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BIBLIOTHEQUE
DE LA JEUNESSE CHRÉTIENNE,
APPKODÏEE
PAR MoB L'ARCHEVÊQUE DE TOURS.
Propriété des Éditeurs ,
i
BIENFAITS
DC
CATHOLICISME
JDAIVS liA ISOCI£Tï:.
PAR M. L'ABBÉ PI.\ARD.
Chose aihnirablcl l;i religion chrélienne qui ne semble avoir d'objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci.
Montesquieu.
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TOURS ^
Ad MAME ET Cie, IMPRIMEURS-LIBRAIRES. 1842
CHAPITRE PREMIER.
L'homme reçoit tout de la société.
Si rhoinme existe , c'est par la société. Si , comme Dieu , il est intelligence et amour, c'est par l'entre- mise de la société que lui sont départis ces attributs divins.
Suivez l'homme dans les différentes transformations qu'il est appelé à subir ; jamais vous ne le verrez seul. Sorti du sein de son père céleste, il s'incarne dans le sein de la mère qu'il doit avoir sur la terre ; et , parce que cette mère ne serait pas pour lui une so- ciété suflisaute, Dieu lui a donné un père qui doit aussi veiller à ses besoins. Il est né, il repose dans
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un berceau. Vovez-vous son père, sa mère, ses frè- res , ses sœurs veiller tour à tour à ses côtés ! Voyez- vous sa mère, surtout, couvrir de baisers et de lar- mes son visage à peine dégagé, si je puis m'exprimer ainsi , des voiles du néant ! I.a vovez-vous récbauffer avec amour ses nienibres froids et débiles ; exciter dans son cœur, par un reii;ard intelligent et doux , le feu cacbé de la vie. Il grandit, mais c'est toujours dans le sein de la société (ju'il puise une vie plus abon- dante. 11 est dans la force de l'âge; et, devenu à son tour le centre d'une société nouvelle, il transmet avec amour, à ses entants, ie don de la vie qu'il a reçu de ses pères ; il reutretient, il le développe en eux. Bien- tôt il s'affaiblit. Son visage , qui fut longtemps tourné vers le ciel , semble s'incliner par respect avant que d'y entrer. Son corps, débile comme au premier âge , a besoin de tons les secours de la société pour ne point succomber avant d'être arrivé au terme marqué par la Providence. 11 est à la dernière beure; ses fils et ses petits-fils entourent son lit de mort. Des larmes s'écbappent de leurs yeux , de plaintives prières s'ex- balent de lenrs cœurs et viennent expirer snr leurs lèvres. Lui, cependant , les bénit; et, dégagée de tout lien terrestre, son âme rentre dans le sein de Dieu, où elle jouit d'une vie plus beureuse, parce qu'elle y est dans une société plus parfaite.
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Dieu est esprit, et l'Iioinnu', créé à l'image de Dieu, est aussi uu esprit. La vie de l'esprit est la vérité , c'est-à-dire la coiuiaissauce de ce qui est. 0 combien il est vaste le champ que l'esprit humain est appelé à parcourir! Portant d'abord un regard attentif sur lui- même, il étudie sa propre nature, ensuite il apprend à connaître les êtres avec lesquels il est eu rapport. La terre avec ses richesses, le ciel avec ses magni- ficences , voilà les deux vastes tableaux que Dieu présente continuellement au regard de notre intel- ligence en lui ordonnant de les méditer. Ce n'est point assez : tout ce qui est du domaine de l'intelli- gence diviue est pour ainsi dire du domaine de l'intelligence humaine. Klle rappelle le passé et de- mande à l'avenir ses secrets; elle s'élève au-dessus des êtres créés , et , pénétrant dans les régions infi- nies, elle médite et chante, avant l'Iieure des récom- penses, les incompréhensibles perfections de Dieu, principe et fin de toutes choses. Comment notre faible intelligence peut- elle suffire à cette tâche pour ainsi dire infinie? C'est qu'elle est formée, soutenue parla société; c'est que, dépositaire des pensées divines, la société nous les révèle pendant notre séjour sur la terre. C'est que chaque intelligence qui passe avec éclat laisse à la communauté le fruit de ses travaux dont jouit sans fatigue l'intelligence qui vient après elle.
On parle souvent d'illuminations soudaines: sans doute il existe de telles illuminations, mais beaucoup moins que nous nous l'imaj^inoiis. Ce qu'on appelle ainsi n'est souvent que le rellet d'une éclatante lumière qui brille dans une autre intelligence. Remarquons- le d'ailleurs : il n'y aurait jamais dans l'homme d'illu- minations soudaines , si la société ne faisait jaillir auparavant, au foyer de son ànie, l'étincelle qui l'embrase.
Dieu est amour, et l'homme, créé à l'image de Dieu, est amour aussi. Dieu a donné l'intelligence à l'homme pour connaître ses devoirs , et il lui a donné l'amour pour avoir la force de les remplir. Que de préceptes ont été imposés à l'homme! Voulez-vous les accomplir? Aimez; l'amour est l'accomplissement de la loi. Le support mutuel, le pardon des injures, le dévouement réciproque, voilà sans doute les pré- ceptes que n )iis comprenons le mieux , et qui procu- rent à Tàine les pins délicieuses jouissances. Eh bien! ces préceptes , c'est encore par une grande charité que nous pouvons les remplir. Sur cette terre étroite et aride, un homme pèse sur un autre homme de tout le poids de son être. Voulez-vous supporter avec rési- gnation ceuv qui sont à vos côtés? Aimez-les. Or, de même que Dieu a déposé dans la société la lumière qui éclaire notre esprit, il y a déposé aussi le feu de
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l'amour qui embrase notre cœur. Elle est pour nous comme le soleil qui , eu nous éclairant , nous échauffe. Père, mère, ami, frère, patrie.... Quels noms! est-ce que vous pouvez les prononcer une seule fois sans qu'il se ranime au fond de votre cœur je ne sais quoi de délicieux que nous ressentons tous , et qu'aucun ne sait bien exprimer? Or, tous ces mots n'ont de sens que dans la société. Malheur à l'homme isolé sur la terre! C'est au cœur qu'est le foyer de la vie, et la vie du cœur, c'est l'amour. Dieu n'a mis au cœur de cha- cun de nous qu'une étincelle du feu de son amour ; et, pour que cette étincelle soit entretenue , il faut que notre cœur se rapproche continuellement du cœur de nos frères. Malheur surtout au cœur qui s'aime lui- même , et qui n'éprouve pour les autres que des sen- timents de haine ! Ce cœur se consumera; et l'amour qui l'embrasait, et qui , quoique coupable , lui faisait cependant éprouver quelque jouissance, s'éteindra bientôt faute d'aliments , et il ne restera rien en lui que des sentiments de haine. Or, qu'est-ce donc que la haine, si ce n'est un feu sorti du plus profond de l'enfer. Il y eut sans doute des solitaires heureux ; mais ces solitaires avaient d'abord été formés par la société; ils ne s'étaient retirés dans la solitude que d'après l'invitation de Dieu ; et , là encore , ils s'entretenaient en communion continuelle avec tout ce qui existe de
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plus pur au ciel et sur la terre. Aussi ceux qui s'en étaient approchés n'entendaient -ils sortir de leurs bouches que des paroles de charité et de dévouement. Vo3ez le sourd-nuiet , cet être infortuné niorale- inent isolé des autres hommes ; considérez celui dont le physique tous semble le plus intéressant, et dont le regard témoigne le plus d'intelligence. Qu'est-il avant que les pensées de la société soient arrivées jus- qu'à son âme? Il vit sans doute de la vie matérielle, car son corps est en rapport avec les autres corps , et la société lui conserve la vie qu'elle lui a donnée ; mais qu'est-ce que la vie de son âme? la parole, ce lien des intelligences, est nulle pour lui. La parole même de sa mère frappe toujours inutilement son oreille; elle n'est point arrivée jusqu'à son âme , et son àme , dès lors , n'a pu la reproduire. Aussi voyez-le dans le tem- ple où l'homme vit surtout de la vie intelligente et morale. Son corps se recueille comme celui des autres hommes, parce que, comme eux , il est corps; mais son àme s'élève-t-elle jusqu'au ciel? sait-elle méditer les attributs de la Divinité et les préceptes qui en dé- coulent? JNon , parce qu'il n'est point encore comme les autres hommes, intelligence et amour. Cependant, (ju une main puissaulc déchire ou soulève le voile qui enveloppe son àn)e, créée aussi à l'image de Dieu. Tout change aussitôt; elle entre en communication
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avoc la société chargée de nourrir ceux que Dieu a clé- posés dans son sein, comme la terre nourrit tout ce qui vit dans ses entrailles; des Ilots d'intelligence et d'amour coulent en abondance comme d'une source féconde longtemps comprimée sous la pierre.
Yovez le sauvage, ce produit brut delà nature. Chez lui, qu'est-ce que la vie spirituelle? 11 n'en donne aucune preuve, si ce n'est peut-être en courbant stupidement son front noble, formé pour contempler les cieux , devant tout ce qu'il y a de plus bas et de plus rampant sur la terre.
Chez lui, qu'est-ce que la vie morale? Dieu lui ordonne d'aimer les autres hommes , et il n'a pour eux que des sentiments de haine ; de travailler à leur con- servation , et il les dévore.
Et même, qu'est ce donc chez lui que la vie maté- rielle? Voyez- vous ce front déprimé , ces traits heur- tés, cet œil hagard? le voyez-vous allant au milieu des bois, la flèche à la main, disputer sa nourriture aux bêtes sauvages sur lesquelles il n'a pas toujours la supériorité. Non , il n'est pas possible de rien ima- giner de plus dégradé. Eu le contemplant, 1 homme civilisé ne pourra jamais se défendre de ces tristes réflexions : Est-ce là le roi de la création? celui que Dieu a créé à sou image? est-ce bien là mon sem- blable?
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L'homme formé par la société, et en qui elle aura le plus développé les facultés intellectuelles et mora- les, prendra quelquefois le monde en dégoût et s'ef- forcera de se séparer de ses semblables. Mais, admi- rez ici la dépendance où l'homme se trouve par rapport à la société ; à peine aura-t-il donné accès dans soa cœur au feu destructeur de la misanthropie , qu'on verra aussitôt sa félicité décroître et sa supériorité décliner. Nous en avons eu un exemple remarquable : un homme parut parmi nous , doué d'une sensibilité profonde et d'une beauté d'imagination incroyable. Il parla de l'homme; il peignit l'enfant au berceau , et tous les cœurs se sont attendris, et des larmes ont coulé de tous les yeux. Il parla de Dieu; il raconta en peu de mots la vie et la mort de Jésus , et vous eus- siez cru entendre un écho lointain de l'harmonie des cieux où l'avait en un instant transporté son génie. Cependant cet honnne s'était égaré dès sou entrée dans la carrière. A ses yeux , tous les liens salutaires de la société étaient autant de chaînes qu'il fallait briser. On lui représenta que les arts , les sciences , les ver- tus, que tout ce qu il y a de noble et de beau sur la terre, est le fruit de la société. Il ne l'ignorait pas; mais incapable de reculer devant aucune conséquence: « Ce que vous appekv, bien est un mal, dit-il, et le plus grand de tous. Ce n'est point le sauvage qui est
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un animal dépravé; c'est Ihomme de la société, c'est celui qui médite. » Et, comme s'il eût voulu être lui-même la preuve de ce qu'il avançait, il s'égara profondément dans ses pensées; il se passionna pour l'erreur avec encore plus d'ardeur que l'homme ne se passionne ordinairement pour la vérité. A la fin, ce ne fut pas seulement par de fausses théories , ce fut aussi par ses actes qu'il se mit en hostilité avec la so- ciété. Il se sépara du monde; il prit en aversion ceux qu'il avait le plus aimés. Son âme, où Dieu avait placé la source de sentiments doux et affectueux , se remplit d'amertume et de fiel. Ses idées se trouhlè- rent, et il en vint, dit-on, jusqu'à s'arracher la vie, devenue pour lui un fardeau insupportable.
Je me suis demandé bien des fois quelle pouvait être la plus grande plaie de l'humanité. Après le pé- ché, qui est le suicide de l'âme, je ne vois rien que nous ayons autant à redouter que la folie, qui est la perte du souverain bien , de la raison. La mort est quelquefois un bien. Quand elle se présente à nous avec les caractères les plus effrayants , est-ce autre chose, après tout, que le changement d'existence? Mais mourir et vivre en même temps, sentir son âme forcément attachée à un corps qu'elle a cessé de diri- ger, ou plutôt qu'elle pousse de côté et d'autre, comme un cadavre mu par une machine secrcte et qui exci-
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terait partout la terreur Quoi de plus affreux!
Aussi , je ne crois pas qu'il y ait une seule personne qui puisse regarder un fou sans éprouver je ne sais quel malaise intérieur qui nous avertit d'un grand dérangement dans l'ordre voulu de Dieu. Eh bien! cette folie, en quoi consistc-t-elle , si ce n'est dans l'hostilité de la raison qui en est atteinte contre la rai- son de la société. Le fou est un rebelle involontaire ; la société s'en empare, et elle le contraint de penser et d'agir comme elle; si elle y parvient, elle le guérit. Mais la plupart du temps elle échoue dans son entre- prise ; et alors , du moins , elle entretient en lui la vie matérielle qui dure jusqu'à ce que l'àme malade ait usé misérablement ses organes.
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ClIAl'lïRE II.
La société est destinée à faire le bonheur de l'homme, et souvent elle fait son malheur.
Représentons- nous tous les hommes répandus sur la surlace de la terre , comme les membres d'une im- mense famille dont Dieu lui-même est le père. Ce sont des frères étroitement unis par les liens sacrés de l'a- mour : il y en a d'ignorants, et leurs frères plus in- struits les éclairent. 11 y en a de faibles , et leurs frères plus forts les soutiennent. 11 y en a de malheureux, et leurs fières plus heureux les consolent. Voyez-vous, au commencoment de la carrière, une nmltitude innom- brable d'enfants ouvrir pour la première fois les yeux
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à la lumière et s'empresser de remplir les \ides qui se font dans cette famille toujours détruite et toujours renouvelée, tandis que, à l'autre extrémité de la car- rière, une multitude non moins considéi'able de vieil- lards ferment à la lumière leurs yeux épuisés, et dispa- raissent pour toujours. Ceux qui se trouvent au milieu de la carrière, tendant la main aux premiers, les ac- cueillent avec allégresse; et, disant le dernier adieu aux seconds, ils s'en séparent avec une douleur pro- . fonde. La terre est la demeure des hommes, et le monde entier, leur domaine. Plusieurs parties de cet immense univers ont été placées v\ une distance infinie, et notre faible main est loin de pouvoir y atteindre; mais nous nous y élevons par la pensée, et nous en jouis- sons par la méditation. Au-dessus delà terre, la main de Dieu a élevé le firmament comme une tente admi- rable , et il y a attaché deux flambeaux , dont l'un nous éclaire pendant le jour et l'autre pendant la nuit. De temps en temps, les hommes , réunis dans la même pensée , élèvent leurs regards vers Dieu ; ils voient tous les biens sortir continuellement de son sein et se répandre sur la terre. Des chants de reconnaissance s'écba|)pent aussitôt de leurs poitrines et montent jus- qu'au ciel. Le cœur immense de Dieu se dilate à la prière des hommes , comme le cœur d'une tendre mère se dilate aux cris de ses enfants , et de nouveaux biens
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s'en répandent pour accroître encore le bonheur des hommes en excitant leur amour et leur reconnais- sance.
Si telle était la société , elle serait sur la terre une image fidèle de la société céleste , et notre bonheur serait grand. Hélas î ce n'est là qu'un rêve de l'imagi- nation , et ce rêve n'a presque aucun rapport avec la réalité. Il y a, en effet, au cœur de la société, de grandes plaies qui continuellement la dévorent. Je vais en signaler quelques-unes ; et, par ce que j'en au- rai dit, vous pourrez vous faire une idée des autres.
C'est à la société que Dieu a confié le dépôt sacré de la vérité destinée à éclairer tout homme venant en ce monde. Mais bientôt le dépôt s'altère entre les mains des hommes; il se corrompt, et, à la place de la vé- rité qui éclaire et vivifie, nous ne voyons plus que l'erreur qui aveugle et donne la mort. En vain Dieu a mis partout sous les yeux de l'homme le symbole qu'il doit croire pour être sauvé. « Non , se sont écriés « quelques hommes que la passion dominait; non, « telle n'est point la vérité, car c'est la négation de « notre bonheur , et le Dieu qui nous a créés ne peut « vouloir que nous soyons malheureux. » D'autres hommes, dominés par la même passion, ont répété ce langage, qui fut enfin adopté dans la société. Il a fallu de grands et continuels combats de la chair con-
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tre l'esprit, pour que l'erreur, qui vient des hommes, prit la place de la vérité, qui vient de Dieu. Partout ces combats ont été livrés, et partout aussi l'erreur a plus ou moins prévalu contre la vérité. Entrez dans la cabane du sauvage; quel est le symbole que vous lui entendez répéter à son fils : « Invoque l'idole. — J)é- « pouille ton ennemi. — Quand ton vieux père com- « mencera à souffrir, empresse-toi de le débarrasser « de la vie. » Interrogez la nation païenne : là , tout est Dieu , excepté Dieu lui-même, suivant la pensée d'un profond historien , et IMiomme qui avait élé fait à l'image du Créateur emploie tous les moyens pour se rabaisser au niveau de la brute. Transportez-vous dans la société des Juifs que Dieu avait sé|)arée avec tant de soins de toute autre société, pour que le dépôt de la vérité s'y conservât plus fidèlement : là , je vois bien que Dieu grava lui-même sa loi sur deux tables de pierres; mais je ne vois pas qu il ait |)u la graver dans les cœurs plus durs que la pierre. Kt même dans la société chrétienne, que d'ignorance, que de préju- gés, que d'erreurs! En vain TEglise répète aux fidèles le véritable syuibole catholique, l'homme y ajoutera ou en retranchera quelque chose, et rarement il le trans- mettra intact à ses descendants, 0 vous qui fermez les yeux aux lumières de la vérité, retenez bien ceci : ce n'est pas votre âme seulement que vous plongez
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dans les ténèbres de l'erreur; ce sont vos enfants et petits-enfants, et ce sera pour vous la cause d'une fïrande condamnation ; car Dieu a donné aux enfants un cœur docile à la voix de leurs parents, et il leur est bien difficile de ne point écouter ceux dont la figure vénérable porte l'empreinte de la Divinité. Quelquefois une voix d'en baut les sollicitera intérieurement à se- couer le joug de l'erreur. Leurs yeux commenceront à s'ouvrir à la lumière encore faible de la vérité, comme les yeux de l'bomme profondément assoupi s'ouvrent le matin à la lumière douteuse du crépuscule. Alors ils se rappelleront l'enseignement paternel , et ils mourront dans la croyance erronée de leurs ancêtres plutôt que de mourir dans la foi de Dieu , leur pre- mier père.
Une autre plaie de la société, également funeste à l'homme, c'est l'attacbement excessif à la terre.
Quel bonheur pour les hommes, s'ils vivaient sur la terre comme des frères dans la maison paternelle! Ce serait véritablement l'âge d'or. Le tien et le mien seraient inconnus. La propriété de la terre restant à Dieu, tous en auraient également l'usufruit. L'homme, errant sur cette terre où Dieu l'a placé , ne rencon- trerait point, comme il le fait aujourd'hui, ces mille barrières élevées de tous côtés, et qui lui disent sans cesse : « Arrète-toi ici, tu es un étranger. » Au
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contraire, il pourrait passer dune extrémité de la terre à l'autre, sans cesser d être reconnu au sceau di- vin que le Créateur a gravé sur son front Jii|^)«is ceux qu'il rencontrerait sur son passage lui diraient , en lui montrant les fruits les plus beaux et les plus savou- reux : « Ceci est à vous aussi bien qo'à nous-mêmes ; prenez et mangez, car votre cod^s^-jB^t épuisé. » Et, quand il voudrait séjourner dans quelqu^Uçu , il irait frapper à la porte d'une cabane , élevée seulomefrt»pour garantir l'homme contre les ardeurs du soleil ou contre la férocité des animaux, puisque, dans notre hypo- thèse, l'homme ne serait point lui-même un animal féroce et le plus redoutable de tous ; et , du fond de la cabane , une voix douce , comme est la voix d'un frère , lui répondrait aussitôt : « Cette demeure est à vous aussi bien qu'à moi ; entrez et reposez-vous , car vos membres sont fatigués. » Il y aurait sans doute des hommes plus forts et plus intelligents que les autres; leur main robuste et habile embellirait, féconderait la terre, et en ferait sortir des fruits plus abondants ; mais ces hommes se sentiraient suffisamment dédommagésde rexcédant de leur travail par la bienveillance de leur père et par la pensée qu'ils contribuent au bonheur de leurs frères moins forts ou moins courageux. Voyez- vous quelquefois le fils aine, revenu du travail de la journée et tenant en main le dur morceau de pain noir,
porter un œil d'eiivio sur l'oiifaut moUemput couché dans sou berceau , et pour qui sont presque toutes les caresses de la mère? Il se dit, au coutraire : « Le bon- heur des miens, c'est aussi mon bonheur. ->
Cette communauté de biens et de félicité entrait sans doute dans les desseins de Dieu , car c'est là l'é- tat d'une famille sagement ordonnée; et Dieu voulait que le genre humain formât sur la terre une famille heureuse. Il en fut donc ainsi dès le commencement ; mais bientôt les hommes se sont pervertis, et la cor- ruption les a divisés; et, en se divisant, ils ont du nécessairement se partnger la terre. Autrement le plus grand nombre serait resté dans l'oisiveté, tandis que quelques-uns auraient travaillé avec excès pour sub- venir aux besoins nombreux de la famille entière. Et ceux qui auraient refusé de travailler, abandonnés à tous les vices , auraient dévoré la substance de leurs frères sages et laborieux, et ils les auraient dévorés eux mêmes. De là , des désordres tels que le genre hu- main n'aurait pu subsister longtemps sur cette terre aride et ensanglantée. Dieu , qui est sage et qui veut toujours le bonheur de ses enfants , permit ce partage de la terie dont il n'avait fait lui-même qu'un seul domaine. Ainsi quand, dans une famille nombreuse , plusieurs enfants s'abandonnent à l'oisiveté et aux vices qui eu sont les suites inévitables; quand ils me-
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iiacent de dévorer le fruit des travaux de leurs frères , pour arrêter ce désordre, un père sage s'empressera de partager son bien en diiïérentes portions et d'as- signer à chacun son travail et ses revenus.
« Le premier qui , avant enclos un terrain , s'avisa « de dire : Ceci est à moi , et trouva des gens assez n simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la « société civile. Que de crimes, de guerres, de meur- « très, de misères et d'horreurs, n'eût point épargnés « au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou « comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gar- « dez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus « si vous oubliez que les fruits sont à tous , et que la « terre n'est à personne! Mais il y a grande apparence " qu'alors les choses eu étaient déjà venues au point « de ne pouvoir plus durer comme elles étaient (I), »
Ainsi que nous l'avons dit, le partage de la terre était devenu nécessaire, et Rousseau lui-même en convient. Cependant ce partage, qui avait pour but d'arrêter de grands désordres et la destruction même du genre humain, devint aussi la source de crimes, de ffuerres , de meurtres , de misères et d'horreurs de tout genre. Désormak, regardant la terre comme sa pro- priété, l'homme s'y attacha davantage, et il la cultiva
(l) Sur l'origine et les fondeinenls de l'inéiîallté.
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avec plus de soin. La richesse et la fccondité de la terre augmentant en raison des soins qui lui étaient prodigués, il s'y attacha de plus en plus. Le regard de rhomnie, toujours incliné vers la terre, cessa bientôt de s'élever au ciel. Dieu avait dit à Thonime : « La terre est ta mère nourricière. » Et il la regarda comme une mère véritable , et il oublia le sein d'où son âme était sortie. Parce que rhomme aima passionnément la por- tion de terre qui lui était échue en partage , et qu'il ne pouvait se rassasier de ses fruits , il aima aussi l'héri- tage de ses frères, qui produisait les mêmes fruits, et il le convoita. Il se lit des échanges et de honteux trafics. Ce que l'homme ne pouvait obtenir par convention ni par ruse , il essaya de l'obtenir par violence. 11 arra- cha le fer du sein de la terre, d où il ne devait tirer que le pain destiné à le nourrir, et il l'enfonça dans le sein de ses frères qui s'opposaient à ses convoitises et à ses envahissements ; et la terre qu'il devait arro- ser de ses sueurs, il l'arrosa du sang d'autrui. 11 y eut des hommes qui s'enfoncèrent , par tous les sens , dans les jouissances terrestres, tandis que d'autres , dépourvus des choses les plus indispensables , solli- citèrent quelques miettes de pain pour apaiser leur faim et de misérables haillons pour couvrir leur nu- dité. Ceux qui n'avaient pas de quoi soutenir leur vie se vendirent ; et , de peur que sa proie ne lui échappât ,
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l'acquéreur l'enchaîna ; et ceux qui n'avaient pas voulu être les serviteurs de Dieu devinrent les esclaves des hommes.
Comme les individus s'étaient divisés , les nations aussi se divisèrent ; et comme il y eut des individus qui convoitèrent l'héritage de leurs frères et qui s'en emparèrent par convention , par ruse ou par violence, il y eut aussi des nations qui convoitèrent l'héritage des autres nations , et qui s'en emparèrent par con- vention, par ruse ou par violence. De là surtout , que de crimes , que de misères , que d'horreurs ! Comme il y eut des individus chargés de chaînes , mis à mort, il y eut aussi des peuples chargés de chaînes , rais à mort. Tantôt c'est un roi qui traîne au loin son peuple comme un torrent dévastateur. Suivez-le à sa trace de sang , et dites-moi , si vous le pouvez , tous les maux qu'il cause à la terre. Tantôt ce sont ces nations elles- mêmes qui s'arment les unes contre les autres. Quand elles se sont rencontrées, oiles se choquent avec un fracas épouvantable, et le duel ne finit souvent que par la mort de l'une de ces deux nations , et quelque- fois par la mort de l'une et de l'autre. Vous qui lisez ces pages, fouillez la terre à l'endroit même où vous êtes actuellement, fouillez-la dans mille endroits diffé- rents , et partout vous trouverez , à une distance plus ou moins profonde , les restes de quelques sociétés dé-
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truites , sur lesquelles nous reposons tranquillement , de même que , dans mille ans peut-être — c^est beau- coup pour l'humanité — d'autres bonunes reposeront tranquillement sur les restes de notre société détruite.
0 homme! regarde : tu ne touches la terre que par la partie la plus reculée de toi-même , tu l'elïleures , pour ainsi dire , en passant , et tu voudrais y enfouir ton cœur!..,. Elle est belle, sans doute, et les fruits qui sortent de son sein sont délicieux. Eh! que sera donc pour toi la possession de celui qui , d'une seule parole, Ta jetée, comme en se jouant , dans l'espace?...
La société est l'image de la famille. Comme dans la famille il y en a qui commandent et d'autres qui
obéissent, il en est ainsi dans la société. Un roi et des sujets, ou, si vous l'aimez mieux , un père et des en- fants , et , entre ces deux termes extrêmes , une infi- nité de moyens termes qui impriment aux inférieurs la direction sage et forte donnée par les supérieurs , et qui font remonter vers les supérieurs le tribut de reconnaissance que leur paient en échange les infé- rieurs, voilà l'essence de toute société. La société gé- nérale se divise en une infinité de fractions plus ou moins considérables , qui sont autant de sociétés véri- tables, et qui elles-mêmes se subdivisent à leur tour; et ce que nous avons dit être l'essence de toute société se trouve par con.séquent dans chacune de ces sociétés
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particulières. Celte gradation de pomoir n'est pas seu- lement utile , elle est nécessaire ; et si elle pouvait être retranchée, vous verriez aussitôt la société se dissou- dre. Mais , comme il n'y a rien de si avantageux que la misérable nature de l'homme ne tourne à sa perdi- tion, voici ce qui arrive : chacun de nous fait partie de la société dans laquelle il est né , et il appartient encore à plusieurs de ces sociétés particulières dont se compose la société générale. Or, à peine l'homme a-t-il pris rang dans ces sociétés, qu'une voix lui crie : Sois le premier ! Ses parents , ses amis , tous ceux qui lui portent quelque intérêt , font , à chaque instant, retentir à ses oreilles ce cri poussé d'abord par son amour-propre : Sois le premier! Et ce cri irrite de plus en plus son amhiliou , l'une des plus terribles passions qui se trouvent au cœur de l'homme. La raison commence à peine à se développer eu lui, et déjà il fréqueiite ces écoles publiques où l'enfance et la jeunesse se livrent avec ardeur à létude des beaux- arts. Sois le premier! lui crie-t-on aussitôt. Et son cœur novice dévore avidement le poison qui le ronge quelquefois jusqu'à la fin. L'élève cherche donc tous les moyens de s'élever aux premières places. Ses con- disciples, ses amis, deviennent aussitôt ses concur- rents, ses ennemis ; et cette rivalité haineuse ne s'éteint souvent qu'à la mort. L'enfant a grandi : c'est un
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homme. Aiguillonne par la gloire de ses premiers triomphes ou par la honte de ses défaites, il s'élance avec ardeur dans la carrière qui s'ouvre devant lui. Sois le premier! lui crie-t-ou encore de toutes parts; et ce cri n'est que trop bien entendu. Il s'est exalté, il s'irrite. De quelque côté qu'il se tourne, il rencontre des concurrents nombreux et puissants ; et il cherche aies renverser, à les fouler aux pieds. Cela s'appelle une noble émulation ; et ce n'est la plupart du temps qu'une funeste rivalité. Chose étonnante! la société irrite encore l'ambition de Ihomme, en lui montrant ses distinctions , dans le temple , en présence de la mort qui détruit le puissant aussi bien que le faible, sous les yeux de Dieu , devant qui toute grandeur n'est que néant.
Malheur à la société où l'ambition est trop forte- ment irritée ! tous les membres dont elle se compose voudront s'élever aux premières places , et quelques- uns y parviendront. Sortis souvent des derniers rangs, on les voit s'élever avec une rapidité extraordinaire; rien ne peut s'opposer à leur avancement ; si quelque obstacle se rencontre, ils le renversent ; quand ils sont aux premiers rangs de leur société, pour se grandir encore , ils s'efforcent de grandir la société qu'ils do- minent ; et ils relèvent , comme ils se sont élevés eux- mêmes, c'est-à-dire sur les ruines de tous ceux qui
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aspirent à la supériorilc. Ainsi , cette société vivra dans une agitation générale et continuelle ; et parce que toute agitation violente n'est pas durable, elle ne tardera pas à périr ou à revenir à une vie nou- velle , après avoir passé par des crises terribles.
Un ministre de l'instruction publique, placé, par sa charge, à la tète de la jeunesse française, disait , il y a quelques années , à la distribution des prix du grand concours : Aucune place n'est interdite à votre ambition. Ce que disait Alexandre mourant à ses gé- néraux , qui le priaient de désigner son successeur, nous vous le disons à tous : « Au plus digne ! » C'est là sans doute une belle parole, mais je ne sais si elle n'est pas plus funeste que salutaire. Puisque l'exemple d'Alexandre a été cité , voyons ce qui arriva dès qu'il eut fermé les yeux : chacun de ses généraux prétendit à la première place; ils tournèrent leurs armes les uns contre les autres; de cette puissance incompréhensible fondée par le génie ambitieux du grand conquérant , bientôt il ne resta plus rien que le triste mais glorieux souvenir.
Quoi donc ! est-il défendu d'aspirer aux premières places? ]Non ; pourvu que nous n'oubliions jamais les paroles de Jésus à ce sujet. 11 s'était élevé une contestation entre ses disciples pour savoir quel se- rait le premier parmi eux. Ce conquérant des âmes
les appela à lui, et il leur fit cette réponse, bien su- périeure à celle d'Alexandre : <■ Vous savez que les princes des nations les doniiuent , et que les grands exercent sur eux leur pouvoir ; il n'en sera point ainsi parmi vous : que celui qui voudra être le plus grand soit votre serviteur ; que celui qui voudra être le pre- mier soit votre esclave. » Comprenez-vous la pro- fondeur de ces paroles , vous qui êtes placés au-dessus de vos frères? Voulez- vous ne point exciter leur en- vie? Que votre grandeur soit un esclavage, et votre puissance une immolation.
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CIIAPITKE 111.
État de la société avant Jésus-Christ.
Si nous considérons le genre humain dans son en- semble , nous le voyons sortir d'une source empoi- sonnée , et se répandre de tous côtés comme un torrent qui ravage la terre au lieu de la féconder et de l'embellir. 11 n'y a encore que quelques hommes en ce monde , et déjà l'un d'eux a plongé sa main dans le sein de son frère. La terre n'est, pour ainsi dire, qu'une solitude, tant le nombre de ses habitants est peu considérable , relativement à son immensité ; ce- pendant nous voyons les hommes trop à l'étroit , vu
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leur aveugle ambition, se précipiter avec acharne- ment les uns contre les autres, se dépouiller, se charger de chaînes, se détruire. Quoique la mort ait été appelée sur la terre par le péché , quoique ses coups aient été rendus de plus en plus fréquents par la perversité toujours croissante des hommes , ils se multiplient pourtant avec une rapidité extraordinaire ; plus ils se multiplient et plus ils se concentrent. Leur faiblesse, les besoins nombreux qui les assiègent, je ne sais quelle voix secrète de la nature qui les appelle à vivre en société, tout contribue à les réunir. Mais, hélas! plus ils se rapprochent , et plus ils se cor- rompent. Il n'v a que quelques siècles que l'homme est sur la terre, et déjà il est parvenu à ce point d'a- veuglement, de perversité et de misère, que Dieu se repent de l'avoir créé , et veut le perdre par un dé- luge universel. Poussés par le souffle de la colère céleste, les flots de la mer franchissent impétueuse- ment la barrièi'e qu<>, jnsiu'ici, une puissance sur- humaine leur avait ordonné de respecter, et, en peu de temps , ils ont entièrement b'>uleversé la terre cou- pable. Nous trouvons, de tous côtés, des preuves irrécusables de cette catastrophe, dont le souvenir a été d'ailleurs apporté jusqu'à nous par la tradition des peuples.
Un seul homme fut miraculeusement préservé avec
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les siens de la destruction générale : Noc avait trouvé grâce devant Dieu à cause de sa justice; cependant il y avait en lui le germe du mal ; et bientôt la terre fut chargée d'habitants , et plus encore, de crimes et de calamités ; je ne sais même si la perversité humaine ne devint pas plus grande qu'avant le déluge. Dieu, irrité des crimes de la terre , l'abandonne à elle-même , et quelquefois la punit. 11 avait promis d'épargner désor- mais le genre humain ; cependant , que de châtiments encore! et qu'ils sont terribles, les coups que sa main ne cesse de frapper pour rappeler à lui 1 homme coupa- ble! Tantôt le feu du ciel dévore les malheureux entants d'Adam ; tantôt la terre , comme frappée de malédic- tion, semble ne pouvoir plus nourrir ses habitants ; ou bien, impatiente de soutenir un pareil fardeau, elle s'a- gite, elle s'entr'ouvre et les engloutit. Tantôt il sort des abîmes de la colère céleste je ne sais quel poison caché qui, dans un instant, dessèche la vie. Quelquefois les individus , les peuples s'arment les uns contre les autres , et , conduits sans le savoir par la main de la justice divine , ils s'infligent à eux-mêmes les châti- ments qu'ils ont mérités. 11 y a des lieux où les hommes se réunissent en plus grande quantité; et, là aussi, il se commet beaucoup plus de crimes ; là , il y a plus de misères et de calamités. Babylone, Ninive, Sardes, Sidon, Tyr, Thèbes, Athènes, Carthage, Jérusalem,
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que les hommes appellent la sainte ; quels noms dans Ihistoire ! et sur le globe , quelles taches ! Quand la main de l'homme, fouillant aux lieux où furent ces villes, vient à découvrir quelques débris, on les re- garde avec étonnement. Si les larmes répandues , le sang versé, si la corruption, si les crimes de tout genre laissaient aussi des vestiges, l'homme, en les découvrant, reculerait épouvanté.
Quatre nations se font surtout remarquer dans l'his- toire : l'Égvpte, par sa sagesse; la Grèce, par sa li- berté; Rome, par sa puissance; la Judée, par sa religion. Or, sans nous hiissor tromper par les appa- rences, si nous soulevons Inrdiment le manteau de leur gloire, et si nous les considérons dans leur hon- teuse nudité , il nous sera facile de comprenflre ce qu'elles ont été.
La réputation de sagesse que l'Egypte s'était acquise ne fut pas sans fondement. C'est en Egypte que le lé- gislateur des Juifs fut formé dans les sciences humai- nes, avant de l'être, par l' Esprit-Saint, dans la science divine. C'est là que les plus sages des Grecs, Solon , Thaïes, Pythagore, Eudoxe, Platon étaient venus s'instruire des traditions religieuses , ainsi que Plu- tarque nous l'apprend. iMais , hélas! la vérité n'y était connue que d'un petit nombre de sages, la plupart renfermés dans le temple ; et le reste de la nation était
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(1) Porrum et cippe nefas violare , ac franireie iiiorsu, 0 sanctas génies, quibus hcec riasciintur in hortis Niimina ! l.anatis animalihiis abstinet oninis Men?a ; nel'a? ill'ic fœUim jui^ulare capello': Carnibus buniaiii \esci lii et. Jivenal.
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permis de se nourrir de chair humaine. On ne saurait trop louer le respect des Egyptiens pour les traditions et pour tout ce qui tenait à l'antiquité , leur vénéra- tion pour les morts , qui les porta à immortaliser des cadavres, si je puis m'exprimer ainsi. Ce que nous devons admirer encore , c'est l'habitude où ils étaient de faire subir un jugement sévère aux rois avant de leur accorder les honneurs de la sépulture. Ces rois, cependant, ne s'élevèrent pas, pour cela, cà une haute sagesse. La crainte des jugements de Dieu est souvent une digue impuissante contre l'entraînement des pas- sions ; que sera donc le jugement de l'homme porté sur un peu de poussière ?
De tous ceux qui ont régné en Egypte, le plus célèbre est Sésostris. Maître de toute l'Egypte, il ne sentit point son ambition satisfaite. 11 dompta les Éthiopiens et les Troglodytes ; il s'empara de la Phé- nicie , de l'île de Chypre et de plusieurs des Cyclades j il envahit et pilla l'Asie jusqu'au delà du Gange. Bien- tôt il tourna ses armes contre les Scythes et les Thra- ces. Dans l'enivrement de ses victoires, il s'oublia jusqu'à faire traîner son char par les rois qu'il avait vaincus. 0 justice! Dieu permit que les chefs des peu- ples fussent abaissés à la condition des bêtes par le plus renommé de tous les rois de cette nation , qui n'avait pas rougi d'élever les bêles à la condition de dieux.
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Chargé de gloire et d'ennui, Sésostris prit la vie en dégoût ; et bientôt celui qui avait ôté l'existence à tant de malheureux se l'ùta encore à lui-même. Tel fut le grand Sésostris. Apprenons de lui à connaître les au- tres. Aux }eux de la plupart de leurs rois, les Égyp- tiens étaient des esclaves dont linaction était redou- table, et qu'il fallait appliquer à des travaux gigan- tesques. De là ces immenses labyrinthes , ces statues colossales; de là ces lourdes pyramides que la vanité enlève aujourd'hui , à grands frais , des lieux où la vanité croyait les avoir établies pour toujoui's. Les peu- ples voient avec étonnement passer au milieu d eux ces monts , témoins de ce qui fut autrefois, sans pouvoir en obtenir aucun renseignement certain, pas même sur leur destination.
Oh ! que d'hommes ont vécu et sont morts profon- dément aveugles dans cette Egypte que nous appelons la terre des sciences et de la sagesse!
Actuellement, considérons la Grèce. On n'y parle que de liberté, et j'y vois partout l'esclavage : escla- vage sous le toit domestique, esclavage dans la cité, esclavage dans la nation entière.
0 Grec inconséquent et volage! tu m'assures que l'attentat à la liberté est le plus grand de tous, et si j'entre dans ta maison , je la vois remplie d'esclaves. Puisque la liberté est le premier des biens, le seul
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dont riioinmc ne puisse se passer, pourquoi donc eu avoir dépouillé tant do malheureux que je vois en- chaînés à la liherté. Mais ce n'est pas assez d'acheter et de vendre l'homme , de l'échanger contre de vils ani- maux, tu ne lais aucune dilliculté de l'égorger, de le dégrader, pour mieux assouvir tes passions. — Ce ne sont pas des Grecs, as-tu dit. — En sont-ils moins des hommes? D'ailleurs ta femme, tes enfants, ne sont- ils pas privés également de cette douce liberté que tu voudrais t'arroger exclusivement à toi-même. Cette autorité absolue , ce droit de vie et de mort que je te vois exercer dans ta maison, n'est-ce pas le droit du plus fort? et le droit du plus fort, n'est-ce pas la ty- rannie? Mais toi-même , es-tu libre véritablement? Tu le dis, tu te l'imagines peut-être; et il n'en est rien. Esclave de tes passions dans ta maison , tu es, dans la cité , l'esclave des passions de tous tes concitoyens. Le gouvernement de la cité change de forme à chaque instant; mais, dans rincoustance perpétuelle de ses in- stitutions, tu ne fais que changer de joug et traverser en tous sens la tyrannie, tantôt asservi à un seul, tantôt asservi à une multitude de petits tyrans, dont chacun apporte au pouvoir la somme de sa cruauté. Des com- plots , des séditions , des massacres , voilà l'occupation ordinaire des villes de la Grèce. Chaque ville est divi- sée en plusieurs factions qui se soulèvent au souffle
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des passioQS, comme les flols de la mer au souffle de la tempête. CJKUiue parti triomphe et succombe tour à tour, el Texil est la plus douce coiiditiou que puis- sent attendre les vaincus. Eu vain tu aurais rendu les plus «grands services à tes concitoyens , eu vain tu au- rais toujours suivi le parti de la justice et de Ihonneur, ne te crois pas pour cela à labri du dan>îer. Après avoir vaincu les Perses à >Iarallion et repoussé les chaînes que ces barbares apportaient à la Grèce , Jlil- tiade mourut en prison, chargé de chaînes par ses concitoyens. Thémistocle, qui avait eu la même gloire, fut également condamné; et, plus malheureux encore que ce dernier, sous un rapport, il mourut loin de sa patrie. Aristide , qui avait sauvé ses concitojens et qui les avait sagement gouvernés , fut envoyé en exil , parce que les Athéniens s'ennuyaient de l'entendre appeler le Juste.
La cité du moins sera-t-elle glorieuse et libre, tan- dis que ses enfants s'immolent à son bonheur? Une haine furieuse soulève les villes contre les villes , les États contre les États. Aujourd'hui, c'est Sparte qui triomphe , favorisée par la fortune ou par le génie de ses généraux et le courage de ses soldats. Après avoir foulé aux pieds sa rivale aballue, et l'avoir, en tous sens , chargée de chaînes , elle va se reposer dans sa gloire. Athènes, longtemps humiliée , se relève peu à
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peu ; et , remplie de forée et de courage , elle va bien- tôt imposer à presque toutes les villes de la Grèce les chaînes dout elle fut chargée elle-même. Chaque ville triomphe tour à tour, et la ville vaincue porte la peine de sa défaite présente et de ses anciens triomphes. Lisez l'histoire de cette nation célèbre , lisez la vie de tous les hommes illustres qu'elle a produits , et vous veçrez si notre peinture a été fidèle.
Elle n'a pas même la consolation de conserver tou- jours intacte son indépendance nationale. Deux fois les Perses se sont précipités sur elle avec des forces immenses. La Grèce les a repoussés avec gloire j mais ce ne fut pas suns un épuiseuiiiit profond. Un ennemi plus redoutable se prépare : c'est l'indomptable armée des Macédoniens. Dans toute la Grèce, à Athènes sur- tout, il se fait de grands mouvements; le bruit des orateurs, dont eiiactni parle en sens contraire, empê- che encore d'entendre le bruit des fers que l'ennemi apporte à la Grèce. 11 a|)i)rorlu' ce})en(lant. Tout cède à ses efforts, et bientôt la main puissante du conqué- rant impose des chaînes à ce peuple bavard.
Oh ! que d'hommes ont vécu et sont morts esclaves dans cette Grèce que nous appelons la terre de la liberté!
Avant de considérer ce que fut en réalité la force du peuple romain , voyons d'ahord quel usage il en fit.
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Le citoyen avait droit de vie et de mort sur ses enfants, et il usait sans scrupule de ce droit barbare. Au nom de la patrie, il eût immolé sœur, frère, père, mère, épouse, enfant, tout ce qu'il avait déplus cher au monde. Horace inunolc sa sœur coupable d'avoii- pleuré un ennemi de Rome, l^n sénateur apprend que son fils va rejoindre Catilina; il l'attend. « Ce n'est point, dit-il, pour combattre la patrie que je t'ai engendré, mais pour la défendre! » Et il le livre à la mort. Deux Brutus sont à jamais célèbres dans les fastes de Rome, l'un pour avoir immolé ses enfants à la patrie, et l'autre, son père. Si nous voulons savoir au juste quel cas ce farouche citojeu faisait de la vie d'un homme, nous devons nous rappeler la manière dont il traitait ses esclaves. 11 jouait avec eux comme l'enfant avec ces fjo-ures de plâtre ou de bois que l'on met entre ses mains pour satisfaire ses caprices. Quand ces malheu- reux étaient épuisés de fatigues, on les jetait, pour les délasser, dans des souterrains infects , où l'air péné- trait à peine. Dès qu'ils ne pouvaient plus travailler, on les envoyait mourir de faim sur une lie du Tibre, ou bien on les jetait tout vivants dans les viviers pour engraisser les murènes. Que dis- je! l'homme était de- venu si vil aux yeux de l'homme, qu'on le tuait pour donner plus de vérité aux représentations tragiques , pour égayer les festins, pour passer le temps.
Rome traitait les peuples vaincus comme le citoven traitait ses esclaves. Elle leur imposait les plus dures conditions , elle les immolait sans raison , pourvu que la voix de ses intérêts ou de sa passion le lui conseillât. Tout le monde sait de quelle manière terminait ses ha- rangues, Caton, le plus juste des Romains , Caton plus juste que les dieux de Rome (1) : Donc il faut dclruire Carlhagc ! Et ce qui nous surprendrait davantage en- core, si quelque chose pouvait nous surprendre de la part de ce peuple, c'est qu'un pareil vote ait été adopté.
Assurément il }' avait dans le peuple romain les éléments d'une force extraordinaire ; mais il j avait aussi les éléments d'une grande faiblesse ; et si , dès le commencement , les nations voisines ne l'eussent atta- qué, si sa propre ambition ne l'eût de bonne heure porté à la conquête , il se serait en peu de temps exterminé lui-même. « La guerre seule, dit un éloquent écrivain, suspendait les dissensions intestines , et la passion du pouvoir cherchant et trouvant au dehors toujours de nouvelles jouissances , Rome subsista pendant que la terre lui fournit des nations à conquérir. Mais 1 uni- vers une fois vaincu , chaque Romain prétendit régner sur l'univers , et d'ulfivuses connnotions ébranlèrent l'empire jusque dans ses fondements. 11 s'était défendu
(1) Victrix causa diisplacuU, sed \ietaCatoni. (Luca.)
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contre tous les peuples, il ne put se défendre contre lui-même , contre sa constitution, contre la doctrine qui en était la base; el c'est alors que se dévoilèrent pleinement , pour réternelle instruction de la société , les effroyables secrets de la souveraineté de Tbomme. Je ne sais quelle baine furieuse, sortant impétueuse- ment du cœur bumain et entraînant avec elle tous les crimes, se déborda sur celte nation, condamnée par le ciel à se punir elle-même. Comme ces criminels qu'on exécute sur le lieu de leur délit, ses armées , conduites par la main de Dieu, allaient au loin subir leur jugement dans les beux qu'elles dévastèrent , et il n'y eut pas un coin de l'empire où la Providence ne forçât ces farouches adorateurs de la liberté de laisser des monceaux d'ossements , comme des monuments de la sagesse et de la félicité du. peuple-roi.
« ^lais ce ne fut pas seulement sur le cbamj) de ba- taille et dans la fureur des combats que les citoyens tombaient sous le glaive des citoyens : des listes san- glantes, appendues aux poiles du sénat, aux murs des temples, annonçaient cbaque jour à des milliers de Romains que le vainqueur leur ordonnait de mou- rir. On vit même , à cette é|>oque épouvantable , les chefs des factions se céder mutuellement la vie dun ami , d'un parent , d'un frère, et spéculer sur les pro- scriptions. La soif de 1 or se joignant à la soif du pou-
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voir, on vendait le meurtre, on trafiquait de la mort. Enfin l'empire, fatigué de discordes, vint se reposer dans le sein du despotisme militaire, et quelques monstres dévorèrent tranquillement ce peuple, qui avait dévoré le monde (l)»
Oh ! que d'iionnncs ont vécu et sont morts miséra- blement chez ce peuple que nous appelons le peuple-roi !
Il semble que , pour faire éclater davantage sa puis- sance et sa miséricorde , Dieu ait choisi à dessein un peuple inconstant et rebelle. 11 le conduit dans le désert , comme une tendre mère conduit son enfant ; il lui donne sa nourriture, il pourvoit à tous ses be- soins , et , tandis que la nuée miraculeuse le pré- cède , tandis que le pain céleste tombe pour lui sur la terre, ce peuple au cœur dur s'abandonne aux mur- mures et à la révolte. Pour lui , Dieu promulgue sa loi au haut du Sinai, il la grave sur deux tables de pierre, et, placé au pied de la montagne, le peu- ple se prosterne devant le veau d'or. Gouverné par des juges, puis par des rois, il oublie à chaque in- stant le Dieu qui sans cesse a la main levée sur lui pour le récompenser ou le punir. Bientôt la force est rendue à ceux qu'il a si facilement vaincus ; aux guerres du dehors viennent se joindre les dissen- sions intestines; ce peuple aveugle se tourne contre
(1) Essai sur l'indilférence.
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lui-même; il se déchire de ses propres mains. L'im- moralité est sur le trône ; le manteau royal est tache de sang ; l'impiété est dans le lieu saint ; une voix qui n'a rien de mortel vient de se faire entendre; c'est la voix du prophète. Tantôt avec une inexprimahle douceur il invite Jérusalem à revenir au Seigneur son Dieu ; mais ces tendres accents ne peuvent faire au- cune impression sur un cœur endurci ; puis, tout à coup , changeant de langage et révélant la colère du Seigneur : « Vos prophètes seront dévorés par le glaive et la faim; les peuples à qui ils s'adressent, frappés aussi par la faim et le glaive , seront étendus dans les rues de Jérusalem; et personne ne leur don- nera la sépulture Comment donc est devenue dé- serte la cité pleine de peuple, la reine des nations ; les pierres du sanctuaire ont été traînées dans la boue. » Ces lugubres prophéties ne font qu'irriter Jérusalem , au lieu delà rappeler cà son Dieu ; elle per- sécute les prophètes qui lui sont envoyés, et, comme la mort seule peut arièter en eux l'in) pulsion de l'es- prit qui les anime, elle les livre impitoyablement à la mort. Pressé de tous côtés par ses ennemis, sans guide pour l'éclairer et le défendre, le peuple est abattu, foulé aux pieds , et tout son corps n'est qu'une plaie. Dieu lui-même \eul le presser sous ses ailes, pour le ranimer, pour le défendre contre les traits ennemis, et l'ingrat se refuse à cet excès damour.
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Plusieurs fois ce peuple coupable a été chargé de chaînes et traîné honteusement en captivité. Peu après, tournant vers le ciel un regard suppliant , il revenait à Jérusalem; mais, chargé des dons de Dieu et sentant encore le poids de ses vengeances , il retombait dans ses mêmes fautes, que les mêmes châtiments sui- vaient aussitôt. A la fin, ce n'est plus seulement un prophète que Dieu envoie à son peuple, c'est son propre Tils, et ce Fils est traité comme l'ont été les prophètes. Il fut cruellement persécuté , condamné , mis à mort. Dès ce moment, la colère de Dieu déborda sans retenue sur la Judée. Les Romains , chargés d'exécuter la sentence de moit prononcée contre le peuple déicide, sont appelés. Ils s'avancent, ils en- tourent Jérusalem et la pressent de toutes paits. Les Juifs entendent le sifflement de la flèche redoutable qui déjcà fend les airs et va les atteindre. Ils se lèvent , ils s'agitent ; ils auraient pu fuir, mais ils ne l'ont pas fait; on dirait qu'une mùn îiuissaute les retient, pour qu'ils subissent leur condamnation au lieu même où le crime fut consommé. Le siège est poussé avec ar- deur ; le fer, le feu , la famine , la peste , tous les movens de destruction agissent à la fois contre Jéru- salem. Remparts, maisons, temple, femmes, vieil- lards, enfants, tout est dévoré dans cette ville autre- fois si florissante. Jamais désolation si grande ne
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s'était vue depuis le déluge , et ne se verra , sans doute, jusqu'au jour de la destruction du monde en- tier; qu'on en juge par un seul trait: il y eut des mères qui dévorèrent leurs enfants! Ceux qui échap- pèrent à la destruction furent chargés de chaînes et traînés en captivité ; leurs descendants infortunés sont encore au milieu de nous. Partout repoussés et mé- prisés , ils se pressent partout , ils résistent à l'oppro- bre , aux. persécutions de tout genre; errants et vaga- bonds comme Gain , à cause du sang qui a été versé , ils osent à peine relever leurs fronts que la foudre a frappés.
Oh! que d'hommes ont vécu coupables et malheu- reux chez ce peuple que nous appelons le peuple de Dieu!
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CHAPITRE IV.
État de la société depuis Jésus-Christ.
Mille fois la parole divine frappa l'oreille de riiomme sans ponvoir conserver sur la terre la vivifiante vé- rité, pas même dans la Judée. Cependant le Yerbe de Dieu s'est fait chair, il a habité parmi nous et nous avons vu sa gloire ; c'était la gloire du Fils uni- que de Dieu , plein de grâce et de vérité.
Il est encore incliné dans la crèche qui lui servit de berceau, et déjà les bergers et les mages, c'est-à-dire des hommes placés aux deux extrémités de l'échelle sociale , se sont prosternés devant lui. C'est un enfant , cependant il étonne les docteurs par la profondeur de
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ses questions et par la sagesse de ses réponses. Après s'être préparé dans la retraite à l'importante mission qu'il est venu remplir sur la terre , il parait enfin au milieu des hommes, annonçant la vérité et praticpiant la vertu. Quel langage! et comme il est supérieur au langage ordinaire des hommes! Quelle simplicité tou- chante ! Quelle incompréhensible sublimité ! Quelle force et quelle irrésistible douceur! Il y a plus de dix-huit siècles que les paroles recueillies dans l'K- vangile sont sorties de sa bouche ; vous les avez en- tendu prononcer bien des fois; sont-elles une seule fois répétées devant vous sans que vous sentiez quel- que chose de divin qui va au cœur et qui vous subju- gue? Quelles actions ! et combien elles sont supérieures aux actions des autres hommes ! Quelle affabilité et quelle grandeur! quelle douceur et quelle fermeté l Oh ! combien tous ceux que nous appelons les grands , les sages de la terre me paraissent petits , si je les compare au Is Tide Marie! 11 est en rapport avec les enfants et les vieillards , avec les ignorants et les sa- vants, avec les pauvres et les riches, et il attire à lui tous les cœurs , excepté les cœurs orgueilleux , que sou humilité repousse. 11 passe successivement par les conditions diverses dans lesquelles l'homme peut se trouver ici-bas. Il est tantôt dans l'abondance , tantôt dans le dénûmeut absolu de toutes choses , tantôt dans
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l'élévation, tantôt dans l'abaissement. De Jérusalem, où il est exalté par le triomphe , il se rend au village de Gothsémaui , où son àme est triste jusqu'à la mort, et partout il conserve un calme partait. Les joies et la tristesse , qui entrent si profondément dans le cœur de l'homme, ne font qu'eftleurer le sien. Non, ce n'est point là rhomme tel que nous le connaissons. C'est vérital)lement le Fils de Dieu , et si j'avais quelque doute sur sa nature, ce ne serait que sur sa nature humaine. Cependant, sa carrière est terminée; assez longtemps il a donné aux hommes l'exemple de toutes les vertus , il n'a plus qu'une épreuve , mais c'est la plus terrible de toutes ; il est élevé en croix, son sang coule sur la terre , que n'ont pu laver les eaux du déluge, et la terre aussitôt a tressailli.
Jésus n'avait encore appelé qu'un petit nombre d'hommes à la croyance des vérités qu'il était venu annoncer à la terre , à la pratique des vertus dont il avait donné l'exemple. Parmi ses disciples, douze ont été choisis pour continuer sa divine mission. Ce sont des ignorants qui vont instruire les savants, de pau- vres pêcheurs qui apportent aux riches les trésors de la grâce , des hommes faibles et sans art qui entre- prennent de dompter toutes les puissances de ce monde. Régénérés dans le sang du maître qu'ils ont trahi ou abandonné , ils s'élancent du pied de la croix,
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sans autres armes que la parole. Chaque pas (pi'ils fout sur la terre est uu pas de géaut; ils sont, pen- dant leur mission , les dépositaires de la puissance divine; et, de tons les prodiges dont Dieu honore leur foi, le plus frappant est la sainteté de leur vie. Les per.'^écutions de tout genre s'élèvent contre eu\ et contre ceux, qu'ils ont convertis, mais les persécu- tions ne font qu'accélérer les progrès du Christianisme naissant. Chaque prédicateur de ces temps héroïques est à une nation entière ce qu'un prédicateur est au- jourd'hui à un individu. Les hommes , les peuples accourent en fouhuiu 'oaptèine, et queli[iiefijis au mar- tyre.... 0 merveille! le sang des martyrs est une se- mence de chrétiens, suivant l'énergique expression de Tertullien : plus les chrétiens sont persécutés , mis à mort, plus ils sont nomhreux. Lhistoire de ces premiers temps est un prodige continueU
Ces successeurs du Christ, ces homme- que nous pouvons sans hlasphème appeler divins , puisqu'ils étaient la reproduction de leur divin maître , les apô- tres enfin furent enlevés au monde, après avoir, à l'exemple de Jésus, arrosé la terre de leur sang. Dau- tres hommes leur succèdent. La grâce est moins abon- dante en eux et la force moins grande; mais ils sup- pléent à la force par le nombre, à l'illumination de l'esprit par une étude de toute leur vie.
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Ils sont répandus partout , répétant les paroles di- vines de Jésus, reproduisant ses actions saintes. Ainsi, la société que le régénérateur a fondée d'abord en Judée, que les apôtres ont propagée parmi les na- tions, est établie par toute la terre, et elle s'y conser- vera jusqu'à la consommation des siècles.
Mais ne voyons-nous pas dans cette société les raèmes plaies qui ont ravagé la société païenne? Quel- ques individus ont été sans doute régénérés dans le Christ. Quant à la société, n'est-elle pas à peu près aujourd'hui ce qu'elle était autrefois?
Evidemment , non. Il y a , je le sais , de grands dé- sordres dans la société que nous appelons chrétienne; et cela est facile à expliquer. Aux temps de Jésus et des apôtres, il n'y avait pour ainsi dire que des saints dans l'Eglise , parce qu'il n'y avait que de véritables chrétiens. La foi seule , et une foi profonde , les appe- lait et les retenait au pied de la croix. Il y avait dans cette foi le germe de toutes les vertus ; et ce germe divin se développait rapidement , fécondé par la grâce. Bientôt cette société s'est étendue. Elle a embrassé la terre ; et le monde entier y est entré avec son aveugle- ment et ses vices. Dès lors , ce que nous appelons un peuple chrétien n'en est point un véritablement. Il y a en lui l'élément divin et l'élément terrestre. C'est un composé de christianisme et d'idolâtrie. Quand on
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nous dit: « Pourquoi tant de ciimes parmi les chré- tiens ? » IXous avons le droit de répondre : « Ce n'est point aux chrétiens que s'adressent vos reproches , c'est à leurs ennemis. Quest-ce en effet qu'un voleur, un homicide, uu calomniateur? Ce sont des hommes qui, par leurs paroles ou par leurs actions , ont rejeté quelques-uns des préceptes de Jésus , et qui, dès lors, ne peuvent plus être comptés au nombre de ses disciples. »
Cependant la société présente est infiniment supé- rieure à la société païenne. Tous ont aujourd'hui des moyens surabondants de s'élever à la perfection ; et , si plusieurs les négligent ou en abusent , quelques-uns du moins en profitent. Savez-vous qu'il n'y a pas de ville , pas de hameau si petit , où vous ne trouviez des hommes qui marchent avec courage et succès sur les traces du réparateur de la société ? t^ntrez dans un hôpital ; voyez cette sœur de charité qui ne sait que réciter l'office de la Vierge et soigner les malades ! En- foncez-vous dans les lieux déserts : voyez celte |)auvre bergère qui ne sait que dire son rosaire et garder son troupeau! Considérez-les attentivement, écoutez leurs paroles , suivez leurs moindres mouvements ; que votre regard scrutateur pénètre, s'il est possible, jusqu'au plus secret de leurs pensées : quelle perfec- tion ! Elles n'ont l'ait d'étude qu'au pied de la croix ,
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elles n'ont eu d'inspiration que la grâce ; et cependant je ne vois rien qui leur soit comparable parmi les sa- vants et les sages de l'antiquité. Socrate, Caton, grands noms, si vous le voulez : ils ont rempli le monde. Mais, hélas ! airain sonnant , cymbale retentissante , comme parle l'apôtre. L'un , par faiblesse, immole, au moment suprême, un coq àEsculape; l'autre se donne lui-même la mort, impatient du triomphe de son ennemi. Et ces faibles jeunes filles , formées par le christianisme, bra- veront tous les supplices plutôt que de renoncer à la sainteté de leurs croyances ; elles endureront avec une invincible patience les douleurs qui brisent le corps , et les douleurs plus profondes encore qui brisent l'àme.
Il y a donc , dans notre société, beaucoup plus de vertu qu'on ne se l'imagine communément. Le vice y est remarqué , parce qu'il y est plus extraordinaire : c'est une tache sur un voile d'une éclatante blancheur.
