/^T'.IO.TS. <:^ (SOi^A- BULLETIN DE Tome VIIL — ÊKS«==55fc35^«?f*>s- CHEZ KESSMANN, ÉDITEUR, LIBRAIRE DE l'iNSTITUT GENEV0IS_, ET CHEZ LES PRINCIPAUX LIBRAIRES DE LA SUISSE. 4858 EXTRAIT DO RÈGLEMENT GÉNÉRAL DE L'INSTITUT NATIONAL GENEVOIS. « Art. 33. L'Institut publie un Bullelin et des Mémoires. » Art. 34. Le Bulletin paraît à des époques indéterminées, qui n'ex- cèdent cependant pas trois mois ; les Mémoires forment chaque année un volume. » Art. 35. Ces publications sont signées par le Secrétaire général. » Art. 36. Le Bulletin renferme le sommaire des travaux intérieurs des cinq Sections. La publication en est confiée au Secrétaire général, qui le rédige avec la coopération des Secrétaires de chaque Section. » Art. 37. Les Mémoires in-exlemo, destinés au Recueil annuel, sont fournis par les Sections. » Art. 38. Les Mémoires des trois catégories de membres de l'In- stitut (effectifs, honoraires, correspondants), sont admis dans le Recueil. 1) Art. 39. A ce Recueil pourront ôtre joints les gravures, litho- graphies, morceaux de musique, etc., dont la publication aura été approuvée par la Section des Beaux-Arts. » Art. 40. Le Recueil des Mémoires sera classé en séries corres- pondantes aux cinq Sections de l'Institut, de manière à pouvoir être détachées, et au besoin acquises séparément. » Art. 41. La publication du Recueil des Mémoires est confiée au Comité de gestion. » Le Secrétaire général de l'Institut national genevois, tf E.-II. CAI'LLIEVR. Professeur. BUREAUX DE L'INSTITUT NATIONAL GENEVOIS. Président de l'Institut, M. Charles Vogt, professeur à l'Académie de Genève. Vice-Président, M. Marc Viripet, Chancelier. Secrétaire général, M. E.-H. Gaullieur, professeur d'histoire à rAcaUémie de Genève. Section des Sciences naturelles et mathématiques : Président, M. le professeur Ch. Vogt. — Vice-président, M. Elle Ritter, docteur ès- sciences. — Secrétaire, M. J. Moclinié. Section des Sciences morales el politiques^ d'Archéologie et d'His- toire : Président, M. James Fazy. — Vice-Président, M. Massé, prési- dent dn Tribunal criminel. — Secrétaire, M. Gaullieur, professeur. — Vice-Secrétaire, M. Grivel, archiviste. Section de Littérature : Président, M. Jules Vuv, avocat. — Vice- Président, M. CiiERBULiEZ-BouRRiT, profcsscur. — Secrétaire, M.Henri- Blanvalet. — Secrétaire-Adjoint, M. John Braillard. Section des Beaux-Arts : Président, M. Franc. Diday. — Secrétaire, M. Franc. Grast. Section d'Industrie el d'Agriculture : Président, M. Marc Viridet. — Secrétaire, M. Ouvet fils, docteur en médecine. — Secrétaire-Ad- joint, M. BouFFiER aîné. — Trésorier, M. Hugues Darier. ConiHé de gestion et de pnltlication. MM. le Président et le Secrétaire général de l'Institut, — A. Cher- buliez, i)rofesseur, — Longcuamp, professeur,' — James Fazy, — M. Viridet, — F. Diday. NM6. — 1858. SEPTEMBRE. BULLETIN DE L'INSTITUT NATIONAL GENEVOIS. SUR LES INSTITUTIONS POLITIQUES DIU M®Y]gH-l'GIE E.\ PARTICIIIER SDR LES ORIGINES DU SYSTÈME REPRÉSENTATIF. Présenté à la Section des Sciences morales et politiques de l'Institut genevois, par M. le Professeur Edouard Secretan, membre correspondant. IP PARTIE ' . La dernière période organique que présente l'histoire de la civilisation est le moyen-âge; le caractère distinctif d'une époque organique, est d'avoir une certaine unité de principes, unité idéale qui se traduit aussi en fait dans les institutions. Recherchons quels furent les principes positifs et généraux ' La première partie se trouve dans le Bulletin de l'Insliiut genevois tome V, page 168. o , Tome Vlli. 2 qui (ionnèrent à la société du moyen-âge une unité qui n'ex- cluait point, dans les détails, la plus riche, la plus surabon- dante variété. Le principe moral, qui domine la civilisation européenne au moyen-âge, c'est celui de l'autorité dans la foi; ce principe se reproduira, jusqu'à un certain point, dans la sphère des institutions politiques , mais en se combinant avec d'autres principes, qui sont inhérents aux races dont se compose la société européenne. La société, au moyen-âge, repose sur une double base ; l'Eglise et la Féodalité. L'Europe peut être considérée comme un grand État qui reconnaît pour chefs suprêmes le Pape et l'Empereur, le principe de division, l'opposition des races, tendant à s'etTacer sous la double influence de l'unité reli- gieuse du catholicisme et de l'unité politique de la féodalité. L'Église comprend , en idée , toute la chrétienté , et , en fait, toutes les nations occidentales. La partie des nations chrétiennes qui ne reconnut pas la suprématie de Rome , l'Église grecque, resta, pendant le moyen-âge, en dehors du mouvement de la civilisation européenne : elle ne s'y ratta- che qu'accidentellement. L'Église a sa hiérarchie propre, à la tête de laquelle est le Pape. La féodalité, institution de sa nature juridique, combine ensemble les rapports de droit privé et les rapports de droit public, les rapports de possession et de souveraineté, et de- vient la base d'une hiérarchie politique en s'associant à l'É- glise. Cette hiérarchie s'étend aussi idéalement sur tout le monde chrétien : l'Église avait dans le Pape un représentant; l'Etat, qui n'est autre chose que la féodalité elle-même, avait pareillement son représentant dans l'Empereur. Comme le Pape, dans l'ordre spirituel, l'Empereur, dans 3 l'ordre temporel, est la source do toute autorité ; tous les rois, tous les princes , tous les vassaux, toutes les corpora- tions civiles, tout ce qui exerce une fonction sociale sur la terre chrétienne, relève de lui ; il est le premier anneau de la grande chaîne qui descend du trône jusqu'à la glèbe, sur laquelle le serf est assis. « De fulgore Tlironii Cœsans relut » ex sole radii, sic celerœ procedunt dignihUes » . disaient les jurisconsultes. La féodalité, divisée dès le principe , et qui tendait à se fractionner toujours plus, a donc trouvé son unité dans l'É- glise; l'empire d'Occident, le saint empire romain, fut, à son début, une conception de TÉglise réalisée par la puissance de Charlemagne; il resta jusqu'à la fin une conception reli- gieuse et politique tout à la fois. L'Église et l'Etat: voilà la grande synthèse du moyen-âge ! L'humanité, organisée dans ses deux modes d'existence mo- rale et matérielle , la religion et le droit ! le rapport de ces deux manifestations de l'humanité peut être comparé à celui de l'âme et du corps. Il peut y avoir lutte entre elles, mais l'une sans l'autre est incomplète ; et libres toutes deux lors- qu'elles restent dans leur sphère, elles cessent de l'être l'une et l'autre du moment qu'une d'elle en sort et tend à empiéter sur les attributions de l'autre. L'autorité du Pape et celle de l'Empereur procèdent éga- lement de Dieu : elles sont également la conséquence des principes par lesquels la société était constituée. Le moyen- âge envisageait le droit divin d'un point de vue bien plus haut qu'on ne l'a envisagé de nos jours; il était attribué aux fonctions et non à la personne ou à la race. Le spirituel étant de son essence au-dessus du temporel , on peut, à juste titre , considérer le moyen-âge comme une époque ihéocratique ; pourtant il ne fut pas théocratique dans. 1 le sens des thëocralies antiques, de celles de l'Orient, par exemple, où rëlémonl religieux absorbe et étoulïe l'élément joridique. On ne saurait môu\e soutenir qu'au moyen-âge l'Église ait dominé légalement l'État; elle tenta, à la vérité, de transformer sa primauté morale en droit formel , mais celte tentative n'était nullement autorisée par une saine in- telligence des principes sur lesquels elle se fondait. Selon ces principes, l'Église devait dominer seulement dans le sens et de la manière en laquelle l'élément religieux domine l'élé- ment juridique, c'est-à-dire par l'influence morale qu'il exerce sur lui. Ce que la théorie demande et cherche n'est pas la domination de l'Église sur l'État, mais l'harmonie des deux. Ce but suprême pouvait-il être atteint? Il est permis d'en douter. Dans les époques de foi, le principe religieux a une trop forte action sur l'homme pour ne pas le dominer com- plètement, même dans sa condition temporelle; dans les époques où la foi diminue , l'inverse arrive, et la puissance des rapports extérieurs prévaut sur le besoin de restauration intérieure, dont le principe religieux tire sa force intime. En fait, l'Église exerça sur l'État, pendant assez long- temps, une autorité jusqu'alors inouie, qui justifie, à certains égards, le nom de théocratique donné à cette période de l'his- toire de l'humanité. Une telle influence ne se rencontrerait pas même dans la théocratie antique, car dans la théocratie antique il n'y a pas un Étal et une Église : l'État, c'est l'Église, et l'Église , c'est l'État. Au moyen-âge, l'Égli-se est distincte de l'État par son but, par sa constitution , par son organisa- tion ; mais tandis que l'unité de l'Église est réelle , celle de l'État n'est guère que nominale; de plus, l'Église s'est assu- rée un droit et une juridiction particulière dentelle a su tirer un immense parti , non seulement dans l'intérêt de son in- fluence , mais dans celui de sa domination ; rien ne lui est étranger ou indifférent ; d'un bout de l'Europe à l'autre . sa surveillance infatigable ne laisse rien échapper; elle appelle à son for toute question dont la solution l'intéresse par quel- que côté ; prompte à prendre le parti de l'opprimé contre l'oppresseur ,■ quelles que soient leurs positions respectives : la cause d'une veuve, d'un orphelin, d'un simple serf, l'in- téresse comme la sienne propre ; elle n'épargne personne, miîrae les plus puissants, si elle les juge dans leur tort; mais aussi ils sont dans leur tort , à ses yeux . s'ils font obs- tacle à ses desseins. Maintes et maintes fois, les plus puis- sants et les plus fiers monarques durent finir par courber leur front devant ses arrêts redoutés. Selon la théorie du moyen-âge , l'Église et TÉtal forment deux corps distincts, mais non pas séparés : entre eux, sinon la suprématie, du moins la primauté morale, appartient à l'Église. Tous les fiefs , dont l'ensemble constitue le monde temporel , sont censés aboutir à l'Empereur ; mais l'Empe- reur, suzerain du monde, est vassal de l'Église. Le monde est lief de Dieu et du Pape , son premier mandataire. Gomme la souveraineté spirituelle est au-dessus de la temporelle, de même la qualité de sujet de l'Église va avant celle de membre de l'État: on est chrétien catholique avant d'être citoyen ou vassal. Tout d'ailleurs s'était réuni pour favoriser la prépondérance de l'Église. Sa langue était de- venue Tintermédiaire naturel et obligé entre les diverses nations; les sciences et les arts étaient cultivés es.sentielle- ment par elle, ou sous son inspiration , et dans son intérêt. L'influence de l'Église fut telle, que les rapports politiques de l'Europe, au moyen-àge, paraissent constituer un vérita- ble droit public catholique plutôt qu'un droit international. Comme lÉglise , la féodalité étend son réseau sur toute l'Europe catholique : comme l'Église , elle est souveraine 6 dans la sphère qui lui est propre; comme l'Église, elle a son organisation, sa hiérarchie, son unité; tout cela, ce- pendant, il faut bien l'avouer d'une manière moins com- plète. Mais, si la hiérarchie féodale, en tant que puissance po- litique, est restée imparfaite, en tant qu'organisme social commun à toutes les nations catholiques, elle donne à leurs institutions un caractère d'analogie très-marqué. Produit des éléments constitutifs de l'époque barbare, née, pour ainsi dire, spontanément, au milieu des ruines de l'empire Çarlovingien, la féodalité est devenue, depuis le 9"'* siècle, le fait général, la loi universelle ; malgré des va- riétés notables dans les détails elle est le fond commun pour toutes les constitutions politiques de l'Europe. Le lien féodal, qui était primitivementunrapportd'homme à homme, un rapport de fidélité dont le point de départ est l'indépendance individuelle, s'est transformé, peu à peu. Dans le système proprement féodal qui régit maintenant la société, la possession est le fait dominant. Le suzerain est essentiellement propriétaire de la terre; le vassal en détient une parcelle à titre de concession du suzerain; le serf, à son tour, a pour condition politique de servir en cultivant la terre du vassal. Far suite de ce changement, le servage de la glèbe a remplacé entièrement l'esclavage personnel ; les compa- gnons du GnsiiHli ont vu se transformer tour à tour leur bénéfice temporaire, qui n'était autre chose que l'équivalant de leur solde et de leur entretien, en bénéfice à vie, puis en fief héréditaire ; le roi, qui n'était que le chef politique et militaire des hommes libres de la nation, e.st devenu le sei- gneur de toutes les terres de ses vassaux ; l'ensemble de ces terres constitue le royaume. Le pouvoir politique est con- 7 fondu avec la possession féodale, le droil public avec le droit privé ; suzerain et souverain signifient une môme chose, et le vassal est à la fois seigneur, c'est-à-dire le maître {domi- WM,s) et le dépositaire des pouvoirs publics dans l'étendue de son fief. Le système bénéficiaire devait nécessairement, ou bien se transformer en système féodal , ou bien disparaître tout-à-fait, comme cela est arrivé en Pologne et en Hongrie, où il ne put pas s'implanter dans le sol. Cette transformation se prend difficilement sur le fait, car les exemples, où les descendants du bénéficier sont évincés du bénéfice, sont difiiciles à trouver. Jjorsque les bénéfices, grands et petits, furent devenus héréditaires et se furent ainsi consolidés dans le sol, lorsque la hiérarchie fonction- nelle fut devenue une hiérarchie territoriale, ce furent moins les personnes que les terres, qui parurent dépendre les unes des autres. Les seigneurs féodaux vivent sur le sol de- venu leur propriété ; chacun d'eux arrange son fief sur le type de la couronne et s'y crée, à son tour, un système d'in - féodations, qui dépendent de lui. C'est ici le moment où disparaissent les hommes libres, la liberté étant devenue le droit de vivre d'une terre, dans la règle dépendante : les alleux deviennent fiefs par recom- mandation, les recommandés deviennent souvent, à leur tour, de petits seigneurs, et ont aussi leurs recommandés. Quelquefois, dans une sphère inférieure, un petit proprié- taire recommanda sa possession à charge de travailler à certains jours la terre du seigneur, ou bien le seigneur donna à des hommes libres dénués de biens une portion de terre contre l'obligation de servir des corvées. Ce serait pourtant une grande erreur de croire que le ser- vage du moyen- âge ait été semblable à la servitude antique. 8 Le serf est le dernier degré dans la hiérarchie ; mais il fait partie de la société. On peut envisager la glèbe comme le tief du serf, et les plus vasles territoires pourraient être con- sidérés, en revanche, comme la glèbe du seigneur. Tous deux, seigneur et serf, sont également attachés au sol. Le roi vend sa terre avec ses seigneurs, comme le seigneur vend la sienne avec ses serfs. Le mot service est un terme mili- taire, honorable dans le monde germanique et dans le monde féodal qui lui a succédé, et l'on voit les rois eux- mêmes prendre ce mot : Je sers pour la devise de leur écu. On a vu les barbares prendre peu à peu racine dans le sol et se confondre avec les vaincus : l'individualisme bar- bare se manifeste cependant encore dans le système féodal, par la prétention de chaque terre à une certaine indépen- dance: mais la terre retient chacun, bon gré,malgré, qu'il en aie. La nationmobilea disparu, nous n'avonsplusen présence les Francs, les Anglo-Saxons, les Germains, nous avons la France, l'Angleterre, rAUemagne ; ce n'est plus la race qui constitue TÉtat, c'est la terre ; et comme les mots .suivent tou- jours les faits, on ne dira plus, par exemple, le roi des Francs, mais bien le roi de France. De là, ce caractère territorial qu'a assumé l'état moderne. La société barbare avait été la plus ouverte de toutes les sociétés, la société féodale en de- viendra la plus fermée. Le caractère de droit privé, de droit de propriété parti- culière, qu'a pris le droit public au moyen -âge, est un phé- nomène unique dans l'histoire de la civilisation. Sous ce rapport, le droit féodal est l'opposé du droit antique, qui donnait même au droit privé le caractère de droit public, dans lequel tous les rapports de la vie individuelle étaient constamment pénétrés et dominés par l'idée de l'état. Il 9 n'est pas de contraste plus complet que celui de l'État féo- dal et de l'État platonicien. L'un ne pense jamais à l'individu, à son intérêt, à son vœu, à son droit; l'harmonie dans l'État est le but auquel tout est sacrifié ; Tautre n'a pas môme l'air de penser à l'État, il ne prend en considération que ce qui est individuel, propriété,, contrat; le droit privé constitue un droit absolu que l'inté- rêt de l'État ne saurait même modifier ; l'autorité politique, militaire, même la juridiction, apparaissent sous la forme du tien et du mien ; la souveraineté s'est identifiée avec la possession ainsi que tous ses attributs : droits d'impAls, de monnaie, de justice, droit de guerre et de paix sont deve- nus des fruits de la lerre. car dans la terre et dans sa pos- session féodale, réside la souveraineté. Rome, mère du droit privé, Rome, qui liait si intime- jnent l'exercice des droits civils à celui de la souveraineté, ne donna jamais h son droit la subjectivité qu'il eut au moyen-Age. Dans le droit féodal, toutes les institutions du droit public ont le cachet du droit privé ; elles sont, dirions-nous, dans l'enveloppe du droit privé; il n'en faudrait pourtant pas conclure que le droit féodal ne soit qu'un droit privé, nique le personnalisme, l'esprit depropriété particulière fat la ten- dance dominante dans les temps féodaux. Conclure ainsi, erait confondre le fond avec la forme. Au contraire, au moyen-âge, les rapports personnels et les relations naissant de la propriété sont dirigées au fond vers un but social et moral. Aux droits que la possession confère sont toujours attachés des devoirs. Le droit est subjectif, mais la religion objective le domine et le détermine, et les vertus du moyen- âge seront justement le dévouement, la fidélité, la libéra- lité : tout ce qui porte l'individu à sortir de soi, de la consi- s 10 dération de son bien particulier, tout ce qui porte à se con- sacrer au bien général. Le côté fort du moyen-âge est le cœur, l'imagination, plutôt que la froide raison : son génie est la synthèse et non pas l'analyse. Au commencement de Tépoque féodale, les nouvelles royautés, qui s'étaient fondées en France, en Allemagne, en Italie, avec les débris du grand empire franc, ne furent guère que nominales: chaque sf-igneur avait lire à soi quelque lambeau de l'empire : chaque duc, comte ou marquis s'était attribué la propriété et la souveraineté du ressort qu'il ad- ministrait, et s'estimait roi dan.- son tief. Dans le morcellement et l'enchevêtrement incroyable de seigneuries que pn-senle la carte de l'Europe à ce moment, on distingue bien dos groupes principaux qui se forment autour des seigneurs, les plus pui.ssants ou les plus habiles, mais il est difficile de considérer ces groupes-là comme de véritables nations. L'idée de la patrie antique a disparu. La patrie, c'est le suzerain pour les grands vassaux, c'est le seigneur pour les vassaux de second ordre ou pour les serfs. Le territoire d'une nation n'étant plus que le patri- moine d'une famille, c'est par des mariages, des héritages, des ventes et des achats, que les états s'accroissent ou dimi- nuent. Quelquefois; le chef d'une famille réunit sur sa tête plu- sieurs couronnes, plusieurs seigneuries ; souvent aussi un état important se partage et se divise comme une succes- sion privée aujourd'hui. Dans ces opérations, qui font passer des peuples de mains en mains, personne ne .songerait à consulter ceux-ci. Que le seigneur donne une partie de ses terres à un autre, les sujets donnés n'ont rien à dire, pourvu que le nouveau seigneur n'exige d'eux que les services ac- coutumés. Les transactions internationales ont cessé d'être 11 des traités de nation à nation pour devenir des conventions de famille à famille ; la guerre, aussi, a changé de physiono- mie, les guerres nationales, les guerres d'alliance ont dis- paru, la guerre est une manière de procédure par laquelle on tranche les questions que la loi des fiefs n'est pas parve- nue à résoudre d'une manière pacifique. L'absence de na- tionalités bien déterminées, ainsi que la fragilité des lions qui fondent les États, empêchent pour longtemps toute indi- vidualisation politique puissante de se constituer. La notion môme d'État se confondrait entièrement avec celle de tief et de propriété privée si, au milieu de la confusion que ce système a créée, l'idée de l'Empire chrétien n'était resté de- bout, glorieux, impérissable souvenir! Autour de celte idée associée à celle de l'Église qui en est le corrélatif, la société occidentale se rallia et se maintint. Puis, aussi tout natu- rellement, cette uniformité d'un droit politique et privé, tout à la'fois, qui règne également sur les diverses parties de l'Europe, contribua à faire, de plus en plus, de celle-ci, en quelque manière et jusqu'à un certain point, un seul et même État. '>"• La reconstitution de l'Empire d'Occident n'avait pas seu- lement contribué à conserver la notion d'É(at, elle avait aussi . été très-favorable à l'accroissement de l'autorité de l'Église. Depuis la conquête jusqu'à Charlemagne, l'Église avait eu un grand pouvoir, une grande influence sur le monde tem- porel en tant que puissance religieuse, mais non comme pouvoir de droit. Par l'institution de l'Empire, l'Église ac- quit une haute position juridique. C'était elle qui plaçait la couronne et versait l'huile sainte sur la tête du chef des croyants. Ce seul fait nous laisse déjà pressentir quelle sera l'influence de l'Église sur tout le développement de la civilisation du mo\en-àge. 12 Par son organisation extërieore, l'Église a pris pied sor le terrain du droit, elle s'est faile. d'ane certaine façon, tem- porelle ; elle se rattache donc aussi à la féodalité, forme uni- verselle du droit à celte époque. Les bénéfices de TÉglise font aussi partie du domain»' féodal sous ce point de yne ; ils sont soumis à la suzeraineté du pouvoir temporel : toutefois, il existe entre les bénéfices ecclésia.Miques el les fiefs des différences fondamen- tales. L'Église étant une personne morale, qui ne meurt jamais, il narrive jamais que le suzerain temporel soit appelé à rentrer de fait dans ses droits de propriétaire, ainsi qu'il arrivait même depuis que la loi d'hérédité avait été admise, lorsque s'éteignait la de.^cendance du pos-<^essenr d'un fief laïque. Dans lÉglise. le fonctionnaire usufruitier du bénétice est cébbataire. et meurt sans laisser d'héritier naturel auquel il puisse transmettre son fief, comme le ferait un fendataire laïque. Par celle raison. l'Église conserve toujours beaucoup plus de pouvoir sur ses membres, puisque l'occasion de disposer des bénéfices revient pour elle plus fréquemment. Sous ce rapport on peul dire que dans lÉglise le bénéfice a conservé son caractère primitif. A ces différences près, les bénéfices ecclésiastiques ren- traient dans le système féodal, tellement que la plupart dentre eux et surtout les plus considérables devaient le service militaire au suzerain laïque duquel ils dépendaient. Les empereurs de la maison de Saxe, entre autres, pour ne pas laisser toute la force militaire entre les mains des sei- gneurs laïques, donnèrent de grands fiefs aux évèques et aux prélats : ce fut ainsi que presque toutes les villes de 13 quelque importance de Fltalie et d'Allemagne furent soumi- ses au gouvernement ecclésiastique. Les bénéfices de l'É- glise de Rome furent eux-mêmes possédés par le Pape sous l'obligation du service militaire impérial Par l'institution des bénéfices ecclésiastiques les hauts fonctionnaires de l'Église se trouvèrent exercer une par- tie du pouvoir temporel, mais il ne faut pas perdre de vue qu'alors même que le représentant de l'État et celui de l'É- glise se confondent quelquefois dans une même personne, il y a en principe deux personnes distinctes. C'est ce qui donna lieu à la grande querelle des investitures, dans la- quelle on vit souvent des princes ecclésiastiques du côté de l'Empereur et des princes laïques du côté du Pape, sans que, de part ni d'autre, il ^ eût proprement infidélité. Il fut même de règle, pendant tout le moyen-jige, que la juridiction exercée par un prince ecclésiastique, en raison de ses bénéfices et sur les sujets qui en faisaient partie, n'était point considérée comme juridiction ecclésiastique, mais comme juridiction laïque; par ce motif, les princes ec- clésiastiques étaient obligés de faire exercer cette juridic- tion par un délégué laïque, auquel ils confiaient aussi ordinairement le commandement de leurs milices féo- dales. Les bénéfices ecclésiastiques furent pour TÉglise la source de grandes richesses, car elle savait mieux que les seigneurs laïques rendre productives ses vastes possessions. Les cou- vents, peuplés dans les premiers siècles du moyen-âge de moines travailleurs, perfectionnaient l'agriculture ; en outre, la, douceur proverbiale du gouvernement ecclé.siastique et la sécurité relative qu'il procurait, attiraient les cultivateurs sur les terres de l'Église. Obligés de se chercher un protec- teur pendant cette longue époque d'anarchie et de violence 14 qui précède l'établissement définitif du système féodal, nom- bre de petits propriétaires libres se recommandèrent à l'É- glise eux et leurs biens; en compensation, on leur octroyait quelques terres pour les faire valoir conjointement avec celles qu'ils avaient apportées. Durant les 10""= et H™^ siè- cles surtout, les seigneurs et les princes firent aussi, comme à l'envi, de riches concessions aux églises et aux monastè- res, pensant remplir par là un devoir religieux. Les richesses immenses que l'Église avait acquises par tous ces moyens, contribuèrent naturellement à augmenter encore son pouvoir et son inlluence, mais elles furent pour elle une grande cause de corruption. L'Église a obtenu une haute position temporelle, mais celte position est justement ce qui l'expose à de nombreux périls. La noblesse de race germanique, qui auparavant s'abste- nait d'entrer dans les ordres, y est attirée par les riches pré- bendes et par les seigneuries dont l'Église peut disposer ; l'hérédité des fiefs excluait les cadets des familles nobles, qui se tournent vers l'Église, et, peu à peu, l'envahissent. Les empereurs et les autres princes, à leur exemple, donnent les évêchés et les plus riches bénéfices ecclésiastiques à leurs favoris, personnages d'habitudes et de mœurs mondai- nes, le plus souvent fort peu dignes d'occuper de pareilles fonctions; ce n'est pas tout, une double plaie, la simonie et le concubinal du clergé viennent miner la forte constitution de l'Église catholique ; les évoques achetaient leur siège à prix d'or, des princes généralement obérés vendaient à leur tour les fonctions ecclésiastiques à leur nomination. L'inobservation de la règle du célibat menaçait, d'autre part, l'Église de rendre ses bénéfices héréditaires comme les fiefs : les évéques et les prélats commençaient déjà à se faire rem- placer par leurs fils, l'hérédité allait envahir toutes les 15 fonctions élevées de l'Église, jusqu'à la chaire apostolique, qui fut pendant quelque temps possédée par la famille des comtes de Tusculum, la criminelle descendance de Marozzia. Si cela eût continué, la puissance temporelle et la puissance spirituelle se fussent réunies en une seule; la féodalité eût absorbé l'Église qui, d'ouverte qu'elle était, serait devenue fermée ; alors l'Occident aurait peut-être vu s'établir un régime de castes pareil à celui de l'Inde. Certes, jamais plus grand péril ne menaça la société chrétienne I L'œuvre de l'émancipation morale, les progrès de la liberté eussent été arrêtés pour toujours. Nous nous trouvons ici en présence d'un de ces hommes qui, comme Charleraagne, donnent leur nom à une époque, et lui impriment le sceau de leur puissante individualité; nous nous trouvons en face de Grégoire. VII. Cet homme a ^té fort diversement jugé par ses contemporains et par la postérité. L'histoire impartiale reconnaîtra que son génie pénétrant et sa volonté de fer étaient nécessaires pour ga- rantir l'Europe de l'abîme qui s'entr'ouvrait devant elle. Pour comprendre son oeuvre , il faut considérer le temps où il a vécu; alors , ce qui a semblé rétrograde en elle , paraît au contraire progressif, l'our réprimer le désordre immense auquel la société était livrée , il fallait tailler dans le vif. Toutes les Églises et toutes les Couronnes sentirent également la main puissante du grand Pape du XP siècle. La réforme qu'il avait voulu opérer prévalut dans l'Église et en partie dans l'État. La .simonie fut extirpée pour un certain temps , le célibat du clergé remis en honneur , les bénéfices ecclé- siastiques préservés de la transformation à laquelle ils mar- chaient. L'Église reconquit le gouvernement d'elle-même. Grégoire VII avait pour lui , dans son entreprise , la force d'une idée populaire et conforme aux besoins du moment ; i<3 puissamment secondé par Tesprit chrétien qui animait alors les masses, il brisa tous les obstacles, et triompha , par les seules armes de l'esprit, de la plus grande force malérielle qui exista dans ces temps ; car il avait contre lui tout à la fois l'Empereur , la féodalité et presque tout le haut clergé. Accordons , au surplus , que Grégoire VII dépassa le but qu'il eût fallu atteindre ainsi que les limites rationnelles de son droit, et qu'en abaissant jusque dans la fange la couronne de Charlemagne, il porta la première et la plus terrible at- teinte à ce système du moyen -âge, qu'il s'était pourtant pro- posé de sauver et de maintenir. L'ascendant que l'Église romaine reprit sous Grégoire Vil, et qu'elle conserva encore pendant une partie du moyen-âge, provenait sans doute , avant tout, de l'appui qu'elle trouvait dans la foi pieuse des populations, auprès desquelles la voix du chef de l'Église était vraiment la voix de Dieu; mais cet ascendant s'explique encore par la supériorité manifeste de son organisation et par l'action bienfaisante qu elle exerça sur la société , même à un point de vue purement politique. Dans l'Église, les fonctions étaient dévolues généralement au moyen de Télection , c'est-à-dire de bas en haut , tandis que dans l'État , elles l'étaient par nomination , c'est-à-dire par le choix du supérieur. Ainsi, l'êvéque fut longtemps élu par le peuple et le clergé du diocèse ; plus tard encore , il l'était par le clergé , tout au moins, de même que le Pape. Par là, l'autorité ecclésiastique se retrempait continuelle- ment dans l'élément populaire, tandis que celle de l'État était toujours retenue dans les régions supérieures , ce qui avait pour conséquence nécessaire son affaiblissement. L'État avait bien emprunté à TÉglise certaines formes , mais la vie qui crée les formes et les anime , il ne l'avait pas. Une seconde cause d'infériorité dans l'organisme de TÉtat, n c'est le principe féodal de l'Iiérédité des fonctions , anquel nous venon;-- de voir que l'Église sut heureusement échapper. Le fonctionnaire ecclésiastique étant célibataire, ses intérêts s'identifiaient avec ceux de l'Église ; chez le fonctionnaire de l'État, au contraire, l'intérêt de sa famille disputait la pre- mière place à celui de l'État. Aussi, qu'est-il arrivé ? Du mo- ment que les fonctions civiles furent devenues héréditaires , le principe d'autorité, qui réside dans le Souverain, se trouva affaibli et paralisé , et l'État perdit sa force motrice : elle se figea, en quelque façon, dans le principe héréditaire, qui renfermait forcément les fonctions dans le cercle infranchis- sable de la caste. En conservant, en revanche , ses fonctions ouvertes à tous, l'Église put appeler continuellement à elle les capacités, quelque part qu'elles se produisissent. Le der- nier des hommes de la féodalité pouvait sortir de la place infinie qu'il occupait, pour entrer dans l'Église et s'y élever aux fonctions les plus éminentes ; la tiare même n'était pas interdite à son ambition. Ainsi, tandis que l'Église attire à elle les intelligents et les forts, l'État les repousse ; car il y a chez les castes privilégiées une répulsion inouie à l'égard de ceux qui n'en font pas partie , ou qui, même en y étant né , ne sont pas appelés par leur naissance à remplir la fonction qui fait la grandeur de la caste : de là , le droit d'aînesse. Par rin«litution du célibat, l'Église eut même la faculté de venir au secours de ceux que le système d'hérédité, admis dans l'État, forçait à descendre dans l'échelle .sociale, par exemple aux cadets et aux filles nobles; elle leur ouvrit son sein, aussi bien qu'à ceux qui voulaient monter à elle ; et comme elle ne pouvait multiplier les fonctions à l'infini, elle institua les ordres religieux , en leur donnant pour but , aux uns les armes, aux autres le travail. Tandis que tout tombait autour d'elle sous le régime des 18 privilèges, l'Église, dès les premiers moments de la conquête, indifférente aux circonstances extérieures , avait su mainte- nir la balance égale entre ses anciens et ses nouveaux en- fants; elle conserva intact, dès-lors, le principe de l'égale ad- missibilité de tous les hommes, quelles que soient leur race, leur origine ou leur condition, à tous les emplois qu'elle te- nait à sa disposition ; elle resta la seule sphère ouverte à la liberté, au mérite, à la concurrence : c'était un avantage in- calculable. Ainsi, c'est par des services, c'est en complétant l'œuvre de l'État, que l'Église assurait sa prépondérance. Avec Grégoire VU commence ce long combat de l'État et de l'Église, qui, depuis, a dominé toute l'histoire du moyen âge, celte grande rivalité du Pape et de l'Empereur, autour de laquelle ont gravité toutes les autres rivalités. Aucune époque n'olTre assurément des éléments de lutte plus variés que celle à laquelle nous sommes arrivés; mais, comme que ces luttes se compliquent et se diversitient, la question des rapports du temporel et du spirituel ne cesse d'y entrer pour une part, si même elle n'y joue le rôle princi- pal. Du H« siècle jusqu'à la fin du raoyen-àge on peut dire qu'il n'y a pas eu un grand mouvement, ni une grande que- relle qui ne soit issue de la théorie de l'État chrétien , ou qui n'aie réagi sur elle. Dans la pensée du moyen-âge, les deux puissances, spiri- tuelle et temporelle . ne sont que deux points de vue d'un même tout , lesquels se complètent et se nécessitent l'un l'autre. Cette pensée , nous la retrouverons dans les docu- ments du temps de l'esprit le plus opposé , mais plus claire- ment que partout ailleurs dans la sublime épopée du Danle, image idéalisée du moyen-âge, considéré sous toutes ses fa- ces et dans toutes ses directions. Cette théorie, si l'on en vient au fait et au prendre , ne se réalisa jamais complètement. 49 Le Pape eut pendant longtemps la supériorité. Que de fois cependant ne dut-il pas céder devant l'orage soulevé par ses prétentions! Que de fois ne dut-il pas fermer les yeux sur des violations manifestes des droits de TÉglise, faute de pou- voir les faire respecter, ou môme autoriser formellement ce qu'il avait le plus ardemment combattu. Dans ses incessants débats avec le pouvoir temporel les jours de victoire et les jours de revers se suivirent de près. Le triomphateur de Ca- nossa, malgré ses prodigieux succès, mourut dans l'exil en une demi-captivité, et, au temps encore de leur plus grand pouvoir, on vit, dit-on, la joue d'un Pontife sillonée impu- nément par le gantelet de fer d'un chevalier français! L'Empereur, de son côté, ne fut reconnu, pour ce qu'en faisait la théorie , pour le chef de l'ordre temporel que dans l'Allemagne et les pays qui en dépendaient immédiatement; là, seulement, les rois, les princes et les seigneurs se recon- naissaient eiïectivement pour vassaux du Saint-Empire. Les couronnes d'Occident, la France, l'Espagne et l'Angleterre refusèrent constamment de se soumettre à la suprématie impériale. Elles n'accordaient à l'Empereur qu'un droit de préséance honorifique. Même, sous le règne de Saint-Louis, la noblesse française entreprit de réclamer celte préséance pour son roi, par le motif qu'il était roi par naissance, tandis que l'Empereur était électif. Au lieu de s'aider réciproquement, comme le voulait la théorie, le Pape et l'Empereur furent, l'un pour l'autre, le principal obstacle à surmonter pour arriver à cette domination suprême , objet de leur commune ambition et de leurs constants efforts. C'est le Pape qui encourageait la résistance des rois rivaux de l'Empereur , afin de trouver en eux un point d'appui contre la prépondérance matérielle de celui-ci. C'est le Pape qui .suscitait les ligues des vassaux 'W rebelles , et légitimait Icnrs entreprises en les couvrant de son autorité. L'Empereur, en revanche, voulait s'immiscer dans la nomination des hautes fonctions ecclésiastiques, par le motif que , comme suzerain féodal , c'était à lui qu'il appartenait de donner l'investiture des bénéfices attachés à de telles fonctions. Regretterons-nous que ce système si vaste , si ingénieux , si simple tout à la fois, que la pensée du moyen-âge avait conçu, n'ait point pu venir à réalisation? Nous plaindrons- nous de ce qu'il n'a pas été donné au monde de voir , au moins pour quelques jours , le jeu de cette harmonie de mouvements libres et variés , liés les uns aux autres par une des idées les plus hautes qui puissent être proposées aux spé- culations et aux efforts humains? Après mûre réflexion, on en vient à penser que ce système, admirable comme conception, n'était au fond qu'une utopie, dont, l'homme étant ce qu'il est, on ne devait pas attendre la réalisation. Nous sommes loin d'avoir une foi implicite dans cette théorie moderne de l'équilibre des forces, qui réduit le droit constitutionnel à l'art d'opposer les unes aux autres des pas- sions ou des intérêts; nous croyons que celle politique méca- nique se fait de grandes illusions quand elle pense empêcher le mal à l'aide de ses combinaisons factices ; nous croyons , avec les hommes du moyen-âge, que l'art de gouverner les hommes consiste, avant tout, à les rendre bons. Toutefois, il faut bien le dire, la vérité à elle seule ne suffit pas pour maintenir ici-bas l'ordre , la justice et la paix ; elle doit être accompagnée de la force : il faut des moyens d'obli- ger l'homme à l'observation du devoir social. Or, ces moyens, l'organisation du moyen-âge les fournissait peut-être à l'é- gard des subordonnés, mais elle en manquait totalement à 21 l'égard des supérieurs. On dut donc chercher dans l'insur- rection et la guerre les ressources coërcitives que l'ordre légal et régulier ne pouvait pas fournir. A défaut d'Étals fermement constitués, la garantie de l'é- quilibre des forces politiques n'avait d'autre base que la dua- lité de l'Église et de l'État. Mais l'Église et l'État, étant des institutions distinctes, sous des chefs dilTérents, l'accord que la théorie demandait, celte harmonie, dont elle faisait dépendre la paix du monde, repo- sait, en définitive, sur les sentiments de deux hommes, éga- lement absolus dans leur sphère, et dont les intérêts, opposés en tous points, se touchaient aussi en tous points. Il n'y avait pas entre leurs atUibutions de frontière morale ou juridique clairement déterminée; il n'y avait pas non plus de tiers im- partial et puissant , suffisamment fort , qui pût s'interposer. Chacune des parties avait donc la faculté d'étendre ses pré- tentions jusqu'où elle voulait, sans rencontrer d'autres limi- tes que les prétentions opposées de l'autre. Remarquons encore que les limites , purement idéales de la théorie, ne pouvaient guère Otre observées en fait. D'un côté , si l'Empereur admettait en plein le pouvoir que celle théorie accorde au Pape , il abdiquait son indépendance , et devenait un instrument dans les mains de celui-ci ; de l'au- tre, le Pape, s'il n'usait pas de sa position élevée et de son immense influence morale pour se créer un certain pou- voir temporel et des moyens d'action matérielle, était ixposé à tomber à la discrétion de l'Empereur , dès que celui-ci prendrait au sérieux son rôle de souverain. La question même de la nomination des chefs des deux hiérarchies était en soi presque insoluble , car si le Pape nomme et révoque l'Empereur comme vicaire de Christ, qa'esl-«3e que l'Empereur? Si l'Empereur, en revanche, a le 22 droit de confirmer ou do casser l'élection du Pape, opérée par l'Église, qu'est-ce que le Pape ? On voit quelle abondante source de contestations gisait dans une telle organisation ; quelles faibles chances y étaient laissées û la concorde! Cet ordre de choses, pourne pas pro- duire les résultats qu'il a produits, eût exigé continuellement deux saints à la tête de la république chrétienne, et encore deux saints profonds politiques. Ne soyons donc pas trop surpris si ceux auxquels la tâche a été dévolue ne s'en sont pas mieux tirés, et tenons pour fort heureux que, dans la lutte infaillible quo ce système organi- sait, aucune des parties con tendantes n'aie été entièrement vaincue; que l'équilibre de l'État et de l'Église, unique sau- vegarde de la liberté et des progrès de l'avenir, n'aie pas été définitivement rompu. Supposons un instant le triomphe de l'une des parties con- tendantes, supposons le succès complet des plans ambitieux des Pontifes romains, une théocratie absolue se serait consti- tuée sur la base la plus inébranlable, l'union des deux classes dominantes , qui bientôt n'auraient plus formé qu'une seule caste, à la fois sacerdotale, guerrière et propriétaire du sol. Supposons l'accomplissement du plan favori des Hohen- staufen , la réunion de la tiare et du diadème sur la tête de l'Empereur , l'Occident serait tombé , à l'instar de l'Orient , sous le régime d'un formidable Califat. Entre les deux hié- rarchies, l'accord était impossible: or, un conllit, même permanent, valait mieux qu'un triomphe de l'une sur l'autre, qui eiit confisqué la liberté du monde. Trois choses exercent principalement leur influence sur la société du moyen-âge : l'Église, la Féodalité et l'opposition des races. Les deux premières ont été examinées, soit sépa- rément, soit dans leur combinaison. Quant à la troisième. 