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CAUSERIES

LITTÉRAIRES ET MORALES

SUR

QUELQUES FEMMES CÉLÈBRES,

PAR

M. EMILE DESCHAMPS.

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PARIS,

BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DE LA JEUNESSE,

RUE SAINT-ANTOINK , 76.

1837.

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CAUSERIES

LITTÉRAIRES ET MORALES

SUR

QUELQUES FEMMES CÉLÈBRES.

Plusieurs des morceaux dont se compose ce vo- lume ont déjà été publiés séparément dans le Jour- iml des Jeunes Personnes, recueil digne de son titre et qui mérite tout son succès ; mais l'auteur avait toujours eu la pensée de les revoir et de les coordon- ner, de manière à en former un ouvrage complet , en y joignant de nouveaux chapitres encore inédits. C'est ce qu'il fait aujourd'hui. Peut-être offrira-t-il ainsi une lecture plus intéressante; elle sera du moins plus commode.

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Foihiithpar CliallamtL

A la Bibliothèque Universelle de la Jeunesse.

''S , Kiie Saint ^intoinc.

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in 2010 witli funding from

University of Ottawa

littp://www.arcliive.org/details/causerieslittrOOdesc

INTRODUCTION.

Une Jjfeite.

Donnons, mais sans éclat, et même avec mystère... Là-haut veille , mes sœurs, un témoin précieux ; Donnons ! Ce qu'on rcpand d'aumônes sur la terre Se change en trésor dans les cieax.

A. GuiRAUD.

Le plaisir, voyez-vons , est un ami perfide ,

C'est une abeille au dard secret et venimeux

Qui vous prend pour des fleurs , qui de vous est avide..

Oh ! craignez les plaisirs , vous , folâtres comme eux.

Prince Eliu Mettcher&ki.

On a toujours sa part du bonheur que l'on donne.

Crel'zé de Lesser^

Il existe des fleurs qui sur des bords de'serts

De parfums encliantés n'embaument que les airs !

Jules Lbfèvre.

Comme d'un saint avis gardez-en la mémoire.

M'"<= Emile de Giraedik.

INTRODUCTION.

UNE VISITE.

N'ai-je pas , mesdemoiselles , entendu vos mères vous dire qu'elles vous laissaient libres et souveraines maîtresses demain toute la matinée ? maîtresses de l'emploi de vos heu- res et du choix de vos plaisirs 5 libres de sor- tir avec elles , en carrosse, à pied, quand et comme vous l'entendrez , et de les conduire le caprice et la fantaisie vous entraîneraient vous-mêmes, si toutefois les demoiselles ,' à Paris, ont des fantaisies et des caprices. Je ne sais , mais il me semble que vous êtes un peu embarrassées de votre pouvoir et de votre li- berté 5 c'est ce qui arrive souvent, Tandis que vos parens et les anciens de la société sont gra- vement occupés, -dans les angles du salon, avec la dame de cœur et le roi de trèfle, vou- driez-vous, mesdemoiselles , me faire une pe- tite place à cette grande table ronde autour de laquelle vous délibérez , parmi les fleurs et le& bougies , des broderies à la main et des

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lithographies sous les yeux ? Si vous m ad- mettez avec 'voix consultative dans ce grand conseil , peut-être émettrai-je quelque idée neuve , quelque opinion salutaire , qui éclai- reront la discussion et fixeront vos doutes. Dans les occasions solennelles, le plus mince avis n'est pas à négliger... c'est pourquoi je hasarde le mien.

Merci , me voilà parfaitement installé , et maintenant la discussion peut s'éterniser -, ce n'est pas moi qui l'abrégerai.

Je vous dirai, mesdemoiselles, que j'ai sur moi la liste complète de tout ce qu'il y a de curieux et de nouveau à voir demain ma- tin dans Paris. Oh ! le jour est très-bien choisi. J'ai, de plus, des cartes ou billets pour tout cela; vous n'aurez donc qu'à désirer. Voici Tordre et la marche des plaisirs 5 nous allons les comparer et les débattre, et puis vous ferez votre choix :

D'abord , grande et belle matinée musi- cale au Conservatoire ; symphonie de Bee- thowen, de ce génie colossal, de ce roi des or- chestres , reconnu et couronné dans toute l'Eu- rope... depuis qu'il est mort, et mort de faim, pour changer. Airs, duos et quatuor de Mozart

et de Rossini : Mozart , le plus savant et le plus tendre , le plus poète et le plus peintre des musiciens ; Rossini , le divin maître du drame musical, dont les notes sont des paroles pas- sionnées, et qui, un soir , écrasa l'envie à coups de timballes et de trombonnes. Un Credo de Cherubini , qui a pris aux anges leur nom et leurs accords. Quelques fragmens des co/z- cejts histonques donnés par M. Fétis, l'homme d'art et de conscience, qui part, sur les ailes de l'enthousiasme, à la recherche des chefs-d'œu- vre oubliés 5 les éprouve et les interroge avec la sonde du goût et de l'érudition ; devine et recompose le style et l'alphabet des partitions antiques ; nous les traduit avec scrupule sur nos instrumens modernes 5 assouplit les rou- lades de nos chanteurs à leurs naïves modu- lations, et, nous entraînant avec lui dans ses théories lumineuses et enflammées, méritera d'être appelé à la fois le Winkelmann et le Champollion de la musique. Enfin, le Lac et Z'/5o/e7«e«fde Lamartine ou de Niedermeyerj car on ne sait plus quel est le véritable auteur, tant le musicien s'est fait l'égal du poète!

En second lieu, superbe course de chevaux, au bois de Boulogne, à l'occasion du gros pari

de ces deux gros Anglais, dont l'un s'en ira triste et ruiné , et l'autre riche et triste. La différence est peu de chose, et ce n'était guère la peine de parier. Mais ils ont les dix plus petits groom et les dix plus sveltes jumens du monde civilisé , et ce sera plaisir de les voir ou plutôt de ne les pas voir fendre l'espace dans un tourbillon olympique. Et cependant je vous redirais , au bruit des fanfares et des acclamations, celte délicieuse rêverie de Jules de Saint-Félix.

Mon cheval! mon cheval! j'aîme la promenade. Quand le soir est venu , sous les platanes verts ; Quand on entend le bruit de «juclquc se're'nade Sous le balcon mauresque , aux volets cntr"'oaverts.

Au galop ! au galop ! Tout seul dans la campagne... La solitude est bonne à gue'rir un chagrin, Et moi , etc

Troisièmement, ouverture du Salon l et, qui plus est , entrées de faveur à des heures d'exception ! Il est vrai que les billets excep- tionnels se sont multipliés et ont circulé avec une telle agilité parmi la bonne compagnie , que , dans les séances privilégiées , il y aura , tout compte fait, autant de robes déchirées,

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autant de coups de pied distribués que les di- manches et fêles. On ne pourra donc se reti- rer que sur la qualité ,• c'est un avantage qui n'est jamais à dédaigner. Puisse l'ouverture du Salon devenir un grand événement! Heu- reux les temps , heureux les peuples qui se passionnent pour les arts ; c'est le signe certain que les mauvaises passions s'en vont. Le prisme des arts est comme l'arc-en-ciel qui annonce la fin des orages. Et, certes, il y aura de quoi se passionner à Vexposiiion actuelle, pour peu qu'on y mette de la bonne volonté. Ouvrons le liviel : voici Ingres ! Ingres l'ho- mérique, le caholique, le chevaleresque 5 ce Goethe de la peinture , qui a une ame pour toutes les théogonies , un culte pour tout ce qui est beau 5 qui touche à tout avec son pin- ceau raphaélique, et qui n'a foi qu'en l'art, sans Siutre paj'd pris que l'amour et la perfec- tion de la forme. Yoici Delaroche , qui jette les émotions du drame historique sur ses toi- les brûlantes^ Schnetz et Robert, ces splendi- des miroirs de la belle nature italienne : Ro- tert , qui sera éternellement pleuré par tous les yeux qui savent regarder ; Delacroix, Schef- fer, Boulanger, ces maîtres du fantastique, de

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10 la couleur et du geste , dont les compositions surabondent de poésie ; Champmartin , dont les magnifiques portraits , avec leurs chairs vivantes, leurs naïves attitudes, leur style grandiose, promettent à Vécole française un Vandick et un Titien 5 puis, M"^ de Mirbel, qui renferme un immense talent dans le ca- dre de ses miniatures, charmantes et vigou- reuses rivales des plus beaux tableaux. La sculpture ne restera pas en arrière de chefs- d'œuvre ; car voici quelques marbres de no- tre grand statuaire David , qui s'est chargé d'immortaliser ce nom une seconde fois.

Enfin , mesdemoiselles , au nombre de vos plaisirs, se présente demain une 5efl7zceea7frrt07'- dinaîre à l'Académie française, pour la ré- ception d'un nouvel académicien. Je tiens, de personnes bien informées, qu'il y sera pro- noncé deux discours , les plus hautes théories de l'art et de la philosophie se dérou- leront avec éclat, revêtues d'un style enchanté^ et qu'à cette éloquence si belle succédera la poésie, plus belle encore. Ce seront des vers comme de la musique et de la peinture -, des vers le cœur et l'imagination se prendront comme dans un réseau d'or, tellement que le

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public sortira très-tard de T Académie, en se plai- gnant de s'en aller trop lot... Je vous ai déjà dit que c'était une séance extraordinaire.

Eh bien ! mesdemoiselles, que préférez-vous de tout cela ? Quel plaisir choisissez-vous ? Je vois que les avis sont partagés, et qu'il vous fau- drait aller au scrutin. Si vous m'en croyez, vous serez bien vite d'accord : laissez pour demain concert, course , exposition et Acadé- mie, et cherchez un plaisir d'une tout autre nature. Demandez que toute votre journée soit consacrée à faire des visites. . . ne vous récriez pas et laissez-moi achever. Je sais parfaitement qu'en général Tagrément d'une visite con- siste à être désolé de rencontrer des personnes qui sont désespérées de vous recevoir 5 aussi , est-ce de visites toutes particulières que je veux vous parler. Ce sont des visites sans au- cune cérémonie^ des visites qui font grand bien à ceux qui les reçoivent, et dont on revient content de soi et léger ; des visites que l'on, ne vous rendra pas ; enfin , des visites chez des familles païa've s. Tenez, mesdemoiselles. Dieu vous bénira d'user ainsi de la liberté qui vous est donnée, et de sacrifier les jouissances du luxe et des arts à l'accomplissement d'une

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œuvre de charité, s'il est vrai qu'il v ait sa- crifice pour des jeunes personnes comme vous. Je vais é{;alement vous donner une liste de ces autres plaisirs. Vous pourrez suffire à tous en vous les partageant ; en vous levant de bien bonne heure , et en n'en passant qu'une demie à votre toilette. Sans doute vous pourriez me dire : « Allons toujours demain au Con- servatoire ou au Musée, et on ne nous refusera pas, après-demain, ces vertueuses jouissances.» Mais non , vous ne le direz pas; vous savez, mesdemoiselles, que vingt-quatre heures, c'est une éternité pour ceux qui souffrent , et peut- être la mort. Tout le reste se retrouvera dans huit jours ou dans trois mois, qu'importe? Mais seriez-vous sûres de retrouver les mal- heureux que vous n'aurez pas vus demain ? et si je vous parle de la sorte, c'est que j'ai sur moi la relation d un fait tout récent, dune visite miraculeuse qui prouve que , pour cer- taines choses, on aurait tort de dire : cequiest différé n est pas perdu. Les tables de jeu sont en pleine activité, les trois whist en ont encore pour une bonne demi-heure à se gronder, et le thé n'arriveia qu'après -, voulez-vous qu'en atleiulaut je vous lise cette petite narration.^

13 Cela n'engage à rien. Vous le voulez ? je com- mence donc :

«Dans une de ces noires et longues maisons des faubourgs, il y a cent locataires et point de portier, vivait (si cela s'appelle vivre) une famille bien pauvre sans doute , car elle n'a- vait pour tout logement qu'une petite cbambre sur les toils , avec un cabinet noir. Un vieil- lard , un jeune bommeet une jeune veuve, avec une petite fille encore à la mamelle, cou- chaient dans la chambre sur trois hls de hau- teur inégale, mais trop pareils d'ailleurs! Un matelas, jeté dans le cabinet, servait de lit à un autre vieillard qu'on présuiuait être quel- que parent. Depuis un an qu'ils étaient dans cette maison, ils y avaient acquis la réputation d'une laborieuse et honnête famille d'ouvriers. Le jeune homme avait un vrai talent comme graveur sur métaux ^ la jeune femme faisait des dessins de broderie tant que durait le jour, et ils gagnaient ainsi de quoi faire subsister les deux vieillards infirmes , dont l'un était leur père. Jamais ils ne s'étaient mêlés avec

14 les au 1res locataires, pour la plupart ouvriers comme eux, et cependant tous les aimaient et les Amèneraient , à cause de leur cordiale po- litesse quand on les rencontrait , et des mille petits services , même d'argent , qu'ils trou- vaient moyen de rendre à leurs voisins 5 tant on est riche avec du travail et de l'ordre, quel- que pauvre qu'on soit ! En récompense , il leur était pardonné de ne sortir le dimanche que pour aller à 1 église , et de travailler le lundi.

» Mais un grand malheur vint à tomber au milieu de tout ce malheur. Le jeune graveur, frappé depuis long-temps d'une incurable mé- lancolie qu'il dominait ou qu il cachait à force (.le courage et de tendresse , fut pris enfin d'une fièvre ardente qui Tenchaina dans son lit. Le médecin, après l'avoir soigné avec au- tant de zèle que de désintéressement, mais tou- jours sans succès, avait voulu appeler un con- frère très-célèbre, qui, à l'inspection des symp- tômes , prononça gravement cet oracle : « Il faut au malade beaucoup de distractions et une grande tranquillité d'esprit , pas autre chose. » Excusez du peu!

)) La maladie ne fit donc qu empirer, et dé-

15 généra même en fièvre cérébrale. Les petites épargnes du ménage furent bien vite épuisées. Les voisins venaient à toute heure demander des nouvelles de François ; mais ils ne deman- daient pas si Ton avait besoin de quelques avances d'argent, soit quils n'eussent eux- mêmes aucune épargne, soit qu'ils ne soup- çonnassent point que la famille Frêne au fut dans la gène, parce qu'elle ne se plaignait ja- mais. Et pourtant, il n'y avait plus de crédit chez l'apothicaire ni chez le boulanger; et, pour la première fois , le terme de leur loge- ment n'était point payé. On entend dire sou- vent : ces pauvres gens n'ont plus rien ; ces pauvres gens meurent de faim... et l'on répèle cela soi-même comme des locutions vagues et sans proportion avec ce qu'elles représen- tent. Mais qu'un médecin ordonne devant vous à un malade trois cuillerées de soupe maigre ou une tasse de bourrache, et que la femme ou la fille du malheureux , après avoir retourné toutes ses poches et tous ses tiroirs , se prenne pleurer , parce qu'elle n'y a pas trouvé quatre sous pour aller chez la fruitière ou chez l'herboriste... alors, le spectre de la misère vous apparaît , et vous commencez h.

16 comprendre ce que voulait dire ; viourir de faim .

■» Et voilà six semaines que la famille Fré- neau se débattait dans celle agonie de pauvreté absolue, lorsqu'un carrosse s'arréla devant l'al- lée de la maison. Cinq minutes après , Fran- çois, qui était à moitié délirant, cria : « Ma sœur , on frappe à la porte de la chambre 5 c'est sans doute qu'on vient chercher mon corps... ouvrez vile. » Un des deux vieillards y alla, et une dame, accompagnée d'une jeune personne, probablement sa fille, demanda: « Est-ce bien ici que demeure la famille Fré-

neau ? des ouvriers qui ? Oui, madame,

répondit le vieillard, et une petite rougeur lui monta au front, c'est bien ici... Qui annonce- rai-je? » Les deux élégantes se regardèrent en souriant légèrement , et entrèrent sans plus de cérémonie, u Mes braves gens , dit la

dame, j'ai appris à la paroisse la position

Madame, dit 1 autre vieillard, en se levant de sa misérable chaise avec dignité , permet- tez-vous à mon vieux Sébastien de s'asseoir... Assieds-toi , Sébastien , ces dames le permet- tent. )) Sébastien resta debout. Elles étaient tout interdites , et mille fois plus honteuses

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que les pauvres qu'elles venaient soulajTcr. Pendant les paroles du vieillard , elles avaient pu jeter un coup-d'œil rapide autour de la chambre, et elles avaient remarqué une grande propreté, au milieu delà plus grande misère, et même quelques objets qui semblaient être des souvenirs d'un ancien luxe, tels que deux grands portraits tout noircis, une soucoupe de porcelaine du Japon que la jeune femme por- tait aux lèvres du malade, et une Imitation de Jésus- Christ en maroquin rouge , que le père avait posée sur la cheminée au moment de leur entrée; du reste, un dénuement com- plet. Ces contrastes navrèrent le cœur des deux inconnues, en même temps qu'ils exer- çaient leur imagination.

w Ce fut le grave vieillard qui rompit le silence : « Madame , reprit-il, je vous remer- cie de votre visite, et puisse Dieu vous en ré- compenser. Vous vovez que nous ne sommes pas ce que nous paraissons être. ()m sommes- nous ? D'où venons-nous ? Comment avons- nous pu en arriver ? Ce sont des choses

qui sont entre le ciel et moi; mais vous voyez enfin que nous avons la pauvreté , moins la ressource de l'aumône. Mon fils nous soute-

18 tenait tous par son travail 5 le voilà gisant, sur son lit de mort peut-être Que Dieu le re- prenne... ou me le rende... notre avenir sera toujours affreux. Mais, madame, puisque vous êtes bonne et charitable , je ne rougis pas de vous demander une grâce : ma fille peut don- ner des leçons de peinture et de musique

nous ne connaissons personne. Si vous pou- viez lui procurer quelques écolières c'est

une charité que nous pourrions recevoir. »

» Tandis que le vieillard parlait ainsi, sa fille et la jeune demoiselle s'étaient rapprochées et avaient lié conversation. Une vive sympathie les attirait l'une vers l'autre : tant l'éducation est le premier, ou plutôt le seul lien et la seule égalité.

» Et le jeune malade, entendant celte voix étrangère et ravissante de douceur , répétait dans son délire : « Ah l voici enfin les anges qui parlent ! Que leur parole est suave ! Quand donc pourrai-je les voir ? » Et, en ce moment, la fièvre s'étant un peu apaisée, il entrou- vrit ses yeux qui se fixèrent sur le visage de seize ans tourné obliquement du côté de son lit. « En voici un , s'écria-t-il , en se sou- levant à moitié ; oui, c'est un ange , et c'est le

19 plus charmant sans cloute... je ne les croyais pas si beaux ! . . .

« Isaure, Isaure! dit vivement la dame, viens près de moi. » Isaure se laissa encore appeler trois fois. La figure pâle, mais singu- lièremen t expressive du malade, ses yeux noirs et fixes, son accent et son air étrangers; tout, jusqu'aux flatteries de son délire , l'avait ab- sorbée et jetée dans une sorte d'extase dou- loureuse et céleste dont sa mère eut peine à la réveiller.

» Elles se levèrent enfin , et la dame tira de son sac quelques papiers pour prendre au fond un petit souveni7\ « Veuillez , dit-elle à la sœur du malade , écrire ici le nom et l'a- dresse que je pourrai indiquer aux personnes qui me demanderont une excellente maîtresse de musique et de peinture; et veuillez, en même temps, accepter ce rouleau pour trois mois d'avance des leçons que vous aurez la bonté de donner à ma fille. »

» Aïnis la jeune femme, au lieu de répondre, lisait avec une inconcevable émotion un feuil- let du journal des Petites- Affiches , qui était tombé du sac de la dame , et sur lequel ses yeux s'étaient portés par hasard. L'article qui

20 l'occupait si fortement contenait ce qui suit: « Le consul de Portugal prévient pour la » dernière fois les héritiers collatéraux du » comte de Mélindès , s'il s en trouve encore, » qu'ils aient à se présenter demain , 7 mars » 1836, avant midi, pour tout délai, dans les » bureaux du consulat , afin de justifier de » leurs droits et titres à cette succession -, faute » de quoi , tous les capitaux et biens qui la )) composent seront dévolus aux légataires, en )) vertu du testament dudit comte de Mélin- » dès, décédé à Java, le 7 mars 1833 -, lequel » testament dispose que si, dans l'espace de » trois ans, à partir du jour de la mort , il ne » se présente aucun héritier au degré succès - » sible , les légataires qui y sont nommés en- )) treront en pleine possession de tous les biens, )) qui montent à près de trois millions.

» Le consul de Portugal rappelle ici que pa- )) reil avertissement a été renouvelé tous les » mois, depuis trois ans , dans tous les jour- )) naux de l'Europe, et toujours sans résultat. «

« Madame oh! c'est Dieu qui vous a

conduite ici ! Youîez-vous permettre que vo- tre voiture Non, dit la dame, je vais

TOUS accompagner moi-même à l'hôtel du cou-

21 sulat; je brûle de comprendre ce que j'ose à peine entrevoir. »

M La jeune femme prit dans une malle un portefeuille de moire violette, embrassa con- vulsivement son père , son frère et le vieux Sébastien , et sortit de la chambre avec ses deux prolectrices.

)) Et dans la voiture elle disait : « Oh ! si vous étiez arrivées plus tard d'un jour !.... Oh ! malheureux que nous sommes ! N'a- voir pu lire aucun journal depuis trois ans ! misère profonde! Oh! l'exil et l'isole- ment !... Oh ! vous êtes deux célestes messa- gères !... mon frère vivra, son mal, c'était du chagrin !... »

•» Environ deux mois et demi après cette vi- site, un riche équipage avec une livrée et des armoiries portugaises s'arrêta devant la grande porte de Saint-Thoraas-d'Aquin , le vieux Sé- bastien sur le siège avec un bouquet superbe et une figure aussi riante que son bouquet.... beaucoup d'autres équipages suivaient : c'é- tait le mariage d Isaure de Saint-Brice avec don Francisco , marquis de Saldagna, seul hé- ritier, avec sa sœur, du comte de Mélindès. »

22 Telle est , mesdemoiselles , ma petite anec- dote , et si Charles Nodier vous la contait , vous j prendriez un plaisir extrême.

Toutes : « Donnez , donnez votre liste des familles pauvres 5 c'est que nous irons de- main. — Eh ! mais Pauline , vous ne dites rien ! pourquoi donc ? »

Pauline : « Moi , j'ai déjà vu beaucoup de pauvres 5 je n'ai jamais vu d'académiciens 5 j'irai donc à l'Institut. Il y a des romans de charité, comme d'autres romans, etje crois qu'il restera encore du bien à faire, et que tous les malheureux ne seront pas morts après demain . » Un grand silence 3 personne n'ose regarder personne.

Au bout d'un quart-d'heure : «Ah! mes- demoiselles, c'est la Gazette du soir qu'An- toine apporte: voyons 5 quelles nouvelles.^... Oh ! oh ! voilà qui est singulier et comme fait exprès.

« La séance de l'Académie est remise à liui-

» taine

» La course de chevaux est ajournée à

» cause du mauvais temps

» Les billets de faveur pour le Salon ne se- » ront admis qu'après-demain

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» Le grand concert n'aura lieu que la se- » maine prochaine , la salle ayant besoin de » quelques réparations »

Vous voyez, mesdemoiselles, que le ciel est juste pour vous comme pour les héros de mon histoire qui n'est pas un roman , et qu'il ne

fait pas attendre ses récompenses Ah!

mon Dieu ! ni ses chàtimens

Lisez tout bas , :

Bruxelles, le avril i836.

« M. le maréchal de camp, baron de V***, » est mort ce matin dans nos murs presque su- » bitement »

Le baron de V*'*'* était le père de Pauline.

On se sépara peu d'instans après 5 puis, quelques jours plus tard, ce fut une bien autre séparation : presque toutes ces demoiselles s'en- fuirent à droite et à gauche dans les champs, avec leurs familles , à l'apparition de la pre- mière hirondelle. Le zéphyr les dispersa comme des fleurs qu'elles sont. Mais, avant de s'en aller , elles daignèrent nie commander vm livre, et exiger que j'arrangeasse, pour leur retour de la campagne , plusieurs soirées semblables, je leur ferais des lectures pen-

24 dant qu'elles travailleraient : cela donne cœur

à l'ouvrage à moins que cela n'endorme.

Quoi qu'il en soit, je ne songeai qu à obéir^ et j'imaginai , afin d'èlre au moins de quel- que utilité, si je ne pouvais être d'un grand, agrément, de prendre pour thème la vie d un cerlain nombre de femmes célèbres ou dignes de l'être, en qui je personnifierais les gloires elles mérites de leur sexe, de manière que chaque vertu , chaque talent, chaque grande qualité , portât un nom de femme. Je n'ai af- fecté dans ce travail aucune prétention histo- rique ni même biographique. La fantaisie y domine et impose le ton et la forme à chaque composition, tellement que , par instinct, j'ai parlé de sainte Catherine en vers , la poésie m'étant arrivée comme langage naturel en ma- tière divine, et de M"^ de Sévigné dans une lettre , ce qui est une convenance bien témé- raire. J'ai varié autant que je l'ai pu mon style et mes couleurs ^j'aui'ais voulu, suivant le précepte de Boileau :

Passer du grave au doux , du plaisant au se'vère.

Quelque sourire , quelque larme serait toute mon ambition. Au surplus, ces diffé-

25 rens articles , fragmens épars el capricieux , n'ont jamais été que des causeries littéraires et murales ; et je ne leur ai pas cherché d'autre titre en les rassemblant dans un tout qui n'est presque rien. J'ai tâché, néanmoins, d'y dra- matiser un peu les sages leçons et les vertueux exemples, pour en tirer plus de profit en leur prêtant plus d'inlérèt; et j'y traite volontiers des arts et des choses d'esprit, afin de raison- ner aussi l'imagination et de prêcher le goût, qui est la vertu de l'intelligence 5 car c'est aux jeunes personnes du monde que je dédie ce livre dont les pensées et le style sont appro- priés à leurs habitudes et à leur éducation ; ayant toujours été convaincu, pour ma part que la jeunesse des classes élevées a autant be- soin de conseils et d'averlissemens que celle des plus humbles conditions , et qu'il n'y a même aucune possibilité de moraliser les mas- ses, si les personnes en vue de tous, comme étant plus haut placées, ne donnent pas l'exem- ple du bien. La multitude, qui marche dans l'ombre, est toujours prompte à se diriger sur leurs lumières pures ou trompeuses; malheur quand elles brillent et rayonnent dans une fausse roule! ce sont des phares qui co'ndui-

2

26 sent à des écueils. Des philosophes hypocrites ont dit : La religion est bonne pour le peuple. Énorme absurdité que petits et grands n'ont que trop bien entendue 5 car, je vous le de- mande, qui veut être peuple ? Le même dan- ger menacerait la morale , inséparable com- pagne de la religion , si, dans les livres, on ne faisait absolument que de la morale populaire.

ODETTE DE CHAMPDIVERS,

X.A PETITE Korns.

(Ce Bévonaimit)

Qu'il est doux , quil est doux d'ccouter les histoires, Les histoires du temps passe, l^uand les branches d'arbres sont noires ,

Quand la neige est épaisse et charge un sol glace' !

Alfred de Vigky.

Tons les sommets blanchissent, Le gazon n'est plus rert; Déjà les enfans glissent Du haut du ^Montanvert.

SCIPI05 DU RouRE.

Ah ! sur le dc'voaement comme l'œil se repose ! C'est l'eau fraîche du ciel dont le désert s'arrose.

Ed. Alletz.

Oh! dis : Je suis la reine. Reine par la beauté!

Th. de Feerière.

La vie était pour elle espoir et jouissance. Beau sjlphe d'une rose et sous un ciel serein , Elle souffrait du mal , et dans son innocence , Adorant la vertu s'e'tonnait du chagiin.

Mais un jour

Comte Schouvaloff.

ODETTE DE CHAMPDIVERS,

«L'RÎCaMMtF.

LA PETITE ROYNB.

(Ce Bcmxitmtnt)

Voici novembre avec ses pâles soleils , ses horizons gris, ses longues pluies et ses longues veillées; ce vieux novembre, mesdemoiselles, qui est si peu de votre âge et de votre goût. Plus de danses, le soir, sous les grands tilleuls, au clair flambeau de la lune large et blanche j pas encore de ces soirées d'hiver régnent les arts, brillans rivaux de la nature. Les campagnes sont dépouillées et les villes sont encore désertes. Rien à voir ici, personne à voir là. Aucun plaisir ne sera organisé de long-temps ; c'est bien la saison morte. Donc , mesdemoiselles , puisque vous n'avez rien de mieux à faire, faisons quelque grave causerie, autour du fover à la flamme humide et som- bre, tandis que la bise aiguë siffle dans les cor- ridors comme une troupe de couleuvres ; tan-

-. 30 dis que la pendule, à sonnerie lointaine, frappe à côté de nous ses heures mélancoliques, dont la voix semble nous arriver lente et affaiblie du haut d'un clocher , tout là-bas. La lampe, comme elle est posée , projette sur les murs de la chambre nos silhouettes gigantesques qui vont se mêler aux personnages immobiles des grands tableaux. Rapprochons le cercle pour

n'avoir pas froid , pour n'avoir pas peur

Le mauvais temps ramène la pensée vers les temps mauvais. Si nous y cherchions du moins quelque consolant épisode qui jaillisse et s'en détache comme une fleur dans un

champ dévasté ! Je voudrais vous parler

d'héroïsme, de grâces et de vertus ; je voudrais vous parler de femmes, de ces saintes ou char- mantes femmes , divins contrastes jetés par la Providence au milieu des crimes et des fléaux, sourires tombés du ciel parmi le sang et les

larmes de la terre ! Les beaux exemples

sont les meilleures leçons. Et puis, je vous di- rai encore les femmes que les arts et les talens ont illustrées, celles du moins qui ne se sont point échappées du cercle des devoirs par la tangente de la supériorité 5 car il n'v a pas de gloire pour elles, il n'y a point de sagesse.

31 et si haut que les emporte leur génie, elles ne doivent jamais , sous peine de honte , per- dre de Aue les sollicitudes du ménage et les besoins de la famille. Mais aujourd'hui, le ciel est trop noir, je ne trouve pas de couleurs pour peindre ces éclatantes célébrités ^ et le nom obscur d'une douce et modeste fille me revient sans cesse à la mémoire : Odette de Champdivers, une belle enfant du quatorzième siècle , qui n'eut aucun des bonheurs du monde, mais qui ne fut point malheureuse pourtant, puisqu'il lui fut donné de consoler des douleurs, et les plus affreuses... de royales douleurs ! Odette, pauvre petit ange gardien, qui se rencontra un jour dans le chemin de l'infortuné Charles YI, cet OEdipe sans Anti- gone, ce roi Léar sans Cordélia.

A Charles V, dit le Sage, avait succédé son fils , Charles YI , frappé de démence pres- qu' aussitôt qu'il eut iàge de raison. (Les pères ne transmettent à leurs enfans que des noms et des trésors \ Dieu se réserve , d'après une règle mystérieuse , le partage inégal du génie

32 et de la beauté.) La fortune du royaume jii it la ressendilance de ces deux rois. Florissanl et so- lide sous le sa.oe monarque, l'élat tomba dans le trouble et le désordre avec le monarfjue insensé. Donc, à aucune époque, le beau rovaume de France ne !ut autant menacé d'une fin pro- chaine que sous le malheureux Cliarles VI. Resté orphelin à dix ans ; témoin ci aintif et doulouii'ux des fureurs ambitieuses des qua- rante SIX princes du sang qui existaient alors en France^ tombé sous la tutelle funeste du duc d'Anjou à qui revenait de droit la régence, comme lamé des frères du feu roi, quoiqu'il en (ùt le moin^ di^ne ; écrasé d'avance, comme souverain, par les deux puissantes et terribles factions de son frère, le duc d'Orléans, et de Philippe, duccle Bourgojjne, son oncle- enfin, pour dernière fatalité, uiarié trop jeune à Isa- belle , ou pour mieux dire, à Isabeau de Ba- vière , car ce nionstre ne devait rien avoir d'une lemme , pas même le nom -, sans cesse ballotté des horreurs de la guerre civile aux horreur.> de l invasion étranjjère, faut-il s'é- tonner cjue le daiiphin qui devait être Char- les YI ait senti de bonne heure s'affaiblir et se trouliler ses organes délicats , et que plus

33 tard la couronne lût posée sur un roi sans tète?

Ce jeune prince , grandi au milieu des tra- hisons et des révoltes, assiégé de récils super- stitieux et d'horoscopes sinistres , portait eu lui-même une tristesse maladive et une vague terreur des hommes et de la destinée. Son ame douce et tendre se réfugiait en Dieu seul, et y trouvait des consolations, mais point de force et d'assurance. Sa raison , comme une lumière déhile, pouvait s'éteindre au moindre souffle. Tout était prodige et prédestination à ses yeux .

Un soir, c'était dans les environs de la ville du Mans, accompagné de ses chevaliers, il traversait une sombre forêt : tout-à-coup, une espèce de géant, à moitié nu, sort d'un chêne creux, et, les veux sanglans, les cheveux désor- donnés , la voix effrayante, il s'élance à la bride du cheval de Charles , en criant : Roi,

n avance pas , tu es trahi et il disparait.

Peut-être était-ce quelque fou échappé , ou quelque misérable soudoyé par un grand am- bitieux le roi y voit une apparition sur- naturelle , qui le plonge dans une morne stu- peur et semble évoquer du fond de sa mémoire

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mille autres fanlomes plus affreux. Sorti de la noire forêt, il cheminait silencieux, laissant traîner la ceinture d'or de sa robe de velours noir dans un sable brûlé des feux du soleil couchant , lorsque la lance d'un de ses pages tomba , par accident , sur le casque d'un homme d'armes. A ce bruit soudain , réveillé de sa somnolente rêverie , Charles s'imagine qu'il est en effet trahi et que ses jours sont en danger. Exaspéré de frayeur, et ne voyant que des assassins dans les fidèles serviteurs qui l'entourent, il se précipite sur eux, l'épée au poing. Quatre sont frappés de mort 5 le reste s'est enfui. Demeuré seul et couvert d'une sueur glacée, le roi, riant d'un rire funèbre, s'assied sous un arbre du chemin, et, d'un œil farouche, examine long-temps sans les recon- naître les corps tout sanglans qu'il vient d'é- tendre à ses pieds. Quelques gens de sa suite osent se rapprocher pour le retirer de ce lieu de malheur^ il ne fait aucune résistance et se laisse emmener comme un enfant docile. Cou- ché sur son lit , il passe deux nuits et deux jours anéanti dans un léthargique sommeil qui

ressemble à la mort et dont sa raison ne

s' est plus réveillée !

35 Ce fut alors que , ramené dans sa bonne ville de Paris, Charles Vl fut abandonné au fond de son grand hôtel Saint -Paul aux soins mercenaires de quelques domestiques grossiers , tandis que ses courtisans et son épouse -courtisane étalaient insolemment le luxe et la honte de leurs orgies nocturnes. Mon Dieu , que serait devenu le pauvre mo- narque, si vous ne lui aviez pas envoyé cette gentille Odette ? car il avait conservé , pour toute raison , la conscience de sa dégradation et de l'ingratitude des hommes 5 et son mal- heur sans bornes pouvait s'agrandir encore par les mauvais traitemens et les privations du cœur. Mais le Seigneur, qui a mis des puits dans le désert , et le baume à coté des poi- sons, fît entrer Odette dans le morne palais de Charles YI, comme une fleur dans un cachot. C'était un jour de Pâques ; le bon roi reve- nait de sa chapelle , par sa grande allée de tilleuls , chantant à pleine voix , comme un pauvre insensé, quelques versets d'un psaume latin qu'il terminait toujours par le refrain d'une vieille chanson à boire , ce qui réjouis- sait fort les hommes qui le gardaient. Ces mal- heureux ricanaient si haut , que Charles s'ar-

36 réta lout-à-coup , et que deux larmes Irès- (^■rosses roulèrent péniblement sur ses joues. Une jeune fille qui s'était rangée contre les arbres , i)our laisser passer le roi , voyant cela se prit aussi à pleurer beaucoup, et toutefois , tremblante d'attendrissement et de pudeur, elle enloiina d'une voix d'archange, et en tom- bant à genoux, le Domine, salvumjac rcgem ; puis elle cacha bien vile sa jolie tète dans ses belles mains, comme toute efFravée de son au- dace , et toute honteuse de son bon mouve- ment. Mais Charles tourna ses pas vers elle , et l'ayant relevée avec grande bonté , il lui dit, avec un soijrire plus triste que toutes les lar- mes, il lui dit : « Tenez, je n'ai pas peur de vous. » El s' appuyant sur son bras, il conti- nua sa route, sans plus chanter, ni parler, mais non sans regarder fréquemment cette douce et blonde enfant qui lui baisait les mains en lui disant des yeux mille choses pleines de vénération et de respectueuse pitié. Tellement, qu'à chaque pas , les nuages s'éclaircissaient sur le front du monarque, et qu'il lançait de- vant lui un regard moins timide, et qu'en tra- versant le grand vestibule de l'hôtel Saint- Paul, sa tète se releva, comme si elle eût en -

37 oore porlé le diadème, et avec une expression de joie et d'orgueil qui semblait dire aux gar- des rangés pour lui rendre quelques vains honneurs : « Et moi aussi, j'ai quelqu'un qui m'aime ! Le roi de France a trouvé un être qui ne rit pas de lui î c'est ma fille, je puis être infirme devant elle ! C'est ma fille ! Elle ne s'apercevra pas de l'infirmité de son père , si ce n'est pour la cacher aux autres et me l'adoucir à moi-même ! » Et il moula l'esca- lier royal, toujours appuyé sur le bras de sa petite Odette, et suivi de ses quatre serviteurs qui étaient rentrés dans un respect hypocrite. Odette de Champdivers était fille d'un mar- chand de chevaux de la cour, très-peu riche, comme ayant toujours été très -honnête homme. Pris par la mort le jour même la pauvre enfant atteignait sa quinzième an- née, ses dernières paroles furent : a Ma fille, je vais rejoindre votre mère. Je vous laisse seule au monde , sans parens , sans fortune , voilà pourquoi je pleure. Oh ! si le roi Char- les YI n'était point malade , je ne mourrais pas dans l'inquiétude de votre sort, car il n'a fait que le bien, tant qu'il a pu faire quelque chose. Mais... heureuse ou malheureuse, ser-

38 vez et bénissez Dieu , priez pour l'ame de vo- ire père et pour la vie du roi. « Odette venait de quitter le deuil et non la tristesse , quand elle rencontra Charles YI , dans la grande al- lée des tilleuls.

Le soir de ce jour , le roi ne voulut jamais que la jeune fille s'en allât. Il fallut qu'elle coucliàt avec les femmes de la reine, et que le lendemain elle se trouvât au réveil de Charles. Comme on cherchait moins à guérir le roi, dont le mal paraissait incurable , qu'à l'amu- ser et à le distraire par toutes sortes de puéri- lités , Isabeau fut la première à vouloir lui attacher la jeune Odette, dont les grâces et le charme innocent tempéreraient sans doute les violens accès qui le prenaient souvent, et pendant lesquels il s'échappait et allait décon- certer, par son aspect lamentable et des cris terribles, les machinations ou les débauches de la cour C'est ainsi qu'on jette un jeune chien dans la rage d'un lion royal. Odette, avec cette justesse d'esprit que donne la droi- ture du cœur, saisit tout de suite les difficultés et la beauté de son rôle. On voulait faire d'elle une sorte d'espion du roi, elle voulut être son bon ange, et la pieuse charité d'un enfant fut

39 plus forle et plus habile que la vieille astuce des courtisans et la noire duplicité d'Isabeau de Bavière. Odette acceptait leurs présens, di- sait ce qu'il fallait dire , taisait ce qu'il fallait taire, dans l'intérêt du bon roi -, et cet or de la corruption , elle l'épurait en le faisant ser- vir au bien-être et aux petites jouissances de son prisonnier.