La vertu y est moins remarquée , parce qu'elle est une conséquence nécessaire de la loi chrétienne : elle est là comme le fruit sur son arbre. Et puis , elle se cache souvent sous le voile de l'humilité. Car telle est sa pureté, que l'air du monde pourrait la corrompre , et son regard la ternir. Cette vertu , pour être cachée , n'en existe pas moins j et c'est ce que nous avons appelé l'élément divin de notre société. Plus cet élé- ment abonde, plus la société est parfaite et heureuse.
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Mais, qu'on le remarque bien, de tous les peuples convertis au christianisme, il n'y eu a pas de si dégé- néré où cet élément ne se trouve et ne fasse sentir encore son heureuse inlluence. Des écrivains qui n'ont pas su reconnaître tous les bienfaits que nous devons à la religion ont cependant reconnu, comme nous, cette consolante vérité.
« La religion rend les princes moins timides , dit Montesquieu, et par conséquent moins cruels. Le
prince compte sur les sujets, et les sujets sur le prince. Chose remarquable ! la religion chrétienne qui ne semble avoir d'objet que la félicité de l'autre vie , fait encore notre bonheur dans celle-ci .
« Que , d'un côté , l'on se mette devant les yeux les massacres continuels des rois et des chefs grecs et romains ; et de l'autre , la destruction des peuples et des villes par ces mômes chefs: Timur et Gengis Kan qui ont dévasté l'Asie j et nous verrons que nous de- vons au christianisme, et dans le gouvernement , un certain droit politique , et dans la guerre , un certain droit des gens, que la nature humaine ne saurait en- core reconnaître (1). »
Le témoignage de Rousseau n'est pas moins remar- quable :
(f) Esprit des lois.
« Nos gouvernements modernes , dit-il , doivent in- contestablement au cliristianisme leur plus solide au- torité et leurs révolutions moins fréquentes. Il les a rendus eux-mêmes moins sanguinaires. Cela se prouve par le fait , en les comparant aux gouvernements an- ciens. La religion, mieux connue, écartant le fana- tisme, a donné plus de douceur aux mœurs chrétien nés. Ce changement n'est point l'ouvrage des lettres ; car, partout où elles ont brillé , Ihumanité n'en a pas été plus respectée : les cruautés des Athéniens , des Égyp- tiens , des empereurs de Rome , des Chinois , en font foi. Que d'œuvres de miséricorde sont l'ouvrage de l'Évangile ! que de restitutions , de réparations , la confession ne fait-elle pas faire chez les catholi- ques ! ( I ) »
Après avoir raconté en peu de mots l'établissement de la société chrétienne et son extension dans le monde, il nous reste à expliquer comment furent guéries les plaies de la société antique.
Nous avons dit que ces plaies étaient nombreuses et profondément enracinées. Nous en avons même signalé quelques-unes : l'aveuglement , l'attachement excessif à la terre, 1 ambition. Suivons ici le même ordre et montrons que le restaurateur de la société a fait suc-
(1) Emile.
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céder la vérité à l'erreur , l'abnégatioa à l'attachement terrestre , le sacrifice de soi-même à l'ambition.
Avant la naissance de Jésus , un voile épais enve- loppait le monde. Ce soleil de justice se lève, après une longue attente , sur la terre froide et ténébreuse , et la nuit de l'erreur lut peu à peu dissipée. L'unité d'un Dieu , une Providence attentive à nos besoins , le ver éternellement rongeur que le vice dépose dès cette vie dans notre àme , les délices du ciel , les consola- tions inséparables de la vertu , même dans cette vallée de larmes...; ces vérités capitales, qui font l'inébran- lable fondement d'une société heureuse, sont annon- cées désormais à tous les peuples de la terre. Au temps du paganisme , ces utiles et consolantes vérités n'étaient pas entièrement inconnues , mais elles res- taient cachées dans les temples, dans les écoles, dans les livres. Le prêtre les répétait à l'oreille du prêtre, le philosophe à l'oreille du philosophe, et le pauvre peuple les ignorait , lui dont l'àme n'est qu'aveugle- ment et souffrance. Le Christ est immolé , le voile du temple se déchire, et, du fond de son impénétrable sanctuaire, la vérité infinie se découvre à tous les re- gards. Dès lors la face du monde moral a été renou- velée : le soleil des intelHgences a lui au milieu des ténèbres, il les a pénétrées de toutes parts, et ses rayons bienfaisants ont porté la lumière et la vie au
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foud de la vallée comme au sommet de la montagne. Voyez-vous , au milieu des champs , ce pauvre petit pâtre qui garde tranquillement son troupeau ; appro- chez-vous de lui , et écoutez la prière que murmurent ses lèvres innocentes : avez-vous jamais rien lu de semblable dans les livres les plus renommés de la phi- losophie antique? Personne encore ne lui a parlé de Dieu , si ce n'est sa pieuse mère et le ministre de Jésus. Interrogez-le cependant sur toutes les vérités morales et religieuses , et il vous répondra de manière à vous confondre , si vous ne connaissiez déjà l'in- fluence des idées chrétiennes sur l'intelligence de l'homme.
Qu'on le remarque bien encore , car ceci est d'une importance extrême : les vérités que la foi grave dans le cœur de tous les hommes ne sont pas seulement des vérités spéculatives, ce sont des vérités pratiques. Je ne vois pas que les philosophes de l'antiquité se soient beaucoup occupés de faire accorder leurs actions avec les vérités qu'ils reconnaissaient et que quelquefois ils enseignaient. Bien penser était pour eux l'essentiel; peu leur importait de bien agir : Socrate meurt ido- lâtre, après avoir enseigné l'unité de Dieu. Il n'en est point ainsi de Jésus : ce qu'il enseigne , il le pratique et il le fait pratiquer à ses disci|)les. « Croyez, leur dit-il , et vous serez sauvés ! » Mais en même temps il
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ajoute : « Pratiquez! Faites ceci et vous vivrez! » ré- pète-t-il à ceux qui l'écouteut, après leur avoir expli- qué la sublimité de sa morale. Cela était nécessaire pour dissiper complètement l'erreur, car la vérité n'est pas entière là où Terreur est encore dans les actions; et même on peut dire que cet enseignement pratique est le seul à l'usage du peuple, c'est-à-dire de l'immense majorité des hommes. L'absence de cet en- seignement aurait suffi pour empêcher les doctrines de la philosophie antique de pénétrer dans les masses. La plupart ne savent pas lire, et, quand ils le sauraient, ils ne peuvent guère avoir un livre en main. La mo- rale qu'ils goûtent le mieux , c'est la morale en action ; le livre qu'ils ont toujours sous les yeux et qu'ils comprennent le plus facilement, c'est le livre des bonnes œuvres.
Une des vertus principales que Jésus est venu rap- peler à la terre , c'est le détachement des choses ter- restres. Un jeune homme est venu le consulter : « Si vous voulez être parfait, dit-il, vendez tout ce que vous possédez, et donnez-le aux pauvres. » Ceux qui le suivent ont renoncé à tout ; lui-même n'a pas où reposer sa tète. Cependant si une multitude épuisée de fatigue se presse autour de lui , vous le voyez puiser aussitôt dans les trésors de la divine libéralité. Les apôtres suivent l'exemjjle de leur maître; le nombre
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des chrétiens s'accroît de jour en jour , et l'Église com- mence à développer sa vaste hiérarchie. Comme les apôtres ont organisé l'administration des biens céles- tes, ils ont aussi organisé l'administration des Liens terrestres : ceux qui se convertissent vendent ce qu'ils possèdent et en apportent le prix aux pieds des apô- tres , pour n'avoir tous qu'une même fortune , comme ils n'ont tous qu'un cœur et qu'une àme. Cependant le nombre des fidèles est devenu si considérable et leur antique ferveur a tellement dégénéré que la communauté de biens serait désormais plus nuisible qu'utile. L'Église, inspirée par son chef, laisse à ses enfants l'admintstration de leurs biens; mais elle leur rappelle que ce dont ils n'ont pas besoin pour eux- mêmes , ils le doivent à leurs frères indigents , et que, si l'un d'eux périt faute de secours , ils se rendent cou- pables d'homicide. Et , pour rappeler davantage en- core le détachement des choses terrestres , il y a tou- jours un grand nombre de fidèles qui vivent dans un dénuement complet.
Il ne suffit pas, suivant la doctrine chrétienne, de se détacher de la terre ; le fidèle doit encore se détacher de lui-même. Dieu est le centre où doit aboutir et se perdre toute créature humaine; et, après Dieu, c'est le prochain. « Si quelqu'un veut venir après moi, disait Jésus, qu'il se renonce soi-même. » Il
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disait à ses apôtres : « Vous êtes appelés à éclairer et à sanctifier les peuples. Vous serez donc haïs, persé- cutés, mis à mort. Le premier parmi vous sera le der- nier, et le plus grand sera le serviteur de tous. ^ Cette belle et salutaire doctrine de l'immolation , Jésus ne se contente pas de l'enseigner, il la pratique. Sa vie est un sacrifice continuel. Du sein de son Père, il descend dans une étable , et c'est là qu'il reçoit les premières adorations. Il est au milieu des hommes. L'un d'eux vient à lui : « Seigneur, vous pouvez me guérir. — Je le veux , soyez guéri. » Un second : « Mon serviteur est malade. — ■ J'irai et je le guérirai. » Un troisième: « Seigneur , hàtcz-vous de venir , car celui que vous aimez est malade. » Ainsi se sont passés tous les jours de sa vie, qu'il vint, épuisé de fatigues et de souffrances, terminer sur le Calvaire. Et remarquez l'enseignement profond qui se trouve dans ce drame divin. 11 est roi. Eh bien ! son trône est une croix. Son sceptre est un roseau. Des épines forment sa couronne, ses sujets le méconnaissent, l'insultent; ils le torturent dans son corps et dans son àme. Cependant, il les bénit et il verse pour eux jusqu'à la dernière goutte de son sang.
Mais, s'il en est ainsi, qui donc se chargera du fardeau des grandeurs ?
Écoutez : trois jours après l'immolation du Christ ,
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il ressuscite glorieux. Quarante jours après sa résur- rection , il s'élève au ciel par sa propre vertu. Depuis ce timps, sa gloire a rempli le monde; et, au nom seul de Jésus , tout genou lléehit au ciel , sur la terre, et dans les enfers.
CHAPITRE V.
Hiérarchie catholique.
Plusieurs ennemis du catholicisme lui reprochent de ne plus être aujourd'hui ce qu'il était au commen- cement. Que veulent-ils dire? — Que le catholicisme a varié dans ses dogmes, dans sa morale , dans l'essence de sa constitution? — Rien ne serait moins fondé qu'un tel reproche. — Que sa puissante hiérarcliie s'est développée? — Rien n'est plus vrai; mais per- sonne ne doit s'en étonner.
Voyez l'homme à quarante ans : vous parait-il alors ce qu'il était dans le seiu de sa mère ? C'est le même
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cependant. Voyez l'arbre qui élève sa tète dans les airs et qui couvre la terre de ses rameaux : est-il à vos yeux ce qu'il était quand il fut déposé dans le sein de la terre ? Voyez tout ce qui sort de la main de Dieu : c'est un germe , quelquefois imperceptible. Il s'accroît peu à peu et il prend de continuels développements. Il en fut ainsi de l'Église. De peur que ce changement apparent ne fût , pour les faibles , un sujet de scan- dale , Jésus nous en a prévenus d'avance, et même il a pris le grain de sénevé pour terme de comparaison. Oui , nous ne pouvons le nier, l'Église catholique, ré- pandue aujourd'hui par toute la terre , c'est cet im- perceptible grain de sénevé que le Nazaréen a semé il y a plus de dix-huit siècles. Ce grain s'est développé rapidement ; il a pénétré profondément dans les en- trailles de la terre; il a étendu ses branches dans limmensité des cieux , et partout l'homme est invité à venir se reposer à son ombre.
Pourquoi d'ailleurs l'Église eût-elle étendu son vaste sein sur toute la terre , quand Dieu ne lui avait encore donné que quelques enfants à abriter et à nourrir? A quoi lui eût servi toute sa force physique , si je puis m.e servir de cette expression , quand il y avait en elle une puissance morale infinie? la vérité incarnée étant sur la terre , elle suflisait sans doute à l'enseignement et à la direction des fidèles. Jésus quitte
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la terre , et ses apôtres le remplacent. Formés par un Dieu , inspirés par un Dieu , ces ministres de l'Évan- gile ont moins besoin de la direction et de la surveil- lance d'un chef 5 cependant Pierre commence à exercer sa juridiction. Les apôtres et les disciples des apôtres disparaissent à leur tour, et aussitôt parait, comme par enchantement, l'Eglise catholique, avec sa vaste hiérarchie, qui en ferait encore la société la plus sage et la plus puissante , lors même qu'elle n'aurait point à compter sur l'assistance divine.
Remarquez, en effet : dans les plus petites villes, au milieu des campagnes , là où se trouvent seulement quelques maisons réunies , l'Église a établi un pasteur qui doit sacrifier au troupeau confié à ses soins ses goûts , son bonheur, son avancement , sa vie même. Ce pasteur a subi de longues épreuves ; jeune encore , il fut séparé du monde et renfermé dans le temple de Dieu. Là il s'est formé aux vertus les plus émiuentes du christianisme ; là il a prié , médité ; là il a recueilli dans son cœur les paroles divines pour les verser plus tard dans le cœur de ses frères. Avant de sortir de sa retraite , il a passé par tous les rangs inférieurs de la hiérarchie ecclésiastique. Par le premier ordre, l'E- glise lui a confié la garde du temple : cette main qui devait tenir un jour les clefs de la Jérusalem céleste a dû commencer par porter les clefs de la Jérusalem ter-
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restre. Comme lecteur, il a fait entendre sa voix timide sous la voûte sacrée , avant de la faire retentir comme prédicateur 5 comme exorciste, il a appris que l'homme peut tout contre l'esprit du mal avec le secours de la prière; comme acolyte , il a porté le flambeau, sym- bole de la foi qui devait plus tard brûler dans son cœur pour illuminer les fidèles; comme sous -diacre et surtout comme diacre , il a franchi les marches qui élèvent à l'autel, il a commencé à faire entendre la pa- role de Dieu. Il est prêtre enfin , et dès ce moment il ne s'appartient plus, il est l'homme de Dieu et du peuple. Quelquefois, avec l'humble titre de vicaire, un ami , un frère est auprès de lui pour l'aider à rem- plir ses fonctions pastorales. La plupart du temps, il est seul. Quel est alors son consolateur et son conseil? Celui qui , tous les jours , descend du ciel à sa voix pour reposer sur l'autel et dans son cœur. Cependant il pourrait errer encore et égarer avec lui quelques fidèles. Aussi combien de garanties nouvelles contre sa fragilité!
Au centre d'une multitude de petites églises est une église plus vaste qui les domine. Là, sur un siège plus élevé que celui des pasteurs inférieurs , se trouve l'évêque , que Dieu n'a placé si haut que pour être le dispensateur de ses dons. Voyez-vous combien d'é- glises sont unies à celle-ci par les liens de la foi!
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voyez-vous comme, en échange de leur soumission, elle leur communique la lumière qui lui vient de plus haut et toutes les grâces dont Dieu la rend déposi- taire! Avant d'avoir été clioisi pour occuper dans l'E- glise cette place élevée , l'évèque s'est distingue , de- puis longtemps , des autres membres du clergé par une science profonde et par une éminente sainteté. 11 est désigné par tous les suffrages. Lui seul se mécon- naît. Il prend la fuite , il se cache , il met en œuvre tous les moyens imaginables pour échapper aux hon- neurs qui l'attendent. Enfin la volonté de Dieu s'est clairement manifestée, et il est obligé de se soumettre. Le voyez-vous s'avancer au milieu des fidèles ! sa tête est inclinée, comme courbée déjà sous le fardeau sacré. L'excès des sollicitudes a de bonne heure ridé son visage. Il n'est qu'au milieu de sa carrière , et vous le voyez marcher à l'autel, appuyé sur son bâton pas- toral , comme l'homme avancé en âge que bientôt la mort va réunir à Dieu. Quels sont donc ces religieux vieillards qui entourent avec lui le trône de l'Agneau? Ce sont les anciens des prêtres, incapables désormais de combattre dans la plaine, ils se sont retirés sur la montagne , et là ils élèvent leurs mains vers le ciel , tandis que leurs frères , plus jeunes , assurent le triomphe du peuple de Dieu. Ils ont connu toutes les difficultés du ministère sacerdotal , et ils apportent
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à l'évêque le fruit de leur expérience. Parmi ces vieil- lards , vous avez remarqué quelques jeunes prêtres : ce sont des hommes qui , eu peu de temps , ont par- couru une longue carrière. L'union de la science et de la vertu dans un homme , n'est-ce pas pour lui une vieillesse , et la plus respectable de toutes? Mieux que la vieillesse ordinaire, la science nous a fait vivre dans le passé; mieux que la vieillesse ordinaire, la vertu nous détache des sens et nous rapproche de Dieu.
Vous venez de contempler l'église métropolitaine. Elevez encore les yeux et voyez : cette église , qui s'ap- pelle église-mère , et qui l'est relativement à un grand noml)re d'autres , devient elle-même une partie pres- que imperceptible par rapport à une unité plus con- sidérable : je veux parler de l'union des fidèles , de la société catholique répandue par toute la terre. La clef de voûte de ce vaste et saint édifice , c'est le souverain pontife. De qui reçoit-il son pouvoir? — De celui qui lui ordonne de paître les agneaux et les brebis. — Qui le choisit parmi les hommes? —Les plus expérimentés, les plus saints d'entre les prêtres , les princes de l'É- glise rassemblés de toutes les parties de la terre pour cette importante élection. Celui qui monte sur le trône pontifical a dû passer par toutes les fonctions du sa- cerdoce chrétien. Il est ordinairement à cet âge où l'àme , se dépouillant des sens , semble se mettre en
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contact plus immédiat avec la Divinité. Cependant, de peur que la passion n'ait encore quelque prise sur cette àme longuement éprouvée, il est toujours entouré du sénat chrétien qui l'a élu et qui l'assiste de ses conseils et de ses prières.
Parlerai-je ici de ces conciles où se traitent les ques- tions les plus importantes relativement à la religion et à l'humanité? Parlerai-je de ces communautés de tout genre dont les constitutions vieillies ont encore tant de force et sont un objet d'admiration pour le philoso- phe qui les étudie sans passion ? Et le courageux mis- sionnaire, n'appartient-il pas aussi à la hiérarchie ca- tholique? Placé hors des rangs et Tœil fixé sur ses chefs , il est toujours prêt à voler au plus fort du danger pour la gloire et les intérêts de la patrie.
La hiérarchie catholique que nous venons d'es- quisser ici en peu de mots s'est fait remarquer dès les premières années de l'Eglise. Cette organisation puissante s'est-elle formée au hasard sur les débris du monde païen , tandis que tout s'affaissait , que tout croulait sur la terre? A-t-elle pu se développer, arri- ver d'elle-même à son entier perfectionnement parmi les ténèbres du moyen âge? Non assurément. Elle vient donc de Dieu ; et voilà pourquoi elle excite à ce point notre admiration.
CHAPITRE n.
Le prêtre au village.
Une des plus toucliantes figures de notre civilisation chrétienne , c'est l'homme évangélique , l'humble curé de campagne. Il vit et meurt inconnu. Jamais on ne le Yoit parvenir à cette immortalité que le monde donne. Peu répété pendant sa vie , son nom ne l'est plus du tout après sa mort. Cependant le nom commun de curé sous lequel se cache son nom propre, ce nom éveille dans tous les cœurs des sentiments d'estime et de bienveillance. Ce type du bon pasteur avec lequel se confond ordinairement son image se trouve dans toutes
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— Tô- les imaginations. Il n'y a point de sculpteur qui ne lui ait élevé une statue , pas de peintre qui pour lui n'ait broyé ses plus expressives couleurs , pas de poète qui n'ait brûlé devant lui quelques grains d'encens. Qui n'a lu mille fois , qui n'a gravé dans sa mémoire , dès sa plus tendre enfance , ces beaux vers de Delille :
Voyez-vous ce modeste et pieu'c presbytère? Là vit riiomine de Dieu, dont le saint ministère Du peuple réuni présente au ciel les vœux , Ouvre sur le hameau tous les trésors des cieuv ; Soulage le malheur, consacre l'hyménée, Bénit et les moissons et les fruits de l'année ; Enseigne la vertu , reçoit l'homme au berceau, Le conduit dans la vie et le suit au tombeau. Par ses sages conseils, sa bonté, sa prudence, Il est pour le village une autre Providence. Quel obscur indigent échappe à ses bienfaits? Dieu seul n'ignore pas les heureux qu'il a faits. Souvent dans ces réduits où le malheur assemble Le besoin , la douleur et le trépas ensemble , 11 parait , et soudain le mal perd son hoiTeur; Le besoin , sa détresse, et la mort, sa terreur. Qui prévient le besoin prévient souvent le crune. Le pauvre le bénit , et le riche l'estime; El souvent deux mortels, l'un de l'autre ennemis, S'embrassent à sa table et retournent amis.
Lors de sa défection du catholicisme , qui avait fait sa gloire , le plus fécond et le plus brillant de nos poètes n'a point oublié le curé de village; il l'a même choisi pour sujet de son poème. Avec quel enthousiasme
il en a parlé ! c'est une ombre de Dieu , dit-il dans son style rempli d'images. Il nous le représente encore abaissant pour nous les hauteurs divines, élevant l'humanité et faisant toucher le ciel aux plus petits enfants. Les écrivains les plus hostiles à la religion ont souvent respecté le curé de campagne ; ils ont eu .--f^our lui des chants d'estime et de reconnaissance. Qui ne l'aimerait, en effet, après avoir appris à le connaître ?
Yo} ez-vous cette maison un peu plus vaste que les autres maisons du village et placée à côté de l'église , c'est le presbytère. Le prcMre est là auprès de Dieu, comme un serviteur fidèle auprès de son maitre, pour mieux entendre sa voix quand il l'appellera à son service, ou qu'il lui commandera de voler au se- cours de ses frères. Entrons, car auprès de lui, comme auprès de Dieu , l'accès est facile à tous. Il nous accueille avec bouté. Je vois dans tout son exté- rieur je ne sais quel mélange de simplicité et de no- blesse, d'affabilité et de réserve , de joie et de tristesse. En effet, il est l'homme du peuple et de Dieu; il appelle à lui tous les hommes, et il s'en tient à une certaine distauce ; sa mission est d'éveiller dans les cœurs , selon le besoin, des sentiments d'allégresse ou de douleur. Il parle , et la douce persuasion coule de ses lèvres avec ses paroles pleines de simplicité et de
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sens. S'il était permis de comparer la parole humaine à la parole divine , je dirais que son langage , modeste et noble tout à la fois , rappelle l'Évangile , dont le prêtre fait habituellement sa lecture.
Presque toutes les visites qu il reçoit ont rapport à son ministère : c'est un fils qui vient lui annoncer la mort d'un père vertueux ; et, après avoir compati à sa douleur, il lui rappelle la \ie plus heureuse dont nous jouissons après celle-ci. C'est un pauvre qui implore sa charité , et, en lui donnant le morceau de pain dont le corps se nourrit , il donne aussi à son âme le pain de la parole diviae. C'est un riche qui lui apporte des secours pour ses pauvres, et il le bénit; et, à l'exemple de son divin îlaître , il regarde comme fait à lui-même ce qui est fait au moindre des siens.
Ses revenus ne sont pas considérables. Il n'a pour toute fortune que les modiques aumônes des fidèles et l'aumône un peu plus forte du gouvernement; mais il est riche d'une grande économie , et de tout ce qu'il reçoit, il prélève une part beaucoup plus considé- rable pour les besoins d'autrui que pour ses propres besoins. On ne voit dans sa maison , comme dans sa personne , ni ce luxe qui attache le cœur aux choses de la terre, ni cette misère qui souvent le dégrade. Quelques tableaux de piété sont le principal ornement de sa chambre. C'est le bon pasteur, qui a couru long-
temps après la brebis égarée, et qui, l'ayant retrou- vée, la rapporte au bercail, tout épuisé de fatigues. Souvent il Y arrête ses regards, et, après avoir réflé- chi quelque temps, il les reporte sur lui-même en se disant : « Voilà le modèle que je devrais imiter ! » C'est la Yierge Marie , tenant dans ses bras l'enfant Jésus, qu'elle a porté pendant neuf mois dans son sein. En la regardant , le prêtre se dit : « Il y a plus de vingt ans que , tous les jours , le Fils de Dieu descend dans mon cœur. Cependant, je suis bien éloigné d'avoir la perfection de cette fille de Nazareth, <> Ce sont les apôtres Pierre et Paul : en pensant à tout ce qu'ils ont fait , le prêtre dit quelquefois : « Ils ont renversé l'i- dolàtrie , ils ont élevé sur ses ruines l'étendard de la croix , et moi je ne saurais le défendre et le mainte- nir ! » Enfin , c'est le portrait de sou prédécesseur ; cette figure douce et vénérable suggère encore à sa modestie de salutaires réflexions. « 11 y avait autrefois plus de piété dans ma paroisse. C'est sans doute que celui qui en était alors chargé avait beaucoup plus de vertu. »
A côté de sa chambre est sa bibliothèque. C'est là que vous le trouvez habituellement, quand il n'est point avec Dieu ou avec ses paroissiens. Il y passe une grande partie du jour, et il y reste encore bien avant dans la nuit. Oh! comme il est lier, comme il est heu-
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reiix de vivre avec tous ces grands hommes qui ont fait la gloire et le bonheur des siècles passés! Il les rap- pelle par la pensée; il les voit dans leurs œuvres, comme on voit Dieu dans la création. Il les interroge, il interroge leurs contemporains : «Par quelle voie se- crète se sont-ils élevés au-dessus du reste des hommes , et comment ont-ils exercé sur leur siècle cette heureuse intluence qui est la plus belle partie de leur gloire ? » Il recueille avidement leurs réponses; il veut profiter de leurs conseils ; il suit avec empressement les sen- tiers si noblement tracés. Mais hélas ! il hésite , il chan- celle, il se sent arrêté à chaque pas. Le plus petit oiseau , h qui l'attentive Providence a donné des ailes, peut aussi fendre les airs ; il n'y a que l'aigle robuste qui puisse planer vers les cieux. Ne pouvant agir seul , il les appelle à son aide ; il s'approprie leurs pensées ; il y joint les siennes; il compare les unes avec les au- tres. Qu'est-il donc auprès de ces hommes qui ont jeté dans le passé une lumière si vive , qu'elle brille encore de tout son éclat longtemps après leur mort? Que sont ses œuvres auprès de leurs œuvres? ce qu'est l'ombre auprès de la réalité? ce qu'est l'humble ar- brisseau inconnu dans la plaine auprès de l'arbre élevé qui étend au loin son feuillage et ses fruits? Il ne l'i- gnore pas lui-même. Peu lui importe, cependant, pourvu qu'il fasse valoir le talent que Dieu lui a con-
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fié, et qu'il se rende utile aux hommes en raison de ses forces.
Dieu et riuiinanité , voilà le double but de ses études, et ce double l)ut n'en est qu'un véritablement. Vous aimerez Dieu de tout votre cœur, a dit la charité chré- tienne ; c'est là le premier et le plus grand comman- dement. Voici le second : Vous aimerez le prochain comme vous-même, pour l'amour de Dieu. Ce second commandement est semblable au premier , ou plutôt il n'est qu'un avec lui. Vous apprendrez à connaître Dieu , a dit la foi chrétienne ; c'est là mon premier et mon plus grand commandement. Et voici mon second : Vous apprendrez à connaître les hommes , qui sont les créatures de Dieu. Ce second commandement est sem- blable au premier, ou plutôt il n'est qu'un avec lui.
Le prêtre se livre aussi à l'étude des sciences impro- prement appelées profanes , puisque rien n'est profane de ce qui vient de Dieu. Ce n'est ni par vaine gloire ni pour satisfaire ambitieusement ce vaste désir de con- naître qui est en nous et que rien ne satisfera jamais, si ce n'est la vérité même, quand nous la posséderons pleinement; mais c'est parce qu'il voit eu elles une ombre de Dieu ; c'est parce qu'il les regarde comme des moyens puissants d'élever l'esprit et le cœur vers les cieux. Perfectionner son âme, c'est faire une œu- vre sainte, car c'est coopérer à l'action de Dieu. Per-
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fectionner son intelligence, son imagination, son ju- gement, n'est-ce pas aussi faire une œuvre sainte, puisque c'est coopérer à l'action de Dieu?
Si j'ai représenté le curé de campagne consacrant à l'étude une grande partie du jour, c'est qu'il est moins occupé que le prêtre l'est ordinairement dans les villes aux saintes fonctions du ministère. Il vit dans le monde, et son esprit est solitaire; c'est un religieux séculier; c'est lui peut-être que la Provi- dence appelle aujourd'hui à continuer cette noble et sainte défense de la religion , dont les communautés savantes se chargeaient autrefois. Il n'a point à sa disposition ces trésors de science , ces bibliothèques universelles qui se trouvaient dans les communautés et qui sont aujourd'hui dans les villes, mais, d'un autre côté, le grand livre de la nature semble se déployer plus largement à ses yeux : quelle source de pensées dans ce livre immense, dont les pages tou- jours s'effacent et toujours se remplissent.
Que j'aime à me représenter le curé de campagne se promenant seul dans son jardin et méditant les paroles de justice et d'amour qu'il dira plus tard à son troupeau! C'est ordinairement vers le soir, après le repas ; cette promenade est pour lui une récréation en même temps qu'un exercice religieux. 11 va d'ar- bre en arbre , de fleur en fleur; il admire, il remercie
Dieu de ses dons. Quand c'est à la saison des fruits, il voit son dessert suspendu aux branches des arbres par la divine Providence. Il s'approche; le fruit, suffi- samment mùr, semble s'être détaché de lui-même, et il s'imagine le recevoir immédiatement de la main de Dieu.
Que j'aime surtout h me le représenter dans le tem- ple , solitaire , lisant et priant au pied des autels ! La prière achevée, il se recueille encore, et, se re- présentant Dieu par la pensée , il s'entretient avec lui comme un ami avec son ami. Après lui avoir exposé ses propres besoins , il lui parle des besoins nombreux de ses paroissiens; et, quand au jour de repos il les voit rassemblés dans le temple , il leur dit tout ce que l'Esprit de Dieu lui a sug:géré pour leur bonheur.
Jusqu'ici nous avons considéré le curé de cam- pagne dans son intérieur. Ne le perdons point de vue, et étudions-lç dans ses rapports avec ses pa- roissiens.
Jim.
V
CllAl'lTiîE VU.
Action du prêtre sur l'intelligence ignorante.
Toutes les fois que le curé de campagne n'est point appelé ailleurs par les devoirs de son ministère , il est à l'autel ; il y est à la naissance du jour, pour offrir à Dieu le mystérieux sacrifice de l'Agneau toujours vivant et toujours immolé. La cloche du village a fait entendre au loin sa voix bien connue , et plusieurs personnes sont venues aussitôt se ranger autour de l'autel pour adorer et prier avec le prêtre. C'est le laboureur inva- lide qui , après avoir fécondé longtemps la terre de ses sueurs , vient demander à Dieu de lui donner cette
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merveilleuse fertilité à laquelle ses bras ne peuvent plus contribuer. Il comprend aujourd'hui bien des choses qu'il ue comprenait pas alors. Oh ! s'il pouvait revenir aux jours de sa première jeunesse! si du moins ses enfants voulaient profiter de son expé- rience !... C'est la mère affligée qui est venue solliciter quelques grâces pour ses enfants. Il y a évidemment plus de piété dans le cœur d'une femme que dans le cœur d'un homme. Ce n'est pas seulement parce qu'il y a en elle plus de sensibilité ; c'est aussi parce qu'elle aime plus tendrement ses enfants. La piété, c'est l'u- nion du cœur avec Dieu ; ne devons-nous pas trouver naturel qu'une femme vienne souvent s'entretenir avec Dieu de ses inquiétudes maternelles ? Enfin , c'est la jeune fille pieusement agenouillée au pied de la sainte table; de temps en temps la mère a jeté sur elle un regard de complaisance.
Est-ce que Dieu pourrait ne pas exaucer leurs priè- res? il y a en eux tant d'innocence et de simphcité ! Ils se sont réunis an nom de Jésus , et ils l'ont vu descendre au milieu d'eux, accomplissant ainsi à la lettre la promesse que cet ami des hommes avait faite autrefois à ses disciples. Le prêtre est chargé de leurs vœux , et il les dépose dans le cœur de l'Agneau. A la fin du sacrifice, il rappelle l'Incarnation du Verbe et son séjour au milieu des hommes. 11 répèle donc
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ces paroles si caractéristiques de l'Évangile : « Il était la véritable lumière qui illumiue tout homme venant en ce monde. >> Tournant les yeu.v sur lui-même , le curé de campagne doit se dire : « En cela , comme en beau- coup d'autres choses , le Christ est le modèle que je dois imiter ; je suis aussi la lumière véritable qui il- lumine tout homme venant en ce monde. Par suite de leur position et de leurs travaux , ceux qu'il m'est ordonné d'éclairer se trouvent, encore plus que les autres hommes, plongés dans les ténèbres. Mallieur donc à moi! trois fois malheur, si je ne remplis pas dignement la charge qui m'est imposée par le souve- rain dispensateur de toutes choses! »
Le temple s'ouvre. Un enfant est apporté sur les fonts baptismaux. Dans quel état nous voyons ce pau- vre roi de la création ! Il s'agite en tous sens , et rien en lui ne dirige ses mouvements. Cependant il y a sous cette enveloppe extérieurement méprisable une àme destinée aux plus sublimes fonctions. Elle ne comprend rien , elle ne sait rien ; mais bientôt la lu- mière percera les ténèbres épaisses dont elle est envi- ronnée, riiorizon intellectuel s'étendra continuelle- ment devant elle, jusqu'à ce qu'enfin elle devienne capable de tout connaître , de tout approfondir. Elle ne sent point encore , rien ne s'est remué en elle ; mais le sentiment se développera peu à peu avec l'intelli-
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gence , et bientôt elle trouvera au fond de son être la source de la plus tendre affection , du dévouement le plus héroïque. Elle est si profondément ensevelie dans les sens , que nous avons besoin du céleste flambeau de la foi pour nous assurer de son existence ; cepen- dant elle a été créée à l'image de Dieu , qui est esprit , et elle est appelée à jouir dans l'autre vie de l'immor- talité qu'elle semble posséder quelquefois, dès cette vie , comme par anticipation.
Qui donc parlera à ce chaos intellectuel pour en faire jaillir la lumière? qui soufflera l'esprit de vie sur cette àme inerte ? qui l'introduira dans son domaine ? qui lui nommera ses possessions? qui lui parlera de Dieu , des hommes ses semblables , de tous les êtres avec lesquels elle doit plus tard se trouver en rela- tion? qui déchirera le voile abaissé sur ses yeux? qui lui dira : Regarde et comprends? Les moyens dont se sert la divine Providence pour initier une àme à la vie sont en grand nombre ; mais , il est aisé de le voir, le plus noble , le plus efficace , surtout dans les cam- pagnes, c'est le ministère de l'Église, qui n'est en cela que le ministère du prêtre. Le voyez-vous , avec un livre à la main , à côté de l'enfant qu'il baptise : il chasse loin de lui l'esprit de ténèbres ; il appelle l'esprit de lumière; il prononce de saintes paroles, que cet enfant ne peut entendre , mais que d'autres
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entendent pour lui, et qui lui seront un jour répé- tées.
L'enfant a grandi; les ténèbres se dissipent dans son esprit, et la lumière commence à paraître. Cepen- dant son intelligence semble ne pas s'être encore déve- loppée. Il élève les yeux au ciel , et il ne sait point en comprendre la magnificence ; il les abaisse sur la terre, et il ne sait point en apprécier les ricbesses. Qui donc l'aurait initié à ces connaissances intellectuelles? Son père , sa mère , ses iVères , tous ceux avec qui il fut babituellement en rapport jusqu'ici ont été trop occupés de la culture de la terre et des besoins de la famille pour s'occuper de son instruction. D'ailleurs, sont-ils en état d'instruire les autres? sont-ils eux- mêmes suffisamment instruits? Évidemment non. Comment donc se formera cet enfant? Il y au village, comme dans toutes les parties du monde catholique , un prêtre chargé de l'enseignement religieux. Ce prê- tre l'appelle au temple , et il lui met en main le caté- chisme , ce code vulgaire de la plus haute philosophie, cet alphabet de la sagesse divine , pour me servir des expressions justes et énei'giques d'un de nos poètes.
Entrez dans l'église du plus petit village; adressez au pauvre enfant du laboureur les questions les plus importantes de la religion et de la morale. L'enfant répond d'une manière plus satisfaisante que ne pour-
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rait le faire le génie abandonné à ses propres forces. Qui donc l'a formé, cet enfant? qui lui mit sur les lèvres ces étonnantes réponses? Vous ne l'ignorez pas : c'est le curé de village. Aussi que de patience, que de soins, que du prières ! Le voyez-vous entouré de ces nombreux enfants qu'il punit par un regard sévère , qu'il récompense par un sourire? L'entendez- vous ré- péter, pour la centième fois , cette importante ques- tion à laquelle plusieurs n'ont point encore répondu d'une manière satisfaisante? Remarquez-vous combien son langage est simple ! comme il a cherché , dans toute la nature, les objets de comparaison les plus propres à faire impression sur son jeune auditoire ! Et, en cela , quel mérite de sa part ! il n'est accoutumé qu'à de hautes pensées. Le matin encore il a médité profondément sur les mystères les plus difficiles du christianisme. Pendant le saint sacrifice, son àme s'est unie à Dieu ; elle a entretenu longtemps commerce avec les cieux. Tout à coup la cloche sonne ; une foule de jeunes intelligences se pressent autour de lui, deman- dant le pain de la parole. L'esprit du prêtre quitte les cieux ; il descend sur la terre. Son intelligence, dégagée des sens , s'incarne de nouveau ; son verbe aussi se fait enfant , si je puis m'exprimer ainsi , pour se met- tre à la portée de ceux à qui il s'adresse et qu'il veut gagner à Dieu. La mère qui berce avec amour son
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jeune enfant sur ses genoux et qui lui apprend à bé- gayer quelques mots à sa portée , est , dans l'ordre physique, ce qu'est, à nos yeux, dans l'ordre intel- lectuel et moral , l'humble et charitable pasteur qui enseigne à ces jeunes intelligences les premières vérités de la religion.
Sous ce rapport du moins , il avait bien connu le cœur du prêtre le poète qui a mis dans la bouche d'un curé de campagne les beaux vers que je ne puis m'abs- tenir de citer.
Je me dis que je vais donner à leur e?prit L'immortel élément dont l'ange se nourrit , La vérité , de l'homme incomplet héritage , Qui descend jusqu'à nous de nuage en nuage , Flambeau d'un jour plus pur que les traditions, Passant de main en main aux générations. Puis , je pense tout haut pour eux ; le cercle écoute , Et mon cœur dans leur cœur se vprse goutte à goutte.
Cet enfant qui, pendant plusieurs années, a suivi si régulièrement les instructions du catéchisme , vous le voyez partager désormais avec sou père les rudes travaux de la campagne. Cependant il n'est point abandonné pour cela du sage pasteur dont il fut long- temps la joie et l'espérance. Et quand donc cesserait-il d'avoir besoin des instructions du prêtre? Serait-ce dans la jeunesse , lorsque l'orage des passions remue
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son cœur, obscurcit sou intelligence? Serait-ce dans l'âge mùr, lorsque , tout occupé de ses pénibles tra- vaux et des besoins nombreux de sa famille , il est en si grand danger de perdre de vue la pensée de Dieu ? Serait-ce dans la vieillesse , lorsque la mémoire s'affai- blit, l'intelligence s'éteint, le cœur se dessèche, le corps s'affaisse ; lorsque l'homme entier se mine rapi- dement et tombe sous les coups de la mort? La parole du prêtre , du curé de campagne surtout , doit donc être une instruction continuelle. Cette instruction ne sera ni longue ni difficile à comprendre. Elle consistera dans une réflexion , dans une parole ; mais enfin cette réflexion , cette parole fera impression sur l'àme et la portera à Dieu.
Entendez-le au tribunal de la pénitence; considé- rez-le à l'autel , à la table sainte ; suivez-le dans ses processions , dans ses vî^ites aux malades ; entrez avec lui dans cette enceinte funèbre où il va rendre à la terre notre dépouille terrestre; partout vous le verrez profiler d'une occasion favorable pour faire arriver jusqu'à l'àme cette parole sainte qui l'éclairé.
C'est surtout dans la chaire sacrée que le curé de campagne se montre l'utile précepteur de ses parois- siens. « Mes amis, leur dit-il, c'est faire assez pour le corps que de travailler pendant six jours à lui pro- curer la nourriture dont il a besoin. Aujourd'hui vous
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devez vous occuper exclusivemeut de donner à l'esprit l'aliment nécessaire. Avec quelle activité je vous ai vus tous remuer la terre ! avec quel soin je vous ai vus arracher de son sein les épines , les ronces , les herbes dangereuses ou inutiles qui empêchent le bon grain de croître et de porter son fruit! Il y a une culture non moins nécessaire : c'est la culture de votre àme. Vous devez la travailler j vous devez affaiblir, faire disparaître entièrement , s'il est possible , les mauvais penchants , les vices qui se nourrissent de sa substance la plus pure, qui empêchent la vertu de croître et de porter ses fruits. » Puis il leur peint , avec les cou- leurs les plus frappantes , l'odieux du vice et les char- mes de la vertu. Tantôt il leur parle de l'avarice, de ce vice honteux qui les attache trop fortement à la terre , et qui ensevelit dans la boue de ce monde l'àme immortelle que Dieu a faite pt)ur les cieux. Tantôt il les entretient de la colère , de ce vice dangereux qui les pousse hors d'eux-mêmes , qui les irrite souvent contre des êtres tendrement aimés , contre des objets inanimés , contre eux-mêmes , tant il est vrai que la colère est une folie de quelques instants. Quelquefois il s'élève contre l'impiidicité et ses suites funestes. La rougeur sur le front, il leur montre le feu impur atta- quant, comme une gangrène, l'esprit, le cœur, le corps , l'homme tout entier, et poussant de plus en
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plus à la dissolution ces créatures que Dieu appelle à une spiritualité toujours croissante. Une autre fois , il leur expliquera leurs devoirs envers Dieu et envers la société. 11 leur montrera la liaine versant dans tous les cœurs son poison mortel, l'amour au contraire em- brassant tous les hommes dans ses douces étreintes et faisant de la terre un paradis anticipé.
Est-il toujours éloquent , le curé de campagne qui sait remplir ses devoirs? Oui, sans doute. Le rhéteur qui l'entendrait n'en porterait pas un autre jugement, car il le regarderait comme un homme de bien traitant^ son sujet d'une manière convenable. Ses paroissiens le jugent encore plus favorablement, car ils le regar- dent comme un saint parlant de la religion d'une ma- nière divine. Et quelles sont donc les sources de son éloquence? — La Bible et son cœur.
Rarement le curé de campagne restera une semaine entière sans parler de Dieu à ses paroissiens. Pendant ce long intervalle , Tignorance ferait , dans ces âmes sim- ples et quelquefois grossières , de trop rapides progrès. S'ils ne viennent ni au presbytère, ni à l'église, il ira lui-même les trouver ; il les visitera dans leurs maisons, au raiheu de leurs travaux champêtres; il se mêlera à leurs conversations. Sont-ils tristes? il s'attristera avec eux. Sont-ils dans la joie? il se réjouira aussi. Il s'in- téressera véritablement à tout ce qui les intéresse. Il
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se fera tout à tous ; et , pour placer convenablement un seul mot de Dieu , il restera , si cela est nécessaire , des heures entières avec eux. Il a encore parfaitement compris et rendu ce devoir du curé de campagne, le poëte que nous avons cité plus haut :
Mon bréviaire à la main, je vais de porte en porte, Au hasard et sans but, comme le pied me porte ; M'arrétant , plus ou moins , un peu sur chaque seuil, A la femme, aux enfants, disant un mot d'accueil; Partout portant un peu de baume à la souffrance , Au\ corps quelque remède, aux âmes l'espérance, Un secret au malade , aux partants un adieu , Un sourire à chacun, à tous un mot de Dieu.
Avant de quitter le presbytère , renfermé dans le secret de son cabinet, il était peut-être occupé aux méditations les plus profondes sur Dieu ou sur la na- ture. Les hautes pensées qui se seraient alors élevées dans son àme n'auraient point été dissipées pendant sa marche. Au contraire, il se serait senti encore plus vivement pénétré des attributs de la Divinité à la vue de ses œuvres. En arrivant au seuil de la pauvre ca- bane , il dit à toutes ces pensées qui remplissent son ùme et loccupent exclusivement : Disparaissez un in- stant et ne venez point me distraire , car je vais encore m' occuper de Dieu , et d'une manière plus méritoire. Pendant qu'il s'entretient avec ses paroissiens des sim-
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pies travaux de la campagne, toutes ces pensées se sont présentées à lui avec d'autant plus d'intensité, qu'elles ont été plus fortement comprimées; mais, à chaque fois, il les refoule jusqu'au plus profond de son àmc.... Coiiiprcnez-vous la grandeur de ce dévouement?
En quittant la maison , il laissera , sans trop le faire remarquer, un ])etit livre entre les mains d'un enfant qui déjà commence à lire. L'enfant le reçoit avec re- connaissance ; il le lit dès le soir même , et plusieurs fois dans la suite , en présence de ses parents , de toute sa famille. Savcz-vous ce que contient ce livre? — Ce que le prêtre leur a dit mille fois sur Dieu , sur les hommes. Ces pauvres gens pourraient facilement l'ouhlier ; mais le livre est resté auprès d'eux pour confirmer et développer l'instruction donnée.
Il y en a qui se disent les précepteurs universels du genre humain , et qui se plaignent de ne trouver dans le prêtre ni coopération ni sympathie. A ceux-là, je réponds : Voyez ce qui se passe dans les campagnes : qui donc éclaire ces pauvres intelligences exclusive- mont occupées des choses matérielles, si ce n'est le prêtre? Sa voix ne peut tomber de plus haut; elle vient du ciel. Elle ne saurait faire plus d'impression sur riiommc; elle parle à toutes ses facultés. Elle ne saurait proclamer des vérités plus importantes et plus élevées ; elle ne parle que de Dieu et de ce qui
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le concerne. Quel enseignement comparerez-\ous à l'enseignement du curé de campagne? Est-ce la doc- trine de ces écrits immoraux qui percent quelquefois dans les campagnes , et dont le but évident est d'é- branler, de détruire même entièrement les vérités fondamentales de la religion et de la société? Sont-ce les déclamations de ces novateurs impies qui soulè- vent la terre contre le ciel , sans remarquer qu'elle va retomber sur eux et les écraser?
Un homme peut aider efficacement le prêtre à pro- pager dans les campagnes la civilisation et le bonheur; c'est l'instituteur pénétré de l'importance de ses fonc- tions. Comme le curé de village , il est Ihomme de Dieu et l'homme du peuple. Qu'il sache donc toujours comprendre et remplir sa mission.
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CHAPITRE VIII.
Action du prêtre sur l'homme terrestre.
Par suite des lois de l'attraction , le corps retombe nécessairement vers la terre, et s'y attache de tout son poids. Quelque propension que notre âme ait à s'élever, intimement unie au corps, elle est toujours plus ou moins inclinée vers la t^rre. Maintenu dans de justes bornes , cet attachement de tout notre être à la terre est légitime, il est nécessaire. N'est-elle pas notre de- meure pendant les jours d'épreuves , comme le ciel le sera au temps des récompenses ? Nous l'arrosons de nos sueurs ; elle répond à toutes nos fatigues par d'i- népuisables bienfaits. Dieu sans doute est la source
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première de tous ces bienfaits ; mais elle est l'instru- ment dont il se sert pour les faire arriver jusqu'à nous. Pendant quelques jours de l'année, la terre resserrée par le froid a cessé de produire; c'est Dieu qui lui ordonne de se reposer. Attendez un instant : au temps marqué par la divine Providence , les tièdes ondées du printemps l'ont amollie, un souffle bien- faisant la féconde, et tout ce qui respire ici-bas a tressailli à la vue des merveilles qui se sont opérées dans son sein et à sa surface. Si la terre est la mère commune de tous les hommes pendant la vie, elle l'est encore à la mort. A peine avons-nous cessé de vi- vre , qu'elle ouvre son sein pour nous recevoir, et elle nous gardeprécisément jusqu'au jour de l'universelle résurrection.
Cependant, lorsque l'homme s'attache trop forte- ment à la terre , cet attachement devient dangereux , condamnable. Ce n'est plus Dieu , c'est elle qu'il voit dans toutes ces merveilles qui s'offrent à ses regards. Ce n'est plus Dieu, c'est elle qu'il aime. Par une con- séquence nécessaire , le corps qui cultive la terre est tout pour lui , etl'àme n'est rien. Il ne vit désormais que de la vie matérielle , la vie spirituelle n'est plus qu'un mot ; il cesse même d'en avoir une idée vé- ritable. Quand le corps s'affaiblit et s'affaisse , il dit aux siens un éternel adieu , et il se couche dans
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la terre sans regarder le ciel et sans penser au réveil.
L'habitant des campagnes est exposé surtout à pousser à l'excès cet amour de la terre; c'est lui qui la cultive, qui l'arrose de ses sueurs. Tous les jours il peut admirer la magnificence de sa parure , la gran- deur et la variété de ses richesses ; elle est sa mère, à lui, d'une manière particulière, et il aura pour elle un attachement particulier. Il était donc nécessaire qu'une voix amie et puissante répétât incessamment à ses oreilles ces paroles salutaires : « Souviens-toi, ô homme, que tu n'es pas seulement poussière, mais que tu viens de Dieu et que tu retourneras à Dieu. » Cette voix, c'est la voix du curé de campagne.
Un enfant vient de naître dans la cabane du labou- reur. Cet enfant souffre, il se plaint continuellement; il demande qu'une main amie le caresse, qu'une douce voix le console. Il est nu, et son corps débile a besoin d'être réchauffé, enveloppé; il est faible, et il a besoin d'être soutenu. Sa constitution frêle demande une nourriture continuelle et choisie , et il est incapable de se la procurer. En un mot, il ne peut se servir d'au- cun de ses membres , et tous ses membres eu état d'agir seraient à peine capables de satisfaire à ses be- soins multipliés et pressants. Encore, si la position gênante de cet enfant ne devait durer qu'un jour, une semaine , un mois , on la supporterait facilement ;
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mais non , elle durera infailliblement des années en- tières, et je ne sais même si elle cessera un jour, car l'enfant pourrait être constitué de manière à n'arri- ver jamais à un complet développement de la vie. Ce- pendaut , les parents , qui seuls peuvent en prendre soin, sont continuellement occupés; ils travaillent le jour entier, et quelquefois une grande partie de la nuit. Le travail n'est pas pour eux un délassement , c'est un besoin , c'est une nécessité ; sans le travail , ils ne vivraient pas. Or, je le demande, si ces hommes, accoutumés à n'estimer que ce qui frappe les sens, étaient persuadés que leur enfant n'est qu'un mor- ceau de chair en mouvement, appelé à subir diffé- rentes transformations jusqu'à ce qu'il retourne en poussière , feraient-ils pour lui tant de sacrifices? rs'on , assurément ; je ne sais même s'ils ne pren- draient pas souvent les moyens de s'en débarrasser. Qui donc pourrait les retenir? La justice humaine? — Mais il est si facile d'échapper aux atteintes de cette justice. — Leur intérêt particulier? — Mais ils regar- dent à peu près comme certain que jamais leurs avan- ces ne seront acquittées. — L'intérêt de ces enfants qu'ils aiment? — Mais ils ne les aimeraient pas égale- ment dans la supposition de leur néant. D'ailleurs , la somme de nos jouissances sur la terre est évidem- ment inférieure à la somme de nos maux. Il est donc
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souverainement important pour la société qu'aux pen- sées terrestres de ces hommes se joignent des doctrines spirituelles. Ils doivent être profondément convain- cus qu'à ce corps débile est étroitement liée une âme créée à l'image de Dieu , et dont les facultés ne peu- vent se développer si le corps ne prend pas lui-même son développement. Ce dogme salutaire leur est en- seigné par la religion , et, de peur qu'ils ne l'oublient au moment d'agir, un homme est là pour le leur rap- peler ; c'est le prêtre. Cet enfant que vous avez vu , peu capable assurément d'exciter par lui-même la sym- pathie , il l'environne de toutes les bénédictions de la religion ; il le consacre à Dieu en le marquant du si- gne de la croix , et , faisant couler sur sa tête l'onde régénératrice , il prononce avec toute l'autorité de l'É- glise ces paroles imposantes : « Son àme est à Dieu ; son corps même est devenu le temple du Saint-Esprit. Chrétiens , veillez sur cet enfant comme sur un dépôt sacré. »
Une semaine s'est écoulée. Tous les jours , l'habi- tant des campagnes s'est occupé de la culture des ter- res ; le malin , le soir, à midi , peut-être , quand le son de la cloche frappait son oreille et arrivait jusqu'à son àme , il élevait un instant sa pensée vers Dieu ; mais bientôt il revenait à son travail , dont il s'occupait ex- clusivement. Le dimanche arrive ; c'est le jour du
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Seigneur. « Arrêtez-vous, leur dit le prêtre au nom de l'Eglise , assez longtemps vous vous êtes occupés de vos intérêts temporels , vous devez vous occuper aujourd'hui de vos intérêts éternels. Assez longtemps vous vous êtes abaissés , le regard attaché à la terre; vous devez vous relever aujourd'hui, et, les yeux fixés vers le ciel , contempler Dieu un instant. Au lieu d'a- bandonner votre àme à la corruption de votre corps , efforcez-vous, au contraire , d'élever votre corps à la spiritualité de votre àme. Vous me direz peut-être : Comment donc renaîtront ces corps, que nous voyons ensevelir dans le sein de la terre? — Hommes de peu de sens ! ces grains que vous jetez aussi dans le sein de la terre , périssent-ils ? Ne les voyez-vous pas pren- dre une nouvelle forme, se développer et produire des fruits au centuple? 11 en sera de même de vos corps , si vous avez soin de déposer en eux le germe de l'immortalité. Au jour des récompenses. Dieu en- verra ses anges pour les recueillir et les introduire dans sa demeure , où ils jouiront avec vos âmes d'une vie cent fois plus abondante. » Ils ont écouté la voix du pasteur, et, en consacrant le jour entier au ser- vice de Dieu et à la sanctilicatiou de l'âme , ils ont donné au corps le repos nécessaire pour recommencer le lendemain et pour continuer toute la semaine avec une nouvelle activité leurs travaux habituels.
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De tous les moyeas employés par la religion pour spiritualiscr riiomiue terrestre, le plus efficace est saus contredit la réception de la sainte Eucharistie. C'est l'aliment de la vie intérieure ; c'est le pain des anges ; c'est la manne céleste qui ne se corrompt ja- mais. « Venez à Dieu , dit le prêtre , vous tous qui gémissez sur la terre , et il vous élèvera vers les cieux. » Le docile habitant des campagnes s'est rendu à cette invitation pressante. Il s'est agenouillé devant l'autel avec une piété tendre, un recueillement profond. Des yeux de la foi , il a vu les cieux s'incliner et le Fils de Dieu descendu sur l'autel. Lui, simple mortel, lui, homme de labeur et de peine , lui , pécheur , il s'est trouvé en présence de sou Dieu! Que dis-je! ce Dieu s'est approché, il s'est reposé sur ses lèvres, il est descendu en lui pour servir de nourriture à son àme. Comme il médite profondément , cet homme si peu accoutumé h penser ! concevez-vous rien de plus pro- pre à le spirituahser et à le rapprocher de la Divinité? Il se retire de la sainte table. Est-il le même qu'aupa- ravant? Oh ! non. Il contemple Dieu en lui; il voit les anges qui renvironnent. Comme sa vie sera changée ! Il était trop attaché aux sens; il s'occupera davantage des choses célestes. Il était faible, languissant; il est prêt désormais à s'élancer sur l'échafaud pour cueillir la palme du martyre.
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Il y a , dans la cabaue du cultivateur , un malade , un pauvre infirme. S'il souffre d'une infirmité passa- gère, d'une maladie facile à guérir, les soins néces- saires lui seront aussitôt prodigués, car les travaux pressent et demandent des hommes sains et robustes. Mais, si c'est une maladie incurable , si c'est la vieil- lesse, la plus incurable de toutes les maladies, qu'ar- rivera-t-il? C'est un être bien à plaindre , s'il se trouve entre les mains de ces hommes qui ne voient , qui ne connaissent que la terre. Ils se diront : « C'est déjà assez malheureux pour nous qu'il ne puisse plus tra- vailler lui-même , sans que nous perdions notre temps à le soigner. » Dans cette honteuse pensée , ils le né- gligeront , ils l'abandonneront à ses souffrances et à son désespoir. Quand ils seront forcés de rester auprès de lui, ils fermeront l'oreille à ses plaintes. Qui sait même s'ils ne répondront pas par des paroles brutales aux cris pénétrants de sa douleur? Qui sait s'ils ne se porteront pas à des excès plus déplorables encore? Supposez dans le cœur de ces hommes les doctrines spirituelles de la religion , et il en sera tout autrement. Le père est étendu sur un lit de souffrances. Son épouse est auprès de lui , et ne l'a point quitté depuis le commencement de sa maladie. Les enfants vont tous les jours à leurs travaux ordinaires ; mais , dès que leur présence n'est plus nécessaire au dehors , ils
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se liàtent de se rendre auprès de leur père , et ils se délassent de leurs fatigues en lui prodiguant les soins les plus tendres. Pour compléter le tableau touchant de cette famille chrétienne, il ne manquait que la ligure du prêtre. Le voici : il est venu apporter au mourant et à sa famille les douces consolations de la rehgion. « Mes enfants, disait le vieillard, je vous cause bien des peines avant de mourir. » Les enfants ont répondu par leurs larmes et par un redoublement d'attention à l'égard de leur père. Le prêtre suit des yeux tous leurs mouvements , et prenant la parole : « Mon frère, dit-il au malade, c'est une grande con- solation pour vous, au milieu de vos souffrances, de vous voir environné d'une famille attentive et affec- tueuse. Tous n'ont pas cette consolation. Cependant les enfants qui se conduisent ainsi à l'égard de leurs parents ne font que remplir le devoir de la reconnais- sance. Les vôtres vous rendent aujourd'hui les soins que vous leur avez prodigués le premier. — Moi, du moins, reprit le vieillard, j'avais l'espérance qu'un jour ils me récompenseraient de leurs peines. Mais que peuvent-ils attendre de moi? Je ne puis rien pour eux désormais. — Vous ne pouvez rien pour eux, mou frère ! Ne pouvez-vous pas leur donner des conseils , leur enseigner, par votre exemple , la patience , la ré- signation à la volonté de Dieu. Vous ne leur avez
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encore appris qu'à vivre , c'était le plus facile ; vous devez actuellement leur enseigner à mourir. D'ailleurs, tout ne finit pas au tombeau : mourir pour le chré- tien , c'est quitter les hommes et se rendre auprès de Dieu. Pour que vous ne les oubliiez pas dans l'autre yie, n'est-il pas juste que les vôtres vous pressent la main avec amour , au moment du départ , et qu'ils se séparent en pleurant. »
Au moment de la morl , il y a encore une différence bien grande entre la conduite de l'homme terrestre et celle de l'homme spirituel formé par le prêtre. Le premier ne voit rien au delà du tombeau. Quand un des siens vient à mourir , ce corps n'est plus rien pour lui. S'il est conséquent , il détournera les yeux avec dégoût , et il priera qu'on se hùte d'enfouir ce morceau de chair près d'entrer en dissolution. 11 eu est tout autrement du second. Ce corps, quoique mort, est cependant précieux pour lui. 11 a élé la demeure d'une àme immortelle, le temple du Saint-Esprit. Il le re- garde comme quelque chose de sacré ; il l'entoure des emblèmes de la religion; il met sur son cœur l'image du Christ. Ce corps n'est pas mort pour toujours; plus tard, on le verra ressusciter. Il veille, il prie auprès de lui ; il l'accompagne au temple , il le conduit à sa dernière demeure. Il a marqué sa tombe du signe de la croix ; il y reviendra méditer et prier ; il soupi-
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rcra souvent aprè> riieure de la réunion et du réveil éternel. Ainsi, quand deux amis font ensemble une route lonfjue et pénii)le, si l'un des deux vient à tom- ber , épuisé de fatigue , et à s'endormir d'un profond sommeil , l'autre se dit : « Ce n'esl pas pour toujours. » Il ne l'abandonne point ; il s'assied à ses côtés et il veille sur lui avec attention , en attendant Tbeure du réveil et de la réunion .
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Le prêtre exerçant dans les villes son ministère de paix.
Si je voulais épuiser les différents sujets que je traite, je répéterais souvent dans un chapitre ce que j'ai à dire dans un autre. En parlant du prêtre, je pourrais dire une partie de ce qui concerne l'évèque ; de même qu'en parlant de l'évèque je pourrais dire ce qui a rapport au prêtre. L'un et] l'autre, en effet, ont été élevés dans l'Eglise au sacerdoce chrétien, quoique placés à des degrés différents. I']n considérant le prêtre exerçant dans les villes son ministère, je pourrais dire une partie des choses que je rapporte en le considérant
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dans la s >]itude des campagnes ou appelé à quelques missions lointaines ; de même qu'en parlant du curé de campagne et du missionnaire, je pourrais rappeler ce que je donne comme appartenant plus spécialement au ministère du prêtre dans les villes. Je ne le fais point , et je prie le lecteur de ne pas l'oublier , pour suppléer lui-même à ce que j'aurai omis.
Dans ce chapitre, ainsi que dans les deux suivants , je considère le prêtre placé au milieu des villes. L'im- portante mission qu'il remplit à l'égard de la société , c'est de calmer les passions , de soulager la misère et de préparer un baume divin aux douleurs les plus cui- santes.