23 son action s'était surtout faite sentir pendant la période bar- bare. Au temps de la conquête et de l'établissement elle est le principe qui domine tous les autres; longtemps après elle se manifeste encore avec énergie. De votre nationalité dé- pendent tous vos droits, et, sur le même sol, on voit co- exister pendant des siècles les législations et les coutumes de chacun des peuples qui l'habitent. Cependant, par suite de la vie commune, du mélange de la religion et d'une organisation politique identique, les profondes lignes de démarcation que l'origine avait d'abord établies, s'effacèrent peu à peu. Il semble qu'aux temps féo- daux proprement dits le principe de division, né de la con- quête ait entièrement disparu ; il n'est toutefois pas anéanti, une observation attentive le retrouve encore; seulement, il a changé de forme, il s'est spiritualisé ; c'est dans la lutte de l'État et de l'Église qu'il faut aller le chercher. La race latine, après avoir cédé à la supériorité des armes, a su vaincre, à son tour, par l'intelligence, par lidée reli- gieuse dont elle était dépositaire et au profit de laquelle, avec cette faculté organisatrice dont elle est éminemment douée, elle créa l'Église. La race germanique a conservé le pouvoir temporel, les princes et les seigneurs en sont issus et n'ont pas tout-à-fait renoncé à la sauvage indépendance de leurs aïeux ; l'Em- pereur, représentant de la féodalité tout entière, est, en même temps, le roi électif des Allemands; il est empe- reur par cela seul qu'il commande à la Germanie. L'Église est le boulevard de la race vaincue dont elle tire son principal appui, dans laquelle elle recrute ses grands hommes, les Grégoire VII, les Innocent III. Sous son influence, sont les États du Midi, où la race latine est restée de beaucoup la plus nombreuse ; mais son plus 94 beau titre de gloire comme son principal moyen de pouvoir, est d'être partout du parti de l'opprimé, du parti du peuple, contre les privilégiés. La Féodalité, en revanche, est le boule- vard de la race conquérante, des princes, des nobles, des guerriers, des propriétaires du sol; elle résiste jusqu'au bout aux envahissements de l'Église, que son chef tint long- temps sous un joug de fer. Sortie du Nord, elle y règne en- core sans partage ; les pays germaniques sont ceux où le pouvoir de l'Église romaine a toujours eu le plus de peine à s'établir. Ainsi, la différence des races n'a pas cessé de tenir une place dans la vie politique de l'Europe féodale ; seulement cette place a été, tantôt plus en évidence, tantôt moins, jus- qu'au moment, encore éloigné, où des circonstances nou- velles viendront raviver encore cette opposition natu- relle. Pendant ce long temps, durant lequel l'État est resté sous l'aile de l'Église, il a vu se développer en lui des germes de liberté, d'unité et d'ordre, qui. sans cette protection, n'au- raient jamais pris croissance. On en sera convaincu si l'oi» porte les yeux sur cette partie de la chrétienté, les pays Gréco- slaves, qui a échappé de bonne heure à l'intluence de l'É- glise, si l'on compare sa civilisation avec la nôtre. La société occidentale au 13'"'= siècle est bien différente de celle que nous avons vu se former du mélange romain et barbare. Quoique composée de tant de races différentes, elle ne forme plus qu'un seul corps ; les nouveaux peuples sortis de ces diflerentes races, des circonstances topographiques et de l'histoire, ne se regardent plus comme des ennemis à com- battre, à soumettre ou à exterminer. La patrie nouvelle est comprise dans la patrie universelle. Il s'est formé une con- fédération dépeuples ayant un but commun de civilisation. 25 et leur union ne gône en aucune façon l'indépendance et la spontanéité de chacun pour ce qui concerne son dévelop- pement particulier. Une véritable fraternité s'est établie entre eux : les gran-, des expéditions faite? en commun sous les auspices de l'É- glise n'ont pas peu contribué à la faire naître. Il est résulté de là l'adoucissement des lois de la guerre, des alliances contractées entre les princes et qui profitent à leurs sujets. Le mouvement économique et commercial va cimen- ter à son tour ces rapports. L'État a un degré de consistance qu'il n'avait pas aupara- vant, et, malgré les inégalités qui naissent de l'hérédité de ses fonctions, le principe d'égalité proclamé par le christianisme se fait jour. Si l'égalité civile et politique, telle que nous la comprenons aujourd'hui, n'est pas l'apanage de tous, nous voyons du moins le privilège, qui est la liberté de cette époque, s'étendre successivement au plus grand nombre en passant des fonctions publiques aux fonctions industrielles, ce qui donne à la société le plus haut degré de liberté com- patible avec l'état économique auquel elle est parvenue. Tout est. quoique à différentes degrés, dans les voies de la liberté, du progrès; l'autorité civile se relève en s'appuyant sur la partie la plus nombreuse et la plus active de la popu- lation, et en diminuant les privilèges des classes élevées, les races conquérantes et les races conquises se sont successive- ment fondues, les nouvelles langues, expression de nouvelles nations alors en formation, naissent de cette fusion. Le droit barbare et le droit romain, symboles et produits des deux so- ciétés amalgamées ensemble par la conquête, n'existent plus. L'Église tente de substituer à tous deux, pour ce qui concerne les actes principaux de la vie, un droit nouveau, tiré des principes qu'elle professe. La coutume, expression des nalio- 26 iialités comme les langues, vient avec ses variétés infinies compléter les lacunes du droit commun qui est celui de l'É- glise, le droit de la famille, sur lequel la religion a toujours eu le plus d'iniluence, est sorti régénéré de la tutelle du prin- cipe religieux ; enfin touchant les formes protectrices du droit dans l'administration de la justice, les jurisconsultes s'accor- dent à reconnaître que l'on doit au droit canon leur per- feclionnemenl. Nous avons vu le christianisme, combiné avec l'élément germanique, fonder une société enlicrement difl"érente de celles qui l'ont précédée, en ce sens que, dans colle société, les droits ont leur critère et leur sanction morale dans la reli- gion, tandis (jue la garantie de ces droits, leur sanction juri- dique, se trouve dans les traditions de la liberté germanique. Nous avons vu l'inslitution civile et l'institution ecclésiastique reliées par l'Empire, être dans un rapport* de commune dé- pendance, et l'une et l'autre fixées dans le sol, ce qui pro- duit les ordres du clergé et de la noblesse, par le concours desquels se gouverne l'Étal. Nous avons vu la lutte des pouvoirs temporel el spirituel naître, pour ainsi dire, forcément, du rapport même qui les unit, puisque les bénéfices ecclésiastiques, devenus aussi des bénéfices militaires, sont assimilés aux fiefs laïques quant à l'investiture. Nous avons vu la nation civile fractionnée par l'efTetdu principe féodal, et par là le principe national affai- bli singulièrement; car il ne reste plus dans les couronnes indépendantes qu'un germe du droit national, et dans l'au- torité de l'Empereur, l'idée plutôt que la réalité d'une sou- veraineté universelle dans l'ordre temporel. C'est ce moment même, que le principe national, au- jourd'hui complètement dominant, choisit pour surgir du sol auquel il a été lié, et pour commencer à se développer. Le 27 12""" siècle est l'époque où les nalionalilés modernes ont commencé à se former, le iS"» siècle les voit grandir et se fortifier, le 11""= siècle les verra se poser nettement en présence les unes des autres, sous la forme d'États politi- ques distincts. Le principe de la nationalité, substitué à l'opposition des races co-exislantes sur le même sol, donne à nos institutions modernes un caractère qui ne se remarque ni dans les ins- titutions de l'antiquité, ni dans celles de l'époque barbare; pas davantage dans celle du premier âge féodal. Considé- rons un instant, en lui-même, dans son essence, ce principe nouveau auquel appartient l'avenir. L'idée de la nationalité se compose de deux éléments, la race et le sol ; mais le sentiment de la nationalité est géné- ralement plus vif là où l'élément de la race prévaut sur l'autre. Le lien de la race consfituè une sorte de solidarité morale, tandis que le lien qui unit le peuple à un territoire déterminé est un lien purement matériel. Le territoire devient sacré par les traditions morales qui s'y rattachent, lorsque ces traditions sont celles de la race. On a dit, avec assez de vérité, à notre avis, que ce qui dis- lingue la nation anglaise de la nation française, c'est que l'Anglais aime l'Angleterre parce qu'elle lui appartient, tan- disque le Français aime la France parce qu'il lui appartient. Ces deux manières opposées d'aimer la patrie viennent sans doute de ce qu^ dans la nationalité anglaise, le principe de la race prévaut, tandis que c'est l'élément du sol qui domine dans la nationalité française. Dans l'Orient, le sol a absorbé la nation, la race a disparu ; en Grèce, où pour la première fois brilla la liberté, le sol est un accident, une condition de l'établissement, mais la race est envisagée comme indépen- dante du sol. 28 Qu'Athènes tombe sous les "armes du grand roi, la nation se réfugiera sur ses vaisseaux, et sera encore là tout en- tière. ' Les peuples de l'ancienne Italie sont plutôt dans les ciléa, c'est-à-dire dans la communauté civile, que dans le sol, et tant Rome que la Grèce perdirent leur force expansive lorsque le principe du sol y eut prévalu sur celui de la race. Le Christianisme, qui ne voit que l'homme, expression de la plus haute liberté, la liberté morale, abaisse également les deux éléments de la nationalité. Les barbares n'avaient d'au- tre principe de leur nationalité que celui de la race, mais ce principe fut tempéré chez eux par le Christianisme. Ils le conservèrent toutefois longtemps, comme on l'a vu, gar- dant chacun leur propre droit alors qu'ils habitaient les uns à côté des autres, pêle-mêle avec le» vaincus. L'Église, qui fut l'institutrice des barbares, chercha à briser ce principe puissant de la race et à fondre les diverses races des vain- queurs et des vaincus en une seule, afin de substituer au principe national le principe chrétien ; tel était le but de la plupart de ses institutions, entre autres des empêchements au mariage pour cause de parenté, lesquels avaient été étendus à un degré si excessif. Par l'établissement de la féodalité, les institutions de tous les peuples barbares prirent aussi, peu à peu, le caractère du lieu qu'ils habitaient ; le sol possède une attraction qui lui est propre. L'Église, également, avait dû se fixer dans le sol, mais elle évita de perdre par là son unité, parce que le principe de cette «nité étant .spirituel, était au-dessus des conditions ex- térieures et matérielles ; les races barbares, au contraire, en se fixant dans le sol, avaient perdu leur unité et, avec elle, le sentiment de leur solidarité ; elles avaient perdu jus- qu'à leur propre langne, ce symbole tout particulier de la nationalité. La difïiculté des communications, la fai- blesse du gouvernement, le relâchement des liens féodaux, avaient fait de chaque fief un Étal, le territoire s'était fractionné à l'infini. Dans les petits cercles de la seigneurie, l'unité de la race et celle du sol ont disparu également. Reste le droit, mais qu'est-ce que le droit, sans la sanction qui lui est nécessaire ? La féodalité liait l'élément moral à l'élément matériel, l'homme y cède le pas au lieu; la terre caractérise la per- sonne. Tant vaut la terre, tant vaut l'individu. Les royaumes ne sont que de grands fiefs, d'autant plus faibles en fait qu'ils sont vastes et étendus en droit. Le service personnel, dans lequel se résume le lien de la société barbare, a passé de la personne à la terre ; les nations, tombées ainsi sous la servitude du sol, en sortiront cependant régénérées, plus fortement constituées, ayant repris une nouvelle vie. A ce phénomène du réveil des nationalités, contribua, en premier lieu, l'Église. L'Église étant restée indépendante du bénéfice depuis la réforme opérée par Grégoire VJI, avait conservé seule le caractère national. L'Église, en raison de ses bénéfices, avait le roi pour pro- tecteur. Ce rapport sauva la monarchie et contribua puis- samment à former les nationalités. L'Église était en fait orga- nisée nationalement : là où il n y avait eu d'abord qu'une Église nationale on vit surgir ensuite une puissante nation. Les Églises nationales furent ainsi le berceau où naquirent les nationalités. La politique romaine, opposée à celle de l'Empire, favo- risa, par ce motif, les nationalités qui étaient en voie de se former en dehors de lui, la France, l'Espagne, l'Angle- terre. 30 C'est ici le lieu de parler d'un grand événement contempo- rain , auquel PÉgiise a présidé , et qui exerça aussi son in- fluence sur la formation des nations modernes : les croi- sades. Afln de discipliner l'esprit fier et belliqueuv des races conquérantes, afin de donner un aliment à la vigueur bar- bare, tout en la faisant servir à ses desseins, l'Église a conçu ridée des croisades; la discorde est partout et empêche partout l'ordre social de se constituer. L'Église dit aux Sei- gneurs féodaux : « Allez à la guerre sainte, allez délivrer le Il tombeau du Christ ; poursuivez dans l'Orient, d'où ils sont » sortis, ces Musulmans, qui naguère ont attaqué l'Europe. » Cet appel, si conforme aux goûts aventureux de ceux à qui il était adressé, fut en tendu d'un bout de TEurope à l'autre. La réaction des croisades sur l'ordre social de l'Oc- cident, sur les institutions du moyen-âge , est le seul côté de cetle entreprise que nous ayons à considérer ici : cette réac- tion fut immense. Les seigneurs, obligés de faire de l'argent pour entretenir les troupes qui les accompagnaient . aflYanchirent une mul- titude de serfs, et le mouvement des classes inférieures dans le sens de la liberté fut par là sensiblement accéléré. L'É- glise, pendant l'absence des croisés, administrait leurs do- maines, elle y faisait rendre la justice , et le seigneur, lors- qu'il revint, laissa les juges à leur place : de là, plus d'équité dans les rapports. Les croisades eurent encore cet effet de mettre en contact l'Europe et l'Orient; elles initièrent la sauvage noblesse de l'Occident au luxe oriental , et pour sa- tisfaire à ce luxe en produisant des objets d'échange, on donna une nouvelle impulsion à l'industrie, on créa des relations commerciales permanentes et étendues. Les cités maritimes de l'Italie devinrent l'entrepôt de ce commerce , qui a fait 31 leur grandeur. La paix de Dieu, établie pendant que l'Europe était engagée dans ces expéditions au dehors, permit au tra- vail de se développer au dedans. C'est en vue des croisades aussi , que furent constitués les ordres de chevalerie reli- gieuse ; tous ces cadets de familles nobles, auxquels leur nais- sance interdisait le travail roturier et que la loi des fiefs con- damnait à la pauvreté, tous ces aventuriers de l'aristocratie qu'on disciplinait dans un but commun , auraient perpétué le trouble dans l'Etat. Enlin, dans ces longs pèlerinages , auxquels le peuple aussi prenait une large part, le peuple et la noblesse apprirent à se connaître, les diverses classes eurent besoin les unes des autres , et ces relations , formées par elles à l'étranger , servirent à les rapprocher dans la mère patrie. Toutes ces causes de développement , d'amélioration dans les conditionsdesclasses populaires, de rapprochement entre elles et les seigneurs, ont exercé une influence indirecte sur la formation des nationalités ; mais les croisades y contri- buèrent encore plus directement en ce qu'elles mettaient les nationalités en présence les unes des autres dans une entre- prise commune , où , tout naturellement, chacune chercha , autant que possible, à faire corps ; les Français se réunirent aux Français; les Allemands aux Allemands; les Italiens aux Italiens, et les conquérants normands, eux-mêmes, à ces Anglo-Saxons , par eux si mal traités. Les rois gagnèrent beaucoup , de leur côté , à combattre de nouveau , entourés de leurs anciens fidèles, de ces seigneurs féodaux , qui, chez eux, dans leurs châteaux forts, repoussaient toute espèce de joug. Or, tout l'ascendant que gagna la royauté fut au profit de la nationalité dont elle était l'image ; les relations inter- nationales se développèrent en même temps ; le système féodal fut généralisé et idéalisé, en quelque sorte, dans les 32 assises de Jérusalem. En un mot, dans les croisades, les ua- lionalilés acquirent la conscience d'elles-mômes. Nous avons indique deux causes extérieures de la forma- lion des nations modernes, les Églises nationales qui la pré- cèdent et l'annoncent, la participation des diverses popula- tions de l'Europe à la croisade qui concourt à cette formation, qui la prépare , qui en fait naître l'occasion. Il est une troi- sième cause de ce grand fait, cause intérieure, directe, coefliciente, qui s'identifie, en quelque manière, avec lui , c'est la naissance des communes. Les communes, le tiers-état, sont le fonds môme des na- tions modernes; c'est en passant par la phase toute populaire du mouvement communal , que la société du moyen-âge a produit les nouvelles nationalités. La naissance des commune est une des questions les plus difliciles et les plus controversées de l'histoire du moyen-âge. Avant le moment où elles reçurent des chartes d'affranchis- sement des Empereurs, des rois et des princes, moment qui correspond généralement aux 12""^ et 13""- siècles, les com- munes existaient déjà dans le midi de l'Europe; en Italie, en Espagne, dans la France méridionale surtout, la munici- palité romaine n'avait jamais entièrement disparu ; dans l'Eu- rope centrale, dans la France au nord de la Loire, en Bel- gique, en Allemagne, les communes avaient commencé mo- destement, comme asile , sous la protection de l'Église et des corporations religieuses de travailleurs; là, elles furent primitivement des associations d'ouvriers : les bourgeoisies sont sorties des combourgeoisies. Les communes avaient-elles une place dans le système de la féodalité, dans les institutions du moyon-âge primitif? Non ; elles ne pouvaient se développer librement au moment où tout était encore retenu dans les doubles liens de l'Église 33 ef du système fëodal , car l;i propriété foncière leur était interdite. Or, pour exister indépendant, il faut exister quel- que part. A l'inverse , là où les communes avaient persisté depuis le temps de l'antiquité, dans le midi, le système féo- dal , bien que dominant tout en apparence , ne put jamais s'emparer aussi absolument de la société qu'il le (il dans les contrées où la liberté municipale ne le limitait pas . ne lui faisait pas exception. Les communes donc furent, dans le principe, soumises aux seigneurs laïques ou ecclésiastiques qui possédaient le sol. Ces seigneurs favorisèrent leur fondation, leur accroissement, car elles les enricbissaient et augmentaient le nombre de leurs .sujets; mais, avec leur argent, dont les seigneurs étaient sans cesse à court, à l'aide de leurs murs de villes, que les seigneurs avaient laissé bâtir pour .se défendre eux- mômes, et de leurs milices bourgeoises, inférieures en rase campagne aux milices féodales, mais tout aussi braves quand l'avantage de la position compensait pour elles le désavantage désarmes, les communes arrachèrent à leurs seigneurs ou rachetèrent d'eux, pas à pas, et pièces à pièces, leurs fran- chises etieurlilierté. Les débuts des communes sont restés dans l'obscurité, car ils consistaient en une multitude de transactions locales et de guerres particulières , perdues dans la tourmente des âges féodaux. Plus tard, le mouvement, en se généralisant, fixa davantage l'attention des puissants de l'époque , et l'histoire conmiença à y prendre garde. Il était de principe général , au moyen-âge, que ce qui échappait au pouvoir seigneurial revenait au pouvoir royal, et ce qui dt'pendait seulement du Roi, ou de l'Empereur, était censé libre. Les Princes sentirent bientôt l'avantage qu'ils pouvaient tirer de ce principe à l'endroit des comrau- 3 lies. Ils fondèrent, donc , autant qu'ils purent . des villes libres, et favorisèrent l'émancipation des communes qui ne dépendaient pas deux immédiatement. Kn outre, s'attri- buanl sur le travail même une sorte de suzeraineté, ils en donnèrent le privilège, comme hénélice , aux corporations industrielles, imprimant par ce moyen à la propriété mobi- lière, fruit de ce travail, le caractère féodal (|ue toutes cho- ses devaient revêtir alors pour prendre place dan^ Tordre Juridique , i>our devenir un droit. Comme la propriété foncière représente une fonction so- ciale attachée au sol, de même le travail industriel, érigé en privilège, est élevé par là au niveau de la propriété du sol. Il ét^'iit de règle aussi, au moyen-âge, que lorsque le Prince créait une fonction, cette fonction devenait, ipso facto, héré- ditaire, à moins qu'il n'eût été expressément statué dilîérem- ment. C'est en vertu de ce principe, que les fiefs anciens et les offices mêmes étaient devenus héréditaires, de précaires ou viagers qu'ils étaient primordialement. Les droits di's communes et ceux des corporations qui en faisaient partie, devinrent aussi héréditaires. Le père transmit à son fils les privilèges appartenaiil à sa corporation. Seulement ici il n'y a pas lieu au droitdeprimogénitnre, car ces privilèges étaient de nature à être exercés par plusieurs. Cependant, comme il y aurait eu trouble dans la com- mune, si chacun avait voulu prendre pour lui la meilleure industrie . il fallut créer une organisation spéciale , qui ga- rantit et limita les droits de tous; on créa les maîtrises, dans l'organisation desquelles ce n'est pas ici le lieu d'entrer. Le rôle des communes, dans le système féodal, est donc d'avoir pour lief le privilège du travail. Ainsi qu'il a été observé tout à l'heure, les Princes favorisèrent les institutions commu- nales, parce qu'ils trouvèrent en elles un puissant secours. cl \e^ communes étaient devenues le nerf des nations mo- (Jerncs (iéj;'i longtemps avant d'ôlre appelées à prendre pari i\ leur gouverneniont. Les siècles que nous venons (U* parcourir, do Charlema- gnc à Grégoire Vfl , et do Grégoire VII jusqu'à la victoire définitive de l'Église et à la chute des Holienstaufen, embras- sent, selon nous, l'époque véritaltleraement organique du moyen-âge, l'époque Ihéocratico-féodale. C'est à celle épo- «luo que naquirent les langues, les littératures, les nationa- lités modorFies; c'est l'époque où les Normands fondaient leur (Jominalion en AngleteiTe , où Philippe -Auguste et saint Louis recréent le royaume de France, où les chrétiens d'Es- pagne refoulent les Maures et font sur eux leurs principales conqu(Mes, où éclate, dans toute sa vivacité, la lutte entre le sacerdoce et le trône impérial , où les communes naissent et s'afîramhissent. où les citosiialioimesprennentleur plus bel essor. Toutes les nations . durant celte période , ont une vie puissante, déploieid une activité particulière; elles sont jeu- nes, elles se constituent: celles qui ne purent se constituer, alors, pour la plupart ne le sont point encore,, et plusieurs mémo d'entre ces dernières ont cessé aujourd'hui d'exister. Dans le complet opanouissomont de la vie, un œil atterdif découvre le germe de la mort: au moment où une époque historique atteint son plus haut développement, on peut déjà discerner en elle les causes qui amèneront sa décadence. La première cause à laquelle un peut attribuer la désor- ganisation et ralïaisseraent du système politique de l'Europe au moyen-âge fui, sans contredit, celte luile acharnée du Pape et do l'Enipereur, qui a été comme le pivot autour du- quel roule toute l'histoire de celle époque. Comme il arrive quand deux personnages haut placés 36 s'attaquent et se iléchirenl mutuellement à la face du peuple, le résultat final fui la déconsidération des deux. En favorisant riiostilité des monarchies indépendantes à l'égard de l'Empereur, en affranchissant l'Italie du lien im- périal, en soulevant contre l'Empereur les villes et les grands vassaux , le Pape a bien atteint son but immédiat : il a humi- lié un rival, il lui a lié les bras, il l'a mis hors d'état de nuire ; mais les conséquences de cette politique ne s'arrêtent pas là , elles se retourneront contre ceux qui l'ont employée avec un succès qu'ils seront les premiers à déplorer plus tard. Au fond, c'est à son propre abaissement, c'est à sa chute, que le Pape a travaillé avec tant d'ardeur et de ténacité. Les cou- ronnes d'Occident, qu'il a caressées, devenues fortes, lui ré- sistent tout comme aurait pu faire l'Empereur, et le Pape est sans moyens coërcitifs à leur égard. L'Empereur était le bras séculier de l'Église ; en rabattant, l'Église n'a pas compris qu'elle se mutilait elle-même. Mais, lorsqu'arriveront les moments difficiles, que lui restera-t-il ? de vaines paroles, auxquelles peuples et rois auront également désappris d'obéir ! Depuis que Rodolphe de Habsbourg a abandonné l'Italie, l'Empire chrétien, le Saint Empire, n'est plus qu'un nom. Le pouvoir de la papauté déchoit en même temps que celui de l'Empereur. Désormais le Pape, devenu un prince ita- lien, entre comme un élément secondaire dans l'équilibre de l'Europe. Mais l'accroissement de son pouvoir matériel est à cent lieues de compenser la perte de cette immense autorité morale dont il avait joui au temps de sa grandeur. Il n'est plus, pour l'Europe entière, un chef toujours vénéré, toujours redouté, ordinairement écouté dans le domaine politique comme dans le domaine religieux ; sa voix ne commande plus aux fidèles d'un bout de la chrétienté à l'au- ^1 Ire. Ce ban de l'Église, qui renversait les Empereurs, pourra désormais être impunément méprisé, môme par de petits souverains. Les diverses institutions dont l'activité devait concourir à la prospérité générale, et y avaient réellement concouru, pendant longtemps, n'étaient au surplus restées, ni les unes ni les autres, entièrement fidèles à leur mission, au principe qui les avait fait naître. L'Église, inlidèle aux maximes qui ont fait sa puissance et sa gloire, cesse de se recruter parmi les petits, parmi les humbles, elle recherche l'acquisition des lils orgueilleux de l'aristocratie. Rebelle à la loi du travail qu'elle avait pro- clamée la première avec tant de .succès, elle se livre aux ha- bitudes de luxe et de plaisir, elle se complaît dans l'her- mine, Tor, les fêtes, la bonne chère: elle ne sait plus faire usage de son opulence, fruit de l'aumône pieuse des nations, dans un intérêt général; elle pèse sur ceux qu'elle avait affranchis, en diminuant par une consommation impie le surplus du travail du pauvre, surplus qui est sa liberté; elle a oublié les paroles avec lesquelles elle combattit autre- fois l'oppression, et lie sait plus que prêcher la soumission aux oppresseurs. Le moment approche où la Providence bri- sera cette fonction détournée de son but. Les nobles, aussi, ont oublié le titre glorieux de leur hommage et de leur dignité; ils ont oublié qu'ils ne possè- dent leurs bénéfices qu'à la condition de combattre sans cesse et de se dévouer en toute occasion pour la défense com- mune ; ils ont oublié le beau serment de la chevalerie, la protection de la veuve et de l'orphelin. Ils ne sont plus que les déprédateurs de la fortune publique, des frelons de la ruche qui pressurent les travailleurs, rançonnent le com- merce et vivent de la sueur du peuple dans une vaine oisiveté. 38 Les communes, elles-mêmes, ne se rappellent pas qu'elles sortent à peine du servage; elles ferment aux paysans l'en- trée de leurs corporations, elles prolongent l'apprentissage, exigent des sacrifices excessifs pour accorder la maîtrise, se carrent dans leurs privilèges et les font peser durement sur les campagnes qu'elles appauvrissent. Mais on ne s'enrichit pas par la misère du chaland. La fainéantise s'introduit dans le sanctuaire du travail. En attendant, les ouvriers des villes, devenus les barons de l'industrie, sont plus exclusifs encore que les véritaldos seigneurs, et les faubourgs com- mencent à s'établir autour des cités, dont un .jour ils brise- ront les portes. Le déclin de la vie morale, politique et économique du moyen-âge se révèle donc, à la fois, par l'abaissement simul- tané du Pape et de l'Empereur, et par l'abandon que les trois institutions principales de la société, l'Église, la Féodalité et les communes, font des principes qui leur servaient de base. L'organisation intérieure de celte grande époque, qui, soas l'apparence d'un désordre continuel, recelait cependant un système si vaste et si simple à la fois, n'avait pas été le résultat d'un système conçu « priori, comme l'ordre social antique, ou comme celui que nous, modernes, essayons de réaliser. L'ordre du moyen-âge reposait sur l'équilibre na- turel des éléments dont il (Mail composé, éléments qui étaient sortis spontanément des besoins du moment, de la combinaison dos circonstances. Cet équilibre est rompu maintenant ; le moyen-àges'en va, les rois, aidés par les communes, n'auront plus bientôt qu'à en balayer les restes; cependant, pour une telle œuvre, il ne suffira pas d'un nouveau pouvoir, il faudra aussi de nou- velles idées. L'huinanilë arrive souvent à des résultats progressifs im- prévus, en suivant un chemin qui semble rétrograde. C'est A une ancienne position abandonnée, c'est à l'héritage usurpé des ancêtres, que la colonne de feu du génie croit con- duire les peuples; mais, comme on n'arrive îi cette position ([ue chargé des antécédents parcourus dans l'intervalle, ce retour prétendu constitue une position nouvelle: un non- veau pas a été fait. Avec les foudres de re\c(inuuunicalioii, 1 aniie donl l'É- glise se servit le plus utilement pour augmenter et consoli- der S01I pouvoir, fut le droit canon ; mais l'État trouve un levier non moins puissant. Le pouvoir temporel est deveim clerc, la science a franchi les murs des couvents, elle ne sert plus l'Église exclusive- ment. La renaissance du droit romain est son œuvre: dans le corps des lois de l'ancien empire romain elle a découvert la machine de guerre avec laquelle les souverains vont ren- verser la prépondérance du droit canon et les coutumes, avec la(|uelle l'Église et la féodalité seront battues en brè- che jusqu'à ce que la supériorité du pouvoir civil soit en- tièrement rétablie. Au temps de la conquête, le droit romain avait rendu de grands services à lÉglise, qui l'avait adopté pour elle et s'eu était fait un mojen de protection et de domination en même temps à l'égard des populations vaincues -, alors elle avait pu faire du droit romain à peu près ce qu'elle avait voulu ; mais, depuis la renaissance des études juridiques en Italie, les circonstances ont changé. Le clergé ua plus le monopole du savoir ; t\c> laïques, des nobles, des chevaliers accourent lie toutes les parties de l'Europe, pour étudier dans les uni- versités les textes mêmes de Justinien. Ces textes, rédigés sous l'inspiration du despoli.sme, devaient nécessairement 40 tourner au profit de l'autorité politique, au détriment de l'indépendance de l'Église et de toutes les libertés qui existaient encore cachées dans le sein des institutions féo- dales et ecclésiastiques. Les jurisconsultes, frappés de la majesté du droit romain, de son unité, de la haute raison qui préside à ses décisions, prenaient en dégoût cet ensemble presque insaisissable de coutumes obscures, bizarres, variant sans cesse, qui cons- titue le droit féodal. Par intérêt de position et de classe, ils penchaient en faveur de l'Emperenr et des l'rinces dans leurs contestations avec l'Église. L'Empereur favorisa le nouveau droit de (ont son pouvoir et s'efforça de l'intro- duire partout dans les tribunaux placés sous sa surveillance. Il avait vu d'emblée ce que son pouvoir emprunterait de force à ce droit écrit, dans une époque où l'Église était en- core sous la tutelle de TÉtat, où la majesté impériale no connaissait pas de rivale, et où toute justice s'administrait au nom du Prince. L'Église, de son côté, à l'apparition de l'ancien droit, sentit bien le danger dont elle était menacée, et elle essaya d'y parer. A diverses reprises, les Papes s'efforcèrent de lutter contre le torrent en défendant l'étude du droit romain dans les universités; mais leur opposition fut vaine. On ne tue pas les idées en les proscrivant, surtout lors(|ue ces idées s'ap- puient sur des intérêts matériels. Ce n'est pas seulement dans les pays dépendants de l'Em- pire, que l'introduction du droit romain porta un coup fatal à la puissance extérieure de l'Église et aux institutions tra- ditionnelles de la féodalité. Dans les Étals indépendants, en France, en Espagne, etc., où on le reçut, non comme droit impérial, ce qui aurait im- pliqué la reconnaissance des prélentionsde l'Empereur, mais M seulement comme raison écrite, il exerça une influence tout- à-fait analogue. Là aussi il servit de fondement,, d'abord à l'indépendance, ensuite au despotisme du pouvoir séculier. En politique, les jurisconsultes du XIII""' et du XIV'"" siècle sont les devanciers des réformateurs. Les principes du christianisme étaient trop enracinés dans la sociélé, pour pouvoir être ébranlés par la restauration du droit romain, celui-ci ne pouvait s'étatdir qu'en devenani chrétien, comme les faits dont il visait à devenirl'expression. On a dit que le droit est athée : c'est une erreur qui ne saurait trouver accès dans l'esprit de qui a étudié ses .sources intimes et son développement. Un peuple reli- gieux ne saurait avoir une loi en désaccord avec les prin- cipes moraux qui le gouvernent. Le droit romain et le droit barbare étaient tombés tous deux, précisément parce qu'ils n'étaient, ni l'un ni l'autre, en accord avec les faits domi- nants, notamment avec le principe religieux. Le droit canon qui était, pour le temps et comparé aux coutumes, une assez bonne législation sous le rapport moral, avait contre lui la méconnaissance qu'on pouvait lui reprocher de la juste au- torité de l'État, et l'appui qu'il avait donné à toutes les usur- pations de l'Église. Le droit romain que l'État cherche maintenant à relever, se relève en etïel, mais à la condition de se réformer com- plètement; il le peut, car il n'a plus contre lui le fait et la force du droit barbare. Vis-à-vis de l'Église, il sera d'au- tant mieux forcé de rentrer dans ses limites légitimes que le droit de l'État reconnaîtra plus tidèlemenl tous les faits nouveaux qu'a enfantés le pruicipe religieux. Il n'y a donc rien à craindie pour la religion elle-même, mais seulement pour le temporel de l'Église, dans le mouvement qui s'opèie dans la sphère juridique. 42 La féodalité qui a immobilisé la propriété foncière, sera détruite un joui- par le nouveau développement du droit ci- vil, qui tend à ramener l'égalité, en donnant à la personna- lité une expression plus spiritualiste. L'homme cl la fonction ipril exerce, seront dégagés de la terre à laquelle les en- chaîna une loi t'-conomique, qui bientôt cessera li'avoir fore»' ensuite des progrès industriels qui seront accomplis. Le système féodal a fait disparaître les alleux, la loi ro- maine les fait renaître, 1er romaiia aUodiorum pareus. S'a- git-il des iiefs delà couronne? elle en l'ait des emphythéoses; s'agil-il des fiefs mouvants de la couronne"? elle en détache des terres qu'elle appelé alleux, afin de les reiidip indépen- dantes. Le nouveau droit civil, emprunté au droit romain.^ a pour tendance générale d'émanciper la propriété, de l.i dégagei" de toutes les entraves féodales pour en faire ce qu'elle était avant la conquête barbare: non plus une jouissance , prix d'un service public, mais une chose acquise définitivement. Plusieurs intérêts s'uiussent pour solliciter cette transfor- mation ; l'épargne qui se fait dans les villes, seules en pos- session de l'industrie, exige son emploi, et l'on cherche dans la propriété du sol une garantie plus solide' du place- ment que celles que l'industrie fournit. Les bourgeois enri- chis aspirent, d'ailleurs, à devenir seigneurs et à participer par là au plus haut degré de liberté connu au moyen-àge. Les nobles, appauvris par leurs dépenses mal équilibrées avec leurs revenus, cherchent de leur côté à dégager les terres (ju'ils possèdent en bénéfice, afin de pouvoir en faire de l'argent. La politique de l'État, enfin, favorise de toutes ses forces l'alTranchissemenl de la propriété immobilière, parce que la noblesse et l'Église, dans le système du moyen- àge, ne payaient pas l'impôt qui était représenté par leurs i.'] services, tandis que l'on établissait l'impôt sor les terres libres. Ce passage de la pbasc aristocrati(|ue de la propriété à la phase déinocrati([ue, ce retour de la propriété féodale à la propriété libre, ne se lit pas tout d'an coup. Dans les der- niers siècles de l'tlge féodal, on observe une série de dégra- dations du lief, qui sont la transition de la féodalité pure au système de la propriétc; moderne, reproduction de celui qu'a développé pour la première l'ois le droit romain. Du nombre de ces dégradations transitoires, sont la distinction que Ton commença à faire entre les liefs nobles et les tiefs roturiers, et celle que les seigneurs firent entre leurs biens féodaux et leurs biens allodiaux, c'est-à-dire nobles et soumis à l'im- pôt. Le (ief non noble deveiiait aussi libre. Les droits que le suzerain relirait ù cha(|ue nmtation de propriétaire engagè- rent celui-ci à favoriser cette mobilisation de la pro- priété. C'est ainsi que la propriété immobilière rentra dans le commerce, d'où elle avait été retirée par le système féodal ; c'est ainsi que la richesse des communes commença à s'éta- blir sur le sol, dont elle finit par envahir la plus grande partie. C'est ainsi que l'Ktat parvint à imposer les terres des no- bles, et par l'augmentation de son revenu se procura les moyens de payer une armée permanente et de se passer de plus en plus du service de la noblesse, servicp qui gênait les allures du Prince, tout en donnant aux seigneurs une importance politique que fon lient ù diminuer. Les conséquences naturelles de la restauration du droit romain furent donc d'ébranler les privilèges de l'Église et de la noblesse et d'arrêter le mouvement vers la liberté poli- tique qui était si marqué vers le milieu du moyen-âge. 44 Au type du gouvernement germanique, le droit romain oppose celui du gouvernement impérial; au roi, exerçant le pouvoir temporel avec le concours de la nation, il oppose l'empereur romain, exerçant la souveraineté en vertu de la le.r: irgiii; il substitue le gouvernement absolu au gouverne- ment tempéré. A des lois, manifestation spontanée des besoins des diver- ses parties de l'État, il préfère une loi conçue à priori, pré- tendue rationnelle, qui tend à détruire toute individualité nationale et à saper toutes les garanties qui se fondent sur cette inilividualité ; aux fonctions héréditaires, fondées sur le système féodal, il substitue des fonctions dépendant immé- diatement du Prince et payées par lui. En un mot, tout le système féodal est renversé par la loi romaine; les bénéfices sont appelés bonu fisd, jeu de mot qui autorise tout un système d'incorporation des biens féo- daux et de confiscation des libertés féodales. Les communes libres qui sont, dans le moyen-âge, comme de petits États, ayant leurs propres lois, prennent le caractère de municipes romains et perdent aussi leurs libertés originelles. Toutes les libertés ont été étouffées peu à peu par l'inva- sion des principes du droit public romain. Le pouvoir royal y gagne seul, il grandit en absorbant les franchises et lespri- \iléges de tous. Les communes mêmes, auxquelles le droit romani semblait devoir être plus favorable, subissent le des- tin général. Les villes libres d'Allemagne, d'Italie, d'Espa- gne, des Pays-Bas, si puissantes, si riches, si lières de leurs droits, succomberont tour à tour. C'est que toutes les liber- tés sont solidaires dans le système social ; la liberté des communes en faisait partie intégrante comme toute autre, comme celle de i'Église, comme celle de l'aristocratie ter- rière. 