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REVUE CRITIQUE

DES

LIVRES NOUVEAUX

IMPRIMERIE DE FERD. UAMBOZ.

REVITIS CRITIQUE

DES

LIVRES NOUVEAUX

PUBLIES

PEIAHT l'ANÉE 184S

REDIGEE

Uau /loet <^betimiUz

13' ANNEK,

GENEVE,

AB. GHERBULIEZ ET C% LIBRAIRES.

PARIS,

MÊME MAISON, PLACE DE l'ORATOIRE, 6.

Ketiue Critique

DES LIVRES NOUVEAUX

.aiicteo 1845.

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Genève, 1"' janvier 1845.

La grande question religieuse absorbe de plus en plus toutes les autres idées qui préoccupaient naguère notre ^oque. Sur elle se concentre l'activité des esprits; elle tend à faire disparaître les partis politiques ou socialistes en effaçant les limites qui les séparent, et à ranger leurs soldats sous les deux antiques bannières de la liberté de la pensée et de la soumission aveugle à un pouvoir infaillible.

De nombreux signes du temps semblent annoncer rap- proche d'une crise qui ne sera pas sans analogie avec celle du seizième siècle.

Le vent de la Réforme s'est levé de nouveau, son souffle moins impétueux ne produit pas, sans doute, comme au- trefois, ces tempêtes qui frappent, brisent et renversent; mais il n'en est que plus efficace et plus bienfaisant. Déjà son action commence à se faire sentir, surtout dans les contrées d'où le protestantisme fut violemment extirpé par la persécution.

se manifeste un désir de posséder cette liberté de conscience, pour laquelle les ancêtres ont subi courageo- sement l'ex»! on le martyre.

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Des populations entières réclament ce que Li révocation de l'édit de N^antes leur enleva, le droit de choisir entre la messe et le prêche, d'abandonner le curé pour le pasteur. Et, comme aujourd'liui la Charte consacre, en France, la liberté des cultes, le mauvais vouloir de quelques auto- rités locales ne sera certainement pas un obstacle sérieux.

Ailleurs, c'est du sein même du catholicisme que s'élè- vent des voix courageuses qui demandent l'abolition du célibat des prêtres et de la confession auriculaire, ou stig- matisent énergiquement les révoltants abus à laide des- quels on exploite encore la su'perstilion et l'ignorance.

Les principaux organes de la presse française ont dé- noncé le trafic des messes, les médailles miraculeuses, les amulettes de Trêves, Puis des rangs du bas clergé sont sorties des plaintes contre la tyrannie des évêques, contre le ioug de Rome et le despotisme de sa hiérarchie. Enfin ridée d'un synode national s'est fait jour et a trouvé de l'écho dans une feuille dont le catholicisme n'est pa^s sus- pect. Tels sont les résultats qua produits, en moins de deux années, l'audace avec laquelle l'ultramon'anisme a cru pouvoir impunément mettre la main sur des conquêtes achetées au prix de tant de luttes pénibles et de révolutions sanglantes. En réclamant la liberté de l'enseignement pour s'en faire un monopole, il a soulevé contre lui tout ce qu'il V a d'hommes éclairés, capables de comprendre la valeur des principes et les conséquences qui en découlent.

Cela devait être. L'histoire, malgré toutes les peines que l'on se donne pour fausser ses leçons, pour altérer ses faits, a marfjué les Jésuites d'un sceau ineffaçable de ré- probation, et Rome, en persistant à s'appuyer sur eux, prouve elle-même combien sa cause est désespérée. Le

mouvement répulsif qu'ils inspirent ne se borne pas à la France seule. Partout leurs efforts font naître les mêmes résistances, leur réapparition est signalée par le même ré- veil des esprits.

Les intérêts protestants ont appelé à leur aide l'arme puissante de l'association, si habilement exploitée jusqu'ici par la Propagande catholique. La Société de Gustave- Adolphe étend déjà ses ramiiications sur tous les états de l'Allemagne, avec la protection du roi de Prusse, du roi de Hanovre et de plusieurs autres princes souverains de la Confédération Germanique. Des sociétés semblables, ayant aussi pour but de rallier les protestants disséminés et de leur fournir partout les moyens d'exercer leur culte, se sont formées spontanément dans divers cantons de la Suisse, et Genève en particulier, placée comme autrefois aux avant-postes de la Réforme , a compris la tâche que lui imposait ce périlleux honneur; V Union protestante, née dans ses murs , contient peut-être en germe l'institu- tion la plus efficace pour combattre la réaction que tente aujourd'hui le catholicisme.

En Bavière , en Saxe, dans le duché de Posen , c'est le clergé catholique lui-même qui s'ébranle, et bien des échos S}Tnpathiques viennent d'accueillir la chaleureuse protes- tation d'un simple curé de village contre l'exposition de la sainte tunique. Les paroles adressées par le prêtre Ronge à l'évêque de Trêve ont retenti d'un bout de l'Europe h l'autre, comme l'expression du bon sens qui se révolte et de la vraie piété qui s'indigne. En Angleterre enfin, les efforts du puséisme pour se rapprocher de Rome viennent d'exciter une réaction en sens contraire, qui cause en ce moment une grande agitation. L'esprit protestant se rd-

IV

Yollc contre les vieux abus de l'Eglise anglicane el la me- nace d'une réforme nouvelle et plus complète.

Ainsi se réalise l'espoir qu'avait fait naître en nous la violence avec laquelle l'ultramontanisme a commencé l'at- taque. De toutes parts se manifeste le besoin de s'unir et de s'organiser pour le combat. Le défi n'est pas resté sans réponse; les amis du libre examen ont relevé le gant, et l'on peut croire, avec quelque raison, qu'un duel définitif va s'engager entre la vieille Rome toujours infaillible, tou- jours immuable dans son ambition comme dans sa doc- trine, et l'esprit du siècle ramené forcément dans la voie féconde ouverte par la Réformation.

Quelle en sera l'issue? Nous ne la verrons peut-être pas encore, mais elle ne saurait être douteuse.

Des institutions, quelque fortement organisées qu'elles soient, ne peuvent pas éternellement arrêter la marche de l'esprit humain. Tout au plus servent-elles parfois de di- gues pour en diriger le cours.

Mais que diriez-vous si l'on prétendait bâtir une digue en travers d'un fleuve? En vain la ferait-on haute, large et solide. Après avoir débordé et ravagé quelque temps les alentours, le fleuve accumulant ses eaux, surmonte- rait et renverserait l'obstacle. Eh bien , de même, l'essor, comprimé par Rome, s'est égaré pendant quelque temps h droite el h gauche, puis il a surmonté la digue , et main- tenant que l'on cherche à réparer la brèche qu'il y a faite, que Ton veut l'élever encore pour lui fermer le passage, ne voyez-vous pas qu'il s'apprête à la détruire de fond en comble? Ebranlée déjà jusque dans sa base, sa chute est inévitable.

D'ailleurs le prestige qui faisait la principale force de Home est coniplélrmr^nt évanoui. On cherche bien k le

Taire revivre en appelant à son aide tout ce que la poésie peut fournir de propre à frapper les imaginations , à tou- cher les cœurs; on exalte les vertus des saints, les tra- vaux des moines, l'abnégation de tant d'hommes qui re- noncent au monde pour se vouer tout entiers a Dieu dans la solitude d'un cloître, le dévouement des missionnaires, des sœurs de charité ou des frères des écoles chrétiennes ; on vante l'élan donné aux arts par la protection des papes, et l'on peint ceux-ci sous les couleurs les plus brillantes, toujours environnés des pompes romaines et d'une auréole divine; on impose aux esprits timides par l'appareil, jadis tant redouté, des foudres du Vatican; on offre aux âmes tendres l'attrait séduisant du culte de la Vierge : on captive enfin les ignorants et les crédules par des prétendus miracles, des cérémonies saisissantes et des pratiques superstitieuses.

Mais, nous le répétons, le prestige est détruit. Rome n'a plus l'appui de la puissance temporelle, nécessaire pour le maintenir, indispensable surtout pour le créer de nou- veau. Le bras séculier n'est plus pour punir quiconque ose lever la tête , ouvrir les yeux et voir l'homme sous l'habit du prêtre, que ce soit la tiare ou la mitre, la robe de pourpre ou la soutane qui le recouvre.

On peut aujourd'hui , sans crainte du bûcher, jeter la lumière de la critique sur l'histoire des saints et des motifs' de leur canonisation, sur celle des couvents et des désor- dres de tous genres dont leurs annales sont pleines, sur celle des papes et de la corruption inouïe de leur cour qui, dès le quinzième siècle, était appelée par Gerson, mon- daine, diabolique, tijrannique et pire qu'aucune cour sécu- lière, et qui faisait dire à Pierre d'Ailly, cardinal de Cam- liiai, que l'Église n'était plus digne d'être ijouvernée que

V

VI

par tics réprouvés. On peut examiner si le dévonomont ne s'éteint pas bientôt sons l'intlnence de vœux indissolubles et sous la tyrannie de l'obéissance passive, si le renon- eemcnl à toutes les affections les plus nobles et les plus sacrées n'est pas contraire aux vues du Créateur, qui en a déposé le germe dans noire âme et a fait l'bomme pour la société ; si l'adoration de la Vierge et les liommages rendus aux reliques ne sont pas autant d'idolâtries expres- sément défendues par l'Évangile. On peut dire que ces trafics de messes, d'indulgences et de médailles miracu- leuses sont de tristes profanations, au moyen desquelles on exploite la crédulité; que c'est traiter la religion comme une marcbandise dont on chercbe à retirer le plus de pro- fit possible. F^t n'esl-il pas seulement trop vrai que tout se vend dans celte étrange fabrique, l'eau du baptême, la bénédiction du mariage, les prières pour les morts sont tarifées et rangées sous diverses catégories de prix, en sorte que cbacun en a pour son argent : le pauvre est expédié à la bâte, sans bruit et sans éclat, comme si l'on avait à cœur de s'en débarrasser au plus vite; tandis que pour le riche , qui peut largement payer, sont les longues prières, les messes en musique , les croix d'argent et les cierges nombreux. On peut maintenant dépouiller toutes ces choses du vernis poétique qui les couvre, dévoiler les scandaleux r.bus qu'elles engendrent, signaler les vues d'ambition toute mondaine dont elles sont l'instrumenl. La liberté de la presse permet aux opinions de se manifester sans péril, et Rome n'a plus, comme autrefois, le pouvoir d'étouffer la discussion , de s'attribuer le monopole exclusif de la pa- role et de sa puissante ijifluence.

On nous objectera sans doute que de semblables défauts

vu

trouvent leur compensation dans la grande unité de l'É- glise infaillible, qui relie tous les hommes et prévient ces funestes divisions de sectes dont le libre examen est la source intarissable.

Mais qu'on nous dise alors se trouve l'infaillibilité. *Réside-t-elle dans les conciles ou dans le pape? Et dans quel concile, dans quel pape? Condamnerons-nous les jésuites avec Clément XIV, qui mourut empoisonné par une main mystérieuse ; ou bien les regarderons-nous, avec le pape actuel, comme les colonnes de l'Eglise?

Et qu'est-ce que cette unité tant vantée? C'est l'action <)e la tyrannie la plus oppressive qui puisse peser sur l'es- f>rit humain ; c'est un joug appuyé par la persécution, l'in- (juisition et les supplices, c'est l'unité de la terreur, l'unité (lu bourreau.

Quiconque s'avise de vouloir sonder sa foi , de chercher à se rendre compte de ses croyances, à s'approcher de Dieu sans la permission de l'Église , est aussitôt frappé d'ana- thème, proscrit ou brûlé. Voilà ce que nous apprend l'hi- stoire des siècles Rome régnait triomphante. Et, pour mieux dire, l'unité qu'elle poursuivait ainsi ne fut jamais qu'une vaine chimère. Des oppositions sans cesse re- naissantes bravaient ses foudres. A peine une hérésie était-elle écrasée qu'une autre surgissait aussitôt. Dès les temps les plus reculés elle eut des luttes à soutenir, tan- tôt avec les évêques pour des points de doctrine ou de discipline ecclésiastique , tantôt avec des ordres religieux dont la puissance lui ])ortait ombrage. Puis vinrent les Albigeois, le grand schisme du quatorzième siècle, les Hissiles, la Réfonnation; enfin, dans des temps plus mo- dernes, Porî-Royal es! à j>eine réduit par la violence, que

VIII

Yoici Fénelon, dont le quiétisme est condamné par Rome, et, bientôt après, Bossuet lui-môme qui fait triompher le» libertés de l'Église gallicane.

Si le principe du libre examen ouvre en effet la porte aux opinions les plus diverses, il ne place du moins au- dessus d'elle que la seule autorité qui puisse être infail- lible , celle de la vérité divine. C'est le centre commun vers lequel convergent ses différentes voies , c'est la véri- table unité qui embrasse toutes les tendances variées de l'âme humaine et leur permet de se développer de la manière la plus large et la plus féconde.

Aussi l'esprit du siècle a-t-il senti combien il avait besoin d'un pareil auxiliaire dans la lutte contre la réac- tion catholique. Son indifférence pour la Réforme com- mence à se changer en sympathie ; il n'admet pas encore ses doctrines, mais il s'en rapproche toujours davantage, et le travail de la transition qui s'opère est trop manifeste pour ne pas frapper les yeux de tout observateur attentif. La plupart des publications du jour en offrent des traces évi- dentes. Les préoccupations religieuses dominent le phi- losophe et l'historien , l'homme d'état et le professeur qui ne peuvent s'y soustraire sous peine de voir toute espèce d'influence leur échapper. Et ce n'est pas, comme dans le dernier siècle, un vertige d'incrédulité qui pousse h tout renverser, à tout détruire pour laisser libre cours aux passions et aux instincts matériels. La tendance actuelle est plus sérieuse, la lutte a changé de nature, la polé- mique vohairienne n'a plus guère d'échos; on est las de vivre au milieu des ruines, on veut utiliser leurs matéiiaux pour reconstruire de nouveaux temples oîi chacun puisse librement exercer le culte que lui dicle sa conscience.

Une œuvre si belle est bien digne d'enflammer le zèle, et quel but plus noble pourrait-on assigner aux efforts de la pensée, aux méditations du génie?

Cependant, au milieu de ce mouvement général , que devient la littérature ? Elle fait des feuilletons , elle vivote au jour le jour, gagnant son pain, non à la sueur, mais h la rougeur de son front, car elle ose vendre au poids de l'or de misérables productions sans portée et sans avenir. Elle devient de plus en plus mercantile, et n'as- pire qu'à partager avec la réclame le monopole de ces journaux qui spéculent sur le charlatanisme des annonces.

C'est un admirable résultat vraiment, après les merveil- leuses fanfaronnades de ses coryphées qui semblaient nous promettre une époque bien autrement féconde que celle des Corneille, des Racine, des Boileau dont ils proclamaient avec un dédain superbe l'impuissance et la stérilité.

A la place des chefs-d'œuvre qu'elle exaltait d'avance si témérairement, la nouvelle école nous a donné le roman-feuilleton, petit monstre difforme, fait de pièces et de morceaux qui s*engencent comme ils peuvent, et viennent s'ajouter les uns aux autres à mesure que l'au- teur les rencontre sous sa main. C'est la montagne qui accouche d'une souris, et d'une souris boiteuse encore.

En vain cherchons-nous parmi les innombrables pro- duits de cette fabrique qui alimente les feuilles de la presse quotidienne, quelque œuvre durable, soit pour le mérite du fond , soit au moins pour l'élégance de la forme. Nous ne trouvons dans tous que le même cachet d'étourderie, de légèreté, de précij)itation ou d'ignoranre. Créations éphémères qui se ressemblent toutes par le vide de h pensée , l'absence d'un plan bien mûri , le manque de tra-

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ce qui est assurément plus commode et plus facile que de l'étudier.

Heureusement le sort de la littérature n'est pas tout entier entre les mains des seuls romanciers. Expression générale de la pensée , elle a de nom!)reux organes dans les champs divers que cultive l'intelligence humaine , et quand les uns lui font défaut elle trouve aide et appui chez les autres. Si le domaine de l'imagination devient stérile pour elle , celui de l'érudition et de la science lui reste encore, et c'est qu'elle se réfugie en attendant des temps meilleurs.

A d'autres époques déjîi, nous avons vu l'histoire, la philosophie , l'étude profonde et sérieuse , être les ancres de salut de la littérature, conserver ses traditions intactes, préparer sa renaissance alors qu'elle semMait menacée d'une ruine complète et tout à fait inévitable. Aujourd'hui le m.ême phénomène se présente. Tandis que les poètes font métier et marchandise de la littérature , les savants la cultivent avec amour. C'est dans leurs graves travaux, dans leurs investigations patientes et ingénieuses, qu'il faut aller maintenant chercher son éloquence persuasive , ses charmes attrayants , sa féconde et salutaire action. Ce sont leurs ouvrages qui portent ainsi le cachet de la durée que le style imprime toujours aux productions dans lesquelles la supériorité des idées s'unit à celle de la forme. El sous ce rapport l'avantage est du côté des libres penseurs de notre temps. Leurs adversaires n'ont pas un seul écrivain capable de lutter avec les jMichelet , Quinet, Cousin, Libri et autres défenseurs de l'Université. Les historiens ullra- montains s'ettbrcent vainement (Je tronquer les faits , d'ob- scurcir la vérité, de présenter les événements sous de

vail et la décadence du style, les romans-feuilletons ne sauraient échapper à la chute honteuse qui les attend bientôt, il n'y a pas pour eux d'autre avenir possible. Et c'est précisément la ce qui, jusqu'à un certain point, ex- cuse l'âpreté vénale des écrivains qui vendent ainsi leur plume. Ils escomptent leur talent ou plutôt leur renommée; ils placent leur gloire en viager, et c'est avec raison qu'ils se hâtent d'en tirer le plus de profit qu'ils peuvent, car ils savent qu'un tel état'de choses ne peut durer, que c'est le commencement de la fin , et que cette ressource venant à leur manquer, ils ne seront plus que des instruments usés, tout à fait hors de service, dont nul ne se souciera. Mais il est assez remarquable que, malgré ses allures frivoles , ses roueries et son dévergondage , le roman- feuilleton lui-même se croit obligé de prendre parti dans la lutte qui s'engage, de se faire ou jésuite ou universitaire. Le Martyre calviniste de M. de Balzac et le Juif errant de M. Eugène Sue sont les deux têtes de file que suivront bientôt tous les écrivains en sous-ordre , et l'on peut pré- voir qu'il en résultera une mêlée parfaitement ridicule. En effet , l'exagération , le scandale , les allusions directes dont M. Sue fait déjà trop d'usage, seront poussées à l'excès par de lourds imitateurs qui ne possèdent ni son habileté ni son talent. D'une autre part que ne doit-on pas attendre de ceux qui suivront M. de Balzac dans l'étrange voie qu'il vient d'ouvrir aux falsifications historiques, aux préjugés et à l'ignorance? Son portrait de Calvin, gros et gras, et sa théorie des deux cents coquins tués à propos dans le massacre de la Saint-Barthélémy nous promettent une série d'inventions grotesques et moustrueuses par les- quelles chacun, à son exemple , voudra travestir l'histoire,

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ce qui est assurément plus commode et plus facile que de l'étudier.

Heureusement le sort de la littérature n'est pas tout entier entre les mains des seuls romanciers. Expression générale de la pensée , elle a de nombreux organes dans les champs divers que cultive l'intelligence humaine, et quand les uns lui font défaut elle trouve aide et appui chez les autres. Si le domaine de l'imagination devient stérile pour elle , celui de l'érudition et de la science lui reste encore , et c'est la qu'elle se réfugie en attendant des temps meilleurs.

A d'autres époques déjh, nous avons vu l'histoire, la philosophie , l'étude profonde et sérieuse , être les ancres de salut de la httérature, conserver ses traditions intactes, préparer sa renaissance alors qu'elle semblait menacée d'une ruine complèle et tout à fait inévitable. Aujourd'hui le m.ême j)hénomène se présente. Tandis que les poètes font métier et marchandise de la littérature, les savants la cidtivent avec amour. C'est dans leurs graves travaux, dans leurs investigations patientes et ingénieuses, qu'il faut aller maintenant chercher son éloquence persuasive, ses charmes attrayants , sa féconde et salutaire action. Ce sont leurs ouvrages qui portent ainsi le cachet de la durée que le style im[)rime toujours aux productions dans lesquelles la supériorité des idées s'unit k celle de la forme. El sous ce rapport l'avantage est du côté des libres penseurs de notre temps. Leurs adversaires n'ont pas un seul écrivain capable de lutter avec les Michelet, Quinet, Cousin, Libri et autres défenseurs de l'Université. Les historiens ultra- montains s'ellbrcent vainement de tronquer les faits, d'ob- scurcir la vérité, de présenter les événements sous de

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l'ausses couleurs. Qu'importe toute la peine que se donne un M. Magnin pour dénaturer l'établissement de la ré- forme calviniste? Son pamphlet tombera bientôt dans l'ou- bli , tandis que l'admirable Mémoire de M. Mignel restera. Qu'importe toute la peine que se donne un M. Capefigue pour défigurer le protestantisme , justifier la persécution et l'intolérance? Ses histoires passeront de mode et le beau livre de M. de Bonnechose sur les Réformateurs avant la Réforme restera. Et c'est à ceux qui restent qu'appartient l'influence , ce sont eux qui dirigent l'esprit du siècle, en lui montrant le but, en le précédant sur la route qu'il doit suivre et qu'il suivra certainement, parce que désormais on ne peut plus songer à lui barrer le pas- sage : les chaînes sont rompues , les bûchers ne se rallu- meront pas.

Tôt ou tard l'intelligence triomphera de la matière. Le progrès industriel lui-même y concourt en favorisant l'association qui tend à unir en une seule et vaste confrérie tous les amis de la liberté de conscience, à quelque pays, a quelque religion qu'ils appartiennent. Et Rome , que la fatalité pousse a s'isoler de ce mouvement providentiel, à chercher sa force dans des institutions surannées qui ne peuvent plus avoir qu'une activité factice, dernière crise fiévreuse d'un corps dont la vie se sépare ; Rome , par son aveugle obstination , ne fera que hâter le moment d'un bout du monde a l'autre se répéteront d'échos en échos ces magnifiques paroles de Jean|Hus : « Le pon- tife, les prêtres et les pharisiens ont jadis condamné la vérité; ils l'ont crucifiée, ils l'ont ensevelie; mais elle, sortant du tombeau, les a vaincus tous! »

REVUE CRITIDUE DES LIVRES NOUVEAUX.

LITTÉRATURE, HISTOIRE.

ELLEIV MIDDLETON, par tady Georgiana Fullerton (MissGran- ville); Paris, chez Amyot , 6, rue de la Paix, 2 vol. in-S", 15 fr.

Un roman plein de l'intérêt le plus vif, offrant le développe- ment naturel des passions qui agitent d'ordinaire le cœur hu- main, peignant sans trop d'exagération les souffrances de l'âme travaillée par le remords, et encadrant cette donnée dans des dé- tails simples, vrais, qui n'ont rien d'odieux ni de repoussant, c'est aujourd'h li uu phénomène bien rare. Il n'y a plus guère que les écrivains anglais qui se hasardent sur cette route depuis longtemps délaissée par nos romanciers philosophes, socialistes, humanitaires ou jésuites. Et cependant on doit reconnaître que c'est bien la bonne voie ; car, tandis que l'imagination s'épuise promptementà créer un monde fictif, des êtres exceptionnels, des caractères fantastiques, la société réelle, la société telle qu'elle est, présente une mine toujours féconde à l'observateur ingénieux et attentif. La nature est assez riche pour prêtera l'imagination, qui ne s'acquitte envers elle que par son habileté à reproduire sous la forme la plus saisissante ses harmonies et ses contrastes. Vouloir renverser cet ordre de choses et rendre lii nature tribu- taire de l'imagination , c'est se condamner h n'enfanter que des monstres, sur l'étrangeté desquels la curiosité publique se blase bientôt.

EUen Middleton n'est pas une femme incomprise, elle ne foule point aux pieds les conventions sociales, elle ne se pose ni en victime, ni en réformatrice. Mais elle intéresse vivement parce que son malheur est réel, et que le remords qui la pour-

2

i LITTÉHAIURE,

suit et qui gâte sa vie entière, a sa cause dans un crime invo- lontairie mais irréparable , que sa conscience lui reproche bien plus encore que le monde. Elle a, étant encore jeune fille, dans un mouvement dhumeur jalouse, précipité une autre enfant au fond d'un ravin ; et tandis qu'elle demeurait frappée de stupeur devant cette catastrophe imprévue, une voix lui a crié qu'elle venait de commettre un meurtre. Quelle est cette voix mysté- rieuse, quel est ce témoin que le hasard a rendu dépositaire d'un secret si terrible? Est-ce Henri Lowell ou bien Edward Middieton? EUen l'ignore, mais des indices à peu près certains lui donnent a penser que ce doit être l'un d'eux. Dès lors une cruelle appréhension s'empare de la pauvre jeune fille et em- poisonne tous ses instants. Sans cesse préoccupée de la crainte de se voir trahie , publiquement accusée, se sentant jusqu'à un certain point coupable et n'osant confier à personne les terreurs qui l'assiègent, elle porte en son sein un ver rongeur qui dé- truit la paix de son âme, et ne lui permet de goûter aucune joie complète dans la position la plus propre a lui assurer une exis- tence heureuse et douce.

L'histoire d'Ellen Middieton offre à peu près le même genre d'intérêt que celle de Caleb William. C'est un malaise pénible qui saisit le lecteur dès les premières pages, et qui ne lui laisse pas reposer le livre avant de connaître le sort final de cette hé- roïne, 'a laquelle il s'attache avec un sentiment de profonde com- misération. Les incidents du récit sont très-simples. Il y a peu d'action ; le drame se passe plutôt dans le cœur des per- sonnages. EUen devenue une riche héritière par la mort de sa petite rivale , est en butte aux instances d'Henri qui veut l'é- pouser et la menace, si elle ne l'accepte pas, d'être pour elle un ennemi dangereux. Elle refuse cependant, car elle aime Edward, quoique ce soit lui qu'elle soupçonne maître de son secret. Mais Edward n'est pas moins épris de ses charmes qu'Henri Lowell, et malgré les intrigues de celui-ci, EUen devient sa femme. Alors la vengeance d'Henri s'accomplit : il parvient à jeter la défiance dans le cœur d'Edward, qui abandonne EUen, refuse même toute justification de sa part, et ne consent enfin à la revoir que lorsque, brisée par la souffrance, elle ne peut

HISTOIRE. S

plus que lui dire un dernier adieu en implorant son pardon. L'ensemble de ce roman produit une impression de tristesse profonde et dénote une tendance religieuse passablement exal- tée. Mais il est écrit avec talent, il captive, il force l'attention et mérite d'être lu.

HISTOIRE UNIVERSELLE, par César Cantu, soigneusement re- maniée par l'auteur, et traduite sous ses yeux par Eug. Aroux et P. Leopardi; Paris, chez F. Didot frères, 56, rue Jacob, tomes 2 à d, 5 vol. in-8°, 18 fr.

Nous annonçâmes, il y a quelques mois, la publication du premier volume de ce grand ouvrage, et nous cherchâmes, en donnant un aperçu de la marche que l'auteur s'était proposé de suivre, a faire comprendre le vif intérêt qu'il pouvait ainsi jeter sur l'histoire universelle. Notre prévision à cet égard n'a pas été trompée; a mesure que le travail de M. Cantu avance, il la justifie toujours plus ; c'est une lecture vraiment pleine d'at- trait, c'est une suite de tableaux animés, riches en détails cu- rieux, qui sont enchaînés avec art, suivant l'ordre chronologi- que , et viennent se grouper autour de chaque époque dont ils reproduisent ainsi la physionomie originale, le caractère parti- culier de la manière la plus complète. On embrasse l'ensemble de l'histoire générale, sans rien perdre des traits spéciaux qui distinguent chaque peuple, et l'on peut facilement saisir les rap- ports que présente dans ses diverses voies le développement de l'esprit humain plus ou moins favorisé par les circonstances et par la nature des institutions politiques, civiles ou religieuses. Le récit des faits est rapide et concis sans sécheresse : tous les événements de quelque importance y sont présentés tels qu'ils résultent des recherches de la critique la plus éclairée; mais l'auteur se contente d'indiquer avec soin les sources et, s'abste- nant d'en discuter la valeur, donne seulement l'hypothèse la plus probable. Puis, à la fin de chaque époque, on trouve le résHmé de son état social, de ëes mœurs et de sa littérature.

4 LrTÏBRATURB,

présenté do la manière la plus intéressante avec tous les traits propres h les bien caractériser.

M. Cantu n'y déploie pas moins de goût que d'érudition. Ses jugements lilléraires portent le cachet de l'étude approfondie et décèlent en mémo temps une grande indépendance. Il ne se montre point admirateur enthousiaste de l'antiquité. Peut-être même pourrait-on lui reprocher parfois de se placer un peu trop au point de vue moderne, et denvisager le monde païen avec les idées du christianisme. Mais si cela le rend sévère, il est juste de reconnaître aussi que cela fait ressortir, sous son véri- table jour, la supériorité de notre civilisation actuelle. En pré- sence do ces scènes hideuses de corruption, de licence et de cruauté qu'il expose devant nos yeux dans toute leur nudité, on se réconcilie en quelque sorte avec les travers et les vices de la société moderne; on se sent saisi à la fois de terreur et de dégoût pour cette grandeur romaine, dépouillée de son glorieux prestige. Ce n'est plus la naïveté crédule du bon RoUin s'iden- lifiant avec les héros antiques, exaltant leurs vertus et leurs exploits; c'est la philosophie de l'histoire mise en pratique, éclairant l'état moral et religieux de l'humanité. L'histoire uni- verselle ainsi traitée ofTre une source féconde d'enseignements précieux. Elle devient réellement le livre des peuples et des rois, dans lequel on peut découvrir quelques-unes des vues provi- dentielles qui dirigent les destinées du monde, et puiser des le- çons utiles au présent et à l'avenir. Elle ramène à l'unité des grands principes fondamentaux les causes en apparence si di- verses, qui ont influé sur le sort des empires, sur la vie des nations les plus étrangères les unes aux autres. Les annales de tous les siècles et de tous les peuples forment ainsi l'histoire complète du développement de l'esprit humain et présentent un attrait tout nouveau pour le lecteur.

Le quatrième volume de M. Cantu conduit l'histoire jusqu'au règne d'.Auguste. Le morceau suivant, qui en termine l'épilo- gue, donnera une idée du style de l'auteur et des tendances qui domment dans son travail :

«Tandis que les philosophes disputaient, les uns assignant une origine divine 'a la loi, dans laquelle ils voyaient, non une

HISTOIRE. i

conception do rintelligence humaine , non une volonté du peu- ple ou du législateur, mais la raison suprême communiquée a noire nature, la règle éternelle du juste et de l'injuste, la reine des mortels et des immortels; l'État, lui, s'en tenait à la raison pratique et à l'opinion enracinée; les patriciens gardaient ou re- prenaient ce qu'ils avaient acquis avec tant de peine, se sou- ciant peu, du reste, si les anciens noms indiquaient tout autre chose.

« L'art d'Auguste consista précisément à déguiser ainsi son usurpation. N'était-il pas, comme au temps de la liberté, Yim- perator de l'armée? Le tribunat est une sublime invention du sens pratique et de l'instinct politique si éminent chez les Ro- mains ; son opposition patriotique eut beaucoup plus d'efficacité que n'en eurent les élégantes législations de la Grèce, que n'en ont les débats verbeux de nos parlements modernes : eh bien! le tribunat ne sera pas détruit par Auguste, mais il s'en revê- tira lui-même. La plèbe, dans l'intention d'empêcher les familles de renverser ce fi-agile rempart, avait investi ses tribuns d'un caractère sacré; la moindre injure faite à l'un d'eux était punie de mort, et un citoyen, pour n'avoir pas salué un tribun sur la place publique, fut précipité de la roche Tarpeïenne. Le peuple ne voudra pas qu'il soit dérogé le moins du monde à tant de puissance , et l'empereur s'en gardera bien ; mais il la concen- trera en lui, en se déclarant le protecteur de la plèbe, et, à ce titre, il sera inviolable et tout-puissant. Ces lois avaient été gra- vées dans les temples des dieux; et les citoyens avaient juré, par ce redoutable Jupiter qui consacra l'affranchissement du peuple romain , de les observer éternellement. Auguste et ses succes- seurs ont donc le droit, comme tribuns du peuple et ses repré- sentants, d'opposer le veto a la décision de tout magistrat; d'at- tirer h eux l'appel qui se portait devant le peuple: de punir avec la dernière rigueur tout acte blessant l'inviolabilité de leur per- sonne, identifiée avec la république.

« C'est ainsi que la liberté légale enfante et consolide la tyran- nie légale; la protection obtenue sur le mont sacré imposera au monde un Caligula et un Caracalla. Tibère s'entourew des meil- leurs jurisconsultes, et se reportera toujours aux anciennes lois

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ot aux antiques coutumes, (juand il aura à aire quelque massa- cre parmi le peuple ou dans les rangs des patriciens; il attein- dra et ceux qui les (irent et ceux contre qui elles furent faites.

« La république est Dieu : Dieu ne doit rien à l'homme, et 1 homme lui doit soi même et les autres. Que l'individu s'immole donc à la république déifiée; qu'il se sacrifie non-seulement quand, dans les lenibles émotions de la guerre, des millions d'hommes s'égorgent pour une cause qu'ils ignorent, mais en- core lorsque la superstition ordonne d'égorger sans enthousiasme un homme a qui nul tort n'est reproché, pour apaiser une di- vinité en laquelle on ne croit plus.

a Ce lieu politique étant enlevé, il n'en était pas d'autre pour unir les citoyens entre eux. La famille ne constitue pas une communauté d'existence afTectueuse et sainte, mais un despo- tisme politique plein de rigueur. Lus actes d'inimitié s'exercent publiquement; c'est presque un devoir. Chacun, au début de sa carrière, a déjà ses ennemis héréditaires, ou s'en choisit lui- même. On déclare a quelqu'un qu'on cesse d'être son aiiii, et, pour lui faire obstacle, on se range dans le parti opposé. On se fait comme un honneur de rester constant dans la haine, et Ci- céron s'excuse si on le voit, dans l'intérêt public, faire cause commune avec ses ennemis; il cherche à se jusiitier en citant quelques exemples. Loin de considérer l'humanité comme une vertu, les stoïciens la déclarent indigne du sage, qui, selon le doux ^irgile, ne doit nourrir ni envie contre le riche, ni com- misération à l'égard du pauvre.

« Qui songerait, dans un tel ordre de choses, à opposer pouvoir sa parole et sa conviction personnelle? Ne serait-ce pas une sorte de folie que d'affronter la mort ou la persécution pour soutenir sa propre opinion ? Chacun s'occupe de ce qui lui est . le plus avantageux, le reste n'est rien. Les gens de lettres, cherchant donc aussi l'utile dans le beau, se feront les alliés et les complices de la tyrannie. Le sage, rencontrant le désespoir au lieu de la Providence , fera consister la suprême vertu h sa- voir se soustraire intrépidement par la mort à des angoisses que, dans son appréhension individuelle, il juge au-dessus de :>es forces; et l homme îf!n!bi.Ta dan? un avilissement de plus eu

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plus profond, à mesure que la prospérité matérielle s'accroîtra.

« Ce n'est donc pas par la concorde et par l'amour que la nation avancera vers son plus grand bien, mais par l'antago- nisme. Les patriciens et les plébéiens ne se présentent pas a nous, dans Rome seulement, comme deux classes séparées, ainsi que chez les aulres peuples, mais comme deux partis poli- tiques aspirant a la prépondérance dans le Forum et dans l'Ëtai; Les plébéiens se transmettent de génération en génération la mission sacrée d'acquérir la participation aux droits de la cité, les patriciens s'appliquent à la refuser; les premiers ont en vue le progrès; les autres (-herchent h l'empêcher, en s'atlachant au passé, et en défendant le règne de la violence et de la conquête.

a Le progrès, telle est sa loi, renverse les obstacles et les en- traîne après lui; il élargit de plus en plus la brèche faite aux barrières dont les familles, ou cités, ou nations prétendirent faire un rempart à leurs privilèges, au détriment des autres. Les institutions aristocratiques se rapprochent toujours plus de la démocratie : le principe de l'égalité devant la loi s"élend; la civilisation romaine adopte les formes grecques sans perdre le fonds national; hors de Tllalie, des royaumes entiers devien- nent sujets de Rome, qui de tous côtés propage sa domination et son droit. Partout elle en laisse l'empreinte ineffaçable, et elle éteint l'égoïsme particulier des nations subjuguées, pour faire triompher le sien, qu'elle-mêmo finit par affaiblir en le dé- veloppant trop.

«C'est ainsi (voies admirables de la Providence!) que le glaive vient en aide à un rapprochement fraternel : la lutte entre les peuples est suspendue pour un moment, et Rome, ne trou- vant plus frapper autour délie, remet son épée entre les mains d'Auguste. L'héritier de César, étendant égalenient son pouvoir sur les patriciens et sur la plèbe, sur les vainqueurs et sur les vaincus, fait cesser le combat, et rend les droits com- muns aux uns et aux autres.

« L'unité est donc évidente, matérielle, momentanée; ce nom de paix, qu'Auguste fait sonner bien haut à des peuples inca- pables de résister davantage, est une cruelle ironie; et tandis i;u"au dthors ceux ci prépurent une réacliou terrible, à Tintérieur

f LnnÈRATUflE,

continue un conflit plus vif, quoique moins remarqué, celui des croyances. En philosophie, en politique, en religion, il n'est pas un seul point sur lequel on soit généralement d'accord. Le vulgaire ignore ce qu'il peut et ce qu'il doit faire et soufîrir; l'homme instruit lïésite entre l'attrait d'un plaisir présent et les embarras d'un devoir mal déterminé; la plupart ne pensent qu'à jouir do la vie, et à s'en délivrer dès qu'elle devient à charge.

« De l'immense corruption d'une époque que les gens ido- lâtres de la forme appellent le siècle d'or.

« Jamais pourtant il n'y avait eu autant de richesse, jamais autant de puissance. Des armées nombreuses, des esprits d'é- lite , les beaux-arts et l'industrie dans tout leur éclat, des palais splendides, l'élégance et le bien être de la vie, des routes ma- gnifiques, un commerce étendu, des finauces prospères; voilà ce qui frappait tous les yeux.

«Mais la civilisation matérielle suffit-elle à l'homme? Ceux dont les vœux ne vont pas plus loin tendent-ils à un but social élevé? La vérité et la justice ne sont-elles pas pour l'homme un besoin aussi urgent, s'il ne l'est davantage? Quelle glèbe, au milieu des steppes arides du monde , en garde les germes pré- cieux? Qui les fécondera pour la régénération de l'espèce hu- maine? Ce ne sera pas la force; car Rome l'envelopperait bien- tôt dans les ruines communes. Ce n'est pas la légalité; celle de Rome est si rigoureuse et tenace, qu'elle n'en laisserait pas croî- tre une autre à côté de la sienne. Ce n'est pas la science, qui, dans sa décrépitude, loin de porter des fruits, ne soutient qu'à grand'pcine l'honneur anciennement acquis. Cette grande tâche ne peut être accomplie que par l'amour.

a Que les cieux s'ouvrent cfonc et laissent tomber la rosée. Qu'une voix humble, mais puissante de l'influence de la vérité, dévoile au monde la doctrine perdue; lui enseigne que la justice a des racines plus profondes que toutes les conventions hu- maines; que l'homme, souffle de Dieu, n'a pas seulement d'im- portance par rapport à la société, mais a en partage une dignité propre, qui l'oblige à se perfectionner lui-même, et h donner à sa conscience unp énergie nouvcilo, pn lui offrant l'appui d'une loi siiprctnc.

HISTOIRE. 9

« Le fils de l'artisan de Nazareth, qui vient ainsi relever l'hu- manité, est condamné k mort; et, fidèle k l'ancienne politique, le gouverneur romain, qui le reconnaît innocent, trouve bon qu'on fasse mourir un homme pour le salut du peuple. Qu'il meuie donc, et qu'en face du fastueux Capitole, sont écrits ces mots : Que le salut du peuple soit la loi suprême, s'élève le Calvaire ignominieux, pour imposer silence à la légalité an- tique si pleine d'inhumanité, en proclamant: Périsse le monde, tnow que la justice è'' accomplisse ! »

L4 BIBLE EN ESPAGNE, par George Borrow , traduit de Panglais sur la 5e édition; Paris, 2 vol. in-8°, i5 fr.

Ceci n'est pas un livre de théologie ou simplement d'édification religieuse, comme pourrait le faire croire son titre. C'est un ou- vrage plutôt littéraire, plein d'observations ingénieuses, de des- criptions habilement faites et portant un cachet d'originalité très- remarquable. On y trouvera surtout une peinture fort piquante des mœurs espagnoles , vues avec autant de bienveillance que d'esprit, et présentées avec une candeur tout a fait naïve. M. George Borrow, agent de la Société Biblique, homme instruit, chrétien zélé, se distingue par un caractère franc, loyal, et dont les allures, quelque excentriques qu'elles paraissent, n'excluent pojnt le charme de la plus aimable cordialité! Chargé de faire imprimer et répandre en Espagne les Saintes -Écritures, il réu- nissait au plus haut degré les conditions nécessaires au succès d'une pareille entreprise. Ce n'est pas un ecclésiastique, il n'a point le langage du missionnaire exclusivement préoccupé des intérêts spirituels; mais doué de qualités précieuses, convaincu de la haute influence que peut exercer la Bible, il a compris sa lâche d'une manière qui lui est propre, et n'a pas craint de con- sacrer quatre années de sa vie à une œuvre dont l'excellence ef- façait "a ses yeux tous les périls. « Depuis maintes années, » dit le traducteur dans sa préface, « des hommes généreux considé- raient, avec une vivo peine, les ténèbres spirituelles qui enve-

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k>ppom l'Espngne, ot lorsqu'au jong oppresseur dos moines on vil sucrcdor dos guorrcs cl dos rovoluiions sans cossp renonri»- lées, on rompni plus qno jflmais que lo flamhoau do TF-vanplfl pouvait seul rendre k co pays la paix e( le bonheur. Mais cono- ment le lui donner? quelles difficultés, quelles prévenlions!... et ce peuple, d'ailleurs courbe sois le despotisme monacal, ac- oueillera-t-il la Bible?... Toutes ces questions se présentant en foule aux directeurs de la Société Biblique britannique et étran- gère, elle comprit qu'il fallait envoyer dans la Pejiinsule un agent tout spécial, un homme résolu, inirepide, prêt h se» plier aux genres de vje les plus opposés, familier avec tontes les langues et tous les dialectes qui se parlent en Espagne ; nn homme d'ail- leurs pénétré de l'importance sacrée de sa mission, décidé K tout braver pour l'accomplir, et d'un caractère assez souple pour se faire , en un certain sens , tout à tous, r

Son ehoix tomba donc sur M. Borrow qui , sans ^tre nulle- ment revêtu des fonctions de prédicateur de l'Evangile , fut en- voyé en éclaircur pour reconnaître le pays, en étudier l'état mo- ral e1 sonder les dispositions du peuple. Dans ce but il se mit en route comme un simple touriste, en attendant que les cir- constances lui permissent de commencer l'œuvre h laquelle il était destiné. Ce caractère mixte donne beaucoup d'attrait k la relation de son voyage, riche en incidents de toutes sortes.

C'est en novembre 1835 qu'il débarque h Lisbonne, et son premier soin est d'apprendre la langue portugaise pendant le sé- jour qu'il y fait. Parvenu bientôt k en savoir assez pour compren- dre et être compris, il parcourt la contrée environnante, visitant les couvents, les châteaux et les chaumières, cherchant k voir le peuple de près, à le surprendre au sein de ses occupations habi- tuelles, et à recueiUir par lui-même le plus grand nombre possi- ble d'informations exactes. Ces excursions préliminaires nous le montrent déjà sous un aspect bien propre k captiver notre intérêt.

«Je visitai Mafra, grand village situé auprès d'un immense couvent dont la construction rappelle un peu celle de TEscunal, Cet édifice contient une riche bibliollièque, mais tous les moines en ont été expulsés, et his uns moudieni leur pain , d'autres se sont enrôlés en Espagne sous les bannières de Don Carlos , et

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HISTOIRE.

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ia plupart sont devenus voleurs on bandits. Je demandai à un jeune garçon de me conduire à l'école ; il parut étonné et s'ef- força de me persuader que c'était un lieu fort peu intéressant à visiter. J'insistai, et l'enfant, se mettant en route de fort mauvaise grâce, me conduisit auprès d'une maison, puis s'enfuyant aussi- tôt, il se cacha derrière un mur.

c Le maître était un ancien moine, pai'lant grec et français, et passant pour être un homme instruit. Je le trouvai sur le seuil de la porte, n'ayant pour tout vêtement qu'un pantalon gris et une courte jaquette bleue. M'étant excusé auprès de lui de venir ainsi le déranger, je lui adressai quelques questions relatives à son école ; mais le pauvre homme éluda toutes mes questions à cet égard, et ne voulut jamais convenir qu'il eût une autre charge que celle de moine, a Mais les couvenis n'existent plus, lui dis- je. Hélas non! répondit-il en soupirant, c'est vrai, ce n'est que trop vrai.i 11 se tut, puis, son bon naturel surmontant les mauvais sentiments qui l'agitaient, il prit sa tabatière et m'offrit du tabac. La tabatière est le rameau d'olivier des Portugais, et pour être bien avec eux , il ne faut jamais repousser cette offre obhgeante. La polilique devint le sujet de notre conversation; et m'étant permis de dire que Don Carlos perdait chaque jour du terrain ^c'était peu après la mort de Zumalacarreguy), le vieux moine s'écria en fronçant le sourcil : «Cela ne peut pas être, Dieu est trop juste pour le permettre. >^ Je compris sans peine les sen- timents de ce pauvre vieillard qui, accoutumé au bien-être d'un riche couvent, était obligé, au déclin de sa vie, de lutter contre l'indigence et la misère.

« Le jeune garçon qui m'avait accompagné n'avait jamais en- tendu parler d'un livre tel que la Bible , cependant il savait le latin; et j'acquis la trisîe cortiludo que les deux tiers de la po- pulalion portugaise vivent dans la même ignorance à l'égard des sujets religieux. Souvent je suis allé parler de la Bible au villa- geois dans son foyer domestique, dans les champs qu'il cultive, auprès de la source il abreuve ses troupeaux, ou bien à la porte des auberges, et je l'ai toujours trouvé entièrement étranger a toute idée religieuse. Une chose m'a surtout frappé dans ces diverses conversalions, c'est la pureté du langage du paysan

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loppent l'Espagne, et lorsqu'au joug oppresseur des moines on vit succéder des guerres et des révolutions sans cesse renouve- lées, on comprit plus que jamais que le flambeau de l'Evangile pouvait seul rendre à ce pays la paix et le bonheur. Mais com- ment le lui donner? quelles difficultés, quelles préventions!,., et ce peuple, d'ailleurs courbé sous le despotisme monacal, ac- cueillera-t-il la Bible?... Toutes ces questions se présentant en foule aux directeurs de la Société Biblique britannique et étran- gère, elle comprit qu'il fallait envoyer dans la Péninsule un agent tout spécial, un homme résolu, intrépide, prêt à se.plier aux genres de vie les plus opposés, famUier avec toutes les langues et tous les dialectes qui se parlent en Espagne; un homme d'ail- leurs pénétré de Timportance sacrée de sa mission, décidé a tout braver pour l'accomplir, et d'un caractère assez souple pour se faire , en un certain sens , tout à totis. »

Son ehoiï tomba donc sur M. Borrow qui, sans être nulle- ment revêtu des fonctions de prédicateur de l'Evangile , fut en- voyé en éciaireur pour reconnaître le pays, en étudier l'état mo- ral et sonder les dispositions du peuple. Dans ce but il se mit en route comme un sim|)le touriste, en attendant que les cir- constances lui permissent de commencer l'œuvre à laquelle il était destiné. Ce caractère mixte donne beaucoup d'attrait à la relation de son voyage , riche en incidents de toutes sortes.

C'est en novembre 1835 qu'il débarque à Lisbonne, et son premier soin est d'apprendre la langue portugaise pendant le sé- jour qu'il y fait. Parvenu bientôt à en savoir assez pour compren- dre et être compris, il parcourt la contrée environnante, visitant les couvents, les châteaux et les chaumières, cherchant à voir le peuple de près, à le surprendre au sein de ses occupations habi- tuelles, et à recueiUir par lui-même le plus grand nombre possi- ble d'informations exactes. Ces excursions préUminaires nous le montrent déjà sous un aspect bien propre à captiver notre intérêt.

«Je visitai Mafra, grand village situé auprès d'un immense couvent dont la construction rappelle un peu celle de l'Escurial. Cet édifice contient une riche bibliothèque, mais tous les moines en ont été expulsés, et les uns mendient leur pain , d'autres so sont enrôlés en Espagne sous les bannières de Don Carlos , et

HISTOIRE. 11

la plupart sont devenus voleurs on bandits. Je demandai à un jeune garç(>n de me conduire à l'école ; il parut étonné et s'ef- força de me persuader que c'était un lieu fort peu intéressant à visiter. J'insistai, et l'enfant, se mettant en route de fort mauvaise grâce, me conduisit auprès d'une maison, puis s'enfuyant aussi- tôt, il se cacha derrière un mur.

< Le maître était un ancien moine, parlant grec et français, et passant pour être un homme instruit. Je le trouvai sur le seuil de la porte, n'ayant pour tout vêtement qu'uu pantalon gris et une courte jaquette bleue. M'étant excusé auprès de lui de venir ainsi le déranger, je lui adressai quelques questions relatives à son école ; mais le pauvre homme éluda toutes mes queslions a cet égard, et ne voulut jamais convenir qu'il eiit une autre charge que celle de moine. <r Mais les couvenis n'existent plus, lui dis- je. Hélas non! répondit-il en soupirant, c'est vrai, ce n'est que trop vrai.» Il se tut, puis, son bon naturel surmontant les mauvais sentiments qui l'agitaient, il prit sa tabatière et m'offrit du tabac. La tabatière est le rameau d'olivier des Portugais, et pour être bien avec eux , il ne faut jamais repousser cette offre obhgeante. La politique devint le sujet de notre conversation ; et m'étant permis de dire que Don Carlos perdait chaque jour du terrain fc'était peu après la mort de Zumalacarreguy), le vieux moine s'écria en fronçant le sourcil : «Cela ne peut pas être. Dieu est trop juste pour le permettre. 3> Je compris sans peine les sen- timents de ce pauvre vieillard qui, accoutumé au bien-être d'un riche couvent, était obligé, au déclin de sa vie, de lutter contre l'indigence et la misère.

« Le jeune garçon qui m'avait accompagné n'avait jamais en- tendu parler d'un livre tel que la Bible, cependant il savait le latin; et j'acquis la triste certitude que les deux tiers de la po- pulation portugaise vivent dans la même ignorance a l'égard des sujets religieux. Souvent je suis allé parler de la Bible au villa- geois dans son foyer domestique, dans les champs qu'il cultive, auprès de la source oii il abreuve ses troupeaux, ou bien à la porte des auberges, et je l'ai toujours trouvé entièrement étranger a toute idée religieuse. Une chose m'a surtout frappé dans ces diverses conversations, c'est la pureté du langage du paysan

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portugais ; il s'exprime avec une facilité et un choix d'expressions trè3-reniarquable chez un peuple qui ne sait ni hre ni écrire. »

En traversant le Portugal, M. Borrow laisse sur son passage plusieurs dépôts de Nouveaux Testaments, puis il se dirige vers l'Espagne, et dès son arrivée à la frontière, se trouvant dans une auberge avec des contrebandiers, il leur distribue des petits traités religieux et sait les intéresser par ses explications. C'est dans la compagnie d'un bohémien ou gitano que notre voyageur se rend à Madrid, faisant la route à cheval, et s'arrêtant, non dans des auberges, mais dans les masures servant d'habita- tion à cette peuplade qui conserve, au sein de l'Espagne, ses mœurs étranges, son langage barbare, ses habitudes vagabondes. M. Borrow avait un grand désir de les étudier de près, et, par- lant leur dialecte, se pliant à leurs allures un peu sauvages, il parvient à se faire passer auprès d'eux pour un bohémien, ou, comme ils l'appelaient, un caloro de Londres. Admis de cette manière dans leur intimité, il vil au milieu d'eux, s'assied à leur foyer, partage leur pain et leur misère. Grâce à ce singulier pri- vilège, son voyage est semé d'une foule d'incidents bizarres qui en rendent la relation très-allrayante. Ainsi a Madrid, tandis que son compagnon vaque aux affaires d'Egypte, c'est-à-dire à quel- que trafic d'ânes ou de mulets, ou à quelque entreprise de con- trebande, il passe trois jours dans la demeure d'une vieille bohé mienne aux traits hideux et décrépits, au teint presque noir, qui l'accueille comme un frère :

«Entrez, me dit-elle.

a Et le cheval ! lui dis-je.

« Faites-le entrer aussi, mon chabo, répondit-elle, il trou- vera place dans ma petite écurie.» Traversant une grande cour, nous arrivâmes devant une porte. « Entrez, enfant d'Egypte, dit la vieille sorcière, entrez dans mon écurie.

a Apportez-moi une lumière, ou bien je n'y entre pas, m'é- criai-je; cet endroit est noir comme un four, je ne sais pas je marche.

4 Eh bien, donnez-moi la bride, dit la vieille, j'attacherai le cheval à la crèche, s Elle fit entrer l'animal et passa quelques minutes dans l'obscurité. « Grasti terclamos, reprit-elle on sor-

HISTOIRE. 13

tant, le cheval s'est secoué, c'est bon signe; il parait qu'il n'est pas fatigué du voyage. Maintenant, entrons dans ma petite chambre.

« Je suivis la vieille dans une vaste pièce, la plus profonde obscurité aurait régné sans un brasero, qui éclairait faiblement deux sombres figures assises auprès.

« C'est ma fille et son chabi (enfant), dit la bohémienne; as- seyez-vous, mon caloro de Londres, et faites-nous entendre le son de votre voix.

* Une chaise était un; meuble inconnu dans cette demeure. Apercevant donc un débris de colonne dans un coin de la cham- bre, je le roulai auprès du brasero et m'y établis. >

Alors la vieille lui raconte quelques incidents de sa vie aven- tureuse, lui parle avec enthousiasme du pays des Maures elle a séjourné, et qu'elle regrette sans cesse, lui déroule en ternies simples mais énergiques une longue suite de malheurs, de mi- sères et de souffrances, puis termine ce lugubre récit par un vio- lent éclat de rire, auquel se joignent sa fille et sa petite fille avec une expression sauvage qui ressemble à de la folie.

a Les heures se succédaient, et nous retrouvaient accroupis auprès du brasero ; mais les charbons s'étaient peu "a peu consu- més; ils ne donnaient plus ni chaleur, ni lumière, et quelques faibles étincelles qui brillaient un instant, pour disparaître aussi- tôt, interrompaient seules la profonde obscurité et le silence de la chambre. Tremblant de froid et presque mal à mon aise, je me décidai enfin a hasarder une question : « Antonio ne rentrera-l il pas ce soir? demandai-je.

a No lenya usted cuidao, caloro do Londres, dit la vieille mère d'un ton sépulcral, Pepindorio est ici depuis longtemps.

a Je songeais à m'enfuir, lorsqu'une main se posa sur mon épaule, et je reconnus la voix d'Antonio.

a C'est moi, frère, n'aie pas pour, dit-il, je vais allumer une lumière, puis nous souperons.

«Une lampe do ferre fut alors placée sur le sol, nous nous établhnes autour et mangeâmes un frugal repas, composé de pain, de fromage et d'olives, le tout accompagné d'une bouteille d'ex- cellent vin.

H LITTERATURE,

« Apporte-moi ïapajandi (guitare), dit Antonio h la plus jeune fille, je veux chanter une gachapla.

« Le bohémien accorda longuement sa guitare et chanta les paroles suivantes :

«Je me permis un jour de voler un dodu poulet et m'apprêtais «déjà à faire un bon dîner, lorsque soudain le maître ariive, et « croit dans sa colère qu'il me garrottera sans peine.

« Mais je fus leste et prompt, et fuyant en un saut je laissai « après moi mon bonnet et mon manteau. Et le diable, en me « voyant ainsi courir, s'écria : va le bohémien, veut-il donc « s'enfuir?»

«Tandis qu'Antonio jouait et chantait, les deux jeunes femmes se mirent à danser, et la vieille bohémienne battait la mesure de son bâton. Ces divertissements durèrent assez longtemps; enfin Antonio s'arrêta brusquement, posa son instrument et s'écria : «C'est, assez; le caloro de Londres est fatigué, c'est assez, demain nous recommencerons; allons maintenant au lit.

« De grand cœur, dis-je; coucherons-nous?

« Dans la crèche , à l'écurie , répondit le bohémien , nous n'y aurons pas froid.»

Ému de compassion pour l'état d'ignorance et de misère mo- rale dans lequel se trouvent les Gitanes d'Espagne, M. Borrow ré- solut dès lors de traduire la Bible dans leur langage, afin de pou- voir la répandre parmi eux. Il a plus tard exécuté ce projet.

Arrivé à Madrid, notre missionnaire dut s'adresser au gouver- nement pour obtenir la permission de faire imprimer le Nouveau Testament en espagnol. Mendizabal, qui était en ce moment chef du ministère, se montrait malheureusement très peu favo- rable aux vues de la Société Bibhque. Il reçut assesi mal son agent, lui dit que l'Espagne avait plutôt besoin de poudre et de fusils, et finit par reconduire d'une manière assez formelle. M. Borrow ne se découragea point pour cela, il attendit un chan- gement de ministère, obtint l'appui de l'ambassadeur anglais, et, . après des sollicitations répétées , il reçut d'Isturitz l'assurance que l'on ne s'opposerait ni à l'impression, ni à la distribution des Saintes Ecritures.

Pendant ce premier séjour à Madrid, M. Borrow est témoin de

HISTOIRE. 15

la révolution de la Granja, qu'il raconte avec son originalité ca- ractéristique, donnant de curieux détails bien propres à faire connaître le peuple espagnol. En relation avec toutes les classes de la société, mais s'attachant à étudier surtout les rangs infé- rieurs, cette partie de la nation a laquelle les nouvelles institu- tions tendent à donner toujours plus d'importance, il peint avec un talent simple et vrai le singulier mélange de belles et nobles qualités, d'instincts féroces et de passions sauvages que présen- tent les moeurs espagnoles. Ce sont en général des scènes vi- vantes qu'il met sous nos yeux , et il fait poser devant nous les personnages eux-mêmes, conservant à chacun son individualité bien marquée, telle qu'elle se retrouve dans un pays les di- verses races ont gardé leurs traits particuliers, leurs usages, leurs souvenirs, vivant les unes à côté des autres sans se mêler ni se confondre.

Après être retourné en Angleterre pour s'entendre avec ses amis sur la meilleure manière de profiter des bonnes disposi- tions d'Isturitz, M. Borrow revient à Madrid et fait imprimer le Nouveau Testament traduit en plusieurs dialectes espagnols. Puis, se procurant un domestique intelligent et fidèle , il prend avec lui des exemplaires du Saint Livre et commence sa périlleuse mission en parcourant les villes et les campagnes, sans autre sauvegarde que sou passeport anglais et son courage personnel.

Rien de plus intéressant que ce pèlerinage , dans lequel il est exposé a maintes vicissitudes diverses ; tantôt arrêté par des gardes nationaux qui veulent absolument voir en lui Don Carlos déguisé, tantôt pris pour un vagabond, tantôt accueilli avec une hospitalité tout à fait cordiale, et se montrant toujours préparé à toutes les rencontres, acceptant toutes les positions avec un calme, une sérénité, une résignation, une gaîté même qui ne se démentent jamais. Ainsi lorsqu'à son retour il trouve a Madrid une espèce de complot dirigé contre lui par le clergé, lorsqu'on saisit ses Nouveaux Testaments, qu'on l'arrête et qu'on le met en pri- son, voici comment il raconte cet incident dont il pouvait, à juste titre, être effrayé ou du moins fort contrarié.

«Les alguazils me conduisirent à travers la plaza Mayor a la carcel de la Corte, ou prison de la cour. En traversant cette place.

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jo me souvins qu'au « bon vieux temps » c'élail le ihéâlre de» solennels aulo da-fé de l'inquisition espagnole, et jetant les yeux sur le balcon de la maison, où, lors de ces fêtes, était assis le dernier descendant de la branche d'Autriche, je me rappelai qu'un jour, après qu'une trentaine d'hérétiques des deux sexes eurent été brûlés , quatre ou cinq a la fois , le monarque essuya son front inondé de sueur et noirci par la fumée, puis demanda tran- quillement : a Est-ce tout? » Cette preuve de patience eiem- jdairc fut applaudie par ses prêtres et ses confesseurs, les mê- mes qui, plus tard, rempoisonnèrent. « Et moi, pensaije, moi, qui ai bien plus travaillé à blesser le papisme que tous les in- fortunés qui ont soufTert le martyre sur celte place maudite, me voila siiiiplenieiit conduit en prison, et j'ai l'assurance d'en sor- tir sous peu de jours applaudi et respecté par la foule. Ah! saint père, lu n'es pas moins adroit qu'autrefois; mais il me semble que le pouvoir l'abandonne. La paralysie te gagne, Batuschea, ta massue s'est changée en béquille, n

«Nous arrivâmes à la prison, située dans une rue étroite, à peu de distance de la grande place; et là, étant entrés dans un sombre corridor, à l'exlrémilé duquel était une porte à guichet, mes conducteurs y frappèrent quelques coups. Un sinistre visage se montra aussitôt, et, après un court échange de paroles, je me trouvai dans la prison de Madrid. J'élais sur une espèce de ga- lerie qui dominait, à une grande hauteur, une cour intérieure d'où s'élevait un bourdonnement confus, et parfois aussi des cris et des vociférations sauvages. Sur cette galerie était la salle des employés, se trouvaient réunis plusieurs individus; les algua- zils se dirigèrent vers l'un d'eux, assis auprès d'une table, et, après lui avoir parlé quelque temps h voix basse, ils lui remirent le papier en question. L'individu l'examina avec attention, puis se levant, il s'approcha de moi. Quel étrange personnage ! Il avait environ quarante ans, et sa taille aurait mesuré six pieds, «;"il n'avait été courbé et tordu a peu près conmie un S. Dame Lclelte ne fut jamais plus mince, et l'on aurait dil qu'un souffle «t'it suffi pour l'enlever; sauf cette étonnante et prodigieuse mai- }:reur, sa figure aurait passé pour belle. Il avait un nez en bec ri'aigle . des dents blanches comme l'ivoire, des yeux noirs (et

HISTOIRE. 17

de quel noir !) dont l'expression avait quelque chose d'étrange, le teint foncé, les cheveux comme la plume du corbeau, et un pro- fond et calme sourire demeurait habituellement sur ses lèvres; mais cette tranquillité apparente avait quelque chose de cruel, et ce doux sourire n'eût pas déparé la figure de Néron : en revanche, personne n'était plus honnête.

« Caballero, me dit-il, permettez-rnoi de me présenter à vous comme l'alcade de la prison. Ce papier m'apprend que je puis compter pour quelque temps sur l'honneur de votre compagnie, temps fort court, sans doute: ainsi, bannissez toute crainte de votre esprit. On m'enjoint d'avoir égard à l'illustre nation à la- quelle vous appartenez, et de vous traiter avec tout le respect à un cavalier de votre rang. Ces recommandations, a la vé- rité, sont fort inutiles, car mon propre sentiment m'eût porté à vous témoigner avec plaisir tous les égards possibles. Caballero, vous serez traité ici plutôt en hôte qu'en prisonnier. Dès ce mo- ment vous êtes libre de parcourir, comme il vous plaira, toutes les parties de la maison, et vous y trouverez des sujets d'étude, qui ne sont pas indignes d'un esprit observateur. Considérez aussi tous les porte-clefs et les employés , comme étant à votre propre service. Maintenant je veux avoir l'honneur de vous con- duire moi-même a votre appartement, c'est le seul disponible en ce moment, et nous le réservons toujours pour les cavaliers de distinction. En cela encore, je suis heureux de vous le dire, mes ordres sont en parfait accord avec mes propres désirs; on ne vous demandera rien pour cet appartement, bien que fort souvent il ait été loué jusqu'à une once d'or par jour. S'il vous plaît, cavaHer, ayez la bonté de suivre le plus humble et le plus dévoué de vos serviteurs. » Là-dessus il ôta son chapeau et me fit une profonde révérence.

«Telles sont les paroles qui me furent adressées par Falcade de la prison de Madrid. Il s'exprimait en castillan pur et sonore, avec calme, gravité, presque avec dignité, et son ton eût fait honneur à un gentilhomme de haute naissance. On eût dit M. de Bassompierre recevant à l'antique luislille quelque prince italien: ou bien le constable de la Tour de Londres accueillant un duc

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18 LITTERATURE,

anglais, prévenu d'un crime de haute trahison. Mais^, au r.om di merveilleux! qui pouvait être cet alcade?

« C'était un des plus grands coquins de toutes les Espagues, un misérable, qui , par sa mpaciié insatiable et ingénieuse à ré- duire la chétivo ration des prisonniers, avait causé plus d'une révolte sanglante; c'était un homme de rien, qui, cinq ans au- paravant, était tambour dans une troupe de volontaires royalistes ! Mais l'Espagne est le pays des caractères extraordinaires.

« Je suivis l'alcade au bout du corridor, se trouvait une porte grillée défendue par deux porte-clefs à la mine rébarba- tive. Ils ouvrirent la porte, et, tournant a droite, nous enfilâmes un autre corridor se promenaient plusieurs personnes, tous prisonniers pour cause politique, comme je l'appris plus tard. Ul" nous passâmes dans un troisième corridor, et la première chambre m'y fut destinée; elle était grande et élevée, mais en- tièrement dépourvue de meubles, à l'exception d'un gigantesque bol en bois, destiné à contenir ma ration d'eau. « Caballero, vo- tre appartement n'est pas meublé, comme vous pouvez le voir; il est déjà trois heures, et je vous engage à envoyer au plus vite un exprès à votre logis, afin qu'on vous apporte un lit et tout ce qui vous est nécessaire. Le llavero (porte-clefs) est a vos ordres. Adieu, caballero, à l'honneur de vous revoir.

Je suivis ce conseil, et écrivant un billet au crayon à Maria Diaz, je le fis porter par le llavero ; puis m'asseyanl sur la cru- rhe, je me livrai à une rêverie qui dura fort longtemps.

* A la nuit tombante, je vis arriver Maria Diaz avec deux por- teurs et Francesco, tous trois chargés de meubles. La lampe fut allumée, ainsi que le charbon du brasero, et la triste obscurité de la prison fut jusqu'à un certain point dissipée. Alors quittant mon siège improvisé et m'asseyant sur une chaise, je fis main- hasse sur les provisions que ma bonne hôtesse avait eu soin de n'apporter, quand soudain la porte s'ouvre , et je vois entrer M. Southern (secrétaire de l'ambassade anglaise), riant de bon cœur de me voir ainsi installé et aussi bien occupé. «Borrow, me dit- il, TOUS êtes tou:ours prêt h tout événement, et vous accueil- lez froidement tout ce qui vous arrive, comme une chose parfaite- jiiont naturelle: jamais homme ne fut plus propre à courir le

HlSTOIRfi. 19

monde. Ce qui m'étonne et m'enchante à la fois, c'est de vous voir autant d'amis. Ici, dans la prison, tout le monde s'intéresse h votre bien-être, et votre domestique, qui devrait être votre pire ennemi, vous est lui-même fort attaché. II a un noble cœur; ja- mais je n'oublierai la manière dont il parlait devons lorsqu'il ac- courut a l'ambassade nous informer de votre arrestation; il nous a touchés, Sir Georges et moi, au plus haut degré. Si jamais vous vous en séparez, ayez la bonté de m'en avertir. Mais par- lons d'aliaires.B II m'apprit alors que Sir Georges avait déjà en- voyé une note officielle a Ofalia, pour lui demander réparation de l'ofTense faite si légèrement à un sujet anglais, a Pour cette nuit, ajoula-t-il, il vous faut prendre votre parti de rester ici, mais de» demain matin les portes vous seront ouvertes et vous serez libre de sortir en triomphe. Moi, sortir d'ici! répondis-je, non, assurément, je ne l'entends pas ainsi; ils m'ont mis en prison pour leur plaisir, et j'y veux rester pour le mien; chacun son tour. Si la vie de reclus ne vous est pas trop ennuyeuse, dit M. Southern, je crois, en effet, que ce parti est le plus sage. Le gouvernement s'est fort sottement compromis à votre égard, et, soit dit entre nous, nous n'en sommes pas fâchés; ils nous ont traités cavalièrement en plus d'une occasion, et, si vous tenez bon, nous sommes très bien [ilacés pour humilier leur insolence. Je vais informer Sir Georges de votre résolution , et demain de bonne heure, vous aurez de nos nouvelles.» A ces mots il me dit adieu ; et, me jetant sur mon lit, je m'endormis bientôt dans la prison de Madrid.»

A sa sortie de prison, M. Borrow reprit ses excursions dans différentes provinces de l'Espagne, oîi il parvint, soit a répandre lui-même un assez grand nombre de Bibles, soit à établir des dépôts chez des négociants du pays, qui avaient compris l'œuvre de la Société Biblique et s'y intéressaient vivement. Mais en général le clergé lui montrait une forte opposition et lui suscitait beaucoup d'ennuis. A plusieurs reprises le fanatisme de popu- lations ignorantes faillit lui devenir fatal. Il fallait bien toute son habileté, tout son courage, sa présence d'esprit et son tact admi- rable , pour se tirer d'embarras.

Enfin, après avoir fait tout ce qu'il lui était possible de faire

2d RELIGION, PHlLOSOPHffi,

et après avoir acquis l'assurance que désormais l'Évangile no se- rait plus un livre inconnu en Espagne, mais que, au contraire, il était déjà la lecture habituelle de bon nombre de familles, et deviendrait pour elles une source de lumière et de consolation, M. Borrow regardant sa tâche comme terminée, quitte la Pénin- sule, visite les côtes barbaresques et rentre dans sa patrie.

Non-seulement la Bible en Espagne offre une lecture pleine d'attrait par la variété et roriginahté de ses récits, mais encore elle met à nu les plaies de l'Église romaine, et nous montre la dé- cadence de ce redoutable pouvoir dans le pays il semblait sur- tout s'être jusqu'ici maintenu solide et tout-puissant. C'est un symptôme de plus, bien propre à réjouir ceux qui, dans la lutte maintenant engagée , espèrent le triomphe définitif des lumières et du libre examen.

RELIGION, PHILOSOPHIE, MORALE, ÉDUCATION.

p. LOMBARDI Senlentiarum libri IV^ per J. Aleaume prislino suo nitori verè rcstituti ; necnon divi Thomae Aquinalis Summa iheo- logica. Parisiis excud. Aligne, in via dicta d\Amboise , an Petit Montrouge, 4 vol. in-J°, 28.

Pierre Lombard, surnommé le maître des sentences, et qui devait son nom de Lombard à ce qu'il était près de la ville de Novarre en Lombardie, fut un célèbre théologien du dou- zième siècle. Il embrassa dans ses sentences l'ensemble de la théologie tirée des Saintes Ecritures et des écrits des pères or- thodoxes. Sans doute s'attachant de préférence aux questions qui préoccupaient son temps, il omet parfois celles qui inter- resseraient le plus notre époque, et l'on peut aussi lui repro- cher de négliger la discussion raisonnée du dogme. Mais il faut se reporter au siècle il a vécu , et on lui tiendra compte d'avoir le premier rassemblé toute la théologie en un seul corps.

MORALE, EDUCATION. 21

Quanl aux opinions particulières qu'il avance sur certains points, en opposilion avec celles généralement reçues, l'éditeur a jugé convenable de les rejeter à la fin, de telle sorte qu'on ne puisse pas ignorer que ce sont des erreurs repoussées par l'Eglise.

La Somme théologique de saint Thomas d'Aquin, par la re- nommée universelle dont elle jouit, est un de ces livres que tous les membres du clergé catholique doivent posséder dans leur bibliothèque. De tous les ouvrages de son illustre auteur, c'est sans contredit le plus célèbre et le plus digne d'être en- core étudié. On ne saurait donc qu'approuver le soin qu'a pri» M. Migne de le reproduire dans un format a la fois commode et très- économique. Son édition a été collationnée d'après les meilleurs manuscrits , elle est enrichie des dissertations de Bernard Maria de Rubeis et de notes nouvelles ajoutées par l'éditeur hii-même. Sous le rapport typographique, elle est faite sans luxe assurément, mais l'impression est assez nette, le caractère d'une grosseur convenable et le papier collé de ma- nière à permettre d'y écrire des annotations marginales. Chaque volume de 45 feuilles au moins, soit environ 800 pages à deux colonnes, renferme la matière de six à sept forts volumes in-8° ordinaires , et son prix modique de 6 francs ne représente guère que le coût des frais de fabrication. Ainsi, des livres qui, jus- qu'à présent rares et d'un prix très-élévé, ne se rencontraient que dans des bibliothèques publiques, se trouvent mis à la portée de toutes les bourses. La science de Pierre Lombard et (le saint Thomas d'Aquin n'est peut-être pas précisément en harmonie avec les idées de notre époque, elle no répond point aux besoins actuels de l'esprit humain, mais elle pourra servir h réveiller le gofil de l'étude , et de celle-ci jaillira tôt ou tard la lumière.

J2 RELIGION, PHILOSOPHIi

LES TR/VPPISTES on Tordre de Citeaux au XIX» siècle; histoire de la Trappe depuis sa fondation jusqu'à nos jours, 1140-1844; par M. C. Gaillardin; Paris, 2 vol. in-8", 15 ir.

Deux volumes pour l'histoire d'un seul ordre religieux, c'est bien long , et nous doutons fort que dans notre époque un sem- blable ouvrage trouve beaucoup de lecteurs. M. Gaillardin ayant fité visiter Notre-Dame de la Grande Trappe, berceau de Tordre des trappistes, situé entre l'Aigle et Morlagne, et s'y étant vu bien accueilli par les moines qui l'habitent, a conçu pour cet ordre une affection très-vive. Il a donc entrepris de dissiper les fausses idées que l'on se fait de sa règle sévère, et remontant jusqu'à son origine qu'il place au douzième siècle, il nous en retrace les développements et les vicissitudes diverses avec l'en- thousiasme d'une admiration non équivoque. C'est une complète apologie des couvents en général et de ceux de la trappe en particulier. Comme M. Lenormant, il exalte les travaux, les vertus et surtout l'utilité des ordres religieux. De leurs incon- vénients et de leurs désordres pas un mot. Il les peint sous les couleurs les plus séduisantes, il en fait les véritables sanctuaires de tout ce qu'il y a de grand et de noble dans l'humanité, les laboratoires de la civilisation. Suivant lui, c'est à eux qu'appar- tient la solution du problème social , c'est dans le sein des cloîtres que doit se préparer l'avenir de la société. On se croirait vrai- ment en plein moyen âge, et M. Gaillardin paraît ne tenir nul compte des éléments nouveaux de notre monde moderne. Fai- sant abstraction du mouvement industriel , de l'organisation po- litique et de la marche des idées, il croit que l'influence des moines peut redevenir aujourd'hui ce qu'ellciétait dans des temps encore barbares seuls ils possédaient quelques connaissances, le loisir de les cultiver et la force que donne l'association. Cet étrange anachronisme a du moins le mérite de l'originalité. C'est une thèse audacieuse à soutenir en présence de l'esprit du siè- cle , et sous ce rapport elle a certainement bien droit h l'atten- tion de tous ceux qui aiment les points de vue excentriques.

Mais sur quels motifs peut donc reposer l'admiration de l'au- teur pour les trappistes?

MORALE, EDUCATION. t$

Nous l'avons déjà dit, M. Gaillardin a été bien accueilli au couvent de Notre-Dame de la Grande Trappe, et l'hospitalité des moines lui est apparue comme une vertu sublime qui impli- quait en elle toutes les qualités essentielles du vrai chrétien : la charité, l'abnégation, le dévouement. C'est estimer bien haut l'empressement que les trappistes, exilés dans une espèce de désert, mettent à recevoir les rares voyageurs qui viennent vi- siter leur retraite.

Et quels sont les merveilleux travaux dont M. Gaillardin a été le témoin au milieu de celte communauté dont il vante l'ac- tivité précieuse, qu'il regarde comme si utile dans notre siècle? Il y a vu les moines laver, chacun à son tour, les pieds de ses confrères, puis ensuite, tous ensemble, ceux de pauvres enfants des villages voisins. Il a entendu chanter le Salve Regina, dire la messe, célébrer les offices aux heures canoniales fixées par saint Benoît il y a treize cents ans. Il a trouvé les terres du couvent bien cultivées et la règle beaucoup moins rigoureuse qu'on ne le dit. Voici les occupations qui remplissent la vied'un trappiste, a II commence sa journée a deux heures du matin les jours ordinaires, à une heure les dimanches et a certains jours de fête, à minuit aux grandes fêles qui ne se représentent qu'une douzaine de fois par an. Au sortir du dortoir, il descend à l'église pour chanter ou psalmodier, selon l'imporîance du jour, l'office nocturne. Cet office finit exactement à quatre heures. Suit une heure d'intervalle que les prêtres consacrent à dire la sainte messe, les autres a la servir ou a faire de pieuses lectures. A cinq heures en été, on chante prime, puis on assiste en com- munauté à la messe matulinale, si l'importance du jour l'exige, ou l'on entre au chapitre des coulpes oii chacun s'accuse des fautes extérieures qu'il a pu commettre contre la règle. A six heures commence le travail des mains qui dure jusqu'àneuf heures. On rentre ensuite au monastère pour chanter tierce, la grand'- messe et sexte. Après sexte, à onze heure et demie, le dîner qui dure ordinairement quarante Hiiiiutes. Après les grâces , la mé- ridienne jusqu'à une heure et demie. Du dortoir on passe h l'église pour chanter nonc. Quelques minutes avtint deux heures on retourne au travail. A cinq heures , vêpres suivies d'un quart-

U RELIGION, PHILOSOPHIE,

d'heure d'oraison. A six heun.'S le souper, suivi d'un inlerv;ille d'une demi-heure. A sept lictircs la lecture en commun sous le cloître, et le Salve Regina. On se couche à huit heures. »

Si la religion consiste tout entière dans les pratiques, voilà une journée assurément fort bien rempHe. Mais ceux qui pensent que les œuvres sont la conséquence nécessaire de la foi, la trou- veront bien vide. Et nous ne voyons pas surtout quel avantage en retire la société. Les trappisles ne sont pas oisifs, sans doute, ils travaillent six heures par jour, mais ce travail n'"a pour objet que leur propre entretien. Ils cultivent la terre, ils exercent quelques métiers indispensables pour suffire aux besoins du cou- vent. S'ils défrichent ainsi des landes incultes , c'est un bien , mais il serait absurde de prétendre que l'industrie libre ne pos- sède pas maintenant d'autres moyens plus puissants et moins coûteux d'atteindre le même but, partout la nécessité s'en fait sentir. M. Gaillardin fonde de grandes espérances pour la colonisation de l'Algérie sur l'établissement des trappistes dans la plaine de Slaouéli. Nous ne saurions blâmer le général Bu- geaud d'avoir accordé à ces colons cloîtrés la même protection qu'à d'autres; seulement nous croyons que le succès de leurs efforts n'aura pour tout résultat que la fondation d'un couvent de la trappe et rien de plus. Ce n'est pas au milieu du mouvement de notre époque que l'organisation monastique peut devenir tout h coup plus féconde qu'elle ne le fut dans les temps antérieurs. Or, en parcourant le travail de M. Gaillardin, nous avons vai- nement cherché les prodigieux bienfaits de la trappe. Nous y avons au contraire remarqué que, dans des siècles elle se trouvait beaucoup mieux en harmonie avec les tendances de l'es- prit humain et avec les institutions politiques, elle n'avait pas pu se maintenir intacte, h l'abri du relnchemciit et de l.i corrup- tion , elle avait dégénéré bientôt et nécessité une réforme vigou- reuse pour la préserver d'une ruine complète.

Que des imaginations exaltées se plaisent a revêtir des cou- leurs les plus poétiques la vie de ces hommes qui renoncent au monde, a ses joies, h ses affections, à ses tourments pour se vouer, dans la solituae, a la prière et à la méditation ; nous le concevons parfaitement . et nous ajouterons mémo que celle

MOBALE, ÉDUCATION. i5

existence contemplative répond à certaines tendances naturelles de l'âme. Mais vouloir faire des couvents l'ancre de salut de nolro société actuelle, c'est une prétention si extravagante qu'elle ne vaut en vérité pas la peine d'être combattue sérieusement. Il suffit de la signaler à la raison publique, qui en fera, nous n'en doutons pas, bonne et prompte justice.

HISTOinE de la vie et de la philosophie de Kaut , par Amand Saintes; ornée du portrait et d''un fac-similé du philosophe. Hambourg , chez Herold ; Paris et Genève, chez Ab. Cherbulicz et C^, 1 vol. ia-8o, 7 fr. 50 c.

Un fragment de M. Cousin a déjà fait connaître en France la vie de Kant, de ce philosophe dont le nom remplit l'Allemagne, et dont le génie profond a sondé toutes les questions les plus importantes qui puissent préoccuper l'esprit humain. Il nous l'a montré, dans la pratique, toujours fidèle à ses principes, offrant au monde l'exemple bien rare d'un homme qui réunit également la théorie et l'application. M. Saintes vient aujourd'hui compléter cet intéressant tableau en y ajoutant de nouveaux détails et en essayant d'apprécier la valeur réelle des doctrines de Kant et de leur influence sur l'avenir de la philosophie. C'est un sujet bien digne d'attirer l'attention de tous ceux qui aiment à suivre la marche du développement intellectuel, la lutte des idées et les efforts de la spéculation pour percer le voile derrière lequel la vérité se cache à nos regards. Emmanuel Kant, fils de pauvres artisans, obtenant à force de travail une modeste place de pro- fesseur dans l'université de Kœnigsberg, consacrant avec un zèle infatigable ses éminenles facultés aux fonctions pénibles de l'en- seignement, et préférant cette position obscure à l'existence brillante que sa renommée de plus en plus croissante pouvait lui assurer : voilà certes un curieux phénomène au milieu de l'ambition générale qui agite notre époque, et qui souvent dé- tourne les esprits les plus supérieurs de leur destination spéciale. On dirait un reflet de la philosophie antique, un disciple do Socrale ou de Platon, qui reproduit les mœurs simples du maître

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2G RELIGION, PHILOSOPHIE.

dans sa vie toute dévouée à la science, n'avant d'autre but, d'autre intérêt, d'autre passion que la poursuite du vrai. Le caractère de Kant, ses habitudes, son commerce avec les fidèle» élèves dont il aimait h s'entourer, présentent un charme tout à fait original. On s'attache bientôt a l'homme dont le cœur naïf et bon appelle la sympathie, et l'on se sent tout disposé à faire de sérieux efforts pour comprendre les hautes doctrines dont l'influence se manifeste en lui d'une manière si douce et si sé- duisante. En s'approchant d'un semblable philosophe l'âme s'é- lève et s'épure, elle rompt en quelque sorte tous les petits hens terrestres pour se mettre de niveau avec la sienne et s'élancer a sa suite dans les régions de l'iuGni. L'étude et la méditation remplissaient les heures que l'enseignement laissait h Kant. Toutes les sciences étaient tour à tour explorées par lui. Son esprit vaste et insatiable ne se lassait pas d'acquérir des maté- riaux pour l'édiCice dont il avait conru la pensée. « Kant a passé onze années dans sa chaire de professeur, occupé uniquement à instruire ses élèves, et à préparer en silence l'œuvre qui devait frapper un grand coup dans le monde des idées, et qui, sans rien inventer précisément, venait prendre une place décidée et unique au milieu des partis qui se partagèrent l'empire de la philosophie. »

Dans ce but, il publiait sur les diverses branches des con- naissances humaines une foule d'écrits toujours remarquables par la force du raisonnement aussi bien que par la richesse des idées, et l'on pouvait déjà signaler le germe de ses grandes théories philosophiques. Mais ce fut la Critique de la raison pure qui révéla surtout ses tendances et fit connaître pour la pre- mière fois la nature de son système. M. Saintes donne une ana- lyse complète et bien faite de cet important ouvrage ainsi que de ceux qui le suivirent bientôt. 11 fait ressortir les belles qua- lités qui distinguent Kant, l'admirable logique avec laquelle il développe ses principes, la noblesse des vues qui le dirigent constammet'.t. Il rond pleine justice a ses efforts pour combattre les doctrines dangereuses de certains philosophes du dix-huitième siècle. Mais en môme temps il l'attaque au point de vue théo- logique et s'attache a démontrer que Kant, accomplissant la

MORALE, ÉDUCATION. 2T

(âche d'un habile critique bien plutôt que la nussion d'un fon- dateur, n'a rien créé de nouveau en philosophie et n'a pas su rendre k la rehgion la haute place qui lui appartient. Nous ne suivrons pas l'auteur dans la discussion k laquelle il se livre ; pour apprécier la portée de ses arguments il faut avoir fait une étude approfondie des écrits de Kant. M. Saintes rencontrera sans doute de nombreux contradicteurs, il soulèvera une polé- mique dont nous ne prétendons point préjuger le résultat. Mais son livre nous paraît une œuvre consciencieuse qui mérite d'être signalée à l'attention publique. Il est bon que les théologiens descendent ainsi sur le terrain de la lutte et ne craignent pas de se mesurer avec les idées du siècle. C'est un élément de vie nécessaire au Christianisme, qui ne peut qu'y gagner, en mon- trant ainsi qu'il accepte franchem.ent le principe du libre examen avec toutes ses conséquences. Nous regrettons seulement que l'ouvrage de M. Saintes ne soit pas mieux soigné sous le rap- port du style. Dans les matières philosophiques plus encore que dans toutes les autres, la correction , la clarté , la précision du langage sont des qualités indispensables. Le public français, en particulier, esta cet égard d'une susceptibihté très-grande, et l'auteur nous semble avoir un peu trop oublié que c'était à lui surtout qu'il destinait son travail.

HISTOIRE de saint Augustin, sa vie, ses œuvres, son siècle, in- fluence de son génie, par M. Poujoulat; Paris, 3 vol. in-8*, 22 fr. 50 c.

De tous.les pères de l'Église, saint Augustin est peut-être celui qui éveille le plus de sympathies, soit par l'intérêt qu'offrent les circonstances de sa vie, soit par l'élévation et la largeur de pen- sée qui s'unissent dans ses ouvrages a une parfaite connaissance du cœur humain , de ses besoins et de ses penchants. Ce n'est pas un de ces saints de naissance, dont la vertu n'a jamais souf- fert le moindre échec, n'a pas même eu de lutte douteuse à sou- tenir, et go présente à nous comme une perfection surnaturelle.

28 RELIGION, PHILOSOPHIE,

en dehors de la règle commune, et tout à fait exempte des fai- blesses ordinaires de l'homme. Saint Augustin vécut d'abord de la vie du monde, ne fut même pas toujours étranger a la corrup- tion, aux débordements de son siècle; mais lorsque la religion vint régénérer son cœur, lorsque son âme fut illuminée par la foi, il ne se jeta point dans les excès opposés de la dévotion as- cétique ou de la pénitence. rigoureuse. Sa conversion fut celle d'un esprit supérieur, qui pensa ne pouvoir mieux racheter ses fautes qu'en consacrant ses éminentes facultés à répandre tout auîour de lui cette vive lumière de la vérité divine à laquelle ses yeux s'étaient ouverts .

Augustin naquit en 354 , h Tagaste , ville libre de l'Afrique, située h l'est de Guclma, l'ancienne Calama. Son père, quoique d'une condition fort modeste, ne négligea rien pour lui faire donner la meilleure éducation. Sa mère, canonisée sous le nom de sainte Monique, était cluotienne, mais l'enfant ne reçut point le baptême. On retardait alors cette cérén)onie autant que pos- sible, dans la persuasion que les fautes commises après son ac- complissement avaient une beaucoup plus grande gravité. « Au- gustin, enfant, apprit aux écoles de Tagaste les premiers élé- ments des lettres; il y rencontra des hommes qui invoquaient le nom de Dieu , et se mit a bégayer des prières "a l'Être grand et éternel dont il entendait parler. Tout potit, il suppliait Dieu qu'on ne lui donnât pas le fouet, châtiment ordinaire de l'école. La passion du jeu le dominait; son caractère, enclin à la rébel- lion, pliait difGcilement sous la volonté de ses parents et de ses maîtres. Les victoires remportées sur ses compagnons l'enivraient de jouissances; mais les contes et les récils fabuleux le char- maient, Augustin se sentit violemment attiré vers les spectacles du théâtre. i>

Il avait peu de goût pour l'étude, se montrait très indisci- pliné, très-enclin a tous les mauvais penchants de l'enfance.

A sei^e ans il fut conduit 'a l'école de Madaure, puis à Carlhage, ses ticultés remarquables commencèrent h se développer en même ti-mps que ses passions prenaient leur essor. Quoique Au- gustin passât pour un jeune homme ennemi du trouble et aimant 1 honnêteté, quoiqu'il ne se mêlât point aux excès des étudiants

MORALE, EDUCATION. 29

de Carthago, qui se glorifiaient du titre de ravageurs (eversores), cependant il donnait dans les écarts oii l'entraînait son caractère indépendant et fougueux abandonné a lui-même, au milieu des séductions dangereuses d'une grande ville. L'orgueil, qui le do- minait, ne lui permettait pas de sentir les beautés de la Bible, qu'il étudiait alors dans un simple but de curiosité. Aussi son premier pas vers le christianisme fut d'adopter les opinions de la secte des Manichéens, qui avaient la prétention de réformer la doctrine enseignée dans l'Évangile. Cette tendance k l'hérésie chagrina beaucoup sa mère. Elle chercha vainement a le rame- ner par ses tendres admonestations, et voyant ses efforts inu- tiles, elle ne consentit à le rappeler auprès d'elle que lorsqu'elle crut en avoir reçu l'ordre exprès dans un songe, qui semblait lui promettre sa prochaine conversion.

Augustin professa quelque temps k Carthage, puis fatigué de la turbulence des étudiants , sentant le désir d'être dans un cen- tre intellectuel plus actif, sur un plus grand théâtre, il partit pour l'Italie.

« Monique, dont le cœur se brisait k la seule pensée d'une longue séparation, ne voulait pas laisser partir son fils ou vou- lait partir avec lui. Elle s'avança jusque sur le rivage de la mer 011 devait s'embarquer Augustin. Celui-ci feignit de ne monter sur un navire que pour prolonger ses adieux a un ami et rester avec lui jusqu'au moment serait donné le signal du départ: trompant l'amour de sa mère et voulant se dérober k ses larmes, il lui persuada de passer la nuit sur le rivage, dans une chapelle consacrée k l'illustre Cyprien. Dès que le vent se fut levé, on mit à la voile ; et tandis que la pauvre mère, retirée dans l'oratoire de Saint-Cyprien, offrait a Dieu pour son fils ses prières et ses pleurs, le navire s'éloignait. Oh! que de gémissements et de sanglots lorsque Monique vit les flots déserts et reconnut le dé- part de son fils! Tout ce qu'elle put faire dans sa douleur, co fut de le recommander de nouveau a la Providence; puis elle re- gagna tristement son foyer. »

Augustin se rendit d'abord k Rome, puis ayant su que la ville de Milan avait demandé a Symmaque, préfet de Rome, un pro- fesseur de rhétorique, il sollicita et obtint cet emploi. Ce fut

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3;) B^LIGION, PHiLOSOF'HIE,

vers la fin de l'année 384 qu'il vint se fixer à Milan, avec son disciple Alype, qui ne l'avait point quitté. L'éveque, le célèbre Ambroise, dont la renommée était déjà grande, raccueillit avec lionté. Ce fut dans l'exemple et les enseignements de ce saint pré- lat qu'Augustin puisa des idées plus justes du christianisme; sub- jugué par sa pieuse ferveur, par son éloquence claire et persua- sive, il se rangea bienlùt au nombre de ses catéchumènes, et ij'est dans cette situation nouvelle que le trouva Monique lors- qu'elle vint le joindre à Milan. On conçoit quelle joie dût remplir l<; coeur de cette tendre mère, en voyant la conversion de son (ils. Ses vœux les plus chers allaient être accomplis, ses plus ar- l'.cnles prières étaient exaucées, Augustin ne tarda pas à recevoir le baptême. Devenu chrétien, il voulut retourner en Afrique, l'éj'a depuis quelque temps il avait renoncé au professorat, pour se vouer tout entier 'a l'élude des Saintes-Écritures. Se livrant ;ivec ses disciples et amis à de graves entretiens, à de savantes discussions, il faisait de rapides progrès dans la science chré- li'Mine, et plusieurs écrits commencèrent à répandre sa renom- mée. Son esprit prenant tout 'a coup l'essor le plus élevé mon- II ait une merveilleuse aptitude à se rendre maitre de tous les sujets qu'il traitait. La puissance de son génie semblait n'avoir .Il tendu que sa conversion pour se développer dans toute sa force. Monique jouissait avec ravissement du travail qui s'opérait ainsi dans l'âme de son fils. Elle se préparait a l'accompagner en Afrique pour assister aux grandes œuvres qui l'attendaient, lors- que la mort vint la frapper et rompre cette afTeclion si touchante. Mais cette séparation ne fut point amère pour Monique, dont la tâche était accomplie dans ce monde , puisqu'elle laissait son lils chrétien, et pouvait déjà prévoir qu'il serait une des lumières de l'Église. Aussi dans sa dernière conversation avec Augustin lui disait-elle : « Mon fils , pour ce qui me touche, plus rien ne me charme en cette vie. J'ignore ce que je dois faire encore ici et pourquoi j'v suis, après que mon espérance de ce siècle a été accomplie. Il n'y avait qu'une seule chose pour laquelle je dési- rasse rester un pou dans cette vie, c'était de vous voir chrétien atholique avant de mourir. Mon Dieu m'a accordé cela au delà do mes vœux; je vous vois son serviteur, non content d'avoir méprisé les terrestres félicités : que fais-je donc ici?»

iVlORALE, EDUCATION. 31

De retour en Afrique, Augustin vécut dans la retraite aux en- virons de Tngasle. Là, s'enlourant de ses tidèles amis et de quel- ques disciples, il se remit à écrire, et chacun de ses ouvrages ajoutait à sa réputation qui allait toujours croissant.

* An commencement de Tannée 391, un intérêt de religion Taj'ant amené à Hippone, il entra dans l'église au moment l'évèque Valère annonçait aux fidèles qu'il avait besoin d'un prê- tre; la renommée d'Augustin était déjà partout répandue en Afrique; il est reconnu dans le temple; la multitude, poussée par une inspiration soudaine, l'entoure, se saisit respectueuse- ment de lui, et le désigne pour prêtre; l'humilité, la sainte frayeur d'Augustin opposent une résistance inuiile. Il ne lui resi« plus qu'à se préparer à l'ordination....

«Augustin avait trente-sept ans quand il fut ordonné prêtre. Dans ces premiers âges chrétiens, l'Église, dont les besoins étaient si grands, faisait quelquefois arriver d'un seul pas un laïque au sacerdoce, s

Une fois entré au service de l'Église, Augustin ne tarda pas à y prendre le rang élevé qui convenait à son génie. L'évèque d'Hipgone, sentant ses forces affaiblies par l'âge, se ménagea en lui un aide précieux, et lui fit conférer l'ordination épiscopal» afin de l'avoir pour successeur.

Dès lors la gloire d'Augustin jette un vif éclat sur la ville d'Hip- pone jusque-là sans importance. Par son talent, son savoir, sa piété, il attire sur cette petite cité d'Afrique tous les regards du monde chrétien. Avec un zèle infatigable il se consacre à la dé- fense de la religion contre les attaques de ses ennemis, contre les écarts de l'hérésie. Il est toujours sur la brèche, et sa plume aussi féconde qu'éloquente, ne cesse pas de combattre en faveur de tout ce qui peut contribuer au triomphe de l'Eglise.

Mais nous ne suivrons pas M. Poujoulai dans l'élude très- profonde sans doute, mais assez peu intéressante, des divers ou- vrages de saint Augustin. Cette partie de son livre nous paraît trop théologique. La plupart des lecteurs n'y trouveront aucun attrait. M. Poujoulat écrit en homme qui tenait à pouvoir inscrire sur le titre de son livre : approuvé par Monseigneur l'archevêque de Pa- ris. Il se montre Irès-catholique, il croit aux miracles opérés })ar

32 LEGISLATION ,

les reliques, et en même temps il prétend rouJoir l'accord do la foi avec la raison ; il représente saint Augustin comme le précur- seur de Descartes, il fait des tœux pour que la philosophie de celui-ci reprenne son empire en France. Comment le doute phi- losophique s'accorde-t-il avec l'infaillibilité romaine? C'est ce qu'il ne nous dit pas, et cependant cela valait bien la peine d'être expliqué. Mais le catholicisme de M. Poujoulat est moins une doctrine positive, une forte conviction, qu'une poésie vague dan» laquelle il semble se complaire , surtout parce qu'elle convient particulièrement à son talent d'écrivain. Il néglige complètement la critique, et ne se permet pas même une réflexion sur le con- traste frappant qui existe entre le siècle de saint Augustin, l'étude des Saintes-Écritures était la principale affaire des illustres prélats que leurs travaux ont fait ranger au nombre des Pères de l'Eglise, et notre époque le pape fulmine des encycliques con- tre les propagateurs de l'Evangile.

LÉGISLATION, ÉCONOMIE POLITIQUE, ETC.

DU SYSTEME PARLEMEXTAIRE en France, et d'mie réforme ca- pitale, réflexions adressées à iM. de Lamartine par Louis Couture ; Paris, chez Leriche , 13, place de la Bourse, i vol. in-S",

C'est dans la mauvaise constitution de la Chambre des pair» que M. Couture voit le principal vice du système parlementaire en France, et c'est dans une réforme de cette Chambre qu'il croit trouver le remède. D'autres ont émis déjà la même idée avant lui, mais les modifications qu'il propose diffèrent, en partie du moins, de celles qu'on avait imaginées jusqu'ici. Dans le but de relever la pairie, de lui donner plus de considération et d'in- iluence, M. Couture voudrait la rendre indépendante, en sub- stituant au mode actuel de nomination par le roi celui du recrute-

ÉCONOMIE POLITIQUE.

ment par elle-même , puis y introduire la division du travail, de telle manière que chaque question pût être traitée dans un comité renfermant les plus hautes capacités spéciales, et offrant ainsi les meilleures garanties d'un examen savant et approfondi. Il pro- pose de partager la Chambre des pairs « en un certain nombre de sections correspondant aux grands intérêts du pays, ou, ce qui est la même chose en d'autres termes, aux divers points de vue sous lesquels chaque question doit être envisagée. Ainsi nous aurions section de la marine, section de la guerre, section de l'in- struction publique , section de l'agriculture, etc., etc.»

Ce serait un moyen de combattre la confusion de l'esprit pu- blic, ce serait comme un symbole de l'ordre qui s'offrirait con- stamment à la vue de tout le monde. Avec cette organisation claire et précise, la pairie deviendrait bientôt, selon lui, le centre de tout ce qu'il y aurait de plus élevé dans les préoccupations politiques du pays; parce que, œ dans le monde intellectuel , l'or- dre, c'est la lumière, et c'est un privilège de la lumière que d'at- tirer nécessairement les regards. »

Il est certain qu'un corps ainsi constitué, dans lequel toutes les illustrations nationales se trouveraient rangées en catégories sui- vant leurs talents spéciaux, en sorte que chaque faculté éminente eût sa sphère d'action bien déterminée, pourrait acquérir une au- torité très-grande sur l'opinion pubUque. En effet, celle-ci a sur- tout besoin d'un guide qui lui impose assez de confiance pour qu'elle s'abandonne a sa direction. Elle est incapable d'arriver par elle-même a combiner les idées qu'elle saisit avidement dès qu'on les lui présente, mais dont elle ne saurait comprendre la portée, ni apprécier les conséquences et les rapports multiples. Il faut toujours que l'impulsion lui soit donnée, et l'on doit désirer qu'elle vienne d'en haut si l'on ne veut pas l'abandonner au pre- mier intrigant ambitieux qui saura flatter les passions populaires. Sous le régime représentatif, qui tend à restreindre beaucoup J'aciion royale, il importe surtout de créer un corps capable d'exercer cette haute influence si nécessaire au maintien de l'or- dre et à la stabililé du gouvernement. Or une assemblée élective ne peut pas remplir convenablement un semblable rôle. Émanant du suffrage populaire, elle en reçoit l'impulsion plutôt qu'elle

34 SCIENCES ET ARTS.

ne la donne, et suit les errements de l'opinion publique dont elle ne saurait jamais être tout a fait indépendante. C'est donc bien à la Chambre des pairs qu'appartient la mission que M. Couture veut lui confier. Mais les moyens qu'il propose pour la mettre à même de l'accomplir nous paraissent d'une application difficile. Ils compliqueraient certainement beaucoup la marche de ses déli- bérations, et l'on peut avoir des doutes assez fondés sur la pos- sibilité de conciher le mode du recrutement avec les tendances démocratiques de notre époque. M. Coulure n'aborde pas le côté pratique de la question. Il pense qu'on doit se borner à fixer l'at- tention du pays sur des principes nouveaux; les mettre et remet- tre sous les yeux, jusqu'à ce qu'ils pénètrent dans son esprit, puis attendre qu'il en demande lui-même l'application. Mais ces principes ne sont pas nouveaux du tout, au contraire, ils sont fort anciens, et nous croyons que le seul moyen de les rendre accep- tables serait précisément de s'attacher 'a montrer les résultats heureux que l'on attend de leur application dans le système re- présentatif. Notre siècle est las de théories; ce sont plutôt des réformes pratiques qu'il lui faut, et qui seules ont quelque chancQ de succès.

SCIENCES ET ARTS.

BIBMOTECA AGRARIA diretta dal dotlore G. Moretti ; Milano, vedova di A. F. Stella e Giacomo figlio, 1 vol. in-12', 5 fr. 50 c.

Sous ce titre, M. Moretti publie un catalogue renfermant envi- ron 1200 indications de livres sur l'agriculture, italiens ou con- cernant l'Italie. Outre les détails bibliographiques qui sont exac- tement donnés, il y a joint quelques courtes notions ou apprécia- tions des principaux ouvrages dont le mérite a reçu la sanclton du temps et de l'expérience. L'ordro alphabétique lui a paru , du

SCIENCES ET ARTS. 35

reste, le plus propre à faciliter les recherches, et dans ce mêm« but il présente une table des noms d'auteurs. C'est un excellent guide pour diriger l'acheteur dans cette branche spéciale, et il nous semble mériter des éloges comme monographie bibliogra- phique. L'agriculture itahenne jouit d'ailleurs d'une assez grande renommée pour qu'il importe de connaître tous les écrits qui s'y rattachent. Aussi ne doutons-nous pas que la Bihlioteca agraria de M. Moretti ne soit très-bien accueillie du public auquel elle s'a- dresse.

LMTAIIA SCIENTIFICV CONTEMPORANEA , notizia SiiUi Italiani ascritli ai cinque primi congressi, attiute aile font! più autenliche ed rsposte da Ign. Cantù. Alilano , vedova di A. -F. Stella e Gia- romo figlio, 1 vol. in-8°, 8 fr.

Ce volume renferme de courtes notices sur tous les membres des cinq premiers congrès italiens. Les réunions scientifiques, auxquelles on a donné ce nom , ont été pour l'Italie un véritable bienfait. Là, plus que dans tout autre pays, on éprouvait le be- soin de concentrer les lumières éparses , de les faire converger, momentanément du moins, vers un centre commun, afin d'ap- précier l'état réel de la science et de rendre sa marche plus fé- conde en donnant a ses efforts une direction uniforme. C'était en même temps un moyen précieux de créer des rapports entre les savants, d'établir des relations que l'organisation politique du pays avait jusqu'ici rendues presque impossibles. La connais- sance personnelle ne pouvant qu'entraîner l'estime réciproque, et les liens d'affection qui en sont résultés ont fait naître le désir de se mieux connaître encore, de se communiquer les uns aux autres les titres divers que chacun possède, les travaux par les- quels il s'est distingué dans la branche spéciale qu'il cultive. Dans le but de satisfaire cette nouvelle tendance, M. Ignace Cantù a réuni tous les documents qu'il a pu se procurer sur les mem- bres dont la présence est constatée dans les registres des congrès italiens. Ce ne sont pas précisément des notices biographiques

36 SCIENCES ET ARTS.

qu'il s'est proposé de faire ; il laisse en général de côté les dé- tails de la vie privée, pour no s'attacher qu'à ce qui concerne di- rectement la science; il s'abstient soit d'éloge, soit de critique, pour laisser parler les faits. La plupart des savants nationaux se sont empressés de lui fournir, sur sa demande, les matériaux nécessaires d'un semblable travail. Quant à ceux sur lesquels il n'a pu avoir d'autres renseignements positifs, ils sont, ainsi que les membres étrangers, simplement désignés par les litres in- scrits dans les actes des cinq congrès. M. Cantù est parvenu , de celte manière, à composer un répertoire assez complet de tous les hommes qui cultivent aujourd'hui la science en Italie avec quelque succès. On y trouve indiqués bien des noms, bien des recherches intéressantes ou des écrits ingénieux tout à fait incon- nus au public français. La curiosité sera sans doute vivement excitée par ce tableau du mouvement intellectuel italien qui se développe en dépit de tous les obstacles, et qui, s'il n'a pas en- core pris un essor bien puissant, offre pourtant déjà quelques belles individualliés et permet de concevoir de justes espérances pour l'avenir. Ce catalogue, tout aride qu'il paraisse au premier abord, contient l'inventaire des véritables richesses du pays, et nous semble bien propre à favoriser en Italie un légitime senti- timeut d'orgueil national dont l'action, sagement dirigée, ne sau- rait être que salutaire.

CEREVE, IMPR. DE FERU. RAMBOZ.

HetJue Critique

DES LIVRES IVOUVEAUX

«Jjottcu 1 845.

LITTÉRATURE, HISTOIRE.

LE COMTE DE GUICHE, par M-ne Sophie Gay; Paris, 5vol,in-8», 22 francs 50 cent-

Madame Sophie Gay possède assurément un talent très-agréable. Sa manière d'écrire est facile, souple, et tient à la fois du roman et des mémoires. Prenant ici pour héros un personnage histo- rique, le comte de Guiche, le fils du maréchal de Grammont, qui après avoir été le camarade d'enfance de Louis XIV devint plus tard l'objet de sa jalousie ; elle en retrace la vie , en y mê- lant, pour la rendre plus intéressante, une foule de détails fort apocrypiies. La fiction et la réalité se confondent si bien sous sa plume, qu'il est impossible de les distinguer l'une do l'autre et qu'elles forment un ensemble en apparence très-vraisemblablo. Cette métbode d'altérer l'bistoire par le roman nous a toujours paru fâcheuse, parce qu'elle ne peut avoir d'autre résultat que de répandre des idées fausses dans le nombreux public qui puise presque toute son instruction dans de semblables lectures. Puis la littérature n'a rien à gagner à celle confusion des genres, aussi peu favorable au développement de l'art qu'à la recherche de la vérité. Un tel amalgame semble du moins trahir en général chez son auteur la stérilité de l'imagination, impuissante à créer elle-même l'intrigue et les personnages de son drame; mais il est de plus dangereux et immoral , lorsqu'il a pour objet de pré-

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38 LITTÉaATUP.E,

senler sous des couleurs séduisantes la corruplion raffinée du grand monde et de réveiller l'intérêt en faveur de ce que le passé nous offre de plus condamnable. Quand on voudrait aller direc- lemeat a l'enconlre des véritables leçons que doit fournir l'hi- stoire, on ne s'y prendrait pas autrement. Or, c'est ce que fait M"^ Sophie Gav dans son nouveau roman. Avec une légèreté digne d'une autre époque, elle nous peint les désordres de la cour de Louis XIV comme d'innocentes faiblesses qui faisaient le charme de la société française. Son comte de Guiche est une espèce de Faublas, dont toute la vie se passe en aventures ga- lantes qui sont seulement racontées en termes décents, en mots couverts; mais la corruption ainsi déguisée, polie et bien vêtue, n'en est que plus dangereuse, car elle se glisse aisément partout et fait son chemin avant qu'on s'aperçoive du péril. Nous aimons en vérité mieux la voir marcher la tête haute, l'œil enflammé, la toilette en désordre, parce qu'alors on peut se détourner a temps pour éviter sa rencontre. Rien ne nous semble plus per- nicieux que cette immoralité des classes supérieures de la société présentée a l'admiration du public comme le type de l'élégance, du bon ton et des belles manières. Ce sont de tristes exemples qui ne peuvent produire que des résultats déplorables. On avait le droit d'espérer que les tendances démocratiques de notre épo- que auraient du moins l'avantage de nous débarrasser d'un pareil travers; mais il n'en est rien, et, au milieu du désordre des idées, c'est a qui viendra augmenter la confusion on pervertis- sant toujours plus les notions morales.

VOYAGES faits dans les i\IoliiqiiPs, à la Nonvelle-Guint?e et à Ce- lébos, avec le comte Charles de \ idiia de Conzano, à bord de la goélette royale l'Iiis , par le lieutenant de \aisseau J. II. de Bondvck- Uasliaanse, Paris, I vol. in-8".

Le comte de Vidua était un noble italien que son amour pour la science avait entraîné dans la carrière aventureuse des voyages maritimes. Il se proposait do publier plus tard le fruit de ses ob-

HISTOIRE. 59

nervations, mais sa santé n'était pas assez forte pour supporter (le telles fatigues, et un accident fâcheux vint hâter sa mort. E-tant allé visiter des terrains volcaniques situés près d'Amou- ranç sur la cote de Célèbes, il enfonça dans un petit cratère de bourbe bouillante et eut la jambe droite horriblement brûlée. Compagnon de ses dernières excursions, M. de Bondyck a voulu rendre hommage à sa mémoire par la publication du volume que nous armonçons ici. C'est un récit fait avec beaucoup de simpli- cité, portant le cachet d'un cceur honnête et sensible, plein d'une sincère admiration pour le savoir et le caractère de M. de Tidua, et ofTrant une foule de détails curieux sur des pays assez peu connus. Quoique le commandant de l'Iris prétende modestement ne pas avoir reçu toute linslruclion nécessaire pour bien remplir la tâche qu'il entreprend, on trouve dans son livre, soit sous le rapport de la géographie et de la marine, soit sous celui des mœurs, des institutions, du commerce, de riiisloirc naturelle même, des notions fort intéressantes. 11 donne un aperçu rapide de l'état actuel des colonies néerlandaises, et témoigtio une vive sollicitude pour leur avenir, sur lequel les tendances parcimo- nieuses qui se manifestent depuis quelques années dans les Etats- Généraux, lui inspirent de sérieuses craintes. On voit qu'une idée pénible le domine; c'est la décadence de la marine hollan- daise. Il insiste sur la nécessité d'augmenter le nombre des vais- seaux de guerre, pour imposer aux peuplades indigènes et les maintenir dans des dispositions pacifiques. Il signale le besoin qui se fait sentir de missionnaires dévoués et habiles pour in- culquer les premiers éléments de la civilisation chrétienne à ces sauvages , parmi lesquels règne la barbarie la plus complète , puisqu'il existe encore au milieu d'eux des anthropophages. A ce sujet M. de Bondyck rapporte des i enseignements qui lui ont été fournis sur les lieux mêmes, toucliant le singulier usage de» Bottas de manger leurs vieux parents, afin de ne pas livrer leurs corps à la terre. Le même sort attend les débiteurs insolvables et les prisonniers faits à la guerre. Il raconte qu'étant un jour allé visiter un chef battas, l'un des matelots qui l'accompagnaient, sergent de marine, remarquable par son embonpoint et sa face rubiconde, attira l'oftenlion d'un naturel qui , par une pantomime

40 LirrÉRATURE ,

Irès-significative, lui témoigna combien il le Irouvait appétis- sant. Cet incident égaya beaucoup les officiers, mais le pauvre sergent en frémit d'horreur et jura bien de ne pas remettre les pieds à terre.

Do semblables anecdotes font de la relation de M. de Bondyck une lecture assez attrayante, quoiqu'elle laisse beaucoup 'a dé- sirer sous le rapport du style, et manque en général de suite et de développement.

ESSAI DE PHYSIOGNOMOME, par R. T. (Rod. Tùpffer) ; Geuèvf , in-4° .lulographié; Paris, chez Ab. Cherbiiliez et C», 6, place de rOratoirc; prix 7 fr. 50 c.

Toute figure humaine , quelque grossièrement dessinée qu'elle soit, a une physionomie qui lui est propre. Tel est l'axiome fondamental que pose d'abord M. T., et duquel il part pour chercher quels sont les traits du visage qui influent plus parti- culièrement sur l'expression, qui peuvent èlro considérés comme les signes indicateurs des facultés morales ou intellectuelles. Commençant par une série de profils tout à fait élémentaires, tels que ceux dont un écolier se plaît à barbouiller ses livres, il montre comment la forme et la position de l'œil suffisent déjà pour leur donner des caractères différents. Puis il opère de même tour à tour sur le nez et la bouche, et il arrive ainsi 'a recon- naître l'existence de signes permanents, dans l'ensemble des- quels se reflète jusqu'à un certain point le degré du développe- ment intellecluel et moral. Celle élude le conduit à de curieux résultais, qui viennent contrarier d'une étrange nianièie les don- nées systcnialiques de la phronologie. Ainsi , par une ingénieuse expérience, il fait voir qu'un vaste front, loin d'être l'indice toujours certain de l'intelligence, peut, lorsqu'il se trouve uni h telle ou telle forme do bouche et de menton , exprimer In bêtise ou même la stupidité; tandis que, au contraire, un front bas, étroit, écrasé, joint à d'autres caractères regardés comme bien moins importants, annonce l'esprit, la finesse, le jugement.

HISTOIRE. 41

En un mot il arrive- h cette conclusion inattendue que le bas du visage est plus significatif en fait de physiognomonie que la forme ou l'étendue du crâne.

Tout l'édifice si compliqué des bosses de la phrénologie^ croule devant ces démonstrations si simples, si claires, du trait graphique dont chacun peut aisément comprendre le langage et vérifier l'exactitude. En effet, on ne saurait admettre que l''in- telligence, que l'esprit ait rien de commun avec le nez, avec la bouche ou le menton , et dès lors que devient la localisation des facultés? Que deviennent aussi ces analogies par lesquelles on prétend arguer du chien au singe, du singe au nègre, du nègre au blanc? La physiognomonie bat en brèche le matérialisme phrénologique et rend à l'âme son unité indépendante et imma- térielle. Elle y réussit d'autant mieux qu'elle ne fait point des traits du visage un critère infaillible, et s'empresse d'avouer que les signes permanents sont précisément ceux dont l'interprétation est le plus sujette a l'erreur. Elle ne trouve celte certitude po- sitive que dans les signes non-permanents qui trahissent les mouvements occasionnels et les agitations temporaires de l'àme. Dans ceux-ci l'erreur n'est guère possible. Le rire, les pleurs, la colère, etc., produisent certaines contractions, certains chan- gements des traits de la figure, qui chez tous les hommes se présentent constamment les mêmes. Mais encore ici M. T. s'at- tache à démontrer que chaque signe détaché do l'ensemble et pris isolément n'a pas de valeur absolue. On ne peut tirer quel- que indice satisfaisant que de la combinaison qui résulte de tous les traits du visage. Et même cela ne suffit pas toujours, puisque la rncme tête, placée sur des corps différents, offre des diffé- rences d'expression très-marquées. La physiognomonie n'est donc pas un système basé sur des principes rigoureux, et M. Tiipffer nous la présente plutôt comme une série de curieuses observations qui tendent à détruire les assertions de la phrénologie. C'est une critique ingénieusement puisée dans les mêmes faits sur lesquels la prétendue science qu'elle attaque veut appuyer ses théories.

Cependant, tandis que la phrénologie n'a pu fournir encorw aucune espère de résultat pratique, la physiognomonie est pac-

0.

42. LITTÉRATURE,

venue à établir des règles h l'aide desquelles l'artiste reproduit à coup sûr l'expression qu'il veut donner à ses têtes. Ainsi , au mérite déjà signolé plus haut , de ne porter nulle atteinte à l'im- matérialité de l'âme, elle joint encore celui d'avoir une utilité réelle. Et certes il est bien juste que cet hommage lui soit rendu par l'auteur de tous ces petits albums autograjibiés, qui, sous les titrfis de M. Jabot, M. Vieuxbois, M. Pencil , M. Crépin , le Docteur Festus, Histoire d'Albert, ont fait leur chemin dans le monde et pris rang parmi les caricatures les plus originales, les compositions les plus excentriques de notre temps. M. R. T., qui manie le trait graphique avec tant d'esprit et de verve facile, était mieux placé que personne pour en faire apprécier les avan- tages, pour signaler les applications fécondes dont il est suscep- tible. Unissant le talent de l'écrivain à celui du dessinateur, la pensée du philosophe à la fantaisie de l'artiste, il a su tirer de son sujet des enseignements de toutes sortes, et présenter, h côté des principes les plus élémentaires de la physiognomonie, des considéraiions de l'ordre le plus élevé, qui sont à la fois si clairement exposées et si logiquement déduites, que le lecteur le moins versé dans ces matières en saisira tout d'abord le sons et la portée.

ETREXNES NATIONALES, faisant suile au Conservateur Suisse, ou iDi'IangPS helvétiques d histoire, de biographie et de bibliogra- phie, recueillis par II. -E. GauUicur; Lausanne, chez G. bridel ; Genève et i'aris, chez Ab. Chcihuliez et G', I vol. in- 12.

Le Conservateur suisse est un recueil qui , lors de sa publica- tion, a obtenu le plus grand succès, et qui est encore très- cslimé de tous les amateurs de reoherrhi^s historiques. M. le doyen Bridel, qui eu était l'éditeur, avait-su lui donner un ca- ractère vraiment national et populaire. Il rassemblait avec un zèle infatigable tous les moindres documents propres à faire con- naître l'histoire do la Suisse, h réveiller et entretenir chez ses enfant? l'amour do la f a!rie, et il savait leur conserver une forme

HISTOIBE. ^3

naïve pleine de charme, profondément empreinte de couleur lo- cale. Dans une république fédéralive, composée d'éléments très- dissemblables dont jamais la centralisation n'a empêché le déve- loppement individuel, les archives de chaque petit é(at, de chaque ville, de chaque village même, offrent une mine abon- dante oîi l'on peut puiser mamtes notions curieuses sur l'éta- blissement du pouvoir municipal, maints détails précieux sur l'organisation féodale, maints faits en apparence peu significatifs et qui cependant jettent une vive lumière sur les questions histo- riques les plus importantes.

C'est donc une heureuse idée que de reprendre la suite de ce travail interrompu depuis quelques années. M. Gaullieur débute par un choix bien fait pour captiver l'attention. Il nous donne d'abord sous le titre de Eludes de F.-C. Laharpe et ses débals au barreau, une notice fort intéressante rédigée d'après la corres- pondance inédite de l'illustre citoyen vaudois qui fut le précep- teur et l'ami de l'empereur Alexandre de Russie. Ou retrouve avec plaisir dans ces épanchements de l'intimité, les vertus pri- vées et le noble caractère de l'homme public qui plus tard devait jouer un rôle sur la scène politique et influer sur les destinées de son pays.

Vient ensuite le mémorial d'un maître bourgeois de Neuchàlel pendant les premières années du 18^ siècle, document d'un in- térêt plus restreint sans doute, mais qui n'en a pas moins son mérite. Une petite chronique écrite à Genève par un réfugié français du 16^ siècle; le récit de l'expédition d'Arnaud, à la tête des Vaudois du Piémont obligés de reconquérir les armes h la main, leur patrie, dont la persécution les avait chassés; des pièces inédites relatives au. complot du major Davel pour déli- vrer le pays de Vaud opprimé par Berne, et quelques autres pe- tits morceaux du môme genre présentent un cachet d'originalité assez remarquable.

Enfin plusieurs fragments descriptifs ou littéraires complètent ce volume qui nous semble tout à fait digne d'être bien accueilli, non-seulement du public suisse, mais aussi de toutes les per- sonnes qui s'occupent d'histoire et qui aiment h chercher les traits particuliers de chaque peuple dans ses souvenirs, dans ses

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mœurs, ses habitudes et ses tendances. Sous ce dernier rapport on ne saurait qu'approuver le scrupule avec lequel M. Gaullieur s'astreint à donner le texte mèuie des documents. C'est le plus sûr moyen de rendre sa publication utile et de lui conserver en même temps un attrait piquant et varié.

WINKELRIED^ drame en cinq actes, envers; par J.-J. Porchat ; Lausanne, I ^ol, in- 12.

Ce nouvel essai dramatique de M. Porchat offre les mêmes qualités estimables que nous avons signalées dans sa Jeanne d'Arc. C'est une poésie gracieuse, facile, qui flatte l'oreille et n'exprime en général que des sentiments nobles et doux, des idées larges et pleines d'élévation. Mais elle manque d'énergie, de vigueur et de mouvement. Elle porte un cachet pastoral un peu trop bénin pour bien rendre les traits mâles et rudes des héroïques pâtres de la vieille Suisse. Il est vrai que le choix du sujet n'est pas heureux. Le dévouement de JMnkelried ne sau- rait fournir la donnée d'un drame. Ce n'est qu'un fait, fort dra- matique en lui-même sans doule, mais isolé, ne se rattachant à aucune intrigue, a aucune action préparée d'avance, et ne pou- vant, même comme simple incident, se produire sur la scène d'une manière convenable. Son mérite principal réside, en quel- que sorte, dans sa spontanéité. L'élan du guerrier suisse per- drait de son prix, si l'on voulait en faire un acte prémédité, lui donner une autre cause que l'inspiration subite du patriotisme. D'ailleurs ce serait fausser l'histoire et méconnaître la véritable nature du cœur humain. Aussi M. Porchat s'esl-il bien gardé d'entourer le trait sublime de son héros de complications qui ne pourraient que l'affaiblir. Il n'y a peint d'inirigue, point d'amour, pas même une figure de femme dans son drame. A\ inkelried ap- paraît seul, séparé de sa femme et de ses enfants qu'il a fait retirer dans les bois pour les soustraire aux chances de la lutte qui se prépare. Il est décidé à sacrifier sa vie, s'il le faut, à la défensedu pavs, et se l'oncertc avec les chefs des auires Cantons

HISTOIRE. 45

qui accourent se ranger, dans le même bu(, auprès de lui. Son vieil ami Wolfram , le minnesinger ou chantre des exploits nationaux, reçoit leurs serments, car aucun prêtre ne pourrait officier, l'excommunication a\ant été lancée contre les Suisses.

Au nom de l'Eternel , mes amis et mes frères , Vous jurez mainlenaiit, coinrae autrefois nos pères, Quand leur courage, au nombre opposant son ardeur. Vit paraître à Morgarte un Dieu libérateur. Nous sommes tous ensemble tin seul corps; la blessure Qii'un membre a ressentie est la commune injure ;

Au dehors point d'appel; entre nous le traité A réglé l'arbitrage et sera respecté ; Au Cl ime ftigilif, sous nos toits nul asile; A i'éïianger sans arme un passage tranquille, Une égale justice, un bienveillant soutien , Comme Dieu l'a voulu chez un peuple chrétien !

Tandis que les guerriers de la ligue helvétique, confiants dans leur courage et dans la justice de leur cause , se préparent ainsi froidement à soutenir le choc de la noblesse autrichienne, Léo- pold , l'archiduc, au milieu de ses barons est agité de certains pressentiments , de terreurs supersliiieuses qu'éveille dans son esprit son confident Gérard , théologien versé dans les sciences occulies , el a qui de tristes pronostics font craindre que l'entre- prise de son maître n'ait une issue malheureuse.

Voilà pour ce qui concerne l'exposiiion du drame. Mais com- ment engager l'action , comment développer les caractères? C'est bien difficile, car le seul motif qui met en présence ces diverses figures est la bataille de Sempach , et le dénouement ne peut guère se faire attendre. Un pareil sujet semble ne devoir fournir matière qu'à d§s scènes épisodiques dans le genre de celle du Camp de Wallenslein , si bien peintes par Schiller. Mais notre auteur a préféré créer des incidents , imaginer une fable, afin de jeter plus d'intérêt sur son héros , en montrant dans son cœur la lutte des affections et du devoir.

A défaut d'amour, il met en jeu la tendresse paternelle. Il donne un fils à Winkelried , il en donne un également a Léopold,

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p^«, VHT<M\Attt', fi^/rui p«r (J«« fiyi^i»i>^ terrible». W'irikelried fi'i rntftt'W', %on «rfif^fit p^irmi J';» «icn* 'ju'? powr f^'^j »<;par(;r de f><>n'>i'.n\i , rar 1^ l>Hi^i\\<} vu v,<j hvr<'/r , (}i U^ adifîux qu'il lui ni\ft'/i^f d'V-';lc'nl M r/;!j/<|ii/iof) <t<; ritOMnr j;lijf/>( qtj<; do «ubir I'; joriîT f>M\ru,hiHu. \a (x^tit Arnold rft»('j ôvoc Wolfram , auquel wri igç«!î H'^nu'M II", p<?ffr)<rt p»i>( d<j pr'îfidr<; p»rl su combat, Jh fentcn- d*r»t k bruif d';* ftfrri'j* , il» voiont df b;iri b; ' hoc d';» ^w-Anun , iW *i<ivor»( OVW ftfixi^t/j b?» div<;rx \>hDV;^ d'- li ImMc T-'.nfiri lin

«ol4«t Htmnti l^ur nntion'K-r h iuUiirn :

\,*>n %p,tf^ut:tit*, tn)iiz innvu'iftii ««»»* ((«îiil ';\ «/m» craînlc, Wo«« f»*-»!» d*'« coopK «»o»l*'U non* /-j/roiivion» r«ll«'ir)lc. No» tiotpn ynxiinuml lu jilaiiie, #.'l, d'imc «td'/inlr»; jy/iil, Ao« h»rotiit, flux ht-r^^t-r* iU foMii/iiMJf un i''hj|;«iI. M«i« lo»«'fu'ou o'/il(«'fi(l pld» 'jo«j fi((i<'«l«; ov«;ul(ir<', (}ii'iiii ttKftoPuil u r«'<(iil 'y iiiiiit.f uni lAfHtmi»', M^iuk'/lried

au-kh.u.

Ab ! rri'Mi hi<'i< !

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.|'<-ri<''fi'l« e* voix dr loin : « Arron, de. (/;i(( mou tnu^, j" vou» flidp liU h*'**)\lu

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c Coasses, protégez k r ; = ^

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c Saîrez-MoL De FaMoar c e5t rn e r?-T;:r.

« Je Toas fMnrre ■■ ^cmîb. > A ces MOfes, j'ai pa Toir

Pta- ses fi^-iar eibite TÔigt laaces eakas«êe?,

Ctmlre lai , par lû-aiéBe arec ar>le«r pressées.

Le soirre daas sa f^ade, et, toalnal âe coteit.

Laisser à la -nctoire ■■ beaa passage oarert.

Le plus procSie es ce rije arec ariem- s'claaee ;

A la soile ob se presse, et è^ respéraace

Eclate ea cris de joie. 1 peae séparés.

Les scigacais soatTaBacas. Sarles car^aea ^aȣs

A venger le araat aaas S»ûgmtimz le giarre.

L'œarre ^'oa seal eaaiwiiacf, aa pe«ple eaÂer rac&cre.

Léopold a s<Hi loor, et saa Jciaicr regard

Dass celte Maia ■cialiie a ra soa éteaianî.

Ces rers sont certaÎBettmt liiea fMis. Mué bo^ dans k bouebe du sokkl s«iîs&a . un hii^^ plas xvàe, plie pit- toresque , mteox en kamoote aree les m«e«eis de Fêfieqae. Les paroles de AVuikebied sortoat , deTrùeal «Nie plss coacbes, plss eneipques. En rêsvmé c'est un dêfant cafàial, s^on wws, qpe l'action efseaùelk et pccsqoe OBÎqae de la pîèee ae sok teaèae qu'en r^t , et sons ce rapport le aoav«an dcaMe de M. Porche Qoos paraît infêneor à sa Jeoaac d^An, en aMÙs on trowre de l'miërèt , du moBT^nteat et des eandètes we«x dèf^«pf^.

aiSTOlKE «}eji awntbres de TAcadénK roxalr dr pndtùat . «i revwil li» irlocrs las dMS ses sèaaces pafc^ifej , par E- Patrîwt :

ei-TtKK ; c'est bien fni» et bien ■«■»-

. s'tl s'agKsatI de panîjjttiyej die-

«dès ;-if biwcnt pu- i'nsaçn» sans

u est point c«li. Tms les irinfcrir-

':^ "^''ni? tigiwfnl dnns ©p te-

4fî LITTÉRATURE,

Or le petit Arnoid tuo le fauconnier du petit Léopold, et les sol- dais autrichiens l'amènent à l'archiduc, qui d'abord veut le sa- crifier à la douleur de son fils ; mais Gérard lui conseille do le garder plutôt coiritne un otage :

Faites grâce, sans perdre une si belle proie : Winkelried est a vous. Pour autrui, s'il déploie Tant de zèle, pour lui jugrz ce qu'il fera ! Prince, gagnez son cœur: l'enfer sapaisera. J'entends la volonté de la voix funéiaire. Eloignez du combat cet unique adversaire : 11 suffit; tout le reste à a'os coups est remis ; La guerre est innocente et le succès permis.

tn effet, "Winkelried vient réclamer son fils. Léopold le lui rend. Mais aux propositions de paix que fait. alors l'heureux père, l'archiduc répond par des menaces terribles. Winkelried ne ramène son enfant parmi les siens que pour s'en séparer de nouveau, car la bataille va se livrer, et les adieux qu'il lui adresse décèlent sa résolution de mourir plutôt que de subir le joug autrichien. Le petit Arnold reste avec Wolfram, auquel son âge avancé ne permet pas de prendre part au combat. Ils enten- dent le bruit des armes, ils voient de loin le choc des guerriers , ils suivent avec anxiété les divers phases de la lutte. Enfin un soldat accourt leur annoncer la victoire :

Les seigneurs nous bravaient sans péril et sans crainte. Nous seuls des coups mortels nous éprouvions l'atteinte. Nos corps jonchaient la plaine, et, d'une et d'autre part, Aux barons, aux bergers ils fonnaient un rempart. Mais lorsqu'on n'attend plus que funeste aventure, Qu'un moment à l'écart je panse ma blessure, Winkelried

ARNOLD.

