied des chaînes monténégrines et réfléchissent quelques îlots élevés et rocheux dispersés à leur surface. Les provinces de la Turquie dont les eaux se déversent dans le bassin du Danube, ont un sol à la fois plus boisé et mieux arrosé que les revers opposés des montagnes auxquelles elles sont adossées. L'agriculture y possède des ressources plus con- LA TURQUIE D'EUROPE. 107 stantes, et les rivières navigables sont assez nombreuses. Ces rivières portent souvent le nom turc de Karasou (noire eau ), ou son équivalent slave de Tchornitza ou Tchorna Rieka (noire _ rivière). Cette dénomination si fréquente a été donnée proba- blement parce que les rivières , serpentant entre des montagnes de teintes vertes ou noirâtres, ont de loin Pair d’avoir des eaux noires , surtout si ces montagnes sont boisées. L’Albanie , l’Herzegovine et l'Epire contrastent fortement avec la Bosnie , la Servie et la Valachie, par l’aspect rocheux , âpre et nu de leurs montagnes, par la rareté des sources et par la nature torrentueuse des rivières qui les traversent. Celles- ci, dans les temps d’orages et de pluies, sont momentanément des torrens furieux et très-dangereux, occupant dans les plaines un vaste lit qu’ils couvrent de cailloux, tandis qu’au gros de l'été elles sont réduites à quelques filets d’eau. Les eaux d’Alba- nie se déversent ainsi dans la mer, par beaucoup de canaux , sans pouvoir guère étre utilisées que pour l’agriculture et le flotiage. \ Les chaînes calcaires des montagnes de l’Herzegovine offrent un grand nombre de rivières qui disparaissent dans les fentes des rochers ou dans des vallons encaissés , pour reparaître dans des bassins inférieurs. La végétation y est brülée en été, et les paysans sont forcés d’avoir recours à des citernes. L’Albanie, comme la Grèce , participe au système particulier d'écoule- ment souterrain de la plupart des eaux de l’Herzegovine, parce qu’elle a un sol analogue et n’est en partie qu’un prolongement des mêmes chaines. Les sources thermales sont en grand nombre dans toute la Turquie d'Europe ; M. Boué en cite 76 , dont un tiers au moins portent le nom slave de bania (bain) ; il est assez singulier d’en trouver une en Macédoine qui porte un nom arabe dont le sèns est le même, Æammam (source chaude). Le nombre des sources simplement minérales peut être fort considérable ; mais eomme les indigènes n’y attachent pas la même importance, 108 LA TURQUIE D'EUROPE. il est moins facile à déterminer, et le hasard seul peut conduire le voyageur à en faire la découverte. M. Boué compte vingt- cinq sources acidules dans la seule Bosnie, et une vingtaine de sources hépatiques, muriatiques , ferrugineuses , dispersées dans d’autres parties de l'empire: on conçoit aisément que ce ne doit être qu’une faible portion de celles qui gxistent et que d’autres voyages pourront faire connaître. Les eaux minérales connues sont, pour la plupart, thermales et hydrosulfureuses , parce que les Turcs recherchent cette es- pèce d’eaux , à cause de leur habitude de se baigner très-sou- vent. Ils ne font guère attention aux eaux minérales froides , à l'exception de quelques eaux acidules salines. Les eaux chaudes se trouvent dans toute la Turquie , à l'exception de la Bulgarie et de l’Albanie. Elles sont alignées du nord au sud, ou bien au pied des chaînes , au centre de la Turquie, et alors en re- lation avec les roches trachytiques. Une zone ignée E.-O. nous est indiquée, au centre du pays, par un grand nombre de sources. La première est non loin de la Mer Noire , à deux lieues et demie à l’est d’Aïdos et à peu de distance du pied du Balkan ; il y a, dans le sol pyroxénique, un bain thermal sulfu- reux, connu de toute antiquité et sous le Bas-Empire sous le nom d’Anchiale, maintenant Aghiolu. Il est très-visité en été, quoique le bâtiment soit isolé et sans autre habitation que des huttes qu’on élève provisoirement. Certains baigneurs pa- raissent même coucher sur leurs chariots en partie couverts. Cette abondance d’eaux thermales se continue de l’Europe en Asie, Ainsi de nombreuses sources chaudes sortent du pied de l’Olympe à Broussa , dans la plaine voisine, sur la pente du plateau où était bâtie Alexandria-Troas , à Smyrne et dans plu- sieurs districts voisins. Une circonstance remarquable est lPuni- formité de leur composition chimique , car elles sont toutes plus ou moins hydrosulfureuses. Il y en a, à la vérité, qui le sont extrêmement peu , comme celle des deux Bania, près de Nissa, de la Troade, etc.; mais cette diminution dans lFhy- 1 LA TURQUIE D'EUROPE. 109 drogène sulfuré peut s'expliquer naturellement par son déga- gement, occasionné par la longueur du trajet que ces eaux ont eu à parcourir sous terre. Il en est de cela comme de la température , car si cette dernière offre beaucoup de variations d’une source à l’autre, ces différences peuvent provenir aussi bien du genre des milieux traversés , de la rencontre d’eaux froides , du niveau des sources, que de l’intensité variable de l'agent igné qui leur donne cette température élevée. Quelques-unes de ces eaux ont déposé jadis beaucoup de tuf calcaire , et indiquent ainsi qu’elles contenaient de l'acide carbonique et de la chaux. M. Boué cite pour exemple l’eau de Bania, près de Nissa, sans odeur d'hydrogène sulfuré , et qui laisse encore échapper un gaz dont la chaleur paraît au baigneur plus grande que celle de l’eau. Un semblable dépôt se retrouve aussi aux Thermopyles et à Broussa en Asie, où il occupe une étendue de trois quarts de lieue sur un quart de lieue de largeur et présente une épaisseur de cent pieds. À Baden, près de Vienne en Autriche , une masse de tuf calcaire indique par ses coquillages, dont une Paludine n’existe plus dans le pays , que c’est une formation bien ancienne de la source. La température de ces différentes sources est de 60° C. dans la Troade; de 47° à 54° dans l’île de Samothrace ; de 42° à 84° C. à Broussa: de 73° à Ghiustendil. Celle des Thermopyles a, suivant le Dr Holland , environ 40° C. On peut cuire des œufs dans les eaux de Samothrace. Il est remarquable de trou- ver des ulves et des conferves croissant dans quelques-unes de ces sources, malgré leur chaleur. Parmi les eaux de la Bosnie , celle de Kiseliak (aigre) est la plus chargée d'acide carbonique. On à taillé autour des sources un carré qu’on a entouré de planches et d’une barrière. Les trois auberges voisines ne suffisent pas en été pour contenir les personnes qui viennent quelquefois de fort loin pour boire ces eaux. Des huttes de feuillage abritent le surplus des étran- gers. L'eau de Kiseliak a une température de 100 C., Pair 110 LA TURQUIE D'EUROPE. étant à 17°; , et l’acide carbonique libre s’en échappe à gros bouillons ou par bouffées, et en si grande abondance qu’on ne peut se tenir longtemps accroupi près de la surface de l’eau sans ressentir certains effets désagréables provenant de ce gaz délétère. L’eau, fort acidule et agréable à boire, dépose, comme à Pyrmont, une espèce de sédiment jaunâtre ferrugineux. Comme il y a sur la même ligne que les sources acidules et thermales de la Bosnie, plusieurs eaux très-ferrugineuses , il semblerait que les eaux minérales acidules ne prennent leurs parties ferrugineuses que dans les couches superficielles du sol. Les trois sources tièdes de Bania-Louka paraissent avoir été employées par les Romains, et donnèrent lieu jadis à l’éta- blissement de trois bains turcs; mais aujourd’hui il n’y en a plus qu’un qui ne soit pas tombé en ruine. Dans aucune partie de la Turquie le peuple des campagnes ne témoigne un grand empressement pour la découverte des mines que son territoire peut renfermer, certain qu'il est de n’en pas recueillir d’autres résultats que des corvées ou des impôts additionnels si elles sont mises en exploitation. Les mines de la Servie paraissent avoir été exploitées fort ancien- nement , et les minerais exploitables ne sont guère connus que dans cette province, parce qu’elle a été quelque temps sous le gouvernement autrichien , qui a fait faire des recherches à cet égard. Elles renferment surtout du sulfure de fer et de la galène quelquefois argentifère. Les Tures les abandonnèrent à des bandes de brigands. Sous Tcherny-George on les reprit partiellement. Un mineur du Banat fut enlevé à cet effet de nuit et retenu en Servie. En 1836, M. de Herder, capitaine des mines de la Saxe , a visité , à la demande du prince Milosch, les principaux gîtes métallifères de ce pays. La Bosnie contient probablement tout autant, si ce n’est plus, de minerai que la Servie; mais peu de localités en sont connues, vu l'ignorance des habitans. Il paraît incontestable que ce pays contient même d’autres métaux que du fer, et LA TURQUIE D'EUROPE. 111 que , sous le dernier roi, Etienne Thomasevitch, il y avait un ministre spécialement affecté à la direction de cette branche du revenu public. D’anciennes exploitations , peut-être ro- maines , de plomb argentifère, existent dit-on près de la ville de Serebernitza (ville d'argent). Le mont Zlatibor (mont d’or) passe, à tort peut-être, pour être riche en or, car le mica jaune et blanc est pris trop souvent pour de l'argent par les ignorans. Pline prétend que les Romains avaient une mine d’or dans le Zlatnitza (d’or), et plusieurs rivières de la Bosnie passent pour charrier des paillettes de ce métal. Les montagnes de la Haute-Moæsie , entre la Macédoine et la Servie , renferment positivement des minerais argentifères, surtout aux environs de Novo-Brdo (nouvelle montagne). Les historiens parlent même d’or, et M. Boué considère le Pangée des anciens comme ayant pu être situé dans ces montagnes voisines de la fameuse plaine de Cassova. D’après les anciens historiens , il y avait en Illyrie, dès le milieu du premier siècle de notre ère, des mines qui donnaient une grande quantité d’or. En 1227, les mines de l’ancienne Servie rendaient des produits assez considérables pour qu’on fit venir des mineurs d'Allemagne. C’est aussi dans le milieu du treizième siècle que prirent naissance la plupart des colonies minières allemandes en Hongrie. Une colonie de mineurs saxons a existé: surtout près de Novo-Brdo. De 1427 à 1437, les mines de la Haute- Mæsie furent concédées par George , despote de Servie, à la république de Raguse , moyennant une ferme annuelle de 200,000 ducats. Néanmoins les Ragusains en tirèrent un grand profit, parce qu'ils n’exploitèrent que les parties les plus riches, sans songer à utiliser entièrement ces gisemens. Les historiens évaluent encore à 120,050 ducats le produit annuel de ces mines à l’époque de la conquête de Constanti- mople par les Turcs. Lorsqu'en 1455 le sultan Mohamed IE prit Novo-Brdo , le roi George de Servie, annonçant ce dé- sastre au roi de Hongrie, désigne ces mines comme caput pa- 112 LA TURQUIE D'EUROPE. triæ, et ob mineras nervi bellum. L'époque où les travaux cessèrent doit être fort éloignée, puisqu'il n’en reste dans le pays que le souvenir. On exploite en Valachie des masses considérables de sel et de cuivre, ainsi que dans la province voisine de Transylvanie. Il est remarquable que l’on ne trouve point de basalte ni de sel dans le reste de l'empire, et presque aucune trace de gypse. D’une autre part, l’ancienne activité volcanique s'exerce encore sous le sol turc crevassé, en produisant un nombre considérable de sources thermales alignées le long des chaines ou des éruptions ignées. Le basalte est remplacé par de grandes masses de porphyre pyroxénique; enfin , dans l’Asie Mineure , il y a de véritables volcans éteints depuis les temps historiques, ou du moins depuis les époques géologiques extrêmement ré- centes. M. Boué atteste que le déboisement des collines, cette plaie presque générale de l’agriculture contemporaine, s’est pro- pagé en Turquie hors de proportion avec les besoins d’une population clair-semée sur un sol fertile. Les plaines de la Thrace et de la Thessalie sont tout à fait dépourvues de bois, et même quelquefois sans arbres isolés. Dans certains points ce manque de forêts est un accident naturel, comme dans la plaine orientale de la Hongrie ; mais ailleurs, et surtout vers la mer de Marmara, le pays a été dénudé ainsi de mains d'hommes. On ne voit de bois dans la plaine de Thrace que dans son fond tout à fait occidental. La chaîne côtière de la Mer Noire est encore assez boisée çà et là; mais dans les col- lines au pied oriental du Rhodope , les forêts sont dégénérées en broussailles de chênes et d’épine-porte-chapeau ( Paliurus aculeatus ). L'intérieur de la Macédoine offre aussi assez de montagnes , probablement jadis boisées, qui sont aujourd’hui dénudées et incultes. Ce fait se représente dans une grande partie des montagnes de la Mœsie, de la Moyenne Albanie, de l'Epire et de la Chalcidique. Dans ces contrées, toutes les LA TURQUIE D'EUROPE. 113 grandes vallées et les plaines sont presque généralement dé- boisées depuis longtemps , ce qui n’est pas le cas pour la Haute-Albanie. Dans la Mæsie supérieure , il y a encore quel- ques bois sur le cours supérieur de la Morava , et des taillis de chénes qui ne datent au contraire que de l’époque où les Serbes abandonnèrent aux Turcs la possession de ces contrées. D’un autre côté, la nudité de certaines montagnes calcaires dépend de la nature des rochers, escarpés ou trop arides. La décomposition de ces roches y produirait à la longue de Îa terre végétale, si les fendillemens ne donnaient pas aux eaux pluviales tant de facilités pour enlever les portions déjà ter- reuses à mesuré qu’elles se forment. La zone forestière de la Turquie occupe la partie inférieure de la région des plantes subalpines , et la partie des pentes des montagnes immédiatement au-dessous de cette dernière. Elle prend une place considérable dans la Servie, la Bosnie, et dans toutes les chaînes turques, à l’exception cependant de certaines crêtes dépouillées sur le bord de la mer Egée, sur la mer Adriatique et dans la Basse-Herzegovine. Si en Bulgarie les grandes forêts du sommet des Balkans descendent sur les chainons et les plateaux inférieurs qui sont au nord , toute végétation forestière cesse pourtant vers le Danube, ou se réduit à des bocages couronnant quelques collines. La végétation forestière de la Turquie présente trois zones bien distinctes , mais dont les limites varient de hauteur suivant qu'on observe dans le nord ou dans le sud de ce pays, et fuivant les espèces des mêmes genres d'arbres. Ces zones sont: 1” celle des chènes et des châtaigniers ; 2° celle des hétres ; 3° celle des pins, qu'on rencontre jusqu'à 6000 pieds de hauteur. Ce n’est que dans la chaîne du mont Rhodope, élevée de près de 8000 pieds, que M. Boué a vu des mélèzes entre- mélés aux sapins ; mais M. Pouqueville en cite également dans la partie septentrionale de l'Olympe et du Pinde. Dans la Bosnie XXXI 8 114 LA TURQUIE D'EUROPE. et la Servie, les sapins couvrent des crêtes de montagnes sur une longueur de 10 à 20 lieues. Les forêts de hêtres descendent plus bas sur le côté sep- « tentrional que sur le versant opposé des montagnes; elles oc- cupent une zone autour de l’Olympe, dans les montagnes d’Agrapha , et généralement dans toutes les hauteurs de la Turquie. Le hêtre s’entreméle de bouleaux , et l’on y remarque çà et là des érables. La végétation forestière des parties basses consiste surtout « en chênes, qui forment de belles foréts dans la Servie et la M Bosnie. Le chêne vert est commun dans le midi. En Epire et en Thessalie, on le trouve entremélé de myrtes, de lauriers roses et de lauriers communs; dans le Pélion et l’Ossa , il s’as- socie à l'olivier et à l’amandier. Les pommiers , les poiriers , les cerisiers sauvages et les noisetiers forment , avec le chêne, les forèts des plaines de la Servie; mais dans toutes ces con- trées les bois sont tellement parcourus par les cochons, les moutons et les chèvres, que le botaniste y trouve très-peu de” récoltes à faire. Le tilleul argenté s’associe aux chênes et pro- duit un effet pittoresque par ses bouquets verts mélés de blanc.« Les peupliers offrent souvent dans la même zone un ombrage* magnifique. Le platane oriental se trouve en Macédoine, dans ) la Thrace et sur les rives du Bosphore, mais il ne passe pas le Balkan. Les grands platanes isolés forment avec les peupliers les lieux ordinaires de repos, et remplacent en Albanie et en Thessalie les chambres à coucher. Les plus beaux se voient aux environs de Pella , dans la vallée de Tempé et sur le Bos- phore , comme dans la vallée du Sultan, vis-à-vis de Therapia, aux Eaux-Douces , etc. Si les côtes de la Calabre et de l’Apuglia présentent en quelques endroits des individus empruntés à la flore de l’Epire et de la Grèce, certaines plantes de l'Italie et du royaume de Naples ont d’autre part traversé l’Adriatique et la mer Ionienne: Les sangsues abondent dans les marécages de la Servie , de LA TURQUIE D'EUROPE. 115 la Bulgarie et de la Moldavie, sur les bords du Danube en Valachie, auprès des lacs de la Bosnie et de l’Epire, enfin dans quelques parties des plaines de la Thrace et de la Macédoine, au point de devenir une branche de commerce. Des spécula- teurs européens sont venus également dans ces parties mon- tueuses de la Servie , de la Macédoine et de l’Albanie, pour y rassembler des carapaces de tortues de terre qui s’y trouvent en abondance. Les habitans ne les mangent pas, et cet animal leur inspire même une répugnance telle, que M. Boué cite un vil- lage où l’on se rappelait encore en 1836 , comme une chose inouie ,; qu'à son passage un ambassadeur de la république française y avait mangé de la tortue. Le porc, très-commun dans les provinces occidentales de la Turquie, a des formes qui le rapprochent plus du san- glier que de nos pourceaux domestiques, car il a les soies hérissées tout le long de l’épine du dos, et beaucoup ont de grosses défenses recourbées en dehors et un peu en haut. Ils sont souvent féroces et redoutables aux petits enfans et aux chiens. Lorsqu'un porc en veut à un chien trop agaçant, il réunit ses camarades et le poursuit jusqu’à ce qu’il fuie; s’il résiste il est sûr d’être perdu ; c’est pour cela qu’on arrache quelquefois les défenses aux porcs. Pour les empécher d’entrer dans les enclos, on leur met autour du cou un triangle de baguettes de bois. Il est possible qu’il y ait des métis de san- glier et de pourceau domestique. En Servie, comme dans les Ardennes , ces animaux vivent par milliers, été et hiver, dans les forêts de chênes , de manière que les propriétaires ne savent pas eux-mêmes combien ils en possèdent. Néanmoins, chaque troupeau sachant se reconnaître , les bétes de diverses fermes ne se mélent guère. Lorsque les propriétaires ont besoin de ces animaux , ils font des battues en règle, ou bien ils jettent un peu de maïs ou d’orge à l’un d’eux et l’attirent ainsi dans des endroits clôturés ; cet individu est suivi immanquablement de tous les autres. 116 LA TURQUIE D'EUROPE. Les porcs s’engraissent avec les glands, les poires et les pommes sauvages, et, si l’on veut leur donner encore plus d’embonpoint, on les met à l’écurie et on les nourrit avec du maïs, de l’orge ou des châtaignes. Pour le Serbe , cet animal et par suite les glands sont devenus d’un tel prix , que le peuple murmurait quand le prince Milosch faisait frayer des routes à travers les forêts; car, disait-on , couper des chénes, c’est tuer des hommes. On chante souvent: « Que Dieu veuille donner abondance de glands , car chaque chéne est un Serbe. » Les Ottomans sont justement reconnus pour d’excellens ca- valiers. Leur manége, dans des cours étroites, habitue les chevaux à tourner plus aisément que les nôtres , et à s’arrêter instantanément au milieu du plus fort galop. Souvent on en exige des tours de force, ce qui est d’autant plus étonnant que leurs fers sont tout ronds avec un trou au milieu, et que ces animaux n’ont pour se retenir que les clous de leurs fers. Cepen- dant ils montent lestement les plus mauvais escaliers de rochers, et savent, malgré leur charge, gravir et descendre sans broncher les pentes les plus raïdes. Les chemins, en Turquie, sont fré- quemment si mauvais dans les montagnes , que les chevaux s’y habituent insensiblement à des marches impossibles pour les nôtres. On ne leur donne à manger et à boire que deux fois par jour, de grand matin et le soir. En été, dans les grandes chaleurs, on les fait boire souvent, sans les débrider. Le Nekapi-Kogn (que les chevaux boivent ) des Slaves, est aussi bien compris par les chevaux turcs que les juremens obscènes par lesquels on les empêche d’aller à droite ou à gauche. On ne coupe pas plus la queue des chevaux que la queue ou les oreilles d’autres bêtes. Pour éprouver leur force on les tire par la queue; cet usage ancien se trouve mentionné dans les chansons, et Marco-Kralievitch est dit n’avoir choisi son che- val favori, nommé Scharatz (bigarré), que parce qu'il n'avait pas pu le faire bouger en le tirant par la queue. Le dogue, molosse ou chien de boucher, le chien de ber- LA TURQUIE D'EUROPE. 117 ger, le chien-loup et le chien courant sont presque les seules espèces de chiens connues dans l’intérieur de la Turquie. Excepté en Servie et en Valaquie, les grandes villes possèdent toutes un certain nombre de chiens qui n’appartiennent à per- sonne, et qui mènent tout à fait le genre de vie des chiens mar- rons de l'Amérique, c’est-à-dire qu’ils vivent en familles, qu’ils sont divisés en quartiers, qu’ils ne tolèrent point le mélange des individus d’une famille étrangère , et s’entr’aident pour se défendre contre leurs ennemis communs. D’une autre part, ces troupes de chiens font, avec les oiseaux de proie, l'office de balayeurs de rue, en dévorant au moins tout ce qui est man- geable, et en nettoyant ainsi en gros les boucheries et les rues. Il n’est point vrai que les Tures se trouvent offensés quand on bat les chiens. Les aboiemens de ces bêtes pendant la nuit sont très-désa- gréables pour les voyageurs, qui, au lieu d’être couchés dans les maisons, bivouaquent dans les jardins; car, dès qu’un chien a aperçu les étrangers, il en résulte un rassemblement des chiens du quartier, et un aboiement continuel toute la nuit. Toute- fois, malgré leurs hurlemens furieux, ils s’enfuient à la vue du moindre fouet, ou de quelque instrument dont l'aspect leur est insolite, comme un marteau. On a prétendu souvent que les chiens ne devenaient pas en- ragés à Constantinople et en Egypte, mais des exemples contre- disent cette erreur. Le loup est commun dans toutes les montagnes, mais l’ours n’habite guère que les plus hautes. On paie, en Servie, vingt piastres à celui qui tue un tel animal, et on lui en laisse la dé- pouille. Dans le Rhodope , on racontait à M. Boué qu’on avait tué 60 à 100 ours dans un seul hiver. On les prend quelquefois avec un tonneau d’eau-de-vie mélé de miel ; ils s’enivrent avec cette liqueur et s’épuisent à force de danser. Le gibier devrait être commun, vu le petit nombre des chas- seurs ; mais les oiseaux de proie le diminuent beaucoup. Ils sont 118 LA TURQUIE D'EUROPE. en grand nombre à cause de la rareté de la population et des grands espaces de terre inculte. L’habitude de ne pas enterrer les carcasses des animaux permet encore la multiplication des oiseaux de proie ; aussi les montagnards albanais sont-ils contre eux dans un état de guerre continuelle pour protéger leurs champs de mais. Les hirondelles sont fort respectées par tous les habitans de la Turquie, tant chrétiens que mahométans et juifs ; ils regar- dent, comme nos paysans, les nids de ces oiseaux comme des gages de bonheur. M. Boué en a vu jusque dans la salle de ré- ception du pacha de Pristina. Il y a également des villages dans la Thrace où chaque maison est garnie d’un nid de cigogne. Les rossignols se trouvent en quantité dans la Turquie méridio- nale ; mais l’usage de tenir des oiseaux en cage n’est pas aussi général qu’en Europe. Dans plusieurs districts on souffre des moustiques ou cou- sins, vu l'abondance des eaux stagnantes, des marécages et des rivages à lagunes. Les bords enchantés du Bosphore sont aussi sujets à ces hôtes désagréables. Les rivières de la Turquie paraissent poissonneuses, mais les habitans ne semblent point partager notre goût pour le poisson, ou du moins ils ne se donnent guère la peine de le pécher, parce qu’ils reçoivent pour leurs carêmes assez de poissons salés ou séchés de la mer, des lacs d’Ochrida et de Scutari, ainsi que du Danube. Dans les montagnes mêmes on ne sert guère sur les tables les petites truites dont fourmillent les tor- rens. La pêche à la ligne est rare, et il y a bien peu de per- sonnes qui exercent la profession de pécheurs sur les rivières. M. Boué et M. Pouqueville ont vu souvent les torrens de VAl- banie, gonflés par les pluies, se retirer ensuite si brusquement qu'ils laissaient à sec sur leurs rives ou dans les rochers une foule de poissons et surtout d’anguilles. Les pêches les plus intéressantes sont celles que font les Monténégrins autour des débouchés de sources dans le fond LA TURQUIE D'EUROPE. 119 du lac de Scutari et celles du lac d’Ochrida, à la sortie du Drin-Noir. Dans ce dernier lieu, on emploie des filets et des nasses pour arrêter au passage la foule des poissons qui suivent le courant. Les tribus voisines du lac de Scutari gagnent beau- coup d’argent par la pêche. Un poisson, nommé Scoranza en italien, et d’une grandeur intermédiaire entre la sardine et le hareng, remonte en automne , par la Bojana, dans le lac en quantité énorme. On remarque, le long du bord, des endroits dont la surface lisse ou le fond semble indiquer l'issue de quel- que source. Ces points, nommés yeux, sont le rendez-vous des scoranzes, dès qu’il commence à faire froid, parce que la température des sources est plus élevée que celle de l’eau du lac. Leur nombre est alors si prodigieux, qu’une rame poussée au milieu d’eux y reste quelquefois plantée *. Autour de ces yeux , qui forment pour les riverains de véritables propriétés individuelles, on tend des filets et on prend du poisson autant qu’on en veut. Cette pêche est précédée d’une consécration faite par un prêtre. L’évêque du Monténégro possède de ces yeux, mais tout Monténégrin, arrivant sur les lieux pendant la péche, reçoit des présens. Il y a aussi dans ce lac des carpes et des truites du poids de trente livres, que l’on prend dans les mêmes lieux, car ces dernières se nourrissent de scoranzes. On y péche des truites saumonées qui pèsent quelquefois jusqu’à cinquante livres. La cuisine, sur laquelle M. Boué a cru devoir entrer dans de longs détails, varie naturellement chez les différens peuples de l'empire. Les Grecs y montrent plus d’aptitude que les autres. Les Valaques sont l’objet du mépris des Musulmans, à cause de la grande quantité de graisse pure qui compose leurs alimens ; l'huile est pour eux une boisson, la graisse constitue un plat en elle-même , et le Valaque ne croit manquer de rien lorsqu’à ! Le chevalier Bolizza, ancien envoyé du Sénat de Venise auprès des Monténégrins, rend compte de cette pêche singulière en termes absolu- ment conformes au récit de M. Boué. 120 LA TURQUIE D'EUROPE. son pain il peut ajouter, en voyage, du lard et de l’eau-de-vie. La viande de porc est un régal pour les Slaves chrétiens. Les uns et les autres font, à l’instar des Turcs d’Asie, une consom- mation énorme et nauséabonde d'oignons, d’aulx, de lait caillé, de miel et de poivre rouge qu'ils joignent à tous leurs ragoüûts comme assaisonnement. On ne sait ce qui est le plus difficile d’avaler ou de nommer une partie de ces mets. Comment, en effet, se tirer d’un plat d’ouschtipak, de stakokoulara, d’usum-pekmesi-halvasi et de kaimaki saviatsch. Il est vrai que, pour faciliter la chose, M. Boué nous en donne les synonymes allemands de Zwick- krapfen et de Milchrahmstrudel. Le schischkiebab ou rôti à la brochette ne s’annonce guère d’une manière plus appétissante, puisque les Orientaux en laissent perdre le jus dans les cen- dres. Ils font un grand usage du four pour la cuisson de leurs viandes. Les Tures montrent la plus grande répugnance à manger du veau ; leur sensibilité étant vivement émue de l’idée des beaux jours qui étaient réservés à l'animal si on l’eût laissé vivre. Toutefois ils ne paraissent pas avoir le même scrupule à l'égard des chevreaux et des agneaux. Les concombres et les haricots sont du petit nombre des plantes potagères d’un usage général. On n’a pas trouvé le moyen de blanchir la laitue en la liant. L'huile est remplacée par des noix pilées , dans l’assaisonnement d’une salade. Que dirons-nous des Grecs, qui renferment leur crême dans des vessies ? Les pâtres de l'Herzegovine et de la Bosnie en font d'excellente et d’une grande épaisseur Cependant le beurre salé et fondu est d’un usage général, et M. Boué signale comme une exception notable un habitant de Jeni-Sagra, qui fabrique d’excellent beurre frais. Le vin et l’eau-de-vie se trouvent presque partout. Les ma- hométans préfèrent en général l’eau-de-vie et les liqueurs au vin. Le sultan Abd-oul-Medschid a publié, en 1839, une dé- LA TURQUIE D'EUROPE. 121 fense sévère de boire des spiritueux et du vin, et fit, dit-on, jeter dans le Bosphore les barriques de vin des celliers de son père. Mais le temps n’est plus où le calife Al-hakem, de Cor- doue, put, d’après les conseils de son clergé, faire arracher la moitié des vignes de l’Andalousie, afin de ramener dans ses états la pureté de la foi et l’usage des raisins secs ‘. Les habitans de la Turquie n’aiment guère à manger le ma- tin. Leur appétit n’est pas ouvert à leur lever. Quant à la soif, on dirait qu’ils en sont toujours tourmentés, car les chrétiens, aussi bien que les musulmans, ne laissent guère passer une fon- taine ou une source sans s y désaltérer, ni une auberge, sans y demander la cruche d’eau ; c’est une habitude que rien ne peut leur ôter. On dirait que les aubergistes ne sont là que pour étancher gratuitement la soif des voyageurs. Le café se boit très-chargé, dans de très-petites tasses, et Von ne répugne pas à avaler une partie du sédiment. On le ré- duit en poudre fine, avec de longs pilons de fer, dans des troncs creux , que l’on place à la porte des auberges et des maisons. Ces mortiers reçoivent fréquemment l’eau des gout- tières. Il y a dans les villes des gens qui ont le monopole de piler le café, et qui le falsifient quelquefois avec de la brique pilée. M. Boué fait une longue énumération et une description pittoresque des divers cabarets, hôtels, khans et caravanseraïs de la Turquie. Il ne manque pas de gites pour le voyageur, et même, sur les routes les plus désertes, on trouve un ou deux khans pendant la journée. Çà et là on surprend quelquefois, en Mæsie ou en Bulgarie , la femme de l’aubergiste qui vient visi- ter un instant son mari le soir et qui disparaît aussitôt. En Al- banie, femmes et filles décampent à l’arrivée de l'étranger, et vont coucher au village ou dans les champs. La femme de lau- bergiste turc ou chrétien a toujours sa demeure dans quelque village voisin. 1 Marlès. Histsire de la domination des Maures en Espagne. 122 LA TURQUIE D'EUROPE. Les vitres manquent presque généralement aux fenétres. La distribution des pièces est telle, qu’il faut quelquefois traverser la maison à cheval pour se rendre à l'écurie. L’abord de cer- tains locaux est encore le plus difficile de tout. Souvent un cheval vient mettre le pied dans le pot-au-feu du voyageur. « On rencontre à Belgrade un Allemand de Hongrie qui tient un cabaret où on trouve de la bière. Il a à donner une chambre avec un lit, une table et des vitres aux fenétres. » On peut même trouver un ou deux billards et une table d’hôte en Ser- vie. Les Français trouvent à Péra le logement et la table d’hôte chez Mme Carton, ancienne marchande de modes de Paris. Enfin, une aventurière tyrolienne tient à Thérapia le petit hôtel du Zion d’or, avec une propreté si exquise, que Pon se croirait transporté en Allemagne. C’est un acheminement au Grand- Cerf mentionné ‘ par le perruquier poète. Les Turcs n’aiment guère à coucher dans les khans isolés, et tâchent toujours d’atteindre une ville. Les aubergistes chrétiens des districts libres d’Albanie se font quelquefois un malin plai- sir de leur annoncer qu'il y a, dans le voisinage, des haïidouks ou brigands, ou prétendent même en voir derrière les rochers ou les arbres. « Cela nous a fait passer, dit M. Boué, une ou deux mauvaises nuits, et nous a obligés à faire la garde chacun à notre tour; mais quand nous avons compris la comédie, c’est nous qui l’avons continuée, et il n’a plus été question de cette engeance. » ‘ Tragédie du Tremblement de terre de Lisbonne. — ps — 123 ns Sciences Physiques et Maturelles. RECHERCHES SUR LE VÉRITABLE POIDS ATOMIQUE DU CAR- BONE, par MM. J. Dumas et Sras. (Extrait. Compte Rendu de l’Académie des Sciences, n° du 21 décembre 1840.) —“m te Quand on combine les corps entre eux, quand on déplace un Corps par un autre, on observe certains rapports numé- riques qui forment la base de la chimie moderne. L’existence de ces rapports, reconnue par Wenzel , généralisée par Richter, a servi de point de départ à la théorie atomique de Dalton et a reçu des travaux de M. Berzélius une consécration nouvelle. La précision bien connue de l’illustre chimiste suédois pouvait porter à croire même que ces sortes de rapports étaient déter- minés d’une manière plus que suffisante aux besoins et aux progrès de la science, au moins en ce qui concerne les corps les plus usuels, les plus importans. Nous venons montrer, cependant, qu’il existait une erreur de 2 pour 100 environ sur la détermination de la quantité de charbon qui exprime le rapport d’après lequel le charbon s’unit aux autres corps de la nature. Cette erreur, l’une des plus graves, il faut l’espérer, qu’il y ait à corriger dans les tables admises par les chimistes , cette erreur ne laisse néanmoins aucun doute sur la nécessité de réviser avec soin tous les autres nombres relatifs aux corps simples. Si ces nombres étaient aussi exacts que l’on pense , il y a longtemps que erreur relative au char- bon aurait été aperçue et signalée , car elle se serait manifestée non-seulement dans les analyses qu’on fait chaque jour, mais 124 POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. surtout dans celles que M. Berzélius a récemment exécutées avec tant de soin et desquelles il a conclu qu’il fallait con- server le nombre précédemment admis pour le charbon. En fait, la question peut étre ramenée à la forme la plus simple , car elle consiste à demander si, dans la production de l'acide carbonique, par exemple, l’oxigène et le carbone s'unissent dans le rapport de 800 d’oxigène et 306 de car- bone, comme l’a admis M. Berzélius, ou bien dans le rapport de 800 à 300, comme nous l’admettons. Rien de plus facile à résoudre qu’un pareil problème, en ap- parence. Et pourtant, lorsque l’on songe à toutes les consé- quences qui en découlent, on hésite malgré soi, on craint d’avoir omis quelque précaution, on se défie de ses appareils, de ses produits, et voilà comment , pour une expérience qui semble si simple, nous avons dû nous livrer à un travail qui a duré plusieurs mois, et nous avons été conduits à la répéter un si grand nombre de fois et sous tant de formes , qu’à coup sûr on n’a jamais rien fait de pareil pour une détermination de cette espèce. Mais ces précautions ne sembleront pas inutiles, sil’on songe que beaucoup de formules admises en chimie organique vont se trouver profondément modifiées par ce seul changement ; il est facile de le comprendre. Qu’un chimiste ait trouvé dans une analyse que 100 parties d’une substance quelconque lui ont fourni 3614 parties d’a- cide carbonique, il en conclura, s’il adopte les nombres de M. Berzélius, que la substance analysée est du charbon pur. Or cette substance contiendra au moins 1 ; pour 100 d’oxigène, d'hydrogène ou de tout autre corps. Cette erreur a nécessai- rement été commise dans les analyses d’anthracites et de houilles récemment publiées. Que , dans une analyse comme celle de la cholestérine, on trouve 85 de carbone, 12 d'hydrogène et 3 d’oxigène, en calcu- lant d’après M. Berzélius : on ne trouvera plus aujourd’hui que POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. 125 83 de carbone. Or si lon n’est pas frappé de l'importance d’un changement qui ramène 85 de carbone à 83, ce qui fait une modification d’une cinquantième, il devient facile de compren- dre combien ce changement est grave quand on voit que tout ce qu’on ôte au charbon doit être ajouté à l’oxigène, ce qui porte l’oxigène de 3 à 4,5 environ, changement qui s'élève à la moitié du poids de cet élément si essentiel. Ainsi , tel corps qui était censé exempt d’oxigène va en con- tenir; dans tel autre la proportion d’oxigène va doubler, ou augmenter au moins dans un rapport tel que les formules ad- mises en soient complétement changées. C’est par cette diminution du carbone et cette augmentation de loxigène que l’on s’expliquera comment les analyses des corps gras, exécutées avec tant de soin par M. Chevreul et si dignes de la vénération des chimistes, demeurent généralement exactes; nous nous en sommes assurés, quoique les formules qui les représentent doivent, en certains cas , être changées. Certains alcalis organiques , plusieurs huiles volatiles , beau- coup de résines, quelques matières animales neutres, vont éprou- ver des changemens analogues , fondés sur les mêmes motifs. Nous ferons connaître dans d’autres Mémoires les résultats aux- quels nous sommes arrivés sur ces divers points , si toutefois nous ne sommes prévenus à cet égard. Ce qui nous arrête en ce moment , c’est la crainte de rem- placer des formules fausses par des formules incertaines. Or rien de plus funeste aux progrès réels de la chimie organique. Comme l’Académie a été souvent entretenue des phénomènes de substitution , elle mettra quelque intérêt à apprendre que c’est l'étude attentive de ces phénomènes qui a conduit à découvrir et à constater l'erreur qui nous occupe. Les for- mules déduites pour certains corps de l’ancienne valeur attri- buée au carbone par M. Berzélius ne s’accordaient pas avec les lois de substitution. Il fallait que ces lois fussent fausses ou que la valeur adoptée par M. Berzélius fût elle-même 126 POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. inexacte. Une fois la question ainsi posée , c’était un devoir de conscience pour nous que de chercher tous les moyens de la résoudre, et nous n'avons rien négligé pour en rendre la solution irréprochable. En effet, quand on soumet à l’analyse certains corps très- riches en carbone, comme le sont les carbures d'hydrogène liquides ou solides sur lesquels on a cherché à approfondir l’é- tude des phénomènes de substitution, il se présente des cir- constances qui paraissaient fort étranges. Tout le monde sait que ce qu’on appelle l’analyse d’une substance organique consiste, comme l’ont montré MM. Gay- Lussac et Thénard, en sa combustion totale , c’est-à-dire en sa transformation en eau et en acide carbonique. L'opérateur connaît donc par sa propre expérience le poids de la ma- tière qu’il étudie et le poids de l’eau ou de l’acide carbo- nique qu’elle fournit. De ces derniers il déduit le charbon et l'hydrogène, en se fondant sur la composition de l’eau et de l'acide carbonique lui-même. Or, quand on fait la somme du carbone et de l’hydrogène que ces carbures d’hydrogène renferment, on trouve, en par- tant des analyses de l’eau et de l'acide carbonique données par M. Berzélius , que cette somme excède de beaucoup le poids de la matière elle-même. Ainsi 100 parties de naphtaline fournissent 95,5 de carbone et 6,1 d'hydrogène, ce qui fait en tout 101,6. Ainsi 100 parties de benzine seraient formées de 93,5 de carbone et 7,7 d'hydrogène, qui feraient en tout 101,2. De tels résultats étaient absurdes , mais on pouvait en cher- cher l'explication : 1° dans la méthode d’analyse qui aurait été vicieuse ; 2° dans l’analyse de l’eau qui aurait été inexacte ; 3° dans celle de l’acide carbonique qui pouvait l'être aussi. En tout cas , il était impossible d'accorder la moindre con- fiance aux analyses de tels corps ou de leurs dérivés, des écarts aussi graves étant capables de troubler toutes les formules. POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. 127 Dans un rapport fait à l’Académie au nom d’une Commis- sion chargée d'examiner un Mémoire relatif aux huiles de résine que MM. Pelletier et Walter lui avaient soumis, l’un de nous proposa de considérer ces écarts comme dus à une erreur dans la détermination des élémens de l’acide carboni- que; cette opinion était parfaitement juste. En effet, veut-on attribuer l’excès de poids que donne l’a- nalyse à la méthode employée pour l’exécuter, on n’a qu’à la faire par d’autres moyens, qu’à perfectionner ceux qu’on met habituellement en usage, et l’on se convaincra bientôt que , loin d’atténuer l'erreur , ces nouveaux soins ne font que l’exagérer encore. Relativement au carbone, les carbures d’hydrogène dont il est question, quand on parvient à les brûler d’une manière complète , fournissent toujours la méme quantité d'acide car- bonique, quel que soit le procédé. Dans les analyses ordinaires on en perd toujours, par des raisons qui seront discutées plus loin. Il en est de méme de leur hydrogène ; on a beau varier et multiplier les expériences , on retombe toujours sur les mêmes chiffres pour la quantité d’eau que leur combustion produit. Ce n’est donc pas la méthode d’analyse qu’il faut accuser de cet excès; s’il y a quelques reproches à lui faire, ils sont en sens opposé. Mais, à la rigueur, la composition de l’eau pouvait étre mal établie. Nous avons fait à cet égard des expériences di- rectes, et elles sont pleinement rassurantes. La composition de l’eau, telle qu’elle est donnée par les expériences de MM. Dulong et Berzélius, sans être parfaitement exacte , ne rece- vra de nos propres expériences qu’une modification insigni- fiante pour la question qui nous occupe. Restait donc la composition de l’acide carbonique, qu’il fallait soumettre à une vérification attentive; et là, nous de- vons le dire, tous nos résultats, sans en excepter un seul, 128 POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. se sont accordés pour accuser une erreur grave , seule cause des discordances signalées plus haut. Sur ces entrefaites, M. Berzélius, comprenant toute la por- tée du changement que l’un de nous avait proposé relative- ment à la composition de l’acide carbonique , s’était empressé de faire de nouvelles expériences sur cet objet. Au lieu de chercher directement dans quel rapport le car- bone s’unit à l’oxigène, M. Berzélius a préféré faire l'analyse du carbonate et de l’oxalate de plomb. Or , en admettant que ces nouvelles analyses fussent exactes , la seule conséquence qu'il serait permis d’en tirer maintenant, c’est que la compo- sition de l’oxide de plomb , sur laquelle ces analyses se fon- dent , serait elle-même mal connue. Il faut, du reste , que toutes ces questions soient éclaircies, et nous ne reculerons devant aucune des expériences pénibles et nombreuses auxquelles nous oblige cette nécessité de re- viser les principales analyses , celles qui servent de bases à toutes nos spéculations. Ainsi procèdent les théories , et telle est leur utilité dans l'étude des sciences. Leurs adversaires peuvent se contenter de mettre les faits en doute ; il leur suffit de dire qu’ils n’admet- tent pas les conséquences qu’on en tire; il leur est permis de rester dans un rôle tout passif. Les partisans des théories ont à remplir une tout autre tâche : c’est à eux de prouver leurs opinions par des faits, de contrôler les faits sur lesquels ils s’ap- puyaient d’abord, par des faits plus évidens encore. On a trouvé, il y a quelques années , que le chlore, en agissant sur les com- posés organiques, leur enlève de l'hydrogène, et qu’il en prend la place volume à volume. Pour que cette règle puisse s'appliquer à la naphtaline ou à la benzine, il faut que le pre- mier de ces corps, par exemple, renferme 94 de carbone et 6 d'hydrogène , tandis que l’analyse directe donne 95,5 de carbone. Les adversaires des substitutions n’ont pas manqué d’en conclure, avec une grande apparence de raison, qu’il POIDS ATOMIQUE DU GARBONE. 129 fallait repousser une théorie qui obligeait à admetre qu’un corps où l’on trouvait 95,5 de carbone n’en renfermait que 94 , et cela leur a paru suffisant. Nous, au contraire , parfaitement convaincus que la règle des substitutions est une loi de la na- ture, nous n’avons pas hésité à chercher la cause de ces dis- cordances , là où elle résidait, dans l’analyse de l’acide carbo- nique, et l’expérience nous a donné raison. Cette épreuve était décisive; car, outre qu’elle avait pour garans MM. Berzélius et Dulong , l’analyse de l’acide carbonique n’est pas un fait isolé dans la science. Elle est d'accord avec les densités de l’acide carbonique et de l’oxigène ; elle se lie aux densités de l’azote et de l'air; elle tient de près à la den- sité de tous les gaz carburés , c’est-à-dire que les densités ad- mises pour la plupart des gaz connus devront être modifiées par ce seul fait, que l’analyse de l'acide carbonique est inexacte, si tant est pourtant que la loi de Mariotte soit vraie; car , en admettant les expériences de M. Despretz sur ce sujet , les gaz étant inégalement condensables par les mêmes pressions , il en résulterait que leurs densités ne sont plus en relation di- recte avec leur composition chimique , et dès lors il faudrait renoncer à toutes les densités de gaz déterminées par le calcul, pour s’en tenir à celles que donne l’expérience. Tout le monde comprendra quels soins minutieux, quelle religieuse attention nous avons portés dans une expérience aussi capitale, aussi décisive. Il fallait renoncer à la théorie des substitutions ; voir dans ses conséquences si logiques et si bien confirmées par l’expé- rience une série de hasards ou d’erreurs sans exemple dans les sciences ; il fallait oublier tout ce passé et fermer les yeux à avenir que ces idées nouvelles ouvraient devant nous. Ou bien il fallait admettre que MM. Berzélius et Dulong s’é- taient trompés dans l’analyse de lacide carbonique; qu'il y avait erreur dans les densités de l’oxigène et de l’acide car- bonique ou dans l'application trop générale de la loi de Mariotte. XXXI 9 130 POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. Il fallait supposer que presque toutes les analyses organiques étaient fausses et qu’elles n’avaient conduit à des formules vraies que par des compensations d’erreurs. Il n’était plus permis , Lies = 2000 estime avoir obtenue dans l’étude des rapports suivant lesquels enfin, de croire à cette précision de que M. Berzélius se combinent les principaux corps de la nature, car ces rap- ports, tels qu’il les a donnés, se trouveraient d'accord avec la détermination relative au carbone , qui elle-même offrirait une erreur de —. Ainsi, répudier la théorie des substitutions ou bien mettre en doute les principaux élémens de l’étude physique des gaz ainsi que les bases sur lesquelles se fondent toutes nos tables ato- miques , telle est l’alternative grave où nous étions placés. Elle expliquera pourquoi la méthode que nous avons préfé- rée est telle qu’elle n’a besoin de s'appuyer sur aucune déter- mination numérique indépendante de l’expérience elle-même. Jusqu'ici on s’était plus particulièrement appuyé sur des mé- thodes indirectes pour obtenir le rapport suivant lequel loxi- gène et le carbone se combinent. Tantôt on l'avait emprunté à l’analyse des carbonates , tantôt à la comparaison des densités de l’oxigène et de l’acide carbonique. Dans le premier cas on était exposé à opérer sur des carbonates impurs, car rien n’est plus difficile que de se procurer ces sortes de sels purs et secs, et l’on était forcé de considérer comme absolument exactes les analyses de leurs oxides. Dans le second cas on avait à redouter des difficultés de tout genre, qui, sans parler de l'incertitude qui règne sur la loi de Mariotte et sur le véri- table coefficient de dilatation des gaz , tiennent à l’impureté des gaz, à l'incertitude que laisse l'observation de leur tempéra- ture , à l’état hygrométrique du verre des ballons qui les ren- ferment , etc. Nous avons préféré une méthode plus simple et plus directe. Nous avons brûlé un poids connu de charbon pur dans l’oxi- gène, et nous avons pesé l’acide carbonique ainsi formé. Nous POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. 131 avons fait trois séries d'expériences : la première sur du gra- phite naturel provenant de la collection du Jardin-du-Roi ; la seconde sur du graphite artificiel extrait d’une masse fer- rugineuse provenant d’un haut-fourneau; la troisième sur du diamant. Le graphite le plus pur en apparence exige un traitément long et compliqué, si l’on veut le débarrasser de tout corps oxidable. Voici la marche qui nous a semblé la meilleure. - Pour le débarrasser des matières terreuses, on le chauffe au rouge avec de la potasse ; on délaie la masse dans l’eau et on lave largement le graphite restant. On le fait bouillir en- suite dans l'acide nitrique et l’eau régale, pour en extraire le fer et les bases. Enfin on expose ce graphite à l’action d’un courant de chlore sec et à une chaleur presque blanche pen- dant douze ou quinze heures. On est étonné que des produits qui ont longtemps bouilli avec l’eau régale soient encore pro- pres à dégager par ce moyen du chlorure de fer pendant des _beures entières. C’est pourtant ce qui arrive. Ainsi préparé, le graphite renferme encore çà et là des grains sableux parfaitement incolores, dont il faut tenir compte en les pesant après la combustion. En outre , les divers agens em- ployés ayant corrodé les lamelles de graphite, celles-ci sont de- venues propres à condenser de l’air ou de l'humidité. Il faut rougir la matière avant chaque pesée et la laisser refroidir sous une cloche à côté d’un vase renfermant de l’acide sulfurique. Cette pesée exige beaucoup d'attention; c’est surtout pour écarter les causes d’erreurs inséparables de cette opération en apparence si simple, que nous avons pris le parti de brü- ler du diamant. Mais nous ne pouvions plus nous borner, comme l'ont fait tous ceux qui se sont occupés de la combustion du diamant, à brûler quelques parcelles de cette matière si précieuse. Ils avaient tous cherché ce que devenait en volume le gaz oxigène converti en acide carbonique par la combustion du diamant, 132 POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. ce qui revient à comparer les densités respectives de l’acide carbonique et de l’oxigène. Nous voulions déterminer, au contraire, combien un poids connu de diamant donne d’acide carbonique en poids; cette méthode simple et absolue était la seule qui pût nous conduire à la découverte du véritable rapport que nous cherchions. Ainsi comprise, cette expérience exigeait le sacrifice de dix à douze grammes de diamant, c’est-à-dire une dépense qui nous faisait hésiter à l’entreprendre , et qui nous a engagés à réserver une portion des diamans que nous voulions brûler, pour répéter devant ceux de nos confrères qui y mettront quelque curiosité, nos propres expériences ou les expériences de con- trôle qu’ils croiront devoir nous indiquer. La complaisance de MM. Halphen , qui nous ont fourni ces diamans au plus bas prix possible , nous a permis d’ailleurs de choisir des échantillons sur des masses, de manière à faire quelques observations accessoires qui réclameraient pour étre complétées le concours de quelques personnes plus versées que nous dans l’étude des minéraux et surtout dans leur étude microscopique . Tous les diamans que nous avons brülés ont laissé un ré- sidu, une cêéndre, si l’on peut s’exprimer ainsi. Ce résidu consiste tantôt en un réseau spongieux d’une teinte jaune-rou- geûtre , tantôt en parcelles jaune-paille et cristallines, tantôt en fragmens incolores et cristallins aussi. Quoique ces résidus aient fait déjà, de notre part et de celle de M. Elie de Beau- mont, l’objet d’un examen attentif, nous ne dirons rien de leur nature avant qu’un examen plus complet encore l’ait mise hors de toute espèce de doute. Cette portion du diamant qui n’est pas du carbone pur, ne consiste pas en parcelles ahérentes à la surface des cristaux brûlés ou mêlées avec eux. Nous avons retrouvé les mêmes résidus dans des combustions faites sur des cristaux très-gros, bien brossés et bouillis longtemps avec de l’eau répale. POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. 133 Ces matières minérales appartiennent donc au cristal lui- même ; elles ont été emprisonnées entre ses propres lames au moment de sa formation, et de leur détermination précise res- sort, comme conséquence inévitable, l’exacte connaissance de la situation géologique des gîtes de diamant, la nature ayant déposé dans les cristaux méme de cette belle substance leur certificat d’origine , tant et si vainement cherché. La question envisagée ainsi est si digne d’attention, qu’elle n’a pas peu contribué à nous faire mettre en réserve tous les moyens nécessaires pour la traiter à fond. En choisissant et étudiant avec attention les diamans que nous comptons brûler encore, la question peut être parfaitement résolue. D’après leur aspect divers et leur nature générale, on pou- vait prévoir que ces cendres du diamant varieraient de pro- portion. Nous en avons au moins 1 partie pour 2000 de dia- mans, et quelquefois 1 partie pour 500. Nous ne doutons pas que les diamans les plus purs, ceux dont la couleur et la transparence ne laissent rien à désirer, ne puissent brûler sans résidu. Mais les diamans bruts ou taillés, que leur plus bas prix nous avait fait choisir, ont tous laissé quelque matière minérale appréciable. Le plus souvent nous avons opéré sur cette classe de diamans réfractaires à la taille, que les lapidaires appellent diamans de nature, et auxquels on ne peut donner le poli. Tant que nous opérions sur le graphite, nous avions fait usage d’un procédé de combustion très-simple. Le graphite contenu dans une nacelle de platine était placé au milieu d’un tube en verre très-dur, d’un mètre de longueur. En arrière se trouvait un mélange d’oxide de cuivre et de chlorate de po- tasse destiné à fournir l’oxigène ; en avant de l’oxide de cuivre pur chauffé fortement, et propre par eela méme à détruire tout l’oxide de carbone qui aurait pu se produire. La combustion était facile par ces moyens, mais la con- densation et par suite la pesée exacte de l’acide carbonique 134 POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. formé nous eussent laissé bien des inquiétudes, si nous n’a- vions eu à notre disposition excellent procédé que M. Bous- singault applique à l'analyse de l'air, et qui permet d’appré- cier et de saisir les moindres traces d’acide carbonique ou d’eau. Ce procédé consiste à tamiser les gaz au travers de tubes pleins de petits fragmens de pierre ponce, humectée d’acide sulfurique quand il! s’agit de retenir l’eau , et de potasse quand on veut s'emparer de l'acide carbonique. Après avoir filtré au travers des pores de la ponce ainsi préparée, les gaz sOr- tent dépouillés d’eau ou d’acide carbonique d’une manière ab- solue. Nos premières expériences sur la combustion du graphite ont été exécutées par cette méthode. Cependant, lorsque nous avons voulu procéder plus tard à la combustion du diamant, nous avons Conçu quelques craintes. La température que pou- vaient supporter nos tubes de verre suffrait-elle pour bràler le diamant. N’étions-nous pas exposés à perdre quelques-unes de nos expériences par ces défauts si fréquens dans les tubes de verre qui déterminent leur cassure ou leur fusion ? étions- nous bien sûrs d’éviter la présence de l'humidité extérieure dans un appareil qu’il fallait disposer à nouveau pour chaque expérience ? Toutes ces considérations nous ont décidés à faire usage de l’oxigène gazeux passant au travers d’un tube en porcelaine , où la matière charbonneuse était chauffée à lincandescence. Les dispositions ont été si bien prises, que non-seulement toutes les expériences exécutées comme études préliminaires sur le graphite ont été parfaitement concordantes, mais qu’en outre nous avons eu l’extrême satisfaction‘ de voir réussir, sans le moindre accident , les cinq combustions de diamans que nous avons exécutées. . Dans cette nouvelle disposition des appareils, le charbonest introduit dans un tube en porcelaine au travers duquel on peut diriger à volonté un courant d’oxigène sec et pur. En POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. 135 sortant de l'appareil , le gaz traverse des condenseurs qui ar- rétent l’acide carbonique et qui laissent passer l’excès d’oxi- gène. Quelques précautions étaient indispensables, et elles ont fait l’objet d’un long et minutieux examen. Il fallait d’abord que l’oxigène fût entièrement dépouillé d’a- cide carbonique. À cet effet, on le recueillait dans un lait de chaux et on le faisait arriver dans l’appareil même, en le dé- plaçant à l’aide de l’eau de chaux instillée goutte à goutte. En outre, le gaz traversait un tube d’un mètre de long et de trois centimètres de diamètre, plein de pierre ponce en gros fragmens, imbibés de potasse liquide caustique. Pour priver le gaz d’eau, on le faisait passer sur des frag- mens de potasse solide, puis sur des fragmens de verre im- prégnés d’acide sulfurique, et enfin dans un tube de quelques centimètres de long rempli de pierre ponce en grains, hu- mectée d'acide sulfurique bouill. Ces précautions prises, on a pu faire passer pendant quinze heures un courant de gaz rapide au travers de l’appareil ; sans que des tubes qu’on y ajoutait et qui étaient propres à absor- ber l’acide carbonique ou l’eau aient éprouvé la moindre alté- ration de poids , qui füt appréciable à une balance sensible au milligramme. Nous étions sûrs, par conséquent, de retrouver les plus légères traces d’eau qui auraient pu se former aux dépens de l'hydrogène appartenant aux matières charbonneuses que nous nous proposions de brüler. Restait à s’assurer que nous pourrions recueillir sans perte Ja totalité de l’acide carbonique qui allait se former. Quelques essais nous ont donné la plus entière conviction que sa con- densation pourrait être complète. En ajustant, en effet, au tube où s'effectue la combustion, un condenseur rempli de potasse liquide concentrée , on arrête la plus grande partie de 99 e : est é : l’acide carbonique, c’est-à-dire les ©: environ. La petite por- tion qui échappe est, ilest vrai, la plus difficile à recueillir, 136 POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. par la raison qu’elle est mélangée avec une grande quantité d’oxigène qui empêche son absorption. Cependant il nous à été facile de nous convaincre qu’en faisant passer le gaz suc- cessivement dans cinq tubes en U, de 30 à 40 centimètres de long, et pleins de pierre ponce ‘humectée de potasse liquide, les trois derniers ne changent pas de poids pendant la durée de l'expérience. L’acide carbonique échappé au condenseur rempli de potasse liquide, s’arréte presque entièrement dans lé premier tube en U ; le second ne gagne que quelques milli- grammes. Ainsi, quand le gaz sort du tube en porcelaine où il a servi à brûler le charbon, il suffit de le faire passer dans un tube qui renferme de la ponce humectée d’acide sulfurique, pour arrêter toute l’eau qui se serait formée. Quant à l’acide carbonique , il suffit, pour l’arrêter tout entier, d’un condenseur plein de potasse liquide , de deux tubes en U, garnis de ponce alcaline , et d’un tube en U plein d’acide sulfurique destiné à arrêter l’eau que le gaz pourrait emprunter à la potasse elle-même. Ces préliminaires arrêtés, nous nous sommes occupés de la combustion elle-même. Pour éviter toute production d’oxide de carbone, nous avons ajouté une précaution à toutes celles qui ont été déjà mention- nées. Dans la partie libre du tube en porcelaine où les gaz de- vaient passer après la combustion du graphite, nous avons placé du cuivre en tournure ; puis, chauffant le tube au rouge, nous y avons dirigé pendant seize heures un courant d'air, auquel nous avons fait succéder un courant d’oxigène pendant le même temps. L’oxidation du cuivre étant ainsi bien complète, nous avons procédé à nos combustions, avec la conviction que les moindres traces d’oxide de carbone se convertiraient en acide carbonique par leur passage au travers de cette éponge d’oxide de cuivre incandescent. Nous avons même été plus loin, quand il s’est agi de brüler POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. 137 le diamant, car nous avons fait passer les gaz qui sortaient du tube en porcelaine , au travers d’un long tube en verre dur, plein d’oxide de cuivre chauffé au rouge. Toutes ces précautions prises ; si l’on fait passer quinze ou vingt litres d’oxigène dans l'appareil, les tubes étant incandes- cens, mais sans mettre ni diamant ni graphite dans le tube en . porcelaine, on n’obtient pas la moindre trace d’eau ou de gaz carbonique dans les condenseurs. Bien entendu qu'après avoir fait ainsi circuler dans l'appareil de l’oxigène , il faut y faire circuler de l'air avec les mêmes précautions. Les tubes demeurant pleins d’oxigène et leurs liqueurs en étant saturées , ils auraient gagné un excès de poids qu'ils perdent après le passage de l’air pour revenir à leur poids primitif. Cette précaution a été prise dans toutes les ex- périences. L'appareil ainsi disposé et éprouvé, on ouvre un des bouts du tube en porcelaine; on y pousse la nacelle chargée de la matière à brûler, on referme et l’on commence lexpérience. À peine rouge , le graphite naturel de Ceylan sur lequel nous avons opéré brûle avec éclat. L’oxigène qui passe est converti presque en entier en acide carbonique, tant qu'il reste du graphite dans la nacelle. Il n’en est pas ainsi du graphite artificiel, sa combustion est bien plus difficile ; il passe pendant toute la durée de l'ex- périence un mélange d’oxigène et d'acide carbonique où loxi- gène libre abonde. D'ailleurs ces deux variétés de graphite donnent les mêmes résultats. Et d’abord elles ne renferment ni l’une ni l’autre aucune trace appréciable d'hydrogène. Il est arrivé souvent que les tubes destinés à condenser l’eau n’ont pas varié de poids ; quelquefois: ils avaient gagné un milligramme. “Le graphite naturel ou artificiel ne contient donc pas d’hy- drogène. 138 POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. Quant au carbone , on va comprendre par un exemple com- bien est grande l’erreur que nous avions à corriger. Dans une expérience où l’on a brülé 1471 de graphite ar- tificiel, on a recueilli 5395 d’acide carbonique. Si d’après M. Berzélius on calcule combien cet acide carbonique repré- sente de carbone, on trouve 1491. Il faudrait donc admettre qu’on s’est trompé de 20 milligrammes en pesant le graphite avec une balance qui apprécie le quart de milligramme. Si Fon cherche d’un autre côté combien les 1471 de graphite auraient dû fournir d’acide carbonique d’après M. Berzélius, on trouve 5315, c’est-à-dire 80 milligrammes de moins que nous n’en avons obtenu. Or il nous est impossible d'admettre une erreur sur cette pesée qui aille au delà d’un ou deux milligrammes. D’après nos expériences sur la combustion du graphite tant naturel qu’artificiel, 800 parties d’oxigène se combinent avec 300 de carbone pour former 1100 d’acide carbonique. C’est donc 8 d’oxigène pour 3 de carbone. Si nous voulions suivre l'usage établi, nous pourrions , pre- nant la moyenne des neuf expériences que nous avons faites sur la combustion du graphite , dire que le rapport exact n’est pas de 8 à 3, mais-bien de 800 à 299,93. Nous avons déjà dit d’où vient que le rapport entre l’oxigène et le carbone qui s'unissent étant réellement de 8 à 3, on ne l’obtienne pourtant pas d’une manière absolue au moyen du graphite; c’est que le graphite est très-diffcile à peser d’une manière correcte. Si on le pèse chaud, il ne renferme pas d’air, mais la balance est entraînée par les courans d’air que la matière excite. Si on le pèse froid, il retient deux ou trois milligrammes d’air ou d'humidité. Nous avons cherché toutes les façons d’éluder cette difficulté, sans étre pleinement sa- tisfaits. Comme le diamant n’est pas poreux, il nous a permis de l’écarter de nos expériences et nous avons pu obtenir une sûreté dans les résultats que le graphite ne nous donnait pas POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. 139 au même degré. Aussi, sur cinq combustions de diamant, y en a-t-il trois qui donnent le rapport expérimental de 8000 à 3000 pour lPoxigène et le carbone. Les deux autres s’en écartent à peine. La première fois que nous avons brûlé du diamant, nous avions fait peser par une personne étrangère à nos expé- riences, nous ignorions son poids. Nous avions agi sur des éclats de diamant ; autant pour essayer les appareils que pour faire une expérience précise. La combustion finie , nous avions trouvé 2598 d’acide carbonique, et nous en avions conclu que le diamant brûlé pesait 708 milligrammes. À cet énoncé, la personne qui avait pesé le diamant fut déconcertée, elle en avait mis 717 milligrammes dans la nacelle. Nous lui annon- çâmes aussitôt qu’elle trouverait 9 milligrammes de résidu dans la nacelle, et celle-ci contenait en effet 9 milligrammes de fragmens de topaze du Brésil. k C’est pour éviter ces mélanges accidentels que, dans les autres expériences, nous avons toujours opéré sur des cris- taux volumineux et parfaitement reconnus comme diamant par M. Halphen. Aussi cet accident ne,s’est-il plus présenté. Mais, dans notre première expérience , nous avions été sur- pris de, l'extrême facilité avec laquelle le diamant brülait : le diamant se montrait bien plus combustible que le graphite arti- ficiel. Nous pensions que cela pouvait dépendre de la division des petits éclats employés ; nous nous étions trompés. En brülant quatre ou cinq gros cristaux, la formation de l’acide carbonique est si rapide que tout l’oxigène est converti en acide carbonique. Dans les mêmes circonstances le graphite artificiel laisserait passer au moins le tiers de l’oxigène sans le brûler. Cette combustibilité facile du diamant nous a beaucoup préoccupés. Le graphite artificiel que nous lui comparions avait, il est vrai, supporté toute la chaleur d’un haut-four- heau, mais personne n'aurait deviné qu'il dût résister à la ‘combinaison plus que le diamant lui-même. 140 Cette circonstance a réveillé les doutes relatifs à la présence de l'hydrogène dans le diamant. POIDS ATOMIQUE DU CARBONE, Quelques-unes de nos expériences ont été dirigées très-par- ticulièrement vers ce point , et nous pouvons affirmer, de la manière la plus formelle, que la quantité d’eau qui proviendrait de la combustion de 1500 milligrammes de diamant n'est pas appréciable à une balance qui accuse très-aisément le milli- gramme. Le diamant ne peut donc pas contenir + d’hy- drogène. Du reste, en pesant le diamant et l’acide carbonique qui en provient, nous trouvons par l’expérience que l’oxigène et le carbone se combinent dans les rapports de Bt, 80 : 30, 800 : 300, 8000 : 3000. Jusque-là on est dans les limites de l’expérience, sans sortir des rapports simples ; mais un chiffre de plus donne 80000 : 30002. Gardons-nous toutefois de substituer ce rapport plus compli- qué à l’autre, car à cette limite nous ne pouvons plus répondre des pesées, soit du diamant, soit de l’acide carbonique lui- même. Voici du reste la table de toutes nos expériences : Combustion du graphite naturel. Graphite employe. Acide carbonique Rapport entre l’oxigene obtenu. el le carbone. LD: Le: nds Ca 800 : 299,5 LT Sie S GED ee 800 : 300,5 DPpE Iubamon à LL host 800 : 299.9 podonrh void PLT LRNNE 800 : 299,8 diértr sb, K'op. saob lice, > 800 : 299,9 POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. 141 Combustion du graphite artificiel. HG RIAD D as. 800 : 299,5 DID D 22710 LA 1 7 Ana 800 : 299,7 660. 002 7'qu, 61085 D. NONI"Eh 800 : 300,1 AGS NA TS EE 4 PT RATE 800 : 300,5 Moyenne. . . . 800 : 299,93 ATOME RATE 74,982 0.708 ...... 2 598 . . .... 800 : 299,7 OIS64 À 41. Dr, D,F07 0 PME, 800 : 300,0 RP LL NES 4.46); :-. 800 : 300,4 RARE AC BDD e04 verso 800 : 300,0 MAT Dur. cart SAIT PARTIE PRE à 800 : 300,0 Moyenne, . . . 800 : 300,02 Atome. . . . . 75.005 En tenant compte dans la pesée du diamant du poids de Vair qu’il déplace, et dans celle de l’acide carbonique con- densé de l’air qu’il déplace aussi, ces rapports ne sont pas altérés. Comme l’oxigène s’unit manifestement au carbone dans le rapport de 8 : 3, ce serait peut-être le cas de discuter ici la réalité de la loi énoncée par le docteur Prout. L’habile chi- miste anglais admet que les rapports d’après lesquels les corps simples se combinent entre eux, sont exprimés par dés nom- bres qui sont tous des multiples de l'hydrogène par un nombre entier. Ainsi, 1 partie d'hydrogène se combinerait avec 8 parties d’oxigène pour former l’eau , et avec 3 de carbone pour for- mer l'hydrogène carboné des marais. Nos expériences confir- ment pleinement cette remarque, sur laquelle nous reviendrons, quand des recherches plus étendues nous auront éclairés sur les limites dans lesquelles il faut en faire usage. 142 POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. En présentant à l’Académie nos résultats relativement à la combustion du carbone, nous aurions voulu lui faire connaître aussi nos recherches sur la densité de l’acide carbonique et de l’oxigène. Le retard que nous sommes forcés d’apporter à cette communication n’a pas besoin d'explication pour les personnes qui connaissent les difficultés de ce genre d’expériences; nous espérons toutefois les avoir surmontées, comme on le verra bientôt. Il résulte de ce qui précède que les carbures d’hydrogène formulés par la théorie des substitutions doivent conserver leurs formules ; mais il en résulte aussi nécessairement que leurs analyses pondérales étaient fausses quand elles s’accordaient avec ces mêmes formules. Voici, en effet, comment les choses se passaient. M. Berzé- lus ayant admis que l'acide carbonique renferme plus de car- bône qu’il n’y en a réellement, on aurait, dans la plupart des cas, manqué la vraie formule des corps, si l’on n’eût perdu dans l’analyse le carbone qu’on trouvait de trop dans le caleul. Cette perte de carbone se faisait de quatre manières diffé- rentes, et il serait même surprenant qu’on ne les eût pas re- marquées, si la compensation qu'on vient d'indiquer n’eüt pas fermé les yeux des chimistes sur ce point. Quand on fait une analyse organique, on brüle la matière à l’aide de l’oxide de cuivre. On recueille l’eau formée au moyen du chlorure de calcium, et l'acide carbonique à l’aide d’une dissolution aqueuse de potasse, puis on fait passer un peu d’air dans les tubes pour faire arriver toute l’eau et tout l’acide car- bonique dans leurs condenseurs respectifs. On perd du charbon dans ce procédé : 1° Parce que, quelque soin qu'on prenne, il s’en dépose çà et là dans les tubes , qui, faute d’oxigène , ne se brüle pas : 2° Parce que le cuivre réduit se convertit en partie en car- bure de cuivre; 3° Parce que la potasse liquide laisse échapper une partie de l'acide carbonique ; POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. 143 4° Parce que l’air qu’on fait circuler dans l’appareil enlève de l’eau à cette potasse et diminue son poids. Voilà comment il se fait que l’erreur sur la composition de l’acide soit demeurée si longtemps inaperçue. On perdait d’un côté ce qu’on ajoutait par le calcul de l’autre, et les analyses sem- blaient excellentes, alors qu’elles étaient réellement très-fautives. Pour que l’analyse organique s’élève à toute la précision qu’exigent les recherches qui lui restent à accomplir, il faut donc modifier profondément ses méthodes. Nous sommes par- venus à des résultats rigoureux et toujours constans par le procédé suivant : 1° Nous triplons au moins la quantité de matière employée ordinairement ; 2° Quand l'analyse est terminée, nous faisons passer dans le tube une grande quantité d’oxigène, de manière à brüler tout le charbon déposé et à réoxider tout le cuivre, ce qui dé- barrasse du carbure de cuivre. ; 3° Pour recueillir l’eau , nous employons un tube à chlo- rure de calcium, accompagné d’un tube de ponce chargée d’acide sulfurique ; 4° Pour absorber l'acide carbonique nous nous servons d’un appareil à potasse liquide, suivi d’un tube contenant de la potasse alcalisée d’un côté et de la potasse sèche de l’autre ; la potasse sèche arrête l'eau dont le gaz se serait chargé. Bien entendu qu'après avoir dégagé l’oxigène , on fait pas- ser dans l’appareil de l’air sec et pur pour le débarrasser de latmosphère d’oxigène qui augmenterait le poids des tubes. En faisant par ce procédé , qui est d’une précision absolue, l'analyse de la même matière, on retombe toujours sur les mêmes nombres, à de si légères différences près, qu’on est bien loin d’avoir jamais obtenu une précision pareille. Quelques exemples montreront , d’ailleurs, combien étaient graves les erreurs commises dans les anciennes analyses. On trouvait dans la naphtaline 94 de carbone , nous en avons trouvé 95,5 ; 144 POIDS ATOMIQUE DU CARBONE. La benzine, qui avait fourni 92,3 de carbone , nous en a donné 93,5 ; Le camphre, qui en contenait 79,2, nous en donné 80,2 ; L’acide benzoïque, où l’on en a trouvé 69,2, nous en a fourni 69,98 ; Et ainsi de suite de tous les corps bien purs et bien définis que nous avons analysés. En faisant avec précision l'analyse d’un composé organique quelconque, on trouverait donc entre le calcul et l’analyse un complet désaccord , si l’on prenait pour bonne la compo- sition de l’acide carbonique admise par M. Berzélius. Ce dé- saccord cesse dès qu’on emploie les résultats cités plus haut pour la composition de l’acide carbonique. Du reste, par la méthode d’analyse que nous venons d’es- quisser, la détermination de l'hydrogène acquiert une pré- cision si extraordinaire, qu’on peut presque toujours en re- garder le chiffre comme absolument exact. Les deux objets que nous nous étions proposés sont donc atteints. Nous sommes certains de la composition de l’acide carbonique dans des limites étendues bien au delà de ce qu’exi- gent nos recherches les plus délicates. Nous possédons un pro- cédé qui permet de faire les analyses organiques avec une pré- cision absolue. Reste à parcourir le champ nouveau que ces recherches ouvrent à nos études ; nous allons le faire avec toute l’ardeur qu'inspire la certitude d’être utile aux progrès de la science, et avec toute la réserve néanmoins qu'impose la gravité des questions auxquelles nous sommes appelés à mettre la main, et qui sont sans contredit des plus sérieuses que la philosophie naturelle puisse atteindre , car elles touchent à la vraie nature des corps réputés simples. 145 ANALYSE DES EAUX-MÈRES DES SALINES DE BEX ( Canton de Vaud), par Pyrame Mori, pharmacien. (Lue à la Société de Physique et d'Histoire naturelle de Genève , le 17 décembre 1840.) st <— Les eaux-mères produites à Bex pendant l’extraction du chlorure de sodium, présentent de l'intérêt, considérées à la fois sous le point de vue chimique et sous celui des applica- tions médicales. Dans les souterrains mêmes sont creusés des réservoirs assez vastes où l’on entasse les fragmens de la roche salée; on y amène l’eau qui s’infiltre dans la montagne , et qui ainsi se trouve déjà chargée de 1 ou 2 pour 100 de sel, mais comme elle n’est point assez abondante , on en conduit encore d’autre venant de la Gryone , torrent qui descend des sommités envi- ronnantes. Après un certain nombre de jours les mémes pierres » sont lavées une seconde, puis une troisième fois avec de nouvelle eau. Les produits des deux premiers lavages sont réunis ; ils marquent en général environ 24°,3, c’est-à-dire qu'ils con- tiennent 24,3 pour 100 de substances salines. Suivant la sai- son, on les gradue, ou bien on les verse immédiatement dans les chaudières à évaporation , à l’aide de canaux de bois. Les eaux des troisièmes lavages étant trop peu chargées de sels, on les gradue toujours. Il suffit qu’elles arrivent trois fois au sommet des bâtimens et qu’elles redescendent par gouttes au travers des fascines , pour qu’elles soient suffisamment concen- trées. Après la première opération , elles contiennent le plus XXXI 10 146 ANALYSE DES EAUX-MÈRES souvent environ 23,4 pour 100 de substances solubles; après la seconde 26 , et après la troisième 27,5. On les réunit en- suite aux premières eaux de lavage , afin de les faire évaporer,; dans ce but, on les amène dans de vastes chaudières de fer chauffées avec du bois. | Les produits obtenus sont de trois variétés. Le premier, de beaucoup le plus abondant, comprend Île sel qui cristallise dans une première opération ; il est très-blanc. On le dispose de manière à ce que l’eau interposée puisse se séparer ; celle-ci évaporée donne un second produit bien cristallisé , mais jau- nâtre. Enfin, les eaux-mères qui avaient êté enlevées des chau- dières après la première cristallisation, sont réunies , et lors- qu’elles sont assez abondantes, on les soumet à une dernière éva- poration; on obtient ainsi un produit jaune, peu abondant, moins bien cristallisé que les autres. ” Tous ces sels sont mélës pour la vënte. Les eaux-mères, pendant bien longtemps jetées comme inutiles , sont maintenant transportées , en moyenne , tous les cinq à six jours, à uné lieue de distance, à l’établissément des bains de Lavey. On les verse dans de vastes cuves où elles s’éclaircissent par le repos ; au fond tombe une matière jaune terreuse qui était en suspension ; l’eau éclaircie est employée en mélange avec l’eau saline de Lavey; M. le D° Lebert l’ad- ministre à ses malades, soit en bains, soit en boissons; les succès qu'il obtient sont justifiés par les résultats de l’analyse. Tous les produits intermédiaires et secondaires qui viennent d’être signalés ont été soumis à des recherches plus ou moins approfondies. Analyse des eaux-mères. Les eaux-mères , rendues claires par le repos, contiennent les substances suivantes : DES SALINES DE BEX. 147 1° Substances basiques. Potasse. Soude. Chaux. Magnésie. Alumine. Fer. 2° Substances acides. Chlore. Brome. lode. Acide sulfurique. Acide carbonique. Acide silicique. 3° Substance organique. Une matière végétale. Elles ne présentent aucune partie de lithine, de baryte ou de strontiane, substances qu’on trouve quelquefois dans les eaux minérales. La pesanteur spécifique s’est trouvée être de 1,258. La détermination des parties solides faite par le procédé de M. Liebig, a donné 274,40 pour mille. Ce nombre est lé- gèrement au-dessous de la vérité, parce qu'il doit y avoir nécessairement une perte d'acide muriatique dans la calcina- tion d’un mélange salin contenant du chlorure de magnésium, mème après l'addition du muriate d’ammoniaque qui doit empé- cher l’élévation de la température. Le brome et l'iode sont en si faible proportion, compara- tiyement au chlore, que leur séparation a été assez compli- quée, quoique ces substances puissent être reconnues dans les eaux-mères sans concentration préalable. Si l’on précipite à la 148 ANALYSE DES EAUX-MÈRES fois le chlore, le brome et l’iode au moyen du nitrate d’argent, puis qu’on sépare du précipité l’iodure avec de Fammoniaque, on obtient un nombre assez exact pour l’iode. Si ensuite une portion du mélange des trois sels d’argent est décomposée par un courant de chlore, le produit obtenu est du chlorure d’ar- gent dont le poids est plus faible que celui qu’on avait avant Vopération. La différence exprime les quantités existantes de brome et d’iode, diminuées de leur équivalent de chlore. Exprimant cette différence par d, le brome et l’iode par Bet, les poids du double atome de chlore, de brome et d’iode par c, b,t, on a, pour déterminer le brome, [a formule : TC b{di—1\{i—c)} où PB — i(b—0) ou B=- d(1,8264) —1(1,3145). La vérification suivante de la justesse des résultats obtenus est passablement exacte, si on applique à une assez grande quantité de liquide. On sépare par le chlore tout le brome et l’iode contenus dans environ quatre kilogrammes d’eau, on en fait une solution éthérée étendue. D’autre part, dans un méme poids d’éther on dissout du brome et de l’iode dans les proportions trouvées. La coloration des liqueurs a été exacte- ment la même. Si on évapore à siccité les eaux-mères et qu’on calcine le résidu , la substance organique produit une quantité de char- bon assez appréciable , mais qu’on ne peut déterminer exacte- ment. DES SALINES DE BEX. 149 Les résultats de l’analyse sont les suivans : Pour 1000 d’eau. Ratasse: :.:,.