11 y a eu sans doute, à cette grande recrudescence du If) despolisrae qui caractérise la fin du moyen-âge, d'aulres causes encore que la restauration du droit romain : la réac- tion contre les prétentions de l'Église ; l'alliance des com- munes avec la royauté contre l'aristocratie féodale: la ruine d'une grande partie de la noblesse dans les croisades et dans les longues guerres intérieures qui les suivirent. Une autre de ces causes, la principale peut-élre, a déjà été indiquée, c'est l'abandon de la loi du travail par les classes qu'avait affrancbi le travail. La liberté est le pri\ du travail. Le des- potisme lève la tète, en dépit des meilleures inslilullons, lorsque dans la règle, et tout au moins approximativement, le surplus du travail n'est pas réparti en raison des services rendus à la société. Nous n'attribuons donc pas au droit romain exclusivement, l'invasion du despotisme qui accom- pagne la chute de la féodalité, ceserait accorder à ce droitune influence bien supérieure à celle qu'il exerça réellement; mais nous pensons que le droit romain a fourni l'idée, la théorie politique, au nom de laquelle la conliscation des li- bertés politiques s'accomplit, avec l'aide des juristes, ses in- terprètes, et au profit de la royauté, dont le pouvoir, faible et débile dans l'origine, a fini par tout absorber. Tout considéré, la loi du progrès était cependant observée dans cette révolution, fâcheuse à beaucoup d'égards. Le caractère dislinctif de la féodalité est l'identité de la propriété foncière et des droits de l'État : où cette identité commence, commence la féodalité; où elle finit, la féodalité cesse. Le général est devenu l'objet du droit de l'individu ; un tel rapport est en contradiction avec l'idée d'État. La féodalité devait disparaître dans un plus haut développement. Le représentant de cette idée supérieure d'É/«/, qui devait mettre fin à la féodalité, c'est la royauté. La royauté, qui précède la féodalité, lui survit également. Dans l'Orient, où 46 rÉliit absorbe liiubvidu, l;i ro>aulé a un cacliet sacerdotal : dans les républiques antiques, elle fait place à la démo- cratie; dans le monde moderne, elle s'allie avec celle-ci. mais ce n'est pas toujours au prolil de la liberté. Durant l'époque barbare, le pouvoir suprC'ine était exercé par le lioi. avec le concours de ses leudes et des évoques, représentants de fait des vaincus: ces formes de gouverhe- ment ont passé dans le régime féodal ; le Roi n'y est encore ([ue le premier entre ses pairs. Partout on a conservé le .souvenir des formes baulaines par lesquelles les fiers barons manifestèrent le .sentiment de leur égalité. Alors, en un sens, toute la nation concourait avec le Ikti au gouvernement d'elle-même. Malgré ses imperfections . un tel mode île gouvernement pouvait encore assex convenablement se nommer un gou- vernement parlementaire. La disparition .successive de toute espèce de gouvernement libre sous le régime féodal eut pour effet de séparer, de plus en plus, la nation de son chef. Les grands seigneurs féodaux désertèrent les par- lements royaux , qui , s'ils étaient une garantie pour leurs droits, étaient au.ssi un frein à leurs excès; ils cberchèrentà se créer une demi-indépendance . et ne r-connurenl plus l'autorité royale, qu'autant qu'elle servait à donner une ap- parence de légitimité à leurs usurpations. C'est à celte épo- que l'on voit se former en France, en Espagne, en Allema- gne, en Italie, ces grandes maisons qui tAcbaient à se rendre indépendantes en l'ail, sinon souveraines en droit. Le parle- raenldans lequel ne siègent plus les pairs du roi, mais seule- ment les dignitaires de sa cour et les vassaux de.^es domaines, perd, peu à peu, son caractère national, caractère que con- serve cependant la couronne. De là naît un antagonisme latent entre le roi et les grands feudalaires restés en dehors 47 (lu parlement, el une iriégalil<^ marquée entre le pouvoir royal et le pouvoir parlementaire, lequel finit par être entiè- rement subordonné. Le parlement féoilal étail à la l'ois cour de justice et con- >eil politique du prince. A mesure que la jurisprudence romaine a prévalu, les juges féodaux sont devenus plus inca- pables d'exercer la magistrature judiciaire, elles conseillers juiisles qui sont derrière les seigneurs acquièrent plus de crédit. Les .luristes remplacent les seigneurs dans les cours sei- gneuriales el jusque dans les grandes cours du suzerain et du prince appelées parlements. Là., armés d'une loi qui n'est pas celle de la nation et appuvéssur l'autorité du roi, les doc- teurs donnent l'assaut à la féodalité qui les avail nourris, à rÉglise (jui les avail éle\ es, et aux comnnincs dont ils étaient issus. Les cours royales remplacent les parlements féodaux, et les fondements de l'ordre repré.sentalif sont par là renver- sés. L'indépendance que le juge féodal tenait de sa naissance et de son imporlance personnelle, comme propriétaire du sol. cesse d'exister dans des cours composées île juristes, qui ne sont (]ue les hommes du roi et de la loi. La première garantie des institutions germaniques était le jugement parles pairs: celte justice, qui était commune à toutes les classes de personnes et à tous les pays pendant le moyen-âge, devient impossible lorsque la loi à appliquer n'est plus une coutume locale, mais une loi savante. Ainsi, peu à peu, les juristes ont dépouillé la nation de la première desgaraidies de la liberlé. la justice. Les communes italien- nes, qui les premières mirent la justice entre les mains des juristes, par l'institution des podestats, ouvrirent la voie, par ce fait, à la perle de leur liberté, lorsqu'au juge nommé par le peuple, on sub.stitua le juge nommé par le prince. 48 Le parlement féodal a cessé d'élre une assemblée souve- raine; il est devenu un instrument entre les mains du roi; instrument impuissant dans l'origine, mais qui ne deviendra que trop puissant dans la suite. L'ordre aurait pu Hre res- tauré en faisant revenir les pairs dans le parlement et en y introdnisanf cette force nouvelle qui se manifestait sous le nom de communes ; on aurait ainsi restitué au parlement son caractère national, mais le^; rois n'auraient su comment rappeler auprès d'eux leurs grands feudataires, et les com- munes étaient encore dans une position trop humble, pour qu'on pensât à les faire siéger au parlement du roi, lequel seul pouvait rétablir Tunilé nationale perdue. Dans ce moment on voit se produire à peu près partout en Europe une idée nouvelle, c'est celle d'une représentation gé- nérale de la nation dans ses divers ordres. Telle fut l'origine des États-généraux, institution qui a été et doit être diverse- ment appréciée en raison du développement qu'elle a pris et des destinées qu'elle a subies dans les divers pays qui l'adop- tèrent. Par l'avènement des États-généraux, la féodalité fut vain- cue, l'Église abaissée. Sous ce rapport, cette institution eut une intluence toute pareille à celle qu'avait eue la restaura- lion du droit romain. Ces deux grands faits, qui s'accomplis- sent à peu près dans le môme temps, dès la lin du 13""' au milieu du H'"^ siècle, concourent au môme résultat. Bien que l'on ait soutenu longtemps le contraire, l'action des États-généraux fut de môme que celle du droit romain, nuisible à la liberté. Ce n'est pas la liberté des peuples, c'est le pouvoir absolu des princes, qui sortit directenifut de cette institution. Méditons sur les raisons qui ont déterminé une telle in- lluence. 40 Dans les parlements féodaux, siégeaient seulement les grands seigneurs ; dans l'assemblée des nobles tous ceux qui ont un fief concourent û l'élection. P'aut-il s'étonner si les représentants d'un élément au fond hostile à la grande féo- dalité firent i)on marché à la couronne des droits des grands seigneurs? En France, la haute noblesse, comme en Espagne la grandesse, comme aujourd'hui encore en Pologne et en Hongrie les magnats, était jalousée surtout par la petite noblesse. Passons au clergé : Dans les parlements, les députés du clergé étaient les évoques, siégeant en leur qualité de ba- rons ; dans les États, les députés du clergé sont les repré- sentants de tous les bénéficicrs quelconques de rÉglise. De là la ruine de la liberté de l'Église opérée par l'Église elle- même! Les communes, d'abord, traitaient directement et individuellement avec le roi, mais dans rassemblée du tiers- état siègent plutôt les représentants de la population non noble. La petite bourgeoisie l'emporte sur la grande ; delà la ruine des communes opérée par les tils des commune^ et l'abaissement des communes en général. Ce n'est pas tout; ces trois assemblées distinctes et naturellement hos- tiles par l'antagoni.sme des intérêts qu'elles représentent, ne .sont plus un parlement, elles n'ont plus cette unité que les anciens parlements tenaient du roi. Le roi n'est plus partie intégrante de l'Assemblée nationale; le roi est en dehors des États, il traite tantôt avec l'un des ordres, tantôt avec l'autre séparément, et se fait des votes de l'un une arme contre les autres. Pendant quelque temps Tancien parlement dura encore, et fut même con.>idéré comme une représentation perma- nente des États-généraux. C'e.^tce qu'on voit, par exemple, en Espagne, où les Certes nommaient des commissaires pour siéger au Conseil du roi ; mais ce parlement n'est plus lui- 4 50 même qu'une commission royale instituée en permanence pour tenir la main menaçante du roi suspendue sur toutes les libertés publiques ; il est composé des liommes du roi, la nation a cessé d'y être représentée. Ainsi, ceux qui ont vu dans l'inslilulion des États-génénuix l'origine, l'aurore des liber- tés modernes, commettent une grande erreur; cette institu- tion inaugure plulôtl'avènement du despotisme. Souvent, sans doute, il arriva aux États de lutter contre le roi ; c'est ce qui fait illusion; mais ces tentatives furent sans suite. La résis- tance des États qui se rencontre surtout dans le tiers est passive et finit toujours par céder. L'institution des États-gé- néraux sépare la nation de son chef et la divise en corps hostiles entre eux. La nation, à l'époque des États, n'était ni assez forte, ni assez avancée, pour concevoir et réaliser le système repré- .sentalif. Aussi les rois commencèrent-ils à penser qu'ils régnaient non par la volonté nationale, mais par un droit abstrait i\\sidant en eux-mêmes. Ce n'est plus comme dans l'ancien système germanique, « où la nation n'est pas, n'est pas le roi. » Après avoir parlé des effets de la renaissance du droit romain sur les institutions du moyen-âge; après avoir mis en regard la loi romaine et les coutumes féodales, la justice royale et la justice nationale; après avoir vu comment les ba- ses de la propriété du moyen-âge ont été sapées par les prin- cipes de nouveau prédominants de la propriété romaine ; après avoir vu comment les juristes, par de subtiles interpré- tations, sont parvenus à transformer l'ordre féodal et à sup- primer les libertés inhérentes à cet état de choses ; après avoir vu les juristes chasser peu à peu des parlements les seigneurs et devenir les conseillers des rois ; après avoir vu les États, manquant à leur mission populaire, devenir eux- 51 ravîmes un inslrtimeut pnlre les mains de la couronne, il nous reste i\ voir les suites de cette révolution. Trois éléments principaux constituent la civilisation mo- derne, le romanisme, le germanisme et le christianisme : le mo\ en-âge est proprement le produit des deux derniers d'en- tre ces éléments. L'âge moderne dérive plus particulière- ment du premier, de Télémenl romain. Là où celui-ci put pén(''lrer, il a bientôt dominé. Une seule grande nation eu- ropéenne s'en est préservée, la nation anglaise, et elle n'y parvint pas sans luttes. Déjà au lô™"" siècle Rraclon s'ef- forçait d'expliquer la le.r regia, de manière à sauver l'autorité de la nation, preuve que les juges du roi employaient de son temps la loi romaine à combattre cette autorité. L'expulsion des Siuarts peut être cnvi.sagée comme la dernière phase de la lutte des Anglais contre le romanisme, en ce moment vain- queur sur tous les autres points. La renaissance du droit romain, en portant le rationalisme dans les lois, a sapé toutes les institutions qui n'avaient pas pour elles la raison alisiraite et donné aux gouvernements ce caractère doctrinaire qui prévaut généraiomcnt aujour- d'hui, sauf en Angleterre. Les hommes d'État perdent, dès le 15"* siècle, l'intelligence dos institutions publiques nées de la conquête germanique, et ne regardent plus la société qu'à travers les idées de l'antiquité. La renaissance politique, résultat de la restauration du droit romain, fut puissamment aidée par la renais.sance phi- losophique, artistique et littéraire. La pensée humaine ne pouvait pas toujours rester renfermée dans l'espèce de pri- son que lui avait faite la scholastique du moyen-âge. Jus- qu'ici les nations chrétiennes n'avaient eu d'autre guide que la religion, maintenant le domaine intellectuel est partagé eniro la religion et la science. Le peuple reçoit les paroles 52 des docteurs avec la même soumission qu'il avait jadis reçu celles qui lui venaient des ministres de la religion ; l'autorité d'Aristote, de Platon, dePapinien est égale, sinon supérieure î\ celles d'un père de l'Église. L'autorité commençait déjà sur la fin du moyen-âge à passer des pontifes aux princes ; mais ce qui, plus que tout lo reste, contribua à précipiter le mouvement des esprits, ce fut l'action immense exercée par la culture nouvellement reprise des lettres et des arts antiques. La renaissance de la philosophie ancienne frappait les institutions du moyen-âge dans leur base, la foi reli- gieuse ; la renaissance des lettres et des arts frappa les sen- timents nés du christianisme et du germanisme, et arrêta le développement des littératures nationales. Les arts et les lettres sont le miroir de la civilisation qui les produit. Le clergé môme fut envahi par les enchantements d'un paga- nisme sensuel. Le 15'"" siècle est une époque de décadence véritable, non seulement pour toutes les institutions, mais pour toutes les branches du développement humain au moyen-âge. Tout ce que cet âge a eu de grand diminue; tout ce qu'il a renfermé de mal, et il y en eut beaucoup, s'accroît. La renaissance, son nom l'indique déjà, faisait divorce avec les idées de la civilisation christo-germanique et levait contre elles l'étendard de la civilisation antique. Aussifut-elle surtout puissante et dominatrice chez ceux des peuples de l'Europe sur lesquels Rome ancienne avait laissé sa plus forte empreinte; mais si elle a détruit la liberté barbare, elle n'a pas restauré la liberté antique. Le despotisme 'plane au- dessus lies ruines qu'elle a faites. Les idées qui se font jour partout à la fin du moyen-âge et brisent l'ancienne forme sociale, sont deux pensées de restauration, l'une de restauration païenne, l'autre de res- 53 tauralion clirétienue. Opposées en apparence, en réalité ces deux restaurations marchent au môme but. La reforme sera la renaissance populaire ; la renaissance des sciences, des lettres et des arts ne pouvait pas atteindre les masses. Comme les philosophes et les lettrés sont remontés à l'antiquité grecque et romaine, les réformateurs remonteront à l'anti- quité chrétienne ; comme les juristes invoquaient le code romain, eux invoquent la Bible et voudraient ramener le christianisme primitif. La réforme et la renaissance sont donc le produit d'un double courant des esprits, courants qui sont certainement opposés dans leur essence intime, mais tendent l'un et l'autre à accomplir la révolution qui clôt le moyen -âge et inaugure les temps modernes. La grande lutte du 16""^ siècle sera le résultat de ces deux mouvements. Résumons-nous : J'ai cherché à donner une idée des rapports qui consti- tuaient le droit public européen durant le moyen-ûge féodal. La réunion d'une foule de petits États ou liefs formait alors l'état chrétien dans sa dualité, l'Église et l'Empire. L'Église, dont le dogme est univer.selleraent reconnu, dont la hiérarchie enlace toutes les parties du territoire, boule- vard de la race vaincue, refuge des peuples contre l'oppres- sion des grands; l'Empire, d'origine germanique, un moment rival redoutable de l'Église et qui, bien que dompté, sup- porte toujours impatiemment le frein. Malgré une oppo- sition plus ou moins tranchée, plus ou moins absolue, il y a unité au fond. L'Empereur, chef des princes, est avant tout l'épée et le bras de la chrétienté ; par la nature des choses il est forcé de marcher, bon gré mal gré, dans les voies de l'Église. Le droit des nations européennes est le môme, du moins quant aux points essentiels, quant aux traits princi- paux, et l'Empereur, comme chef des pouvoirs politiques, le 54 pape, comme chef de tous les pouvoirs religieux, sont les juges suprêmes des infractions dont ce droit commun peut avoir à souffrir. Cependant l'édifice dans lequel la civilisation échappée à la barbarie se reposa si longtemps, se lézarde à la fin, me- naçant ruine de toutes paris. La royauté vers laquelle gravitent toutes les forces féoda- les, déserte la premii^re la tradition germanique cl, s'ap- puyant sur les juristes et les communes, livre une guerre à mort aux grands vassaux ; l'exlinction d'un grand nombre de familles féodales vient augmenter considérablement le domaine des princes. Les croisades contre les infidèles et les hérétiques, la lutte acharnée de l'Kspagne chrétienne contre les émirs maures, les longues et sanglantes guerres de la France el de TAnglelerre, celle des deux roses, celle de Bourgogne en dernier lieu, contribuent puis- samment à la constitution des grandes monarchies. Les nationalités issues du raoyen-àge prennent toute leur con- sistance. Si l'Allemagne et l'Italie ne parviennent pas à la môme unité que la France, l'Espagne ou l'Anglclerre, la raison en est que la force ceniralisatrico dans les deux pre- miers pays, a été constamment déplacée par le principe de l'élection, el que la lutte de l'Église avec l'État y paralysa l'aclion de celui-ci. La formation de centres parlicnliers a naturellement pour effet la décentralisation politique de la communauté euro- péenne. Un principe pui. pas les autres princes pour ses égaux, il se place au-dessus d'eux, il est seul de son espèce, le seul qui n'envisage pas son droit comme un droit féodal, le seul qui ne puisse être sub- ordonné à aucun autre. Au milieu de la contusion giînéralc, cette pensée est le principe des développements postérieurs, le principe d'une nouvelle idée de l'État et d'une nouvelle royaulf'. Du lO""" au 12""^ siècle, l'idée de la royauté est proclamée de temps en temps, mais jamais réalisée : au \3"" elle com- mence à se réaliser, mais elle est encore confondue avec celle de la principauté féodale, qui seule a sa réalisation exté- rieure. De ces deux côtés de la royauté du IS""" siècle encore non distingués, un seul a de l'avenir, c'est le premier, c'est celui qui ne se réalise pas encore; car Tautre rencontre partout un droit égal au sien. Le combat qu'engage la royauté pour at- teindre à ses aspirations se livre d'abord dans les limites de la principauté, et par conséquent de l'autorité féodale; là elle rencontre bien moins d'obstacles; là elle s'éclaire elle- même sur sa mission et les moyens de la remplir. L'anarchie féodale fut à son apogée du règne de Hugues Capet à celui de Louis-le-Gros, c'est-à-dire durant tout le li™e siècle. Tandis qu'en Allenlagne et en Italie éclatait la lutte enire l'empire et la papauté; tandis que Grégoire VII aspirait à donner à celle-ci la siiprématie absolue; tandis qu'un vassal de la France, Guillaume-le-bâlard, conquérait par les armes le royaume d'Angleterre, les rois capétiens étaient, malgré leur titre, moii>s puissants que ne l'avalent été au siècle précédent leurs ancêtres les ducs de France, et moins puissants aussi que nombre de leurs vassaux: non- seulement les ducs de Normandie, mais encore les comtes d'Aujou, de Cbampagne, de Toulouse et plusieurs autre.s 60 princes qui reconnaissaient nominalement la suzeraineté du roi de Paris, le dépassaient en force, en richesse et en terri- toire. Le domaine royal était inférieur à plusieurs des grandes seigneuries de la Gaule, et le pouvoir réel des rois ne répon- dait pas même à l'étendue de leurs domaines, car les barons qui relevaient immédiatement du duché de France s'étaient rendus à peu près indépendants de leur suzerain. Le roi de France était incomparablement moins respecté dans ses terres que le duc de Normandie, par exemple. Louis-le-Gros commença à agir comme roi, non pas uni- quement en secondant le mouvement des communes dans son domaine, car, sous ce rapport, on a peut-être exagéré le rôle qu'on lui attribue. Le mouvement communal du 12°"^ siècle avait lieu dans les états de Louis, comme ailleurs, par l'effet de causes sociales étrangères à l'action de la royauté. Car Louis-le-Gros fut loin d'être toujours le protecteur des communes; souvent il prit le parti opposé, quelquefois même dans des circonstances qui ne font pas très-grand honneur à sa loyauté, ainsi dans les guerres de Laon avec son Evo- que. Louis-le-Gros agit en roi en secourant activement les po- pulations des campagnes et les marchands qu'opprimaient les chevaliers brigands, c'est par là qu'il s'assura le concours des milices des communes et des domaines ecclésiastiques; « les curés accompagnèrent le roi avec leurs paroissiens, » dit Orderic Vital, écrivain contemporain ; par où il faut en- tendre la population des domaines ecclésiastiques, assez nom- breuse dans risle-de-France. Ce fut là le secret de la force de Louis-le-Gros, ce fut aussi la première initiation du peu- ple des campagnes aux armes, et son premier pas vers la liberté. Cette aide des populations, Louis la trouva non-seulement 61 contre les chevaliers brigands, mais aussi contre son puissant rival et vassal Henri !•"■ d'Angleterre et contre un adversaire plus puissant encore, niais dont les menaces ne se réalisèrent pas, l'Empereur Henri V. Ainsi Louis ne fut point le fondateur et le propagateur sys-' tématicpie des communes, comme le racontent les tradi- tions monarchiques, mais il fut le champion zélé et actif des idées d'ordre et de paix intérieure qui avaient inspiré la trêve de Dieu, le protecteur des classes laborieuses contre les déprédations et les cruautés de la farouche noblesse féo- dale. Louis-le-Jeune, prince dévot et incapable, ne sut pas con- server à la couronne les avantages que lui assurait son ma- riage avec Éléonore, et laissa, par son divorce, les belles pos- sessions de riiérilièrc d'Aquitaine passer à Henri H d'An- gleterre. Toutefois, l'abbé Suger put continuer à marcher dans la voie ouverte par Louis-le-Gros en ce qui concerne l'administration intérieure. Dans d'autres temps, un tel roi eût perdu la royauté; Louis VII ne fit qu'en retarder la grandeur; une force morale que les fautes des rois ne pouvaient balancer combattait pour le trône, savoir celte suzeraineté suprême qui était dans la pensée générale la clef de voûte de l'édifice féodal. Cela se montre surtout sous le règne de Philippe-Auguste. Ce roi, profond politique, ambitieux et dissimulé; qu'un his- torien moderne appelle, on ne sait trop pourquoi, le roi de Dieu, par opposition à Kichard-Cœur-de-Lion, qu'il appelle le roi du diable. Un parallèle entre ces deux grandes figures féodales serait ici une digression hors du sujet; je les comparerais plutôt, comme les contemporains, l'un au renard, l'autre au lion. Le dur geôlier di' la malheureuse Ingeburge, celui qui ne 02 céda que par lies craintes politiques à l'interdit pûiiUlical, man- que de l'excuse d'une foi aveugle pour se laver du crime d'avoir autorisé les horreiirs de ia croisade contre les Albi- geois. Philippe-Auguste avait, rêvé, dil-on, dès sa jeunesse, de relever splendidement la couronne portée un jour par Char- lemagne; il consacra sa vie à celte œuvre et y travailla avec succès. Sa prudence dissimulée linl en échec la bouillante témérité do Ilichard : il profita habilement des fautes et des forfaits du lâche Jean-sans-Terre. La France doit de la re- connaissance au vainqueur de Bovines, au conquérant de la Normandie, car il lui a é;é utile : mais Tliistoire im- partiale, sans a.ssimiler tout-à-fait ce prince à un I*hilippe- le-Bel ou à un Louis XI, dont la froide tyrannie fut utile aussi à la puissance de leur nation, ne saurait accorder à Phi- lippe-Auguste une valeur morale égale à celle de son aïeul Louis-le-Gros. Quoi qu'il en soil de l'homme, il est certain que sous Phi- lippe-Auguste la royauté a fait de grands progrès, non seule- ment quant au territoire sur lequel elle s'exerçait, mais aussi quant à refiicacité et à la régularité de son action. Ce qui avait manqué jusqu'alors au gouvernement dans le régime féodal, c'était lunité, la présence d'un pouvoir ccd- tral. Philippe-Auguste ne chercha pas à opposer la royauléà la féodalit»', comme ses successeurs le firent dans la suite, mais il essaya deréunir auprès de lui ses grands vassaux, de les con- stituer en assemblée féodale, en Parlement, et de se faire de leur autorité collective un moyen de gouvernement. C'était un pas vers l'unité ; et après des commencements assez difficiles, la prépondérance de ce prince était devenue telle, que le moyen lui réussit parfaitement. Les assemblées féo- dales, nombreuses sous son règne, lui furent plus utiles que dangereuses: leurs ordonnances législatives étaient ()3 renies, sinon dans tout le royaume, du moins dans les do- maines dos barons qui avaient pris part à leur adoption . Kn niiMne temps qu'il se prévalait de sa suzeraineté pour rallier autour de lui les grands vassaux, Philippe-Auguste ne négligeait rien de ce qui pouvait distinguer et séparer la royauté des autres pouvoirs féodaux. Nous l'avons déjà remarqué, il y avait dès le principe, dans la royauté capétienne, un cargct^^e. un côté, un élément étranger au .>yslème féodal, distinct de la suzeraineté, sans rapport avec la propriété territoriale. Par ce côté, elle se dis- tinguait des autres pouvoirs féodaux. Il y avait nombre de suzerains en France, mais il n'y avait qu'un seul roi: et non seulement la royauté était seule en France, mais elle avait droit sur toute la France; ce droit était vague, très-peu elllcace, très-peu actif dans la pratique, mais il n'était pas absolument vain ; il était ce qu'était l'unité na- tionale, comme le dit fort bien M. Guizot. Or. an-dessus de toutes ces nationalités, de tous ces territoires divers, planait encore le nom, le souvenir, l'idée d'une patrie et d'une na- tionalité commune. Cette idée obscure, faible, presque étrangère aux réalités historiques, n'avait pourtant jamais complètement disparu. Philippe-Auguste s'appliqua donc à relever cette distinction entre la royauté et la suzeraineté qui faisait de celle-ci un pouvoir .vij geneiis. C'est dans ce but qu'il posa comme règle que le roi ne pouvait et ne devait rendre hommage à per- sonne pour les fiefs qu'il pouvait tenir de quelque autre. Philippe-Auguste, enfin, inaugura et organisa la force qui a le plus puissamment contribué à décider la victoire de la royauté sur la féodalité, et à créer l'unité de la France, en instituant dans ses domaines, ou du moins en régularisant l'institution des employés royaux, les baillis et les prévôts. 64 L'histoire du domaine est, dan5 celte première phase l'histoire de la monarchie; la possession privée limite les droits de la souveraineté, elle en est la condition de fait. C'est dans le domaine que prend naissance ce système des em- ployés qui, dans la suite, constituera la force executive de l'Étal rendu indépendant. Les baillis royaux ne sont en- core que des baillis féodaux, mais avec le sentimenl instinc- tif qu'ils vont devenir autre chose. La possession unie au sys- tème des employés, voilà ce qui caractérise celte époque et forme sa vie particulière. Par ses employés, la royauté apparaît d'abord dans l'iden- tité de possession et de droits souverains qui est l'essence de la féodalité ; les baillages représentent les divisions locales, le Parlement représente les rapports de la royauté avec l'en- semble. Le roi n'a encore aucun droit découlant exclusive- ment de la qualité de roi , mais la royauté s'apphque à se dis- tinguer de la principauté féodale, sinon en fait, du moins en idée. Philippe-Auguste s'est posé le premier comme chef de la France entière ; son père et son aïeul n'ont fait usage de leur pouvoir que contre leurs barons récalcitrants. Philippe- Auguste a tenté de soumettre à l'autorité de sa couronne les princes féodaux. Gela arriva, entre autres, dans la cour des pairs, tenue, en 1206, pour juger Jean-san.s-Terre, accusé du meurtre de son neveu Arthur. Dès ce moment, la principauté féodale n'est plus une sou- veraineté absolue. Le roi seul est au-dessus de tout tribunal et de tout jugement; le pouvoir royal se distingue par là de ce- lui du prince féodal, qui peut être soumis à une cour des princes. Il y a donc dans le royaume une position en dehors du rapport proprement féodal, celle du roi ; le roi a un droit qui ne dépend pas de la possession. Ce droit est d'abord de rendre la justice aux princes, ensuite celui d'exécuter le ju- 65 gement, el si le jugement entraîne la perte du fief, ce sera encore au roi que le fief confisqué reviendra. Ceci conduit naturellement à l'idée que les princes féodaux tiennent leur lief du roi, que le roi est le suzerain supérieur pour tout le royaume, que la souveraineté royale est au-dessus de la sou- veraineté féodale. A cette manière de voir nouvelle, correspond le principe que le roi ne peut prêtera personne le serment féodal. Le roi pouvait être vassal d'un autre pour certaines possessions ; mais, dans ce cas, il prétait serment d'hommage par intermé- diaire, car c'était seulement sa personne qui était censée né- cessairement en dehors du lien féodal. Quant au droit de législation, le roi ne l'exerce encore que dans les provinces dont il est prince féodal, mais ici son droit peut être envisagé sous deux faces : dans les domaines dont il est seigneur immédiat, et dans les provinces vis-à-Yis des barons. Cette seconde face de la législation est celle qui se présente dans les Élablissemenls. Les lois sont rendues dans l'assem- blée des barons, et n'ont force qu'autant que chaque baron leur donne son assentiment; le roi n'est que le premier des pairs. Cette situation dura jusqu'à saint Louis; sous ce règne commence à se faire jour l'idée que le roi peut faire des lois sans le consentement des barons. Beaumanoir (ch. 49), établit nettement la théorie des partisans de la royauté. Le roi, selon lui. peut faire un nouvel établissement quand il lui plaît et qu'il voit que c'est le commun profit; les barons, de leur côté, ne peuvent faire nouvelle coutume sans le congé du roi. Au 14"'« siècle cette doctrine a déjà prévalu. Le droit de législation du roi dans son domaine est exercé par les ordonna m-es, qui furent d'abord faites pour les baillia- ges seulement. Les règlements des bailliages sont propre- 66 ment la législation royale du 13"" siècle. Ici le roi ordonne sans le concours des barons, de sa propre autorité et comme seigneur féodal. La plus ancienne de ces ordonnances qui nous soit parve- nue est le soi-disant testament de Philippe-Augustede 1190. On n'en trouve plus dès-lors jusqu'à saint Louis. Dans la se- conde moitié du 13™'' siècle elles sont nombreuses et impor- tantes ; elles ont surtout pour but de lixer les droits des baillis par rapport au droit féodal. Depuis le 14""^ siècle ce mouvement de législation cesse, parce qu'il n'est plus nécessaire, et les ordonnances tiennent la place qu'avaient au siècle précédent les établissements. L'ordonnance dépasse la sphère domaniale et prend force pour toutes les provinces constituant le royaume dans le sens étroit, c'est-à-dire pour les terres dans lesquelles le roi de France est prince féodal. L'unique mérite de Louis VIII fut d'avoir donné à la France, par le choix de Blanche de Castille, une reine qui prépara le régne sage et glorieux de saint Louis. M. Guizot observe que l'histoire ancienne et moderne n'offre guère que deux exemples d'un prince qui, dans sa vie et son gouvernement, se soit constamment dirigé d'après son senti- ment du bien et du mal, Marc-Aurèle et saint Louis. Malgré cette rigidité de conscience qui lui faisait repous- ser tout acte reprocbable au point de vue moral, quelque pût être son utilité apparente, saint Louis est un des rois qui ont jeté le plus d'éclat sur la royauté française, qui en ont le mieux affermi la puissance. Son influence politique a été plus grande et plus durable que celle de ces princes excfiisivement politiques dont l'his- toire de France fournil une liste considérable. Louis IX. est le roi chrétien et féodal par excellence ; sous 67 son règne la féodalité a acquis son entier épanouissement. Depuis, l'équilibre entre le principe royal et les principes féodaux, a cessé d'exister, et la féodalité entre dans une phase de décadence. Observateur religieux des droits établis, Louis IX n'en- treprit point, comme le firent ses successeurs et comme l'a- vait déjà tenté Philippe-Auguste, d'abolir la féodalité et d'envahir au profit de la couronne les droits qui apparte- naient aux soigneurs. Loin de là, il acceptait la société féodale, en s'eflorçant de la régler, de lui donner une forme fixe et d'en réformer les abus. La justice de Louis IX, qui est le respect du droit même là où il lui est contraire, se montre dans la réponse qu'il fit quand on le pressait de mettre à mort le fils du comte de la Marche, fait prisonnier avec la garnison de Fontenoi. «Ils ne méritent point la mort » dit- il, « lui pour avoir obéi aux » ordres de son père, ses compagnons pour avoir fidèlement » servi leur seigneur. » Selon le droit féodal, un noble pouvait être vassal de plu- sieurs seigneurs, mais celle coutume était contraire à la bonne constitution du royaume lorsque les seigneurs se trouvaient vassaux, d'un côté, du roi, de l'autre, d'un prince étranger qui pouvait être ennemi. Pour remédier à cet in- convénient dans ce qu'il avait de plus choquant, saint Louis offrit aux seigneurs normands le choix entre le roi d'Angle- terre et lui. Henri 111, moins équitable, commanda qu'on mît hors des fiefs d'Angleterre tous les vassaux de France, sans leur laisser de choix. Doutant, non sans motifs, du droit de son aïeul Philippe- Auguste à confisquer les possessions de terre-ferme de Jean- sans-tene. Louis, dès le début de son règne, avait voulu ar- 68 ranger l'affaire par un traité; il rendit à Henri III le Limou- sin, la Saintonge et le Quercy, pour obtenir la cession de la Normandie et du Poitou et la suzeraineté du duché d'Aqui- taine. Malgré cette équité si scrupuleuse, saintLouiseslun desprin- ces qui ont le plus contribué à étendre le royaume, en même temps qu'il se refusait à la conquête, qui est le droit de la force; il ne négligeait aucune occasion de conclure des trai- tés avantageux et d'acquérir à l'amiable de nouveaux terri- toires. Les réformes que saint Louis opéra dans l'administration intérieure du royaume, ont eu une très-grande portée, et, en fait, elles ont été le point de départ de grands changements dans le système féodal ; mais quand on les examine l'un après l'autre, on voit bien qu'elles n'avaient pas pour but de ré- former d'une manière générale et systématique, encore moins de renverser le système féodal existant. Saint Louis s'en prenait aux alms, aux choses qui lui semblaient mauvaises, et cherchait à les corriger en y portanlle remède approprié, sans s'inquiéter de savoir s'il agissait conformément à telle ou telle vue générale, s'il amènerait telle ou telle conséquence dans l'avenir; il respectait le droit, et là où il voyait le mal, il l'attaquait, sans chercher à se faire de cette attaque un moyen d'envahissement, sans arrière-pensée, sans calcul po- litique. C'est par là, et précisément en n'y visant point, qu'il lit faire à la royauté de si grands progrès. Ses réformes s'é- tendirent au loin, même au-delà des limites du royaume de France, parce qu'il n'affecta nullement de les imposer. L'une des réformes de saint Louis qui concerne le plus di- rectement notre sujet, est celle qu'il entreprit dans le butd'a- bolir les guerres privées et le duel judiciaire. Par la quaran- Uiine le roi, il empêchait de surprendre les parents et vas- 09 saux de celui à qui a été suscitée une querelle ; par Vasseiire- ment, il permettait à l'offenseur d'offrir à l'offensé la voie des tribunaux; quant aux combats judiciaires, il ne pouvait les abolir que dans ses domaines, encore là souleva-t-il de grandes résistances, car les guerres privées et les duels étaient de l'essence même de la féodalité ; le droit de guerre est inhérent au droit de souveraineté qui est à la base de la seigneurie. Saint Louis fit un fréquent usage de son parlement, il appa- raît dans la tradition comme un roijusticier, infatigable à con- cilier les différends de ces sujets: Ton vil^ôme des princes étrangers qui recherchèrent son arbitrage. Dans le parle- ment royal, siégeaient maintenant, les uns à côté des autres, trois classes de membres bien distincts : les grands vassaux, les vassaux du domaine, et quelques juges royaux choisis dans la classe des jurisconsultes; les grands vassaux avaient réclamé contre l'admission des vassaux immédiats, mais, comme vassaux du roi, ils étaient au même rang ; or, ce point de vue triompha par l'a-scendant qu'avait pris la couronne sur le principal. L'admi.ssion des jurisconsultes dans le parlement eut un effet bien plus fatal à la féodalité, savoir l'envahissement des formes de la procédure écrite et des principes du droit romain, raaisccteffel se manifesta plus lard. Chez les jurisconsultes du temps de saint Louis, les rédacteurs desétablissements Beaumanoir, Desfontaines, la tendance aux innovations est tempérée, comme chez saint Louis lui-même, par le respect du droit établi ; chez Beaumanoir, ce respect et en même temps une haute intelligence des principes de la féodalité, sont surtout remarquables. La lutte de la royauté française avec la féodalité eut lieu presque toujours sur le terrain de l'administration de la Justice ; elle se produisit sous la forme de conflits de juri- 70 diction. Nous traiterons spécialement ce point, nous nous bornons pour le moment à des indications tout à fait gé- nérales. L'ordonnance de saint Louis concernant les baillis, séné- chaux et prévôts de ses domaines, mérite d'être mentionnée. .\ l'inverse de ce qu'avait voulu le traité de Paris du temps du mérowingien Clotaire, le roi défend aux juges de ses domaines d'acquérir des biens dans les lieux qu'ils adminis- trent, sans sa permission expresse, et môme de marier leurs enfants à quelqu'un de leurs administrés; cette pré- caution était destinée sans doute, d'une part à garantir l'im- partialité du jugP domanial, de l'autre à empêcher ses empiétements sur le bien du roi que ces fonctionnaires ad- ministrent; elle rappelle beaucoup les mesures que pre- naient dans le même temps les villes d'Italie à l'égard de leurs podestats. L'obligation imposée au bailli de rester dans le pays âO Jours après qu'il est sorti de charge, pour répondre à ceux qui auraient des griefs à faire valoir contre lui, a également un rapport frappant avec l'institution des podestats. Il est remarquable de voir saint Louis rétablir après quatre siècles, les Missiàe Charlemagne ; c'étaient tantôt des frères prêcheurs, tantôt des chevaliers. L'histoire nous apprend que ces inspections amenèrent souvent des résultats. Par l'emploi persévérant de ces divers moyens, saintLouis parvint à réta- bUr plus d'ordre dans .son royaume qu'on n'en avait jamais vu sous le régime de la féodalité. Estienne Boileau, prévôtde Paris, sous les auspices duquel fut rédigé le /jure des métiers, lit, (fit-on, mettre à mort son filleul et son compère trouvés coupables de délits; l'impu- nité des malfaileurs et la partialité des magistrats furent en tous temps le plus terrible fléau du peuple. Ce roi, dont 71 l'Église a fait un saint, se distingua aussi par la résistance ferme qu'il opposa aux empiétements de l'Église ; la prag- matique sanction rendue par lui a été considérée comme la base des libertés de TÉglise gallicane et des droits de l'État vis-à-vis de l'Église. Joinville raconte comment saint Louis repoussa énergiqueraeni la demande des prélats français, qui voulaient que l'État lit exécuter sans examen préalable les sentences rendues contre les excommuniés. Depuis ce beau règne qui a laissé des souvenirs si tou- chants, la féodalité déclina et la royauté française cessa d'être essentiellement une royauté féodale. La féodalité était dans les besoins avant d'être dans les faits durant l'époque barbare; désormais nous la verrons dans les faits, tandis qu'elle a cessé d'être dans les besoins ainsi que dans les idées. Avec le li""* siècle s'ouvre la seconde période de l'époque féodale, durant laquelle la royauté, prenant le dessus dans la société française, ôte peu à peu aux pouvoirs féodaux Tin- fluencc et l'action, et marche inces.samment à se transformer en monarchie absolue. L'élément féodal toul-à-fail subordonné, n'est plus que l'ombre de ce qu'il a été; on le renferme de plus en plus dans les limites du droit civil, dont le droit public sera de recbef séparé. Dans la lutte qui s'engage maintenant entre la royauté et la féodalité, la victoire définitive resta à la royauté, mais elle ne Tobtint qu'à force de persévérance et après maintes pé- ripéties. Aucune époque dans l'histoire de France n'est plus agitée que cette période, qui embrasse le 14""* siècle et la plus grande partie du IS"*. Une confusion générale dans les rapports intérieurs, des guerres continuelles avec l'Angle- terre, des insurrectionsnombreuses et sanglantes, la royauté, 72 la noblesse et le peuple sans cesse aux prises, tantôt entr'eux, tantôt avec l'ennomi du dehors, pas un moment de repos et de paisible développement, voilà le tableau que cette (époque nous présente ; tel a été le pénible enfantement de l'absolutisme royal. Trompés par l'aspect de ce chaos, les historiens ont jugé cette époque peu importante, sans caractère, sans ré- sultats; il n'en est rien ; c'est celle pendant laquelle les op- positions nées des précédentes phases s'entrechoquent pour la première fois avec la conscience de leur hostilité, mesu- rent leurs forces et se disputent l'avenir: elle est pleine de misères, mais aussi de vie. La victoire n'est pas encore déci- dée, voilà pourquoi elle parait sans caractère dominant; mais, eu réalité, si le 16""^ siècle a une physionomie toute nouvelle c'est qu'il est sorti du chaos des deux siècles qui l'ont pré- cédé. Depuis Louis-!e-Gros un règne insignifiant^avait constam- ment .