Al) ! mon Dieu !

LE SOLDAT.

J'entends sa voix de loin : « Amis, de tout mon sang je vous aide au besoin.

HISTOIRE. 47

t Consolez, protège/, mes enfants et ma femme,

Mon corps aux ennemis, au Dieu Sauveur mon âme!

e Suivez-moi. De l'amour c'est ici le pouvoir.

< Je vous ouvre un chemin. » A ces mois, j'ai pu voir

Par ses puissants efforts vingt lances embrassées.

Contre lui , par lui-même avec arileiu' pressées.

Le suivre clans sa chute, et, tombant de concert.

Laisser à la victoire un beau passage ouvert.

Le plus proclie en ce vide avec ardeur s'élance ;

A la suite on se presse, et déjà l'espérance

Eclate en cris de joie. A peine séparés,

Les seigneurs sont vaincus. Sur les casques dorés

A venger le mourant nous fatiguons le glaive.

L'œuvre qu'un seul commence, un peuple entier l'achève.

Léopold a son tour, et son dernier regard

Dans cette main meurtrie a vu_son étendard. .:

Ces vers sont cerlainenient bien faits. Mais nous aimerions , dans la bouche du soldat suisse, un langage plus rude, plus pit- toresque, mieux en harmonie avec les mœurs de l'époque. Les paroles de Winkelried surtout, devraient être plus concises, plus énergiques. En résumé c'est un défaut capital, selon nous, que l'action essentielle et presque unique de la pièce ne soit rendue qu'en récit , et sous ce rapport le nouveau drame de M. Porchat nous paraît inférieur à sa Jeanne d'Arc, oii du moins on trouve de l'intérêt, du mouvement et des caractères mieux développés.

HISTOIRE dc^ membres de l'Académie royale de médecine, ou recueil des éloges lus dans ses séances publiques, par E. Parisct ; Paris, 2 vol. in-12, 7 fr.

Encore dos éloges, direz-vous; c'est bien fade et bien n)ono- tone : oui, vous auriez raison, s'il s'agissait do panégyriques dic- tés par la flatterie ou commandés simplement par l'usage, sans égard au mérite réel; mais ce n'est point cola. Tous les membres de l'Académie de Médecine dont les noms figurent dans ce ro-

irt LITTÉRATURE,

cueil ont rendu quelques services, faii faire quelques progrès k la science, soit par leurs travaux, soit par leur pratique. Uno série qui commence par Corvisart, Cadet de Gassicourt, Ber- thollet, Pinel; qui renferme Vauquelin, Cuvier, Portai, Dupuy- tren , et se termine par Huzard , Marc, Esqiiirol, Broussais, Bichal , ofTre certainement des iliusiraiions assez remarquables pour fournir matière à des notices du plus haut intérêt. C'est en quelque sorte un réstuné du grand mouvement scientifique de l'époque moderne et des belles découvertes dues à l'étude de la nature. Et M. Pariset possède bien les qualités requises pour un semblable travail: il sait présenter avec clarté, sous une forme attrayante, les notions de la science; analyser rapidement les œuvres principales de chaque écrivain , les titres qu'il possède à la reconra'ssance publique; et en même temps il donne tous les détails propres à faire connaître l'homme, ses efforts persé- vérants , sa lutte contre les obstacles et son zèle pour le bien do l'humanité.

Le style de M. Pariset a du charme, de l'élégance, et l'on y trouve des pensées fécondes, originales, très - indépendantes. Nous ne saurions mieux faire pnur en donner un exemple que de citer le fragment suivant de sa dédicace :

« Les mortels sont égaux, a t on dit. Quelle folie! Hors des mathématiques, qui ne sont que des vues de l'esprit, l'égalité n'exisie pas et ne saurait exister. Avec elle, la société s'éteint, et l'homme meurt. L'inégalité est, après la vie, le premier de tous les biens. J'y joins la diversité, laquelle n'est qu'une ex- trême inégalité. C'est dans le sein de l'inégalilé que les hommes naissent. Voyez la famille. C'est par l'inégalité qu'ils vivent, so conservent et prospèrent. C'est elle qui les rend nécessaires l'un h l'autre; qui provoque entre eux des échanges ou des services mutuels, et fait nnilre Tidée de justice et tous les sentiments so- ciaux dont celte justice est la source. Justice et gratitude, liens aimables qui attachent les hommes l'un à l'autre , les enrichissent et les niuliiplient; car tout ce que vous voyez d'excellent parmi les hommes est l'oeuvre d'un petit nombre de sentiments , et peut être même d'un seul, la justice, laquelle, à son tour, tien- drait lieu d'amitié parmi les hommes, si les hommes n'étaient

HISTOIRE. 49

encore plus sensibles qu'ils ne sont intelligents. Admirable com- binaison du Créateur, qui ferait ainsi reposer sur une seule rerlu tous les intérêts du genre humain ! C'est en effet par cette vertu que l'homme peut porter remède aux inconvénients de l'iriégalitô primitive, aux abus de la force, aux malheurs de la faiblesse. Le faible et le fort appartiennent également à la société. Si le faible doit servir eu obéissant, le fort, à son tour, doit servir en pro- tégeant; car sa force est la propriété de tous, et ce qui est la propriété de tous ne doit jamais opprimer. Ainsi se rétabht l'é- quilibre des services, ou l'équité ; l'équité, que l'intelligence do l'homme fait servir de correctif, je dirais presque de complément à l'inégaHlé. L'inégalité est l'œuvre de Dieu; l'équité est l'œuvre de l'homme: par la première. Dieu crée l'homme; par la se- conde, l'homme se conserve et entre ainsi dans les volontés de Dieu même, car conserver est en quelque sorte créer une seconde fois. »

Dans l'inégalité, M. Pariset voit la base de l'association qui 'met en commun des forces diverses et les fait concourir toutes ensemble au même but; cela le conduit à montrer l'utilité des académies ou sociétés savantes qui, réunissant en faisceau les lumières de la science, leur permet de jeter un vif éclat, dont les ravons se répandent ensuite dans toutes les classes et vont féconder les intelligences dans toutes les voies ouvertes h leur activité. Cette tendance élevée imprime à ses éloges un cachet d'impartialité tout à fait digne de confiance. Il se met au-dessus des systèmes et des disputes d^écoles; il ne considère que les progrès réels de la science et tient compte a chacun de ce qu'il a fait pour applanir sa route, pour assurer sa marche, sans s'ar- rêter au tort momentané qu'ont pu causer parfois des vues trop exclusives, des querelles d'amour-propre. Un ecclectisme sage et juste le guide dans ses jugements et rend ses appréciations toujours bienveillantes.

50 LITTÉRATURE, HISTOIRE.

NOTICE sar la Vie de J.-I.-S. Cellérier, ancien pasteur deSatigny, par M. le professeur Diodali ; Genève et Paris, chez Ab. Cher- bulicz et Ce, in-8°, 1 fr. 50 c.

La vie modeste et obscure d'un pasteur de campagne ne sem- ble pas , au premier abord , pouvoir offrir un texte bien fécond au biographe, ni un sujet propre h intéresser le lecteur étranger. Cependant M. Diodati a su faire de la notice que nous annon- çons un travail certainement fort remarquable, qui excitera sans doute le plus vif intérêt. 11 est vrai que M. Cellérier ne fut pas un homme ordinaire. Si ses penchants et ses goûts le portèrent à se renfermer dans la sphère étroite de sa petite paroisse, il était digne, par ses hautes et belles facultés, de figurer sur un plus grand théâtre, et son éloquence persuasive, si pure, si pleine d'onction et de sensibilité Ta fait depuis longtemps ranger au nombre des prédicateurs les plus distingués de notre époque. Hié de parents pauvres , il s'éleva par ses propres efforts. Ap- pelé de bonne heure à lutter contre les obstacles et les réahtés pénibles de la vie, son caractère en reçut une empreinte sérieuso et austère , sans perdre cependant sa douceur naturelle et sa simplicité naïve, qui lui donnèrent un cachet d'originalité très- persislant. Nommé pasteur d'une paroisse des environs de Ge- nève, il se consacra pendant plus de trente années aux soins de son troupeau, avec un zèle et un dévouement complets. Le saint ministère était h ses yeux une tâche immense, pour l'ac- complissement de laquelle il ne croyait jamais pouvoir faire as- sez. Sa vie offre à cet égard un beau modèle à suivre. Il fut l'ami, le consolateur, le père de ses paroissiens au milieu des circonstances les plus difficiles, telles que les discordes civiles, les désastres de la guerre, les malheurs de l'occupalioiî étran- gère. Toujours à la hauteur de sa mission il sut veiller avec vi- gilance sur son troupeau , se concilier le respect et l'affection de tous , même de ceux que son devoir l'appelait à réprimander le plus sévèrement. On peut dire en quelque sorte qu'il réalisa l'idéal du vrai pasteur de campagne. Aussi M. Diodati se com- plaît-il à faire une étude détaillée de celte existence bjen reur

RELIGION, PHILOSOPHIE, MORALE, ÉDUCATION. 51

plie. Il nous apprend à connaître M. Cellérier non-seulement dans l'exercice de ses fonctions pastorales et dans le sein de sa famille , mais encore dans les hautes pensées qui préoccu- paient d'ordinaire son àrae. Il nous initie h sa vie intérieure, et nous montre comment son éloquence persuasive se fondait sur une foi solide et calme , sur une inaltérable confiance en Dieu.

RELIGION, PHILOSOPHIE, MORALE, ÉDUCATION.

DU PRETUE j de !a Femme , de la Famille , par J. Michelet ; Paris, i vol. in-12, 5 fr. 50 c. ' '"*■-

« Il s'agit de la famille; de l'asile nous voudrions tous, après tant d'efforts inutiles et d'illusions perdues, pouvoir repo- ser notre cœur. Nous revenons bien las au foyer.... Y trouvons- nous le repos?

« Il ne faut point dissimuler, mais s'avouer franchement les choses comme elles sont: il y a dans la famille ungrave dissen- timent, et le plus grave de tous.

« Nous pouvons parler à nos mères, à nos femmes, à nos filles, des sujets dont nous parloas aux indifférents, d'affaires, de nou- velles du jour, nullement des choses qui touchent le cœur et la vie morale, des choses éternelles, de religion, ds l'âme, de Dieu.

« Prenez le moment l'on aimerait à se recueillir avec les siens dans une peusée commune, au repas du soir, à la table de famille; là, chez vous, à votre foyer, hasardez-vous à dire un mot de ces choses. Votre mère secoue tristement la tête; votre femme contredit; votre fille, tout en se taisant, désapprouve.... Elles sont d'un côté de la table; vous de l'autre, et seul.

« Ou dirait qu'au milieu d'elles, en face do vous, siège un homme invisible, pour contredire ce que vous direz. >

.^3 RELIGION, PHILOSOPHIE,

Cet homme invisible, c'est le confesseur ou plutôt le directeur, car aujourd'hui le prêtre ne se contente pas Àe recevoir ses pé- nitentes à l'autel, il aspire à les diriger, à les suivre dans leur vie domestique, à gouverner ainsi la famille. L'esprit du jésui- tisme qui domine le clergé, qui seul a survécu à l'ancienne lutta des divers ordres, corporations et parfis religieux, étend de celte manière son réseau sur toutes les relations sociales. Au lieu de travailler à renouer les liens qui se rompent, il exploite la dé- sorganisation pour établir son pouvoir, pour éloufTer les résis- tances sous le joug de l'obéissance passive.

«Comment nous étonnerions-nous de cet état de la famille? Nos femmes et nos filles sont élevées, gouvernées par nos ennemis. »

En effet, le clergé catholique doit nécessairement être l'ennemi de l'esprit moderne, de la liberté et de l'avenir. Il ne peut vivre que dans le passé ; la se trouve sa force, et il ne saurait la cher- cher ailleurs, car, tandis que tout autour de lui marchait et se transformait, il est resté seul immuable, retranché derrière l'in- failhbilité de l'Eglise qui ne peut admettre ni changement ni pro- grès. Par instinct donc il déleste le présent, il redoute l'avenir; par devoir, il est tenu d'inculquer son aversion et ses craintes a ceux qu'il enseigne. Et il doit être aussi l'ennemi naturel du mariage et de la vie de famille. Ce sont pour lui des jouissances défendues qui lui inspirent mépris ou envie : mépris , s'il est vraiment convaincu qu'elles sont incompatibles avec la sainteté; envie, si comme il arrive plus souvent les passions et les besoins du cœur le maîtrisent encore.

Ainsi le catholicisme tend 'a dissoudre la famille. Il n'est pas seulement l'ennemi de la liberté, il est antisocial.

Cette grave accusation , portée par un homme qui a l'habitude de mûrir ses idées et de peser ses paroles, mérite toute notre attention. Elle ne nous surprend pas du reste, car depuis long- temps elle s'était présentée 'a notre esprit, et c'est avec plaisir que nous la voyons formulée nettement sous la plume d'un écri- vain dont la position et le talent sont bien propres a lui donner tout le poids nécessaire.

Le livre de M. Michclet a pour but d'expliquer comment une pareille tendance s'est emparée de l'église catholique, et de si-

MORALE, ÉDUCATION. 5J

gnaler les résultats qu'elle a produits dans l'état actuel de la société, principalement en ce qui touche la famille, dont il ne voit le raffermissement possible qu'à la condition de la soustrairo complètement à cette influence étrangère et dissolvante.

C'est dans la réaction religieuse du 17' siècle que M. Michelet voit poindre cette tendance anti-sociale. Le catholicisme menacé par la Réforme, confie dès lors ses destinées aux jésuites , à cette milice nouvelle, créée pour la défense de l'Eglise infaillible contre la révolte audacieuse du libre examen. Jusque-là les foudres du Vatican, escortées de la persécution impitoyable, avaient suffi pour maintenir l'apparence de l'unité. Les papes, confiants dans leur pouvoir, ne craignaient pas de favoriser même jusqu'à un certain point, le mouvement intellectuel, et de se montrer assez tolérants pour tout ce qui n'était pas une attaque directe, une hérésie manifeste. Mais, à la voix de Luther, le prestige était tombé, la papauté se voyait frappée de mort. Il fallait changer de tactique, descendre sur le terrain de la lutte, combattre corps à corps pour sauver quelques débris de cette puissance qui, mi- née dans sa base, allait s'écrouler avec fracas. C'est ce que le» jésuites comprirent fort bien. Il n'y avait plus de tolérance, plus d3 transaction possible. Aussi commencèrent ils par relever le principe de l'autorité en l'élayant sur celui de l'obéissance pas- sive poussée jusqu'à ses dernières limites, jusqu'à laiiéanlisse- ment de toute volonté individuelle. Puis, seniant qu'il serait inopportun de déployer ouvertement cette bannière, ils réser- vèrent leurs doctrines pour les seuls initiés, et se firent mon- dains pour conquérir le monde, se montrèrent faciles et accommo- dants pour attirer les âmes dans leurs filets.

« Ils régnèrent pendant tout le siècle, ces aimables pères, à force d'absoudre, de pardonner, de fermer les yeux, d'ignorer; ils allèrent aux grands résultats par les plus petits moyens, par les petites capitulations, les secrètes transactions, les portes do derrière, les escaliers dérobés.

« Les jésuites avaient à dire que, restaurateurs obligés de l'au- torité papale, c'est-à-dire médecins d'un mort, ils ne pouvaient guère choisir les moyens. Battus sans retour dans le monde des

6*

s* RELICIO.N, PHILOSOPHIE,

idées, pouvaient-ils reprendre la guerre, sinon dons le champ de l'inlrigue, de la passion, des faiblesses humaines?

« Là, personne ne pouvait les servir plus activement que les femmes. Quand elles n'agirent pas avec les jésuites et pour eux, elles ne leur furent' pas moins utiles indirectement, comme in- strument et moyen, comme objet de transactions et de compro- mis journaliers entre le pénitent et le confesseur. »

Pour gagner les femmes, les jésuites avaient un moyen sflr, c'était d'aimer beaucoup les enfants, et ils les aimaient tant, qu'ils auraient voulu tous les élever.

Dans cette tendance nouvelle de la dévotion douce, attrayante et facile, les jésuites eurent un ami précieux, un auxiliaire puis- sant en saint François de Sales, bonhomme très-séduisant et sur- tout très fin, qui se fît une grande renommée de modération, de suavité, tout en appelant au secours de son zèle de conver- tisseur les moyens les moins honorables, tels que l'intérêt, l'ar- gent, les places, enfin l'autorité, la peur. Ce saint homme, si doux et si bienveillant, « fit aller le duc de Savoie de village en village, et lui conseilla enfin de chasser les derniers qui refu- saient d'abjurer leur foi. s Le conseil ne fut pas perdu; les ré- calcitrants durent quitter le pays et leurs biens furent confisqués.

Mais saint François n'en est pas moins le fondateur de cette dévotion toute amour qui s'empare si bien des cœurs passionnés et les trompe si aisément sur l'objet réel de leur exaltation. Sous son influence se formèrent M"'*' do Cbanlal et M'"* Guyon. Les jésuites reconnurent aussitôt le parti qu'on pouvait tirer d'une semblable tactique; ils se mirent 'a exploiter celte mine féconde avec autant d'habileté que de zèle. Ils imitèrent les allures de saint François, les aimables qualités, les jolis défauts do ses livres. « Son goût pour la petitesse et l'humilité qui lui fait regarder de préférence les moindres de la création, les petits enfants, les petits oiseaux, les petits moutons, les abeilles, autorisa chez les jésuites le minutieux, l'étroit , les bassesses du style, les petitesses du cœur. Les innocentes hardiesses d'un ange pur comme la lu- mière, qui sans cesse montre Dieu dans sa plus douce révélation , dans la femme, dans l'allaitement, dans les divins mystères de lamour, elles enhardirent ses imitateurs aux plus scabreuses

MORALE, EDUCATION. 5f>

t-quivoqncs, et les firent avancer si loin dans ce jour douteux, qu'entra la galanlerie et la dévotion, l'an^iant cl le père spirituel , la ligne devient insensible. ■»

Et ce genre paterne, cette dévotion équivoque eut un immense succès, parce qu'elle convenait admirablement a la corruption du siècle, qui trouvait fort commode de faire son salut sans renoncer à ses chères faiblesses. Aussi les mordantes railleries de Pascal ne détrônèrent pas les jésuites. Ils avaient déjà trop bien réussi à se glisser au sein de la famille dont ils plaçaient les fils dans leurs collèges, les filles au couvent, et dirigeaient la mèro qu'ils iso- laient ainsi de son entourage afin de mieux s'en emparer. Le di- recteur remplaça le conlesseur, et par ce moyen les jésuites péné- trèrent dans tous les moindres secrets du foyer domestique, comme ils devinrent aussi les maîtres absolus des monastères de femmes. 11 en résulta des désordres nombreux, des superstitions mon- strueuses. Aux premiers on n'imposa qu'une molle indulgence, accompagnée do subtilités casuistiques qui semblaient effacer le péché, le faire petit h petit disparaître de tous les actes de la vie humaine. Quant aux siiperslilions, elles furent vivement encou- ragées, car elles offraient. la meilleure amorce pour prendre des âmes faussées et affaiblies telles que les jésuites les voulaient, a!in d'avoir jnoins de peine a les conduire.

M. Michelel présente un curieux tableau des effets de l'influence jésuitique au 17'^ siècle. Il montre très-bien comment elle intro- duisait partout h mensonge, comment elle faussait ainsi les idées du beau et du juste, et altérait les notions morales dans toutes les classes de la société.

Cet état de choses fut bouleversé pour quelque temps par la tempête révolutionnaire, on le crut détruit pour toujours. Erreur profonde ! On avait tué des hommes, saccagé des églises, profané (les autels , mais les principes restaient debout et leurs inévitables conséquences nG devaient pas tarder "a reparaître. L'Eglise profita mémo habilement du retour des esprits vers les idées d'ordre et do repos. Elle sut en tirer parti dans l'intérêt de l'ultramonla- iiismc. Le bas clergé fut placé sous la dépendance des évoques, sur lesquels Rome pouvait eicrcer plus aisément une action certaine. L'alolit-on du d^oit d'uM.e-^re, la par d'hérifagf doiinéc

58 HELlGiON, PHILOSOPHIE

à tous les enfants par la loi, qui semblait devoir porter atteinte à l'une des causes principales de la muliiplicalion des couvents, fut exploitée dans un sens tout contraire. Elle devint pour eux une source de richesse en permeltanl aux religieux et aux reli- gieuses d'apporter leur part du bien paternel dans la caisse de la communauté. Bientôt les jésuites, inséparables de la papauté qui ne peut plus se passer de leur appui , se montrèrent de nouveau, animés du même esprit, marchant vers le mômebut par les mêmes moyens, sans tenir compte des changements opérés, de l'essor des idées, des besoins et des espérances du sièrle. Humbles d'abord, timides et prudents, ils ont manœuvré dans l'ombre; puis, quand ils se sont crus assez forts, nous les avons vu lever la tête hardiment, affronter le grand jour de la publicité, essayer a leur tour des armes qu'on avait employées contre eux. C'est Ik que nous en sommes aujourd'hui. « L'esprit de mort, appelons- le de son vrai nom, le jésuitisme, autrefois neutralisé par la vie diverse des ordres, des corporations, des partis religieux, est l'esprit commun que le clergé reçoit maintenant par une éduca- tion spéciale, et que ses chefs ne font pas difficulté d'avouer. Un évêque a dit: « Nous sommes jésuites, tous jésuites. > Aucun ne l'a démenti.

« La plupart cependant ont moins de franchise; le jésuitisme agit puissamment par ceux qu'on lui croit étrangers, par les Rulpiciens qui élèvent le clergé, par les ignoraniins qui élèvent le peuple, par les lazaristes qui dirigent six mille sœurs de charité, ont la main dans les hùpilaux, les bureaux de bienfai- sance, elc

< Eh bien! avec tout cela, chose^étrange, le clergé est faible. Il y paraîtra demain, dès qu'il n'aura plus l'appui de l'Etat. Il y paraît dès aujourd'hui.

e Armés de ces armes et de celle encore d'une presse active qu'ils y ont jointe nouvellement, travaillant en dessous les salons, les journaux, les Chambres, ils n'ont point avancé d'un pas.

» Pourquoi n'avancez - vous point? Si vous voulez cesser

un moment de crier et de gesticuler, je vais vous le dire. Vous êtes nombreux et bruvants , vous êtes forts de mille movens

MORALE, ÉDUCATION. 57

matériels, d'argent, de crédit, d'intrigue, de toutes les armes du monde Vous n'êtes faibles qu'en Dieu! »

Mais, s'ils ne sauraient triompher de notre siècle, ils peuvent lui faire beaucoup de mal; ils lui en ont déjà fait. La confession habilement exploitée par eux travaille h dissoudre de plus en plus la famille. Or, c'est la fainiile qui est la base véritable de l'état social, et en même temps le sanctuaire se conservent et se viviîient les idées, les sentiments religieux.

« Homme, tu cherches Dieu, du ciel à l'abîme... mais il est à ton foyer. »

C'est donc à défendre la famille que doivent tendre les efforts, et pour la sauver, il faut en expulser le directeur étranger, y ramener l'amour, la paix, l'union, la piété vraie et commune à tous. Il faut aussi que le prêtre ait la sienne afin de ne plus trou- bler celle des autres.

a Que le foyer se raffermisse; l'édifice ébranlé de la religion et de la politique va reprendre assiette. Cette humble pierre, nous ne voyons que le bon vieux lare domestique, c'est, ne l'oublions jamais, la pierre angulaire du Temple et le fondement de la Cité. »

Tels sont les principaux traits du livre de M. Michelet; il sera beaucoup lu, il excitera sans doute une grande sensation. Le style en est âpre, mordant, vigoureux, la pensée toujours noble, énergique et hardie. On lui reprochera peut-être de ne pas for- muler nettement les réformes qu'il veut, de ne pas poser une base autour de laquelle puissent se rallier ceux qu'ébranlera sa voix éloquente. Mais il faut se rappeler que l'auteur est un phi- losophe et non pas un prêtre. Il prend dans la lutte le rôle qui convient le mieux à la direction de ses études et de son talent. Sa polémique est dirigée contre l'organisme de l'Eglise et non point contre les dogmes de la religion. C'est l'ultramontanisme qu'il combat comme anti-social, et il est d'ailleurs facile de com- prendre où conduit l'idée domiuante de son livre, qui est l'aboli- tion du célibat des prêtres et de la confession auriculaire.

5ti RELIOION, PHILOSOPHIE,

HISTOIRE DES SCIENCES DE L'ORGANISATION cl de leurs pro- grès, comme base de la iihilosopliie, par INI- II. de rj]ain\ine, ré- digée d'après ses notes et ses leçons faites à la Sorbonne, par Tabbé Maupied; Paris, 5 vol, in-8°, )S fr.

Cet ouvrage est conçu dans un esprit (ont a fait catholique. L'idée qui le domine est celle de l'accord qui (end à s'établir entre la philosophie basée sur les sciences naturelles, et les vérités de la religion révélée. Mais, pour les auteurs, la religion c'est le ca- tholicisme. On peut dire ainsi, qu'à leurs yeux, les progrès de la science ont pour dernier résultat de ramener l'esprit humain h se courber de nouveau sous le joug de l'autorité. C'est une con- séquence "a laquelle on ne s'attendait pas, assurément. Quand on parcourt l'histoire de la science, on voit qu'elle n'a pris un vé- ritable essor que depuis l'époque oîi le principe du libre examen est venu débarrasser l'esprit humain des liens dont il était gar- rotté. Comment donc admettre qu'il faille maintenant rétablir ces liens et arrêter la science sur la voie féconde dans laquelle l'avait poussée la grande révolution intellectuelle du seizième siècle. Cette manière de raisonner peut bien ne pas surprendre beau- coup de la part d'un abbé, mais on trouvera sans doute assez étrange qu'elle soit partagée par M. de Blainville. Celui-ci est un esprit trop supérieur, un savant trop distingué pour croire que ce soit l'a le seul moyen de c ncilier la science avec le chris- tianisme. Il serait peut-être le premier à se révolter contre l'au- torité de l'Eglise le jour oii il se verrait gêné par elle dans ses investigations. Aussi nous aimons à penser que l'élève a mis parfois ses propres vues à la place de celles du maître , en donnant 'a ses tendances spiriiualistes un cachet exclusivement catholique.

Du reste, il est juste de reconnaître que ce cachet imprimé aux considérations générales qui servent de préface et de con- clusion à l'ouvrage de MM. de Blainville et Maupied , n'in- fluence point d'une manière désavantageuse sur l'eiaraen qu'ils font des divers travaux de tous les hommes d'élite auxquels la 5rience doit ses progrès. Chacun C5t apprécié suivant ses œuvres

MORALE, ÉDUCATlOi^. 59

dans l'intérêt de la branche spéciale qu'il a cultivée, et justice est rendue à tous avec impartialité. La notice sur l'illustre Haller en offre la preuve; elle renferme un éloge complet des admirables qualités du savant et desvertus.de l'homme, sans autre allusion a sa foi religieuse qu'une simple note, dans laquelle on exprime le regret de ce que son cœur ne fut pas ouvert aux vraies doc- trines de l'orthodoxie.

On trouvera donc dans cette Histoire des sciences de l'organi- sation, un intéressant tableau des conquêtes successives que l'esprit humain a faites, et des tendances philosophiques qui ont dirigé ses efforts. C'est un recueil de faits, de découvertes, de systèmes, dont l'enchaînement est très-curieux a étudier. Mais la forme nous semble un peu aride , et les auteurs n'ont pas précisément atteint le but qu'ils se proposaient. Au lieu d'élever l'édifice qu'ils promettent , ils se sont contentés de ras- sembler des matériaux qui peuvent tout aussi bien servir de base à une philosophie très-différente de celle qu'ils prétendent faire triompher.

HISTOIRE de la robe de Jésu'î-Christ , conservée dans la caihédf aie de Trêves, par J. Marx , professeur du grand séminaire, approu- vée par iNIonseignenr ré\èque de Trêves; ouvrage traduit de l'al- lemand par Ch. Wayaiit, vicaire de l'église Notre-Dame de Metz; édition, augmentée des guérison-s miraculeuses. Metz, 1 vol* in-l2 , avec Timage de laî sainte robe, 1 fr. 23 c.

Ce petit volume mérite d'être signalé comme un signe assez caractéristique de l'esprit qui anime aujourd'hui l'Eglise ro- maine. C'est un curieux échantillon des armes qu'elle emploie pour combattre la marche des idées. A l'indignation soulevée chez tous les catholiques éclairés, par l'audace avec laquelle on ose, en plein dix -neuvième siècle, exploiter la superstition des masses ignorantes, à l'énergique protestation du prêtre Ronge contre l'exposition do Trêves, elle répond en publiant l'histoire de la sainte robe, récif platement sérieux, dans lequel l'auteur

m r.ELiGio:^, philosophie,

s'efforce do prouver l'authenticité de cette relique, de la repré- senter comme très-importante sous le double point de vue do la science et de la religion, fait grand étalage d'érudition, appelle à son aide toutes les autorités de l'Eglise pour constater l'identité de sa forme et de son tissu, exalte ce vêtement suspect, comme une source de sainte joie et de douce consolation, termine enCa par une série de guérisons miraculeuses absolument semblable à celle que l'on trouve à la suite de la Médecine de Leroy, ou de mainte autre production du charlatanisme médical. Et ce mi- sérable écrit, digne, sous tous les rapports, d'une époque de té- nèbres, sort de la plume d'un professeur de séminaire, avec l'approbation de deux évoques, celui de Trêves pour l'histoire de la robo , et celui de Luxembourg pour les guérisons. En vé- rité Rome voudrait hâter sa chute, qu'elle ne s'y prendrait pas autrement. Quoi! les conquêtes des trois derniers siècles, la liberté de la pensée, la liberté de la presse, la connaissance de la lecture tépandue parmi le peuple n'auraient, en définitive, d'autre résultat que de servir la cause de la superstition! Mais, les imprudents qui transportent la lutte sur ce terrain dangereux, ne voient-ils donc pas qu'ils forcent leurs adversaires 'a les y suivre, ne craignent-ils pas d'exciter une tempête dont ils se- ront les premières victimes? Puisqu'ils s'adressent au peuple, puisqu'ils ressuscitent les vieux abus, puisqu'ils rentrent dans la lice comme si rien n'était changé autour d'eux, il faudra bien que la polémique retourne aussi à ses anciennes allures, qu'elle se fasse populaire, mordante, incisive, qu'elle reprenne hardi- ment l'offensive. Pour nous, au lieu de nous donner la peine de réfuter gravement cet opuscule qui est, par le fond comme par la forme, au-dessous de toute critique, nous croyons mieux al teindre notre but en traduisant ici la lettre du curé allemand, a laquelle on ne saurait donner trop de publicité, car elle frappe fort et juste, et parle un langage à la portée de toutes les intel- ligences.

MOKALE, ÉDUCATION. M

prêtre Ronge à l'écêque de Trhe>;.

« Lauraliiitte, 1'^ octobre 1844.

« Ce qui naguère eût résonné à nos oreilles comme une fable, comme une fiction : l'évêque Arnold de Trêves exposant à l'ado- ration et au respect des fidèles un vêlement appelé la tunique du Christ: vous l'avez appris, chrétiens du dix-neuvième siècle, vous le savez, hommes de l'Allemagne, vous le savez, conduc- teurs spirituels et temporels du peuple allemand, ce n'est plus une fable ni une fiction : c'est une vérité, c'est un fait réel. Déjh, d'après les dernières nouvelles, cinq cent mille hommes se sont rendus en pèlerinage auprès de cette relique, et chaque jour d'autres milliers y affluent, surtout depuis que le vêtement cii question guérit les malades, opère des miracles. La nouvelle a circulé parmi les peuples dans tous les pays, et en France des prêtres ont prétendu qu'eux seuls possédaient la vraie tunique de Christ, que celle de Trêves était fausse. En vérité, c'est ici qu« l'on doit appliquer cette parole : « Celui qui peut s'occuper dt> semblables choses sans y perdre la raison, celui n'a point de raison à perdre. » Cinq cent mille hommes, cinq cent mille créa- tures humaines sont accourues déjà pour voir et adorer la relique de Trêves! La majeure partie de cette foule se compose de gens appartenant à la classe la plus infime, misérables, opprimés. Ignorants, stupides, superstitieux et en partie dégénérés, et les voici qu'ils abandonnent la culture de leurs champs, le travail de leurs ateliers , le soin de leurs menasses, l'éducation de leurs enfants, pour aller à Trêves assister à une fête païenne, à un rîpcciacle indigne, que la hiérarchie romaine étale devant leti 'iS yeux. Oui, c'est une fête païenne, car plusieurs milliers d'être,* crédules seront entraînes à rendre un culte et une adoration qoo nous ne devons qu'à Dieu seul, à une pièce de vêtement, à un ouvrage fait de la main des hommes.

« Et quelles conséquences funestes peuvent avoir de tels pèle- rinages ?

« Des milliers de pèlerins se privent du nécessaire pour fournir aux frais du voyage et 'a ceux de l'olTrandc qu'ils apportent à k

7

6i RELIGION, PHILOSOPHIE,

sainlo tunique, c'est à-dire au clergé; celte offrande élaillepain qui devait les nourrir, qu'ils avaient peut-être mendié, et au re- tour ils souffriront de la faim, ils seront malades des privations et des fatigues du voyage. Ces résultats extérieurs sont déjà mal- heureux, très malheureux ; mais le mal moral est bien plus grand encore. N'arrivera-l-il pas que plusieurs de ceux que la dépens© du pèlerinage aura jetés dans le besoin chercheront à se dédom- mager de quelque manière illicite? Bien des femmes et des filles perdront la pureté du cœur, la chasteté, la bonne renommée, et détruiront ainsi la paix, le bonheur, le bien-être de leurs familles. Enfin, ce spectacle tout à fait anti-chrétien n'est qu'un piège ten- du à la superstition, à la piété matérielle, au fanatisme, pour les précipiter dans les habitudes du vice. Telle est la seule bénédic- tion que peut répandre le spectacle de la sainte tunique, qu'elle soit du reste authentique ou non. Et l'homme qui expose ce vê- tement, ouvrage fait de la main des honmies, à l'adoration et au respect, qui fausse les sentiments religieux de la foule crédule, ignorante ou souffrante, qui ouvre ainsi la porte a la superstition et à son cortège de vices, qui prend l'argent et le pain du pau- vre peuple affamé, qui- livre la nation allemande à la risée de toutes les autres nations, et qui se plaît à rendre plus sombres et plus menaçants les nuages accumulés déjà sur nos têles, cet homme est un évêque , un évoque allemand , c'est l'évêque Ar- nold de Trêves.

a. Evêque Arnold de Trêves, je me tourne maintenant vers vous et vous conjure, en vertu de mon emploi et de ma vocation com- me prêtre, comme instituteur du peuple allemand, et au nom de la chrétienté, au nom de l'Allemagne, au nom de ses chefs, je -vous conjure de faire cesser le spectacle païen de l'exposition de la sainte tunique, d'enlever ce vêlement à la vue du public, et de ne pas laisser le mal devenir plus grand qu'il ne l'est déjà!

« No savez-vous pas, comme évêque vous devez le savoir, que le fondateur de la religion chrétienne a légué à ses disciples et à ses successeurs, non sa robe, mais son esprit? Sa robe, •vêquo Arnold de Trêves ! elle appartient à ses bourreaux.

« Ne savez-vous pas, comme évêque vous devez le savoir, qye Christ a dit : ïDieu est esprit, et celui qui l'adore doit l'ado-

Morale, éducation. es

rcr en esprit cl en vérité? » Et partout il peut ùlre adoré, non pas seulement dans le temple de lérusalem^ sur le mont Garizim on à Trêves devant la sainte tunique.

e Ne savez-vous pas, comme évêque vous devez le savoir, que l'Evangile défend expressément l'adoration de toute espèce d'image, de toute espèce de relique? que les chrétiens de l'apo- siolat et des trois premiers siècles ne souffrirent jamais une imago ni une relique dans leurs temples (et cependant ils pouvaient certes en avoir beaucoup)? que l'adoration des images et des reliques est païenne , et que les Pères des trois premiers siècles se moquaient des païens à cause de cela? Par exemple, on lit (Div. Inst., II, ca'p. 2) : «Les images devraient plutôt, si elles avaient vie, adorer les hommes qui les ont faites.» (^Nec intelli- gunt homines ineptissimi, quod si senlire simulacra et moveri pas- sent, adoralura hominem fuissent a quo sunt expolita.)

« Enfin ne savez-vous pas, comme évêque vous devez aussi le savoir, que le sain et vigoureux esprit du peuple allemand se laissa pour la première fois abattre dans le treizième et le quatorzième siècle, par l'envahissement de l'adoration des reli- ques, après qu'on eut obscurci par toutes sortes de fables et d'hi- sioires merveilleuses, rapportées d'Orient, la haute idée que la religion chrétienne donne de la Divinisé?

«Vovez-vous, évèque Arnold de Trêves, tout cela vous le sa- vez, et mieux sans doute quo je ne puis vous le dire. Vous savez aussi les conséquences que l'adoration idolâtre des reliques et la superstition ont eues pour nous, savoir l'esclavage politique et religieux de l'Allenwgne ; et cependant vous exposez vos reliques h l'adoration de la foule !

«Et pourtant, quand il serait possible que vous ne sachiez pas tout cela, quand vous n'auriez en vue que le salut de la chrétienté par l'exposition de la sainte tunique : vous n'en auriez pas moins sur la con^ience deux fautes dont vous ne pourriez vous laver. D'abord, il est impardonnable à vous, si réellement le vêlement on question possède une vertu surnaturelle, d'en avoir privé l'hu- manité souffrante jusqu'en l'année 1844. Ensuite, il est impar- donnable à vous d'avoir reçu les offrandes do ces milliers de pè- lerin?. Comment vous justifierez-vous d'avoir, en votr« qualité

frl RELIGION, PHILOSOPHIE, MORALF, ÉDUCATION.

fKévêque, pris l'argent de la misère affamée do noire peuple? N'avez-vous pas vu, il y a quelques semaines , le besoin pousser des troupes de malheureux a l'émeute et à une mort désespérée? Ne vous laissez pas abuser par le concours de ces centaines de mille, et, croyez-moi, tandis que des centaines de mille pèlerins allemands, pleins, dirai-je de ferveur? se dirigent vers Trêves, des millions d'autres gémissent pleins d'irritation et d'amertume sur rindigiiilé d'un semblable spectacFe. Et cette irritation ne se trouve pas seulement dans telle ou telle classe, dans tel ou tel parti; elle se trouve dans tous et partout, jusqu'au sein même du clergé catholique; aussi le jugement viendra plus lût que vous ne pensez. Déjà l'histoire saisit son. burin , livre votre nom, Ar- nold, au mépris du temps présent et de l'avenir, et vous stigma- tise comme le Tctzel (1) du dix neuvième siècle!

« Et vous, mes compatriotes, que vous habitiez près ou loin de Trêves, réunissez vos efforts pour qu'une telle injure ne puisse pas être plus longtemps infligée au nom allemand. Vous avez divers- moyens d'influence, employez-les tous, afin de briser défini'ive- ment le joug tyrannique de la hiérarchie romaine. Car ce n'est pas seulement à Trêves que se fait le nouveau trafic d'indulgen- ces ; vous le savez, a l'est et à l'ouest, au nord et au midi, on spécule sur les rosaires, sur les messes, sur la naissance et sur la mort, et l'esprit de ténèbres gagne de plus en plus. A l'œuvre donc, catholiques ou protestants, il s'agit de notre honneur, de notre liberté, de notre bonheur. Les mânes de vos ancêtres qui détruisirent le Capilole ne frémissent-ils pas de colère en voyant le château de Saint-Ange dominer l'Allemagne? Ne permettez pas qu'on jette la boue sur les lauriers d'un Huss, d'unHullen, d'un Luther. Prêtez des paroles 'a leurs pensées, et traduisez leurs volontés en actions.

Enfin, vous, mes collègues , qui voulez et cherchez réelle- ment le bien de vos paroisses,.rhonneur, la liberté, le bonheur de la nation allemande, ne vous taisez pas plus longtemps, car vous seriez traîtres à la religion, traîtres à la pairie, traîtres a votre

(1) Tclzol , dominicain, vendeur d'indulgrnrps, r|ni rxc ilo lindl- gnatTon de Luther par l'cflmulfrie de son Ir.ific.

SCIENCES ET ARTS. <5

vocation sainte, si vous gardiez encore le silence, si vous (ardit?^ davantage à manifester vos plus chères convictions. Montrez-vous les vrais successeurs de Celui qui sacrifia tout pour la vérilé, pour la lumière, pour la liberté; montrez que vous avez hérité, non pas de sa robe , mais de son esprit. »

SCIENCES ET ARTS.

LETTRES sur la Chimie, considérée dans ses rnpporis avec Tindi!- .«trie, l'agriculture et la y)hysiolo»ie, par Justus Liebig , traduites de Talleniand par Kertet-Uupiney et Dubreuil-Hélion ; Paris, 1 vol. in-1 2 , S IV. 50 c. Las mém. s, I rad. par le D^ Bichon ; Paris, 1 vol. in 12, orné Ju portrait de 1 aateur, ô fr 50 c.

Ces lettres , dit l'auteur dans sa préface , ont pour but d'ap- peler l'attention des gens éclairés sur l'état de la chimie, de les pénétrer de son importance , de leur faire connaître les problè- mes dont elle s'occupe, et la part qui revient à celle science dans les progrès accomplis par l'industrie, la mécanique, la physique , l'agricullure et la physiologie. Elles s'adressent aux gens du monde, qu'intéressent surtout les résultats pratiques de la science, et qui sans en faire une étude approfondie, ne crai- gnent pas d'aborder ses questions les plus importantes, lors- qu'elles leur sont présentées avec clarté , sous une forme agréa- ble , propre a saisir et à stimuler leur intelligence.

Il ne manque certainement pas de ce qu'on appelle des livres populaires sur la chimie ; on a souvent spéculé sur l'attrait do ses expériences curieuses ou amusantes ; on a fait de nombreux abrégés, manuels, recueils de secrets et de recettes nui se trou- vent dans toutes les mains. Mais ce n'est pas celle exposition

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SCIENCES ET ARTS.

triviale de la science descendue de ses hauteurs afin de s'adapter aux intelligences vulgaires, que M. Liebig a eu en vue. Une idée plus grande et plus féconde a dirigé sa plume : c'est quo l'étude de la nature a cela de propre que tous ses résultats sont aussi évidents, aussi faciles h comprendre pour un esprit bien fait, étranger h la science, que pour le savant lui-même. II a voulu faire connaître la chimie. dans son ensemble , comme sci- ence indépendante , et marquer la place élevée que lui assignent ses progrès récents. [1 s'est proposé de démontrer qu'elle est utile, non-seulement en ce qu'elle sert les intérêts matériels de l'humanité, mais encore en ce qu'elle aide notre intelligence à pénétrer dans les merveilles de la création qui nous entourent , et auxquelles se lient de la manière la plus intime notre exi- stence, noire conservation et noire développement.

Jusqu'ici la chimie n'a pas obtenu sous ce rapport toute l'at- tention qu'elle mérite. Longtemps abandonnée aux tâtonnements de l'empirisme , elle ne fut d'abord considérée que comme on auxiliaire de la physique dont elle éclairait la marche par ses expériences et ses procédés analytiques. Il fallait , pour lui don- ner un essor indépendant , que le souffle d'une vraie philosophie vint conduire le savant à étudier les phénomènes dans le but d'en déterminer les causes et les elTels.

4 Comme la graine se détache du fruit mûr, il y a soixante ans la chimie se sépara de la physique , pour former une science indépendante ; avec Cavendish et Priestley, elle commença une ère nouvelle. La médecine, la pharmacie, la technologie avaient préparé le sol sur lequel la semence devait se développer et mûrir.

- « Le point de départ fut, comme on sait, une théorie en ap- parence fort simple de la combustion. Nous savons maintenant, •par les résultais qu'elle a produits, quels services, quels bien- faits cette théorie a rendus à l'humanité. Depuis la découverte •de l'oxigène , le monde civilisé a éprouvé une révolution dans ses mœurs et dans ses habitudes. A cette découverte se ratta- che la connaissance de la composition de l'atmosphère , de l'é- oorco solide de notre planète , de l'eau et de leur influence sur in vie des plantes c! dos animaux : l'exploitation avantageuse

SCrENCES ET ARTS. «T

tViruUisIries et de fabriques sans nombre , rexlraclion des mé- laux s'y lient de la manière la plus étroite. On peut dire que le bien-être matériel des nations lui doit les progrès immenses qu'il a faits depuis lors, et que la puissance de l'homme en a été augmentée.

« Chacune des découvertes ultérieures de la chimie a eu pour résultat des effets analogues : chaque application nouvelle de ses lois, de quelque nature qu'elle soit, apporte un bienfait aux peuples , accroît la somme de leur force et de leur prospérité. »

El c'est une mine qui semble devenir toujours plus féconde h. mesure qu'on la creuse. Tout ce que nous lui devons déjà de dé- couvertes utiles, d'applications ingénieuses pour la conservation et la commodité de la vie , n'est rien h côté de ce que ses pro- grès continuels nous promettent encore. Les combinaisons chi- miques se multiplient, se perfectionnent chaque jour, et l'on peut justement concevoir l'espérance d'arriver ainsi h rendre de plus en plus facile l'existence matérielle de l'homme , à dimi- nuer pour lui les fatigues du travail, les chances de la maladie, les soucis des choses terrestres , en sorte que son intelligence épurée et plus brillanle pourra s'appliquer à la contemplation des choses supérieures et de l'infini.

La chimie n'est donc point matérialiste comme on pourrait le supposer en la voyant ne s'occuper que de l'organisation de la matière. Ainsi que toutes les autres sciences naturelles , elle nous dévoile la loute-puissanco , la perfection et la sagesse in- finie de l'Etre Suprême ; elle nous apprend 'a connaîire Dieu par ses œuvres.

« La simple connaissance empirique de la nature nous im- prime , avec une puissance irrésistible , la conviction qu'au delà de ce quelque chose il peut exister quelque chose d'ana- logue et de plus parfait, dont les degrés inférieurs et les plus infimes sont seuls accessibles h notre observation ; et comme toutes les vérités auxquels nous parvenons par induction dans l'élude do la nature, elle vient confirmer l'idée de l'existence d'un Etre Supérieur, d'un Etre Suprême et Infini , à l'intuition ft h la connaissance duquel nous serions incapables de nous élever par la voie des sons. Ce n'esl qur» par le peiTcctinnne-

68 SCIENCES ET ARTS.

ment de nos instruments intellectuels que nous parvenons a concevoir sa grandeur et sa sublimité.

« La connaissance de la nature est la voie qui nous y conduit : elle nous procure les moyens de perfectionner notre intelli- gence. »

Le premier fait qui frappe dans la science, quel que soit son objet, c'est l'existence de lois générales et constantes, auxquelles sont invariablement soumis tous les phénomènes qu'elle étudie. En chimie ces lois se manifestent par ce qu'on appelle l'affinité, c'est-à dire la propriété que des corps mis en contact ont de se combiner.

a Le fer se rouille à l'air, le souffre et le mercure se trans- forment en cinabre. Or , le changement qui s'opère dans les propriétés de ces corps est à l'action chimique qui agit entre les molécules du fer et l'un des éléments constituants de l'air, entre les molécules du soufre et celles du mercure, s C'est en un mot l'affifiité qui détermine une nouvelle combinaison chi- mique. Quelles sont ces lois, comment agissent-elles? Nous n'avons aucun moyen de le savoir, nous ne pouvons que con- stater leur action, qui nous ofîrc des efTets toujours semblables. Le chimiste est parvenu seulement h reconnaître que les corps se combinent suivant des proportions déterminées, de telle sorte que si l'un se trouve en quantité trop forte, le superflu demeure intact en dehors de la combinaison opérée. Des expériences mul- tipliées lui ont permis d'exprimer en chifTres les quantités exactes suivant lesquels les corps simples se combinent entre eux. Il a reconnu de plus que ces proportions restent conslauîment les mômes dans toutes les combinaisons se retrouvent ces mêmes corps simples. Bans limpossibilité de découvrir la loi qui règle cette action chimique, il y a suppléé par une théorie ingénieuse fondée sur les résultats dont il ignore la cai se. Suivant celle théorie , un corps se compose do particules extrêmement ténues, situées à une certaine distance les unes des autres, de telle sorte qu'entre deux de ces particules , il existe un intervalle qui n'est pas rempli par la matière du corps. Cela paraît évideit lorsqu'on voit l'élévation de température augmenter le volume des corps et le rcfroidisscnionl le diminuer. Ces modifications

SCIENCES ET ARTS. C9

réijiillcnt de l'éioignement ou du rapprochement de particules ou alomes. Or, dans les combinaisons cliimiques, les corps se rem- placent réciproquement selon le poids relaif des alomes.

La théorie atomique a rendu de grands services en permettant au chimiste de peser les élémenls dont il s'occupe , et d'arriver , avec l'aide de la balance , à des résultats certains et rigoureux.

Une fois l'impulsion donnée , la chimie étudia d'abord l'at- mosphère qui enveloppe notre globe ^ puis son écorce solide, et maintenant elle aspire h déterminer les transformations en pro- diiiis d'un ordre plus élevé qu'éprouvent certains élémenls , quand ils sont soumis à l'influence vitale d un organisme vé" gélal ou animal.

« Après les bourgeons, les feuilles et les rameaux, viennent lés fleurs. Après les fleurs on voit se développer les fruits. De même nous voyons la chimie passer progressivement de l'étude des minéraux à celle des règnes végétal et animal, et s'unir enfin à la physiologie pour sonder les sources mystérieuses de la vie organique. ■»

C'est celte nouvelle direction de la chimie qui fait l'objet prin- cipal des Lettres de M. Liebig. 11 présente avec beaucoup de clarté les résultats les plus intéressants , obtenus jusqu'ici , si- gnale les applications utiles qu'en ont retirées les arts , l'in- dustrie , l'économie domestique, développe les données pré- cieuses que fournil l'étude de la nutrition ch.ez l'homme et les animaux ; et termine par l'exposé des immenses services que la chimie a déjà rendus et rendra sans doute encore a l'agri' culture , en lui apportant des moyens artificiels de féconder la terre et de composer à son gré le sol le plus convenable pour chaque culture.

La lecture de ce livre nous paraît bien faite pour inspirer le goût de la science. Sans renfermer un enseignement propre- ment dit , il ofTre le résumé de l'état actuel des connaissances ( himiquos , et donne une idée très-nette de leur marche ainsi que des découvertes nouvelles qu'on peut en attendre.

. SCIENCES ET ARTS.

TRAITE DE MUSIQl.'E théorique et pratique, comprenant ta raé- lodie et l'harmonie simple par L. Morin-lJériaz ; Genc\e et Paris, chez Ab. Clierbulicz et G', I vol. in- 12, 5 fr.

Ce petit ouvrage est destiné à présenter aux élèves les prin- cipes théoriques de la mélodie cl de rharmonie sous une forme à la fois claire et précise, avec une série d'applications élémen- taires propres à leur en faire bien comprendre les résultats. L'auteur s'est borné à la partie de la musique qui lient aux im- pressions de l'âme, au cliant simple, en laissant de côté les hautes combinaisons le calcul joue le principal rôle. 11 a voulu ré- sumer ce que renferment h ce sujet les meilleurs ouvrages pu- bliés jusqu'à ce jour, et donner ainsi une espèce d'introduction propre à faciliter l'élude de l'harmonie. Dans ce but il commence par exposer la théorie de l'acoustique. Il définit ce qu'on entend parle eon , et les diverses modiGcations qu'il éprouve suivant que les vibrations du corps frappé sont lentes ou rapides. Cela le conduit 'a la conception exacte de la gamme dont il explique les intervalles, en montrant comment on imagina, pour les ex- primer, les signes de la musique écrite qui prennent ainsi dès l'abord, aux yeux de l'élève, un sens intelligible et une impor- tance trop souvent négligée par les maîtres. Il passe ensuite a la nature des intervalles, dont il croit nécessaire de donner quel- ques notions avant d'aller plus loin. Les différentes espèces de mesures et la grammaire du langage musical forment deux cha- pitres assez étendus et très-complets. La classification des ca- dences, les différences de tonique et les changements de ton sont exposés avec beaucoup de soi.i, de manière à fixer long- temps l'attention de l'élève, cl h contribuer au développement de son goût et de son sen:imen; musical. Des exemples d'ana- lyse musicale forment une suite d'exercices excellents pour l'ap- plication des principes énoncés dans les précédents chapitres, €t pour compléter ces connaissances préliminaires il ajoute un aperçu de l'o, ;hographe musicale ainsi que du rapport des sons et du tempérament. La seconde partie traite de l'harmonie. Après après avoir présenté le tableau général dvs modes et des inl«r-

SCIENCES ET ARTS. tl

Talles, il aborde les accords, et avec une clarté parfaite il en ex- pose la formation, en fait comprendre les ressources sans entrer dans des explications trop difficiles pour les commençants. Les cadences harmoniques, l'accompagnement, la modulation et la transition terminent ce petit traité, à la suite duquel se trouvent des exercices assez nombreux.

Comme ouvrage élémentaire, le livre de M. Morin nous pa" raît digne d'être vivement recommandé. L'auteur joint à un sa- voir théorique très-complet l'avantage d'avoir pratiqiié l'enseigne- ment. A ce double litre il était parfaitement qualilié pour bien remplir une semblable lâche.

Manuel du vigneron, par le comte Odart; 2* édition, Paris, 1 vol. in-12, 3 fr. 50 c.

Ce volume se présente sous des auspices bien propres h lui mériter la confiance publique. Il a reçu l'approbation de la So- ciété royale d'Agriculture et de la Société d'OP'nologie. De pa- reils témoignages d'estime suffisent déjà pour donner l'idée la plus favorable des connaissances de l'auteur et de la valeur de son travail. Mais elles n'étaient en quelque sorte pas nécessaires, car il sufût de parcourir l'introduction pour reconnaître que M. Odart joint à une instruction solide, a des vues judicieuses et fécondes, l'expérience d'une longue pratique. L'amélioration des produits est l'unique but de ses efîorls. Il se propose avant tout d'encourager la production des bons vins, et, à cet efîet, de jeter dans les esprits les germes de cette idée qui peut pro- duire d'immenses résultats ; c'est que dans tous les lieux la vigne est cultivée il n'y a, pour ainsi dire, pas un domaine qui ne possède un terrain propre 'a la production d'un vin de qualité supérieure, moyennant des soins bien dirigés, du discernement et de bons conseils, sans s'arrêter à la similitude des terrains qui n'est jamais indispensable. Eu d'autres termes, M. Odart pense que l'essentiel pour obtenir de bons vins, c'est de perfec- tionner la culture de la vigne ainsi que les procédés do la vini-

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licaliou. Il appuie cette idée sur une foule de faits iiiiéiâssaiils et sur les résultais de sa propre pratique. Il s'attache à démon- trer que les produits obtenus de cette manière sont, sous tous Jes rapports, inûninient supérieurs aux imitations plus ou moins suspectes que tant de fabricants se procurent a l'aide de mélanges ou de combinaisons cliiniiqu-'s, dont l'emploi est souvent mémo dangereux. Sa méthode est basée sur les divers procédés en usage dans les vignobles les plus renommés. La première par- lie de son Manuel traite de la culture de la vigne. Après des considérations générales sur rinflucnce du climat, sur le choix du terrain, son exposition et les «oins de la culture, il donne des directions trcs-détaillées sur h choix du cépage et sur tous les moyens que l'expérience indique comme les meilleurs pour assurer le succès. Il passe en revue les divers modes usités dans la Champagne, la Gironde, la Côte d'Or, le Maçonnais, la Hod- grie, l'Espagne, etc. Il examine les dilTérents engrais propres à la vigne, signale les accidents auxquels elle est exposée, ainsi que les circonstances qui it.fluent sur la qualité du vin , et ter- mine par le calcul des frais de culture d'un hectare de vignoble. Dans la seconde partie, M. Odart s'occupe des procédés do la vinification, non-seulement a l'époque de la vendange, mais en- core pour tout ce qui concerne la conservation et l'amélioration des vins. C'est un traité complet le vigneron trouvera les di- rections les plus sages, les conseils les plus précieux, sans au- cune de ces vues systématiques trop fréquentes dans la plupart des livres de ce genre, dont les auteurs ne sont |>as en mènjo temps des praticiens habiles.

GKNEVE, l.MPR. DE FERU. RAMIt02.

Keuue Critique

DES LIVRES IVOIIVEAUX. J'cvtîev 1 845'.

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LITTÉRATURE, HISTOIRE.

LA r.OMAMEj ou histoire, langue, littérature, orographie, statis- tique des peuples de la langue d'or, y\rdialiens, Vallaques et Mol- da\es . résumés sous le nom de Romans, par J.-A. N'aillant; Paris, :. vol. in-8", 21 fr.

Les peuples que l'on désigne sous le nom de Romans occu- pent la contrée qui s'appelait jadis la Dacie. Trajan , après l'a- voir conquise et en avoir lait exterminer les habitants, y fonda une colonie romaine très-nombreuse. Ce fut comme une popu- lation nouvelle qui vint en si grand nombre que se trouvant bien- tôt a l'étroit dans les villes Daces, elle en éleva d'autres sur tous les points du territoire. S'adonnant à l'agriculture et aux arts de la civilisation , elle dut sans doute se développer rapidement. Mais placée aux confins de cette terre d'Orient d'où sortaient sans cesse les hordes barbares qui venaient se ruer sur l'Europe, elle eut k subir de fréquentes invasions. Les Huns, les Golhs, les Lombards, les Avars la maîtrisèrent tour à tour, mais ils pas- saient outre; avides de pillage, ils ne trouvaient pas chez les laboureurs de la Dacie de quoi satisfaire leur cupidité. Les colons romains eux-mêmes leur montraient le midi, les enga- geaient a se diriger vers les Gaules, l'Italie, l'Espagne, et, après avoir ainsi détourné l'orage, reprenaient le cours de leurs paisibles travaux. Cependant ces envahissements successifs eurent

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Tl LITTÉRATURE.

pour résullal d'altérer leurs m urs, d'c-louffer leur essor et do les replonger petit à petit dans la barbarie. Ils ne conservèrent plus de leur caractère originel que la valeur et la constance qui avaient toujours distingué leurs ancêtres; ils redevinrent guer- riers intrépides, et ce sont eux qui, sous le nom de \lacqui, re- poussèrent les Slaves jusqu'à la Yistule, défirent dans maints combats Alexis Comnène etisaac l'Ange, firent trembler les prin- ces français sous les murs de Constantinople, empêchèrent les Tartares de pénétrer dans l'Occident. Plus tard, ils luttèrent quel- quefois seuls contre toutes les forces de l'empire Ottoman, et leurs annales offrent plus d'un héros digne de notre admiration. Mais cette nationalité romaine, quelque vivace qu'elle soit demeurée au milieu de tant d'éléments étrangers dont elle est entourée, n'a jamais pu parvenir jusqu'ici a se constituer d'une manière dura- ble et indépendante. Elle n'a pu maintenir son unité. Divisée en plusieurs états elle a courageusement lutté, puis après de glo- rieuses résistances et de cruelles vicissitudes elle a succombé sous la puissance turque. Son histoire nous présente une longue suite de désastres, de vexations, de souffrances, au milieu desquelles brillent quelques traits glorieux, quelques rares et courtes pé- riodes de prospérité, suivies bientôt de nouveaux malheurs, jus- qu'à ce qu'enfin le complet abandon des nations chrétiennes ait réduit ce peuple à subir le joug ottoman, « sous lequel, semblable à ce supplicié obligé de se tenir debout entre quatre baïonnettes, il s'est affaissé comme lui sous son propre poids. »

Eh bien, malgré ce régime essentiellement démoralisateur, la nation romane n'en est pas moins restée elle, avec sa langue, ses jnœurs , ses traditions.

M. Vaillant, après avoir consacré la plus grande pariie de son ouvrage aux faits historiques, dont l'intérêt est d'autant plus vif qu'ils sont en général fort peu connus, et à la statistique actuelle des principautés de Vallaquie et de Moldavie, expose avec beau- coup de netteté les motifs qui lui font regarder la langue d'Or comme issue directement du latin. Les colons de la Dacie étaient venus de tous les points de l'empire et avaient sans doute apporté avec eux différents dialectes. Il est même probable que la plu- part d'entre eux, appartenant a la classe des laboureurs, parlaient

HISTOIRE. 75

un latin plus ou moins corrompu. Mais ce lalin se conserva par- mi eux malgré l'introduction des lettres que le moine Cyrille avait données aux Slavons et qui tendaient a les faire rompre tout à fait avec la langue de leur mère-patrie, dont les livres leur de- venaient inintelligibles. Des mots turcs et grecs se mêlèrent sans doute en assez grand nombre à ces dialectes, qui furent longtemps sans aucun développement littéraire. Cependant dès que l'imprimerie fut apportée en Dacie, on publia la Bible et plu- sieurs autres ouvrages en langue d'Or, et les Romans mirent de l'importance a faire revivre ce souvenir de leur vieille nationalité.

L'analogie entre la langue d'Or et le latin est si frappante jus- que dans les moindres détails qu'on ne peut se refuser a la re- connaître. Aujourd'hui encore elle est plus grande que celle qu'on retrouve dans les premiers monuments des langues d"Oc et d'Oïl. M. Vaillant en cite beaucoup d'exemples, et présente des considé- rations très-ingénieuses sur les changements que le mélange d'é- léments étrangers a faire subir aux formes grammaticales. Il donne ensuite un aperçu de l'état actuel de la littérature romane qui, depuis quelques années, a produit des traducteurs habiles, des poètes d'un mérite remarquable. Leurs travaux semblent touloir donner de l'essor à la langue romane, et ont en même temps pour but de réveiller l'esprit national de ce peuple qui éprouve maintenant plus que jamais le besoin de se grouper au- tour des souvenirs de sa commune origine, de s'affranchir des derniers liens qui l'attachent encore a la Turquie, et de repren- dre son rang parmi les nations indépendantes.

L'auteur exprime le vœu de voir ces efforts secondés par la po- litique européenne, car il croit que c'est le seul moyen d'assu- rer leurs succès, et il termine en faisant connaître sous un jour très-favorable les mœurs, les usages et le caractère des Romans, qu'un séjour de huit années au milieu d'eux lui a permis d'étu- dier avec soin.

On voit que M. Vaillant sympathise vivement avec les inté. rêls' de ce peuple intelligent et spirituel dont il a entrepris de plaider la cause. Mais quoique l'on puisse reprocher 'a son style un ton parfois déclamatoire et ampoulé, ses observations parais- sent en général judicieuses et dignes d'inspirer la confiance.

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LA TRAXSYLVAXIE cl ses habilants, par A. de Géiaiiiln. Paris, 2 vol. in-8o. fig., IG tr.

Cet ouvrage forme en quelque sorte le complément du précé- dent. C'est un voyage dans la Transylvanie dont l'auteur nous fait connaître les mœurs, les usages, les institutions, ainsi que les souvenirs historiques les plus importants qui s'y rallaclient, et Jes éléments de nationalité, qui, la comme en Hongrie, se sont conservés pleins de vigueur, malgré le joug autrichien. M. de Gérando partage à peu près les mêmes idées que M. Vaillant au sujet de l'avenir de ces peuples. 11 les croit destinés a prendre un essor commun et h se grouper en un état indépendant, que la politique européenne sera tôt ou lard elle-même intéressée h constituer et à reconnaître. La Transylvanie est remarquable par la richesse extraordinaire du sol; presque toutes ses rivières charrient de l'or et ses mines en produisent une assez grande quantité. Ses habitants sont des I\Iag3'ars hongrois, des paysans Valaques, dos Saxons et des Bohémiens ou Gilanos. Chacune de ces différentes races a conservé sa physionomie particulière : le Magyar fier, résolu, grave, n'aime rien tant que sa pipe; le Vc- Jaque paresseux ne travaille que juste assez pour ne pas mourir de faim ; le Gitano afTamé et déguenillé mène sa vie nomade, exerçant des industries suspectes; le Saxon montre seul des ha- bitudes vraiment laborieuses, cultive la terre avec soin, sait se procurer par son travail une existence aisée et commode. Il sèmo sas champs de pommes de terre, et trouve une source de bien- être dans cette plante que le Hongrois méprise comme n'étant bonne que pour les Autrichiens et les cochons, s La maison du Saxon est abondamment fournie de tout ce que la commodité exige. Les chambres en sont grandes, aérées, suffisamment éclai- rées. Des meubles pareils à ceux de nos paysans sont rangés le _ long des murs. Buffet et vaisselle, tout cela est fort brillant. Dans un coin est placée la Bible de famille. Chaque chose est ii sa place. La femme va et vient, jette le regard du maître, pré- pare le repas. Elle a, avec son épais jupon de laine, une veslo noire semblable a un dolman, et sur la tête un voile blanc, coif-

HISTOIRE. 77

fure que les jeunes filles remplacent par un peut shako de ve- lours noir. Chaussée de ses interminables bottes, elle enfourche hardiment son cheval et mène bravement l'attelage, tandis que son mari tient la charrue. Nulle part la femme n'apporte un plus utile concours. Le soir venu, de nouvelles occupations surgissent, et souvent le vigoureux Saxon, prenant la quenouille, file, comme filait Hercule, auprès de sa massive compagne, a

Chez le Hongrois on ne trouve pas un intérieur aussi confor- table, ni celte même égahté entre les époux. Il a gardé dans ses mœurs quelque chose d'oriental. On dirait qu'il est campé plu- tôt qu'établi d'une manière définitive dans les lieux il réside. Il travaille bien avec ardeur pour s'assurer largement le néces- saire, mais se soucie peu du superflu, et met ses principales jouissances dans la vie contemplative dont il goûte les douceurs en fumant sa pipe. Pour lui, la femme et les enfants sont ses gens, ses serviteurs. Il règne en maître sur sa chaumière, et lu parcelle de terrain dont elle est entourée, qu'il appelle pompeu- sement son bien, car tout paysan hongrois est noble autant que le plus riche seigneur de son pays. Mais cette fierté ne l'em- pêche pas d'être simple, sociable, hospitalier. Il accueille l'é- tranger avec une cordialité franche et loyale ; il a un cœur hon- nête et généreux, des sentiments élevés, des qualités qui inspi- rent dès l'abord l'estime et la confiance. Les détails que donne à cet égard M. de Gérando sont bien faits pour intéresser le lec- teur. Sa relation est écrite avec charme et l'on y rencontre une foule d'observations piquantes, des descriptions variées, des in- cidents curieux, toutes les données propres à faire connaître le pays, ses ressources, son histoire et l'état actuel de son dére- loppement.

HISTOIRE DE DON QUICHOTTE de la Manche, par Michel Cer- vantes, traduit par F. de Rrotonnc; Paris, chez Didier, 55, quai des Aiignslins, 2 vol. in-12, 7 fr.

Voici un de ces Hvrcs qui ne vieillissent point et auxquels on revient toujours avec le même plaisir. On a leau lavoir lu déjà

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vingt fois, on le relit encore sarise lasser d'admirer le génie de l'auteur qui a si bien su intériser les hommes de tous les temps et de tous les pays aux avetures d'un pauvre fou, im- mortaliser son nom par une critiqa ingénieuse dos romans de chevalerie depuis longtemps tombédans l'oubli le plus complet. Le héros de la Manche est un toe imaginaire qui n'a jamais existé que dans la fantaisie de Cenntes , dont la manie excen- trique n'a surtout rien de commu avec le caractère de notre époque, et cependant on y trouve ncore aujourdhui une foule de traits qui nous fiappent par leuvérilé, une foule d'observa- tions aussi justes que profondes. Ost que Don Quichotte n'est pas simplement une caricature gnesque e( superficielle ; sous le masque ridicule du chevalier eiant bat un cœur d'homme plein de seulimenls élevés, d'insti:ls honnêtes, d"élans géné- reux ; sous la rude écorce de Sanco Pança , au travers de ses finies boufTonnes on voit percer Idjon sens populaire, on dé- couvre ce mélange do simplicité nae et d'astuce, de bonhomie naturelle et de calcul intéressé qui iractériseje paysan. Olez au maître sa marotte de chevalerie, a'écuyer sou île dont le gou- vernement en perspective lui lournda tète, et vous aurez deux portraits dont les originaux ne ma|uent pas dar)s le monde , ou plutôt vous reconnaîtrez que Calantes n'a fait que résumer en ces deux personnages les résulta que lui fournissait l'élude de la société humaine. Le chevalioide la Manche est l'homme d'imagination, d'intelligence, cheiequel la pensée domine et subjugue complètement la matière si bien qu'il en oublie les exigences de la vîc positive, les bes-ns du corps, pour se livrer aux rêveries de son esprit exalté. >e résulte une espèce de folie qui a quelque chose d'honoraJe malgré les extravagances dentelle est la source. On s'intéressvivementà Don Quichotte, on éprouve de la sympathie pour li, parce que ses sentiments sont toujours nobles (!t droits, parcque sa manie chevaleresque n'est, après tout, que l'exagératioide tendances généreuses et très-dignes de notre estime. D'ailiers à côté de cotte manie il montre une raison saine , un jugertnt plein de sagacité , une sagesse peu commune. C'est un ^rilable philosophe pratique par sa résignation dans les revers ,)ar son égalité constante au

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vingt fois, on le relit encore sans se lasser d'admirer le génie de Tanteur qui a si bien sa intéresser les hommes de tous les temps et de tous les pays aux aventures d'un pauvre fou, im- mortaliser son nom par une critique ingénieuse des romans de chevalerie depuis longtemps tombés dans l'oubli le plus complet. Le héros de la Manche est un type imaginaire qui n'a jamais existé que dans la fantaisie de Cervantes , dont la manie excen- trique n'a surtout rien de commun avec le caractère de notre époque, et cependant on y trouve encore aujourd hui une foule de traits qui nous fiappent par leur vérité , une foule d'observa- tions aussi justes que profondes. C'est que Don Quichotte n'est pas simplement une caricature grotesque et superficielle ; sous le masque ridicule du chevalier errant bat un cœur d'homme plein de sentiments élevés, d'instincts honnêtes, d'élans géné- reux ; sous la rude écorce de Sancho Panoa , au travers de ses ^illies boufTonnes on voit percer le bon sens populaire, on dé- couvre ce mélange de simplicité naïve et d'astuce, de bonhomie naturelle et de calcul intéressé qui caractérise, le pavsan. Olez au maître sa marotte de chevalerie, a l'écuyer son île dont le gou- vernement en perspective lui tourne la tète, et vous aurez deux portraits dont les originaux ne manquent pas dans le monde , ou plutôt vous reconnaîtrez que Cervantes n'a fait que résumer en ces deux personnages les résultats que lui fournissait l'étude de la société humaine. Le chevalier de la Manche est l'homme d'imagination, d'intelligence, chez lequel la pensée domine et subjugue complètement la matière , si bien qu'il en oublie les exigences de la vie positive, les besoins du corps, pour se livrer aux rêveries de son esprit exalté. De Ta résulte une espèce de folie qui a quelque chose d'honorable malgré les extravagances dont elle est la source. On s'intéresse vivement à Don Quichotte, on éprouve de la sympathie pour lui, parce que ses senlimenis sont toujours nobles ot droits, parce que sa manie chevaleresque n'est, après tout, que l'exagération de tendances généreuses et liès-dignes de notre estime. D'ailleurs à côté de cette manie il montre une raison saine , un jugement plein de sagacité , une sagesse peu commune. C'est un véritable philosophe pratique par sa résignation dans les revers , par son égalité constante au

IHSTOIP.E. 79

milieu des vicissitudes diverses auxquelles il esl en bulle. Sa foiie même n'est, en quelque sorte, qu'une erreur de date. Il se croit encore en plein moyen âge et se veut faire redresseur do torts , défenseur des opprimés , ce qui certainement est une lâche Irès-belle et très-grande. S'il se trompe sur les moyens , s'il extravague en voulant ressussiler les usages de la chevalerie errante au sein du monde moderne , nous devons reconnaître que ses projets ne sont pas beaucoup plus insensés que ceux tant de fois conçus et tant de fois tentés en vain pour réformer les abus de l'état social. C'est une observation fort triste mais bien vraie qui a suggéré a Cervantes le caractère de son héros. L'homme est constamment placé entre deux écueils également funestes : d'une part l'enthousiasme irréfléchi qui n'écoule que la voix du sentiment et conduit bientôt jusque sur les confins de la folie ; de l'autre la froide raison qui dessèche le cœur et glace ses élans généreux. Voila pourquoi nous sympathisons volontiers avec Don Quichotte ; quelqu'étrange que soit sa manie , elle prend sa source dans un cœur bon et honnête , qui n'a d'autre tort que de se laisser gouverner par la folle du logis , que de s'abandonner aux rêves séduisants de l'imagmation. Mais cela ne l'empêche pas d'être un excellent homme , aimé de tous ceux qui l'entourent , et bien digne en eft'et de leur attachement. Son écuyer Sancho lui-même, tout grossier, tout matériel qu'il esl, ne peut suivre long-temps un tel maître sans éprouver de l'afTeclion pour lui. Son bon sens se révolte d'abord contre les extravagances de Don Quichotte , puis bientôt il est subjugué par l'ascendant de la supériorité intellectuelle et morale qui ne perd jamais ses droits. Il finit par croire tout de bon aux prodiges de la chevalerie errante , et quoique l'intérêt personnel demeure toujours le principal mobile de sa conduite, il prend petit à petit/ sous l'influence de son maître, les allures du dévouement, au- tant du moins que cela est conciliable avec ses instincts naturels. Quel chef-d'œuvre que cette grotesque figure de Sancho Pança, type du gros bon sens populaire uni à l'égoisme intéressé du paysan , qui contraste d'une façon si originale avec la folie gé- néreuse de Don Quichotte. Et quel art merveilleux dans l'enchai- nonicnl de ces aventures si variées quoique toujours idcniiijiie*

80 LITTÉRATURE,

avec le sujet du roman, dans ces épisodes si bien rattachés à l'action principale , dans cette nuiltitude de petits détails dont il n'est pas un d'inutile , pas un qui ne concourt a l'harmonie de rensemblo- C'est une suite de scènes plus ou moins dramatiques, les unes comiques ou bouffonnes, les autres touchantes, sérieuses ou tragiques, dans lesquelles l'auteur déploie une connaissance profonde du cœur humain, se montre tour a tour critique ingé- nieux , peintre délicat et sensible, moraliste fidèle aux principes les plus purs et les plus salutaires. Et au milieu de ces innom- brables incidents l'unité de son récit n'est jamais rompue , parce qu'ils viennent se grouper autour des deux principaux person- nages qui les dominent constamment, sur qui se concentre d'un bout à l'autre l'intérêt du lecteur.

Ainsi que le dit Don José Mor de Fuenics dans son éloge de Cervantes : « Don Quichotte, en dépit de l'amère raillerie dont il est l'objet , malgré l'excès des mauvais traitements corporels qu'il endure,""n'est jamais amoindri ni déconsidéré, encore moin» avili. Loin de là, ses élans continuels de noble héroïsme et de dé- licatesse sur le point d'honneur inspirent une certaine vénération, ut font naître la sympathie dans les cœurs sensibles. Ce caractère admirable, que le grand Cervantes est parvenu à donner à sou héros imaginaire est sans doute un des plus grands traits de son génie. Mais il se surpasse encore lui- même dans l'action pleine de vie et la parfaite convenance de la double face du caractère de l'écuyer. Sancho est à la fois très-crédule et très-méfiant ; ces deux aspects de son caractère, toujours opposés et saillants, sont une des conceptions les plus sublimes de l'histoire et dont on n'a pa^ , je crois, jusqu'à présent assez exalté le mérite. Sancho , le malin enchanteur qui a transformé la paysanne du Toboso en Dulcinée et en princesse , est le même qui , au premier mot que lui dit la duchesse, reste convaincu de la réa- lité de cet enchantement. »

Aux beautés de tout genre que renferme le roman de Cer- vantes , et qu'il est superflu d'énumérer , puisqu'il n'est per- sonne qui ne les connaisse et ne les apprécie , se joint dans l'original le mérite d'un style qui est demeuré le modèle de la langue castillanne. Les qualités les plus diverses s'y trouvent

HISTOIRE. 81

réunies j et la simplicité naïve qui en forme le fond rend surtout difficile la lâche du traducteur. Aussi , quoique bien des efforts aient été plus ou moins heureusement faits déjà pour doter la littérature française d'une bonne' traduction de Don Quichotte^ on ne se lasse pas d'en essayer de nouveaux. M. de Bretonne lui- même en est à sa seconde tentative. Profitant des critiques dont sa première édition a été l'objet , et de l'excellent travail que j depuis lors, a fait paraître M. Viardot , il a cherché à se rap- procher davantage encore du texte , a suivre de plus près les allures de l'original, à mieux reproduire le cachet particulier du génie de Cervantes. Une parfaite connaissance de la langue es- pagnole serait nécessaire pour bien juger jusqu'à quel point il a réussi. Mais en comparant sa traduction avec celles qui l'ont précédée, nous n'hésitons pas à la placer au premier rang, M. Yiardot nous paraît le seul rival digne peut-être de lui disputer la prééminence.

TI3I0N D'ATIIÈXES, comédie de Shakespeare, traduite en veii français par L. Delàlre ; Genève, in-8°.

Pourquoi cet ouvrage, qui n'est pas sans mérite, a-t il passé presque inaperçu dans les derniers mois de l'année qui vient do s'écouler? C'est ce qu'il serait difficile de dire; serait-ce qu'une traduction est toujours moins susceptible d'attirer l'attention qu'une œuvre originale, quand d'ailleurs l'ouvrage primitif est lui même peu connu? Nous voulons le croire; mais ce qui est certain, c'est que l'empressement du public n'a point répondu à l'attente de l'auteur, s'il faut en juger par la préface.

a J'ai , dit-il , tâché de fondre ensemble les deux systèmes do versification, l'ancien et le moderne;.... J'ai évité les cnjam-

Itements d'un vers à l'autre l'ai fait en sorte que le sens fut

t(nijours complet dans le vers J'ai presque toujours rimé

très-richement Je ne fais jamais rimer les syllabes longues

avec les brèves, innovation que je recommande aux lyres de riustitut Aucun poète n'avait encore tenté de Iradin're le

82 LITTÉRATURE,

Timon Ma traduction est la première qui en ait été faite en

vers français, etc, elc, elc,..,. »

Toutes choses fort belles sans doute , et faites pour séduire le public,... mais peut-être eussent-elles été mieux placées dans toute autre bouche que celle de l'auteur; on souffre les préfaces à systèmes, parce qu'on ne les ht pas, mais il arrive qu'on ht les préfaces à réclame, et on ne les souffre guère, parce que la littérature n'est point une marchandise que son fabricant soit bienvenu à faire valoir lui-même.

C'est un des caractères de la critique moderne, que cette pré- tention qu'elle a de sonder la composition httéraire, de l'analy- ser, de mettre au jour les procédés du poète, comme pour y trouver un principe unique de création : c'est sans doute le ca- ractère d'une époque de déchéance, que cette étude de soi-même et de ses impressions, qui tend à détruire la spontanéité; le sen- timent qui s'étudie lui-même n'est déjà plus; comment supposer simultanément l'inspiration et la réflexion, l'enthousiasme et la discussion, la vie du corps et sa dissection? D'ailleurs, que de principes divers se présentent alors! L'un part de l'impression, de la sensation, comme source de toute poésie; l'autre oppose a cette origine celle du sentiment. Tel regarde la poésie comme inhérente aux choses ; tel autre comme provenant de l'homme seul ; tel la recherche dans l'utilité et veut un but a toute œuvre d'art; tel autre prétend la voir dans le seul vrai! Celui-ci ne l'admet que dans le calme du souvenir, celui-là dans le seul feu de la passion! Autant d'hommes autant de systèmes; chaque poète a sa muse inexplicable et capricieuse ; que de peuples se sont succédés avec des procédés poétiques bien divers, en pro- duisant tous des œuvres grandes et belles!

Le rôle de la critique n'est pas, selon nous, d'analyser ainsi la composition ; elle doit juger la statue sans eu interroger les ébauches successives; toutefois, s'il est une branche de la litté- rature qui permette cette étude et dont le travail souffre d'être mis au jour dans ses mystères, c'est à coup sûr la traduction; surtout quand elle tente de reproduire le modèle en imitant plutôt qu'en interprétant. Il faut en effet juger une imitation dans ses rapports avec l'original, et ces rapports se trouvent

HISTOIRE. 83

dans le travail de l'imitateur; on ne peut comparer une œuvre primitive qu'avec l'idéal que son auteur avait devant les yeux , et que lui seul a fait connaître par l'expression il l'a fait des- cendre; une imitation, au contraire, peut être mise en parallèle avec l'original que tout le monde connaît.

La traduction est d'ailleurs une branche modeste de la litté- rature: la poésie, les parties plus élevées de l'art supportent moins que le scalpel de l'analyse soit appliqué à leur conception, mais le nom seul de traduction semble appeler les commentaires et les dissections du philologue.

Toutefois, il est deux genres d'imitation, dont l'une est réel- lement une sorte de traduction, et l'autre se rapproche de la création imitalive. La première se distingue essentiellement de la seconde par son but, et son élaboration est plus susceptible d'être discutée et critiquée.

Pour certains écrivains,, l'imitation reste assujétie au modèle, en ce sens que leur but est de donner une idée exacte de l'origi- nal dans ses qualités les plus frappantes ; qualités qu'une traduc- tion littérale ne saurait reproduire qu'imparfaitement; ils puisent leur inspiration tout entière dans le modèle et cherchent a s'iden- tifler avec l'idée qui lui a donné le jour; ils reflètent d'un reflet moins éclatant la même lumière, comme la lune reflète les rayons du soleil; ils reproduisent en un mot la même œuvre sous une autre expression ; mais pour en rendre les effets, leur génie leur inspire des formes plutôt analogues dans l'impression qu'elles produisent que réellement calquées sur celles du modèle.

La traduction littérale est en effet fort souvent comme un daguerréotype, les objets viennent se peindre parfaitement identiques en proportions, mais sans vie et sans couleur; elle est peu fidèle, en ce qu'elle rend mal le mouvement; un style traînard et pesant est souvent par son moyen la reproduction du langage le plus passionné, témoins ces fragments des tra- giques grecs, la douleur, la joie , l'amour, tous les sentiments sont peints tour à tour dans le style le plus éloquent et le plus animé, et que la traduction exacte ne peut guère qu'affaiblir et dépoétiser: voici l'interprétation littérale d'un chœur d'Iphigénie en Aulide d'Euripide :

84 LITTÉRATURE ,

Je dessers ces autels sanguinaires, menant la vie la plus malheureuse: le malheur ne fait point souffrir celui qui y a été élevé, la fatalité l'accompagne; mais être malheureux au sein du bonheur est un destin pesant pour les mortels; et toi véné- rable Argienne, une galère te conduira chez toi; le chalumeau enduit de cire du divin Pan accompagnera le bruit des rames: Phébus le divin, faisant entendre Tharmonie de sa Ivre a cinq tons, en chantant conduira le navire vers la terre athénienne. Me laissant sur cette terre , tu navigueras à l'aide des rames bruyantes; les cables tendent au-dessus de la flotte les voiles du navire qui fend l'onde. Que ne puis-je remplir une carrière bril- lante , traverser les régions élhérées et me rendre , le dos pourvu d'ailes, dans ma patrie etc »

En voici l'imitalion libre essayée par un de nos amis:

Captive infortunée. Je pousse un vain soupir. Sur ces bords encliaînée, J'y dois vivre el mourir ! Quand c'est un sort paisible Que frappe un coup terrible, La plaie est plus sensibic; Rien ne peut la guérir!

Mais, pour loi, ma maîtresse I De nombreux matelots. T'entraînent vers la Grèce ; Les joyeux chalumeaux, Avec leur voix bruyante. Règlent la chute lenîe De la rame pesante Qui plonge-dans les eaux.

-Au devant du navire. Le grand Dieu de Délos Aux accents de sa lyre, Applanira les flots, Et tandis que je reste En ce pays funeste. Heureuse avec Oresle, Tu reverras Argos !

HISTOiRE. 83

Oh! que n'ai-je des ailes ! Je franchirais des cieux Les voûtes éternelles ; El l'astre radieux. Qui verse la lumière. Me verrait, prompte et fière, A travers sa carrière, M'élancer vers ces lieux.

Où, dans mes jours de fête, A!ors que le malheur Ne courbait pas ma têle. Je conduisais le chœur De mes compagnes chères. Sous les yeux de nos mères, Dont nos danses légères Réjouissaient le cœur.

Ici rimilation rend mieux la pensée et le mouvement de l'au- teiii' grec, tandis que rinterprétation exacte le décolore et le pâlit, tout en lui conservant peut-être un caractère plus original.

Ce premier genre d'imitation se trouve souvent uni au second, parce qu'il est impossible qu'en traduisant ainsi certaines idées, on ne les modifie pas a la filière de son esprit; le second genre consiste on effet dans une imitation plus large; le modèle n'en est pas le but, mais le point de dépari; le chef-d'œuvre n'est 4)lus que l'occasion, l'élan révélateur dont la contemplation vient comme délier les ailes de l'esprit plutôt créateur qu'imitateur qui y trouve un enseignement u ses premiers essais, un terrain à son premier essor. Plus libre alors et dégagé de son enveloppe pre- mière, cet esprit apprend par des chutes à s'élever, et bientôt atteint dans son vol ceux dont la vue lui avait révélé son pouvoir. Peut-èlre, dans une époque plus favorable à la poésie, se fùt-il développé de lui-même et sans la contemplation d'une autre lit- térature. Comme Prométhéc, ces imitateurs ne dérobent un rayon à l'astre divin que pour eu animer leur statue, qui commence abrs h briller de son propre éclat. Dans cette acception, Yirgile est un sublime traducteur d'Homère, Racine et Corneille sont des imitateurs des tragiques grecs.

9

LITTERATURE ,

e Je dessers ceautols sanguinaires, menant la vie la plus malheureuse; le maleur ne fait point souffrir celui qui y a été élevé, la fatalité raeoropagne; mais être malheureux au sein du bonheur est un (btin pesant pour les mortels ; et toi véné- rable Argienne, uno^alère te conduira chez loi; le chalumeau enduit de cire du din Pan accompagnera le bruit des rames: Phébus le divin, faiait entendre Tharmonie de sa lyre à cinq tons, en chantant ccdnira le navire vers la terre athénienne. Me laissant sur ccKfterre, tu navigueras à l'aide des rames bruyantes; les cablesendent au-dessus de la Hotte les voiles du navire qui fend l'oiid' Que ne puis-je remplir une carrière bril- lante , traverser les ruons éthérées et me rendre , le dos pourvu d'ailes, dans ma pale elc »

En voici l'imitalionibre essayée par un de nos amis :

Câpre infortunée, Je pisse un vain soupir. Sur «s bords encUaînée, J'y cis vivre et mourir ! Quai c'est un sort paisible Querappe un coup terrible, La pîe est plus sensible; Rien e peut la g;ucrir !

Maispour loi, ma maîtresse ! De nnbreux matelots, T'eiiUînent vers la Grèce ; Les jyeux chalumeaux, Aveoeur voix bruyante, Rcgiil la chute lenle De lirame pesante Qui png©.dans les eaux.

Au tleant du navire. Le gmd Dieu de Dclos Aux accnts de sa lyre, Applara les flots, lit taris que je reste En caays funeste, Heurise avec Or Tu reerras Argos

HISTOiRE.

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Où, dans mes jours dfète. Alors que le tnallicur Ne courbait pas ma té, Je conduisais le cliœii De mes compaj^nos oircs, Sous les yeux de nos rrc?, Dont nos danse? i Réjouissaient le

Ici liinilation rend mieux la penstu le niouveinciit do l'au- teur grec, tandis que rinlerprétalion xacle le décolore et le pâlit, tout en lui conservant peut-être t caraclère plus original. Ce premier genre d'imitation se Irou^ souvent uni au second, parce qu'il est impossible qu'en tradi.u:iU ainsi certaines idées, on ne les modifie pas a la filière de S(t)e,^[iril; le second genre consiste en efîet dans une imitation ph large ; le modèle n'en est pas le but , mais le point de dépa ; le chef-d'œuvre n'est 4)lus que l'occasion, l'élan révélaleiu' dft la contemplation vient comme délier les ailes de l'esprit pluiùtréaleur qu'imitateur qui y trouve un enseignement a ses premieressais , un terrain à son premier essor. Plus libre alors et dégaj de son enveloppe pre- mière, cet esprit apprend par des cbus a s'élever, et bientôt

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86 LITTERATURE ,

Revenons au Timon. Dans laquelle de ces deux catégories rentre la traduction de M. Delùtre? D'une part, il semble bien avoir eu pour but de donner dans la langue française une idée du genre de Shakespeare, des qualités, du mouvement de son drame; de l'autre, ce but n'est aucunement rempli, et celte traduction libre en vers français, s'éloigne bien autrement des caractères élevés de cet auteur que la traduction littérale. Il faut croire que M. Delàtre avait l'intention de faire une imitation du premier genre : a La traduction la plus rationnelle, dit-il, est do

traduire non la lettre, mais le sens Le meilleur procédé

pour bien traduire un poète, c'est de rendre sa pensée comme

on la sent plutôt que comme on la voit » Mais M. Delàtre

a traduit le Timon comme il le sentait, non comme il était, ce qui n'est pas en donner une vraie traduction; celui qui imite pour traduire mieux, doit avant tout chercher à reproduire dans sa langue les qualités que l'original avait dans une autre.

Ce qui constitue l'art en poésie, et plus généralement en litté- rature, c'est le rapport qui existe entre les idées et le style: le génie, a dit M. Do Lamartine, sait concilier ces deux choses contraires , l'inspiration et la correction; pour tout homme qui êcr.t, les idées apparaissent d'abord vagues , confuses, il éprouve de la difficulté à les enclore dans les mots , car il lui faut revêtir d'une forme ce qui lui apparaît comme infini : une lutte s'établit entre la pensée et la langue, cette lutte alimente l'inspiration, et se termine enfin par la victoire ou la défaite de l'écrivain ; il en résulte que l'expression est intimement liée à la pensée, et tellement que, ne fit-on que changer la position relative des mots, on altérerait peut-être l'énergie ou la beauté de la pensée aux yeux de celui qui ne la voit qu'au travers de la forme dont elle est revêtue.

Le traducteur doit donc bien se pénétrer de l'idée que l'auteur a exprimée, s'imprégner en quelque sorte de son génie, en étu- diant les caractères de ce génie tels qu'ils se réfléchissent dans ses œuvres, et en s'appropriant ce mouvement qui donne à ses productions l'harmonie et la beauté.

Ainsi n'a point fait M. Delàtre; une traduction littérale n'est pas vraiment du Shakespeare, nous le reconnaissons, mais l'imi-

HISTOIRE. 87

tation de M. Delâtre en est bien moins encore ; s'il est un drama- turge français dont le style et la composition rappellent Shakes- peare, c'est M. Alexandre Dumas ; h lui appartiendrait le privilège de reproduire fidèlement le tragique anglais, si un génie aussi créateur pouvait s'assouplir au point de se faire traducteur, même par la plus large imilation. M. Delàtro, croyant retrancher sans doute les longueurs du Timon anglais, en a élagué les traits les plus caractéristiques, et son style, par cette prétention qu'il a de réunir les beautés des deux genres , classique et romantique, a perdu l'énergie, le mouvement rapide et les vives couleurs de celui de Shakespeare.

Autre temps, autre langage, il est vrai, et certains tableaux du Timon ne pourraient figurer ni sur notre scène, oii leur cru- dité serait parfois salutaire, ni sur un livre qui veut se faire lire de tout le monde; mais il fallait remplacer ce qu'on ôtait par quelque chose qui en rappelât la vigueur et le pittoresque. Le Timon de M. Delâtre, privé de nombreux traits caracté- ristiques du Timon anglais, est un nouveau drame formé des éléments de l'ancien, choisis et accommodés au goût du siècle, reconstruit d'une architecture propre au traducteur, d'une ver- sification facile et correcte, et dont l'ensemble n'est d'ailleurs pas, à notre sens, d'un mauvais effet.

H. S.

L'ÉGLISE OFFICIELLE et le Messianisme, par Adam Mickiewicz; Parisj i vol. in-8% 7 fr. 50 c.

On ne se douterait guère assurément qu'un pareil titre est celui du cours de littérature slave professé au collège de France. Le ministre qui créa cette chaire spéciale dans un but purement littéraire ne s'imaginait sans doute pas non plus qu'on s'en ser- virait pour prêcher une religion nouvelle. Il est vrai qu'en con- fiant l'enseignement h un poète on devait bien s'attendre ci ce qu'il y apporterait plus d'imagination que de critique, plus d'en- thousiasme que de raisonnement. En effet, dès ses premières le-

88 LITTÉRATLBE,

^ons, M. Mickiev.icz laissa percer des tendances assez mystiques. Pour lui le talent créateur était une véritable révélation et il di- sait : a Je crois que les peuples chrétiens marcheront de plus en plus vers la réalisation de TEvangilo , et qu'un jour ces âmes privilégiées , qui se trouvent en état de recevoir les inspirations divines , seront appelées à jouer des rôles qui , aujourd'hui peut- être, ne seraient pas encore en rapport avec Télat actuel de la société. 3> Et appliquant coite idée à Tobjet de son cours, il ajou- tait : o Nous avons le droit d'affirmer que la nation qui a le plus souiïert de la réaction de l'ancien ordre de choses, la nation la plus opprimée par les puissances qui se fondent sur le passé, la nation polonaise, a été préparée à recevoir de hautes révéla- tions. B

La série de ces révélations constitue ce qu'il appelle le Mes- sianisme. C'est l'intervention perpétuelle de la Divinité pour di- riger le monde dans les voies de sa destinée.

La littérature et surtout la poésie ne sont que des instruments de la révélation, qui s"en sert ponr accomplir son oeuvre en de- hors d<? TEglise officielle et de la nationalité , qu'on ne doit re- garder que comme des organisations temporaires et transitoires.

Partant <le ce point de vue assez vague, mais original et fé- cond, M. Mickiewicz aborde la lillérature slave, dans laquelle il croit retrouver, plus que dans nulle autre ^ cette tendance hu- manitaire qui est à ses yeux le cachet de l'inspiration divine. Quoique les productions n'en soient pas très-nombreuses , elles lui fournissent une source abondante de développements ingé- nieux , parce que le rapport sous lequel il les envisage le con- duit a des considérations philosophiques de la plus haute portée. C'est l'ensemble de l'histoire et de la vie des peuples slaves qu'il embrasse dans son cours , et la littérature proprement dite n'y tient que la moindre place. Il se livre h de savantes recher- ches sur l'-origiive des Slaves, sur les monuments de leur anti- quité , SUT leur mythologie ; il examine ensuite la philosophie dans ses rapports avec l'esprit slave, et a ce propos il passe en revue tous les systèmes philosophiq«is modernes: puis revenant a la Pologne , il fait une excursion sur le domaine politique , compare l'idéal des iHstiliUions de l'empire russe avec l'idc'al

HISTOIRE.

de la république polonaise , signale l'esprit nouveau qui est du contact de la France avec la Pologne, et termine en présen- tant la race slave comme « l'armée future de ce Yerbe qui vient c aujourd'hui pour créer l'époque nouvelle. »

Ici s'arrêtent les leçons renfermées dans ce premier volume. Nous attendrons la suite pour en offrir à nos lecteurs une ana- lyse plus complète, et pour formuler un jugement mieux ap- profondi. Mais comme les idées étranges de M. Mickiewicz ont fait quelque sensation , et que malgré leur mysticisme nuageux elles portent l'empreinte d'une intelligence vraiment supérieure, nous ayons cru nécessaire d'en donner ce rapide aperçu afin que l'attention fût attirée sur un travail cerlainement très-remarqua- ble, que son titre bizarre ne doit pas priver du succès qu'il mérite.

MÉMOIRES SECRETS de G.-J. D., duc de Roquelaure , précédés d'un Essai sur les mémoires historiques par P.-L. Jacoh, bibho- phile; Paris, 2 vol in -8', 15 fr.

Le roman commence a n'être plus d'un bon rapport, et cela grâce surtout au feuilleton qui a promptement épuisé tout à la fois la fécondité des auteurs et l'appétit des lecteurs. On s'est habitué à ne plus le prendre d'ailleurs qu'en petite dose, chaque jour après son déjeuner, entre les déclamations politiques du journal et la cote de la bourse ; on ne saurait plus le goûter en gros volumes, dont la seule vue fait bâiller d'ennui. Yoilà pour- quoi le Bibliophile Jacob juge b propos d'inventer un nouveau moyen de réveiller la curiosité publique. Et pour cela son ima- gination ne se met pas en grand frais. Il fait comme beaucoup d'inventeurs , il va chercher quelque vieillerie qu'il tente de remettre à la mode. Le procédé n'est pas merveilleux, mais il est simple , il n'exige pas le moindre effort do génie , on peut dire qu'il est h la forléo de tout le monde. Seulement il nous semble que le Bibliophile aurait bien pu choisir une Tieillerie plus vieille , plus oubliée que celle dont il essaie la

î)d LITTERATURE,

résiirreclion. En eiïet , coniineni espère-t il relever aujourd'hui déjà la fabrication des Mémoires, tombée naguère faute d'écou- lement, et dont les produits encombrent encore les magasins de la librairie? Ce n'est pas la marchandise qui manque, ce sont les demandes, et quel que soit le talent de M. Jacob, il serait prudent de commencer d'abord par rétablir l'équilibre sur le marché, avant de remettre en train une fabrique dont c'est pré- cisément l'imprudente activité qui a causé la ruine. Les plus ex- cellents produils, lorsque leur abondance est trop grande, ne trouvent plus d'acheteurs et tombent bientôt à vil prix. C'est ce qui est arrive aux Mémoires dont les catalogues au rabais sont actuellement remplis, et que l'on offre vainement h 2 fr. 50 c., à 1 fr. 50 et môme à 75 c. le volume. Il est vrai que la plupart sont d'assez tristes productions, sans mérite d'aucun genre. Mais ceux que nous apporte le Bibliophile valent-ils beaucoup mieux ? A-t-ii découvert une nouvelle raine de documents inédits sur les hommes et les choses du temps passé ? Ses recherches l'ont-elles conduit h percer les mystères d'intrigues secrètes igno- rées jusqu'ici, a retrouver quelque tableau fidèle et vraiment ori- ginal des mœurs de nos ancêtres ?

Hélas ! non. M. Jacob n'a rien découvert du tout ; il se soucie môme fort peu du mérite de l'authenticité; c'est, suivant lui, la moindre des choses. Pourvu qu'on amuse qu'importe la vérité ? Yoilà le principe qu'il développe dans sa préface , et il la termine ainsi : «En tout cas, l'occasion est bonne si l'on doit remettre sur le tapis les Mémoires historiques : ceux du duc de Roquelaure sont bien faits pour entrer en concurrence avec le roman qui absorbe à présent auteurs et lecteurs. Ces Mémoires, empreints d'une gaîté et d'un esprit tout français , n'auront pas tort à côté des scènes lugubres et des imbroghos in.lébrouillables que crée quotidiennement le génie du feuilleton , sans trop se soucier de la littérature et de la langue française. » - Il se donne ainsi provisoirement quelques éloges flatteurs en attendant ceux du public. Et c'est une précaution qui a bien son mérite. En effet, il est plus d'un lecteur qui se laissera prendre a ces belles promesses ; pour beaucoup de gens, l'étiquette de la marchandise fait aulorité , et quand ils voyent un auteur an-

HISTOIRE. 91

noncec son livre comme plein de gaîté , ils s'apprêtent a rire h toutes les pages avec la meilleure volonté du monde. Puis si cela ne suffit pas encore pour faire le succès du livre , il reste à l'auteur la consolation de s'être jugé lui-même d'une manière très-favorable, et de pouvoir se dire que le public a bien mau- vais goût de ne point partager son avis.

Peut-être le Bibliophile en sera-t-il réduit a ce dernier expé- dient , car malgré l'esprit qui ne lui manque pas et le talent de stvle dont il est doué , nous ne trouvons dans les Mémoires de Ruquelaure rien qui semble propre a piquer la curiosité publi- que , à soutenir l'attention, a inspirer l'intérêt. Des mémoires fabriqués à plaisir, dans lesquels on ne rencontre ni le cachet original d'une individualité remarquable , ni ces traits naïfs, ces confidences intimes, ces détails familiers qui révèlent le carac- tère d'une époque, de tels Mémoires, dépourvus de toute valeur historique et de toute authenticité , ne sont plus qu'un lor^"^ ro- man sans intrigue , sans unité d'action , véritable roman a ti- roirs , dont les scènes se suivent comme un tissu d'aventures qui n'ont guère d'autre lien entr'elles que la présence du héros auquel on les attribue. Sans doute c'est avec une donnée de ce genre que Lesage a fait son GilBlas , mais il a su en tirer un merveilleux parti pour nous peindre le monde sous toutes ses faces, et le génie de Lesage n'est pas celui de M. Jacob. Celui- ci se borne à nous offrir la vie d'un seigneur de la cour, ga- lant et spirituel , fameux par ses espiègleries et ses bonnes for- tunes. Or, quelque fertile que soit l'imagination de l'écrivain, elle ne peut pas faire sortir grand'chose d'un si maigre sujet. Ce ne sont qu'aventures amoureuses, intrigues de ruelles, qui se ressemblent toutes. On éprouve bientôt un profond dégoût pour ces tableaux d'une corruption raffinée, qui n'ont pas même Je mérite d'être copiés d'après nature, et qui ne sont que des pastiches sans vigueur et sans originalité.

Le Bibliophile nous prévient qu'il adoucit les couleurs par respect pour la décence. C'est fort bien, mais il vaudrait beau- coup mieux encore s'abstenir de jeter un voile complaisant et flatteur sur des turpitudes que l'on risque ainsi de rendre plus excusables et moins repoussantes. Ce n'est pas la peine do res-

92 LITTÉRATURE,

susciter les Mémoires pour présenter sous un masque séduisant les désordres des siècles passés. Au point de vue industriel c'est faire un très-vilain métier ; au point de vue littéraire , c'est tomber encore un peu plus bas que les pourvoyeurs du roman feuilleton.

APPRÉCIATION historique . littéraire et politique de rhisloire de dix ans de M. Louis Blanc, par INL G. Chaudey; Paris, in-8*, 2 fr. 50 c.

Sans contredit l'Histoire de dix ans de M. Louis Blanc a ob- tenu l'un des plus étonnants succès du jour, et l'auteur lui-même a être bien étonné de se trouver, un beau matin en se réveil- lant, historien du premier mérite, ou du moins prôné comme tel par les journaux républicains, a la grande satisfaction de son li- braire qui voyait l'édition s'enlever avec une rapidité merveilleuse. L'ouvrage, disant du mal de tout ce qui s'est fait depuis 1830, ne pouvait manquer de plaire aux partisans do la branche aînée. Il y a donc eu coalition entre les deux extrêmes pour porter aux nues le talent de M. Louis Blanc, et le public n'a pu résister a la puissance de ce touchant accord, qui semblait offrir une garan- tie certaine d'impartialité. D'ailleurs les mystères de l'histoire contemporaine ont toujours un grand attrait, et M. Blanc préten- dait les dévoiler tous, son livre devait être une suite de révéla- tions importantes, il voulait étaler au grand jour de la publicité les machinations perfides à laide desquelles ont été paralysés tant de généreux efforts tendant à développer les principes do la révolution de juillet. Comment était-il qualilîé pour remplir un tel programme? Quelle expérience avait-il des affaires de l'Etat? Quel

moyen possédait-il de percer les secrets de la politique? C'est

ce que chacun ignorait, mais il promettait du scandale, et l'on ne sait guère résister h cet appât. Sans autres matériaux que les passions et les commentaires du journalisme, sans autre principe dirigeant que l'esprit de dénigrement appliqué h tous les actes de la royauté nouvelle, do manière à flatter les boudeurs et les mé-

HISTOIRE. 93

contents des diverses nuances de l'opposition, il a pu atteindre en partie son but, qui était surtout de piquer la curiosité. Assez bien instruit des menées du parti républicain, il le repré'senle sous les couleurs les plus favorables, lui donne le rôle noble, généreux, lui accorde talent, dévouement, grandeur d'àme, pa- triotisme incorruptible , et ne laisse rien à ses adversaires que le triomphe brutal de la force matérielle sur rinlelligenco et la vertu. Son style aisé, souple, tantôt brillant et déclamatoire lorsqu'il exalte les héros de l'opposition ou qu"il s'indigne contre la barbarie du gouvernement, tantôt moqueur et familier quand il peint les hommes du pouvoir, était bien propre à lui concilier les suffrages des lecteurs, en grand nombre aujourd'hui, qui ne cher- chent dans les livres qu'une distraction amusante, sans se sou- cier de la profondeur des vues , de la justesse des raisonnements, ai mênie de la vérité des faits.

Mais les succès de ce genre ne trouvent pas grâce devant la critique, et en attendant que le public, revenu de son engoue- ment irréfléchi en fasse lui-même justice, voici un écrivain franc et hardi qui ose donner le premier signal en protestant contre la réputation usurpée de M. L. Blanc.

Prenant l'une après l'autre toutes les faces de ce talent si vanté, M. Chaudey fait voir comment pas une seule ne résiste a l'analyse, ne peut soutenir l'épreuve d'un examen quelque peu approfondi, et appuyant ses critiques sur des citations textuelles, il détruit pièce à pièce l'échafaudage sur lequel on a voulu élever la statue de rhistoricn, il montre que VHistoire de dix ans n'est guère qu'un amas indigeste de commérages et de documents sus- pects empruntés h la presse quotidienne ; il prouve que M. Louis Blanc, s'efTorçant de marcher sur les traces de M. Thiers, n'a réussi qu'a se faire en quelque sorte sa caricature, n'a su >miter que ses défauts sans parvenir à s'approprier aucune de ses qua- lités estimables.

La critique est vive, mordante, impitoyable. M;iis M. Chaudey ne (Toit pas que les ménagements soient nécessaires « dans l'ap- préciation d'un auteur que sa grande jeunesse, son esprit encore peu calme et ses théories encore peu profondes, n'ont pu rendre réservé dans les plus hauts jugements, s

ôî LÉGISLATION,

Nous ne saurions blâmer non plus cette sévérité qui ne peut qu'être salutaire en contrebalançant les éloges outrés de la flatte- rie et de l'esprit de parti. Les observations de M. Chaudey nous paraissent en général fort judicieuses; elles s'accordent en plu- sieurs points avec l'opinion que nous avons exprimée sur cet ou- vrage dans notre Numéro d'avril 1843. Aussi partageons-nous entièrement la conclusion qui termine son travail : « Est-il néces- saire d'en dire davantage pour montrer que les idées sociales de M. Louis Blanc sont ce qu'il y a de plus superficiel dans son Histoire? Mais tout y est donc superficiel? Son témoignage his- torique manque d'autorité ; sa narration manque du mérite indis- pensable, de la condition première de toute narration historique; ses idées pohtiques sont contradictoires ou manquent de toute consistance, et ses idées sociales valent encore moins que ses idées politiques : tel est effectivement le résumé de notre criti- que; et comme il a fallu que Tacite refit les histoires contempo- raines des règnes de Tibère et de ses premiers successeurs, il faudra quelque jour refaire entièrement l'Histoire de M. Louis Blanc, fausse par les mêmes raisons, et vicieuse par des rai- sons qui lui sont propres. *

LÉGISLATION, ÉCONOME POLITIQUE, ETC.

DE LA LIBERTE DU TRAVAIL , ou simple exposé des condilions dans lesquelles les forces humaines s'exercent avec le plus de puis- sance ; par Ch. Dunoyer; Paris, 3 vol, in-8°, 21 fr.

Le but de cet ouvrage est de démontrer que la liberté est la condition nécessaire du développement normal et fécond de l'activité humaine dans toutes les voies qui lui sont ouvertes. M. Dunoyer se fait ainsi le champion du principe que les éco- nomistes ont exprimé par la formule de laissez faire, laissez

ÉCONOMIE POLITIQUE. 95

passer; il l'admet dans son acception la plus large, la plus illi- mitée, et le défend contre les attaques dont il est aujourd'hui l'objet de la part des socialistes modernes. Il ne discute pas les divers systèmes de ceux-ci, qu'il regarde comme étant tous éga- lement incompatibles avec l'existence de la société, mais il leur oppose les conséquences que doit produire l'application sincère et complète du principe contre lequel ils s'accordent a élever la voix en l'accusant d'être la cause de tous les maux qui affli- gent notre ordre social.

La liberté du travail après avoir été longtemps l'objet des réclamations les plus vives, l'idée dominante de tous les efforts, de toutes les réformes opérées depuis plusieurs siècles, est tout à coup devenue le motif de critiques amères et de reproches violents. Avec la même ardeur qu'on mettait naguère a détruire les privilèges et les maîtrises, on réclame maintenant l'organi- sation du travail comme le seul moyen de combattre les funestes résultats de la libre concurrence. Or cette libre concurrence qu'on accuse existe-t-elle réellement? C'est la première question que pose M. Dunoyer, et il lui est facile d'y répondre en mon- trant que nulle part encore le principe de la liberîé du travail n'a reçu son application complète. Il est partout restreint par certaines entraves plus ou moins gênantes; même dans les pays les plus avancés sous ce rapport, il est renfermé entre des li- mites qui l'empêchent de produire entièrement son effet. Com- ment donc le rendre responsable de conséquences qui peut-être proviennent au contraire des obstacles que rencontre son déve- loppement? Four bien juger l'expérience, il faudrait d'abord la faire d'une manière qui permit d'en apprécier les véritables ré- sultats, de les dégager de tout ce qui lient a l'action de causes étrangères, a l'influence des restes encore nombreux et-vivaces d'un système tout opposé. L'opinion publique est loin de lui être aussi favorable qu'elle le devrait. Imbue des vieux préjugés qui ont survécu au régime qui les avait fait naître, elle n'accepte qu'avec défiance les idées que les économistes lui présentent. Tandis que la théorie marchait h grands pas, la pratique n'a tenté que de timides essais frappés le plus souvent d'impuissance par l'esprit étroit qui les dirigeait; de nombreux intérêts particu-

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liers se sont eii tendus pour lui barrer le passage, et l'on peut dire qu'en général le seul changement obtenu jusqu'ici, c'est d'avoir remplacé le système prohibitif par le système protecteur. Le monopole a changé déforme, est devenu moins exclusif, moins absolu , mais subsiste toujours. On ne peut donc pas dire que la liberté du travail se soit montrée impuissante, puisqu'elle n'exisie presque nulle part , et que pour porter les fruits qu'on en attend il faudrait qu'elle fût au contraire généralement admise. La con- currence ne semble funeste que parce qu'elle est trop restreinte, et l'on s'imagine bien 'a tort qu'il serait avantageux de lui tracer des limites encore plus étroites.

Il est évident que le régime de la liberté favorise grandement les progrès de l'industrie. 11 est évident aussi que cette liberté ne peut exister qu'avec certaines conditions qu'il ne dépend pomi d'un gouvernement de faire naître tout à coup par la simple adoption d'un système nouveau. On a beaucoup répété que les hommes ont le droit d'être libres; il eut mieux valu chercher à leur enseigner comment ils peuvent être libres. En effet, ils sont loin d'avoir tous la même aptitude a cet égard, et ce n'est que par des efforts soutenus qu'ils parviennent a diminuer les obsta- cles que leur opposent les inégalités naturelles dont ils ne peu- vent jamais espérer de détruire complètement l'influence. Les différences de race, de climat, de culture intellectuelle et mo- rale, forment parmi les peuples des degrés très-distincts qu'il est impossible de méconnaître.

Chez les peuples sauvages , la liberté n'est guère fondée que sur le droit du plus fort qui impose sa volonté par la violence; encore est-elle singulièrement limitée par les besoins de la vie matérielle qui absorbent toutes les facultés de l'homme.

Dans la vie nomade on voit se manifester quelques progrès. La sphère dans laquelle se meut l'esprit s'élargit un peu. L'exis- tence est moins précaire et le besoin de la culture commence à se développer.

Mais une fois les peuples devenus sédentaires, les relations se multiplient, se compliquent, et la liberté , prenant son essor, se développe toujours plus h mesure que la civilisation se perfec- tionne. Civilisation et liberté sont donc en quelque sorte syno-

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nymes, et, pour être libre, un peuple doit être éminemment éclairé, moral, juste et capable de comprendre les obligations que lui impose l'intérêt social.

Les mêmes considérations s'appliquent avec plus de force en- core aux individus. Entre eux les inégalités naturelles ne sont pas moins frappantes, et c'est folie de songer à les faire dispa- raître. Toute tentative de nivellement conduit à la barbarie. On ne peut pas créer les facultés intellectuelles, et prétendre les égaliser, c'est vouloir les faire descendre de degré en degré jus- qu'au bas de l'éclielie, Ton arriverait sans avoir même at- teint le niveau cherché.

Il faut donc renoncer à cette chimère ; il faut prendre son parti ' des inégalités sociales qui continueront à subsister même dans l'état de civilisation le plus parfait. Il y aura toujours des pauvres et des riches, parce qu'il est impossible de donner a tous les hommes le même degré d'intelligence, de force morale, de ta- lent et d'aptitude.

Le seul but que l'on puisse se proposer, c'est de mettre autant que possible à la portée de (ous les moyens d'exercer leurs fa- cultés, de développer leur intelligence, de concourir pour leur part à la prospérité générale et d'y trouver la juste récompenso de leurs efforts. C'est précisément ce que doit produire la li- berté du travail; c'est déjà ce qu'a produit jusqu'à un certain point son application très-incomplète encore.

On ne saurait nier les bienfaits du progrès industriel. Il a cer- tainement accru la somme du bien-être social , et s'il semble avoir mi même temps augmenté celle de la misère, cela ne provient- il pas do ce que le système protecteur est venu contrarier mala- droitement la marche naturelle des choses? En effet, on a pro- tégé la fabrication en conservant les entraves qui s'opposent à l'écoulement des produits. On a, par des encouragements inop- portuns, donné h l'industrie une activité factice, et on l'a sou- vent ainsi transplantée dans des lieux qu'elle n'aurait peut-êiro jamais choisis librement. L'essorsubit qu'elle a pris par l'emploi des noachines, la centralisation qui en est résultée, la division du travail, qui rend la position des ouvriers plus dépendairie et plus précaire, ont (''galcmont contribué à rendre plus fâcheuses

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les conséquences de ceUe mauvaise direction. Mais loin que Ton puisse en accuser la liberié du travail, c'est elle seule qui four- nira le remède aux maux dont on se plaint. La libre concurrence, largement comprise et largement appliquée, rétablira l'équilibre entre la production et la consommation, replacera l'industrie dans ses conditions normales, fera bientôt disparaître tous les incon- vénients du régime protecteur. Le théoricien peut bien se dé- mander si dans un certain temps l'encombrement ne se repro- duira pas de nouveau, si l'élan donné à la population par la prospérité générale ne ramènera pas les mêmes difficultés. Mais ce sont des prévisions lointaines, tout a fait hypothétiques, dont le poids ne saurait contrebalancer les bienfaits certains et immé- diats de la liberté du travail. D'ailleurs les faits démentent sou- vent la théorie, et puis à chaque siècle son œuvre; le nôtre a pour tâche de développer le principe auquel il doit ses plus belles conquêtes. Cette tâche est loin d'être accomplie ; il y a beaucoup à faire encore. Au lieu de leurrer l'espoir du travailleur par de vaines utopies, il serait plus sage de chercher à le réconcilier avec l'état social actuel, en lui enseignant les moyens d'y rendre son sort meilleur. Ceci dépend en effet de lui-même, non moins que des institutions qui régissent la société. L'organisation la plus habilement conçue ne donnera pas de la prévoyance à l'im- prévoyant, de l'activité au paresseux, de l'ordre et de la conduite au joueur, a l'ivrogne, au débauché. Le travailleur a des devoirs moraux qu'il ne doit pas méconnaître, et ce n'est que trop sou- vent dans leur oubli que se trouve la principale source de toutes SOS misères. Qu'on cherche donc a dissiper les ténèbres qui en- tourent sou intelhgence, a donner essor aux nobles facultés de son âme, à lui inspirer ces idées de sacrifice et de dévouement qui font la véritable dignité de l'homme. Cela vaudra mieux que do le tromper par les illusions décevantes d'un monde impossi- ble, fondé sur la libre satisfaction des passions et des instincts. M. Dunoyer présente 'a cet égard d'excellentes vues^ dont l'ap- plication ferait déjà certainement un grand bien. Mais en même temps il veut que l'on seconde de tels efTorts par des réformes hardies, que l'on achève d'opérer le complet afi'ranchissement dn travail. Il s'attache à démontrer que la liberté ne peut qu'être

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favorable à toutes les branches de l'activité humaine, non-seule- ment dans la sphère de l'industrie proprement dite, mais encore dans celle des professions intellectuelles et dans toutes les rela- tions, de quelque nature qu'elles soient, qui peuvent influer sur la distribution de la richesse. Il ne se contente pas de réclamer la stricte application du principe en matière d'échange; il en voudrait une extension nouvelle à certains objets qui sont jusqu'à présent restés soumis à une espèce de privilège ou de monopole, parce qu'on a cru que la liberté ne pourrait leur être que désa- vantageuse. Les principaux sont l'exercice de l'art médical, l'in- dustrie voiturière et la construction des routes, la faculté de disposer librement de sou bien par testament. M. Dunoyer estime qu'en cela comme en beaucoup d'autres choses, la liberté ne saurait produire que de bons fruits. Il pense qu'en particulier la liberté de tester, sagement réglée, peut offrir un moyen pré- cieux d'influer en certains cas très-heureusement sur la réparti- tion des richesses. C'est une idée neuve qui soulèvera sans doute de nombreuses objections, mais qui mérite d'être examinée avec «oin, ainsi que la plupart des conclusions de ce livre qui nous semble digne sous tous les rapports d'exciter vivement l'attention. 11 est fâcheux seulement que l'auteur se livre a des considéra- tions un peu trop générales et ne soit pas davantage entré dans les détails positifs, dans l'étude des faits. 11 eut peut-être mieux atteint son but en se plaçant a un point de vue moins élevé, moins philosophique, et en attaquant d'une manière plus serrée les arguments des, adversaites de la liberté du travail. Mais son livre n'en est pas moins une oeuvre féconde en enseignements utiles, portant le cachet du bon sens et de l'observation. L'esprit qui le dirige se trouve en quelque sorte résumé dans le passage suivant par lequel nous terminerons cet article : a Nous n'avons qu'à poursuivre cette œuvre do l'affranchissement du travail et des échanges, qui a été commencée il y a vingt siècles et qui est si loin encore d'être achevée; et, en même temps, à tâcher de faire acquérir aux populations laborieuses les habitudes de prudence qu'exigent de plus en plus, à mesure que la société devient plus nombreuse et plus active, la pratique éclairée de l'industrie et le développement régulier des familles. Les nova-

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leurs qui sont venus, depuis quelques années, joler au travers de ce grand et ancien travail leurs projets subversifs de rénova- lion sociale, poursuivent une œuvre de ténèbres, et qui ne con- duirait qu'à la confusion et au chaos. »

VOYAGE autour de la chambre des dépiilt's par un Slave, avec un plan figuratif de la Chambre et les portraits des principaux ora- teurs; Paris, 1 vol. in-S", 7 fr. 50 c.

Pour un Slave exilé comme ayant pris part à l'insurrection de la Pologne, la Chambre des Députés est véritablement un nou- veau monde, autour duquel il peut bien faire un voyage de décou- vertes piquant et curieux. La liberté parlementaire, les usages de la discussion , les allures des députés, les intrigues des partis, leur tactique, leurs manœuvres, tout cela forme pour lui un en- semble de mœurs inconnues, bien dignçs de son étude et de ses observations. Sa qualité même d'étranger le place avantageuse- ment à l'abri de toute influence, de toute prévention, et doit ren- dre son jugement plus impartial. Aussi lira-t-on avec beaucoup d'intérêt la relation du Slave, qui se montre voyageur spirituel, ingénu, loyal et consciencieux. Avant de nous introduire dans le palais législatif, il en donne une description fort exacte, et s'ar- rête d'abord quelque temps devant la façade pour nous initier au Irafic des vendeurs de places 'a la queue.

« Une association s'est organisée pour exploiter la curiosité pu- blique; elle a ses règlements, ses chefs, ses agents. Les jours de grande discussion, dès huit heures du malin, la compagnie arrive. Les uns se distribuent les places le long do la grille et font fac- tion; les autres vont, en attendant leur tour, s'abriter sous les portes cochères des maisons voisines. Si quelque curieux débon- naire veut, pour son propre compte, chercher à pénétrer dans l'enceinte de la Chambre, au premier signal la réserve accourt et envahit les meilleures places. Ce n'est que moyennant 5 h 10 francs que chaque associé cède complaisamment sa place à l'é- tranger récemment arrivé à Paris, h l'électeur qui n*a pu parve-

ÉCONOMIE POLITIQUE. iol

iiir jusqu'à son niandatairte, ou à quelque pauvre prolétaire avide d'émotions parlementaires. La somme est intégralement portée chez le marchand de vin du coin, la distribution s'en fait avec une loyauté parfaite. »

Cette spéculation effrontée n'est que trop réelle. Nous en avons fait nous-meme la triste expérience, et nous pouvons à cet égard compléter le récit du Slave. Un jour que devait avoir lieu une discussion importante, nous nous laissâmes entraîner par un ami, vrai badaud parisien, quoique natif de Normandie, A 2 heures du matin nous étions devant le Palais des Députés, déjà sta- tionnait l'avant-garde des vendeurs de places. Postés au milieu d'eux, nous eûmes, pendant dix mortelles heures d'attente, tout le loisir d'observer leur manège, et nous les vîmes, à mesure que le moment approchait, hausser graduellement le prix de leurs places jusqu'à 20 francs. Noire présence au sixième rang environ paraissait les offusquer singulièrement , ils essayèrent même de nous contester le droit d'y rester; nous dûmes, h plu- sieurs reprises nous mettre sur la défensive ; cependant nous tîn- mes bon jusqu'au bout. Mais, hélas! notre patience ne devait pas être récompensée. A peine la porte s'ouvrit-elle, que la foule qui encombrait Ja place, faisant irruption malgré les soldats qui bordaient la haie, vint rompre la queue, et après une mêlée dans, laquelle notre ami perdit un pan de sa redingote et faillit se faire mettre au violon pour avoir brisé un carreau de vitre, nous fûmes obligés do rentrer chez nous sans avoir pu pénétrer dans l'en- ceinte privilégiée, et jurant, mais un peu tard, qu'on ne nous y prendrait plus. Ce qui nous consola pourtant un peu de notre dé- sappointement, c'est que la discussion attendue fut ajournée h une autre séance.

Mais entrons avec noire voyageur, qui, [dus heureux que nous, traverse la salle des Pas-Perdus, et nous introduit dans celle les députés donnent audience à leurs amis et à leurs solliciteurs. C'est qu'on peut étudier la physionomie des principaux mem- bres de l'assemblée, et chercher à deviner, d'après leurs allures, l'importance des débats qui se préparent.

« L'entrée du maréchal Soitlt produit toujours une certaine sen- sation; il vient très-souvent h pied suivi d'un domestique. L'il-

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toi LEGISLATION,

lustre guerrier, par une alleniion respectueuse pour la souverait neté populaire, découvre son front noble et élevé avant mon:» d'entrer dans la salle des Pas-Perdus. Après avoir remis sa cann© au valet de pied, il traverse lenlemont la salle en boitant, par suite d'une blessure qu'il reçut, il y a quarante ans, au siège de Genos. La foule s'écarte à son approche; personne ne lui tend la main, tout le monde le salue. Son air martial, ses cheveux blanchis au service de l'Etat, son attitude grave et digne imposent le respect.

« M. Guizot cntre-t-il : on se presse sur son passage, on le suit, on cherche a deviner sur ses traits l'énergie et la fermeté qu'on attend de lui dans la discussion ; mais ordinairement il glisse dans la salle d'un pas rapide, couvert d'un chapeau qui ombrage la moitié de sa figure, et disparaît dans les couloirs , déconcer- tant les indiscrets par la promptitude de sa traversée. Cepen- dant, vers la fin de la session, lorsque toutes les questions de politique extérieure sont déjà résolues et que ses collègues res- tent sur la sellette pour quelques crédits ou des lois de peu d'im- portance, M. Guizot fait ses entrées triomphalement. Le cha- peau en arrière, le visage et le front découverts, les mains dans ses poches, il s'avance lentement, reçoit des compliments, dit des adieux a ses amis toujours pressés de s'en aller, et donne des poignées de main. M. Guizot est toujours dans une tenue sévère; il porte l'habit noir; je ne lui ai jamais vu de cravate ni de gilet de couleur.

tt M. Thiers est au contraire toujours mis avec assez de reche- che et d'élégance, mais sans prétention. Quand M. Thiers est au pouvoir, comme M. Guizot, il fend la foule et passe; mais, depuis les deux dernières sessions, l'entrée de M. Thiers, chef de l'opposition, est très-bruyante. Suivi de plusieurs de ses amis politiques, il voit à chaque pas grossir son cortège. On l'arrête, on lui parle, on l'apostrophe; il répond avec une politesse brève et sèche, comme s'il avait hâte de se débarrasser des importuns. Il prend un de ses collègues sous le bras, ou l'un des rédacteurs de journaux soumis à son influence, et s'enfonce dans des salles écartées ou dans les couloirs des tribunes publiques pour causer tout h son aise. M. Thiers entre-t-il dans la salle des séances.

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il se détache de son cortège comme un général de son état- major. Personne ne lui conteste la prééminence; mais dans sa' suite il s'engage une lutte de politesse qui n'en finit souvent pas. D'ordinaire, c'est M. de Rémusat qui, après M. Tliiers, franchit la porte. M. Duvergier de Hauranne passe ensuite; celui-ci, quoiqu'il n'ait fait partie d'aucun ministère, prend le pas sur M. Billault et M. de Malleville, tous deux ex -sous -secrétaires d'État.

a M. le comte Mole a la tenue et l'attitude d'un homme d'État, d'un grand seigneur d'autrefois. 11 n'a autour de lui ni aides- de- camp, ni amis, ni familiers; il a quelques collègues, mais point d'égaux, et les courtisans, qui ne lui manquent pas lorsqu'il est au pouvoir,, se tiennent a distance. Sa démarche est grave, so- lennelle; sa parole, toujours polie, toujours réservée, est froide, saccadée, et parfois monotone. Il traverse celte salle d'un pas lent et mesuré; il passe au milieu des groupes agités etbruyants, sans y faire la moindre attention. Quelquefois il répond aux com- pliments qu'il ne peut éviter ou aux questions embarrassantes, mais sans qu'aucun mouvement, un geste ou un regard puisse faire deviner aux plus habiles ses sentiments ou ses impressions du moment. Il salue tout le monde avec politesse, mais sans empressement, et plus encore les petites gens qui envahissent celte salle que les illustrations de ces lieux ; il sait du reste capter la confianco et la sympathie do tous ceux qu'il veul se concilier, par ses manières et son affabilité, dans des entreliens intimes ménagés avec soin, qui forment le secret de sa puissance.

< M. Berrycr aime à paraître et à se promener dans celte salle, et à y recevoir des compliments et des hommages. Il est le centre d'un cercle d'admirateurs et de courtisans de sa grande renommée, mais on remarque cependant dans ses cortèges im- provisés plus de personnes du dehors que de députés. M. Ber- ryer porte son habit bleu historique, militairement boutonné jus- qu'au haut, ce qui lui donne un air sévère et martial.

Œ M. de Lamartine paraît rarement dans cette salle et s'y ar- rête peu. On le voit quelquefois rêveur et mélancolique, marcher seul depuis le vestibule jusqu'à la salle d'attente pour chercher ses solliciteurs, qui le font sortir parfois sous prétexte d'obtenir

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des billets, mais en réalité pour pouvoir mieux contempler les traits de l'illustre poète. M. de Lamartine, en bon seigneur, ac- cueille avec beaucoup d'affabilité ces visiteurs, et cause avec eux avec bienveillance et familiarité.

« M. Dupin lance en passant quelques paroles brèves , quel- ques flèches aiguës contre ses amis et ses ennemis, et tandis que ses jets d'esprit volent de bouche en bouche, et donnent lieu à de nombreux commentaires, il est déjà dans la salle des séances ou dans celle des conférences. S'il daigne s'arrêter un instant ici, son cercle grossit, on l'écoute, et un rire bruyant accueille ses spirituels lazzis. »

Après avoir ainsi passé en revue les plus célèbres orateurs par- lementaires, lie Slave les suit a la tribune, dans les commissions, â la buvette, dans la salle de la bibliothèque, nous expose leur tactique au milieu des luttes de la discussion , nous dévoile les secrètes manœuvres qui viennent en aide à leur éloquence, nous peint en traits caractéristiques le genre de talent particulier a cha- cun d'eux, puis nous les montre dans leurs relations réciproques, et n'omet aucun détail propre h les faire bien connaître. Observa- teur liabile, mais plein d'une parfaite convenance, il sait tracer des portraits piquants sans jamais tomber dans la satire, et ses appréciations semblent en général dictées par un esprit très- judicieux.

Son admiration pour le régime parlementaire n'est pas équivo- que; il exprime vivement sa sympathie pour le gouvernement représentatif, pour la souveraineté du peuple, pour le système démocratique. Mais en même temps il repousse les exagérations du radicalisme et proclame hautement la nécessité d'une aristo- cratie intellectuelle qui, malgré les travers qu'elle peut avoir, sera toujours le palladium de la vraie liberté.

Nous ne pousserons pas plus loin cette analyse , car nous croyons en avoir dit assez pour inspirer a. nos lecteurs le désir de faire plus ample connaissance avec le^Slave, en achevant avec lui son intéressant vovape. ^

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SCIENCES ET ARTS.

HANUEL DE PHYSIOLOGIE, par J. Mullcr, traduit de l'allemand sur la édition , par A.-J.-L. Jourdan , fe et 2= livr. ; Paris, in- 8", fig., 8 fr.