Sur la surface de cette terre où le genre humain s'agite en sens divers , l'homme est presque toujours pour un autre homme un lourd fardeau ; et ce far- deau , chacun s'olforce de le repousser. Voyez ce qui se passe dans les villes : les maisons sont rapprochées, les habitations sont placées les unes au-dessus des autres ; mais les cœurs sont séparés par une distance infinie. L'homme a été créé pour la société; il l'aime, il la recherche , et , presque toujours , la société le blesse et l'irrite. Ce sont les intérêts qui se combat- tent ; ce sont les opinions différentes qui se choquent; c'est la haine , c'est l'envie , ce sont toutes les passions mauvaises qui s'échauffent et s'enflamment en se rap-
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prochaut. Mais Dieu, daus sa miséricorde infinie, a placé le remède à côté du mal. Au-dessus de cet amas de maisons où bruissent toutes les passions qui out leur source au cœur de Ihomnie , vous voyez s'élever un vaste édilice où règne un silence profond. C'est la de- meure du Dieu de paix. Au temps marqué , les portes du temple se sont ouvertes , et la foule se presse sur le saint parvis. Ces hommes que vous voyiez naguère si agités, vous les voyez déjà plus recueillis. Ils sont en- trés dans le temple le front découvert. Ce qu'ils voient, ce qu'ils entendent , ce qui se passe autour d'eux , tout contribue à porter le calme dans leurs pensées. Ils s'inclinent profondément devant Dieu. L'ennemi est placé à côté de son ennemi , et il s'excite intérieure- ment aux actes si doux de la charité chrétienne. Ce- pendant des chants sacrés ont retenti sous la voûte. En ce moment , tous y prennent part , tous ont semblé unir leurs voix et leurs pensées à la voix et aux pensées de l'Église :
« Mon ànie glorifie le Seigneur , et mon esprit a tres- sailli en Dieu , mon Sauveur.
" Il a déployé la puissance de son bras, et confondu les pensées des superbes.
« Il a renversé les grands de leurs trônes, et il a élevé les petits.
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« Il a comblé les pauvres de biens; et les riches, il les a renvoyés dénués de tout. »
Qui a t'ait entendre ces paroles pour la première fois? Une pauvre lille de Judée que Dieu venait de tirer de son abaissement pour l'élever à l'ineomparable dignité de Mère de Dieu. Quelle consolation pour les pauvres et les faibles qui mettent en Dieu leur con- fiance î Quelle terreur pour l'homme riche et puissant qui fait un mauvais usage de sa puissance et de ses richesses !
Aux chants de reconnaissance et d'amour succède tout à coup le silence le plus profond. Un prêtre est en prière au pied des autels. Il sort du fond du sanctuaire. Il traverse la foule attentive et recueillie. Bientôt il a paru non dans une tribune mais sur un trône, suivant la belle expression d'un de nos écri- vains. Tous les yeux se tournent vers lui. On remar- que sur son visage un rayon du feu divin qui brûle son cœur. Il tourne ses regards vers l'autel où repose l'Agneau, et les reportant sur son auditoire : « La paix soit avec vous ! » s'est-il écrié. Après un instant de silence, il continue : « Mes frères , je vous annonce aujourd'hui la paix. Ce n'est pas cette paix que le monde donne , qui n'en a que les apparences et qui cache sous son envelopi)e trompeuse tous les maux , tous les tourments de la guerre intestine. Je viens vous
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prêcher, vous donner niùme cette paix que Jésus promit à la terre au moment de son incarnation , et qu'il laissa à ses apôtres , quand il retourna auprès de son Père. C'est la paix avec Dieu , qui nous a créés et qui nous nourrit chaque jour; avec les hommes, qui sont tous nos frères; c'esl la paix avec nous-même, cette paix du cœur qui surpasse tout sentiment, sui- vant l'expression du grand apôtre. Pourquoi donc cherchons-nous quelquefois à troubler cette paix qui doit régner entre nous, comme entre les membres d'une famille étroitement unie? ÎN'avons-nous pas tous le même père , qui est Dieu ? L'Eglise , notre mère, n'a-t-elle pas allaité toutes nos intelligences du lait de la parole divine? JN'avons-nous pas tous été régénérés par le sang précieux de J.-C? !Ne sommes-nous pas tous appelés à la table sainte , pour y manger le même pain, qui est aussi le pain de l'ange? Il y en a qui disent : Cet homme est mon enuemi; je ne puis l'aimer. Quoi! vous ne pouvez aimer le fils de Dieu, le frère, le cohéritier de Jésus î Quoi ! vous ne pouvez aimer cette àme pour laquelle a coulé le sang d'un Dieu !.. » Pendant plus d'une heure , l'homme de Dieu fait en- tendre le langage affectueux et pressant de la rehgion. Chacun l'écoute avec attention ; chacun se dit : Il y a dans mon cœur plus d'un sentiment réprouvé par la loi divine! On se retire en silence. Si tous ne quittent
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pas le temple justifiés , il y en a bien peu , du moins , qui n'emportent avec eux quelques pensées de réforme.
Ce que le prêtre a commencé par la prédication , il le continue parla confession.
Il est des hommes que l'on voit sourire dédaigneu- sement au seul mot de confession. Cependant rien n'est plus naturel que la confession. « Qu'j a-t-il , en effet, de plus naturel, a dit un philosophe chrétien, que ce mouvement d'un cœur cjui se penche vers un autre pour verser un secret ? Le malheureux , déchiré parle remords ou par le chagrin, a besoin d'un ami, d'un confident, qui l'écoute, le console et ciuelque- fois le dirige. L'estomac qui renferme un j)oison et qui entre lui-même en convulsions pour le rejeter est l'image naturelle d'un cœur où le crime a versé ses poisons. Il souffre , il s'agite , il se contracte jusqu'à ce qu'il ait rencontré l'oreille de l'amitié, ou du moins celle de la bienveillance (1). »
Le divin fondateur du christianisme profita de cette disposition du cœur pour faire de la confession une des parties essentielles du sacrement de la réconcilia- tion. Depuis ce temps , la confession n'est pas seule- ment naturelle , elle est divine.
Les ombres de la nuit sont, depuis longtemps déjà,
(1) Soirées de Saint-Pctersboure.
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répandues sur la terre, et la couvrent comme un voile pour l'inviter au sommeil. Quelques hommes ont com- mencé à goûter la douceur du repos ; d'autres conti- nuent les travaux du jour; d'autres souffrent et se la- mentent ; d'autres , au milieu des fêtes , ouvrent leurs cœurs aux enivrements des plaisirs. Le temple n'est point encore fermé. Il y a des hommes qui, de pré- férence, viennent en ce moment parler à Dieu de leurs peines secrètes et lui adresser leurs prières. En- trons avec eux. Auprès de l'autel brûle la lampe dont la flamme pâle et vacillante est l'image de l'espérance ici-bas; un prêtre est en prière sur les marches de l'autel. Quelqu'un est venu le tirer de sa méditation. 11 regarde et comprend. Il s'incline lentement devant Dieu, par amour et comme pour implorer son assis- tance , et il se rend avec empressement où l'appelle son ministère. Que va-t-il se passer? Approchons et voyons.
La première personne qui se présente, c'est une pauvre veuve chargée d'une nombreuse famille. Après avoir révélé son cœur à Dieu , dans la personne de son ministre : « Mon père , lui dit-elle , je viens , pour la dernière fois, recevoir l'absolution et réclamer le se- cours de vos prières. — Pour la dernière fois, ma fille , vous êtes à peine à la moitié de votre carrière ! — Cela est vrai ; mais je me sens défaillir ; la force me
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manque, et je suis forcée de m'arrèter... Vous savez mieux que personne avec quelle résignation j'ai souf- fert jusqu'ici. Que n'ai-je pas fait aussi pour mes en- fants! Pour eux , j ai travaillé jour et nuit ; pour eux, jai refusé souvent à mon propre corps la nourriture et le vêtement ; pour eux , ah ! je sens encore en ce mo- ment la rougeur me monter au front, pour eux, j'ai mendié.... ^lais désormais je ne puis rien. Les hommes me refusent le travail ; ils me refusent leurs aumônes. Ce n'est pas tout encore , ils m'imputent des crimes affreux , ils m'étouffent sous le poids de leurs calom- nies. jN'essavez pas de me retenir; je vais à Dieu; il est meilleur que les hommes, et il m'accueillera avec bonté. » Après avoir entendu la révélation de ce fu- neste projet , le prêtre garde un morne silence, comme pour laisser à sa pénitente le temps de se calmer et de faire un retour sur elle-même. Puis, reprenant d'un ton grave et imposant : " Vous allez à Dieu , ma fille; mais Dieu vous a-t-il appelée? Il nous dit à tous : Tous ne tuerez point. Et vous voulez qu'il vous ac- cueille avec bonté quand vous vous présenterez à lui coupable de votre propre mort et de la mort de vos enfants; car, vous ne pouvez en douter, votre mort,
c'est la mort de vos enfants Des étrangers leur
donneront peut-être l'aliment matériel dont ils ont besoin pour soutenir en eux la vie du corps ; mais la
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vie plus précieuse de l'Ame, qui doue la conserverait en eux, si ce n'est une mère véritablement chrétienne? Vous dites : La vie est pour moi un lourd furdc-au. Mais est-ce que cette vie est le temps des récompenses? est-ce que notre Père, qui est aux cieux, ne nous tien- dra pas compte un jour de toutes les larmes que nous aurons versées dans son sein? est-ce qu'il n'y a pas une multitude infinie de personnes aussi malheureuses, encore plus malheureuses que vous sur la terre? Vous dites : Je ne puis voir [)lus longtemps souffrir mes pauvres enfants. Mais souffriront-ils moins quand vous ne serez plus? Et puis, dites-moi, la Vierge Marie n'a-t-elle pas souffert avec résignation au pied de la croix sur laquelle son Fils était immolé? Allez , à son exemple, prier au pied de cette croix, et Dieu abais- sera sur vous les regards de sa miséricorde. »
Ces paroles ont fait une heureuse impression sur le cœur de cette pauvre affligée. Elle a senti le courage renaître peu à peu dans son âme abattue ; elle s'est empressée de revenir travailler et veiller auprès de ses enfants, qui , si elle eût succombé, restaient aux char- ges de la société , et l'auraient peut-être un jour ef- frayée de leurs crimes.
Quel est celui qui succède à cette pauvre veuve? Sa démarche mal assurée , ses yeux hagards , ses cheveux en désordre, sa parole brusque, tout en lui semble
indiquer un homme qui ne jouit pas pleinement de la raison : c'est un malheureux marchand qui attendait avec impatience Farrivée d'un vaisseau chargé de toute sa fortune. Le vaisseau était sur le point d'en- trer dans le port, quand il lut assailli par un vent furieux qui le rejeta sur la haute mer. Pendant plu- sieurs jours, il résista à la violence de la tempête j mais à la fin il succomha , et il est actuellement ense- veli dans les flots. Le marchand ruiné n'a plus à choisir qu'entre la pauvreté et la hanqucroute. L'un et l'autre état lui parait également déshonorant, et il préfère la mort au déshonneur.
Avant de quitter le monde, il a voulu se recom- mander à Dieu. Pendant qu'il était en prière, je ne sais quelle voix secrète l'appela au pied de ces tribu- naux sacrés qui ont tant de fois rendu la paix à son àme. Il y est en ce monjent; il expose au prêtre la si- tuation dans laquelle il se tronve. « Ainsi, lui dit le prêtre , vous avez tout perdu , et , pour vous tirer d'embarras , vous voulez vous précipiter au fond des enfers. Y avez-vous pensé sérieusement, mon frère? — Sans doute, j'y ai pensé , et c'est ce qui m'a retenu quelques jours de plus sur la terre. Mais comment pouvoir supporter le déshonneur dont je serai désor- mais couvert aux yeux des hommes? — Si vous ne pouvez supporter les regards dédaigneux de quelques
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hommes sur la terre, que sera-ce donc de votre con- damnation, au grand jour du jugement , en présence de l'univers assemble? Le déshonneur! dites-vous ; Mais est-ce qu'il git dans la pauvreté? ?s'est-il pas au contraire le plus honorahie des hommes, celui qui, ac- cablé de malheurs , ayant les motifs les plus spécieux de fermer l'oreille à la voix sévère de la justice , re- nonce avec courage aux avantages trompeurs que lui promet l'iniquité, pour remplir ses engagements. — Que voulez-vous donc que je fasse actuellement? — Ce que vous avez fait jusqu'ici : travailler et remplir vos devoirs. Vous aviez acquis une belle fortune par votre activité et votre industrie. Vous pouvez le faire encore. Vous avez de plus, pour soutenir et récompenser vos efforts, l'estime des hommes et les bénédictions de Dieu. — Je commence à vieillir. Vous savez aussi que les occasions favorables ne se représentent pas toujours. — Vous vieillissez , dites-vous 5 mais vos enfants gran- dissent , et ils travailleront avec d'autant plus de cou- rage , que vous aurez eu soin de leur conserver un nom pur de toute souillure. L'important, d'ailleurs, n'est pas d'avoir une fortune colossale , mais de l'avoir irréprochable. Voilà mes conseils , mon frère. Voulez- vous les conseils de Dieu , de ce Dieu vers lequel vous vous précii)itiez en aveugle, quand la terre semblait manquer sous vos pieds? Lisez le livre de Job, où
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l'Esprit-Saiut nous enseigne de quelle manière doit se conduire Iboinme riche dans l'humiliation. Vous com- prendrez qu'il Y a sur la terre des situations encore plus affreuses que la vôtre , et bientôt, imitant la ré- signation de cet homme éprouvé , vous pourrez répé- ter après lui : Je suis sorti nu du sein de ma mère, et j'y retourne nu. Le Seigneur me l'a donné ; le Sei- gneur me l'a ôté. La volonté de Dieu a été faite : que son saint nom soit béni. »
La résignation revient peu à peu au cœur de ce malheureux; et, après la résignation, le courage. Il travaille avec une ardeur toute nouvelle. Bientôt il a rétabli son crédit ébranlé , et peu après, sa fortune. Ainsi fut évité un crime affreux, qui eût jeté le trouble dans la cité et ruiné un grand nombre de familles.
Au marchand succède le domestique d'un homme puissamment riche. « Mon père, dit-il au prêtre, vous n'avez point entendu l'accusation de mes fautes depuis un an , et vous m'entendrez aujourd'hui pour la der- nière fois : bientôt je serai à Paris. — Cependant, mon frère , vous n'avez point l'intention de vous éloi- gner des sacrements ; vous y avez trouvé trop de con- solations, trop de secours. L'homme est un pauvre voyageur sur la terre. Aujourd'hui, il est ici; demain, il sera dans un autre lieu. Mais , en quelque endroit qu'il soit placé, partout il trouve un Dieu plein de
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bonté qui le console, le soutient, le dirige par lui- même ou par ses ministres. — Je crains beaucoup qu'il n'en soit point ainsi pour moi. — Pourquoi cela? Allez-vous dans la capitale avec de mauvaises inten- tions? — Je suis accoutumé à vous dire toutes mes pensées; je le ferai encore aujourd'hui : je me suis affilié depuis quelques jours à une troupe de voleurs. IS'ous nous rendons tous à la capitale , afin de nous soustraire plus aisément à la surveillance de la police et au glaive de la justice. »
Cet homme avait t'ait un violent effort sur lui-même pour se déterminer à un pareil aveu. 11 s'arrêta tout à coup , prêtant l'oreille aux paroles d'indignation qu'il supposait devoir s'exhaler du cœur de celui qui venait de l'écouter. Le représentant de la miséricorde divine reprit avec la même boulé que la première fois : <■ ^ïon frère, vous tromperez peut-être le regard de 1 homme ; mais l'œil de Dieu, le tromperez-vous? Vous pourrez échapper au glaive de la justice humaine; mais échapperez-vous au glaive de la justice divine? Je ne sais comment m'expliquer votre conduite. Jus- qu'ici je n'ai découvert en vous aucune inclination à un genre de vie si affreux. Comment vous y êtes-vous donc déterminé? — Par l'espérance de mener une vie plus indépendante et plus heureuse. — Quoi! vous ap- pelez indépendante et heureuse une vie qui a pour
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perspective la prison , et dont le dernier résultat est ordinairement l'échafaud? Je ne vous parlerai point des remords qui vous tourmenteront longtemps avant que vous soyez venu à bout d'étouffer leur voix. Sa- vez-vous que vous serez surveillé avec le plus grand soin? savez -vous qu'il vous faudra sans cesse changer de demeure , de nom , de vêtement , dans la crainte d'être découvert? savez-vous qu'il suffira d'une parole traître ou imprudente d'un de vos associés pour vous remettre entre les mains de la justice? Inquiet pendant le jour, vous le serez également pendant la nuit , et vous ne goûterez pas une heure , une seule minute , les douceurs d'un sommeil paisible. Croyez-moi, si vous faisiez pour Dieu tout ce que vous êtes disposé à faire pour le démon , vous seriez un parfait chrétien sur la terre et vous vous assureriez au ciel un poids immense de gloire. — Je goûte parfaitement la justesse de vos observations ; mais actuellement je suis trop avancé pour reculer. — L'homme peut toujours revenir à Dieu, quelque profond que soit l'abîme dans lequel il s'est précipité. A plus forte rai- son cela vous est-il facile , à vous qui n'êtes encore coupable que par la pensée. — Vous ne me connaissez pas encore entièrement : j'ai bien changé depuis ma dernière confession. 11 ne s'est pas écoulé un seul mois sans que j'aie dérobé dix francs au moins à mon mai-
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tre. Jusqu'ici mes gages suffisaient à peine à mes dé- penses. Comment voulez-\ous donc que je puisse res- tituer ce que j'ai pris. — Restituez, restituez, mon frère; pour cela, il ne vous faut qu'une année. Dix francs par mois, c'est cent viuiit francs par an. Re- tranchez cette somme de vos gajics , et ils seront en- core plus que suffisants pour une vie honnête et cliré- tienue. Tous aurez peut-être à vous imposer des privations. Eh bien ! n'est-ce pas en cela que consiste la pénitence? »
Cet homme a suivi les conseils du prêtre. Il a servi fidèlement dans cinq ou six maisons , taudis qu'il en eût peut-être dévasté mille par ses vols et ses brigan- dages , si une main charitable et puissante ne l'eût re- tenu sur le bord de l'abîme.
C'est le tour d'un jeune homme au cœur bon en- core, mais à l'imagination exaltée , aux passions vio- lentes. « Monsieur, dit-il au prêtre, ce n'est point au confesseur que je m'adresse en ce moment , c'est à l'homme de Dieu , à l'ami de ma famille. Voulez- vous vous charger de remettre demain à ma mère la lettre que je vais vous confier. Je viens vous trouver ici pour que ma démarche soit ignorée de tous, et , pour ainsi dire , de vous-même ; c'est du moins ce que la religion nous enseigne. — Vous pouvez compter que je ferai avec plaisir ce que vous attendez de moi , et
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vous pouvez compter également sur ma discrétion. Je suis ici , en effet , au service de Dieu et des hommes. En remettant cette lettre à votre mère , aurai-je quel- que chose à lui dire? — La lettre elle-même lui dira tout. Vous pourrez ajouter cependant que je lui re- commande notamment de ne jamais m'oublier et de
prier souvent pour moi — Pourquoi ne lui por-
teriez-vous pas vous-même cette douce parole? — Pourquoi ! c'est que , demain , peut-être, je ne serai plus ! J'ai une affaire d'honneur. — Un duel ! n'est-il pas vrai? Un combat à mort pour une chose sans im- portance ? — Tout ce que vous voudrez ; mais enfin c'est une résolution arrêtée. Je sais tout ce que vous pourriez me dire contre le duel; que voulez-vous? l'opinion est la reine du monde , et il faut lui obéir. Que dirait-on de moi, si je refusais? — J'entends; pour éviter un coup de langue de quelques gens souverainement méprisables , vous êtes déterminé à donner à quelque brave jeune homme ou à vous faire donner à vous-même un coup d'épée. — Sans doute , c'est un aveuglement, mais c'est un aveuglement gé- néral , et c'est le cas de dire : Quand tout le monde a tort , tout le monde a raison. — Mon ami , aimez- vous votre mère? — Beaucoup plus que moi-même. — Eh bien ! ce n'est pas seulement votre vie et la vie de votre adversaire que vous risquez; c'est la vie de
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votre mère. En avez-vous le droit? Y avez-vous réflé- chi? — Hélas! oui, répondit le jeune homme eu sou- pirant ; pourquoi renouvelez- vous donc dans mon cœur les com])ats qui déjà m'ont tant fait souffrir? — C'est pour votre bonheur et celui de vos parents. Vous m'avez appelé vous-même l'ami de votre famille ; je me montrerais indigne de ce nom, si je ne faisais tous mes efforts pour vous conserver la vie et pour rani- mer dans votre àme le sentiment peut-être éteint de vos devoirs. Avez-vous la foi? — Il fut un temps où je l'avais. — Et alors , vous étiez heureux ! — Beau- coup plus qu'en ce moment. — Pourquoi donc ne le seriez-vous pas encore? — »
Le prêtre lui rappela le jour de sa première jeu- nesse ; comme un homme qui en a fait lui-même l'expérience , il lui peignit tout le bonheur que goûte notre àme dans la pratique de la vertu ; il lui parlait de Dieu , de sa miséricorde infinie , de ses jugements terribles ; il soulevait devant ses yeux la redoutable balance ; d'un côté , il mettait le peu de mérite de sa vie dissipée, et de l'autre, ses fautes énormes. Le jeune homme écoutait , il voyait , il se croyait déjà au tribunal du souverain juge. Le prêtre remarquant que ses paroles avaient fait impression : « Non, ajouta-t-il avec autorité , non , vous ne vous battrez pas , je ne le souffrirai jamais. Vous ne le devez pas, vous ne le
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voulez pas ; votre adversaire est peut-être dans les mêmes dispositions que vous; je ferai tous mes ef- forts pour vous réconcilier, et j'ai l'espérance de réussir. »
Le prêtre tint parole. Réconciliés par la charité, ceux qui venaient de se jurer une guerre à mort , se juraient déjà une éternelle amitié.
Sachons apprécier ce nouveau bienfait du prêtre ; il rend à la société deux jeunes gens , d'une grande espérance , peut-être ; il conserve la paix et le bon- heur dans deux familles honorables.
Ce que le prêtre a fait ce soir, il le fera demain , après demain , toute sa vie. Ce qu'a fait celui-ci , tous le fout également, ou du moins, peuvent le faire. Oh! si tous les cœurs avaient recouru à ce ministère consolant ! oh ! si tous savaient en profiter î
Qu'on ne s'imagine pas que je me sois laissé aller aux illusions de mon imagination , et que je me sois plu à peindre des tableaux en dehors de toute vérité. Kon , il n'en est pas ainsi , je n'ai fait que répéter, au contraire, ce qui se passe chaque jour au milieu de nous.
Dans une des villes les plus commerçantes de Fran- ce , un homme s'est livré à d'immenses opérations frauduleuses qui l'ont ruiné , et qui ont ruiné en même temps un nombre infmi de familles. Cet homme
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paraissait doué de grands sentiments religieux. « A quoi sert la religion? » disaient quelques-uns. Écou- tons la réponse qu'il fit lui-même en présence de ses accusateurs et de ses juges : « Il est vrai que j'allais assiduement à la messe , mais je n'ai jamais commu- nié, je ne me suis jamais confessé , et j'en ai bien du regret. Si je m'étais approché du tribunal de la péni- tence , j'aurais reçu de bons conseils dont j'aurais profité pour ne point tomber dans l'abîme où je suis.»
Tous les hommes , les philosophes eux-mêmes , quelles qu'aient été d'ailleurs leurs opinions, ont re- gardé la confession comme une des plus fortes bar- rières contre le vice. Rousseau a dit : « Que de resti- tutions , de réparations la confession ne fait-elle pas faire chez le catholique (1)! » Et Voltaire : « La con- fession est une chose très-excellente , un frein au crime inventé dans l'antiquité la plus reculée. On se confes- sait dans la célébration de tous les anciens mystères ; nous avons imité et sanctifié cette sage coutume ; elle est très-bonne pour engager les cœurs ulcérés de haine à pardonner (2). »
Remarquons en passant cette ruse de nos philoso- phes. Quand ils reconnaissent dans la religion catho- lique un dogme incontestablement bon , ils se donnent
(1) Emile.
(2) Questions Encyclop.
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toutes les peines imaginables pour en découvrir au moins quelques traces dans l'antiquité ; mais Dieu a fait tourner à leur confusion ces attaques impies ; car au lieu de dire : « Tel dogme était cru avant l'éta- blissement de la religion chrétienne, donc il vient des hommes ; » chacun se dit au contraire : « Tel dogme a été reconnu dans tous les temps et dans tous les lieux , donc il est divin. »
Et la communion , comme elle calme les passions ! Pour ne point répéter ce que nous avons dit ailleurs , je me contenterai de citer ce passage de A'^oltaire : « Voilà des hommes qui reçoivent Dieu , au milieu a d'une cérémonie auguste, à la lueur de cent cier- « ges , après une musique qui enchante leurs sens , a au pied d'un autel brillant d'or. L'imagination est <« subjuguée, l'àme, saisie et attendrie; on respire à « peine , on est détaché de tout bien terrestre , on est « uni avec Dieu , il est dans notre chair et dans notre « sang. Qui osera , qui pourra commettre après cela « une seule faute, en concevoir seulement la pensée? « Il était impossible, sans doute , d'imaginer un mys- « tère qui retint plus fortement les hommes dans la a vertu (1). »
(1) Questions Encyclop.
CHAIMTIÎE X.
Soin des pauvres.
Quoi que nous puissions faire, il y aura toujours des pauvres sur cette terre. La pauvreté vient des passions désordonnées qui dévorent dans un seul jour la sub- sistance d'une vie entière. Elle vient de la vieillesse, de la maladie , de ces mille accidents funestes qui en- chaînent les bras de tant d'hommes condamnés à man- ger leur pain à la sueur de leur front ; elle vient de ces grandes calamités qui détruisent, quelquefois dans un instant , toutes ces richesses que la Providence s'était plu à répandre sur la surface de la terre pour nourrir
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ses nombreux enfants. Or, il y aura toujours, dans le cœur dépravé de l'homme , des passions désordonnées. Il y aura toujours sur la terre, ces infirmités, ces ac- cidents funestes , tristes avant-coureurs de la mort , et qui nous rappellent que tout ici-bas doit promptement finir pour nous. Toujours il y aura de redoutables fléaux , pour nous enseigner que celte terre est char- gée de crimes , et que le cœur pur doit continuelle- ment s'élancer vers Dieu.
La pauvreté , qui est de tous les temps , est aussi de tous les lieux ; cependant, elle est plus générale et plus grande dans les villes que dans les campagnes : pourquoi? Parce que dans les villes, les besoins sont plus grands; parce qu'il y a moins de simplicité et d'innocence ; parce que les passions y sont plus ir- ritées et plus insatiables. Pourquoi encore? Parce que c'est dans les villes, la plupart du temps, que vient se retirer l'homme des champs incapable de se livrer à ses travaux ordinaires. Personne n'a le droit de s'en plaindre ; c'est le cultivateur qui , par ses soins et son industrie, a fécondé les champs d'où se tire la nourri- ture nécessaire à tous; tandis que l'habitant des villes s'abandonnait à ses plaisirs, dans un cercle d'heu- reux , ou que , mollement assis auprès de son feu , il se livrait aux travaux du cabinet , l'habitant des cam- pagnes , exposé à l'intempérie des saisons , travaillait
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et souffrait pour lui ; ne doil-il pas être le bien venu, lorsque , sentant sa force épuisée et sa vigueur éteinte, il prend en main le bâton dont il a besoin pour se soutenir, et se rend à la porte des villes en disant : « Je TOUS ai nourris dans ma jeunesse ; nourrissez- moi désormais dans ma vieillesse. »
Actuellement, je le demande : qui s'occupera de cette multitude innombrable de pauvres que nous voyons remuer au sein de nos villes ! Elle ne tarde- rait pas à croupir et à faire périr ensuite la société entière, si elle était abandonnée à elle-même, si une vertu secrète ne se mêlait à cette fange pour tirer le bien du mal. Qui s'en occupera? mais, vous le voyez , c'est le prêtre; ce sont ceux qui , inspirés aussi par la religion , ont le courage de l'aider dans son ministère de cbarité.
Le prêtre est le ministre de Dieu , il est le bras de sa providence ; et nous savons que les pauvres sont par- ticulièrement les enfants de la providence divine. Le prêtre est le représentant de J.-C. , le continuateur de sa mission auprès des bommes; et nous savons que Jésus avait pour les pauvres un amour de prédilection, qu'il fut pauvre lui-même. A sa naissance, sa tête re- posait, dans une crècbe, sur un peu de paille; et, à sa mort, sa tête environnée d'épines, n'avait pour s'appuyer que le boi-s de la croix , arrosé de son sang.
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Le prêtre serait-il sans entrailles pour le malheureux , quand ses pensées , ses aetions , quand toute sa vie sacerdotale est une \ie de miséricorde et d'amour? Pourrait-il s'attacher lui-même aux biens de la terre , quand tout lui parle d'abnégation? 11 est pauvre comme son maître , et il ne manque jamais de rien , ni pour lui, ni pour les autres. Il est, par lui-même, sans force , sans crédit , et il peut tout , il obtient tout , en éveillant, dans son cœur et dans le cœur d'autrui, la vertu innée de la charité. Une des raisons pour les- quelles la sagesse de l'Église a interdit à son cœur les joies pures de la famille , qu'il bénit lui-même dans le cœur de tous les hommes , c'est afin que cet amour concentré s'échappe , au besoin , comme un torrent , et aille répandre l'abondance et la consolation sur toutes les misères humaines.
L'n pauvre est à ses pieds : « Mon frère, lui dit le prêtre, avez-vous supporté avec résignation la croix qu'il a plu à la divine providence de vous envoyer? — Hélas! non , mon père. Cela était si diflicile ! J'ai vu le riche jouir, à côté de moi , de toutes les commo- dités de la fortune; et moi, j'étais plongé dans une affreuse misère. Bien des fois, j'ai souhaité, comme Lazare, obtenir les miettes de pain qui tombaient d» sa table , et on me les refusait. Je m'irritais alors; je murmurais contre les hommes et contre Dieu. Je me
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repens aujourd'hui de ma faute , et je prie Dieu de me la pardonner. » Le prêtre le confirme dans cette heu- reuse disposition ; il grave de plus en plus dans son cœur les devoirs- difficiles de la résignation. Pendant que sa bouche répète ces belles ])arolcs de Jésus : « Heureux ceux qui pleurent , parce qu'ils seront consolés ! » croyez-vous qu'il ne se remue rien au fond de son cœur? Non, cela n'est pas possible. Il compatit à la misère de son pénitent ; il se dit : « La parole qui sort de la bouche de Dieu est indispensable sans doute à la vie de l'homme ; mais le pain aussi lui est nécessaire. » 11 a donc pris la résolution de l'aider de tous ses moyens et d'intéresser les autres en sa faveur. Voyez-vous, la misère, comme le crime et quelquefois plus que le crime , a sa honte et ses secrets. Elle ira toujours de préférence révéler ses souffrances physiques à celui à qui elle a coutume de révéler ses souffrances morales.
Le prêtre n'attendra pas toujours que l'indigent soit venu solliciter sa charité. La plupart du temps, il va lui-même au-devant de ses besoins. Que vous importe à vous , hommes du monde , toutes ces personnes qui vivent autour de vous? Vous ne les connaissez pas et vous n'avez aucune envie de les connaître. Vous ne connaissez pas peut-être la position véritable de vos plus proches voisins. Cela se conçoit : chacun de vous
n'a besoin de connaître que ceux avec qui ses goûts ou ses affections le mettent en relation. Mais le prêtre se trouve dans une position exceptionnelle. Tl est res- ponsable devant Dieu de tous ceux qui ont été confiés à sa charge pastorale. Il doit donc les connaître tous , et, par conséquent, leurs besoins. Non loin de votre commode habitation est la pauvre demeure d'une veuve chargée d'une nombreuse famille. Sa mise indique une certaine aisance, et ses enfants sont toujours entre- tenus dans nne grande propreté. Il y a bien sur le visage maigre et pâle de la mère des preuves évidentes d'une grande souffrance; mais les douleurs récentes du veuvage , les inquiétudes et les peines de la ma- ternité vous expliquent suffisamment la nature de cette souffrance. Vous êtes donc sans inquiétude sur sa po- sition. Le prêtre a bien d'autres pensées que vous. Il a tout calculé : « Il y a deux ans , son mari est mort après une longue maladie. Si on eût vendu alors tout ce qui était dans la maison , il y aurait eu à peine de quoi acquitter les dettes. Depuis, pour payer son loyer , nourrir et entretenir sa famille , elle n'a eu que les revenus de son travail. Cette femme doit donc né- cessairement jeûner. Elle ne demande rien , il est vrai, elle ne se plaint point ; mais le cœur d'où ne s'échappe aucun soupir n'est pas toujours celui qui souffre le moins. « Occupé de ces réflexions , il s'empresse d'aller la visiter.
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Le prêtre n'a point revu cette demeure depuis le jour où il administra les derniers sacrements au mari. La pauvre veuve se rappelle cette triste circonstance , et elle ne peut retenir ses larmes. -< 11 est plus heureux que nous , dit le prêtre qui comprend aisément sa pensée, il est plus heureux que nous, il est avec Dieu. » Dieu est un mot qui se lie à tout. C'est surtout une transition bien naturelle pour parler à l'indigent de sa misère. « 3Iais vous , ajoute le prêtre , comment pouvez-vous élever seule votre famille? — Par mon travail. — Ce travail ne doit pas suffire à tous vos be- soins. — Hélas ! non ; mais voyez ! » Et elle lui montre des yeux son lit sans rideaux , sa chambre dégarnie de meubles. «■ Je comprends, dit le prêtre, tout s'en va pièce à pièce. — Et encore cela ne suffirait pas sans une grande économie. — Vous voulez dire peut-être sans un jeune perpétuel. » La femme ne répondait point; elle pleurait. Le prèU'e se retire en laissant sa faible offrande. 11 entre ensuite chez une femme, veuve aussi , mais puissamment riche. Le tableau qu'il avait eu sous les yeux s'était trop vivement gravé dans son imagination pour qu'il put s'occuper d'autre chose. Il raconte tout ce qu'il a vu. « Madame, ajoute-t-il , vous semblez craindre quelquefois de ne pas faire votre salut. Voilà une occasion favorable. Imitez le bon Dieu ; faites du bien aux hommes , et vous irez infailli- blement à lui. »
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Les indigents qne le prêtre ne découvre pas , d'au- tres les lui font connaître. 11 a , dans tous les quartiers de la ville , pour ses œuvres de bienfaisance , des coopérateurs actifs et intelligents. Deux jeunes gens , mariés depuis peu , sont dans la plus profonde misère. Leur santé frêle a trompé leur courage. Ne pouvant travailler , ils n'ont de ressource que dans les aumônes ; mais la mort leur paraît moins dure que la mendicité. Un jour, les voisins se trouvent dans une grande in- quiétude à leur sujet. 11 est dix heures , et la porte de la chambre n'a point encore été ouverte. Le prêtre a été averti : hâtez- vous , ministre du Seigneur , hàtez- vous, car la mort pourrait vous prévenir. Il court, il vole ; la porte s'ouvre : Quel spectacle ! Un réchaud était au milieu de la chambre. Étendus sur le lit et vêtus comme au jour de leur mariage , le jeune homme et la jeune femme entraient déjà dans les convulsions de la mort qu'ils craignaient actuellement après l'avoir recherchée. Ils sont rappelés à la vie. Le prêtre les console, les encourage. Il leur promet que cette ten- tative coupable restera ignorée , qu'il les soutiendra , qu'il leur procurera des travaux appropriés à leurs forces. Ils ont foi dans la parole du prêtre ; et voilà encore une double proie arrachée à la mort.
Appelé pour administrer les derniers sacrements aux malades, le prêtre peut-il être témoin de quelque
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grande indigence sans faire tous ses efforts pour la soulager. Il est auprès d'une mère de famille; et cette femme est si misérable, que le réduit oli elle couche ressemble plutôt au toit des animaux qu'à la demeure ordinaire des hommes. Cependant J.-C. est venu la visiter. Il est descendu de nouveau dans une espèce d'étable : nous savons que, pour vivre avec les hommes, il ne choisit pas les palais. « Mon père, dit la pauvre malade , après avoir écouté les exhortations du prêtre qui la disposait à la mort , mon père , je le dis en présence de mon maître, je ne crains pas la mort ; je regrette seulement de ne pouvoir rester un peu plus longtemps auprès de mes chers enfants pour leur rendre la vie moins amère. » Le prêtre se sent ému. Il s'incline en présence de Dieu, et, après avoir prié avec recueillement : « Ma chère sœur , dit-il , soyez sans inquiétude. Quand vous serez au ciel, ne m'oubliez point auprès de Dieu , et moi , je n'oublierai jamais vos enfants sur la terre, je le dis aussi en pré- sence de mon maître. » Et il s incline de nouveau comme pour demander à Dieu de confirmer sa pro- messe.
Cette vie de charité fut toujours la vie des ministres des autels. Qui ne connaît l'admirable défense du diacre Laurent au moment de son martyre : « Montre-nous , lui disaient ses bourreaux , montre-nous les trésors de
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l'Église , car nous savons qu'elle en possède de pré- cieux. — J'y consens volontiers, attendez. » Il ras- semble aussitôt tous les pauvres que l'Eglise nourris- sait; et, les montrant à ses accusateurs étonnés: « Voilà , dit-il , les trésors de l'Église. »
Aucun obstacle ne put les arrêter dans cet exercice important de leur ministère. A la fin du troisième siè- cle, une peste affreuse régnait à Alexandrie. Les prê- tres, les diacres, portaient des secours aux pestiférés, que fuj aient les païens. « C'est un mart}'re, disaient ces courageux ministres , c'est un martyre non moins glorieux que celui de la foi ; > et ils volaient à la mort pour gagner la double p:\line du martyre et de la cbarité.
Le prêtre visite les hôpitaux. Pour l'un , il a des pa- roles de consolation; pour l'autre, de faibles secours. A celui-ci , il promet de ne point l'oublier devant Dieu; à celui-là , de ne point oublier ses enfants. Vous voyez auprès du lit des malades , ces seconds anges gardiens ; c'est le prêtre qui les inspire , qui les sou- tient , les dirige. Pensez au bien que font à la société ces admirables maisons de charité , et dites-vous : C'est le prêtre qui en est l'instituteur, le réformateur, le soutien.
Qui ne se rappelle Vincent de Paul , le modèle du prêtre, parce qu'il fut le modèle de la charité. Sa vie
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entière ne serait point déplacée ici. Rapportons seule- ment ce trait remarquable qui a conservé la vie à tant de pauvres chrétiens :
« On exposait , dans la place publique de la capitale, dit l'abbé Maury , les enfants abandonnés en naissant; et les pauvres les achetaient à vil prix , comme des instruments de pitié , pour attirer la commisération publique. Le sort de ces innocentes créatures n'avait pas encore fixé les regards du gouvernement , depuis la fondation de la monarchie. 11 fallait qu'un pauvre prêtre vint leur servir de père , donner sa charité pour contre-poids à cet immense fardeau de la débauche et réintégrer dans les droits de la nature tous ces enfants sans famille , recueillis trop tard dans le sein maternel de la religion. Les anciens législateurs avaient cru leur assurer une protection suflisante, en permettant de les élever à titre d'esclaves , comme si l'on n'avait pu leur conserver la vie qu'en les privant do la liberté dans leur propre patrie ! voyez combien le zèle saccv'- dotal est ici plus secourable que le pouvoir souverain !
« Au retour d'une de ses missions , Vincent de Paul, que j'oserais presque nommer l'ange visible de la Providence, trouva, sous les murs de Paris , un de ces enfants entre les mains d'un mendiant, occupé à déformer ses membres. Saisi d'horreur, il accourt avec lintrépide confiance de la vertu , qui impose
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toujours au crime : « Eh! barbare, s'écrie-t-il , vous m'avez bien trompé; je vous avais pris de loin pour un homme ! » Il lui arrache sa victime, l'emporte dans ses bras, traverse Paris en invoquant la commiséra- tion publique , assemble la foule autour de lui , raconte ce qu'il vient de voir , appelle la religion au secours de la nature , et , entouré de ce peuple frémissant qui le suit sans pénétrer son projet , il se rend dans la rue Saint-Landry, où l'on entassait ces malheureuses vic- times. Là, ce père des orplielins donne l'exemple. Il en ramasse douze qu'il met à part, et les bénit en déclarant qu'il se charge de les nourrir; et c'est là sa première allocution en faveur de ces in fortunés. Aussitôt il appelle ses fidèles coopératrices, expose le pressant besoin de sauver ces enfants , et ils sont se- courus. Mais le nombre en augmente au point que la charité se décourage , et qu'elle est prête à se rebuter. Toutes ces grandes âmes, qui l'ont si généreusement secondé jusqu'alors, vieinient lui déclarer qu'il faut absolument renoncer à cette œuvre de miséricorde ; mais, quand tout semble l'abandonner, sa foi en la Providence lui reste; il regarde amoureusement le ciel , d'où le désespoir ne descendit jamais dans son cœur.
« Encore un jou*-, dit-il à ces femmes timides qui ont trop peu de foi , je ne vous demande plus qu'un
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seul jour; la Providence nous suggérera quelque résolution salutaire.
« 11 dit et il convoque pour le lendemain une assem- blée extraordinaire. Il fait placer dans le sanctuaire, entre les bras des filles de la charité , cinq cents de ces pauvres entants dont il veut faire entendre les cris et plaider la cause pour la dernière fois, monte en chaire, chargé du plus touchant intérêt qu'un orateur ait ja- mais défendu et le cœur oppressé de cette charité qui égalait dans son àme toute l'énergie de l'amour maternel. 11 veut mêler ses sanglots à leurs vagisse- ments. Il veut exciter et recueillir rapidement , parmi ses auditeurs , ces élans irrésistibles de charité , ces premiers mouvements de commisération qui sont tou- jours nobles et généreux , et , s'adressant aussitôt à ce sexe compatissant qui l'environne, il lui parle en ces mots, auxquels je me garderai bien de rien changer : « Or sus. Mesdames, vous avez adopté ces enfants, « vous êtes devenues leurs mères selon la grâce, de- « puis que leurs mères selon la nature les ont aban- « donnés. Voyez si vous voulez aussi les abandonner n pour toujours. Cessez, dans ce moment, d'être leurs « mères pour devenir leurs juges. Leur vie et leur « mort sont entre vos mains. Je m'en vais prendre les « voix et les suffrages. 11 est temps que vous pronon- « ciez leur arrêt. Les voilà devant vous. Ils vivront si
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« vous continuez d'en prendre un soin charitable , et « ils mourront tous demain si vous les délaissez. »
« L'éloquence ne nous olfre point de plus sublime mouvement; mais aussi n'a-t-elle jamais obtenu de plus beau triomphe. On ne répond à Vincent de Paul que par des pleurs et des cris de miséricorde. Dans cette même assemblée , où l'on est venu avec la réso- lution d'abandonner pour toujours les enfants trouvés, la fondation de leur hôpital , votée par acclamation , reçoit immédiatement , pour première dotation , qua- rante mille livres de rente, et cet exemple d'humanité est aussitôt imité dans tout le royaume et dans l'Eu- rope entière (1). ■>
Le prêtre descend aussi dans 1^ cachots. Il porte au pauvre prisounier les secours qui lui sont nécessai- res pour rendre un peu moins tristes les derniers jours de son existence ; et , avec ses secours , il lui porte quelques paroles d'espérance et de consolation. Le sort du prisonnier n'est plus aujourd'hui ce qu'il était au- trefois. Le prêtre n'a-t-il pas contribué beaucoup à l'améliorer? JN'est-ce pas de son cœur, animé par la charité , que se sont échappés les cris les plus puis- sants de réforme ? Écoutons l'abbé de Besplas , dans un discours de la cène, prononcé devant le roi, en 1 777.
(1) Panégyrique.
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« Sire , la confiance et le poids de notre ministère , notre cœur déchiré, nous forcent à vous révéler ici le plus grand sujet de notre tristesse; on n'offense pas votre clémence quand on met votre cœur magnanime sur la route des bienfaits et de la vérité. Pauvres in- fortunés , que notre bouche n'a-t-elle l'éloquence de Chrysostôme pour défendre vos droits ! Si le trait qui perce notre àme arrive à celle de ce grand prince , quel soulagement à notre douleur! Oui, sire, l'état des ca- chots de votre royaume arracherait des larmes aux plus insensibles qui les visiteraient. Un lieu de sûreté ne peut, sans une énorme injustice , devenir un séjour de désespoir. Vos magistrats s'efforcent d'y adoucir l'état des malheureux ; mais , privés des secours né- cessaires pour la réparation de ces antres infects, ils n'ont qu'un morne silence à opposer aux plaintes des infortunés. Oui , j'en ai vu , sire , et mon zèle me force ici , comme Paul , à honorer mon ministère ; oui , j'en ai vu qui , couverts d'une lèpre universelle, par l'in- fection de ces repaires hideux , bénissaient mille fois dans mes bras le moment fortuné où ils allaient enfin subir le supplice. Grand Dieu! sous un bon prince, des sujets qui envient l'échafaud !... Jour immortel , soyez béni ! j'ai acquitté le vœu de mon cœur de décharger le poids d'une si grande douleur dans le sein du meil- leur des monarques.
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« Cœurs sensibles et généreux , en attendant que la piété du prince puisse exécuter les royales résolutions, les desseins de miséricorde et de justice qu'il conçoit dans ce moment au fond de son âme, allez, allez verser un baume précieux dans des plaies si profondes ; con- solez ces infortunés; je me prosterne à vos genoux pour vous demander cette grâce. Comme le Dieu libé- rateur, descendez dans ces lieux obscurs de la terre ; visitez ces hommes dévoués à la mort , et à qui peut- être une légère aumône de votre part eût arraché le poignard. Je vous en conjure par leurs larmes , par leur désespoir, par leurs chaînes. «
CllAHTKt XI.
Derniers moments d'un condamné.
A lafm du chapitre précédent, nous avons montré le prêtre visitant les prisons. C'est là surtout qu'il a d'immenses douleurs à consoler.
Un homme a été condamné à mort , et il ne lui reste plus que quelques moments à vivre..;
Ici je serai peut-être arrêté. « Un homme condamné à mort ! et par qui? — Par ses juges naturels. — Ces juges sont des hommes aussi : des hommes peuvent-ils frapper de mort leur semhlahle? — Oui , sans doute, quand il l'a mérité. C'est un grand mal ; mais c'est un
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mal nécessaire. — Qui a donné ce pouvoir aux hom- mes dont vous parlez ? — La société. — La société a-t-elle le droit d'investir quelques hommes d'un pou- voir si extraordinaire? — Tous les peuples l'ont cru; tous ont agi en conséquence. Nous avions commencé à en douter , et ce doute imprudent a suffi pour don- ner l'essor aux plus grands crimes, pour él)ranler la société. Il a donc fallu nous hâter de relever nos écha- fauds. Pauvre société! dont la base a souvent besoin de baigner dans le sang. — Mais la société elle-même, de qui tient-elle ce pouvoir qu'elle délègue si commu- nément? — Il est inhérent à sa nature. Elle en jouit comme tout être jouit du droit de veiller à sa conser- vation. — Ce n'est point encore là le droit véritable , ce n'est que la force , ou , si vous l'aimez mieux , c'est le droit du plus fort. En effet, si le condamné avait la force d'écraser la société, il le ferait avec justice , d'a- près vos idées , en disant qu'il use du droit que tout être possède de veiller à sa conservation. — Vous avez raison. 11 faut bien convenir que ce pouvoir su- prême repose en dernier lieu sur celui qui a tout créé , et qui a nécessairement droit de vie et de mort sur ses créatures. »
La discussion que nous avons rapportée ici n est point une fiction. Un homme appelé quelquefois à remplir les fonctions de juré me dit un jour : << 11
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ne m'est jamais arrivé de ré|)ondrc affirmativement dans une affaire capitale. — 11 est pourtant nécessaire de le faire quelquefois , ai-je répondu. — Je ne le nie pas; mais je laisse à d'autres cette triste besogne. D'ailleurs quel droit avons-nous de condamner un homme à mort? — Quel droit avez-vous de le priver de sa liberté, de lui infliger une peine quelconque? — Je ne nie pas la conséquence , et je ne me crois pas obligé d'y répondre. — Dieu est la source de tout droit , et il veut que la société se conserve. — Dieu î . . . mais je ne crois pas à l'existence de Dieu. — Si tous les hommes partageaient vos idées , qu'arriverait-il? » Ici sa réponse fut embarrassée. Je crus comprendre que tel en était le sens : •< Il en arriverait ce qu'il pourrait. » Tant il est vrai qu'aux yeux de l'incrédule lui-même, Dieu est la base nécessaire de tout ordre moral comme de tout ordre physique. Les condamna- tions à mort sont nécessaires à l'existence de la so- ciété ; car si elles ne l'étaient pas , tant de peuples divers n'en seraient pas venus à ces conséquences ex- trêmes. Cependant il est évident que, sans l'idée de Dieu , une condamnation capitale est la tyrannie au suprême degré, un assassinat social. Il est donc né- cessaire que Dieu existe. Ainsi, de Téchafaud notre esprit doit s'élever jusqu'à Dieu pour ne point reculer épouvanté. C'est que Dieu est le centre uniqse où Tin-
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telligcncc humaine doit , de eonséquence en consé- quence, aboutir nécessairement, en partant du point le plus reculé, si elle veut trouver un lieu d'arrêt.
Je reviens à mon récit. Un liomme a été condamné à mort, et il doit subir bientôt le dernier supplice. Le procureur du roi veut l'entendre encore une fois. Il se rend à la prison. « Au nom de la loi, lui dit-il, nous vous adjurons ici de nous déclarer si vous avez des complices. » Supposons que le condamné soit in- telligent et qu'il ait reçu de l'instruction. Certes une expérience de tous les jours nous montre que nous ne faisons point là une vaine supposition. C'est donc un homme pour qui on aura des égards jusqu'à sa dernière heure et à qui on permettra ce qu'on refu- serait à beaucoup d'autres ; car nous sommes naturel- lement portés , je ne sais par quel préjugé , à épargner encore dans le crime celui qui était le moins fait pour le commettre , et qui par conséquent se trouve le plus coupable. Le condamné regarde, sans trop s'émou- voir, le défenseur de la loi, et, après quelques minutes d'un morne silence , il répond : « Qu'est-ce donc que cette société qui me condamne et au nom de laquelle vous me sommez de répondre? — C'est la réunion de toutes les volontés qui ont fait la loi ; ce sont celles qui s'y soumettent et qui en veulent l'exécution. — J'entends. La société dont vous parlez, c'est vous,
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ce sont tous ceux qui vous ressemblent ; mais ce n'est point là ma société. Ma société, à moi, c'est moi-même, ce sont mes parents , mes amis ; et , certes , cette so- ciété-là ne me condamne point 5 ce n'est point elle qui vous délègue en ce moment auprès de moi. — Ré- pondez à mes questions ; je ne suis point ici pour traiter avec vous une question de philosophie sociale : avez-vous des complices? — Je devais m'attendre à ce langage de votre part. Eh bien ! je vais vous suivre sur votre propre terrain : avez-vous la certitude de ne point vous être trompé dans l'appréciation des faits qui me concernent? Vous me demandez si j'ai des complices — Mais suis-je coupable moi-même? qui vous en assure ? — Ces questions ne sont pas sérieuses sans doute. Votre culpabilité est plus évidente, mieux prouvée , s'il est possible , que la culpabilité de tous ceux que j'ai vus monter avant vous à l'écbafaud. — Mais, eux-mêmes, étaient-ils coupables? je vous le de- mande encore , qui vous en assure? La réponse affir- mative de quelques hommes ? Une preuve que la cul- pabilité n'était pas évidente comme vous l'assurez, c'est que quelques-uns ont répondu négativement à la même question. Quand bien même ils auraient été unanimes dans leur aflirmation, douze hommes , vingt hommes , et même cent ne peuvent-ils pas se tromper? Et comment donc , sur la réponse de quelques hommes
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sujets à l'erreur ou peut-être de mauvaise foi, osez- vous vous exposer à commettre un des plus grands crimes qui puissent souiller la société , le meurtre d'un innocent? — Je vous Tai déjà dit, je ne suis point ici sur la sellette , et je n'ai rien à répondre à ces ques- tions, qui du reste ne m'embarrassent pas un seul instant. Au lieu de vous eflbrcer de nier votre culpa- bilité évidente, profitez du temps dont vous pouvez disposer encore pour faire naître le repentir dans vo- tre cœur. — Le repentir! et pourquoi? Le repentir véritable doit nécessairement s'appuyer sur l'espé- rance du pardon. Demain peut-être je ne serai plus : quel pardon la société pourra-t-elle accorder à mon cadavre? — Je vous le demande pour la dernière fois : avcz-vous des complices ? — Et moi je n'ai rien à ré- pondre à vos questions.... Une grâce, c'est la seule que je vous demande : est ce demain mon dernier jour? — Un autre vous le dira. »
L'homme de la loi se retire, l'esprit troublé des mille questions que vient de lui adresser le condamné. La mort répugne tellement à la nature, que ce n'est jamais sans inquiétude qu'un homme en envoie un autre h Téchafaud , quelque grande que soit l'évidence de son crime. Rentré chez lui, il s'empresse d'écrire à l'au- mônier des prisons ; sa lettre finissait par ces mots : « C'est demain, à six heures, que doit être exécuté le
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malheureux condamné, qui a déjà réclamé le secours de votre ministère. Je vous prie de lui annoncer cette triste nouvelle , en lui portant les dernières consola- tions de la religion. «
Après avoir ainsi remis le condamné entre les mains de la religion, il trouve un peu moins lourd le poids accablant qui pesait sur son cœur ; cette annonce de mort était peut-être ce qu'il y avait de plus difficile à remplir dans son ministère. En effet , comment vou- lez-vous qu'un homme vienne dire à un autre homme : « Demain, vous monterez sur l'échafaud. » Si en même temps il n'a mission d'ajouter : « Mais , à cette vie doit snccédei' une vie meilleure , vers laquelle vous pouvez dès ce moment vous réfugier. » Le prêtre ac- cepte avec zèle cette mission difficile ; il se dépouille de son cœur d'homme pour ne porter à la prison que son courage de prêtre; il se rend à la chapelle, il de- mande à Dieu de mettre lui-même sa parole forte et consolante sur ses lèvres sèches et tremblantes. Le prisonnier est venu le rejoindre; le jour est à son déclin; la demi-obscurité, le silence du saint lieu, le Christ élevé sur l'autel, l'Agneau qui repose au taber- nacle , tout fait impression sur son âme ; il regarde le prêtre; il voit dans ses traits je ne sais quel mélange de tristesse et de douce affabilité. « C'est donc demain.. î s'écrie-t-il. — Oui, mon frère, répond le prêtre. Je viens
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de la part de Dieu écouter l'aveu de vos fautes et vous apporter son pardon. Vous marcherez plus légè- rement à réchafaud , quand vous aurez déposé le lourd fardeau qui doit peser sur votre cœur. » Quel affec- tueux lanj^age, et combien il diffère du langage aus- tère de la loi ! Ne suffirait-il pas pour réconcilier avec la société le malheureux qu'elle exclut de son sein?
Parmi ceux qui sont envoyés à Téchafaud , il y en a sans doute qui sont condamnés injustement ; Texpé- rience ne l'a malheureusement que trop démontré. Les juges sont des hommes , ils doivent nécessairement se tromper quelquefois. Cependant , il faut se hâter de le dire : ce malheur arrive bien rarement , à moins que quelque perturbation sociale n'empêche la justice de suivre son cours ordinaire. Alors , en effet , ce qui croupissait au fond de la société surgit souvent à la surface, et le coupable, saisissant lui-même le glaive sacré de la loi , frappe sans distinction tout ce qui s'oppose à ses desseins. Habituellement, tout marche avec une grande lenteur, avec une prudence extrême, surtout quand il s'agit d'un crime capital. Ceux qui condamnent ne déposent leurs votes qu'avec une grande répugnance , et après y avoir été contraints , pour ainsi dire, par la conscience. Il faut d'ailleurs pour une condamnation un bien plus grand nombre de voix qu'on se l'imagine communément; il faut la
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voix des accusateurs , la voix des témoins , celle des juges , celle des jurés. Tl faut, pour ainsi dire , la con- viction publique, dont le juré suit ordinairement l'im- pulsion dans l'émission de son vote. Nous devons donc supposer d'abord que le condamné est véritablement coupable du crime qui lui est im[)uté.
Intimement convaincu de sa culpabilité, le condamné se renferme quelquefois dans un silence absolu , et il refuse de faire au prêtre lui-même l'aveu de sa faute. C'est un grand malheur, une grande folie. Quoi ! il refuse de s'assurer, par un repentir d'un instant, la possession d'un éternel bonheur! Quoi! tandis que le monde entier le repousse, le condamne; tandis que tous n'ont pour lui que des regards de mépris et de haine, il refuse d'écouter le seul ami qui lui reste , de décharger sa conscience dans le cœur de celui qui vient de lui dire : « Tout n'est pas perdu encore, vous avez pour vous Dieu et sa religion. ■> Quelquefois même , il fait l'aveu de son crime et il s'en glorifie. 11 marche au lieu du supplice avec une scandaleuse effronterie. Le ministre de Dieu est à ses côtés , et il le remarque à peine. Il regarde avec audace ceux qui l'escortent pour être témoins de son supplice ; il leur adresse des paroles injurieuses ; il insulte à la justice humaine ; il rit des jugements de Dieu. Que les hommes se voilent le visage de honte et d'effroi, car c'est uu affreux
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spectacle qui est alors donné à la terre. Quoi ! ce mal- heureux s'est plongé dans les abîmes de la perversité humaine, et il se regarde avec complaisance. Quoi! le Christ est sous ses yeux , et , au lieu de le prier de ne point l'oublier daus l'autre vie, il a aussi pour lui des regards et des paroles de mépris ! Lorsque le con- damné se trouve dans ces funestes dispositions , le ministère du prêtre ne lui est pas d'une grande utilité. La religion n'agit que sur les àraes; elle ne peut donc rien à l'égard de ces êtres monstrueux qui semblent n'en point avoir, tant ils sont profondément ensevelis dans la matière et dans le crime.
La plupart du temps, le condamné avoue son crime et manifeste un repentir sincère. C'est alors que le ministère du prêtre est pour lui une source abondante de consolations.
II est au tribunal de la pénitence ; le prêtre lui a fait entendre , de la part de Dieu , ces consolantes pa- roles : « Yos péchés vous sont remis. » Pour voiler un peu à ses yeux l'horreur de sa situation , il lui sug- gère quelques réflexions : « Mon frère , vous déplorez sans doute votre malheur ; vous avez maudit mille fois l'heure où vous êtes tombé entre les mains de la jus- tice ; eh bien! dites-moi, si rien ne vous eût arrêté dans l'accomplissement de vos coupables desseins , n'auriez-vous pas fait de continuels progrès dans la
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carrière du crime? ne seriez-vous pas mort dans l'im- pénilence finale? Votre arrestation, la sentence pro- noncée contre vous , le glaive de la loi élevé déjà au- dessus de votre tète , cet appareil terrible de la justice humaine, tout cela est donc , religieusement parlant, une grâce de la Providence, puisque, comme je l'es- père, vous allez mourir réconcilié avec Dieu. »
Le prêtre s'est enfin retiré, après avoir promis d'être auprès de lui bien avant le jour pour le préparer davan- tage à la mort. La nuit est déjà fort avancée , et le pé- nitent n'a point encore fermé la paupière; il pense : « Avoir eu si peu de temps à passer sur la terre et l'avoir si mal employé. Il y a plus de vingt ans que je suis au monde; à mon entrée dans la vie, j'ai été marqué du signe glorieux de la croix , et je le suis , en la quit- tant , par le fer déshonorant du bourreau. La misé- ricorde divine m'a lavé dans l'eau du baptême, et demain la justice humaine me lavera dans mon sang. Mais la religion qui me sourit à mon berceau est ve- nue me consoler ; elle m'a dit que Dieu me pardon- nerait , que tous les opprobres , toutes les souffran- ces de ma mort étaient des moyens d'expiation. » Le condamné repose plus tranquillement après cette réllexion.
A l'heure convenue , le prêtre est dans la cellule du prisonnier. « Le soleil va se lever, dit-il , et vous ne
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le verrez plus se coucher. Reposez-vous , mon frère , priez , espérez. « Déjà se font les apprêts du supplice. Toutes les fois que le bourreau l'a touché , pour lui c'eût été la mort , si le prêtre ne l'eût soutenu par de salutaires réflexions et surtout par l'exemple du Christ, qui eut à souffrir aussi plusieurs fois les tourments de la mort avant d'avoir été élevé en croix.
Le signal du départ est donné. La charrette fatale roule lentement entre deux haies de spectateurs avides et sanguinaires. Le condamné suit avec attention les prières de l'Église, que le prêtre récite à ses côtés. Combien de pensées semblent avoir été inspirées pour lui seul , tant elles conviennent à sa situation pré- sente !
Ayez pitié de moi , ô Dieu ! selon l'étendue de votre miséricorde !
Vous me laverez avec l'hysope, et je serai sans souillure; vous me puriflerez , et j'effacerai la blancheur de la neige.
Vous ferez entendre à mon oreille des paroles de joie, et mes os humiliés tressailliront d'allégresse.
Ne me rejetez pas de votre présence; n'éloignez pas de moi votre esprit saint.
Il ne lui est pas toujours facile de prier tranquille- ment. Une foule sans cesse croissante se presse avec fureur autour de la charrette , comme les flots d'une mer irritée autour d'un vaisseau devenu le jouet de
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— iso- la tempête. Des cris de rage se font entendre; il tourne ses regards vers le prêtre, qui semble lui dire en éle- vant les yeux au ciel : " Vous n'avez plus rien à es- pérer de la terre ; votre refuge est désormais auprès de Dieu. » Il s'est élevé sur l'échafaud; d'un côté est le prêtre, et de l'autre, le bourreau. Touchante sol- licitude de la religion! Quand le bras de la justice hu- maine s'appesantit sur le coupable, elle veut que le bras de la miséricorde divine soit là aussi pour le consoler et le soutenir. Il livre sa tète au bourreau; bientôt elle tombe séparée de son corps , et son âme a quitté la terre. Pendant que se terminait cet horrible drame, agenouillé en présence de la foule devenue atten- tive et silencieuse , le prêtre répétait à voix basse les saintes paroles qui ouvrent le ciel .