«uccédé à un règne marquant ; il en est encore de même du règne de Philippe-le-Hardi : la société n'a fait que suivre aux impulsions reçues du temps de saint Louis; Phi- lippe-le-Bel la trouva encore en cet état. En théorie, la royauté n'est point encore absolue ; elle n'est fondée, ni sur l'idée de la personnification de l'État, comme l'empire romain, ni sur celle du droit divin, em- pruntée plus tard à l'Église; cependant elle n'est pas non plus limitée ; dans l'ordre social, aucune institution ne lui fait équilibre, elle n'a aucun contre-poids régulier; aucun principe généralement admis ne vient assigner des bornes au pouvoirroyal. On est loin de croire qu'il puisse tout faire, mais on ne cherche pas même à savoir où il doit s'arrêter. La positionjuridique du roi varieselon les classes de sujets : Vis-à-vis des grands vassaux il est roi. ce qui en langage féodal se traduit par suzerain. 73 Vis-à-vis du clergé, il eslprince El avoué de l'Église, quel- quefois aussi suzerain pour les terres d'Église qui provien- nent de la couronne. Vi&-à-vis du peuple des domaines, il eslprince et seigneur féodal. Vis-à-vis des villes, il est prince et protecteur spécial lors- qu'il est intervenu dans la constitution des chartes do com- mune. Vis-à-vis du peuple des fiefs, il n'est que prince, et à ce titre son pouvoir est encore bien vague, bien faible; mais il se développera par les modifications que va éprouver le sys- tème des juridictions. En fait, la royauté est en présence de plusieurs pouvoirs indépendants d'elle, la féodalité, rÉglise, elju.^qu'àun cer- tain point les communes, mais elle est supérieure en force à chacun de ces pouvoirs ; car, sauf l'Église, aucun d'eux ne forme véritablement corps. L'Église, de son côté, est bien moins puissante en France que dans l'Empire germanique. Philippe IV, dit le Bel, est un prince d'un caractère loul opposé à celui de son aieul saint Louis, mais aussi complet, aussi logique. Les contemporains parient peu de sa vie, de ses mœurs, mais ce silence même a quelque chose qui glace : quant à ses ados politiques, ils sont nombreux et importants; d'un bouta l'autre, ce règne fut celui d'un tyran. Que les circonstances, que l'influence des légistes qui allait en grandissant, aient facilité l'œuvre de ce prince, j'en conviens, mais par sa volonté persévérante, Philippc-le-Bel poussa la royauté dans les \oies du despotisme, et qu'il ail été un caractère froid, égoïste, sans entrailles, c'est ce que l'on ne peut guère contester. — Ur, « tel niaitre. tel serviteur. " Qu'uti Tibère monte sur le trOne, il saura 74 - choisir ses instroincnts: It's légistes et les ministres de Phi- lippe-le-Bel ne sont pas les légistes du temps de saint Louis. Dès le début du règne de Philippe-le-Bel, l'ancienne lutte du pouvoir temporel avec l'Église et le pouvoir papal, de Henri IV avec Grégoire VII, de Henri II d'Angleterre avec Thomas Becket, s'était rallumée plus vive que jamais. Les motifs de dissentiment n'étaient pas très-élevés, mais le but môme trouvait chez les populations une certaine sympathie ; l'Église du H""" siècle avait toutes les préten- tions hautaines de l'Église du 11™^ siècle, mais elle n'avait pas ses vertus; la simonie poursuivie avec tant de vigueur par les Grégoire VII et les Innocent lll, trônait à Rome môme. L'avarice du pontife égalait celle du roi, et la lutte en- gagée sur des queslionsfiscales entre Philippe etBonifacc VIII, était au fond une lutte de rapacité. Tandis qu'il y était le plus vivement engagé, le roi reçut d'ailleurs un coup si terrible qu'il eût été capable d'abattre tout-à-fait un prince d'un caractère plus faible. Le gouver- neur de la Flandre pour le roi, ChâMllon de St.-Pol, avait poussé, par sa dureté, la fière et remuante cnmmunede Bruges à la révolte. Le roi voulut la châtier sévèrement et envoya contre elle la fleur de sa chevalerie, l'élite de ses troupes des communes ; cette brillante armée fut écrasée h Courtrai par les vaillants Brugeois. L'on a répété assez légèrement que la chevalerie avait préféré se laisser tuer que de tirer l'épée contre des vilains. C'est une absurdité suggérée par le désir d'expliquer une défaite assez honteuse. En réalité, la chevalerie française fut vaincue pour avoir attaqué avec trop d'impétuosité et pour n'avoir pas voulu laisser commencer Tatlaque par les con- tingents des communes, aussi nombreux it eux seuls que toute l'armée des Flamands, 75 Ce fut au plus fonde sa querelle avec Boniface, que Phi- lippe conçut ridée d'opposer à Rome une force analogue à la sienne, et convoqua les ElaLs-généraux en vue d'obtenir le concours de lopinion publique de toute la France afin de repousser le coup dont le ruenaçait la bulle ausculta fiU, dans laquelle le pape annonçait la convocation d'un con- cile gallican à Rome pour juger la conduite du roi. Cette convocation des Etats-généraux de tout le royaume, à laquelle étaient aussi appelés les députés des villes, a passé et passe encore généralement pour la première dont l'histoire de France fait mention. Cependant l'on assure qu'il résulte de documents découverts récemment, la preuve que, déjà avant cette date, Philippe aurait demandé des subsides aux députés des trois ordres réunis, soit sous la forme d'É- tats-provinciaux, soit sous celle d'États-généraux. La tentative de Philippe-le-Bel pouvait paraître téméraire chez un prince au.^si peu populaire : pourtant elle réussit complètement. Le pape était encore plus impopulaire que le roi, et depuis plus longtemps ; la noblesse était irritée au plus haut point par les empiétements continuels des justices cléricales, et le peuple, rempli du souvenirde saint Louis, ai- mait encore mieux le roi que le pape, malgré les vexations que le gouvernement du roi lui faisait éprouver. Quant aux prélats, timides, incertains, neutralisés par le> dillicultés de leur position, ils cédèrent, entraînés par la violence des deux antres ordres. Philippe, assuré du concours de son peuple, put, chose inouie jusqu'alors, faire brûler publiquement à Paris, en présence de sa cour, la bulle amivulta fili,H quel- ques années plus Lird on vit un des soutiens de la politique du roi, Philippe de Nogaret, souffleter de son gantelet le pontife, enlevé par surprise au milieu de ses États. Le vieux Boniface en mourut de ilouleur. 76 Indépendamment de l'occasion qui amena sur la scène les ÉtaUs-généraux français, il y aura lieu pour nous à exa- miner avec quelque attention le fond même de cette institu- tion, sa portée et son inlluence. Ne trouvera-t-on pas cependant quelque chose de prophétique dans cette circons- lance, que, tandis que le premier appel aux communes d'Angleterre avait été fait par les barons, contre la royauté, au nom des libertés publiques, le premier appel au tiers- état en France ait été fait par la royauté, et par le plus des- potique des souverains du moyen-âge, au nom de l'indépen- dance de l'État? Reportons maintenant nos regards sur l'organisation môme, dans laquelle intervient ce rouage nouveau. Consi- dérons un instant son pa.-sé immédiat, son état présent et l'avenir qui lui est destiné. Lorsqu'à pris naissance l'institution des Élats-généraux, le combat entre la féodalité ancienne et la royauté nouvelle venait aussi d'être engagé. Déjà au 13"" siècle, entre autres sous le règne de saint Louis, ces deux formes de la vie pu- plique s'étaient trouvées en présence; mais alors, malgré leurs oppositions intérieures, elles vivaient encore en paix. Dans ce développement calme leur organisme avait acquis un degré d'accomplissement et de force que la féodalité n'a plus retrouvé, et que la royauté, malgré son succès, ne re- trouvera que plusieurs siècles plus tard. A ce moment, la lutte n'avait pas encore elïacé les limites réciproques ; la royauté, tirant ses moyens d'action et son développement du sein même de la féodalité, s'occupe à étendre son orga- nisme sur tous les points du territoire. La féodalité, rassem- blant ses forces, se présente à nous sous son aspect le plus clair, le plus majestueux, dans son moment le plus brillant. Et cependant, déjà alors est née, et grandit rapidement, la puissance qui doit labsorber et l'anéantir : déjà sonne l'heure > En 1412, durant la démence de Charles VI, et tandis que la France était à la fois en proie aux ravages des Anglais et à ceux de la guerre civile que se livraient, sans relâche, les partis d'Orléans et de Bourgogne, une nouvelle explosion de la démocratie eut lieu. Paris, comme au H""" siècle, se mil à la tête du mouvement, et essaya de former une ligue de toutes les villes françaises et belges. Au moment où le duc d'Orléans amenait le Dauphin à Paris, l'insurrection éclata, la Bastille fut prise une première fois, les courtisans chassés. Le chaperon blanc, insigne des vaincus de Roosebeck, fut 93 posé sur la tôte de leurs vainqueurs. L'université s'unit au peuple; son député, Eustache de Pavilli, exposa, dans les termes les plus sévères, aux États-Généraux, les abus du système dominant. Ces plaintes provoquèrent l'ordonnance du 25 mai 1413, connue sous le nom d'ordonnance cabo- chienne. Toute la part du boucher CabQche, l'un des me- neurs du peuple de Paris, à cette ordonnance, est d'avoir contribué aux événements desquels elle surgit. L'ordon- nance elle-même fut l'œuvre d'hommes versés dans les affaires publiques, des légistes, des modérés, qui ne surent pas la soutenir. Comme législation, l'ordonnance Cabo- chienne est un travail fort remarquable : c'est un code com- plet en 258 articles, qui touche à toutes les parties de l'ordre judiciaire et administratif. Une république de magistrats inamovibles légiférant, contrôlant et administrant au nom du roi, tel est l'idéal que les auteurs de cette ordonnance voulurent réaliser. Elle tomba avec la crise qui l'avait pro- duite. Dans la suite, on en a tiré nombre d'excellentes pres- criptions, mais en ayant soin de ne pas en indiquer la source. Encore dans le courant de la même année, les excès des cabochiens provoquèrent une réaction dans la bourgeoisie, qui rendit le pouvoir à la cour. L'ordonnance cabochienne, devant laquelle toutes les têtes s'étaient inclinées an mo- ment, comme devant « la sages.se de la France », dit M. Mi- chelet, fut, le 5 septembre 1413, abolie et déchirée dans un lit de justice solennel. Ce fut la fin des grands mouvements populaires, jusqu'aux guerres civilesdu temps de la réforme. Le désordre ne cessa pas, néanmoins ; jamais, au contraire, la situation du royaume n'avait été plus misérable ; mais dans celte longue nuit d'horreurs et de désastres qui recouvre la France depuis la démence de Charles VIT jusqu'aux prodiges 94 de la pucelle d'Orléans, il n'y a rien qui intéresse positivement l'histoire des institutions. La conviction était désormais acquise que l'ancienne che- valerie n'était pas en élat de sauver le royaume: les mouve- ments populaires n'avaient rien pu fonder de durable ; les États de Paris de l'an i420, en sanctionnant le traité de Troyes, avaient accepté, pour la France, Henri V d'Angle- terre comme héritier de la couronne de France, au préju- dice de Charles VII, et n'avaient pas même su opposer aux exigences d'argent exorbitantes de ce prince étranger la résistance énergique qu'on faisait auparavant aux princes nationaux. La nation ne vit plus de salut que dans une inter- vention plus énergique de la royauté. Jeanne d'Arc, gracieuse apparition qui plane sur toute celte époque, est le symbole de la réconcihalion entre des forces trop longtemps oppo- sées; son sacrifice racheta le repos et la paix du royaume. L'Anglais fut vaincu et expulsé ; les ordres tombèrent à l'ar- rière-plan ; à la place des États on mit le grand conseil du roi, dont la composition dépendait surtout de la cou- ronne. Charles VU, que la flatterie a appelé le Sage, comme son aïeul, mais que le peuple, avec plus de sentiment de la vé- rité, se contenta de nommer le Bicn-Servi, sut répondre à la tâche que la situation lui faisait. Tout ce qui avait été ob- stacle pour ses prédécesseurs devint pour lui facilité et se- cours. La France se jetait comme d'elle-même au-devant du pouvoir absolu. Les ministres, car c'étaient eux qui gouver- naient réellement, déployèrent une véritable habileté, et ils travaillèrent, jusqu'à un certain point, dans l'esprit de saint Louis. La législation de ce règne est riche en lois impor- tantes. C'est le moment où l'on commence à entreprendre la rédaction des Coutumes; les parlements furent multipliés, et 95 par là l'exercice de la justice royale fut rendu plus facile et son action plus étendue; les oITicialités furent soumises aux appels, et par là mises dans la dépendance de i'État.On créa des armées permanentes, qui donnèrent à la royauté une force propre, indépendante de la féodalité ; on établit des taxes perpétuelles pour solder et maintenir cette force. Laissera la couronne le droit d'établir un impôt sans le con- cours des députés de la nation, c'était rinnovalion la plus grave et la plus dangereuse; c'était supprimer lo principe même sur lequel reposaient au moyen-âge les liberlés publi- ques. On lit cela d'entraînement, tant on était pressé d'en finir avec les brigandages des routiers et des mercenaires qui dévastaient le pays depuis si longtemps. On ne tarda pas à avoir lieu de se repentir d'une pareille légèreté. Louis XI acheva cette révolution en détruisant ceux qui pouvaient lui faire obstacle. Il détruit les principautés, les grands vassaux, les apanages érigés en fiefs successibles, l'influence des princes du sang, des sires des fleurs de lis, si funestessouslespremiers Valois. La mission de ce prince politi- que et cruel est de créer par tous les moyens, permis et non permis, l'unité du royaume. En ruinant les seigneurs et for- çant la création des armées permanentes, les guerres d'An- gleterre ont anéanti matériellement le principe de la souve- raineté féodale. Louis XI complète l'oeuvre en faisant un crime de trahison de toute prétention à la souveraineté, même chez les princes. La permission accordée à Charles YII de lever des tailles de son chef permit à Louis d'éviter pres- que complètement le contrôle des États-généraux. Ainsi, le cheminétaitlargeouvertau pouvoir absolu du centre. Louis XI inaugure les temps modernes et la royauté absolue; il clôt les temps féodaux : la transition de la féodalité à la mo- narchie absolue est accomplie. 96 La royauté française a eu cette chance heureuse que la faiblesse même de son début lui a permis de grandir sans ex- citer dès l'abord de grandes inquiétudes, de grandes jalou- sies, et que tous les pouvoirs, tous les éléments sociaux se sont tour à tour coalisés avec elle et à son profit. Du l^"' au 13"' siècle, l'Église s'allie à elle contre la féodalité, ainsi que les communes. Au 15" siècle, la féodalité s'allie à elle contre les communes et l'élément populaire. De cette façon, elle fut toujours aidée, appuyée et mise en mesure de triompher de ses adversaires intérieurs. Louis XI porta les impôts à un taux qu'ils n'avaient jamais atteint et au double de ce qu'ils étaient du vivant de son père. Il se contentait d'ordinaire de les demander à des États tenus dans les provinces, les bailliages et les sénéchaus- sées, lesquels, en présence d'un prince aussi redouté, ne pouvaient faire autre chose qu'accorder tout ce qui leur était demandé. — Commines, qui était contemporain, avait bien compris le danger que courait la liberté par suite de ces changements; après avoir observé que Charles Vil fut le premier roi qui se passa du consentement des Étals pour lever des subsides, il ajoute ces paroles remarquables: « Et ce i> mauvais exemple s'enracina de telle sorte sous ses succes- » seurs, que Louis XI, son fils, le plus fameux promoteur du » despotisme en France, avait coutume de dire : Tai le pmi- » voir de prendre à mes sujets tout ce que je veux. Parmi les » rois de la terre, notre roi est celui qui a le moins de mo- » tifs de se servir de ces expressions, car ni lui, ni personne, » n'a le droit de dépouiller ses sujets. Le roi Charles V ne » tenait pas ce langage. Je ne l'ai jamais entendu de la I) bouche d'aucun monarque, mais seulement, de notre » temps, de celle de quelques courtisans. « Une seule fois, Louis XI réunit les États-généraux, ce fut 97 en iA61, lors de la ligue dite du Bien publie, qu'avaient orga- nisée contre lui les principaux seigneurs du royaume. Les États, qui furent réunis à Tours, donnèrent leur appui au roi ; on remarqua qu'à celle assemblée les députés du tiers- état avaient été désignés par le roi, et que les États y déli- bérèrent en commun. Les difiicultés relatives à la régence, qui surgirent après la mort de Louis XI, provoquèrent une nouvelle réunion des États-généraux à Tours, en 1483, où l'on vit pour la pre- mière fois des députés de la Provence, du Dauphiné, du Uoussillon et de la Bourgogne. Un nouveau souflle de liberté s'y fait .sentir ; quelques députés, tels que Philippe Pot et Masselin, se firent remarquer par la franchise de leurs dis- couts; il y avait évidemment réaction contre le système de compression suivi par Louis XI. Il n'a guère existé de règles générales et lixes en ce qui concerne les formes et les attributions des États-généraux. Les assemblées dont les tractations nous sont les mieux con- nues sont celles de la fin du 15* et du I6« siècle; mais il n'y eut jamais de loi pour régler cette matière si importante, et les usages varièrent suivant les circonstances. Le Roi convo- voquait les Étals par une circulaire aux sénéchaux et aux baillis, qui précédemment avait dû être adressée, d'après l'usage féodal, à tous les grands vassaux. Cette circulaire in- diquait les motifs de la convocation et les pouvoirs dont les députés devraient être munis. Les trois ordres se réunissaient ensuite, séparément dans chaque bailliage, pour élire leurs députés et composer les cahiers qui contenaient leurs in- structions; peu de villes avaient, comme telles, une voix aux États-généraux ; Paris seul en avait deux, une pour la ville et l'autre pour la prévôté; les députés du tiers étaient donc en général élus par un double vote, c'est-à-dire par des dé- 7 98 lëgués des diverses localités d'un bailliage, tandis que ceux des deux premiers ordres étaient élus directement. Dans les pays d'États on faisait l'élection différemment, c'étaient les États provinciaux qui nommaient les dépulés aux États-géné- raux. Le Parlement du roi chercha quelquefois à se faire représenter dans les États dont étaient cependant exclus gé- néralement les officiers royaux; il y envoya une députation en ii07 et en U83; mais cette prétention fut dans la règle repoussée, et le rôle politique du Parlement n"a commencé que lorsque celui des États était déjà fini. —L'ouverture des États était faite par le roi en séance solennelle et publique; les présidents des trois ordres répondaient au roi à genoux ; ensuite, chaque ordre se réunissait séparément pour com- parer et réunir ses cahiers; les propositions du tiers étaient appelées doléances. Le roi répondait aux observations des États, mais ordinairement à la fin. En 1-484, Masselin pro- posa que, pendant la session même, les demandes des Étals fussent converties en lois. C'eût été accorder aux Étals le pouvoir législatif. D'autres fois, on se borna à insister sur une réponse immédiate pour quelques points jugés essentiels et urgents. Le roi, en accordant une demande des États, n'a- vait encore accordé qu'une satisfaction illusoire tant que l'ar- ticle accordé n'était pas converti en loi. La royauté se com- plut toujours, autant qu'il fut en son pouvoir, à pré.senter les réformes qu'elle accordait aux instances des États comme des concessions volontaires. Le pouvoir législatif des États n'ap- paraît donc que par courtes apparitions et dans les mouve- ments démocratiques. L'absence de périodicité régulière fut aussi pour la représentation nationale une cause d'affaiblis- sement et permit de lai^ser tomber en désuétude l'institution elle -même. Seulement sur un point, les États défendirent constamment leur droit, c'est lorsqu'il s'agissait d'accorder des 99 subsides. Quant à la règle, « plainles et subsides se tiennent, » qu'avait si vigoureusement développé le tiers-état au i 4" siècle, bien que sanctionnée dans quelques ordonnances, elle fut re- poussée ou violée, dans le plus grand nombre des cas, par le pouvoir royal. Avec le 16* siècle s'ouvre un nouvel horizon pour IMiistoire des institutions polill([ues. Les États-généraux ont été le germe d'une représentation nationale, mais d'une représentation de l'État féodal. Us sont la forme dans laquelle la féodalité s'est subordonnée organi- quement à la royauté, le terme moyen entre l'idée de la souveraineté de la propriété et celle de l'État proprement dite. L'histoire des Étals n'est encore que l'histoire de la continuation de la lutte entre la royauté et la féodalité, la- quelle a pris une autre forme. L'ancienne opposition du 13" siècle existe toujours: le mouvem( nt qui conduit à la subordination des droits publics attachés à la propriété pri- vée ne fait que continuer. — Durant toute la période féodale du 10* au 1G« siècle, nous avons toujours vu la royauté sans le peuple; au 15'' siècle, la victoire de la royauté est com- plète, et dès-lors l'organisme central, qui se croisait et se combinait de diverses manières avec les institutions féodales, reste seul maître du terrain. — Durant le 16* siècle, les États feront cependant encore partie de l'organisme de l'État, et, par leur forme, ils rappelleront l'idée d'une véritable repré- sentation nationale. Il y a pendant celte époque comme une trêve conclue en- tre la royauté et la féodalité vaincue, mais non anéantie; pendant celte trêve, on chercha à jeter les bases d'une paix, d'une entente durable, mais en vain ; aucun contrat, au- cune nécessité même, aucun danger, si pressant fût-il, ne put rendre la vie à ce qui, en soi, n'est plus convenable, à ce qui, en soi, est impuissant. lOQ La puissance réelle des États avait été limitée : on les avait réduits à la simple consultation; cependant, en eux, vivait encore cette pensée que la mesure des attributions du pouvoir roval dépendait du consentement des États, pou- vait ôtrc limitée par eux. Or, cette pensée élait en opposi- tion avec l'idée de la souveraineté absolue de l'État, repré- senté par le prince. Ces deux idées, avec le temps, doivent s'exclure l'une rautre. Richelieu accomplira et terminera ce que Louis XI a fait pour un moment seulement; il réalisera la complète absorption des seigneuries et des principautés dans la royauté souveraine. Dès ce moment, les Étals ne se concevraient plusxomme pouvoir réel, aussi disparaîtront- ils tout-à-fait, sans combat, sans môme que Ton fasse atten- tion à leur disparition. Celte forme, désormais vide et sans objet, pourra se conserver dans quelques provinces, mais ne parviendra jamais à reconquérir une position quelconque dans rÉtal. Alors aussi la royauté aura atteint à son faîte et accompli sa mission. La France est devenue un État individuel; la diver- sité des territoires n'existe plus; les dilTérences de race sont complètement absorbées et noyées dans l'idée du peuple français; le pays est devenu un royaume un et indivisible. Ce développement de la puissance royale a-t-il apporté, cependant, quelque élément vraiment nouveau à côté des éléments juridiques subsistant au 13""= siècle? Non. Que la royauté accapare pour soi tous les pouvoirs publics, que les anciennes formes féodales se plient à sa souveraineté absolue ; elle n'en demande pas davantage. Il est facile de comprendre, d'après cela, pourquoi le système du droit privé du 13"* siècle fut conservé, presque intact, jusqu'au IQ"" àècle. La royauté ne songeait nullement à combattre la no- blesse, le clergé et la bourgeoi^ie, du moment que ces ordres 101 ne lui faisaient plus opposition. Voilà pourquoi les ordres, dont les rapports avec la royauté ont si fort changés, sont pourtant restés dans la même position vis-à-vis de la société. Les noms, les titres, le rang, les insignes subsistent; mais tous et toutes les classes sont également abaissés en présence du trône. II. I/ESPA6\E. L'Espagne, -comme les autres pays romands, avait été cou- verte par le Ilot de l'invasion barbare. Les Vandales passent les premiers comme un torrent rapide; puis viennent les Suèves et les Alains; enfin, les Wisigoths, qui y établissent leur vaste monarchie. La loi des Wisigoths, ou fnero-juzgo, atteste le caractère ecclésiaslico-germanique de celte mo- narchie, dont l'Église a beaucoup contribué à consolider l'unité. Mais, au commencement du 8""^ siècle, les Maures d'Afrique se rendent maîtres de presque toute l'Espagne, et en font une dépendance du vaste empire des califes de Damas. Celte domination de l'islamisme, qui ne cessa entiè- rement qu'an bout de huit cents an.^ a donné à l'Espagne un caractère particulier. Les nations de l'Occident se sont développées sous l'action, diversement combinée, de la tendance latine, de la tendance germanique et de l'élément chrétien. En Espagne, nous voyons d'abord se produire le même fait; la constitution des Wisigoths ne diffère pas beaucoup de celle des Francs, et a plus d'analogie encore avec celle des Lombards. Les Arabes ont apporté en Espagne un quatrième élément, qui, comme l'élément germanique, tendrait à la dissolu- 102 tion de l'Étal; il est opposé, en revanche, à l'élément germa- nique, par le contraste des religions et du tempérament. Celle longue superposition de la race arabe sur la race barbare, déjà roman isée, a eu pour effet, malgré la répulsion des deux reli- gions, de moditler profondément le caractère de la nation espagnole, et de lui imprimer ce cachet original qui la dis- tingue. Tout ce qu'il y avait dans la nation arabe de bril- lant, de séduisant, d'aventureux et de fort, de capricieux et de tenace, de mou et d'actif, s'est communiqué aux popula- tions vaincues ou résistantes. La présence d'un puissant en- nemi contribua à maintenir l'unité morale de l'Espagne chrétienne. Les débris des Wisigoths, échappés aux Arabes, s'étaient réfugiés dans les montagnes des Asturies, où ils avaient élu, dans la forme barbare, le roi Pelage, à ce que rapportent des traditions généralement admises. Cette petite nation portait en elle les destins de la commune patrie. Toutes les provinces soumises aux Maures sympathisèrent avec elle, et elle finit par relever et affranchir la nation en- tière, après des siècles de guerres toujours vives, toujours chevaleresques. Les rois concédèrent à de hardis chefs de bande les terres qu'ils sauraient conquérir sur les Maures; ceux-ci s'y éta- blissaient, et s'ils étaient heureux, prenaient à leur tour le litre de comtes, ou môme de rois; la haine de l'infidèle étranger sulTisait pour tenir unis ces petits États. La féoda- lité proprement dite ne s'est guère établie en Espagne que dans les provinces au nord de l'Ebre, où elle fut importée par les Francs après la bataille de Poitiers; dans le reste de l'Espagne, elle ne s'établit pas. par la raison que les terres, affranchies du joug arabe, étant déjà espagnoles, ceux qui en étaient en possession ne pouvaient en être dépouillés En Castille, les fiefs n'ont commencé à devenir héréditaires qu'au 103 11"* siècle, au moment où la féodal ité allait entrer dans son déclin dans le reste de l'Europe, et, alors même, ce genre de possession n"acquit point l'extension et la prépondérance qu'il avait eu ailleurs '. Dès l'époque de l'invasion musulmane, on ne distingua plus les Latins et les Gotlis; on comptait, outre les esclaves, qui étaient la plupart des prisonniers de guerre musulmans, trois classes de personnes, les ricos ombres, ou seigneurs, les hidalgos (hommes libres) et les juniores ou pecheros, qui doivent tribut, soit au roi, soit à un seigneur-. Ainsi, l'Espagne se constitua avant toutes les autres na- tions de rOccident sur le principe de l'égalité de race ; les 1. Le fUfiro de Léon distingue les terres cir libres ingenuas el im- posées tierças. Ces dernières sont de quatre sortes : terres àerealengo, dont le roi est seigneur; à'abadengo, qui appnrlienncut à l'J*lglise ; de solariego, qui appartiennent aux nobles, auxquels les paysans paient tribut ; la quatrième sorte se nomme terres de behelria (mot dérivé de de benefacloria, bénéfice) ; les habitants de cette sorte de terre s'é- taient donne eux-mêmes à ini chef, qui s'engageait à les défendre contre les Maures, leurs anciens maîtres, moyennant certains droits et redevances. Ce genre de contrat rappelle singulièrement la recomman- dation de l'époque barbare. Il est à noter que dans l'Espagne franqne, par exemple on Catalogne, le fief héréditaire a été appelé alleu, déno- mination qui pourrait aisément induire en erreur si l'on n'y prenait garde, et qui provient évidemment des temps carlovingiens. 2. Ricos ombres veut dire proprement homme riche, possessor. Rico, riche, vient du mot germanique rek, reich. Le rachimburg des Francs a la même étymologic. Hidalgos vient probablement d'adalingi, nobles, ingénus, hommes libres; l'étymologie tirée de Ayo*, fils, et algo, bien, fortune, est moins naturelle. Les Juniores ou vassaux ne corres- l>ondent point aux vassaux de la féodalité, (|ui sont eux-mêmes une classe privilégiée: ils correspondent aux tributaires, aux censitaires, aux vilains; leur nom espagnol pecheros dérive de pécha, tribut. 104 distinctions de classes ne furent guère que politiques et ho- norifiques. — La juridiction, ni la terre, n'entrèrent jamais complètement dans le système féodal. L'histoire des États chrétiens de la péninsule se divise, pendant le moyen-âge, en deux branches principales, celle de Léon et Caslille, et celle de Navarre et Aragon ; à la der- nière se rattachera bientôt la Catalogne, ou Marche d'Espa- gne, arrachée à l'empire franc, et plus tard le royaume de Valence, conquis sur les Maures; les autres provinces se rattachent toutes à la première branche. Lorsque ces deux branches viendront à se réunir sous Ferdinand et Isabelle, la domination des Maures perdra, avec Grenade, sa dernière retraite, et l'unité espagnole sera parvenue à son point d'ac- complissement. La constitution du royaume des Asturies et de Léon, pre- mier herceau de l'indépendance espagnole, est basée sur celle des Wisigoths. Les chroniqueurs rapportent qu'A- lonzo I" rétablit, à Ovicdo, le gouvernement avec les mômes formes qu'il- avait eues anciennement à Tolède. Le fuero juzgo continua donc d'être le code général des chrétiens qui repoussaient le joug mahométan. Jusqu'au 10™* siècle, les chrétiens ne firent pas de grands progrès; les assemblées nationales, qui, sous les Wisigoths, portèrent le nom de conciles, continuèrent à porter ce nom jusqu'à celte môme' époque ; c'est dès-lors seulement qu'on a commencé à les appeler Cortès ' ,• elles étaient composées, comme sous les Goths, des évoques et des seigneurs. Ces derniers, par une conséquence forcée de l'état de guerre continuelle dans le- quel on vivait, acquirent plus de pouvoir qu'ils n'en avaient eu autrefois. Le roi n'aliéna cependant jamais ni sa souve- i. Cuiih est la (i-aclKcUoii do. Curia. 105 rainelé ni le droit de juridiction, qui en est l'attribut princi- pal, en faveur des grands, comme cela est arrivé dans le sys- tème féodal. La justice fut toujours administrée par des magistrats tenant leurs pouvoirs du roi. Les principaux d'entre ces magistrats étaient les comtes; le comté de Cas- tille, le plus considérable de tous, avait été fondé par les conquêtes d'Alphonse II, surnommé le Chaste; quelquefois la Castille était divisée en plusieurs comtés, d'autres fois, elle fut réunie sous la domination d'un seul comte. On a prétendu que ce comte s'était rendu indépendant de la couronne de Léon; mais cela n'est pas cnliôreiiient exact. Les comtes de Castille se révoltaient souvent; ils aspirèrent à Tindépen- dance, mais n'y parvinrent pas. Le plus fameux de tous, le comte Fernand-Gonzalès, est appelé consul du roi Ordon- i)io II, et il est rapporté qu'il gouvernait, sub régis imperio, sous l'autorité du roi. L'unique seigneurie féodale fut, au dire des historiens espagnols, le comté de Portugal, que le roi Alphonse Vi donna à son gendre, Henri de Lorraine, pour lui et .ses successeurs. Comme on voit, Robertson et les écrivains qui l'ont suivi méconnaissent la véritabl(r condition de l'ancien gouvernement castillan, lorsqu'ils l'assimilent, à tous égards, au gouvernement féodal. A la lin du M'"" siècle, les victoires d'Alphonse Vi, (jui .conquit sur les Maures Tolède, l'ancienne capitale des Goths, augmentèrent beaucoup la monarchie castillane. Pour re- peupler les provinces désolées par la guerre, il fallait enga- ger les hommes à se livrer aux travaux de l'agriculture et de l'industrie. Tel fut le but des fueros ' ou franchises données aux villes et bourgs, qui se luultiplient sous le règne d'Al- 1. Fuero \ienl de forum, Ibrle, ol dans un sens dérivé, coutume, usage devant un certain tribunal, dans une certaine localité. 106 plionse VI, bien que quelques fueros soien teiicore plusanciens. Par ces privilèges, les habitants d'une ville étaient autorisés à se réunir en assemblée, à former un Conseil pour les admi- nistrer, à élire leurs juges, à posséder des terres et d'autres revenus; ils payaient un impôt modéré au roi et devaient tous le service militaire en personne. Du reste, les fueros n'étaient point destinés à modifier la loi fondamentale du royaume, qui restait toujoursle fuero-juzgo.Afin démettre une limite aux immenses acquisitions des grands, Alphonse "VI, dans la charte qu'il donne aux anciens habitants de Tolède (musarabes), défend aux bourgeois de vendre aucune terre à un seigneur. Convaincues de l'utilité de cette loi, appelée la loi d'amortisation civile, les communes demandèrent, à diverses reprises, dans la suite, que l'on tînt la main à son exécution, mais ce fut, semble-t-il, inutilement. Dans le même fuero de Tolède, on trouve mentionnée la loi d'amor- tisation ecclésiastique, qui défendait aux bourgeois de ven- dre des terres aux Églises et aux établissements ecclésiasti- ques. L'observation de cette loi eût préservé l'Espagne de maux encore plus grands que ceux qui résultèrent de l'inob- servation de la loi d'amortisation civile. Les discordes qui déchirèrent le royaume pendant le rè- gne de dona Urraca, fdle d'Alphonse VI, avaient jeté l'État dans un grand désordre ; aucun frein ne pouvait plus conte- nir les nobles, toujours prêts à guerroyer entre eux et à op- primer, à l'aide de leurs hommes d'armes, les autres classes de la population. Les communes, afin de se mettre à l'abri de leurs entreprises, commencèrent à se confédéré!" ensem- ble, toutes s'engageant, par serment, à aller au secours du membre de la ligue qui serait attaqué ou lésé. Ces ligues, ou confréries, hermandades \ se retrouvent presque partout 1. Hermandad, germanada veut dire coiifralernilé. 107 au moyen-àge ; mais en Espagne, elles prétendaient avoir et pratiquèrent souvent le droit de se former et de se lever m^me contre le souverain ; c'est là un côté particulier du droit de la nation espagnole : l'insurrection consacrée comme mani- festation juridique et légitime dans la constitution. On ne retrouve guère quelque chose de pareil que dans les confé- dérations de Pologne, où la minorité avait le droit de décla- rer la guerre i la majorité. Les hermandades furent telle- ment en usage durant le IS""» siècle, qu'elles formaient une paftie essentielle de la législation municipale, et qu'elles sont formellement reconnues dans une ordonnance royale rendue en 1235 *. Il est vrai que, dans lo principe, le roi put favoriser cette institution comme un moyen à opposer aux violences des grands, qu'il n'aurait pu lui-même réprimer. Les fueros et les hermandades sont la transition à la repré- sentation des communes dans les a.ssemblées nationales, c'est-à-dire à la participation du tiers-état au gouvernement du royaume ; car il s'est écoulé un certain laps de temps entre la concession des fueros aux villes et l'admission de leurs députés aux cortès. A peu près dans le môme temps (1124), au milieu de cir- constances bien faites pour y provoquer, un concile de Com- postelle ordonna d'observer en Espagne la paix de Dieu, avec de grandes menaces contre ceux qui la violeraient. Alphonse YII, fils de dona Urraca et du comte Raymond de Bourgogne, venu en Espagne avec Henri de Lorraine pour combattre les Maures au temps d'Alphonse VI, fut placé sur le trône du vivant môme de sa mère, qui résigna en sa 1. « J'ordonne, dil le roi, aux jurais et aux alcades de chaque ville ou village de faire droit à tout plaignant suivant les fueros et les her- mandades. i 108 faveur. Ce prince, qui prit le tilre d'Empereur, parce qu'il réunit s^ous sa domination plus de royaumes qu'aucun de ses prédécesseurs, est incontestablement l'un des rois les plus émineiits que la Castille ait possédé. Afin de mettre un terme aux troubles et aux abus qui régnaient depuis la mort de son aïeul, il convoqua les cortès générales à diverses reprises; les plus connues de ces assemblées furent celle de Palencia, en H29, celle de Léon, en H35, dans laquelle il fut cou- ronné et sacré Empereur des Espagncs, et celle de Najera. De l'œuvre législatif de celte dernière, les compilateurs des stèle parlidas ont retenu beaucoup de dispositions; Marina considère le fuero de iSajera comme le premier code castil- lan qui puisse porter ce nom depuis le fuero juzgo. Dans l'opinion de ce savant, le prétendu fuero de Caslitle, ou fuero des Hidalgos, faussement allribué au comte Sanclio Garcia, n'est qu'un extrait du fuero de Najera. — Par sa fermeté et sa politique, Alphonse VII remit dans l'obéissance les sei- gneurs rebelles et repoussa les attaques de son beau-père Alplionse-le-13alailleur, roi d'Aragon, et second mari de dona Urraca, qu'il obligea à se désister de ses injustes pré- tentions sur le royaume de Castille. Après avoir ainsi pacifié son royaume, Alphonse tourna son attention et ses armes contre les Maures, les battit à plusieurs reprises, prit Alme- ria, et poussa plusieurs fois ses expéditions jusqu'au cœur de l'Andalousie. Durant son règne, furent créés les ordres mi- litaires de St-Iacques, d'Alcantara et de Calatrava, à l'instar de ceux que les Croisés avaient fondés en Palestine. Ces insti- tutions eurent pour effet d'assouplir et de policcr un peu l'esprit de farouche indépendance qui animait la noblesse espagnole; elles jouirent pendant longtemps de très-grandes richesses et d'une grande autorité. A la mort d'Alphonse Vil, la monarchie fut divisée entre 109 ses deux fils : Sanche-le-Désiré eut la Castille, et Fernand II le royaume de Léon; à Sanche succéda, au bout d'un an seulement, son fils, Alphonse VIII, qui marcha sur les (races de son aïeul, et remporta sur la plus* formidable armée que les Maures eussent eue depuis l'époque de la conquête, la célèbre victoire de las naïas de Tolosa. On place générale- ment sous ce règne l'admission des députés des villes dans les cortès. Dans les corlès de Castille, réunies à l'occasion du mariage de Bérangelle, fille d'Alphonse, avec Conrad, fils de l'empereur Frédéric Barberousse, siégèrent des députés de quarante-huit villes et bourgs; on trouve également les dé- putés des villes dans les corlès de Léon de H88 et dans ceux de Benavenle, tenu l'an 120"2. Il est prouvé par là que la date, fort remarquable, de la participation du tiers-état à la représentation nationale, a précédé sensiblement l'introduc- tion du môme droit en Allemagne, en Angleterre et surtout en France, où les communes ne jouirent d'une telle préro- gative qu'environ un siècle plus tard. Dans l'origine, toutes lescomnmnautés créées par fuero royal paraissent avoir joui du droit d'envoyer des procurés aux cortès; dans les seules cortès de Castille, lors de la réunion qui eut lieu à Burgos en 1315, on en comptait 19:2. Plus tard, le nombre des villes qui avaient droit à envoyer des députés lut fort restreint, comme nous le verrons. Si le règne d'Alphonse IX, fils de Fernand II, de Léon, offre peu de faits remarquables pour l'histoire des institu- tions, il n'en est pas de même de celui de Fernand III. Ce prince, fils d'Alphonse IX, roi de Léon, et de Bérangelle, fille d'Alphonse VIII et héritière de Castille. réunit de nouveau sous son autorité les royaumes de Castille et de Léon; comme son contemporain, saint Louis, il mérita le surnom de saint par ses vertus et sa parfaite loyauté, et poursuivit 110 glorieusement l'œuvre de la restauration espagnole, en enle- vant successivement aux Maures Jaen, Cordoue, Séville, Tancienne capitale des califes et iMurcie; de sorte qu'après avoir possédé toute l'Espagne, sauf les montagnes de Biscaye et des Asturies, au IS""" siècle déjà, l'islamisme se voyait ren- fermé dans les limites du beau royaume de Grenade, où il devait se maintenir encore pendant près de 300 ans. Fernand III, esprit juste et prudent, comprit les améliora- tions que les institutions et les mœurs de son temps récla- maient, mais ne les elïectua qu'autant que ses sujets lui pa- rurent disposés à les supporter, et renonça à celles pour les- quelles le moment opportun n'était pas encore arrivé. Il posa une digue au développement Imminent de la féodalité, alors répandue partout autour de ses États, en supprimant l'offlce des comtes, qui, autrefois, unissaient dans les pro- vinces le pouvoir militaire et le pouvoir civil; il confia Tau- tôrité civile à des magistrats nommés, tantôt adelantados, tantôt mérinos mayores; ces magistrats étaient revêtus du droit de rendre la justice au nom du roi, mais en prenant l'avis des juges locaux, là où il y en avait, et à leur défaut, des juges nommés par le roi. Ces juges, pris ordinairement dans la classe des jurisconsultes depuis l'époque à laquelle nous sommes arrivés, portaient, comme les juges munici- paux, le nom d''alcades, qu'ils ont dès-lors conservé '. On a dit que Fernand III rendit héréditaire la couronne de Castille, qui, jusqu'à lui, avait éié une monarchie élec- 1 . Adclunlado signiQe le premier, merino est un ybrégé de majo- rino, maire ; connue orti( e, le inciino niayor correspond exactement au grand bailli françiiis. Alcade vieut du terme arabe ladi. Ce qui le prouve, c'est que le nom d'alcade n'a tté donné aux juges que depuis la prise de Tolède ; auparavant, encore sous le règne d'Alphonse VI, ils avaient d'autres désignations, ealr'autrcs celle de poleslates. 