Le Manuel de Physiologie de J. Muller est placé au premier rang parmi les publications scientifiques du jour. Cet ouvrage, qui compte quatre éditions, doit son immense succès, moins î» Ja haute position scientifique de l'auteur qu'à ce que celui-ci, tout en se renfermant dans un cadre assez resserré, a su y faire entrer, non-seulement les vérités de tous les temps et de tous les pays, la plupart vérifiées et confirmées par ses propres re- cherches et ses propres expériences , mais encore une foule de faits nouveaux, tels qu'on devait en attendre d'un des hommes qui ont le plus contribué de nos jours aux progrès positifs de l'anatoraie, de la physiologie et de la zoologie comparées. Il nous suffira de citer ici ses recherches sur la structure des glandes, la composition du sang et la formation de la couenne inflammatoire, ses expériences sur la vision , sur la voix et sur l'audition , ses nombreuses recherches sur la structure et les fonctions des di- verses parties du système nerveux, etc.

En faisant passer ce remarquable ouvrage dans notre langue, le docteur Jourdan ne s'est pas réduit au simple rùle de traduc- teur; la dernière édition allemande ayant été publiée par livrai- sons, l'auteur n'a pas pu profiter partout des progrès incessants de la science, dont l'émulation de tant d'observateurs, dans tous les pays civilisés, tend, pour ainsi dire, chaque jour, à changer la face. Il était donc indispensable d'ajouter des notes pour si- gnaler les faits ou nouveaux, ou modifiés, ou rectifiés.

Pour remplir cette tâche, le traducteur a puisé largement, non- seulement dans les Archives de Physiologie de Muller lui-même, le Pc'pertoire de Yaloniin et les divers journaux de fAllemagn© et (le rAnglcIcrre, mais encore dans les principaux ouvrages al-

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lemands, anglais et italiens dont il s'était entouré. Il s'est sur- tout attaché h signaler les travaux récents de MM. Becquerel, Bernard, Blondot, Bouisson, Boussingault, Chossat, Donné, Flourens, Lacauchie, Lebert, Letellier, Longet, Payen, etc., que Muller n'avait pu faire entrer dans son cadre, parce qu'ils n'ont paru que depuis la publication du Mamiel de Physiologie.

Le docteur Jourdan a cru devoir aussi joindre au chapitre sur la voix un Mémoire que Muller avait publié séparément avec quatre planches gravées. Cette importante addition jette un grand jour sur une des questions les plus obscures de la physiologie.

Enfin, aux planches que l'auteur lui-même avait intercalées dans le texte, le traducteur en a ajouté un grand nombre d'au- tres qui lui ont paru propres, soit a rendre les démonstrations plus claires, soit à aider la mémoire et à lui épargner des efforts toujours pénibles lorsqu'il sagit de descriptions complexes. Pour ces planches nouvelles, on a eu recours aux originaux.

Les 48 figures contenues dans les livraisons 1 et 2 sont nou- velles ; elles n'existent pas dans l'édition allemande : on pourra juger, d'après cela, du soin qui a été apporté à ce genre d'ad- ditions.

Ces améUoratious contribueront sans doute k faire accueillir en France le Manuel de Physiologie de Muller, déjà si incontesta- blement utile par lui-môme, et ce livre, dans lequel les élèves trouveront le meilleur guide qu'ils puissent choisir, y obtien- dra, nous n'en doutons pas, un bon et légitime succès.

LE HELCOMÈTREj nouvelle machine de gymnastique, inventée et décrite par C. Rosenberg; maître de gymnastique à Genève, accompagnée de notes du docteur Roche; Genève et Paris, chez Ab. Cherbuliez et C^, in-S", fig., 1 fr.

Cette machine, ainsi que son nom l'indique, consiste dans la combinaison des exercices de traction avec les moyens de mesu- rer le degré de force employée pour les accomplir : elle se com- pose d'un cadre do bois reposant sur quatre piliers, auquel sont

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suspendus des sceaux que l'on charge a volonté, et que par un mécanisme ingénieux, mais assez simple, on peut faire mouvoir en se plaçant dans maintes positions diverses, de manière à met- tre en jeu les différents muscles du corps. Son principal mérite «st de tenir peu de place et de se prêter aux exercices les plus variés, en sorte qu'on peut avoir ainsi à sa portée, dans l'espace le plus restreint, dans l'intérieur même de son appartement, les ressources d'une gymnastique commode et salutaire. L'inventeur pense qu'elle doit surtout convenir aux personnes que leur vo- cation astreint h une vie très-sédentaire; elle leur offre un moyen facile de combattre les effets inévitables de l'inaction trop pro- longée des forces corporelles. Sous ce rapport aussi elle pourrait ê^re introduite avec avantage dans les prisons, pour maintenir la santé des détenus. Mais ce n'est pas que se borne son em- ploi. M. Rosenberg en fait une des machines essenliqUes qui doivent trouver place dans toute école de gymnastique, et qui mérite en particulier d'attirer l'attention des médecins orthopé- distes à cause des effets tout spéciaux qu'on peut obtenir, avec son secours, sur les omoplates et sur les épaules faibles, ainsi qu'en général sur l'épine dorsale.

Et ces espérances sont confirmées par le docteur Roche, qui résume ainsi les résultats qu'on peut attendre du helcomètre :

Exercice simultané ou successif des principaux systèmes musculaires , h l'aide d'un appareil simple dans son mécanisme, facile a transporter, occupant peu d'espace et pouvant remplacer un grand nombre d'autres appareils.

Gradation bien ménagée des exercices, puisqu'on peut me- surer mathématiquement les forces mises en jeu, au moyen de poids bien déterminés placés dans les seaux, ce qui fait de la machine un dynamomètre permanent.

Variation extrême des exercices; en effet, la double poulie a cet avantage notable sur la poulie simple ordinairement em- ployée, qu'elle permet d'opérer les tractions dans plusieurs sens.

Perfectionnement de l'appareil locomoteur, sous le triple point de vue de la régularisation des formes, do l'augmentation des forces, de l'harmonie el de la souplesse dans les mouve- ments.

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Impulsion énergique imprimée à tous les actes organiques qui concourent directement ou indirectement à la nutrition, comme du reste dans tout autre exercice musculaire.

L'appareil convient surtout a la gymnastique hygiénique, pour conserver et accroître les forces , pour perfectionner les formes chez les personnes bien perlantes, mais d'une constitu- tion faible, et pour contrebalancer les elTets fâcheux do profes- sions trop sédentaires. Il peut rendre aussi de grands services dans la gymnastique thérapeutique et orthopédique, en activant et régularisant les fonctions languissantes dans certaines mala- dies chroniques et dans la convalescence de plusieurs maladies aiguës, ainsi qu'en remédiante certaines difformités. Bien en- tendu que dans ces derniers cas la gymnastique doit être admi- nistrée avec beaucoup de prudence, de sagacité, et avec le con- cours des ressources médico-chirurgicales, et des appareils mé- caniques destinés à maintenir et à augmenter les bons effete do l'exercice musculaire.

GENEVF, IMmiMERIE DE FERU. RAMBOZ.

Hetiue Critique

DES LIVRES NOUVEAUX.

cilootit 1 845.

ST^ ■&*!'

LITTÉRATURE, HISTOIRE.

HISTOIRE du Consulat et de. l'Empire, faisant suite à l'Hîitoire de la révolution française, par M. A. Thiei's; Paris, tomes 1 et 2 , 2 vol. in-8°, 10 fr.

Jamais livre ne fut autanl que celui-ci en possession d'exciler d'avance lattention publique. On peut dire en quelque sorte que sa publication est un événement européen, on pourrait presque dire universel, car il n'est pas jusqu'à l'Amérique qui n'ait an- noncé, avant même qu'il parût, et sa traduction et sa contre- façon. Celte allenle générale est glorieuse pour l'écrivain, mais elle rend aussi sa tâche bien plus difficile, en faisant peser sur lui une immense responsabilité. Il est vrai que le public compte sur une lecture attrayante plutôt que sur un savant et profond travail, et à cet égard M. Thiers est parfaitement qualifié pour le satisfaire. Si son livre ne porte peut-être pas ce cachet de durée que donnent de laborieuses recherches et de patientes études, il offre le mérite beaucoup plus facilement apprécié d'un style plein de charme, d'un esprit lucide, d'un talent aussi souple dans ses allures que varié dans ses aspects. Puis l'auteur pos- sède bien la connaissance des affaires publiques, et sait, par une exposition claire et intéressante, mettre à la portée de tout le monde les sujets en apparence les plus ardus. Ainsi l'Histoire du Constdat s'ouvre par un tableau très remarquable de l'état

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de complète désorganisation dans lequel le Directoire avait laissé la France. La détresse financière est surtout admirablement ex- posée. Les personnes les moins versées dans cette matière pour- ront y prendre une idée tout à fait juste du désordre de l'admi- nistration et des expédients auxquels on avait recours pour en pallier les fâcheux résultats. L'abolition des impôts indirects avait tari la principale source du revenu public ; l'impôt direct ne se percevait plus régulièrement; les rôles de la contribution foncière n'étaient pas même dressés; la négligence et l'anarchie régnaient dans tous les bureaux. Au heu de chercher à corriger ces abus, on préférait se créer des ressources factices en émet- tant sans cesse de nouveau papier-monnaie, qui, n'ayant pas un cours forcé, tombait bientôt à vil prix, servait d'aliment 'a la spéculation la plus effrénée, et devenait une cause d'embarras plus grands encore. On avait fini même par ne plus payer ni les employés ni les soldats. L'armée dénuée de tout, manquant de munitions, d'armes, de vêtements, de pain, ne pouvait plus résister à l'ennemi, se voyait réduite à vivre d'exactions, d'au- mônes ou de brigandage. A l'intérieur, le gouvernement ne se soutenait que par des mesures violentes peu propres 'a rétablir le calme et la prospérité. Il était donc urgent qu'une main ferme et habile vint prendre la direction des affaires de l'Etat pour em- pêcher une dissolution qui semblait inévitable. Mais est-il juste d'accuser le Directoire de tout le mal et d'en faire peser la res- ponsabilité sur lui seul? Nous ne le pensons pas, et nous croyons que M. Thiers oublie un peu trop les fautes de la Convention, dont le Directoire dut nécessairement subir les conséquences. Il semble vouloir mettre toujours la révolution au-dessus de toute espèce de reproche, et, fidèle à son système d'historien fatahste, il sacrifie le pouvoir qui tombe à celui qui le remplace, sans chercher plus haut les causes de sa chute, sans rattacher le jugement sévère qu'il en porte k aucun principe dirigeant. On dirait que le succès est son critère unique, et c'est pourquoi nous le voyons parfois étrangement varier dans son appréciation des mêmes hommes et des mêmes choses, selon que la fortune leur est favorable ou contraire. Cette manière d'envisager l'histoire est assurément peu philosophique et ne saurait avoir un but

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moral; mais aussi peut-être a-t-elle l'avantage de rendre l'écri- vain plus impartial à l'égard des faits, dont il n'est point tenté de fausser l'exactitude pour les plier aux exigences d'une théorie préconçue.

Quoi qu'il en soit, M. Thiers rabaisse ici le Directoire dans l'intention évidente d'élever d'autant plus le piédestal de Napo- léon, dont le puissant génie vint réorganiser la France boule- versée par dix années de révolution. Mais cela n'ôte rien à la vérité du tableau, et si le Directoire ne fut pas l'auteur de tous les maux du pays, on doit reconnaître qu'il ne travailla guère non plus à les guérir.

c Est-il étonnant que la France , à laquelle les Bourbons no pouvaient pas être présentés en quatre-vingt-dix-neuf, et qui, après le mauvais succès de la constitution directoriale, commen- çait à ne plus croire à la République, est-il étonnant que la France se jetât dans les bras de ce jeune général, vainqueur l'Italie et de l'Egypte, étranger à tous les partis, affectant de les dédaigner tous, doué d'une volonté énergique, montrant pour les affaires militaires et civiles une aptitude égale, et lais- sant deviner une ambition qui, loin d'effrayer les esprits, était alors accueillie comme une espérance? »

Il y avait la plus de prestige qu'il n'en fallait alors pour sé- duire la foule et se rendre maître du gouvernement. On était fatigué de l'anarchie, et il semblait que l'énergie de Bonaparte, unie à la sagesse de Sieyès, devaient promettre un avenir certain d'ordre et de sécurité. On comptait sur le dernier pour préparer la constitution et l'on remettait au général Bonaparte le soin de gouverner. Certes cette conGance n'était pas mal placée. S'il avait été donné à un homme de refaire à lui seul la législation de la France, nul n'était mieux qualifié pour cela qne Sieyès. Il avait profondément étudié la matière, et si ses théories ren- contraient de nombreux obstacles dans l'application , il est juste de reconnaître qu'elles offraient aussi des vues excellentes, et que c'est à lui qu'on doit plusieurs institutions précieuses qui subsistent encore ; de ce nombre sont la division administrative de la France et l'organisation du Conseil d'Etat. Quant h Bona- parte , il montra bientôt en effet qu'il était pour le comman-

»

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dément. Quelque grande que fut la tc^che , elle ne parut pas au- dessus de ses forces. Rien ne semblait étranger à son intelli- gence aussi vaste que prompte. Avec une sagacité merveilleuse, il embrassait d'un coup d'oeil l'ensemble des sujets les plus divers dont il s'était le moins occupé jusque-là, et savait s'entourer des liommes spéciaux les plus propres à le seconder, à lui fournir des notions exactes, à lui apporter l'expérience qui lui manquait. Ainsi, pour le ministère des finances, il n'hésila pas a choisir « un ancien premier commis, esprit peu brillant, mais solide et fort expérimenté, qui avait rendu, soit sous l'ancien régime, soit même pendant les premiers temps de la Révolution, de ces services administratifs, obscurs mais précieux, dont les gou- vernements ne sauraient se passer et dont ils doivent tenir compte. » M. Gaudin, depuis duc de Gaëte, bon financier, mais citoyen timide, sans ambition ni goût pour Tinlrigue, fut accepté par Bonaparte sur la seule recommandation de son collègue Sieyès, et remplit pendant quinze années ce poste difficile il ne cessa de rendre d'éminents services.

Sous l'impulsion puissante du premier consul, l'œuvre de réorganisation marcha rapidement. La confiance publique ne larda pas à renaître lorsqu'on vit toutes les branches de l'admi- nistration reprendre une activité régulière et sagement dirigée. Les gouvernements comme les particuliers n"ont pas de meilleur auxiliaire que le crédit. Bonaparte le comprenait bien, et par de prudentes mesures il s'assura d'abord cette première conquête , qui devait être la base de toutes les autres. Une fois ce résultat obtenu, les ressources ne lui manquèrent pas pour subvenir aux exigences de la position critique dans laquelle se trouvait le pars. Il put concentrer toute sa sollicitude sur l'armée, -et, déployant son génie sur le théâtre qui lui convenait le mieux, consolider sa puissance par l'éclat de victoires brillantes et nombreuses.

M. Thiers nous offre un tableau fort remarquable de ces hardis et merveilleux mouvements stratégiques, de cette lactique au- dacieuse et nouvelle, qui changèrent tout à coup la face des événements et firent prendre l'offensive a la France sur tous les points jusque l'ennemi tenait en échec ses bataillons épui- sés et manquant de tout. Il possède au plus haut degré l'an de

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décrire les batailles et s'y livre avec complaisance. Mais le lecteur ne s'en plaindra pas, car ce sont peut-être les plus belles pages de son livre, celles se montrent le mieux les admirables qualités de son style nerveux, souple, varié, noble sans em- phase et sachant unir la pompe et l'énergie avec une grave simplicité. Nous «itérons comme exemple le passage de Bona- parte sur le col du Saint-Bernard : « Il se mit en marche pour traverser le col le 20 (mai 1800) avant le jour. L'aide-de-camp Duroc et son secrétaire de Bourrienne l'accompagnaient. Les arts l'ont dépeint franchissant les neiges des Alpes sur un cheval fougueux: voici la simple vérité. Il gravit le Saint -Bernard, monté sur un mulet, revêtu de cette enveloppe grise qu'il a toujours portée, conduit par un guide du pays, montrant, dans les passages difficiles, la distraction d'un esprit occupé ailleurs, entretenant les officiers répandus sur la route, et puis, 'par in- tervalles, interrogeant le conducteur qui l'accompagnait, se fai- sant conter sa vie, ses plaisirs, ses peines, comme un voyageur oisif qui n'a pas mieux a faire. Ce conducteur, qui était tout jeune, lui exposa naïvement les particularités de son obscure existence, et surtout le chagrin qu'il éprouvait de ne pouvoir, faute d'un peu d'aisance, épouser l'une des filles de cette vallée. Le Premier Consul, tantôt l'écoutant, tantôt questionnant les passants dont la montagne était remplie, parvint à l'hospice, les bons religieux le reçurent avec empressement. A peine des- cendu de sa monture, il écrivit un billet qu'il confia à son guide, en lui recommandant de le remettre exactement à l'administrateur de l'armée, resté de l'autre côté du Saint-Bernard. Le soir, le jeune homme, retourné a Saint -Pierre, apprit avec surprise quel puissant voyageur il avait conduit le matin , et sut que le général Bonaparte lui faisait donner un champ, une maison, les moyens de se marier enfin, et de réaliser tous les rêves de sa modeste ambition. Ce montagnard vient de mourir de nos jours, dans son pays, propriétaire Idu champ que le dominateur du monde lui avait donné. Cet acte singulier de bienfaisance, dans un moment de si grande préoccupation, est digne d'attention. Si ce n'est qu'un pur caprice de conquérant, jetant au hasard Je bien on le mal, tour à lour renversant des empires ou édifiant

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une chaiin)i''re, de tels caprices sont bons à citer, ne serailre que pour tenter les maîtres de la terre; mois un pareil acte ré- vèle autre chose. L'âme humaine, dans ces moments elle éprouve des désirs ardents, est portée à la bonté: elle fait le bien comme une nianièro de mériter celui qu'elle sollicite de la Providence. »

(Quatre mois plus tard, Bonaparte, vainqueur glorieux, con- cluait un armistice avec les conditions les plus honorables pour la France; la joie publique éclatait en cris d'enthousiasme, et la prospérité du pays faisait des progrès rapides. En septembre, les rentiers de lEint reçurent un semestre en argent, ce qui ne s'était jamais vu depuis le commencement de la révolution. C'était aux yeux du public un véritable prodtg;e, et cependant il avait été opéré par des moyens fort simples; fout le secret consistait dans une prompte confection des rôles, qui avait per- mis de régulariser et de mettre a jour la perception de l'impôt. Le trésor s'était ainsi vu bientôt en possession d'une quantité de numéraire suffisante pour remplir ses engagements, et d'un crédit propre à faire face aux éventualités de Tavenir. Le retrait de tous les papiers antérieurement émis devait bien produire un déficit assez considérable; mais, d'un autre côté, les armées transportées sur le pays ennemi ne se trouvaient plus à la charge de l'Etal, et d'ailleurs quelques biens nationaux commençaient à se vendre avantageusement. Puis l'institution de la banque, fondée depuis six mois, avait obtenu le succès le plus complet et offrait au gouvernement un précieux auxiliaire.

La pacification de la Vendée devint alors l'objet vers lequel se tournèrent les efforts. du Premier Consul. La fortune ne lui fut pas moins favorable dans cette difficile entreprise, et, après la tentative inutile de la machine infernale, les résistances du \ieux parti royaliste cédèrent devant une conduite à la fois pru- dente et habile.

Grâce a la merveilleuse activité que Bonaparte déployait dans les négociations aussi bien que sur le champ de bataille, au bout de 18 mois, la Franco réorganisée dans son intérieur, en paix avec le continent, en négociation avec l'Angleterre, allait enfin obtenir pour la première fois depuis dix ans, la paix générale sur lerrc et sur mer.

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Ici sanélent les deux premiers volumes de M. 'fliiers, dont nous n'avons pu donner qu'une analyse bien incomplète sans doute, mais qui méritent d'être lus d'un bout h l'autre, et, sous le rapport de l'intérêt comme sous celui de la juste appréciation des hommes et des choses, ne tromperont point l'attente générale. Si M. Tliiers s'y montre fort admirateur de Bonaparte, c'est un sentiment qu'on ne saurait blâmer quand on voit se dérouler le tableau de toutes les grandes choses accomplies dans une période si courte. Pour juger l'impartialité de l'historien , il faut attendre de savoir comment il envisagera plus tard les fautes commises par l'insatiable ambition de l'empereur.

VOYAGE autour de mon jardin, par Alphonse Karr; Paris, 2 vol. in-S", 15 fr.

L'idée de ce livre est gracieuse et jolie; c'est dommage que l'auteur l'ait un peu gàlée en l'allongeant outre mesure. C'était une donnée charuiante pour fournir la matière de quelques courts chapitres pleins de fraîcheur et d'originalité. Mais étirée en deux volumes in-8°, elle perd presque tout son prix. M. Alphonse Karr est un écrivain spirituel, dont les allures indépendantes portent le cachet d'une imlividualitc bien prononcée. 11 a de la verve, des tours ingénieux, des pensées fines et parfois très piquantes. Malheureusement il est en général beaucoup trop prolixe. Il fait de délicieuses esquisses qu'il gâte en voulant les achever ensuite avec le fini minutieux d'un tableau flamand. Son talent est tout dans le premier jet; les ornements qu'il ajoute sentent toujours la recherche et l'afîectatiou. C'est un défaut qui se trouvait déjh dans ses premiers écrits, et que l'habitude de travailler pour les jourfiaux n'a pu qu'augmenter encore. Le feuilleton, entre nutres inconvénients, a celui d'accoutumer k délayer les idées dans le plus grand nombre possible de mots. Il faut remplir à jour fixe uu certain espace déterminé; quand donc on a le bonheur de rencontrer une idée , on ne la lâche pas avant d'en avoir exprimé tout ce qu'elle pocl fournir. C'est comme si pour faire un tableau

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l'on procédait en terminant l'un après l'autre chacun des détails qui doivent y entrer, avant même d'en avoir ébauché l'ensemble. On perd complètement de vue le plan général pour fixer toute son attention sur le morceau qu'il s'agit de mettre au jour de la manière la plus avantageuse en se renfermant dans les limites imposées, et il est impossible de prévoir l'effet que produira plus tard cette espèce de mosaïque. Les œuvres littéraires ne peuvent guère supporter un procédé pareil, et en particulier il ne saurait absolument pas convenir à une production du genre de celle que nous annonçons ici.

M. Alphonse Karr se promène dans son jardin, et la vue de ses fleurs, le parfum qu'elles exhalent, les insectes qui bourdonnent, les oiseaux qui gazouillent , lui suggèrent de riantes pensées ou lui rappellent des anecdotes qu'il raconte avec charme. Tout un monde nouveau se présente à ses regards scrutateurs sur la tige d'une plante, et il y fait plus de découvertes que n'en peut fournir aujourd'hui un voyage au delà des mers. Mais la manie des di- gressions l'entraîne, il s'y livre à propos du moindre brin d'herbe, il court après les rapprochements bizarres, il vise au rôle d'ob- servateur profond, tantôt moraliste, tantôt savant ou bien encore satirique et moqueur. Et il en résulte que ses remarques sont parfois puériles ou niaises, que ce qui serait fort bien dit en trois lignes, devient long et ennuyeux; que noyé dans un verbiage diffus, l'esprit de M. Alphonse Karr paraît fatigant et stérile. Nous lui adresserons aussi un autre reproche qui tient peut-être à la même cause: c'est d'affecter souvent une légèreté peu con- venable à l'endroit des sujets les plus graves et les plus dignes. Il manque de principes solides et bien déterminés ; le scepticisme flétrit la poésie de son imagination et décolore ses plus jolis ta- bleaux. Cependant, malgré tous ces défauts, le Voyage autour de mon jardin offre de charmants petits passages pleins d'idées ingénieuses et de sentiments délicats. Malheureusement ce ne sont que de rares fleurs éparses au milieu d'un tas de mauvaises herbes.

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ULRICH ZVVIPïGLl et son époque , par J.-J. Hotlinger, traduit de l'allemand par Aimé Ilumbert ; Lausanne, chez G. Bridel , 1 \ol. in-8°, 6 fr. ; Paris, chez Ab. Cherbnliez et C«, 7 fr. 50 c.

De tous les réformateurs, Zwingli est peut-être le moins connu en France, et cependaut, sous bien des rapports, c'est celui dont le caractère doit éveiller le plus de sympathies, dont la vie peut exciter l'intérêt le plus vif. Mais son influence plus bornée se renferma dans les limites de sa patrie, et s'il convertit a la Ré- forme bon nombre de ses concitoyens, il n'exerça point, comme Calvin et Luther, une action directe sur la marche générale du protestantisme. La Suisse fut l'unique théâtre de ses efTorls, et le rôle qu'il y joua se trouve intimement lié à des circonstances politiques très-compliquées dont l'histoire n'est pas facile à faire.

Fils d'un campagnard aisé qui exerçait les fonctions à'ammann aWildhaus, petit village de montagne situé dans le Toggen- bourg, à l'endroit la Thour prend sa source, Ulrich Zwingli, en 1484, reçut une éducation libérale et, grâce aux soins de son oncle, doyen de AVesen, fut mis en état d'embrasser la car- rière ecclésiastique. Après avoir fait ses études successivement à Berne, a Tienne et à Bâle, il obtint la cure du bourg de Cla- ris, et vint à la fin de 1506 y exercer son ministère. Pendant son séjour à Bâle il avait puisé dans l'enseignement du profes- seur Thomas Wiltembach, l'amour des belles-lettres et le désir d'acquérir, par une étude approfondie, la connaissance parfaite des Saintes-Ecritures. Ce savant maître, qui prévoyait l'explo- sion prochaine de la Réforme, préparait ainsi ses élèves à en de- venir les ouvriers. Cependant Zwingli renferma d'abord ses en- seignernenls dans les limites consacrées par l'Eglise. Mais il ne jugea point que son caractère ecclésiastique dût l'empêcher de ])rendre part aux afîaires de son pays. Il accompagna l'armée suisse en Italie, il assista a la prise de Pavic, et témoin du mal que la corruption Vénale faisait en glissant son venin dans les cœurs de ceux qui jusque-là n'avaient connu que la vie simple Ri libre de leurs montagnes, il ne craignit pas, h. son retour, de tonner en chaire contre cette plaie, la plus funeste de toutes

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pour une république. La hardiesse de son langage lui suscita des ennemis. Des hommes vendus à l'étranger laissèrent éclater leur haine contre ce prédicateur téméraire qui les importunait. Il saisit bientôt l'occasion de quitter Claris en se retirant dans le couvent d'Einsiedlen. sa raison, révoltée par les abus qui se commettaient chaque jour sous ses yeux, se tourna toujours plus vers la pure doctrine de l'Evangile. Ses sermons commençaient à ébranler la foi superstitieuse des pèlerins, au grand déplaisir des moines qui voyaient diminuer le nombre des offrandes. Mais encouragé par l'abbé, ainsi que par Geroldseck, l'adminis- trateur du couvent, Zwingli poursuivit sa marche, si bien que Rome devint attentive et crut devoir lui adresser un bref, dans lequel les promesses étaient prodiguées pour acheter son dévoue- ment et sa soumission. Zwingli n'en tint nul compte. Samson, le marchand d'indulgences papales, étant venu en Suisse, comme Tetzel était allé en Saxe, notre réformateur, du haut de la chaire d'Einsiedlen, avertit son troupeau et le mit en garde contre ce honteux trafic. Peu après, Zwingli fut élu curé de Zurich, et se rendit dans cette ville qui devait être désormais le théâtre de sa grande œuvre.

A cette époque, Zurich était la ville la plus corrompue de la Suisse. La dissolution des mœurs avait plus ou moins atteint toutes les classes de la société; le clergé lui-même n'en était pas exempt et n'exerçait qu'une action trop peu efficace pour eu ré- primer les excès.

Dès son arrivée, Zwingli déclara qu'il regardait la prédication comme la partie la plus importante de son ministère. Au lieu de se borner, selon la règle, a prêcher une fois par semaine, il réu- nit presque chaque jour un auditoire empressé à recevoir ses instructions, auxquelles il savait donner un attrait piquant et nouveau par l'explication pratique des doctrines évangéhques appliquées à toutes les circonstances de la vie. Il attaquait vive- ment les désordres , la licence, les vices ; il ne craignait pas d'a- border les événements du jour avec une entière indépendance; il combattait du haut de la chaire les objections, les résistances que soulevait dans le public son éloquence courageuse ; il citait parfois des noms propres; il allait jusqu'à employer l'arme du

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ridicule pour stigmatiser les délits contre la morale, la vérité, ou la raison, qui se commettaient dans les murs des cloîtres, dans les tavernes , et même dans la salle du Conseil. Sa parole incisive étonnait ses auditeurs et captivait leur attention. Chaque jour il voyait croître son influence; la corruption cédait devant ses attaques résolues. Il fut assez fort déjà pour faire interdire dans Zurich le trafic des indulgences, et la peste ayant éclaté en Suisse vers la fin de l'été de 1519, il acheva par son noble dé- vouement de gagner la confiance publique.

Alors les supérieurs ecclésiastiques de Zwingli commencèrent à s'inquiéter, car il devenait évident qu'il marchait vers une ré- forme, quoiqu'il évitât de se dire disciple de Luther. On adressa des représentations au gouvernement de Zurich. Le Conseil in- vita Zwingli à se justifier dans des conférences, il se présenta la Bible a la main et confondit aisément ses adversaires. En dé- pit des manœuvres dirigées contre le réformateur, le Conseil, appuyé sur l'opinion publique, finit, après quelques hésitations, par se déclarer pour lui, en substituant sa propre autorité à celle de l'évêque et prenant la haute direction des affaires de l'Eglise. C'était consacrer la victoire de Zwingli. Mais de nouvelles diffi- cultés surgirent, car la Réforme triomphante avait a se garantir contre les excès de ses partisans. Avec autant de sagesse que d'habileté, Zwingli sut conjurer l'orage sans aller se heurter con- tre recueil des confessions de foi, comme l'avaient fait les au- tres réformateurs. Il ne voulait pas d'autre autorité que celle do l'Evangile, et demeura scrupuleusement fidèle au principe du fi- bre examen. Dans ses discussions avec Luther sur divers points de doctrine, la modération fut toujours de son côté, et tout en défendant ses opinions avec énergie il ne condamna point ceux qui en professaient d'autres.

M. Hotlinger fait ressortir son caractère sous le jour le plus favorable, en nous initiant à tous les détails des luttes incessan- tes au milieu desquelles s'écoulait sa vie. C'est un tableau du plus grand intérêt l'on voit, en quelque sorte, revivre l'épo- que tout entière avec ses institutions, ses mœurs, et le mouve- ment extraordinaire qui agitait tous les esprits. A côté des gran- des questions religieuses apparaissent les questions politiques

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qui, dans les pelils Etats républicains de la Suisse, y sont in- timement liées, plus encore que partout ailleurs. Zwingli s'était imposé une double mission ; a ses plans de réformateur se joi- gnaient des vues politiques dont il croyait le succès essentiel a l'accomplissement de son œuvre. Comme Luther, il sentait le danger des idées exagérées d'affranchissement et d'indépendance que pouvait faire naître le principe du libre examen, et en bri- sant le joug du pape , il prêchait la soumission au pouvoir tem- porel. De des complications sans nombre, qui ne tardèrent pas à influer sur les rapports des cantons entre eux, et finirent par amener la guerre civile ou plutôt la guerre de religion. Dans ce déplorable conflit Z>Yingli joua un rôle important. Homme d'ac- tion par nature, quand il crut que les négociations ne pouvaient plus empêcher l'efi'usion du sang, il se joignit volontairement à l'armée des Zurichois et, succombant avec eux, trouva une mort glorieuse a la bataille de Rappel.

a Quelques-uns de ceux qui parcouraient le champ de bataille y reconnurent Zwingli. Il était couché, la face contre terre. Ils le tournèrent et le sommèrent, comme les autres, de se confes- ser. Deux fois il secoua la tête en signe de refus. « Meurs donc, hérétique obstiné! » s'écria le capitaine Yokinger d'Unterwald, en le frappant d'un dernier coup. Bientôt le bruit de sa mort se répandit parmi les catholiques. Ils se précipitèrent en foule vers le lieu gisait son cadavre. L'un d'entre eux, Barthélémy Stocker de Zoug, homme estimé du réformateur, raconta sou- vent, « qu'au teint et au trait de Zwingli, on n'eût pas dit qu'il « était mort; il avait le même air que quand il prêchait : de sorte « qu'en le voyant, lui. Stocker, recula tout bouleversé. » Jean Schcenbrunner, qui avait été chanoine à Rappel, ne put maîtriser ses pleurs : a Quelle qu'ait été ta croyance, je sais, dit-il, que « tu fus un siticère et loyal confédéré. Dieu veuille avoir ton e âme! » Mais, avec la foule qui augmentait sans cesse, le fana- tisme l'emporta. La plupart des assistants demandèrent que le corps de Zwingli, divisé en cinq paris, fût envoyé à chacun des cinq cantons; d'autres voulaient le livrer aux flammes « Paix 4 aux morts ! » crièrent l'avoyer Golder et le landammann Thoss de Zoug; c laissez Dieu juger! » La multitude leur répondit

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par des cris do fureur. Il no resta d'autre parti aux hommes sa, ges que celui de s'éloigner avec tristesse. Alors on publia au son de la caisse qu'on allait procéder à un jugement pour cause d'hérésie ; la sentence rendue , le bourreau de Lucerne s'appro- cha; le corps de Zwingli fut écartelé, livré aux flammes, et sa cendre mêlée à celle de porcs que l'on immola. Quelle religioTi, que celle qui ose se flaUer de plaire à Dieu par de tels actes da frénésie ! ■»

Anne Pveinhart, la femme de Zwingli, perdit dans ce combat; aon mari, son fils, son gendre, son frère et son beau-frère.

La Réforme recueillit ainsi les fruits de son imprudence. En voulant recourir à l'emploi de la force matérielle pour hâter son triomphe, elle se porta elle-même un coup funeste et arrêta pour longtemps la marche de ses progrès. Comme le fait remarquer, en terminant, M. Hotlinger : a Un grave enseignement ressort de l'histoire de cette époque, et l'histoire des temps qui suivirent servirait à le confirmer. Il nous dit que toujours la sagesse et la douceur sont couronnées des mêmes bénédictions; que toujours; elles ont pour effet de répandre parmi les peuples la vie et la lu- jnière, tandis que la précipitation et la violence ne font que pro- voquer de stériles réactions. Elle subsiste et porte des fruits avec abondance, l'œuvre que les réformateurs ont accomplie par les armes de la persuasion; mais leurs tentatives d'accélérer par la violence les progrès de l'Evangile, se sont tournés contre eux et ont compromis le succès de leur cause. Noire époque non plus n'a de salut à attendre d'aucun parti , ni de quelque forme civile ou ecclésiastique que ce soit, s'il leur manque l'esprit qui vivi- fie, le divin souffle l'amour....

«L'exemple agit plus fortement sur le peuple que toutes les doctrines et tous les arguments dont les penseurs ont besoin. Désormais aucune institution ne pourra se fonder sur la force seule. Le temps vient oii la force de l'intelligence ne suffira plus 'a gouverner le monde; mais les esprits forts et bons h. la fois manifesteront comment Dieu le gouverne. Les princes et les peuples qui comprendront les premiers cette vérité, seront les plus sages et les plus puissants.»

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DE LA. DESTINATION et de Putilité permanente des Pyramides d'Egypte et de Nubie contre les irruptions sablonneuses du désert, par iM. Fialin de Persigny ; Paris , 1 vol. in-S°, fig., 7 i"r. 50 c.

Les Pyramides, ces monuinenls gigantesques de la puissance égyptienne, ont souvent été l'objet de recherches savantes, mais leur destination est un problème auquel on n'a point encore réussi a donner une solution satisfaisante. La plupart des savants s'ac- cordent à les regarder comme des tombes royales. Suivant eux chaque souverain de l'Egypte, à son avènement au trône, en faisait commencer une qui devait lui servir de dernière demeure. Les momies que l'on y retrouve prouvent bien, en efîet, qu'elles étaient affectées a la sépulture des princes et d'autres grands personnages, ainsi qu'à celle des animaux sacres auxquels les Egyptiens rendaient un culte. Cependant il est difficile de croire que ces énormes édifices, dont la construction exigeait un immense concours de travailleurs et dos dépenses considérables, n'eussent d'autre but que l'établissement de chambres mortuaires, qui semblent n'y jouer qu'un rôle tout a fait accessoire. Telle est du moins l'opinion de M. Fialin de Persigny. Compromis dans la malheureuse équipée du prince Louis Bonaparte, et dé- tenu prisonnier au fort de Douliens, les ennuis de la captivité ont dirigé ses pensées vers l'étude de celle grande question. Sans doute le contraste de la liberté du désert avait du charme pour lui; son esprit devait trouver un attrait piquant à prendre ainsi son essor dans l'espace , à s'échapper de sa prison pour parcourir librement l'élendue et oublier le présent en évoquant les souvenirs du passé le plus lointain; c'était comme une es- pèce de défi jeté par son intelligence h ceux qui avaient cru peut- être l'enfermer avec son corps entre les quatre murs d'un don- jon. Quoi qu'il en soit, sa curiosité, vivement excitée par le my- stère des Pyramides, l'a conduit à faire de nouveaux efforts pour en découvrir l'explication. Laissant de côté le point de vue de pure ostentation sous lequel on les a jusqu'à présent envisagées, il s'est demande s'il ne convenait pas mieux de chercher un but ti'ulililé dans dos travaux si prodigieux, qui ont coûter tant

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d'efforts de la part d'un peuple tout entier. En effet, prétendre que les Pyramides n'ont été construites que pour servir de tom- beaux aix souverains de l'Egypte, c'est attribuer à ces princes un orgueil qui tient de la folie. Or cela semble ne pouvoir se concilier ni avec la civilisation avancée, ni avec la sagesse des anciens Egyptiens. D'ailleurs les Pyramides sont en général placées k l'entrée du désert, et il y a lieu de croire que cette position , qui en rendait la construction et l'entretien plus coû- teux, n'était pas sans motif.

En examinant la situation géographique de l'Egypte, on re- connaît que cette contrée se compose d'une langue de terre res- serrée entre la mer et le désert, sans cesse menacée par des ir- ruptions sablonneuses qui menacent de la détruire en frappant son sol de stérilité. La culture n'y est même possible qu'h l'aide des débordements du Nil, sagement utilisés, qui vont fertiliser un terrain dont, sans cela le désert s'emparerait bientôt. Les Egyptiens y avaient pourvu par un système de canaux très-ingé- nieux. Des plantations d'arbres, des bois sacrés concouraient également au même résultat. Mais ces divers moyens ne suffi- saient pas contre les tourbillons sablonneux que soulève parfois •le vent du désert. 11 fallait une digue plus efficace pour arrêter l'en- vahissement du sable, la chaîne des montagnes se trouvait interrompue par une vallée. C'est ce rôle important que M. Fiahn de Persigny croit pouvoir assigner aux Pyramides. Placées a l'is- sue de ces vallées, elles forment une espèce de rempart contre lequel se brise le tourbillon sablonneux sans qu'il puisse s'amon- celer de manière à surmonter l'obstacle, ainsi qu'il le ferait con- tre une simple muraille. Leur grande élévation et leurs faces inclinées paraissent avoir été calculées suivant les lois la mécanique, de manière à offrir la plus forte si-^ ance, en sorte que le sable rejeté en deçà de leur base peut être refoulé dans le désert lorsfjue le vent souffle dans une direction opposée. L'auteur se livre à des calculs purement théoriques, parce qu'i manque des éléments nécessaires pour faire une application exacte, mais les résultats auxquels il arrive sont, pour la plupart, en harmonie avec les données que lui fournissent les descriptions des voyageurs. Plusieurs faits viennent confirmer son hypothèse.

124 LITTÉRATIBS,

Ainsi les sables ne se sont point accumulés contre la bases de& Pyramides encore debout, tandis que la destruction de ce rempart laisse libre passage à leur irruption, ils ont cnvabi le sol et s'y sont amassés en abondance comme le prouve, par exemple, l'enfouissement du Sphinx. Les assertions et la théorie (le M. de Persigny ont sans doute besoin d"ètre vérifiées par une élude plus complète des monuments de l'Egvpte , sur les lieux mêmes ils se trouvent; mais en attendant, on ne peut s'em- pêcher d'y reconnaître quelque chose de fort ingénieux, qui sé- duit et satisfait plus que toutes les explications données jusqu'à présent. Ce but d'utilité attaché à la construction des Pyramides semble surtout beaucoup mieux en rapport avec l'idée qu'on doit se faire d'un peuple renommé par sa puissance et par sa civili- sation. M. de Persigny en lire d'ailleurs fort habilement parti pour interpréter le sejis allégorique des fables de la niy;hologie égyptienne. D'après les recherches des savants modernes il pa- rait établi déjà qu'Osiris, le génie du bien, est le nom sacré du Nil ; Isis, sa sœur, qu'il a épousée dans le sein de sa mère Réha, est la vallée cultivée, fécondée parle fleuve. Typhon, frère d'O- siris, représente le vent dans ses rapports avec les sables du désert; ce génie du mal a pour épouse Nephlis ou la terre sté- rile du désert. Les coupables amours de celle-ci avec Osiris sont révélés par la couronne de lotus qui se retrouve dans la couche de la déesse; c'est-à-dire que lorsque l'inondation du ^il at- teint le désert, les sables eux-mêmes, fécondés par les eaux du ileuvc, se couvrent de végétation et produisent surtout le lotus, plante aquatique consacrée au Nil. La fable d'Osiris et d'Isis n'est donc que le tableau de la lutte éternelle du Nil et du Désert sur le sol de l'Egypte. Et notre auteur le complète en faisant d'Ho- rus, fils d'Osiris et d'Isis, la représentation du Delta ou de Ift Bjsso-Lgypte.; de Nephtis, épouse de Typhon , le grand désert de Libye; deThouéri, sa maîtresse, le désert Arabique : en sorte que « le récit de la grande lutte entre Horiis et Typhon, fi- gure Thouéri, serait l'histoire dos grands travaux de la Basse- Fgypte contre les irruptions du Désert, travaux accomplis à l'aido de matériaux tirés de la chaîne Arabique, cl dont les Pyra- inidrs sont les monuments éternels.»

HISTOIRE. 185

On voit que la question traitée par M. de Persigny, quoiqu'elle puisse paraître au premier abord assez bizarre et peu féconde, présente un intérêt réel, et lui fournit des développements bien propres à exciter la curiosité du lecteur.

niSTOIRC de la poésie des Hébreux, par Ilerder ; traduite de Talle- maml et précédée dune notice sur Herdcr, par M'"* A. de Carlo- •witz; Paris, chez l!>idier, 55, quai des Augustins, 1 vol. ia-12', 3 fr. 50 c.

Les livres hébreux, considérés simplement sous le rapport littéraire, sont les monuments les plus antiques de la poésie, dont ils nous offrent les créations primitives, pleines de sève et de vigueur. Comparée aux langages modernes, la langue hébraïque peut paraître pauvre de mots et barbare dans ses allures. Mais elle est riche en verbes, et c'est l'essence de la poésie, car le verbe c'est l'action, et l'action éveille la sensation, a Dans la langue hébraïque tout est verbe, c'est-a-dire tout se meut, tout agit; chaque nom peut devenir un verbe; il est déjà presque verbe par lui-même, car on a saisi l'action de sa racine pour le former semblable à un être vivant. Voyez de quels grands effets poéti- ques sont susceptibles les idiomes modernes, le nom n'est pas encore trop éloigné du verbe, et il peut le redevenir. La langue allemande et l'anglaise sont dans ce cas; celle dont nous parlons est un gouffre de verbes, une mer agitée l'action pousse l'action, comme la vague pousse la vague.

Telle est l'idée fondamentale d'où part Ilerder pour étudier la poésie des Hébreux et en faire connaître les beautés sublimes. Se donnant un interlocuteur qui ne partage point son enthousiasme et lui suscite toutes les objections que peut trouver la critique la plus minutieuse, il établit une discussion en règle, et s'attache d'abord à prouver la structure poétique et la richesse de la lan- gue hébraïque. C'est une forme piquante qui donne de la vie à son œuvre et lui imprime un cachet d'originalité très-remarqua- ble. Les contradictions excitent la verve du panégyriste, q'ii s'ex- prime en poëtc de plus en plus inspiré à mesure que le? remar-

l?fi LITTERATURE,

ques (le son advcrs.iire deviennent plus ironiques et plus mordan- tes. Quond celij.'-:i se plaint de la pauvreté des verbes hébreux, qui n'ont que deux temps indéterminés iloitant entre le passé et l'avenir * « F.n faut il davantage à la poésie?» s'écrie l'autre. « Est-ce que pour elle tout n'est pas présence, représentation, action, soit qu'elle parle du passé, de l'avenir ou du présent? Ce défaut que vous lui reprochez peut, en effet, en être un pour l'histoire ; aussi voyons-nous toujours les langues qui aiment les temps déterminés se perfectionner dans le style historique. Chez les Hébreux l'histoire n'est que de la poésie, c'est a-dire la tra- dition d'un récit rendu présent, comme si le fait se passait sous nos veux; et l'indécision, ou plutôt le mélange idéal et vacillant des modes, est très favorable pour faire sentir vivement et clai- rement la présence des choses qu'on raconte, qu'on décrit ou qu'on prédit. Cette présence indéterminée n'est-elle pas émi- nemment poétique? N'auriez-vous jamais senti, mon ami, avec quel charme les poètes ou les prophètes varient les temps? avec quelle grâce un hémistiche indique le passé, et l'autre le futur? On dirait que le dernier mode rend la présence du sujet durable, éternel; tandis que le premier donne au discours un cachet de passé déterminé, comme si déj'a les temps étaient accomplis! Enfin, l'un augmente la valeur du mot pour ce qui sera, l'autre pour ce qui a été, et tous deux préparent ainsi "a l'oreille une agréable variation qui rond la présence de l'objet représenté sen- sible, même à cet organe. Rappelez-vous, en outre, que les Hé- breux, semblables aux enfants, veulent tout dire a la fois, et qu'ils ont le pouvoir d'exprimer par un seul son les personnes, les nombres et les actions. Combien un pareil pouvoir ne contri- bue t-il pas a la reproduction subite d'une image complète! 11 leur sufiit presque toujours d'un seul mot. Ta il nous en faut cinq ou six. Clicz nous, des monosyllabes inaccentués précèdent ou suivent en boitant l'idée principale; chez les Hébreux elles s'y joignent comme intonation ou comme son final, et l'idée prin- cipale reste dans le centre; semblable à un roi puissant, ses ser- viteurs et SOS valets l'entourent de près, ne forment avec lui qu'un seul tout qui surgit spontanément dans une harmonie par- fait», et forme ainsi une petite région métrique accomplie. Dn

HISTOIRE. 127

pareils avan{ages ne suffisent-ils pas pour rendre a vos veux un© langue poétique? Des verbes résonnants et qui renferment tant (le perceptions à la fois, ne sont-ils pas la plus belle, l'unique force du rhylhme et de l'image?»

C'est ainsi que Herder sait communiquer l'admiration profon- dément sentie qu'il éprouve, et entraîne le lecteur en lui faisant partager les émotions qu'éveille dans son âme la poésie des Saints Livres. Il est poë(e lui-même, et termine chacun de ses dialogues par des invocations d'une grande beauté.

«Archanges du chant! poursuivrez-vous le vol ondoyant qui vous conduit toujours plus loin, toujours plus haut, sans me lais- ser après vous une vibration de votre harpe , un son de votre poitrine, un souffle de la tempête qui porte la flamme de Dieu? L'hymne de la toule-puissanco doit-il dormir longtemps encore comme une image engourdie? La couronne cueillie sur 1 arbre de vie de la création ne doit-elle donc être pour nous qu'un em- blème rongé par le temps, dont le parfum égare l'esprit, dont la poussière obscurcit le regard?

«Venez, ombres sacrées! Venez sanctifier mes lèvres, bénir ma langue ! 11 n'est point de langues indignes de redire vos chants, car toutes célèbrent la gloire de Dieu ! Secondez-moi, faites que je puisse du moins rendre les traces de vos pas , l'ombre de vos images, l'écho de vos sons! Faites que je déchiffre fidèlement et les traits antiques de l'écriture de Dieu et le sens simple et su- blime de vos cœurs ! J'indiquerai ce que ma bouche saura taire, et j'ensevelirai votre puissance au fond de mon cœurl»

Les deux amis examinent ensuite les idées primitives qui on^ -été transmises aux Hébreux par les temps les plus reculés et qui forment, pour ainsi dire, une cosmologie aussi noble que simple et poétique.

Les premiers sentiments religieux se développèrent sous l'im- pression du spectacle de la nature. L'idée de Dieu se présenta d'abord sous celle d'un Etre invisible et tout-puissant. C'est le (iraiid-Espril que les sauvages adorent et dont ils croient enten- dre la voix, reconnaître la présence dans les bruits de la tempête, dans les phénomènes naturels qui frappent leur ignorante siinpli. ité cl les remplissent d'une (erreur superstitieuse. «Vous c«»u-

12* LITTÉRATURE,

naissez les voyages de Carver, et vo js vous rappelez, sans doute, ce jeune Américain qui se mel en route pour voir la grande cata- racte? Il en est loin encore, mais déjà le bruit imposant des eaux le frappe, et il parle au Grand-Esprit; il s'avance, il s'approche, il se prosterne, il adore! Ce n'est pas une crainte d'esclave ni une terreur stupide qui le domine; non, c'est la conviction qu'en face de cette grande et merveilleuse production de la nature, il est plus près du Grand-Esprit, et il lui offre ce qu'il y a de meil- leur en lui : la douce prière d'un enfant sans crainte. L'histoire de cet Américain est celle de tous les peuples antiques, de leurs langues, de leurs hymnes, des noms qu'ils donnaient à Dieu, et des divers usages de leurs cultes. »

La première, l'unique notion que l'homme conçut d'abord de la Divinité, fut une idée de puissance infinie. Elle engendra plus tard sans doute ces superstitions et ces frayeurs qui ont si sou- vent défiguré la religion, mais dans l'origine elle n'inspirait qu'un sentiment de vénération profonde, et nous la voyons chez les Hébreux produire le déisme le plus pur. Elle fut aussi la source féconde d'une poésie pleine de noblesse et d'élévation , qui découla tout naturellement du parallélisme du ciel et de la terre. On en trouve de magnifiques exemples dans le livre de Job, dans les prophètes et les psaumes. Les images y abondent pour peindre l'état primitif de la terre, le désordre du chaos, la nuit du néant; puis la voix de Dieu appelle la lumière, et alors se succèdent de riches tableaux pleins de joie et de bonheur, tous les objets de la création sont personniGés afin de mieux ren- dre l'hymne universel de reconnaissance et d'amour qui s'élève vers le Créateur, célèbre sa puissance et implore sa bénédiction.

« Que la mer est grande!» s'écrie David, « qu'elle est large et spacieuse! comme tout îy fourmille! Là, qui pourrait compter? Tout y est vivant, le grand, le petit! La, les navires vont et re- viennent; là se joue le léviathan, formé par toi pour qu'il se promène dans les grandes mers du monde!

« C'est en toi qu'espèrent tous les êtres vivants; tu leur dis- tribues à tous, et dans scn temps, la pâture qu'ils demandent. Tu donnes, ils recueillent: lu ouvres ta main, ils sont rassasiés de biens.

HISTOIRE. 12f

«Tu détournes (a face, toutes les créatures s'effraient; tu re- tires ton souffle, elles meurent, elles retournent dans la pous- sière! Ta respiration fait de nouveau circuler ton souffle, eUes sont créées de nouveau, et l'aspect de la terre se renouvelle.

c Elle est éternelle, la gloire de Jéhovah ! Jébovah se glorifie dans ses œuvres; il regarde la terre, et la terre tremble! Il tou- che les montagnes, et les montagnes fument ! Tant que durera ma vie, je veux chanter Jéhovah; tant que j'existerai, je veux louer Dieu! Ils seront doux mes chants en son honneur, et je me réjouirai en Jéhovah. Que par toi le Seigneur soit loué, d' mon àme ! Alléluia I s

Ilerder fait l'histoire des patriarches jusqu'au grand législateur des Hébreux, et signale surtout les points principaux de cette histoire qui ont servi de fondement aux traits caractéristiques do la nation, de ses écrits et de ses poésies. Il expose avec beau- coup de savoir tout ce- que le peuple hébreu a conservé des tra- ditions antérieures, et présente un admirable tableau de sa vie primitive en ayant toujours soin de mettre en saillie le côté poé- tique qui est l'objet principal de ses recherches.

Lorsqu'il arrive à Moïse, il abandonne la forme du dialogue pour prendre colle plus grave et plus suivie du récit; car il es- lime qu'ici seulement commence son livre, dont la première par- lie n'était qu'une espèce d'introduction destinée à exciter la curio- sité du lecteur, à lui inspirer le goût de la poésie hébraïque, et à le pénétrer ainsi de l'importance du sujet qu'il va traiter main; tenant d'une manière plus approfondie.

Moïse lui apparaît h la fois comme législateur et comme poêle. F.nvisagé sous le point de vue purement humain, c'est le plus vnslo génie qui ait jamais existé. Les institutions dont il dota les llébieux, et qui on firent une nation forte et victorieuse, témoi- gnent d'une connaissance parfaite des besoins de son époque ej, (ios circons(ances au milieu desquelles vivait son peuple. C'est une œuvre prodigieuse par la grandeur des vues qui ont présidé à son ensemble ajissi bien que par le cachet de sollicitude et d& prévovance dont tous ses détails sont empreints. L'idée qui do- minait Mnïso était de conserver intact le culte du vrai Dieu, d& le paraiilir do tout mélange impur, de toute altération corrup-

i30 LITTÉRATURE,

trice, et quand on songe à l'état d'abrutissement auquel un long esclavage avait réduit les Hébreux, on est saisi de la plus vive admiration pour la puissance de ce génie organisateur, qui sur- monte tous les obstacles et accomplit cette audacieuse entreprise. En présence d'un tel résultat, que signifient les critiques adres- sées au formalisme de certaines prescriptions, à la barbarie de certains usages consacrés par la loi juive? Moïse ne pouvait pas prétendre à civiliser subitement les Hébreux, et d'ailleurs s'il ap- pelle sa loi un pacte d'alliance éternelle, il ne la regardait point comme un code immuable, puisque lui-même annonçait a son peuple qu'après lui il y aurait des prophètes, c'est-a dire des hommes sages, envoyés et éclairés par Dieu, comme lui, et qui perfectionneraient son œuvre.

« Homme divin ! si tu avais pu reparaître a l'époque l'on faisait de ta loi un filet pour pêcher des âmes humaines et les retenir dans une enfance perpétuelle: à une époque ta légis- lation si vivante dans toutes ses parties n'était plus qu'un corps mort rongé par les vers : la moins importante de tes institu- tions était devenue un veau d'or, autour duquel le peuple dan- sait et chantait dans l'ivresse d'une idolâtrie hypocrite; oh! alors tu aurais toi-même brisé mille fois (on œuvre ainsi profanée, et mille fois tu en aurais fait boire les cendres aux profanateurs, aux idolâtres qui furent ton peuple!»

Herder continue l'histoire de la poésie des Hébreux, dans ses japports avec la suite des destinées de ce peuple. 11 nous mon- tre son développement successif dans Moïse, dans les prophètes et dans les psalmisles, et s'arrête aux époques de David et de Salomon pour jeter un coup d'œil rapide sur les vues d'avenir dont les prophéties étaient pleines. Enfin il termine par ce beau chant intitulé : L'âge d'or à venir.

« Belle prairie des prophètes, le riche trésor de tes fleurs se déploie devant mes regards. Oh ! qui me donnera des ailes pour planer au-dessus de vous toutes; pour savourer la douce rosée embaumée que recèle votre sein ; pour me bercer sur les pétales de la rose que le matin fait éclore ; pour dormir doucement sur cette couche des anges!

« ige d'or! que tu es consolant, lors même que tu ne serais

HISTOIRE. 151

qu'une vision ! Par toi le désert se couvre de la rianle verdure du Carniel, et le lys jaillit du sein des sables brûlants; par toi les roses siins épines fleurissent sur le buisson épineux, et des ruisseaux de lait et de miel sillonnent les prairies! L'existence de l'homme, embellie par les douces paroles qui coulent des lè- vres d'un ami, c'est ton lait et ton miel.

Œ Age d'or! tu vois germer le jet qui sera l'arbre de vie pour tous les peuples; ses fruits rendront la force aux épuisés, son feuillage rendra la santé aux malades; son ombrage sera notre refuge, son bruissement sera un murmure de lEden, le souffle de l'esprit du ciel !

a Age d'or ! par toi Jéhovab descendra vers nous ; comme un bon pasteur il paîtra son peuple, il cherchera la brebis égarée, il ranimera sur son sein l'agneau épuisé et malade. Réjouis toi, espèce humaine, le père des hommes sera ton frère, il sera ton ami et ton sauveur !

«Il n'y a qu'un seul Jéhovah! Un seul porte ce nom! Per- sonne n'enseignera à personne à le connaître, ce Dieu, ce père que nous connaîtrons. La sagesse de Dieu et la douce paix de Dieu couvriront le pays, comme les vagues couvrent les abîmes de la mer !

« Il n'y aura plus ni séductions, ni moqueries, ni perdition sur les montagnes sacrées de Dieu! Le loup et l'agneau paîtront côte à côte ; le lion et le tigre marcheront en troupeaux apprivoisés; le tendre enfant avancera la main dans le nid de la vipère, et la vipère le caressera en jouant.

a Les peuples ne s'exerceront plus a la guerre, leurs glaives deviendront des faucilles, et leurs lances serviront de soc a la charrue ! L'olivier du père fleurira pour le fils et pour les enfants du fils; la femme faible et délicate protégera les héros, la femme, cette douce couronne de ses enfants et de sa maison !

« Jéhovah arrive-t-il? Les cieux vont-ils s'entrouvrir pour ver- ser sur nous des fleuves de nectar? Ah! que n'arrive-t-il déjà, afin que les nuées nous versent leur baume et que la terre pro- duise des plantes nouvelles; afin que l'aveugle voie de nouveau, que le sourd entende, que la langue du muet entonne des chants lia triomphe !

112 LTTEP.ATURE ,

«Oui, il arrive! Pauvres, timides et faibles, réjouissez-vou» '. Tendres agneaux , bondissez comme bondit le chevreuil ! Votre Dieu arrive, contemplez le roi de la paix! Votre roi arrive, et vous secourra! Salem sort des entrailles de la terre! Salem, la ville de la paix! l'éternelle demeure du repos et de Dieu! Par- tout brûle le suave parfum de l'innocence ; partout des chants de remerciement s'élèvent vers les cieux! La mort n'est plus! 11 n'y a plus de séparation ni de gémissements, car il vient d'es- suyer la dernière larme qui brillait à votre paupière, lui votre Dieu, lui votre soleil et votre ombre, lui voire agneau sur la prairie à la verdure éternelle !

« Fils de la Vierge ! Palmier sacré ! Je veux me reposer sous ton ombre ! Le bruissement de tes rameaux rafraîchit celui que la fatigue accable ; il donne au faible des forces célestes! Le fruit de tes lèvres est la vie éternelle ; ton souffle est un bruissement de lÉden ! »

La traduction de M™^ de Carlowitz est en général assez bonne, quoique Ion pût désirer parfois un peu plus d'élégance et do correction. Mais un défaut que nous lui reprocherons, c'est d'a- voir laissé dans maints endroits du texte des mots hébreux, sans en donner la traduction. Cette mode allemande, qui peut conve- nir dans un pays l'on n'écrit que pour les savants dont le nom- bre est, à la vérité, plus grand qu'ailleurs, désappointera les lec- teurs français; et pour une langue dont l'étude est aussi peu ré- pandue que celle de l'hébreu, il eût mieux valu laisser de côté cet étalage d'érudition, ou du moins le reléguer dans les notes.

NOTICE sur la vie et les ouvrages de A. -P. de CandoUe, par M. A. de la Rive, professeur; Genève, in-S",

De CandoUe naquit à Genève en 1778, la même année au commencement de laquelle était mort Linné, dont il devait se montrer le glorieux continuateur en imprimant un essor fécond à l'étude de la botanique. Ses études se firent au milieu des agi- tations do la périodQ révolutionnaire qui les interrompirent a plu-

HISTOIRE. 153

sieurs reprises en forçant ses parents à se réfugier dans une cam- pagne qu'ils possédaient près des bords du lac de Neucliâtel. Mais placé de bonne heure en rapport avec des savants distin- gués tels que Senebier, De Saussure et autres dont Genève s'ho- norait alors, le jeune De Candolle ne tarda pas à sentir naîtro %^ lui l'amour de la science. La Direction spéciale de ses émi- nentes facultés se manifesta bientôt. Résistant à l'impulsion do ses maîtres qui le poussaient vers la physique, il voulut être bo- taniste et montra dès ses premiers travaux un talent d'observation très-remarquable. Des recherches ingénieuses sur la végétation, du gui et sur la marche de la sève dans les lichens, annoncèrent à la fois chez lui le désir d'aborder les questions les pins difficiles et la capacité nécessaire pour le faire avec succès. A peine âgé de vingt ans, il fut déjà jugé digne d'être nommé membre de la Société de physique et d'histoire naturelle de Genève.

Vers cette époque , la réunion de Genève à la France décida le jeune De Candolle a se rendre a Paris pour y chercher une carrière que sa patrie, privée de son indépendance, ne pouvait plus lui ofTrir. Là, il essaya d'abord quelques éludes de méde- cine, mais cette vocation n'avait pas d'attrait pour lui, et cédant à son goût naturel, il quitta les hôpitaux pour le Jardin des plantes, son assiduité le fit remarquer bientôt par M. Desfon- taines, qui le désigna pour rédiger le texte du bel ouvrage de Redouté sur les plantes grasses. Cette entreprise, qui obtint un grand succès, ouvrit à De Candolle l'accès do tous les herbiers, et le mit en relation avec une foule d'hommes supérieurs dont les conseils et les encouragements lui furent très-précieux. Son intelligence prompte, son esprit lucide et actif, surent tirer d'un pareil commerce le parti le plus fécond.

Tout en poursuivant avec un zèle infatigable l'objet spécial de ses études, il saisissait avidement les idées utiles qui se pré- sentaient 'a lui, de quelque nature qu'elles fussent, et s'intéres- sait au mouvement général de la société, non moins qu'à ta science. Les efforts de la philanthropie, les saines notions da l'économie politique trouvèrent en lui un auxiliaire plein d'ar- deur. Quoique se souciant peu de la politique et n'aimant pas ^ s'en mêler, il fut appelé a y jouer un rôle dans une occasion re-

13

134 LITTÉRATURE,

luarquable et s'en (ira d'une manière qui lui Cl honneur, e II s'agissait de faire connaître au Premier Consul les vœux de chaque département. Désigné à cet eiîet, avec M. Fabry de Gex et M. Bastian de Frangy, au nom du département du Léman , De Can- dolie n'ignorait pas ce qu'il y avait de délicat à représenter, au- près du gouvernement français, Genève qui avait vu avec douleur sa réunion à la France, et dont Bonaparte disait: on parle trop bien anglais à Genève. Aussi, quand s'approchant de la dépula- tion du département du Léman, et s'adressant plus particuliè- rement au député de Genève, le Premier Consul demanda: Eh bien, Genève est-elle contente de sa réunion à la France ? Non, général, répondit De Candolle , mais depuis le \S brumaire elle est un peu moins mécontente, cachant ainsi habilement, sous la fleur d'une flatterie persoiiîielle qui avait un fond de vérité, ce que cette réponse courageuse d'un véritable Genevois avait de hardi et de peu obligeant pour la France. Bonaparte ne parut point blessé de la franchise du député ; il chercha seulement à lui démontrer les avantages pour Ger.ève de sa réunion à la France, sous les rapports commerciaux et industriels. S'aperçut- il qu'il n'avait pas produit une bien grande conviction sur l'es- prit de son interlocuteur? On peut le croire, car De Candolle fut du petit nombre des savants de l'époque qui n'eurent jamais part aux faveurs impériales. »

Mais, heureusement, le génie n'a pas besoin de la faveur pour se développer. Les travaux successifs de De Candolle atti- raient de plus en plus l'attention du monde savant. Ses recher- ches sur le sommeil des plantes et les curieux résultats de ses expériences a ce sujet, frappèrent l'Académie des Sciences, qui le désigna comme l'un des candidats à une place vacante dans sa section de botanique. 11 ne fut pas élu, mais pour un jeune homme de vingt-deux ans , le fait seul de cette présentation était déjà fort honorable.

Choisi par Lamarck pour publier une nouvelle édition de sa Flore française en la mettant au niveau de la science, il s'ac- quitta de cette importante entreprise avec non moins de talent (lue de zèle , et fit en quelque sorte de la Flore un ouvrage tout nouveau, soii par les nombreuses additions dont il l'enrichit.

ïilSTOlRE. 1^

soit par les perfectionnements essentiels qu'il apporta dans la méthode que Lamarck avait suivie.

Le désir de se livrer à l'enseignement, et un second échec que d'injustes préventions lui firent éprouver dans une nouvelle candidature à l'Académie des Sciences, l'engagèrent a s'éloigner de Paris pour aller remplir unp place de professeur de botanique dans la faculté de médecine de Montpellier. C'était un véritable sacrifice, car il abandonnait ainsi des espérances plus brillantes qu'il pouvait bien nourrir sans trop de présomption , il quittait le grand théâtre des succès éclatants, des élévations rapides, pour la vie calme et retirée d'une ville de province, oii il ne de- vait point retrouver ni le concours d'hommes supérieurs, ni les ressources innombrables que lui offrait la capitale. Mais d'un autre coté le séfour de Montpellier avait l'avantage d'être plus favorable a des études suivies, a La vie de Paris, tout en offrant de grandes ressources et de nombreux encouragements, n'est pas sans quelques inconvénients pour l'homme de science qui veut se livrer à des travaux de longue haleine. Indépendamment des distractions de différents genres dont il est entouré, ua jeune savant, quand il est plein d'ardeur, se préoccupe de tout ce qu'il entend; il se trouve attiré vers plusieurs genres de re- cherches à la fois; trop de sujets l'intéressent, il voudrait pou- voir les embrasser tous, et souvent, à la vue de ces routes di- verses, il a peine à se décider a en suivre une d'une manière complète. Ce n'est pas tout : une fois qu'il a fait son choix, il est poursuivi par l'idée de n'être pas de'ancé; il se hâte d'achever ses travaux pour les communiquer h des sociétés savantes, ou pour les livrer à la publicité, s'exposant ainsi à ne pas y apporter toute la maturité nécessaire. Les succès dont il est témoin excitent son ambition; les lauriers de Miltiade troublent son sommeil, et, dans sa fièvre pour réussir, il perd souvent le calme qui est la condition nécessaire de son propre succès. Sans doute, ces im- pressions et ces sentiments ne se développent pas chez tous au même degré; sans doute, ils produisent souvent d'excellents effets et amènent quelquefois de brillants résultats: mais ils risquent aussi, quand ils dominent trop exclusivement, de deve- nir des pièges dangereux sur la route des jeunes adeptes de la

136 LITTÉRATURE,

science. Ils sont nécessaires dans une certaine proportion, j"e» suis convaincu; mais il faut qu'ils soient suivis d'une vie plus calme, plus isolée, qui permette à l'esprit de so replier sur lui- même, de retrouver son originalité et son indépendance, quel- quefois compromises par la crainte de heurter les opinions do- minantes, et qui fasse mûrir, par la méditation, des fruits souvent étiolés sous la chaleur factice de la serre chaude. »

D'ailleurs, De Candolle déploya dans l'enseignement une su- périorité telle, qu'il se concilia dès son début l'estime de se* collègues, l'admiration enthousiaste de ses élèves et obtint bien- tôt l'influence la plus grande. Ses leçons improvisées avec un talent plein de charme et d'originalité furent suivies par trois ou quatre cents auditeurs. Le succès de cette improvisation fore* tous les autres professeurs à suivre la même méthode, sous peine de voir leurs cours abandonnés. Puis, une fois par semaine, il menait herboriser ses élèves, leur expliquant les caractères des plantes qu'ils avaient recueillies, et, distinguant parmi eux ceux qui montraient le plus d'intelligence et d'intérêt pour la science, en formait un petit corps d'élite dont il s'entourait plus particuliè- rement. A côté de ces occupations actives, il trouvait dans la vie paisible de Montpellier le calme favorable aux travaux du cabinet. C'est la qu'il écrivit la Théorie élémentaire de la bota- nique, l'un de ses principaux ouvrages, aussi remarquable par la profondeur des idées que par la clarté de l'exposition et b mérite du style.

En 1814 et 1813, les circonstances politiques qui accompa- gnèrent la Restauration rendirent le séjour de Monipellier peu agréable "a De Candolle, qui résolut dès loi-s de le quitter. Ses vues semblaient devoir se porter d'abord vers Paris. Mais des offres bien modestes qui lui furent faites pour l'attirer 'a Genève, l'emportèrent sur toute autre considération. Il avait voué dans son cœur un attachement sincère h sa véritable patrie, et la pen- sée de pouvoir contribuer, par sa présence , à jeter quelque lustro sur l'ère nouvelle qui s'ouvrait devant elle, avait pour lui plus d'attrait quo toutes les espérances d'ambition ou de fortune que lai présentait Paris.

Genève, rendue 'a l'indépondancc, grâce aux efiforts de citoyens

HISTOIRE. 1*7

dévoués qui, n'ayant jamais désespéré de son sort pendant toute !a période de l'occupation française, se trouvèrent prêts h. récla- mer en son nom auprès des Puissances alliées, et surent les in- téresser à elle; Genève recouvrant sa liberté possédait alors une élite d'hommes supérieurs bien propres a féconder son avenir. Plusieurs d'entre eux, tels que Charles Pictet, Pierre Prévost, Sismondi, Bonstetten s'étaient fait une réputation presque eu- ropéenne par leurs travaux de divers genres. En même temps que De Candolle revenaient D'Ivernois et Dumont, apportant avec eux les fruils d'un long séjour en Angleterre, cette terre classique des institutions représentatives. Un réfugié italien, P. Rossi, recevait un accueil digne de ses brillantes facultés qu'il semblait vouloir consacrer dorénavant a cette nouvelle patrie qui l'avait adopté. Enfin le jurisconsulte Lcllof, et d'autres Genevois pleins de zèle et d'intclHgence, travaillaient avec ardeur a recon. slituer la petite république, dont l'esprit national se réveillait sous leur impulsion féconde.

De Candolle, installé comme professeur a l'Académie de Ge- nève, y trouva bientôt de quoi satisfaire son infatigable activité. Un jardin botanique, établi avec le concours d'une souscription particulière, fut placé sous sa direction. Plusieurs autres insti- tutions utiles furent provoquées et secondées par lui. Il prit part à presque toutes les innovations heureuses que Genève vit s'exé- cuter de 1816 à 1841, son nom se retrouve mêlé h toutes les questions importantes qui se discutèrent dans le sein des Conseils. En même temps son esprit plein de charme et de bienveillance, sa conversation brillante et solide, sa renommée toujours crois- sante jetaient un lustre nouveau sur la société genevoise, et, a coté des immenses travaux scientifiques dont il poursuivait aver courage l'accomplissement, il savait encore trouver le temps d'exercer l'hospitalité la plus aimable envers tous les étrangers de quelque distinction qui passaient par Genève.

Cette existence si belle et si remplie nous est racontée par un autre savant bien fait pour la comprendre, qui a connu De Can- dolle dans l'intimité, qui a été son collègue, qui, comme lui, sait unir au plus haut degré l'amour de la science avec le dévoue- qienl à son pays, et (aire dans ce double but le plus noble usagf

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138 LITTÉRATURE, HISTOIRE.

de ses facultés émii enlcs ainsi que d'une fo;!une considérable. La Nolice do M. de la Rive est un travail du plus haut intérêt, digne hommage rendu a la mémoire de Do CandoUe, l'on voit toute l'étendue de la perte que Genève a faite, mais témoignage consolant aussi, qui prouve que Genève possède encore des élé- ments de vie et de force, des citoyens capables de la soutenir au dedans et de rilUistrer au dehors.

MEnVElLLES et Peaiités âe la Nature en France, par G.-I». I>p- j)iiig , 9e l'dilion enlièrement reiVuiduc; Paris, chex Didier, '•ô , quai des Auguslins, \ vol. iii-12, 5 fr. 50 c.

Ce petit ouvrage, souvent réimprimé, a pris rang parmi les livres favoris de la jeunesse. L'histoire naturelle est la science qui offre le plus daltrait aux enfants, lorsque surtout elle leur est présentée d'une manière intéressante, non sous la forme d'un enseignement méthodique hérissé de tous les ennuis de la classi- fication, mais sous celle d'un récit descriptif propre à exciter lo curiosité, à stimuler l'intelligence, et se rattachant aux lieux qu» l'on connaît, aux objets dont on est habituellement entouré. Elle devient ainsi un auxiliaire précieux pour l'étude de la géo- graphie et même de Ihisloire. Les men-eilles de la nature cap- tivent mieux l'attention et se gravent plus facilement dans la mémoire que les noms de villes, de fleuves ou de montagnes; ks anecdotes curieuses, les souvenirs que réveillent telles ruine» ou tels sites, caractérisent souvent mieux une époque et la font mieux comprendre que la narralion rapide d'un historien qui est obligé de négliger les détails pour ne résumer que les faits prin- cipaux. C'est ainsi que M. Deppiog fait parcourir à ses jeunes lecteurs les diverses parties de la France, et leur décrit tout co qu'elles renferment de propre à les intéresser. Il ne néglige au- cun détail scientifique important, et s'efforce de les mettre par des explications claires et précises à la portée de toutes les intel- ligences. On y trouve des notions générales très-variées, et la «harme que l'auteur a su leur donner par un style •gréable, par

SCIENCES ET ARTS. 13f

une forme ingénieuse bien faite pour captiver l'atleniion, re'nd son livre non moins amusant qu'instructif.

SCIENCES ET ARTS.

CHOIX cics plus belles roses, recueil de cent planches, peintes ('e grandeur naturelle, par Î\I. Maubert; Paris, f»^ livr., in-l° de 4 planches coloriées avec le plus grand soin , 5 fr. I/ouvrage sera ctjmplct en 25 livraisons.

Depuis la publication des Roses de Redouté, quelques recueils ont donné à de longs intervalles les figures plus ou moins re- connnissables de quelques roses au moment leur apparition faisait sensation dans le monde horticole; mais il n'a été ofî'erl au public aucune réunion do roses figurées répondant à l'état avancé do la culture des rosiers, et pouvant donner une idée exacte des formes les plus distinguées sous lesquelles la rein© des fleurs brille aujourd'hui dans nos jardins. C'est cette lacuuQ que doit combler ce recueil.

Les roses simples et semi-doubles ont été dépassées de si loin par les magnifiques roses doubles de toutes sortes mises de nos jours dons le commerce de l'horticulture, qu'une collection d'il y a vingt ans ne serait plus présentable; ce n'est point l'eiret d'un caprice de la mode, c'est que nos roses hybrides modernes de toutes les formes et de toutes les nuances ont, en dehors toute beauté de convention, un mérite réel de beaucoup supé- rieur à celui des roses qu'on admirait le plus avant d'en posséder de plus parfaites. Les médiocrités sont donc exclues des collec- tions; elles le sont à juste titre, et pour les roses qui prcnnonl leur place, ce n'est point une usurpation, c'est une conquête basée sur le droit légitime do la beauté.

Le pericctionnement des roses par la culture et la propagatioR des plus belles variétés ont confirmé l'axiome des économistes : la production engendre- la consommation. Le nombre des awa--

140 SCIENCES ET ARTS.

teurs de rosiers ne cesse de s'accroître; bientôt il n'y aura plus de jardin tenu avec quelque soin qui ne possède sa collection de rosiers; déjà il n'est pas rare de rencontrer réunies dans un môme parterre plusieurs centaines de belles roses, toutes dignes à divers titres des soins dont elles sont l'objet.

Le moment ne pouvait donc être mieux choisi pour publier un recueil de figures représentant les roses actuellement les plus recherchées. Ceux qui possèdent déjà des collections aimeront a revoir, après l'époque malheureusement trop fugitive de leur floraison , les plus belles de leurs fleurs favorites; ceux qui n'en ont point s'occuperont de s'en créer une, trouveront parmi les roses figurées par M. Maubert les portraits rigoureusement fidèles des fleurs les plus dignes de fixer leur choix incertain. En limi- tant à cent le nombre des espèces admises dans ce choix, nous avons voulu éviter l'inconvénient qui résulte du prix trop élevé d'une œuvre trop étendue; d'ailleurs, quoique les collections les plus riches de rosiers dépassent le chiffre de 900 espèces ou variétés, on peut affirmer que cent rosiers d'élite, choisis parmi ce que le genre rosier contient de plus précieux et de plus parfait, composent déjà une fort riche collection.

Quelques lignes de texte au bas de chaque planche nous ont paru sufGsanles en présence de portraits si conformes h la nature. Quelle description la plus minutieusement détaillée peut valoir la vue de l'objet décrit?

On peut d'ailleurs, pour les détails historiques, botaniques et didactiques sur les rosiers et leur culture, recourir à l'excellent traité de. M. Loiscleur-Deslougchamps , dont le mérite est au- jourd'hui généralement reconnu par les horticulteurs.

DES HALLUCirVATIOÎVS ou histoire raisonnée ^es apparitions, dfs visions, des songes, de rextasc, du niagnélisrae et du somnambu- lisme, par le D"- A. Bricrrede Boismont; Paris, i vol. in-S", G fr.

L'hallucination est un des phénomènes les plus curieux quo présente l'histoire do l'homme considéré soit sous le rapport physique, soit sous le rapport moral. Son étude offre un vaste

SCIENCES ET ART&. 144

champ aux recherches et peut conduire a h solution des problè- mes les plus importants qui préoccupent notre âme. En effet, les hallucinations ont joué parfois un rôle dans les idées reli- gieuses; elles ne sont pas sans quelque rapport avec l'inspira- tion; nous les voyons exercer leur influence jusque sur les es- prits supérieurs et se présenter chez eux unies aux facultés les plus précieuses. Il est même souvent difCcile de les distinguer des perceptions du génie, et c'est ce qui a fait plus d'une fois taxer de folie de grands hommes dont les vues étaient trop avan- cées pour leur siècle. On doit donc se garder de les envisager seulement sous le rapport médical et de prétendre en retrouver toujours la cause dans les désordres de l'organisation physique. Il est évident qu'elles peuvent aussi tenir a certains phénomènes moraux dont il ne nous est pas donné de percer le mystère. L'é- ducation, les préjugés généralemeiït répandus, l'atmosphère d'i- dées et de croyances , au milieu de laquelle on naît et l'on vit, exercent sur l'âme humaine une action puissante. Les résultats s'en manifestent surtout dans les tendances de l'imagination et dans les procédés de la pensée. Ils donnent aux rêves de l'un© et aux spéculations de l'autre des formes étranges et saisissantes, et produisent ainsi des terreurs superstitieuses ou des convictions non raisonnées qui dominent parfois tout un peuple, toute une époque, tantôt pour l'asservir au joug le plus oppressif, tantôt pour lui imprimer l'élan le plus fécond. Mallebranche explique avec beaucoup de justesse comment s'accréditent les opinions- erronées. «Un pâtre dans sa bergerie raconte, après souper, à sa femme et à ses enfants, les aventures du sabbat. Comme son imagination est un peu échauffée par les vapeurs du vin, et qu'il croit avoir assisté plusieurs fois à celte assemblée imaginaire, il ne manque pas d'en parler d'une manière forte et vive. Il n'est pas douteux que les enfants et la femme ne demeurent tout ef- frayes, pénétres et convaincus de tout ce qu'ils viennent d'enten- dre. C'est un mari, c'est un père qui parle de ce qu'il a vu, dt ce qu'il a fait; on l'aime et on le respecte : pourquoi ne le croi- raiton pas? Ces récils se gravent profondément dans leur mé- nxoire, ils s'y accumulent : les frayeurs passent, la convictioa domouro; enfin la curiosité les prend d'y aller. Ils se frottent.

14Î SCIENCES ET ARTS.

ils se couchent; les songes leur présentent les cérémonies du sabbat. Ils se lèvent ; ils s'en(re-demandent et s'entre-disent ce qu'ils ont vu : ils se fortifient dans cette croyance, et celui qui a l'imagination la plus forte, persuadant mieux les autres, ne manque pas de régler en peu de mois l'histoire imaginaire du sabbat. Voilà donc des sorciers achevés que le pâtre a faits; et ils en feront un jour beaucoup d'autres, si, ayant l'imagination forte et vive, la crainte ne les empêche pas de conter de pareilles histoires.!)

Cette explication peut s'appliquer également au succès qu'ob- tiennent dans les classes les plus éclairées de la société certaines doctrines mystérieuses comme celle du magnétisme et de ses merveilleux phénomènes. C'est toujours l'effet de l'imagination dont le pouvoir irrésistible domine encore malgré les lumières de l'intelligence, a Le besoin de croire est un trait dislmctif de notre espèce. Quand il prend pour guides la foi et la raison, il conduit sans obstacles au but vers lequel nous tendons tous ; mais s'il s'appuie exclusivement sur l'une ou sur l'autre, les plus gra- ves erreurs peuvent en être les conséquences. La foi sans la raison mène directement à la superslilion, et la raison sans la foi aboutit presque toujours à l'orgueil.»

Les hallucinations qui en résultent échappent tout à fait à l'art médical , mais elles peuvent se rapporter avec toutes les autres à une cause commune qui se trouve dans le besoin que nous avons de nous repaître d'images, étant sans cesse débordés par le monde extérieur qui fait invasion par tous nos sens a la fois.

c Les signes sensibles formant les matériaux exclusifs des hal- lucinations, tout ce qui détermine une impression forte sur l'es- prit peut, dans des circonstances données, produire une image, un son, une odeur, etc. Ainsi, lorsqu'un homme s'est longtemps ' livré 'a des méditations profondes, il voit souvent la pensée qui 'absorbait se revêtir d'une forme matérielle; le travail intellec* tuel cessant, la vision disparaît, et il se l'explique par des lois naturelles. Mais si cet homme vit h une époque les apparitions d'esprits, de démons, d'àmes, de fantômes sont une croyance gé- nérale, la vision devient une réalité, avec cette différence que, si son intelligence est saine, sa raison droite, celte apparition

SCIENCES ET ARTS. 14â

n'a aucun empire sur lui, et qu'il s'acquitte des devoirs de la vit sociale aussi bien que celui qui n'aurait pas d'hallucinations.»

Ainsi les hallucinations des hommes célèbres ont fort bien pu n'avoir aucune influeiice sur leur conduite, et ne porter nulle atteinte aux vérités qu'ils enseignaient. Elles étaient le reflet des préjugés de leur siècle, mais la force supérieure de la raison n'en était point ébranlée chez eux. On peut même dire que cette for- me de l'inspiralipn était nécessaire à l'accomplissement de leur œuvre, et ce serait une folle présomption que de vouloir soumet- tre ces grands mystères de l'âme à l'analyse de notre faible rai- sonnement. Mais il n'en est pas de même chez le commun de» hommes ; pour la plupart d'entre eux les hallucinations condui- sent tout droit à la folie, parce qu'ils ne possèdent pas des facultés assez puissantes pour comballre des impressions vives, fortes et sans cesse répétées, pour repousser des images qui se changent bientôt en réahlés à leurs yeux. C'est alors qu'il est nécessaire d'y apporter un remède, si l'on ne veut pas que la raison suc- combe, et dans ce but l'art médical emploie tantôt des moyens thérapeutiques, tantôt un traitement moral suivant les circon- stances.

Les cas qui se présentent sont tellement variés qu'il est pres- que impossible de poser des principes généraux qui puissent s'appliquer a (ous. Il est même assez difficile de les classer avec méthode d'une manière un peu complète, car ils sont sujets à des modifications innombrables, et changent souvent d'aspect d'un individu à l'autre, sans qu'on puisse toujours bien déterminer la cause de ces différences. La classification de M. Brierre com- prend onze sections, qui se subdivisent en une foule de chapitres, selon la nature des désordres physiques ou intellectuels dont les hallucinations sont accompagnées. Mais c'est surtout par l'exa- men d'une foule de faits particuliers qu'il cherche à jeter quelque jour sur la marche que le médecin doit suivre. ProOtant de sa propre expérience et de celle d'autres praticiens distingués, il lite de nombreux exemples de tous les genres d'hallucinations, en exposant avec soin leurs causes, leurs symptômes et la mar- che du traitement employé pour les guérir. On y voit que sur 190 faits observés, « 115 fois les causes qui ont favorisé le d«-

144 SCIENCES ET ABTS.

Yeloppement des hallucinations ont élé : les méditations portée» jusqu'à l'extase, les idées dominantes de l'époque, religieuses, politiques, superstitieuses, etc., les compositions fantastiques, les concentrations de la pensée, la contention de l'esprit, les passions exclusives , les préoccupations, les inquiétudes , les re- mords, les chagrins, les excès d'études, l'amour, l'espérance, la jalousie et la colère.»

Il est donc assez certain que le plus souvent c'est aux moyen» moraux que le médecin doit avoir recours, et que dans bien des cas il ne peut réussir qu'en traitant le malade comme un enfant qu'il faut dompter, qu'en lui imposant le joug d'une volonté fer. Cependant M. Brierre ne pense pas qu'on doive se faire à cet égard un svstènie absolu, car chaque caractère demande en quelque sorte des ménagements particuliers, et d'ailleurs il re- garde l'usage des moyens thérapeutiques comme un auxiliaire toujours précieux dont on ne saurait point se passer. Son livre, utile aux médecins par les excellentes directions qu'il leur donne, offre de plus une lecture fort intéressante pour tout le monde. Les curieux phénomènes de l'hallucination nous révèlent tout un ordre nouveau de relations entre le corps et l'âme, dont nous ne saisissons qu'imparfaitement la nature, mais qui est bien di- gne de notre observation. C'est seulement que peut se trouver la clé du don de seconde vue, des actes du somnambulisme, des efTets du magnétisme animal et de tant d'autres faits étranges, dont le mystérieux caractère exerce un si grand empire sur la eréduliié publique.

CENEVF, IMPRniERIE DE FERD. RAMBOZ.

ïletlue €rttti)ue

DES LIVRES NOUVEAUX.

olW 1845.

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LITTÉRATURE, HISTOIRE.

CAROLINE en Sicile, par Charles Didier; Paris, chez J. Labitte, 3, quai Voltaire, X vol in-S", 50 fr.

Après rinsfallation de Joseph Bonaparte, bientôt remplacé par Murât sur le trône de Naples, Ferdinand et Caroline, les anciens souverains dépossédés, se retirèrent de nouveau en Sicile, ils furent obligés de subir la protection anglaise, à l'aide de la- quelle seulement ils pouvaient espérer de conserver ce dernier refuge. Déjà, lors de la conquête, c'était qu'ils avaient trouvé asile, et les Siciliens les avaient reçus avec un véritable enthou- siasme, s'attendant sans doute à ce que leur fidélité serait mieux récompensée qu'elle ne le! fût. Mais la seconde fois il n'en fut pas de môme; Ferdinand s'était fait de nombreux ennemis eu Sicile par ses proscriptions et son despotisme. Il ne pouvait plus s'y maintenir qu'en s'appuyant sur l'armée anglaise, qui occu- pait le pays et lui dictait des lois. Cette position dépendante con- venait d'ailleurs à son caractère sans énergie et sans dignité; il s'en serait parfaitement contenté, pourvu qu'on lui laissât l'ap- parence du pouvoir, et il était incapable de se mettre à la tètd d'aucune entreprise pour reconquérir son royaume. Sa femme, au contraire, supportait impatiemment le joug. Ambitieuse et al- tière, Caroline éprouvait une humiliation profonde en se voyant non-seulement chassée do ses étais par un usurpateur, mais en-

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146 LITTÉRATURE,

core obligée de so mettre à la merci des Anglais. Elle voulait a tout prix remonter sur le trône de Naples et travaillait dans ce buta se faire un parti, à réunir autour d'elle tous les mécontents. Profitant de l'antipathie des Siciliens pour la domination étran- gère, elle les excitait à la révolte et ne craignait pas d'enrôler sous sa bannière ceux-là même qui conspiraient naguère contre son royal époux.

C'est au milieu de ces intrigues que M. Charles Didier a placé la scène de son roman. Fabio, jeune officier sicilien destitué par l'influence des Anglais qui redoutent son patriotisme, vit retiré dans ses terres avec un soldat invalide pour le servir. En se promenant un jour, il rencontre près des ruines habitées par une vieille sorcière bohémienne, la reine Caroline, qui l'en- gage fortement à embrasser sa cause et ne néglige rien pour le séduire. Dans sa haine contre les Anglais, Fabio sourit à l'i- dée de secouer leur joug; d'ailleurs la reine sait adroitement éveiller en lui des désirs ambitieux et profiter de l'empire que le tête-k-tête assure toujours à une femme jeune et belle. Fabio devient donc un de ses agents, et dès cette première entrevue il la quitte déjà chargé d'une mission secrète. C'est aller un peu vite en besogne; mais Caroline est impatiente, il lui tarde de voir éclater son complot, et jugeant d'un coup d'oeil le caractère de Fabio, elle comprend qu'il ne faut pas lui laisser le temps de la réflexion et qu'elle peut sans danger se confier à lui.

En effet c'est un homme loyal, généreux, incapable de la tra- hir, mais en même temps indécis, faible, ayant besoin d'être subjugué par le sentiment. Intrigante et passionnée, la reine possède les plus sûrs moyens de séduction. C'est par son in- fluence personnelle qu'elle enflamme le courage de ses partisans et qu'elle en augmente sans cesse le nombre, en allant elle-même chercher les hommes qui lui semblent nécessaires à l'exécution de ses projets. Fabio n'essaie seulement pas de lui résister. Quoi- que fiancé à la belle Rafaël la, la nièce de son parrain, il ne peut demeurer insensible aux attraits d'une princesse qui daigne ainsi l'associera sa destinée et l'admettre dans son intimité, avec tant de grâce et d'abandon. Il accepte donc le rôle qu'elle lui donne, il part pour remplir sa mission, et débutant par se compromettre

HISTOIRE. 147

dans une rixe avec des officiers anglais, il est jeté en prison comme assassin. Son procès s'instruit rapidement, les Anglais sentent le besoin de faire un exemple, une condamnation a mort semble inévitable, lorsque Rafaëlla vient le sauver en s'introdui- sant dans la prison elle prend sa place. Fabio rendu a la li- berté trouve un refuge dans la cassine isolée d'un seigneur, qui consent à l'y cacher. il rencontre encore une fois la reine et oublie pour elle le dévouement de Rafaëlla. Caroline est fière de sa conquête, mais elle ne veut point de partage, et en se donnant à Fabio , elle entend être maîtresse absolue de son cœur. Un pareil caprice de reine doit être payé par un esclavage complet. Aussi sa jalousie éclate-t-elle bientôt violente et implacable, lors- qu'elle apprend que Fabio a une fiancée. Elle ne songe plus qu'à se venger, et y réussit seulement trop bien. Rafaëlla instruite de la conduite de Fabio sent son amour se changer en mépris ; mais c'est un coup dont elle ne se relève pas ; la pauvre jeune fille meurt victime de la faiblesse coupable de son amant.

Tel est le drame que l'auteur a su rattacher d'une manière très-ingénieuse aux intrigues politiques dont la Sicile était alors le théâtre. Il en a tiré habilement parti pour exciter un vif in- térêt. Il y a du talent dans la peinture des caractères, du char- me et de l'originahté dans les détails. Malheureusement on y retrouve parfois le cachet du feuilleton, c'est-à-dire des longueurs superflues et une abondance d'incidents qui gênent la marche de l'action principale. On y remarque aussi l'influence des préoc- cupations politiques du jour. L'antipathie contre les Anglais y perce à chaque page ; l'auteur ne laisse pas échapper une occa- sion de leur lancer quelque trait mordant. Il montre à cet égard une partialité manifeste qui rend ses observations plus piquantes que justes. Mais auprès d'un grand nombre de lecteurs français ce ne sera qu'une chance de succès de plus ; et d'ailleurs, malgré ces défauts, le roman de^ Caroline en Sicile est certainement une œuvre supérieure à la plupart de celles du môme genre qui se publient aujourd'hui. ^

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lIISTOinC de la Suisse, racontée aii:i enfants et aux jeunes gens: manuel des écoles, par S. Descombaz, pasteur; Lausanne, ches G. Bride!; Paris, chez Ab. Cherbuliez et C^, 1 vol. in-1iî.

L'iiistoire de la Suisse est l'une des plus difficiles h résumer et a mettre à la portée des enfants. Compliquée des circonstances particulières d'une foule de petits états indépendants les uns des autres, elle offre un véritable dédale de faits qui ne sont point groupés autour d'un centre commun et qui exigent, pour être bien compris, des développemenls assez considérables. C'est une histoire qui manque complètement d'unité. Chaque Canton a sa vie propre, ses institutions, son origine, ses vicissitudes inté- rieures qui lui appartiennent et en font un petit tout séparé, dont ]es destinées ne peuvent point être confondues avec celles de la Confédération envisagée dans son ensemble. L'auteur est donc obligé, pour être clair, d'entrer dans une foule de détails sans lesquels il lui serait presque impossible de donner h son récit de la suite et de l'intérêt. Mais, d'un autre cûté, les annales suisses sont riches en traits glorieux de patriotisme, de courage civil et militaire, en scènes propres a captiver l'attention et h frapper vivement l'esprit. C'est un avantage qui permet do ré- sumer riiistoire sans tomber dans la sécheresse. On peut ainsi se borner aax faits principaux, et, s'attachant pour chaque époque au Canton qui joue le rôle le plus important, retracer une série de tableaux dont l'enchaînement ne sera peut-être pas toujours facile 'a saisir, mais qui donneront en définitive une idée assez juste de la marche des événements dans la Confédération.

Telle est la méthode adoptée par M. Descombaz. Il passe ra- pidement sur les complications du gouvernement fédéral, élague tout ce qui n'est pas nécessaire 'a l'intelligence de son récit, cher- che à fai^re bien connaître les mœurs, le caractère, la physiono- tnio originale des divers Cantons ainsi que le développement de leurs institutions particulières, puis s'attache h décrire avec soin les grandes et mémorables luttes dans lesquelles se forma l'es- prit national du peuple suisse. Animé des vues les plus sages, il signale sans métiagement les maux désastreux trop souvent

HISTOIRE. HQ

causés par l'oubli des devoirs fédéraux , par les jalousies canto- nales, ou par l'influence étrangère.

Tout esprit de parti demeure étranger a ses jugements, qui ne sont dictés que par le respect de la justice et de la légalité, cette base indispensable sur laquelle repose l'existence des républi- ques. Il s'eff'orce de rendre aussi claires et frappantes que pos- sible les leçons que nous offre l'histoire du passé. La manièro dont il traite les temps modernes et l'époque contemporaine nous semble surtout remarquable par l'indépendance avec laquelle il expose ses opinions sur les tendances désordonnées de la démo- cratie. Le passage suivant nous paraît propre à faire apprécier les excellents principes qui le dirigent :

« Il est malheureusement en Suisse des hommes qui oublient que la' démocratie représentative, c'est le gouvernement du peu- ple suivant les institutions qu'il s'est données, et par l'organe de ses représentants, et non suivant les vues de ceux qui vou- draient recourir a la violence pour renverser l'œuvre du peuple. Il est impossible qu'un peuple, quelque petit qu'il puisse être, soit unanime; son gouvernement est de toute nécessité celui du plus grand nombre ou de la majorité. Ce sont ces idées si sim- ples et si sages qui furent méconnues à Genève, en février 1843. Tandis que le Grand-Conseil délibérait sur les intérêts du pays et sous l'empire d'une constitution adoptée par le peuple, h. la suite d'une réorganisation précédente et qui ne présentait aucun péril, de nombreux rassemblements se formaient autour do l'iiô- tel-de-ville. Tout a coup on entend crier : « Aux armes ! aux armes ! » Les amis de l'ordre et les milices appelées par le gou- vernement se réunirent aussitôt à la caserne et sur d'autres points importants. Pendant ce temps-là le quartier de Saint-Gervais, d'où était parti l'émeute, se barricadait. Dans la nuit du 13 au 14, les insurgés et les troupes régulières en vinrent aux mains dans les rues; quelques hommes furent tués surtout du côté des insurgés; d'autres furent atteints de blessures graves. La fer- meté et la sagesse du gouvernement tinrent tête a l'orage. Que voulaient donc, me demanderez-vous, les instigateurs d'aussi af- fligeantes scènes? Ils prétendaient que pour faire bien marcher un ordre do choses nouveau, il fallait des hommes nouveaux;

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eiiraino si le peuple n'ciil pas élé libre d'en nommer aux éleclions <iui devaient avoir lieu l'année suivante. Mais la passion, sur- tout la passion on pareille matière, égare, aveugle et devient la source des plus grands malheurs. .

« A la vue de toutes ces secousses et de ces luîtes, le véritable ami de la patrie, le chrétien élève ses regards vers le Roi des rois et lui demande de répandre dans tous les cœurs la connaissance et la crainte de son nom, la foi h l'Evangile de Christ, seule source durable de paix et de vrais progrès pour les individus comme pour les peuples. »

Dans une préface adressée aux instituteurs, M. Descombaz donne d'utiles directions sur l'emploi qu'on doit faire de son li- vre. Il veut que ce soit le maître lui-même qui lise a ses élèves la leçon du jour; qu'il ne laisse pas passer une expression, une plirase sans s'assurer par des questions ingénieuses qu'elle a bien été comprise ; qu'après la lecture d'un paragraphe il inter- roge les élèves suivant leur âge et le degré de leurs connaissan- ces; qu'il ne craigne pas de revenir souvent en arrière afin de rafraîchir la mémoire des élèves et de les familiariser avec les époques parcourues; enfin que l'on consacre deux années dans les écoles a l'étude de l'histoire nationale.

LR VALAIS (le 18^0 à 1834: suite à Une Année de rilistoire du ^'alais, par Rillictdc Constant; Lausanne, chez G, Bridel, in-8°.

M. Rilliet nous a déjà raconté la révolution du Valais, qu'il avait saluée avec joie comme l'aurore d'une régénération com- plète pour ce Canton enc()re très arriéré sous tous les rapports. 11 vient aujourd'hui nous montrer le revers de la médaille, en mettant sous nos veux l'histoire de la réaction qui s'est opérée d'une manière si violente dans le court espace de quatre années. Les brusques cliungements dont la Suisse est le théâtre offrent à l'observateur attentif un spectacle riche en leçons précieuses. C'est l'a qu'on peut vraiment étudier la marche de la démocratie, >R valeur do ses résultais, le danger de ses excès. Malheureuse-

HISTOIRE. 151

ment les étrangers, mieux placés que nous pour profiter de cette périlleuse expérience, paraissent peu soucieux de la comprendre, ne cherchent point à profiter des enseignements qu'elle leur donne, et d'un autre côté les nationaux toujours plus ou moin» engagés personnellement dans la lutte, ne' peuvent guère réu- nir les conditions nécessaires a l'historien. Ainsi l'ouvrage do M. Rilliet porte le cachet bien prononcé des opinions que professe l'auteur, et il ne cherche point h cacher ses sympathies indivi- duelles. Ayant joué lui-même un rôle actif dans les afiaires pu- bliques de son pays, il ne peut pas les juger en spectateur froid et désiiitéressé. C'est tout naturel et nous sommes loin de lui en faire un reproche, quoique nous ne partagions pas ses vues. D'ailleurs la partialité ne va pas chez lui jusqu'à dénaturer les faits. Si parfois le sentiment le domine trop dans l'appréciation des hommes et de leurs tendances , il ne sacrifie pas la vérité à d'aveugles préventions, il sait aussi reconnaître le bien chez ses adversaires et signaler sans ménagement les fautes do ses amis. C'est un esprit éminemment impressionnable, que la passion peut entraîner en certaines circonstances, mais chez lequel la raison reprend son empire dès que le calme renaît. Il comprend très- bien le danger des principes absolus, la nécessité de les modifier dans Tapplication, de procéder avec prudence à leur développe- ment, de ne pas détruire les éléments de force et d'activité sur lesquels repose l'édifice social , mais vibré fortement par tout ce qui fait appel à ce qu'on peut nommer ses instincts chevaleres- ques, il ne sait point y résister, et abandonne volontiers la logi- que pour suivre les impulsions du sentiment.

Celle tendance est manifesie dans l'ouvrage que nous annon- çons ici , et du reste elle nous paraît très-excusable, car tout en n'approuvant pas complètement les principes de l'auteur on se sent plutôt disposé a déplorer avec lui le triomphe de ceux qu'il combat. Telle est, en effet, l'étrange position dans laquelle se trouve aujourd'hui la Suisse. En présence de la lutle que se li- vrent les partis extrêmes, le libéralisme modéré, qui veut le progrès légal et graduel, en est réduit a craindre les victoires ainsi que les défaites de quelque côté que la chance tourne. Il semble fi-appé d'impuissance, et son seul espoir e&t dans la ces-

152 LITTÉRATURE,

sation d'une crise qui ne paraît malheureusement pas encore près de finir. Bien plus, d'un côté comme de l'autre, il ne voit en per- spective qu'asservissement pour la liberté, que péril pour l'in- dépendance de la patrie, et tant que la crise dure, il ne peut guère remplir que le rôle stérile de Cassandre au milieu des Troyens, parce que sa voix est étouffée par le conflit des pas- sions qu'il voudrait apaiser sans les satisfaire.

Il est certain, par exemple, que l'état du Valais courbé sous le joug des prêtres de Rome, avec tous les abus d'institutions surannées et défectueuses qui ne permettent aucun développe- ment intellectuel, aucune prospérité matérielle, exigeait des ré- formes dont l'urgence était généralement reconnue. Lorsque la révolution de 1838 éclata, ceux-là môme auxquels répugne l'em- ploi de moyens semblables crurent du moins pouvoir espérer que le résultat serait d'ouvrir pour le Valais une ère nouvelle plus éclairée et plus féconde. En effet, on put s'imaginer d'abord que la conduite prudente du gouvernement concilierait les esprits, calmerait l'agitation, et parviendrait sans trop de peine à restrein- dre la puissance du clergé. Cependant on vit bientôt surgir des obstacles de plusieurs sortes. Les hommes qui avaient accompli la révolution formaient une petite minorité, dans laquelle se trou- vaient sans doute des lumières et des talents remarquables, mais ils étaient trop peu nombreux pour arrêter l'essor des passions populaires qu'ils avaient mises en mouvement. Ils furent débor- dés par la Jeune-Suisse, impatiente de réaliser ses rêves d'éga- lité absolue. Des actes de violence, des atteintes portées à l'exé- cution des lois et au cours régulier de la justice vinrent fournir des armes h leurs adversaires. La masse du peuple, qui avait laissé faire la révolution sans la comprendre, fut aisément fana- tisée par les prêtres, qui purent alors lui montrer les intérêts de la religion réellement menacés et s'appuyer, pour ressaisir leur influence, sur des faits bien propres à inspirer de justes craintes. Avec de tels éléments la réaction devenait inévitable; elle se se- rait opérée tout naturellement sans sortir des voies légales, si le parti libéral n'avait ajouté h ses fautes précédentes celle plus grande encore de prétendre recourir h une seconde révolution pour imposer h la majorité des réformes dont elle ne voulait dé-

HISTOIRE. 153

cidément pas. Cette fois le soulèvement fut général dans tout le haut pays et dans plusieurs districts du Bas-Valais contre la ten- tative coupable de la Jeune-Suisse, dont la sanglante défaite eut pour conséquence immédiate d'affermir plus que jamais la domi- nation du parti ultramontain.

M. Rilliet donne beaucoup de détails intéressants sur les phases diverses de celle déplorable lutte. On voit qu'il possède une con- naissance exacte du pays, des questions qui s'y débattent, et des principaux personnages qui ont figuré de part et d'autre dans le conflit. Ses sympathies sont entièrement acquises au parti libéral, d'abord parce qu'il en partage les vues et les principes, ensuite parce qu'il se range volontiers du côté des faibles et des malheu- reux. Cependant la partialité ne l'aveugle pas jusqu'au point de lui faire méconnaître les fautes commises et nier les torts de ceux dont il épouse la cause. Il blâme hautement les excès de la Jeune- Suisse, ainsi que la mollesse du gouvernement issu de la révolu- tion, et le manque d'énergie dont il fit preuve au milieu d'une crise à laquelle il devait nécessairement s'attendre. Il s'élève avec force contre les tendances anarchiques qui rendent tout gou- vernement impossible, et s'il admet en certains cas la légitimité d'une révolution, du moins il ne veut pas en faire l'état perma- nent de la société. Quant au sentiment qu'éveille en lui le sort des vaincus, s'il ne s'appuie pas sur la raison, il peut être attri- bué h un élan généreux qui n'a rien que de très-honorable. Mais l'effet en est un peu gâté par Tirrifation qu'il manifeste contre les vainqueurs, et surtout contre quelques-uns des chefs. Les re- proches qu'il leur adresse ne sont plus empreints de cette bien- veillance avec laquelle il critique leurs adversaires. On est tenté d'y voir un cachet d'animosité personnelle, dont les motifs h nous inconnus peuvent être justes et fondés, mais qui ne devait point influer sur les jugements de l'historien. Du reste c'est un écueil contre lequel se heurtent plus ou moins tous ceux qui entre- prennent d'écrire l'histoire contemporaine. Les hommes qu« leur participation active aux affaires publiques rend le plus aptes 'a te genre de travail sont précisément ceux dont il est le moins possible d'attendre une complète impartialité. Il faut donc, dans leurs écrits, chercher les faits sans trop s'arrêter aux apprécia-

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lions. D'ailleurs, nous le répétons, dans la lutte des partis exlrê" mes dont la Suisse est aujourd'hui le théâtre, chacun plaide sa cause avec passion, et le moment n'est pas venu de prononcer entre eux, car nous ne voudrions pas plus du triomphe de l'un que du triomphe de l'autre : tous les deux nous paraissent éga- lement mettre en péril les vrais intérêts de la hberté.

GRAMMA.IRE Allemande, parliculièrement à Tusage des écoles su- périeures de jeunes filles et des écoles moyennes industrielles, par G.-H. ^Veh^li; Lausanne, chez G. Cridel, in-S'*.

L'auteur de cette grammaire n'a pas la prétention d'offrir une nouvelle méthode, ni même d'apporter des modifications essen- tielles au système suivi par la plupart de ses devanciers. Il s'est simplement proposé de l'adapter d'une manière plus spéciale à l'enseignement des écoles, en y introduisant toute la clarté pos- sible, en cherchant h diminuer les premières difficultés qui rebu- tent les commençants, et a donner à l'étude de la grammaire une direction pratique propre a produire des résultats plus prompts. Dans ce but il prend pour point de départ la langue française, ce qui lui permet d'élaguer les définitions déjà connues des élèves, il fait marcher de front l'étude des règles avec l'exercice de leur application, il combine la syntaxe avec la lexicologie, et renvoie tout ce qui est trop comphqué, trop abstrait, à un second cours nécessaire seulement pour ceux qui veulent acquérir une con- naissance profonde de l'allemand et de son génie philosophique. Il restreint les distinctions et les simplifie soit dans la déclinai- son des substantifs, soit dans la conjugaison des verbes par des procédés ingénieux, qui contribuent à les rendre plus faciles à comprendre et à retenir. Lorsque l'anglais présente quelque for- me ou quelque expression analogue a celles de l'allemand, il l'indique, et profite ainsi des lumières que peut jeter cette com- paraison sur certains points obscurs. Des thèmes bien choisis correspondent à chaque chapitre. Enfin le volume est terminé par un petit recueil des synonymes et des idiotismes les plus

HISTOIRE. tM

usités. Au premier aperçu, cette grammaire séduit par sa précis sion et sa clarté. L'expérience de l'auteur, qui professe à l'école supérieure des jeunes filles et à l'école moyenne de Lausanne, nous semble promettre que l'usage ne démentira pas cette im- pression favorable.

RÉVÉLATIONS sur la Russie, ou Tempereur Nicolas et son empire en 1844, par un résident anglais, ouvrage traduit par M. Noblet et annoté par M. Cyprien Robert, tome i^'^; Paris, I vol. ia-8°, 7 fr. 50 c.

M. de Cusline a mis la Russie à la mode. Depuis la publica- tion de son ouvrage, on s'est empressé de se lancer sur ses traces afin d'exploiter la curiosité pubfique qu'il avait si vive- ment excitée. Il semble en vérité que cet empire soit un nou- veau monde qui vient d'être découvert. Et cependant, ce des- potisme qu'on prétend nous révéler ne date pas d'hier, ne s'est pas constitué a l'insu de l'Europe , n'est point demeuré jusqu'à ce jour caché derrière un voile impénétrable. Les règnes de Pierre le Grand, de Catherine,, de Paul F"" sont bien connus, et le singulier mélange de barbarie et de civilisation que présente la Russie est un spectacle que l'histoire a depuis longtemps dé- roulé devant nos yeux. Seulement, comme il n'a guère changé au milieu du développement général de la liberté, il contraste aujourd'hui, plus qu'autrefois, avec l'état actuel des autres peu- ples européens. Sous ce rapport, il peut certainement offrir le sujet d'une étude fort intéressante, d'autant plus que les pro- grès de la puissance russe inspirent des inquiétudes dont il est bon d'apprécier la juste valeur, en cherchant jusqu'à quel point elles sont fondées. Mais pour bien remplir le but qu'on doit se proposer, il faudrait une relation parfaitement exacte, impartiale, portant le cachet de la vérité, digne en un mot d'une entière confiance. Nous voudrions un voyage fait par quelque observa- teur habile qui eut séjourné dans le pays, et s'y fut trouvé placé de manière à voir de près les hommes et les choses, à bien con-

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naître les mœurs et les habitudes des diverses classes de la so- ciété. Au lieu de cela, nous n'avons dans le livre de M. Custin» que les impressions d'un lourislo assez superficiel ; dans les Mystères de la Russie un long pamphlet politique, et dans les Révélations du résident anglais une diatribe fortement empreinte do prévention nationale. Ce sont autant d'actes d'accusation con- tre le despotisme russe ; mais le procès ne nous semble pas suf- fisamment instruit; on aurait besoin de témoignages moins sus- pects, de preuves plus positives. Le résident anglais parait bien avoir vécu longtemps en Russie ; il entre a plusieurs égards dans de grands détails très-circonstanciés; il montre une connaissance assez étendue des institutions et des usages du pays. Mais son récit manque en général de précision ; les faits n'y sont que va- guement indiqués, le plus souvent sans date, sans noms propres, sans aucune donnée qui puisse servir à en vérifier l'exactitude. Or, il est difficile d'accepter sur parole des assertions aussi gra- ves que celles qu'il avance. On objectera peut-être que la pru- dence exige cette retenue vis-à-vis d'un pouvoir ombrageux, qui sacrifierait sans pitié tous ceux que des révélations trop complè- tes désigneraient à sa vengeance. Une telle crainte se conçoit el nécessite en effet de grands ménagements, mais il faut avouer qu'elle affaiblit singulièrement l'autorité des faits en les privant de ce qui peut le mieux leur donner un caractère authentique. Cependant le récit du résident anglais n'est pas non plus dénué de vraisemblance. S'il rapporte des actes de barbarie monstrueux et révoltants , il faut avouer que de tels excès ne sont qu'une conséquence assez probable de l'état social qui existe en Russie. Le despotisme absolu est obligé d'employer la tyrannie pour se soutenir; c!est l'appui nécessaire d'une semblable forme de gou- vernement. La loi réside dans la seule volonté du souverain , et si cette volonté cessait un moment de se montrer inexorable, le prestige qui fait toute sa force tomberait aussitôt. La Russie en est à cette période de l'histoire des peuples la royauté, ayant réussi à secouer le joug de la noblesse, poursuit son œuvre et cherche h l'affermir par l'asservissement général de tous ses su- jets. Le principal but des efforts du Czar, c'est d'affaiblir par tous les moyens possibles la puissance des seigneurs, et de faire

HISTOIRE. 157

passer dans le domaine de la couronne les serfs qu'ils possèdent, afin de délaclier toujours plus les intérêts de la nation de ceux de la noblesse. Sans doute on peut prévoir qu'à la longue cette marche aura pour effet d'émanciper le peuple et de créer de nou- velles résistances bien plus redoutables encore pour la royauté. Mais comme en Russie il n'existe en quelque sorte pas de tiers- état entre la noblesse et les serfs, ce résultat ne saurait se pro- duire que dans un avenir très-éloigué. D'ailleurs, le souverain paraît avoir profité des leçons de l'expérience, et s'efforce avec soin d'éviter les fautes commises par ses devanciers. En sapant le pouvoir de la noblesse, il se garde bien d'accorder au peuple la moindre dose de liberté. Son despotisme s'appesantit également sur tous, et il est merveilleusement secondé dans cette entre- prise par le privilège qu'il a d'être à la fois empereur absolu et chef suprême de la religion. Usant des immenses ressources que lui fournit cette double position, il peut, malgré le conlact de la civilisation européenne, maintenir un régime qui présente beau- coup d'analogie avec les monarchies de l'Orient. Son empire est organisé suivant les principes de la hiérarchie militaire, avec la discipline la plus rigoureuse, et un système de police habilement conçu lui permet de surveiller constamment la conduite du moin- dre de ses sujets, sur lequel, à quelque rang qu'il appartienne, il se réserve le droit de vie ou de mort, sans aucune garantie de forme judiciaire ni de liberté individuelle. Les mesures les plus inouïes peuvent être exécutées sans que personne soit en droit de lui en demander compte. Elles sont même familières à son gouvernement qui, débarrassé de toute espèce de contrôle, va droit a son but par les voies les plus expéditives, et semble tou- jours dirigé par la maxime : qui veut la fin, veut les moyens. C'est ainsi que pour punir l'insurrection de la Pologne, il n'a pas reculé devant l'idée d'anéantir jusqu'au dernier vestige de la nationalité polonaise. C'est ainsi qu'il n'hésite jamais à se ser- vir de la Sibérie, même contre les nobles du plus haut rang, pour peu qu'ils lui semblent suspects, avec autant de facilité qu'on usait jadis en France de la Bastille et des lettres de cachet. Sous ce rapport, l'empereur montre une rigueur très -grande, quoique on ne puisse pas accuser son caractère d'être cruel ni

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i58 LITTÉRATURE,

méchant. Il semble avoir à cœur de bien remplir son rôle de des- pote, et il est merveilleusement doué pour cela. Le résident an- glais rond pleine justice h ses vertus privées, ainsi qu'à l'énergie courageuse qu'il a déployée en diverses circonstances fort cri- tiques. Mais il nous le représente poursuivant toujours sa marcho inflexible, brisant toutes les résistances, et travaillant sans relâ- che h l'agrandissement de l'empire, ainsi qu'à la consolidation du pouvoir impérial. La censure et les entraves imposées à la li- berté individuelle sont les principaux auxiliaires qu'il appelle h son aide. Par la première il détruit toute liberté, non-seulement de la presse, mais encore de la parole et de la pensée. Il n'est pas permis de percer le mystère profond qui entoure ses actes, ni même de divulguer les faits, de quelque nature qu'ils soient, qui pourraient secouer la morne apathie dans laquelle il veut entre- tenir ses sujets. Le silence est à ses yeux la meilleure garantie de la soumission, et il a recours, pour l'obtenir, à un système d'espionnage qui pénètre jusque dans l'intérieur des* familles, qui ne respecte ni les liens de l'afTeclion, ni le sanctuaire du foyer domestique. Par la surveillance continuelle qu'il exerce sur les actions do ses sujets qui ne peuvent quitter le pays sans son au- torisation, et n'obtiennent que des permis temporaires, il tend à combattre l'influence redoutable de la civilisation européenne et rend de plus en plus difficile pour la noblesse d'échapper au joug sous lequel il prétend la réduire. C'est, on le voit, le régime de l'autocratie appliqué de la manière la plus complète. L'effet d'un pareil régime sur l'esprit humain peut être comparé à celui du climat glacé du pôle sur l'homme qu'il aveugle, étouffe et para- lyse. « L'asservissement des Russes est cent fois plus terrible, « parce que non-seulement ils le souffrent, les malheureux, mais a ils sont forcés de le propager par la conquête et de l'augmenter « far l'accroissement des populations.»

Et quand on songe aux immenses ressources de ce vaste em- pire, on est tenté de craindre pour l'Europe une nouvelle inva- sion de barbares. Mais le colosse, vu de près, n'a plus la même apparence de force ; on reconnaît bientôt qu'il repose sur un échafaudage dont la solidité n'est rien moins que certaine; on découvre maintes plaies qui le rongent, et dont les progrès ne

Religion, philosophie, morale, éducation. i5é

8ont cachés que par des palliatifs qui l' épuisent et le frappent d'impuissance. C'est ce que le résident anglais s'est proposé surtout de faire ressortir, en exposant les principes qui dirigent le gouvernement russe et les résultats de leur application prati- que. Nous attendrons la suite de ses Révélations pour en résumer l'ensemble et apprécier les données qu'on en peut tirer sur l'a- venir probable de la Russie.

RELIGION, PHILOSOPHIE, MORALE, ÉDUCATION.

HISTOIRE des Riévolulions de la Philosophie en France pendant Ife moyen âge jusqu''au 16"»^ siècle, précédée d'une introduction sur la philosophie de ranti<]uité et celle des premiers temps du christia- nisme, par le duc de Caraman, tome ie^; Paris, chez Lndrange, <9, quai des Augustins , i vol. in-8°, 7 fr. 50 c.

Les études philosophiques ont repris faveur en France depuis quelque temps. L'élan donné par M. Cousin semble vouloir porter des fruits durables. Une foule de jeunes penseurs se pres- sent sur ses traces, et la tendance éclectique qu'on lui a tant re- prochée contribue précisément a féconder leur ardeur. Affran- chis des liens systématiques , ils s'élancent dans la carrière avec une joyeuse indépendance qui imprime à leurs travaux le cachet précieux de l'originalité. La liberté de la pensée se développe ainsi pleinement et n'est point entravée par des vues exclusives. Rien ne gêne son essor qui se trouve d'ailleurs secondé par les circonstances. En effet, au milieu des révolutions si nombreuses et si rapides qui se succèdent de notre temps, on éprouve le be- soin d'étudier la marche des idées et leur puissante action sur les événements. L'esprit fatigué des vains débats de la politique ainsi que des luîtes sans cesse renaissantes de la vie positive, sent un impérieux désir de s'arracher du milieu qui l'entoure, afin do s'élever à des considérations plus hautes, de remonter à

160 RELIGION, PHILOSOPHII

la source de la vérité, d'y chercher de nouveau les éternels prin- cipes du beau et du bon, la solution du grand problème de notre destinée, et les causes de tant de phénomènes étranges que l'é- tude de l'homme nous présente chaque jour. Aussi l'époque ac" tuelle semblo-t-elle phis particulièrement favorable pour écrire l'histoire de la philosophie. C'est à cela surtout que convient l'éclectisme, qui prédispose à reconnaître dans chaque svsfème le moindre élément de vrai qui s'y trouve, et permet de les en- visager tous avec une égale impartialité, de bien apprécier les résultats des efforts antérieurs, de dresser en quelque sorte l'état de situation de la philosophie et de marquer nettement ce qui lui reste a faire. Ainsi que le dit M. de Caraman : a Se connaître, n'est-ce pas le premier de tous les besoins intellectuels pour l'homme qui réfléchit? Or, quel est le rôle de l'homme ici-bas? Qu'y venons-nous faire? a quoi notre courte apparition sert- elle dans le grand ensemble que nous nommons l'univers? Cet immense système est-il livré aux chances aveugles du hasard, ou conduit par des lois éternelles? Pouvons-nous jamais les con- naître? Le monde est-il ancien ou nouveau? L'humanité est-elle une création qui vit et meurt sans autre résultat que l'accomplis- sement d'une loi physique; ou bien, placée plus haut dans l'é" chelle des êtres , doit-elle s'élever un jour, après des épreuves successives, vers les demeures éternelles? Qu'est-ce que la mort? Qu'est-ce que le mal? En un mot, a quoi bon la vie? Voila l'ob- jet presque continuel des spéculations de l'homme depuis qu'il existe; toutes ces questions ont été remuées en tout sens depuis la plus haute antiquité, et elles ont toujours continué depuis a préoccuper le monde; chacun dans sa sphère, le plus simple des esprits comme le plus élevé, revient instinctivement cl h chaque instant, sous une forme ou sous une autre, à ces intérêts de tous les jours. L'histoire n'est autre chose que la série des révolutions de l'intelligence et de leur effet rendu visible aux sens; si l'on veut les étudier, on y trouvera ces diverses questions soumises à un examen plus ou moins heureux; mais, quoique du choc des opinions ait souvent jailli une immense lumière, elle est encore Misuffisanio pour nos désirs. »

Nous voulons aller plus loin, nous espérons qu'à l'aide des

MORALE, EDUCATION. 161

deux instruments qui nous ont été donnés dans la raison et dans la foi, nous pourrons soulever un coin du voile qui cache encore la vérité à nos regards. Mais pour ne pas errer dans notre mar- che, il faut se servir de la sagesse des temps passés, partir du point l'esprit humain a posé sa dernière borne, c Ainsi donc, l'histoire et l'étude des doctrines célèbres qui ont laissé une trace dans les annales du monde seront la base de toute science philo- sophique. »

Après avoir signalé l'utilité générale de l'histoire de la philo- sophie , et les lumières qu'elle peut en particulier répandre sur les institutions et les mœurs de la France au moyen âge, l'auteur jette un coup d'oeil rapide sur l'état de la philosophie dans l'anti- quité, afin d'indiquer la haison qui existe entre les différentes époques et d'arriver ainsi naturellement a la fusion des école» anciennes avec celles du moyen âge.

C'est dans l'Inde que l'on trouve les plus vieilles traces d'une culture philosophique , qui avait atteint un assez haut degré de développement bien longtemps avant que l'Europe connût la ci- vilisation. Les Védas ou hvres sacrés remontent à quatorze ou seize cents ans avant Jésus-Christ. Les croyances rehgieuse.^ qu'ils renferment reposent sur le panthéisme. Cependant on y retrouve des traces des systèmes de philosopliie les plus divers. Ainsi l'on peut y reconnaître déjà les doctrines matérialistes, l'a- théisme, le spiritualisme, le scepticisme, le mysticisme, et la ma- gie connue dans l'Inde sous le nom de Yoguisme. Dès le premier pas de la civilisation, la pensée humaine s'est attaquée aux pro- blèmes les plus importants du monde moral ; à peine est-elle née que nous la voyons aborder les questions mystérieuses qui deviennent l'objet de ses constantes préoccupations. La Grèc« reçoit et féconde les semences de l'Orient. Elle épure la philoso- phie do l'Inde par une culture scientifique mieux dirigée qui favo- rise ses progrès. Le génie d'un Pylhagore, d'un Socrate, d'un Platon, d'un Aristote lui imprime successivement une mnrcliy plus méthodique, plus rapprochée des voies expérimentales ei rationnelles. Sur les traces de ces grands hommes s'avancent une foule de disciples dont les tendances particulières enfantent autant de systèmes qui se disputent avec acharnement le privilège ex-

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162 RELIGION, PHILOSOPHIE,

clusif de la vérité. Puis vienl l'école d'Alexandrie dont les efforts tendent à opérer une espèce de fusion par l'éclectisme. Mais la décadence ne tarde pas h se faire sentir. Les vaines disputes, les subtilités puériles prennent la place des discussions sérieuses et profondes, et la philosophie ancienne frappée d'impuissance suc- combe devant l'apparition du christianisme. C'est a Rome sur- tout que se présenta le spectacle d'une transition complète entre l'ancien et le nouvel ordre de choses. La philosophie n'y avait pas pris un développement original; elle s'y était introduite avec le reste de la culture grecque, et les esprits supérieurs qui la cultivaient ne faisaient que reproduire ses doctrines diverses sans aucune innovation importante, c On y voyait un mélange confus de toutes les religions et de toutes les philosophies ; les écoles de la Grèce s'y heurtaient confusément ; le stoïcisme , Epicure , Pylhagore, l'Académie y avaient leurs partisans, et aucun système n'y prédominait entièrement, parce qu'aucun ne conservait assez de force pour subsister par lui-même. » Aussi l'établissement de la morale chrétienne n'y rencontra pas d'obstacle bien puissant. Dès le quatrième siècle après Jésus-Christ son triomphe parais- sait assuré. L'édit de Justinien qui, en d29, ordonna la clôture des écoles de philosophie, fit briller le christianisme d'un éclat nou- veau, et lui ùtant son dernier rival, laissa le champ libre à son in- fluence, désormais appelée à régner sans partage sur tout l'em- pire. Les pères de l'Eglise travaillèrent alors au développement de l'esprit humain avec autant de sagesse que de talent. Ils no négligèrent point l'étude des auteurs profanes, ils cherchèrent a faire ressortir les vérités cachées au fond de la philosophie païenne, que plusieurs d'entre eux considéraient comme une préparation 'a la morale plus pure de l'Evangile. Les systèmes des principaux philosophes anciens eurent même sur eux assez d'action pour se reproduire d'une manière plus ou moins sensible dans leurs tendances particulières. Les pères peuvent se diviser en platoniciens et en péripatéticiens. « Parmi les pères platoni- ciens figure en première ligne saint Augustin, en qui, tant pour l'élévation du génie que pour la vaste étendue de ses ouvrages, on peut étudier tout le platonisme chrétien ; avec lui Némésius, Synésius, Enéc de Gaza, Zacharias le Scolastique s^nt rangés

MOBALE, ÉDUCATION. 163

dans celte classe. Parmi les seconds furent Claudien Mamert, évêque de Vienne au cinquième siècle, l'illustre Boèce, Cassio- dore, Martius Capella et quelques autres moins célèbres, mais qui exercèrent une certaine influence sur la direction des esprits pendant le moyen âge.» *

L'invasion des peuples du Nord replongea l'Europe dans un état de barbarie qui dura jusqu'au quinzième siècle. Mais au mi- lieu des ténèbres générales brillent ça et la quelques flambeaux qui éclairent la route. « La science et la philosophie furent sou- tenues par plus d'un de ces génies rares qui se font jour à travers les obstacles. »

C'est dans les travaux de ces penseurs éminents , qui se sont succédé à de longs intervalles, qu'on peut retrouver les premiers linéaments de la philosophie moderne. M. de Caraman se pro- pose de nous faire connaître ceux que produisit la France. Son Histoire de la philosophie sera divisée en trois époques. La pre- mière, qui -est renfermée dans le volume qu'il publie aujourd'hui, commence avec l'apparition de la littérature dans les Gaules. Nous y voyons la lumière renaître a mesure que s'étendent les progrès du christianisme, et la philosophie commencera poindre avec les premiers efforts de l'intelligence sous Charlemagne. Puis viennent Scot Erigène, Gerbert, Déranger et Lanfranc, saint Anselme, Hildebert de Lavardin, Marbode, Odon, Bernard do Chartres. Cette époque s'arrête au commencement du nomina- lisme , vers la fin du onzième siècle. La seconde contiendra Ros- celin, Champeaux, Abailard, saint Victor et Jean de Salisbury. « Enfin la troisième, la plus importante détentes, parce que la véritable philosophie succède à la théologie scolastique, offrira une courte appréciation de l'élément arabe et juif dans l'histoire de la civilisation et de la pensée ; puis viendront Albert le Grand, saint Thomas d'Aquin, ces deux génies du treizième siècle, saint Bonaventure, Duns Scot, Roger Bacon, le rénovateur des scien- ces naturelles; Ftaymond Lulle, esprit moins extraordinaire, puis notre illustre Cerson ; et nous assisterons à la décadence de la pliilosopliie confuse du moyen âge, qui cédera la place désormais à une philosophie plus rationnelle, plus positive, née du mouve- ment intellectuel de la renaissance et de la réformalion du soi-

164 LÉGISLATION,

rième siècle. Arec celle-ci finit le moyen âge, science et politi- que; Luther achève la démolilion de l'édifice scolastigue; nous voyons dans le lointain apparaître Montaigne et Charron, et nous devinons Descartes. »

Nous reviendrons plus tard sur l'ensemble de cette Histoire lorsqu'elle sera terminée, et nous chercherons par une analysa complète à donner une idée du vif intérêt qu'elle présente. En at- tendant nous nous bornerons à dire que sous le rapport de la pensée comme sous celui de l'érudition, M. de Caraman nous pa- raît à la hauteur de la grande tâche qu'il a entreprise. Un peu plus de correction et de fermeté dans le style serait peut-être dé- sirable. Mais en général, malgré la profondeur du sujet, la lec- ture de son livre est facile et attrayante pour les esprits sérieux qui ne craignent pas que l'élégance de la forme soit quelquefois sacrifiée à la solidité du fond, pourvu que cela n'ait pas lieu aux dépens de la clarté, cette condition première, la plus essentielle de toutes dans un ouvrage de ce genre.

LEGISLATION, ECONOMIE POLITIQUE, ETC.

CODE dp la Communauté, par Th. Dezamy; Paris, cheis l'auteur, rue Saint-Jacquea, 106, i vol. in-S», 4 fr.