Actuellement , supposons un homme injustement condamné. Pour lui , la religion sera peut-être encore plus riche en consolations.
Dans un plaidoyer rempli des plus beaux mouve- ments d'éloquence, Lally-ïolendal réhabilite la mé- moire de son père si injustement condamné; quelque chose parait adoucir un peu dans son cœur filial l'a- mertume de cet affreux souvenir, c'est la pensée qu'un prêtre l'accompagnait à sa dernière heure et rendait moins pénible ses derniers moments.
Écoutons cependant l'entretien du prêtre et de la
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malheureuse victime qu'il accompagne à 1 echafaud : « Oui , mon frère , lui dit le prêtre , oui , vous deviez le savoir depuis longtemps , Dieu seul ne se trompe
point, Dieu seul est véritablement juste Vous
mourrez avant le temps ; mais combien de morts pré- maturées ! Un homme passe auprès d'un édifice ; du haut du toit il tombe sur sa tête une pierre qui le tue ; c'est un malheur î Vous viviez heureux , abrité sous l'édifice social ; le glaive mal assuré de la loi va tomber sur votre tête et vous donner la mort ; c'est on malheur! — C'est plus qu'un malheur, mon père, c'est une tache ineffaçable pour la société. — Je le sais , mon frère , sur la terre , la perfection n'appar- tient pas plus aux sociétés qu'aux individus. Con- solez-vous , cependant , tout ne finit pas à la mort , et , après cette vie , vous retrouverez celui qui juge la justice même. D'ailleurs , si vous êtes innocent du crime qui vous est imputé aujourd'hui, ne vous êtes- vous jamais rendu coupable envers la société , envers Dieu? de quoi vous plaignez-vous donc si vous avez des moyens faciles d'expier les fautes qui depuis si longtemps souillaient votre àme ? »
Ils se rendent à l'échafaud. Le prêtre a sous les yeux l'image du Christ ; il la montre au malheureux dont le courage ébranlé a besoin de cet appui divin. « Celui-là aussi, dit-il, celui-là fut injustement con-
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damné ; il a souffert avec résignation , et cependant il souffrait pour les péchés de créatures ingrates. >• Ils arrivent au pied de l'échafaud ; le condamné parait calme , et la foule murmure quelques paroles favora- bles : « Dieu le soutient , dit-on , il a pour lui son in- nocence ou son repentir. « Le prêtre est toujours à ses côtés, n C'est ici un nouveau Calvaire , dit-il à voix, basse , mais rappelez-vous que du Calvaire au ciel le trajet est plus facile et plus court. » La malheureuse victime de l'ignorance ou de la perversité des hommes est enfin sur l'échafaud ; la religion a béni ; le bourreau a frappé. « Ame chrétiemie, montez au ciel, » disait le prêtre intérieurement.
CIIAPITIIE \1I.
L'évêquc au centre de son diocèse.
Quoique composé de parties essentiellement dis- tinctes , l'univers sorti des mains de Dieu est un cependant, parce que les parties qui le composent s'enchaînent et se perdent dans l'harmonie du tout. L'Église aussi est une; cependant elle se compose de parties distinctes qui ont les mêmes croyances, les mêmes sacrements , et, généralement parlant , la même discipline que l'Église universelle.
Chaque église particulière est gouvernée par un évèque.
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Un évoque qu'ai-je dit? Que d'idées rappelle à
mon esprit ce mot sacré ! L'évèque , c'est le pasteur des âmes; c'est l'œil de la Providence; c'est le llam- beau élevé au milieu du temple pour éclairer les fidèles qui s'approchent de Dieu.
Dès les premiers siècles de l'Église , nous voyons un grand nombre d'évêques ; il y en avait dans pres- que toutes les villes importantes. De là , ils veillaient sur le clergé et les fidèles placés dans toute l'étendue de leur juridiction ; il en est encore ainsi dans les pays où domine la religion catholique. Nous voici, je sup- pose , dans une des principales villes de France ; ce que nous remarquons d'abord , c'est ce vaste édifice qui élève son dôme , comme une aspiration de la terre vers les cieux , et qui porte la croix sur ses deux tours bien au-dessus de tous les objets terrestres. Nous di- rigeons nos pas de ce côté. A peu de distance de la basilique, où tant de générations sont venues déjà s'incliner devant Dieu , est un autre édifice sur lequel les siècles ont déposé aussi ce vernis d'antiquité si convenable à tout ce qui tient à la religion. Nous en- trons; la croix s'est encore offerte à nos regards. Nous pénétrons dans l'intérieur de cette demeure; nous ne voyons pas les portes assiégées par cette foule qui se presse habituellement sur le seuil du palais des grands de la terre. Là , nulle agitation , nul mouvement ; par-
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tout règ:iie un silence presque aussi grand que celui qui se fait habituellement dans la maison de Dieu. Quel est donc ce demi-temple , si je puis parler ainsi? C'est la maison de l'évèque.
Le jour vient de naître. Depuis quelque temps , Té- \'èque est dans sa chapelle. Savez-vous pourquoi il y a toujours une chapelle dans la demeure d'un évêque? est-ce un privilège? est-ce pour lui éviter la peine de se rendre au temple commun? Non. C'est pour lui rappeler que sa vie est plus spécialement une vie d'o- raison ; aussi , tandis que la plupart des hommes sont encore plongés dans le sommeil , l'évèque est au pied de l'autel; il prie en face du Saint des saints. Oh ! si tout à coup Dieu dévoilait à nos yeux tout ce qui se passe dans l'càme d'un évêque en oraison ; que de pen- sées ! Il s'est dit : « Mon Dieu , il y a dans cette ville quarante mille habitants , peut-être ; vous m'avez chargé de leur salut ; de cette multitude immense, bien peu seront sauvés ! . . . . » A cette pensée , une an- goisse secrète a tout à coup saisi son cœur ; un froid convulsif court par tous ses membres; il se sent dé- faillir ; comme autrefois celui qui avait été chargé du salut des hommes , et qui voyait que son sang aurait été vainement répandu pour le plus grand nombre , il s'écrie : " 0 mon père, s'il est possible , que ce calice s'éloigne de moi! » Le messager céleste est venu de la
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part de Diea, le consoler en lui montrant tous les actes de vertu qui chaque jour s'accomplissent autour de lui ; aussitôt , le courage renaît dans son cœur avec l'espérance ; avant de sortir d'oraison , il a pu s'é- crier : « Seigneur , que votre volonté se fasse et non la mienne. >■
Au fond de la demeure solitaire, j'ai entendu une porte se fermer. C'est l'évêque qui se retire dans son cabinet de travail pour se livrer à l'étude; la Bible est continuel- lement ouverte sous ses yeux ; il sait qu'il n'est plus sur la terre que pour continuer le ministère de Jésus ; et il comprend dès lors qu'il ne peut trop se pénétrer de ce livre divin , où l'Esprit-Saint lui-même arecueilli les actions et les paroles du Sauveur. Quand il veut s'adresser à Dieu , c'est la Bible qu'il consulte ; c'est encore la Bible qu'il consulte quand il veut parler aux hommes. Pour donner plus de sainteté aux soliloques intérieurs de son âme avec elle-même, comme saint Augustin, il a recours à la Bible; il la médite attenti- vement pendant le jour ; et , pendant le silence pro- fond de la nuit , il repasse dans son cœur les textes les plus importants qu'il a fidèlement retenus.
L'histoire de l'Église est aussi l'objet de ses fré- quentes méditations. L'histoire de l'Église, c'est l'his- toire de ceux qui , comme lui , ont été appelés aux honneurs du sacerdoce de Jésus. Sa vie sera donc
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aussi un jour une page de cette histoire ; mais, quelle sera cette page? tournera-t-elle à sa gloire ou à sa confusion? Il ne peut y penser sans frémir ; car cette page se reproduira au livre du souverain juge; elle sera pour lui une source de délices inépuisables ou d'éternelles souffrances. 11 a sans cesse sous les yeux ces grands hommes qui ont honoré l'épiscopat ; il contemple avec amour leurs traits vénérables fidèle- ment reproduits sur la toile ; il médite profondément leurs pensées recueillies dans ses livres. « Moi , s'é- crie-t-il quelquefois, moi , le successeur des Chrysos- tôme, des Ambroise, des Augustin; moi, le succes- seur des Bossuet, des Fénelon , des Massillon ; qu'ai-je donc fait pour mériter un pareil honneur? » Toutes les fois qu'il s'environne ainsi, par la pensée, de ces grandeurs évanouies , il se sent encore plus vivement pénétré de la profondeur de son néant.
Il étudie l'histoire des peuples , aiin de mieux se pénétrer de l'esprit de ceux qu'il est obligé de con- duire. Il jette quelquefois les yeux sur les ténèbres épaisses du paganisme, et, les ouvrant ensuite aux douces lumières du christianisme, il se sent vivement pénétré de reconnaissance à la contemplation des mi- séricordes infinies de Dieu pour les hommes. Il vou- drait que son esprit ne restât étranger à rien de ce qui peut contribuer à la gloire de Dieu et au salut des
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âmes. Pour soutenir son courage épuisé au milieu des travaux continuels de son esprit, il a besoin de se rappeler souvent cette pensée : « Malheur à moi , si un seul de mes frères venait à périr par mon igno- rance î »
Ce n'est donc pas seulement pour lui , c'est aussi pour les autres que l'évêque se livre avec tant d'ar- deur à l'étude. 11 en est des trésors de la science comme des richesses matérielles : celui à qui Dieu les a départis n'en est pour ainsi dire que le dispensateur. Si, au lieu de les communiquer à ses frères , il les en- fouit dans son âme, il n'entre point dans les vues de la Providence; il se rend coupable d'une sorte d'ava- rice dont Dieu lui demandera un jour un compte sé- vère, surtout s'il a été revêtu de hautes fonctions et chargé de la direction des peuples. >'ous savons tous pourquoi le célèbre Huet quitta son évèché : il ne se sentait pas capable d'être évêque , il n'était que ver- tueux et savant. L'évêque n'est donc pas seulement un homme de piété et d'étude , c'est un homme de cha- rité et de dévouement absolu. Sa piété, sa science, sa santé , sa fortune , tout en lui et hors de lui , tout ce qui lui appartient, à quelque titre que ce soit, est, par cela même, à la disposition des autres; sa porte est ouverte à tous. Voyez-vous accourir avec empres- sement ces hommes de foi et de charité? ce sont ses
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prêtres , ce sont ceux qui partagent aussi le sacerdoce de Jésus-Christ, et qui travaillent avec lui à la con- duite de l'Église. Ce vieillard à cheveux hiancs a he- soin de conseils pour sortir heureusement de la situa- tion embarrassante dans laquelle il se trouve engagé. Il est cependant accoutumé à en donner aux autres; mais, quand il est obligé d'agir lui-même, il aime mieux , dans le doute , s'en rapporter à la décision de son évêque. Cet autre est abattu; en vain il a cherché , dans l'oraison et au pied de la croix ., le courage dont il a besoin ; il aura donc recours à celui qui a reçu de l'Esprit la plénitude de la force avec la plénitude du sacerdoce. En voici un qui s'est particulièrement con- sacré aux bonnes œuvres : dans ce moment , il n'a rien pour subvenir aux besoins pressants de ses pauvres ; plusieurs fois déjà il a frappé aux portes qui ont cou- tume de s'ouvrir aux sollicitations de sa charité, elles se sont fermées à sa voix ; et, au lieu de s'abandonner à un désespoir funeste, il s'est dit : « J'irai trouver notre commun père, car la bourse d'un saint évêque est inépuisable. » Il ne s'est point trompé dans ses es- pérances; l'évèque l'accueille avec bonté : « Mon fils, les temps sont mauvais, non pas pour vous, car il est toujours heureux, celui qui se consacre au soulagement de ses frères; mais pour moi, qui me trouve en ce moment à la dernière obole. Vous pouvez en disposer.
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La bourse de mes pauvres n'est jamais restée vide, et j'ai la ferme persuasion que si elle n'était remplie par les hommes, elle le serait par Dieu lui-même. »
Après les prêtres, ceux qui excitent le plus la sol- licitude de l'évêque, ce sont les jeuues élèves du sanc- tuaire destinés à remplir les vides que la mort fait cha- que jour dans la milice sacerdotale. Il les a retirés du monde, il les a placés à ses côtés et pour ainsi dire à l'ombre de la maison de Dieu. Ce qu'un bon père est à legard d'enfants nombreux et chéris , il l'est à leur égard. i\ les visite souvent , il prend le plus grand soin de leur éducation ; il aime à prier avec eux , à chanter avec eux les louanges de Dieu. Quelquefois sa voix pa- ternelle fait sentir au cœur de chacun d'eux la douce onction de la parole divine , qu'ils répéteront plus tard au peuple. Quelque estime qu'il ait pour ceux entre les mains de qui il a remis ses enfants , il veut cependant s'assurer souvent par lui-même de leurs progrès dans la science et dans la vertu.
C'est de cette manière que , dès le moyen âge , les évêques ont préludé à ces établissements qui , depuis , sont devenus si célèbres sous le nom d'Universités. C'étaient des écoles établies par l'évêque à côté de son église , et où quelques enfants apprenaient la lecture , la grammaire , la musique. Peu à peu le cercle de leurs études s'est étendu , et il a fini par embrasser toutes
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les sciences. Ces établissements se sont émancipés au- jourd'hui , ils ont secoué la tutelle épiscopale ; on dit même qu'ils voudraient donner des lois à ceux qui les ont formés, imposer raumône de la science qu'eux- mêmes ont d'abord reçue de l'Eglise. Enfants impa- tients et rebelles, voulant jouir et gouverner seuls quand leurs pères sont encore pleins de force , ils ont recours à la loi pour les faire interdire. Craignent-ils que ces pères vertueux ne leur rappellent leurs devoirs et ne leur parlent de Dieu ?
Voilà la journée ordinaire de l'évcque. Comme elle est remplie! Il en est cependant qui le mettent en rapport avec un plus grand nombre de personnes.
Un bruit inaccoutumé se fait entendre autour de la maison épiscopale : la cloche ébranle les airs et fait en- tendre je ne sais quels sons d'allégresse et de recueille- ment. C'est le jour du Seigneur, Le peuple a compris la voix qui l'appelle , et il se rend au temple avec em- pressement. Ce jour-là, l'évêque a quitté sa retraite; il parait revêtu de ses plus beaux ornements. Où va- t-il ? il va aussi prier dans le temple , se prosterner en- core plus profondément que les autres en présence de celui devant qui il faut s'humilier soi-même pour mé- riter d'être élevé. 11 fait entendre, en face de l'autel, quelques paroles de vérité et d'amour ; il appelle sur la terre les bénédictions du ciel , et il rentre dans sa de-
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meure en remerciant Dieu d'avoir fait luire pour lui ce jour de piété et de bonheur. Quelques pauvres l'ont ac- compagné , et ils se retirent en répondant à ses aumô- nes par des bénédictions.
Un grand pécheur est sur le point de paraître de- vant Dieu : sa famille est au désespoir ; il voit l'enfer ouvert au-dessous de lui ; il pousse des cris de rage , et personne n'est là pour lui enseigner la patience chré- tienne et pour lui apprendre à tourner les yeux vers le ciel. Appelé par la charité, un prêtre s'est présenté, mais sa voix n'a pu se faire entendre. Adressez- vous à l'évêque , et bientôt il aura rétabli la paix dans le cœur du pécheur mourant.
C'est un fléau terrible qui envahit la ville épisco- pale, le diocèse entier. Consolez-vous , l'évêque est là pour le combattre.
La peste sévit avec fureur : chacun s'est empressé de fuir et de dérober au danger sa famille et ses amis. Les amis , les enfants de l'évêque , ce sont les victimes du fléau. Aussi le voyez-vous partout où le besoin l'ap- pelle : il ranime les courages, il prodigue au corps et à l'àme les secours nécessaires ; rien ne l'abat , rien ne l'arrête. Et comment son courage ne serait-il pas su- périeur à la peine, à la maladie , à la mort? 11 a pour lui l'appui de la grâce, et il est soutenu par les plus hautes considérations ; si le fléau l'épargne , il aura
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l'approbation de sa conscience et celle des hommes , en attendant les récompenses de Dieu ; s'il vient à suc- comber, il est aussitôt emporté par les anges pour jouir au ciel d'un bonheur infini.
Je voudrais pouvoir rapporter ici les traits frappants . qui ont immortalisé l'héroïque courage des évèques dans de pareilles circonstances ; mais cela n'entre point dans le plan que je me suis proposé. J'en dirai cepen- dant quelques-uns que j'emprunterai aux différentes époques de l'histoire ecclésiastique , pour montrer que l'évêque est le même en tout temps.
Vers le milieu du troisième siècle , une peste affreuse désola l'Afrique : chacun fu} ait les malades ou les re- poussait sans pitié; Carthage était remplie de corps morts , dont personne ne prenait soin. Cyprien , alors évêque , assembla son peuple et l'excita aux œuvres de la charité. De peur que les infidèles ne fussent négli- gés , il disait : « Imitons la bonté de Dieu, et assistons même nos ennemis. » Charité d'autant plus admirable que c'était au temps d'une violente persécution, et que ces mains aujourd'hui glacées par la mort ou la ma- ladie menaçaient naguère du glaive tant de chrétiens généreux. Ce fut pour consoler les fidèles et pour les porter au mépris de la mort que cet évoque , aussi élo- quent que charitable , composa son traité de la morta- lité : « Quelques-uns, dit-il, sont touchés de ce que
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cette maladie attaque les nôtres aussi bien que les infi- dèles. Eh quoi! le chrétien n'a-t-il embrassé la foi que pour être exempt des maux et jouir heureusement de ce monde? que s'il souflre les adversités temporelles , n'est-il pas réservé aux délices de la \ie future? »
Dans une peste affreuse qui ravagea Milan , vers le milieu du seizième siècle , Charles Borromée s'immor- talisa par sa charité. Il allait lui-même porter aux pes- tiférés des secours et des paroles de consolation. Il sou- tenait, par ses paroles et par ses exemples, le courage abattu de ses coopérateurs. Son conseil avait décidé qu'il était de son devoir de se retirer de Milan , afin de conserver plus longtemps sa vie à ses ouailles. Il ré- pondit : « De quelle utilité leur serait donc ma vie, si je ne pouvais la leur sacrifier? » C'était un spectacle vraiment digne de fixer les regards de la terre et du ciel que ce saint évèque marchant dans les rues, au milieu des morts et des mourants , la corde au cou , les pieds nus, et les yeux fixés sur le Christ, ce parfait modèle d'immolation.
La France a eu aussi son Borromée : ce fut Belsunce , évèque de Marseille. Pendant la peste qui ravagea cette ville au commencement du dix-huitième siècle , on le vit parcourir toutes les rues , portant des secours tem- porels et spirituels aux pestiférés; sou héroïque dé- vouement excita l'admiration de toute l'Europe. Pope
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l'a célébré dans son Essai sur l'homme. Il est comme impossible de parler de la charité sans que son nom revienne à notre mémoire, appelant notre admiration et notre reconnaissance.
Au mois de février 183"2, le fléau le plus épouvan- table dont rhumanité puisse être atteinte, le choléra , éclata parmi nous. Aussitôt l'archevêque de Paris re- parait à l'Hôtel-Dieu pour la première fois; il reparait au milieu des malades, des mourants, entassés par la contagion. Ce n'est pas assez pour lui des secours si abondants que la cbarité chrétienne lui donne à dis- tribuer , il y joint l'abandon de son traitement ; il veut que sa maison de Conflans devienne une maison de convalescence, et que le séminaire de Saint-Sulpice soit transformé en infirmerie. On le voit transporter des cbolériques dans ses bras, et si l'un d'eux qu'il bénissait lui crie : « Retirez-vous de moi , je suis un des pillards de l'archevêché. » On l'entend répondre : " Mon frère , c'est une raison de plus pour moi de me réconcilier avec vous et de vous réconcilier avec Dieu. »
C'est dans les salles de l'Hôtel-Dieu , c'est en voyant tant de pères et de mères de famille précipités dans le tombeau, qu il conçut l'idée de cette œuvre admirable des orphelins du choléra. Tl fallait , pour la fonder et en assurer l'avenir , demander à la cbarité publique de
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nouveaux sacrifices. M. de Quélen, qui ne s'était montré dans aucune église, voulut s'acquitter lui- même de cette mission. On annonça qu'il prêcherait à Saint- Roch pour les orplielins du choléra. Pauvres et riches , toutes les classes de la population parisienne accoururent. De longues files de voitures et des flots pressés de piétons assiégeaient les avenues du saint lieu où la voix du prélat allait rompre un silence gardé depuis si longtemps Que cette scène , dont tant de personnes conservent encore la mémoire, se fût passée au temps de saint Vincent de Paul ou de Charles Borromée , nous ne trouverions pas de pinceau assez éclatant, pas de termes assez touchants pour en con- sacrer le souvenir. Laissons au passé toutes ses gloires; mais n'amoindrissons point le temps présent. L'avenir lui rendra toute justice ; il n'oubliera point cet arche- vêque de Paris, sortant de la retraite où la violence et la persécution l'avaient forcé de se renfermer , pour demander à tous les pères, à toutes les mères, à tous ceux qui portent quelque pitié au cœur d'adopter tar!; d'enfants auxquels le fléau venait d'enlever ceux que la nature leur avait donnés pour les nourrir et les protéger. Serait-il vrai qu'il y eût pour tous les hommes , dont la vie mérite qu'on la raconte , une journée, un moment où ils arrivent au plus haut qu'il leur soit donné d'atteindre, où ils sentent au plus
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intime comme au plus profond de leur àme une sainte estime d'eux-mêmes qui ne saurait être surpassée? Tel, croirions-nous alors, aurait été pour M. de Quélen, le moment où , descendant de sa chaire, il vit cette foule l'entourer, l'étouffer, pour ainsi parler, sous l'abandon de ses offrandes ; les femmes se dé- pouiller de leurs bijoux lorsque leur bourse était épuisée , et le pauvre lui-même livrer le denier dont il allait apaiser sa faim. Trente- trois mille francs furent ainsi versés dans ses mains; et, peu de jours après , à Notre-Dame , il en recueillit encore autant. Plus de mille orphelins lui ont dû d'être arrachés à la misère et de recevoir les principes, les habitudes de travail qui font les hommes utiles et les bons citoyens (1).
La terre aura été frappée d'une aiîligeante stérilité. — La famine fera des ravages épouvantables. Les plus faibles d'entre les habitants succomberont prompte- ment, faute d'aliments pour entretenir en eux la source de la vie. Les plus robustes, devenus bientôt pâles , décharnés , traîneront languissamment sur la terre leur misérable existence. — Est-ce que, pour combattre ce fléau , l'évêque n'a pas les ressources inépuisables de son courage et de sa charité ?
Jésus enseigne lui-même à ses apôtres la vertu de
(1) Mole, à l'Académie. Discours de réception.
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charité, autrefois inconnue à la terre. Une foule immense l'avait suivi dans le désert pour entendre plus longtemps la parole divine. Ses apôtres voulaient la renvover. « >'on, dit Jésus, car plusieurs pour- raient défaillir dans la route. C'est à vous de les nourrir. »
Au commencement , il n'y avait point de pauvres parmi les chrétiens. Ceux qui avaient des biens les ven- daient et en déposaient le prix aux pieds des apôtres pour être employé aux besoins de tous.
Le nombre des chrétiens s'étant considérablement accru , cette communauté de biens ne fut plus possi- ble ; mais les vrais chrétiens demeurèrent toujours liés par la communauté des mêmes sentiments , et le centre de cette union , ce fut Tévèque.
Dans les premiers siècles du christianisme, une srande famine désola la Judée. Les fidèles d'Antioche chargèrent Paul et Barnabe de porter des secours à leurs frères de Jérusalem. C'est la première collecte qui se soit faite dans l'Eglise. EUe s'est souvent renou- velée depuis ; et toujours elle fut inspirée ou soutenue par le ministère épiscopal.
En tout temps , l'évèque fut l'aumônier de nos rois. Saint Germain occupait le siège de Paris au sixième siècle. Le roi Childebert lui ayant envoyé un jour six mille sous d'or pour les pauvres , il en distribua trois
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mille. Quand il revinl au palais, le roi lui demanda s'il en avait encore. 11 répondit qu'il en avait la moitié , parce qu'il n'avait pas trouvé assez de pauvres. « Donnez le reste, dit le roi, Dieu aidant, nous ne manquerons pas de quoi donner. » Puis, faisant rompre sa vaisselle d'or et d'argent , il la donna à l'évêque. Qui n'a entendu parler de Jean surnommé l'aumô- nier? Quel glorieux surnom! i\e diriez-vous pas que son cœur produisait naturellement l'aumône , comme l'arbre, son fruit? 11 occupait le siège d'Alexandrie au commencement du septième siècle. Les Perses avaient pris Jérusalem et ravagé toute la Syrie. Ceux qui purent échapper au massacre se réfugièrent à Alexan- drie. Le charitable évêque les accueillait avec bonté, et leur procurait toutes les choses nécessaires. Quel- ques personnes lui reprochèrent un jour de faire des aumônes trop abondantes. 11 répondit : « Si ce que je donne était à moi , j'aurais quelque raison de le mé- nager ; mais il est à Dieu dont les trésors immenses ne seraient point épuisés , quand tous les pauvres de la terre se rassembleraient à Alexandrie. » Au fléau de la guerre , un autre fléau se joignit : l'année se trouva stérile. L'évêque semblait avoir épuisé toutes ses res- sources. Cependant un homme vint lui offrir, pour le besoin de ses pauvres , deux cents boisseaux de blé et cent quatre-vingts livres d'or, à condition qu'il serait
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élevé à la dignité de diacre , dont il se sentait lui-même indigne. < Votre offrande est grande , répond l'évêque, et elle vient fort à propos ; mais elle n'est pas pure. Quant à mes frères les pauvres, Dieu qui les a nourris avant que nous fussions nés , vous et moi , les nourrira bien encore à présent. Comme il a multiplié les cinq pains du désert , il peut bénir les dix boisseaux de mon grenier. » Peu après , on vint lui annoncer l'arrivée de deux grands vaisseaux de l'Église qu'il avait envoyés en Sicile chercher du blé. Il se pro- sterna, et dit : « Je vous remercie. Seigneur, de n'a- voir point permis à votre serviteur de vendre votre grâce pour de l'argent. »
Etant sur le point de périr , il dicta son testament en ces termes : « Je vous rends grâces , mon Dieu , de ce que vous avez exaucé ma prière. Il ne me reste qu'un tiers de sou, quoiqu'à mon ordination j'aie trouvé dans la maison épiscopale d'Alexandrie envi- ron quatre mille livres d'or, et que j'aie reçu des sommes innombrables des amis de Jésus. C'est pour- quoi j'ordonne que ce peu qui me reste soit donné à vos serviteurs. » K'est-ce pas là mourir dans la charité ?
IN'a-t-ou pas vu eu tout temps , n'avons-nous pas vu dans notre siècle égoïste , de pareils traits de la charité épiscopale ?
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Appartenant h une famille opulente, ayant joui, pendant une grande partie de sa vie, d'un traitement con.sidéral)le , l'archevêque de Quélen ne laisse pas de quoi subvenir aux frais de sa sépulture.
l.ors de Tinondation de Montuuban , en 182G, le vénérable de Cbeverus ouvre son palais à tous les mal- heureux sans asile : « Mes amis , leur dit-il , le palais épiscopal est à vous, venez-y tous, je partagerai avec vous jusqu'à mon dernier morceau de pain. » Une pauvre femme restait à la porte de l'évêché. Elle n'osait entrer, parce qu'elle était protestante. L'évè- que l'apprend; il court lui-même la cbercher : <• Venez, lui dit-il, nous sommes tous frères, surtout dans le malheur. "
Dans des circonstances à peu près semblables , l'ar- chevêque de Lyon vient d'imiter ce beau trait de charité. Il a aussi ouvert son palais aux inondés sans asile. On s'est empressé de solliciter pour lui l'émi- nente dignité dont était revêtu naguère le vénérable de Cheverus. 11 est vraiment digue d'hériter de ses honneurs , puisqu'il hérita de son esprit de charité.
Les deux derniers traits que je viens de citer me suggèrent une rétlexion. En passant devant un palais épiscopal, plusieurs se demandent : « Pourquoi cette vaste et belle demeure pour un homme sans famille?» La famille de l'évêque , ce sont les pauvres , les mal-
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heureux. En est-il une plus nombreuse et plus inté- ressante? Pourquoi ne logeriez-vous pas commodé- ment le père des pauvres, surtout quand vous le vojez, dans les calamités publiques, ouvrir les portes de sa demeure et dire h ses nombreux enfants : « Mes amis , entrez : ceci vous appartient comme à moi. •"
C'est la guerre qui menace la ville épiscopale. Une croix à la main , le ministre de paix ira sans crainte parler des miséricordes infinies de Dieu au guerrier qui vient à lui une épée à la main pour venger peut- être un affront de peu d'importance.
Attila ravageait les Gaules. Les villes un peu mar- quantes tremblaient à son approche. Presque partout on vit l'évèque lutter avantageusement contre le bar- bare. Il avait épargné Paris défendu par les prières et le courage d'une bergère; mais il vint assiéger Orléans. Aiguan, évêque de cette ville, avait lui-même prévenu le général Aétius. En attendant le secours, les habitants étaient dans la consternation. L'évèque seul les soutenait par ses prières et son courage. Lorsque tout semblait désespéré, le secours arriva, et Attila fut repoussé.
11 se jette sur Troyes, qu'il regarde comme une proie facile; mais là encore se trouve un évêque courageux et dévoué. 11 s'avance au-devant du barbare, précédé
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de la croix et suivi d'un clergé nombreux. 11 y a dans les pompes religieuses je ne sais quelle vertu secrète qui fait impression sur l'âme la plus incrédule. Le barbare se sent pénétré d'un profond respect. L'évè- que veut profiter de cet ascendant : « Qui es-tu , dit-il, pour venir ainsi jtter le trouble et la consternation dans nos villes. — Je suis le fléau de Dieu. — • Eh bien ! cède donc à l'impression de sa main qui te meut et te gouverne, et épargne du moins ses villes fidèles. »
Quelque temps après, il se présente devant la capi- tale du monde chrétien , chargé des dépouilles d'un grand nombre de nations. Les habitants de Eome supplient leur évêque d'aller à sa rencontre. Léo part aussitôt. Outre sa réputation de cruauté qui suffisait pour glacer d'effroi , la figure du barbare était terrible. Léon l'aborde avec confiance. Attila eut tant de joie devoir le ministre de Dieu, qu'il écouta favorablement sa demande. 11 cessa toute hostilité , et il se retira au delà du Danube avec promcsst^ de faire la paix.
Les devoirs de citoyen tirent quelquefois oublier à l'évèque ses devoirs de ministre. Quand , en 885 , les Normands assiégèrent Paris, lévèquc Gozlin combat- tait eu personne à côté des plus braves. Au dire de la chronique, ils avaient tant de vaisseaux que la rivière en était couverte dans l'espace de plus de deux lieues.
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Leur roi Sigefroi alla trouver Gozliu , évoque de Paris, assurant qu'ils ue demandaient que le passage. L'évè- que repondit fièrement : « L'empereur Charles nous a confié cette ville, nous la lui garderons. »
Ces exemples et quelques autres ne sont que de rares exceptions aux habitudes de paix que les évêques de France conservaient dans ces temps de trouble , et qu'ils s'efforçaient de communiquer aux antres. Ils auraient voulu faire régner une paix perpétuelle. Voyant qu'ils ne pouvaient réussir , ils établirent une trêve pour quelques jours seulement. Depuis le mer- credi au soir jusqu'au lundi matin , il était défendu de rien prendre par force , de tirer vengeance d'aucune injure , etc. , c'est ce qu'on nomma la trêve de Dieu. Cette trêve était déjà un grand bienfait pour ces temps de guerres continuelles et d'universelles agitations.
Qui n'admirerait l'incompréhensible ascendant de l'évéque d'Alger sur l'esprit d'Abd-el-Kader? un simple prêtre de l'Église catholique se montre avec une entière sécurité dans ces lieux que ne peuvent traverser sans crainte les bataillons les plus aguerris.
C'est un prince furieux qui tourne son épée contre ceux qu'il doit protéger. — L'évéque se présente encore , au nom du ciel , pour arrêter sa main prête à frapper.
Théodose le Grand avait des qualités remarquables,
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mais il avait aussi un élan de colère qu'on arrêtait dif- ficilement.
Des impositions extraordinaires avaient excité à Antioche une sédition violente. Ses statues , celles de son père , de ses enfants , de sa vertueuse épouse , avaient été renversées , mises en pièces , traînées dans les rues au milieu des imprécations générales. Dès que la sédition fut apaisée , on pensa aux conséquen- ces terribles qu'elle allait avoir ; tous tremblaient. Les philosophes , partageant la crainte générale , avaient fui loin de la ville ; les solitaires abandon- naient leur retraite, venaient consoler le peuple et intercéder en sa faveur. Un homme surtout se distin- gua alors : ce fut l'évèque Flavien. Il se présenta de- vant Théodose, et, en lui exprimant les pensées qui s'offraient à son àme profondément affligée, il s'éleva à une hauteur que l'éloquence atteint rarement. Yoici quelques-unes de ces pensées : « On a renversé vos « statues , mais vous pouvez en dresser de plus pré- « cieuses dans le cœur de vos sujets et en avoir même « autant qu'il y aura jamais d'hommes sur la terre... '( Vous avez ordonné qu'on délivrât à Pâques les pri- « sonniers , et alors cette belle parole sortit de votre " bouche : Plût à Dieu que je pusse de même ressus- « citer les morts! Vous le pouvez maintenant, car, en « pardonnant, vous allez ressusciter toute la ville d'An-
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« lioche, comme morte en ce moment. » Tlavien parla longtemps, et toujours avec force et chaleur. Le reli- gieux empereur avait peine à retenir ses larmes ; sa ré- ponse fut digne des paroles du saint évèque : « Ne « devons-nous pas pardonner aux hommes , nous qui « ne sommes que des hommes , puisque le maître du « monde est venu sur la terre , qu'il s'est fait esclave « pour nous , et qu'étant crucifié par ceux qu'il avait « comhlés de grâces , il a prié son père pour eux. » Sous le mêm.e empereur, une autre sédition éclata à Thessalonique. Il y eut , dans cette sédition , des offi- ciers tués à coups de pierres. Dès que Théodose eut été informé de ce qui s'était passé , il entra en fureur et il voulut en tirer une éclatante vengeance ; mais l'évèque Ambroise le calma. Peu après , quelques hommes mal intentionnés rallumèrent le feu mal éteint de sa colère. Un jour que le peuple de Thessalonique était assemblé pour les jeux , des soldats l'environnè- rent par ordre de l'empereur ; pendant trois jours , ils ne cessèrent d'égorger, sans distinction d'innocent et de coupable; il y eut environ sept mille victimes. Peu après celte horrible boucherie , l'empereur se présenta au temple ; Ambroise s'imagina le voir tout couvert d'un sang innocent , et il s'avança aussitôt pour lui dé- fendre de franchir le seuil sacré. « Un saint roi , dit l'empereur couvert de confusion , David n'a-t-il pas
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aussi versé un sang innocent? — Vous l'avez imité dans sa faute , répondit le courageux évèque , iraitez- le dans son repentir et sa pénitence. » Tliéodose se soumit à la pénitence publique , mais ce n'était pas assez : l'humanité avait été outragée , et le saint évè- que stipula en faveur de l'humanité. Il lui lit porter une loi qui suspendait pendant trente jours les exécu- tions à mort.
Lors des massacres politiques de la Saint-Barthé- lem}, si souvent et si injustement reprochés au clergé, ce sont les évèques qui ont intercédé avec le plus d'é- nergie en faveur des protestants établis dans leurs diocèses , et plusieurs cLircat la consolation d'arrêter l'effusion du sanff.
CHAPITRE XIII.
Visite pastorale.
L'évêque a quitté pour quelques jours le lieu de sa résidence. Où va-t-il? Ces campagnes , ces villes moins importantes, placées autour de la ville-mère, sont en- core de sa juridiction : il leur doit aussi ses soins j le zélé pasteur va les visiter.
Quand il est au milieu des campagnes , il sent comme un lourd fardeau tomber de ses épaules ; l'air lui pa- rait plus pur et le ciel plus serein ; il semble respirer plus aisément. Il y a bien des vertus dans une grande ville, mais aussi il y a beaucoup de corruption ; quand,
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placé au milieu de cette corruption , un saint pontife vient à se dire : « S'il se fait ici une seule action mau- vaise que j'aie pu empêcher, Dieu m'en demandera compte. « Quelle accablante pensée pèse alors sur son cœur !
Il y a , dans une vallée solitaire , un hameau où vous pouvez voir encore la simplicité des premières mœurs et la sublimité des vertus antiques. C'est à ce hameau que l'évèque se rend aujourd'hui ; les habi- tants vont à sa rencontre , parés comme pour les plus grandes solennités de l'Église. Il y a dix ans qu'eut lieu sa dernière visite dans cette petite paroisse , vers laquelle le poussait cependant le penchant de son cœur , tant ses journées sont remplies , tant sont grands les besoins des autres parties de son diocèse! Depuis ce temps, l'évèque a beaucoup vieilli; son vi- sage commence à se rider ; son corps, maigre et élevé , s'affaisse tous les jours sous le poids des années , du travail et des peines ; cependant les anciens l'ont faci- lement reconnu ; il est de l'âge de plusieurs d'entre eux ; dès qu'ils l'ont aperçu , la joie s'est épanouie sur les visages ; mais quand ils l'ont vu s'avancer d'un pas beaucoup plus pénible qu'autrefois, ils se sont regardés d'un air sérieux , et quelques-uns di- saient : « Il vieillit comme nous ; il a aussi son tra- vail et ses tourments. Pourquoi le bon Dieu ne fait-il
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donc pas en faveur de tels hommes une exception à la loi de mort qu'il a portée contre nous? Il devrait au moins les conserver sur la terre plus longtemps que les autres; il lui tarde, sans doute, de récompenser leurs vertus, en les appelant auprès de lui. »
Les parents se sont avancés sur la limite de la pa- roisse pour jouir plus tôt de la présence de l'évèque; leurs enfants n'ont pas quitté Féglise ; ils s'y tiennent dans un grand recueillement , se disposant de plus en plus à la réception de TEspr't , que l'envoyé céleste doit bientôt appeler en eux par l'imposition des mains. Car c'est principalement pour eux que l'évêque se rend aujourd'hui dans la paroisse. Admirable sagesse de l'Église ! Dans la crainte que ses ministres , élevés aux premières dignités , ne s'enorgueillissent de leurs fonctions sublimes, elle leur impose l'obligation de conférer eux-mêmes le sacrement que le chrétien re- çoit ordinairement en son bas âge. Elle les met ainsi en face de quelques faibles enfants , comme pour leur faire sentir plus vivement la grande loi de l'humi- lité , comme pour leur rappeler ces belles paroles du pasteur des pasteurs : « !Si vous ne devenez sembla- bles à ces petits enfants , vous n'entrerez point dans le royaume des cieux. »
Avant d'appeler sur ces eufants l'Esprit de lumière, l'évêque veut s'assurer par lui-même s'il y a déjà en
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eux , ainsi que le deuiv^ude l'Église, quelque étincelle du feu sacré. Il s'adresse à celui qui parait le plus jeune de tous : « ftloa enfant , qui vous a mis sur la terre ? — Pourquoi y ètes-vous? — D'où venez -vous et où allez-vous? — Quel est votre premier maître, votre seul maître véritable? — Quels sont, à votre égard , les représentants de Dieu en ce monde ? — Que devez- vous faire pour être heureux? » L'enfant a donné avec assurance une réponse satisfaisante à ces questions qui intéressent l'homme de tous les âges et de toutes les conditions; le saint pontife reprend , comme au- trefois son divin maître : « Faites ceci et vous vivrez.» Il ne se lasse point d'interroger, d'admirer son jeune auditoire, et un sourire de l)onlieur vient à chaque instant errer sur ses lèvres. Pendant le cours de son ministère , il a expliqué souvent la parole de Dieu ; il s'est vu entouré bien des fois d'un auditoire nombreux et éclairé; sa voix persuasive a peut-être touché, re- mué , converti les cœurs ; eh bien ! je ne crains pas de l'assurer ici , jamais il n'a ressenti une joie plus vive et plus pure qu'en s'entretenaut ainsi avec l'enfance. A la fin de sa vie , l illustre Bossuet s'était dégoûté de la cour. Quel est l'objet en ce monde dont ne se lasse bientôt l'àme d'un chrétien , d'un Bossuet sur- tout? Voulant donner à son troupeau les restes d'une voix qui tombait et d'un feu qui déjà s'éteignait,
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comme il l'avait annoncé dans l'immortelle oraisoa funèbre du grand Condé , il se livre entièrement aux fonctions de sou ministère. On le voyait alors se ren- dre dans les églises de campagne, où il administrait les sacrements et où il expliquait le catéchisme aux enfants. De quelle satisfaction son grand cœur était rempli , quand son regard perçant voyait ces jeunes intelligences s'éclairer déjà des douces lumières de l'Evangile ! Non , il ne devait pas se sentir aussi heu- reux , lorsque, trônant dans les premières chaires de la capitale, il était obligé d'étoufier en lui ces senti- ments d'orgueil qui s'élevaient en foule dans son àme à la suite de ces pensées sublimes , avec lesquelles il écrasait l'orgueil des grands de la terre.
On ne peut s'imaginer combien de circonstances se rencontrent , qui permettent à l'évèque , remplis- sant quelquefois les fonctions sacerdotales, de produire sur les assistants une impression profonde. J'ai à citer lin trait remarquable qui ne paraîtra pas déplacé ici , quoiqu'il n'ait pas eu lieu dans une visite pastorale.
Un riche créole invita un jour le vénérable de Che- verus à baptiser son enfant. Pendant le baptême , l'é- vèque aperçut dans l'église une pauvre femme tenant entre ses bras un enfant nouveau -né et attendant humblement à lécart. L'évèque pensa au sentiment pénible que devait causer à ces pauvres gens le spec-
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tacle de tous les honneurs rendus à l'enfant riche ; et, se tournant de leur côté, il les invita à s'approcher. « Venez, mes amis, leur dit-il, je veux aussi moi- même faire ce baptême. » Et, après que tout fut fini, le ministre de la religion prenant de là occasion de donner d'utiles leçons aux riches et aux pauvres qui étaient présents : « Ces deux enfants , leur dit -il , sont également grands devant Dieu , également chers à son cœur. Tous les deux sont destinés à la même gloire dans l'éternité; mais ils doivent y arriver par des voies différentes : le riche , par la charité qui console et soulage; le pauvre, par une vie humble et labo- rieuse. L'un sera compatissant , généreux ; l'autre , patient et reconnaissant. Ils vont commencer dès au- jourd'hui à remplir leur destinée. L'enfant pauvre ne peut pas demander, et son cœur ne connaît point en- core la reconnaissance : je vais demander à sa place et je serai reconnaissant pour tout le bien que vous lui ferez. L'enfant riche ne peut pas donner, et son cœur ne connaît point encore la générosité : c'est vous , dit- il en se tournant vers la nombreuse et brillante réu- nion qui l'entourait , c'est vous qui êtes ses repré- sentants et qui devez vous charger d'être charitables et généreux pour lui. » Levèque commence aussitôt la quête pour l'enfant pauvre , et il n'y eut pas une seule personne qui ne se sentit pressée de donner.
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Je reviens à la visite pastorale que j'ai entrepris de décrire. L'évèque examine avec recueillement les dif- férentes parties de cette pauvre église où Dieu a placé , aussi bien que dans le plus riche édifice consacré à son culte, la source abondante de ses grâces. Le curé est à côté de son évèque ; c'est aussi un vieillard ; il a plus de cinquante ans de ministère , et il est encore à sa première paroisse. Toutes les fois qu'il a été ques- tion de l'en arracher, ses paroissiens lui ont témoigné un attachement si rare , qu'on fut obligé de se rendre à leurs désirs. L'évèque l'en félicite aujourd'hui. « Vous êtes heureux, dit-il, d'avoir su comprendre cette vérité si simple et que pourtant peu de person- nes savent comprendre : l'homme le moins à plaindre est celui qui porte la plus légère portion du fardeau de ce monde. »
Pendant la visite , l'évèque et le curé échangent quelques réilexions que les assistants recueillent avec édification.
« Monseigneur, dit le prêtre en commençant , mon éo^lise est bien pauvre ; elle est peu digne de la ma- jesté de celui qui y réside.
— Mon cher curé , répond l'évèque , une église est toujours riche , quand elle possède un pasteur tel que vous. D'ailleurs , la pauvreté plaît à Dieu. En quit- tant le ciel , c'est dans une étable qu'il est descendu sur la terre.
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— Vous voyez ces statues , ces tableaux , ce sout toujours les mêmes; ils ont élé travaillés un peu gros- sièrement ; nous avons pensé plusieurs fois à les re- nouveler , mais nous ne l'avons pas fait encore.
— Celui qui orne le temple d'un chef-d'œuvre de peinture ou de sculpture, celui-là, sans doute, fait une œuvre sainte , car tout ce qu'il y a de bien vient de Dieu et doit retourner à Dieu. Cependant , quand le cœur offre à Dieu un ouvrage moins remarquable , il n'est pas juste de le mépriser. Dites-moi , vos pa- roissiens se prosternent-ils toujours avec foi et piété à la vue de ces tableaux ou de ces statues? En les con- templant , pensent-ils à Dieu , à la vertu , aux récom- penses éternelles?
— Oui, Monseigneur.
— Dieu en soit béni. Ne méprisez pas de pareilles images ; elles seront toujours dignes de Dieu , si elles portent les hommes à l'accomplissement de leurs de- voirs.
— Nous avons l'intention de faire des réparations considérables au corps même de l'édifice, mais nous avons différé d'une année. Celle qui vient de s'écouler a été mauvaise , et nous avons cru devoir nous oc- cuper des temples bâtis de la main de Dieu , avant de nous occuper des temples bâtis de la main des hommes.
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— Vous avez suivi le précepte chrétien ; car celui qui a dit à Dieu son Père : Le zèle de votre maison me dévore, celui-là a dit aussi : Le premier et le plus grand commandement, c'est d'aimer Dieu de tout son
cœur, et le prochain comme soi-même Vous avez
donc des pauvres? Je crovais qu'ici la richesse et la pauvreté étaient également inconnues.
— Ordinairement nous n'en avons point ; mais , vous le savez, le travail est notre unique soutien, et la terre, notre seule nourricière. Quand, pour de gra- ves raisons , la Providence juge à propos de frapper de stérilité le travail des hommes ; quand la terre ne produit pas ses fruits hahituels , nous devons néces- sairement souffrir.
— Tant que durent ces temps malheureux, vous avez nécessairement de grandes charges et peu de res- sources. Il est de mon devoir de venir alors à votre secours; je le ferai aujourd'hui avec plaisir; on ne trouve pas souvent l'occasion de placer aussi hien ses charités.»
L'évêque a paru aussi dans la modeste chaire. Les regards de tous les assistants se tournent aussitôt vers lui avec amour et respect. Que va-t-il leur annoncer? Les vérités toujours anciennes et toujours nouvelles, cette même loi que le pasteur du lieu a tant de fois développée : loi de justice et de charité , loi que Dien
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a mise à la portée des esprits les plus simples et des intelligences les plus élevées , parce qu'elle est la loi de tous , comme il est lui-même le Dieu de tous les hommes. « Mes chers frères , dit-il en terminant , conservez toujours la douceur et la simj)licité de vos mœurs. Servez Dieu; aimez-vous les uns les autres comme Jésus vous a aimés. Apprenez à vos enfants à marcher sur vos traces , comme vous marchez vous- mêmes sur les traces de vos religieux ancêtres. Que la foi, la charité, que toutes les vertus chrétiennes résident parmi vous , de génération en génération , jusqu'cà la consommation des siècles. C'est le seul moyen que le ciel ait donné à l'homme pour assurer son honheur en cette vie et en l'autre. » Des larmes coulent de tous les yeux et attestent à l'orateur chré- tien que ses paroles ont été goûtées. Il termine , comme il a commencé , en appelant sur la tète de tous ceux qui l'écoutent les abondantes bénédictions du Seigneur. Heureux encore dans cette circonstance, il a l'intime conviction qu'aucun de ceux à qui il s'a- dresse ne répond par la haine ou l'indifférence à ses paroles de bénédiction et d'amour.
L'envoyé céleste se dispose enfin à quitter ces lieux champêtres. Pour jouir plus longtemps de sa pré- sence , la plupart des habitants le reconduisent jus- qu'aux lieux où ils l'avaient reçu , je veux dire jus-
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qu'aux confins de la paroisse. Les anciens disent aux plus jeunes : « Vous le reverrez encore , ou du moins, TOUS reverrez un autre lui-même; mais nous, c'est sans doute pour la dernière fois. » Ils se sont arrêtés; mais ils le suivent encore des yeux. Ils se retournent bien des fois après qu'ils ont cessé de l'apercevoir, et , ne le voyant plus , ils regardent au fond de leurs cœurs, où l'amour a fidèlement gravé son image.
Qui dirait le bien que vient de faire à cette pieuse et simple paroisse la visite du saint pontife? Le zèle du pasteur a été soutenu , ranimé. Eu écoutant les paroles encourageantes de son évèque, il s'imaginait entendre le commencement du jugement de Dieu. Les cœurs tristes ont été consolés ; les âmes ébranlées ont été raffermies ; les plus fervents ont senti s'allumer au cœur le feu d'une ferveur nouvelle. Désormais cette solennelle et touchante cérémonie fera époque dans la paroisse; il ne s'y est jamais rien passé de plus important. On dira : « Dans telle année, dans tel mois, à toi jour, nous l'avons vu , nous l'avons entendu , nous avons reçu ses bénédictions. » Et à cet impérissable souvenir s'attacberont des pensées salutaires. Ainsi, quand Dieu envoyait autrefois , au milieu des hommes, un des esprits ses ministres, le messager céleste , après avoir rempli sa mission , se dépouillait aussitôt de son enveloppe terrestre et re-
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tournait au ciel, sa demeure; mais ceux qui avaient eu le bonheur de s'entretenir avec lui le suivaient long- temps des veux , et , avec son souvenir, ils conservaient toujours quelques pensées de Dieu.
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CllAI'lîliE XIV.
L'évéque revêtu de fonctions politiques.
Qu'il y ait , dans le corps épiscopal , autant et plus peut-être que dans tout autre corps, des sujets propres à former d'habiles, de profonds politiques, c'est ce qu'on peut également prouver par le raisonnement et par les faits.
Quelque mal disposés que vous soyez à l'égard des évèqucs, vous leur accorderez sans doute la même aptitude, les mêmes capacités qu'aux autres hommes; et moi j'ajouterai que les hautes fonctions auxquelles ils s'élèvent, la plupart du temps par eux-mêmes,
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montrent qu'ils sont des hommes peu ordinaires. Pour développer leurs facultés natives, outre l'étude des sciences auxquelles se li\ rent les autres hommes , ils ont eucore l'étude de la théologie, cette science de Dieu, la mère, la reine de toutes les autres sciences. L'étude de la théologie doune à l'esprit une péuétra- tion remarquable et une grande force de discussion. Qu'y a-t-il, dans les choses de ce monde, d'impéué- trable à celui qui s'est élevé jusqu'au ciel , et qui a dévoilé une partie des mystères de la Divinité? L'esprit véritablement théologique , c'est l'esprit philosophi- que, moins son orgueil et sa mauvaise foi. Générale- ment parlant , il y a chez les évêques des idées plus grandes , plus élevées que chez les autres hommes ; il y a chez eux uue probité plus incontestable, un déta- chement plus sincère des choses de ce monde. Ils se trouvent moins communément sous l'influence de ces intérêts parliculiei's de famille et de coterie, presque toujours en opposition avec les intérêts de la grande communauté. Eien ne leur manque donc pour devenir des hommes d'État remarquables ; les fonctions sacrées dont ils sont revêtus semblent communiquer quelque chose de divin à leurs actes politiques. Habituellement occupés des choses d'en haut, ils n'en sont que mieux placés pour connaître les choses de la terre et en juger sainement. C'est Dieu qui , du haut de son trône ,
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gouverne le monde ; quand un homme est appelé à coopérer sous lui à la direction d'une fraction quel- conque de ce monde, il n'a rien de mieux à faire que de se dégager des choses de la terre et de s'élever avec Dieu dans les cieux.
Ici , les faits ne parlent pas moins haut que le rai- sonnement. Si je voulais citer tous les évèques qui ont rempli avec quelque distinction des fonctions politi- ques , ou qui ont été en état de les remplir dignement , la simple énumération de leurs noms me demanderait un temps considérable. Disons un mot des plus con- nus : Ximenès fit fleurir en Espagne la religion et les sciences ; il était tellement dévoué aux intérêts géné- raux de sa patrie , qu'on l'appelait le cardinal d'Es- pagne. Il fit à ses frais la conquête d'Oran : glorieuse conquête, qui doit lui assurer à jamais la reconnais- sance de sa patrie et l'admiration de la postérité. Quand il entra triomphant dans la ville , 300 esclaves chrétiens se jetèrent à ses pieds en lui présentant leurs chaînes brisées. De cette riche proie, il ne se réserva que quelques livres arabes. A Rome, je vois la famille des Fabius marcher seule contre un des ennemis de la patrie. Cette famille succombe, mais elle est immor- telle : un évèque se charge de diriger la conquête d'une ville située sur une côte barbare , séparée de son pays par la mer ; et , parce que les finances du gouverne-
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ment sont épuisées , il se charge de toutes les dé- penses. L'expédition réussit; l'évêque serait-il oublié? Remarquez en passant combien il était digne d'un profond politique de reporter ainsi chez les 3Iaures le fover de la guerre que ces barbares avaient si long- temps entretenu en Espagne. Le cardinal d'Amboise servit son pays avec une grande sagesse et avec un dé- sintéressement plus admirable encore. Premier minis- tre, tout-puissant en France, il se contentait des re- venus de son évèché ; et encore faisait-il de ces revenus trois parts égales : la première pour les pauvres , la seconde pour des établissements utiles, la troisième pour ses propres besoins. Le puissant Richelieu réu- nit en faisceau les fractions divisées et affaiblies de l'autorité. Il maintint l'ordre en France; il combattit avec courage et succès les ennemis du dehors ; il fit fleurir les sciences et les arts; il prépara enfin le règne à jamais mémorable de Louis le Grand. Par les res- sources d'une politique habile, Mazarin résista aux attaques de nombreux ennemis , et il sut même para- lyser les efforts de deux épées redoutables. Rossuet et Fénelon ont mérité d'être appelés les précepteurs des rois. Pour enseigner à son royal élève comment se gouverne un royaume, le premier développe tous les rouages qui mettent en mouvement l'univers entier; le second eut des hommes une connaissance si appro-
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fondie, qu'elle ne fut jamais surpassée que par l'amour qu'il leur portait. Chargé du ministère dans des cir- constances difficiles , Fleury resta sage et vertueux au milieu d'une cour folle et corrompue. Enlin , si nous conservons à Talleyrand un caractère dont il avait tout fait pour se dépouiller , nous dirons que, par son génie politique , il éleva et renversa peut-être encore plus de trônes que Napoléon avec sou génie guerrier. Ce sont les évèques, a dit Gibbon , qui ont fait le royaume de Trance, comme les abeilles font une ru- che. Rien n'est plus vrai 5 mais je ne sais pourquoi cet écrivain a restreint son observation à la France. L'in- fluence épiscopale s'est-elle moins fait sentir en Espa- gne, en Italie , en Allemagne, et même en Angleterre? Dans toutes les contrées de l'Europe , les évêques ont été les précepteurs, les conseillers, les auxiliaires des rois. En remplissant la mission sublime que leur avait imposée Jésus-Christ d'enseigner les peuples, ils ont aussi instruit les gouvernements. Après leur avoir en- tendu annoncer la loi chrétienne et expliquer les de- voirs difficiles du supérieur à l'égard de son inférieur, les rois , étonnés , leur disaient quelquefois , eu re- mettant entre leurs mains les rênes de l'empire : « Faites vous-mêmes ce que vous enseignez si bien. » Et ce sont ces évêques-gouverneurs qui ont introduit dans toutes les branches de l'administration cet esprit
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chrétien que Montesquieu ne pouvait se lasser d'admi- rer , et auquel il ne trouvait rien de comparable dans Tantiquité.
Quelques-uns déplorent cette influence ; mais , je le demande, u'était-elle pas légitime, avantageuse? n'é- tait-elle pas nécessaire? Où était la science , la pensée, pendant la jeunesse des monarchies européennes? n'était-elle pas dans l'Église , uniquement dans l Église? Elle s'y était réfugiée quand les barbares du Nord se répandirent, comme un torrent dévastateur , sur Rome et sur tous les pays civilisés ; et ce n'est qu'après y avoir fait un long séjour , qu'elle se répandit au dehors pour éclairer de nouveau le monde. Si le clergé s'était renfermé dans la solitude , le dépôt de la science qu'il gardait restait enfoui , et les ténèbres n'auraient point été dissipées. Si les évêques n'avaient pris part à la direction des affaires, qui donc l'aurait fait? étaient- ce ces serfs à demi barbares qui ne savaient que re- muer la glèbe au profit d'un maître plus fort, mais non moins ignorant qu'eux-mêmes? étaient-ce ces gen- tilshommes qui ne connaissaient que le maniement des armes et qui ne savaient pas même signer , si ce n'est en faisant une croix et en appliquant le pommeau de leur épée?
Le titre d'évêque n'avait point effacé en eux le titre de citoyen ; au contraire , il les grandissait et les pla-
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çait , aux yeux de tous , dans uue sphère plus élevée que celle des autres hommes politiques. L'administra- tion , remise entre leurs mains , paraissait au peuple plus juste et plus paternelle; elle devait inspirer moins de défiance aux étrangers. Au lieu de voir en eux des hommes uniquement occupés des intérêts temporels , et cherchant , par tous les moyens imaginables , les avantages bien ou mal entendus de leur patrie, on devait voir en eux des princes de l'Église universelle , cherchant avant tout les intérêts de l'humanité. Si no- tre imagination ne peut se représenter encore, sans être vivement frappée, ces prêtres du paganisme allant, une branche d'olivier a la main , se placer au milieu de deux peuples irrités , pour leur parler de paix au nom de divinités si souvent en querelle , quelle impression ne devaient pas faire sur des peuples profondément con- vaincus des croyances chrétiennes les principaux mi- nistres du Dieu de paix , portant sur la poitrine la croix , signe efficace de paix et de réconciliation.
Il n'en est plus de même aujourd'hui : les lumières se sont répandues dans toutes les classes de la société. Il est donc loisible h ceux qui se sont entièrement dé- voués au service de Dieu de se renfermer dans le sanc- tuaire qu'ils quittaient souvent autrefois pour servir l'humanité. Aussi , remarquez la conduite de l'épisco- pat français, toujours si sage : la croix sur laquelle le
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sang du Christ a coulé est aujourd'hui, comme au temps des apôtres, sa principale distinction (1).
D'autres raisons plus impérieuses encore éloignent l'évèque de la carrière politique. Dans toute lEurope, en France principalement, les partis sont divisés, ir- rités au dernier point. Cependant l'évèque est l'homme de tous les chrétiens ; tous ont un égal droit à sa cha- rité, et lui-même doit s'efforcer, dans l'intérêt de son ministère, de se concilier la hienveillance de tous. Que ferait-il donc au milieu de ces dissensions continuelles? S'il se rangeait dans un parti , les autres partis se tour- neraient avec fureur contre lui; si, se présentant comme concihateur, il entreprenait de montrer à cha- cun son exagération et son intolérance , tous pourraient s'élever contre lui et se réunir un instant, en effet, dans un même sentiment de haine et d'imprécation.
Les dissensions politiques, surtout, ont ordinaire- ment la haine pour principe et la haine pour effet. Ce sont ces dissensions qui , divisant ce que Dieu a le plus étroitement uni , arment le frère contre le frère , le père contre le tils ; et l'homme de Dieu viendrait se mêler à ces excès dont rougit l'humanité ! En vain
(1) Un de nos évéques a pour armes une croix entourée de ces mots : Mihi absit gloriari, nisi in cruce. Tous ne l'ont pas fait graver sur leurs armes; mais, ce qui est beaucoup mieux, tous l'ont gravée dans le cœur.
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il prendrait la résolution de ne jamais oublier les rè- gles de la modération chrétienne , il serait prompte- meiit entraîné au delà des bornes qu'il se serait pre- scrites. La tribune est une arène oii la colère allume la foudre de l'éloquence dans le cœur des plus mo- dérés. Rappelons-nous nos évèques à la cbandire des pairs , il \ a quelques années ; ils gardaient habituel- lement le silence , quoique plusieurs fussent véritable- ment éloquents ; c'était une nécessité de leur situation. Comment feraient-elles entendre des paroles de paix j comment se tremperaient-elles dans le sang de l'A- gneau, les lèvres que la colère aurait rougies naguère, et qui auraient fait entendre raccent de la haine ? Oh ! plutôt , qu'il s'attache à l'autel, le ministre de Dieu, et qu'il parle du ciel aux hommes déjà beaucoup trop occupés de la terre. Maury aurait laissé assurément une réputation plus belle et plus pure , si tout le feu qu'il avait dans l'àme avait nourri en lui le zèle de l'apôtre, au lieu d'alimenter la colère de l'orateur politique.
CHAPlTliE XV.
Conciles particuliers.
Le concile général représente l'Kglise universelle; mais les conciles particuliers ne représentent qu'une partie plus ou moins considérable de l'Église. Quand tous les évéques d une nation sont assemblés , le con- cile s'appelle national; quand il ne se compose que du métropolitain et de ses suffragants , c'est un con- cile provincial.