-5 5... —. 24,44 : Soude . a 4,68 Chaux 24 us 4e. —==.r20,68 Magnésie à 1... = 499349 Alumine . =. 29 RP Ut SL SR 2 Tape. Chlore . yo, 00=169,61 Brome.. 028 912,4 : 086 lode :. .QR ON. EC — 0,07 Acide sulfurique. 149,94 - Acide silicique. . —= id Acide carbonique . . — traces. Matière organique . . quantité mdéterminée. Il est difficile, même impossible de déterminer exactement avec quelle base le brome et l’iode existent en combinaison ; seulement , puisqu'ils se retrouvent surtout dans les eaux- mères , ils doivent former un sel très-soluble ; donc on peut admettre ou le calcium ou le magnésium comme les saturant. J’admets le magnésium, parce que la chaux me paraît plutôt combinée originairement à l’acide sulfurique. Si l’on examine l’eau salée avant qu’elle ait été soumise à . aucune évaporation, on trouve l'acide sulfurique à l’état de sulfate de chaux. Le dépôt qui se forme dans les eaux-mères renferme du sulfate de chaux, ce qui devrait faire admettre qu'elles contiennent l’acide sulfurique au méme état. Mais par l'effet de la chaleur et par celui du froid, il se passe des phé- nomènes différens : à chaud , le sulfate de chaux pesant tombe au fond des chaudières ; dès que le thermomètre descend au- dessous de (°, la surface des eaux de praduation se couvre d’une couche assez abondante de sulfate de soude, qu’on ne 150 ANALYSE DES EAUX-MÈRES peut séparer de même en été. Donc l'analyse que je présente ayant été faite en été, l’eau devait contenir encore , formé ou susceptible de se former, du sulfate de soude. C’est pourquoi j'ai admis l'acide sulfurique comme combiné à la soude. D’ail- leurs, s’il eùt été combiné à la chaux, l’eau aurait contenu une quantité de sel marin très-considérable, qui aurait pu être séparée , au moins en partie, par simple évaporation. On arrive en conséquence aux quantités suivantes de sels : Pour 1000 d’eau. Chlorure de magnésium. == 142,80 Chlorure de caleium . . —- 40,39 Chlorure de potassium. . — 38,62 Chlorure de sodium. . . — 33,92 Bromure de magnésium. =— 0,65 Iodure de magnésium. —up0:08 Sulfate de soude. . . . — 35,49 Silce wnidath of atdi ei smOgd à Alumine. . . . . =2u1100,89 Carbonate de chaux. . . —= traces. Eeriuob:: dtduts bu le 1=04frâcta: Matière organique . . . — quantité indéterminée: Total, environ . . — 292,49 Le nombre total est un peu plus fort que celui que j'avais obtenu d’abord pour les matières fixes. La quantité de magnésie trouvée est légèrement moindre” que celle qui est donnée par le calcul. ,: Les résultats précédens donnent une moyenne assez exacte de la composition des eaux-mères. En effet , il se fabrique par an environ 1,500,000 à 1,750,000 kilogrammes de sel, qui donnent 48,000 à 56,000 kilogrammes d’eaux-mères. La portion analysée a été puisée dans une cuve contenant les eaux fournies par 60,000 à 70,000 kilogrammes de sel. DES:SALINES DE BEX. 151 Produits secondaires et intermédiaires. Les eaux qui arrivent des mines sont trop peu chargées d’iode pour qu’on puisse reconnaitre ce corps sans évapora- tion. Mais le brome devient reconnaissable déjà par l’action du chlore et de l’éther. On trouve une assez grande quantité de sulfate de chaux et de magnésie. Il n’y a que des traces de silice dans les premières eaux de lavage ; il y en a beaucoup plus dans les secondes. Cet acide, ainsi qu’une faible quantité d’alumine et le sulfate de chaux, diminuent après chaque nouvelle graduation. Quand la concentration est arrivée à 270,5 , l’iode devient assez abondant pour être reconnu. L'eau qui n’entre pas dans les bâtimens de graduation donne, après que le sel lui a été enlevé, un résidu liquide presque incolore , ne contenant pas de substance organique. Plus elle passe sur les fascines, plus au contraire le résidu de-l’évapo- ration est coloré. Ainsi la matière organique trouve son origme sur ce bois. Cette substance extractive, de nature végétale, se combine au chlore pour devenir insoluble et donner un produit d’une odeur analogue à celle du castoreum; elle est _ soluble dans lalcool, insoluble dans l’éther. C’est elle qui co- lore les eaux-mères. Elle a évidemment éprouvé quelque trans- formation par la cuisson. Comme on pouvait le prévoir, le dépôt qui se forme sur les fascines des bâtimens de graduation est surtout formé de Sulfate de chaux; puis de Carbonate de chaux, et de Carbonate de magnésie. Il contient en outre du Chlorure de sodium, de la Sihce, enfin des traces de Potasse, et de Fer. 152 ANALYSE DES EAUX-MÈRES, ETC. Le précipité formé par le repos des eaux-mères contient beaucoup de puis en moindre quantité du de la de et du Sulfate de chaux; Carbonate de chaux, Silice, l’Alumine, Fer. Ce dernier corps ne peut provenir, pour la plus grande partie, que des chaudières à évaporation. Le premier sel obtenu est très-blanc ; il n’est rendu impur que par quelques traces de sulfate de chaux. Celui qui est fait avec le liquide séparé du premier sel est jaune, il contient : un peu de Sulfate de chaux, de la Matière organique, et des traces de Brome. Le dernier produit, provenant des eaux-mères réunies et évaporées une dernière fois, est jaune; il contient davantage encore de : Sulfate de chaux, de Substance organique, et passablement de Brome. Ces trois produits étant mélés pour la vente, il en résulte que le sel total contient du brome, mais extrémement peu, puisque la troisième cristallisation est très-peu abondante. Dans tous les cas il ne contient pas de traces d’iode. 153 ONTLEEKUNDIG ONDERZOEK ;, ETC., DER DUBBELDE MISGE- BOORTEN. — EXAMEN ANATOMIQUE, DESCRIPTION ET CLASSIFICATION DES MONSTRES DOUBLES, par W. Vrolik, docteur-médecin et professeur ; 1 vol. in-4° de 232 pages avec 9 planches lithographiées. Amsterdam, 1840. ————“sà 0 ne Cet ouvrage remarquable fait partie des mémoires que publie l'institut royal des sciences , de la littérature et des beaux-arts des Pays-Bas, collection précieuse , mais malheureusement peu accessible aux étrangers depuis que le latin n’est plus la langue usuelle des savans hollandais. Depuis plusieurs années M. G. Vrolik et son fils M. W. Vrolik, tous deux professeurs à Am- sterdam, et possesseurs d’un riche musée d'anatomie et d’hi- stoire naturelle, y ont inséré des mémoires pleins d'intérêt ‘. Celui que nous annonçons et dont nous donnons ici un aperçu, se distingue par une étude approfondie du sujet et une éru- dition peu commune , témoin la nomenclature des auteurs qui ont été consultés, laquelle ne comprend pas moins de douze | grandes pages in-4°. Déjà depuis longtemps les monstres doubles ont été l'objet de nombreuses recherches, et il y a peu d’années que les deux Siamois et Ritta-Christina , ont fixé particulièrement l’atten- tion des savans sur les monstruosités de ce genre. M. Vrolik s’est proposé de traiter à fond ce sujet. Pour cet effet, non- * Une partie des mémoires publiés par M. G. Vrolik ont été traduits en français par M. Fallot, sous le titre de Memoires sur quelques sujets interessans d'anatomie et de physiologie. 1 vol. in-4° de 94 pages avec 13 planches. Amsterdam, 1822. 154 DES MONSTRES DOUBLES. seulement il a mis à profit les travaux de ses devanciers et ceux de tous les physiologistes contemporains, mais encore il a tiré parti des belles collections pathologiques des universités de Leyde et d’Utrecht, ainsi que du musée de l’école vétérinaire de cette dernière ville. Il a, en outre, eu la facilité de disséquer et de dessiner deux monstres doubles fort curieux, qui font partie du Musœum Vrolikianum. Grâce à ces recherches, nous possédons une monographie complète de ce genre de mon- struosités. Elles ont été classées par l’auteur dans un ordre naturel, fondé sur leur structure interne. Quant à leur déno- mination , il a évité de faire usage des mots composés du grec, ceux-ci lui ayant paru trop difficiles à retenir à cause de leur longueur et de leur peu d'harmonie. On entend par monstres doubles chez les animaux , tous les corps difformes dans lesquels , par suite de l’augmentation d’un seul organe ou de tout un appareil d’organes , on observe les principes de deux corps, plus ou moins complétement réunis en un seul. On distingue huit formes principales de ces mon- struosités , lesquelles se subdivisent en plusieurs groupes : 1° Les Hétéradelphes. Deux corps unis en un seul , dont l’un est envisagé comme souche , tandis que l’autre , moins parfait, ne consiste le plus souvent qu'en un seul organe soudé au pre- mier, dont il est un appendice. ( À groupes.) 2° Redoublement antérieur. Deux corps distincts placés vis- à-vis l’un de Pautre , réunis par les sternum. (3 groupes. ) 3° Redoublement latéral. Deux corps à côté l’un de l’autre, avec une cavité pectorale commune. (14 groupes.) 4 Redoublement inférieur. Deux corps réunis par la partie inférieure du tronc. (4 groupes.) 5° Redoublement postérieur. Deux corps parfaits , réunis par leurs surfaces postérieures. (3 groupes.) 6° Redoublement supérieur. Deux corps parfaits, réunis par la fusion de leurs crânes en une seule tête. (4 groupes.) 7° Réunion de trois corps. DES MONSTRES DOUBLES. 155 8° Redoublement de certaines parties dans un corps du reste simple. (3 groupes.) Pour chacune de ces nombreuses divisions et subdivisions , l’auteur entre dans des détails circonstanciés ; il réunit de nom- breux exemples de toutes ces difformités , tant chez l’homme que chez les animaux; il procède à leur examen anatomique et en déduit des conséquences physiologiques du plus haut in- térét. C’est un travail consciencieux dont l'analyse dépasserait les bornes de cet article. Il suffira d’en signaler les points les plus intéressans. Dans les détails sur la seconde forme de monstres doubles, M: Vrokik fait mention des deux Siamois Chang et Eng, réunis ensemble par leurs appendices xiphoïdes ; il remarque que Pun est plus faible que l’autre ; il examine ensuite la question souvent soulevée, s’il y aurait moyen de les séparer l’un de l’autre au moyen d’une opération chirurgicale, et exprime la crainte que la fusion de quelque organe essentiel ne rendit la chose impossible. A l’appui de cette opinion, l’auteur donne la description anatomique d’un monstre double, fort semblable aux Siamois et qui se trouve dans la collection de son père. Cette description et les planches qui Faccompagnent, prouvent avec la dernière évidence que le lien qui unit ces deux êtres est plus intime qu’il ne le paraît au premier coup d'œil. L’ex- trémité des deux sternum et leurs appendices, ainsi que les deux diaphragmes , sont unis entre eux par un tissu fibreux. Chaque cavité abdominale est recouverte de son péritoine, mais ces deux membranes se réunissent vers le diaphragme , pour former en commun un seul et même ligament auquel est attaché le foie. Celui-ci est unique , quoique évidemment formé par la réunion de deux. On y observe deux vésicules du fiel et deux artères ombilicales. Cette communauté du foie est du reste la seule qui existe chez ces enfans , les autres organes du bas-ventre et de la poitrine étant complétement séparés , ainsi que les têtes et les membres. 156 DES MONSTRES DOUBLES. Laissant de côté les détails analogues que l’auteur donne sur chaque espèce de monstre double , nous nous bornerons à si- gnaler les réflexions et conclusions par lesquelles il termine son travail. L'observation des faits nous apprend, que le corps d’un animal peut, dans certaines circonstances et sous l’influence d’agens encore inconnus , se doubler dans certaines directions; tandis que l’anatomie nous enseigne , que quelles que soient ces directions, et quelles que soient les formes variées de monstruosité qui en résultent, un monstre double ne peut cependant étre envisagé que comme un être unique et complet dans son genre. 11 suit de là que la formation et le dévelop- pement progressif et régulier de ces monstruosités peuvent être assujettis à certaines règles dont voici les principales. L'hérédité paraît avoir une influence marquée sur la produc- tion des monstres doubles. Ils sont probablement le résultat d’une déviation particulière de la force créatrice, laquelle semble ne pas avoir eu assez d’énergie pour former deux jumeaux. Mais comme ceux-ci sont peu communs dans l’espèce humaine, la monstruosité qui s’en rapproche le plus doit par cela même être très-rare, ce qu’elle est en effet. Les monstres doubles forment une classe particulière d’êtres organisés, qui offrent, avec une certaine constance dans les formes , des degrés divers de développement, depuis le simple doublement d’un doigt ou d’un orteil jusqu’à l’être compléte- ment double avec deux têtes , deux corps, et quatre extrémités supérieures et quatre inférieures. Les parties extérieures du corps se multiplient plus volontiers que les organes intérieurs. La moitié supérieure du corps se double plus fréquemment que la moitié inférieure. L'union des deux corps n’a lieu qu’au moyen de parties ana- logues, par exemple la tête de l’un avec celle de l’autre. DE LA CYCLOPIE. 157 Plus chacun des corps d’un monstre double est développé, moins le lien qui les unit est intime. La vitalité d’un monstre double est d’autant plus grande que le lien qui en unit les parties est moins étendu et leur fu- sion moins complète. Ses organes sont d'autant plus parfaits qu’ils sont plus éloi- gnés du point de réunion des deux corps. L’un des deux corps est généralement beaucoup moins dé- veloppé que l’autre , et le plus souvent d’une manière impar- faite. Tout monstre double, enfin, est un étre simple dans quel- ques-unes de ses parties et double dans les autres. Toutefois plus les points de fusion sont étendus, moins chaque partie est indépendante. C. N. OVER DEN AARD EN OORSPRONG DER CYCLOPIE. — DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE LA CYCLOPIE, par W. Vrolik; 1 vol. in-4° de 88 pages et 6 planches. Amsterdam, 1834. Ce mémoire, du méme auteur et de la méme nature que le précédent , offre la monographie d’un genre de monstruosité que, par opposition aux monstres doubles (monstra per exces- sum), nous placerons dans la catégorie des monstres per de- fectum. Nous retrouvons ici la même érudition , le même esprit d'observation que nous avons signalés dans le mémoire précé- dent; les faits énoncés y sont appuyés sur de fréquens exem- ples, pris chez l’homme et chez les animaux , illustrés par de nombreuses figures offrant des détails anatomiques d’un baut intérêt. 158 DE LA GYCLOPIE. Sous le nom de Cyclopes , M. Vrolik comprend les monstres chez lesquels l’organe de l’odorat et de la vue sont en-même temps le siége de la difformité , de manière que le premier manque totalement ou s’est tout au moins écarté de sa place et de sa forme habituelles , tandis que le second présente. une fusion plus ou moins complète des deux parties qui le com- posent. Il en distingue cinq formes différentes : 1° Les yeux extérieurement invisibles ; le nez tantôt manquant totalement , tantôt étant remplacé par une trompe. 2° Un seul orbite, avec un globe oculaire unique , visible extérieurement ; quelquefois au-dessus, le rudiment d’un nez sous la forme d’une trompe. 3° Un globe oculaire unique extérieurement , quoique double intérieurement , avec ou sans trompe. 4° Deux globes oculaires distincts , tantôt très-rapprochés, tantôt séparés par une cloison, au-dessus une trompe re- courbée. 9° La trompe dirigée en bas, supportée par un étui osseux qui la rapproche de la forme naturelle du nez; quelquefois deux yeux distincts , d’autres fois un œil double, Ces divers états des organes externes de la vue et de l’odo- rat sont accompagnés de vices de conformation du cerveau et de ses annexes plus ou moins marqués, depuis la difformité complète de ce viscère avec absence des nerfs olfactifs et op- tiques , jusqu’à son état presque normal. L’organe de lodorat manque dans certains cas complétement , et dans d’autres il se présente sous la forme d’une trompe plus ou moins développée, tandis que le cerveau et ses nerfs sont dans un état d’autant plus naturel que cette trompe est plus parfaite. Ainsi lab- sence des nerfs olfactifs n’est point un caractère général des cyclopes. Pour expliquer l'origine de toutes les monstruosités, et spé- cialement de celle qui nous occupe , il faut admettre une cause générale agissant sur la force créatrice. Cette cause étend son DE LA CYCLOPIE. 159 action tantôt sur une seule partie du corps , tantôt sur plusieurs organes à la fois ; mais il est impossible de déterminer pourquoi, dans certains cas, elle donne lieu à des monstres avec sura- bondance de parties, et dans d’autres à des monstres avec défaut (monstra per excessum et monstra per defectum). Une déviation particulière et originelle de la force créatrice est la cause généralement admise des monstruosités. Les uns la placent dans une altération sui generis du système nerveux ; les autres dans un arrêt que subit le développement normal (Hemmungsbildung des physiologistes allemands); les troi- sièmes, enfin, dans la fusion de parties qui dans l'état naturel sont séparées ( Verschmelzungsbildung ). L’auteur s’attache à combattre la première et la dernière de ces hypothèses , pour ce! qui concerne l’origine des cyclopes , et paraît plutôt ad- mettre que, chez eux , il y a eu un arrêt dans le développement de leur cerveau, et par suite des nerfs et des organes de la vue et de l’odorat. Ces parties sont restées dans un état rudi- mentaire , qui est normal chez l'embryon humain dans les pre- mières périodes de son existence, et rappelle alors l’état du cer- veau chez les poissons. C. N. mieu —— 160 a ——…—…—…—…………—…………—…—_…._—_…"_—…_…_—_—_—_—_—_—_—a—a—a——— GÉOLOGIE DES GENS DU MONDE, par K.-C. de Léonhard, professeur à l’Université de Heidelberg, traduit de l’allemand sous les yeux de l’auteur, par P. Grimblot et P.-A. Toulou- san. Tome deuxième. Paris et Stuttgard, 1840. (Deuxième article.) ——— So ——— Dans le numéro de juillet 1839 de la Biblioth. Univ., nous avons rendu compte du premier volume de la traduction fran- çaise de la Géologie de M. de Léonhard. Le second volume vient de paraître, et nous pensons faire une chose agréable à nos lecteurs en poursuivant l’analyse sommaire que nous en avions commencée. L'étude des roches ignées d’origine ancienne, et que l’on désigne maintenant sous le nom de formations plutoniques, oc- cupe une grande partie de ce volume. Ces roches sont, en effet, les plus importantes de toutes par le rôle que leur assi- gnent les idées récemment admises en géologie sur la forma- ion de la croûte du globe, et par les phénomènes variés et re- marquables qu'elles présentent, soit en elles-mêmes, soit dans leurs rapports avec les autres masses minérales. Aussi M. de L. a-t-il mis un soin particulier à recueillir tous les faits, la plupart récemment observés, qui les concernent. Il commence par attirer l’attention de ses lecteurs sur la ten- dance de ces roches à la division prismatique et sur les bulles ou vacuoles qu’elles renferment souvent. Nous ne suivrons pas l’auteur dans les descriptions des colonnes et des pavés basal- tiques qu'il donne pour exemples de la première de ces parti- cularités des roches plutoniennes. Ces faits sont probablement connus de tout le monde, et la chaussée des géans , l'ile de Staffa et les piliers prismatiques de l’Islande ont une célébrité © GÉOLOGIE DES GENS DU MONDE. 161 qui dispense de les rappeler plus en détail. Mais l’existence des vacuoles ou cavités bulleuses dans les roches plutoniennes, due, comme la division prismatique , à l’état de fusion ou de mollesse dans lequel elles ont dû se rencontrer, et au dégage- ment des fluides élastiques qui s’y développaient, est peut-être moins connue. Ces cavités s’étendent dans la direction du cou- rant lorsque la roche présente l’aspect d'une coulée distincte, et elles prennent souvent de grandes dimensions. Dans une lave de l’éruption de 1805, au Vésuve, l’on vit des bulles de sept pieds de longueur et de trois pieds de haut recouvertes par des cristaux de fer oligiste. Dans la plupart des laves , elles sont nombreuses, petites, et donnent à la roche l’aspect d’une éponge. Quelquefois elles se remplissent de cristaux ou autres matières minérales différentes de la pâte même qui les renferme. Elles sont souvent aussi vides et recouvertes d’un vernis brillant, semblable à celui des scories. L’on à trouvé de ces vacuoles assez considérables pour for- mer des grottes de grandes dimensions. Ainsi à Westerwald on a découvert dernièrement, dans le basalte, une grotte de cette nature longue de 400 pieds. En Islande, sur la côte de Stap- pen, on en rencontre de pareilles assez étendues en longueur et en hauteur pour servir d’étables aux bestiaux. Les parois en ressemblent à des miroirs, et elles sont quelquefois ornées de draperies de lave recouvertes d’un vernis brillant, On en a trouvé dans les trachytes ou roches volcaniques , par exemple dans les Cordillières du Pérou, dont les parois étaient revêtues de soufre ; et enfin dans les roches plutoniennes porphyriques : on remarque, entre autres , celles qui se trouvent sur la route de Heidelberg à Darmstadt. L'action que le soulèvement de ces roches élevées à une si haute température a dù exercer sur les couches qu’elles tra- versaient, occupe ensuite l'attention de l’auteur. Les change- mens ou transformations, que ces couches ont dù subir, n’ont été appréciés ou étudiés que depuis bien peu d’années, et c’est XXXI Fi 162 GÉOLOGIE DES GENS DU MONDE. un motif pour s’y arrêter un peu plus longtemps. M. L. com- mence par examiner l’influence qu'ont pu avoir sur les ma- tières minérales les applications accidentelles ou volontaires de feux violens et soutenus. Il cite, à cet égard, plusieurs faits curieux. Ainsi le château de Heidelberg fut frappé de la foudre en 1761, et le feu se propagea avec une telle violence qu’il détruisit une grande partie de l'édifice, et continua à brûler pendant plus de quinze jours dans l’intérieur de la grande tour octogone. Plus de quatre semaines après, la chaleur était en- core très-considérable. Ce ne fut qu’en 1830 qu’on déblaya l'intérieur de la tour. Les ardoises qui couvraient la toiture présentaient des transformations remarquables. Quelques-unes n'avaient été que courbées et vitrifiées superficiellement en conservant leur structure schisteuse, d’autres avaient été fon- dues et présentaient la forme dé masses scorifiées bulleuses et méconnaissables ; des morceaux de grès avaient été vitrifiés su- perficiellement, etc. En Ecosse on rencontre , le plus souvent enfouis dans un terrain d’alluvion recouvert de terre végétale, des débris de châteaux forts ou lieux de défense clos en murs de pierres sè- ches, fondues ou scorifiées par l’action du feu. On les appelle forts vitrifiés. L'influence de la chaleur est plus ou moins com- plète. À la base du mur se trouvent les scories les plus distinctes, puis des pierres à demi fondues mélées à des scories légères, et enfin les pierres supérieures ne sont que grillées, mais sans adhérence entre elles. Ces murs ont plus de douze pieds d’é- paisseur, et les traces du feu ne se remarquent qu’à l'extérieur. Il est probable que l’on a voulu consolider ces murailles et les soustraire à l'influence atmosphérique en les soumettant à Pac- tion d’un feu violent. Les matériaux employés sont principale- ment des granites, des gneiss, des porphyres, des quartz, des grès rouges. Les roches ont fréquemment pris une forme pris- matique bien tranchée, et dans les parties où l’action du feu a été le plus forte, elles forment des conglomérats liés par des GÉOLOGIE DES GENS DU MONDE. 163 scories, ou offrent des transformations très-semblables à celles que l’on observe dans le voisinage des roches plutoniques. Les masses de grès réfractaires qui forment le laboratoire où s’opère la fusion du fer dans les hauts-fourneaux, non-seule- ment se décolorent et prennent par place un aspect vitreux, mais encore elles se divisent naturellement en prismes irrégu- liers, tout semblables, quoique plus petits, aux prismes basal- tiques. Leur division a lieu dans un sens perpendiculaire à l’ac- tion du feu, et les prismes sont d'autant plus parfaits que le re- froidissement a été plus gradué. Lorsqu'on étudie les effets produits sur les fragmens de ro- che qui se sont trouvés empâtés dans les masses plutoniques, on trouve qu'ils ont en général conservé de vives arêtes et des angles, et qu’il n’y a, par conséquent, pas eu de frottement. La décoloration est le phénomène le plus habituel ; quelquefois seulement la teinte du minéral devient plus claire et passe du rouge ou gris foncé au gris clair. Ces fragmens empâtés sont souvent courbés comme s'ils avaient été ramollis. Ils ont la propriété de se diviser en prismes très-minces, Ils sont souvent poreux, bulleux, recouverts d’un émail ou d’une croûte scori- fiée. Tout indique qu'ils ont été soumis à-l’action d’une chaleur puissante. Les parois des roches à travers lesquelles se sont effectués les soulèvemens des formations ignées, montrent dans le voisinage de celles-ci les mêmes transformations. Elles sont décolorées, cal- cinées, durcies, divisées prismatiquement jusqu’à une certaine profondeur. Des masses compactes et terreuses, comme du cal- caire et de la craie, deviennent de véritables marbres en pre- nant une structure grenue et cristallisée. Des changemens chi- miques ont lieu. Des bancs de calcaire compacte se sont trouvés pénétrés de silice dans le voisinage de masses de granite et de porphyre. Enfin, et c’est le phénomène le plus commun et le plus facile à constater , les couches ont été soulevées, con- tournées, bouleversées, et ce sont précisément celles où ce 164 GÉOLOGIE DES GENS DU MONDE. genre d’action a été le plus remarquable qui présentent d'or- dinaire aussi les transformations les plus tranchées. Après avoir décrit les conglomérats ou roches composées de fragmens anguleux ou arrondis cimentés dans une pâte, et cité beaucoup de cas dans lesquels des roches de cette nature ont été soulevées à une assez grande hauteur, M. L. parle du curieux phénomène du fendillement des masses minérales. Cette propriété, qui semble être générale et appartenir aussi bien aux roches sédimentaires qu’à celles qui sont le produit du feu, tend à diviser par des fissures ou des crevasses innombrables les formations qui constituent les montagnes. C'est la cause la plus énergique des éboulemens et de la destruction de ces sommités. Ce fendillement , qui n’est point régulier ou ne l’est qu'accidentellement, et qu’il ne faut pas confondre avec la superposition ou stratification des couches sédimentaires, pa- raît dû au passage des roches à l’état solide, qu'il ait lieu par le desséchement des dépôts aqueux ou par le refroidissement graduel des roches ignées. Lorsque le fendillement a lieu dans un sens opposé à la stratification , il en résulte une espèce de séparation des roches en blocs plus ou moins réguliers, et dont les ouvriers employés dans les carrières savent souvent profiter pour faciliter leur exploitation. Lorsque les fentes sont profondes et considérables , qu’elles se remplissent d’eau qui se gèle en hiver, on comprend que des masses plus ou moins considérables de rochers peuvent se trouver peu à peu désagrégées et chancelantes, Le moindre ébranlement peut alors causer des chutes épouvantables , et les habitans des Alpes conservent de nombreuses traditions de sem- blables catastrophes. La plus récente a eu lieu en 1835 , près de Saint-Maurice en Valais. La Dent du Midi qui, composée de calcaires schisteux et fendillés, s’élevait sous forme d’une pyramide assez régulière au-dessus de la vallée, s’éboula en partie le 26 août 1835, après un violent orage. Un glacier fut entraîné dans la chute, et des nuages de poussière couvrirent le GÉOLOGIE DES GENS DU MONDE. 165 pays pendant plusieurs jours. Il se forma comme une colline mouvante de boue noire et compacte , parsemée de blocs ayant jusqu’à 12 pieds de hauteur. Cette masse se dirigea lentement vers le Rhône, en renversant sur son passage les arbres les plus vigoureux. Il est sans doute difficile à l'homme d’empécher l'effet , sou- vent désastreux pour lui, de cette cause naturelle de la destruc- tion des roches élevées ; mais il peut au moins, par observation attentive des progrès du fendillement et des chutes partielles de fragmens qui précèdent toujours les grands éboulemens, se mettre en temps opportun à l’abri de leurs atteintes, ainsi que ses propriétés. Dans le chapitre suivant, M. L. s’oceupe de la formation de la croûte terrestre, sujet qui constitue la géologie propre- ment dite. Il commence néanmoins par rappeler les preuves multipliées que nous avons de la haute température actuelle des parties intérieures du globe terrestre , telles que Pélévation du thermomètre dans les mines et dans les puits artésiens , la nature tropicale des végétaux fossiles, les volcans, les sources thermales ; et il cherche à démontrer que l’accumulation de glace qui se remarque dans certaines mines, par exemple dans les mines de fer de Dannemora en Suède , où l’on trouve des masses qui ont jusqu’à 180 et 240 pieds d’épaisseur, dans les meulières de Nieder Mendig sur le Rhin, où il.se produit de la glace pendant les mois les plus chauds de l’année, tient à des influences locales et ne peut infirmer l’existence de la cha- leur centrale. Il en est de même de l’état glacé des couches du sol en Sibérie, qui ne dégèlent qu’à trois pieds de profon- deur, méme au plus fort de l’été. Ce fait, qui semblait opposé à l’idée d’un accroissement de température en avançant vers le centre de la terre, est venu au contraire la confirmer. L’année dernière, des fouilles profondes ont été entreprises par M. Er- mann dans ces contrées au moyen du feu, et après avoir dépassé les couches glacées, dues à la basse température moyenne de la 166 GÉOLOGIE DES GENS DU MONDE. localité, on a retrouvé la loi de l’accroissement de chaleur en descendant dans le sol. L'auteur, d’après les résultats trouvés dans les puits artésiens, admet qu’à 34,263 pieds, soit à peu près deux fois la hauteur du Cotopaxi, le plus considérable des volcans du Pérou, la terre doit être à une chaleur ardente , et que tout doit se trou- ver en fusion à la profondeur de 5 à 6 milles géographiques. Ilesquisse ensuite à grands traits la série des phénomènes qui doivent avoir eu lieu dans la supposition d’un refroidisse- ment graduel du globe , dont tous les élémens étaient primiti- vement élevés à une très-haute température. Puis, abandonnant ce sujet où nous ne suivrons point l’auteur, vu le peu de sym- pathie que nous nous sentons pour la géologie purement hypo- thétique , nous arrivons avec lui à la théorie importante des soulèvemens, où des faits bien constatés donnent un point d’ap- pui solide. Il rappelle entre autres le soulèvement des côtes du Chili en 1822 sur une longueur de plus de cent milles, phéno- mène qui laissa les coquilles à sec sur les rochers du bord de la mer, et se répéta dans les mêmes lieux en 1835. Il discute les mo- tifs qui donnent du poids à l’opinion émise en 1810 par de Bucb, que toute la Suède et la Finlande se soulèvent lentement depuis Frédérikshalle jusqu’à Abo, et peut-être jusqu’à St-Pétersbourg. On évalue ce soulèvement de 2 à 5 pieds en un siècle, et il paraît maintenant un fait bien constaté par les recherches de MM. Bruncona et Haelstrom en 1821, et de M. Lyell en 1836. Enfin il rapporte plusieurs des faits récemment découverts, d’après les- quels on a constaté sur plusieurs points l’existence de lits de co- quilles marines analogues à celles qui vivent dans les mers voisi- nes, lits qui se retrouvent à des hauteurs plus ou moins consi- dérables au-dessus des plus hautes eaux. Un soulèvement continu paraît aussi avoir eu lieu dans le golfe de Santorin. Olivier, à la fin du siècle passé, fut averti par des pécheurs que le fond de la mer en face du port de Théra n'avait plus son ancienne forme et était plus élevé. Il ne trouva que 15 à 20 brasses là où la GÉOLOGIE DES GENS DU MONDE. 167 profondeur passait autrefois pour très-considérable. En 1829, M. Virlet n’a trouvé au même lieu que 4 brasses et demie d’eau, et l'amiral Lalande, en 1835, seulement deux brasses. Un banc de 2400 pieds sur 1500 paraît s'élever, et l’on calculait qu’il devait atteindre la surface et former une île en 1840. Dans quelques autres localités on a remarqué au contraire des abaissemens, et enfin, comme dans le célèbre temple de Serapis, près de Pouzzoles, des abaissemens suivis de relèvemens alternatifs. L’on sait que les colonnes de ce temple, construit sur le bord de la mer, contiennent vers leur milieu des marques de trous de pholades , coquilles qui percent les rochers et qui vivent dans la Méditerranée , fait qui ne peut s'expliquer qu’en - admettant l’abaissement , puis le relèvement successif du sol sur lequel repose l’édifice. Ces soulèvemens partiels et de peu de conséquence pour la configuration du globe, amènent M. L. à exposer la théorie nouvelle du soulèvement des montagnes , imaginée par MM. de Buch et Humboldt , et développée d’une manière si neuve et si complète par M. Elie de Beaumont. Nous ne reviendrons pas sur cette théorie; les preuves qui lappuient et les moyens qu'elle fournit , par le relèvement des couches horizontales , d'estimer l’âge comparatif des montagnes, parce que nous avons déjà eu l’occasion de l’exposer dans ce recueil’. M. L. termine le résumé qu’il en fait par quelques considérations sur les déluges, à l’occasion desquelles il rappelle les fameuses médailles trouvées à Apamée, en Phrygie, qui représentent une caisse flottant sur les eaux et contenant un homme et une femme; à droite est un oiseau tenant une branche entre ses pattes, et, ce qui est remarquable , on lit distinctement sur la face de larche les deux lettres New. Ces médailles sont du temps de Septime Sévère. Entrant ensuite dans la description détaillée des diverses ro- ches, M. deL. fait remarquer la part importante que le granite ! Voy. Bibl. Univ., décembre 1836 (vol. 6), p. 333. 168 GÉOLOGIE DES GENS DU MONDE. et surtout le gneiss occupent dans la composition de la croûte terrestre ; le micaschiste est la principale roche après celles-là. On reconnaît aisément , même de loin , les montagnes de gra- nite à la forme abrupte et pittoresque de leurs sommités, tandis que le gneiss et lé micaschiste ont en général des con- tours moins aigus et moins distincts. Il peut en être autrement, cependant , lorsque ces roches ont été soulevées par d’autres formations plutoniennes, et que leurs couches ont été redres- sées, comme cela arrive par exemple au Cap Nord. Au reste, le granite et le gneiss ont la même composition, feldspath, quartz et mica, et ne diffèrent que par la texture feuilletée que présente le gneiss. Le micaschiste est un gneïss sans feldspath. Les granites, au reste, n’ont pas tous le même âge, et l’on a vu des filons de cette roche traverser, non-seulement des gra- nites plus anciens, mais même d’autres roches beaucoup plus modernes. Dans ces cas, la composition change un peu, le feldspath est quelquefois remplacé par l’albite, la couleur est plus claire, la pâte n’est pas porphyroïde, et l’on y trouve quelques minéraux , tels que la tourmaline que ne présentent jamais les granites anciens. Ceux-ci se décomposent aussi plus facilement que les autres, et M. Becquerel a montré récemment à l’Académie des Sciences que le granite du pays, qui a servi à la construction de la cathédrale de Limoges, s'était désagrégé à l'extérieur à la profondeur de quatre lignes et demi. Dans les carrières voisines, la décomposition s’avance jusqu’à trois pieds trois pouces de profondeur, d'où il faudrait conclure qu’elle à commencé depuis un grand nombre de milliers d'années. Cette désagrégation du granite a donné l’idée d’expliquer , par des parties dures et résistantes situées au milieu des masses granitiques qui se décomposent, la présence de blocs isolés de cette roche que l’on rencontre dans un si grand nombre de localités différentes. Cette hypothèse est due à M. Le Play, qui a récemment observé de semblables blocs sur les collines de lEstramadoure, en Espagne. GÉOLOGIE DES GENS DU MONDE. 169 Le granite est d’ailleurs la roche dont on trouve le plus sou- vent des débris, qui ont fréquemment une grosseur énorme et des positions très-particulières. Un des plus remarquables est le Logan rock, près de Landsend en Cornouailles , rocher sphé- riforme pesant plus de 1200 quintaux, et qui est suspendu au bord de la mer sur un amas granitique dans un équilibre tel, qu’un homme un peu fort peut lui imprimer un mouvement oscillatoire. Il ne paraît point impossible d'admettre que le plus grand nombre de ces débris granitiques aient été brisés dans l’acte méme du soulèvement, et ne soient sous cette forme ar- rivés à la surface du sol. L'auteur traite ensuite des rapports qui existent entre ces roches plutoniques anciennes, et certains métaux qui s’y ren- contrent uniquement, comme le fer oxidulé et l’étain oxidé, ainsi que la plupart des pierres précieuses, le saphir, la topaze, l’émeraude, le grenat, etc. Ce dernier existe de préférence dans le micaschiste, dont il forme méme souvent un des minéraux constitutifs. Il parle des usages dans les arts des granites, gneiss et micaschistes, usages qui se rapportent tous à l’art du statuaire et de l’architecte. Nous craindrions de fatiguer nos lecteurs en suivant M. L. dans la description qu’il fait de la nature et des apparences qu’affectent les autres roches ignées, telles que lamphibolite, la syénite, si célèbre par les monumens de l'Egypte qui en sont formés, le porphyre, roche formée d’une pâte enfermant des cristaux, et qui est si dure et si compacte qu’elle prend le plus beau poli et peut supporter, sans se rompre, un poids de 640,000 livres par pied carré, ete. Cette dernière roche, le porphyre, est exploitée à Elfdal, en Suède, depuis 50 ans; on y fait des vases et des urnes magnifiques, des consoles, des garnitures de cheminées, etc. On voit à Johansthal une coupe gigantesque de porphyre d’une seule pièce, et qui a dix pieds de haut et 16 pieds de diamètre à sa partie supérieure. M. L. termine sa description des roches plutoniques par celle du cal- 170 GÉOLOGIE DES GENS DU MONDE. caire grenu ou marbre blane, qu'il croit devoir ranger parmi ces terrains, contrairement à l'opinion de la plupart des géo- logues qui, s'appuyant sur les expériences de sir J. Hall, ont cru voir dans le marbre un effet de l’action de la forte chaleur des roches ignées sur le calcaire, soumis qu'il était en même temps à une pression très-considérable. Passant à la description des dépôts neptuniens, qui semblent se diviser naturellement par groupes, caractérisés par des fos- siles spéciaux, M. L. commence par le plus ancien, qu’il dési- gne sous le nom de schiste argileux, et qui renferme, en outre, des grès à gros grains ou grauwacke, et des calcaires appelés autrefois calcaire de transition. Ce groupe est l’objet des études de plusieurs géologues d'Angleterre, et a été récemment divisé Par eux en système silurien, système cumbrien, système culmi- fère, etc. M. L. signale, comme contemporains de la forma- tion de ce groupe, les premiers soulèvemens de montagnes, et il cite en particulier les chaînes du Hartz et de l’'Erzgebirge, celle des Vosges, les montagnes du pays de Galles et de Cornouailles comme appartenant à ce premier soulèvement. Au reste, les terrains de ce groupe, le plus anciennement formé au fond des mers , a dû ressentir l'influence de tous les soulèvemens de montagnes qui ont suivi sa formation. Aussi les couches qui la composent sont-elles de celles qui présentent les dérangemens et les inflexions les plus considérables. On peut en voir un exemple frappant dans notre voisinage, en examinant les bi- zarres flexuosités des schistes de la vallée de Maglan, aux envi- rons de la cascade. Le schiste argileux, lorsque l’inclinaison des couches n’est pas très-forte, forme de beaux plateaux et de larges plaines, mais il a été quelquefois soulevé à de grandes hauteurs, ainsi à 24,000 pieds sur l’Illimani dans les Andes, à 12,800 pieds sur le mont Liban, etc. C’est cette roche qui fournit l’ardoise, dont il existe tant d'exploitations et qui rend à l’homme tant de ser- vices : les ardoisières les plus célèbres sont celles de Goslar, GÉOLOGIE DES GENS DU MONDE. 171 dans le Hartz, et de Fumay', dans les Pays-Bas. Elle donne aussi des mines d’alun, et renferme des turquoises. C’est au milieu des couches de cette formation que se présentent les bancs d’anthracite, le plus ancien des charbons de terre, et qui ne contient point de bitume, lequel a été dégagé sans doute par l’action de la chaleur, puisque la présence d’empreintes de fougères et de palmiers qu’on y trouve souvent, ne permet pas de lui refuser une origine végétale. Il se présente dans ce groupe en masses quelquefois très-considérables, et on cite aux Etats-Unis des gisemens d’anthracite ayant 27 et même 50 pieds de puissance, Le calcaire qui se rencontre comme partie constituante de cette formation , forme la plupart des marbres les plus estimés. | Quant aux restes fossiles, ce groupe en renferme peu, et ils appartiennent aux animaux les plus anciens du globe, dont les genres et les familles mémes sont entièrement perdus. Indépen- damment d’un certain nombre de poissons, c’est essentielle- ment la nombreuse tribu des trilobites, étres qui paraissent appartenir à la classe des crustacés, mais qui n’ont aucun ana- logue vivant dans les mers actuelles, qui caractérise cette formation. On y trouve pourtant encore des polypes, des ra- diaires et quelques coquilles, surtout du genre des térébratules. C’est principalement dans les terrains de ce groupe que sont exploitées les mines de fer spathique, oligiste, oxidé brun, etc., à l’île d’Elbe, dans le Hartz et ailleurs. À l’occasion des cavernes que l’on rencontre dans le calcaire de transition, M. L, a consacré deux chapitres de son livre à la description des grottes en général, et des divers phénomènes qui s’y rapportent. Malgré l’intérét du sujet, nous en avons si récemment étudié l'étendue en rendant compte, dans ce recueil, de l'ouvrage spécial de M. Marcel de Serres ‘, que nous pensons au moins superflu d’y revenir ici. s: Immédiatement au-dessus de la formation du schiste argi- ! Voy. Bibl. Univ., mars 1840 (vol. 26), p. 159. 172 GÉOLOGIE DES GENS DU MONDE. leux, se présente le terrain houiller, que l’on désigne mainte- nant sous le nom de groupe carbonifère, et qui renferme les grands dépôts de charbon bitumineux, connu sous le nom de houille. Dans une introduction intéressante sur la valeur de ce combustible, et la haute influence qu'il a exercée sur les arts industriels, l’auteur a inséré le tableau suivant sur la consom- mation de houille en Angleterre pendant l’année 1836. Tonneaux. Economie domestique et petits ateliers . . 15,000,000 (8162 navires ont introduit à Londres 2,398,352 tonneaux.) Fonderies de fer. . . . . . . HR; OM 3,850,000 Fabriques de coton. "00 40e opté 800,000 Fabriques de soieries, laine, toile, etc. . . 500,000 Fonderies de cuivre et laiton . . . . . . 450,000 Fabriques de chaux et poteries . . . . . 500,000 Evaporation du sel commun. . . . . . . 300,000 Exportation à l’étranger . . . . . . . . 1,350,000 Tonneaux, 22,700,000 c’est-à-dire 454,000,000 de quintaux , ce qui forme une masse à peu près cinq fois plus grande que la plus élevée des pyra- mides d’Eyypte. I n’y a pas un temps bien considérable que la houille est exploitée. Inconnu aux Grecs et aux Romains, ce combus- tible, paraît avoir été extrait des houillères de Belgique dès la fin du douzième siècle, mais sans doute avec peu d’abon- dance, puisqu’au commencement du quatorzième siècle, de tels préjugés régnaient sur son emploi qu’il fut interdit par les magistrats de Londres, comme viciant l'air. Plus de cent ans plus tard , on consulta à Paris la Faculté de médecine sur les effets délétères prétendus de la houille, et ce ne fut qu’au seizième siècle qu’on en commença l'exploitation en France, où elle fut pourtant favorisée par des édits d'Henri IV et de GÉOLOGIE DES GENS DU MONDE. 173 Louis XIV. Elle y a pris, depuis quelques années, une très-grande extension; le produit des houillères françaises a été , en 1834, de 19,919,656 quintaux métriques. On distingue quatre variétés principales de houille : 1° la houille schisteuse ou feuilletée , à texture laminaire et facile à briser ; c’est la plus commune; 2° la houille compacte ou de Kil-Kenny, le charbon chandelle des Anglais, sans structure laminaire , dure, susceptible de poli, donnant en brülant une belle flamme blanche ; elle se trouve surtout en Angleterre; 3° la houille fuligineuse tendre et terreuse, et 4° la houille fibreuse, qui ne se trouve qu’en lits très-peu épais. Indépendamment des bancs de houille, le terrain carbonifère renferme l’argile schisteuse , le grès houiller , le fer carbonaté lithoïde et le calcaire carbonifère. Il se présente d’ordinaire sous forme de bassins, ou dépressions plus ou moins grandes, et le nombre des couches de charbon y est très-considérable , allant jusqu’à 40, 60 ou même 100 et alternant avec les grès et les schistes. Ces bancs de houille ont rarement plus de 4 à 6 pieds de hauteur. Comme ces terrains ont été fréquemment soulevés par des masses plutoniques , les couches en sont en gé- néral contournées , brisées , infléchies, etc. , et l'exploitation en est rendue plus difficile. On en a vu méme, aux environs de Mons, qui sont courbées angulairement en zigzag. Lorsque les roches ignées se sont fait jour au travers du terrain houil- ler, les bancs en ont été rompus, les fragmens en ont été abaissés ou élevés , et la fente de séparation est nommée faille par les mineurs, qui doivent alors aller rechercher la couche perdue au-dessus ou au-dessous du niveau qu’elle occupait. En même temps l’on a remarqué que, dans le voisinage de ces roches (basaltes, porphyres, diorites), les houilles ont le même aspect que si elles avaient été fortement chauffées ; elles semblent con- verties en coke, ne brülent plus avec flamme ; l'argile schis- teuse et le grès sont durcis au point de résonner sous le mar- teau. Les mineurs anglais évitent aujourd'hui d’exploiter les houilles dans le voisinage de ces roches. 174 GÉOLOGIE DES GENS DU MONDE. Un phénomène assez curieux, qui se rencontre dans les mines de houille, ainsi que dans quelques autres, est la phos- phorescence que présentent les endroits humides. Elle est due au rhizomorpha subterranea , espèce de champignon qui s’at- tache aux bois des galeries et des puits, et qui croit même sur l’argile schisteuse. Lorsqu'on éteint les lampes, on voit apparaître d’abord des points lumineux isolés, qui se lient peu à peu les uns aux autres, et enfin la charpente paraît comme entourée de guirlandes de feu. La lueur qui sort des plantes est vive, claire, pareille à celle du phosphore, et si forte que lon peut reconnaître les objets qui se trouvent dans la mine, et même , dit-on, distinguer les couleurs. Ce n’est pas à la chaleur des mines qu'est dû ce phénomène, car les rhizomor- phes apportés sur la surface du sol y deviennent lumineux de la même manière. Un autre phénomène spécial aux mines de houille, c’est l’enflammation ou embrasement souterrain que présentent sou- vent quelques-unes des couches de ce combustible. Quelque- fois l’on voit sortir des flammes par l'affleurement de la couche ardente; mais le plus souvent, comme à Duttweiler, on ne s’en aperçoit à l’extérieur que par des tourbillons de fumée et de vapeurs brülantes, qui se font jour par les fissures des rochers. Les eflets de ces embrasemens sur le sol voisin sont assez cu- rieux: la neige n’y demeure jamais , les prairies y conservent leur verdure pendant l’hiver ; mais en été les herbes , les buis- sons et les arbres se dessèchent et meurent. Lorsque le feu n’est pas trop près du sol, la végétation, loin d’en souffrir, en reçoit en quelque manière l’activité qui appartient aux pays chauds. Ainsi, dans le comté de Stafford, en Angleterre, se trouve un jardin d’une grande étendue , situé au-dessus d’un embrasement souterrain; les fruits y mürissent très-promptement, et l’on y récolte trois fois l’an. Dans un autre endroit d'Angleterre , on a planté, sur une localité analogue , des arbres exotiques qui ont très-bien réussi. À Planitz, près de Zwickau, en Saxe, GÉOLOGIE DES GENS DU MONDE. 175 * on cultive depuis 1837 des primeurs sur laffleurement d’un incendie souterrain, et cette chaleur fait prospérer les plantes. On exploite quelquefois des couches voisines de bancs en- flammés ; mais les mineurs y ont beaucoup à souffrir de Podeur piquante empyreumatique qui s’y répand, et de la chaleur sou- vent très-forte à laquelle ils sont exposés. On a attribué souvent ces incendies à la malveillance ou aux accidens, mais il est plus probable qu’ils doivent leur origine à l’action chimique de l’eau sur les pyrites dont la houille est si souvent pénétrée. Ils durent quelquefois pendant un temps très-considérable ; celui de Duttweiler paraît avoir commencé, il y a 180 années, et celui de Planitz, aux environs de Zwickau, existait déjà du temps d’Agricola, né en 1494. Les effets de la chaleur sur les couches voisines varient selon l'intensité du feu; l'argile est tantôt rendue semblable à des briques mal cuites, tantôt convertie en une sorte de porce- laine très-dure. Les houilles que le feu n’atteint pas deviennent d’un gris d’acier , prennent un éclat métallique etsressemblent plus ou moins au coke. À Duttweiler, on a utilisé pour la fa- brication d’alun les argiles ainsi naturellement calcinées. [cs vapeurs qui sortent du sol déposent aussi beaucoup de sel ammo- niac qui s’y sublime, selon M. G. Bischoff qui a visité Duttweiler en 1837, à une température qui ne dépassait pas 88° à 90°R. Récemment , M. Sello, conseiller des mines, y à fait forer le Mont brûlant à la profondeur de 40 pieds. La couche la plus basse de houille était changée en coke parfait , et la tige de la sonde était si chaude que les ouvriers ne pouvait plus la tou- cher ; dans le trou de sonde, le thermomètre n’indiquait pour- tant que 68° R. On ne peut espérer d’éteindre ces incendies avec de l’eau, qui ne fait qu’augmenter le mal, à moins que l’on ne puisse inonder la mine; mais le seul moyen qui offre quelque chance de succès , c’est de fermer les issues à l’air extérieur lorsque la chose est praticable. Il faut même attendre longtemps, car 176 GÉOLOGIE DES GENS DU MONDE. on a vu des incendies de houilles que l’on croyait éteints de- puis dix ans, se rallumer lorsqu'on voulut rouvrir les galeries. M. L. discute ensuite longuement la question encore si vive- ment débattue du mode de formation de la houille , etil n’hésite pas à penser qu’elle est le produit de la décomposition lente de végétaux ayant crû sur le lieu même , et dont la riche vé- gétation a été à plusieurs reprises enfouie sous les sables et les vases de la mer. Néanmoins la circonstance que la plupart des houillères se trouvent dans des dépressions qui ont dù former des bassins ou mers intérieures , et la difficulté de ren- dre compte de la manière dont le sol aurait pu successive- ment se recouvrir de végétaux et s’abaisser ensuite sous les flots, donneront toujours, selon nous, beaucoup de force à l'opinion des géologues qui admettent que les lits de houille sont le résultat de débris végétaux charriés au fond des deltas des grands fleuves du monde primitif. M. L. termine son second volume par quelques détails sur le mode d’exploitation des mines de mercure dont les princi- paux gisemens se rencontrent dans le terrain houiller, comme à Krain dans l’Illyrie et dans le Palatinat. La première, plus connue sous le nom d’Idria, est en pleine exploitation , et le terrain qui contient le cinabre a 2800 pieds de longueur et 280 pieds de puissance. Celles du Palatinat étaient presque aban- données et ne produisaient que 120 à 130 quintaux de mer- cure par année , elles viennent d’être vendues (en 1836 ) à des entrepreneurs anglais qui sont occupés à déblayer les mines les plus profondes. Le haut prix du mercure, qui a plus que doûblé de valeur, rendra probablement ces grands travaux pro- fitables. La principale exploitation de mercure est celle d’Almaden en Espagne, qui occupe plus de mille ouvriers, et a fourni 22,000 quintaux de métal en 1833. Le minerai n’est pas dans le terrain houiller , mais dans le groupe du schiste argileux ; il y est en filons qui sont exploités, à ce qu'il paraît, depuis EFFETS DU FROID SUR LES PLANTES. 7 près de sept siècles avant l'ère chrétienne. On n’est pourtant encore arrivé qu’à 900 pieds de profondeur, et les deux filons exploités ont de 45 à 24 pieds de puissance. En 1803, un incendie terrible faillit à détruire l'exploitation d’Idria; il se déclara tout à coup dans la nuit du 11 mai; les mineurs parvinrent à s'enfuir , mais l’air chargé de vapeurs sulfureuses et mercurielles ne permettait pas d'approcher des galeries. On se décida à inonder la mine en détournant les eaux de lIdriza. Il y eut alors une explosion violente, la charpente fut brisée, des puits s’écroulèrent, les étages supé- rieurs des mines furent remplis de mercure sublimé. On en retira ainsi une quantité assez considérable, et il coulait en- core des fissures plus d’une année après l’accident. I. M. ———————" "7 OBSERVATIONS SUR LES EFFETS DU FROID SUR LES PLANTES, par M. le professeur J. Lindley. ( Transactions of the Hor- ticultural Society. London, 1839.) —H01S0e— L'hiver de 1837 à 1838, qui fut à Londres d’une rigueur remarquable, a donné lieu au travail du professeur Lindley sur les eflets du froid sur les plantes. Les observations ont été prin- cipalement faites dans le jardin de la Société d'horticulture à Chiswick, près de Londres. Le mois d’avril 1837 fut en moyenne de 7° F. au-dessous des moyennes de température pour le même mois dans les dix années précédentes , et le mois de mai qui le suivit fut aussi de 6°F. plus froid qu’à l'ordinaire. Aussi la végétation fit-elle très-peu de progrès pendant ces deux mois, et elle ne com- mença avec vigueur qu'au mois de juin. Ce ne fut donc que pendant la fin de l’été et pendant l'automne que les plantes prirent leur développement annuel ; et l'automne s’étant trou- XXXI 12 178 EFFETS DU FROID SUR LES PLANTES. vée étre froide, la conversion de l’aubier en ligneux fut im- parfaite. D'un autre côté, après le 15 décembre, la température s’éleva beaucoup et fut tout à fait semblable à celle que Pon observe généralement au printemps ; elle fut en moyenne de 46° F. (60,3 R.) pour les 16 derniers jours de l’année. Le jour de Noël, le thermomètre montrait à l’ombre 540$ E. (10°,2 R.). La conséquence de cette chaleur inusitée fut de ranimer la végétation des plantes, dont beaucoup d’espèces montrèrent de nouvelles pousses. Ce temps favorable continua jusqu’au 7 janvier; mais dès ce moment le froid devint intense et continua à augmenter jusque dans la nuit du 19 au 20 , où le thermomètre descendit jusqu’à — 12° F. (— 19,5 R.) Il est intéressant d’observer avec soin les effets de ces tem- pératures extrêmes lorsqu'on veut connaître les chances de succès dans l'introduction d’espèces exotiques, car, selon le professeur Lindley, c’est une idée vaine que celle, si souvent mise en avant, d’acclimater des végétaux étrangers. Il ne pense pas que l’on puisse en citer un seul qui se soit réellement ac- climaté, c’est-à-dire qui soit devenu plus robuste, plus ca- pable de résister au froid qu’il ne l’était auparavant. Ainsi, le laurier-cerise, qui a été élevé de graines depuis un si grand nombre de générations, périt au même degré de froid que lors de son introduction ; la pomme de terre et la fève n’ont pas appris à supporter la gelée, etc. La seule espérance d’une es- pèce d’acclimatation est la formation d’hybrides, dans lesquels la délicatesse de l’exotique est diminuée par la nature plus robuste de l’espèce indigène qui lui a été unie. Indépendamment de la rigueur absolue du froid, l’état ex- traordinaire de végétation dans lequel les plantes ont été sur- prises , a dû contribuer essentiellement à ses effets pernicieux. Aussi des plantes venues de climats plus septentrionaux que l'Angleterre ont-elles péri, quoique dans leur pays natal elles éprouvent des froids rigoureux. Ainsi le Fraxinus americana , EFFETS DU FROID SUR LES PLANTES. 179 exposé à — 40% F. (—16°,2 R.) dans le jardin de la Société d'horticulture a beaucoup souffert, quoiqu'il vive très-bien dans l’état de New-York, où il est indigène et où le thermo- mètre descendit le même hiver de — 8° F. (— 170,7 R.) à — 300F. (— 270,5 R.) L’Andromeda polifolia, qui croît de New-York jusqu'aux bords des mers polaires, périt dans le méme jardin, etc. D’un autre côté, l’Uicium floridanum , qui croît dans les régions les plus chaudes des Etats-Unis , et le Magnolia grandiflora , qui habite les bords de la mer dans la Caroline, où l'hiver est très-doux, ont bien résisté au froid. Probablement la température du commencement de l'hiver , quoique extraordinairement élevée pour l’Angleterre , ne l’avait pourtant pas été assez pour mettre la végétation en mouvement dans ces plantes de pays chauds. Un fait remarquable, c’est que là où le froid fut très-intense, les végétaux qui y furent complétement exposés souffrirent moins que ceux qui en étaient abrités partiellement , sans être pourtant entièrement protégés. Il est facile d'expliquer cette apparente anomalie en se rappelant que les effets pernicieux de la gelée sont surtout à redouter pour les végétaux dont les or- ganes sont encore remplis de sève , et que ceux qui se trou- vaient sous un abri partiel ont dû continuer leur végétation plus longtemps que les autres. La partie la plus intéressante du travail de M. Lindley est celle dans laquelle il examine la manière précise dont les vé- gétaux périssent par la gelée, c’est-à-dire les véritables effets du froid sur leurs organes. | L'opinion commune des physiologistes est que la gelée dé- truit les plantes , par la rupture des vaisseaux ou des cellules de leur tissu, rupture produite par lexpansion considérable que prend l’eau lorsqu'elle se congèle. Quelques. savans, en particulier M. le professeur Morren de Liège, ne partagent pas cette manière de voir. Ce dernier est arrivé aux conclusions » suivantes : 180 EFFETS DU FROID SUR LES PLANTES. 1° Qu'aucun organe des végétaux n’est brisé par la gelée, mais que les cellules sont séparées seulement les unes des autres sans déchirement. 2° Que ni la chlorophylle, ni les raphides , ni la fibre élé- mentaire, ni les cristaux contenus dans le tissu végétal n'é- prouvent aucune altération par la gelée. Quelquefois seulement la fécule amylacée est convertie en sucre, probablement par l’action de quelque acide formé par la décomposition des par- ties organiques. 3° Que la gelée agit sur chaque organe élémentaire, de sorte que le végétal contient autant de glaçons qu’il y a de ca- vités renfermant des fluides , la dilatation produite n'étant pas suffisante pour briser les parois de ces cavités. 49 Que cette dilatation est surtout due au dégagement de V'air contenu dans l’eau. 5° Que ce dégagement d’air pendant la congélation dé l’eau est le phénomène le plus nuisible de la gelée, en ce qu’il in- troduit des gaz dans des organes qui ne sont pas propres à les élaborer et commence ainsi le premier degré de décomposition de la sève et des matières qu’elle contient ; de sorte qu’avec le dégel survient une nouvelle action chimique destructive de la végétation. 6° Que la dilatation des cellules et des vaisseaux séveux transporte de l’eau dans les trachées , de sorte que les organes qui ne doivent contenir que de l’eau renferment de l'air et de la sève, et que ceux qui sont destinés à l’air exclusivement con- tiennent aussi de l’eau. C’est à ce renversement de fonctions qu’il faut , selon M. Morren, attribuer la mort des plantes ge- lées , lors même qu’elle ne serait pas le résultat nécessaire de la décomposition de leurs sucs. En effet , si l’on met un fragment de pomme gelée sous le microscope, il est facile de voir qu’il est composé d’une mo- saïque de petits glaçons distincts. Les poires deviennent remar- quablement dures lorsque la gelée y produit cet entrelacement EFFETS DU FROID SUR LES PLANTES. 181 si considérable de glaçons. Lorsqu'on les dégèle, on en voit sortir une multitude de petites bulles d’air et le suc a acquis de nouvelles qualités chimiques. En étudiant le phénomène, M. Morren a vu que chaque cellule était occupée par un glaçon ayant au centre une bulle d’air. Ces cellules sont agrandies par la dilatation du liquide gelé et le fruit entier augmente de volume. En dégelant , chaque cellule dont la membrane est ex- tensible se contracte de nouveau et le fruit gelé devient mou et très-ridé. Lorsqu'on expose des plantes délicates à une température très-basse, on peut craindre que les effets qu’on observe ne soient mélangés non-seulement de l’action immédiate du froid pour la destruction des végétaux vivans, mais encore de celle qui ré- sulte de l'influence d’une basse température sur la matière vé- gétale déjà morte. Pour pouvoir distinguer ces deux classes d'effets, M. Lindley a soumis des plantes faciles à tuer par la gelée, à une température qui dépassait de très-peu celle de la congélation de l’eau. 11 a trouvé dans ce cas que les cellules des végétaux les plus gorgés de sucs ne se séparaient pas les unes des autres; d’où il a conclu que ce résultat n’est point immédiatement lié à la destruction de la vie végétale, mais est un effet de la grande intensité du froid sur le tissu. Il a trouvé néanmoins dans plusieurs cas le tissu brisé, apparemment par l'expansion des fluides ; de jeunes pousses de bruyères étaient comme divisées en fragmens, et même, dans quelques occa- sions , le bois et l’écorce des arbres étaient fendus. L'introduction de l’air dans les vaisseaux qui ne sont pas faits pour le contenir et son expulsion partielle des trachées, sont des phénomènes remarquables. Chacun a pu observer que, lorsqu'une feuille a été gelée, elle change de couleur dès après le dégel et devient d’un vert plus foncé et à peu près de la même teinte sur ses deux surfaces; la méme apparence est produite lorsqu'on place une feuille sous le récipient d’une machine pneumatique, et elle est, dans les deux cas, l'effet du 182 EFFETS DU FROID SUR LES PLANTES. dégagement de Pair renfermé dans les myriades de cellules aériennes que contient le parenchyme. Lorsqu’on arrache l’é- piderme d’une feuille d’Hybiscus rosa sinensis dans son état ordinaire, on voit que le sphincter de ses stomates, les cellules de lPépiderme et les chambres qui sont au-dessous, sont tous remplis d’air ; mais lorsque la plante est gelée, l’air a entière- ment disparu , le sphincter des stomates est vide, les parois des cellules de lépiderme sont contractées et se touchent l’une l’au- tre, et tout le parenchyme caverneux au-dessous est transparent comme s’il était rempli d’eau. Comme les stomates ont perdu leur excitabilité et sont souvent ouverts, il est probable qu’une partie de l’air a été chassée de la feuille; de plus, la moelle de cette plante ne contient presque pas d’air dans l’état ordinaire, tandis qu’après la gelée on l’en trouve gorgée, ce qui rend probable qu’une portion de la matière gazeuse chassée des feuilles par la congélation s’est rendue à travers le pétiole dans la moelle. Les vaisseaux annulaires des pétioles, ordinairement remplis d’air, sont gorgés de sève après la gelée, comme si le passage violent des gaz qui étaient expulsés dans la moelle avait détruit leur pouvoir de résistance à limbibition des sucs. Dans quelques euphorbes gelées ; les vaisseaux annulaires ont aussi été trouvés entièrement vides, et leurs parois ridées et en état de collapse. Les feuilles longues et capillaires de l’Erica sulfurea, qui dans ’état naturel sont fermes, d’un vert clair, avec un pétiole rigide, dégagent lorsqu'on les soumet à une forte pression une grande quantité d’air, principalement par le pétiole. Mais lorsque cette plante a été gelée, les feuilles sont plus molles , d’un vert olive sombre , avec un pétiole flasque , et lorsqu'on les soumet à la pression , quoiqu'’elles y cèdent très-facilement , elles ne déga- gent presque pas d’air. En même temps les longs poils de cette plante qui renferment un liquide dans l’état sain sont trouvés remplis d'air après la gelée , lors même qu’on n’a exercé au- cune pression. EFFETS DU FROID SUR LES PLANTES. 183 C’est peut-être là la cause du fait bien connu de la possibi- lité de sauver quelquefois les plantes gelées, en ne les exposant que graduellement à la chaleur , tandis qu’on les tue presque toujours si cette exposition est soudaine, On peut croire que, dans ce dernier cas, l'air introduit dans des cavités qui ne sont pas destinées à le contenir se dilate fortement et aug- mente le désordre , tandis qu’au contraire , si le dégel est lent, il peut revenir graduellement dans les vaisseaux qui lui sont “appropriés sans causer aux lissus de nouveaux dérangemens. L'action de la gelée sur l’amidon paraît étre d’en diminuer la proportion, et d’y causer une altération plus ou moins grande. En particulier, dans la pomme de terre la transforma- tion partielle de l’amidon paraît étre l’origine du sucre que l’on trouve dans ce tubercule lorsqu'il a été gelé. Enfin , la gelée paraît avoir une action spécifique sur le latex ou suc. propre des plantes, en détruisant sa capacité de mou- vement. Si ce fluide est le suc vital des végétaux comme le suppose le prof. Schultz, ce fait seul ferait concevoir les effets destructeurs de la gelée. Dans tous les cas, elle coagule ce fluide et le rassemble en masse amorphe. Dans les stapelia, où les vaisseaux à latex sont très-apparens, ce fluide est si incolore qu’à peine on le distingue avec les verres les plus forts, mais après la gelée on le voit distinctement comme de l’eau à demi coagulée. Dans l’hybiscusla tige est couverte de poils longs et simples, contenant un plexus de vaisseaux laticifè- res, dans lesquels lemouvement de cefluide se voit très-facilement au microscope. Après la gelée cet appareil est converti en sacs séparés et informes, pleins de matière grumeleuse et sans aucun mouvement. Que ces vaisseaux perdent leur vitalité par la gelée, cela peut se démontrer aisément, même sans microscope, car une tige de figuier élastique ou d’euphorbe , qui laissera dans l'état sain découler par incision une grande abondance de lait, n'en donnera pas une goutte si elle a souffert la congélation. M. Lindley conclut de ces faits que les résultats de la ge- 184 . EFFETS DU FROID SUR LES PLANTES. lée dans les plantes sont plus compliqués qu’on ne le pense d'ordinaire , et il en résume ainsi les principaux effets : 1° Une distension du tissu cellulaire des parties charnues qui, lors même qu’elle n’en amène pas le déchirement , détruit toujours leur irritabilité. | 2° L’expulsion de l'air des trachées et des cellules aériennes. 3° L'introduction des gaz dans des vaisseaux destinés à con- duire des fluides. 4° La décomposition chimique des tissus et de leur contenu. 5° La destruction de la vitalité du latex et la cessation d’ac- tion de ses vaisseaux. 6° L’obstruction des vaisseaux du tissu ligneux par la dis- tension des fibres. Ces phénomènes sont en partie mécaniques ou chimiques, en partie vitaux. L’action mécanique est la seule sur laquelle l'art de l’homme ait empire. On sait, en effet, qu’un climat humide, ou un sol pénétré d’eau rendront un végétal bien plus sujet à la gelée que s’il est cultivé dans un sol et sous un climat secs. Tout ce qui tend à rendre les tissus aqueux aug- mente la chance de gelée, en augmentant beaucoup le pouvoir conducteur pour la chaleur. C’est à cette seule cause que le D' Neuffer attribue les effets fâcheux de la gelée sur les par- ties charnues des plantes, surtout au printemps ; il a trouvé, en effet, que les arbres, à Tubingue, contenaient tous un excès de huit pour cent de matière aqueuse au mois de mars sur celle qu’ils renfermaient en janvier. L'expérience de l’hiver rigoureux de 1837 à 1838, a montré aussi que l’exposition abritée pour les végétaux exotiques , les rend sujets à voir ac- célérer leur végétation pendant les automnes dont la tem- pérature est élevée, et conséquemment les rend comme s’ils avaient crû dans un sol humide, beaucoup plus faciles à être atteints par le froid de l'hiver, s’il survient soudainement. 1. M ——#sie———— Le TEE fait 1° F. de décroissement de température pour 229 pieds d’élévation, BULLETIN SCIENTIFIQUE. ms 1. — DE LA DIMINUTION DE TEMPÉRATURE EN RAISON DE LA HAU- TEUR DANS L’ATMOSPHÈRE, PENDANT LES DIVERSES SAISONS DE L'ANNÉE, par M. le professeur Forges. ( Edinb..new Philos. Journ. Octob. 1840.) L'auteur a fait ses observations thermométriques à deux stations : l'une au réservoir de Bonalli, à cinq milles d'Edimbourg, sur les monts Pentland, à la hauteur de 1100 pieds au-dessus de l'Océan ; l’autre au village de Collinton , situé à 700 pieds au-dessous. Quoique la différence de niveau soit peu considérable , comme les observations ont été faites pendant cinq ans dans des stations très- rapprochées, et que les résultats suivent une marche uniforme, ils acquièrent un certain intérêt, que l’absence de pareïls documens re- eueillis en Ecosse et même en Angleterre vient encore augmenter. Les observations se faisaient chaque jour aux deux stations, à buit heures du matin et à huit heures du soir. En prenant la différence moyenne de chaque mois de l’année pour chaque époque d’observa- tion, on trouve une augmentation rapide de différence de température entre février et mars, et une diminution considérable en novembre ; le maximum correspond au mois de mai. L'influence de l'hiver, pour diminuer la différence de chaleur observée aux deux stations, est très- remarquable dans les tableaux présentés par l’auteur, la différence moyenne des cinq années étant de 4°,28 F. pour le mois de mai, et de 1°,72 F. seulement pour le mois de novembre. La moyenne générale des cinq années d'observation donne, pour 7386 pieds d’élévation, une diminution de température qui est de 3°,27 F. à huit heures du matin, et 3°,18 F. à huit heures du soir, soit 3°,22 F. entre les deux. Cela décroissement considérable et qu’explique peut-être en partie la situa- tion abritée de la station inférieure. En comparant les résultats obtenus par lui, et réduits à une forme graphique, avec les résultats tirés par Kaemtz, dans son second volume de Lecons sur la Météorologie, des observations consignées dans la B1- bliothèque Universelle, et faites à Genève et au Saint-Bernard, M. F. 186 BULLETIN SCIENTIFIQUE. a trouvé que ces derniers résultats, pour une différence d’élévation de 6836 pieds anglais, donnent une courbe qui coïncide remarquable- ment avec celle qu’il a déduite de ses propres observations. En par- ticulier, la diminution de la différence pour le mois de novembre est également frappante. L'auteur tire de ces tableaux les déductions qu’en même temps que la température moyenne décroît à mesure qu’on s’élève dans l’atmo- sphère , les différences extrêmes annuelles diminuent aussi, et devien- nent probablement nulles à une certaine hauteur. Il pense aussi que l'influence des saisons se fait sentir plus tôt dans les plaines et plus tard dans les montagnes. Des variations accidentelles, dues soit à l'humidité, soit à des cou- rans d'air, peuvent rendre momentanément les couches supérieures de l'air plus chaudes que les couches inférieures. Le tableau suivant peut faire apprécier la fréquence comparative et la valeur absolue de ces variations dans les circonstances où était placé l’auteur. Nombre de cas Moyenne Difference où la station supérieure des plus moyenne. elait plus chaude grandes differences que l'inférieure. en +. Printemps, (mars, avril, mai.) 4°,30F. 7,1 sur 100 10°,5 Eté, (juin, juillet, août.) 3°,58 13,5 — 10°,3 Automne, (sept., octob., nov.) 2°,72 15,0 — 9°,8 | Hiver, (déc., janv. février.) 2°,30 198 — 90,8 L. M. 2. -— DÉGAGEMENT CONSIDÉRABLE D'ÉLECTRICITÉ PAR L'EXPANSION DE LA VAPEUR. (Phil. Mag., novembre et décembre 1840; Comptes Rendus de l'Académie des Sciences de Paris, n° 22 du 30 novembre 1840, p. 908.) Volta et de Saussure sont les premiers qui aient démontré que la production instantanée de la vapeur produit de l'électricité. De Saussure a principalement étudié ce sujet, sur lequel il a fait un nombre consi- BULLETIN SCIENTIFIQUE. 187 dérable d'expériences. On a cru dernièrement que les effets électriques dont il s’agit n'étaient pas dus à la vaporisation, mais bien à quelque action chimique qui avait lieu en même temps. Pouillet, Peltier et quelques autres physiciens ont émis cette opinion en l’appuyant sur quelques observations. Action chimique exercée par le liquide qui se vaporise sur les parois du vase qui le renferme, altération chimique du liquide lui-même au moment où il passe à l’état de vapeur : telle est la double origine à laquelle on a eru pouvoir attribuer le dévelop- pement de l'électricité dans les expériences de de Saussure. Nous ne sommes pas convaincus qu’on puisse rendre compte ainsi de tous les faits observés par notre illustre compatriote ; nous estimons en parti- eulier qu’il est, dans ses expériences , des eas où il est impossible d’a- percevoir aucune action chimique d’une espèce quelconque. Nous n’en conclurions pas que le développement de l'électricité est dû à la formation même de la vapeur ; nous serions plutôt tentés de croire que cette formation est une circonstance nécessaire pour rendre sensible le développement de l’électricité, qui serait dû tantôt à une action chi- mique , tantôt à une action physique , par exemple au refroidissement subit du vase dans lequel le liquide se vaporise. Quoi qu’il en soit, depuis les belles observations de de Saussure , le sujet ne nous parait pas avoir été l'objet de recherches assez complètes de la part des phy- siciens qui s’en sont occupés; il est cependant un de ceux qui nous semblent mériter une étude approfondie, si l’on veut du moins cher- cher ailleurs que dans la vaporisation même l’origine de l'électricité qui se manifeste dans la formation de la vapeur. Les réflexions qui précèdent nous ont été suggérées par un fait nouveau et important qui vient d’être découvert. Un mécanicien em- ployé dans une usine, près de Newcastle, en Angleterre , a remarqué qu’en mettant une de ses mains dans le jet de vapeur qui sortait par une fissure de la chaudière d'une machine à vapeur, il obtenait une forte étincelle, semblable à l'étincelle électrique, s’il approchait en même temps l’autre main de la paroi métallique de la chaudière. Le Phil. Mag. contient, dans ses numéros de novembre et de décembre 1840, des notices intéressantes sur l’étude qu'ont faite de ce phéno- mène , chacun de son côté, deux savans anglais, MM. Armstrong et Pattinson. Nous donnerons une analyse détaillée de ces notices dans notre premier numéro du Recueil des travaux relatifs à l'électricité ; en attendant nous résumerons ici d’une manière sommaire les résultats de leurs recherches. 188 BULLETIN SCIENTIFIQUE. En examinant de près le phénomène et en répétant l’expérience, M. Armstrong s'est assuré que ce qui avait contribué à rendre le dé- veloppement de l’électricité si intense , c’est que la vapeur, en sortant de la chaudière, passait par une fissure entourée de ciment, et qu’ainsi le jet de vapeur était isolé. Ce jet était doué d'électricité positive et la paroi de la chaudière était négative. L'eau qui se vaporisait dans la chaudière n’était pas pure ; elle laissait un fort dépôt qui formait une incrustation saline ; la présence de cette incrustation paraissait avoir de l'influence sur l'intensité du phénomène. Avec de l’eau pure et uné chaudière parfaitement propre, M. Armstrong n’obtint aucun signe d'électricité. Il est vrai que les autres circonstances de cette dernière expérience n’étaient pas les mêmes que celles dans lesquelles les pré- cédentes avaient été faites. Plus tard , il obtint en effet un développe- ment d'électricité avec de l’eau pure, mais ce développement était toujours moins prononcé qu’avec de l’eau qui tenait des sels en disso- lution. M. Armstrong a remarqué également que, suivant que l'on place le conducteur destiné à recueillir l'électricité dans une partie ou une autre du jet de vapeur, on obtient les effets ou très-forts ou très- faibles ; il ne faut jamais, pour avoir beaucoup d'électricité, le mettre trop près de l'endroit où le jet sort de la chaudière, mais il faut le placer à quelques pieds de distance , en général au point où la con- densation de la vapeur dans l'air semble commencer. M. Pattinson a fait aussi plusieurs expériences du même genre que celles de M. Armstrong , il en a fait en particulier avec les machines à vapeur à haute pression des locomotives ; il a observé qu’on obtenait avec les jets de vapeur sortant de ces machines, des effets beaucoup plus intenses qu’avec d’autres, ce qui tient probablement et à la haute pression sous laquelle se trouve la vapeur au moment où elle sort , et à la grande étendue de la surface de contact qui existe entre l’eau qui se vaporise et le métal de la chaudière , par l'effet des tubes de cuivre intérieurs dont les chaudières des locomotives sont munies. M. Peltier a communiqué à l’Académie des Sciences de Paris, dans sa séapce du 30 novembre dernier, une notice de laquelle il résulte, qu'ayant refait l'expérience de la vaporisation de l’eau projetée sur du platine incandescent , il n’a point trouvé de développement d’électri- cité toutes les fois que l’eau projetée était parfaitement pure , tandis qu'il y avait des signes électriques prononcés quand l’eau tenait en dissolution un sel quelconque. Ce sel laissait sur le platine un dépôt analogue aux incrustations trouvées au fond des-chaudières dans les BULLETIN SCIENTIFIQUE. 189 observations qui précèdent ; d’où M. Peltier semble conclure que l’é- lectricité qui se manifeste dans les jets de vapeur sortant des chaudières est due à une espèce d'action chimique , savoir la séparation de l’eau et du sel qu'elle tient en dissolution. Plus tard , M Peltier a fait, à la séance de la Société Philomatique du 2 janvier ‘, une autre commu- nication, dont le résultat paraît contredire celui qu’il avait d’abord annoncé. Il dit, en effet, avoir remarqué que lorsqu'on lâche de Ja vapeur provenant de l’eau distillée formée dans un vase en cuivre , et ayant une tension de plusieurs atmosphères, cette vapeur est positive, et le vase négatif. Si la vapeur a une faible tension et qu’elle mouille en sortant , on ne recueille plus d'électricité. La qualité de l’eau , Ja pression , la forme et la matière de l’ajutage fermant l’orifice, font varier la tension et la nature de l'électricité’ M. Peltier annonce avoir étudié séparément ces diverses circonstances. Ajoutons, en terminant, que cette dernière expérience pourrait bien s'expliquer si on remarque que l’eau distillée à une température aussi élevée que celle à laquelle elle se trouve dans la chaudière de cuivre, doit exercer une action chimique sur les parois intérieures de cette chaudière, et que la rapidité avec laquelle le jet de vapeur s’écoule lui permet d’emporter l’électricité positive dont le liquide s’est chargé, sans lui laisser le temps de se recombiner immédiatement avec la né- gative du métal. Nous reviendrons ailleurs sur ce point particulier de la question , ainsi que sur le sujet tout entier, comme je l’ai annoncé plus haut. À. DE LA RIVE. 3. — DESCRIPTION ET ANALYSE D'UNE MASSE MÉTÉORIQUE TROUVÉE ® DANS L'ÉTAT DE TENNESSÉE, par M. le prof. TRoosr. (#meric. journ. of Sc. Avril 1840.) Près de l’anse de Cosby, dans le comté de Cocke, situé dans la par- tie orientale de l’état de Tennessée, on découvrit, ily a quelques an- nées, une masse pesant environ deux milliers de livres, et que l’on regarda d'abord comme une mine d’argent. C’est un mélange hétéro- gène de fer métallique, de graphite, de fer sulfuré (pyrites) et d” oxide de fer brun et jaune. Le plus abondant de ces minéraux est le fer nickelifère qui compose environ 95 pour 100 de la masse totale. Il a souvent une structure 1 Institut du 14 junvier 1841, n°0 368. 