L'auteur de cet ouvrage pense que le problème social touche a son terme, et c'est pour contribuer a en hâter la solution qu'il a entrepris de présenter sous forme de code le plan de ce que sera la société d'après les vues du communisme. Il commence na- turellement par la série ordinaire de déclamations obligatoires pour tout réformateur socialiste contre noire civilisation actuelle, contro le familisme, c'est-à-dire les affections et les liens do fa- mille, contre le mariage, contre le commerce, et surtout et avant tout contre la propriété. La plus grande partie de son livre est donc employée èi répéter que notre civilisation est une barbarie ;

ÉCONOMIE POLITIQUE. 165

]a famille, une monstruosité contre nature; le mariage, une im- moralité; le commerce, un intolérable brigandage; la propriété, une injustice criante. Il faut donc abolir tout cela, établir la com- munauté, puis déclarer tous les hommes vertueux, parce qu'il ne peut plus y avoir ni crimes, ni violences, ni délit d'aucun genre, vu qu'il n'y aura plus ni prison, ni gendarmes, ni tribu- naux, ni lois. Comment un tel miracle' s'opérera-t-il ? M. Dezamy ne nous le dit pas; il se contente d'énoncer le fait : les commu- nistes seront tous animés d'un dévouement admirable , d'une bienveillance sans bornes, d'une merveilleuse sagesse; ils seront dépourvus de tout penchant vicieux, de toute passion haineuse ; et cela comme par enchantement, aussitôt que disparaîtront les entraves imposées au libre essor des instincts et des tendances de l'homme. C'est la législation qui fait les criminels, c'est le ma- riage qui fait les adultères, c'est la propriété qui fait les voleurs. En effet, n'imposez plus de devoirs h personne , et personne ne sera plus coupable de ne les pas remplir. On ne peut pas nier la jusiesse de ce raisonnement. Les délits ne reposent que sur une idée de convention ; si les lois n'existaient pas, elles ne seraient point violées. Mais, direz-vous peut-être, la morale, la religion, la con- science Inventions sociales que tout cela. Les communistes

en font table rase. Ils nient la morale, la religion, la conscience, et bien d'autres choses encore que l'on a regardées jusqu'ici comme les bases essentielles de toute la société humaine. Pour eux le n)onde est une intelligente machine, qui a pour élément l'atome, et pour principe le mouvement, qui n'a point été créée, mais subsite par elle-même. C'est le monde seul qui a la vie com- plète, absolue, universelle. Tous les êtres sont produits par l'at- traction qui permet aux molécules de se grouper, de s'attirer, de s'harmoniser de manière h former dos corps. L'homme lui-même n'est donc qu'un agrégat de molécules, et ses plus belles facultés ne sont autre chose que le jeu harmonieux des organes ; ses pas- sions sont des mobiles d'activité. Ainsi le Dieu du communisme, c'est la molécule intelligente qui se retrouve dans tous les corps et en constitue la matière. Il n'y a plus d'immortalité, plus de vie h venir, plus do jugement a espérer ou à craindre, et par con- séquoni plus de responsabilité pour l'homme, plus de devoirs à

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LÉGISLATION,

remplir. A la place de a vérités fondamenlales, de ces consola- tions fécondes et de cesreins puissants, les communistes posent pour bases quelques pficriptions telles que les suivantes, qui n'ont aucune espèce d'ocorité ni de sanction quelconque :

c Tous les hommes vront en frères, de quelque race, de quel- que couleur, de quelquclimat qu'ils soient ou qu'ils aient été....

« Tous les produits, tiles les richesses de la communauté se- ront sans cesse et à touurs à la disposition de tout le monde. Chacun peut puiser larjment, et en pleine liberté, dans toute l'étendue du domaine, tel ce dont il a besoin, c'est-à-dire le né- cessaire, l'utile et lagréile

« La communauté neonnaît que des égaux. Dans toutes ses institutions, toutes ses dpositions, tous ses règlements, toutes ses recherches, et surtoidons l'éducation, elle ne perdra jamais de vue ce principe : écart de tous les esprits et de tous les cœurs jusqu'à la moindre tentaon, la moindre velléité de domination, de privilège, du préémiince, de préséance, de prépondérance, en un mot, de prérogative quelconques

11 y aura entre les dix sexes égalité parfaite.

c Aucun autre lien qut'amour mutuel ne pourra enchaîner l'un à l'autre l'homme et la fnme.

« Rien n'empêchera le amants qui se seront séparés de s'unir de nouveau, et aussi soient qu'ils aspireront l'un vers l'autre.

L'éducation sera conuine, égale

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1«6 LÉGISLATION,

remplir. A la place de ces vérités fondamenlales, de ces consola- tions fécondes et de ces freins puissants, les communistes posent pour bases quelques prescriptions telles que les suivantes, qui n'ont aucune espèce d'autorité ni de sanction quelconque :

« Tous les hommes vivront en frères, de quelque race, de quel- que couleur, de quelque climat qu'ils soient ou qu'ils aient été....

« Tous les produits, toutes les richesses de la communauté se^ ront sans cesse et à toujours à la disposition de tout le monde. Chacun peut puiser largement, et en pleine liberté, dans toute l'étendue du domaine, tout ce dont il a besoin, c'est-à-dire le né- cessaire, l'utile et l'agréable

« La communauté ne connaît que des égaux. Dans toutes ses institutions, toutes ses dispositions, tous ses règlements, toutes ses recherches, et surtout dans l'éducation, elle ne perdra jamais de vue ce principe : écarter de tous les esprits et de tous les cœurs jusqu'à la moindre tentation, la moindre velléité de domination, de privilège, de prééminence, de préséance, de prépondérance, en un mot, de prérogatives quelconques

« II y aura entre les deux sexes égalité parfaite.

e Aucun autre lien que l'amour mutuel ne pourra enchaîner l'un à l'autre l'homme et la femme.

Rien n'empêchera les amants qui se seront séparés de s'unir de nouveau, et aussi souvent qu'ils aspireront l'un vers l'autre.

« L'éducation sera commune, égale

» De même qu'à l'égard des hommes faits, nulle contrainte ne sera jamais employée envers les enfants.»

Voilà donc une société fondée sur la communauté des biens> des femmes et des enfants. Il n'y aura plus de propriété indivi- duelle, plus de mariage, plus de famille. Les hommes seront logés dans une vaste caserne chacun aura sa cellule. Ils n'au- ront pas à s'inquiéter du lendemain, encore moins de leur ave- nir ou de celui de leurs descendants. Les relations des deux sexes n'auront d'autre mobile que l'impulsion des sens, d'autre but que la jouissance matérielle, et ne seront pas plus limitées ni plus ennoblies que chez tous les autres animaux. Les enfants s'élè- veront comme un troupeau que l'on façonnera de bonne heure au régime do la communauté, en étouffant l'essor des intelligen-

ÉCONOMIE POLITIQUE. 16T

ces de telle sorte que jamais aucune d'elles ne puisse s'élever au-dessus d'un même niveau, mesuré nécessairement h la hau- teur des moins capables. Le communisme ne souffre point de gupériorité ni intellectuelle, ni morale, et il a grand soin de dé- truire tout stimulant propre à en produire. Sous ce rapport, son système, on doit le reconnaître, est habilement conçu pour étein- dre l'émulation, tuer le génie, et faire du monde entier une vaste fabrique, où, par la division extrême du travail, le rôle de chacun se trouvera réduit à celui d'un rouage sans importance. Cette égalité monotone ne saurait , en effet, avoir d'autre résultat que l'affaissement graduel de toutes les facultés humaines, et par conséquent l'impuissance, dont le communisme veut les frapper èi jamais, afin d'empêcher qu'aucune d'elles songe à secouer le joug, à reconquérir son indépendance.

Mais, réussira-t-il de même à contenir le débordement des passions, à prévenir les excès de la perversité ? C'est peu proba- ble. Renonçant a toute espèce de moyen répressif, ainsi qu'à tout mobile de crainte religieuse ou de responsabilité morale, il compte 8ur le seul effet de sa formule magique : c Tous les hommes vi- rront en frères ! »

Mais pourquoi, je vous prie? Est-ce parce que, au lieu de se regarder comme les enfants d'un Dieu tout bon et tout-puissant qui les a créés pour l'honorer et le servir en s'aimant les uns les autres, ils ne verront en eux qu'autant d'agrégations d'atomes, d'accumulations de matière, sans autre parenté que la nature identique de ces atomes et les propriétés de cette matière ? Ou bien croit-on que leur respect pour la molécule intelligente ira jusqu'à l'adorer chez autrui plus que chez eux-mêmes? Evidem- ment non , cette formule n'opérera pas un semblable prodige. Ceux qui l'espèrent se font une illusion grossière, et montrent une ignorance complète du cœur humain. Il faut oser le dire : l'égalité absolue ne peut engendrer que l'égoïsme; la maxime: chacun pour soi, » ne deviendra jamais si générale que sous le régime de la communauté. Les inégalités naturelles sont la source notre cœur puise toutes ses affections, ses sentiments les plus nobles et les plus généreux; les inégalités sociales bien comprises tendent au même but. N'est ce pas la tendre sollici-

168 LEGISLATION,

tude lie nos parents, ces prolecteurs dévoués, dont notre chétivo enfance ne saurait se passer, qui jette en nous le premier germe de l'amour et forme le premier anneau de la chaîne qui doit nous unir à nos semblables durant notre passage sur la terre? N'est-co pas encore ce besoin de protection et de soutien qui, dans notre jeunesse, sert de base aux amitiés les plus vives et les plus dura- bles? Et lorsque plus tard l'amour devient une passion qui dé- cide souvent du sort de la vie entière, ne trouve-t-il pas une de ses plus fortes garanties dans le besoin que la femme a d'être protégée par l'homme, dans la pensée si douce pour celui-ci d'ê- tre le protecteur de celle qu'il aime?

La sagesse providentielle, qui a fait l'homme pour l'état social, l'a voulu ainsi, parce qu'il fallait que tout concourut à rendre les membres de la société nécessaires les uns aux autres. Or cette nécessité ne pouvait se manifester que par des rapports de dépen- dance et de protection. Il fallait que nous eussions besoin d'aimer et d'être aimés. L'intérêt personnel devait ainsi devenir l'un des éléments les plus féconds des vertus sociales, en même temps qu'il était le principe essentiel de la conservation de l'homme. Ici, comme dans toutes ses œuvres, la Providence s'est montrée économe de moyens et riche en résultais.

Mais, ces idées si simples, les communistes ne les compren- nent pas. Ils font de vains efforts pour anéantir l'intérêt person- nel, ce qui, s'ils réussissaient, rendrait toute société impossible, enfanterait l'égoïsme et conduirait bientôt à l'isolement et à la barbarie.

La communauté, disent-ils, tiendra lieu de toutes les affections de la famille, de tous lesmobiles de l'émulation, les passions se- ront les stimulants de l'activité.

Mais qu'est-ce que cela signifie ?

La communauté remplira donc subitement le cœur de l'homme d'un amour et d'un dévouement sans bornes pour ses sembla- bles, en rompant d'un coup de baguette tous les liens qui jus- qu'ici l'avaient attaché à eux! C'est absurde, et il ne l'est pas moins de prétendre que les passions ne seront plus que de salu- taires mobiles de l'activité.

Quand on pose en principe que les richesses de la commu-

ÉCONOMIE POLITIQUE. 169

uaiilé sont à la disposition de tout le monde, que chacun peut y puiser librement et autant qu'il veut, et qu'en retour on n'impose aucun devoir, aucune obligation quelconque, comment croire que les hommes conserveront le moindre désir d'appliquer leur activité a autre chose qu'à jouir, et que les passions abandonnées k elles-mêmes pourront avoir d'autre influence que de les pous- ser h tous les excès et a tous les désordres ?

Et si l'on ajoute à cela l'étrange promiscuité des sexes qui ré- sultera de l'abolition du mariage et de la liberté laissée aux amants de se réunir toutes les fois qu'ils aspireront l'uu vers l'autre, l'édiicalion commune des enfants qui eSfacera jusqu'au dernier vestige de la famille, enfin l'absence de toute contrainte, de toute loi répressive, de tout principe religieux, comment ne recule-t-on pas devant l'effroyable chaos dans lequel la société sera plongée?

La communauté débuterait par une vaste orgie les inslincts brutaux, débarrassés des entraves qui les retiennent, feraient ir- ruption sans que rien pût arrêter leur essor. De jour en jour les lumières de l'intelligence s'éteindraient sous la double influence du matérialisme le plus grossier et d'un sytème écrasant d'égalité absolue qui, en prescrivant toute supériorité, ne permettrai' plus le développement de rien de grand, de beau, de noble; et la so- ciété, retournant d'un pas rapide vers la barbarie, arriverait enfla à l'isolement do la vio sauvage.

Les deux puissants mobiles de l'ajctivité humaine, la famille et la prt)priété, n'existant plus, les sciences, les arts, les lettres, toutes les précieuses conquêtes de la civilisation disparaîtraient bientôt aussi. A supposer même, ce qui n'est pas possible, quo l'ordre matériel se maintint encore quelque temps, les hommes ne seraient plus qu'une troupe d'animaux, vivant pôle-môle d'une vie monotone et terne, sans avenir, sans espérance, sans inté- rêt d'aucun genre. Ainsi que le dit Lamennais : « Les commu- « nistes veulent établir une organisation nul ne soit proprid- « taire, c'esl-h-dire constituer la base d'une misère, d'un escla-

« vage universel »

Dans leur système, dit encore le même écrivain, « il n'y a * plus quo des bêles de somme, qui, après avoir a'^ccmpli la lA-

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170 LÉGISLATION,

« che imposée par le maître, reçoivent à l'étable la ration qu'il « leur a destinée 1 »

A de telles objections, que répond M. Dezamy? Rien qui puisse soutenir le plus léger examen. Il déclame contre l'état social, il ne voit dans la propriété que fraude, injustiee et oppression ; il appelle le commerce un brigandage ; il exalte la communauté comme une panacée universelle qui guérira tous les maux de l'humanité. Mais des raisonnements, mais des preuves, il n'en donne point, et se contente d'affirmer sans cesse le bonheur par- fait qui régnera dans le monde communiste gouverné par la raa- lécule intelligente.

Bien plus, M. Dezamy critique vivement M. Cabet, que ses essais d'application, dans son Voyage en Icarie, ont conduit à transiger nécessairement avec l'état social sur certains points, a revenir sur d'autres au système de contrainte et de répression.

M. Dezamy regarde ces concessions comme autant d'atteintes portées au communisme. Et il a certainement raison, car l'éga- lité absolue ne saurait souffrir d'organisation hiérarchique, ni de contrainte d'aucune espèce, puisque ce serait aussitôt créer des chefs et des subordonnés, des supérieurs et des inférieurs.

Il est vrai qu'on en conclura qu'il est tout a fait impossible de mettre le communisme en pratique.

Ce n'est sans doute pas précisément ce que M. Dezamy s'est proposé de démontrer par son Hvre. Mais c'est ce qui en ressort le plus clairement, et, pour notre part, laissant de côté ses in- tentions, ses déclamations, ses tendances, nous le remercions sincèrement d'avoir mis en lumière l'impossibilité de cet absurde et détestable svstème.

ÉTUDES POLITIQUES, par M. P. Uemidoff; Paris, chez P. Ber- trand, 58, rue Saint-André-des-Arts, I vol. in-S".

Le sujet de ces Eludes est la grande question des principes suc lesquels repose l'organisation sociale, et qui doivent par con- sféquent servir do base à la législation. M. Demidoff commencc- p;ir se poser en adversaire du système utilitaire de Bentham et

ÉCONOMIE POLITIQUE. 171

en. critique les principaux points , en signalant les erreurs âans lesquelles est tombé cet illustre publiciste; il s'attache surtout h démontrer que le bonheur public n'est point le but unique du législateur, mais que sa mission spéciale est de travailler à l'or- ganisation politique et civile de la société, de garantir la sécurité générale et particulière, et la sdreté des personnes, de leurs pro- 'priétés, de leurs droits et de toutes leurs transactions. Cet état de sécurité n'est qu'un des éléments du bonheur public, qui dépend d'une foule d'au^.res causes inhérentes à la nature particulière des •individus dont la société se compose, et sur lesquelles la législa- tion n'exerce presque aucune influence.

Il faut donc chercher ailleurs que dans l'utilité le principe dirigeant qui doit servir de base k l'organisation sociale. M. Demi- doff le trouve dans l'identité a des lois qui gouvernent les trois mondes, c'est-à-dire, le monde matériel, intellectuel et moral, et qui peuvent se réduire aux cinq grandes lois de la nature, c'est-a-dire, a celles du mouvement, de l'équilibre, de l'attrac- tion, de l'expansion et de la réaction, qui probablement ne sont que les développements et la manifestation d'une seule et môme loi, invisible h notre œil intellectuel, et que nous nommerons loi nouménale. s Dans cette manière de voir, la duahté do l'être humain disparaît et ses deux éléments, l'âme et le corps, se fondent en une seule substance a nous inconnue. Cotte hypo- thèse nous semble conduire aisément au matérialisme ; cepen- dant l'auteur se déclare spiritualiste et prétend se rattacher tout à fait aux doctrines chrétiennes. On lui contestera sans doute ce point, mais comme il se borne à énoncer très-brièvement ses idées et ne leur donne aucun développement, ce n'est pas ici le lieu d'en aborder la discussion. Nous nous contenterons de suivra M. Demidoff dans l'application assez originale qu'il en fait.

Le but essentiel de la législation est a ses yeux la sécurité, première condition indispensable de l'état social, et par consé- quent de tout progrès matériel, intellectuel ou moral. Elle ré- pond ainsi chez l'homme à l'instinct de la conservation dont la nature a doué tous les êtres. Cette sécurité prend sa sourèe dans les lois générales qui régissent l'univers. Or, la première de ces lois pour l'homme, c'est le travail, qui est on quelque sorte une

172 LÉGISLATION,

manifestation sociale de la loi du mouvement dans la nature. Le travail crée le droit do propriété et tous les autres droits civils et politiques qui reposent sur cette base essentielle de toute so- ciété. Il ne faut donc pas que rien vienne entraver la liberté du travail, afin que chacun puisse y trouver les moyens d'acquérir une position indépendante et le loisir nécessaire pour être apte h l'exercice des droits politiques.

La loi de raffiuité ou de l'attraction élective qui est une loi générale de la matière, se manifeste dans l'homme moral sous le principe de l'association. L'isolement est stérile pour l'homme: l'association est absolument indispensable au développement de ses facultés et a celui du progrès social. C'est aussi le plus puis- sant auxiliaire du travail, dont la division, rendue ainsi facile, donne un grand essor à l'industrie. A cet égard on en peut com- parer les efifets à ceux de la loi d'expansion dans la matière- L'accuraulation du travail, de la fortune ou du pouvoir sur les mêmes individus est donc contraire au principe organisateur do la société. La justice veut que l'on favorise autant que possible la division du travail, du capital et de la propriété, afin de faire disparaître les inégalités trop fortes qui existent entre les divers meinbres du corps social. Dans ce but, la plus entière liberté doit être laissée aux échanges, "a la concurrence et à la circulation des produits.

M. DemidofT présente ainsi les principes de l'économie poli- tique comme les éléments naturels de l'organisation sociale. Il veut en faire la base de la législation. C'est, il nous semble, confondre deux choses qui doivent demeurer distinctes. Tout en reconnaissant ce qu'il y a de juste et de vrai dans ses idées sur la liberté du travail, nous croyons que lo législateur a d'autres in- térêts plus graves à considérer et a satisfaire. L'économie poli- tique est sans doute une science très-importante, mais il faut la laisser dans la sphère qui lui est propre , et ne pas prétendre la faire intervenir dans le domaine intellectuel ef moral qui lui est presque tout h fait étranger. Cette confusion est d'autant plus dangerîfise qu^dle prête le flanc aux attaques des socialistes mo- dernes.

ÉCONOMIE POLITIQUE, 173

ÉMIGRATIONS SUISSES, enquête publiée par la Société «rutilité publique fédérale; Genève, in-S", Discours fait à la réunion de Zurich, le 18 septembre 18/14, par J, Huber-Saladin ; Lausanne, in-S».

L'émigration est depuis loîjgtemps, pour les populations suis- ses, une ressource employée avec plus ou moins de succès con- tre la misère et l'encombrement. Chaque année de nombreuses familles quittent leur patrie pour aller cliei-cher fortune a l'é- •tranger. La position d'un pays divisé comme la Suisse en petits États indépendants, les carrières sont très-restreintes , le sol peu fertile, et l'industrie arrêtée dans^on essor par une enceinte de douanes qui lai permettent bien difficilement d'envoyer ses produits sur les marchés des contrées voisines, rend l'émigra- tion en quelque sorte nécessaire pour une certaine partie de ses babitanls. La liberté républicaine doit elle-même contribuer a co résultat, car elle tend a développer les facultés intellectuelles, et par conséquent à multiplier les besoins, a susciter l'ambition -dans une mesure -sans proportion avec les moyens de les satis- faire. Les troubles politiques qui ont agité la Suisse dans ces der- nières années, ébranlant la prospérité intérieure, et compromet- tant une foule d'existences, sont venus donner à l'émigration une activité nouvelle. Ce serait, en effet, peut-être le remède le plus efficace aux marne qui affligent ce pays. Mais il faudrait pour cela que l'émigration fut dirigée avec prudence, et réglée de ma- nière à présenter des chances, sinon certaines, du moins très- probables de succès. Or, comment atteindre ce but dans un Etat démocratique l'on ne peut employer aucun moyen de con- trainte, où c'est à peine si l'autorité ose exercer quelque influence, de crainte d'elro accusée d'attenter à la liberté des citoyens? •Évidemment l'action gouvernementale est tout 'a fait paralysée, et c'est aux efîorts particuliers qu'appartient la tâche d'étudioi" cette importante et difficile question. Aussi la Société d'Utilité Publique fédérale s'en est-elle emparée pour chercher à rassem- bler toutes les lumières propres à l'éclairer. Sur la proposition •de M. Huber une commission fut chargée de s'en occuper, ot c'est soq travail qui est publié aujourd'hui sous le tilio A'En-

16*

17 î LEGISLATION,

i/uéte. On y Iroiivc une nombreuse série de données intéressan- tes fournies p;ir les consuls suisses sur les diverses contrées vers lesquelles se dirige l'éniigmtion, sur les ressources qu'elles peuvent offrir, et sur le sort des émigrants qui s"v sont établis jusqu'à ce jour. Le résultat de ces inforinations vient "a l'appui d3S vues émises par M. Huber dans son discours a la réunion de Zurich. Le succès de l'émigration dépend de la nature des éléments qui la composent. Des hommes industrieux, intelli- gents, actifs, emportant avec eux des habitudes d'ordre et d'éco- nomie, et possédant l'argent nécessaire aux premières avances <|u'cxige toute espèce d'entreprise, sont à peu près sûrs de trou- ver partout une existence aisée et des probabilités de fortune plus grandes que la Suisse ne peut leur en ofTrir. Mais la plu- part des émigrants ne sont point dans une condition si favora- ble : la misère qui les chasse de leur patrie tient à des causes dont le funeste coriége les accompagne et ne leur permet guère de retirer aucun fruit de leur déplacement. Pour ceux-là il fau- drait un patronage puissant, capable d'exercer la surveillance la jdus active, et de travailler a leur régénération morale. Malheu- reusement ce n'est pas ce qu'ils trouvent dans la plupart des spé- culateurs qui s'occupent de colonisation. Les entreprises de ce genre n"ont en général d'autre but que de tirer le meilleur parti possible de terrains achetés en gros pour être revendus en dé- tail, et se soucient assez peu de la destinée des colonies qui se fondent de celte manière. M. Huber voudrait donc qu'une société se chargeât de diriger lémigration, de prendre en main les inté- rêts des émigrants, et de les accompagner de sa protection bien- veillante jusque sur le lieu de leur nouvel établissement. Cette tâche paraît rentrer assez bien dans les attributions de la Société d'Utilité Publique fédérale, c'est un champ fécond ouvert a son activité, mais elle ne peut imposer son patronage, et il faut qu'elle le fasse accepter volontairement par ceux qui en ont be- soin. Le meilleur moyen d'y parvenir est assurément d'éclairer \s public en lui présentant les documents les plus exacts et les plus complets sur les contrées qui peuvent offrir h l'émigration les meilleures chances de succès. Ce premier pas conduira saiis doute à la création d'un bureau central de renseignements, do con-

ÉCONOMIE POLITIQUE. 175

seils et de directions l'émigrant pourra s'adresser en toute confiance. Puis, si les circonstances sont favorables, peut-être abordera-t-on plus tard l'idée de fonder une colonie sagement or- ganisée, dans laquelle il sera possible alors d'établir un système de patronage véritablement efficace. De grands obstacles s'oppo- seront h la réalisation de ces espérances; cependant s'ils ne sonl pas tout a fait insurmontables, la marche adoptée par la Société d'Utilité Publique nous paraît propre à les vaincre mieux que tous les essais tentés jusqu'à ce jour par les gouvernements de quel- ques pays. L'enquête qu'elle publie sera déjà d'un précieux se- cours. Elle contient les réponses de quinze consuls, savoir ceux de Naples, de Saint-Pétersbourg, d'Odessa, de Belgique, de Mar- seille, d'Alger, de New-York, de Philadelphie, de Madisson, de la Colombie, de la INouvelle-Orléans, de Mexico, de Rio-Janeiro et de Bahia. La commission y a de plus ajouté quelques informa- tions relatives "a la Hongrie, à la Grèce et aux colonies allemandes du Brésil.

Les difficultés de celte grave question ne doivent être d'ailleurs qu'un motif de plus pour attirer sur elle l'attention publique. M. Huber la regarde comme d'une haute importance pour l'ave- nir de la société européenne. Nous ne saurions mieux faire ap- précier le point do vue sous lequel il envisage l'émigration qu'en terminant cet article par un passage de son discours, dans lequel il développe avec beaucoup de force les arguments les plus pro- pres à démontrer l'urgence du remède qu'il propose d'appliquer aux maux de l'état social.

* C'est, en effet, une position absurde de rétrécissement et d'es- pace que celle faite a l'Europe par un passé politique et religieux qu'on ne modifie pas en un jour, et qui, lui aussi, a ses lois de résistance. Tandis que des pays européens regorgent de popula- tion et d'industrie, d'autres restent dans l'impuissance faute d'in- dustrie et de population. La Sicile encore, et l'Espagne surtout, recevraient des milliers d'habitants sur le sol le plus fertile et sous les plus beaux climats de la terre. Sans aller au-delà d'émi- grations intérieures individuelles et de petites colonisations por- tant avec elles l'esprit de rapprochement européen, il esta dési- rer que cet élargissement ue se fasse pas trop attendre. Mais ce

1TC LÉGISLATION, ÉCONOMIE POLITIQUE.

n'est pas assez. L'engorgement pousse au malaise de l'Europe, car il est gros de besoins excités^ d'intelligences développées, d'ambitions et de souffrances qui pèsent sur les questions poli- tiques. Ainsi le véritable esprit civilisateur est-il tout entier dans la paix, le rapprochement, la guerre a-ui intolérances. Avec ces bienfaits de la civilisation et d'autres encore, il faut aussi prévoir d'inévitables conséquences et y préparer des remèdes.

« L'Europe veut la paix et travaille à la maintenir par de louables efforts, elle veut des lumières répandues dans foutes les classes, elle veut le progrès matériel parle commerce et Tindustrie, rem- placer les bras par le bon marché des machines ; elle veut des bateaux h vapeur et des chemins de fer pour rapprocher toutes les distances, féconder le sol, décupler toutes les forces produc- tives; elle veut des hbertés pour toutes les contraintes, du bien- être pour tous les efforts intelligents. Avec les avantages qu'elle recueille et ceux qu'elle ambitionne, elle doit accepter les consé- quences de ses vues élevées et de ses immenses désirs. Une ère aussi inouïe dans les annales du monde doit être achetée et payée cher; siècle nouveau exige des voies nouvelles.

« Le sol pressé, labouré, sillonné, produira avec une effrayante rapidité la moisson humaine. Déjà quelques traits de charrue don- nent des embarras. Les crimes épouvantent les capitales ; l'Alle- magne fermente, ses travailleurs se révoltent a main armée, les ouvriers forment avec les masses incultes l'armée du prolétariat, toujours grossie, qui prépare peut-être au monde moderne ses guerres des esclaves. Le paupérisme parle par la voix du com- munisme; il a ses chefs, ses apôtres, ses missionnaires et ses martyrs. Du fond de la mine souterraine, du bord des mers et des fleuves, du sein des villes bruyantes, il gagne les cimes silencieu- ses de nos Alpes où, dans l'air séculaire de la liberté, son cri de douleur est un cri de menace. Et qu'oppose-t-on partout à ces orages lointains, a ces avertissements pressants? N'est-il pas aisé d'entrevoir dans ces noirs nuages le point attaqué. Qu'on y réfléchisse à temps : l'organisation de l'émigration, c'est la ques- tion de la propriété déplacée. »

SCIENCES ET ARTS. 1^7

SCIENCES ET ARTS.

MAM'EL pratique des maladies des nouveau-nés et des enfants à * la mamelle , précédé d'une notice sur Tcducation physique des jeunes enfants, par E. Bouchi!; Paris, 1 \ol. in-12, 4 fr. 50 c.

L'auteur de ce volume a travaille deux ans sous les auspices de M. le professeur Trousseau, et c'est dans le service de cet ha- bile maître qu'il a recueilli les faits qui lui servent de base. 11 s'est proposé de réunir dans un manuel portatif tout ce qu'il importe de connaître à l'égard de la médecine des jeunes enfants. Dans ce but il consacre la première partie de son travail a l'exposé du ■système d'éducation physique qui lai paraît le meilleur. Il donne un aperçu rapide de l'histoire de l'allaitement maternel, de l'al- laitement par les nourrices, du régime, des soins du corps, etc.; il traite en particulier avec soin l'influence des affections de la mère et dos nourrices sur la santé des enfants, et des conséquen- ces qu'entraîne le remplacement de la nourrice.

La seconde partie renferme des études générales sur les mala- dies des jeunes enfants, dans lesquelles l'auteur insiste surtout sur les caractères extérieurs de ces affections, tirés de l'examen de la physionomie, du geste, de l'attitude, du cri, etc.

Enfin, la troisième partie a pour objet l'histoire de la patholo- gie de Tenfance. On y trouve les divers mémoires de l'auteur qui lui ont fait obtenir la médaille d'or des internes, au concours des hôpitaux, et une mention honorable h celui de la Faculté. Les maladies s'y trouvent groupées et décrites par région ou par or- ganes, maladies de la Itlc , maladies de la bouche, maladies du larynx, etc. A la fin du volume, M. Bouchut donne un petit for- mulaire des médicaments administrés dans les maladies de la pre- mière enfance.

118 SCIENCES ET ARTS.

PftEMIEUS SECOURS avant rarrivée du médecin, ou petit diction- naire des cas d'urgence, à Tusage des gens du monde, suivi d'une inslrucliou sur les champignons, par i\I. F. Cadel-Gassicourt ; Paris, 1 vol. in-12, avec 8 planches coloriées, 5 fr.

Des inslruclions officielles sont publiées par l'autorilé, sur les premiers secours à donner aux asphyxiés ou aux personnes mordues par des animaux atteints de la rage. Celte mesure est assurément fort sage, mais elle ne suffit pas, car les deux cas auxquels elle pourvoit ne sont point les seuls il soit urgent d'employer quelques moyens propres à soulager le malade, en attendant l'arrivée du médecin. Les empoisonnements en parti- culier exigent l'application de prompts remèdes, et il est bien des maladies, aussi, dont l'invasion subite réclame également certains soins qu'il serait dangereux de retarder d'une minute. Ainsi l'apoplexie sous ses diverses formes , la syncope, le croup, le crachement de sang, el des accidenis tels que la brûlure, l'ivresse, la piqûre de plusieurs espèces d'insectes sont autant de circonstances dans lesquelles il importe de savoir ce qu'on doit faire dès le premier moment. C'est ce que M. Cadet- Gassicourt s'est proposé de mettre à la portée de tout le monde en présentant, sous la forme d'un dictionnaire, des instructions courtes, faciles à comprendre et à exécuter, exposées dans les termes les pkis simples, et dénuées de tout appareil^cienfifique. Voulant, non pas remplacer le médecin, mais seulement se- conder ses efîorts et les rendre plus efficaces , il se borne à in- diquer les secours d'urgence dont l'utilité est généralement re- connue, quelque soit du reste la méthode de traitement qui pourra suivre. Le reste appartient au domaine de la science, et il y aurait un véritable danger à prétendre populariser ce qui ne saurait élre que le résultat d'études profondes et savantes. A cet égard, M. Cadet-Gassicourt est resté dans des limites fort pru- dentes. Tout en donnant à chacun les directions nécessaires pour que l'abandon momentané du malade ne devienne pas funeste, son livre fait constamment sentir combien l'intervention du mé- decin est indispensable. Les diverses substances qui peuvent

SCIENCES ET ABTS. U9

produire l'empoisonnement font l'objet de nombreux* articles dans lesquels l'auteur indique l'antidote particulier qu'il faut opposer a chacune d'elles. Puis, outre cela, il consacre les soixante dernières pages de son volume h une instruction spé- ciale sur les champignons. On y trouve la description des diffé- rentes espèces avec leurs caractères, les moyens de dis,tinguer aisément ceux qui sont comestibles des vénéneux, et les pré- cautions qu'il est bon d'employer pour éviter dans leur usage toute chance d'accident fâcheux. Des planches coloriées avec soin accompagnent ce petit traité, dont le mérite sera vivement appré- cié sans doute par tous les amateurs de champignons.

LA MEDECINE et la Chirurgie populaires, en rapport avec IVlat actuel de ces sciences et de la civilisation ; par Matthias Mayor ; Lausanne, chez G. Rridel ; Paris, chez Ab. Cherbiiliez et C«, 1 vol. in- 12.

M. Mayor s'est proposé à peu près le même but que M. Cadet- Gassicourt. Ce sont aussi les premiers secours h donner aux ma« lades, les préliminaires en quelque sorle du traitement médical, qu'il veut populariser, afin de mettre chacun en état de se rendre utile h ses semblables dans de telles circonstances. Seulement il va plus loin, il ne craint, pas d'aborder les notions scientifiques générales et élémentaires dont la connaissance lui paraît propre à combattre certains préjugés dangereux. Puis il décrit une foule de petites opérations chirurgicales ou de pansements pour les- quels il n'est besoin que d'un peu d'adresse et d'intelligence, et qui peuvent, en l'absence du docteur, prévenir souvent de fâ- cheux accidents. Vulgariser les principes rudimentaires de la chi- rurgie, tel est le principal objet des efforts de M. Mayor. Tous ses écrits tendent vers ce résultat, et les ressources d'un esprit très-ingénieux lui ont fait faire d'intéressantes découvertes sur cette route nouvelle qu'il s'est frayée. Ainsi c'est à lui qu'on doit l'adoption définitive du coton ou de la ouatte en remplace- ment de la charpie, ainsi que l'emploi d'un courant non inler-

lé^O SCIENCES ET ARTS.

rompu (î'eau froide pour la guérison des blessures. C'est lui qui a imaginé de simplifier les bandages en substituant une simple cravate h tous les moyens compliqués dont on se servait jusqu'ici. Enfin, c'est lui qui a introduit d^ans la chirurgie l'usage du fil de fer qui se prêle avec souplesse à toutes les formes qu'on veut lui donner, et remplace avantageusement, dans la plupart des cas, les attelles de l'ancien système.

Les opérations chirurgicales offrent une partie tout a fait mé- canique qui peut très-bien s'étudier théoriquement et n'a rien de commun avec la science proprement dite du docteur. C'est la ce que M. Mavor croit utile de populariser autant que possible, afin que le chirurgien trouve toujours dans les personnes qui entourent son malade des aides capables de comprendre et de suivre ses directions. Ce serait en effet très-précieux dans beau- eoup de cas le succès d'une opération dépend surtout des soins apportés au traitement qui la suit. Le petit volume de M. Mavor nous parait tout "a fait propre a remplir le but qu'il se propose. Il est écrit avec clarté, il entre dans tous les détails nécessaires, et en même temps l'originalité bien prononcée de l'auteur donne à son style un attrait piquant qui en fait excuser les incorrections assez fréquentes. Comme tous les novateurs, on quelque genre qi;e ce soit, M. Mavor a rencontré une forte opposition, et il la combat parfois avec une vivacité très-amu- sante; il poursuit de ses sarcasmes la routine qu'on appelle l'ex- périence, et ne se gêne pas pour dévoiler les petites passions qui se cachent sous le prétendu manteau scientifique. Du reste, sa polémique, quoique fort animée, n'a jamais rien do malveil- lant ni de pédanlesque.

GENEVF, IMPHIMERIE DE FERD. RAMBOZ.

Hetiue Critique

DES LIVRES NOUVEAUX

lia 1845.

t

UTTÉRATURE, HISTOIRE.

LA VIK (le rilomine, pnr Emmanuel de Lerne ; Paris, 2 vol. in-S", ^5 fV.— LES RÉPROUVÉS et les élus, par Emile SouvesJre; Pa- ris, 2 vol. in-8% 15 l'r. LES LIONNES de Paris, par Icni le prince de ***; Paris, 2 vol. in-S", 15 fr.

« La vie se divise en deux phases : dans la première l'on nous blase, dans la seconde nous blasons les autres. j> Telle est l'épi - graphe adoptée par M. de Lerne, et l'on en peut conclure que la Vie de l'homme n'est guère amusante. Eu effet, ce roman appartient au genre déclamatoire, le plus parfaitement ennuyeux qiie jo connaisse. Ce ne sont qu'impressions factices comme colles d'un jeune homme qui se bat les flancs pour répéter les lieux communs de l'amour, de la satiété, du doute et du désespoir, et qui, dès son début dans le monde, aspire à se poser en lion dévasté, style du jour. En d'autres termes, c'est un échappé de collège qui croit avoir trouvé quelque chose de très-nouveau en se fai- sant l'écho des plus tristes productions de la triste littérature moderne dont il s'est nourri. Se.s personnages manquent tous de vérité. Ils agissent fort peu, mais ils se livrent, par contre, il des conversations et à des correspondances pleines de sensi- blerie et de fausse philosophie, qui ne présentent pas le moindre intérêt. Il y a un blasé nommé Gaston, qui fait profession d'a- théisme et de débauche, et travaille à blaser le jeune Camille

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t82 LITTÉRATURE,

que lui abandonne son frèro Roger, tout occupé lui-même à se déblaser en cherchant le repos et la foi. Yoilh toute Taction, dans laquelle figurent encore quelques femmes dont Gaston se sert pour accomplir son oeuvre. Camille aime une jeune com- tesse, veuve, jolie, aimable, qui semble faite pour réaliser tous les rêves de son imagination de poète. Mais Camille est pauvre et ne sait pas trouver l'énergie nécessaire pour vaincre les ob- stacles. Puis Gaston se moque de cet amom* stérile, et faisant passer la comtesse pour une coquelte aux yeux de Camille, il entraîne celui-ci a devenir le compagnon ses orgies. Alors l'élève rivalise bientôt avec le maître, ses illusions tombent Tune après l'autre, le poêle ne croit plus à rien et finit par assassiner lâchement Gaston qui lui a ravi sa maîtresse ; et après ce beau coup il est tenté de se tuer. Mais le frère Roger se trouve fort à propos pour l'en empêcher, afin que la morale de la pièce ne soit pas perdue. Et Camille reprend son train de vie, et il séduit encore une jeune fille innocente qui voulait entrer au couvent et qu'il fait mourir de chagrin. Et quand il est suffisam- ment blasé, il se convertit et devient missionnaire en Chine, tandis que Roger entre au couvent de la Trappe, Et voilà la vie do l'homme , telle que la comprend M. de Leme. Il faut avouer qu'elle est singnlrèrement utile et morale. Du reste ce roman ne sera pas lu, parce que la forme n'en est pas plus attro'yante que le fond. L'auteur a grand besorn d'étudier un peu mieux le monde et les replis du cœur humain, ainsi que l'art d'éveiller el de soutenir l'attenlron du lecteur.

M. Souveslre a tiré le sujet de son roman d'une vieille lé- gende bretonne qui montre le Christ jugeant des âmes qu'un ange lui apporte, et choisissant pour ses élus plusieurs de celles que le monde rangeait au nombre des réprouvés, tandis qu'au contraire bien des élns aux yeux du monde ne sont que des prouvés a ceux de Jésus^ Il y a du vrai dans celte idée; les jugements du monde ne sont certainement pas loujours ceux de Dieu. Mais prétendre la généraliser d'une manière absolue, et vouloir que tous les élus d'ici-bas soient les réprouvés du ciel et vice versa, c'est éiablir un principe aussi dangereux que faux. M. Souveslre fait bon marché des obligations de l'état social; il

HISTOIRE. i85

les regarde tout simplement comme n'ayant aucune valeur mo- rale. Ce sont , suivant lui, des conventions faites par les hommes cl dont on n'est par conséquent responsable qu'envers eux. Si elles sont violées, c'est qu'elles gênent le libre développement de la nature humaine, et c'est sur elles seules qu'en doit re- tomber la faute. L'individu qui secoue leur joug n'est pas cou- pable, car il ne fait qu'obéir à une impulsion naturelle dont l'or- ganisation de la société devrait favoriser l'essor au lieu de pré- tendre vainement l'étouffer dans son cadre de fer. Tel est à peu près le thème que M. Souvestre a entrepris de développer. C'est du socialisme tout pur. On voit que l'auteur aspire à marcher sur les traces de M. Eugène Sue. Le monde qu'il peint dans son roman peut être comparé, comme celui des Mystères de Paris, a une statue dont les pieds seraient d'or, le corps de plomb, et la tête de bouc. Toutes les vertus, tous les sentiments nobles et généreux sont l'apanage exclusif des plus basses classes do la société, tandis que l'on ne rencontre dans la classe moyenne qu'égoïsme, et que les hautes classes donnent l'exemple des vices les plus repoussants, des crimes les plus monstrueux. Les hommes d'élite sont les prolétaires; quiconque s'élève par la richesse ou par l'intelligence est nécessairement un être mauvais et corrompu. Dès les premiers chapitres du roman , nous voyons un médecin qui convoite un héritage. Le docteur Vorel suit avec anxiété les progrès de la maladie qui doit bientôt conduire au tombeau sa belle -sœur, la baronne Louis, dont l'unique enfant, la petite Honorine, est elle-même d'une santé débile et offrant peu de chances de vie. Puis, nous avons un autre docteur, M. Dnrcy, esprit fort, affichant l'incrédulité, qui vit auprès do M""' de Luxeuil, sœur de la baronne, femme du grand monde, égoïste, légère et coquette. Pour établir un contraste, l'auteur nous transporte dans une salle de l'auberge de la Femme sans Tote, trois individus nommes le Parisien, le Rageur et lo juif Moser complotent ensemble une affaire, c'est-h-direun moyea quelconque de s'approprier le bien d'autrui. Le Parisien s'est fait brigand par goût pour la vie aventureuse et indépendante; le llagour l'est devenu par occasion h la suite des troubles do la Vendée, dans lesquels il jouait lo rôle do chouan, et Moser se

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joint h eux dans l'inlérct de son petit commerce. C'est sur la maison de la baronne qu'ils arrêtent leurs vues. Ils s'y intro- duisent pendant la nuit, sans rencontrer d'obstacle; mais au moment ils se croient surs de leur affaire, voilà que le Ra- geur, saisi tout à coup d'un transport généreux, se jede aux pieds de la baronne, dans la chambre de laquelle il est entré, donne l'alarme, trahit ses complices et les fait arreler par les gens de la maison. Quel est le motif qui dirige le Rageur, on l'ignoie, c'est un mystère que M. Souvestre se réserve sans doute d'expliquer plus tard, les deux volumes qu'il publie ne contenant guère que l'exposition de son roman. Cependant la baronne, brisée par les émotions de cette nuit terrinle, ne tarde pas à succomber. Le docteur Yorel se regarde déjà comme maître de la fortune et tuteur d'Honorine. Il n'a pas prévu que M"*® de Luxeuil s'opposerait h ses plans. Or, elle prétend lui disputer et l'héritage et la pupille. La malheureuse orpheline se voit ainsi l'objet d'une lutte ignoble et bassement intéressée, lorsque sur- vient le Rageur, qui tire de sa poche un testament que la ba- ronne lui a remis sur son ht de mort, et par lequel elle institue le duc de Saint-Alofe tuteur de sa fille, et confie l'éducation de celle-ci à la prieure de Tours. Le testament était régulier, il fallut donc s'y soumettre. Honorine fut envoyée au couvent, et le docteur Yorel et M"*® de Luxeuil parurent renoncer tout à fait h se mêler de ses afTaires. Mais seize ans plus tard, la Prieure étant morte. M"® de Luxeuil se ravise; elle obtient du tuteur la permission de prendre sa nièce auprès d'elle et l'enniène a Paris, la pensionnaire du couvent se trouve tout à coup lancée au jnilieu des intrigues et de la corruption du grand monde. Qui veillera sur elle, qui défendra son inexpérience contre les séduc- tions de tous genres dont elle va être entourée? Elle n'a point d'ami, point de protecteur; son tuteur, le duc d'Alofe, est in- terdit comme fou, celui qui le remplace ne connaît pas Honorine et ne pense pouvoir mieux faire que de céder tous ses droits sur elle à M™^ de Luxeuil. Oui, mais n'a-t-elle pas le Rageur, la providence du roman, qui paraît toujours à point nommé pour l'avertir des dangers qui la menacent et des pièges qu'on lui tend. Le Rageur est un brigand tout à fait hoivnête homme, un véri-

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table héros d'honneur et de probilé au milieu do cette société, rongée comme vous savez, par la lèpre de la civilisation. C'est le prolétaire, espoir de l'avenir, précurseur de la régénération sociale. Il a fait le métier de chouan, il a dévalisé les diligences, il n'a pas trop de répugnance à pratiquer encore le vol, pourvu que l'assassinat ne se trouve point au bout, et dans le fait on ne sait comment il vit, de quel bois il se chauffe. Mais tout cela, voyez-vous, c'est la faute de l'état social et non la sienne. Si ou lui donnait sa part, il ne serait pas obligé de la prendre, et la générosité de ses sentiments, la grandeur de son âme, en font un être bien supérieur a tous ces misérables intrigants qui se disent l'élite de la société. C'est fâcheux pour la morale assuré- ment, mais M. SouÇ^estre ne s'en soucie pas le moins du monde. La morale actuelle est à ses yeux aussi mauvaise et aussi fausse que l'état social. Il nous fait voir qu'elle a tellement confondu les notions du bien et du mal qu'on ne s'y reconnaît plus dutout, puisqu'il nous montre des grisettes qui valent cent fois mieux que d'honnéles mères do famille, des échappés de prisons qui sont des modèles de vertu, des hommes enfermés comme fous qui raisonnent mieux que des livres et sont plus sages que des philosophes. Tout son roman paraît ne devoir être qu'une longue illustration de ce thème: a à bas la société! » Que veut-il mettre à la place? Est-il communiste, fouriérisie ou saint-simonien? Jo ne sais, mais ce qui est certain, c'est qu'on doit le regarder dès à présent comme un ouvrier de plus dans la grande œuvre de destruction qui s'accomplit sous nos yeux. Et c'est une triste chose de voir un écrivain distingué, doué d'un talent incontes- table, quitter ainsi sa roule, abandonner sa tâche si bien com- mencée, pour s'enrôler à la suite de novateurs téméraires dont les efforts impuissants ne sauraient avoir d'autre résultat que d'amonceler des ruines sur des ruines. Comment un homme d'intelligence peut-il se faire l'apètre du socialisme, celte gan- grène de l'état social? Il faut donc encore que la littérature se mette à genoux devant l'idole du jour. Au 17*^ siècle elle flattait le grand roi, aujourd'hui elle flatte le grand peuple dans la per- sonne du prolétaire. C'est toujours la même chose, il n'yaqiin le nom du souverain do changé. En flattant If peuple, on lui

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répélaiU sans cesse qu'il est bon , qu'il esl sage, et surtout qu'il •'St injustement opprimé par les intelligents et les riches , on sape les bases de l'édifice social , on prépare des catastrophes épou- vantables. Le roman vient en aide au communisme pour replon- ger le inonde dans la barbarie, car il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu'au sein d'une société de prolétaires la littérature, la science et les beauxarls seront bientôt proscrits comme des inutilités dangereuses, comme des privilèges incompatibles avec l'égalité absolue. On objectera peut-être que M. Souvostre ne se déclare point communiste. C'est vrai, mais qu'importe, il veul l'organisalion du travail qui conduit à peu près au même résultat, et la seule conclusion que la plupart des lecteurs auxquels il s'a- dresse tireront infailliblement de son ouvrage, c'est que l'état social est la cause de tous les vices, l'excuse de tous les crimes, et que la morale n'est qu'une convention humaine, établie par les puissants et les riches au préjudice des faibles et des pauvres. Les lionnes de Paris n'ont pas la prétention d'être un roman philosophique, mais elles n'en valent guère mieux pour cela. L'auteur, qui se cache sous un pseudonyme anonyme, s'est pro- posé tout simplement d'offrir une esquisse de mccurs. Mais il faut avouer que les mœurs qu'il a choisies sont d'une espèce fort étrange, peu gracieuse et propre à donner la plus triste idée du grand monde de Paris. Ses lionnes sont des femmes de très-mau- vaise société, qui fuificni et boivent comme des soldats, font l'amour comme des carabins, et partagent leur existence entre L' cheval et l'orgie. Il nous assure bien qu'à coté de ces petits écarts , elles sont charmantes , pleines de grâce et de délicatesse, susceptibles des sentiments les plus raffinés. Mais c'est difficile h croire. On ne confond pas impunément les qualités des deux scxos. Leur cumul dans le même individu produit toujours quel- que chose qui tient du monstre incomplet et difforme. Si l'homme efféminé perd la mâle vigueur qui doit être son apanage, la femme ne peut pas non plus adopter le cigarre et la cravache sans re- noncer à quelques-unes des plus précieuses qualités de son être; l'orgie surlout ne saurait décidément pas se concilier avec la modestie et la pudf^ur. Aussi les lionnes me paraissent des êtres nuxles, d'une nature tout à lait peu séduisanle. Kilos se sont

HISTOIRE. 187

tiépouillées de tout ce qui constitue la poésie de la femme, elles n'otit plus rien d'idéal , et leur réalité presque brutale ne présente pas môme l'atlrait dangereux qui cause l'ivresse des sens. Ce sont des viveurs en jupons qui hantent les courses, les bals masqués, qui rivalisent d'audace et d'excès avec les lions de la capitale, et aspirent à jouer le premier rôle dans une société de jeunes écer- velés sans retenue ni principes. Plusieurs d'entre elles sont ma- riées, mais les maris débonnaires ferment les yeux pour ne pas voir, ou bien adoptent que chacun prenne son plaisir il le trouve. Peut-être pensent-ils que cette manière d'agir offre moins d'inconvénients que d'avoir un seul amant dont les assiduités prêtent sans cesse aux méchants propos du monde. Il est vrai que mesdames les lionnes leur évitent cet ennui; elles ne filent point le parfait amour chez elles ou dans les salons ; si elles ont des amants, elles vont les trouver dans des réunions oii nul étranger indiscret n'est admis, et leurs orgies habituelles four- nissent assez d'occasions de se rencontrer, sans qu'il soit besoin de recourir à des rendez-vous suspects. D'ailleurs elles traitent l'amour très-cavalièrement. C'est un accessoire secondaire, un hors-d'œuvre qui est toujours pour satisfaire leurs caprices, mais ne devient jamais l'objet essentiel de leur poursuite. Il n'en peut être autrement dans un pareil pêle-mêle ; la promiscuité des sexes détruit bientôt l'énergie des sentiments et blase les sens, surtout lorsque la femme abandonne son rôle naturel pour singer les allures de l'homme. Mais alors je ne comprends pas comment la fraîcheur, la CQjriplexion délicate, l'élégance gracieuse et les charmes séduisants des lionnes peuvent résister a une semblable vie. L'auteur a beau nous l'affirmer, je ne crois pas à ce miracle qui démentirait le vieux dicton : Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui lu es. Des femmes qui passent la nuit h boire avec de joyeux compagnons, et qui, a moitié ivres au sortir de l'orgie, se font ramasser dans la rue par des patrouilles, ne sauraient être le lendemain l'ornement des salons aristocratiques, et encore bien moins la joie et l'orgueil de leurs maris. A beau mentir qui vient de loin , feu M. le prince de *** , et vous me permettrez de mettre en doute la vérité de votre tableau posthume. La société n est pas si mauvaise que vous la faites, ou du moins celle que

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vous avez peinte , si elle existe ailleurs que dans voire imagina- lion, se compose d'un petit nombre d'êtres exceptionnels, qui sont la lie et non l'élite du grand monde. Les lionnes sont rares, et l'on rencontre parmi elles plus de femmes de théâtre ou de grisettes parvenues que de mères de famille.

Votre roman est faux, et la plupart des caractères qu'il ren- ferme sont des contradictions impossibles dans la nature hu- maine. Peut-être y trouve-ton quelques intentions satiriques ; mais elles ne sont intelligibles que pour les lecteurs initiés aux mystères de la société parisienne.

VOYAGE h Stockolm, par Ainétli-e Clausade; Paris, i \o\. in-S", 7 fr. 50 c.

M. Clausade s'embarque à Dunkerque, et, après une traversée qui n'offre d'autre incident que les ennuis habituels du mal de mer, il arrive à Hambourg, qu'il trouve, sortant de ses ruines, plus belle et plus brillante qu'avant l'incendie. Observateur at- tentif, il décrit d'une manière méthodique et dans les plus grands détails, les villes qu'il parcourt. Ainsi Hambourg lui fournit trois chapitres. Ce n'est pourtant qu'une place de commerce les arts, la littérature et la science ne sont guère cultivés. Mais elle présente un spectacle très-animé. C'est de toutes les anciennes villes de la Hanse celle qui a conservé le plus de vie. Le mou- vement des affaires y est considérable, et la bberlé dont elle jouit encore lui donne une physionomie assez curieuse à étudier. Les mœurs y sont faciles et même passablement licencieuses, comme dans tous les grands centres abondent les populations de con- trées diverses. Si le négoce absorbe l'activité des intelligences, il v revêt du moins des allures plus grandioses, et de nombreux établissements de bienfaisance prouvent que l'on sait y faire mi noble emploi de la richesse. M. Clausade donne aussi d'intéres- sants détails sur l'histoire de Hambourg, ainsi que sur sa con- stitution actuelle. Il nous conduit ensuite a Lubeck, dont la dé- cadence contraste avec les souvenirs de son brillant passé, puis

HISTOIKE. 189

il se rend à Slockholni , but principal du voyage qu'il a entre- pris. La Suède est certainement l'un des pays du nord les plus avancés dans la civilisation, et en même temps elle offre un ca- ractère national empreint d'une originalité bien marquée. Le voyageur y trouve une mine féconde d'observations d'autant plus précieuses que le pays est peu connu et ne saurait que gagner à l'être davantage. Les Suédois sont un peuple bon, intelligent, vif, spirituel, qui unit les qualités brillantes du Français à celles plus solides de l'Allemand. L'instruction y est généralement ré- pandue; ils ont une littérature assez riche, ils aiment les arts et les cultivent avec succès ; enfin la science est parmi eux en grand honneur. Sous ces divers rapports la société de Stockholm offre toutes les ressources désirables. M. Clausade y trouve l'accueil ]e plus hospitalier, et en retour il lui adresse un tribut d'éloges fort galamment tournés. « Les dames de Stockholm, dit -il, hrilleraient justement dans les plus riches salons de Paris. Leur physionomie est en général bonne et spirituelle; leur front bien développé, sans exagération toutefois et sans faire prédominer les perceptions intellectuelles sur les sentiments affectifs, se termine souvent en des sourcils bruns et arqués, au-dessous desquels s'ouvrent en amande des yeux bleus et expressifs. Les chevelures sont blondes et belles , la taille bien prise et avanta- geuse, et si l'on ne regarde pas trop la main et qu'on se taise sur le pied, on peut, sans crainte de mensonge, dire que peu de villes pourraient offrir comme Stockholm un essaim de beautés pris h tous les degrés de l'échelle sociale. Mais c'est surtout par sa grùce et sa bonté coquette, que le beau sexe de Stockholm est au niveau de ce que Paris et Arles possèdent de mieux. Rien n'est gracieux, aimable et bon comme une Suédoise dans la joie; rien n'est gracieux, aimable et fascinant comme une Suédoise dans la tristesse. » Quant aux Suédois ils sont francs, ouverts, joignant un caractère solide à une grande mobilité d'esprit, ai- mant la liberté et dignes d'en jouir. M. Clausade eut l'avantage de voir réunis en congrès scientifique à Stockholm, tous les hommes les plus distingués que possède aujourd'hui le royaume du fils de P>ernadotle. Sa qualité de Français, aidée de quelques lettres de. recommandation, lui servit de passeport pour être

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admis aux séances de cette brillante assemblée, el il nous donne un aperçu très-intéressant des travaux de chacun de ses mem- bres. 11 passe également en revue les diverses institutions de la capitale, expose avec clarté l'organisation politique, civile et ju- diciaire, et fait connaître les musées, les collections publiques ou particulières, les palais et les jardins qui méritent d'attirer l'allention du voyageur. Continuant ensuite sa route par Upsal et Gothenbourg, il visite Copenhague, il s'embarque pour revenir en France. Sa relation , très détaillée et pleine de ren- seignements de tous genres, ainsi que de notions historiques, pourra servir d'itinéraire, car elle porte en général un cachet d'exactitude consciencieuse bien propre à inspirer la confiance. L'auteur n'a même pas craint d'y sacrifier parfois un peu le charme du récit, lorsqu'il l'a cru nécessaire pour rendre son livre plus utile et plus complet. Ses jugements sont empreints d'une grande impartialité, mais il ne s'écarte jamais de cette bienveillance large et éclairée avec laquelle un étranger doit étudier les mœurs et les usages des pays qu'il parcourt. A cet égard M. Clausade se montre supérieur à la plupart de ses cora- palrioles. Ce ne sont pas les impressions capricieuses et indivi- duelles d'un touriste qu'il nous présente, ce sont des faits po- sitifs et des observations sérieuses recueillies par un véritable vovageur.

SOlIVENinS tlii maréchal Biigeaud, de rAlgérie et du Maroc , par P. Chrislian, ancien secrétaire parliculier du maréchal; Paris, 2 vol. in-8°, fr.

Ces souvenirs sont ceux d'un homme de lettres, que ses fonc- tions auprès du maréchal Bugeaud ont placé de manière à bien voir l'Algérie, a bien connaître la marche suivie par l'adtninistra- tion française, ainsi que les vues du gouverneur actuel, et les ré- sultats qu'il obtient. Quoique n'appartenant pas à l'armée, il a vécu au milieu d'elle, il a pris part a ses expéditions, partagé ses périls, assisté comme témoin et acteur h plus d'une bataille san-

HISTOIFE. 191

glante. Vivement impressionné par toutes ces scènes nouvelles pour lui, il les décrit avec verve dans un style très-coloré, qui se ressent un peu de la vie des camps, mais s'harmonise assez bien avec le sujet, et ne manque pas d'originalité. C'est d'ailleurs un homme instruit, un observateur sérieux qui cherche à produire chez ses lecteurs autre chose que de stériles émotions. Il saisit toutes les occasions de donner des détails intéressants sur les mœurs, les traditions et l'histoire de la contrée. L'idée principale qui le préoccupe est de combattre les fâcheux préjugés généra- lement répandus contre la conquête durable et la colonisation avantageuse de l'Algérie. Ses efforts tendent à rectiQer l'opinion publique sans cesse fourvoyée par les déclamations du journa- lisme, surtout en ce qui concerne le maréchal Bugeaud. A ses yeux, le système adopté par cet habile général est le seul qui puisse assurer le triomphe définitif des armes et de la civilisa- lion françaises sur le sol africain. Ce système consiste dans la marche simultanée de la conquête et du défrichement; c'est la guerre offensive vigoureusement conduite, mais toujours accom- pagnée de l'organisation immédiate du pays ; c'est la victoire n'ayant pour but que la sécurité des relations civiles et commer- ciales, en sorte que l'invasion soit aussitôt suivie de la mise en culture des terres occupées et de l'établissement de colonies à la fois agricoles et militaires. Celle double tendance explique assez bien les reproches contraires auxquels le maréchal Bugeaud est en butte. Les uns l'accusent de prodiguer le sang et l'argent do la France en perpétuant la guerre, au lieu de se borner a conso- lider son empire sur le territoire conquis; les autres trouvent ses opérations militaires incomplètes, mesquines, et méprisent l'im- portance qu'il attache à des résultats positifs plus solides que bril- lants, tels que la création do quelques villages et la lente action de l'agriculture. Mais le maréchal Bugeaud poursuit son œuvre sans se laisser décourager par la critique ignorante, envieuse ou passionnée. Il a pour lui l'expérience du passé, qui montre par- tout la civilisation débutant par la culture du sol, première con- dition indispensable pour fixer l'homme, lui faire oublier l'at- trait de la vie nomade, lui inspirer des sentiments plus so- ciables, des habitudes plus pacifiques. Il peut même déjà justifier

192 LITTERATURE,

son système par des résultats évidents et signiûcatifs. Sous son administration l'Algérie a changé de face; des routes, des ponts, des établissements prospères ont couvert le territoire jadis ex- posé sans cesse aux incursions et au brigandage des tribus insou- mises. Au lieu de se tenir constamment sur la défensive et d'at- tendre l'ennemi derrière les remparts de ses blockhaus, il a su le refouler dans le désert par des expéditions faites à propos et con- duites avec autant d'énergie que de bonheur. Puis h côté des ta- lents militaires du général, il a déployé l'activité la plus féconde dans un gouvernement hérissé de difficultés de tous genres. Con- sidérant la guerre comme le moyen , et la possession pacifique comme le but, il ne se préoccupe que d'asseoir la domination française sur des bases solides, soit en lui conciliant l'estime et le respect des peuplades indigènes, soit en organisant par des rè- glements sages et sévères l'émigralion qui amène en Afrique une population très-mêlée et assez peu trailable. Pour obtenir ces deux résultats, il faut une armée toujours victorieuse et un ré- gime despotique. De des inconvénients inévitables. M. Chris- tian ne les cache pas; il reconnaît que des abus ont pu donner lieu à des plaintes réellement fondées. Le soldat, sans cesse ap- pelé à combattre un ennemi barbare, sans pitié, prend les mêmes allures, devient cruel et même féroce; notre auteur en cite des exemples qui font frémir. Il ne peut se défendre d'un sentiment d'horreur pour celte guerre d'extermination qui se prolonge in- définiment. Mais il remarque avec raison que sa durée ne dé- pend point de la volonté du maréchal Bugeaud, et que si Ton dé- sire y mettre un terme, il faut absolument ou lui fournir les moyens d'achever la conquête et de forcer l'ennemi dans ses derniers retranchements, ou bien renoncer à l'Algérie. Quant a l'administration du pays, il reconnaît qu'elle est peu supportable pour ceux qui sont accoutumés au régime de la liberté consiiui- tionnelle, et il ne dissimule point l'espèce de soulagement qu'il éprouve lui-même en quittant son poste pour rentrer en France, mais c'est aussi un état transitoire qui ne saurait cesser qu'après la complète pacification de la colonie. Les éloges que M. Christian adresse au maréchal Bugeaud méritent d'autant plus do confiance qu'ils ne sont point dutoul dictés par l'esprit de parti. En effet,

HISTOIRE. 193

ses opinions politiques le placent plutôt dans les rangs de l'oppo- sition. Seulement il a vu de près le gouverneur aux prises avec les obstacles qui surgissent b chaque pas devant lui, et il ne peut refuser son admiration a la loyauté de son caractère, à la sagesse de ses vues, et surtout au zèle avec lequel il se dévoue a l'accom- plissement de la grande tâche qui lui est confiée. Aussi son livre, quoique rédigé sous une forme plutôt amusante que sérieuse, sera lu, nous croyons, avec fruit, et pourra servir à dissiper cer- taines préventions injustes. On y trouvera du reste des tableaux pleins de vie, des scènes bruyantes, animées, dramatiques, des descriptions fortement empreintes de ce qu'on appelle la couleur locale.

MANUEL de la langue anglaise, ou moyen d''appren(lic telle langue sans maître, par J. Peyrot; S" édition, augmentée de quatre cha- pitres du ministie de \Yakefield; Paris, chez Mansut, 50, place Saint- André -des- Arts, 1 vol. in-lC , 3 fr.

La méthode de M. Poyrot est fort siniple. Elle consiste dans un seul moyen qui doit certainement être très efficace si son ap- plication pratique est aussi facile qu'il le prétend. 11 fait lire de l'anglais avec la prononciation figurée et la traduction française en regard. L'élève a de celle manière toujours devant lui uu guide précieux qui lui appianit les obstacles et le familiarise avec les deux plus grandes difficultés de la langue anglaise, savoir la prononciaiion et la synlaxe. Pour celte dernière , nous compre- nons très bien les avantages de la méthod^e ; il est évident qu'elle est supérieure à l'ancienne, qui rebutait le commençant par l'é- tude sèche et fatigante des rudiments de la grammaire, sur les- quels elle l'arrêtait longtemps avant de le faire lire. La traduc- tion de phrases bien choisies et adroitement graduées est l'exer- cice le plus fécond pour ouvrir rinlclligence, donner une idée claire du génie particulier delà langue, et faire promptement saisir le mécanisme de la construction. Quand on a ainsi lu et ana- Ivsé une ou deux pages, on sait davantage et mieux que si l'on

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194 LITTÉRATURE, HISTOIRE.

avait appris par cœur plusieurs chapitres de la graraniaiie. Puis l'intérêt s'éveille et rend bientôt les progrès rapides en donnant un but immédiat aux efforts de l'élève. Mais quant a la pronon- ciation, nous avouons n'être pas tout à fait convaincus de l'ex- cellence du système présenté par M. Peyrol, quoiqu'il annonce qu'une seule leçon sufût pour être en état de s'en servir sans maître. La plupart des intonations de la langue anglaise n'ont pas d'équivalents en français ; quelques consonnes telles que le th et le w ne peuvent se rendre par aucune des nôtres, et les voyelles se prononcent en général d'une manière trop peu fran- che et trop peu régulière pour qu'il nous semble possible de les rendre avec exactitude par des sons figurés. Nous doutons fort qu'un Anglais reconnût le mot brother dans breuder, uorse dans oueurs, honey dans heuni, etc. Il est vrai que M. Peyrol emploie divers signes destinés a indiquer les modifiations des voyelles, mais alors ce n'est guère qu'un embarras de plus, parce que ces signes ne se retrouvent pas dans les livres anglais, et il vaudrait mieux enseigner de vive voix la prononciation que d'avoir recours a cette mnémonique conventionnelle qui est tout aussi difficile h retenir. Il est vrai que nous n'avons point fait l'expérience de cette méthode, mais nous croyons qu'en général la prononciation de toutes les langues, et en particulier celle de l'anglais, ne peu- vent s'apprendre que par un long et continuel usage. Les tenta- tives d'interprétation figurée risquent d'inculquer de mauvaises habitudes, dont l'élève aura plus lard beaucoup de poinc h se défaire.

RELIGION, PHILOSOPHIE, xMORALE, ÉDUCATION. 195 RELIGION, PHILOSOPHIE, MORALE, ÉDUCATION.

L'EDL'CVTIOIV raisonfiée, par la. Gros; Paris, chez liivert, 55, quai lies Augustins , in-12, 1 fr.

Quand on voit le résultat à peu près nul, ou du moins de va- leur fort douteuse, produit par tant de systèmes d'éducation van- tés tour à tour comme le plus sûr moyen de régénérer les hom- mes et d'améliorer l'état social, on est tenté de les rejeter tous également, et de s'en tenir aux tâtonnements de l'expérience, en se contentant de prendre pour point de départ deux ou trois grands principes fondamentaux, qui seuls sont conciliables avec la diversité des caractères, des aptitudes et des circonstances. Les directions qu'il convient de donner à ce sujet ne peuvent être que très-générales, car il est impossible de prévoir tous les cas particuliers, et prétendre appliquer à tous la même méthode, c'est oublier la variété infinie des éléments qui constituent la na- ture humaine. Quelque séduisant que soit pour beaucoup d'es- prils un système d'éducation uniforme et rigoureux, il est évi- dent qu'on ne réussirait à l'établir qu'aux dépens d'une foule de développements individuels qui seraient faussés ou même com- plètement étouffés. Il ne faut pas que la société soit un cercle de fer oii l'on fasse entrer les hommes de force dans des cases dési- gnées d'avance; elle doit bien plutôt être un cadre élastique sus- ceptible de s'étendre de telle sorte que chacun y trouve sa place, pour y déployer 'a l'aise, et dans l'intérêt commun, les facultés qui lui sont propres. L'auteur du petit ouvrage que nous annon- çons ici paraît avoir compris l'éducation dans ce sens, si du moins on en juge par le peu d'étendue de son opuscule et par le soin avec lequel il évite d'ériger en système absolu les préceptes dont il croit utile de rappeler l'importance aux parents et aux institu- teurs.

Quatre questions seulement font l'objet de son examen. L'éducalion entre l elle dans les voies de la Providence sur

196 RELIGION, PHlLOSOnilE,

riionime? Quelle doit être son étendue? Quelle est son impor- tance? Quelle est la manière de bien élever la jeunesse? La pre- mière lui paraît résolue affirmativement par la raison que Dieu, Ktre souverainement sage, a créé l'homme pour une fin particu- lière qui doit être de développer ses facultés naturelles, son in- telligence, sa sensibilité et son activité. C'est à l'éducation qu'ap- partient celte tache, et pour la bien remplir, il faut qu'elle em- brasse toute l'étendue des facultés humaines, de manière à main- tenir l'équilibre entre elles et à ne pas favoriser l'essor excitisif de l'une aux dépens des autres. L'éducation devra donc agir à la fois sur l'esprit et sur le cœur, sans négliger non plus le déve- loppement physique du corps. Celte triple direction est nécessaire pour mettre l'homme en état d'accomplir sa destinée, et il est fa- cile de comprendre quelle en est l'imporlance pour son perfec- tionnement. C'est la culture qui féconde les semences déposées dans Idme et qui empêche qu'elles ne soient éloufîées par les mauvaises herbes. « L'homme a été créé pour être une image vi- vante de Dieu, et l'éducation doit le rendre capable de remplir celte haute destination. Elle tend h faire de l'homme ce qu'il doit être sous le rapport de l'espril, du cœur et de la volonté, et en- core sous le rapport physique , social, personnel , intellectuel, moral et religieux ; c'est h elle de lui enseigner le véritable but de la vie et les vrais moyens de l'atteindre; c'est à elle, en un mol, do lui faire accomplir en toutes choses la volonté du Créa- teur. Or l'accomplissement de la volonté de Dieu est le bien par excellence, c'est le seul véritable. » Une œuvre si grande et si belle est bien digne de nos efforts. Mais comment l'exécuter ? Voilà le problème dont la solution est difficile. M. Gros pense qu'elle ne peut se trouver que dans une étude approfondie de la nature humaine et des modilicalions individuelles qu'elle pré- sente. Le seul fait général qui le frappe, c'est que les enfants re- çoivent leurs premières impressions des objets extérieurs qui les entourent, et que se trouve le motif déterminant de leur vo- lonté, qui ne peut reposer sur la raison ni sur le sentiment en- core trop peu développés pour lui servir d'appuis. Dès lors tout le secret de l'éducation consiste à savoir s'emparer de ce moyen puissant. Il faut se rendre maître de toutes les impressions de

MORALE, ÉDUCATION. 19~

l'enfant, et les faire constamment servir au Lut qu'on se pro- pose en veillant à écarter avec une scrupuleuse attention celles qui ne pourraient avoir qu'une influence délétère. Ckî principe, en lui-même fort simple, ofTre sans doute de nombreuses difficultés dans la pratique. Aussi M. Gros laisse-t-il aux parents ou aux éducateurs le soin d'apprécier les circonstances particulières, et se garde bien de prétendre les soumettre à des règles uniformes, absolues. Il n'aborde pas les détails de l'éducation , mais il posf3 deux bases qui peuvent toujours servir do points de départ pour la direction qu'on doit suivre. C'est d'abord l'autorité qu'on doit établir de telle façon que les enfants s'y soumettent volontiers, avec toute confiance, et sans avoir même l'idée de se révolter jamais contre elle. Ce premier point obtenu, l'on est en quelque sorte maître de l'éducation, et l'on peut alors espérer do bons résultats en prenant pour guides les divins préceptes de sagesse, de vertu et de charité que la religion nous enseigne. M. Gros veut que l'éducation soit véritablement chrétienne, et il pense avec raison que c'est le meilleur moyen de préparer l'homme h bien remplir sa destinée sur la terre. On ne saurait qu'applaudir a cette conclusion, qui n'est pas neuve assurément, mais qui a be- soin d'être souvent rappelée, car depuis dix-huit siècles que le clirisfianisme existe, c'est à peine si l'on a fait pénétrer quelque parcelle do son esprit dans les relations de la vie sociale.

JOUnK.XL des mères et des jeunes filles , recueil reli{;ieux et littéraire; Paris, chez Amyot , 6, rue de la Paix. Il parait chaque mois nuL- livraison de 5 à G feuilles gr in-S" , prix 16 ir. par au.

Un journal d'éducation est certainement une œuvre très-diffi- cile. Nous en avons la preuve dans Tinsuccès de la plupart do ceux que notre époque a vus naître et mourir, ainsi quo dans la nature des moyens à l'aide desquels quelques uns d'entre eux ont réussi h se soutenir avec plus ou moins de bonheur. Ce n'est pourtant pas le talent qui manque aux écrivains, et j:»mais on r.c se préoccupa phis vivement qu'aujourd'hui de tout ce qui coi.*

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198 RELIGION, PHILOSOPHIE

corne rOdiication. Malheureusement, en ceci comme en beaucoup d'autres choses excellentes, la spéculation a trdp souvent pris la place du but moral qui devait seul dominer dans une publication de ce genre. On a commencé par allécher le public avec de belles promesses , avec de grands noms , puis s'écartant bientôt de la route indiquée, perdant de vue toute instruction sérieuse, on s'est tourné vers les objets les plus frivoles , comme les mieux faits pour amuser la grande majorité des lecteurs. Ainsi les journaux d'éducation , ou se donnant pour tels , sont deve- nus de véritables journaux de modes, fades et futiles, ou bien des recueils de contes romanesques, déplorables sous le rapport moral, et propres seulement a fausser le goût de la jeunesse. Des auteurs en renom se sont mis k écrire pour les enfants avec la même plume dégagée et les mêmes allures peu scrupuleuses qu'ils emploient k retracer le jeu des passions ou les intrigues du grand monde. Il est facile de comprendre qu'avec de tels col- laborateurs, un journal d'éducation ne saurait nullement attein- dre son but. Mais les spéculateurs ne cherchent que le succès, et le seul résultat auquel ils visent, c'est d'augmenter autant que possible le chiffre des abonnés.

M'"* Simon-Viennot, éditeur du recueil que nous annonçons ici, semble avoir bien mieux compris sa tâche. Elle a réelleuienl à cœur de faire une œuvre qui puisse être utile, et la plupart de ses articles sont consacrés à des sujets graves, 'a des enseigne- ments précieux pour les jeunes mères de famille, à des objets d'insiruclion mis à la portée des enfants. S'il s'y rencontre de temps en temps quelque nouvelle amusante, elle a toujours un sens moral d'une application usuelle et facile à saisir. La reli- gion tient aussi sa place dans ce journal, et, traitée au point de vue de la charité, dégagée de toute discussion dogmatique, elle s'adresse surtout au cœur dans lequel elle cherche h développer les sentiments nobles et généreux, la bienveillance, le dévoue- ment et l'abnégation. La publication de M"'* Simon-Yicnnot ayant déjà une année d'existence, on peut apprécier sa marche, juger ses tendances qui ne sont plus seulement les vaines promesses d'un prospectus. Di bien, nous n'hésitons pas h le dire, sa mar- che est meilleure, ses tendances sont plus fécondes que celles

JIOBALE, ÉDUCATION. 19»

d'aucun autre journal du môme genre. Chaque livraison offre de l'inlérèt, renferme d'excellents conseils sur tel ou tel détail de l'éducation, présente h la fois de sages directions pour les inères et de bonnes lectures pour les filles. Les devoirs de la société sont passés en revue dans une correspondance de famille, les points essentiels sont en quelque sorte illustrés par des exem- ples pratiques , tirés de la vie commune. Des extraits histori- ques, des biographies d'hommes illustres par leurs vertus ou leurs talents, des critiques empreintes d'une haute moralité, des poésies souvent remarquables par la forme et toujours pures par la pensée, enfin une suite d'articles fort bien faits sur les soins hygiéniques propres a conserver et à fortifier la santé des enfants : tel est le cadre adopté par l'éditeur. On voit que la variété n'y manque pas, et qu'il peut fournir matière a de nombreux déve- loppements. Sous le rapport littéraire. M™* Simon-Viennot et les collaborateurs qu'elle a choisis méritent également des éloges. En général, le style de la rédaction est convenable, clair, sim- ple, bien approprié au sujet, exempt de pédanlisme et d'affecta- tion. Le Journal des Mères et des Jeunes Filles nous parait être dans une bonne voie, et s'il sait s'y maintenir, nous ne doutons pas qu'il n'obtienne une influence vraiment salutaire. Mais il iaut pour cela une vigilance continuelle, car les écueils sont nombreux et difficiles a éviter. Ainsi c'est une très-bonne chose sans doute que de chercher h prémunir les femmes contre les dangers de ces lectures pernicieuses qui séduisent l'imagination et flétrissent le cœur. Mais ne doit-on pas craindre de manquer le but en venant leur faire la critique détaillée de romans dont il vaudrait mieux qu'elles ignorassent jusqu'au titre? Ne risque-t- on pas au contraire de piquer leur curiosité, de faire naître en elles le désir de les lire, quand ce ne serait que pour vérifier la justesse de la critique ? L'appréciation des œuvres de G. Sand ne devait certainement pas trouver place dans un journal d'édu- cation. De pareils articles, quelque bien faits qu'ils soient, ue sauraient éire mis ulilomcnl entre les mains des jeunes filles. Or la nature mixte du public auquel s'adresse le recueil de M""^ Si- mon-Viennot exige beaucoup de prudence et de circonspection. Kn fait de liltéraluro, il faut se borner à faire connaître ce qui

200 LÉGISLATION ,

est beau et boa ; quant aux productions mauvaises ou dangereuses, il convient de les stigmiliser en termes généraux, de telle sorte o,ue la pensée de les ouvrir ne puisse pas même venir à l'esprit des lecteurs. Une autre observation que nous a suggérée l'examen des Numéros de ce journal, c'est que M"** Simon-Viennot semble avoir trop exclusivement en vue les classes riches de la société. C'est un tort, surtout à l'époque actuelle. L'éducation est faite pour tous, et il y a de graves inconvénients a la présenter entou- rée des ressources de la fortune; on omet ainsi ses plus grandes difficultés et l'on suscite des désirs ambitieux impossibles k sa- tisfaire. Il nous semble que le mieux serait de prendre une ligne moyenne entre les deux extrêmes, et de montrer que l'un des résultats essentiels de l'éducation doit être de resserrer les liens qui unissent les diverses classes de la société, de faire compren- dre et pratiquer les devoirs réciproques qu'elles ont à remplir les unes envers les autres. En élargissant ainsi le cadre de son jour- nal , M'"* Simon-Viennot ne pourra que rendre son action plus efficace et plus générale.

►OC2s=-.

LÉGISLATION, ECONOMIE POLITIQUE, ETC.

mSTOIRE du droit criminel des peuples anciens, depuis la foiMna- tion des sociétés jusqu'à rétablissement du christianisme, par Albert Du lioys, ancien magistrat; Paris, \ gros vol. in-S", 9 fr>

Le droit criminel est un des éléments les plus propres a jeter une vive lumière sur la marche de la civilisation dans les socié- tés humaines. Si, pour l'observateur superficiel, il ne semble pas d'abord être toujours en harmonie avec elle, l'élude approfondie de ses allures et do son application pratique fournit des données précieuses sur l'état dos ma?«rs et des institutions, dans lesquel- les on trouve infailliblement la cause de cet ap{iarcnt désaccord.

ÉCONOMIE POLITIQUE. 261

On découvre ainsi les usages qui le modifièrent, et les faits ap- portent la meilleure interprétation d'un texte qui, sans cela, de- meurerait souvent inintelligible pour nous , ou sur le sens du- quel nous pourrions du moins commettre de graves erreurs. C'est d'ailleurs une partie essentielle de la vie des peuples, qui se dé- couvre à nous dans l'eiamen des principes fondamentaux de l'é- tat social et des moyens employés soit pour les maintenir contre les mauvaises tendances de l'homme, soit pour les développer de la manière la plus favorable aux intérêts de la société. L'associa- tion humaine repose en définitive sur la répression des penchants . individuels; pour qu'elle puisse exister chacun doit y apporter sa part de sacrifices, et le droit criminel est la première règle qui détermine ces obligations, qui en garantit l'accomplissement. Les socialistes modernes prétendent bien nier la nécessité d'une semblable répression, ils veulent au contraire donner libre essor aux passions et aux instincts individuels , mais en supposant même, ce que nous n'admettons point, que leur système puisse jamais devenir autre chose qu'une vaine utopie, cela ne change- rait rien h ce que nous venons de dire, puisqu'il s'agit de l'orga- nisation sociale telle qu'elle a existé jusqu'à présent, et non de l'a- venir merveilleux qu'ils promettent au monde. L'histoire du droit criminel n'intéresse donc pas seulement les jurisconsultes , elle offre une mine féconde de roclierches curieuses et de découvertes iinporlantcs à tous ceux qui aiment à suivre les progrès succes- sifs de la civilisation dans les annales du passé. Ces deux points de vue ont également dirigé le travail de M. Du Boys, qui ne part pas d'un système conçu a priori pour en chercher la confirma- tion dans les faits, mais commence par exposer ceux-ci, et formule ensuite les idées qu'ils lui suggèrent. Il remonte aussi haut qi e peuvent le permettre les rares documents que l'on possède sur l'état de la législation chez les peuples anciens. C'est en Orient, au berceau des sociétés luimainos, qu'il faut aller chercher les premiers rudiments du droit. Dans les temps primitifs, les trois pouvoirs domestique, civil et religieux se montrent réunis dans la môme main, celle du patriarche, qui est à la fois père, roi el pontife. Le tribunal siégeait alors au foyer domestique, et le père do famille exerçait la justice souveraine sur tous ceux qui dépen-

202 LÉGISLATION,

(laient de lui, sur sa femme, sur ses, enfants et sur ses servi- leurs. De une tendance naturelle à châtier le plus sévciement l3S délits qui portaient atteinte à la constitution de la famille, et surtout ceux qui, tels que l'adultère, risquaient d'en ébranler le principe fondamental. Lorsqu'un certain nombre de familles, quit- tant la vie nomade et se fixant au sol, formèrent un peuple, les pouvoirs judiciaires furent transportés au chef, dont la royauté n'était en quelque sorte qu'une paternité plus étendue, jointe b la qualité de pontife suprême. Le droit conserva donc le même caractère qui était indispensable tant que l'existence de la société n'avait pas d'autre garantie que le strict maintien de la famille. Mais la théocratie ne tarda pas à remplacer le pouvoir patriar- cal. La religion étant appelée à jouer un rôle dans l'exercice de la justice s'en empara bientôt exclusivement. Dès lors a côté des délits contre la famille, vinrent se ranger ceux contre les objets du culte et l'organisation sacerdotale, qui prirent la première place et furent frappés des peines les plus sévères. Ce sont les anciens Egyptiens qui nous offrent l'exemple le plus remarquable d'une puissante théocratie et de son influence sur le développement de la civilisation. Nulle part elle ne fut plus fortement constituée. Le col- lège des preires y formait un pouvoir mystérieux qui intervenait dans toutes les affaires de l'Etat, et se réservait le droit de juger même les souverains après leur mort, afin de n'accorder la sépul- ture qu'à ceux dont la vie en avait été digne. C'est parmi eux que se forma le législateur du peuple hébreu , qui leur emprunta sans doute les premiers éléments de l'organisation au moyen de la- quelle il créa une nationalité impérissable. Moïse inspiré com- muniqua le souffle divin qui l'animait au corps chargé des soins do gouvernement. Il institua une hiérarchie solide, et dans co vaste cadre enrégimenta les deux millions d'hommes dont la direc- tion lui était confiée. Ce fut une théocratie militante. Son peu- ple forma une grande armée, en tête de laquelle s'avançait l'ar- che sainte. Le droit criminel embrassa toutes les relations de la vie sociale, s'étendit jusqu'aux plus minutieux détails; d'innom- brables prescriptions, accompagnées d'une pénalité rigoureuse, devinrent nécessaires pour accomplir l'œuvre immense qu'il avait entreprise.

ÉCONOMIE POLITIQUE. 203

La Grèce et Rome, ces deux chaînons qui ratlachent la civili- gation moderne au monde antique, nous présentent encore dans leurs temps primitifs, la justice exercée comme une attribution de la divinité par les prêtres. Mais ici la théocratie fait place k une nouvelle forme de gouvernement , sous laquelle l'influence du clergé est peu a peu restreinte dans des hmites plus étroites, tandis que l'Etat ou la République s'empare du pouvoir judiciaire et marque plus nettement la ligne de démarcation entre la jus- tice humaine qui protège les sociétés , et la justice de Dieu qui gouverne le monde. A mesure que les relations sociales se mul- tiplient, le droit criminel se comphque. A l'autorité divine dont il était revêtu dans la théocratie, on supplée par la solennité des formes, par la respectabilité des juges qui sont choisis parmi les patriciens et entourés de tout ce qui peut inspirer la vénération et la crainte. La rigueur barbare des châtiments n'est pas adou- cie, surtout h l'égard des plébéiens et des esclaves, car il faut substituer le sentiment de la terreur à celui de la superstition, qui était la base sur laquelle reposait l'autorité du droit criminel. Mais, avec les progrès de la démocratie, le peuple aspire aux fonctions judiciaires. Il veut être jugé par ses pairs, et quand, après une lutte plus ou moins longue, il obtient cette concession, le droit criminel s'humanise, se modifie, et en môme temps perd toutes ses anciennes garanties, remplacées par une seule garan- tie nouvelle, celle de la publicité, qui est la conséquence néces- saire de ce changement. Mais la publicité n'a d'autre sanction que celle de la moralé^^publiqye, dont 1^ degré dépend toujours de l'empire plus ou moins grand que les idées religieuses conser- vent sur la fdule. Il en résulte que la décadence morale ébranle la justice et entraîne ainsi la chute do l'édifice social. C'est c qui arriva lorsque le paganisme, sapé par les philosophes et rongé par ses propres abus, perdit toute influence sur le peuple romain, n'offrit plus au contraire qu'une excuse commode au déborde- ment des passions. La société penchait vers sa ruine, quand pa- rut le christianisme, qui vint la sauver en ouvrant pour elle l'ère do la civilisation moderne.

M. Du Boys se propose d'exposer, dans un nouvel ouvrage qui fera suite à celui-ci, l'action de ce grand fait sur la législation cri-

204 LEGISLATION,

minelle. On ne peul que l'encourager à poursuivre un scniblablc travail, sur lequel il a su jeter tant d'intérêt. Son style est sim- ple, clair, dénué de tout étalage d'érudition pédantesque. Il met à la portée do tous les lecteurs le fruit de lecherches savantes et profondes, et a l'attrait d'une foule de détails, neufs ou peu con- nus, qui abondent dans son livre, il ajoute celui d'un mouvement tout à fait dramatique , en reproduisant plusieurs procès des temps anciens, avec leurs formes particulières, les plaidoyers des parties et les délibérations des juges. C'est une tentative hardie, mais originale, et bien propre à piquer la curiosité.

QUBSTIOM SUISSE, par Charles Didier; Paris, in-S".

Au milieu des erreurs et des absurdités sans nombre que dé- bite la presse française dès qu'il s'agit de la Suisse, on est heu- reux de rencontrer un écrivain qui, s'il n'est pas tout a fait au courant des complications du jour, connaît au moins le pays, ses institutions et son histoire. M. Ch. Didier juge la question de loin; il y a longtemps qu'il ne vit plus en Suisse, il n'y a même jamais pris une part active au mouvement des affaires publique?, condition nécessaire pour le bien comprendre dans une républi- que fédérative, dont la poUtique intérieure n'a presque rien de commun avec celle des autres Etats de l'Europe. Mais il conçoit avec beaucoup de sagacité(ce qui cst/sinon^du moins ce qui dcr vrait être, et dans un tableau rapide et clair, il montre les causes diverses qui ont produit la crise actuelle, il fait voir que les vices duPacte fédéral sont le principal obstacle a toute solution heureuse, et en conclut que la Suisse doit se hâter de se mettre "a l'œuvre pour réformer ce Pacte, en le mettant en harmonie avec les changements opérés dans les constitutions cantonales. Il est cer- tain que Ih devrait se trouver la solution du problème. Le Pacte est très-imparfait; il ne donne au pouvoir fédéral ni force, ni in- fluence; il ne pose presque aucune limite à la souveraineté can- tonale, il prête aux interprétations les plus diverses ; enûu violé déjti plusieurs fois dans sa lettre et dans son esprit, il a perdu

ÉCONOMIE POLITIQUE. 205

celle sanction morale qui est la meilleure garanlie des lois. Tous les partis sont à peu près d'accord sur ce point. L'alliance fédé- rale aurait besoin d'être renouvelée aOn de raffermir des liens qui semblent prêts h se rompre. Jusqu'ici M. Didier voit juste, et il a très-bien su dégager la question principale de manière à la rendre intelligible pour tous. Mais poser le problème, ce n'est pas le résoudre, et quand il s'agit d'application immédiate, on voit surgir h chaque pas d'innombrables obstacles que la théo- rie ne pouvait point prévoir. Il ne suffît pas de dire que la Suisse doit changer son Pacte, centraliser son administration, il faut de plus examiner jusqu'où cette centralisation est possible, et par quels moyens peut être atteint le but désiré. M. Didier a beau prétendre que « nature est un de ces mots vagues qui ne prou- vent rien ; » Napoléon n'avait pas complètement tort lorsqu'il disait aux Suisses : « La nature a fait votre Etat fédéralif : vou- loir la vaincre ne peut pas être d'un homme sage. » La Suisse n'est pas une nation homogène, elle est plutôt une aggrégation de petits Etats indépendants, qui diffèrent par leurs moeurs, leurs usages, leurs institutions, leurs souvenirs, leur langue et même par les races diverses auxquels appartiennent leurs habitants. Vouloir les fondre en un seul peuple uniforme, c'est une entre- frise insensée. On cite bien l'exemple de la France, mais on ou- blie- que ses provinces ne comptaient pas comme la Suisse plu- sieurs siècles de liberté, pendant lesquels le développement in- dividuel s'est opéré sans entraves, et qu'il a fallu malgré cela le joug du despotisme pour accomplir la fusion. En Suisse, la ré- forme du Pacte ne peut se faire régulièrement que par la Diète , et il faut l'unanimité des voix. Or il est évident que cette unani- mité ne saurait être possible au milieu d'une crise qui a de part et d'autre irrité les passions au plus haut degré. Elle ne peut avoir lieu que dans des temps calmes, ou bien encore en pré- sence d'un danger extérieur, et sous l'influence d'un libéralisme sage et modéré. Or aujourd'hui le libéralisme est réduit h l'im- puissance entre le parti ultramontain qui d'une part se cram- poimo obstinément au vieux Pacte, prétendant le maintenir tel quel avec toutes ses imperfections, et le parti radical qui de l'au- tre part aspire a tout renverser pour établir cnsuile une rcpubli-

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206 LÉGISLATION, ECONOMIE I^OLITIQUE.

que unitaire avec le suffrage universel et ranéanlissenieut des souverainetés cantonales. Puis derrière cette lutte qui occupe la scène, le communisme, auquel la liberté suisse a ferrais de grandir en silence, s'apprête à recueillir les fruits d'une révolu- tion qui ne saurait nullement produire le résultat qu'on se pro- pose. Voilà quel est le véritable état de la question suisse. L'ex- pulsion des Jésuites n'a été qu'un prétexte saisi par les radicaux pour agiter les populations, les aveugler sur leurs projets réels et les entraîner à leur suite. Les corps-francs étaient l'avant- garde de l'armée communiste. Si Lucerne avait succombé, la révolution vaudoise aurait peut-être fait le tour de la Suisse, qui serait devenue alors le théâtre des expériences du socialisme. Mais le triomphe du parti ultramontain est venu changer l'état des choses. Une réaction tend à s'opérer dans le sens conserva- teur. Les vrais hbéraux se rallient momentanément autour du Pacte pour rétablir l'ordre et la paix dans le pays. Leur tâche est difficile, car il s'agit de résister à la fois aux prétentions des vain- queurs et aux nouvelles tentatives des vaincus. Teiwporiser, prê- cher la modération, maintenir la stricte légal) lé, user du référendum qui causait tant de chagrin au maréciial Bassompierre, tel esta peu près tout ce qu'ils peuvent faire en attendant que le vertige soit passé et l'opinion publique mieux éclairée. Quant le peuple suisse aura compris l'on voulait le conduire, et déjà les dis- cussions de la constituante vaudoise sont bien propres à lui ou- vrir les yeux, la situation sera plus claire, plus franche, et les tendances ultramontaines viendront certainement se briser con- tre une opposition formidable. Si M. Didier avait comme nous suivi de près tous les incidents de la crise actuelle, nous ne dou- tons pas qu'il ne partageât entièrement notre opinion. Il ne lui manque qu'une connaissance plus complète des hommes et des choses d'aujourd'hui. Ses jugements sont nn peu trop influencés par les souvenirs de ce qu'était la Suisse avant 1830. Il faut être sur les lieux pour apprécier les changements qui se sont opérés. L'éducation politique se fait rapidement au milieu des révolu- tions. Ces vieilles dénominations d'aristocratie, depatriciat, de bourgeoisie n'ont presque plus de sens aujourd'hui. Il n'y a j)lus guères que des partisans do l'ordre ou du désordre, et ce

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que les conservateurs suisses prétendent conserver, c'est le suf- frage universel, c'est la liberté religieuse, c'est la démocratie ré- gulièrement constituée. Du reste M. Didier rend hommage aux qualités du peuple suisse; il en parle dignement, et sa brochure forme un frappant contraste h. côté du dédain ou de l'ignorance de la plupart des écrivains français.

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NOUVELLES EXCL'RSÏONS et séjour dans les glaciers «t les hautes régions des Alpes, de M. Agassiz et de ses compagnons de voyage , par M. E. Desor; Neuchàtel, chez J.-J. Kissiing, 1 vol. in-12, lig.

M. Desor a déjà publié l'année dernière un volume dont celui- ci forme la suite. C'est la campagne de 1844, dont le but spécial était d'étudier dans tous ses détails la question de l'avancement <les glaciers. Il s'agissait de continuer les observations précé- tiemment commencées, et de constater avec précision le mode d'après lequel ce mouvement s'opère, afin d'éclaircir certains points douteux qui avaient été l'objet de discussions assez vives. Dans ce but, M. Desor, accompagné de M. Dollfuss-Ausset, par- tit de Neuchàtel vers la fin de juillet, pour faire d'abord une course dans les Alpes du Valais, puis aller s'établir sur le glacier de l'Aar, théâtre des expériences antérieures. Arrivés au Grimsel par une pluie battante, nos deux savants y trouveront M. Sanders, de Bristol, et son neveu, qui étaient venus en Suisse pour étu- dier les phénomènes géologiques. Dès le lendemain cette petite caravane s'achemina vQrs le glacier, suivie de nombreux touristes de toutes les nations. Ils trouvèrent les glaciers do l'Oberland en progression, ainsi que M. Agassiz l'avait prévu, et l'abondance dos neiges pendant l'hiver en avait accru la masse au point que les guides dwlan.-renl ne les avoir jamais vus si élevés. Enhardi

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jiai' ce premier résultat, M. Desor voulut profiter de l'occasion pour gagner un disciple de plus aux idées du savant professeur jieuchàtclois. Ayant conduit M. Sanders sur un niainnielon du liromberg , d'où l'on distinguait fort bien la limite dos polis sur la rive opposée et sur toute l'étendue des massifs environnants, il réussit a le convaincre de la régularité et de la constance du phénomène. De M. Desor francliit le col qui sépare le Griinsel du Valais, et parcourut une suite de montagnes nouvelles pour lui et dont la structure n'avait point encore été étudiée. C'est CQ qu'on peut appeler une bonne fortune pour un géologue. Aussi M. Desor décrit il avec enthousiasme les merveilleuses scènes qui se déroulent presque à chaque pas devant lui. Le côté scien- tifique le frappe plus sans doute que le côté pittoresque; mais dans ces régions élevées, la nature présente ses aspects les plus grandioses, les détails disparaissent devant l'imposante majesté de l'ensemble, on peut dire qu'ils se confondent en quelque sorte l'un avec l'autre ; la science et la poésie se donnent la main; le géologue devient nécessairement un peu poète, si- non par la forme, du moins par la pensée.

« Un peu en amont de Heiligenkreuz, la vallée de Màltithal se divise à son tour en deux couloirs, dont l'un conserve le nom de Matlitbal, tandis que l'autre, qui descend des arêtes situées au sud-ouest, prend le nom de Giebelthal, C'est cette dernière que nous suivîmes. La montée, quoique roide, ne présente au- cune difficulté, et à mesure que nous nous élevions au-dessus de la région des mélèzes, nous nous plaisions à voir les grands pics de rOberland, que nous avions admirés la veille, surgir de nouveau l'un après l'autre h l'horizon , se dessinant avec une rare pureté sur un ciel sans nuage. Nous approchâmes ainsi peu à peu du sommet de la paroi que j'avais d'abord pris pour le point culminant. Qu'on juge de notre surprise, lorsque, arrivant au haut de cette paroi, nous nous trouvâmes en face d'un im- mense amphithéâtre creusé dans une seconde arête bien plus haute que l'autre: c'était le cirque de Giebel. Au premier abord, on aurait pu se croire transporté dans un de ces grands amphi- théâtres que l'antiquité se plaisait h élever dans ses principales cités, si sa grandeur même ne nous avait rappelé qu'il n'appar-

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tient qu'^ la nature de réaliser des œuvres pareilles. Ce clique a environ un quart de lieue de diamètre. Ses parois s'élèvent verticalement à une hauteur de 4 à 500 mètres, et ce qui ajoute encore k sa ressemblance avec nos monuments d'architecture, c'est l'horizontalité des couches, dont les tranches ressemblent à des murs construits en pierre de taille.

« Le fond de ce cirque est occupé par un glacier, qu'on est étonné de trouver si petit, quand on considère avec quelle faci- lité la neige doit pouvoir s'y accumuler pendant l'hiver; mais il paraît que le fœhn , le sirocco de la Suisse , qui souffle ici avee plus d'efficacité que dans la chaîne bernoise, ne laisse pas à la neige d'hiver le temps de se transformer en glace. Il était évi- dent pour moi, k la seule vue de cette localité, qu'elle avait être le séjour de grands glaciers à une autre époque ; et, en effet , nous ne tardâmes pas à découvrir des traces de polissage avec des sillons, h l'entrée du cirque et sur plusieurs points ses flancs. Je reconnus aussi des indices de la limite supérieure des polis, à plusieurs centaines de pieds au-dessus du fond de la vallée. Cependant notre admiration pour ce site unique se calma un peu, lorsque notre guide nous annonça que c'était au fond do ce cirque qu'il nous fallait chercher un passage. De chemin, il n'y en avait plus ; ce n'était que pentes raides, roches éboulées et lambeaux de névé; aussi mîmes-nous deux grandes heures pour atteindre le haut du col. Cette fois c'était bien réellement le sommet. Il n'y avait autour de nous que quelques pics qui s'éle- vaient au-dessus de notre niveau. Nous fftmes nous nicher sur le point le plus élevé, M. Escher dessina h la hâte le pano» rama du Finsleraarhorn qui est, si possible, encore plus beau que du haut de la vallée de Rappen. Ce col, qui a près de 10 n i- nutes de largeur, porte sur les cartes le nom Passa di Voccarccclo. Sa hauteur est d'environ 3000 mètres. Nous fûnies frappés l'aridité absolue de la roche du sommet. C'est un micaschiste argenté passant a un gneiss h petits grains, qui tantôt se délite en grandes dalles, tantôt se présente h la surface sous la forme de grands massifs couverts çà et de glace ou de neige. Je ne vis aucun vestige de polissage, et cependant la roche était com- plètement nue. Ce qui mefraj)pa surtout, ce fut l'absence complète

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de Tégétaiion. Sur toute la largeur du col , on ne décout rait pas line mousse, pas un lichen, et pourtant je savais que sur d'au- tres dmes bien plus élevées, telles que le Sebreckhorn, la Jungfrau, etc., la roche se tapisse de lichens partout elle rient à percer. Je ne vois qu'une explication de celte aridité ex- trême, c'est que pendant la plus grande partie de l'année, ce col reste couvert de neige et de glace qui étouffe la végétation. Impatients de gagner le revers opposé, comme Ton est toujours ''jijx portes de l'Italie, nous ne fîmes qu'une courte halle au som- met do col. Si nous avions été surpris en découvrant le cirque de Ciebel, nous devions l'être encore bien plus en arrivant au l>ord de l'escarpement méridional. Un nouveau cirque bien plus \9f^^ était étendu à nos pieds, le cirque du Monte Leone, ^m diamètre n'était plus d'un quart de lieue, niais de près d'une lieue. Une immense muraille l'entourait de tous cotés, ne lui laissant qu'une étroite issue au sud est pour écouler ses eaux , et sur cette muraille titanique s'élevaient, comme autant de tours gigantesques, les plus gréjnds pics de la contrée ; le Hillhorn , le Bortelhorn, le Furkebaum , et le plus imposant de tous, le Monte- J>eone, séparés les uns des autres par autant de glaciers, qui totjs versent leur» eaux dans le cirque. Ai je besoin do dire que ce fut avec une soiîe de recueillement que nous prome- nâmes nos premiers regards sur celle étrange configuration du V)l alpin , qui nous rappelait le travail de la nature an moment de SOS plus terribles paroxismes? Le chasseur de chamois, le Simple p4tre, dépose ici s<^)n fardeau pour admirer ce spectacle qu'il trouve d'une beauté inaccoutumée. « Je voudrais venir ici toutes les années » me disait mon guide, et en effet, pour peu qu'on ait le sentiment des belles et grandes choses, on doit aimer un pareil site. A bien plus forte rais^Ki devions nous le trouver intéressant, nous qui cherchions à lire dans les détails de cette ouvre colossale, la cause et le secret de son origine. *

Après avoir exploré toutes les beautés de cette contrée peu connue, M. Desor arrive au glacier de l'Aar, oii il reste environ un mois, occupé d'expériences ingénieuse» dont la description offre beaucoup d'intérêt. Fon attention se porta d'abord sur le rnouvenK-nl d^s glaci'^TS. Au moyen d'un jiieu assujéii sur un

* »

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bloc do la moraine médiane , muni d'une porche horizontale di- visée en fractions décimales et centésimales, et correspondant à des points de repaire fixés sur les deux rives , les observateurs purent suivre les progrès jour par jour, et constatèrent que pen- dant un espace de 23 jours le glacier avait avancé de 5'°,09. Us étudièrent de même le mouvement beaucoup moins rapide de ses bords, puis celui qui s'opère transversalement, du milieu veis les bords, et enfin l'avancement du talus terminal, qui est le résultat des trois autres mouvements. De ces diverses observa- tions, il résulte que le glacier n'avance point d'une manière brusque, par saccades, comme on le supposait autrefois, mais que sa marche est graduelle et continue. D'autres recherches non moins curieuses eurent pour objets la densité de la glace et de la neige, leur mode de décomposition , la manière dont les difTé- rents corps protègent la glace, le jaugeage de la rivière l'Aar, la crislallisalion de la neige, l'étude de l'intérieur du glacier dans lequel un éboulement permit de descendre, etc., etc. Mais le 15 août , le même jour MM. Bravais et Martms furent obliges d'abandonner leur tente au Grand-Plateau du Mont-Blanc, une tourmente accompagnée de neige vint interrompre nos expéri- mentateurs et les forcer h la retraite. Il fallut qu'ils reprissent le chemin du Grimsel par une roule pleine de périls, au milieu d'un brouillard épais, traversant dos crevasses en portant leurs chÔTres nourricières, car ces animaux si téméraires sur les ro- chers, deviennent tellement craintifs sur la glace, qu'ils osent k peine faire un pas et semblent avoir perdu la tète. Le mauvais temps persista pendant une dixninc de jours, après quoi M. Desor et ses compagnons entreprirent l'ascension du Wetferhoni , cime encore vierge de l'Oberland. Notre déterminé géologue prétend que cette ascension ne présente aucune difficulté sérieuse; mais nous ne conseillerions pas aux touristes de le croire sur parole; d';iilleurs il reconnaît lui-même que la neige récemment tombée en abondance, avait appinni la route qui, h une autre époque, pourrait bien n'être pas aussi facile. Le reste do la campagne fut consacre h compléter les observations relatives au glacier de l'Aar, et 'a étudier la topographie des Wetterliorns, dont M. Desor .1 ji-iiiii h sa relation deux cartes fort Lion faites. Son volume est

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de végétation. Sur toute la largeur du col, on ne découvrait pas une mousse, pas un lichen, et pourtant je savais que sur d'au- tres cimes bien plus élevées, telles que le Schreckhorn, la Jungfrau, etc., la roche se tapisse de lichens partout elle vient apercer. Je ne vois qu'une explication de celte aridité ei- tréme, c'est que pendant la plus grande partie de Tannée, ce col reste couvert de neige et de glace qui étouffe la végétation. Impatients de gagner le revers opposé, comme l'on est toujours aux portes de l'Italie, nous ne fîmes qu'une courte halte au som- met du col. Si nous avions été surpris en découvrant le cirque <lc Giebel, nous devions l'être encore bien plus en arrivant au bord de l'escarpement méridional. Un nouveau cirque bien plus vaste était étendu à nos pieds, le cirque du Monte Leone. Son diamètre n'était plus d'un quart de lieue, mais de près d'une lieue. Une immense muraille l'entourait de tous cotes, ne lui laissant qu'une étroite issue au sud-est pour écouler ses eaux , et sur cette muraille titanique s'élevaient, comme autant de tours gigantesques, les plus grqnds pics de la contrée : le Hillhorn , le Bortelhorn, le Furkebauni , et le plus imposant de tous, le Monte-Leone, séparés les uns des autres par autant de glaciers, qui tous versent leurs eaux dans le cirque. Ai je besoin do dire que ce fut avec une sorte de recueillement que nous prome- nâmes nos premiers regards sur cette étrange configuration du sol alpin , qui nous rappelait le travail de la nature au moment de ses plus terribles paroxismes? Le chasseur de chamois, le simple pâtre, dépose ici son fardeau pour admirer ce spectacle qu'il trouve d'une beauté inaccoutumée. « Je voudrais venir ici toutes les années » me disait mon guide, et en effet, pour peu qu'on ait le sentiment des belles et grandes choses, on doit aimer un pareil site. A bien plus forte raison devions-nous le trouver intéressant, nous qui cherchions à lire dans les détails de cette ouvre colossale, la cause et le secret de son origine. »

Après avoir exploré toutes les beautés de cette contrée peu connue, M. Desor arrive au glacier de l'Aar, il reste environ un mois, occupé d'expériences ingénieuses dont la description offre beaucoup d'intérêt. Son attention se porta d'abord sur le mouvement des glaciers. Au moyen d'un pieu assnjéii sur un

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bloc do la moraine médiane , muni d'une porche horizontale di- visée en fractions décimales et centésimales, et correspondant à des points de repaire fixés sur les deux rives , les observateurs purent suivre les progrès jour par jour, et constatèrent que pen- dant un espace de 23 jours le glacier avait avancé de 5™,09. Ils étudièrent de même le mouvement beaucoup moins rapide de ses bords, puis celui qui s'opère transversalement, du milieu vers les bords, et enfin l'avancement du talus terminal, qui est le résultat des trois autres mouvements. Do ces diverses observa- tions, il résulte que le glacier n'avance point d'une manière brusque, par saccades, comme on le supposait autrefois, mais que sa marche est graduelle et continue. D'autres recherches non moins curieuses eurent pour objets la densité de la glace et de la neige, leur mode de décomposition , la manière dont les diffé- rents corps protègent la glace, le jaugeage de la rivière l'Aar, la cristallisation de la neige , l'étude de l'intérieur du glacier dans lequel un éboulement permit de descendre, etc., etc. Mais le 15 août, le même jour MM. Bravais et Martms furent obligés d'abandonner leur tente au Grand-Plateau du Mont-Blanc, une tourmente accompagnée de neige vint interrompre nos expéri- mentateurs et les forcer h la retraite. Il fallut qu'ils reprissent le chemin du Grimsel par une roule pleine de périls, au milieu d'un brouillard épais, traversant des crevasses en portant leurs chèvres nourricières, car ces animaux si téméraires sur les ro- chers, deviennent tellement craintifs sur la glace, qu'ils osent h peine faire un pas et semblent avoir perdu la tête. Le mauvais temps persista pendant une dixaine de jours , après quoi M. Desor et ses compagnons entreprirent l'ascension du Wetterhorn , cime encore vierge de l'Oberland. Notre déterminé géologue prétend que cotte ascension ne présente aucune difficulté sérieuse; mais nous ne conseillerions pas aux touristes de le croire sur parole; d'ailleurs il reconnaît lui-même que la neige récemment tombée en abondance, avait applani la roule qui, h tine autre époque, pourrait bien n'êlrc pas aussi facile. Le reste do la campagne fut consacre h con)plétor les observations relatives au glacier de l'Aar, et a étudier la topographie des Wetterhorns, dont M. Desor a joiul ;i sa relnlion deux caries fori bien failcs. Son volume est

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terminé par une notice do M. Agassiz sur les gbciers de l'Allée- Blanche et du Val-Ferret , et par un aperçu géologique de M. Stu- der sur la structure des Alpes en général.

DE L'ALIENATION MENTALE et des établissements destinés aux aliénés dans la Grande-Bretagne, par II. Curchod; Lausanne, chez G. Bridel, Jn-8», 2 fr.

L'auteur de ce petit ouvrage a, pendant un séjour h Paris, suivi les leçons cliniques de M. le professeur Baillarger k l'hos- pice de la Salpétrière, visité^kêtre, et de plus, profitant d'un voyage dans l'intérieur de l'Angleterre, il a recueilli tous les renseignements les plus exacts sur les hospices d'aliénés qui s'y trouvent. La réunion de ces divers matériaux lui a paru pouvoir Aire utile en ce moment oii le Canton de Vaud s'occupe de la construction d'un nouvel établissement de cette espèce. C'est principalement au point de vue statistique que M. Curchod en- visage le sujet. 11 s'attache h constater surtout les résultats ob- tenus soit sous le rapport de la surveillance, soit sous celui de la guérison. Son travail est divisé en trois parties. La première, presque entièrement extraite du rapport présenté au lord chan- celier d'Angleterre, par la commission de Londres chargée de la surveillance des établissemenis d'aliénés du royaume, présente un tableau assez curieux de l'état de l'aliénation mentale en An- gleterre et dans le pays de Galles. Les remarques de l'auteur portent :

Sur le nombre des aliénés; sur celui des maisons qui leur sont destinées, le mode de construction, le régime intérieur, les règlements adoptés. Ces hospices forment six catégories distinc- tes suivant leur origine et selon qu'ils se trouvent dépendre du gouvernement ou bien laissés h des administrations particulières.

Sur l'état des aliénés au moment de l'admission, circons- tance fort importante à noter si l'on veut être en état d'apprécier la véritable influence du traitement auquel ils sont soumis.

Sur les difTérentcs formes d'aliénation mentale. M. Curchod ailopic ici, sans en discuter la valeur et seulement parce qu'il la

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trouve plus commode, la classification des commissaires anglais, qui distinguent dix formes principales, savoir : la manie, la dé- mence, la mélancolie i la monomanie, la folie morale, l'idiotie congénitale, l'imbécillité congénitale, la paralysie générale des aliénés, l'épilepsie, et le délirium tremens.

Sur le traitement des aliénés; avec beaucoup de détails re- latifs au personnel médical, aux moyens médicaux, agents hygié- niques, classification, occupations, amusements, réclusion, moyens de contrainte, employés, service religieux, et soins con- sécutifs, c'est-à-dire ressources destinées h fournir aux premiers besoins des aliénés sortant de l'hospice.

Sur les conditions et les formalités requises pour l'admis- sion et le renvoi des aliénés.

6" Sur les criminels aliénés, et enfin sur les données statisli' ques qu'on peut se procurer relativement h la folie. Un article particulier est consacré à ce qui concerne la principauté de Galles. Deux chapitres sur l'Irlande et l'EcossC) traduits du docteur Ju- lius, terminent cette première partie, la seule que publie main- tenant l'auteur.

Il se propose d'ofTrir dans sa seconde partie des renseigne- ments nouveaux sur les hospices de Glasgow et d'Edimbourg, ainsi que sur ceux de Paris, et dans la troisième, d'examiner ce qui pourrait s'appliquer plus spécialement à l'hospice dont la construction est projetée pour le Canton de \aud.

ENCYCLOPÉDIE des Gens du Monde, réperloire universel , en forn.c de dictionnaire, de toutes les connaissances nécessaires dans la vie sociale, et relatives aux sciences, aux lettres, aux arts, à Phisloire, à la géugraphie, avec la biographie de tous les hommes célèbres, morts et vivants; Paris, 22 tomes en 14 vol. gr. in-S", 220 fr.

Cette Encyclopédie , que nous avons déjh plusieurs fois signa- lée à nos lecteurs pendant le cours de sa publication, est aujour- d'hui complètement terminée. Le premier des ouvrages annoncés depuis 1830 comme devant former utie Bibliothèque de famille.

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ui\ répertoire général dos sciences, des lellrcs et des arts à l'usage des lellrés et des non-lellrés, elle n'a pas craint de se laisser gagner de vitesse par des entreprises rivales dont elle n'eût pu suivre la marche précipitée qu'aux dépens de ses lec- teurs et de la maturité de rédaction qu'elle leur avait promise. S'il a fallu plus de temps h son achèvement, c'est uniquement parce qxj'on a voulu y apporter plus de soins. Exactitude quant aux faits, solidité en ce qui roncerno les doctrines, harmonie dans l'ensemble, telles sont les qualités que les éditeurs se sont efforcés d'assurer à cette grande publication, dedstinée d'une part à propager Tinstruclion dans toutes les classes de la société, et^ de l'autre, h former, pour ainsi dire, un miroir de notre civili- sation actuelle et à constater l'état de la science dans ses prin- cipaux résultats.

Les plus grandes réputations scientifiques de la France et de l'Europe ont concouru à cette vaste entreprise, d'ailleurs confiée à une direction unique dont chaque page , on pourrait dire chaque ligne, porte l'empreinte. Parmi les signataires des articles sont des hommes qui jouissent de l'estime universelle : ce sont dos pairs de France, des députés, un ancien ministre de l'instruction publique, plusieurs inspecteurs généraux de TUniversilé, plus de vingt membres de Tlnstilut, etc., etc. Aussi l'ouvrage était-il classé longtemps avant d'être achevé, et si l'on en demandait la preuve par la citation de quelques-uns des jugements favorables dont il a été l'objet de la part des principaux organes de la presse irançaise ou des pavs étrangers, nous n'aurions certes que l'em- barras du choix.

L'Encyclopédie des gens du monde est certainement le meilleur travail de ce genre qui ait encore paru. Elle l'emporte sur les autres par le mérite d'un savoir profond et complet, non moins que par la clarté du style cl par la sage distribution de la matière. Elle se distingue surtout par rini[)arliali!é avec laquelle y sont appréciés les hommes et les choses des nations étrangères aussi bien que de la France. Aucune prévention , aucun esprit de parti ne s'y manifeste, et chaqne pays occupe la place qui lui appar- tient dans l'histoire de la civilisation. L'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie, la Russie, l'Orient, les Etats Unis y jouent un grand

SCIENCES ET ARTS, 215

rôle, et, par exemple, dans les articles Turkestan, Tibet, Bou- kharie, Mongolie, Kaboul, etc., on peut trouver les renseigne- ments les plus récents sur les pays les moins connus de l'Asie, de même que les articles Peuls , Touariks, Dahomey, Tombouk- tou, etc., font connaître l'intérieur de l'Afrique, et les articles Rio de la Plata, Uruguay, Texas, Ore'gon , etc., les contrées nouvelles de l'Amérique. L'article Océanie renferme également des notions curieuses sur celte cinquième partie du monde. Ceci concerne la géographie et l'histoire ; mais la même observation s'applique aux langues et aux littératures. Tout en plaçant la France au rang qui lui appartient (on peut en juger par les ar- ticles Langue et Littérature française, puis par ceux consacrés à ses plus grandes illustrations. Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, Dossuet, Fe'nélon, Montesquieu, Voltaire, Rous- seau, Che'nier, Lebrun, ili™* de Staël, Lamartine, Dehvigne, Hugo, etc., lesquels formeraient réunis plus de trois ou quatre volumes ordinaires), on s'est occupé, a cet égard, avec le plus grand soin, non-seulement de tous les autres pays de l'Europe Çvoir, entre autres. Hongroise, Bohème, Glagolite, Serbe, Russe, Turque, Islandaise, etc., efc), mais encore de ceux des contrées les plus lointaines (^voir Linguistique , Persane, Chinoise, In- dienne, Géorgienne, Arménienne, etc., efc.) , sans parler des langues et littératures anciennes traitées avec une attention toute ^spéciale aux mots Sanscrite, Hébraïque, Chaldéenne, Arabe, Grecque, Latine, Etrusque, Celtique, Gothique, etc., etc. Dan^ la grande quantité de notices relatives aux principales gloires des littératures étrangères, celles sur le Dante, sur Goethe, sur lord Byron, ont été citées comme des chefs-d'oeuvre; mais un puissant intérêt s'attache en outre aux suivantes : Tasse, Manzoni, Sylvio Pellico, Coleridge, Southey, W. Scott, Moore; Wieland , Klopslock, Schiller, J. de Mùllcr, Tieck, Hebel, Jean-Paul Richter, H. Heyne, Uhland; Mickieuia, Lelewel; Karamzine, Joukofskif Pouschkine, etc., etc.

Les études classiques sont traitées avec une supériorité incon- testable dans des articles rédigés par les plus savants membres de l'Institut (uoiV Homère, Hésiode, Xénojjhon, Strabon , par M. Guigniault; Procope, Sozomène et Zozime, par M. Hase;

216 SCIENCES ET ARTS.

Virgile, Catulle, Piaule, Térence, par M. Naudel; Claudien qI Cornélius Nepos, par M. \ icior Leclcrc , etc., etc.); et cependant tout lo monde a remarqué dans Y Encyclopédie des gens du n onde une certaine prédilection pour les choses actuelles, pour les hommes et les événements contemporains, pour le progrès eo tous genres, pour les découvertes les plus récentes dans les sciences mathématiques, physiques, chimiques, etc.; enfin pour le mouvement religieux qui , de nos jours, se manifeste dans la plupart des pays, notamment en France, en Allemagne et en An- gleterre. Relativement à ce dernier point, les articles Christia- nisme, Méthodisme, Rationalisme, Théologie, Port-Royal , Galli- cane (Eglise) , Jésuites, Université, etc.; de Lamennais, docttmr Strauss, Schleiermacher, et, si l'on veut, Saint-Sinion, Fou- rier, etc., etc., mériteront de fixer l'attention. Mais pour se con- vaincre que rien de ce qui sollicite en ce moment l'intérêt du pubhc n'a été omis, nous citerons en outre les mots Association, Peuple, Ecoles, Enseignement, Paupérisme, Travail, Salaire, Prisons (système pénitentiaire). Traite des Noirs; puis les ar- ticles Slaves, Russie, Othoman (empire). Servie, Maroc, Tunis, Tripoli, îles Marquises et de la Société; puis encore les notices sur MM. Guizot, comte Mole, maréchal Soult, Thiers, sir Robert Peel, lord John Russel, duc de Wellington, prince de Metlernich, comte de Nesselrode, duc de la Victoire, sur la reine Marie-Chris tine, sur Mohammed- Ali, etc.; enfin , les mots Gaz et Gaxonûtre, Oxyghne, Vapeur, Chemins de fer. Télégraphie électrique, Pho- tographie, etc., etc.

La plupart de ces articles sont dus a des hommes spéciaux, à des écrivains distingués, mais il est juste de reconnaître quo la meilleure part du succès appartient à M. Schnitzler, qui en a constamment dirigé l'ensemble avec un zèle digne des plus grands éloges, et qui, par l'étendue de ses connaissances ainsi que par la rectitude de son esprit, a puissamment contribué h en harmo- niser les différentes parties, de manière à former un tout homo- gène et bien coordonné. Obscur collaborateur de celte importante publication , nous sommes heureux de saisir cette occasion de rendre hommage au mérite éminent de son savant directeur.

GEHÈVF., IMPRIMERIE DE FERU. RABIBOZ.

ïUuuc Critique

DES LIVIIES NOUVEAUX. eu 1845.

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LITTÉRATURE, HISTOIRE.

SYBIL or ihe two nations, by B. Disraeli; Paris, 1 vol. in-8', 5 fr.

L'année dernière, M. Disraoli publia un roman intitulé Con- ningsby, dans lequel il exposait l'état des divers partis politiques en Angleterre, leur origine, leur histoire et leur situation ac- tuelle. Aujourd'hui, pour compléter le tableau, il vient nous présenter la condition du peuple que ces partis gouvernent de- puis deux siècles. On voit que pour lui le roman n'est qu'un cadre , ingénieux dans lequel il se plaît à développer ses vues sur l'or- ganisation de la société. C'est une forme éminemment populaire dont le publiciste s'empare pour éveiller la curiosité du lecteur et captiver plus sûrement son attention. En ceci M. Disraeli no fait que suivre l'exemple donné par plusieurs des meilleurs ro- manciers du jour. Mais il n'est pas seulement mfi comme Dickens par une vive sympathie pour les pauvres et les malheureux, ou comme Eugène Sue par le désir d'assurer le succès de son roman en lui donnant un caractère d'actualité bien marqué. Son but est plus grave, plus essentiellement politique. Il représente l'opinion de ce qu'on appelle la jeune Angleterre, parti nouveau qui pré- tend ne se rattacher a aucun de ceux existants jusqu'ici, et s'en distingue par l'éclectisme de ses vues réformatrices. En clTci , sa critique s'adresse h tous, il ne ménage guère plus le peupla

2{)

218 LITTÉBATUEE,

que l'anslocratic, il frappe sur les whigs et les chartistes aussi bien que sur les torys. Les deux nations dont il nous offre le tableau, ce sont les pauvres et les riches.

D'une part, nous avons les seigneurs, propriétaires du sol, imbus de tous les vieux préjugés de leur caste, conservateurs des abus sur lesquels repose leur pouvoir, ennemis des mesures qui tendent a émanciper la classe moyenne; et de l'autre les ouvriers que la misère pousse à s'enrôler sous le drapeau du socialisme niveleur. Entre ces deux extrêmes dont la lutte me- nace d'être terrible et sanglante, sans autre résultat que le bou- leversement de la société, viennent s'interposer Sybil, jeune religieuse novice qui se dévoue au soulagement des pauvres , un ministre protestant, animé du même zèle charitable, et un cadet de famille noble qui entreprend la noble tâche d'étudier et de défendre les vrais intérêts du peuple. La scène se passe de nos jours, à l'avènement de la reine Victoria. On voit se dé- rouler toutes les intrigues auxquelles donne lieu la dissolution du Parlement, puis les espérances diverses qui accompagnent l'aurore d'un nouveau règne. Chaque parti calcule les chances qu'il peut avoir en sa faveur, prépare ses batteries pour se rendre maître de la situation , et les masses vivement excitées sont prêtes à suivre l'impulsion des agitateurs qui exploitent ce moment fa- vorable à leurs projets. L'auteur nous introduit tour a tour dans les salons de l'aristocratie et dans les misérables réduits l'ou- vrier végète épuisé par un rude labeur qui ne lui fournit pas toujours de quoi nourrir ses enfants. Il nous fait connaître les souffrances de la classe ouvrière, les dures conditions auxquelles elle est obligée de se soumettre pour obtenir du travail dans la plupart des manufactures, l'immoralité profonde etja dissolution de la famille, qui en sont les conséquences inévitables.

Contre de si grands maux, que peuvent les efforts de la cha- rité particulière? Ils soulagent quelques infortunes, ils arrêtent quelques désespoirs, calment quelques colères. Mais bien plus puissante qu'eux , la déclamation passionnée fait vibrer avec force ces cœurs aigris, les entraîne par de séduisants appas, et en attendant la réalisation de promesses téméraires, leur montre la vengeance comme le résultat immédiat et certain d'une révolte

HISTOIRE. 219

qu'elle proclame juste et nécessaire. Alors les ateliers sont aban- donnés, les ouvriers se coalisent, forment des meetings, prêtent rorei!le aux paroles violentes d'orateurs exaspérés, puis bientôt l'émeute {^^ronde dans la rue, signale son passage par le meurtre et riticendie, et vient se briser contre la force armée, h l'emploi de laquelle la société, menacée dans son existence, est bien obli- gée de recourir. Le seul résultat que les ouvriers retirent d'une (elle (erifalive, c'est pour quelques-uns la mort, pour d'autres la prison, et pour le plus grand nombre une misère encore "plus ^'rande qu'auparavant. Il est donc bien évident que la violence n'est pas le bon moyen d'améliorer le sort du peuple. C'est la ce qui nous semble ressortir du roman de M. Disraeli. Mais en même temps il en ressort aussi que l'état de souffrance dans le- quel gémissent les classes ouvrières doit éveiller la plus vive sollicitude, que ce sont les riches qui doivent se rapprocher des pauvres , chercher à se les rattacher par un patronage bienveil- lant et éclairé, raffermir ainsi le lien social. Le mépris ou l'in- différence serait, da la part des hautes classes, un aveuglement coupable qui pourrait avoir les conséquences les plus désastreuses. C'est à elles au contraire de se mettre a la tête des réformes, afin de conserver l'influence qui leur appartient, en la rendant toujours plus saiulaire et plus féconde. Si M. Disraeli ne formule pas précisément ces idées, ce sont du moins celles que fait naî- tre la lecture de Sybil, production fort remarquable, dans la- quelle il a su jeter un intérêt plein de charme, et qui présente un tableau très-curieux de la société anglaise. Son talent, moins' original que celui de Dickens, se montre plus sobre, plus pur que celui des romanciers français, et surtout plus ami de la vérité.

VOLTAint ET ROL'SSEAU, par Henry lord Brougham ; Paris, I vol. in-S°, 7 fr, [>0 c.

Voltaire et Rousseau, le dix-huitième siècle tout entier avec ses aspects divers, jugé dans les deux grands représentants de i^on esprit philosophique et de sa puissante influence : voilà

220 LITTÊRATURt,

sujet que lord Brougham a choisi pour son début auprès des lecteurs français. C'est une tentative hardie, mais elle n'est cer- Uiinement point au-dessus de ses forces, car, quoique maniant une langue qui n'est pas la sienne, il monlre, par l'appréciation (les qualités de ces deux illustres écrivains, combien il possède le sens de ses beautés, combien il a fait une élude profonde de son génie. On pourra bien sans doute lui reprocher des (ours de phrase étranges, des formes insolites; son style n'est pas toujours clair et limpide, mais en général il ne manque pas de correction et porte un cachet d'originalité assez marquée. Le sujet prcsenle d'ailleurs un intérêt puissant qui captive l'atten- lion au plus haut degré. Lord Brougham cherche à se mettre au-dessus de l'esprit de parti qui n'a que trop souvent dicté les appréciations qu'on a faites de Voltaire et de Rousseau. Il veut se tenir en garde contre l'admiralion enthousiaste aussi bien que contre les injustes préventions. L'apologie ne lui répugne pas moins que la diatribe ; son désir est de signaler le bien sans dis- simuler les erreurs et les fautes. C'est une lâche très-difficile assurément et pour laquelle notre époque n'est peut-être pas encore tout à fait mûre. Mais il est digne d'un esprit courageux t't indépendant de braver ainsi les préjugés, de rompre en vi- sière aux opinions extrêmes et d'essayer de dégager la vérité du milieu de leur conflit.

Pour bien juger le génie de Voltaire, il faut tenir compte de l'époque dans laquelle il se développa et de l'influence qu'elle exerça sur lui. au sein d'une société corrompue, le dé- bordement des mœurs et des idées était poussé à l'extrême, il dut en porter le cachet. C'est la qu'il puisa ses tendances immo- rales et irréligieuses. Au triste rigorisme des dernières années du règne de Louis XIV avait succédé une réaction funeste. La licence la plus effrénée s'était répandue de toutes parts; on sem- blait vouloir se venger de la retenue si longtemps subie, en se jetant dans l'excès contraire. Le joug du prêtre et celui du despote étaient également foulés aux pieds, et malheureusement alors on confondait la religion avec les abus du clergé /l'esprit délivré de ses entraves se faisait un jeu de saper tous les principes sur hsquels repose l'édifice social. Kn se reportant au milieu de ce

HISTOIRE. aei

chaos moral dont l'aspect diffère tellement do notre société ac- tuelle, on comprend assurément beaucoup mieux que Voltaire n'ait pu se soustraire à l'action d'un pareil entourage. Il trouva l'incrédulité a la mode dans la société qu'il fréquentait, et d'un autre côté la religion ne s'offrit guère h lui qu'accompagnée des superstitions les plus repoussantes et de l'intolérance la plus im- pitoyable. Sa raison fut ainsi faussée, et il confondit la vérité avec l'erreur dans ses attaques contre le fanatisme; entraîné par les séductions de son esprit ainsi que par les applaudissements du monde, il passa sans cesse le but et déversa le sarcasme et le ridicule sur les choses les plus saintes. M. Brougham ne pré- tend point l'excuser sous ce rapport, mais il s'attache à montrer que ce n'était pas chez lui dessein prémédité de mal faire, mé- chanceté de cœur, ni même absence complète de sentiment reli- gieux. Abandonnant la défense de sa polémique, si souvent in- jurieuse et grossière, il fait ressortir les nobles et belles pensées dont ses chefs-d'œuvre sont remplis, il se plaît à rappeler les preuves de grandeur d'ilme et de générosité que Voltaire a don- nées dans sa conduite, et c'est là, suivant lui, le jugement que la postérité doit porter sur ce vaste génie dont l'influence de- meure en définitive salutaire à bien des égards, et auquel on no saurait refuser une place parmi les bienfaiteurs de l'humanité. M. Brougham analyse les nombreux écrits de Voltaire d'une manière fort remarquable; ses appréciations sont en général pleines de goût et de sagacité; seulement il nous semble exalter un peu trop le mérite de l'historien et traiter son érudition assez suspecte avec une indulgence extrême. Les mêmes ménagements se retrouvent dans la partie biographique de son travail. Il peint Voltaire sous le jour le plus favorable, il le représente constam- ment préoccupé d(!S grands intérêts de l'humanité, il met en saillie le dévouement du défenseur des Calas, des Sirvcn, etc., mais il passe sous silence les détails moins nobles de la vie pri- vée, les petites passions de son héros, les traits empoisonnes de sa verve caustique, et l'irritabilité do son amour propre. Celte partialité contraste surtout singulièrement avec la sévérité qu'il montre à l'égard de Rousseau. Le philosophe de Genève est trait» durement. On ne lui passe rien ; on expose toutes ses faiblesses,

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222 LITTÉRATURE,

toutes ses fautes, sans la moindre excuse; on critique ses ou- vrages avec rigueur; on ne lui accorde guère d'autre supériorité que celle du style^ en déclarant que son chef-d'œuvre (les Con- fessions') est un mauvais livre dont la forme fait le seul mérite; puis on termine par un appel a la pitié pour la maladie physique et morale qui fut peut-être la cause des erreurs de ce malheu- reux. Un pareil jugement n'est sans doute pas tout a fait injuste; nous déplorons volontiers avec M. Brougham la conduite el les sophismes de Rousseau; mais nous n'allons pas jusqu'à le re- garder comme un pauvre fou n'ayant d'autre titre à la renommée que quelques beaux passages de style descriptif, et nous ne pouvons admettre qu'on rabaisse ainsi son génie en regard de celui de Voltaire. Or, c'est ce qui résulte de la notice de lord Brougham. II accorde à Voltaire une supériorité d'influence très- contestable, il voile complaisamment ses mauvais cotés, tandis qu'il met à nu ceux de Rousseau. Cela ne s'appelle pas être équitable. Si Rousseau ne fut pas plus chrétien que Voltaire, jamais du moins il n'emploie des armes déloyales; sa discussion est grave, il traite avec respect les croyances qu'il n'adopte pas, il ne se fait point im jeu de la religion et de ses enseignements. Au milieu des philosophes du dix-huitième siècle il est le seul qui professe hautement des tendances spiritualistes, et, quelque erronées qu'elles soient, il faut lui savoir gré de cette espèce de protestation contre le matériahsme de son époque. M. Brougham a complètement négligé ce point de vue, tandis qu'il est allé chercher jusque dans les pamphlets des réformateurs du seizième siècle une excuse pour la polémique de Voltaire. En vérité c'est un étrange argument. Parce que les propos attribués à Luther portent le cachet grossier de son temps ^ parce que l'éloquence du moine réformé se ressent encore des allures brutales qui ré- gnaient alors dans le clergé , nous devrions pardonner a Voltaire le ton licencieux, l'immoralité profonde de la Pucelle, de la Guerre civile de Gencie, la détestable moquerie de ses écrits irréligieux! Mais nous ne comprenons pas ce qu'il peut y avoir de. commun entre ces deux hommes. M. Brougham oublie donc que Luther a brisé le joug de Rome, tandis que Voltaire n'a ]>iodiiit que des incrédules, rapaldes, dans une crise révolution-

HISTOIRE. 223

naire, de profaner les églises , d'abolir le culte et de massacrer les prêtres, pour retomber ensuite dans la même servitude, s'a- genouiller de nouveau devant les mêmes idoles, quand ils ont reconnu l'impuissance de leurs efforts et le néant de leurs doc- trines.