111 tive. I! n'en est pas tout-à-fait ainsi; la monarchie castillane fut d'abord, comme celle des Wisigoths et toutes les monar- chies germaniques, cMeclive seulement dans ce sons que la nation ou ses représentants désignaient le successeur au trône; mais dans la règle, on le choisissait dans la famille du roi dé- funt et parmi ses enfants mâles, s'il en laissait qui fussent en âge de monter sur le trône. Ordinairement, afin d'éviter des troubles dans l'État à la mort du prince régnant et d'assurer par avance la couronne au successeur présomptif, les rois de Castille, ainsi que cela avait lieu dans les autres royaumes fondés par les barbares, faisaient reconnaître leur héritier de leur vivant, par les représentants de la nation. La couronne n'était donc pas positivement élective; de- puis le commencement du 13"'* siècle, sans qu'on puisse dire avec cerlilude et précision que ce soit depuis le règne de Fernand III, la coutume de l'hérédité parut assez enracinée, et Pascendant du trône assez grand, pour qu'on se dis- pensât de faire désigner le successeur à la couronne du vivant du prince régnant. En un mot, l'idée de l'hérédité prit en- tièrement le dessus ; toutefois, conformément à l'antique usage, à la mort du roi, son successeur eut toujours soin de convoquer les corlès, a(in que la nation reconnût et procla- mât celui qui était appelé à monter sur le trône. On doit observer, en outre que, depuis l'ernand III, il se rencontra plus d'une occasion dans lesquelles les cortès s'écartèrent, pour le choix du nouveau roi, des règles strictes du droit héréditaire. Fernand III continua la politique adoptée par ses ancêtres, depuis Alphonse VI, en favorisant l'accroissement de l'in- fluence des villes et de la classe moyenne dans le gouverne- ment, afin de faire, par elle, contre-poids au pouvoir et à l'ambition , plus redoutables, des grands et de l'Eglise. L'au- H2 lorilé royale s'était accrue par les qualités du prince ; les cer- tes marchaient d'accord avec elle, et la noblesse se montrait soumise pour la première fois. Alphonse X, qui fut d^^- \ie\e Alphoiise-le-Sage, attribue lui-môme à son père Fer- nand III la pensée de réformer les fueros, de faire dispa- raître les anomalies et les dispositions fâcheuses qu'ils pou- vaient contenir, et de les fondre en un corps de législation plus approprié aux besoins d'une nation qui se dévelop- pait rapidement et commençait à entrer en relations avec le reste de l'Europe. Cette pensée fut poursuivie avec persévé- rance par Alphonse-le-Sage et réalisée avec une intelligence fort remarquable pour l'époque dans laquelle ce vaste tra- vail dut être exécuté. Le fuero reiil est comme un résumé des anciens fueros; les stèle partidas, ouvrage plus vaste, plus doctrinal, ont été comparées ingénieusement aux pandectes, dont le fuero real serait les institules. Ces deux recueils, et quelques autres moins célèbres, sont l'œuvre essenlielle du règne d'Alphonse X, et forment son principal titre aux yeux de la postérité; aucun ouvrage de jurisprudence et de légis- lation du moyen-âge n'est comparable, pour l'abondance, l'érudition et la hauteur de vues, aux stèle parlidas. La ré- forme législative d'Alphonse X était aussi appropriée aux circonstances de la nation, il y a lieu de le croire, puis- qu'elle fut adoptée en entier peu après la mort de son auteur, et puisqu'elle est restée, dès-lors, le fonds de la légis- lation espagnole. Toutefois, malgré les précautions qu'Al- phonse prit pour l'introduire peu à peu, et pour attirer à elle les esprits de la nation, elle devint, pour son auteur, la cause d'amers chagrins. Le peuple espagnol, excessivement attaché à ses anciennes coutumes, voyait avec déplaisir et défiance un changement quelconque, dùt-il être avantageux. La no- blesse, qu'avait enrichie les conquêtes considérables des rè- 113 gnes précédents, qui n'élail plus occupée exclusivement à la guerre mauresque, et qui voyait une législation plus avancée mettre un terme aux privilèges abusifs qu'elle s'était arrogée, était toute disposée à tourner contre la couronne ses instincts turbulents. Don Sancbo, le fils d'Alphonse X, se mit à la tête des mécontents. A la mort de son frère aîné Fernaud de la Gerda, les cortès, assemblées à Ségovie, avaient pro- clamé Sanche héritier de la couronne, au préjudice des en- fants de Fernand, contrairement à une disposition des parti- rfos qui admettait la représentation dans les successions directes. Alplionse X avait consenti à cette décision ; mais il voulait, comme compensation, créer un apanage en faveur des enfants de son fils aîné. Don Sanche, irrité, et d'ailleurs impatient de régner, conspira, prodigua les promesses, et parvint à se faire proclamer gouverneur du royaume par des cortès séditieuses qui se réunirent à Valladolid en 1281. Pour maintenir son parti et satisfaire à ses engagements. Sache fut obligé de partager enlrg les grands les domaines et les revenus de la couronne. Cette révolte funeste et dé- loyale eut pour effet, non-seulement d'arrêter les progrès des réformes entreprises et d'appauvrir l'État, mais d'intro- duire dans le gouvernement des abus jusqu'alors inconnus. Suivant le droit primitif, les biens de la couronne étaient inaliénables, cl les gouvernements des provinces et des villes ne se donnaient qii'e» fief, ce qui, en Espagne, voulait dire qu'ils se donnaient pour un temps déterminé. Les gouver- neurs percevaient les revenus dans leur district et en distri- buaient une partie à ceux qui faisaient le service militaire pour la défense du pays et à ceux qui administraient la justice dans les localités ; il n'existait alors d'autre juridiction que la juri- diction royale et la juridiction ecclésiastique, encore celle-ci était-elle beaucoup moins étendue que dans les autres pays 8 H4 de l'Europe, et qu'elle ne l'est devenue en Espagne dans la suite. Quant à la juridiction seigneuriale, ,ellê se réduisait à la puissance hérile, c'est-à-dire au droit du propriétaire et du maître sur ses fermiers et ses serviteurs, droit plus ou moins étendu, selon les temps, les mœurs et les conventions parti- culières. On avait sans doule déjà vu avant don Sanche des exemples de gouvernements perpétués dans une même famille ' ; mais cet abus s'augmenta au point de devenir In règle". Ainsi, la juridiction, qui était, par la constitution primitive de l'Espagne, uniquement royale, et qui revenait au trône à la mort de chaque feudataire, commença à ôtre regardée comme seigneuriale et héréditaire, mais non pas, toutefois, sans réclamations répétées de la part des certes. Il est curieux assurément de voir la juridiction féodale, ce ■ côté le plus excessif de la féodalité, pénétrer en Espagne au moment même oîi elle commençait à être battue en brèche avec succès dans les pays voisins où elle avait régné, sans contestation, pendant trois ou quatre siècles. Le malheureux Alphonse voulut punir Fingralitude de son fils en le déshéritant au profit des enfants de don Feruand, ou, à leur défaut, du roi de France; mais ses sujets, qui l'a- vaient privé de son pouvoir dans sa vieillesse, ne prirent pas en considération une disposition testamentaire qui n'était du reste pas conforme aux lois du royaume, car la succession à la couronne d'Espagne n'avait jamais été envisagée comme une succession ordinaire dont le possesseur put disposer sans l'assentiment national. i. Eoli'autres dans la f'aniille de Lara, dont la puissance rivalisa quelquefois avec celle des rois, de Caslille et dont le chef avait le pri- vilège de parler le premier dans les cortès au nom de la noblesse. 2. Sempere assure que les revenus de la couronne furent réduits, sous Sai»clie, à 1,{)00,0 D'un autre côté, une ligue formidable, composée des rois de France, d'Aragon et de Portugal, se forma pour soutenir les droits conférés à Alphonse de la Cerda par le testament de son aïeul; le triomphe de cette ligue, à laquelle avaient ac- cédé l'infant don Juan, frère de Sanche et les puissantes familles des Haro et des Lara, parut un moment as.suré; mais l'énergie et la prudente conduite de dona Maria, mère du jeune Fernand IV, à qui les cortès avaient confié la régence, conserva la couronne au fils de Sanche, dont la mort pré- maturée amena une nouvelle régence et de nouvelles dis- sensions. L'époque qui sépare le règne d'Alphonse-le-Sage de celui d'Alphonse XI, fils de Fernand IV, est l'une des plus mal- heureuses dans l'histoire d'Espagne : l'anarchie, une guerre civile du caractère le plus sanguinaire, des dépradations et des violences de toutes espèces; la noblesse dépouillant les habitants des villes, les villes opprimant les campa- gnes, les campagnes se soulevant contre leurs oppresseurs, qu'ils pillent et massacrent à leur tour; la justice impuis- sante, la sécurité personnelle nulle; tel est le tableau que présente la société. — Les Hermandades et les réunions des cortès se multipliaient pour y porter remède, mais inutile- ment. Alphonse XI, par sa fermeté, par la sévérité qu'il déploya en châtiant les révoltés, rendit la paix à son royaume, puis il s'empressa de détourner les esprits des révolutions poli- tiques en recommençant la guerre contre les Mailres. Le roi de Grenade avait reçu le secours d'une formidable armée d'Afrique ; Alphonse en triompha dans la bataille det Salado, 117 ce qui lui valul une haute réputation militaire et affermit tout-à-fait son pouvoir. Une nouvelle conspiration en faveur d'Alonzo de la Cerda, une nouvelle révolte des Haro et des Lara furent successivement réprimées. Lesfueros, les confé- dérations et les cortès ne suffisaient pas pour assurer la tran- quillité du royaume, l'autorité royale devait se con.solider en étouffant la discorde qu'un gouvernement trop faible avait laissé engendrer. Les lois réformatrices d'Alphonse-le-Sage lui avaient coûté le pouvoir lorsqu'il avait voulu les introduire, et dès-lors elles avaient été rejetées par la nation, comme n'ayant point reçu la sanction des cortès. Alphonse XI, convaincu de la né- cessité d'une législation moins imparfaite et embarrassée que celles des fueros, promulgua solennellement les siele partidas dans les cortès d'Alcala, en 1348, toutefois en les corrigeant sur quelques points. L'ordonnance d'Alcala et les siete par- tidas devinrent alors la base sur laquelle repose encore au- jourd'hui la jurisprudence espagnole. Il est vrai que l'ordon- nance d'Alcala ne met le code des siete partidas en vigueur que comme loi supplétoire, après les ordonnances et les fueros; mais la doctrine de ce code étant plus conforme à la juris- prudence enseignée dans les universités, c'est-à-dire au droit romain et au droit canonique, les opinions des par- tidas et même celles des commentateurs ultra-pyrénéens obtenaient ordinairement la préférence dans la pratique des tribunaux. Pierre le Cruel suivit d'abord les traces de son père en s'occupant activement de faire régner la justice dans son royaume, mais ses passions violentes et les crimes qu'elles lui firent commettre soulevèrent ensuite ses sujets contre lui. Son frère bâtard, Henri de Transtamare, brûlant de venger la mort de sa mère, leva contre lui l'étendard de la révolte, il8 « et, à Taitle de Duguescliii, s'empnra du trône après une san- glante lutte, terminée par un fratricide. Dans cette nouvelle guerre civile, la Castille dut subir tour à tour la loi des Français, alliés de Transtamare, et celle du fameuK prince Noir, allié de don Pedre, elle apprit par là quels risques peut courir l'indépendance d'une nation divi- sée contre elle-même. Après la mort de son frère. Henri II eut encore à disputer son trône contre le duc de Lancastre, qui soutenait les droits de sa femme Constance, tille aînée de Pierre-le-Cruel et de Maria Padilla que les cortès avaient proclamée héritière légitime du royaume du vivant de son père; ce prince fut donc forcé de chercher à suppléer parla popularité à l'incertitude de ses droits. Pour se concilier da- vantage son parti, il se montra si libéral rfe faveurs que le nom à'enriquenès devint en Espagne un synonyme de prodiga- lités. Pendant que la lutte des deux frères durait encore, les villes, encouragées par les services qu'elles lui avaient rendus et qu'elles pouvaient lui rendre encore, demandèrent à Henri H l'admission dans son conseil de douze citoyens tirés de leur sein. Henri promit de satisfaire à celte demande; mais, lorsqu'en 1371 les cortès de Toro demandèrent au roi de tenir sa promesse, celui-ci se borna à répondre qu'il venait de créer le tribunal supérieur appelé V Audience, et que les membres de ce corps, qui étaient des légistes, feraient partie du conseil. Ce n'était pas là ce que les communes avaient demandé. Le tribunal de l'audience devint un des plus fer- mes appuis de l'autorilé royale; son institution fut aussi le premier pas fait en Espagne dans la voie de la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire; auparavant, le Conseil du roi traitait également les questions d'administration et de pohtique et les questions litigieuses que les parties portaient devant le roi par appel, ou qui arrivaient à lui directement. 119 Au commencement du règne de Juan I", fils de Henri II, les villes royales lleurissaient plus que jamais sous leurs pri- vilèges municipaux, mais les villes seigneuriales gérais>aient encore sous l'oppression. Les plaintes des corlès de Yalla- dolid, de 1385, donnent un aperçu du despotisme qu'exer- çaieiil les seigneurs et des remèdes que le roi chercha à y apporter. Le tiers-état obtint aussi de ce prince ce que son père lui avait promis, puis refusé, l'admission dans le con- seil de douze députés, dont quatre de chaque ordre, désignés par les cortès. Marina pense que ce fut là l'origine de la dé- putalion permanente des corlès, institution qui s'est conser- vée jusqu'aujourdMiui. Cette opinion a été contestée par d'autres écrivains, je ne comprends pas trop pour quels mo- tifs'. Le tiers-étal, non content d'avoir obtenu le privilège important d'être admis dans le conseil où se traitait tout ce qui concernait le gouvernement du royaume, sauf la justice réservée au tribunal de l'audience, voulut tenter d'en ex- clure les grands. Il en fit la demande formelle aux cortès de Briviesca ; mais cette demande fui positivement repoussée. Jamais cependant les communes ne jouirent d'autant d'in- fluence qu'au temps de Juan I", car la junte de régence établie par ce prince pour la minorité de son fils Henri III était composée des deux archevêques de Tolède et de Saint- Jacques de Compostelle, chefs du clergé, du grand-maître de Galatrava, de trois seigneurs et de six députés choisis par les villes de Burgos, Tolède, Léon, Séville, Cordoue et Murcie. C'était la première et ce fut la dernière fois que le tiers- 1. Selon Marina, une coniuiission, composée de chevaliers choisis dans les diverses provinces, lui adjointe au (Conseil déjà sous la ré- gence de doua Maria de Moliua, mère de Ferdinand IV. 120 état prit une telle place aux conseils de régence : le règne de Henri III, qui avait vu cet ordre à sou plus haut degré de considération et d'influence, commença de voir son déclin. Sous le règne de Henri III, les cortès cessèrent déjà de contrôler les dépenses avec autant de sévérité ; elles allèrent même jusqu'à donner au gouvernement la faculté de con- sentir des emprunts sans leur autorisation. Dans le conseil de régence établi par ce prince pour la minorité de son tils Juan II, les députés des communes ne furent plus admis. Le long règne de Juan II est pour la Castille une époque de décadence; ce roi, faible et toujours dominé par son entou- rage, fut l'instrument et le jouet, d'abord de ses cousins les infants d'Aragon, puis de son favori, le fameux Alvarès de Luna, qui du moins suppléait par ses talents et sa valeur au peu de mérite de son maître, mais qui donna l'exemple d'un gouvernement de cour peu soucieux des vœux de la nation. Il parait qu'il alla jusqu'à forcer les villes à élire pour dépu- tés aux cortès les personnes qui lui convenaient. Sur la fin de sa vie, Juan laissa sa jeune épouse, Isabelle de Portugal, se liguer avec les ennemis de l'orgueilleux favori. On le fit mettre à mort en suite d'un jugement d'une équité fort con- testable; mais le roi ne reprit pas pour cela possession de sa volonté ; il survécut, du reste, peu de temps à cette catas- trophe, laissant sa couronne à un fils qui s'en montra plus indigne encore. Sous le règne de Juan II, la Castille était un État puissant et respecté, quoique divisé et mal gouverné; sous Henri IV, elle marcha rapidement à la décadence la plus complète. Il ne fallait rien moins que le règne glorieux des rois catholiques, Isabelle de Castille et Fernand d'Aragon, pour la sauver. Durant les deux derniers règnes dont on vient de parler, les cortès étaient devenues impuissantes par le concours de diverses circonstances: D'abord, et principa- 12t lement, tout porte à le supposer, la jalousie des deux pre- miers ordres de l'État, la noblesse et le clergé, qui, voyant les communes exercer la principale influence, se retirèrent de la représentation nationale pour employer d'autant plus leur influence auprès du gouvernement de la cour. Les his- toriens signalent en outre, à cette époque, une diminution notable dans le nombre des villes qui députaient aux cortès. Sous Juan II, il fut établi que le gouvernement indemniserait les députés, qui jusqu'alors l'avaient été par les conseils municipaux. Cette malheureuse mesure parut autoriser le gouvernement à réduire le nombre des communes convo- quées; quelques-unes réclamèrent, mais le plus grand nombre n'en fit rien, car le droit d'envoyer des députés aune assemblée dont l'autorité avait beaucoup baissé et qui ne pouvait pas guérir les maux de la patrie paraissait, à leurs yeux, une charge plutôt qu'un privilège. L'Espagne eut à se repentir de ce moment de découragement. Sous le règne de Henri IV, le nombre des villes qui envoyaient aux cortès se trouve déjà réduit à dix-huit'. Les autres communes don- naient mandat aux députés des villes qui avaient conservé leur droit de représentation. Dans la suite, lorsque quelques cités réclamèrent auprès de la Couronne afin de rentrer dans les droits dont elles avaient joui autrefois et voulurent envoyer de nouveau des députés, elles rencontrèrent, ainsi qu'on pouvait s'y attendre, la principale opposition précisé- ment chez les députés des villes privilégiées. L'histoire d'Espagne n'offre pas d'exemple d'un règne plus 1. Ces dix-lniit villes privilégiées sont Burgos, Tolède, Léon, Séville, Cordoue, Murcie, Jaen, Zamora, Ségovie, Avila, Salainauque, Ctiença, Toro, Valladolid, Soiia, Madrid, Giiadaiaxara et Grenade. Palcnoia recouvra son droit plus tard au prix d'une somme d'argent. 12â malheureux el plus agile que celui de Henri IV. Ses sujets, indignés de la conduite de leur roi, se révoltèrent fréquem- ment. On en vint môme à le déposer pour élire, à sa place, son frère don Alphonse; celui-ci étant mort peu après, la nation voulut couronner sa sœur Isabelle, qui fut depui^ reine et femme de Fernand d'Aragon. Isabelle refusa, et se borna à accepter la succession au trône au préjudice de Jeanne, tille présomptive du roi, mais que l'opinion publique disait être le fruit de l'adultère. Henri IV imita l'exemple d'Alvarès de Luna en exigeant des villes qu'elles nommassent les députés qui lui conve- nait. Les corlès de Cordoue (1-455) lui en firent*des remon- trances auxquelles il promit de faire droit ; mais il n'en continua pas moins à agir de la même manière lorsqu'il en eut le pouvoir. Sous Juan II, une députation des cortès assistait encore aux séances du conseil royal, mais il paraît qu'elle fut réduite à deux membres seulement. Henri IV, qui ne voulait pas de censeurs, s'efforça toujours de composer son conseil au gré de son seul caprice. Plusieurs fois cette prétention souleva de vives réclamations ; l'assemblée de Médina Campo de l'an 1465 prit à ce sujet des mesures très-énergiques, et alla jusqu'à nommer elle-même tous les membres du conseil du roi; mais le roi, si faible et inconstant qu'il fût à l'ordinaire, montra une énergie toute particulière pour résister à celle mesure. Les cortès d'Ocagna de 1409 revinrent sur le même sujet, mais la guerre civile qui éclata en suite des efforts du roi pour faire restituer le droit de succession au trône à sa fille Jeanne, empêcha rétablissement du conseil royal de la façon que réclamaient les cortès. Puisque nous sommes parvenus au moment de la réunion 1-23 de la Caslille el de l'Aragon, ce *era le lieu de jeter aussi un coup d'oeil ?ur la constilution de ce dernier royaume. Les origines de la monarchie navarro-aragonaise sont un des sujets les plus obscurs de l'histoire d'Espagne. Peu de temps après la conquête arabe el vers Tépoque de la défaite des Francs à Roncevaux, les Basques des Pyrénées orien- tales élurent, dit-on, pour leur chef el leur premier roi. Inigo Arista, et, selon les historiens aragonais, le fuero de Sobrarbe, germe de la constilution nationale, aurait été composé à l'époque de celte élection. Des écrivains espa- gnolsd'un mérite incontestable, tels que Sempère, ont consi- déré cette tradition comme une fable; selon une opinion intermédiaire, à laquelle je serais disposé à accéder, le fuero de Sobrarbe a réellement existé, mais ne fut rédigé que vers la fin du 11'= siècle, sous le règne de don Sancho Uamirez. On trouve une preuve assez solide en faveur de cette ver- sion dans le préambule même du fuero, où il est dit que le pape Grégoire VII, contemporain et ami de Sancho Ramirez. fut consulté au sujet de sa rédaction. Du reste, il est hors de doute que le texte que Ton possède de ce fuero n'est pas et ne peut pas être le texte primitif. Le fuero de Sobrarbe était un recueil de lois agraires el militaires appropriées à Total d'une nation pauvre el guer- rière ; il fut concédé par Alphonse-le-Batailleur à plusieurs bourgades de Navarre, el devint général dans les vallées des Pyrénées. L'Aragon. qui se réduisait encore à quelques cantons des montagnes, se réunit à la Navarre sous Sancho Ramirez. Alphonse-le-Batailleur conquit Saragosse sur les Maures et en fil sa capitale. A sa mort, il légua son royaume aux Templiers el aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem ; mais les corlès ne sanctionnèrent pas cet acte el élirenl le frère d'Alphonse, don Ramirez-le-moine. Les Navarrais, de 424 leur côté, liront roi Garcia-Ramirez cl se séparèrent de l'Aragon. Peu de temps après, Ramirez-le-moine étant mort, sa fille Pétronille épousa Raimoiid-Béranger, comte de Bar- celonne ; ce mariage eut pour conséquence la réunion de l'Aragon et de la Catalogne ou marche d'Espagne, qui, après avoir fait partie de l'empire franc, était devenue un fief in- dépendant. Pierre II, petit-fils de Raimond-Béranger et de Pétronille, se trouva, par ses possessions des deux côtés des Pyrénées, maître d'un royaume assez considérable, pour lequel il coni^entit à prêter hommage au pape Innocent III. Bien que très-attaché à l'Église catholique, comme le prouve cet acte de sa part, Pierre II n'approuvait pas les persécu- tions religieuses. Ce vaillant prince mourut dans une bataille contre Simon de Montfort, le persécuteur des Albigeois. Jaime ou Jacques I<"' fut un des plus éminents rois qu'ait eus l'Aragon ; il rivalisait de mérite avec Ferdinand-le-Saint et Alphonse-le-Sage, ses contemporains. Grand capitaine comme le premier, il conquit sur les Maures le royaume de Valence et les lies Baléares, et se distingua dans plus de trente batailles; lettré et ami des sciences comme l'auteur des siete partidas, il favorisa l'instruction publique dans ses États et réforma, dans les certes de lluesca, les antiques fueros de l'Aragon. Il est à regretter qu'il ait cru devoir ré- partir ses conquêtes entre ses enfants comme des acquêts dont il était libre de disposer; car par là il alfaiblit son royaume et l'exposa dans la suite à de cruelles dissensions. Avec Jacques I", qui fut surnommé le Conquéraut, le royau- me d'Aragon atteint la plénitude de son développement. La Navarre, à la mort de Sanche-le-Fort, avait élu pour son roi Thibaut, comte de Champagne, mari d'une sœur du défunt, et dès-lorselleformaun état indépendant, toujoursplus ou moins balloté entre l'Espagne et la France. Juan III d'Aragon, qui 125 avait épousé Blanche, petile-fille de Gharles-le-Mauvais, réunit de nouveau pendant quelque temps la Navarre à ses possessions: il fut accusé d'avoir fait mourir dans ce but son propre fils, Charles de Viann. Un mariage fit rentrer la Na- varre pour quelque temps dans la maison française d'Al- but, puis elle fut incorporée de nouveau à l'Espagne par Ferdinand-le-Catholiquo. Sous le règne du lils de Jacques-lc-Conquérant, Pierre III, et de son petit-fds Alphonse III, l'Aragon tint dans l'histoire de l'Europe une place plus considérable qu'on n'aurait pu l'attendre de la grandeur de cet État, ensuite de la révolution connue sous le nom de Vêpres siciliennes qui arracha la Si- cile à Charles d'Anjou pour la livrer aux princes d'Aragon. Cet événement donna lieu à de longues guerres, où l'Aragon, pressé entre ses deux puissants voisins, la France et la Cas- tille, fut souvent réduit à de dures extrémités. Enfin la for- tune décida en faveur des Aragonnais, et Alphonse V, dit le Magnanime, régna en même temps sur l'Aragon et le royaume des Deux-Siciles. Ce prince distingué vécut presque toujours à Naples, qu'il avait conquis, laissant le gouverne- ment de ses États héréditaires à un frère qui lui succéda sous le nom de Juan III. Ce prince, connu surtout par l'in- juste persécution qu'il fit éprouver aux enfants de .sa pre- mière femme A l'occasion de la Navarre, laissa l'Aragon à Ferdinand, son second fils, qui, par son mariage avec Isa- belle de Castille, opéra la réunion des deux couronnes. Les cortès d'Aragon n'étaient pas composées seulement de trois ordres ou bras, comme ceux de Castille ; ils en comp- taient quatre, savoir : la haute noblesse, les ricos-hombres; la noblesse de seconde classe, les cahallei-os (chevaliers) ou infanzones, qui correspondent aux hidalgos de Castille, l'État ecclé.siastique et les députés des communes. 426 Les ricos-hombres ou barons paraissent avoir joui, dans le principe, soil en Navarre, soit en Aragon, d'une juridic- tion héréditaire, ainsi que l'indique le terme iWionneur par lequel on désignait leur fief; cette juridiclion leur fut ôtée dans la suite, pour être remise au grand justicier dontTlous parlerons tout-ù-l'heure. Ils ne portèrent pas, comme dans d'autres pays, les titres pompeux de ducs, comtes ou mar- quis; le premier seigneur aragonnais. non membre de la fa- mille royale., qui ait porté un tel litre, fut don Lope de Luna, créé comle de ce nom en 1348, sous le règne de Pierre lY, le Cérémonieux. jNéanmoins, les ricos-hombres jouissaient de droits étenduset d'une grande considération, puisqu'Alphonse 111 avait coutume de dire qu'il y avait en Aragon autant de rois que de ricos-hombres. Les chefs de famille apparte- nant à cette classe siégeaient de droit dans les certes. La noblesse de seconde classe concourait à la représen- tation nationale par un nombr^ déterminé de députés qui représentaient l'ordre entier. Les ecclésiastiques ne formèrent un bras que depuis le 14™* siècle ; auparavant quelques évoques avaient pris part au gouvernement, miais en leur qualité de seigneurs tempo- rels. On trouve dans ce fait la preuve que les Basques, fon- dateurs de la monarchie, ne suivaient pas au temps de la conquête arabe les lois des Wisigoths, car s'ils les avaient suivies le^haut clergé aurait eu dès l'origine une part prin- cipale dans le gouvernement, ainsi qu'on le voit en Castille. En ce qui concerne le qualri me bras, celui des procura- dores, on ignore l'époque précise à laquelle il a commencé à prendre part au gouvernement. Dc^ écrivains aragonnais ont supposé que cela eut lieu dès l'origine de la monarchie, mais ils commettent une erreur manifeste. D'autres li.xent cette date au moment où Sancho Ramirez convoqua les 121 ricos-hombres et les hombres bnenos pour concilier enlr'eux les fueros des populations auxquelles il commandait. La part que quelques personnes, désignées par leur expérience, au- raient pris à la rédaction d'une coutume, ne prouve pas implicitement la présence de députés des villes aux cortès; ce qui est certain, c". st qu'ils y avaient séance sous le règne deJaques-le Conquérant, prince dont la politique fut toujours de favoriser le tiers- état pour contenir la noblesse. Dans cette hypothèse, l'apparition des députés des communes da- terait du milieu du l'i""* .siècle et serait contemporaine ou peu antérieure à celle du tiers-élat dans les cortès de Cas- tille. Toutes Ic'^ cités du royaume n'envoyaient pas des dé- putés, et celles qui en envoyaient n'en avaient pas toutes le même nombre; au cortès de 1325 assistèrent 13 ecclésias- tiques, i8 ricos-hombres, 20 caballeros et 70 députés des villes, parmi lesquels Saragosse seule comptait 9 députés, Calatayud f>, Huesca 4. Il fut établi par le privilège général de Jaques IIl que les cortès auraient lieu chaque année; mais en 1307 on décida que leur convocation régulière n'aurait lieu que tous les deux ans. Chaque bras délibérait à part et la minorité y avait le droit de i'etu, à peu près comme dans la constitution de Po- logne. Les corlès, après leur séparation, laissaient en perma- nence à Saragosse une dépulation chargée de veiller à l'ob- servation des fueros et des lois du pays ; elle était composée de deux députés de chacun des quatre bras. Cette institution ne fut adoptée en Caslille que beaucoup plus tard, et n'exerça en aucfln temps la même action. Argcnsola donne aux mem- bres de la députation permanente le nom de procuralores in- tercomiciales; une de leurs prérogatives était de convoquer 128 extraordinairemenllescortèslorsqu'ils le jugeaient nécessaire. L'usage des confédérations était encore plus fortement en- raciné en Aragon qu'en Castille; ces associations armées pour la défense de la liberté portaient ici le nom d'Unions. Zurita rapporte que dès le commencement du royaume d'Aragon, les communes, ainsi que les grands et les nobles, avaient conservé le droit de s'assembler et de s'unir pour résister à la tyrannie, si les rois venaient à abuser de leur pouvoir pour opprimer la liberté des citoyens. Les unions furent continuelles de Pierre III à Pierre IV, de la fin du 13""= au milieu du 14""' siècle : ce dernier prince, après avoir soutenu contre elles des guerres acharnées, réussite persuader aux Aragonnais de renoncer à une coutume qui avait coûté tant de sang à la nation. Cette résolution fut prise aux cortès de Saragosse de 1348. D'un commun accord, les cortès et le roi compensèrent l'abolition du privilège de l'union en augmentant les attributions et le pouvoir du jus- ticier. L'institution du justicier d'Aragon est particulière à ce pays : on chercherait vainement son analogue dans d'autres États du moyen-âge; elle offrirait plutôt quelque ressemblance, ainsi que l'observe Robertson, avec les éphores de Sparte, ou encore avec les tribuns romains : car le justicier était d'un côté le protecteur des droits du peuple, de l'autre le surveil- lant des rois; sa puissance et sa juridiction étaient presque illimitées et sa personne inviolable. Dans les cas douteux, non-seulement les juges inférieurs, mais le roi lui-même, lui demandaient son avis et le suivaient exactement; on pou- vait appeler à lui de tous les tribunaux quelconques du royaume, et le justicier pouvait, en tout temps, évo(fuer une affaire à lui, soit de son chef, soit sur la demande d'une par- tie ; une telle demande était appelée manifestation. 129 Le justicier avait le devoir d'examiner tous les édits rendus parle roi, le droit de décider s'ils étaient conformes ou non à la constitution et si l'on devait s'y conformer; il pouvait dispenser de payer un impôt qu'il avait jugé illégal; il pou- vait exclure de sa place un ministre d'Élat et le mettre en jugement, et ne devait compte de ses décisions qu'aux certes; il jugeait les diflcreiids du roi avec les cortès ou avec les seigneurs; ceux des seigneurs avec leurs vassaux; ceux du fisc avec les particuliers; il garantissait la liberté des citoyens par un acte appelé firma de derecho, assez semblable à ce qu'on appelle en Angleterre «habeas corjms. » On vit rare- ment une aussi considérable autorité laissée à un seul magis- tral: c'était comme une espèce de démembrement de Tautorité royale admis dans l'intérêt de la liberté. Lorsque le roi était couronné, le justicier le saluait en ces termes au nom de. la fière noblesse d'Aragon: «Nous, qui » valons autant que toi, et qui, réunis, sommes plus puissants » que toi, nous promettons obéissance à ton gouvernement » si tu respectes nos droits et nos libertés, sinon non. » On a élevé des doutes sur l'autlienlicité de cette fameuse foroiule, mais ils ne sont pas fondés. Dans les cérémonies publiques, le justicier d'Aragon allait avant le roi: dans les réunions soleimelles des cortès, il était placé comme le roi au cenire, mais sur un siège moins élevé; le clergé était à leur droite, les deux bras de la noblesse à gauche, les procurés des communes étaient assis en face. Le justicier était nommé par le roi, à vie; on le choisissait dans la classe des caballeros; un ricos-hombreseûtété, di- sait-on, moins facilement rendu responsable de ses actes; un homme du peuple n'eût pas inspiré, par sa personne, assez de considération aux nobles qu'il devait juger. 9 130 Nous avons dit que lors de l'abolilion du privilège de l'union par Pèdre-le-Cérémonieux, les privilèges du justicier avaient été augmentés; c'est ce qui explique pourquoi les écrivains du 16'"'' siècle donnent du pouvoir du justicier d'Aragon une idée bien plus grande que ceux du IB"* '. On conçoit, en eflet, que les rois, voyant que l'indépendance innée des Aragonnaisne leur laisserait jamais qu'une autorité limitée, aient préféré mettre entre eux et leurs sujets un mé- diateur à la justice duquel chaque partie pouvait se rappor- ter. Les justiciers d'Aragon se montrèrent, en général, et jusqu'à la fin, dignes de la confiance qu'on avait placée en I. On trouve dans Don Vidal de Canellas, évêque d'Huesca, collec- teur des fut-ros d'Aragon au IS"»» siècle, l'institution du justicier, telle qu'elle exista sans doute dans le principe. « Toute justice émane du roi » , dit cet auteur, « et la juridiction est tellement attachée à la rojauté qu'il n'y a que celle-ci qui ait le droit de créer et do destituer les juges ; le grand juge d'Aragon est de ce nombre, mais une fois nommé, ce magistrat ne peut être destitué que sur dos raisons justes et pour des Tantes très-graves. Ses (onctions consistent à suivre la cour et à instruire les procès; aussitôt qu'ils sont en état d'être jugés, le roi, après avoir entendu l'avis des barons ou des ricos-hombres qui se trouvent pour lors à sa cour, délibère avec eux sur ce qu'il faut dé- créter. Le gnind juge ne |)roiioncc donc d'autre arrêt que celui qui lui a éjé communiqué par le roi, d'accord avec les barons, et n'a pas lieu d'être en peine de sa déclaration, puis(|u'ellc n'est émanée que des personnes à qui il faut qu'il obéisse. » La description de Canellas nous montre dans le justicier un oflice analogue à celui des comtes palatins de l'époque carlovingienne, et dans le roi réuni à ses barons pour rendre la justice, la cour féodale telle qu'on la retrouve partout; mais faut-il conclure de son léuioignage que celui des nombreux écrivains postérieurs doit être mis de côté comme suspect, et traiter de fable les détails si précis dans lesquels ils sont entrés au sujet de l'institution du justicier? Un (el scepticisme nous paraîtrait sortir des bornes d'une juste et saine critique. i:m eux, tanl par leur courage que par l'équité île leurs juge- ments. En comparant l'ancienne constitution de la Castille avec celle de l'Aragon, on voit que dans la première la préroga- tive royale était incontestablement moins limitée. Roherlson, dans son introduction à l'histoire de Charles-Quint, a déjà remarqué que la forme du gouvernement de l'Aragon était monarchique, mais que son caractère et ses maximes étaient plutôt républicaines. Il s'en faut toutefois beaucoup que la puissance royale fût insigniliante dans l'Aragon et que les libertés castillanes fus- sent sans importance. Les formes politiques des deux États se ressemblent, sauf dans quelques points spéciaux; les droits de la couronne et ceux de la nation se tempèrent réciproquement aussi bien dans l'un que dans l'autre; mais en Castille les tendances sont monarchiques, et dans l'Aragon les tendances sembleraient plutôt républicaines. Cette différence dans l'esprit des deux souches principales de la nation espagnole est sensible encore de nos jours. Sous le rapport du droit, les formes et les attributions de la représentation nationale, au premier coup-d'œil, ne diffèrent pas beaucoup de celles de la France; il est même à supposer qu'il y eut des unes aux autres réciprocité d'in- fluence; les droits des corlès paraissent cependant plus étendus, plus tixes et surtout mieux déterminés. La repré- sentation des communes dans les certes est non-seulement plus ancienne mais aussi plus influente, plus considérée. La convocalion des corlès soit en Castille, soit dans l'Aragon, dépendait moins uniquement de la volonté ou des besoins de la couronne. Ainsi, certains événements solennels dans rétal, tels que l'avènement d'un nouveau monarque, l'insti- tution d'une régence ou sa cessation, des modifications à 132 apporter dans l'ordre de successibilité à la couronne, ou des stipulations matrimoniales pouvant influer sur cette succes- sion, entraînaient nécessairement la convocation des cortès. Les États-généraux français eurent, comme les cortès espagnoles, le droit exclusif de voter des subsides, mais ils exercèrent moins régulièrement le droit d'en surveiller l'em- ploi. Nous avons vu qu'ils n'eurent jamais dans la règle l'exercice du pouvon- législatif. En Espagne, au contraire, de nombreux exemples attestent qu'une loi, qui n'avait pas été rendue avec le concours des cortès, n'était pas considérée comme absolument obligatoire, et que le roi ne pouvait de son chef révoquerune disposition législative à laquelle avaient concouru les cortès. Enlin, en Espagne, des prescriptions sévères étaient destinées à assurer l'indépendance et l'invio- labilité personnelle des députés de la nation. Toutes ces libertés périrent à peu près dans le même temps jen Espagne, et lorsque cel« se passait, les libertés na- tionales périssaient aussi dans le reste de l'Europe conti- nentale. Fernand et Isabelle commencèrent l'œuvro par l'astuce et la diplomatie. Xiraenès, ce Richelieu de l'Espagne, la conti- nua ; Charles-Quint et Philippe II l'achevèrent par l'abus de l'immense autorité que les circonstances avaient placées dans leurs mains. Les communes résistèrent avec énergie, mais la dernière hermandadc de Castillo fut vaincue à Villalar par les ministres de Charles-Quint. Les privilèges de l'Aragon périrent sur l'échafaud dressé par l'hilippe II pour le justi- cier Juan de Lanuza. Le conseil de Castillo. composé de ju- ristes, eut pour les libertés publiques le même mépris que cette classe leur a montré partout à l'époque de la re- naissance; les grands se soumirent avec plus de facilité qu'ailleurs au despotisme de la dynastie autrichienne. 