Il n'y eut qu'un petit nombre de conciles généraux, mais le nombre des conciles particuliers est incalcu- lable. Le fondateur du christianisme a fait sentir plu-
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sieurs fois aux pasteurs de l'Église la nécessité de ces assemblées fréquentes. «■ Vous serez, leur disait-il, comme des agneaux timides parmi des loups ravis- sants ; mais ne craignez point, je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles. Quand deux ou trois seront réunis en mon nom, je serai au milieu d'eux. » Dociles à l'enseignement de leur maître , les apôtres se sont réunis à Jérusalem , quoique indivi- duellement inspirés par l'Esprit de Dieu. Depuis ce temps , leurs successeurs dans l'épiscopat se sont or- dinairement assemblés dès que l'Église était menacée de quelque danger , dès que ses besoins réclamaient quelque amélioration. 11 n'v a presque pas de ville un peu connue où n'aient été tenus plusieurs conciles. Aussi, personne ue pourrait dire 1 influence que ces assemblées ont exercée sur la société.
Un hérétique vient de paraître : timide encore , il énonce en tremblant des erreurs que sa conscience semble vouloir retenir. Avant qu'il soit devenu un scandale public , il est appelé devant les évèques de sa province ; là se trouve un homme de Dieu , un Bernard , par exemple , qui fait briller aux yeux de tous les pures lumières de la foi. L'hérétique est con- vaincu. Le sage concile fait entendre, suivant le be- soin , le langage de la douceur ou l'accent de la fer- meté; et il TobUge à condamner lui-même ses erreurs
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qui , si elles n'eussent été promptcment étouffées , auraient peut-être él)ranlé pour longtemps la société, en troublant la paix de l'Église.
Dans ces assemblées, se sont révélés quelquefois des bomines éminents en vertu et en science , qui ont été l'honneur de l'ï^glise et de l'humanité. C'est là , surtout, que se croisait le héros chrétien , pour aller arrêter et même refouler vers sa source la barbarie musulmane, qui menaça longtemps la civilisation de l'Europe. C'est là que se faisait un fréquent appel au zèle de l'homme évangélique , pour aller éclairer tant de nations lointaines ensevelies dans les ténèbres et assises à l'ombre de la mort. C'est là que se sont fait entendre mille et mille fois sans trouble ces cris de réforme qui plus tard ont fait tressaillir le monde. C'est là qu'ont été mises au jour, puis développées , ces sages pensées qui sont aujourd'hui en Europe notre esprit public et la règle de notre conduite.
Il y eut en 5 '«9, un concile à Orléans , où cinquante évêques assistaient, et où vingt-un avaient envoyé leurs députés. On y porta les décrets suivants :
« Les Eglises .soutiendront la liberté de ceux qui auront été affranchis. — L'archidiacre visitera le di- manche les prisonniers, pour connaître leurs besoins et leur fournir, aux dépens de l'Église , les choses né- cessaires. »
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Ne voyez-vous pas là un appel à l'émancipation ?
Le concile confirma la fondation d'un hôpital établi à Lyon par le roi Childebcrt. Tous les évèques sou- scrivirent.
Un concile de Tours , tenu en 56G , porta le décret suivant :
« Chaque cité doit avoir soin de nourrir ses pau- vres; chaque prêtre de la campagne, chaque citoyen se chargera du sien , et aucun ne sera vagabond. »
Dirait-on mieux aujourd'hui?
Je vois dans un concile de Laugres , tenu en 859 :
« On priera les princes et on exhortera instamment les évèques d'établir des écoles publiques des saintes Écritures et des lettres humaines partout où il se trou- vera des personnes capables d'enseigner. »
Qui avait alors de pareilles sollicitudes?
C'est dans le concile de Clermont , tenu en 1095 , que fut publiée la première croisade. Là, le pape fai- sait entendre ces belles paroles : « Depuis longues années , la nation impie des Sarrasins tient les saints heux dans une affreuse tyrannie; ils ont réduit les fidèles en servitude , et ils les écrasent sous le poids des tributs et des persécutions. Nous vous exhortons et nous vous enjoignons , pour la rémission de vos péchés , de compatir à l'alHiction de nos frères qui sont à Jérusalem et aux environs, et de réprimer fin-
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solencc des inlidèles qui veulent se soumettre les royaumes , les empires , et se proposent d'effacer par- tout le nom chrétien. »
Presque tous les malheurs que la France éprouva dans ces derniers temps lui avaient été annoncés d'a- vance par les asseml)lées de son clergé. Lisez le recueil des conciles qui se sont tenus immédiatement avant la Révolution, et vous y hrez Thistoire de nos troubles. Ils voient de loin , ceux qui se placent dans les cieux et qui regardent au flambeau de la foi ; si les conseils que donnaient alors les évèques de France avaient été suivis , la terre n'eût point été couverte de crimes et de sang. Pourquoi donc ces assemblées nationales sem- blent-elles aujourd'hui interdites en France ? Est-ce qu'il n'y a plus d'erreurs à combattre, de réformes à opérer dans l'Église? Est-ce que le courage abattu du chrétien n'a pas besoin d'être excité, et son zèle éteint, d'être ranimé? >'avons-nous plus rien à craindre? Si de nouveaux malheurs nous menacent , pourquoi se- rions-nous privés d'entendre aussi les conseils du clergé? Tandis que, dans nos assemblées politiques, quelques voix font entendre ces paroles : « Peuple, songe à la conquête de la terre ! » Est-ce qu'il n'im- porterait pas qu'une assemhlée religieuse pût faire entendre , de son côté , ces paroles salutaires : « Peu- ple , songe à la conquête du ciel ! » La France se vante
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d'être le pajs le plus libre du monde entier, et c'est évidemment un de ceux où il } a le moins de liberté véritable : là IKglise est privée de la liberté dont elle jouit dans presque toutes les autres parties du monde cbrétien. Est-ce que nous serions assez ombrageux , assez simples pour regarder un concile national comme liostile à la nation?
Ce fut un despote , mais un despote sublime , qui fit assembler en France le dernier concile national. Cet homme avait véritablement le goût de tout ce qui est grand et utile; nous ne saurions trop déplorer que l'ambition qui dominait tout dans son âme ne l'ait souvent étouffé. A peine le concile est-il convoqué , que JNapoléon entreprend de s'en servir pour imposer des chaînes à l'Kglise. Le concile les repoussa avec courage. Le despote en frémit; mais ce ne fut qu'in- térieurement. Sans doute, il a\ ait senti ses torts; et puis, il savait estimer toute espèce de courage.
Que ceux qui accusent le clergé d'ambition et de servilité retiennent bien ceci : Quelques évèques , char- gés d'années et d'infirmités, ont osé s'opposer aux volontés (lu maître tout-puissant qui trouva toujours la plus aveugle soumission à ses moindres désirs dans des assemblées d'hommes politiques et d'intrépides guerriers. C'est que celui qui connaît Dieu et qui le sert accordera difficilement à l'homme ce qui n'appar- tient qu'à la Divinité.
CHAPITRE XVI.
Le Pape , principe d'unité.
Rien n'est beau que par l'unité, ont dit tous les philosophes. Pensez à l'être éternellement existant; jetez les yeux sur ceux qu'il a tirés de son sein ; consi- dérez-les isolément ou collectivement; et partout vous verrez l'application de ce principe incontestable.
A la place de ces dieux du paganisme; contre les- quels les hommes se mesuraient souvent avec avan- tage , parce qu'il y avait en eux toute la fragilité humaine, ipettez le Dieu un , le Dieu des chrétiens, et vous voyez le ciel et la terre s'incliner devant lui et proclamer partout ses infinies perfections.
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Dieu est un , et il a communiqué à tous les êtres quelque chose de son unité, parce qu'il leur a com- muniqué quelque chose de ses perfections :
« Descendons , dit Bossuet , et considérons l'unité avec la beauté dans les chœurs des anges. La lumière s'y distribue sans se diviser. Elle passe d'un ordre à un autre ordre , d'un chœur à un autre , avec une par- faite correspondance, parce qu'il y a une parfaite su- bordination. Les anges ne dédaignent point de se soumettre aux archanges , ni les archanges de recon- Qaître les puissances supérieures. » (1)
Descendons encore. Considérons-nous nous-mêmes; élevons les yeux au-dessus de nos têtes ; portons-les autour de nous. Est-ce qu'il y a quelque beauté qui ne soit une ombre de cette harmonie céleste , de cette unité dont la perfection se trouve en Dieu? Otez cet accord qui règne dans les pensées de l'homme, et vous avez la folie. Otez cette union qui attaciie les uns aux autres les membres des différentes sociétés dont le monde se compose, et vous aurez une effrayante anar- chie. Otez cette ravissante harmonie qui résulte de l'accord de tous les globes, ôiez cette pensée qui les dirige vers un même but avec sagesse et puissance , et vous aurez le chaos.
(1) Sermon sur riinité.
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Si rhomme veut donner à ses œuvres quelque beauté , il doit faire tous ses efforts pour imiter cette unité qui existe dans les œuvres de Dieu.
Qu'est-ce qu'un poème , un drame , un discours , sans unité? I/ohjet le plus matériel est encore assujetti à cette loi : de même que la création de ce monde fut la réalisation d'une pensée divine, de même ce que riiomme appelle faussement sa création doit être la réalisation d'une de ses pensées.
ISous avons dit : rien n'est beau que par l'unité. Nous pouvions aller plus loin et dire, sans crainte d'être taxé d'exagération : rien ne subsiste que par l'unité. Cette seconde proposition est une conséquence de la première , puisque l'être et la beauté se confon- dent : la beauté , en effet, n'est-ce pas une émanation plus complète de l'être?
Retrancbez l'unité de la nature divine , et vous avez le polvthéisme, c'est-à-dire la négation, en quelque sorte, de la Divinité. Supposez troublé, par une seule pensée de division , l'accord parfait qui règne dans les cieux , et vous avez l'enfer. Otez l'unité qui est dans rijomme, et qui de deux substances différentes ne fait cependant qu'une seule personne, et vous avez la mort. Qu'est-ce donc que la mort? est-ce autre chose que la séparation? C'est toujours l'idée que nous nous en faisons , non-seulement par rapport à nous-mêmes,
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mais encore par rapport aux autres êtres. Établissez une division complète entre les parties constitutives d'un être, et vous l'avez détruit. Il prend une autre forme, une autre dénomination ; mais il n'est plus ce qu'il était autrefois ; il est mort.
Or , il entrait dans les desseins de Dieu de donner à son Église une beauté parfaite, une indestructible existence. Il devait donc lui imprimer le caractère le plus frappant d'unité.
« Nous trouverons dans l'Évangile, dit Bossuet, que J.-C. , voulant commencer le mystère de l'unité dans son Église , parmi tous les disciples en choisit douze; mais que, voulant consommer le mvslère de l'unité dans la même Église , parmi les douze il en choisit un. »
Bossuet montre que Pierre fut cet apôtre choisi pour être le chef de l'Église. Puis, il ajoute :
« Qu'on ne dise point, qu'on ne pense point que ce ministère de saint Pierre finisse avec lui : ce qui doit servir de soutien à une Église éternelle ne peut jamais avoir de fin. Pierre vivra dans ses successeurs; Pierre parlera toujours dans sa chaire : c'est ce que disent les Pères ; c'est ce que confirment six cent trente évêques, au concile de Chalcédoine (I). »
(1) Sermon ?ur ruiiitë.
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Ainsi , par une conséquence nécessaire de sa consti- tution et par la volonté souvent exprimée de son fon- dateur, l'Église chrétienne doit offrir à nos yeux la plus frappante image de l'unité divine, et le chef du collège apostolique, Pierre, toujours vivant dans mn successeur, est le principe de cette unité.
Si ce n'était lui , qui donc le serait? vous qui le niez, vous qui avez quelque doute à ce sujet , ouvrez les yeux et voyez. Dites-moi , est-ce que l'évèque de Rome n'est pas le fondement de cet immense édifice qui abrite plus ou moins toutes les nations , et à l'ombre duquel les hommes viennent tour à tour se reposer en atten- dant qu'ils retournent dans le sein de Dieu , d'où ils sont primitivement sortis? Est-ce qu'il n'est pas le centre de ce cercle dont la circonférence incessamment se dilate et ne s'arrête en aucun lieu de la terre ?
Que sont devenues ces Églises fondées par les apô- tres? Lieux sacrés , qui avez si souvent retenti des ac- cents des prophètes , qui avez été arrosés du sang de tant de martyrs , qu'étes-vous aujourd'hui, et quelles paroles entendez-vous? Qu'est-ce , en particulier, que cette Église de Jérusalem, de la ville sainte arrosée du sang d'un Dieu? Si la foi, cette lumière céleste, n'ap- pelait et ne retenait continuellement auprès du tom- beau de J.-C. quelques pieux fidèles, est-ce que de saintes prières s'élèveraient encore de l homme à Dieu
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dans ces lieux où Dieu lui-même a prié pour les hommes? Que sont devenues ces Eglises fondées par les saints Pères, et que la foi faisait resplendir encore de ses premiers feux? Qu'est-ce que Constantinople? Un corps sans àme, un foyer de corruption. Qu'est-ce qu'Hippone? que sont aujourd'hui ces Kglises d'Afri- que, autrefois témoins de tant d'éloquence et de vertus? D'affreux désajts, des pays harbares, dont la valeur française hrisera difficilement les chaînes, et que le clergé de Trance ne civilisera peut-être jamais. L'Église romaine seule s'est maintenue avec toute sa puissance et tout son éclat. Après dix-huit siècles de durée, elle élève au-dessus de toutes les nations le front pur de la virginité.
Toutes les Églises qui se séparent du centre de l'unité catholique s'affaiblissent rapidement et péris- sent. C'est ainsi que la branche , séparée du tronc qui la nourrissait , se fane rapidement et périt. Que si nous les voyons prolonger un peu leur existence, c'est qu'il y a encore en elles quelque chose de cette vie qu'elles ont puisée dans le sein de la mère commune; mais attendez que tout soit épuisé , et vous les verrez dis- paraître aussitôt. La branche vigoureuse que le fer a coupée, l'arbre arraché de la terre, se conservent longtemps dans le même état; nous les voyons encore pousser quelques jets. Ce qui les conserve, ce qui leur
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donne la force de se développer, c'est la sève qu'ils ont abondamment puisée dans le sein de leur mère ; mais attendez que cette sève soit consumée, et vous les verrez languir, se dessécher et perdre entièrement la vie qui leur restait au moment de la séparation. Com- ment ces Églises pourraient-elles conserver leur exis- tence, c'est-à-dire leur unité, soustraites à la juridic- tion souveraine de celui que Jésus a choisi pour gou- verner son Église ? Par suite de cette loi générale qui a frappé de mort ce qui existe ici-bas , tout tend à se dissoudre, parce que tout tend à se détruire. Il y a surtout dans chaque intelligence un fonds d'indépen- dance qui la porte à pi éfcrer ses sentiments particu- liers , et par conséquent à se séparer des intelligences égales ou supérieures. Il est donc absurde de supposer qu'une société immense puisse se maintenir sans un lien tout-puissant d'unité. Une seule intelligence est rarement d'accord avec elle-même j ce qu'elle croit au- jourd'hui , elle ne le croira plus demain. Et vous vou- driez que des millions d'intelligences , abandonnées à elles-mêmes , conservassent toujours les mêmes croyan- ces? Non, cela n'est pas, cela est impossible; et un semblable accord, ne duràt-il que quelques heures, serait à mes yeux l'un des prodiges les plus incompré- hensibles que nous puissions imaginer.
Aussi tous les sectaires qui ont proclamé de la ma-
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nière la plus absolue le principe d'indépendance , sont- ils revenus bientôt à d'autres sentiments. Voyant que tous ceux qui s'étaient ralliés autour du même drapeau proclamaient leur indépendance et allaient se disper- ser de nouveau , ils curent promptcinent recours au principe dautorité qu'ils venaient de rejeter. De là ces assemblées consistoriales où quelques hommes sans mission , usurpant les droits de ceux à qui il a été dit : Enseignez toutes les nations^ définirent, chacun à sa manière, en quoi consistait la foi chrétienne. De là ces anathèmes mille fois lancés par ceux qui avaient an- noncé le règne heureux d'une tolérance générale. De là ces illuminations individuelles dans un grand nom- bre de ceux qui avaient refusé à l'Église universelle l'assistance du Saint-Esprit. 3Iais en vain l'homme voudra se soustraire aux suites funestes du principe qu'il a posé : chaque semence doit produire son fruit indépendamment de notre volonté. Vous reculerez Yous-mèmes effrayés à la vue des conséquences affreu- ses contenues dans les pensées que vous avez émises. D'autres viendront après vous qui les tireront hardi- ment; ne leur dites pas que la voie est dangereuse, qu'ils se fraient vers l'abime un sentier glissant : «Hommes inconséquents, vous répondraient- ils , liommes pusillanimes ! vous avez fait vous-mêmes les premiers pas , et vous voudriez rétrograder ! et vous
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voudriez nous communiquer aussi la honteuse frayeur qui s'est emparée de vos âmes ! Avancez ! avancez tou- jours ! Si vous êtes incapables de marcher à notre tète , suivez du moins timidement nos pas ; si vous ne le pouvez eucore, retirez-vous de la voie. » Et tous mar- cheront , les uns avec hardiesse , les autres avec timi- dité, et ils feront continuellement de nouveaux pro- grès, jusqu'à ce qu'ils soient tombés dans l'effrayante anarchie des intelligences, ou dans le gouffre non moins redoutable d'un scepticisme universel.
Attachés encore aux pensées religieuses et voyant qu'elles disparaissaient de plus en plus de l'inteHigence désordonnée des hommes, quelques-uns de nos frères séparés se sont dit : <> Que va devenir la société chré- tienne? » et ils ont porté de côté et d'autre leurs re- gards inquiets ; et , voyant les débris de la puissance temporelle surnager encore au-dessus de l'abîme agité, ils se sont écriés, en s'adressant aux rois de la terre: « Sauvez-nous, car nous allons j)crir ! » Dès lors les pensées divines ont été confondues avec les pensées humaines ; la clef qui ouvre et qui ferme les prisons terrestres fut chargée d'ouvrir et de fermer les portes du ciel ; la voix qui commande au bourreau entreprit de raconter les éternelles miséricordes, et, contre la volonté formellement exprimée de son divin fondateur, le royaume de J.-C. est devenu royaume de ce monde.
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Plusieurs de ceux dont nous parlons ont facilement compris cette dégénération de la société chrétienne; mais ils ont vu aussi le gouffre prêt à les engloutir , et ils ont promptement renfermé dans leur conscience les réclamations qui étaient sur le point de s'en échapper. D'autres ont voulu saper jusqu'en ses fondements l'édi- fice dont le faite avait été renversé. Ils ont dit à leurs nouveaux maîtres : « Pourquoi voulez-vous usurper l'autorité que vous avez méconnue dans les autres? »
De là , de nouveaux trouhles , de nouvelles divisions. Le sabre à la main, peut-être obtiendront- ils une unité matérielle, si je puis m'exprimer ainsi; une dis- cipline extérieurement uniforme ; mais perçons les surfaces, pénétrons à l'intérieur, et nous ne tarderons pas à reconnaître quel désaccord règne dans les intel- ligences. Non , entre toutes ces sectes rivales , pour un instant réunies sous une même dénomination , il n'y a point d'unité Ce sont les débris d'un antique édifice , réunis sans ordre, jusqu'au moment de lentière dis- persion. Ce sont des monceaux de sable que le souffle de la tempête a pour un instant réunis dans le désert, et que le même souffle dispersera plus tard avec la même facilité.
CHAPITRE XVII.
Le Pape, une des causes principales de la civilisation moderne.
Le souverain pontife a toujours été le prédicateur le plus zélé de la religion catholique. Il en est, d'après la volonté de son divin fondateur, l'indestructible ap- pui. Or , n'est-ce pas la religion catholique qui a épuré les lumières? Ne les a-t-elle pas propagées d'une ma- nière admirable? La religion catholique! c'est un foyer divin dont le centre est à Rome et les rayons partout. Quoi que nous soyons , riches ou pauvres , grands ou petits , savants ou ignorants , si nous connaissons quel- que chose de positif sur notre destinée présente et sur
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notre destinée future, c'est à la religion que nous en sommes redevables. Homme de labeur et de peine , pauvre esclave abaissé au-dessous de riuimanité et ré- duit à la condition de ces objets matériels qui se ven- dent ou se troquent , réjouis-toi ! L'ue lumière divine s'est levée sur toi à la naissance de Jésus. Eutends-tu la voix de la religion qui commande à tes maîtres de te laisser interrompre quelque temps tes durs travaux, afin qu'elle puisse te réchauffer un peu dans son sein et faire briller à tes yeux un rayon consolateur! Le flambeau de sa foi fut particulièrement destiné à te faire connaître la magnificence des cieux, et voilà qu'une lumière tombée d'en haut a rejailli sur la terre et vient te la montrer sous une face nouvelle. Et toi , faible enfant , toi qui n'as fait encore que quelques pas dans le désert de cette vie, combien tu es redevable à la religion catbolique ! Naguère tu ne saAais que bégayer , et déjà je t'entends répondre à des questions extrêmement élevées sur Dieu et sur l'humanité. Aussi quel soin on prend de ton jeune âge ! Ce livre admi- rable, inconnu à l'antiquité, et l'une des merveilles du christianisme; ce code abrégé de la loi de Jésus, qui abaisse les cieux à la hauteur des plus petits enfants , le catéchisme enfin , jamais il n'est remis entre tes mains avant d'avoir passé sous les yeux de tes pasteurs en communion avec le souverain pontife. Vous qui ac-
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cusez lo souverain pontife de favoriser l'ignorance, que faites-vous en faveur de l'enfance , cet âge de l'i- gnorance et de la faiblesse? Que faites-vous en faveur de ceux dont la vie entière n'est qu'une enfance pro- longée? Avez-vous senti votre cœur tressaillir, vous êtes-vous sentis pénétrés de quelque généreux dessein à la vue de leur misère? Non, jamais. Votre plnlan- t)iropie n'a été que sur le bout de vos lèvres. Toujours elle fut stérile- ou, si elle a agi quelquefois, ce fut peut-être pour remettre entre les mains de ceux que TOUS entrepreniez d'éclairer des livres propres unique- ment à dessécher les plus doux sentiments de Tàme et à éteindre en eux le consolant flambeau de l'espé- rance.
Le souverain pontife ne s'est pas contenté d'être le guide et lappui de la faiblesse. Partout encore, nous le voyons s'empresser de donner des ailes au génie pour l'aider à planer vers les cieux. Qui a formé ces mai- sons de recueillement et de prière où le dépôt de la science fut préservé de la destruction des barbares et du temps? le souverain pontife. Qui a créé les univer- sités où les sciences et les arts furent continuellement enseignés? presque toujours le souverain pontife. Qui les a propagées dans toute l'Kurope? qui les a soute- nues? qui les a comblées de privilèges? qui leur a con- cilié la bienveillance de tant de rois barbares , beau-
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coup plus propres à manier l'épée qu'à feuilleter ua manuscrit? le souverain pontife.
Le cardinal-légat Robert deCourçon fit, par ordre du souverain pontife, en 1215, un règlement pour la réforme des écoles. Entre autres recommandations importantes, il portait : « Personne ne sera reçu à Paris, pour donner des leçons publiques, sans avoir fait preuve de sa moralité et de sa science. — Pour ensei- gner la théologie, il faudra avoir atteint l'âge de trente-cinq ans et avoir étudié au moins |)endant huit ans. — Pour les autres facultés, il faudra avoir atteint l'âge de vingt-un ans , et avoir étudié au moins pen- dant six ans. — Aucun ne sera tenu pour écolier sans avoir un maître certain, »
A peu près à cette époque , les écoles de Paris étaient devenues désertes. Blessés dans leurs droits, maîtres et écoliers s'étaient dispersés en divers lieux et avaient fait serment de ne point revenir qu'on ne leur eût donné satisfaction. Grégoire IX met tout en œuvre pour rétablir la célèbre université de Paris. Il ranime le zèle des princes , des évèques, des docteurs. Il éta- blit lui-même diverses règles concernant les études. Puis , écrivant au roi , il lui dit : « Il importe à votre honneur et à votre salut que les études soient rétablies à Paris comme auparavant, c'est pourquoi nous vous prions de proléger les étudiants, à l'exemple de vos ancêtres. »
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En I'233 , le pape Grégoire confirme rétablissement de TuDiversité de Toulouse, et il accorde aux élèves de celte université la liberté et les privilèges dont jouissent ceux de Paris.
La célèbre université de Louvain a été constituée par Martin V, en 1 i25. On n'y enseignait d'abord que les humanités et la philosophie , mais Eugène IV y ajouta plus tard la faculté de théologie.
Je fatiguerais le lecteur, si je devais recueillir les actes de même nature émanés du Saint-Siège, et que je trouve consignés presque cà toutes les pages de l'histoire ecclésiastique.
Rome chrétienne avait soigneusement recueilli les richesses intellectuelles du paganisme expirant. Réunis aux productions du génie chrétien , les chefs-d'œuvre de l'antiquité sont encore et seront toujours , pour l'intelligence , une source inépuisable de sublimes inspirations.
Des sommités sociales , la lumière descendit à la base par les soins du Saint-Siège et se répandit dans les masses.
Est-il une contrée si reculée qui n'ait ressenti son influence salutaire? Une nation est à peine découverte; des récits bien propres à faire impression sur une âme sainte sont parvenus aux oreilles du souverain pon- tife : il se trouble aussitôt en lui-même; il médite, il
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élève les yeux au ciel. Je ne sais quel rayon divin , des- cendu d'en haut , vient illuminer sou front. Sa déter- mination est prise ; il appelle à lui quelques-uns de ces ministres de la religion occupés à prier dans le sanc- tuaire ou à méditer dans la solitude du cloître : « Mes frères, leur dit-il, il s'agit d'arracher aux ténèhres de l'erreur des âmes créées à l'image de Dieu. >- A ces mots, le rayon divin qui illuminait le front du pontife s'est reflété sur le visage de ceux qui l'écoutent. Le vicaire de Jésus continue : < Comme mon maître, qui est vi- vant, m'a envoyé , et moi aussi je vous envoie. Allez donc ; enseignez les peuples , les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, leur apprenant à observer ce que notre divin maître nous a enseigné. Allez , ne craignez rien , car il est avec nous tous les jours , jusqu'à la consommation des siècles. » Jls n'ont prononcé aucune parole ; ils ne se sont permis aucune réflexion. Quelque chose de divin a remué leur âme, et ils se sont dévoués. Je les vois se prosterner aux pieds du représentant de Jésus-Christ ; et , emportant avec eux la bénédiction du Père commun des fidèles, ils vont appeler de nouveaux frères dans la grande famille chrétienne. Aucun obstacle ne pourra s'oppo- ser à leur zèle. Ils braveront tout, jusqu'à la mort; et quand leur langue épuisée sera sur le point d'être enchaînée pour toujours par les glaces de la mort, elle
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redira encore le nom tont-puissant de Jdsus à ces con- trées sur lesquelles leurs yeux mourants commence- ront à voir briller l'aurore d'un beau jour.
N'est-ce pas ainsi que la Germanie, la Gaule , la Grande-Bretagne, n'est-ce pas ainsi que toutes les na- tions cbrétiennes ont été appelées aux lumières de l'Évangile? Ne pourrions-nous pas dire les noms de ceux qui ont été envoyés en Gaule pour arracher nos pères aux superstitions et aux crimes du culte idola- trique? Ne pourrions-nous pas dire à quelle époque, par qui ils ont été envoyés? Ne pourrions-nous pas rappeler quelques-unes de ces saintes instructions qu'ils recevaient du siège apostolique?
Ce que le souverain pontife a fait pour nous , il l'a fait pour tous les peuples. Ce qu'il a fait autrefois, il le fait encore tous les jours. Voyez avec quelle sollicitude il s'occupe de la propagation de la foi , c'est-à-dire de la propagati<m des lumières ; il y pense jour et nuit ; il sollicite , il presse , il commande. Et ceux qui ont entendu intérieurement la voix de Dieu les appelant lui-même pour aller prêcher l'Évangile aux nations , eussent-ils le zèle, la sainteté, les lumières de Paul, ceux-là, dis-jc, ne partent pas pour accomplir leur mission divine avant d'avoir entendu la parole de Pierre , et , autant que possible , avant de l'avoir re- cueillie de ses lèvres.
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A'oici un fait que je livre aux méditations de ceux qui savent rétlccliir. L'Europe est la contrée la plus éclairée de toute la terre; sur Dieu, sur l'humanité, sur toutes les questions qui nous intéressent le plus, nous avons des notions dont n'approelièreut jamais les peuples anciens, arrivés à un très-haut degré de civilisation. D'où nous vient ce privilège? Humaine- ment parlant , n'avaient-ils pas autant que nous les moyens de s'éclairer? Ces lumières dont nous parlons se maintiennent en Europe heancoup plus longtemps qu'en aucun lieu de la terre. Qui m'expliquera ce phé- nomène? On me nommera la religion chrétienne en général. J'en conviens jusqu'à un certain point ; ce- pendant, cette religion a éclairé plusieurs autres con- trées ; elle y a fleuri autant qu'eu Europe , et elle en a disparu depuis longtemps. Je le demande encore : pourquoi cette étendue , cette stahilité des lumières en Europe? Quant à moi, je ne vois qu'une explication satisfaisante : c'est que le Saint-Siège est au centre de l'Europe ; il verse sur cette contrée ces lumières qui ne doivent jamais s'éteindre; il lui communique quel- que chose de cette stabilité que lui assurent les pro- messes du divin fondateur.
Nous ne sommes pas moins redevables au souve- rain pontife des bienfaits de la liberté que des lu- mières dont nous jouissons.
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Qui pourrait compter ce qu'il y avait d'esclaves sur la terre avant l'établissement du christianisme? Athènes avait, dans ses beaux jours, quarante mille esclaves sur vingt mille citoyens. A Rome, sous le règne de la liberté, un seul citoyen avait quelquefois plusieurs milliers d'esclaves à son service. Et ailleurs, quelle sorte d'esclavage ne pesait pas sur les malheu- reux enfants d'Adam? La religion chrétienne s'établit parmi nous. Pénétré de l'esprit de Jésus qu'il repré- sente en ce monde, le chef de cette religion prend pour lui même le titre et les fonctions de serviteur des serviteurs du Christ , et il s'efforce d'étendre parmi tous les hommes le règne d'une fraternité parfaite. Sur la terre , il y en a de faibles , d'infirmes , il y eu a qui gémissent sous le poids de notre misérable nature et sous le poids plus dégradant encore de la méchan- ceté de leurs frères ; eh bien ! au nom de Jésus , le Père de tous les fidèles déclare que ce sont les pre- miers parmi les hoii:mcs, qu'ils sont seuls véritable- ment heureux ici-bas, en se conformant à la volonté divine, et qu'ils auront droit un jour aux plus grandes récompenses. Les idées se modilient; les relations d'homme à homme ne sont plus les mêmes ; les véri- tés chrétiennes s'étendent, elles s'unissent à tout, et bientôt la face de la terre est renouvelée.
Voyez-vous ce courageux apôtre s'avancer , poussé
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par la charité , jusqu'aux lieux que rambition n'a point encore visités. Quel est son dessein? c'est d'ap- peler de pauvres sauvages au banquet de la grande famille chrétienne. Qui le charge de cette honorable mission? le Père commun des serviteurs de Jésus.
Un spectacle non moins digne d'admiration vient de fixer mes regards. Je vois monter sur un vaisseau un homme pauvrement vêtu. Il est inconnu à la plu- part de ceux qui traversent avec lui les mers ; mais ceux qui le connaissent le nomment le Père de la l\é- demption. 11 porte cet or auquel il a pour toujours renoncé. Où va-t-il? dans des pajs barbares où plu- sieurs de ses frères gémissent sous le joug de la servi- tude. Il s'y rend avec empressement; il ne peut con- templer sans frémir tant de malheureux dans les fers; il prie , il conjure ceux qui les ont enchaînés de les rendre à la liberté. Il offre de l'or ; il s'offre lui-même quand il n'a pas .d'autres moyens de les déUvrer. Action héroïque! action divine, et qui ne pouvait être inspirée à l'homme que par l'exemple du Verbe incarné ! qui donc a reçu les vœux du Père de la Rédemption? qui a recueilli l'or dont il est si glorieu- sement chargé? qui l'envoie à cette conquête mille fois plus noble que celle de toute la terre , à la conquête de l'humanité ? Vous le savez comme moi , c'est le souve- rain pontife ?
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Quels sout ces accents belliqueux qui tout à coup se font entendre au sein de la chrétienté? l'Europe entière est en mouvement. Elle s'agite , elle s'ébranle , elle se précipite sur l'Orient. Elle plante de nouveau à Jérusalem la croix victorieuse, et elle proclame la liberté de ceux qui ont foi en J.-C. Qui donc inspira à tant d'hommes le désir de voler à la délivrance de leurs frères'? qui les encourage, qui les soutient dans cette difficile entreprise? Plus que tous les autres, le sou- verain pontife.
Pierre l'Ermite entreprend de prêcher la première croisade. C'est à Urbain IT qu'il communique son projet. Ce pape l'approuve, l'encourage, il lui donne tous les pouvoirs dont il a besoin pour réussir dans son entreprise héroïque.
Le pape Eugène accorde , pour la seconde croisade , les mêmes indulgences qui avaient été accordées pour la première. Quel mouvement dans toute l'Europe : vous diriez que des nations entières se sont croisées.
Que n'a pas fait Innocent IH? Dans une bulle adressée à toute la chrétienté, il disait : « La nécessité de secourir la Terre-Sainte et l'espérance d'y réussir étant aujourd'hui plus grandes que jamais, nous renou- velons nos cris, afin de vous exciter à cette entreprise, non-seulement pour l'amour de J.-C, mais pour l'amour de vos frères qui gémissent dans l'esclavage et
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les prisons des infidèles. » Sous son pontificat, nous voyons même des enfants se croiser, et quand on leur demande où ils vont, ils répoudent : « A Jérusa- lem , par ordre de Dieu. «
La personne même du souverain pontife est , à mes yeux, comme une protestation vivante en faveur de l'égalité naturelle , compagne ordinaire de la liberté.
Que demande en effet celte égalité ? Elle demande que la naissance ne soit comptée pour rien, que du dernier degré de la société chacun puisse parvenir au degré le plus élevé : c'est ce que nous voyons dans le souverain pontife , et c'est ce que nous ne verrons ja- mais qu'en lui. Elle demande que la faveur ne soit point écoutée, que les talents et ia vertu soient nos seuls protecteurs 5 c'est ce que nous voyons ordinairement dans le souverain pontife, c'est ce que nous ne voyons guère qu'en lui. Elle demande enfin que le supérieur soit l'élu de ses frères , que les brigues , les cabales , soient aussi scrupuleusement évitées que le permet la fragilité humaine; c'est ce que nous voyons encore ha- bituellement dans le souverain pontife , c'est ce que nous ne voyons guère qu'en lui et dans quelques-uns de ceux qui partagent avec lui le gouvernement de l'É- glise.
Gerbert, né de parents pauvres en Auvergne , à la fin du dixième siècle , est élevé dans uu couveut. Il
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fait dans les sciences des progrès extraordinaires , et bientôt il est à Reims , à la tête d'une école qui jette lo plus vif éclat. Les princes se rangent au nombre de ses disciples. Il est élevé sur le siège de Reims, puis sur celui de Ravenne. Enfin, il devient pape sous le nom de Silvestre II.
En 1521, naquit dans une cabane un enfant dont les parents étaient si pauvres , qu'ils furent obligés de le confier, jeune encore , à. un laboureur pour garder ses troupeaux. Le 24 avril 1585, un cardinal entonnait le Te Deum d'une voix retentissante , pour annoncer son exaltation au trône pontifical. C'était ce même vil- lageois qui , recueilli dans un couvent de Cordeliers , avait passé par tous les rangs de la biérarchie catho- lique, et avait été élu pape à la fin de sa carrière. II prit le nom de Sixte V , que la postérité n'a point ou- blié et qu'elle n'oubliera jamais.
C'est bien là l'esprit de la religion chrétienne. Un Dieu descend du ciel dans une crèche , et de la crèche l'homme s'élève jusqu'à Dieu.
Vous qui niez l'action du souverain pontife en fa- veur des peuples , rappelez-vous l'histoire de l'Église , voyez ce qui se passe autour de vous : toutes les fois que le monstre de la persécution appuie son pied de bronze sur un peuple chrétien, est-ce qu'un cri d'alarme , sorti de la poitrine de celui qui siège au
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Vatican , ne retentit pas dans tout l'univers catholi- que? Oppresseurs des peuples chrétiens, ne l'oubliez jamais, les accusations de la religion ont comme elle une éternelle durée. Son histoire est un écho qui re- tentit en tout lieu et qui ne doit jamais s'éteindre , pas même dans l'éternité.
Fille des pures lumières et d'une liberté sage, la civilisation s'est établie partout où la religion a fleuri. Elle se développe et s'éteint avec elle. Il est, je le sais, une autre espèce de civilisation qui naît des passions effrénées. Cette civilisation bâtarde , au lieu de faire le bonheur de l'homme , contribue le plus à son mal- heur. Celle dont je parle n'est que la vertu ; c'est l'ordre voulu de Dieu; c'est un rayon d'en haut qui luit un instant sur la terre.
Si nous voulons le bonheur des individus et des peuples , attachons-nous au Saint-Siège. Rome, Rome chrétienne ! voilà l'unique point d'appui où doit se fixer le levier tout-puissant de la croix pour soulever le monde moral et l'élever jusqu'au ciel.
CHAPITRE XVlll.
Un rapprochement historique. — Entrée de Pierre à Rome. — Enlèvement de Pie VII.
Ce qui donne à l'action du souverain pontife sur la société un caractère éminemment divin , c'est que toute-puissante à son origine, cette action reste la même jusqu'à la un. Pour nous en convaincre , il suffit de nous rappeler , avec toutes Teurs circonstances , deux époques importantes qui semblent commencer et finir les continuels combats que la société chrétienne eut à soutenir jusqu'ici sur la terre.
11 y a dix-huit siècles , un étranger pauvrement vêtu s'approchait de Rome. C'était le chef de ces envoyés à
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qui Jésus de Nazareth avait ordonné d'annoncer par- tout une doctrine nouvelle. Je suppose, et ma suppo- sition pourrait être une réalité ; je suppose que , sur le point d'entrer dans la ville , il eût rencontré un de ces philosophes qui apparaissent toujours en grand nombre dans une société à son déclin. Le modeste disciple du Nazaréen se serait approché du présomp- tueux ami de la sagesse , et ils auraient eu ensemble le curieux entretien que nous allons transcrire.
PIERRE.
Cette ville , assise sur des collines et que j'entrevois dans le lointain , n'est-ce pas la dominatrice des na- tions?
LE PHILOSOPHE.
Vous parlez de Rome ; c'est elle en effet. Vous l'ap- pelez la dominatrice des nations , vous semblez ne
porter sur elle que des regards d'admiration Mou
ami , il y a un an environ , étranger comme vous, je suis venu dans celte ville pour voir de près toutes les merveilles dont j'avais entendu parler. Avant d'ar- river, j'avais cette impatience que je remarque eu vous. Je ne sais si , comme vous le dites , elle est la maîtresse des nations ; mais ce que je sais , à n'en pouvoir douter, c'est qu'elle n'est pas maîtresse d'elle-
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même. Là , je n'ai rien vu , si ce n est des esclaves qui conimaudaieut à d'autres esclaves. Et si je considère réunis en société ces êtres individuellement faibles et dégradés, je vois un vaste corps qui étend sur tous les peuples ses bras convulsivement agités par des souffrances intérieures. Ceux sur qui ses bras s'ap- pesantissent s'écrient : Qu'il est puissant ! Cependant, il a au cœur un cancer qui le ronge et qui ne tardera pas à le réduire en poussière.
PIERRE.
Qui êtes-vous donc , vous que je trouve si peu sem- blable au reste des hommes?
LE PHILOSOPHE.
Je naquis eu Grèce. Je suis du nombre de ces hom- mes privilégiés qui font profession d'aimer la sagesse. J'ai passé par toutes les sectes de la philosophie, re- cueillant ce que je trouvais de meilleur dans chacune et enrichissant de mes propres idées le dépôt de mes connaissances acquises. Je fus d'abord disciple d'un stoïcien , qui voulut m'apprendre à rendre mon àme inaccessible aux atteintes de la douleur et de la joie. J'y travaillai avec un certain succès les premiers jours; mais je compris bientôt tout ce que celte présomption avait d'exagéré. Et puis , voyant que mon maître ne
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m'apprenait rien de Dieu, qu'il disait que cette con- naissance n'était point nécessaire , je le quittai et m'a- dressai à un péripatéticien. Ce fut d'abord avec beau- coup de satisfaction que j'appris à reconnaître en toutes clioses le pour et le contre ; cependant je vis qu'il y avait aussi de grands inconvénients dans ces discussions interminables ; que le raisonnement , comme nous l'employions , était une arme à deux tranchants également propre à combattre et à soute- nir le bien et le mal , la vérité et l'erreur. J'allai trou- ver un pythagoricien qni était en grande réputation. « Eh bien ! me dit-il , avez-vous étudié la musique , « l'astronomie , la géométrie ? Vous ne pouvez rien « entendre de ce qui mène à la béatitude sans avoir n acquis ces connaissances préliminaires; elles déga- " gent l'àme des objets sensibles et la mettent en « état de contempler la beauté essentielle. » Je travail- lai avec ardeur à acquérir ces difTérentes connaissan- ces, mais voyant le temps qu'il aurait fallu employer à les étudier, je me déterminai à suivre les platoni- ciens. Mon nouveau maître était un homme à la hauteur de sa réputation. J'eus avec lui plusieurs en- tretiens dont je profitai beaucoup ; c'était une véritable satisfaction pour moi de connaître les choses incorpo- relles , et la considération des idées élevait mon esprit comme sur des ailes. Je me jugeai véritablement à
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l'école de la sagesse et je conçus l'espérance de voir Dieu bientôt : c'est le but de la philosophie de Platon. Dans cotte disposition d'esprit, je cherchai la soU- tude , si favorable à la méditation. Je la quittai bien- tôt pour faire part aux hommes des trésors de sagesse et de science que je venais d'acquérir et pour visiter la ville célèbre. Je l'ai vu , cet amas de pierres et de boue, ce vaste tombeau où reposent tant d'intelli- gences ensevelies dans la poussière. Je me suis dé- tourné avec dégoût et mépris; je retourne avec em- pressement cà mes premières études.
PIERRE
Je ne m'étonne pas que vous ayez embrassé succes- sivement toutes les sectes sans vous attacher à aucune ; il n'y en a point qui puissent satisfaire l'esprit humain . Les unes demandent trop h la nature humaine ;.les au- tres la traitent avec trop d'indulgence. Dieu a eu pitié de nous, et ce que n'ont pu faire les hommes les plus sages, il le fait en ce moment; lui seul se connaît, lui seul con- naît la nature humaine que ses mains ont formée. II a envoyé sur la terre son Fils unique pour éclairer notre intelligence d'un rayon de sa lumière. Ce fds a vécu au milieu de nous ; il nous a formés par ses préceptes et par ses exemples ; il est retourné auprès de son Père; il nous a envoyé son Esprit consolateur, et voilà que tes
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vérités saintes annoncées par le Verhe , confirmées par l'Esprit , se font entendre déjà dans toutes les parties de la terre. Vous avez vu la société telle que l'ont faite les erreurs et les passions des hommes , et vous avez détourné la tête avec dégoût et mépris. Cette société va changer ; Rome elle-même sera renouvelée; la lu- mière céleste brillera au milieu des ténèbres, et les ténèbres seront dissipées ; la parole divine soufflera sur les ossements arides , et ces ossements se rani- meront.
LE PHILOSOPHE.
Quand donc arrivera le règne heureux que vous nous annoncez?
PIERRE.
Je vous l'ai dit , ce règne a déjà commencé. Je SUIS le chef de ceux que le Fils de Dieu a chargés de répéter ses paroles aux autres hommes; venant à Rome , je ne fais que suivre l'inspiration de son Es- prit. C'est dans cette ville que je dois établir le siège d'où , par moi-même et par mes successeurs , je gou- vernerai jusqu'à la fin des siècles ses disciples ré- pandus sur toute la terre.
LE PHILOSOPHE.
Qui ètes-vous donc , pour espérer obtenir de tous
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les hommes ce que Socrate et Platon , les plus illustres des philosophes, n'ont pu ohtenir de quelques hommes seulement ?
PIERRE.
Je suis pêcheur. Je n'ai jamais rien appris qu'à conduire ma barque et à jeter mes filets. L'envoyé de Dieu m'a appelé à lui et je l'ai suivi. Pendant trois ans il m'a nourri , il m'a préparé à la mission suhhme pour laquelle il m'avait appelé. J'avais suivi mon maître pendant les jours heureux , je l'ai abandonné dans l'adversité. Il m'a rappelé à lui par de nouvelles marques d'amour. En retournant au ciel, dans le sein de son Père, il m'a béni et il m'a ordonné d'enseigner toutes les nations.
LE PHILOSOPHE.
Sont-ils en grand nombre , ceux qui ont reçu avec vous la mission extraordinaire de convertir le monde? Ont-ils à leur disposition quelques-uns de ces moyens qui font ordinairement impression sur les hommes ?
PIERRE.
Ils sont en très-petit nombre ; ils sont pauvres comme moi , ignorants comme moi ; ils ont fait preuve aussi de pusillanimité et d'ingratitude envers notre commun maître.
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LE PHILOSOPHE.
Et VOUS ospz VOUS présenter comme les précepteurs du genre humain? Et vous espérez réussir? 3Iais ce maître dont vous avez été chargés de répéter aux autres le nouvel enseignement , qu'a-t-il fait lui-même pour mériter d'être écouté par de tels organes?
PIERRE.
Pour nous apprendre à vaincre les difficultés qui nous environnent de toutes parts dans l'accomplisse- ment de nos devoirs , il choisit une condition d'abais- sement et de souffrances. Il naquit dans une petite ville de la Judée. Le père qu'il adopta était un pauvre artisan. Sa mère le mit au monde dans une étable. 11 vécut trente ans renfermé dans le sein de sa famille et inconnu au reste des hommes. Les trois dernières années de sa vie, il s'est montré en public, et il a ré- vélé sa mission. Quelques voix ont publié ses louanges; mais, la plupart du temps, il fut maudit, calomnié, chargé des plus infâmes outrages. Abandonné, trahi par ceux qu'il avait le plus aimés sur la terre, il subit tous les tourments que put imaginer la rage de ses persécuteurs. Enfin, il mourut sur une croix.
LE PHILOSOPHE.
Vous flatterez donc les passions?
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PIERRE.
Nous les combattrons toutes. Nous enseignerons aux liommes à aimer la pauvreté , les abaissements , la souf- france. L'étendard de la religion chrétienne, c'est la croix, svmbole des douleurs et de l'ignominie. Or, c'est au pied de la croix que nous devons appeler tous les peuples.
LE PHILOSOPHE.
Si vous révoltez le cœur , vous espérez sans doute gagner l'esprit.
PIERRE.
Nous lui dirons les pensées de Dieu. Ces pensées, l'intelligence humaine ne sait pas toujours les com- prendre.
LE PHILOSOPHE.
IMon ami, n'espérez pas réussir. Non, vous ne réus- sirez pas, quand vous auriez pour vous les savants, les sages , tous ceux qui ont sur la terre quelque puis- sance.
PIERRE.
Nous ne comptons sur aucun appui terrestre. Aux savants, nous devons dire : Vous vous tourmentez l'es-
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prit de mille choses inutiles et même funestes. Vous acquérez des connaissances précieuses en elles-mêmes ; mais , parce que vous ne les faites pas tourner au profit de votre -âme , elles ne servent qu'à irriter votre or- gueil. Aux riches nous dirons : Malheur à vous qui avez placé votre consolation dans cette courte vie, parce que , dans l'autre qui est éternelle , vous aurez en partage les gémissements et les larmes î Aux grands, aux puissants de la terre : Malheur à vous qui vous élevez, car il est à craindre que vous ne soyez ra- baissés ! Aux rois nous dirons : Toute domination de l'homme sur l'homme n'est point autorisée par la loi chrétienne. Si vous voulez être les premiers parmi vos frères , soyez les serviteurs de tous. Aussi serons-nous persécutés. A l'exemple de notre divin maître , nous terminerons dans l'opprobre et dans les souffrances notre vie déjà si malheureuse.
LE PHILOSOPHE.
Et alors vous verrez s'évanouir vos présomptueuses espérances.
PIERRE.
Nos corps seront détruits, mais nos pensées sont immortelles. La parole divine que nous aurons déposée dans les cœurs , s'y conservera toujours ; elle se pro-
— 239 — pagera ûc tous côtés , et notre sang sera la rosée pro- pre à faire germer cette semence féconde, L'Église de Jésus aura d'abord de faibles commencements. Tous ceux qui travaillent et qui souffrent, Yoilà ceux àqui notre maître nous a recommandé de nous adresser de préférence, et qui nous écouteront les premiers. Mais bientôt, étonnés de son accroissement extraordinaire, les hommes, sans distinction de naissance et de for- tune , y accourront en foule. Les savants, les grands de la terre, les rois eux-mêmes suivront l'impulsion don- née par les peuples. Voyez-vous ce Capitole , voyez- vous ces tours, ces palais, ces édifices magnifiques, irrécusables témoins de la grandeur et du génie de l'homme : un jour viendra , et ce jour n'est pas éloigné, un jour viendra où la croix les dominera tous, en signe de ses triomphes et de sa supériorité. Vous voyez ces temples superbes qui renferment une infinité de faux dieux qu'adore aujourd'hui l'homme aveuglé : au temps dont je parle , toutes ces statues auront été ren- versées. A leur place , que verra-t-on? l'image du Père éternel et de son Fils Jésus , l'image de la Vierge dans le sein de laquelle le Fils de Dieu s'est incarné, la re- présentation de la croix sur laquelle coula le sang qui a racheté le monde. . . .
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LE PHILOSOPHE.
Et moi aussi, je vous promets d'être des vôtres, quand j'aurai vu vos desseins , je ne dis pas accomplis mais seulement en voie d'exécution. Oui! j en jure par toutes les puissances du ciel et de la terre. Je ne crains point que vous veniez un jour me sommer de tenir mon serment , car je verrais la terre chanceler sur sa base , le firmament tomber sur nos tètes , toute la nature physique se bouleverser et périr , plutôt que de voir le monde moral éprouver les révolutions que suppose votre incompréhensible entreprise. Si je vous ai écouté si longtemps , c'est que j'ai vu en vous quel- que chose d'extraordinaire. Vous êtes philosophe peut- être. L'excès des études aurait troublé vos idées.
PIERRE.
Ma philosophie , c'est la croix ; mon étude , c'est la prière; mon maître, c'est l'esprit de Dieu. Du reste, n'oubliez pas la promesse que vous venez de me faire : je vous déclare que la folie de la croix ne tardera pas à vaincre toute la sagesse de ce monde.
Pierre se rend à Rome. Seul , il entre dans cette ca- pitale du monde, et il ose attaquer la superstition pro- fondément enracinée encore dans les cœurs et armée de toutes les forces de l'empire. Bientôt il a formé une
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Église sainte et nombreuse qui se répand peu à peu dans toutes les parties de la terre, qu'elle soumet à son enseignement et à sa discipline.
Si Tentrctien que je viens de supposer a eu lieu vé- ritablement, le philosophe que j'ai mis sur la scène aura vu se réaliser ce qu'il regardait comme le plus extraordinaire de tous les événements , et il aura pu se faire chrétien. Savons-nous si ce n'est point un de ces philosophes dont parlent les annales de la primitive Église, et qui employèrent à défendre la religion chrétienne les armes puissantes qu'ils avaient d'abord inutilement employées à la combattre.
Ici, je ne puis me défendre de cette réflexion : qu'au- rait donc pensé notre philosophe , s'il eût vu , comme nous , l'Église fondée par le chef des apôtres , non- seulement se répandre dans le monde entier, mais encore se conserver si longtemps avec la force et la beauté de sa jeunesse , malgré les causes de destruction inhérentes à toute société terrestre.
Dix-huit siècles se sont écoulés. Pontife-roi , le successeur de Pierre gouverne l'Église de Rome , et , avec cette Église principale , toutes les Églises du monde catholique. Au temps dont nous voulons parler, le chef de la société chrétienne est un vieillard doux , timide , tremblant sous le poids des années et des solli- citudes , aussi grandes à cette époque qu'aux jours des
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plus dangereuses persécutious. La France était dans de continuelles agitations , et le contre-coup de ses révolutions se faisait sentir dans toute l'Europe. Le trône venait d'èlre renversé ; tous les rangs avaient été bouleversés , et la société , dans une anarchie complète, tendait rapidement vers sa ruine. Un homme d'un génie profond , d'une force de volonté plus grande encore, un de ces capitaines qui font époque dans l'histoire du monde, surgit inopinément quand tout s'abaissait autour de lui , et s'empara de l'autorité sou- veraine. Comprenant qu'il serait inhabile à maintenir dans son lit ce torrent débordé , ou , peut-être , suivant l'impulsion de sa volonté propre , il s'appliqua uni- quement à en diriger le cours impétueux. Sa main puissante réunit comme eu faisceau tous ces courages exallés , et les lança sur lEurope indécise et trem- blante. A ce choc inattendu , irrésistible , les trônes s'ébranlèrent , les rois effrayés demandèrent grâce , et les peuples s'agitèrent eu tous sens. Soit conviction, soit politique, le guerrier dont nous parlons avait rendu au culte les temples fermés ou profanés, et re- levé les autels renversés. Cependant, voilà que tout à coup il convoite les Etats de l'ÉgUse. Le pape résiste; mais bientôt il est arraché de son palais par quelques soldats , et conduit hors de la ville dans une voiture escortée de gendarmes. Quand le souverain pontife
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s'éloignait de Rome , si un de ces philosophes irréli- gieux qui étaient alors en si grand nombre eût ren- contré un chrétien plein de confiance dans les pro- messes de Jésus , ils auraient pu avoir ensemble l'en- tretien que nous allons transcrire.
LE PHILOSOPHE.
Eh bien ! avez-vous toujours le même attachement pour votre évèque?
LE CATHOLIQUE.
Toujours. Ou plutôt, je me sens plus attaché que jamais à sa personne, car je ne vois pas seulement en lui l'évèque de Rome , le chef de l'Église , mais l'homme , le vieillard malheureux : rien ne remue le cœur comme le bruit des chaînes du pauvre captif.
LE PHILOSOPHE.
Je plains bien sincèrement, moi aussi , le triste sort d'un pontife devant lequel tous les hommes se pro- sternaient naguère et que des soldats viennent d'arra- cher violemment de son palais. Quant à la perte de ses droits , il me sera facile de m'en consoler.
LE CATHOLIQUE,
Je n'ignore point vos vœux secrets. Dans votre
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aveuglement , vous voulez la destruction d'une Eglise qui a immortalisé notre patrie, appelé et maintenu dans toute l'Europe cette bienfaisante civilisation in- connue aux autres parties de la terre. Heureusement , vos vœux ne sont point encore satisfaits , et j'espère qu'ils ne le seront jamais.
LE PHILOSOPHE.
Savez- vous qui est maître de Rome aujourd'hui?
LE CATHOLIQUE.
Oui, je le sais. C'est celui qui, hier encore, ne l'était point, et qui peut-être ne le sera. pas demain. Le pouvoir qui s'élève rapidement s'écroule ordinai- rement avec la même rapidité , surtout quand ses droits ne sont point basés sur la justice.
LE PHILOSOPHE.
Le guerrier qui triomphe aujourd'hui n'est point un homme ordinaire. Jamais héros ne fut plus grand à mes veux !
LE CATHOLIQUE.
Selon moi , c'est un homme puissant, mais furieux, qui va briser sa redoutable épée contre un édifice que les siècles ont respecté.
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LE PHILOSOPHE.
Tout est changé désormais. Le prestige est détruit ; les peuples sont encore une fois désabusés , le faux Dieu est tombé de l'autel, et désormais rien ne pourra le relever. Si jamais les choses se rétablissent dans l'état où nous les avons connues, je vous promets de me faire cathohque.
Je ne veux point raconter ici les événements qui se sont accomplis dans ces derniers temps. Tel n'est pas le but que je me suis proposé; et puis j'ai hâte d'arriver au dénouement. Abandonné de tout sur la terre, l'évèque persécuté résista courageusement aux attaques les plus terribles que l'homme ait à soutenir. Quelques années seulement se sont écoulées , il revient à Rome en triomphe, il rentre dans tous ses droits, et, après avoir joui d'un peu de repos , il laisse à son successeur la houlette pastorale qu'il avait portée avec gloire dans des temps dilliciles. Celui qui avait livré tant de batailles , remporté tant de victoires , renversé et élevé tant de trônes, celui qui avait, pour ainsi dire , remué toute la terre sans avoir été un instant ébranlé , ce héros invincible n'eut pas plutôt , abusant de sa puissance , arraché du temple un vieillard con- sacré aux autels, qu'il sentit la prudence s'éloigner de ses conseils, et la force, de son bras. Il avait dit lui- même un jour : « La bénédiction d'un vieillard porte
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bonheur. » Et en vovaiit une élévation extraordi- naire suivie d'un abaissement si profond , nous ne pouvons nous empêcher de nous écrier à notre tour : « La malédiction d'un vieillard porte malheur. » Son trône élevé chancela dans sa hase; il s'écroula avec bruit, et celui qu'il soutenait, jeté loin de l'Europe dans une ile déserte, usa rapidement dans l'inaction une vie encore remplie de vigueur. Quelques membres de sa famille sont venus chercher un asile auprès du pontife qu'il avait persécuté; les autres se sont dis- persés dans différentes parties de cette terre qui na- guère paraissait être leur héritage et qui semble leur manquer désormais. Son fds n'est plus. Tout ce qui le touchait de près s'éteint rapidement. Bientôt peut-être il ne restera plus de lui que sou nom, qui longtemps encore remplira le monde.
En parlant de la lutte honorable que nous venons de raconter , un éloquent orateur s'écriait naguère : « Le vieillard qui , sans soldats , sans défense , sans océans et sans déserts entre la France et lui , osa dire non à l'empereur, et opposer les bulles de l'Église au conqué- rant qui SL-v^ii brisé les constitutions des peuples , est un des plus beaux caractères qu'on puisse présenter en exemple à l'humanité pour nourrir en elle le sentiment de sa propre grandeur et de sa liberté morale (l). »
(1) Villemain, à l'Académie.
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Je ne sais pourquoi je ui'iuiagine que cet homme n'a pas osé dire toute sa pensée dans une assemblée dont quelques membres partageaient sans doute les préjugés irréligieux du dernier siècle. Pour nous, qui n'avons pas les mêmes ménagements à garder, ne craignons point de le répéter : cette lutte incessante, cette éclatante victoire remportée par un vieillard sans appui contre un héros tout- puissant , ne suppose pas seulement un beau caractère , une grande force mo- rale, elle suppose une force divine.
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Réponse à quelques objections.
Jamais pouvoir ne fut aussi souvent , aussi violem- ment attaqué que le pouvoir dont jouit le souverain pontife. Tl est le guide de la raison humaine dans ses rapports avec Dieu; il l'instruit, il la dirige. Dans ses écarts , il lui impose un frein , il lui dit : • Tu n'iras pas plus loin. » L'orgueilleuse raison, qui fut indocile au joug de Dieu même, ne saurait supporter patiem- ment le joug de son délégné sur la terre. Elle ronge son frein, elle secoue ses chaînes; elle les brise
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Heureux encore celui qui la guidait , quand elle ne se tourne point contre lui et qu'elle n'emploie point à. l'attaquer , à l'abatti'e , toutes les forces qu'elle a pui- sées sous sa direction !
Ecoutons ce qu'elle peut dire ici :
« Le pontife, magnifiquement logé dans un palais, élevé sur un trône, ajant à la main un sceptre res- pecté , et sur le front une triple couronne , est-ce bien le représentant de cet humble Jésus qui , pendant le cours de sa vie, n'avait pas où reposer sa tête, qui n'eut à la main qu'un roseau pour sceptre, et sur le front qu'une couronne d'épines? Est-ce le successeur de Pierre, qui fut si souvent chargé de chaînes, qui vit les plus beaux jours de son pontificat s'écouler dans les prisons, et qui ne se jugeait même pas digne d'être attaché en croix dans la même position que son maître?
— L'éclat des honneurs n'a rien de blâmable en soi, pourvu qu'il n'attache pas notre cœur à la terre. Il est donc bien permis a l'homme, chargé de célestes fonc- tions, de s'en servir pour commander le respect à ses semblables. Vo^ez les rois : quel éclat jaillit de leurs trônes! Seraient-ils aussi respectés, s'ils paraissaient toujours à nos yeux, dépouillés de cette pompe éblouis- sante qui les environne?
Jésus ne fut pas toujours dans cet état d'abaissement
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où il s'était voloutairement réduit pour Texpiation de nos pécliés; quelquefois il se vit environné d'une foule immense qui chantait ses louanges. Le ciel rendit aussi témoigiiiige à sa divinité, en le revêtant d'un éclat extraordinaire.
D'ailleurs , Jésus n'eùt-il jamais quitté l'héroïque abaissement de sa vie habituelle , nous ne pourrions en tirer aucune conséquence. Pour commander le respect et se faire obéir, il n'avait aucun besoin de cet éclat extérieur si nécessaire à l'homme. La sagesse et la simplicité sublime de ses discours, la perfection de son caractère, la sainteté de ses actions, l'incontes- table autorité de ses prodiges , cette vertu secrète qui était en lui et dont chacun ressentait l'influence, tout cela prouvait suffisamment sa divine mission et lui donnait les moyens de la remplir.
Ce que nous disons du maître, nous pouvons le dire, en partie, des premiers pasteurs. Formés par ses exemples et par ses instructions, abondamment pourvus des dons de la grâce , dépositaires de la toute- puissance divine, ils trouvaient , dans leurs paroles et dans leurs actions, une autorité suffisante à l'exercice du ministère sacré. Pierre se rendait au temple; un pauvre était à la porte demandant l'aumône. Pierre lui dit: « Jeii'ainior, ni argent, mais ce que j'ai , je vous le donne. Au nom de Jésus de Nazarelh , levez-vous et
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marchoz. •> Et cet homme fut guéri ; et , louant Dieu , il le suivit au temple.