Dans le domaine moral, l'influence de Voltaire n'a pas été meilleure que celle de Rousseau, elle a même été plus perni- cieuse, plus délétère. L'un et l'autre possédaient un prodigieux génie dont ils ont fait souvent un déplorable usage, mais on peut dire que le mal causé par Voltaire a été plus universel, et que sous tous les rapports sa position sociale le rendait moins excu- sable encore que Rousseau. Toits les deux, également dominés par l'orgueil, ont contribué par leurs écrits à ébranler l'édifice social , mais l'enthousiasme maladif du second offre certainement quelque chose de plus noble que le sourire sardonique de l'autre. Enfin, Rousseau, conséquent dans son erreur, formule nette- ment sa profession de foi, tandis que Voltaire, dont l'audacieux esprit semble défier Dieu et les hommes, n'a pas le courage de rompre tout à fait avec le catholicisme, et, a plusieurs reprises, s'y rattache par des actes extérieurs qui ne peuvent être de sa part qu'hypocrisie ou profanation.

Lord Rrougham nous paraît avoir pris pour critère de son ju- gement un éclectisme vague qui ne se rattache à aucun prin- cipe bien déterminé. La partie philosophique de son travail s'en ressent, et nous la trouvons très-inférieure a son appréciation littéraire des œuvres de Voltaire et de Rousseau, dans laquelle il déploie des qualités fort remarquables et se montre critique judicieux et habile.

TABI.CM) (le la l.it (('rature Ksjjagnolp depuis le douzième siècle jiis- ([iTà nos joTirs, y)récé(lé d'une iniroduclion sur l'origine de la langue espagnole, par ,M. F. l'iferrcr; l'oulouse, 1 vol. in-8", 5 fr.

Deux opinions partagent les savants au sujet de l'origine de la langue espagnole. Les uns la regardent comme étant toute en- tière sortie du latin, les autres connue une langue primitive qui

224 LITTÉRATURE,

fut celle des plus anciens liabitants de l'Espagne, el qui se mo- difia plus (ard par l'inlroduclion d'une foule de mots latins h l'époque de la domination romaine. M. Piferrer se prononce pour cette dernière hypothèse, qui paraît en effet la plus probable. La tradition historique mentionne l'existence de livres écrits en espagnol dans le premier siècle de notre ère, et lorsque les Goths s'emparèrent de l'Espagne, il est certain qu'ils montrè- rent pour l'idiome national une préférence marquée sur la langue ladne, qui de plus en plus corrompue et barbare, finit par être tout à fait abandonnée dans les actes publics, vers le milieu du treizième siècle. Quoi qu'il en soit, le plus ancien monument de la littérature espagnole date du douzième siècle. C/est le Cid, poème épique, dont l'auteur inconnu célèbre les luttes de Rodrigo de Vivar contre les Maures, ses glorieuses victoires, la prise de Valence et la manière éclatante dont il vengea ses filles offen- sées par les infants de Carrion. La poésie en est rude, manquant d'élégance et d'harmonie. On voit que la langue était encore in- culte, à peine formée, ce qui s'explique par les invasions suc- cessives d'idiomes étrangers dont elle dut subir l'influence. Mais le récit est plein de vie, on y trouve de nobles pensées, des expressions délicates, de belles images, du talent et de l'érudi- tion. Il ouvre la série dos poètes espagnols qui furent nombreux dès lors, et dont plusieurs se distinguèrent d'une manière fort remarquable, quoique leurs œuvres soient aujourd'hui presque oubliées. Il est vrai que la plupart, appartenant au clergé, don- nèrent à leurs productions un cachet d'ascétisme trop prononcé pour qu'elles pussent obtenir ce succès populaire qui est la sanc- tion des renommées durables. Cependant M. Piferrer regarde cet oubli comme injuste. Il tient à prouver que la littérature espa- gnole n'est pas tout entière dans Calderon , Lope de Vega et Cervantes, et dans ce but il passe en revue les divers écrivains qu'elle a produits, en résumant dans une courte notice les mé- rites particuliers de chacun d'eux, et en citant quelques frag- ments de leurs meilleurs ouvrages. Ce tableau présente assuré- ment un vif intérêt. Il sera très-utile a ceux qui veulent étudier la littérature espagnole, ou du moins embrasser d'un coup d'œil son histoire, ses phases successives et la marche de son déve-

HISTOIRE. 225

loppemenl. C'est un excellent guide pour diriger les élèves dans leurs travaux et leurs recherclies.

L'auteur montre une connaissance approfondie du sujet; ses jugements décèlent en général un goût sage et pur, il rend un juste hommage aux richesses littéraires de l'Espagne. Mais, tout en reconnaissant le mérite réel des écrivains qu'il signale, on ne peut s'empêcher de remarquer qu'en définitive l'opinion pu- blique n'a pas eu trop grand tort de concentrer son admiration sur les trois hommes de génie que nous avons nommés plus haut. Leur supériorité est incontestable , et tous les talents qui rayon- nent autour d'eux pâhssent devant leur gloire éclatante. Il n'en résulte point que le génie espagnol soit moins fécond qu'un autre. Seulement l'Espagne n'a peut-être jamais ofTert les conditions nécessaires au développement général et complet de la httérature. Nous croyons qu'il serait facile d'en trouver la cause dans l'his- toire des institutions pohiiques et religieuses de ce pays.

GERAnD nOUSSELj prédicateur de la reine Marguerite de Navarre ; mémoire servant à Thistoire des premières tentatives faites pour introduire la réformation en France, par C. Schmidt ; Stras- bijurg, chez Schmidt et Grucker ; Paris et Genève, chez Ab. Cher- biiliez et G<^, in-8°, 4 fr.

La réforme religieuse du seizième siècle trouva en France beau- coup de sympathies dans la classe lettrée, qui était alors nom- breuse et animée d'une grande ardeur pour l'étude. Il régnait h Paris un mouvement scientifique assez remarquable; la décou- verte de l'imprimerie et la renaissance des lettres classiques ve- naient de favoriser puissamment l'essor de l'esprit qui, heureux de jouir de sa liberté nouvelle, ne se bornait pas h faire revivre l'antiquité grecque et romaine, mais abordait aussi courageusement les questions les plus graves et les plus difficiles. François l", au- quel on attribue cet élan, ne fit en quelque sorte que lui obéir, bien plus qu'il n'en fut réellement l'auteur. Il tenta même d'a- bord de l'arrêter en proscrivant l'impriniorie; puis reconnaissant hioiilùt sans doute limpossibilité d'en venir a bout, il jugea plus

22fi LITTÉRATURE,

sage de se mellre à la tcte du mouvemeni, aûti de pouvoir le di- riger h son gré. Plusieurs des hommes éminenfs qui l'entou- raient accueillirent la Réforme avec faveur, et le roi lui-même pa- rut pendant quelque temps faire cause commune avec eux. Les doctrines nouvelles étaient assez ouvertement préchées à la cour ; Marguerite, sœur de François 1", portée par la tournure' de son esprit à s'occuper de sujets ibéologiques, et ne trouvant pas dans le catholicisme de quoi satisfaire ses sentiments religieux, cher- chait à s'éclairer par la lecture de la Bible, et avait choisi pour directeur Lefèvre qui, dès 1521, s'était fait condamner comme hérétique par la Sorbonne pour avoir eu la hardiesse de distin- guer dans l'histo;re de Jésus-Cbrist trois Maries, contre l'opinion reçue qui n'en voulait voir qu'une seule. Peut-être la Réforme eut-elle triomphé complètement en France, si tous ceux qui en approuvaient les tendances avaient eu le courage de rompre avec Rome. Mais la plupart reculaient devant cet acte décisif et se contentaient de se rapprocher de l'Evangile sans oser se décla- rer protestants. Aussi la Sorbonne ne tarda pas à profiter de leur timidité. Les rigueurs du bras séculier furent invoquées par elle pour empêcher la propagation de l'hérésie. Lefèvre, menacé dans sa liberté, dut fuir pour échapper à ses persécuteurs. La prolec- tion du roi faiclit devant l'autorité de l'Eglise, qui reprit dès lors son empire absolu. Les condamnations se succédèrent, et le noyau de résistance qui commençait a se former près de la cour fut dé- truit, faute d'avoir su profiter des circonstances pour lever har- diment l'étendard du libre examen. Vers cette époque, les réfor- mateurs de la Suisse, frappés des succès brillants qu'ils obtenaient par des conférences publiques dans lesquelles ils discutaient leurs doctrines attaquées par des théologiens, conçurent l'idée d'em- ployer ce même moyen en France. Dans ce but, ils jetèrent les yeux sur Roussel, prédicateur distingué, qui leur fut désigné comme celui qui avait le plus contribué a répandre la connais- sance de l'Evangile. Us lui écrivirent donc pour l'engager à faire afficher des thèses à Paris même, et à publier des traités en lan- gue française, afin d'agir sur le peuple. Mais Roussel n'osa pas suivre de semblables conseils ; il objecta les édits sévères qui dé- fendaient de publier aucun écrit religieux sans l'autorisation de

HISTOIRE, 22T

la Faculté de théologie , et se borna simplement à continuer ses prédications. Cependant, malgré sa prudence, la persécution qui devenait de jour en jour plus active, le força de fuir à son tour. Il se retira pour quelque temps à Strasbourg, jusqu'à ce que rappelé par le roi, qui s'opposait encore au zèle trop ardent de Sorbonné, il revint auprès de la princesse Marguerite, et la suivit dans son royaume de Navarre, elle le fit nommer à l'évêché d'Oleron en Béarn. On est surpris de voir Roussel ac- cepter de la cour de Rome une dignité ecclésiastique, tandis que ses convictions devaient lui faire rejeter l'autorité de l'Eglise. Mais cette inconséquence était fréquente alors, et beaucoup de membres du clergé en donnaient l'exemple, croyant pouvoir ser- vir la R.éforme sans rompre avec le pape. Soit qu'ils ne se sen- tissent pas la vocation du martyre, soit qu'ils espérassent ainsi éviter les accusations d'hérésie et conserver une influence plus grande, ils alliaient la prédication des doctrines de Luther avec la messe et toutes les autres formes du culte catholique. Ce fut une des causes qui s'opposèrent le plus fortement au triomphe de la Réforme en France. La séparation était le seul moyen de constituer un corps capable de lutter ; vouloir transiger avec Rome, c'était préparer l'inévitable rétablissement de son joug. D'ailleurs, on se flattait vainement d'échapper à la persécution. Roussel, protégé par Marguerite, put sans doute prêcher en toute liberté, mais si l'on n'osa pas le condamner comme hérétique, on excita contre lui le fanatisme, et il succomba bientôt victime de sa foi sans emporter la consolation de laisser après lui une œuvre durable. « Vers le commencement de l'année 1530, il en- voya un de ses ecclésiastiques à Mauléon en Gascogne, pour y faire quelques prédications. Celui-ci, ayant prêché sur les indul- gences et sur les saints dans le sens de l'évoque d'Oleron , fut assailli par une populace fanatique et forcé de prendre la fuite; un gentilhomme du pays, Pierre Arnauld de Maytié, fut le plus ardent h le poursuivre. Bientôt après Roussel arriva lui-même; il assembla un synode, parla contre le trop grand nombre de fê- tes de saints, représenta ces jours comme préjudiciables au peu- ple en l'empêchant de se livrer h des travaux plus utiles, et pro- posa d'en réduire le nombre. Il monte ensuite en chaire ot com-

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nu<ii((! une pi'ùdicalidii sur le iii/'<ill« olijct Jni'si|iii' loiil h < i)ii|) li.vs sii|>|ir)rls du la cliain) IdiiiImmiI hi'iiji's rdiijN de linrlu' par lo iii<^inu g(tiililli(Mniiio l'ntiali(|iio qui nva (liasse lo ininislio envoyô par K()uhs(^I. Co doriiior, onlralnô ir la cliairo dan» sa cliii((», fui rclevo h demi nwv\, ol (raiispoidnar ses amis a Oltj- roii. Les médecins, dit-on, lui proscrivircndo pnMidro los oaux; il mourut on roulo. Lo rnourtrior Arriniild a Mnylio, traduit do- vnnl lo Inliiinal do llordoaux, fut ac(]uillé p-ir ^ le récofnponsor « ronvonalilemeiit do sa pieuse ot h(\Ue nctu.. On iif obtenir h son (ils l'ôvi^ché dovonu vaoant par la mnrtie Uoussol. »

Mal[;rô co manquo do formelé qui l'cMnptha de jouor le vMo d'nn réroruialoiir, Uoussol fut un hommo viMnent remarquatilc, duil lo fiohio cnrarlcTo oxorra do rin(luotic<ot rendit sorvico à la rauso do la vérilô. M. Solimidt fait rosso ' ||(«s (|ualilûs

dans raccomplissomont dos dovoirs do s^ n. A défaul

do riiéroïsmo du martyr, il nous mnniro etiui les vortus plus douces du pasionr, ol par un tableau bien fi îles circonslancos do répo(|uo, il explicjco l'orreur d'un grand jkhIho d'esprits très- éclairôs (jui cruroni, conimo lloiissol , pouv(? réformor l'K^liso sntis la ilivisor. V.'osl un opisodo fort intônsani do cclto liis- toiro, ontxiro si pou oonnuo, dos promiors «J'oris du prntcston- tismo on Franco. Il niénto d'aulanl plus (ixiilor l'attonlion , qu'on y rotrouvo corinins Irnils do rossombUco avec co qui so pnsso do nos jours, ot qu'ainsi l'on y puisoi l'ospéranco nssoi fondéo do voir la llt-formo triiunpbor, maini-ianl (|uo la porsé- eiilinn ni^ peut plus comprinnT ^mi lilun .>s ,•

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KELiGION, l'IhOSOPHIE, MORALE, ÉDUCATION. 229

RELIGION OSOPIIIE, MORALE, ÉDUCATION.

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DE LA CONFESSION i du (■('•lil)at des pri-lres, on la politir|iic «lu Pape, par Vr. lîomf; Paris, cliez les iraprimeurs-nnis , 15, quai Malaquais, in-H", 7r. 50 c,

La confession, lo «libat des prôlres : voilà bien les deux gran- des questions à lord) du jour; celles qu'il importe de (railerct de résoudre, imn c qe de leur solution dépend tout le reste. Les Jésuites, dont on se réoccupe avec tant d'ardeur, la révolte des évêques contre II i/'irsité, l'oppression sous laquelle gémit lo clergé inférieur n - i que des accessoires dont la disparulion, si même elle était poiiblo, ne changerait rien au fond du débat entre l'esprit du siée et les institutions du passé. Chassez les Jésuites de France, j clergé n'en restera pas moins soumis à la cour de Rome, éanger aux intérêts nationaux, possesseur d'un pouvoir rcdoutale dangereux pour lEtat. Sans doute les Jésuites se sont parfis montrés plus habiles que d'autres î» so servir des armes du itholicismc, mais ils ne les ont pas fabri- quées, ils n'en sont oint les uniques dépositaires, cl l'Eglise, profitant de leurs le»ns, toute entière imbue de leur esprit, ne saurait aujourd'!' ! arsuivre, avec ou sans eux, qu'un seul et même but, qui l i «ircssaisir sa domination absolue afin d'étouf- fer le principe du lib) examen avec toutes ses conséquences fé- condes. Elle a comps depuis longtemps que l'essor de l'esprit liumnin menaçnii sotexistence, et depuis longtenips aussi elle a travaillé sans rclàchtà le combattre. Habile et patiente, elle a préparé ses voies ( n ilenco, attendant l'occasion favorable pour rentrer dans la lit e, e*eproduire au grand jour toutes ses vieilles prétentions dont pas, ne n'est abandonnée. Infaillible, immua- ble, ne pouvant ni sanodifier, ni transiger sur aucun point, elle so présente au ceink toujours la môme, quelque soit le nom qu'on donne à ses solats. Si les Jésuites ont été ses plus fermes appuis h une époquoDÙ il lui convenait d'avoir des auxihaires qu'elle pût désavouenu besoin lorsque leii* zèle la compromet-

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J-2S LITTÉRATURE, HISTOIRE.

nience une prédication sur le même objet, lorsque luul h coup les supports de la cliaire tombent brisés à coups de hache par le même gentilhomme fanatique qui avait chassé le ministre envoyé par Roussel. Ce dernier, entraîné par la chaire dans sa chute, fut relevé à demi mort, et transporté par ses amis a 01e- ron. Les médecins, dit-on, lui prescrivirent de prendre les eaux; il mourut en route. Le meurtrier Arnauld de Maylié, traduit de- vant le tribunal de Bordeaux, fut acquitté pour « le récompenser « convenablement de sa pieuse et belle action, » On fit obtenir à son fils l'évêché devenu vacant par la mort de Roussel. »

Malgré ce manque de fermeté qui l'empêcha de jouer le rôle d'un réformateur, Roussel fut un homme vraiment remarquable, d&nt le noble caractère exerça de l'influence et rendit service a la cause de la vérité. M. Schmidt fait ressortir ses belles quahtés dans l'accomplissement des devoirs de sa profession. A défaut de l'héroïsme du martyr, il nous montre en lui les vertus plus douces du pasteur, et par un tableau bien fait des circonstances de l'époque, il explique l'erreur d'un grand nombre d'esprits très- éclairés qui crurent, comme Roussel, pouvoir réformer l'Eglise sans la diviser. C'est un épisode fort intéressant de cette his- toire, encore si peu connue , des premiers efforts du protestan- tisme en France. Il mérite d'autant plus d'exciter l'attention, qu'on y retrouve certains (rails de ressemblance avec ce qui se passe de nos jours, et qu'ainsi Ton y puisera l'espérance assez fondée de voir la Réforme triompher, maintenant que la persér cution ne peut plus comprimer son libre essor.

KELiGlOrs, PHILOSOPHIE, MORALE, ÉDUCATION. 229 RELIGION, PHILOSOPHIE, MORALE, ÉDUCATION.

DE LA CO\FESSION et du célibat des prêtres, ou la politique du Pape, par Fr. Bouvet; Paris, chez les iraprimeurs-unis , 15, quai Maiaquais, in-S", 7 fr. 59 c,

La confession, le célibat des prêtres : voilà bien les deux gran- des questions à l'ordre du jour; celles qu'il importe de traiter et de résoudre, parce que de leur solution dépend tout le reste. Les Jésuites, dont on se préoccupe avec tant d'ardeur, la révolte des évêques contre l'Université, l'oppression sous laquelle gémit le clergé inférieur ne sont que des accessoires dont la disparulion, si même elle était possible, ne changerait rien au fond du débat entre l'esprit du siècle et les institutions du passé. Chassez les Jésuites de France, le clergé n'en restera pas moins soumis à la cour de Rome, étranger aux intérêts nationaux, possesseur d'un pouvoir redoutable dangereux pour l'Etat. Sans doute les Jésuites se sont parfois montrés plus habiles que d'autres à se servir des armes du catholicisme, mais ils ne les ont pas fabri- quées, ils n'en sont point les uniques dépositaires, et l'Eglise, prolilant de leurs leçons, toute entière imbue de leur esprit, ne saurait aujourd'hui poursuivre, avec ou sans eux, qu'un seul et même but, qui est de ressaisir sa domination absolue afin d'élouf- fer le principe du libre examen avec toutes ses conséquences fé- condes. Elle a compris depuis longtemps que l'essor de l'esprit humain menaçait son existence, et depuis longtemps aussi elle a travaillé sans relâche à le combattre. Habile et patiente, elle a préparc ses voies en silence, attendant l'occasion favorable pour rentrer dans la lice, et reproduire au grand jour toutes ses vieilles préteiUions dont pas une n'est abandonnée. Infaillible, immua- ble, ne pouvant ni se modifier, ni transiger sur aucun point, elle se présente au combat toujours la môme, quel que soit lo nom qu'on donne h ses soldats. Si les Jésuites ont été ses plus fermes appuis a une époque il lui convenait d'avoir des auxihaires qu'elle piit désavouer au besoin lorsque leu« zMc la nompromel-

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230 RELIGION, PillLOSOriIIE,

tait^ niaiiitenant qu'elle se voit débordée de lous cùlés par les pro- grès de la liberté, elle sent la nécessité de rassembler ses foic:s pour une lutte qui sera peut-être la dernière. Les Jésuites ne sont plus que l'avant garde de son armée; dispersez-les, et vous trouverez derrière eux une réserve compacte, formée de toute la hiérarchie romaine avec ses puissantes ressources et sa disci- pline sévère. C'est donc le catholicisme, et non pas seulement la Compagnie de Jésus qu'il s'agit de battre en brèche, si l'on veut défendre et conserver les conquêtes du libre examen. C'est l'auto- rité de l'Eglise qui aspire ouvertement à courber de nouveau sous son joug les intelligences émancipées au prix de tant de secous- ses et de déchiremenis pénibles. Or les deux principales bases sur lesquelles reposent celte autorité, sont la confession et le cé- libat des prêtres. M. Bouvet se trouve à cet égard d'accord avec MM. Michelet, Quinet, Libri et autres champions illustres, qui, les premiers, ont signalé l'ennemi en dévoilant les projets cachés sous l'insidieux prétexte du libre enseignement. Par la confes- sion, l'influence des prêtres s'empare de la société, se glisse jus- que dans les relations les plus intimes du foyer domestique, brise tous les obstacles, toutes les résistances que pourraient lui op- poser les lions sacrés de la famille. Par le célibat, le clergé placé en dehors des conditions sociales, n'ayant d'autres intérêts que ceux du corps auquel il appartient, d'autre but que sa propre ambition à satisfaire, est merveilleusement organisé pour servir les vues d'un pouvoir qui exige le dévoûment aveugle et l'obéis- sance passive; il est tenu dans une complète dépendance, et n'a pins d'autre famille ni d'autre patrie que l'Eglise, dont Rome est la lête.

« La confession auriculaire, dit Sismondi, fut la dernière bou- « cle rivée par le clergé à la chahie des laïques. »

a Permettre le mariage aux prêtres, disait le légat du pape au « concile de Trente, co serait tourner leur affection vers une fa- c mille, et, par cet intermédiaire, vers leur patrie; ce serait don- a. ner h leur prince autant d'otages qu'ils auraient d'enfants. »

Ces deux institutions appartiennent donc à la politique papale el non point à l'Evangi'e. Jésus et ses apôtres n'enseignèrjnt ni ne praiiquèrenl januiis la confession telle qu'elle existe dans l'E-

MORALE, ÉDUCATION. 231

glise romaine. Il est facile de s'en convaincre en lisant la Bible , et d'ailleurs l'histoire ecclésiastique nous apprend que cette cou- tume ne s'introduisit que beaucoup plus tard ; ce fut dans les couvents que les abbés s'arrogèrent d'abord le droit d'absoudre leurs moines, puis ou l'étendit bientôt h. tous les prêtres vis-à-vis des laïques, lorsqu'on eut compris quel parti le clergé pouvait tirer d'un semblable privilège dans rintcrèt de sa puissance. La confession auriculaire lui livrait les consciences, lui donnait l'en- trée des cœurs, substituait en quelque sorte le prêtre a Dieu, et en faisait le dispensateur du salut, le juge suprême de toutes les pensées de l'homme. Aussi, malgré les réclamations auxquelles donnèrent lieu les abus qui se manifestèrent dès l'origine, la con- fession fut adoptée comme un des devoirs les plus essentiels , comme la condition indispensable pour être admis à s'approcher de la table sainte.

M. Bouvet développe avec beaucoup de force les inconvénients et les désordres nombruux qui résultèrent de cet usage.

Il cite plusieurs passages des étranges livres destinés à servir de manuels pour les confesseurs, et s'attache à prouver que l'iu- décence des sujets et la crudité du langage ne doivent pas être attribuées à la grossièreté des mœurs d'une époque encore peu civilisée, puisque de nos jours on publie dans le môme but des ouvrages tels que le Compendium iheologiœ nioralis du Père Mouillct, et les Collccliones praticœ in sextum et nonitm Deçà- logi prœceplum qui renferment certains chapitres dont l'efîronte- rie et l'impudicité dépassent tout ce que l'imagination la plus dé- hontée ait jamais pu concevoir.

Quant au célibat des prêtres, les paroles du légat au concile de Trente nous montrent que ses promoteurs eux-mêmes l'envisa- geaient au point de vue purement politique, et ne cachaient pas leur dessein d'en faire un instrument pour maintenir le clergé dans la dépendance de Rome. Ils ne se dissimulaient pas sans doute ses dangers évidents , ils prévoyaient la corruption et la dégradation morale qui devaient en résulter, mais ils y voyaient un moyen sûr^d'augmcnler le pouvoir de l'Eglise , de lui créer une vaste armée, d'autant plus dévouée que ses soldats seraient à l'abri de toutes les influences de la vie sociale.

232 RELIGION, PHILOSOPHIE

Voila lionc les deux bases fondamentales de la liiérardiie ca- tholique prises en dehors do la Bible, et cons?i(uées dans un but tout à fait étranger à celui du fondateur de la religion chrétienne. L'Evangile prêche le salut du genre humain, tandis que l'Eglise n'aspire qu'à la domination universelle. Aussi le pape défend la lecture de la Bible et analhématise les Sociétés bibliques. C'est très-logique, et Ton ne reprochera pas a Rome d'avoir jamais re- culé devant les conséquences de ses principes. Mais alors n'a- voue-t-elle pas ainsi qu'elle a faussé le christianisme, et ne nous montre-telle pas en quelque sorte quelles sont les armes avec lesquelles nous devons la combattre? L'expulsion des Jésuites ne lui porterait pas un coup mortel, elle l'a déjà subi plus d'une fois sans en être gravement atteinte, il en est un autre qu'elle redoute bien davantage : c'est celui que M. Bouvet nous indique, en disant qu'il faut retourner à la Bible, dont la lecture ouvrira les yeux, éclairera les consciences et fera tomber l'une après l'au- tre les colonnes sur lesquelles repose l'échafaudage de la hié- rarchie romaine. Une nouvelle réforme est nécesssaire pour dé- truire cette organisation hostile à tous les progrès de l'esprit hu- main. Abolissez la confession et le célibat des prêtres, et les dan- gers du catholicisme disparaîtront.

ABELARD^ par Charles de Rémusat; Paris, 2 vol. ir.-S", 13 fr.

Abélard est beaucoup plus généralement coimu par ses amours et ses malheurs que par ses travaux philosophiques. Ceux-ci sont tombés dans l'oubh, tandis que la partie romanesque de sa vie est depuis longtemps devenue populaire. Dans ces dernières an- nées seulement, le goiît s"étant réveillé pour les études sérieuses, on a publié les principaux ouvrages de l'amant d'Héloïse. Mais l'aridité de la forme et la profondeur du sujet sont de nature à re- buter la plupart des lecteurs. Un ardent amour de la science peut seul vaincre de pareils obstacles. Ceux qui ne font pas de la phi- losophie une élude spéciale et complète ont besoin d'interprètes habiles qui mettent la matière à leur portée par un résumé clair

MORALE, ÉDUCATION. 235

et précis. C'est ce que M. de Rémusat entreprend de faire, afin de placer Abélard au rang qui lui appartient dans l'histoire des progrés de la pensée humaine. Il commence par une notice bio- graphique très-étendue, dans laquelle il a rassemblé tous les dé- tails les plus authentiques de la vie de son héros. Pierre Abélard, en 1079 dans un château de la Bretagne, annonça de bonne heure les dispositions les plus remarquables. Doué d'une grande facilité pour l'étude, il préféra, quoique fils aîné d'une famille no- ble, la culture des lettres au métier des armes, et abandonnant ses droits à ses frères, il se livia tout entier à la philosophie avec une ardeur extrême. Il régnait alors dans le domaine des idées une liberté qui contrastait étrangement avec l'état de la civilisa- tion sous tous les autres rapports. Au milieu des ténèbres du moyen âge, les esprits s'agitaient à la recherche de la vérité, sans autre frein que l'autorité de l'Eglise, qui s'interposait seule- ment pour défendre la religion contre leurs audacieux efforts. L'enseignement était h peu près libre dans des écoles quicon- que avait subi les épreuves vou*lues pouvait venir essayer ses ta- lents, exposer ses vues, et faire concurrence aux professeurs or- dinaires en gagnant la faveur des élèves. L'école épiscopale de Paris jouissait, entre autres, d'une grande renommée. Elle s'en- orgueillissait d'avoir a sa tête Guillaume de Champeaux, dont les leçons attiraient des étudiants de tous les pays de l'Europe. Abé- lard, après avoir quelque temps voyagé, comme c'était la coutume à celte époque, « parcourant les provinces, cherchant les maîtres « et les adversaires, marchant de controverses en controverses, « et renouvelant ainsi, sous une autre forme et dans un plus vaste « espace, la coutume attribuée aux péripatéticiens de discuter en « se promenant, » se rendit a Paris. Il était alors âgé de vingt ans a peine, et il se rangea sans bruit au nombre des écoliers de Guillaume. I Ses facultés supérieures ne tardèrent pas à frapper le maître, qui le prit en affection et lui témoigna un intérêt tout par- ticulier. Abélard se concilia de même l'admiration de ses condis- ciples, car a il les étonnait par sa mémoire surprenante, par son a instruction précoce, par sa rare subtilité, par le don de la pa- « rôle que rehaussait en lui la singulière beauté de sa figure. » Malheureusement il n'avait pas le cœur aussi développé que l'iri-

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234 lŒLlGION, MliLOSOHIlE ,

telligence. Un orgueil indomptable dominait chez lui tous les au- Ires sentiments et aucune considération ne l'arrêtait dans ses dé- sirs ambitieux.

A peine devenu l'écolier favori de Guillaume de Champeaux, il aspirait déjà, sans le moindre scrupule, à le supplanter, en atta- quant ses doctrines et en ouvrant une école rivale il savait bien que l'altrait seul de la nouveauté ferait affluer bientôt les au- diteurs, qu'il espérait captiver et retenir ensuite par son élo- quence. En effet, la renommée du vieux professeur pâlit devant cet astre naissant. Après avoir essayé de lutter à l'aide du privi- lège, Guillaume vit ses cours abandonnés , et laissant son heu- reux rival maître du champ de bataille, quitta l'enseignement pour prendre l'habit religieux avec quelques fidèles disciples. Abélard se trouva ainsi, très-jeune encore, placé à la tête de l'école de Paris, entouré d'une auréole de gloire qui réahsait certaine- ment les rêves les plus audacieux de son ambition. C'est alors qu'il connût Héloïse. Jusque-là l'étude avait été sa seule pas- sion, et grâces à l'incessante activité de son esprit , ses mœurs étaient restées pures au milieu de la licence générale qui régnait à cette époque dans les rangs du clergé aussi bien que dans les autres classes de la société. Mais enivré de ses succès, n'ayant plus de lutte à soutenir, voyant sa supériorité reconnue et ac- ceptée, il sembla vouloir chercher d'autres triomphes, d'autres moyens d'attirer sur sa personne l'attention publique, et de bra- ver les opinions reçues. On peut dire en quelque sorte que pour lui l'amour ne fut qu'un calcul de l'orgueil. Il choisit Héloïse comme étant la plus digne par son esprit et par ses charmes de devenir l'objet de sa passion. Ce fut sans doute avec un dessein bien arrêté d'avance qu'il alla se loger chez le chanoine Fulbert, et consentit à être le précepteur de sa nièce. La séduction était évidemment son but, et les circonstances ne la rendirent que trop facile. Héloïse, élevée au couvent, ignorante du monde, pleine d'ardeur pour l'étude, se livra sans résistance aux volon- tés d'un maître jeune, beau, rempli de savoir, et auquel le cha- noine Fulbert avait abandonné tous ses droits, jusqu'à celui de la frapper lorsqu'elle ne se montrerait pas assez soumise. Ce der- nier trait est caraclérislique. H nous apprend quelles étranges

MORALE, EDUCATION. 235

idées on se faisait alors de la décence et de la pudeur. Il sem- blait que l'habit religieux dût amortir toutes les passions et ren- dre complètement innocentes les relations les plus intimes entre les deux sexes. Cependant on avait tous les jours des exemples du contraire, et quoique le scandale, trop commun pour être re- marqué, ne portât guère atteinte a la considération dont jouis- saient les ecclésiastiques, le chanoine Fulbert fit preuve d'une confiance bien téméraire en donnant a sa nièce un précepteur tel qu'Abélard. Mais ce qui nous révèle encore mieux les mœurs de l'époque, c'est d'une part la facilité avec laquelle Abélard, déjà pourvu d'un canonicat, se décide a réparer sa faute en épousant Héloïse, et de l'autre la résistance de celle-ci, qui eut préféré n'être que sa maîtresse afin de ne pas nuire à la réputation et à l'avenir de son amant; puis, après la séparation, celte femme qui continue, du fond de son couvent, à exhaler dans sa correspon- dance avec Abélard les plaintes de l'amour le plus passionné, sans que cela l'empêche de devenir abbesse et d'être honorée presque comme une sainte par tous les hommes éminents du clergé. Ce sont la de singuliers contrastes, assurément, et il fallait bien que le célibat ne fut pas encore regardé comme une condition indis- pensable de l'état de prêtre, puisque la conduite d' Abélard n'at- tira point sur lui les censures de l'Eglise. Abélard n'eut pas à su- bir d'autre châtiment que l'atroce vengeance de Fulbert. Il est vrai que rien ne pouvait humilier davantage son orgueil. Il sen- tit sa brillante carrière brisée par ce coup terrible, il voulut fuir ce théâtre glorieux, naguère si plein de charme pour lui, et alla cacher sa honte dans la solitude. Sa première retraite fut l'abbaye Saint Denis; mais la vie monotone du cloître convenait peu à son esprit actif et inquiet. Cédant bientôt aux instances de ses anciens élèves, il rouvrit son école dans le prieuré de Maison- colle, situé sur les terres du comte de Champagne. La foule re- parut; trois mille étudiants accoururent de toutes parts a la voix de Tiliuslro professeur. Rappelé par le malheur aux plus sérieu- ses méditations, préoccupé des devoirs de sa profession nouvelle, Abélard rendit son enseignement de plus en plus religieux. Ses leçons sur la théologie excitèrent vivement l'attention; il fut sol- licité de les rédiger par écrit, et cédant ace désir, il fournit des

236 RELIGION, PHILOSOPHIE,

armes aux envieux, qui profitèrent de ce moyen pour éplucher ses doctrines, signaler les nouveautés qu'elles renfermaient, et l'accuser d'hérésie. Obligé de comparaître devant un concile, Abélard s'y vit condamné par des adversaires puissants et bien décidés à ne pas écouler sa défense. Reconduit comme prisonnier dans son couvent, il fut en bulle à la haine des moines, dont il s'était permis de blâmer les désordres. Ils allèrent jusqu'à le frap- per de verges pour le punir d'avoir soutenu que saint Denis avait été évêque de Corinthe et non d'Athènes. Exaspéré par ces mau- vais traitements, Abélard prit le parti de fuir. Avec l'aide de quel- ques amis, il s'échappa du couvent et gagna la terre de Champa- gne, où il trouva un asile dans le prieuré de Saini-Ayoul, à Pro- vins. Alors les moines, peu satisfaits de perdre un homme dont la renommée devait jeter de l'éclat sur leur maison, s'adressè- rent au roi pour justifier leur conduite et obtenir qu'Abéiard leur fut rendu. Mais heureusement Louis-le-Gros et ses conseillers se souciant peu du fond de la querelle, blâmèrent les moines du scandale qu'ils avaient causé , et Abélard put s'établir librement sur le territoire de Troyes, auprès de Nogent-sur-Seine, dans quel- ques prairies qui lui furent données, et il construisit un ora- toire de chaume et de roseaux, qifil dédia d'abord à la sainte Trinité. Là, il vivait seul avec un clerc; mais celte existence d'ermite n'était pas faite pour lui. Dès que l'on connut le lieu il avait fixé sa retraite, les disciples affluèrent de nouveau; des tentes nombreuses se dressèrent autour du petit oratoire , et Abélard, à la place du repos qu'il élail venu chercher dans cette solilude, Y vit revenir à lui la gloire avec ses enivrements et ses périls. L'oratoire fut rebâti en pierre, et l'école ainsi fondée au milieu des champs reçut le nom du Paraclet ou du consolateur. Cependant des craintes agitaient Abélard; il redoutait que son succès ne réveillât la haine de ses ennemis. C'est pourquoi il ac- cepta la vocation que lui adressèrent les moines de Saint-Gildas- de-Rhuys, en Bretagne, qui l'avaient élu pour remplacer leur abbé mort récemment. C'était un pays barbare dont la langue même lui était inconnue , mais Abélard crut y trouver un port dans lequel il serait à l'abri do l'envie et de la malveillance. Son illusion ne dura pas longtemps. A peine arrivé, il fut frappé des

MORALE, ÉDUCATION. 237

mœurs grossières et déréglées, de la violence et de la férocité qui rècnaieiil parmi les moines de Saint-Gildas-de-Rhuys. La lâche dont il s'était si imprudemment chargé apparaissait hérissée dos difficultés les plus grandes. Quand il voulut se mettre à l'œuvre, il ne rencontra qu'obstacles, tracasseries, et même dangers sé- rieux, car sa vie fut plusieurs fois menacée par ces moines bar- bares, dont il s'efforçait de réprimer la licence. A cette époque seulement sa pensée se reporta sur Iléloïse, dont il ne s'était plus occupé depuis qu'elle était entrée au couvent. .Les rehgieuscs d'Argenteuil ayant été dépossédées, l'abbé de Saint-Gildas leur offrit le Paraclet pour asile. Dès lors une correspondance assez suivie s'établit entre Héloïse et Abélard. L'abbesse du Paraclet y dévoile avec un naïf abandon l'état de sron cœur toujours malade; sous son habit de religieuse, Tamour ne s'est pas éteint; il do- mine encore toutes ses pensées, il est l'unique source de son dé- vouement; c'est lui qui l'a enchaînée à la vie du cloître. « Le sa- crifice est vain, car de Dieu elle n'a point de récompense à es- pérer, puisqu'elle n'a rien fait, rien encore, on le sait, pour l'a- mour de lui ; mais Abélard , il eût couru aux enfers, que sur un ordre de lui, elle l'y aurait suivi ou devancé. « Car mon âme, « écrit-elle, n'était pas avec moi, mais avec toi. Et maintenant a. encore, si elle n'est avec toi, elle n'est nulle part au monde. » A ce langage passionné, Abélard répond comme un frère spiri- rituel à sa hien-aimée sœur en Jésus-Christ. Il implore ses priè- ros, il lui adresse de saintes exhortations, de pieux conseil.^, il lui envoie le texte des exercices religieux qu'il désire faire adopter j:ar la communauté qu'elle dirige, il termine en exprimant le vœu que, si ses ennemis réussissent et lui oient la vie, son corps soit transporté dans le cimetière du Paraclet. Sauf cette dernière pensée, perce un sentiment de tendre sympathie, on voit qu'il se renferme strictement dans les devoirs officiels de sa po- sition. Toute son affection pour Héloïse ne se manifeste plus que par la sollicitude constante avec laquelle il veille sur le monas- tère du Paraclet. Cet établissement devient l'objet de ses soins les plus chers, un lieu de paix et de consolation dont il se rap- proche avec bonheur foutes les fois qu'il peut s'échapper du cou- vent dv Saint-Gildas. Cependant l'activité de son esprit ne (arda

Î3S RELIGION, PHILOSOPHIE, MORALE, ÉDUCATION.

pas a lui siisciler de nouvelles persécutions. Ne pouvant plus donner cours à ses idées dans l'enseignement oral, il les rédige, il écrit plusieurs ouvrages remarquables qui excilent de vives controverses, car devançant son époque, il essaie de porter le flambeau du libre examen sur les sujets les plus délicats de la théologie. Deux membres éminenls du clergé, Norbert et saint Bernard, se déclarent contre lui. Ces redoutables adversaires le traînent encore une fois devant un concile , qui condamne les écrits d'Abélard h être brûlés. Puis le malheureux abbé de Saint- Gildas se voit obligé de fuir son couvent pour échapper a une mort certaine. Il revint encore une fois ouvrir école à Paris , et son talent, auquel l'âge n'avait rieu enlevé de sa vigueur, attira de nouveau la foule. Mais, pour un motif gue l'on ignore, il cessa bientôt ses cours, et se remit à écrire avec une audace toujours croissante, poursuivant de son indignation l'ignorance et les vices des moines, dénonçant leurs désordres, accusant saint Norbert d'avoir essayé de frauduleux miracles, répondant avec ironie aux attaques de saint Bernard. Il amassait ainsi un orage prêt à écla- ter dès que ses doctrines fourniraient le moindre prétexte. L'oc- casion ne tarda pas à se présenter; on trouva dans sa théologie des propositions dangereuses, on signala des tendances à l'hé- résie plus manifestes encore chez quelques-uns de ses disciples; tous les ennemis de sa renommée s'unirent pour le dénoncer h la cour de Rome; enfin le pape, circonvenu par de puissantes intri- gues, rendit un arrêt qui condamnait Pierre Abélard et Arnauld de Bresce à être enfermés comme fabricaleurs de dogmes pervers et agresseurs de la foi catholique. Abélard conçut alors le projet d'aller se justifier lui-même à Rome pour confondre ses adversai- res, mais l'âge et la maladie le retinrent, le découragement s'em- para de lui, ses forces déclinèrent rapidement, et le 21 avril 1142, il mourut a Saint-Marcel, dans sa soixante-troisième an- née. Son corps, inhumé dans le monastère de Saint-Marcel, fut ensuite livré à l'abbesse du Paraclet, à celle qu'on désignait ou- vertement sous le titre de nupla, l'abbesse mariée, et qui jouis- sait cependant de la plus haute considération auprès de ceux même qui avaient été les persécuteurs de son mari.

M. de Rémusat explique jusqu'à un certain point cette indul-

LÉGISLATION, ÉCONOMIE POLITIQUE. 239

gcnce de l'époque, en nous peignant Héloïse sous les couleurs les plus séduisantes ; il la regarde comme une de ces âmes d'é- lite, chez lesquelles toutes les vertus se développent en dehors, mais au-dessus des voies ordinaires, et il lui a donné la supério- rité sur Abélard, auquel manquait la constance du dévouement, cette qualité qui fait les hommes de génie. Abordant ensuite les travaux d'Abélard, considéré comme fondateur de la philosophie scolastique , il présente un résumé clair et précis de sa logique ainsi que de sa psychologie, en analysant ses deux ouvrages in- titulés Dialectica et De Intellectibus ; les autres écrits d'Abélard seront de même passés en revue dans son second volume. Cette exposition bien faite servira sans doute à tirer de l'oubli les vé- ritables titres du philosophe théologien qui fut l'un des premiers précurseurs de la Réforme , mais la notice biographique aura , nous en sommes certains, le privilège d'intéresser surtout, et de captiver la plupart des lecteurs.

LÉGISLATION, ECONOMIE POLITIQUE, ETC.

ESSAI sur Torganisation du travail et l'avenir des classes laborieuses, par Th. Morin; Paris, chez Marc Aurel , 12, rue Richer, 1 vol. in-S", 7 fr. 50 c.

L'organisation du travail est la grande question du jour, celle dans laquelle on pense trouver le moyen d'apporter quelque sou- lagement aux souffrances des classes ouvrières. Ces souffrances ne sont pas nouvelles assurément, et le problème qu'il s'agit de résoudre a depuis bien longtemps déjà préoccupé l'attention do tous les hommes qui s'intéressent au sort de l'humanité, sans que leurs elForls aient jamais atteint complètement le but qu'ils poursuivaient. Mais, à certaines époques, l'intensité du m.al, ou du moins sa manifestation plus évidente ranime le courage des investigateurs, séduits de nouveau par l'espoir de trouver vin re-

240 LEGISLATION ,

nicde efficace. C'est ce qui arrive aujourd'lmi. La révolufion opé- rée dans l'industrie par l'emploi des machines, a produit un mal- aise d'autant plus sensible qu'elle coïncidait avec l'établissement de la libre concurrence entre les travailleurs et le maintien fâ- cheux des entraves mises h la circulation des objets fabriqués. Ces diverses circonstances réunies ont eu pour résultat l'abais- sement des salaires, la centralisation de l'industrie, et l'accrois- sement continuel du nombre des prolétaires. En efîet, l'emploi des machines exige des capitaux considérables , et interdit par conséquent tout espoir de s'établir h l'ouvrier, que l'extrême divi- sion du travail réduit en même temps à l'existence la plus ché- tive et la plus précaire. La petite industrie tend h disparaître pour faire place aux grandes fabriques, dans lesquelles la concentra- lion des travailleurs amène h sa suite de nouvelles misères qu'elle fait d'ailleurs ressortir d'une manière plus frappante, en permet- tant d'en saisir le triste ensemble beaucoup mieux qu'on ne l'a- vait pu faire jusqu'ici. De des craintes sérieuses pour l'avenir de la société, menacée par la destruction de l'équilibre entre les différentes classes qui la composent, et, d'une autre part, de vi- ves sympathies pour les souffrances de ces prolétaires, qui sem- blent à tout jamais condamnés au rôle de parias dans la famille humaine. En voyant ainsi le sort d'une population nombreuse dépendre des moindres incidents fortuits qui viennent suspendre pour un jour, ou seulement ralentir l'activité des machines, ou s'est demandé si une pareille organisation du travail n'était pas radicalement vicieuse, et s'il n'était pas urgent de modifier les rapports actuels entre les travailleurs et le capitaliste. La néces- sité d'un changement a frappé tous les esprits, mais tous sont loin de s'accorder sur sa nature, sur son étendue et sur les moyens de l'opérer. Aux uns, l'emploi des machines a paru devoir être soumis à certaines restrictions qu'ils ont plus ou moins sagement indiquées^ sans trop examiner comment cela serait possible , ni jusqu'à quel point les progrès de l'industrie s'en trouveraient at- teints. Les autres ont proposé d'associer l'ouvrier aux bénéfices do l'entreprise, et de rétablir sous une forme nouvelle les corpo- rations de métier, afin de combattre les fâcheux effets de la libre concurrence. Enfin de hardis novateurs ont préfendu qu'il fallait

ÉCONOMIE POLITIQUE. 241

refondre l'état social tout entier en vue de l'organisation du tra- vail, de manière à ce que le droit de vivre et de jouir fut égale- ijient garanti à tous les membres de la famille humaine.

L'auteur de l'ouvrage que nous annonçons ici ne se range sous aucun de ces drapeaux. Il repousse toute mesure contraire à la liberté de l'industrie, et croit que l'on doit aujourd'hui chercher à'diriger son développement bien plus qu'à lui créer des obsta- cles. En conséquence, il redoute un plan d'organisation trop com- pliqué, dont la pratique entraînerait des abus et risquerait de ré- fabîir des privilèges. A plus forte raison les systèmes socialistes lui semblent-ils de vaines utopies sans aucune réalisation possi- ble. Suivant lui, la première condition pour atteindre le but, c'est de se servir des éléments qu'on possède, et de prendre les faits tels qu'ils sont, parce que ces éléments et ces faits ont leurs cau- ses dans le passé, dont on prétendrait vainement détruire ou nier l'influence inévitable sur le présent et sur l'avenir. Il com- mence donc par retracer l'histoire de l'organisation du travail, et ses phases successives depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours. Cette marche nous paraît éminemment rationnelle. Elle est la plus propre à éclairer la question, et à faire bien compren- dre en même temps quels sont les principes fondamentaux sur lesquels a reposé en tout temps et en tout lieu l'état social, quel- ques soient du reste les circonstances qui ont modifié sa forme.

Le résumé historique de M. Morin est le fruit de recherches laborieuses et intelligentes. Il a su présenter dans un tableau ra- pide et fort intéressant toutes les données que fournissent les écrivains anciens ou modernes sur l'état de l'industrie et du com- merce chez les peuples de l'antiquité ainsi que chez ceux du moyen âge. On y trouve une foule de détails curieux et peu con- nus, qui jettent du jour sur les relations de la vie sociale, et per- mettent d'apprécier plus nettement les conquêtes de la civilisation moderne.

Le premier fait qui frappe l'observateur, c'est l'inégalité des conditions, aussi ancienne que le monde. Dès qu'une société hu- maine s'organisa, il y eut en quelque sorte des riches et des pau- vres, des maîtres et des serviteurs, car nous le voyons encore aujourd'hui chez les peuplades sauvages, tous les hommes no

22

242 LÉGISLATION,

sont pas également habiles a découvrir la piste du gibier, adroits a s'en emparer, aptes a supporter les fatigues et les dangers de la chasse; tous ne sont pas également doués de force et d'intelli- gence. Il existe donc des inégalités naturelles aniérieures à toute organisation sociale. Celle-ci peut-elle les détruire entièrement? Les socialistes disent oui; M. Morin dit non, et a leurs assertions tranchantes, fondées sur de simples hypothèses , il oppose le té- moignage de l'histoire , qui est tout a fait d'accord avec lui. En efïet, lorsque la société se fixa au sol, naquit bientôt le droit de propriété, en vertu duquel les produits de la terre appartinrent a celui qui l'avait cultivée. De ce droit, dont on ne peut guère contester la justice, résultèrent des conséquences qu'il faut bien admettre aussi. En supposant même dans l'origine un partage égal entre les familles qui s'établissent sur un sol vierge, de grati- des inégalités ne tardent pas à naître. « Certains individus acquiè- rent par le travail et par l'épargne de quoi augmenter considéra- blement leur fortune primitive; leurs enfants reçoivent d'eux non- seulement un riche héritage, mais de plus une éducation qui leur fournit les moyens de l'augmenter. D'autres, au contraire, moins sages ou moins heureux, aliènent leurs terres, dissipent leurs capitaux, et ne laissent aucun patrimoine k leurs enfants. Ceux-ci n'ont par conséquent d'autre ressource pour se procurer les pro- duits nécessaires à leur existence, que celle d'offrir aux proprié- taires de ces produits la seule chose qu'ils puissent leur donner en échange, leur travail. Il se forme ainsi deux classes parmi les hommes, celle des propriétaires fonciers et des capitalistes d'une part; et celle des travailleurs de l'autre. »

Voila donc la loi d'appropriation qui a pour conséquence im- médiate de créer des classes parmi les hommes, et de rendre gé- nérales et héréditaires les inégalités individuelles qu'engendre la diversité des intelligences. Aussi les socialistes proposent-ils de détruire le droit de propriété, du moins dans ses effets durables. Ils veulent la propriété commune, abolissent l'hérédité, et ne laissent aux individus que la jouissance temporaire des produits de leur travail . sans accumulation ni transmission à leurs en- fants. Mais alors quel intérêt, quel stimulant donneraient-ils au travail .' Evidcinment l'homme no s y livre avec quelque ardeur

ÉCONOMIE POLITIQUE. 243

que lorsqu'il a dovaiit lui la perspective d'améliorer ainsi son sort et celui de ses enfants. Otez cet espoir, et le travail ne sera plus qu'une obligation pénible qu'il faudra imposer par la force.-

Dans l'enfance des sociétés, les inégalités étaient rendues plus cboquanles encore par le manque de garanties efficaces contre les abus de la violence. Les ouvriers furent transformés en escla- ves, et les hommes libres formèrent une classe privilégiée. Le monde antique nous offre cette division généralement établie dans les républiques de la Grèce et de Rome , aussi bien que sous les monarques despotiques de l'Orient. Partout le travail manuel de- vint la marque de l'esclavage plus ou moins complet. Le déve- loppement de l'industrie et du commerce créa bien une classe in- termédiaire, mais qui demeura toujours dans un état d'infériorité, car nous voyons qu'Auguste, ayant prononcé la peine de mort contre le sénateur ôvinius, pour s'être abaissé jusqu'à diriger une manufacture, cet arrêt parut aux Rom.ains une chose toute naturelle. Sous un tel régime l'existence des travailleurs était bien autrement misérable que de nos jours. «Les capitaux, de même que les terres, se trouvaient concentrés entre les mains d'une aristocratie oisive, le nombre des prolétaires, affranchis ou esclaves, était immense. Quel était le sort de ces difTérenles clas- ses? Les esclaves artisans étaient enchaînés dans leurs ateliers, ceux qui travaillaient aux champs l'étaient par les pieds ou les mains ; ils passaient la nuit entassés dans des souterrains. La vie de ces malheureux était assez dure pour que la mort fut jugée in- suffisante pour les intimider; les maîtres qui condamnaient leurs esclaves h périr, ajoutaient à la mort les horreurs des supplices. Quant aux ouvriers libres, leur condition, sous le point de vue économique, n'était guère plus heureuse; ils rencontraient dans les travailleurs esclaves une concurrence d'autant plus redoutable que ces derniers étaient nourris par leurs maîtres. Aussi les in- digents étaient-ils fort nombreux; et à côté des palais des patri- ciens, le peuple habitait des demeures étroites et sombres, il ne trouvait ni un air pur, ni un abri suffisant, s

Avec le progrès de l'industrie, cependant, cet état de choses tendait à se modiiicr par l'établissement do corporations desti- nées h protéger les travailleurs. Mais deux grands faits vinrent lit

2ii LEGISLATION,

bouloverser de foiul en comble. Le chrislianisinc proclama l'a Lolition de l'esclavage, réhabilila les classes opprimées^ etl'inva sion des barbares introduisit une organisation toute nouvelle do la propriété territoriale. L'action du principe chrétien ne se fit pas sentir immédiatement, sans doute, elle fut lente et difficile, jjuisqu'après 1800 ans nous voyons aujourd'hui son triomphe en core incomplet, mais elle contribua du moins puissamment a fa- voriser la transformation que subit alors l'esclavage. Les hommes du nord apportèrent dans l'appropriation du sol les mêmes usages qu'ils observaient "a la guerre. Chaque chef établit sur le domaine dont il devenait le seigneur ses compagnons d'armes, qui'lui de- meurèrent attachés en qualité de vassaux, et la population con- quise forma la classe des serfs , dont la condition fut niôrae ac- ceptée par une foule de petits propriétaires, heureux d'acheter à ce prix la protection des vainqueurs. Ainsi se constitua peu à peu l'organisation féodale du m.oyen âge. Les cultivateurs ne furent plus tout a fait esclaves, et sous le rapport matériel leur position s'améliora sensiblement. Quant aux ouvriers , lorsque l'industrie put renaître dans les villes 'a l'abri des franchises municipales, ils obtinrent une liberté très-limitée sans doute , mais dont les restrictions avaient pour but de protéger leur intérêt commun, et de les grouper autour des capitalistes, comme les vassaux autour de leurs seigneurs. Le travail fut ainsi réhabilité par l'importance qu'acquirent bientôt les bourgeois des villes, qui, soit en profi- tant des circonstances favorables qui se présentaient, soit en trai- tant de gré à gré, s'affranchirent peu à peu de toute espèce de suzeraineté. L'histoire ne nous fournit presque aucun document sur les classes ouvrières pendant cette période, mais on peut avec raison supposer que sauf les désastres qu'entraînaient des guer- res continuelles, leur sort dut éprouver une grande améliora- tion. A mesure, pourtant, que la centralisation monarchique s'o- péra, et que la paix rendit l'accroissement de la population plus rapide, les entraves destinées à protéger l'industrie, gênant son essor, devinrent un joug oppressif pour les travailleurs. Ceux-ci, dont le nombre s'augmentait sans cesse, finirent par former de nouveau une caste de parias, auxquels toutes les carrières étaient fermées. C'est alors que les idées modernes de liberté et d'éga-

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lité trouvèrent en eux lo levier a l'aide duquel fut accomplie la révolution qui a créé l'état actuel de notre société. On proclama le principe de la libre concurrence, on abolit la plupart des privi- lèges et des monopoles, on émancipa le commerce et l'industrie. Un élan prodigieux fut la suite de cette révolution. Mais la dé- couverte des machines à vapeur vint en neutraliser les résultats attendus, par l'introduction d'un élément sur lequel on n'avait point compté. La classe ouvrière se vit privée, par ce rival redou- table, de la plupart des avantages que la liberté semblait lui pro- mettre. Aux anciennes barrières imposées par les maîtrises, ont succédé celles non moins infranchissables du capital énorme qu'exige l'emploi des machines, et de l'abaissement intellectuel qui résulte la division du travail poussée à ses limites extrê* mes. L'ouvrier dont tout l'apprentissage se borne à l'exécution rapide d'un simple mouvement mécanique, et dont le salaire suf- fit à peine à l'empêcher de mourir de faim, ne peut songer à sor- tir jamais de la triste condition qui lui est ainsi faite. S'il n'est plus esclave, il n'en est pas moins dans la dépendance absolue de ceux qui l'emploient, et la liberté n'a souvent pour lui d'autre résultat que de rendre son existence plus misérable et phis pré- caire.

Telle est la situation actuelle dont les vices frappent tout lo monde, et justifient la sollicitude avec laquelle tant d'hommes éclairés s'en préoccupent, et tant de cœurs généreux se four- voient dans leurs efforts pour trouver la solution du problème social. L'histoire du passé nous montre que la question n'est pas nouvelle, qu'à toutes les époques elle a préi^enté des difficultés à peu près semblables et suggéré les mômes utopies. Mais elle nous prouve aussi que le progrès industriel n'a pas été non plus sans influence salutaire; la condition (les travailleurs s'est amé- liorée; sous le rapport du bien-être matériel ils ont certainement gagné; leur misère présente ne semble plus grande que par le contraste qu'elle forme à côté des innombrables besoins créés par la civilisation. Dosages institutions protectrices ont été suc- C3ssivement établies dans leur intérêt; les garanties légales, qui étaient jadis le privilège exclusif d'un petit nombre , s'étendent aujourd'hui à tous; les gouvernements sont on général, h cet

W6 LÉGISLATION,

égard, entrés dans une voie large et féconde ; il leur reste encore quelque chose h faire, sans doute, mais leur intervention ne doit pas aller au delà de certaines limites, et c'est à celle des parti- culiers qu'appartient le reste de la tâche. Sous le régime de la li berlé, les efTorts individuels sont à peu près les seuls moyens d'action efficaces et légitimes ; par l'association ils peuvent acqué- rir une puissance très-réelle, et c'est la que doit se trouver la source des réformes à opérer. Les bases de l'organisation actuelle du travail découlent de la nature même dos choses, du libre jeu des forces et des intelligences. Mais le principe de la liberté n'a pas encore porté tous ses fruits; son développement rencontre des obstacles dans les habitudes créées par le régime antérieur; il faut faire comprendre aux classes laborieuses que l'amélioration de leur sort dépend surtout d'elles-mêmes. Dans ce but, il im- porte avant tout de veiller à l'éducation du peuple, de perfection- ner les écoles et d'en rendre l'accès facile aux enfants les plus pauvres. Ici la loi se borne a instituer des établissements d'in- struction primaire, et à régler ce qui concerne le travail des en- fants dans les manufactures. Le concours des parents et des chefs de fabrique est absolument nécessaire pour rendre son applica- tion féconde. Nous ne saurions partager l'opinion de M. Morin, qui voudrait que la fréquentation des écoles fut obligatoire. Les expériences tentées dans plusieurs pays ne permettent pas d'at- tendre grand résultat d'un pareil moyen. Nous trouverions quel- que chose de plus séduisant dans l'idée qu'il suggère de diviser l'ordre industriel et l'ordre commercial en un certain nombre de catégories, et de n'accorder le droit d'exercer une profession quel- conque qu'après un examen de capacité. Ce système aurait l'a- vantage do doimora Finslruction une valeur positive, réelle, et offrirait moins d'inconvénients que l'emploi des mesures coërci- tives. Cependant il ne nous paraît guère conciliable avec le prin- cipe de la libre concurrence, et rencontrerait de vives résistances dans les idées d'égalité qui régnent aujourd'hui. C'est en effet toute une organisation nouvelle, dont le résultat serait de res- treindre la liberté des individus, de les classer suivant le degré de leur développement intellectuel, et de constituer légalement l'aristocratie de rintelligence, la plus légitime de toutes assuré'

ECONOMIE POLITIQUE, 247

ment, mais h laquelle on ne pardonnerait pas plus qu'à nulle au- tre la prétention de s'attribuer le monopole de la richesse. D'ail- leurs de nombreuses difficultés surgiraient dans la pratique, et de conséquence en conséquence, on risquerait d'arriver à étouffer l'essor de l'industrie et du commerce dans un dédale de mesures gênantes et oppressives. M. Morin fait beaucoup trop grande la part de l'intervention législative. Il ne songe pas que c'est en quelque sorte donner gain de cause soit aux partisans du passé, soit aux réformateurs socialistes. Pour les combattre avec succès, il ne faut pas transiger sur le principe, car une fois entré dans la voie des concessions, devra-t-on s'arrêter? Les idées qu'il émet sur la nécessité d'éclairer les classes ouvrières sont parfai- tement justes ; l'éducation morale et intellectuelle est le corol- laire indispensable de la liberté ; plus l'ouvrier est abandonné h. lui-même, plus il a besoin d'être prémuni contre les écueils de sa route. Mais il faut pour cela que les efforts particuliers vien- nent à son aide, car l'intervention du gouvernement est impuis- sante à enseigner la sagesse et la prévoyance, et si elle préten- dait les imposer, ce serait un joug insupportable. Ce sont donc les classes riches qui doivent chercher a resserer les liens so- ciaux, h faire accepter leur patronage, a le rendre nécessaire et désirable. Leur propre intérêt les y convie, et l'influence qu'elles acquerront ainsi produira des effets bien plus certains et plus heureux que ne le pourrait jamais faire l'action de la loi. Et puis les progrès de la liberté commerciale, favorisés par le perfection- nement des voies de communication entre les divers peuples, rétabliront petit à petit l'équilibre, en ouvrant de nouveaux dé- bouchés à l'industrie, en détruisant les barrières qui empêchent la libre concurrence de [orter tous ses bons fruits.

M. Morin a foi dans l'avenir; il regarde la crise actuelle comme une espèce de transition pénible, aux maux de laquelle on peut opposer des remèdes plus ou moins salutaires, mais sans toucher aux principes fondamentaux de l'organisation du travail. Il criti- que avec beaucoup de force les différents systèmes socialistes, et termine par des considérations d'un haut intérêt sur le rôle que doivent jouer les idées religieuses, l'art et la littérature dans l'œu- vre di- la luoinlisolion des classes ouvrières. Si son livre ne

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donne pas la solution du problème social, il expose du moins celui-ci avec une grande clarté , et porte le cachet d'une étude sérieuse, d'un esprit droit et judicieux.

SCIENCES ET ARTS.

ESPRIT de la comptabilité commprciale , ou résumé des principes généraux de comptabilité, rois à la portée des personnes qui n'en ont encore aucune notion, ou (jui ne l'ont apprise que par routine, et pouvant servir d'introduction à tous les ouvrages qui traitent de la tenue des livres , par V. Meyer-Koethlin ; Paris et Genève, chez Ab. Cherbuliez et C^-, in-8°/2 l'r. 50 c.

Les traités ue manquent pas sur la tenue des livres; on en publie sans cesse de nouveaux, et quoique chaque auteur se présente toujours comme apportant enfin la lumière qui doit ren- dre le mécanisme de la comptabilité accessible pour toutes les intelligences, il semble en vérité que ces efforts ne tendent qu'à le compliquer davantage. Les méthodes les meilleures en théorie échouent le plus souvent dans la pratique, en sorte qu'après avoir vainement cherché à comprendre ce qu'on appelle la tenue des livres en parties doubles , on recule devant les obstacles et Ton préfère encore s'en tenir à l'ancienne routine, malgré ses im- perfections nombreuses. Cependant l'expérience est pour prou- -ver les avantages du nouveau système, qui, des besoins mêmes du commerce, doit avoir une base logique, et dont on peut avec quelque attention suivre aisément le développement naturel. Il ne faut pour cela que remonter aux principes élémentaires de la comptabilité, montrer comment leur insuffisance a conduit a la recherche de procédés plus exacts, plus sûrs, signaler les chances d'erreur qui ont nécessité des moyens de contrôle, faire en quelque sorte toucher aux doigts le jeu de chacun des rouages qu'on a successivement ajoutés au mécanisme h mesure qr.e l'on en sen-

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lait l'ulililé. C'est ce que tente M. Meyer-Kœchlin , dans un ré- sumé aussi clair que simple et précis. Convaincu que les données purement théoriques ne servent qu'à embrouiller le sujet, il procède dès le début par voie d'application. Au lieu d'exposer d'abord tout un système complet qui rebuterait bientôt l'élève jiar la difficulté d'y rattacher tous les cas particuliers qui se pré- sentent journellement, il prend la comptabilité à son état pri- mitif et rétablit, par une fiction ingénieuse, la série des circon- stances qui ont pu amener la découverte des procédés actuelle- ment en usage. Ainsi, sans faire de phrases, sans prétendre donner à son enseignement une forme savante , ni attribuer à de profondes conceptions les résultats d'une pratique intelligente, il offre à la fois l'explication la plus satisfaisante de la tenue des livres en parties doubles, et les motifs qui doivent la faire pré- férer comme éminemment supérieure à l'ancienne méthode. Les premiers rudiments de la comptabilité sont représentés par M. Meyer dans un livre de caisse Ton inscrit tous les articles pèle mêle. Cette espèce de mémorial informe donne lieu à de nombreuses erreurs qui conduisent bientôt à ranger les articles par Recette et Dépense, puis enfin à y introduire la distinction plus nettement tranchée de Doit et Avoir. De même pour les transactions en marchandises et en efTets de commerce, la créa- tion du Journal ne tarde pas à entraîner celle de comptes parti- culiers sur le Grand-Livre, et, à mesure que les affaires s'é- tendent et se compliquent, la comptabilité se développe en inventant toujours de nouveaux moyens de contrôle propres k diminuer les chances d'erreur. Le but vers lequel tend sans cesse sa marche progressive est de mettre le négociant à mémo de se rendre un compte parfaitement clair du résultat de ses opérations. Or, ce but ne peut être atteint que par la tenue en parties doubles. M. Meyer le démontre avec la dernière évidence en faisant voir comment chaque détail de la méthode, chaque rouai:e du mécanisme a son adoption aux nécessités de la pratique, et par une série de déductions rigoureuses dont le lien logique est facile h saisir, il passe en revue tout l'ensemble de la comptabilité sans sortir un seul instant du domaine do l'application la plus usuelle, que peut aisément comprendre qui-

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conque se donne la peine de le suivre avec quelque attention. Ce système nous paraît fort ingénieux. Il n'exclut point d'ailleurs l'étude théorique, pour laquelle au contraire il prépare admira- blement ceux qui veulent ensuite s'y livrer. Nous ne doutons pas que l'enseignement n'en puisse retirer des avantages pré- cieux , car c'est une forme tout à fait simple , qui exige peu de connaissances antérieures et ne demande qu'une intelligence très- ordinaire de la part des élèves. Le livre de M. Meyer contribuera sans doute aussi à dissiper les préventions qui existent contre la tenue en parties doubles, parce qu'il en prouve l'utilité de la manière la plus évidente et n'a pas cependant la prétention de la donner pour infaillible. Il ne nie point ses imperfections, il si- gnale ses côtés faibles et termine par olTrir à ceux qui ne croient pas devoir abandonner l'ancienne méthode, un moyeade contrôle pour les écritures en partie simple, qui, tout en suppléant a leur insuffisance, pourra servir de transition pour amener a re- connaître toute la supériorité des parties doubles.

DE L'ASSAINISSEMENT DES TERRES, ou Drainage, amélioration agricole, par Aug.-J. Naville; Genève, i vol. iri-12.

Le mot anglais drain signifie tranchée, égout ; le verbe to drain exprime l'action de sécher, saigner, égouller, et de M. Naville a fait drainage, pour désigner une opération qui consiste en efîet à creuser dans le sol de petits canaux destinés à faciliter l'écoule- ment et la distribution convenable des eaux. Les drains ont pour but d'enlever l'eau qui séjourne h la surface du sol, et dans sa partie inférieure elle est retenue par les particules de la terre végétale. On les établit à une profondeur telle que le soc de la charrue ne puisse les atteindre. La méthode la plus simple est de les maintenir au moyen de mottes d'herbes renversées, ou de pierres assez grosses pour empêcher qu'ils ne se comblent. Mais ces moyens grossiers ne remplissent qu'imparfaitement le but, et les drains, pour être durables, doivent être construits en tuiles

SCIENCES ET ARTS. 25Î

disposées de manière h rendre les éboulements impossibles et l'écoulement de l'eau toujours facile. Le résultat de cette opéra- tion, lorsqu'elle est bien faite, est de favoriser l'irrigation de telle sorte que quelque abondante qu'elle soit, elle ne peut jamais de- venir nuisible, parce que son superflu disparaît à mesure. «L'ex- périence, dit l'auteur, a prouvé qu'un drainage parfait, quelque soient d'ailleurs les moyens par lesquels on y arrive, améliore la qualité et la quantité des récoltes ; comme c'est en définitive ce qui dédommage le cultivateur de ses travaux et de ses peines, c'est qu'on doit juger du bénéfice produit par le dessèchement des terres. Lorsqu'un sol a été bien drainé, on remarque en gé- néral que la paille des céréales pousse avec plus de vigueur, qu'elle est plus ferme, plus longue et assez forte pour résister au vent et à la pluie. Le grain est plus pesant, plus large, plus coloré et d'une écorce plus fine. La récolte mûrit d'une manière uniforme ; elle est pesante et riche en graine ; elle est plus facile à battre, a vanner et h nettoyer; elle produit moins de grains pe- tits et légers. La paille fournit aussi une meilleure nourriture pour le bétail. Le trèfle y devient plus riche, plus long, plus juteux, et les fleurs plus larges et plus foncées. Le foin est plus précoce et plus pesant; il pousse davantage de tiges dans toutes les direc- tions, et couvre mieux le sol.

<t Les navets et betteraves sont aussi larges, pesants, pleins de sève, présentant une peau lisse et huileuse quand ils ont crû sur un terrain drainé. Les pommes de terre y poussent des tiges lon- gues et fortes ; leurs tubercules sont plus larges, leur peau plus facile à enlever; la substance qu'elles renferment est encore plus farineuse après l'ébuUition.

Œ Le bétail de toute race prospère sur de tels terrains, sa santé est meilleure ; il s'engraisse plus facilement et donne une viande et un lait de qualité plus fine. »

Telles sont les données que fournit l'observation de ce qui se passe en Angleterre, le drainage est adopté déjà par un certain nombre de cultivateurs, et de nombreux faits peuvent être cités à l'appui. Un fermier du Lancashire, après avoir drainé la moi- tié do son champ, laissa l'autre moitié non drainée, et planta io tout on pommes dc-lcrre. Après la rocollo, il réalisa sur la por-

852 SCIENCES ET ARTS.

lion qu'il avait assainie 45 liv. sierl., soit 1125 fr., tandis qa- l'autre ne lui rendit que 13 livr sterl._, soit 325 fr. Lord Ailierlon a réalisé sur ses terres une augmentation non moins remarqua- ble. Il a drainé 467 acres, dont le produit annuel avant l'opéra- tion était de 254 liv. sterl.; et maintenant ce produit s'est élevé h 689 liv. Or les frais ayant atteint le chiffre de 1508 livres, et l'augmentation de la rente celui de 435, ou 29 pour cent, au bout de quatre ans tous les frais se sont trouvés remboursés. M. Naville rapporte encore plusieurs autres exemples du même genre, et il en conclut que le drainage est une amélioration réelle dont l'agriculture peut retirer des avantages certains, lors même que la dépense du premier établissement et de l'entretien s'é- lève parfois à une somme assez forle. Afin donc d'en propager l'emploi autant que possible, il entre dans les plus minutieux dé- tails de leur établissement, expose les diverses méthodes usitées, et présente toutes les directions nécessaires pour que le cultiva- teur soit à même d'opérer avec la plus grande économie en pro- fitant des ressources qui se trouvent à sa portée. Ce petit livre, écrit avec beaucoup de clarté, et accompagné de planclies qui en facilitent encore l'intelligence, contribuera certainement à popula- riser des notions précieuses, qui porteront d'autant plus de fruits qu'elles sont éminemment pratiques.

GENÈVE^ IMPRIMERIE DE FERD. RAMBOZ.

Heuue Critique

DES LIVRES NOUVEAUX.

cHooufc 1845. LITTÉRATURE, HISTOIRE.

EPOPEE de la Révolution française, poëme en dix chants, par M. J.-S. Boubée; Paris, chez De Perrodil et C<=, 241, place du Palais-Royal, 1 vol. in-8°, fig , 7 fr. 50 c.

L'épopée peut-elle se produire au sein d'une littérature et d'une civilisation très-développées? C'est une question qui nous semble loin d'être résolue, et sur laquelle il est bon de dire quelques mots avant d'entreprendre l'examen de ce poëme. Nous devons l'avouer franchement dès le début, le genre épique nous paraît le moins en rapport avec les idées, les mœurs, les tendances de notre époque moderne. Il appartient essentiellement aux temps primitifs , aux âges héroïques , pour lesquels il est en quelque sorte la première forme de l'histoire. L'épopée ras- semble et conserve les chants populaires, les traditions orales qui composent alors toutes les annales des peuples. Elle em- brasse ainsi l'ensemble de la vie nationale encore assez peu compliquée pour pouvoir se résumer en un petit nombre de faits simples et bien caractéristiques, autour desquels viennent aisé- ment se grouper les détails secondaires. Les poëmes d'Homèro nous en ofTrent un bel exemple. En racontant la guerre de Troie, il a pu nous peindre d'une manière complète la civilisation do celte époque reculée, sans omettre le moindre trait propre à la faire bien connaître. La simplicité qui accompagne toujours la

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grandeur chez ses héros hii permet d'aborder les incidents les plus ordinaires sans produire de contraste choquant, sans rien gâter à l'harmonie du tableau. Dans nos mœurs modernes, oiî les usages conventionnels tiennent tant de place, il n'en est plus de même; le domaine de la poésie a des limites qu'on ne peut pas franchir sous peine de devenir trivial ou vulgaire, et d'ailleurs les relations sociales se sont tellement multipliées et compliquées tout à la fois, qu'il serait impossible de songer a les faire rentrer dans le cadre de l'épopée, qui, plus que nulle autre œuvre httéraire, a besoin de l'unité d'action pour former un tout bien lié, pour concentrer et soutenir l'intérêt jusqu'au bout. Or, cette unité harmonieuse des diverses manifestations de la vie no se trouve que dans l'enfance des peuples ; dès que la civilisation se développe elle disparaît, ou du moins il nous est de plus en plus difficile de la saisir sous les mille aspects variés que pré- sente l'esprit humain dans ses tendances et dans ses allures sans 'cesse modifiées par maintes causes accidentelles. Il nous paraît donc évidenfque le sujet de l'épopée doit être emprunté aux époques primitives, et nous voyons en effet que les deux ou trois poètes qui ont essayé avec quelque succès de marcher sur les traces d'Homère se sont bien gardés de prendre leurs héros ail- leurs. Virgile a chanté les malheurs et la constance du pieux Enée; Le Tasse, les exploits des croisés a la conquête du Saint Sépulcre; Milton, la chute du premier homme. Daule fait peut- être exception puisqu'il s'est inspiré des discordes et des pas- sions politiques de son temps, mais la Divine Conmlie n'est pas à proprement parler un poëme épique, c'est une production tout à fait originale qui est demeurée seule de son espèce. Bien plus, la comparaison des trois poèmes que nous venons de citer avec ceux d'Homère nous semble prouver que l'épopée ne peut naître elle-même qu'à une époque assez rapprochée de celle dont elle reproduit la vie, parce que son but est, comme nous l'avons dit en commençant, de rassembler et de conserver les traditions orales, les chants populaires, de retracer en quelque sorte la première histoire des âges héroïques. C'est ce cachet particulier qui distingue Homère et le rend si supérieur k tous ses rivaux ^nodernos, dont les poëmes, quelque beaux qu'ils soient, n'offrent

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point le même caractère de vérité naïve qui fail revivre à nos yeux l'époque tout entière avec ses mœurs, ses institutions, ses pré- jugés et ses croyances. Virgile, le Tasse, Milton, racontent en fort beaux vers des événements à l'intérêt desquels ils ajoutent par la richesse de leur puissante imagination, tandis que les héros d'Homère agissent eux-mêmes, et pai'lent par la bouche du poète dont le génie les évoque devant nous dans leur grandeur fcarbare et souvent même grossière, tek qu'ils furent en un rao^, sans aucun orneraont étranger.

Nous ne croyons donc plue l'épopée possible aujourd'hui, et ies œuvres que l'on décore de ce nom ne sont que des poëraes historiques , comme la Henriade , dans lesquels le talent du poète peut sans doute trouver de grandes ressources^ mais se ren- contre aussi le plus terrible de tous les écueils, celui de l'en- nui* auquel Voltaire lui-même n'a pu complètement échapper. M. Boubéo a-t-il été plus heureux? Nous laisserons au public le soin de répondre et n«us nous bornerons à donner l'analyse de son poème. La révolution française est certainement l'un des événements de l'histoire les plus riches en intérêt, les plus fé- conds en caractères énergiques, en scènes dramatiques et sai- sissantes. Mais c'est un sujet fort complexe, dont l'unité ne réside que dans une tendance générale qu'il est bien difficile de per- sonnifier, car elle résultait h la fois de la marche des idées et d'une longue suite de fautes commises dans les siècles antérieurs. M. Boubée l'appelle Yanarchie. C'est confondre, il nous semble, le résultat avec la cause. La révolution engendra l'anarchie, mais ce ne fut pas l'anarchie qui fit la révolution. Les Etats-Géné- raux et l'Assemblée Constituante qui leur succéda, réclamaient des réformes dont la justice et la nécessité ne peuvent être niées. L'anarchie n'était certainement pas dans leurs prévisions, et ce fut elle au contraire qui porta le coup le plus funeste a la révo- lution qu'ils avaient tenté d'accomplir. Aussi M. Boubée en fait la complice de l'Angleterre, l'instrument do la vengeance

Dont la sombre Albion s'arma contre la France, <^Uand, dans le nouveau monde, un secours imprudent Eut fait J'un peuple esclave un peuple indcpcndant.

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Il est vrai que le pays était accablé d'impôts, que le joug féodal devenait intolérable et que le peuple gémissait sous l'oppression la plus dure. Mais notre poète affirme que tous ces maux allaient bientôt disparaître devant la haute sagesse et l'active bonté du roi, si l'anarchie n'était pas venue le précipiter de son trône et lui arracher la vie avant qu'il pût accomplir ses généreux desseins.

La mort de Louis XVI et la chute de ses bourreaux forment le sujet des deux premiers chants. Les huit autres sont consacrés à l'empire et aux victoires et conquêtes de l'armée française jusqu'à la restauration. Ainsi la révolution n'occupe qu'une bien petite place dans le poëme de M. Boubée. Il ne lui emprunte que doux ou trois épisodes et se hâte d'arriver à la période de gloire militaire qui la suivit, comme s'il craignait de souiller sa plume en retraçant les scènes de la terreur. Ce sentiment est louable sans doute, mais alors ce n'était pas la peine d'év(îquer l'anarchie et d'en faire un monstre infernal au service de la per- fide Albion , pour lui donner un rôle si court et si peu motivé. L'odieuse accusation que le poète jette dès ses premiers vers au gouvernement anglais demandait du moins à être appuyée sur des faits. Or, dès que la guerre générale fut engagée, l'Angle- terre, en opposant toutes ses ressources a l'ambition française, ne fît qu'obéir à ses intérêts nationaux, et ce n'est certainement pas la constance qu'elle déploya dans cette longue lutte qui mé- rite d'être ainsi qualifiée. Il fallait alors s'attacher plutôt a mon- trer quelle part peut lui être attribuée dans les intrigues de la période anarchique, et, d'ailleurs, quelques développements étaient nécessaires a cet égard pour lier la suite du poëme avec celte première, partie, qui semble former à elle seule une action distincte, complète, et ne figurer que comme une espèce de préface, quoiqu'elle renferme la catastrophe principale, celle qui justement, au point de vue de l'auteur, devrait être le pivot cen- tral de l'intérêt, s'il est permis de s'exprimer ainsi. En elTet, pour lui, l'épopée révolutionnaire consiste dans les vicissitudes de la royauté proscrite et frappée en la personne de Louis XVI, rétablie sur de nouvelles bases plus solides et plus larges par la charte de Louis XVIII. Le règne de l'empereur n'est donc qu'un incident, fort important sans doute par ses résultats, mais qui no

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devait pas occuper toute la place. D est évident que M. Boubée

s'est laissé séduire par l'attrait de la gloire française, plus facile et plus agréable à chanter que les revers et les fautes de la révo- lution. Sa verve s'est inspirée au bruit des batailles, aux souve- nirs de la victoire , et il se plaît h dérouler devant nos yeux la prodigieuse carrière de Napoléon, ne pouvant, malgré ses sym- pathies royalistes, refuser le tribut de l'enthousiasme à la gran- deur de ses desseins et de ses actes. Celait peut être aussi le meilleur moyen de flatter l'amour-propre national et de se con- cilier la bienveillance des lecteurs français. Cependant il n'a pu éviter la monotonie dans ces continuelles descriptions de batailles qui se succèdent sans relâche; en vain il a tenté d'y introduire des épisodes , d'y mêler quelques fictions merveilleuses ; il n'a pu varier suffisamment le ton de sa muse, et l'intervention des génies et des fées est trop étrangère aux idées de l'époquo pour produire un heureux effet. Par exemple, quelque ingénieuse que soit la personnification des dangers du Saint-Bernard , sous la figure de l'ange Alpagor, précipité des voûtes éternelles et se relevant pour menacer encore le ciel du fond de l'abîme il est enchaîné, nous aurions bien préféré une poétique description des sublimes beautés dont la nature a revelu les hautes régions alpestres, de ces neiges éternelles, de ces rochers inaccessibles et de ces précipices sauvages qui semblent défier les efforts de l'homme et lui fermer le passage des montagnes. Cette nature si grandiose et si riche offre au poète comme au peintre une source féconde de conceptions puissantes et propres k frapper vivement les esprits. Mais M. Boubée ne la connaît pas, autrement il eût bien vite laissé la son géant mythologique pour nous présenter des merveilles qui, au mérite d'être vraies, auraient joint celui d'être beaucoup plus nouvelles.

La conclusion du poëme , c'est le retour de Louis XYIII qui vient restaurer l'antique monarchie épurée de ses abus par la tourmente révolutionnaire. Un appel est adressé au roi proscrit par quelques-uns des maréchaux de l'empire, qui ne voycnt de salut possible pour la France que dans le rétablissement de ses souverains léfritimcs.

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Ne pouvant maîtriser sa juste impatience, Le Roi cherche le sol de celle belle France, Qu'un cristal combiné par l'art ingénieux, Au gré de ses désirs rapproche de ses yeux ; Ce sol tant désiré, qui, dans ce jour prospère. Dans son libérateur va retrouver un père

Sur le pont, tout à coup ont retenti ces mots :

Terre! France ! Calais ! Aux cris des matelots,

Du bronze et de l'airain les sons lointains s'unissent,

El les joyeux accents dont les airs retentissent

D'un mouvement rapide animent le vaisseau.

Le Roi se lève alors: quel spectacle nouve;;u!

Pour le fils d'Henri-Qualre, ô moment plein de charmes !

11 tourne vers le ciel ses yeux mouillés de larmes,

Et la main sur le cœur, il bénit l'Eternel.

Ah ! pour un roi chrétien, remercier le Ciel

Du bonheur qu'il éprouve à revoir sa patrie,

C'est le premier besoin de son âme attendrie;

Sa seconde pensée est de tendre les bras

Vers ce peuple empressé, qui vole sur ses pas,

Et qui, lui devant tout, dans un péril immense.

Le bénit par amour et par reconnaissance.

L'Anarchie a repris la route des Enfers, Mais de ses attentats les ministres pervers Ne la suivent pas tous dans la nuit éternelle ; Us voudraient auprès d'eux la retenir; niais elle. Que chasse un fouet vengeur, jette des cris pciçants. Et ses derniers regards sont encor menaçants.

"N'en déplaise à notre poète, raiiarchie n'avait pas adondu pour déguerpir la présence de Louis XVIII. Dès longtemps Na- poléon, el c'est son plus beau titre do gloire, en avait fait prompte et bonne justice. Mais M. Boubée avant évoqué le monstre infernal au début de son pocnie, il a cru sans doute ne devoir le renvoyer qu'à la fin, de même qu'après avoir commencé par une insulte a l'Angleterre, il juge convenable de terminer en lui adres- sant ocKc prédiction niennçanfc:

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Tandis que le guenicr, dont le noble courage Voulut lier l'Europe au joug de l'esclavage. Est esclave lui même, et que soumis au sort, // lègue à ses bourreaux l'opprobre de sa mari. Insensible aux leçons d'une grande infortune, Albion a saisi le sceptre de Neptune; De l'un à l'autre pôle elle dicte des lois ; Mais de ce lourd faiJeau qu'elle craigne le poids! Elle vient de l'apprendre : tm trop vaste système, Ainsi qu'un mur sans fond s'écroule sur lui-même. Venise aussi jadis fut la reine des mers, Et, colosse abattu, Venise est dans les fers.

Voilh donc la morale du poème. C'est à l'Angleterre d'en faire son proGt, si tant est que la comparaison lui paraisse bien juste, ce dont nous nous permettons de douter. Quant à l'auteur nous lui dirons que s'il croit avoir fait une épopée, il se trompe, car son poëme manque a la fois d'unité, d'intérêt, d'harmonie dans son ensemble et de vérité dans les détails. On n'y trouve point un tableau complet de l'époque révolutionnaire, et les person- nages de l'empire qu'il met davantage en scène ressemblent par- fois un peu trop aux héros du cirque olympique, toujours guin- dés sur le ton déclamatoire de la bravoure française. Du reste, le style de M. Boubée, sans être exempt de taches, est en gé- néral assez correct et. facile. Au total , quoique ce poème ne ré- ponde point à son titre à' Epopée de la Révolution , co n'est pas non plus une œuvre dénuée de tout mérite. Le sentiment natio- nal qui domine M. Boubée trouvera certainement de l'écho chez un grand nombre de lecteurs. On lui tiendra compte surtout, d'avoir su, tout en étant royaliste, rendre un digne hommage aux grandes qualités de Napoléon et de ses illustres compagnons de gloire. C'est un bel exemple d'impartialité qui vaut bien un succès littéraire. D'ailleurs, nous le répétons, prétendre faire une épopée des temps modernes, c'est aujourd'hui tenter l'im- possible, et l'on doit assurément se consoler sans peine d'avoir échoué Voltaire n'a pu réussir.

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GALERIE des Contemporains illustres, par un homme cle rien, tomes 7 et 8; Paris, chez René et C*, 2 vol in-18, portraits, 8 francs.

Au contraire de la plupart des publications de longue haleine, celle-ci se continue avec un succès toujours croissant et toujours mérité. L'écrivain qui se cache sous le pseudonyme d'un homme de rien soutient avec honneur la réputation que lui ont faite ses premiers volumes. Il possède deux qualités aussi rares que pré- cieuses, savoir un talent souple, brillant, fécond, uni à l'impartia- lité la plus large et la plus généreuse. Ce n'est cependant point un biographe indifîérent, un faiseur de notices qui spécule dans son propre intérêt sur les bénéfices de la flatterie, sur le profit que peuvent rapporter des éloges complaisants tournés avec grâce et délicatesse. Non, si Tliomme de rien n'avait en vue que la spé- culation, il trouverait plus d'avantages à se faire satiriste, à tirer ses lettres de change sur l'esprit de parti, sur les préventions religieuses ou politiques, sur l'amour-propre national, sur le goût de la médisance, qui sont toujours les passions dominantes de la foule et sur lesquels ne reposent que trop souvent les succès vraiment populaires. Or, bien loin rie là, en politique aussi bien qu'en religion, il ne s'écarte pas de la route du bon sens; libéral modéré, il se garde avec soin de l'un et l'autre extrêmes; son patriotisme vrai, mais raisonnable, non-seulement ne l'aveugle jamais au point de le rendre exclusif ou injuste, mais encore lui permet d'admirer le beau et le bon partout il les rencontre, que ce soit au delà ou en deçà des frontières, que ce soit sur les marches du trône ou dans les rangs du peuple, sous l'uniforme du militaire, sous la soutane du prêtre ou sous le modeste frac de l'homme de lettres. Enfin, son esprit vif et pénétrant sait très- bien apercevoir les traits ridicules , deviner les faiblesses et les travers, mais il se contente de les indiquer avec finesse sans aborder la caricature ni la satire, sans jamais oubher cette douce bienveillance qui sied si bien au caractère de l'honnête homme. Il cherche toujours à se placer au point de vue le plus convena- ble pour bien juger les personnages qu'il met en scène, et montre une remarquable intelligence des questions de tous genres dont

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il est appelé à parler. On voit que chacune de ses notices est pour lui l'objet d'une étude sérieuse. Il ne recule point devant les difficultés du travail, il s'enquiert avec soin, il ne néglige rien de ce qui peut l'aider à remplir dignement sa tâche. Et ce «'est pas une petite entreprise, car cette galerie renferme les illustra- tions les plus diverses. Dans les deux volumes que nous annon- çons ici se trouvent des hommes d'Etat tels que Talleyrand, Res- chid-Pacha, Colleiis, Mavrocordato, Nesselrode, Decazes; deux poètes, Thomas Moore et L. Tieck ; les généraux Bertrand, Ou- dinot, Sébastiani; le peintre Paul Delaroche ; l'historien Sismondi; le publiciste Benj. Constant; le musicien Auber; le chimiste Ber- zéhus; les chirurgiens Cooper et Dupuytren; les littérateurs No- dier et Sainte-Beuve; l'Arabe Abd-el-Rader. Ainsi presque toutes les nations et presque toutes les branches de l'activité humaine y sont représentées par quelques-unes de leurs célébrités. Eh bien, au milieu de celte variété de sujets si différents, le biogra- phe sait se faire tout à tous, apprécier chacun dans sa spécialité, disserter tour à tour d'art et de littérature, de diplomatie et de musique, de science et de batailles, avec une égale aisance, dé- ployant toujours autant de tact que d'esprit et de goût dans ses jugements, montrant des connaissances réelles et positives sur tous les points qu'il doit aborder. Mais ce qui nous paraît surtout rehausser son mérite, c'est la parfaite simplicité de sa manière; jamais il ne se pose en juge infaillible, il n'est ni prétentieux, ni outre-cuidant. Son (on modeste contraste, par exemple, d'une manière fort avantageuse à côté des allures tranchantes d'un Ti- mon, Il a grand soin de n'être pas absolu dans ses éloges non plus que dans ses critiques, et, fidèle aux principes d'une saine morale, il tient compte des vertus privées comme d'un élément essentiel dans l'appréciation de la vie d'un homme quelle qu'ait été la carrière il s'est illustré.

Ainsi l'immoralité du caractère de Talleyrand est à ses yeux plus digne de blâme que tous ses actes politiques; sans elle, ceux-ci pourraient à la rigueur s'expliquer par un ardent désir d'être utile à son pays. Mais l'homme vicieux et vénal, mourant dix fois millionnaire, après avoir refait trois ou quatre fois sa for- tune, n'est plus qu'un égoïste dont les habiles calculs ont pu se

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rencontrer parfois avec l'intérêt public, et dont la corruption a exercé l'influence la plus désastreuse. Cette considération ne di- minue point sans doute le talent du diplomate, auquel notre au- teur rend une pleine et entière justice, seulement les mêmes actes qui autrement seraient excusables au point de vue de l'intention, en reçoivent un cachet de perfidie calculée et de machiavélisme prémédité, qui ne permet pas au biographe le plus impartial de les traiter avec la moindre indulgence. Sans être méchant par na- ture, Talleyrand a fait le plus déplorable usage des facultés mer- veilleuses dont il était doué, parce qu'il s'est constamment joué de tous les principes, et n'a jamais eu d'autre mobile que l'é- goïsme, la plus fâcheuse des tendances chez un homme d'Etat. Aussi combien est plus digne de notre estime un Reschid-Pacha, qui au service d'un despote, au sein d'un pays encore passable- ment barbare, sait conserver dans tous ses actes le caractère de i'honnête homme animé d'un seul désir, celui de faire le bien de sa patrie. Le biographe se plaît à en retracer un aimable portrait, car l'éloge ainsi mérité par des qualités vraiment nobles et gran- des est la partie de sa tâche qu'il rerapUt le plus volontiers. On voit qu'il est heureux d'avoir à mettre en relief la fidélité d'un Bertrand, la bravoure d'un Oudinot, la belle âme d'un Sis- mondi, etc. Sans doute, il fait la part de la critique, elle doit être faite^ mais c'est toujours avec bienveillance et sans que l'on puisse y rencontrer la moindre trace de prévention ou d'es- prit de parti. Qu'il parle d'art ou de littérature, de politique ou d'histoire, il se montre maître de son sujet, étranger aux petites passions de la polémique, animé du seul désir de faire connaître tout ce qui lui paraît beau et bon. La Galerie contemporaine est certainement l'une des productions les plus remarquables de no- tre époque ; elle restera tout a la fois comme un modèle du genre et comme le meilleur recueil de renseignements exacts et de ju- gements impartiaux sur les hommes distingués do la première moitié du dix-neuvième siècle.

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VOYAGE aux prairies osages, Louisiane et Missouri, 1839-10, par V. Tixier; Clermonl-Ferrand, 1 vol, in-8°, fig., 5 fr. 50 c.

M. Tixier avait entrepris son voyage dans le but d'étudier les mœurs des peuplades sauvages dont le nombre diminue sans cesse devant les progrès de la civilisation. C'était a ses yeux le S9ul objet intéressant que put offrir l'Amérique, et il se sentait si peu de svmpathie pour les institutions et les habitants des Etats- Unis, que c'est k peine s'il les juge dignes de ses critiques; il se contente de signaler en passant quelques traits qui l'ont frappé, et réserve ses observations pour les Osages chez lesquels il so rend presque directement, sans faire long séjour dans aucune ville do l'Union. Embarqué sur le Republican , beau navire 'a voiles, notre voyageur après quelques tempêtes dont il ne fati- gue point le lecteur, traverse rapidement l'Atlantique, remonte le Mississipi et arrive a la Nouvelle-Orléans, oii il prend un ba- teau à vapeur pour s'enfoncer plus avant dans l'intérieur des terres. C'est sur ce paquebot qu'il fait connaissauce avec les usa- ges fort peu délicats de la société américaine. Le tableau qu'il en esquisse n'est en effet pas du tout attrayant; on y trouve un mélange de grossièreté démocratique et de dignité prétentieuse, qui doit être certainement très-désagréable, surtout pour un étranger. L'Américain, sans doute par amour de l'égalité, s'af- franchit de toute espèce de gêne, affiche le plus profond dédain pour les convenances d'autrui, et en même temps ne permet ja- juais qu'on attente aux siennes, semble préoccupé constamment de maintenir sa supériorité individuelle, et, quelle que soit sa posi- tion sociale, se pose en gentleman auquel tous les égards sont dus. M. Tixier quitte donc sans regret de tels compagnons de voyage pour so préparer, par un séjour chez un colon français, aux fa- tigues et aux dangers des excursions dans les forêts du nouveau monde. Bientôt des parties de chasse lui font connaître les ma- gnificences de celte nature vierge dont la végétation puissante excite au plus haut degré son enthousiasme. Il décrit avec verve les impressions nouvelles qu'il éprouve, et sait les transmettre an lecteur dans un langage toujours simple et vrai, profondé-

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ment senti. Son style, sobre d'images, sans exagération ni re- cherche prétentieuse, inspire la confiance, et quoique parfois un peu négligé, porte un cachet de bonne foi qui ne peut être mis en doute. Ses descriptions paraissent exactes, et c'est cette exac- titude même qui les rend poétiques par la grandeur des objets qu'elles reproduisent.

<r Je trouvai facilement la clairière oîi je devais me poster ; je choisis un endroit plus sec, et je m'arrêtai prêt a faire feu. Mais j'eus le temps d'attendre et d'admirer la majestueuse forêt.

« Le cypre ou cyprès chauve est un arbre magnifique ; son tronc, d'une rectitude parfaite, s'élève sans aucune branche a la hauteur de soixante a quatre-vingts pieds. Sa tête aplatie est for- mée de branches horizontales, chargées d'un feuillage sombre et épais, voiite presque impénétrable aux rayons du soleil. Le pied de l'arbre se divise en une multitude de racines qui donnent a sa coupe une forme radiée ou étoilée. Les racines s'étendent fort loin et forment des genoux d'oii partent des excroissances dures, pointues et lisses qui s'élèvent jusqu'à la hauteur de quatre ou cinq pieds. Ces pointes, nommées par les Espagnols boscoyos, se trouvent en quantités énormes dans la cyprière. Les plus pe- tites blessent les pieds et causent souvent des chutes dangereuses. « Les cyprès étaient rapprochés les uns des autres de quatre ou cinq pieds. La terre sur laquelle ils croissent est maréca- geuse. Tantôt l'on enfonce jusqu'à mi-jambe dans une boue li- quide; tantôt l'eau monte jusqu'aux genoux; tantôt l'on tombe brusquement dans la tannière d'un rat musqué ou d'un crocodile. Cette terre donne naissance à des herbes épaisses qui s'élèvent à la hauteur de trois ou quatre pieds. Les larges feuilles des nom- breux lataniers bornent encore l'horizon, déjà très-rétréci par les arbres et les lianes. La scène est animée par de grands écureuils gris, grimpant sur les arbres voltigent des tourterelles, des tangaras rouges et des geais bleus des Florides. Les terres hautes sont peuplées de cerfs, de ratons. L'eau fourmille de rais mus- qués, d'alligators, d'écrevisses, de grenouilles; des myriades de crustacées et d'insectes d'eau s'agitent dans les herbes aquati- ques. Sur les arbres renversés , plusieurs variétés de congés et de grandes couleuvres s'étendent au soleil dans les clairières.

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« Rien n'est solennel et lugubre comme la cyprière. Son obs- curité, son silence imposant, sa solitude profonde, ses dangers de chaque pas élèvent l'âme et la portent aux idées religieuses. Le fond de la cyprière, c'est tout un poëme; les plus grandes fo- rêts de notre Europe, les sapins séculaires de nos montagnes ne peuvent donner une idée de son imposante et sombre majesté. »

On trouvera peut-être que les S'' pents venimeux, les croco- diles et les insectes g'iient bien les jouissances d'un semblable tableau ; mais en vérité ce ne sont pas des périls plus grands que ceux créés par l'impatience américaine, qui sacrifie sans le moindre scrupule la vie des hommes aux besoins de la spécula- tion et aux nécessités factices de la concurrence. M. Tixier res- sent moins de crainte au milieu de cette cyprière peuplée d'ani- maux malfaisants, que sur le paquebot qui le transporte à Saint- Louis, luttant de vitesse et forçant sa vapeur au risque de faire sauter ses passagers ou de se briser contre les obstacles de tous genres qu'offre la navigation du fleuve. De Saint-Louis, il se rend par terre à la station des Osages oii réside l'agent principal de la Compagnie américaine des pelleteries, M. Papin, traiteur chargé de tout ce qui concerne les échanges et les transactions de cet important commerce. Muni d'une lettre de recommandation, M. Tixier est très bien reçu par ce colon américain , qui a con- tracté les habitudes de la vie sauvage, et en pratique surtout noblement la généreuse hospitalité. Par lui, notre voyageur est niis en rapport avec les Peaux-Rouges, et obtient de prendre part à une grande chasse aux bisons, dont il suit tous les préparatifs et partage courageusement les chances périlleuses. Vivant avec les Osages pendant celle expédition, M. Tixier a tout le loisir d'é- tudier leurs mœurs, et il s'acquitte de cette tâche en observateur très-judicieux. Sa qualité de médecin lui fournit d'ailleurs le moyen de pénétrer plus avant dans leur intimité par les services qu'il (rouve l'occasion de leur rendre. Quoique prévenu en leur faveur, il ne montre point une partialité aveugle; s'il rend hom- mage aux grandes et nobles qualités des sauvages, il ne cherche pas non plus a pallier les mauvaises auxquelles le contact de la civilisation ne donne que trop souvent un développement fâcheux. Les détails qu'il rapporte sur leur vie, sur les occupations belli-

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queuses des hommes et la position des femmes, sur les pratiques superstitieuses qui accompagnent presque tous leurs actes, sont pleins d'intérêt. Les incidents de la chasse donnent d'ailleurs du mouvement à son récit et en font une lecture fort attrayante. S'il ôte aux Peaux-Rouges une partie des couleurs poétiques dont Cooper les a revêtus, il leur en laisse assez cependant pour qu'on y retrouve le type des figures originales si bien peintes par le romancier américain.

DICTIONNAIRE synoptique de tous les verbes de la langue fran- çaise, tant réguliers qu'irréguliers, entièrement conjugués, par IVI.AI. Verlac et Litais de Gaux ; Paris, chez Didier, 35 , quai des Augustins , 1 \o\. iu-4°, 12 fr.

Le but de ce dictionnaire est de faciliter l'étude des conjugai- sons, de mettre a la portée de toutes les intelligences la solution des difficultés relatives aux différentes acceptions des verbes, ainsi que l'emploi des temps de l'indicatif et du subjonctif et leur correspondance. Des dix parties du discours le verbe est celle qu'on emploie le plus souvent, et qui peut être regardée comme la source naturelle du langage, car il figure nécessairement dans toutes les propositions, et lors même que le besoin de s'exprimer rapidement le fait supprimer, il n'en existe pas moins toujours dans la pensée. Il est donc indispensable de bien connaître ses formes, ses inflexions, ses modes pour écrire et parler correcte- ment. Mais il offre de grandes difficultés, et la plupart des gram- maires françaises sont très-incomplètes sous ce rapport; elles ne peuvent pas entrer dans des détails suffisants, et sont trop sou- vent obligées de sacrifier la clarté à la précision. C'est pourquoi MM. Yerlac et Litais ont pensé qu'un ouvrage spécial sur les verbes serait d'un grand secours a toutes les personnes qui étu- dient la langue française. Afin d"en rendre Tusage plus commode, ils l'ont fait sous la forme d'un dictionnaire qui contient, par or- dre alphabétique, la nomenclature exacte de tous les verbes fran- çais, avec leur signification au propre et au figuré; les diverses prépositions qu'ils gouvernent; l'indication de l'auxiliaire qu'ils

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exigent dans leurs temps composés, et des remarques détachées l'on trouve leurs différents emplois appuyés par de nombreux exemples empruntés soit à l'Académie, soit aux meilleurs écri- vains de la langue française. En tète de ce travail se trouve un traité théorique assez étendu, dans lequel les auteurs exposent de la manière la plus claire et la plus complète tout ce qui tient au verbe, jusqu'aux plus légères nuances dont il est susceptible; ils y présentent de même la théorie du participe avec des développe- ments pratiques qui ne laissent aucun cas douteux, et mettent l'élève en état de résoudre aisément toutes les difficultés qu'il peut rencontrer sur sa route. Leur méthode est sans doute un. peu longue, mais elle est sûre, et l'on ne regrettera certaine- ment point le temps employé a la suivre , car elle conduit à des connaissances positives bien coordonnées et logiquement déduites qui se gravent sans peine dans la mémoire.

Le système du dictionnaire est tout a fait ingénieux. Il est fondé sur la distinction dans l'infinitif des verbes de la partie ra- dicale et de la terminaison. Chaque ligne du dictionnaire synopti- que se prolonge sur quatre pages et contient un verbe entièrement conjugué. Dans la première colonne se trouve l'infinitif avec les diverses acceptions du verbe , puis son radical est répété à plu- sieurs reprises dans les colonnes suivantes au-dessus desquelles sont indiqués les divers temps avec les terminaisons qu'ils af- fectent, et de petites colonnes intermédiaires indiquent les mo- difications particulières à certains verbes, telles que des redou- blements de lettres ou des changements de voyelles. Pour con- juguer, il suffit donc, en suivant la ligne, de transporter succes- sivement le radical du verbe aux diverses terminaisons de chaque temps, en ayant soin, lorsque le radical se trouve divisé ou tron- qué, de réunir d'abord sa partie absolue au modificatif qui s'en sépare dans chaque colonne. Les temps et les personnes des verbes irréguliers dont les terminaisons ne peuvent cadrer avec celles qui sont en tête, sont toujours imprimés, au modificatif, en caractères italiques et renfermés dans une parenthèse, ce qui indique que le mot est complet. Compliqué en apparence , cet arrangement est d'une simplicité extrême , et parfaitement bien calculé pour en rendre l'usage facile. On embrasse'ainsi l'enscm-

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Lie du verbe ; on voit à quelle conjugaison il appartient , et du premier coup d'œil on aperçoit les irrégula •iti's qu"il peut offrir. Quiconque s'occupe d'écrire et sait par expérience combien sont longues et souvent infructueuses les recherches que l'on est obligé de faire, pour s'assurer des terminaisons de certains ver- bes ou résoudre les difficultés des participes, comprendra bientôt les avantages précieux d'un semblable dictionnaire. Le travail de MM. Verlac et Lilais nous paraît devoir être le complément né- cessaire de toutes les grammaires françaises.

ES.S.\I HISTORIQUE sur les races anciennes et modernes de TAfrique .sepJenlrionale, leurs origines, leurs mouvements et leurs transfor- mations, depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, par V. Duprat; Paris, 1 vol. in-8°, 7 fr. 50 c

L'établissement de la domination française en Algérie ouvre un vaste champ aux investigations de la science. L'Afrique est une terre encore presque inconnue, sur laquelle l'histoire ne nous fournit que des données obscures et très-incertaines. Les notions assez confuses que nous offrent les écrivains de l'anti- quité se bornent aux principales villes du littoral qui acquirent quelque importance par le commerce et l'industrie : mais ne nous apprennent rien sur la destinée des peuples de l'intérieur de ce mystérieux continent, sur le passé duquel nous n'avons presque aucun document. Quant a son présent, les efforts des voyageurs n'ont été guère plus heureux, et nous ne possédons que des ren- seignements tout a fait vagues sur l'état actuel des nations qui occupent l'Afrique. Sous ce double rapport , la conquête de l'Al- gérie peut avoir des résultats d'une haute importance. A mesure que la domination française se consolidera sur le sol africain , il deviendra plus facile de pénétrer dans l'intérieur, des relations commerciales s'établiront, les préjugés hostiles aux Européens s'affaibliront petit h petit, et l'étude de la langue, des mœurs, des monuments, jettera sans doute une lumière nouvelle sur l'histoire de celte partie du monde. Déjà d'habiles investigateurs sont accourus à la suite de l'armée pour exploiter la victoire au

HISTOIRE. 260

profit de leurs savantes recherches. M. Pascal Duprat est de ce nombre; il a cru retrouver, dans les éléments dont se compose aujourd'hui la population algérienne, les débris des peuples qui ont successivement occupé l'Afrique du nord, et pouvoir arriver ainsi à résoudre quelques-unes des questions ethnographiques qui s'y rattachent. C'est dans ce but qu'il s'est rendu en Algérie, afin d'interroger les ruines du passé. Sur un sol si souvent la- bouré par les révolutions et les luttes sanglantes, oii la barbarie a régné pendant des siècles , les vestiges de l'antiquité sont rares et difficiles à reconnaître. Le mélange des races, leur dégradation causée par un long esclavage, ont aussi presque entièrement efTacé les traits caractéristiques de leurs types originaires. Mais l'étude approfondie des langues fournit à l'érudition un fil conducteur au milieu de ce dédale. D'ailleurs, quelques tribus des montagnes ou du désert, qui n'ont jamais été complètement subjuguées, conservent des traces de leur état primitif, k l'aide desquelles on peut rétablir jusqu'à un certain point la filiation historique. Les résultats que l'on obtient ainsi ne présentent pas beaucoup de précision, ce sont des hypothèses plus ou moins contestables. Mais M. Duprat n'a point la prétention d'affirmer leur certitude, il ne s'en exagère pas la valeur et reconnaît lui-môme que son travail n'est qu'une ébauche qui ne pourra être terminée que lorsqu'on possédera des matériaux plus nombreux, des données plus positives. Cependant, malgré l'obscurité qui règne encore dans ses conclusions, elles offrent plus d'un trait lumineux propre à diriger les investigateurs sur une voie riche en découvertes in- téressantes. L'auteur commence par d'ingénieuses considérations sur les rapports des races humaines avec la terre et sur le carac- tère général du continent africain comparé aux autres continents, ainsi que sur les révolutions géologiques qui lui ont imprimé ce caractère. La configuration du sol, l'existence du désert qui forme une barrière presque infranchissable, le conduisent à regarder le nord de l'Afrique comme isolé du reste de la partie du monde à laquelle il appartient, et comme se rattachant plutôt k l'Asie avec laquelle ses communications furent toujours plus faciles et plus directes. Aussi n'hésite l-il pas à donner une origine asiatique à la race primitive qui peupla l'Afrique septentrionale. Cent la race

2V

270 LITTERATURE,

Libyenne qui, du nom d'un de ses ancêtres, Ber, avait fait celui de Berber, sous lequel elle se désignait, et qui est encore au- jourd'hui employé soit en Asie, soit en Afrique. Elle occupa la première le nord de l'Afrique, elle fut plus tard suivie par les Phéniciens qui vinrent y fonder des établissements de commerce, puis par les Grecs, dont l'invasion n'eut pas de suites durables, par les Juifs, qui s'y fixèrent el s'y maintinrent dispersés comme dans toutes les autres contrées du monde; par les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes et les Turks, qui tour a tour y établirent leur domination. M. Duprat retrace rapidement l'histoire de ces émigrations successives, autant du moins que cela est possible, et termine en montrant la France qui plante le drapeau de la civilisation moderne au milieu des restes mélangés de toutes ces races diverses. Quels sont les moyens de consolider son empire, comment peut-elle utiliser ces éléments ethnogra- phiques si variés, sur lequel d'entre eux doit-elle surtout s'ap- puyer? Telles sont les questions que M. Duprat examine. Il re- pousse avec force la théorie de l'occupation r^^streinle qui lui paraît démentie par l'étude des faits et des lieux, il signale les fautes commises et présente le plan d'une politique nouvelle, fondée sur la connaissance des races, qu'il résume ainsi :

a Ce livre a été commencé au bruit d'une bataille. Le bruit s'est assoupi; il tombe chaque jour: il doit bientôt cesser. Cet empire que tant de peuples ont possédé tour à tour passe déjà dans les mains de la France. Il le faut bien. La France a porté dans l'Afrique septentrionale trois éléments qui domineront tou- jours le monde : la richesse, la force et l'intelligence.

« Nous parlions un jour, avec trois hommes, de cette grande hitle ouverte depuis plusieurs années dans le Maghreb. Ces trois hommes appartenaient au pays, à ses trois principales races. Il y avait un Juif, un Kabyle el un Arabe. L'Arabe et le Kabyle avaient porté les armes contre nous; puis ils s'étaient retirés de la mé'ée. Le Juif n'avait point combattu, parce qu'un Juif, dans l'Afrique du nord, ne combat jamais; mais il savait que la France avait beaucoup d'argent: peut-être même en avait-il pris un peu, grâce au désordre profond qui s'est glissé partout, en Algérie, dans l'adminislralion de notre fortune publique.

HISTOIRE. 27t

« La France triomphera, disait l'ihoud ; elle envoie ici des vaisseaux chargés d'or; et un geste d'admiration cupide échap- pait au fils d'Abraham.

c Elle est puissante , ajoutait gravement l'homme de la montagne, l'énergique Berber; ses soldats couvrent la plaine, et ils volent à travers nos rochers comme les aigles de l'Atlas.

« Nous volons plus vite qu'eux, répondait l'Arabe, un de ces esprits religieux et contemplatifs de l'orient; mais Allah les a instruits.

« Ces trois hommes résolvaient ainsi , à la vue de l'Atlas et de la Méditerranée, ce grand problème que la France poursuit dans l'Afrique du nord, »

AVElVTUnES de Robinson Crusoé, par I). de Foé , traduites par IMine Amable Tastu , précédées d'une notice sur de Foé par Ph. Chasles, et sui^ies d'une notice sur le matelot Seikirk et sur les Caraïbes, par F. Denis, et d'une dissertation religieuse par l'abhé Labouderie; Paris, chez Didier, 35, quai des Augustins, 1 vol. in- 12, 5 fr. 50 c.

La traduction de M"*® Tastu est sous tous les rapports supé- rieure à l'ancienne. Tout en conservant au chef-d'œuvre de Daniel de Foé le ton simple, le caractère sérieux qui le distin- guent, elle a su rendre au récit le charme d'un style élégant et pur. C'est à la fois bonorer dignement la mémoire de l'auteur et bien servir les intérêts de la jeunesse, dont il importe de former le goût par des lectures autant que possible irréprochables sous le rapport littéraire comme sous tous les autres. En tête du vo- lume se trouve une notice dans laquelle M. Philarète Chasles a rassemblé tout ce que l'on sait de la vie de Foé. Ce ne sont guère que des fragments fort incomplets, car l'homme de génie dont le livre a traversé les siècles as'ec une renommée de plus en plus universelle, vécut assez obscur, ne fut point apprécié par ses contemporains, et après avoir été exposé au pilori pour un pam- phlet religieux, mourut misérable, victime de l'ingratitude d'un fils auquel il avait eu l'imprudence d'abandonner sa fortune.

272 LITTÉRATURE, HISTOIRE.

M. Chasles met en saillie les nobles et généreuses qualités de Foé, son dévouement à la cause du roi Guillaume, sa probité parfaite, ses constants efforts pour se libérer des dettes que de fausses spéculations lui avaient fait contracter. Mais on regrettera que l'absence de documents l'ait empêché de donner des détails plus circonstanciés, plus positifs, de développer davantage un sujet aussi intéressant. C'est moins une biographie qu'une suite de considérations philosophiques et morales de Foé est jugé d'après ses écrits plutôt que d'après ses actes. Quant à la disser- tation de l'abbé Labouderie, elle est destinée à servir de passeport à Robinson Criisoé auprès des lecteurs catholiques. C'est un exa- men des doctrines religieuses de l'auteur anglais, dans lequel sont signalés les points qui portent plus particulièrement le ca- chet du protestantisme. M. Labouderie, du reste grand admi- rateur de la tendance religieuse dont Robinson est empreint d'un bout à l'autre, tient à en élaguer ce qui n'est pas conforme aux croyances de l'Eglise romaine. Mais il le fait avec une sage mo- dération, et se montre animé d'un esprit de tolérance très-louable. II étabht un parallèle ingénieux entre le roman de Foé et l'ou- vrage de Silvio Pellico, « parce que, dit-il, il est impossible de n'être pas frappé de la parfaite ressemblance qui s'offre dans leur retour à la religion, et dans les principes fondamentaux sur les- quels ils se sont appuyés l'un et l'autre. » Il partage le respect des protestanis pour la Bible « et surtout pour le Nouveau Tes- tament, qui n'a besoin que d'être médité pour porter dans tous les cœurs l'amour de son auteur, et dont on ne quitte pas la lecture sans se sentir meilleur qu'auparavant! »Enun mot, son catholicisme large et élevé nous semble très-différent de celui que professe en général le clergé romain.

RELIGION, PHILOSOPHIE, MORALE, ÉDUCATION. 275 RELIGION, PHILOSOPHIE, MORALE, ÉDUCATION.

PRINCIPES de Philosophie physique pour servir de base à la méta- physique de la nature et à la physique expérimentale, par L.-A. Gruyer ; Paris, chez Ladrange, 1 9, quai des Augustins, i vol. in-S", 7fr., ,.

La philosophie physique est celle qui a pour objet le monde matériel; « par une étude approfondie des rapports qui existent entre fous les êtres qu'elle considère, elle cherche à pénétrer aussi loin qu'il est possible dans leur nature intime, à voir les choses sous leur véritable aspect, ou telles qu'elles sont en elles- mêmes, et non telles qu'elles se présentent à nous, le plus sou- vent environnées d'illusions. » Elle consiste dans la réflexion et le raisonnement appliqués à la physique d'observation. Celle-ci fournit les matériaux que la philosophie rapproche, généralise, compare, de manière à en déduire des conséquences qui lui per- mettent de remonter à des principes que l'expérience ne peut constater directement, mais qui sont très propres à lier les phé- nomènes entre eux et à les faire mieux comprendre. C'est ainsi que l'on est arrivé à découvrir quelques-unes des grandes lois qui régissent la matière, et que l'on peut espérer d'en mieux connaître le mécanisme, d'en mieux apprécier le caraclère véritable. Une pareille étude est essentiellement philosophique, d'abord, parce que la nature mixte de l'homme exige qu'on l'envisage a la fois sous ses divers aspects, ensuite parce que la contemplation des merveilleuses harmonies du monde matériel conduit à la connais- sance de Dieu et de ses perfections. Aussi les anciens philosophes dirigèrent-ils de bonne heure leurs investigations de ce côté. La première hypothèse qu'ils imaginèrent et que tous sans exception admirent, fut de rattacher tous les phénomènes à un principe unique, à un agent universel. L'idée de l'unité séduit toujours l'esprit humain , qui croit y trouver un moyen plus facile de sai- sir les causes en les ramenant toutes à la même origine. Ainsi les anciens attribuaient les phénomènes de la nature à un fluide

274 RELIGION, PHILOSOPHIE,

subtil, qui occupait tout l'espace et formait la substance des êtres, soit corporels, soit spirituels. Nul ne put jamais donner une idée bien nette de ce fluide, mais les philosophes de l'Inde, de la Chine, de l'Egypte et de la Grèce, acceptèrent l'existence de cette matière élhérée et éternelle. Us la nommèrent tour à tour infini, vide, espace, capacité, matière première, éther, feu cé- leste, etc., suivant le point de vue sous lequel ils l'envisageaient. Dans cette hypothèse, l'être suprême, les dieux subalternes, les anges ou démons, et l'âme humaine, ne sont que cette même substance dans un haut degré de raréfaction ; la matière est donc divisée en deux portions, dont l'une ne peut ni se mettre d'elle- même en mouvement, ni conserver le mouvement qui lui est imprimé, tandis que l'autre, au contraire, jouit d'une activité propre qu'elle peut communiquer et maintenir. L'erreur des an- ciens, à cet égard, provenait de l'idée fausse qu'ils se faisaient de l'inertie des corps, dont la véritable nature est de demeurer dans l'état ils se trouvent, et de conserver leur état de mou- vement tout comme leur état de repos, par l'impossibilité même ils sont de rien changer à leur manière d'être. Croyant que l'inertie n'était qu'une tendance au repos, et ne concevant que des êtres matériels, il fallait bien en supposer quelques-uns doués de cette propriété essentielle.

Descartes, avec ses tourbillons, ne fit pas faire de progrès h la philosophie physique. A l'élher des anciens, il substitua l'éten- due ou l'espace, qui, selon lui, constitue la matière, le corps en général. Il n'admet donc pas de vide, il n'admet pas non plus d'atomes ou de parties indivisibles; la matière est divisible à l'in- fini, mais elle se compose de trois sortes d'éléments de formes différentes, qui se meuvent en tout sens et composent la matière du ciel, divisée en plusieurs tourbillons entraînés par le mou- vement du soleil et des planètes.

Leibnitz nie aussi le vide et les atomes. Il suppose les corps actuellement divisés en une infinité de parties sans étendue, qu'il appelle des monades et qui ne laissent aucun intervalle entre elles. Il admet dans tous les corps une tendance au mou- Tement, une force par laquelle ils tendent à se mouvoir. Dans son système, le moindre corpuscule de matière contient une in-

MORALE, ÉDUCATION. 275

finité d'êtres vivants , une infinité de mondes avec leurs animaux, leurs plantes, etc. Il n'y a point de mort réelle,' il n'y a que ré- trécissement ou contraction de l'animal, et après la mort, l'âme, qui n'est elle-même qu'une monade plus parfaite, reste toujours unie à un corps subtil.

M. Gruyer n'a pas de peine à démontrer combien de telles doctrines sont inconciliables avec les données fournies par l'ob- servation. L'existence d'une matière uniA'erselle qui remplirait tout l'espace, et dont cependant les particules seraient douées d'un mouvement continuel en tout sens n'est pas admissible. Un fluide impénétrable et d'une densité absolue opposerait h tout corps qui tendrait a se mouvoir une résistance absolue. En sup- posant même avec Descartes que la matière subtile est divisible à l'infini, il n'y aurait pas moins des frottements et des résis- tances non-interrompues. Il faut donc bien admettre, non-seule- ment que ce n'est point l'espace ou l'étendue qui constitue le corps, mais que l'espace n'est pas entièrement plein, et qu'il y a du vide dans la nature.

L'étendue et la durée sont pour nous des conditions d'exis- tence de toutes les choses imaginables. Mais elles ne constituent pas l'essence de ces choses et ne sont point des propriétés de la matière. L'idée de l'étendue nous vient de celle de limites; l'ac- quisition de cette idée est soumise à deux conditions: le mouve- ment, et l'existence de plusieurs êtres les uns hors des autres. Le sens du toucher, seul , sans être accompagné de mouvement, ne nous donnerait point l'idée de l'étendue ; tandis que nous pou- vons la concevoir en nous figurant un espace limité, sans cou- leur et sans résistance. En d'autres termes, un corps ne saurait exister pour nous sans étendue, mais l'idée de l'étendue n'en- traîne pas précisément dans notre esprit la présence d'un corps. Quant h la durée, elle résulte de l'idée de repos, de fixité ou de stabilité; elle n'est au fonds que la manière d'être des choses qui ne subissent aucun changement, soit en elles-mêmes, soit dans leurs relations. Le temps est sans doute indépendant du mouvement et de toute espèce de succession. Mais comme nous n'apprécions sa durée que par les changements successifs qui s'opèrent en nous et dans les objets qui nous entourent, on peut

276 RELIGION, PHILOSOPHIE, MORALE, ÉDUCATION.

bien dire que pour nous, exister et durer, c'est changer. Cepen- dant des changements ne pourraient so succéder s'ils n'avaient pas eux-mêmes une certaine durée, ou s'ils n'étaient pas séparés les uns des autres par de certains intervalles de temps. La durée n'est donc pas absolument inséparable des idées de passé et d'a- venir qui nous servent à la limiter ; elle existe pour l'Etre éternel et immuable sous la forme d'un présent continu.

M. Gruyer combat ici l'opinion de Condillac, et passant ensuite aux propriétés de la matière, il défunt ce qu'on doit entendre par l'essence des corps, puis il traite tour a tour des différentes propriétés générales des corps , et s'efforce de les rattacher aux principes fondamentaux qu'il a posés touchant le vide et les atomes, la force d'inertie et le mouvement. Nous ne pouvons songer à donner une analyse complète de ce travail remarquable par la rigueur logique des déductions, autant que par la préci- sion et la clarté du style. Nous nous contenterons de dire que M. Gruyer se montre toujours critique très-judicieux et déploie un esprit vraiment philosophique dans l'examen auquel il se livre. Mais il n'arrive pas à des résultats bien positifs, et ce qui semble ressortir le mieux de ses savantes recherches, c'est que la cause commune des phénomènes du monde matériel est encore un mystère impénétrable pour l'homme. Il n'essaie même pas de résumer l'ensemble de ses idées sous forme de système, et n'émet qu'avec beaucoup de réserve quelques hypothèses nou- velles. Une seule, celle qui concerne j'électricité^nvisagée comnie un simple produit de l'action du calorique sur la surface des corps, est développée par lui dans l'Appendice avec une certaine éten- due. M. Gruyer convient du reste lui-même que son livre doit être considéré plutôt commo un recueil de morceaux détachés, qui ont surtout pour objet, d'une part, de signaler des erreurs graves, admises généralement comme des vérités, et sur les- quelles se fondent bon nombre de systèmes qui n'ont pas d'autre base, et, d'autre part, d'élabUr quelques principes inébranlables qui puissent servir de point d'appui h tout système métaphysique sur la nature. Or ce double but nous paraît atteint, lors même que les opinions de l'auteur pourront sans doute soulever des objections plus ou moins graves.

SCIENCES ET ARTS. 277

SCIENCES ET ARTS.

DU HACHISCH et de l'aliénation mentale, éludes psychologiques, par J. îMoreau, médecin de Thospicc de IJiccIre; Paiis, 1 vol. in-S", 7 francs.

Le Hachisch est une espèce de chanvre dont le principe actif forme la base de presque toutes les préparations enivrantes usi- tées en Egypte, en Syrie et dans la plupart des contrées de l'O- rient. Les Arabes surtout en font un extrait gras qu'ils appellent Dauamesc, et dont ils prennent des doses plus ou moins fortes pour se procurer le même genre de jouissances que les Chinois demandent à l'opium. Mais les effets du Hachisch ont un carac- tère particulier qui les rapproche beaucoup plus des hallucina- tions de la folie, et cependant ils laissent à l'intelligence assez de liberté pour qu'elle puisse, avec une volonté ferme, demeurer en quelque sorte spectatrice des désordres causés par l'ivresso qu'ils produisent. Frappé des avantages que l'observation peut lircr-d'un pareil phénomène, M. Moreau en a fait l'objet d'une étude spéciale, qui lui a paru devoir fournir quelques données utiles pour le traitement des maladies mentales. Un séjour en Orient l'ayant familiarisé avec les propriétés du Hachisch , il s"est mis h expérimenter soit sur lui-même, soit sur quelques amis qui ont bien voulu le seconder dans ses recherches, et c'est le résultat de ces expériences multipliées qu'il publie aujour- d hui. Son but est de suivre ainsi dans l'excitation factice causée par cet agent le développQment de l'aliénation mentale, et de constater successivement soit les divers phénomènes psycho'o- giqucs que présente sa marche, soit les conditions physiologi- ques et pathologiques sous l'empire desquelles se manifestent les hallucinations.

L'élément primitif de toute espèce de folie consiste, suivant lui, dans la désaggrégation des idées, ou, comme il le dit, « dans la dissolution du composé intellectuel qu'on nomme facultés mo- rales, ï C'est aussi l'un des premiers symptômes qu'il rcmarquo

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dans l'ivresse du hachisch. A la sensation phvsiquede bien-être qu'elle procure d'abord, succède bientôt, à mesure que l'excita- tion augmente, a l'affaiblissement de plus en plus sensible du pouvoir que nous avons de diriger nos pensées à notre guise, nous voulons et comme nous voulons. Insensiblement nous nous sentons débordés par des idées étrangères au sujet sur le- quel nous voulons fixer notre attention. Ces idées, que la volonté n'a point évoquées, qui surgissent dans votre esprit, on ne sait ni pourquoi ni comment, qui viennent on ne sait d'oii, devien- nent de plus en plus nombreuses, plus vives, plus saisissantes. Bientôt on y prête plus d'attention; on les suit dans leurs asso- ciations les plus bizarres, dans leurs créations les plus impossi- bles et les plus fantastiques.... Si, par an effet de votre vo- lonté, vous reprenez le fil interrompu de vos idées, celles que vous venez d'écarter retentiront encore dans votre esprit, mais comme dans un passé déjà éloigné, avec la forme fugitive, vapo- reuse des rêves d'une nuit agitée. » De la les erreurs les plus singulières sur le temps et l'espace. La rapidité avec laquelle se succèdent les images changent les minutes en années et les heu- res en siècles. Puis le développement de la sensibilité des orga- nes rend les impressions toujours plus vives. Le sens de l'ouïe surtout acquiert une susceptibilité prodigieuse qui donne à la musique l'influence la plus puissante. « C'est ici vraiment que les expressions manqueat pour peindre les émotions de toute sorte que peut faire naître l'harmonie. La musique la plus gros- sière, les simples vibrations d'une harpe ou d'une guitare vous exaltent jusqu'au délire ou vous plongent dans une douce mélan- colie. B M. Moreau en cite plusieurs exemples frappants. Sous l'empire du hachisch, Tùme semble subjuguée par le plus léger accord qui se fait entendre. Le moindre instrument, la voix la plus médiocre la fait passer à son gré par toutes les phases de la joie ou de la douleur, de l'exaltation ou de l'abattement. Enfin, lors-' que le délire est porté à un très haut degré , les idées fixes pa- raissent et dominent la A'olonté au point de dénaturer les affec- tions, d'y porter le trouble le plus complet, amènent des impul- sions irrésistibles, et produisent alors les illusions et les hallu- cinations avec toutes leurs conséquences. Voilà bien la gradation

SCIENCES ET ARTS. 279

de la folie reptoduile sous ses formes diverses par l'ivresse du hachisch. L'analogie est frappante , et l'on comprend que la science puisse en tirer quelques inductions précieuses. M. Mo- reau se montre observateur fort ingénieux; il décrit avec beau- coup de précision les curieux efTots du hachisch, et fait nettement ressorlir leurs rapports avec ceux de Faliéuation mentale. Celle- ci semblerait donc avoir sa source dans des désordres purement physiques ; elle ne serait produite que par l'altération des orga- nes qui sont l'instrument cii le siège de la pensée. Cette hypo- thèse est assurément fort probable; il est évident que l'intelli- gence, quelle que soit sa nature, ne pouvant se manifester au dehors que par le jeu des organes, dès qu'il y a perturbation chez ceux ci elle doit s'en ressentir. Mais il n'en résulte point néces- sairement, comme M. Moroau le donne à penser, que l'intelligence soit atteinte dans son essence même, ou, eh d'autres termes, qu'elle ne puisse pas avoir une existence indépeiidante des or- ganes qui la mettent en rapport avec le monde extérieur. M. Mo- reau laisse percer ici les tendances matériahsles si communes à i'école française. Ses études psychologiques portenL presque uni- quement sur la partie matérielle de Thomme, et il ne semble pas admettre que la nature de l'âme puisse être difiérenîe. C'est ce- pendant une contradiction bien étrange, car il reconnaît qu'au milieu des effets du hachisch, si pareils suivant lui à ceux de la folie, son intelligence demeure intacte, spectatrice paisible des désordres organiques, assez maîtresse d'elle-même pour pouvoir observer, comparer et réfléchir. Sans doute, dans la folie réelle il n'en est pas ainsi, et cette force de volonté qui, chez le sa- vant, domine l'aliénation factice causée par l'ivresse des sens, n'est pas une faculté accordée a tout le monde; autrement il n'y aurait jamais de folie complète. Mais si l'intelligence peut ainsi conserver toute son intégrité, quoique ses relations avec le monde extérieur soient altérées et même à peu près interrompues par le trouble jeté dans le jeu des organes, n'est-ce pas précisément une preuve de l'immatérialité de l'âme qui plane au-dessus des phénomènes physiques? Du reste, M. Moreau n'énonce point ses idées à cet égard d'une manière absolue, il ne prétend nul- lement trancher une question si difficile ; l'objet principal de ses

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recherches est d'éliulier les phénomènes de l'aliénation menlale en vue de leur Irailemcnt, et ses ingénieuses observations l'ont coni^uit à employer le hachisch dans ce but. 11 cite plusieurs cas dans lesquels le succès a couronné ses efforts. En attendant qu'un plus grand nombre d'expériences permette d'apprécier la valeur de ce nouveau remède, les données que renferme son li- vre offrent un grand attrait a la curiosité du lecteur, et nous pa- raissent dignes d'exciter au plus haut degré l'attention des mé- decins. Si elles ne répondent pas tout à fait au titre d'Eludés psychologiques que M. Moreau leur a donné, la science n'en pourra pas moins tirer quelques directions utiles, car des faits bien observés et bien décrits sont toujours pour elle une source précieuse de lumière, et par conséquent de progrès.