Et cependant, combien de jugemens calom- nieux, de railleries outrageantes, de basses envies lui fallait-il subir! Combien les gens de cour lui reprochaient-ils les moindres fa- veurs, comme un larcin qui leur était fait! Car les rois sont enveloppés d'un réseau d'in- trigues jusque dans leur exil ou dans leur prison , et une hydre d'ambitions subalternes s'agite encore autour de leur chute, comme autrefois autour de leur puissance. Les princes déchus ne sont délivrés que des oiseaux chan- teurs 5 les oiseaux de proie leur restent fidèles. Eh bien ! lorsqu'à travers tantde choses navran- tes, elle était parvenue à ramener un éclair de sourire sur le front nuageux du monarque, Odette rendait grâces à Dieu de sa journée, dans sa prière du soir. Hélas ! elle avait de plus grands combats à soutenir dans son pro-

40 pre cœur, blessé d'un vertueux amour. Le moment approchait elle avait permis à Robert, un jeune écuyer, de lui parler de ma- riage... mais depuis la sainte mission qu'elle remplissait auprès de Charles YI, tout souve- nir, tout désir d'un bonheur étranger lui apparaissait comme un remords, et pourtant elle avait seize ans, et elle était orpheline!... Quelle serait sa vie quand le roi mourrait?... quand Robert aussi, Oiule d'elle, aurait pré- senté sa poitrine nue à quelque épt'e anglaise ou bourguigno nnc ?. . .

Elle n'en continuait pas moins son service angélique avec un visage serein et des chants joyeux. Quand elle entra la première fois dans l'appartement du roi, on en avait arraché les tentures et emporté les plus beaux meu- bles, dont Isabeau de Bavière gratifiait ses vils favoris. En moins de quinze jours, Odette, par son travail et le petit trésor de ses épar- gnes, avait regarni les murs d'élégantes tapis- series et rétabli tout ce que Charles paraissait regretter. Charles se laissait toujours conduire par Odette , tandis que dans ses sombres hu- meurs il résistait aux prières ou aux menaces de ses chambellans et de ses domestiques. Par

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un caprice ine?;plicahle , symptôme trop ordi- naire de folie, souvent il refusait de changer de linge. La petite royne, car c'est ainsi qu'on l'appelait, les uns par moquerie, les autres par vénération , la petite rovne alors lui sou- riait d'un air suppliant, ou le menaçait de son indifférence ; et le roi , dans l'espoir de lui plaire ou dans la crainte de n'en être plus aimé, faisait tout ce qu'on exigeait de lui. Quelquefois, quand la démence était trop opi- niâtre , elle trouvait pour le faire obéir des moyens singuliers, et, en apparence, insensés comme lui. Par exemple, elle entrait dans sa chambre avec dix ou douze hommes bizarre- ment costumés et le visage tout noirci , qui le prenaient sans dire un mot, l'habillaient ou le déshabillaient, le mettaient au lit ou l'en retiraient. Le roi en avait peur et n'opposait plus de résistance, j^lais Odette , pendant ces tristes cérémonies, s'agenouillait dans un coin, et du fond du cœur, demandait pardon à l'in- fortuné prince des rigueurs ignominieuses qu'elle ordonnait pour son bien. Elle était long-temps à se consoler^ il lui semblait avoir vu maltraiter son père.

Tous les soirs , elle demeurait seule dans la

42 chambre du roi, lui faisant quelque pieuse lecture dont il relirait de loin en loin quelque soulagement 5 ou jouant avec lui à ce nouveau jeu des cartes, inventé pour distraire sa folie et qui depuis a égaré tant de raisons , elle tri- chait contre elle-même pour le faire gagner, ce que le bon roi aimait fort. Un soir qu'il avait dans son jeu la dame de pique , il la prit tout-à-coup pour Isabeau de Bavière, on ne sait à quel propos , et celte vision Tir ri la au point qu'il courait autour de Tappartement en se répandant en injures et en menaces con- tre sa femme. La reine, qui en ce moment écoutait à la portière de tapisserie , comme quelquefoiselleenavailla manie, s'imaginaqu il était ainsi exaspéré contre elle par Odette , et entrant furieuse, elle chassa la jeune fille de la chambre et du palais. Le lendemain, Char- les VI, ne voyant plus sa petite garde, tomba dans un état de stupeur et d anéantissement tel qu'Isabeau craignit pour les jours de son époux ^ car il convenait à son ambition que le roi continuât de vivre, aimant mieux régner sous son nom que de courir les chances hasar- deuses d'une régence , au milieu des factions rivales qui se seraient partagé la France.

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Odette fut donc rendue au roi qu'elle trouva vieilli de dix ans , pour quarante-huit heures d'absence ; elle en pleura des larmes de recon- naissance et de douleur. Ce fut peu de jours après qu'elle reçut un gentil message de l'é- cuyer Robert , touchant la permission qu'elle lui avait donnée de l'aimer et de prétendre à sa main, un an après son deuil fini. Robert s'était distingué dans l'armée -, la fortune et les honneurs lui étaient venus et attendaient son heureuse épouse... Ce n'est pas tout cela qu'elle regretta, ce fut Robert. Une flamme subite lui monta au visage, à la réception de la lettre chérie 5 mais ayant trempé son doigt dans l'eau bénite et fait un signe de croix , elle pria qu'on allât chercher Robert. Elle le re- çut dans la chambre du roi, qui dormait alors, et lui montrant cette vénérable et doulou- reuse figure : « Robert , dit-elle, voulez-vous que je le fasse mourir ! « et les deux beaux enfans s'agenouillèrent devant la couche royale et se jurèrent, en sanglotant, un veuvage éternel.

Charles, depuis qu'il avait cru Odette per- due pour lui , exigeait qu'elle ne le quittât pas un instant. Une voulait prendre de nourriture

44 quede sa main seulement, et il la faisait cou- cher dans sa chambre, en travers de sa porte. Quelquefois, les nuits , il se réveillait saisi de terreurs soudaines et poussant de longs cris de d('sespoii'; OJelle se levait, vive et sou- riante, allait le bercer, comme une mère son enfant, et lui chaulait des refrains de sa nourrice qu'il répétait machinalement pour se rendormir; ou bien, elle lui dressait sur son lit un petit repas très-appétissant ( car les fous manneraicnt toujours), et très-élégamment servi; et le bruit et l'éclat des cristaux et delà vaisselle d'élain rappelaient l'attention du pau- vre égaré ; et elle avait faim pour lui tenir com- pagnie; et elle lui disait tantde choses, et qu'il était fier et beau , et qu'il était un grand roi, un vrai chevalier, et qu'une fée avait annon- cé sa guérison et toutes sortes de miracles pour Vckjues-Fleuries. . . que sais-je? tout ce qui lui venait au cœur , pourvu qu'elle parlât sans cesse ; si bien qu'elle rcniviait tellement de suaves purules et de gracieuses cajoleries que le roi s'émerveillait et s'esjouissait par degrés, et qu'il buvait amplement à la sauté d'Odette et de son cher pavs de France , et qu'il finis- sait par confesser n'avoir pas goûté tant de

45 liesse et de vrai contentement dans les {i;alas de son sacre de Reims, Louis de Sancerre et le connétable Olivier de Clisson servirent à cheval les plats du banquet royal. De minute en minute, les rires etles acclamationsdes noc- turnes orgies de la reine arrivaient jusqu'aux deux convives solitaires 5 mais certes , il n'y avait point dans toutes les fêtes de toutes les salles du palais autant de joie réelle qu'à ce petit souper de la démence et de la pitié.

Une chose très -touchante et qui payait Odette de toutes ses peines, c'était lorsqu'elle accompagnait le roi dans ses promenades au jardin, de voir qu'il ne manquait jamais de s'arrêter devant l'arbre il l'avait rencon- trée la première fois, et que , il lui impri- mait au front un baiser tout paternel, sans proférer une parole ; mais quel discours aurait eu celte éloquence ? Pendant bien des an- nées , Odette continua celte vie d'immolation à une infirmité, n'ayant d'autres douceurs, se- lon le monde , que l'amertume du sacrifice même. Oh ! interrogeons nos cœurs, et jugeons combien, dans la balance des justices divines, doit peser peu une action sublime, un fait hé- roïque , auprès de toute cette vie modeste, of-

46 ferle jour à jour , et comme un holocauste ignoré, pour rendre bien rarement un peu moins malheureux le plus malheureux des rois, et par conséquent des hommes.

Un matin . un matin de novembre, froid et pluvieux comme aujourd'hui, la reine, un rouleau de parchemin sous le bras, entra d'un air impérieux dans la chambre de Char- les YI : « Odette , qu'on me laisse seule avec le roi. Allez, et revenez dans une heure. » Quand Odette revint, elle trouva Charles se promenant à grands pas, l'œil animé mais nul- lement égaré. Il lui dit des choses pleines de sens et de bonne politique sur le vertueux as- sassinat du duc de Bourgogne par Tanneguy- Duchàtel, au pont de Montereau; sur la mar- che du roi d'Angleterre vers les murs de Paris, l'appelait une reine adultère, une mère dé- naturée j sur la sentence mortelle qui déliait les Français de toute obéissance envers le dau- phin qui fut plus tard Charles VIÏ j enfin, sur les violens remèdes qu'il fallait tenter pour sauver la France et la maison régnante de Taf- iieuse maladie qui les rongeait Puis, sou- dain, comme si un fantôme eût passé devant ses yeux , ou plutôt comme s'il se fût rappelé

47 qu'il venait de signer lui-même la sentence de son (ils et l'abandon de la couronne de France au roi d'Angleterre, il retomba dans un délire plus affreux que jamais, et se mita courir dans tout le palais en criant : « Isabeau , Isabeau ! rends-moi ma signature ! » A quoi il ajoutait des mots sans suite , entrecoupés de rugisse- mens efFrayans.

Depuis ce moment, il n'en eut plus un lu- cide. Une fièvre ardente le saisit. Odette le veilla trente-sept jours et trente-sept nuits, et ce fut seulement quelques heures avant sa mort, que, se levant sur son séant, il la recon- nut et lui dit : « Ma fille , je te donne je

te donne Ah .'j'oubliais Je n'ai rien,

le roi de France ne possède rien et ne peut te donner que sa bénédiction, mais il te la donne du plus profond de son cœur de père. )> Et il expira en balbutiant vaguement : « Odette !

Odette ! Charles Vil! mes chevaliers

Odette ! là!... »

Aucun prince, aucun seigneur de la cour, aucun domestique n'assista aux modestes fu- nérailles de Charles VI, dont un neveu de Tan- neguy-Duchàtel fit les frais. Seulement , le peuple entier de Paris, qui n'avait jamais ou-

48 blié son roi, suivit le cercueil, en versant des torrens de larmes sur cet infortuné prince, qu'il ne cessait de nommer pendant sa vie et après sa mort Charles /e Bien-Aimé-^ et un beau page blond, qui avait l'air de conduire ce triste cortège, accompagna le cadavre jusqu'au der- nier caveau... Et jamais aucun œil humain ne revit Odette. Quelques-uns dirent qu'elle était tombée morte dans le sépulcre du roi j d'au- tres , qu'un cloître inconnu cacha dans ses ombres pieuses le peu de jours qu'elle vécut

encore (le chagrin avait tué Robert

depuis quelques années ; ) tous , qu'elle avait cueilli dans le ciel la palme de son combat terrestre.

Heureuse dans l'éternité l'ame qui s'est vouée dans la vie au culte de l'infortune et de la douleur ! Heureuse , trois fois heureuse , la pauvre Odette de Champdivers !

BLANCHE DE CASTILLE,

llÈRE DE SAINT LOUIS,

REINE ET REGEXTE DE FRANCE.

(C^lmaurinoUntel.)

Oh ! Pamour maternel !

Sainte éma nation du foyer tternel !

Lesgcilloit.

Son cœur était français comme sa politique.

Mon pauvre enfant aime' que je pleurais perdu, Mon orgueil, mon espoir, me sera-t-il rendu?

Adolphe Méliot.

Elle tremblait alors et sou triste sourire

Lui cachait mal les pleurs qui roulaient dans ses yeux. Ah ! l'adieu qu'ils semblaient lui dire Etait un de ces longs adieux Dont tout Fespoir est dans les cieux.

A. FoMAHET.

Ah ! rien ne lasse , rien ne rebute une mère.

A. DE Beacter>e.

Lorsque du ciel d'azur se détachaient ses yeux

C'était pom- chercher sur la terre Dans le regard d'un fils une image des cieux.

Amoixe de Latocr.

BLANCHE DE CASTILLE,

HÈRE DE SAINT LOUIS,

REINE ET RÉGENTE DE FRANCE,

(r^tmouriHatentel.)

Il n'y a pas de nom plus populaire en France que celui de la reine Blanche. Les nourrices ont des chansons sur la reine Blanche , avec quoi elles endorment les petits enfans, et quand les petits enfans se réveillent, le premier mot qu'ils bégaient après papa et maman , c'est la reine Blanche; les mariniers parlent de la reine Blanche autour des feux allumés, le soir, sur leur grand bateau ; les bûcherons vous montrent les vieux arbres sous lesquels s'est assise la reine Blanche , et si vous demandez à un postillon : Quelle est cette vieille tour ruinée? il vous répondra : C'était le chàleau de la reine Blanche 5 et il vous répondra cela en Au- vergne, en Champagne, en Normandie, en Artois ou en Languedoc, La reine Blanche

5?.

était partout. Elle a demeuré dix ans dans chacun de ses quatre-vingts châteaux; elle s'est mariée et elle est morte dans je ne sais comhien de tours rondes ou carrées. La reine Blanche, c'estl'histoire de France pour toutes les bonnes femmes... et le nombre en est grand de cette façon. La reine Blanche est comme un doux fantôme qui revient sans cesse à toutes les ima- ginations du peuple. Du reste, ne demandez pas quand elle vivait, elle était née, de qui elle était fille, femme ou mère... C'est la reine Blanche I celj suffit.

Mais c'est principalement son veuvage de treize mois que la reine Blanche a passé à Melun , comme à Clermont, à Pau comme à Chantilly, à Evreux comme à Dijon, etc.. Et il n'y a pas à en douter, car de père en fils on a conservé dans tous ces lieux la tradition d'une reine vêtue de blanc depuis les pieds jusqu'à la tète, et qui pleurait et priait depuis l'aurore jusqu'au crépuscule , et qui , la nuit, se promenait à grands pas sur la plate-forme de la grande tour , en appelant l'ame de son époux , qui ne venait pas toutes les fois....

Et en effet tout le monde a raison , quoique chacun ait tort. Une grande vérité est toujours

53 au fond tles erreurs populaires. Les veuves des rois de France ont, pendant plusieurs siècles, porté le deuil en blanc , comme les rois eux- mêmes le portaient en violet. De viennent toutes les blanches reines qui, par un calem- bourg historique fort pardonnable, sont de- venues la reine Blanche pour les vingt-neuf millions sept cent quatre-vingt douze mille ignorans qui restent encore parmi les trente millions de Français, pour tempérer un peu l'éclat des lumières du siècle.

Et puis, si BlancJie de Castille , mère de saint Louis j morte en 1253, est la reine Blanchepar excellence, n'oublions pas Blanche de Bourgogne , reine de France aussi , et femme de Charles-le-Bel , qui mourut en 1 326; ni Blanche de Navarre, encore reine de France, seconde femme de Philippe de Valois, qui mourut en 1 398 -, ni Blanche de France , reine de Bohême, fille de Philippe-le-Hardi, qui mourut en 1305 5 ni l'autre Blanche de France, reine de Castille, fille de saint Louis, petite fille par conséquent de notre Blanche de Cas- tille, qui mourut en 1 320; ni Blanche de Bour- bon, autre reine de Castille, qui mourut en 1361 ; ni Blanche d'Artois , reine de Navarre,

54 qui mourut en 1302; ni Blanche, reine de Navarre, fille de Charles III, roi de Navarre , et qui mourut en 1441; ni une troisième Blanche de France , fille posthume du roi Charles IV , mariée à Philippe de France, duc d'Orléans, et qui mourut en 1392; ni Blanche de Sicile ou d'Anjou, fille de Charles de France, comte d'Anjou, roi de Naples et de Sicile, qui mourut en 1272; ni Blanche, reine d'Ara- gon, qui mourut en 1310; ni Blanche... Quand j'aurais la science historique de M. Edouard Monnais, je n'irais pas plus loin, parce qu'il me faudrait aussi la grâce de son esprit et l'atli- cisme de son talent, pour jeter de l'agrément et de l'intérêt à travers tant de dates et sur de pareilles nomenclatures. Mais voilà bien assez d'érudition pour expliquer et motiver tous les ignares quiproquo de reines Blanches, dont les trente-neuf mille cinquante-deux communes France sont inondées de manière à ne pouvoir jamais s'en tirer : ne nous occupons aujour- d'hui , mesdemoiselles, que de Blanche de Castille, la mère de saint Louis, la reineBlan- che par excellence, comme je l'ai déjà dit :

i)0

Les plus belles races dégénèrent et se dété- riorent 5 le temps agit sur les familles comme sur les individus. Nous voyons souvent des fils médiocres issus d'aïeux illustres 5 mais quelquefoisaussi, par un phénomènecontraire, il sortde beaux rejetonsd'une mauvaise souche. Les mystérieux dessein s de la Providence décon- certent toutes les prévisions humaines. Ainsi, Blanche de Castille , qui depuis fut la femme de Louis YIII dit le Lion, et la plus grande reine de France , était petite-fille de cette in- fâme Eléonorede Guyenne, répudiée par Louis- le-Jeune, et mariée ensuite à Henri II, roi d'Angleterre. De cette Éléonore, naquit entre plusieurs enfans Éléonore d'Angleterre, que le roi de Castille, Alphonse YIII, prit pour femme, et dont il eut dix, onze ou douze filles, le chiffre varie selon les historiens , mais c'est toujours un bon nombre. Blanche, comme l'aînée, était héritière présomptive du trône de Castille, mais la politique tourna ses des- tins vers le trône de France. Le roi Jean, dans une entrevue avec Philippe-Auguste, près de Vernon , obtint que Louis de France épou- serait la princesse Blanche , sa nièce , et le contrat de mariage fut le traité de paix entre

56 la France el l'Angleterre, qui étaient également fatiguées des longs différends des deux rois. Trop souvent, les princesses paient du repos de leur vie celui qu'elles donnent aux na- tions ^ mais cette fois, les deux rovaux époux ne furent point exceptés du bonheur général. Jamais on ne vit d'union mieux assortie, et c'est pourtant la diplomatie qui avait arrangé tout cela 5 mais elle n'y songeait pas, et puis elle ne le fera plus.

Celte alliance conclue, Eléonore d'Angle- terre, l'aïeule de Blanche, voulut aller elle- même la demander en Castille, avec les am- bassadeurs des deux rois : les épousailles se firent par procureur à Burgos, avec une ma- gnificence digne des deux maisons de France et de Castille. Le roi Alphonse , avec toute sa cour, conduisit sa fille en somptueux équipage, jusque sur les frontières de Gascogne, l'at- tendait Mathieu de Montmorency, avec une suite nombreuse que Louis avait envoyée pour recevoir sa fiancée. Ce ne furent partout que fêtes et joies sur sa route et dans toutes les villes 5 son oncle Jean-sans- Terres fut en toute hâte à sa rencontre et la mena dans sa Nor- mandie, où le mariage devait avoir lieu , parce

57 que les terres de Philippe-Auguste ne pouvaient être honorées de cette solennité, étant alors en interdit , à cause de sa femme Isemberge qu'il avait répudiée contrairement aux volontés de l'église. Les noces furent célébrées avec grande pompe et jeux solennels à Parmor, ouParmoy, le 23 mai 1200 5 et lorsqu'Élie, archevêque de Bourges, eut donné la bénédiction nuptiale aux deux époux, ils se rendirent ensemble à Paris. Blancheavait quatorzeans,étantnéeen 1 1 85, et Louis était plus jeuneencorede quelques mois. Le peuple de la capitale reçut ces deux beaux enfans royaux comme deux anges d'espérance. Blanche, appelée ainsi à cause de l'éclat de son teint à l'instant même de sa naissance, avait grandi rapidement en beauté, en esprit et en vertus. Avec toutes les grâces d'une femme, elle possédait les qualités d'un homme d'état et d'un héros. Rien n'égalait la douceur et la majesté de sa parole, de son regard et de son maintien-, elle inspirait à tous un amour mêlé de respect et d'admiration. Elle était si afifable, que les plus petits ne craignaient pas de l'implorer, et si imposante, que les plus puissans n'osaient rien lui refuser. On sentait tout d'abord qu'elle était née pour le trône , ei

3.

58 pour le premier trône du monde, celui de France : ferme dans les périls, fertile en res- sources au milieu des intrigues qui l'assié- geaient, pleine d'habileté comme de loyauté, on peutdire, avec un historien du lemps, qu'elle était droite et adroite. Peut-être conservait- elle trop de hauteur avec les grands, mais c'était pour les punir de leur orgueil trop souvent inhumain envers les faibles. On lui imputa beaucoup de torts , ses actions furent souvent jugées plus que sévèrement... elle était si belle, si spirituelle, si supérieure en tout , que l'envie et la calomnie ne devaient pas la ménager -, mais elle sut triompher de ses diffamateurs comme des ennemis de l'état. La vérité est comme le soleil, elle finit toujours par écarter les voiles qui veulent l'obscurcir. Le seul reproche fondé qu'on lui ait fait , c'est d'avoir poussé trop loin l'amour de la domi- uation-, du moins en avait-elle le génie. N'avoir que les défauts de ses qualités, c'est peut-être la perfection humaine. Quoi qu'il en soit. Blanche de Gastille restera dans l'histoire comme le type de la chrétienne , de la reine, de l'épouse et surtout de la mère.

Blanche et Louis étaient en tout semblables

59 l'un à l'autre. « Il ne me souvient pas , dit Më- » zerai , d'avoir vu dans l'histoire , ni dans » la fable même, de couple aussi étroitement » uni que celui-là. Ils étaient toujours de com- » pagnie , et quelques affaires qui pussent » survenir, ils ne se quittaient pas de vue. )> La véritable affection est ainsi: sans doute elle résiste à l'absence, quand la nécessité le veut; mais elle fait tout pour n'être pas mise à cette épreuve. Méfions-nous un peu de l'amitié des gens qui nous disent: Je ne vais pas vous voir, mais je vous aime de loin comme de près.' C'est sans contredit la plus mauvaise manière d'aimer. Je ne comprends pas la tendresse, sans le besoin invincible de voir sans cesse et partout ceux qu'on aime. Ne dit-on pas : avoir de V éloignement pour quelqu'un , quand on veut dire qu'on ne 1 aime pas ?

Donc, Louis et Blanche, qui s'aimaient com- me on le doit , s'épargnaient jusqu'aux moin- dres absences si longues toujours dans une vie toujours si courte. Aussi , dans la guerre même que Louis fit contre les Albigeois , Blanche voulut l'accompagner jusqu'en Languedoc , et elle faisait porter sa tente pour camper avec lui , ne voulant pas s'en éloigner de la longueur

60 du chemin qu'il y avait jusqu'à la prochaine ville, et craignant peut-être que d'autres ne s'emparassent de l'esprit de son mari , qu'elle voulait posséder et gouverner toute seule.

Ce dernier trait de caractère se retrouve encore plus prononcé dans une autre circon- stance. Après avoir mis au monde une fille, et un fils qui mourut en bas âge , Dieu lui en- voya, le 25 avril 1215, un second fils qui de- vait être un jour saint Louis. Blanche, comme si elle eût tenu du ciel la confidence des destins de cet enfant, lui prodigua des soins tout par- ticuliers. Retirée, après sa couche, dans le donjon de Yincennes, elle nourrit elle-même le jeune Louis, et cela sans permettre qu'il prit jamais d'autre lait. « Or, un jour, dit » l'historien Varillas, qu'elle était dans la plus » grande ardeur d'un accès de fièvre , qui dura y> extraordinairement , une dame de qualité, )) qui pour plaire à la princesse ou pour l'imi- » ter nourrissait aussi son fils , voyant le petit » Louis pleurer de soif , s'ingéra de lui donner » sa mamelle^ la reine, au sortir de son accès, » demanda son fils et lui présenta la sienne ; )) mais le petit Louis n'en voulut pas, parce » qu'il était pleinement rassasié. La princesse

61 )) devina d'abord la cause de ce refus ; elle fei- » gnit d'être en peine de remercier la dame à » qui elle était redevable du bon office rendu » à son fils pendant la durée de son mal ; et la » dame, croyant faire sa cour, avoua que les » larmes du petit Louis l'avaient tellement » loucbée , qu'elle n'avait pu s'empêcher d'y » apporter remède 5 mais Blanche , au lieu de » répondre , la regarda d'un air dédaigneux, et » enfonçant son doigt dans labouche desonfils, » le contraignitainside rendre tout le laitélran- » ger qu'il avait pris. Cette violence donnantde » l'étonnement à ceux qui étaient là, Blanche, » pour le faire cesser, dit qu'elle ne pouvait » endurer qu'une autre femme eût droit de lui « disputer la qualité de mère ; tant elle était » persuadée que la nourriture des enfans fai- » sait partie de leur éducation et que Dieu » n'a pas entendu séparer la mère de la nour- » rice. »

Blanche, un an après la naissance de ce fils, fut encore l'objet de l'allégresse publique, lors- que Louis , son mari , comme neveu du roi d'Angleterre par son mariage , fut appelé par les Anglais pour les gouverner en la place du roi Jean, dont ils avaient secoué le joug. Louis

62

ne régna que quinze mois, la mort de Jean- sans-Terres ayant rappelé ses enfans au trône , mais il acquit, par le vœu de toute la nation, des droits sur le royaume d'Angleterre, beau- coup mieux fondés que ceux auxquels les mo- narques anglais ont prétendu long-temps sur la couronne de France et dont ils se sont fait depuis une vaine parade. Louis n'était pas en- core de retour en France , lorsque la mort de l'infant Henri, roi deCastille, le seul fils d'Al- phonse IX et d'Eléonore d'Angleterre , ouvrit en faveur de Blanche la succession à ce royaume. Rien n'était moins contestable que le droit de celte princesse, l'aînée des filles d'Al- phonse IX 5 cependant Bérengère , sa cadette, déjà régente de Caslille et reine de Léon, fut préférée par les Castillans. Blanche s'en con- sola facilement ; elle avait en perspective le trône de France , et en attendant , Philippe- Auguste , son beau-père, 1 admettait dans les conseils du royaume ^ il n'entreprenait rien d'important sans avoir son agrément ou sans connaître son opinion . Ainsi, dans les temps an- ciens, les chefs gaulois consultaient les femmes comme des èires divins^ ainsi s'est perpétuée cette déférence chevaleresque des Français

63 pour les dames , qui ne pourrait s'affaiblir qu'en dénaturant notre caractère national. Que Dieu détourne ce malheur II

Philippe-Auguste étant mort en 1223 , Louis VIII et Blanche furent sacrés et cou- ronnés h Reims , le 6 août de la même année, jour de la Transfiguration, par l'archevêque Guillaume de Join\ille , oncle de l'historien , en présence de Jean de Brienne , roi de Jéru- salem , des princes et des grands , et d'un concours de peuple extraordinaire. Les céré- monies se passèrent avec tant d'ordre et de pompe que le roi fit rédiger par écrit et retracer en images peintes tout ce qui s'y était observé , pour servir de règle à l'avenir.

Le règne de Louis VIII ne fut que de trois ans, mais il eut pendant ce court espace des combats et des sièges pour plus de vingt ans, et c'est de que ce roi , toujours en guerre avec grande valeur, fut surnommé le Lion. Louis, et Blanche qui 1 accompagnait partout , comme on l'a vu plus haut , chassèrent les Anglais de plusieurs villes , et, à l'instigation du pape Honoré III, recommencèrent contre les Albi- geois la guerre que Philippe-Auguste avait faite aux hérétiques. Blanche et le cardinal lé-

64 gat , Romain Bonaventure , dirigèrent cette dernière expédition ; Avignon fut réduit à l'obéissance du roi et tout le Languedoc et le reste du parti albigeois se rendirent à la force des armes ou à l'habileté des négociations. Puis , celte tâche accomplie , Louis VIII fut lui-même atteint d'un mal contagieux qui s'é- tait déclaré dans son armée, et il en mourut le 27 novembre 1226, dans le château de Mont- pensier en Basse- Auvergne , instituant par un acte solennel la reine Blanche tutrice de Louis, son fils aîné, et régente du royaume.

C'est à compter de ce moment que Blanche eut à déployer toute sa vigueur et tout son gé- nie. Elle organisa un conseil de régence très- puissant par les noms et les talens des seigneurs qui le composaient, et elle admit le cardinal légat , un des plus habiles politiques du temps; elle confia le jeune roi, alors âgé de douze ans, au connétable de Montmorency , le plus grand homme d'état et de guerre qui fût alors en France , et cependant elle continua de suivre et de surveiller elle-même l'éducation de son fils adoré, tout en vaquant aux affaires du royaume, aurdedans et au dehors. Gela tenait du miracle.

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Elle s'attacha principalement à faire passer dans le cœur du jeune Louis Tardenle pieté dont elle était embrasée. Elle lui disait souvent : « Mon fils , votre vie est mon plus cher délice, vous le savez; eh bien! j'aimerais mieux vous voir mort que souillé d'un péché mortel. » Louis s'en ressouvint toute sa vie , et l'on peut dire que Blanche médita la sainteté de son fils.

Cependant , les princes et les grands vas- saux supportaient impatiemment la domination d'une femme. Ils fomentèrent de nouveau la révolte des Albigeois, à la tête desquels se mit le comte de Toulouse ; et d'un autre coté , ils s'allièrent à Pierre de Dreux , dit Mauclerc , duc de Bretagne , qui commença une guerre redoutable contre la régente. Tous ces soulève- mens étaient excités par le comte de Boulogne, fils naturel de Philippe-Auguste, qui préten- dait à la régenceet regardait comme un affront qu'elle eût été déférée à une Espagnole dé- t range pciys.

Blanche ne perdit point de temps : elle fit sacrer et couronner le jeune Louis IX à Reims, et de le conduisit en Bretagne pour faire ses premières armes contre les mécon-

66 tens. Après des combats meurtriers et des chances diverses et terribles , la reine soumit toute la Bretagne, et fit condamner le duc , par un arrêt solennel du parlement, comme criminel de lèse-majesté, de félonie et d'autres crimes énormes ; le même arrêt déclara ses vassaux et sujets absous envers lui du ser- ment de fidélité ; et pour donner plus de peur aux Bretons, elle fit confirmer cette procé- dure par l'autorité apostolique. Toutefois, elle rendit les états au duc , sur ses humbles instances, après qu'il lui eut cédé ses plus fortes citadelles et qu'il se fut engagé par traité à une parfaite soumission envers le roi, son très-cher seigneur, et envers madame Blan- che, reine de France, sa mère. Elle triompha également de la révolte formidable du comte de Toulouse , à tel point que ce seigneur su- perbe, do mpté par son génie politique et guer- rier, vint publiquement abjurer , pieds nus, en chemise, et de la manière la plus humi- liante , le système dont il s'était long-temps fait gloire d'être le chef. Cette cérémonie extraordinaire eut lieu à Paris , le vendredi- saint, dans l'église de ^«otre-Dame. Au moyen- àge , on faisait intervenir Dieu en toutes cho-

67 ses. Au lieu de se soumettre à un vainqueur , on demandait pardon au Tout-Puissant et à son église. La défaite et la peur prenaient l'attitude et les paroles du remords ; l'amende honorable sanctifiait et relevait jusqu'au plus vil abaissement. Le vaincu avait l'air de ne courber la tête que devant Dieu , et il croyait pouvoir ensuite la relever devant les hommes 5 et cependant, qui de nos jours consentirait au pieux opprobre de l'amende honorable ?... De même , les chevaliers se seraient crus désho- norés de subir certaines nécessitées d'aujour- d'hui. Le point d'honneur a changé, la mode se glisse partout.

Nous avons dit que Blanche de Castille était aussi adroite que forte. Elle avait pour unique but la gloire de Dieu et de la monarchie, mais les moyens qu'elle employait ressem- blaient quelquefois à la ruse et à l'intrigue. J^out chemin est Bon qui mène à bonne jin , ce fut sa devise de toute la vie, et notam- ment la règle de sa conduite avec Thibaut , comte de Champagne. Ce grand vassal , un des plus puissans seigneurs du royaume, poète et musicien comme chacun sait, et par con- séquent passionné , mobile et impressionna-

68 hle , comme on dirait de nos jours, était lié d'intérêts et d'engagemens avec le duc de Bretagne et tous les mécontens; nul n'était plus compromis dans les guerres et révoltes contre la régente... Mais Blanche de Castille était encore la plus belle et la plus charmante dame du royaume de France, et Thibaut, en sa double qualité de chevalier et de trou- badour, avait conçu pour elle une de ces ad- mirations idolâtres dont la tradition se perd de jour en jour. Blanche mettait la plus grande importance à le détacher de la ligue dont il était un des plus illustres soutiens, et con- naissant à merveille la puissance d'un regard ou d'une parole sur l'ame du comte, elle avait recours à cet innocent manège, dans les mo- mens suprêmes. Un peu de coquetterie deve- nait alors la meilleure diplomatie, et la mo- narchie s'en trouva mieux que ce pauvre comte Thibaut, qui perdit sa vie à passer tour à tour des intrigues politiques aux prétendues intri- guesgalantes, et qui, un jour, se trouva ruiné et rejeté par ses complices, et parcelle qui n'avait pas voulu l'être. Il lui restait son luth et son génie, c'était un glorieux refuge : il s'y retira, et se consola un peu, à force de chanter. Dès

69 le lendemain de sa mort, ses poésies furent immortelles.... Soyez donc poète î

C'est au sortir d'une entrevue qu'il eut avec Blanche, qui était en route pour Vendôme, avec le jeune Louis, âgé alors de treize ans, que le comte Thibaut lui fit donner avis qu'un corps de troupes considérable était posté aux environs de Chartres, par le duc de Bre- tagne et le comte d'Evreux , pour s'emparer de la personne du prince. La reine-mère s'ar- rêta donc à Monllhéry , et de , fit savoir aux Parisiens le danger était son fils. Les Parisiens s'armèrent aussitôt, et coururent, au nombre de plus de vingt mille, jusqu'à Monllhéry -, ils épouvantèrent les ligués et ra- menèrent Blanche et son fils en triomphe dans la capitale. « J'ai entendu dire plusieurs » fois au roi Louis , dit Joinville , que depuis )) Montlhéry jusqu'à Paris, les chemins étaient » remplis d'une multitude innombrable de » peuple, soutenue des deux côtés d'une file de )) gens d'armes, et que tous criaient à haute )) voix que Dieu sauvât leur roi et confondit » ses ennemis. »

Plus tard, le duc de Bretagne, qui était de- venu le chef de la ligue, fit proposer au

70 comte Thibaut sa fille Yolande en mariage. Le comte était alors blessé des froideurs de la reine Blanche, il consentit, et le jour fut pris pour la cérémonie. La régente avertie de cette alliance, qui donnait tant de force à ses ennemis, dépécha en toute hâte au Champenois le seigneur de la Chapelle , grand pannetier de France, avec une lettre conçue en ces termes :

« Sire Thibaut de Champagne, j'ai entendu » que vous avez convenance et promis pren- » dre à femme la fille de Pierre de Bretagne. » Pourtant, vous mande que si cher que vous )) avez tout tant qu'aimez au royaume de » France , que ne le fassiez pas. La raison » pourquoi, vous savez bien. Je jamais n'ai » trouvé pis que mal m'ait voulu faire que » lui. »

Le comte, ayant reçu cette lettre, la baisa maintes fois, et en fit une autre au duc de Bretagne, pour lui dire que tout était rompu entre eux , tant un désir de Blanche était un ordre irrésistible pour lui ! Toute la ligue fut ainsi rompue une seconde fois. Blanche en re- mercia le comte, en lui disant: «Merci, comtej voilà ma main que vous pouvez porter à vos lèvres devant tous ces messieurs de ma cour, a

71 Une autre fois encore, ce fut en l'an 1234, Blanche de Castille avait donc bien près de cinquante ans 5 le comte, selon sa coutume , découragé de nouveau du côté de son cœur , était repassé aux révoltés. Cependant les guerres avaient singulièrement appauvri l'épar- gne royale. Blanche manda encore Thibaut , et après qu'elle lui eut parlé dans son oratoire, dit l'auteur de la grande chronique, « le comte » regarda la royne qui tant esloit belle et sage; » de sorte que, tout esbahi de sa grande beauté, » il lui répondit : Par ma foi, madame, mon » cœur, mon corps et toute ma terre est à vo- » tre commandement 5 ne n'est rien qui vous » put plaire que ne fisse volontiers. Jamais , » si Dieu plaît, contre vous ne les vôtres , je » n'irai. »

Et en effet, il renonça , par un acte solen- nel, à toutes prétentions sur ses propres terres qu'il reconnut avoir vendues au roi 5 céda Montereau-faut-Yonne et Biay-sur-Seine , pour les frais de la guerre 5 s'obligea de par- tir incessamment pour la Palestine, et promit que de sept ans il ne remettrait le pied en France.

Cependant, le terme de la minorité de Louis

72 arriva. La régente voulut finir par une action d'éclat , en mariant son fils à une princesse dont l'alliance devait ajouter un des plus beaux fleurons à la couronne de France. Ce fut Marguerite de Provence qu'elle choisit. Louis IX prit le limon des affaires , mais sa mère gouvernait encore avec lui , elle ne pouvait renoncer à cette longue habitude de supré- matie, et au surplus, l'état s'en trouvait bien. Toutefois, par une bizarrerie que peuvent expliquer l'amour de la domination et l'amour maternel poussés jusqu'aux dernières limites, Blanche trouva bientôt mille défauts à sa bru, et autant de prétextes pour ne pas l'aimer. La véritable , la seule raison dont elle ne se rendait pas compte, c'est qu'elle craignait l'empire d'une jeune femme sur le cœur et l'esprit de son fils ce n'était qu'une jalousie déguisée même à ses propres yeux. L'amour d'une mère a ses folles jalousies , comme tout autre amour , et cela fut porté si loin que les deux jeunes époux ne se vovaient, pour ainsi dire, qu'en fraude et en cachette de la reine- mère. Louis, qui devait être un saint, se ré- signait sans murmure , sinon sans douleur , à ces tribulations-, mais la jeune reine s'en

73 irritait dans son cœur , le nom de Blanche n'élait pas béni. Il l'était par toute la France, ainsi que le nom de Louis , car, en peu d'an- nées, grâce à leurs vertus et à leurs efforts réunis, il n'y eut plus que gloire et prospérité dans l'intérieur et au dehors, et jamais le peu- ple ne fut si heureux ni si digne de l'être. Les vert us des rois sont plus qu'une garantie de félicité publique, elles sont un exemple.