133 Aacun peuple tfavait clé plus formellement divisé que TEspagne au moyen-âge, et n'avait été en même temps plus substantiellement uni; aucun peuple, non plus, n'avait joui de plus de libertés ; mais les Maures vaincus, il manqua à l'Es- pagne le motif qui la tenait unie, et une union formelle pré- céda le despotisme de peu de jours. Comme le navire qui a reçu une puissante impulsion marche encore après que celte impulsion ne se fait plus sentir, de même l'Espagne, après la perte de ses libertés, fournit encore une brillante carrière. Sous des souverains absolus elle accomplit, par l'énergie que la liberté avait créée en elle, de fort grandes choses ; pacifiée au dedans, elle s'ouvrit avec éclat de vastes champs d'activité lointaine. Le soleil ne se couchait pas dans les États de la monarchie espagnole, mais le soleil de la liberté ne la réchauffait plus. Après avoir brillé au premier rang, celle valeureuse nation descendit rapidement au rang des Étals secondaires, d'autant plus déchue qu'elle avait été plus florissante, d'autant plus esclave qu'elle avait été plus affranchie, d'autant plus misé- rable avec tout l'or des Indes en monopole, qu'elle avait été plus riche par les fruits du travail protégé par la liberté! i'M mil uli/liiliL unn (DU 24 AOUT 1858) Présidence de M. le Professenr Charles VOCIT. '^-.^TP^Oi^^y:}-'-^ La séance est ouverte à 3 '/» heures par M. le Président, qui donne la parole à M. le Secrétaire général, pour la lec- ture du procès-verbal de la dernière séance. Ce procès- verbal est adopté sans discussion. Le Secrétaire général lit ensuite le rapport suivant sur les travaux de l'Institut: Messieurs et très-honorés Collègues, Cette séance générale est consacrée, au\ termes de notre Règlement, à la proclamation des prix décernés à la suite des concours ouverts par les Sections de l'Institut, à l'éloge des membres décédés dans le courant de l'année, et à des lec- tures diverses. Le rapport sur le concours ouvert par la Sec- tion de Littérature, prouvera l'heureuse réussite de cette épreuve, destinée à donner une nouvelle ère et des encoura- gements à la culture des lettres dans notre pays. La Section des Sciences morales et politiques n'a pas si bien réussi. Elle n'a reçu aucun mémoire, digne d'être cou- ronné, sur les questions qu'elle avait mises au concours. Elle se borne donc à le proroger jusqu'au 15 Avril 1859, en rap- pelant ici les deux sujets du concours. 1° Examiner quelle a été la participation du peuple dans 135 l'élection des ancien'fe évoques de Genève, aux diverses époques de l'histoire, en ini^islant sur les rapports réciproques des pouvoirs publics dans celle ville pendant le moyen-âge. 2° Déterminer quelle a été et quelle sera l'influence des péages fédéraux en Suisse, au point de vue de la liberté commerciale. Les membres que nous avons perdus appartenant à la Sec- tion d'Industrie et d'Agricullure, M. le Président de cette Section voudra bien prononcer leur éloge. L'Institut genevois a continué d'entretenir les meilleurs rapports avec les diverses Sociétés scientifiques de la Sui.sse et de l'étranger. Il s'est associé des correspondants d'un mé- rite distingué. Il a reçu une invitation pour se faire repré- senter à Bruxelles, au Congrès de la propriété littéraire et artistique, qui se réunira dans cette ville le 27 Septembre de cette année. Vous aurez à examiner, Messieurs, si, dans la position particulière où se trouve notre Canton à l'égard de cette question internationale, l'envoi d"une telle députatioo est nécessaire. L'Institut a reçu do même des invitations pour assister à la session de la Société d'Histoire savoisienne, qui se tiendra à Aix-les-Bains le 2 Septembre, et à la session de la Société d'Histoire suisse, qui se réunira à Soleureles 6 et 7 Sepîembre prochain. Votre Section d'Agriculture et d'Industrie a décidé de se faire représenter par une délégation au concours d'agri- culture qui aura lieu la semaine prochaine au Bois-Bougy, près de Nyon. De son côté, celte même Section a décidé l'é- tablissement d'une exposition cantonale des produits agri- coles, qui aura lieu à Genève sous ses auspices, du vendredi 15 au mardi 19 Octobre inclusivement. Le Conseil d'Étal du Canton de Gen.ève a accordé à la Sec- 136 lion une allocation extraordinaire de 1,000 Kr. pour cet objet. Le même Conseil ayant décrété la création d'un musée archéologique, votre Section des Sciences morales et poli- tiques, d'Archéologie et d'Histoire, a été invitée à élaborer un préavis sur les moyens propres à atteindre le plus prompte- ment et le plus complètement possible le but que se propose le Gouvernement de Genève, en instituant ce musée. Vous entendrez aujourd'hui, Messieurs, un rapport d'un de vos collègues, M. l'ingénieur François Janin, sur divers objets d'antiquité récemment découverts, en poursuivant les tra- vaux de nivellement dans la ville de Genève et aux environs. Le Conseil d'État a fait porter, à l'extraordinaire du Budget 1858, une somme de 1,000 Fr. pour l'ameublement du local qui a été affecté à l'Institut genevois, dans le Bâtiment élec- toral. Toutes les séances ordinaires des Sections, de môme que les séances générales, pourront donc se tenir désormais dans ce local. Bien que les comptes de l'Institut ne puissent être bouclés qu'à la fin de l'année, dans .sa séance générale consacrée à cet objet, je puis vous annoncer. Messieurs, que l'impression du tome V des Mémoires de l'Institut est sur le point d'être achevée, et que les planches qui doivent l'accompagner, gravées à Paris pour le mémoire de MM. Edouard Claparède et Jean Lachmann, vont nous être expédiées. Le tome VI, qui sera mis immédiatement sous presse, comprendra la se- conde partie de ce beau travail. Le numéro IG de notre Bulletin, formant la première partie du tome VIII, sera distribué dès que le compte-rendu de la séance générale d'aujourd'hui pourra y être joint. Tels sont. Messieurs, les points que j'avais à vous signaler. 137 Ils serviront à montrer que ['[nstitut genevois cherche à rempHr de phis en phis les intentions de ses fondateurs. M. le Président ouvre une discussion sur le rapport qui vient d'être lu, et notamment sur la convenance d'envoyer à Bruxelles une députalion pour assister au Congrès interna- tional sur la propriété littéraire. M. James Fazy, Vice- Président de la Section des Sciences morales et politiques, estime que l'Institut fera bien d'obtem- pérer à la demande des organisateurs du Congrès interna- tional pour la défense de la propriété liltéraire. Le Canton de Genève est le seul qui ait compris en Suisse cette im- portante question. Il est le seul qui ait répondu à la de- mande de la France. Le Gouvernement français a accueilli la demande de Genève, pour la conclusion d'un traité sur la propriété littéraire. Le sujet est devenu un objet très-intéressant. On ferait donc bien de nommer une Com- mission et une DépHlatiou pour l'examiner. La Commis- sion est toute désignée. Ce serait la Section des Sciences morales et politiques qmex'dm'mcrsi'd à fond le programme et les ques- tions préparées par le Comité d'organisation de Bruxelles. M. le Pré.sident croit que la Commission pourrait examiner aussi les voies et moyens, et aussi l'opportunité qu'il y aurait d'envoyer une députalion à Bruxelles. Il n'y aura pas d'autre séance générale jusque-là, et l'envoi de la délégation devrait être arrêté par la Commission, soit par la Section prénommée. Pour les idées à défendre à Bruxelles, on renverrait aussi à la Section des Sciences morales et politiques. M. le Président met ensuite aux voix ces deux questions: 1» Veut-on envoyer une députation à Bruxelles? — Adopté à l'unanimité'; f. UUérieurcmeiit, M. le professeur Gaiillieur a éU' désigné pour as- sister au Congrès de Bruxelles. 138 2" Yeul-ori renvoyer cet objet à la Section des Sciences morales et politique?? — Adopté de même. Quant aux autres sociétés savantes qui ont envoyé leurs cir- culaires, chaque membre de l'Institut reste libre d'assister à leurs sessions, suivant l'intérêt qu'il peut prendre aux questions qui y seront traitées. M. le Chancelier Marc Viridet, Président de la Section d'Industrie et d'Agriculture, prononce, en ces termes, les éloges de trois membres que la Société a perdus dans le cou- rant de l'année : Messieurs ! L'année qui vient de s'écouler a été bien funeste pour la Section d'Industrie et (rAgricullure de l'Institut genevois. Nous avons perdu trois membres estimables, trois excel- lents citoyens: M. .Ican-François Moulimé, né à Genève le 6 Novembre 1 796, lils de Jacques-Dauphin Monlmié et de Jeanne-Fran- çoise Durnz, mort à Lancy, dans la nuit du 27 au 28 Sep- tembre 1 857 ; M. Jean-Marc Favre-Chatelan, né à Genève le 22 Avril 1817, fils de Jean-Louis Favre et de Jeanne-Louise Gisclon, mort à Genève le 18 Septembre 1857 ; Et M. Jean-Jacques Cambesscdes, né à Genève le 7 Dé- cembre 1797, et mort, par suite d'un affreux accident, le 5 Mars 1858. Ces hommes ont eu tous trois une vie honorablement oc- cupée, et ont parcouru des routes diverses en se rendant, chacun à sa manière, utiles au pays. Permetlez-nous d'entrer dans quelques détails sur ce qui se rapporte ù chacun d'eux. M. Jean-François Moulinié, dont le père était marchand horloger, d'abord associé avec M. Batilte, puis établi pour son 139 compte, suivit les errements paternels. Il reçut, pour l^poque, une excellente éducation à laquelle sa mère, femme d'un jugement exquis et d'un rare mérite, contribua pour sa bonne part. M. J/oit/m/é parcourut avec succès la même car- rière que son père, ainsi que nous venons de le dire. S'il ne se montra pas inventeur dans la branche d'industrie qu'il cultivait, il surveillait avec un grand soin les produits sortis de ses magasins, et lit fabriquer constamment de la ttonne et Une horlogerie. Sa maison était avantageusement connue à l'étranger, et particulièrement en Angleterre. M. Moulinié 'jOMdi un rôle marquant dans les affaires de son pays. Membre du Conseil Représentatif avant la révolution (le 1842, il fit successivement partie de l'Assemblée consti- luanle genevoise, du Grand Conseil jusqu'à la révolution de 1846, du Grand Conseil constituant, puis du Grand Conseil ordinaire jusqu'en Novembre 18,%, où, fatigué et malade, il refusa une réélection et fut remplacé par son fils, Jean- Jacques, plus connu sous le nom de John Moulmié. Comme orateur, M. MotiUnié était précis, lucide, ot ses dis- cours se dislingiiaient souventpardes traits incisifs, do piquan- tes malices ou d'heureux à- propos. M. Moulinit^ fut aussi membre du Conseil Administratif de la Ville de Genève, du temps et sous la présidence de M. Geutin. C'est dans ce Corps qu'il donna les premières preuves des talents financiers qu'il montra plus tard dans l'Administration cantonale. Depuis 1847, il fut membre du Conseil d'Étal, où il fut suc- cessivement appelé à la Vice-Présidence et à la Présidence. Pendant tout le temps qu'il fil partie de ce dernier Conseil, il fat chargi! du Département des Finances et du Commerce, dont il accepta la direction dans des temps difficiles, où il fallait à un négociant un véritable patriotisme pour vouloir s'en charger. 140 La Conslilution de 1817 avait prévu rélablis.«pnient d'un Hôpital cantonal pour tous Içs malades et les blessés du Canton. La Loi du 23 Juin 1849 décréta la création de»cet Hôpital et posa les bases de cet utile établissement. Avant même que la Loi eût été faite, c'est-à-dire le 5 Février 1849, M. Jean-François Moulimé, qui désirait vivement voir dans notre Canton une institution de ce genre, faisait un tes- tament dans lequel il inscrivait cette clause : « Je donne et lôgue à Vllospice cantonal qui doit être créé en vertu de la nouvelle Constitution, une somme de 2,500 Fr. Si la création de cet Hospice n'avait pu avoir lieu, ce legs serait donné à THôpital de Genève. » . C'est ainsi que son palriolisme prévoyant devançait les travaux de la législature. M. MouUnié fut, en 1849, un des fondateurs de la Caisse d'Escompte, établissement fondé sur d'excellentes bases, et qui n'a dû ses revers momentanés qu'à des circonstances tout-à-fait imprévues et indépendante."^ des principes qui avaient pri'sidé à sa création. 11 ligura, pomiant longtemps, parmi les Administrateurs de la Banque do Genève, et, au moment de sa mort, il faisait partie du Conseil d'Adminis- tration de la Banque générale Suisse de crédit international foncier et mobilier. Lors de la création de l'Institut genevois, M. MouUnié fut un des membres elfectifs désigiiés par le Conseil d'Etat. Il fut classé dans la Section d'Industrie et d'Agriculture, dont il continua à faire partie jusqu'à sa mort. Dans cette Section, il s'intéressait vivement à toutes les questions relatives à l'agri- culture. Quant à l'industrie, en qualité de disciple un peu trop sévère de Jean-Baplisie Say en économie politique, il ne comprenait pas trop le but qu'avait eu le législateur, en chargeant l'Institut d'encourager l'industrie. « Les industries profitables, disait-il, se soutiennent assez d'elles-mêmes, et celles qui ne donnent pas des résultats avantageux, ne doi- vent pas être encouragées. » M. Moulinié aurait eu raison, sous ce point de vue, si les encouragements que rinslilul peut donner consistaient à commanditer des industries: mais comme ils ne se composent que d'utiles directions scientifiques données à temps ou de récompenses honorilifiuos, la mis>ion confiée à la Section d'Agriculture et d'Industrie n'a rien de contraire aux prin- cipes d'une saine- économie politique. M. Monlimé avait voyagé ; il connaissait fort bien la France et l'Angleterre, et avait même poussé sa pointe jusqu'à Cons- tantinople. Il possédait plusieurs talents agréables ; c'était un bon musicien; il s'essayait quelquefois dans la poé.'^ie lé- gère, et avait à un degré éminenl f esprit de société. Depuis plusieurs années. M. Moulinié était sujet à des at- taques de goutte, et c'est probablement à l'usage exagéré du colchique, avec lequel il combattait cette cruelle ma- ladie, qu'il faut attribuer sa mort. Elle eut lieu dans sa cam- pagne de Lancy, qu'il avait arrangée avec tant de goût. M. Moulinié avait épousé ^r'-^Cliarlotte-Léonora De/or, dont il eut un lils, nommé Jean-Jacques, né le 26 Août 1830, ac- tuellement Secrétaire du Oraïul Conseil et membre effectif de la Section des Sciences naturelles et mathématiques, où il s'est fait connaître par d'excellents Mémoires contenant (les recherches fort délicates de zoologie. Le convoi de M. Monliuié eut lieu le mercredi 30 Septembre 1857, au cimetière de Plainpalais, en présence d'une foule considérable de citoyens. Des dépulations du Conseil d'État et du Grand Conseil marchaient en tête du corlége qui s'éten- dait sur toute l'allée du cimetière. Lorsque le cercueil eut été déposé en terre, M. Breitlmnyer Qt en quelques mots U2 bien sentis l'élogo du bon citoyen, de l'ami dévoué, arraché aussi inopiiicnient à sa famille. « Chacun de nous, dil-il, " sait qu'il a sacrifié à son pays ses goûls, ses habitudes, son » temps et bien souvent sa santé. Le souvenir du bon citoyen » restera longtemps gravé dans la mémoire de tous ceux qui " l'ont connu. Que la terre lui soit légère ! » Ces paroles se sont réalisées; nous croyons, en effet, que l'ancien Président de noire Conseil d'État a laissé de bons souvenirs et de longs regrets chez tous ceux qui ont été en position d'apprécier ses qualités et ses talents. M. Jean-Marc Faire, doué d'une imagination vive et d'un esprit aventureux et entreprenant, s'occupa de plusieurs branches de commerce ou d'industrie. Il fut successivement jnarchand d'épiceries, fabricant de chandelles, marchand de tuiles, et consacra les dernières années de sa vie à fonder aux moulins Borhat, à Saint-Jean, une fabrique de chocolats lins, dont les produits ont figuré avec honneur à l'Exposi- tion suisse de 1857, et sont estimés de tous ceux qui savent apprécier les bonnes choses. Il n'a peut-être manqué à M. Favre-Chalelan , pour se faire un nom dans le commerce ou dans l'industrie, qu'un peu plus de suite dans ses idées et un peu plus de persévé- rance dans ses projets. Quoi qu'il en soit, ceux qui se souviennent de la manière pénible et imparluile dont se fabriquait à Genève le chocolat, il y a une trentaine d'années, et qui ont visité l'établissement si remarquable et si perfectionné , créé par iM. Favre, ne pourront s'empêcher d'être reconnaissants de l'heureuse im- pulsion quïl a donnée à celte branche d'industrie par sa pra- tique et par son exemple. C'est véritablement lorsque le cacao a passé par de sem- us blables laboratoires qu'il radrite le nom de notirrititre des dieux (theobroma), que lui avait donné Linnée, dans son style à la fois si précis et si pilloresquc. M. Favre-Chatelan, dans toute la force de l'âge, paraissait jouir d'une excellente santé, lorsqu'une angyne gangreneuse, maladie qui se termine par une cruelle agonie parce qu'elle tue l'homme en plein état de vigueur, vint l'enlever à ses nombreux amis, à sa famille et à ses occupations. M. Favre avait pris une part active à la fondation de la Société cantonale des carabiniers, qui, après quelques difii- cultés suscitées par des sociétés rivales, fut autorisée par le Conseil d'Êlat, le 2 Décembre -1818. Membre aclif de l'Exercice de la Navigation et d'autres Sociétés (le tir, il contribua à mettre en réputation, par ses •succès dans plusieurs fêles helvétiques, la justesse de coup- d'œil, devenue proverbiale, des tireurs genevois. M. Faire était également membre honoraire de la Section d'Industrie et d'Agriculture de l'Institut genevois. Ses nom- breuses occupations ne lui permettaient d'assister que ra- rement à nos séances ; mais il prenait un vif intérêt à nos travaux, et avant l'Exposition de Berne, il soumit soit ses . produits, soit ses appareils, à l'examen d'une Commission do la Section d'Industrie, qui en fit un rapport très-avantageux. M. Faire ne resta point indifférent aux mouvements po- litiques qui ont transformé Genève; il se distinguait par le zèle qu'il mettait, dans les élections, à appuyer les candida- tures du parti qu'il avait embrassé. Pendant plusieurs années, il reuiplit les fonctions de Con- seiller municipal de la Ville de Genève. Les citoyens qui ont participé à l'organisation du Tir fé- déral de 1851 se souviennent du zèle qu'il a déployé pour contribuer au succès de celte belle félc nationale. M. Jean-Marc Faire avait épousé, le 22 Novembre 1839, M"' Louise-Susanne Chalelan, qu'il a laissée veuve et chargée (l'achever l'éducation d'un grand nombre d'enfants, dont l'aîné seul touche à sa majorité. A sa mort, M. Fuvre a trouvé, parmi ses anciens cama- rades, d'excellents amis, qui aideront sans doute sa veuve à remplir les devoirs difficiles qui résultent do la jiosition pré- caire où il l'a laissée. M. Jean-Jacques Cambessedes exerça, pendant bien des années, les fonctions de régent primaire à l'école de Cologny. 11 se faisait remarquer, dans sa classe, par son incessante activité, par un réel talent pédagogique, qui savait faire jaiUir des étincelles d'intelligence même chez les enfants les moins bien doués, et surtout par une rare facilité à formuler ses» idées et à enseigner aux enfants à exprimer les leurs. A sa classe, M. Cambessedes avait joint un pensionnat pour l'éducation de l'enfance, lequel jouit, pendant longtemps, d'une certaine célébrité dans le pays. M. Cambessedes se retira lorsque son fils Emile, aujourd'hui Inspecteur desécoles primaires, fut appelé à le remplacer dans lesdifficiles et honorables fonctions d'instituteur primaire. Depuis sa retraite, il ne cessa de rendre d'éminents services à l'instruction publique, soit dans les jurys d'examens, soit dans les autres occasions, pour lesquelles son concours dé- sintéressé était toujours d'avance aciiuis à l'Administration. Sous ce rapport, il a laissé un vide dilhcile à combler. M. Cambessedes était un desvétéransde l'école radicale dans le Canton. Champion déclaré des idées de progrès et d'indé- pendance politique, il avait été des premiers, et dans un temps où la chose n'était point sans danger, à travailler pour le triomphe des idées libérales, et, bien longtemps avant la 146' révolution de 1842, ses opinions étaient nettement pro- noncées, et l'expression de son libéralisme très-peu équi- voque. M. Cmnbessedes était ferme dans ses résolutions et ne com- prenait pas les demi-dévouements. Et cependant, quoique ses opinions fussent aussi tranchées, il savait se faire aimer de ceux qui l'entouraient,, et qui, lors même qu'ils ne par- tageaient point sa manière do voir, ne pouvaient s'empêcher de rendre justice et hommage à l'homme honnête et bon. Les événements de 1846 amenèrent M. Cambessedes au Grand Conseil, où il se lit remarquer par son zèle, son assi- duité et par la justesse de ses appréciations. Il parlait géné- ralement peu dans l'Assemblée, quoiqu'il eût pu le faire avec facilité et même avec succès. Il réservait son activité pour les Commissions, pour la formation desquelles on mettait souvent à l'épreuve sa bonne volonté, qui n'a jamais fait dé- faut. Il se lit surtout remarquer dans la grande Commission chargée, en 1848, d'élaborer la Loi générale sur l'instruction publique, et où il défendit, avec force et habileté, les in- lérèts de l'instruction élémentiure et des régents chargés de la donner. En 185G, désigné de nouveau par le Comité électoral prépa- ratoire de la Rive gauche, il refusa sa candidature en disant qu'il était nécessaire d'introduire dans le Corps législatif une nouvelle sève en y mettant uncjeune génération. Son absence fut bientôt comblée au Grand Conseil par l'élection de deux de ses fils qui vinrent l'y remplacer. Pendant huit années, M. Cumhessedes fut un des membres les plus zélés et les plus assidus de la Commission adminis- trative de l'Hôpital cantonal. 11 portait à cet établissement le plus vif intérêt, et il contribua puissamment à sa fondation par ses travaux et même par l'aide pécuniaire qu'il lui ac- 10 146 corda dans des moments difficiles, uutant que lui permettait sa modique fortune. Agé (le 60 ans environ, M. Cavibcssedes nvait conservé toute la vivacité, tout Tentrain et toute la clialeur de senti- ment de la jeunesse. On ne pouvait, en le voyant, s'empôcher de soui)ailer pour soi-même une vieillesse aussi verte, aussi vigoureuse. L'âge n'avait rien enlevé à sa gaîté. elles succès de deux de ses Dis, honorablement placés, l'un comme Ins- pecteur des écoles primaires, l'autre comme Directeur de la Maison de détention, semblaient a.ssurer la tranquillité et le bonheur de la lin d'une vie laborieuse, lorsqu'une horrible catastrophe vint brusquement détruire cette prospérité. Revenant d'une promenade, à la suite de laquelle il se pro- posait d'aller rendre visite à l'un de ses llls, il se sentit indis- posé, et, trompé par l'obscurité, il se laissa choir dans un des fossés de la ville, depuis le bastion du Pin. Il fit ainsi une chute d'une quinzaine de mètres et se brisa les reins. Ses cris plaintifs n'amenèrent, pendant une demi-heure, personne à son secours, et lorsqu'il fut enfin transporté dans la loge du visiteur de l'octroi, qui se trouve à l'entrée de la route neuve du bastion, il avait cessé de vivre. M. Cambessedes était membre honoraire de la Section d'In- dustrie et d'Agriculture de notre Institut. Il suivait avec un vif intérêt les travaux de cette Section, et as.sislait à nos séances aussi souvent que ses occupations le lui permettaient. Il regardait l'Institut comme une des belles et utiles créa- tions du régime radical, et .-^es encouragements, ses conseils, ont amené dans la Section d'Industrie et d'Agriculture la plupart des habilants de la campagne que nous avons le plaisir d'y compter. M. Cambessedes aimait beaucoup les roses et s'occupait de leur culture. On peut dire qu'à cet égard il n'eut point une 447 passion malheureuse ; car son petit jardin offrait, chaque année au mois de Mai, une brillante collection de ces char- mantes lleurs. Le 12 Janvier 4824, M. Cambessedes épousa Louise-Phi- lippine/?('««?/(/ , avec laquelle il vécut toujours dans une étroite union. Il mil un soin tout particulier à l'éducation de ses enfants, pour laquelle il fît longtemps des sacrifices presque au-dessus de ses forces. Son convoi funèbre eut lieu à Cologny, le Dimanche 7 Mars 1858. Malgré le mauvais temps, les nombreux amis du défunt s'y étaient rendus. Huit à neuf cents personnes assis- taient à cette triste cérémonie, et jamais peut-être le village de Cologny ne vit défiler un cortège funèbre aussi nombreux. La plupart des régents du Canton y assistaient, et des habi- tants de la campagne étaient venus, même de Chancy, de Versoix et d'Hermance. M. Élie Dncoinmun fit sur la tombe une courte allocution, dans laquelle il rappela le patriotisme éclairé, le dévouement sans bornes et l'honorable réputation du défunt, qui avait consacré sa vie à la cause du progrès et de la liberté. « Noble et digne citoyen, a-t-il dit en terminant, » toi dont le cœur ne battra plus à l'unisson des nôtres, toi y que la jeunesse ne verra plus lui sourire avec bienveillance, » toi que les appels de ta Genève bien-aiméo trouveront dé- » sormais froid dans ton linceul, repose eu paix à l'ombre de » cette réputation sans tache que tu lègues à ta famille, >- comme le plus beau de tous les héritages ! Honneur à ta » mémoire, bon citoyen, digne père de famille, homme res- » pectable et généreux! Puissions- nous comme toi laisser » un jour après nous un souvenir aussi honorable et des re- » grels aussi profonds ! » Après M. Dncommun, l'orateur qui vous parle et qui, en perdant M. Ovnbessedts, perdait un excellent ami, ajout» 148 quelques paroles dont son émotion, vivement partagée par les.assislaots, fit toute Tcloquence. M. le Président donne la parole à M. le professeur Fré- déric Amiel, pour lire le rapport sur le concours ouvert par la Section de Littérature. M. Amiel s'exprime ainsi : Monsieur le Président et Messieurs, Au mois d'Août dernier, la Section de Littérature pro- posait un prix de 500 Fr. pour la meilleure composition dans le genre de h Nouvelle. Voici quelque temps que le résultat de ce concours a été rendu public, ou du moins que les pièces, honorées d'une dislinclion, ont été désignées par la voie de la presse. Ce que nous avons à faire aujourd'hui, c'est de vous rendre un compte plus détaillé de la lutte elle-même, de motiver les distinctions accordées et de proclamer les noms des champions heureux. Tel sera l'objet de ce rapport. Le concours de celte année, disons-le dès le début, a été, dans son ensemble, le plus brillant que nous ayons eu jus- qu'ici. Des œuvres de valeur se sont présentées en d'autres occasions, mais, pour le nombre, l'étendue et la variété des pièces de mérite, ce cinquième concours, il faut le recon- naître, l'emporte sur les quatre précédents. D'où cela vient-il? De plusieurs causes sans doute, mais l'une des plus probables est certainement l'objet même du concours. En eiïet, la IVouvelle, comme genre littéraire, n'est-elle pas le plus attrayant, le plus souple, et le plus po- pulaire des genres? celui qui se prête le plus coraplaisam- ment à toute la diversité du goût chez les lecteurs, et du talent chez les écrivains, et le genre le plus propre aussi peut- ^Ire à illustrerles littératureslocales, témoin XavierdeMaistre, 149 Tœpffcr, Aucrbach, Conscience, Bitzius, et tant d'autres? Qu'est-ce qui constitue une Nouvelle? A quoi la reconnaît- on? Comme il n'y a pas de productions plus nombreuses et plus lues, le premier venu, semble-t-il, doit pouvoir répondre, ^isil n'en est rien. Les Nouvelles sont très-connues, la Nou- velle l'est beaucoup moins; et il peut môme arriver parfois qw? des auteurs qui ont Tespérance ou la prétention d'encomposeï". n'en ont pas une idée juste. Les exemples ne sont pas loin, Ainsi, deux des nouvelles envoyées à ce concours ne sont pas des Nouvelles. L'une n'est qu une simple monodie élégiaque sans personnages; la seconde est un paragraphe dramatisé de l'histoire de la philosophie ancienne. Une troisième, inti- tulée Une Femme du iS""^ siècle, fort instructive d'ailleurs, travail consciencieux et môme agréable malgré sa langue un peu exotique et des quatrains encore tudesques, est un chapitre détaillé de la biographie deWieland, comprenant son séjour en Suisse, plus une phase de l'histoire delà société bernoise ; elle traverse plusieurs sujets de Nouvelle, mais n'en est pas proprement une. Comment s'expliquer cette méprise? Par l'irréflexion 9 Peut-être ; mais aussi par l'absence d'une théorie exacte du genre. Le poêle trouve, il est vrai; mais la poétique n'ia-t-elle pas de son côté quelque chose à trouver? Or, la poétique de la Nouvelle, la description précise et scieintifique du genre, n'est guère faite. Comment prévenir cette méprise oU la redre.sser? Si le concours de l'année dernière avait répondu à nos vues, la Poétique du roman cl de ses rariélés seraitécrite et nous n'au- rions qu'à y renvoyer. Cette ressource manquant, nous de- vons adresser les concurrents aux maîtres du genre et à l'analyse de leurs dîuvres. Cblle étude remplace tout le reste ateè avantage. 150 Toutefois, pour nous conformer à d'heureux précédents, jetons, avant de procéder à l'examen des piôccs, un coup d'œU, à vol d'oiseau, sur le genre lui-môme. Cette esquisse indiquera du moins notre point de vue et orientera la chose dont nous nous occupons aujourd'hui. Laissant de côté l'étude historique de la Nouvelle, et nous rattachant immé- diatement au remarquable rapport de M. le professeur Cherbuliez sur le Roman, rapport que vous n'avez point oublié, cherchons à définir esthétiquement la Nouvelle par sa dérivation. Remontons à sa source : elle est lointaine, mais nous serons brefs. Qu'est-ce que le Roman ? se demandait M. Cherbuliez ; c'est la Poésie, conclut-il. En ettet, .si, pour parler comme l'histoire naturelle, la Poésie est un règne, la poésie littéraire est un de ses embranchements, la poésie narrative un des ordres de cet embranchement, et le Roman un des genres de cetordre. La Nouvelle, genre coordonné au roman, appartient à la même catégorie poétique, au même cercle de l'art. Et que fait la poésie narrative? Elle réalise à sa manière le but de toute poésie. Si la poésie est la reconstruction idéale de la vie et des choses, d'après le type de beauté que porte en soi l'âme humaine, la poésie narrative le fait en racontant. Elle chante ce qui est arrivé, ou ce qui se fait. Un événement avec sa succession de circonstances, surtout une action avec son enchaînement d'effets, tels sont toujours le centre, la matière et l'unité de ses récils. — D'autre part, le récit exact de ce qui s'est passé, c'est de l'histoire et non plus de la poésie. Ainsi la poésie narrative, intermédiaire entre la poésie pure et l'histoire, marie la libre invention avec les faits po- sitifs. Combinant l'imagination indépendante avec l'obser- vation rigoureuse, tantôt elle idéalise une histoire réelle, tantôt elle narre comme réelle une histoire imaginaire. Et 154 du mélange à doses variables de la fiction avec la vérité, elle engendre une série de genres spéciaux, balancés entre deux pôles, je veux dire entre la liberté presque absolue de la fantaisie et la fidélité presque servile du souvenir '*!' Et quelle place lient la Nouvelle dans cette série? A peu près celle du milieu. Cette série, qui contient une douzaine de termes, a pour extrêmes opposés l'Anecdote et le Mytbe, et l'on peut atteindre la Nouvelle de deux manières, soit en descendant du Mytbe par la Légende, l'Épopée, l'Idylle et le Roman, soit en remontant de l'Anecdote par l'Historiette, la l*arabole, le Fabliau et le Conte. Cette filiation, qu'on nous pardonnera de risquer, présente un certain intérêt. Parcou- rons rapidement ses anneaux. La poésie narrative est une très-vaste région : comme le dit La Fontaine : La feinte est un pays plein de terres désertes; Tous les jours nos auteurs y font des découvertes. Mais le double élément commun à chacun de ses genres, c'est pour le fond une action, et pour la forme un récit. Le récit d'une action plus ou moins grande, notable et sin- gulière, soit une aventure, voilà leur ressemblance. Que la poésie cbanle les aventures des dieux, et raconte comme réels des faits historiques, qu'elle personnifie ou dra- matise les événements de la conscience et les intuitions de la pensée, nous sommes dans le Mythe. Qu'elle commémore les aventures étonnantes des hommes extraordinaires, demi-dieux, voyants, révélateurs, saints, con- quérants, et que, grâce à l'éblouissement de l'enthousiasme ou à la magie du lointain, elle transfigure, par l'addition in- volontaire du merveilleux, une histoire réelle en une histoire demi-surnaturelle, et nous voilà dans la Légende. 152 Qu'elle magnifie les hauts faits des héroïques ancêtres, qu'elle consacre dans une œuvre monumentale la grande aventure d'une nation à son âge préhistorique, cet apothéose de la patrie s'appelle I'Éfopée. Ébauchée dans les Rhap- sodies, Ballades, Romances, Chansons de geste, cristallisations préparatoires qui n'ont abouti que bien rarement à romvre complète, l'Épopée, où s'entrelacent le ciel et la terre, les hommes, les dieux et les demi-dieux, l'histoire et la fable encore indivis, est en général à la fois, mais du plus au moins, mythique . légendaire et nationale. Comparée aux deux genres précédents, si la Mythe est la poésie de la foi naïve, et la Légende la poésie de la tradition relative aux individus, l'Épopée est la poésie de la tradition nationale. Heureux les peuples qui ont eu une Épopée pour nourrice, leur dévelop- pement dilTère toujours de celui dos autres peuples! Si maintenant, des hauteurs de la gloire et du patriotisme, la poésie d'une époque plus cultivée, lasse du forum, des villes et de leur corruption, se réfugie aux champs, où, par un mirage irrésistible, l'homme croit retrouver l'innocence, parce qu'il retrouve la nature, nous avons I'Idylle, poésie de la vie primitive et rustique, aventure baignée par la douce lu- mière du Mythe de l'âge d'or, que le poète, par illusion, par fiction ou par nostalgie, reporte dans la réalité présente. Jusqu'ici, ni l'individu tel qu'il est, ni l'existence de tous les jours, ne sont entrés dans la sphère de la poésie narrative. Qui les enfermera à leur tour dans le cercle enchanté? C'est le RoM.\N, qu'on peut appeler l'Épopée bourgeoise, dornes- tique et intime, la conception poétique de la vie privée et contemporaine, ou, en un seul mot, le poème de la destinée individuelle. Touchant davantage à la réaUté, le Roman quit- tera bientôt le vers pour la prose. Correspondant à la bio- graphie, comme l'épopée à l'histoire, il est devenu la forme ISS capitale de la fiction dans les temps modernes; mais, avant de rencontrer sa forme véritable, il a dû traverser, par une snite de métamorphoses, tous les genres précédents ; il a été mythologique, merveilleux, chevaleresque, épique, pastoral, picaresque, avant de savoir peindre la société environnante, et de faire descendre l'intérêt de la vie élégante à la vie médiocre, de la ville au village, du palais à l'échoppe et du salon à râtelier. Poème de la destinée individuelle, son objet propre, puisque la clé de cette destinée est surtout dans le cœur, sera la peinture des affections, des émotions et tem- pêtes intérieures, l'odyssée compliquée des diverses passions, particulièrement de la plus orageuse de toutes, celle de l'amour ; son point de départ étant l'aventure et sa fin der- nière l'intimité, le roman aura une multitude de degrés, qui formeront autant d'espèces différentes, comprises entre l'extrême effusion de l'homme dans le monde extérieur, et son extrême concentration en soi-même, c'est-à-dire entre le roman tout chair et tout motion du réalisme, et le roman psychologique, où les événements sont tout internes. Nous n'énnméreronspas ces variétés, qui ne sont pas nécessaires à notre sujet. Si maintenant nous abordons, par l'autre bout, l'échelle esthétique des genres contenus dans la poésie narrative, nous monterons de I'Anecdote, relation ordinairement his- torique d'un simple fait caractéristique ou curieux, à THis- TORiETTK, anecdote arrangée ou déjà fictive, de forme un peu plus développée, pouvant comporter plusieurs person- nages, et cherchant à amuser plutôt qu'à instruire. Au-dessus, vient l'historiette allégorique et moralisante, qui se nomme I'Apolocue quand elle représente la vie et les actions des hommes sous le masque transparent de person- nages choisis dans le monde animal on végétal, et Paraboi-k, 154 lorsqu'elle veut faire entrevoir les lois fie la vie éternelle et supérieure sous le récit d'actions humaines ordinaires. Une historiette, aitrayantepar la malice, la gaieté, la gaillar- dise et parfois par la pitié, une aventure de la vie bourgeoise ou chevaleresque, saupoudrée de sel gaulois, tel était, du temps des trouvères, le Faiîliau, .genre tombé en désuétude. Le Fabliau agrandi, stimulant fortement la curio.sité, est le Conte. Le Conte qui déborde le fabliau soit par le nombre des acteurs, soit par la variété des thèmes, soit par la liberté de l'invention, se développe dans trois directions: la direc- tion fantastique ou féerique, chère aux peuples de l'orient et du nord; la direction erotique et galante, plus propre aux littératures du midi; la direction facétieuse et satirique, plus naturelle au goût français, La Nouvelle enfin, dont nous tenons la position, se place au-dessus du Conte et au-dessous du Roman. Conte sérieux, touchant ou délicat, embryon du roman, la Nouvelle est si bien limitrophe de ces deux genres, qu'en Italie, Nouvelle est synonyme de Conte, et en Angleterre, de Uoman. On peut la définir comme lelécit fictif d'une aventure où le cœur est in- téressé. Elle diffère du conte, parce que le sentiment en est le pivot, et du roman, par plusieurs caractères: elle a moins d'étendue, de développements et de situations; les person- nages n'y sont pas étudiés dans leur totalité ; surtout leur enjeu est moins grave; il ne s'agit pasiiécessairement, dans la nouvelle, de la crise définitive d'une ou deux destinées : une rencontre, un .souvenir, une amourette, uneinclination passa- gère, suflisentà la remplir, et les passions n'y arrivent guère à leur intensité tragique ; la nouvelle peut être mélancolique et pathétique, le roman seul peut être terrible et déchirant. — Le sentiment le plus poétique étant l'amour pur, l'amour tendre et chaste sera le centre et le motif presque inévitable de la Nouvelle. I 155 La Nouvelle, une fois classée et définie, ses éléments, ses lois et ses variétés se détruisent pour ainsi dire d'eux- mêmes. Ainsi, quant à ses éléments, on peut discerner en elle son corps et son âme : son corps, c'est-à-dire la fable avec son commencement, son milieu et sa fin, en d'autres termes, l'in- trigue avec son motif, ses situations, ses retards, ses ob- stacles, ses péripéties et son dénouement; les personnages avec leurs caractères, leur culture, leurs intérêts; enfin, le cadre de l'aclion, savoir, le temps, le lieu où elle est placée, les circonstances qui l'entourent, les mœurs, la couleur lo- cale, en résumé le milieu humain et matériel dans lequel l'aventure doit se dérouler. L'âme de la nouvelle c'est l'idée qui la domine et l'enve- loppe, le souffle plus ou moins spirituel et idéal dont l'au- teur l'a animée en la créant, car le romancier est un petit dieu vis-à-vis de sos créatures. Ses loissont d'abord, celles de toute œuvre littéraire: les lois de la diction ; puis celles de toute œuvre d'art ; l'unité sen- sible, la logique intérieure, le style, etc. ; enfin celles d'une œuvre de l'art narratif: le mouvement, le naturel, la vie, la progression d'intérêt, la réalité. Et ici remarquons une chose. Dans le royaume de la fiction, ce qui charme le plus l'esprit, c'est l'apparence du vrai, le vrai-semblable; quand la fiction est involontaire, comme dans le mythe, c'est la foi qui se charge de la vraisemblance; plus la fiction est volon- taire, comme dans la Nouvelle, plus l'esprit exige de l'art la vérité, c'est-à-dire l'illusion. Enfin, les variétés de la Nouvelle, quoique bien moins nombreuses que celles du roman, le sont encore assez pour n'être pas facilement épuisées. Signalons, en courant, les nouvelles historique et contemporaine, de la vie mondaine et de la vie intime, citadine et villageoise, montagnarde et ma- ritime, la nouvelle gaie, sentimentale et humoristique , la nouveUe d'atelier, de voyage, de tendance, etc. En voilà assez, et peut-dre plus qu'il n'en faut, sur la théorie de la Nouvelle. L'application nous réclame. Cette es- quisse rapide du genre et de ses ressources fait comprendre l'intérêt du concours auquel nous revenons pour ne plus la quitter. Vingt pièces ont été envoyées, offrant la plus grande diver- sité de théorie, de ton, de couleur, de localité, de caractère et de procédé, quelques-unes de cent, d^ux cents pages et môme davantage encore. Sur ces vingt pièces, avant lecture, deux ont été écartées d'ofiice, l'une pour être arrivée trop tard, l'autre pour n'avoir pas été présentée en deux exem- plaires, selon la prescription du règlement ; une troisième, qui a fait son chemin depuis, ayant, peu de jours après la clôture du concours, paru dans le principal recueil pério- dique de la Suisse française, a dû être retirée par l'auteur. Restaientdix-sept. De ces dix-sept pièces, trois déjà indiquées ne sont pas proprement des Nouvelles; restaient quatorze, entre lesquelles le jury avait à choisir. Il y avait là des nou- velles suisses et étrangères, historiques, satiriques, mélo- dramatiques, amoureuses, esthétiques, médicales, rustiques, nautiques. Le choix était délicat et la parfaite justice malaisée. Quatre Nouvelles, toutefois, l'emportèrent d'une façon dé- cidée .sur les autres, et captivèrent les suffrages du Jury. Elles sont intitulées: Perdita, Une Maladie de cœur, la Fille de Lazare, et le Professeur Trugmann. Nous allons y re- venir. Au-dessous d'elles, le Jury a distingué, pour de bonnes parties et des qualités précieuses, les cinq nouvelles sui vantes : Sur Terre et sur Mer, amusante histoire qui a pour scène le lac de Genève et .ses bords; la Fiancée de Nervi, nouvelle ligurienne dont les descriptions ont beaucoup de I i57 fraîcheur; Une Découverte, nouvelle médicale pleine de sen- sibilité, de réalité honnête, rappelant Élisa et Widnier; Sou- venirs, nouvelle tourangelle, d'une grâce triste, un peu languis- sante, sans action et avec quelques scènes mal motivées; et surtout la Madone de Piogre, petite œuvre pétillante de malice, d'esprit, de finesse et de verve, où se reconnaît une plume très-exercée et un talent maître de lui, mais où Pauteur brille peut-être trop aux dépens de ses personnages, et gâte son œuvre faute d'abnégation. Mais, quel que soit le mérite de ces pièces, quatre, comme nous l'avons dit, ont obtenu un rang plus élevé. Entre ces quatre, la palme a été accordée à Trugmann, comme à la compo.sition lapluspoétiqueetlaplus originale. Cette Nouvelle souabe, qu'on i)Ourrait appeler le songe d'un jour d'hiver, {Trugmann signifie riiorame de Tillusion) a quelque chose de suave, de singulier et d'ex.quis. L'aventure a une allure et une -teinte fantastiques, comme certaines nouvelles de Jean Paul et de Tieck. Les personnages, très-vivants, mais d'une vie idéale, se meuvent dans l'atmosphère cré- pusculaire et vaporeuse des pipes allemandes. Le ton, d'une grâce négligée, mélange charmant de bonhomie et d'humour avec une pointe imperceptible d'ironie, se soutient sans défaillance. Un sentiment délicat de la vie, une grande finesse psychologique, une imagination jeune et forte qui décrit avec bonheur et symbolise avec élévation, contribuent au charme de cette composition, dont Tidée fondamentale est belle, car c'est la réconciliation de l'inspiration et de la science, de l'art et de la philosophie. Cette Nouvelle n'est pourtant pas sans défauU Ainsi l'action est par trop près d'être nulle, le contraste des caractères laisse quelque chose à désirer, et la conception n'est pas assez carrée ; le style a quelques bavures. Mais, par une chance singulière, ces dé- 158 fauls se rattachent si bien au caractère d'indolence contem- plative du vieux professeur, qu'on doute s'ils appartiennent aux distractions ou aux calculs du conteur. Les trois autres nouvelles, bien voisines entre elles de l'équivalence, eussent toutes, sans la précédente, disputé le prix. Aussi, après les tâtonnements d'un examen scrupuleux, le Jury s'esl-il décidé à les honorer toutes trois, en accordant une mention très-honorable à Pcrdila, et en décernant un double accessit à Une Maladie de cœur et à la Fille de Lazare. La Maladie de cœur, nouvelle médicale, dont les person- nages sont genevois, et dont le théâtre est Paris, est une œuvre remarquable. A bien des égards môme, pour la com- position proprement dite, pour la charpente générale, pour la vivacité du dialogue, pour l'esprit, pour la variété des moyens et des tons, pour les ressources du style, en un mot pour l'habileté et pour l'art, elle est supérieure à toutes les autres. Son défaut, c'est que l'art y domine trop la poésie ; les personnages n'y vivant pas assez pour leur compte, pa- raissent trop obéissants aux volontés du maître et au sifflet du machiniste, docilité qui diminue leur valeur personnelle et notre sympathie pour eux. Comme pour la Madone de Piogre, il ya ici peut-être trop de talent et de liberté d'es- prit, pas assez de patience et d'attachement paternels. La Fille de Lazare, nouvelle vaudoise et rustique, se res- sent beaucoup sans doute de l'imitation de Tœpffer, pour le plan, pour le coloris, même pour certaines idées et pour la partie épistolaire de l'œuvre ; ses archaïsmes sont quelque peu maniérés, et il est telle scène qui devrait être retouchée; mais ce qu'on aperçoit de louable dans cette production, des sites, des mœurs et des caractères bien vus et vigoureusement peints, de la réalité descriptive et morale, du mouvement, de la sobriété, du nerf, l'amour et le respect de la vie, ont fait excuser et oublier ces défauts, qui ne sont d'ailleurs, nous l'espérons, que des défauts de jeunesse, et qui ne dé- truisent pas le mérite de cette Nouvelle. En revanche, Perdila. la troisième des pièces qui ont ba- lancé le prix, n'a aucun de ces défauts. L'histoire de cette enfant, abandonnée toute petite près de (Uarens, recueillie par un jeune lord anglais qui se fait généreusement son protecteur, la fait élever, et, quinze à vingt ans plus tard, se trouve heureux de lui demander sa main; cette histoire est parfaitement contée et niolivée. Ce récit naturel, aisé et in- téressant, indique un vrai talent de romancier. Seulement le genre moins neuf et plus commode auquel appartient cette Nouvelle, lui a fait perdre, aux yeux du Jury. quelques-un.