ÎVOTICF. sur les eaux thermales de Loèche-les-Bains et sur sesenM*- rons, par A. Loretan , doct.-méd., traduit de l'allemand; Genève, chez Ab. Cherbuliez et C^; Paris, même maison, in-8°.

Cette notice est fort bien faite; ce n'est pas, comme il arrive quelquefois aux publications de ce genre, un simple prospectus destiné a prôner les vertus universelles des eaux, et a séduire les malades par des promesses illusoires. M. le docteur Loretan n'embouche point la trompette du charlatanisme ^ il parle en homme qui a fait une élude sérieuse de son sujet, qui connaît parfaitement les propriétés spéciales du remède qu'il administre, et possède une longue expérience de ses effets dans les différen- tes maladies auxquelles il peut s'appliquer avec espoir de guéri- son. Son travail est divisé en deux parties. La première ren- ferme la topographie et Thistorique des Bains, l'analyse chimique des eaux minérales, les renseignements nécessaires aux per,son- iies qui viennent y séjourner, l'indication des promenades les plus intéressantes des environs. La seconde partie est consacrée à l'emploi médical des bains; on y trouve d'utiles directions sur la manière de les prendre, sur l'hygiène qui doit les accompa- gner, sur les phénomènes qu'ils produisent, ainsi que la revuo des diverses affections dans lesquelles ils pcuveni être vraiment

SCIENCES ET ARTS. 281

efficaces. L'auteur ne craint pas d'entrer dans les plus minutieux détails, et ses explications claires et précises nous paraissent propres à rendre de précieux services, surtout aux malades peu fortunés, en les mettant à même de faire leur cure presque sans recourir à l'assistance du médecin.

ETUDE de la ISIorl, ou initiation du prêtre à la connaissance pratique des maladies graves et mortelles, et de tout ce qui, sous ce rapport, peut se rattacher à l'exercice difficile du saint ministère, parP. J. C. Debreyne, docteur en médecine, religieux de la Grande Ti'appc; Paris, 1 vol. in-S", 7 fr. 50 c.

L'auteur de cet ouvrage s'est proposé d'écrire spécialement pour les ecclésiastiques qui ont charge d'âmes, dans le but de leur indiquer les divers symptômes auxquels on peut reconnaître les maladies graves et les approches de la mort. L'intention de M. Debreyne est de leur fournir ainsi le moyen de se rendre plus utile auprès du lit des malades, soit en dirigeant d'une manière convenable les secours médicaux, soit en prenant leurs mesures de telle sorte que l'administration des saints- sacrements ne soit ni intempestive ni trop tardive. Il passe donc en revue tous les cas qui peuvent se présenter le plus souvent, et décrit avec beau- coup de soin les signes des différentes maladies, leur valeur pro- nostique et les dangers qu'ils annoncent. C'est l'objet de sa pre- mière partie, qui renferme ainsi la branche de la science médicale qu'on appelle la séméiologie. Suivant lui, de pareilles données peuvent être fort utiles au prêtre dans l'accomplissement de sa mission ; c'est un moyen d'acquérir la confiance, d'avoir plus ai- sément accès chez ceux de ses paroissiens, qui sans cela peut- être repousseraient ses consolations, et d'exercer une inûuenco qu'il est ensuite facile de rendre salutaire et féconde sous le point de vue religieux. Dans la seconde partie de son livre, M. De- breyne expose les diverses phases ou formes mortelles de toutes les maladies qui en sont susceptibles, c'ost-à-dire les groupes de symptômes qui représentent les maladies parvenues à ce de- gré d'ititcnsilé la mort paraît devoir êlrc leur inévitable issue,

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M-IENCES ET ARTS.

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efficaces. L'auteur ne craint pas d'eirer dans les plus minulieax détails, et ses explications claires précises nous puinùssent propres à rendre de précieux servie, surtout aui malades peu fortunés, en les mettant à même de ire leur cure presque sans recourir à l'assistance du médeciu.

ETUDE de la IMorl, ou initiation du piéc à la connaissance pratique des maladies graves et raortellrs, cl dtout ce qui, sous ce rapport, peut se rattacher à Pexercice difficile < saint ministère, parP. J. C. Uebreyne, docteur en médecine, i.-ieuxde la Grande Trappe; Paris, 1 vol. in-S", 7 fr. 50 c.

L'auteur de cet ouvrage s'est prooso d'écrire spécialement pour les ecclésiastiques qui ont cha-o d'âmes, dans le but de leur indiquer les divers symptômes axquels on peut reconnaître les maladies graves et les approclics e la mort. L'intention de M. Debreyne est de leur fournir ainsio moyen de se rendre plus utile auprès du lit des malades, soitn dirigeant d'une manièro convenable les secours médicaux, soion prenant leurs mosuros de telle sorte que l'administration d( saints sacrements no soil ni intempestive ni trop tardive. 11 pcse donc en revue tons cas qui peuvent se présenter 1- nt, et décrit avec '

coup de soin les signes des dil. ladies, leur valci.. .

nostique et les dangers qu'ils annoncit. C'est l'objet do mière partie, qui renferme ainsi la ' qu'on appelle la séméiologie. Suiv peuvent être fort utiles au prêtre il mission ; c'est ut» moyen d'acqn ' sèment accès chez ceui de être repousseraient sesco qu'il est ensuite facile c^' de vue religieux. D breyne expo- ' les mal-'" ' de sy gi'é'

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282 SCIENCES ET ARTS.

et par conséquent l'inleivenlion du prêtre est devenue indis- })ensable. Ce travail puisé aux meilleures sources est certaine- ment très-bien fait; c'est un résumé clair et complet de l'état ac- tuel de la science à cet égard. Mais le médecin v domine exclusi- vement, et si l'auteur n'avait eu la précaution d'inscrire sur le titre sa qualité de moine de la Trappe, rien ne pourrait la faire soup- çonner, car d'un bout "a l'autre de l'ouvrage, il n'y a pas une seule pensée, pas un seul conseil qui ait trait h la marche que doit sui- vre le prêtre dans l'exercice de ses fondions pastorales. Cette omission est assez étrange, car enfin c'est précisément la le point essentiel et le plus délicat, celui sur lequel il importe surtout de venir en aide à l'inexpérience, de prévenir par de sages direc- tions les excès d'un zèle imprudent, et de signaler les écueils contre lesquels il vient trop souvent échouer. On dirait en vérité que la mort prochaine soit le seul fait dont le prêtre ait à s'en- quérir, et qu'il ne doive songer au salut de l'âme que lorsqu'il est bien sûr qu'elle va quitter le corps. Ce n'est pas ainsi que nous comprenons la mission du prêtre; nous croyons que les secours religieux sont beaucoup plus utiles aux vivants qu'aux morts. Même en acceptant la doctrine de l'Eglise romaine tou- chant l'extrême onction, les ecclésiastiques qui ont charge d'âmes ne doivent pas oublier que leur tâche embrasse la vie de l'homme dans son ensemble, que leur ministère est éminemment spiri- tuel, et que si des connaissances médicales sont avantageuses pour eux, c'est uniquement en vue des occasions favorables qu'ils trouvent ainsi de faire entendre a propos la voix de la religion, et de préparer son triomphe par l'action bienfaisante d'une cha- rité vive et éclairée. Notre docteur trappiste semble au contraire réduire le rôle du prêtre a celui d'un commis de bureau des pas- seports, dont le devoir principal est de veillera ce que personne ne parte sans avoir sa feuille de route dûment signée et timbrée.

SCIENCES ET AftTS. 283

ESSAI sur la fortification moderne, ou analyse comparée des systèmes modernes français et allemands, par IM. P.-E. Maurice, capitaine du génie, ancien élève de l'école polytechnique, ; Paris, i vol. in-S" avec un allas in-d", 12 fr.

L'auleur de cet ouvrage s'est proposé de faire connaître les progrès faits dans l'art de la forllGcation, et d'exposer les princi- pes adoptés par l'école moderne soit en France, soit en Allema- gne, en comparant les résultats des deux systèmes qui en sont sortis. M. Maurice a visité les places fortes récemment construi- tes ou réparées. Appartenant à la Suisse, pays neutre, et par con- séquent tout à fait désintéressé dans la question de l'amour-pro- pre national, il était bien placé pour juger impartialement le mé- rite des travaux en eux-mêmes sous le point de vue de leur utilité réelle. Bien plus, en France il est interdit aux officiers du génie de rien publier sur les hautes questions qui intéressent la défense de leur pays, et d'un autre côté les ingénieurs allemands parais- sent se soucier fort peu des perfectionnements apportés parleurs voisins aux tracés de Yauban et de Cormonlaingne ; ils n'écrivent que sur leurs propres travaux, et les Français ne les lisent pas. Les deux pays restent donc, à l'égard de leurs progrès mutuels, dans une ignorance complète. Cette circonstance suffirait seule pour attirer l'attention des hommes spéciaux sur le livre de M. Maurice, mais il se recommande encore par une étude sé- rieuse et approfondie des principaux points qui séparent l'école française de l'école allemande, ainsi que par les descriptions dé- taillées qu'il donne des places les plus importantes. Ainsi les chapitres qui traitent des fortifications de Paris, de Lyon, de Grenoble, de Liniz, Radstadt et Cobleiilz, seront lus certaine- ment avec un vif intérêt par les militaires désireux de se mettre au courant de l'état actuel de la science des fortifications chez les grandes puissances continentales.

L'auleur se protionce pour la supériorité du système français qui lui paraît être fondé sur une étude plus minutieuse du terrain à défendre et offrir im ensemble plus complet, plus savamment combiné pour résoudre le problème de la manière 'a la fois la plus satisfaisante cl la plus économique. Le système allemand

284 SCIENCES ET ARTS.

. se distingue par le fini des détails et leur élégante solidité. Mais il est plus exclusif, présente moins d'innovations heureuses dans ses tracés, et n'inspire pas la même confiance que l'on éprouve à la vue des travaux de l'école fraaçaise. Son principal mérite est d'offrir de nombreiises ressources à la guerre de retranche- ments, plutôt que de faire faire des progrès réels à la science de la fortification.

L'Essai de M. Maurice est écrit avec clarté, mais avec une grande précision qui suppose chez le lecteur les connaissances requises pour comprendre -Fusage de toutes les pièces d'un front baslionné, les dispositions générales de l'attaque et de la défense des places, et les principes fondamentaux de la tactique moderne. Il indique du reste les ouvrages auxquels on pourra recourir pour aider à l'intelligence des planches et du texte.

RECUEIL tîe renseignements relatifs à la culture des beanx-aris à Genève, par J.-J. R'gaud, ancien syndic, président de la classe des beaux-arts, jjrcniière partie, dès les temps anciens jusqu'à la fin du seizième siècle ; Genève, in-S", fig.

Genève, ville fort ancienne, dont l'oriizine se perd dans la nuit des temps, est très-pauvre en monuments antiques. C'est à peine si l'on y rencontre quelques vestiges soit de la domination ro- maine, soit des époques antérieures, soit même de celles qui l'ont suivie. On dirait eu vérité qu'elle soit demeurée toujours pres- que entièrement étrangère à la culture des beaux arts, ainsi que le reproche lui en a souvent été fait. Cependant, quand on réflé- chit au rôle important qu'elle a joué dans l'histoire par son déve- loppement intellectuel, on ne peut guère croire que ses Iwbilants si bien doués "a tant d'égards aient été constamment sous ce rap- port dans un état d'infériorité absolue. Une semblable supposi- tion n'est pas admissible ; l'essor que la peinture a pris depuis quelques années h Genève lui donne un démenti formel. Il est donc beaucoup plus probable que l'absence de monuments an- ciens est due aux vicissitudes nombreuses qu'à subies l'existence d'un petit pays sans cesse préoccupé de sa défense contre des

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voisins ambiteux et jaloux. A l'action générale du temps, de la taibarie et des désastres de la guerre, est venue se joindre pour Genève celle des agitations politiques, des troubles intérieurs et du puritanisme religieux. Ravagée plusieurs fois par des conqué- rants, exposée à des luttes continuelles contre des ennemis bien supérieurs en puissance et en richesse, la petite cité n'avait pas trop de toutes ses ressources pour se maintenir, et ne pouvait trouver ni le loisir, ni le moyen de favoriser les beaux arts. Quand elle eut conquis son indépendance, il fallut songer a la défendre par des sacrifices de tous les jours, et l'esprit de la Réforme, qui était le plus ferme appui de sa liberté, n'avait, dans sa ferveur primitive, que trop de tendance h détruire les vestiges de l'épo- que païenne de celle du moyen âge qu'il embrassait également dans une commune réprobation. Et non seulement ou ne se sou- ciait guère alors de préserver d'une ruine -complète les monu- ments qui pouvaient subsister, mais encore nul«e songeait a re- cueillir du moins leur histoire avant que la tradition fut complè- tement oubliée. Aujourd'hui, les idées ont bien changé a cet égard , un heureux retour s'est opéré dans les esprits ; on com- prend que la culture des beaux arts n'est nullement inconciliable avec la foi protestante, et l'on cherche par de patientes investi- gations à réparer la négligence des siècles précédents, à retrouver quelques données sur les monuments que Genève a possédés ja- dis. Ce sont les résultats obtenus jusqu'à présent que M. Rigaud s'est proposé de faire connaître dans la notice qui fait l'objet de cet article. Quoique peu nombreux et fort incomplets, ils suffi- sent déjà pour prouver que Genève ne fut pas tout a fait étran- gère à la culture des beaux-arts. Le seul vestige qui reste des temps primitifs est une pierre druidique dont la surface présente quatre figures de femme grossièrement travaillées. Tl est im- possible de lui assigner une date précise, mais elle appartient cer- tainement à une époque très-reculée. L'époque romaine a laissé plus de traces; il est probable que sous la domination des maîtres du monde, Genève vit s'élever de beaux édifices. Malheureuse- ment, presque détruite au quatrième siècle, ravagée vers la fin du cinquième, en proie à de fréquents incendies, elle n'en a pu conserver aucun; les rares débris que l'on rencontre en prati-

286 SCIENCES ET ARTS.

quant des fouilles sont trop mutilés pour permettre même de dé- terminer à quelle espèce de monuments ils ont appartenu. Quel- ques-uns d'entre eux seulement montrent par l'élégance et le fini de leurs détails que l'art de la sculpture avait atteint un haut de- gré de perfection. L'époque chrétienne a doté Genève du temple de Saint-Pierre, qui atteste les progrès de l'architecture, mais que ]a Réforme a privé de tous les accessoires dont il était orné, tels que tableaux, statues, autels, etc. Quelques vitraux peints ont seuls. été conservés. Cependant les registres de la bourgeoisie nous apprennent qu'au quinzième siècle Genève comptait parmi ses citoyens un grand nombre d'artistes, et les documents histo- riques nous fournissent des renseignements sur les principaux objets d'art qui furent anéantis par le zèle brutaPdes réformés. M. Rigaud mentionne d'ailleurs maints ouvrages plus ou moins précieux qui datent des quinzième et seizième siècles, et qui ne peu- vent laisser aucun doute sur le développement que la culture des beaux-arts avait pris a Genève. La seconde partie de son tra- vail comprendra les temps modernes jusqu'à nos jours , et lui fournira sans doute une matière plus riche et plus intéressante.

DIJSSIIV LIIVEAIRE à la règle et au compas, appliqué à Pindiistrie, orné de 80 tableaux gravés sur acier et présentant un choix com- plet de 521 dessins; par M. J,-P. Thénot; Paris, chez Pesron, 13, rue Pavée Saint-André-des-Arts, i vol. in-8°; à fr. 50 c.

M. Thénot persuadé que la connaissance du dessin n'est pas moins utile à toutes les professions que celle de la lecture et de l'écriture travaille avec un zèle louable à en faciliter l'étude, h en mettre les premiers éléments à la portée de tous. Ses traités de perspective ont obtenu un grand succès, et sa méthode est regar- dée comme la plus propre à populariser cet enseignement. Le volume que nous annonçons ici renferme le premier degré du dessin appliqué à l'industrie. C'est l'étude de la forme géométri- que des surfaces et des corps. On y trouve une suite d'opérations précieuses non-seulement pour la plupart des artisans qui ont besoin d'exactitude dans les proportions et les rapports des objets

SCIENCES ET ARTS. 287

qu'ils confectionnent, mais encore pour les artistes qui ne sau- raient négliger impunément cette partie rudimentaire de l'art. L'auteur en montre l'application à une foule d'objets usuels , et s'en sert également pour expliquer avec clarté le chapiteau, la base et le piédestal des colonnes toscanes et doriques. Les plan- ches, nettement dessinées, sont placées en regard du texte qui indique la manière de construire les figures. Avec ce manuel, l'é- lève pourra s'initier à la connaissance du dessin linéaire sans avoir besoin de l'assistance d'un maître. Dans un second volume, M. ïhénot se propose de compléter ce cours en donnant diffé- rents modèles pris soit dans l'art grec et dans Fart romain, soit dans les chapiteaux égyptiens, indiens, persans et gothiques. De cette manière son livre réunira tous les éléments nécessaires pour former le goût et imprimer sous ce rapport une heureuse impul- sion aux diverses branches de l'industrie.

NOUVEAUX ÉLÉMENTS de pathologie médico - chirurgicale , On Traité théorique et pratique de médecine et de chirurgie , par les docteurs L.-Ch. Roche, L.-F. Sanson et A. Lenoir, 4<= édit.; Paris, 5 vol. in-S", 56 fr.

M. Roche, pour la partie médicale, et M. Lenoir pour h partie chirurÇjicale ont revu l'ensemble de cette édition, pour laquelle beaucoup de chapitres ont été refaits en entier, et nous pouvons ajouter qu'il n'est aucune partie qui n'ait reçu d'eux d'impor- tantes corrections et de notables additions.

Parmi les chapitres ajoutés, refaits en entier ou modifiés d'une manière notable, nous citerons particulièrement:

Le chapitre des maladies de la peau; ceux qui traitent des in- flammations des Veines, de la Choroïde, de la Conjonctive , de Y Oreille, de la Bouche, du Pharynx, des Bronches, des Poumons, des Voies digestives, des Reins, de V Utérus, de la Lèvre, du Péri- carde, du Péritoine, des Membranes Synoviales articulaires, ten- dineuses et sous-cutanées, de la Cornée, de la Sclérotique, des Articulations, etc.; les articles consacrés a VApoplexie, à ÏHé- inoptysie, 'a la Cataracte; les articles importants consacrés aux

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SCIENCES ET ARTS.

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Névroses el aui Névralgies, à la Bronchorrée, a !a Gastorrhée, a VHydrocele, au Diabète, a la Spermalorrhée, à IMmaurose, au Glaucome; aux Tubercules en général, et particulièrement aux Scrofules, à la Phthisie pulmonaire, aux Tubercules des os. Nous citerons encore, comme ayant reçu d'importantes modifications, les articles Squirrhe et Cancer, Amputation et Bésection, Contu- sion, Plaies, Ulcères, Ruptures, Fractures, Hernies, Luxation, Tumeurs érectiles, Cirsocele, Varices, Anévrysmes, Fistules, Li- thotritie, Lithotomie; et nous signalerons comme entièrement neufs les articles: Déviations, se trouvent résumés les derniers travaux sur l'orthopédie, Pneumatose ou Maladies venteuses, dont il n'avait pas été parlé dans les éditions précédentes. Enfin nous appelons l'attention des praticiens et des savants sur le chapitre des Altérations du sang, chapitre a peu près nouveau, tant il diffère de celui des autres éditions, et qui comprend ; 1*^ Les Em- poisonnements proprement dits, minéraux, végétaux et animaux, l'infection purulente et Tinfeclion putride: les Maladies mias- matiques, telles que la Rougeole, la Scarlatine, la Miliaire, les Fièvres intermittentes , la Fièvre typhoïde, le Typhus, la Fièvre jaune, la Peste et le Choléra- Morbus; les Maladies venimeuses, savoir: les Piqûres d'abeilles, de guêpes, de scorpions, la Morsure de la vipère; les Maladies virulentes, comme la Variole, la Vaccine, la Varioloïde, la Syphilis, la Rage, la Morve et le Farcin, le Charbon et la Pustule maligne; 5" les altérations du sang par vice de nutrition, le Scorbut et ÏHémacélinose. Nous signalerons encore les chapitres relatifs aux Alléralions de la Lymphe, de la Bile et du Lait.

Malgré cette augmentation de matières, nécessitée par les pio- grès incessants des sciences médicales, les auteurs n'ont pas cru devoir augmenter le nombre de volumes de cette quatrième édi- tion; par une combinaison tvpographique mieux entendue, ils ont pu faire entrer 38 lignes à la page, au lieu de 32 lignes que contenaient les pages de la troisième édition; ils donnent donc réellement la matière d'un volume de plus, tout en restant dans les hmites qu'ils s'étaient imposées.

GENÈVF, nirRI!>IERlE DE FERD. RAMBOZ.

Ucvne Critique

DES LIVRES NOUVEAUX

ôevhnwtc 1845.

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LITTÉRATURE, HISTOIRE.

ANTONIO FEREZ et Philippe II, par M. Mignet ; Paris, impri- merie royale , 1 vol. in-8°, 7 fr. 50 c.

Philippe II est une de ces terribles et sombres figures qui ap- paraissent de temps en temps dans l'histoire comme pour mon- trer quel abus l'homme peut faire du pouvoir absolu, et pour servir d'enseignement aux peuples en leur faisint sentir la né- cessité des garanties légales contre la puissance arbitraire du souverain , quel quHl soit, auquel ils confient leur destinée. C'est le type du despotisme le plus complet, dont les volontés et les caprices deviennent la loi suprême du pays et ne souffrent au- cune espèce de résistance, ne connaissent aucune limite, aucun frein. Ce caractère mérite donc d'être étudié avec soin, et il importe de pénétrer aussi avant que possible dans les secrets mobiles d'une politique qui, sauf la différence des penchants individuels, sera toujours plus ou moins celle de toute autorité souveraine sans responsabilité ni contrôle. Sans doute la forme monarchique donne aux qualités personnelles du prince une ac- tion plus directe et plus forte, mais qu'on ne s'y trompe pas, le pouvoir absolu, qu'il soit l'apanage d'une famille ou d'un peu- ple, qu'il soit exercé par la volonté d'un seul ou par celle de tous, produit des résultats à peu près semblables. Le suffrage universel des démocraties n'offre pas des garanties plus réelles,

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Névroses et aux Névralgies, à la Bronchorrée, a la Gaslorrhée, ii V Htjdrocele, au Diabète, a la Spermalorrhée, à IMmaurose, au Glaucome; aux Tubercules eu général, et particulièrement aux Scrofules, à la Phthisie pulmonaire, aux Tubercules des os. Nous citerons encore, comme ayant reçu d'imporlaates modifications, les articles Squirrhe et Cancer, A?/ij)i/<afio?i et Bésection, Contu- sion, Plaies, Ulcères, Ruptures, Fractures, Hernies, Luxation, Tumeurs érectiles, Cirsocele, Varices, Anévrysmes, Fistules, Li- thotritie, Lithotomie; et nous signalerons comme entièrement neufs les articles: Déviations, se trouvent résumés les derniers travaux sur l'orthopédie, Pneumatose ou Maladies venteuses, dont il n'avait pas été parlé dans les éditions précédentes. Enfin nous appelons l'attention des praticiens et des savants sur le chapitre des Altérations du sang, chapitre à peu près nouveau, tant il difTère de celui des autres éditions, et qui comprend ; Les Em- poisonnements proprement dits, minéraux, végétaux et animaux, l'infeclion purulente et rinfeclion putride: les Maladies mias- matiques, telles que la Rougeole, la Scarlatine, la Miliaire, les Fièvres intermittentes , la Fièvre t'jphoïde, le Typhus, la Fièvre jaune, la Peste et le Choléra-Morbus: les Maladies venimeuses, savoir: les Piqûres d'abeilles, de guêpes, de scorpions, la Morsure de la vipère; les Maladies virulentes, comme la Variole, la Vaccine, la Varioloïdc, la Syphilis, la Rage, la Morve et le Fardn, le Charbon et la Pustule maligne; les altérations du sang par vice de nutrition, le Scorbut et VHémacélinose. Nous signalerons encore les chapitres relatifs aux Altérations de la Lymphe, de la Bile et du Lait.

Malgré cette augmentation de matières, nécessitée par les pro- grès incessants des sciences médicales, les auteurs n'ont pas cru devoir augmenter le nombre de volumes de cette quatrième édi- tion; par une combinaison typographique mieux entendue, ils ont pu faire entrer 38 lignes à la page, au lieu de 32 lignes que contenaient les pages de la troisième édition; ils donnent donc réellement la matière d'un volume de plus, tout en restant dans les limites qu'ils s'étaient imposées.

GENÈVF^ I3irRi:>IERIE DE FERU. RAMBOZ.

EetJue Critique

DES LIVRES NOUVEAUX.

Oeyiienwtc 1845.

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LITTÉRATURE, HISTOIRE.

ANTONIO FEREZ et Philippe II, par M. IVJignet ; Paris, impri- merie royale , 1 vol. in-8°, 7 fr. 50 c.

Philippe II est une de ces terribles et sombres figures qui ap- paraissent de temps en temps dans l'histoire comme pour mon- trer quel abus l'homme peut faire du pouvoir absolu, et pour servir d'enseignement aux peuples en leur faisint sentir la né- cessité des garanties légales contre la puissance arbitraire du souverain , quel quHl soit, auquel ils confient leur destinée. C'est le type du despotisme le plus complet, dont les volontés et les caprices deviennent la loi suprême du pays et ne souffrent au- cune espèce de résistance, ne connaissent aucune limite, aucun frein. Ce caractère mérite donc d'être étudié avec soin, et il miporte de pénétrer aussi avant que possible dans les secrets mobiles d'une politique qui , sauf la différence des penchants individuels, sera toujours plus ou moins celle de toute autorité souveraine sans responsabilité ni contrôle. Sans doute la forme monarchique donne aux qualités personnelles du prince une ac- tion plus directe et plus forte, mais qu'on ne s'y trompe pas, le pouvoir absolu, qu'il soit l'apanage d'une famille ou d'un peu- ple, qu'il soit exercé par la volonté d'un seul ou par celle de tous, produit des résultais h peu près semblables. Le suffrage universel des démocraties n'offre pas des garanties plus réelles,

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et dans les républiques aussi bien que dans les monarchies, h moins que des institutions salutaires ne viennent réprimer les passions des hommes, assurer l'empire de la loi, le respect in- violable des grands principes de la justice, on verra tôt ou tard le despotisme s'établir sur les mêmes bases, qui sont le fana- tisme et l'aveuglement du peuple habilement exploités par des chefs ambitieux. Sous ce rapport, ce qui se passe de nos jours est bien propre h ébranler la confiance qu'on a trop longtemps mise dans ces vaines formules a l'aide desquelles ont été opérées tant de révolutions stériles. Bien des illusions se sont dissipées, le désenchantement a pris la place de l'enthousiasme , et les es- prits cruellement désabusés sur la valeur des réformes pohtiques, éprouvent le besoin du repos et de la stabilité, sont enclins à revenir en arrière, à relever les ruines du vieil édifice pour s'as- surer un abri contre les tempêtes qui menacent de bouleverser l'état social. Cette réaction est dans l'ordre naturel des choses, c'est une de ces oscillations successives qui constituent la marche de l'humanité , toujours entraînée au delh du but par les séduc- tions de la théorie, puis repoussée bientôt en sens inverse par les écueils de la pratique ; mais pour qu'im pareil mouvement porte de bons frtiits, il faut qu'on n'oublie pas les leçons de l'expérience, et c'est ici que l'historien peut exercer une influence précieuse en rappelant les excès du passé, an retraçant les abus qui ont amené la chute des principes auxquels on croit pouvoir aujourd'hui demander le salut de la société. Envisagé à ce point de vue, le livre de M. Mignet nous paraît offrir un intérêt de circonstance tout à fait remarquable, quoique l'intention de l'au- teur n'ait été que d'éclaircir par des recherches nouvelles, un point historique encore obscur, et qui fut l'un des événements les plus singuliers d'une époque fertile en choses extraordinaires. On ne saurait en effet rien imaginer de plus propre à inspirer la haine du despotisme. L'éloquent récit de M. Mignet jette une vive lumière sur les intrigues de la cour d'Espagne et nous dé- voile les mystères de cette politique astucieuse et violente qui fut le détestable fruit de l'union du pouvoir absolu dans la personne du souverain, avec l'autorité non moins absolue de l'Eglise, re- présentée par l'inquisition.

HISTOIRE. 29Î

Antonio Ferez était un des deux secrétaires d'état. Ses qualités brillantes, son caractère aimable, souple, discret, ses connais- sances étendues et son habileté dans les aflaires lui avaient gagné la faveur du monarque. Il so trouvait chargé principalement de la correspondance diplomatique; le roi lui communiquait ses desseins, l'initiait a ses pensées secrètes, et c'était lui qui, dans le déchiffrement des dépêches, séparait ce qui devait être com- muniqué au Conseil d'Etat de ce que le roi réservait pour lui seul. Cette position était hérissée de périls. Avec un tel maître h ser- vir, Antonio Ferez, malgré toute son adresse, ne pouvait guère s'endormir dans la sécurité du lendemain.

Œ Philippe II était sévère et défiant. Il n'accordait jamais entiè- rement sa confiance, et l'on n'était pas assuré de la posséder encore, lors même qu'il en donnait les plus apparents témoi- gnages. On ne s'apercevait de la perte de sa faveur qu'au mo- ment même il frappait. Aucun signe, aucune impatience > aucun refroidissement, ne trahissaient d'avance le changement de ses volontés ou de ses affections. Il traînait en longueur ses disgrâces comme toutes les autres choses. C'est ce qu'éprou- vèrent plusieurs de ses ministres, et entre autres le cardinal Spinosa en 1571, et Antonio Ferez en 1579. Malgré sa défiance, il suivait les conseils de ceux qu'il avait investis de son autorité. Dès 1561, Michèle Suriano remarqua, en le comparant a son père, que Charles-Quint se conduisait en toutes choses, d'après sa propre opinion, tandis que Fhilippe II se dirigeait d'après celle des autres. Il avait, en effet, l'esprit lent, peu inventif et assez irrésolu. Quoique très-impérieux, il était indécis, et sa vo- lonté était plus exigeante encore qu'arrêtée. »

Ajoutez à cela sa manière minutieuse de gouverner et son naturel ombrageux qui l'engageait à se servir d'hommes diffé- rant de vue et de tendances, divisés par l'ambition. Il fallait que toutes les affaires de l'état, jusqu'aux plus petites, passassent sous ses yeux. Il les examinait lentement, demandait l'avis de nombreux conseils, puis, conservant toujours auprès de lui deux partis rivaux, il se décidait pour l'un ou pour l'autre, selon les occasions, sachant exciter ainsi leur émulation à le bien servir. A la tête de ces deux partis furent longtemps le duc d'Albe ei

29Î LITTÉRATUBE,

RuyGomez deSilva, prince d'Eboli. Antonio Ferez élaii une créa- ture de ce dernier. Lancé par lui dans la carrière, il avait fait assez rapidement son chemin. Le roi aimait son dévouement sans bornes et peu scrupuleux, son esprit vif et plein d'expédients, son travail prompt et facile. Aussi lui accordait-il toute sa con- fiance. Antonio Ferez ne sut pas résister à l'enivrement d'une si ' haute faveur. Il avait le goût effréné des plaisirs, ses dépenses excessives le rendirent accessible h la corruption et l'orgueil lui tourna la tête.

Philippe II ayant envoyé don Juan pour étouffer la révolte des Pays-Bas, et se défiant des projets ambitieux qu'on attribuait à ce prince, plaça près de lui le secrétaire Escovedo, de la fidélité duquel il se croyait sûr. Mais au lieu de se conformer aux in- structions secrètes qu'il avait reçues, Escovedo entra dans les vues de don Juan et travailla de tout son pouvoir h leur accom- plissement. Le frère de Philippe II aspirait h se faire accorder une souveraineté. Dans ce but il était entré en négociation di- recte avec le Pape. Son projet avait d'abord été d'obtenir Tunis, puis lorsque ce royaume fut retombé sous le joug des Turcs, il tourna ses vues sur l'Angleterre. Un semblable plan souriait au Sainl-Siége , qui se garda bien de repousser les ouvertures de don Juan. Un jour donc le nonce du Pape fit part k Antonio Ferez des dépêches de sa cour h ce sujet. Le roi instruit de tout fut dans une grande colère contre Escovedo et chargea Ferez de surveiller ses intrigues, de paraître même les approuver afin de mieux surprendre sa confiance. Ferez ne refusa point de remplir ce rôle odieux et le fit avec une insigne perfidie. Il appelait cela du dévouement, et il s'en vante avec effronterie en transmettant au roi une lettre d'Escovcdo : « Sire, c'est ainsi qu'il faut écou- ter et répondre pour le bien de votre service; on les lient mieux ainsi au bout de l'épée, on en fait mieux ce qui convient avant fout au bien de vos affaires.... Mais que Votre Majesté prenne! bien ses précautions pour lire ces papiers, car si mon artifice se découvre, je ne lui serai plus bon à rien et je devrai quitter le jeu. Au surplus, je sais très-bien que, pour mon devoir et ma conscience, je ne fais on tout ceci que ce que je dois, oi je n";:i pas besoin d'tinc autre théologie que la mienne pour le corn-

HISTOIRE. 293

prendre. » Le roi lui répond : a Croyez, en tout, a ma circon- spection. Ma théologie entend la chose tout comme la vôtre, et trouve que non-seulement vous faites ce que vous devez, mais que vous auriez manqué à Dieu et aux hommes, si vous ne l'aviez fait ainsi, afin de m'éclairer aussi complètement qu'il le faut contre toutes les tromperies humaines, et sur des choses de ce monde dont je suis véritablement épouvanté. »

On voit que le mailre et le serviteur étaient bien dignes l'un de l'autre. Ils s'entendaient parfaitement pour sacrifier tout principe de morale à ce t|u'ils regardaient comme l'intérêt de l'Etat, c'est- à-dire a leurs passions et à leurs vues personnelles. Antonio Ferez avait un niotif particulier de haïr le secrétaire de don Juan. Esco- vedo ayant découvert ses relations coupables avec la princesse d'EboIi, qui passait pour la maîtresse du roi, pouvait le perdre aisément. C'est pourquoi le favori de Philippe II profila des laj»- jiorls de don Juan avec le duc de Guise , après son retour des Pays-Bas, pour se défaire de son dangereux antagoniste. Le roi se laissa persuader que la mort d'Escovedo serait le meilleur moyen de mettre fin à des intrigues qui compromettaient la paix royaume. Perez se chargea de l'exécution, et après avoir d'a- bord tenté de l'empoisonnera sa propre table, il le fit tuer dans les rues de Madrid, par des sicaires placés en embuscade près de sa maison.

Cet assassinat devait nécessairement causer une grande ru- meur. La famille d'Escovedo avait de puissants protecteurs, Perez ne l'ignorait pas, mais il se croyait en sùrelé derrière les ordres positifs du roi. Quoiqu'il connût assez le caractère de Philippe II pour ne pas beaucoup compter sur sa reconnaissance, il ne pou- vait s'imaginer que l'audace de son royal complice irait jusqu'à vouloir le sacrifier malgré les preuves écrites qu'il avait entre ses mains, et qui devaient le décharger de toute responsabilité, puis- qu'il n'avait fait qu'obéir en fidèle sujet. Il pensait être en mesure de braver l'oroge. Mais l'habileté d'Antonio Perez fut en défaut: malgré toute sa rouerie de diplomate formé à l'école italienne, il s'était trompé dans ses calculs ; ses ennemis trouvèrent accès au- près du roi, ils surent éveiller sa jalousie, et lui inspirer le désir de se défaire d'un rival que la voix publique désignait comme

2(r

294 LlTTÉRATUlîE,

J'amanI préféré ilo la princesse d'Eboli. En conséquence Ferez se vit arrêté, mis sous la garde d'un alcade, et son procès s'inslruisil arec la lenteur que Philippe II apportait en toutes choses. Ferez ne put plus douter alors du dauger qui le menaçait, mais cela ne changea rien h sa conduite dissolue; ayant après huit mois ob- tenu la permission de sortir dans la ville, il continua de faire des dépenses extravagantes, affichant un grand luxe et jouant très- gros jeu. C'était donner des armes à ses ennemis. On éleva des soupçons sur son intégrité, une enquête fut secrètement com- mencée par l'ordre du roi. Puis lorsqu'on eut acquis des preuves suffisantes de sa vénalité, il fut condamné pour crime de concus- sion, et renfern)é dans une forteresse. A la suite de celte pre- mière condamnation, l'instruction relative au meurtre d'Escovedo fui reprise avec une nouvelle activité. Vainement Ferez essaya de tout Jiier, en même temps qu'il adressait tour à tour au roi les supplications les plus vives, et la menace de rendre publiques les lettres qu'il avait reçues de lui au sujet de cette affaire. Phi- lippe II se montra également insensible aux unes et aux autres, el laissa la procédure suivre son cours. C'était assurément la juste punition des coupables intrigues dont Ferez s'était fait l'instru- meiit servile. Mais quelque criminel qu'il fiit, on ne peut s'empê- cher de l'envisager dès lors comme une malheureuse victime de la plus cruelle persécution. En eflet, le roi par les ordres duquel il avait agi, le laisse mettre à la torture pour lui arracher un aveu, fait jeter en prison sa femme et ses enfants, se montre tout dis- posé à signer sa sentence de mort. Ferez n'ayant plus d'autre moyen que la fuite pour échapper à un jugement ignominieux, conçut un plan d'évasion que l'aide de quelques amis lui permit d'exécuter. Il se sauva en Aragon il pensait être en sûreté a l'abri des privilèges de cette province. Lh, du moins , il trouvait une justice impartiale, tout h fait indépendante de la cour et de ses influences ; il pouvait à son tour prendre l'offensive et dévoiler les perfidies de Philippe II. Mais, mieux avisé, il voulut d'abord mettre fin a cette lutte inégale. Le premier usage qu'il fit de sa liberté fut d'écrire au roi une lettre pleine de soumission el de prières. Philippe H ne répondit à celte sage démarche que par de nouvelles rigiiL'urs conirc la famille du fugitif. N'osniit pas copen-

HISTOIRE. 395

dant enfreindre les franchises de l'Aragon , il lit dénoncer Ferez au tribunal do l'inquisition comme soupçonné d'hérésie. Quelques propos attribués au malheureux secrétaire parurent des preuves suffisantes, et des envoyés du Saint-Office vinrent h Saragosse demander l'extradition du coupable. C'était une trame fort habile- ment ourdie, car la justice aragonaise ne pouvait pas opposer ses privilèges au droit absolu que possédait l'inquisition , d'évoquer a son tribunal toutes les affaires relatives aux opinions religieuses. Elle dut donc céder malgré ses répugnances, et consentir h. livrer Antonio Ferez. Mais le peuple, excité par les agents de celui-ci, qui lui représentaient son extradition comme une grave atteinte aux franchises de la province, s'étant ameuté contre les inquisi- teurs, le prisonnier fut arraché de leurs mams, et put encore une fois chercher son salut dans la fuite. Ferez réussit non sans peine h franchir les Pyrénées, et alla se réfugier h Fau, près de la princesse Catherine de Bourbon, qui l'accueillit avec joie, moins par intérêt pour lui que parce qu'elle vovait un grand avantage h s'attacher un homme qui possédait tous les secrets de la politique espagnole. Ferez crut avoir enfin trouvé un asile sûr contre les poursuites de son ancien maître. Mais Fhilippe II ne parut au contraire que plus acharné h sa perte. Après avoir profité d'abord de l'insurrection aragonaise pour détruire les privilèges provin- ciaux, et sacrifié de nombreuses victimes à son besoin de ven- geance ,^il essaya d'engager par de perfides promesses Antonio Ferez k rentrer en Espagne, puis ayant échoué il paya des assas- sins pour aller le tuer en France. Mais vainement la tentative se renouvela-t-elle a plusieurs reprises, Ferez échappa toujours.

« La chose fut poussée, quand Ferez était à Fau, jusqu'à ten- ter de se servir d'une dame du pays, qui ne manquait ni de beauté, ni de galanterie, ni de distinction, une maîtresse femme, amazone et chasseresse, et courant a cheval, comme on dit, par nionts et par vaux : on eut pensé qu'il s'agissait de mettre a mort quelque nouveau Samson. Bref, on lui offrit dix mille écns et six chevaux d'Espagne pour qu'elle vînt h Fau, y fit une liaison avec Ferez, et après l'avoir charmé par sa beauté, l'invitât et l'at- liriît chez elle, pour, de là, le livrer un beau soir, ou le laisser enlever dans luio partie de chasse. La dame, ou importunée ou

296 LITTÉRATURE,

désireuse, par une curiosité naturelle à son sexe, de connaître un homme dont le pouvoir et les persécuteurs faisaient tant de cas, ou enfin dans le but d'avertir elle-même le poursuivi, feignit, comme la suite l'a laissé croire, d'accepter la commission. Elle partit pour Pau, et se lia avec Ferez. Elle venait le voir à sa de- meure. Messagers et billets allaient pleuvant. Il y eut plusieurs parties de plaisir; mais, en fin de compte, le bon naturel de la dame et son attachement pour Ferez l'emportèrent chez elle sui l'intérêt, ce métal de bas aloi, qui souille plus que tout ce que l'amour peut se permettre, en sorte que ce fut elle-même qui vint lui révéler la machination d'un bouta l'autre, avec les offres laites et tout ce qui s'ensuivait. Elle fit bien plus encore, elle lui otrrit sa maison et le revenu qui en dépendait, avec une si vive tendresse (s'il faut juger de l'amour par les démonstrations), qu'il n'y a bon mathématicien qui n'eût dit qu'il y avait, entre cette dame et Ferez, échange et communauté astrologique. »

Cependant Ferez, ennuyé de son repos, imagina d'aller offrir ses services à Henri IV, qui les accepta volontiers, et le chargea de ses intérêts auprès d'Elisabeth d'Angleterre. Ferez trouva do chauds amis dans les deux cours, il fut garanti contre les entre- prises de ses ennemis d'Espagne, obtint même une garde pour veiller a la sûreté de sa personne, et se vit bientôt placé de la ma- nière la plus avantageuse. Mais les épreuves par lesquelles il avait passé ne semblaient point avoir en rien modifié son carac- tère. Ses habitudes d'intrigue et sa conduite dissolue ne lardèrent pas h compromettre son influence. Tous ses efforts tendaient à susciter la guerre contre l'Espagne, et il aurait voulu que ses nou- veaux protecteurs missent leurs armées en campagne pour sa- tisfaire SCS projets de vengeance. Dans ce but il essaya surtout de se concilier la faveur de la reine d'Angleterre, au détriment de la politique française dont il était l'agent. S'exagérant son impor- tance, il crut pouvoir sans danger se jouer de la confiance d'Henri IV. Mais ses menées déloyales n'aboutirent qu'à le ren- dre également suspect aux deux monarques, et son crédit baissant de jour en jour, il fut, après la mort d'Elisabeth, obligé de reve- nir en France solliciter humblement les bienfaits du roi qu'il avait voulu tromper. Ne pouvant plus jouer aucun rôle politique, il

HISTOIRE. 29T

vécut dès lors dans une obscurité triste et pénible , car ce n'était qu'a force d'instances qu'il obtenait le paiement de la pension qu'Henri lY lui avait accordée. La mort de Philippe II lui donna l'espoir de rentrer en Espagne. Mais il dut encore renoncer à ce dernier espoir, toutes ses demandes restèrent sans réponse; on se contenta de rendre la liberté à sa femme et h ses enfants. Objet d'une défiance générale, oublié même de ses anciens amis, il ter- mina sa carrière sur la terre de l'exil, dans un état voisin de l'in- digence. Malgré l'intérêt qu'inspirent ses malheurs, on ne peut s'empêcher de dire que ce fut une juste punition de son orgueil, et qu'il mérita sou sort par l'abus continuel qu'il fit de ses moyens et de sa position. Le portrait suivant, par lequel M. Mignet ter- mine son récit, résume admirablement les principaux traits de cette vie aventureuse, si riche en leçons frappantes, en enseigne- ments précieux :

a Antonio Ferez, sans être un des grands ministres de Phi- lippe II, comme l'impérieux cardinal Spinosa, l'adroit Ruy Go- mez, l'altier duc d'Albe, le discret Granvelle, posséda un mo- ment toute la faveur de ce prince, et fut le personnage le plus puissant de la monarchie espagnole. Arrivé trop facilement au pouvoir, il ne sut pas s'y maintenir, et, devenu pour ainsi dire, ministre par voie héréditaire, il se conduisit en véritable aventu- rier. Passionné,, avide, dissipateur, violent, artificieux, indiscret, corrompu, il porta ses dérèglements dans une cour aux apparen- ces sévères, troubla de ses agitations un prince habitué à une di- gnité tranquille, offensa par la rivalité de ses amours et l'audace de ses actions, un maître hypocrite, vindicatif et absolu. Bien qu'il connût à fond celui qu'il servait , bien qu'il eût le secret de ses passions cachées , de sa dissimulation redoutable, et de cette jalousie de son pouvoir qui rendait sa confiance toujours incer- taine, bien qu'il sût que Philippe II avait tué le cardinal Spinosa (l'une seule de ses paroles, avait employé le duc d'Albe pour son habileté, et l'avait éloigné pour ses hauteurs, n'avait gardé Ruy Gomez jusqu'au bout qu'à cause de sa dextérité et de ses con- descendances, il osa le tromper, et il se perdit. Dans la lutte dé- sespérée où le précipitèrent ses excès et ses fautes, il déploya des ressources d'esprit si variées, il montra une lelle énergie de ca-

298 * LITTÉRATURE,

ractère, il fut si opprimé, si éloquent, si pathétique, qu'il derint l'objet des plus généreux dévouements, et obtint la sympathie universelle. Malheureusement les défauts qui l'avaient perdu en Espagne, le décréditèrent en Angleterre et en France, où, tou- jours le même, il compromit jusqu'à sa disgrâce, et mourut dans la pauvreté et l'abandon. »

Dans ce remarquable travail, M. Mignet ne se montre pas moins habile écrivain qu'historien consciencieux. Son style tou- jours pur et harmonieux, sobre d'images, empreint d'une noble simplicité, sait rester grave sans être trop tendu. Il rend la pensée claire et précise, ne la surcharge point d'ornements inutiles, et nous offre un beau modèle qui contraste de la manière la plus avantageuse à côté des étranges fantaisies du néologisme mo- derne. La lecture de son livre procure une jouissance bien rare aujourd'hui, en prouvant que la langue française peut encore re- trouver les sages traditions de ses grands auteurs classiques.

LE PRÊTRE au XIX^ siècle, par jM^e Hermance I^sguillon ; Paris,

in-8°.

Le rôle que les idées humanitaires assignent au prêtre dans notre siècle , est un rôle, il faut le dire, un peu vague, et qu'on ne saurait guère exprimer dans une autre langue que celle qui laisse le champ libre à l'imagination, relâche les nœuds de la logique, et permet à l'auteur d'errer à son gré sans but, sans raison, dans le domaine de la poésie. Ce n'est plus le prêtre ro- main que l'on veut, et ce n'est pas encore un simple apôtre de la pure philanthropie. Si nous avons bien compris, le prêtre de M™^ Lesguillon doit être un homme extrêmement libéral, même un peu radical, légèrement socialiste.... et chrétien aussi,.... mais modérément;... Reprenons:

Si le prêtre avait à choisir entre la cause de la liberté et celle du despotisme, et qu'il embrassât la première , ce serait mer- veille! On sait fort bien , du reste, que le prêtre romain a plutôt fait le contraire ; mais aujourd'hui , ce n'est plus de liberté qu'il s'agit en France. Celle lutte est terminée, la liberté règne! C'est

HISTOIRE. 299

entre les différentes théories politiques que la lutte existe; elles sont nombreuses ; quel parti prendra le prêtre :

Allez! le peuple souffre, il demande, il désire, Allez! que son malheur vous hausse et vous inspire !

dit M"*^ de Lesguillon , qui semble vouloir que le prêtre suive le pouvoir il se trouve , et flatte le peuple après avoir flatté les rois;

Oh! ne flattez jamais, évangéliste austère,

Le rOi des faux honneurs, ou l'oisif de la terre.

En attendant suivez aux douloureux calvaires

Ces peuples bien-aimés que vous nommez vos frères!

Ne serait-il pas mieux, dans ces temps-ci, que le prêtre n'em- brassât aucun par(i , rendit h César ce qui appartient à César, et surtout ne montrât point au pauvre et au souffrant un remède a leurs maux dans les réformes politiques, qui, l'histoire est \k pour le prouver, n'en peuvent apporter aucun.

On peut dire sans craindre d'être accusé de socialisme :

Nous ne comprenons plus que d'un coté le riche Amasse pour lui seul l'or que lui seul défriche, Laissant des enfants nus près d'enfants vêtus d'or. Nous ne comprenons plus que le pauvre qu'on leurre Reste sans toit, sans pain, sans habits, sans demeure Près d'un brillant palais s'amasse un trésor;

parce qu'il est permis, surtout en poésie, de flétrir l'égoïsme et de pleurer l'infortune. Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que pour trouver notre civilisation caduque et les indigents mal- heureux, on soit nécessairement socialiste; mais dès que l'on ajoute :

Non, puissants ! Ce n'est plus par des promesses feintes Que vous apaiserez la blessure et les plaintes.

Impuissante est la charité. Ce qu'il faut aujourd'hui pour que Tâme s'élève, C'est l'oasis fleuri qui naît du noble rêve.

Du bonheur dans la liberté.

300 LITTÉRATURE,

l>ès que l'on remplace la charité pw un oasis fleuri, dont, sous le vague nuageux dont l'auteur le recouvre, les roses semblent être celles du phalanstère, on peut demander si c'est bien au prêtre à amasser contre les heureux de la terre les flots de la colère du peuple. Le règne du Christ est-il de ce monde? Que le chrétien parle aux riches et aux puissants pour les conjurer d'adoucir les maux de leurs frères, et que lui-même il donne l'exemple; c'est son devoir. Mais montrer du doigt au prolétaire les trésors que le hasard... injuste... dans ses caprices; disons mieux que la Providence, dans ses voies mystérieuses, a con- fiés au riche, et lui dire : a voil'a la cause de nos souffrances,....

la charité est impuissante une blessante aumône ne suffit

plus au pauvre glorieux 11 faut qu'au noble ouvrier on règle

son produit. » Déchaîner contre l'édifice social, bouc émissaire de tous les maux pubhcs et privés, l'imagination des masses, au lieu de leur faire voir que l'égoïsme, source de leurs maux, est après tout l'apanage de tous, du pauvre comme du riche ; voilà ce qui ne saurait être le rôle du prêtre: c'est le rôle du déma- gogue :

Enfin, le prêtre, selon M'"* Lesguillon , doit être chrétien, mais, hélas! quel christianisme! C'est Lamartine qui en est l'a- pùtre: les Lamartines, dit-elle dans son enthousiasme tiède et comniun :

f/s v'inretU les premiers, visible et doux symbole Expliquer la touchante et tendre parahole. Verbe du Dieu fait homme en la bonté de Dieu !

Cette croyance est nécessairement vague, insaisissable, du do inaine seulement de la poésie, et point du tout une religion pra- tique ; ce n'est pas un culte, c'est une idée, un brillant nuage aux formes changeantes, aux splendides reflets, et pas de fonds!

« Le poète est libre, mettons-nous à son point de vue, et voyons, p a dit Victor-Hugo ; et cette règle esl souvent bien snlu- lairo pour la critique; elle l'est lorsqu'il s'agit de juger des œu- vres de pure imagination ; mais quand la poésie n'est qu'une forme, une manière de philosopher, un moyen de se soustraire aux rigueurs logiques de la prose, comme c'est ici le cas, puisque

HlSTOIRIi. 301

louvrage ilc M'"* Lcsguillon est comme qui dirait une brochure en forme d'ode, alors il est permis de juger le point de vue de l'auteur qui devient l'objet principal , l'art n'étant plus que l'ac- cessoire.

Aussi dirons-nous que, lo sujet étant peu vivifiant , il s'en est suivi que la poésie manque de couleur et de vie, toutefois faut-il ajouter h la louange de l'auteur, qu'elle en manque moins qu'on ne devait s'y attendre, et qu'en dépit d'un sujet p<3u inspirateur, M"^ Lesguillon nous offre de temps h autre des strophes qui ne manquent pas de verve ni d'harmonie.

Qu'elle nous permette seulement deux observations de détail dont elle fera ce qu'elle voudra. Il faut en premier lieu que le poète sache effacer, c'est une qualité précieuse, qui coûte beau- coup au premier moment, mais qui devient facile et utile, avec l'habitude: il faut qu'il sache effacer, s'il ne sait les corriger, des périodes comme celle-ci.

Pour combatlre l'injuste et venger le foi fait Qualre-vingl-treize au monde apparut... sombie elTcl!

C'est la chute... qui fait un effet peu brillant! il serait difficile d'en trouver une plus esclave de la rime et plus vide de sens ; il eut fallu ôter aussi :

L'ouvrier, le poète et lu femme a sa lyre,

comme faute de français, et :

Comme un nouveau martyr épuisez le calice Et mourez quand faudra mourir.

comme archaïsme peu gracieux, et d'ailleurs facile h corriger. En second lieu, puisque l'auteur aime les figures, elle devrait s'exercer à les faire justes :

Marcher comme un sillon ,

est un pou hyperbolique ;

Prêtre au rameau qui console

AUachez foi, vertus, esprit, amour, parole,

n'est pas clair, non plus que :

27

302 LITTERATURE,

Deux pouvoirs combaltaient

lis luttaient tous les deux, selon roccasion , Gonflant l'éponge avide au flot d'ambition.

Sauf cela, l'auteur no manque pas de qualités poétiques, et l'enverrait peut-être d'elle quelques pièces meilleures, si elle voulait bien laisser la poésie humanitaire poursuivre sa destinée, et M. Le Dreuille ajuster, comme faire se pourra, sa phraséo- logie libérale sur les dogmes ultramontains.

H. S.

UN TOURISTE en Algérie, par le docteur Prosper Viro; Paris, 1 vol. in-12, â fr. 50 c.

A mesure que la domination française se consolide sur la côte d'Afrique, l'Algérie perd son aspect original, son cachet de bar- barie, ses mœurs et sa nationalité. Tout cela s'efface rapidement devant le niveau de la civilisation moderne, qui répand partout sur son passage la monotonie la plus dépoétisante, s'il est permis d'employer un mot nouveau pour exprimer une action plus par- ticulièrement propre à notre époque. Il faut donc se hâter si l'on veut encore retrouver dans l'Algérie quelques-uns des traits de son ancienne physionomie. Le touriste fera bien de suivre sans re- tard les traces de M. le docteur Yiro, et de profiter, tandis qu'il en est temps, des directions de cet aimable guide, autrement il risquerait fort de n'avoir plus à visiter qu'un département fran- çais transplanté sur la côte africaine. En effet, grâce aux pro- grès de l'industrie, la transformation s'opère comme par enchan- tement, et les colons venus d'Europe refoulent dans le désert l'Arabe qui refuse de s'assimiler à eux. Déjà M. Yiro est obligé de chercher au milieu des constructions nouvelles les souvenirs de la vieille Alger ; c'est à peine si quelques rues oubliées pré- sentent encore l'aspect de la ville orientale.

Ce qui frappe d'abord , dès que l'on s'aventure

Au sein d'Alger, ce que n'y verront pas

Ceux qui bientôt y porteront leurs pas ; Ce que notre marteau chaque jour dt-nature,

HISTOIRE. 303

Ce sont ces chemins sinueux, De l'Alger primitif, ténébreuses entrailles,

Qui Lien souvent, réduits anfractueux. Au-dessus du piiss;\iil confondent leurs murailles. Vous y voyez le sol, et c'est un dernier trait

Bon à noter dans ce portrait. Parsemé d'habitants au travail inhabiles, Posés quelquefois jusqu'au soir immobiles. Sur ses talons croisés, l'un assis gravement. Murmure sa prière, ou médite en fumant ; L'aulre, et d'un froid soudain sa rencontre vous navre. Dort couché comme un vrai cadavre ;

En même temps l'actif bourricotier. Son bâton à la main, au travers du sentier. Chasse, en criant baleck, un long cortège d'ânes. Qui courent bravement chargés de lourdes mannes.

A ces anciens bâtiments dont les murailles dépourvues de fe- nêtres dénotaient la jalouse défiance de leurs propriétaires, dont la construction avancée au-dessus de la rue formait une cspèc€ .de voiîte sous laquelle on était à l'abri des ardenls rayous ci'; soleil, succèdent des édifices plus élégants, plus ouverts, d'un'. architecture gracieuse-, mais tout à fait peu en harmonie avec le climat du pays. Et ce n'est pas seulement dans Alger que ceit-: métamorphose s'accomplit :

Phiiippevilîe enfant si nouvellement née, P(iisi|ij'elle compte à peine une cinquièuio année, , Est déjà, pour les amateurs. Belle de monuments flntteiirs. Vous débarquez sur une large place. Qu'entourent des cafés oii mainte et mainte glace Eblouissent vos yeux siirpris ; Vous y voyez, à l'inslar de Paris, La rue en droite ligue, au trottoir de bitume ; Le coquet parfumeur; le friand pâtissier; Le coiffeur fashionable, et, suivant la coutume,

A chaque pas le bavard épicier; De Maures, presque aucun, au point que leur costume. Si parfois vous le retrouvez, Vous fait croire que vous rêvez ;

301 LITTEHATURE,

Pour retrouver de Ja couleur locale, il faut pénétrer jusqu'à Constantine. Encore ce qu'il en reste n'est-il pas, à ce qu'il pa- raît, bien séduisant, car M. Vire en est bientôt las; et après avoir satisfait sa curiosité, il se sent mal a l'aise au milieu de celte population grossière, dans ces lieux sauvages qui sont trop peu français pour lui. C'est un touriste auquel les comforts de la civilisation sont indispensables, et quoiqu'il juge h propos d'é- crire en vers, il n'est guère poète; il lient surtout au positif do la vie, et son imagination ne se met pas beaucoup en frais pour embellir la réalité. Aussi nous pensons qu'il eût mieux fait d'écrire en prose , ses descriptions n'y auraient rien perdu , et son livre se serait fait lire plus volontiers. Un itinéraire ainsi rimé d'un bout à l'autre fatigue par ses redites, par sa monotonie, par les longues périphrases que l'auteur est obligé d'employer souvent pour exprimer les choses les plus simples. D'ailleurs la poésie française se prête bien difficilement à ce genre, ou (lu moins elle ne le peut qu'en sacrifiant sans cesse la grâce cl l'harmonie. M. Yiro a de l'esprit, de la gaîté, parfois même de h verve, mais sa versification est en général assez négligée, il ne se montre pas observateur habile, et n'a point su donner à son récit un cachet do véritable originalité.

LETTIlES (1(^ M. IJotta sur ses décomertes à Khorsahnd, près «le ISinivp, publiées par M. J- Mohl ; Paris, imprimerie royale, I \nl. in-8'', fig., 9 f'r.

M. Botta ayant été nommé au consulat de Mossul, résolut de mettre h profit sa position pour faire exécuter des fouilles sur l'emplacement de Ninive situé à une petite distance au delà du Tigre. Ses recherches furent d'abord infructueuses: cependant les ayant poussées un peu plus loin vers une petite coUine sur la- quelle était situé le village de Rhorsabad, dont les habitants lui avaient à plusieurs reprises apporté des briques fort belles, il dé- couvrit que celle colline recelait dans son sein les restes encore assez considérables d'un vaste bàlimeul assyrien. Ayant attiré

HISTOIRE. 305

l'attention du gouvernement français sur cette trouvaille impor- tante, il en obtint des subsides pour continuer les fouilles, puis l'adjonction d'uu habile dessinateur, M. Flandin, qui lui fut en- voyé afin de reproduire l'image exacte des sculptures que l'on ne pourrait pas enlever ou transporter. Encouragé de cette ma- nière, M. Botta sut lutter avec courage contre les préjugés des habitants ainsi que contre la mauvaise volonté du pacha turc. A force de persévérance, il parvint à décider le chef du village à lui vendre sa maison, exemple qui fut bientôt suivi par les autres propriétaires, en sorte que devenu maître de la place, il put don- ner à ses travaux toute l'extension nécessaire. De nombreuses inscriptions dont quciques-unes très-longues, des bas -reliefs plus ou moins bien conservés représentant des scènes de combat, des machines de guerre, des soldats et des femmes, une enceinte d'épaisses murailles sculptées, avec des divisions intérieures for- mant des espèces de chambres, se montrèrent successivement à ses yeux et lui fournirent une riche collection de débris précieux destinée au Musée du Louvre. Mais quelle était la nature de l'é- difice auquel ils ont appartenu ; était-ce un temple, un palais, un tombeau? C'est une question difficile à résoudre. Aussi M. Botta, sans prétendre la trancher trop h la hâte, se borne-t-il à soumet- tre ses conjectures aux savants, en leur offrant tous les éléments nécessaires pour asseoir leur opinion. Il publie une description détaillée du résultat de ses fouilles avec des dessins et la plupart des inscriptions trouvées. Ce sont des documents bien propres à exercer la sagacité de ceux qui se livrent à ce genre d'études. Ce premier aperçu sjra suivi d'un ouvrage plus complet que M. Botia se propose de publier à son retour en France avec les planches exécutées par son collaborateur, M. Flandin. En attendant, il fait preuve d'une rare modestie par cette communication libérale de découvertes dont beaucoup d'autres à sa place auraient voulu se réserver tout l'honneur. Il les abandonne avec un généreux dé- sintéressement à rinterprélation du monde érudit, et se montre ainsi toul-'a-fait élianger aux petites rivalités jalouses qui entra- vent si souvent les progrès de la science.

:^<

30{i LITTÉRATURE,

UIBLlUOnAmiE historique et t«)pographiqiie de la France, ou catalogue de tous les ouvrages imprimés en français depuis le \\ " siècle jusqu'au mois d'avril 1845, par A. Gii-anlt de Saint- Targeau; Paris, 1 vol in-S", 12 fr.

Celle bibliographie renferme les titres d'environ 12,000 ou- vrages. Sur ce nombre, il se trouve plus de 1800 articles relatifs aux préliminaires généraux de Thisloire de Franco, et de plus de 1200 concernant en particulier la ville de Paris, ainsi qu'environ 2000 cartes, plans des vilK?s principales, elc. L'auteur les a classés: par ordre alphabétique des anciennes provinces; par déparlements formés des dites provinces; par ordre alpliabélique des villes, bourgs ou villages compris dans ces difTérenls départements. Une table générale des noms d'auteurs et une table géographique, qui est en même temps table des matières, servent à faciliter les recherches. C'est bien certai- nement le catalogue le plus complet qu'on ait fait jusqu'ici des publications traitant de l'histoire et surtout de la topographie de la France. Cependant ou peut encore y signaler plus d'une omission. Ainsi pour n'en citer que deux, nous n'avons trouvé dans colle bibliographie ni la Statistique de M. Schnizzler, ni les Voyages en France de M. LuUin de Châteauvieux, et ces oublis ne sont sans doute pas les seuls. D'un autre coté l'on y rencontre l'indication précieuse d'une foule de notices éparses dans les journaux ou recueils périodiques. L'auteur donne en gé- néral aux litres l'étendue nécessaire pour faire connaître ce que les livres contiennent, mais nous regrettons qu'il n'y ail pas ajouté le nom de la ville ils ont été imprimés, renseignement assez utile à ceux qui veulent se les procnrer, et que d'ordinaire les bibliographes ne négligent point. Ce ne sont du reste que de tiès-légères imperfections dans un travail aussi considérable et aussi difficile. Le catalogue de M. Girault de Sainl-Fargeau ren- dra de grands services à toutes les personnes qui veulent étudier l'histoire de la France. De semblables monographies bibliogra- phiques ont l'avantage d'épargner aux écrivains bien du temps et de la peine en les metlant à même de consulter les sources dont

HISTOIRE. 307

ils ont besoin el de profiter des recherches antérieures dont le point spécial qu'ils traitent a pu déjà être l'objet.

KITABI KULSIJM NANEH^ ou le livre des dames de la Perse, con- tenant les règles de leurs mœurs, usages et superstitions d'intérieur, traduit sur la version anglaise par J. Thonnelier; Paris, 1845, 1 vol. in-t2, 5 fr.

De qui la science et la puissance de l'esprit? De qui? si ce n'est d'Eve, la mère du genre humain !

Aussi, malgré le pouvoir que l'homme s'est arrogé, les filles d'Eve ne renoncent point à la suprématie, même dans le pays elles semblent réduites à l'esclavage le plus complet. Là, comme ailleurs, elles peuvent, en dépit des institutions, exercer un véri- table empire, et elles savent fort bien employer dans ce but les moyens dont la nature les a dotées. Les Orientaux ont beau tenir la femme emprisonnée dans le harem , cachée sous le voile, as- sujettie au joug et privée de toute liberté d'action. Ils n'en sont pas moins obligés de subir son influence el, si nous en jugeons par les deux vers du poète persan que nous venons de citer, ils le reconnaissent eux-mêmes. D'ailleurs ils voudraient vainement le mer, le Livre des dames de la Perse ne peut plus laisser aucun doute à cet égard. Dans l'isolement du harem, les esclaves étu- dient l'art d'asservir leur maître, et sa surveillance jalouse ne saurait empêcher qu'il s'y complote plus d'intrigues encore qu'au sein de notre société européenne, l'opinion publique est le seul frein imposé aux passions. Cela s'explique du reste assez na- turellement. Le fruit défendu est toujours celui qu'on préfère. Plus on gêne l'indépendance des femmes, plus on la leur fait dé- sirer. Réduites a l'esclavage, oisives, privées de toute distraction intellectuelle, de tout développement moral, de quoi voulez-vous qu'elles s'occupent, sinon de profiter de toutes les ressources i,u'olles peuvent avoir a leur disposition pour se procurer quel- ques mstanis de liberté, pour secouer la lourde chaîne qui les relient captives, et goûter les seules jouissances qu'elles puis-

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sent comprendre. On ne doit donc pas s'étonner si quelques-unes ont eu l'idée de rassembler tout ce qu'elles avaient appris a ce sujet, soit par tradition, soit par leur propre expérience, pour servir h l'inslruclion des jeunes personnes. Un comité de sept da- mes , dont la principale s'appelle Rulsiim Naneh, a rédigé cette espèce de code avec tout le soin qu'exige une si importante ma- tière. Les divers articles en ont été mûrement discutés, et peu- vent se ranger sous quatre chefs, savoir : ce qui convient, ce qui est désirable, ce qui est conforme aux lois de Mohammed, et ce qui est nécessaire ou obligatoire^ Ces dames paraissent assez peu orthodoxes, car les prescriplions religieuses sont précisément celles sur lesquelles elles insistent le moins. Elles ont de nom- breuses dispenses pour la prière, l'ablulion et le jex\ne, tandis que rien ne jusiifie à leurs yeux l'oubli d'un détail de toilelte, d'un moyen de coquetterie, ou d'une pratique superstitieuse. Cela ne les empêche pourtant pas d'invoquer en commençant le nom d'Allah , et de débuter par rendre grâce h sa miséricorde. Puis elles ont soin de nous avertir qu'elles sont des femmes accom- plies ï qui ont qualité pour résoudre, d'une manière spéciale, chacun des points de difiiculté ou d'embarras qui peuvent se ren- contrer dans le caiirs de la vie domestique ». Leurs décisions doi- vent donc faire autoriié; ce ne sont pas de simples conseils qu'elles donnent , ce sont des règles impérafives. Or leur pre- mière recommandation porte sur les jours réservés aux réjouis- sances et à la gaité, qu'il faut toujours célébrer convenablement avec les pratiques consacrées par l'usage. C'est dans ces fêles publiques que les femmes doivent mettre en œuvre toutes les ressources de la toilette et de la coquetterie pour rehausser leurs charmes et rendre leurs attraits plus séduisants. Elles captivent ainsi les cœurs des hommes et les préparent h reconnaître leur empire. « Entre autres coutumes reconnues pour être d'une grande vei tu et d'un grand pouvoir, se trouve la suivante : Le dernier vendredi du mois sacré àii Uamadhan, ou du carême des Musulmans, les femmes doivent s'habiller avec richesse, se par- fumer et se parer de leurs plus beaux atours, puis se rendre ainsi sous les portiques des mosquées , les jeunes gens, aux formes do cyprès, aux joues de tulipes et aux manières sédiiisan-

HISTOIRE. 309

tes, s'assemblent on plus grand nombre qu'en tout autre lieu. Il laut que les belles s"y assoient, les jambes allongées, et que cha- cune d'elles allume douze petites bougies. En le faisant, il faut qu'elles aient le soin d'élever la main assez haut au-dessus de leur tête pour qu'elles puissent soulever leur voile, comme par hasard, et montrer ainsi la beauté de leur visage. Qu'elles ex- (losenl aussi aux regards leurs orteils des pieds, teints en rouge vif, aûn que les jeunes gens les voient et les admirent avec des cœurs blessés par les traits de l'amour. Mais ce serait d'un fu- neste présage si l'une des petites bougies était délaissée sans être allumée, Bibî Jàn Aghà et les autres membres de notre docte comité féminin sont unanimes sur cette opinion ». Et le mari qui interdirait à sa femme de semblables distractions, s'exposerait non-seulement à se voir condamné par le cadi, mais encore à encourir un juste châtiment dans la vie future; car, malgré leur caractère profane, ce sont des pratiques religieuses qu'il doit res- pecter. Bien plus, si la femme profite de quelques occasions pour aller visiter ses amies dans l'espoir d'y rencontrer un amant, qu'il se garde de la questionner ou de la blâmer d'être rentrée trop tard ; ce serait de la dernière inconvenance. Il en est de même pour le plaisir du bain , qu'il ne saurait absolument pas refuser. Le docte comité déclare qu'après un refus réitéré, la femme a le droit de prendre dans la maison de son mari tout ce qu'il va de propre à payer les dépenses du bain. Voila donc le pouvoir marital confiné dans les étroites limites du harem. Hors delà il est à peu près nul. Mais du moins règne-t-il bien en des- pote absolu dans son intérieur, n'a-t-il jamais à redouter l'insu- bordination de ses esclaves? Hélas, si nous en croyons M™^ Kitabi Kulsûm Naneh, il n'en est rien, et les maris persans ne sont pas niieux garantis 'a cet égard que beaucoup de maris européens. En dépit des murailles, des eunuques et des lois, l'esprit d'indépen- dance se fait jour jusque dans le harem. Il est expressément re- commandé qu'une femme a se batte et se prenne de querelle avec son mari, au moins une ou deux fois par jour, jusqu'à ce qu'elle en obtienne les fonds qu'elle demande : et puisqu'il n'y a nulle constance dans le caractère, nulle certitude dans les habitudes de In vie d'un mari, lequel peut, sur un simple caprice, répudier sa

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femme ou avoir ie bonheur pour elle de mourir subitement, il est nécessaire à cellc-oi^ tant qu'elle reste dans la maison, d'amasser à la fois et petit à petit, tout ce qu'elle pourra, aCn que, l'heure de la séparation sonnéa, elle puisse s'habiller avec élégance, et se divertir jusqu'à ce que son. mari (s'il vit encore) se repente de ce qu'il a fait, et devienne soumis à la volonté de sa femme. > Celle-ci fera bien également d'user de semblables moyens vis-à- vis des parents qui lui sont hostiles. C'est ainsi qu'elle assolera son empire sur des bases certaines, et qu'elle obtiendra l'accom- plissement de tous ses désirs; elle formera le caractère de son mari , et fera respecter en elle la suprématie naturelle de la femme.

Voilà les douceurs de la polygamie. Il n'était certes pas né- cessaire d'en faire un cas pendable pour en dégoûter les Euro- péens; il suffisait de traduire le Livre des dames de la Perse. Les tromperies et les stratagèmes employés contre le joug conjugal y sont très-naïvement exposés. Ces dames en savent long sur ce chapitre, la tvrannie les rend ingénieuses, et, tout bien considéré, nous pensons qu'il vaut mieux courir les chances de la pleine liberté dont jouissent les nôtres. Ce qu'il y a de plus curieux, c'est l'aplomb avec lequel ces prescriptions étranges sont pré- setitées comme obligatoires, sous peine, pour celles qui ne s'y conformeront pas , d'être punies non-seulement dans ce monde, mais encore dans l'autre. Elles les mettent à côté, sinon même au-dessus des devoirs religieux, et donnent, avec une impertur- bable assurance, les recettes d'une foule de charmes, d'amulettes et autres pratiques superstitieuses, dont elles vantent l'efficacité pour faciliter le succès et procurer le bonheur. Cela rappelle à beaucoup d'égards le Grand Grimoire, le Dragon rouge et autres livres de magie, qui trouvent encore des amateurs dans certains pays d'Europe, avec cette difîérence pourtant que les dames de la Perse ne pensent point avoir rien à démêler avec le diable, ni mettre en péril le salut de leur âme. Il n'y a pas même ici ré- volte contre l'ordre social. Elles l'acceptent tel qu'il est, seule- ment elles usent de toutes leurs armes pour combattre l'oppres- sion qu'il fait peser sur elles, et, voyant la vie si courte, si fragile, cherchent à l'embellir autant que possible, sans se douter qu'il

HISTOIRE. 511

puisse y avoir aucun mal h cela. Nos idées morales leur sont d'ailleurs complètement étrangères, et il ne faut pas oublier en jugeant leurs principes, que le régime sous lequel elles sont pla- cées change tous les rapports de la vie domestique , détruit a peu près l'influence salutaire de la famille, excuse cette tendance a s'affranchir de toute gêne et de toute retenue. C'est bien la faute des hommes , si les femmes élevées comme des esclaves unique- ment destinées à leurs plaisirs, ne conçoivent pas d'autre liberté que la licence, d'autre bonheur que la coquetterie, si leur seule ambition est d'exercer le pouvoir de leurs attraits. Nous avons une piquante révélation des résultats que produisent les mœurs de la société orientale. Elle nous paraît également propre à jeter du jour sur ceux que produiraient les systèmes de certains réfor- mateurs socialistes, qui veulent changer l'organisation actuelle du mariage. Sous ces deux rapports le Livre des dames de la Perse est intéressant à étudier. Il offre de plus une lecture fort amu- sante, et nous regrettons seulement que le traducteur n'ait pas jugé a propos d'y joindre une notice historique sur l'origine de cette singulière production, et sur la vie de ses auteurs.

MÉMOIRES ET DOCUMENTS publiés par la Société d'Histoire de la Suisse romande ; tome 5 , U<= livraison : Recherches sur les sires de Cossonay et sur ceux de Prangins, issus de leur famille ; par L. de Charrière. Lausanne, chez G. Bridel; Paris, chez Ab. Cher- buliez et C«, 1 vol. iti-S".

La Société d'histoire de la Suisse romande a certainement contribué par ses efforts à réveiller le goût des recherches histo- riques. On s'est remis avec ardeur à compulser les archives, à étudier les sources, à recueillir tous les documents épars dans les familles. Cet élan a produit déjà quelques travaux remarquables. Les volumes précédents du recueil de la Société contiennent plusieurs mémoires d'un haut intérêt. En général cependant ils traitent des points de détails, ils se renferment dans une sphère très- restreinte, et s'attachent surtout h porter le flambeau de l'investigation sur dos faits isolés, d'une médiocre importance.

m LITTERATURE,

Les vues d'ensemble sont un peu négligées, chacun se borne ex- clusiveinent a compulser avec la plus minutieuse exactitude les documents qui concernent la localité qu'il connaît le mieux. Mais cette direction n'est peut-être pas un mal , car pour un pays comme la Suisse, il n'y eut jamais de centralisation, ni par conséquent d'unité, la diversité des origines peut seule expli- quer l'étrange variété des coutumes, des mœurs et des tendances, il n'est pas de petit détail qui ne mérite d'être étudié, qui ne puisse fournir plus tard des données précieuses à l'historien. En accumulant les matériaux on rend la tâche de celui-ci plus facile, on applanit sa route, et on lui suggère souvent de fécondes in- ductions qu'il n'aurait peut-être point aperçues sans cela.

Ainsi les Recherches de M. Charriere sur les sires de Cossonay, quoiqu'elles n'offrent que la généalogie d'une famille et les tran- sactions relatives à son fief particuHer, pourront cependant n''être pas sans utilité pour jeter du jour sur l'histoire du moyen âge , sur l'organisation si compliquée et encore si obscure de celte épo- que. Le travail de M. Charriere présente à cet égard une foule de notions curieuses. Il analyse les chartes avec beaucoup de soin, et montre une connaissance approfondie de toutes les ques- tions qu'elles soulèvent. D'ailleurs les sires de Cossonay, sei- gneurs riches et puissants, prirent une part active aux événe- ments qui influèrent sur les destinées du Pays de Yaud. Ils fu- rent mêlés a ses querelles intestines, à ses guerres intérieures, ils y tinrent un rang distingué, et leur histoire se lie à la sienne. C'est donc un document très-précieux, bien que d'un intérêt spé- cial, et M. Charriere a su lui donner une forme moins aride que celle adoptée d'ordinaire pour les ouvrages de ce genre. Le style en est simple, agréable même, les faits y sont clairement expo- sés, l'érudition y paraît exempte de pédanterie et de sécheresse. Nous regrettons seulement que l'auteur n'ait pas résumé dans une courte introduction les traits principaux du rôle joué par l'illustre famille qui fait l'objet de ses recherches.

HISTOIRE. 313

FRAGMENTS oratoires et littéraires; par Saint -Albin Eerville; Paris, chez Joubert , ii, rue des Grès, 1 vol. in-8% 7 fr.

M. Berville, parvenu au rang le plus élevé dans la carrière du barreau, n'a pas oublié qu'il devait aux lettres ses premiers suc- cès. Avant d'être avocat il a été littérateur, et c'est à cela sans doute que son talent doit quelques-unes des précieuses qualités qui le distinguent. Aussi le droit no lui fait pas dédaigner la lit- térature, e( par un sentiment de reconnaissance bien naturel , il veut tirer de l'oubli les essais de sa jeunesse. Il est vrai que cette affection d'un auteur pour les premières productions de sa plume est souvent aveugle, dégénère même parfois en faiblesse ridi- cule. L'amour-propre ne raisonne pas toujours juslo, et il lui arïive d'attacher le plus grand prix précisément h co qui en mé- rite le moins. Mais ce n'est pas le cas de M. Berville, si nous en jugeons par le fragment placé en tête de son volume, qui est un Eloge de Rollin auquel l'Académie française décerna le prix d'élo- quence. Voilà du moins un titre qui justifie jusqu'à un certain point la prédilection de l'auteur. Il est vrai que l'éloge de Rollin offre bien peu d'intérêt aujourd'hui. Soit comme historien, soit comme instituteur de la jeunesse, il a beaucoup vieilli, ses ensei- gnements ne sont plus guère en harmonie avec l'esprit de notre époque. Cela ne gâte rien cependant aux qualités qui le distin- guèrent , et que M. Berville fait ressortir avec bonheur lorsqu'il parle de sa bonté naïve, de sa candeur et de sa simplicité, de son zèle d'honnête homme pour la vertu , de la pureté de son âme et de la droiture de son caractère. Ce sont bien les traits qui se retrouvent dans les ouvrages de Rollin, et qui leur impriment parfois un cachet plein de charme. Mais il ne faut pas pousser l'éloge trop loin, et prétendre voir dans Rollin un historieii phi- losophe. M. Berville a tort de croire que dans l'éloge il ne doit point y avoir de place pour la critique. Il a beau faire de très- jolies phrases pour excuser la crédulité trop facile de Rollin^ son ingénieux plaidoyer ne nous persuadera pas qu'il y ait avantage "a nourrir la jeunesse d'illusions trompeuses, et à lui charger la mémoire défaits suspects, de traditions superstitieuses qui tout

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314 LITTÉRATURE, HISTOIRE.

à la fois dénaturent l'histoire et faussent le jugement. Du reste c'est un morceau sagement écrit dans le ton qui convenait le mieux au sujet. Les mêmes qualités de stvle se retrouvent en général dans fous les autres fragments de divers genres dont se compose ce volume. M. Berville s'y montre écrivain sobre, vi- sant peu a l'effet, se préoccupant surtout d'exprimer clairement ses idées, et n'ayant jamais besoin pour cela de torturer la langue ou de recourir aux hardiesses chanceuses du néologisme. 11 n'ap- partient pas a l'école du jour, son article sur l'exagération dans les arts en fait foi. A. ses yeux la littérature est une source de jouissances douces et nobles, faites pour élever l'àme , et non pas seulement pour l'émouvoir a tout prix.

s Le but des beaux-arts ;, dit-il, est de nous donner des jouis- sances. Us ont été créés pour nous reposer des fatigues de la vie, pour nous consoler de ses peines. Ce que nous leur demandons, ce sont quelques instants de bonheur, d'enchantement, de douce illusion dans notre carrière agitée et laborieuse. Les impressions qu'ils nous causent ne doivent donc pas dépasser une certaine mesure : il faut qu'elles s'arrêtent au point elles cesseraient d'être un plaisir. Lorsque Aristote enseignait que le théâtre doit exciter en nous des impressions purgées de ce qu'elles auraient de trop amer dans la vie réelle, il posait le vrai fondement de la théorie des arts. Rien de plus facile que de produire des émotions fortes: sous ce rapport, les procès-verbaux du supplice de Da- mions ou de la question donnée a Ravaillac, laissent bien loin derrière eux toutes les inventions de nos artistes. Mais ce ne sont pas ces émotions-là que je demande a l'art. Si je vais voir un tableau, ce n'est pas pour être ému comme je le serais en en- trant à l'amphithéâtre de dissection ; si je loue une place au théâ- tre, ce n'est pas pour sentir ce que je sentirais en voyant faire l'opération de la pierre. En un mot, j'amie le feu qui m'échauffe, je hais le feu qui me briile : je savoure le breuvage qui chatouille ou pique mon palais, je rejette la liqueur corrosive qui m'em- porte la bouche. »

Fidèle à cette manière d'envisager la littérature, M. Berville se

garde bien d'imiter les écarts des écrivains h la mode. 11 cherche

lutôt sa route dans les régions moyennes, et préfère les finesses

LÉGISLATION, ÉCONOMIE POLITIQUE. 31 J

*îe l'esprit aux merveilles de l'imagination. L'on ne trouve pas dans ses essais divors des traits d'une originalité puissante, des pensées remarquables par la vigueur et la hardiesse ; mais il y règne une modération pleine de bon sens , une raison pratique, une grande clarté d'idées, et ça et Ton y rencontre dés saillies piquantes ou des tours ingénieux. La même modération se re- marque dans les fragments politiques. L'auteur appartient évi- demment h l'opposition libérale, mais il se renferme dans de sa- ges limites, et n'adopte point les vues exclusives ni le langage passionné de l'esprit de parti. En résumé nous croyons que la plu- part des morceaux dont ce volume est composé seront lus avec plaisir, et sauf deux on trois bluettes qui ne méritent peut-être pas les honneurs de l'impression, c'est un recueil intéressant auquel le public fera sans doute un bon accueil.

LÉGISLATION, ECONOMIE POLITIQUE, ETC.

OK L:\ RLFOnME du Code Pénal français et de quelques articles des autres codes qui y ont rapport, par Michel Soliraène; Paris, chez Joubert, ii, vue des Grès, 1 vol. in-8°, 6 fr.

Le code pénal français est assez généralement regardé aiijour- <riiui comme n'étant plus en harmonie avec les idées et avec les besoins de notre époque. Il porte le cachet du régime sous lequel il fut élaboré. Au sortir d'une révolution qui avait ébranlé les ba- ses de Tétat social , le législateur derait être surtout préoccupé de la nécessité de raftermir l'ordre, de rétablir l'empire de la loi, et de lui donner pour appui la rigueur des peines. Ce n'était pas le nujment de remonter aux grands principes fondamentaux m de chercher par une discussion longue et bien mûrie à introduire un système nouveau plus équitable et plus conforme aux idées de régénération morale. Les circonstances exigeaient que la société ne fut pas désarmée contre l'audaee de ses nombreux ennemis. U

316 LÉGISLATION,

fallait plutôt au contraire la renforcer, et Tintimidation semblait le seul moyen efficace. L'autorité chancelante de la lui devait avant tout être consolidée. Or, au milieu de l'ébranlement géné- ral il ne lui restait, pour se faire respecter, que le bourreau et les gendarmes. D'ailleurs, Napoléon fondant son pouvoir absolu sur les ruines de la république, penchait naturellement pour le système de la répression sévère. Ce fut donc cette tendance qui domina la rédaction du code pénal. On y prodigua sans scrupule Ja peine de mort, on ne s'attacha pointa marquer d'une manière bien exacte tous les degrés de l'échelle des crimes ; la simple ten- tative (ut punie aussi rigoureusement que le crime accompli; on perdit un peu trop de vue l'individualité du coupable pour no considérer que le salut de la société. Depuis lors, la civilisation a fait un pas, les mœurs se sont adoucies, les idées ont pris un au- tre cours, et la loi s'est trouvée en désaccord avec l'opinion pu blique, en sorte que pour satisfaire celle-ci l'on a transiger, abaisser les minima, donner plus de latitude aux tribunaux dans l'application des peines, admettre les circonstances atténuantes. C'étaient autant de coups portés a la législation pénale dont on afTaiblissait ainsi l'autorité. Il en est résulté un état de choses dont les inconvénients sont faciles à comprendre. La loi n'est phis qu'une letire morte qui n'a presque aucune action morale, parce que tout dépend de l'interprétation de ceux qui sont chargés de l'appliquer. Des peines considérées par les juges eux-mêmes comme trop sévères, ne sont plus un frein, n'exercent plus l'jn- timidation qui était leur but. Le coupable sait d'avance qu'elles ne seront pas rigoureusement appliquées, et il peut toujours es- pérer, quel que soit son crime, qu'on y trouvera des circonstan- ces atténuantes. Evidemment une réforme est devenue indispen- sable, surtout si l'on veut que le régime pénitentiaire qui s'intro- duit de plus en plus dans les prisons puisse porter ses fruits. C'est ce qui a engagé M. Solimène à rédiger son travail, qu'il ne pré- tend point donner pour une œuvre parfaite, mais qu'il livre à l'élude des jurisconsultes afin de stimuler leur zèle et de hâter l'accomplissement des réformes désirées. Prenant pour base le rode actuel, il place en regard les changements qu'il propose, et snnsentrrr dans la discussion détaillée de chacun d'eux, il per-

ÉCONOMIE POLITIQUE. 317

met ainsi d'embrasser l'ensemble , de le comparer avec ce qui existe maintenant, de saisir d'un coup d'œil l'effet des modifica- tions qu'il y apporte. C'est une méthode simple, claire, propre à frapper les esprits les moins habitués à s'occuper de semblables sujets. Quelques chapitres préliminaires sont consacrés à exposer les principes généraux sur lesquels doit reposer la législation pé- nale. L'auteur part de l'idée que « la peine infligée au coupable par la société n'est que le remords entre les mains de la loi, le remords transporté dans la souffrance du corps, et l'image de elui que Die» a empreint dans la souffrance de l'âme. Il y a donc des règles pour déterminer la qualité des peines; il y a des limites qu'on ne peut dépasser sans blesser le rapport éternel des choses, sans détruire la loi de proportion. » La peine doit être le prix du délit, son œslimalio, comme dit Papinien. Plus forte ou plus faible elle manque son but, qui est tout h la fois de punir le coupable et de venger la société. Il importe donc de bien distin- guer sous ces deux rapports les divers degrés du crime, afin de Uiesurer le châtiment suivant l'étendue du dommage et la per- versité du coupable. De la M. Soiimèno passant à Tappréciadon des divers actes criminels dont le délinquant parcourt la chaîne df puis U' moment oii il pense a la faute, jusqu'à celui de la con- .sommaiion, définit nettement trois degrés, savoir la tentative, l'altenlal, et le crime manqué, qui ne doivent pas encourir les mêmes peines que le crime accom[)Ii. Kn effet, s'ils indiquent également chez le coupable la volonté do nuire, ils ne causent pas le même dommage a la société ; In réparation doit donc être différente. La culpabilité des complices paraît aussi devoir être distinguée do celle des auteurs du crime. Enfin on peut prévoir maints cas particuliers dans lesquels le délinquant trouvera des motifs d'excuse plus ou moins légitimes. M. Solimène établit en conséquence une échelle de peines proportionnées à ces catégo- ries criminelles, il en détermine les degrés de manière h bien marquer les limites dans lesquelles l'arbitraire du juge a le droit d'agir, et il supprime complètement les circonstances atténuantes. H estime avec raison que la loi doit être assez explicite pour per- n)cltre le moins souvent possible qu'on s'écarte de son texte et pour éviter les dangers d'une interprétation trop élastique. Il faut.

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318 LEGISLATION, ECONOMIE POLITIQUE.

qu'olle soil inviolable dans le sens strict du mot, pour le juge aussi bien que pour Taccusé. M. Solimène repousse les exagéra- tions de la philanthropie et de la senlinientalité qui caractérisent la tendance moderne. Il les regarde comme non moins fâcheuses que l'excès contraire, et pense que le législateur ne doit point se laisser entraîner par des considérations de ce genre. Aussi se pronnnce-f il pour le maintien de la peine de mort en se bornant a restreindre son application à un très-petit nombre de cas. Il in- siste sur la convenance d'ôter aux peines temporaires le cachet de l'infamie qui est en contradiclion manifeste avec les elForts tentés pour la régénération du coupable. L'exposition ne lui paraît pas pouvoir être conservée plus que la marque , car elle est pour l'âme ce que l'aulre était pour le corps, une tache inefTarable qui dure autant que la vie. Enfin il veut abolir la mort civile comme une fiction dangereuse, absurde, et indigne de figurer dans le code dune nation civilisée.

Tels sont les points principaux sur lesquels porte la réforme proposée par M. Solimène. Il en fait découler une foule d'autres modifications dans le détail desquelles nous ne le suivrons pas, car elles demanderaient a être discutées par des hommes spé- ciaux, et les bornes de cet article ne perniettraieul d'ailleurs pas d'approfondir les innombrables questions qu'elles soulèvent. Nous avons simplement voulu signaler l'importance d'un pareil travail qui aborde avec franchise et hardiesse la tâche immense do mettre le code pénal en harmonie avec les idées et les besoins du monde moderne. Quelle que soit sa valeur- intrinsèque, nous crevons qiùnn ne pourra lui refuser le mérite d'avoir nettement indiqué le but et en quelque sorte jalonné la véritable route à suivre au n;i!ieu des sentiers divers qui se croisent en tous sens. L'inten- tion de l'auteur a été de « donner une âme au code pénal, » de lui communiquer un esprit philosophique et de conformer toutes ses dispositions a un principe immuable de raison, de justice et de vérité; en un mol « de démoraliser le crime et de moraliser la peine. « C'est la que tendent tous ses efforts, et il nous semble qu'une telle direction est infiniment plus féconde pour l'avenir de la société que les vaines utopies de quelques réformateurs qui, au 1 eu de chercher à réparer l'édifice, prétendent le détruire d'abord

SCIENCES ET ARTS. 3.19

(le fond en comble pour élever à sa place un palais idéal liabité par des êtres chimériques.

SCIENCES ET ARTS.

KTI.DES HYGIÉNIQUES sur la santé, la beauté et le bonheur de.s leratnes, par V. Raymond, doct.-tncd.; Paris, chez Desloges, 39, rue Saint-André-des Arts, t vol. in-18, 5 fr.

C'est donner à l'hygiène un rôle bien important que d'en faire la source de la santé, de la beauté et du bonheur des femmes. Cependflnt'cette prétention n'est pas tout à fait sans fondement, surtout lorsque l'on comprend dans les études hygiéniques les fonctions de l'esprit, les habitudes de l'âme aussi bien que celles du corps. Considérée sous ce double point de vue, la santé de- vient en effet un principe de bonheur, et l'on ne saurait mettre en doute son influence sur la beauté. M. Raymond débute en docteur galant par déclarer que toutes les femmes sont belles ou pourront Tetre. C'est vouloir, dès l'abord, se concilier la faveur de ses l«;ctrices. Mais ce n'est pourtant pas une vaine flatterie qu'il leur jette pour a})pât, car il se hâte d'ajouter que toute figure, quel- que irrégulière qu'elle soit, peut produire une impression agréa- ble lorsqu'elle est animée par des pensées nobles et aimantes. Or aini^i modifiée, l'assertion est juste, on ne saurait le nier; le vi- sage le moins régulier plaira toujours dès qu'il sera le miroir dune belle âme. C'est tout le secret de la beauté, Mesdames, il ne lient qu'à vous d'être jolies; soyez bonnes et aimables et vous serez de plus heureuses par dessus le marché. Cultivez votre esprit, ouvrez votre cœur à tous les sentiments nobles et géné- reux, soyez gaies sans excès, bienveillantes avec ceux qui vous entourent, prudentes dans vos liaisons, fidèles dans vos amitiés; montrez-vous désireuses de plaire et point coquettes : voilà les principales conditions auxquelles M. Raymond vous promet santé, lioantô ot bonheur. Quant à la conservation de vos attraits, il vous

320 SCIENCES ET ARTS.

iiiïre d'excellenis conseils sur les moyens de foriifier le corps, de développer les organes, de prévenir par de sages précautions les accidents et les infirmités. L'hygiène doit accompagner la femme dans toutes les circonstances de la vie. Elle vaut mieux que les corsets pour empêcher les déviations de la taille chez la jeune tille, elle veille sur la jeune mère pendant sa grossesse, écarte les dangers qui la menacent, la rend capable de nourrir ses en- fants sans trop de faiigije, répare en quelque sorte les injures du temps, et si elle ne peut la garantir contre les approches de la vieillesse, du moins elle l'adoucit et lui ùte une grande partie de ses inconvénients. D'ailleurs M. Raymond, tout en repoussant les abus de la coquetterie, ne prétend pas interdire aux femmes l'usage des ressources ingénieuses que peut leur fournir l'art pour embellir leurs charmes. Au contraire, il regarde comme un de- voir pour elles de ne rien négliger de ce qui peut contribuer a maintenir la fraîcheur de leur teint et a conserver leurs attraits. Son petit volume se termine par une série de receltes, dont il in- dique remploi et les effels.

DES Cli WGF.HEXTS dans !<■ climat de la France, histoire r'ie «s réxoiiilions tnéféorologitjtjc.s. par Ir tlocieiir Fustor : Paris. J8â5,

iii-S", 8 fr.

M. le docteur Fuster aborde ici l'une des questions les plus importantes de la n!étéorolof;ie. La permanence des climats a été I objet de discussions nombreuses, dans lesquelles les savants se sont partagés en doux opinions liien tranchées. Les uns ont ad- mis cette permanence tout en reconnaissant que des modifica- tions partielles peuvent avoir lieu sous l'empire de causes étran- gères aux grandes lois de la nature; les autres au contraire pr^"- tendent déduire des observations faites à difTérentes époques, la preuve certaine de changements généraux dont l'influence va croissant d'année en année, tant que de nouvelles conditions at- mosphériques n'en arrêtent pas la marche. C'est parmi ces der-, nicrs que se range M. Fuster. Il pens" que le climat de la France

SClKNrES AHTS. 3^1

« rhongyyl clianpo encore; lo bul do ses reoljcrchos csl ilo cou jitalor rexislonco do lollos varialions, ol do montror commotit ellos Diit ou lion. Los ôcrils dos aurions no pouvoni j^uoro fournir do doiinoos soioiililiqtios h oot ô^ard, niais ils ronfonnonl uno fculr d'indicos qui lous s'accordonl h fairo supposor quo lo climat do la (iaul© otail singuliorenioiit âpro ot rudo. Côsar nous approiid quo riiivor Y couiintniyail do bontio hourc, Diodoro do Sioilo qu'il •Mail Iros loiijî cl 5iii;;iilioronionl rij^curoux, quo toutes los rivioros navigablos, sans on oxcopttn- le llliMno, y {^oiaionl nisôinont , et «<■ ciiangcaicnt par oo nuiycn on un ohoinin trôs fornio; Cioôron dit, (Ml parlant dola(i;iulo: (Jiiid ill'n tcrria m^pvnus ■' 'VtW \,\\(\ Pline el IMularquo , sont d'accord pour assurer quo los Gaulois no cultivaient point la vigne 'M\9 ans avant notre 6ro. Mais lors- (|Uo la (iaulo dovornio province romaine conunonra do jouir dos l)ienfaits do la civilisation, le climal parut s'adoucir {^raduolioinont à inosuro quo les pro{;ros do l'agriculturo faisaient disparaître on partie les forets épaisses ot los immensos marais qui couvraient io sol. Cette nmélioralion devint plus sensiblo encore sous l'in- lluonco du chrislianismo ot des nombreux couvents qui contri- buèrent à perfectionner la culluro. Kilo «lloignil son apogée sous I cmpiru do Cliarlema|;no. A partir do colle époque, c'est h diro dfs b; dixièmo siècle, la décadence se manilVsIa dans le climal aussi bien quo dans los inslitulions el los imvurs. « Lo sol, ravagé d'abord par les incursions des Normands, ot presque dépeuplé «nsuile parles Ilots do croisés entraînés vers los lieux saints, fut laissé sans culture h' la merci dos eaux sla}:nantes. Les forêts qui rombrageaient, négligées ou détruites, devinrent insensiblemenl dans lo nord los landes do la Hrelagno, los déserts do la Cham- pagne, los vastos bruyères du Poitou; dans lo centre, los terres marécageiisos do la lîrosso el du Forez, do la Sologne et do la lirenne, du Horry et du Câlinais; dans lo midi, los champs do sable du Médoc , les terrains graveleux du Limousin et du Pén- gord, les roches dénudées du Languedoc et de la basse Provonce. F.tienno, abbé do Sainto-Gonoviévo, obligé de traverser la Franco, de l'aris h Toulouse, au commencement du treizième siècle, peint avec elTroi son as|)ect sauvage el ses immenses solitudes. » Dans les siéeles postérieurs on voit celle dégradation du ciim.ii

322 SCIENCES ET ARTS.

suivre une marche progressive, toujours sous l'influence des raênies causes qui tendent à détruire les bienfaits de la culture du sol. Les désastres do la guerre, l'oppression d'un mauvais gou- vernement, les persécutions religieuses, enfin les dévastations révolutionnaires, sont autant de faits dont l'action délétère hâta ce changenîent funeste. La vigne disparut peu à peu des contrées du nord, l'olivier se retira de plus en plus vers le midi, le ci- tronnier et le limonier ne résistèrent plus en plein air dans le Languedoc, la canne h sucre ne prospéra plus en Provence qu'à Tabri des serres.

Ce sont des modifications attestées par l'histoire, et que l'on ne saurait mettre en doute. Mais ceux qui adoptent la per- manence du climat les attribuent à des causes sans aucun rap- port avec la météorologie. Suivant eux ce n'est point l'abaisse- ment de la température qui a refoulé vers le midi la culture de la vigne et de l'olivier, c'est tout simplement la direction nouvelle qu'a prise l'industrie et la facilité toujours croissante des commu- nications. En efFet, dès que les barrières qui séparaient les divers pays se sont abaissées, le commerce pouvant fournir, par exem- ple, les meilleures qualités de vin au même prix que revenaient les qualités médiocres obtenues sur place à force de soins et de peine, la culture de celles-ci n'offrant plus de bénéfice, a dià bien- tôt être abandonnée. Il serait facile de citer maifits exemples de cet efTet des progrès de la liberté en matière d'industrie. Les premiers éléments de l'économie politique nous apprennent que h production se règle en général sur la demande, et que lorsque la concurrence est permise, la demande s'adresse aux marchés qui lui ofTrent le plus d'avantage. Ainsi d'après les idées émises par M. AIpli. de Candolle, les limites de l'habitation ou patrie artificielle des plantes peuvent s'étendre indéfiniment sous l'in- fluence de l'industrie et des soins, secondés par des lois ou rè- glements, même par de simples usages ou par les caprices de la mode. « Mais les soins de l'agriculteur sont subordonnés au pro- duit net relativement aux frais de culture. Les produits volumi- neux d'un prix peu élevé et d'une grande consommation, comme los substances alimentaires principales, et môme certaines bois- sons généralement usitées, éiant trop renchéris par le transport.

SCIENCES ET ARTS. 323

les agriculteurs s'efforceront de les obtenir en tout pays. C'est alors qu'ils poussent les limites de culture aussi loin que les conditions physiques le leur permettent. La même chose arrive pour les fruits et pour les légumes, que l'on ne peut pas trans- portera quelque distance, et que l'on désire cependant se procu- rer. S'il s'agit au contraire de denrées d'un prix élevé dont on consomme moins, qui sont plus légères et plus faciles a trans- porter, l'intérêt bien entendu de certaines populations sera de ne pas les produire, et de chercher plutôt à les faire venir des pays plus favorisés de la nature. Ainsi le blé , la pomme de terre, les arbres fruitiers elles légumes ordinaires, se cultivent partout les hommes savent et peuvent cultiver. Le mûrier, le cotonnier, l'indigotier, etc., sont au contraire bien rarement cultivés jus- qu'aux limites le climat permettrait de s'en occuper. La vi- gne, l'olivier, le riz, le chanvre, le lin, etc., sont en quelque sorte intermédiaires entre ces deux extrêmes. Les progrès comme les retraits des lignes de ces cultures n'accusent aucunement des modifications du climat ; ils obéissent d'une manière exclusive aux sollicitations de causes économiques, commerciales, indus- trielles ou législatives. »

M. Fuster recoonaît bien la justesse de ces observations, mais il croit que c'est accorder une influence trop exclusive à l'éco- nomie politique, il ne pense pas que cela doive exclure la proba- bilité d'un changement du climat. Ces causes lui paraissent trop mobiles et trop partielles pour qu'on puisse leur attribuer une action durable et générale. D'ailleurs n'ont-elles pas plus ou moins existé à toutes les époques? M. Fuster persiste donc a soutenir qu'à côté de leur influence il faut admettre aussi la dé- térioration du climat dont il trouve une nouvelle preuve dans les grandes intempéries qui ont été de siècle en siècle plus nom- breuses. Retraçant l'histoire météorologique de la France, il montre qu'elle s'accorde d'une manière fort remarquable avec les différentes périodes qu'il a établies. La théorie des glaciers de M. Agassiz lui sert également de preuve à l'appui de son sy- stème. Il voit du moins dans les faits sur lesquels elle repose, de fortes objections contre la permanence du climat. L'étendue plus grande des anciens glaciers , leur retraite postérieure , puis leurs

^2i SCIENCES ET ARTS.

progrès actuels, coïncident encore avec ses périodes. EnGn il (er- mine en récapitulant les causes qu'il assigne aus changements cliraatériques. Suivant lui elles sont toutes dues a des agents ex- térieurs, la chaleur interne de la terre n'y prend aucune part; ce sont les phénomènes météorologiques et l'industrie de l'homme qui produisent la détérioration du climat, en alternant sans cesse la superficie de notre globe. Le froid, les pluies, la sécheresse, les vents, les orages, dégradent peu à peu les montagnes, abais- sent les collines, comblent les vallées, et l'industrie, par des tra- vaux de plus en plus considérables, concourt au même résultat, en multipliant les routes, eu détruisant les forêts, en modifiant les conditions atmosphériques.

Le travail de M. Fuster nous semble mériter d'attirer l'atten- tion des savants. 11 soulève des questions du plus haut intérêt, car si ces hypothèses se trouvent fondées, il importe pour l'avenir du genre humain d'aviser sans retard aux moyens d'arrêter une dégradation qui menace de finir par rendre le globe tout à fait inhabitable. La puissance que l'homme a montrée jusqu'à présent pour détruire, il doit se hâter de l'employer à conserver cette de meure dont l'entretien lui est confié.

GEHÈVB, IMPJIIMERIE DE FERD. RAMBOZ.

Eeuue Critique

DES LIVRES NOUVEAUX.

Ocldtc 1845.

UÏTÉRATURE, HISTOIRE.

LE JLIF EnnANTj par Eugène Sue; Paris, 10 vol. ia-8", 73 fr. .

Publié dans les feuilielons du Cotistilutionnel , reproduit au fur et à mesure par la contrefaçon avide à s'emparer de tout ce qui excite rallention publique, ce roman obtient un succès do vogue tout à fait incontestable. Bien plus, se mêlant avec adresse aux questions du jour les plus intéressantes, saisissant au pas- sage tout ce qui pouvait lui donner le cachet de l'actualité, pro- digant les allusions, les digressions, les déclamations, il a su se rendre éminemment populaire, et se glissant jusque dans la chaumière du pauvre, jusque sur l'établi de l'ouvrier aussi bien que dans le boudoir de la femme du monde et dans le cabinet de l'homme d'étude , il réussit à exercer une influence réelle sur l'esprit des masses. On comprend que l'auteur ait pu se croire un grand publicisle, un moraliste de haute portée, se placer au premier rang parmi les puissances de la presse. En présence d'un tel engouement l'illusion est excusable, et d'ailleurs elle était trop séduisante pour qu'il put y résister. Mais aujourd'hui c'est au tour de la critique de l'aire entendre sa voix. L'œuvre est terminée, le roman est con)plet; on peut l'envisager dans son ensemble, apprécier la valeur relative de ses diverses par- tics, suivre le développement de la donnée primitive au milieu

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32Ç LlTTÉWTCiîE,

des innonibrabfcs incidents do ce drame monstrneux^ cl jtrger l'harmonie du tout, sans être distrait ou fasciné par l'espèce d'intérèl fiévreux qu'excite le morcellement du feuilleton. La première impression qu'on éprouve en parcourant ce long récit, c'est que le romancier a usé d'un cliarlaianisrae fort habile en ne publiant point son ouvrage tout d'une fois, car ces dix volumes auraient effrayé le public, et il n'eut pas trouvé la centième partie des lecteurs qui se sont chaque malin , pendant près d'une an- née, disputés a l'envi les feuilles du Constitutionnel. En effet, le sujet choisi par M. Eugène Sue n'offrait en lui même rien de bien attrayant. C'est une vieille légende, depuis longtemps aban- donnée aux cliantears des rues et aux tréteaux de la foire. Et les deux principaux accessoires à l'aide desquels il a prétendu la ra- jeunir, la haine des jésuites et la haine des riches, ne sont que des lieux communs déclamatoires non moins usés en apparence. Il est vrai que pour remuer les masses , il n'y a rien de mieux que de faire appel aux passions et aux préjugés. Malgré l'usage assez généralement admis de vanter le bon sens populaire, il est certain que le bon sens est l'apanage du petit nombre, tandis que la grande majorité n'a que des instincts, bons ou mauvais sui- Tant l'impulsion II laquelle ils obéissent. Or, pour diriger ces instincts, il faut des idées bien simples, bien vulgaires, avec lesquelles les esprits soient déjà familiarisés, et qui n'exigent de leur part aucun effort d'intelligence. Haine aux jésuites, haine aux riches! voilà de ces formules parfaitement propres à satis- faire les passions et les préjugés, parce qu'elles désignent net- tement toute une classe d'individus, accusés d'opprimer les au- tres, et que, s'il est permis de parler ainsi , elles leur donneal un uniforme qui les rend faciles à reconnaître. La raison assu- rément réprouve une semblable condamnation portée contre une caste entière quelle qu'elle soit, sans égard aux circonstances individuelles, aux temps ni aux lieux, car les membres de celle- ci n'étant point solidaires entre eux, no sont responsables que de leurs propres actions. Aussi n'est-ce point à la raison non plus que M. Sue s'adresse, il sait trop bien qu'elle ne fait pas les succès de vogue. Mais entrons dans l'analyse du roman. Le Juif clernel a une sœur d'infortune condamnée comme lui

HISTO!^. 327

à errer JTisqu'à la consommation dos siècles. M. Sue prétend l'avoir trouvée dans une tradition peu connue. C'est possible, nous no le chicanerons pos là-dessus, va pour la Juive errante. Il débulG donc par mettre en scène ces deux grands réprouvés qui se transmettent leurs lamentations réciproques à travers le détroit de Bering, car il leur est permis do se rencontrer une fois par siècle, mais ils ne peuvent faire route ensemble. A peine ont-ils le temps de s'apercevoir au milieu des brouillards de ces déserts glacés, que le terrible commandement de Marche! Marche! se fait entendre, et ils disparaissent ainsi que deux ombres fugi- tives. Puis la décoration change subitement; nous nous trou- vons en Allemagne, et toute notre attention est fixée par un soldat accompagné de deux jewnes filles et de son oîiien. C'est un vieux grognard de la grande armée, qui ramène du fond de la Sibérie les enfants de son général. Cette figure militaire sur laquelle ia rudesse et la bonté se disputent l'empire, forme avec les deux jolies fleurs à peine écloses qu'il abrite sous sa pro- tection , un charmant tableau dont ia première esquisse est pleine de grâce et de fraîcheur. Malheureusement l'auteur, épris du contraste, en abuse bientôt et tombe dans la caricature et le mauvais goût. Les trois voyageurs se rencontrent dans une au- berge avec un certain Morok, dompteur de bêtes féroces, espèce de fanatique illuminé, qui se croit prophète ou du moins pré- tend se faire passer pour tel. Ce sont alors des scènes de ména- gerie que M. Sue se plaît à dc-crire con amore, ne noMS faisant pas grilce d'un hurlement ni d'une angoisse de l'horrible spec- tacle qu'il étale avec complaisance devant nos regards. C'est la poésie du laid et du dégoûtant poussée à ses dernières limites. La panthère noire dévore le cheval du soldat, on assiste a l'a- gonie de ce pauvre animal , on entend broyer ses os, jaillir son sang, on voit chacune de ses convulsions jusqu'à ce que tout son corps ne soit plus qu'une masse informe de chair palpitante. Morok s'attaque ensuite au vieux militaire, il le provoque, il lo pousse à bout, et le fait arrêter comme un vagabond suspect. Cet acharnement paraît assez étrange, on n'en comprend ni Id cause ni le but; mais patience, c'est l'intrigue qui commence à se nouer, nous saurons bientôt le mol de l'énigme. En attendant.

328 LITTÉHATURE,

railleur nous Iransporlc h Paris, dans le cabinet d'un )Csuito, agoni important de la sainte compagnie, qui est justement en train do lire sa correspondance avec son secrétaire ou subor- donné auquel il dicte les réponses à faire. Ici se développe un vaste réseau de machinations étranges : co sont 'des renseigne- ments qui arrivent de tous les coins du monde, des rapports et contre-rapports, des signalements, des procès-verbaux; on di- rait absolument qu'on est dans le bureau central de la police européenne ou plutôt même universelle, car l'action de la Société de Jésus s'étend sur les cinq parties du monde. Or, au milieu de ces nouvelles de toutes sortes, nous trouvons une série d'in- formations relatives à une famille dont les membres sont épars en diverses contrées, et dont les jésuites paraissent avoir un grand intérêt h en)pêcher la réunion à Paris en un certain jour fixé pour l'ouverture d'un testament. C'est la famille Rennepont et il s'agit d'un héritage très-considérable qui, en l'absence d'hé- ritiers directs échoirait aux jésuites. Mais, demanderez-vous sans doute, qu'a ceci de commun avec le Juif errant? C'est lui-même qui va vous répondre ; il reparaît tout h coup sur la scène pour vous dire que la malédiction jetée sur lui a frappé toute sa race, qu'en lui a été maudite aussi la classe ouvrière, parce qu'il était artisan , que l'une de ses plus grandes douleurs est de prévoir sans cesse les maux qui menacent en particulier les rejetons de sa famille sans qu'il lui soit donné d'en arrêter le cours fatal. Et c'est précisément la famille Rennepont qui compose toute sa descendance; elle compte sept individus appartenant aux difTé- rentcs classes de la société, savoir: les deux jeunes filles que nous avons déjà vues avec le vieux soldat, un prince indien , un manufacturier, une noble et riche demoiselle, un simple artisan, et enfin un prêtre missionnaire. Après nous avoir conté cela, le Juif errant disparait, et l'auteur, avec une habileté certainement fort remarquable, nous fait suivre à la fois les destinées de tous ces différents personnages placés dans des situations si diverses, et en apparence si complètement étrangers les uns aux autres ; par d'ingénieuses combinaisons il les mot en rapports, il les rapproche, il mêle leurs vies et les amène tous h Paris, malgré les obstacles opposés h leur réunion pour le terme fixé. Il y

HISTOIRE. 329

a beaucoup d'esprit inventif dans les innombrables délails do ^eite (rame compliquée. M. Sue possède au plus haut degré le talent de nouer les fils d'une intrigue et de les enlrelacer do l,t manière la plus propre à piquer la curiosi^'é. Mais il ne s'entend pas si bien h débrouiller le dédale qu'il a produit ain- si ; ses déuouomenls pèchent par la faiblesse des moyens, par la puérilité même des ressources qu'il emploie. Après avoir mis les héritiers Reonepont aux prises avec les Jésuites dont il ne peut pourtant pas faire tout platement des assassi^is, des eaii- poisonneurs, des escrocs, il a recours au choléra pour se dé- barrasser d'u?5« bonrw partie de ses personnages. Et en recon- naissance des services que lui rend ce précieux auxiliaire, il lui consacre deux volumes entiers, décriva-nl avec complaisance toutes les formes sous lesquelles on l'a vu se produire, tous les symp- tômes , tous les désordres dont il est la <;ause, ainsi que les di- vers remèdes traiie*ncnts plus ou moiws héroïques imaginés par l'art «i<klical pour combattre oe fléau. C'-est ici que M. Sue se montre oiivcrlement l'apwire du laid, l'adorateur du hideux. Dans ces tableaux repoussants, il psî'aît se complaire à charger encore les couleurs déjà nattirellemetit si noires, il ne nous épargne pas la jouissance d'un cri, d'uo gémissement, d'uno contorsion arrachée par la douleur, il trouve un étrange plaisir à nous retracer longuement, avec la plus minutieuse exactitude, <le; scènes horribles dont la seule pensée fait frémir. Le choléra et les Jésuites <tidanl, l'auteur tue ainsi quatre des sept héritiers; un cinquième, le prêtre Gabriel , est amené à faire l'abandon do lous ses droits. Il n'en reste donc que deux , le prince Djalma et k brillante Adriemve de Cardoviile, qui s'empoisonnent à pea près comme R<}«4éo et Juliette, avec cette différence pourtant <jue la pureté naïve de Juliette est remplacée par une excentricité de femme libre non moins inconvenante qu'invraisemblable: «lademoiscUe -do Cardoviile trouve très-piquant de se donner k son amant après avoir partagé le poison avec lui, et de mourir entre ses hr^s. Voilà donc les Jésuites maîtres du champ de ba- taille. Mais lorsqu'ils vont enfin recueillir les fruits de tant d'a- «roces machinations, la malice d'un vieux juif, d'-positaire du ifésor, déjoue tojalcs leurs intrigues; en ouvrant la caisse qui

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â50 LÏTTÉRATURC,

doit renfermer les deux ccnls millions, on ne trouve que la cen- dre des titres au porteur, seuls représentants de cette fabuleuse fortune. Alors le Juif errant et la Juive errante reparaissent, vieillissant a vue d'œil, car rextinclioo de leur race est le terme fixé pour leur délivrance. Et ils se félicitent mutuellement sur jcs infirmités qui se succèdent de minute en minute, et ils so communiquent avec joie les décrépitudes dont ils se sentent at- teints, et ils meurent en faisant assaut d'actions de grâces, et plus d'un lecteur sans doute aura fait chorus avec eux en voyant arriver la fin de cet interminable feuilleton.

L'intention prirxipale et la plus marquée de l'auteur est évi- demment de mettre les Jésuites au ban de l'opinion publique, et, dans ce but, il les représente comme d'avides spoliateurs qui ne reculent devant aucun crime, devant aucune bassesse, pour parvenir à s'emparer des biens qu'ils convoitent. Cette ac- cusation n'est pas tout a fait injuste, sans doute, la Société de Jésus a souvent employé des moyens fort illicites pour se pro- curer l'argent nécessaire à ses vastes entreprises. Mais ce n'est pourtant point l'objet essentiel de l'inslilulion fondée pour servir d'appui à l'Eglise catholique, pour la défindre contre les attaques de la Réforme, et consolider le trône papal en rame- nant ks esprits sous le joug de l'autorité. La pensée de Loyola, quelque pernicieuse qu'elle fut aux progrès de l'humanité, était grande et juste en elle-même. L'infaillibilité ne peut exister qu'avec l'obéissance passive; et pour cela toutes les tendances individuelles doivent être impitoyablement sacrifiées à l'action unique d'un corps puissant, compact, imnmable; la tâche du jésuitisme est d'arrêter l'essor de l'esprit humain. Voilà sa vé- ritable destination, et c'est ce que M. Sue semble n'avoir pas compris, car il nous le montre exclusivement préoccupé de mes- quins intérêts qui absorbent toute son attention et son immense activité. Au lieu de l'esprit de corps qui est le Irait dislinctif de ia célèbre compagnie, nous ne trouvons dans le roman de M. Suo que des individualités très-prononcées, dont la plus saillante est le père Rodin, caractère fortement tracé, bien soutenu, mais atroce et beaucoup trop ouvertement scélérat pour être bon jé- suite. C'est un monstre exceptionnel, qui dans toutes les posi-

HISTOIRE. 331

lions du monde aurait été un coquin, parce que ses instincts le poussent à faire le mal, à s'y complaire, à jouir des souffrances d'autrui. Si les Jésuites employaient souvent des agents pareils, leur influence ne serait pas ^i redoutable, le dégoût en aurait bientôt fait justice. Ils sont trop habiles pour compromettre ainsi leurs intérêts, et le type inventé par M. Sue manque tota- lement de vérité. C'est au reste le défaut commun de presque tous ses personnages. On n'en peut guère excepter que les deux jeunes filles avec le vieux soldat, encore, ainsi que nous l'avons déjà dit, l'auteur semble-t-il prendre h tâche de gâter ce joli tableau par l'exagération de quelques traits, comme s'il eut craint de rester trop fidèle à la nature. Quant aux autres acteurs qu'il met en scène, ce sont des êtres de fhntaisie dans lesquels M. Eu- gène Sue a la prétention de persoimifier les diverses catégories sociales, sans trop se soucier de la vraisemblance, mais telles qu'il convient h son but de les représenter, afin de prouver l'ur- gence d'une complète réorganisation de la société actuelle. Ainsi nous avons en Jacques Rennepont affublé de l'ignoble sobriquet de Couche- tout nu, l'artisan grossier, chez lequel l'ignorance et la misère ont vicié des instincts naturellement généreux, qui no connaît d'autres jouissances que les excès sensuels, et prodigue les trésors d'un cœur capable des plus nobles dévouements à la reine Baclianal , la déesse des orgies du faubourg ; tandis que le jeune Agricol nous offre l'idéal de la classe ouvrière, le tra- vailleur intelligent, au cœur chaud* à l'âme élevée, qui se ré- volte contre l'oppression et embrasse avec ardeur tous les rêves d'avenir enfantés par les réformateurs socialistes. A côté de celui- ci figure la Mayeux, pauvre fille bossue, chez laquelle l'auteur s'est plu a rassembler les contrastes les plus étranges : la diffor- mité physique et la perfection morale, l'abjection sociale et les délicatesses les plus rafinées du sentiment, les souffrances do l'humiliation et de la misère à côté do la puissance intellectuelle, des trésors de la pensée, do l'imagination la plus féconde et do la sensibilité la plus exquise. Elle aime Agricol, et cet amour malheureux la rond poète. A^gricol aime aussi de son côté, mais au lieu d'adresser des vers h sa belle, il emploie les douces heures du tOte h iClo à lui développer les théories de la réorga-

5M LITTÉMTURE,

nisalion sociale, h lui exposer les plans pliilanlhropiqucs du ma nufaclurier chez lequel il travaille, do M. Hardy, qui dans sa fabrique-modèle à déjà commencé à réaliser les bienfaits de l'as- sociation commune. Ici nous touchons à la seconde donnée fon- d-amentale sur laquelle l'auteur a basé le succès de son œuvre. Après avoir largement exploité les passions populaires a l'endroit des Jésuites, il caresse les tendances communistes, la défiance du pauvre contre le riche, ses préjugés contre l'ordre social, ses illusions sur l'avenir, sur la possibilité d'organiser le travail et d'égaliser les jouissances du bien être. A cet égard M. Eugène Sue ne dit rien de nouveau, il ne fait que coudre à sa trame quelques lambeaux du système fourriéristc, dont il ne paraît pas avoir trop bien compris lui-même la portée. Ainsi, dans le ta- bleau qu'Agricol trace à sa fiancée de la fabrique de M. Hardy, il nous montre les petits enfants s'occupant avec délices à écos- ser des pois, à éplucher de la salade, parce qu'ils apportent î» cet emploi la même ardeur avec laquelle ils se livrent entre eux au jeu de la dineile. Or, pour peu que M. Sue se fût donné la peine de regarder les enfants et de les suivre dans leurs allures, il saurait que la dinelte, imposée comme un travail , ne leur offre plus aucune espèce d'attrait. Essayez donc d'obliger une petite fille à faire régulièrement chaque matin la toilette de sa poupée, à la coucher chaque soir, et vous verrez si sa poupée ne lui paraîtra pas bientôt aussi maussade qu'une leçon d'écriture. La plupart des applications que M. Sue fait des principes de Fourrier et autres, sont à peu près dans ce gotit là. Il semble avoir le premier découvert l'association, véritable pierre philosophale de l'ordre social, panacée universelle qui doit guérir tous les maux du monde, et il oublie que l'association est déjà la base sur la- quelle repose la société actuelle tout entière. Il parle avec un aplomb imperturbable de choses qu'il ne connaît guère, il se parc des dépouilles de la philanthropie, de par lui déclarée impuis- sante, et déclame fort à son aise contre la richesse, dont il fait presque un vice, tandis qu'il exalte la pauvreté comme une vertu. Et quel est le modèle qu'il offre aux riches? Encore une de ces créations fantastiques dont le moindre défaut est d'être en dehors de toutes les données de la vie sociale. M''"* de Cardoville , jeune

HISTOIRE. 333

fillo indépendante, bclio, passionnée, qui se met au-dessus do toutes les convenances, qui se moque du qu'en dira-ton, qui méprise souverainement le mariage, institution inventée par les hommes h leur profit, et se donne à son amant pour braver l'a- gonie de la mort. Il est impossible de pousser plus loin l'oubli de toutes les notions morales, et les Jésuites doivent se féliciter lorsqu'ils rencontrent de tels adversaires, car rien ne conduit plus directement a l'asservissement de l'esprit humain que cette ma- nie de saper fous les principes et de renverser de fond en comble l'édifice que l'on prétend défendre. Entouré de ruines, poursuivi par le doute, effrayé du vide de son cœur, c'est bien alors que l'homme n'aura plus d'autre ressource que de se courber sous le joug, s'empressera d'acheter au prix d'une soumission aveugle et passive, la paix dans ce monde et le salut dans l'autre.

Tel serait, nous en sommes persuadés, le résultat le plus certain qu'obtiendrait l'auteur du Juif errant, si sa pernicieuse influence pouvait être durable. Heureusement, et c'est l'unique avantage de la littérature du feuilleton, le mal qu'il a fait, quel- que grand qu'il soit, ne sera que passager. Le Juif errant passera plus vite encore que les Mystères de Paris. Avant dix années on s'étonnera d'avoir pu admirer de semblables œuvres, l'ex- travagance de l'imagination n'est rachetée ni par le mérite du style, ni par la richesse de la pensée. Tout en déplorant le mauvais goût de notre époque, souvenons-nous que les Scuderi, les La Calprenodc, les Rétif de la Bretonne , ont aussi fait fureur dans leur temps, et qu'aujourd'hui leurs productions délaissées, enfouies sous la poussière des vieilles bibliothèques, ne subsis- tent plus que comme les monuments des étranges caprices do la mode et de leur déplorable action sur les écrivains qui s'en font les serviteurs, préférant cet esclavage doré h l'austère indé- pendance du génie.

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ESSAIS de Litlérainrc et de Morale, par Sahit-Marc Girardiii ; Pari», 2 vol. iii-12, 7 fr.

M. Saint Marc Girardin est un écrivain pltin de charme, qui s'occupe ym peu de tous les sujets et les traite tous avec esprit. Religion, polilique, histoire, critique hliéiaire, rien ne lui est é(ranger. On Irouve dans les deux volumes que nous annonçons ici, des fragments sur les Pères de l'Eglise, des mélanges de morale, des articles de journaux et de revues les questions les plus diverses sont abordées avec une égale aisance, et présentées de la manière la plus propre à captiver l'attention du lecteur. Sans doute, en général, il effleure et n'approfondit point, mais il sait toujours donner à sa pensée un tour ingénieux, il possède au plus haut degré l'art de saisir dans chaque chose le côté qui se prête le mieux à l'examen superficiel qu'il en veut faire, et avec un tact exquis, il évite l'écueil du pédantisme; il se garde bien de prétendre dogmatiser à tout propos. M. Saint-Marc Gi- rardin est éminemment littérateur. Doué d'une grande faculté de perception , d'un jugement siàr et d'un goût parfait, il élargit le domaine de la littérature en montrant comment elle peut se mêler à toutes les branches du savoir humain , sans rien perdre de son caractère aimable, sans cesser d'être un délassement do l'esprit à la portée de toutes les intelligences. Sous sa plume , les sujets les plus profonds prennent un aspect aimable qui séduit et entraîne, en sorte qu'on se laisse volontiers conduire par lui dans les déserts de la Thébaïde pour étudier la tentation de Saint- Antoine, et qu'on n'hésite point aie suivre dans les considéra- tions ingénieuses que lui suggère la lecture, soit des Confessions de saint Augustin , soit du Traité de saint Melhodus sur la vir- ginité, ou bien encore des Lithurgies et des Livres Apocryphes. Il y a toujours une juste mesure dans sa manière d'envisager les choses. Il ne se pose pas en théologien, il ne cherche pas à faire étalage d'érudition, mais par des aperçus fins, délicats, quelque-, fois piquants, il met en saillie certains traits restés dans l'ombre, que son tact littéraire lui fait découvrir et auxquels il donne un attrait irrésistible. La même sobriété se remarque dans ses fragments politiques, qui en reçoivent un cachet nhis inléres-

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sant cl plus durable que ne le présentent d'ordinaire des articles de journaux écrits en vue des circonstances du moment et des idées qui dominent la classe des lecteurs à laquelle ils s'adres- sent. Cependant nous préférons encore beaucoup les morceaux consacrés à la littérature proprement dite. C'est la surtout que brille le talent de M. Saint-Marc Girardin^ et l'on ne peut s'em- pêcher de regretter que, cédant à la manie du jour, il se so»t lancé dans la carrière des affaires publiques au lieu de se ren- fermer dans la spécialité pour laquelle il avait tant d'aptitude. Les essais sur Bossuet et sur l'état du théâtre à la fin du dix- huitième siècle, font vivement regretter que l'auteur n'ait pas entrepris un travail plus complet et plus étendu. Ce sont de brillantes esquisses, riches en idées originales, remarquables par l'indépendance de la pensée non moins que par le mérite du style. Mais pourquoi M. Saint-Marc Girardin, professeur a la faculté des lettres et membre de l'Académie française, en est-il réduit à rassembler ainsi les moindres productions de sa plume pour faire un livre ? Quelque mérite qu'aient de tels fragments, ce ne sont pas des œuvres faites pour lui survivre. Nous dirons même que parfois les préoccupations de l'homme politique nui- sent aux jugements du littérateur. Ainsi, Paul Louis Courrier est traité par M. Girardin avec une sévérité trop grande, parce qu'il envisage ses pamphlets au point de vue du parti qu'on appelle aujourd'hui conservateur, et oublie complètement la distance qui sépare ce parti de celui contre lequel ils étaient dirigés à l'époque de la restauration. Refuser à Paul-Louis la qualité d'écrivain politique, l'accuser de manquer de principes et de moralité, de n'avoir écouté que ses préjugés et ses pas- sions, il nous semble que c'est franchir les bornes de la critique littéraire pour entrer dans une polémique assez intempestive. Au reste, nous devons ajouter que c'est le seul passage M. Saint Marc Girardin s'écarte de son impartialité habituelle. Malgré les critiques qu'ils peuvent soulever h certains égards, nous ne doutons pas que ces deux volumes ne soient accueillis par le public avec une grande faveur, en attendant le second vo- lume du Cours de littérature dramati'/ue depuis si Iongfcn)[)S annoncé.