Sur ces entrefaites, Louis IX tomba dange- reusement malade à Pontoise. Une nuit qu'il entendait ses médecins se concerter entre eux avec grande inquiétude, il fit vœu dans son ame d'aller venger et délivrer les saints lieux que les infidèles venaient de reprendre aux chrétiens. Louis guérit , et il était trop reli- gieux pour ne pas accomplir sur le rivage un vœu ménae téméraire qu'il avait fait pendant la tempête. Quoique son absence dut occa- sioner une nouvelle régence et mettre encore l'autorité aux mains de sa mère, cette prin- cesse s'opposa de tous ses movens au départ du roi 5 car chez elle l'amour de son fils et l'intérêt de l'état l'emportaient de beaucoup sur l'esprit de domination , et elle pressentait daps ce degsejn aventureux ur.e infinité de

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74 malheurs, outre celui de ne plus voir ce qu'elle aimait le plus sur la terre. Le roi fut inflexible ^ c'est la première fois qu'il ne se rendait pas aux conseils de sa mère , mais il avait engagé sa parole envers Dieu 5 Dieu seul pouvait la dégager, et son vicaire sur la terre ne faisait rien pour cela. Les préparatifs de cette gigantesque expédition durèrent trois ans. Enfin, vers le milieu de l'année 1248, Louis IX partit, emmenant la reine sa femme, ses deux frères, Charles et Robert, un nom- bre presque infini de seigneurs, et même plu- sieurs prélats. La reine-mère l'accompagna jusqu'à Lyon, il reçut la bénédiction du pape Innocent IV, qui ne détourna point les suites funestes de cette entreprise. Le roi et sa mère pleurèrent long-temps dans les bras l'un de l'autre , et quand il fallut se séparer, Blanche cria, comme si on lui arrachait avec le fer une moitié d'elle-même. Mais la jeune reine remerciait Dieu dans son ame et les éclairs de son regard trahissaient sa joie : elle allait en fin être toute entière à son époux qu'elle adorait, sans avoir à souffrir de la jalouse ri- valité de sa mère. Tous les dangers, toutes les mauvaises chances disparaissaient devant cette

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perspective nouvelle d'amour et de libcrtc-. La reine Blanche, triste et grave, rentra dans Paris, et ne s'occupa ostensiblement que du bonheur public , et en secret que de son propre malheur. Les armes des croisés éprou- vèrent d'affreux, désastres au milieu d'une gloire immense. 11 fallut à plusieurs reprises des renforts d'hommes et d'argent , hors de toute proportion comme le génie de Blan- che, qui sut pourvoir aux besoins extrêmes de son fils, sans épuiser le royaume ni mécontent ter les sujets. Et cependant que d'abus, que de périls sans cesse renaissans elle eut à com- battre ! C'étaient d'abord les exigences et

les barbaries de quelques chapitres religieux envers leurs serfs, que Blanche affranchit par son autorité royale : tant elle avait une dévo- tion éclairée! tant elle savait que la meilleure manière de servir la religion c'est de la faire aimer et d'empêcher qu'elle ne soit dénatu- rée, et qu'on ne fasse aucun mal en son nom ! Ce fut ensuite la croisade des pastoureaux , appelée ainsi parce qu'elle était composée de pâtres et de paysans rassemblés dans toute la France par maître Hongrie, moine aposlaf qui publia hautement qu'il avait mission de Dieu

76 d'aller délivrer le roi et ses frères , alors cap- tifs chez les mécréans. Ces ramas de fainéans armés, sans chefs et sans discipline, dont les moins criminels étaient des visionnaires, ré- pandaient le meurtre , le pillage et l'incendie sur leur passage. Rien n'est pire que d'avoir à craindre ses propres défenseurs. Blanche, qui dans l'origine avait eu confiance aux pas- toureaux, ne balança point à confesser haute- ment son erreur , et elle les poursuivit avec outrance d'un bout à l'autre du royaume, jus- qu'à ce qu'il n^en restât plus un seul.

Un jour, elle reçut de son fils une lettre qui lui faisait connaître qu'il n'abandonne- rait pas l'expédition de Palestine avant d'y avoir rélabli les affaires de la chrétienté , et cependant les désastres et les fléaux de toute espèce démentaient trop cruellement les es- pérances du saint roi. Blanche eut tout de suite l'idée qu'elle ne le verrait plus , et elle en conçut un désespoir qui se changea peu à peu en mortelle maladie. Celte sorte d'idolâ- trie pour son fils élait sa seule faiblesse, et c'est par que le sort l'éprouvait 5 il en est tou- jours ainsi. Elle succomba, dans son château de Melun, le 1" décembre 1252 , igée de

soixante-quatre ans, à la fièvre lente qui la consumait depuis trois mois. Elle fut inhu- mée en l'abbaye de Maubuisson , après avoir pris l'habit de l'ordre de Citeaux. Les princi- paux seigneurs portèrent son corps , assis sur un trône d'or, le visage découvert et revêtu de ses ornemens royaux par-dessus son habit de religieuse. Ses dernières paroles furent : « Je vivais pour mon fils et par mon fils : il ne serait plus jamais , je meurs ! qu'il me rejoigne bien tard ! ))

Quant le légat du pape en Terre-Sainte ap- prit cette fatale nouvelle à saint Louis : « Je vous rends grâce , ô mon Dieu ! dit le roi en se jetant à genoux , de ce qu'il vous a plu me prêter jusqu'à présent la reine , madame ma mère 5 je l'aimais plus que toutes choses au monde, et elle le méritait bien. Mais vous me l'avez ôtée -, votre saint nom soit béni ! »

Et comme la jeune reine pleurait aussi à chaudes larmes, le sire de Joinville ne put s'empêcher de lui dire : « Qu'il étoit bien » vrai qu'on ne doit qu'à demi croire femme à » pleurer , car le deuil qu'elle menoit étoit » pour la femme haissoit le plus en ce monde. » A quoi la reine répondit : « Que ce n'étoit

)) pas pour elle qu'elle pleuroit, mais que » c'éloit pour le grand malaise en quoi le roi » étoit, et aussi pour leur fille qui étoit » demeurée en France sous la garde des » hommes. »

Mais la France pleura sincèrement et long- temps la plus grande de ses reines, comme la plus tendre des mères, qui tenait à l'huma- nité par quelques défauts, et à la nature di- vine par mille qualités et vertus si hautes et si belles, que Dieu la jugea digne d'avoir pour iils saint Louis !

JEANNE D'ARC.

(€^éxoi$mt,)

Une voix lui parla dans la forêt des chênes ; Elle ceignit le fer, partit , brisa nos chaînes ; Ensuite elle tomba dans les mains des mêchans; Le bûcher s'alluma pour la fille des champs ;

Elle y monta

Alex. Soumet.

Au feu la pythonisse ! au feu , Timpie , au feu !

Que tout son sang alors sur ses juges retombe !

Pjlll Lacroix>

La France , en te voyant , s't'cria : C'est un ange !

Alt. EsquirOs.

Mais Tauge est remonte depuis long-temps au ciel. Maximilien RAorL.

Qu'importe? va toujours, femme, Dieu seul est grand!

Al. de Musset.

Des Français , des ingrats la tiennent prisonnière.

Herjia>ce Lesgcilloiv.

C'est un ange venu de la voùtc éternelle; La palme des combats le couronne , et son aile , Entraînant les héros dans son vol indompte'. Les conduit de la vie h Timmortalilc.

Edouard Delprat.

InUi dcJSenartx cif^Cu-

JEANNE D'ARC.

J'étais un tout petit écolier faisant ma sep- tième^ moi, septième (je me rappellerai tou- jours ce singulier rapport numérique) , dans un très-obscur pensionnat d'Orléans , lors- qu'un mardi soir, avant la prière, le maître nous dit : « Mes enfans, je vous préviens qu'il y a demain un congé extraordinaire pour une grande cérémonie. » Et la prière commença , et jamais nos petites mains rouges ne se joi- gnirent avec tant de dévotion. Si nous avions dormi cette nuit- là, nous aurions été réveillés avant cinq heures du matin par les deux ca- nons, les quarante tambours et toutes les clo- ches de la ville. On nous mena dans notre vieille église Saint-Aignan , et de nous nous mî- mes en route processionnellement , avec tout le clergé, pour la place du Martroy; car voilà quelques années, depuis le concordat signé par le premier consul , que les processions sor- taient dans les rues, au grand contentement et

4.

82 orgueil de la catholique cité d'Orléans. Ar- rivés sur le Martroy, nos regards furent frap- pés d'un monument voilé d'une ample toile verte, dans un des larges enfoncemens de cette place irrégulière. Toutes les paroisses , toute la garnison, tous les magistrats , toutes les jeunes filles avec tous leurs parens , toute la ville était là, se pressant, se hissant, se pen- chant sur les estrades , aux fenêtres, sur les perrons 5 et l'on ne voyait pas une ardoise ni un pavé, tant la foule s'agglomérait et fermen- tait encore par terre et sur les toits. Enfin, au double signal d'une musique militaire et reli- gieuse, le grand voile se déchira, et une guer- rière de bronze apparut , coiffée d'un casque empanaché , et tenant à la main , comme une lance , un étendart à demi déployé. C'était Jeanne d'Arc !

La cérémonie faite , Cliacun s'ea fut chez soi.

Comme dit la chanson de Marlborough 5 mais les pauvres écoliers s'en furent dans leur collège, en regrettant beaucoup leur chez eux. Et, tout en cheminant par la place de l'Étape et la rue de l'Évéché pour regagner

83 noire cloitre Saint- Ai^^nan , nous nous de- mandions : « Qu'est-ce donc, Jeanne d'Arc ? » Et les plus savans, les grands ayant parcouru dans leur tèle toute l'histoire grecque et ro- maine, sans y rencontrer ce nom, pensèrent

apparemment ou plutôt ne pensèrent rien,

et se mirent à parler d'autre chose. Rentrés dans la pension , nous trouvâmes la salle des récréations toute décorée de verdure , et un bon vieux prêtre bien poudré , qui feuilletait un gros rouleau de papier.

a Mes amis, nous dit-il, c'est à pareil jour de l'année 1429 que la ville d'Orléans , assié- gée par les Anglais , fut délivrée miraculeuse- ment par Jeanne d'Arc, la bergère , la sainte amazone, dont nous venons d'admirer la sta- tue j car Dieu se plait à faire éclater sa force dans la faiblesse : un roseau dans sa main est plus puissant que les cèdres. Le caillou de Da- vid, la houlette de Geneviève, voilà ses armes favorites. Un enfant (son fils, il est vrai !) fut le sauveur du monde. Que ceux d'entre vous, mes petits amis, qui veulent écouter l'histoire de Jeanne d'Arc prennent place sur ces bancs autour de moi, et que les autres aillent jouer

dans le grand jardin. » Personne n'alla jouer dans le {^rand jardin , et le vieux prêtre com- mença. J'ai retenu la marche et le plan de son récit ; je voudrais l'avoir retenu mot pour mot. Si donc quelques passages de cet his- torique , mesdemoiselles, vous semblent dé- colorés , ennuveux même ( disons la chose comme elle est), ne vous en prenez qu'à l'in- fidélité de ma mémoire et à Tinsuffisance de ma rédaction pour y suppléer.

En ce temps-là, le duc de Bedfort, oncle et tuteur de Henri VI, roi d'Angleterre, faisait crier par un héraut : Vive Henri de Lanças- Ire , roi de France et d' Angleterre '. Cette proclamation lancée de la capitale, elle avait été scellée en la grande chancellerie , se répandit et retentit avec tristesse , mais sans opposition , dans presque toutes les provinces en deçà de la Loire; car celte belle partie du beau pays de France était alors au pouvoir des Anglais. Cependant le dauphin , fils de Char- les VI , s'était fait précipitamment couronner à Poitiers sous le nom de Charles VII. Mais, de jour en jour, l'invasion étrangère s'étendait sur les villes et sur les campagnes ; et Charles,

85 à vrai dire , avait la couronne sans le royau- me : couronne vacillante et douloureuse à son front , puisque l'huile sainte qui est à Reims n'avait pu couler sur elle.

Le jeune roi était à Chinon, sansarmée, sans trésors, n'ayant plus pour sujets que les gens de sa maison , mais ayant toujours pour amis La- hire et Dunois. Il venait d'apprendre que sa bonne ville d'Orléans , le dernier rempart de son trône, la clef du Midi , était sur le point de tomber aux mains des Anglais , faute de vivres, et bientôt faute d'habitans. Charles dé- libérait avec son conseil sur le projet de se re- tirer dès le lendemain en Daupliiné j des che- valiers français parlaient de fuir ! Oui, ks choses en étaient à ce point , lorsqu'un des gentilshommes entra dans la chambre du con- seil et remit au dauphin une dépêche du ca- pitaine de Beaudricourt , gouverneur de la ville de Yauconleurs, sur la Meuse, petit pays resté fidèle au roi , resté France , bien qu'en- veloppé de révoltes et de domination étran- gère, comme une ile pacifique et fleurie au milieu des vagues orageuses.

Le capitaine mandait qu'une jeune pay- sanne de Domremy s'était présentée à lui , di-

86 sant : « Si vous voulez m'envoyer sous bonne es- corte auprès de Charles VII , je délivrerai la France, et je conduirai le roi à Reims, pour y être sacré , malgré tous les Anglais , ainsi que me Ta fait savoir Notre -Seigneur, par son archange saint Michel 5 » et que lui, Robert de Beaudricourt , après l'avoir long- temps traitée de visionnaire, s'était enfin dé- cidé à la faire partir avec quelques hommes d'armes, en lui jetant pour adieu ces mots : « Va, et advienne tout ce qu'il pourra. »

Or, la jeune fille attendait dans une auberge de Chinon. Après de longues hésitations, car on craignait d'èire le jouet de quelque ruse de l'ennemi, la curiosité l'emporta 5 la paysanne fut donc admise à l'audience du roi. Elle se présenta en habit de guerrier, mais sa cheve- lure rejetée en arrière et flottant sur ses épau- les. Elle était grande et forte , mais ses traits étaient d'une rare délicatesse , et son re- gard et sa voix d'une douceur inexprimable. Quelque chose de rêveur, une teinte de tris- tesse angélique , une expression d'innocence virginale, formaient le caractère de sa physio- nomie et contrastaient merveilleusement avec la mâle vigueur de ses bras et de son corps ,

87 -. et son altitude toute martiale. Charles, pour IVjn'ouver, avait ôté tous ses insignes royaux, et s'était mêlé parmi la foule des courtisans; mais la jeune fille alla droit à lui sans hésiter un instant, et s'agenouillant avec une noble humilité : « Gentil dauphin, Dieu vous donne bonne vie. J'ai nom Jeanne la vierge. Je ne suis pas celui qui est le roi , Jeanne , ré- pondit Charles VII, en indiquant un des jeu- nes seigneurs : voilà le roi ! Eh ! mon Dieu! répliqua Jeanne, gentil prince, c'est vous qui èles le roi , et non un autre. Mon noble dauphin , conlinua-t-elle , je viens et suis envoyée de la part de Notre-Seigneur à tous, pour prêter secours à vous et au royaume. » Quelques jeunes courtisans souriaient de cet étrange secours 5 quelques prélats croyaient y voir le doigt de Dieu 5 d'autres une machi- nation de l'enfer : car, pour ce qui est surna- turel, il y a toujours cette désolante alterna- tive. Cependant le roi, s'étant entretenu seul avec elle, revint dire que cette jeune fille lui avait révélé certaines choses secrètes que nul. Dieu seul excepté , ne pouvait et ne devait sa- voir. Laissons la cour , les théologiens et les matrones , s'épuiser en conjectures, en inter-

rogatoires et en exaraens , avant de permettre à la bergère de combattre les léopards et de sauver le grand troupeau ; et ramenons-la, en idée, sous le toit de chaume de ses parens , et faisons-lui recommencer le cercle innocent et mystique de ses premières années.

Au village de Domremy, voyez cette étroite cabane, qui, par sa petitesse et son aspect rus- tique , rappelle la chaumière de Philémon et Baucis, rappelés eux-mêmes par un couple vertueux et pauvre , Jacques d'Arc et Isabelle Romée , habilans de cette cabane. , ces honnêtes paysans élevaient leurs garçons et leurs filles dans la crainte de Dieu et la science du labourage, afin qu'ils eussent la vie de ce monde et de l'autre. Jeanne , cette chaste hé- roïne qui devait sauver la France , était au nombre de leurs enfans 5 ils avaient mérité cette gloire par leurs obscures vertus. Jeanne savait coudre et filer, et toutes ses prières par cœur. Elle était forte et courageuse comme un lion, et timide et gracieuse comme une bi- che. Elle combattait les loups et les terrassait avec un pieu ferré, et il suffisait de lui adres- ser la parole pour la déconcerter. Le peu d'ar- gent qu'elle gagnait était pour les pauvres 5

89 tout le temps qu'elle n'employait pas aux soins champêtres ou à ceux du ménajje, elle le don- nait à l'adoration de Dieu et delasainteTierge-, et lorsque des pèlerins passaient par le pavs , elle leur cédait son propre lit , et son plaisir était de coucher dans l'àtre du foyer. Pour prix de cette vie de sacrifices et de sainteté , elle entendait, dans le silence des nuits, les ac- cords inefFahles des harpes célestes , et elle comprenait avec les veux de l'ame des carac- tères inconnus , des lettres de feu qui lui ra- contaient les choses futures. N'était-elle pas aussi savante, pour le moins, que ceux qui sa- vaient lire et écrire ?

Près du grand chemin qui conduit de Dom- remy à Neufchàteau, il y avait un hêtre au vaste ombrage qu'on appelait aihre des fées , à cause d'une ancienne tradition répan- due dans tous les hameaux voisins. Jeanne avait choisi cet arbre pour s'v abriter contre l'ardeur du soleil ou contre la pluie , pendant que les troupeaux confiés à sa garde paissaient à l'entour 5 mais au lieu de se reposer en rê- vant à quelque fêle ou à rjuelque parure , comme font les autres filles de son âge , elle s'agenouillait et elle priait pour son père et sa

92 ~ teraient dans ses voyages et ses périls. C'est alors que ne pouvant plus durer elle était, Jeanne, remplie de Tesprit du Seigneur, s'é- chappa une nuit, sans embrasser son père ni sa mère (comme aurait fait une autre pour quelque mauvaise action), et qu'elle alla trou- ver à Yaucouleurs Robert de Beaudricourt : (( Je viens , lui dit-elle , pour que vous me donniez quelques hommes d'armes qui puis- sent jn'escorter , et j'ai Dieu qui fera notre chemin jusqu'à M'' le dauphin , que je ferai sacrer à Reims, car c'est pour cela que je suis née , quoique j'aimasse bien mieux rester à

filer auprès de ma pauvre mère Mais il

faut que j'aille et que je fasse, parce que Dieu le veut. »

Elle retourna trois fois chez le gouverneur qui la traitait de menteresse ou d'insensée ; mais enfin il lui revint tant de choses extraor- dinaires sur celte jeune fille, qu'il consentit à lui donner une bonne escorte pour l'envoyer à Chinon était Charles YII. Jeanne revêtit des habits d'homme et partit. Quelques-uns de ceux qui raccompagnaient la regardaient comme une sainte -, d'autres avaient conçu pour elle un profane amour: d'autres la pre-

93 ~

naient pour une sorcière et avaient formé le projet de la jeter dans quelque fosse 5 mais ils n'eurent pas plus tôt fait deux lieues avec elle, qu'un saint respect remplaça tout autre sen- timent, tant elle parlait et agissait comme un être au-dessus de l'humanité. Elle maniait son cheval avec autant de facilité et de grâce que le meilleur cavalier -, ils avaient peine à la sui- yre 5 il semblait qu'elle montât un cheval ailé ^ si bien qu'ils ne mirent que onze jours à faire un voyage de cent cinquante lieues en pays ennemi , sur la fin de l'hiver, au milieu de tous les obstacles et de tous les dangers -, et cependant, elle avait entendu la messe tous les jours , et pour cela elle s'était souvent dé- tournée de plusieurs heures de sa route. C'est ainsi , comme nous l'avons vu , qu'elle arriva jusqu'à Chinon.

C'est ainsi qu'elle en repartit, mais avec bien plus de pompe et à la tète de douze mille hommes ; car toute la cour et toute la popula- tion des villes et des campagnes étaient élec- trisées par la pudique beauté et le pieux héroïsme de Jeanne. Ses réponses miraculeuses, quelques prophéties soudainement accom- plies, et surtout sa modeste assurance, avaient

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subjugué les plus incrédules. Un seul cri s'éle- vait : A Orléans, à Orléans l Avant de partir, elle demanda une épée marquée de cinq croix, qui devait être ensevelie derrière l'autel de Sain le -Catherine de Fierbois. On y fouilla la terre , et en effet l'épée se trouva. Elle voulut aussi , d'après l'avis des voix célestes , avoir un étendard de toile blanche , frangé de soie, tout semé de fleurs de lis, était figuré le Sauveur des hommes assis sur son tribunal, dans les nuées du ciel. Elle portait elle-même cet étendard , et répondait à ceux qui lui en demandaient la raison : « Je ne veux pas me servir de mon épée ni en tuer personne. »

Lors de son arrivée à Blois , elle envoya au duc de Bedfort et aux autres généraux anglais une lettre écrite sous sa dictée. Elle leur ordonnait de la part du Roi des cieux de lever le siège d'Orléans et de rendre à Charles les villes dont ils s'étaient emparés. Les Anglais retinrent son messager et le chargèrent de chaînes. Alors elle continua sa marche sur Orléans et y fit entrer tout son convoi d'armes et de vivres à travers le camp et les bastions ennemis. C'était un véritable triomphe; Dunois et Lahire marchaient à ses côtés, mais on ne

95 voyait que Jeanne. Tous les chevaliers com- munièrent avec elle dans la cathédrale, et elle fit plusieurs miracles en sortant de l'autel. On dit même qu'elle ressuscita un enfant. Toutes les mères se mirent donc à la suivre et à exhorter le peuple aux combats. Jeanne parlait de guerre aussi bien que les plus | habiles ca- pitaines. Il fut résolu qu'on attaquerait dès le lendemain quelques-uns des forts tombés au pouvoir de l'ennemi , dont l'innombrable armée investissait la ville. Toutefois, la guer- rière réitéra sa sommation aux Anglais, par des lettres qu'un archer leur lança au bout d'une flèche; elle s'exprimait ainsi : a Anglais, )) vous qui n'avez aucun droit au royaume de » France, Dieu vous ordonne, par moi, Jeanne « la vierge , d'abandonner vos forts et de vous )) retirer. Je vous ferais tenir mes lettres plus )) honnêtement , si vous ne reteniez pas mes » hérauts. » Le commandant ne répondit que par des injures qui touchèrent Jeanne jus- qu'aux larmes, car elles attaquaient la chasteté de sa vie , et il finissait en disant que si les Anglais la tenaient, ils la ferait brûler vive. Elle ne fit aucune attention à celte menace. L'attaque générale des forts fut ordonnée;

96 Jeanne se montra partout la première, son étendard à la main, criant sans relâche aux troupes : « Au nom de Dieu , il faut combattre les Anglais , fussent-ils pendus aux nues ! » Devant le fort des Tourelles, qui défendait ren- trée du pont , elle reçut un coup de flèche dans la gorge 5 car elle l'avait prédit la veille. Les Français découragés voulurent opérer leur re- traite , mais Jeanne, sans attendre le premier appareil , accourut au pied du fort et y planta son étendard. Enthousiasmés par cette action, ils montèrent hardiment à l'assaut; lesennemis épouvantés abandonnèrent le boulevart et les tourelles, et Jeanne rentra par le pont dans la ville, au son de toutes les cloches.

Les soldats anglais ne voulurent plus com- battre, car ils voyaient dans Jeanne une mes- sagère du ciel venue pour les exterminer, et, le cinquième jour, ils levèrent le siège en grand désordre, comme elle l'avait dit le premier jour. Ainsi cetle puissante armée, jusqu'alors victorieuse, fut balayée comme la paille des champs , au souffle de la bergère.

Jeanne retourna sans délai à Ghinon, mille marques d'honneur l'altendaient. « Pas encore, dit-elle, il faut marcher droit sur

97 Reims pour y faire sacrer le roi. » Et comme Charles VII hésitait : « Je ne dois durer qu'un an, reprit-elle, ou guère au-delà, tâchons de bien employer cette année, noble dauphin, et venez au plus tôt à Reims prendre, sur le maître-autel de la cathédrale , votre digne couronne de roi de France. » Cet avis était contre toute prudence humaine , car il fallait traverser avec une armée peu nombreuse et sans vivres quatre-vingts lieues d'un pays occupé par les ennemis fortement retranchés. Jeanne in- sista : « C'est ma mission ! criait-elle ; Reims ne vous trompera pas davantage qu'Orléans. » L'armée royale se mit en marche : les Anglais furent battus sur toute la route, ou plutôt, ils s'enfuyaient dès qu'ils apercevaient l'éten- dard de Jeanne d'Arc. Fargeau , Patai, Gien , Troyes, Châlons, ouvrirent leurs portes de gré ou de force. La guerrière apparaissait sur toutes les murailles comme l'archange saint Michel lui-même, terrassant à ses pieds l'hydre des factions et de la guerre. Enfin, vers le milieu du mois de juillet 1429, Charles fit son entrée dans Reims. Le nom de Jeanne d'Arc était toujours mêlé au sien dans les ac- clamations du peuple 5 mais elle refusait cet

5

98 Lommage en rougissant, et ne reprenait de l'assurance que pour crier : « Gloire à Dieu et vive le roi I »

Le sacre eut lieu dès le lendemain ; Jeanne y assista dans ses habits de guerre et choisit elle-même sa place. On lui demanda pourquoi, pendant la cérémonie, elle se tint près du maître-autel , portant son étendard 5 Jeanne répondit : « Il avait été à la peine, c'était bien raison qu'il fût à l'honneur. »

Après la messe du sacre , Jeanne se jeta aux pieds du roi, les yeux baignés de larmes d'attendrissement. « Enfin, gentil roi, aurai exécuté le plaisir de Dieu qui voulait que vinssiez à Reims recevoir votre digne sacre, en montrant que vous êtes vrai roi et celui auquel le royaume doit appartenir. Voilà ma mission accomplie. » Et se tournant vers l'archevêque de Reims : « Plût à Dieu, mon créateur, continua-t-elle, que je puisse main- tenant partir, abandonnant les armps, et aller suivre mon père et ma mère, en gardant leurs brebis avec ma sœur et mes frères qui se réjoui- raient beaucoup de me voir ! » Mais on la re- gardait comme l'ange tutélaire de la France. Le roi la supplia de ne pas abandonner l'armée, et

^m

le lui ordonna comme son souverain, u Vous le voulez , beau sire , je le veux donc ; mais bien vrai, ma mission est accomplie 5 l'esprit de Dieu m'a quittée , et sous ma ctiirasse je sens battre un cœur de paysanne. Vous le voulez, je reste, mais je ne suis plus res- ponsable des choses qui pourront advenir à votre royaume ni à moi. » En sortant de la cathédrale , les plumes de son casque prirent feu à un cierge, et dans un moment elle fut entourée de flammes. On les étouffa sur-le- champ, mais Jeanne en eut long-temps des frémissemens involontaires, devint morne et rêveuse, et demanda encore au roi la permission de retourner chez sa mère. Charles persista dans son refus, et, en dédommagement, il anoblit sa famille et lui donna le nom du Lys avec des terres considérables. Mais on dira toujours Jeanne d'Arc 5 le nom de noblesse est oublié , le nom de gloire vivra éternel- lement.

Dès lors, Jeanne se contenta de partager avec courage les périls de la guerre et d'expo- ser à chaque instant sa vie povir Charles YII 5 mais elle ne commandait plus les troupes , et ne donnait point de conseils ; elle avait tou-

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jours l'héroïsme de la guerre , elle n'en avait plus le génie. Après vingt combats , elle fit des prodiges de valeur , elle fut blessée à l'at- taque de Paris et prise au siège de Compiègne, dans une sortie. Jamais les victoires de Grécy , de Poitiers, d'Azincourt, n'excitèrent parmi les Anglais d'aussi grands transports de joie. Le duc de Bedfort fit chanter un Te Deum so- lennel dans l'église de Notre-Dame de Paris, et ses courriers allèrent de ville en ville annonçant la prise de Jeanne d'Arc , la sorcière. Les An- glais qu'elle avait vaincus, les Français qu'elle avait sauvés, se réunirent dans cette stupide croyance, et sous les tentes, et sous les chau- mes , on ne la nomma plus que la sorcière. Rien ne devient populaire comme l'absurde ; rien aux yeux du monde ne ressemble au crime comme un revers.

Conduite au château de Beaulieu , et trans- férée dans la forteresse de Beaurevoir , les in- sultes et les railleries de ses gardiens détermi- nèrent l'illustre captive à tout tenter pour sortir de prison 5 elle trouva moyen de se jeter du haut d'une fenêtre de la tour , et toute blessée, elle se traîna vers quelques chaumiè- res voisines. « C'est moi qui suis Jeanne d'Arc,

101 criait-elle , oli ! par pilié , ouvrez à Jeanne d'Arc , qui a délivré Orléans et fait sacrer le roi à Reims!.. » Mais elle entendait aussitôt des voix qui disaient: u N'ouvrez pas, c'est la sorcière! » Et si quelque jeune enfant, dans son ignorance , lui apportait un verre d'eau , les parens accouraient vite, et cassaient le verre qu'elle avait à peine touché du doigt , et lui jetant de l'eau bénite au visage : « Tiens, bois, sorcière, » lui criaient-ils; et ils s'enfuyaient avec de grands signes de croix.

Ce fut alors que Jeanne douta d'elle-même, au point de ne plus savoir si elle avait été in- spirée de Dieu ou possédée du démon. Elle re- tomba quelques heures après son évasion entre les mains de ses geôliers, qui la conduisirent à Rouen dont les Anglais étaient encore maîtres, et elle fut jetée dans un cachot infect, sans qu'aucune épée ni aucune voix s'élevât en France pour la secourir ou la réclamer !

Ici , notre vieux prêtre s'arrêta un instant , mesdemoiselles, pleurant et s'indignant avec nous de la barbarie des Anglais moins encore que de l'ingratitude des Français. Charles VII, tous les seigneurs et toutes les dames de la cour lui avaient pourtant juré mille fois vénéra-

J02 tion et assistance éternelle, à cette héroïque et pieuse iiUe!.. hélas I

Ce n'est pas pour long-temps que Ton aime toujours.

Ce vers charmant d'une femme qui n'en fait pas d'autres et qui n'en signe aucun , ce vers charmant est effrayant , tant il s'applique de lui-même à toutes les affections de la terre , à tous les sermens humains.

Quand nos exaspérations écolières se furent un peu calmées , le prêtre continua :

Ce jour-là, mes enfans, il y avait autant de foule sur la place de Rouen , aux fenêtres et sur les toits , que vous en avez vu ce matin dans Orléans ; il y avait aussi au fond de la place , comme une sorte de monument très- élevé, un immense piédestal... dont la statue était vivante : c'était un bûcher , et sur ce bû- cher, Jeanne d'Arc, celle qui avait remporté trente victoires pour Charles YII dit le Victo- rieux! et il s'est trouvé des témoins pour la dé- clarer devineresse, aposlate , hérétique et in- fâme 5 des juges pour la condamner au supplice du feu j des soldats pour l'y conduire ; tout un peuple pour regarder cela... et pas un che- valier pour renverser l'échafaud sur tous ces

103 félons ! Pendant le chemin, elle pleura beau- coup ; ce fut en songeant à son pauvre village. Puis, elle fit sa confession générale à haute voix; elle s'accusa, pour tout péché, d'avoir quitté son père et sa mère, afin de sauver la France, il est vrai : « N'importe, je les ai quit- tés sans avoir d'eux permission ni bénédic- tion. » Montée sur l'échafaud , elle demanda un crucifix 5 un Anglais rompit un bâton , dont il forma une espèce de croix 5 elle conjura un bon moine , frère Martin l'Advenu , de se placer au pied du bûcher et de l'exhorter as- sez haut pour qu'elle pût l'entendre; et alors, les flammes commençant à la dévorer , elle pria pour le roi , et prédit aux Anglais leur fuite prochaine-, et, quand elle fut toute cou- verte de son linceul flamboyant, le peuple , de seconde en seconde, entendait sortir de ce brûlant tombeau des exclamations de douleur avec le nom de Jésus.

Ses cendres furent jetées dans la Seine, mais son cœur fut retrouvé rouge et intact.

Après l'exécution , un secrétaire du roi de la Grande-Bretagne s'écria : « Nous sommes tous perdus et deshonorés d'avoir fait cruelle- ment mourir une héroïne ! m Et ce fut tout.

104 Le vieux prêtre se leva en essuyant ses veux; et nous , d'ordinaire si bruvans et si joueurs , nous restâmes quelques minutes mornes et im- mobiles sur nos bancs. Pour beaucoup d'entre nous, c'était notre premier chagrin. Oh ! l'heu- reux temps, le temps l'on n'a d'autres mal- heurs que les malheurs qu'on vous raconte ! Oh! qui ne s'est pas dit cent fois, en se retour- nant vers ses premières années (et vous-mêmes, mesdemoiselles , vous le direz peut-être plus tard); qui ne s'est pas dit , avec M. Adolphe Saint-Yalry, ce vrai poète du cœur ;

Je n'aime entre les jours que ceux qui sont passés.

JANE GRAY.

(fa Hfôignûttom)

Et puis , rhistoire d'Angleterre Et de vingt royaumes encor... Combien de reines sur la terre Ont paye' cher leur robe d'or !

M""= A. D.

Oh! (jue n'ai-je passe' mes jours an bord de l'onde , A voir la mer décroître , à la voir revenir , Les vagues se pousser et ne jamais finir!

A. SE Beaucuesne.

Le néant des grandeurs , le néant de la tombe !

Derbioy jeuxe.

Elle avait alors vu, pour la vingtième fois.

Les roses du printemps s'effeuiller sous ses doigts.

Juste Olivier.

J'ai l'âge pour régner et non pas pour mourir!

PiCUAT.

Le trône est Ih qui réclame sa proie ; Reine aujourd'hui, que seras-tu demain .•*

Emilien Pacim.

La loi

De l'arche d'Israël qu'elle ait le privile'ge ; Que nul n'ose y porter une main sacrilège !

Ave.nel.

JANE GRAY.

(Ctt $leôtgnûtî0n.)

C'était une de ces rares journées de soleil , la verte campagne d'Angleterre sourit et s'épanouit, libre enfin de son réseau de brouil- lard , comme une jeune fille qui jette au loin son voile de deuil et se plaît à montrer les éme- raudes et les perles de sa ceinture et de son collier. Le parc de Sion-House étalait avec or- gueil le luxeartistement naturel de ses grands gazons et de ses grands ombrages, si bien fon- dus avec les collines, les prairies et les vallées, que l'œil n'eût jamais deviné le jardin finit et le pays commence. Dans un pavillon re- culé, d'où l'on n'entendait d'autre bruit que le murmure continu d'une fontaine et les no- tes intermittentes de quelques oiseaux invisi- bles, une jeune femme était assise, belle et pure, et souriant comme cet Ariel que devait peindre Sbakspeare. Avait-elle dix-sept ans ?

108 tout au plus. Et cependant , sur la table et sur les bancs autour d'elle , des livres grecs et latins se trouvaient mêlés aux crayons, aux mandolines et aux longues aiguilles à broder. Elle lisait religieusement un volume de Pla- ton, son auteur favori , lorsque la porte aux vitraux gothiques s'ouvrit et laissa voir un long cortège de seigneurs arrivant par toutes les allées, et à leur tète Henry Gray, duc de Suffolk , Jean Dudley, duc de Northumber- land, et lord Gilfort-Dudley, dans leurs plus magnifiques habits. A peine, dans sa première surprise, la jeune femme avait-elle reconnu son père, son beau-père et son mari, que tous les trois mirent un genou à terre , et lui offrirent avec de grands signes de respect, sur trois coussins de velours, une main de justice, un glaive et une couronne: « Car Edouard VI •est mort hier, 6 juillet 1553, dit le duc de Norlhumberland, et voici ses dernières volon- tés qui investissent Jane Gray de la royauté d'Angleterre, à l'exclusion de Marie et d'Elisa- heth , déclarées filles illégitimes de Henri VHI. » La surprise de Jane Gray fut de l'épou- vante. En un moment elle se représenta tous les dangers du fatal honneur qu'on lui propo-

109 sait , elle s'en représenta aussi toute l'injus- tice. « Ah ! milords , s'écria-t-elle , que venez- vous m'ofTrir ? La couronne d'Angleterre ne m'appartient pas. Vous savez tous comme moi qu'avant sa mort, le roi Henri VIII fit un tes- tament par lequel il léguait le trône au prince Edouard, et, à son défaut, à ses deux filles Ma- rie et Elisabeth , par ordre de primogéni- ture.

Mais, répondit le duc de Northumber- land, cet acte est sans force, puisque, par une contradiction qui l'annulle , Henri VIII a laissé subsister le décret du parlement qui proclamait l'illégitimité de la naissance de ses deux filles. C'est donc à vous , petite-fille de Marie , sœur de ce roi , que revient légitime- ment la royauté. Donc, Jane, nous vous sa- luons reine d'Angleterre et nous venons rece- voir vos sermens en échange de notre foi et hommage.

Non , répliqua Jane, non 5 tout cela est mal, mylords , quelque chose me dit au fond du cœur (et celle même voix parle au fond du vôtre) que ce n'est pas à moi d'être reine, et que je toucherais au bien d'autrui. Et puis, abandonner ma douce solitude de Sion-House

110 pour le tumulte de Londres , et mes loisirs si bien occupés pour vos orages vides et péril- leux. Non, laissez-moi, par grâce ! assez d'au- tres , sur mon refus , accepteront ce diadème qui ne serait qu'un fardeau pour ma tête , et plus encore pour ma conscience»

Il n'est plus temps, Jane, reprit lord Gil- fort-Dudley , le peuple et le parlement vous demandent, et le moindre retard serait le signal d'une guerre civile. Pour Dieu, notre épouse chérie, sauvez l'Angleterre en régnant sur elle.... Et quand il serait vrai que votre père et le mien, que moi-même, votre époux, nous eussions tout médité , tout préparé pour ce moment suprême 5 quand il serait vrai que les dernières volontés d'Edouard lui eussent été inspirées par nous , ses plus chers favoris, en haine de la papiste Marie, dont les Anglais souffriraient impatiemment le joug, autant que par amour pour vous et par une noble

pensée d'ambition la chose est faite , Jane 5

nous ne pouvons plus reculer que dans un abime , et notre tête tombera si la vôtre ne porte pas la couronne. A'^ous monterez sur le trône, ou nous monterons tous trois sur l'é- chafaud. Décidez j mais nos genoux ne quit-

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teront pas la pierre de ces marches que vous ne nous ayez dit : Mylords, suivez la reine, ^j Suivez donc la reine , mylords , dit Jane en pleurant et en frémissant; mais Dieu est témoin que mon front se débat sous cette couronne, comme sous le glaive flamboyant de Tarchange. »

II.