Une autre considération qu'il nous importe de pré- senter, c'est que l'Église, toujours la même dans sa constitution intrinsèque , est appelée à subir diiïéren- tes transformations d après le besoin des temps. Elle enseigne aujourd'hui ce qu'elle enseignait autrefois, elle célèbre les mêmes mystères ; mais son enseigne- ment se fait avec plus d'appareil , il y a plus de pompe dans son culte. Si le temple clirétien a pu se revêtir d'un éclat inaccoutumé sans cesser d'être le même, pourquoi n'en serait-il pas ainsi du pontife qui célèbre dans ce temple? Quand l'Église a vaincu, quand elle s'est déiiuitivement établie et qu'elle possède sur la terre cette paix dont peut jouir une société destinée à livrer de continuels combats, nous ne devons point nous étonner de voir ses pasteurs se montrer à nos yeux sous un extérieur qu'ils n'avaient point aux temps héroïques de la primitive Eglise. Voyez- vous ce monarque tranquillement assis sur son trône et gou- vernant en paix ses sujets heureux et dociles. Naguère, une épée à la main , il conduisait au combat une armée de soldats valeureux : ses cheveux étaient en désor- dre, une sueur abondante couvrait son visage, ses habits étaient souillés de sang et de poussière. Pour- quoi n'est-il plus le même aujourd'hui? son courage
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s'est-il refroidi? ses droits se sont-ils étendus? ^on , mais c'est qu'il ne se trouve plus dans les mêmes cir- constances.
— Ky a-t-il pas incompatibilité entre la royauté et le sacerdoce? Le prince a pour mission de procurer aux hommes le bonheur de la ^ie présente, et le prê- tre, dédaignant la terre, excite les cœurs à s'élever vers les cieux.
— Pourquoi donc cette incompatibilité? Le prince doit s'occuper surtout du bonheur de la vie présente; mais la vie présente, n'est-ce pas le prélude de la vie future? Le prêtre doit s'occuper du bonheur de la vie future; mais la vie future, n'est-ce ])as une consé- quence de la vie présente? L'une et l'autre sont néces- sairement liées ensemble, elles se complètent mutuel- lement, ou plutôt ce n'est qu'une seule vie, appelée tantôt le temps, tantôt l'éternité. Leurs intérêts, en apparence opposés , sont donc évidemment les mêmes.
Aussi l'antiquité, quelquefois si juste et si expres- sive dans renonciation des droits de chacun, nous montre-t-elle souvent la royauté et le sacerdoce réunis sur la même tête. Presque partout, je vois celui qui tient le sceptre ou qui porte lépée présider les assem- blées religieuses et iîiimolor des victimes.
Un sophiste du dirnicr siècle ne craignit point d'avancer que rhomme de l'Évangile ne pouvait être
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un bon citoyen. Cette assertion l'ut aussitôt contredite; on lui prouva, par les raisonnements comme par les faits , que le parfait chrétien serait au contraire le parfait citoyen. A ceux qui disent qu'un saint évèque ne saurait être un bon prince , la réponse est la même : Voyez cette longue série de pontifes que Tbistoire de 1 Église offre à notre vénération; jamais, dans aucun lieu de la terre, vous ne trouverez une dynastie qui puisse lui être comparée. Pourquoi le pape ne gouver- nerait-il pas avec gloire et sagesse? il est Tami , le père de son peuple. La conscience est son guide; il connaît ses devoirs, et il a la volonté de les remplir. « Chose merveilleuse! pouvons-nous diie ici en nous servant de la pensée d'un célèbre écrivain , chose merveilleuse ! le pape, qui semble n'être appelé qu'à rendre l'homme heureux dans l'autre vie, peut faire encore son bon- heur en celle-ci. »
Soyons de bonne foi, et nous regarderons comme un grand bienfait du ciel l'indépendance que le chef de l'Eglise doit à son titre de souverain. Si le pape était soumis à la juridiction temporelle d'un prince étranger, ce prince , fùt-il le plus vertueux de tous ceux qui ont porté couronne, exercerait, ou du moins chercherait à exercer sur l'esprit du pontife , son su- jet , une influence presque toujours contiaire au bien géuéral de l'Eglise. L'administration temporelle et
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radniiiiistratiou spiriltielle seraient presque toujours en contact. De là , des contestations interminables j de là, des persécutions. De quel prétexte s'est-on servi pour élever Jésus en croix? C'est qu'il avait oi)tenu, sur l'esprit du peuple, un ascendant inconciliable avec l'autorité souveraine de César; c'est qu'il avait voulu se faire roi , ont dit tout à la lois ses accusa- teurs , ses j uges et ses bourreaux .
Que d'embarras encore lui viendraient du dehors! Supposons le pape à Notre-Dame ; les catholiques d'un autre pays verront en lui un étranger, un ennemi , peut-être. Les relations continuelles qu'ils sont obli- gés d'entretenir avec le Saint-Siège rencontreront une infinité d'obstacles. Supposons le pape dans les Etats de l'empereur d'Autriche , les inconvénients sont les mêmes , quoique venant d'autre part. Dans l'état où sont les choses , toutes ces difllcultés disparaissent. A Eome, le souverain est en même temps le chef suprême de l'Église. 11 est indépendant de toute puissance, et, en raison du peu d'étendue de ses États, il ne peut inspirer aux autres d'inquiétude sérieuse.
Comme capitale des États de l'Eglise, Eome n'est rien, ou du moins peu de chose. Comme siège du souverain pontife, elle est la capitale du monde en- tier ; ses portes sont ouvertes à toutes les grandeurs déchues , à tous les cœurs froissés ; son trône est ac-
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cessible au dernier citoyen de la ville la plus reculée. Oui , et cela n'est pas sans exemple , le pauvre pâtre qui garde son troupeau dans une campagne inconnue sera peut-être élevé sur le siège pontifical avant le prince de l'Église né dans les palais et depuis long- temps déjà revêtu de la pourpre.
Cependant le pape peut abuser de son influence pour semer partout la dissension. Plusieurs fois il a frappé les rois d'anathème, il a délié le peuple du ser- ment de fidélité; il les a appelés aux armes. De quoi l'homme ne peut-il pas abuser? Si je voulais raconter les abus qui ont eu leur source dans l'exercice des droits les plus incontestables, je dirais des choses effroyables. Faut-il vous montrer des royautés sans contrôle écrasant les peuples dont elles étaient appe- lées à faire le bonheur? Ou bien vous montrerai-je les peuples révoltés, déchirant le livre sacré des lois et se dévorant les uns les autres? Mais non, ne récrimi- nons point. Au lieu de prendre plaisir à étaler aux yeux de tous les plaies que Ihumanité se fait conti- nuellement à elle-nièrne, cachons soigneusement ces plaies hideuses sous le voile de ses vertus.
De tous les princes de l'Europe, le souverain pon- tife est sans contredit celui qui a le moins abusé de son autorité. Parmi les papes, il y a eu des guerriers, il y a eu de i)rofonds politiques. Ont-ils beaucoup songé
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à l'agrandissement de leurs États? Évidemment non ; pour celui qui connaît le cœur humain , pour celui qui sait apprécier rinlluence que le pape possédait autrefois, qu'il possède encore sur l'esprit des peu- ples , c'est là une preuve incontestable d'une grande sagesse ; ou plutôt, c'est la preuve évidente de Tac- tion providentielle dans tout ce qui concerne les inté- rêts de l'Église. Aucun peuple n'est resté stationnaire ; ou il a succombé, ou il a pris un accroissement quelcon- que. Les États de l'Eglise sont à peu près aujourd'hui ce qu'ils étaient au corameucement. Rappelez-vous Rome païenne. Cette étroite enceinte qui ne recelait d'abord que quelques voleurs , a lini par envahir toute la terre. Elle a tendu ses chaînes dans toutes les directions; elle a fait peser son joug de fer sur tous les peuples. Qu'a fait Rome chrétienne , cette fille de la civilisation et de la vertu? Elle a aussi rougi toute la terre , mais ce n'est que du sang de ses plus chers enfants. Elle n'a fait peser sur les peuples que le joug suave du Christ et le fardeau léger de sa loi.
Quels sont d'ailleurs les abus dont on parle? Les papes ont-ils frappé d'anathème des rois vertueux? Onl-ils appelé la discorde et la guerre chez des nations heureuses et tranquilles? >'on, jamais. S'ils eussent essayé de faire prévaloir l'injustice, leur tentative n'aurait obtenu aucun résultat, leur voix n'eût pas
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même été écoutée. Ce sout des ambitions désordonnées qu'ils ont enchaînées ; ce sont des appétits grossiers qu'ils ont réfrénés. Ils prenaient parti contre la force sans règle en faveur de la faiblesse opprimée ; en cela ont-ils été si coupables? Comme papes, ils ont outre- passé leur pouvoir, si vous le voulez ; mais , comme conciliateurs reconnus entre les rois et les peuples , ne sont-ils pas dignes de toute l'admiration de la pos- térité? Ne doivent-ils pas nous apparaître aujourd'hui comme des héros de la paix , comme des demi-dieux, ces illustres pontifes qui, dans des siècles barbares, ont fait seuls prévaloir le droit contre la force, ont obtenu , par la puissance de leurs paroles , ce que ne pouvaient obtenir les peuples armés?
Du reste , j'ai la persuasion que ce contrôle du sou- verain pontife, au lieu d'avoir porté atteinte à la di- gnité des rois , n'a pu que la conserver, puisque leur puissance , sans aucune espèce de contre-poids , les eût infailliblement entraînés dans l'abîme. Tl y a sur la terre peu de puissances absolues j Dieu ne l'a pas permis , à cause des maux incalculables qui en seraient résultés pour l'espèce humaine. En France, en An- gleterre, dans tous les pays constitutionnels, ce sont les représentants qui contrôlent le pouvoir ; en Tur- quie , c'est le poignard ; en Russie , c'est le poison. Les monarchies à demi barbares du moyen âge n'eu-
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rent de contrôle que dans l'autorité du souverain pon- tife.
Jamais puissance ne fut plus illimitée que celle de Napoléon. Aussi , jamais puissance ne s'évanouit plus rapidement. Quand 1 évèque de Rome osa dire non à celui qui depuis longtemps n'était point accoutumé à entendre de contradicteurs, le despote s'indigna. Cepen- dant si la voix du saint vieillard eût été écoutée , si du moins elle eut trouvé de l'écho en France , Napoléon eût évité bien des fautes, et il régnerait peut-être encore dans ces lieux d'où il fut chassé deux fois , et où ses partisans ont eu de la peine à obtenir un petit espace pour ses cendres , depuis longtemps refroidies
CHAPITRE XX.
Conciles Généraux.
Les conciles généraux sont des assemblées où le chef suprême de l'Eglise convoque tous les évèques du monde catholique.
Les gouvernements constitutionnels ont des assem- blées où sont envoyés des représentants pour délibérer sur les intérêts de la patrie. La Grèce ancienne avait des assemblées où les envoyés de presque toutes les villes venaient traiter et décider en commun les ques- tions les plus importantes qui concernaient tant d'ad- ministrations diverses. Mais la société ne doit qu'à la
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religion d'avoir des assemblées ouvertes aux délégués du monde entier, et où se traitent des questions qui intéressent également tous les hommes. Sans la reli- gion, jamais rien de seini)lable ne se serait vu, n'au- rait pu même se concevoir. Pour rapprocher des hommes placés à une distance si grande et séparés d'ailleurs par le langage, les habitudes, les intérêts, les croyances, il faut une cause d'une importance sou- veraine , et cette cause se trouve dans la religion ; il faut des questions qui intéressent également tous les hommes , et ces questions sont puisées dans la reli- gion ; il faut un chef dont la voix soit également en- tendue dans toutes les parties de la terre , et ce chef nous est présenté par la religion, uniquement par la religion.
Le plus grand bien que les conciles aient produit dans le monde, c'est d'avoir propagé la religion chré- tienne, c'est d'avoir puissamment contribué à con- server cette unité de doctrine sans laquelle point d'union véritable dans la société , et par conséquent point de vie.
La philosophie religieuse l'a dit mille fois, et elle ne saurait le répéter trop souvent : pour les sociétés , comme pour les individus , tout vient des doctrines. Quand les sociétés se dégradent et périssent, c'est qu'il y a en elles des doctrines avilissantes et destruc-
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tives. Au contraire , quand les sociétés se fortifient et s'élèvent , c'est qu'il y a en elles des doctrines vraies et généreuses. Supposez les mêmes pensées, les mêmes sentiments dans tous les hommes, et vous les verrez se rapprocher, se serrer, comme les membres d'une seule famille , dans les étreintes sacrées de l'amour ; ils n'au- ront désormais qu'un cœur et qu'une àme. Qu'est-ce que l'àme , eu effet , considérée du point de vue mo- ral , si ce n'est la pensée de chacun ? Au contraire , supposez les hommes profondément divisés d'opinion, et vous les voyez se séparer, s'éloigner de plus en plus, ou bien se rapprocher pour se combattre et se détruire. Quand deux partis s'élèvent l'un contre l'autre , quand ils en viennent aux mains, ce ne sont point précisé- ment des forces matérielles qui se choquent. Non, car s'il en était ainsi , nous ne verrions ni cette activité , ni cette énergie, ni ce ressentiment de linjure. Ce sont des intelligences qui se combattent jusqu'à ce que , par le triomphe d'un des partis , l'unité ait été rétablie là où régnait la division.
Rappelez-vous l'histoire, étudiez-la dans son en- semble ou dans ses parties , et , si vous ne vous arrêtez point aux surfaces, vous verrez qu'elle est le développe- ment nécessaire de ces principes. Vous apercevrez sur- tout ce développement dans l'histoire de l'Eglise, qui est plus spécialement l'histoire de l'intelligence humaine.
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C'est donc par un effet de la miséricorde infinie de Dieu que fut institué ce tribunal suprême propre à dé- velopper et à conserver, au milieu de nos continuels bouleversements , la loi que Jésus apporta sur la terre. Loi d'amour et d'union ! loi sans tache ! elle com- munique toujours à l'àme qu'elle régit quelque chose de sa perfection. Mais, hélas! l'intelligence humaine la rejette souvent. Tandis que chacun prie dans le tem- ple , tandis que toute àme élève vers Dieu le même cri de foi , d'espérance et d'amour , une voix discordante se fait entendre au milieu de cette divine harmonie. Le fidèle gémit devant Dieu. Le prêtre qui préside l'as- semblée signale aussitôt l'erreur ; il la combat , il rap- pelle la vérité méconnue. Si l'erreur est soutenue avec opiniâtreté, l'évèque, juge de la foi, la condamne. Si cette première condamnation ne suffit pas pour arrêter le coupable , le pasteur des pasteurs , le juge suprême de la foi la condamne encore du haut de la chaire apos- tolique. Cependant l'erreur est encore soutenue , elle se propage; elle menace de troubler l'Église. Aussitôt l'évèque de Rome convoque en assemblée générale les évèques, ses collègues, à qui fut confié par Jésus le précieux, dépôt de la foi. Aussitôt TEglise appelle à son tribunal celui de ses enfants qui vient de susciter dans son sein ce commencement de discorde. Elle l'éclairé de ses lumières, elle parle à son cœur le doux langage
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de son amour. S'il se rend à ses pressantes invitations, tout est oublié et la paix est rétablie. S'il ferme encore l'oreille aux sollicitations de cette tendre mère, elle change aussitôt à son égard , elle le condamne plus solennellement que jamais , elle le rejette de sou sein. Cependant la paix , un instant troublée , est bientôt ré- tablie parmi les fidèles. N'ayant plus pour guide que son entendement aveuglé , l'enfant rebelle se sent rapi- dement entraîné par le torrent des opinions humaines , comme un vaisseau sans pilote sur une mer orageuse. Il erre d'écueil en écueil , et son naufrage est assuré , à moins que , reconnaissant le danger de sa position présente, et se rappelant sa félicité passée, il ne revienne avec empressement au centre de l'unité et de la paix.
A^oilà , eu peu de mots , Ihistoire de tous les conciles depuis le concile assemblé à Nicée pour la condamna- tion d'Arius , qui avait nié la divinité du Verbe, prin- cipe de la foi , puisque le Verbe alluma la foi dans les âmes, jusqu'au concile asseniblé à Trente, pour la con- damnation de Luther, qui nia l'Église, dernière néga- tion possible au cbrétien, puisque l'Éghse est le fon- dement même de la foi. Entre ces deux négations qui semblent ouvrir et fermer le cercle de toutes les héré- sies , combien d'erreurs intermédiaires ! Trouvons- nous , dans l'histoire ecclésiastique , beaucoup de pays où ne soit racontée la révolte de quelque esprit indé- pendant?
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Cette propension de l'esprit à s'attacher à l'erreur fut toujours remarquée des hommes qui savent réflé- chir. Le plus célèbre peut-être des philosophes de l'an- tiquité, Cicéron avait dit: « Il n'y a point d'absurdité qui n'ait été affirmée par quelque philosophe. » Le plus célèbre des philosophes modernes , Rousseau a dit, avec une énergie d'expression bien plus grande : « L'homme qui médite est un animal dépravé. » Ainsi, l'homme est né pour penser. C'est un besoin impérieux de sa nature ; c'est une loi de la rehgion , de la raison. Mais l'expérience nous enseigne que plus il pense , plus il devient le jouet de l'erreur. Que faut-il en conclure ? c'est qu'un guide nous est nécessaire , et que nous devons suivre sa direction. Voyez- vous ce jeune enfant à qui ses camarades ont mis un baudeau sur les yeux et quils entourent, en criant : Cherche! l'enfant cherche en effet. Il appuie ses mains , au hasard , sur les ol)jt'ls qui l'environnent ; mais ses continuelles méprises excitent la risée de tous les spectateurs. Voilà l'image de l'àme enfermée dans les sens. Elle cherche aussi , malgré le bandeau (|ui couvre ses yeux 5 elle s'attache, au iiasard , à tous les objets qui Tenvirounent. Mais que de méprises jusqu'à ce que la religion ait abaissé son bandeau et fasse briller à ses yeux le flambeau de la foi !
Il est aisé de voir que les conciles ont pour fm der-
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nière le triomphe de la vérité. Afin d'assurer et de faciliter sou rènuc, ils out établi un grand nombre de règles qui l'ormeut ce que nous appelons le régime extérieur de l'Église. !:ii bien! la plupart de ces règles sont également propres à assurer le bonheur et la gloire de la société. Qui ne sait, par exemple, que le droit canonique est une mine inépuisable d'où le droit civil a tiré et tire encore presque toutes ses richesses? Qui ne sait que l'administration civile a été copiée , trait pour trait, si je puis m'exprimer ainsi , sur l'ad- ministration ecclésiastique? Les ordonnances royales les plus remarquables ont été presque toujours des prescriptions de conciles. Lisez, dans le Code civil, l'article concernant la célébration du mariage , et vous n'y verrez rien qui ne se trouve également dans plu- sieurs conciles où fut traité le même sujet.
Les conciles généraux ont sur la société d'autres effets moins importants , que je ne puis qu'indiquer ici.
Quand, de toutes les parties de la terre, il se ras- semble, en un seul lieu, des hommes également re- marquables par leur caractère et par leur position , et qui ont une influence immense sur ceux qui les eu- \ironnent, les esprits et les cœurs doivent nécessaire- ment se rapprocher. Les langues, les habitudes, les mœurs se confondent et s'améliorent ; les animosités
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nationales s'affaiblissent et s'éteignent. Chacun se dit expressément ou tacitement : « Nous avons tous les mêmes croyances , les mêmes lois. Avec des formes si différentes et même si opposées, nous avons en réalité la même origine , la même gloire , les mêmes espéran- ces ; pourquoi nous haïr, nous combattre, nous dé- truire les uns les autres ? pourquoi ne pas nous aimer, ne pas nous secourir? pourquoi ne pas nous commu- niquer les uns aux autres une portion de ce honheur départi à chacun de nous par le Père commun de tous les hommes? »
Je suppose qu'un concile général soit convoqué dans les circonstances où nous nous trouvons. Là , Tévèque persécuté de la Pologne siégerait auprès de quelque prince-évêque de l'Allemagne ; l'évèque résigné de la pauvre Irlande, auprès de quelque riche prélat d'Italie; l'évèque-missionnaire delà Chine ou du Japon, auprès de l'évèque français dont il aurait été autrefois l'heu- reux collahorateur dans les premières années de son ministère. Quand ils se seraient occupés tous ensemble des besoins généraux de l'Église, chacun pourrait appeler l'attention de ses collègues sur les besoins du troupeau confié à ses soins. Les évêques de Pologne et d'Irlande, rappelant le dépouillement et la nudité de leurs églises, montreraient que, la plupart du temps, le despotisme n'est un bien pour le chrétien qu'en lui
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donnant l'occasion de confesser sa foi et de mériter la couronne du martyre. Les évèques d'Espagne diraient les maux qu'ils ont à souffrir, et les anciens du clergé de France, ceux qu'ils ont soufferts naguère. 11 serait également facile aux uns et aux autres de montrer que de tous les maux l'anarchie est ce qu'il y a de plus funeste à 1 Eglise. L'évêque persécuté des pays idolâtres est sans doute celui qui exciterait le plus de sympathies. Il parlerait de son troupeau faible et dis- persé , de ce petit nombre de prêtres épuisés de fati- gues , qui , sous sa direction , marchent à la conquête des peuples que le christianisme n'a point encore éclairés : « Vénérables frères, diiait-il, je suis venu passer au mi heu de vous quelques jours de paix et de bonheur. Que Dieu en soit béni ! Il n'en est point ainsi dans ces lieux où je fus appelé par la Providence pour annoncer l'Évangile. Là , pas un instant de tranquil- lité ni pour moi ni pour les miens. Si, d'un côté, le troupeau confié à mes soins s'accroît par le zèle de mes coopérateurs , d'un autre côté, il s'affaiblit, dans la même proportion , par la cruauté de nos persécuteurs. Quelquefois, il nous arrive de voir répandre presque aussitôt le sang de ceux sur qui nous venons de verser l'eau du baptême. Vous parlerai-je de notre dénue- ment? En ce moment , la croi^^ d'or , symbole de notre dignité, orne aussi ma poitrine. Mais, sur le théâtre
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de nos travaux , je n'ai pas même une croix de bois : Cette croix me compromettrait. Ma croix ! elle est dans mon cœur ! Ma croix ! ce sont mes labeurs , mes solli- citudes, mes afflictions de tous les jours, de tous les instants. Inspirez donc à quelques-uns de ces prêtres qui vous environnent en si grand nombre le désir de venir travailler avec nous. Dites-leur que la parole di- vine qui souvent retentit en vain au milieu des peuples si agités de l'Europe a toujours quelque écbo dans ces lieux presque déserts où elle retentit pour la première lois. Eveillez aussi en notre faveur le zèle des peuples confiés à vos soins. Qu'ils nous aident de leurs prières,
de leurs aumônes C'est ainsi qu'ils ont été eliris-
tianisés ; et , s'ils veulent écouter la voix de la charité, de la raison , ils s'empresseront de faire à autrui ce qu'on leur a fait à eux-mêmes. »
Quelle supposition ai-je faite! est-ce que tout en Europe n'est pas dans une continuelle agitation ? rois, peuples, chacun attend 1 occasion favorable de con- quérir des droits nouveaux ou de revendiquer des droits perdus. Et nous voudrions qu'au milieu de ces troubles et de ces défiances se tint une assemblée de justice et de paix ? Non , cela ne se verra pas , à moins que la grande voix de Dieu , appelant de nouveau le calme sur les Ilots agités de ce monde , ne fasse encore voguer en paix le vaisseau de l'Église depuis si long- temps battu par la tempête.
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Partis de la base, nous nous sommes élevés au sommet de l'édifice de l'Église. De cette hauteur, por- tons les yeux autour de nous : apcrce\ez-vous dans la société une position oii la religion ne se trouve avec toute sa force pour soutenir et diriger l'homme aveu- gle et débile? Elle monte avec lui sur le trône; elle le suit sous le toit de la misère. Revêtue de splendeur , elle trône au milieu des peuples civilisés. Elle vole à la recherche du pauvre sauvage dans ses déserts inha- bités, au milieu de ses forêts ténébreuses, sur ses montagnes inaccessibles. Quand nous nous lançons sur les flots , elle nous suit ; quand nous nous livrons au sonnneil , elle veille à nos côtés ; quand notre corps est rendu à la terre , elle plante sa croix au-dessus de notre dépouille mortelle, pour appeler sur nous les prières et les bénédictions des vivants , et comme pour indiquer à l'auge de la résurrection le lieu oij se trouvent ces ossements arides qu'il doit rendre à la vie.
Pour compléter ce que nous avons à dire sur le catholicisme dans ses rapports avec la société , il nous reste à parler du missionnaire et des communautés.
CHAPITRE XXI.
Courage du missionnaire.
Le premier missionnaire fut J.-C. Qu'est-ce que le missionnaire, en effet? C'est celui qui se tient toujours sous la main de Dieu , disposé à exécuter ses ordres. Dieu parle , et il se présente en disant : « A'ous m'avez appelé; me voici. « Il quitte la maison paternelle et renonce aux paisibles jouissances de la famille. Pour s'occuper plus exclusivement des intérêts de son père qui est dans les deux , il dit à son père et à sa mère qui sont sur la terre : ^ Je ne vous connais pas. » A
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l'exemple de celui qui l'envoie , il embrasse tous les hommes dans les vastes étreintes de sa charité. Il est obligé de quitter sa patrie ; il s'éloigne sans regarder en arrière. Des obstacles à ses desseins surgissent de toutes parts : il les surmonte. Les opprobres, les tor- tures de l'esprit et du corps Tassiégent à chaque instant : il les dédaigne. Pour parler de plus haut aux hommes , il est dans la nécessité de monter sur le cal- vaire et de s'élever sur la croix : il le fait avec la grâce de Dieu. Tel est le véritable missionnaire : tel est J.-G.
Que l'Homme-Dieu ait eu la force de remplir di- gnement cet important ministère, rien de plus naturel: la Divinité aidait de sa toute-puissance la faible hu- manité qu'elle s'était associée. Mais que des hommes aient suivi courageusement cette voie hardie, tracée par le sang du Sauveur , voilà ce qui doit nous jeter dans un étonnement profond. Arrêtons-nous un in- stant, pour mieux apprécier les sacritices immenses que fait à la société le missionnaire catholique, et le résultat de ces sacrifices.
Le premier sacrifice que fait le missionnaire , c'est le sacrilice de sa volonté propre. Toute volonté hu- maine est nécessairement limitée en ce monde : elle l'est par la loi divine; elle l'est par la loi humaine. S'il n'en était ainsi , que deviendrait ce monde abandonné aux emportements de tant de volontés opiniâtrement
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contradictoires ? Les individus se précipiteraient aveu- glément contre les individus, les peuples contre les peuples , et la société entière s'en irait en lambeaux. Cependant ces limites, posées par une main supé- rieure , laissent encore une assez vaste carrière à notre libre arbitre ; et , dans tout le cercle tracé par le de- voir, notre volonté propre peut agir à son gié. C'est là peut-être ce qui procure les plus délicieuses jouis- sances à l'Ame naturellement portée à l'indépendance. Elle se dit : • Ici , je suis reine. Ces pensées , ces désirs, ces actions , tout cela est de mou domaine : je puis les adopter ou les rejeter à mon gré. » Et , comme le jeune prince, appelé plus tard à régner, fait sur de petites choses l'essai de son autorité, elle prélude déjà à l'exercice de cette liberté dont elle jouira pleinement dans l'autre vie , quand , dégagée de ses liens terres- tres , elle ira régner en Dieu sous les doux liens de la charité. Rien n'est donc plus pénible à l'homme, et, par conséquent , rien n'est plus méritoire que de res- serrer encore le cercle déjà si étroit dans lequel peut agir notre libre arbitre. Or, c'est ce que fait le missionnaire catholique. Il s'est mis sous la direction d'autrui par rapporta son noble ministère, auquel cbez lui tout est subordonné. Que Dieu, que ses supérieurs, que le dernier des hommes fasse un appel à son zèle , et le voilà disposé à agir. Sa paroisse , c'est le monde entier.
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Dites-lui qu'aux extrémités de la terre il y a une àrae , une seule àrae, prête à voler vers Dieu, dès qu'elle aura entendu son nom: il ne calcule point; plein de courage, il se dévoue pour le lui faire connaître.
Il est déterminé à partir; et, cependant, que de liens le retiennent à la terre qu'il va quitter ! Avez- vous vu quelquefois s'embarquer à Marseille un de ces missionnaires qui vont annoncer l'Evangile à des peuples lointains? Une larme roule sous sa paupière. Il tient en main une lettre qu'il vient de lire pour la vingtième fois. Celte lettre lui fut apportée par le dernier courrier; elle est de sa mère : •< Mon cher fils, lui disait cette tendre mère , c'est sans doute pour la dernière fois que tu m'entends. Oh ! je t'en prie, ne ferme point l'oreille à ma voix; et, si tout n'est pas fini encore, arrète-toi, reviens auprès de nous... Tu sais combien je suis soumise à la volonté de Dieu ; mais ce Dieu , qui a fait le cœur de la mère, ne lui a-t-il pas donné le droit de compter sur l'affection de ses en- fants ! Écoute : je commence à vieillir ; mon corps, ma pensée, tout en moi s'affaiblit et s'éteint. Bientôt je ne serai plus, et tu pourras t'abandonner entièrement à l'attrait de ta vocation. » Il y a aussi, au bas de la lettre, un souvenir d'une sœur et d'un frère tendre- ment aimés. Le missionnaire y est sensible. Il se rap- pelle les joies de la famille , tout le bonheur de ses
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premières années. Sa détermination est un instant ébranlée; mais bientôt elle se raffermit : « Ma mère, pense-t-ii , mes frères , mes sœurs , ce sont ceux qui font la volonté du père que nous avons au ciel. Je les retrouverai aussi sur la terre étrangère. Et ces pau- vres sauvages qui m'appelleront leur père, et que j'ap- pellerai mes enfants , ces nouveaux chrétiens que j'aurai enfantés avec tant de douleur à J.-C, n'é- veilleront-ils pas dans mon cœur les sentiments même de l'amour maternel?... » Il est particulièrement sen- sible à l'expression du désespoir de sa mère ; et il s'empresse de lui adresser quelques mots de consola- tion. Le jour de son départ, il remet à la poste une lettre où se trouvent ces pensées : « Tous ne doutez point , non plus , ma bonne mère , de mon affection pour vous. Après Dieu, vous m'êtes tout sur la terre ; mais je suis à Dieu avant d'être à vous. Vous me dites : Attends que je n'existe plus, et tu pourras t'a- bandonner à l'attrait de ta vocation. Et si Dieu me veut dès ce moment! Quoi ! pour remplir une mission si difficile, j'attendrais que la force m'eût abandonné, que le courage se fût glacé dans mon cœur ! Voyez Jésus, notre modèle, n'était-il pas dans la force de l'âge , quand il s'est offert en sacrifice ? Sa mère ne vivait-elle pas encore? IN'était-ellc pas au pied de sa croix? C'est cette mère courageuse que Dieu vous
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propose pour modèle... Du reste, nos corps seuls s'é- loigneront l'un de l'autre : elles ne peuvent jamais se séparer, les âmes qui se sont unies en Dieu. De quel- que côté que je dirige mes pas , partout je retrouverai Dieu, et avec Dieu la pensée de ma mère. «
Ce récit n'est point imaginaire : ce que je viens de raconter est arrivé plus d'une fois. Je me rappelle avoir lu deux lettres écrites dans des circonstances à peu près semblables. La mère et le fils avaient épan- ché dans ces lettres tout ce que le cœur de l'homme renferme de plus tendre et de plus généreux. Je re- grette beaucoup de n'avoir pu les reproduire ici dans leur admirable simplicité.
Et l'amour de la patrie ne dit-il rien au cœur du missionnaire? Oh î que cet amour tient au cœur de chacun de nous par des racines nombreuses et pro- fondes ! La patrie, ce n'est point un vain mot, comme pourraient se l'imaginer quelques personnes insensi- bles. C'est la réunion d'un grand nombre d'affections dont une seule suffit pour remuer délicieusement notre âme. Beau ciel que j'ai si souvent contemplé ; terre qui m'avais nourri et sur laquelle j'ai tracé mes pre- miers pas ; maison paternelle où fut placé mon ber- ceau et où j'ai passé avec tant d'insouciance et de bonheur les premières années de ma vie; compagnons de mon enfance et de ma jeunesse ; parents que j'ai
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tant aimés et dans le cœur de qui j'ai si souvent versé tout ce qu'il y avait dans mou cœur ; langue mater- nelle avec laquelle aucune autre , quelque riciie qu'elle soit, ne peut entrer en comparaison; sainte voix de l'amitié qui avez si délicieusement frappé mon oreille, et qui apportiez à mon âme de si douces émotions ; clocher de mon village vers lequel je tournais avide- ment les yeux, après la plus courte absence; fêtes na- tionales, solennités religieuses qui avez si souvent in- terrompu mes travaux ; modeste autel devant lequel je venais dire à Dieu les peines et les joies de mon cœur ; tombeau de mes pères sur lequel j'ai versé tant de larmes... Yoilà quelque chose de ce tout immense qui renferme ce que nous a j) pelons la patrie. Et nous ne l'aimerions pas ! et nous ne verserions pas des larm s, quand nous la quittons peut-être pour tou- jours ! Telle est la position du missionnaire. Dès qu'il est sur le vaisseau, il élève les yeux et regarde dans le lointain , comme pour voir encore quelques-unes des choses qu'il a tant aimées ; mais il n'en aperçoit au- cune. Cependant le vaisseau se met en mouvement; il fend la mer. Sans vouloir en convenir avec lui-même, le missionnaire se dit intérieurement ! « Pourquoi donc s'éloigner si rapidement ! » Vœux superflus ! Le vaisseau est déjà loin du rivage. Le missionnaire regarde toujours. Il ne voit plus qu'un gros point
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noir ; et bientôt tout a disparu à ses yeux. Cependant, au fond de son cœur , l'image de la patrie est encore aussi belle que jamais.
Après avoir vu le missionnaire quitter avec dou- leur la terre de la patrie, suivons-le à travers tous les dangers de la mer, et débarquons avec lui au lieu qu'il doit évangéliser. Qu'apercevons-nous? Des côtes ari- des et brûlantes, une terre inculte, des peuples sau- vages. Que de difficultés à vaincre ! que de peines à endurer ! Tl passe le jour et la nuit à étudier une lan- gue barbare, il se t'ait violence pour prendre des ha- bitudes en opposition avec sa vie entière. Enfin il commence à connaître ces hommes à qui il est venu annoncer l'Evangile. 11 leur parle de Dieu et de son Fils Jésus. Quelques-uns écoutent avec avidité les pa- roles de vie qui sortent de sa bouche. Mais voilà qu'une persécution violente s'élève contre lui et dis- perse aussitôt le pasteur et le troupeau. 11 dirige ses pas d'un autre côté; il suit la voie épineuse qu'il a suivie la première fois. 11 arrive au même résultat, et voilà qu'une seconde persécution s'élève encore contre lui. Que dis-je ! elle est plus violente que la première fois. Tous ceux qu'il a eu le bonheur de convertir sont dans la nécessité ou d'apostasier ou d'endurer les der- niers supplices. Il est encore obligé de fwir ; mais au- jourd'hui il est poursuivi avec acharnement. Long-
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temps il a erré au milieu des bois et sur les montagnes; longtemps, il a demandé l'hospitalité aux bètes sauva- ges ou à des hommes non moins sauvages. Enfin, il est arrêté. On le charge de chaînes; on le jette en prison ; et, comme celui qu'il a pris pour modèle, il meurt après avoir enduré toutes sortes d'opprobres et de tourments.
Quelquefois il est dévoré par les bètes sauvages ; quelquefois il meurt de faim ou de fatigue. On en a trouvé un dont le corps était à demi déchiré par les oiseaux de proie. Son bréviaire, placé à côté de lui, était ouvert à l'office des morts. Tl avait vu sans doute la mort s'approcher, et il avait lu pour lui-même la recommandation de l'àme ; il avait fait, par avance, sa sépulture. Quand un autre missionnaire rencontra ainsi le corps de son compagnon, il lui rendit les hon- neurs funèbres, et, agenouillé sur sa tombe, il invo- qua le premier le martjr. Que fit-il ensuite? Il éten- dit ses bras et il y appela le sauvage. Combien cette conduite est supérieuie à celle du soldat qui, vovant périr son compagnon, poursuit l'ennemi, l'atteint et le livre impitoyablement à la mort. Dans l'un vous voyez l'homme, dans l'autre vous reconnaissez le
prêtre.
Le missionnaire a-t-il quelque chose à attendre sur la terre, en échange de tant de sacrifices? Hélas!
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rien, moins qne rien. Que voulez-vous qu'il obtienne? Des richesses? — Tl a embrassé une vie d'abnégation et de ])auvreté , et souvent il n'a pas même où reposer la tète. — Des plaisirs? — Son cœur est abreuvé d'a- mertume , et il ne saurait plus goûter que les jouis- sances de la croix. — Des honneurs ? — Il ne vit qu'avec des sauvages, dont il peut, à chaque instant, devenir la victime. — L'immortalité que donnent les hommes? — Sa voix s'éteint sur une terre où rien ne la repro- duit; et, pour trouver de l'écho dans les lieux où les noms ont quelque valeur , elle a dû avoir une force surhumaine. Aussi, pour quelques hommes qui se sont immortalisés par lapostolat, combien ne se sont fait connaître que de Dieu !
« J'ai rencontré moi-même, dit l'auteur du Génie du Christianisme, un de ces apôtres au milieu des soli- tudes américaines. Un matin que je cheminais lente- ment dans les forêts, j'aperçus venant à moi un grand vieillard à barbe blanche, vêtu d'une longue robe, lisant attentivement dans un livre , et marchant ap- puyé sur un bâton ; il était tout illuminé par un rayon de l'aurore qui tombait sur lui à travers le feuillage des arbres : on eût cru voir Thermosiris sortant du bois sacré des Muscs , dans les déserts de la Haute- Kgypte. C'était un missionnaire de la Louisiane ; il revenait de la Nouvelle -Orléans et retournait aux
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Illinois , où il dirigeait un petit troupeau de Français et de sauvages chrétiens. 11 m'accompagna pendant plusieurs jours : quelque diligent que je fusse au ma- tin , je trouvais toujours le vieux voyageur levé avant moi et disant son bréviaire en se promenant dans la forêt. Ce saint homme avait beaucon|) souffert ; il ra- contait bien les peines de sa vie ; il en parlait sans aigreur et surtout sans plaisir, mais avec sérénité. Je n'ai point vu un sourire plus paisible que le sien. Il citait agréablement et souvent des vers de Virgile , et même d'Homère, qu'il appliquait aux belles scènes qui se passaient sous nos yeux ou aux pensées qui nous occupaient. Il me parut avoir des connaissances en tous genres , qu'il laissait à peine apercevoir sous sa simplicité évangélique ; comme ses prédécesseurs les apiHres , sachant tout , il avait lair de tout ignorer. Nous eûmes un jour une conversation sur la Révolution française , et nous trouvâmes quelques charmes à causer des troubles des hommes dans les lieux les plus tranquilles. Nous étions assis dans une vallée , au bord d'un fleuve dont nous ne savions pas le nom, et qui, depuis nombre de siècles, rafraîchissait de ses eaux cette rive inconnue : j'en fis faire la remarque au vieil- lard, qui s'attendrit; les larmes lui vinrent aux yeux à cette image d'une vie ignorée , sacrifiée dans les déserts à d'obscurs bienfaits. »
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Cependant , tel est l'attrait de la grâce , qu'il se trouve toujours un nombre infini de prêtres pour se dévouer à ce ministère d'abnégation et de souffrances. Tl est facile de compter ceux que la gloiie des armes ou le goût des sciences poussent dans des pays loin- tains pour y cbercher l'immortalité; mais le nombre de ceux qui n'ont pas d'autre ambition que de faire connaître Jésus crucifié et de conquérir des âmes à Dieu , qui pourra le compter? Lisez l'bistoire de l'É- glise, où se trouve le récit des missions les plus impor- tantes; lisez les Lettres édifiantes. Et combien n'ont rien écrit!
Témoin du courage extraordinaire de ces hommes apostoliques , Fénelon puise dans son cœur les trésors de la plus noble éloquence , pour la célébrer. Voici quelques-unes de ses paroles :
« Mais que vois-je depuis deux siècles? des régions immenses qui s'ouvrent tout à coup; un nouveau monde inconnu à l'ancien, et plus grand que lui. Gardez-vous bien de croire qu'une si prodigieuse dé- couverte ne s'est due qu'à l'audace des hommes. Dieu ne donne aux passions humaines, lors même qu'elles semblent décider de tout , que ce qu'il leur faut pour être les instruments de ses desseins. Ainsi l'homme s'agite , mais Dieu le mène. La foi plantée dans l'Ame-
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rique , parmi tant d orages , ne cesse pas d'y porter du fruit
« Que reste-t-il , peuples des extrémités de l'Orient? votre heure est venue. Alexandre, ce conquérant ra- pide que Daniel dépeint comme ne touchant pas la terre de ses pieds, lui qui fut si jaloux de subjuguer le monde entier, s'arrêta bien loin en deçà de vous : mais la charité va plus loin que l'orgueil. INi les sables brillants, ni les déserts, ni les montagnes, ni la dis- tance des lieux , ni les tempêtes , ni les écueils de tant de mers , ni l'intempérie de l'air, ni le milieu fatal de la ligue, où l'on découvre un ciel nouveau , ni les flottes ennemies , ni les côtes barbares , ne peuvent arrêter ceux que Dieu envoie. Qui sont ceux-ci qui volent comme les nuées? vents, portez-les sur vos ailes. Que le midi, l'orient, que les îles inconnues les attendent et les regardent eu silence venir de loin. Qu'ils sont beaux, les pieds de ces hommes qu'on voit venir du haut des montagnes apporter la paix, annoncer les biens éternels , prêcher le salut , et dire : ô Sion , ton Dieu régnera sur toi. Les voici, ces nouveaux conquérants, qui viennent sans armes , excepté la croix du Sauveur. Ils viennent non pour enlever les richesses et répandre le sang des vaincus , mais pour offrir leur propre sang et communiquer les trésors célestes.
« Peuples qui les vîtes venir , quelle fut d'abord
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votre surprise, et qui peut la représenter? Des hommes qui viennent à vous sans être attirés par aucun motif ni de commerce , n'i d'ambition , ni de curiosité ; des hommes qui, sans vous avoir jamais vus, sans savoir même où vous êtes, vous aiment tendrement, quittent tout pour vous, et vous cherchent au travers de toutes les mers avec tant de fatigues et de périls, pour vous faire part de la vie éternelle qu'ils ont dé- couverte! Nations ensevelies dans l'ombre de la mort, quelle lumière sur vos tètes ! ••
CIliPITItE XXII.
Le missionnaire civilisateur.
Vous avez vu ce pauvre missionnaire débarquer seul sur une côte barbare; d'une main il porte une croix qu'il appelle le signe de la rédemption des hom- mes, et de l'autre, un livre qu'il appelle l'Évangile. Il plante aussitôt sa croix , comme pour prendre pos- session, au nom du Sauveur des hommes, de cette terre sur laquelle il vient de déharquer; il se pro- sterne humblement au pied de cette croix, et, quand quelques barbares sont venus se ranger autour de lui, il leur explique les saintes paroles contenues dans son livre. Savcz-vous ce que vient faire en ces lieux l'en-
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voyé céleste? — Gagner des âmes à Jésus-Christ, con- quérir pour lui-même la couronne du martyre. — Oui, sans doute , et quelque chose de plus encore. Ces hommes qu'il évangélise semblent beaucoup plus rap- prochés de l'état animal que de la condition humaine : il leur tend la main et les élève à leur dignité natu- relle. Ils \ivent séparés, ils errent dans les hois à la manière des bêtes : le missionnaire les réunit en so- ciété et leur apprend à vivre en frères. Oui, il y a dans sa doctrine le germe de la civilisation la plus avancée, la plus pure; il est l'ange que le ciel envoie annoncer pour la première fois dans ces lieux la nais- sance du Sauveur , et , après avoir chanté : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! » il peut ajouter aussi : « Et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. " En effet , après avoir gagné la confiance de ces pau- vres sauvages , il les marque du signe de la croix et il leur explique les vérités de la religion. 11 leur donne des idées plus justes sur Dieu , sur la nature humaine, sur tous les êtres qui les environnent. 11 leur enseigne que l'homme n'est pas fait pour cette vie d'un jour , mais pour l'immortalité. Il leur apprend les grandes lois de la justice, du support mutuel, de la charité. « Aimez Dieu plus que toutes choses, leur dit-il, et le prochain comme vous-même. — Laissez chacun jouir de ses droits. — Faites aux autres, faites à vos enue-
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mis ce que vous voudriez qu'ils vous fissent à vous- même. — Sacrifiez- vous pour eux, si cela est néces- saire. — Le corps que vous avez tant aimé, dont vous vous êtes occupés uniquement, ce corps n'est pas tout l'honime, il n'en est que la plus petite partie. — Étouf- fez dans votre âme les vices qui la dégradent , ornez-la de vertus. — Dans les autres, comme en vous-même, aimez, recherchez les qualités spirituelles. — Perfec- tionnez de plus en plus toutes les facultés de votre être ; vous ne les avez qu'en dépôt, et Dieu doit un jour vous demander compte de l'usage que vous eu aurez fait. — Eentrez souvent au dedans de vous-même : celui qui ne vit que de la vie extérieure n'est point un homme. — Pensez, méditez : c'est principalement en cela que consiste notre vie. » Pour qui sait réfléchir, voilà le résumé des doctrines du missionnaire catho- lique. Or, je le demande, qu'est-ce donc que cela, si ce n'est le principe de la plus haute civilisation?
La parole de Dieu chantée fait surtout impression sur le sauvage. C'est par les chants que nous parlons d'abord aux enfants ; il importe aussi beaucoup de parler par les chants aux peuples encore dans l'enfance.
« Quand les Jésuites se furent attaché quelques In- diens par l'image de la croix , ils eurent recours à un autre moyen pour gagner les âmes. Ils avaienlfi'emar- qué que les sauvages de ces bords étaient fort sensibles
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à la musique ; on dit même que les eaux du Paraguay rendent la voix plus belle. Les missionnaires s'embar- quèrent donc sur des pirogues avec les nouveaux eaté- ehuincnes ; ils remontèrent les ilcuves en cbantant des cantiques ; les néophytes répétaient les airs, comme des oiseaux privés chantent pour attirer dans les rets de l'oiseleur les oiseaux sauvages. Les Indiens ne man- quèrent pas de se venir prendre au doux piège. Ils descendaient de leurs montagnes et accouraient au bord des fleuves pour mieux écouter ces accents; plu- sieurs d'entre eux se jetaient dans les ondes et sui- vaient à la nage la nacelle enchantée. L'arc et la flèche échappaient à la main du sauvage; l'avant-goût des vertus sociales et les premières douceurs de l'humanité entraient dans son àme confuse ; il voyait sa femme et son enfant pleurer d'une joie inconnue; bientôt, sub- jugué par un attrait irrésistible , il tombait au pied de la croix , et mêlait des torrents de larmes aux eaux , régénératrices qui coulaient sur sa tète.
« Ainsi la religion chrétienne réalisait dans les fo- rêts de l'Amérique ce que la fable raconte des Ampbion et des Orphée ; réflexion si naturelle , qu'elle s'est pré- sentée même aux missionnaires, tant il est vrai qu on ne dit ici que la vérité , en ayant l'air de raconter une fiction (1). »
(1) Génie du Cliristianisme.
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Si la parole chantée s'introduit plus facilement dans l'àme, elle s'y grave aussi plus profondément. ]Xous en avons tous fait l'expérience ; j'en trouve une preuve remarquable dans la Vie du cardinal de Cheverus.
II allait évangcliser des sauvages , errant à travers les bois , sans habitation fixe , et partageant tout leur temps entre la chasse et la pèche. Instruit de leur lan- gue et s'étant muni de tout ce qui lui était nécessaire pour exercer ses fonctions , il partit sous la conduite d'un guide , à pied , le bâton à la main , comme les premiers prédicateurs de l'Évangile. Jamais il n'avait fait encore pareille route , et il lui fallait tout le cou- rage d'un apôtre pour en supporter les fatigues. Ils marchaient depuis plusieurs jours, lorsqu'un matin, c'était le dimanche, grand nombre de voix chantant avec ensemble , se font entendre dans le lointain. M. de Cheverus écoute , s'avance , et , à son grand étonne- ment, il discerne un chant qui lui est connu , la messe rojale de Dumont , qui fait retentir nos grandes églises et nos cathédrales de France dans nos plus belles so- lennités. Quelle aimable surprise et que de douces émo- tions son cœur éprouva ! 11 trouvait réunis à la fois dans cette scène l'attendrissant et le sublime ; car quoi de plus attendrissant que de voir un peuple, et un peuple sauvage, qui est sans prêtre depuis cinquante ans , et qui n'en est pas moins fidèle à solenniser le
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jour du Seigneur; et quoi de plus sublime que ces chants sacrés, présidés par la piété seule , retentissant au loin dans cette immense et majestueuse forêt, redits par tous les échos en même temps qu'ils étaient portés au ciel par tous les cœurs?
Mais en vain vous auriez déposé le germe fécond de la civilisation , il ne produirait aucun fruit remarqua- ble , si vous n'aviez soin de travailler vous-mêmes à son développement. Pour cela, l'important n'est pas de frapper les oreilles du sauvage , il faut aussi parler à ses yeux , il faut agir avec lui et pour lui. Vous avez annoncé, je suppose, la helle doctrine dont je viens de parler ; cela ne suffît pas ; ceux à qui vous vous adressiez ne vous ont pas compris, ou , s'ils vous ont compris , ils ne tiendront aucun compte de votre en- seignement. Le sauvage est un vieil enfant; voulez- vous le perfectionner, agissez à son égard comme on agit à l'égard de l'enfant ; prenez-le par la main , sou- tenez-le , conduisez-le vous-mêmes ; ce que vous vou- driez qu'il fit, faites-le avant lui ; aidez ensuite ses propres efforts ; que votre prudence soit sa prudence; que votre force soit sa force ; que la pensée, cet aliment spirituel, soit toujours suffisamment développée avant de s'offrir à son esprit. Une mère prudente donne à son enfant un berceau, un aliment suffisamment préparé, et que quelquefois ses dents ont broyé. C'est aussi ce que
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fait le missionnaire pour ceux qu'il appelle à la foi ; il médite avec eux et pour eux , il prie avec eux et pour eux , il agit avec eux et pour eux. Il n'est venu sur cette plage lointaine que comme ministre de la reli- gion , cependant il n'oublie point qu'il est le fils de la civilisation. Il exposera donc quelquefois aux yeux du sauvage le tableau frappant de l'homme aux lieux qu'il vient de quitter. 11 leur parlera du progrès des sciences et des arts ; il emploiera , autant que possible , les mé- thodes qui ont été inventées en Europe pour faciliter l'action de l'esprit et du corps. Que dis-je î le mis- sionnaire ne veut point se borner à ses propres forces; il appelle de son pays un grand nombre de personnes pour l'aider à accomplir ses nobles projets de sanctifi- cation et d'amélioration sociale. Les sauvages s'effor- cent de copier les modèles qu'ils ont sous les yeux ; ils imitent imparfaitement d'abord , mais ensuite un peu mieux. Quelques-uns de ceux qui montrent le plus d'aptitude sont envoyés chez des peuples civili- sés, pour simprégner davantage de leurs croyances et de leurs coutumes. Heureux , s'ils n'adoptent pas nos erreurs au lieu de nos croyances salutaires , et nos vices au heu de nos vertus. Bientôt après, ils revien- nent apportant ta leur pays natal les lumières qu'ils sont allés chercher au loin.
Ces missions civihsatrices sont inconnues aux peu-
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pies anciens. Il y avait aussi , avant l'établissement du christianisme , des peuples civilisés ; mais la civilisa- tion païenne n'est point à comparer avec la civilisation chrétienne : elle lui est de beaucoup inférieure par sa nature et surtout par son extension. Je vois en elle beaucoup moins de lumières sur les choses les plus essentielles ; j'y vois beaucoup moins de véritable li- berté , puisque les peuples les plus civilisés étaient ceux qui avaient le plus d'esclaves. Ce qui lui manque sur- tout, c'est cette charité universelle que Jésus lit re- descendre sur la terre , en lui apportant des idées plus justes sur Dieu et sur l'humanité. Le patriote païen n'a qu'un amour extrêmement restreint; il n'aime que la patrie; tout ce qui s'étend au delà n'est plus rien pour lui ; il regarde les autres peuples comme des trou- peaux d'esclaves ; il les chargerait tous de chaînes sans scrupule; ce serait même pour lui le plus haut degré de gloire. Celui qui scruterait attentivement son cœur trouverait peut-être encore que , s'il aime passionné- ment sa patrie , c'est parce qu'il trouve en elle sa gloire, son bonheur, son existence. Otez le moi du cœur patriote , et vous éteignez aussitôt le feu qui l'embrase. Voilà pourquoi il charge encore de chaînes tous ceux qui foulent aux pieds le sol de la patrie , mais qui ne sont pas ses concitoyens , c'est-à-dire qui ne jouissent pas du môme titre , qui ne sont pas un avec
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lui dans le sein de la patrie commune; aussi, aucun patriote ne fut tenté d'aller communiquer à des étran- gers le bonheur dont jouissait sa patrie. Je vois bien le philosophe grec aller en Égjpte étudier les lois qu'il rapporte ensuite dans sou pays ; mais lui , que porte- t-il aux autres peuples? rien , si ce n'est le fer et la flamme. Je vois le Romain aller étudier chez les Grecs les mœurs et les lois qu'il rapporte ensuite dans sa patrie; mais lui, que porte-t-il aux autres peuples? rien , si ce n'est la servitude ou la mort. Allumé au feu de l'amour divin, le patriotisme chrétien est phis gé- néral et plus pur ; voilà pourquoi celui qui en est em- brasé emploie toutes sortes de moyens pour rendre les autres participants du bonheur dont il jouit lui-même. Après avoir posé et développé les principes , étu- dions les faits. Nous avons dit que Jésus fut le pre- mier missionnaire catholique. ïN'est-ce pas à lui que nous devons la civilisation moderne? Cet esprit de vie que Dieu avait donné au monde ancien commençait à s'éteindre. Rome avait étendu ses vastes bras jusqu'aux extrémités de la terre, et elle avait recueilli dans son sein les peuples connus; ils eurent besoin d'être ainsi soutenus, car, abandonnés à eux-mêmes, ils tom- baient épuisés. Ils vécurent donc d'une vie étran- gère ; ils se tenaient debout comme l'enfant resserré dans ses langes; ils marchaient comme marchent les
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esclaves enchaînés , pressés par une main étrangère , appuyés les uns sur les autres , aucun d'.eux ne peut tomber, parce que , s'il vient à chanceler, le maître ou ses compagnons le soutiennent. Cette vie , que Rome communiquait aux peuples soumis à son empire, n'était d'ailleurs , comme on le voit, qu'une vie matérielle. Dans la ville élerneUe , la vie morale allait s'éteindre ; est-ce qu'il n'y avait pas la même ignorance, les mêmes erreurs que chez les autres peuples? Le sage Romain avait élevé des autels publics à toutes les pas- sions , et , après avoir eu assez de grandeur pour re- culer jusqu'aux extrémités du monde les limites de son empire , il avait la bassesse de se prosterner devant le dieu Terme qui bornait le champ de son voisin. Dieu avait donné au peuple Juif une connaissance plus dé- veloppée des vérités religieuses ; mais ce peuple ou- bliait son Dieu et avec lui les lois qu'il en avait reçues. Le Verbe de Dieu s'est incarné ; avec lui a paru sur la terre l'esprit d'intelligence et d'amour. Les peuples qui , depuis quelque temps , se tenaient dans un repos profond , comme à l'approclie d'un grand événement, se sont aussitôt agités. Les Romains se sont précipités sur les Juifs, et les barbares sur les Romains. Au moyen de ce mouvement des peuples , l'esprit de vie, communiqué de nouveau au monde par le Verbe de Dieu , s'est étendu de proche en proche et s'est dé-
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velôppé rapidement comme un feu violemment agité. La mission de Jésus a été accomplie ; la face du monde moral était renouvelée.
Nous avons contem[)lé le grand fait de la civilisa- tion. Considérons quelques faits en particulier; et nous arriverons à la même conséquence.
Il s'est formé dans le sein de Rome païenne une société infiniment supérieure à l'ancienne. Cette so- ciété, faible d'abord, sans cesse persécutée, a pris cependant de continuels accroissements , et elle ne cesse encore de s'étendre. Qui l'a formée , cette so- ciété? qui a présidé à son développement? Quelques hommes envoyés par Jésus pour continuer sa mis- sion.
A peu près dans le même temps, il y avait dans notre belle patrie trois sortes d'habitants : les Gau- lois , premiers possesseurs du pays ; les Romains , qui en avaient fait la conquête ; et les Francs , qui ve- naient disputer cette belle proie à l'avidité des Ro- mains. Ces trois peuples, si divisés d'intérêt et de mœurs , étaient continuellement en guerre : qui a ar- raché le fer de leurs mains? qui les a éclairés, tou- chés? qui a su les embrasser dans les étreintes irré- sistibles de la charité, et de trois peuples d'ennemis ne faire qu'un peuple de frères? Quelques évêques missionnaires. Nous connaissons tous la mission des
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Irénée à Lyon , des Denis à Paris , des Gatien , des Martin à Tours.
Patrice fat envoyé, vers le milieu du cinquième siècle , par le pape Célestin , pour prêcher l'Évangile en Irlande. Sa vie était austère, son zèle ardent; sa mission eut de grands succès , et il est regardé comme l'apôtre du pays. Il introduisit l'usage des lettres chez les Irlandais, qui n'avaient auparavant, pour monu- ments puhlics , que des chants rimes , composés par leurs bardes.
A la fin du sixième siècle , le moine Augustin fut envoyé de Rome , par le pape Grégoire , pour conver- tir à la religion chrélicMiic les Anglais encore infidèles et barbares. Il vint d'ahord en France; quand il fut sur le point de passer en Angleterre, il s'arrêta effrayé à la vue des dangers sans nombre qui allaient s'op- poser à l'exécution de son projet. Il revient donc à Rome ; mais le pape ranime son zèle et le charge de nouveau de cette importante mission. Le roi Ethelbert le reçut avec bouté; il était païen, mais son épouse, fille d'un roi de France, était chrétienne. Un grand nombre d'Anglais se convertirent promptemeut à la voix du saint missionnaire ; le roi lui-même , touché de la pureté de sa vie et de la beauté de sa doctrine , crut et fut baptisé. Augustin passa en France, où il fut sacré évèqae , et il revint travailler, avec un non-
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veau zèle , à sa glorieuse et dilBcile mission. Remar- quons-le en passant : c'est à Rome et à la France que l'Angleterre doit les prémices de sa foi et le germe de sa civilisation.
Depuis ce temps, est-ce que l'esprit de prosélytisme que la religion catholique doit à sa foi brûlante a cessé un seul instant d'étendre dans toutes les parties de la terre la civilisation chrétienne?
Comment le Nouveau-Monde fut-il civilisé? Est-ce par le fer des Espagnols ? Leurs passions désordon- nées auraient-elles épargné un seul indigène , s'il ne se fût trouvé des missionnaires catholiques pour arrê- ter leurs bras toujours disposés cà frapper? Ces pauvres sauvages auraient-ils consenti eux-mêmes à conserver la vie , si ces hommes de Dieu ne les eussent recueillis et ne leur eussent appris qu'ils pouvaient aspirer à une vie infiniment préférable à celle dont le repos venait d'être troublé ? Le Nouveau-Monde, d'abord dévasté, s'est peu cà peu repeuplé , et déjà il commeuce à riva- liser avec l'ancien.
Qui n'a entendu parler des missions à. jamais célè- bres du Paraguay? Des Jésuites , sans autre force que leur foi , ont arraché à la barbarie et à la convoitise de quelques Européens de pauvres sauvages errants dans les déserts. Ils les ont réunis , ils les ont éclairés, ils les ont formés en société , et ils leur ont donné une
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constitution supérieure à toutes les constitutions anti- ques, et même aux constitutions des peuples européens. « C'est avec la plus grande injustice , a dit Robert- son, que beaucoup d'écrivains ont attribué à l'esprit d'intolérance de TÉglise romaine, la destruction des Américains , et ont accusé les ecclésiastiques espagnols d'a\oir excité leurs compatriotes à massacrer ces peu- ples innocents comme des idolâtres et des ennemis de Dieu. Les premiers missionnaires, quoique simples et sans lettres , étaient des bommes pieux; ils épousèrent de bonne lieure la cause des Indiens , et défendirent ce peuple contre les calomnies dont s'efforcèrent de le noircir les conquérants , qui le représentaient comme incapable de se former jamais à la vie sociale et de comprendre les principes de la religion, et comme une espèce imparfaite d'hommes que la nature avait mar- quée du sceau de la servitude. Ce que j'ai dit du zèle constant des missionnaires espagnols pour la défense et la protection du troupeau commis à leurs soins les montre sous un point de vue digne de leurs fonctions; ils furent des ministres de paix pour les Indiens , et s'efforcèrent toujours d'arracher la verge de fer des mains de leurs oppresseurs. C'est à leur puissante médiation que les Américains durent tous les règle- ments qui tendaient à adoucir la rigueur de leur sort. Les Indiens regardent encore les ecclésiastiques , tant
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séculiers que réguliers , dans les établissements espa- gnols, comnie leurs défenseurs naturels, et c'est à eux qu'ils ont recours pour repousser les exactions et les violences auxquelles ils sont encore exposés (1). «
Comment sera ramenée, sur les côtes d'Afrique, la civilisation qui fut autrefois si florissante en ces lieux? Sera-ce par nos armes victorieuses? Hélas î non. Plus nous grandissons , plus l'indigène semble s'éloigner de nous. Ce qui n'est point de la compétence du génie militaire, le génie chrétien le fera peut-être. Avant notre établissement à Alger , il y avait des fractions de différents peuples. Depuis, il en est arrivé de toutes les contrées de l'Europe. Eh bien ! laissez le prètre- missionnaire développer dans ces lieux l'esprit chré- tien , et vous verrez un jour le catholicisme réunir ces hommes si opposés de crovances , de mœurs , de lan- gage , et en faire aussi un peuple de frères.