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LA RUSSIE sous Nicolas I*""^ par I\an Goluviiic ; Paris, 1 vol. in-S", 7 fr. 50 c.

L'auteur de ce livre est un Russe proscrit pour n'avoir pas voulu obéir èi l'ordre de son souverain, qui lui intimait de ren- trer dans sa patrie. On sait que l'empereur de Russie n'accorde que difGcilement a ses sujets la permission do voyager, et se réserve toujours de les rappeler quand bon lui semble. Assuré- ment c'est de l'arbitraire tout pur, mais dans un pays despotique l'arbitraire est la loi suprômc. M. Ivan Golovine savait fort bien à quoi il s'exposait en faisant un pareil acte do rébellion. Ayant obtenu un passeport pour cause de santé, il se trouvait a Paris avec le prince P. Dolgorouky, lorsqu'on mars 1843 il fut appelé auprès du chargé d'affaires de Russie, qui lui communiqua une lettre signée I^esselrode, dans laquelle on lui enjoignait de faire partir sur-le champ ces deux messieurs pour Saint-Pétersbourg, sans admettre aucune espèce d'excuse, ni maladie, ni autre prétexte , et de leur signifier qu'en cas de désobéissance , il serait procédé à leur égard comme envers des rebelles à la vo- lonté impériale, selon toutes les rigueurs de la loi. Quel était le motif de ce rappel ? Le prince venait de publier une notice sur les principales famille^ de Russie, et l'on savait que son compagnon avait aussi un ouvrage sous presse. Or, il est défendu aux Russes de rien publiera l'étranger. C'est encore une mesure passablement tyrannique ; mais le pouvoir absolu n'en admet guère d'autres, et il ne prend pas ses sujets en traître, puisqu'il leur fait signer un engagement bien formel avant de leur délivrer les passeports. M. Golovine était donc en contravention, bien que son livre ne fut point, comme celui du prince, dénature a blesser l'ombrageuse susceptibilité de son gouvernement, puisque c'était un travail sur l'économie politique. Mais il refusa de partir, prétextant d'abord l'état de sa santé, puis il entra directement en correspondance avec le ministère russe pour chercher à faire révoquer l'ordre de rappel. Toutes ses sollicitations ayant été vaines, il persista dans son refus, et l'empereur ordonna aussi- tôt le séquestre de tous ses biens, sa mise en jugement pour crime de désobéissance et de haute trahison, et son arreslatiort.

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s'il meltail le pied sur lo territoire russe. Proscrit d'une manière si brutale, M. Ivan Golovine no garde plus aucun ménagement. Il se venge en dévoilant au grand jour les abus de l'administra- - lion russe, en mettant a nu les plaies de ce colosse en apparence si redoutable. C'est une critique acerbe qui s'adresse à tout, jusqu'au climat de la Russie, et qui ne porte certainement pas lo cachet de l'impartialité. La personne do l'empereur est surtout en butte aux traits piquants de M. Golovine. Il le peint sous des couleurs fort peu flatteuses, lui refuse également les talents de l'administrateur et le courage du militaire , raconte une foule d'anecdotes dans lesquelles il joue un rôle sans dignité comme sans esprit. Cependant il no lo croit pas méchant par nature, et prétend que chez lui la cruauté n'est que le résultat d'une con- viction systématique. Nicolas hait la liberté, elle est à ses yeux synonyme du désordre. Aussi tous ses efforts ont-ils pour but de maintenir l'asservissement du peuple russe, et de river tou- jours mieux les chaînes qui le garotlent. Possédant un pouvoir illimité, l'empereur est au-dessus des lois, et sa volonté, quelque capricieuse qu'elle puisse être , no connaît pas do frein. Il a droit de vie et de mort sur tous ses sujets, il traite le pays comme sa propriété, il n'est pas seulement lo souverain temporel, il est encore le chef suprême de la religion, le représentant de Dieu sur la terre. Une semblable puissance met entre ses mains les destinées de l'empire et lui en fait porter la responsabilité tout entière. M. Golovine n'hésite donc pas à l'accuser de tous les maux qui affligent la Russie; il condamne son règne comme n'ayant rien produit de grand, de fécond, de glorieux, comme offrant au contraire une série d'actes cruels, de barbaries inu- tiles. Cependant on doit tenir compte des difficultés insurmon- tables que rencontrerait toute tentative de réforme. La corrup- tion est depuis longtemps enracinée dans les diverses branches de l'organisation administrative. Les bonnes intentions de l'em- pereur échouent devant l'incrlie des agents, qui sont tous plus ou moins complices des délits qu'il s'agirait de réprimer. M. Go- lovine cite à ce sujet dos faits qui, s'ils sont exacts, nous sem- blent prouver que lo mal dont il se [)laint a des racines trop pro- fondes pour j)ouvoir être Cilirpé par la seule volonté du souvo-

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rain. C'est uno démoralisation générale qui se retrouve dans toutes les classes de la société, qui est passée dans les habitudes de la vie privée, dans les relations du commerce et de l'industrie aussi bien que dans les allures de la diplomatie et de la police. Ce n'est pas seulement k la cour que régnent l'intrigue, la vé- nalité, la fourberie; elles dominent au même degré dans tous les rangs de la nation russe. M. Golovino est sans pilié pour ses compatriotes, il nous les représente comme un peuple tout h fait étranger à la bonne foi, à la probité, à la loyauté. Depuis le courtisan , qui ne recule devant aucune bassesse pour gagner la faveur du maître, jusqu'au petit marchand qui ne se fait nul scrupule de tromper l'acheteur, tous semblent croire que le vol est un moven très-licite de s'enrichir. N'en déplaise 'a notre au- teur, une pareille assertion se ressent de sa mauvaise humeur et ne peut pas inspirer beaucoup de confiance dans son jugement. La manière dont il parle de la plupart des hommes distingués qui jouent un rôle dans les affaires publiques de la Russie, n'est pas moins suspecte. Ce n'est pas de la critique, c'est de la sa- tire, de la diatribe amère, et dans son dépit, M. Golovine n'é- pargne pas plus le climat que les hommes. Il résulterait de son livre, que la Russie est le séjour d'un éternel hiver, que l'on ne saurait y rencontrer un magistrat consciencieux "ni un commer- çant honnête, que pour y vivre il faut renoncer a tout sentiment de dignité humaine. Assurément, il y a bien au fond de tout cela quelque chose de vrai. Le régime despotique a pour effet de ra- baisser les hommes qui sont soumis à sou joug pesant, et les habitudes de l'esclavage produisent en général des résultais assez semblables b ceux qu'indique M. Golovine. Mais nous ne croyons pas que la Russie soit arrivée à un tel degré de décadence. Elle nous paraît plutôt devoir être en marche vers la civilisation, malgré les tendances de son gouvernement, elle ne peut échap- per au mouvement de notre époque. Le tort de M. Golovino est de prétendre la comparer avec les étals les plus avancés de l'Europe. Il oublie par quelles révolutions ceux-ci ont passé " avant d'être ce qu'ils sont aujourd'hui. Puis il se laisse aveugler par son antipathie nationale pour la race allemande ; c'est l'uu des principaux motifs des préventions qu'il manifeste contre les

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hommes d'éfat et conlro les membres de la famille impériale do Russie, auxquels il ne pardonne pas d'avoir du sang allemand dans les veines. Il faut donc, en lisant son livre, faire une large part à l'exagération, et n'accepter qu'avec beaucoup de réservo les faits qu'il avance. Mais quant à ce qui concerne les institu- tions, il mcrile plus de confiance. Le tableau qu'il en retrace est fort curieux, il s'appuie sur des documents officiels et renferme des détails tout h fait nouveaux. On y trouve des données inté- ressantes sur l'organisation administrative, de piquantes révéla- tions sur les périls intérieurs qui menacent la puissance russe. M. Goloviue a raison de penser que le meilleur moyen de servir son pays est d'en appeler à l'opinion publique des abus sous lesquels il gémit; seulement il aurait bien mieux atteint son but en se dépouillant de toute espèce d'animosité personnelle, et en s'efforçant de parler un langage calme, digne, sérieux, qui no fût pas de nature à faire passer son livre pour un pamphlet.

VOYAGE au Dàrfour, par le chcykh IMoliammed Ebn-Omar El- Tounsy, réviseur cnchetà Técole de méilecine du Kairc, traduit «le raral>e par le docteur Perron, publié par les soins de M. Jo- loard ; Paris, 1 gros vol. in 8°, avec caries et planches, iO Ir.

Le Dàrfour est une de ces coiilrces de l'intérieur de l'Afrique <lont on ne connaît guère que le nom , les voyageurs européens ne pouvant y pénétrer qu'avec beaucoup de peines, et la plupart de ceux qui l'ont (enté l'ayant payé de leur vie. On dirait quo CCS populations africaines, isolées du re.ste de l'univers par la ceinture de déserts qui les entoure, doivent a toujours échapper aux efTorts de la civilisation, qui cherche vainement à s'appro- rlier d'elles. Dans l'antiquité comme de nos jours, les destinées do la race noire ont été un mystère impénétrable. A peine, de- puis un demi -siècle, quebjues hardis explorateurs sont-ils parve- nus a visiter les premières stations et à rapporter des notions confuses et fort incomplètes sur leurs habitants. C'est ainsi qu'en Î799, VV. G. Brownc révéla pour ainsi dire rexistcncc du Dur-

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four, (lonl nvnnl lui on ignorait même la position. Mallicurcuso- ment cet intelligent voyageur ne put pas mcltrc h profit les trois années de son séjour dans ce pays, car il y fut presque constam- ment malade et retenu en captivité. Peu de temps après eut lien l'expédition française en Egypte, qui permit encore de recueillir quelques renseignements ; le général Bonaparte ouvrit même une correspondance avec le sultan du Dàrfour. Depuis lors aucun voyageur européen n'a dirigé ses pas de ce côté. La relation du cheikh Mohammed offre donc un attrait de nouveauté bien propre h éveiller la curiosité des lecteurs. Elle est d'autant plus pré- cieuse que le père de l'auteur ayant rempli une charge dans l'administration du Dârfour, il s'est trouvé placé de manière "a bien voir les choses; il y est resté près de huit ans, jouissant des plus grandes facilités et de la protection du sultan Moham- nied-Fadhl, D'ailleurs c'est un Arabe, un Musulman, pour le- quel les mœurs, les coutumes , les cérémonies religieuses des liabitants du Dàrfour sont moins étranges et moins difficiles à comprendre qu'elles ne le seraient pour un Européen; s'il ne partage pas entièrement tous leurs préjugés, il les connaît du moins, et son développement intellectuel, quoique fort remar- quable, n'a pas été jusqu'à le dépouiller de toute croyance su- perstitieuse. Possédant de plus un esprit observateur et une grande mémoire, il était très-bien qualifié pour la tâche qu'il a entreprise. Sans doute les allures du style oriental donnent h son récit une empreinte poétique dont il faut un peu se défier, et l'on doit faire la part des exagérations propres à cette forme de langage. Mais en général le fond porte les caractères de la vérité; la candeur et la naïveté du narrateur inspirent la con- fiance, et la même l'erreur est manifeste on ne saurait soup- çonner sa bonne foi.

Après une invocation au Dieu clément et miséricordieux qui conduit aux voyages les pieds des hommes, Mohammed Ebn- Omar El-Tounsy commence par nous retracer l'histoire de sa vie et les circonstances qui déterminèrent son départ pour le Soudan.

« Mon Père, dit-il, que Dieu l'ombrage des nuages humides de sa miséricorde et de sa bonté ! m'a raconté que mon aïeul fut

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un des personnages les plus importanls do Tunis; qu'il avait été intendant du sultan do Barbarie, lo prince parfait, le roi victo- rieux, le juste, le schérif Mohammed-el-Hossny. »

Cet aïeul était homme de lettres, c'est-à-dire avait une belle écriture et copiait des livres qu'il vendait le double des autres. C'est à ce talent qu'il dut de s'élever de la modeste profession de teinturier qu'il avait d'abord apprise, jusqu'aux honneurs d'un emploi dans la maison du sultan. Mais la fortune est inconstante, et dans les pays surtout la volonté du souverain forme la loi suprême, les vicissitudes les plus étranges se succèdent sans cesse. L'aïeul mourut, laissant la pauvreté pour tout héritage à ses enfaiils. Omar, père de Mohammed, dut songer à se créer une position. Dans ce but, il partit avec un de ses frères pour le Dàrfour, laissant sa femme et ses enfants à Tunis, avec la somme nécessaire à leur entretien pendant six mois. Au bout de ce terme, un oncle de Mohammed, établi au Raire, se char- gea de lui et le fit entrer à l'école. Mais ayant eu le malheur do perdre son fils qui mourut do la peste, c il pensa à rafraîchir la fièvre de sa douleur et à calmer la plaie qui le tourmentait, en accomplissant un pèlerinage h la Maison Sainte, et en allant visiter le divin prophète. » Mohammed se trouva donc aban- donné, bien jeune encore, dans la gêne et le besoin, et se sou- ciant peu de quitter les éludes pour apprendre un métier. Sur ces entrefaites arrivait au Kaire une caravane du Soudan. Elle venait du Dàrfour. Mohammed anxieux de savoir des nouvelles de son père, eut le bonheur d'y rencontrer un homme respec- table, Ahmed-Badaouy, qui connaissait Omar, lui avait de grandes obligations, et résolut aussitôt d'emmener avec lui le fils de son protecteur. « Ton père, lui dit-il , est du nombre des personnages qui sont placés près du sultan et les plus honorés après les membres du Divan; si tu veux aller le rejoindre, je me charge de tes provisions , de ton transport, de tout ce qu'il te faudra jusqu'à ce que tu arrives en sa présence. »

Molammed partit donc avec la caravane, malgré la répugnance assez naturelle qu'il éprouvait à se voir ainsi tout seul au milieu d'étrangers d'une autre race et d'une autre couleur, car il se disail, la larme à l'a-il :

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Corps, yôlemonts, face, tout en eux se prcsonto noir à toi : peaui noires, enveloppées même dans des habits noirs. » Mais il allait retrouver son père et il puisait du courage dans ces pa- roles d'un poète :

« Voyage, tu trouveras el des honneurs et des merveilles. La perle voyage et elle monte sur les couronnes.

< Si la lune no marchait pas, elle resterait toujours à l'état de croissant.

« Cours loin de la patrie, va chercher la gloire, voyage ; dans tes excursions, tu peux rencontrer ces cinq utilités:

« Chasser le souci, faire fortune, acquérir la science, orner ta mémoire, hanter les grands.

< Et si l'on te dit: dans les voyages il n'y a h trouver que dédain et abandon; toujours loin de ses affections, toujours sous la menace du danger!

c Réponds : Pour un homme, mourir lui vaut mieux que vivre dans un pays sans espoir de bien, sous l'œil des méchants et des jaloux. »

En effet, ses craintes se dissipèrent bientôt. Aclimet Badaouy était un homme riche et considéré, qui le protégea contre la défiance que les Arabes inspirent aux Noirs, et grâce à la posi- tion de son père, il fut accueilli avec faveur par le sultan, il put s'établir dans le Dârfour, en parcourir toute l'étendue, étudier les diverses tribus qui l'habitent; et les connaissances qu'il ac- quit de cette manière ne lui furent pas inutiles, car lors de son retour au Kaire, c'est h sa réputation de savoir et d'intelligence qu'il dût d'obtenir dans l'école de médecine d'AbouZa'bel un emploi qu'il a rempli dès lors avec autant de zèle que de di- stinction. Puis, sur les instances du docteur Perron, directeur de cette même école, il a rédigé ses souvenirs dans la relation que nous annonçons ici, et à laquelle il a donné le singulier titre de: l'Aiguiseme7\t de l'esprit, ou Voyage au Soudan et parmi les Arabes du centre de l'Afrique.

< Mon Dieu, » s'écrie-t-il en son langage naïf et fortement empreint de l'esprit religieux des orientaux, e veuille étendre sur ce livre le vêtement du bon accueil, le préserver de la mal- veillance des jaloux et garantir de leurs traits mes paroles. Com-

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bien jollent leur blâme sur des œuvres bonnes , et dont tout lo mal n'est quo dans leur esprit malade! Et co livre, l'eussé-je fait accompli, fût-il d'or pur et coulé dans un moule parfait, je mo garderais encore de dire qu'il est exempt de défauts, innocent de tout reproche. Je suis homme, et parlant je suis sujet à faillir et à oublier. Je remets entre les mains de Dieu les critiques de l'ignorant ennemi qui m'examinerait d'un œil méchant et oserait dire que mon livre est menteur. Admettez, proclamez, si vous le voulez, que j'ai dit : e Ce matin, en plein jour, il fait nuit; » mais, pour cela, la lumière en est-elle moins visible à tous? Que Dieu donne miséricorde à qui découvre les défauts et les pardonne, à qui aperçoit les lacunes et les comble! Que celui qui trouvera des reproches à m'adresser refasse ce que j'ai mal fait. »

Tant de candeur désarmerait la critique la plus impitoyable, et l'on peut dire que, dans sa simplicité primitive, l'auteur arabe s'entend beaucoup mieux que nos écrivains civilisés à se conci- lier la bienveillance du lecteur. Mais nous ajouterons de plus qu'il en a moins besoin qu'un autre, car son récit , plein de détails curieux, de données intéressantes, porte l'empreinte de la sincérité; il n'affirme que ce qu'il a vu de ses yeux, ce qu'on lui a raconté il le rapporte sans le garantir. On ne saurait lui faire un reproche de son ignorance des notions scientifiques dont tout Européen est imbu, car l'instruction mahométane ne les suppose point, et il y a même un certain charme dans les pas- sages oii l'on rencontre les traces de cette crédulité qui tient aux idées religieuses des Musulmans sur la divination et sur certains faits magiques ou miraculeux. Mohammed n'en est pas moins un homme supérieur, doué d'un jugement droit,, d'un esprit ouvert, ingénieux, susceptible plus que ne le sont d'or- dinaire les Orientaux, de celte noble curiosité qui pousse à s'en- quérir des choses qu'on ne sait pas. Son livre ne ressemble point à celui d'un voyageur européen, il ne saurait nullement lui être comparé; mais il présente un cachet d'originalité qui a bien aussi son mérite. Au lieu do ces connaissances premières qui sont en Europe le lot de tout homme un peu cultivé, nous trouvons un fond de bon sens dans lequel les semences ne demandent qu'il

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germer, mais manquent loul à fait les éléments et les pro- cédés de la science. Ainsi , pour déterminer la position géogra- phique du Dilrfour, Mohammed nous dit que c'est la troisième contrée du Soudan , en allant de l'est à l'ouest; il ne compte les dislances que par le nombre des journées de marche , et l'es- quisse qu'il a tracée de la carte de ce pays est passablement in- forme. Heureusement M. Perron , profilant de toutes les don- nées qu'il a pu se procurer, est parvenu à la rendre plus complète et plus intelligible. Le Dàrfour paraît renfermer environ quatre millions d'habitants. Il est gouverné par un sultan qui , a son avènement, est installé par un conseil de vieilles femmes, sorte de conseil aulique assez nombreux qu'on appelle les habbôbah, et qui dès lors exerce le pouvoir absolu, ayant sous ses ordres des rots charges des diverses branches de l'administration. Lo sultan n'adresse les paroles ordinaires de salut à personne, que par l'intermédiaire d'interprètes. La haute vénération qu'on a pour lui se montre par diflerents usages fort singuliers; par exemple, toutes les fois qu'il crache, son crachat est aussitôt essuyé à terre, avec les mains, par un des serviteurs qui sont devant lui; lorsqu'il tousse, tout le monde fait ts, ts; lorsqu'il éternue, les personnes présentes s'empressent de faire claquer la langue contre le palais, et si, à la promenade, il arrive que son cheval faisant un faux pas le renverse, tous ceux qui l'ac- compagnent se jettent aussitôt à terre de dessus leurs chevaux. Celui qui se permettrait de rester en selle recevrait une volée de coups, quelque fut son rang, car il aurait forfait à son de- voir et manqué de respect au souverain. Les hauts dignitaires de la cour sont désignés par les noms de différentes parties du corps du sultan. Le plus élevé en considération est le Kâmneh ou col du sultan. Si le sultan meurt à la guerre, le Kàmneh est étranglé. Il y a ensuite la télé, les vertèbres du dos , le bras droit et le bras gauche du sultan; puis le roi de la porte des femmes, qui a sous sa direction tous les eunuques, est l'instrument des vengeances du prince, administre les prisons; le roi de la porte des hommes, le roi des esclaves, le roi des octrois, le roi des percepteurs de contributions , le roi des viavjne'h ou bouffons du sultan, et d'autres encore. Chacun de ces personnages jouit.

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dans SCS attributions, d'une autorité sans jcontrôlo, et, h l'instar du souverain, s'entoure do tout le prestige extérieur propre h inspirer le respect ou la crainte. Cependant l'administration sem- ble être organisée sur des bases plus régulières qu'on ne pourrait s'y attendre dans un pays barbare. Les rois rendent un compte exact de tout ce qu'ils perçoirent; ils n'en gardent rien pour eux; leurs appointements consistent dans le produit des terres qui leur sont assignées et dans celui des amendes prononcées contre les coupables de leur ressort. Le lieu , ville ou bourg, que le sultan choisit pour sa résidence , s'appelle le Fâcher. Sa demeure en occupe le centre, et tout autour se trouvent celles des fonction- naires, suivant un ordre hiérarchique dont il n'est pas permis de s'écarter, même lorsque le sultan se met en route pour la guerre; chaque fois que l'armée campe, les tentes doivent être disposées conformément à la place qu'occupe chaque chef de corps au Fâcher. Quoique mahométans, les Fôriens ne paraissent pas astreindre leurs femmes à une réclusion bien sévère. Du moins tant qu'elles ne sont pas mariées elles jouissent d'une grande liberté, fréquentent la société des jeunes gens et con- tractent même avec eux des liaisons intimes, aux conséquences desquelles leurs parents n'attachent que peu d'importance. Sous ce rapport, le relâchement des mœurs est poussé très-loin dans le Dârfour; l'auteur cite en particulier un district la promis- cuité des sexes est en quelque sorte établie, oii l'on ne se marie pas avant d'avoir éprouvé la fécondité de la femme, et comme c'est une peuplade brutale et grossière, il en conclut que les Européens attribuent à tort l'adoucissement des mœurs au com- merce habituel des femmes. Le sultan a un grand nombre do concubines gardées par des eunuques, mais d'après Mohammed elles sont fort mal gardées, et il ne se passe pas de jour qu'elles ne fassent entrer quelque amant ou qu'elles ne sortent elles- mêmes déguisées pour aller chercher des aventures. Le sage musulman ne peut s'empêcher de remarquer que c'est une suite naturelle de la polygamie, et il émet des doutes sur son oppor- tunité dans un pays dont le climat porte si peu à la continence. Malgré l'indifTérencc avec laquelle les Furiens envisagent la pu- reté des jeunes filles, le mariage est une cérémonie très-com-

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pliquce, entourée lio formalités bizarres. La fêlo dure sept jours, pendant lesquels le mari doit respecter sa femme, puis il ne peut l'emmener cliez lui qu'après en avoir eu deux ou trois enfants; jusque il ne la voit que dans la maison paternelle, et tout ce qu'il y apporte pendant la première année est considéré comme don fait à la famille. Pour subvenir aux frais de la noce, le père ou le frère de la mariée se rend aux plus voisins pâturages, et parmi les premiers troupeaux qui lui tombent sous la main, il coupe les jarrets à une vache, 'a un bœuf, à un ou deux taureaux ou a des moulons; il revient, envoie des bouchers égorger les animaux qui ne sont qu'abattus, et ces bouchers rapportent les viandes pour le repas. Le maître du bétail ainsi décimé en exige quelquefois le paiement, mais le plus souvent il attend pour prendre sa revanche d'avoir à son tour une noce dans sa famille. Mohammed fait un grand éloge de la beauté des femmes noires, il l'a même célébrée en vers, et, pour justifier sa prédilection, il cite les paroles de plusieurs poètes, entre autres celles-ci du cheykh El-Safty :

a Comment, me dit-on, peux-tu aimer une femme de cette couleur foncée?

« Ce n'est pas sans motif que j'ai renoncé aux blanches. Le blanc, mon cher ami! mais c'est la couleur des vieux barbons, la couleur du linceuil, deux choses qui me font peur ! »

Les renseignements que donne notre voyageur arabe sur les maladies qui régnent dans le Dârfour, sur les traitements qu'on emploie pour les guérir, sur les productions naturelles du pays, sont également d'un véritable intérêt , quoiqu'il ne possédât pas le savoir nécessaire pour tirer sous ce rapport tout le parti pos- sible de sa position. Il termine par un chapitre consacré k la magie, a la sorcellerie et à la divination par le sable. Mohammed ne croit pas aveuglément a toutes ces choses, mais il ne les re- jette pas non plus tout à fait. Défiant a l'endroit des faits qu'on lui raconte, il ne peut résister à ceux qu'il a vus, et tandis que son bon sens lui fait fermer l'oreille aux récits de la crédulité superstitieuse, il se laisse naïvement duper par les habiles char- latans qu'il rencontre. Le passage suivant eu ofîre un curieux exemple.

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« Je suivis une fois une ghaiouah (chasse aux esclaves) dirigée contre les Fertiles, sous la conduite d'un roi, appelé Abd-el- Kérym, fils de Kliamys Armân. Il avait eu, je ne sais pourquoi , à se venger de son père, qui avait été un des premiers vizirs du sultan. Abd-el-Kérym mit son père en prison et l'y laissa mou- rir. Plus tard, étant arrivé à une dignité élevée dans l'Etat, il entreprit la ghazouah dont je viens de parler. Comme il avait une dette envers moi, je partis avec lui pour me payer sur la capture qu'il ferait en esclaves. Nous nous enfonçâmes dans le Dâr-Fertyt, et nous y restâmes trois mois. Nous étions dans des lieux sans fruit et sans légumes. Un jour, Abd-el-Kérym m'en- voie chercher. J'arrive près de lui et je le trouve entouré d'oi- gnons verts et de faccous, ou concombres longs. Ces légumes étaient aussi frais que s'ils venaient d'être tirés du jardin au moment même. Je demandai à Abd-el-Kérym qui les lui avait donnés. Ils m'arrivent du Dârfour, me dit-il. Qui donc te les a apportés? Comment a-t on pu, de si loin, les conserver dans toute leur fraîcheur, surtout les faccous, qui semblent être cueillis d'à-présent? Us ont été transportés ici dans un instant, dans un espace de temps h peine appréciable. Tiens; regarde de quelle date est cette lettre. Je prends la lettre; je la par- cours. Elle était d'un de ses amis qui était au Dârfour, et la date était du malin même du jour. Je restai étonné, stupéfait.

Ne sois pas si surpris, me dit Abd-el-Kérym, nous avons des hommes du Témourkeh qui ont la faculté de se transformer comme il leur plaît, et qui, en un temps très-court, se trans- portent aux distances les plus grandes. Je désirerais bien , dis-je aussitôt, que tu me fisses voir quelqu'un de ces gens là.

Très-volontiers. Et, à notre retour, lorsque nous fûmes dans le Témourkeh , nous nous arrêtâmes près d'un village dont j'ai oublié le nom.

<t Nous y passâmes la nuit; au matin, une foule d'individus vinrent saluer le roi Abd-el-Kérym. J'étais assis près de lui. Il fit à ces gens l'accueil le plus gracieux, et donna aux principaux d'entre eux difTérenls vêlements assez beaux et qu'ils reçurent avec plaisir. Lorsque nous fûmes sur le point de partir, le chef de ces Témourkeh nous dit: a J"ai une recoqimandation à vous

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faire pour voiro sûreté. Si vous rencontrez des lions sur votre route , gardez-vous bien de chercher à leur faire du mal , do pensera les attaquer; car tous ceux que vous verrez dans ces contrées sont de nos compagnons et amis métamorphosés, Mais, dit Abdel Rérym, je serais bien aise d'entendre rugir quelqu'un d'eux. La chose est facile, répond le Témourkeh. Et il appelle par leur nom trois des hommes de sa suite, qui viennent aussitôt vers lui, puis s'éloignent et disparaissent dans la plaine. Alors nous entendons un rugissement h. faire frémir, à faire bondir de peur les autres animaux. « Ce rugissement là, nous disent les Témourkeh, c'est celui d'un tel; » et ils le nom ment par son nom. Un moment après se fait entendre un triple rugissement aussi effrayant que le premier, et on nous dit le nom de celui qui venait de pousser les trois rugissements. Un autre, mais plus épouvantable que les précédents, retentit encore et nous fait pâlir d'effroi.» Ah! s'écrient alors les Témourkeh, c'est la voix d'un tel ; c'est le plus terrible de nos lions, n Puis, nous vîmes revenir nos trois prétendus lions sous leur forme humaine. Ils baisèrent les mains à Abdel Kérym , qui les féhcila et leur donna encore de nouveaux vêtements. « Eh bien! me dit ensuite Abdel Kérym, tu as vu ces Témourkeh ; ce sont ceux qui m'ont apporté les oignons et les faccous, lorsque nous étions si loin dans l'intérieur du Dàr-Fertyt.

« On peut ajouter h ces singularités ce qu'on raconte des di- seurs de bonne aventure, appelés sableurs, et de leur art divina- toire au moyen du plan de sable. Ils découvrent les choses pas- sées et inconnues à eux-mêmes et aux autres, et ils annoncent l'avenir comme s'ils le voyaient de leurs yeux. J'eus lieu une fois de croire aux prédictions des sableurs; ce fut h propos de mon voyage du Dârfour au Dâr-Ouadây.

a J'étais dans un endroit qu'habitait un certain Sàlem , dont le gendre, appelé Ishâc, était très- habile dans la science du sable; je ne savais comment pourvoir à toutes les dépenses du voyage et je me trouvais dans le plus grand embarras. « Veux-tu, me dit Sàlem , venir avec moi consulter mon gendre Ishâc? nous lui ferons frapper le sable, et il nous dira ce qu'il découvrira. Volontiers, répondisse, et nous partîmes. Nous arrivâmes chez

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Isliàc clans la nialiiiéf; ; il était h travailler dans ses cliamps. A son retour, il nous accueillit avec bienveillance et nous fit servira dîner. Après le repas, Sàleni dit a son gendre : a Mon cher Ishâc, ce chérif vient tout exprès pour que tu lui frappes le sable. Je suis tout à son service, » reprit Ishàc, et il se mit a opérer; ensuite il fit ses prédictions. Je n'y crus pas d'abord; mais, je le jure par Dieu, tout ce qu'il me prédit se réalisa h la lettre et comme s'il eut lu l'avenir sur les tables du destin : il n'y eut pas un mot qui ne s'accomplît. Yoici ce qu'il m'annonça: « Tu par- tiras bientôt pour le Ouadây, avec tous ceux qui composent la maison , excepté la femme do ton père ; cette femme restera au Dàrfour. Et comment veux-tu qu'elle ne me suive pas? elle est la plus intéressée à partir. Ce que lu me dis est impos- sible. »

e Mais Dieu voulut que la parole d'Ishâc fut vraie. La femme de mon père refusa d'être du voyage; elle réussit à nous trom- per, et le soir de la veille du départ elle disparut, nous laissant sa fille âgée d'environ sept ans. Au malin, nous cherchâmes cette femme; personne ne put nous indiquer oii elle était. Nous partîmes sans elle, et nous ne sûmes jamais co qu'elle était de- venue. »

Celle crédulité ne doit pas nous surprendre chez un arabe, puisqu'on Europe, les diseuses de bonne-avenlure jouissent en- core d'un certain crédit, et que nous voyons des gens instruits, des savants mêmes, croire fermement à tous les prodiges du magnétisme. Mohammed n'en mérite pas moins noire confiance. Aussi M. Jomar a l-il jugé son travail digne do sa coopération , et il a bien voulu l'enrichir d'une préface fort intéressante. De son côté M. Perron y a ajouté des notes, ainsi qu'un appendice dans lequel il raconte l'hisloire du sultan Abou-Madian, qui, obligé de fuir pour échapper à la mort, s'est réfugié auprès du Pacha d'Egypte et vit de ses Jargessos en attendant l'armée qu'il lui a promise pour reconquérir le Dàrfour. Si Mohammed-Aly remplit sa promesse, cet Abou-Madian, qui paraît avoir une in- telligoTice très développée, pourra introduire dans son pays quel- ques unes des institutions qu'il admire en Egypte. Ce serait un premier pas de la civilisation dans le centre de l'Afrique.

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mSTOIRC »k la rentrée des Vaudois dans leurs vallées da Piémont , par n. Arnaud, pasteur et colonel des Vaudois j Ncucliàtel, chez Attinger, I vol. in-J2.

Ceci est la réimpression d'un ancien récit publié en 1710, par l'homme qui avait été tout à la fois le consolateur spirituel des Vaudois pendant leur exil de trois ans et demi , et leur capitaine lorsqu'ils tentèrent de rentrer a main armée dans leur patrie. L'histoire offre peu d'épisodes aussi d.gnes d'intérêt, peu de faits militaires aussi étranges et glorieux que la destinée de cette petite troupe de réfugiés auxquels le désespoir inspira l'audace de tenter et le courage d'accomplir l'entreprise la plus témé- raire qui se puisse imaginer. C'est un exemple frappant de ce que peut le sentiment d'une juste cause appuyée sur la base iné- branlable de la foi religieuse. Aussi fait- on bien de ne pas le laisser tomber dans l'oubli ; on ne saurait trop rappeler le sou - venir de ces énergiques protestations contre la tyrannie , de ces leçons également précieuses pour les opprimés et pour les op- presseurs. Les Yaudois du Piémont ont ceci de particulier, que chez eux le protestantisme ne date point de la réformation du seizième siècle. Us n'ont jamais été catholiques. Les pures doc- trines du christianisme se sont conservées intactes parmi ce petit peuple caché au sein des Alpes, loin de toutes les influences corruptrices qui, depuis l'époque de Constantin, agirent si for- tement sur l'Eglise. 11 parait incontestable qu'elles n'y subirent aucune altération et bravèrent constamment la colère de Rome, qui aurait bien voulu détruire ce témoin accusateur. Après avoir souffert de nombreuses et cruelles persécutions, les Vaudois se virent, lors de la révocation de l'édit de Nantes, expulsés de leurs vallées et dépouillés de leurs biens par le duc de Savoie, docile aux ordres de Louis XIV. Us se réfugièrent alors en Suisse, au nombre de (rois mille, et furent reçus à bras ou- verts dans les cantons évangéliques. L'on se cotisa de toutes parts avec un zèle admirable pour subvenir à leur entretien. La plupart se fixèrent sur le territoire de Berne, ils se virent iiccueillis comme des frères. Mais le désir de relourner dans

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leur pavs les préoccupait sans cesse. Deux tentatives sans suc- cès faillirent leur ôler à tout jamais l'espoir d'en venir à bout et rendirent leur position fort critique. En efTet, MM. de Berne prêtant l'oreille aux plaintes du duc de Savoie, ne voulurent plus garder chez eux des hommes si remuants , et usant de leur in- fluence sur les autres Cantons, ils firent chasser de Suisse les Vaudois, qui , après bien des tribulations , trouvèrent un asylo en Prusse. Là, ils demeurèrent quelque temps paisibles, mais les intrigues de leurs ennemis les ayant forcés de retourner en Suisse, où, malgré la compassion qui fut déployée à leur égard, ils sentaient bien qu'ils étaient une cause d'embarras et d'in- quiétude, ils résolurent de tenter une troisième fois de rentrer dans leurs vallées. Une pareille entreprise exigeait le plus grand secret. Les chefs, après avoir arrêté le plan qu'ils voulaient suivre, convoquèrent donc leur monde dans un bois du pays de Vaud , situé sur le bord du lac de Genève, entre Nyon et RoUe, C'est que, dans la nuit du 16 au 17 aoiit 1689, s'embar- quèrent les 900 exilés qui avaient pu parvenir jusqu'au rendez- vous. Sept cents seulement arrivèrent sur la côte de Savoie, car l'alarme ayant été donnée dans les environs pendant l'embar- quement, les bateliers refusèrent de passer les 200 autres. Le chef de cette troupe était le pasteur Arnaiid, qui par son zèle ardent et infatigable, n'avait cessé de relever le courage de ses compagnons^ et qui maintenant, marchant à leur tête comme un hardi capitaine, déploya bientôt une aptitude merveilleuse pour cette nouvelle profession, si différente de celle qu'il avait exercée jusque là. Son premier soin fut d'organiser sa petite armée, qu'il divisa en dix-neuf compagnies, dont il confia le commandement aux hommes qui lui en parurent les plus dignes. Ensuite on se hâta de se mettre en marche, le moindre retard pouvait tout perdre en donnant à l'ennemi le temps de réunir ses forces avant qu'on eut atteint les montagnes, seul champ de ba- taille où l'avantage du nombre soit à peu près do nulle valeur. Nous n'entreprendrons pas d'analyser le récit de celte prodi- gieuse expédition. Il faut la lire dans tous ses détails, suivre pas à pas ces héroïques Yaudois , luttant à la fois contre une armée dix fois, vingt fois plus nombreuse que la leur, et con*--

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les obstacles do tous genres qui semblent se nralti[)Iior a mesure qu'ils avancent. Le froid, la faim, la trahison, les neiges accii- juulées sur les sommités qu'ils doivent gravir, les précipices qui s'ouvrent devant eux^ rien ne les arrête. Pleins de la plus ad- mirable confiance en Dieu, ils prient avant le combat, et per- suadés qu'ils sont invincibles, ils se jettent tète baissée au milieu des bataillons de leurs ennemis, qui cèdent en effet et s'enfuient bientôt comme frappés de terreur en voyant le courage désespéré de ces hommes résolus à braver la mort sous quelque forme qu'elle se présente. C'est une guerre afTreuse, comme tontes celles dont les opinions religieuses sont le motif. Mais ici du moins, il s'y joint de plus un sentiment de nationalité qui justifie jusqu'à un certain point la violence des movens; les Yaudois combattent pour reconquérir leur patrie aussi bien que pour leur foi, et d'ailleurs, s'ils mettent tout h feu et à sang sur leur pas- sage, c'est une dure nécessité que leur petit nombre exige, car ils ne pouvaient songer ni a faire des prisonniers, ni à laisser des garnisons derrière eux. Il fallait inspirer la terreur et péné- trer à tout prix dans leurs vallées avant de songer à traiter avec leur souverain. C'est ce qu'avait bien compris Arnaud, et l'évé- nement prouva combien son plan était habilement conçu. Le duc do Savoie, fatigué d'une lutte dans laquelle il avait, conjointe- ment avec les Français , ses alliés , perdu plus de dix mille hommes, tandis que les Yaudois comptaient seulement une trentaine de morts, consentit enfin "a les laisser jouir en paix du modeste fruit do tant d'efforts surhumains. Ils purent reprendre leurs travaux agricoles, rentrer dans la jouissance de leurs biens, exercer hbrement leur culte. En donnant la liberté aux prison- niers, le duc leur dit : « Vous n'avez qu'un Dieu et qu'un prince à servir. Servez Dieu et votre prince fidèlement. Jusqu'à pré- sent nous avons été ennemis, désormais il nous faut être bons amis; d'autres ont été la cause de votre malheur, mais si, •comme vous le devez, vous exposez vos vies pour mon service, 'exposerai aussi la mienne pour vous, et tant que j'aurai un morceau de pain, vous en aurez votre part. »

Cet engagement, les Yaudois l'ont tenu; ils se montrèrent toujours sujets fidèles et dévoués, malgré les persécutions nou-

HiSTOiBE. 353

velles que l'esprit inlo'.érant de Rome suscita contre eux toutes les fois qu'elle crut loccasion favorable pour les soumettre à son joug.

LEITFADEN lur nordisclicn Altertlumiskiinde, horaiis^egeben von der koniglichen Gescilschatt fi^n' nordistlie Allerlumskunde; Ko- penhagpn, ia-S'^. MEMOIRES de la Société royale des Anti- quaires du nord , ) 810-/15 , Section Asiatique ; Copenhague, in- S**, fig. DIE KOEIVIGLICIÎE GESELLSCIIAFT ftjr nordische Ailer- Jhninskunde Jahrcsversanimlung 1845; Kopenhagen , in-8". MEMUIUE sav la découverte de rAmériquc au dixième siècle; par Ch.-Chr. Hafn ; Copenhague, iii-8", fig.

Nous avons déjà, dans noire numéro de février 1840, donné un aperçu des travaux de la Société des Antiquaires du Nord. Les diverses publications que nous annonçons ici témoignent du zèle avec lequel cette société poursuit son œuvre, et les résultats obtenus jusqu'à présent peuvent faire augurer que ses efTorts no demeureront certainement pas infructueux. Le premier de ces écrits renferme un aperçu très-intéressant de l'importance que peuvent avoir les découverîes archéologiques pour jeter du jour siu' l'histoire encore bien obscure des anciens peuples qui habi- taient le nord de l'Europe à une époque dont il ne reste guère d'autre souvenir que les notions confuses et incertaines des écri- vains de la Grèce ou de Rome. L'étude approfondie et comparée des langues a déjà fourni quelques données curieuses sur la commune origine de nations qui, par leurs destinées diverses ainsi que par leur dispersion sur la surface de la terre, seni- blaiei l c( mplétement étrangères les unes aux autres. Celle pa- renté, jusqu'ici plutôt vaguement soupçonnée qu'établie sur des preuves évidentes, ne saurait manquer d'être confirmée, si réellement elle a existé, par les vestiges de l'antique civilisa- lion du nord. C'est dans les produits de l'art et de l'industrie q ''on pourra retrouver la chaîne de filiation qi i manque dans les traditions écrites. Témoins muets mais éloquents des temps passés; ces restes précieux retracent h nos regards les mœurs,

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les usages, les croyances, la vie tout entière des peuples que I"on a trop longtemps confondus sous le nom commun de bar- bares ^ qui , pour les Grecs et les Romains , n'avait guère d'autre signification que celle d'étrangers. Il est^ évident aujourd'hui que la civilisation ne lenr était point inconnue. Ils avaient des poètes, des artistes; ils se livraient au commerce et s'aventuraient har- diment sur les mers, soit pour l'intérêt de leur négoce, soit pour étendre leur domination et satisfaire leur curiosité. Les investi- gations de quelques savants explorateurs ne laissent plus de doute à cet égard. L'élan imprimé par la Société des Antiquaires du Nord et les instructions sagement conçues qu'elle a rédigées pour lui servir de guide, auront sans doute pour résultat de rendre la certitude plus complète et les recherches plus fécondes. Ces instructions offrent un résumé rapide des découvertes déjà faites, accompagné de figures qui représentent les objets trou- vés, avec des explications propres à mettre sur la voie des in- ductions qu'on peut en tirer, soit sur leur usage probable, soit sur l'époque à laquelle ils appartiennent. Elles se terminent par une courte analyse des travaux entrepris par la société. Mais, pour ceux-ci, nous avons dans les Mémoires de 1840 à 1843 une série do rapports bien plus riches en détails et plus propres h nous faire connaître les diverses questions soulevées dans son srin. Celle qui préoccupe surtout l'attention des Antiquaires du ÎNoi'd est relative a la découverte de l'Amérique au dixième siècle. Les recherches de M. Chr. Rafn à ce sujet, ont ouvert un champ tout nouveau a l'exploration. Plusieurs savants américains sui- vant ses traces, sont parvenus à rassembler une foule de faits curieux à l'appui de cette hypothèse. Ainsi des documents d'ar- chitecture retrouvés dans la partie septentrionale de l'Amérique, que les Scandinaves nommaient le V'mland , témoignent de leur séjour dans celte contrée, et des extraits d'anciens manuscrits du Mexique, prouvent de la manière la plus incontestable qu'il y a eu une population blanche dans plusieurs parties de l'Amé- rique, antérieurement h Colomb, et qu'il s'y trouvait des traces du christianisme bien avant l'arrivée des Espagnols. C'est un premier trait de lumière jeté sur l'histoire antécolombienne du Nouveau-Monde, dont on peut espérer maintenant que les (é-

RELIGION, PHILOSOPHIE, iMORALE, ÉDUCATION. 355

nèbres, eucore bien épaisses sans doute, se dissiperont devant les efforts de l'érudiiion patiente et zélée qui se réveille de toutes parts. L'histoire du Groenland, les relations des Scandi- naves avec l'Asie, les rapports de la langue islandaise avec le sanskrit, sont aussi l'objet d'études fort intéressantes dont la Société publie les résultats en y joignant de belles planches exé- cutées avec un grand soin. Ce sont autant de matériaux à l'aide desquels on parviendra peut-être un jour à reconstruire l'image d'un passé dont jusqu'à présent on avait à peine sonpçonné vaguement l'existence. La curiosité est vivement excitée par ce grand problème de l'origine des peuples et de leur dispersion sur la surface du globe. Il se rattache en effet aux points les plus importants de la science historique et touche même de près aux croyances religieuses. Aussi la Société des Antiquaires du Nord a-t-elle rencontré partout d'honorables sympathies, et rimpulsion qu'elle a donnée promet d'être de plus en plus fé- conde.

RELIGION, PHILOSOPHIE, MORALE, ÉDUCATION.

EXPOSE des principaux motifs qui m\)nt contraint à sortir de IV-f^Irsp romaine, par Trivicr, ancien prèlre , Paris , in-S", GO c. LN PnETRE aux prises a\cc son évècjue, ou réponse aux at- taques de M. Pévèque de La Rochelle, par J. Charda\oine, ex- curé de iMigron , converti à i^Evangile; Paris, in-8°, 1 fr.

Dans le mouvement religieux qui agile aujourd'hui les esprits et les porte à se tourner du côté de la Réforme, on peut distin- guer deux tendances bien marquées. Les uns quittent Romo par désir d'indépendance cl par haine du joug qui les opprime; les autres obéissent à des convictions profondes appuyées sur la connaissance de l'Evangile. La première de ces deux tendances domine surtout en Allemagne, tandis que la seconde se inani-

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feste plutôt en France ; cependant on ne peut pas dire cela d'une manière absolue, car l'un et l'autre pays présentent également des faits appartenant h ces deux catégories différentes. Ainsi nous en avons un exemple curieux dans les brochures que nous annonçons ici. MM. Trivier et Cliardavoine sont des prêtres ca- tholiques français qui se sont récenmient convertis au protestan- tisme. Sans doute leurs motifs ne peuvent pas être suspects. Ils n'ont point agi par intérêt, ils n'ont pas hésité à sacrifier une position assurée, h braver les périls et les conséquences pénibles d'une profession publique de leur foi. Mais il est facile de re- connaître dans leurs écrits le cachet distinct de la direction par- ticulière de chacun d'eux. M. Trivier est arrivé au protestantisme par la seule lecture de la Bible; il attaque les doctrines catho- liques en leur opposant les passages de lEcrilure-Sainte et l'opi- nion de plusieurs Pères de l'Eglise, ainsi que d'autres théolo- giens éminenls; c'est de la controverse savante et forte, sans aucune allusion aux démêlés que l'auteur peut avoir eus avec ses supérieurs ecclésiastiques; on voit qu'il se préoccupe unique- ment de ramener le christianisme à sa pureté primitive et de combattre les erreurs de l'Eglise romaine en matière de foi.

M. Chardavoine, au contraire, se montre dès l'abord comme un prêtre aux prises avec son évêque. Son changement repose bien aussi sur des convictions réelles, mais l'effet qu'elles ont produit sur son esprit est différent. A mesure que la lumière est venue dessiller ses yeux, il s'est révolté contre l'oppression qui pesait sur lui. Secouant ses chaînes l'une après l'autre, il a lutté quelque temps avant de se décider 'a les rompre tout à fait, il a d'abord attiré sur lui cette persécution de détail si propre 'a irriter ceux qu'elle ne soumet pas, puis il n'a rompu avec l'Eglise que lorsqu'il a vu qu'on prétendait lui imposer la rétractation for- melle de ses croyances. De ce ton de polémique âpre et indi- viduelle qui règne dans sa brochure. C'est une espèce de duel entre la liberté humaine et le despotisme de l'aulorilé. L'évêque de La Rochelle a lancé toutes ses foudres contre le curé réfrac- taire. Usant des armes habituelles de Rome en pareille circon- stance, il l'a excommunié comme un prêtre indigne de ses hautes fonctions et a fait planer sur lui des soupçons injurieux. M. Char-

MORALE, ÉDUCATION. 357

(lavoine répond en dévoilant à son tour les abus do Torganisalion ecclésiastique, on reprochant à l'évêque des vues d'ambition et de fortune qui n'ont rien de commun avec les devoirs d'un prêtre chrétien. Puis, de ce débat personnel, il passe k l'examen des praiiques du culte romain et s'attache a faire ressortir le cachet du paganisme dont elles portent l'empreinte. La messe et les processions de la Fête-Dieu lui paraissent entre autres avoir une ressemblance frappante avec les cérémonies païennes dont les écrits des anciens nous ont transmis la description. La Bible a la main, il condamne également le célibat des prêtres, le culte de Marie, celui des images, la confession, l'abstinence des viandes, etc., etc. Ses arguments sont peu développés, mais ils frappent juste et fort. Aussi, quoique nous préférions beau- coup la controverse élevée et purement religieuse de M. Trivier, nous croyons la brochure de M. Chardavoine plus propre a faire de l'impression sur le public. On ne peut d'ailleurs que louer le courage de prêtres qui, en se détachant de Rome, font une déclaration loyale et franche des motifs de leur conduite. Ils donnent ainsi l'exemple le plus propre à favoriser les progrès de la liberté religieuse. Nous ne sommes pas de ceux qui restent indifférents 'a la nature des doctrines, mais nous pensons qu'a- vant de discuter trop rigoureusement le mérite de celles-ci, il importe de réunir tous les efforts contre le despotisme de l'au- torité infaillible. C'est la le delenda Carlhago de notre époque.

FnAGMEIVTS «îe Philosophie cartésienne , par Victor Cousin ; Paris, i vol. in-12 , 5 fr, 50 c.

Descartes est le véritable fondateur de la philosophie moderne. Avant lui, les efforts tentés po.ur briser le joug de la scolastique n'avaient guère produit que de hardies manifestations d'mdépen- dance plus courageuses que fécondes, et l'on peut dire que l'é- nergie du seizième siècle se consuma dans des entreprises déré- glées, où l'erreur et la folie usurpaient trop souvent la place do la vérité. C'était une époque de révolution; les esprits, impa- tients do rompre avec le moyen âge, se lançaient avec ardeur

3:)8 RELIGION, PHILOSOPHIE,

dans des voies nouvelles, sans Irop s'inquiéter elles les pou- vaient conduire. Faire acte de rébellion semblait être leur unique but, et malheureusement aucun homme de génie ne vint se mctlre h leur tète pour diriger ce mouvement irréfléchi. Après Descartes, la philosophie prit un fout autre essor, elle régla sagement sa marche, et faisant un usage salutaire de la liberté qu'elle avait conquise, elle prospéra côte à côte avec la religion dont elle savait respecter le domaine, jusqu'à ce que le mysti- cisme, l'entraînant hors de sa route, amena la réaction du dix- huitième siècle. Mais encore ici , aucun génie supérieur ne se présente à nous, et c'est directement à Descartes qu'il faut re- monter pour trouver la source des tendances actuelles de la phi- losophie, qui ne sont ni celles du seizième ni celles du dix-hui- lième siècle.

Aussi M. Cousin regarde-t-il comme un devoir de remettre en lumière tous les documents propres à faire bien connaître l'épo- que cartésienne. Quoique toujours fidèle à l'éclectisme, il montre une prédilection marquée pour cette école, dont la méthode lui paraît la meilleure pour la recherche de la vérité. C'est pour- quoi il a jugé utile de rassembler ces fragments, la plupart tout à fait inédits, qui montrent combien fut grande TmAuence du cartésianisme pendant le dix septième siècle. Afin de faire mieux ressortir la supériorité de Descartes, il commence par exposer l'état de la philosophie avant lui, dans une intéressante notice sur Vanini, qui fut brûlé à Toulouse en 1619.

Vanini était un Italien des environs de Naples. Après avoir fait de longues études et voyagé dans les divers pays de l'Europe, il se lança dans les spéculations philosophiques avec une audace imprudente. Tout en protestant de son respect pour l'autorité do l'Eglise, il émit des propositions fort suspectes, et d'écart en écart il arriva jusqu'à professer assez ouvertement l'athéisme. Il paraît de plus que l'immoralité de sa conduite n'était que trop en accord avec les opinions qu'il cherchait à répandre. Vanini fut donc traduit devant les tribunaux , jugé avec la rigueur cruelle des lois de cette époque, et condamné à subir le supplice que décrit ainsi un contemporain qui en fut spectateur : * Je l'ai vu, quand sur la charrette on le conduisait au gibet , se moquant du

MORALE, EDUCATION. 869

franciscain qui s'efforçait de fléchir la férocité de cette âme ob- stinée... Il rejetait les consolations que lui offrait le moine, re- poussait le crucifix qu'il lui présentait, et insulta au Christ en ces termes : « Lui, à sa dernière heure, sua de crainte; moi, je « meurs sans effroi. « Il disait faux, car nous l'avons vu, l'âme abattue, démentir cette philosophie dont il prétendait donner des leçons. Au dernier moment, son aspect était farouche et horri- ble, son âme inquiète, sa parole pleine de trouble, et quoiqu'il cria de temps en temps qu'il mourait en philosophe, il est mort comme une brute. Avant de mettre le feu au biîcher, on lui or- donna de livrer sa langue sacrilège au couteau: il refusa, il fallut employer des tenailles pour la lui tirer, et quand le fer du bourreau la saisit et la coupa, jamais on n'enlendit un cri plus horrible; on auraitcru entendre le mugissement d'un bœuf qu'on tue. Le feu dévora le reste et les cendres furent livrées au vent. >

« En vérité, continue M. Cousin, ce qui nous pénètre ici d'hor- reur, c'est peut être moins encore l'atroce supplice de Yanini que la manière dont Gramond le raconte. Quoi! un infortuné, coupable d'errer en philosophie, et de résoudre le problème du monde à Ici manière d'Aristote et d'Averroës, plutôt qu'à la ma- nière de Platon et de saint Augustin, est tourmenté à plaisir avant d'être étranglé et brûlé; et parce qu'il hésite à se prêter lui-même a un raffinement de cruauté, un homme pieux, un magistrat, un premier président de parlement, écrivant dans son cabinet tout à son aise, le traite de lâche! Et si la douleur ou la colère arrache un dernier cri à la victime, il compare ce cri au mugissement d'un bœuf que l'on tue ! Justice impie, san- guinaire fanatisme! tyrannie à la fois odieuse et impuissante! Croyez-vous donc que c'est avec des tenailles qu'on arrache l'es- prit humain a l'erreur? Et ne voyez vous pas que ces flammes que vous allumez, en soulevant d'horreur toutes les âmes gé- néreuses, protègent et répandent les doctrines que vous persé- cutez? »

En effet, l'athéisme ne périt point avec Yanini. Bientôt il trouva d'autres disciples et fit, en France surtout, des progrès rapides. La philosophie, jetée dans cette voie funeste, n'en pou- vait sortir que par un puissant cflort du génie. C'est à Descaries

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3C0 RELlGIO:i, PHILOSOPHI, MORALE, ÉflCCATIO».

qu'ôlait réservé l'honneur do f- --■> l'ordre au sein de l'a- narchie qui avait remplacé If ^oulaslique. Son admi- rable méthode vint montrer le oeinin que l'on doit suivre pour s'approcher de la vérité. Il sut onnor un sage et véritable essor h la philosophie, lui traçant saoule à côté de la religion, sans porter aucune atteinte à celle ci f i conciliant l'indépendance de l'esprit humain avec le respect our les dogmes de la loi. Aussi son influence s'étendit-elle bieni» d Un bout h l'autre de l'Europe. En France surtout, les idées e l)<'scartcs trouvèrent de zélés disciples dans la noblesse et das li- clergé. Des sociétés carté- siennes se formèrent à Paris, ù les enseignements du maître étaient discutés et comment»- d'une séance fort curiciiso, dm (\tre attribuée à Corbinelli, l'aii i jiliis ardents promoteurs do In il en njoBte deux autres non n lo cartésianisme compta parmi js partisans le cardinal de Retz, qu'on ne savait pas jusqu'ici " rupé do philosophie, et Hohervel, qui n'était connu (j' n' l'adversaire injuste et obstiné de Dcscarlos, dont il aut attaqué les travaux 'mathéma- tiques. Viennent cnsuile des exliils do la correspondance inédile do Malebranche avec Mairan cl eiluuiz; puis M. C(jiisin tcrnjinc en exposant par quelle iiliation) spinosisme est ne do quelques erreurs échappées h Descartes, n sorte que le génie de ce grand philosftpho se trouve étro réelni' ut la source de tout le mou- vement philosophique moderne

Ces fragments, écrits avec ili.irme et la clarté qui disliii- gucnl lo style de l'auteur, or< :ii une lecture intéressante, mémo pour les personnes aux.ull('S de semblables sujets sont peu familiers. Elles y pourronfpmsor des notions parfaitement précises sur l'impulsion imprim- [.ir Descartes au dix-septième siècle, et sur la révolution qii ( pra dans la philosophie. On ne saurait trop encourager cet n iidanco a populariser lo goût des études sérieuses, h y ramcn- Ir public en les rendant autant que possible accessibles à toii-( 'i-,t, selon nous, lo meilleur moyen de l'aire l'éducation du ^iii^le et do travailler h la régé- nération inloUccluello et morald<; l'avenir.

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DES LVUES JVOUVEAIJX,

^Loccuiinc 1845.

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UltATm: lie l'I.iiil. traduction ilo J. Namlrl, a\f(: \f Wxlr vl dvs nolfs, 4 \(il. iii I C(JMI:DIES ^Ir 'IV-rcntP, Iradiiclioii nou- velle, par Fi-i<l. iÀU't , 1 vol, in- 18; Paris, tlicz Lclcvrc, C, ni* de rK|teinn (>i ix 5 fr. 50 c. le volutnr.

C'est av(;» j..n 1 l'on voit renaître le goût do la lilk'radiro classique, et piildifiics éditions nouvelles de ses cliefsd'œiivio, à la portée du pliis.'rand nombre des lecteurs. En oiïct, s'il y a quelque moyen é relever les lettres do l'état d'abaissement dans lequel nous le voyons aujourd'hui , ce ne j)cut être qu'on rcmonlant à la snur»où puisèrent nos grands écrivains des siè- cles passés. La priripïile cause do la décadence littéraire a tou- jours été l'ignoraiicv l'oubli des saines traditions de l'art, qui pousse d'impnid.rii novateurs h prétendre tout reconstruire à neuf, alors que h ] 'ssance créutricc et la force do l'inspiration nécessaires pour unlelio œuvre soni depuis longtemps épuisées. Ceci nous parnîi |m)i .»ir s'appliquer tout parliculioremont à nodc époquo. Après .i\ - si bien inspiré les grands génies du dix- seplième si( ( !• . l'uidc des anciens, abandonnée peu h peu, n'avait plus trou.' iode froids et médiocres imilateurs qui, so traînant avec pcnu ir la roule déjà frayée, semblaient ne point s'apercevoir que le ubiic ne les y suivait plus. Aussi no tarda - t il pas à s'o|)ér(.i uo réaction dont lo but était do reiidio à I.i

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360 RELIGION, PHILOSOPHIE, MORALE, ÉDUCATION.

qu'était réservé riionncur do faire surgir l'ordre au soin de l'a- narchie qui avait remplacé le joug de la scolaslique. Son admi- rable méthode vint montrer le chemin que l'on doit suivre pour s'approcher de la vérité. Il sut donner un sage et véritable essor à la philosophie, lui traçant sa route h côté de la religion, sans porter aucune atteinte à celle-ci, et conciliant l'indépendance de l'esprit humain avec le respect pour les dogmes de la foi. Aussi son influence s'étendit-elle bientôt d'un bout h l'autre de l'Europe. En France surtout , les idées de Descartes trouvèrent de zélés disciples dans la noblesse et dans le clergé. Des sociétés carté- siennes se formèrent à Paris, les enseignements du maître étaient discutés et commentés. M. Cousin cite le procès-verbal d'une séance fort curieuse, dont la rédaction lui semble pouvoir être attribuée à Corbinelli, l'ami de M™* de Sévigné, l'un des plus ardents promoteurs de la doctrine nouvelle. A ce document il en ajoate deux autres non moins précieux, qui prouvent que le cartésianisme compta parmi ses partisans le cardinal de Retz, qu'on ne savait pas jusqu'ici s'être occupé de philosophie, et Robervel, qui n'était connu que comme l'adversaire injuste et obstiné de Descartes, dont il avait attaqué les travaux 'mathéma- tiques. Viennent ensuite des extraits de la correspondance inédite de Malebranche avec Mairan et Leibnitz; puis M. Cousin termine en exposant par quelle filiation le spinosisme est de quelques erreurs échappées à Descartes, en sorte que le génie de ce grand philosophe se trouve être réellement la source de tout le mou- vement philosophique moderne.

Ces fragments, écrits avec le charme et la clarté qui distin- guent le style de l'auleur, offrent une lecture intéressante, même pour les personnes auxquelles de semblables sujets sont peu familiers. Elles y pourront puiser des notions parfaitement précises sur l'impulsion imprimée par Descartes au dix-septième siècle, et sur la révolution qu'il opéra dans la philosophie. On ne saurait trop encourager cette tendance h populariser le goût des études sérieuses, a y ramener le public en les rendant autant que possible accessibles à tous. C'est, selon nous, le meilleur moyen de faire l'éducation du peuple et de travailler b la régé- nération intellectuelle et morale de l'avenir.

Kepue Crtttiiue

DES LIVRES NOUVEAUX

tlLovciiiinc 1845. UTTÉRATURE, lilSTOlRE.

3CS

l nées '>cles

THÉÂTRE df Piaule, traduction de J. Naudel, avec le tcxfe et des notes, i vol. in-18. COUlLDIES-de Térence, traduction nou- velle, par Ferd. Collet , 1 vol. in-18; Paris, chez Lel'evre, G, rue de l'Eperon ; prix , 5 l'r. 50 c. le voluiHe.

C'est avec joie que l'on voit renaître le goût do la liltotafuro classique, el publier des éditions nouvelles de ses chefs-d'œuvre, à la portée du plus grand nombre des lecteurs. En effet, s'il y a quelque moyen de relever les lettres de l'état d'abaissement dans lequel nous les voyons aujourd'hui, ce ne peut être qu'tjii remonlant h la source puisèrent nos grands écrivains des siè- cles passés. La principale cause de la décadence littéraire a tou- jours été l'ignorance, l'oubli des saines traditions de l'art, qui pousse d'imprudenis novateurs à prétendre tout reconstruire "a neuf, alors que la [xiissance créatrice et la force de l'inspiration nécessaires pour une lelie œuvre son! depuis longtemps épuisécsw Ceci nous paraît pouvoir s'appliquer tout particulièrement à notre époque. Après avoir si bien inspiré les grands génies du dix- soplième siècle, l'élude dos anciens, abandonnée peu à peu, n'avait plus trouvé que de froids et médiocres imitateurs qui, se traînant avec peine sur la route déjà frayée, semblaient ne point s'apercevoir que le pid)lic ne les y suivait plus. Aussi ne tarda- l il pas à s'opérer une réaction dont lo but était de rendre à k

32

3G0 B' LITTÉRATUBE,

ç.y'^{,iuro française un cachet plus national, cl dont lo premier narcV"' ^^ rejeter l'autorité des anciens- pour aller eliercher des- ja^puations nouvelles dans les écrivains du moyen âge. Coïnci- dant avec le réreil du sentinient religieux, celle tendance obtint d'abord l'accueil le plus favorable et trouva d'éloquents inter- prètes qui surent en tirer un admirable parti. Mais à leur snilo se forma bientôt une jeune école vaine, prcsomptuev>se, pleine de dédain pour les chefs-d'œuvre classiques, pour l'érudition pa tiente et laborieuse, qui prétendit que l'imagination devait tenir lieu de savoir. Alors la littérature prit un essor fiévreux, toutes Jes règles du goût furent renversées , on se livra sans frein aux fantaisies les plus étranges, on enfanta des monstres de toutes sortes, puis, quand cette espèce de cauchemar eut enfin lassé les lecteurs, la jeune école se vit frappée d'impuissance avant d'avoir pu predHJre une seule oeuvre durable. L'ignorance et la stérilité qui l'accompagne, voila les vrais résultats de ses elTorls. 11 se- rait facile d'en signaler de nombreux exemples da;ns ses écrivains Blême les plus renommés, et jusqvte dans les leçons de profes- seurs qui sont sortis de son sein. Heureusement la culture des bonnes lettres s'est conservée en dehors d'elle. Quelques fidèles disciples ont su la sauver d'une ruine complète. Leurs travaux paisibles, sans éclat, sans bruit, ont excité les sympathies d'une jeunesse studieuse et réveillé petit h petit le goût du public, fa- tigué de toute celte fantasmagorie vide d'idées, de tout ce faux clinquant sous lequel la décadence littéraire cherchait vainement à se cacher. Le beau et le vrai ne sont qu'un. Les anciens l'a- vaient découvert bien longtemps avant nous. Malgré les siècles qui nous séparent d'eux, les principes fondamentaux de l'arl sont toujours les mêmes. Ainsi donc, c'est encore aux modèles qu'ils nous ont laissés que nous devons recourir pour retirer no- tre littérature de l'impasse dans lequel elle s'est fourvoyée. Sans doute il faut se tenir en garde contre l'imitation servile, et tout en admirant les œuvres des anciens, savoir faire la difTérence des temps et des heux, repousser les règles étroites et systéma- tiques dans lesquelles le dix-seplicnie siècle avait prétendu ren- fermer l'essor du génie, reconnaître ce qu'il y a do vraiment fécond et salutaire dans l'indépendance proclamée par la nouvelle

ÎIISTOIRB. 3C4

i'colc. M<iis la lecture des auteurs anciens est ellc-inêmc le meil- leur préservatif contre ces tendances exclusives, qui ne sont nées que du besoin naturel à l'homme de tout ramener à des métliodcs déterminées, h des lois invari-ables. C'est ce que nous espérons réussir à prouver, en passant successivement en revue les divers volumes de la jolie colleclion publiée par M. Lefèvre, dontl'in- (elligctite activité se montre ici, comme toujours, empressée à seconder l'élan de la bonne et saine littérature.

Noms commencerons cette revue par Pkute et Térence. Ce sera Je plus sûr moyeii de nous initier aux mœurs de la société romaine et de nous placer dès l'abord au point de vue duquel îious pouvotis le màeuï embrasser toutes les données nécessaires pour former notre jugement. Quand on veut bien apprécier les œuvres des anciens, il est bon de secouer un peu les idées mo- dernes, de se transporter, autant que possible, au milieu de leur civilisation , qui dilTérait essentiellement de la notre. Or, la comédie a l'avant^agc de nous offrir un tableau fidèle des incidents les plus ordinaires de la vie, de nous introduire dans l'intérieur des familles, et de mettre en action devant nos yeux tous les res- sorts habituels des diverses relations sociales. C'est une imago vivante de l'époque dans laquelle a vécu l'auteur. Son imagina- tion Cil a conçu riiitrigue, juais les détails «e sont que la copie plus ou moins exacte des scènes qui se passent autour de lui. Chez Piaule surtout , plus ancien que Térence , moins élégant , moins poli, mais a.iassi plus original, on trouve le témoin du vieux temps. H reproduiit sur la scène les mœtire et les usages de SCS conleniporaiiis sans en adoucir la rudesse, sa«s en voiler les turpitudes. Loin de chercher à les embellir, il laisse au vice toute sa laideur, à la débauche toutes ses allures ignobles et re- poussantes; la morale de ses pièces consiste h jeter le ridicule et le mépris sur les excès de la société romaine. Plaute, de parenis obscurs, dans un bourg de l'Ombrie, et venu à Rome pour y chercher fortune, avait j)eu de rapports avec les familles patriciennes, avec les classes polies et éclairées. Il vivait au mi- lieu du peuple, et c'était surtout en vue du peuple qu'il écrivait ses comédies. Aussi son langage est il en général fort peu châtié; il dit tout crômciil les choses et ne craint pas les plaisanteries

3<^t UTTÉRATGRE,

grossières. Mais c'est précisément ce qui donne 'ti ses pièces «n précieux cachet do couleur locale, et il fallait bien que ses peintures fussent vraies, pursqu'elles élaient applaudies par le public de toutes les classes el qn'elles devinrent biewlôt un livie classique, un manuel pour les études littéraires. Nous y trou- vons des révélations fort curieuses sur l'étal des idées religieuses et morales au cinquième siècle de Rome. Dans Amphylrion, par exemple, on voit avec quelle irrévérence les dieux étaient trail^ sur le théâtre. Jupiter et Mercure n'y conservent absolument rien de leur caractère divin. Le premier n'use do sa puissance que pour satisfaire ses désirs et se procurer des jouissances fa- ciles en aplanissant tous les obslacles. Le second est un malin goguenard qui se joue de sa qualité de dieu et se moque de tout le monde, y compris son père le maître dos cieux. Tous deux se plaisent h rappeler que sous leurs costumes et leurs noms d'emprunt il n'y a que deux pauvres esclaves histrions, comme s'ils craignaient que les spectateurs ne fussent pas assez frappés par ce profane contraste. Dès le prologue. Mercure se hâte de lever le masque, d'avertir les speclateurs que son père, tout Jupiter qu'il est, n'en est pas moins de race humaine et craint pour son dos s'il n'obtient bon accueil du public, crainte que lui Mercure partage par le même motif. Puis il continue en ces termes, qui nous apprennent que les claqueurset les cabaks ne sont pas d'invention moderne :

< Voici maintenant ce que Jupiter m'a cliargé de vous de- mander. Il faut que des inspecteurs, à chacun des gradins, sur- veillent dans toute l'enceinte les spectateurs. S'ils voient une cabale montée, qu'ils saisissent ici même les toges des cabaleurs pour cautionnement. Si quelqu'un a sollicité la palme pour des acteurs ou pour tout autre artiste, soit par des missives, soil par ses démarches personnelles, soit par des intermédiaires; ou si les édiles eux-mêmes prévariquent dans leur jugement, Jupiter ordonne qu'on poursuive les délinquants, comme ceux qui cabalenl dans les élections pour eux mêmes ou au profit des autres

« Encore une autre ordonnance de Jupiter : qu'il y ail aussi des surveillants auprès des acteurs; et si quelques uns s'avisent

tnSTOlRE. 365

ùe poslcr des amis pour les applaudir ou pour nuire à leurs ri- vaux, qu'on leur enlève leur costume, et n)C'nie aussi la peau sur les épaules. »

Et lorsque l'action est engagée, Jupiter, h son tour, prend soin de ne pas laisser d'incertitude sur sa véritable nature : « Vous voyez cet Amphitryon, qui a pour valet Sosie, le Sosie qui de- vient, qnand il faut, Mercure. J'habite les hauts étages, et je suis Jupiter lorsqu'il me plaît. Mais en descendant ici, tout à coup je deviens Auiphilryon et je change de costume. Si je pa- rais maintenant, c'est à cause de vous, pour que la comédie commencée ne se termine pas brusquement. »

Il y a quelque chose de tout à fait primitif dans cette naïveté de l'acteur qui s'explique lui-même au public, et lui annonce ce qu'il va faire. C'est l'enfance de l'art. L'intelligence des specta- Jcurs a besoin de cette aide pour comprendre la marche de l'ac- tion et ne pas perdre en route le fil de l'intrigue qui conduit au dénouement. Le public romain, auquel Plante s'adressait, n'é- tait pas encore très développé ; son éducation théâtrale était à faire. Il accomplit celte tâche avec talent. Aux ébauches impar- faites , aux scènes décousues et triviales qui avaient paru jus- qu'alors sur le théâtre, il substitua de véritables comédies, offrant une action bien suivie, des caractères soutenus, des tableaux ingénieux empruntés à la vie réelle. A défaut des ressources d'un art plus avancé, des leçons d'une morale plus élevée et plus pure, son génie comique savait tirer d'admirables effets des situations qu'il avait imaginées et produire des impressions sa- lutaires en livrant toujours le vice à la risée publique. Sous ce rapport on peut dire qu'il est réellement plus moral que Mohère, surtout si l'on fait attention a la différence des temps et des mœurs. La civilisation antique différait essentiellement de la nô- tre en tout ce qui touche les sentiments moraux. Le paganisme, en revêtant les dieux des passions et des faiblesses humaines, était a celles-ci leur caractère criminel, ou du moins enlevait le frein le plus efficace qu'on puisse leur opposer. On excusait jus- qu'aux excès les plus honteux, en les rattachant de près ou do loin au culte d'une divinité quelconque. Ainsi, tandis que les dieux laïcs veillaient sur le foyer domestique, sanctuaire des

32*

366 LITTÉRATURE,

vertus de la famille, Vénus , Priape et Bncclius couvraient de leur protection les lieux la débauche élalail publiquement ses in- famies. Ce contraste entre l'austérité de la vie d'intérieur et la licence qui régnait au dehors retient sans cesse dans les comé- dies de Plaute. Les femmes mariées qu'il nous présente sont en général de sages matrones, et les intrigues d'amour n'ont guère pour héroïnes que des courtisanes. L'auteur nous fait toucher au doigt la plaie de la société romaine. Sa verve satyrique nous montre dans l'Asinaire un père partageant avec son fils les fa- veurs de l'une do ces dangereuses syrènes ; dans les liacchis, ce sont deux vieillards qui , en voulant retirer leurs fils de la dé- bauche, succombent eux mêmes à la tentation ; dans Casine, c'est lin mari qui, comme le comte Almarrva du Mariage de Figaro, prétend s'assurer la possession facile d'une jeune fille qu'il con- voite, en la faisant épouser son serviteur. C'est toujours l'homme qui se joue du lien conjugal, mais le dénouement tourne 'a sa honte et le ridicule est sa punition. Combien cela ressemble peu à notre théâtre moderne, les maris trompés sont un perpélnel sujet d'inépuisables plaisanteries, tandis que tout l'intérêt se porle sur la femme coupable. Il faut convenir que les anciens respectaient mieux que nous la sainteté du mariage, et qu'à cet égard Molière ne les a guère imités. C'est pourtant 'a leur école qu'il s'est for- mé, il les étudiait beaucoup, il leur faisait de nombreux emprunts. Son Amphitryon n'est qu'une copie do celui de Plaute, avec des modifications très-ingénieuses sans doute, mais qui, si elles le rendent plus acceptable sur la scène française, lui ôtent son ca- ractère original, allèrent le cachet des mœurs romaines, font de Jupiter un galantin amoureux, de Mercure un rodomont brutal, et enfin d'Amphitryon un héros généreux , lorsque au contraire, dans la pièce latine, on le voit tout déconcerté par les illusions dont il est le jouet, frappé d'une comique terreur qui paralyse ses facultés, manifester une joie débonnaire en apprenant l'hon* Tieur que lui a fait le roi de l'Olympe. Dans la Marmite de Plaute, nous retrouvons les meilleurs passages de l'Avare. Sans doute, quand on imile comme Molière, il est permis d'imiter, mais il est juste aussi de rendre h chacun ce qui lui appartient, et c'est a Piaule qu'appartient cette admirable scène dont nous donnons ici la traducliou non moins fidèle qu'élégante de M. Naudet.

HISTOIRE. 367

« Elciio>". Hors d'ici, animal rampant, qui viens de sortir de dessous terre. On ne te voyait pas tout à l'heure ; tu te montres, et l'on l'écrase. Par Pollux ! je vais t'arranger de la bonne ma- nière, subtil coquin.

SxROBiLE. Quel démon te tourmente? qu'avons-nous h démê- ler ensemble, vieillard? pourquoi me pousser h me jeter par terre? pourquoi me tirer de la sorte? pourquoi me frapper?

EucLiox. Grenier à coups de fouet! tu le demandes? voleur, que dis je? triple voleur.

Strobile. Que t'ai-je pris?

EbCLiON. Rends-le moi, et vite.

Strobile. Que veux tu que je te rende?

EucLios. Tu ne le sais pas?

Strobile. Je n'ai rien pris qui t'appartienne.

EucLiox. Mais ce qui tappartient maintenant par le vol , rends- le. Eh bien?

Strobile. Eh bien?

Elclion. Ton vol ne le réussira pas.

Strobile. Qu'est-ce que tu as donc?

EccLioN. Remels-le moi.

Strobile. Ah ! vraiment, vieillard, tu es accoutumé à ce qu'on te le remette.

EucLiON. Remets-moi cela, te dis-je. Pas de plaisanterie. Je ne badine pas, moi.

Strobile. Qu'exige-tu que je te remette? nomme lacliosepar son nom. Je jure que je n'ai rien pris, rien touché!

EucLioit. Voyons tes mains.

Strobile. Tiens.

Elclioj». Montre donc.

Strobile. Les voici.

Elclion. Je vois. Maintenant, la troisième.

Strobile. Ce vieillard est fou. Les fantômes et les vapeurs de l'enfer lui troublent le cerveau. Tu ne diras pas que tu ne me fais pas injure?

Elclion. Oui, très-grande; car lu devrais déjh être fustigé. Et cela l'arrivera certainement, si tu n'avoues.

Strobile. Que dois-je avouer?

363 LITTÉRATURE,

EucLioî(. Qu'est ce que tu m'as dérobé?

Strobilk, Que le ciel me foudroie, si je t'ai pris quelque chose !

EucLioN. Et si je n'ai pas voulu prendre? Allons, secoue ton manteau.

SiROBitE. Tant que tu voudras.

Elclion. Ne l'aurais-lu pas sous ta tunique?

Strobile. Tàte partout.

Euclion. Ah! le scélérat, comme il fait le bon, pour qu'on ne le soupçonne pas ! Nous connaissons vos finesses. Or çk , montre moi encore une fois la main droite.

Strobile. Regarde.

Elclion. Et la gauche.

Strobile. Les voici toutes deux. ' EccLioîï. Je ne veux pas chercher davantage. Rends le moi.

Strobile. Mais quoi?

EucLiON. Tous ces détours sont inutiles. Tu l'as certainement.

Strobile. Je l'ai? moi! Qu'est-ce que j'ai?

EtCLioN. Je ne le dirai pas. Tu voudrais me le faire dire. Quoi que ce soit, rends-moi mon bien.

Strobile. Tu extravagues. N'as-tu pas fouillé a ton aise , sans rien trouver sur moi qui t'appartienne?

EucLioN. Demeure; demeure. Quel autre était ici avec toi? Je suis perdu ! grands dieux ! il y a dedans quelqu'un qui fait des siennes. Si je lâche celui-ci, il s'en ira. Après tout, je l'ai fouillé; il n'a rien. Ya-t'en, si lu veux. Et que Jupiter et tous les dieux t'exterminent !

Strobile. Beau remerciement.

EucLiON. Je vais rentrer, et j'étranglerai ton complice. Fuis ^ de ma présence. T'en iras-tu?

Strobile. Je pars.

EucLiON. Que je ne le revoie plus ; prends-y garde. »

Bien d'autres traits encore furent empruntés a Piaule par Molière, qui les appropria très-habilement au goût français, en leur donnant les formes plus raffinées du langage moderne. Les anciens Romains ne connaissaient ni les recherches do la poli- tesse ni ces égards de convenance qui règlent aujourd'hui nos

HISTOIDS. 960

rapports sociaux. Ils n'avaient qu'une seule façon d'adresser la parole à tout le monde. Entre étrangers comme entre parents, de valet à maître comme de maître h valet, c'était toujours la même manière de s'exprimer, la même familiarité de ton, la même liberté de langage. L'esclave tutoyait son maître et sa maîtresse, leur faisait hardiment entendre de dures vérités, iira- vait leur pouvoir avec insolence, et trouvait un sujet continuel de plaisanteries jusque dans les tortures employées à le punir. C'est encore un côté des mœurs romaines qui nous frappe et dans lequel nous voyons la source nos écrivains dramatiques ont puisé le type do ces valets impudents sur lesquels reposent presque toutes les intrigues de la comédie française.

Au reste, quoique Plaute ait abusé souvent de cette donnée fertile ol qu'on puisse lui reprocher de s'être montré peu scru- puleux sur le choix des moyens, d'avoir cherché le succès popu- laire dans le cynisme du dialogue et l'obscénité des images, il est juste de reconnaître que son talent comique ne consistait pas dans de semblables ressources, qu'il n'employait sans doute que pour se plier aux exigences de son époque. Par exemple, ses Captifs, sont une comédie sans intrigue d'amour et même sans femmes, dont tout l'intérêt roule sur un bel exemple de la fidélité d'un esclave envers son maître, et de la reconnaissance d'un maître envers son esclave. Dans d'autres , telles que le Rudens, prédication remarquable du dogme de la Providence; le Trinu- mus, leçon donnée aux dissipateurs; le Fanfaron, caricature des présomptueux et des sots, on trouve les intentions d'un esprit vraiment philosophique, des enseignements pleins de sagesse et d'honnêteté. Si l'auteur blesse nos bienséances, c'est qu'elles étaent complètement ignorées des Romains, qui, comme le dit M. Naudot, « se reconnaissaient sous le pallium des Déménètes et des Philolachès. Libertins imberbes, libertins h cheveux blancs, spéculateurs de mariage, comptant la dot pour tout, et prenant une femme comrno une des charges du contrat, patrons avares et exigeants, clients faméliques et flatteurs, citoyens créés d'hier par la baguette du préteur et fiers comme des Clnudius, mar- chands prodigues de parjures, pédagogues pervertissenrs, sols infatués du mérite qu'ils se croient et engraissant des fripons

3-0 LlTTÊRATimE,

«jiii les repaissaient de fiiméo, calomniateurs faisant de délation cl procès métier et marchandise, oisifs sans cesse occupes à dire ce qu'ils savaient el ce qu'ils ne savaient pas pour troubler la paix commune, et tant d'autres fous ou méchants, furent gâî- mont admonestés ou stigmatisés de ridicule par la censure de riaute : voilà la comédie romaine. »

Chez Térence, elle se présente sous un aspect plus gracieux, plus orné, mais le fond est toujours le même. Les mœurs, en se polissant, en se revêtant d'un vernis extérieur qui en adoucit l'aspect et dissimule ce qu'elles ont de honteux ou de repous- sant, n'ont pas changé de nature. Seulement la corruption de- vient moins laide, et par cela même plus dangereuse. Plaute mettait à nu les vices des courtisanes, leurs basses inclinations, leurs amours mercenaires, leur insatiable cupidité ; en sorte qu'on ne pouvait pas l'accuser de chercher à séduire la jeunesse par de trompeuses amorces. Un pareil reproche s'adresserait avec plus de raison à Térence, qui certainement est moins moral, quoique plus châtié que son prédécesseur. Il cache la laideur du vice , montre volontiers l'union des excès de la débauche avec les vertus du cœur; en général ses personnages sont tous bons et intéressants, quelles que soient les fautes qu'ils commettent; il accorde presque toujours une belle âme et de généreux senti- ments aux courtisanes même les plus élionlées, el il nous attache à leurs intrigues en nous faisant en quelque sorte oublier ce qu'elles ont de déshonnêtc. Il est vrai que le dénouement vient par quelque histoire romanesque, replacer ses héroïnes au rang des honnêtes femmes, et rejeter tous leurs écarts sur le compte de la destinée. Mais c'est un peu tard, le mal est déjà fait; les jeunes gens dont Timaginalion est enivrée des voluptueuses illu- sions, des perfections idéales dont le tableau leur est offert, y puisent avec joie un encouragement à leurs propres passions, et ce n'est pas un semblable palliatif qui peut leur servir de frein. Cependant il serait injuste aussi de suspecter les intentions de Térence. Pas [ilus que Plante, sans doute, il n'a voulu faire du théâtre une écolo do perdition. Mais placé dans des circonstances (rès-dilTérenles, il a nécessairement concevoir d'une toute autre manière son rôle d'écrivain.

HISTOIRE. yJi

Esciave afTranclii pai son iDoîtro, le sénalour Tercntius, qui le prit on affeclion Iros-grande, lui donna son nom et le fit élever avec beaucoup de soins, il vécut au sein de la société patri- cienne. Il avait pour prolecteurs et pour amis des hommes Irès- éclairés, très -spirituels, appréciateurs pleins de goût, versés dans la littérature grecque, et faisant cas surtout des grâces et de la pureté. Ce fut sous leur influence qu'il écrivit, et pour Jeur complaire, il ne négligea point les omemenis propres à em- bellir les scènes de la vie romaine. Peu soucieux des suffrages populaires en vue desquels écrivait Plante, il se contenta de ceux du public d'élite qui occupait les premières places parmi les spectateurs. Il se montra donc bien moins libre que Piaule dans ses allures, et moins original aussi. Térence imite largement Ménandre et autres comiques grecs, il ne s'en cache pas, et dit même en parlant des emjirunts qu'il leur fait, que c'est un bien dont il a pensé pouvoir disposer. Mais dans celle imitation, comme .dans celle de Molière, on remarque le cachet du génie qui sait s'approprier merveilleusement ce qu'il trouve a sa convenance dans les travaux d'aulrui. On admire d'ailleurs le naturel du dialogue, la vérilé des caractères, la marche habile et simple de l'action. Il ne cherche pas sans cesse à faire rire, mais il captive l'intérêt au plus haut degré. De Piaule à lui, l'art dra- matique a fait un grand pas. Quoique ayant moins de verve co- mique, Térence sait mieux tirer parti do ses ressources. Sa gaitc est plus douce et plus enjouée. Les personnages de Davc, dans ï Andrienne; Synts, dans ï Ihautonlimorumenos et dans les Adel- phes; de Phormion, dans Ilécyre, sont plaisants sans être gros- siers, et en général l'auteur s'abstient de toute exagération dans la peinture des divers types qu'il nous présente. Celle sage me- sure nuit quelquefois à l'efTet moral, elle émoussc les traits de la satire et rend peut-être le poêle trop indulgent. Mais elle ofi'rc un modèle de finesse et de grâce qui, rehaussé par l'élégance du style, consliluc la perfection de l'art. C'est un chef-d'œuvre littéraire qui, pour nous, a d'autant [dus de prix, que les ori- ginaux dans lesquels Térence a puisé ses inspirations ne nous sont point restés.

Los différences qui caractérisent les deux comiques latins sont

3T2 UTTÉRATURE,

encore plus marquées pcul-ôire dans la IraJuction. M. Naiiàut s'est efforcé de nous faire connaiUc Piaule tel qu'il es( , de rendre autant que possible Tinlerprétalion exacte et fiilèlc, et l'on peut dire qu'en général il y a fort heureusement réussi. Son travail est très-remarquable; il a su conserver les formes essentielles du langage antique, les allures originales des personnages et la Irancbise un peu crue de l'expression, qui est le trait particulier do Plaute. Placé entre deux écucils, celui des contresens qu'of- frent presque toujours les périphrases, les périodes et les figures de la langue oratoire, et celui de la trivialité que pouvait pro- duire une traduction trop littérale, il a évité habilement l'un et l'autre; il est resté latin par le style tout en étant français par la forme grammaticale. M. Collet ne paraît pas avoir suivi le mémo système. Partant de l'idée que le style de la comédie passe vile, et que les autours comiques sont ceux qu'il faut retraduire lo plus souvent, il a vise surtout à faire une traduction élégante, appropriée au goût du jour. La couleur locale en souffre un peu, ies usages romains sont parfois sacrifiés aux exigences modernes, le tutoiement fait place aux règles de notre étiquette polie; lo traducteur s'éloigne volontiers du texte toutes les fois qu'il le juge nécessaire pour mieux naturaliser on français la phrase la- tine. Mais s'il altère ainsi la physionomie de Térence, il nous en rend la lecture plus agréable et plus attrayante. M. Naudct sera mieux apprécié des savants, tandis que M. Collet plaira davantage au commun des lecteurs. CependanI , quoique nous appartenions a ceux-ci, nous préférons encore la fidélité du tra- ducteur de Piaule, parce que nous y trouvons une image plus vraie et plus complète de la société antique.

DES VAniATION'S du langage français depuis le Xll' siècle , nu vt'~ (hercl)cs des principes (jiii de\ raient régler Porlographe e( la pro- lujiiciation , par F. Génin ; Paris, chez F Didol frères, 56, rue Jacob, 1 vol. in-S", 7 fr. 50 c.

doit-on chercher les règles do rorihngrapho et do l.i pro- nonciation? Dans l'usage, disent les uns, dans l'élymologio,

HISTOIRE. 373

disent les aulres, et de la sont nés deux systèmes ditlérenls. Le premier soumet la prononciatiori aux caprices de la mode, admet sans scrupule toutes les modifications qu'elle peut subir, et trouve. bon que l'orthographe, suivant celte même marche, se confornio autant que possible aux changements continuels de la langue- parlée. L'autre, au contraire , n'admet l'autorité de l'usage que lorsqu'elle est appuyée sur celle de l'étymologie. M. Génin sa rattache plus particulièrement k ce dernier système; seulement il veut en outre qu'on respecte l'usage consacré par le temps. C'ert pour cela qu'il regarde l'étude de l'ancien français comme la meilleure source l'on doive puiser des données ration- nelles sur l'orthographe et la prononciation. se trouve la v(V ritable origine de notre langue, qui n'est pas née au dix-scplièmo sièole ainsi que semblent se l'imaginer beaucoup de personnes, mais qui avait eu déjà, dans les époques antérieures, un déve- loppement très remarquable. On a trop négligé jusqu'ici les mo- numents littéraires des siècles la langue française s'est formée ; on ne les a surtout jamais envisagés au point de vue d'une hi- stoire du langage. L'opinion accréditée par Voltaire touchant la prétendue barbarie du vieux français, a exercé l'influence la plus déplorable à cet égard. On s'est persuadé, d'après lui, que la multiplicité des consonnes dont l'ancienne "orlographe était sur- chargée, ne servait qu'à rendre la prononciation plus rude, et pour adoucir celle-ci on les a retranchées, sans s'inquéter de ce que devenait alors l'élymologie. Or, l'assertion de Yoltaire re- posait sur une erreur. Ces lettres, qu'il croyait superflues, im- primaient aux mots le cachet de leur dérivation et ne se pronon- çaient pas plus autrefois que maintenant. Mr Génin nous paraît même démontrer d'une manière assez satisfaisante, qu'on beau- coup de cas, la prononciation moderne est plus dure, moins har- monieuse que l'ancienne. Ainsi les consonnes finales ne se fai- saient sentir que lorsque le mot suivant commençait par uiio voyelle, et l's du pluriel s'élidait toujours lorsqu'il se trouvait à la suite d'une autre consonne. Ainsi, l'on n'aurait pas prononcé comme au théâtre français aujourd'hui :

J'aurais eu des remords z'en accusant Zo[)ii <».

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3:i LITIÉHATURE,

Celle liaison par-Jossiis l'hémistiche aurait paru conlraiie aux lois de l'euplionie ; les oreilles de nos pères élaient Irop délicates pour la souffrir. M. Génin le prouve par de nombreux exemples empruntés soit a la prose, soit à la poésie des douzième, trei- zième et quatorzième siècles. Il s'appuie d'ailleurs sur les règles posées par Théodore de Bèze dans son Traité latin de, la bonne pjononciation du français, publié en 1d84, petit ouvrage fort curieux qui mériterait d"étre mieux connu, car il jette une vive lumière sur le caractère essentiel de la langue française.

Œ Les Français, dit Théodore de Bèze, émettent toutes les lettres avec une sorte de molesse et de négligence. Leur langue qst si antipathique h toute rudesse de prononciation, que sauf le c, Vm, Vn et l'r redoublées, comme dans accès, somme, aimée, terre, ils ne font jamais sentir deux consonnes de suite...

« Leur prononciation , mobile et rapide comme leur génie , ne se heurte jamais an concours des consonnes, ni ne s'attarde guère sur des syllabes longues. Une consonne finit-elle un mot? elle se lie à la voyelle initiale du mot suivant; si bien qu'une phrase entière glisse comme un seul et unique mot. »

D'après ce principe, il est évident que la plupart de ces con- sonnes, accusées de barbarie par Voltaire, disparaissaient dans la prononciation; leur unique office étant de marquer dans la langue écrite, l'origine des mots. En général, l'élision jouait un grand rùle dans la vieille langue française. Ce furent les pré- cieuses du dix-septième siècle qui en conclurent qu'il fallait re- trancher les lettres qu'on ne prononçait pas, et il en résulta deux inconvénients : le premier, c'est que les mots perdirent à peu près tout caractère étymologique, et le second, c'est qu'on ren- dit le langage plus dur en se croyant obligé de prononcer toutes les lettres^ maintenues dans l'orthographe. L'ancienne pronon- ciation fut altérée en subissant ainsi la réaction de la langue écrite, influence a bien des égards fâcheuse, ainsi que le montre M. Génin en passant en revue les modiûca lions principales qu'elle a produites. Il s'attache surtout à faire ressortir combien la poésie française y a perdu do ses libres allures et de ses ressources har- moniques. L'incertitude nicine do l'ancienne orthographe lui sou)b!c une prouve du pou d'inipnriaiico qu'elle avait pour la

HISTOIRE. ST5

T>rononcialion , el il regrette vivement que par le vain désir de es mettre en rapport l'une avec l'autre, on ait faussé le déve- ioppement naturel et logique de la langue.

« Notre langue française, dit-il, a grand besoin de se retrem- per à ses sources. Chaque jour les influences du dehors, trop bien secondées par une espèce de barbarie intérieure, la dessè- chent et la détournent du lit la faisait couler son génie pri- mitif. Une foule de soi-disant grammairiens ont sublihsé sur les mots et les tours de phrase, introduit quantité de distinctions sophistiques , de règles fausses , de difficultés chimériques : ils ont rempli la grammaire de fantômes. A mesuré que les grands écrivains s'efforçaient de donner à notre langue la force, la ri- chesse, l'aisance et la liberté, les autres parvenaient à l'énerver, à la dépouiller et h l'enfermer dans mille entraves. D'où leur est; venue cette autorité? On ne sait : ils se sont couronnés de leurs propres mains. On a vu des pédants, incapables d'écrire dix lignes, saisir leur férule et en frapper insolemment Corneille, Bossuet, Molière et La Fontaine! Et le public, sous les yeux de qui s'accomplit cette lutte scandaleuse, la tolère avec patience. Que dis-je! il donne raison aux grammairiens contre les écri- vains; l'arrogance des mauvais préceptes l'emporte sur la mo- destie des bons exemples. Qu'en arrive-t-il? Que notre langue se détériore, s'enroidit, et devient chaque jour plus rebelle a re- vêtir la pensée. »

Il y a peut-être bien quelque exagération dans cette sortie de M. Génin contre le pédantisme des grammairiens modernes. Ce- pendant le reproche n'est pas non plus sans fondement, car l'Académie elle-même s'y est exposée, en substituant dans son dictionnaire l'autorité très-contestable de ses membres à celle beaucoup plus vraie des grands écrivains. En général, elle a complètement négligé les données historiques et prétendu fixer les règles de la langue avec un arbitraire que rien ne saurait justifier. M. Génin cite maints exemples d'erreurs dans le sens des mots, de définitions fausses ou d'omissions fâcheuses ducs à cette espèce de mépris pour la tradition. Il s'en sert comme d'arguments propres a faire comprendre la nécessité do recourir à l'étudo du vieux langage si l'on ne veut pas tomber dans le

376 LITTÉRATUHE,

chaos du néologisme et arrêter tout à fait l'essor de la littérature. Son travail n'a pas seulement pour but de satisfaire une curiosité rétroactive. 11 cherche à remettre en lumière les grands principes qui doivent servir de base aux progrès futurs de la langue fran- «;aise, ainsi qu'ils l'ont déjà fécondée dans le temps passé. Il se propose de combattre le préjugé trop répandu qui dédaigne toutes les richesses littéraires antérieures au dix-septième siècle, et in- siste avec beaucoup do force sur l'importance de ce précieux trésor, dans lequel nos meilleurs écrivains ont si largement puisé. Son livre, plein d'aperçus ingénieux, rédigé avec non moins d'esprit que d'érudition, offre une lecture fort intéressante et pourra contribuer à réveiller le goiit des études philologiques. D'autres explorateurs suivront sans doute ses traces sur la route qu'il a frayée, et peut être verra l-on se réaliser un jour le projet conçu par M. Génin, d'une collection des principaux monuments de la littérature française, depuis son origine jusqu'à la fin du quinzième siècle, collection qui, renfermant les textes les plus authentiques disposés suivant l'ordre chronologique sur deux séries, l'une de prose, l'autre de vers, fournirait les éléments du livre le plus nécessaire, et qu'en l'état actuel des choses il osl le moins permis d'espérer : un bon dictionnaire historique de notre langue.

I.A LANGUE HKBRAIQUE est-elU' iiti dialcclr du sanscrit ? Question adressée à iMM. les professeurs de langue hél'.raïque ; à MM. les •■cclésiasliqucs des deux commiDiions ; à \IM, les éludianlseii théo- lo;;ie. Genève, chez Ch. Griiaz, in-S".

TS^'élant ni professeur, ni ecclésiastique, ni étudiant en théo- logie, nous n'entreprendrons pas de répondre 'a la question ainsi ])oséo par M. Delàlro, auteur de cet opuscule. La solution d'un pareil problème n'appartient qu'aux savants en bien petit nombre qui ont approfondi l'origine et la filiation des langues; encore est-il peu probable que dans l'étal actuel des connaissances phi- lologiques, on puisse arriver sur ce point h des résultats bien

HISTOIRE. 377

clairs et bien précis. L'auteur aurait peut-être mieux fait de pu- blier l'ensemble des recherches qui l'ont conduit h soupçonner la parenté do l'hébreu avec le sanscrit, plutôt que de jeter cette question difficile dans une brochure de 27 pages , il ne peut offrir qu'un bien petit échantillon du long travail sur lequel s'ap- puie l'opinion qu'il veut soumettre à la critique des juges compé- tents. Mais il a cru plus sage de solliciter l'avis des experts avant do livrer à la publicité le grand ouvrage dont il s'occupe, et son écrit ne doit être regardé que comme un essai préliminaire des- tiné h. préparer les voies. Si ce premier exposé fort succinct de ses idées excite l'attention , M. Delàtre se propose do publier un dictionnaire hébreu, dans lequel les mois seront rangés par fa- milles, sous leurs thèmes respectifs , avec l'explication ainsi que leur racine sanscrite, et leurs corrélatifs indo-européens. Les exemples qu'il donne de l'application d'un tel système nous sem- blent fort ingénieux. Après avoir posé les principes qui doivent servir de base aux recherches do co genre, il analyse l'alphabet hébreu, et lui empruntant les éléments de la philologie compa- rée, il s'en sert pour montrer comment l'inventeur des langues a procédé dans la création des racines et la composition des mois primitifs ; puis groupant sous la racine sanscrite, qui exprime l'idée générale, tous les mots hébreux dont le sens rend les diverses nuances de cette môme idée, il fait ressortir l'analogie que pré- sentent entre elles ces différentes modifications du langage, les mêmes lettres radicales se trouvent constamment. Enfin , pour mieux caractériser encore le rôle des langues sémitiques, il passe en revue quelques-uns des nombreux dérivés qu'elles ont fournis au grec et au latin, principalement dans les noms de la mytho- logie et de la géographie. On voit ainsi que son but est de prou- ver que ces langues sont, comme celles de l'Europe, des dia- lectes du sanscrit, et peuvent se rapporter également à cette source commune de tous les idiomes. C'est une hypothèse nou- velle qui ouvre un vaste chnuiji aux investigations des értulits.

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l^ITTIIHATlIHi:,

TAUIKII-I ASIIXM. Unit (le IVxjicdilion .le M il-! Ijuiiilrli .111 |i.-»y,i »r,\,s,s;nii, Ir.nhiil sur la version liiiulonslniic do Mir-lliir^aini , par Tlifotl. l';»\ioi l'ari.s, i vol. in 8".

I.o |»;iyp il'Assaiu , qui est aujourd'liui possédé par rAnf^lcIcrro, fut longtemps convoité par reniporeur du Grand Mogol. IMiisieurs rxpcdilions leiitéosdnns ce but écliouoronl. C'est l'uno d'elle, dont le récit , rédigé piiruri témoin oculaire, le musulman Wali Alimcd- Scli.iliàb-Uddin-Tàlisli , n été traduit en hindoustani par Mir- llununi, et dont M. Pavio public aujourd'hui la traduction fran- riiso. Cette expédition eut lieu en 1G61. Le Nawab cliargé do la diriger devait s'emparer du royaume de Colch-Bahâr, pays riclio et fertile, l'eau est douce au goût et salutaire h l'estomac, l'air tempéré et agréable, le gazon vert et abondant, les habita- dons propres, les arbres chargés do toutes sortes de fruits, a La plaine du Cotch Baiiàr ranime le cœur do ceux qui se consument dans la maison de la douleur; son aspect fleuri donne plus de joie que les jardins du paradis, et la vue de ses jardins ralTraîcliit l'àmc h l'égal dos parterres de l'Edcn. » A l'attrait d'une pareille « (luquéle se joignait encore le désir do planter l'élendarl de Ma- homet au milieu d'un peuple d'infidèles, car les Assàmicns pro- fessaient le cullc idolâtre du Bouddhisme. Tout semblait donc réuni pour réveiller dans l'armée du Grand Mogol celte ardeur iiivinoiblo qui animait les premiers sectateurs du proplièle. Mais la nature du terrain sur lequel il fallait combattre ofTrait de i;randes difficultés. Trois roules conduisaient au pays de Cotch - lîahàr; deux élaienl gardées par les Iroupes du roi; la troisième, hérissée d'obstacles naturels, traversant des djungles épais de roseaux très serrés, paraissait tout a fait impraticable, aussi n'a- vaiton jamais songé seulement h la défendre. Ce fut justement celle-ci que lo nawab choisit de préférence. Son armée s'avança pleine de courage, frayant son chemin à travers les djungles, les forets, les marécages, les défilés étroits, les éléphants nnrchaient en tète pour ap[ilaiiir le sol, afin d'ouvrir le passage aux cavaliers et aux fantassins. Los ennemis efTrayés de tant (l'audace fuyaient à leur approche; mais h défaut do combats meuririrrs, les fatigues sans cesse renaissantes d'une telle en-

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HISTOiftE.

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i repose èènataieBi les rar.gs i^ i'ano^e ^ BAvâb. Les petaes et tes btigues qu'eurent à eodorer sur celle route ks crôatam de DÎM^ soatimpossiMes Réécrire. Il saSn Aa dira ye tfcifa kooiBM en iMxdM qui ae toaibaii pas la Cxe h pnwike, fùsiàl lUK dwte ea axnè<<e ; tout bMBwe, en posas! k pied 4aas cette TQèe,»esec(miaitpl«sç|iie4Msie secomis «te Dîe«« disait «K toado elauefaflses de J> letre, et Maiclait dassk de rabandoo. Tout être aaiaiè dans le pied dafMl s'eafeaçMMt les tkes poîntaes des jfcajfcafi, bctsèas et CMfées, resseatait U bitsoïure eeauoe si elle eut pêflêtré îtisqtt'av c«ar. Le cavalier que kettxtaient au passage les touffes dures et solides des roseau catrelacès. toothaii à lene el ttounit à l'iastaBt. LlfossîMitè ào réussir était , pear ks hataryàtts an»és de fasils et occapês ^ -jaipce tes fUfJUrss, CMone «ae kawKitê dleigaiit ea ux Tardevr de la iorce et du coan^. €b« les aithers, Tare le Lt rie se rearersoii, tant iis aTaieot de mal à firavet la roaie; i uit Si diilictle de monter et de dcsâttodre, qae tes geas de iouoe tombaient des liautettts de la rie daas tes nhiaieo de b i>>ct. Les pieds des caraUecs et des famtassiBS restaieat eateacés r < li. rase, tandis qtie leurs UiiÙBS se bligaMeat saas cesse et >. ^vcbùaîent aux boisscos. Toute une îonraée saffeait à peiae à tracer un sentier étroit, et cela au prix de witte travaux pé- nibles. Au mîbea de cette foute pressée» ceiw deat te troa de b trvwpe d'ua étef^tant, paieâte à aae aMisae, ae tardait pas la tète, expirait siîSoquè ; si un cbeTal ne loaipaàt pas le coa par une ruade, bien^ il avaft les cvVes et ks os Ims^ Oim ifue I<> cboc d'oA duuneau renTersoii de dessas sa seite était k <Mnt eaterê par tes coraes des Weafis. Sar k lête de l;*kifor- ...uc que k roœ d'une dttietle arait jeiè à bas ea te poiKsaat, l'orbe céleste faisait leanter te cerck dek mort; tel antre avait ks bras rèdaits ea poassiàn» ea biea sa poitnae était nîsa ea pièces. Persoaae ae poaraît arotr k Tte saBT« aa mîlîeii de tant de penis , autreawat fae par la griœ de Dka. >

Ce Biomaa, qat po«te si biea rwpraialfi du aesonùe de i armée, et peiat arec tant d'éasi^ia ks pènk fu'eia ilïaaliit . aoas itMotre cbex Tanlear an tikat descx^ptS tife-tiLMHfiblri. Sauf ks iauges de b poésie oriealak, deat ii ae kit da reste

378 LITTÉRATURE,

T,\r.IKn-I .\sn\M. Récit de l'cxpcdilion de Mir-!)jmiileli an pavs <r.\<isam, Irnduil sur la version hindoiistane de Mir-Htiçaini , [lar llifod. Paxie; Paris, 1 vol. in 8".

Le pavs (lAssani , qui est aujourd'hui possédé par l'Angleterre, fut longtemps convoité par l'empereur du Grand Mogol. Plusieurs oxpédilions tentées dans ce but échouèrent. C'est l'une d'elle, dont le récit, rédigé par un témoin oculaire, le musulman Wali Ahmed- Schahàb-Uddin-Tùlish , a été traduit en hindoustani par Mir- lluçaini, et dojit M. Pavie publie aujourd'hui la traduction fran- çiise. Cette expédition eut lieu en 1661. Le Nawab chargé de la diriger devait s'emparer du royaume de Cotch-Bahâr, pays riche et fertile, l'eau est douce au goût et salutaire à l'estomac, l'air tempéré et agréable, le gazon vert et abondant, les habita- tions propres, les arbres chargés de toutes sortes de fruits, a La plaine du Cotch Bahàr ranime le cœur de ceux qui se consument dans la maison de la douleur; son aspect fleuri donne plus de joie que les jardins du paradis, et la vue de ses jardins raffraîchit l'àme à l'égal des parterres de l'Edon. i A l'attrait d'une pareille conquête se joignait encore le désir do planter l'étendart de Ma- hoiiiei au milieu d'un peuple d'infidèles, car les Assàmiens pro- fessaient le culte idolâtre du Bouddhisme. Tout semblait donc réuni pour réveiller dans l'armée du Grand Mogol cette ardeur invincible qui animait les premiers sectateurs du prophète. Mais la nature du terrain sur lequel il fallait combattre offrait de grandes difficultés. Trois routes conduisaient au pays de Cotch - i'ahàr; deux étaient gardées par les troupes du roi ; la troisième, hérissée d'obstacles naturels, traversant des djungles épais de roseaux très serrés, paraissait tout à fait impraticable, aussi n'a- vait-on jamais songé seulement 'a la défendre. Ce fut justement celle-ci que le nawab choisit de préférence. Son armée s'avança pleine de courage, frayant son chemin à travers les djungles, les forêts, les marécages, les défilés étroits, les éléphants mrirchaiont en lèlo pour api'lanir le sol, afin d'ouvrir le passage aux cavaliers et aux fantassins. Les ennemis effrayés de tant iTaudacc fuyaient a leur approche; mais à défaut de combats meurtrirrs, les fatigues sans cesse renaissantes d'une telle eu-

HISTOIRE. 319

(reprise décimaient les rangs de l'armée du nawab. « Les peines el les fatigues qu'eurent à endurer sur cette route les créatures de Dieu, sont impossibles à décrire. Il suffira de dire que thaque liomme en marche qui ne tombait pas la face la première, faisait une chute en arrière ; tout homme, en posant le pied dans cette voie, ne se confiait plus que dans le secours de Dieu, disait adieu au monde et aux choses de la terre, et marchait dans la plaine de l'abandon. Tout être animé dans le pied duquel s'enfonçaient les tiges pointues des ghâghâras, brisées et coupées, ressentait la blessure comme si elle eut pénétré jusqu'au cœur. Le cavalier que heurtaient au passage les touffes dures et solides des roseaux entrelacés, tombait h terre et mourait à l'instant. L'impossibilité do réussir était, pour les fantassins armés de fusils et occupés a *" rompre les ghâghâras, comme une liumidilé qui éteignait en eux l'ardeur de la force et du courage. Chez les archers, l'arc de la vie se renversait, tant ils avaient de mal k frayer la roule; il était si difficile de monter et de descendre, que les gens de l'arujée tombaient des liauteurs de la vie dans les abîmes de la mort. Les pieds des cavaliers et des fantassins restaient enfoncés dans la vase, tandis que leurs mains se fatiguaient sans cesse et se déchiraient aux buissons. Toute une journée suffisait à peine il tracer un sentier étroit, et cela au prix de mille travaux pé- nibles. Au milieu de cette foule pressée, celui dont le trou de la tiompe d'un éléphant, pareille à une massue, ne tordait pas la lète, expirait suffoqué; si un cheval ne lui rompait pas le cou par une ruade, bientôt il avait les côtes et les os brisés. Celui que le choc d'un chameau renversait de dessus sa selle était à l'inslant enlevé par les cornes des bœufs. Sur la tête de l'infor- tuné que la roue d'une charette avait jeté h bas en le poussant, l'orbe céleste faisait tourner le cercle delà mort; tel autre avait les bras réduits en poussière, ou bien sa poitrine était mise en pièces. Personne ne pouvait avoir la vie sauve au milieu de tant de périls , autrement que par la grâce de Dieu. >

Ce morceau, qui porte si bien l'empreinte du désordre de larmée, et peint avec tant d'énergie les périls qu'elle affrontait, nous montre chez l'auteur un talent descriptif très-remarquable. Sauf les images de la poésie orientale , dont il ne fait du reste

380 LITTERATURE,

pas abus, et le profond sentiment religieux qui dicte presque toutes ses réflexions, sa manière se rapproche beaucoup de celle des écrivains européens. Il n'ignore pas le charme des détails, il met de la vie dans son récit, il sait communiquer au lecteur les impressions qu'il a reçues, et peindre le nawab , son maître, sous le jour le plus intéressant.

Une fois arrivée dans l'intérieur du royaume de Colch-Bahâr, l'armée musulmane marche de succès en succès. Les forteresses et les villes tombent l'une après l'autre en son pouvoir. Elle s'empare même de la capitale du pays d'Assàm ; la conquête paraît assurée. Mais voici qu'avec la saison des pluies le courage des Assàmiens se relève. A mesure que les torrents grossissent et que les fleuves débordent, la sédition éclate de toute part. L'armée, cernée par les eaux, en proie au découragement, dépourvue de vivres, affaiblie par les maladies et sans cesse har- celée par l'ennemi qui se réveille tout à coup de son apathie, est obligée d'entreprendre une retraite désastreuse qui ressemble h bien des égards h celle de 1812 en Russie. Mais le nawab n'a- bandonne pas ses troupes, il montre au contraire une admirable sollicitude, une constance que rien ne peut ébranler. Malade lui-môme, il s'oublie pour ne songer qu'au salut de ses soldats. Enfin, s'il n'atteint pas entièrement le but do son expédition, du moins ses efforts ne sont pas sans fruit; il soumet à la do- mination du Grand Mogol plusieurs provinces du pays d'Assâm. Peut-être eîitil complété son œuvre si la mort n'était venue le surprendre.

« Le vingt-sixième jour du huitième mois, au soir, le nawAb manda près de lui Askar-Khân et lui confia le soin des affaires du Cotch-Bahàr, en mettant sous ses ordres beaucoup d'émirs et d'officiers. Le lendemain matin, quand on leva le nawâb do dessus son lit pour le transporter dans un bateau , Askar prit congé. Le bateau qui conduisait sa hautesse, que dis-je, le ba- teau de sa propre vie, n'était plus qu'à deux kosses de Rhezerpour. Le second jour du neuvième mois de l'an 1073 de l'hégire (c'était un vendredi), une demi-heure avant la nuit, le nawàb, après avoir fait sa prière, récita la profession de foi musulmane et les paroles qui se rapportent à la croyance : puis il s'écria : « Dieu

HISTOIRE. 381

m'appelle a son paradis ! » Le bienheureux viceroi du Bengale avait remis son âme à Dieu, et la date de sa mort fut celle de son enirée au paradis: Dieu lui ayant fait miséricorde par l'in- tercession de son prophète et des descendants de son prophète, et lui ayant pardonné ses fautes par sa toule-puissance et par sa toute-bonté. »

La lecture de ce récit fera désirer, nous n'en doutons pas, que M. Pavie ne s'arrête point h son premier essai, mais que, pro- fitant de son savoir dans les langues orientales, il travaille à "nous faire connaître ainsi les autres manuscrits du même genre qui se trouvent dans les bibliothèques de l'Europe.

MAIl.\-OURUj Geschichte eincs Goltes \on Karl Gulzkow (IMaha- Guru, histoire d'un Dieu, par Charles Gutzkow); Franlilurt , 1 vol. in- 16.

L'auteur de ce roman nous transporte dans les montagnes du Thibet, au milieu desquelles se trouve la ville sainte de Lassa, séjour du Dalaï-Lama, qui est à la fois une incarnation de la divinité et l'empereur de cet étrange pays.

Le long d'un sentier qui s'élève au bord du précipice, s'avance péniblement une petite caravane, composée de la belle Gylluspa, avec ses quatre pères et plusieurs domestiques. Yous saurez que dans le Thibet règne la polyandrie et non la polygamie, et vous cesserez de vous étonner qu'une jeune fille possède plusieurs pères. La mère de Gylluspa avait épousé les quatre frères: le plus âgé, vieillard à cheveux blancs, est Hali-Jong, chef de la grande manufacture d'idoles du Parc, la plus célèbre de tout le royaume. Or, plus artiste que théologien, Hali-Jong a eu la malheureuse pensée d'embellir ses dieux , de s'écarter des traditions saintes qui les constatent laids, difformes, contournés; le malheureux sacrilège s'est permis de rectifier la forme du nez, de le placer a une dislance convenable de la bouclic , et telle est la cause du voyage qu'il fait avec sa famille vers la ville sainte: il doit com- paraître devant le collège des prêtres, convoqué pour juger son crime. Ilali Jong obéit sans murmurer; il lui serait cependant

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facile d'échapper par la fuite aux chances d'unu condamnation sévère; mais au Thibet, cela ne vient pas même à la pensée d'un Criminel, qui se livre lui-même a la justice sans qu'il soit besoin de gendarmes ou de sergents de ville. C'est l'idéal du despotisme théocratique : la résistance aux ordres de l'autorité n'est pas con- nue; personne n'oserait la croire seulement possible. Le fabri- cant de dieux chemine donc vers Lassa, faisant de tristes ré- flexions sur le sort qui l'attend. Il n'est pas bien convaincu d'être coupable, car il lui semble que les dieux ne sauraient lui en vouloir, parce qu'il a tenté de les rendre moins hideux ; mais , hélas! les traditions canoniques sont qui l'accusent évidem- ment. 0 perplexité cruelle! Son goût artistique est-il une inspi- ration d'en haut, ou bien le produit de l'incrédulité, le premier pas vers l'athéisme? Le pauvre Hah-Jong a des accès de déses- poir que ses frères HéliJong, Hili-Jong et Holi-Jong, cherchent en vain à calmer par leurs sages raisonnements. La douce voix de sa fille Gylkispa, seule, peut ramener la paix dans son âme ; encore a-t-elle bien de la peine à dissiper l'irnpression que pro- duisent sur le vieillard les difGcullés de la roule et les moindres accidents, qu'il regarde comme de sinistres présages.

La caravane s'arrête pour la nuit dans un village l'hospi- talité montagnarde l'accueille avec empressement; mais, tandis que les voyageurs fatigués s'apprêtent à goûter le repos, voici qu'à l'entrée de la vallée apparaît une troupe nombreuse de fa- quirs, poussant de grands cris^ et se livrant aux contorsions les plus frénétiques. Ce sont des saints que le peuple vénère. Tous les habitants du village accourent au devant d'eux et s'agenouil- lent avec dévotion pour être témoins de leurs danses étranges. Gylluspa et ses quatre pères s'estiment heureux de pouvoir as- sister à ce pieux spectacle. L'un des faquirs, qu'on appelle le Schamane, excelle dans l'art de tourner sur un seul pied avec la rapidité la plus grande; il entraîne bientôt tous les autres, c'est un tourbillon général qui fascine la vue, puis, après avoir atteint le suprême degré de la vitesse, s'en va décroissant peu à peu, jusqu'à ce que la troupe entière s'arrête, demeure immobile et s'endorme debout, au milieu de la place du village. Les specta- teurs se retirent et vont chercher un repos plus commode dans leurs lits.

HISTOIRE. 383

Gvlluspa, dont la mère était morte déjà depjiis plusieurs an- nées, avait été élevée avec toute l'indépendance et la liberté d'une véritable Thibétaine, et ce n'est pas peu dire, car c'est bien au Thibet que se trouve la femme émancipée, dans toute la force de l'acception, il est même fort surprenant que les Saint- Simoniens n'aient pas encore été l'y chercher. La mort de sa mère l'avait rendue de bonne heure maîtresse de toutes ses volontés, et cependant on pouvait la citer comme une preuve que la liberté n'engendre pas toujours des abus. L'amour et la sollicitude avec lesquels ses quatre pères avaient veillé sur son enfance, l'habituèrent à considérer toutes choses avec un sentiment de tendresse naïve. L'impression qu'elle recevait, elle la repor- tait sur les autres; elle contracta donc par habitude, ces vertus qui ne sont d'ordinaire que le résultat d'efforts calculés, ou d'une triste expérience. A ces qualités précieuses se joignaient les avan- tages d'une éducation distinguée. Qui, dans le Thibet entier, pouvait tracer sur le papier de soie des caractères aussi pleins de goût que ceux de la spirituelle fille de Hali-Jong , le fabricant de dieux? Gylluspa savait graver sur l'écorce des arbres, avec une pointe d'argent, les plus ingénieux dessins d'oiseaux, de fleurs , de divinités ; elle peignait sur le bois poli avec un pinceau à trois poils, et plusieurs images de sa composition étaient adorées dans les pays loiiilains. Que dirai-je de la perspicacité de son esprit et de la beauté de ses discours? A dix ans , elle savait déjà raconter l'histoire des dieux; à douze, elle chantait leurs louanges, et bientôt elle montra que le don do la poésie ne lui était point étranger. Gylluspa possédait encore tous k s attraits de la beauté. Sa longue chevelure noire, séparée en deux tresses, tombait jusqu'à terre, ornée de corail, de turquoises et de coquillages, tandis qu'un mouchoir écarlale , enroulé avec goiit, couvrait le sommet de sa belle tête. Les yeux d'une Thibétaine peuvent pa- raître étranges à un Européen, mais les notions d'esthétique avec lesquelles un naturel du pays est élevé dès l'enfance, les lui font trouver d'autant plus beaux, que l'arc du sourcil est moins éloi- gné du pavillon de l'oreille. Dans tout le reste de sa personne, Gylluspa pouvait prétendre, même en Europe, à paseer pour l'une des trois Grâces.

384 LITTERATURE,

Gylluspa reposait sur sa couche, séparée seulement par une dra- perie do celle de son plus vieux père. Malgré la fatigue du voyage, le sommeil ne l'avait point encore visitée; elle chercluiit à rap- peler dans sa mémoire des souvenirs que la figure du schamanc, chef des faquirs, avait évoqués. Il lui semblait avoir reconnu dans ses traits ceux d'un ami d'enfance, auquel se rattachaient les plus douces joies de son cœur. Tandis qu'elle se plongeait ainsi dans l'océan du passé, un bruit soudain attire son attention vers la jalousie, et levant les yeux , elle voit paraître devant elle le schamane, qui la presse tendrement contre son sein. C'était bien lui, elle ne s'était point trompée ; mais ce n'est pas le scha- mane qu'elle- aime, et elle se hâte de lui demander des nouvelles de son frère Maha Guru.

« Mon frère? Il ne peut plus habiter les demeures terrestres; il les a toutes abandonnées.

« II est mort!

c II vit et cependant il est mort. Il faut qu'il meure, s'il veut recommencer a vivre.

e Tu parles en énigmes, je ne puis te comprendre.

« 0 ma Gylluspa, qui pourrait expliquer l'énigme dont le mol se trouve sur le sommet du Simnu, la montagne des dieux? Maha-Guru est l'énigme du monde, inintelligible pour tout autre que lui-même. Tu me demandes lu pourras le trouver? Je l'ai'serré dans mes bras, je l'ai couvert de mes baisers , et quoique des centaines de pics se trouvent entre moi et sa couclie, je l'ai toujours près de moi. La brise qui caresse le rocher, qu'est- elle? Un souffle de sa bouche. Dans la source jaillissante qui coule sur son lit rocailleux, que bois-je? L'essence de sa vie éternelle et divine. L'oiseau des airs, la lune du ciel, le jour, la nuit, que sont-ils? Lui , toujours lui , ce qu'il est et ce qu'il sera; je suis le frère de toutes choses. Gylluspa, tes yeux, tes joues, ta noire chevelure, ne sont pas toi, elles sont Maha-Guru; tu es son image que j'adore. Le frère se prosterne dans la poussière devant son frère. 0 grand roi ! donne-moi ton amour! »

Ces paroles mystérieuses étonnent Gylluspa, qui regarde avec effroi le schamane prosterné devant elle , couvrant de ses baisers la frange du chàle dont elle est enveloppée. Elle fond en larmes

HISTOIRE. 385

el le supplie de reprendre sa raison , de maîtriser son enthou- siasme mystique. Le schamane se relève et lui dit: e Amie, c'est l'énigme de Maha-Guru, que tu reconnaîtras toi-même pour insoluble. Vas en paix avec ton père à Lassa. Sois sans inquié- tude sur son sort et sur le tien. Maha-Guru? tu le retrouveras. Les rayons d'un grand soleil aveugleront tes yeux à Lassa. >

Et il la quitta sans lui donner d'autre explication.

Le lendemain, les voyageurs reprennent leur route, traversent maints passages périlleux et arrivent le soir dans la ville sainte, qu'ils trouvent plongée dans le deuil, c'est-à-dire illuminée et pleine d'une foule bruyante qui remplit l'air de ses acclamations : c'est ainsi qu'au Thibetse manifeste la tristesse publique, lorsque le dieu, ennuyé du corps dans lequel il s'est incarné, abandonne le Dalaï-Lama et que les prêtres n'ont pas encore découvert dans quel autre corps il a jugé à propos de passer. Il y a régence alors, jusqu'à ce qu'on ait trouvé le nouveau Dalaï-Lama.

Hali-Jong laisse ses compagnons dans une auberge et se rend, seul au couvent des Gylongs noirs, oii siègent ses juges. Il est triste pour ce pauvre Hali-Jong de se séparer ainsi de sa fille et de ses frères, et d'aller se mettre à la merci de moines fanatiques. Son cœur en est cruellement déchiré, mais il se résigne, et ne trouvant ni portier, ni personne pour l'introduire dans le cou- vent, il pénètre jusqu'au temple, oii la foule des Gylongs noirs est en adoration devant l'image du dieu Mahamuni. Hali-Jong reconnaît une œuvre de ses mains, son amour-propre d'artiste,, exalté par les honneurs qu'il voit rendre à ce dieu sorti de sa fabrique, lui fait un instant oublier toutes ses inquiétudes, toutes ses terreurs. Quelle extase ravissante s'empare de lui! Devant son chef-d'œuvre brûle l'encens; des trompettes de six pieds font retentir les voûtes du sanctuaire ; les gongs mêlent leur tonnerre métallique aux cris des moines prosternés. 11 se reporte à l'époque le dieu sorijUiu moule, prêt à recevoir les couleurs bleue ot rouge; ce fut ui'o l'Gte dans la manufacture; tous les habitants de Paro voulurent y prendre part, ce qui ne plut que méJiocre- ment au fabricant, car ils no payaient rien pour adorer un dieu tout neuf, et cela pouvait le déprécier, parce qu'on ne donne pas un prix aussi élevé pour la marchandise qui a déjà servi. Et

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386^ LITTÉRATUBE,

de pensée en pensée, Hali-Jong revient a celle de sa fille qu'il a. laissée dans l'auberge. S'y trouve-t-elle bien? Ne lui aurait-on point donné du vieux miel pour mettre dans son thé? Sa cham- bre est-elle propre? A-telle un lit chaud pour reposer ses mera-; bres délicats?

Mais une nouvelle et redoutable explosion de la fervenr pieuse attire l'attention du vieillard. Les gylongs noirs se lèvent tous spûfitanément et se précipitent vers une autre salle, au milieu de laquelle brille un grand feu dont la flamme monte jusqu'au- faîte entr'ouvert , qui laisse apercevoir le ciel étoile. Hali-Jong voit ■. apporter une foule de ses dieux qu'on jette dans le foyer ardent avec des paroles de malédiction contre le fabricant impie qui a violé toutes les lois ca.noniques, en leur donnant des figures au- tres que celles imposées par la tradition. Et Hali-Jong les re- connaît tous, les dieux in-8°, in-12, in- 18,^ les dieux de poche: il en voit des centaines portant l'eslanipille de sa fabrique, et son cœur saigne comme celui d'un père, témoin du massacre de ses enfants. Enfin, le moine bourreau, élevant en l'air l'un d'entre eux et faisant remarquer l'innovation impie, sacrilège, que pré- sente la forme du nez et de la bouche, le pauvre Hali-Jong ne peut retenir un cri de désespoir. Aussitôt il est découvert, en- touré, questionné. Qu'est-il? que veut-il? comment a-t-il pénétré dans le sanctuaire? A ces questions, le vieillard altéré, s'avoue l'auteur du crime qui vient d'être dénoncé, le fabricant de dieux de la ville de Paro, et les moines le saisissent, l'entraînent, le jettent au fond d'un noir cachot, en s'écrianlavec furie : « il est jugé, le misérable qui a rejeté l'autorité du Lama et du concile; il est jugé le fabricant de faux dieux ! »

Le Thibet se trouve près de la Chine ; aussi le Céleste Empire en convoite t -il dès longtemps la possession; mais, les Chinois aiment peu la guerre, ils préfèrent l'intrigue, et n'osant tenter la conquête du Thibet, ils cherchent h maintenir autant que pos- sible le Dalaï-Lama dans leur dépendance. Pour cela, le souve- rain de l'Empire du Milieu entretient à Lassa un ambassadeur; puis, sous prétexte de garder celui-ci, une troupe de soldats

HISTOIRE. " ^387

cliinois, commandée par un général chinois. Or, l'ambassadeur, on comme on lo nomme, le correspondant, lutte avec le général , h qui déploiera l'esprit le plus intrigant, à qui saura le mieux espionner, afin de tenir la cour de Péking bien informée. Ces deux dignes diplomates se détestent cordialement, mais se gar- dent bien de le laisser paraître ; ils sont au contraire sur le pied de la plus exquise politesse, et si nous entrons dans la demeure ■du correspondant, nous ne tarderons pas à y voir arriver le gé- néral en visite.

c C'est une belle maison , ricbement meublée, ornée de superbes <tapis, de tentures magnifiques. Les domestiques sont occupés à mettre tout en ordre dans le salon; ils vont , viennent, se éroi- sent, en s'adressant les uns aux autres le bonjour du matin: < As-tu déjà mangé ton riz? Oui , avec plaisir. ^ C'est la formule cfui remplace, en Chine, notre « comment te portes-tu? »

Bientôt paraît un Tartare en brillant uniforme , qui apporte un billet de papier rouge, renfermant le nom de son maître, et scellé d'un petit cachet de papier d'or de forme triangulaire. Le chef des domestiques salue avec respect, prend le billet et va le porter h son maître dans la chambre voisine ; puis il revient , salue de nouveau profondément et dit : « mon maître rend aa tien son salut ! le seuil de notre maison tressaillera de joie en recevant la plus légère empreinte de l'orteil de ton maître. » Le Tartare salue avec respect et retourne informer son maître de l'accueil qu'on fait à sa visite.

Les domestiques redoublent alors d'activité pour que tout soit bientôt prêt; le maître de la maison donne ses ordres et vient se placer devant le second portail de sa demeure pour y attendre son hôte. Aux ornements de sa petite calotte de soie, on recon- naît un mandarin de sixième classe. Il porte un large et long vêtement de belle étoffe de soie violette; son visage calme et impassible semble un masque derrière lequel peut se cacher la plus grande sagesse aussi bien que la plus misérable ambition. Mais voici venir la visite : notre mandarin se précipite pour aider son hôte k descendre de palanquin, et alors commencent les as- sauts de politesse, qui se répètent à chaque porte jusqu'au salon, 04 la grande affaire de s'asseoir les occupe encore un bon quart

388 UTTÉRATURE,

d'heure. L'étiquette chinoise exige en effet qu'on se dispute à qui ne s'asseoira pas le premier, et qu'on finisse par s'asseoir exactement ensemble. Une fois assis, on demeure immobile, Jes bras appliqués sur les genoux, les pieds joints h une petite distance du corps, le visage sérieux, absolument comme une pagode.