190 BULLETIN SCIENTIFIQUE. cristalline, et quelquefois est en grains ou globules de diverses formes et de grosseurs variées, agglutinés entre eux ou séparés par une lame mince et flexible de graphite, présentant le poli le plus brillant. La partie cristalline est formée de lames d’épaisseurs diverses, ayant la forme de triangles équilatéraux, et qui sont séparées les unes des au- tres par des lamelles flexibles de graphite, semblables à celles qui ta- pissent les grains. Ces lames triangulaires ne sont point placées, les unes à l’égard des autres, de manière à former des octaèdres ou à donner un clivage pa- rallèle aux faces d’un octaèdre régulier, comme on aurait pu s’y atten- dre ; le clivage donne, au contraire, un tétraèdre régulier, qui a quel- quefois un pouce de la base au sommet. Le fer métallique se trouve aussi intercalé en petites masses irrégu- lières dans une gangue dure et compacte de fer oxidé hydraté brun ; le fer y existe aussi disséminé en grains invisibles, que l’aimant seul permet de découvrir lorsque la substance a été réduite en poudre. Ce fer est malléable. L'auteur a pu le forger immédiatement sous la forme d’un clou à ferrer; mais il est plus dur et plus blanc que le fer doux ordinaire. Il doit cette dureté et cette couleur, soit au nickel, soit au charbon qu'il contient, mais la couleur de ce fer varie beaucoup avant d’être forgé. Quelquefois il est noir et sans brillant métallique ; ailleurs il est éclatant, et il est alors beaucoup plus blanc que ne le sont Vacier ou le fer ordinaire. Dans ce cas , il est très-peu susceptible de se rouiller à l’air; le fer noir peut être blanchi en enlevant à la lime la partie colorée qui ressemble à une espèce de vernis foncé. La substance qui constitue la majeure partie du reste, est le gra- phite. Il est difficile de la distinguer du graphite ou plombagine ordi- naire ; elle est seulement un peu plus dure, un peu plus noire, et forme sur le papier une trace plus nette et plus foncée. Frottée avec un corps dur, cette matière prend le brillant métallique. Ce paraît être un mélange de graphite et de fer. Ce dernier peut être en partie enlevé par l’aimant lorsque la matière esl pulvérisée ; mais une notable por- tion reste avec le graphite, et se dissout avec effervescence dans l’acide hydrochlorique. Le fer sulfuré y existe en petite quantité. IL n’est point attiré par l’aimant, et est sans aclion sur l’aiguille aimantée. Il se coupe aisément au couteau, et est en conséquence moins dur que les pyrites ordi- naires. Il se dissout facilement dans l’acide hydrochlorique avec déga- gement d’acide hydrosulfurique. Ce sulfure présente une structure BULLETIN SCIENTIFIQUE. 191 lamellaire où l’on ne peut démêler aucun clivage régulier ; sa couleur varie du bronze au rouge de cuivre. Le fer oxidé hydraté, qui forme une partie de cette masse, sem- ble un mélange hétérogène des divers minéraux connus sous le nom d'ocre jaune, mine brune de fer, ete. Sa couleur est ordinairement le noir brunâtre passant au rouge brun. La surface extérieure de la masse est couverte çà et là de taches d’ocre jaune terreux. Sa fracture res— semble à celle de l’hématite brune. La variété d’un brun noirâtre est si dure, que la meilleure lime s’y émousse immédiatement et y laisse des paillettes d'acier. Cette dureté n’est pas uniforme, et les parties rougeâtres sont attaquées par la lime. On y trouve de petites cavités qui sont lapissées de cristaux lamel- laires ressemblant à des pyrites blanches. È Cet hydrate de fer, qui sert de gangue au fer métallique, ne paraît pas abondant dans l’intérieur de la masse, mais sa croûte en est entiè- rement composée, En quelques endroits, elle a un pouce d'épaisseur environ, en d’autres seulement trois lignes, et l’on voit çà et là des pointes de fer métallique qui se font jour jusqu’à la surface. Quoique l’on n’ait aucune donnée sur la date ou les circonstances de la chute de cette masse singulière, sa position, sa nature et sa com- position ne permettent pas de douter qu’elle ne soit d’origine météori- que. Elle diffère néanmoins beaucoup, comme on l’a vu, des aérolithes ordinaires. Le fer métallique bien séparé de la gangue a donné à l’analyse : Fer. Hsiunsncs Nos 600050 Nickel: muse ET TI20 Carhgne is it 2 Dci Trace de cobalt et perte. . 0,5 100 Le graphite, finement pulvérisé et séparé , au moyen de l’aimant, du fer disséminé, faisait encore effervescence avec l’acide hydrochlo- rique, ce qui indiquait un mélange si intime du fer et du graphite que l’aimant ne pouvait les séparer. La partie insoluble était du carbone pur, qui est mélangé avec environ six pour cent de fer. On a trouvé du fer météorique sur quelques autres points de l’état de Tennessée. Une des masses trouvée près de Canyfork avait une sur- face lisse et brillante, une forme ovale , et son grand diamètre était de dix à douze pouces de longueur. I. M. 192 BULLETIN SCIENTIFIQUE. 4. — SOURCE DE PÉTROLE. ( Americ. Journ. Juillet 1840, n° 79.) Il ya dix ans, en creusant un puits pour obtenir de l’eau salée à Burksville (Kentucky ) on arriva dans le roc solide à la profondeur de plus de deux cents pieds. Là, la sonde pénétra dans un réservoir de pétrole pur et l’huile fut lancée à plus de douze pieds au-dessus de la surface du sol. Quoique la quantité en diminuât après les premiers. instans , pendant lesquels il en sortait 75 gallons par minute, le pé- trole continua à sourdre pendant plusieurs jours. Le puits se trouvant être au bord d’un ruisseau qui se jetait dans la rivière Cumberland , le naphte y fut entraîné et en couvrit pendant longtemps la surface. Quelques personnes en ayant approché une torche enflammée , toute la rivière parut en feu, et les flammes s’élevèrent au-dessus des ravins les plus profonds et atteignirent les sommets des plus hauts arbres. Ce naphte brûle aisément et donne une flamme blanche et brillante comme celle du gaz de la houille. On en remplit plusieurs barils, mais la plupart coulèrent. La liqueur est si pénétrante qu'il est difficile de la contenir dans des tonneaux , et il s’en dégage tant de gaz que les bou teilles qu’on en remplit et que l'on tient bien bouchées se brisent sou- vent. Exposé à l'air, il prend une teinte verdâtre. Il est très-volatil, a une odeur forte, piquante , impossible à décrire, et sa saveur est sem- blable à celle du sapin résineux. Peu de temps après la découverte de cette huile minérale, on en obtenait toujours une certaine quantité lorsque l’on pompait l’eau sa- lée, et l'on se persuada que cela continuerait. Mais bientôt on cessa d'en retirer avec l’eau, et tout effort pour s’en procurer autrement que par un écoulement spontané a été inutile. Ces émissions naturelles se reproduisent de temps en temps. Il y en a eu deux pendant les deux dernières années. La dernière commença le 4 juillet de l’an 1840 et continua pendant environ six semaines. On en recueillit vingt barils. L’huile minérale et l’eau salée, qui arrivent ensemble pendant ces écoulemens , sont amenées par le soulèvement du gaz à la hauteur de plus de 200 pieds dans la pompe. De celle-ci, le fluide est conduit dans un réservoir couvert ; là l’eau se sépare bientôt du pétrole qui vient nager à la surface où on le puise facilement. Un bruit souterrain ressemblant à un tonnerre lointain , accompagne toujours l'écoulement du pétrole, pendant que le gaz se dégage en abondance au haut de la pompe, donnant à l’eau du puits l’aspect du bouillonnement. I. M. BULLETIN SCIENTIFIQUE. 193 5. — EXAMEN GÉOLOGIQUE DE L'ÉTAT DE NEW-YORK; TROISIÈME RAPPORT ANNUEL PRÉSENTÉ, EN 1839, A L'ASSEMBLÉE LÉGISLA- TIVE DE CET ÉTAT, par M. le professeur HUBBARD. ( #meric. Journ. of $c. Juillet 1840, n° 79.) Nous n’extrayons de ce vaste magasin de faits géologiques intéres- sans que ce qui concerne les sources salées d'Onondaga. La roche la plus inférieure de la formation qui renferme les sources contenant le sel dans un état de pureté suffisant pour en permettre l'exploitation est le grès rouge, que l’on voit relevé à Ja surface près d'Oswego. Les sources salées y abondent d'Oswego jusqu’à la rivière du Niagara, et toutes donnent un sel d’une saveur piquante qui res- semble à celle du nitre, et qui est fortement coloré par le fer. Ces ca- ractères rendent ce sel très-distinct de celui des sources salées qui appartiennent à des couches minérales plus récentes ; celles-ci n'ayant pas été soumises aux mêmes chances d’impuretés ne contiennent pas de fer. Au-dessus du grès rouge se présente le groupe salifère d'Onondaga, qui renferme quatre dépôts distinets dont l’ensemble consiste, si l’on en exceple le gypse, en roches argïleuses dans la partie inférieure et en calcaires dans la partie supérieure. Voici l’ordre des dépôts en allant de bas en haut. 1° La marne rouge, qui a été souvent confondue à tort avec le grès rouge d'Oswego, et qui forme la base du terrain salifère qui se trouve le long du canal Erié. Cette roche augmente en puissance en allant de l'est à l'ouest, et à Lennox la sonde a démontré qu’elle dépassait quatre cents pieds d'épaisseur. L’on n’y a jamais trouvé aucun fossile, ni même aucun corps étranger à l'argile rouge qui la constitue. 2° Le second dépôt est une suite de marnes de couleurs variées, contenant du gypse fibreux rougeâtre. On ne peut obtenir de puits salés dans ce dépôt, non plus que dans le suivant, en raison de la nature poreuse des couches qui les constituent, qu’en les faisant assez profonds pour qu'ils se trouvent au-dessous du niveau des cours d’eau, et on n’y trouve en conséquence aucune source salée au-dessus de ce niveau. Le seul fossile qu’il présente est une petite cythérée. 3° Le troisième dépôt est le terrain gypseux ; il renferme des amas considérables de gypse, qui ne s’y rencontre jamais en couches ni en lits. Les blocs gypseux forment deux étages distincts, séparés par un XXXI 13 194 BULLETIN SCIENTIFIQUE. calcaire caverneux , poreux et rempli de cavités. Ce dépôt est le seul qui offre la preuve que le sel a existé dans ces terrains à l’état solide , quoiqu’on n’en découvre plus un seul fragment , et il est la cause pre- mière des sources salées du pays. Le calcaire caverneux est une roche de couleur bleue ou grise fon- cée, percée partout de trous ondulés, dont plusieurs sont revêtus d’une croûte spathique; la pâte de la roche est très-compacte. Elle passe à une roche spongieuse composée de grains de quartz et de cal- caire agglutinés, et abondante en fossiles. Les cavités de ces roches n’ont aucun rapport avec celles qui sont le résultat de la destruction de produits urganisés. 4° Le quatrième et dernier dépôt sont des roches magnésiennes rem- plies de petites cavités aciculaires placées les unes près des autres, et qui paraissent être le résultat de la cristallisation du sulfate de magnésie. Les roches de ce terrain salifère ressemblent en général à celles des pays où l’on a découvert le sel gemme ; la force de la salure est ordi- nairement en raison de la profondeur des puits; les couches du sol sont sujettes à ces redressemens et à ces chutes qui ont été fréquem- ment observées dans le voisinage des bancs de sel gemme, en particu- lier dans les terrains salés du comté de Chester‘en Angleterre ; enfin, tout semble confirmer l'opinion que ces sources salées ont pour cause des dépôts de sel. Néanmoins, aucun fragment de sel n’y a été découvert ; les cavités des roches n’ont pas même , comme on l’avait prétendu , la forme par- ticulière que devraient présenter des cristaux de sel. Néanmoins il y a des preuves nombreuses de l’enlèvement d’une substance minérale soluble dans les roches dont il s’agit, et quoique la nature du minéral ne paraisse pas avec certitude , le seul que l’on retrouve en quantité un peu notable dans les eaux est le sel. On obtient de l’eau salée en petites proportions dans les sondes creusées dans le roc , mais les puits les plus abondans se trouvent dans les terrains d’alluvion , où ils attei- gnent une grande profondeur. Ce sont des espèces d’enfoncemens des rocs salifères, qui ont été remplis par l’alluvion et qui servent de ré- servoirs à l’eau salée, qui est séparée de l’eau douce supérieure par des couches imperméables. M. Murchison nous apprend que, dans les salines de Droitwich en Angleterre, ce n’est qu’en 1828 que l’on a découvert le sel gemme, quoique les sources salées y aient été exploitées dès le temps des Ro- mains. La coupe du terrain salifère montre une association de marnes, BULLETIN SCIENTIFIQUE. 195 de gypse et de sel, et au-dessous une marne rouge contenant du sel gemme presque pur, disséminé comme le gypse dans la couche supé- rieure. Cette marne a 24 pieds de puissance, et renferme cinq lits de sel gemme séparés par des bancs de marne rouge à veinules salées. Si ces marnes ont la dureté suffisante pour conserver leur cohésion lors- que le sel en sera dissous par la filtration des eaux au travers des cou- ches, elles devront présenter la même apparence que celle des roches poreuses du terrain d’Onondaga. Le gypse étant beaucoup moins s0- luble que le sel, échappe bien plus longtemps que lui à l’action dis- solvante , et l’on voit des veinules et des grains de gypse rester dissé- minés dans la marne. D'après la position de ce terrain salifère au-dessus du grès rouge ancien , et la nature des fossiles qu’il renferme et qui semblent appar- tenir au groupe silurien , il paraît probable qu'il est de formation plus ancienne que la série salifère ordinaire qui paraît appartenir au lerrain du grès bigarré , et même, comme à Wielitzka en Pologne, aux ter- rains tertiaires. En Angleterre , M. Murchison a déjà remarqué que les sources salées se trouvaient non-seulement dans le groupe carbonifère, mais même dans des terrains encore plus anciens. L. M. 6. — EMPREINTES DE PAS D'ANIMAUX TROUVÉES SUR LE GRÈS BI- GARRÉ A PGLZIG, ENTRE RONNEBOURG ET WEISSENFEIS, par M. le docteur CoTtA. (Jahrbuch für Mineralogie , etc., von Leonhard und Bronn. 1839.) En s’occupant de travaux pour une earte géologique de Saxe , l’au- teur remarqua souvent entre Ronnebourg et Weissenfels, dans la for- mation du grès bigarré , des dalles de pierre qui présentaient l’espèce de réseau saillant que l’on retrouve dans les grès à empreintes d’ani- maux d’Hildburghausen. L’on ne peut expliquer cette apparence que par le remplissage par le grès des fentes ou dépressions occasionnées par le desséchement de couches minces d'argile. Or si ces lits d’argile déposés entre les bancs de grès ont eu le temps et l’occasion de se des- sécher avant la formation d’une nouvelle couche de grès , elles ont dû rester quelque temps à l’état de mollesse, qui est une des conditions essentielles à la conservation d'empreintes des pas des animaux qui pouvaient exister alors. Ces idées engagèrent l’auteur à des recherches 196 BULLETIN SCIENTIFIQUE. plus attentives , et 1l se rendit à cet effet aux carrières de Pôlzig, d’où l'on retire les plus belles dalles de grès. Il y trouva eu effet des traces nombreuses d’empreintes de pas d'animaux, et il vit même, dans la première des carrières en montant de Pôlzig . la couche qui les ren- fermait : le grès qui y était superposé étant tout parsemé d'empreintes en relief. 3 Ces empreintes ne ressemblent à celles d’Hildburgbausen que par la similitude de position. Elles ont plutôt l’aspect de fers à cheval que de pieds. Elles ne se présentent point en traces uniformes et régulières attribuables à la marche d’un seul individu , mais confusément mêlées comme si beaucoup d'animaux se fussent rassemblés sur le même lieu. Elles ne sont pas toutes semblables : quelques-unes sont arrondies derrière, d'autres au contraire plus anguleuses ; on voit quelquefois une petite protubérance irrégulière à la partie postérieure. Plusieurs de ces différences peuvent tenir à l'inégalité de mollesse du sol sur lequel ont été formées les impressions, à la direction des pas, ete. Leur position irrégulière semble rendre plus probable qu'elles appar- tenaient à des bipèdes. Quelques dalles sont recouvertes de reliefs analogues aux dépressions ci-dessus décrites et ayant la même gran- deur, ce qui arrive pour celles qui reposent directement sur l'argile. Ces lits d'argile à empreintes sont extrêmement minces, ils ont ‘/, ou 2: pouce seulement d'épaisseur ; cela explique peut-être pourquoi les réseaux saillans remarqués ailleurs sur le grès, n'accompagnent point les impressions de pas d'animaux, la couche d'argile étant trop mince pour se fendiller en se desséchant. Une autre particularité de ces dalles de grès à empreintes , c’est qu’elles sont en général très-ondulées du côté opposé aux impressions , c'est-à-dire à la face supérieure, et plus égales à la partie inférieure. L’eau a évidemment eu plus d'action sur le sable que sur l’argile. Les empreintes se sont rencontrées à Pôlzig et à Klein-Pôrthen sur deux lits d'argile, tous deux situés vers le milieu de la formation du grès bigarré. Ces lits sont caractérisés dans tout le district par leur couleur claire grise , jaune ou même blanche. On a trouvé aussi des empreintes isolées à Crossen, à Weissenfels et à Gross-Aga, près de Leïtz, mais nulle part d'aussi distinctes qu'a Pülzig, où les animaux semblent avoir été réunis en troupeaux. Les carrières de Pülzig et de Klein-Pôrthen sont situées dans deux vallées parallèles, et sont séparées par une crête montueuse qui a un mille de large et cent pieds de hauteur. Dans les deux localités les BULLETIN SCIENTIFIQUE. 197 couches se suivent d’une manière assez uniforme , mais varient seule- ment en épaisseur, Les lits à empreintes sont parallèles, et leur position relative étant la même dans les deux localités, on peut les regarder comme identiques. Cela rend remarquable en étendue la région dans laquelle les animaux qui ont produit les empreintes semblent avoir été rassemblés. Dans les deux localités, la couche à empreintes inférieure est un grès jaunâtre à petits grains , dont les assises , épaisses d’environ deux pieds , sont séparées les unes des autres par de minces lits d'argile. Il sert surtout à fournir de gros blocs de pierre à bâtir. Au-dessus , l’on troure à Pôrthen une oolite dure, d’un gris foncé, passant au grès grisätre ou verdâtre ; à Pülzig , au contraire , le grès, qui est le même que ce dernier, ne contient presque pas d’oolite. La dureté de ces matériaux les a fait nommer par les mineurs des deux localités pierres de fer, et on les emploie à construire les routes. Vient ensuite une argile schisteuse verdâtre , puis la couche à em- preintes supérieure. Les assises du grès qui les renferment sont à Pür- then minces et alternant fréquemment avec des argiles schisteuses ; elles sont plus minces encore à Pülzig, mais plus dures, plus grises, et on les y nomme pierre de fer supérieure ; 11 n’y a pas d’oolite. Sur ces grès on trouve, aux deux endroits, de l’argile schisteuse et quelques veines de grès. Il est rougeâtre à Pôlzig et gris-verdâtre à Pôrthen. Puis se présentent les bancs de grès jaune, qui sont plus minces à Pürthen qu’à Pôlzig, mais qui sont extrêmement multipliés dans les deux localités. Les grès et argiles qui recouvrent le tout sont évidemment en bancs contournés et irréguliers. La puissance de ces divers bancs de grès et d’argiles , depuis le point où ils sont découverts dans les carrières jusqu’au sol, varie de 40 à 60 pieds. I. M. T.— SOMMAIRE DES CONCLUSIONS A TIRER DES FAITS OBSERVÉS PAR M. ERRENBERG SUR LES ANIMAUX INFUSOIRES. (Die Infusion's- thierchen , etc. Leipzig 1839.) 1° Le plus grand nombre des animaleules microscopiques sont doués d'une organisation compliquée. 2° Ils forment, d’après leur structure, deux classes bien distinetes. 3? Leur distribution géographique sur le globe suit les mêmes lois que celle des autres animaux. \ 198 BULLETIN SCIENTIFIQUE. 4° Ils donnent à de grandes masses d’eau des couleurs particulières, et occasionnent dans la mer une phosphorescence spéciale par la lu- mière qu'ils émettent. 5° Ils forment souvent, par leur accumulation à l’état vivant, une sorte de masse terreuse animée, et comme on en peut compter souvent 41,000 millions d'individus par pouce cube de matière, leur nombre absolu doit être certainement plus grand que celui de tous les autres animaux réunis ; peut-être même dépassent-ils par leur volume col- lectif celui des autres êtres animés. 6° Ils possèdent le pouvoir générateur le plus considérable de la na- ture organique ; un seul individu pouvant en quelques heures pro- créer plusieurs millions d'êtres semblables à lui-même. 7° Les animalcules forment, par le moyen de leurs tests siliceux, des terres, des pierres et des roches; ces matières servent à faire le verre, des briques flottantes comme les préparaient les anciens, des terres à polir (le tripoli , l’ocre, etc.), des engrais, des terres alimen- taires, comme la farine fossile employée dans le Nord, qui remplit l'estomac sans Jui nuire. Ils sont nuisibles quelquefois en rendant l’eau impure, en tuant les poissons dans les étangs et en créant des miasmes ; il n’a point encore été démontré pourtant qu’on dût leur attribuer la peste, le choléra et les autres maladies contagieuses, comme on l’a prétendu. 8° Les animalcules ne paraissent jamais dormir, autant du moins que l’on a pu les observer. 9° Ils existent dans l’homme et les animaux. 10° Ils sont eux-mêmes tourmentés de parasites et d’animaleules plus petits qui vivent dans leur intérieur, et ceux-ci ont aussi d’autres parasites que l’on a pu observer. 11° Ils sont en général affectés par les agens extérieurs à peu près comme les animaux d’un ordre plus relevé. 12° Comme les animaleules microscopiques sont extrêmement légers, le moindre courant d’air les enlève et les transporte dans l'atmosphère. 13° Il est possible de rapporter à quelques lois organiques précises les changemens de forme constans et remarquables que présentent quelques-uns de ces animaleules. 14° Leur organisation est comparativement très-puissante, comme le prouve, en particulier, la force de leurs dents et autres appareils de mastication ; ils ont aussi les mêmes facultés de sentir que les autres animaux. 15° L'observation de ces êtres microscopiques a amené des défini- tions plus précises de ce qui constitue l’animal et le distingue des BULLETIN SCIENTIFIQUE. 199 plantes, en nous faisant mieux connaître les systèmes d’organes qui manquent à celles-ci. 16° La complication de l’organisation des animaleules microscopi- ques suffirait seule pour renverser les théories ou les observations mal faites qui leur ont attribué une génération spontanée de la matière brute. .L M. 8. — SUR LA VITALITÉ DES GRENOUILLES. ( Æmeric. Journ. Juillet 1840, n° 79.) Dans son travail sur les reptiles qui vivent dans la Grande-Bretagne, M. Bell, après avoir décrit la manière dont les couleuvres s’y pren- nent pour saisir et dévorer les grenouilles , ajoute ce qui suit : « La grenouille reste en général en vie, non-seulement pendant la dégluti- lion, mais même après qu'elle est passée dans l’estomac du reptile. J'ai vu une fois une très-petite grenouille, qui avait été avalée par un serpent de grande taille que je possédais, sauter hors de la gueule du reptile au moment où il bâillait, ce qui leur arrive souvent après avoir pris de la nourriture. Et dans une autre occasion, j’entendis distincte- ment le cri particulier d’une grenouille plusieurs minutes après qu’elle avait été avalée par un serpent.» M. Harlan, naturaliste de Philadelphie, a fait une remarque analo- gue sur la Rana clamata. I] raconte qu’un chien ayant avalé, par ac- cident, un de ces reptiles, on l’entendit crier plus d’une demi-heure, au grand amusement des spectateurs et au plus grand déplaisir du chien qui ne pouvait se rendre compte de ce bruit intérieur inaccoutumé. La disposition de la grenouille commune, Rana temporaria, à s’ap- privoiser, a été prouvée par M. le docteur W. Roots, de Kingston, qui a observé, pendant plusieurs années, un individu de cette espèce qui vivait familièrement avec ses domestiques. Pendant trois ans, l’animal sortait régulièrement de son trou à l'heure des repas, et prenait la nour- riture qu’on avait le soin de lui donner. Un fait remarquable était son goût pour la chaleur pendant l'hiver, goût qui l’engageait à sortir le soir de son trou, et à se tenir devant le feu de la cuisine jusqu’après le moment où les gens de la maison s'étaient retirés. Une sorte d'intimité s’était établie entre cette grenouille et le chat de la maison, et souvent le reptile se cachait sous l’épaisse et chaude fourrure du quadrupède, qui semblait prendre un soin particulier de ne pas déranger ce nouvel ami. LM. 200 BULLETIN SCIENTIFIQUE. 9.— NOTE SUR LA DESSICCATION DE LA BETTERAVE PAR LE FROID, lue à l’Académie Royale des Sciences de l’Institut, dans sa séance du 4 mai 1840 , par M. Bonarous, correspondant de l’Institut. (Extrait des Comptes Rendus de l'Académie des Sciences de l’Institut, 1* semestre, 1840.) Si l’ingénieux procédé de M. de Lirac ' pour dessécher la betterave par la chaleur solaire, peut réussir dans les contrées méridionales, il est inapplicable dans le nord, et demande beaucoup de précautions dans ces premières contrées , où les pluies d’orages sont fréquentes et inattendues. Nous nous sommes proposé, M. Payen et moi, de chercher pour les pays du nord, d’ailleurs favorables à la culture de la betterave, quels seraient les moyens de dessiccation dont on devrait essayer l'emploi dans les campagnes. Et d’abord nous avons songé à la congélation des ra- cines qui, désagrégeant les tissus, facilite l’évaporation de l’eau de végétation. Nos premières tentatives, faites en Piémont , sur des racines entières, nous ont prouvé que le temps nécessaire pour la dessiceation à l’air libre serait trop considérable pour être opérée durant la gelée, et qu'après le dégel les sucs épanchés pourraient s'altérer pr omptement. Essayant alors d'exposer à la gelée des tranches divisées à l’aide du coupe-racine , nous avons obtenu, durant les derniers froids qui ont régné à Paris, une dessiccation assez avancée pour assurer la conserva tion, ou du moins permettre de compléter cette dessiccation dans un courant d'air plns ou moins chaud. Le sucre cristallisable contenu dans ces tranches n’avait subi aucune altération , ce qu'il est aisé de concevoir, puisque l’eau qui détermine surtout les réactions nuisibles avait été en grande partie éliminée sous une basse température. Je m "empresse , en attendant que nous répétions nos expériences ; de communiquer le résultat de ce premier essai à l’Académie des Scien- ces, dans le but d’appeler l'attention des expérimentateurs sur un pro- cédé qui peut, en se perfectionnant , offrir de nouvelles ressources à l’une de nos plus belles industries. Ce mode de dessiccation aurait l’a- vantage de répandre dans les campagnes une partie au moins de l’in- dustrie du sucre, si féconde en résultats de plusieurs genres. Les cultivateurs prépareraient eux-mêmes une matière première facile à conserver, d’une assez grande valeur pour supporter les frais de trans- port, et assez riche en sucre pour fournir, sans de grands soins , sans appareils coûteux, ce produit en abondance. 1 Proprielaire dans le deéparlement de Vaucluse. TABLEAU DES OBSER VATIONS MÉTÉOROLUGIQUES FAITES A GENÈVE PENDANT LE MOIS DE JANVIER 1841. ms S———— 202 OBSERVATIONS JANVIER 1841. — OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES faites à l’O mer, lat. 46° 12", long. 15° 16” de temps, soit 3° 49" à l'E. de Genève, à 375 mètres ai BAROMÈTRE TEMPÉRATURE EXTÉRIEURE RÉDUIT A 00. EN DEGRÉS CENTIGRADES, ‘SION N«G SuNnOC matin | *ANAT VI 4Q SASVHA soir. malin. millim. | nullim. | millim. | millum, 728,81 | 728,55 | 728,56 728,50 729,09 | 728,79 729,35 750,86 726,50 | 725,54 724,04 | 715,28 705,78 | 707,63 708,18 | 708,07 708,49 | 708,66 | 709,26 | 712 ,20 715,64 | 716,39 | 716 68 | 718,27 717,98 | 717,22 | 717,41 | 718,88 720,07 | 720,68 | 721,75 | 725,29 726,50 | 726,56 | 725,97 | 726,93 723,14 | 721,82 | 719,66 | 718,21 714,56 | 715,05 | 716,01 | 716,39 721,71 | 721,98 | 724,08 | 727,04 726,52 | 725,14 | 724,01 | 725,58 721,09 | 719,68 | 718,61 | 720,88 725,65 | 724,55 | 723,98 | 724,59 729,57 | 730,29 | 750,65 | 751,45 752,96 | 732,98 | 732,66 | 752,91 751,05 | 750,22 | 727,89 | 725,63 726,65 | 726,55 | 724,75 | 724,55 725,45 | 725,38 | 724,21 | 725,51 727,95 | 729,20 | 729,76 | 754,20 756,50 | 735,90 | 755,13 | 756,79 754,95 | 754,18 | 752,87 | 750,56 727,90 | 726,18 | 722,98 | 719,99 751,59 | 752,48 | 752,86 | 756,02 756,88 | 756,60 | 735,78 | 756,06 755,14 | 755,08 | 755,56 | 755,96 755,16 | 754,17 | 752,88 | 755,15 751,91 | 751,23 | 750,06 | 729,64 751,76 | 752,17 | 752,24 | 732,55 751,50 | 750,90 | 729,61 | 750,00 RER pe Moyens.| 726,52 | 726,09 | 725,63 D > — Ver © © S ÿ © GO ot = O1 S ot ss © L s Da AE ON à S - AU = Le Ê vs v _ ot © 1 D + s Pa] HR +++ + 19 D 1 O1 Fe O1 = DO 1 ET NH © 1 D 19 OUT DH HI ++ DRE +++ © © s - » 3 LE : e1 9 1 > & Vous à - © y ot cwa & res MÉTÉOROLOGIQUES. 203 aloire de Genève, à 407 mètres au-dessus du niveau de la bservatoire de Paris, et, pour le Limnimètre au bord du lac ssus du niveau de la mer. MPÉRAT. EAU ÉTHRIOSCOPE HYGROMÈTRE. RÊMES. dans VENTS. EN DEGRES CENTIGR. LC — 9 b. ‘IQIN V SULIMNINAUTI m.|Maxim.| du [Midi. da Midi. | mat, malin. degr. |degr M |+ 4,5 | 96 | 82 S-0 | Cal. | couv. 5. |+ 5,0 | 96 | 91 S-OIN couv. 514 4,8 | 96 | 89 S S-0 |couv. | o,s | 98 | 82 » S-0 | S-0O l'éclair. = 4,9 | 97 | 93 » Cal. | Cal. [neige m4 2,5 | 93 | 76 » S-0 | S-O |nuag. 8 |- 5,6 | 95 | 90 9 N N couv. Ma | 91 | 87 DE S-0 | Cal. {neige Wa |- 5,7 | 97 | sa 3,3 S-0 | Cal. |couv. 8 |- 5,9 | 97 | 98 ,9 Cal. | Cal. [neige 28 |+6,5 | 96 | 94 » O O {pluie 1 45,5 | 95 | 97 » S-O | S-O |pluie A |+ 5,5 | 84 | 82 1,7 3,0 1,1 | Cal. | Cal. |vapor. 2 |+ 9,9 | 94 | 87 - 0,4 0,4 0,0 | Cal | O couv. »5 |+ 9,7 | 81 | 80 0,2 0,9 1,55 | S-0O | S-0 |couv. 5 |+ 9,9 | 96 | 84 0,7 2,2 0,7 | N-E | Cal. |cou. b. 55 |+11,7 | 98 | 86 22 2,2 1,5 | S-O | Cal. |vap. b. 59 (411,5 | 86 | 81 0,7 0,7 | 0,0 | Cal. | S-O lcouv. 5 |+ 9,4 | 99 | 85 » 0,9 0,9 [S-O!S-O couv. P2.|+ 4,7 } 79 | 77 1,5 3,5 2,6 [N-O|N-O nuag. » » 82 » N . Du. - 1,0 75 1,1 » » à N Bite - 1,5 85 2,4 5,5 2,2 | S-OIS-0 ‘vapor. - 1 82 15 | 0,9 | 0,7 | Cal. | S-O ‘couv. - 1,9 83 1,1 1,7 » [S-O|S-0O couv. + 0,7 85 3,5 3,0 22 |S-0|S-0 lq, vap. 5 |+ 5,1 94 » 0,7 » | Cal. | Cal. couv. + 9,8 89 1,5 5,0 2,0 | S-O | Cal. inuag. 4 |+2,1 85 0, » » | S-0 | S-0 neige + 0, 85 » » 2,4 ÏN N clair à |— 1,9 86 _88 1,5 2,2 N N nuag. + 2,85] 92,4 de 85,1 se A 1,49 | 1,82 | sn | MOTTE A FREPAO LL: 5 eotisl eRUHAIQROHO LM 2KOTrAYHa280) tu SHSHIYYAL ériotsvisedO'T où eueeob-116 2932181 OS-Je ,19a0 gi 9b D mn EL ÉATÉMON A BE LE L x æ 1 ere - + * 7. is un TABLEAU a 2 At L L mn 1 ‘ .… A = QU mit Or À aste LENS 29,1 dan 4,9 at OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES Fra aa) êu FAITES au $ SAINT-BERNARD Meme ute) à is 15 PO 4548 pe EL le MOIS DE JANVIER 1841. 206 OBSERVATIONS "m = : er. & $ BAROMÈTRE TEMPÉRATURE EXTÉRIEURE 5 5 me RÉDUIT A 00. EN DEGRÉS. CENTIGRADES. “| É 5 gh 3h 9 b. Lever | 9 h. [e sis 2 Fil du Midi. du du du ZE malin. soir. soir. soleil. | malin. millim, millim. | millim. | millim. millim. 4 1559,56 | 559,19 | 559,05 | 558,77 | 559,31 | -12,5 | -11,4 2 | 559,91 | 560,45 | 560,56 | 561,06 | 562,21 | —-12,5 | —-10,5 5 [560,60 | 560,01 | 558,32 | 556,64 | 550,41 | -11,5 | — 7,8 a1545,12 | 545,14 | 542,59 | 543,23 | 543,54 | —-11,5 | -10,9 5 [545,64 | 545,98 | 544,22 | 545,84 | 545,07 | -15,2 | -14,9 6 | 546,94 | 547,61 | 548,56 | 549,55 | 550,36 | -18,4 | -18,0 D | 715a9,81 | 549,96 | 549,50 | 549,08 | 549,17 | -15,6 | -12,8 8 | 548,52 | 548,05 | 548,65 | 551,55 | 551,41 | -19,5 | —19,3 9 [553,78 | 554,53 | 554,66 | 554,99 | 555,18 | -19,6 | —18,9 556,53 | 556,25 | 555,95 | 555,49 | 555,65 | —-18,0 | -16,9 554,44 | 554,6 | 553,00 | 555,96 | 553,72 | -12,8 | -12,1 555,56 | 556,18 | 557,52 | 556,88 | 559,15 | —10,6 | -— 9,7 560,91 | 561,00 | 561,08 | 560,70 | 561,15 | -14,3 | -11,6 560,50 | 560,56 | 559,91 | 559,50 | 559,51 559,96 | 560,65 | 560,72 | 560,29 | 560,67 563,79 | 564,56 | 565,58 | 566,52 | 568,46 570,79 | 571,51 571,52 | 571,49 | 571,70 568,83 | 568,51 | 568,05 | 566,82 | 564,95 561,18 | 560,85 | 560,65 | 559,82 | 558,78 557,25 | 557,20 | 556,66 | 555,95 | 555,52° 556,22 | 557,20 | 557,75 | 558,00 | 560,49 562,47 | 562,64 | 563,23 | 565,49 | 565,08 564,01 | 564,01 | 565,34 | 562,81 | 560,72 557,94 | 557,60 | 555,50 | 554,28 | 550,76 556,55 | 557,49 | 558,84 | 559,21 | 561,64 562,95 | 565,51 | 564,02 | 564,05 | 565,00 565,61 | 566,15 | 566,44 | 567,05 | 568,05 567,65 | 567,20 | 566,4 | 565,50 | 56,01 561,50 | 561,16 | 560,01 | 558,24 | 558,52 560,24 | 560,04 | 560,98 | 561,14 | 561,41 559,95 | 559,94 | 559,51 | 559,11 | 558,95 | -17,0 | -17,1 OR Re Re nn nmmeecme—— ER SSSR Re Ge ES el 558,57 | 558,08 | .. 558,41 | -12,65| F1) _- 4] 10,47 Î & |:0 MÉTÉOROLOGIQUES. 207 ice du Grand Saint-Bernard, à 2491 mètres au-dessus du niveau ve; latit. 45° 50° 16”, longit. à l'E. de Paris 4° 44' 30”. HYGROMÈTRE. re VENTS. ETAT pu CIEL. RÊMES. ou de A, A a, Lever| 9 h 5h : 9 h. 9-h. m.|Maxim.| du da ‘di du du du Midi. soleil. | matin. suir soir malin, deg. | deg. ,5 |- 9,8 | 78 | 80 | 73 | 80 N-E | N-E | N-E [neige |brouill. 0 |— 7,7 | 80 | 83 | 82 | 86 N-E | N-E | N-E |brouill. |brouill. 3B |— 8,0 | 76 | 82 | 84 | 87: N-E |N-E | N-E [couvert |couvert. 52 |- 6,5 | 87 | 85 | 84 | 86 S-O | N-E | N-E [neige |neige ÿ6 |—-10,3 | 79 82 83 77 N-E | N-E | N-E [couvert |couvert DO |-15,5 | 80 | 79 |78 | g2 N-E |S-O | N-E }sol. nua.|sol. nua. DO |-12,0 | 80 | 82 |78 79 N-E |N-E | N-E neige |couvert 5 |-16,8 | 75 | 81 ADESIEL Fi N-E |N-E | N-E Ineige |neige Bo |-11,6 | 72 | 81 | 80 | 82 N-E |N-E | N-E serein |sol. nua. B6 |-15,1 | 85 | 87 |85 | 87 S-0 |S-0 | S-O {couvert [neige 56 |- 9,4 | 84 | 86 | 85 | 88 S-O |S-0 | S-O [neige |neige 1,5 |- 6,5 | 88 | 85 |85 | 88 S-0 |S-O | S-O [neige |neige 1,5 |- 8,5 | 85 87 ‘81 86 S-0 |S-0 | S-0 {couvert couvert :5 |— 7,2 | 87 | 89 |682 | 85 S-0 |S-0 | S-O |neig. |brouill. 1 |+5,5 | 90 | 86 | 86 | 87 N-E |N-E | N-E [couvert |couvert b8 |+ 0,8 | 85 | 83 | 82 | 80 N-E |N-E | N-E |qq.nua.|couvert #1 |+6,5 | 87 85 81 82 S-0 |S-0 | S-O {sol. nua./sol. nua. 55 |+ 6,5 | 87 85 85 84 S-0 | S-0 | S-0 couvert |sol. nua, 52 |— 1,0 | 85 | 84 | 82 79 N-E |N-E | N-E Ineige |brouill. 0 |- 5,0 | 76 78 76 75 N-E |N-E | N-E [neige |sol. nua. BO |-15,0 | 78 | 73 | 71 68 N-E | N-E | N-E |brouill. [brouill. 11,1 | 66 | 70 72 69 N-E | N-E | N-E fserein [serein ES |— 7,7 65 72 69 70 N-E | N-E | N-E {serein serein 55 |-11,1 | 79 | 80 75 18 N-E |N-E | N-E |brouill. neige 30 |-16,0 | 75 | 78 |80 | 80 N-E |N-E | N-E [brouill. Ibrouill. 52 |—-11,1 | 89 s0 80 sa N-E { N-E | N-E {sol. nua.lsol. nua. 50 |- 2,5 | 85 | 81 | so | 79 N-E | N-E | N-E Ineige |brouill. 56 |- 5,4 | 85 | 84 82 78 N-E !N-E | N-E |brouill. [brouill. B5 |-10,5 | 75 81 76 77 N-E |N-E | N-E |brouill. [brouill. ,8 |-11,2 | 72 81 79 80 N-E |N-E | N-E {serein {serein | - 8,0 | 75 79 78 78 84 N-E |N-E | N-E serein |sol. nua: Se —— a 4h ET 81,68 A em 82,00 Ex? LI re + + TE SAT MOROYE. 1 à Lorsal re v5: | 105 |-wissèt À ; 3 pas âgrou) {- Hivosdi Hasord} : 4197000 My H0- aise s 8190 a drsv7u08 97000 Joel à air ù Sion « éionsel 1 avr * ei.rS dé mi VE A Où on fe on 2 ‘ % 1 CS @ % D 1 2 128322 pen 210 8 Gps D rh œ CE + - CLR PHEDPTENIT Sr 26 .@ S M-15 1 D D. Ce 1 AE Sœ Des 4 0-2. l'O- ne 0€ Eu th ch … NT FÉVRIER 1841. BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DE GENÈVE. Philosophie. ÉTUDES SUR LA THÉODICÉE DE PLATON ET D’ARISTOTE , par M. Jules Simon. 1 vol. in-8. Paris, Joubert libraire, rue des Grès, n° 14. 1840. ——— “22m s—— « L’école philosophique, à laquelle je fais gloire d’appar- tenir, ne prend pas l'histoire pour le récit inutile d'opinions et de systèmes dont il ne reste plus rien ; elle y voit le déve- loppement même de l’intelligence humaine , et la manifesta- tion suecessive de tous les principes et de tous les élémens qui doivent entrer dans la constitution définitive de la science. Elle se prépare, par une observation attentive de la nature humaine, à ces graves études historiques dont elle veut faire sortir de hauts enseignemens. Ce n’est qu’après avoir longue- ment, laborieusement interrogé les faits; après avoir appliqué la raison aux données de l’expérience, pour arriver, par voie d'induction, aux principes nécessaires de toute réalité et de toute sagesse , qu’elle aborde enfin l’histoire ; et cherche dans - le passé la confirmation ou la réfutation de ses découvertes. L’œil toujours fixé sur la nature humaine et sur les faits, passant sans relâche de l'observation à l’histoire et de l’his- toire à l'observation, elle les contrôle l’une par l'autre; ou plu- tôt, elle étudie à la fois la nature de l’homme dans le dévelop- pement de Phumanité, et dans celui de Pindividu , ete... ::» XXX 14 210 ÉTUDES SUR LA THÉODICÉE C’est en ces mots que M. Simon commençait à la Sorbonne ses leçons sur la philosophie de Platon; et cette école, au- rait-il pu ajouter, précisément à cause de sa méthode, du principe qui la constitue, à cause de la place qu’elle accorde aux données de l’histoire dans la recherche de la vérité et dans la formation de sa synthèse, doit nécessairement faire sentir le besoin des études fortes, produire des travaux consciencieux et jeter ses disciples dans la voie des recherches historiques, sérieuses et approfondies. Dans quelle autre école, en effet, que dans celle qui proclame ces principes : le passé doit nous raconter l’avenir; de grandes et belles vérités ont été révélées aux penseurs qui nous ont précédés ; tout n’est pas faiblesse et mensonge dans les systèmes des siècles passés ; si la vérité et l'erreur ont souvent été mélées ensemble et confondues, c’est à la philosophie qu’il est réservé de séparer le bon grain de livraie ; — dans quelle autre école, dis-je, de larges études his- toriques prendraient-elles naissance et trouveraient-elles place ? Serait-ce dans ces écoles qui, regardant le passé avec un superbe dédain , ne savent trouver du bon et du vrai que dans tel ou tel système étroit, produit d’un dogmatisme exclusif ? Serait-ce dans ces écoles rationalistes, qui empruntent à l’observation in- térieure et à l’analyse psychologique, les seuls matériaux qu’elles emploient pour bâtir leur édifice philosophique, et qui s’iso- lent du mouvement qui les a précédées et du train de guerre qui se fait autour d’elles, comme Descartes leur chef s’isolait dans son poéle du monde extérieur et des distractions de la vie ordinaire? Serait-ce dans ces écoles du siècle dernier, qui, après avoir parcouru le champ de la psychologie, et avoir rendu de grands services par leur tendance spiritualiste, ont manqué de force pour parcourir les régions de la métaphy- sique ; qui, après avoir plané au-dessus des théories matéria- listes dans la sphère de l’analyse intérieure, ont manqué d’ailes pour s’élancer dans la sphère de l’ontologie et mesurer l’éten- due des problèmes qu’elle renferme ? Qu’iraient-elles demander DE PLATON ET D’ARISTOTE. 211 à l'histoire, ces écoles ? que trouveraient-elles en creusant les systèmes des temps passés , sinon les efforts faits pour résou- dre des questions devant lesquelles elles ont reculé, et la dé- claration de leur impuissance ? Serait-ce enfin dans ces écoles qui donnent aux hypothèses la place que devrait occuper l'ob- servation , aux abstractions la place qui devrait appartenir aux faits, qui se mettent & priori au centre d’une brillante con- struction, et coulent en bronze un système enfant de leur con- ception individuelle et isolé de tout appui psychologique et de toute justification historique ? Qu'iraient-elles demander à l'his- toire, et en quoi les résultats de celle-ci pourraient-ils leur être utiles, à elles qui manquent de place pour utiliser de nouveaux matériaux, et qui ne peuvent pas Changer une pierre dans leur édifice sans qu'une ruine complète s’ensuive ? Non, ce n’est ni des unes ni des autres de ces écoles qu’on devra attendre ces études, ces recherches dirigées sur des points spéciaux et qui gagnent en profondeur et en exactitude ce qu’elles perdent en largeur et en compréhension, car elles n’ont pas senti quelle est leur importance ; leur méthode, quand elle ne les exclut pas, ne les déclare pas du moins absolument né- cessaires, ne les considère pas comme le grand ressort de toute synthèse philosophique. Mais on pourra et on devra les attendre, ces études, d’une école qui voit dans l’histoire le dé- veloppement de l'intelligence humaine, qui trouve.dans chaque tendance philosophique, un lien, un rapport avec les autres; qui considère le développement scientifique de humanité comme une chaîne dont aucun chaînon n’est inutile; d’une école qui veut tout scruter, tout éprouver, tout passer au creuset d’une analyse nerveuse pour séparer la vérité de l'erreur, pour faire jaillir la lumière des ténèbres ; d’une école enfin, qui, partant d’une doctrine basée sur tous les élémens réels et essentiels de la nature humaine, fait profession d’étudier la nature de l’homme au flambeau de l'histoire de l’humanité , et qui, pour tout dire en un mot; en établissant la raison reine, dominatrice et juge 212 ÉTUDES SUR LA THÉODICÉE en dernier ressort, pourrait être nommée historico-expérimen- tale , tant ces deux principes, l’histoire et l’expérience , tien- nent de place dans sa méthode. Cette école est l’Eclectisme, si souvent et si vivement attaqué, quelquefois dénaturé, j'ai presque dit calomnié si gratuitement par des hommes de toutes les couleurs philosophiques , et qui a soulevé contre lui tant d’objections et tant de clameurs, parce qu’il était calme , mo- déré, et ne se mettait au service d'aucun dogmatisme et d’au- eune idée exclusive ‘. Ce n’est pas ici le lieu de plaider la ! Lorsque l'Eclectisme parut, toutes les upinions exclusives, toutes les idées étroites, tous les partis, toutes les sectes se déchaînèrent contre lui ; il fut en butte aux attaques des écoles les plus diamétralement oppo- sées : les sensualistes comme les théologiens, les philosophes de la ma- tière et les partisans de la philosophie de la nature jetèrent l’anathème contre lui. Les premiers coups partirent de l’école sensualiste; la posi- tion qu'elle occupait devait la faire entrer en lice la première. Depuis Locke, et sous la logique puissante de Condillac, le sensualisme avait pris une forme simple, facile, en apparence conséquente, qui lui avait acquis une domination presque exclusive; à lui appartenait l’empire, c’est lui qui commandait en maître au mouvement philosophique du siècle dernier, il était naturel qu’à l'apparition d'une rivale, cette école se leyät indignée et furieuse pour écraser quiconque oserait lui disputer l’em- pire. C’est d'elle que sont sorties ces accusations si souvent répétées et si victorieusement repoussées : « l’Eclectisme n’est autre chose que le syncrétisme, l’'Eclectisme est l'absence de tout système, l’Eclectisme n’a pas de criterium au moyen duquel il puisse séparer la vérité de l’er- TEUT, ELCesceerse » Puis vinrent les champions de la philosophie de la na- ture qui, attaquant l’Eclectisme dans sa partie métaphysique, déclarèrent que sa méthoded’'observation psychologique ne saurait mener à l’ontolo- gie: « de l’existence du moi, disaient-ils, de ces opérations, etmême de ces intuitions spontanées et libres au monde des réalités et des existences, il y a un abîme que l'on ne saurait ni combler ni franchir. « Les thénlo- giens méthodistes, soit catholiques, soit protestans, attaquant l’éclec- tisme sur la place qu'il accorde à la raison, vinrent répéter contre lui leurs éternelles assertions sur l'impuissance, la corruption de la raison humaine, et s’enlacer dans ce choquant paralogisme qui consiste à dé- clarer la raison impuissanteiet corrompue, bien qu’on s’en serve comme du seul instrument au moyen duquel la foi religieuse peut être établie et ses principes démontrés. Enfin, l’on trouve aussi, dans cé déchaïne- ment universel, l’école que j'appellerai, pour abréger, Panthéistique- DE PLATON ET D'ARISTOTE. 213 cause de l’Eclectisme, peut-être même ne voudrais-je pas m’en faire le défenseur d’une manière absolue ; constatons seu- lement deux faits : le premier, c’est que, a priori, une méthode qui considère les données historiques du point où les considère l’Eclectisme, qui fait à l’histoire une part si large et si belle dans la formation de sa doctrine, doit nécessairement faire de ses disciples, à moins qu’ils ne fussent les plus inconséquens des hommes, des investigateurs intrépides, des interprètes consciencieux des idées du passé, des scrutateurs persévé- rans et scrupuleux des systèmes antérieurs; elle doit néces- sairement produire des travaux détaillés et précis, des mono- graphies précieuses sur les théories semées dans le champ de l’histoire, et sur les penseurs qui ont attaché leurs noms aux études philosophiques ; l’autre fait, c’est que réellement, a pos- teriori, cette méthode a produit en France les effets qu’on était en droit de lui demander, qu’on était en droit d’exiger d’elle ; si nous jetons les yeux autour de nous, nous trouvons des hommes qui ont à cœur les travaux profonds et les études sérieuses, qui ont compris en particulier combien sont riches et fécondes les mines que l'antiquité nous a laissées, qui ont le courage de les exploiter , d’en sonder les filons, d’en re- tirer par un travail opiniâtre de précieuses richesses qu’ils jet- tent dans le domaine de la science, dégagées soit de leur forme embarrassante, soit des erreurs qui les enveloppent. De nombreux exemples seraient mutiles, et deux ou trois noms attachés à des travaux saillans parleront assez haut; il suffira de nommer la Traduction des œuvres de Platon , que le chef de l'école , M. Cousin, vient de terminer, ouvrage remar- Saint-Simonienne, vieille queue du siècle dernier, amalgame de théories sensualistes, d’utopies sociales, et qui se donne le nom pompeux de philosophie du progrès. Un des représentans de cette école, dans un li- vre ayant pour titre : Refutation de l’Eclectisme, Don Quichotte philoso- phique, s’est donné le plaisir de se faire un Eclectisme à sa manière, un Eclectisme qui n’est le système de personne, pour le terrasser viclorieu- sement. 214 ÉTUDES SUR LA THÉODICÉE quable à la fois par l'élégance, la pureté du style, la fidé- lité de la traduction, et auquel son auteur, indépendamment du mérite littéraire, a donné une grande importance philoso- phique par les argumens dont il a fait précéder la plupart des dialogues; l’Essai de M. Ravaisson sur la Métaphysique d’Aristote, qui est au-dessus de tout éloge; le livre de M. Riaux sur Par- ménide et son rept qœuoswc, qui se place au nombre des meil- leures monographies *. C’est un ouvrage sortant de la même école et du méme genre, quoique moins volumineux et traitant des questions moins étendues, que nous avons sous les yeux au moment où nous écrivons ces lignes. Il est composé de trois parties di- stinctes : la première est un mémoire sur cette question , le Dieu d’Aristote est-il une providence? La seconde à pour titre, Examen des objections d’Aristote contre la Théodicée de Platon; la troisième , enfin, se compose de la première et de la der- nière leçon du cours d'Histoire de la philosophie ancienne donné à la Sorbonne par M. Simon. De ces trois parties, la dernière, qui indique chez l’auteur du talent, du savoir , l'intelligence des systèmes , une grande facilité à grouper ses idées et à les présenter enchaînées, ne renferme en quelque manière qu’un résumé que les bornes d’une leçon rendent, sinon in- complet, du moins sommaire et peu détaillé; c’est, d’ailleurs, la partie qui offre le moins d'originalité et dans laquelle nous retrouvons Île moins les idées de M. Simon. Dans les deux autres, au contraire, l’auteur développe ses opinions person- nelles , donne le résultat de ses travaux , il se pose quelquefois en opposition avec les idées généralement admises , il édifie * Le travail de M. Riaux est divisé en quatre parties : dans la première il recherche l’époque à laquelle vivait Parménide, la fixe à l’an 1519, et fait de cette époque une date imprescriptiblement acquise à l’histoire. Ja deuxième et la troisième partie renferment, l’une l'exposition du sys- tème de Parménide, l’autre l’histoire de l’école d’Elée et de son influence dans les siècles postérieurs; enfin, la quatrième est consacrée à résu- mer les trois précédentes et à juger l’école d’Elée. DE PLATON ET D'ARISTOTE. 215 sur ses recherches et ses propres réflexions des hypothèses et des démonstrations , il cherche à résoudre des questions con- troversées, et jette du jour sur des problèmes dont la solution est importante, surtout en raison des hommes auxquels appar- tiennent les systèmes qui les soulèvent. Que peut-il y avoir dans tout ce qui se rapporte à Aristote et à Platon, ces deux flambeaux de l’antiquité païenne ; dans tout ce qui se rattache à leurs écrits ou à leurs personnes ;, qui ne soit du plus haut intérét pour les amis des sciences philosophiques, pour ceux qui aiment à suivre à travers les siècles la marche et les pro- grès de l'intelligence humaine ? Voici les traits principaux des systèmes d’Aristote et de Platon, surtout dans ce qui se rap- porte à la théodicée. Deux caractères généraux dominent la philosophie de Platon, et la séparent d’entrée de toutes les philosophies exclusives, qui, préoccupées d’un point de vue unique , sont tombées ou dans le rationalisme pur ou dans le sensualisme. Le Platonisme exhale de toute part comme un parfum de spiritualisme, et une atmosphère libre de tout élément matérialiste l’enveloppe de tout côté; partout Platon laisse percer son amour pour tout ce qui est beau, simple , bon, et sa foi inébranlable aux prin- cipes de la morale du devoir et de la philosophie de l'esprit. Bien qu’il eùt étudié toutes les écoles qui l’avaient précédé, bien qu’il connûüt les théories des physiciens qui donnaient tout dans leur système aux sens et à la matière, jamais on ne trouve en lui de penchant au sensualisme de ses devanciers. Il sut aussi éviter un autre écueil : quoique disciple de Cratyle, qui prétendait que les phénomènes et les individus ne peuvent pas même être nommés, tant leur existence est éphémère ; quoiqu'il connût la philosophie des nombres et le rationalisme des pythagoriciens , qui oubliaient, en cherchant les rapports des choses, les choses elles-mêmes, Platon ne nia ni les choses ni les individus , seulement il leur assigna la place qu’ils doivent occuper, et loin d’en faire le but de la science , il les considèra 216 ÉTUDES SUR LA THÉODICÉE comme le point de départ de la méthode, comme le premier objet sur lequel doit s’exercer l'observation. Observation des faits et analyse des phénomènes, telles sont en effet les bases sur lesquelles Platon édifie; sa méthode est la dialectique , qui , tout entière dans la définition, a deux manières d'opérer, deux procédés, l’abstraction et la généralisation. Par cette mé- thode, le monde des réalités et des existences nous est révélé au-dessus du monde des apparences et des phénomènes ; tout autour de nous nait, change, passe et meurt; la pensée s’est à peine attachée à un objet qu'il est emporté par ce flux et reflux perpétuel de mutations auquel est soumis le monde qui frappe nos regards. Mais au-dessus de nous il existe une sphère dans laquelle les apparences n’ont point de place, la sphère de l’immuable , du persistant ; dans laquelle résident les essences et les lois, patrons et règles des phénomènes. Or, l'objet de la science est la connaissance de ces lois et de ces règles immuables, le but vers lequel elle doit tendre sans cesse est la détermination des rapports, des liens, des différences ou des ressemblances qui existent entre les individus, rapports et différences qui, généralisés par la raison, nous élèvent à la conception des lois générales, nous portent dans la région des idées. Au sommet de la théorie et aux dernières limites de la généralisation, apparaît l'idée en soi, prise absolument, l’ëdoc &vro xa0° xbro, la cause première ; le principe de tout ce qui dans le monde du contingent la représente ou la réfléchit ; elle est la véritable essence et réside dans l'intelligence divine ; à un degré immédiatement inférieur, nous trouvons l’éxdos , c'est-à-dire l’idée absolue , sortie de l'intelligence éternelle et déscendue dans l'esprit humain, c’est l’édos &uro xa0° ro agissant et se mélant au mouvement , sorti de lPétat d’attribut et dévenu cause. L’&doc, ou catégorie de la généralité, est la condition dé toute connaissanée, la base de tous les jugémens ét dé toutes lés opérations de l'esprit humain, car sans géné- falilé il ne saurait ÿ avoir dé définition , et sans définition d’où DE PLATON ET D’ARISTOTE. 217 näîtrait la connaissance ? L'd0c enfin devient ?dex dans la na- ture; c’est alors l'esprit joint à un corps, lié à la matière, l'édos accessible aux sens. L’{d:4 conserve certains rapports avec l’edos œyro xx) œhro, ainsi qu'avec l’àädoc , et implique une cértaine généralité, bien que cette généralité soit de beau- coup inférieure à celle de lädos et a fortiori à celle de V'ädos ro xa0° ao. Mais les idées une fois connues, considérées dans leur essen- ce, et leurs caractères une fois décrits, où sont-elles ces idées ? quelle est la substance qui les renferme? où résident-elles ? sont-elles des substances existant à part et par elles-mêmes ? Les idées ont pour caractère d’être immédiatement conçues par l'intelligence ; elles sont l'intelligible en soi, et n’existent qu'à la condition d’une intelligence qui les conçoit, d’une pensée qui les pense, si je puis ainsi dire, actuellement et éter- nellement ; sans cela elles ne sauraient étre. Quelle est cette intelligence éternelle qui constitue les idées en tant que sub- stances éternellement en acte? C’est l'intelligence divine. Ici la dialectique et la généralisation nous font faire encore un pas. La contemplation du monde composé d’individus et de phéno- mènes sans cesse en mouvement, sans cesse produits et dé- truits, nous a amenés aux 2dées comme universaux , comme lois de ces phénomènes, comme genres sous lesquels viennent se grouper les individualités. Nous resterions néanmoins en chemin si nous ne nous élevions pas à une généralisation plus haute. Les idées prises ensemble sont encore une pluralité , leur nombre est multiple, nous ne sommes pas arrivés à l'unité, à l'unité éternelle en qui toutes les essences reposent, qui en ? Les idées de Platon se retrouvent dans presque toutes les philoso- pliies sous des noms différens : ce sont les principes constitulifs de la na- ture humaine des Ecossais ; les caté2. ie : 1e Kant (les idées de la raison pure, correspondant aux £i94 äura xa0 aùra, les catégories proprement dites à l'Étds, et le schematisme à l'idc«); les vérités éternelles de Leib- nitz, 1 DESPARSS PN 218 ÉTUDES SUR LA THÉODICÉE est comme le résumé et la substance d’où elles tirent la réalité, le mouvement, la vie, l’être. Or, cette dernière substance, cette unité éternelle , c’est Dieu, c’est la raison absolue, c’est la perfection souveraine , l’être nécessaire ayant en lui-même sa raison d’exister, c’est ce Dieu à la fois cause première de tout, en tant que cause finale vers laquelle aspire et reflue tout ce quiest, mais aussi créateur et providence du monde; ouvrier puissant , intelligent et libre, qui, l'œil sans cesse fixé sur les idées, modèles éternels des choses, a, de sa volonté infinie et de sa puissance sans limites, créé , organisé l’univers moral et le monde matériel , et les a soumis à des lois immua- bles et sages, qui sont les reflets et les manifestations des idées conçues éternellement par son intelligence éternelle ; ouvrier qui, bien qu’il eût à employer dans son œuvre un principe éternel, la matière, et à lutter contre lui (car Platon admet , d’accord avec toute l'antiquité païenne, l'éternité de la matière), a tout dirigé, tout construit dans une harmonie parfaite, dans un ordre indestructible, pour une fin unique et un but sou- verainement sage, Ainsi la matière, substance du monde ; les idées, modèles éternels de la création et types du mode d’exis- tence des individus; Dieu, souverain architecte, cause pre- mière, substance unique, créateur et providence : telle est l’ontologie de Platon, d’où découleront sa morale et sa po- litique. Aristote, dans l’exposition de sa doctrine , n’a pas, de bien s’en faut, cet éclat qui brille dans toute la philosophie de Pla- ton, cette abondance de mythes, ces tableaux poétiques , cette profusion d’images et cette élégance qui élèvent si haut Platon, même à ne le considérer que comme poète. Mais la grandeur et la sévérité des idées d’Aristote , sa puissance de déduction , la netteté et la précision parfaites de son esprit, la manière dont il enchaîne ses idées , les expose , les classe, la clarté et la majesté qui caractérisent son style, font de lui non-seule- ment un penseur vigoureux , profond , original , mais un écri- vain attachant , entraînant et nerveux. DE PLATON ET D’ARISTOTE. 219 Le mouvement est le principe universel de toute chose ; c’est en partant du mouvement que nous arrivons à l’idée de la fin; il est le moyen terme par lequel nous nous étevons des phénomènes à- la cause finale. Or le mouvement est éternel comme le temps qu’il constitue, car comment concevoir un premier mouvement dans le temps, qui n’est qu’une durée _ successive ? Que serait un premier mouvement, sinon le pas- sage du non-étre à l'être , rien devenant quelque chose, c’est- à-dire une contradiction , une impossibilité? Mais si le mouve- ment est éternel , il existe donc un moteur éternel, cause éter- nelle du mouvement. Ce moteur est-il mu lui-même, ou est-il immobile ? Existant comme cause agissante , est-il cause pre- mière, ou bien est-il mu lui-même par une cause supérieure ? Quoi qu’il en soit, la série des causes ne saurait être infinie ; quel que soit le nombre des degrés dont échelle se compose, on doit remonter finalement à un moteur qui ne reçoit point d’impulsion extérieure , qui produit le mouvement sans être lui-même mobile , et en suivant lenchaînement des causes, la série peut être rapportée à trois termes , le moteur, le mobile, et le moyen terme entre le moteur et le mobile ou le moteur- mobile. Or le moteur-mobile ne saurait être décomposé en un nombre infini de causes et de sujets , il ne saurait y avoir un nombre infini de moyens par lesquels le moteur agit sur le mobile ; il faut donc remonter, après avoir parcouru tous les échelons intermédiaires, à un moteur immuable, éternel comme le temps dans lequel il produit le mouvement , ayant en lui la source et origine de tout mouvement. Mais l'éternité implique la continuité , et la continuité implique à son tour l’unité ; donc le premier moteur, le moteur immobile est unique-et conti- nuellement en acte. De plus, il est une substance ; parce que les substances sont les premiers des êtres; et une substance simple , parce que la substance simple est supérieure à toutes les autres; donc enfin , et en dernière analyse, le premier mo- teur, ou Dieu, est une substance éternelle , éternellement en 220 ÉTUDES SUR LA THÉODICÉE acte, simple , infinie, incorporelle, immuable , qui n’est sujette à aucun changement et ne renferme aucun possible. Telle étant la nature de Dieu, s’il produit le mouvement, s’il est la cause du monde , s’il agit incessamment sur lui, com- ment s’exerce son action ? Il agit et il produit comme doit agir et produire un moteur immuable , à titre de cause finale et non de force intelligente et libre, comme objet de la pensée, du désir, comme l’étre auquel se rapportent tous les élans, tous les besoins , tous les instincts et toutes les volontés, comme beauté souveraine et centre d’où rayonne l’amour infini; il se pose dans son immobilité glacée, et le monde tourne autour de lui; les existences convergent vers lui, bien qu'il ne soit ni force motrice, ni cause intelligente , ni providence, mais cause du monde et cause finale du mouvement. — Arrivons aux ques- tions traitées par M. Simon. Le Dieu d’Aristote n’est pas une providence : telle est la conclusion à laquelle nous a conduit l’enchaînement des idées de ce philosophe, et dans laquelle nous allons être affermi toujours plus en suivant les réflexions que M. Simon présente à ce sujet. De nombreuses et sérieuses discussions se sont élevées au sujet des ouvrages d’Aristote, et les commentateurs sont loin d’être d'accord sur tous les points de sa doctrine. Ainsi Alexandre d’Aphrodisée ne voyait dans le Dieu d’Aristote qu’une prowi- dence ; Ammonius s’efforce de démontrer qu’il est à la fois providence et créateur ; mais aucun des commentateurs anciens ne soupçonne, ou du moins n'avance que le Dieu d’Aristote düt être considéré comme une cause finale et non comme une providence , comme un moteur immobile et non comme une force agissant librement ; méme il serait difficile de trouver au- jourd’hui un grand nombre de personnes qui refusent au Dieu d’Aristote le titre de providence. Toutefois, malgré les préju- gés anciens et les autorités imposantes, voyons et jugeons ‘. ! Alexandre d'Aphrodisée, Philopon, Thémistius, Ammonius, Simpli- cius, Saint-Thomas. DE PLATON ET D’ARISTOTE. 221 Si le Dieu d’Aristote est une providence, n’en résulte-t-il pas, en outre de Ja destruction du système de ce philosophe et de la rupture de la chaîne qui lie le premier principe à la dernière conséquence , que l’on doit nier formellement ce qu'il établit en de nombreux endroits d’une manière si pressante et si po- sitive ? lorsque , par exemple, d’accord avec Platon sur ce fait ‘que toute théodicée est basée sur l’existence d’une cause pre- mière, et qu'appelé à déterminer logiquement, et non pas par l'observation et l'expérience, ce que c’est qu’une cause finale, il refuse à cette cause les caractères d'intelligence et de liberté, et affirme au contraire qu’elle n’est que l’objet de l'intelligence, le but du désir, le motif de la volonté. Dans sa polémique contre Platon, lorsqu'il attaque la fameuse définition le méme se mou- vant lui-même, et qu’il veut établir sa théorie sur les ruines de celle de son maître , ne sent-il pas que l'hypothèse d’une force motrice, d’une providence agissant sur le monde après l'avoir créé, est la seule contre laquelle doivent être dirigés tous ses efforts ? ne sent-il pas que là est le nœud de la question , le terrain du combat, et que la victoire dépend de la ruine de cette hypothèse ? C’est vers ce point aussi qu'il dirige toutes ses forces : la volonté , le désir, l'intelligence, dit-il , ne sont que des causes secondaires, que des moteurs mus qui ne mé- ritent pas le titre de cause dans le sens absolu , qui ne font que transmettre le mouvement au lieu de le produire ; le nom de cause première convient seulement à l’objet du désir, de la volonté, de l'intelligence , à l’objet qui est le centre vers lequel ils tendent , la fin à laquelle ils aspirent incessamment. Mais il y a plus, si l’on n’ôte pas au Dieu d’Aristote le caractère de providence et de force motrice, on ne comprend plus rien à la théorie si souvent répétée dans la Physique et la Métaphy- sique du moteur-mobile et du moteur-immobile; on ne sait plus ce que signifie sa distinction de trois choses dans le mou- vement : la chose mue, le moteur-mobile qui meut et est mu lui-méme , le moteur-immobile qui meut sans être mu ; et sur- 7,042) ÉTUDES SUR LA THÉODICÉE tout on doit biffer des ouvrages d’Aristote des passages aussi formels que celui-ci : « Voici comment meut ce moteur-immo- bile, le désirable et l’intelligible meuvent sans être mus*. » Le Dieu d’Aristote ne connaît pas le monde s’il est une cause finale, et il me semble que ce fait est hors de toute contesta- tion ; il ne connaît absolument que ses perfections et ses attri- buts et vit dans leur éternelle contemplation. Quelle position prendront donc ceux qui prétendent que ce Dieu est une pro- vidence, c’est-à-dire qu’il veille sur le monde, le dirige, le gouverne , lorsqu'il n’a pas même la notion de son existence ? Mais, en outre que l’idée de cause finale emporte la non-con- naissance de l’univers, Aristote démontre directement que son Dieu ne connaît que lui-même, Comment, en effet, connaîtrait- il le monde ? comment le monde serait-il l’objet de sa pensée ? le monde sujet à une infinité de changemens, le monde rempli de mal et d’imperfections , le monde qui, dans ses parties les plus belles et les plus harmonieuses, n'est pas même un reflet de la beauté et de l’éternelle harmonie qui se trouvent en Dieu? Pour Dieu, penser le monde , connaître le monde , sortir de la contemplation de lui-même, ce serait changer, ce serait déchoir, cesser d’être l'être parfait, souverain, immuable ; ce serait ne plus être Dieu. Enfin , M. Simon termine par une analyse détaillée , savante, des idées de Platon et d’Aristote sur la matière et sur l’action de Dieu dans l’organisation et le gouvernement de l'univers, et il démontre clairement cette dernière proposition, que l’inter- vention d’une force divine est inutile, et que l’union entre les élémens dont se compose le monde est nécessaire et antérieure à l’action de Dieu, ce qui, d’après le principe du Péripaté- tisme, de ne pas multiplier les causes sans nécessité, conduit à nier la création et la providence ; après quoi il conclut en ces termes : * « Nous n’avons pas établi nos conclusions sur ‘ Melaphysique, XI, chap. 7. ? Page 88 DE PLATON ET D’ARISTOTE. 223 des passages empruntés çà et là dans les ouvrages d’Aristote , mais sur l'exposition suivie et régulière qu’il a faite de sa théo- dicée. Si le douzième livre de la Métaphysique renferme plus d’un endroit difficile à interpréter, à coup sûr ces difficultés ne portent pas sur la question qui nous occupe. Cette opinion, conforme à toute la doctrine métaphysique et psychologique d’Aristote, que le premier moteur meut comme objet du désir, qu'il est nécessairement immobile , qu'une force motrice, au contraire, est mue pendant qu’elle meut , s’y trouve exprimée en propres termes, sans équivoque. Un chapitre entier sur cinq y est employé à démontrer que Dieu ne connaît pas le monde , et ne peut pas le connaître. Un autre chapitre établit que le bonheur de Dieu prend sa source dans la contemplation de lui-même , et que cette éternelle pensée suffit à son bon- heur. Il ne se rencontre pas un seul mot , dans toute cette ex- position , qui nous montre le moteur immuable agissant comme force motrice. S’il n’est pas force motrice, la théodicée d’Aris- tote forme un tout parfaitement un; s’il agit à la fois comme force et comme cause finale, elle n’est guère qu’un tissu de contradictions. Ces raisons me paraissent suffisantes pour éta- blir que le Dieu d’Aristote n’est pas une providence , et que, pour un historien impartial et qui n’a pas de système’arrèté d'avance, il n’y a pas, dans toute la philosophie péripatéti- cienne, de point plus incontestable. » Telles sont en effet les conclusions générales de ce mémoire, dans lequel M. Simon mous paraît avoir définitivement acquis à la science ; les points ‘suivans : d 1. « Ce qui est nécessaire au monde, tel qu’Aristote le con- çoit, c’est une cause finale et non une cause efficiente. 2. « Le Dieu d’Aristote meut comme cause finale et non comme cause efficiente. Cette proposition n’est pas une induc- tion tirée des autres parties de sa doctrine ; c’est une opinion émise formellement et à plusieurs reprises, par Aristote lui- même , et dont la vérité est démontrée par lui dans le dou- zième livre de la Métaphysique. 224 ÉTUDES SUR LA THÉODICÉE 3. « Le Dieu d’Aristote est si loin d’être la providence du monde, qu’il ne sait même pas que le monde existe. Cela est en- core l’objet d’une démonstration très-longue et très-compliquée. 4. « Son bonheur naît uniquement de la contemplation de lui-même. 5. « Aristote ne s’est pas occupé de la bonté de Dieu, de sa justice. Il n’a pas recherché si Dieu est libre, s’il conçoit plusieurs possibles, et par quel motif il se détermine entre eux ; s’il rencontre en dehors de lui une force qui s'oppose à Ja sienne; si le mal existe réellement et si c’est par la permission de Dieu ou malgré lui; quelle est l’origine de l'inégalité qui existe entre les hommes pour la naissance , la beauté , les ta- lens ; questions qui sont toutes indiquées, et dont quelques- unes sont résolues dans la philosophie de Platon. ! » Quant au second mémoire, qui a pour titre: Examen des objections d’ Aristote contre la théodicée de Platon, voici en deux mots le nœud de la question et l'hypothèse de M. Simon pour sortir de la difficulté. Aristote accuse Platon en plusieurs endroits, de n’avoir dans son système ni cause motrice, ni cause finale ; de poser le mouvement comme un fait, sans en donner le pourquoi et le comment. Deux passages formels ren- ferment cette accusation de la manière la plus franche et la nd Cr plus catégorique : « On ne dit rien dans le système de Platon ? » et ercore : de la cause qui est le principe du changement , « Leucippe et Platon admettent l'éternité du mouvement ; mais ils ne disent ni la nature du mouvement , ni le comment, ni le pourquoi , ni la cause. » D’un autre côté , il est évident que Platon admet une cause motrice , une force intelligente et libre, agissant sur le monde, y produisant le mouvement ;, une pro: vidence qui après avoir organisé l’univers , le soutient, le di- ! Page 111. 2 Metaphysique;, ET % Métaphysique, XU, 6. DE PLATON ET D’ARISTOTE. 225 rige , le protége, veille continuellement et incessamment sur lui; cela ressort de l’ensemble de son système , comme nous l'avons vu tantôt ; cela ressort de sa théorie des idées , qui est comme le pivot de sa doctrine, et qui s'écroule si on lui enlève cet être qui en est l'âme et la substance ; cela ressort de la dé- monstration de l'existence de Dieu que Platon donne dans les Lois, et qui consiste à établir que si le monde est né du hasard, il n’y a plus ni morale, ni devoir, ni justice, que nier l’exis- tence d’un Dieu créateur, organisateur et providence , c’est se condamner à ne pas expliquer l’existence du monde ; cela res- sort enfin du dialogue le Timée tout entier, dans lequel Dieu est montré comme l’auteur de tout ce qui existe, comme le roi, le père de Funivers, et de quelques passages qui sont aussi explicites que possible, en particulier de celui-ci : « Tout ce qui naît procède nécessairement d’une cause, car rien de ce qui-est né ne peut être né sans cause, etc... »— Que conclure entre deux faits aussi incontestables et aussi fortement établis ? Comment expliquer qu’Aristote porte contre Platon des accu- sations qui n'ont aucun fondement , et qui s’évanouissent de- vant l’examen le plus superficiel de l’ensemble du Platonisme ou la lecture de l’un des écrits de Platon pris au hasard ? Se- rait-ce qu'Aristote ne connaissait pas les théories de son maitre ? Mais il avait pendant vingt ans suivi ses leçons d’une manière assidue. Serait-ce que Platon n'était pas clair, précis , exact dans la manière dont il présentait ses idées, ou qu’il était dans le doute sur plusieurs questions et ne se prononçait pas expli- citement, ou bien que son exposition et ses leçons étaient ren- dues vagues par son style surchargé de figures, orné d'images, enrichi de mythes? Mais si le doute, l’hésitation , le vague, la surabondance des figures et des mythes, ont pu rendre quel- ques parties de l’enseignement de Platon inintelligibles, ce fat ne se présente point dans sa Théodicée ; là il est au contraire ferme , positif, tranchant; les idées de Dieu, de providence, de devoir, de justice, ne sont pas pour lui l’objet d'un doute ; XXXI 15 226 ÉTUDES SUR LA THÉODICÉE là il affirme, il démontre, il conclut sans détours, sans images, sans hésitation. D'ailleurs les écrits de Platon étaient entre les mains de tout le monde, répandus partout, en particulier à Athènes , où ils trouvaient des interprètes et des défenseurs dans les philosophes de l’Académie; personne ne pouvait se tromper ou être trompé sur la doctrine de leur auteur. Serait- ce, enfin, qu’il faudrait suspecter le caractère d’Aristote, lui jeter les accusations flétrissantes de mauvaise foi, d’envie, de basse jalousie, croire qu’il ne reculait pas devant l’idée de fausser et de dénaturer le système de son maître pour en triom- pher plus facilement ? Mais Aristote avait une puissante intelli - gence et un beau caractère ; il a toujours montré la plus haute estime et la plus grande admiration pour Platon , il lui avait élevé un autel, il prétendait qu’il n’appartenait qu'aux dieux et aux hommes vertueux de le louer. Toutes ces explications sont inadmissibles ; voici celle que propose M. Simon : — Toute la polémique d’Aristote contre Platon consiste à indiquer les in- cohérences apparentes , les solutions de continuité prétendues du système de ce dernier, à le mettre en contradiction avec lui-même. Platon a, dans sa philosophie, deux parties di- stinctes, l’une fondamentale , à laquelle il accorde toute certi- tude, à laquelle il tient de toutes les puissances de sa convic- tion, et une autre moins essentielle, à laquelle il n’accorde qu’un caractère de vraisemblance, comme il dit dans le Timée. Dans sa Théodicée, les questions et les choses sont présentées sous des faces différentes , suivant les ouvrages auxquels on puise : ainsi, dans le livre des Lois, le Dieu de Platon est le dieu du bon sens populaire , un Dieu régnant sur le monde, un père qui veille sur ce qu’il a créé , tandis que dans les Dia- logues d’une dialectique plus serrée, d’une logique plus ner- veuse, d’une réflexion plus profonde, dans le Parménide et le 6° livre de la République ,.le Dieu de la dialectique apparaît dans toute sa perfection et dans toute sa rigueur métaphysique , n'ayant pour caractères que l’absolu, l’unité , réunissant en DE PLATON ET D’ARISTOTE. 297 lui l’un et l'être ; à Platon s’élève aux dernières limites de la dialectique , il tire toutes les conséquences de la théorie des idées , il remonte au delà de l'essence, il pose son Dieu, le bien absolu et souverain , le dernier des universaux dans une immobilité et dans une indivisibilité éternelles. Aristote, dont la logique puissante donne aux systèmes qu’il expose une pré- _cision parfaite , dont toute la doctrine forme un ensemble ri- goureusement lié, en sorte que toutes les théories partielles s’enchaïnent indissolublement , et que les conséquences dé- coulent inévitablement des principes ; Aristote ne passe pas à Platon ce manque d’unité , d’ensemble , il va droit au sommet de son système , à la limite de ses généralisations , il le prend en quelque sorte au mot, lorsqu'il fait de son Dieu l'unité absolue , qui a pour caractères d’être indivisible et immobile ; il déclare que ce Dieu, qui ne saurait agir comme force mo- trice s’il n’agit pas comme cause finale, comme beauté souve- raine, comme objet du désir, ne peut en aucune manière produire le mouvement , et il demande dès lors d’où vient le mouvement dans le monde de Platon , il tarit toutes les sources d’où on voudrait le faire découler, et conclut que, dans la Théodicée de Platon, il n’y a ni force motrice ni cause finale. Par cette hypothèse, que M. Simon hasarde avec défiance, bien qu’il l’étaye d’un grand nombre de considérations , j'ai presque dit de preuves concluantes , la difficulté est levée, Aristote est déchargé de toute accusation d’ignorance , ‘de mauvaise foi ou d’envie ; toute sa polémique est expliquée ; il a connu les écrits de Platon , il a honoré son maître, mais il a défendu son propre système et a attaqué celui de Platon, quand il l’a jugé faux ou inconséquent (amicus Plalo sed magis amica veritas) , et lon conçoit, d’après ce qui a été dit, sur quoi son jugement était basé. Dans ces quelques lignes , consacrées à un livre aussi sérieux que celui de M. Simon , nous n’avons pas eu la prétention de donner une idée complète de son contenu ; pour savoir combien 228 ÉTUDES SUR LA THÉODICÉE d’études graves, consciencieuses, approfondies, quelle entente des systèmes de l’antiquité il suppose, et combien les hypothèses et les déductions y sont appuyées sur des raisonnemens solides et des autorités sûres , il faut lire le volume lui-même. Seule- ment une idée nous préoccupait en écrivant : il nous semblait que les études philosophiques au point de vue de l’histoire , les recherches spéciales sur telle ou telle partie des écrits des philosophes de l'antiquité, sur telle ou telle question soulevée au sujet de penseurs tels qu'Aristote et Platon, et non encore résolus, sont généralement négligées et n’inspi- rent pas l'intérêt qu’elles méritent eu égard à leur impor- tance. Dans des pays mémes où le mouvement intellectuel- est assez prononcé ‘, où plusieurs branches des études sont poussées assez loin et comptent des représentans, des hommes qui marchent à la tête du mouvement scientifique , les tra- vaux philosophiques en général sont dans un discrédit pres- que complet et dans un abandon presque universel. L’impor- tance des sciences philosophiques et la place qu’elles occupent dans le champ de l’activité humaine seraient-elles oubliées , méconnues, et serait-il nécessaire d'indiquer ou de rappeler ces vérités qui ont cours partout , et qui sont devenues banales à force d’être répétées : que la nécessité de la philosophie , prise dans le sens général de ce mot, à la différence de telle ou telle philosophie , de tel ou tel système, soit qu’il appartienne à Platon ou à Aristote, à Descartes ou à Locke, à Kant ou à Schelling, ressort naturellement d’une analyse psychologique, d’une énumération complète des principes constitutifs de l’âme humaine; qu’au fond de chaque âme d'homme, on trouve parmi plusieurs élémens essentiels, tels que l’idée de Pulile, à laquelle se rattachent les sciences mathématiques , phy- siques , et toutes leurs applications à l’industrie et à l’économie politique ; l’idée du juste, dont les applications se développent dans la marche des sociétés civiles, des états, et dans la juris- ‘ En particulier en Suisse, à Genève. DE PLATON ET D’ARISTOTE. 229 prudence ; l’idée du beau, d’où sortent les arts; lidée de Dieu, qui est à la base de la religion et du culte; que l’on trouve, dis-je, au milieu de ces idées simples, un autre prin- cipe nécessaire qui embrasse tous ceux que nous venons d’énu- mérer, qui les complète, à l’activité duquel ils fournissent des alimens ; ce principe, qui n’est autre chose que la réflexion, le besoin et la faculté de se rendre compte de tout ce qui tombe sous la perception , soit intérieure , soit extérieure , c’est-à- dire la source d’où naît la philosophie ‘? D’ailleurs il est évi- dent aujourd’hui, pour quiconque regarde autour de lui, qu’il doit y avoir, dans la marche de l’humanité et dans son développement progressif, deux sphères distinctes : la sphère de l’activité humaine et la sphère des idées générales qui do- minent cette activité, la sphère des événemens et des faits , et celle des lois et des règles auxquelles ces faits et ces événemens sont soumis. Evidemment toute la vie de l'humanité n'est pas dans cette suite de phénomènes qui se suivent, s’enchaïnent , se produisent et se remplacent incessamment , dans ce drame dont les scènes nous apparaissent jour par jour, année par année , siècle par siècle ; évidemment il y a une classe de faits généraux , de lois universelles, qui embrassent ces phénomènes, les lie et leur impose leur ordre d’apparition ; il y a un plan d’enchainement dans les scènes de ce drame, ce drame enfin a un but, un dénouement. De ce fait naît la philosophie de l'his- toire, science à laquelle notre époque devait donner naissance, car le monde ancien bâtissait , édifiait avec activité, force et jeunesse , il se faisait un ordre social dont il était content et dans lequel il vivait, la mobilité du spectacle de la vie hu- maine ne l’agitait pas, et calme, occupé à lutter contre les choses et à agir sur la nature, il se plaignait peu du destin, était peu effrayé de cette fluctuation d’événemens , infiniment moins sensible et moins inquiétante pour lui que pour le monde de notre époque. Le monde moderne, au contraire, qui a vu * M. Cousin. Zntroduction & l'histoire de la philosophie. — Cours de 1828. — Première leçon. 