«i de ses avantages. Du reste, comme les questions de goût sont très-complexes, le Jury, pour témoigner son estime aux quatre concurrents qui se sont le plu? distingués, et leur offrir la chance d'un classement encore plus juste de leur mérite respectif, aurait voulu pouvoir publier en un volume et présenter au public ces quatre nouvelles. Mais ce désir a dû céder devant diverses difficultés d'exécution. Un point essentiel reste encore. Qui sont les concurrents auxquels ont été décernés les couronnes? Voici les noms contenus dans les quatre billets décachetés : Le prix ( de 500 Fr. ) a été obtenu par M. Frédéric Renz, de Moudon, pour sa nouvelle le Professeur Tmgmann. Le premier accessit ( 200 Fr. ), par M. Marc Monnier, pour Une Mnindie de cœur. Le second accessit ( 200 Fr.), par M. Alphonse George, de Genève, pour une Fille de Lazare. La mention très-honorable, par M""^ Wilhelmine Geisen- DORF, de Genève, pour sa nouvelle de Perdita. 160 Tel est, Messieurs, le résultai de ce concours, le cinquième qu'ail proposé la Section de Littérature. Il nous paraît ré- jouissant à tous égards. J'ai dit. Après la lecture du rapport de M. Araiel, la parole est donnée par M. le Président à M. l'ingénieur François Janin, pour un rapport sur des découvertes archéologiques faites ré- cemment à Genève et aux environs. M. Janin s'exprime ainsi : Monsieur le Président et Messieurs, En suite de la sollicitude que j'avais montrée, à plusieurs, époques, pour recueillir tous les objets anciens que la démo- lition des forlificalions pouvait mettre à découvert, j'ai été honoré par le Conseil d'État et le Conseil Administratif du mandat de réunir et de remettre aux collections publiques tous les matériaux remarquables, comme objets d'art, mon- naies, poteries, etc., etc. D'après mes instructions, je fus autorisé à indemniser équi- tablement les chefs d'ateliers comme lesouvriers qui feraient quelque découverte intéressante. Grâce à cette mesure, j'ai eu l'avantage de faire remettre à l'État bien des pièces cu- rieuses qui seront, je l'espère, utiles à l'histoire de notre pays. Dès l'ouverture des chantiers nationaux, ces mêmes règles avaient été adoptées, mais j'ai lieu de supposer que, pendant un certain temps, ces instructions ont été plus ou moins né- gligées ; car les collections publiques ont perdu beaucoup de choses qui ont enrichi les musées particuliers. L'intérêt général exige une grande vigilance pour que les antiquités mises à découvert par les travaux de nivellement soient conservées en faveur de l'État. 161 Aujourd'hui, Messieurs, je dois me contenter de vous faire rénumération de quelques articles trouvés récemment et qui me paraissent présenter quelque intérêt. Ne possédant point les connaissances sulTisantes, je laisserai aux habiles le soin de la description archéologique. Le 7 Aoîit 1858, l'on déposait, à mon bureau de l'Hôtel-de- Ville, deux amphores d'un grand modèle, qui portent sur une des anses le nom de E. VARONS. Ces amphores provenaient de l'atelier de MM. Crespel et Brissard. Elles sont entières, d'une belle conservation quoique fendues. Elles apparliennenl au genre appelé diota, à cause des deux anses. Elles ont été trouvées dans le sable à 6-7 mètres de pro- fondeur. Elles étaient placées la pointe eu haut, dans la demi- lune des casemates. Quelques jours après, j'étais averti que, dans la contre- garde du bastion du Pin, au nord du pont de fil de fer, l'on avait reconnu un pavé formé de morceaux de briques, re- posant sur un Ut de béton. Ce pavé était à 3-4 mètres au-dessous de la ligne de feu de l'ancien parapet. Il formait une aire de 4-5 mètres; il sem- blait avoir été attaqué primitivement par le feu et ensuite par l'humidité. Il avait peu de consistance, sur la plus grande partie. Le béton était fabriqué comme le béton romain. Un échantillon de ce pavé a été conservé et peut être mis sous vos yeux. Provenant du môme chantier, il m'a été remis une espèce d'épingle à cheveux, en ivoire, qui porte une tète sculptée d'un caractère romain. Je crois que cet échantillon est, jusqu'à ce jour, le seul re- connu dans les fouilles opérées autour de Genève. Il Le 16 Août, je fus encore prévenu que, dans cette contre- garde, très-près et au midi de la place occupée par le pavé dont j'ai parlé plus haut, l'on venait de trouver des tombes murées. .le me transportai aussitôt sur remplacement, et je reconnus en effet quelques tombeaux complètement fermés. Sur les côtés et au-dessous, l'on avait posé de grandes briques rouges à rebords; par-dessus régnaient de grandes dalles en grès ou en serpentin. Le 18, on découvrit un plus grand nombre de cadavres; quelques-uns reposaient sur la terre et n'avaient pas eu les mêmes tombeaux en maçonnerie. Tous ces corps, à l'exception du plus grand, avaient les pieds tournés vers l'orient, tandis que la tôte de celui-ci était du côté de Test. A l'intérieur de toutes ces tombes, l'on trouvait une assez grande quantité de charbon de bois blanc. Un chapiteau en pierre, dite de Seyssel, du style roman ou mérovingien, formait une partie de la maçonnerie latérale de l'une de ces tombes. On a remarqué 12-13 cadavres d'hommes, de femmes et d'enfants. Ces tombes, établies dans la terre rougeûtre qui domine le gravier naturel, étaient au-dessous du parapet de la for- tification. C'est la création d'une rue nouvelle et son nivellement qui ont déterminé la découverte de ces tombeaux. D'autres sub- sistent encore intacts, selon toute probabilité, au midi de la section exécutée. La coupure du terrain, pendant le travail, laissait ces tombes à 2'»,30-2™,50 du sol futur de la route, et il y avait encore l^jô à 2'" ,00 de terre au-dessus. 163 Presqae toutes les dalles de grès et de serpentin, qui re- couvraient CCS corps, étaient entières, sans ruptures, et les lombes étaient intactes. Pour activer leur travail, les ouvriers excavaient les terres et leur chute entraînait les lombes. Il eût été à désirer qu'elles fussent découvertes avec soin après l'enlèveracnt des matériaux qui reposaient au-dessus. La chose est encore possible pour les autres tombeaux qui font suite ù ceux dont nous venons de vous entretenir. Dans les terres employées pour la chaussée, on a remarqué et conservé : Un fragment d'urne lacrymaloire, avec un granulé .sur l'ensemble et une légère bordure à la base. Une lampe en terre cuite, dont le bec est écorné. Un anneau en cuivre, semblable à l'anneau d'une lampe. Les bases d'urnes en terre noire et en terre rouge. Un fragment de vase en terre noire, avec bordure celtique. Des pierres en lave, creusées pour un moulin. Un vase en cuivre. De petits ornements de même métal. Une partie d'étrier en fer. Une cloche avec son anneau. Un anneau portant une broche en fer. Un étui en cuivre. Des poids en cône tronqué, ou pyramide tronquée en brique rouge. Tous présentent un trou à la partie supérieure. L'un d'eux porte latéralement une croix latine avec le chiffre 10. Une dent de sanglier. Gel objet se rencontre fréquemment dans ces fouilles. Un assez grand nombre de briques rouges, à rebord, uti- lisées pour l'encadrement des tombes. Un chapiteau en style mérovingien, de pierre de Seyssel. 164 Enfin, l'on a recueilli une agrafe ou fibule montée en or, avec de petits cristaux enchâssés sur du ciment brunâtre. Une pierre blanche transparente, forme le centre de l'agrafe. La découverte d'un bijou de cette espèce est excessivement rare dans notre pays. Celui-ci a été trouvé dans la tombe pré- parée pour le plus grand cadavre. On a réuni et conservé beaucoup d'ossements. Une tête complète a été remise, pour l'étude, à M. le professeur Gliarles Vogt. Depuis l'achèvement de ce rapport, une nouvelle visite, faite hier dans l'après-midi à l'atelier qui travaillait à la contre-garde mentionnée, et qui s'est transporté au levant dans le chemin couvert, le chef du chantier m'a remis une lampe presque complète, en terre jaune-brun. Sur celte lampe, on peut observer les mêmes dépressions, vers la partie renllée, que celles qu'on avait déjà constatées sur un petit vase découvert à Versoix, chez M. Calaman. Ces dépressions permettaient de mieux saisir et retenir l'ustensile. Dansjle terrain remué, et à la base du remblais, j'ai trouvé une espèce de soucoupe en terre rouge. Je suppose qu'elle devait servir de base à un lacrymaloire. Quelques fragments de poteries de diverses époques ont encore été recueillis et sont sous vos yeux. Monsieur le Président et Messieurs, En terminant cette énumération, je dois vous expliquer pourquoi je n'ai pas confié à des experts le soin de vous parler de ces objets et de vous les décrire mieux que je ne vous l'ai fait. Voici mon explication et mon excuse : Quelque inexpérimenté que je sois dans les questions arc- 165 chéologiques, j'ai cru qu'il était convenable, comme ayant assisté à presque toutes les fouilles, de vous rendre compte de ces découvertes, en précisant de mon mieux les faits qui étaient à ma connaissance, par cette espèce de procès- verbal, qui peut avoir une certaine utilité. Après le Rapport de M. Janin, qui a été écouté avec d'au- tant plus d'intérêt que les objets dont il parlait se trouvaient exposés sur le bureau, M. Blanvalel (Henri), Secrétaire de la Section de Littérature, lit la fable suivante de sa composition : LS UPIÏÏ PROTOCATEÏÏFl. FABLE. Maître Mordant, màtio et de croc et de taille. Moitié berger et moitié loup, S'était acquis vaille que vaille Renom dans le conseil, renom dans la bataille, Droits de seigneur, par contre-coup. Chacun le craignait fort, nul ne l'aimait beaucoup. Un jour qu'il sommeillait comme un mâtin sommeille. L'œil ouvert à demi, grande ouverte l'oreille, Le nez au vent, Il crut apercevoir, et cela non sans cause, A l'ombre d'un taillis quelqu'un ou quelque chose Se mouvant. C'était Jeannot lapin, vrai Jeannot que sans peine On devinait neveu du Jean de Larontaine, Et qui, Taisant toilette aux abords de son trou, La queue en l'air, l'âme sereine. Rêvait de paix, rêvait de chou. Or ce jour-là Mordant était gorgé de bile : Un os lual digéré, des querelles en ville, Un rien, je ne sais quoi, quelque peine de cœur, L'avait mis de la pire humeur. Aviser, assaillir, happer le pauvre hère, Pour Mordant, Ne fut guère Que l'affaire D'un instant. D'un coup de croc, le mâtin le fracasse, Puis de ci, puis de là mon gueux le ballottant, Il vous le jette sur la place Pile ou face. Déjà mort et de peur encor tout palpitant. C'était pitié de voir ces deux longues oreilles, Ce nez mouvant, ce poil si douillet et si fiu, Ses formes en douceur à nulle autre pareilles, Tout enlin Jean lapin. Meurtri, sanglant Mais las ! c'était fait ; qu'y donc faire? Du meurtre consommé nul ne s'occupa guère; Le coupable étant craint des jeunes et des vieux. Les témoins, s'il en fut, avaient fermé les yeux. Si bien qu'un indiscret eût-il cru, d'aventure. Qu'interroger les gens était de son devoir. Mordant eut paru, je le jure. Aussi blanc qu'agnelet an sortir du layoir. Se jugeait-il ainsi? c'est douteux et pour cause : Certain taquin, vieux et morose, Qui cerlos u'esl goutteux et qu'on nomme remords, A ciel couvert, à porte close, Se prit à le poursuivre en lui narrant ses torts. 167 Adieu donc son chenil, sa douce quiétude ! En vain pour s'cndorniir prit-il uiainlc attitude, Par un pouvoir occulte iiiccssaniuient poussé Il lui fallait vaguer autour du trépassé. Sur ce vint à paraître un f^arçon du village, Franc lourdaud qui du fait ne sachant rien de rien, N'en demandait pas davantage. D'un bond joyeux et fou l'accoste notre chien. Et, pressé du besoin de pallier sou crime. Le conduisant où glt l'innocente victime : « J'en suis fAcbé, dit-il, pour ce pauvre eflSanqué, Mais c'est lui qui m'a provoqué. » A ce trait bien peu voudront croire. Je ne puis couiprcndre pourquoi ; M'est avis que souveut l'histoii'e Le conte, et conte mieux que moi. Henri Blanvalet. M. J. Vuy, président de la môme Section (de Litlératnre), donne lecture d'une traduction de la pièce de Salis, intitulée: « Le tombeau. » LE TOMBEAU. Mnet, silencieux, austère. Le tombeau ne laisse point voir Ces bords inconnus, — cette terre Qu'il cache sous un voile noir.' Le rossignol morne et rebelle N'y fait jamais ouïr sa voix. Et, seule, l'amitié fidèle Y sème des fleurs quelquefois. i68 Sur un tombeau, les Tiancées En vain redisent leur douleur; Cris d'orphelins, tristes pensées N'atteignent point sa profondeur. Pour l'homme chaque heure a son ombre. Adieu repos rêvé jadis, C'est à travers la porte sombre Qu'il doit regagner sou pays ! Pauvre cœur, l'orage t'accable. Tes vœux demeurent superflus; Pour goûter la paix véritable. Il faut que tu ne battes plus ! Jnles TUT. M. le Président ayant ensuite demandé si quelque membre avait des propositions individuelles à faire, et aucun n'ayant répondu, la séance a été levée à 5 '4 heures. —^tdtdS^^tliA.^^S^'S— 169 HOUYELLE. Iib Jebte slill und barmlos.. Dd basl aus meinem Priedem mich herau* gesdireckt. ScHiu.BR. (G.-TeU.) oO'gg^Cl^O- Je me suis demandé souvent quelle était ma tâche au milieu de l'activité incessante de toutes les parties de l'univers, et je me suis convaincu qu'il m'a été réservé un labeur bien dif- férent de celui de la plupart de mes compagnons d'oeuvre , la contemplation ! A voir les choses superficiellement, on pourrait m'objecter, ce que je n'accepte point, que la con- templation n'est pas un travail, et l'on serait disposé, sur un prétexte aussi frivole, à me retrancher de la société comme un membre inutile. Je pense que ceux qui seraient portés à soutenir un avis si peu judicieux n'ont pas l'expérience de ces choses, et ne se doutent nullement des difficultés ef- frayantes d'une étude en apparence si paisible. Je ne cher- cherai point à les persuader, mais je leur dirai que ce travail est plus pénible qu'il n'est possible de le dire; aussi, maintes fois, à bout de courage, aveuglé, harassé, éperdu, j'ai voulu m poser la plume et quitter ces prétendus loisirs, pour prendre, comme tant d'autres, la pioche, la scie ou le marteau. Mais la nature est la plus forte et rien ne saurait, je crois, m'ar- raclier jamais ù ma vocation. Quoique perdu dans mon obscurité, j'ose dire que je n'ai pas été sans faire beaucoup de bien autour de moi, et particulièrement au milieu de la jeunesse studieuse des universités où, cependant, mes succès sont méconnus par la légèreté d'un âge plein d'inexpérience encore, .le vous pardonne, chers amis, cette ingratitude dont vous n'avez pas conscience, sans doute. Vous, qui maintenant m'écoute/, d'une oreille distraite et me regardez comme un étranger fourvoyé parmi vous, je vous attends d'ici à dix ans, et si alors vous ne reportez pas des re- gards attendris sur votre vieux professeur, si vos mains ne désirent pas serrer la mienne, alors, chers amis, je douterai avec tristesse de moi-même; ma tâche sera achevée, mon cœur sera brisé. X Mais, que fais-tu donc ? » dit une voix accusatrice. Hélas I je fais ce que peut faire un pauvre profes.senr de philosophie : je contemple le monde pour en pénétrer les mystères. Et n'eussé-jo rien compris à ce spectacle que je considère de jour en jour avec un intérêt plus intense, vous m'accusez, vous (}ui vivez sans vous demander ni comment, ni pourquoi! Le fantassin prudent, qui fume sa pipe pendant qu'une poule volée cuit en chantant dans la marmite du bivac, doit-il rire du soldai qui, tout sanglant et mutilé, roule du haut de la muraille dans le fossé qu'il venait de franchir sur les corps de ses camarades? Je dis au jeune homme : écoute, ne végète pas dans ton trou comme un Esquimau dans sa hutte de glace. Sors, je l'en prie, grimpe sur mon dos robuste. Dans mon vol je te porterai sur une haute muraille. Regarde alors I Ouel immense horizon ! Où sont les parois huniides de la chétive demeure? Nourris-loi de la vue de tant de merveilles, et donne-moi vingt florins, cher ami, pour ce magique spec- tacle. Vingt florins! non, je me trompe : la philosophie a baissé. Mais n'importe ; voici mes vacances; je me dispose à quitter l'université pour vivre quelques mois au sein de ma famille. Chères âmes, je suis bientôt à vous I Je loue une jument peu fougueuse, d'un âge déjà vénérable, je glisse dans ma blague à tabac mainte pièce d'or et maint billet de banque ; puis, serrant ce trésor contre mon cœur, sous mon gilet noir que je boulonne jusqu'au cou, je fourre dans mon porle- manteau ma robe de chambre, mes pantouflles et la Bépublique de mon ami Platon ; je suspends à l'arçon ma longue pipe, la bien-aimée compagne de mes pensées, et j'enfourche Bella,qui aspire bientôt, avec délices, l'air vif des champs couverts çà et là dime neige qui fond lentement aux tièdos rayons d'un soleil de mars. Salut, belle nature! Quoique encore plongée dans un som- meil semblable à la mort, tu es si belle, si belle, que je suis indigne de le regarder. Salut, champs, prairies, bois dé- pouillés de vos feuillages, ruisseaux, haies, sentiers! Salut! vous êtes mes amis ; mon comr vous aime, si mon esprit ne vous comprend guère. Prenez-moi pour un instant mon sac à idées, que je puisse respirer à l'aise. Recevez-moi dans votre paisible société. Ne craignez rien de moi. Je ne vous demande qu'une chose : rafraîchissez mes yeux brûlés parla contemplation, rafraîchissez mon âme con.sumée du besoin de savoir. Vents de neige, soufllez sur mon visage, emportez ma philosophie à travers coteaux et ravins, pour me la rendre à mon retour. Ainsi je parlais à ces êtres chéris, longtemps oubliés et retrouvés avec joie. Je chevauchais au petit trot, repaissant 172 mes yeux de la vue des choses créées, et cherchant à me confondre dans la vie universelle, sans cependant perdre les étriers. Vers midi, je mis pied à terre dans un petit village, où je ne manque jamais de demander pour quelques instants une hospitalité toujours gracieusement accordée. Une bou- teille assez exiguë de vin du Rhin, m'aida à me rendre maître d'un diner frugal. Après quoi, cheval et cavalier remontèrent l'un sur l'autre, et, laissant bientôt derrière eux les maisons de terre couvertes de chaume et les courtines du bourg, ils suivirent une allée de hêtres séculaires dont le branchage noueux se penchait sur la rivière gelée. Que de fois j'avais passé sous ces arbres pendant les chaleurs brûlantes de la canicule ou par une matinée d'automne, lorsque le chemin se couvrait déjà de feuilles jaunies I Tout à coup le sabot de Bella heurla contre un tronc renversé sur la neige. Mon cœur se serra ; d'un coup-d'œil je vis l'étendue du désastre : sur une vaste prairie gisaient des arbres énormes, les uns déjà ébranchés, d'autres meurtrissant le sol de leurs rameaux ; çà et là se dressaient des mesures de bois régulièrement entassé, des amas de fagots et de débris. Je descendis fort ému ; je parcourus lentement le chantier, passant d'un arbre à un autre et cherchant à reconnaître ces témoins de ma vie passée. Déjà mutilés pour la plupart, ils me semblaient être des morts couchés sur un champ de bataille et qu'une mère angoissée, les yeux obscurcis par les larmes, examine un à un, craignant de trouver son fils sur cette terre ensanglantée. Pauvres arbres ! que d'années vous avez vu passer sous votre feuillage les enfants joyeux, les chars des villageois, les troupeaux, les voyageurs couverts de poussière, les vieillards promenant leur grand âge à l'ombre de votre vieillesse, et souvent, quand les rayons de la lune se glissaient silencieu- sement à travers vos feuilles, un couple de jeunes fiancés ! 173 Maintenant voos avez appris que toutes choses s'en vont an jour, et la seule consolation qui vous reste, c'est de rendre en services à l'homme la peine qu'il se donne pour vous dé- truire. Vos molécules se disperseront en fumée vers tous les points de l'horizon, comme des amis qui se séparent pour un long voyage dont le retour est incertain. Consolez-vous : vos atomes, semés sur la terre, se réuniront plus d'une fois aux débris des hommes pour former de nouveaux élres dont la lin sera semblable à la vôtre. D'innombrables souvenirs passaient en tourbillonnant de- vant mes yeux. Ils passaient, ils m'appelaient en me montrant du doigt le bûcheron qui, bientôt, va mettre la hache au vieil arbre inutile. Je vis mon existence presque toute écoulée comme un torrent dont les eaux appauvries coulent sans bruit dans les crevasses d'un ravin desséché; encore quel- ques jours, et les dernières gouttes seront absorbées par les chaleurs. Où est le torrent? dira-t-on alors. Vois là-bas ces nuées qui passent lentement sur le ciel serein ; elles vont fer- tiliser d'autres terres, elles obéissent paisiblement à la brise qui l'es amoncelle dans les hauteurs de l'air, et les pousse vers des régions inconnues. Obéissons, acceptons la loi immuable et bienveillante qui régit l'univers. En discourant ainsi en moi-même, et tenant ma monture par la bride, je m'engageai dans un chemin étroit qui lon- geait une forêt de jeunes sapins. A ma droite, à peu de dis- tance, une tourbière, couverte çà et là de mares gelées, hérissées de plantes aquatiques, s'étendait jusqu'aux mon- ticules qui bornent la vallée. Des corbeaux sautillant, vole- tant, croassant dans les replis du terrain, animaient seuls cette solitude. Inquiétés par mon approche, ces tristes oi- seaux se levaient avec des cris discordants, pour se poser plus loin, puis, déployant encore leurs noires ailes, se dis- persaieni de nouveau à une portée de piorre. Je me dis- posais à monter en selle, lorsque j'entendis une voix lamon- l;ible : — Holà f disait-elle, arrêtez un moment, s'il vous plaît. Je tournai la tête et je vis à quelques pas, étendu sur le sol, un jeune homme enveloppé d'un manteau souillé de boue. D'une main il tenait un fusil à deux coups, de l'autre il me tit signe d'approcher. — Vous pouvez, continua-l-il, me rendre peut-être un service. Votre physionomie me dit que vous êtes un homme compatissant, la mienne doit vous dire que je suis un de ces misérables sans lesquels la charité publique serait une vé- ritable sinécure. Je jetai un regard scrutateur sur ce pauvre; je m'aperçus qu'il avait des bottes à revers, une casquette de velours toute neuve, des culottes de peau de daim. Il lut ma pensée dans mes yeux. — Vous doutez, je le vois, de ma véracité, dit-il en se re- levant à demi avec effort, mais écoutez, je vous prie. Votre .sagacité a deviné que je ne veux pas vous demander de l'ar- gent. Du reste, ajouta-t-il en se laissant retomber, je ne voudrais pas contraindre votre bienveillance. — Personne, m'écriai-je, n'a jamais accusé le vieux Trug- mann de n'avoir pas de cœur I Parlez, jeune homme; quoi- que votre façon de réclamer l'aide des gens soit au moins singulière, je suis disposé à faire pour vous plusieurs choses. — Je serai donc bref, monsieur. Vous me voyez harassé de fatigue au point qu'il me serait impossible de mettre un pied devant l'autre, et j'ai cinq bonnes lieues à faire pour rentrer chez moi. De deux choses l'une; il faut que vous me preniez en croupe et me portiez jusqu'à la pre- Diière auberge, ou bien, si vous avez au fond de votre valise 175 qnelques gouttes de schnaps, cela sera peut-être suffisant pour me donner dos jambes. Choisissez. — Je profère le schnaps, dis-je ; ma jument est vieille; de plus, c'est une bêle louée que je dois ménager. Mais rien ne m'oblige à ménager mes provisions. — Vous me rendez la vie, dit-il avec gratitude en débou- chant la gourde que je lui tendis. Parfait! divin t Vous n'avez pas quelque chose de solide pour achever la guérison d'un pauvre malade qui se meurt d'inanition ? — .le vois, dis-je, que vous avez ique, comme art, me faisait compren- dre que le maestro, s'il est digne de ce nom, ne voit plus les choses de la terre que comme à travers un brouillard. Il vit dans un royaume vague, peuplé de chimères, frissonnant ument, ma fidèle Bella? Quoi! ta vieil- les,;e a rési>té aux horreurs de cette affreuse nuit ? N'es-lu point un fantôme de mon esprit malade? Pauvre bêle! Sans doute tu as jeté mon voleur dans quelque fondrière, et lu n'as pas eu de repos avant d'avoir retrouvé mes traces. Heu- reux instinct ! admirable sagaciU^!... Mais ce n'est pas loi, sans doute, qui l'es attachée ici. Mon esprit se perd à vouloir 201 pénétrer ce mystère. N'importe, tu m'es rendue. Allons, col air vif pourrait le nuire; d'ailleurs, un picotin d'avoine et un raielior hourr(5 de foin sont bien de saison apn'ïs un jeûne aussi rigoureux. Et je caressais ma lidèle monture. Je no laissais pas de m'cHonner qu'après une course nocturne aussi laborieuse, celle jumont seinbhU sortir des mains du palefrenier. Pas un atome de boue de la lète aux sabots. Uella me regardait d'un (eilvif et joyeux. «Comment! pensai-je en d»M'aisanl le n(eud du lien, cette b(Me donne une leçon de piiilosopliie à son maître I » Je nj'ar- r<^tai bruscpiement: en d(h'onlanl la corde, je venais d'aper- cevoir derrière le tilleul l'exlrt^milé d'une botte. L'empreinte du pied de sauvage qui terrilla si fort Uobinson Cruso(5, me revint en mémoire. J'eus bonté de ce moment d'bésitation. — « Qui va U\? demandai-je d'une voix forte. » Alors l'inconnu sortit de sa cacbetle. Je reculai d'un pas avec consternation. C'était encore l'babil vert. Mais aussi quel cbangement I Ce n'était plus cet audacieux brigand (|ui puisait son courage dans les ténèbres. l'Aie, la tète baissée, il avait la bonté sur le front. D'une main il tenait sa casquette, de l'autre il me tendait sans rien dire ma i)ré- cieuso blague, dont la vue me lit tressaillir de joie. ' — Ainsi, dis-je froidement lorstjue j'eus repris mon trésor; ainsi votre indigne action vous pèse et votre conscience vous condamne. Je voudrais croire que vous n'êtes p.is encore en- tièrement perdu. C'est le v(eu bien sincère que je fais pour vous. Si mon pardon peut vous sei-vir A (piebpn; cbose, je vous le donne volontiers. Allez où bon vous scndde. Le vieux Truginann désire (pie vous dovenie/ bonnéte bomnm. Kn prononçant ces cbaritables paroles, j'avais détacbé la jument; et, la |)renant parla bride, je me disposais i'i m'éloi- 202 gner, lorsque le jeune homme, sortant de son immobilité et portant sur moi des regards pleins de confusion: — Ah ! monsieur, me dit-il, j'ai m(5rité toute votre colère, j'ai raérité'quo vous n'eussiez aucune confiance dans mes pa- roles. Je n'ai pas la prétention de me justifier à vos yeux ; cependant.... — Cependant, répliquai-je indigné de tant d'audace, vous allez me montrer sans doute qu'en me volant mon argent et mon cheval , vous me rendiez un véritable service et que vous aviez lieu d'attendre de moi plus de reconnais- sance? — Comment! s'écria M. Werner indigné àson tour, vous supposez que j'aie eu réellement le dessein de vous voler. Monsieur? Je ne pensais pas encore être descendu si bas dans votre esprit. Tout mon ôtre se révolta contre une si flagrante hypocrisie. Je jetai sur M. Werner un regard de dédain, et, sans ajouter une parole, je pris la direction de l'étable. Mais le jeune homme se jeta vivement au devant du cheval, et me saisis- sant les mains avec violence, quoique avec respect: — Non, non, dit-il d'une voix tremblante d'émotion, il ne faut pas que vous me laissiez ainsi. Je ne vous quitterai pas avant que vous nfayez véritablement pardonné. Vous ne pouvez pas me prendre pour un voleur t Sans doute, vous voulez me punir en disant cela. Votre colère est trop juste, mais écoulez-moi, écoutez- moi quelques mstants seulement. • — Vous abusez de votre force, et je vous entendrai malgré moi. — Mais, Monsieur, dit le jeune homme avec un geste dé- sespéré, je ne veux point vous contraindre; laissez-vous persuader... — C'estinulile; toutes les paroles du mond£ ne changeront 203 rien à l'affaire. Je sais parfaitement à quoi m'en tenir sur votre compte. Votre insistance m'est odieuse. — Monsieur... — Vous me ferez plai.sir do vous retirer. — De grâce... — Songez plutôt à prendre vos mesures pour vous sous- traire à la justice. — Ne me désespérez pas, Monsieur, je vous conjure. — J'en ai trop dit poul-être ; je ne devrais pas sans doute chercher à vous éviter le châtiment qui vous attend. — Ah! monsieur, qu'ai-jo à faire avec la justice? C'est vous seul que je crains. Souffrez... — C'est assez, vous dis-je. — Au nom de ce que vous avez de plus cher... — Que voulez-vous donc de moi? Pourquoi me persécuter davantage, m'écriai je en iixant sur M. Werner des regards pleins d'indignation. Ne comprenez-vous pas enfin que votre crime à mes yeux n'est pas tant d'avoir dépouillé un vieillard sur le grand chemin ; c'est d'être entré dans cette maison pour y porter le déshonneur. Puis-je maintenant vous voir de sang-froid, et que dois-je vous répondre quand vous me suppliez au nom de ce que j'ai de plus cher au monde ? M. Werner rougit: il se lut un moment, comme pour se concerter, puis, me regardant avec assurance, il me dit d'une voix calme : — Vos paroles sont cruelles, Monsieur; je veux que, dans un instant, vous les regrettiez. Je suis décidé à ne pas vous quitter que vous ne m'ayez entendu. Vous êtes gravement of- fensé, je le sais; je me reproche amèrement ma folie : il n'est rien que je ne sois prêt à faire pour la réparer, pour mériter votre amitié et vous obliger à oublier Toulrage indigne dool vous avez été la victime. Vous ne me repousserez pas, car je 204 vous aime; je sais que vous êtes bon. Je vous aimais et vous respectais avant de vous connaître, et maintenant vous me méprisez et refusez de m'cntendre, craignant de vous souiller plus longtemps au contact d'un voleur. — Voyons, dis-je secrètement ému de l'accent de vérité que respiraient ces paroles, essayez de vous justifier. Je vous écoute. Telle fut la bonté de mon âme. Je ne sais trop pourtant si cette condescendance n'était pas due aussi à l'influence bien- faisante des premiers rayons du soleil levant qui venait de pa- raître sur les forôts de la montagne. Ce matin-là, il commença sa carrière au milieu de quelques franges de pourpre et d'or, se dessinant vaguement sur le bleu pâle du ciel. Comme un roi débonnaire qui sort incognito de son palais pour voir de ses propres yeux et soulager les misères de sa capitale, l'astre radieux avait quitté celte fois toutes les splendeurs de sa gloire et s'élançait dans l'espace pour éclairer et vivifier une terre sombre et glacée, sans demander si les bommes méritaient ce bienfait. Je ne sais si je fis alors des réflexions de ce genre, mais j'en aurais pu faire, et je pris patience en ouvrant l'oreille aux paroles de ce malheureux. J'avais hâte cepen- dant d'échapper à son éloquence. — Je n'aurais pas de peine, disait -il en appuyant une main sur la selle de la jument et en posant l'autre sur mon bras, je n'aurai pas de peine à vous convaincre que jamais il n'a été dans ma pensée de vous faire le moindre tort. Cette détestable aventure est due à une méprise, à un quiproquo ri- dicule, dont la faute n'est pas à moi. C'est mon malheureux domestique qui a fait tout le mal. Il se trouvait dans la chambre d'auberge où vous avez dîné hier, et vous prit pour un gros négociant de la ville, voyageant pour ses affaires. J'étais occupé avec mes amis à tirer des bécasses, quand le '205 drôle vint me faire son rapport, et, jugeant l'occasion favo- rable, je résolus de voler ce marchand. Vous m'avez ren- contré alors sur la lisière de la^forôt et je vous racontai des histoires qui n'avaient pas le sens commun. Cas mensonges vous me les payâtes en rhum de la Jamaïque et en saucisson de Mayence. Pendant celte courte entrevue, je vous examinais avec la plus grande attention et je'prenais contre vous les résolulions les plus noires. Je les mis trop bien à exécution. C'est moi qui vous ai volé votre cheval près de la rivière, c'est moi qui ai découvert l'argent que vous teniez caché sous votre gilet, c'est moi qui vous ai adressé par deux fois d'ironiques paroles qui devaient accroître la tristesse de votre position. Si j'avais su alors que vous n'étiez pas cet honnête marchand, je vous eusse plutôt escorté, protégé, défendu contre toute entreprise criminelle, au risque de verser mon sang pour vous. Il n'y aura pas assez d'élri- vières pour ce coquin de Conrad : par son ineptie il a manqué tuer son maître, et c'est à grand peine, je le vois, que je pourrai réparer tout le mal dont il est cause. Quand j'eus fait main basse sur votre bien, je rejoignis au galop mes amis que je trouvai mettant le château au pillage. Nous sor- tîmes bientôt après et nous vînmes ici donner une séré- nade à M"« Trugmann. Vous n'avez pas oublié la frayeur dont je fus saisi quand je vous reconnus. J'étais si hors de moi que je me crus perdu sans ressource et que, par ma fuite, j'aggravai vos justes soupçons. Je rentrai chez moi la mort dans l'âme, et, dans mon désespoir, j'éveillai le valet d'écurie qui reçut l'ordre de donner les soins les plus em- pressés à votre jument. Je ne fermai pas l'œil de la nuit, si ce n'est une heure ou deux que je dormis tout habillé sur mon lit. Au point du jour, croyant le moment favorable pour vous restituer sans bruit cheval et argent, je descendis ici ; vous savez le reste. 206 Ce discours fut débité avec le plus grand naturel du monde et un mélange de candeur et de légèreté qui ressemblait presque à de l'imperlinence. Je ne pouvais m'empêcher de trouver ce ton déplacé. La justification de M. Werner me paraissait, du reste, bien incomplète, ctje me demandais aussi comment je pourrais ajouter foi à un liomnie pour qui le mensonge était si facile. — Tout cola me déplaît, dis-je froidement, je veux sup- poser que vous m'ayez pris pour celui que vous dites, — et qui me prouvera que vous ne forgez pas une nouvelle his- toire pour rajuster vos affaires? — Mais il reste ceci du moins, d'après vos propres déclarations, c'est que vous avez dépouillé quelqu'un nuitamment à main armée. Votre sang- froid et voire habileté témoignent en outre que vous avez une longue habitude de cette honorable industrie. Ainsi.... — Soyez patient jusqu'au bout, de grâce, Monsieur, re- prit-il plus humblement, .l'avoue que toutes les apparences sont contre moi. Ce que je vais vous dire, Monsieur, est de telle nature que peu d'hommes pourraient le comprendre, peu d'artistes môme, je crois, ont été jusque-là. Mais vous vous êtes occupé d'une façon toute spéciale de la philosophie de l'art: c'est là ce qui me donne quelque courage. J'ose donc vous demander encore un moment d'attention. Ici l'habit vert se recueillit comme un homme qui, arrivé dans un carrefour, cherche à s'orienter pour ne pas faire fausse route ; ou comme un général qui, malgré l'odeur enivrante de la poudre et le fracas de la bataille, médite froidement un plan hardi, lorsque déjà ses troupes plient de- vant des forces .supérieures. — « Voilà un habile coquin, me disais-je, ou un honnête jeune homme égaré par quelque folle pensée. Il vient de me porter une botte au défaut de la cuirasse. Je ne saurais croire qu'un voleur puisse trouver 207 quelque intérêt à des questions d'esllicHique, lorsque tant de braves gens ne s'en soucient non plus que des habitants des étoiles fixes. •> — Vous savez, continua M. Werner avec un regard qui me demandait toute mon indulgence, vous savez l'exaclitude lopographique d'Homère. Je suis sûr que ce grand poète connaissait m'icux ciiaque point de la côte de Troie, les mille sinuosités du Scamandre et du Siraoïs, les moindres acci- dents de la plaine, les sources et les forêts du mont Ida, que pas un vieillard du pays. Souvent les étoiles l'ont vu sur le rivage où Thétis consolait son fils en pleurant; il contemplait de loin les ruines de la ville puissante que le destin avait d'avance livrée à l'étranger. Sa muso, c'étaient les voix qu'il entendait sortir des entrailles de cette terre héroïque et chanter dans les profondeurs sereines du ciel où étaient montés le cri des mêlées et les flammes d'un immense in- cendie. — N'est-ce pas aussi votre pensée ? Cela me paraissait assez vraisemblable. J'avoue qu'après ce morceau sur Homère, je me trouvais entièrement dépaysé. Mon système sur la créalion poétique, laissé depuis longtemps à lui-même dans un recoin de mon cerveau, s'était dressé devant moi comme un guerrier impassible armé de toutes pièces, auquel il ne manque que fort peu de chose pour figurer avec avantage dans le champ clos de la philosophie. Ce fut ainsi que je perdis alors de vue la question du mo- ment. Comment cela se fit-il? je ne sais. Je laissai Bella dans le jardin dont je poussai la porte et, selon ma coutume, lorsque je suis plongé dans quelque méditation, je com- mençai à me promener sur la terrasse. Arrivés à l'extrémité de l'allée, nous nous engageâmes dans le premier chemin venu. Je dois dire que Testhétiquc m'a donné plus d'une fois d'aussi graves distractions. 