A l'heure de minuit, dit le correspondant, prenant le pre- mier la parole, le grand dieu San-PaoFo est descendu vers moi et m'a soufflé dans l'oroillo ces paroles : « voici , tu éprouveras « aujourd'hui une joie immense! » et lorsque j'ai reçu votre billet, juon cœur a tressailli de joie, car le songe allait s'accomplir. »

« Vous ne contez que la moitié du prodige, répondit le géné- ral Ming-Ta-Lao , mandarin de cinquième classe. San-Pao-Fo m'est aussi apparu en songe et m'a dit : « nettoie les canaux de » ton ouïe et prépare la jonque de ton entendement, car tu pour- ras les remplir des plus riches et des plus belles maximes de ^ la phibsophie pratique, parce que ton pied souillera le seuil » de mon favori. > Et voici, je m'assieds sur la sellette de l'at- tente. »

« Kung-Fu-Dfu, notre grand maîlre, reprit le correspondant, a dit : « ne compte pas sur ta sagesse, car elle n'est souvent que « le reflet de ton entourage. » Et qui êtes-vous, mon ami? Une étoile de l'Empire Céleste dont l'éclat dissipe mes ténèbres. Les nouvelles que j'ai reçues hier au soir m'apprennent, avant tout, que je dois être instruit par vous sur ma conduite future. >

a Nullement, mon ami, reprend le général, deux flèches frappent plus sûrement, deux yeux voient plus loin, et l'on se tient plus solidement sur vingt doigts. La mort du régent me fournit l'occasion d'écouler les conseils de votre sagesse; mon amitié et mon inexpérience m'ordonnent de les suivre, si je ne \eux pas chanceler sur ma route. >

La Chine est la fleur de l'Univers, dit le correspondant en baissant les yeux; de sa rosée se rafraîchissent les royaumes de la terre; elle les vivifie tous, ainsi que celui du Thibet, qui va recevoir aujourd'hui son nouveau souverain. »

« J'ai envoyé un courrier à Péking pour demander mes in- structions à ce sujet; mais nous ne pouvons pas attendre que

HISTOIRE. 'SSâ

les dépêches de la cour nous reviennent; c'est aujourd'hui qu'a lieu l'installation du nouveau Lama, et il faut nous concerter, afin de paraître à cette cérémonie avec tout l'éclat de notre puis- sance. «

C'était sur ce point que devaient rouler les conseils de la sa- gesse que le général venait demander à son collègue. Pendant qu'ils traitaient les détails de cette importante affaire, on servait le thé sur des plateaux de laque chargés de biscuits. Après une pause, Ming-Ta-Lao jeta négligemment la question suivante: « A propos, qui est le nouveau Lama? quel homme est-ce? »

Le mandarin civil fronça le sourcil , il n'en voulait rien savoir: Je ne le connais pas , dit-il , notre empereur honore en lui la divinité, et nous devons nous réjouir de ce que le gouvernement spirituel va succéder enfin au gouvernement temporel. »

<t Sans doute, » reprit le mandarin militaire. Puis il recom- mença ses questions sur l'origine , l'éducation , le caractère du nouveau Lama. Mais le correspondant ayant entamé une longue tirade sur l'impénétrabilité des dieux, sur l'obscurité de leurs voies, sur ce que nul oeil mortel ne saurait percer l'œuvre my- stérieuse de l'incarnation divine, sur ce que les rayons de la lu- mière céleste l'aveugleraient bientôt le général désespéra de

rien arracher à cet homme cadenaté , renversa sa tasse vide, mit dans sa poche le reste de ses biscuits, suivant la mode chinoise, et, se levant, prit congé de son hôte, en renouvelant toutes les longues politesses de son arrivée.

Le correspondant chinois, le politique Leang-Kao-Tsu avait une sœur qui partageait avec lui et les soucis de sa charge , et les rêves de son ambition. La spirituelle Schu-King était une beauté chinoise, fière de sa taille mignone et svelte, de ses yeux allongés et retroussés, de son teint frais, éblouissant. A ces at- traits naturels, sa coquetterie raffinée ajoutait tous ceux que l'art peut fournir. D'une main habile et exercée, elle traçait, avec l'encre de Chine, de magnifiques arcs au-dessus de ses yeux bruns. Quel brillant incarnat elle posait sur ses joues , quel rouge de pourpre sur ses lèvres ! Quant à la coiffure, pas n'est besoin de la décrire, puisque , grâce aux caprices de la mode, elle a fait récemment le tour du monde. Mais que dirai je de ses admirables

3r

350 LITTÉRATURE,

petits pieds; ils étaient en quelque sorte invisibles; ses mains délicates paraissaient énormes à côté de ces pieds inouïs , ren>' fermés dans des souliers d'un pouce de long, sur un demi-pouce de large. Cependant il manquait à Schu King une perfection. Les Chinoises regardent comme une grande beauté de porter l'ongle du petit doigt de la main giiuche long de quatre à cinq pouces ; celles qui peuvent l'amener à six, huit ou dix pouces, sont en bon chemin d'être mises au nombre des divinités. Or, Schu King n'avait jamais pu réussir h se procurer ce bonheur. La pétulance de son caractère s'y opposait; elle qui gesticulait sans cesse, ne pouvait garder longtemps cet appendice gênant les mouvements de la main. Quand elle l'avait laissé croître seulement deux mois, il arrivait que dans quelque vive démonstration qu'elle faisait a son frère, l'ongle se brisait, et elle versait d'abondantes larmes, mais l'ongle était perdu. Hélas! si belle, si séduisante, fallait-il qu'il lui n)anquât ce dernier charme !

La belle Schu-King, curieuse de savoir le motif de la visite du général, interroge son frère; elle craint qu'il ne se laisse trom- per par les flatteries insidieuses de son rival.

a Sois rassurée, ma tourterelle, répond lo tendre frère, pas un clignement de ses yeux ne m'a échappé. Il est rusé, le renard, mais c'est un ignorant que l'inslinct seul conduit, b

« Que pense-t-il du nouveau Lama? Le connaît-il? Je crains, mon frère, que tu ne te laisses prendre dans ses filols. »

a Ce qu'il pense! les brutes ne pensent pas; le renard n'a de la finesse que tout juste pour éviter le piège. Non, ma sœur, le sommeil de la nuit n'a pas appesanti mes yeux. Ce changement de souverain entre dans mes plans; j'en viendrai b bout sans peine. Peux-tu douter que dans un mois les doux plumes de paon et le bouton de rubis orneront mon bonnet , que la pierre d'a- gathe brillera sur ma ceinture, et que bientôt j'aurai le pélican d'or sur mon dos? »

« Puissent tes vues d'avenir ne pas te faire négliger les exi- gences du présent! »

a Que veux-tu dire? »

0 Lassa est en rumeur. L'installation du nouveau Lama a lieu aujourd'hui. A cette pompeuse cérémonie, les représentants de

HISTOIRE. 39#

P'Empire Céleste doivent figurer avec éclat. Comment vous en - tendrez-vous avec le général? Mon frère, penses-y bien! si ton palanquin allait se trouver d'un pouce seulement en arrière de 8on cbeval ! ! »

A cède idée, le correspondant frémit, puis après avoir réflé- chi un instant, il prend la main de sa sœur, et déposant un bai- ser sur son nez et sur son oreille : « Ne t'inquiète pas de l'hon- neur de ton frère ! Je dois être le premier auprès du saint Lama pour surveiller tous ses mouvements. Ainsi le veulent mes in- structions, ainsi le demande le journal de la cour pour lequel j'écris- mes nouvelles du Thibet. »

En ce moment une visite vint interrompre l'entretien. C'était le colonel Tschu-Kiang, le fashionable et suffisant chinois qui tenait le second rang dans la troupe du général. Tschu-Kiang, plein d'une fatuité naïve, faisait la cour à Schu-King, et malgré les sarcasmes dont celle-ci le poursuivait sans cesse, il ne dou- tait point qu'elle ne finît par subir le joug de son amour, auquel, selon lui , nulle femme n'avait encore pu résister. Aussi , loin de se laisser rebuter, il multipliait ses visites et avait toujours soin d'apporter quelque présent.

a Qu'apportezvous aujourd'hui, mon jeune ami, demanda le correspondant , dès que les politesses d'usage furent terminées.

« Rien qui vaille la peine, répondit le colonel, seulement, hier au soir, un messager m'a remis de la part de ma tante, un tendre billet avec une grosse pièce de ce bœuf si renommé de Wampu. »

« Vous êtes bien heureux ! > s'écria le correspondant, qui ne dédaignait pas un bon morceau.

« Mon digne ami, vous me confusionnez! » et Tschu Kiang tirant de sa botte un cornet de papier de soie , « puis-je espérer que vous voudrez bien en savourer le goût? »

Le correspondant ne se fit point prier. Il ouvrit le cornet, en tira la viande coupée en petits morceaux et la mangea glouton- nement.

c Voila bien l'excellont et classique bœuf de Wampu. La tra- dition sacrée nous apprend qu'un dieu, pour récompenser la vertu d'un sage mandarin, créa celte race de bcs'iaux, d'où pro- viennent tous ceux do V'ampu. >

392 LITTERATUiE,

Schu-Ring, qui dès l'entrée du colonel s'était retirée devant son miroir, elle s'admirait avec complaisance, sentit ses nerfs offensés par l'odeur de cette viande.

« Le seigneur Tschu-Kiang, observa- 1- elle malignement, ferait bien de déposer le casque et l'épée pour aller chez sa tante, apprendre l'élève des bestiaux et s'établir ensuite à Peking ou h Kanglon marchand de bœuf. »

« 0! Schu-King, reflet d'une autre vie, avec quelle tendre sollicitude vous songez h mon avenir, s'écria le colonel. Pourquoi devrais je déposer le casque et l'épée? Sans doute, vous craignez pour ma vie, parce que les dangers de la guerre sont innombra- bles. Mais ma valeur, mon courage, ma téméraire bravoure, serez-vous la dernière à les reconnaître ? L'héroïsme guerrier est celui qui plaît surtout à l'âme tendre des femmes. »

4 De quels dangers parlez-vous, cher colonel! reprit Schu- King en riant : la moitié de l'artillerie chinoise consiste en canons de papier, et l'autre moitié a été enclouée par les Tartares. A la guerre, les cavaliers sont garantis par leurs parapluies. Vous me faites rire avec vos dangers. »

« Schu-King, rêve de mon âme, un mauvais sentiment ne saurait trouver place dans votre sensible cœur. Non, ces para- pluies sont une invention de l'humanité, et notre siècle de progrès ne doit pas désespérer de les rendre imperméables aux balles. L'échange des boulets est une triste nécessité de la guerre, que nous devons aux misérables Européens; ce n'est que dans un combat corps k corps que se montrent la valeur et le courage de l'homme. Il est vrai que la moitié de nos canons sont en papier, mais ils nous servent comme s'ils étaient en métal. L'ennemi , qui trop souvent cherche à troubler le repos du Céleste Empire, ne peut voir de loin si les pièces de nos batteries sont réelles, enclouées ou bonnes h tirer. Il s'enfuit frappé de terreur, et la victoire n'en est pas moins certaine. »

Le correspondant, qui avait ses vues sur le colonel Tschu- Kiang, détourna la conversation sur un sujet moins irritant, puis le retint k dîner, et l'on ne se sépara qu'à l'heure il fallait s'habiller pour la grande cérémonie du jour.

HISTOIKE. 3^3

Le Lama s'avance accompagné d'un immense cortège, au milieu de la foule accourue de toutes parts pour assister à cette sainte cérémonie. D'innombrables prêtres bordent la haie, fai- sant retentir l'air de leurs chants et le parfumant de la fumée de l'encens qui s'échappe de cassolettes portées par eux mêmes. Les grands pontifes et les savants théologiens marchent en tête de la procession. Ils sont vêtus de longues robes jaunes, avec des capes de même couleur rabattues sur leurs têtes. Derrière eux défilent six à sept mille cavaliers, armés de lances, d'arcs et de fusils; ils ont pour chef un homme révéré de la foule, qui porte un vêtement jaune, orné de broderies, avec un manteau cramoisi qui cache en partie ses formes athlétiques, laissant seu- lement libre le bras droit. C'est le général des troupes thibé- taines, qu'on appelle le frère du Lama, et qui l'est en effet par le sang. A ses côtés marche le correspondant, entouré d'une suite nombreuse qui partage l'orgueil de son maître. Un long bâton de bambou s'élève du milieu des rangs pour indiquer la puissance du correspondant , comme représentant l'empereur de la Chine. Les Thibétains contemplent avec tristesse ce signe de leur dépendance politique. Le général chinois vient ensuite avee ses soldats, parmi lesquels brille entre tous le colonel Tschu- Kiang, monté sur un magnifique cheval, richement capara- çonné, et garanti des rayons du soleil par son large parapluie. Puis divers groupes dont chacun a son étendard et ses insignes; de jeunes prêtres portant des hvres de prières, des idoles ; neuf chevaux chargés de la garderobe du Lama Mais tous ces sym- boles de la puissance terrestre sont déjà passés. Silence ! le dieu s'approche! la foule émue s'agenouille, les fronts se courbent dans la poussière ; on n'entend plus que les murmures de la prière et les soupirs de l'extase. Qui oserait contempler en face la divinité! quel œil ne craindrait pas d'être aveuglé par son éclat ! La haie des prêtres se referme derrière la procession ; la foule pousse des acclamations répétées et chaque fidèle se re- tire, heureux d'avoir été témoin d'un pareil spectacle, dont le souvenir le suivra dans toutes les vicissitudes de sa vie!

Le lendemain de ce grand jour, les habitants de Lassa repre- naient leurs occupations habituelles. Il ne restait de l'agitation

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de la veille que quelques groupes de militaires dispersés çà et sur les places publiques, écoulant les récits que chacun faisait de ce qu'il avait vu et entendu. C'était à qui raconterait les choses les plus merveilleuses, lorsque quelques soldats chinois, s'étant permis des plaisanteries peu orthodoxes touchant la divinité du Laraa, il s'ensuivit une rixe violente; des paroles on en vint aux coups, et l'affaire aurait pu devenir très-grave, si le schamane n'était accouru pour s'interposer. Son autorité, respectée par tous, suffit pour rétablir le calme. Mais les Chinois avaient été battus, et le correspondant, instruit de cette injure faite aux représen- tants du Céleste Empire, se rendit aussitôt au palais du Lama pour porter sa plainte et demander réparation. Ce palais formait à lui seul comme une autre ville à côté de la capitale. Au milieu d'une salie magnifique, sur un trône élevé, se tenait assis, im- mobile comme une idole, le Laraa, qui n'était autre que Maha- Guru , le compagnon d'enfance de Gylluspa, le frère du schamane, depuis plusieurs années enlevé k la société des hommes par les prôtres, qui l'avaient destiné à jouer le rôle d'un dieu. A ses pieds S6 tenaient prosternés ses deux frères, ravis en extase à rouie des discours de Maha-Guru, qui leur parlait de sa puis* sance sans bornes, de son ubiquité , de la mystérieuse transfor» mation qui s'était opérée en lui. Maha-Guru se croyait dieu de très-bonne foi, et ses paroles, fortement empreintes de mysti- cisme, témoignaient de l'exaltation qui dominait toutes ses pen- sées. Les plaintes peu mesurées du correspondant chinois vin- rent assez mal à propos interrompre cette espèce de révélation intime. Aussi, le Lama courroucé, donnant libre cours a sa co- lère, refusa toute satisfaction à l'ambassadeur du Céleste Empire, et après de dures paroles contre son audace et ses intrigues, il le congédia en dieu irrité, au bruit du tonnerre, à la lueur des éclairs, tandis qu'un nuage, enveloppant son trône, le dérobait à la vue des profanes.

Cependant le malheureux Hali-Jong gémissait au fond de son cachot, attendant avec anxiété que les gylongs noirs voulussent bien lui faire son procès. Gylluspa, instruite par le schamane des dangers qui menaçaient son père, résolut de tout faire pour le sauver. Dans ce but, elle se rend au palais du Laraa, où.

HISTOIRE. 395

elle sait qu'elle doit rencontrer le scharaane. Elle pénètre sans - difficulté dans l'enceinte sacrée. et jusque dans le jardin, oh. elle se trouve tout à coup en présence de son bien aimé Maha-Guru. Les deux amants se jettent dans les bras l'un de l'autre ; Gylluspa s'abandonne sans réserve à la joie de revoir l'ami de son enfance, ' celui pour qui seul bat son cœur. Maha-Guru, tout entier au: bonheur que lui cause la présence de sa bien-aimée, oublie sa: divinité. Que de tendres choses à se dire! que de douces caresses" à échanger! Le langage énigmalique de Maha Guru devait bien un peu surprendre Gylluspa, mais l'amour ne raisonne guère; - il n'a pas besoin de comprendre; il jouit suffisamment du doux son de la voix, de l'expression du regard, sans chercher à saisir le sens des paroles. Aussi nos amants ne songent-ils plus au reste du monde, quand un bruit de pas vient rappeler a Maha-Guru qu'il n'est pas permis au Lama d'avoir aucune relation avec le sexe féminin.

Mais il avait appris le malheur du père de Gylluspa et il croyait pouvoir le sauver. Hélas ! le pauvre dieu se faisait une singuhère illusion sur son pouvoir: il ne pensait pas que le collège des prêtres était beaucoup plus puissant que lui, et ne considérait guère le Lama que comme un instrument. En effet, les efforts de Maha-Guru demeurent stériles. Les gylongs noirs ne relâchent point leur victime, et de cramte qu'elle leur échappe, ils se hâtent de préparer le sacrifice.

tfn jour, tandis que Hali-Jong était en proie aux réflexions pénibles qui pesaient sans cesse sur lui, la porte de son cachot s'ouvre, il aperçoit dans une chambre voisine sa fille et ses trois frères, puis, dans la galerie, une interminable file de prêtres ou de moines murmurant des prières.

L'un de ceux-ci, s'avançant vers le vieillard, lui dit: < Je m'estime heureux d'avoir été choisi pour conduire au tribunal des dieux le misérable qui les a si cruellement offensés. Lève-loi ei suis le serviteur de l'éternelle justice. » HaU Jong se lève machinalement et suit le prêtre, soutenu par ses frères et par Gylluspa. On le conduit d'abord dans la salle il avait vu les dieux livrés aux flammes. Lh, dès que tous furent assis et le silçnce obtenu, le grand inquisiteur se levant, saisit une idole

S96 LITTÉRATURE,

p«inte en bleu, et, la montrant à Hali-Jong, se contenta pour tout acte d'accusation de lui demander s'il s'en reconnabsait l'auteur.

Hali-Jong parut sortir de sa rêverie. Il prit le dieu, le porta i ies lèrres, le serra entre ses bras. « Est-ce ici que je devais te retrouver, ô mon Pozio Cenrest? Lorsque tu parus dans le monde sous le nom de Gua-Thrii-Thengo , tu enseignas à ton peuple le plus beau de tous les arts. Ne t'ai-je pas ciselé ainsi, afin que ton image fût digne de ton art? Faudra-t-il toujours te repré- senter sous la forme d'un singe? Non, je t'ai rendu la figure du bel enfant à la voii duquel la terre se peupla, qui donna aux hommes des lois et leur dévoila les secrets des beaux-arts. »

< Ta langue a menti ! s'écria l'accusaieur. Quand donc la tra- dition t'a-t elle appris à faire d'un singe un bel enfant? Qui t'a permis de fouler aux pieds le dixième canon de notre quatre-vingt- dix-septième très saint concile? d'enlever au nez de Pozio la forme traditionnelle qui est le cachet de notre culte , et de lui donner une figure profanément belle, contraire à toutes nos loia et traditions sacrées? »

Hali-Jong, levant les yeux au ciel, protesta contre cette ma- nière barbare d'entendre la tradition. S'abandonnant h son en- thousiasme d'artiste, il osa, le profane, taxer les prêtres eux- mêmes d'impiété, les accuser de rendre les dieux difformes et hideux, afin d'exploiter la terreur qu'ils inspirent. 11 développa, sans se laisser intimider par les cris de fureur de ses ennemis , des idées religieuses fondées sur Tamour du beau, des vues pleines de grandeur sur la bonté des dieux. Hélas ! c'était jeter de l'huile sur le feu. Ses trois frères frissonnaient de l'entendre exposer ainsi les hérésies les plus abominables, et Gylluspa, dont l'âme élevée était bien faite pour le comprendre , versait d'abondantes larmes tout en sympathisant avec les paroles de son père, car elle devinait quel en serait le résultat.

Il fallut subir la réplique du grand inquisiteur, qui , dans un discours en points multipliés, appela à son secours toutes les arguties Ibéologiques, pour prouver que Hali-Jong était un athée, digne de tous les supplices. Et Hali-Jong ayant repris la parole avec une nouvelle audace, ies fanatiques gylongs, ne pouvant

HISTOIRE. 39 -i

maîtriser davantage leur rage pieuse, se précipitent sur lui, le saisissent, le déchirent en pièces et font ruisseler son sang sur les parvis du temple.

Gylluspa perd connaissance entre les bras de ses trois autres pères. Les moines, satisfaits d'une victime, déclarent à ceux-ci qu'on leur accorde leur grâce , à condition toutefois, qu'avant de retourner à leur fabrique de Paro, ils suivront un cours d'inter- prétation de la tradition sacrée, qui va être donné tout exprès pour eux par un moine, afin qu'a l'avenir ils ne puissent plus commettre la moindre faute dans la figure des dieux.

» Maintenant que Hali-Jong n'est plus, dit à Gylluspa Heli- Jong, son second père, je prends sa place. C'est moi qui aurai dorénavant le droit de reposer tout auprès de ta couche , de te prêter le secours de ma force pour serrer ta ceinture, de recevoir le matin ton premier baiser. Et au jour anniversaire de ma nais- sance, tu m'adresseras un chant de cinq strophes, au lieu que jusqu'à présent ceux que tu m'adressais n'en avaient que quatre. »

Au Thibet, les combats de taureaux sont, comme en Espagne, un divertissement favori ! Mais ce qui est peu honorable pour notre civilisation européenne, c'est qu'ils y sont moins sangui- naires; on se contente le plus souvent d'applaudir l'adresse des tauréadors a éviter la poursuite de l'animal rendu furieux par leur excitation.

Quelques jours après l'installation du Lama, un spectacle de ce genre réunissait dans le théâtre de Lassa une société très- distinguée. On y voyait entre autres le correspondant chinois avec sa sœur, la coquette Schu-Ring et le beau colonel Tschu- Kiang. Celui-ci, toujours préoccupé du désir de subjuguer Schu- Ring en étalant ses hauts mérites devant elle, entreprend de raconter ses voyages, ses exploits, ses conquêtes, et s'aban- donne avec une ardeur naïve a ce penchant général des Chinois pour le mensonge et la vanterie. Ses récits merveilleux amusent cependant sa belle interlocutrice, et attirent même l'attention du correspondant qui cesse un moment d'écrire ses petits bulletins, travail auquel il consacre tous ses instants de loisir en quelque

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308 LITTÉKATUftE ,

lieu qu'il se trouve, portant toujours sur lui un encrier, et s€ servant de ses jambes pour pupitre; c'est l'usage général des lettrés du Céleste Empire ; ils écrivent beaucoup plus facilement qu'ils ne parlent, car, grâces a la pauvreté euphonique de leur langue et aux habitudes tortueuses de leur esprit, deux Chinois peuvent s'entretenir toute une journée sans être parvenus, soit à se comprendre, soit à se dire ce qu'ils veulent. Pendant un en- tr'acte du spectacle , arrive un étranger assez singulièrement vêtu d'une robe rouge avec des ornements bizarres, qui annon- cent un de ces bouffons que les souverains de certains pavs souffrent volontiers auprès d'eux. C'est Dhû-Kummuz, favori du Lama de Teschulumbo, envoyé par son maître pour saluer son ami le correspondant et traiter avec lui d'affaires secrètes.

Les ïhibétains se divisent en deux sectes, dont l'une adore le Lama de Lassa, tandis que l'autre ne reconnaît que celui de Teschulumbo, quoique dans l'origine celui-ci ne fut en quelque sorte qu'un sous-dieu. Or, ces deux Lamas se font souvent la guerre, et l'empereur de la Chine attise le feu de la discorde afin d'en tirer parti pour augmenter son influence. On conçoit dès lors que les relations du correspondant avec le Lama de Teschulumbo, n'étaient pas de nature à se traiter dans un lieu public. Aussi, sans attendre la fin des courses, notre compagnie chinoise se retire avec l'étranger, qui ne doit pas loger ailleurs qu'au palais de l'ambassade.

D'ailleurs, les nouvelles qu'apporte Dhû-Kummuz paraissent d'une haute importance, car elles obligent le correspondant à risquer le voyage de Teschulumbo pour aller s'entendre de vive voix avec le Lama. En effet, nous le retrouvons pou de jours après, cheminant incognito dans les montagnes du Thibet, ac- compagné d'un seul domestique, le fidèle Ho-Po, qui ne peut prendre son parti de voir son maître dépouillé de l'étiquette ha- bituelle, et souffre cruellement d'être obligé de renoncer à sa riche livrée de soie pour endosser un grossier manteau. Le cor- respondant, accroupi gravement sur la large selle de son cheval, dans l'attitude d'une pagode, passe aux yeux des paysans Thibé- tains, pour quelque dieu dont l'apparition inspire une crainte superstitieuse. Au Thibet, la mythologie se mêle h tous les actes

HISTOIRE. 399

de la vie habituelle avec une étonnante facilité. La tradition se crée et fait autorité du jour au lendemain. A peine nos deux Chinois avaient-ils traversé un village qu'ils étaient rangés parmi les dieux, comme si un millier d'années avaient déjà consacré leur canonisation; et, conséquents dans leur prompte crédulité, ces montagnards ne permettent pas qu'on élève le moindre doute sur les croyances qu'ils se forgent de cette manière. Ainsi, lors- que le correspondant ayant oublié son nécessaire dans une auberge il avait passé la nuit, envoie son domestique le ré- clamer, l'aubergiste, qui se trouvait cumuler les fonctions de grand-prêtre de son village, répond hardiment qu'il ne sait ce que cela veut dire, que nul mortel n'a souillé le seuil de sa porte depuis qu'un dieu lui a fait l'honneur de reposer sous son toit. C'est en vain que Ho-Po insiste, en vain qu'il reconnaît le né- cessaire entre les mains du prêtre, on ne l'écoute pas, on le traite de sacrilège qui veut porter la main sur de saintes reliques appartenant au temple, on le chasse h coups de pierres et il est forcé de fuir, de rejoindre son maître, la honte et le dépit dans le cœur. Hélas! ce n'est \h que le commencement d'une suite de tribulations cruelles. Le rusé correspondant a trouvé plus rusé que lui dans le Lama de Teschulumbo, qui, devinant ses projets, ne l'attire que pour paralyser ses intrigues en le faisant prison- nier. Le TeschuLama veut bien conquérir le Thibet, mais pour son propre compte et non pour celui du Céleste Empire. Il pos- sède une armée nombreuse, une artillerie redoutable, com- mandée par un certain capitaine Dickson, déserteur de la com- pagnie des Indes, et son adroit messager Dhii-Rummuz lui a procuré dans Lassa même, des auxiliaires plus sûrs et plus puissants que l'amitié suspecte de l'ambassadeur chinois. C'est le frère de Maha-Guru, c'est le schamane lui-même, qui com- plote avec lui la ruine du Dalai-Lama. Le schamane amoureux de Gylluspa, voyant qu'il ne peut espérer la possession de celle- ci qu'en lui faisant d'abord épouser son frère, a conçu le projet de délamaïser Maha-Guru, de le renverser de son trône divin pour le ramener à la condition do simple mortel. Alors Maha- Guru pourra posséder Gylluspa et la partager avec le schamane. C'est ainsi que lii polyandrie a l'avantage de rendre le r(eur de

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l'homme étranger aux transorts jaloux. Elle permet à l'amour d'étendre librement ses aile, et ne le condamne point cette espèce de martyre que lui imo)sent trop souvent nos convenances sociales. Il faut avouer que sous ce rapport, elle a bien son mérite. Le schamane donc ivorise les plans du Teschu-Lama, et tandis que notre malheumx Chinois, déçu dans toutes ses ambitieuses espérances, pét misérablement au fond d'un pré- cipice en essayant de s'éclpper pendant la nuit, l'armée de Teschulumbo se met en marne, dirigée par le capitaine Dickson, qui est encore un original <rt amusant, dont le caractère est admirablement peint.

Cependant que devient Siu-King en l'absence de son frère? Elle se console dans le harn du correspondant , en se livrant avec ses femmes aux joilissares que procure l'ivresse de l'opium. Puis, croyant toujours son fjro d'accord avec le Teschu-Laraa, elle poursuit l'exécution d<ses projets et persuade au colonel Tschu-Kiang de trahir les Tibétains en ouvrant à l'ennemi une des portes de Lassa. Le bea colonel , séduit par l'espoir d'ob- tenir enfin l'objet de tous » vœux, ne sert que trop bien les intérêts du Teschu-Lama.

L'armée de Teschulumbo'empare de la capitale. Maha Guru, enlevé par son frère, dispant au milieu de la mêlée ; la révolu- tion s'accomplit ; les prêtre reconnaissent le vainqueur, et les Chinois sont h on teusemen «chassés. Mais Schu-King ne peut plus se refuser aux instanc3sle Tschu Kiang ; elle consent à faire son bonheur, k condition qui renverra les femmes de son frère, et ce digne couple prend l.TOUte de Wampu pour aller couler des jours paisibles auprès e la tante du colonel, dans cette contrée paissent de si fameux troupeaux.

Cependant le schamane n pas oublié Gylluspa. Elle se trouve au rendez-vous fixé dans uibois, à quelque distance de la ville, et nos trois fugitifs , montésur d'excellents chevaux, s'éloignent rapidement de cette scène e carnage. Le bonheur les remplit de courage pour échapper la mort. Maha-Guru, quelque peine qu'il ait eu d'abord à redevwir simple mortel, éprouve une im- mense joie en se retrouvantiotnrae, pour presser sur son cœur sa bien-aimée Gylluspa. Arrés dans la retraite que le schamane

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a choisie au fond d'une valb solitaire, ces trois êtres s'unissent et confondent leurs existen© dans une douce intimité que nulle passion étrangère ne vient '.us troubler.

Bien des années après, laha-Guru, resté seul survivant de cet heureux trio, rassembi un jour tous ses serviteurs, leur adresse de touchants adiec, puis s'éloigne, et gravissant le sommet le plus élevé dos /unlagnes voisines, ordonne au seul domestique dont il s'est fai suivre, de lui apporter chaque jour en ce lieu la nourriture né(ssaire h son existence.

Lorsque le domestique a isparu sur le sentier qui descend la montagne, que fait Malia-Gru? Voyez-le sur la cime ardue de ce pic escarpé! son regarde dirige d'abord vers l'horizon, puis s'abaisse et se fixe pour tcjours sur l'extrémité de son nez ; il lève sa jambe gauche et la lie autour de la droite; son bras droit se dresse vers le ciel, tan^s que le gauche se colle contre son corps; les doigts de ses mais s'alongent et so serrent ; tout son être paraît frappé d'une innobilité subite; la vie ne se décèle plus en lui que par le Icjzf mouvement que la respiration im- prime à ses narines.

Et le saint, plongé daiii ne pieuse extase, demeure peut-être encore aujourd'hui sur ce «nmel de moutagne ! Les années, le froid, la chaleur, les temites, la neige, la pluie, ont exercé leur action sur lui, arracl ses vêtements en lambeaux, réduit son corps à l'état de mom. Et il est toujours immobile sur un seul pied, l'autre ne devit plus jamais reposer sur la terre. Des plantes grimpantes ci entouré son corps comme le tronc d'un arbre; l'abeille sauvas construit sa ruche dans l'ouverture que ses jambes laissent itre elles ; l'oiseau place son nid le long de ce bras qui ne pei plus se plier. L'œil seul trahit encore un reste de vie. De pieuxpèlerins déposent des aliments dans sa bouche. Maha-Guru ne ent plus à la terre que par un faible lien; son âme aspire dès ongtemps vers l'immortalité, tantôt s'élançant au ciel, tantôt evenant dans sa demeure terrestre, qui, tant qu'elle n'est f complètement détruite, a droit à la retenir. Les dieux assi> is tout l'éclat de leur magnificence, contemplent en souriant I vieillard qui, dans sa jeunesse, les a représentés sur la terre. Jn siège au milieu d'eux est préparé

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l'homme étranger aux transports jaloux. Elle permet à l'amour d'étendre librement ses ailes, et ne le condamne point à cette espèce de martyre que lui imposent trop souvent nos convenances sociales. Il faut avouer que, sous ce rapport, elle a bien son mérite. Le schamane donc favorise les plans du Teschu-Lama, et tandis que notre malheureux Chinois, déçu dans toutes ses ambitieuses espérances, périt misérablement au fond d'un pré- cipice en essayant de s'échapper pendant la nuit, l'armée de Teschulumbo se met en marche, dirigée par le capitaine Dickson^ qui est encore un original fort amusant, dont le caractère est admirablement peint.

Cependant que devient Schu-King en l'absence de son frère? Elle se console dans le harem du correspondant, en se livrant avec ses femmes aux jodissances que procure l'ivresse de l'opium. Puis, croyant toujours son frère d'accord avec le Teschu-Lama, elle poursuit l'exécution de ses projets et persuade au colonel Tschu-Kiang de trahir les Thibétains en ouvrant à l'ennemi une des portes de Lassa. Le beau colonel, séduit par l'espoir d'ob- tenir enfin l'objet de tous ses vœux, ne sert que trop bien les intérêts du Teschu-Lama.

L'armée de Teschulumbo s'empare de la capitale. Maha Guru, enlevé par son frère, disparaît au milieu de la mêlée ; la révolu- tion s'accomplit ; les prêtres reconnaissent le vainqueur, et les Chinois sont honteusement chassés. Mais Schu-King ne peut plus se refuser aux instances de Tschu Kiang ; elle consent à faire son bonheur, à condition qu'il renverra les femmes de son frère, et ce digne couple prend la route de Wampu pour aller couler des jours paisibles auprès de la tante du colonel, dans cette contrée paissent de si fameux troupeaux.

Cependant le schamane n'a pas oublié Gylluspa. Elle se trouve au rendez-vous fixé dans un bois, à quelque distance de la ville, et nos trois fugitifs , montés sur d'excellents chevaux, s'éloignent rapidement de cette scène de carnage. Le bonheur les remplit de courage pour échapper à la mort. Maha-Guru, quelque peine qu'il ait eu d'abord à redevenir simple mortel, éprouve une im- mense joie en se retrouvant homme, pour presser sur son cœur sa bien-aiméc Gylluspa. Arrivés dans la retraite que le schamane

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a choisie au fond d'une vallée solitaire, ces trois êtres s'unissent et confondent leurs existences dans une douce intimité que nulle passion étrangère ne vient plus troubler.

Bien des années après, Maha-Guru, resté seul survivant de cet heureux trio, rassemble un jour tous ses serviteurs, leur adresse de touchants adieux, puis s'éloigne, et gravissant le sommet le plus élevé des montagnes voisines, ordonne au seul domestique dont il s'est fait suivre, de lui apporter chaque jovir en ce lieu la nourriture nécessaire à son existence.

Lorsque le domestique a disparu sur le sentier qui descend la montagne, que fait Maha-Guru? Voyez-le sur la cime ardue de co pic escarpé ! son regard se dirige d'abord vers l'horizon, puis s'abaisse et se fixe pour toujours sur l'extrémité de son nez; il lève sa jambe gauche et la plie autour de la droite; son bras droit se dresse vers le ciel, tandis que le gauche se colle contre son corps ; les doigts de ses mains s'alongent et S() serrent ; tout son être paraît frappé d'une immobilité subite; la vie ne se décèle plus en lui que par le léger mouvement que la respiration im- prime à ses narines.

Et le saint, plongé dans une pieuse extase, demeure peut-être encore aujourd'hui sur ce sommet de montagne ! Les années, le froid, la chaleur, les tempêtes, la neige, la pluie, ont exercé leur action sur lui, arraché ses vêtements en lambeaux, réduit son corps à l'état de momie. Et il est toujours immobile sur un seul pied, l'autre ne devant plus jamais reposer sur la terre. Des plantes grimpantes ont entouré son corps comme le tronc d'un arbre; l'abeille sauvage construit sa ruche dans l'ouverture que ses jambes laissent entre elles; l'oiseau place son nid le long de ce bras qui ne peut plus se plier. L'œil seul trahit encore un reste de vie. De pieux pèlerins déposent des aliments dans sa bouche. Maha-Guru ne tient plus à la terre que par un faible lien; son âme aspire dès longtemps vers l'immortalité, tantôt s'élançant au ciel , tantôt revenant dans sa demeure terrestre , qui, tant qu'elle n'est pas complètement détruite, a droit à la retenir. Les dieux assis dans tout l'éclat de leur magnificence, contemplent en souriant le vieillard qui, dans sa jeunesse, les a représentés sur la (erre. Un siège au milieu d'eux osl préparé

40i SCIENCES ET ARTS.

depuis longtemps, et attend l'âme dégagée do ses liens. Tou» les génies du ciel sont déjh revêtus de leurs blancs habits de fête et portent des palmes dans leurs mains, répandant des milliers de béatitudes sur le cliemiu que doit parcourir le bienheureux. Plus qu'un dernier soupir et les cieux posséderont ce nouveau prince !

Nos lecteurs ne nous sauront sans doute pas mauvais gré de leur avoir donné une analyse un peu longue de ce roman, donW l'originalité nous a paru tout à fait remarquable. L'auteur offre l'alliance bien rare du savoir profond avec l'imagination la plus féconde, et l'on ne peut qu'admirer l'art qu'il déploie dans ces peintures de mœurs si étranges, d'usages tellement en dehors de toutes nos idées, et auxquels cependant il nous fait trouver un si vif intérêt. A ces qualités précieuses, M. Gutzkow joint encore le mérite d'un style plein de charme et l'absence de toute prétention pédantesque. Aussi tient-il l'une des premières places- parmi les écrivains actuels de la littérature cUeraande.

SCIENCES ET ARTS.

LE PARFAIT FERMIER, traité d'économie rurale, par O. CHaptal; Paris, 1 vol. in- 12, 3 fr. 50 c.

Cet ouvrage renferme un exposé clair et précis de toutes les connaissances nécessaires à l'agricultçur. On y trouve les meil- leures directions pour la conduite d'une ferme, la culture des terres, l'élève des bestiaux, la tenue des livres de dépenses et de recettes, d'entrée et de sortie. C'est un résumé très-bien fait de la science agricole dans toutes ses branches , envisagé surtout au point de vue pratique. L'auteur commence par indiquer les conditions les plus favorables à l'étabhssement d'une semblable exploitation ; la position que le fermier doit choisir do préférence

SCIENCES ET ARTS. 403

pour les bâtiments dont il a besoin, les règles essentielles à sui- vre dans leur construction. Il examine ensuite les différentes qualités du sol, signale' leurs avantages et leurs inconvénients, et donne foutes les instructions propres h diriger UagriculteuT dans ses premiers essais. M. Chaplal se montre tout à la fois un homme d'expérience et un savant. Aucune des nouvelles dé- couvertes de la science ne lui est étrangère, mais il ne conseille que les procédés dont l'utilité lui paraît bien prouvée, et, par des explications bien lucides, il sait les mettre à la portée do toutes les intelligences. Exempt de totite espèce de charlatanisme, il n'exagère pas les résultats, il énonce simplement les faits tels qu'ils sont sans chercher h dissimuler les désappointements qui viennent parfois renverser les prévisions de la théorie. Son but est de populariser autant que possible les notions saines et les bonnes méthodes. Pour cela, il a mis h contribution les travaux des agronomes les plus distingués, ainsi que les meilleurs traités sur l'art vétérinaire. Puis, afin de se concilier l'esprit de ceux auxquels s'adresse son petit manuel, il n'a pas dédaigné com- plètement les données de la routine ; un chapitre est consacré aux pronostics que les gens de la campagne tirent des apparences du ciel, des habitudes des animaux ou d'autres signes extérieurs. Les dispositions légales relatives aux biens et usages ruraux, h la pêche et à la chasse, tiennent aussi leur place dans le Parfait Fermier, qui se termine par une courte biographie des princi- paux agriculteurs célèbres depuis les temps les plus reculés jus- qu'à nos jours.

CHEMINS DE FEU d'Allemagne, description statistique, système d'exécution , tracé, voie de 1er, stations, etc., elc, par M. Le Cha- telier ; Paris, 1845 , 1 vol. in-S", avec une carte, 9 l'r.

Cet ouvrage est le fruit des études et des observations d'un ingénieur au corps royal des mines, qui avait été chargé par le ministère français des travaux publics, de parcourir dans ce but le grand duché de Bade, la Bavière, l'Autriche, la Prusse, la Saxe, le Hanovre et la Belgique.

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Un premier chapitre, intitulé Description Ualistiquc, retrace l'histoire de chacun des cl)emins de fer en exploitation ou en construction, avec les conditions de tracé dans lesquelles il se trouve et*in aperçu de son importance présente ou future. L'au- teur examine ensuite les systèmes d'exécution adoptés par les divers Etats et présente d'intéressants détails sur les nombreuses transactions auxquelles ont donné lieu les chemins de fer. Il traite d'une manière très-étendue le tracé, la question des pentes et des courbes, la forme des rails et des supports, son influence sur le mouvement des trains, les stations, le matériel de trac- tion et de transport, etc., etc. Deux chapitres sont consacrés aux frais d'établissement et à ceux de l'exploitation, c'est-à-dire, de l'entretien et de la surveillance de la voie, de l'expédition et du transport des voyageurs et des marchandises, et de la trac- tion. Enfin , l'ouvrage se termine par un coup d'oeil sur les pro- duits de l'exploitation. Après avoir réuni dans un même tableau les tarifs de 25 chemins de fer différents, M. Le Chalelier re- produit, pour les chemins exploités parles compagnies qui livrent à la publicité le compte-rendu de leurs opérations, les résultats de l'exploitation. 11 a cherché, en indiquant les recettes et les dépenses à ramener les unes et les autres aux unités les plus simples, sous une forme propre à fournir des termes de compa- raison. Tous les résultats numériques ont été transformés en mesures métriques; et un tableau, sous forme d'appendice, donne la valeur en unités françaises des principales mesures allemandes qui sont si multiples et si variées d'un Etat à l'autre.

GENEVB, IMPRIMERIB DE FERD. RAMBOZ.

KcDue Critique

DES LIVRES IVOUVEAUX.

Ocecenwic 1845.

>9«â

LITTÉRATURE, HISTOIRE.

LA IVOnMAlVDIE romanesque et merveilleuse; traditions, légendes et superstitions populaires de cette province, par M"^ Amélie Bosquet; Paris, 1 vol. )n-8°, 7 fr. 50 c.

Ce serait un curieux livre que celui qui renfermerait la collec- tion bien complèle de (ouïes les superstitions et de tous les pré- jugés populaires des divers pays. On en pourrait tirer d'intéres- santes données sur l'histoire de l'un des phénomènes les plus singuliers de l'àme humaine, de ce goût du merveilleux qui so retrouve à toutes les époques et chez tous les peuples. Mais nous sommes encore loin de posséder les matériaux d'un semblable recueil. Cependant depuis quelque temps ce genre de recherches a pris faveur, et quoique le nombre des investigateurs qui s'y adonnent soit bien petit, les résultats de leurs efforts méritent déjà d'être signalés. Plusieurs écrivains, a la tête desquels figuro en première ligne M. Emile Souvestre, ont su très-habilement exploiter la Bretagne sous ce rapport. Les Derniers Bretons et le Foyer breton prouvent en particulier combien de fantaisies ingé- nieuses, de récits naïfs, de données originales on peut puiser k la source féconde de l'imagination populaire. Voici maintenant m''® Bosquet qui entreprend un pareil travail sur la Normandie. Cotte province, comme beaucoup d'aulfes, a sans doute bien moins que la Bretagne, conservé l'empreinte de ses ancir>nnos

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40« LirrÉRATUBE,

mœurs et de sa nalionalité priniilive. L'iiiflueiico de la cenlrali- sation politiquo s'y est fait sentir d'une manière plus intense. Mais on y retrouve néanmoins des traces encore nombreuses, et sous l'apparence uniforme de la société française, les vieilles traditions se sont conservées^ surtout dans les classes inférieures et chez les habitants de la campagne. La superstition vivace ré- siste, et plutôt que de succomber elle se transforme, en sorte qu'avec un peu d^étude on parvient aisément à découvrir le lien qui la rattache aux croyances du temps passé. Les plus antiques légendes de la Normandie sont celles relatives à Robert le diable 6t à Richard sans peur, deux héros fabuleux dont les exploits ont servi de thèmes a de nombreux réiits plus ou moins roma- nesques, « Combien que les chroniques de Normandie font men- tion que Rou fut le premier duc de Normandie, aucunes escrip- tures nous racontent que au temps du roy Pépin, père du roy Charlemaine, qui lors gouvernoit le pays de Neustrie, qui, "a présent, est appelé Normandie, fut ung duc qui avoit à nom Aubert. Cestui Aubert avoit un chastel auprès de Rouen, que len appelloil Tourinde, et est ledit mont il séoit en commun langage Turingue. »

Or, c'est k ce duc Aubert qu'on attribue pour fils Robert le diable et Richard sans peur. Robert semble être le type de tous les excès de la féodalité. Dès son enfance, il se dislingue par maints traits de scélératesse, il se montre rebelle à toute auto- rité, il menace même de tuer son père, et lorsqu'il est reçu che- yalier, il fait de son château un [repaire de brigands, d'où il no sort que pour exercer le pillage, le viol et le meurtre. Puis, quand fatigué de cette misérable vie, il se sent plein de dégoût et de lassitude, c'est k sa mère qu'il va demander compte de ses- crimes, l'épée nue k la main, prêt à frapper, il s'écrie:

For coi je suis si ypocrites Et si plain de mal aventure Que veir ne puis créature Que a Dieu monte mal ne fâche?

Et comme sa mère refuse d'abord de lui répondre, il ajoute :

Ceste espee tranchant e belc Feroie4)oivre en vo cervelc. 4

HISTOIRE. ^ 40t

Mais cette seconde menace de parricide est le dernier effort de son mauvais génie. La religion transforme tout à coup cette âme cruelle. Robert se convertit , et après avoir assommé tous ses anciens compagnons, qui refusent de suivre son exemplo, il va expier ses forfaits par de dures pénitences. Ce sont bien les deux faces principales du moyen âge : la barbarie féodale et l'aus- lérité religieuse. La tradition nous offre ces deux éléments en lutte l'un contre l'autre el no«s fait pressentir le triomphe du dernier par la prépondérance qu'il obtient déjà. En effet, il ne tarde pas à dominer ; dans Richard sans peur, nous trouvons le chevalier chrétien chez lequel la soumission à l'Eglise s'unit au <:ourage et à la vaillante énergie. Son histoire est pleine de com- bats merveilleux contre les démons qui s'acharnent à le pour- suivre, mais qu'il met toujours en déroute.

Ainsi, les récils romanesques de la tradition renferment une imago en quelque sorte symbolique des idées et des mœurs da passé; au milieu de ses fables ingénieuses, nous découvrons de précieux détails sur la vie d'une époque dont il ne nous reste guère d'autres documents. C'est la poésie de l'histoire qui frappe l«s imaginations populaires et se transmet d'âge en âge sans qu'il soit besoin d'annales écrites pour en conserver le souvenir. Le moyen âge est la source féconde d'où sont sorties la plupart des ■superstitions étranges qui forment comme une espèce de mytho- logie moderne. Elles ont presque toutes leur origine dans quelque usage ou dans quelque circonstance propre à ces siècles de tran- sition et de lutte entre les éléments de la civilisation antique frappés d'impuissance par l'invasion de la barbarie, et les prin- cipes régénérateurs du christianisme. Au sein de ces épaisses forêts qui couvraient alors le sol, et dont le silence mystérieux n'était troublé que par les hurlements des bêtes fauves ou les bruyantes fanfares de la chasse, les terreurs superstitieuses de- vaient naître facilement dans des esprits simples et crédules, < liez lesquels la foi nouvelle n'avait pu déraciner encore tout à fait les croyances du paganisme ou de la sombre religion des druides. La tyrannie féodale, l'abus que les seigneurs faisaient de leur pouvoir, les cruautés qu'ils commettaient sans cesse, les légendes miraculeuses des saints, l'intervention généralement admise du

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diable dans les affaires de ce monde, tout concourait à rendre l'impression plus profonde et h pousser les imaginations dans le domaine du merveilleux. Les événements surnaturels étaient ac- ceptés non-seulement comme possibles, mais comme très-fré- quents, et causaient plus de frayeur qtie de surprise; on ne son- geait pas même à douter de leur certitude. Plus l'homme ignorant vit près de la nature, plus il est accessible à la superstition. Sans cesse témoin do phénomènes qui dépassent les bornes de son intelligence, et sur lesquels il ne peut exercer aucun pouvoir, il s'accoutume aisément à se croire entouré d'êtres fantastiques dont il n'est que l'instrument ou le jouet. De l'a ces nombreux préjugés que les progrès de l'instruction ne réussisent point "a détruire, et qui trop souvent ne disparaissent qu'aux dépends de l'une des plus nobles facultés de l'âme, pour faire place a l'abru- tissement du matérialisme. Si le développement de la raison vient ébranler la foi en voulant la guider, la pente est glissante et l'on se trouve bientôt au fond du précipice, en présence du néant de l'incrédulité absolue.

11 n'est donc pas surprenant que, sous l'influence d'une reli- frion plus fervente tju'éclairée, qui dominait les cœurs et rem- plissait la vie, l'imagination populaire ail rempli l'espace d'êtres surnaturels, les uns bons, les autres méchants, et leur ait fait jouer un rôle important dans tous les actes de son existence.

Le voyageur égaré, la nuit, au milieu des bois, entend parfois xm bruit étrange qui le glace d'effroi, c Ce n'est ni le soui-d gron- dement du tonnerre lointain, ni les sifflements impétueux df l'ouragan; c'est une confusion de sons aigres, éclatants, tumul- tueux, discors, faisant explosion tout à coup, et réveillant dans un cercle immense les profonds échos de l'espace.

« Lorsque ce cœur gigantesque se rapproche de la terre, et que l'oreille peut saisir distinctement cli.icune des parties qui le composent, on reconnaît alors des cris aigus, des sourires mo- queurs, des lamentations déchirantes, de rauques exclamations, des rires frénétiques, des gémissements sourds et prolongés, de bruyarites suffocations a briser les plus forîes poitrines, et de grêles éclats de voix d'enfants en délire.

c A to Jtcs ces inlonnations fausses, exag'rées ou do.'.lourcuses

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ûe ia voii humaine, se mêlent encore le glalissement menaçant <Jes oiseaux de proie, le hurlement plaintif des chiens, le piéti- nement impatient des chevaux, et les lugubres fanfares de la trompe ou du cor, qui servent de signal de ralliement à toutes ces clameurs désordonnées. Le mystère de ce concert épouvan- table s'explique aux regards par les fantastiques apparitions dont il est accompagné. »

C'est la chasse infernale, supplice imposé aux âmes de ceux qui sur cette terre ont transgressé les lois divines, et qui se re- trouve dans les superstitions de tous les peuples, depuis les temps les plus reculés, puisque déjà Plutarque parle de la souil- lure que contractaient ceux qui avaient été la nuit avec Proserpins et en sa danse. Le moyen âge, recueillant celte tradition antique, l'a transformée à sa manière et l'a répandue sur tous les points de l'Europe, plus ou moins modifiée dans ses détails par les idées religieuses et les usages propres a chaque localité.

Quelquefois l'expiation n'attendait pas pour commencer que l'âme fut séparée du corps. Ainsi les loups-garous étaient des hommes condamnés à revêtir pour un certain temps la forme et les instincts cruels du loup. C'était encore un souvenir de la mythologie païenne qui nous offre maints exemples de semblables métamorphoses.

La croyance au diable et à ses continuels efforts pour perdre ie genre humain , fut également la source d'une foule de pré- jugés populaires. Les ruses du tentateur pour surprendre les âmes, l'adresse ou le courage de ceux qui savaient lui résister et souvent le prendre lui-même dans son propre piège, enfin les pactes que contractaient avec lui des misérables qui ne craignaient pas d'échanger le salut de leur âme contre quelques années de jouissance, ont fourni le sujet d'innombrables légendes et de cou- tumes superstitieuses dont l'empire s'est conservé jusqu'à nos jours.

m''* Bosquet passe rapidement en revue ces diverses mani- festations du penchant de l'âme humaine pour le merveilleux. Elle n'omet pas non plus les fées, les lutins, les sorciers, les possessions, les légendes religieuses et historiques. Son livre, fruil de recherches laborieuses, faites avec soin, renferme des

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4fO UTTERATURE,

détails très curieux cl présente un aperçu Lien complet, quoiqtit' succinct, des superstitions normandes. C'est un travail intéres- sant, rédigé dans un excellent esprit, et qui mérite d'être bien accueilli du public. Seulement peut être eût-elle mieux fait de se borner aux légendes particulières a la Normandie. Elle auraU ainsi pu leur consacrer plus de place cl donner à son recueil un cachet plus original.

BLUETTES ET BOUTADES, par J. Pflit-Senn, de Genève, aver un avant-propos de M. Louis Ueybaud ; Paris, chez Mirliel l.é^y frères, i , rue N'ivjenne, i vol.in-12, 5 fr. 50 c.

Sous ce titre assurément fort modeste, M. Petit-Senn publie lin recueil de pensées et de fragments divers, dans lequel abon- dent les traits spirituels, les aperçus ingénieux, les piquantes observations. C'est de la critique légère, un peu superficielle, mais assez amusante et frappant en général très-juste sur les travers et les ridicules de la société. Sans doute l'auteur n'a f as loiijours pu échapper au lieu commun; c'est l'écueil de ce genre de production; en fait de pensées surtout, il est bien difficile de trouver des choses qui n'aient pas été dites déjà maintes fois , et plus difficile encore de ne pas les gâter en voulant les dire d'une manière nouvelle, A défaut de l'originalité des idées, on cherche celle de l'expression , et trop souvent on ne réussit qu'à la rendre obscure ou prétentieuse. Ou bien on court après la nouveauté des images et l'étrangelé des contrastes, ce qui ne vaut guère mieux. Cependant de semblables reproches ne sau- raient s'adresser k M. Petit-Senn. Ses bluettes portent un cachet jHirticuher qui lui appartient ; ce qu'il emprunte à d'autres, il se l'approprie par la forme, souvent heureuse, quoique toujouis simple. D'ailleurs il n'aspire pas a se montrer profond philosophe, morahste austère, il se contente d'observer avec esprit, avec finesse, et parfois avec un peu de malice. Quelques citations fe- r >nt connaître sa manière.

« Pour qui jouit seul le plaisir boite. »

HISTOIRE. 411

« Si rhypocrisio niourail, la modestie devrait prendre au moins lo petit deuil. »

« Le fcuillclon est aujourd'hui l'oiunibus i\u\ fait le service de Paris au temple de la gloire; il part à toute heure et h tout prix, mais ici je fais comme lui, je m'arrête en roule. »

« L'homme mourant est un ballon qui jette son lest. »

« Pour un héritier, tout n'est pas assez: il espérait plus. »

« 11 est de fougueux démocrates qui ont encore plus besoin do crédit que de liberté, et qui éteindraient plus vite vingt tyran- nies qu'une seule dette. »

« La flatterie a beau se grossir comme une montagne, l'arnour- propre l'avale comme un grain de moutarde. »

« En voyant tant de grands réformateurs sociaux de notre époque vivre h la gêne ou aux dépens de leurs disciples, je suis dis^)osé à croire qu'une tête pleine et une bourse vide furefft toujours le double apanage de leur éminenfe vocation , et je me prends à songer, en dépit de Plutarque, que Solon n'avait pas le sou , que Lycurgne, criblé de dettes, après avoir laissé un œil aux mains de ses créanciers, disparut pour ne pas les payer, cl que si Numa se réfugiait dans les bois, c'était moins pour con- sulter Egérie que pour se soustraire aux contraintes par corps. »

Les fragments ou esquisses, que M. Petit-Senn a insérés à la suite de ses pensées, ont un caractère tout diflërenl. Ce sont pour la plupart des articles extraits du Fantasque, journal qu'il publiait il y a quelques années. On y trouve des portraits sati- riques, des caricatures assez plaisantes, des essais qui visent h ce genre d'esprit que les Anglais désignent sous le nom de hu- mour. Mais tout cela est fortement empreint de couleur locale, (le sorit des portraits genevois, des caricatures genevoises, de la humour genevoise aussi.

Or, quel que soit le talent de l'auteur, nous ne savons trop comment le public français goûtera cette saveur du terroir. Lui ofTrir un met si étrange et si nouveau ,^c'est tenter une entreprise très chanceuse. Nous souhaitons vivement que le résultat soit fa- vorable a M. Peiit-Senu, qui du reste a pris la sage précaution de se faire introduire dans le monde parisien par la plume do M. L. ReyLaud, sachant bien, comme il le dit lui même, que

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si » en province nos succès nous fonl des amis, a Paris nos amis îious fonl des succès. »

TRISTAN DE BEAUHF.GARD, par le marqurs de Foudras; Paris, à vol. in 8°, 50 fr.

Le jeune Tristan de Beauregard, poussé par un vague désir de gloire, abandonne le manoir que vient de lui léguer son père i)Our aller chercher à Paris une vie plus active, un ihéàlre sur lequel ses talents puissent se développer. Mais au lieu des succès qu'il rêve, il ne trouve dans la capitale que déceptions, et se laissant entraîner par l'exemple, il se livre à toutes les extrava- gances ruineuses de la jeunesse fashionable. Il dissipe bientôt son patrimoine ainsi que celui de sa sœur, qu'il a laissée au châ- teau de Beauregard. Il contracte des dettes qui nécessitent l'in- tjrvention des amis de sa famille, pour le tirer de la position désespérée à laquelle le réduit son caractère faible et orgueilleux tout à la fois, et il répand autour de lui le deuil et l'infortune. Son meilleur ami meurt pour lui dans un duel; une jeune fille qu'il aime et qu'il ne peut se résoudre à épouser, parce que ce serait renoncer à ses projets ambitieux, succombe au chagrin de se voir délaissée, enfin l'existence de sa sœur est empoisonnée par les amertumes dont il abreuve son aiïection si dévouée et si louchante. La trame de ce roman ofTre un intérêt pénible, au- quel le remords que fait peser sur Tristan le souvenir de fautes graves dont il s'est rendu coupable envers son père, ajoute quelque chose de mystérieux et de triste. C'est une lecture qui laisse dans l'esprit dos impressions mélancoliques. Et cependant il y a, parmi les personnages que l'auteur met en scène, plusieurs créations gracieuses, aimables; des caractères nobles et dignes, avec les- quels on sympathise volontiers. M. de Foudras, bien différent en cela de la plupart de nos romanciers, se plaît à peindre des cœurs honnêtes, pleins de sentiments généreux, des âmes pures que le souffle des mauvaises passions n'a pas flétries. Mais sur cette réunion d'élite plane comme une espèce de fatalité qui est vrai- ment désespérante. Assurément, en ce monde, le bonheur n'é-

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clieoil pas toujours en partage à ceux qui le méritent le mieux, mais il nous semble que sous ce rapport les peines de la vie réelle sont bien assez nombreuses sans qu'on y vienne encore ajouter les inventions du roman. Au reste, nous reconnaissons que ceci dépend des gotîls, et M. de Foudras acceptera sans doute vo- lontiers notre critique, qui prouve que son livre a produit sur nous une vive impression. En effet, quoique un peu long, Tnstan de Beauregard est une œuvre remarquable, écrite avec charme el offrant des détails pleins de vérité.

KICOLAS GOGOL, nouvelles russes; traduction française, publiée par L. Viardot; l'aris, 1 vol. in-12, 5 Ir. 50 c.

Ce volume renferme cinq nouvelles empreintes d'un caractère tout à fait original, bien fait pour exciter la curiosité des lecteurs. La principale, Tarass Boulba, offre une peinture animée des mœurs des anciens cosaques Zaporogues. C'est un récit qui tient de l'épopée antique, soit par la simplicité naïve des détails, soit par les scènes de combats et les traits de bravoure dont il est rempli. Ostap et Andry, les deux fils de Boulba, reviennent du séminaire h la maison paternelle après avoir fini leurs études. Le vieux cosaque accueille ses enfants en se mesurant a coups de poing ^vec eux. Satisfait de la vigueur avec laquelle l'un d'eux le rosse, il sont renaître eu lui ses anciens penchants guerriers, et dès le lendemain il dit adieu à la vie sédentaire, il abandonne sa femme et sa demeure pour se rendre avec ses fils à la Setch, espèce de campement les cosaques Zaporogues passaient leur temps à mener joyeuse vie , b boire, a danser, à jouer et à se livrer au violent exercice de la chasse, en attendant qu'il se pré- sentât quelque occasion de faire la guerre, seule occupation qu'ils jugeassent digne d'eux. Rien de plus étrange que le tableau de cotte réunion tumultueuse gouvernée par un chef auquel le peuple assemblé impose ses caprices a pou près de la même manière que cela se |)ralique aujourd'hui dans certaines petites démo- craties de la Suisse. C'est la liberté enlée sur la barbarie chez une population courageuse, héroïque, toujours prête a tout sa-

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crifier pour sa religion et sa patrie. L'auteur retrace avec un talent remarquable quelques-unes des expéditions de ces cosaques contre la Pologne. Ses descriptions rappellent parfois des pas sages de Tlliade, et il sait captiver l'intérêt sans jamais s'écarter en rien de la rudesse sauvage qui est le cachet distinclif des mœurs qu'il veut reproduire.

Les autres nouvelles sont d'un genre plus doux e1 nous pei- gnent la vie, les usages et les supcrstiiions de la Russie moderne. Le public français les accueillera sans doute avec faveur, car il y trouvera du naturel, de l'esprit, et, ce qui est plus rare aujour- d'hui, un attrait de nouveauté dont le charme piquant contraste avec la fadeur monotone des romans de feuilleton qui forment sa pâture habituelle.

POÈMES ET POÉSIES, par P BIanchemain| .Paris, chet Masgaua, 12, galerie de POdéon, 1 vol. in-12", 5 fr. 50 c.

Voici des vers faciles, gracieux, ne manquant pas d'une cer- taine harmonie. C'est de la poésie lyrique un peu froide, mais sagement travaillée, qui porte le cachet d'un cœur généreux et d'une âme pure. L'inspiration ne s'y montre pas très-spontanée, elle ne remplit pas l'auteur d'un saint transport, et semble plutôt en quelque sorte réfléchie. On sent qu'il travaille et polit l'ex- pression; aussi parfois sa pensée perd en énergie et en concision ce qu'elle gagne en clarté. C'est assurément un défaut dans le genre lyrique, qui ne souffre guère les périphrases et ne veut point être gêné par les allures du style. Mais il faut reconnaître qu'à cet égard la langue française offre des difficultés presque insurmontables. Les meilleurs écrivains de l'école moderne n'y ont réussi qu'en faisant violence à son génie, et l'on ne saurait reprocher à M. Blanchemain de ne les avoir pas suivi sur cette route périlleuse. Il a préféré demeurer fidèle aux anciennes tra- ditions classiques et maintenir son vol dans une région moins haute, mais plus sûre. D'ailleurs cela ne l'empêche pas de s'éle- ver de temps en temps au ton de l'enthousiasme lorsqu'il est forleinent vibré par son sujet. L'un de ses poèmes, l'Arc de

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triomphe de l^Etoile, qui a obtenu au concours de l'Académie une mention honorable , renferme plusieurs strophes très-belles, pleines de vigueur et de mouvement.

Sublime monument, redis-nous notre histoire; Ressuscite nos morts dans leur linceul de gloire; Que chacun appelé se réveille à son nom! Rends-nous le grand Empire et ses combats épiques. Et nos républicains, à peine armés de piques, Soldats improvisés, grandis sous le canon!

Ils sont là, devant moi, les jours de renommée ; Le peuple s'est levé, comme une seule armée :

vas-tu donc , Guerrier ? Venger la liberté !

vas-tu donc. Vieillard? Mourir sur les frontières !

vas-tu donc, Enfant? Vaincre comme mes pères !

vas-tu donc. Patrie ? A l'immortalité !

Comme, autour des drapeaux déployés.sur leurs têtes. Ils marchent de ce pas dont on marche aux conquêtes ; Comme, dans le combaj, naissent les généraux. Bellone au-dessus d'eux étend ses vastes aiies

Et letu- montre de loin les palmes immortelles

Ils sont partis soldats, ils reviendront héros !

Les voilà, les voilà, les enfants de la France ! Qui , vainqueurs et vengés, reviennent parmi nous ; Ces ennemis hautains, qui, dans leur insolence. Se partageaient entre eux nos dépouilles d'avance. Plus vils qu'ils n'étaient fiers, embrassent nos genoux.

Mais quel est ce héros que la gloire accompagne? Victoire, il est ton fils ; me diras-tu son nom ? S'appelle-t-il César, Cyrus ou Charlemagne?

Interroge les rois, du Caucase à l'Espagne, Les rois épouvantés diront : Napoléon !....

Le Cercueil de Napoléor\,, le 13 Juillet 184!2, la Plainte de Millon, présentent également des passages remarquables qui mériteraient d'être cités. Mais la verve du poète a do la peine

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se soutenir, ot la plupart do ces pièces pèchent par des longueurs, par des remplissages l'idée se noie au nn'liou do l'expression. Le talent de M. Blanchemain est plus à l'aise dans les poésies légères qui remplissent la majeure partie de son volume. Il rend avec bonheur des impressions douces et pures, des sentiments tendres et nobles, des pensées délicates et naïves. On y renconlro toujours l'empreinte d'un cœur honnête et bon, qualîT^ d'autant plus précieuse qu'elle est malheureusement rare aujourd'hui. Indépendamment du mérite littéraire que, malgré nos critiques, nous n'hésitons pas à réconnaître, on éprouve un vrai plaisir a trouver l'auteur digne d'estime et de sympathie. C'est un genre do jouissance sur lequel du moins nos écrivains du jour n'ont pas blasé le public.

SANS DOT, par M'"e Ch. Reybaiid ; Paris, 2 vol.in-S», fr.

Dans noire siècle de spéculation, être sans dot est une triste position pour la jeune GUe dont le cœur s'abandonne aux doux rêves do l'amour pur et dévoué. Quelle source de déceptions cruelles, d'existences brisées, de romans lamentables. Il n'y a qu'à jeter les yeux autour de soi pour en trouver de nombreux exemples, et nous ne sommes pas surpris que la pensée soit ve- nue à M'"^ Reybaud de profiter d'une donnée si féconde. Mais ce qui est assez singulier, c'est qu'après avoir écrit sur son livre celte terrible inscription: Sans dot! elle a complètement perdu de vue l'idée que devait faire naître un semblable titre. Son hé- roïne se présente à nous déjà mariée et richement mariée même. Il est vrai que dès le premier chapitre son mari meurt sans avoir le temps de faire aucune disposition en sa faveur; mais elle n'en apporte pas moins cent mille francs de dot à son second époux, car cette héroïne se marie deux fois, ce qui n'est guère la coutume des jeunes filles sans dot. M'"'' Reybaud paraît avoir écrit ce roman avec beaucoup do négligence. Non seulement elle s'est peu souciée de développer la donnée que semblait exiger son titre, mais encore elle n'a fait qu'esquisser à peine les ca-

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raclères des personnages qu'elle met en scène, sans trop chercher à faire accorder leurs actes avec leurs paroles. La jeune veuve qui s'appelle Félicie , se trouve à la merci d'une Leile-sœur femme d'une laideur repoussante, que l'envie porte à détester toutes celles dont les charmes et la beauté captivent l'attention des hommes. Félicie excite d'autant plus sa jalousie, qu'elle croit voir en elle une rivale, aussi se propose-t-elle, en lui offrant un asile, d'en faire sa victime. Ce projet de vengeance, secondé par les intrigues d'une misérable femme de chambre, créature méchante et intéressée, semble devoir constituer la trame du roman. On s'attend a voir la jeune veuve sacrifiée, et l'on se sent ému de pitié pour elle, car il n'est pas probable qu'elle puisse lutter avec succès contre les machinations de ses enne- mies. Mais M""^ Revbaud se joue encore ici des prévisions du lecteur. Après avoir préparé tous ses ressers, elle oublie de les mettre en mouvement. Félicie ne trouve chez sa belle-sœur que fêles et plaisirs continuels, et en définitive toute la vengeance aboutit à la rendre héritière d'une grande fortune et à lui faire contracter un brillant mariage avec celui qu'elle aime.

C'est avec peine qu'on voit RP* Reybaud suivre ainsi la pente facile et dangereuse que descendent l'un après l'autre tous nos romanciers. On retrouve bien quelques traces de son aimable talent dans les détails, mais l'ensemble porte le cachet de la négligence et de la précipitation. Faire vite et produire le plus grand nombre possible de volumes dans un temps donné, tel est aujourd'hui le but unique des écrivains qui ne songent qu'à escompter leur renommée, sans s'inquiéter de l'art ni de la lit- térature.

ÊTICMNE Di: LA BOÉTIEj ami de Montaigne, étude sur sa.vie et ses oin rages , précédée d'un coup d'oeil sur les origines de la langue française, par L. Feugère; Paris, in-S", 6 fr.

La Boétie fut l'ami intime de Montaigne, auquel est due la publication de ses œuvres. C'était, comme l'auteur des Essais, un hardi penseur, un écrivain naïf et original. II y a entre eux

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419 LITTÉRATCRï,

Beaucoup de rapports, soit dans l'alJtire indépendante des idée*, soit dans la forme de l'expression. Ils sont frères par le style non moiiîs que par raffection qui les unissait, et l'on peut dire qu'ils forment à effî deux une école qai n'eut guère d'imitateurs et dont cependant la place est grande dans l'histoire de la langue française. Mais La Boétie avait un esprit moin» vagabond que Montaigne, ri marchait plus diredenren-t vers son but et ne se laissait pas distraire eu rowte par tous les sujets accessoires qui s'offraient a loi. Ses convictions étaient aussi plus fortes, plu» sérieuses; il était moins sceptique et parlait de princppes mieus <Jéterminés, surtout plus stables. Son principal oa^^rage, le Dis- cours àc la servitude volontaire est une vigoureuse sortie contre \e despotisme, dans laquelle on trouve le germe de tontes les idées modernes touchant l'égalité et la liberté politiques. U » tOQte la verre du pamphlétaire et l'audace de l'agilôteur qui cherche à réveiller la résistance et veut pousser h la révolte. Soi» érudition classiqKre lai rient en aide pour peindre des coukwrs l'es plus sombres le portrait du tyran, et armé du fouet de la satire il frappe a coups redoublés sur les courtisans qui le flattent et l'encensent, sur les peuples qui supportent patiemment son

« Pauvres genls et misérables, peuples insensez , nations opi- niastres en voslre mal, et aveugles en vos4re hmi, vous vous îaissez emporter devant vous le plers beau et le plus clair de vostre revenu, piller vos champs, voler vos maisons, et les despouiller des meubles anciens et paternels; vous vivez de sorte que voETs pouvez dire que rien n'est à vous; et senibleroit que meshuy ce vous seroit grand heur de tenir a moitié vos biens , vos familles et vos vies: et tout ce dégasl, ce malheur, celte ruyne vous vient, non pas des ennemis, mais bien certes de i'ennemy, et de celuy que vous faietes si grand qu'il est, pour lequel vous allez si courageusement à la girerre , pour la grandeur duquel vous ne refusez point de présenter à la mort vos personnes. Celuy qui vous maîtrise tant n'a que deux yeulx , n'a que deux mains, n'a qu'un corps, et n'a auUre chose que ce qu'a le moindre homme du grand nombre infiny de vos villes; sinon qu'il a plus (s, c'est l'advantago que vous lui faicles pour vous

HVSTOIBE. «IS

«Jesiniire, D'où a il prins tant d'yeulx ; d'où vous espie il; si vous lie les luy tlowKîz? C<iînnieiit a il tant de mains pour vous frap- per, s'il ne les prend de vous? Les pieds dont il foule vos citez, d'où tes a il, s'ils ne swvt des vostres? Comment a il aulcun pouvoir sur vous, que par vous auhres «itîsmes? Comment vous «seroit-ils courir «us, s'il n'«vait inteUigeiico aveoques vous? Que vous f»ourroit i:! faire, «i vous n'estiez receleurs du larron qui vous pille, complices du .meurlnief <[<ui vous tue, el traistres de vous înesmes?..,,

* El, 4e taint d'iimdigçiitez, qae îes bestes Twesmes ou ne seu- tiroient poi«t, <m n'endureroient point, vous pouvez vous en délivrer, si \<ms essayer, non pas de vous en délivrer, mais ■seulement de Je vouloir faire. Soyez résolus de ne servir plus; •et vous voylà lières. ie ne veulx pas que vous le pou-isiez, ny lo bransliez; mais seulement ne soutetenez plus: et vous le ver- rez, comme un grand «colosse à qui on a desrobbé la base, de son poids nresme fondre en bas, et se rompre. »

Certes, on ne pouvait faire plus ouvertement appel à la sédi^ tion, et sauf les formes de la langue qui ont changé, nous avons le tvpe de toutes les déclamations de la période révolution- naire. Le Contr'un offre encore bien d'autres passages non moins curieux sous ce rapfiort. Mais M. Feugère Ji'aborde pas ce côté de soi» su^et; il se feorne à l'étudier sous le poini de vue litté- raire et s'étend davantage sur les poésies latines el françaises de La Boctie, ainsi que sur les touchants hominages que Monlaign* rond aux talwils et an caractère de son ami. Sa notice est sans •<loute fort intéressante; elle fait bien connaître les liens d'affec- îion qui unissaient ces deux écrivains, les rapports et les con- itrastes sur lesquels reposai! leur vive sympathie, et met en saillie âes traits par<l!*ouUers propres à «hacun d'eux. Cependant il nous somhlo regret tabile <]«« l'auiteur n'ait pas traité d'une manière plus ap[>rofondie les tendances dont le Discours de latervitude volontaire est empreint. Il y avait matière 'a d'ingénieux rap- prochements, h de fécondes considérations.

420 LITTERATURE,

CESCniCIlTE (les Jesuitenkainpfes iis «ler S<!nvj'iz , vnn einem Zijrclier (Histoire de la Itille an siij^f dfs Jésuites en Suisses par un Zuricois); Ziiiiv.h, 1 vol. iii-8''.

Les événements dont la Suisse est depuis doux ans le théâtre ont vivement préoccupé l'attention de la j)resse étrangère; mais en général on a peu compris leur portée réelle, et s'arrelant à la surface des choses, on les a juj^ées d'une manière tout à fait inexacte. En Suisse môme, la complication des intérêts, l'aveu- glement de l'esprit de parti, Tiniluence des passions excitées, ont envenimé la question, et empêché les journaux de la pré- senter sous son véritable jour. Le Zuricois, auteur du livre que nous annonçons ici , s'est proposé de combler celte lacune en publiant une relation impartiale et complète des faits, tels qu'ils se sont passés dès l'origine, afin de mettre chacun en état d'ap- précier les causes de la violente agitation qui semble menacer l'existence de la Confédération Suisse. L'admission des Jésuites à Lucerne, quoiqu'elle paraisse l'objet principal de la lutte, n'en est qu'un incident secondaire ; il faut remonter plus haut pour trouver le motif de l'irritation profonde qui divise la Suisse on deux camps ennemis. C'est dans le Canton d'Argovie qu'est ce funeste conflit auquel les dissentiments politiques ont pris plus de part encore que les préjugés religieux. En 1840 la cons- titution argovienne fut soumise a une révision que les différents partis désiraient également. Un premier projet , trop favorable aux catholiques, suivant l'opinion de la majorité protestante, fut rejeté par le peuple. On se remit à l'œuvre, et la nouvelle consti- tution, baséo cette fois sur le principe radical du sufTrage uni- versel, réunit 16,050 suffrages contre 11,484. La minorité se composait des arrondissements catholiques qui, redoutant l'usage que la majorité pourrait faire de son triomphe, se soulevèrent pour obtenir h main armée la séparation confessionnelle. Cette tentative fut promplement réprimée par les troupes de la partie prolestante du canton. Mais M. Relier, directeur du séminaire catholique, saisit ce moment pour proposer dans le sein du Grand Conseil la suppression de tous les couvents argoviens. Celle me- sure brutale fut, sous l'empire des circonstances, adoptée par

HISTOIRE. 421

une majoriié Irès-graride, composée principalement de députés protestanis. On en pressa l'exéculion, car on prévoyait bien que, portant atteinte à l'article XII du Pacte fédéral qui garantit l'exis- tence des couvents, elle deviendrait immanquablemenl l'objet d'une discussion en Diète, et l'on voulait avoir pour soi l'auto rilé d'un fait accompli. En effet, les Etals catholiques de la Suisse centrale ne tardèrent pas à réclamer contre ce qu'ils regardaient «omme «ne atteinte portée à leurs droits. La Diète fut nantie de la question, et après de longs débals qui réveillèrent les passions confessionnelles et politiques de la Suisse entière, sa majorité so déclara, dans la session do 1843, satisfaite du rétablissement des couvents do femmes, auquel Argovie avait enfin consenti. Mais l'article XII du Pacte n'en était pas moins violé, et le sentiment de l'injustice commise à cet égard, poussa les cantons de Lucerne, llri, Schwyz, Unler\vaJ<len, Zug et Fribourg à protester contre la décision de la Diète. Le Valais, dans lequel, s«r ces entre- faites, ies excès de la Jeune Suisse, association formée par los radic^aux extrêmes, firent de nouveau triomplier l'esprit ultra- niontain, se joignit plus tard à ces six Etats, dont l'attitude in- quiétante put faire craindre une seconde ligue de Sarnen. Cepen- dant ils se bornèrent à reproduire leurs plaintes h la Diète, en publiant un manifeste adressé à tous les Cantons. Mais dans leur intérieur la réaction ultramontaine se fit vivement sentir, l'esprit des populations se sépara des tendances radicales, et en parti- culier à Lucerne, il en résulta l'avéneraent au pouvoir des hommes les plus prononcés dans le sens ultra-catholique, qui proposèrent et firent adopter la fatale résolution d'appeler les Jésuites pour leur confier l'éducation de la jeunesse. En ce même temps, Ar- govie jetait un nouveau brandon de discorde dans la Dicte en pro- posant l'expulsion des Jésuites de la Suisse. Evidemment cette proposition n'avait d'autre but que d'entretenir l'agitation des esprits et de préparer au radicalisme un moyen f)uissant d'in- ûuence. EUe ne fut volée dans Ij» session de 1844 que par les députés d'Argovic et de Bàle Campagne. Mais c'était un germe qu'on se proposait bien de féconder à l'aide des journaux et des assemblées populaires. L'appel des Jésuites b Lucerne, acte im- prudent peut êiro, mais tout à fuit dans le droit de la souvcrninctô

37'

422 LÎTTCRATÎJfit,

rantonalej fut représenté comme une violation du Pacte fédéral. Il devint le texte de déclamations violentes qui ne trouvèrent qiic trop d'échos dans une population déjà fortement ébranlée par les principes du radicalisme. Aussi, lorsque quelques mécontents de Lucerne voulurent essayer un soulèvement dons leur canton , des bandes armées ou corps-francs de Bàle Campagne , d'Argovie, de Soleure et de Berne n'hésitèrent pas à franchir les frontières pour venir les aider. L'énergie du gouvernement Liicernois dé- joua cette première tentative, les insurgés durent cherclier leur salut dans la fuite. Le Vorort de Zurich prit des mesures pour le maintien de la paix, mit des troupes sur pied et adressa une proclamation aux Etats confédérés, en même temps que s'assem- blait la Diète extraordinaire, convoquée pour s'occuper encore une fois de la question des Jésuites.

Mais par un de ces revirements inattendus si fréquents dans la politique Suisse, le triomphe du gouvernement de Lucerne eut pour effet de changer la majorité du Grand Conseil de Zurich, qui appartenait au parti conservateur, et de déterminer dans le Canton de Vaud une révolution radicale. Cependant, malgré cela, l'expulsion des Jésuites ne put réunir 12 voix en Diète, les me- sures du Yorort y furent approuvées, et un arrêté pris contre les corps-francs. On commençait donc à croire que pour le mo- ment du moins toute crainte de guerre civile était dissipée, lors- qu'une nouvelle invasion de corps-francs vint menacer Lucerne. Cette fois le nombre des assaillants était considérable; les réfugiés lucernois ne formaient que l'avant garde d'une armée de plu- sieurs miniers d'hommes commandés par des ofGciers Bernois et Argoviens, avec de l'artillerie et des munitions en abondance. On sait quelle fut l'issue de celte déplorable expédition. La dé- roule complète des corps-francs renversa toutes les espérances que le parti radical avait fondées sur la question des Jésuites pour l'accomplissement de son projet de république unitaire. La paix semblait rétablie ; la guerre civile avait été réprimée dès son apparition. Mais en réalité , les hommes doués de quelque perspicacité politique ne pouvaient croire à une paix durable. L'assassinat do Leu vînt bientôt troubler ce calme apparent et montrer quelles passions haineuses fermentaient encore dans le

HISTOIRE. 423

soin du peuple. C'est un nouvel acte du drame suisse qui peut- êire liâlera ;;a conclusion, mais qui en attendant prouve que la guerre civile est plutôt suspendue qu'entièrement terminée.

L'auteur de VHisloire de la latle au sujet des Jésuites expose les faits avec tous les documents oflicieis propres à les éclaircir. Il s'abstient de toute espèce de commentaire, et laisse au lecteur le soin de formuler son jugement. II serait à désirer que ce livre fut traduit en français et se répandit autant que possible, car il ne pourra que contribuer à rectifier l'opinion publique, en dissi- pant une foule de préventions fâcheuses et en jetant une vive lumière sur l'état des partis qui divisent la Suisse.

VOYAGE E\ ABYSSIME5 exénilé penchant los annt'-os «830 à 1815 par nue curmnissioii scientifique, composée de M.M. Th. I.erel)\re, A. Petit, Quarlin-iJillon et N i^^naïul ; f'^ partie, relation liisto- rique, (orne i"'^; Paris, 2 vol. iii-S", fig., IGlV.

M. Lefebvre, l'auteur de cette relation, est le seul survivant des quatre membres dont se composait la commission chargée d'explorer l'Abyssinie pour le Muséum d'histoire naturelle de Paris. Deux de ses compagnons ont succombé aux fièvres perni- cieuses dont les voyageurs se garantissent si difficilement dans les pays chauds, et le troisième a été dévoré par un crocodile. C'est une fatalité bien grande pour une expédition qui semblait loin d'ofi'rir de pareilles chances. En effet, l'Abyssinie n'est point, sous le rapport du climat, non plus que sous celui de la barbarie des habitants, l'une de ces contrées de l'Afrique l'on ne s'a- venture qu'avec la crainte de n'en pas revenir. Pays peu civilisé sans doute, mais chrétien; elle accueille les Européens avec faveur, et se montre disposée du moins h protéger leurs recher- ches scientifiques. Il est vrai qu'elle se trouve depuis quelques années en proie à des dissenlions intestines qui rendent le voyage plus périlleux. Depuis la chute du puissant cm[)ire dont elle faisait partie, l'anarchie politique y règne, des chefs ambitieux s'y disputent le pouvoir et se font les uns aux autres une guerre acharnée. M^is lu commission française était recommandée au

43^ LITTÉRATURE,

jilus puissant d'entre eux, à celui qui, par son intelligence el son habileté, semble destiné à reconstituer l'Abyssinie. Oubié a déjà réussi à soumettre plusieurs provinces; au courage militaire il unit le talent de l'intrigue, et s'alliant avec le chef du clergé abyssin il poursuit hardiment sa conquête. Son but est de créer une civilisation nouvelle dans sa patrie par le contact plus étendu avec les Européens dont il recherche volontiers l'alliance. Aussi nos voyageurs trouvèrent-ils auprès de lui toutes les facilités dé- sirables. Ils purent librement se livrer aux recherches qui étaient le but principal de leur voyage ; uu long séjour au milieu des Abyssiniens leur permit de se mêler à leurs fêtes, à leurs céré- monies, d'étudier de près leurs habitudes et leurs usages. C'est un curieux spectacle que celui de l'alliance du christianisme avec dos mœurs si diirérenlcs des nôtres. La religion, en se pliant k des exigences qi:"el!e n'a pu parvenir à dcmincr, s'est profondé- ment altérée. Aux supcîsiilions des églises grecque et romaine sont venus se joindre maints préjugés barbares sous lesquels il est difficile de reconnaître la morale pure et les doctrines élevées de l'Evangile. Cependant quand on compare l'Abyssinie avec les autres pays de l'Afrique, on y retrouve le cachet chrétien, quelque (défiguré qu'il soit, et l'on ne peut s'empêcher d'attribuer son in- cnnleslable supériorité à l'influence d'un principe dont l'action bienfaisante s'est fait sentir malgré tous les obstacles opposés à son développement. Aux pratiques du catholicisme, les Abyssins joignent la circoncision, le pèlerinage de Jérusalem, les prcs- <îriptions de Moïse relatives 'a la nourriture, la réconciliation en jurant sur la croix que le prêtre leur donne à baiser. Le chef du clergé se nomme Abonne; il ne peut pas être pris dans le pays; la coutume est de le demander au piriarche d'Alexandrie, (,ui l'accorde moyennant une somme de 5000 thalers. Cette somme ne laisse pas que d'être considérable en Abyssinie, aussi les am- bassadeurs chargés du suin de ramener l'abonne, reçoivent ils , avant leur départ, l'ordre de prendre un homme jeune et bien portant. Arrivé dans le pays, il est surveillé comme une propriété précieuse qu'on craint à tout moment de voir disparaître.

La position do l'abonne est assez brillante sous le rapport pé- cuniaire. C'est lui qui ordonne les prêtres, les diacres, qui bénit

HISTOIRE. 425

les autels ainsi que le peuple, et cliacun de ces ados lui est payé } liis 011 moins. Il a de plus des revenus considérables qui lui sont assignés, cl il peut facilement mellre de côté chaque année environ 30,000 francs. Mais en compensation il est obligé de se soumettre au bon plaisir des chefs du pays, qui , s'il ne les sa- tisfait point, le déportent dans une île du grand lac Tasna, ou même le font empoisonner sans le moindre scrupule. Aussi l'a- boune sort-il en général de la classe inférieure du clergé; un pareil sort ne tente guère que de pauvres diables qui se laissent séduire par l'espoir de faire fortune, puis de s'évader ensuite.

A côté de l'aboune se trouve Vetchégué , qui a sur lui l'avan- tage d'être un prêtre national, et comme tel, de posséder l'en- tière confiance du clergé et du peuple. C'est lui qui est à la tête des couvents et commande aux debteras, soit chantres des églises, les gens les plus instruits et les plus influents de l'Abyssinie, parmi lesquels on choisit un grand nombre de fonctionnaires, et qui fournissent les écrivains, les médecins, les avocats, etc.

Depuis la chute de l'empire, le gouvernement, partagé entre une foule de chefs qui se sont divisés le sol et ont des vassaux, rappelle a beaucoup d'égards la forme féodale du moyen âge. La justice est rendue par les chefs do ville cl de village. Le code Abyssin ne prodigue pas la peine de mort; il ne l'applique qu'à deux délits : le meiirire et la vente d'un chrétien. Mais la peine de la mutilation y est fié(iiiemment employée: le voleur doit avoir le poignet coupé; le vol a main armée entraîne la perte d'un pied et d'une main; le mensonge est puni par la mutilation de la langue ; l'aveuglement est la peine du crime de lèse-majesté, ou de rébellion d'un fils contre son père, d'un vassal contre son seigneur. Dans la famille, le père a droit de vie et de mort sur ses enfants.

Les Abyssins professent en général la dévotion la plus supers- liticiisc, et comme ils présentent un mélange de diverses races d origines trùs-distinctes, on rencontre dans leurs usages habituels le plus étrange amalgame de grossiers préjugés, d'idées emprun- tées au judaïsme, au niahomélisme et au polythéisme, avec les croyances chrétiennes. La relation de M. Lefebvrc donne de cu- rieux détails de mœurs. Malheureusement, au lieu de se borner

»2« LITTÉRATURE, HISTOIRE.

au rôle (l'observateur, il paraît s'être un peu trop préoccupé dw <lésir de se poser en «légocialeur diplomate. Ayant fait quelques ■ouverturos au siijet de reblions commerciales è établir avec la France, il trouve Oubié disposé à l'écouler favorablement et ac- cepte la mission que lui propose ce chef ambitieux , de retourner ^auprès dn roa des Français avec deux ambassadeurs Abyssins. Celle mission, à peu près nulle en résultats positifs, lui fournit du moins l'occasion de nous faire connaître le journal rédigé par le secrétaire de rambassade, homme fort intelligent, qui exprime avec beaucoup de naïveté l'admiration qu'excitent en lui les mer- veilles de l'industrie et des arts, ainsi que le spectacle de la vie européenne. Les fragments qu'il en traduit ne sont certainement pas ce qu'il y a de moins remarquable dans son livre. Mais cet épisode semble avoir plutôt nui au but du voyage, carde retour en Abyssinie, les ambassadeurs choqués de l'estime que M. Le- febvre montre pour leur secrétaire, parviennent k lui faire perdre la faveur d'Oubié. Puis la jalousie des agents consulaires suscite aussi quelques ennuis à nos voyageurs, et la relation de M. Le- febvre se ressent parfois de l'irritation et du découragement qu'il éprouve. Les considérations politiques auxquelles il se livre n'of- frent aussi qu'un médiocre intérêt; l'on préférerait qu'il se fût attaché davantage a bien décrire le pays, à bien peindre ses ha- bitants plutôt qu'à nous raconter l'histoire fort obscure et difficile à comprendre des révolutions abyssiniennes.

RELieiON, PHILOSOPHIE, MORALE, ÉDUCATION. 42T RELIGION, PHILOSOPHIE, MORALE, ÉDUCATION.

RECUEIL DE PRIÈHES CHnÉTIENNES pnrrr le aille domrstiqur , par J.-I.-S, CHIénVr, ancien pasiear de Satigny, rois en ordre, complété et publié par J.-E. CcUérier fils , professeur dans la faculté de théologie de Genève, Paris el Genève, chez Ab. Cher- buliex et C<=, i vol. in-8<>, 5 fr, 50 c.

La prière est certainement l'une des plus belles formes que puisse revêtir le culte. Elle rapproche l'homme de son Créateur, relève l'âme abattue, console le cœur affligé, fait oublier les luttes et les agitations pénibles de la vie, et substitue aux an- goisses du présent, aux incertitudes de l'avenir, l'heureux calme de la confiance. Quoi qu'on en ait pu dire, c'est l'acte religieux le plus naturel et le pUis spontané. Dans le deuil ou dans la joie, nous sentons également le besoin de nous tourner vers Dieu, de faire monter à lui nos cris de détresse ou nos élans de reconnais- sance, el l'incrédule lui-même parfois prie, tout en niant l'utilité de la prière. Qui pourrait prétendre n'avoir jamais éprouvé ce besoin de chercher un appui plus solide que les liens fragiles de ce monde, de soulager son cœur trop plein en s'élançant au dell» des limites du domaine terrestre? Se passer de Dieu est telle- ment impossible a l'homme, que l'athée est réduit, dans sa folie, à se faire dieu lui-même pour tromper les instincts de son âme et donner une apparence de réalité a son absurde système. Aussi toutes les objections contre la prière ne reposent-elles que sur une fausse idée de sa nature. On la considère à tort comme une espèce de sommation adressée au Créateur Tout-Puissant pour lui demander d'intervertir les lois établies par sa sagesse, de changer les desseins de sa providence. Sous ce rapport, la prière peut bien être l'expression d'un vœu, d'un espoir, mais ce n'est point la son objet essentiel. L'influence salutaire qu'elle exerce gît surtout dans l'habitude qu'elle nous donne de nous abandon- ner à la volonté de Dieu , do le prendre pour confident de nos désirs, de nos craintes, de nos faiblesses et do nos erreurs. C'est

428 RELIGION, PHILOSOPHIE,

ainsi qu'elle réagit sur nous, qu'elle nous fait rentrer en nous- mêmes, sonder noire cœur, et découvrir dans nos propres pen- chants la source principale de la plupart de nos misères. Pleins de confusion dans le sentiment des fautes que nous avons com- mises, nous prenons en priant la résolution de combattre nos passions, de nous rendre dignes par nos efTorts des grâces que nous implorons de la bonté de Dieu. Et la prière n'est-elle pas vraiment exaucée, lorsque par ce commerce fréquent de l'âme avec son Créateur, l'homme apprend a réprimer les élans de l'orgueil, à dompter ses penchants, à se soumettre avec résigna- tion aux épreuves inévitables de la vie? Ces excellents effets de la prière la rendent éminemment propre "a faire partie du culie domestique. C'est au se.n de la famille que l'enfant doit apprendre de bonne heure à prier, afin qu'en lui la religion s'unisse intime ment à ces souvenirs du jeune âge qui ne s'effacent jamais. Le Recueil de M. Cellérier nous paraît donc fait pour réjouir toutes les personnes qui savent apprécier les avantages d'une piété vi- vante et éclairée. Les prières qu'il renferme sont spécialement destinées au culte domestique, et si elles ne peuvent sans doute répondre à toutes les exigences individuelles, ni fournir dos in- vocations applicables a toutes les circonstances particulières, elles offrent de beaux modèles que chacun pourra modifier selon les besoins de sa situation , et qui valent certainement bien mieux que ces formules toutes faites, trop souvent répétées des lèvres seules, sans que le cœur y ait aucune part. L'éloquence simple, pleine de grandeur et d'onction, qui a fait la renommée de M. Cellérier comme prédicateur, se retrouve à chaque page de ce volume. C'est la même piété douce et sensible, la même foi sincère et profonde, le même esprit de chaiilé fervente et large- ment chrétienne.

c M. Cellérier aimait à extraire de ses nombreuses lectures les idées et les effusions religieuses dont il se sentait frappé. Quelquefois il en faisait usage dans ses propres cofnposilious , mais jamais sans les avoir travaillées à son point de vue et leur avoir laissé son empreinte. C'était un résultat de l'activité de son intelligence, de sa facilité à s'impressionner des sentiments d'autrui, et de son habileté à doimer aux pensées qu'iljS'assimi-

MORALE, ÉDUCATION. 42&

iail, une forme plus netle et plus pure en rnènie temps qu'un caractère original.

a Outre les prières nombreuses qu"il avait composées Uii- mêmo, il en avait recueilli beaucoup de divers auteurs en leur donnant, comme nous venons de le dire, une forme et uno couleur nouvelles.

« Dans les jours de sa vieillesse, il s'était plu a former de ces matériaux divers recueils de prières chrétiennes pour le culte domestique. Puis il les avait donnés à ses petits-enfants et à d'autres personnes amies et soutiens de ses dernières années. L'éditeur, aidé des dépositaires de ces recueils, en a extrait pour les rassembler en un tout les prières différentes qui s'y trouvaient distribuées. Il a choisir quelquefois entre les diverses formes, dont en divers temps M. Cellérier les avait revêtues. Il a enfin réparti l'ensemble en trois séries, savoir: six semaines de prières quotidiennes, puis un choix de prières de famille pour les so- lennités de l'Eglise, enfin quelques prières pastorales, plus en- core que domestiques, pour les mourants, les malades et les affligés. Cette dernière série est extraite d'un cahier spécial, écrit plus anciennement par M. Cellérier pour ses fonctions de pasteur. C'était le thème qu'il modifiait dans sa paroisse, sui- vant les circonstances spéciales de la famille son minislèra était réclamé. »

Pour compléter ce recueil et remplir certaines lacunes , M. Cel- lérier fils y a inséré plusieurs prières de sa composition. Il a pensé pouvoir d'autant mieux céder au penchant qui le poussait à mêler quelque peu son œuvre à l'œuvre vénérée qu'il publiait, qu'en agissant ainsi, il ne faisait que continuer ce qui avait eu fréquemn)ent lieu pendant la vie de son père. « En effet, tandis que l'éditeur adaptait souvent à son propre culte domestique les prières de M. Cellérier, celui-ci en empruntait à son tour h son fils, et l'éditeur a eu la douceur de reconnaître son ouvrage plus d'une fois dans les recueils posthumes dont il était appelé à faire le dépouillement. »

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430 RELIGION, PHILOSOPHIE,

COURS ÉDUCATIF de Langue niaterr.pllp , à l'usage des éroFes et des familles, par G. Girard, cordelier ; l^e partie, syntaxe de la proposition, Paris, 2 vol. in-12, 1 IV. 59 c

Ces deux volumes sont le commencement du Cours dont l'in- troduction, publiée l'année dernière, a obtenu un grand succès et mérité d'êîre couronnée par l'Académie française. Nous y trouvons l'application de la méthode à l'enseignement des pre- miers rudiments de la grammaire. On sait que le but du Père Girard est de montrer dans l'étude de la langue maternelle la source de l'éducation tost entière, de telle sorte que le déve- loppement intellectuel et le développement moral se fassent si- multanément par les efforts de l'élève luimén)e sous la direction du maître. Il s'agit donc d"éveiller de bonne heure la raison, de former le jugement, de guider les instincts du cœur, en incul- quant tout à la fois les notions de la science et les préceptes de la morale à mesure que l'on apprend à se servir de l'instrument du langage. En d'autres termes, il faut enseigner la jeunesse à ne tirer de cet instrument que des sons justes et purs, à ne l'employer que pour exprimer des pensées salutaires et fécondes. Le premier principe essentiel pour atteindre ce but est d'habi- tuer l'enfant à ne jamais passer outre avant d'avoir parfaitement compris l'idée qu'on lui présente, et par conséquent de com- mencer par se mettre autant que possible 'a la portée de sa faible intelligence. Plus l'idée sera simple, mieux l'enfant la saisira et en tirera d'utiles développements, à l'aide de sa petite logique instinctive dont il sait si bien faire usage lorsqu'on n'en contrarie pas la marche naturelle. Ainsi , pour expliquer ce que c'est que le nom, l'on procédera d'abord par attirer l'aflention de l'élève sur les appellatious diverses par lesquelles il désigne les per- sonnes qui l'entourent : noms de baptême, de famille, de pays, d'étal, etc. Puis on lui fera remarquer que les animaux et les choses inanimées ont aussi des noms, et on l'amènera de celte manière a concevoir une notion claire et précise de ce que c'est en général que le substantif. Mais l'enseignement serait bien stérile s'il se bornait à ce résultat purement grammatical. Pour le féconder, l'auteur v rallache une série d'instructions variées

MORALE, EDUCATION. 431

qu'il fait surgir de chacun des mots dont l'élève est appelé à définir le sens. Les noms de personnes fournissent roccasion de parler des liens d'affeclion et de reconnaissance qui doivent unir les membres de la famille, d'interroger l'enfant sur les dif- férents genres d'occupations qui constituent les métiers qu'il nomme, et de lui rappeler que, vivant du travail d'autrui, ce serait honteux qu'il ne fit rien pour ses semblables. A propos des noms d'animaux, on excite vivement son intérêt par des notions élémentaires d'histoire naturelle, on lui fait joindre, au nom de chaque anin)al, quelque qualification propre à le carac- tériser. Enfin les noms de choses ouvrent un vaste champ de questions dont le maître peut habilement profiter pour faire nah (re une foule d'idées qui se caseront d'autant mieux dans la mémoire de l'élève, qu'elles s'offrent à lui comme les accessoires ou pour ainsi dire les délassements de l'étude principale.

Le Père Girard passe ensuite à l'article, qu'il définit: un mot destine à déterminer l'étendue des notns communs , et qu'il divise en article d'unité (un, une, le, la), article de pluralité, (deux, trois, etc., quelques, plusieurs, maint), article démonstratif (ce, celle), article possessif (^mon , ton , son) et article de totalité (tant, chaque, nul, le, dans le sens général). Il divise les ad- jectifs en actifs (qui marquent une qualité active, l'orage effrayant) et en passif (qui marquent une qualité passive, l'enfant effraye'). Pour le verbe, il emploie la conjugaison par propositions, forme Lien moins aride que celle de la conjugaison du verbe isolé, et bien plus ricl.e surtout en applications de toute espèce. Ses exemples sont ainsi toujours des phrases offrant une pensée qui frappe l'inlclligetico de l'élève, obligé de la compléter et de la commenter. Enfin, l'étude du vocnbulaire doit marcher de front avec celle de la syntaxe pour mieux faire comprendre les mots au moyen de leur dérivation et aider à les écrire correctement comme l'usage l'exige.

On voit que le Père Girard rend presque tout h fait nulle la partie mécanique de l'enseignement. Il s'adresse beaucoup plus au raisonnement qii'ii la mémoire el met en jeu foutes les facultés intellectuelles de l'enfani. La grammaire n'est qu'une occasion de dJ\e'oppcr celles ci, de telle faf;on que l'élève apprenne à

432 RKLIGION, PHILOSOPHIE, MORALE, ÉDUCATION.

penser en même temps qu'à parler et à écrire. L'idée est Ires- ingénieuse et la métliode excellente. C'est la véritable édiicalion primaire qui ne se borne pas à mettre entre les mains du peuple un instrument dangereux, mais lui enseigne à en faire un bon usage et féconde réellement le sol qn'elle défriche. En suivant de semblables directions, les écoles ne sauraient manquer d'ob- tenir les plus heureux résultats. Faire de la langue maternelle le pivot d'un enseignement plein de vie, d'intérêt et de variété, c'est satisfaire admirablement aux exigences de notre époque, et travailler [)ar une voie indirecte et lente sans doute, mais yjar- faitement sûre 'a guérir quelques-unes des plaies de l'état social, à relever les classes inférieures de leur état d'abaissement et à rendre le peuple plus digne de la liberté. L'éducation est le seul moyen de régénérer les hommes et de les prémunir d'une ma- nière efficace contre les séductions de rcrreur et tes prestiges du sophisme. Une population imbue dès son enfance de principes vrais et solides, munie des armes que fournissent un cœur droit, un esprit juste, une raison éclairée, demeurera soonle aux bril- lants mensonges du socialisme, ne se laissera jamais prendre aux appas trompeurs des systèmes communistes. On peut dire, sans être taxé d'exagération, que dans l'enseigne-menl du Père Girard se trouve un précieux remède conire le malaise de la société. Mais il ne faut pas se faire illusion sur les résultats, ils seront longtemps presque insensibles, on rencontrera des obs- tacles nombreux. Le premier, et selon nous l'un des plus grands, sera la difficulté d'avoir des instituteurs capables de comprendre et d'appliquer une méthode qui exige chez le maître des con- naissances assez étendues, une âme élevée et un zèle dévoué. II faudra former des régents, et pour cela créer des écoles nor- males où l'on apprenne h secouer le joug de la routine. C'est une véritable transformation qu'il s'agit d'accomplir dans ren- seignement, et elle ne s'opérera d'une manière complète que /orsque l'expérience de l'éducation privée aura convaincu l'opi- nion publique de ses avantages incontestables.

LÉGlSLATlOiN , ÉCONOMIE POLITIQUE. 433

LÉGISLATION, ECONOMIE POLITIQUE, ETC.

ÉPREUVES SOCIALES de la France depuis Louis XIV lusqu'à no* jours, par Alexis Dumesnil ; Paris, 1 vol. in-S"^ 6 f"r.

M, Dumesnil se bat les flancs pour faire de l'àpro satire à la façon de Juvénal , mais il ne réussit guère à tirer de sa plume que des déclamations plus véhémentes que justes, qui manquent presque toujours le but en allant au delà. On dirait à l'entendre que nous sommes à la veille d'un grand cataclysme social dans lequel notre civilisation va périr tout entière, sans qu'il reste une seule branche de salut pour l'humanité, fatalement entraînée vers une ruine inévitable. Les épreuves sociales de la France sont le siècle de Louis XIV, la régence, le règne de Louis XV, la révolution de 1789, Tempire, la restauration et la révolution de 1830. Chacune de ces époques apparaît à ses yeux comme un nouveau pas vers la dissolution de la société. Il voit la cor- ruption assise d'abord sur le trône, descendre d'étage en étage jusque dans les dernières classes, et glisser son poison funeste dans toutes les veines du corps social. La noblesse est la pre- mière coupable, mais le peuple n'imite que trop bien son exem- ple, et le clergé lui-même, au lieu d'opposer une digue au tor- rent, semble travailler à lui creuser un lit toujours plus large. M. Dumesnil s'indigne également contre lous les partis , les con- fond tous dans une même réprobation. Sa colère aveugle frappe tout ce qu'elle rencontre, parce qu'elle n'admet pas qu'il y ait nulle part d'autres mobiles que l'intérêt personnel, l'ambition et la cupidité. Le perfectionnement des peuples est une chimère, le progrès porte en lui-même le germe de la décadence, les na- tions sont condamnées au supplice de Sisyphe, elles tournent dans un cercle vicieux leurs efforts ne tendent à produire que des développomenls individuels, seul but que se soit proposé la Providence dans ses mystérieux desseins. Ce systèn>e peu consolant ne laisse pas que d'être assez spécieux, et il peut s'op* puycr sur de nombreux faits historiques.

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De pareilles boutades ne sont proprequ'à créer un mc'con- tentement vague, d'autant plus dangerei, que n'ayant pas do but bien déterminé, il ne saurait élrc satiait d'aucune réforme,

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COBDEN et la Li^^uf, < ragilalion anglai.se pour la liborlédu com- merce, par M. Fré*Basiial; Paris, 1 vol. iii-8°, 7 Ir. 50 c.

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folles utopies du s pirent à la prôini règne du monopul terre marche rapi' à donner encore i;

4 31 LÉGISLATION,

Quand on parcourt les annales du monde, on csl frappé de celte succession d'empires qui s'élèvent, prospèrent quelque temps, puis tombent en suivant des phases h peu près sembla- bles; de ces peuples qui tour a tour prennent leur essor, attei- gnent le plus haut degré de la civilisation, puis renîrent bienicU dans les ténèbres de la barbarie ; de ces perpétuelles vicissiiudts qui nous offrent toujours la même marche fatale, la même loi (lu progrès conduisant à la corruption et à la ruine. Mais doit-on en conclure que la perfectibilité indéûnie de l'espèce luimaino soit une doctrine absurde et mensongère? Nous ne le pensons pas. Le peu que nous connaissons de l'histoire du passé sufiit déjà pour nous prouver que l'esprit humain n'est pas slalion- naire, que ses conquêtes, quoique lentes, sont bien réelles et durables. M. Dumesnil oublie que si les peuples ne sont que des instruments dont se sert la Providence pour l'accomplissement de ses vues sur l'homme, ce ne peut être que dans un but de perfectionnement, sans quoi ce serait mettre en doute la sagesse et la bonté du Créateur. Il' n'est pas vrai d'ailleurs de dire que l'espèce humaine va dégénérant d'une manière absolue. Tout en fjisant la part du mal, il faut reconnaître aussi le bien véritable qui se trouve h côté; si notre civilisation est destinée à périr, elle aussi léguera des idées généreuses et fécondes à celle qui lui succédera; elle aura grossi a son tour l'héritage d'expérience salutaire qui forme en quelque sorte le patrimoine de l'humanité. Mais 'a quoi bon prétendre soulever le voile qui nous cache le secret de notre destinée? L'espoir de la perfectibilité n'eslil pas l'aiguillon le plus précieux qui puisse stimuler les efforis d'un peuple? Si vous le lui ôtez, c'est bien alors qu'il perdra lou'e idée de dévouement et de sacrifice, qu'il marchera d'un pas rapide vers la pente de la décadence. Les lamentations de M. Dumesnil sont plutôt propres à ébranler qu'à raffermir l'état social. Si la société court à sa perte, si rien ne peut l'arrêter, chacun n'obéira plus qu'à son instinct de conservation, et l'égoïsme sera proclamé comme la seule ancre de salut.

De pareilles boutades ne sont propres qu'à créer un nu'con- tentement vague, d'autant plus dangereux, que n'ayant pas de but bien déterminé, il ne saurai! être satisfait d'aucune réforme.

ÉCONOMIE POLITIQUE. 435

(rancune amélioration. Lorsqu'on s'indigne avec lanl de colère, il faudrait avoir le courage de dire nettement contre qui, contre quoi. Or, M. Dumesnil se tient dans des termes généraux qui s'adressent h tout le monde et ne désignent personne. 11 semble vraiment que la société soit une caverne de brigands il ne reste pas un cœur droit, pas une intention lionnête, et l'auteur fait consister son indépendance à réunir en un seul concert les plaintes de tous les partis avec leur exagération injuste et pas- sionnée. C'est fâcheux, car avec plus de mesure il aurait pu produire un effet salutaire, en signalant les vices de notre époque, leurs causes, leurs résultats et les moyens de les combattre. Au lieu de cela, il préfère se poser en prophète de malheur pour prédire la chute de la nation française, rûle facile sans doute, mais dont nous ne pouvons comprendre l'utilité, puisqu'il no lui laisse aucune chance d'échapper à ce sort fatal. Assurément les épreuves sociales de la France ont été rudes et n'ont peut- être pas encore porté tous leurs fruits, mais il n'est point juste de prétendre qu'elle n'en a retiré nul enseignement. Si la révo- lution de 1830 n'a pas rempli toutes les espérances qu'elle avait fait naître, elle a cependant constaté dans les institutions et^dans les mœurs un progrès réel, et il n'y a que l'esprit de parti qui puisse soutenir que l'état de la France ne soit pas meilleur au- jourd'hui que sous les règnes précédents.

COBDEN et la TJgiie, ou ragilatii)n anglaise pour la liber du com- merce, i)ar M. Fréd. Rastiat; Paris, 1 vol. iii-8°, 7 fr. 50 c.

Tandis qu'en France les saines doctrines de l'économie poli- tique sembleiit de plus en plus abandonnées pour faire place aux folles utopies du socialisme, qui par le juste efîroi qu'elles ins- pirent a la propriété, ne font que consolider toujours mieux le règne du monopole appuyé sur le système protecteur, l'Angle- terre marche rapidement vers la liberté du commerce et s'apprête h donner encore une fois l'exemple d'une grande réforme accom- plie sans secousse violente, avec les seules armes de la parole et du bon sens. La ligue anti corn-lav (anii loi céréale), fondée

436 LÉGISLATION,

à Manchester en 1838, esl parvenue par ses effoils soulenus, s gagner l'opinion publique en faveur d'un principe qui depuis longtemps reconnu vrai en lliéorie , avait jusqu'alors succombé dans la pratique devant des préjugés el des intérêts nombreux. Grâce au zèle de quelques hommes habiles et dévoués, la liberté du commerce a trouvé d'ardcnls promoteurs parmi toutes les classes du peuple, elle est devenue l'objet de Tenthousiasme d'une foule éclainîe sur les vrais intérêts du pays, et la petite association fondée dans ce but il y a sept ans, a pris des pro- portions gigantesques qui ne permelient plus de conserver au- cun doute sur son triomphe prochain. Cependant c'est à peine si la presse française a daigné dire quelques mots de ce grand mouvement dont l'Angleterre était le ihéàire. Elle remplissait ses colonnes des moindres péripéties de la stérile agitation irlan- daise, et n'avait pas de place pour mentionner celle bien autre- ment importante el féconde dos free-traders. Pourquoi cet em- pressement h reproduire les turbulcnîs discours d'O'Connel, et ce silence eoniplet à l'égard de Cobden et de ses collègues? Si la cause que le premier défend est colle d'un peuple malheureux et opprimé, celle de la hberlé du counnerce n'inléresse-telle pas plus directement encore toutes les nations, n'ofTre t-elle pas le remède le plus efficace aux maux qui tourmentent la société? Serait-ce donc que les journaux français, se laissant aveugler par Tamour-propre national, ont craint d'avoir à reconnaître la su- périorité de l'Angleterre dans les questions économiques , ont préféré prendre les griefs de l'Irlande pour texte de leurs décla- mations envieuses? C'est triste à dire, mais on ne peut guère s'expliquer autrement leur conduite. En France, le journalisme ne remplit pas le rôle digne et utile qui devrait lui appartenir. Ses organes sont en général l'expression de l'esprit de parti et des intérêts particuliers. Pas un seul ne semble dirigé par des convictions profondes, ni consacré à la défense de principes sé- rieux. Au fond do leur polémique se trouve toujours quelque question de personnes. Les tnis soutiennent le gouvemement parce qu'ils en dépendent, les aulres l'attaquent parce qu'ils appartiennent plus ou moins 'a des hommes qui visent au minis- îère, et presque tous sans exception sont entre les mains du

ÉCOiWMIE POLITIQUE. 437

monopole. Si deux ou (rois feuilles se montrent indépendantes sur les questions qui touchent à l'économie politique, c'est pour prop.-iger les rêves de l'école sociétaire ou les doctrines dissol- vantes du conimunisme. Mais quelles que soient leurs divergences apparentes, tous ces journaux s'accordent merveilleusement a repousser les efforts qui n'ont pour but que la recherche sincère de la vérité çn dehors des mesquins intérêts dont ils sont préoc- cupés exclusivement. Quiconque n'est pas de la coterie a laquelle ils appartiennent ne peut rien en obtenir, à moins qu'il ne veuille acheter l'éloge au poids de l'or. Quant à de la critique impar- tiale, eussiez-vous fait un chef-d'œuvre, ce serait foliç que d'y songer.

« Arrivez-vous de Londres? dit M. Basiiat. Voulez-vous ra- conter ce que vous avez vu et entendu? Les journaux tous fer- meront leurs colonnes. Prendrez-vous le parti de faire un livre? Ils le décrieront, ou, qui pis est, ils le laisseront mourir de sa belle mort, et vous aurez la consolation de le voir un jour

Chez l'épicior. Roulé clans la boutique en cornet de papier.

« Parlorez-vous h la tribune? Votre discours sera tronqué, déljguré ou passé sous silence -b

e La presse départementale aurait pu déjouer toutes ces in- trigues en les dévoilant;

Une pauvre servante au moins m'était restée. Qui, de ce mauvais air, n'était pas infectée.

« Mais au lieu de réagir sur la presse parisienne, elle attend humblement, niaisement son moi d'ordre. Elle ne veut pas avoir de vie propre. Elle est habituée à recevoir par la poste l'idée qu'il faut délayer, la manœuvre h laquelle il faut concourir, au profit de M. Thiers, de M. Mole ou de M. Guizot. Sa plumo est il Lyon, à Toulouse, h Bordeaux, mais sa tête est b Paris. >

Au moyen de cette entente des journaux, l'opinion est aisé- ment abusée, surtout en ce qui concerne la politique extérieure. On exploite les préjugés nationaux au profit de l'esprit de parti et du monopole. C'est ainsi que sur le grand mouvement social

438 LÉGISLATION,

qui s'accomplit en Angleterre, on garde le silence, ou bien, si l'on est forcé d'en dire quelque chose, on le représente , avec l'aboliiion de l'esclavage, comme l'œuvre d'un machiavélisme profond, qui a pour objet définitif rexploilalion du monde, par l'opération de la liberté. Le livre de M. Basiiat est destiné à combattre cette absurde accusation, en faisant envisager les choses sous un jour plus vrai. Il ne montre cependant point une partialité trop grande pour les Anglais, mais il distingue entre l'aristocratie et le peuple, et pense que la sympathie pour celui- ci doit précisément être la conséquence de la répulsion qu'on éprouve pour celle-là. D'ailleurs la liberté du commerce est un bienfait dont les avantages seront universels, et toutes les na- tions doivent applaudir aux efforts de l'Angleterre pour l'établir. La ligue anli-corn-laïc s'est fondée et a fait son chemin en employant les moyens ordinaires par lesquels des associations de toute espèce réussissent à prospérer sur le sol libre de la Grande-Bretagne. Des meetings, des repas, des comités ont d'a- bord éveillé l'atlcnlion, groupé les partisans du libre commerce, dont le nombre s'est peu à peu multiplié, h mesure que l'agi- tation se répandait de ville en ville. Puis des collectes de plus en plus abondantes ont fourni de quoi publier des journaux, des brochures, des pelils Irailcs populaires, de quoi travailler à in- fluencer les électinns, de manière h faire arriver des free-traders h la Chambre des Commîmes. Enfin la ligue a pu recueillir dans l'année 184.1, la somme énorme de 100,000 livres sterling, et dans les trois premiers mois de 1845, 250,000 livres sterling ont élo employées par elle à l'acquisition de propriétés, afin de s'assurer la majorité des suffrages dans trois comtés. En pré- sence de pareils résultats, il est impossible que les résistances qui s'opposent à l'affranchissement du commerce tiennent bien longtemps encore. Déjà les mesures proposées par sir Robert Peel prouvent que le nn'nislcre cherche à conjurer l'orage par dos concessions adroites. Il Iransige avec les exigences de la ligue, tout en maintenant le sysième protecteur; mais une fois entré dans cette voie, il ne pourra plus reculer, et l'on "peut prévoir que les free traders ne larderont pas à remporter une victoire complète.

ÉCONOMIE POLITIQUE. 439

Il est intéressant de suivre les diverses phases de celle agi- talion que M. Basliat reproduit de la manière la plus drama- tique, en nous donnant les, procès-verbaux des principaux mee- tings, et les discours les plus remarquables de leurs orateurs. On y trouve de beaux modèles d'éloquence, et l'on admire avec quel talent Cobden et ses collègues ont su captiver la foule, l'enthousiasmer pour un principe d'économie politique, produire par de simples appels au bon sens , des effets qu'on n'obtient en général qu'en excitant les passions. C'est un spectacle tout k fait curieux, et certainement bien propre a ranimer les espé- rances des partisans de la liberté du commerce. Le livre de M. Bastiat doit leur rendre le courage de monter de nouveau sur la brèche pour lutter avec persévérance, à la fois contre les monopoleurs et contre les socialistes qui n'ont que trop réussi à étouffer leur voix en France. Qu'ils prennent exemple sur les chefs de la ligue anglaise, qu'ils imitent leur zèle infati- gable, qu^ils ne se lassent pas d'éclairer l'opinion publique, et eux aussi trouveront de l'écho chez le peuple français, plus susceptible peut-être que nul autre, de concevoir et d'embra.sser avec ardeur les idées grandes, généreuses et fécondes.

SCIENCES ET APxTS.

HISTOIRE DES IXSECTES, par E. Blanchard; Paris, 2 vol. in-12, fig., 7 fr.

L'auteur de cet ouvrage s'est proposé de résumer dans un cadre fort restreint toutes les notions nécessaires aux persoimes qui veulent commencer l'étude de l'entomologie, ou du moins acquérir une idée générale bien claire et précise de l'histoiro naturelle des insectes.

«r Notre Histoire des insectes , dit-il, ne ressemble point à celles qui l'ont précédée : succincte dans toutes ses parties, elle renferme cependant les tableaux de toutes les tribus avec leurs caractères principaux, ainsi que ceux des familles, des groupes et des genres essentiels qui les composent. Vu le cadre restreint

440 SCIENCES ET ARTS.

que nous nous sommes imposé, les divisions inforienros, avanf peu d'importance au point de vue scienlilîquc, mais bonnes tou- tefois à signaler dans un ouvrage descriptif, ont due être reje- tées ici.

a Noire ouvrage comprend un exposé de ce qui est connu actuellement sur les mœurs, les habitudes, les mélamor[)hoses, les instincts des insectes; de ce qui est connu aussi sur les lo- calités qu'ils recherchent parliculièremonl, sur les régions du globe auxquelles paraissent attachés certains genres, certains groupes. Nous avons recueilli de toutes parts les faits déj'a du domaine de la science, et nous avons été assez heureux de pou- voir en ajouter quelques nouveaux, nous n'avons pas omis de montrer que diverses espèces étaient utiles à l'industrie, tandis que d'autres lui étaient nuisibles: pour ceux-là nous avons si- gnalé, autant que possible, les moyens paraissant les plus pro- pres à arrêter une multiplication redoutable , principalement pour l'industrie agricole: moyens toujours fort simples a la vérité ; car c'est seulement une main-d'œuvre particulière, une main-d'œuvre souvent très-considérable qu'exigent les exterminations d'insectes nuisibles. Tout ce que le naturaliste peut apprendre au cultiva- teur, c'est de lui indiquer les circonstances les plus favorables pour arriver "a des résultats heureux. Tout ce que le naturaliste peut dire au législateur, c'est qu'ime loi comme celle qui existe sur l'échenillage est une loi insufflsat.te, qu'il est important que la loi soit modifiée selon les localités, suivant les ennemis 'a combattre, et qu'il est important alors que la loi soit exécutée. Quoiqu'on restant toujours dans des limites assez resserrées, nous avons donné une étendue assez grande a l'histoire parti- culière des insectes qui peuvent intéresser, non seulement l'en- tomologiste et l'homme qui veut avoir une connaissance générale des insectes ou commencer 'a étudier l'histoire de ces animaux, mais aussi l'homme complètement étranger aux sciences natu- relles, et qui toutefois voit avec intérêt les mœurs des abeilles, des fourmis, l'histoire du ver h soie et de quelques autres en- core, qui veut connaître la nature des ravages des Termites, des Criquets, etc. b

GEIIEVF., IMPniMERIE DE FERD. RAMBOZ.

TABLE

DES

OUVRAGES ANNONCÉS DANS LA REVUE CRITIQUE.

13<^ Année , tS45.

Paqcs.

THÉOLOGIE.

De la Confession etdu Céli- bat des prêlres. 229

Du Prêtre, de la Femme et de la Famille. 51

Exposé des motifs qui m'ont contraint à sortir de l'E- glise romaine. 355

Gérard Roussel, prédicateur de la reine Marguerite. 225

Histoire de la robe de N.-S. Jésus-Christ. 59

Histoire de Saint-Auguslin. 27

La Bible en Espagne. 9

L'Eglise officielle elle Mes- sianisme. 87

Les Trappistes au XIX*= sié- cJe. 22

Becueil de prières chré- tiennes. 427

Sententiarum libri IV. 20

Sutnrna Theologiae. 20

Un prêtre aux prises avec son évêque. 355

SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.

Philosophie. Abélard. 232

Fragments de philosophie

cartésienne. 357

Histoiie de la philosophie

de Kant. 25

Histoire des révolutions de

la philosophie. 159

Principes de philosophie

physique. 273

Législation, Jurisprudence.

Code de la communauté. 164 De la réforme du code pé- nal. 315 Histoire du droit criminel. 200

Pa-es.

Education

Cours éducatif de langue

maternelle. Journal des mèies. Kilabi-Kiilsum -Naneh, le

livre des dames de la

Perse. L'Education raisonnée.

430 197

307 195

Politique, Economie politique, Commerce.

Cobden et la ligue. 435

De la liberté du travail. 94

Du système parlementaire

en France. 32

Emigrations suisses. 173

Epreuves sociales de la

France. 433

Esprit de la comptabilité

commerciale. 248

Essai sur l'organisation du

travail. 239

Etudes politiques. 170

Gcschichle des Jesuiten-

kampfes in der Schweiz. 381 La Russie sous Nicolas. 336 Question suisse. 204

Révélations sur la Russie. 155 Voyage autnnrde la cham- bre des députés. 100

SCIENCES NATURELLES ET EXACTES.

Me'decine , Chirurgie.

De l'aliénation mentale. 212 Des hallucinations. 140

Du Hachisch. 277

Etude de la morale. 281

Etudes hygiéniques sur les

femmes 319

Histoire de l'Académie de

médecine. 47

TABLE DES MATIÈRES.

442

Manuel des maladies des nouveaux-nés. ITT

Médecine et chirurgie po- pulaires. 1'9

Nouveaux élémenls de pa- thologie. 28T

Premiers secours avant l'arrivée du médecin. 1T8

Histoire naturelle. Physique,

Chimie. Biblioteca agraria. 34 Changements dans le cli- mat. 320 Clioixdesplusbellesroses. 139 De l'assainissement des

terres. 250

Histoire des insectes. 439 Histoire des sciences de

l'organisation. 58

Le parfait fermier 402

Lettres sur la chimie. 65

L'ilalia scientifîca. 35

Manuel de Physiologie. 105

Manuel du vigneron. Tl Merveilles de la nature en

France. 138 Notice sur les eaux de

Loëche. 280 Nouvelles excursions dans

les glaciers. 20T

ARTS ET MÉTIERS.

Chemins de fer d'Allema- gne. 403 De la destination des pyra- mides. 122 Dessin linéaire. 286 Essai de physiognomonie. 40 Essai sur la fortihcation

moderne. 283

Le Helcomètre. 106

Recueil de renseignements sur les beaux-arts à Ge- nève. 284 Traité de musique. TO

BELLES LETTRES.

Grammaire, Elude des langues, Littérature.

Des variations du langage français. 3" 2

Dictionnaire des verbes. 266 Grammaire allemande. 154 Histoire de la poésie des

Hébreux. 125

La langue hébraïque est- elle un dialecte du sans- crit? 3T6 Manuel de la langue an-

glaise.

193

Tableau de la littérature espagnole. 223

Poe'sie.

Epopée de la révolution. 253

Le Prêtre au XIX<= siècle. 298

Poëmes et Poésies. 414

Un Touriste en Algérie. 302

yirt dramatique.

Comédies de Térence, 361

Théâtre de Plante. lôid.

Timon d'Aihénes. 81

Winkelried. 44

Romans.

Aventures de Robinson. 2T1 Caroline en Sicile. 145 Ellen Middieton. 1 Histoire de don Quichotte. 7T La vie de l'homme. 181 Le comte de Guiche. 37 Le Juif errant. 325 Les Lionnes de Paris. 181 Les Réprouvés et les Elus. I6id. Maha-Guru Geschichte ai- nes Gottes. 381 Nouvelles russes. 413 Sans dot. 416 Sybil or the tvvo nations. 217 Tristan de Beauregard. 412

Me'langes.

Bluettes et Boutades. 410

Encyclopédie des gens du

monde. 213

Essais de littérature et de

morale. 331

Etienne de La Boétie, ami

de Montaigne. 417

Etrennes nationales suisses. 42 Fragjments oratoires et lit- téraires. 313

TABLE DES MATIÈRES.

LaNormandieroraanesque. 405 Voltaire el Rousseau. 219

Voyage dans mon jardin . 115

HISTOIRE.

Géographie, Voyages .

La Romanie. 73

La Transylvanie. 76

Voyage à Stockolm. 188

Voyage au Darfour. 339

Voyage aux prairies osages. 263 Voyage dans les Moluques. 38 Voyage en Abyssinie. 423

Histoire eccle'siaslique .

Histoire de la rentrée des Vaudois en Piémont. 350

Ulrich Zwingli el son épo- que. 117

Histoire ancienne et moderne.

Antonio Ferez et Philippe II. 289

Appréciation de l'histoire de dix ans. 92

Essai historique sur les races de l'Afrique. 268

Histoire de la Suisse ra- contée aux enfants. 148

443

Histoire du Consulat et de l'Empire. 109

Histoire Universelle. 3

Leilfaden zur nordischen Alterthumskunde. 353

Lettres de Botta sur ses dé- couvertes à Khorsabad. 304

Le Valais de 1840 à 1844. ^ 150

Mémoires de la société dhistoire de la Suisse. 341

Mémoire de la société royale des antiquaires du nord. 353

Mémoire sur la découverte de l'Amérique. 353

Tarikh- l-Asham , expédi- tion au pays d'Assam. 378

Biographie, Me'langes.

Bibliographie historique de

la France. 306

Galerie des Coulemporaius

illustres. 260

Mémoires secrets de Ro-

quelaure. 89

Notice sur De Candolle. 132 Notice sur J.-I.-S. Cellé-

rier. 50

Souvenirs du maréchal Bu-

geaud. 190

TABLE DES NOMS D'AUTEURS.

Paiîcs.

Arnaud , H.

350

Bastiat, Fréd.

435

Berville.

313

Blainville (H. de).

58

Blanchard, E.

439

Blanchemain, P.

414

Bondyck-Bastiaanse(J.

-H.de) 38

Borrow, G.

9

Bosquet (Mlle Am.)

405

Boubée, J.-S.

253

Bouchut, E.

177

Bouvet, Fr.

229

Brierre de Boismont.

140

Brougham (lord H.)

219

Cadet-Gassicourt.

178

Paxes.

Cantù, C. 3

Cantù, J. 35

Caraman (duc de) 159

Cellérier, J.-I.-S. 427

Cervantes. 77

Chaptal, O. 402

Chardavoine. 355

Charrière (L. de) 341

Chaudey, G. 92

Christian, P. 190

Clausade, A. 188

Cousin, V. 357

Couture, L. 32

Curchod, H. 212

Debreyne, P.-J.-C. 28!

444

TABLE DES MATIERES.

De la Rive, Aug.

132

Meyer-KoBchlin.

248

Delàtre, J.

81

Michelet, J.

51

DemidoQ", P.

170

Mickiewicz, Ad.

87

Deppin-, G.-B.

138

' ignet.

289

Desconibaz, S.

148

Mir-Huçaini.

378

Desor, E.

207

Mohammed Ebn-Omar-El-

Dezamy, Th.

164

Toiinsy.

339

Didier, Ch. iib,

, 204

MohI, J.

304

Diodali.

50

Moreaii , .1.

277

Disraeli, B.

217

Moretti, G.

34

Du Boys, Alb.

200

Morin, Tii.

239

Dumesnil , A.

433

Morin-Bériaz, L.

70

Duiioyer, Ch.

94

Muller, J.

105

Duprat, P

2G8

Naville, A.-J.

250

Feuf^ére, L.

417

Noblet.

155

Fialin dePersigny.

122

Odart.

71

Foé (D. de).

271

Pariset, E.

47

Fondras (marquis de).

412

Pelil-Senn, J.

410

Fulleiton (lady G.)

1

Ppyrot, J.

193

Fusler.

320

Pi ferrer, F.

223

Gaillardin, C.

22

Plaute.

361

Gaulliei.r, H.-E.

42

Porchat, J,-J.

44

Gay, Sophie.

37

Poiijoulnf,

27

Gerin, F.

372

Rafn, Ch.-Chr.

353

Gérando (A. de).

76

Raymond, V.

319

Girard, G.

430

Rémusat (Ch. de).

232

Girault de Sainl-Fargeau.

306

Reybaiid (M™^ Ch.)

416

Gogol, K.

413

Rigdud, J.-J.

284

Golovine, 1.

336

Rilliet de Constant.

150

Gros, Is.

I9j

Roche. L.-Ch.

287

Gruyer, L.-A.

273

Rosenberg, C.

106

Gutzkow (K. von)

381

Saintes, A.

25

Herder.

125

Saint-Marc Girardin.

334

Hottiuger, J.-J.

117

Sanson, L.-F.

287

Huber, J.

173

Schmidt, C.

225

Jacob, P.-L.

80

Solimène, Michel.

315

Karr, Alph.

11.')

Soaveslre, E.

181

Le Chatelier.

103

Siie> E.

325

Lefebvre, Th.

•23

Térence.

361

Lenoir, A.

287

Thénot, J.-P.

286

Lernc (Em. de)

181

Tiiiers, A.

109

Lesguilion (M"'« H.^

298

Thoma Aquinatis.

20

Liebig, J.

G5

Thonnelicr, J.

307

Litais de Gaux.

2J6

Tixier, V.

263

Lombardus, P.

20

Topiïer, R.

40

Loretan, A.

280

Trivier.

355

Marx, J.

59

Vaillant, J.-A.

73

Maubert.

Î39

Vorlac.

26G

Mauiice, P.-E.

283

Viro, P.

3')2

Mayor, Mat.

179

Wehrii, G.-H.

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