230 ÉTUDES SUR LA THÉODICÉE, ETC. passer cette grave antiquité, qui a tant de révolutions derrière lui, qui a vu tant de croyances, tant de puissances , tant de sectes s'élever, se développer et se briser ensuite, le monde moderne s’inquiète de cette mobilité, il se demande avec an- goisse si l'existence du genre humain est un jeu, s’il marche au hasard et sans loi, ou bien s’il a un but vers lequel il tend incessamment , à travers des situations variées et des révolu- tions diverses. Or, si la nécessité d’une philosophie de Fhis- toire est généralement sentie, si ses résultats sont attendus pour satisfaire au besoin impérieux de nos temps, s’il faut diré aux hommes qui s’agitent et demandent où ils vont et dans quelle voié ils marchent : « Voilà le but, voilà la route, » dès lors toutes les questions de la philosophie ne sont-elles pas soulevées, dès lors aussi les recherches philosophiques et les monographies historiques ne sont-elles pas d’une utilité incontestable , d’une pressante nécessité ? Peut-il y avoir une philosophie de l’histoire sans histoire de la philosophie? Bâtira- t-on sans matériaux, édifiera-t-on sans fondemens ? L'histoire de l'esprit humain ne sera-t-elle pas un des élémens essentiels de l’histoire de l’humanité , et pourra-t-on attendre quelque chose de la philosophie de l'histoire, de cette science dont le but est de généraliser et de tirer une synthèse des analyses faites dans le champ parcouru par l'intelligence humaine , tant que ces analyses n'auront pas été exécutées d’une manière com- plète ? Eh bien , disons-le en terminant, le livre de M. Simon, écrit avec verve, entrain, précision, clarté, dans lequel on retrouve le professeur de la Sorbonne, si admirablement doué, et qui possède à un si haut degré le talent de grouper ses idées, d'exposer les doctrines du passé , est de nature à inspirer aux hommes d’étude le goût des travaux historico-philosophiques , si je puis dire ainsi, et peut être donné pour exemple de la ma- nière dont ces travaux doivent être conduits et exécutés. L. Monrer. sis © Ce 9 ste— — . 251 Mélanges. + CIVILISATION DE L'AFRIQUE. (Traduit de l’'Edinburgh Review. ) SZ Dans un numéro précédent de ce journal (la Revue d’Edim- bourg) , nous avons fait connaître au public le Rapport de sir Th. Buxton sur la traite des Nègres d’Afrique, et nous avons donné notre opinion sur les moyens qu’il propose pour détruire un abus aussi odieux : nous ne reviendrons point aujourd'hui sur celte partie du sujet ; nous consacrerons cet article à exa- miner la mesure préliminaire que le gouvernement consent à prendre pour répondre aux vues de sir Th. Buxton; mesure chaudement louée par les uns, vivement censurée par les au- tres, mais dont on ne nous semble pas avoir bien compris les bases et la portée. — Trois bâtimens à vapeur, construits par l’ordre du gouvernement, sont prêts à partir pour remonter le Niger, sous le commandement de trois capitaines de Ja marine royale. L'objet de cette expédition est d’arriver d’une manière sûre à détruire le commerce des esclaves, en travaillant à civi- liser l'Afrique. Enfin, la somme votée pour cet objet s’élève à 61,000 liv. sterl. Voilà des faits positifs déjà connus, mais au sujet desquels se sont élevées de vives discussions. Quelques per- sonnes se plaisent à voir dans cette entreprise le coup de mort de l’affreux commerce appelé la Traite des noirs; d’autres la considèrent comme l’argument d’un chapitre déplorable dans la triste histoire de la civilisation de l’Afrique, comme un essai ruineux, et cependant trop mesquin pour être suivi de quelque succès ; qui coûtera à la Grande-Bretagne des sommes im- 282 CIVILISATION DE L'AFRIQUE. menses et une foule de précieuses vies, sans amener pour l’A- frique aucun bien réel. Chacun se rappelle, sans doute, les circonstances qui accompagnèrent la grande assemblée convo- quée à ce sujet dans Exeter-Hall. Là, les hommes les plus émi- nens de tous les partis oublièrent pour quelques momens les différences d’opinion qui les divisaient, et se réunirent pour favoriser d’un commun accord l’expédition du Niger, chacun acceptant sa part égale de responsabilité dans le succès ou les revers d’une semblable entreprise. Mais depuis cette assemblée, un pamphlet de M. Jamieson, intitulé 4ppel au peuple de la Grande-Bretagne et à son gouvernement sur l'expédition du Niger, a protesté de la manière la plus forte, au nom du com- merce, contre l'intervention de l'autorité légale dans des ques- tions qui se résoudraient beaucoup mieux sans elle ; enfin, les déclamations violentes du journal le Times ont attiré, quoique un peu tard, lattention publique sur les difficultés de tout genre dont ce projet est hérissé. Cependant, malgré ces divers efforts tentés par le parti opposé à la mesure, la question ne nous sem- ble pas avoir été suffisamment éclairée : il s’agirait, selon nous, d'établir d’une manière positive , 1° quel est le but de lexpé- dition; 2° quelle en est l'issue probable ; 3° sur quelles bases raisonnées se fondent le projet et l'espoir du succès ; 4° quelle sera la somme du bien obtenu si lon réussit, du mal si l’on échoue. Ces points, il faut le dire, nous semblent avoir été totalement négligés dans la discussion qui s’est élevée ; l’indi- gnation profonde du Times ne lui permet pas de descendre aux détails ; quant aux argumens dont s'appuie M. Jamieson, ils pourraient être employés avec plus de raison par ses adver- saires que par lui-même. L'expédition, à ce qu’on nous dit, a pour but essentiel d'explorer et de reconnaître le pays de ma- nière à établir la convenance et la possibilité de certaines me- sures que l’avenir verrait éclore, et d'assurer le succès de ces mesures ; mais la question préalable, de savoir si celle explora- tion promet des résultats équivalens aux avances considérables CIVILISATION DE L’AFRIQUE. 233 qu'elle exige, n'a pas été jugée : notre but, dans cet article, est de montrer que cette question peut être décidée affirmative- ment, et de mettre en lumière les diverses raisons qui motivent notre opinion. Depuis quelques années seulement une espérance nouvelle a lui pour l’Afrique : nous voulons parler de la probabilité mieux fondée qu’elle ne l’avait été jusqu’alors de mettre en culture, au profit du genre humain en général , quelques portions de cette vaste partie du globe. Qu'il soit du devoir et de l’intérêt de l'Angleterre de se saisir de ce germe encore informe, de le faire éclore s’il est possible , et qu’une expédition destinée à frayer la route, à préparer les voies, soit le premier moyen à mettre en œuvre, voilà ce qui nous paraît incontestable, car les documens qui ont été mis sous nos veux prouvent d’une manière évidente que l’on peut faire beaucoup de bien en Afrique. Mais d’un autre côté, ces documens n’indiquent point d’une manière assez positive ce qu'il faut faire, ni comment on doit s’y prendre pour amener les améliorations requises. Peut- on espérer, avec quelque raison, de faire germer en Afrique une civilisation qui portera des fruits ? Si cela est, voilà l’expé- dition du gouvernement anglais pleinement justifiée ; sinon elle est inutile, et par conséquent blämable. Nous ne parlerons pas ici de la position, de l'étendue, de la fertilité inépuisable et des avantages naturels sans nombre de la _ région centrale de ce vaste continent, non plus que de l’état d'inertie dans lequel languissent tant de richesses, ni du peu d'action que l'homme y exerce sur la nature et les élémens ; ce sujet a été traité mille fois , il est familier à tous ceux qui sa- vent lire et comparer. Mais comme, d’un autre côté, l’opinion semble s’être établie qu'un pays, qui a résisté si longtemps aux progrès de la civilisation et aux efforts de l’homme, doit porter en lui de quoi détruire l’action de ces divers moteurs et para- lyser leur influence, il nous parait urgent d’examiner de plus près la nature des expériences qui ont été tentées. Le moyen 234 CIVILISATION DE L’AFRIQUE. de civilisation le plus actif est sans contredit la relation, la liaison d’un peuple avec les autres peuples de la terre. Eh bien, ce moyen est demeuré nul pour les régions intérieures de lPA- frique entièrement étrangères au reste du globe. Examinons jusqu’à quel point la civilisation européenne a pu se faire jour dans le centre de l'Afrique par les seuls canaux admis à la lui transmettre, savoir, le commerce des noirs avec l'Amérique et les îles, les établissemens européens semés çà et là le long des côtes occidentales, le trafic de l'huile de palme, et enfin les relations entretenues annuellement avec la partie septentrionale du continent, au moyen des caravanes de marchands maures et arabes qui traversent le Grand-Désert. Il est à peine nécessaire de dire que la première de ces oc- casions de contact avec les peuples étrangers nuit à la civilisa- tion plutôt que d’y concourir. Elle a mtroduit, il est vrai, chez les naturels des côtes de l'Afrique l'usage des armes à feu, de la poudre et des balles, celui des cotons de Manchester, des draps du Portugal, de la vaisselle commune, des boutons, etc. ; mais là s’arréte son influence favorable, et ces avantages mêmes, confinés chez quelques peuplades du littoral, font peu de chemin à l’intérieur. D’un autre côté, les mœurs et les ha- bitudes importées par les agens de la traite sont de la nature la plus fâcheuse, et loin de les regarder comme un progrès, il faut les déplorer comme une véritable dégradation morale. Maintenant si, en regard de ces prétendus avantages, nous exa- minons les maux qui résultent du trafic des nègres, nous leur trouverons une portée presque incalculable. Les faibles germes d'industrie européenne semés chez les Africains par leur con- tact avec les acheteurs d’esclaves, loin de s’acclimater et de porter des fruits, sont constamment détruits par l'esprit de ra- pine que ce commerce engendre : tant que la demande de nè- gves demeurera la même, l'homme qui, en vendant un esclave, se procure un fusil, des vêtemens et du rhum, aimera mieux enlever un jeune Nègre à sa famille que de gagner pénible- CIVILISATION DE L’AFRIQUE. 235 ment sa vie par la culture du coton, du café ou du gingembre. L'effet produit sur la population africaine par la présence des colonies européennes dispersées le long de la côte occi- dentale , a donné lieu à de vives discussions. Si nous jugeons ces entreprises d’après le nombre de vies qu’elles ont coûté, les trésors qu’on y a enfouis, les espérances exagérées de leurs fondateurs et le résultat obtenu , nous devrions les qualifier de non-succès ; mais si nous les examinons en regard de l’Afrique elle-même , nous devons reconnaitre qu’elles ont eu pour ce “pays des avantages réels. Les contrées qui avoisinent ces éta- blissemens sont toutes dans un état de progrès : la propriété y est plus assurée, la culture du sol s’y fait avec plus de suite et de méthode ; on commence à y sentir les bienfaits du com- merce ; le christianisme y a jeté quelques semences ; les parens montrent de la bonne volonté quant à l’éducation de leurs en- fans; enfin la traite a entièrement (ou presque entièrement) abandonné ces cantons. — Pourquoi l'influence favorable de ces colonies s’est-elle bornée à ces modiques résultats ? S'il est impossible d’obtenir davantage, il est permis de se demander s’il ne vaudrait pas mieux porter ailleurs l'énergie et les capi- taux dépensés sur ce sol. Mais un coup d’œil jeté sur la carte résout le problème. Les établissemens européens sont tous à l'extérieur et comme en dehors du continent de l'Afrique ; ils sont situés de manière à ne pouvoir pénétrer plus loin ; grâce à la large ceinture de malaria dont la nature a entouré les ré- gions tropiques de cette côte, et aux mœurs féroces que le com- merce des Nègres y a introduites, on peut dire que les fleuves les plus grands et les plus navigables de ces contrées devien- nent presque inutiles comme moyens de relation avec l’inté- rieur, et que ces vastes canaux réussissent tout au plus à nous mettre en contact avec les bords de ce vaste continent. Quel- que énergiques et persévérans que puissent être les efforts faits pour civiliser l'Afrique au moyen des colonies de la Gambie, de Sierra-Léone, du château du Cap-Côte ou de Libéria, l'effet 236 CIVILISATION DE L'AFRIQUE. peut en être comparé à la friction d'une brosse à main sur le cuir d’un éléphant; elle ne saurait agir le moins du monde sur la circulation intérieure de l’animal. — Supposons une co- lonie venant s’établir à l'embouchure de quelque ruisseau du Pays de Galles, un peu avant l’époque où César fit la conquête de la Grande-Bretagne, et cherchant à insinuer depuis à dans le reste du pays ses mœurs et sa civilisation. Supposons d’un autre côté que des marchands d’esclaves abordent en grand nombre par l’embouchure de la Tamise. N'y a-t-il pas tout lieu de croire que l'avantage sera pour ceux-ci; que l'influence de leurs mœurs, de leurs passions brutales, de leur civilisation à demi barbare, se fera bientôt jour jusque dans le cœur du pays, tandis que l’action faible et lente des colons paisibles de la côte ne s’étendra que sur quelques peuplades de leur voisi- nage immédiat ? Le trafic de l'huile de palme est encore de récente date et lutte contre bien des obstacles. D'abord, quoiqu'il em- brasse une étendue de pays assez considérable , la plus grande partie de sa localité est en même temps le théâtre où se fait la traite des nègres, et le négociant pacifique voit ses opérations sans cesse contrecarrées par les habitudes de brigandage qui résultent de cette circonstance. Quant à la demande de pro- duits européens qui doit résulter de la vente de l'huile de palme, elle n’a guère lieu que le long des côtes , puisque là seulement croissent les arbres d’où se tire ce produit, et que ce genre de commerce n’a rien à faire à l’intérieur du continent. À ces ob- stacles il faut ajouter ceux du climat, des difficultés de la na- vigation sur les fleuves, de l'intérêt qu’ont les principaux mar- chands du Delta du Niger, à empécher les négocians de Liverpool de pénétrer plus avant dans le pays, et à concentrer dans leurs mains tout le négoce de la contrée, — Quoi qu’il en soit, et la part faite de ces obstacles majeurs, on ne saurait nier que le commerce de l’huile de palme n'ait opéré un bien sensible dans le’territoire limité de ses opérations; on peut même prévoir CIVILISATION DE L’AFRIQUE. a Fi que, si aucune nouvelle difficulté ne vient contrarier son action, elle deviendra assez forte en peu d’années pour combattre eff- cacement, sur une grande partie de la côte, l'influence désas- treuse du commerce des esclaves. Des divers moyens de civilisation qui existent pour l’Afrique, le plus actif, peut-être, celui qui a pénétré le plus avant, c’est le commerce par caravanes avec les contrées septentrionales de ce continent; et cependant ce moyen-là même est ralenti dans son action par bien des entraves. La première, c’est que l’un des objets principaux de ce commerce consiste précisément en esclaves achetés par les marchands arabes, pour être revendus à Fez, Maroc, Tunis, et que là, comme sur les côtes, ce genre de trafic, loin d’aider la civilisation la détruit en donnant nais- sance à des guerres cruelles, à de véritables chasses aux hom- mes. Ensuite les Arabes, quoique supérieurs aux Nègres, sont de mauvais civilisateurs : ignorans, rapaces, cruels et artificieux, on ne peut guère compter sur eux pour inspirer le goût de l’in- struction , pour faire sentir le prix de la sécurité, de la droi- ture, des relations obligeantes, des habitudes d’ordre et de tra- vail. Joignez à cela que la religion qu’ils professent, bien qu’elle vaille mieux que le paganisme, n’est nullement propre à avan- cer la civilisation : elle est excellente pour conquérir, détestable pour perfectionner le peuple conquis. Enfin la longueur, les dangers et la dépense considérable d’un passage à travers le Désert, empêchent le commerce par caravanes de prendre tout le développement dont il est susceptible. Entre le petit nombre de ceux qui s’aventurent ainsi dans l’intérieur de l'Afrique et leur propre pays, il y a un gouffre à travers lequel il devient impossible, pour leurs gouvernemens respectifs, de les suivre et de les protéger. Néanmoins, lorsque nous accompagnons le capitaine Clapperton, dans sa marche avec les caravanes, de Bornou à Soccatou , et que, visitant avec lui Tombouctou et - Jenne, nous sommes frappés de la supériorité incontestable de ces provinces, en fait de gouvernement, d’organisation inté- 238 CIVILISATION DH L’AFRIQUE . rieure, d'industrie et de mœurs, sur celles qui sont à une plus grande distance du Désert, nous ne saurions douter, qu’en dépit de tous les inconvéniens signalés plus haut, ce commerce n'ait agi pour sa part dans l’œuvre de la civilisation africaine. Maintenant, qu’on nous permette de supposer quelques chan- gemens majeurs dans l’état de choses que nous venons d’indi- quer. Le premier, c'est la cessation complète de l’esclavage dans les états du nord, d’où viennent les marchands arabes ; le second, l'établissement d’un vaste marché pour la vente du co- ton brut ou de quelque autre production indigène de l’Afrique centrale ; le troisième, qu’au lieu du Désert il se trouve, entre les royaumes du nord et ceux de l’intérieur, un canal, une ri- vière navigable, un chemin de fer ou toute autre voie sûre et commode de transport pour les négocians et leurs marchan- dises , admettons enfin, que ces mêmes marchands, au liew d’être des Arabes sujets de Maroc, de Tunis ou de Tripoli, et professant la religion de Mahomet, appartiennent à une nation renommée pour sa droiture, ses habitudes d’ordre, son huma- nité, professant une croyance qui enseigne l'égalité de tous les hommes aux yeux de Dieu, pénètre l’homme de sa dignité morale, tout en lui préchant la véritable humilité, et met au premier rang des vertus la charité et la justice envers nos sem- blables ; supposons, dis-je, que ces hommes relèvent d’un gou- vernement sage et fort, qui reconnaît les droits de chacun et sait les faire respecter partout où son autorité peut atteindre ; supposons tous ces changemens opérés : qui pourrait douter que l’Afrique tout entière ne présentât bientôt une apparence nouvelle ? Voilà quelles sont les bases sur lesquelles se fonde l'espoir que nous ayons de voir succéder, à l’entreprise projetée, des résultats bien supérieurs à ceux qu’on a obtenus jusqu’à ce jour; voilà les argumens que nous opposons à ceux qui font valoir le non-succès des entreprises précédentes, et qui parais- sent convaincus, que si quelques essais ont échoué , aucun ne CIVILISATION DE L’AFRIQUE. 239 saurait réussir. À l'heure qu’il est, et pour la première fois, les quatre circonstances que nous avons émises comme des suppositions, existent de fait. Entre les régions les plus riches et les plus fertiles de l’Afrique centrale et le marché le plus con- sidérable, le plus avide du monde entier des productions de ces mêmes régions, vient de s’établir une voie de communica- tion sûre, expéditive et d’un prix modéré pour le transport des marchandises : nous voulons parler de la navigation du Niver. Les négocians qui fournissent ce marché sont des Anglais, des chrétiens, qui achèteront tout ce que l’industrie humaine pourra faire croître de coton en Afrique, mais qui n’achèteront jamais ni un homme, ni une femme, ni un enfant. S’il existait quelque part, sur le vaste continent de l’Afrique , une autorité capable de comprendre les avantages d’une semblable entreprise et d’en … faire respecter les règlemens, il est hors de doute qu’on ver- rait bientôt s’établir, dans cette contrée, le commerce le plus florissant, et que les bienfaits de la civilisation ne tarderaient pas à s’y faire sentir. Le plus ou moins de promptitude avec le- quel s’opéreraient ces changemens, dépendrait ensuite du ju- gement, de l’énergie et de la persévérance déployés par les so- ciétés de commerce, d’agriculture et des missions, et par tous . ceux qui, animés du désir de faire le bien, verraient là un vaste champ à leur zèle et à leur activité. Mais à côté de cette per- spective favorable , il est impossible de ne pas s’adresser les questions suivantes : —L’état actuel de l'Afrique, le désordre so- cial qui s’y fait sentir de toutes parts, l'influence presque géné- rale de la traite des Nègres et les inconvéniens sérieux du climat, permettront-ils aux négocians anglais de conduire eux-mêmes leurs affaires dans cette contrée? Sera-t-il possible d’y établir d'emblée un commerce assez prospère, pour que les avantages s’en fassent promptement sentir, et pour que les personnes ca- » pables de le protéger veuillent bien l’aider de leur influence ? Quant au climat, il faut avouer que les apparences sont toutes contre lui ; cependant il faudrait, pour bien juger cette 240 CIVILISATION DE L’AFRIQUE. question, s'assurer si, dans l’intérieur de la contrée surtout, ce climat est réellement plus ennemi de nos constitutions européen- nes que ne le sont ceux des autres régions tropiques. Parmi les voyageurs qui en furent les victimes, pas un, que nous sachions, ne se trouvait dans des circonstances qui lui permissent de s’oc- cuper de sa santé. Un homme est attaqué de la fièvre ou de la dyssenterie, il prend une forte dose de calomel; puis, bien que hors d’état de se tenir debout, il est forcé de voyager à cheval tout le jour, de traverser à gué une rivière dont il res- sort mouillé jusqu'aux os; un soleil ardent sèche ses vêtemens sur lui; enfin, lorsque le soir il se jette, harassé, sur une mé- chante natte, le repos dont il aurait tant besoin lui est refusé ; des légions de moustiques et de fourmis noires l’attaquent avec furie, et ses souffrances lui font presque perdre la raison. — On doit s'étonner que le corps humain survive quelquefois à une semblable réunion de maux, dont la moitié suffirait pour nous tuer par centaines en Angleterre; et lorsque ce miracle s’opère, il faut l’attribuer sans doute à l'excitation morale, pro- duite par la nouveauté des objets, des sensations , excitation qui double en quelque sorte nos forces physiques. Mais la médecine proprement dite, l'hygiène, un régime basé sur des observations bien faites sont, jusqu'ici, demeurés étrangers à cette importante question, et peut-être pourraient-ils la ré- soudre avec avantage; dans le cas contraire, il serait pos- sible de remédier en partie aux dangers du climat, en em- ployant aux affaires de l’intérieur des Nègres ou des hommes de couleur, et nous ne doutons pas qu'il ne s’en trouvât en nom- bre suffisant, capables de se bien acquitter de cette besogne. La traite présente, sans nul doute, un obstacle majeur à la prospérité du commerce honnête et légal; cependant, quelle que soit l'influence de cet odieux abus, nous ne pensons pas qu’elle puisse étouffer entièrement les essais qu'on pourra ten- ter. Le tout est de commencer ; une fois ces deux principes en lutte, le plus fort aura la victoire. Les obstacles les plus sérieux CIVILISATION DE L'AFRIQUE. 241 qui menacent l'établissement d’un négoce libre et régulier dans les provinces centrales de l’Afrique, sont peut-être ceux que présente l’absence d’ordre social de la contrée. Cet état de choses limite la puissance des chefs, amène des révolutions fréquentes, élève au pouvoir des mutins et des rebelles, force autorité à des actes de violence, d’arbitraire, démoralise le caractère et les habitudes de la nation, et finit par lui donner cette indifférence complète pour la vie de l’homme , qui se ren- contre toujours là où le droit de vivre n’est pas garanti à cha- cun par les lois. Ici, vous avez affaire à un chef plein de zèle, ‘ qui reçoit vos offres avec empressement, entre-dans vos idées et protége vos agens ; son voisin, au contraire, aime mieux la guerre que la paix, les profits aventureux de la traite que ceux d’un paisible négoce; ou bien encore il a, sur un territoire éloigné, des sujets en révolte qui demandent l'emploi de toute sa force armée, et il se voit forcé de vous refuser son aïde. Cette année vous trouvez à la tête d’une peuplade, un honnête homme qui devient votre ami ; l’année suivante, il est remplacé par un fourbe, un tyran. Aujourd’hui vos agens sont bien reçus et comblés d’attentions ; dans un mois ils seront peut-être volés et assassinés. Enfin, le même individu qui vient de se montrer votre ami, sera peut-être votre ennemi demain; car l'ignorance et l’enfantillage qui ont causé son engouement, ont pu faire naître la défiance et les préventions dont vous souffrez bientôt après. Voilà sans doute des difhcultés très-réelles, et qu’il serait imprudent de considérer avec trop de légèreté. L’es- sentiel est de les peser avec soin, et de s’assurer si, en les af- frontant avec courage, on ne parviendra pas à les surmonter. Les élémens de la société sont-ils donc si désorganisés en Afri- que, qu’il soit impossible d'agir sur eux, et que tout essai tenté dans ce but doive amener un revers? Quelque peu fixées que soient les habitudes et les institutions de ces peuplades, le be- soin naturel de l’ordre et du perfectionnement leur est-il donc tellement étranger, qu’ils échappent d'une manière absolue à XXXI 16 242 CIVILISATION DE L'AFRIQUE. l'influence toute-puissante de la civilisation, et ne saurait-on es- pérer que, sur cent grains perdus, un seul du moins pourra germer dans le sol ? Notre opinion est qu’un tel espoir est fondé. Pour le prou- ver, nous allons passer en revue les divers centres de commerce existans déjà dans le pays, et indiquer jusqu’où s’étend leur in- fluence ; on pourra, selon nous, en conclure que, malgré tous les désavantages contre lesquels l'esprit de trafic lutte en Afri- que, il s’y trouve déjà existant sur un espace assez considéra- ble, qu’il y est passablement protégé, et que, s’il embrasse un nombre d’objets encore limité , il se poursuit cependant d’une manière active d’une extrémité du pays à l’autre. Les faits que nous allons rappeler sont déjà connus de toutes les personnes qui ont lu des récits de voyages en Afrique, mais ils peuvent n'avoir pas été envisagés sous le jour dans lequel nous allons les présenter. Le moyen le plus sûr de ne négliger aucune cir- constance utile à indiquer, nous paraît étre de suivre pas à pas le cours de l’expédition projetée , en y intercalant à mesure les faits dont nous voulons parler. Après avoir traversé le plus rapidement possible le Delta du Niger, région où la malaria est si fatale, et dont les ha- bitans sont dans la condition la plus misérable et la plus démo- ralisée, nous arrivons à Eboë, ville de 50,000 à 60,000 âmes, qui renferme, assure M. Laird, les commerçans les plus entre- prenans de tout le Niger ; elle est gouvernée par le roi Obie, qui se vante d’être le plus puissant roi des domaines où se fait le commerce de l’huile de palme. Ce roi exerce, en eflet, une sorte d’autorité sur le cours du fleuve, et il en profite pour exiger des négocians qu'ils fassent des affaires avec lui avant de remonter plus haut. En quittant les états du roi Obie, on passe par ceux de quelques chefs voisins des côtes, aux mains des- quels il faut se résoudre à laisser une petite partie des bénéfices que l’on vient de faire, et bientôt on se trouve à l'embouchure de la rivière de la Nonne , lieu où depuis quelques années les CIVILISATION DE L’AFRIQUE. 243 négocians de Liverpool font, aux dépens de leur santé, de leur viè même, un commerce d'huile de palme extrêmement actif. — À Eboé, en échange de l'huile qu'ils y achètent, les Anglais débitent des fusils, de la poudre, des balles, des cotonnades de Manchester aux couleurs vives, des miroirs, des couteaux, du rhum, etc. L’échange se traite habituellement au moyen des co- quillages appelés couries, qui servent d’argent monnayé dans le pays, et sont d’un usage général jusqu’au centre même de l'Afrique. Au-dessus d'Eboé le commerce prend encore plus d’exten- sion et d'activité. Les bords du fleuve sont couverts de villes et de villages, qui entretiennent les uns avec les autres des rela- tions continuelles ; la population est plus développée ; la vie, les propriétés sont mieux garanties ; hommes, femmes, enfars y sont tous occupés au négoce, dont l’activité, dit le D' Briggs compagnon de voyage de M. Laird, nous parut surpasser celle qu'on remarque dans le voisinage du Haut-Rhin. Le lieu qui sert de centre à ce trafic est à plus de cent milles de distance d’Eboë ; il est connu dans le pays sous les noms de Bocqua ou lecory. Situé un peu au-dessous du confluent de la Schadda avec le Niger, il est renommé dans tout le pays comme rendez- vous de commerce ; il s’y tient tous les dix jours une espèce de foire, fréquentée par les marchands des villes situées le long du Niger, qui s’y rendent en foule d’assez grandes distances , sans compter tous ceux qui y viennent de l'intérieur, Une circonstance, rapportée par M. Laird, peut faire juger du degré d'importance de ce rendez-vous d’affaires. Il raconte, que pen- dant tout le temps que son vaisseau demeura à l’ancre dans le voisinage, il vit, chaque premier jour de foire, plus de vingt- cinq canots descendre le fleuve, portant chacun de quarante à soixante personnes qui se rendaient au marché d’Zccory ; et la foule est si grande dans ce lieu, durant chacune de ces foires, il y a tant de mouvement, de gaîté, de variété dans les costu- mes, dans les objets de vente, la physionomie et même la couleur 244 CIVILISATION DE L’AFRIQUE. des marchands, que ce spectacle excite la verve d’un écrivain, d’ailleurs très-froid, M. Oldfield, et lui arrache une description pleine de vie et d'animation. C’est à ce marché que les com- merçans de la ville d'Eboé viennent vendre les marchandises d'Europe qu’ils ont reçues en échange de leur huile : du drap rouge, du velours, de faux grains de corail, des couteaux, des tabatières, des miroirs, etc. ; tandis que les marchands soit du Niger supérieur, soit des provinces centrales, y apportent, outre des esclaves, qui constituent toujours le principal article de vente, des draps de manufacture indigène, de l’ivoire, des chevaux, des selles et des brides, des chapeaux de paille, des nattes du pays et toutes sortes de comestibles. Le trafic s’y fait non par échange, comme à Eboë , mais au moyen des couries dont nous avons parlé. Les relations commerciales résultant de cette espèce de foire, s’étendent, comme nous l’avons fait voir, à des distances très- considérables soit au-dessus de Bocqua , soit dans l’intérieur. A environ trois journées du côté de l'est se trouve Fundah, ville autrefois assez commerçante, et entrepôt où les Arabes et les Fellatahs du nord venaient échanger des objets d'Europe contre des esclaves. Le trafic y est interrompu par suite de l’état de guerre dans lequel est plongé depuis longtemps le pays d’alen- tour; mais le fait même de ce qu’a été une fois cette ville, prouve que, si les circonstances ficheuses dont elle ressent l’in- fluence viennent à cesser, son état de prospérité peut renaître. II croît dans son territoire du coton indigène d’une belle qualité , dont on fabrique une sorte de toile ou de drap épais, très-solide ; il s’y trouve aussi des établissemens pour la teinture , du cuivre et du fer en abondance dont on manufacture toute sorte d’objets. À trente milles environ, du côté de l’est, est située Toto, ville qu'aucun de nos voyageurs n’a encore visitée, mais qu’on as- sure être l’une des plus considérables du pays. Elle est gouver- née par un roi très-désireux, dit-on, de voir le commerce fleurir chez lui, et sa population, à la fois martiale et industrieuse, se CIVILISATION DE L’AFRIQUE. 245 distingue par son habileté à travailler les métaux. Il se fait, dans cette place, un grand trafic des marchandises achetées au mar- ché de Bocqua, en échange desquelles on reçoit de l’ivoire, des chevaux arabes, des taureaux, des moutons, des chameaux, etc. Nous ne connaissons rien du pays au delà de Toto dans la même direction. La Schadda, il est vrai, a été remontée à plus de cent milles ; mais les indigènes, sans cesse menacés des in- vasions des Fellatahs cuivrés, qui, dans la contrée, passent pour des hommes blancs, se sont refusés à entrer en relations avec les Européens. — Revenant donc à Bocqua, et nous dirigeant vers le nord, à quarante ou cinquante milles plus haut le long du Niger, nous arrivons à Aattam-Karafi, autre lieu de marché très- connu, où se rendent les produits de l’intérieur, soit bruts, soit manufacturés, en descendant la rivière dans des canots. Quelques milles plus loin on passe devant Aunda, capitale d’un royaume indépendant situé plus à l’ouest : sa population est paisible, industrieuse, et quoique d’une humeur peu entrepre- nante, elle entretient, avec le marché de Bocqua, des relations assez actives. — En avançant dans la méme direction, on atteint la ville d'Egga, très-peuplée , très-fréquentée, ayant un vaste marché, dont les fournisseurs sont fort tenaces sur leurs inté- rêts, et où de grands magasins, remplis de marchandises d’Eu- rope, rappellent au voyageur les boutiques de jouets de Londres ou de Bristol. Là aussi on cultive de l’indigo d’une qualité su- périeure et un peu de fort beau coton ; on y voit des ateliers de teinture, des filatures et des métiers à tisser ; les noix de cocos, importées de quelques contrées voisines, s’y vendent le long - des rues en grande quantité. Ce fut en cet endroit que Lander, lorsqu’il descendit le fleuve pour la première fois, vit les draps de Benin et de Portugal en usage parmi la classe la plus nom- breuse. « Les habitans d’Egga, dit ce voyageur, sont très-portés aux spéculations commerciales et fort entreprenans ; un grand nombre d’entre eux sont constamment occupés à descendre et remonter le Niger avec des marchandises. Ces hommes vivent 246 CIVILISATION DE L’AFRIQUE. dans leurs canots, où une espèce d’auvent leur sert de demeure et les met à l'abri des intempéries de la saison. » Il paraît que Pamour des richesses, dans un sens absolu, et en faisant abs- traction des jouissances qu’elles procurent , n’est point inconnu dans cet endroit: M. Oldfield y vit un vieux Africain qui possé- dait, à lui seul, plusieurs maisons pleines de couries ; cet homme leur acheta une quantité considérable de marchandises, et affirma qu’il pourrait bien en acheter douze fois autant si on voulait les lui vendre. Maintenant nous voici chez un autre peuple, et nous avons l satisfaction de remarquer, que plus nous avançons, plus nous trouvons la population intelligente et développée. La renommée des gens de WNyffé, sous le rapport des talens et de l’industrie, avait frappé Clapperton à Kano et à Saccatou, en 1824 ; Lander la trouva établie depuis la ville de Boussa, lorsqu'il descendit le Niger, et M. Oldfeld fit la même observation en le remontant depuis Bocqua. Ils fabriquent surtout, avec un grand degré de perfection, des draps teints et naturels qui passent pour les meilleurs de toute l'Afrique. —Le long des frontières de ce royaume , la rivière continue à être navigable pour un bateau à vapeur en fer, et elle nous conduit, après une centaine de milles, à Rabbah qui en est la capitale. Ici enfin, le négoce que nous ayons suivi pas à pas depuis l'embouchure de la Nonne en’avançant vers l’intérieur, rencontre, sinon le courant prin- cipal du commerce fait par caravanes avec le nord de l'Afrique, du moins une branche, un filet de ce méme courant qui, venu des bords de la Méditerranée à travers le désert, fertilise quel- que peu les frontières de l’Afrique centrale. Le pays d’alentour, quoique fréquemment désolé par la guerre civile et la rapine, est très-peuplé, riche des produits ordinaires de l’agriculture, auxquels viennent, se joindre, pour le commerce d'exportation, Fivoire, l’mdigo, les autruches, les chameaux, les peaux de léopard, la cire dont la quantité pourrait s’accroître indéfini- ment en raison de la demande , enfin les nattes et les sandales, CIVILISATION DE L’AFRIQUE. 247 pour la fabrication desquelles ce peuple a une réputation non contestée. Rabbah a un grand marché, soumis à des règlemens, et di- visé en départemens distincts pour chaque article de vente. Les Arabes auxquels, ainsi qu’à tous les autres étrangers, on ne permet point d’habiter dans la ville, mais qui ont à leur usage un quartier dans les faubourgs, apportent à ce marché des chevaux , des ânes , de la soie écrue , des bonnets rouges de Tripoli , des bracelets pour le poignet et pour le bas de la jambe , enfin une certaine drogue appelée trona ou natron, qui vient de Bornou et sert à la fois de sel pour l’usage ordi- naire des habitans et de médecine pour le bétail. Pendant le séjour que M. Oldfield fit à Rabbah , il y vit plusieurs caravanes venues du pays de Haussa , de Saccatou , de Kano et de Tripoli. Quelques-unes se dirigeaient à Fest vers Bornou pour retourner chez elles, d’autres passaient plus au nord par Tombouctou ; mais ce n’est pas tout. Au milieu du fleuve , en vue de Rabbah, se trouve l’ile florissante de Zagozhie, citée par Lander comme lun des endroits les plus peuplés, les plus considérables , comme l’un des marchés les plus actifs du royaume de Nyfé, et que M. Oldfield qualifie d’une manière plus expressive en- core en la nommant le Manchester de l'Afrique. « Les draps que l’on manufacture à Zagozhie, dit Lander, sont excellens ; et les vétemens qu’on en fait pourraient être avoués par nos bons ouvriers d'Europe; les rois, les chefs et les hommes riches du pays s’en revêtent, et ils font l’admiration des pro- vinces voismes, où jusqu'ici il a été impossible de les imiter. Nous y vimes aussi des coiffures de diverses façons pour les femmes , tissées avec du coton mélé de soie, d’un travail vrai- ment admirable. Toute la population y est industrieuse , même les femmes, qu'on voit sans cesse occupées à des travaux do- mestiques. Dans nos promenades, nous rencontrions çà et là des groupes de gens occupés à filer de la soié ou du coton ; d’autres qui faisaient des plats et des bassins en bois; dés nattes 248 CIVILISATION DE L’AFRIQUE. de diverses espèces , des souliers , des sandales, des vêtemens de toile de coton, des bonnets , etc.; d’autres qui travaillaient activement à forger des étriers de fer ou de laiton, des mors de brides, des hoyaux, des chaînes, des entraves, ete., et quelques autres enfin qui fabriquaient des selles et autres ac- coutremens en cuir pour les chevaux. Ces divers objets, tous destinés au marché de Rabbah , annonçaient beaucoup de goût et d'intelligence. Les habitans de l’île de Zagozhie sont évi- demment supérieurs aux autres Africains ; le sentiment de lin- dépendance se peint dans leurs regards ; Pactivité, la promp- ütude de décision et de mouvemens, si rares dans ce pays de paresseux , se montrent dans toutes leurs actions. En général leurs manières sont douces et polies ; ils sont hospitaliers et obligeans envers les étrangers, vivent en paix avec leurs voisins et se traitent mutuellement avec une affabilité remarquable. La liberté dont ils jouissent les rend courageux ; leur industrie , leur frugalité les enrichissent, et ils doivent à un travail assidu, à beaucoup d’exercice et à la conscience des biens qu’ils pos- sèdent , le calme moral et une excellente santé. » Voilà quelles étaient les impressions qu’une résidence de dix jours à Zago- zhie avait produites sur les deux frères Lander ; impressions trop favorables peut-être pour que nous puissions les admettre sans y rien retrancher, mais que nous aimons à reproduire en entier parce qu’elles s'appuient sur des faits positifs qui sont du plus grand intérêt pour nous. À quoi attribuer une différence si sensible entre ces insulaires et leurs voisins ? Ils sont tous enfans de la même race, tous Nègres , et noirs comme l’aile du corbeau. L'ile de Zagozhie n’est pas grande; elle a quinze milles de long sur trois de large; son sol, quoique riche, est si bas et si humide qu'il ressemble plutôt à un marais qu’à de la terre arable ; une bonne partie de cette île est imondée pendant la saison des pluies, et les maisons étant bâties au bord de Ha rivière, un nombre assez considérable de ces habitations disparait chaque année sous les D” CIVILISATION DE L'AFRIQUE. 249 ondes, Aucun missionnaire n’a encore pénétré dans cet en- droit; pas un négociant européen, pas un marchand arabe ne s’y est établi ; les habitans ont eu encore moins d’occasions que leurs voisins de subir linfluence d’hommes d’une autre race et d’une éducation supérieure. Quel est donc l’avantage qu'ils possèdent dont leurs voisins se voient privés , et sur quoi _se fonde la supériorité réelle qu’il faut leur reconnaître? La réponse à ces questions est tout entière dans le mot sécurité. Le chef de Zagozhie, le roi des eaux noires, comme il se nomme, possède une flotte de six cents canots et ne craint aucune invasion ; ses sujets vivent autant sur l’eau que sur la terre; personne n'oserait les attaquer dans leurs habitations en bois , ils sont les seuls mariniers du pays, et tout le commerce de la rivière passe par leurs mains. Mais continuons notre voyage projeté. Après avoir traversé la rivière et fait deux ou trois journées de chemin, nous trouvons les deux villes de Raka et d’ Alorie, appartenant aux Fellatahs, mais sur lesquelles nous n’avons pas de documens; puis nous arrivons à KHalunga. Cette ville, qui renferme plusieurs marchés floris- sans, est la résidence du roi de Yarribah, dont la puissance de jure s’étend vers l’ouest jusqu’à la côte de Guinée, et doit être de faclo très-considérable , à en juger par la sécurité com- plète pour les biens et pour la personne dont les étrangers de toutes nations jouissent en traversant ses états. Le pays d’alen- tour renferme plusieurs autres villes considérables avec des marchés bien pourvus et très-fréquentés. Cette contrée est traversée dans toutes les directions par des compagnies de marchands du nord de lAfrique, qui portent jusque dans VAschantie et le voisinage du château du Cap-Côte, les dents d’éléphant , le natron, le sel gemme et les draps du Nyffé. Jusqu'à présent nous avons suivi dans son cours une sorte de chaîne commerciale non interrompue, dont les anneaux quoique rudes et rares en quelques endroits, tiennent cepen- dant toujours les uns aux autres, de sorte que le moindre 250 CIVILISATION DE L’AFRIQUE. mouvement imprimé au négoce à l'embouchure de la Nonne se fait sentir, quoique plus faiblement , sur une étendue de plusieurs centaines de milles le long du Niger, et s’étend dans des espaces considérables de chaque côté de ce fleuve. Nous avons vu les marchandises d'Europe reçues en échange des esclaves et de l’huile de palme, portées d’Eboé à Bocqua, puis dispersées de là dans les contrées voisines , ou envoyées jusqu’à Egga et Rabbah, enfin échangées à leur tour dans ces villes contre l’ivoire et les objets manufacturés aux bords du Niger septentrional, qui descendent ensuite jusqu’à Eboé. Nous avons vu aussi que les marchandises portées à Rabbah pour- raient , si elles étaient choisies dans ce but, pénétrer d’un côté dans le cœur de l'Afrique par la route régulière des caravanes de Bornou à Tombouctou , de l’autre jusqu’à FAtlantique , en passant par le royaume de Yarribah. Ce canal si désirable est donc déjà en activité ; l’eau qui le remplit est encore, il est vrai, rare et stagnante, mais ce qui existe suffit à faire présumer ce qu’on peut attendre de avenir, Qu’une plus grande quantité d’eau y arrive, et alors il coulera rapidement; et ses ondes, loin de se perdre ici dans un marais , là dans un désert , iront fertiliser en tout sens les terres qui les reçoivent. Arrivés au point que nous venons d’indiquer, nous pouvons à la rigueur nous en tenir là. Ouvrez à Rabbah un vaste mar- ché pour la vente des productions européennes et pour la de- mande de celles du pays, et bientôt, soyez-en sûrs, une branche considérable du courant commercial dont nous avons parlé, affluera vers cette place. Alors le travail de l'homme acquérant plus de valeur, le prix de vente de l’homme, considéré comme objet d’échange, ne tardera pas à diminuer, et, le nouveau commerce rivalisant avec l’ancien, on pourra espérer de voir enfin disparaître la traite des Nègres. Combien de temps faudra- t-il pour qu’une semblable révolution puisse s’opérer? C’est ce qu'il est impossible de prévoir. Bien des circonstances qui ne nous sont pas connues peuvent en hâter ou en retarder le CIVILISATION DE L’AFRIQUE. 251 terme ; mais que le bourgeon convenablement planté dans le sol puisse croître, prospérer, porter feuilles et fruits, voilà ce dont il ne nous paraît plus possible de douter. Si, dans le précis de voyage commercial que nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs, nous nous sommes arrêtés à Rabbah , ce n’est pas cependant que nous croyions impossible de le pousser plus loin , mais un accident arrivé à la machine du bateau à vapeur que montait M. Oldfield mit un terme à son voyage, et nous ne saurions préciser jusqu'où la rivièré con- tinue à étre navigable depuis Rabbab. Il paraît pourtant que Lander, qui avait pu faire plus d'observations , jugeait possible de la remonter encore quelques centaines de milles jusqu’au bac de Comie. On se trouverait par là, non plus sur les fron- tières du pays où commence le commerce par caravanes , mais sur l’une de ses principales routes, celle par laquelle passent tous les marchands venant de l’intérieur, qui se rendent pour affaires dans les provinces à l’ouest du Niger. Depuis ce bac, en. traversant un pays très-fréquenté , on se rend en trois jour- nées à l’un des centres les plus importans du commerce inté- rieur, la ville de Coulfu, vers laquelle convergent des rayons qui se subdivisent ensuite pour se répandre dans le pays envi- ronnant. Le capitaine Clapperton , longtemps retenu dans cet endroit pendant son second voyage , nous donne beaucoup de détails sur le commerce de cette ville ; ce récit mérite l’atten- tion de tous ceux qui désirent se faire une juste idée des bases sur lesquelles l'Angleterre peut fonder un commerce étendu avec l'Afrique, et des divers canaux qui s’y trouvent pour le ecevoir. D’après les documens laissés par Clapperton , nous allons faire pour quelques instans la supposition qu’un bateau àwapeur en fer, chargé de marchandises de Manchester et de Liverpool, a réussi à remonter, sans autres dangers que ceux que présente le climat, jusqu'à peu de distance de Coulfu. Mais n'oublions pas, en faisant usage de la relation du voya- geur, que les contrées voisines de Coulfu n’ont peut-étre ja- 252 CIVILISATION DE L’AFRIQUE. mais joui d’une paix réelle, qu’elles ont été sans cesse le théâtre d’invasions et d’insurrections ; qu’au moment même où Clap- perton y séjournait, une guerre civile désolait le pays depuis sept années, pendant lesquelles l'incendie de la ville en avait deux fois chassé tous les habitans, et qu’enfin il n’existe pas plus à Coulfu que dans les autres pays que nous avons parcou- rus, de forme de gouvernement fixe et stable ; de sorte que toutes les circonstances qui d’ordinaire influent sur le com- mercé, se trouvent ici, non pour lui, mais contre lui. Avec tous ces obstacles devant les yeux , examinons maintenant où en est le commerce dans cette partie de la contrée , et quels progrès il y a faits malgré les difficultés qui l’entravent. À Coulfu donc, outre la vente journalière, il y a chaque semaine deux jours de foire ou de marché où se rendent les traficans étrangers. Voici quels sont les points d’où ils partent pour se réunir à ce centre commun : Bornou, très à l’est, Cubbi, Yaouri, Zamfra et les frontières du Désert au nord; Yarribah et la Côte d’or à l’ouest ; Benin, Jabou et une partie du royaume de Nyffé au midi. Des compagnies de marchands partis de ces divers endroits se réunissent au marché de Coulfu, où ils viennent vendre les productions de leurs pays respectifs. Le nord fournit du sel; le bois rouge, le poivre, les étoffes européennes y viennent du sud; l’ouest envoie du kolla, des noix de Goura, de l’or, des draps de laine, des cotonnades peintes , des ustensiles de cuivre et d’étaim, de la vaisselle de terre et des mousquets. Les marchands de Bornou y amènent pour leur part des chevaux , du natron, de la soie non tra- vaillée et des vêtemens du pays. Outre ces marchandises prin- cipales, une foule d’autres objets y arrivent à travers le Désert, tels que des grains de verre de Venise, des épées maltaises , des miroirs d'Italie, des parfums et des bois de senteur de lorient , des soieries, des turbans et des tuniques venant d'Egypte, et beaucoup d’autres articles de moindre impor- tance, qui tous se vendent fort bien au marché de Coulfu. CIVILISATION DE L'AFRIQUE. 253 Quelques marchands élèvent des tentes hors de la ville pour y vendre eux-mêmes leurs marchandises ; d’autres les font porter par leurs esclaves au marché et chez les particuliers; d’autres, enfin, les confient à des courtiers, hommes ou femmes, qui se trouvent en grand nombre dans le pays. Indépendamment de ces traficans réguliers , on rencontre à Coulfu un grand nombre de colporteurs, dont la plupart sont des femmes qui viennent des villes à l’ouest du Niger, de Yarribah , de Borgou ; elles font plusieurs journées de chemin, portant leurs marchandises sur la tête et vendant à tous les marchés qu’elles traversent. Ces colporteurs se logent dans la ville et emploient leur temps, pendant les jours qui ne sont pas ceux du marché, à filer du coton pour augmenter leurs gains. Dès qu’ils ont débité leur paco- tille et acheté ce qu'ils veulent emporter, ils retournent chez eux. Les habitans de Coulfu eux-mêmes , sans en excepter les artisans et les manufacturiers qui s’y trouvent en grand nombre, s'occupent presque tous de vente et d’achat. ‘ Voilà des faits qui nous semblent pouvoir donner une idée des habitudes commerciales de cette partie de l'Afrique. Il y a certainement une forte demande sur une place où tant de mar- chandises diverses arrivent de points si éloignés ; il y a, de plus, un esprit d'entreprise bien prononcé chez ceux qui franchissent des distances si considérables pour les vendre ou les ache- ter; enfin il faut compter d'avance sur une protection efficace pour projeter des voyages aussi longs , aussi pénibles, et les exécuter sans accidens. Jusqu'à présent , il est vrai , les besoins de ces populations ont été en petit nombre , et on ne saurait affirmer qu'ils doivent aller en croissant ; la demande a réglé les envois. Une augmentation dans la qualité ou la quantité des objets fournis trouverait-elle un écoulement ? Ignorans , comme nous le sommes, de l’histoire intérieure de ces peu- ples , de leur développement moral et industriel, des moyens 1 Ces détails sont tirés de l'ouvrage du capitaine Clapperton, p. 135. 254 CIVILISATION DE L’AFRIQUE. de perfectionnement qui se sont offerts à eux, ne sachant pas méme s’ils sont , à l’heure qu’il est, en état de progrès ou de décadence, nous devons avouer que la question que nous avons posée tout à l’heure demande, pour étre résolue, un examen consciencieux. [1 nous semble pourtant, d’après les faits déjà cités , que les habitans de ces contrées sont loin de se contenter de l’étroit nécessaire, et qu’ils ne se montrent point insensibles aux jouissances du luxe. Leur vie s’emploie en grande partie à la poursuite de plaisirs frivoles et de vaines superfluités , et leur goût pour cette sorte de plaisirs est aussi ardent , aussi insatiable que celui des enfans pour les jouets. Le passage suivant , tiré de l'ouvrage du capitaine Clapperton , peut donner une idée des soins domestiques et des habitudes régulières qui remplissent la vie des habitans de Coulfu ; cri- tère plus véridique de leurs besoins réels que ne peut létre la passion pour des bagatelles, le goût d’objets nouveaux dont les livres des voyageurs font mention à chaque page. « Au point du jour, toute la maison se lève ; les femmes commencent par nettoyer la maison, les hommes par se laver de la tête aux pieds ; ensuite les femmes et les enfans se lavent à leur tour dans de l’eau où l’on a fait bouillir la feuille d’un arbrisseau nommé Bambarnia. Lorsque tout cela est fini, on sert le déjeuner qui consiste en cacao, dont chaque personne a sa tasse séparée ; les femmes et les enfans font ce repas en- semble. Après le déjeuner, les femmes et les enfans se frottent le corps avec de la poudre de bois rouge, mélée de graisse, ingrédient qui éclaircit un peu la couleur noire de leur peau : un petit emplâtre ou mouche de cette même poudre se place quelquefois ici ou là comme ornement. Les femmes d’une condition aisée et celles qui prétendent à la beauté, se teignent les dents et le dedans des lèvres avec du gora, de la fleur de tabac et l’écorce d’une certaine racine ; la partie éxté- rieure des lèvres, les cheveux et les sourcils se teignent avec du schani ou de l’ndigo préparé ; on noircit les yeux avec du khol. CIVILISATION DE L’AFRIQUE. 255 Ensuite les femmes, qui se mélent de commerce, préparent leurs marchandises et se rendent au marché. Les femmes âgées nettoient et filent le coton chez elles et font la cuisine; les plus jeunes parcourent la ville en vendant des boulettes de riz, des fèves rôties, etc. Pendant ce temps, le maître du logis se rend au marché ou demeure à l’ombre devant sa maison, causant de nouvelles ou du prix des marchandises courantes. Les esclaves tisserands travaillent régulièrement à leurs métiers. Parmi les autres, quelques-uns sont employés à couper du bois et à le porter au marché, d’autres à ramasser de l’herbe pour les che- vaux, un bon nombre à préparer la terre un peu avant les grandes pluies, pour y semér le mais et le millet; d’autres, enfin, parmi les plus fidèles, sont envoyés au loin vendre ou acheter des marchandises pour le compte de leur maître, et * bien rarement ces hommes trahissent la confiance qu’on leur témoigne. Vers midi, tout le monde rentre à la maison où l’on dine d’une espèce de pouding appelé waki, ou de fèves bouillies, puis entre deux et trois heures chacun retourne à ses occupations et y reste jusqu’au coucher du soleil. Alors les esclaves rendent compte des gains de la journée à leur maître, qui enferme son argent avec soin dans une chambre destinée à cet usage. Le dernier repas de la journée se compose de pou- ding ou d’une étuvée. Au moment où la maîtresse de Ia mai- son se met au lit, on lui enveloppe les pieds dans une sorte de cataplasme fait avec des feuilles de henna pilées. S'il fait clair de lune, les jeunes gens se mettent à danser et à jouer, et les vieux se promènent ou causent entre eux dans la cour de la maison, jusqu'à ce que la fraicheur de la nuit les invite au repos. » Une population qui est arrivée à ce degré de civilisation restera-t-elle stationnaire , ou ira-t-elle plus loin ? Cela dépendra beaucoup, sans doute, des occasions qui lui seront offertes, des facilités qu’elle pourra rencontrer. Les besoins du corps une fois satisfaits, et l’esprit occupé de quelques objets d’ambition, 256 CIVILISATION DE L’AFRIQUE. simples il est vrai, mais suffisans pour tenir les facultés en ha- leine, l’homme peut se contenter d’un tel état de choses aussi longtemps qu’on ne le tentera pas par des jouissances nouvelles. Le roi de Eyeo ou de Riama se pavanera dans ses boutons de laiton doré tant qu’il n’aura pas appris que le laiton doré se ternit et que l’or demeure brillant ; mais dès que cette circon- stance lui est révélée, il change de goût, il méprise le laiton, et expédie bien vite une vingtaine de ses plus vieilles femmes, chargées d'ouvrages de leurs mains, au royaume d’Aschantie, pour lui acheter à tout prix des boutons en or. Les fileuses de Kano et de Saccatou sont toutes pourvues de miroirs de poche qu’elles tiennent dans leurs paniers à coton, d’où elles les tirent à chaque instant pour y contempler avec délices leurs noirs visages. Quoique ces miroirs soient fort petits, et probable- ment très-peu flatteurs, les fileuses s’en contenteront tant qu’elles n’en auront pas vu de plus beaux; mais qu’on leur présente un miroir d’une qualité et d’une dimension supé- rieures, à l'instant méme le désir de s’en procurer un sembla- ble prendra possession de leurs cœurs, et elles n’auront pas de repos qu’elles n’en aient chacune un dans leurs corbeilles. Tout dépend de l’application de ce double principe : présentez aux Africains des choses supérieures à celles qu’ils possèdent, démon- « trez-leur-enles a vantages, et ils désireront se les procurer; d’un autre côté, demandez-leur en échange les objets qu'ils peuvent raisonnablement fournir, et vous les verrez bientôt s’industrier à les produire. Jusqu'ici, on n’a pas demandé aux Africains du coton brut, rarement de l’ivoire ; mais si vous étalez à leurs yeux les trésors de Manchester et de Birmingham, et que vous exigiez en paiement de l’ivoire et du coton, soyez sûrs que de retour chez eux ils s’adonneront avec ardeur à la culture du cotonnier et à la chasse de l’éléphant. En suivant vers l'Orient la route des caravanes, et après avoir traversé plusieurs villes populeuses qui renferment des marchés considérables, nous arrivons, après trente journées de CIVILISATION DE L’AFRIQUE. 257 marche, à Kano, centre important pour le commerce, et situé à mi-chemin entre les capitales des deux nations les plus puis- santes de l'Afrique centrale, les Bornous et les Fellatahs. Ici encore nous trouvons une population préparée à profiter des exemples de la civilisation, un peuple ingénieux, industrieux, animé de l’esprit du trafic ; chez lequel se voient quelques ma- _ nufactures intéressantes, un marché abondant et très-fré- quenté, un commerce établi, dont toutes les opérations se poursuivent avec activité et d’après des règles convenues, Voici le tableau de ce marché tel que le donne le capitaine Clapper- ton dans le récit de son premier voyage en 1824. « Le Soug ou marché de Kano est abondamment pourvu de tous les objets de nécessité et de luxe à l’usage des peuples de l'Afrique centrale, Le scheikh du soug loue aux marchands à tant par mois les baraques où ils s’établissent, et ce loyer forme une partie des revenus du gouvernement ; il fixe aussi le prix de vente de toutes les marchandises, et perçoit pour cela une légère commission de cinquante couries sur chaque vente de quatre dollars, soit 8000 couries d’après le tarif du pays. On peut y remarquer aussi une autre coutume suivie uni- versellement et fixée par un règlement : elle veut que le ven- deur rende à l'acheteur une certaine partie du prix qu'il vient d’en recevoir. Cette restitution convenue prend le titre de be- nédiction dans la dévote phraséologie de ces peuples. Ce n’est, en définitive, qu'une sorte d’escompte de deux pour cent sur la vente qu’on vient de faire; mais quand le marché se conclut dans une maison louée, c’est au propriétaire du local que se paie l’escompte. Je ferai remarquer en passant la commodité des couries, que la main de l’homme ne saurait contrefaire et qui, grâce à l'incroyable dextérité avec laquelle les gens du pays savent les employer pour compter de grosses sommes, devient un moyen d'échange universel pour toutes les transac- tions, quel que soit le degré de leur importance. Chaque mar- chandise a sa place particulière dans le marché : les plus pe- XXXI 17 258 CIVILISATION DE L’AFRIQUE. tits objets se vendent dans des échoppes qui occupent le milieu ; le bétail et les choses massives occupent lextérieur. Le bois, la paille de fèves, les fèves, le blé de Guinée, le maïs, le fro- ment, etc., sont dans un endroit; les chèvres, les moutons, les ânes, les taureaux, les chevaux et les chameaux dans un autre ; la vaisselle de terre et l’indigo dans un troisième; les légumes et les fruits de toute espèce dans un quatrième, etc. L'intérieur du marché est formé par des baraques de bambou disposées de manière à figurer des rues ; c’est là que se ven- dent les marchandises les plus précieuses et les articles de toi- lette en général ; on y fait aussi et on y répare les petits usten- siles, les bijoux, les bagatelles qui servent: d’ornement. Des bandes de musiciens se promènent autour de certaines bou- tiques pour y attirer les chalands. Dans ces magasins, vous voyez étalés du papier à écrire commun fabriqué en France et venant de Barbarie, des ciseaux et des couteaux d’un travail exquis, de l’antimoine et de l’étain qui se trouvent dans le pays même ; de la soie non travaillée d’une temte rougeâtre, dont on fait des ceintures et des, frondes, et qui, tissée avec du coton, forme une très-belle étoffe; des bracelets de laiton, des perles de verre, d’ambre et de corail ; des bagues d’étain et quelques bijoux en argent, mais aucun en or; des tobes, des turkadées, des châles pour turbans, des draps grossiers en laine de diverses couleurs, du calico commun, des vêtemens moresques, la friperie de rebut des Mamelouks de Barbarie, quelques pièces de toiles égyptiennes à raies ou à carreaux de fil d’or, des lames d’épée de Malte, etc. Tous les jours de la semaine, sans en excepter le jour de repos qui a lieu le vendredi, le marché est rempli de monde depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher. Les marchands de Kano entendent l’avantage du monopole mieux encore que ceux d’aucune autre contrée ; ils ne surchargent jamais le marché d’une espèce de marchandise , et si quelque objet de vente vient à baisser de » prix, ils le retirent aussitôt pour quelques jours. Les affaires CIVILISATION DE L’AFRIQUE. 259 se traitent avec beaucoup de loyauté, et les règlemens qui les gouvernent sont strictement observés. Si un vétement, acheté dans cette ville, est emporté à Bornou ou ailleurs sans avoir été déplié, et qu'arrivé à sa destination il y soit jugé de qualité inférieure, on le renvoie sur-le-champ à Kano, ce qui est facile, . parce que le nom du dylala, ou courtier, qui a procuré l’ob- jet, est toujours écrit à l’intérieur du paquet. Dans un cas sem- blable, le dylala fait ses diligences auprès'du vendeur, et, d’as près les lois du marché de Kano, celui-ci est forcé de restituer le prix de vente. » Ce fut à Kano que le capitaine Clapperton vit à sa grande surprise des parapluies de coton vert, de fabrique anglaise, en assez grand nombre : ils y étaient venus des bords de la . Méditerranée en passant par la route de Ghadämes. Combien la voie du Niger serait plus prompte et plus commode ! Puisque l’état présent des choses forcera probablement l’ex- pédition de s'arrêter à Nyffé et d’y laisser ses marchandises en dépôt , il est satisfaisant pour nous d’apprendre que les com- mérçans de cette ville jouissaient en 1824 , au marché de Kano, d’une très-bonne réputation , et qu’ils Pont conservée jusqu’à présent le long du Niger. « De tous les peuples qui visitent Kano, dit Clapperton, le plus célèbre par son industrie est celui du royaume de Nyffé. À peine levé, les habitans courent au marché, et y achètent du coton qu’ils font filer par leurs femmes ; puis aussitôt que celles-ci ont terminé la besogne du filage , elles préparent pour le vendre, du billam , sorte de bouillie composée avec de la farine et des tamarins. Les es- claves nyfféens eux-mêmes ont une grande réputation; on les considère comme d’habiles négocians , et, quand on réussit à s’en procurer, on les occupe dans le pays au lieu de les re- vendre au dehors. » | | À trente journées de Kano, du côté de l’est, on trouve Xouka sur le lac Tchad , capitale du Bornou. Selon le major Denham , qui écrivait en 1824, le scheikh Et-Kanemy, dont la sagesse et la 260 CIVILISATION DE L’AFRIQUE. vigueur avaient en peu d’années délivré le royaume de la do- mination des Fellatahs et l'avaient soumis à ses propres lois, se montrait fort désireux d’y encourager le commerce. Le Major affirme que tous les marchands qui sont allés jusqu’à Kouka y ont été bien reçus et traités avec libéralité ; que plu- sieurs en ont rapporté, après huit ou neuf ans de résidence, des fortunes de quinze à vingt mille dollars; que les Anglais sont particulièrement sûrs d’y être bien reçus , et que les routes y sont aussi sûres qu’en Angleterre. Au delà , on trouve d’un côté le Désert, de l’autre, des nations barbares qui nous sont inconnues. À l’ouest de Kano et à cent lieues de cette ville nous rencontrons Saccatou, capitale de l'empire des Fellatahs, ‘la ville la plus peuplée que Clapperton ait vue en Afrique, et où nous retrouvons tous les signes ordinaires de la vie réglée et sociale , avec ses coutumes établies , son cercle d’activité, d’affaires, de vanités et de plaisirs. Cette ville paraît être moins commerçante que Kano , bien qu’elle se trouve sur le chemin des caravanes ; cependant on y trouve le même genre de trafic, les mêmes travaux agricoles et manufacturiers , du grain en abondance , des plantations de coton et d’indigo , des teintu- reries, des métiers à tisser , des tanneries , etc. Le capitaine Clapperton assurait, nous a-t-on rapporté, qu'il aurait pu négocier dans cette ville une lettre de change sur la Tréso- rerie de Londres. Nous avons peu de documens sur le pays qui s’étend entre Saccatou et la fameuse ville de Tombouctou, vers laquelle se dirige la route des caravanes. Si le peu qu’on nous en a dit est vrai, il en résulte cependant, qu'entre Mushgrelia et Haussa, le fleuve est encore plus couvert de bateaux que le Nil entre Rosette et le Caire, et que les champs y sont enclos et fertilisés par des canaux et des roues à eau, circonstances qui semble- raient indiquer un degré d'intelligence et d'industrie égal à celui que nous avons rencontré jusqu'ici. re CIVILISATION DE D'AFRIQUE. 261 Mais en voilà assez, selon nous, pour envisager avec con- fiance un premier essai d'expédition commerciale le long du Niger : pour le moment nous en resterons là. L'établissement de factoreries, les acquisitions de territoire et l’organisa- tion de compagnies soulèvent des questions difficiles et d’un haut intérêt, dont nous ne pouvons nous occuper à présent. Il serait impossible, et par conséquent oiseux , de prévoir dès son début la destinée finale de l’œuvre ; mais il est important, dans cette entreprise plus que dans toute autre, d’avancer les yeux ouverts, l'esprit libre de toute prévention, car un faux pas ou une chute dès le commencement pourrait avoir les conséquences les plus fâcheuses. Nous ne sommes pas de ceux qui considèrent une entreprise publique comme une œuvre coupable, parce qu’elle pourra coûter quelques vies : toutes les fois qu’une chose grande et utile s’accomplit ici-bas, on peut être sûr que ce n’est pas sans avoir occasionné des sacrifices à ceux qui s’y étaient dévoués. En religion comme en poli- tique , en fait de commerce, comme en fait de civilisation , de science ou même de littérature , le monde a toujours mar- ché en foulant aux pieds des victimes, et ce ne sont pas les con- quêtes militaires seules qui ont fait couler des flots de sang. Cette pensée serait bien amère si la réflexion ne nous disait, pour nous rendre du courage, qu'entre les quelques victimes qui sucombent en combattant, et les milliers d'hommes qui joui- ront de la victoire obtenue, la seule différence réelle est celle-ci: les premiers meurent aujourd’hui avec la conscience d’avoir travaillé à une œuvre utile ; les autres mourront après-demain, demain peut-être, avec le regret de quitter des jouissances aux- quelles ils s’étaient habitués, sans les avoir achetées par des sa- crifices. D’un autre côté, si nous considérons de quel immense avantage il serait pour l'humanité , que cette vaste partie du monde füt enfin éclairée des lumières du christianisme et de la civilisation, nous ne pouvons considérer la perte de quel- ques vies , les souffrances de quelques hommes plus ambitieux, 262 CIVILISATION DE L’AFRIQUE. plus entreprenans que d’autres, comme un prix trop élevé pour ce bienfait, et nous pensons que la vie humaine est sou- vent employée comme enjeu dans des entreprises qui promet- tent des résultats moins intéressans. L’occasion est là devant nous, sa touffe de cheveux à la por- tée de notre main : si l’Angleterre ne s’en saisit, la déesse pourra bien s'enfuir ; et si le gouvernement lui-même ne se met pas à la tête du mouvement, les choses ne seront faites qu’à moitié. Des aventuriers isolés, pourvus de moyens insuffisans, | poussés souvent par des vues plus intéressées que sages, ne sauraient agir avec l’ensemble et la méthode nécessaires; ils ne peuvent agir, ni en grand, ni à la longue; ils se voient par- fois réduits, pour sortir de positions difficiles ou dangereuses, à employer la ruse, la violence, les mesures arbitraires qui détruisent en un moment l'effet moral qui commençait à se produire, la confiance sans laquelle il est impossible d’éta- blir des relations amicales et durables. Quel est donc le pre- mier pas que doit faire le gouvernement dans cette route ou- verte devant lui? Nous voici revenus à notre position primi- tive. Le gouvernement, selon nous, doit sonder le terrain et prendre l'initiative. Son rôle n’est pas , ainsi que le prétend M. Jamieson, de se tenir à l’écart, d'abandonner l’œuvre aux efforts de l’industrie et de l'ambition privées ; ils ne doit pas davantage se jeter tête baissée dans la voie des tentatives aventureuses. Son devoir, à nos yeux, est de faire explorer le pays par des agens capables; d’entrer en communication avec les chefs de tribus, et de leur faire comprendre l’avantage qui ré- sulterait pour eux de relations commerciales avec l'Angleterre ; d'établir, s’il est possible , avec ces chefs certaines lois, dont l’observation mutuelle tourne à l’avantage des deux parties ; de convenir d’un système régulier de taxes et de redevances; de fixer d’une manière positive les peines encourues par les dé- linquans ; enfin d’assurer aux négocians anglais en Afrique ( et ceci ne nous parait pas le moms difficile ), un moyen d’ob- CIVILISATION DE L'AFRIQUE, 263 tenir justice lorsqu'ils sont lésés, de sorte qu’ils ne se voient pas forcés en quelque sorte, comme le furent ceux qui com- posaient l'expédition de Liverpool , à braquer des canons con- tre le peuple , à incendier des villages, à saisir comme otages des personnes tout à fait innocentes des torts dont on avait à se plaindre. De plus, il faudrait chercher tous les moyens imaginables de combattre le principe du commerce des es- claves, et conclure, s’il était possible, des traités qui en assu- rassent l'abolition. Il faudrait peser les avantages ou les -incon- véniens probables de l’érection d’un fort sur le Niger, com- mandé par un gouverneur qui servirait d’arbitre dans les différens, protégerait les sujets anglais, et représenterait le gouvernement de la Grande-Bretagne dans ces contrées. Enfin, il serait de la plus haute importance de se procurer des infor- mations plus complètes et plus détaillées que celles que nous possédons sur l’état du pays où l’on veut s’établir, sur les lois et les gouvernemens qui y sont en activité, sur les moyens les plus efficaces à employer pour obtenir sur ces peuples une influence morale , et créer des relations commerciales perma- nentes et prospères. Si tous ces précédens peuvent être ob- tenus, le trafic déjà commencé prendra tout de suite une attitude avantageuse , et nous saurons sur quoi baser à l’avenir de nouvelles mesures. Tels doivent être , selon nous, le but et les résultats de la future expédition du gouvernement anglais en Afrique; et c’est en nous fondant sur ces principes direc- teurs que nous la jugeons digne d'approbation, que nous l’ac- compagnons de tous nos vœux. D) à > © a — 264 À quelques lieues de Neu-Strelitz, capitale du grand-duché de Mecklembourg-Strelitz , s’élève, au milieu d’une contrée déserte et semée de groupes de pins et de bouleaux, une mai- son d’assez grande apparence. Située sur une colline , elle jouit de la vue du Tollen-See, lac heureusement dessiné, et dont lapparition cause une agréable surprise au voyageur fatigué de la monotonie des plaines sablonneuses du nord de FAlle- magne. Cette maison , ou plutôt ce château , que l’on nomme Hohenzieritz, n’est jamais habité; un mélancolique souvenir est attaché à ses murs solitaires : c’est là que mourut, le 19 juillet 1810 , la reine Louise de Prusse, c’est là que, sur un modeste lit funéraire, elle fut exposée aux regards atten- dris de la foule accourue pour lui dire un dernier adieu, tan- dis que sa beauté brillait encore d'un éclat mystérieux et so- lennel. Dès lors Hohenzieritz a été abandonné par la cour de Neu- Strelitz. Le grand-duc , père de la reine , et son frère, aujour- d’hui régnant, n’ont pu supporter que ce lieu , témoin de tant d’angoisses et de larmes, füt habité comme toute autre demeure appartenant à la maison sitôt privée de la princesse tant admi- rée et tant aimée. On ne visite ce château que pour rendre hommage à la mémoire de l’illustre défunte , et chaque année, au jour de sa mort, S. À. R. le prand-duc de Mecklembourg-Strelitz s’y renferme pour y repasser solitairement des souvenirs que le temps n’efface point. HOHENZIERITZ. 265 C’est au retour du seul séjour que la reine fit sous le toit de son père depuis l’époque de son mariage, qu'elle s’arréta à Hobenzieritz dans l'intention d’y passer quelques jours de li- berté et de tendresse filiale. Depuis six mois seulement la famille royale de Prusse était rentrée dans la capitale du royaume , après le voyage forcé vers la frontière de la Russie, alors que l'exil semblait la menacer, et que l’on attendait presque la chute du trône de Frédéric-Guillaume III. À peine la reine avait-elle retrouvé ses joies de famille et d’amitié, et son chez- elle à Berlin , où son retour fut une fête nationale , que , frap- pée au cœur, il fallait mourir, et mourir sans que personne soupçonnât le danger déjà si rapproché! La première visite de Sa Majesté à Neu-Strelitz fut célébrée par des réjouissances qu'il n’était pas nécessaire d'ordonner. Les sujets de son père l’entourèrent des hommages les plus sincères ; elle les accepta avec joie et reconnaissance, et se para, pour la dernière fois, afin de faire honneur à la petite cour, heureuse de l’admirer. Le roi partageait le plaisir auquel elle se livrait avec abandon ; la veille de son départ pour Ho- henzieritz, on la vit s'asseoir au bureau de son père et tracer ces lignes , naïve expression du bonheur qui remplissait son âme : « Mon cher père, je suis aujourd’hui la plus heureuse des femmes, comme votre fille et comme l’épouse du meilleur - des maris. » 28 juin 1810. Elle venait de dire à son frère , le grand-duc actuel : « Main- tenant, mon cher George , plus rien ne manque à mon bon- heur »..... Ce bonheur allait finir. La reine n’avait que trente-quatre ans; elle jouissait d’un retour de santé qui faisait naître les plus vives espérances ; mais les progrès du mal n’étaient suspendus que pour atteindre leur dernier période. La maladie de cœur qui minait sa vie, avait trompé tous les efforts de la médecine; peu de jours 266 HOHENZIERITZ. seulement devaient être accordés à celle qui les recevait pour les bien employer , dans la haute situation où Dieu lavyait placée. Le 29 juin, la cour quitta Strelitz pour se rendre à Hohen- zieritz. Le roi partit pour Berlin sans inquiétude sur l’état de la reine , qui ne tarda pas à se trouver gravement indisposée ; lui-même tomba malade durant la première quinzaine de juil- let, et se vit ainsi privé de la possibilité de retourner à Hohen- zieritz. Pendant les douleurs et les crampes qui faisaient cruellement souffrir l’auguste malade, la douceur et la fermeté. de son ca- ractère ne subirent aucune altération : elle prenait encore de l'intérêt à ce qui se passait d’important dans le monde politique, et versa des larmes sur le sort de la princesse de Schwartzen- berg , morte au milieu des flammes qui troublèrent le mariage de Napoléon ; ce désastre fut la dernière nouvelle qui lui par- vint. Les lettres que lui écrivaient les membres de sa famille et ses amis lui causaient la plus vive émotion ; elle ne put suppor- ter la lecture de celle que lui adressa sa fille aînée, le jour de sa naissance, et dans laquelle cette jeune princesse, aujourd’hui impératrice de Russie, lui exprimait tout son chagrin d’être en ce moment séparée d’elle. Le roi, au désespoir de n’avoir pu la rejoindre, lui annonçait sa prochaine arrivée dans une lettre qui lui arracha cette touchante exclamation : « Quelle lettre ! combien ceux qui en reçoivent de pareilles sont heureux! » Elle posa ces lignes chéries sur le cœur qui devait bientôt cesser de souffrir, comme si ce doux remède pouvait seul en arrêter les mouvemens désordonnés. La pensée de la mort s’éveilla tard dans l’âme de la reine , elle n’avait pas deviné le danger; mais après avoir interrogé son médecin, en le priant de ne point la tromper , elle montra la pieuse résignation qui devait couronner sa vie. Sa première douleur ne se porta point sur elle-méme : « Et le roi! et mes enfans! s’écria-t-elle; que feront-ils si je meurs? » Dès cet HOHENZIERITZ. 267 instant elle s’entretint de sa fin avec sa famille , et quoiqu’elle eût dit, peu de jours auparavant, je suis la plus heureuse des femmes , on n’entendit pas ses lèvres proférer un seul mur- mure; sa patience, sa reconnaissance envers Dieu, pour le moindre soulagement obtenu par les soins dont on l’entourait , se soutinrent constamment à travers les accidens redoublés qui menaçaient sa vie. Elle peignit d’un seul mot le néant des grandeurs humaines en disant: « Je suis reine et ne puis re- muer le bras. La mort seule peut maintenant soulager mes souffrances. » Son plus grand souci pour ce monde était de ne pas revoir le roi : « Il arrivera trop tard, » répétait-elle souvent pendant la dernière journée. Frédéric-Guillaume , à peine convalescent et livré aux plus déchirantes angoisses , entra dans la cour d’Hohenzieritz le 19 juillet, à quatre heures du matin; une pluie abondante , une nuit orageuse avaient retardé sa marche, La reine sortait à peine de l’avant-dernière crise qu’elle eut à supporter : quelques momens plus tôt, l'émotion qu’elle aurait éprouvée en revoyant l’ami qu’elle attendait , eût probablement hâté l'heure de sa mort; quelques heures plus tard, le roi n’eùl retrouvé qu’un corps sans vie. Leur dernière entrevue fut l’un de ces momens sacrés sur lesquels Dieu répand ses consolations les plus efficaces. Ils se dirent adieu, mais en espérant une éternité de revoir, une éternité de bonheur. On les retrouva courageux et soumis, attendant l’heure fatale qui ne tarda pas à sonner. La reine mourut comme une sainte : « Seigneur Jésus , abrége! (Herr Jesu, mach° es kurz !), » telles furent ses dernières paroles. Il n’y avait pas plus de dix minutes que la triste nouvelle - cireulait dans le château, et que tous ses habitans étaient ras- semblés dans le vestibule de la chambre mortuaire , lorsque la grande-maîtresse de la reine , la comtesse de Voss, âgée de quatre-vingt-un ans, s’avança solennellement en s’écriant : « Que toutes les portes soient ouvertes, » 268 HOHENZIERITZ. Il faut des témoins à la naissance des princes, il en faut à la mort des rois : le public les poursuit ainsi du berceau à la tombe ; leurs joies et leurs douleurs doivent servir de spectacle ; le bienfait de la solitude leur est enlevé dans les momens les plus importans de la vie. Les portes furent donc ouvertes et chacun voulut contem- pler la déchirante scène de famille offerte à tous les regards. Le roi, plongé dans une douleur qui l’empéchait et de voir et d'entendre , serrait convulsivement entre ses mains l’une de celles de sa compagne; les cheveux de la reine s’échappaient de son bonnet à demi attaché, et sa tête penchée semblait livrée à un doux sommeil ; sa sœur, la duchesse de Cumber- land, agenouillée devant le lit de mort, cachait son visage baigné de larmes; la vieille landgrave de Hesse, grand-mère de la reine, évanouie dans un fauteuil , recevait les soins mal- encontreux qui devaient la rappeler à la vie; le malheureux père gémissait à côté du roi. Lui s’était écrié, en apprenant la mort de sa fille: « Mon Dieu, que ta volonté soit faite! » Quand on eut bien vu qu’en effet la reine était morte, on se retira ; mais 1l fallait songer à préparer un autre spectacle pour le grand public. On fit venir de Berlin un costume de parade ; la chambre fut drapée en noir; on habilla la défunte d’une robe de drap d’argent; on coiffa ses beaux cheveux sans y placer aucun ornement ; quatre dames d'honneur voilées por- taient sur des coussins de velours ses ordres et ses joyaux ; la grande-maîtresse soutenait au-dessus de sa tête la couronne du roi , si souvent mélée pour elle d’épines aiguës. Jamais la mort, dit-on , ne laissa une plus douce empreinte sur un visage prêt à rentrer en poudre : la beauté de la reine prit un caractère si céleste, quoique ses dernières souffrances eussent été affreuses, que l’on ne pouvait s’arracher à la contemplation de ses traits, dont le calme portait une réelle consolation à la douleur de ses amis. Plus de seize mille personnes , accourues de Berlin et de tout le pays environnant, passèrent devant la porte de la HOHENZIERITZ. 