II était d'usage alors que les souverains d" Angleterre passassent les premiers jours de leur avènement au trône dans la Tour de Londres. La nouvelle reine y fut donc conduite sous l'escorte de la petite armée de partisans queNorthumberland avait organisée à la bâte. Tous les conseillers, devenus en quelque sorte les prisonniers de ce duc ambitieux , suivirent la reine dans cette forteresse. Des ordres furent donnés pour que Jane fût proclamée dans tout le royaume 5 mais ils ne reçurent d'exécution qu'à Londres et dans les environs , et le peuple entendit cette proclamation dans un morne silence, car, ayant vu la princesse Marie ré- intégrée dans ses droits par Henri ^ III , il avait toujours pensé qu'elle succéderait sans contestation à Edouard. Et d'ailleurs, la nation

112 prévoyait avec effroi que Northumberland gouvernerait sous le nom de Jane 5 et l'aver- sion qu'inspirait son caractère astucieux et cruel l'emportait sur les craintes que pouvait concevoir le parti des protestans , sous le règne de la catholique Marie. Cependant on plaignait Jane, car on l'aimait tanti On aurait voulu la délivrer de ses funestes honneurs. Ainsi pensait le bon peuple de Londres. Mais les partis, qui ne raisonnent que dans leur intérêt ou leurs passions, s'irritaient de plus en plus ; l'armée de Marie et celle de Jane, ou plutôt de Norlhumherland, se rencontrèrent; Marie fut victorieuse et entra dans Londres aux ac- clamations du peuple et des magistrats. Per- sonne n'était plus heureux que Jane Gray. Avec quelle joie elle quitta le bandeau royal, après un règne de neuf jours dans une prison ! . .

Elle écrivit à Marie pour lui demander la permission de retourner à son cher Sion- House. Pour toute réponse , elle reçut l'arrêt de mort deNorthumberland,qui fut exécuté le 22 août 1553, et l'arrêt de captivité de lord Gilfort, son mari, qui fut enfermé avec elle dans la Tour.

La mort des deux époux était résolue dans

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le cœur implacable et vindicatif de Marie. Quelques nouveaux troubles, une conspiration misérablement ourdie par le duc de SufFolk, servirent de prétexte ; Suffolk fut condamné à la peine capitale, et Jane, voyant ainsi tous les siens tomber l'un après l'autre, se résigna sans effort à la triste destinée qui l'attendait elle-même.

On vint en effet l'avertir de se préparer à la mort, ainsi que son mari.

Jane ne répondit rien, mais elle prit aussitôt une plume et écrivit une lettre tout en grec à sa sœur , la comtesse de Pembroke , pour l'en- gager à conserver, dans les diverses situations le sort pourrait la placer , une constance semblable à la sienne.

Quelques heures avant le supplice des deux jeunes époux , lord Gilfort demanda instam- ment à voir sa femme 5 Jane s'y refusa. « Non, répondit - elle , la tendresse de nos adieux amollirait trop nos âmes dans un moment nous avons besoin de toutes nos forces. Notre séparation sera courte 5 le ciel n'est pas loin de ceux qui ont beaucoup souffert ! et , rien ne troublera plus notre éternelle félicité. »

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Un même échafaud devait servir à Jane et à son époux -, mais le conseil redouta la pitié et la sympathie du peuple pour cette jeune , belle et vertueuse princesse, et il fut décidé qu'elle serait décapitée dans la Tour même. A travers les barreaux de sa fenêtre, elle vit passer son mari que l'on conduisait au supplice, et bientôt elle revit porter son corps sanglant dans un char. On lui apprit qu'il était mort avec une grande fermeté 5 son propre courage redoubla.

Comme elle marchait vers le billot fatal, le gouverneur de la Tour la supplia de lui donner quelque bagatelle qu'il pût conserver toute sa vie. Jane lui fit présent de ses tablettes, elle venait d'inscrire trois maximes, en grec, en latin et en anglais. Le sens portait que la justice humaine s'était exercée contre son corps, mais que la miséricorde divine serait favorable à son ame ; que sa jeunesse et son inexpérience lui serviraient d'excuse^ enfin , qu'elle espérait que Dieu et la postérité lui feraient grâce.

Jane, au moment de subir l'arrêt mortel, adressa un discours pathétique au peu de spectateurs qui assistaient à cette horrible

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scène. Toute la douceur de son caractère s'y révélait ; elle ne reprocha son malheur qu'à elle-même et ne laissa échapper aucune plainte sur la rigueur qu'on déployait contre elle :

« Mon crime est moins d'avoir porté une » main sacrilège sur la couronne, que de ne » l'avoir pas rejetée avec assez de constance. » Je me suis rendue coupable, non par am- » bition, mais par respect pour mes parens. » Je me soumets volontiers à la mort , comme » le seul hommage que je puisse rendre à la » majesté du trône. L'atteinte que j'ai portée » aux lois de l'état demandait un exemple. » Je prouverai par ma résignation le désir M sincère que j'ai d'expier une faute , qu'un » excès de tendresse filiale m'a fait commettre. )) Je reconnais que je suis punie avec justice, )) puisque j'ai été l'instrument quoiqu'invo- » lontaire de l'ambition. J'espère que l'histoire )) de ma vie ne sera pas sans utilité : elle » montrera du moins que la pureté des in- » tentions ne justifie nullement les crimes de )) fait, surtout lorsque ces crimes tendent à » nuire au repos des états. Et maintenant, » monsieur , dit-elle au gouverneur , faites )) exécuter l'arrêt. «

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Jane se fit ôter ses vétemens de parure par ses femmes^ mais elle ne voulut point qu'on lui coupât ses beaux cheveux , elle les ramena sur sa poitrine, comme un voile d'or et de soie. Puis on lui mit un bandeau sur les yeux, et ses blanches petites mains , guidées par le vieux gouverneur tout en larmes, cherchèrent le billot mortel , pour y poser sa tète, A sa taille encore enfantine, à la pale sérénité de ses traits, à l'expression d'étonnement plus que de frayeur répandue sur ses lèvres entr'ou- vertes, à sa démarche gracieusement gênée, on eût dit une jeune fille convalescente qui s'essaie à quelque jeu de son âge, et qui , les yeux fermés , marche avec précaution pour ne point se faire de mal.

Et la hache tomba sur cette charmante enfant, etlebourreau, pleurant etblasphémant, tomba lui-même presque mort à côté de la victime.

Et si quelques-unes de vous, mesdemoiselles, ont vu le magnifique tableau de Paul de Laroche, tout ce que je viens d'écrire leur paraîtra bien peu de chose; et vous toutes qui ne l'avez pas vu, car il a brillé comme un éclair, tout cela ne vous en donnera qu'une

117 bien faible idée; mais \olre ima{;ination y suppléera : rèvez ce qu'il y a de plus pur, de plus gracieux , de plus touchant: votre rêve sera presque la réalité de l'art.

CLEMENCE ISAURE.

(C'3n0piratton poétique.)

Dans mon riant jardin , sur la verte pelonse, Sons mon beau ciel d'azur, venez , je vous attends ; Je vous garde les prix que je cueille h Toïdouse , Dans la coibeille du printemps.

Jules de Rességuier.

C'est un bean jour vraiment le premier jour de mai! Oh! ce jour, entre tous, Dieu doit Favoir aime'.

François de la Bouillerik.

Nous allons donc voir d'un œil enchante'

La palme du génie offerte à la beauté' !

MOHIER DE LA SiZERANNE.

Sois poète , envoyé de Dieu.

Hesry Blaze.

Ainsi , rayon du ciel égaré dans sa course ,

Ton vers descend du ciel et remonte à sa sonrce ,

Sans toucher qu'en passant aux fanges d'ici-bas.

Victor de la Boulaie.

Malheur aux hommes froids , aux hommes de la prose !

Auguste Barbier.

Et la gloire , h ses yeux se voilant d'innocence , Caclie ses lauriers sous des fleurs.

Victor Hugo,

Imp de Bennrd. et FrtiJ .

CLEMENCE ISAIJRE.

(iC'3n0ptrttttûn |JoêttqueO

Oui, c'est à Toulouse qu'il y a fêle ! c'est aux ieux floraux, avec les souvenirs des trouba- dours , au milieu des brillans cortèges, parmi les flûtes et les guitares, quand revient le 3 mai , le jour de la moisson des amaran thés d'or et des beaux lys d'argent. On sent qu'une femme a passé par-là , tant il y a de douceur dans celle gloire. La veille au soir , le blanc fantôme de Clémence Isaure est encore venu déposer son bouquet sur le seuil de sa chère académie : c'est en son nom qu'on va en dis- tribuer les débris aux jeunes poursuivans de la gaie science ; et les poètes , amoureux de ces fleurs, semblent en parfumer leur poésie , et mêlent toujours une molle et suave harmonie aux chants les plus sévères, se ressouvenant sans doute que, dans les temps antiques, pour être bien accueilli des Muses, il fallait avoir sacrifié aux Grâces.

Vers le treizième siècle , quand loutel'Eu-

6

122 rope, long-temps écrasée sous les pieds des barbares, n'avait encore que des cris de guerre ou des gémissemens de douleur, Toulouse éle- vait déjà sa voix mélodieuse et jetait aux échos surpris les notes timides de ses poétiques chan- sons, comme ces oiseaux hâtifs, qui, sous les branches toutes noires encore, hasardent leurs sonates précoces parmi le fracas des vents et des froides giboulées. Ce fut deux cents ans avant la renaissance des lettres qu une société de sept poètes ou troubadours institua, dans un faubourg de Toulouse, un collège de poésie sous le nom de collège de gai savoir. On leur doit la première poétique connue en Eu- rope. C'est à eux qu'un roi d'Espagne envoya un ambassadeur nour demander une colonie de

L

poètes. Voici une lettre qu'ils adressèrent en 1323 aux personnes les plus distinguées de la province , et qui donnera une idée de leur caractère.

(( La très-gaie compagnie des sept poètes de » Toulouse, aux honorables seigneurs, amis et n compagnons qui possèdent la science d'où )) naît la joie, salut et vie joyeuse.

» Nous vous invitons à vous rendre le » 1" mai prochain dans le verger que nous

123 » tenons des poètes nos devanceurs ; notre plus )) grande attention et nos désirs les plus ar- » dens sont de nou* réjouir en nous récitant » nos vers et nos chants poétiques.

)) Nous vous supplions et requérons devenir, » le jour assigné , si bien fournis de vers har- » monieux et d'un si beau feu , que le siècle M en devienne plus gai , que nous soyons plus «disposés à nous réjouir, que le mérite re- » vienne en vigueur, que la vertu soit récom- » pensée et le vrai savoir exalté I »

Certes, voilà des vœux qu'on pourrait for- mer dans tous les siècles et même dans le nô- tre, nonobstant les merveilleuses améliora- tions dont nous jouissons, d'après l'incontes- table principe de la perfectibilité indéfinie.

Telle est la haute origine de celte première académie des temps modernes, les prix étaient des fleurs dont les germes poétiques furent bientôt répandus et fécondés, non seule- ment dans tout le midi delaFrance, mais par- delà les Alpes et les Pyrénées. —En 1388, des poètes toulousains , sur la demande de Jean, roi d'Aragon, allèrent instituer la gaie science à Barcelone, et, quelque temps après, à Tor- tose, sous le roi Martin. Les productions des

124 troubadours furent long-temps les seuls ou- vrages de poésie lus et admirés par tout l'oc- cident. C'est à cette riche collection ([ue les muses italiennes puisèrent leurs premiers tré- sors. Dante et Pétrarque, comme on l'a dit , sont les fontaines de la poésie toscane 5 mais fontaines qui prirent leur source dans notre poésie provençale et languedocienne. Si un homme de l'esprit et de l'érudition de M. Pau- lin Paris consentait à jeter dans les manu- scrits des troubadours la fécondante lumière qu'il a répandue lui-même sur les plus précieux manuscrits des trouvères, et qu'il les coordon- nât , commentât et traduisit au besoin, nous au- rions un monument complet et parfait de la double origine d'où sortent la poésie et la langue françaises -, mais M. Paulin Paris ne peut pas tout faire , et il ne se fait guère de savanset d'écrivains comme lui.

Cependant l'astre de Clémence Isaure ne s'était pas encore levé -, il ne devait paraître que pour conjurer de nouveaux orages et dis- siper de nouveaux brouillards : car, tandis que le joyeux consistoire voyait grandir au dehors des institutions semblables à la sienne, deux fois le faubourg des Auguslins , la maison , le

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verger des sept rnainleneurs , furent détruits par les guerres 5 les lielles fleurs périrent arro- sées de sang, et les murs de l'académie, qui s'étaient élevés aux doux accens de la gentille langue d'Oc , s'écroulèrent au rauque siffle- ment de l'idiome anglais. Les capitouls alors recueillirent les poètes dans l' hôtel-de-ville et subvinrent à tous leurs frais 5 mais les sept chanteurs se croyaient en exil dans le Capitole toulousain : ils rêvaient toujours les beaux om- brages de leur jardin paisible 5 d'année en an- née les fleurs fournies par les autorités munici- pales semblaient ternies de la poussière des greffes j les gais exercices prenaient peu à peu quelque chose de guindé et d'officiel^ puis, la ville se lassait de voter des fonds pour une chose qui n'était point d'une utilité publique , n'étant que belle et charmante. Enfin, languis- sante depuis près d'un siècle , celte ancienne institution allait mourir. Clémence Isaure parut !

C'est merveille de voir comme le hasard , ou plutôt la Providence , car il n'v a point de hasard, suscite à point nommé les vengeurs ou les sauveurs : l'histoire du monde est pleine de ces miracles ; toujours quelqu un envoyé d'en

126 haut vient arranger nos affaires d'ici-bas. On se demande incessamment : Qui donc'punira et réprimera le désordre? qui donc relèvera la société penchant vers Tan tique chaos?... On cherche , on se creuse la tète , on se perd en conjectures, et cependant arrive un général, ou un saint, un enfant ou une femme, que per- sonne n'attendait, et tout se réorganise et se formule d'après les nouvelles nécessités dont le roi du ciel a seul le secret. Ce qui est vrai pour les empires l'est aussi pour chaque famille ou agrégation : une même loi régit l'univers et Tatôme. Dieu me préserve de prendre ja- mais des académiciens pour des atomes ! mais enfin Clémence Isaure parut, et le collège de la gaie science ressuscita plus frais et plus brillant.

A la voix d'une jeune femme , les trouba- dours dispersés se rassemblent ^ les luths dé- tendus s'accordent : la fête du 3 mai se célè- bre avec plus d'éclat que dans les plus belles années. C'est que Clémence Isaure prodigue tous ses biens et toute son imagination , le plus grand des biens, pour relever le palais et les jardins des mainteneurs, pour tracer et assurer à jamais la pompeuse ordonnance des

127 solennités du joyeux consisloire , et pour mul- tiplier les fleurs annuelles qui doivent couron- ner les poètes vainqueurs jusqu'aux dernières limites de l'avenir. Grâce à elle, grâce au noble et intelligent emploi de ses richesses, cette écla- tante moisson ne peut plus manquer , et tous les ans, et toujours, on verra fleurir sur le tombeau de Clémence Isaure une amarantbe et une églantine d'or, une violette , un souci et un lys d'argent.... il n'y a qu'à se hausser pour en prendre.

« Non contente de protéger les voyageurs )) inspirés qui portèrent leurs joies par toute )) la France , et rendirent nos mœurs pres- » que aussi douces que leurs chants , Clé- » mence Isaure voulut mériter les couronnes » qu'elledécernait; et, devinant toutes les grâ- » ces, toutes les séductions du langage de nos » troubadours, elle sut élre à la fois leur rivale » et leur patronne. Mais le temps a effacé ses » vers , ses accords légers n'ont pas retenti « jusqu'à nous, et ses chants, consacrés par nos » regrets, sont perdus pour nos souvenirs. »

J'emprunte ces lignes si élégantes à M. le comte Jules de Rességuier, comme je lui ai déjà emprunté les charmans vers de l'épigraphe.

128 Le proverbe dit : On ne prête qu'aux riches. Mais on leur emprunte beaucoup aussi , et on ne le dit pas toujours.

Et après tant de bienfaits et de génie, et en présence de tous les monumens d'une vie glo- rieuse , il s'est trouvé des hommes pour dou- ter de Clémence Isaure , pour lui disputer son nom et nier son existence. Il y a déjà long- temps qu'un monsieur nommé Catel (personne ne lui disputera son nom à lui ) voulut faire de celte illustre fille un personnage imaginaire. La muse de Toulouse serait un fantôme et sa gloire une fable ! Et cette opinion est encore l'opinion... et la consolation de beaucoup de gens. Quand l'envie et la médiocrité , ces deux vieilles sœurs , nées le même jour et qui mourront ensemble au dernier jour du monde, ne peuvent plus arrêter l'admiration pour quelque belle œuvre ou quelque belle action , elles prennent leur revanche con- tre l'auteur ; trop heureuses si elles par- viennent à jeter une vague incertitude et la vapeur épaisse de leur grossière haleine sur une figure et sur un nom , qu'il faudrait ado- rer. C'est bien assez de la chose sans la per- sonne. Mais l'ouvrage ou le fait n'en sont pas

129 moins sublimes, et il faut bien un auteur à toute chose 5 oui, mais on ne sait plus qui, et c'est toujours autant degagné. Les athées procè- dent ainsi. Certes, l'univers est beau, même à leurs yeux5 eh bien ! ils disent que ce n'est pas Dieu qui l'a inventé , et les voilà dispen- sés d'un culte et d'une reconnaissance.

Cette répugnance d'admiration est une des plus misérables infirmités du cœur humain ; elle prend sa source dans ce qu'il y a de plus mauvais et de plus vulgaire en nous , et, mal- heureusement, c'est une contagion ou une mode, la plus implacable des contagions. Parlez avec enthousiasme dans un salon d'un homme ou d'une œuvre de génie de nos jours, TOtre voix trouvera de chauds contradicteurs, et à peine quelques échos de politesse, et la grande majorité se taira en vous regardant d'un air contraint et méfiant , et tout le salon sera mal à l'aise. Ressouvenez-vous, au con- traire, de quelque situation invraisemblable, de quelques vers bizarres comme il yen a dans les plus beaux ouvrages , ou bien moquez-vous agréablement du plan et des caractères d'un poèmeoud'undrame(iln'ya rien de plus facile)

et voyez alors comme tout s'anime et rayonne

6. "

130 autour de vous 5 quel chorus universel! Tous ces messieurs et toutes ces dames, si mornes il n'y a qu'un instant , comme les voilà joveux et animés ! ce serait plaisir de les voir , si ce n'était pitié... Oh! mesdemoiselles, défendez- vous de celte disposition dénigrante^ rejetez-la ainsi qu'une pensée de l'enfer- laissez aller votre ame aux pures émotions de la poésie et des arts, et plaignez ceux qui se moquent ( la moquerie est l'esprit des sots). Plaignez ceux qui cherchent des orties dans un jardin, et qui croient avoir gagné la bataille d'Austerlitz quand ils ont trouvé une tache dans le soleil ou dans Lamartine.

Donc, on a nié l'existence de Clémence Isaure -, mais les incrédules ont été victorieu- sement combattus par le savant bénédictin dora Vaissette, dans son Histoire du Langue- doc, et par La Faille dans ses Annales de Tou- louse, et encore par le Mémoire imprimé en 1776, au nom des mainteneurs , il est solidement prouvé que l'illustre Toulousaine a existé^ qu'elle est la fondatrice ou plutôt la régénératrice des jeux floraux, et qu elle en a voulu assurer à perpétuité la célébration , en laissant de grands biens aux capitouls ou of&-

131 ciers municipaux , à condition qu'ils en fe- raient l'eraploi prescrit.

On ne s'accorde point pourtant sur l'époque précise de la naissance et de la mort de Clé- mence Isaure ^ mais il parait certain qu'elle vivait en 1478, et qu'elle n'existait plus en 1523. La même obscurité qui couvre son ber- ceau et sa tombe couvre aussi son origine : quelc|ues auteurs la prétendent issue des an- ciens comtes de Toulouse : son épitaphe porte seulement que , sortie d'une famille illustre, elle vécut célibataire et mourut à cinquante ans. A sa mort, elle confirma par testament la donation qu'elle avait faite pendant sa vie. Indépendamment des fleurs qui feront l'éter- nelle parure de Toulouse, elle a encore légué à sa ville une halle et un pré : on voit qu'elle a pensé à tout le monde.

Ne nous étonnons pas que l'on sache si peu de chose sur Clémence Isaure ; elle n'est pas la seule dont la vie soit ignorée et le nom célèbre. Telle a été plus d'une fois la desti- née des bienfaiteurs de l'humanité : le temps , qui respecta leur nom , cache quelquefois leurs actions sous lui voile impénétrable ; et si quelque grand souvenir, comme un trait de

132 lumière , a percé la nuit de leur tombeau , tout le reste s'est éclipsé aux regards de la pos- térité. Nous les contemplons comme ces divi- nités qui n'inspirent jamais un respect plus grand quelorsque, placées au fond de leur sanc- tuaire, une religieuse obscurité les environne. Loin que ce mystère soit un motif de doute, il est un symptôme d'immortalité.

Ainsi , Clémence Isaure n'existe dans l'his- toire que par les jeux floraux 5 une resplendis- sante lumière éclaire cette face de sa vie dont tous les autres aspects sont voilés de ténèbres. Heureux qui ne laisse voir à son siècle et aux siècles futurs que le coté brillant et beureux de son ame et de sa destinée ! Peut-être Clémence Isaure traînait-elle avec soi quelque grande souffrance; peut-être éprouva-t-elle quelque amère déception du cœur; que sait-on? ses fleurs d'or et d'argent ont peut-être été souvent arrosées de ses larmes... A-ton impunément du génie et de la vertu? N'importe ; nous ne la verrons jamais qu'une violette ou une églan- tine à la main , et un divin sourire sur ses lè- vres , présidant les joutes de la poésie et cou- ronnanl les vainqueurs de ce tournois pacifique, il n'y avait d'autre danger pour les com-

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batlans que de trop aimer les oràces et les per- fections de la souveraine des jeux.

Hélas! ce danger valait bien ceux de la guerre : témoin ce qui advint , raconte la lé- gende , au gentil sire de la Landelle.

Il revenait par Toulouse , d'un pays bien loin, chevauchant vers son petit manoir, sans songer à rien qu'à sa bonne épée, comme un vrai chevalier ledoit. Toul-à-coup unegrande foule l'environne et le presse, a Place, place ! c'est le gai collège qui s'avance au son des hautbois et des trompettes d'argent. )> Sire de la Landelle n'eut garde de résister aux flots qui l'entraînaient^ il n'avait jamais vu pareille fête et ne s'en faisait même aucune idée , ne sachant écrire que tout juste ce qu'il en faut pour signer un cartel ou un tendre message... toujours comme le doit un vrai chevalier. Il

entre et se place dans l'enceinte Tous les

hommes étaient debout, la tète découverte , une femme seule était assise , comme sur un trône , c'était Clémence Isaure : il y avait de la déesse, de la sainte et de la nymphe dans sa beauté magique , et sire de la Landelle, qui était venu pour écouler, pouvait à peine suffire à regarder. Enfin, les jeux commencèrent 5 deux

134 poètes furent proclamés vainqueurs : Clé- mence Isaure leur distribua les couronnes fleuries. Le premier avait fait une canson : c'était Bertrand de Roaix, lauréat célèbre 5 il lut ses vers lui-même -, les hommes l'applau- dirent , les femmes lui jetèrent des bouquets. L'autre, la dame de Villeneuve, fameuse aussi, avait composé une pastorale 5 mais toute con- fuse de se trouver en si grande et si brillante assemblée , elle pria humblement Isaure de la lire , ce que celle-ci fit de si bonne grâce et d'une voix si touchante que maintes et main- tes fois les vitraux s'ébranlèrent au bruit des acclamations. Lorsqu'elle eut fini, plus n'était souvenir de la can son de Bertrand de R oaix , sans pareille tout-à-l'heure. Mais voilà, pour clore magnifiquement les jeux , qu'Isaure se prend à réciter un poème de sa propre création, et la pastorale de la dame de Villeneuve fut à son tour comme si elle n'eût jamais été. Toutes les inspirations, celles de la voix , du regard, du geste et de la poésie , se trouvaient mêlées à tous les enchantemens de la grâce, de la jeu- nesse et de la beauté. C'était la muse elle- même.

Sire delà Landelle ne se tenait pas d'aise : il

135 trépignait, battait des mains et criait plus que tous. Dame Clémence faisait le délice de ses yeux, de son oreille et de son cœur de dix- sept ans. Un nouvel avenir semblait s'ouvrir devant lui; il était ivre, bien plus il était fou, bien plus il étaitpoète. . . Oui, poète dans l'ame ! C'en est fait, il n'aura pas d'autre dame. Mais, pour la mériter, il lui faut la fortune et la gloire. Déjà une inspiration miraculeuse fer- mentait dans son sein , mais faute de science, il ne pouvait exprimer toutes les belles pensées qui l'obsédaient. Il part, disant en lui-même qu'il va conquérir la science et la richesse , pour tout rapporter aux pieds de Clémence.

Bien des années s'étaient écoulées sans que personne eut connaissance de lui, lorsqu'un soir, un chevalier tout couvert de poussière s'agenouilla devant une petite chapelle à une demi-lieue de Toulouse sur la route d'Italie, a Sainte Vierge , disait le chevalier , reçois mon vœu. J'étais pauvre , et je suis riche comme le pacha de Svrie 5 j'étais inconnu, et maintenant ma renommée de poète me pré- cède en tout lieu. Je tiens le luth aussi adroi- tement que l'épée. Je dois tout, tu le sais, à noble dame Clémence Isaure; eh bien! tout

136 est pour elle. Paisse-t-elle, par ta grâce, con- sentir un jour à m' accorder ce que je n'oserai dire sans émoi et tremblement de lèvres ! Monseigneur, v pensez-vous? se récria vivement son page en tirant son manteau? Dame Clémence a plus de cinquante ans , vous jure. Taisez-vous, enfant, répondit avec gravité le bon cbevalier : sa renommée aura plus de mille ans , et sera toujours jeune, m

Puis il court à Toulouse tant que son cheval avait de jambes, et se rend droit au Capitole, car c'était encore le 3 mai. Il venait disputer le prix avec une ballade qui lui avait coûté bien des nuits sans sommeil et la moitié des cheveux de sa tète, et il aspirait pour su- prême récompense à demander la douce main qui l'aurait couronné... Mais pourquoi donc Clémence Isaure n'est-elle pas là?,. Et pourquoi donc celte statue de marbre portant les fleurs du concours? 11 approche... Ah! ce marbre, c'est elle? La déesse, la sainte, la nymphe, la muse, est retournée au ciel I Son ombre seule, pour la première fois , préside à la poétique solennité. La ballade tombe des mains du chevalier , qui tombe lui-même aux pieds de la statue. Un des main teneurs déploie le

137 rouleau, et lit à haute voix la poésie du sire de la Landelle. Un vote unanime lui décerne le prix 5 c'était l'amaranllie d'or. Il réclame comme une faveur le souci d'argent 5 il le porte à ses lèvres, le presse sur son cœur, lève les yeux et les bras vers le marbre adoré : il prononce trois fois : « Clémence Isaure ! Clémence Isaure! Clémence Isaure! » et plus onc ne prononça une parole. On dit, mais je n'y étais pas , que la statue tressaillit sur sa base 5 ce qui est certain, c'est que toutes les fleurs dont elle était parée se détachèrent comme des fruits mûrs de leur tige , et cou- vrirent de leurs débris, comme d'un linceul embaumé, le corps et le visage du chevalier. Fut-il du moins enseveli auprès de Clémence Isaure ? La légende n'en parle pas, mais avouez qu'il l'aurait bien mérité. Quant à la ballade, ni le livre rouge, ni le livre vert, ni aucunes archives n'en ont conservé souvenance; seu- lement, sur une pierre dégradée par le temps, un antiquaire en a déchiffré la fin , dont voici une imitation :

Inspire-moi , dame Clémence , Et soudain... je suis troubadour; Soudain l'oeil au ciel je commence

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A moduler nn lai d'amour. Je crains I4 mer je m'engage ; On dit rjue , maigre chants et pleurs, Mille et bien pins ont fait naufrage Sans trouver le pays des fleurs , Pays d'aimable poésie, Connu de Sapho , d'Aspasie , Mais encor mieux connu de toi. Viens donc , viens guider mon navire , Dame Clémence , au doux sourire , Dame Clémence, inspire-moi (i)!

En 1513 , dans les dernières années de la vie d'Isaure, le collège de la gaie science changea son nom en celui de jeux floraux , lesquels furent érigés en académie par lettres patentes rendues en 1594, lesquelles portèrent à trente-six le nombre des mainteneurs qui sont aujourd'hui quarante , nombre émi- nemment académique. C'est donc, comme nous l'avons déjà observé , la plus ancienne académie des temps modernes 5 c'en est aussi la plus ingénieuse et la mieux ordonnée dans l'intérêt des lettres. Tandis que l'académie française elle-mcme n'a qu'un prix pour la

(1) Ces vers et la plupart des détails qui précèdent sont empruntés h un bel éloge de Clémence Isaure , prononce' par M. de Puibusque , un des quarante maintenems.

139 poésie, qui se décerne en général à une épitre en vers, c'est-à-dire à ce qu'il y a de moins poétique, les jeux floraux couronnent chaque année, outre l'épitre, tous les autres genres de poésies: l'ode, le poème, l'élégie, l'idylle ou l'églogue, le sonnet ou l'hymne; ils ont également un prix pour le discours en prose comme toutes les académies. Certes , avec une pareille institution, si Toulouse eût été le centre de la vie sociale et politique , qui, dès le moyen-àge, reflua presque toute vers Paris; notre poésie élégiaque et lyrique , notre poésie du cœur et d'imagination, n'aurait pas été si étrangement en retard. Et qui sait? la France aurait peut-être aussi son épopée.

Telle est cependant l'influence de l'astre de Clémence Isaure , que ses rayons ont toujours fait éclore des générations de poètes. Toulouse a son atmosphère littéraire comme Paris. Son ressort comprend le Languedoc , la Pro- vence et la Guienne ; jamais les poètes n'y ont manqué- jamais ils n'y ont été si nombreux et si brillans que de nos jours.

C'est sans doute aussi à l'harmonieuse mé- moire d'Isaure, aux suaves svmphonies qui ou- vrent ses jeux annuels, que Toulouse est rede-

140 vable de sa musique populaire et de ces chœurs délicieux qui , le soir , parcourent ses rues et ses promenades; concerts instinctifs aux- quelsrépoudent nos sauvages chansons du nord. Et voici venir encore le 3 mai ! Dès le matin de nombreuses aumônes seront distribuées; l'éloge d'isaure sera prononcé dans la grande salle du Capitole, au pied de la statue couronnée d'immortelles; puis, on ira parsemer sa tombe de roses consacrées et cueillir avec pompe les fleurs d'or et d'argent sur le maitre-autel de l'église de la Daurade, reposent ses cendres; une messe en musique sera célébrée, et le cortège reviendra au Capitole pour proclamer les vainqueurs au bruit des fanfares , devant tout ce qu'il y a d'esprits et de beautés dans la ville d'isaure. Vous voyez bien qu'il y a fête à Toulouse! C'est une fête qui commence; dans toute autre académie, c'est une séance qui s'ouvre.. Allons, jeunes poètes, à vos lyres ! Disputez-vous ces nobles fleurs qui n'ont point de revers comme les médailles. Et pour- quoi donc les femmes, élues de la muse, ne vont-elles plus en foule briguer ces glorieuses parures? Trente bouquets de Clémence Isaure ont été autrefois décernés à des femmes. Quelle

141 sera leur académie, sinon les jeux floraux? Certes, je ne conseillerai jamais aux femmes la poésie avec^ préméditation ; mais quand le ciel les a douées du génie poétique, qu'elles tentent du moins des combats gracieux comme elles, et des prix qui se gardent parmi leurs colliers ou s'enlacent à leurs cheveux.

ŒCATHERIE ou CATHERINE.

Ctt 0atntctc.

D'autres pensers plus grands viennent saisir mon ame.

GiNDRE DE MaXCT.

Le langage des dieux peint seul un bien céleste.

BoisjOLm.

Elle eut de doux pensers et des voix lui parlèrent. \ers un être invisible elle étendit les bras.

ALEX. DuMàS.

Je rêve et crois ouir les chants délicieux

Des constellations qui chantent dans les cieux.

JcLES Lacroix.

Pour tout noble exilé qui du haut des cieux tombe , O terre ! ce n'est plus qu'à creuser une tombe Que tu sers ici-bas !

Pavl Folcher.

. ..... Ah I songe à l'autre vie î

Victor Pavie.

Leurs cris mêlés de larmes Formeront sur ta tombe un glorieux concert.

Chacvet.

La voix du créateur parle un si haut langage !

V'' Alfred de Fali.ocx.

Et du Dieu tout puissant qui donne la victoire, Une vierge timide attestera la gloire.

E. Meskechet.

Un souffle prophétique a passé dans son ame.

Ancelot.

SAINTE-CATHERINE,

PATRONNE DES JEUNES FILLES.

o*»

(25 Novembre.)

Ecolièrcs gentilles , Dont la grâce fleurit h l'ombre des couvens,

Pour les chastes quadrilles Jetez la robe brune et les livres savans.

Car, du haut de ce trône , Qu'au travers du martyre elle a conquis jadis ,

Votre douce patronne Vous obtient pour sa fête un jour de paradis.

Mais dans ce jour riant de vacance Intinc , Ayez mémoire encor de sainte Catherine , Et dites en vos cœurs : Plutôt que de pécher, Bien jeunes pour la mort, nous irions la chercher.

Or, des chrétiens captifs sur la côte africaine , Qui labouraient le sol sous les fouets sarrazins , Heurtèrent dans le sable une tombe romaine. Ce qu'elle contenait leur» dix bras, h grand'peine , L'allèrent déposer sous trois palmiers voisins.

Et de la mort l'un d'eux ayant ouvert les langes : Il Gardons que ce dépôt , dit-il, ne soit trahi ! »

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Et tous cachaient le corps lorstju'une troupe d'anges Descendit, de la sainte entonnant les louanges, Et l'emporta bien loin vers le mont Sinaï.

Lh , s' élevaient les murs d'un très-vieux monastère ; , les oiseaux divins s'abattirent le soir. L'e'véqne reçut d'eux ce beau corps que la terre Respecta cinq cents ans; et , dans un saint mystère , Le parfuma trois fois au feu de l'encensoir.

Puis , il baisa le bout des ailes angeliqnes Qui balayaient le marbre en glissant sotis la nef ; Puis , la cloche éveilla les frères catholiques, Qui tous , de Catherine adorant les reliques , Répondirent amen aux oraisons du chef :

« Sainte Catherine , la vierge , Qui rc'sistâtes seule au second Maximin, Reléguant dans sa pourpre un empereur romain , Afin de mourir pure et chaste sous la serge,

Tendez-nous du ciel votre main.

)) Sainte Catherine , savante , Qui , dans Alexandrie et du sang de ses rois , A.UX rhéteurs de l'école enseignâtes la croix , Tant vous étiez de Dieu la parole vivante ,

Prètcz-nous là-haut votre voix.

» Sainte Catherine , martj'^re , Qui , sur la roue infâme , au plus fort des tonrmens ,

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Confessâtes Jcsus et ses commandeniens, Priant pour vos bourreaux , au lien de les maudire , Priez pour nous à tous momens.

» Sainte Catherine , Fctoilc La plus blanche qui soit dans le septième ciel, Splendeur, flamme invisible h l'œil matériel. De votre éclat brûlant oh! dt'pouillez le voile

Pour sourire sur votre autel ! »

Comme TeVéque-abbe' cessait la litanie,

Ils placèrent la sainte en une châsse d'or,

Et , pour glorifier sa me'moire bénie ,

Lui votèrent la fête et la cérémonie

Que dans tous les clochers on carillonne cucor.

Quand le ciel nous aidant il nous reprend l'envie De juger Catherine aux actes de sa vie. Ce qui frappe surtout , et surtout lui valut Son martyre excepte' la palme du salut ,

C'est l'ineffable accord, Tharmonique alliance De tant de modestie et de tant de science , Comme si le cœur simple et doux de Je'sus-Christ Se mariait en elle au feu du Saint-Esprit.

Elle savait qu'il faut que toutes les lumières Remontent vers le ciel à leurs sources premières ;

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Qae la science humaine elle seale est bien peu , Et ^e c'est tout savoir que de connaître Dieu .

De vient qu'elle fut , pour l'Eglise fidèle , Des enfans de son sexe et patronne et modèle , Et que la docte sainte, en ses divins loisirs , Ainsi que leurs travaux, ordonne leurs plaisirs.

Écolières gentilles, Dont la grâce fleurit à l'ombre des couvcns ,

Pour les chastes quadrilles Jetez la robe bnme et les livres savans ;

Car, du haut de ce trône, Qu'au travers du martyre elle a conquis jadis,

Votre douce patronne Vous obtient pour sa fête un jour de paradis.

OLYMPE DE SEGUR.

(C:Hmaur C0nju0al.)

Non , tu ne mourras poiat, je n'y puis consentir.

Racine.

Ma vie est sur ton cœur, la mort , oîi tu n'es pas. Baron de Mortemart.

C'est pour toi que je veux un nom grand et ce'lèbre.

Jules Jahiit.

O femmes! vous avez un charme tutelaire.

Erkest Fouiset.

Est-ce un songe , une rêverie ? Ma branche sèche est refleurie !

M. DE MiATLEW.

Mais les femmes, elles grandissent A l'égal de l'adversité'.

Comte DB Pbtronnet.

Car le vent de l'orage agrandit Fincendie Lorsq[u'il e'teint les feux Icgers.

Ulric Guttingdbr.

Pour toi puis-je mourir? Oh! comme avec transport Je bénirai le jour d'une si belle mort!

Baron Jules de Caozs.

Oh! crois-moi, je veux te sauver.

A. Dl'plesst.

J'affronterai les maux contre moi conjurés.

Bertoh.

OLYMPE DE SÉGUR.

Combien de femmes dans le monde qui n'ont l'air qu'aimables, douces et spirituelles, et qui gardent caché dans leur cœur le dépôt des plus hautes vertus et des plus courageux sa- crifices -j germes impatiens qu'un souffle d'ad- versité ferait éclore ! Combien de chastes ménagères , ou de belles dames riches et fêtées , se sont un jour réveillées héroïnes à l'appel d'un danger... d'un danger qui menaçait leurs enfans ou leur mari ! •— Telle fut Olympe de Ségur.

L'histoire n'a conservé que peu de détails sur Olympe de Ségur ^ mais un seul trait décèle toute une ame. Vous le savez , mes- demoiselles, il y a telle action qui pèse une vie entière dans les balances divines. Vous savez aussi que les plus admirables actions furent toujours celles qui ont enfreint, déchiré, outragé la loi civile, quand cette loi, par hasard, outrageait elle-même la loi de nature et de

152 justice éternelle ; hasard trop fréquent, au reste, pour n'être pas, de siècle en siècle, un fait exprès de la méchanceté des hommes.

Heureusement, les femmes sont pour dé- jouer, avec leurs ruses vertueuses, l'inflexible rigueur des décrets iniques ou sanguinaires. Les femmes, qui mourraient plutôt que | de blesser la moindre convenance sociale, il faut les voir, moitié dédain, moitié ignorance, fouler aux pieds les convenances politiques pour arriver à quelque chère victime qu'elles sauveront à la barbe des grands-prevôls et des geôliers. Elles s'arrogent le droit de grâce, quand il s'endort dans la main des rois.