208 — Ce qui s'est passé pour Homère, reprit l'artiste avec plus de confiance, a été, je crois, l'histoire de bien de poètes. J'ai toujours supposé que ce n'était pas pour rien que Byron avait une passion si violente pour la mer. Sans doute qu'il trouvait dans l'immensité et la solitude de l'Océan, dans le bruit éternel des (lots, dans la profondeur insondable de cet abîme, oîi s'accumulent les débris des naufrages, dans ce dialogue sans fin du ciel et des eaux, 'dans ces nues ces vols d'oiseaux de passage, ces brises, ces vents impétueux, ces trombes dévorantes, ces tempêtes, ces rayons qui se rédui- sent en poussière de feu sur les vagues où les vaisseaux des hommes se perdent comme une pensée dans l'océan des pen- sées de tous les âges, il trouvait réalisés dans ce concours de mystères, les mystères, plus innombrables, de son propre cœur, et cherchant alors, avec toutes les forces de son âme, l'Être inconnu, créateur de tant de merveilles, de tant de lu- mières el de si profondes ténèbres, il ne trouvait que la tris- tesse et le désespoir. — N'est-ce pas aussi votre pensée? — Je pense qu'il n'est pas facile de savoir au vrai tout cela, et peut-être Byron n'en savait-il pas autant que vous-même. Votre enthousiasme — J'avoue, dit M. Werner en baissant la voix, j'avoue que je vous ai récité une phrase qui m'a coûté beaucoup de peine lorsque j'essayais de voir si je n'étais pas né poète. — En ré- sumé, je crois que Tarliste ne rend bien que ce qu'il a expé- rimenté. — Voilà bien des façons, dis-je, pour enfoncer des portes ouvertes. — Ouvertes pour vous, sans doute; mais des centaines de gens ne paraissent pas s'en douter. Vous devinez maintenant le reste? — Quoi donc? 209 — C'est à cause de cela que je vous ai volé votre cheval. — En effet, repris-je, désagréablement ramené du monde paisible des idées, vous m'avez vole, et vous avez beau l'a- vouer vous-même, j'ai beau me dire que rien n'est plus irré- cusable, je ne puis m'empécher de croire qu'il en est au- trement. — Non, non, Monsieur, vous n'avez eu affaire qu'avec un fou. Depuisplusieurs mois je travaille avec acharnement à un grand opéra qui me donne mille maux. J'essayais vainement d'entrer dans le caractère de mon héros, un brigand honnête homme, un Karl Moor, pour qui la vie, plus qu'à tout autre, est une marâtre. Là, je le sentais, était l'idée-mère de l'œu- vre. Je fis des efforts inouïs pour la trouver. J'ai lu des vo- lumes d'histoires effroyables : ma chambre de travail en est remplie. Peine perdue. L'arrivée inattendue de mes amis me sauva. En voyant entrer dans la cour cette bande joyeuse d'étudiants tapageurs, profitant de leurs vacances pour exer- cer leurs brigandages dans ma paisible maison, je les eusse d'abord voulus à cent lieues sous terre pour les heures qu'ils allaient me faire perdre infailliblement. L'amitié dissipa bientôt cet égoïsme sordide. Après mille folies, nous sortîmes pour chasser. Cette surexcitation inusitée, cette gaieté sans ifrein dont j'avais perdu l'habitude depuis l'université, le vin que ces malheureux me firent boire, la contagion de l'exem- ple, allaient faire de moi un malfaiteur. J'envoyai ce traître de Conrad à la découverte. Il n'y a pas manqué, et grâce à lui, j'ai pénétré d'un coup jusqu'au fond de mon sujet. Mais à quel prix ! Lorsque sur votre cheval je galopais dans l'obs- curité, il me semblait entendre mille voix chanter autour de moi; des orchestres admirables, montés sur des chevaux in- visibles, me poursuivaient, et par-dessus toute cette har- monie, s'élevait le chant triste, sauvage, bizarre de mon u 210 héros. Des buissons, des taillis, des eaux de la rivière jaillis- saient des flammes rougeâtres et fumeuses devant lesquelles passait rapidement un long cortège de formes extraordi- naires. Pendant celte heure-là, je fis plus d'ouvrage que dans les six mois qui avaient précédé. Il me semblait que jusqu'alors j'avais e.ssayé de fondre du rainerai au feu d'une lampe, morceau par morceau: maintenant, le fourneau était gorgé jusqu'au col, le feu grondait, l'œuvre de destruction et de création s'accomplissait avec fureur. Mais, par moments, une pensée surgissait devant moi et menaçait de mettre en déroute cette armée de pensées; c'était une inquiétude déso- lante de ne pouvoir m'emparer de ces trésors qui se répan- daient sur moi de toutes parts. A peine arrivé, je conjurai mes amis de venir à mon aide; je me mis au piano: pendant deux heures, ils couvrirent de notes feuilles sur feuilles. Lorsque nous eûmes pourvu au plus pressé, nous descendîmes pour la sérénade que vous savez. A mon retour, malgré l'angoisse qui me tourmentait, je me forçai au travail. .Te veillai ainsi une grande partie de la nuit avec quelques-uns de mes dévoués compagnons. Ce fut une victoire complète. La douleur, le désespoir dont mon cœur était plein, passèrent dans l'âme de mon héros. .le compris ce que c'est que la vérité dans l'art. Les fragments qui m'avaient coûté tant d'efforts, de méditations, de décou- ragements furent en un instant vivifiés, transformés, boule- versés par un souffle puissant. Lorsque enfin, épuisé de fa- tigue, je m'arrêtai, j'avais oublié tout au monde, je vivais dans la chair et les os de ma propre création. Mais à mon réveil ma première pensée fut pour vous : une folle action qui, je le pensais, ne devait causer de tort réel à personne, avait peut- être détruit mon avenir tout entier. Vous savez tout mainte- nant. Parlez; pardonnez-moi. 211 J'ai souvent entendu déclarer, même à des gens qui con- naissent très-bien, disent-ils, le cœur humain, qu'à la femme seule il est permis de pleurer : la dignité de l'homme de- mande une âme plus forte. Quoi qu'il en soit, les yeux de M. Werner étaient remplis de larmes; je ne pus retenir les miennes. Un élan irrésistible nous jeta dans les bras l'un de l'autre. J'embrassai mon fils, il embrassait un père. Que sont des paroles pour faire communiquer les âmes? Un autre langage plus subtil et plus éloquent les révèle plus in- timement l'une à l'autre. Malheureux qui ne comprend pas ce langage du cœur : il vit isolé au milieu des hommes, il re- garde passer la vie à ses pieds ; pour lui le monde est un rêve. — Oh ! cher monsieur, disait-il, combien vous êtes bon ! Pardonnez-moi si je vous aime déjà plus que vous ne voudriez peut-être. Vous ne savez pas que je suis orphelin depuis des années. Il me semble retrouver mon père. Je n'ai jamais manqué d'amis, mais je n'ai jamais eu de famille. — Bien, cher ami, dis-je en lui prenant les mains, quand je vous vis pour la première fois près de la forêt, je sentis mon cœur attire vers vous. Votre amitié m'est précieuse; je vous donne toute la mienne, si vous croyez pouvoir vous réchauffer prés d'un feu qui bientôt va .s'éteindre. Plongés dans de douces pensées, nous entrâmes dans une large allée de hêtres séculaires qui conduisaient à la porte d'un antique château. Je me souvins alors de ces arbres que j'avais trouvés la veille jonchés sur le sol, comme pour me rappeler la brièveté du temps et l'égoïsme des hommes. Jus- qu'alors j'avais vu dans la succession éternelle des événements du monde physique et du monde des esprits une ingratitude sans fin, aveugle, fatale, misérable, mais nécessaire au déve- loppement harmonique de l'univers. C'est la loi des êtres, pensais-je, le ciment de l'édifice de la création. Maintenant 212 mon cœur pressentait de meilleures choses. Ma tristesse était (•liaug(5e en joie. De cliauds rayons glissaient à travers les brandies dépouillées ; des oiseaux printaniers gazouillaienl çà et lu. La route qui passait à quoique distance, commençait à s'animer : des piétons, des paysans montés sur des chevaux de ferme, des chars remplis de montle, des bœufs, des oies chassées par de petites tilles se rendaient à la grande foire du village. Jo pensais qu'il était temps de retourner chez moi, quand je vis une dizaine d'hommes armés de fusils et de bâ- tons nous entourer de tous les cOtés. Comme je me demandais ce que cola pouvait signilior, j'aperçus l'honnête figure du bourgmestre. Il s'avança vers moi el me serra la main. Ses compagnons, arrivés à quelques pas, fondirent tout à coup sur M. Werner, el le saisissant les uns par les bras, les autres par le coi'ps, ils se disposaient à le lier avec de grosses cordes qu'ils avaient apportées tout exprés. J'eus fort à faire pour empêcher ces bonnes gensde mettre leur projet à exécution, et déclarant au respectable magistral que je retirais absolu- ment ma plainte el me portais garant do l'innocence de mou jeune ami, je parvins à obtenir qu'il fût relâché. La police municipale se dispersa enfin, non sans mécontentement. Je priai alors le vieillard de déjeuner chez moi avec M. Werner. Nous descendîmes sur la route, où nous fûmes bientôt rejoints par un homme qui portail une tourterelle dans une cage. C'était ce malheureux Conrad. Il me jeta â la dérobée un re- gard inquiet, mais voyant son maître toul-à-fait calme : — Je l'ai, dit-il, retrouvée ce matin dans la cour, el je vais la rapporter à Mademoiselle. cL-^ir^çc)a;>''ï^--= N» 17. — 1858 DÉCEMBRE. BULLETIN DE L'IiNSTlTLT NATIONAL GENEVOIS. <:L-^irs;£y?>''TT^^ PRESENTK A L'TNSTITUT GENEVOIS (SECTIONS RÉUNIES) SUR LE CONGRÈS HTERNATIONAL DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE Par M. le ProrcMsonr CALLLIEl'R Secrélaire-fiénéral el dflfgné de l'Inslilal Genevois, à Bra\elles. Messieirs. Par une circulaire datée du 20 mars 1858, le Comité d'or- ganisation du Congrès de la propriété littéraire el arlistiqne, qui devait s'ouvrir à Bruxelles le 27 Septembre 1858, avait invité rinstilut Genevois à se faire représenter dans cette ToMF. vm. 15 214 Assemblée, où des délégués de toutes les nations civilisées devaient chercher à s'entendre pour élaborer les bases d'une bonne législation sur la propriété des ouvrages de littérature et d'art. Soumise à l'Institut Genevois, dans sa séance générale du 24 Août 1858, la question de savoir si un délégué de ce Corps serait envoyé à Bruxelles, fut résolue affirmativement, à l'u- nanimité, sur le préavis de M. James Fazy, qui exposa que la tenue de ce Congrès coïnciderait avec la discussion et la négociation du traité sur la propriété littéraire que seul, entre les Cantons suisses, le Canton de Genève était à la veille de conclure avec la France. La question d'opportunité fut donc renvoyée à la Section des Sciences morales et politiques, qui, dans une séance ulté- rieure, désigna son Secrétaire particulier, M. le professeur GauUieur, qui est en même temps Secrétaire général de l'In- stitut Genevois, pour assister au Congrès de Bruxelles*. M. le professeur GauUieur, afin de. mieux remplir son mandat, devait s'arrêter à Paris pour examiner les motifs qui avaient porté le commerce de l'imprimerie, de la librairie, ainsi que les éditeurs d'œuvres d'art dans cette capitale, à insister dans des mémoires, publiés avant le Congrès, sur l'urgence qu'il y avait d'entourer des plus grandes garanties, et pour un temps en quelque sorte indéfini, la propriété lit- téraire et artistique. Le délégué de l'Institut Genevois se munit aussi de mémoires et de notes des éditeurs et des principaux libraires de Genève, afin de mieux s'assurer des intérêts réels de ce Canton dans la question. Ces documents lui furent fournis avec la plus grande complaisance. On en 1. Voir les détails de ces délibérations dans le Bulletin de l'Institut Genevois, tome VUI, pages 137 et 138. 215 trouvera quelques-uns à la suite de ce Rapport. (Voir aux pièces annexées.) Si l'on veut se mettre bien au fait de toute la question, il importe de la reprendre dans son ensemble d'un peu haut. On se rappellera qu'en 1851 les plaintes aux- quelles donnait lieu depuis longtemps en France, de la part des libraires- éditeurs et des imprimeurs, la contre-façon des ouvrages d'auteurs français, telle qu'elle était pratiquée en Belgique, devinrent si vives, que le Gouvernement fran- çais crut devoir faire auprès du Gouvernement belge des démarches très-sérieuses pour amener la suppression de la contre-façon au moyen d'un traité international. Cette question fut très-vivement agitée et discutée dans les deux pays. En Belgique, l'opinion se divisa : les uns estimaient que, loin de nuire au commerce de Timprimerie et de la librairie belge, la suppression de la contre-façon aurait pour résultat de donner une plus grande impulsion à la littérature nationale, et, par conséquent, à la production des livres nou- veaux. Mais pour cela il fallait, disaient-ils, que les Gouver- nements eux-mêmes prissent l'initiative de provoquer et de faciliter une bonne organisation de leur conmierce de librai- rie respectif, de façon à former une puissante industrie qui seule aurait la force et les moyens de réunir, par des traités internatidnaux, les pensées des nations. Au lieu donc d'entraver la circulation des livres, il fallait encourager les capitaux, la confiance, l'intelligence et les capacités à se lancer dans cette industrie. Telle fut, on peut le dire, l'idée- mère du Congrès international de la propriété littéraire. En revanche, le parti opposé à l'abolition de la contre-façon sou- tenait que ce qu'on avait coutume d'appeler la propriéh' lit- téraire n'existait pas, ou du moins que cette propriété ne pouvait constituer qu'un privilège local dans le pays d'ori- 246 gine des auteurs ou dans celui où un livre paraissait pour la première fois'. Déjà la librairie française, jugeant avec raison que le meilleur moyen de faire tomber la contre-façon belge était d'établir ses éditions originales à meilleur marché, avait en- trepris de donner pour 3 fr. 50 c. les volumes qui se ven- daient naguère, en France et à l'étranger, 6 fr. et jusqu'à 7 fr. 50 c. Ce moyen avait réussi mieux que tout autre, et les bibliothèques Charpentier, Gosselin et autres, d'un prix en- core plus réduit, avaient obtenu un immense succès. L'édi- teur Lévi alla jusqu'à donner les mômes volumes pour 4 fr. et 4 fr. 25 c. Dès-lors la contre-façon n'était plus possible en Belgique, ni ailleurs, du moins pour certaines catégories d'ouvrages, précisément ceux qui se débitent en plus grand nombre. Mais, en même temps qu'ils faisaient ces sacrifices, les éditeurs français se livraient aussi à des démarches multi- 1. Pour se faire une idée des débats auxquels donna lieu cette question vitale pour la Belgique, il faut lire les ouvrages suivants : Charles Hen, la Réimpression, élude sur cette question, considérée au point de vue des intérêts belges et français. Bruxelles, 1831. Charles Muquarl, DE r.A Propriété littéraire i.vternationale, de la Cox- TRE-FAÇON ET DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. Bruxelles, 1851. Jcati Uelzel, Note sur la Contre-faços, de son abolition et de ses con- séquences. Bruxelles, 1854. Les dedx Conventions Franco-Belges, jugées au point de vue du droit et de ses conséquences. Verviers, 1832. Le Droit d'Altelr et le Brevet d'invention, par M. Mur- quarl. Bruxelles, 18o3. De la Réimpression es Belgique, par A. Ilaumann. Bruxelles, IS.iS. De la suppression de la Contre- façon littéraire , inéniûire publié par les typographes belges. Bruxelles, 18.=i2. Opinion d'un Voleur sur la Contre-façon. Bruxelles, 1852. De la Propriété littéraire et artistique, par H. Tarlier. Bruxelles, 18-il. Dciivi me ëdiliou, par le môme. Bruxelles, 1849. 217 pliées pour tHoiuliT lour> relations et leurs marchés à l'étranger. Il est à remarquer que la France, malgré sa grande civili- sation, n'est pas le pays lopins favorable à la production des livres, surtout des livres scientifiques ou d'un ordre relevé. Ceci n'est point un paradoxe. A l'exception de Paris, qui est un centre universel, et de quelques grandes villes dans les départements, le commerce de la librairie est assez limité en France. Il se borne en général à des ouvrages usuels et cou- rants, à des publications populaires ou illustrées. On ne peut établir aucune comparaison entre les goûts scientifiques et les habitudes de lecture qui existent en France, et celles qui régnent dans la plupart des autres contrées de l'Europe, notamment TAngleterre, l'Ecosse, l'Allemagne, les pays Scandinaves, la Suisse et quelques autres. Il est notoire que sur une édition d'un livre tirée à six mille exemplaires, la librairie parisienne compte environ trois mille exemplaires pour le débit à l'étranger. On verra ci-après pour quelle part, proportionnellement Irè.s-considérable, la Suisse entre dans ce calcul. Comme cela était à prévoir, la réimpression belge, autre- ment dite la contre-façon, eut le dessous dans le conflit qui s'engagea entre ceux qui voulaient son abolition et ceux qui prétendaient la maintenir. La France l'emporta et la Belgique dut s'exécuter. La convention littéraire internationale entre les deux nations entra en vigueur le 12 Mai 1854. Dès ce moment la réimpression cessa en Belgique, et les hommes pratiques, comme aussi les publicistes de ce pays, s'occupè- rent incessamment d'assurer à sa librairie, en compensation de ce dont elle se privait, les bénéfices d'une bonne légis- lation internationale qui fût à la fois un stimulant pour les auteurs et un dédommagement pour les éditeurs nationaux. 218 « Les libraires et les ouvriers ont plus à espérer de la librairie légitime qui commence, que de la contre-façon qui finit. « Tel fut le thème qu'adoptèrent et que développèrent les publicistes belges, jusqu'au moment de la convocation du Congrès dont nous allons rendre compte. La Belgique avait parfaitement senti qu'en présence du décret du 28 Mars 1852, par lequel les articles du Code pénal français contre la contre-façon étaient applicables, sous con- dition de réciprocité, sur tout le territoire français, à toute contre-façon d'un ouvrage publié à l'étranger, il n'y avait qu'un bon parti à prendre, celui de régler la matière d'une manière uniforme. Pour cela, elle avait invité tous les hom- mes compétents du monde civilisé à se réunir dans sa capi- tale pour y discuter hbrement les questions difficiles et déli- cates soulevées par les droits et les prétentions réciproques des auteurs et du public chez toutes les nations qui impri- ment et qui lisent. En s'arrêtant à Paris, votre délégué put déjà s'assurer, Messieurs, que le Congrès serait probablement le théâtre de discussions fort vives, notamment sur la nature du droit de propriété littéraire, nombre d'auteurs et d'éditeurs, intéressés directement dans la question, se proposant de faire préva- loir le principe que l'auteur avait sur son œuvre un droit absolument indentique au droit de propriété privée en gé- néral. Cette question devint effectivement la grande arène, le champ de bataille où, durant quatre jours les partisans du droit perpétuel et du droit limité firent des efforts inouïs pour assurer la victoire à leurs idées respectives. Autour de celte idée capitale venaient se grouper de nombreuses pro- positions, dont l'énoncé avait été adressé, dès le 20 Mars 1858, aux Sociétés savantes et aux associations qui avaient été conviées au Congrès. On verra plus loin comment ces 210 propositions ont été résolues, avec quelques modifications. Ce programme, mûrement élaboré, avait été signé par un Comité d'organisation, composé de membres résidents tous à Bruxelles, et dont voici les noms : Charles Faider, ancien ministre de la justice, avocat gé- néral à la Cour de cassation, membre de la Classe des Let- tres de TAcadémie royale, président; Vervoort, membre de la Chambre des représentants, président du Cercle artistique et littéraire de Bruxelles, vice-président ; Ed. Romberg, di- recteur des Affaires industrielles au Ministère de l'Intérieur, secrétaire général ; Vander Belen, directeur de la Division des Lettres, Sciences et Beaux-Arts au même Déparlement; Baron, professeur de Thistoire de la littérature française à l'Université de Liège, membre de la Classe des Lettres de l'Académie royale; Ed. Fétis, conservateur adjoint à la Bi- bliothèque royale, membre de la Classe des Beaux-Arts de l'Académie royale; Guillaume Geefs, statuaire, directeur de la Classe des Beaux-Arts de l'Académie royale ; Portaels, peintre d'histoire, membre de la Classe des Beaux-Arts de l'Académie royale; Stallaert, homme de lettres, professeur de langue flamande à l'Athénée royal de Bruxelles; Casier, avocat à la Cour d'appel de Bruxelles, secrétaire. Le Comité n'avait pas seulement cru devoir poser les ques- tions, en faire le classement par nature de matières, afin de permettre à tout homme spécial d'apporter son contingent de concours dans la section où il trouvait sa place marquée ; il avait, en outre, formulé des solutions qui pussent servir de guide, faciliter et hâter l'œuvre du Congrès, mais sans rien vouloir imposer, comme il le déclarait dans des termes qu'il est essentiel de rappeler, car ils précisent en même temps le but que se proposait le Gouvernement belge: « Avant de parler des solutions que le Comité propose au 220 Congri's, nous avons doux observations à faire : la première, c'est qu'il n'entend lui soumettre, comme nous l'avons dit, que de simples bases de discussions, siisceptildes d'être mo- difiées comme d'être maintenues. Les projets de solution n'enchaînent aucune opinion; ils n'engagent môme point les membres du Comité individuellement ; la seconde observa- tion, c'est que nous aurions cru méconnaître nos forces et notre mission, en prétendant élaborer un plan général de réformes sur un des sujets les plus difficiles qui puissent s'offrir aux méditations du penseur, et aux délibérations d'une assemblée publique. Nous avons cherché à améliorer plutôt qu'à innover, et pour réunir les éléments dune bonne loi sur la propriété des ouvrages de littérature et d'art, nous avons demandé aux diverses législations particulières leurs dispositions les plus tulélaires et les plus judicieuses. La ques- tion de la propriété intellcduelle fait nullre en quelque sorte d'elle-même les théories les plus séduisantes. Sans les dédai- gner et tout en réservant les droits de la discussion, le Comité n'a pas voulu s'écarter de la voie pratique, ni aller plus loin que les législations les plus acancées. » C'est en présence de ce programme que le Congrès s'est réuni. Plus de quatre cents personnes de toutes nations avaient adhéré aux travaux du Comité, et trois cent vingt membres au moins y ont pris part, soit comme délégués de leurs Gou- vernements ou de Sociétés savantes, soit comme représen- tants de grands intérêts. Il est très-important de se rendre compte tout de suite des éléments dont se composait l'assemblée. Les Gouvernements d'Angleterre, de Danemark, d'Es- pagne, des Pays-Bas, de Portugal, de Sardaigne, de Genève y étaient représentés par MM. Knight, secrétaire et délégué de PAcadémie royale des beaux -arts de Londres ; docteur 221 Schierii, membre de la Diète danoise, professeur d'histoire ci rUniversitédeGopeiihague;Pacheco, ancien premier niijiislre, sénateur, et en outre, délégué de l'Académie royale de Ma- drid; docteur Backliuisen Van den Brinck, archiviste général des Pays-Bas à La Haye; de Sylva-Ferrao, ministre, pair du royaume, membre de l'Académie des sciences de Lisbonne; baron de Jacquemoud, sénateur et conseiller d'État à Turin; Gaullieur, secrétaire-général et délégué de l'Institut Gene- vois. Les Sociétés savantes y avaient de nombreux représen- tants : l'Allemagne comptait des membres de seize de ses Sociétés, et on lit sur la liste générale d'adhésion les noms des Académies de Gœltingue, de Prague, d'Iéna, de Brome, de Hambourg, de Sluttgard, de Berlin, de Breslau, d'Ulm, de Stetlin, d'Augsbourg, de Carlsruhe, de Gassel, de Bamberg, de Potsdam, de Parme. — L'Angleterre avait desreprésentants de ses Académies royales de Londres et d'Edimbourg ; — l'Espagne de ses Académies de Madrid et de Séville; — les Étals-Unis, de la Société des gens de lettres de New- York; — les Pays-Bas, de l'Académie des beaux-arts d'Amsterdam ; — ritalie, des Académies de Gônos, de Florence, de Turin, d'Ale.xandrie, de Padoue, de Milan, de Vérone, de Mantoue, de Vicence, de Venise, de Bergame et de Palerme ; — le Portugal, des Académies de Lisbonne, de Coïmbre; — la Suisse, de PInstitut de Genève ; — la France, de l'Académie des .leux lloraux (de Toulouse), des Académies de Montpel- lier, de Bordeaux, de Lyon, de Chàlons, et quant à Paris, nous y voyons figurer l'association des artistes musiciens ; l'association des artistes peintres, sculpteurs, architectes, graveurs et dessinateurs; la Commission des auteurs et com- positeurs dramatiques; l'Institut historique ; la Société cen- trale des architectes; le Cercle de la librairie, de l'imprimerie et de la papeterie; la Société des auteurs, compositeurs et 222 éditeurs de musique ; la Société des Gens de lettres; la Société des Beaux-Arts, formant un ensemble de près de quatre- vingts représentants présents. Les membres du Congrès pouvaient en outre se décomposer ainsi : cinquante-quatre membres délégués des Sociétés sa- vantes, quarante-sept par les Universités, vingt-un écono- mistes , soixante-deux hommes de lettres , vingt-quatre artistes, seize journalistes, vingt-neuf avocats, vingt-neuf libraires ou imprimeurs, et environ quarante fonctionnaires, membres d'assemblées politiques, magistrats, échevins, etc. On voit par ce qui précède que le député de l'Institut Ge- nevois avait eu l'honneur d'être appelé à occuper dans le Congrès l'un des fauteuils réservés aux vice-présidents hono- raires. Votre délégué ne s'est pas mépris un instant sur la portée d'une pareille distinction. Elle était due uniquement au renom dont Genève jouit universellement dans les pays où la science et les lettres sont en honneur ; et, d'ailleurs, il n'y avait pas dans le Congrès d'autres membres représen- tant les États suisses, auxquels cet honneur pût être déféré. Au reste, votre député doit s'empresser de constater que dès son arrivée à Bruxelles, et pendant toute la durée du Con- grès, jusqu'au moment de son départ et même après, il n'a pas cessé d'être l'objet des prévenances et des marques de sympathie les plus bienveillantes de la part des membres belges et étrangers. Le 27 Septembre dernier, le Congrès s'ouvrit par un dis- cours de M. Faider, ancien ministre de la justice, président du Comité provisoire d'organisation. « Il appartient à la Belgi- que, dit ce magistrat distingué, d'entendre proclamer, de voir organiser chez elle ces grands principes qui attendaient une formule rationnelle et le puissant véhicule des gouverne- ments pour proclamer partout leur triomphe. Lorsqu'on 223 l'absence de lois, de principes fixes et reconnus, la réim- pression, la contre-façon s'exerçaient partout sur une gf'ande échelle, notre Belgique a été particulièrement accusée de piraterie littéraire; elle a eu cette chance d'être particuliè- rement signalée à l'animadversion de certains écrivains qui l'ont rudement traitée. Ne serait-il pas permis à un Belge, en Belgique, en présence d'illustres contrefaits, qui n'ont pas eu tous à se plaindre, de faire remarquer qu'alors le prin- cipe ou plutôt l'exercice de la propriété intellecluelle n'était organisé nulle part au point de vue de la réciprocité; que nulle part le droit public ne définissait, ne reconnaissait cette propriété; que le fait de la contre-façon internationale (le mot est juste) était général, et c'est précisément l'existence générale de ce fait qui a conduit à rechercher sa nature, à contester sa légitimité, à condamner enfin son exercice. La Belgique, en définitive, n'y trouvait ni honneur ni profit; aussi a-t-elle été des premières à s'associer au grand mouve- ment qui se continue de nos jours et qui a pour but de con- sacrer fermement, largement et partout la jouissance de la propriété littéraire et artistique. » Après ce discours, l'Assemblée a confirmé le Bureau pro- visoire comme Bureau définitif, avec l'adjonction d'un cer- tain nombre de délégués étrangers en qualité de vice- présidents honoraires. Le délégué qui avait l'honneur de représenter YJmtitut Genevois a été, comme on vient de le dire, désigné pour faire partie de ceux-ci. Il a vivement ap- précié celte distinction, qui lui a singulièrement facilité sa lâche durant la tenue du Congrès. ' Les membres se sont ensuite répartis en cinq seclions, correspondant aux cinq parties du programme, de la ma- nière suivante : l'« Section. — Questions relatives à la reconnais- 2ti âyo-~3 249 PIECES ANNEXES. A Monsieur le Président et à Messieurs les Membres du Conseil fédéral, à Berne. TiT. Les soussignés, ayant appris que la question de la propriété littéraire internationale serait abordée dans la session actuelle, en me d'un traite à ce sujet avec la France, prennent la liberté d'attirer l'attention des Hauts Conseils fédéraux sur les points suivants, qui leur paraissent d'une haute importance pour les Cantons où domine la langue fran- çaise. Le principal obstacle qui s'est opposé jusqu'à présent à l'essor de l'imprimerie et de la librairie dans les Cantons de langue française, gît dans les droits considérables que leurs produits de ce genre ont à payer à l'entrée en France. Ces droits s'élèvent, avec les décimes addition- nels, à 128 fr. -10 c. les 100 kilogrammes, ce qui équivaut presque à une prohibition, et nous ferme les marchés sur lesquels nos marchan- dises pourraient trouver l'écoulement le plus certain. Nous estimons, en conséquence, qu'une forte diminution, si ce n'est même l'obolition complète de ces droits, doit être la condition essen- tielle d'un traité avec la France. Il nous semble juste de chercher au- tant que possible à rétablir l'égalité entre les deux pays et de demander à la France, en retour des garanties qui lui seront assurées sur les marchés de la Suisse, qu'elle nous ouvre les siens, comme elle l'a fait du reste dans ses traités avec plusieurs autres pays, notamment avec la Belgique. Ce sera d'ailleurs le plus sûr moyen de favoriser chez nous les progrès de l'imprimerie. La France ne doit pas tenir beaucoup 250 au maintien de ces droits, qui entraînent une foule de formalités gê- nantes et ne lui produisent qu'un revenu fort insignifiant. Nous croyons pouvoir aWirmer que la librairie parisienne, placée, par sa centralisa- tion, de manière à défier toute concurrence, les verrait supprimer avec plaisir, car déjà plus d'une fois elle s'est prononcée dans ce sens. Enfin, nous insistons pour qu'il ne soit admis dans le traité aucune de ces entraves qui gênent inutilement la circulation des livres, telles que déclaration ou catalogue certifié à la sortie de France, visite de douane à l'entrée en Suisse, et pour qu'il soit établi un plus grand nombre de bureaux français par lesquels la librairie puisse entrer, l' nous semble, en particulier, tout-à-fait urgent de lui ouvrir ceux de Bellegarde pour Genève, et des Verrières pour Neuchâtel. TiT. Les soussignés espèrent que les Hauts Conseils fédéraux voudront bien prendre en considération la présente requête, et pleins de con- fiance dans la sagesse avec laquelle sera discutée une question qui touche à de si graves intérêts, ils vous prient d'agréer l'expression de leur parfaite estime et de leur respectueux dévouement. Joël Chkrbuliez, libraire à Genève. JuLLiEN frères, libraires à Genève. Em. Beroud, libraire à Genève. P. GiiAPODTOT, libraire à Genève. R.-L. Delay, libraire à Genève. G. Bridel, éditeur à Lausanne. J. Allenspach, libraire à Lausanne. Samuel Blanc, libraire à Lausanne. J. Chantrens, libraire à Lausanne. Alex. MiCHOD, imprimeur-éditeur à Lausanne. Vedel fils, libraire à Lausanne. Pour la librairie Desrogis, à Genève : Sophie Jolimay-Desrogis. Achille De Chateauvieux, libraire à Genève. Ramboz & SCHUCHARDT, imprimeurs à Genève. Élie Carev, imprimeur-éditeur à Genève. L. BoNNANT, imprimeur à Genève. 251 Blanchard, Argand & C», imprimeurs h r,cnève. Marc Vaney, imprimeur à Genèvf. Adèle Haubenrieser, libraire à Lausanne. J. Duret-Corba/, libraire à Lausanne. Martigmer & CiiAVANNES, libraires à Lausanne. F. Weber, libraire à Lausanne. MoSER & Bridel, imprimeurs à Lausanne. Albert Larpin, imprimeur à Lausanne. Louis Vincent, à Lausanne. CoRBAz & Rouiller fils. L. Meyer & C>', libraires à Neuchâlel. J.-J. RISSLING, libraire à XeucLâtel. Ch. Leidecker, libraire à Ncucbàlel. Genton, VoRiz & Vinet, imprimeurs à Lausanne. Fr. Blanchard, imprimeur-libraire à Lausanne. A. Delafontaine, libraire à Lausanne. Ch. Pache-Simmen, imprimeur à Lausanne. Attincer, imprimeur à Neuchatel. e — Ê^eS'S&O'^l-'^ A Monsieur le Professear 6ADLLIEDR, délégué de l'Institut national genevois an Congrès de la propriété littéraire de Bruxelles. Rien de plus louable que le projet de faire respecter partout la pro- priété littéraire et artistique. Mais pour que les écrivains et les artistes jouissent pleinement du fruit de leurs travaux, il faut empêcher non- senlement toute atteinte h leur droit de propriété, mais, de plus, toute entrave à la publication et à la diffusion de leurs œuvres (nous ne vou- lons parler que de celles qui n'ont rien de contraire aux lois établies). Si la contre-façon porte à l'éditeur, ou peut-être à l'auteur, un préjudice matériel, tont ce qui gène la diffusion d'une œuvre de l'esprit a le même effet, et, de plus, cause un tort inappréciable, non plus au li- braire, au négociant, mais à l'auteur seul, h l'homme de talent, à 252 l'hommo de génie, parce que, ses oeuvres pouvant moins facilement se répandre, il lui est plus difficile d'acquérir cette renommée (jui serait pour lui la meilleure des récompenses et le plus grand des encourage- ments. La contre-façon a du moins le mérite d'être ime preuve de la bonté d'une œuvre et de faire connaître honorablement le nom de l'auteur. Les adversaires de la contre-façon proclament que les œuvres de l'esprit ne relèvent point de tel ou tel pays, mais qu'elles appar- tiennent au monde entier ; ils n'admettent pas la base sur laquelle la contre-façon repose, savoir la démarcation des pays ; ils seront donc conséquents en poursuivant, par exemple, l'abolition de ces droits qui, appliqués aux produits matériels, n'ont d'autre tort que d'être con- traires aux saines doctrines économiques, mais qui, lorsqu'ils frappent les produits de la pensée, sont en désaccord avec le noble désir que les gouvernements ont à cœur aujourd'hui, de favoriser de tout leur pouvoir le développement de la vie intellectuelle. Si la France, qui se signale par ses généreux efforts pour faire tom- ber toutes les barrières établies par le moyen-âge entre les nations, impose encore sur les œuvres publiées en Suisse des droits d'entrée si forts qu'ils équivalent à peu près à ime prohibition complète; si le transit des livres pour la Belgique de Suisse par la France n'est pas possible ; si la circulation des épreuves de Suisse en France et retour n'est jamais autorisée par le ministère français, c'est, nous aimons à le croire, la faute d'anciens Règlements, qu'on a oublié, vu le peu d'importance de la Suisse, de mettre en harmonie avec les temps nou- veaux. Toute autre explication est impossible : la conduite des éditeurs suisses n'ayant jamais pu indisposer la France, et la France ayant assez la conscience de sa force pour avoir honte de reculer devant une con- currence loyale. D'un autre côté, eu établissant un tarif modéré, la France sera bien placée pour réclamer l'abaissement des droits que la Confédération suisse a mis en 1848 sur le papier et qui ont fermé complètement aux fabricants français l'un de leurs plus importants dé- bouchés. 11 faut espérer que bientôt le caractère d'universalité des œuvres in- tellectuelles sera reconnu, non-seulement en principe, mais encore en pratique, et que toutes les nations admettront le principe de récipro- cité pour tout ce qui concerne la publication, la diffusion et la protec- 253 lion des œuvres artistiques et littéraires, sous réserve, bien entendu, des lois de police particulières à chaque pays. EDOUARD FICK, Docteur en Droit et on Philosophie. NOTE Communiqnée par !H. BL'RILLOX, Gravear, & Genève. Dans la décoration appliquée aux bijoux et à l'horlogerie, telle qu'elle se pratique à Genève, les peintres sur émail et les graveurs s'aident considérablement des estampes publiées en France. Ces estampes, les peintres et les graveurs les reproduisent souvent soit en parties détachées, soit quelquefois en entier sur les objets qu'ils ont à décorer. La daguerréotypic surtout, depuis qu'on l'applique à la décoration de ces mêmes objets, ne laisse pas grand'chose à désirer comme reproduction. Nous demandons si, dans le Projet de Convention qui se prépare entre la France et la Suisse pour la protection de la propriété littéraire et artistique, nous demandons, disons-nous, si ce genre de reproduc- tion sera considéré comme contrefaçon ou comme une simple transpo- sition d'un genre de travaux dans un autre qui, par sa nature et son peu d'importance, ne peut porter aucune atteiule à la propriété artis- tique '. 1 . D'après la première décision de la quatrième Section da Congrès de Bruxelles, cette qaestioo sérail résolue affirmativement. (Voya ci-detstis.) 254 NOMS DES ETATS DE LA SUISSE Qai ont adhéré an concordat relatif à la protection de la propriété littéraire et artistique : Zuricb, Berne, Uri, Unterwald-lc-Haut, Unterwald-le-Bas, Claris, Bâle-Ville, Bâle-Campagnc, SchalThouse, Appenzel-Modes-Intérieures, Grisons, TLurgovie, Tessin, Vaud et Genève. TABLE DES MATIERES DU TOME TIII FORMANT LES NUMÉROS 16 ET 17 DU BULLETIN DE L'INSTITUT GENEVOIS. PAGES. Considérations sur les inslitutions politiques du moyen-âge, notamment sur les origines du système représentatif, par M. le Professeur Ed. Secrelan, membre correspondant à Lausanne là 155 Compte-rendu de la dixième séance générale (24 Aoitt 1838). 134à 168 Nouvelle 169 à 212 Rapport présenté à l'Institut Genevois sur le Congrès de la propriété littéraire à Bruxelles, par M. le Professeur Gaullieur, délégué de l'Institut Genevois 2l3à 248 Pièces annexes et Table des matières 249 à 25o FIN -ê^-f^ — ■ ■\\'. S' BULLETIN DE «iTtT iiwi mvm SÉANCES ET THAVAUX DES CINQ SECTIONS: I» Des Sciences physiques et naturelles % %" Des Scien- ces morales et politiques, d'archéologie et d'histoire t 3" De Littérature ; -1" Des Beaux-Arts ; ^^ D'Industrie et d'Agriculture. TOMES IX el X. -flB>JSJ(^^£^^®-S>- CHEZ GEORG, LIBRAIRE DE L'iNSTITUT GENEVOIS, ET CHEZ LES PRINCIPAUX LIBRAIRES DE LA SUISSE. 1861 EXTRAIT du Règlemenl général de flnstilul National genevois. « Ahticle 33 • L'Institut publie un Bulletin et des Mémoires. « Art. 34. Le Bulletin paraît à des époques indéterminées, qui n'excMenl cependant pas trois mois ; les mémoires forment chaque année un volume. » AnT. 35. Ces publications sont signées par le Secrétaire général. » Art. 36. Le Bulletin renferme le sommaire des travaux intérieurs des cinq Sections. La publication en est confiée au Secrétaire général, qui le rédige avec la coopération des Secrétaires de chaque Section. » Art. 37. Les Mémoires in-exlenso, destinés au Recueil annuel, sont fournis par les Sections. » Les Mémoires des trois catégories de membres de l'Institut (effec- tifs, honoraires, correspondants) sont admis dans le Recueil. » Art. 38. A ce Recueil pourront être joints les gravures, lithogra- phies, morceaux de musique, etc., dont la publication aura été approu- vée par la Section des Beaux-Arts . » Art. 39. Le Recueil des mémoires sera classé en séries correspon- dantes aux cinq Sections de l'Institut, de manière à pouvoir être détachées au besoin et être acquises séparément. » Art. 36. La publication du Recueil des Mémoires est confiée au Comité de gestion. » Le Secrétaire général de l'Institut National Genevois, A. FLAMMER. I 1 TABLE DES MATIÈRES DU yOLUME IX FOBITIÉ IIE^Ï TOMES IlL ET JL NO 18. — MAI 1859 Liste chronologique des Syndics et des Secrétaires d'État de Genève jusqu'à l'an 1 7ïi2 I lableau chronologique des principaux et des régents du Collège de denève depuis sa fondation jusqu'à la fin de l'ancienne république ;iO Notice sur la vie et les travaux de M. Joseph-Marie Girard JOi Rapport sur l'Exposition de produits agricoles d'Octobre 1838.. . . l-2rt Réstiilat dt's coucours de l'Kxposition de produits ciarirDlPs do l SSS. ^ iu NO 19. — MM^ 186Ï) p\r.r> ARcnÉoi.OGiE (Rapport de la Section d') .^.•. . ... 21 1 Bertuf.liek u'Omvet (Appréciations sur le) ..;'.;. 55elô7 Céréales (Rapport sur la culture de diverses variétés de cé- réales, par M. J.-P. Duchosal) 7i5 GoNCOiRS ouvert en 1856-1857 (Rapport de la Section d'In- dustrie et d'Agriculture sur le) ... u 1 CoppoNNEx de dernier Seigneur de) par Jules Vuy 177 218 Château de Monelier d'Olivet (Appréciation sur le) 35 Damkth (3 fragments de l'ouvrage de M. le Professeur, intitulé le Juste cl V Ulile) 43 ÉcoRCES à tan (Documents sur une enquête relative à la consom- mation et k l'emploi des). ... t37 E.vposiTiON de produits agricoles de 1860 (Documents sur 1').. H2 Histoire de deux seigneurs anglais 46 Gaullieur (.\ppréciation du mérite scientiûque et littéraii'e de M. GauUieur, par Marc Viridet, Secrétaire général de l'Institut). 6 Liste des prix d'honneur, primes et mentions honorables à l'Ex- position de 1860 119 LiTTÉRATtRE (Rapport sur la marche de la Section de Littéra- ture pendant les années 1858-1859) 98 Marche de l'Institut genevois en 1859 (Rapport général sur la) 68 Mémoire en réponse à une question posée par la Section d'In- dustrie et d'Agriculture, par M. Élie Ducommun 145 Mouvement commercial (Exposé du) résultant de la création du chemin de fer de Lyon à Genève, par M. F. Janin 54 Oiseaux (Inconvénients de la destruction de certains) 210 Olivet (Notice sur J.-F.), par M. Braillard 16 Paroles d'adieu , par Benjamin Dufernex 111 Profits, par Dameth 48 Procès-Verbal de la séance du 5 Janvier 1860, de l'Institut na- tional genevois 1 Programme des Concours de littérature pour 1859-1860 105 PROGRAM.ME de l'Exposition agricole de 1860 113 Statistique de l'Exposition de 1858 70 » de l'Exposition de 1859 71 » .1 1860 13S Services que l'économie politique rend à la morale 45 Travaux de la Section d'Industrie et d'Agriculture (Rapport de M. Marc Viridet sur les) : 14