269 chambre , devenue chapelle ardente; cette triste exposition eut lieu chaque jour , pendant quelques heures, jusqu’au mo- ment où le cercueil se ferma. La douleur du roi avait pris un caractère expansif qui répondait à celle de la nation entière ; il pleurait comme un enfant et retournait à chaque instant près du lit de la reine, conduisant avec lui sa fille et ses fils aînés , arrivés quelques heures après la mort de leur mère. On l’entendit répéter plusieurs fois : « J’ai perdu la moitié de mon royaume ; mais Combien je donnerais volontiers tout ce qui me reste pour retrouver ma femme et vivre avec elle dans quelque pauvre chaumière ! » — Ce fut à deux heures de la nuit que le cortége funèbre prit la route de Berlin. On avait or- donné que toutes les cloches du pays fussent mises en mouve- ment ; la disposition du terrain , la tranquillité de la nuit per- mirent que ce bruit solennel et mélancolique s’entendit dans toute la contrée. Que de pleurs furent alors versés! Que de prières montèrent au ciel, au son de cet appel touchant et re- Le passage du convoi funèbre est marqué , sur la route de Hohenzieritz à Berlin, par un monument élevé sur la place de Gransee, petite ville où le cercueil fut déposé pendant la nuit du 25 juillet. Les habitans du lieu ont fait construire un sar- cophage en fer, de style gothique et de la forme des grands tombeaux, restes du moyen âge; des fleurs et des peupliers Pentourent. On lit sur le socle du côté de Berlin, d’où l’on vit arriver la reine heureuse et brillante d’une dernière lueur de santé, l’inscription suivante : « Nous courûmes de cette place, poussant des cris de joie à sa rencontre , quand elle passa près de nous , unissant à une majesté pleine d’éclat et de douceur, la sérénité et la bonté des anges. » Sur l’autre face, du côté de Strelitz : « Nos larmes coulèrent avec amertume, quand , de cette place , nous vimes arriver le morne et lugubre cortége...… Oh, douleur ! elle était dans le cercueil. » Il y a certainement de l’éloquence dans ce simple monument 270 HOHENZIERITZ, et dans ces inscriptions en médiocre prose : c’est que le con- traste auquel il fait penser est plein de cette poésie noble et sé- rieuse qui peint à grands traits la fragilité de la vie, et celle de tous les genres de bonheur et de gloire. Tout le monde a entendu parler du tombeau de la reine de Prusse , exécuté par Rauch , aujourd’hui le plus célèbre parmi les sculpteurs allemands. Cet artiste, attaché au service de la reine, fut distingué par elle et protégé par Leurs Majestés , qui l’envoyèrent à Rome, où bientôt son beau talent prit un essor si rapide que le roi lui confia, peu d’années après son départ , le soin d'exécuter la statue placée à Charlottenbourg. Rauch n’avait pas revu sa belle souveraine et n’eut, pour exé- cuter le chef-d'œuvre, base de sa réputation, qu’un buste, essayé à Berlin , à l'époque où il commença ses études. Nous lavons entendu parler de ce buste à peu près en ces termes : « Combien la reine était belle ! Quel regard , quelle ravissante expression! ... Je n’ai rien vu qui me rappelât sa physionomie. Son buste est le second que j’essayai. Elle eut la bonté de poser pour m’encourager, avant mon premier départ pour FItalie; j'avais une fièvre inouïe , je ne savais ce que je faisais, car je la voyais comme un ange et ne pouvais réussir à saisir la res- semblance. J’emportai ce buste; je le regardai tous les jours, et je pus ainsi conserver distinctement l’image de la reine. » La statue de Charlottenbourg est le plus ressemblant des portraits de la reine. Elle dort ; sa tête , ornée d’un léger dia- dème, repose sur un coussin , sur lequel on voit un cercle d'étoiles , faiblement sculpté; ses deux bras croisés sur la poi- trine, sont placés, dit-on, ainsi qu’elle avait coutume de le faire ; les mains sont belles, dénuées de toute affectation; ce ne sont pas des mains de statue grecque, elles se rapprochent plus de la nature ; les pieds sont à demi recouverts par une dra- perie dont les plis sont à la fois nobles et simples ; le visage est empreint d’un caractère céleste, on ne peut raconter sa dou- ceur, sa pieuse beauté. En contemplant cette admirable statue, HOHENZIERITZ. 271 on réve au bonheur de celle que son fils, Frédéric-Guillaume IV, a nommée , lorsqu'il a publié les dernières volontés de son père, la pleurée de cœur, l’inoubliée, ombre toujours entourée d’une auréole de jeunesse , d’amour et de tendre respect. Sa mort fut une de celles qui couronnent une belle vie et laissent une trace lumineuse , un adieu consolateur. Il est presque superflu de dire que Frédéric-Guillaume III voulait étre enseveli près de sa compagne chérie. Le monu- ment, entouré de fleurs et de cyprès, renferme maintenant leurs deux cercueils; celui dans lequel Ia reine fut trans- portée de Hohenzieritz à Berlin avait été mis à part par ordre du roi; au moment où le caveau s’ouvrit pour recevoir les dépouilles de cet excellent et pieux monarque, on les plaça dans ce même cercueil, ainsi que l’avait demandé l’auguste défunt. Son testament contient d’affectueux remerciemens adres- sés à la princesse de Liegnitz, pour les soins tendres et respec- tueux dont elle a entouré sa vieillesse ; mais il dit aussi, en parlant des épreuves de la Prusse et de ses afflictions person- nelles, que Dieu lui enleva ce qu’il possédait de plus cher, de plus précieux. Lorsque l’impératrice de Russie arriva près du lit de mort de son père, il lui montra le ciel et le portrait de la reine. On sait qu’une sorte de culte se rendait à la mémoire de cette princesse, non-seulement par la famille royale, mais dans la Prusse entière. Jusqu'à la fin du dernier règne, le jour de la naissance et celui de la mort de l’héroïque et belle Louise ont été marqués à Berlin par la fermeture des théâtres, par la suspension des fêtes particulières et la visite de la cour au tombeau de Charlottenbourg. Plusieurs jeunes filles ont été annuellement dotées par le roi, le 19 juillet ; il voulait que d’heureux ménages pussent dater du jour où son bonheur avait cessé. La reine de Prusse fut élevée par une gouvernante suisse dont nous aimerions à pouvoir citer le nom, oublié dans l’une 279 HOHENZIERITZ. des biographies de cette princesse, où l’on rend justice aux bons principes de cette demoiselle ; elle n’acheva pas cette im- portante éducation , mais contribua beaucoup, sous la direc- tion de la landgrave de Hesse-Darmstadt, grand-mère de la reine, à former un caractère si heureusement doué. Elle-obtint la permission de conduire son élève chez les pauvres. Plus tard , la reine se fit un devoir, pendant ses voyages en Prusse , d’entrer dans les chaumières, où sa présence excitait des trans- ports de joie et de reconnaissance; les malheureux furent toujours bien accueillis par elle. La clarté de l'esprit et la véracité du caractère, unies à un cœur sensible et pieux, distinguèrent particulièrement la reine. Ces dons, innés chez elle, se sont montrés durant sa vie en- üère ; ils ont fortifié et ennobli son âme, car, lorsque cette clarté et cette vérité s'unissent à une piété sincère, la paix de Dieu naît dans le cœur et donne du calme et du courage. Il y avait dans son caractère de la grandeur et de la beauté; elle a montré ces nobles qualités dans les graves épreuves de sa vie; le malheur les développa. L’impression que produisait sa physionomie était telle, qu’au- cun artiste ne réussit à la reproduire; la seule statue de Rauch a conservé l’expression de ses traits, mais les yeux en sont fermés. Un seul de ses regards faisait sentir et la clarté de son intelligence et la bonté de son cœur; ceux qui ont connu ce regard peuvent dire qu’ils ne l'ont point rencontré sans se sentir appelés par lui à ce qui est noble, à ce qui est bien. Une grâce singulière régnait dans tous ses mouvemens ; c'était l’ex- pression de son âme, répandue sur toute sa personne. On comprenait, en la voyant, pourquoi les anciens avaient ima- giné les grâces au nombre de trois, car elle montra, par la réunion de celles du corps, de l'esprit et du caractère, que de cette triple alliance la grâce parfaite doit naître. La reine était d’une humeur sereine; une gaîté pleine d’à-propos et de bienveillance la disposait à s’adresser à chacun avec une obli- HOHENZIERITZ. AN LE | geance qui rendait précieuse la moindre de ses paroles. Elle savait ainsi s'attacher ceux qui s’approchaient d’elle; et dans toutes les classes , l'impression qu’elle produisait se conservait non-seulement par les récits des familles , mais par les écrits et les ouvrages de l’art. Elle accompagnait ordinairement le roi dans ses voyages, et conservait un souvenir précieux de toutes les marques d’affec- tion et de respect dont elle fut toujours comblée par le peuple, qui sentait ce que vaut une pareille souveraine. Sa vie domes- tique était simple et régulière : au milieu d’un petit cercle et de sa famille, elle se livrait entièrement aux devoirs d’épouse et de mère, et ne concevait pas qu’on püt leur préférer quelque autre emploi du témps. Son goût pour la simplicité et la retraite ne nourrissait pas seulement son cœur, mais il développa beau- coup les forces de son âme. Un penchant sérieux pour tout ce qui est beau , vrai, élevé, avait distingué cette princesse dès son enfance; on la vit de bonne heure ne pas se fier aux apparences et chercher à dé- couvrir la vérité. Elle s’était promptement habituée à lier tout ce qui est visible et périssable à un ordre de choses impéris- sable, infini; dès que l'horizon politique commença à s’ob- scurcir, elle contempla l'orage d’un point de vue éminemment religieux , et se prépara ainsi à la noble énergie , à la pieuse résignation qui la soutinrent aux jours du malheur. La reine aima de bonne heure la lecture des grands auteurs et ne lisait qu'eux. Les œuvres de Gæœthe, de Schiller et de Herder remplirent son cœur de joie. Elle aimait à voir briller la littérature allemande, dont la direction jusqu’alors n'avait point été nationale ; les tragédies grecques et celles de Shakes- peare l’intéressèrent vivement. Mais c’est surtout l'étude de l’histoire qui fixait son attention ; elle y puisait des leçons qu’elle sut mettre à profit, et définissait le caractère des hommes mar- quans avec une rare profondeur et beaucoup de finesse. Cependant elle lisait peu, ne voulant pas donner trop de XXXI 18 L{ 274 HOHENZIERITZ. temps à cette jouissance de l’esprit ; mais elle lisait si bien que rien d’important ne lui échappait ; elle faisait peu de cas des connaissances superficielles, et pensait que tout ce que les femmes apprennent doit tendre au même but , le perfectionne- ment religieux de leur caractère , la connaissance et la pratique de leurs devoirs comme épouse, mère de famille et maîtresse de maison. Elle était donc contraire à l’étalage des demi-talens, à l’exaltation de l'esprit et à la manie de briller qui se répan- dait dans toutes les classes. La reine sut allier les obligations de salon qu’entraïnait sa position sociale avec les goûts sérieux qui la portaient à re- chercher la solitude, et, tout en étant le plus bel ornement des cercles où sa présence &xcitait un concert de louanges sin- cères , elle ne se laissa jamais dominer par le goût des plaisirs dont elle jouissait en femme jeune et heureuse, avant les temps orageux qui la trouvèrent préte à les traverser. Elle écrivait avec une grande facilité, et faisait sentir, dans tout ce que sa plume traçait, la clarté et la sincérité, qualités qui, ainsi que nous l’avons déjà dit, étaient dominantes en elles. Ses lettres contenaient quelque chose d’original ou de remarquable dès qu'elle pouvait se livrer à ce qu’elle sentait ; des extraits de ses lectures , des pensées éparses et son journal , souvent repris et interrompu , attestent le plaisir qu’elle goûtait à s’entretenir avec elle-même. Lorsque de pénibles inquiétudes ou d’impor- tans devoirs ne l’occupaient pas exclusivement , elle faisait de la musique et se plaisait à chanter; sa voix expressive s’animait particulièrement en chantant des airs nationaux. Il y avait dans toute la manière d’être de la reine quelque chose de si pur, de si élevé et de si aimable envers tout le monde, qu’on lui donnait souvent le nom d’ange ; non point par grossière flatterie, mais comme pour exprimer que sa nature était meilleure que celle des autres hommes. En 1805 , l’orage qui menaçait l’Europe vint troubler sa vie privée, et c’est de cette époque qu'elle remplit un rôle HOHENZIERITZ. 279 politique qui n’a, pas été compris hors de l'Allemagne, et qu'aucun auteur étranger à ce pays n’a développé avec impar- tialité. On s’est borné à vanter sa beauté, son amabilité; on : a célébré son courage, que bien des gens ont traité de fana- tisme guerrier, de manie de se méler des affaires de l’état. On a prétendu qu’elle cherchait à animer le zèle des soldats en par- courant leurs rangs, vêtue d’une sorte de cuirasse et coiflée d’un casque couvert de plumes. Constant raconte même, dans ses mémoires sur Napoléon , que la reine Louise fut poursuivie comme Clorinde , aux portes de Weimar, et que son vétement rouge et sa cuirasse brillante avaient attiré l'attention de deux hussards qui furent sévèrement tancés par l’empereur pour Le fait est que la belle et noble princesse ne porta qu’un habit de cheval galonné comme celui des soldats du régiment qui s'était fait gloire de porter son nom ; que lors de la déroute qui suivit la bataille d’Iéna, elle se trouvait au fond d’une voi- ture embarrassée par les bagages, et que Napoléon écrivit à Joséphine , j'ai manqué prendre la reine de Prusse. W n’était pas homme à refuser une telle capture, quoi qu’en aît pu dire son valet-de-chambre. Les calomnies que Napoléon ne rougit pas de faire publier sur elle, portèrent à demi leurs fruits et même tournèrent contre leur auteur; les Français n’y crurent pas , les Allemands en furent irrités jusqu’à la fureur ; mais on demeura cependant persuadé que la reine avait excité le roi à recommencer la guerre, et qu’elle employait tout son charme à dominer les hommes qui pouvaient entrainer la Prusse dans une lutte dan- gereuse, Cette femme chrétienne, cette princesse si attachée au peuple sur lequel régnait son mari, pensait trop noblement pour vouloir, par un fol entétement ou une passion de dominer qui ne convient point à son sexe, faire courir à la Prusse les chances dangereuses d’une lutte disproportionnée ; mais, il est vrai qu'elle s’est réjouie d’apprendre les déterminations qui 276 HOHENZIERITZ. portèrent le roi, ses ministres et ses guerriers à ne pas [a craindre, cette lutte , dont elle caractérisa si bien la solennelle audace par cette belle réponse, adressée aux dures vérités que Napoléon s’empressa de lui dire lorsqu'elle consentit à lui de- mander quelques conditions humaines pour la Prusse , réduite à l'extrémité : « Sire, il était permis à la gloire du Grand Fré- déric -de nous tromper sur nos moyens , si toutefois nous nous sommes trompes.» | Il y a dans les derniers mots de cette phrase, citée en con- naisseur par M. de Talleyrand, alors présent, Parrière-pensée de la reine ; on ne se trompait pas en résistant jusqu’à la mort au pouvoir injuste qui voulait maitriser l’Europe entière. « Un jour, disait-elle, le droit et la justice redeviendront maîtres et juges. » Cette ferme conviction ne l’abandonna jamais, et voilà pourquoi elle vit arriver la Prusse jusqu’au bord de labime, sans jamais s’écrier : « Qu’avons-nous fait ? » Elle consola et soutint le roi dans foutes les angoisses qui l’accablèrent : elle le suivit même une fois au camp; mais le danger qu’elle courut après la journée d’léna, la fit renoncer au désir de répéter cet acte de dévouement. C’est elle qu’il faut entendre sur un pareil sujet. Une lettre écrite à son père, au moment où tout espoir semblait perdu, fera comprendre ce qu’étaient ses opinions politiques, soumises à la grande pensée du gouvernement de la Providence. Memel, 17 juin 1807. « C’est avec la plus profonde émotion, et les douces larmes de la plus vive reconnaissance, que j'ai lu votre lettre du mois d'avril. Comment pourrai-je vous remercier, vous, le meilleur des pères, pour les nombreuses preuves de votre affection, de votre dévouement, de votre amour paternel! De quelle conso- lation ce trésor d’affection ne m’est-il pas dans mes malheurs, et quelles forces il me donne !... Quand on est aimée comme je le suis, on ne peut être tout à fait malheureuse. HOHENZIERITZ. 277 « Il est tombé de nouveau sur nous un incroyable désastre, et nous sommes peut-être arrivés au moment de quitter le royaume. Vous devinez ce que j’éprouve; mais, devant Dieu, je vous jure que votre fille ne se rend pas indigne d’elle-même. Ne croyez pas que le découragement courbe ma tête. Deux convictions puissantes m’élèvent au-dessus de tout : la pre- mière, est la certitude que nous ne sommes point les jouets d’un aveugle hasard, mais plutôt que nous sommes dans la main de Dieu, et que sa Providence nous dirige; la seconde, que nous tombons avec honneur. Le roi a prouvé au monde entier qu’il n’a pas voulu la honte, mais l'honneur. La Prusse ne pouvait pas porter les chaines de l’esclavage volontairement. Le roi n'aurait pu agir autrement qu’il ne l’a fait, sans devenir infidèle à son caractère et sans trahir son peuple. Ceux qui sont comme inondés du sentiment de l'honneur, peuvent seuls comprendre combien une telle pensée fortifie. — Venons-en aux affaires. « La malheureuse bataille de Friedland a fait tomber Kænigs- berg au pouvoir de l’armée française. Nous sommes entourés d’ennemis, et, pour peu que le danger se rapproche encore, je me verrai dans la nécessité de quitter Memel avec mes en- fans. Le roi veut s’allier avec l’empereur ; j'irai donc à Riga dès que j'y serai forcéé. Dieu m’aidera à supporter l'instant où il faudra passer la frontière. — Oui, il me faudra alors des for- en... mais j'élève mon regard vers le ciel, d’où les biens et les maux sont envoyés, et j'ai la conviction, la foi positive, qu’il ne nous envoie pas plus que nous ne pouvons supporter. « Je le répète, cher père, nous succombons estimés des na- tions, nous succombons avec honneur, et nous aurons une éter- nelle satisfaction au milieu de notre infortune, parce que nous la méritons. Je ne puis exprimer combien cette pensée donne de repos... Il m'est accordé de supporter tout avec un calme et une résignation, que la tranquillité de la conscience et une ferme confiance peuvent seules donner.— Soyez donc persuadé, mon bon père, que nous ne saurions être tout à fait à plaindre, 278 HOHENZIERITZ. et que plusieurs, comblés de puissance et de bonheur, ne peu- vent être aussi satisfaits que nous. — Dieu envoie la paix du cœur à ses serviteurs, et toujours ils auront quelque raison d’être joyeux. « Que je vous dise encore, pour votre consolation, qu’il ne ne se fera rien de notre côté qui ne s’accorde avec l'honneur le plus sévère, et qui ne soit combiné pour l’ensemble de notre position. Ne craignez aucune lâcheté, aucune petitesse.…. Cette certitude vous consolera, j’en suis sûre ; elle fera du bien à tous ceux qui m’appartiennent. « Je suis pour toujours votre fidèle, obéissante, affectionnée fille, et Dieu soit loué que vous me permettiez de dire : « Votre amie, Louise. » PS. 24 juin. — « Ma lettre est encore ici, cher père, car non-seulement le vent, mais la tempête, empéchent les vais- seaux de mettre à la voile. Je vous envoie donc un homme sûr qui part à l'instant, et va vous donner de mes nouvelles. L’ar- mée a été forcée de se retirer toujours davantage, et les Russes ont arrété une trève de quatre semaines. « Souvent le ciel s’éclaircit quand on attend un jour sombre : cela pourrait nous arriver. Personne ne le désire plus que moi ; mais les souhaits ne sont que des souhaits, et les miens n’ont aucune base... « Tout vient donc de toi, 6! mon Dieu, le père du bien! Ma foi ne chancellera pas, mais je ne puis plus espérer: — Je m'en remets à ma lettre; elle est écrite du plus profond de mon âme.— Vous me connaîtrez tout entière quand vous l’au- rez lue. « Nous voulons vivre et mourir sur le chemin du droit et de la justice, et, s’il le faut, nous serons réduits au pain et au sel ; je ne deviendrai point tout à fait malheureuse, seulement je ne puis plus espérer. Celui qui est ainsi précipité de son ciel, ne peut plus espérer. HOHENZIERITZ. 279 « Si le bonheur revient, oh! personne ne le recevra avec plus de reconnaissance que moi. ..…. mais l’attendre , je ne le puis. Si nos maux arrivent au comble, j’en aurai sans doute une douloureuse surprise; mais je n’en serai point abattue : nous ne l’avons point attiré sur nous. — L’injustice et les torts de notre côté pourraient seuls me mettre au tombeau... Je ne succomberai donc pas, car nous sommes placés haut. « Vous voyez, cher père, que l’ennemi des hommes ne peut rien sur moi. — Le roi est depuis le 19 près de l’empereur, à quelques lieues de Tilsitt, où se trouve l’empereur des Fran- çais, etc., elc. » Que pourrait-on ajouter à un tel épanchement, et comment ne pas reconnaître la source d’eau vive où la reine puisait cette sage énergie et cette noble résignation !.…. Sa santé avait considérablement souffert pendant les années de détresse où tant d’amères douleurs vinrent assiéger son àme ; les malheurs du peuple et de l’armée déchiraient son cœur, toujours ouvert aux souffrances d’autrui. Elle se demandait quelquefois, après tant d’infortunes accumulées, si peut-être il n’y avait pas une sorte d’impiété à vouloir résister à un pou- voir si visiblement protégé d’en-haut, et qui semblait létre, comme pour confondre tous les jugemens humains. Cependant la conviction qui dominait sa vie, reprenait aisément son em- pire, et, le regard fixé sur l’avenir , elle attendait, sans espé- rance pour le présent, l’explication de cette grande énigme. La dernière goutte du calice ne fut pas repoussée ; elle con- sentit à se présenter en suppliante devant Napoléon, à essayer, près de celui qui s’était servi d'armes si indignes envers elle, l’ascendant que devaient lui donner la pureté de son caractère et la démarche pénible qu’elle offrait au bien de son pays. Napo- léon fut singulièrement frappé du rare mérite de celle qu’il avait bassement persécutée. Il a dit plus tard, que s’il existait encore un royaume de Prusse, la reine Louise en était la cause. Elle écrivit ce qu’elle avait senti en se rendant à Tilsitt, et 280 HOHENZIERITZ. son entrevue avec l'empereur ; mais ces pages, devenues sa- crées pour les siens, n’ont été lues que par eux. Elle ne cacha point la douleur que lui causa la paix de Tilsitt, par laquelle la Prusse était diminuée de moitié, tout en disant que l’honnéteté montrée par le roi, dans toutes les transactions qu'il eut avec l'ennemi, porterait un jour bonheur à la Prusse. Fit-on jamais calcul moral plus juste ? — On lui entendit dire alors, qu’on trouverait le mot Magdebourg écrit dans son cœur, comme le nom de Calais dans celui de Marie, fille de Henri VIE, dont la mort suivit de près la perte de cette ville. Hélas! elle ne disait que trop vrai : la maladie qui devait sitôt l'enlever à ceux qu’elle aimait, fut celle que les Anglais nomment broken-heart (cœur brisé). C’est alors aussi, que la profondeur de ses senti- mens religieux se montra avec le plus de force. Elle pensait qu'il faut pardonner toute injure personnelle , toute injustice criante ; que l’on doit accepter, comme de la main de Dieu, les maux qui nous sont apportés en apparence par celle des hommes ; mais qu’il ne faut jamais cesser de résister à l'influence du mal, qu’il ne faut point y céder par habitude, et que, tout en étant accablé par lui, il faut encore s’en défendre et s’en éloigner. L'indifférence à l'égard du vice lui semblait aussi dan- gereuse que coupable ; elle croyait encore, que ceux qu'une vraie foi anime à travers la tempête, doivent réunir toutes leurs forces morales pour former une église invisible, se consoler, se fortifier réciproquement, et se trouver ainsi prêts pour un meil- leur avenir. De telles convictions l’auraient soutenue, entourée de son mari et de ses enfans, dans la condition la plus humble ; mais la reine souffrait de toutes les afflictions nationales, qu’elle aurait voulu soulager sans cesse, et ce malheur-là était celui de tous les jours. On la voit cependant retrouver des éclairs de sérénité et même de plaisir après cette paix désastreuse, tandis qu’elle at- tendait le moment de se rendre à Kænigsberg : la possibilité de retourner à Berlin n'existait pas encore. EHe écrivait de Memel : HOHENZIERITZ. 281 « Je lis et je pense beaucoup, et au milieu de mes douleurs il y a des jours où je me sens contente ; il est vrai que les hom- mes n’y ont aucune part : tout cela se passe au fond de mon âme. Parmi les choses extérieures, il n’y a que l’amitié du roi, sa confiance et ses aimables procédés qui puissent me don- ner du bonheur. « Le roi est plus tendre et meilleur que jamais pour moi... Grand bonheur et grande récompense, après quatorze ans de mariage ! » L’année suivante, elle écrivit, à Kæœnigsberg : « J'ai de bons livres, une bonne conscience, un bon piano- forte; on peut vivre ainsi tranquille à travers l’orage du monde, plus tranquille que ceux qui soufflent cet orage. » Le séjour de la reine à Kæœnigsberg devant se prolonger, elle recommença ses études d'histoire et rechercha la société de quelques professeurs distingués : elle étudia les croyances my- stiques qui occupaient alors quelques esprits, et crut y décou- vrir un pronostic du réveil religieux qui s’opère aujourd'hui ; son âme généreuse se réjouit aussi des premières lueurs de la philosophie moderne, ennemie du matérialisme qu’elle avait en horreur. Ce fut à cette époque que la méthode de Pestalozzi attira son attention : en l’examinant avec sa rare perspicacité, elle se livrait à l'espérance que les générations futures y puiseraient des notions nouvelles et marcheraient plus rapidement vers le perfectionnement qu’elle aurait voulu hâter; elle désirait que on préparät les enfans à ce mieux-être des nations qu’elle at- tendait pour toutes, et engagea le roi à faire venir un maitre instruit d’après les principes de Pestalozzi, pour les propager en Prusse. Avant leur retour à Berlin, le roi et la reine cédèrent aux instances de Pempereur Alexandre, et se rendirent à Péters- bourg. Ce voyage leur fut très-agréable : ils revinrent enchan- tés de l'accueil qu'ils reçurent, et. sans doute cette distraction 282 HOHENZIERITZ. imprévue soulagea leurs âmes si longtemps oppressées. Ils ne se doutaient guère alors que leur fille aînée viendrait régner dans les palais d'Alexandre, et que leurs petits-enfans feraient l’es- poir de la Russie. En 1809, après la naissance du prince Albert, la santé de la reine était déjà bien altérée ; cependant elle continuait à visiter les écoles, à s’entretenir avec les divers maîtres et avec l’élève de Pestalozzi, qu’elle vit arriver avec joie; puis, enfin, les cir- constances politiques permirent le retour à Berlin. Ce voyage eut lieu pendant les tristes jours du mois de décembre. La reine, avant de partir, eut de sombres pressentimens, sans avoir ce- pendant la connaissance du mal qui se formait dans son cœur. Elle écrivait à l’une de ses amies, le 19 décembre 1809 : « Je serai bientôt de retour à Berlin, entourée de tant de cœurs fidèles qui m’aiment et m’estiment ; je suis toute oppres- sée par la joie que cette pensée me cause, et je verse déjà tant de larmes ici, quand je songe que je retrouverai tout à la même place tandis que les choses sont si changées, que je ne puis me figurer ce que ce retour sera pour moi. — De sombres pres- sentimens me tourmentent ; je voudrais toujours demeurer der- rière l’écran de mes bougies et m’abandonner à mes pensées. Cela changera, j'espère... ». Le retour de la famille royale dans la capitale fut célébré avec un enthousiasme facile à concevoir ; la reine eut le bon- heur d’être reçue par son père, et se retrouva, après de si rudes épreuves, au milieu de tout ce qui lui était cher ; mais le passé et ses amertumes, l’avenir toujours menaçant ternissaient les fêtes de la cour et la joie du peuple. On célébra, le 20 mars, l’anniversaire de la reine : elle crai- gmait une nouvelle catastrophe politique , un exil final de cette Prusse, où sa présence était regardée comme un bienfait de la Providence, et dit tristement, au milieu des cérémonies de la matinée : « Je crains que ce ne soit le dernier jour de ma nais- sance que l’on pourra féter ici. » En effet, ce fut le dernier ; HOHENZIERITZ. 283 mais la reine ne devinait pas quelle devait être l’affliction la plus prochaine qui menaçait le pays. Quoique des douleurs de poitrme et de violentes crampes vinssent arrêter souvent sa bienfaisante activité, elle redoubla de zèle pour l’accomplissement de ses devoirs de mère et de reine. Au printemps, on la vit reprendre ses forces ; sa beauté méme reparut dans tout son éclat ; elle se livra à l'espérance d’aller voir son père à Strelitz. Avant de quitter Berlin pour se rendre à Potsdam , elle communia aux fêtes de Pâques. Ceux qui partagèrent avec elle la sainte-cène, furent singulièrement frappés de son détachement des choses de la terre et de son amour pour tous les disciples du Sauveur ; on eût dit qu’une sorte de béatitude se répandait déjà sur elle, comme pour ren- dre ce repas sacré, un vrai repas d’amour et d'adieu. Voici quelques-unes des pensées extraites du journal de la reine ; elles achèveront de la faire connaître : « Ainsi que le Seigneur l’a voulu, il en est arrivé. Ainsi que le Seigneur le voudra, il en arrivera. » Wie der Herr es gewollt, also ist es geschehen. Wie der Herr es wird wollen, also wird es geschehen. Ces paroles ont été choisies par le roi pour être gravées au- tour du tombeau de la reine : il a voulu qu’elle-même le conso- lät en lui parlant de la volonté divine. « Pendant les heureux jours, je cherche à me fortifier, par la religion contre les mauvais jours, qui peuvent arriver et ne tar- deront pas, dans ce siècle de bronze. » Potsdam, 1803. « Chacun doit travailler à son propre bonheur ; il ne se pré- sente Commodément à la main de personne. » Potsdam, 1803. 284 HOHENZIERITZ. « Une des consolations de l’honnête homme, c’est que Dieu ne l’abandonnera jamais entièrement ; le secours peut tarder, mais il vient une fois. » Memel, 1807. « Je ferme les veux, je joins les mains et je répète aussi sou- vent que je le puis : Nous sommes tous dans ta main. — Le Seigneur ne nous abandonnera pas. » Kænigsberg, 1809. « Jai lu aujourd’hui une maxime qui me plaît, parce qu’elle est vraie: « L’infortune et les souffrances sont des bénédic- tions divines , quand nous savons les comprendre. » Et moi, je dis aussi, du sem de ma misère: Combien je me sens plus près de Dieu ! combien ma conviction de l’immortalité de l’âme est devenue plus claire, plus distincte! Ainsi que le bois de la vigne, l’homme ne saurait mürir sans verser des pleurs! » Kænigsberg, 1809. « Comment l’homme peut-il attendre tranquillement Pissue de ses entreprises ? Lorsque ses déterminations tendent à un bon but, il doit remettre tout ce qui peut en résulter à la volonté de Dieu. » Mai 1809. « Oui, au milieu de tous les bouleversemens possibles , il suffit d’un moment de réflexion pour sentir que chaque chose reprend dans le monde la place qui lui est destinée par la Pro- vidence. En levant les yeux vers le ciel, en dirigeant là nos soupirs , en priant pour obtenir de nouvelles forces, tout ira bien. Car Dieu n’abandonne jamais ceux qui l’aiment et se confient en lui. » Kænigsherg, 1809. « Quelle est la différence entre devoir et falloir? Faire ce qu'il faut ce n’est que céder à la nécessité. Faire ce que nous HOHENZIERITZ.. 285 devons faire , c’est obéir à une voix inconnue , qui demeure si profond dans notre âme et commande si impérieusement, qu’elle semble venir d’un autre monde et nous paraît divine, toujours plus divine à mesure que nous lui obéissons, jusqu’à ce qu’enfin nous nous sentions forcés de la reconnaître pour la voix de Dieu méme. » 1809. « Si la postérité ne me place pas au rang des femmes cé- lèbres, elle saura cependant, en apprenant les malheurs de nos temps, combien j'ai dû souffrir, et dira peut-être : Ælle étail résignée. Je voudrais aussi que l’on pût ajouter : « Mais elle a donné le jour à des enfans dignes d’un meilleur sort, elle s’est efforcée de les y conduire, et enfin, ils y sont parvenus. » Quoique cette dernière pensée puisse paraître un peu mon- daine , il est frappant de voir le souhait maternel si largement accompli. Si le bonheur de ce monde pouvait jamais être dé- siré aux morts, celui dont la reine aurait joui en voyant la prospérité de sa famille, semblerait digne d’un regret de ce genre ; mais, comme l’a dit Wilberforce, à propos des vœux de longue vie offerts à ceux auxquels on veut du bien : « Si les principes et les vues du christianisme étaient réellement gra- vés dans notre âme, il est certain que nous tiendrions pour infiniment préférable de partir sans retard, afin d’être avee Christ. » On parle peu d’un monument en fer, placé sur une colline à un quart de lieue de Berlin : c’est une sorte de pyramide ou de clocher en style gothique, élevé par le roi à la mémoire des guerriers qui périrent avant les campagnes de 1813, 1814 et 1815. Frédéric-Guillaume III a voulu honorer le malheur de ceux dont les revers préparèrent la victoire si chèrement payée. C’est un monument aux vaincus : la matière dont il est com- posé lui donne un aspect sévère , tout à fait en harmonie avec sa destination. 286 HOHENZIERITZ. Un invalide ouvre la grille et fait l’explication des figures groupées aux angles et sur les faces du monument. Il ÿ à douze statues colossales, mélange de morts et de vivans , de princes et de guerriers. La seule date des batailles se trouve au- dessous des statues, ce qui rend l'intelligence du monument difficile pour ceux qui ne sont pas parfaitement au fait de l’his- toire militaire de la Prusse. Schinkel , en a dessiné l’ensemble ; Tieck, Rauch et Weidemann furent chargés du soin d’exécuter les statues: ce sont celles des princes de Hesse-Hombourg et Louis de Prusse, morts au champ d’honneur, de l’empereur Alexandre, du roi de Prusse et du prince royal, qui, sans avoir brillé par leurs propres faits d'armes , se sont cependant ex- posés plus d’une fois; enfin, les statues de plusieurs généraux. Deux femmes sont mélées à ces images d'hommes : l’une, la reine Louise , figure la ville de Paris , tenant dans une main, comme pour le rendre à la Prusse , le quadrige des chevaux de la porte de Brandenbourg, enlevé par Napoléon et recon- quis à la prise de Paris ; l’impératrice de Russie tient une bran- che d’olivier , elle apporte la Paix , la paix gagnée à Waterloo. On aime à voir cette mère et cette fille, heureusement asso- ciées à la grande pensée de tout le monument. Tandis que mon esprit errait au loin, à la vue de cette masse de fer qui, pendant plusieurs siècles parlera des grands événemens du nôtre , le ciel, animé par l’apparition d’un arc- en-cielet d’une sombre masse de nuages groupés au-dessus des maisons blanches de Berlin , semblait en harmonie avec ces sou- venirs de guerre et de malheurs; la tempête, l'arc-en-ciel et ses douces promesses, les images de ceux qui sont morts pendant l’orage, celles des personnages de ce grand drame, témoins du repos et du bonheur de la Prusse d’aujourd’hui, formaient comme un poétique abrégé de l’histoire moderne de ce pays et de celle de la reine Louise. —m Qt 287 Littérature. QUELQUES IDÉES SUR MASSILLON. SES ORAISONS FUNÈBRES. —_s € N’étudier un homme que dans ce qu’il a fait de mieux , dans ceux de ses ouvrages où l'opinion s’est habituée dès longtemps à voir les bases de sa gloire et qu'il a présentés lui-même avec le plus de confiance au jugement de la postérité , c’est la voie la plus naturelle pour qui ne veut être que juste ; c’est en même temps la plus courte et la plus facile pour qui est disposé à se contenter d’une appréciation, je ne dis pas superficielle, mais médiocrement profonde. Un étranger qui voudra seulement se faire une idée de la littérature française, un Français qui n’aura pas de longues heures à consacrer à ce genre d’étude, nous ne lui ferons pas chercher Corneille dans Attila ou dans Mélite, ni Racine dans sa Thébaïde , ni Bossuet dans ses sermons, ni Massillon, enfin, dans ses oraisons funèbres dont une seule est quelque peu connue, et qu’on ne trouve même pas dans toutes les éditions. Nous nous en tiendrons alors aux chefs-d’œuvre de chaque auteur; c’est par là, du moins, qu’il faudra tou- jours commencer. Mais , si nous le pouvons , allons plus loin ; et gardons-nous de considérer comme perdu le temps que nous consacrerons à étudier dans sa médiocrité un génie assez admiré dans sa gloire. Assurément , pour peu que l’envie s’en mélât , et qu’au lieu de relire ensuite quelques-unes des belles pages du même auteur pour effacer l'impression des médiocres, nous prissions un malin plaisir à éplucher celles-ci, rien de plus misérable qu’un 288 QUELQUES IDÉES tel travail; mais si la justice et le goût en sont, autant que cela dépendra de nous , les seuls arbitres , de quel intérêt , de quels charmes ne sera-t-il pas susceptible! Ces ouvrages de second ordre auxquels nous donnerons quelques momens dé- robés à leurs frères plus illustres, de deux choses l’une : ou ils ont précédé les chefs-d’œuvre du même auteur, ouils les ont suivis. Dans le premier cas, nous assistons à ses débuts, nous suivons de l’œil les jets primitifs de ces germes dont nous savons que le moindre développement, soit en bien , soit en mal, aura plus tard une haute importance ; dans le second , les fruits sont mürs depuis longtemps, depuis longtemps cueillis et savourés ; mais les feuilles jaunissent , la plante dépérit et va se courber vers la terre, victime d'un hiver après lequel il n’est plus de printemps. Ici donc, s’il m'est permis d’employer en- core cette image, c’est le fleuve qui décroit au lieu d’augmen- ter, et va peu à peu perdre dans les sables ces eaux qui ont arrosé tant de terres et désaliéré tant de peuples ; à, e’était le fleuve naissant , humble encore pour qui n’aurait vu que sa source, mais déjà grand pour qui savait d'avance la longueur de son cours et la puissance future de ses eaux. Plus d’une fois je me suis surpris les larmes aux yeux sur quelque page incon- nue d’un génie naissant, ou d’un génie approchant de sa fin. Ces ouvrages inférieurs ne datent-ils ni des premiers ni des derniers temps d’une longue vie et se trouvent-ils ainsi mélés à toute l’histoire de l'écrivain ? si l'intérêt est moindre, l'utilité ne l’est pas. Fruits d’une inspiration momentanément moins heureuse, ou d’un genre de travail pour lequel l’auteur a moins d'aptitude, ces pages nous offriront encore de bonnes le- çons, ne füt-ce que sur les inconvéniens de la négligence ou l'impossibilité d’exceller en tout. Si le bon Homère dort quel- quefois, c’est peu de savoir le lui pardonner, avec le commun des critiques, en considération des nombreux endroits où il veille avec toute la puissance et tout l'éclat de son talent; il faut encore apprendre à le chercher jusque dans son sommeil. SUR MASSILLON . 289 C’est un des priviléges du génie, que ses faiblesses mêmes ont leur grandeur et ses fautes leur avantage. D'ailleurs, avouons-le , on va généralement un peu loin dans l’idée qu’on se fait de la faiblesse relative de telles ou telles productions d’un auteurillustre. En thèse générale, rien de plus vrai que de dire qu’un homme excelle rarement dans plusieurs genres, même dans deux seulement; maïs ce n’est pas une raison pour accepter sans défiance et sans contrôle les jugements tout faits qu’on nous présente à cet égard. Mettre si bas, pour quelques-uns de ses écrits, un auteur qu’on place si haut pour les autres , souvent c’est moins de l’impartialité qu’un frivole amour du contraste ; souvent aussi , sans qu’on l’avoue ni même qu’on s’en doute, ce n’est autre chose que le plaisir de retirer d’une main quelques grains de lencens qu'on lui a prodigué de l’autre. Tout en suivant avec la foule le char de triomphe d’un grand génie , on n’est pas fâché de lui dire tout bas, ni même tout haut si on le peut, qu’il ne fut pas toujours grand et ne le sera pas toujours. Voilà une réflexion que j'ai souvent faite, à la lecture des Oraisons funèbres de Massillon , quand je me rappelais ce que j'avais lu ou entendu dire sur le compte de ces discours. C’est chose convenue qu'ils ne valent pas ses sermons. Tous ceux qui en parlent les ont-ils lus ? Pas plus, probablement, qu'on ne se*roit en général obligé de lire certaines tragédies de nos grands maitres, témoin cet auteur du siècle passé qui parla de la Theébaïde comme d’un poëme sur les solitaires chrétiens établis au deuxième siècle dans la contrée de ce nom : à quoi ‘ le judicieux critique ajoutait que le long séjour de Racine dans une contrée aride et solitaire du midi de la France, était sans doute ce qui lui avait donné l’idée de ce pieux ouvrage. Quoi qu’il en soit, lu ou non lu , Massillon à contre lui, à cet égard , l’unanimité des critiques. « Il a fait quelques oraisons funèbres , dit Châteaubriand ; elles sont inférieures à ses autres discours ; » et il s’en tient là ; ou , s’il ajoute quelques lignes, XXXI | 19 L 290 QUELQUES IDÉES c’est pour dire que la meilleure n’a d’éloquent que les quatre premiers mots. Villemain est un peu moins bref, mais du même avis. « Chaque homme a reçu son partage, disait aussi Labarpe; Bossuet était médiocre dans les sermons : Massillon le fut dans les oraisons funèbres. » Deux assertions, dont la première, longtemps admise comme une espèce d’axiôme, est aujourd’hui vivement contestée; dont la seconde , par conséquent , pour- rait bien aussi n’étre pas infaillible, Que vais-je donc faire ? M'inscrire hardiment en faux contre le jugement de pareils hommes? Non, mais chercher d’un peu plus près jusqu’à quel point il est juste. Quelle que soit la renommée du critique et le nombre des gens qui ont pensé ou cru penser comme Jui, dès qu’un jugement se présente sous une forme si absolue , c’est un indice à peu près sùr qu'il n’est ni entièrement vrai, ni entièrement équitable. Pour le moment, je ne ferai qu’une remarque : on oublie un peu trop, ce me semble, que les sermons de-Massillon forment plusieurs volumes , et que pour- tant sept ou huit des meilleurs, joints à ceux du Petit Caréme, sont généralement les seuls que nous ayons en vue quand nous nous occupons de Massillon. Entre ces quelques discours dont on parle sans cesse et cette multitude d’autres dont on ne parle pas , il reste une assez belle place: c’est celle que je vou- drais voir assigner aux Oraisons funèbres. Ai-je raison ? Ai-je tort ? On en jugera. Mon but.est bien moins de prononcer que de réunir quelques-unes des pièces du procès. L Les Oraisons funèbres de Massillon sont au nombre de six. Elles ont été prononcées de 1693 à 1722, dans cette période de vingt-neuf années qui comprend toute sa vie d’orateur, telle du moins qu’on l’envisage le plus souvent; car il n’est pas d'usage d’y faire rentrer ses conférences, par lesquelles il débuta étant simple prêtre et finit étant évêque. Quelques critiques font ee- pendant le plus grand cas de ces derniers discours ; Maury les trouve « incomparablement plus originaux et plus riches que SUR MASSILLON, 291 ses sermons. » Ce qui est certain, c’est qu'ils se font lire avec le plus grand intérêt. Mais nous n’avons pas à nous en occu- per ici. La première de ces oraisons funèbres, dans l’ordre des temps , est celle d’un archevêque de Vienne, M. de Villars : c’est aussi, à quelques égards , la première quant au mérite. Ce n’est cependant pas celle qu’on cite d’ordinaire , et à la- quelle j'ai fait allusion ci-dessus ; mais peut-être n’a-t-on pas tort, en ce sens que celle de Louis XIV renferme des beautés plus grandioses, plus généralement appréciables. Dans l'intérêt de l’auteur, ce second choix vaut mieux. C’est donc en 1693 , six ans après que Bossuet eut prononcé la dernière des siennes , et pris en quelque sorte l’engagement de n’en plus faire, que Massillon fit celle de M. de Villars. On peut la considérer comme son début , car il ne paraît pas que ses discours antérieurs eussent donné dans le public une idée de ce qu’il allait commencer à être : il n’était connu que de ses amis et s’était jusque-là peu soucié de l'être aussi du peuple. Propre à tout , porté par goût à la vie du cloitre, mais poussé par ses supérieurs dans la carrière active de l’enseigne- ment , professeur également distingué de rhétorique et de théo- logie , il hésitait à se prononcer définitivement pour une branche spéciale de l’état ecclésiastique: cetteuniverselle aptitude, que tant d’autres auraient regardée comme un signe éclatant de supé- riorité, sa modestie lui en faisait un sujet de défiance et de crainte. Bossuet avait préché à dix-sept ans ; Massillon se trou- vait trop jeune à trente. Singulière destinée des hommes supé- rieurs ! Toujours trop timides ou trop hardis; toujours en danger d’être confondus avec les présomptueux ou les inça- pables. : Mais , tandis que la médiocrité passe aisément de la défiance à la présomption , l’homme supérieur, s’il a commencé par être timide, y regarde à deux fois avant de se laisser aller à eroire qu'il avait tort de l’être. Ce premier discours eut beau réussir, 292 QUELQUES IDÉES Massillon n’en fut ni plus hardi, ni plus empressé d'exploiter la bonne opinion qu’on avait de lui. Malgré les sollicitations de ses amis et de plusieurs grands personnages, ce ne fut que trois ans après qu'il alla à Paris; encore n'était-ce pas pour monter dans les chaires de cette capitale, mais comme direc- teur du séminaire Saint-Magloire. Il y resta trois ans, toujours plus estimé de ceux qui le voyaient de près, toujours aussi in- - connu du public auquel il aimait à se méler pour entendre les prédicateurs du jour. C’est probablement à cette époque qu’on lui entendit dire: «Ils ont infiniment d'esprit; mais, si je préche, je ne précherai pas comme eux. » On s’est donné plus tard bien de la peine pour savoir de qui il parlait. /nfini- ment d’esprit est une de ces expressions dans lesquelles il n’est pas facile de déméler au juste où finit l’éloge, où commence le blâme, S'il s’agit d’un prédicateur , il est toujours à présu- mer que le blâme l'emporte ; et les mémoires du temps nous apprennent en effet que, si la prédication était médiocre, ce n’était pas faute d’esprit. Citer des noms ne serait guère pos- sible ; qu’il nous suffise de savoir qu’en s'exprimant ainsi, ce n’était ni de Bossuet , ni de Mascaron , ni de Bourdaloue que Massillon voulait parler. Mais ce qu’il y a de plus beau , selon moi, dans ces paroles, ce n’est pas la noble assurance dont elles sont empreintes , c’est ce modeste si je prêche. —« Je ne précherai pas comme eux, » est le sublime de l’orgueil calme et confiant ; mais, dans la bouche d’un tel homme , après tant d’autres succès et à côté du sentiment profond de son génie, si je préche est le sublime de l'humilité. C’est le digne pen- dant de la réponse qu’il devait faire un jour aux félicitations d’un ami: « Vous dites que j'ai bien prêché ? Eh! mon frère, le diable me l’a déjà dit bien plus éloquemment que vous. » Au reste , tout en fuyant les louanges , il était trop sincère pour se donner l'air d’en être peiné. Ce fut un beau jour dans sa vie, et il ne s’en défendait pas , que celui où Louis XIV dit en pré- sence de toute la cour, « qu’il avait entendu de grands ora- SUR MASSILLON. 293 teurs ; qu'il avait été content d’eux; mais que, pour le père Massillon, toutes les fois qu’il l’entendait, il s’en allait mécon- tent de lui-même. » À ce royal éloge, modèle accompli de délicatesse et de goût, notre orateur aimait, dit-on, à opposer celui d’une pauvre femme du peuple qui, presque étouffée par la foule à‘ la porte d’une église où il devait prêcher, s’écriait en se débattant : « Ce diable de Massillon ! tout Paris en veut! » Ce serait une curieuse histoire que celle de la prédication au dix-septième siècle ; histoire, s’entend, qui ne se bornerait ni à recueillir des dates, ni à classer, à analyser des discours, mais qui s’attacherait surtout à l’influence littéraire, civile et politique de cette vie demi-religieuse, demi-mondaine, que la prédication créait ainsi dans la société française. Jusqu'à quel point les auditeurs en faisaient-ils une affaire sérieuse ? Jusqu'à quel point les prédicateurs'eux -mêmes croyaient-ils à la sain- teté et à l’efficacité de leur mission? Quel mélange de senti- ments conduisait la foule dans les temples , soit la foule ignorée qui se pressait aux portes, soit la foule dorée qui envoyait d’a- vance les laquaïs pour garder ses places , Mme de Sévigné, par exemple, lorsqu’elle allait ex Bourdaloue ? Et quant à la répu- tation des orateurs, était-ce le peuple ou les grands, /a ville ou la cour, comme on disait, qui était le mieux en possession de l’élever ou de l’abattre ? Questions qui ne sont pas nouvelles, et dont plusieurs ont déjà fait le sujet de quelques recherches, mais qu'il serait du plus grand intérêt de coordonner en une question unique où convergeraient alors sans effort les innom- brables documens que nous possédons. Plus on l’étudierait de près, plus on la verrait grandir. Pour une époque où il n’y avait pas d’autre tribune que la chaire, où un sermon était un évé- nement dans cette cour qui donnait le ton à la France, une histoire bien entendue de la prédication serait une portion no- table de celle de la société française. Ajoutons cependant qu’il ne faudrait pas pousser trop loin les conclusions ; car cette faveur générale dont la chaire chrétienne fut entourée , venait pour le 294 QUELQUES IDÉES moins autant des goûts d’un seul homme, le roi, que de la sym- pathie des sujets : La religion, c’est moi, aurait été souvent non moins vrai que l’état, c’est moi. « Pourquoi si peu de monde ? » dit un jour le roi, tout étonné de trouver presque déserte, cette chapelle de Versailles qu’il avait coutume de voir si pleine. « Sire, lui répondit le capitaine des gardes, j'ai fait dire que Votre Majesté ne viendrait pas au sermon ; j’ai voulu voir combien il ÿ avait ici de gens pour Dieu et combien pour vous. » — Mais revenons à Massillon. Un homme aussi modeste ne devait pas être un flatteur; car la modestie véritable est aussi loin de la bassesse que de l’orgueil. Mais, sans être un flatteur, dans le mauvais sens de ce mot, ce n’est malheureusement pas à dire qu’il n’ait jamais flatté : on connaît le fameux exorde de son sermon sur Heureux ceux qui pleurent ! où, sous prétexte de montrer que l'Evangile ne parle pas comme le monde, il met dans la bouche de ce dernier le plus brillant éloge de Louis XIV et de ses exploits. Dans ses oraisons funèbres, en particulier, bien s’en faut qu’il soit tou- jours à l’abri de ce reproche. Entendons-nous pourtant, et n’allons pas, à la lecture de ces quelques pages menteuses qu’on aimerait mieux ne pas rencontrer chez l’orateur chrétien, n’allons pas jeter trop crûment sur lui un blâme qui retomberait presque tout entier sur loraison funèbre en général. Le fond néces- saire, normal, inévitable de tout discours de ce genre, c’est un éloge ; éloge, sans doute, destiné moins à honorer les morts qu’à instruire et à émouvoir les vivans; mais éloge ‘enfin, et soumis par là même à des exigences que l’âme la plus indé- pendante ne secouera jamais complétement. L’orateur , il est vrai, ne manquera pas de déclarer dans son exorde, et partout où il le pourra, que la gloire du monde n’est que folie aux yeux de Dieu , que les louanges des hommes sont des gages de dam- nation plutôt que de salut ; mais après cela, que faire? À moins de refuser son ministère, ou de ne s’en servir que pour renver- ser brusquement l'autel profane sur lequel on veut que la re- SUR MASSILLON. 295 ligion répande quelques fleurs, il faut bien aller jusqu’au bout. « Comment férez-vous donc pour dire que Charles VI était fou ? » disait un jeune prince à un auteur qui s’occupait d’é- crire l’histoire de France. « Mais, Monseigneur, je dirai qu’il était fou, » répondit historien ; et le jeune prince en fut stu- péfait : il ne comprenait pas qu’on osât dire d’un monarque autre chose que du bien. Voilà dans quel esprit, ou peu s’en faut, on écoutait une oraison funèbre. Heurter de front un préjugé de cette espèce, s’emparer sans ménagement du droit qu'a l'historien d’appeler les choses par leur nom, c’eùt été un scandale. Les parents du défunt sont là. Ils savent mieux que personne combien il s’en est fallu qu’il fût un grand homme ou un saint : n'importe, Ils lui feront bien #x petto sa bonne part de blâme, de satyre même ; mais ils n’entendent pas qu’on la lui fasse. Si ce ne sont pas les parents, c’est le corps auquel il a appartenu ; c’est son successeur qui, bien sûr de valoir mieux que lui, veut pouvoir s'appliquer tout bas le bien qu’il en enten- dra dire : c’est tout le monde enfin, attendu qu’il est sans exemple qu’une oraison funèbre ne soit pas un panégyrique. Il faudra donc retrancher, ajouter, voiler, inventer même, hélas! sila matière est décidément trop pauvre de faits à citer, trop ri- che de faits à cacher ; il faudra surtout, car il est bien juste que la religion ait un peu de place, au moins à la fin, il faudra trouver une belle mort. « O Mort trop soudaine ! s’écrie Flé- chier, que de saints exemples tu nous as ravis! » Et il est bien permis de croire, qu’en pensant au boulet qui avait emporté Turenne, Fléchier craignait aussi un peu pour sa péroraison. Il avait tort , sans doute, car cette mort soudaine lui offrait d’un côté bien plus de ressources qu’elle ne lui en ôtait de l'autre ; mais que de héros plus ou moins connus qu’il faudra louer comme des Turenne ou comme des Vincent de Paule, et dans le panégyrique desquels l’orateur effrayé ne verra au pre- mier abord, comme dans celui de l’archevéque de Harlay, que deux points qui le génent : premièrement , la vie; seconde- ment, la mort. 296 QUELQUES IDÉES D’après tout cela, il est évident que si la littérature et l’élo- quence peuvent regretter l’oraison funèbre, la religion doit se féliciter de la voir tombée en désuétude; mais il ne serait ni juste ni sage d’aller la juger au jdix-septième siècle avec nos idées d’aujourd’hui. Disons donc une fois pour toutes que ce genre avait, sous le point de vue religieux, les plus graves dé- fauts; puis, quand nous les rencontrerons, ces défauts, ne pen- sons plus au prêtre qu’une malheureuse coutume conduit ainsi à profaner son ministère ; ne voyons plus que l’orateur luttant contre les difficultés et les piéges d’un sujet épmeux. C’est ce qu’il m’a fallu faire, je l'avoue, dans plusieurs de ces oraisons funèbres. Non dans la première, cependant. — Sous le rapport des faits, la matière n’était pas riche. M. de Villars avait été un homme pacifique, remplissant ses fonctions avec une scrupuleuse, mais obscure exactitude : sans ce discours et les exploits de son ne- veu , lillustre maréchal du même nom, peut-être n’aurions- nous jamais entendu parler de lui. Il n’avait paru qu’une fois sur la scène politique : e’était pendant les troubles de la Fronde, où il déploya, à ce qu’il paraît, comme agent-général du clergé de France , beaucoup de fermeté et de sagesse. Mais cette cir- constance pouvait fournir une ou deux pages, tout au plus ; encore voyons-nous que l’orateur l’a peu développée, soit qu’il lui parüt délicat de parler en détail d’une époque où tant de hauts personnages s'étaient compromis, soit qu’il craignît qu’un tableau d’agitations et d’intrigues ne contrastät péniblement avec celui de la vie retirée du prélat. Massillon resserre donc en- core un cercle déjà étroit; mais c’est qu’avec le coup d'œil rapide des grands maîtres, il a entrevu toutes les richesses qui vont le dédommager. « Nous ne prendrons que sur l’au- tel, dit-il, les fleurs que nous allons jeter sur le tombeau du prince des prêtres. Le siècle, qui n’eut jamais de part à ses ac- tions, n’en aura point non plus à ses louanges. » Fidèle à ce plan, il s’attache à montrer dans son archevêque un homme juste, un pontife fidèle, un prêtre charitable. SUR MASSILLON. 297 La première partie est peut-être trop didactique, surtout au commencement. L’orateur s’appesantit trop sur cette idée que, si la noblesse du sang ne fait pas toujours passer des pères aux fils les grandes qualités et les vertus, elle a souvent, du moins, une influence puissante sur le caractère. Evidemment, c’est donner à la naissance ce qui n’appartient qu’à l’éducation. Mais, ce préambule franchi, quand Massillon en vient au ca- ractère de son héros, particulièrement à sa douceur et à son affabilité, on croirait lire un des plus beaux passages du Petit Carêéme. Même élévation de vues, méme autorité en parlant aux grands; autorité à laquelle l’orateur fait habilement con- courir et la raison, et l'Evangile, et l’exemple du prélat dont les funérailles sont l’occasion de ce discours. L’archevéché de Vienne était un des premiers du royaume ; il donnait le titre dé comte, et la juridiction en était très-vaste. Sans donc avoir été ni roi, ni prince, M. de Villars vertueux et humble, M. de Villars porté au tombeau, pouvait très-bien être soit par sa vie, soit par le seul fait de sa mort, le sujet de graves enseignemens sur le néant du monde , sur la nécessité de chercher ailleurs que dans l’orgueil et dans le luxe une véritable noblesse. Mas- sillon l’a senti; nous retrouvons là tous les germes de cette haute morale politique, philosophique et religieuse, qu’il devait plus tard exposer avec tant d'éloquence pour l'instruction d’un jeune roi. C’est grand dommage, à mon avis, qu’un tel mor- ceau finisse par une antithèse. L’orateur vient de dire avec quelle facilité son héros savait pardonner les injures : « On au- rait dit, ajoute-t-il, que le secret de se le rendre favorable était de l'avoir offensé. » Exagération que rendent encore plus sail- lante deux métaphores d’assez mauvais goût: « Les traits les plus piquants, poursuit Massillon, n’allaient, ce semble, dans son cœur, que pour y ménager une place à ceux qui les avaient lancés; et, comme ce lion mystérieux dont il est parlé dans l’histoire de Samson, il suffisait presque de l'avoir déchiré pour trouver dans sa bouche le miel de la douceur et la rosée des 298 QUELQUES IDÉES grâces. » L'auteur recule de quarante ans dans ces deux phra- ses. Ce n’était plus à le langage de la chaire ; Bourdaloue et Bossuet avaient fait bonne justice de cette froide affectation. Dureste , à l'exception du beau morceau que je viens d’indi- quer, ce discours offre peu de traits généraux , peu de sujets d'application et d'instruction privée. Est-ce là une qualité ou un défaut ? C’est selon qu’on envisagera l’un ou l’autre des deux buts que peut avoir ce genre de discours. Si loraison funèbre est pour l'instruction des vivants, il faut qu’elle tourne au ser- mon le plus souvent possible ; si c’est pour la gloire d’un mort, elle ne saurait être trop pleine de son nom et de son histoire. Le plus habile est celui qui mène de front ces deux tâches ; le plus heureux est celui qui atteint les deux buts, tout en ayant l'air de n’en chercher qu’un. C’est ce que Massillon a fait en louant M. de Villars. Il ne dit pas, selon l'expression consacrée, que les faits parlent assez haut ; mais il sait, en les exposant, leur donner un langage à la fois simple et impressif. Il ne con- clut pas : il raconte; mais la conclusion est si évidente, si ha- bilement préparée, que l’auteur s’en remet sans aucune crainte à la raison et à la conscience de ceux auxquels il parle ; poli- tesse oratoire dont un auditeur vous sait toujours gré. C’est dans la seconde partie que Massillon est le plus à son aise ; aussi serait-il difficile de ne pas l’y suivre avec intérêt. Ces détails sur la vie du vieil archevêque sont-ils tous également vrais? Nous ne pouvons le savoir; mais, pour peu qu’ils le soient, -quel contraste avec tout ce que nous savons sur la plu- part des prélats de cette époque! Ce contraste, d’ailleurs, Mas- sillon ne se contente pas de nous le laisser entrevoir. «Qu’est-ce qu'un évêque mondain ? se demande-t-il. C’est un roseau que le vent agite et sur qui cependant, comme sur une colonne sainte, repose tout l'édifice de la maison du Seigneur; c’est une nuée destinée, comme autrefois, à faire paraître la gloire de Dieu dans son temple, et qui nous la dérobe par sa noirceur ; c’est un serpent d’airain élevé pour guérir nos blessures, et qui SUR MASSILLON. 299 devient à ceux qui le regardent une occasion d’idolâtrie et de mort. » Voilà bien des figures, et l’idée gagnerait sans doute à être un peu moins retournée; mais, critique à part, avouons qu’il fallait un certain courage pour s’exprimer si nettement. Avec nos habitudes, sinon de franchise, du moins de hardiesse, avec nos mille journaux qui disent tout et bien des choses en- _ core, nous sommes quelquefois peu justes, à cet égard, envers les écrivains ou les orateurs des autres époques. Tel qui nous paraît un flatteur a passé de son temps pour un redoutable cri- tique ; telle de ses sorties qui nous semble assez molle, a fait trembler pour lui tous ses amis. Massillon n’avait pas encore vu la cour; cette atmosphère qui devait plus tard, non le cor- rompre, mais adoucir passablement la rigueur de ses principes, il ne l’avait pas encore respirée. Peut-être alors eùt-il été moins hardi ; peut-être aussi eût-il mieux ménagé ses termes s’il avait seulement pu prévoir ce qu’il serait forcé de dire, peu d’années après, dans l’éloge d’un autre archevêque; surtout, s’il avait pensé que ces deux discours seraient plus tard l'un à côté de l’autre dans le même volume, où le lecteur en ferait à son aise la curieuse comparaison. Autant, en effet, la vie de M, de Villars lui avait offert de ressources pour un discours véritablement religieux, autant celle de M. de Villeroy, archevêque de Lyon, était épineuse et ingrate. Dans les Caractères de La Bruyère (chap. VIII) est un passage que voici : « L’on remarque dans les cours des hom- mes avides qui se revétent de toutes les conditions pour en avoir les avantages ; gouvernement, charge, bénéfice, tout leur con- vient. Ils se sont si bien ajustés qu’ils deviennent capables de toutes les grâces. Ils sont amphibies ; ils vivent de l’Église et de épée et auront le secret d’y joindre la robe. Si vous demandez ce que font ces gens à la cour : ils reçoivent et envient tous ceux à qui l’on donne. » Or, dans ces listes malicieuses qu’on appelait les clefs de La Bruyère et où figuraient tous les personnages qu’on avait re- 300 QUELQUES IDÉES connus ou cru reconnaître dans ses immortels Caractères, sa- vez-vous qui l’on trouve à propos des lignes que j'ai citées ? Précisément M. de Villeroy, le héros de cette oraison funèbre. Que La Bruyère l'ait eu spécialement en vue, c’est ce qu’on ne peut affirmer, car l'Église de France n’était pas pauvre de prélats en position de lui disputer cet honneur; mais enfin, qu’il en füt ou non le plus digne, cela seul qu’il l’a obtenu nous montre ce qu’on pensait de lui. A défaut de conjectures, l’histoire nous en dit assez. Au titre d’archevéque de Lyon, il avait joint celui de gouverneur de cette ville, dans laquelle pourtant il ne résidait à peu près jamais. La cour était sa pa- trie , son univers. Louis XIV n’avait pas eu de courtisan plus adroit ni de flatteur plus dévoué. Et voilà sur quels fondements il fallait bâtir Péloge d’un prince de l'Eglise ! Massillon ne recule pas; mais que de pré- cautions ! que d’art ! Encore son embarras se trahit-il à chaque page. Dans l'éloge du pieux archevêque de Vienne, il se féli- citait de n’avoir rien à cacher. Après avoir rappelé que le roi, au lieu d’étre obligé de le renvoyer dans son diocèse, lui avait reproché un jour de venir trop peu à Versailles : « Exemple trop beau, s’était-il écrié, pour un siècle où l’épiscopat ne sert presque plus que de décoration aux palais des rois, où les cours semblent étre devenues des diocèses communs, et où l’on voit souvent les princes de la tribu de Lévi, indignes dé- positaires de l’arche, l’imposer comme des Philistins sur des épaules viles , et la laisser errer à l’aventure! » Autant l’o- rateur avait tâché, dans le premier discours, de mettre cette idée en relief, autant il se donne de peine dans celui-ci pour la dissimuler ou l’adoucir. Mais il a beau faire : à chaque pas, à chaque trait, elle est là, toujours menaçante, toujours la même. En vain nous demande-t-il de l’oublier ; en vain cher- che-t-il à se donner l'air de n’y plus penser lui-même ; on sent qu'il la traîne avec lui. Dès l’exorde, il a prononcé sa sentence. « Je sais, dit-il, je sais qu’une bouche consacrée, qui ne doit SUR MASSILLON. x 301 plus s’ouvrir que pour annoncer avec le prophète les merveilles du Seigneur, s'ouvre souvent pour raconter les ouvrages de l’homme ; je sais qu’on vient recueillir sur de viles cendres des esprits de grandeur et d’élévation ; qu’on méle à la pensée du tombeau le souvenir de mille événements profanes, qui peut- être ont valu à l’enfer un riche butin. » Voilà qui est clair; la difficulté est au moins franchement abordée. Sera-t-elle aussi franchement résolue? Nous allons voir. « Mais je sais aussi, Sei- gneur , poursuit Massillon, que vous détestez les lèvres trom- peuses; je sais ce que je dois à la parole évangélique que j’an- nonce, à la majesté de ce temple, à la piété des fidèles qui m’é- coutent. » Bien ; mais à quoi va-t-il arriver ? « Donnons donc à une cérémonie si chrétienne un air et un tour de chrétien; sanctifions dans cet éloge funèbre les qualités que le siècle ad- mire par celles que la religion doit louer ; mélons saintement le monde avec Jésus-Christ... » Hélas ! assez d’orateurs l'ont fait sans le dire ; mais je doute qu’on l'ait jamais dit si ouverte- ment. Aussi l’auteur semble-t-il craindre d’avoir été trop loin. Il reprend cette étrange conclusion ; il la remanie, il la refond quatre ou cinq fois. « Je sais avec l’apôtre, dit-il quelques pages plus loin, qu’un pontife n’est choisi que pour s’appliquer à ce qui regarde le culte de Dieu; qu’il ne faut pas introduire dans le repos sacré du temple le tumulte des occupations séculières. Vérités saintes! vous ne m’êtes pas étrangères, et je ne viens pas ici détruire ce qu'un emploi sacré m'oblige d’édifier tous les jours. Mais l'Eglise est-elle donc si peu intéressée à la pros- périté des princes, à la tranquillité des peuples, à l’observance des lois, qu’elle en regarde le soin comme un soin profane ? La royauté n’est-elle pas le soutien du sacerdoce? Travailler à l'agrandissement d’un roi très-chrétien , n’est-ce pas’ préparer des triomphes à Jésus-Christ? » Quel plaidoyer! On le croirait arrangé à plaisir par quelque malin critique, pour montrer à la fois et les errements des prélats de cour et la déplorable indul- gence de leurs panégyristes. M. de Villeroy n’eût pas fait mieux, 302 QUELQUES IDÉES ou plutôt il n’eût pas osé faire autant ; aussi, quand plus tard Massillon le fera parler et essaiera de mettre dans sa bouche les sophismes qu’il sera las d'exprimer en présence de son cer- cueil, le ton sera tout autre: « Seigneur, dit l’archevéque en se présentant devant Dieu, peut-être ne trouverez-vous pas mes œuvres pleines ; vous êtes un Dieu jaloux, et peut-être que les sollicitudes du siècle ont un peu trop partagé mon cœur entre la créature et vous. Vous m’aviez donné -un rang d'honneur dans le sanctuaire, et peut-être y ai-je introduit un reste de tumulte et d’amusement encore un peu séculier. Mais jetez les yeux sur cette vaste Eglise que je laisse si affligée de ma perte. Je vous offre les sueurs et les peines de tant de ministres que j'ai formés ; les fruits précieux de tant d’établissemens de piété que j'ai créés, etc., etc. » Singulière compensation ! d’autant plus singulière que M. de Villeroy n’avait probablement guère eu le temps de s’occuper de ces sortes de choses. Tout cet embarras de raisonnements a passé dans le style. C’est bien encore Massillon, mais Massillon rhéteur ; e’est l’a- vocat de talent, mais chargé d’une mauvaise cause, dont il n’a pas même l'espérance de voiler les défauts. Beaucoup d’esprit, peu de véritable noblesse, peu ou point de sentiments vrais et d’émotion réelle. L’antithèse abonde , on le pense bien : c’est la figure favorite des hommes qui ne sentent pas, ou qui, bien que capables de sentir, se trouvent momentanément hors du vrai. À une première lecture, ce discours m’en parut tellement rempli, que je fus curieux d’en savoir le nombre : j'en trouvai environ cinquante. C’est énorme, et pourtant c’est moins que je n’avais cru, tant l'impression première avait été peu favora- ble. Dès qu’un ouvrage a commencé à vous déplaire, on di- rait que chaque faute nouvelle est grossie et multipliée par toutes celles qui la précèdent. Quant aux métaphores, ce discours en offre d’ingénieuses, mais aussi de bizarres ; une surtout m’a paru l'être au plus haut point. L’orateur veut dire que M. de Villeroy avait converti plus SUR MASSILLON. 303 de protestants par les armes du raisonnement que les autres évêques par l'emploi de la force : « Tandis que dans les autres provinces, dit-il, l’hérésie attend des coups pour expirer, et qu’il faut tailler ces pierres spirituelles pour les faire entrer dans l’édifice sacré de l'Eglise, notre sage prélat emploie-t-il pour les ramener d’autre force que celle de ses raisons? Et, comme Salomon, ne le voit-on pas bâtir un temple à la Vérité, sans employer le fer, sans donner un coup de marteau ? » Ces pierres taillées (par les dragons, comme on sait), ce temple bâti sans coups de marteau , tout cela est bien misérable, Un orateur dont nous n’aurions que ce discours, nous don- nerait , en somme, une médiocre opinion de ses talents et une mauvaise de ses principes. Heureusement que la réputation de Massillon, soit comme orateur, soit comme prêtre, est au-dessus des conséquences fâcheuses qu’on serait porté à tirer d’un pareil langage. Cet accommodement profane entre le monde et le ciel, nous savons qu’il n’en a jamais profité pour lui-même. Dans sa jeunesse, malgré l'éclat de ses succès d’écolier et les prédictions flatteuses de ses maîtres, loin decourir après une renommée que tout lui promettait, il alla s’ensevelir dans l’obscure abbaye de Sept-Fonds qu’il comptait ne jamais quitter. Une lettre qu'on le chargea d'écrire, et que le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, trouva trop bien tournée pour être l'ouvrage du prieur, fut l'occasion presque miraculeuse qui le fit sortir de sa soli- tude; mais ses supérieurs eurent besoin de toute leur autorité pour le forcer à rester dans le monde. Nous avons déjà vu dans quel esprit il recueillait les plus belles palmes de l’éloquence. Pendant la minorité de Louis XV, on voulut faire de lui un homme de parti; on réussit même à le faire passer pour tel, au point que le cardinal de Fleury, craignant qu’il ne se tour- nât contre la cour, lui offrit sous main la place si enviée de précepteur du dauphin. Massillon, il faut lavouér , ne fut pas insensible à une si flatteuse avance, et on assure même qu’il abandonna pendant quelques mois toute autre occupation pour 304 QUELQUES IDÉES se former à sa future charge. Future, en eflet, et aussi future que possible, car le dauphin n’était pas né ni près de naître, puisqu'il n’était pas même encore question de chercher une femme au roi. Voilà la seule fois qu’il fut possible d’apercevoir en lui quelque peu d’ambition mondaine : hâtons-nous d’ajou- ter que sa promotion à l’épiscopat, dans laquelle tant d’autres n’auraient vu qu’un moyen d'arriver plus haut, fut au contraire pour lui un motif de rentrer tout entier dans ce qu’il appelait si bien le repos sacré du temple ; repos, quant aux agitations du monde, mais non quant à ces devoirs de tout genre, dont ils’ac- quitta jusqu’au boutavec un dévouement sans bornes. Au moment de partir pour son diocèse , il fut reçu à l'Académie. « Votre nouvelle dignité, lui dit Fontenelle à cette occasion, nous privera sans doute bien souvent de vous voir au milieu de nous. » Adres- sées à beaucoup d’autres évêques, ces paroles n’eussent été qu’une épigramme ; adressées à Massillon, c’était un hommage rendu à son caractère aussi consciencieux qu'élevé. Dès lors, en effet, il ne reparut plus dans la capitale que pour les affaires de son diocèse ; ses relations avec la cour se bornèrent aux correspon- dances officielles ou à des sollicitations en faveur de son peuple, pour lequel il demanda et obtint plusieurs fois une diminution d'impôts. Tel est le seul usage qu’il fit de son crédit. « Nous nous craignons mutuellement, disait-il du cardinal de Fleury ; mais une fois les explications données, nous sommes ravis l’un et l’autre d’avoir rencontré un poltron. » Le poltron de Cler- mont écrivit pourtant au ministre une lettre extrémement vive, au sujet de la guerre de 1741 qu’il trouvait aussi téméraire qu’injuste. Enfin, et ceci n’est pas un des traits les moins ho- norables de sa vie ; il défendit par testament qu’on lui fit au- cune oraison funèbre. C’eût été cependant un beau et riche su- jet. On aime à se figurer la parole évangélique retentissant sur le tombeau de cet homme qui en avait été un si noble organe. Je me représente la cathédrale où se célébrèrent, en 1742, les obsèques de lévêque de Clermont. Je vois cette SUR MASSILLON. 305 foule accourue de toutes les parties du diocèse. On raconte à l’envi ses triomphes d’orateur et ses vertus épiscopales ; on se réjouit d’entendre, en présence des autels, le récit dé cette vie qui leur fut vouée tout entière ; on se demande avec intérêt et curiosité quel orateur remplira cette grande tâche..... Mais la chaire reste muette; c’est lui qui l’a voulu. Un des princes de l’éloquence n’aura pas d’oraison funèbre, à une époque où le plus petit noble ne mourrait pas content s’il ne savait d’avoir la sienne ; mais c’est Massillon : qu’en a-t-il besoin ? Comme évé- que, son souvenir vivra dans le cœur de ses ouailles ; comme homme privé, quel discours eût été plus attendrissant que ce trait d’un de ses amis qui perdit connaissance en montrant à un étranger, plusieurs années après sa mort, la chambre où il avait expiré ? Comme écrivain et orateur, enfin, son éloge sera dans ses œuvres ; et sa gloire, à aucun égard, ne saurait dépen- dre du caprice des révolutionnaires féroces qui viendront, cin- quante ans après , briser son tombeau et jeter ses cendres au vent ‘. Après les deux discours dont j'ai essayé de donner une idée, nous nous trouvons sur un tout autre terrain. Aux deux arche- vêques succèdent trois princes, le prince de Conti en 1709, le Dauphin en 1711, et Louis XIV en 1715. Le prince de Conti était neveu du grand Condé, et l’on trouverait difficilement deux hommes dont le caractère et l'histoire aient offert plus d’analogies. Tous deux nés pour les armes , et jetés dès leur première jeunesse, dès l’enfance 1 On sait que la plupart des cathédrales eurent le sort de Saint-Denis, et la plupart des évêques, celui des rois. Effroyable tempête qui balaÿa du même coup aux mêmes gémonies Louis XI et Henri 1V, Dubois et Massillon ! Fénélon échappa : grâce aux éloges d’une certaine école, qui avait jugé à propos d’en faire un démocrate, un philosophe, il se trouva quelqu'un qui osa recueillir ses restes. Encore n’est-il pas sûr, dit-on, que le cercueil conservé soit le sien. XXXI 20 306 QUELQUES IDÉES pour ainsi dire, au milieu du bruit des camps ; tous deux non moins remarquables par leur esprit et leurs lumières comme hommes de société, que par leur courage comme soldats, ou leur génie comme chefs; tous deux , échappés de bonne heure et de leur propre mouvement au tumulte des affaires , embel- lissant par la poésie et les arts les loisirs de leur glorieuse re- traite ; tous deux , enfin , offrant dans une longue maladie les plus beaux exemples de résignation et de piété, heureux de rendre ainsi le plus éclatant témoignage à la sainteté d’une religion qu’ils avaient trop peu respectée dans les écarts d’une orageuse et brillante jeunesse. Devant une telle conformité de sentiments et de mérite, on est presque tenté de se deman- der pourquoi l’un est si connu et l’autre si peu ; pourquoi l’un est le grand Condé, sans que l’autre ait jamais été, que nous sachions, le grand Conti. Cette différence tient sans doute, en partie, au mérite incontestablement supérieur du vainqueur de Rocroy ; mais, si cela nous explique le nom de grand donné à l’un et refusé à l’autre , nous aurions tort d’en conclure qu’il y ait eu entre eux autant de distance que nous en voyons au- jourd’hui entre leurs renommées. J’ose croire , pour ma part, qu’il n’en serait pas de même si Conti avait eu, comme son oncle, l'honneur d’être loué par Bossuet. Alexandre s’y con- naissait en fait de renommée, quand il enviait à Achille d’avoir eu Homère pour chantre. Et cependant, si le prince de Conti ; sans avoir égalé son oncle, en fut plus près qu’on ne le croit vulgairement, nous pouvons en dire autant du discours de Massillon comparé à celui de Bossuet. Tous ces rapprochements que j’ai signalés plus haut, Massillon les a saisis, et avec bonheur. Si ce n’est pas Bossuet qui parle, c’est un homme nourri de ses inspirations, habitué à son langage ; si nous ne retrouvons pas le génie de Bossuet, c’est du moins la forme et souvent l'esprit de son éloquence. « Rap- pelez-vous les premières campagnes du prince de Conti, dit-il peu après son exorde; c’est le grand Condé qu’on croyait SUR MASSILLON, 307 revoir! » Et en effet, c’est presque lui que Porateur nous montre , tant est vif et brillant le tableau qu’il va dérouler sous nos yeux : « Voyez-le à Courtray, dit-il, où , pour la première fois, il montre un nouveau héros aux ennemis et à nos troupes ; à Luxembourg où, à la tête des grenadiers , il monte à l'assaut d'un bastion l'épée à la main; où, blessé d’un éclat de gre- nade , il fait craindre que la victoire ne nous coûte une vie si chère ; à Gran où, à la téte du premier régiment de l’empire , il arrête la première fureur du Turc , le pousse, le renverse, lui arrache la victoire qu’il croyait tenir, affronte mille fois la mort qui paraît le respecter plus qu’il ne parait la craindre , porte partout la terreur du sang de France toujours fatal aux infidèles , fait déjà redouter aux Allemands dans le bras qui les défend celui qui va bientôt les vaincre , et montre de loin aux vœux des Polonais le héros digne un jour d’être placé sur leur trône. » En effet, le prince de Conti fut roi; roi de quelques jours , ilest vrai; mais ce nom magique de roi était une res- source que l’orateur ne pouvait laisser perdre. La Pologne lui avait offert de régner sur elle; mais à peine était-il parti pour prendre possession du trône, qu’une faction contraire s’empara du pouvoir et fit casser son élection. [l n’aurait tenu qu’à lui de soutenir par les armes ce que tant d’autres , à sa place, n’eus- sent pas manqué d’appeler leurs droits: en y renonçant , il perdit moins que le malheureux pays qui le laissait s’éloigner. Sa valeur , ses lumières promettaient un beau règne ; tandis que l’anarchie continus de déchirer ce peuple , qui semblait et semble encore destiné à servir d’exemple de toutes les cala- mités nationales. Cette couronne presque aussitôt ravie que donnée , ces dissensions sanglantes ;, ces décrets mystérieux de la Providence , ouvrant, fermant , rouvrant à son gré l’abime des révolutions , tout cela fournissait matière aux plus beaux développements. Massillon est-il à la hauteur du sujet? Encore ici, il a le malheur, dirai-je? ou le bonheur de lutter avec Bossuet, qui avait eu à tracer, dans l’éloge d’Anne de Gon- 308 QUELQUES IDÉES zague , un tableau à peu près semblable. Bossuet , toujours Bossuet ! Il y a ainsi quelques hommes dont le nom et les œu- vres reviennent sans cesse à l’esprit, pour peu qu’on s'occupe du genre dans lequel ils ont obtenu leurs principaux triomphes. Ce que Bossuet lui-même a dit d'Alexandre , que « par une espèce de fatalité glorieuse à ce conquérant , il semble qu’au- cun prince ne puisse recevoir des louanges qu'il ne les partage avec lui, » nous pouvons le dire de cet orateur toutes les fois qu'il s’agit de ceux qui l’ont précédé ou suivi dans la même carrière. Massillon commence donc par énumérer les gages de paix et de gloire que la Pologne eût trouvés dans le caractère du prince ; puis il peint « un nouveau Jéroboam divisant les tri- bus ; Dieu retirant sa protection de dessus cette terre qui à rejeté son oint..... Le Seigneur qui les frappe ne se lasse point ; il répand d’une main une coupe de mortalité , et tient élevé de l’autre le glaive de la guerre et de la vengeance... .