C'était par une nuit de tonnerre et d'ou- l'agan sans exemple à Bordeaux ; la Gironde s'ouvrait et se dressait comme les vagues de i'Océan -, pas un pauvre marinier n'osait nager au secours de son bateau en détresse 5 pas un astronome ne hasardait sa lunette dans les noires cavités du ciel 5 pas une chaise-à- porteur ne ramenait du bal son marquis poudré ou sa vicomtesse fardée 5 pas même un filou ni un soldat du guet dans les rues. Tous les oiseaux nocturnes étaient blottis dans les cre- vasses du château Trompette, et toutes les

153 sentinelles de cette prison d'état frissonnaient dans leurs capotes, au fond des guérites. A droite, à gauche, les murs, les toits, s'écrou- laient et volaient. La terre semblait veuve de tous ses habitans, et l'on eût dit que les élémens profilaient de l'absence de l'homme pour anéantir ses œuvres :

Car tous les tlemens ont une antique haine Pour lc£ créations de la puissance humaine.

Poétique vérité que la Cloche de Scldller a fait retentir d'un bout de l'Europe à l'autre. Cependant, si le vieux sonneur de la vieille cathédrale eût alors collé son œil aux fentes de ion clocher , il aurait aperçu , parmi ce chaos ténébreux et morne, aux deux extrémités opposées de la ville, deux fenêtres éclairées qui semblaient se regarder comme des yeux ardens par-dessus toutes les maisons voilées d'obscurité. L'une de ces fenêtres était celLe du belvédère construit sur le toit du magni- fique hôtel Ségur, construit lui-même sur une hauteur. L'autre était la plus élevée et la plus étroite des fenêtres de la grande tour château Trompette. A l'une, flottait un long ri- deau de soiecramoisi à franges d'argent, comme

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154 enontlesi'iches,quin'yjeltentpaslesyeux5Sur l'autre, fleurissait un liseron sauvage , délices des pauvres prisonniers. La gentille fleur grim- pait souriante, et entremêlait ses frêles clochet- tes et ses doigts efFilés aux lourds barreaux sinis- tres, comme un oiselet perdu se réfugie inno- cemment sous l'aile d'une sombre corneille; comme un bel enfant rose, que sa mère créole a quitté pour mourir, tend ses petits bras et suspend ses lèvres orphelines au sein étranger d'une négresse. Une ombre blanche passait et repassait derrière la fienèlre au rideau rouge; une ombre noire se balançait à l'autre fenêtre, mordant les barreaux de fer et baisant les feuilles du liseron. Deux fantômes peuplèrent ainsi toute cette nuit funèbre. Quand la plus diligente horloge frappa quatre heures , les bougiesdu belvédère s'éteignirent, et, quelques minutes après, deux femmes, dont l'une beau- coup plus petite que l'autre, sortiren t de l'hôtel, suivies de quatre laquais portant desflambeaux. Ces personnages traversèrent rapidement les vieilles rues de Bordeaux comme poussées par l'orage et les vents 5 arrivés à l'angle du port, ils s'arrêtèrent un instant. Le jour commençait à poindre, et les deux femmes, ayant congédié

155 leur suite, s'avancèrent seules vers le château Trompette. La plus grande fr^pa et remit un papier au guichetier qui les conduisit à l'ap- partement du commandant.

« Il est permis à M"* Olympe de Ségur, » marquise de Belcier, de voir son mari demain, » 13 avril 1721 , à la pointe du jour.... »

« Madame, dit aussitôt le commandant, je vais vous introduire auprès de monsieur le marquis^ mais... la permission n'est que pour vous seulement.

C'est ma fille, reprit vivement la jeune femme, c'est notre unique enfant , ils l'ont oubliée 5 mais non, ils ont pensé que tout le monde concevrait qu'elle ne pouvait quitter sa mère... aujourd'hui sur tout, puisque demain... Des sanglots achevèrent la phrase. Eh bien! madame, entrez toutes les deux. Merci , monsieur.»

Le prisonnier et les deux anges qui le vi- sitaient se tinrent si étroitement embrassés, immobiles de joie et de désespoir, qu'on eût dit un groupe de marbre pleurant sur un tombeau. Tandis qu'ils s'enivrent du poison des larmes, occupons-nous des causes et des suites de cette captivité.

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A l'époque des troubles parlementaires, le jeune marquis SfeBelcier, fils du premier pré- sident de Bordeaux, avait pris parti pour son père, on ne sait trop comment, contre je ne sais plus quels ministres d'alors : voilà son crime; et pour ce crime il allait avoir la léte tranchée. 0 justice politique, ton glaive est partout!.. donc sont tes balances?..

« Non, non ; ils sont en délire, s'écria enfin une voix insensée. Que disaient-ils donc ?. . Que vous mourrez? Yous mourir, et pourquoi? Est-ce parce que vous êtes jeune, illustre, beau, généreux, aJoré? Oh! les stupidesgens, qui croient que d'autres mains que celles de Dieu pourront toucher à l'élu de son amour ! Vous voilà! c'est bien vous. N'est-ce pas qu'il n'a jamais été question décela? J'étais folle comme eux. »

Oh ! ma chère Olympe , regardez ces murailles, ces guichets meurtriers, ces portes de fer, et sortezde votre songe avant l'affreux réveil. Vous n'auriez pas la force d'y survivre, et quelle serait ma mort !

Ah ! oui, oui, tout est vrai! Le cachot à présent, et dans deux heures le.... Ah!... Pardon, pardon, je l'avais oublié dans tes bras.

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Mais pourtant, tu ne mourras point. Je me souviens maintenant. Tiens! prends mes \ê- temens et mon voile, et donne-moi tes habits et va-t'en: j'y ai pensé toute la nuit, c'est notre seul espoir ! Vite ! vile !

Moi , que je tâche de sauver ma vie au péril de la tienne ! y penses-tu, mon amie ? Tu ne sais donc pas?... mes juges seraient capa- bles de te condamner pour cet acte d'héroïsme ^ mes geôliers seraient capables de t'égorger dans leur première fureur!... Et notre fille, que deviendrait - elle , avec sa mère dans la tombe , et son père dans l'exil et la proscrip- tion ? Et puis , crois-tu que mes gardiens soient si peu méfians qu'ils ne s'aperçoivent pas du déguisement.^... Et puis... tout, plu- tôt qu'un danger pour ma femme chérie , pour mon héroïque Olvmpe ! . . . ne songeons qu'à ton avenir et à celui de notre enfant.

Je ne songe qu'à te sauver ; qu'est-ce que le reste ? Tes juges , tes geôliers , me con- damneront, m'égorgeront -, qu'en sais- tu :' Cette mère qui se présenta devant un lion af- famé, avec son fils dans ses bras, a-t-elle été dévorée ! et s'ils ont plus soif de sang que les animaux féroces... Eh bien! tu vivras du

158 moins, banni, proscrit, qu'importe! lu vi- vras, et ton nom ne mourra pas. Tu choisiras plus tard, en Allemagne, en Italie... (que sais-je ? le monde est grand ) une nouvelle épouse qui sera la mère de ma fille, car tu vas l'emmener avec toi, et qui te donnera des fils, pour continuer ta noble race et réhabiliter sa gloire. Au lieu que moi, mon Dieu ! une pau- vre femme, seule, à quoi est-elle bonne au monde.... quand elle n'a plus son mari qui était sa force et sa parure ?. . . Tu crois que tes gardiens te reconnaîtront sous mes habits?... ils n'y legarderont pas seulement. Si c'est une belle action que je fais , comme tu le dis , je n'en sais rien, va... on ne se méfie jamais des belles actions. Et maintenant, ne me parle plus de mon avenir, ne me parle plus même de ma fille... ne parlons que de toi, ne pensons qu'à toi. Vois-tu , quand une femme aime son mari... vous ne savez pas cela, vous autres 5 mais Dieu le sait , que je t'aime comme mon père, comme mon ami , comme mon bon ange, comme mon enfant; oui, comme mon en- fant!... Bien souvent je t'ai regardé dormir, et d'autres fois je t'ai grondé comme si tu avais été mon fils... C'est bien vrai ce que je

159 te dis... l'amour conjugal, c'est comme tous les amours ensemble... Oli ! ne me repousse pas ainsi avec ta main!... Tu me refuses.-^ tu me refuses ! tu veux donc que je meure de toutes les morts ? car, je le jure sur la tète de notre fille , puisque tu n'aimes qu'elle , si je ne te sauve pas , je me tuerai au pied de ton échafaud, et cette pauvre enfant n'aura plus personne sur la terre!... Allons, Mélanie, al- lons , parlez donc 5 vous voyez bien qu'il ne m'écoute pas ; dites-lui donc que vous le vou- lez... N'est-ce pas que tu veux qu'il vive et qu'il t'emmène avec lui? et moi... j irai vous rejoindre bientôt, j'en suis sûre!... C'est qu'à y bien réfléchir, c'est la raison même , et il n'y a que ce moyen. Je ne sais pas comment nous pouvons discuter là-dessus... Mon Dieu ! mon Dieu î voilà six heures qui sonnent ! »

Et la jeune mère et la jeune fille embras- saient les genoux du prisonnier, en le sup- pliant de vivre pour ne pas les tuer. Lui , se défendait toujours; mais tant d'émotions, jointes aux longues tortures de sa prison , ac- cablèrent ses forces : il chancela et perdit connaissance; et lorsque les soins d'Olympe l'eurent ramené à lui, il reconnut ses propres

160 habits sur elle, et il eut peine à se reconnaître lui-même dans les habits de sa femme. Au même instant, on en lendit dans le corridor la voix du geôlier qui criait : « Allons, madame, il faut partir. » Et quand la porte du cachot s'ouvrit , le voile d'Olympe tomba sur le vi- sage du marquis de Belcier. Les trois infor- tunés demeurèrent encore pendant quelques minutes comme anéantis dans les bras les uns des autres...

Olympe, restée seule, écoutait avidement le bruit des pas qui s'éloignaient et descen- daient. Quelquefois, par un effet de la dispo- sition des voûtes et des escaliers, le bruit semblait se rapprocher : alors, elle tombait à genoux avec de mortelles angoisses. « Mon Dieu! l'auraient-ils reconnu? le ramènerait- on dans ce cachot qui m'appartient? » En- fin, elle n'entendit plus d'autre bruit que le sourd retentissement de la grosse porte qui se refermait derrière sa fille et son mari j et alors elle tomba encore à genoux-, car, dans l'excès de nos joies ou de nos douleurs , nous n'avons qu'un même cri : Oh l mon Dieu .'..,

Geôliers et guichetiers n'avaient pas même soupçonné la possibilité de cette sainte super-

161 chérie ; et cependant , Jeanne Coèllo et milady Nithesdale avaient déjà donné au monde un double exemple de cet héroïque et ingénieux dévouement. 3Iais, par honheur, les geôliers n'ont pas le goût des études historiques. Les nobles plagiais de cette espèce leur échap- pent donc facilement, comme on l'a vu en- core de nos jours, pour la gloire de l'huma- nité : Madame Lavalette !...

Le malin même, des hommes noirs entrèrent dans le cachot du marquis de Belcier, pour lui lire son arrêt et le mener au supplice. Quand le prisonnier se découvrit la le le pour écouter la lecture fatale, de grands cheveux blonds inon- dèrent ses épaules. Ce fut un grand élonnement, puis une grande consternation , puis une grande fureur. Quelques-uns parlèrent de tuer sur place faussaire , comme ils l'appelaient j d'autres, les plus modérés, demandèrent que son procès fût instruit prevôlalemenl 5 et tan- dis que leurs traits se contractaient de honte et de rage, le chaste et ineffable sourire des anges rayonnait sur ses lèvres et dans ses re- gards. On la chargea de fers 5 son interroga- toire commença. Elle avoua son crime en rou- gissant de modestie.

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Cependant, le premier usage qu'avait fait le marquis de sa liberté, c'était d'envoyer un placet au roi pour demander celle de sa femme , offrant de se remettre lui-même la tète sur le billot, si Olympe devait subir le moindre châ- timent de son action sublime. Le ciel voulut que sur ces entrefaites le ministère et le sys- tème fussent changés. Les crimes et les vers de circonstance sont bien vite oubliés. Le marquis obtint sa grâce entière, et courut à son tour ouvrir la prison d'Olympe...

Je vous ai conté leur désespoir, je ne vous conterai pas leur joie. Les langues humaines n'ont pas prévu qu'elles auraient de pareils bonheurs à exprimer.

/ _ /

MADAME DE SEVIGNE.

(£'€0|)nt)

C'est l'esprit qui pc tille et la raison qui cause.

Chables NODIEft.

Sa physionomie était douce et rieuse,

Vraiment française

Baron Gustate de Romakd.

Sa poésie est franche et naturelle et neuve ; Pas un de ses e'crits dont la candeur n'cmeuve.

Boilat-Patt.

Un astre pour briller n'attend pas qu'on le voie.

M"' Garolisf Olitikr.

Faire aimer les arts plus encor, Soit qu'elle e'erive ou qu'elle parle.

Chevalier de La Lakck.

Etincelant d'esprit et de malignité' ,

Stéthek de La Madeleihe.

La grâce décorait son front et ses discours.

Akdré Chémec.

Mais vous c'couter et vous lire Est un secret pour faire mieux; Ainsi le vent sur une lyre Passe et devient harmonieux.

Auguste Bkessiek.

L'esprit qui se joue en tes yeux,

En tes yeux transparens, sur ton front gracieux, Et dans ta voix si pure et dans ton frais sourire.

M™« Marie Mennessier-Nodier.

2mp de SenanJ ei Frtif

MADAME DE SEVIGNE.

(C'€ôprttO

Paris, le i836.

Et d'abord, ma chère petite nièce , que je m'excuse sur ma paresse ou mon oubli, comme TOUS voudrez appeler mon silence de quarante jours. Si je ne vous ai pas répondu encore , c'est que j'ai en effet une bien bonne excuse, une excuse énorme, une excuse qui les vaut toutes : Parisl dans votre calme et verte Bre- tagne, avec vos petits quatorze ans, si verts et si calmes, vous croyez peut-éire que les jour- nées à Paris ont vingt-quatre heures, comme à Lannion ou à Saint-Gildas-des-Bois, et que nous y avons les gens sous la main, comme vous les marguerites ou les avelines. Vous êtes bien de votre pays, ma pauvre enfant ! A Paris, les heures courent sur un char à huit chevaux, et toujours au grand galop , tellement qu'on ne peut les saisir, et que la pensée ne les distingue pas plus entre elles, que l'œil ne distingue les rayons des roues qui se confondent et s'éva-

166 nouissent à force de rapidité. A Paris, tout le monde est sorti ; personne ne trouve per- sonne. Aussi f quand on nous écrit de la Basse-Bretagne : « Voyez, toute affaire ces- sante , tel médecin , tel avocat , tel chef de division , et faites-moi tenir leurs réponses parle prochain courrier; ou hien : « Allez, au reçu de cette lettre, prendre madame une telle pour choisir avec elle des robes et des cha- peaux de noces dans le dernier goût et très- bon marché , et faites partir tout cela le soir même, c'est comme si on vous écrivait à vous, ma petite nièce : a Soyez assez bonne pour ar- rêter tous les jolis oiseaux qui passent devant votre fenêtre sur la Loire, et pour m'envoyer une plume de chacun; j'en suis très-pressé. » Voilà cependant les espèces de commissions qu'il m'a fallu faire pour vous, c'est-à-dire pour tout votre voisinage qui a étrangement abusé de votre candeur en vous prenant comme intermédiaire vis-à-vis de moi ; enfin, j'en suis venu à bout. Tous recevrez je ne sais combien de paquets et de cartons avec cette lettre ; mais si l'on trouve que j'y ai mis le temps , n'oubliez pas ma grande excuse : Paris !

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Venons maintenant à la commission qui vous est personnelle , et qui rentre un peu plus dans mes attributions . Vous voulez savoir tout ce que je sais et tout ce que je pense sur M"* de Sévigné dont votre marraine vient de vous donner les lettres , édition petit format sans notes et notices aucunes. Gela vous aidera, dites-vous , au plaisir de cette lecture. Bravo! qu'est-ce que je dis ?... Brava ! M"'' de Sé- vigné, en effet, n'est pas un auteur dans le sens ordinaire de ce mot , et ce qu'on a im- primé d'elle n'est point, à proprement parler, un ouvrage. Ses lettres ne sont que sa conver- sation écrite , l'empreinte visible et durable de ses émotions fugitives, de ses pensées inti- mes. Grâce de style à part, les lettres de M™" de Sévigné perdent étonnamment de leur charme et de leur intérêt , si l'on ne connaît pas bien M"^ de Sévigné , ses mœurs, ses alentours, son caractère, sa position dans le monde. Il faut pouvoir mettre son esprit sur sa figure, pour en saisir tout l'agrément, et son style même, pour en apprécier tout le mé- rite, ne faut-il pas se bien représenter la phy- sionomie littéraire et sociale de cette époque ? Combien de choses charmantes , qui, écrites

168 aujourd'hui , paraîtraient faibles et pâles, comme une vingtième contre-épreuve ! Com- bien de paroles, si retentissantes alors , mour- raient m.aintenant sans bruit, faute d'écho harmonique dans notre société toute changée ! Pour prendre réellement plaisir aux lettres de M""^ de Se vigne, il faut d'abord en étudier la date ^ puis se placer par l'imagination au point de vue de Saint-Germain et de Versailles 5 enfin , ressusciter la famille et les amis de cette femme unique , et se remettre à vivre sa vie.

Pour tout cela, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de se procurer l'édition de MM.de Monmerqué et de Saint-Surin, qui s'ouvre par d'excellens travaux biographiques sur M""* de Sévigné -, c'est aussi de relire quatre fois de suite, sauf à le relire encore souvent par la suite , ce chapitre de M. Sainte-Beuve, les traits les plus délicats du caractère et du talent de M^^jde Sévigné sont dessinés avec cette grâce inimitable qui n'appartient qu'à la force. Toutefois, puisque votre marraine n'a pas jugé àpropos de mettre à présent entre vos mains ces belles et bonnes choses , je res- pecte son idée sans me l'expliquer, et je vais

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suppléer provisoirement et fort imparfaitement au dommage de celte lacune -, mais, en vérité, le premier maître d'école de vos communes rurales, sachant lire et écrire, vous en dirait autant que moi. N'importe, à quoi serviraient les oncles, si ce n'était à faire ce que veulent les nièces ?

Ce fut vers 1671 que M™^ de Sévigné, veuve depuis l'âge de vingt-cinq ans et orpheline à dix- huit mois , fut encore séparée de son seul bon- heur, de son seul amour, de sa fille , mariée à M. de Grignan qui l'emmena bientôt dans son. commandement de Provence. Cette séparation de deux cents lieues, sauf quelques rares et courts voyages, se perpétua toute leur vie : la fille comme une vice-reine dans son palais d'Aix ; la mère encensée comme une déesse à l'hôtel de Rambouillet par tous les beaux-esprits de Paris , et au château de Versailles par tous les grands seigneurs de la cour, ou dans sa terre des Bochers, en Bretagne, par tous les gentils- hommes du pays 5 mais toutes les deux, mère et fille, se désolant au fond du cœur , et ne vi- vant que d'un souvenir qui s'éloignait sans cesse et d'une espérance qui n'arrivait jamais. Voilà ce que c'est, dans les familles, que d'être

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170 riches et puissans : les uns ont des ambassades, les autres des charges à la cour, tous des terres au sud et au septentrion , il faut aller, bon gré malgré, puisqu'on les a, et c'est une dis- persion générale. Les pauvres gens ne se quit- tent point j ils n'en ont pas le moyen. Dieu fait bien tout ce qu'il fait.

C'est alors que M"^ de Sévigné, pour trom- per sa solitude et répandre tout son cœur, com- mença cette correspondance de tous les mo- mens, qui ne devait finir qu'avec elle... et qui vivra toujours. Yoyez-vous, ma petite nièce, presque tous les chefs-d'œuvre dans tous les arts sont dus à quelque souffrance connue ou secrète : orgueil blessé, déceptions du cœur, misère, amitiés brisées, amours im- possibles, que sais-je encore.^ il n'y a pas neuf muses , cela est faux ^ il y en a une , la douleur. Quand on est heureux , pourquoi chercherait-on de la gloire ou quelque grande occupation ? on est heureux , c'est bien as- sez. Pour M"* de Sévigné , cette correspon- dance n'était qu'une distraction consolatrice^ la gloire est venue comme conséquence , mais elle n'en fit point un but ^ elle avait besoin d'écrire à sa fille, non pour être lue à laroude,

171 mais pour écrire à sa fille, el pour se senlir vivre. Au fait, la mort n'est au Ire chose (jue l'absence, moins la grande poste.

Et puis, on a répété de toutes parts que M"" de Sévigné s'appliquait comme un auteur académique, n'écrivant ses lettres intimes que pour que tout le monde les admirât, tandis que sa grande écriture courue est pour prouver qu'elle parlait , qu'elle bavardait ses lettres ^ tandis qu'elle dit elle-même : « En » vérité, il iaul un peu entre nous laisser trot- ter les plumes comme elles veulent : la » mienne a toujours la bride sur le cou. » N'importe, comme elle a de la grâce et de l'es- prit à tout propos, c'est qu'elle le fait exprès; on ne se persuade pas que c'est sa manière d'élreet qu'au contraire il faudrait qu'elles' ap- pliquât de toutes ses forces pour que cela fût autrement. C'est donc par vanité que le dia- mant brille? par coquetterie, que Philomèle chante ? On ne veut pas faire la part des na- tures, et c'est pourtant le secret de tout. Ils disaient aussi dans le temps, et les mêmes répètent aujourd'hui, que M™^ de Sévigné n'aimait pas sa fille : c'était un amour de pa- rade , c'était une altitude dans le beau monde,

172 un texte pour ses conversations et sa corres- pondance, toutes sortes de choses encore... il est si peu naturel en effet qu'une mère aime sa fille ! puis, récapitulons un peu les événemens. Marie de Rabulin- Chantai (qui devait être M"'^ de Sévigné ) vient au monde en 1626. Dès l'année 1628, son père est tué au siège de La Rochelle , de la main même de Cromwell, dit-on; mais cela n'amortit pas le coup -, sa mère suit de près. Son aïeule, M"^ de Chantai, fondatrice des Visitandines, ne peut prendre aucun soin d'elle, ne voyant rien de tout ce qui n'est pas le couvent 5 voilà donc la jolie petite fille confiée à la tutelle de son vieil oncle l'abbé de Coulange, qui était tout aussi embarrassé qu'elle; il lui fait apprendre un peu de musique et la danse en perfection, elle voilà quitte , ce bon abbé. Par bonheur, M"' de Rabutin s'instruit elle-même, comme elle grandit, comme elle embellit, sans que personne y fasse rien. Mais voyez quelle en- fance et quelle première jeunesse ! point de sourires ni de chants maternels autour de son berceau -, et, plus tard, un vieux abbé pour la mener au bal. Enfin, à dix-huit ans, on la marie au marquis de Sévigné, très-riche sei-

173 gneiir de Bretao[iie, qui meurt en 1650 des suites d'un duel , sans avoir eu le temps de comprendre sa femme , mais bien celui de manger les trois quarts de sa fortune. La mar- quise de Se vigne tomba dans un grand déses- poir , car elle aimait tendrement son mari , quoiqu'il fût assez peu digne d'elle : le degré de tendresse ne se mesure point à la personne aimée, mais à la personne qui aime. La pensée de ses deux enfans en bas âge lui rend son courage. Dès lors elle ne s'occupe plus que de leur éducation et de leur avenir 5 sa fille surtout, elle voue sa vie à la sienne. Encore dans tout l'éclat de la jeunesse, recherchée, fêtée, chantée, pour ses grâces et son esprit, dans les plus beaux cercles de Paris et de la cour , ni son cousin Bussy-Rabutin , ni son maître Ménage, ni le surintendant Fouquet , ni le prince de Conti , frère du grand Condé, ni une foule de grands seigneurs et de beaux- esprits , adorateurs de son mérite, personne ne peut triompher de sa fidélité de veuvage, ni la faire dévier de son plan de conduite ma- ternelle > L'âge étant venu , son fils, pourvu d'une charge militaire, s'en va comme ils font tous. Restée seule avec sa fille , son cœur s'y

174 CT^amponne, pour ainsi dire, comme à une der- nière branche; elle la conduit aux fêtes pom- peuses qui se donnèrent à Versailles en 1664 et 1665, et l'entend nommer par toutes les bou- ches la plus belle et la plus modeste; elle pense mourir de joie et d'orgueil... M. deGrignanla lui demande en mariage , elle la lui accorde ; car c'était un homme de la cour, et sa fille pas- serait sa vie auprès d'elle -, mais bientôt après, il reçoit l'ordre de se rendre en Provence pour y commander en l'absence du duc de Ven- dôme, et pour cette fois M""* de Sévigné pense mourir de regret et de douleur. Vingt-sept ans se passent ainsi ; elle écrit à sa fille par tous les couriers... Un jour, c'était au mois de janvier, l'hiver était terrible-, elle n'écrivit pas, elle partit-, elle venait d'apprendre que M™^ de Grignan étaitdangereusement malade. Arrivée en Provence , elle ne la quitta ni jour ni nuit , la veillant, la soignant, l'encourageant comme personne ne l'eiit pu faire , tellement qu'elle la guérit comme par miracle, mais qu'elle prit elle-même, par fatigue et par in- quiétude, une fièvre pernicieuse qui la con- duisit au tombeau, le 6 avril 1696... C'est égal , elle n'aimait pas sa fille ! Je crois, ma

175 petite nièce, que c'est une vérité qui vous est bien démontrée maintenant.

II est facile de vous démontrer aussi que M"* de Sévigné (quand même elle eût aimé sa fille ) n'avait pas un grand fonds de sen- sibilité pour les maux d'autrui 5 et cela , parce que c était une blonde, rieuse et en- jouée, et que les éclairs de son esprit passaient et reluisaient dans ses prunelles changeantes, et, comme elle le dit elle-même , dans ses paupières higarrées. En vain , la prison du cardinal de Retz, la disgrâce éclatante de Fou- quet, la proscription du célèbre Arnauld et de tous les savans solitaires de Port-Royal, trouvèrent en elle im avocat mille fois plus courageux et plus zélé que dans toutes les robes noires du temps. Les gens tristes ( et il y en a beaucoup) ne veulent pas qu'on ait de la sensibilité avec un caractère gai, ni qu'on soit malade avec un visage souriant. Pourtant , une rose qui se meurt a de plus belles couleurs encore qu'un chardon qui se porte bien. Non, M""^ de Sévigné n'avait pas un cœur sec et léger. Ses affections, ses amitiés, ses pitiés, si l'on peut ainsi parler, étaient chaudes et con- ■stantes , et ses dévouemens héroïques jusqu'à

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ropiniàtreté. Il y avait des étincelles dans ses yeux , parce qu'il y avait une flamme dans son cœur. Vous savez, ma petite nièce, ces vers que j'ai faits pour une dame que vous aimez Leaucoup :

Parce que je suis jeune et vive ,

On me croit légère , oh ! non pas ! Je chante ! écoutez bien : une note plaintive Accompagne le rire et s'y mêle tout bas !

On aurait pu les faire en 1648, pour M""^ de Sévignéj seulement on les eût mieux faits.

Et certes, son esprit n'était pas frivole non plus. Encore presque enfant, elle avait senti le besoin de remplir le vide de son ame et de sa vie par une solide instruction. Avec les le- çons de Chapelain et de Ménage elle avait appris l'italien, l'espagnol et même le latin; mais, comme elle n'avait pas appris le pédan- disme , beaucoup de gens la croient assez igno- rante. Quant à ses auteurs favoris, c'étaient saint Augustin, Pascal, Quintilien, Tacite et saint Jean Chrysoslôme , Virgile et Bourda- loue ; et lorsqu'elle voulait sourire , c'était avec Montaigne , le grand maitre en fait de prose naturelle et de philosophie française.

177 Toutes ces bonnes et fortes lectures reparais- sent dans son style , si l'on sait l'étudier. En comparant ce style à celui des grands écri- vains de nos jours , on lui a reproché de manquer de rêverie et de mélancolie dans les descriptions de la nature et l'analyse des sen- timens. Mais, comme l'a très-spirituellement observé M. Sainte-Beuve, la mélancolie, telle que nous l'entendons, n'était pas encore in- ventée 5 il y avait alors de la retenue et de la convenance en tout. M™* de Sévigné croyait aller bien loin en lamentations, quand elle écrivait : « Pour ma vie , vous la connaissez : » on la passe avec cinq ou six amis dont la » société plait, et à mille devoirs à quoi l'on » est obligé, et ce n'est pas une petite affaire. M Mais, ce qui me fiîche, c'est qu'en ne fai- » sant rien , les jours se passent 5 et notre pau- » vre vie est composée de ces jours, et l'on » vieillit, et l'on meurt. Je trouve cela bien » mauvais. » Celte tristesse-là serait une plai- santerie aujourd'hui ; elle n'en est pas moins réelle et profonde. Ne soyons injustes ni en- vers les temps passés , ni envers le temps pré- sent. Dans ce qu'on faisait de beau alors et ce qu'on fait de beau maintenant, aucune res-

l'^^

semblance. raais tonte égalité. Les manières de parier ne sont qne les rêtemens de la pen- sée. La mode change: Thomme est le même sous tous les habit;. Et , pour en revenir à M"" de Sévigné. son style, brillant et tempéré à la fois, est pareil k ces hommes si bien élerés qnon ne les dirait qu'aimables: mais il nV a qu'a gratter un peu. on trouve le coeur tout de suite.

La haute société française était parvenue, sous Louis XIV. à un tel degré délég^ance et de splendeur, que les formes sociales débor- daient de toutes paris dans la littérature. Cest quelquefois un tort: cest bien souvent une grâce indicible, un charme qui iiest qu à nous. Ainsi, le Mîsajitnope de Molière est un homme de cour, et ses boutades Tertueu;» deviennent admirables, en se faisant jour à travers son langage et ses manières comme il foui. Ainsi. M"^* de Se vigne n'est pas seule- ment une femme étonnante, cest toujours une danie: et lorsque dans plusieurs de ses lettres, par exemple, celle sur Fouquet, sur Ifê funérailles de Tu renne, sur la mort micislTe Louvois. elle sélève à la sublimité de Bossuet. comme en d autres endroits elle

179 atteint au comique de Molière , on 'est tenté de se mettre à genoux devant celte victoire du naturel %\xv\e convenable. Ce sont ces larges pleurs ou ce franc rire qui échappent parfois au milieu d'un cercle élégant, et qui devien- nent contagieux par la contrainte même. Au surplus, M"^ de Sévigné n'abuse pas de ces grands effets 5 ils se produisent presqu'à son insu; elle n'en fait point une affaire : le sujet la saisit; elle part avec lui, et une fois partie, elle le mène, à son tour, plus loin et plus haut qu'il n'eut été avec aucun autre. Le reste du temps , elle se tient dans le style épislolaire, qui n'est autre chose, on ne sau- rait trop le répéter, que la conversation écrite ; c'est-à-dire un mélange de simplicité coquette et de parure négligée , l'art des rapproche- mens imprévus, des saillies trouvées, de la narration sans apprêt et des réflexions sans emphase , l'art enfin de toucher à tout , sans s'appesantir sur rien. Pour cela, il faut avoir infiniment d'esprit, et avoir l'esprit infini- ment cultivé; et, de plus encore, être née en France, il y a cent cinquante ans; car si notre époque a fait de magnifiques ce nquêtes dans la poésie épique, élégiaque et lyrique,

180 notre prose a beaucoup perdu de sa grâce na- tive. Après nous être inspirés avec tant de bonheur et de raison des muses étrangères si sottement méconnues de nos devanciers, nous nous sommes imprudemment inoculé l'esprit et rhumeur germanique ou britannique. Il vaut pourtant mieux, en certaines choses, ressembler à son père qu'à son voisin. Pour ma part, je vois avec un vrai chagrin s'en al- ler de chez nous la prose libre, souple et alerte de Montaigne, de Labruyère, de M"" de Sévigné , celle prose qui a le goût du ter- roir de France^ et venir à sa place une prose hérissée d'épilhèles et allourdie d'un ba- gage mystico-sublime , à chaque pas. Je puis dire cela, moi, que vous n'accuserez point, ma petite nièce , d'antipathie pour Vécole nouvelle, mais j'en ai une extrême pour les extrêmes en tout.

Or, lisez les Lettres de M'"" de Sés^igné , lisez-les toutes, depuis la première jusqu'à la dernière; en prenant une lettre par-ci, par- là, on risque de tomber sur des riens qui sont quelque chose de charmant , placés à leur jour, et au point de vue de l'ensemble. Le phénomène du style de M"! de Sévigné, c'est

ISl

sa continuelle perfection qui ne se clément ja- mais : perfection de nature et non de travail-, génie plus que talent 5 génie instinctif comme La Fontaine. Dans cette correspondance, vous trouverez d'ailleurs les plus complets et les plus intéressant Mémoires du siècle et de la cour du grand roi. Vous v vivez avec les hommes et au milieu des choses de ce temps, et ne fut-ce point un modèle de style , ce se- rait encore une source d'instruction histori- que. Yous aimerez , j'en suis sûre , cette femme si naïvement spirituelle, si modestement sa- vante, qui, sortie de l'hôtel Rambouillet, se fit un instant précieuse, sans être jamais ridi- cule; qui, un peu trop fascinée par les pres- tiges de la cour, et vaine, plus qu'il ne fallait, de quelques paroles de Louis XIV, n'en était pas moins l'amie déclarée de ses amis disgra- ciés^ qui, pour écrire à sa fille : J'ai mal à votre poitrine , n'avait pas moins de chagrin et d'inquiétude que si elle n'eût pas dit ce mot charmant-, et qu'enfin , il faut presque ab- soudre de n'avoir pas goûté Racine, en se ressouvenant de quelle admiration elle admi- rait Corneille 5 et d'avoir eu peu de pitié pour les révoltés de Bretagne, en considérant tout

182 l'enlhousiasme qu elle avait pour le roi , qui était la France. Les femmes, surtout comme M"^ de Sévigné, n'ont guère de haine ou d'antipathie qu'en vertu de quelque adora- tion. Ce n'est pas qu'elles haïssent telle per- sonne, c'est qu'elles aiment telle autre per- sonne opposée 5 en foi de quoi il doit leur être beaucoup pardonné.

Je vous recommande donc, ma chère nièce, de ne pas trop rire de l'extase très-risible de M""® de Sévigné à la vue du cordon bleu que son gendre venait d'obtenir; ni de la complai- sance qu'elle met à parler à son cousin Bussi- Rabutin de la généalogie qu'il avait faite de leur maison : ce sont des ridicules qui tiennent au temps. Nous avons les nôtres qui les valent bien. Louis XIV venait de danser avec elle : tout orgueilleuse, elle se tourna vers le comte de Rabulin pour lui dire : « Il faut convenir » que le roi est un grand roi. Je le crois )) bien, ma cousine, après ce qu'il vient de » faire ! « Réponse excellente, mais qu'on pourrait appliquer à plus d'une femme d'au- jourd'hui, quoique Louis XIV ne les invite pas à danser. Une autre fois, le roi lui dit : « Avouez, madame, que Racine a bien de

183 t esprit! » C'était après une représentation d'Estherà. Saint-Cyr. Cela vous montre, ma nièce, combien les mots changent de signifi- cation -, il y en a même qui s'efiacent, comme des pièces de monnaie, par la circulation. Le mot esprit est de ce nombre. Jusqu'à la fin du dix-septième siècle, il signifiait génie; il était pris dans sa grande et générale acception. Ce qu'on entend par esprit , à présent^ c'est une modification de l'esprit d'alors, et sa partie la plus vulgaire. Dire aujourd'hui qu'un homme a de l'esprit , c'est le plus mince éloge qu'on puisse faire de quelqu'un qui n'est pas préci- sément une béte.

Une autre fois encore, M"^ de Sévigné

ayant parlé un peu trop long- temps Mais

ceci me rappelle qu'il y a bien long-temps que je parle moi-même. Et puis , voilà ce vilain magnifique Paris qui me reprend avec ses mille affaires de toutes les couleurs et ses mille plaisirs qui sont aussi des affaires. On carillonne de manière à casser toutes mes son- nettes. J'ai beau crier que je n'y suis pas, on ne me croit point. On force les consignes et les portes ; on ouvre celle de mon cabinet , dix personnes se précipitent, et je n'en connais

184 pas une-, elles approchent, elles me cernent, elles sont sur mon dos... La journée sera chaude, à ce qu'il parait. Adieu donc, ma petite nièce, j'embrasse vos jolis cheveux blonds, qui deviennent bruns tous les jours, et je finis en vous priant de brûler ma lettre au pied de votre grand portrait de M"'* de Se vigne , après l'avoir lue, si vous le voulez, mais surtout avant de la lire à qui que ce soit, même à vos jeunes amies. Elle est pour vous seule, et tout-à-fait confidentielle.

MADAME DE MAINTENON.

(Cf Corûrtfrf.)

Grande et belle, en marchant, et reine dans son port, Elle inspire un respect mêlé d'un saint transport.

L. Belmomet.

L'éclair de sa prunelle annonce une ame forte.

Lassaillt.

Et le don de son cœur vaut le sceptre du monde.

Lacuoix-NirÉ.

t J'étais reine h ses yeux !

PiEURE Lebruît.

Vespasien m'arrache h mon humble fortune.

CORMENIN.

Sur elle il abaissait ses paupières superbes.

Roger de Bealtoir.

La noblesse de cour disparaît derant elle.

Derbigny, aîné'.

J'ai pesé les grandeurs qui m'entouraient naguère.

A. Brun.

Et ffui souvent du ciel croyant saisir l'image , S'ctoune, au lieu d'azur, de trouver un nuage.

Pall de Jci.vécourt.

Le voilà donc , ce trône j'ai voulu m'asseoir !

Je le possède, hélas !

Casimir Delavigke.

MADAME DE MAINTENON.

(CeCûractère.)

Il fait nuit , et quelques cierges éclairent à peine une petite chapelle bien modeste. Un prêtre est à l'autel , assisté par un autre ecclé- siastique. Un homme et une femme, en habits très-simples 5 sont agenouillés sur deux cous- sins rouges. Deux autres hommes se tiennent debout derrière. C'est Harlay de Chauvalon, archevêque de Paris , qui bénit le mariage de Louis de Bourbon , quatorzième du nom , roi de France et de Navarre, avec Françoise d'Au- bigné, veuve de Paul Scarron. Le prêtre as- sistant est le père La Chaise, confesseur du roi-, les deux témoins sont Monlchevreuil et Bontems, premier valet-de-chambre.

Yoiià ce qui eut lieu en janvier 1686 , dans le château de Versailles , au fond de l'appar- tement occupé depuis par le duc de Bour- gogne 5 et cette cérémonie fut tenue secrète, et ce mariage très-historique fut toujours pro- blématique à la cour, et la veuve Scarron

188 acheta la terre de Main tenon , érigée en mar- quisat, et s'appela ainsi jusqu'à sa mort, sans avoir été reine , et sans même avoir été ofE- ciellement la femme du roi.