Partout, je vois la civilisation suivre avec la foi l'humble et zélé missionnaire.
Tout récemment, pendant la dernière expédition de l'Astrolabe, quelques navigateurs français ont été té- moins d'un commencement de civilisation opéré par le catholicisme dans l'Océanie.
« 11 y a cinq ans , les îles Gambier étaient en proie aux misères et aux dérèglements de l'état sauvage. La
(1) Histoire de l'Amérique.
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polygamie, le fétichisme, l'anthropophagie y régnaient sans partage , et la condition des naturels approchait beaucoup de celle de la brute. Quelques prêtres des missions de Paris ont changé tout cela. Déposés sur ces iles , ils se virent , ])endant six mois , chaque jour à la veille d'être tués ou dévorés. La foi les soutint; ils attendirent. Quelques procédés industriels enseignés à propos , quelques médicaments distribués avec intelli- gence , leurs soins pour les malades , leur bouté envers les vieillards , leur tendre affection pour les enfants , adoucirent ces cœurs farouches et domptèrent ces na- tions rebelles. Quelques indigènes se laissèrent d'a- bord baptiser , puis d'autres suivirent. Enfin les chefs eux-mêmes abjurèrent leurs croyances, et mirent de leurs mains le feu aux idoles. Ce fut le signal d'une conversion générale. Aujourd'hui la population des îles Gambier est entièrement catholique.
« Depuis ce temps, les iles Gambier ont changé d'aspect. A la promiscuité, on a vu succéder les unions régulières ; des mœurs réservées ont remplacé la li- cenced'autrefois. QuelquesFrançais, fixés sur ces lieux, se sont empressés de donner l'exemple en choisissant des femmes parmi les naturels , et en élevant leurs familles à l'européenne. Une sorte de civilisation ma- térielle s'est introduite avec le culte nouveau et Ta rendu cher par des bienfaits aisément appréciables.
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Avant l'arrivée des missionnaires, ces peuples se fai- saient la guerre pour avoir des cadavres et se livrer à d'horribles festins. Il ne reste plus de traces de cette dépravation , et la concorde règne entre les chefs des îles. La mission a ouvert des écoles où les enfants vien- nent s'instruire. Déjà les cases, plus solidement con- struites , prennent un air de propreté et d'aisance ; les cultures sont mieux entendues. La race elle-même semble s'améliorer. Telle qu'elle est et si près de son Lerceau , cette civilisation surprend et charme tout à la fois. Bien n'e?t plus curieux que ces chrétiens qui, marchant à demi nus , s'embarquent sur des pirogues à balancier et brandissent leurs lances armées d'os de poissons. Sous cet aspect en apparence farouche, ils cachent une docilité parfaite , et jamais on ne les vit rebelles à la voix de leurs pasteurs (1). >•
Peu de contrées ont résisté à cette action puissante du catholicisme. La Chine , qui depuis si longtemps repousse la civilisation chrétieune , s'y soumettra peut-être à son tour. Ce peuple semble sur le point de sortir de sa longue immobilité, lue flotte anglaise a déjà pénétré dans le céleste empire; nous pouvons es- pérer, si ce peuple entre en contact avec l'Europe. Il y en a qui disent : jN'est-ce pas une honte que de voir un peuple en attaquer un autre pour le forcer de se
(1) Revue des Deux Monde?.
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laisser empoisonner? Sans doute, les hommes sont aveugles dans leurs passions ; mais Dieu se sert sou- vent de l'aveuglement des passions pour arriver à ses lins. Trouverions-nous étonnant qu'il voulût deman- der compte à la Chine du sang des siens qu'elle a si souvent versé? Mais Dieu est toujours père, il ne frappe ses enfants que pour leur bien.
Il V a deux siècles que Fénelon annonçait la con- version de la Chine :
« Empire de la Chine, tu ne pourras fermer tes portes. Déjà un saint pontife, marchant sur les traces de François Xavier , a béni cette terre par ses derniers soupirs. Nous l'avons vu , cet homme simple et magna- nime, qui revenait tranquillement de faire le tour en- tier du globe terrestre. Nous avons vu cette vieillesse prématurée et si touchante, ce corps vénérable, courbé, non sous le poids des années , mais sous celui de ses pénitences et de ses travaux ; et il semblait nous dire, à nous tous au milieu desquels il passait sa vie , à nous tous qui ne pouvions nous rassasier de le voir, de l'entendre , de le bénir , de goûter l'onction et de sen- tir la bonne odeur de Jésus-Christ qui était en lui; il semblait nous dire : IMaintenant me voilà , je sais que vous ne verrez plus ma face. Nous l'avons vu qui venait de mesurer la terre entière ; mais son cœur , plus grand que le monde , était encore dans ces régions si éloi-
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gnées. L'esprit l'appelait à la Chine, et l'Évangile qu'il devait à ce vaste empire était comme un feu dé- vorant au fond de ses entrailles , qu'il ne pouvait plus retenir.
« Allez donc, saint vieillard, traversez encore une fois l'Océan étonné et soumis; allez, au nom de Dieu. Vous verrez la terre promise , et il vous sera donné d'y entrer , parce que vous avez espéré contre l'espérance même. La tempête qui devait causer le naufrage vous jettera sur le rivage désiré. Pendant huit mois , votre voix mourante fera retentir les bords de la Chine du nom de Jésus-Christ. 0 mort précipitée ! ô vie pré- cieuse , qui devait durer plus longtemps ! ô douces es- pérances tristement enlevées ! Mais adorons Dieu , tai- sons-nous (1). »
(1) Sermon pour la fcte de l'Epiphanie.
CHAPITRE XXlll.
Des communautés en général.
Dans toute communauté , je remarque deux choses : séparation du monde , association de quelques person- nes pour tendre à un même but , qui est toujours la gloire de Dieu et la saoclilication des âmes. Là-dessus sont fondés les deux grands reproches qu'on adresse , au nom de la société, à ceux qui entrent dans une communauté religieuse : « Vous nous êtes suspects, dit-on, parce que vous vous séparez de nous. Vous nous êtes suspects , parce qu'en établissant entre vous des liens particuliers , vous semblez vous liguer contre
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le reste des hommes. » A ces deux accusations, la ré- ponse est facile.
Sans doute ils se séparent du monde, mais s'ils ont de graves raisons pour le faire, voulez-vous les ar- rêter? 11 y a des événements extraordinaires qui sont, pour quelques cœurs sensibles , la cause d'une éter- nelle douleur. C'est la mort d'une mère, d'un fils, d'un époux ; c'est une réputation intacte subitement flétrie ; c'est une fortune colossale totalement renver- sée.... Que voulez-vous que fasse désormais ce cœur mortellement blessé? ira-t-il, au milieu du monde, étaler sa douleur aux yeux de tous? pleurer, tandis que chacun se livre à la joie? mêler les cris de son dé- sespoir à des chants d'allégresse? Il serait à charge aux autres aussi bien qu'à lui-même. Pour une dou- leur passagère , nous admettons une séparation de quelques jours ; nous devons admettre une séparation perpétuelle pour une douleur inconsolable. Il n'y a point, dites-vous, de pareille douleur en ce monde. Vous l'assurez , mais l'expérience de tous les jours ne prouve que trop évidemment le contraire. Oui , il y a pour l'âme, comme pour le corps, des plaies qui ne peuvent se guérir. Et alors l'àme est comme irrésisti- blement entraînée vers le repos de la solitude, sinon vers le repos de la tombe.
Il y a des âmes qui se sentent appelées à l'accom-
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plissement des conseils évangéliqaes , à la perfection. Pour arriver plus promptement et plus sûrement à leur but, elles se séparent du monde et se retirent dans la solitude, où rien ne troublera leur yoI hardi. Vous dites : « Qu'elles restent dans la société, elles se sanc- tifieront elles-mêmes , et elles inviteront les autres à les imiter. » ]\Iais déjà elles en ont fait l'expérience , et cette expérience ne leur a point été favorable. Le monde est pour elles plein de dangers; elles aiment mieux l'abandonner que de s'y perdre , et beaucoup d'autres avec elles. Au temps de la primitive Eglise, il n'y avait point de communautés; l'Église elle-même n'était qu'une vaste communauté séparée d'un monde aveugle et corrompu. Tous les chrétiens étaient des frères, vivant en famille sous les douces lois d'une charité parfaite. Peu à peu l'Église s'est étendue ; elle a dilaté son sein, et elle a appelé les peuples épuisés de fatigues à venir s'y reposer. Le monde entier y est venu, et il y a apporté son aveuglement et sa corrup- tion . Dès lors il fut nécessaire à quelques âmes, pour s'é- lever à la perfection des temps anciens, de quitter même la société chrétienne et de former une autre société.
Vous surtout qui ne considérez que la société pré- sente, ne reconnaissez-vous pas , dans cet éloignement du monde, un grand nombre d'autres avantages? Pour ceux qui vivent en communauté, la nourriture
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n'est pas aussi dispendieuse, les causes de dépense sont moins multipliées et moins pressantes. Ils n'ont pas autant à demander aux autres hommes, et, par conséquent , ils sont un fardeau moins pesant pour ce monde. Supposons que quelques-uns d'entre eux aient un cœur plus grand que leur naissance ou leur for- tune , supposons qu'ils soient nés avec une ambition difficile à contenter et qui bouleverserait toute la terre plutôt que de ne pas chercher à se satisfaire : éloignés du monde, où la passion s'irrite, ces hommes vivront tranquilles; dépourvue d'aliment, leur ambition s'é- teindra ou se nourrira de peu.
Du reste, en se séparant des autres hommes, ils ne les oublieront point pour cela; au contraire, ils ne cesseront de demander à Dieu leur bonheur, et, s'ils peuvent y contribuer eux-mêmes , ils le feront toujours avec un courageux empressement.
Quant aux liens qui unissent tous les membres d'une même communauté, ces liens sont évidemment nécessaires. Est-ce que des hommes peuvent vivre l'un à côté de l'autre sans former entre eux une association quelconque? Tout, dans la nature, nous rappelle la loi générale de l'union. Chaque être isolé périt infailli- blement ; soutenu par d'autres êtres de la même na- ture , il se maintient , il prend les développements que comporte sa constitution. Plus que tout autre être en-
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core , riiomme est soumis à la loi du support mutuel , parce qu'il a des besoins plus incessants , plus multi- pliés, parce qu'il est appelé à une perfection plus grande. Aussi , regardez attentivement : est-ce que chacun de nous ne fait pas partie d'un nombre plus ou moins considérable d'associations? Il est en société avec Dieu , il est en société avec ses concitoyens , il est en société avec les principaux membres de sa famille, il est encore en société sans doute avec quelques hom- mes qui ont les mêmes pensées , les mêmes goûts , les mêmes occupations. Eeligion, patrie, famille, amitié, noms sacrés , toujours vous plaiderez victorieusement la cause des association:-;. Les lois qui régissent les dif- férentes associations sont plus ou moins nombreuses, plus ou moins obligatoires; mais enfin ces lois exis- tent, et nous ne pouvons les transgresser sans encou- rir une responsabilité quelconque. L'homme n'est grand que par la société , il n'est fort que par la so- ciété, il n'est quelque chose que par la société. L'es- prit d'association est tellement une condition de sa force, de son existence, qu'il ne peut s'isoler d'une société sans se précipiter aussitôt dans une autre. Ja- mais il n'y eut tant de sociétés en France que quand on déclara toute société particulière opposée au bon- heur et à la prospérité de la société générale. 11 fallut lénergie de ces nouvelles associations fondées par l'es-
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prit politique pour renverser ces antiques associations fondées par l'esprit religieux : associations sanglantes qui ont porlé rapidement le trouble et la destruction là où les autres avaient si loiigtem|)s maintenu l'ordre et la prospérité! Aujourd'hui encore, il y a uu grand nombre de personnes qui s'armeraient volontiers de la hache pour renverser toute barrière élevée autour des communautés religieuses. Interrogez ces hommes, et, s'ils sont de bonne foi , ils vous avoueront qu'ils tien- nent , par les serments les plus sacrés , à quelques so- ciétés secrètes : sociétés redoutables, oii tout est en communauté , la propriété, la vie , la conscience !
Ainsi , dès que nous voyons quelques hommes se séparer du monde au nom de la religion et s'abriter sous le même toit, par cela seul qu'ils se sont rappro- chés et qu'ils doivent vivre ensemble , ils se soumet- tront nécessairement à une règle commune. 3Iais , si nous reconnaissons qu'ils ne se réunissent que pour atteindre ensemble h un butnob le , élevé, inaccessible à leurs efffrts individuels , leur association nous pa- raîtra bien plus légitime, Ijien plus indispensable encore. Or , nous savons qu'il en est toujours ainsi. Ils viennent, je suppose , chercher quelque adoucissement à une immense douleur : ils essuieront donc mutuel- lement leurs larmes, ils s'adresseront les uns aux autres des paroles de consolation. Ils vienueut pour
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se former ensemble aux pratiques de la perfection chrétienne : ils s'encourageront donc réciproquement; ils se soutiendront par leurs exemples, par leurs prières , par leurs conseils ; ils se prendront par la main , si je puis m'exprimer ainsi , et ils s'élanceront ensemble sur le chemin du ciel. Pour se rendre plus agréables à Dieu , ils sont déterminés à se dévouer en- tièrement au bien de l'humanité : ils mettront donc en commun leur intelligence, leur cœur, toutes les fa- cultés de leur être. Réunissant ainsi leurs eiforts , ils feront ensemble ce qu'aucun d'eux n'eût fait seul , et la société recevra de ces hommes , regardés comme inutiles , d'immenses bienfaits qu'elle ne pouvait attendre d'aucun homme isolé.
Un protestant judicieux a porté le même jugement sur les communautés en général : « Les travaux qui demandent du temps et de la peine sont toujours mieux exécutés par des hommes qui agissent en commun que lorsqu'ils travaillent séparément. Il y a plus de des- sein , plus de constance à suivre un même plan , plus de force pour vaincre les obstacles et plus d'éco- nomie. Il est des entreprises qui ne peuvent être exécutées que par un corps ou par une société vivant sous la même règle
<> Sans le lien salutaire de la religion , l'on tenterait vainement de former de pareilles sociétés ; celles qui
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ne seraient formées que par des conventions ne tien- draient pas longtemps. L'iiorame est trop inconstant pour s'asservir à la règle , lorsqu'il peut l'enfreindre impunément. Or, il faut que, dans l'enceiute où doit s'observer la règle , tout y soit soumis. La religion seule, soit par sa force naturelle, soit par le poids de l'opinion publique, peut produire cet heureux effet (1). »
(I) De Luc. LeUre sur l'histoire de la terre et de l'homme.
CHAPITRE XXIV.
Association de charité.
De toutes les associations religieuses , celles dont l'utilité est le plus généralement sentie dans le monde, ce sont les associations de charité. Le nombre en est Considérable. 11 y en a plusieurs pour chacune de ces infirmités auxquelles sont exposés les malheureux en- fants d'Adam. Or, qui pourrait dire le nombre de ces infirmités? C'est l'enfance, c'est la vieillesse, ce sont les maladies , l'indigence , la peste , la famine , la mort. A ces maux qui nous viennent de la nature, joignez les maux encore plus déplorables que nous nous fai-
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sons à nous-mêmes : l'abandon , les persécutions , la captivité , l'esclavage. L'Église , comme une bonne raère , a toujours prêté l'oreille aux cris de ses enfants, et , comprenant la douleur profonde que quelques-uns ressentaient , elle a dit, en s'adressant à ceux qui souf- fraient un peu moins : « Enfants , réunissez-vous pour aller soulager vos frères, et vous serez bénis de Dieu. » Voilà l'origine de toutes les associations de charité.
Ce beau nom de charité n'était pas même connu des païens. Chez eux , la dureté de cœur était une vertu. Rien ne battait sous la poitrine du Spartiate à la vue d'un enfant infirme ou débile : il le frappait jusqu'à la mort. Le Romain n'avait aucun soin de ses pauvres : il les laissait périr misérablement. Après l'établisse- ment de l'Église , les païens ne surent pas même imiter la charité chrétienne : Julien l'apostat avoue que leurs pauvres n'étaient secourus que par les GaUléens. Chez tous les peuples idolâtres , l'exposition des en- fants fut permise. La charité est tellement inséparable du christianisme, qu'elle s'établit partout où le chris- tianisme s'établit , qu'elle s'affaiblit et s'éteint partout où le christianisme s'affaiblit et s'éteint. Voyez les peuples qui se sont séparés de l'unité catholique î plus ils s'éloignent du foyer delà religion, plus le feu de la charité s'affaiblit dans leurs cœurs. Cela doit arriver nécessairement ; car plus les idées chrétiennes s'affai-
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blissent , moins il y a de spiritualité dans les esprits ; et plus il y a de matérialisme , moins il y a de charité. Ces propositions s'enchaînent, et l'une appelle l'autre rigoureusement. Aux yeux du matérialiste, que vou- lez-vous que fasse sur la terre ce corps qui ne peut ni se mouvoir, ni se nourrir et qui demande un appui étranger? Ah ! qu'il rentre au plus tôt dans le sein de la terre. Mais quand on se dit : « A ce corps infirme est unie une âme immortelle, créée par Dieu le Père, rachetée par son Fils Jésus, » chacun s'empresse autour d'elle, et les soins les plus tendres lui sont aussitôt prodigués.
Je ne connais personne qui ait osé nier l'immensité de la charité catholique : c'eût été par trop se refuser à l'évidence. Au contraire, il y en a eu plusieurs qui ont blâmé ses excès. Ils ont dit : « Si vous allez ainsi au-devant des besoins de l'indigent et de l'infirme, si vous le traitez avec trop de douceur, vous l'accoutu- merez à s'écouter lui-même , à se plaindre au moindre mal, vous favoriserez la mollesse, l'oisiveté : fléaux redoutables dans une société. » Hélas! oui, il en a toujours été ainsi sur la terre , et cela sera toujours : l'homme abuse de tout. Pour lui le mal est toujours à côté du bien. Quand, en Italie, en Espagne, vous voyez l'habitant cueillir sans peine sur la terre le peu dont il a besoin , et aller presque nu s'endormir au se-
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leil , osez-vous murmurer contre celui qui donne à la terre sa fécondité et qui entretient la chaleur bienfai- sante du soleil? Oh ! non. Au contraire, vous bénirez à haute voix sa libéralité ; et, blâmant uniquement l'in- dolence de ceux qui en abusent , vous les engagerez à mieux répondre, pour leur bonheur et pour celui des autres , aux intentions de la divine Providence. Si donc vous voyez quelques hommes indolents compter sur la charité catholique et s'endormir nonchalamment entre ses bras , vous vous garderez bien aussi de murmurer contre celle qui nourrit le feu divin de la charité ; vous aurez toujours , pour sa générosité , des paroles de bénédiction ; et , blâmant uniquement l'indolence des malheureux qui en abusent , vous les engagerez à mieux répondre aux intentions bienveillantes de la re- ligion à leur égard.
Sans doute, diront d'autres hommes, il est souve- rainement important de soulager la misère , toutes les infirmités humaines. La société antique fut coupable de ne pas le faire; et, sous ce rapport, la nôtre lui est de beaucoup supérieure ; mais on peut obtenir cet heureux résultat sans renoncer au monde et sans se lier par des vœux. Les associations de charité sont donc inutiles.
Si les associations sont inutiles aux actes sublimes de la charité , pourquoi ces actes étaient-ils pour ainsi
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dire inconnus avant l'établissement des associations religieuses? Pourquoi les voit-on diminuer et quelque- fois disparaître entièrement là où ces associations s'af- faiblissent et disparaissent ?
Vous qui parlez de faire exercer la cbarité par des personnes du monde, peut-être même par des per- sonnes salariées , savez-vous bien en quoi consistent les actes de cette vertu divine? Approchez de ce ma- lade et voyez ! — Vojez-vous ces joues décharnées et couvertes de sueur , ce front chauve , ces yeux creux et inquiets, ces mains convulsivement agitées? Enten- dez-vous ces dents qui craquent par la souffrance , ces sourds gémissements qui s'échappent d'une poitrine brisée? Approchez de cet autre lit , et voyez ! . . . . Voyez- vous cette figure pâle , ces yeux éteints , ces mains languissantes ? Entendez-vous ces cris plaintifs , ces
prières déchirantes? Approchez encore et voyez !
ou plutôt baissez les yeu^ , détournez le visage : il y a sur ce corps des plaies dégoûtantes et capables de faire rougir l'homme lui-même de l'humanité. Je ne vous ai parlé que de quelques malades, et je vous les ai présentés les uns après les autres. Que serait-ce donc, si je vous les montrais tous réunis , comme ils le sont dans les hôpitaux? vous reculeriez épouvantés. Eh bien ! pour exercer la charité , voilà la société au mi- lieu de laquelle il faut vivre. 11 faut entendre ces cris
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déchirants , répondre à cette voix plaintive , panser cette plaie hideuse , recueillir ce dernier soupir , ense- velir ce corps mort — Et vous croyez que des hommes placés au milieu du monde s'arracheront volontiers aux fêtes et aux plaisirs pour vaquer convenahlement à ces œuvres pénibles? Je suppose d'ailleurs que vous en trouviez quelques-uns. 11 vous en faut un grand nombre : comment vous les procurerez- vous? — Nous les gagnerons. — Vous les gagnerez, avez-vous ré- pondu. IMalheur au peuple qui en est réduit à payer la charité ! Je vous le dis, l'homme à gage est un nou- veau fléau ajouté dans les hôpitaux à tous ceux qui s'y trouvent déjà. Celui qui jouit de la santé et qui, par conséquent , peut à la rigueur se suffire à lui-même, celui-là encore ne se fait que difficilement servir par des hommes gagés. Et vous n'auriez pas d'autres gardes à donner à vos pauvres malades?
Vous dites encore : « On se fait à tout par l'habi- tude. Le cœur devient insensible , il s'endurcit au milieu des souffrances. » Mais ce n'est point un cœur insensible , un cœur endurci qu'il faut pour soigner convenablement les malades. 11 faut au con- traire un cœur sensible et compatissant. Ce n'est point une pierre ayant la forme humaine que nous devons placer auprès de l'homme souffrant, c'est un ange qu'il nous faut appeler à ses côtés. Vous qui
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avez un malade à soif^ncr , voulez- vous lui faire tout le bien possible? prenez part à ses souffrances , répondez avec douceur à ses emportements , aimez ses plaies.... Or, je le demande, comment peut s'obtenir cet heu- reux résultat , bien au-dessus des forces humaines , si ce n'est par des grâces spéciales que Dieu accorde or- dinairement à ceux de ses enfants qui se consacrent en- tièrement à ces pénibles fonctions. L'homme, a-t-on dit quelquefois, n'est bien soigné que dans sa famille. J'admets le principe, et j'en tire, en ma faveur, une conséquence décisive : il y a un grand nombre de mal- heureux qui n'ont aucune famille. D'autres vivent comme siis n'en avaient pas. De qui donc ces hommes, isolés sur la terre, recevront-ils les soins dont ils ont besoin? Uniquement de ceux qui se sont séparés de leurs parents , et qui n'ont de famille que l'huma- nité.
Pour soigner le malade, il ne suffit pas toujours de faire le sacrifice de ses goûts et de ses affections , il faut encore être disposé à faire le sacrifice de sa vie. Dans un hôpital surtout, combien de maladies conta- gieuses , combien de fléaux qui frappent de mort Ihomme robuste , encore plus ])romptement quelque- fois que celui qui , depuis longtemps , languit et sou- pire après sa dernière heure! Or, je vous le demande, en connaissez-vous beaucoup qui veuillent ainsi faire
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de gaieté de cœur le sacrifice de leurs vies? Tel ira bra- vement s'ensevelir dans la gloire, sur un champ de ba- taille, qui n'aura pas le même courage pour aller mourir inconnu dans un hôpital. Le médecin sera soutenu par le désir de faire des expériences, d'acquérir de nou- velles connaissances ; car , s'il est glorieux de s'illustrer par les armes, il ne lest pas moins de le faire par la science. Ce qui le soutiendra encore , c'est le désir de sauver le malade; car, s'il est glorieux d'ôter la vie à l'ennemi robuste et courageux , il ne l'est pas moins de la rendre à l'infirme languissant et sans courage. Mais l'humble infirmier , qui le soutiendra , qui lui donnera le courage d'affronter la mort? Ses soins ne sont pas moins importants que ceux du médecin , et ils sont de toutes les heures, de tous les instants. L'homme tient essentiellement à la vie , et il faut de puissants motifs pour l'eu détacher. Je suppose, si vous le voulez , que vous n'y teniez pas pour vous-même ; vous y tiendrez du moins pour vos parents , pour vos amis , pour l'ac- quit de tous vos engagements. Cette vie que vous seriez disposé à sacrifier , elle n'est pas uniquement à vous ; elle est à votre femme , à vos enfants , à tous ceux à qui vous l'avez engagée vous-même , ou à qui elle fut enga- gée pour vous. Le prêtre lui-même ne fera pas toujours dans ces circonstances ce que peut faire le religieux. Il vit dans le monde 5 et , malgré tous ses efforts pour
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s'en détacher, il y tiendra nécessairement par quel- ques liens. Il y tiendra par ses parents , par ses amis, par ses paroissiens. Quand quelqu'un des siens se pré- sentera subitement pour l'arrêter sur le chemin de la mort , il n'aura pas toujours le courage de détourner les yeux et de lui dire : « Je ne vous connais pas. » Qui donc aura ce courage nécessaire? le véritable reli- gieux. En entrant dans une communauté, il s'est dit: « Désormais , ma vie n'appartient à personne. Elle est à moi uniquement ; ou , plutôt , elle est à Dieu , et je suis prêt cà la sacrifier au moindre signe de sa volonté. » Pourquoi ne le ferait-il pas? 3Iieux que tout autre, il s'est pénétré de cette importante vérité si généralement admise en théorie et si communément oubliée en pra- tique : L'homme ne périt point à la mort; en échange de cette vie misérable , Dieu donne au martyr une vie incorruptible.
CilAPITliE XXV.
Religieuses hospitalières.
Il est impossible de parler des associations de cha- rité sans dire quelques mots de ces saintes fdles qui consacrent au soulagement des malheureux leurs plai- sirs, leur santé, leur vie, tout leur être. Elles ont diffé- rentes dénominations. On les appelle: Religieuses hos- pilaUères^ Filles de la charité , Filles de Saint-Vincent (car saint Vincent est devenu synonimc de charité , Sœurs de la croix , etc. Comme on le voit , il y a dans tous ces noms une idée de piété et de dévouement ; c'est que , sous ces dénominations différentes , elles se
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proposent toutes le même but , qui est de plaire à Dieu en se sacrifiant pour les hommes.
Voltaire, qui a essayé de tout flétrir eu religion, a cependant parlé comme les autres des religieuses hos- pitalières : « Peut-être n'y a-t-il rien de plus grand « sur la terre que le sacrifice que fait un sexe déli- « cat de la beauté , de la jeunesse , souvent de la « haute naissance et de la fortune, pour soulager, « dans les hôpitaux , ce ramas de toutes les misères <> humaines , dont la vue est si humiliante pour l'or- « gueil humain , et si révoltante pour notre délica- «' tesse. Les peuples séparés de la communion ro- « maine n'ont imité qu'imparfaitement une charité si « généreuse (1). » Je ne vois pas même qu'ils l'aient imitée en aucune manière. Quelques-uns donneront volontiers leur argent pour soulager les malheureux ; mais se donneront-ils eux-mêmes , comme le demande souvent la charité , et comme la religieuse hospitahère le fait tous les jours parmi nous? Un membre de l'A- cadémie des sciences, envoyé par le gouvernement pour examiner les hôpitaux d'Angleterre , a dit à son retour : « Il règne une police très-exacte dans ces éta- « blissements ; mais il y manque deux choses : nos « curés et nos hospitalières. « Il aurait pu ajouter : « Ces deux choses manquant, tout y manque. »
(1) Essai sur l'histoire générale.
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En effet , pour ne parler que du sujet qui nous oc- cupe eu ce momeut, qui peut remplacer, dans un hô- pital, la fille de charité? Elle entretient dans la maison l'ordre, l'économie, la propreté. Elle écoule attenti- vement les rapports du médecin , et elle prépare avec intelligence les traitements qu'il a prescrits. La voyez- vous accourir partout où l'appelle le besoin le plus pressant ; ici , elle soigne une maladie honteuse ; là , elle panse une plaie dégoûtante ; plus loin , elle va recueillir le dernier soupir d'un mourant ; à côté , est un cadavre sur le point d'entrer eu dissolution , elle s'empresse de l'ensevelir. Mais le corps n'est pas tou- jours ce qu'il y a de plus à plaindre dans un malade ; son àme, ensevelie dans un corps qui n'est que souf- france , à combien de dangers n'est-elle pas exposée? L'hospitalière répond à ses emportements par des pa- roles de douceur ; elle lui donne l'exemple de toutes les vertus chrétiennes ; elle l'environne des secours de la religion , et , quand les liens qui la retiennent à la terre sont brisés par la mort , elle facilite , par ses prières, son élévation au ciel et sa réunion avec Dieu.
Nous avons reconnu que , pour soigner les malades, il fallait avoir renoncé à ses goûts , à ses affections. La sœur de charité n'y a-t-elle pas renoncé? Elle s'est re- tirée des siens , si je puis m'exprimer ainsi , pour ne
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plus vivre désormais que de la vie spirituelle. Pour elle , le monde avec ses plaisirs n'est plus rien ; elle n'a d'amour que pour Jésus , et surtout pour Jésus souffrant; elle l'aime encore jusque dans ces pauvres infirmes avec lesquels elle vit tous les jours, et qu'elle s'est fait un devoir de soigner.
Nous avons reconnu encore que , dans un hôpital , il fallait un courage à toute épreuve , qu'il fallait être dans la disposition de faire , à chaque instant , le sa- crifice de sa vie. La sœur de charité n'a-t-elle pas ce courage héroïque? Jamais vous ne la verrez manquer à son devoir, et elle ne reculera , pour l'accomplir, devant aucun danger. Plus elle est faible extérieure- ment , et plus elle a de force intérieure. Son corps s'affaisse et semble l'abandonner ; mais toute sa force s'est réfugiée dans son àme : et qu'est-ce donc que le courage, si ce n'est la force de l'àme? Quant au sacri- fice de la vie , pourquoi ne le ferait-elle pas? A quoi tient-elle en ce monde? Plaisirs , honneurs , richesses, elle a tout foulé aux pieds ; les liens les plus légitimes, les liens de l'amitié et de la famille , elle les a brisés pour ne plus appartenir qu'à Dieu. La mort ne fera que consommer le sacrifice qu elle a si généreusement commencé : elle ne peut donc la craindre ; au con- traire , elle l'appellera souvent de tous ses vœux.
Enfin, nous avons reconnu que le soin bien eu-
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tendu des malades exigeait beaucoup de douceur et de patience , qu'il demandait presque toujours ces ten- dres soins qui ne se rencontrent ordinairement que dans la famille. N'est-ce pas encore chez la sœur de charité que vous trouverez cette patience sans bor- nes , cette douceur inaltérable , ces soins affectueux ? Son air, son regard , le son de sa voix , les pieux sym- boles dont elle est environnée , tout en elle est pour le malade l'expression de la douceur et de la patience. Dans cette religieuse assise jour et nuit auprès de son malade , ce n'est point une étrangère que vous voyez, c'est une mère, une sœur. Ces doux noms lui ont été donnés par lu religion , quand elle a pris l'habit de son Ordre , et , par sa conduite de tous les jours , elle se rend de plus en plus digne de le porter. Un jeune homme a été appelé au loin par ses affaires , et il tombe sans connaissance dans une ville où il est inconnu. Comme il a peu de ressources , on le trans- porte dans une de ces maisons où la rehgion offre gé- néreusement l'hospitalité aux étrangers, aux indi- gents , à tous ceux que son divin fondateur a le plus recommandés à sa charité. Plusieurs fois déjà, ce jeune homme a éprouvé la même attaque qui le fait horriblement souffrir en ce moment; mais, dans la maison paternelle , il recevait toujours d'une tendre mère et d'une sœur attentive les soins les plus em-
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pressés ; cette mère et cette sœur sont actuellement bien loin de lui. Dès que le premier accès du mal est passé et que la connaissance commence à lui revenir, il élève un peu la tète , il tourne ses regards de tous côtés , et les reportant sur lui-même : « Ma mère ! ma sœur! où èles-vous? » s'est-il écrié. Des larmes cou- lent aussitôt de ses yeux , et il retombe épuisé. En ce moment , il y avait dans la même salle , à peu de dis- tance de son lit , deux religieuses , dont l'une à la fleur de l'âge venait de panser une plaie incurable , l'autre , déjà avancée en âge, venait de réciter les der- nières prières au lit d'un agonisant. Elles se rendent avec empressement au lit d'où est parti cet appel , et , se présentant presque au même moment : « Nous voici , disent-elles au jeune malade , nous voici , car vous nous avez appelées! » Le jeune homme élève de nouveau la tète ; il regarde attentivement. Hélas ! ce n'est ni la figure de sa mère, ni la ligure de sa sœur. Il cherche dans ses souvenirs. Après avoir réiléchi un instant , il comprend le mystère , et de douces larmes coulent aussitôt de ses yeux. Sainte religion , que tu es pour nous abondante en consolations ! ce n'est pas sans raison que nous t'appelons la consolatrice, la mère des affligés. Quand l'homme est abattu, tu le relèves , lu le presses contre ton sein , et , appuyant ta main sur sjn cœur, tu fais goûter encore à ce cœur
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affaissé sous le poids des souffrances quelques-unes de ces vives et douces jouissances qui sont tout le bon- heur de la vie.
Sous une administration où tout se fait par des chiffres, il ne faut point trouver étonnant que quel- ques hommes aient eu la tête et le cœur assez froids pour calculer que peut-être des infirmières laïques ne leur coûteraient pas aussi cher que des religieuses hospitalières. Mais, je l'ai déjà dit, ce ne sont point seulement des soins physiques quMl faut dans un hô- pital. Il faut la bienfaisance dans ce qu'elle a de plus élevé , de plus divin ; il faut la charité chrétienne. Cette vertu ne s'achète pour aucun prix ; Dieu seul la donne ; et il l'a mise surtout au cœur de l'hospita- lière. Quand un homme est abattu , épuisé, quand il sent tout son être défaillir, demandez-lui si une infir- mière lui suffit. Il vous répondra qu'il n'a ja;nais eu plus grand besoin d'une mère , d'une sœur, de ce que nous pouvons imaginer de plus tendre et de plus fort parmi les hommes. Eh bien ! une mère , une sœur ne s'acquièrent point avec de l'argent : la nature seule et la rehgion nous les donnent.
Que s'il faut absolument employer le raisonnement des ciiiffres , je dirai : est-ce que les soins de la reli- gieuse hospitalière vous coûtent quelque chose? Ils sont d'un prix trop élevé pour qu'elle songe à vous
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les veiidrc : tout l'or de la terre ne les acquitterait pas, parce que lor ne peut récompenser la vertu. C'est Dieu lui-même qui les acquittera un jour; et le ciel doit en être le prix. — Nous les payons , cepen- dant. — Vous payez la nourriture de l'hospitalière, et en cela vous écoutez la vue de vos intérêts propres, puisque c'est le moyen de la conserver sur cette terre où sa présence est si utile. — Nous lui donnons la nourriture et quelque chose de plus encore. — Mais, évidemment, cet excédant n'est pas pour elle. N'a- t-elle pas renoncé à tout ici-bas? Elle n'a rien, elle ne demande rien. Le ciel pour elle et pour les autres , voilà ce qu'elle cherche à gagner. Si donc il lui reste quelque chose après la nourriture et le vêtement, cet excédant revient à la -maison-mère pour la soigner, dans ses dernières années, quand elle ne peut plus soigner les autres , ou bien pour élever d'autres reli- gieuses qui viennent après elle éclairer et soulager cette pauvre humanité qui n'est qu'ignorance et douleur. Heureuse la société , si elle pouvait toujours placer ses fonds aussi avantageusement !
Nous avons considéré la sœur de charité dans un hôpital ; mais elle n'y est pas toujours , cai il lui faut nécessairement un peu de délassement dans un exercice si laborieux. Eh bien ! savez-vous où elle trouve le délassement dont elle a si grand besoin?
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Encore dans l'exercice de la charité. Elle vient de sortir: suivons-la d'un œil attentif et respectueux. Vous la vojez traverser nos rues et nos places publiques au milieu des bénédictions du peuple: elle est à la re- cherche de quelques malheureux. Il y a, dans les villes surtout , bien des misères secrètes et bien des souf- frances inconnues. Il faut donc les rechercher avec soin , soulever le voile sous lequel elles se cachent , et les soulager. S'il n'en était pas ainsi, je ne sais com- bien de personnes succomberaient chaque jour ; je ne sais combien de crimes épouvantables désoleraient la société. Voilà ce qui occupe actuellement notre hospi- talière. Sous son extérieur calme et recueilli, il y a plus d'une pensée d'amour et de dévouement. Elle vient d'entendre dire : « Dans tel quartier de la ville , dans telle rue , il y a plusieurs familles réduites à la plus profonde misère. •• Ces paroles ont suffi pour en- llammer son zèle. Ange de charité, elle vole où la charité l'appelle. A l'indigent affamé, elle a porté un peu de pain ; aux vieillards , à l'enfant nu et glacé , des vêtements et du bois; au malade alité, les secours dont il a besoin et quelques paroles de consolation. « Dieu vous le rende , ma sœur, lui dit chacun de ceux envers qui elle exerce sa charité. — Mais ces dons ne sont pas de moi. Priez pour ceux qui vous les envoient, et , avant tout , remerciez le bon Dieu qui leur inspira
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la volonté de venir ;i votre secours. » Après avoir dit ces mots , elle se dérobe avec empressement au\ nou- velles bénédictions qui accueillent sa modestie, et elle continue ses visites.
Ce n'est pas seulement dans le réduit du pauvre que je la vois pénétrer. Elle entre aussi dans les maisons opulentes; mais c'est toujours la cbarilé qui la conduit. Elle vient verser les larmes et les gémissements du malbeureux dans le cœur de l'homme riche. Celui-ci , profondément ému , lui donne avec joie ce qu'il eût donné pour aller au spectacle verser des larmes stériles. La religieuse triomphante s'empresse de porter ces nouveaux secours à ses pauvres souffrants, et elle revient déposer aux pieds du riche leur reconnaissance et leurs bénédictions. Oh ! que de cette manière les rangs les plus opposés de la société se trouvent utile- ment et saintement rapprochés !
Ce fut sans doute pour que la fille de charité pût aller en pleine liberté partout où l'appellent les besoins des malades et des pauvres que l'immortel Yincent de Paul établit , pour ses filles , cette belle règle, qui est aussi la règle de toutes les religieuses dévouées aux œuvres de charité : « Vous n'aurez point d'autres mo- nastères que les maisons des pauvres , point d'autres cloîtres que les rues des villes et les salles des hôpi- taux , point d'autres clôtures que l'obéissance , point d'autre voile qu'une sainte modestie. »
CHAPITRE XXVI.
Le Père de la Merci.
En tout temps le rachat des captifs fut regardé dans l'Église catholique comme une œuvre de misé- ricorde.
Au troisième siècle , il y eut dans quelques villes de la JNumidie une incursion de barbares qui emmenèrent en captivité des chrétiens de l'un et de l'autre sexe. Les évèques de ces villes affligées sollicitèrent aussitôt de l'évèque de Carthage des secours pour les aider à ra- cheter leurs captifs. Cyprien ne put lire ces lettres sans répandre des larmes. Il en fit part aux fidèles.
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qui , ressentant la même douleur , contribuèrent génd- reusemeut à cette bonne œuvre. Les dons du clergé et des fidèles de Cartbage furent considérables. Dans sa lettre d'envoi, Cyprieu disait : « Notre Église de- mande, par ses prières , que rien de semblable ne vous arrive jamais. Cependant si de ces malbeurs se renou- velaient, écrivez- nous, et vous nous trouverez toujours disposés à vous secourir. »
Un siècle plus tard, les Gotbs, après avoir ravagé la Thrace et l'Illyrie , s'étaient avancés jusqu'aux Alpes. Ils avaient cbargé de chaînes et entraîné captifs des jeunes gens , des enfants, des femmes faibles et timides. Effrayé du danger qu'ils allaient courir , Ambroise entreprit de les racheter. Après avoir épuisé toutes ses ressources , il vendit une partie des vases de son église. Les Ariens lui en faisaient un reproche; voici sa ré- ponse : « Il vaut mieux conserver à Dieu des âmes que de l'or. » Aux yeux de ce saint évèque, c'était entrer parfaitement dans l'esprit de Jésus que d'employer au rachat de pauvres captifs des vases destinés à recevoir le sang qui a coulé pour le rachat du genre humain. « Ce sang, disait-il, leur a imprimé la vertu de la rédemption. »
Au milieu du cinquième siècle, Rome avait été pillée , et un grand nombre de ses habitants , devenus esclaves, avaient été traînés à Cartbage. L cvèque de
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cette ville voulut les racheter. Pour cela , il vendit tous les vases d'or et d'argent qui servaient aux églises ; et parce qu'il n'avait point de lieux assez spacieux pour contenir cette multitude, il y destina deux grandes églises qu'il fit garnir de lits et de paille. Il y avait beaucoup de malades parmi ces pauvres prisonniers. L'évêque libérateur les visitait à tout moment. La nuit même, il se rendait au lit des malades, malgré son grand âge et sa vieillesse décrépite. 11 mourut peu après. On l'cnteri'a secrètement , de peur que le peu- ple, qui l'adorait, n'enlevât son corps. Les Komains qu'il avait rachetés croyaient, à sa mort, èti'e de nouveau retombés en servitude.
Je fatiguerais le lecteur, si je voulais dire comliien de fois la charité des fidèles a brisé les chaînes des captifs. D'ailleurs, mon intention ici est de fixer plus particulièrement les yeux sur les associations qui se sont formées pour atteindre plus sûrement ce but.
Aux vœux ordinaires de religion, le Père de la Merci joignait celui de consacrer ses biens , sa liberté , sa vie même au rachat des cai)tifs. Yœu sublime que nous ne saurions trop nous rappeler pour effacer à nos yeux la honte dont tant d hommes se sont couverts en assujettissant leurs frères à tous les maux de la ser- vitude.
L Ordre des Pères de la Merci n'était d'abord qu'une
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association libre de quelques hommes riches qui con- sacraient une partie de leurs revenus à la rédemption des chrétiens réduits à l'esclavage. Plus tard, ils se lièrent par des vœux , et ils consacrèrent à l'accomplis- sement des mêmes desseins leur fortune entière , tout ce dont ils pouvaient disposer. Je me représente le brave Espagnol luttant jusqu'à la fin contre le Maure qui dominait dans son pajs. Il avait passé tout le temps de la jeunesse et de l'âge mùr à repousser de sa patrie le barbare qui y était venu pour s'abreuver plus à l'aise du sang chrétien . Quand toute sa force s'était minée dans cette lutte sans lin , quand son épée s'était brisée, et que sa main épuisée en pouvait à peine sou- tenir le tronçon , il échangeait l'habit militaire pour l'habit monastique , et , se mettant sous la sauvegarde de la religion , il employait tout ce qu'il avait de foi dans l'àmc et d'énergie dans le cœur à délivrer ses frères. Oh î combien il était heureux quand, traversant les mers et pénétrant jusqu'à ces plages barbares où les chrétiens enchaînés ont tant versé de larmes, il avait le bonheur de rendre à la liberté des malheureux qui autrefois peut-être avaient combattu à ses côtés, et dont les cheveux blanchissaient dans la servitude. Cet Ordre était le complément des Ordres militaires. Quand l'inlidèle était maître de sa proie, quand la bravoure du chevalier n'avait pu ni le défendre ni
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l'enlever, quel moyen restait-il pour le délivrer, si ce n'est d'avoir recours à la loute-puissauce de la charité !
Le P ère de la Merci s'appelait encore le Père de la P\édeniption. Touchante dénomination, qui nous rap- pelle que, pour délivrer l'humanité ensevelie dans les ténèbres et haletante sous le joug d'une dure servitude, le Fils de Dieu a quitté le séjour du bonheur et de la gloire , qu'il s'est revêtu , sur cette terre indigente, de la forme de l'esclave , qu'il s'est chargé de nos dou- leurs, et qu'il est mort sur une croix. Tous les sacri- fices qu'ont pu faire les hommes pour la délivrance de leurs frères ne sont rien auprès d'un tel sacrifice ; mais aussi qui de nous pourrait faire ce qu'a fait l'Homrae- Dieu? Il se donne comme notre modèle à tous; nous pouvons donc marcher sur ses traces ; mais l'égaler , jamais.
Presque toute pensée généreuse est d'origine fran- çaise : notre pays peut revendiquer encore , comme lui appartenant , la pensée mère de cette belle institution. C'est eu France qu'ont paru les premiers religieux dont la fin dernière était le rachat des captifs. On les appelait Trinitaircs , parce qu'ils étaient sous l'invo- cation de la Trinité : c'est donc toujours au nom de Dieu que l'homme peut exécuter ses généreux desseins. Dieu seul est grand, Dieu seul est puissant par sa na-
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turc , et quand lliomme le panùt un instant, c'est que Dieu lui a communiqué quelque chose de sa grandeur et de sa puissance.
Quoique peu favorable à tout ce qui tient à la reli- gion , Voltaire n'a pu s'empêcher de donner des éloges à cette institution. Après avoir parlé de plusieurs con- grégations dévouées au service du prochain , il traça , comme à regret , les lignes suivantes : « Il en est une « plus héroïque ; ce nom convient aux Trinitaires de la « rédemption des captifs. Ces religieux se consacrent , " depuis cinq siècles , à briser les chaînes des chrétiens « chez les Maures. Ils emploient à pajer les rançons « des esclaves leurs revenus et les aumônes qu'ils re- « cueillent, et qu'ils portent eux-mêmes en Afrique ( 1). »
Tous les philosophes incrédules ont tenu le même langage. C'est que celui qui se fût refusé à cet éloge aurait abjuré, non-seulement la religion, mais encore l'bumanité. Cependant plusieurs ont dit : « Pourquoi donc n'avoir pas laissé cette association ce qu'elle était d'abord , c'est-à-dire une association libre de quelques généreux laïques? » Pourquoi? mais parce qu'elle eût manqué de stabilité. Toute association libre ne peut durer longtemps; il suiïit de la mort ou du refroidis- sement de quelques membres pour la dissoudre. Dès qu'elle est adoptée par l'I-iglise , elle participe en quel-
(0 Essai sur l'histoire cénérale.
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que sorte à la perpétuelle existence de celle dans le sein de qui elle a été recueillie ; elle devient une famille nombreuse qui brave toute cause de destruction , et qui se perpétue de génération en génération jusqu'à ce que sa mission divine ait été accomplie. Pourquoi? dites-vous. Eh ! ne voyez-vous pas que ce fut pour lui donner cette force infinie dont elle eût manqué s'il n'y avait eu en elle rien de divin. Qu'auraient fait, pour le rachat de tant de captifs , quelques hommes libre- ment réunis? Ils auraient disposé d'une partie de leurs revenus et peut-être encore d'une partie des revenus de leurs amis. Mais qu'est-ce que cette petite quantité d'or dans un des bassins de la balance du barbare , qui fait peser tout le poids de ses chaînes dans l'autre bassin , en demandant toujours que la rançon soit plus forte? Auraient-ils osé aller, de côté et d'autre, solli- citer la coopération de tous ceux qui savent compatir? en eussent-ils été écoutés? Eussent-ils été toujours dis- posés à quitter leur patrie , à s'arracher aux embrasse- ments de leurs parents et de leurs amis pour aller braver la fureur des flots et la fureur plus redoutable
encore des barbares? C'est ce que faisait le Père de
la Rédemption. Quel que fût son âge, quelle que fût sa constitution , il partait seul , quand le devoir l'ap- pelait. Tenant d'une main son bréviaire, et de l'autre les dons de la charité , il s'embarquait avec joie , après
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avoir prié devant l'autel de celui qui commande aux flots et à la tempête. Il adressait aussi quelques prières à celle qui a donné son Fils pour la rédemption du genre humain. Quand il était agenouillé devant l'autel de la Mère de Dieu , souvent sans doute cette pensée consolante se présentait à son esprit : « Je vais briser les chaînes de plus d'un fils longtemps pleuré par sa mère. » Sans souci pour la vie présente et sans crainte de la vie future , il abordait résolument les côtes de la Barbarie , et après avoir racheté autant de captifs qu'il pouvait, il revenait triomphant avec eux. Noble triomphe! ce fut celui de l'Homme-Dieu. Combien il diffère de ces sortes de triomphe dont le bruit des chaînes et les pleurs des malheureux prisonniers fai- saient le plus bel ornement. Quelquefois , quand sa bourse s'était épuisée trop promptement à son gré , il remarquait encore dans les chaînes un homme à la fleur de l'âge et d'un extérieur intéressant; alors le re- ligieux vieillard se disait : « Celui-ci peut rendre plus de services que moi à la religion , à la patrie. » Et , plein d'un généreux dévouement , il se chargeait vo- lontairement de ses chaînes pour le rendre à la liberté. La religion compte dans ses annales plusieurs exemples d'un pareil dévouement : c'est l'héroïsme porté au plus haut degré. Quand l'auguste victime expirait chargée de ces chaînes glorieuses , elle pouvait s'écrier aussi , à
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l'exemple de celui qui s'iminolait pour un autre rachat : « Tout est consoramé î »-
C'est à Alger surtout que le fidèle gémissait dans les chaînes, et c'est là que le Père de la Merci s'empressait de veuir le racheter, il u'y a plus aujourd'hui sur celle côte de chrétiens captifs , car partout où le hras du Français a élé vainqueur , là doit aussi cesser la servi- tude. Cependant combien de malheureux Barbares lan- guissent dans ces lieux sous un joug plus redoutable ; ce sont eux qui doivent enilammer aujourd'hui le zèle des âmes généreuses. Ministres de la religion, pères de la rédemption véritable , empressez-vous d'aller briser leurs chaînes. Qui a pu lire sans attendrissement le premier mandement de l'évéque d'Alger et le compte rendu de ses travaux apostoliques? Certes , il y a long- temps que de pareils accents avaient retenti sur cette côte barbare. Qui n'a admiré sa puissante et ingé- nieuse charité dans l'échange des prisonniers? Par ses soins , les Français et les Arabes ont été rendus à la li- ber lé. A l'exemple du Dieu dont il est le digne minis- tre , il fut le bienfaiteur de tous , et son nom vénéré est prononcé avec amour dans les deux camps ennemis.
Il y en a qui parlent aujourd hui de la conquête d'Alger comme d'une eulamilé. Quand de semblables paroles sont tombées du haut de la tribune , une voix plus généreuse s'est empressée de protester : « La pi-
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ratciic au voisinage de l' Europe était une honte pour les peuples chrétiens. Elle devait donc être détruite , et je m'estimerai toujours heureux que la destruction ea soit due à la valeur de notre armée. » On pouvait dire encore à ceux qui se plaignent de cette conquête : « Sa- vez-vous si quelques-uns des vôtres n'ont pas langui autrefois dans les chaînes sur ces plages barbares? Sa- vez-vous si vous n'y languiriez pas vous-mêmes en ce moment, sans la destruction de cette piraterie? Le Français , depuis longtemps , redoutait peu la servi- tude , mais il l'avait redoutée autrefois , et ce qui s'était vu déjà pouvait se renouveler. » Que disent donc en faveur de leur opinion ceux qui froissent aussi for- tement l'instinct généreux de toute la France : « Pour- quoi enfouir nos trésors sur ces plages lointaines? — Je n'examinerai point si plus tard nous ne recueillerons pas avec usure l'or que nous semons aujourd'hui ; je me contenterai de faire remarquer ici que longtemps nos trésors y ont été enfouis moins glorieusement par la piraterie et pour la délivrance de nos frères captifs. — Le sang de nos braves n'y coule-t-il pas continuel- lement? — Les Français y mouraient aussi dans les fers du Barbare; et qui ne voit que, pour un enfant de la France , il est mille fois plus doux de mourir l'épée à la main que de succomber sous le joug honteux de la servitude. »
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Ce que nous avons dit sur le Père de la Merci peut se résumer dans ces beaux vers d'un jeune poëte (I) que l'Acadéniie a récemment couronné :
Frères de la Merci ! — Jamais nom respecté
Ne s'inscrira plus près de la Divinité
Relevant par un mot le courage qui ploie ,
Des ongles du lion ils arrachaient la proie
Et ramenaient ensuite, heureux et triomphants,
Aux femmes leurs époux , aux mères leurs enfants.
Jamais la charité n'eut un plus doux symbole :
Car ils touchaient les rois par des récits plaintifs,
Et du pauvre lui-même acceptant une obole.
Quêtaient par l'univers la rançon des captifs!
Leur immense tendresse étonnait rinfulèle:
Ni les lointaines mers , ni la dure saison ,
Ne suspendaient leurs pas ou n'émoussaient leur zèle ;
Et souvent on les vit réclamer la prison
D'un esclave ignoré que la longue souffrance
Avait dépossédé des biens de l'espérance ,
Et qui se demandait, en entendant leurvoiv,
Si Dieu s'était fait homme une seconde fois.
(l'\ Alfred des Essards.
CHAPITRE XXVll.
Religieux lUi mont Saiiit-Beniarfl.
Il y a près de trois mille ans , un prophète s'écriait : « Si je monte au ciel , vous y êtes ; si je descends dans les entrailles de la terre, je vous y trouve ; si je prends mes ailes dès le malin , si je m'envole aux extrémités de la mer, c'est votre main qui m'y a conduit, c'est elle qui m'y soutiendra. Et j'ai dit : Peut-être que les ténèbres me couvriront; mais voilà qu'au milieu de la nuit il sort de votre sein un rayon qui illumine mon cœur. » Que nous représentent ces paroles? est-ce l'im- mensité de Dieu ou l'immensité de la charité chré-
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tienne? Mère pleine de tendresse et de prévoyance , la religion |)rend à sa naissance l'enfant que Dieu lui coiiiie, elle le conduit jusqu'au tombeau, et, en quel- que endroit qu'il dirige ses pas , elle se tient à ses côtés, éclairant son ignorance , fortifiant sa faiblesse , re- dressant ses moindres écarts. Allez jusqu'aux extré- mités de la terre , où se trouve relégué le pauvre sau- vage ; pénétrez dans le sein de la terre, où le mineur languit, privé de la lumière du jour; élevez-vous dans les airs, sur ces hautes montagnes que le savant ex- plore et que franchit le voyageur pour abréger sa route , partout vous trouverez la charité, fille de la re- ligion, qui se tient là toujours prête à répondre au premier cri de détresse sorti du cœur de l'homme.
Avez- vous visité quelquefois le mont Saint-Bernard? L'air vif y use promptement les ressorts de la respi- ration ; la neige y couvre souvent la terre; les vents violents , les avalanches, l'intempérie des saisons, tout contribue à en faire un séjour inhabitable. Aussi l'homme se garde bien d'y établir sa demeure; il y parait en passant, et encore, pendant ce court pas- sage , sa vie se trouve souvent en danger. Eh bien ! ce que l'homme ne veut pas faire, le chrétien le fait avec empressement. Sur cette montagne, la religion a bâti un hospice , et elle y entretient continuellement quel- ques-uns de ses enfants. Que font-ils dans ces lieux
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inhabités? Ce qu'ils font, vous le comprenez facile- ment : élevés sur un autre Calvaire, ils prient Dieu en se sacrifiant pour le salut de leurs frères. Pauvres voyageurs que la curiosité ou le besoin a conduits sur cette montagne, si vous vous êtes égarés , si l'ouragan TOUS a surpris et menace de vous jeter dans quelque précipice , approchez-vous de cette maison , entrez avec confiance; le religieux, riionime de Dieu, votre frère , est là prêt à vous accueillir et à vous prodiguer tous les soins qui vous sont nécessaires. En entrant, vous avez vu la croix s'offrir à vos regards. Or , vous ne l'ignorez pas , la croix , c'est l'espérance de l'homme.
Le voyageur ne peut pas toujours se rendre à l'hos- pice , où il serait assuré de trouver un lieu de refuge. Il s'est égaré loin de la maison , ou bien encore l'air est tellement obscurci , la terre est tellement couverte de neige, qu'il n'aperçoit plus aucune trace, qu'il ne sait plus de quel côté se diriger. Peut-être encore l'ava- lanche fut-elle si considérable qu'elle Ta renversé , jeté dans un précipice, enveloppé de neige comme d'un suaire. C'est alors surtout que le voyageur se trouve dans une position critique ; si la connaissance lui reste encore , il tourne ses regards vers Dieu , et il appelle la mort pour terminer ses souffrances. Cependant, au milieu du bruit sourd causé par l'universel boulever-
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sèment de la nature, un bruit perçant s'est fait enten- dre : c'est le son d'une cloche. Le voyageur désespéré a relevé la tête, il écoute attentivement : « Qu'est-ce donc? » se dit-il. Sil n'a point l'Iiahitude de ces lieux , il se perd en mille conjectures, et des pensées de mort s'offrent le plus souvent à son esprit : « Est-ce le glas de ma mort qu'un ange sonne en ces lieux parce que la religion ne peut le faire? » Il ne tarde point à sortir d'incertitude : ce qu'il a entendu , c'est le son d'une cloche suspendue au cou d'un chien intelligent et cou- rageux. En ce moment, le religieux du Saint-Bernard se dévoue, il vient au voyageur égaré , qui ne pourrait venir à lui, et parce que, seul, il ne saurait ni le dé- couvrir ni lui porter des secours efficaces, il s'est fait accompagner de cet animal , qu'il a formé avec soin à cet exercice. Le sou de la cloche, c'est la voix que lui a donnée l'industrieuse charité pour appeler et gui- der l'homme qui s'est perdu. Que si l'homme ne peut plus répondre à cet appel, le chien va au-devant de lui. 11 a l'instinct de la charité, il le découvre, il le flaire , il le réchauffe de son haleine; il réveille l'espé- rance dans son cœur, et, avec l'espérance, le courage. L'homme se relève , il aperçoit le religieux , et , suivant l'ange libérateur, il se rend à l'hospice, où il échappe à une mort certaine. Mais comment le religieux peut-il subsister daus ces
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lieux inli[U)ital)Ios pour le reste des liommcs? — C'est là le triomphe des eonuuunautcs. Voyez-vous, le reli- gieux est Tenfaut de l'Église, et il ne s'est rendu à ce poste dangereux que sur son invitation. Aussi elle ne le laissera jamais manquer des choses qui lui sont né- cessaires pour lui-même et pour ceux qu'il est appelé à secourir. — 3Iais l'air trop vif, l'intempérie des sai- sons, doivent user rapidement sa vie? — Sans doute, et voici ce qui arrive : quand il succombe en quelques jours, il entre au ciel , dont il s'est si courageusement rapproché, et un autre religieux le remplace; quand sa vie s'use plus lentement, avant qu'elle s'éteigne en- tièrement , un autre religieux est envoyé à sa place , et il descend lui-même dans une maison établie au bas de la montagne ; là , il prend de nouvelles forces pour re- commencer son sacriflce jusqu'à ce qu'il l'ait entière- ment consommé.
En passant auprès du couvent établi au pied de la montagne , plus d'un philosophe incrédule a pu se de- mander : « A quoi servent de pareilles maisons ? » Le frondeur aura ensuite gravi la montagne , attiré par la curiosité ou l'amour de la science. l'igaré peut-être à travers ces sentiers peu fréquentés , ou tombé dans quelque précipice, il n'aura dû son salut qu'à la cou- rageuse charité des religieux du mont Saint-Bernard. Quelle réponse victorieuse à cette imprudente accu- sation !
CllAPirilE XXVIIl.
Communaiitcs enseignantes.
Tue des plaies les plus géuérales et les plus funestes qui affligent riiumanité, c'est assurément l'ignorance. Ecntrez au dedans de vous-même : est-ce que vous ne sentez pas les ténèbres qui vous pressent de toutes parts? ce n'est que par des efforts constants que vous parvenez à les dissiper un peu ; et, dès que vos efforts ont cessé, vous les voyez s'accumuler de nouveau au- tour de vous. Votre berceau et votre tombe sont éga- lement couverts d'un épais nuage. Ce nuage vous accompagne dans tout le cours de votre vie ; et quand,
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du haut (lu cii'l , une lueur passagère vieut à frapper vos veux , vous vous sente/ transportés d'une joie in- dicible. Voilà riiomnie d'intelligence et d'étude. Que sont donc les autres hommes? Qu'est-ce, surtout, que cette masse immense, continuelleuient occupée des tra- vaiLx corporels, et qui sait à peine ce que c'est que réfléchir? 11 est donc digne de toute notre reconnais- sance l'homme de hien qui travaille avec zèle à dé- chirer l'épais bandeau abaissé sur nos yeux. C'est une noble et difficile mission. Tous sont appelés à travailler à son accomplissement, chacun à proportion de ses forces , parce que tous sont appelés à travailler au bonheur du genre liumain. Cependant , je le dis après y avoir mûrement réfléchi, et tout homme de bonne foi sera forcé d'en convenir , ce sont les communautés religieuses qui peuvent travailler le [)lus efficacement à l'accomplissement de cette grande tâche. L'enseigne- ment en lui-même pourrait être à la portée de tous; mais le moral de l'enseignement, si je puis m'exprimer ainsi , ne l'est pas également.
Pour^que renseignement porte tous ses fruits, il doit être désintéressé. Quel cas feront de la science ceux qui vous écoutent, s'ils s'aperçoivent que vous la vendez au poids de l'or? D'ailleurs, le peuple n'est pas riche , et c'est lui qui a le plus grand besoin d in- struction. Or, nous voyons tous avec quel désintéres-
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sèment peuvent enseigner les communautés, l'n reli- gieux n'a ni famille à nourrir et à établir, ni condition à soutenir, ni passions dévorantes à satisfaire. 11 est sans inquiétude de l'avenir; il ne s'occupe pas même du présent. Un seul dans la communauté est chargé de pourvoir aux besoins de tous ; et ces besoins sont faciles à satisfaire.