… . La main qui les frappe et qui les terrasse ne les désarme point ; ils achèvent de venger sur eux-mêmes la justice de Dieu. » Mais l’orateur détourne les yeux de ces désolations ; il prie pour ce peuple en détresse, et c’est en prononçant en fa- veur de la Pologne quelques paroles de paix et d’espérance qu’il nous conduit au lit de mort de celui qui devait en être le roi. On rapporte qu’au plus fort des querelles entre Lamotte et ses ardents critiques , une fable de Lafontaine , récemment re- trouvée, disait-on, mit en émoi toute la gent littéraire de l'époque. « Le voilà bien! se dirent les connaisseurs ; le voilà, le bonhomme! Voilà celui dont Lamotte n’est pas digne de délier les souliers ! :» Or, la fable était de Lamotte. Grande fut la déconfiture des infaillibles aristarques ; mais je ne serais pas surpris qu'après un moment de stupeur ils eussent trouvé d’excellentes raisons pour montrer qu’ils n’avaient pas eu tort, et qu’une fable parfaite, venant de La Fontaine , ne valait rien SUR MASSILLON. 309 venant d’un autre. — N'est-ce qu’à propos de fables qu’on s’a- bandonne à de semblables jugemens ? Ce beau morceau sur la Pologne , trois ou quatre autres que je pourrais transcrire ici , que leur manque-t-il pour étre cités partout , si ce n’est d’être signés Bossuet et non Massillon ? Et s’il nous était possible de répéter en faveur de ce dernier la supercherie de Lamotte , que de gens s’y laisseraient prendre ! L’erreur ne serait guère possible, cependant , pour l’ensem- ble du discours ; surtout pour la péroraison, où Massillon est décidément faible. Si, dans d’autres parties , il rappelle avec bonheur léloge de Condé , ici il le rappelle trop, et la com- paraison l’écrase. Ces grandes idées de gloire et de mort, cet effrayant contraste entre les pompes du cercueil et l’horreur du cadavre , tous ces sublimes lieux-communs que l’évêque de Meaux avait su rendre si impressifs et si neufs, Massillon les reprend , les retourne, les charge d’un luxe inouï d’expres- sions , et n’en est pas plus avancé : lieux-communs il les a pris, lieux-communs il les laisse. « Ecoutez, grands, dit-il, et in- struisez-vous. Tout ce que le monde à le plus admiré, les vic- toires , les talents, le nom, la sagesse, les lumières, qu’on le trouve vain et frivole au lit de la mort! Qu’on découvre de folie dans la sagesse qui ne nous a pas conduits au salut! Qu'on méprise les lumières et les connaissances qui n’ont pas donné la science des saints ! »— Pâle et froide copie du fameux mor- ceau: « Que se faisait-il dans cette âme? Quel soudain rayon perçait la nue?.... Dans l’approche d’un si beau jour... com- bien promptement disparaissent tous les fantômes du monde ! Que l’éclat de la plus belle victoire paraît sombre ! Et qu’on veut de mal à ces faibles yeux qui s’y sont laissés éblouir ! » Voilà l’orateur. L’idée est la même, et pourtant l’un nous saisit , nous presse, nous enlève ; l’autre semble presque un sophiste. Que son « écoutez et instruisez-vous » est mesquin à côté de ce simple appel où Bossuet convoque autour du tombeau de Condé toutes les grandeurs de la terre, toutes les 310 QUELQUES IDÉES gloires du grand siècle, majestueuse procession dont il va lui- même fermer la marche : « Venez peuple, venez maintenant ! Mais venez surtout , princes et princesses, nobles rejetons de tant de roiïs ,.... venez voir le peu qui nous reste d’une si au- guste naissance, de tant de grandeur, de tant de gloire! ete. » Voilà de ces passages après lesquels, comme dit Château- briand , on a honte de noircir encore du papier. Noble décou- ragement auquel un mauvais écrivain n’est guère accessible , et qui ne va heureusement pas jusqu’à arréter la plume des bons. Deux ans après ce discours, Massillon fut appelé à rendre le même devoir au fils de Louis XIV, vulairement appelé le grand Dauphin ; bien moins , sans doute, à cause de sa gloire propre, que parce qu’il était fils d’un roi appelé grand , et qu'il resta Dauphin jusqu’à un âge où les aînés des rois sont ordinairement sur le trône : il avait cinquante ans, et son fils, le duc de Bourgogne, était père depuis longtemps. Toute la grandeur de ce prince était donc en dehors de lui ; c'était dans l'entourage de sa vie, plus que dans sa vie elle-même, quil fallait chercher son éloge; mais ces matériaux, d’une rare magnificence , n'étaient pas non plus sans dangers , et Massillon s’est plus d’une fois laissé prendre à ce piége éclatant. Il oublie son héros: à force d’entasser sur son cercueil les trophées d'une gloire qui ne fut pas la sienne, il nous fait perdre de vue et sa vie et sa mort; tant de richesses oratoires ne servent en définitive qu’à rendre plus saillante la pauvreté réelle du sujet. Dans toute la première partie, le nom du prince ne paraît que comme une occasion de développements et de tableaux. Massillon le prend à sa naissance, avant sa naissance même, complétement «h ovo. Dans l'éloge de Condé, dès la seconde page nous sommes à Rocroy; le héros a vingt-deux ans : sa naissance, aux yeux du panégyriste inspiré, c’est sa première victoire. Massillon ne peut aller de ce train, car tout serait SUR MASSILLON. 311 bientôt dit. Il nous peindra donc longuement la prospérité du royaume à la naissance du dauphin; il nous éblouira du ta- bleau de cette resplendissante aurore du règne de Louis XIV ; puis, quand il aura à son aise couvert de gloire et de dorures le berceau préparé pour l'héritier de la couronne : « Au milieu de tant de prospérités, le Dauphin est donné à la France, l’objet des vœux publics, le gage du bonheur des peuples, l'espérance de la monarchie , le lien de la succession royale, l'enfant de la gloire et de la magnificence. Nos succès croiïssent avec lui; ses jours ne sont plus comptés que par les victoires d'un père triomphant; chaque saison vient mettre aux pieds de son berceau royal des trophées et des dépouilles. » L'éloge du prince enfant n’est donc que celui de son père ; l'éloge du prince adolescent va étre celui des hommes qui ont di- rigé son éducation. Après quelques remarques sur l’importance et les difficultés de l'éducation des princes, voici les por- traits de Bossuet et du duc de Montausier, les deux précepteurs du Dauphin ; deux morceaux achevés, et qu’on lit comme mo- dèles du genre dans tous les cours de littérature comparée, mais dont la perfection même, oratoirement parlant, est un défaut, puisque le héros s’efface de plus en plus. Devenu homme, sera-t-il mieux en relief? Non; après l'éloge de son père et de ses maîtres, voici le tableau des grandes destinées de ses enfants, dont l’un est appelé à la couronne d’Espagne, et dont l’autre se trouve, par sa mort, l'héritier du trône de France. Le cadre est de plus en plus magnifique ; le portrait de plus en plus pâle. * Ce qui faisait le fond du caractère de ce prince, c'était Findolence. Or, après un héros brillant, un héros indolent est parfois , à quelques égards, celui dont l’orateur a le plus lieu d'être content. Sous une plume taillée pour louer, l’indolence peut successivement prendre la forme de je ne sais combien de qualités et de vertus. Appliquez-la aux richesses : voilà la libé- ralité, et un noble détachement des choses d’ici-bas ; appli- 312 QUELQUES IDÉES quez-la aux injures reçues : voilà le support évangélique s'il s’agit d'un particulier, la clémence s’il s’agit d’un prince. Considérée dans les fatigues de la représentation, ce sera l’affa- bilité, le mépris des pompes du monde; dans les affaires pu- bliques, ce sera l’absence louable de toute ambition, le senti- ment aussi sage que magnanime du néant des grandeurs hu- maines, Telle est, à peu d’exceptions près, la marche qu’a suivie Massillon. Le caractère qu’il avait à nous peindre était comme ces nuages errants dans lesquels on voit tout ce qu’on veut, on trouve tout ce qu'on cherche. Un seul passage nous représente le Dauphin comme ayant eu part au gouvernement de l’état : « Les années du prince s’avancent, et la tendresse du roi se change en amitié. Monseigneur est associé aux secrets du gou- vernement et au mystère des conseils... il devient le collègue de l’empire plutôt que l'héritier de la couronne. » Malheureu- sement tout cela est faux. Que le Dauphin eùt été quelquefois initié à tel ou tel secret d'état, c’est possible, et méme pro- bable ; mais il y a loin de là à une association à l'empire, et l’orateur lui-méme, d’accord avec l’histoire, nous le peint peu après retiré dans son château de Meudon, vivant comme un simple seigneur sans emploi. Mais il fallait bien voiler quelque peu la nullité politique d’un homme qui, d’un instant à l’autre, aurait pu être appelé à un si grand rôle. Quant à son rôle militaire, il y avait peut-être quelque chose de plus à en dire ; le Dauphin avait quelquefois paru à l’armée; mais « Quel dommage qu’il y ait paru si rarement ! Que de batailles il eût gagnées , s’il en avait eu Poccasion ! » voilà le sens de tout ce que l’orateur trouve à dire sur son héros envisagé comme guerrier. Le Dauphin n’était pourtant pas un lâche. Ce courage banal, qui consiste à entendre sans pâlir le bruit du canon ou même le sifflement des balles, il n’en manquait pas; mais le courage des grands guerriers, le sang- froid qui gagne les batailles, il ne l’avait guère. Aussi Massillon est-il mal à l'aise ; à peine a-t-il entamé ce sujet, qu'il se hâte SUR MASSILLON. 313 de le quitter : « Mais laissons au monde à louer ces faits, dit-il; il n’est de gloire véritable que celle qui nous suit devant Dieu. » Maxime fort belle, assurément, dans l’éloge d’un Turenne ou d’un Condé, mais assez déplacée ici; d’autant plus que l’orateur la développe fort au long. Il ne fallait pas tant de paroles pour nous détourner de trop admirer les hauts faits d’armes du Dauphin. Voilà bien des fautes ; mais, pour motiver de graves repro- ches, il faudrait qu’elles fussent moins intimement liées aux difficultés du sujet : c’est ce qui excuse la hardiesse que j'ai mise à les signaler. Massillon, après tout, n’avait pas choisi son héros : ne trouve pas qui veut un Condé ou un Alexandre. Dans cette mer semée d’écueils, aurait-il pu échouer un peu moins souvent ? Peut-être; mais ce n’est pas moi qui me ha- sarderai à dire où et comment il lui aurait été possible de faire mieux. D'ailleurs , sous le rapport du style, ce discours est remar- quable. Ici, comme partout , le style est le côté fort de Mas- sillon : c’est par là qu’il se tire des plus grandes difficultés , qu'il échappe aux plus grands reproches. Mascaron eut peut- être, de son vivant, plus de réputation que lui : à quelques égards , c'était juste; mais aujourd'hui, quelle distance entre eux ! C’est que l’un écrivait médiocrement, et a tout perdu à être imprimé , tandis que l’autre y a plus gagné que perdu. On sait l’admiration de Voltaire pour Massillon : il se plaisait à avoir sur sa table le Petit Caréme à côté d’Athalie; et quand on pense à ce qu’étaient pour Voltaire les idées chrétiennes, on peut comprendre de quelle perfection devait être, à ses yeux , le style qui lui arrachait un pareil hommage. Ajoutez à cela l’action oratoire si noble, si pénétrante, si pleine d’onction et de grâce, qui faisait dire au fameux acteur Baron : « Voilà un orateur et je suis un comédien ! » et l’on ne sera pas surpris que ce discours, quoique faible comparativement à tel autre, ait pu produire une vive impression. N'oublions pas non plus ce 314 QUELQUES IDÉES que l’orateur trouvait de ressources dans la cérémonie même dont ces pages sont restées le plus beau monument. Qui l'eût écouté sans quelque émotion, qui l’eût mesuré froidement au lourd compas de la logique, ce discours ainsi prononcé sur le cer- cueil d’un homme qui avait été près d’un demi-siècle le se- cond de l’état, sans arriver à être le premier ? Ce seul fait donnait à la vie du Dauphin quelque peu de ce grandiose que Bossuet a mis dans l’éloge de Henriette , la reine dépossédée. Attendre cinquante ans la couronne, et puis mourir ! Il y a là une espèce d’exhérédation, et l’occasion était belle d'appeler rois eu peuples à s’humilier sous la main qui distribue les trônes. Les fruits de trente années de gloire et de vingt années de désastres , tel était l'héritage destiné, selon les prévisions hu- maines , à ce légitime Louis XV ; mais Dieu en avait décidé autre- ment , “et la colonne sur laquelle les peuples croyaient déjà voir reposer tout le poids de la monarchie, s’était affaissée avant le temps. Et que de décrets non moins impénétrables devaient venir en trois ou quatre années bouleverser encore tout l’ordre de la succession! Le grand Dauphin eût été un pauvre roi; sa mort, au fond , n'avait rien de bien triste , si ce n’est pour les courtisans qui avaient espéré régner en son nom; mais son fils , l'élève de Fénélon, le prince le plus accompli qui se fût assis depuis des siècles sur les marches du trône, et qui y serait monté entouré de tant de vœux et d’amour ! Mais sa belle-fille qui en aurait si dignement partagé l’éclat et les soucis ! Mais l’ainé de ses petits-fils, que le duc et la duchesse de Bourgo- gne semblèrent avoir emmené avec eux, tant il les suivit de près dans la tombe ! Ah ! que ne fut-il donné à Massillon de jeter un regard sur cet effrayant avenir ! Quelles leçons , quelles paroles il en aurait tirées ! Mais le présent avait déjà aussi sa majestueuse tristesse : ce vieillard encore roi, et comme étonné de ne pas descendre dans ces caveaux de Saint-Denis qui s’ouvraient pour son héritier; cette grande douleur royale que la Providence envoyait ainsi comme pour faire diversion aux SUR MASSILLON. 319 malheurs populaires , tout cela avait son langage, sa grave et sombre poésie ; et le véritable h£ros des funérailles du Dauphin , ce n’était pas le Dauphin , e’était le roi. Mais si Louis XIV, encore vivant , fut l'âme de cette solen- nité funèbre , il ne devait pas tarder à étre lui-même l’occa- sion d’une cérémonie semblable , et la voix qui s’était fait en- tendre sur le tombeau du fils, devait retentir sur celui du père. Quel jour dans les fastes de l’éloquence ! Cet homme, dont un orateur va évoquer l’ombre pour l'instruction des peuples et des rois, ce n’était pas, comme Turenne ou Condé, un des fleurons de la couronne du dix-septième siècle : c’était le centre autour duquel ce siècle tout entier avait, pour ainsi dire, accompli sa révolution, et sur lequel avaient convergé tous les rayons de sa gloire. Ce n’était pas un homme qu'il s’agissait de porter au tombeau , c’était un siècle ! Car celui qui lavait vu naître semblait s'être prolongé avec lui pour mourir avec lui. Voilà un de ces sujets qui vous saisissent, vous remuent, et devant lesquels l’orateur qui se sent frémir n'ose pas décider si c’est d'espérance ou de crainte, de timidité ou d’audace ! Qu'avait-il manqué à cet homme de tout ce que l’homme aime à célébrer, et la religion à confondre ? Une naissance illustre ? Jamais peuple, ancien ni moderne, ne s’était fait une plus haute idée de la noblesse de ses rois : un monarque étranger n'était quelque chose qu'autant qu’il avait dans ses veines quelques gouttes du sang de France. Un grand rôle à jouer ? 11 était monté sur le trône à cinq ans, il en avait régné soixante et douze : c'était, depuis les patriarches , le premier exemple d’un si long règne. De grandes qualités ? Il en avait eu, quoi qu'on dise ; et ses défauts , ses vices mêmes, avaient offert je ne sais quoi de grandiose et de noble. Des succès militaires ? Jamais la France n’avait accumulé plus de triomphes que pen- dant la première moitié de son règne; jamais non plus une nation n’avait poussé plus loin l’usage de considérer son chef comme l’auteur et le propriétaire unique de toute la gloire ob- 316 QUELQUES IDÉES tenue sous ses auspices. Des revers, enfin ? Ses dernières an- nées en avaient été remplies : guerres longues et désastreuses , batailles perdues, années stériles, voilà pour les revers publics ; et quant aux malheurs domestiques, ajoutez à tous ceux que nous avons énumérés plus haut la crainte de laisser le trône à une branche rivale , la certitude que ses dernières volontés ne seraient pas remplies , deux sujets d'angoisse bien capables d’empoisonner seuls la vieillesse d’un roi si fier de sa race, si habitué à étre obéi. Et si ce n’est pas assez des grands traits qu’il offre lui-méme dans son histoire et dans son carac- tère, quelle espèce de gloire a manqué autour de son trône et dans les premiers rangs de ses sujets ? Gloire militaire ? Ses lieutenants sont dignes d’entrer en parallèle avec les plus grands capitaines de l’antiquité, Gloire littéraire? Il a vu s’accomplir et se couronner cette renaissance , dont ses prédécesseurs n’a- vaient pu que saluer l’aurore. Tout a donc été grand, selon le monde , hors de lui comme en lui..... et il est là, immobile, glacé ; et six pieds de terre, comme dit Pascal, feront bien- tôt raison de lui. Sous le poids d’un pareil sujet, quel orateur n’eût pas fléchi? Aussi ai-je entendu quelqu'un demander sé- rieusement pourquoi Bossuet n’avait pas été chargé plutôt que tout autre de l’éloge de Louis XIV. Hélas ! Bossuet avait dit qu'il ne célébrerait plus « la mort des autres , » etil y avait alors plus de dix ans que le tombeau le contraignait de tenir sa promesse. Malheur donc à Massillon , si nous nous mettons à lire son discours sous l'empire des impressions que le sujet réveille. La première idée, on l’a dit cent fois, est magnifique : Dieu seul est grand,mes frères ! —« C’est un beau mot que celui-là, dit Châteaubriand, devant le cercueil de Louis-le-Grand ! » Mais la puissance du début ne sert qu’à mettre mieux en relief la faiblesse de ce qui suit. Il est vrai que cette faiblesse ne frappe pas immédiatement. Jamais Massillon ne fut plus pom- peux dans ses idées, plus ample ni phus harmonieux dans son SUR MASSILLON. 317 style. C’est comme lorsqu'une symphonie commence par beau- coup de bruit et d’accords pleins. Les accords ont beau étre justes, le bruit a beau saisir l’oreille : l'auditeur ne sait pas en- core s’il faut admirer ou blâmer; il veut, il espère des émo- tions plus vraies ; et si son attente est trompée, ou il niera le talent du compositeur, ou il dira que c’est dommage d’en avoir tant mis pour si peu d’effet. Voilà l'impression que nous laisse l’éloge de Louis XIV. Il se fait lire jusqu’au bout, et c’est déjà quelque chose; c’est même beaucoup, si lon songe à ce qu'un ouvrage de circonstance perd nécessairement après un siècle ; je dirai plus : arrivé à la dernière page, on en est étonné, presque fâché. Mais cette ‘impression qui vous reste , analysez-la : c’est moins le regret d’avoir fini, que le chagrin d’avoir inutilement couru de morceau en morceau après les sublimes je ne sais quoi que votre imagination s’était figurés. Tout y est, et l’on sent que quelque chose n’y est pas ; c’est beau, et pourtant , selon une expression un peu triviale, ce n'est pas cela. Dans l’éloge du Dauphin, nous avons vu que Massillon revenait trop souvent , et non sans quelque affec- tation , sur le néant des grandeurs de ce monde ; dans celui de Louis XIV , précisément peut-être parce que le sujet s’y prétait bien plus , il semble craindre de s’y appesantir ; il n’ose pas s’emparer de ces vérités toujours neuves, quoique si vieilles , et que la circonstance eût revétues d’une force entraînante. Nous les attendons ; nous les appelons ; nos yeux cherchent de page en page quelque vigoureux vanitas vanitatum , écrit en grosses lettres sur le cercueil du redouté monarque; et ce vanitas ne vient pas. On est tenté de s’en prendre à soi-méme, d'attribuer à quelque malaise momentané le vide et le désap- pointement qu’on éprouve. Cependant , soyons justes : si tel est l’effet de l’ensemble , les beautés de détail abondent. Et ici je ne parle plus de ces beautés stériles dont il ne reste rien dès que l'oreille a pris sa part : il en est de réelles, où l'intelligence et le cœur trouve- 318 | QUELQUES IDÉES ront aussi leur pâture. Quelques citations en offriraient aisé- ment la preuve ; mais elles prendraient trop de place, et je dois me borner. Une lecture attentive du discours mettra süffisam- ment sur la trace des morceaux que j'aurais choisis. Quant à la manière dont l’orateur dessine et apprécie le ca- ractère de son héros, ne cherchons pas dans les nombreux détails qu’il y consacre cette supériorité de vues , cette fixité de principes qu’on est en droit d’attendre du philosophe, et sur- tout du philosophe chrétien. Il y avait, nous en conviendrons sans peine, une mesure àgarder : rester impassible en pré- sence de tant de gloire, se piquer de n’avoir pour un pareil homme que des paroles de compassion ou de blâme , ce n’au- rait pas été plus sage que de répéter bassement les éloges dont sa cour l'avait enivré. Massillon a voulu être juste: mais au lieu de prendre entre ces extrêmes une route moyenne où la gloire et la religion , la poésie et le raisonnement , auraient été si disposés à se donner la main, il ne sait qu’aller d’un extrême à l’autre ; il parle alternativement le langage du monde et ce- lui de la religion. Ce n’est pas le ministre de l'Evangile qui jette du haut de sa chaire un profond et calme regard sur les vani- tés d’ici-bas : c’est tantôt un courtisan qui admire tout; tan- tôt, quoique plus rarement , un moine morose qui blime tout; et qui, tirant sans nulle précaution le fil qui lie le monde au ciel, semble s’inquiéter peu de le rompre, pourvu qu'on voie bien qu’il le tire. Parmi toutes ces variations, on dirait qu’il n’est si sévère dans un endroit que pour racheter l’indulgence dont il a usé ou veut user dans un autre. C’est ainsi qu'après les plus belles maximes sur les exemples des grands , il se donne une peine infinie pour voiler la conduite seandaleuse du prince , et arriver à cette étrange conclusion que , si Louis XIV eut des maîtresses , du moins « il ne cessa jamais de respecter la vertu de sa femme , renouant ainsi par l'estime un lien affaibli par les passions. » Nous pourrions cependant citer aussi plus d’un passage où SUR MASSILLON. 319 Massillon retrouve , avec la franchise du philosophe, toute Pau- torité du prêtre. Après l’enthousiasme un peu mondain auquel il s’est abandonné en célébrant ( en chantant , si l’on veut ) les hauts faits du prince, sachons-lui gré de n’avoir pas dissimulé les revers dont ses victoires furent suivies ; remercions-le, en particulier, d’avoir si bien dit, sur ces victoires mêmes, une partie de ce que la postérité devait en dire : « Tristes souvenirs de nos triomphes, s’écrie-il , que nous rappelez-vous ? Monu- ments superbes élevés au milieu de nos places publiques pour en immortaliser la mémoire , que rappellerez-vous à nos neveux lorsqu'ils vous demanderont ce que signifient vos masses pom- peuses ? Vous leur rappellerez un siècle entier d'horreur et de carnage ; l’élite de la noblesse française précipitée dans le tom- beau ; tant de maisons éteintes ; tant de mères point consolées qui pleurent encore sur leurs enfants ; nos campagnes désertes, et, au lieu des trésors qu'elles renferment dans leur sein, n’offrant plus que des ronces au petit nombre des laboureurs forcés de les négliger ; nos villes désolées ; nos peuples épuisés. Vous leur rappellerez nos pertes plutôt que nos conquêtes, etc. » Effrayant tableau qui n’est que trop bien celui de la France, non-seulement en 1715, mais déjà en 1700 , en 1690 , au plus fort de cette apparente prospérité qui entassait les millions à Versailles, et le peuple dans les casernes, dans les hôpitaux ou dans les prisons. Le nom du roi n’y est pas ; qu'importe ? Massillon n’est que trop sûr d’être compris... et c’est pour= tant de ce même homme que le même orateur avait dit un jour : « Heureux le prince qui n’a jamais combattu que pour vaincre; qui a rempli l’univers de son nom! » Mais tout avait changé ; il n’était pas encore à Saint-Denis , qu’un siècle semblait avoir passé sur lui. La vérité, si longtemps comprimée , osait enfin se faire entendre ; et, par une compensation toujours fatale à ceux qui la compriment , elle se plaisait à étre cruelle, On brülait à envi tout ce qu’on avait adoré. Les courtisans riaient du vieux dévot , du mari de 4 Maintenon: les peuples mau- 320 QUELQUES IDÉES dissaient celui qui les avait ruinés ; le parlement s’était souvenu du fouet de 1660 , et n’avait rien eu de plus pressé que de casser son testament ; l'Encyclopédie naissante murmurait tout bas ces mots de despote et de liberté qui devaient plus tard renverser le trône. ... Telle était l’Oraison funèbre que la France faisait à Louis XIV ! On voit que l’orateur officiel n’avait pas trop à redouter de paraître hardi. Enfin, une partie considérable du discours est consacrée à l'éloge de la piété du roi. Si la piété est de quelque prix, quand méme elle a perdu toute influence morale, la matière était belle : dans l'esprit d’un christianisme tout extérieur et matériel, il n’y eut pas de roi plus pieux que Louis XIV. C’est là que l’orateur triomphe. Lui, qui avait dit tant de fois, avec tant de force et d’onction, ce qu'est le Christianisme, il semble ne pas se douter que rien ait manqué à Louis XIV pour étre un vrai chrétien. Ce prince a honoré la religion; il en a soutenu les ministres ; il n’a jamais oublié messe, ni jeûne. . ... que lui manque-t-il? Il a bien violé de temps en temps deux ou trois des commandements de Dieu; mais ceux de l'Eglise, en a-t-il jamais violé un seul! Et que n’a-t-il pas fait pour la gloire de cette Eglise! — Viennent alors de longs détails sur la fermeté du nouveau Théodose dans les querelles du Quiétisme, du Jansénisme, etc. Mais le nec plus ultrà, le sublime de sa piété, c’est la révocation de l’Edit de Nantes. « Spécieuse raison d'état, s’écrie l’orateur, en vain vous op- posâtes à Louis les vues timides de la sagesse humaine ; le corps de la monarchie affaibli par l’évasion de tant de citoyens ; le commerce ralenti par la privation de leur industrie ou le trans- port furtif de leurs richesses; les nations voisines , protectrices de l’hérésie, prêtes à s’armer pour la défendre. Les périls for- tifient son zèle ; l'œuvre de Dieu ne craint point les hommes : il croit même affermir son trône en renversant celui de l'erreur. Les temples profanes sont détruits, les chaires de séduction abattues, les prophètes de mensonge arrachés des troupeaux SUR MASSILLON. 321 qu’ils séduisaient. Depuis si longtemps redoutable au trône, l’hérésie tombe au premier coup que Louis lui porte ; elle est réduite ou à se cacher dans les ténèbres d’où elle était sortie, ou à passer les mers, et à emporter, avec ses faux dieux, son amertume et sa rage. » Qu'on m'indique pour tout cela un nom moins rigoureux que celui de fanatisme ; pour moi, je n’en trouve pas d’autre, et je relis avec une admiration nouvelle, j'allais presque dire avec un nouvel orgueil, le fameux discours où Saurin, donné à ce peuple exilé comme Daniel aux Hébreux, respecte encore l’auteur de tant de maux, et se contente d’ap- peler sur sa tête, non les vengeances, mais les gratuités du Dieu que ce prince outrage en s’imaginant le servir. Sublime apostrophe, un des plus beaux mouvements de l’éloquence moderne ; ce qui n’empécha pas Maury de la qualifier de co- médie. Hélas ! nous voudrions bien en dire autant de ce passage de Massillon ; mais son langage n’est que trop en rapport avec les idées que son héros mettait si impitoyablement en pratique. Il mourut cependant en chrétien, dans le véritable sens du mot, ce prince qui n’en avait eu si longtemps que le titre et l'extérieur. Comprit-il toute l'étendue des illusions qu’il s’était faites jusqu'alors, sans que prédicateurs ni confesseurs eussent le courage de les dissiper ou seulement la sagesse de les aper- cevoir ? Dieu le sait; mais sa mort n’en est pas moins une des plus belles qu’on ait vues. C'était un noble spectacle que celui d’un tel roi confessant ses fautes, non plus à l'oreille d’un homme officiellement chargé de les entendre et de les absou- dre, mais devant ses proches, ses serviteurs, et surtout devant Dieu. C’est plus qu’un roi qui meurt ; c’est un patriarche qui a survécu à deux générations d'enfants, et qui, bénissant la troi- sième, va s'endormir avec -ses pères. Voilà ce que Massillon avait à nous montrer en terminant. C'était, aux yeux de la reli- gion, la plus belle partie de son sujet ; aussi parvient-il mieux à nous faire aimer Louis sur son lit de mort, qu'il n'avait réussi à nous le faire admirer au milieu des pompes du trône. - XXXI 21 322 QUELQUES IDÉES Tel est ce discours. Tels sont, car il est temps de finir, ceux dont je m’étais proposé de donner une idée. Je ne parlerai pas du sixième, l’Oraison funèbre de la duchesse d'Orléans, seconde femme du frère de Louis XIV. Sans manquer d'intérêt ni de mérite, ce discours n’ajouterait aucun trait de quelque impor- tance à l’idée que nous avons pu nous faire, d’après les autres, du talent de l’auteur dans ce genre de travail. En résumé, entre les sermons de Massillon et ses Oraisons funèbres n’existe pas une distance plus grande que celle dont la différence des genres devait nécessairement étre la cause. Mêmes qualités, mêmes défauts. Seulement, parmi ces qualités comme parmi ces défauts, il en est qui ne sont pas de nature à subir, ni en bien ni en mal, l’influence des circonstances et des sujets; d’autres, au contraire, en reçoivent de profondes modifications. De cette rupture d'équilibre résulte en grande partie la différence prodigieuse que l’on croit voir entre Mas- sillon sermonnaire et Massillon auteur d’Oraisons funèbres. Défions-nous de ce penchant à nous figurer pour chaque écri- vain une espèce de type, hors duquel nous ne le reconnaissons plus et nous prétendons que ce n’est plus lui ; ne transportons pas dans la critique cette vieille habitude d’Homère d’accoler machinalement à chaque nom, à chaque personnage, l’idée de certaines qualités ou attitudes sans lesquelles il semblerait pres- que que le personnage n’existe plus. Sans quitter l’histoire de la prédication au dix-septième siècle, que d'erreurs n’y aurait- il pas encore à relever ! Vous lisez dans vingt traités, vous en- tendez dire partout que Bourdaloue fut le réformateur de la chaire : cependant Bourdaloue avait sept ans de moins que Bossuet , et celui-ci, qui débuta fort jeune, préchait depuis plus de dix ans quand Bourdaloue entra dans la carrière. On vous dit que Massillon fut l’élève de Racine : loin de moi la pensée d’ôter quelque chose à la gloire de notre immortel tra- gique! Massillon serait assurément un de ses plus beaux ou- vrages, comme Virgile, selon l'heureuse expression d’un poète, SUR MASSILLON. 323 L 0 est le plus beau de ceux d’Homère; mais il est prouvé que le prétendu élève professa jusqu’à un âge assez avancé beaucoup d’éloignement pour tout ce qui tenait au théâtre, et que Racine était » de tous les auteurs dramatiques, celui qu’il se félicita longtemps le plus de n’avoir pas lu. Fénélon, Fléchier, Mas- Caron, tous les orateurs de ce temps, nous fourniraient, tantôt à leur profit, tantôt à leur désavantage, l’occasion de sembla- bles rectifications. Et, Pour peu qu’on voulût agrandir le cercle en appliquant à d’autres écrivains des recherches du méme genre, on n’en finirait pas avec tous les jugemens faux où hasardés qui se débitent sur leur compte, et ne sont pas moins répandus que celui dont j'ai essayé d’adoucir la rigueur. F. Buncener. 324 Voyages. LA TURQUIE D'EUROPE, par Ami Boué, 4 vol. Paris, 1840. (Second article.) 0 0e———— Le despotisme des Turcs a longtemps banni de la société de leurs semblables ceux des habitans de la Grèce que leur carac- tère indépendant empéchait de s’y soumettre. Retirés dans les montagnes, sous le nom de Klephtes, ils furent obligés d’en descendre souvent pour se procurer une subsistance précaire par des déprédations exercées aux dépens de leurs oppresseurs. La méme cause a eu un résultat semblable dans les provinces slaves de la Turquie occidentale. Des hommes, dont nos vo- leurs de grands chemins ne donneraient pas une idée exacte, se cantonnèrent en bandes sous le nom de Haïdouks; ils n’exer- cent leur métier qu’en été, et se retirent en hiver chez leurs recéleurs ou entrent au service de quelque grand. Les paysans sont rarement les victimes de leurs déprédations; leur but principal a toujours été d’enlever les recettes du gouvernement, et de borner autant que possible leurs attaques aux riches mu- sulmans. Ils conservent quelques sentimens religieux à la ma- nière des brigands espagnols ; ils prient et observent les jeûnes de l'Eglise. Un chef de Haidouks respecte le repos des moines et l'honneur des femmes qui tombent entre ses mains; il re- garderait même comme une chose de mauvais augure de tolérer le libertinage parmi les hommes qui composent sa bande. Aujourd’hui ils n’attaquent que rarement les convois des pachas , parce que, les villages étant obligés de rembourser la valeur du vol , ils se trouvent exposés à la poursuite de toute la population. LA TURQUIE D'EUROPE. 329 Dans la Turquie méridionale ils enlèvent quelquefois encore des voyageurs et en exigent une rançon, ou bien ils emmènent le propriétaire d’une maison , lorsqu'ils n’ont pu découvrir l'argent qu'ils savent y être caché. On a vu, en 1834 et en 1835 , des Haidouks grecs et albanais arréter dans l'Olympe et dans la Morée, des courriers et des employés du gouver- nement , et leur faire écrire des lettres aux pachas, en y spé- cifiant le montant de leur rançon. Ils sont implacables envers ceux qui les trahissent ou leur manquent de parole , et ils se vengent quelquefois au bout dé plusieurs années. Si l’on sait, au contraire, montrer quelque sympathie à leur haine contre les Turcs, où si on se fie à leur loyauté, on peut en retirer des services importans. M. B. a eu occasion de rencontrer, sans-en être molesté , des gens que les Tures classaient parmi les Haidouks, et qui se bornaient à lui expri- mer leur haine contre la domination musulmane , leur état malheureux et l'espoir d’obtenir l'assistance des Européens. M. Clerici, vice-consul anglais à Joannina, voyageant avec une caravane , en 1829 , fut pris par une bande de voleurs établis sur le mont Glieb, dans la Haute Albanie. Il fut , avec ses compagnons , attaché à des arbres, en attendant l’arrivée du chef, qui devait décider de leur sort. Celui-ci étant venu, fit délier tous les prisonniers et les invita à souper avec lui. Après un régal copieux, il se fit reconnaître de M. Clerici comme un homme qu'il avait guéri à Scutari, et il renvoya son bienfaiteur en lui rendant tous ses effets. Les bandes de Haidouks ne comptent guère de mahométans, si ce n’est des Albanais, les plus féroces de tous , et se com- posent de mécontens, de gens poursuivis par la justice, de militaires albanais licenciés ou faisant momentanément par goût leur campagne de brigands. La voix de la patrie les a toujours. trouvés prêts à verser leur sang pour elle dans les guerres de la Servie et dans celles qui ont amené indépendance de la Grèce. 11 ne faut pas les confondre avec quelques cavaliers , 326 LA TURQUIE D'EUROPE. véritables voleurs de grands chemins, qui ont paru de loin en loin dans la Thrace et dans la Bulgarie. La résolution de devenir Haïdouk , indiquant déjà une âme énergique, et ce métier étant une école de l’art de la guerre, les pachas ont souvent essayé de mettre fin aux brigandages , en offrant aux Haidouks des places de pandoures et de gen- darmes. Comme en Sicile et en Italie, les brigands devenus gendarmes ont été plus tard les plus sûrs garans de la tran- quillité publique, puisqu'ils connaissaient toutes les cachettes et les finesses des voleurs. Maintenant, après bien des têtes abattues , des défaites ou des concessions arrachées , une nou- velle ère d’ordre public semble avoir commencé. Les routes sont devenues aussi sûres qu’en Europe; on y passe de nuit et de jour ; les courriers les parcourent avec de grandes sommes et le plus souvent sans escorte. Les endroits jadis fréquentés par des brigands sont gardés par quelques postes de gendar- mes, dont le petit nombre étonne le voyageur, s’il le compare aux difficultés d’une région montueuse. Les poésies serbes paraissent offrir une mine abondante et intéressante à exploiter pour connaître une partie de l’histoire de la Turquie occidentale au moyen âge. La lutte des Slaves contre les conquérans ottomans a exercé le talent de plus d’un poète national, et aucune époque n’a laissé un souvenir plus profondément gravé dans le souvenir des Serbes que celle de la bataille de Kosovo ou Cassova , où périt, en 1389, leur roi Lazar et son vainqueur le sultan Mourad I. Ces épopées et ces chants élégiaques préséntent trop sou- vent des figures outrées et des bévues anatomiques et géogra- phiques, permises de tout temps aux poètes. Les anachronismes ne manquent pas non plus; on déplace à volonté des villes , des châteaux et des rivières , on en invente même d’imaginaires. On fait franchir en un clin d’œil d'énormes distances. Un drame de deux ou trois jours commence à Belgrade et finit à Bude. Le dernier roi de Bosnie se voit en songe bombardé par les LA TURQUIE D'EUROPE. 327 Tures à une époque où l’on ne connaissait pas encore les bombes. On associe même des héros qui n’ont pas été con- temporains. La douleur d’une blessure arrache à un guerrier des cris si forts, que les feuilles tombent des arbres et que l’herbe du sol en est redressée. À la place des dieux de l’Olympe, les poètes serbes ont les Vila, espèce de fées qui demeuraient sur les montagnes, dans les forêts ou près des rivières et des lacs. Elles sont souvent introduites dans les poésies pour secourir ou consoler les héros, ou pour présager l’avenir. Ces fées sont représentées comme de belles jeunes filles légèrement vêtues, et dont les cheveux tombent sur les épaules. Elles montent des chevaux agiles. Quelquefois une mauvaise Vila, montée sur un cerf, hâte les pas de l’animal avec des serpens en guise de fouet , tandis que les bonnes planent dans les airs, assises sur les nuages. Les combats singuliers ont donné lieu à un grand nombre de chansons. La force des héros est indiquée d’une manière particulière, en leur faisant pourfendre, d’un seul coup, leur adversaire , son cheval et une partie du sol. Les circonstances du combat sont presque toujours les mêmes, et ce n’est, en général, qu'après la rupture des lances et des épées que la massue est jetée, que le vaincu expire sous un coup de poi- gnard , ou que les deux champions luttent ensemble, se ter- rassent , s’étouffent ou se déchirent méme le cou avec les dents. S'ils sont par hasard mis en prison, on les dépeint toujours dans des cachots avec de l’eau jusqu’au genou, état des pri- sons au moyen àge. Il y a une assez grande uniformité dans la description de l’extérieur des grands Jounak ou héros, et sur- tout dans leurs vétemens, leurs boutons d’or, leurs armes et leurs chevaux ; mais leurs qualités morales sont très-variées, et quelquefois exprimées d’une manière tout à fait originale. Ainsi, lorsque Marco Kraljevitch terrassa le fameux albanais Moussa Kessedgia , il lui trouva trois cœurs , trois côtes, et sur un des cœurs un serpent endormi; s’il avait été éveillé, Marco eût été perdu. 328 LA TURQUIE D'EUROPE. Le héros sur le compte duquel on met le plus d’aventures extraordinaires est ce Marco Kraljevitch ou Mare fils de roi. C'était un guerrier de haute stature et d’une force prodigieuse, juste , généreux et franc , dans les chansons serbes, et d’un caractère ouvert; il était ami sincère, franc buveur, et ne devenait cruel que lorsqu'il était irrité. D'autre part, M. Boué l’assimile à Don Quixote, avec d’autant moins de raison qu ”il n’a jamais reçu , dans une vie de 160 ans, d’autres disent 300, la dix-millième partie des coups de bâton qui tombèrent sur le dos amaigri du héros de la Mancha ; celui-ci d’ailleurs , modèle de chasteté, passait les nuits à songer respectueusement à madame Dulcnée , et vivait de racines et de fruits secs. Marco Kraljevitch, au contraire, était adonné à une débauche outrée ; dans plus d’un épisode de sa vie il est au cabaret au lever de la toile, et son cheval Scharatz avait méme , à son exemple, appris à boire du vin. Marco Kraljevitch alla un jour chercher femme avec deux de ses amis ; mais ils furent refusés tous les trois, avec ironie, par la belle Rossanda. Marco la punit de ses mépris en lui coupant les bras, et en lui arrachant les yeux qu'il lui jeta dans un mouchoir contre le sein. I était fils aîné du général Voukaschin, qui devint roi de Servie après la mort d’Etienne Douschan. N’ayant pu empécher son père de détrôner son souverain légitime, Marc passa au service du sultan Mourad I, et suivit, dit la chanson, les musulmans jusqu’en Arabie. Dans la bataille d’Ancyre , il sauva Souleyman , fils de Bayazid et tua plus tard un visir avec douze de ses gens , parce qu’il avait brisé l'aile d’un de ses faucons. Puis il venge la mort de sonspère sur l’assassm , et se présente devant le sultan plein de colère , avec sa massue et sa pelisse retournée: celui-ci recule de frayeur et cherche à Fapaiser par des présens et des consolations. Il fait la guerre à un Nègre qu’il force de lui donner sa fille et un tribut, puis au brigand albanais Mousa. Après bien des aventures il fut tué par une flèche, dans une bataille livrée, à la fin du quatorzième siècle , LA TURQUIE D'EUROPE. 329 par Bayazid contre le prince de Valachie, et tomba, dit-on, avec son cheval dans un marais. Quelques-uns imaginent qu'il s’est retiré dans une caverne après la bataille où il a péri, ou lorsqu'il vit le premier fusil. À sa prière, Dieu l'aurait plongé dans un sommeil dont il ne se réveillera que lorsque son épée tombera d’elle-même du fourreau. Elle est déjà à moitié dehors, et l’on entend quelquefois les hennissemens de son cheval. Milosch Obiliteh est un autre héros aussi célèbre que le pré- cédent parmi les Serbes. Il était né près de Novi Bazar, et garda , dans son enfance , les moutons de sa mère. Le puissant tzar Douschan , parcourant les forêts en partie de chasse , sur- prit le jeune Milosch endormi sous un arbre. Ses moutons étaient auprès de lui; sa hache était enfoncée dans le tronc d’un arbre voisin, et si profondément que tous les efforts des seigneurs de la suite du roi ne purent l’en arracher. Sa respi- ralion, enfin, agitait régulièrement le feuillage des branches voisines. Le roi, voyant ces prodiges , éveilla l’enfant , lui vit retirer sans peine la hache enfoncée dans le tronc , et le ramena chez sa mère. Milosch épousa Voukassova, fille du prince Lazar. C’est à lui que Lazar dit, à son arrivée dans la plaine de Cassova : « Où sont tes guerriers de Matschva? — Ils sont restés, Seigneur, repartit Milosch , pour labourer et semer. » Sur quoi le prince s’écria en colère: « Qu'ils labourent avec laide de Dieu , jusqu’à ce qu’il ne leur reste que des ronces, et que les Turcs moissonnent ce qu’ils sèment ! » Milosch était l’objet d’une secrète jalousie de la part de Vouk Brankovitch , autre gendre de Lazar. Voukassova avait élevé, en présence de sa sœur, le courage de son mari au-dessus de celui de son beau-frère. Il s’ensuivit un combat singulier, dans lequel Milosch renversa Vouk de son cheval, sans lui faire de mal. Celui-ci, piqué , fit entendre à Lazar que Milosch était en liaison avec les Turcs. Malgré son affection pour ce dernier, le roi , espé- rant arriver à la vérité, s’écria, en tendant un gobelet de vin à Milosch : « Prends et bois, quoique tu sois accusé d’être un 330 LA TURQUIE D'EUROPE. traître. » Milosch changea de couleur et répondit que la veille d’une bataille il n’était pas temps de se quereller ; mais, voyant d’où le coup partait, il ajouta qu’il montrerait la fausseté de l'accusation et sa propre fidélité. IL disparut le lendemain, 15 juin 1389 , et se fit conduire comme déserteur, avec deux de ses amis , devant le sultan Mourad. Au moment de lui baiser la main, en s’agenouillant , il lui plongea son poignard dans le ventre, Ensuite il essaya de se sauver, et fit mordre la pous- sière à plusieurs Turcs avant de trouver la mort. Mourad ne survécut que peu d'heures à cet assassinat , mais il n’en gagna pas moins la bataille, et put même voir tomber la tête de Lazar. Vouk Brankovitch , commandant une aile de l’armée serbe , ne s’était pas défendu comme il lé devait, et s'était enfui avec un corps nombreux de cavalerie, parce qu’il espérait remplacer Lazar sur le trône; mais le sultan n’eut pas cette condescendance pour un traître. Vouk fut lui-même assassiné , et ses enfans héritèrent de sa scélératesse envers les véritables héritiers du trône serbe. Les auteurs turcs sont d’accord sur la vérité de l’assassinat, mais ils prétendent que Milosch, déjà blessé, le commit sur le champ de bataille. Un cénotaphe fut élevé à Mourad, dont le corps fut transporté à Constantinople. Quelques Turcs s’i- maginent que Milosch coupa la tête à leur empereur , et que cette tête n’a jamais été retrouvée, Lazar, décapité par ordre du sultan mourant, fut enterré à Pristina. Son fils et le clergé serbe le transférèrent au monastère de Ravanitza qu'il avait fondé , et cette précieuse relique a passé plus tard sur le sol de l’empire d'Autriche. Les noms des trois héros de cette jour- née sont tellement révérés des Serbes qu'ils ont électrisé de- puis la valeur des guerriers qui les ont portés. Les serbes musulmans ont choisi de leur côté un individu qu'ils nomment Hirniou Mouo ou Moustapha et qu'ils repré- sentent comme l’ennemi et le vainqueur de Marco-Kraljevitch. Il se distinguait, comme lui, par sa bravoure autant que par LA TURQUIE D'EUROPE. 331 de prodigieux exploits de table ; il mangeait, à un seul repas, vingt livres de pain, quatre-vingt-dix livres de mouton; il buvait d'énormes cruches de vin et avait un cheval aussi vorace que lui. L'étude des croyances populaires fait passer sous les yeux du lecteur de M. Boué tout un monde oublié dans une grande partie de l’Europe chrétienne. Il entend souvent parler d’ensor- cellemens que le peuple attribue aux Zingares ou à de vieilles Juives. Une chanson met en scène une femme ensorcelée par un Juif, au moyen d’un crapaud trouvé sous une tombe. Dans une autre, l'enfant sur lequel un sort est jeté, voit ses cheveux blanchir et l’éclat de ses joues disparaître. On s’imagine que des sorcières étincelantes pendant la nuit peuvent se changer en oiseaux et en bêtes féroces , qu’elles mangent les petits en- fans , ouvrent le côté des personnes endormies , leur arrachent le cœur et le dévorent. « Il n’y a près des moutons que le jeune Radoj, qui dort innocemment. Sa sœur l’éveille , mais il répond : Je ne puis, ma sœur; des sorcières m’ont mangé ; la mère m’a arraché le cœur, et la tante a tenu la chandelle pendant cette opération. » Les sorcières, pour s’élever dans les airs, sont obligées de se frotter les aisselles d’un onguent en prononçant quelques paroles mystiques. L’ail est contre elles un préservatif auquel elles ne peuvent résister, et dont on se frotte la poitrine et les épaules. On met encore sur leur compte les maux de nerfs , les catalepsies et certaines folies. Dans la Grèce et l’Albanie, on prétend quelquefois lire l’a- venir dans la structure des omoplates de moutons. On fait des exorcismes pour éloigner les orages ou la grêle, et certains prétres vont jusqu’à anathématiser des insectes pernicieux à l’agriculture ; on les consulte pour conjurer de mauvais esprits, et leurs peines sont assez largement récompensées. La croyance aux effets du mauvais œil est générale. Cer- taines gens croient que, dès qu’on aperçoit un mauvais regard, il faut toucher du fer ou tirer un coup de pistolet ; mais il est 332 LA TURQUIE D'EUROPE. aussi arrivé qu'en Herzegovine, on a tiré sur celui qu’on a cru doué de ce funeste don. M. Boué a vu des Serbes qui pen- saient se délivrer par des crachats, des malédictions dont on les accablait en les grondant. Mais la couleur bleue dans les vête- mens paraît avoir la vertu de prévenir les effets du cattivo occhio. Les Albanais craignent les loups-sarous , qui courent depuis Noël à la fête des Rois. Une espèce particulière de sorciers habite les hautes sommités des montagnes de l’Her- zegovine ; chez les Grecs , des esprits-vampires reviennent dans les fondrières. Ces esprits quittent leurs tombeaux pour in- quiéter les vivans ou même les étouffer et leur sucer le sang. Celui qui est ainsi attaqué par un vampire en devient un lui- même, et son corps présente des taches rouges ou bleues, semblables à des piqûres de sangsues. On reconnaît un vam- pire à la conservation de son cadavre, à la fluidité de son sang, à la flexibilité de ses membres. Quelquefois ces cadavres ont les yeux ouverts, leurs cheveux et leurs ongles croissent , ou ils font un bruit sembiable à celui de la mastication. Pour s’en délivrer, il faut les déterrer , leur couper la tête et brü- ler le corps. Pour se guérir d’une de ces attaques, il faut se frotter la partie attaquée avec du sang de vampire, mélé à de la terre prise sur sa tombe. Les habitans de la Turquie mettent encore les feux-follets parmi les indices certams de quelque trésor caché ou d’une âme condamnée à se promener parmi les tombeaux. On trouve parmi les Juifs de l’Orient beaucoup de préjugés, auxquels leurs coréligionnaires sont étrangers dans les pays civilisés de l’Europe. Ils respectent les hirondelles parce qu’elles apportèrent, dit-on , de l’eau pour arrêter l’incendie du tem- ple de Jérusalem , lors de la destruction de cette ville. La fu- mée de cet incendie rendit noire la couleur autrefois blan- che de leur plumage. Si beaucoup de voyageurs ont célébré la majesté mélan- colique des cimetières de Constantinople et de Scutari, on LA TURQUIE D'EUROPE. 333 peut étre vivement choqué qu’on en fasse non-seulement un but de promenade, mais encore le théâtre des jeux et des plaisirs. Pendant les jours consacrés au repos et à la prière, certains grands cimetières , situés hors des murs de Constanti- nople, se remplissent d'hommes , de femmes , d’enfans et de voitures; ces visiteurs s’y établissent pour manger et pour folâtrer , comme aux Eaux-douces, tandis qu’à quelques pas de là on entonne des champs funéraires auprès d’une fosse qui va se fermer. Ce contraste est indécent , et ces stations sur des cimetières empestés sont malsaines. Les cimetières des chrétiens et des Albanais ne sont pas en meilleur ordre, ils sont toujours sans clôture, et souvent au mi- lieu de déserts et de forêts, tandis que les tombes se réduisent à une petite pierre triangulaire, rarement accompagnée d’une petite croix en bois. Comme les Slaves n’enfouissent pas leurs bières plus profondément que les Turcs, il en résulte que les co- chons, en Servie, comme certaines bêtes fauves dans les pays mu- sulmans , viennent fouiller les tombes, au dégoût des passans. Les Monténégrins sont dans l’usage de figurer sur les croix des tombeaux autant de coucous que le défunt a laissé de sœurs. Cet usage vient de ce que cet oïseau fut, dit-on , une fille qui pleura la mort de son frère jusqu’à ce que Dieu , fatigué de ses plaintes, la changea en coucou. Aussi, une fille qui a perdu son frère, ne peut entendre un coucou sans pleurer. Le témoignage de M. B. se joint à celui de ses devanciers pour nous permettre de considérer les habitans de la Turquie comme plongés encore dans la barbarie, sous le rapport de Part musical. Le vieux gouverneur de Bitolia se donnait régulière- ment le plaisir d'entendre une olla podrida de trompettes, de clairons , de clarinettes, de trombones, de cymbales et de grosses caisses, dont le compositeur prétendait cepen- dant à une origine étrangère. Un autre gouverneur se con- tentait tous les soirs d’une sérénade de tambours jusque dans le vestibule de son divan. Deux Albanais passent quelquefois 334 LA TURQUIE D'EUROPE. toute une après-midi accroupis dans une rue, l’un jouant tou- jours le même air sur sa guitare et l’autre l’écoutant. La guim- barde est un instrument commun dans les provinces du nord. Enfin , M. Boué nous cite la cour du prince de Servie comme le point d’où l’on peut espérer voir le goût de la bonne mu- sique se répandre en Turquie , attendu le soin qu’il a eu de faire venir un Juif de Silésie, habile homme , qui exige une grande propreté de ses élèves et leur fait appliquer jusqu’à cinquante coups de bâton. La grosse caisse est un instrument de rigueur dans la cé- lébration d’un mariage; la cornemuse en fait partie aussi, mais on lui substitue fréquemment un cochon de lait que l’ar- tiste tient sous son bras gauche, en lui pinçant les oreilles. C’est une allusion délicate à Pharmonie que l'état du mariagé pro- met aux futurs époux. | M. Boué observe que jamais un Levantin ne mentionne sa femme sans une espèce d’embarras et sans ajouter « sauf votre respect.» Îl ajoute, que jamais une femme ne jure que par la tête de son frère, la pudeur Pempêchant de désigner son mari. La galanterie envers les dames est une chose inconnue aux Albanais et aux Turcs. Le vulgaire musulman à peine à com- prendre qu’on puisse donner le bras à sa femme et se pro- mener ainsi avec elle. On vexe les Slaves lorsqu'on détaille devant leurs femmes les égards dont les nôtres sont l’objet. Youssouf, pacha de Belgrade, donna, en 1857, une grande fête à l’occasion du mariage de son fils. La famille du prince Milosch et le consul d’Autriche y furent invités. Le pacha s’op- posa à ce que ce dernier donnât la place d'honneur à la princesse Milosch , et le força de s’y mettre, en lui disant: « A toi la première place, comme à mon plus ancien ami. » Chez les Slaves chrétiens , les femmes sont obligées d’élever les enfans, de filer, de tisser de la toile et du drap; la garde des bestiaux et la plus grande partie des travaux agricoles tombent même à leur charge. On les voit deseen- LA TURQUIE D'EUROPE. 339 dre des montagnes , chargées de lourds fardeaux , de bois ou de foin, tandis que leurs maris marchent à côté d’elles sans autre embarras que leur pipe et peut-être un fusil. Ces pau- vres femmes doivent encore s’estimer heureuses si elles ne sont pas battues souvent sans aucune raison. À cet égard la bru- talité des Valaques dépasse toute idée. Il est d'usage chez les Serbes que les femmes de la maison viennent baiser la main aux étrangers et les servir. La princesse Milosch ne dédaigne même pas de s’occuper aussi de ces dé- tails, et conserve , dit-on , soigneusement ces mœurs antiques. Comme les autres femmes, elle ne se place qu’après en avoir demandé la permission à son mari, et lui avoir baisé la main en Jui présentant la serviette. Les paysannes embrassent les hommes à leur retour des tra- vaux de la campagne ; elles leur ôtent les souliers et les bas, leur lavent les pieds , les servent , et se retirent ensuite pour manger avec les enfans et les servantes. Néanmoins ni les Turcs ni les Slaves ne maltraitent leurs femmes , comme le fait un Valaque, un Hongrois et maint paysan allemand. Elles sont toujours traitées avec douceur et avec un profond sentiment de leur faiblesse. D’ailleurs Mahomet dit, avec beaucoup de justesse, que la femme ayant été formée de la côte d’un homme, si on voulait redresser par la force un semblable os courbe, on le romprait, et qu’ainsi la femme doit étre traitée avec in- dulgence. Un Turc de basse classe a pour la sienne des égards inconnus cheznous. Un ivrogne n’osera pas entrer. chez lui pendant son ivresse; il ira cuver son vin chez sa mère ou ailleurs. Les grands redoutent de contracter des mariages avec des parentes du sultan, d’après ce‘proverbe : « Qu'un sourire du monarque ne vous enivre pas ; sa bouche laisse entrevoir les dents du lion. » Outre les dangers de semblables alliances, l’é- poux est obligé de se soumettre à une étiquette humiliante. Le mari d’une sœur du sultan n'entre dans le lit nuptial que 336 LA TURQUIE D'EUROPE. par les pieds, et doit se prosterner devant sa femme. Les Tures racontent qu’une sultane fit étrangler le pacha son époux, parce qu’il avait eu l’inconvenance de lui apporter un mouchoir brodé qu’elle avait laissé aux lieux d’aisances. Si une femme turque a une liaison , criminelle ou non, avec un chrétien, elle est noyée, quelquefois seulement après avoir été pendue. Lors de son séjour à Constantinople, en 1837, l’auteur vit un grec pendu devant sa maison, tandis qu’on jetait à la mer sa belle cousue dans un sac; un peu plus tard on fit subir la même peine à de jeunes personnes de bonne fa- mille surprises en tête à tête avec un étranger, dans l’arrière- boutique d’un Franc. C’est à ce propos que le gouvernement publia l’étrange édit que nous citons ici. « Les femmes turques, y est-il dit, sortent trop, rentrent trop tard chez elles, quel- quefois méme après le coucher du soleil; celles qui se pro- mènent en voiture ont pour cochers de jeunes hommes, même chrétiens , d’une mise trop élégante pour leur état. Elles ont l'audace d’entrer dans les boutiques, et surtout dans celles des apothicaires; elles y restent outre mesure, pour causer, et elles ont poussé l’inobservance des règles de la pudeur jusqu’à aller se rafraîchir avec des glaces dans les cafés de Péra et de Galata, le quartier des Francs. Désormais on leur ordonne d’être de retour plus tôt chez elles, de diminuer le luxe inso- lent de leurs cochers, de n’en avoir que de vieux, et on leur défend d’entrer dans aucun café et aucune boutique. » Il est enjoint aussi aux marchands de n’employer pour commis que . des hommes d'âge mür, et tout cela sous des peines extrême- ment rigoureuses et irrémissibles. Mahomet a pris un soin particulier de la propreté de son peuple et lui recommande dix sortes de toilettes , liées à des observances religieuses. Ainsi le musulman qui peigne sa barbe 70 fois par jour est à l’abri du diable pendant quarante jours. L’habitude de se raser régulièrement la tête contribue chez les Orientaux au maintien de la propreté. Ils ne conservent qu'une LA TURQUIE D'EUROPE. 397 mèche de cheveux au haut de l’occiput, -mèche nécessaire pour que l'ange puisse les sortir de la tombe au jour du juge- ment dernier. En parlant des modifications introduites par le dernier sultan dans les mœurs de ses sujets, M. B. nous montre combien peu elles ont jusqu'ici jeté de racines chez les Turcs. La plu- part ne portent d’ailleurs que sur des objets sans importance. Les Turcs n’ont à Constantinople d’autres spectacles que des ombres chinoises, des marionnettes et quelques bateleurs de rues , qui représentent souvent les scènes les plus indécentes. En 1859 , un certain Ali Aga devait traduire des comédies eu- ropéennes et les faire représenter dans un amphithéâtre , où les dames devaient jouir du spectacle depuis leurs voitures trat- nées par des bœufs, Trois ans auparavant , le prince Milosch, de Servie, avait également fait établir un petit théâtre ; mais il interrompit plusieurs fois les représentations , de manière à montrer combien cette récréation était nouvelle pour lni.. Il voulut un jour revoir au milieu d’une forét un vaisseau dont la décoration lui avait plu quelques jours auparavant. Une autre fois il pria des combattans de ne pas se battre si fort, de peur de se tuer, et demanda à un acteur, lié à un arbre, comment il pouvait chanter en cet état. La Servie est le pays qui paraît devoir le premier participer aux avantages de la civilisation. Le prince ; frappé de l’impor- tance de la culture de la pomme de terre, l’a rendue obliga- toire pour ses sujets ; des greniers publics renferment en dépôt les grains et les pommes de terre nécessaires aux semailles. Des routes ont éLé tracées, des moulins flottans établis sur les ri- vières, quatre pompes à incendie ont été introduites dans le pays, et, dès 1825, Milosch avait cherché à connaitre les richesses métalliques de ses états en facilitant les investigations d’un ingénieur allemand. Toutefois il a refusé les offres d’un Anglais, nommé M. Well, pour l'établissement d’une manu- facture de draps. XXXI 22 338 LA TURQUIE D'EUROPE. La fureur du jeu menace d’arréter les Serbes dans la marche progressive que le prince cherche à imprimer à leurs habi- tudes. Cette passion ruine la plupart des employés, et les dé- fenses les plus sévères n’ont pas eu plus d’effet que les exhorta- tions paternelles de Milosch. M. B. cite même l’évêque , prince des Monténégrins, comme ayant établi le premier billard dans sa résidence. Dans les villes où il y a beaucoup d’Européens , l'étranger trouve encore des règlemens de police qui génent ses habi- tudes. M. B. observe que l’on ne peut, en se retirant la nuit, chanter dans les rues de Belgrade sans être admonesté par la patrouille bourgeoise ; il arrive même qu’on défend de sortir sans lanterne. À Constantinople on risque, en retournant très- tard chez soi, d’être arrêté et de coucher au corps de garde. Aucune caïque ne peut naviguer sur le Bosphore après neuf heures du soir en été, et après le coucher du soleil en hiver ; de sorte que, si l’on a été trop retardé dans une excursion à Bouiouk-déré , on débarque à l’entrée de la capitale et l’on est conduit, fort poliment il est vrai, de poste en poste jusque chez soi. Le respect empêche de cracher et de ramer debout d’arrière en avant en passant devant le palais du sultan. Il faut également fermer son parasol ; quant aux parapluies , des lois somptuaires mal observées en prohibent l’usage aux sujets de la Porte. Nous bornerons ici cette analyse imparfaite de l’ouvrage de M. B., en regrettant de ne pouvoir exposer plus en détail toute l’étendue de ses travaux géologiques et les services que cet observateur éclairé a rendus à ceux qui cultivent l’étude de la géographie physique. Toutefois nous éprouvons, en posant son livre , le besoin d’aller retrouver dans les pages élégantes et poétiques de Châteaubriand, de Lamartine, de Michaud et de tant d’autres, cet Orient qui séduit limagination, qui charme les souvenirs, et dont M. B. nous à cru trop tôt ras- sasiés. ————— a ———_— NOTICE SUR LES GLACIERS, LES MORAINES ET LES BLOCS ERRATIQUES DES ALPES , par Ch. Godeffroy. Genève, 1840. ÉTUDE SUR LES GLACIERS, par L. Agassiz. Neuchâtel, 1840. THÉORIE DES GLACIERS DE LA SAVOIE, par M. le chanoine Rendu. Chambéry, 1840. ——""s5s se e=— Dans une seule année, il paraît rarement quatre ouvrages traitant d’un même sujet, surtout si ce sujet, quoique important, n’est qu’une petite partie d’une vaste science, et qu’il ait fallu cependant , pour le traiter, des recherches nombreuses et dif- ficiles. C’est néanmoins ce qui est arrivé l’an dernier; aussi l’année 1840 fera-t-elle une époque marquante dans l’histoire de l’étude des glaciers. M. Godeffroy, M. Agassiz et M. le Chanoine Rendu sont les auteurs des ouvrages dont je vais rendre compte. Ils sont loin d’être toujours d’accord, et la comparaison des diverses opi- nions qu’ils présentent pourra ne pas être dénuée d'’intérét. J'aurais désiré comprendre dans cet exposé l’écrit de M. En- gelhardt, maïs, à mon grand regret, j'en ai eu trop tard con- naissance ‘. On pourra admirer, dans chacun des ouvrages dont je vais présenter l'analyse, la précision des observations et la manière ingénieuse dont elles sont groupées pour en faire dé- couler les théories. ! Naturschilderungen, Sittenzüge und wissenschaftliche Bemerkun- gen aus den hôchsten Schweizer-Alpen, u. s.w. von Ch. M. Engelhardt, 8° Mit Ansichten vom Eringerthal, Monte-Rosa, u. s. w. in quer-folio u. s. w. Basel 1840, in der Schweighauser’ schen Buchhandlung. 340 DES GLACIERS, DES MORAINES x Chacun des auteurs cherche à mettre de son côté le pre- mier et le plus grand des géologues des Alpes, et, scrutant le Voyage dans les Alpes, si riche en observations , il s’efforce de fonder ses opinions sur des faits qui rarement ont été contestés. Ces ouvrages contiennent trois théories complétement op- posées ; il y en a done au moins deux qui sont en partie dues à l'imagination de leur auteur ; c’est au public scientifique de les apprécier, mais il ne pourra décider la question que lorsque de nouvelles observations seront venues fortifier une de ces théories. Nous nous contenterons de rendre aussi clairement qu'il nous sera possible les opinions des trois auteurs , sans nous permet- tre en aucune manière de les juger : nous comparerons entre elles leurs différentes idées , et cela nous fournira les moyens d’éviter les répétitions inhérentes à ce genre de travail. Nous ferons connaître en premier lieu l’ouvrage de M. Agas- siz, parce qu'il est plus considérable et plus complet que les deux autres ; il mettra le lecteur au fait des différentes parties de cette étude. L'ouvrage de M. Godeffroy doit suivre, car son but est la réfutation des hypothèses qui attribuent aux glaciers le transport des blocs erratiques ; cependant il a êté publié avant l’ouvrage de M. Agassiz. Nous terminerons par la Théorie de M. le chanoine Rendu dont le but est, comme il le dit lui-même, de réfuter la théorie de M. Godeffroy. M. Agassiz offre au public le fruit de cinq années de recher- ches pénibles et laborieuses, faites dans les régions les plus éle- vées de nos Alpes. Il faut avoir un grand amour de la science pour braver les fatigues et les dangers qui accompagnent une étude faite avec autant de persévérance. Le professeur de Neuchâtel commence par donner une his- toire très-abrégée des diverses opinions émises sur les glaciers. Scheuchzer , célèbre physicien de Zurich , qui vivait dans le commencement du siècle dernier, avait envisagé cette ques- tion à peu près sous tous les points de vue, et souvent ses idées ont été reproduites comme des faits nouveaux. Il a donné ET DES BLOCS ERRATIQUES. 341 une histoire des glaciers jusqu’à son temps, et il attribue leur formation à l’accumulation des neiges dans les hautes monta- gnes ; il distingue les névés des glaciers. I traite de la diminu- tion, de la hauteur, de la forme, de la stratification des gla- ciers. Il attribue leur mouvement progressif à la congélation de l’eau infiltrée dans les fissures. Il eroit que les crevasses se for- ment toutes les fois qu'un changement de température tend à dilater les bulles d’air qui se trouvent en si grand nombre dans la glace. Il confirme l'observation de Simler, qui le premier assura que les glaciers rejettent les corps étrangers introduits dans leur intérieur. Il ne s’occupe ni des moraines ni des ro- ches polies. Gruner fit plus tard une application des principes de Scheuch- zer, mais, suivant M. Agassiz, il se trompe souvent en voulant les amplifier. De Saussure est de tous les physiciens celui qui a le plus et le mieux examiné les glaciers. Il n’a négligé aucun des phé- nomènes, mais il avait trop de confiance dans les opinions de Gruner ; aussi M. Agassiz n’est-il pas toujours de son avis. M. de Saussure a, sur la formation des glaciers , les mêmes idées que Scheuchzer, mais il croit que la chaleur souterraine a une grande influence sur leur fonte. M. Hugi a publié, en 1830, une foule d’observations intéres- santes -et nouvelles. Il distingue deux espèces de crevasses : celles de jour ou d’été qui se forment à la surface de haut en bas, et celles de nuit ou d'hiver qui se forment sous le glacier de bas en haut. Il s’occupe peu des moraines et pas du tout des surfaces polies. M. Venelz est le premier qui, par de nombreuses observations décrites en détail, a donné aux anciennes moraines l’importance qu'on leur accorde mäintenant comme preuve de l’extension immense des glaciers à une certaine époque. j M. de Charpentier confirma et développa considérablement les observations de M. Venetz. Il paraît que c’est lui qui, le 342 DES GLACIERS, DES MORAINES premier, examina les surfaces polies et qui, les ayant suivies, ainsi que les blocs erratiques, des Alpes au Jura, pensa que les glaciers pouvaient s’être étendus autrefois jusque-là. M. de Charpentier était, il y a quelques années, opposé à la théorie de M. Venetz; ayant ensuite scrupuleusement examiné la question, il en devint un zélé défenseur. M. Agassiz fit un voyage à Bex auprès de M. de Charpentier dans le but de combattre ces idées; mais en observant les faits dans la nature, il fut complétement persuadé. M. de Charpentier a poussé cette théorie plus loin que M. Venetz, et M. Agassiz plus loin encore que M. de Charpentier. M. Studer était opposé à M. Agassiz lorsque , dans une course faite avec lui aux environs du Mont-Rose, il fut forcé par l’évi- dence , d’admettre au moins une partie des idées de son com- pagnon de voyage. N'est-ce pas un fait bien singulier et bien favorable à une théorie de lui voir faire, en si peu de temps, la conquête de géologues aussi distingués et qui connaissent si bien les localités ? D’après la définition de M. Agassiz, les glaciers sont des masses de glace encaissées dans les vallées ou suspendues aux flancs des montagnes *. Les glaciers ne peuvent se former que dans une région où la température moyenne est au-dessous de zéro ; mais lorsqu'ils sont formés, ils descendent dans des ré- gions plus chaudes. La forme des montagnes, leur position , leur entourage, ont une grande influence sur eux. Ils s’établissent, en général , dans les lieux où se trouve un groupe de sommités très-élevées, comme les environs du Mont-Rose, de la Jungfrau et du Mont-Blanc. Là se forment des mers de glace qui envoient, dans les gorges et dans les vallées, les glaciers proprement dits; ils s’arrétent entre 8000 et 3000 pieds au-dessus dela mer. Le glacier le plus long n’est pas nécessairement celui qui arrive le plus bas, car le glacier d’Aletsch, le plus grand de tous ceux du Valais, s’arrête à 4000 pieds. Il est difficile de fixer d’une ma- ‘M. A. ne s'occupe, dans son ouvrage, que des glaciers des Alpes suI:SeS. ET DES BLOCS ERRATIQUES. 343 nière générale l'épaisseur d’un glacier ; mais on peut croire que, dans la partie supérieure, elle ne dépasse guère 180 pieds. Pour citer un exemple de la manière dont un grand glacier se forme aux dépens d’autres glaciers plus petits, comme une rivière au moyen de plusieurs ruisseaux, on peut indiquer le glacier de Gorner, dans la vallée de Zermatt en Valais. Cette immense masse, qui en quelques endroits a plus d’une lieue de large, est composée de la réunion de huit glaciers au moins. Quoique réunis, leurs divers corps sont presque tou- jours séparés par une moraine et tous cheminent de concert, en ne mélant pas plus leur glace que les eaux de deux rivières colorées différemment ne se mélent tout d’abord dans le lit qui les rassemble : ce n'est qu’à la longue, ou lorsque quelques obsta- cles troublent le courant, que leurs eaux se confondent. De méme pour les glaciers; ce n’est que lorsque la vallée se resserre ou s'incline fortement que l’on ne peut plus distinguer les diffé- rentes parties de leurs masses. On comprend qu’il serait difficile de se représenter cet arrangement, si M. Agassiz n’avait joint un atlas à son ouvrage. La glace des glaciers ne peut se former directement de l’eau; aussi n’est-elle pas unie comme celle qui se forme sur les étangs, au contraire elle est rugueuse et peu glissante ; cela tient à ce qu’elle est composée d’une multitude de fragmens d’un pouce ou d’un pouce et demi de diamètre, séparés les uns des autres par des fissures capillaires. M. Hugi les nomme cristaux. Les plus gros fragmens se trouvent à l’extrémité inférieure du gla- cier ; plus on s’élève, plus ces fragmens diminuent ; ils se rédui- sent enfin à l’état de neige grenue, nommée névé par les ha- bitans des Alpes françaises, et en allemand frn. Ce névé passe à l’état de glace par l’action du soleil qui en convertit une partie en eau; cette eau s’infiltre, chasse l’air contenu dans cette espèce de neige et se gèle pendant la nuit. Comme l’eau tend à descendre, la partie inférieure est plus vite imbibée et plus promptement convertie en glace que la partie 344 DES GLACIERS, DES MORAINES supérieure *. La glace est d’autant plus transparente que les fragmens ou cristaux sont plus grands. Souvent les fragmens pris séparément sont transparens, tandis que la masse dans son ensemble est opaque. Ce sont les agens extérieurs, la pluie et les vents qui, en dé- sagrégeant les fragmens, rendent la surface extérieure inégale. Le névé ne peut donc se transformer en glace qu’à l’aide de l’eau. On a dit cependant qu’à une certaine élévation le névé ne pouvait plus se fondre ; d’où il résulterait que dans les hautes sommités on ne trouverait que de la neige et point de glace. Cependant de Saussure, dans son ascension au Mont-Blanc, trouva des blocs de glace qui étaient descendus du Dôme du Goûté. M. Zumstein trouva aussi de la glace sur le Mont-Rose à plus de 13,000 pieds. I faut done conclure que le névé peut se fondre, et d’ailleurs il pleut quelquefois, même à de grandes hauteurs *. À ces causes qui tendent à transformer Ha neige en glace, M. Rendu ajoute la pression des glaces supérieures, qui doit en eflet agir puissamment. Non-seulement M. Godeffroy pense que la pression agit d’une manière très-active sur les petits grains dont la neige se compose, en les tassant de plus en plus ; mais encore il croit que les nombreuses bulles d’air renfermées dans cette neige, étant comprimées, dégagent du calorique qui facilite sa transformation en véritable glace, soit par la des- wuction de son caractère grenu, soit par la fusion. Les par- ties inférieures du glacier sont celles qui sont soumises à la plus grande pression, c’est aussi à que se trouve la glace la plus compacte. Un des caractères propres à ces immenses amas de glace, c’est d’être stratifié. Cet arrangement par couches s’observe surtout dans les parties supérieures. De Saussure et Zumstein l'avaient déjà vu ; M. Agassiz l’a remarqué au Gries et à Saint- * M. De Saussure avait déjà établi d'une manière positive que cette glace était le produit de la congélation d'une neige imbibée d’eau. Voyage dans les Alpes, S 526. ? M. Zumstein étant à 10,000 pieds d’élévation reçut de la pluie. ET DES BLOCS ERRATIQUES. 345 Théoaule : on voit même quelquefois des couches de neige au milieu de bancs de glace. La limite où le névé passe à l’état de glace est bien marquée. M. Hugi voudrait qu’on la substituât à la ligne des neiges éter- nelles qui est variable ; mais la limite dont nous parlons n’est point constante non plus, puisque M. Hugi la place à 7,800 pieds environ, et que M. Agassiz, étant monté à 10,000 pieds dans les environs du Mont-Rose, ne l'avait pas encore atteinte; d’ailleurs, nous avons vu qu’il existe encore des glaces au Dôme du Goûté. Cette limite varie donc beaucoup, mais elle est in- diquée d’une manière certaine dans quelques localités par le point où commencent les moraines; cette relation entre les moraines et cette limite a été observée par M. Desor. On en conçoit facilement la raison : les névés sont trop incohérens pour repousser les blocs. Quoique l’aspect des glaciers donne l’idée de stabilité, ce- pendant on aperçoit des changemens presque journaliers à leur surface. Cet aspect est promptement modifié par la neige qui n’est souvent produite que par un vent saturé de vapeur d’eau. Les glaciers , surtout à l’intérieur , offrent une belle couleur bleue de ciel ou vert de béryl; plus la glace est compacte, plus la couleur est prononcée". Tous les glaciers ont leurs flancs plus ou moins inclinés vers les parois entre lesquelles ils sont encaissés : c’est un effet de la chaleur que les parois réfléchissent, et ce qui confirme cette explication, c’est que le flanc nord d’un glacier est toujours plus incliné que le flanc sud. Sans nier l’action que la réverbération des parois peut avoir, M. le chanoine Rendu pense que l’eau contribue puissamment à donner aux glaciers une forme convexe ; suivant lui, l’eau doit avoir une immense influence, car, d’après une expérience fa- cile à répéter, il trouve que dans les mêmes circonstances l’eau fond la glace au moins vingt-cinq fois plus promptement que ! La coloration de la neige rouge a été étudiée par M. Shuttleworth. Voy. Bibl. Univ., février 1840, 346 DES GLACIERS, DES MORAINES l'air, et la convexité du glacier résulte, dans son opinion, de ce qu'il y a plus d’eau sur les bords que dans le centre. On sait qu’il y a déjà longtemps que M. Venetz a employé un courant d’eau pour fondre l’extrémité inférieure du glacier de Gétroz dans la vallée de Bagnes. L’apparence des glaciers varie beaucoup; les uns sont d’une blancheur éclatante, d’autres sont couverts de terre et de ro- ches ; tel glacier aura une surface unie , tel autre sera hérissé d’aiguilles. Chaque glacier garde son caractère, même lorsqu'il est ac- colé à un autre. Ainsi en partant du Riffel', pour traverser le grand glacier de Zermatt, on rencontre le glacier de la Porte- Blanche, dont la surface est accidentée et couverte de gravier ; il offre beaucoup plus de crevasses que celui de Gorner son voisin. Celui-ci porte des tables ? ; on y voit beaucoup de trous remplis d’eau où vivent de petits insectes qui habitent dans la glace, même jusqu’à plusieurs pouces de profondeur. Le glacier du Mont-Rose, qui vient se joindre au précédent, se distingue par son extrême blancheur ; on y trouve de vastes entonnoirs où s’engouffrent de véritables torrens. Ces différentes portions du méme glacier sont donc distinctes les unes des autres pour un observateur attentif, tandis que le touriste n’y voit qu’une seule et même masse. Mais ce que tous les voyageurs remarquent avec admiration et effroi, ce sont ces fentes plus ou moins profondes dans la glace, qui portent le nom de crevasses, et dont la forme, la di- mension et la position sont extrêmement variables. Dans le bas des glaciers, elles sont en général plus développées que dans le haut. Quelquefois elles sont très-petites, d’autrefois elles s’en- tr’ouvrent jusqu’à avoir cent pieds de largeur sans qu’on puisse en voir le fond ; telle était celle que De Saussure rencontra dans son ascension au Mont-Blanc. ! Grande arête de rocher placée entre deux glaciers au fond de la vallée de Zermatt. ? On verra plus tard ce que ce nom signifie. ET DES BLOCS ERRATIQUES. 