Certes, la destinée de M"" de Main tenon tient du phénomène , quand on rapproche le point de départ du point d'arrivée. Yoltaire a cependant remarqué dans son Siècle de Louis XIF^, qui en traversera bien d'autres, que l'histoire fournit beaucoup d'exemples de fortunes plus grandes et plus marquées, qui ont eu des commencemens plus petits. Il cite la marquise de Saint-Sébastien que Yic- tor-Amédée , roi de Sardaigne , épousa , et qui n'était pas au-dessus de M""' de Mainte- non; l'impératrice de Russie, Catherine, qui était fort au-dessous ; et la première femme de Jacques II, roi d'Angleterre, qui lui était bien inférieure, d'après les préjugés de l'Eu- rope, inconnus dans le reste du monde. Tou- tefois, et Yoltaire aurait le remarquer aussi , ces élévations extraordinaires apparu- rent à des époques ou à des cours et chez des peuples qui n'étaient point parvenus à l'apo- gée de puissance, de civilisation, de majesté, ou seulement d'étiquette, dont ne descendirent

189 jamais la cour et la France de Louis XIV. Puis, ces étonnantes fortunes de quelques fem- mes s'expliquent au moins par leur jeunesse ou par celle des princes qui les ont élevées au trône. La première fougue des passions fran- chit bien des distances en quelques heures. Mais que le roi de France, qui n'a pas beau- coup moins de cinquante ans, épouse une de ses sujettes qui en a un peu plus; que ce roi soit Louis XIV, la plus majestueuse des via- jestés , et que cette dame soit la veuve de Scarron , du grotesque et burlesque Scarron. . . c'est qu'il y a prodige. Ce qui a du être prodigieux aussi, c'est le mérite de la femme qui a pu amener un tel roi à une telle action. Le caractère de M""^ de Mainlenon a été jugé fort diversement : on peut se sentir de la sym- pathie ou de l'éloignement pour elle; il est impossible de ne pas admirer sa supériorité. Les grandes choses n'arrivent jamais aux gens médiocres, ou du moins ne leur arrivent pas long-temps.

Voyez par quels rudes échelons cette femme célèbre est montée au faîte de la grandeur : elle naît en 1635, dans la prison de Niort, son père. Constant d'Aubigné, fils de

190 Théodore- Agrippa d'Aubigné, gentilhomme ordintiire de la chambre de Henri IV, et Anne de Cardillac sa mère , languissaient enfermés pour raisons politiques. Ils étaient dans une telle misère , que la pauvre mère présentait son sein presque tpuisé de lait, tantôt à son enfant, tantôt à son mari, dont le désespoir avait aliéné l'esprit. En 1639, les parens de la petite Françoise, qui avaient recouvré la liberté, s'embarquent avec elle pour l'Amé- rique, où ils vont tenter fortune. Elle est, pendant la traversée, atteinte d'une telle ma- ladie, qu'on la croit morte. Arrachée des bras de sa mère, un matelot va la jeter dans l'Océan : M""^ d'Aubigné, en lui donnant un dernier baiser, s'aperçoit qu'elle respire en- core, et revient elle-même à la vie en l'v ra- menant. Quelques jours après, un corsaire attaque leur bâtiment, et tout l'équipage est sur le point de périr. Arrivée à la Martinique, la jeune enfant est laissée un malin sur le ri- vage, par la négligence d'un serviteur, et déjà un serpent commençait à la dévorer. Plus tard, le feu prend à l' habitation de ses parens, et peu s'en faut qu'elle y périsse dans d'affreuses tortures. De retour en France , or-

^ 191 pheline de père, à l'âge de douze ans, elle est élevée avec la plus grande dureté chez M"* de Neuillant, sa parente, qui la charge des plus vils détails de la maison. Françoise aidait le cocher à panser les chevaux et elle gardait les dindons. Un jeune paysan devient épris de ses grâces modestes, et la demande en mariage... Alors M°"' de Neuillant la met au couvent des Ursulines de Niort, en lais- sant sa pension à payer par M"^ de Villette, excellente femme, autre parente de sa mère. C'est que Françoise, instruite d'abord dans la religion protestante, se convertit au ca- tholicisme. De ce moment, M"'" de Yillette, calviniste exaltée , cesse de payer sa pen- sion ^ les religieuses se lassent bientôt de garder Françoise gratuitement et écrivent à M"' d'Aubigné de reprendre sa fille, qui est ramenée à Paris. La mère et la fille étaient dans le plus grand dénuement. Le hasard ( si toutefois il y a du hasard dans ce monde ) les conduit chez le poète Scarron, qui logeait auprès d'elles, rue d'Enfer. Cet homme , dont l'esprit très-distingué s'était avili par de bur- lesques turpitudes, mais qui avait conservé un cœur droit et un caractère noble et désin-

192 téressé, se trouvait fort en crédit à la cour, quelques-uns lui pardonnaient ses poésies plus que licencieuses en faveur de ses belles qua- lités, et beaucoup d'autres toléraient ses vertus par égard pour ses turpitudes mêmes qui les amusaient. M"' d'Aubigné retournait souvent dans la maison de Scarron , que fré- quentait la meilleure compagnie, dans l'es- poir d'y trouver des protecteurs ; mais elle mourut jjaissant sa fille sans aucune ressource. Paul Scarron, disgracié de la nature, para- lysé de la moitié du corps , offre sa main à M"^ d'Aubigné, ou une dot pour retour- ner au couvent, si elle préfère ce dernier parti. Elle accepte la main de Scarron, du eul-de-jatle Scarron. Elle avait alors dix-huit ans, une figure et un esprit d'ange. Son mari meurt en 1660 , ne lui laissant que des dettes. Replongée dans la misère , M""^ Scarron refuse néanmoins la main d'un très-grand seigneur, parce qu'il avait les sentimens et le langage vulgaires. Ses amis sollicitent en vain pour elle la continuation d'une pension de quinze cents francs, dont son mari avait joui en qua- lité de malade de la reine. Résolue de s'expa- trier, elle se fait cependant présenter à M"! de

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Montespan , qui était alors toute puissante. La favorite, enchantée de ses manières et de son esprit, la présente à son tour au roi, qui lui accorde une pension de deux mille francs , et la nomme gouvernante du comte de Tou- louse et du duc du Maine. Cependant Louis XIV ne l'aimait pas, tout en l'estimant beaucoup. Ce qu'il croyait connaître de son humeur et de son caractère ne lui plaisait point. En 1672, M""^ Scarron , accompagnant aux eaux de Barrèges les deux jeunes princes, écrit di- rectement au roi : ses lettres l'étonnent et le charment. Au retour de M"*" Scarron, il s'ac- coutume à la voir, et passe peu à peu de l'a- version à la confiance , et de la confiance à l'a- mour. La pieuse sagesse et la douce vertu qu'elle opposait à Louis XIV avaient pour ce monarque, fatigué des autres genres de sé- duction , l'invincible attrait de la nouveauté» Elle s'empare bientôt de toute Tame du roir Ce fut son idée fixe , depuis le premier mo- ment où elle lui fut présentée, et dès lors elle ne fit pas une démarche, ne dit pas une pa- role qui ne la conduisit lentement vers ce but. Quelle vigueur de patience ! On peut toujours quand on veut bien , pensait-elle. M"! de

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Maintenon savait dire au roi des vérités sé- vères avec une grâce infinie. Louis XIV, à celte époque de sa vie , voulait être amusé et soigné. Dans la solitude du trône, il avait besoin d'une compagne qui eût un esprit su- périeur et un caractère facile à se plier au sien , du moins en apparence. La reine n'exis- tait plus. Le père Lachaise lui proposa de s'u- nir par un mariage secret à M"* Scarron , de- venue marquise de Maintenon, et le roi y consentit. A peine la première femme du royaume , M"* de Maintenon se renferme dans ses appartemens, ne vovant que le roi et deux ou trois dames de son âge. Une grande tristesse la saisit au milieu de sa gloire. L'an- née même de son mariage, elle obtient de Louis XIV la permission de fonder à Saint- Cyr, au bout du parc de Versailles, une com- munauté de trente-six religieuses et de vingt- quatre sœurs converses, pour élever el: ins- truire trolscents jeunes demoiselles pauvres et de familles nobles. M""^ de Maintenon pensait sans doute aux pénibles années de son en- fonce, en fondant cette institution, et ce bienfait même indique tout ce qu'elle avait souffert. Louis XIV dota celle maison magni-

195 fiquement-, M"'* de Maintenon en fit elle- même les ré{^lemens avec Godet et Desmarets, évéque de Chartres. Pour y être admises , il fallait que les demoiselles eussent au moins sept ans, et douze ans au plus. Elles n'y res- taient que jusqu'à l'âge de vingt ans et trois mois , et en sortaient avec une dot de mille écus. Les élèves de Saint-Cvr recevaient des leçons de religion, de vertu, de style et de composition , d'histoire ancienne et moderne, de géographie, de musique et de dessin. Ma- dame de Maintenon surveillait elle-même leurs progrès. Ce furent ses plus grands plaisirs pendant son règne voilé, A la mort du roi, en 1715, M"'' de Maintenon se retira tout-à- fait à Saint-Cyr, partageant tous les soins pé- nibles de l'éducation , et se mêlant aux jeux de ses filles d'adoption. Elle vécut ainsi quatre ans, puis elle ferma dans un couvent ses yeux qui s'étaient ouverts dans une prison.

Une chose qui intéresse toujours, c'est de rappeler les mots et les réparties des enfans qui sont devenus des personnages célèbres. A l'âge de quatre ans, la petite Françoise d'Au- kigtié, qui, au sorlir des prisons de Niort, avait été emmenée au château Trompette, à

196 Bordeaux, y jouait souvent avec la fille du concierge, enfant du même âge. Celle-ci, qui avait un peut ménage d'argent , repro- chait un jour à Françoise sa pauvreté. « Je » ne suis pas aussi riche que vous , il est vrai , « répliqua Françoise 5 mais je suis une de- » moiselle, et vous ne l'êtes pas. »

Quelque temps après, lorsque le vaisseau qui l'emportait en Amérique fut attaqué par un corsaire, tout l'équipage était dans les transes : Françoise resta très-calme , et dit seulement à son frère : « Si nous étions pris, » nous ne serions plus grondés. »

Quand un incendie dévora leur habitation de la Martinique , comme Françoise pleurait beaucoup, son père la réprimanda vivement, en lui disant : « Faut-il tant pleurer pour la » perte d'une maison? Ce n'est pas la mai- ■» son que je pleure, répondit Françoise, c'est )) ma poupée qui brûle. »

Il est inutile de faire observer que ces pro- pos, futiles ou mauvais par eux-mêmes, ne mé- ritent d'être cités que parce qu'ils sont sortis delà bouche d'une toute petite fille.

Yers le même temps, M"^ d'Aubigné se plaisait à raconter devant elle les exploits de

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son grand-père, et la faveur dont Henri IV l'avait comblé. « Et moi! dit Tenfant, ne se- » rai-je rien? Eh! que veux-lu élre? de- » manda sa mère. Reine de Navarre ! » ré- pliqua-t-elie. Et la femme, par la force du caractère et de la volonté , réalisa le mot de l'enfant.

Plus tard , à 1 âge de treize ans , quand les religieuses de Niort s'efforçaient à grand'peine delà convertir à la foi catholique : « J'admet- ^) trai tout, disait-elle, pourvu qu'on ne m'o- » blige pas à croire que ma bonne tante de •» Villette sera damnée. « Et c'est cette petite calviniste opiniâtre qui, un jour, toute puis- 'sante , devait conseiller et arracher au roi la révocation de l'édit de Nantes !

Deux mots historiques peignent le charme de son esprit et l'ambitieuse morosité de son caractère :

Etant M"^ Scarron, elle donnait des sou- pers où elle parlait et racontait si agréable- ment, que les convives, en l'écoutant, ne son- geaient guère au service de la table. Un de ces gens lui dit une fois à l'oreille : « Madame, )) encore une petite histoire , le rôt nous man- » que aujourd'hui. »

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Lorsqu'elle fut madame Louis XIV ^ la gène et les ennuis de sa position étaient devenus tels, qu'elle écrivait un jour à son frère : « Je » n'y puis plus tenir, je voudrais élre morte.»

Celte étrange mélancolie , qu elle a trouvée sur les marches du trône, était devenue sa compagne obstinée. La plupart de ses lettres en portent l'empreinte, toutes remplies qu'elles sont de hautes pensées, de grâce et d'élé- gance.

« Que ne puis-je vous donner mon expé- •)) rience f écrivait-elle à M™' de La Maisonfort j )) que ne puis-je vous faire voir l'ennui qui dé- î) vore les grands, et la peine qu'ils ont à rem- )) plir leurs journées ! Ne voyez-vous pas que » je meurs de tristesse dans une fortune qu'on » aurait peine à imaginer?... >>

« Quel supplice 1 écrit-elle encore à M"^ de » Bolymbroke, d'amuser un homme qui n'est » plus amusahle ! Écrivez-nous des nouvelles, » car nous mourons d'ennui ! »

En effet, celte obligation d'amabilité, celte condescendance perpétuelle, cette abnégation de soi-même pour les volontés capricieuses 4l'un maitre généreux et tendre, mais exigeant et blasé , sont une sorte de martyre d'autant

199 plus affreux , qu'il a élé volontaire, et que Tor- ^ueil en fait un besoin.

En tout, rien n'est pire qu'une position fausse , quel([ue brillante qu elle soit ^ et M"* de Mainlenon en était là.

Son mariage qui n'était pas reconnu, ce titre dont elle ne pouvait jouir publiquement , devinrent pour elle une contrainte et une ser- vitude qui lui arrachèrent plus de plaintes que les malheurs et l'indigence de ses pre- mières années. Les honneurs qu'elle recevait dans l'intimité ne la dédommageaient point de la honte des interprétations et des conjectures dont elle se savait être l'objet à la cour et dans le peuple. Sa conscience était en repos, et son honneur en discussion. L'ambition était satis- faite, et non l'amour-propre , le plus jaloux, le plus impérieux des amours.

M""^ de Maintenon entendait la messe dans une de ces tribunes à balustrades dorées , qui ne semblaient réservées que pour la famille royale, et cependant aucun officier, aucun gentilhomme ne l'escortait et ne se tenait de- bout derrière son fauteuil. Elle se coiffait et s'habillait devant le roi, qui l'appelait ma- dame, tout court. Elle ne se levait qu'un in-

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stant quand Monseigneur ou Monsieur en- traient. Les princes et princesses du sang n'é- taient admis dans son appartement que par des audiences demandées ou lorsqu'elle les envoyait chercher pour leur faire quelque ré- primande. Elle n'appeli jamais la duchesse de Bourgogne que mignowie ^ et celle-ci ne la nommait que ma tante... et cependant, hors du palais et dans ses rapports extérieurs, tout symptôme de puissance disparaissait. La prin- cesse de Soubise lui ayant écrit, et s'étant servi de la formule avec respect, M""^ de Main- tenon termina sa réponse par cette phrase : « A regard du respect, qu'il n'en soit point » question entre nous 5 vous n'en pourriez de- » voir qu'à mon Age, et je vous crois trop po- » lie pour me le rappeler. » Ses sentimens, comme son destin, furent une contradiction notoire. Elle ne se départit point un seul in- stant du plus entier dévouement à la personne du roi, et ne lui pardonna jamais de l'avoir privée du litre de reine. Son élévation ne fut pour elle qu'une retraite ses journées s'é- coulaient dans la plus monotone dignité. Tous les jours , le roi venait chez elle après son dî- ner, avant et après le souper. Il y travaillait

201 avec ses minisires, pendant queM'"'' de Main- tenon s'occupait à quelque lecture ou à quel- que ouvrage de main , prenant soin d'être distraite et de paraître indifférente aux affaires du gouvernement, qu'elle dirigeait en secret. Du reste, la modération qu'elle s'était pres- crite ne se démentit jamais. Elle ne profita point de sa position pour élever ni enrichir sa famille -, car elle exigeait des autres le dés- intéressement qu'elle avait pour elle-même. Le roi lui disait fréquemment : « Mais , ma- » dame, vous n'avez rien à vous. Sire, ré- » pondait-elle, il ne vous est pas permis de î) me rien donner. » Elle n'oublia pourtant ni les pauvres, ni les personnes de mérite qui sont souvent les mêmes gens. Le marquis de Dangeau , Barillon, l'abbé Teslu , Racine, Boileau , Vardy , Bussy , Montchevreuil , M"* de Scudéry, M""" Deshoulières, se res- sentirent plus d'une fois de sa haute et gé- néreuse influence. M™" de Maintenon regar- dait sa faveur comme un fardeau que la bien- faisance seule pouvait alléger. C'est sa grande qualité, qui, avec ses constans et heureux ef- forts pour ramener le roi et la cour dans le

9-

202 voies de la vertu et de la piété , doivent faire excuser en elle une ambition et des rigueurs politiques qui sont haïssables chez tout le monde. On peut dire que M""^ de Maintenon intrigua pour le bien, comme tant d'autres in- triguent pour le mal. Ses deux grands torts furent son ingratitude envers M""' de Montes- pan , qui avait été la première cause de sa for- tune, et ses violences envers les proteslans, dont elle avait suivi le culte avec ardeur dans sa jeunesse -, et elle ne parait pas s'en être ja- mais repentie , parce qu'elle crut de bonne foi , ou qu'elle parvint à se persuader avoir agir ainsi pour le triomphe de la morale et de la vraie religion.

Au surplus, elle soutint et consola Louis XIV dans les revers du sort , et le rendit aussi grand que ses malheurs dont il eût pu se laisser ac- cabler, sans le secours de ses douces et élo- quentes exhorlalions. Les plaisirs et les erreurs du roi n'avaient jamais mis le moindre trouble dans le gouvernement ; et , plus lard , les cruels retours de la fortune n'ont point troublé l'ame du roi. C'est pourquoi Louis XiV reslera tou - jours comme le soleil de la rovauté , malgré

203 les nuages qui l'ont voilé vers le soir de sa vie et les insultes que lui ont jetées d'en bas ^ quelques blasphémateurs.

Le goût de la poésie et des choses d'esprit n'abandonna jamais M™" de Maintenon, et la postérité n'oubliera pas que c'est à elle que la France doit Esther et Athalie , qu'elle fit composer par Racine, et qu'elle fit représenter par ses chères élèves de Saint-Cyr : spectacle unique , des prélats et des jésuites s'em- pressaient de se faire inviter, et présidait le grand roi qui applaudissait le grand poète. Hélas ! tout cela n'empêcha pas Racine de mourir queues années après de la douleur d'avoir un peu déplu à Louis XIV. Etrange petitesse du génie ! On sait en effet que M"" de Maintenon ayant demandé à Racine un mé- moire qui peignit à grands traits la misère et les souffrances du peuple, elle présenta ce mémoire au roi, qui en témoigna de l'hu- meur. Elle eut alors la faiblesse d'en nommer l'auteur, et celle de ne pas le défendre 5 car elle oubliait tout, quand elle craignait de cho- quer les sentim.ens du roi. Racine, plus faibf^ encore, fut pénétré d'un chagrin qui le con-

204 duisit au tombeau. Que de mystères dans l'ame humaine !

Et quelle chose plus inconcevable que Yé- pouse de Louis XIV regrettant bien des fois son premier mari, son pauvre difforme Scar- ron ! Et, à y regarder de près, cela s'ex- plique : M"" Scarron élait jeune et belle, et encensée par tout ce que Paris renfermait de seigneurs élégans et spirituels-, car le poète Scarron, tout misérable qu'il élait, voyait les plus grands personnages de la cour, tant l'es- prit et le talent ont toujours été, en France, une aristocratie qui va de pair avec toutes les autres. La femme de Louis Xl^, ayant ga- gné des années et perdu autant de charmes, n'avait pour courtisan que le vieux roi, et ne voyait intimement que trois ou quatre vieilles femmes... En vérité, For et la puissance de plus ne compensent point les beaux seigneurs et les bons rires de moins : cela est juste et providentiel. Quand je vois un ambitieux triste, et un riche ennuyé, je me dis : Il doit y avoir bien des pauvres joyeux , bien des pe- tits contens. Mon Dieu ! que vous êtes sage et bon ! . . .

205

Aussi, Voltaire remarque fort judicieuse- ment que, dans l'épitaphe de M"" de Mainte- non, ces messieurs des Inscriptions ont trop affecté d'oublier le nom de Scarron. Ce nom n'est point avilissant , et l'omission ne sert qu'cà faire penser qu'il peut l'être. Mais les flatteurs de rois!... on les retrouve dans les épitaphes comme dans les épitlialames. La mort n'y fait rien, parce qu'il y a toujours des vivans dont ils attendent la pratique.

Le passage suivant d'une lettre de la veuve de Scarron est fort curieux , en ce qu'il réha- bilite le caractère d'un poète dont l'esprit avait pris un mauvais tour. Après la mort de son mari , un homme à la mode , le mar- quis C*** lui offrit sa main. C'était un riche parti j elle le refusa. « Que pensez-vous, écri- » vait-elle alors, de la comparaison qu'on a » osé faire de cet homme avec M. Scarron? » Grand Dieu ! quelle différence ! sans for- » tune, sans plaisirs, mon mari attirait chez » moi la bonne compagnie-, celui-ci l'aurait » haïe et éloignée. M. Scarron avait cet en- » jouement que tout le monde sait, et cette » bonté d'esprit que personne ne lui a con-

206 » testée; celui-ci n'a l'esprit ni brillant, ni M solide, ni badin : s'il parle, il est ridicule. » Mon mari avait le fond excellent \ je l'avais » corrigé de ses licences 5 il n'était ni fou, ni » vicieux par le cœur, d'une probité recon- » nue, d'un désintéressement sans exemple j » C*** n'aime que ses plaisirs ; il n'est estimé M que d'une jeunesse perdue, livré à ses pas- » sions stupides, dupe de ses amis, haut, em- » porté, avare et prodigue 5 au moins, m'a- » t-il paru tout cela. » Ne trouvez-vous pas , mesdemoiselles , que cette lettre fait le plus grand honneur au bon sens et même au bon cœur de M"'^ de Mainlenon ?

La fondation de rétablissement de Saint- Cyr suffirait pour illustrer cette femme illustre à tant de titres. Son tombeau, placé au milieu de la communauté , sans doute pour que l'om- bre de la fondatrice veillât encore sur ses filles adoptives, eut, en 1793, les honneurs de la profanation et de la destruction. Les révolu- tionnaires la traitèrent en reine. Mais la troi- sième année du consulat de Bonaparte, les élèves au collège de Sainl-Cyr élevèrent un nouveau monument à M"^ de Main tenon , avec

207 ^ celte inscription qu'on y lit encore aujour- d'hui :

Elle fonda Saint-Cyr, édifia la France ; Son tombeau fut détruit, ses restes outrage's: La jeunesse en ge'mit , et la reconnaissance Érige une autre tombe à ses mânes venges.

Ce qu'il y a de glorieux encore pour M"^ de Maintenon , c'est que l'empereur Napoléon conçut en partie l'idée et le plan de ses ma- gnifiques établissemens d'Ecouen et de Saint- Denis , d'après les bases et les régleraens de l'institution de Saint-Cyr.

Et ce qu'il y a de bizarre dans tout cela, c'est que le couvent de Saint-Cyr, créé pour l'éducation de trois cents demoiselles, est à présent une école militaire-, et que, d'un autre côté , cinq cents jeunes filles de la Légion- d'Honneur ont remplacé dans leurs cellules les vieux moines de Saint-Denis.

On a vu déjeunes lions s'établir quelquefois dans les frais refuges désertés par les gazelles , et des essaims de blanches colombes s'ébattre innocemment sur les hautes solitudes du pé- lican détrôné par la mort, ou tombé en cap- tivité. Des chênes vigoureux pousseront peut- être un jour dans ce champ de blonds épis 5 et

208 peut-être aussi, des familles de roses variées souriront-elles plus lard au bord de ce lac attristé qu'ombrage maintenant la race mono- tone des noirs sapins.

Toutes les clioses de ce monde cliangent de destinalion ; les bommes n'en auront jamais qu'une : c'est de se conduire ici-bas de ma- nière à être bien reçus là-liaul.

PRASCOVIE LOPOULOFF,

(ftt IJtcté ^Filiale.)

Une fille ! une fille ! oh I que j'aie une fille ! C'est plus tendre, plus doux, cela vous aime mieux !

Eesest LegoctÉ.

L'esprit consolateur qui guérit tous les maux, Comme un premier rayon de Faube matinale, S'échappe, e'tincelant , d'une ame virginale.

Gaspard de Poss.

Tu pars ; adieu , pauvre petite !

Gavé.

Comme elle a froid I contre la neige , Pour Cet enfant , quoi ! pas d'abris!

Charles Vollée.

L'adversité' fat sa nourrice.

Edoitard Magsiex

Et parmi tout cela, c'est une jeune fille

Dont les petits pieds blancs se hâtent, dont l'œil brille!...

CORDELIER DELASOrE.

Par les mauvais chemins , les neiges et les glaces.

Edmvap.ds.

Mais elle n'a pas fait naufrage, Car Dieu lui pai-lait dans l'orage , Et du doigt lui montrait l'écueil.

Alp. Leflaglais.

Ce re'cit est du sien une fidèle image :

Tout s'v trouve , excepte' la douceur du langage.

Adolphe Saim-Valrt.

IJcSn^r^.l f',.

PRASCOVIE LOPOULOFF.

Qui ne connaît et n'adore les miracles de l'amour maternel ? Quel est le barbare qui ne sait pas que l'héroïsme et la tendresse ont leur apothéose dans le cœur d'une mère ?

Oh ! ramour d'une inèie ! amoui- que nul n'oublie ! Pain merveillenx , qu'un Dieu partage et multiplie. Table toujours servie au paternel foyer, Chacun en a sa part, et tous l'ont tout entier !

Voilà des vers aussi beaux que le sentiment qu'ils expriment : ils sont de M. Victor Hugo.

Eh bien ! il y a quelque chose , non pas de plus tendre et de plus fort , non pas de plus in- telligent et de plus dévoué , non pas de plus héroïque et de plus pur que l'amour maternel, mais peut-être de plus sublime et de plus di- vin par sa nature : c'est l'amour filial. C'est que l'amour maternel , en même temps qu'il est une des plus adorables vertus , est cepen- dant un des plus impérieux besoins du cœur et presque une des conditions phénoménales de l'organisme. Il v a du sang et de la chair dans

212 le principe de cette passion dont les actes sont d'une puissance et d'une beauté surhumaines. L'enfant est une partie de la mère; elle ne peut sans déchirement se détacher de sa vue ou de son souvenir, ni des sollicitudes ou des fatigues qui lui viennent de lui. Elle se pare de ses grâces, elle ravonne de ses joies ; car il n'est pas un autj'e pour elle 5 car elle vit en lui comme l'arbre dans ses branches. Et elle souffre de ses souffrances, elle en souf- fre même physiquement , comme un pauvre blessé, qui n'a plus qu'une main, a mal encore à celle qu'on lui a coupée. Et puis, l'amour mater- nel, c'est l'instinct conservateur de la création. Otez à la mère cet ineffable sentiment qui s'a- grandit avec les besoins de l'enfant, se fortifie par la douleur et s'enrichit par les sacrifices ; alors les races périront et le monde cessera. Aussi, le Créateur a-t-il répandu à flots cet amour intarissable dans toutes les espèces qui ont la vie, comme dans la noble famille hu- maine 5 aussi , une mère qui n'aime pas son enfant est -elle une monstrueuse exception, une rare et triste anomalie dans Tordre natu- rel : hélas ! et combien a-t-on vu de fils in- différens ou ingrats ! C'est que le sang ne

213 remonte pas, c'est que les générations regar- dent et marchent devant elles, c'est enfin que l'amour filial, à l'âge de raison,. est une pas- sion de l'ame qui n'a rien d'instinctif, un pur mélange de ce que la reconnaissance a de plus fervent, la soumission de plus admirable, et la vénération de plus sacré, une vertu de notre libre arbitre. Le principe en est tout spiri- tuel, les mystères de l'organisation y sont étran- gers. Aussi , comme toutes les vertus, l'amour filial porté à son point suprême est-il clair- semé sur la terre j aussi Dieu nous commande' t-il d'honorer nos père et mère 5 et il ajoute : afin de vivre longuement , comme pour of- frir une prime à notre obéissance !... Il n'a rien prescrit ni rien promis aux mères et aux pères pour qu'ils aiment leurs enfans ; il a fait leurs cœurs de telle sorte qu'ils lui désobéi- raient à lui-même s'il leur commandait l'in- différence. L'amour filial est tellemement di- vin , qu'on lui a donné le nom de piété dans toutes les langues , et qu'il fut le seul amour de notre Seigneur parmi nous. Jésus-Christ , c'est le fils 5 le fils adorant et priant le père , et accomplissant sa loi avec délices, quelque sé- vère qu'elle fût , et, dans toutes les angoisses

214

de la vie et de la mort, s'écriant : Mon père î et se trouvant fortifié. La vertu que le Sau- veur a choisie en revêtant notre humanité sera éternellement la première des vertus chez les hommes. De vient le culte d'admiration qui s'attache aux rares et sublimes exemples d'amour filial. Quel front oserait ne pas se courber devant cette jeune femme romaine qui allaite son vieux père condamné à mourir de faim ? ou devant ce pauvre enfant muet, qui tout-à-coup invente la parole pour sauver sa mère que des assassins allaient égorger ? ou devant M^^'' de Sombreuil qui boit le sang des morts pour racheter celui dont elle tient la vie? ou devant toi, sainte héroïne de quinze ans, qui, du fond de laSibérie, conçois dans ton cœur filial et nourris, pendant trois années, le pieux et redoutable projet de te rendre seule à Saint-Pétersbourg, qui pars en effet, sans autre soutien que ta loi , sans autre espoir que la pitié des hommes , et qui , de déserts en dé- serts, de forêts en forêts, de fleuves en fleuves, de neiges en neiges, de hameaux en hameaux, de cités en cités , de refus en refus , d'ou- trages en oulrages, marches, marches tou- jours vers le sud, et arrives enfin dans la ville

215 desczars et dans le palais de Paul I", en criant : Grâce, grâce pour mou père ! puis repars vers le nord, ses lettres de rappel à la maiu, et t'en retournes au ciel, quand il est sorti lui-même de la terre d'exil !

Cette "vénérable enfant , c'était Prascovie Lopouloff, la fille d'un noble officier , exilé à Iscliim , sur les frontières du gouvernement de Tobolsk. Et de cette pure et naïve his- toire , M""^ Cottin a eu le mauvais goût de faire le fort joli roman à' Élisahelh, le ca- ractère et les aventures de l'héroïque voya- geuse ont été défigurées comme son nom. Cela n'est pas bien d'avoir voulu immortaliser la fausse Elisabeth au détriment de la vraie Pras- covie. Heureusement , M. Xavier de Maistre est venu depuis avec sa touchante et simple narration de la Jeune Sibérienne , rétablir tout ce que la romancière avait altéré,- heu- reusement, il a aussi la supériorité du talent, et cette fois encore la gloire se rangera du parti de la vérité. C'est donc le nom de Prascovie qui recueillera les respectueuses larmes des âges futurs. Puissent, mesdemoiselles, le peu de mots, que je vais lui consacrer ici , ne pas être désagréables à sa mémoire et se graver dans

216 votre souvenir comme un sommaire exact du livre de son historien , comme l'humble mais fidèle esquisse d'un tableau qu'une main ha- bile a tracé et qui n'est pas à la portée de tous les yeux.

Pourquoi Lopouloff avait-il été exilé en Si- bérie avec sa femme et leur petite Prascovie , âgée alors d'un an ? On l'ignore. La Sibérie est la Bastille de la Russie. Il n'y a bien souvent de visible que l'horreur de ce long supplice ,

le crime reste bien souvent inconnu

quand il y a crime. D'ordinaire , le gouverne- ment envoie mourir les hommes qui parais- sent dangereux à sa politique ou à la tranquil- lité dupavs. Quelquefois, un ordre secret forme toute la procédure et tout le jugement. C'est une méthode excellente pour l'arbitraire et les vengeances personnelles des grands. Mais ne nous hâtons pas trop de blâmer les autres, et de nous vanter aux dépens des nations ar- riérées. Et n'avons-nous pas eu , nous Fran- çais , en pleine civilisation , nos condamna- lions barbares, nos tribunaux révolutionnaires.^ ces assassinats légaux plus nombreux en deux

217 ans que tous les actes cruels du despotisme en deux siècles, se commettaient au grand jour, de- vant tous, et avec les formes extérieures d'une justice hvpocrite, ajoutant ainsi à l'atrocité une sacrilège ironie ! Hélas ! à quoi servirait d'améliorer les institutions si les hommes ne devenaient pas meilleurs ? Que font les bonnes lois si les mauvaises passions continuent de les appliquer ? C'est le cœur humain , ce sont les mœurs d'un peuple qu'il faut d'abord s'ef- forcer de convertir au bien ; et la religion seule est habile à cette œuvre. Les législateurs pour- ront ensuite élever leur édifice sur cette base solide , sans quoi il n'y aura jamais de progrès réel que sur le papier. Mais nous voilà bien loin de la Sibérie; j'y reviens.

Jetée toute petite dans celte affreuse con- trée, et dans une misère non moins affreuse 5 n'ayant autour d'elle que des compagnons d'exil et que le morne spectacle de ses propres deslins , sans aucune nouvelle du dehors , sans un seul livre ni un seul voyageur pour lui dire : « Il y a autre chose que cela, » Prasco- vie , à quinze ans , pensait encore que les cieux, la campagne, les hommes, la vie, étaient partout comme en Sibérie , car ses parens ne

218 parlaient jamais devant elle d'un pays ou d'un sort plus beau, ni surtout d'un passé plus heureux, de peur d'éveiller dans sa jeune ame des regrets inutiles et d'impossibles désirs. El les autres exilés se taisaient aussi de peur que leurs discours ne parvinssent aux oreilles de leurs gardiens, et qu'on ne les envoyât se plain- dre aux échos des mines. La pauATC enfant supportait donc sans murmure, et presque sans tristesse, une destinée qu'elle croyait être la morne pour tous , et chaque soir elle déposait au pied de la croix le fardeau de ses fatigues et de ses souffrances ; car, ignorante de tout le reste , elle avait appris la religion , la plus belle science, et, avec ses jolies mains de de- moiselle et ses forces qui n'étaient que dans son cœur, elle travaillait à la terre et aux plus rudes emplois du ménage , par toutes les sai- sons et à tous les momens , pour gagner la vie de ses parens bien aimés; et ployait et se rele- vait sous la lourde tâche, sans s'imaginer qu'il y eût pour aucun mortel , ni sort plus doux, ni récompense , ni rqjos , si ce n'est dans le ciel : en vérité, elle se trompait de bien peu.

Un soir que, dans son réduit, elle avait prolongé ses prières plus tard que de cou-

219 tume , parce que c'était la fête de sa sainte pa- tronne , elle entendit comme des sanglots et des plaintes dans la chambre de ses parens ^ elle approcha son oreille et ses yeux de la cloi- son mal jointe Son père pleurait abon- damment, et il laissait tomber avec ses pleurs des paroles de désespoir et presque de malé- diction. Il épanchait son ame dans le sein de sa compagne qui ne pouvait pas le consoler , et il repassait toute sa vie, d'abord si douce et si honorée , dans les villes et dans les camps , puis empoisonnée par les injustices des hom- mes, puis flétrie et reléguée aux bornes glacées du monde par un arrêt terrible. Et il rappe- lait une à une , avec ce rire amer qui va en douleur les larmes ne peuvent atteindre , toutes ses supplications repoussées, les preuves méconnues , ses démarches infructueuses , ses lettres sans réponse, ses cris sans écho, et puis il disait : « Dieu sait que je souffrirais avec résignation si j'étais seul à souffrir, mais

toi , ma compagne fidèle mais notre chère

enfant, notre bonne Prascovie qui dort là, tandis que nous veillons dans les angoisses !... Ah ! devrait-on donner le jour à des êtres qui n'hériteront de nous que l'opprobre et la mi-

220 sère !.... » et il retombait sur son lit en yer- sant des torrens de larmes se mêlaient encore quelques imprécations que la plus horrible souffrance même ne devrait jamais proférer.

Ce fut comme une affreuse lumière qui passa devant les yeux de Prascovie , et qui lui révéla le sombre et profond abime de mal- heurs où sa famille était plongée. Elle se jeta de nouveau à genoux pour achever sa prière... et la pensée d'aller à Saint-Pétersbourg implorer la grâce de son père descendit tout-à-coup sur elle, comme un éclair des cieux , comme la colombe mystique. La jeune fille en ressentit un charme inquiet , un trouble délicieux. Toute la nuit, elle caressa ou repoussa cette idée comme une inspiration de son bon ange, ou comme une tentation de l'esprit malin. Elle n'osait s'y abandonner et ne pouvait s'y soustraire , ballottée sans cesse entre un désir invincible et des obstacles insurmontables. Lonc-iemps elle cacha ce projet confus au fond de son cœur-, mais il s'éclaircissait, gran- dissait , se fortifiait de jour en jour. Elle en devint obsédée au point qu'elle ne vivait plus que par cela et pour cela. Il y avait, non loin

221

(le la maison, un bois de bouleaux, et dans ce bois un arbre, plus grand et plus beau que les autres, qu'elle avait adopté pour y prier Dieu. Tous les matins elle y venait demander au maître de toutes choses d'éclairer son esprit et de lui dicter son devoir 5 et, chaque fois , telle était son exaltation doublement pieuse , qu'il lui semblait ouïr une voix d'en haut qui disait : « Va à Saint-Pétersbourg €t tu obtieu- » dras la grâce de ton père 5 » comme Jeanne d'Arc vit jadis, sous l'arbre des Fées , deux anges du Seigneur qui lui ordonnèrent de ceindre le glaive pour aller sauver le roi et la France. C'en était trop-, sa préoccupation était si forte que sa mère lui avait fait plusieurs fois de vifs reproches sur sa négligence à ses travaux domestiques 5 son secret lui échap- pait 5 elle ne pouvait plus le contenir En- lin , après bien des hésitations, elle se hasarda un matin à en faire l'aveu complet à son père. Les paroles osaient à peine sortir de sa bouche, comme s'il se fût agi d'une confidence coupa- ble; car bien souvent nous sentons qu'une chose qui nous parait toute naturelle, parce que nous nous en sommes long-temps bercés , doit sembler extravagante à ceux qui n'y ont

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pas encore songé. C'est ce qui attendait Pras- covie.