Quand vous avez appris à vos élèves à lire, à écrire, à parler correctement diverses langues, quand vous avez dévoilé à leurs yeux quelques-uns de ces mille secrets dont se composent les sciences , tout n'est pas fini pour vous. Et la science de Dieu et des hommes, et la connaissance des devoirs , n'est-ce pas là surtout ce que vous devez enseigner à vos disciples?
Il faut donc que celui qui enseigne ait les principes les plus purs de morale et de religion. Eh bien! où seront gravés ces principes salutaires , si ce n'est dans le cœur du religieux ?
Les bons principes ne suffisent pas , il faut aussi de bonnes actions. Celui qui \eut enseigner sera donc le modèle de ses élèves. Quel malheur, s'il en était au- trement ! En vain vous leur parleriez de la nécessité de l'étude et du recueillement; ils ne pourraient vous écouter, s'ils vous voyaient abandonnés à la dissipa- tion et aux plaisirs. En vain vous leur feriez l'éloge de l'instruction, en vain vous leur diriez qu'elle élève
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riiommc aii-dossns de ses semblables, qu'elle le dégage des sens, qu'elle le perfeelionue; ils ne pourraient vous croire, s'ils voyaient en vous nue brute adonnée à la co- lère, à la dél)auclie, à toutes les passions mauvaises. Et, sous ce rapport encore, je le demande , quel enseigne- ment est comparable à celui du religieux obligé par état de tendre continuellement à la perfection chrétienne?
11 est un autre enseignement, c'est celui qui se fait par écrit , c'est l'enseignement des livres. Cet enseigne- ment est plus impoi'tant que l'autre , il est plus géné- ral , plus durable : la parole \ole, l'écrit demeure, et quelquefois pour toujours. Les communautés reli- gieuses ont, dans ce second enseiguement, des avan- tages non moins incontestables que dans le premier.
L'enseignement par écrit s'adresse ordinairement h des personnes déjà éclairées ; il est soigneusement examiné et sévèrement jugé ; il n'a point à compter , pour voiler sa faiblesse et ses défauts , sur le prestige de la parole et du geste. Il sera donc le fruit d'une in- telligence supérieure qui le travaillera avec le plus grand soin. L'homme veut-il donner à ses facultés intellectuelles le développement le plus complet, veut-il consacrer tout son temps au travail? qu'il sorte du monde, qu'il entre dans une eonnnunauté. Là , nul souci terrestre; là, nul bruit du dehors ni des pas- sions intérieures ; là , notre àme recueillie en elle-
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même possède toute sa force et peut en disposer à son gré.
Il est d'ailleurs des entreprises intellectuelles à raccomplissement desquelles une vie d'homme ne suffirait pas. Le travail spirituel est plus ditiicile et plus délicat que le travail matériel. Un homme ne pourrait élever seul un monument colossal formé avec des pierres artistement travaillées et habilement rap- prochées. A plus forte raison , ne pourrait-il élever seul un monument colossal formé avec des pensées délicatement et savamment combinées. 11 faut pour cela une vaste association d'intelligences capables, il faut entre elles un accord parlait , il faut que chacune se livre au travail qui lui a été assigné. Mais cette vaste association, cet accord parfait , cette subordina- tion réciproque, où les trouvercz-voiis , si ce n'est dans une communauté? Là, en effet, ceux qui se sont réunis sous la même règle n'ont tous qu'un cœur et qu'une âme.
11 serait difficile de rappeler ici tous les religieux qui ont travaillé avec succès à la propagation des lumières.
Alcuiu, abbé de Saint-Martin , est regardé, sinon comme le restaurateur des lettres en France , du moins comme le principal instrument dont se servit Charle- magne dans sa noble entreprise. Il voulut fonder une
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Athènes chrétienne; et l'on voit par ses écrits qu'il travailla à renouveler toutes les études. Le roi tint à honneur d'être son disciple: en lui écrivant, il lui donnait le titre de maître et de précepteur. Alcuin en- seigna d'ahord dans le palais. C'est de ce palais, vrai- ment royal, que partit la première étincelle qui illu- mina bientôt la France. L'école de Tours, dirigée aussi par Alcuin , ne fut pas moins célèbre. Il y forma plu- sieurs disciples distingués qui allèrent dans diffé- rentes parties de la France, propager le goût des sciences.
En Angleterre , Alfred voulut relever les études tellement tombées, dit la chronique, qu'à peine y trouvait-on quelqu'un qui entendît le latin. 11 fit venir de France deux religieux également célèbres par leur savoir et par leurs vertus.
Quel mouvement dans les idées, au douzième siè- cle î — C'est toujours des monastères que part l'im- pulsion. — Que d'activité , que de feu dans saint Ber- nard ! que de science pour le temps ! Lisez ses traités théologiques , et vous serez étonnés de le voir pénétrer si profondément dans le cœur humain. Lisez ses let- tres , et vous serez encore plus étonnés de voir que les affaires les plus importantes de la France, de l'Europe, du monde entier, sont l'objet de ses sollici- tudes : tout est en Dieu ; c'est là qu'il voit tout , qu'il s'occupe de tout.
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Albert le Grand , montre au treizième siècle une pénétration si remarquable, que son intelligence semble s élever au-dessus de l'intelligence humaine.
Thomas d'Aquin a su , pendant la courte durée de sa vie, mettre à exécution d'immenses travaux, — Ils sont beaucoup plus longs que d'autres, les jours qui s'écoulent dans la retraite. — Le religieux dont je parle savait abstraire son esprit de tout ce qui l'environ- nait , et le tenir en solitude , même au milieu du monde. Vn jour qu'il dînait avec le roi , il frappa sur la table, en s'écriant : « Yoilà qui est concluant contre l'erreur de Masses ! » 11 était dans un palais , devant une table somptueusement servie, et son esprit n'avait point ncore quitté l'étude.
CHAPITRE XXIX.
Le Béiu'dicliii.
Le religieux de Saiut-Benoit partage son temps entre la prière, l'étude, réducation et le travail des mains. Établi presque toujours au milieu des déserts qu'il défriche et féconde , le Bénédictin quitte de temps en temps sa cellule pour demander à la terre le peu dont a besoin son corps dompté par la continence et le jeûne ; puis il revient avec empressement se livrer, au milieu de ses livres , à un travail plus difficile et non moins nécessaire.
La religion et la science sont redevables aux Béné-
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dictins de Saint- Maur d'une entreprise véritablement colossale. C'est l'édition complète des Pères de l'Église, renfermant plus de cent cinquante volumes in-folio. Que de peines pour ramasser dans la poussière des Lii)liothèques tant de matériaux épars ! quel travail , quelle érudition, pour expliquer les manuscrits lacérés et noircis , pour les comparer , les épurer , les annoter et pour en soigner l'impression !
Par ces immenses travaux , et par d'autres sem- blables, les Bénédictins ont encore rendu à l'Iiistoire les services les plus signalés. Au commencement de ses Études Historiques , l'auteur du Génie du Cliristia- nisme parle avec beaucoup de bienveillance de tous ceux que nous devons consulter pour avoir sur l'his- toire des notions justes et profondes; mais, quand il en vient aux Bénédictins, il semble ne pouvoir trou- ver dans son imagination féconde d'expressions assez honorables.
« Rendons d'abord, dit-il, un éclatant hommage à cette école des Bénédictins que rien ne remplacera jamais. Si je n'étais maintenant un étranger sur le sol qui m'a vu naître , si j'avais le droit de proposer quel- que chose , j'oserais solliciter le rétablissement d'un Ordre qui a si bien mérité des lettres. Je voudrais voir revivre la congrégation de Saiut-Maur et de Saint- Van- nes dans l'abbatiale de Saint-Denis , à l'ombre de l'église
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de Dagobort , auprès de ces tombeaux dont les cendres ont été jetées au vent au moment où l'on dispersait la poussière du trésor des cbartes : il ne fallait aux en- fants d'une liberté sans loi , et conséqueniment sans mère, que des bibliotlièques et des sépulcres vides.
« Des entreprises littéraires qui devaient durer des siècles demandaient une société d'bommes consacrés à la solitude, dégagés des embarras matériels de l'exis- tence, nourrissant au milieu d'eux les jeunes élèves héritiers de leur robe et de leur savoir. Ces doctes générations enchaînées au pied des autels , abdi- quaient à ces autels les passions du monde, renfer- maient avec candeur toute leur vie dans leurs études , semblables à ces ouvriers ensevehs au fond des mines d'or , qui envoient à la terre des richesses dont ils ne jouiront pas. Gloire à ces Mabillon , à ces Montfaucon, à ces Martène, à ces Ruinart, à ces Bouquet, à ces d'Achery , à ces Vaissette , à ces Lobineau , à ces Cal- met , à ces Ceillier , à ces Lacbat , à ces Clément , et à leurs révérends confrères , dont les œuvres sont encore l'intarissable fontaine où nous puisons tous tant que nous sommes , nous qui affectons de les dédaigner ! Il n'y a pas de frère lai , déterrant dans un obituaire le diplôme poudreux que lui indiquait dom Bouquet ou dom Mabillon , qui ne fût mille fois plus instruit que la plupart de ceux qui s'avisent aujourd'hui , comme
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moi , d'écrire sur l'histoire , de mesurer du haut de leur ignorance ces larges cervelles qui embrassaient tout, ces espèces de contemporains des Pères de l'É- glise, ces hommes du passé gothique et des vieilles abbayes, qui semblaient avoir écrit eux-mêmes les chartes qu'ils déchiffraient. Où en est la collection des historiens de France ? Que sont devenus tant d'autres travaux gigantesques? Qui achèvera ces mo- numents autour desquels on n'aperçoit plus que les restes vermoulus deséchat'auds où les ouvriers ont dis- paru (1)? »
Les vœux de l'écrivain que nous venons de citer semblent sur le point de se réaliser. L'Ordre savant dont il déplore la chute s'efforce de sortir de ses ruines et de reconquérir son ancienne gloire. Réussira-t-il? l'avenir seul peut nous l'apprendre. Quoi qu'il en soit, bonneur à celui qui en a eu la première pensée î hon- neur aux hommes généreux qui ont le courage de se dérober aux troubles et aux préoccupations de notre société ambitieuse et bruyante , pour travailler plus à loisir dans la solitude du cloître ! 11 est à craindre cependant que leurs efforts ne soient pas de sitôt cou- ronnés de succès. Uien ne remplacera jamais cette école célèbre, disions-nous tout à l'heure ; et je crains beau- coup qu'elle ne puisse se remplacer elle-même. 11 est
(1) Études Historiques.
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plus facile de donner la vie à ce qui n'existe pas que de ranimer la poussière des tombeaux. Et puis, que d'obstacles au dehors ! combien d'hommes hésiteront' à franchir le seuil, parce qu'ils verront le glaive de la persécution prêt à s'élever déjà au-dessus de leurs tètes : la persécution fait infailliblement des martyrs ; mais elle ne fait pas toujours des savants. L'ange des ténèbres est entré naguère dans ce paradis terrestre où croissait l'arbre de la science ; il en a chassé les heureux habitants; et, dans la crainte que quelqu'un fût tenté d'y revenir , il en garde lui-même l'entrée , ayant à la main une épée redoutable. Espérons cepen- dant, car là est l'esprit de Dieu ; et que peut le génie du mal, quand le génie du bien combat contre lui.
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CHAPITRE XXX.
Le Frère des Écoles Chrétiennes.
Nommer l'humble Frère des Kcoles Ghrélienues après avoir parlé du savant Béuédictin, c'est mettre en regard les deux religieux qui semblent s'être placés aux deux extrémités de la hiérarchie scientilique. Quel contraste en effet ! Retiré dans la solitude , le Béné- dictin se livre à tout ce que l'étude nous offre de plus difficile et de plus rebutant : entouré de nombreux enfants , le Frère des Écoles Chrétiennes leur enseigne avec une patience invincible les premiers éléments de la science. L'un compulse les chartes, l'autre a près-
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que toujours en main l'alphabet et le catéchisme. L'un remet au jour des écrits savants , péniblement arrachés aux ténèbres de l'antiquité, et ces ouvrages auxquels il donne comme une nouvelle vie passent à la posté- rité ; l'autre fait entendre à des enfants en bas âge des paroles qui sortent de l'abondance de son cœur et qui sont presque aussitôt oubliées. Enfin , l'un vit inconnu, mais il grave, au bas de ses œuvres, un nom qui ne s'efface jamais ; l'autre vit aussi inconnu et il meurt plus inconnu encore, et si son nom se grave quelque part, ce n'est que dans le cœur de ses jeunes élèves, qui ne tardent pas à l'oublier comme les autres hommes.
Quel est le plus honorable de ces deux états? quel est le plus avantageux à la société? II serait, je crois, assez difficile de prononcer. Déjà nous avons jeté les }eux sur le Bénédictin et sur ses travaux savants ; re- portons-les actuellement sur le modeste Frère et sur son école.
Il est huit heures du matin. L'homme du peuple est depuis quelque temps à son travail, et la com- pagne de ses peines , retenue un peu plus tard à la maison par les soins du ménage, vient de donner à ses enfants la frugale nourriture de la journée. Ces enfants ont quitté la maison paternelle et ils se ren- dent avec empressement à une autre maison qui a pour
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eux les mêmes attraits. Des enfants du même âge et de la même condition se réunissent à eux , à leur pas- sage, et marchant tous en bon ordre , ils arrivent bientôt au lieu où la modeste croix de bois leur rap- pelle la demeure des Frères chargés de leur instruc- tion. Entrons avec eux : quelle réunion d'enfants î ils sont trois cents , quatre cents peut-être , et quelques Frères suffisent pour maintenir le bon ordre et pour les instruire. La prière s'est faite avec recueillement. La classe commence, écoutons : ici, les plus jeunes de tous s'exercent à composer et à décomposer tous les mots du langage : mécanisme ingénieux qu'ils répéte- ront toute leur vie sans qu'aucun d'eux eu comprenne jamaisle mystère. Là, quelques-uns, plus avancés en âge, commencent à donner eux-mêmes un corps à cette insaisissable pensée qui est dans notre âme. D'autres apprennent la description des parties les plus connues de cette terre qu'ils doivent arroser de leur sueur et peut-être aussi de leur sang. D'autres se livrent à l'étude encore plus importante de leurs de- voirs.... Quel ordre de tous côtés ! quel silence ! quelle attention ! et de la part du Frère , quelle douceur ! quelle patience ! ni l'odeur infecte de ces enfants mal entretenus, ni l'insupportable monotonie de ces exer- cices toujours les mêmes n'ont pu lasser son courage. Il est là , depuis le malin jusqu'au soir , sans s'éloi-
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guer un instant. Savez-vous ce qui le retient ainsi comme cloué à ce poste honorable mais difficile ? — L'or? — Mais il ne possède rien. — L'honneur? — Mais il vit inconnu, — La satisfaction intérieure? — Mais tout est dégoût pour lui dans ce pénible état. — Qu'est-ce donc? — Il est facile de le voir , c'est la conscience. Aussi , quel maître que la conscience ! c'est toujours celui à qui l'homme obéit le plus iidè- lement.
Je reconnais, direz-vous, le zèle du Frère dans l'ac- complissement de ses devoirs ; mais son enseignement n'est pas assez avancé : il manque de science.
Il manque de science ! Prenez le livre qu'il tient eu ce moment et qu'il explique avec tant d'intelligence : c'est le livre des prières. Lisez : « Notre Père qui êtes aux cieux , que votre nom soit sanctifié !....« Et un peu plus bas : ■< Je crois en Dieu , le Père tout-puis- sant , l(î créateur du ciel et de la terre ! . . . » Montrez- moi autant de science véritable dans tous les livres de la philosophie ancienne , et même dans tous les livres de la philosophie nouvelle. Je vous entends vous écrier : « Ce sont des prières que tous connaissent. » Dites plutôt que personne ne les connaît; car, si on les connaissait , on prierait comme il est ordonné de le faire, et les prières seraient exaucées. Lisez encore un peu plus bas : » Tes père et mère honoreras, afin que
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tu vives longuement.... Le bien d'autrui tu ne pren- dras ni retiendras à ton escient.... » Voilà actuellement la science de leurs devoirs. Quelle espèce de science voulez-vous donc pour l'enfant , et surtout pour l'en- fant du peuple , si ce n'est la science de ses devoirs ?
Les exercices sont terminés ; le Frère est sur le point de renvoyer ses enfants ; mais, avant de s'en séparer, il leur adresse aujourd'hui , comme chaque jour, de sages conseils : <> ^les enfants , servez toujours le bon Dieu; aimez vos parents; respectez ceux que la Pro- vidence a placés au-dessus de vous ; supportez avec courage le travail , les afflictions de cette vie ; tendez la main à celui qui marcbe pénibleraeut à vos côtés. Chac.un de nous a son fardeau à porter, et celui-là est le plus heureux qui le porte avec le plus de rési- gnation. >'
Je vous le demande actuellement : concevez-vous un enseignement plus avantageux pour la société, et eu particulier pour celui qui le reçoit?
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CllAl'lTRE X\XI.
La Sœur des Écoles Chrétiennes.
Nous avons admiré déjà la Sœur de Charité auprès du lit des malades ; considérons-la actuellement en- tourée des nombreux enfants qu'elle instruit; comme elle les accueille avec bonté ! comme elle sourit à leurs jeux ! comme elle les accoutume à la propreté , au bon ordre, à l'amour du travail, à l'exercice de toutes les vertus chrétiennes ! Il y a bien des défauts dans le caractère et dans le cœur de ces enfants : elle les étu- die, elle les corrige peu à peu, et elle parvient sou- vent à les remplacer par autant de qualités opposées.
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Connaître ses devoirs et les remplir avec exactitude , n'est-ce pas pour toute personne, et principalement pour la fille du peuple le résultat de la meilleure édu- cation? Et voilà précisément ce que se proposent avant tout les Sœurs des Écoles Chrétiennes.
Nous entendons dire quelquefois : Quelle perte pour la société que ces excellentes filles se soient retirées du monde ; elles seraient de bonnes mères de famille ; elles feraient le bonheur de leurs maris , de leurs enfants; elles seraient le modèle des autres femmes.
Quoi donc! ne rendent-elles pas, dans la position où elles se trouvent , d'immenses services à la société? D'autres peuvent facilement les remplacer dans le inonde; mais personne n'aurait pu les remplacer si elles avaient refusé de suivre l'attrait divin de leur vocation. Rien , dites-vous , n'est aussi précieux pour la société qu'une excellente mère de famille. Je le crois comme vous; mais celles dont vous parlez, ne sont-elles pas des mères véritables , et les plus excel- lentes de toutes, puisqu'elles le sont par l'esprit et le cœur. Ces petites filles qui les entourent, ce sont leurs enfants; elles ne leur doivent point la vie du corps, mais elles leur doivent la vie plus noble de l'intelli- gence; elles n'en reçoivent point peut-être le pain ma- tériel qui nous retient sur la terre , mais elles en re- çoivent le pain de la parole qui nous élève vers Dieu.
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La Sœur des Ecoles Chrétiennes résout donc le diflicilc prol)lèine d'une mère chargée d'une nombreuse fa- mille qui fait l'éducation de ses enfants. « Que man- que-t-il donc à l'éducation des filles? disait Napoléon à madame Campan. — Sire, il manque des mères. » Non , elles ne manquent pas , ou si elles manquent , c'est qu'on ne sait pas les reconnaître.
Combien de filles n'ont plus la mère que leur avait donnée la nature ! Combien, surtout parmi les filles du peuple , ont des mères telles qu'il serait plus avanta- geux pour elles de n'en point avoir du tout ! Qui donc se chargera d'initier à la vie ces pauvres petites filles? qui éclairera leur intelligence? qui ouvrira décem- ment leur cœur aux douces joies de ce monde? qui leur enseignera la voie qu'elles doivent suivre, qui les soutiendra, qui dirigera leurs premiers pas? C'est la mère de l'orphelin , du pauvre , c'est la Sœur de Charité. Sa maison est ouverte à toutes ; les petites filles les plus indigentes , les plus abandonnées , voilà celles qu'elle accueille avec le plus de bonté et sur qui elle veille avec le plus de soin. Ce fut certes une pen- sée vraiment divine que celle qui inspira à tant de jeunes filles la résolution de renoncer elles-mêmes aux douceurs de la famille, afin d'aider un grand nombre de pauvres mères dans l'accomplissement de leurs plus importants devoirs.
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Voyez surtout ce qui se passe dans nos campagnes. Dès le matin, la femme s'éloigne aussi de la maison, afin de participer, en raison de ses forces , aux rudes travaux des champs ; elle a cependant plusieurs petites filles : qui en prendra soin pendant son absence? qui leur parlera de Dieu , des autres hommes? qui éveil- lera en elles l'àme qui sommeille engourdie dans les sens?... Placez dans ces campagnes une Sœur de la Charité, et elle sera la mère de toutes ces pauvres petites filles.
A quelques lieues de la ville de Tours , il y avait , dans un village , une de ces pieuses filles qui s'établis- sent partout où elles trouvent un peu de bien à faire. On ne saurait dire de quelle ressource elle était pour cette campagne. Dans un âge où les autres ne soîit en- core occupées que de leurs plaisirs , celle-ci était déjà tout occupée du bonheur de ses semblables. J'ai eu un jour avec elle un entretien que je n'oublierai jam.ais ; c "était à la première communion des enfants. Ces pau- vres petites , ordinairement si peu éclairées dans les campagnes , montraient une intelligence et une piété qui se rencontrent peu à cet âge et dans cette condi- tion. « Ma Sœur, lui dis-je, vous rendez à ces enfants un grand service ; ce qui m'afflige, c'est que vous vous sacrifiez vous-même pour leur bonheur. — 11 est tou- jours si doux de se sacrifier pour le bonheur de ses
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sonil)la])lcs ! — Encore , si pour élever ces enfants , vous ne faisiez que le sacrifice de votre jeunesse et de vos plaisirs ; mais votre santé s'use rapidement à ce pénible état. — Est-ce que la vie ne s'use pas à tout? 11 est beaucoup plus avantageux de l'employer au bien qu'au mal. Du reste , nous avons toujours une re- traite assurée. Nous commençons par l'éducation. Quand notre constitution s'affaiblit, quand notre voix s'éteint , si nous ne pouvons plus parler, nous pou- vons agir encore ; alors on nous relègue dans quel- que hôpital , non pour nous y reposer, car nous ne désirons que le repos de l'autre vie , mais pour user ce qui nous reste encore de force à consoler et à soi- gner les malades. »
Cette pieuse fille est morte il y a quelques années. J'avais toujours pensé que son corps frêle ne pour- rait soutenir longtemps les efforts de son zèle. Ce n'était point assez pour elle que de travailler à la gloire de Dieu et au bonbeur du prochain ; elle vou- lait sacrifier tout son être. Holocauste de charité, elle s'est placée en face de l'autel, et le feu du ciel qui brû- lait dans son âme l'a consumée entièrement.
Il ne se passe pas un seul jour qui ne soit témoin de dévouements semblables. Oh ! si cela avait eu lieu à Athènes ou à Rome : que d'applaudissements î que d'honneurs ! Cependant que personne ne se décou-
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rage , car Dieu voit toutes nos actions , et il récom- pensera un jour ce que l'homme ignore ou feint d'ignorer.
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CHAPITRE XXXll.
Communautés - missionnaires.
Le prédicateur est ordinairement appelé à évaogéli- ser ses concitoyens : l'amour sacré de la patrie le re- tient au sol qui l'a vu naître. Il y a d'ailleurs , au fond de son cœur, une voix qui lui dit, comme autrefois Jésus à ses apôtres : « Avant d'aller sur les terres des nations idolâtres , efforcez-vous de ramener au bercail les brebis égarées de la maison d'Israël. » Cependant ces peuples délaissés ont droit aussi aux lumières de l'Évangile, et comme il n'y a personne parmi eux qui puisse le leur annoncer , la Providence suscite de temps
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en temps, chez les chrétiens, des hommes spécialement appelés à travailler à leur conversion. Pour ces deux missions également importantes , la meilleure de toutes les |)réparations , c'est la vie de communauté.
Que faut-il pour former un bon prédicateur, je veux dire un apôtre? Une étude approfondie de la loi chré- tienne , une connaissance exacte du cœur humain, une foi bridante.
C'est la loi chrétienne que le prédicateur est chargé d'annoncer : il en connaîtra par conséquent le texte et l'esprit. Où l'étudiera-t-il, cette loi? dans la liible,dans les Pères de l'Église , dans la tradition , dans les con- ciles , dans la Vie des Saints, dans sa conscience, dans la conscience des peuples , partout. Quel immense travail !
Cette loi , que le prédicateur aura si péniblement étudiée , il est obligé ensuite de la graver au cœur de l'homme; il doit donc avoir une connaissance exacte du cœur humain. 11 en connaîtra le mauvais côté pour le corriger, et le bon , pour le conserver et l'améliorer encore. Oh! que d'inchuations désordonnées dans le cœur de l'homme! Il est difficile de les bien connaître, il est difficile surtout de les changer , de les remplacer par de nobles inclinations. Aplanissez les montagues, comblez les vallées , changez le cours des fleuve>; , je n'en serai point surpris, car c'est là lœuvre de
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riionime ; mais corriger ce qu'il y a de défectueux dans le cœur , voilà ce qui doit nous surprendre , car c'est là l'œuvre de Dieu. Le cœur de l'homme est le Protée dont parle la fable : dans un instant il a pris toutes les formes ; vous vous jetez sur lui à l'improviste , vous le pressez dans de fortes étreintes , vous l'entourez de vos chaînes, vous vous déclarez son vainqueur; mais au moment où vous comptez le plus sur votre victoire , il brise vos chaînes et s'enfuit loin de vous. Cependant le prédicateur doit le maîtriser , il doit le façonner d'après la parole divine ; autrement son ministère est stérile. Quelle sera donc la cause la plus ordinaire de ses succès ? C'est la foi , c'est ce feu que Jésus apporta sur la terre , et qui doit surtout briiler dans une âme. Mi- nistres de l'Évangile, voulez-vous éclairer le monde, voulez-vous l'embraser? que votre àme soit feu et lu- mière. Après que vous aurez parlé, vos auditeurs de- vront se dire ce que disaient les disciples qui s'étaient entretenus avec Jésus ressuscité : « Est-ce que notre cœur n'était pas embrasé, tandis qu'il nous parlait? » J'ai vu des hommes , qu'on appelait prédicateurs , prê- ter une oreille attentive au son harmonieux des mots qui tombaient en cadence de leur bouche , à peu près comme fait un enfant au vain murmure des eaux , et je me sentis pénétré d'une tristesse profonde. J'ai vu des hommes de foi jeter dans le cœur de ceux qui venaient
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les entendre des paroles brûlantes , et je me suis dit : « Voilà le prédicateur. »
Je me résume, et je dis : le prédicateur doit partici- per à la science infinie de Dieu; il doit coimaître ce cœur que Dieu a fait pour lui, et dont les vastes désirs sont plus grands que ce monde ; il doit nourrir au moins , dans son àme , quelques étincelles du feu divin. Eh bien! je le demande, n'est-ce pas dans la solitude du cloître que vous pourrez vous livrer sans distrac- tion à ces études vastes et profondes? >"est-ce pas là que, seul en face de vous-même, vous apprendrez à connaître votre cœur, et , par conséquent , le cœur des autres , puisque tous ont été faits sur le même modèle? N'est-ce pas là enfin que, vous recueillant en vous- même , vous exciterez par la méditation le feu sacré qui doit vous embraser ?
Voyez les faits : avant de commencer sa mission , Jésus se tient trente ans dans la retraite. Les apôtres se renferment dans le Cénacle pour se disposer à la ré- ception de l'Esprit- Saint. Rappelez-vous les hommes les plus éminents qui ont été appelés à la prédication de l'Évangile , et vous les verrez presque tous se pré- parer à leur mission par la soUtude du cloître ou par une retraite équivalente. C était un religieux, ce Bour- daloue , qui eut une connaissance si exacte et si étendue de la doctrine chrétienne ; c'était un religieux, ce Mas-
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sillon , qui pénétra si profondément dans les abîmes du cœur humain. Bos^suet ne Tétait pas; mais il est des hommes exceptionnels d'après lesquels on ne doit pas juger les autres. Quelque grande que soit la science de Bossuet, il y a en lui plus d'illuminations soudaines que de connaissances acquises. L'aigle ne suit pas la voie ordinaire , il s'élève d'un seul trait au sommet de la montagne. D'ailleurs, qui peut assurer qu'il ne se fût pas élevé plus haut encore , s'il eût passé dans la retraite le temps qu'il passa à la cour et dans les pa- lais. Deux prédicateurs viennent de paraître successi- vement avec distinction dans la première chaire de la capitale; de ces deux hommes, l'un était rehgieux, l'autre a senti le besoin de le devenir. Ce dernier sem- ble donner pour cause principale de sa détermination une raison dont uous n'avons point parlé : le prédica- teur est appelé , jeune encore , à monter dans la chaire évangélique ; élevé habituellement au-dessus des fidèles qui récoutent dans un religieux silence , il pouiTait fa- cilement, à cette hauteur, sentir sa tète se troubler et son esprit s'égarer. 11 est donc avantageux pour lui qu'une main paternelle le soutienne alors et le dirige. Quand le prédicateur est appelé à évangéliser les nations idolâtres , sa mission est plus difficile encore. Il sera ce que doit être tout prédicateur sans doute; mais en outre il se dépouillera de tout attachement
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terrestre, il s'élèvera à une abnégation complète de toutes choses. La patrie, la famille, les êtres auxquels nous tonons le plus en ce monde , tout cela n'est plus rien pour lui. Soldat dévoué de Jésus, il voit sa patrie partout où il est obligé d'arborer l'étendard de la croix. Ses meilleurs amis sont désormais ces pauvres sauvages à qui il apprend à former le signe de la Rédemption et à bégayer le nom par lequel nous devons être sauvés. Il a besoin d'un courage héroïque pour affronter les dangers sans nombre auxquels il se trouvera exposé; d'une patience invincible pour supporter avec rési- gnation les dégoûts dont il sera abreuvé, les peines, les fatigues , les persécutions qui l'attendent. Or , n'est-ce pas dans la solitude du cloître qu'il se dispo- sera à cette abnégation absolue? n'est-ce pas là que, dans le silence du sanctuaire , il puisera ce courage , celte patience dont il a besoin pour l'exécution de ses héroïques projets?
Consultons encordes faits : presque toutes les mis- sions lointaines se recrutent dans les communautés. Il était religieux, cet infatigable missionnaire qui, seul avec la croix , a conquis plus de nations que les plus intrépides héros n'en pourraient conquérir à la tète des plus puissantes armées. Ils étaient religieux, ces missionnaires qui ont civilisé le Paraguay et fait de ces pays barbares un nouvel Eden.
CHAPITRE XXXllI.
Le Frère-prêcheur.
Le nom de Frère- prêcheur me paraît bien convenir à des religieux , car c'est un nom tout à fait évangélique. Il rappelle à ceux qui le portent que le but de leur in- stitution est de prêcher la doctrine chrétienne et de se mettre, dans leur prédication, à la portée de tous , parce que tous sont leurs frères. Quoi de plus conforme à l'esprit de l'Évangile?
L'Ordre des Frères-prêcheurs eut, comme tous les autres, de faibles commencements; mais bientôt il a pris de remarquables accroissements , et , en peu de
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temps, il s'est répandu par toute la terre. II a donné à ITglise trois papes, plusieurs patriarches, un grand nombre de cardinaux, des légats, près de deux mille évoques. Plusieurs de ses membres se sont distingués dans la théologie , d'autres dans la prédication , d'au- tres dans les missions, d'autres dans les belles-lettres, d'autres dans la science du salut , la plus importante de toutes. Quelques-uns , en effet , se sont élevés à une éminente sainteté, et sont aujourd'hui publiquement invoqués. Ces hommes de Dieu ont agi sur le monde par la prédication et par l'exemple , par la direction et par les écrits. Ils ont fait entendre à l'oreille de l'auditeur de ces paroles qui partent subitement du cœur et qui vont souvent jusqu'au cœur, et ils ont déposé dans des livres le fruit de ces méditations pro- fondes dont l'effet plus lent se perpétue de généra- tion en génération. Est-il un lieu où leur parole ne se soit fait entendre? Elle a retenti dans la capitale, comme dans les plus petites bourgades ; du haut de la chaire apostolique , vers laquelle se tournent tous les cœurs chrétiens , comme dans les pays barbares , où le sauvage l'entend à peine. Il serait donc impossible de dire l'influence que cet Ordre religieux a eue sur la société.
11 y a plusieurs années , un de ces jeunes gens dont les pensées généreuses cherchent en vain un point
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d'appui dans notre société sceptique, sentit tout à coup son ànie illuminée des rayons de la foi. Afin de suivre ce qu'il regardait comme une inspiration di- vine, il détourna les yeux de cet avenir qui brillait dans le lointain; il quitta promptcment la carrière qu'il avait eaibrassée, et il entra dans l'étal ecclésias- tique. Après quelques années employées à servir Dieu, il se dit : « Je suis heureux aujourd'hui; mais tous ceux qui vivent dans le scepticisme ou l'indifférence ne sont pas plus heureux que je ne l'étais autrefois. Pourquoi n'entreprendrais-je pas de leur faire partager mon bonheur? » Tandis qu'il se préoccupait de cette idée, de grands changements s'opéraient en France. Le trône de nos rois , que plusieurs siècles avaient consolidé , était renversé en trois jours ; un nouveau trône s'élevait sur ses ruines, et, de tous côtés, l'ar- dente jeunesse s'agitait aux cris mille fois répétés de « Vive la liber lé ! •> Vive la liberlé ! leur répondit le prêtre jeune comme eux , ardent comme eux , et sen- tant se remuer dans son àme des pensées plus géné- reuses encore. « Vive la liberlé ! mais pourquoi ne vous élèveriez-vous pas à une liberté plus noble , plus complète, en vous mettant aussitôt sous la main sage et puissante de Dieu. » A ces cris nouveaux poussés dans le sanctuaire, aux accents de cette voix entraî- nante , la jeunesse accourt avec empressement se ran-
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ger autour de lui. On l'écoute avec une religieuse at- tention. Souvent l'enthousiasme de l'orateur plein de foi passe dans l'àme de ses auditeurs indifférents. Le prédicateur s'arrête, puis il se dit : « J'ai pu exciter l'admiration de tous ceux qui sont venus m'entendre, mais je les ai peu changés. Serait-ce que je n'ai point assez prié? » Et il s'est renfermé de nouveau dans le sanctuaire , afin de méditer plus longuement la loi de Dieu avant de l'enseigner aux hommes. Il s'est dit en- core : • Seul , j'ai pu faire quelque bien. Que serait-ce donc si d'autres venaient au nom de Dieu s'associer à mon entreprise! » et il s'est retiré dans le cloître avec l'intention de rétablir bientôt en France l'Ordre du Frère-prècheur, comme le plus favorable au but qu'il se propose. Ce but, tout le monde le connaît, c'est de ramener, par la parole, au christianisme les peuples qui de plus en plus s'en éloignent.
Ce qui le frappa dans cet Ordre, ce fut sa consti- tution véritablement remarquable. Voici ce qu'il en dit:
« Un cbef unique , sous le nom de maître général , gouverne tout l'Ordre , qui est divisé en provinces. Chaque province , composée de plusieurs couvents a , à sa tète, un prieur provincial, et chaque couvent un prieur conventuel. Le prieur conventuel est élu par les frères du couvent et confirmé par le prieur pro-
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\iiicial. Le prieur provincial est élu par les prieurs conventuels de la province , assistés d'un député de chaque couvent , et il est confirmé par le maître géné- ral. Le maître général est élu par les prieurs provin- ciaux , assistés de deux députés de chaque province. Ainsi l'clection est tempérée par la nécessité de la confirmation , et , à son tour , l'autorité de la hiérar- chie est tempérée par la liberté du vote. On remarque une conciliation analogue entre le principe de l'unité, si nécessaire au pouvoir et l'élément de la multiplicité, nécessaire aussi pour une autre raison. Car le chapitre général, qui s'assemble tous les trois ans, fait le contre-poids du maître général , comme le chapitre provincial, qui s'assemble tous les deux ans, faille contre-poids du prieur provincial. Et enfin le com- mandement , tout modéré qu'il soit par l'élection et par les assemblées, n'est confié aux mêmes mains que pour un temps fort limité , sauf le maître général , qui autrefois était à vie, et qui aujourd'hui est élu pour six ans. Voilà les constitutions qu'un chrétien du treizième siècle donnait à d'autres chrétiens , et assu- rément les chartes modernes , comparées à celle-là , paraîtraient étrangement despotiques. Des milliers d'hommes, dispersés par toute la terre , ont vécu six cents ans sous ce régime, unis et pacifiques, les plus laborieux , les plus obéissants , les plus libres des hommes. »
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Remarquons en passant que tout ce qu'il dit de la constitution de l'Ordre de son choix peut se dire à peu près de toutes les constitutions monastiques, et tirons la conséquence.
Ce qui excite encore sa sympathie , c'est l'activité extraordinaire de chaque membre de l'Ordre.
« Le passage du cloître aux voyages , des voyages au cloître, donnait aux Frères-prêcheurs un caractère particulier et merveilleux; savants, solitaires, aven- turiers , ils portaient dans toute leur personne le sceau de l'homme qui a tout vu du côté de Dieu et du côté de la terre. Le Frère que vous rencontriez cheminant à pied sur quelque route triviale de votre pays, il avait campé chez les Tartares, le long des fleuves de la Haute-Asie , il avait habité au couvent de l'Arménie , au pied du mont Ararat , il avait prê- ché dans la capitale du royaume de Fez ou de Maroc ; il allait maintenant dans la Scandinavie , peut-être de là dans la Russie-Rouge : il avait bien des rosaires à dire avant d'être arrivé. Si , comme l'eunuque des Actes des Apôtres , vous lui donniez occasion de vous parler de Dieu, vous sentiez s'ouvrir un autre abîme, le tré- sor des choses anciennes et nouvelles dont parle l'É- criture, le cœur formé dans la solitude ; et , à une cer- taine éloquence inimitable tombant de son àme dans la vôtre , vous compreniez que le plus grand bon-
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lieur de Tliomaie terrestre est de rencontrer une fois dans la vie un véritable homme de Dieu. Rarement ces Frères pèrègrhiants , comme on les appelait , re- venaient mourir au couvent natal qui avait reçu leurs premières larmes d'amour. Beaucoup , épuisés de fa- tigues, s'endormaient loin de leurs Frères; beaucoup iiuissaieut par le martyre. Ce n'étaient pas de faciles disciples que les Arabes, les ïartares et les hommes du INord, et tout Frère , en partant , avait fait le sacri- fice de sa vie. Même en pleine chrétienté, la mort san- glante fut souvent leur partage, tant les hérésies et les passions qu'ils combattaient aussi de toutes leurs forces avaient alors d'énergie. »
CIIAI'ITIÎE XXXIV.
Communautés cloilrées.
Les communautés dont nous avons parlé jusqu'ici échappent facilement à la censure. Celui qui les atta- que avec le plus d'acharnement manque rarement d'ajouter quelques mots d'éloge en faveur du hien qu'elles produisent. Quant aux communautés cloîtrées, elles sont , de la part de certains économistes , l'ohjet d'une complète réprobation. On nous dit : « En quoi sont-elles utiles à la société? »
Vous demandez en quoi elles sont utiles à la société; mais , vous le voyez , elles prient Dieu pour ceux qui
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roubliont. Quoique peu religieux que vous soyez, votre irréligion ne va pas sans doute jusqu'à nier l'u- tilité de la |)rièi'e. Si vous l'osiez, je vous dirais: N'avez-vous jamais prié pour un lils malade , pour une mère, pour une épouse expirante? vous recon- naissez donc l'utilité de la prière ; vous reconnaissez qu'il est une loi générale de la nature qui invite les hommes à prier les uns pour les autres. Eh bien ! les religieux cloîtrés , ce sont ces hommes au cœur pieux qui intercèdent pour nous auprès de Dieu. Placés au miheu de Sodome corrompue , ils arrêtent le bras de l'ange prêt à frapper cette ville condamnée. Continuel- lement en face de l'aulel, ils nourrissent, dans un cœur pur , le feu sacré qui assure h la patrie une éternelle durée.
Il est souverainement utile aussi à la société que l'idée de Dieu lui soit de temps en temps rappelée. La société, comme l'individu, ne vit pas seulement de pain , elle vit encore de pensées , elle vit de toute pa- role qui sort de la bouche de Dieu. Ce sont ces com- munautés , placées au milieu des villes , qui rappelle- ront l'idée de Dieu aux hommes entraînés par le tourbillon des affaires. INon-seulement les hommes oublient Dieu , ils s attachent encore de toutes leurs forces à la terre. Il y a dans les cœurs un désir ardent de posséder , et de posséder toujours davantage. Plus
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les hommes sont pressés dans ce monde, plus ils se re- poussent réciproquement , plus ils s'efforcent d'étendre au loin leurs possessions. Au milieu de cette univer- selle concupiscence, n'est-il pas de notre intérêt que quelques hommes plus raisonnables se retirent en nous disant: « Pourquoi vous tourmentez- vous ainsi? Une seule chose est véritablement nécessaire , et c'est celle à laquelle vous pensez le moins. » Paul a renoncé de bonne heure à tous les avantages du monde pour se retirer dans le désert. Il y est depuis quatre-vingt-dix ans. Antoine vient le visiter peu avant sa mort. « Eh bien! lui dit le vieil ermite, comment va le monde? les hommes bàtissent-ils toujours comme s'ils ne de- vaient jamais mourir? » Voilcà le solitaire religieux,
l'homme du cloître: quelle philosophie! Remarquons aussi l'action de la Providence. Cette parole, sortie delà bouche d'un vieillard et prononcée dans un désert en face d'un autre vieillard , n'a point été perdue : elle est répétée d'âge en âge , et elle le sera sans doute jusqu'à la lin des temps, faisant toujours sur les hommes une impression profonde. Ils avaient quelquefois de sem- blables pensées, ces hommes qui se promenaient dans la Grèce et à Rome avec le manteau de philosophe; mais elles n'avaient jamais aucune inllucnce sur la so- ciété , car les aveugles eux-mêmes voyaient que leur philosophie était extérieure , et que l'orgueil était l'u-
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nique mobile de leurs actions. Le religieux ne craindra point de rappeler d'utiles vérités en face d'un grand danger: Totila, chargé de dépouilles, paraît devant Benoit le solitaire qui lui dit : « Vous faites beaucoup de mal , vous en avez beaucoup fait : cessez enfin de commettre des injustices. Vous entrerez à Rome, vous passerez la mer, vous régnerez neuf ans et vous mourrez. « Cette image de la mort placée ainsi en face du barbare ne le quitta plus. Il se recommanda aux prières du religieux vieillard et il se retira. Depuis ce temps, il fut moins cruel.
11 y a des hommes qui ont aimé le monde, et qui se trouvent dans la nécessité de s'en séparer pour tou- jours. Il y en a qui ne s'y sont jamais attachés, et qu'un attrait irrésistible pousse invinciblement à la solitude. Pourquoi voudriez-vous leur défendre de franchir la barrière du cloître. Ils sont perdus pour le monde , dites- vous. Eh quoi ! n'est-ce rien que de faire son bonheur ? n'est-ce rien que de travailler au bon- heur de ceux qui vivent avec nous et autour de nous? Il n'est pas donné à tout le monde d'agir sur les masses. Selon moi , il n'y en a que trop déjà qui cher- chent à s'élever. Ne gênons point ceux qui aspirent à descendre: ils ne seront ni les plus malheureux, ni les moins utiles à la société.
Le jeune Glodoald , s'étant soustrait à la fureur de
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SCS oncles qui venaient d'immoler ses frères , se cache soQS l'habit religieux. 11 fonde une abbaye qui prend son nom et qui le donne au lieu où elle était située. Le prince , exilé de son palais , acquiert , même en ce monde, une immortalité dont il n'eût pas joui sans doute en montant sur le trône.
Dégoûté des grandeurs, Amédée, duc de Savoie, quitte le monde. Il se revêt d'une longue robe de gros drap, il prend une large ceinture, un bâton noueux, il laisse croître sa barbe et ses cheveux , et il se retire à Ripailles , où il fonde l'Ordre de Saint-Maurice.
Jeanne de France, répudiée par Louis XIl, se retire à Bourges , où elle institue l'Ordre des Annonciades. Elle fonde aussi l'université de cette ville.
Le cloître est utile encore quelquefois pour recevoir cette surabondance de population qui s'agite au milieu de nos villes et qui menace à chaque instant de porter partout le trouble et la désolation. Quand dans un pays les bras manquent, l'industrie, les arts, l'agriculture, tout dépérit. L'excès de population n'est pas moins à redouter. Une société où les habitants sont en trop grand nombre ressemble au vaisseau chargé d'un trop grand nombre de passagers. Il est exposé à toutes sortes de dangers , et , quand s'élève une violente tem- pête, il manque rarement de faire naufrage. Cette surabondance de population est tellement un mal, que
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les hommes se croient dans la nécessité d'y remédier par ces vices que la morale réprouve et que les lois ne peuvent atteindre : vices honteux qui tuent l'homme avant sa naissance, suivant l'énergique expression d'un philosophe religieux. Ainsi, retranchez le cloître, où l'homme vit de peu et ne trouble point ses frères dans la possession de ce monde, chaque famille, au lieu d'avoir un grand nombre d'enfants, n'en aura qu'un ou que quelques-uns. Les membres actifs de la société ne seront donc pas plus nombreux : ceux qui eussent été renfermés dans un cloître n'auront jamais vécu.
Vous pourrez dire encore : « Tous ceux qui entrent dans un couvent ne sont pas des modèles de vertu. Il y a même parmi eux des êtres véritablement mon- strueux. » Qui en doute? n'est-ce pas là le triomphe de la religion , d'enchaîner ceux que vous appelez des monstres, de les museler et d'en faire la plupart du temps des hommes vertueux? Vous voudriez élargir l'étroite enceinte qui les retient captifs î vous voudriez détacher le mors qui les rend tranquilles et soumis ! Ne voyez-vous pas qu'ils vont aussitôt jeter le trouble dans la société, dévorer leurs frères, vous dévorer vous- mêmes? Rappelez-vous les écarts de la Révolution: plusieurs ont été causés par des moines échappés du cloître. Robespierre dut son éducation à un homme religieux; s'il fût entré dans un couvent, le jour qu'il
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aurait prononcé ses vœux , quelque philosophe , pré- sent à cette cérémonie , n'eût pas manqué de s'écrier : « Que va faire cet homme? — Ce qu'il va faire! aurait pu répondre un autre témoin , aux ) eux de qui l'avenir se fût tout à coup dévoilé , ce qu'il va faire ! s'épargner à lui-même bieu des crimes, et à la société bien des malheurs. » Arraché tout à coup à la société dépravée au milieu de laquelle il vivait , Fieschi se vit seul dans la prison en face de lui-même , et il put lire attentive- ment les livres de piété que lui donnait le prêtre qui le visitait. Cette lecture fit impression sur son imagination ardente. « La morale chrétienne est belle et tou- chante, s'écria-t-il ; si j avais eu de bonne heure ces livres entre les mains, j'aurais pu me faire prêtre. » Peut-être même se serait-il fait religieux. En le voyant' entrer au couvent , quelqu'un aurait pu dire : •< Encore un homme de perdu pour la société. — Je n'en sais rien j mais du moins des pensées de grande destruc- tion ne lui eussent point été suggérées, ou il n'aurait pu les mettre à exécution. » Quand Eliçabide quitta la carrière ecclésiastique qu'il avait d'abord embrassée, si , au lieu de rentrer dans le monde, il se fût enfermé dans un cloître : « C'est un jeune homme rempli de talents, eût-on dit, et dont l'avenir promet beaucoup. Que va-t-il faire dans un couvent? » Ce qu'il eût fait! mais nous le savons actuellement : il eût épargué au
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monde le spectacle d'un meurtre abominable, le meur- tre d'un jeune enfant tendrement aimé, et celui d'une femme, dune mère intéressante.
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CHAPITRE XXXV.
Le Verbe divin , créateur et conservateur de tout ce qui existe.
Nous avons inonlré l'influence de la religion catho- lique sur la société. Nous allons rappeler ici , en peu de mots, la cause générale de cette influence.
Au coniniencenient était le Verbe, et le Verbe était en Dieu , et le Verbe était Dieu. Tout a été fait par lui. Dieu parla , et le monde extérieur a été créé. La vie de Ttàme , c'est une émanation de la lumière infinie , une révélation incomplète du Verbe divin.
Il } a des hommes que l'on voit sourire au seul mot de révélation. Mais la raison , qu'ils ne peuvent s'empêcher de reconnaître, n'est-ce pas une émana-
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tion de la lumière iufiiiie , une révélation du Verbe?
Si riiomme fût resté fidèle à la parole divine , il eût toujours vécu heureux , et ses descendants auraient partagé son bonheur; mais il prêta l'oreille aux pa- roles trompeuses du démon. Aussitôt, l'autorité de la parole divine s'affaiblit dans sou âme; la lumière qui 1 éclairait fut enveloppée de ténèbres, le crime osa s'y montrer, et, à la suite du crime , toutes les cala- mités naquirent.
C'est le démon qui , le premier, trompa l'homme. Devenu aveugle et coupable , l'homme aussi se trompa lui-même. Il mit ses propres paroles a. la place des paroles divines. Il se pénétra de plus en plus des pensées mauvaises qui en lui avaient remplacé les pensées salutaires ; et il en tira d'affreuses conséquen- ces. Les ténèbres s'épaissirent dans sou âme ; de nou- veaux crimes, de nouvelles calamités l'assaillirent. Plus l'homme vieillit , plus la parole divine s'efface de l'inteUigence humaine , plus je le vois coupable et malheureux. Cependant , de siècle en siècle, des hom- mes se sont rencontrés qui ont répété , comme un écho divin , de saintes paroles nécessairement émanées du ciel. A la voix de ces hommes, la terre a tressailli, comme aux jours de sa première jeunesse. Elle les appela sarjes , et elle aurait pu également les appeler heureux, parce que le véritable bonheur est iusépa-
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rable de la vertu. Il y eut aussi des hommes (jui s'é- garèrent profondément ; il ne resta dans leur àme aucune pensée de Dieu ; plus ils s'éloignèrent du ciel , plus ils se rapprochèrent de l'enfer; et, quand ils furent arrivés à un certain degré d'abaissement, ou ne les regarda plus connue des hommes , mais comme des monstres.
Ce que nous avous dit des individus , nous le di- rons des peuples. Les lumières et les vertus d'un peu- ple , ce sont les lumières et les vertus des individus qui le composent. La parole divine est donc aussi la vie des peuples. Si le genre humain fût toujours resté en union avec Dieu , il aurait vécu heureux , et ce monde eût été une extension de la société toute spiri- tuelle qui est en rapport plus immédiat avec Dieu. Mais bientôt les peuples oublièrent la parole divine. Dès lors , la lumière s'affaihiit, la vertu s'éloigna , et, avec la vertu, le bonheur. Plus les peuples vieillissent, plus il*; ferment l'oreille à la voix de Dieu, et plus je les vois malheureux et coupables. Il y eut des peuples chez qui quelques étincelles du feu sacré se conservè- rent plus fidèlement ; ce fut la cause de toute leur gloire et de tout leur bonheur. 11 y en eut , an contraire, dont toutes les voies furent corrompues; ces peuples furent profoudéuient aveugles , coupables et malheu- reux. On les appelait encore des peuples ; et je ne sais
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s'il n'eût pas été plus juste de les appeler des trou- peaux de bêtes féroces.
Il eu était ainsi de presque tous les peuples qui cou- Traient la terre , quand eut lieu , dans le temps , un fait incompréhensible , infiniment plus merveilleux que la création elle-même. L'homme avait rejeté le Verbe di- vin, unique cause de vie et de bonheur pour les peuples comme pour les individus. Ce Verbe s'est fait homme, et il a habité au sein de notre société. Il a parlé lui- même aux hommes, comme un ami parle à son ami , et il ja une vie nouvelle dans l'individu et dans la société. Le son de ses paroles , répété par les apôtres , s'est fait entendre jusqu'aux extrémités de la terre ; et le monde entier a été renouvelé. Pour qu'il fût moins facile à l'homme de rejeter, d'oublier la parole de Dieu , elle a été gravée sous la direction de TEsprit-Saint , dans un livre que nous appelons la Bible , le livre par excel- lence. Mais il y a beaucoup d'autres paroles qui n'ont point été écrites , ainsi que nous l'assure le disciple que Jésus aimait. Ces paroles forment ce que nous ap- pelons la tradition ; et le dépôt de la tradition a été confié à ceux à qui il a été dit : « Enseignez toutes les nations. » La garde de la Bible fut aussi confiée au ministre de Dieu sur la terre , parce que l'homme au- rait pu y ajouter ou en retrancher quelque chose, parce qu'il aurait pu donner à ses paroles une fausse
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interprétation. Et, dans cette dernière supposition, l'erreur aurait été d'autant plus dangereuse , qu'elle aurait été enseignée au nom de Dieu.
C'est le Verbe divin qui a créé le monde et qui l'a renouvelé. C'est lui, aussi, qui le conserve. Regardez autour de vous. Considérez les peuples et les indivi- dus : est-ce qu'il y a, quelque part, de l'éclat, de la force qui ne soit un effet de la parole de Dieu ?
Nous avons dit que le catholicisme avait, plus que toute autre religion , une influence salutaire sur la société. Pourquoi? parce que, dans aucune religion, la parole divine n'est aussi fidèlement conservée, ni aussi efficacement développée. Qu'on se rappelle ici ce que nous avons dit : que fait le prêtre dans nos cam- pagnes et au milieu de nos villes? que fait l'évèque dans son diocèse? le souverain Pontife sur la chaire de Pierre? que fait le missionnaire au milieu des infi- dèles? le religieux dans la solitude du cloître? Ils mé- ditent, approfondissent, ils expliquent aux autres le Yerbe divin. Ils le commentent , par leurs actions et par leurs paroles, de vive voix et par écrit. Pour l'i- dentitîer davantage avec l'intelligence humaine , ils agissent sur tous les sens, ils s'adressent à toutes les puissances de l'àme. Ce sont des ouvriers infatigables qui sèment le bon grain dans le champ du père de famille , et qui empêchent l'ennemi de venir semer l'i- vraie pendant les ténèbres de la nuit.
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Les conséquences que nous aurions à tirer ici sont infinies. En voici quelques-unes.
Vous vous attacherez , par toutes les puissances de votre être, à la religion catholique qui a recueilli le dépôt complet des Écritures et de la tradition , et que le Verbe divin a promis d'assister jusqu'à la consomma- tion des siècles.
Le Verbe fait chair est la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde ; mais tous ne jouissent pas au même degré de cette lumière. Vous travaillerez à éclairer de plus en pkis votre intelli- gence ; et , pour cela , vous méditerez souvent la parole divine. Vous puiserez surtout dans la Bible le sujet de vos méditations. La science humaine ne s'acquiert point par la lecture superficielle d'un grand nombre de livres ; mais par la lecture approfondie de quelques livres d'élite. A plus forte raison , devons-nous eu dire autant de la science divine :
Vos exemplaria sancta ^'octu^nà versate manu , versale diurnà.
L'Ange de l'école a dit : Timeo liojninem unius libri. Cette pensée est belle; elle est pleine de vérité. Vous la trouverez plus belle et plus juste encore , si vous la traduisez ainsi : Qu'il est puissant le chrétien formé à l'étude du livre unique , de la Bible !
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Partout où la parole divine s'offrira à votre intelli- gence, vous la recueillerez avec soin. Rappelez-vous ce que Dieu a dit : Aucune parole ne reviendra à moi sans avoir produit quelque effet. C'est l'éclair qui s'é- chappe du ciel entr'ouvert. Si nos yeux n'en sont pas éclairés, ils en sont éblouis, et ils se trouvent en- suite dans une obscurité plus profonde.
Vous saurez vous recueillir en vous-même, aiiii que la parole divine, déposée dans votre âme, ait le temps d'y pousser des racines profondes. Comment se sont formés les sages de l'antiquité? comment se for- ment le prêtre , le religieux , l'homme de génie? par le silence de la méditation.
Vous veillerez à toutes les paroles qui s'échappent de votre bouche. On peut dire de la parole de l'homme ce qui a été dit de la parole de Dieu : il n'en est au- cune qui ne produise son effet. Si elle ne vivifie , elle blesse et quelquefois donne la mort. Que vos lèvres religieuses se gardent bien de prononcer aucune pa- role fausse ou corrompue. Elle vole , dit-on. Oui , elle vole comme la flèche armée d'un fer à deux tran- chants. Elle perce , dans son vol rapide , l'esprit ou le cœur, et quelquefois Fun et l'autre à la fois.
Votre parole sera donc toujours, pour 1 âme de vo- tre frère, lumière et consolation. Votre mission n'est point d'enseigner , dites-vous. Vous vous trompez :
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toute intelligence ici-bas est comme l'astre au firma- ment, elle doit répandre autour d'elle une douce et bienfaisante lumière. Cependant il y a des hommes émiuents que Dieu semble avoir placés à une si grande élévation , afin que leur parole, tombant de plus haut, fasse plus d'impression sur leurs semblables. Il est bien rare que ces hommes s'égarent sans égarer en même temps ceux qui les environnent ; ne les suivez point dans leurs égarements ; quelque grande que soit leur autorité , elle est bien inférieure à l'autorité de Dieu , notre commun maître. Mais si leur intelligence élevée n'est que le reflet de FinteUigence divine, que de lumières autour d'eux ! Écoutez religieusement leurs paroles salutaires , propagez leur saine doctrine.
Il est une voix plus forte , plus imposante encore que celle de l'homme, quelque élevé que nous le suppo- sions : c'est la voix de la société. Yoix puissante! elle élève et renverse les trônes , elle soulève et calme les peuples. Le vaisseau de l'Église subit aussi son in- fluence : tantôt elle le porte jusqu'aux cieux , puis elle l'abaisse au fond de l'abîme , et quelquefois elle le pousserait à un naufrage assuré, si la main toute- puissante ne le soutenait. Détestez , combattez toujours ces funestes doctrines; aimez, recherchez, favorisez les doctrines salutaires ; travaillez de tout votre pou- voir à la propagation des bons livres. C'est par la pa-
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rôle surtout que l'homme s'est élevé au-dessus des animaux ; et quand , à l'exemple de celui qui avait gravé sa loi sur deux tables de pierre , il a aussi gravé de saintes pensées sur des feuilles durables, il s'est rapproché le plus de la Divinité.
Agissez ainsi , et vous vivrez, et vous appellerez vos frères à partager votre bonheur. Quand la terre s'af- faissera sous vos pas , tout ne sera point fini pour vous ; au contraire, le ciel vous accueillera j et, en vous unissant plus étroitement avec Dieu , le Verbe sera pour vous la cause d'une vie nouvelle. La vérité infi- nie est le soleil qui vivifie toutes les intelligences, et le Verbe divin est le rayon qui apporte à notre âme le feu de ce soleil spirituel. Le rayon qui éclaire se nomme la Foi , le rayon qui échauffe se nomme Charité. Il y a encore un autre rayon qui soutient et dirige Thuma- nité dans sa marche douloureuse sur la terre ; ce rayon se nomme Espérance. Quand , arrivée au terme de sa carrière , l'humanité verra les cieux s'ouvrir , le va- cillant flambeau de la foi s'éteindra au sein de la lu- mière, l'espérance n'aura pkis d'objet; mais, aug- mentée par une manifestation plus grande du Verbe divin , la charité demeurera éternellement.
TABLE.
CHAP. I. — L'homme reçoit tout de la société. 5* CHAP. IL — La société est destinée à faire le bonhem* de l'homme,
et souvent elle fait son malheur. 15
CHAP. IIL — État de la société avant Jésus-Christ 30
CHAP. IV. — État de la société depuis Jésus-Christ. 47
CHAP, V. — Hiérarchie catholique. 62
CHAP. VI, — Le prêtre au village. 69
CHAP, VIL — Action du prêtre sur l'intelligence ignorante. 78
CHAP, VIII. — Action du prêtre sur l'homme terrestre, 91 CHAP. IX. — Le prêtre exerçant dans les villes son ministère de
paix. 102
CHAP. X. — Soin des pauvres. 122
CHAP. XL — Derniers moments d'un condamné. 138
CHAP. XII. — L'évêque au centre de son diocèse. 153
CHAP. XIIL — Visite pastorale. 178
CHAP. XIV, — L'évêque revêtu de fonctions politiques. 190
CHAP. XV. — Conciles particuliers. 199
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CHAP. XVI. — Le Pape , piincii.e d'unité. 205 CHAP. XVII. — Le Pape, une des causes principales de la civi- lisation moderne. 2I5 CHAP. XYIII. — Un rapprochement historique. — Entrée de
Pierre à Rome. — Enlèvement de Pie VII. 229
CHAP. XIX. — Réponse à quelques objections. 248
CHAP. XX. — Conciles généraux. 259
CHAP. XXI. — Courage du missionnaire, 270
CHAP. XXII. — Le missionnaire civilisateur. 284
CHAP. XXIII. — Des communautés en général. 303
CHAP. XXIV. — Association de charité, 3J1
CHAP. XXV. — Religieuses hospitalières. 320
CHAP. XXVI. — Le Père de la Merci. 830
CHAP. XXVII. — Religieux du mont Saint-Rernard. 341
CHAP. XXVIII. — Communautés enseignantes. 346
CHAP. XXIX. — Le Rénédictin. 353
CHAP. XXX. — Le Frère des Écoles Chrétiennes. 358
CHAP. XXXI. — La Sœur des Écoles Chrétiennes. 363
CHAP. XXXII. — Communautés-missionnaires. 3(i9
CHAP. XXXIII. — Le Frère-précheur. 375
CHAP. XXXIV. — Communautés cloitrées. 382 CHAP. XXXV. — Le Verbe divin , créateur et conservateur de
tout ce qui existe. 390
FIN DE LA TADLÉ.
Tours , Imp. de Marne.
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