347 Les aiguilles de glace se forment sur les pentes escarpées : Gruner croyait qu’elles devaient leur origine à ce que la glace, en fondant, détermine des filets d’eau qui la coupent peu à peu, mais cela paraît sans fondement. Quelle est la cause qui détermine la formation des crevasses ? C’est une question importante pour la théorie des glaciers. Il paraît que souvent la couche supérieure de la glace n’est pas à la même température que la partie inférieure. Si l’une de ces parties est à zéro, et que l’eau qu’elle contient ne soit pas ge- lée ; si dans l’autre partie, au contraire, l’eau se gèle et se di- late, it se fait des fissures dans la première partie : ces fissures s’augmentent lorsque l’inclinaison du glacier change. Si ce chan- gement est brusque , il peut se faire des crevasses sans fissures préalables. C’est donc à la dilatation des couches de glace que M. Agassiz attribue la formation des crevasses. M. Rendu, au contraire, ne parle pas de cette cause, et il distingue les fentes et les crevasses. Les premières se font brus- quement lorsque la glace cède à sa propre pesanteur, se déta- che de la partie supérieure et glisse vers le bas d’une quantité plus ou moins grande. Souvent elles n’ont que deux pouces de largeur et paraissent pénétrer jusqu’au fond du glacier; elles s’étendent plus ou moins en ligne droite, en traversant les cre- vasses qu’elles rencontrent dans leur direction. Les crevasses sont dues, d’après M. le Chanoiïne, aux actions réunies du soleil, de la vapeur et de l'écoulement de l’eau : la glace fond un peu par le soleil ; l’eau qui en provient s’écoule à la surface, sui- vant la ligne de plus grande pente ; et comme elle possède, ainsi que nous l'avons vu, un grand pouvoir pour fondre la glace, elle y creuse un sillon dans lequel se réunissent les eaux des en- virons, et qui s’augmente de plus en plus. Si dans le voisinage il se fait un autre sillon à peu près parallèle, il se forme alors une arète de glace. M. Rendu fait, sur la mer de glace de Chamouni, une ob- 348 DES GLACIERS, DES MORAINES servation qui jusqu'à présent a échappé aux naturalistes. Si du milieu du glacier on se tourne vers sa source, on le voit cou- vert de grandes aiguilles de glace ; si, au contraire, on se tourne du côté opposé, la surface y paraît presque unie : ceci est dû à l’action du soleil sur la glace, augmentée par Peau qui en est le résultat. M. Rendu explique d’une manière très-ingénieuse la forma- uüon des puits que l’on trouve à la surface des glaciers. M. Agassiz les nomme baignoires, et les attribue d’une manière générale à l'action de l’eau. Voici lexplication de M. Rendu : — Si on suppose qu’il y ait fusion dans une partie du glacier et qu’il n’y ait point d'écoulement pour l’eau qui se forme, cette eau res- tera stagnante et il s’en formera un amas : elle est en général à zéro, mais les rayons du soleil réchauffant la surface, élèveront la température de trois ou quatre degrés, tandis que le fond de cet amas d’eau ou de ce puits restera à zéro. La partie supé- rieure étant plus près du maximum de densité (qui est à quatre degrés) que la partie inférieure , s’enfoncera , et la partie infé- rieure viendra à son tour à la surface pour s’enfoncer de nou- veau. On comprend que l’eau arrivant à trois ou quatre degrés au fond de la cavité, ne passe de nouveau à zéro qu’en fondant une partie de la glace; et le puits s’augmente d’une manière con- tinue jusqu’à ce qu’il trouve une fissure par laquelle il se vide entièrement. M. Rendu, ainsi que M. Godeffroy, s'accorde avec M. Agassiz pour dire que les crevasses se font ordinairement, dans un gla- cier dont la pente n’est pas très-rapide, dans le sens perpendi- culaire à sa longueur; mais comme le centre du glacier marche plus vite que les bords, elles prennent en général une forme de segment d'arc , qu’elles conservent jusqu’à ce que le gla-. cier arrive à une pente rapide où il est disloqué ; alors il se produit des aiguilles. Si la montagne présente un angle qui force le glacier à tourner, il se formera dans la glace un angle «de rotation et des crevasses longitudinales. ET DES BLOCS ERRATIQUES. 349 Un autre phénomène important, produit par les glaciers, con- siste dans ces grandes accumulations de fragmens de rochers que les habitans des Alpes nomment moraines. On en distingue trois espèces : 1° Les moraines latérales ou riveraines qui bor- dent les flancs du glacier. 2° Les moraines médianes qui forment des traînées longitudi- nales sur la glace même, et qui naissent de la réunion de deux moraines latérales qui se confondent lorsque deux glaciers con- fluent dans la même vallée. Nous en parlerons plus au long dans l’analyse de l’ouvrage de M. Godefroy. 3° Les moraines terminales qui se trouvent à l'extrémité in- férieure et qui sont formées des décombres que le glacier pousse devant lui ex labourant le terrain qu'il parcourt”. Les blocs qui composent les moraines sont le résultat de l’ac- tion des agens atmosphériques sur les montagnes qui bordent les glaciers. Ils s’entassent sur leurs bords, et le mouvement des glaciers leur fait exercer les uns sur les autres un puissant frottement qui arrondit leurs angles, tandis que les blocs placés sur le glacier cheminent en éprouvant peu de secousses. Les moraines sont plus grandes vers l’extrémité du glacier que dans le haut. À la hauteur où le glacier est encore à l’état de névé, les blocs qui tombent à sa surface s’enfoncent, et la moraine peut ainsi disparaître sous cette espèce de neige ; mais les blocs qui tombent des hauteurs, ne peuvent s’enfoncer dans la glace comme ils le font dans le névé. C’est un fait connu de tous ceux qui ont parcouru les gla- ciers, qu'ils ne permettent à aucune roche, ni en général à au- cun corps étranger, de stationner dans leur intérieur. Si on ! Cette phrase est la seule qui, dans l'ouvrage de M. Agassiz, prête quelque appui au système de M. Godeffroy. M. Rendu s'accorde avec M. Agassiz pour croire que les moraines sont composées des blocs transportés par les glaciers, et il est opposé aux idées de M. Godefroy sur l’origine de ces immenses dépôts. 390 DES GLACIERS, DES MORAINES cherche l’explication de la manière dontle glacier agit envers ces blocs, on verra que ceux-ci ne peuvent rester dans l’intérieur. En effet, supposons un bloc placé à une petite profondeur dans l'intérieur du glacier : les agens atmosphériques réduisent en eau une partie de la surface supérieure de la glace, qui alors passe à l'état de glace grumeleuse ; cette eau coule sur le bloc, s’infiltre dans la glace qui l'entoure, se congèle, augmente de volume et pousse le bloc du côté où il éprouve le moins de résistance, c’est-à-dire du côté de la surface ; et comme, pendant que cette opération se fait, tout le glacier marche, le bloc ne ressort pas au point où il s’était enfoncé. Cette ingénieuse explication de M. Agassiz est la même que celle qu’a donnée M. Rendu, qui at- tribue à cette cause l'élévation au-dessus de la surface du gla- cier des moraines médianes, qu’il nomme trafnées rocheuses. De plus, les blocs ont un mouvement qui les amène toujours à se confondre avec les moraines, car le centre du glacier marche plus vite que ses bords, et il en résulte un mouvement diagonal. Les moraines terminales ne reposent pas sur le glacier : c’est une accumulation de décombres qu’il pousse devant lui ; on comprend alors qu’un glacier en retraite laisse une moraine à chacun de ses momens d’arrêt pendant l’époque de son retrait. Les moraines terminales sont formées de blocs et de détritus. M. Agassiz croit que la diminution des glaciers se fait surtout par la fusion de la surface extérieure, et il cite comme preuve, les effets produits par les pierres qui se trouvent à la surface de la glace. Les graviers se réchauffant par l’action du soleil, fon- dent la glace et s’enfoncent jusqu’à une certaine profondeur ; les gros blocs, au contraire, mettant la glace à l’ombre, l’em- péchent de fondre et s’en forment un véritable piédestal, qui les élève au-dessus de la surface du glacier. Cet arrangement porte le nom de tables des glaciers. Lorsque le bloc est arrivé à une certaine hauteur, les agens atmosphériques amincissent peu à peu la colonne de glace : elle se brise , la roche glisse et s’ar- rête plus bas pour reformer bientôt une autre table. Les moraines médianes protégent aussi la glace et restent ET DES BLOCS ERRATIQUES. 351 élevées ; par le fait de cette différence de niveau, les blocs qui composent la moraine roulent sur ses pentes , et elle tend à s’élargir à mesure qu’elle s’avance. On voit fréquemment à la surface des glaciers des amas de gravier, qui, à cause de leur forme, ont reçu le nom de cônes graveleux ; ils sont en apparence formés de parties incohé- rentes, mais examinés de près ils sont durs et résistans ; leur intérieur est formé de glace. Ils sont le résultat de la méme ac- tion qui élève les moraines médianes et qui forme les tables des glaciers. Il ne peut s’élever aucun doute sur la marche descendante des glaciers, quelque extraordinaire que cela puisse paraître; on en a pour preuve tout ce que nous avons déjà dit, ainsi que les faits suivans. En 1827, M. Hugi avait construit une cabane sur une moraine médiane, à la jonction des glaciers du Fins- teraar et du Lauteraar ; en 1836, il la trouva à 2,200 pieds du point où elle avait été établie, et, en 1839, M. Agassiz l’a re- trouvée à 4,400 pieds de ce méme endroit. De 1839 à 1840 elle avait avancé de 200 pieds. M. Agassiz en a construit une au- tre dans une position déterminée , et il a inscrit différens ren- seignemens sur le livre de l’hospice du Grimsel, pour pouvoir faciliter l'étude de son mouvement. La manière dont la marche du glacier s'opère est très-con- testée, et notre auteur trouve M. De Saussure en défaut; car ce dernier pensait, comme Gruner, que le mouvement lent et progressif des glaciers se fait parce qu’ils glissent sur leur fond. Plusieurs faits, cités par différens auteurs, prouvent seule- ment que les glaciers avancent, et non pas que les glaciers glissent , ce qui est fort différent. Un fait curieux, et qui est peu connu, c’est la chute de la partie inférieure d’un glacier, qui, poussée par la partie supé- rieure et arrivant à un lieu abrupt, tombe en se brisant. On eut, dans le village de Randa, un triste exemple des ravages causés par ce genre de catastrophe. Ce village est placé dans 392 DES GLACIERS, DES MORAINES la vallée de Saint-Nicolas, en Valais, non loin du glacier qui descend du Veisshorn. Le 27 décembre 1819, à six heures du matin, la partie inférieure s’écroula avec un bruit épouvan- table et en répandant une lueur très-vive qui ne dura qu’un in- stant ; au même moment on ressentit un coup de vent causé par la pression de Pair : il fut assez impétueux pour déraciner de gros mélèzes et transporter des poutres et des bestiaux; 9 maisons furent détruites, 13 autres très - endommagées ; 72 granges et 26 étables ou greniers furent complétement ren- versés ; la masse de neige, de glace et de pierre éboulée, a été évaluée à 360,000,000 de pieds cubes. M. Agassiz conclut de ce phénomène, que les glaciers, dans le cours ordinaire de leur marche, ne glissent pas sur les roches qui leur servent de base ; car il fallait que ce glacier fût très-incliné pour pouvoir tom- ber ainsi, et il adhérait au sol, puisqu'il s’était maintenu sur une si grande pente jusqu’au moment de sa chute. Nous avons dit que la glace est entièrement composée de petits fragmens ou cristaux, dans les interstices desquels s’in- filtre de l’eau, qui, en se congelant, tend à faire dilater le gla- cier ; les couches supérieures de la glace étant plus imbibées d’eau que les couches inférieures , se dilatent davantage, et comme le glacier est maintenu par les parois de la vallée et le poids de la partie supérieure, la dilatation ne peut agir que du côté de la pente. Les parties les plus profondes, pénétrées d’une quantité d’eau moins considérable, se dilatent moins que les par- ties superficielles. Non-seulement chaque couche du glacier a un mouvement qui lui est propre, mais encore elle participe au mouvement des couches qui lui sont inférieures. Si on suppose que la cou- che inférieure se meut avec une vitesse égale à 1, la couche moyenne avec une égale à 2, et que le mouvement de la couche supérieure soit égal à 3, la vitesse réelle de la couche moyenne sera 12, et celle de la couche supérieure 1 +2+3. On peut donc admettre que le glacier est adhérent sur le sol ; ET DES BLOCS ERRATIQUES. 393 que cependant il marche, et que plus il y aura d’alternative de froid et de chaud, plus le glacier éprouvera de mouvemens ; aussi l'hiver est-il pour le glacier une époque de repos: À l'extrémité inférieure de presque tous les grands glaciers, on trouve une voûte de glace d’où s'échappe un torrent. De Saussure trouva que celle du glacier des Bois avait cent pieds d’é- iévation. Il n’y a aucun doute que cette voûte ne se continue en se ramifiant jusque dans la portion supérieure du glacier. Les per- sonnes qui ont pu y pénétrer s’en sont assurées : On peut comp- ter au nombre de ces courageux voyageurs M. Hupi et le mal- heureux Oberlandais qui, étant tombé dans une crevasse, eut la force de suivre et de remonter pendant trois heures un cou- loir de glace, quoiqu'il se fût cassé le bras. On peut attri- buer la formation de ces couloirs aux eaux qui proviennent de la fonte, aux vents chauds de la vallée et aux sources = Le glacier ne repose pas toujours sur le roc. On trouve quel- quefois sous sa masse une couche de détritus ou de boue. Dans les régions supérieures, cette couche étant gelée est dure; dans les régions inférieures, au contraire, elle est dégelée. On y trouve aussi des galets plus ou moins gros, entièrement semblables aux cailloux roulés. Si on considère l’énorme masse des glaciers , leur poids et leurs mouvemens, on comprendra facilement qu'ils doivent agie sur les roches qui les supportent ; en effet, ils les arrondissent et les polissent. De Saussure , cependant, n’avait pas fait cette observation, qui est due à M. de Charpentier ; il attribuait les surfaces polies du Grand Saint-Bernard à l’action de l’eau, et cependant l'eau ne donne pas le même poli que la glace. M. Agassiz établit les caractères qui distinguent le poli donné aux roches par les glaciers, de celui qu’elles reçoivent des eaux. Nous n’entrerons point ici dans ces détails, mais l’auteur pense qu'à l’aide de ces caractères on reconnaîtra facilement dans la nature l'œuvre des glaciers et celle des eaux. Au glacier de l’Aar, on voit les roches polies sous la glace, XXXI 23 354 DES GLACIERS, DES MORAINES et on peut les observer d’une manière continue jusqu’à une grande élévation. Sur ces mêmes roches polies, on trouve des stries fines qui sont produites par les petits grains de quartz placés entre le glacier et son fond. La direction de ces stries est parallèle, en général, à l’axe du glacier; cependant il y a des exceptions. On a fait des objections contre l’origine que M. Agassiz at- tribue à ces stries; on prétend que les surfaces polies ont pu exister à une époque antérieure à celle des glaciers et n’ont fait que se conserver. Si cela était, il serait surprenant de trouver les surfaces et les stries altérées loin des glaciers, et bien con- servées sous eux ; on devrait s’étonner de voir un glacier créer de nouveau ces stries, en avançant sur un terrain où il n’y en avait point : c’est ce que M. Agassiz a observé au glacier de Ro- senlaui. L’eaune forme jamais des surfaces polies avec des stries. Les observations sur la température de la glace à différentes profondeurs sont difficiles et délicates à faire ; jusqu’à présent on en possédait fort peu. M. Agassiz, ayant passé neuf jours consécutifs sur le glacier de l’Aar, en a fait quelques-unes dont voici les principaux résultats en degrés centigrades. TEMPERATURE DE L'AIR TEMPERATURE À IA faites de nuit. | ER I ps 10 8 et 15 | Quelques degrés au- Pieds. dessous de 0°. 0° | de 0 à 8 Observations faites de jour. Idem. — {0 9 pe — 10 25 a la de la PROFONDEUR SURFACE DU GLACIER. ” GLACE. de | | Pieds. Olonatibos jun peu au-dessus de 0°.| —0°,33 1et2 ET DES BLOCS ERRATIQUES. 399 On voit donc que, au delà d’une certaine profondeur, le gla- eier conserve toujours une température au-dessous de zéro, et que la partie supérieure gèle et dégèle facilement, surtout en été. C’est la confirmation de ce que nous avons dit plus haut. Toute eau pure, se trouvant à la surface du glacier, est à zéro ; si elle contient des parties terreuses, la température va- rie ; lorsqu'elle s’abaïsse, les petits ruisseaux cessent de couler à la surface, des flaques d’eau se congèlent et le glacier se hé- risse de petites pointes qui font un très-bel effet, et présentent l'aspect d’une efflorescence. On comprend qu’en été il se forme beaucoup de filets d’eau qui gèlent pendant la nuit; il y a donc, pour ainsi dire , une grande activité sur les glaciers dans cette saison; en hiver ils sont stables et ensevehis sous la neige. On ne peut attribuer la fonte des parties inférieures des gla- ciérs à la chaleur terrestre, comme le faisait de Saussure. Is ne fondent par l'effet de cette cause que lorsqu'ils arrivent à une région où la température moyenne est au-dessus de zéro, c’est- à-dire à moins de 6165 pieds. Par conséquent tous les glaciers dont l’extrémité imférieure n’atteint pas cette limite ne fondent pas par leur surface inférieure, mais seulement par leur surface supérieure. L'action réfrigérante du glacier sur le sok n’est pas grande à 100 pieds de distance; M. Bischoff en a trouvé la tempéra- ture à + 8°,5 , tandis qu’au bord même de la glace elle était à + 2°. = Les petits lacs qui sont à de grandes hauteurs ont souvent une température plus élevée que l'air ambiant. Ainsi le lac du Riffel, situé à 7000 pieds au-dessus de la mer, était à + 9e, l'air étant à + 5° C. Les eaux forment souvent des amas entre le glacier et les roches , elles dérangent les moraines et elles forment en ces endroits des dépôts stratifiés. Les glaciers paraissent avoir été anciennement beaucoup 356 DES GLACIERS, DES MORAINES plus étendus; ils ont eu ensuite une époque de décroissement , pendant laquelle ils se sont retirés , maintenant les glaciers pa- raissent tendre à s’agrandir. M. Venetz a fait sur ces oscilla- tions un mémoire qui est plein d'intérêt , de faits nouveaux et bien observés ‘. Il cite un grand nombre de routes qui, dans les Alpes, sont devenues impraticables à cause de l’extension des glaciers. M. Agassiz a trouvé les traces d’une ancienne route allant de Viesch dans le Haut-Valais , à Grindelwald , qui maintenant est recouverte en partie par le glacier *. Cela ferait croire avec M. Zurbruggen, que c’est au commencement du dix-septième siècle que les passages sont devenus difficiles , et qu’au dix-huitième ils sont devenus inaccessibles aux chevaux. Ces observations prouvent que depuis quelques siècles les gla- ciers tendent à s’agrandir. Il existe cependant des preuves irré- cusables qu'ils ont été plus grands qu'ils ne sont maintenant , ce sont les moraines : on en trouve à différentes distances des ‘ glaciers actuels , et, pour un grand nombre des plus rappro- chées, on à des documens qui attestent que les glaciers se sont étendus jusqu’à elles. On à donc la certitude qu’il y a eu de grandes variations dans les dimensions des glaciers, et il faut admettre que, mal- gré la constance de la température du globe depuis les temps historiques , des influences locales ont pu modifier Je climat de certaines contrées. 1 Mémoire sur la variation de la température dans les Alpes suisses. Denkschriften der Schweizerischen Gesellschaft fur die Naturwissen- schaften. T. I, 2"€ partie. ? Nous ajouterons que ce n’est pas seulement dans les Alpes suisses que l’on observe ces faits; M. Dausse en a cité dans les montagnes de l’Oisans. Mémoire de la Société géologique de France, M, 154. 3 En 1839, me trouvant à Zermatt, en Valais, je visitai un beau gla- cier qui se trouve à l’est du village ; il domine une montagne couverte de mélézes, et qui porte le nom de Findelberg (montagne trouvée). Mon guide m’expliqua qu’on lui avait donné ce nom parce que anciennement, disait-on, le glacier étant plus étendu, la recouvrait complétement, mais que s'étant retiré, les paysans trouvèrent la montagne. ee ET DES BLOCS ERRATIQUES, 397 Les preuves qui confirment l’ancienne extension des glaciers sont: 1° les moraines qu'ils ont laissées à de grandes distances des lieux où ils sont maintenant , et qui se distinguent aisément des nappes de blocs amenés par les eaux , quoique parfois les moraines soient dérangées et altérées. 2° Les blocs perchés. I arrive souvent qu’une pointe de rocher étant entourée par un glacier, il se forme au-dessus un entonnoir dans la glace qui reçoit quelques-uns des blocs qu’elle transporte. Lorsque le glacier vient à se retirer, ces blocs restent sur la pointe du rocher. Jamais l’eau ne produit de semblables eflets, 3° Les surfaces polies et striées. Nous en avons suffisamment parlé. On sait que la direction générale des stries indique le sens de la marche du glacier, et que les stries qui dévient de cette direction sont dues à des effets locaux de dilatation ou de retrait. 4° Les lapiaz, lapiz ou karrenfelder, qui ressemblent aux érosions des eaux et qui sont situés dans des localités où l’on peut croire qu’il n’y a jamais eu de courant. Quelques géo- logues, pour les expliquer, avaient admis des courans d’eau acidulée. Certains glaciers du Valais ont des moraines qui sont placées à quelques minutes de leur extrémité, à un quart d'heure, à une demi-heure, enfin à plusieurs lieues ; les plus éloignées sont les plus dérangées. M. Venetz en cite un grand nombre; M. Agassiz en a beaucoup observé. ‘ * Lorsqu'on va de Chamounix à Martigny, on voit deux immenses mo- raines un peu au-dessus du village d’Argentière ; elles sont placées vis- à-vis l’une de l’autre, et l’Arve coule entre elles deux; leur direction oblique, par rapport au cours de cette rivière, indique qu’elles doivent leur origine à un glacier qui venait du col de Balme. Il y a deux autres moraines au-dessus de Martigny, à droite et à gauche du chemin qui mène à la Forclaz; elles montrent aussi par leur position, qu'un grand glacier descendait de ce col dans la vallée. En traversant, en 1840, le col de la Madelaine, entre la Maurienne et la Tarentaise, j'ai reconnu, entre le village du Replat et le sommet du 398 DES GLACIERS, DES MORAINES On trouve des moraines latérales à l’entrée du Valais, du côté du lac de Genève , à des élévations de 1000 et 1200 pieds au-dessus du Rhône. | Les blocs perchés sont un phénomène plus rare , cependant on en observe à l’entrée du Valais et dans l’'Oberhasli. Les roches polies s’étendent jusque dans les parties infé- rieures des vallées alpines. Elles sont souvent associées aux moraines. Ces surfaces sont abondantes en Valais, on en trouve de belles aux environs de Morcles. On les voit à de si grandes élévations , qu’il est impossible d’admettre , avec quelques au- teurs, qu’elles soient le produit de courans d’eau qui tenaient en suspension des blocs à plusieurs milliers de pieds d’élévation. D'ailleurs d’où peut-on supposer que venait cette immense quantité d’eau ? Après avoir fait connaître les traces que les anciens glaciers ont laissées dans les régions qu'ils n’occupent plus, traces que M. Agassiz a recherchées avec une ardeur infatigable , il ayoue « qu’il ne peut pas encore lier tous les faits observés de ma- nière à en former un réseau sans lacunes , embrassant le sol de la Suisse. La vie d’un homme, dit-il, ne suflirait point à un pareil travail. » H énumère ensuite les observations des géologues qui ont reconnu , dans des lieux plus éloignés de la chaine des Alpes, les blocs erratiques , les moraines, les roches polies , les lapiaz, et , éonsidérant que l'existence simultanée de ces phénomènes col (versant occidental), une moraïme parfaitement caractérisée, au- dessous de laquelle on trouve une grande nappe de blocs non roulés, mais à angles arrondis; ils sont posés sur une pente ayant 10° à 15° d'inclinaison. Ces blocs sont de protogine, et reposent sur un terrain de schiste argileux. C'était évidemment la moraine latérale droite d’un gla- cier. On voit les aiguilles d’où proviennent ces blocs, mais il ne reste maintenant aucune trace de glacier. Dans la direction du milieu du col, à peu près au même niveau, on trouve une autre nappe de blocs étalés sur le gazon, dans une pente fort peu inclinée, et qui n’est dominée par aucun terrain primitif, Ces blocs formaient une moraîne médiane. ET DES BLOCS ERRATIQUES. 359 ne peut être attribuée qu’au travail des glaciers , il conclut qu’ils ont occupé jadis tous les lieux qui les présentent. En combinant cette théorie avec les observations , M. A. regarde comme certain que tout « le massif de nos Alpes a été couvert d’une immense mer de glace, d’où découlaient de grands émis- saires descendant jusqu'aux bords des basses contrées environ- nantes , c’est-à-dire jusque dans la grande plaine suisse et dans la plane du nord de l'Italie. » À cette époque le lac Léman, ceux de Thoune, de Brienz, des Quatre Cantons, de Come , le Lac Majeur, étaient envahis par les glaciers débouchant des vallées aux extrémités desquelles ils sont placés. La vallée du Rhin était dans le même état. L’é- paisseur de ces masses de glace était immense , elle a au moins égalé le volume du vide compris entre les points les plus élevés, où l’on trouve les blocs erratiques et le niveau du fond de la vallée. Ces blocs se rencontrent dans le Jura, à près de 4000 pieds d’élévation. En examinant les blocs épars du plateau de Gimel, dans le Canton de Vaud, et les nombreuses moraines qui bordent les rives du lac Léman depuis Bex jusqu’à Thonon et la Côte, on acquiert la conviction que, pendant un certain laps de temps , le glacier qui remplissait le bassin de Genève venait se terminer à la côte de Bougi. Dans cet état, les glaciers des vallées latérales, en se réunis- sant dans la vallée principale, ne pouvaient former que des moraines médianes, qui ayant été plus tard abandonnées par les glaciers, se sont dispersées sur le sol. M. À. n’a pu dé- couvrir les moraines terminales de ces grands glaciers. Il pa- raît qu’ils n’en ont formé que lorsqu'ils étaient dans des vallées plus resserrées. Dans certaines circonstances , les glaciers ont pu produire de grands courans d’eau , par exemple, lorsque le glacier du Rhône ne s’étendait que jusqu’à Viesch, et celui de la vallée d’Hérens jusqu’à Sion ; ce dernier a pu barrer le Rhône, qui à 360 DES GLACIERS, DES MORAINES dû former un lac et occasionner une débâcle en rompant sa digue. C’est à ce genre de courant que M. A. attribue les dé- pôts horizontaux que l’on trouve dans la partie inférieure de la vallée du Rhône au-dessus du lac de Genève. M. Agassiz admet, d’après les considérations précédentes , que les glaciers arrivaient autrefois dans les plaines situées aux pieds des Alpes. 11 cherche de plus à prouver qu’ils se sont étendus sous forme de grandes nappes au dehors de lenceinte de ces montagnes. Il est évident qu’ils devaient alors se com- porter différemment dans les plaines qu'ils ne le font dans les gorges resserrées. Les preuves sur lesquelles il s'appuie sont les surfaces polies et les blocs erratiques. Ces blocs, suivant la définition de M. Godeffroy, sont « des fragmens de diverses roches primaires, dispersés par une ca- tastrophe géogénique inconnue , et répandus sur une partie considérable des terrains secondaires et tertiaires de l'Europe. » On ne peut avoir aucun doute qu'ils ne tirent leur origine des Alpes, on a même en partie déterminé les différens points d’où ils proviennent. Les blocs perchés et les moraines sont les blocs erratiques des vallées alpines , par opposition aux blocs erratiques des plaines, qui sont en général plus dispersés. En effet , les bloes répandus à toutes les hauteurs sur le flanc mé- ridional du Jura, sont beaucoup moins régulièrement disposés que ceux des grandes vallées alpines ; et cela n'est pas éton- nant, puisque les glaciers devaient s'étendre dans la plaine suisse avant d’arriver au Jura. Ils sont répartis par zones en face des débouchés des grandes vallées alpines. M. de Buch, qui a étudié leur disposition avec un soin scrupuleux , affirme que ces zones présentent une courbure régulière dont le point culminant serait dans le plan de la plus grande impulsion qui à transporté les blocs, et dont les côtés s’abaisseraient à mesure que lon s'éloigne de ce point. Un trouve ces blocs répandus sur tous les terrains qui com- posent la chaîne du Jura; ils ne sont pas arrondis et conservent ET DES BLOCS ERRATIQUES . 361 leurs angles vifs. Au-dessus de Neuchâtel, on voit un de ces immenses rochers ayant 50,000 pieds cubes. ‘ M. de Saussure, pour expliquer le transport de ces masses singulières, n’a recours qu’à un seul courant. M. de Buch, au contraire, suppose un courant dans chacune des grandes vallées. M. Agassiz réfute ces opinions en disant que les blocs n’ont pas leurs angles arrondis; qu’il faudrait alors supposer qu'ils ont flotté; que l’on en trouve dans les vallées de l’inté- rieur du Jura ; que l’on ne saurait expliquer l’origine des grands courans qui auraient dû couler dans différentes directions ; et enfin, que l’eau pure ne peut entraîner des blocs immenses en les faisant flotter, et que si l’eau avait été mélée avec beaucoup de matières terreuses , ces matières auraient comblé les lacs qu’elles ont dû traverser. La théorie de M. Lyell, qui consiste à supposer que les blocs ont été transportés par des radeaux de glace, ne peut expli- quer pourquoi les blocs du Jura reposent sur des sables et des cailloux roulés. Elle n’explique pas non plus l’origine des sur- faces polies. Depuis les observations de De Saussure et de M. de Buch, personne ne croit plus à la théorie de J.-A. Delue , l’ainé, qui supposait que quelques-uns des blocs avaient été lancés du Mont-Blanc au Jura, à travers l’air, et que d’autres étaient sortis de terre. La présence des cailloux roulés et des sables sous les blocs erratiques prouve, selon M. Agassiz, que depuis l’époque de leur transport, aucune force n’a dérangé la configuration du sol. On trouve dans le Jura des surfaces polies très-remarquables; c’est la troisième preuve que M. Agassiz donne de l’extension des glaciers au delà des Alpes. On peut les suivre depuis le Fort-de- l’Ecluse jusqu’à Aarau ; elles sont complétement unies , les par- ‘ La pesanteur spécifique de la protogine est 2,6, le poids de ce bloc est donc 130,000,000 kilog. 362 DES GLACIERS, DES MORAINES ties dures ne sont point en saillie sur celles qui sont tendres ; les paysans les nomment des laves. On voit ces surfaces dans le fond de la vallée suisse, là où le sol est calcaire. On ne peut donc les attribuer à des glaces flotiantes. Ces surfaces calcaires polies sont différentes, soit par leur configuration, soit par leur position, des surfaces polies par le glissement des couches. Dans quelques localités, on trouve des lapiaz jusqu’à plus de 4,000 pieds de hauteur absolue. Tous ces phénomènes conduisent M. Agassiz à conclure que les glaciers s’étendaient autrefois jusque sur les flancs du Jura. Il faut admettre la même conclusion pour la chaîne des Vosges, où l’on a récemment trouvé des blocs erratiques et des surfaces polies. On les a aussi observés en Scandinavie, ainsi qu’en Angleterre et en Ecosse. Selon M. Agassiz, il n’y a qu’une seule manière de lier toutes ces observations : c’est de supposer qu'avant le sou- lèvement des Alpes, une immense masse de glace couvrait la terre et s’étendait au sud dans tous les points où l’on trouve des blocs erratiques. Ce fut dans cette glace que périrent les mammouths de Sibérie ; elle couvrait l'Allemagne, la Suisse, la Sibérie , l'Amérique septentrionale, et avait comblé la mer Baltique et nos lacs. « Il faut supposer, dit M. Agassiz, que lors du soulèvement des Alpes, cette formation de glace a été soulevée comme les autres roches, que les débris détachés de toutes les fentes du soulèvement sont tombés à sa surface , et que sans s’arrondir (puisqu'ils n’éprouvaient aucun frottement) ils se sont mus sur la pente de cette nappe de glace, de la même manière que des blocs de rocher tombés sur un glacier! sont poussés sur ses bords par suite des mouvemens continuels qu'éprouve la glace en se ramollissant et en se congelant alternativement aux diflé- rentes heures du jour et dans les différentes saisons. » L'ouvrage même porte : des glaciers. ET DES BLOCS ERRATIQUES. 363 Ce système explique les cailloux roulés sous les blocs erra- tiques, les surfaces polies et les lapiaz. L'auteur dont nous cherchons à résumer les opinions , et que sur tous les points les plus importans nous citerons textuellement , cherche à trou- ver ailleurs que dans les phénomènes que nous avons énoncés, la preuve d’un refroidissement à la surface du globe , et voici sur ce sujet sa manière de raisonner : — Les éléphans ensevelis dans les glaces de la Sibérie ont été, d’après Cuvier, victimes d’un refroidissement subit. Ces éléphans sont contenus dans une espèce de roche de glace et de caillo®x que certains au- teurs ont nommée glace primitive. La même catastrophe dé- truisit les éléphans de nos contrées, qui par conséquent pé- rirent par le froid , et les terrains qui les contiennent sont des terrains diluviens qui ont été soulevés par les Alpes orientales ‘. Il faut donc admettre, avant ce soulèvement , une nappe de glace sur le sol européen, qui a empêché la dispersion complète des terrains d’atterrissement et le remplissage des lacs. « L'apparition de ces grandes nappes de glace a dù en- traîner à sa suite l’anéantissement de toute vie organique à la surface de la terre. Le sol de l’Europe , orné naguère d’une végétation tropicale et habité par des troupes de grands élé- phans , d’énormes hippopotames et de gigantesques carnassiers, s’est trouvé enseveli subitement sous un vaste manteau de glace couvrant indifféremment les plaines , les lacs, les mers et les pla- teaux. Âu mouvement d’une puissante création succéda le silence de la mort. Les sources tarirent , les fleuves cessèrent de couler, et les rayons du soleil , en se levant sur cette plage glacée (si toutefois ils arrivaient jusqu’à elle), n’y étaient salués que par les sifflemens des vents du nord et par le tonnerre des crevasses qui s’ouvraient à la surface de ce vaste Océan de glace. » Mais « les masses fluides de l’intérieur de la terre bouillon- ‘ Le terrain soulevé par les Alpes orientales est le terrain tertiaire supérieur. De la Bèche, Manuel géologique, trad. franç., p. 655. 364 DES GLACIERS, DES MORAINES nèrent encore une fois avec une grande intensité ;» et les Alpes orientales , en prenant leur relief, soulevèrent la glace et lan- cèrent des débris de rochers à sa surface. Elles ébranlèrent les Alpes occidentales, d’où il se détacha aussi des blocs qui che- minèrent sur la glace. « Cependant l'apparition de la chaîne des Alpes avait modifié subitement les conditions climatologiques de la Suisse , la tem- pérature s'était relevée et l'alternance des saisons, en se faisant de nouveau sentir, dut y déterminer des oscillations continuelles de chaud et de froid qui ont nécessairement im- primé aux glaces des oscillations semblables à celles qu’éprou- vent de nos jours les glaciers. » C'est pendant cette époque du retrait des glaciers que se sont formées certaines moraines , qui doivent donc étre bien distinguées des blocs erratiques dispersés. M. Agassiz s’attend aux objections que l’on fera à cette théorie, et cherche à les réfuter d’avance.— On dira peut-être que la pente des Alpes au Jura n’est pas assez forte pour faire cheminer un glacier. Mais il existe maintenant des glaciers ayant fort peu de pente, ainsi celui de l’Aar a 5 lieues de lon- gueur et ne s’abaisse que de 3000 pieds sur cet espace. On à objecté encore le mélange des blocs provenus de dif- férentes localités ; mais nous avons vu que les glaciers, en fondant , ont donné lieu à d'immenses courans qui ont dû dé- ranger les moraines. Ces courans ont fait des dépôts stratifiés, que l’on trouve dans les grandes vallées des Alpes ; ils charriaient d’abord des cailloux, puis ensuite des détritus plus fins, qui “ont formé le /üss de la vallée du Rhin. Comment se fait-il que les lacs de la Suisse n’aient pas été comblés par les moraines et par les immenses dépôts de cailloux roulés que l’on trouve sur leurs bords, et comment se fait - il que l’on y trouve aussi des surfaces polies ? Cela ne peut s’expli- ‘juer qu'au moyen des glaciers qui occupaient ces dépressions. Tous les géologues admettent maintenant que dans le com- er: ET DES BLOCS ERRATIQUES. 369 mencement notre globe était à l’état de fusion ignée , et que peu à peu il s’est refroidi. Les recherches de M. Elie de Beau- mont ont fixé des périodes de tranquillité séparées par des pé- riodes de bouleversemens. Mais ces soulèvemens ne sont pas la cause immédiate de la destruction des êtres organisés , au moins pour la dernière révolution ; ce sont les glaces qui les ont fait périr. « On m'a souvent objecté, dit M. Agassiz, qu'admettre une époque d’un froid assez intense pour recouvrir toute la terre à de très-grandes distances des pôles, d’une masse de glace aussi considérable que celle dont nous avons cru reconnaître les traces, c'était se mettre en contradiction directe avec les faits si connus qui démontrent un refroidissement considérable de la terre depuis les temps les plus reculés. Mais rien , à mon avis, ne nous oblige à penser que ce refroidissement a été graduel et continuel; au contraire, quiconque a l’habitude d'étudier la nature sous un point de vue physiologique, sera bien plus disposé à admettre que la température de la terre s’est maintenue à un certain degré pendant toute la durée d’une époque géologique , comme cela a lieu pendant notre époque; puis, qu'elle a diminué subitement et considérable- ment à la fin de chaque époque , avec la disparition des êtres organisés qui la caractérisent, pour se relever au commence- ment de l’époque suivante , bien qu'à un degré inférieur à celui de la température moyenne de l’époque précédente, en sorte que la diminution de la température du globe pourrait être exprimée par la ligne suivante : De cette manière , le phénomène du refroidissement de la terre qui a accompagné la disparition des créations successives , 366 DES GLACIERS, DES MORAINES pourrait être envisagé, jusqu’à un certain point, comme ana- logue à celui qui accompagne la mort des individus, et le rehaussement de la température , comme parallèle au dévelop- pement d’une chaleur propre dans les êtres qui se forment. » Pour expliquer la formation des grandes nappes de glace, auteur pense que, lorsque la terre s’est refroidie , les régions polaires ont dû être le point où les masses d’eau vaporisées dans les régions équatoriales venaient se condenser ; ce qui a dû continuer aussi longtemps que Pabaissement de la tempéra- ture a duré. M. Agassiz admet donc, « que les grandes oscillations que la température du globe a subies sont un phénomène général ; que les plus grands froids ont terminé chaque époque géolo- gique ; que la formation de grandes nappes de glace, dont les blocs erratiques rappellent en partie l’étendue, a précédé le soulèvement des-Alpes, et que c’est à la suite de ce soulève- ment , lorsque la température se fut relevée, que les glaces ont commencé à se mouvoir dans le sens des Alpes au Jura; qu’elles se sont retirées plus tard dans l’enceinte des Alpes , et ont fini par y former des masses distinctes avec des bords limi- tés par les vallées , le long desquelles se sont alignées des mo- raines proprement dites. » M. Godeffroy , après avoir parcouru les hautes régions des Alpes pendant deux années, pense que la plupart des auteurs qui ont traité des glaciers ont eu des idées erronées sur ce grand phénomène. Il s’est livré avec ardeur à leur étude et, sans entreprendre de faire connaître tout ce qui se passe dans ces vastes amas de glaces , il s’attache à décrire leur marche et surtout à réfuter l’hypothèse qui leur attribue le transport des blocs erratiques *. ! M. G. ne connaissait point l'ouvrage de M. Agassiz, qui n’a été pu- blié que plusieurs mois après le sien; mais les idées qu'il cherche à ré- futer avaient été développées dans différens mémoires. ET DES BLOCS ERRATIQUES. # 367 Cet écrit ne peut étre considéré comme une théorie à part, car l’auteur, tout en réfutant les idées de ses prédécesseurs , n'indique pas la manière dont il croit que ces débris ont été charriés. M. G. cherche à se rendre compte de la formation des cre- vasses et des aiguilles de glace qui se trouvent à la partie infé- rieure des glaciers, et qui y forment un désordre si extraordi- naire. Mais, d’après lui, si l’on considère tous les glaciers d’une manière générale, ce désordre devient presque une chose régulière, et on peut en trouver Pexplication dans un clivage spontané des masses de glace qui les diviserait horizontalement et verticalement. Le clivage vertical forme souvent des cre- vasses qui, presque toujours, sont courbes, et dont la con- vexité , comme nous l'avons déjà dit , est tournée vers la partie inférieure du glacier. Quant au clivage horizontal, quoique moins évident , il est visible en plusieurs points; d’ailleurs les sources qui jaillissent des fissures horizontales placées entre deux couches de glace en sont une preuve irrécusable. Si tous les glaciers sont clivés de la même manière , on ne doit pas être étonné de la régularité du désordre de leurs parties inférieures. M. G., en observant les vallées transversales, les gorges et les ravins des Alpes, y trouve, partout où ils ont moins de 20° de pente et jusqu’à six ou sept mille pieds d’élévation , une im- mense accumulation de détritus , appréciable surtout dans les lits des torrens. Les eaux, entraînant les parties ténues, ont découvert les blocs qui appartenaient à ce terrain. Les blocs qui sont dans les torrens et les moraines des glaciers ont une même origine et forment un véritable terrain tertiaire, bien différent des amas détritiques modernes. Il n’est donc pas étonnant qu’un glacier à son origine n’ait point de moraïne, car il est au-dessus de la région où se trouve le terrain dont nous avons parlé; mais en descendant il Fat- teindra , son immense masse creusera par son poids un sillon dans ce terrain et , en avançant, relèvera sur ses flancs les blocs 368 * DES GLACIERS, DES MORAINES et les graviers qu’elle rencontre , tout comme « le soc d’une charrue relève la terre du champ qu'elle laboure. » Les glaciers portent sur leur dos des trainées de blocs et de pierres séparées par des espaces de glace pure. M. G. nomme bandes noires les traînées latérales qui se prolongent tout le long des bords des glaciers, et veines noires celles qui sillon- nent la surface. On sait que les glaciers croissent et décrois- sent : le premier de ces mouvemens est réel, le second est un mouvement apparent. Les bandes noires sont en rapport di- rect avec les moraines et en dépendent; car plus un glacier avance , plus il aura rencontré de terrain détritique et plus sa moraine sera élevée ; il y aura donc un moment où la moraine s’élevant au-dessus du glacier s’éboulera sur lui. Les eaux pluviales entraîneront dans les nombreuses fissures de la glace les parties ténues de ces éboulemens et , donnant à la glace une teinte plus foncée, formeront les bandes noires. Ces éboulemens seront plus évidens pendant l’époque de dimi- nution du glacier, car plus il s’abaissera , plus la moraine le dominera. Mais si le glacier diminue encore, ces mêmes blocs tomberont dans l’espace que la glace en se retirant laisse entre elle et la moraine. M. G. donne à ce vide le nom de chasme , et cite comme exemple ce qu'il a vu en 1858 à l’Alpe de Pedriolo , au pied du Mont-Rose. Lorsque le glacier s’agrandira de nouveau , il repoussera ces débris et les placera au nombre des blocs morainiques. Ces masses ainsi soumises à ce singulier mouvement cyclique, doi- vent cependant descendre vers le bas du glacier , ce qui expli- que pourquoi elles s’y aceumulent. Les veines noires de M. G. sont ces amas de blocs et de gra- viers qui se trouvent sur le dos de certains glaciers, car tous n’en présentent pas. M. Rendu les nomme trainées rocheuses et M. Agassiz moraines médianes. D'après ce dernier , l'expli- cation que de Saussure donne de leur formation est compléte- ment erronée; elle consiste à croire que pendant les beaux ET DES BLOCS ERRATIQUES. 369 jours d’été et lorsqu'il règne des vents chauds, le glacier fond sur presque toute son étendue, les eaux se rassemblent et « forment sur la glace dé larges et profondes ravines ; les gla- ciers se divisent par de grandes crevasses, et comme les vallées ont toutes, plus ou moins , la forme d'un berceau, que leurs fonds sont plus excavés que leurs bords , les glaces se pressent et se resserrent vers le milieu des vallées, celles qui sont sur les bords glissent vers le point le plus bas et entraînent avec elles vers le milieu des vallées les terres et les pierres dont elles sont couvertes !. » Les trois auteurs dont nous nous occupons s’accordent pour croire que ces moraines médianes sont le résultat de la jonc- tion des moraines latérales ou bandes noires de deux glaciers qui se rencontrent et qui cheminent ensemble ; aussi on ne les trouve jamais que sur les glaciers composés , et si le glacier reçoit beaucoup d’affluens on remarque plusieurs moraines médianes à sa surface. Pour s’en convaincre il suffit de jeter les yeux sur l’atlas qui accompagne l'ouvrage de M. Agassiz. On peut donc regarder ce fait comme bien établi. De plus, M. G. à remarqué, avec une grande justesse, « que le nombre total des veines noires représente toujours , moins un, le nombre des glaciers dans la coulée commune. » Quand les veines noires atteignent la portion bouleversée du glacier , elles disparaissent en partie; mais les fragmens qui les composent continuent à avancer et vont former la moraine terminale du glacier , qui ne diffère des moraines latérales que par son origine. Les glaciers portent des blocs qui ne provien- nent pas des déversemens morainiques ; ce sont ceux qui ont été amenés par les avalanches ; ils se distinguent facilement des blocs morainiques, car ils n’offrent pas le même poli mat qui est le caractère de ces derniers ; mais ces blocs forment à peine la 50"° partie des moraines. * Voyage dans les Alpes, S 536. XXXI 24 370 DES GLACIERS, DES MORAINES On a observé depuis quelques siècles que les glaciers supé- rieurs s’augmentent, tandis que les glaciers inférieurs se reti- rent. Les débris de moraines que l’on trouve dans toutes Îles vallées transversales des chaînes du Mont-Blanc , du Mont-Rose et des Alpes bernoises, ainsi que les observations de M. Venetz, sont des preuves irrécusables de ancienne extension des gla- ciers. Les nombreuses collines qui sont dans les environs de Sierre, en Valais, sont probablement dues à un glacier qui débouchait par la vallée des Anniviers. D’un autre côté, il est notoire qu’au-dessus de la limite de six à huit mille pieds d’élé- vation, les glaces s’accumulent et s’augmentent; c’est ce que la rupture d’un grand nombre de routes placées à cette éléva- tion ne permet pas de nier. M. G. cherche à concilier ces deux faits qui paraissent bien opposés ; il en trouve l’explication dans l’action du glacier sur sa moraine. Il pense que, si la vallée dans laquelle se meut, le glacier est à peu près droite; cette action tendra à accu- muler vers le bas une masse morainique qui retardera plus ou moins la marche du glacier. Lorsque la vallée offre des angles saillans qui font obstacle à la descente du sol morai- nique, ce sol s’accumulera souvent bien au-dessus de l'ex- trémité de la coulée et formera un amas assez puissant pour arréter le glacier, en lui fermant toute issue, et la partie du glacier au-dessous du barrage n'étant plus alimentée se fondra. Si le sol morainique n’arrête pas complétement le glacier , du moins il le retardera et la partie inférieure diminuera. Les glaciers supérieurs ne pouvant s’écouler, s’accumuleront et s’étendront en raison des obstacles que les glaciers inférieurs rencontreront. C’est ainsi que , selon M. G., les amas de glace s'étendent et que la limite des neiges perpétuelles tend à s’abaisser. M. G. pense que la chaleur agit sur les neiges en raison inverse de leur volume; si donc le volume de la neige augmente , la tem- ET DES BLOCS ERRATIQUES. 74 pérature moyenne-qui , en premier lieu , pouvait la fondre, ne suffira plus maintenant. Ces neiges s’établissent alors dans une région plus chaude et deviennent, par le seul fait de leur vo- lume, des neiges perpétuelles , sans que la limite de la congé- lation ou le climat ait changé. Il est donc très-important de distinguer ces deux lignes ; celle des neiges perpétuelles tend à s’abaisser : celle de la congélation est fixe ; ce qui s’accorde avec les recherches de MM. de Candolle et Arago , qui ont montré.que depuis 2000 ans la température n'avait pas changé à la surface de la terre. Nous avons dit précédemment que les blocs erratiques se trouvent jusqu'à près de 4000 pieds d’élévation. Il sont géné- ralement placés vis-à-vis des ouvertures des grandes vallées. Cette position , ainsi que la conviction profonde, quoique er- ronée (selon M. G.), que les glaciers actuels transportent du haut des montagnes des blocs dont se composent leurs mo- raines , ont suffi pour faire penser que ces fragmens primaires dispersés aux pieds des Alpes n'étaient que des blocs ainsi transportés; mais d’après la manière dont M. G. pense que les moraines se forment, il ne peut plus admettre cette hypothèse. D’ailleurs les blocs erratiques ont, d’après lui, un caractère tout différent des blocs morainiques : ceux-ci ne sont pas roulés, mais ont leurs angles arrondis et un poli mat qu’on ne retrouve pas dans les premiers ; les blocs des moraines sont semblables à ceux qui forment le terrain de détritus alpin que l’on ren- contre quelquefois en trainées, qui sont longues de plusieurs lieues et atteignent 1000 pieds d’élévation. Parmi ces trainées, une des plus remarquables se voit à quatre lieues de Genève ; elle est connue sous le nom de Mont- de-Sion. Elle forme plusieurs rangées de collines , qui joignent le mont Salève au Vuache. Elle contient un grand nombre de blocs de protogine, roche dont le gisement le plus près est à quinze lieues de distance. « M. G. ne considère les blocs épars dans le bassin de Genève 372 DES GLACIERS, DES MORAINES que comme des traînards qui , à l’époque de la grande migration des débris alpins , restèrent en route lorsque le dépôt formant la traînée du Mont-de-Sion vint par-dessus Salève , s’abattre sur la molasse du bassin genevois ‘. » Une autre traînée part des contreforts du Mont-Rose et se dirige entre Ivrée et Biéla; elle a 5 à 6 lieues de longueur et s’abaisse en s’approchant de la plaine. C’est dans ces immenses dépôts, et non dans les blocs isolés, qu'il faut étudier la catastrophe qui les a transportés les uns et les autres. Dans tous les cas, les blocs des Alpes doivent être associés à ceux qui sont dispersés dans les Pyrénées , le Caucase , l’Hima- laya, les Andes, les Montagnes Rocheuses et ceux qui couvrent la vaste plaine qui s’étend de la Belgique à l’Oural. Si alors on considère la question dans sa généralité , on voit que les gla- ciers, même dans leur plus grande extension, n’ont jamais été qu’un phénomène pygmée à côté de la catastrophe géogé- nique qui a répandu ces masses venant des hautes chaînes des montagnes. Telle est la conclusion de M. G., qui, par conséquent, est bien opposée aux idées de l’auteur dont nous nous sommes oc- cupés en premier lieu. Le principal but de M. le chanoine Rendu, en publiant son ouvrage, a été de combattre les vues que nous venons d’ex- poser. Toute théorie doit être conclue d’un ensemble de faits, il est donc indispensable pour apprécier celle de M. Rendu de connaître les bases sur lesquelles il s’appuie. Son idée prinei- 1 Salève est une montagne allongée placée au sud de Genève, dont tous les points ne sont pas à la même élévation, mais qui, en moyenne, est haute d'environ 900 m. au-dessus du lac. ET DES BLOCS ERRATIQUES. 373 vipale est la distinction des glaciers en deux grandes classes. Il tire ses preuves des rapports et des différences qui existent entre elles. Les glaciers-réservoirs sont ces masses de glace placées dans les régions supérieures où la température est habituellement au-dessous de zéro. On peut nommer glacier d'écoulement, ceux qui descendent dans des régions plus chaudes. La ligne de séparation de ces deux espèces de glaciers , se trouve, d’après M. le Chanoine, à 9000 pieds environ. La cause la plus efficace de l'augmentation des glaciers-ré- servoirs est la neige. Dans certaines hautes vallées, il en est tombé jusqu’à 400 pouces dans un an. La pluie, quoique plus abondante dans les vallées qu’à de grandes hauteurs, contribue aussi à leur augmentation. Plusieurs observations ont prouvé que la température du sommet du Mont-Blanc est toujours inférieure à zéro. Le som- met est presque habituellement entouré de nuages qui, étant en contact avec cette grande masse froide, doivent nécessairement se condenser. Cette montagne fait l’effet du condensateur d’une machine à vapeur. Elle est placée, par rapport aux vapeurs, dans les mémes circonstances qu’une carafe d’eau fraiche qui, portée dans un appartement chaud, se couvre en un instant de rosée. On peut donc ajouter la condensation comme troi- sième cause de l’augmentation des glaciers-réservoirs. IL est fort probable que c’est à l'effet de cette absorption des vapeurs par les sommités froides que l’on doit ces vents périodiques qui, dans certaines vallées, soufflent de bas en haut avec une grande régularité. La formation des vapeurs pendant le jour donne lieu à un vent vertical ascensionnel, et leur condensation la nuit donne à l’air un mouvement en sens con- traire. : M. Rendu, pour prouver ce qu’il avance, rappelle que M. de Saussure observa sur le Mont-Cenis deux vents soufflant en sens opposés et amenant des nuages qui semblaient se fon- 374 DES GLACIERS, DES MORAINES dre et disparaissaient en arrivant dans ja petite plaine qui forme le point le plus élevé du passage *. M. R. cherche à déterminer l'augmentation annuelle des glaciers-réservoirs d’après les effets de la vapeur condensée , de la pluie et de la neige. Il emploie dans cette espèce de calcul des évaluations qu'il juge inférieures à ce qu’elles de- vraient être, et il obtient pour résultat que chaque année ces glaciers doivent s’accroître au moins de 58 pouces de glace bulleuse. Les glaciers-réservoirs devraient donc s’augmenter indéfi- niment de 400 pieds par siècle; mais comme cette accumu- lation n’a pas lieu , il faut qu’il y ait des causes de diminution. Plusieurs observations ont prouvé que la température des hautes régions où se trouvent les glaciers-réservoirs, est tou- jours inférieure à zéro, et on aurait pu le prévoir puisque la température de l'atmosphère s’abaisse de 1° R. environ pour chaque 100 toises d’élévation. Donc on ne peut attribuer la diminution de ces glaciers à l’évaporation de la neige con- vertie en eau, pas plus qu’à l'effet de la chaleur centrale, et la fusion de la glace ne commence que dans la région des glaciers d'écoulement. L'action des vents, quoique tendant à diminuer Fépaisseur des neiges, est cependant peu de chose. Les avalanches ont une action plus grande que les causes précédentes; elles sont produites par l’accumulation des neiges, ‘qui débordent au-dessus des précipices et y tombent de temps en temps. Ce sont les glaciers d'écoulement qui agissent le plus puis- samment pour décharger des neiges les parties supérieures- des montagnes. Il suffit d’avoir vu des glaciers d'écoulement pour étre persuadé qu'ils dépendent des glaciers-réservoirs ; que Fon ne trouve jamais aucun glacier qui ne soit en con- ! } Voyage dans les Alpes. TUE. ET DES BLOCS ERRATIQUES. 379 tact intime avec les glaciers supérieurs; que plus un glacier principal reçoit dans son lit de glaciers particuliers, plus il s’a- vance, et que, si les glaciers qui existent dans le bas des vallées n'étaient qu’un amas de glace, qui ne füt pas alimenté, ils seraient promptement fondus , d’autant plus que l’on a prouvé de la manière la plus positive que ces glaciers ont une marche descendante. Si cette marche se fait d’une manière brusque , on la nomme crue du glacier. Dans ce cas, le glacier avance tout à coup de huit à dix pieds; mais c’est un phénomène ex- cessivement rare. Quant au mouvement progressif des glaciers d'écoulement , M. Rendu en donne des preuves irrécusables; c'était d’ailleurs un fait déjà acquis à la science ; mais il ne sait quelle est la cause qui peut leur donner ce mouvement *. M. R. examine plusieurs autres phénomènes des glaciers ; comme nous en avons déjà parlé, nous passerons à des idées qui se lient davantage à sa théorie. M. le Chanoine ne peut admettre ni les opinions de M. Ve- netz, ni celles de M. de Charpentier, quant au transport des blocs erratiques, et il réfute ces deux théories. Il s’unit à M. Godeffroy pour dire que les glaciers ne sont pas une cause assez puissante pour expliquer tous les blocs répandus de Moscou en Angleterre, en Islande, etc. « Si pourtant, dit M. R., on veut absolument attribuer aux glaciers le transport des blocs erratiques du système alpin, on ? M.R. a vu, sur le glacier des Bois, à Chamounix, un bloc-qui, dans une année, avait avancé de 240 pieds. En 1818, la Mer de glace s’es avancée de 440 pieds. En 1817, les glaciers avançaient environ d’un pied par jour. De 1838 à 1839, un bloc, qui avait été remarqué, s’était avancé de 400 pieds. M. De la Bèche raconte qu'une échelle, qui avait été laissée par M. De Saussure sur le Col du Géant, en 1787, a été trou- vée, en 1830, vis-à-vis Le Pic du Moine, qui se trouve à trois lieues plus bas. Cependant Ebel pensait que les glaciers s’avançaient de 12 à 25 pieds par an. Mais on comprend que chaque glacier a une marche qui lui est particulière, et qui varie avec les circonstances dans lesquelles il se trouve. 376 DES GLACIERS, DES MORAINES pourrait remonter à l’époque où le plateau des Alpes, sans être plus élevé qu'il ne l’est aujourd’hui, était assez étendu pour fournir des glaces et des neiges capables de remplir toutes les vallées qui l'entourent. » Tout nous prouve que la masse des montagnes diminue, soit parce qu’elles s’abaissent réellement par l'effet des érosions, soit que les plaines s’élèvent. Les immenses aiguilles qui cou- rent encore les hautes sommités attestent leur ancienne ex- tension. Pour reconstruire les Alpes, il faudrait replacer sur leur masse actuelle toutes les collines tertiaires, tous les ter- rains d’alluvion et tous les blocs erratiques qui couvrent la Lombardie et le Piémont, ainsi que tous les atterrissemens qui ont été formés depuis l'embouchure du Pô jusqu'à celle du Rhône. Alors on trouverait peut-être dans ces montagnes assez d’éléyation et surtout assez de surface pour permettre aux gla- ciers-réservoirs de s’étendre et de fournir des glaciers d’écou- lement capables de remplir toutes les vallées avoisinantes ; car on sait que l'étendue d’un glacier d'écoulement est en rapport avec l'étendue du glacier-réservoir qui l’alimente, ou plutôt avec la quantité de glace qu'il reçoit à son origine. La tempé- rature des vallées ne produit qu’un effet bien faible pour arrêter le développement des glaciers d’écoulement; en sorte que ceux-ci, recevaient alors beaucoup plus de glace dans le haut, et s’étendaient beaucoup plus dans le bas. Il est donc fort probable que si le glacier des Bois recevait le double plus de glace qu’il n’en reçoit aujourd’hui, il s’éten- drait dans la vallée de Chamounix, peut-être jusqu'aux Ouches ou même plus bas ; et s’il était le seul point par où les glaces du Mont-Blanc pussent s’écouler, il se peut qu’il s’étendit jusqu'à la région de la vigne. On ne saurait donc nier que le développement des glaciers inférieurs n’ait été autrefois beaucoup plus grand qu’il n’est aujourd’hui. Il est fort naturel de penser que la diminution des montagnes, ainsi que celle des forêts et l'élévation des vallées ET DES BLOCS ERRATIQUES. 977 qui tendent à prendre une température moyenne plus élevée, ont fait diminuer les glaciers. | M. R. s’est appliqué, comme M. Godeffroy, à résoudre le singulier problème de l’augmentation des glaciers supérieurs et de la diminution des glaciers inférieurs ; mais ces deux auteurs diffèrent d'opinion. En effet, M. R. établit qu'il y à liaison intime entre les glaciers d'écoulement et les glaciers-réservoirs, en sorte que si une cause quelconque influe sur un glacier d’écou- lement, l'effet inverse se produit dans un ou plusieurs glaciers de la méme classe. Si un éboulement, par exemple, facilite l'écoulement d'un glacier, les autres charrieront moins de glace ; si, au contraire, l'écoulement est obstrué en partie, la glace devra s’écouler d’un autre côté. L'observation nous prouve que les montagnes s’usent et se dégradent. À mesure que les rochers qui servaient de remparts aux glaciers-réser- voirs sont emportés, les glaces s’épanouissent , et il y a exten- sion des glaciers supérieurs; dès lors la fusion est favorisée par l’augmentation de la surface, et la glace fournie aux gla- ciers d'écoulement n'étant plus aussi abondante , ils se retirent et s’éloignent des anciennes moraines. Si on veut calculer l’âge d’un glacier, on peut le faire en estimant la quantité de matériaux qui est entassée dans les moraines et celle que le glacier apporte chaque année. Mais on peut employer une méthode moins incertaine, en éva- luant les matériaux qui se trouvent à -la surface entière du glacier et le temps qu’il emploie à se renouveler. Alors, en connaissant le volume des débris qu’il a entassés dans ses mo- raines, on saura combien de fois il s’est renouvelé depuis qu’il existe. Nous prenons pour exemple le glacier des Bois, et nous voyons que les débris entassés au bas peuvent être mesurés par ces dimensions : longueur 150 pieds , profondeur 100 pieds , largeur 600 pieds ; ce qui donne 9,000,000 pieds cubes pour mesure de ce dépôt. Les trainées rocheuses qui se versent dans ce dépôt ont 378 DES GLACIERS, DES MORAINES, ETC. environ 30,000 pieds de longueur, 300 pieds de largeur moyenne et demi-pied de profondeur moyenne; ce qui donne 4,500,000 pieds cubes. Cette somme, étant la moitié de la précédente, nous prouve que le glacier s’est renouvelé deux fois. Le glacier avance environ de 60 pieds par année‘. Sa longueur totale est de 30,000 pieds, nombre qui, divisé par 60, donne 500 ans pour que sa surface ait été entièrement renouvelée , et comme cela est arrivé deux fois, le glacier ne devrait exister que depuis mille ans. Ce calcul est bien loin d’être exact, car, la vitesse du glacier et la mesure des débris, ne sont que de larges approxima- üons. M. R. conclut cependant de là, que ces phénomènes ne remontent point à une haute antiquité. Si on faisait ce calcul pour d’autres glaciers, on ne pourrait en trouver aucun dont l’origine pût être fixée au delà des temps historiques. En voyant que les auteurs dont nous nous sommes occupés ne peuvent pas méme s’accorder sur la marche des glaciers actuels et sur les phénomènes qui en dépendent, personne ne sera étonné de la divergence de leurs opinions sur l’état des glaciers des époques plus anciennes, et sur les effets qu’ils ont produits. À. FAVRE. ! Ce nombre paraît bien faible d'après ce que nous avons dit précé- demment. D) 0 D 379 NOUVEAUX FAITS RELATIFS A L'ACTION CHIMIQUE DE LA LUMIÈRE. "mm? 0 © 2 u—— Comme on pouvait bien le penser, les curieuses applica- tions de l’action chimique de la lumière aux dessins photogé- niques, dues à MM. Daguerre, en France, et Talbot, en An- gleterre , continuent à attirer l'attention des physiciens et à provoquer de nouvelles expériences, soit dans le but d’en varier ou multiplier les effets, soit dans celui, qui paraît plus difficile à attemdre, d’en éclaircir la théorie. Nous réunissons, dans cet article, un extrait des curieux travaux de M. Edmond Becquerel, dont M. Biot vient de rendre compte à l’Académie des Sciences, au nom d’une commission, et l’annonce de pro- cédés photographiques nouveaux d’une rapidité inouïe, faite presque simultanément par MM. Daguerre et Talbot. Le but du mémoire de M. Edmond Becquerel est de démon- trer que des rayons qui seuls ne sauraient déterminer aucun changement chimique sur des substances d’ailleurs fort sensi- bles à l’influence de la lumière , et qui auraient été préparées à l’abri de toute radiation, pourraient néanmoins continuer très-vivement l'action que des rayons d’une autre nature au- vaient commencée même pendant un temps excessivement court. Il en tire la conséquence que, sous le rapport de l’action chimique, on peut diviser les rayons en rayons excilateurs et en rayons conlinuateurs. Nous rapportons avec quelque détail l'expérience fondamen- tale destinée à prouver ce fait important. On a préparé dans la chambre obscure elle-même une longue feuille de papier sen- sible, en Pimprégnant d’une solution de bromure de potassium, en la faisant sécher au moyen d’un vase d’étain rempli d’eau 380 ACTION CHIMIQUE chaude, et recouvrant ensuite la feuille bromurée d’une solu- tion de nitrate d’argent. L’on sait, d’après M. Talbot, qu'il se forme ainsi une couche également distribuée de bromure d’ar- gent qui est extrêmement sensible à l’action de la lumière. L'expérience réussirait aussi, d’après M. E. Becquerel, avec le chlorure d’argent ou des plaques d’argent iodurées ; mais les effets sur le papier bromuré sont plus prompts et plus complets. Quand la feuille, ainsi imprégnée de bromure d’argent, a été bien séchée, on l’a séparée en deux bandes dont l’une a été enfermée soigneusement à l'abri de toute lumière ; l’autre a été placée dans la chambre obscure et soumise à l'influence d’un spectre lumineux horizontal, dont la direction longitudinale contenait tous les élémens, tant visibles qu’invi- sibles de la radiation solaire, séparés et dispersés suivant l’ordre de leurs diverses réfrangibilités. Au bout de quelque temps, le papier s’est impressionné dans les parties soumises aux rayons les plus réfrangibles, les rayons bleus, indigos, violets et au delà dans l’espace obscur occupé par les rayons chimiques. Mais toute la partie du papier placée dans les rayons moins ré- frangibles, tels que verts, jaunes, orangés ou rouges, n’a pré- senté aucune coloration appréciable, même après un séjour suffisamment prolongé pour que le reste du papier füt déjà très-visiblement noirci. É L’on a pris ensuite la seconde bande de papier bromuré qui avait été conservée à l’abri de toute radiation, et on l’a recou- verte d’un épais carton qui dépassait en tous sens la bande de papier sensible, mais qui était, sur toute sa longueur, découpé par bandes transversales, de manière à présenter des zones alternatives de vide et de plein. On a présenté le papier sensi- ble, ainsi partiellement abrité, à la radiation solaire directe, pendant un temps excessivement court, égalant à peine une seconde. En ramenant ensuite le papier dans la chambre ob- scure, et en l’examinant à la lueur d’une bougie, on pouvait déjà apercevoir, sur toutes les parties de la surface que les DE LA LUMIÈRE. 381 vides du carton avaient laissées exposées à l’action solaire, de légères traces de coloration. Mais en plaçant le papier sensible, ainsi préparé, sous le spectre, les bandes qui avaient reçu l’im- pression solaire prirent bientôt une teinte noire très-prononcée - sous l’influence des rayons peu réfrangibles, verts, jaunes, ; orangés ou rouges, tandis que les parties intermédiaires du - papier qui avaient été recouvertes de l'abri demeuraient com- + plétement insensibles. Dans tout le reste du spectre, au con- + traire, la coloration, au premier moment plus manifeste sur - les bandes qui avaient reçu la lumière solaire, s’est bientôt « étendue d’une manière uniforme. Après un certain temps, la teinte des bandes impressionnées par la lumière du soleil et qui se trouvaient soumises à l’action des parties du spectre les moins réfrangibles, avait acquis son maximum d’intensité dans les rayons verts; elle était là presque aussi foncée que dans les rayons violets. Mais il ne s’était produit aucune coloration quelconque dans ces mêmes rayons verts sur les bandes du pa- pier sensible qui, protégées par le carton, n’avaient pas été _ exposées à la lumière solaire. Pour réussir dans cette expérience, il faut multiplier les pré- cautions, afin de rendre la chambre obscure aussi noire que possible ; il faut que le carton soit épais et l’exposition au so- leil presque instantanée ; enfin, il faut méme se défier de la lu- mière de la bougie, qui n’est peut-étre pas dénuée de toute influence chimique d’excitation. On reproduit les mémes résultats en substituant dés verres colorés aux divisions du rayon solaire séparées par le prisme. Ainsi un verre rouge qui, étudié par le prisme, ne trans- mettait aucun autre rayon que le rouge terminé par un peu d’orangé , a servi à l’expérience suivante. Un papier a été imprégné de bromure d’argent dans la chambre obscure et avec les précautions indiquées plus haut. 1l a ensuite été di- visé en deux morceaux, que l'on a placés l’un après l’autre . au fond d’une boîte de bois, où ils étaient complétement re- 382 ACTION CHIMIQUE couverts par une lame de métal, découpée dans son mi- lieu en parties vides et pleines, qui formaient les contours d’un bouquet de fleurs. La boîte a été ensuite soigneusement recouverte d’une planche épaisse, puis portée hors de la cham- bre obscure, au-devant d’une fenêtre ouverte au nord, On a alors enlevé la planche qui recouvrait la boîte pendant un seul instant qui n’a pas atteint la durée d’une seconde, et on l’a replacée aussi vite qu’on a pu le faire. Les portions du papier sensible qui répondaient aux vides de la plaque mé- tallique, se sont ainsi trouvées exposées pendant un temps in- finiment court, à la lumière diffuse d’un ciel qui était alors brumeux et chargé de nuages. Lorsque le papier bromuré à été reporté dans la chambre obscure et qu’on l’a examiné à la lueur d’une bougie, on a pu néanmoins , en le considérant de divers côtés, reconnaître une trace extrémement légère du dessin photogénique que l’on imaginait y pouvoir exister. Celui des deux morceaux de papier qui présentait cette trace de la manière la plus prononcée, a été renfermé avec soin à l'abri de toute lumière, afin de servir plus tard de moyen de comparaison. L'autre morceau , le moins impressionné des deux, a été remis au fond de la boîte, recouvert à distance par le verre rouge, et garanti de tous côtés, par plusieurs feuil- les de papier noir , non-seulement de toute radiation possible de lumière , mais même de l’arrivée de Pair ambiant. L’appa- reil a été ensuite exposé à la lumière diffuse du côté du nordet vers le zénith, de sorte que le papier ne pût la recevoir qu’au travers du verre rouge , non-seulement sur la portion de sa surface qui avait déjà été exposée au rayonnement direct pen- dant un instant, mais aussi sur celle qui en avait été abritée par les parties pleines de la plaque métallique. L'exposition fut continuée depuis une heure de Paprès-midi jusqu'à cinq heures. Lorsqu'on démonta alors l’appareil dans l'obscurité, le dessin du bouquet parut visiblement en noir sur un fond blanc; les portions du papier bromuré qui avaient éprouvé Faction DE LA LUMIÈRE. 383 directe étaient seules noircies , et tout le reste ne présentait aucune coloration appréciable. Quant à l’autre morceau de papier qui avait été conservé dans l'obscurité, il était resté dans son état primitif, et l’image du bouquet n’y était pas de- venue plus apparente, de sorte que la comparaison des deux papiers présentait un contraste frappant. Ainsi, sous l'influence des rayons rouges l’image s’était développée en l’absence de l’objet. Elle devait donc y exister à un état défini quoique presque invisible, tracée par l’action momentanée de la lu- mière directe, et, pour qu’elle ait pu devenir apparente sur le papier blanc, il a fallu que, resté insensible aux rayons rouges sur toute sa portion recouverte, le papier bromuré ait continué à s’impressionner dans les parties un instant expo- sées à la lumière diffuse, sous l’influence de ces mémes rayons dont l’action chimique est nulle sur le papier le plus sensible. IL était intéressant de savoir, si la prédisposition à conti- nuer, sous l’influence de rayons qui n’exercent pas d'action chi- mique , une coloration excitée plutôt que réellement commen- cée par une si courte exposition à la lumière solaire, persistait pendant quelque temps. Pour s’en assurer, ôn a répété avec beaucoup de précautions l’expérience précédente ; par un temps extrémement couvert , et les deux papiers ne présentaient , après | une très-courte exposition à la lumière du ciel, aucune trace visible du bouquet de fleurs. L'un d’eux en a néanmoins offert un déssin fort net sous l'influence de la lumière rouge. Ce dessin, conservé dans l'obscurité, n’avait nullement changé d'aspect cinq jours après lorsqu'on l’examina. L’autre mor- ceau du même papier, gardé aussi à l’abri de toute radiation, ne présentait non plus, après six jours, aucune trace d’image, et semblait être dans son état primitif. On les exposa tous les deux, pendant toute la durée du sixième jour, à l’action de la lumière rouge. Le papier qui en avait déjà ressenti l'influence et qui présentait un dessin distinct, a continué à s’impressionner dans les parties exposées à l’action directe de la lumière. L’em- 384 ACTION CHIMIQUE preinte des parties vides de la lame métallique s’y est fortifiée par une teinte notablement plus foncée. La prédisposition locale à l’action chimique de la lumière avait donc persisté. L’autre papier, quoiqu'il parüt à l'œil parfaitement blanc avant d’être soumis à l’action de la lumière rouge, avait pourtant éprouvé une modification spéciale de nature inconnue. En effet, tout le papier prit une teinte prononcée sous l'influence de cette lu- mière ; mais néanmoins, malgré cette perturbation apparente , l'empreinte du bouquet se distinguait encore très-bien par une couleur plus forte sur ce fond coloré ; d’où il résulte que Pex- citabilité locale avait aussi persisté. Cette expérience avait été suggérée par M. Arago ; l’undes commissaires, dans le but de s’assurer si le pouvoir acquis par le papier de se colorer localement sous le verre rouge, ne résultait pas d’un mouvement vibratoire, excité par la radia- tion directe dans les parties qu’elle avait frappées; mouve- ment qui pourrait se continuer dans les rayons rouges pendant qu’il dure encore, mais qui ne pourrait y renaître lorsqu'il aurait cessé par un repos de quelques jours dans Fobscurité. Or, la prédisposition locale du papier à s'impressionner dans” les rayons rouges ayant persisté, l’ingénieuse supposition de M. Arago ne paraît pas pouvoir expliquer le phénomène. Comme le fait observer M. Biot , il n’est peut-être pas né- cessaire, pour se rendre compte des effets remarquables dé- couverts par M. E. Becquerel , d’admettre avec lui la di- stinction qu'il propose de rayons excitateurs et continuateurs et dela formuler comme il le fait lui-même , savoir : que des rayons inhabiles à exercer primitivement une action sur le pa- pier sensible sont très-propres à continuer cette action lors- qu’elle a été commencée par d’autres. En effet, comme il est évident que les substances sensibles à l’action de la lumière changent de nature chimique en s’impressionnant, il se peut fort bien que le bromure d’argent de la partie du papier sou- mise pour un instant à la lumière solaire, soit devenu diffé- DE LA LUMIÈRE. 385 rent du bromure primitif. Il peut avoir ainsi éprouvé une modification qui le rende sensible à des portions de la radia- tion solaire qui étaient sans action sur lui auparavant. Cette manière de voir ferait rentrer les nouveaux faits découverts par M. Becquerel dans l’ensemble de ceux que l’on connaît jusqu'ici, et qui démontrent que les mêmes réactifs chimiques, par exemple l’hyposulfite de soude, agissent d’une manière différente sur les parties plus ou moins impressionnées des pa- piers sensibles et sur celles qui ont conservé leur état primitif. M. E. Becquerel s’est assuré aussi, par des expériences di- rectes, que les impressions instantanément produites sur le papier bromuré , par les radiations qui accompagnent la lu- mière électrique , étaient continuées par les rayons de la lumière solaire. Il annonce aussi avoir réussi à communiquer la même pré- disposition à s’impressionner localement dans les rayons les moins réfrangibles, en exposant le papier, non plus à la lu- mière directe, mais seulement à la partie invisible du spectre , dans les rayons chimiques au delà du violet. Reporté ensuite dans ‘les rayons rouges , et sans avoir été soumis à l'influence d’aucune autre lumière , le papier sensible a continué à se colorer. Les papiers imprégnés de chlorure d'argent, selon la première méthode de M. Talbot, ont été trouvés, par ce physicien , être faiblement impressionnés par la radiation de la lumière artifi- cielle d’une forte lampe. Il était naturel de penser que le papier bromuré, étant encore plus sensible, en éprouverait une influence d’autant plus marquée. Les Commissaires de ’A- cadémie ont voulu la constater , afin de pouvoir juger de l’effet probable de la bougie qui servait à éclairer les observateurs pendant la préparation des expériences. Ils ont pour cela exposé comme précédemment, pendant un temps très-court, deux morceaux du même papier rendu sensible par le bromure d’ar- gent, à l’action de la lumière diffuse sous la lame métallique découpée. L’un des morceaux a été gardé à l’abri de toute XXXI 2 386 ACTION CHIMIQUE lumière , et l’autre a été exposé dans la chambre obseure'au Fe rayonnement d’une lampe Locatelli, à trois becs, et munie d’un réflecteur métallique. Ce dernier papier s’est coloré sensiblement en peu de minutes, en commençant par les parties qui avaient reçu l'impression de la lumière du ciel à travers les vides de la plaque dé métal, et le dessin’ du bouquet est devenu distincte- mént visible sur un fond encore blanc. Peu à peu le reste du papier a commencé à se colorer aussi; et comme la téinte du bouquet n’a pas dépassé une certaine intensité , le dessin s’est par degrés confondu dans une coloration uniforme répandue sur tout le papier; celle-ci était beaucoup moïns intense que ne l’aurait pu produire la lumière directe du jour. | On peut conclure de cette expérience que la lumière artifi- cielle a une certaine influence chimique sur les papiers très-sen- sibles , et qu’il faut se défier de l’emploi des bougies ou des lampes pendant leur préparation. Leur action peut, en effet, imprimer au sel d'argent, une excitabilité spéciale ou bien y amener une légère modification chimique qui pourra le ren- dre susceptible de coloration dans des circonstances dans les- quelles , sans cette influence prédisposante , il n’en aurait point manifesté. Dans la séance du 4 janvier de cette année, M. Arago à annoncé à l’Académie des Sciences, que M. Daguerre est par- venu à obtenir en un temps très-court, par exemple une ou deux secondes, une image photogénique, et qu’il fera inces- samment connaître ses procédés. Ils permettront de copier des objets mobiles , tels que les eaux agitées par la tempête, les vaisseaux à la voile, les nuages, les arbres balancés par le vent, etc. Il sera bien plus facile aussi d'appliquer le daguer- réotype à faire des portraits exacts. | Dans une lettre de M. Talbot à M. Biot, lue à l’Académie, le 18 janvier, ce physicien annonce une ‘découverte ana<: logue à celle de M. Daguerre: Il dit avoir accru singulière- ment , au moins cent. fois plus ,:la-sensibilité des papiers'im- DE LA LUMIÈRE. 