Le père se moqua d'elle : « Ma femme , lu ne sais pas , nous avons trouvé un puissant protecteur. Voilà notre fille qui va partir pour Saint-Pétersbourg et qui yeut bien se charger de parler de nous à l'empereur. » La mère gronda : « Elle ferait mieux d'être à son ou- vrage que de s'occuper de pareilles folies. » Et, comme Prascovie insistait, ne se laissant décourager, ni par la colère , ni même par le persifflage , tous les deux la couvrirent de lar- mes et de caresses : « Chère enfant , Teux-tu donc nous quitter, toi, la seule fleur de notre désert , la seule étoile de notre nuit ? Hélas!

quand tu reviendrais si tu revenais, nous

serions morts de ton absence c'est cette

liberté que tu nous aurais rendue ! viens sur notre cœur , les mères et les pères ne sont ja- mais exilés dans les bras de leur enfant 1 Et pourtant, vous êtes malheureux, mon pèrej vous Tavez dit , je l'ai entendu , et moi, je ne veux pas que vous soyez malheureux, et Dieu, qui m'a suscité mon dessein , saura bien me donner la force de l'exécuter. »

Cependant, les refus de ses parens étaient

223 inexorables ; son père lui avait défendu de lui reparler de ce projet insensé 5 tous les moyens lui manquaient , et sa mère tomba malade et fut bien long-temps à se rétablir. Prascovie était donc de plus en plus encbainée à ses de- voirs de famille. Trois années se passèrent ainsi. Il n'était plus question de rien 5 mais la même foi et le même espoir vivaient dans le cœur de la jeune fille. Ses prières avaient toujours le même objet, et Dieu la soutenait toujours dans sa pieuse résolution. Que ne peut la volonté d'accord avec la vertu ? La petite Prascovie était devenue une femme : ses forces , sa grâce , sa raison , tout avait grandi si étonnamment que ses parens la re- gardaient eux-mêmes avec une sorte de res- pect , et que sa parole avait acquis sur eux une autorité dont ils souriaient avec orgueil. Aussi, lorsqu'un soir, après ces trois années, Prascovie leur redemanda solennellement la permission d'aller à Saint-Pétersbourg , ils ne trouvèrent plus un mol contre ce projet qu'ils croyaient oublié. Tant de persévérance les consterna, et ce fut presque macbinalement que Lopouloff se leva et alla lui chercher une feuille de papier pour qu'elle fit écrire par un

224 savant du lieu la demande d'un passe-port au gouverneur de Tobolsk , formalité indispensa- ble pour le voyaj^e. Mais comment faire parve- nir cette demande et surtout la faire appuyer auprès du gouverneur ? Tout ce que dési- raient les parens de Prascovie, c'était qu'au- cune bonne occasion ne se présentât... Le len- demain même un étranger passa, qui se char- gea du message. « Quel singulier hazard , s'écria-t-on dans tout le village d'Ischim , la nouvelle s'était répandue à l'instant ! Quel signe de la Providence , s'écria Prascovie en tombant à genoux Et depuis ce moment une sérénité ineffable se répandit sur ses traits et ne s'altéra plus. Cependant, le passe-port sera- t-il accordé? le gouverneur de Tobolsk en était très-avare pour les parens des exilés. Lopou- loff" espérait bien ne pas obtenir cette faveur,

et on le traitait assez mal pour le rassurer

Le passeport arriva sans retard et sans diffi- culté. Le père frémit. Prascovie, comme sûre de ne pouvoir plus être refusée , se contenta de lui demander sa bénédiction pour ce grand voyage. « Que faire avec cette enfant.? s'écria le vieillard, il faudra bien la laisser partir ! »

225

II.

Le jour fatal ou sauveur fut fixé au 8 sep- tembre. L'heure venue : « Il faut nous sépa- rer, » dit Prascovie avec délerminalion. Alors elle s'assit, et ses parens et deux amis, prison- niers comme eux, en firent autant , comme il est d'usage dans tous les pays russes en pareille circonstance. « Lorsqu'un ami part pour un » voyage de long cours, dit M. de M-aistre, au )) moment de faire les derniers adieux, le voya- » geur s'assied, toutes les personnes qui se » trouvent présentes doivent l'imiter 5 après » quelques minutes de repos ,^ pendant les- » quelles on parle [du temps et de choses in- » différentes , on se lève , et les pleurs et les » embrassemens commencent. Celte cérémo- » nie, qui, au premier coup-d'œil, parait insi- » gnifiante, a cependant quelque chose d'inté- » ressaut. Avant de se séparer pour long-temps, » peut-élrepour toujours, on se repose encore » quelques momens ensemble , comme si l'on » voulait tromper la destinée et lui dérober » cette courte jouissance. » Cette petite halle anticipée au sein de la famille donne bon courage au voyageur

226 Voyez-vous, dun côté, cette mère et ce père rentrant mornes dans leur étroite cabane... si spacieuse maintenant; et, d'un autre côté, cette belle jeune fille jetée toute seule avec un seul rouble en argent pour tout trésor, sur l'inter- minable route qui conduit à Saint-Pétersbourg par Moscou , pauvre esquif lancé au milieu des flots et des vents, sans rames et sans bous- sole, mais que le pilote invisible dirige vers le rivage ii?connu. Elle allait chantant des can- tiques où le nom de son père était béni avec celui de Dieu, l'œil fixé à l'horizon du sud, et n'osant penser à l'isolement de ses parens, pour ne point retourner sur ses pas , ni aux sarcasmes et aux mauvais pronostics des habi- tans et des autres exilés , pour ne point tom- ber de découragement sur le chemin. La voilà donc à la merci des hazards et des élémens , tantôt, couchant dans une forêt que les bêtes fauves lui cèdent en hurlant ; tantôt, s'endor- mant sur le seuil glacé d'une maison qui ne s'ouvre pas à sa plainte , ou fuyant l'approche de quelques hommes plus grossiers que la brute ; ici, repoussée comme une voleuse: là, tout simplement comme une personne qui n'a rien , crime plus que suffisant ; quelquefois

227 pourtant, ayant trouvé un gîte , un repos et

quelques secours chez de pauvres gens et

même chez des riches; mais toujours accueil- lie, traitée, secourue, consolée comme une sœur, dans tous les couvens qu'elle rencontrait sur sa route. Dans les pays industriels, on voyage maintenant avec mille douceurs 5 les chemins , les postes et les auberges, tout s'est tellement amélioré ! tout a été si bien prévu pour ceux qui ont de l'argent ! Mais les pau- vres, en voyage, cherchent en vain ces maisons de Dieu qui étaient leurs hôtelleries, et ils n'ont plus leur place à aucune table ni à aucun foyer. Aussi , pourquoi être pauvres ? Pen- dant des semaines entières , Prascovie faisait la route à pied, et quand plusieurs chemins se croisaient , elle invoquait sa patronne , elle criait : Mon père '. et prenait toujours celui qu'il fallait. Puis, lorsque ses pieds saignaient, et qu'elle succombait de lassitude , de chaleur ou de froid , des marchands ( s'il s'en trou- vait d humains) la faisaient monter sur leurs chariots ou des mariniers sur leurs grands ba- teaux. Au bout d'un mois de voyage, il lui semblait qu'elle devait être arrivée. Le temps lui paraissait encore plus long que le chemin ,

228 et à chaque clocher qu'elle apercevait dans le lointain elle demandait: N'est-ce point Saint- Pétershourg? Comme autrefois les soldats croi- sés s'imaginaient voir Jérusalem dans tous les villages d'Allemagne ou de Hongrie.

Trois mois s'étaient écoulés, et, de son rouble d'argent, il lui restait encore 20 kopeks , tant elleavailéconomisé son petit trésor etprofitédes moindres ressources ou des plus légers secours, lorsqu'un soir, dans un hameau très-pauvre , une femme et son mari , tous deux de très- mauvaise mine et de très-mauvaise humeur, lui donnèrent l'hospitalité après s'élre fait long-temps prier. Et comme elle leur racon- tait, sur leur demande , qu'elle venait de To- holsk, se rendant à Saint-Pétersbourg, ces vi- laines gens se dirent entre eux qu'elle devait avoir une assez forte somme d'argent. A peine fut-elle couchée et la crurent-ils endormie qu'ils fouillèrent son petit paquet et cherchèrent jus- que dans ses poches et dans ses chaussures qu'elle avait gardées. La peur l'avait tenue éveil- lée et l'empêchait de le paraître , et elle recom- manda son ame à Dieu , lorsqu'elle aperçut un couteau dans la main de ses hôtes et tout près de sa figure. Par bonheur , ils ne trouvèrent

229 -- que les 20 kopeks, et se retirèrent tout hon- teux , mais persuadés qu'elle ne les avait pas aperçus. Le lendemain de grand matin, Pras- covie prit congé d'eux et n'eut garde de leur parler de rien.

Or, on était au mois de décembre, et la sai- son devenait si rigoureuse que Prascovie ne pouvait plus continuer sa route sans risquer d'être ensevelie sous, les neiges. Que devenir ? Le hasard encore , ainsi qu'on appelle tout ce qui arrive par la volonté de Dieu, amena un convoi de traîneaux qui allaient à Ekatherinem- bourg ( la ville de Catherine) -, on lui fit une petite place au milieu des autres voyageurs, qui étaient tous des paysans. Et la lourde ca- ravane repartit comme une flèche. Mais Pras- covie n'avait que des vêtemens trop légers -, et le froid, après la quatrième journée, était si vio- lent, qu'elle eut une joue gelée, et qu'elle se- rait morte sans les soins charitables des voya- geurs , qui la firent revenir en la frottant de neige , et convinrent entre eux qu'ils lui prê- teraient tour à tour leurs pelisses dont ils fe- raient l'échange à chaque verste. Prascovie s'acquitta envers ses bienfaisans conducteurs en priant Dieu pour eux. On arriva ainsi

230 sans nouvel accident à Ekatherinembourg. Mais il ne lui restait plus un seul kopek; tout avait été dépensé pour le trajet et la nourriture.

Elle vovait pour la première fois une grande ville, et se rassurait par le luxe et l'abondance qui régnaient autour d'elle. Son premier soin fut d'aller faire sa prière à l'église , comme elle n'y manquait jamais ; puis elle se fit con- duire à l'endroit l'on vise les passe-ports. Le sien fut trouvé en règle, et on lai dit qu'elle pouvait avec cela se présenter dans toutes les auberges, qu'on lui donnerait ce qu'il lui fallait. Prascovie, dans sa sainte igno- rance, prit la cbose au mot, et elle allait, d'auberge en auberge, montrant sou passe- port, et demandant un gite et quelque nour- riture ^ mais , à sa mise plus que modeste , on » enquérait d'avance de ses moyens de payer, et on ne la recevait nulle part. Elle comprit alors que , dans la langue des cités , donner est une expression de courtoisie qui veut dire 'vendre^ et elle regretta ces grossiers villa- geois qui ne parlent point poliment , mais qui donnent de temps en temps. Elle retourna donc à l'église, la seule demeure toujours ou-

231 verte aux malheureux ; et comme elle priait avec abondance de larmes , une dame s'appro- cha d'elle, et lui dit quelques paroles de bonté et d'intérêt... « O mon Dieu! s'écria Prasco- » vie , vous ne m'avez donc pas abandonnée. . . » je sauverai mon père!... » Ces seuls mots redoublèrent la tendre sollicitude de l'incon- nue. Elle pria la jeune voyageuse de la suivre ^ et, arrivées à son hôtel, M"^ Milin (que ce nom soit honoré dans les fastes de la bienfai- sance! ) la fit déjeuner avec elle et une de ses amies, en la comblant de toutes sortes de pré- venances. Quand elle fut bien restaurée et re- posée, Prascovie leur raconta l'histoire de ses parens et son grand projet. Ces dames lui té- moignèrent plus d'admiration que d'espé- rance , mais lui déclarèrent que , dans tous les cas, elles ne souffriraient point qu'elle conti- nuât son voyage avant le printemps 5 la ri- gueur du froid, le manque absolu de toute bonne occasion de transport, et la sûreté de leur jeune amie ( comme elles l'appelaient déjà ) , exigeant impérieusement le délai de quelques mois. Prascovie resta donc chez j^me ]^[^n comme la fille de la maison. Les habitudes de l'aisance, la distinction

232 des manières, rélégance de la tenue et de la parole, toute cette vie noble, toutes ces mœurs élevées, charmaient la fille de l'exil et du dé- sert sans l'étonner. Les natures d'élite ont en elles-mêmes le type du bien et du beau; elles s'y sentent tout de suite à l'aise. Prasco- vie n'était donc nullement empruntée au mi- lieu de cette société si nouvelle pour ses yeux ; et cependant, Prascovie ne savait ni lire ni écrire !... Condamnée à un bannissement éter- nel et à de vils travaux , la moindre instruc- tion eût été un malheur de plus pour elle : c'est ainsi du moins qu'avaient pensé ses pa- rens. Comme cette ignorance rehaussait en- core la noblesse de ses sentimens et l'héroïsme de son action ! M"'" Milin lui donna des maî- tres, et ses progrès tinrent du miracle, comme toute sa destinée. Le printemps venu, sa gé- néreuse protectrice la supplia de rester auprès d'elle, en lui offrant un sort des plus désira- bles. «Non, madame, non; je n'ai déjà que » trop goûté les douceurs de la vie , tandis que » mon pauvre père !... Ah! laissez-moi par- » tir ! » Il le fallut bien -, M"! Milin s'occupa des apprêts du départ , avec un sentiment de vénération et de terreur, et lui ayant corn-

233 piété en habits, en Vm^^e et en argent, un petit bagage qui devait suffire long-temps à ses besoins, elle l'embarqua sur un grand bateau de commerce, sous la protection d'un hon- nête négociant qui se rendait à Nijeni, à plus de mille verstes d'Ekatherinembourg, et qui s'était chargé de prendre ensuite tous les ar- rangemens pour la continuation du voyage de Prascovie.

Mais toutes les précautions sont impuis- santes à conjurer les vicissitudes de la destinée humaine. A moitié chemin, le négociant tomba si dangereusement malade qu'on fut obligé de le descendre à terre et de le laisser au pre- mier village. Voilà donc Prascovie encore sans protecteur 5 et quelques jours plus tard, le bateau, par un violent orage, échoua sur un banc de sable, et elle fut renversée avec trois passagers dans les eaux du Volga. On la sauva ; mais son bagage fut perdu , et la voilà de nouveau sans ressources, avec une santé fortement altérée par ces accidens.

Enfin elle aperçut de loin les tours et les coupoles de Nijeni -, mais quand on l'eut dé- barquée toute seule sur le port, au milieu de cette foule déserte d'étrangers indifferens, le

234 découragement la terrassa pour la première fois : elle se trouvait aussi dénuée que jamais , et depuis la douce intimité des dames d'Eka- therinembourg , l'attitude et les démarches d'une suppliante lui paraissaient impossibles. Il y avait un peu d'orgueil dans cette répu- gnance, et Prascovie entra dans une église sur le quai , pour en demander pardon à Dieu. Celte église dépendait d'un couvent de reli- gieuses... aucun des soins de l'hospitalité ne manqua donc à la voyageuse. Puis , quand elle eut raconté son histoire , les sœurs l'entourè- rent de marques d'intérêt et d'admiration , et la supérieure la logea près de sa chambre et la combla de caresses. Après quelques jours de repos, on lui demanda quels étaient ses désirs... « Je n'en ai qu'un, répondit-elle, » c est qu on puisse me donner les movens » d'aller à Saint-Pétersbourg, afin d'obtenir » de l'empereur la grâce de mon père. En- » suite, il y en a encore un que je n'attends » que de vous, ma mère, ajouta-t-elle en tom- » bant aux pieds de l'abbesse, c'est que vous » me permettiez, quelle que soit l'issue de » ma démarche , de revenir prendre le voile » dans votre couvent. J'ai toujours eu l'idée

235

» de me consacrer à Dieu , quand j'aurais tout » fait pour mon père. » Ce vœu fut un bon- heur et une gloire pour le monastère , et on y faisait les préparatifs du nouveau départ , lorsque Prascovie fut atteinte d'une grave et dangereuse maladie , suite de sa chute dans le Volga ( il lui manquait cette dernière épreuve )5 et comme, après quatre mois de souffrances et d'un traitement sévère , les symptômes de- venaient de plus en plus alarmans, les bonnes sœurs pleuraient et se désolaient autour de son lit 5 mais elle, toute mourante, leur disait avec un sourire inspiré : « Pourquoi ces lar- » mes et ces inquiétudes sur moi?., je n'ai pas » encore sauvé mon père ! » En effet , elle re- prit ses forces, et partit en traîneau couvert pour Moscou, chargée de bienfaits et de re- commandations. Elle resta quelques jours dans la ville sainte , chez une dame à laquelle l'ab- besse l'avait adressée, et qui la confia jusqu'à Saint-Pélersbourg à un marchand qui voya- geait dans sa propre voiture.

IIÏ.

Saint-Pétersboug ! la ville neuve, la ville

236 des palais, la Rome des czars, la création de Pierre-le-Grand ! la voilà donc enfin ! Voilà donc l'héroïne filiale au terme des obstacles et des périls! ou plutôt, de nouveaux périls et de nouveaux obstacles ne vont-ils pas s'offrir devant elle ?

C'était au mois de février : dix-huit mois s'étaient passés depuis que Prascovie avait quitté ses parens 5 et, dans cet intervalle, l'empereur Alexandre avait succédé à Paul l". De nombreuses grâces avaient été accordées pour le couronnement du jeune czar mais les prisonniers d'Ischim n'étaient pas au nombre des amnistiés. Les choses en étaient lorsque Prascovie arriva dans la capitale de toutes les Russies.

« Moi qui ai franchi de si énormes distances, » se disait-elle, je n'ai plus que deux pas à » faire ! je louche des yeux ce palaisj dont un » monde entier me séparait ! Tout est fini : » merci , mon Dieu , qui m'avez conduite ! » Hélas ! deux pas sont quelquefois plus longs que douze cents lieues , si on a les pieds en- chaînés , ou si on prend une fausse direction ! Le premier ébahissement qui paralyse une pauvre jeune étrangère dans une si grande

237 ville, l'embarras de savoir comment s'y pren- dre pour les moindres démarches et les plus simples visites^ la difficulté de trouver les adresses de certaines personnes pour qui l'on a des lettres de recommandation , ou les per- sonnes elles-mêmes, qui sont parties, sorties, ou veulent l'être 5 puis, avoir pour conduc- teur un marchand qui est tellement occupé de ses intérêts, qu'il a fort peu de temps pour les vôtres-, de tout cela, il résulte que, pen- dant le premier mois, Prascovie ne fit pas autre chose que se demander ce qu'il y avait à faire. Pour comble de guignon , le marchand fut appelé à Riga par ses spécula- tions , et il laissa Prascovie sous la tutelle de sa femme, qui, toute bonne qu'elle était, n'é- tait pas bonne à grand'chose.

Ajoutez à tous ces embarras qu'une des dames pour lesquelles ses amies d'Ekatlieri- nembourg lui avaient donné des lettres, lo- geait de l'autre côté de la Newa, et qu'il était impossible de traverser le fleuve , à cause de la débâcle qui approchait. C'est alors que des conseillers maladroits donnèrent à Prascovie l'idée d'adresser une supplique au sénat, pour faire reviser le procès de son père, afin de ne

238 pas perdre de temps, disaient-ils, et que l'af- faire fut déjà en bon train quand elle pourrait trouver et voir les personnes à qui elle était recommandée. On resta quinze jours avant de faire rédiger la supplique par un écrivain qui la rédigea fort mal. Puis, sans donner à Tin- nocente solliciteuse aucune instruction , et sans que personne se chargeât de l'accompa- gner, on lui dit d'aller au palais du sénat, et de remettre son papier au premier sénateur qu'elle rencontrerait. En vérité, les coeurs de ces obligeans étaient aussi glacés que la Newa. Figurez-vous une pauvre jeune fille, toute seule dans le grand escalier du sénat , tendant sa pétition à tous ceux qui passaient , persua- dée que tout le monde était sénateur dans cet escalier, et ne trouvant jamais que des regards ou des mains qui se détournaient. Une fois seulement, un monsieur tout ^or s'arrêta... et lui donna quelque monnaie, comme aune mendiante. Et tous les jours c'était ainsi. Les fêtes de Pâques arrivèrent 5 le sénat fut fermé. Prascovie s'approcha des sacremens avec une sainte ferveur, et y puisa un nouveau courage que la femme du marchand ne partageait guère, (c A votre place , lui disait-elle , je lais-

239 » serais mes démarches et les sénateurs 5 » c'est tout comme, ajouta-t-elle, en lui mon- » trant la grande statue de Pierre-le -Grand, » c'est tout comme si vous présentiez votre )> supplique à celte statue que voilà. Et » pourquoi pas ? répondit Prascovie ; Dieu est » tout-puissant, et, si telle est sa volonté, il » peut forcer cet homme de fer à se baisser et )) à prendre ma supplique. >) Et la marchande de rire.

Enfin, le marchand revint, et tout surpris, au moins, de retrouver Prascovie encore dans sa maison , il se donna un peu de mal pour lui faire du bien, c'est-à-dire qu'il s'informa sérieusement, cette fois, de la demeure des pei^ sonnes pour qui la jeune voyageuse avait des lettres. Cela fait, il la conduisit chez M"^ de L..., qui l'accueillit comme une ancienne amie, et chez la princesse de T..., qui la re- tint dans son hôtel avec toutes sortes de grâces. On voyait que M""® Milin avait passé par là. Prascovie leur fit le récit naïf de ses malheurs, de son voyage et de son projet. On promit de s'intéresser A-ivement au succès de son entre- prise; mais la princesse était toujours malade, et il n'était pas facile à l'autre dame de trou-

240

ver une personne assez puissante ou assez bienveillante pour intercéder auprès de Tem- pereur. Et en attendant, les jours et les mois s'écoulaient et Prascovie , dans le grand monde, était un objet de curiosité plus que d'intérêt, et on souriait de ses ingénuités, et tous les oisifs lui demandaient à tout propos des détails sur sa famille, sur ses premières années , sur ses aventures 5 mais elle ne répon- dait qu'avec beaucoup de circonspection, n'ai- mant, ni les interrogations banales, ni surtout les éloges outrés sur ce qu'elle avait fait si na- turellement. <( Mon Dieu ! se disait-elle quel- » quefois , tous ces grands personnages n'ai- » ment donc guère leurs parens, qu'ils sont » si étonnés de si peu de chose! » Un jour, le comte de *** lui demanda étourdiment quel était le crime de son père. « Monsieur, lui )) répondit-elle froidement, un père n'est ja- » mais coupable pour sa fille, et le mien est » innocent. »

Peu à peu , Prascovie , par son caractère doux et fort en même temps, par son esprit si juste et si fin, par ses vertus et sa piété si vraies, avait conquis l'estime et les sympa- thies de tous les cœurs honnêtes et délicats.

241 Les autres suivirent , comme toujours , quand la nouvelle se répandit que l'impératrice-mère avait désiré que la jeune Sibérienne lui fût présentée. Tout le monde alors voulut y avoir contribué; et lorsque Prascovie raconta l'ac- cueil plein de bonté que lui avait fait sa majesté, et la pension qu'elle lui avait donnée, avec l'assurance de parler à l'empereur, son fils, de la grâce de LopoulofF, oh ! alors, l'intérêt gé- néral ne connut plus de bornes 5 il n'y eut pas un homme en place qui ne lui offrît sa pro- tection avec une effusion de cœur dont elle était touchée jusqu'aux larmes, la pauvre en- fant ! et toutes les dames , sans exception , s'a- perçurent qu'elle avait de fort beaux yeux noirs et une physionomie distinguée. Ce fut hien autre chose le jour elle reçut l'ordre de se rendre à une audience particulière de l'empereur. Quarante grands seigneurs ou grandes dames sollicitaient le bonheur d'y conduire leur jeune amie , et il aurait fallu qu'elle montât dans quarante équipages.

En approchant de l'empereur, ses genoux fléchirent 5 mais c'était du respect, et non de la crainte. L'empereur est le père de tous ses sujets, pensait-elle, et ce mot de père la ras-

242 surait. Après avoir écouté Prascovie pendant quelques minutes : « Mademoiselle , dit l'em- » pereur, je n'accorde pas la grâce de votre M père... mais, ajouta-t-il avec une douceur » ineffable, j'ordonne la révision de son pro- )) ces. Ah ! il est sauvé !... » s'écria Prasco- vie, en tombant encore à genoux, la jeune impératrice régnante la releva en l'embras- sant , et lui fit un présent de cinq cents roubles. Prascovie , de retour chez la princesse de T..., ne pouvait pas suffire à de si délicieuses émotions ^ elle s'évanouit. Les misères et les souffrances de tout genre l'avaient trouvée pleine de forces... elle n'en avait plus pour le bonheur. Quelques jours après, elle reçut l'a- vis de la réhabilitation et du rappel de son père. Un courrier allait partir en toute hâte, avec une forte somme d'argent, pour le cher- cher au fond de son exil-, mais l'empereur, par un surcroit de bonté , faisait demander à Prascovie ce qu'elle désirait pour elle-même. Elle répondit, sans hésiter un instant, qu'elle suppliait sa majesté d'accorder la grâce de deux prisonniers, amis de son père, qui, lors- qu'elle était partie de Sibérie , avaient voulu lui faire accepter, pour Taider dans sa route,

243 dix kopecks, leur seule richesse. L'empereur lui fit écrire sur-le-champ que son désir était rempli, et la lettre contenait pour elle-même le brevet d'une pension digne de tant d'hé- roïsme et de délicatesse.

Dès ce moment , Prascovie fut lancée dans toutes les fêtes du luxe et des arts. Son imagi- nation ardente et son ame passionnée s'y lais- saient emporter avec autant de délices que de candeur. « Je puis donc à présent me livrer sans remords au plaisir 5 je vais revoir mon père, mon père innocent et honoré! » Mais elle se ressouvenait bien vite de la promesse qu'elle avait faite à l'abbesse de Nijeni, de consacrer ses jours à Dieu. Ce n'était pas trop que l'abandon complet de sa vie pour bénir et glorifier ce Dieu qui l'avait si visiblement pro- tégée; et puis, la longue habitude du malheur avait déposé dans son cœur un mystère de mélancolie qui ne pouvait s'accommoder long- temps des bruyantes joies du monde.

Elle quitta donc tons ses amis et protecteurs de Saint-Pétersbourg, en leur disant qu'elle ne les quittait que pour le protecteur et l'ami suprême, et elle se rendit à Nijeni, elle avait écrit à ses parens qu'elle les attendrait ,

244 sans leur faire part de son pieux dessein. Quelle gloire et quelle allégresse pour le cou- vent! Elle prit aussitôt le voile. Quand Lopou- lofF et sa femme furent arrivés , la supérieure les manda chez elle, ju Et Prascovie? s'écriè- rent-ils, et notre chère enfant? La voici, » dit l'abbesse en leur montrant une jeune reli- gieuse qui les couvrit de caresses. Mais les vieux parens s'étaient agenouillés devant elle comme devant une sainte... et Prascovie, toute honteuse des respects de son père , se hâta de le faire asseoir, ainsi que sa mère , sur un grand siège , et de se poser elle-même à leurs pieds. Alors, des larmes, qui n'étaient pas toutes de félicité , coulèrent de leurs yeux sur le voile et les saints habits de leur fille. Pras- covie devina leur pensée et prévint l'expres- sion de leurs regrets. « Non, mon bon père, )) non , ma tendre mère ! je ne suis point per- •» due pour vousj en me donnant à Dieu, j'ai )) seulement acquis le droit de le prier de plus » près pour votre bonheur. Si vous allez de- •» meurer à Wladimir, j irai tous les ans vous » y visiter (1)5 et si, comme je l'espère, vous

(i) Les religieuses, en Russie, ne font pas voeu de clôture.

245

» revenez vous fixer à Nijeni , après avoir vendu M là-bas tous les biens qui vous sont restitués , » je serai votre fille et votre servante à toutes M les heures du jour ! . . . »

Cependant, la poitrine de Praséovie, dès long-temps attaquée, éprouva de violentes at- teintes du moment que sa destinée fut calme et son cœur satisfait. Il était dit qu'elle tom- berait au but avec le fardeau qu'elle avait si glorieusement porté. Elle avait épuisé tous les bonbeurs humains , en revoyant et en embras- sant sa mère et son père, qui l appelaient leur libératrice. Le Paradis seul pouvait lui donner des émotions aussi pures, des joies aussi par- faites. Dieu la rappela donc.

Comme Jeanne d"Arc, elle avait reçu d'en haut une sainte inspiration; comme Jeanne d'Arc, elle mourut, sa mission étant accom- plie.

MADAME D'ALTENHEYM.

((^ûbrteUe Soumet)

252 dont elles ont conquis les lumières et les ta- lens? C est bien mal les connaître : tout est foi et pure extase en elles ; l'art même chez elles est un saint amour et non une vanité ; elles y ré- pandent leur ame comme la fleur son parfum^ elles chantent pour chanter, comme la fau- vette, cachée sous lombrage, qui ne s'informe pas si on l'applaudira des balcons voisins.

«Mais, ajoute encore cette opposition systé- matique, quel est le premier mérite , le plus grand charme d'une œuvre littéraire? C'est la réalité des choses , la vérité flagrante des sen- timens et des pensées. Que cherchons-nous dans un poème ou dans un roman, si ce n'est le secret d'un cœur qui nous révèle ses joies, ses douleurs les plus intimes, et jusqu'à ses fai- blesses et SCS mauvais penchans, et qui se met, pour ainsi dire, à nudevant nousPOr, de deux choses l'une : ouïes femmes auteurs nous initie- ront à tous les mystères de leurs idées, de leurs désirs, de leurs regrets, de leurs émotions , et quelquefois nous diront tout haut ce que d'au- tres osent à peine s'avouer tout bas; et alors, si l'art triomphe , la convenance ( la suprême loi des femmes) ne sera-t-elle point sacrifiée.^ ou bien elles mentiront, elles arrangeront du

253 moins la vérité , et se farderont le cœur , comme des coquettes le visage , pour paraître devant le monde 5 et alors, que devient la réalité , la grandeur, la beauté de l'art ? Les femmes auteurs (c'est toujours l'opposition qui parle), sortiront diftlcilement de ce dilemme en douze syllabes :

Elles s'ôtcnt un voile ou se mettent un masque.

•» Ce qui n'est pas bien , ou ce qui est bien dommage. »

M. Paul Lacroix, dans une notice pleine de charme et d'éloquence, a combattu , en grand critique et en poète lui-même, tous ces argu- mens spécieux, et il les a terrassés. Un écrivain aussi spirituel a toujours raison , et je ne puis que dire après lui et beaucoup moins bien : Oui , les femmes , celles vraiment dignes de ce nom-, peuvent dans leurs ouvrages se mon- trer ce qu'elles sont, sans avoir à rougir, ni à mettre du rouge. N'est-il point des âmes can- dides comme il est des cœurs vicieux .^ Et les confidences d'un ange ne seraient-elles pas un suave contre-poison à toutes les confessions des réprouvés ? C'est le rôle des femmes dans la littérature et la poésie. C'est à elles de

254 nous reposer et de nous consoler, par leurs chastes , tendres et pieuses compositions , de tantd'œuvres monstrueuses nées sous la plume des hommes. C'est à elles de choisir des sujets et des couleurs qui nous intéressent et nous charment sans inconvéniens pour elles. N'y a-t-il point des aspects du cœur humain , des scènes de la vie, qu'elles peuvent étudier et retracer innocemment et avec cette grâce délicate, cette exquise sensibilité , dont elles seules ont le secret , qu'elles ne doivent pas trop sévèrement garder? Et pourquoi n'ou- vriraient-elles pas le pudique trésor de leur ame de jeune fille ou de jeune mère? Les beaux exemples ne sont-ils pas assez rares sur la terre sans que l'on cherche à en tarir la plus belle source ? Que de choses délicieuses nous aurions perdues depuis trente ans ! et tout-à-l' heure encore les Filiales de M"*" B. d'Altenheym ( Gabrielle Soumet ) ^ ces pages enchantées , ou plutôt ces fleurs écloses sous le regard créateur d'un paternel génie, et nommées pour cela de ce doux nom de Filia- les, de ce nom le plus pur de tous les amours d'ici-bas !

Personne plus que moi ne pouvait être le

255

biblio.jjraphe de M'"'^ d'Altenheym : je Taivue naître et grandir , je n'ai pas de plus ancien ami que son père 5 je n'en ai donc pas de meilleur: Alexandre Soumet n'a jamais rien caché à Emile Deschamps, et je connais son cœur comme le monde connaît sa gloire 5 je sais donc jour par jour la vie de sa char- mante Gahrielle. Mais qu'aurais -je à dire d'une vie si jeune et si peu remplie d'é- vénemens , quoique si bien employée ? car * l'histoire des plus douces vertus et des plus ardens sentimens de famille et de piété , voilà toute la biographie de M^'" Gahrielle Soumet •, puis, mariée vers la fin de 1834 , a l'un des hommes qui étaient le plus dignes d'elle, toute la biographie de M"^ d'Altenheym sera l'histoire de son pieux bonheur d'épouse et de mère. Mais la physiologie et la psycho- logie , ces deux sciences à la mode , auraient de curieuses études et d'intéressantes obser- vations à faire sur le développement simul- tané de son génie mystique et de ses traits dont les lignes tiennent de l'ange. La figure est l'image visible de l'ame c'est encore à soi-même qu'on ressemble davantage. Les premières pensées de M^'^ Gahrielle Soumet

256 furent très-hautes et ses premières pages furent empreintes d'harmonie et de pureté. Ce fut pour elle comme une double révélation innée que \ idéal des sentimens et la beauté de la forme dans l'art. J'ai encore un chant de poème biblique en prose, qu'elle avait composé à l'âge de neuf ans, et donné à mon père , qui écrivit sur le manuscrit : « Gabrielle ira bien »loin, et peut-être aussi loin qu'Alexandre Sou- ))raet.))Or, mon père a vécu quatre-vingt-cinq ans, sans jamais se tromper sur rien , tant la justesse de l'esprit est une fidèle compagne de la droiture du cœur ! hélas ! comme il serait heureux ( et nous donc !.. ) s'il vovait sa pré- diction si vite et si bien accomplie, s'il pou- vait lire et relire, comme nous, les Filiales de M""* d'Altenheym ! elle v a mis tout sonjcœur comme tout son talent, et l'analyse de l'ou- vrage sera la plus exacte biographie de l'auteur:

« Habituez de bonne heure la jeune fille » aux travaux domestiques, mais que la reli- » gion et la poésie enlr'ouvrent son ame au » ciel 5 amassez de la terre autour de la racine » qui nourrit cette plante délicate , mais n'en » laissez point tomber dans son calice. »

« Cette pensée de Jean-Paul devait-être la

257 seule préface de mon livre , dit M""" d'Al- tenheym , mais j'ai voulu le faire précéder d'une élégie devenue populaire par sa lou- chante simplicité, et je place sous la douc.e protection de la Pauvre Fille , les inspirations de tendresse filiale que j'ai reçues d'elle. »

Le volume s'ouvre donc par cette délicieuse élégie qui est restée le chef-d'œuvre du genre, et qu'Alexandre Soumet a écrite avec des lar- mes qui ont passé dans les yeux de tous ses mille lecteurs. Jamais invocation n'a été plus glorieuse et plus efficace à la fois. Les trois Nouvelles que renferme ce volume et qui sont liées par un même sentiment, comme l'indi- que le titre général dulivre, dénoncent la noble et poétique origine de leur jeune auteur qui s'élève jusqu'à son père pour le récompenser de son amour et de ses sollicitudes , et qui le rassure en lui ressemblant.

Alexandre Soumet , entre tous les poètes, méritait bien une telle fille! lui, qui n'a ja- mais fait descendre l'artde son idéalité; lui qui, après avoir donné l'exemple de la poésie et de la versification actuelles dans les chants de sa Jeanne d'^rc publiés il y a vingt ans, et qu'on dirait faits de ce matin , n'abandonna cette

258 palme de l'épopée que pour se vouer à la Mel- pomène française dont il a soutenu et rehaussé l'honneur dans sept grandes et nobles tragédies, qui ont été autant de nobles et grands succès (gloire unique de nos jours ! ) ; enfin lui qui a pu suspendre aux lambris muets sa lyre Ra- cinienne quand les échos du théâtre lui ont manqué , mais qui n'a pas voulu l'accorder sur un mode différent ni en changer le diapa- son. Et la tragédie est morte du silence de Soumet , comme de la mort de Talma !

C'est un grand bonheur de pouvoir confon- dre ses plus vives admirations dans ses plus tendres amitiés. Voilà long- temps qu'Alexan- dre Soumet procure ce bonheur à celui qui écrit ces lignes :

Lorsque, frais écolier, je revias d'Orléans, Jeté , uain curieux , au pays des ge'ans , Certes , je n'avais pas assez d^eux ni d'oreilles , Dans ce vaste Paris , la ville des merveilles , Dont la plus merveilleuse était son empereur !

Un jour (e'tais-je enfant! ) j'appris, non sans terreur,

Qu'Alexandre Soumet , lui-même , le poète

Dont les vers, an collège , avaient brûle ma tête ,

Désertait son Toulouse, et dans notre maison,

Précisément , venait passer une saison !

Tout mon corps de quinze ans , devant cette nouvelle ,

259

Trembla , comme Psyclic quand raniour se révèle ,

Et j'attendis muet , et dans le saint effroi

D"mi Tassai averti de l'approche du roi.

Mon front rougit ensemble et d'orgueil et de honte :

C'est que , dès mon enfance et sans m'en rendre compte ,

J'e'coutais dans les airs un invisible chœur,

Et je souffrais d'un feu de poésie au cœur;

C'est qu'une voix intime , oracle sans parole ,

M'avait jure' souvent que ma tète si folle ,

Si rebelle à tout joug, se courberait plus tard

Devant la majesté du génie et de l'art.

Le voyageur venu , l'œil colle' sur la vitr», Comme je le suivais , sans plume ni pupitre, D'un bout à l'antre bout de son royal salon , Peuple de marbres dieux , Mars , Vénus , Apollon, Dieu lui-même , jetant d'une voix e'nergique Ses défis glorieux à la muse tragique !

Et j'approchai le dieu... qui me tendit la main Et me fit essayer trois pas dans son chemin, Comme autrefois Jésus ordonnait à saint Pierre De marcher sur les flots ainsi que sur la pierre. C'est lui qui, du cerveau démêlant chaque fil, Et croyant saisir l'ame aux lignes du profil. Vint me dire un matin , avec sa voix amie : « Vous ayez dans le cœur une lyre endormie ; Ke le saviez-vous pas? Chantez Et je chantai. Et du cœur et des yeux je ne lai plus quitté.

Combien de fois nos pleurs , ô mon frère Alexandre ! De nos foyers en deuil ont humecté la cendre !... Mais songeons au bon temps le soir, je m'envolais Chez vous; et là, fermant et portes et volets,

260

J'accordais ma voix faible h votre grande lyre, Dans Talphabet divin vous m'appreniez à lire; Et mes jours n'étaient plus (ju'harmonieux élans; Et mes rêves chantaient vos vers etincelans; Et j'habitais Sion , Rome , Athène ou Palœyre ; Et je vous admirais... comme je vous admire!...

Que les lecteurs me pardonnent cette lon- gue paran thèse poétique, ou soi-disant telle, ainsi que l'auteur des Filiales me la pardonne sans doute de grand cœur. Je reviens à elle : Or, un jour, Alexandre Soumet avant inter- rompu ses concerts le méchant! M^^* Ga-

brielle continua!... Il venait de nous donner, (en février 1831) cette courageuse Epîti^e à V archevêque de Paris, dont chaque vers rele- vait une croix abattue 5 sa fille nous donna la Vision , ce beau poème dithyrambique sur le choléra , et Ton crut que la lyre paternelle n'avait pas fait silence : même poésie idéalisée, même philosophie religieuse, même luxe d'images , même talent, même vérité, même harmonie, même facture !... On se ressem- blerait de plus loin sans doute; mais le phé- nomène de la ressemblance n'a jamais été si complet et si heureux : au surplus , on s'expli- que très-bien qu'une enfant née avec le don de

261 poésie, nourrie du lait des Muses , grandis- sant avec les exemples et les leçons d'un père comme Alexandre Soumet , se développe et se formule identiquement à lui, par goût, par habitude et par conviction. Le vrai miracle , c'est l'héritage du génie poétique, succession si rarement transmise; mais Dieu est tout-puis- sant.