387 pressionnables à la lumière, ce qui lui permet de fixer les images dans la chambre obscure avec une rapidité extrême. Il parle de huit secondes pendant le mois d’octobre, et pré- voit que pendant l'été le temps nécessaire sera moindre en- core. Ces papiers présentés à la lumière diffuse, même d’un ciel chargé de nuages, sont instantanément colorés. MM. Daguerre et Talbot se sont réservé de donner plus tard une publicité plus complète aux nouveaux moyens qu’ils an- noncent avoir découverts, d'augmenter l’emploi des procédés photographiques. Ces moyens sont évidemment de nature di- verse , et ceux de M. Talbot paraissent se réduire à une plus grande sensibilité donnée au papier impressionnable à la lu- mière. Quant aux procédés de M. Daguerre , ils sont entièrement inconnus ; mais, comme le fait observer M. Biot, il résulte des expériences de M. E. Becquerel, que les images sont déjà tracées sur les plaques et les papiers sensibles, quoique d’une manière. invisible, dès les premiers momens où la radiation lumineuse agit sur leur surface. On peut donc espérer d’arri- ver au résultat désiré d’une extrême rapidité. dans les dessins photogéniques , en fortifiant plus tard, en l’absence de l’ob- jet lui-même, la première impression qu’il aura produite , soit comme l’a fait M. Becquerel par des rayonnemens qui soient sans action sur les parties de la surface non impressionnée , soit par la découverte et l’emploi de réactifs chimiques qui n’aient d’action que sur les portions du sel d'argent qui n’ont pas éprouvé cette première et si légère modification. Il faudra attendre les communications annoncées au nom de M. Daguerre par M. Arago, pour savoir si c’est par des considérations et des moyens de cette nature qu'il est arrivé à l’intéressant résultat qu'il a fait connaître au public. L M. 388 EE —…—…—…—…—…—…—…—…—…—…—….…—…—…"…."."."_…—"—…..—————————…——…—…—…—…—…—“—…— SUR LA CAUSE DES DIFFÉRENCES QUE L’ON OBSERVE ENTRE LES POUVOIRS ABSORBANS DES LAMES MÉTALLIQUES POLIES OU RAYÉES, ET SUR SES APPLICATIONS AU PERFECTIONNEMENT DES RÉFLECTEURS CALORIFIQUES ;, par M. Mezconi. (Communiqué par l’auteur.) —_"D6—— Dans mon dernier mémoire ‘, il a été souvent question de lames dont la température s'élevait graduellement en vertu de leur pouvoir absorbant sur les radiations calorifiques. À ce propos je n’ai pas manqué de faire observer que les métaux, et autres substances susceptibles de devenir lisses et luisantes , se trouvaient constamment préparés de manière à présenter des surfaces mates et complétement dépolies : c’était une con- dition essentielle de nos expériences, car il fallait séparer la diffusion de la réflexion proprement dite , afin de poursuivre avec quelques chances de succès l’objet que nous avions alors en vue. Si, au lieu de plaques toujours mates et raboteuses , on emploie des surfaces tantôt polies, tantôt dépolies , les absorptions calorifiques comparées des plaques présentent des résultats fort curieux, que nous allons exposer rapidement. Un disque de laiton, dont la surface est encore brute et granuleuse, s’échaufle plus sous l’action d’un rayonnement calorifique qu’un disque bien poli de la même substance : d’autre part, un vase métallique à surface raboteuse, plein d’eau chaude, se refroïdit plus promptement qu’un vase en métal bruni. Ces expériences ont induit un grand nombre de physiciens à admettre que les petites pointes , ou aspérités su- perficielles des corps, augmentent leurs pouvoirs absorbant et émissif. ‘ Bibl. Univ., novemb. 1840. T. 30, p. 162, nouv. sér. POUVOIRS ABSORBANS DES LAMES MÉTALLIQUES. 389 J’ai déjà essayé de démontrer dans une note insérée dans ce recueil que le pouvoir émissif des corps ne dépend point du degré de poli ou de rudesse communiqué à leurs surfaces : nous allons voir que la même chose à lieu à l’égard du pouvoir absorbant. Mais avant de nous engager dans les preuves expé- rimentales , il est essentiel de ne pas se méprendre quant au sens de ce que nous venons d’avancer : notre proposition ne porte pas sur le fait lui-même , que nous ne eontestons point , mais sur l’explication qu’on en a donnée jusqu’à présent. Ainsi en Ôtant avec le frottement de l’émeri ou de la lime le poli d’un corps métallique , de manière à rendre sa surface âpre et terne, de lisse et brillante qu’elle était, on altère bien certai- nement la proportion de chaleur que ce corps, exposé au rayonnement calorifique , absorbe dans un temps donné : l’al- tération peut méme aller jusqu’à rendre l’échauffement du métal double ou triple de ce qu’il était d’abord, et cependant nous soutenons que la rudesse et le poli n’entrent pour rien dans la production du phénomène , et que le changement opéré sur l’absorption de la surface métallique dérive d’une tout autre cause. Voici les expériences qui le prouvent. Lorsqu’on dispose successivement au-devant d’un bon ther- moscope un petit disque de cuivre rayé ou dépoli , et un disque poli et luisant , noircis tous les deux du côté du thermoscope, et que l’on fait parvenir sur leurs faces antérieures le même rayonnement calorifique concentré par une lentille de sel gemme, on observe ce que nous venons d’avancer, c’est-à-dire que l’é- chauffement du disque rayé est supérieur à celui du disque poli. Îlen est de méme si on opère sur des disques polis et dépolis d'acier, d’étain, d’argent , d’or, ou de tout autre métal réduit en lames par l’action du marteau ou du laminoir. Mais si on répète l’expérience sur deux plaques en fer-blanc, dont l’une ! De la prétendue influence que les asperüés exercent sur le pouvoir émissif. (Bibl. Univ., juillet 1838; nouv. sér., t. 16, p. 181.) 390 POUVOIRS ABSORBANS ait été fortement battue à petits coups de marteau ; et l’autre laissée à l'état naturel, l’échauffement de celle-ci, qui pos- sède une surface plane et miroitante, l'emporte toujours de beaucoup sur l’échauffement de la première, dont la surface est moins luisante et couverte de bosselures. IL y a plus. Si on prend deux lames d’argent ou d’or fondu et lentement refroidi, dont l’une jouisse du beau poli qu’on, peut lui imprimer avec l’huile et le charbon de braise , tandis que l’au- tre, polie d’abord de la même façon, a été ensuite -dépolie au moyen d’une série de rayures tracées au diamant | ‘on voit avec surprise qu’il arrive précisément le contraire de ce qui a lieu dans le cas ordinaire , c’est-à-dire que la lame rayée s’é- chauffe moins que la surface polie et luisante *: Mais si, en ôtant le poli, on peut tantôt augmenter, tantôt diminuer le pouvoir absorbant, il est clair que la variation produite ne dérive pas , comme on le suppose généralement ; de la formation de pointes ou aspérités par où s’introduirait une plus grande quantité de chaleur, mais plutôt des change- mens de dureté ou d’élasticité que subissent les couches super- ficielles ; car il n'y a aucun doute que les opérations au moyen desquelles on rend la lame mate ou luisante, ne produisent en même temps des déplacemens forcés de molécules ; dépla- cemens qui tantôt rapprochent, tantôt éloignent d’une ma- nière stable les parties intégrantes , et rendent:le métal plus ou moins dur et élastique, selon sa consistance antérieure et le 1 L’or ou l'argent sont indispensables, parce que si on employait du ceuivré ou autre métal,oxidable, la surface rayée se couvrirait beaucoup plus promptement que l’autre d’un voile d'oxide qui augmenterait consi- dérablement le pouvoir absorbant, et ne permettrait guère de distinguer ce qui appartient aux influences comparées du poli et des rayures, Par lamème raison, il faudrait bien se garder de dépolir l'or ou l’ärgént au moyen de limes ou d’émeri, qui, malgré des lavages répétés, laisseraient toujours des traces plus ou moins abondantes de matières hétérogènes, et produiraient sur la surface moxidable le même effet que produit l’oxi- dation sur une lame de cuivre ou detout autre métal altérable à Fair. DES LAMES. METALLIQUES. 391 mode adopté pour donner à sa surface un degré plus ou moins décidé de rudesse ou de poli. . Quant au sens de Faction, il est évident, d’après ce que nous. venons de dire, que le pouvoir absorbant diminue à me- sure que la dureté et l’élasticité de la lame augmentent. En effet, le fer-blanc battu , écroui par la percussion du marteau, possède un pouvoir absorbant plus faible que lorsqu'il se trouve à. son.état naturel : cette infériorité ne provient pas d’un polis- sage plus parfait, car on peut fort bien donner au disque battu un, poli très-inférieur à l’autre, sans que pour cela on rende son absorption supérieure à celle du disque non battu : c’est donc réellement la plus grande dureté, qui cause la diminution du pouvoir absorbant, dans la lame frappée. au, marteau. Le cuivré poli provenant du laminoir, et possédant par cela même un véritable écrouissage, augmente de pouvoir absorbant lors- qu'il vient à être rayé, parce que les sillons découvrent les parties moins dures de l’intérieur et permettent aux restes des couches superficielles écrouies , dont tous les élémens se trou- vaient auparavant gênés par leur compression mutuelle, de se débander et se dilater dans les solutions de continuité ouvertes à la surface. La plaque d’argent ou, d’or coulé et lentement solidifié , ayant reçu un poli doux, diminue au contraire en pouvoir absorbant lorsqu'elle est rayée, parce que la pointe du diamant comprime une partie de la surface tendre du mé- tal, et lui communique une plus grande dureté. L'influence que l’état de dureté ou d’élasticité, des lames mé- talliques exerce sur l'absorption calorifique, apparaît d’une ma- nière évidente dans le fait suivant, qui m’a été rapporté par M. Saigey, et confirmé par M. Obelliane , préparateur de physi- que à l'Ecole polytechnique et à la Faculté des sciences de Paris. Dulong avait fait construire deux grands miroirs conjugués en mé- tal fondu, rodés et parfaitement polis au tour : en mettant cet ap- pareil en expérience, il fut tout étonné de le trouver moins actif qu’un autre couple de miroirs tirés au marteau ; beaucoup plus 392 POUVOIRS ABSORBANS petits, qui se trouvaient depuis longtemps parmi les instrumens de la Faculté. On ne sut alors à quoi attribuer cette singulière anomalie ; on soupçonna seulement qu’elle provenait d’une dif- férence de qualité dans le cuivre employé à la confection des deux appareils. Maintenant, tout le monde voit que c’est une conséquence immédiate de nos principes : les miroirs rodés étaient nécessairement moins écrouis , et par conséquent moins * durs et élastiques que les miroirs dressés au marteau ; ils devaient donc absorber une plus grande quantité de chaleur et donner une moindre réflexion. Ainsi, pour avoir de bons réflecteurs calorifiques il ne suffit pas de polir leurs surfaces , mais il faut aussi écrouir fortement la lame métallique dont ils sont composés, de manière à communiquer en même temps au métal une surface régulière , le plus beau poli possible et un haut degré d’élasti- eité'. Cette conséquence , qui pouvait se déduire par analogie de nos premières expériences sur le pouvoir émissif des surfaces polies et rayées, n’avait point échappé à la perspicacité de M. Saigey, qui, depuis lors, en a fait une application très-heu- reuse dans la construction des miroirs conjugués et autres ap- pareils destinés à la réflexion de la chaleur. La nouvelle théorie qui ôte aux pointes leur prétendue in- fluence dans l’absorption calorifique , et l’attribue aux change- mens de dureté ou d’élasticité , reçoit d’ailleurs une confirma- tion frappante par la constance de pouvoir absorbant que l’on remarque dans tous les corps qui ne peuvent conserver l’état de compression que l’on imprime par des moyens mécaniques ! La grande influence que l’élasticité ou la dureté des couches su- perficielles semble exercer sur la réflexion calorifique des métaux, in- fluence beaucoup plus prononcée que dans les cas analogues de la lu- mière, tient sans doute de fort près à la nature même de la chaleur: il serait à désirer qu’elle devint l’objet d’un examen approfondi de la part des géomètres qui étudient maintenant, sous toutes les faces, les mou- vemens vibratoires du fluide d'où l’on suppose dériver les phénomènes de lumière, de chaleur, et d'action chimique que possèdent les rayons des corps incandescens. DES LAMES MÉTALLIQUES. 393 quelconques à leurs couches superficielles. Nous voyons, en effet, un disque de marbre, de jais ou d'ivoire, absorber autant de chaleur à l’état naturel qu’après avoir été amené au plus haut degré de poli, ou rayé avec de gros grains de sable ou d’émeri. C’est que dans ces sortes de substances les procédés qui développent les aspérités, ou qui les font disparaître, n’altèrent pas d’une manière permanente , comme dans les mé- taux, la dureté ou l’élasticité des couches superficielles. J’a- jouterai enfin , que, dans le cours de mes expériences , je n’ai jamais pu reconnaître aucune variation dans l’échauffement des corps exposés aux radiations calorifiques , lorsqu’on les peint successivement avec la même matière colorante broyée à di- vers degrés de finesse : ici, comme dans le cas des disques de marbre , de jais ou d'ivoire , il y a déviation plus ou moins grande dans la disposition régulière des points superficiels, sans aucun changement appréciable de dureté ou d’élasticité. Lorsque j'ai montré l'insuffisance de la théorie admise sur l'action des aspérités dans le rayonnement des corps, on a objecté que les irrégularités de la surface doivent faire va- rier, en vertu de la réflexion, la quantité de chaleur qui passe par un point donné. La même objection pouvant être soulevée relativement à labsorption, j’observerai d’abord, qu'en parlant des aspérités de la surface absorbante ou rayon- nante, j'entends seulement les petites irrégularités produites par le dépoli, car il est évident que des protubérances bien sensibles , des creux décidés , pourraient agir comme de vé- ritables réflecteurs, et accumuler une plus grande quantité de chaleur dans certaines directions. Nous ferons remarquer ensuite qu’il ne s’agit point ici d’une loi générale, mais de faits particuliers. En rayant certaines surfaces polies, on obtient une augmentation dans leur pouvoir émissif et absor- bant : cette augmentation ne saurait être attribuée à la ré- flexion des pointes, ni à aucune autre action immédiate des as- pérités : 1° parce que les rayures n’exercent aucune influence 394 POUVOIRS ABSORBANS DES LAMES MÉTALLIQUES. sensible sur les surfaces non métalliques ; 2°:parce que l'effet change béaucoup avec la nature ét l’état de la lame employée; 3° parce que les métaux inaltérables à l'air, étant convenable- ment préparés , donnent un effet inverse, de manière qu’alors là présence des aspérités diminue les pouvoirs émissif et absor- bant au lieu de les augmenter. Ce dernier argument nous paraît décisif. Ainsi , l’augmentation de force rayonnante et ab- sorbante , que l’on avait depuis longtemps remarquée chez les lames métalliques rayées, ne représente. qu’un cas spécial ; l'indifférence et la diminution que nous avons obtenues plus tard dans lé marbre et largent convenablement préparés , sont aussi des cas particuliers ; en sorte que les variations in- troduites par le travail mécanique de la surface, dans le pou- voir absorbant ou émissif des substances susceptibles de-pren- dre le poli, n’ont pas un caractère de généralité ; et dépendent au contraire ,, de la nature des corps et de l’état d'équilibre moléculaire imprimé à leurs couches superficielles. Pour faire une analyse exacte de ce qui se passe à la surface des métaux lorsqu'on leur communique des degrés plus ou moins pronon- cés de mat ou de poli, il faudrait connaître la différence de constitution existante entre les couches extérieures et intérieures de ces corps; -et malheureusement nous en.sommeés encore ré- duits sur ce point à de simples conjectures. La nouvelle théorie, qui attribue à des altérations de,.dureté ou d'élasticité les variations observées dans l'énergie du rayonnement et de l’ab- sorption des métaux ; polis et rayés, ne peut donc avoir toute la rigueur des démonstrations que l’on exige aujourd’hui en physique : c’est toutefois la-seule qui explique comment de dé- poli peut exercer dés actions opposées, sur les pouvoirs émissif et absorbant d’un métal préparé de deux manières différentes. s DS sax wo a0e, TROISIÈME RÉUNION DES SAVANS ITALIENS. FAT s PEUT . ir 1” Nous nous empressons d’annoncer.à nos lecteurs que la troisième réunion du, congrès scientifique d'Italie aura lieu à Florence le 15 septembre prochain. Nous insérons textuelle- ment la traduction de la lettre qui a été adressée aux savans et aux. différentes: sociétés scientifiques de l’Europe, pour les in- viter à assister à cette réunion. « La ville de Florence était désignée d’avance par les savans italiens comme devant étre le lieu de leur troisième réunion. La part que cette ville a prise à la renaissance des lettres et des arts, son titre de berceau de la philosophie expérimentale , l'impulsion qu’elle a donnée à la création de la société qui se rassemble cette année pour la troisième fois, justifient en effet ce choix. C’est à Florence aussi que se trouve l'édifice qu’un prince éclairé a consacré à la mémoire de Galilée, et dans le- quel sont réunis et les écrits et les instrumens laissés par ce philosophe immortel *. Chacun se disait que l’élan scientifique serait plus vif au milieu des monumens consacrés aux sciences et aux arts qui décorent Florence ; et que, manifester le désir de transporter au milieu d’eux le siége du congrès scientifique, c'était rendre un. juste hommage au prince qui les a érigés, et qui encourage. de sa protection et les sciences et les. arts. .« Ce vœu s’est réalisé. : C’est avec une satisfaction bien réelle que nous pouvons annoncer que le grand-duc, notre souve- ! Nous savons que S. A. I1.le grand-duc de Toscane a mis un grand prix à élever à la mémoire de Galilée un monument digne de ce grand homme, véritable père de la philosophie expérimentale. Rien n’a été épargné pour réunir dans l’édifice qui a reçu cette destination spéciale, tous les écrits, tous les instrumens, et en un mot, toutes les productions de ce puissant génie dont la Toscane a droit de sé glorifier, et qui a trouvé un appréciateur si éclairé et si ardent dans la personne du souverain du pays qui l’a vu naître. (R.) 396 RÉUNION DES SAVANS ITALIENS. rain , approuve le choix qui a été fait de sa capitale pour lieu de la troisième réunion des savans italiens, et qu’il a promis son appui et sa bienveillance à cette réunion qui commencera le 15 septembre 1841 et qui durera jusqu’à la fin du méme mois. « Ainsi que l’a déjà fixé un règlement établi lors de la pre- mière réunion à Pise, ont droit à faire partie du congrès : « Les Italiens inscrits dans les principales Académies ou So- ciétés scientifiques instituées pour l’avancement des sciences naturelles, les professeurs des sciences physiques et mathéma- tiques les directeurs d’études supérieures ou d’établissemens scientifiques des diflérens états d'Italie, et les employés supé- rieurs dans les corps du génie, de l'artillerie. Les étrangers compris dans l’une des catégories sus-mentionnées seront éga- lement admis. « Nous sommes bien convaincus que ceux de nos compa-, triotes qui ont droit à faire partie du congrès, s’empresseront de s’y rendre et de contribuer aux progrès que cette institu- tion peut faire faire aux sciences, soit de théorie, soit d’appli- cation. Nous ne pensons pas qu’il soit nécessaire d’adresser une invitation plus spéciale aux étrangers; nous espérons qu'ils estiment assez l’Italie scientifique pour le lui prouver par leur présence et par une coopération active. « Un avertisssement ultérieur fera connaître les dispositions prises relativement à l’ordre de la réunion et à l’arrivée des assistans. Nous dirons seulement que M. le professeur Gaetan Giordini, surintendant des études du grand-duché , et M. le chevalier Joseph Gazzeri, professeur à l’Université de Pise, ont accepté les fonctions d’assesseurs. « Signé: Le marquis Cosimo Rinozri, « Président-genéral. « Le chevalier Ferdinand TARTINI, « Secrétaire-géneral, - « Florence, 28 décembre 1840.» BULLETIN SCIENTIFIQUE, 10. — RÉSUMÉ DES OBSERVATIONS D'AURORES BORÉALES FAITES PAR M. NECKER-DE SAUSSURE DANS DIFFÉRENTES PARTIES DE L'E- cossE. Communiqué par M. Arago. ( Comptes Rendus de l'Aca- démie des Sciences, séance du 15 février 1841.) Ilest très-douteux que l’on doive regarder comme des aurores bo- réales les lueurs des 13 novembre et 31 décembre 1839, et des 5, 28, 31 janvier, 26, 28 février, 2, 25 et 26 mars 1840. Toutes les autres sont de vraies aurores boréales plus ou moins belles. Sur ces vingt-cinq aurores , il n’y en a eu qu’une seule qui fût rouge , à savoir celle du 3 janvier 1840 , qui a été vue jusqu’à Genève. Les aurores boréales sont incomparablement plus grandes, plus belles et plus compliquées à Sky que près d'Edimbourg. Là elles at- teignent rarement le zénith; à Sky, au contraire, elles le dépassent presque constamment et occupent la plus grande partie du ciel. Celle du 3 septembre 1839 fut exclusivement confnée à la région méridionale du ciel : c'est la seule de ce genre que j'aie vue. Il est fréquemment arrivé, tant à Edimbourg qu’à Sky, qu'il y a eu de belles et grandes aurores boréales deux soirs consécutifs. Trois fois j'ai vu les aurores boréales commencer avant la nuit et leurs fuseaux de lumière vive et blanche se projeter sur la couleur jaune et orangée qui régnait encore au couchant. C’est à Sky les 4 va 54 tembre , 28 octobre 1839 , et le 4 janvier 1840. Je n’ai jamais pu parvenir à entendre aucun bruit particulier, même pendant les aurores boréales les plus grandes et les plus vives, à Sky, où régnait le plus grand calme et le plus profond silence. Cependant j'ai recueilli, dans les îles Shetland, de nombreux témoignages à cet égard , d'autant plus remarquables qu’ils étaient entièrement sponta- nés et nullement influencés par aucune question préalable de ma part. Des personnes de diverses conditions et états, et habitant des di- stricts très-éloignés de ces îles, ont été unanimes à dire que , lorsque l'aurore boréale est forte , elle est accompagnée d’un bruit qu'ils ont 398 BULLETIN SCIENTIFIQUE. tous également et unanimement comparé à celui d’un van lorsqu'on vanne le blé. Une des personnes chargées par le Northern Light-houses Company d’Edimbourg de faire , au phare de Sumburgh-head (à l'extrémité me- ridionale des Shetland ), les observations météorologiques, et qui a, par conséquent , l’habitude d’observer correctement , m'a dit d’elle- même et sans y être provoquée, que ce bruit s’entendaîit toujours di- stinctement, et a même ajouté qu’elle l’avait entendu de l’intérieur d’une des chambres du phare dont les volets étaient fermés , et avait annoncé , d’après cela, qu’il devait y avoir une aurore boréale , ce qui s’était confirmé. Plusieurs fois les aurores boréales ont été accompagnées de gelée blanche, et le plus grand nombre d’entre elles ont été suivies par de grandes chutes de neige ou de pluie et par des coups de vent violens et des tempêtes. Ainsi, sous ce dernier rapport, mes observations tendent plutôt à confirmer l'opinion généralement admise en Ecosse, que les aurores boréales sont des avant-coureurs de mauvais temps ou de forts vents. J'avais entendu dire à M. J.-D. Forbes, que les étoiles fixes, même les plus grandes, ne scintillaient jamais près d'Edimbourg, si ce n’est lorsqu'il y avait une aurore boréale. Mes propres observations ont, en général ; confirmé cette remarque. Il est, vrai que les étoiles fixes ne scintillent pas dans ces parages , ou du moïns ce n’a été que rarement que j'ai vu , à celles de première grandeur, une légère scintillation. À Sky, au contraire, toutes les étoiles fixes brillent et scintillent aussi vivement que dans les plus belles soirées de la France ou de la Suisse. Il en est de même dans le reste des Hébrides, dans les Orcades, les Shetland , sur toute la côte occidentale du nord de l’Ecosse et dans toute Ja haute région ou Highlands. Or il est à remarquer que, dans toutes ces contrées , il n’y a pas de grandes villes , à peine des bourgs ou de grands villages, point de fabriques ou manufactures d’une grande étendue qui brûlent de la houille ; la population très-clair-semée de ces régions solitaires n’emploie comme combustible que de la tourbe ou du bois, dont la fumée très-légère se dissipe tout de suite et n’obseurcit pas l’atmosphère. Aussi , là le ciel est-il aussi pur que dans toute l’Eu- rope continentale. Mais , au contraire, dans toute la basse Ecosse et sur la côte orientale et nord-est de ce pays, où les villes, les grands vil- lages , les manufactures abondent , et où partout la houille est le com- bustible habituel , non-seulement les villes et leurs environs immédiats BULLETIN SCIENTIFIQUE. 399 ont leur atmosphère obscurcie par une épaisse fumée que le vent chas:e d’un côté ou de l’aatre , mais jusque dans les campagnes les plus éloi- gnées, des villes on peut apercevoir que l'air est encore très-brumeux dans toute saison , à cause de cette fumée de houille. Il en est ainsi dans toute l'Angleterre , et même, ayant assez souvent navigué sur la partie de la Mer d'Allemagne qui baigne les côtes orientales des Iles Britanniques , j'ai toujours été frappé du peu de clarté de l’air, de son aspect brumeux dans ces parages. Rien ne m'a plus clairement démon- tré.que ce fait tenait à la fumée de la houille que de voir, depuis l'i " d’Arran et surtout depuis les cimes de ses montagnes, pendant les plus beaux mois du printemps et du commencement de l'été 1839, pen- dant que Arran lui-même jouissait de l’air et du ciel le plus pur , de voir, dis-je, les côtes opposées des comtés d’Ayr et de Renfrew, con- stamment surmontées par une bande de brumes épaisses , semblable à un long nuage gris s’élevant de 1 à 1, degré sur l'horizon. Il n’est donc pas étonnant que la scintillation des étoiles en soit affectée. Mais quelle influence a l’aurore boréale Dons rétablir cette scintillation ? C'est ce que j'ignore. 11. — RECHERCHES SUR LA COMPOSITION DE L'AIR QUI SE TROUVE DANS LES PORES DE LA NEIGE, par M. BoussiNcauLT, ( Comptes Rendus de l'Académie des Sciences, séance du 15 février 1841.) Pendant son séjour sur le Col du Géant, Saussure ayant examiné l'air qui se trouve emprisonné dans les pores de la neige, crut remar- quer qu’il contenait notablement moins d’oxigène que l’air de l’atmo- sphère. Voici au reste comment Saussure s’exprime, dans la relation qu’il nous a laissée : & Nous pensämes , maïs un peu tard , à rassembler de l'air qui se trouve renfermé dans les interstices de la neige, et nous le portâmes à M. Sennebier pour en faire l’essai. A Genève , un mélange de parties égales d'air atmosphérique et de gaz nitreux lui donna deux fois dé suite 1,01. L’air de la neige éprouvé de la même manière, lui donna une fois 1,85 et l’autre 1,86. Cette épreuve, qui paraissait indiquer une si grande impureté dans cet air, aurait exigé des expériences pour re- connaître la nature du gaz qui occupait dans cet air la place de loxi-* gène '. » 4 Saussure, T. VU, p 472 400 BULLETIN SCIENTIFIQUE. A l’époque des beaux travaux de Saussure , l’eudiométrie avait fait peu de progrès ; cependant quel que fût son état d’imperfection , il était difficile d'admettre que des observateurs tels que Saussure et Sennebier se fussent trompés sur le sens de la différence qu'ils avaient constatée dans la composition de deux gaz analysés par les mêmes moyens et dans les mêmes conditions. Ce fut cette réflexion qui me porta à répéter l’expérience de Saussure lorsque je me trouvais sur les glaciers de l'Amérique. Dans une première tentative que nous fimes , le colonel Hall et moi, pour nous élever sur le Chimboraço , en abordant la pente qui regarde Chillapullu , nous rencontrâmes des neiges tellement fheubles et pro- fondes, que, malgré tous nos efforts, il nous devint impossible de dépasser la hauteur de 5115 mètres. Ce fut à cette station que je rem- plis un flacon bouchant hermétiquement avec de la neige. Arrivés à la cabane dans laquelle nous devions passer la nuit , la neige était com- plétement fondue , l’eau provenant de cette fusion occupait environ les 73 de la capacité du vase. Ayant analysé au moyen du phosphore l'air qui se trouvait dans le flacon , je reconnus qu’il ne renfermait que 16 à 17 pour cent d’oxigène. L'ancienne expérience de Saussure que j'avais rappelée en la véri- fiant sur les neiges perpétuelles des Andes , attira l’attention des phy- siciens. Un observateur allemand, M. Bischoff, dans une série de re- cherches relatives à la physique du globe , qu’il entreprit pendant une excursion dans les Alpes, eut l’occasion de la contrôler de nouveau. M. Bischoff tritura sous l’eau de la neige endurcie; l'air qu'il se pro- cura par ce moyen , analysé dans l'eudiomètre à sulfure de potassium, ne donna que 10 à 11 pour cent d’oxigène. Jusqu'à présent , ces recherches sont faites dans les hautes régions , sur les glaciers. Il était intéressant , pour les compléter, d'examiner l’air de la neige recueillie à peu près au niveau de la mer. C’est dans ce but que j'ai fait porter mes observations sur la neige tombée à Paris à la fin de décembre 1840 et au commencement de janvier 1841. Le 20 décembre, je Lassai fortement de la neige récemment tombée dans une éprouvette que je plaçai sur la cuve à mercure. La neige comprimée occupait un volume de 287 cent. cubes. Après la fusion , le volume de l'air dégagé était de 109 cent. cubes à la température de 4°,5 et sous la pression de 0",743. Soit 104,8 ce. à 0° et pression 0",76. Le volume d’eau était de 200 centimètres cubes. BULLETIN SCIENTIFIQUE. 401 L'air examiné le 23 décembre, a donné par le phosphore , dans une première analyse, 18,6 pour 100 d'oxigène ; dans une seconde 18,8. Le 6 janvier, une éprouvette de la capacité de 127 eent. cubes a été remplie avec de la neige comprimée. Après la fusion on a obtenu : 43 centimètres cubes d’air à la température de 1° et sous la pression 0%,735. Soit à 0° et pression 0,76 , 41,4 c.c. Un volume d’eau de 80 cent. cubes. L'air, analysé peu de temps après la fusion de la neige, contenait 19 pour 100 d’oxigène. Ainsi , l'air qui se dégage pendant la fusion de la neige, contient à Paris , comme sur les Alpes , comme sur les Andes , notablement moins d’oxigène que l’ai pris dans l'atmosphère. Peut-on, néanmoins, en conclure que telle est réellement la composition de l’air emprisonné dans les pores de la neige avant sa fusion ? Non , sans doute ; et à cette occasion je citerai l'opinion que J'ai émise dans la relation de mon ascension au Chimboraço , en rapportant le fait qui confirmait l'obser- vation de Saussure : « Le résultat eudiométrique que j'ai obtenu est certainement à l'abri de toute objection , mais je crois qu’il faut encore de nouvelles expé- riences pour prouver clairement que l'air que j'ai examiné était bien exactement celui qui existait dans les pores de la neige avant sa fusion. En effet, pour se procurer cet air, il a fallu attendre la fonte de la neige ; le gaz du flacon s’est trouvé en contact avec l’eau peu ou point aérée qui a été le résultat de cette fusion. Or on sait que, dans une semblable circonstance , l’oxigène se dissout plus facilement dans l’eau que l'azote, et que l’air dont l’eau est saturée est plus riche en oxi- gène que celui de l'atmosphère. L'air qui restait dans le flacon pou- vait done être moins riche en oxigène, quoique dans la réalité la totalité de l'air contenu dans la neige eût la composition ordinaire. : » C’est là la véritable explication de la moindre proportion d’oxigène que l’on reconnait dans l’air qui sort de la neige pendant sa fusion ; c’est ce que démontreront les expériences que J'ai déjà décrites , lorsque je les aurai complétées par les observations suivantes : Le 20 décembre et le 6 janvier, indépendamment des expériences que j'ai rapportées , J'en avais disposé d’autres semblables sur une plus grande échelle, afin de me procurer assez d’eau de neige pour en ex- 1 Memoire sur l’eudiometrie, Journal de Physique, 1805. XXXI 26 402 BULLETIN SCIENTIFIQUE. traire l’air et l’analyser. Je me bornerai à citer une de ces expériences. De 350 ce. d’eau provenant de la fonte de la neige, on a retiré, par une ébullition soutenue, 12 ce. d’air à la température de 3°,2, pression 0",751. Soit 11,62 ce. à 0’ et pression 0,76. Cet air, analysé par le phosphore, renfermait 32 pour 100 d’oxigène, résultat qui s'accorde entièrement avec ceux qui ont été obtenus an- ciennement par MM. de Humboldt et Gay-Lussac : ils ont reconnu, en effet, que l’airretiré de : L'eau distillée aérée contient oxigène 32,9 pour 100. L'eau de Seine _— 31,9 L'eau de pluie — 31,0 En se reportant maintenant aux expériences précédentes , et en te- nant compte de l'air renfermé dans les volumes d’eau obtenus, on reconnaît que, bien que l’air dégagé de la neige ne contint que 18,7 et 19 d’oxigène, la totalité de cet air, c’est-à-dire l'air mesuré et l’air dissous dont on avait négligé le volume, contenait à très-peu près 20 pour 100 d’oxigène, nombre qui s'approche beaucoup de celui que l'on adopte pour représenter l’oxigène de l'atmosphère. Il est d’ailleurs un moyen beaucoup plus direct de s'assurer de Ja composition réelle de l’air de la neige. Ce moyen consiste à remplir de neige un matras et à conduire l’opération comme s’il s’agissait d’ex- traire l’air d’un liquide. Voici , comme exemple , une expérience faite le 6 janvier : 350 ce. de neige ont donné 115 ce. d’air à la température de 3°,3 et sous Ja pression de 0®,746. Analysé par le phosphore , cet air a donné pour 100, Dans une première analyse. 20,3 Dans une seconde. . . . . 21,0 C’est à peu près Ja quantité d’oxigène trouvée dans l’air de l’atmo- sphère, le mème jour et par les mêmes moyens. Il y avait, selon moi, une certaine importance à constater la com- position réelle de Pair contenu dans les interstices de la neige, car le fait qui y eût établi une quantité moindre d’oxigène , eût été, d’après les considérations qui vont suivre , entièrement à l'appui de l’hypothèse BULLETIN SCIENTIFIQUE. 403 de Dalton, qui admet que dans l'atmosphère la proportion d’oxigène diminue avec la hauteur. Si l’on considère, en effet , la neige comme un agrégat de pelits cristaux de glace qui se forment dans les hautes régions , il faudrait, en présence de la grande quantité d’air qu’elle renferme , conclure que, lorsque l’eau dissoute dans l'atmosphère se condense en neige, elle n’expulse pas cette grande portion d'air qu’elle laisse toujours dégager en se congelant à la surface de la terre, « s'il _ n’était permis de soupçonner, disent MM. de Humboldt et Gay-Lussac, que la neige retient, emprisonnée dans ses très-petits cristaux, une certaine quantité d'air. : » L'air adhère à la neige d’une manière fort remarquable et qui mon- tre qu'il pénètre jusqu'’entre les moindres cristaux de glace, On n'ob- tient que très-peu de gaz , en faisant passer de la neige sous une eloche pleine d’eau à 1° ou 2° de température. L'air ne se dégage avec une certaine abondance que dans l’acte même de la fusion. Cette pénétra- tion intime des petits cristaux qui constituent la neige, ne permet guère de douter que l’air que l'on en retire, ne provienne pour la plus grande partie des régions de l’atmosphère où se forme ce météore. D'après les analyses que j'ai rapportées , on n’est pas autorisé à penser que cet air possède une composition distincte de celle de l’air des ré- gions inférieures ; du moins la différence , si tant il est qu’elle existe, est certainement de l’ordre de celles qui peuvent provenir des erreurs d'observation ; au reste, envisagé sous le point de vue de son origine, l'air renfermé dans les interstices de la neige présente assez d’intérêt pour qu’on revienne sur son analyse , lorsque les procédés de la mé- téorologie chimique auront été convenablement perfectionnés, Mais jusqu’à ce jour et à l’aide de nos méthodes eudiométriques , il faut bien le reconnaître, les résultats de l'expérience ne sont pas venus fortifier les prévisions de Dalton. Ainsi, dans sa mémorable ascension , M. Gay-Lussac ayant pu prendre de l’air à une altitude de 6636 mè- tres, ne lui a pas trouvé une proportion d'oxigène diférente de celle que renfermait alors l'air de Paris, avec lequel on l’analysa compara- tivement. Dans le travail que ce physicien célèbre fit en commun avee M. de Humboldt, il porta à 0,21 l’oxigène de l’air de Paris, et ce nombre diffère à peine de celui qui ressort des analyses faites par M. Bruoner sur le Faulhorn à 2600 mètres de hauteur, et par un pro- Jeédé qui offre certainement des avantages sur les méthodes anciennes ; "4 Memoire sur l'eudiometrie, Journal de Physique, 1805. 404 BULLETIN SCIENTIFIQUE. M. Brunner trouve en effet 20,915 pour l’oxigène de l'air de cette station. Pour compléter, autant qu'il est en mon pouvoir, les résultats obte- aus sur la composition de l'atmosphère à différentes hauteurs, je rap- porterai les résultats des analyses que j'ai faites perflant mon séjour dans les montagnes des Andes. A Santa-Fé de Bogotà , à l'altitude de 2643 mètres, pendant le mois d'avril 1825 , l’eudiomètre de Volta m’a donné pour l’oxigène de l'air, 20,65. A Ibagué, au pied de la chaîne du Quindiüu, à 1323 mètres, J'ai obtenu pour l’oxigène de l'atmosphère, en décembre 1826, 20,7. A Mariquita , située dans la vallée du Rio-Grande de la Magda- lena , à une élévation de 548 mètres , une série d’analyses par l'éponge de platine, faite en novembre 1826, a indiqué 20,77 pour l’oxigène de l'air. L 12. — RECRERCHES SUR LA CAUSE DES MOUVEMENS QUE PRÉSENTE LE CAMPHRE PLACÉ A LA SURFACE DE L'EAU, ET SUR LA CAUSE DE LA CIRCULATION DANS LE CHARA, par M. DuTROCHET. (Communiqué à l’Académie des Sciences.) Les mouvemens découverts dans le tube central de chaque méri- thalle des chara , dans les cellules closes de certaines plantes, et ceux du latex dans des vaisseaux anastomosés signalés par M. Schultz , ont paru à l’auteur dépendre d’une cause physique. Il Jui vint à l'esprit que cette cause pouvait être la même que celle qui produit le mouve- ment giratoire de parcelles de camphre mises sur l’eau. Tous les physiciens qui ont étudié ce dernier phénomène l’attri- buent soit à la répulsion occasionnée par l’émission de la vapeur du éampbre, soit à l’expansion de sa substance en vertu de l'attraction de surface opérée par le liquide. Or M. Dutrochet établit que des par- celles de liège imbibées de solution de potasse ou de soude , d'acide sulfurique, vxalique ou tartrique , de sels neutres surtout déliques- cens, ete., puis desséchées, se meuvent sur l’eau plus ou moins ra- pidement. Il en est de même de parcelles de savon, principalement du savon fait de graisse. Il croit pouvoir attribuer ces mouvemens à une répulsion , probablement électrique, entre le corps soluble dans l’eau BULLETIN SCIENTIFIQUE. 405 et la solution aqueuse qui s’en opère, et qui donne à la parcelle de liége un mouvement de recul , là où la dissolution s’opère le plus abon- damment. Ayant observé sous le microscope l'effet d’un fragment de camphre sur de l’eau dans laquelle flottaient des particules d’argile ou de per- oxide de fer, M. D. reconnut l’existence de deux courans opposés établissant une courbe ovoïde fermée, dont le petit bout est auprès du campbhre et le gros bout à la partie opposée, et formant ainsi une véri- table circulation. Quelquefois les flocons, au lieu de décrire ces courbes ovoïdes , restaient près du camphre et prenaient un mouvement rapide de rotation sur eux-mêmes. Si le campbre était fixé au milieu du li- quide boueux, les particules affluaient de tous côtés, en étaient repous- sées pour revenir ensuite, et formaient ainsi une multitude de courbes ovoïdes qui s’entrecroisaient en tous sens. Cette action d’attraction et de répulsion indiquée par les corpuscules, s’exerçait évidemment aussi sur l’eau elle-même et devait être la cause des mouvemens du camphre à sa surface. M. D. observa les mêmes phénomènes dans la dissolution d’un petit fragment de soude et dans la décomposition lente de l’eau par une parcelle d’alliage d’antimoine et de potassium, qui continuait à se mouvoir, lors même qu'il ne se dégageait plus de bulles d'hydrogène visibles. Seulement avec cet alliage, le phénomène à lieu dans un ordre inverse ; il y a répulsion des particules avant que d'y avoir at- traction. Ces phénomènes sont attribués par l’auteur à l’électricité développée par la dissolution des corps dans l’eau ; il propose de les caractéri- ser sous le nom de diluo-électriques, et ils lui paraissent présenter des propriétés spéciales , étrangères à l'électricité ordinaire , soit dans son élat statique , soit dans son état dynamique. M. Dutrochet s’est assuré, par des expériences répétées, que si les mouvemens du camphre sur l’eau s’exécutent toujours, si le vase est large et peu profond , il n’en est pas de même lorsque l’épaisseur de la lame d’eau est supérieure ou près d’être égale à sa largeur. Dans ce cas le camphre restait immobile, surtout si l’eau avait été versée lentement , sans agitation , et au moyen d’un tube ou d’un entonnoir. Lorsque l’eau était versée avec collision de ce liquide sur lui-même , le mouvement avait lieu à quelque hauteur qu’il fût porté dans le vase. De plus, même dans les vases qui contenaient une colonne d’eau de dimensions supérieures à leur diamètre et qui avaient été remplis - 406 BULLETIN SCIENTIFIQUE. sans agitation du liquide, le camphre prenait spontanément son mou- vement giratoire accoutumé , après un certain temps qui variaït selon la profondeur du liquide , et qui, dans un cas extrême , est‘allé jus- qu'à huit jours. Il le manifestait aussi pour un moment, si l’on impri- mait à l’eau un mouvement cireulatoire. M. D. attribue aux parois du vase cette différence dans l’état de l'eau, qui devient ainsi active où inactive pax rapport aux mouve- mens du camphre à sa surface. Il établit ainsi l’analogie qu’il suppose entre l'appareil physiologique du chara et l'appareil physique d’un vase rempli d’eau , sur laquelle nagent des parcelles de eamphre:— Le vase est le mérithalle tubuleux ; le liquide, la sève tenant en suspension des globules inertes ; et le campbre est représenté par des séries de grains verts de chlorophylle, qu'il regarde comme les moteurs du mouvement circulatoire, en raison de leur légère solubilité dans l’eau. C’est cette analogie que M. D. cherche à démontrer, en prouvant que les deux appareils soumis aux mêmes épreuves se comportent d’une manière semblable. Lorsqu'on gratte un tube de chara avec une, lame tranchante, la cieulation y cesse, pour se rétablir après quelque.temps: Ce n’est qu'une action mécanique. En frottant avec du sable une large capsule de porcelaine sur laquelle on observait toujours les mouvemens du camphre, ils cessèrent de s'y manifester pendant près de deux heures, après quoi ils reprirent lentement et devinrent peu à peu très-rapides. Répétée à plusieurs reprises, cetle expérience à toujours réussi ; et il en était de même pour des vases de terre ou de verre, surtout lorsqu'ils étaient de petites dimensions et à fond plat. Le mouvement cireulaloire du chara est augmenté de vitesse par l'élévation de la chaleur dans de certaines limites ; il diminue lorsque la température approche de zéro. Il en est de même pour le mouve- ment giratoire du campbre sur l’eau, qui prend une extrême rapidité si l’on expose le vase aux rayons solaires , et qui cesse tout à fait à 2? au-dessus de zéro. Lorsqu'on expose le chara à un changement brusque de tempéra- ture d'environ 25° C. au moins, la cireulation cesse pendant à peu près une heure , puis se rétablit spontanément, Une capsule de porce- laine chauffée à 100° C., puis plongée rapidement dans de l’eau froide à + 15° C., y fut refroidie à ce degré. Remplie d’eau à 15°, le cam- phre y resta immobile pendañt plus de deux heures ; après quoi il recommença à se mouvoir. BULLETIN SCIENTIFIQUE. 407 L'auteur, attribuant aux parois du vase qui renferme l’eau , une action spéciale sur les mouvemens du camphre qui nage sur ce liquide, a voulu s'assurer si la présence d'une lame ou d’un cylindre de verre , placé au centre, exercerait une action contraire destructive de la pre- mière. L'expérience lui a démontré qu'il en était ainsi, et que le cam- phre cessait alors de se mouvoir pendant un temps plus ou moins long. Le mouvement giratoire finissait cependant par reparaître spontané- ment , comme si Lk camphre se fût habitué à ce nouvel ordre d'actions contraires. Des ampoules de verre, touchant à peine la surface de l’eau et plusieurs autres corps solides ont des eflets semblables. Le fer et l'argent sont ceux des métaux dont l’action suspensive est la plus marquée. On peut expliquer ainsi la suspension qui a lieu dans la circulation d’un mérithalle tubuleux de chara, lorsqu'on fait arriver la pointe d’une aiguille à travers son enveloppe, de manière qu’elle pénètre infi- niment peu dans sa cavité. Lorsqu'on plonge une tige de chara dans une dissolution de sels ou d'acides suffisamment étendue pour ne pas altérer son tissu extérieur organique , la circulation cesse bientôt dans ses tubes, mais se rétablit spontanément dans le même liquide , après un temps d'une durée va- riable, Le même phénomène de suspension, puis de retour dans la cireu- lation , s’observe quand on replace dans l’eau pure la tige de chara qui paraissait s'être habituée à l’action de l’eau salée. Si la solution de sel marin était trop concentrée , le mouvement cir- culatoire du chara était détruit pour toujours. Un ordre de faits absolument semblables a été observé pour les mou- vemens du camphre. Ils cessaient sans se rétablir, dans une solution de sel marin contenant y; de son poids de ce sel; ils cessaient aussi, mais pour se rétablir après une suspension plus ou moins prolongée, lorsque la solution saline était suffisamment étendue ; enfin ils ces- saient encore lorsque, après avoir recommencé dans l’eau salée, on venait à diminuer considérablement la salure de celle-ci par une addi- tion d'eau pure, et ils se rétablissaient après une courte suspension. Dans toutes ces expériences , on se servait des mêmes vases et d’un volume de liquide toujours semblable. Des résultats de même nature ont été obtenus au moyen-de solutions de nitre, de potasse, d’acide nitrique, etc. Les acides hydro-sulfu- rique et hydro-cyanique qui, à une dose extrêmement faible, dé- 408 BULLETIN SCIENTIFIQUE. truisent pour toujours la cireulation des chara , abolissent aussi sans retour et à la même faible dose, les mouvemens du camphre dans l’eau. L'auteur a fait remarquer que le verre et quelques métaux plongés dans un liquide sur lequel s’exécutent librement les mouvemens gi- ratoires du camphre , arrêtent pour un temps ces mouvemens. Mais il s’est assuré que lorsqu'on retire ces corps après leur immersion , les mouvemens sont devenus plus rapides, et qu'il suffit souvent pour qu'ils se produisent à la surface de solutions salines qui ne les présen- taient pas, d’y plonger pendant un temps, quelquefois assez court, un corps solide étranger, tel que du soufre, du verre, des métaux. Le fer et l’argent paraissent être les métaux qui agissent le plus fortement pour arrêter les mouvemens du camphre, et le zine et le cuivre ceux qui les provoquent avec le plus d'énergie, après leur immersion mo- mentanée. M. Dutrochet pense avoir prouvé dans son mémoire : 1° Qu'il existe une extrême analogie entre les mouvemens imprimés à l’eau par le camphre placé sur sa surface, et ceux qu’occasionnent dans les tubes du chara les grains verts en spirale, et qui constituent la circulation de ces plantes. 2° Que ces mouvemens paraissent dûs à des attractions et répulsions électriques , causées probablement par la dissolution dans l’eau de la substance dont elles émanent. 3° Que néanmoins le développement de cette électricité paraît sou- mis à l’influence mystérieuse et inconnue que les parois des vases ou les tégumens des tubes du chara paraissent exercer sur les liquides qu'ils renferment, influence qui semble à M. Dutrochet être l’agent du mouvement microscopique des particules solides suspendues dans l’eau , découvert par M. R. Brown. ‘EL M. +3. — DE L'EMPLOI DE DIVERSES MATIÈRES SALINES POUR LA CONSERVATION DES BOIS. Nous avons déjà rendu compte dans ce recueil' des procédés mis actuellement en usage en Angleterre pour la conservation des bois em- 1 Bibliotheque Universelle, mars 1837; nouv. ser., t. 8, page 217. BULLETIN SCIENTIFIQUE. 409 ployés dans la marine et les constructions. Ces procédés , qui consis- tent à plonger pendant un temps plus ou moins long dans une solution de sublimé corrosif dans l’eau les pièces de boïs auxquelles le charpen- tier a donné la forme requise, ont essentiellement pour but de les préserver du dry rot. Ce résultat important paraît avoir été compléte- ment obtenu , au moins pour les parties extérieures du bois, celles dans lesquelles pénètre la solution de sublimé corrosif. Le seul incon- vénient du procédé, indépendamment du coût élevé du sel employé, est qu'il ne paraît pénétrer qu’à une profondeur très-peu considérable, qui ne va pas en maximum, pour l’ormeau et le chène , à plus d’un demi-pouce ou trois quarts de pouce de la surface , et moins encore pour le sapin. Voici maintenant M. le docteur Boucherie, de Bordeaux, qui a sou- mis à l’Académie des Sciences un mémoire sur de nouveaux moyens de son invention pour la conservation des bois , et qui l’a accompagné de pièces remarquables pour servir de preuve et de démonstration de la bonté des procédés qu'il emploie. Nous ne savons pas, au reste, si les bois préparés par le D° Bou- cherie sont inaccessibles au dry rot; c’est ce que l’expérience seule pourra démontrer. Quoi qu'il en soit , M. B. s’est proposé de rendre le bois beaucoup plus durable , de lui conserver son élasticité , de le pré- server des variations de volume qu'il éprouve par la sécheresse et l’hu- midité , de diminuer sa combustibilité, d'augmenter sa ténacité et sa dureté ; enfin, de lui donner des couleurs et même des odeurs variées et durables, Les moyens employés par l’auteur pour pénétrer les bois de sub- stances préservatrices ou colorantes , sont remarquables par leur sim- plicité ; ils sont de nature à agir sur l'arbre tout entier, sans aucun emploi de force mécanique coûteuse. C’est la faculté d’aspiration de l'arbre lui-même qui lui suffit pour porter, du pied du tronc-jusqu’aux branches , les liquides qu'il veut introduire dans le tissu ligneux , et la seule condition indispensable, c’est que ces liquides ne soïent pas à un trop haut degré de concentration. La manière la plus simple de procéder serait, de couper l'arbre en pleine végétation par le pied et de le plonger dans une euve renfer- mant la liqueur qu'on a l'intention de lui faire absorber: celle-ci montera en quelques jours jusqu'aux branches les plus élevées; tout le tissu ligneux sera envahi, à l’exception du cœur de l’arbre qui, 410 BULLETIN SCIENTIFIQUE. pour les essences dures et les gros troncs , résistera toujours à la péné- tratiou. Il n’est pas nécessaire de conserver toutes les branches et toutes les feuilles de l’arbre ; il suffit, pour déterminer l’ascension du liquide destiné à remplacer la sève, que l’on en conserve un bouquet à son sommet. Mais, tout simple qu'il paraît, ce procédé serait peu commode pour les troncs volumineux et pesans ; il est plus facile en général d’abattre l'arbre , d’en élaguer les branches inutiles et de mettre sa base en contact avec les liqueurs destinées à l’absorption : celles-ci pénè- trent de la même manière dans toutes les parties du végétal. On peut encore percer à la tarière des cavités au pied d’un arbre encore planté dans le sol , y introduire ainsi le liquide conservateur et en déterminer l'ascension qui est complète et rapide. Ces pénétrations s'effectuent en quelques jours sans difficulté et sans travail, et remplacent avec un bien grand avantage les puissantes machines de pression ou les longues immersions employées jusqu'ici pour faire pénétrer les liqueurs conservatrices dans les bois déjà tra- vaillés. Il est vrai que, par le procédé du D' Boucherie, l’arbre ainsi imprégné de substances étrangères doit revêtir ensuite , sous la main du charpentier, toutes les formes nécessaires, et il est peut-être à craindre qu'il ne devienne ainsi plus difficile à travailler, et n’ait sur les outils employés une action nuisible. Quoi qu'il en soit, le procédé du D' Boucherie donne à l’industrie une force matérielle considérable, par laquelle on peut faire arriver sans frois, dans le tissu végétal, toute espèce de substances solubles. Les matériaux choisis par lui sont en général de nature commune et faciles à se procurer à très-bon marché. La substance la plus recommandée par M. B., dans le but de pré- server le bois de la carie , d’en augmenter la dureté et d’en prolonger la durée, c’est une dissolution de fer dans l'acide acétique produit de la distillation du bois, et connu sous le nom d'acide pyroligneux. H fait remarquer que partout où l’on se livre à la fabrication du charbon, il se produit une quantité notable de cet acide, qu’il est aisé de trouver les moyens de recueillir, Cet acide converti en sel de fer par le contact de vieilles ferrailles, renferme en outre beaucoup de créosote, sub- siance qui, comme on le sait, est la cause du pouvoir conservateur de la fumée sur les viandes et les salaisons, et qui agit de la même ma- nière sur les bois pour les dureir et les préserver de la pourriture et de BULLETIN SCIENTIFIQUE. 411 la morsure des insectes. Ce corps ajoute ainsi son influence à celle du sel de fer. Dans des expériences exécutées dans des caves sur des cereles de tonneaux préparés au moyen de ce pyrolignite brut de fer, l'on a pu constater, par des comparaisons multipliées , la supériorité que ces cercles présentaient sur des cercles ordinaires qui y avaient été dépo- sés dans le même temps. Ceux-ci tombaient en poussière au moindre contact, tandis que les cercles préparés étaient encore aussi solides que le premier jour. Lorsqu'on a seulement en vue d'empêcher les bois de jouer et de les rendre moins combustibles , tout en leur conservant leur souplesse, l’auteur recommande, pour y parvenir, l'emploi des chlorures terreux que l’on peut obtenir à très-bas prix. Ainsi, non-seulement le chlo- rure de calcium, qui est très-peu coûteux , peut être employé dans ce but avec avantage, mais l’on peut utiliser encore l’eau-mère des marais salans , qui est absolument sans valeur et qui contient, comme on sail, une quantité considérable de chlorure de magnésium. D'après lui, les bois préparés de la manière énoncée plus haut avec ces.dissolutions salines conservent après plusieurs années leur flexibi- lité première ; ils peuvent, lorsqu'ils sont en lames minces, être tor- dus en spirales, puis retordus en sens inverse sans se gercer. Îls ne se voilent pas et ne se fendent jamais , quelque sécheresse qu'ils éprou- vent. Enfin, ils ne brülent que très-difficilement et sont conséquem- ment incapables de propager un incendie. Le dernier de ces résultats est certainement d'une haute importance et pourra recevoir d’utiles applications dans un grand nombre de con- structions. On aurait pu d’ailleurs le concevoir en théorie. Mais il n'en est pas de mème de ce qui concerne l’effet des chlorures terreux pour empêcher les bois de jouer. Ces sels sont déliquescens et attirent l’hu- midité de l'air ; aussi est-ce à la présence de sels de cette-nature dans le bois ordinaire que l’on attribue généralement les mouvemens de déflexion qu'il présente si fréquemment lorsqu'il est exposé aux varia- tions de l'atmosphère. On croyait y remédier en faisant tremper long- temps dans l’eau les madriers ou pièces de bois, afin d’en enlever tous les sels solubles. Ce qui est certainement bien singulier et qui pourrait paraître douteux , si ce n’était affirmé dans le rapport des commis- saires nommés par l'Académie pour l'examen du mémoire du D' Bou- cherie, c'est qu’en angmentant beaucoup la proportion dans les bois des 412 BULLETIN SCIENTIFIQUE. sels déliquescens , on obtienne pour effet de les rendre insensibles aux influences variées de l’humidité atmosphérique. Indépendamment de ces modifications importantes dans la nature et la durée du bois, quirésultent des procédés ci-dessus, le docteur Bouche- rie est parvenu à en produire d’autres qui, sans égaler les premières en utilité, peuvent trouver aussi des applications dans les arts. Il s’agit des couleurs ou nuances variées qu’il peut donner aux bois les plus communs, et qui, par la diversité des teintes et des accidens de cou- leur, permettront de les employer dans les ouvrages d’ébénisterie les plus délicats. Aïnsi le pyrolignite de fer donne seul une teinte brune qui contraste avantageusement avec la couleur naturelle du cœur du bois dans lequel ce sel ne peut pénétrer. Ainsi, si l’on fait succéder à l'absorption de pyrolignite de fer, celle d’une solution d’écorce de chêne ou autre substance tannante, on teint le bois en bleu noir ou en gris, par l’encre qui est le produit de la combinaison de ces deux ma- tières. Ainsi encore en faisant suivre le sel de fer par le prussiate de potasse, on teint les bois en bleu foncé par la production du bleu de Prusse ; en introduisant successivement de l’acétate de plomb et du chromate de potasse, il se forme du chromate de plomb jaune; enfin, si l'on fait absorber à l’arbre tous ces différens sels les uns après les autres, on produira dans les bois des nuances de brun, de bleu, de vert, de jaune, les plus variées et les plus smpgulières. L'on comprend, comme le fait remarquer le savant rapporteur de la commission de l’Académie, que la chimie fournirait d’abondans maté- riaux pour varier et modifier de mille manières ces sortes de combi- naisons. L'Académie des Sciences sur les conclusions de M. Dumas, rappor- teur de la commission chargée de l'examen du mémoire du docteur Boucherie, a décidé de donner son approbation à ce travail, de l’in- sérer dans le Recueil des savans étrangers, et de communiquer le rap- port qui lui en a été fait aux ministres des divers départemens que ces découvertes dans les moyens de conservation des bois peuvent plus spécialement intéresser. I. M. BULLETIN SCIENTIFIQUE. en 14. — NOUVELLES RECHERCHES SUR LA CONSERVATION DES BOIS, (Comptes Rendus de l'Académie des Sciences, séance du 15 février 1841 ‘.) La bienveillance avec laquelle l’Académie a jugé le travail sur la conservation des bois que j'ai eu l’honneur de lui soumettre, m’encou- rage à lui présenter de nouvelles études relatives à la même question, qui me paraissent dignes de fixer l'attention, autant par les applica- tions industrielles qui en découlent que par les nouvelles voies expé- rimentales qu’elles offrent aux progrès de la physiologie végétale. Ce nouveau travail a été entrepris, il y a déjà plus d’une année, pour résoudre une difficulté grave que présente l'application du procédé de pénétration des bois par aspiration vitale. Ce procédé, en elfet, ne peut être exécuté que dans le temps de la sève, et, outre que ce temps est limité à quelques mois de l’année, l’abattage des bois à cette épo- que contrarie toutes les pratiques établies dans l'intérêt de l’économie forestière, et laisse dans beaucoup d’esprits la conviction, bien mal ap- puyée sans doute, que les bois doivent être très-altérables lorsqu'ils ne sont pas abattus en hiver. Pour vaincre ces obstacles à l'admission de mes procédés sur une grande échelle, je me suis appliqué à rechercher un moyen de péné- trer économiquement les bois en hiver, et, aussi heureux dans ce se- cond travail que dans celui qui l’avait précédé, je suis arrivé à décou- vrir un mode de pénétration différent de celui que j'ai effectué par as- piration vitale, aussi économique et aussi complet, au moyen duquel je puis , en plein hiver et dans un très-court espace de temps, pé- nétrer tous les bois en grume ou équarris destinés à l’industrie. Ce procédé, que M. Biot aurait été amené, par ses expériences , à découvrir avant moi, s’il se fût occupé de la même question, s’appli- que uniquement aux bois nouvellement abattus et divisés en billes de toutes longueurs, selon les besoins de l’industrie. Il suffit, pour im- prégner ces billes par diverses liqueurs, de les placer verticalement, * L'article qui précède élait sous presse quand nous avons reçu le numero du 15 fe vrier des Comptes Rendus qui renferme une nouvelle communication de M. Boucherie sur le même sujet. Nous ne croyons pas pouvoir mieux faire, pour Compleler notre analyse, que d'insérer textuellement ce dernier travail. (R,) 414 BULLETIN SCIENTIFIQUE. et d'adapter à leur extrémité supérieure des sacs en toile imperméable, faisant fonction de réservoir, dans lesquels on verse incessamment les dissolutions salines ou autres, dont on a fait choïx pour donner au bois des qualités nouvelles. Dans le plus grand nombre des cas, le liquide pénètre promptement par l'extrémité supérieure, et presque au même instant la sève s'écoule. Pour quelques bois qui renferment de grandes quantités de gaz, cet écoulement ne commence que lorsque ces gaz sont expulsés, et alors la sève tombe sans interruption. L'opération est terminée lorsqu'on recueille par l’extrémité inférieure de ces pièces de bois des liqueurs parfaitement identiques avec celles qui ont été ver- sées sur la partie supérieure. Dans le cours des expériences que J'ai faites avec cette méthode de pénétration, il m'a été possible d'observer un grand nombre de faits très-curieux qui m'ont fourni les élémens d’un travail étendu dont je m'occupe; je me bornerai aujourd'hui à citer ceux de ces faits qui m'ont paru le plus intéressans. I. Il est facile d’extraire par milliers de litres la sève de presque tous les bois: cette opération s'exécute sans frais et en très-peu de temps; en une seule journée j'ai pu en recueillir 4850 litres : j'opé- rais sur sept arbres et j'étais secondé par deux hommes. IT. Non-seulement on peut ainsi enlever au bois les matières su- crées, mucilagineuses, etc., que la sève tient en dissolution, mais il est encore possible d’en extraire les sucs résineux colorés, ete., qu'il renferme : il suffit, pour obtenir ce résultat, d'imprégner préalablement les arbres de liquides ayant la propriété de dissoudre ces sucs......... Après quelque temps de macération, si je puis dire ainsi, la sève arti- ficielle qu'on expulse se trouve chargée de ces matières. Dans l’un comme dans l’autre cas, ces sèves pourraient être très-avantageusement utilisées. IIL. Ainsi qu’on l’a reconnu, je crois, mais sans agir sur des masses, comme J'ai pu le faire, la sève de la périphérie du bois et celle des parties centrales présentent quelques différences. Les points plus ou moins élevés de la tige auxquels on la recueille, l’âge du végétal et l’époque de l’année à laquelle on opère, influent aussi sur la compo- sition qu'elle présente. IV. Dans le plus grand nombre des cas la sève ne contient que quelques millièmes de matière solide, quoique le bois renferme plu- sieurs centièmes de matière soluble. Ce fait connu ainsi précisé in- dique des recherches qui peuvent être bien intéressantes pour la phy- BULLETIN SCIENTIFIQUE. 415 siologie végétale ; rien ne démontre mieux la vaseularité du système ligneux. V. Les bois contiennent des proportions différentes de gaz dont la composition varie selon les espèces, les âges et les saisons, J'ai re- connu que dans quelques cas ces gaz représentaient le vingtième du cube du bois. VI. Dans le cours de mes expériences, J'ai pu très-bien apprécier que la contractilité des vaisseaux du boïs sous l'influence de certains agens n’était pas la même, et que tandis que telle espèce se laissait parfaitement pénétrer par la liqueur A qui était neutre, et par la li- queur B qui était astringente, une autre espèce n’admettait dans ses vaisseaux que la liqueur A. En pratique cette observation est impor- tante. VIT. Les bois les plus légers ne sont pas ceux qui se laissent péné- trer le plus facilement ainsi qu’on serait disposé à le croire. Le peu- plier résiste beaucoup plus que le hêtre, le charme, ete., et le saule bien plus que le poirier, l’érable et le platane. 15. — PUITS ARTÉSIEN DE GRENELLE. (Extrait de l’Institut du 4 mars 1841, n° 375.) M. Arago informe l’Académie de l’heureux résultat qu'on vient d'obtenir au puits artésien de l’abattoir de Grenelle. A une profondeur de 547 mètres, la sonde est arrivée à la limite de la craie, et l’eau a jailli. Cette eau est aussi pure que celle de la Seine, d’après l'analyse qui en a été faite par M. Pelouze; sa température est de 28’. La quantité d’eau que le puits fournit en ce moment, est égale à plus de la moitié de celle que fournissent à la ville de Paris tous ses établisse- mens hydrauliques à la fois ; et il y a lieu de penser qu'elle sera plus considérable encore, quand l’eau sera débarrassée des sables qu’elle charrie maintenant en abondance. Nous tâcherons de réunir tous les détails susceptibles d’offrir de l'intérêt sous le rapport scientifique, et nous les ferons connaître dans un autre numéro. Nous nous bornerons pour le moment à remarquer que les observa- tions de température faites par MM. Arago et Walferdin conduisent à une augmentation de un degré centigrade pour 32%,3 d’enfoncement, en prenant pour point de départ la température constante des caves de 416 BULLETIN SCIENTIFIQUE. l'Observatoire à la profondeur de 28 mètres. Or, il résulte des obser- vations que nous avons faites, M. Marcet et moi, en 1833, sur la tem- pérature de la terre à des profondeurs qui s’étendaient jusqu’à 225 mètres, que, dans les mêmes circonstances, aux environs de Genève, la température augmente d'un degré par 82",55 d’enfoncement. On sera sans doute frappé de la coïncidence des deux résultats, coïnei- dence d'autant plus remarquable que les observations ont été faites dans des localités bien différentes, tant sous le rapport de leur latitude et de leur hauteur absolue que sous celui de la constitution géologi- que de leur sol. Cette coïncidence serait-elle due à une loi générale que le mode d’observation, dont on a également fait usage à Paris et à Genève, aurait permis de découvrir par l’eflet de l’exactitude dont il est susceptible ? À. DE LA RIVE. —"— ANNONCE. Archives de l'Electricité. Supplément à la Bibliothèque Universelle. Nous avons annoncé dans le prospectus publié en date du 15 février dernier que, à partir de cette année, il paraîtrait, comme Supplément à la Bibliothèque Universelle , un Recueil des travaux relatifs à l'Electricité. Ce recueil, qui sera publié en trois ou quatre cahiers par an, et qui formera au bout de l’année un volume de 6 à 700 pages, portera le titre de Ærchives de l'Electricité. Supplément à la Biblio- thèque Universelle. Le premier cahier, qui est sous presse, paraîtra le 15 avril, en même temps que le numéro de znars de la Bibliothèque Universelle. ( Voyez au verso de la couverture les conditions de l’a- bonnement.) DR © Ch 2 nie TABLEAU DES OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAITES À GENÈVE PENDANT LE MOIS DE FÉVRIER 1844. ARE ES EE Te — 418 OBSERVATIONS À FÉVRIER 1841. — OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES faites à l'O Dé mer, lat. 46° 12”, long. 15° 16” de temps, soit 3° 49" à l'E. dfl de Genève, à 375 mètres auk BAROMÈTRE RÉDUIT A 00, TEMPÉRATURE EXTÉRIEURE EN DEGRÉS CENTIGRADES. Mr PS CEE 9 h. *ANQN'I VI AG SASVHA |f SION Aa SHNnOC go h 3 h. g h. l 8 h. 8h. du Midi. du du Midi. | du du du du “li matin soir. malin soir. soir. matin. soir. a en mm. mm. ce nn millim. | millim. | millim. | | 1 | 728,92 | 728,16 | 727,26 - 6,4 | = 6,1 | - 5,7 | - 6,7 | - 6,6 | — 6,2 2 | 724,96 | 724,16 | 724,69 - 6,2 | - 5,1 | - 4,4 | - 4,6 | - 6,3 | - 4,7 5 | 726,55 | 726,59 | 725,72 | 724,55 | — 7,0 | - 2,8 | - 1,0 | - 5,4 | - 6,8 | - 5,1M a | 721,61 | 719,83 | 718,62 — 6,5 | - 4,8 | - 1,2 | - 5,2 | - 6,5 | - 5,28 5 | 718,52 | 717,88 | 717,50 2,2 | -0,5 | + 0,8 | - 3,1 | — 4,5 | - 5,4k D | 61 715,17 | 715,25 | 715,08 + 0,2 | +0,6 | + 1,1 | - 0,5 | + 0,2 | + o,1h 7 | 714,90 | 715,00 | 715,47 = 1,8 | -1,5 | - 1,2 | - 0,8 | - 2,1 | - 15h 8 | 715,84 | 716,86 | 717,08 +0,92 | +4,8 | + 2,5 | + 6,9 | - 0,2 | + 5,0l! 9 | 720,75 | 720,85 | 721,16 + 0,5 | + 5,8 | + 5,2 | + 1,9 | - 0,2 | + 3,4 10 | 727,87 | 728,55 | 728,15 +22 | +5,9 | + 4,8 | - 0,9 | + 1,7 | + 1,2 14 | 750,50 | 750,52 | 728,92 1,7 | +12 | +05 | - 1,1 | - 2,2 | - 04 42 | 726,45 | 726,75 | 726,73 - 1,2 | -0, | +1,5 | +0,8 | - 1,8 | + 0,8h @ | 15 | 228,72 | 797,74 | 725,79 +0,5 | +1,7 | +2,6 | 0,0 | + 0,6 | + 0,1} 14 | 721,96 | 721,09 | 720,87 +0,7 | + 2,6 | + 2,8 | + 4,6 | + 0,2 | + 1,891 45 | 718,20 | 716,95 | 715,09 +18 | + 3,1 | + 4,0 | + 1,5 | + 1,2 | + 1,8 16 | 710,93 | 710,76 | 710,09 +142 | +25 | +#+2,7 | +1,5 | + 0,8 | + 1,4 17 | 718,67 | 719,79 | 719,06 43,5 | +4,5 | +5,7 | + 1,8 | + 2,9 | + 3,@l 18 | 725,22 | 722,65 | 721,29 +45 | +5, | +5,2 | +6,5 | + 0,1 | + 7,8 19 | 725,58 | 726,19 | 726,03 +9,35 | + 5,4 | + 8,1 | + 5,1 | + 2,5 | + 4, 20 | 728,94 | 728,41 | 727,00 +1,9 | +25 | +6,2 | +44 | +1,5 | + 4, QC |211 729,27 | 729,20 | 728,75 45,8 | + 7,4 | + 8,6 | + 6,4 | + 5,0 | + 6, 29 | 751,50 | 750,97 | 730,27 +48 | + 6,2 | + 6,4 | + 6,4 | + 4,1 | + 5, 25 | 729,51 | 728,98 | 728,56 +4,55 | +4,4|4+453814+2,5 | +02,5 | + 2,h on | 728,28 | 728,41 | 727,24 +4,6 | +25 | + 2,8 | + 0,9 | + 4,5 | + 14h 25 | 727,65 | 727,58 | 726,85 0,2 | +0,2 | +0,5 | - 0,6 | - 0,5 | - 0,h 26 | 726,22 | 725,78 | 724,05 -04 | +24 | 0,9 | -0,6 | - 1,4 | - 02 27 | 714,78 | 715,78 | 716,07 +0,7 | +26 | + 3,5 | - 1,4 | + 0,5 | - 4h @ |23 172161 | 726,80 | 721,58 = 1,9 | - 0,6 | - 0,4 | - 1,6 | —- 2,4 | - 1;} Moyen. 725,45 | 722,59 - 0,15! + La) +2,140+ se - 0,58| + 0,} MÉTÉOROLOGIQUES . 119 rvaloire de Genève, à 407 mètres au-dessus du niveau de la Observatoire de Paris, et, pour le Limnimètre au bord du lac >ssus du niveau de la mer. “EMPÉRAT. : EAU ÉTHRIOSCOPE ETS HYGROMETRE,. VENTS. TR ÊMES. dans | EN DEGREÉS CENTIGR. du "IQIN V SYLYIMININIT CIEL ES TT, les nn à 9 h. 3 h}9h. 9 h. Le 3h, g b. nim,|Maxim.| du |Midi.| du du | 24 h. du Midi. du du Midi. | Midi. | mat, soir. | soir, malin. | soir. [man degr. |degr. | degr.| degr. | millim. | 6,6 |- 4,7 | 88 | 87 | 87 | 88 » 1,5 1,5 1,1 IN N couv. 6,6 |— 5,6 | 92 | 89 | 89 | 90 » 1,5 1,5 1,5 |S S-0 | couv. 7,5 |- 1,2 | 87 | 82 | 86 | 89 2,2 5,0 4,8 5,7 | S-O|S-0O |vapor. 6,7 |—- 5,5 | 96 | 89 | 88 |100 1,1 » 1,7 0 D N couv. 5,0 |+ 3,8 | 95 | 95 | 93 | 99 | 15,0 2,2 3,5 2,3 [S-OIN |vapor. 3,8 |+ 1,4 | 99 | 98 | 97 | 95 » » » » | Cal. | N-0 {pluie 2,4 |+ 0,4 | 96 | 95 | 95 | 94 | 16,0 0,9 : » [N-E|S-0O [pluie 1,6 |+ 5,8 | 96 | 95 | 93 | 84 6,0 » » » Cal. | Cal. pluie 0,9 |+ 9,8 | 98 | 93 | 90 | 99 0,7 » » » |S-O! Cal. cl. br. 0,9 |+ 8,2 | 98 | 92 | 92 |100 1,35 0,4 3,9 2,6 | Cal. | Cal. |vapor. A,5 |+ 1,5 | 99 | 98 | 98 | 99 » » » » | S-O | Cal. |ép. br. 2,4 |+ 1,5 | 98 | 98 | 98 | 99 » » " » | Cal. | Cal. [neige 10,2 |+ 5,6 | 98 | 97 | 97 | 98 6,5 » > » | Cal. | Cal. ép. br. 0,7 |+ 5,5 | 98 | 94 | 95 | 99 4.4 0,9 0,9 » | Cal, | Cal. cou. b. on |+ 28 | 98 | 98 | 93 | 99 | 2,0 | » | o,7 | 01 |S-O| Cal. !cou. b. 0,4 |+ 5,7 | 99 | 98 | 96 | 98 % » 0,9 0,9 | Cal. | Cal. |couv. 11 |+ 5,9 | 99 | 98 | 93 | 99 | 15,2 » à 1,5 | Cal. | Cal. pluie 4,7 |+ 8,5 | 99 | 92 | 89 | 95 6,4 427 1,5 0,4 | Cal. | Cal. éclair. 1,9 |+ 8,5 | 99 | 99 | 90 | 99 | 5,1 ” » 1,5 [S-0 | Cal. ép.br. 0,1 |+ 7,5 | 99 | 99 | 9a | 98 » » » 2,9 Cal. | Cal. ép. br. 4,9 |+ 9,1 | 99 | 89 | 87 | 89 | 1,1 » 1,7 | 92,2 | Cal. | N-E L. vap. + 1e 4 a 91 . 0,9 15 | 2,2 | Cal. | N-E cou.b. » ; 91 à 0,7 4,2 1,4 IN-E/N-E couv. 0,9 |+ 5,2 | 86 | 83 | 82 | 86 » 11 15 15 N N couv. 0,8 |+ 1,2 | 85 | 76 | 77 | 82 » 1,1 1,5 457 [NL EN | couv. 2,8 |+ 2,2 | 75 | 71 | 79 |100 » 0,9 3,0 15 |[S-O!S-O cour. 1,2 |+ 5,9 | 99 | 86 | 80 | 80 | 10,0 » 1,1 4,55 | Cal. | S-O couv. 8,5 |+ 0,1 | 81 | 74 | 73 | 77 » 1,7 457 2,0 |N N clair M,57/+ 5,22 di 90,8| 89,7 "1 + 1,45 | 1,87 | 166 | écho tine hat TABLEAU DES OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAÎTES AU SAINT-BERNARD PENBANT LE MOIS DE FÉVRIER 184. 422 OBSERVATIONS | FEVRIER 1841. — OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES faites à l’Hk de la mer, et 2080 mètres au-dessus de l'Observatoire de Gt " Etes r 7m d- r £ TÉ ; > $ BAROMETRE TEMPÉRATURE EXTÉRIEURE CM É Sa RÉDUIT A 00. EN DEGRÉS CENTIGRADES. ls ti [=] > : RE © les sa = 4 Lever 9 h. 3h. 9 h. Lever | 9 h. 3 h. 9 h. | ile du du Midi. du du du du Midi. du du Hi F soleil. malin. soir. soir. soleil. malin. soir. soir. millim.!| millim | millim. | millim. | millim. 411 557,56 | 557,54 | 556,84 | 556,55 | 556,87 | -19,4 | -18,0 | -18,2 | -18,0 | -18,4 2 | 555,62 | 555,95 | 556,09 | 556,21 | 556,52 | —-18,5 | -17,8 17,4 5 [555,07 | 555,00 | 554,92 | 555,04 | 555,20 | -16,2 | -16,1 12,54 2 |554,87 | 555,59 | 555,25,| 554,75 | 554,55 | — 6,6 | — 5,7 - 6,8 5 [554,52 | 554,40 | 554,67 | 554,57 | 554,66 | — 6,5 | - 6,4 - 5,7 6 [555,54 | 553,60 | 555,86 | 555,47 | 554,01 | — 8,0 | — 6,8 - 1,5 71553,53 | 555,35 | 553,56 | 555,05 | 552,84 | — 4,9 | — 1,8 - 5,8 8 [552,91 | 555,50 | 554,02 | 555,54 | 556,55 | — 6,4 | — 5,5 - 5,4 9 [556,45 | 557,20 | 557,12 | 557,58 | 559,25 | — 8,4 | — 7,0 - 8,1 561,42 | 562,05 | 562,57 | 563,02 | 564,11 | — 8,7 | — 6,8 - 7,178 564,64 | 564,79 | 564,88 | 564,48 | 564,19 | — 8,2 | — 4,9 — 7,8 561,95 | 562,20 | 561,84 | 561,64 | 562,76 | — 9,5 | - 8,2 - 6,5 563,21 | 565,39 | 565,45 | 562,75 | 562,28 | — 8,3 | — 7,0 — 7,68 559,56 | 559,50 | 558,92 | 558,59 | 558,27 | - 8,5 | — 7,5 - 8,1 556,42 | 556,28 | 555,45 | 554,45 | 553,76 | — 7,9 | — 7,0 — 7 552,26 | 552,42 | 552,68 | 552,97 | 554,82 | — 8,5 | — 7,5 is 7 556,56 | 557,34 | 558,55 | 559,22 | 562,86 | - 6,8 | — 5,1 - 1,8 562,80 | 565,29 | 562,76 | 560,85 | 560,21 | - 3,5 | - 5,5 — 3,8 562,36 | 563,11 | 564,19 | 564,14 | 564,79 | - 4,9 | - 1,5 - 4,4 564,60 | 564,84 | 564,95 | 564,51 | 564,70 | - 4,0 | - 0,8 = 565,20 | 565,56 | 565,72 | 565,59 | 566,81 | — 1,7 | — 1,8 — 1,8 566,58 | 566,55 | 566,27 | 565,75 | 565,12 | — 2,4 | — 1,1 — 5,{ 565,11 | 562,84 | 561,75 | 561,74 | 561,90 | — 6,5 | — 5,5 = 8,5 560,16 | 560,21 | 559,91 | 559,40 | 559,40 | —-11,5 | — 9,4 11,6 557,74 | 557,65 | 557,32 | 556,96 | 556,02 | -12,5 | -11,2 —1 4,68 555,82 | 556,05 | 555,86 | 555,18 | 553,14 | -15,7 | -14,7 12,8 549,77 | 549,59 | 549,41 | 549,49 | 550,36 | -12,0 | — 8,8 15, 550,97 | 551,24 | 551,54 | 551,45 | 551,51 | —18,9 | -18,4 17, ln nt Moyen:.| 558,16 st 558,56 | 1 sg - 9,07 | — 7,85| — 6,28 - 8,4 NB. Le 18 vers les six heures du soir, il est tombé de Mont-Mort, une ayalanch les chambres du premier étage, du côté du Midi. On ne se souvient pas d'en av MÉTÉOROLOGIQUES. 423 pice du Grand Saint-Bernard, à 2491 mètres au-dessus du niveau ève; latit. 45° 50° 16”, longit. à l'E. de Paris 4° 44' 30”. EE EAU DE EMPÉRAT. L Fra HYGROMETRE, VENTS. EXTRÈMES. Lever gh {inim.| Maxim, du Midi. du soleil. Soir 20,1 |-14,6 | 75 S-0 S-0 -[sol. nua. 21,5 |-13,8 | 88 S-0 | S-O0 sol. nua. 18,6 |- 8,0 | 85 S-0 | S-O -|[serein 16,4 |- 1,1 | 88 N-E | S-O - [couvert 9,4 |- 2,5 | 83 -E | S-O sol. nua. 8,2 |— 5,5 | 85 S-0 | S-O neige 6,6 |- 1,0 | 87 S-0 | S-0 brouill. 7,2 |+ 5,2 | 84 N-E | N-E -[sol. rua. L 9,5 |- 1,2 | 80 N-E | N-E sol.nua. 10,2 |- 1,7 | 84 N-E | N-E + [brouill. | 9,8 [= 0,5 | 77 N-E | S-O qq-nua. 10,2 |- 5,0 | 87 S-0O | S-O neige 10,0 |- 2,3 | 85 S-0 | S-O -[serein 9,7 |- 3,5 | 85 S-0 S-0 [neige 9,3 |- 5,5 | 85 s-0 | S-0 - [neige 9,0 |- 6,0 | 87 S-0 | S-0 brouill. 8,2 |- 1,8 | 87 S-O | S-0 : [neige 5,2 |- 3,2 | 89 S-0 | S-O - [neige 5,5 |— 14,7 | 90 S-0 | S-0 - |sol. nua. 5,2 |- 0,0 | 89 S-0 | S-0 -|couvert 2,7 |+ 5,1 | 83 S-0 | S-O -Inuag. 4,5 |+ 5,5 | 84 N-E | N-E serein 6,5 |- 0,8 | 85 N-E |N-E - [serein 15,2 |- 5,5 | 72 N-E | N-E -|serein 15,5 |- 8,1 | 72 N-E | N-E -[serein 17,2 |- 9,4 | 75 N-E | N-E -|sol. nua. 15,9 | 2,5 | 80 N-E | N-E neig. 19,5 |-1 3,5 70 N-E | N-E . [sol. nua. 0,75|- 5,72|82,68 [82,07 fee 78,86 | 82,78 ———— ncé la porte d'entrée de l’hospice, brisé toutes les croisées et rempli de neige toutes ssi grande, de re a EL ; | NE): SE. 14 £ A0 ROME a n: | RE | a F4" Rs cmt: stmaliiiotit 1619u8b of An MAN NU AE SE HynolS Cr", né LI Fe mé Lo ue aduant - À NTORE RÉ en - A sn FER ta LH ? « UE £ MAD vé TALAT SIRET rss DIT 'AOAD “a "A (LE ent A. ND 0 a EUR ! hs In rose riz eut dort ao ee O4: 2 mins hbéit NET O8: DOTE: br 700 Re) 10e 1 l + «à # y Rarrs dut Lys 7 | “ AT PETER RAI! LYS O AT ORE duos DA USA 1 gt ss hi? 7682 12 pY- PAS NASA TE: “hE AU? F2 LS à sut : glis Fr : be4 NADINE “e le Em 0: + “ + -800| : eaMb 8e !L104 ‘t ONE AE : fsve oi. pu Ce sn! Le pt 2500) 3% RE id s Ds et dur PT Pas Wu 414 TR pot 96 Abus br à FE : Gay we ntie TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME XXXI. (Janvier et février 1841.) PHILOSOPHIE. — Etudes sur la Théodicée de Platon et d'Atistale-ipar,M..d: Simon, En he 5 cu ci 209 ÉCONOMIE POLITIQUE. — De l'importation des bestiaux étrangers.en. France : 4 semble el ne s 21170 LITTÉRATURE. — Poètes allemands contemporains. Poésies de Ernest baron de Feuchtersleben. . . . . . . . . 44 — Auguste et Noémi, souvenir d’une mère, par Mme C. and Lee DE RSS do ne dE 7 ad 62 — Quelques idées sur Massillon. (Ses Oraisons funè- LE 61 ie er re A LOUE UC SES PET 287 MÉLANGES. — Fragmens de lettres de M. Picrer DE RocHEmonT, etc. (Cinquième et dernier article.) “É 73 — Notice sur le chanoine Cottolengo, et sur l’hospice à Furin. . 2020 RS ST EN R 88 — Civilisation de PAfrique. . . . . . . . . . . . 51e at M PMMIENEZ . 22: tou sœur Méta ne. 264 vOyAGEs. — La Turquie d'Europe, par Ami Boué. (Pre- MR OIES) 0. 0 CURE SOA 103 Jdemn:\ (Second arücle,) . . "2 RME 324 SCIENCES PHYSIQUES ET NATURELLES. — Recherches sur le véritable poids atomique du carbone , par MM. J. GE STAS 00 Le NRA TE) A RE 123 — Analyse des eaux-mères des salines de Bex (Canton de Vaud), par Pyrame Morin, pharmacien. . « 145 426 TABLE DU VOLUME. Pages. —— Examen anatomique, description et classification des monstres doubles, par W. Vrolik, docteur-médecin. . 153 — De la nature et de l’origine de la cyclopie, par W. SLT PPDA Sr OUR A ONE | 197 — Géologie des gens du monde, par K.-C. de Léonhard, professeur à Heidelberg , traduit par P, Grimblot, et PR Poulbnbame et Me ee PAPA 160 — Observations sur les effets du froid sur les plantes, par M. lé professeur J. Lindley . . . . . . . . . .-.. 177 — Des glaciers, des moraines et des blocs erratiques . . 339 — Nouveaux faits relatifs à l’action chimique de la lu- — Sur la cause des différences que l’on observe entre les pouvoirs absorbans des lames métalliques polies ou rayées, et sur ses applications au perfectionnement des réflecteurs calorifiques, par M. MELLONM. . . . . . . 388 — Troisième réunion des savans italiens . . . . . . . 399 TABLE DU VOLUME. 497 BULLETIN SCIENTIFIQUE, — Pages Résume des observations d’aurores boréales faites dans diflérentes parties de l’Ecosse par M. NecKER-DE SAUSSURE . . . . . . . . . 397 De la diminution de température en raison de la hauteur dans l’at- mosphère, pendant les diverses saisons de l’année, par M. le ALOÉESSOLIEORBES L, «+. 0e UN e curl anse 185 Puits artésien de Grenelle. . . .. DO 6e PEUT EE 0 A0 415 Recherches sur la composition de l’air qui se trouve dans les pores délamempe, par M BoussiNeAULT . +10 1 ou 4 Ni 399 Recherches sur la cause des mouvemens que présente le camphre placé à la surface de l’eau, et sur la cause de la circulation dans leChara par MDUTROGHET 5. 0 CU - à . . 404 Description et analyse d’une masse météorique trouvée dans l’état de Tennessée, par M. le professeur TRooST . . .. . . . . . .. 189 Source de pétrole. . . . ... RS CP PEN D RO De À 192 Examen géologique de l’état de New-York, troisième rapport an- nuel présenté, en 1839, à l'assemblée législative de cet état, De professeur HUBRAMN 1... ., . 1.1... 198 Empreintes de pas d'animaux trouvées sur le grès bigarré à P6l- zig, entre Ronnebourg et Weissenfels, par le docteur CoTTA. 195 Sommaire des conclusions à tirer des faits observés par M. Ehren- berg sur les animaux infusoires . . . .... ... sus) Ste Ci 197 Pnimitalité des grenouilles. = :. . . . . ® , . . . .. .'. 199 Note sur la dessiccation de la betterave par le froid, par M. OT 5 0. . SET 428 TABLE DU VOLUME. ” Pages £ De l'emploi de diverses matières’salines pour la conservation des 1 tte de DIM CNT PE I EE DUO BOF COLE ON IRON -PONOLU 408 Nouvelles recherches pour la conservation des bois. . . . . . - . 413 ANNONCE. Archives de l'électricité . . . . . . . . . . + - : : : 416 OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES faites à Genève etau Grand Saint-Bernard pendant le mois de janvier 1841 . . . cs 485 Idem. Pendant le mois de février 1841 . . - . . . . : . + - - - 417 n Mer Ve [LS BE SA et ie AUTRES) RE SES « LEE ! * 2, LV ] PI N AU At AUS CITE 14 ne: Ne té OVAUINMON [CR CHU ni Qi NN! Liéle of NEC