Je me rappelle avec charme celte solennité littéraire M"^ Gabrielle Soumet se hasarda, pour la première fois, à lire tout haut son pre- mier poème. Elle était si jeune, et il y a bien peu de temps de cela, et si timide qu'on n'es- pérait pas pouvoir l'entendre; mais tout-à-coup ses yeux s'élevèrent au ciel pour ne pas voir le nombreux auditoire, et sa voix s'éleva de même; et elle dit ses vers d'un accent inspiré, et comme aurait fait la Muse , dernier trait de ressemblance avec son père, et je me rappelle encore ( car j'ai une mémoire implacable ) que je ne pus m'empêcher d'improviser ce que voici à la nouvelle Corinne.

Tu t'avances , craintive , aux humaines louanges. Avec le nom, le charme et la candeur des anges; Puis , ton chant retentit si pur, si ravissant, Qu clance' vers le ciel, on ci oit qu'il en descend.

262

A ton voile , à ta grâce , à ton génie , il semble Que c'est David-poète , et Michot tout ensemble.

Elle ne poarra point dire un mot, faire un pas , Disaient-ils ? En effet , l'aiglon ne marche pas : Son premier mouvement est un e'ian sublime ; Des Alpes, en jouant, il de'passe la cime, Et toi, du premier vol tn nous a re've'lé Le phtuomène heuieox de ton père égale !

Et les poètes qui se trouvaient à cette fête, et Alexandre Soumet lui-même, s'inspirèrent tout-à-coup, et offrirent à la jeune muse les poétiques hommages qu'on a rassemblés quel- que part comme la fraîche couronne de sa première victoire.

Puis , ce qui est encore une couronne , An- toni Deschamps a dédié à M""' dAltenheym une des plus belles et des plus touchantes élégies de ses Dernières Paroles , ce livre à part, qui résume dans sa poésieles magnifiques tristesses de Job et les larmes consolatrices de Silvio Pellico.

A peine M"^ dAltenheym eut-elle fait en- tendre sa voix de poète, qu'elle voulut confier à la popularité de la prose les tendres et pieux sentimens dont son ame était remplie, sûre qu'ainsi leur salutaire influence se répandrait

263 plus vite el plus loin. Les premiers fragmens de Nouvelles , qu'elle a livrés à la publicité dans quelques-uns de nos plus honorables recueils périodiques, sont d'une hauteur surprenante, mais qui cependant ne nous étonne point : tout poète est un excellent prosateur. Me perraet- tra-t-on de motiver un peu cette assertion?

Oui , les poètes ont toujours ou auraient toujours été dexcellens prosateurs. Seulement, il faut bien reconnaître qu'au siècle de Louis XIV, chaque individu , comme cha- que classe , fonctionnait ( qu'on me passe Fex- pression ) dans le cercle de ses facultés domi- nantes et dans les conditions de sa destinée, les poètes ne faisaient guère que de la poésie, et même delapoésie en vers. Depuis Voltaire, tou- tes les digues de la spécialité littéraire ont été rompues, et deméme qu'il est parti deson chef- d'œuvre d' OEdipe pour se répandre en torrens de prose, ainsi, tous les poètes qui ont succédé ne se seraient pas regardés comme complets , s'ils n'avaient pas produit leur livre de prose... mais le culte de la spécialité était poussé si loin dans le grand siècle, que chaque poète ne cher- chait la gloire et n'exerçait son génie que dans un seul genre. Racine faisait la tragédie 5

264 Molière , la comédie ^ La Fontaine , la fable ou le conle 5 Boileau , l'épitre ou la satire ; J.-B. Rousseau, l'ode ou la cantate- et per- sonne ne songeait à exiger d'eux l'universalité; on se contentait de la perfection. Si les poètes d'alors se servaient quelquefois de la prose, ce n'était guère que pour faire cortège à leur poésie ( voyez les discours de Corneille sur les Unités ), ou comme d'une arme pour combat- tre quelque opinion hors de la littérature (voyez les lettres de Racine à l'auteur des Hérésies imaginaires ) ; mais quelle éloquente logique dans la prose de Corneille , et quel atticisme piquant dans celle de Racine ! C'est que le poète n'a qu'à replier ses ailes pour s'abattre en aigle dans les régions de la prose ; tandis qu'il n'y a pas d'exemple d'un grand écrivain qui soit monté de la prose à la poésie : J.-J. Rousseau lui-même, le génie de la prose , n'a pu produire que des vers sans cha- leur et sans couleur.

Or, de nos jours, tous les poètes veulent être prosateurs , d'abord par ambition litté- raire , et puis^ar une sorte de nécessité que leur ont imposée l'insouciance et le peu de goût poétique du public actuel. La plupart des

265 lecteurs ne lisent pas les vers ou s'imaginent que les poètes ne font pas d'autre métier que d'arranger symétriquement des syllabes sono- res, et que la pensée et le sentiment n'ont rien à "voir dans cette innocente occupation. Il est de fait que le déluge de bons versificateurs dont nous avons été inondés depuis un demi- siècle a du submerger jusqu'à la dernière étincelle de poésie dans l'esprit des lecteurs , et que les vrais poètes ont pu très-bien être emportés dans ce torrent de rimes et d'hé- mistiches , sans avoir le temps de se faire dis- tinguer du grand troupeau, sennim pecus. De , celte méfiance très-naturelle du public à l'apparition de toute œuvre de poésie 5 de aussi, l'ardente prétention de prose qui s'est emparée de tous nos poètes, dignes de ce nom. Ils ont voulu prouver aux masses que, tout poètes qu'ils sont , ils savaient s'exprimer en langue vulgaire, et il en est résulté un double bénéfice : nous avons eu de très-beaux romans, des voyages, des livres de philosophie , écrits par des poètes, et qui vont de pair avec les meilleurs ouvrages des prosateurs j et d'un au- tre coté , une fois certains que les poètes avaient quelques idées et quelques conceptions,

_ 266 l'aristocratie intellectuelle du public a essayé de leurs poésies, et tout le monde s'en est bien trouvé.

Personne n'avait pi us de droits que M°"d'Al- tenlieym à cette prétention des vrais poètes de notre époque , et son volume de prose est une éclatante preuve de plus à Tappui de notre assertion.

La Harpe , Rose-Madeleine , une Tête de Fierge , sont des ouvrages qui savent être grands sans être longs. Toute analvse est un squelette ; nous nous en abstiendrons par pitié pour nos lecteurs et par admiration pour le talent de M""® d'Allenheym. Qu'il nous suf- fise de dire que ses Nouvelles renferment tou- tes, indépendamment de l'amour filial qui en est la donnée première , un sens mystique , une vue providentielle , dont cbaque fable se rehausse , sans rien perdre de son intérêt dramatique. La vogue est assurée à ce volume qui commande cependant le succès littéraire par la sévère pureté du style et de la compo- sition. C'est que tous les sujets et surtout une Tête de Vierge ( délicieuse et rapbaélique création ) , sont d'une originalité extraordi- naire sans être jamais bizarres, et que dans ces

267 pages si peu nombreuses, l'auteur a trouvé place pour des pensées aussi neuves que sai- sissantes sur les arts , l'ame humaine et la des- tinée ; trois abimes que sa plume sonde à toute profondeur.

Nous ne finirons passans supplier M"" d'Al- tenheym de finir elle-même le roman dont elle a détaché un chapitre : la Cloche de Saint- Bruno^ qui, de son livre, va retentir avec tant d'éclat dans le monde littéraire. Un ou- vrage de prose en deux volumes par la main qui a écrit les Filiales serait un événement pour notre époque, et le chemin de la gloire lui serait tout tracé.

Nous supplions aussi M. Soumet d'achever son épopée de Jeanne cVy4rc, et surtout d'exé- cuter son grand poème dfe VJEnfej- racheté dont les plans et les principales scènes sont entiè- rement dessinés, et qui promet un rival au Paradis perdu de Milton. Maintenant que tous nos théâtres sont voués au vaudeville ou au drame prosaïque et bourgeois, la poésie épique offre un glorieux refuge à l'auteur de Saiily de Cl/ytemmestre elde Norma. Que M, Soumet v vole donc de toutes ses ailes. Il

268 y a si peu de talens à qui soit ouverte une pareille retraite !

Et maintenant, abrégeons par quelques ci- tations des Mélodies de Vame^ que M"^ d'Al- tenheyra demande pardon d'oser cacher à la fin de son livre, et qui prouvent pour la mil- lième fois que la religion et les sentimens vertueux sont les sources intarissables de la plus belle poésie.

AVRIL 1832 (1>

VISION.

Loin , bien loin , quels anges de flamme ;

Couronne du divin séjour.

Enlèvent mon ame à mon amc ,

Qui se rt'pand en flots d'amour?

A leurs splendeurs surnaturelles

L'extase allume son transport;

De leurs éblouissantes ailes

Jaillit le fleuve d'étincelles

Oii Thérèse puisait la mort.

Est-ce sur la sainte colline L'échelle ardente d'Israël':*

(i) tporjue de l'invasion du choléra.

269

Est-ce cncor sous la luain divine La naissance d"ua nouveau ciel ? Ou, Jt'rusalem, jeune et fière, Qui se pare pour son cponx, Et ses rois, enfans de lumière, Portant dans leurs mains la prière , Et l'adorant h deux genoux.

Ah ! tout mon cœur vers eux s'élève ; Car ils sont beaux les séraphins , Plus beaux que les premiers fils d'Eve , Dont leurs pas foulaient les chemins ; Quand leurs familles e'toile'es Abaissaient leur vol gracieux , Et que leurs formes de'voile'es Laissaient h travers les valle'es Un rayon prolonge' des cieux.

A notre terre , veuve encore

De leurs baisers , de leurs amours ,

Viennent-ils annoncer l'aurore

D'un jour ressemblant h leurs jours ?

"Viennent-ils semer sur la rive

L'e'pi dans un champ dévaste' ?

Ou, comme aux pleurs d'Agar captive,

Rendre à quelque mère plaintive

Son jeune enfant ressuscite?

O terreur ! mystères sinistres !

Ils ont franchi Timmensite ;

Dieu !... ce sont les brùlans ministres

Du juge de l'eternite.

Leur coupe nous verse la guerre,

Et leur formidable clarté.

270

Puisée aux sonrces du tonnerre , Rend chaque crime de la terre Visible à Toeil e'poUTantc !

Ils ont rompu le sceau suprême , Pose' leurs pieds sur nos deux mers. Déjà le vivant anathême Vole , respire' dans les airs. Babylone !... prête l'oreille A la dévorante leçon : Malheur h Famé qui sommeille Quand le trois fois saint se re'veille Et vient glaner à sa moisson !

Ramené par les tristes heures , Le soleil voit sur chaque seuil De tes lamentables demeures , Un mort attendant son cercueil- Ton sein n'a plus de tombes Addes , L'espérance te dit adieu ; La science , aux regards avides , Se penchant sur des corps livides, N'y voit que la foudre de Dieu.

La foi seule attend... O Lutèce! Tourne tes veux vers TOrient : N'as-tu pas , vierge et prophe'tesse , Ta patrone toujours priant! Regarde , la voilà , c'est elle , Son voile blanc , sa pauvre croix , Sainte Geneviève si belle , Armée encor du roseau frêle , Houlette qui gardait les rois :

271

« Grâce, Esprits du Très-Haut ; sous mes berceaux de lierre, Dans l'île des pasteurs , autrefois, h genoux ,

J'apprenais de vous la prière ,

Et je viens l'essayer sur vous.

Vous m'étiez alors si fidèles , Que je cachais ma ville avec vos blanches ailes,

Quand elle implorait ma faveur ; Faudra-t-il maintenant à sa voix gem.issaute

Re'pondrc cjue je suis absente.

Absente, si près du sauveur ! Mon peuple du Seigneur méprisa la parole;

Vous cherchez en vain ma croix d'or

Sur l'éblouissante coupole ; La croix a disparu, mais moi, j'y sais encor.

Mais dans l'église de IN'anterre J'ai des vœux les cœms attachent leur mystère y

Des autels , des fleurs , d'humbles chants ,

Et des mères que je console,

Venant me faire une auréole

Des blanches couronnes des champs. Oh ! grâce i suspendez ces funèbres épreuves , Vous qui ne connaissez que les pleurs des élus j

Voyez ces femmes deux fois veuves ,

Parce que leurs fils ne sont plus.

Voyez ce pâle et long cortège Cetlfans qu'un même jour a fait tons orphelins,

Et que leur ange seul protège ; Ces cris, ce deuil des cœurs, ces prières des saints,

Ce torrent de chastes aumônes

Qui vient laver l'iniquité , Et ces Sœurs empruntant , si ptlres et si bonnes ,

Leur doux nom à la charité , Ces Sœurs qui sont du monde alors qu'il souffre et prie,

272

Ft cjui , sous leur bandeau flottant , Dans l'exil d'ici-bas se font une patrie

Comme celle qui les attend !

Si ma ville fut profane'e , Elle est toujours à moi, car Dieu me Fa doune'e. Elle est h s n pasteur, (jui , faible et n'ayant rien , Est riche pour le pauvre et puissant pour le bien. Sa vertu de martyr avec moi vous implore. Piegardcz h vos pieds ses sublimes revers; Bcgardcz sur vos fronts Dieu , le Dieu que j'adore ,

Et se» deux mains , teintes encore

Du prix qui paya l'univers. »

Elle dit; sa voix innocente S'adressait aux anges de feu ; Mais , plus que nos crimes puissante , Monte , lumineuse , vers Dieu. Et la vision désastreuse Ficnd les airs h leur paretiî, S"apaise... et de la bienheureuse ^juit Taure'oie vaporeuse Pour rentrer dans l'etemite' !

Après cette peinture épique et sévère , comme un tableau de Michel- Ange , voici des imaj^es fraîches et suaves comme une toile de l'Albane ou du Gorrége :

LE MELROSE.

Au golfe d'Albenga, la lune , belle et pâle , 5'avauçaut sur les mers , en reine orientale ,

273

A travers les rameaux iVun grand melrose , en fleur,

Laissait tomber àa ciel ses perles de blancheur.

Un rossignol gardait, sur une branche amie,

Sa flottante famille , h ses chants endormie :

Et Ton voyait briller sur le nid gracieux ,

Parmi les fleurs de l'air, les étoiles des cieux.

Dans la nuit embaumée , au pied du haut melrose ,

Reposait un enfant sur sa couche de rose :

Sa mère, près de lui , chantait un air si doux ,

Qu'on l'aurait cru berce par un ange à genoux ;

Et la mère, et l'oiseau , que la brise balance,

De la plage muette enchantent le silence ,

Arrêtent le pêcheur sur l'onde, et tour à tour

Changent en harmonie un inefTable amour.

<i Dors, mon fils... que toujours ces rameaux, henreux voiles,

Sans dérober ton front aux baisers des étoiles ,

Te protègent : berce par ces flots murmurans ,

Que ta vie ait encor des flots plus transparens ;

Que chacun de tes jours, harmonieuse fête.

Ressemble au nid d'oiseaux qui chantent sur ta tête ,

Et ne connaisse pas l'orage de douleurs

Qui se lève sur nous après le mois des fleurs ! »

Et l'oiseau, de ses chants , sur son nid qui sommeille , Jette aux e'chos du ciel la sonore merveille ; Ou , mourant de langueur, de ses accords change's Traîne en soupirs plaintifs les refrains prolonge's.

« Dors, mon enfant : c'est l'heure oîi l'on voit, sons le saule Etinceler d'amour le ver luisant qui vole ; Dors , je t'ai consacré les veilles de mon cœur : La nuit n'a pas de rêve e'gal h mon bonheur ! Comme Tcnfant Jésus rayonne sur sa mère ,

274

D'ua soniis de mou fils tout mon être s' éclaire : C'est mon astre , moa ciel , mon auge le plus beau ; L'horizon de ma vie est autour d'im berceau. »

Et l'oiseau, de ses chants, sur son nid qui sommeille. Jette aux cclios du ciel la sonore merveille ; On, mourant de langueur, de ses accords changes Traîne en soupirs plaintifs les refrains prolonges.

« Dors, mon petit enfant; l'arbre qui t'environne Ouvre toutes ses fleurs dans Tair pour ta conronne; L'aurore a des rayons plus doux que ceux du soir ; Dors ; tes yeux bleus demain s'ouvriront pour me voir; Demain viendra le jour; mais mon ame en prière, Dans ton regaid aime cherchera la lumière. Silence, flots légers; oiseaux, chantez plus bas : J'écoute mon enfant qui ne me parle pas. »

Au golfe d'Albenga, la lune , belle et pùle, S'avançant sur les mers en reine orientale , A travers les rameaux d'un grand melrose, en fleur. Laissait tomber du ciel ses perles de blancheur.

Tous les esprits qui ont le sentiment poé- tique auront déjà reconnu à ces deux pièces quel poète est M™* d'Altenheym 5 et certes, à une autre époque , il n"y aurait pas eu assez de couronnes pour ce modeste front de vingt ans. Et c'est, pour ainsi dire, dans les errata de son volume qu'elle a relégué de pareils tré- sors !.. mais on irait les chercher, comme l'or, jusque dans les raines du Pérou. La Pluie de

Fleurs , Sapho , la Tourterelle poignardée , le Peintre de la Coupole, le Melrose^ etc., sont des compositions qui , par la suavité des formes et la réalité poignante des sentimens , justifient à merveille leur titre de : Mélodies de Vaine.

Sans doute , il y a peu de prose et peu de vers dans le seul ouvrage qu'ait encore publié M"* d'Altenheym ; mais, honneur aujourd'hui à qui n'apporte qu'une pierre précieuse à la monstrueuse Babel de nos bibliothèques ! Et souvenons-nous, en relisant les i^/Zia/e^^ qu'un grain d'encens parfume tout un temple , et que les anciens auraient donné mille ampho- res de liqueur vulgaire pour une goutte de nectar.

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L'INSTITUTION

OB

SAINT-LOUIS A PARTS,

FONDÉE PAR M"*^ BARTHELEMY ET DE BOISSIEUX.

Le vent brise et fk-trit, le soleil brûle et fane Jeime fille et jeune fleur.

Chateaueriakd.

Pauvres enfans ! pauvres enfans !

A. DE ClUZET.

Vends-les-moi, je t'en prie.

Tu. Carlier.

Ah ! pour soulager la souffrance. Il faut d'abord savoir souffrir.

Edmond VotLÉE.

Ce torrent de chastes aumônes Qui vient laver riniquité.

M""" d'Altenheim.

Elles ont dans leur ame une source infinie De charité, d'amour et de saints de'vouemens.

Al. Cosr^ARD.

Je suis, dit-elle, sans famille.

Henry O'keill.

Ouvrez-nous , ouvi'ez-nous la porte.

Emile Barateac.

Donnez un asile et du pain.

AntOM BÉRAl'D.

Cette maison respire un air de pureté, Et siu' le seuil s'asseoit la douce charité.

Amom Deschamps.

L'INSTITUTION

DE

SAINT-LOUIS A PARIS,

FONDÉE PARM'"^^ BARTHELEMY ET DE BOISSIEUX.

Plus les siècles et la civilisation avancent, moins il se crée d'ordres reli(i;ieux, plus raéme il se ferme de couvens et de monastères , c'est un fait incontestable ; et les philosophes de mauvais vouloir , profitant de cela , crient partout à la foule imbécille qui le repète en triomphe : « que les moines, pieux fainéans, fanatiques insensés , ou sybarites déguisés , étaient bons ( s'ils ont jamais été bons ) pour des temps d'ignorance et de superstition ; que leur grande inutilité , que l'absurde anomalie de la vie monastique , ont apparu dans toute lelir évidence et à tous les yeux , dès qu'on a osé regarder et juger ^ enfin, que les ténèbres ambitieuses des cloîtres, qui menaçaient d'enva- hir la société moderne, ont été heureusement

280 repoussées et dissipées avec le flambeau de la Raison et par les mille rayons du Progrès. Ainsi , grâce à Dieu, ou, pour mieux dire, aux philosophes , les couvens disparaissent des nations, et c'est fini pour les moines, qui n'auraient jamais commencer. »

Il y a autant de fausseté que d'ingratitude dans ces superbes déclamations. Quelques recherches consciencieuses , quelques simples paroles de bonne foi, en donneront les preuves et la démonstration irrécusables j tant cet écha- faudage de paradoxes s'écroule promptementau premier souffle de vérité.

Unedes merveilles delà religion chrétienne, ou plutôt de l'église catholique qui seule a fécon- dé et formulé dans son sein tous les germes de la foi, toutes les semences duVerbe, c'est qu'elle a toujours répondu et suffi aux diverses exigen- ces des temps , aux innombrables besoins de la famille humaine. Indépendamment de sa di- vine mission de salut éternel, elle est encore, dans ce monde , la plus tendre, la plus éclairée, la plus ingénieuse des mères , comme la puis- sance législatrice la plus forte , la plus habile, et la plus utilement progressive. La forme ca- tholique est aussi savante dans le détail de ses

281 combinaisons qu'elle paraît splendide dans son magnifique ensemble. L'antique hiérarchie de son clergé séculier est maintenant admirée de tous les esprits justes : « Rien n'est plus » sagement ordonné que ces cercles qui, par- » tant du dernier chantre de village , vont, » toujours s'élevant, jusqu'au trône pontifical, » qu'ils supportent et qui les couronne... si à w sa naissance, l'Eglise fut pauvre , depuis le » dernier échelon jusqu'au premier , c'est M que toute la chrétienté était indigente » comme elle... ce serait manquer de vues » droites que d'exiger que le clergé fut resté w indigent quand l'opulence croissait autour » de lui... Il aurait alors perdu toute considé- » ration : ses leçons auraient manqué à cer- » taines classes, qu'il n'aurait pu atteindre 5 w ses secours auraient manqué aux pauvres... « Le chef de l'Eglise était prince, afin de pou- « voir parler aux princes 5 les évéques, mar- » chant de pairs avec les grands, osaient les » instruire de leurs devoirs 5 les prêtres , au- » dessus des nécessités de la vie, se mêlaient » aux riches dont ils épuraient les mœurs 5 et » le simple curé de campagne se rapprochait » du pauvre qu'il était destiné à soulager par

282 » ses bienfaits , et à consoler par son exem- » pie. » Ces lignes de M. de Chateaubriand vivront toujours , comme l'Eglise de Jésus- Christ, dont elle sont l'éloquente et philoso- phique explication.

Mais si la constitution du clergé séculier est comprise et appréciée généralement , sans doute parceque l'expérience de sa merveilleuse sollicitude se renouvelle à chaque instant sous nos yeux , il n'en est pas de même du clergé régulier qui , dans plusieurs pays, se dépeuple sans se recruter , et qui, pour bien des gens, n'aurait jamais été qu'une superfétation de luxe religieux : opinion moderne , qui, pour être fort répandue , n'en est pas moins fort erronée. Tout , dans le catholicisme , a sa né- cessité même temporelle : le cloitre comme l'Eglise , le moine comme le prêtre 5 et si l'un ne s'est pas perpétué comme l'autre, du moins visiblement, le présent et l'avenir du monde n'en reposent pas moins sur la base des vertus et des travaux monastiques qui sont , à vrai dire, les fondemens en grande partie recou- verts de notre édifice social.

Et en effet :

Quand le colosse romain , pourri de débau-

283 ches sous son manteau impérial, craquait de toutes par tset tombait en lambeaux, laXbébaide s'ouvrit aux premiers cénobites , et, dans ses fécondes et miraculeuses solitudes , se conçu- rent et se composèrent les destinées de l'uni- vers chrétien. Il fallait que l'exemple de la \ie extatique et de l'immolation de la chair à l'esprit fût poussé ( qu'on nous pardonne le mot) jusqu'à une perfection exagérée, pour servir de contre-poids aux merveilles toutes matérielles , aux inconcevables sensualités du monde payen , et pour frapper violemment l'imagination des peuples, à l'optique du dé- sert. Telle fut l'indispensable mission des pré- dicateurs de la solitude, sans lesquels le genre humain n'aurait pu accomplir sa grande péri- pétie.

Plus tard , quand l'invasion des barbares menaçait la société d'un naufrage universel , les monastères et les couvens s'élevèrent en foule comme autant d'arches de salut , toutes les misères , toutes les souffrances , toutes les connaissances humaines , tous les besoins individuels ou sociaux trouvèrent un refuge , des consolations et des secours. Tout monastère eut un saint pour fondateur et une

284 amélioration physique, intellectuelle ou mo- rale pour but de sa fondation. Les lettres, les arts, les sciences, l'agriculture , l'industrie, sont redevables d'autant de bienfaits aux moi- nes, que les enfans abandonnés , les vieillards infirmes^ les pauvres malades, les voyageurs perdus, les captifs sans rançon et les femmes sans appui. Chaque ordre religieux, indé- pendamment de la sainteté de sa vocation , était comme le type d'un dévouement , d'un mérite ou d'un talent spécial. Peuàpeu, leslu- mières d'abord timides, l'esprit d'association, les forces civilisatrices se répandirent hors des cloîtres, et pénétrèrent dans la masse des géné- rations; la puissance laïque apprit à pratiquer sur une plus grande échelle les enseignemens du pouvoir religieux, et cette miraculeuse con- tagion du bien lut peut-être le plus éclatant ser- vice du génie monacal. Cependant , la plupart des ordres monastiques durent, à la longue, se voir dépasser dans leurs travaux par les ressources et l'habileté du siècle dans cer- tains pays, et en cessant d'y être néces- saires , ils durent cesser d'exister, si c'est ne plus exister que d'avoir communiqué sa Tie et son ame aux populations entières. Et

285 encore , les ordres les plus sévères , ceux dont la règle est la plus redoutable, tels que les Trappistes, subsisteront toujours, même dans notre France si défroquée , parce qu'il est certaines douleurs pour lesquelles le siècle n'aurait d'autre asile que le suicide. Il y aura toujours aussi des communautés de femmes, parce qu'il ne manquera jamais de jeunes filles ou de veuves, dont la destinée n'aura point sa place dans le monde. Enfin , quand, de nos jours, la vertu ou la volonté laïque se mêle de la direction ou de lafondalion d'un établissement charitable , c'est en suivant pas à pas les an- ciennes traditions religieuses, eu se servant, pour combattre les fléaux de l'humanité , de la sainte milice des paroisses et de ces femmes angéliques qui sont les filles du vieillard, les mères de l'orphelin et les sœurs de toutes les souffrances, comme les a si justement appelées un de nos premiers poètes, M. Alexandre Gui- raud.Et remarquons, à la louange éternelle de l'Eglise romaine, que non seulement aucune secte philosophique , mais aucune autre reli- gion , même aucune autre communion chré- tienne n'a pu produire une sœur de charité! Cette gloire était réservée au catholicisme.

286 Maintenant donc , c'est aux enfans du siè- cle, à qui l'esprit de charité et le génie social ont été transmis par les moines, de s'évertuer à ne pas rester trop au-dessous de leurs pieux devanciers , sans oublier jamais que les exem- ples laissés par ces moines si peu compris sont les meilleures règles du bien à faire dans notre temps , comme leur vie a été la providence humaine des temps passés; sans oublier surtout que si des abus , des fautes , des crimes même, ont grandi à l'ombre des cloîtres, c'est qu'a- près tout ils étaient habités par des hommes; mais que du moins aucune passion mauvaise, aucun acte condamnable n'a pu y germer et s'y faire jour qu'en faussant les principes reli- gieux, en violant leur prapre loi, tandis que le mal qui se fait dans le monde est trop sou- vent la conséquence des principes d'ambition, de cupidité ou d'immoralité qu'on y puise. Ainsi , pour nous résumer, indispensables tant qu'ils existent , les ordres religieux ne s'é- teignent successivement que lorsqu'ils ont fait passer leur sainte flamme ou leurs lumières intelligentes, dans le cœur même des nations: ce n'est pas mourir, c'est se survivre ; et il en est parmi eax qui ne disparaîtront jamais ,

287 comme nous l'avons dit plus haut , parce qu'il est certaines souffrances qui seront toujours vivantes parmi nous , et pour lesquelles le monde ne peut rien j et peut-être même, en est-il qui ressusciteront , si les besoins de la société les réclament. Nous savons peu de chose du passé , et rien de l'avenir.

Ce que nous savons, c'est que, dans le pré- sent, il faut que les hommes enflammés de l'amour du bien et de l'humanité se liguent en sorte de communautés fictives^ pour suppléer les moines ils manquent, dans toutes les exigences sociales 5 ou plutôt, il faut que Vassociation remplace la CGinininiauté . Dans la plus grande partie de l'Europe, les gens du monde sont maintenant à découvert devant toutes les souffrances, toutes les nécessités, toutes les plaies humaines. Nous n'avons plus en France le rempart des monastères, l'inter- médiaire des religieux , pour nous garantir du contact de tant de douleurs, ou pour trai- ter avec elles. Redoublons de courage et de charité , car nous en aurons besoin à chaque pas , à chaque instant. Au surplus , le siècle va ainsi. Les difîérens corps de l'état , dans toutes les carrières, tendent à se modifier sin-

288 gulièrement , et la société en vient à faire , de jour en jour, ses affaires elle-même. Déjà , sous quelques rapports, le juré remplace le juge, et le garde national, le soldat, comme \e laïque a succédé aux religieux dans une partie de la mission évangélique.

Et rendons justice à nos contemporains : beaucoup de bonnes œuvres nous consolent de beaucoup de mauvaises actions. Les vertus, de nos jours, ont été aussi habiles, aussi in- génieuÉCS que les vices : c'est un grand éloge en peu de mots. A côté des théâtres licencieux et des repaires de la corruption , de la misère et de l'immoralité, se sont élevées des institu- tions de salut, de travail et d'espérance, vé- ritables fondations religieuses créées par des laïques. Nous en citerons deux qui méritent d'être distinguées, à cause du but qu'elles se proposent , et de la nature même des maux qu'elles sont appelées à conjurer.

La première est \ association des jeunes économes. Voilà un certain nombre d'années que deux femmes très-recommandables , qui étaient à la tête d'un magasin de lingerie et de nouveautés, je crois, frappées des obstacles et des dangers de toutes sortes qui attendent les

289 jeunes filles sans fortune qui doivent appren- dre un état , imaginèrent une cotisation , dont elles firent les premiers frais , pour payer l'ap- prentissage de plusieurs petites ouvrières dans des maisons honnêtes , leur donner en même temps une éducation morale et chrétienne, en les faisant instruire dans les momens de loisir, enfin les aider et les soutenir jusqu'à ce qu'elles pussent elles-mêmes s'établir ou se suffire par leur travail. Cette fondation bien- faisante prit en peu de temps un grand accrois- sement. Un bon nombre de familles riches ou aisées s'y intéressèrent ; les mères indiquèrent cette charité à leurs enfans ; les demoiselles s'en parlèrent et en parlèrent à leurs amies, et s'abonnèrent pour une petite somme par mois sur la petite bourse de leurs plaisirs. Ce fut bientôt une joute d'activité charitable, et à qui ferait le plus de souscriptions et de jolis et utiles ouvrages à mettre en loterie pour les pauvres petites ouvrières.

Et ce n'est aujourd'hui dans Paris que jeunes filles protégeant des jeunes filles. Des fonds assez importans ont été amassés , et toutefois, il ne faut pas se ralentir ni cesser un seul jour

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290

de labourer le champ de la charité. Aussi , que de sollicitudes pour raviver sans cesse la source des aumônes , et pour leur juste et profitable application , et pour le gouverne- ment de toute cette colonie éparse dans la grande ville ! Ce serait un charme étonnant ( car il n'est donné à aucun homme de péné- trer dans les séances administratives des jeunes économes)^ ce serait un charme étonnant de voir et d'entendre les hautes dignitaires de l'ordre , réunies en conseil tous les mois pour recevoir les comptes de la trésorière, délibé- rer sur les besoins et les intérêts de V œuvre , débattre les droits des postulantes aux nou- velles admissions, juger les plaintes et les ré- clamations de toute espèce, et aviser au meil- leur établissement des ouvrières dont le temps d'apprentissage est terminé. Les discussions y sont quelquefois animées, les décisions y sont toujours équitables... N'est-ce pas V idéal des assemblées délibérantes.'' Quelques ecclésias- tiques seulement sont admis aux séances et aux travaux des jeunes économes, car il a bien fallu régulariser les bienfaits et leur donner une auguste sanction. Qui d'ailleurs pourrait aussi bien que le prêtre indiquer les douleurs

291 et les misères à soulager, lui qui vit au milieu d'elles?...

\S œuvre est sous la protection de monsei- gneur l'archevêque de Paris, qui ne manque à aucune souffrance , comme aucune épreuve ne lui a manqué ; et parmi les ecclésiastiques qui s'en occupent avec le plus de zèle , on re- marque M. le curé de Saint-Roch, qui est toujours, et en tout, un des plus fermes et des plus doux liens du monde et de l'Eglise. La directrice- trésorière est mademoiselle J. Lau- ras, quai de la Cité, n** 7, qui reçoit les dons et les souscriptioHS , et qui en reçoit beau- coup , car Dieu bénit ceux que bénit le pauvre.

Le succès de V association des jeunes éco- nomes est devenu tel, qu'une partie de ses membres a pu s'en séparer, et forme à présent un corps à part pour la paroisse de la Made- leine : colonie florissante qui est presque aussi forte que la mère-patrie. Les plus riches et les plus brillantes demoiselles de cette brillante et riche paroisse ont eu hâte de s'associer, et le bien qu'elles ont fait déjà les a plus que ré- compensées du mal qu'elles se sont donné. Du reste, tout s'y passe comme dans V œuvre principale: même but, mêmes moyens. Une

292 loterie solennelle , presque entièrement com- posée d'ouvrages à l'aiguille , de bourses et de broderies, sortis de la main des demoiselles associées, ou de bijoux et d'objets de fantai- sie, dus à l'épargne de leurs menus plaisirs, se tire chaque hiver au profit des jeunes filles secourues par l'association. J'ai vu peu de spectacles plus touchans et plus intéressans que celui de toutes ces belles demoiselles si mo- destement et si charitablement occupées à ranger les lots , à classer les séries , à appeler les numéros, etc., et si, le soir même, je ren- contrais une d'entre elles à quelque bal , c'é- tait toujours la plus gaie et la mieux parée de la fête. Ce sont des droits qu'elle avait acquis le matin. M. TabbéDupanloup apporte à cette nouvelle fondation des jeunes ménagères le se- cours de ses lumières et l'ardeur du zèle apos- tolique dont il est constamment animé.

La seconde institution que nous avons an- noncée plus haut est Xinstitution de Saint- Louis. Le plan , faute de ressources suffisantes, en est moins vaste que celui des jeunes éco- nomes; mais il est plus complet. Il ne sagit pas seulement de faire apprendre un état à des jeunes filles, de les surveiller de loin, et de

293

Faire arriver jusqu'à elles les conseils de la re- ligion et de la morale dans les ateliers l'on paie leur apprentissage et leur entretien ; Vin- stitution de Saint-Louis, appelée ainsi du nom de la paroisse de Saint-Louis d'Anlln, sur la- quelle elle se trouve , est une maison d'éduca- tion ouverte à des jeunes fdles sans parens , ou dont les parens seraient sans ressources, ou quelquefois ( ce qui est bien pire ) sans mora- lité. Il y a quinze ans à peu près que deux dames de la haute société (dont les pauvres ont assez répété le nom pour que nous le re- disions aux riches), MM""" Barthélémy et de Boissieux, eurent l'idée de ce pieux éta- blissement qu'elles fondèrent de leurs deniers et de ceux de quelques amis, dans une maison rue Saint-Lazare, 136, il est encore. On ne pouvait d'abord y admettre que bien peu d'enfans. 3Iais , d'année en année, T uti- lité de cette institution fut connue et comprise plus généralement ; et aujourd'hui , grâce à des souscriptions assez nombreuses, et aux quêtes annuelles qui se font dans l'église Saint- Louis, après un sermon dont cette œuvre est l'objet; grâce encore aux secours que donne depuis quelque temps l'administration muni-

294 cipale, celte maison a maintenant trente lits et trente places dont la bienfaisance dispose en faveur d'autant déjeunes filles. Les pensionnai- res y entrent à neuf ans, ety restent jusqu'à leur vingtième année accomplie. Durant tout ce temps, elles sont défrayées de tout. Elles y reçoivent l'éducation religieuse et une instruc- tion primaire très-soignée et très-étendue. On leur apprend tous les ouvrages d'aiguille , et on les instruit de tous les détails du ménage. Leur santé est l'objet d'une constante sollici- tude 5 de bonnes Sœurs sont chargées de les surveiller, de les diriger et de les conduire à l'église et aux promenades. Les ouvrages qu'elles font tournent encore au profit de l'é- tablissement et d'elles-mêmes. Tout annonce dans celte maison le bien-être et la sérénité. Enfin , quand les pensionnaires sont arrivées à l'âge d'en sortir, la même providence qui les a recueillies s'occupe de leur procurer des états honorables , ou de les placer dans de bonnes et respectables maisons. Aussi, des familles peu aisées, quoique au-dessus du be- soin, ont-elles sollicité la grâce de voir leurs filles admises, pour une modique pension, dans V institution de Saint-Louis, sûres qu'elles

295 y seront mieux élevées qu'ailleurs , et que cela leur portera bonheur plus tard.

En visitant cette maison, et en examinant la tenue décente et la physionomie heureuse et calme de toutes les jeunes pensionnaires, je ne pouvais m'empécher de dire en moi- même : « Mon Dieu ! seraient-elles ? que fe- » raient - elles ? que deviendraient quelques- » unes de ces jeunes filles , si des mains ingé- » nieusement charitables ne leur eussent pas M ouvert cet asile contre

La faim qui flétrit Famé ainsi que le visage,

comme l'a dit le grand poète, André Chénier? Et tandis que je réfléchissais à cela , une vieille femme en bonnet rond , et tenant quel- que chose dans son tablier, entra dans la cour plantée d'arbres; et aussitôt deux pension- naires, des plus grandes, quittèrent leur ou- vrage et coururent se jeter à son col, et la bonne vieille leur donna des petites croix de Terre pour elles, et des dragées de quelque baptême pour leurs petites compagnes 5 et comme les caresses et les douces larmes re- commençaient : « Voilà des filles qui aiment )) bien leur mère, » dis-je à la Sœur-supérieure

296 qui se trouvait à côté de moi. « Ce n'est pas )) leur mère, me répondit-elle -, c'est bien plus » que leur mère. « Ce peu de paroles excitant ma curiosité, j'interrogeai la Sœur. « C'est 1) toute une histoire, reprit-elle-, et quoique » nous ne parlions jamais à qui que ce soit de » la naissance et des familles de toutes nos pau- )) vres enfans , je puis vous raconter cette his- » toire, parce que Louise et Marie la racontent » elles-mêmes à qui veut l'entendre, pour que )) tout le monde aime et vénère comme elles )) cette pauvre femme, qu'elles embrassent )) encore, tenez, et avec qui elles vont causer, rire et pleurer pendant toute l'heure de la )) récréation. »

J'écoulais : la Sœur continua.

« Un soir d'août de l'année 1820, une troupe de bateleurs bohémiens s'était arrêtée dans la rue des Capucines, devant un grand hôtel ; et , pour amuser de belles dames aux fenêtres, et beaucoup de laquais à la porte co- chère, ces malheureux imaginaient toutes sortes de tours et de singeries. Les uns étaient montés sur de longues échâsses, en jouant de la trompette ou du tambourin; les autres fai- saient des cabrioles et des équilibres sur un

297 tapis troué partout, se tordant les membres, marchant sur la tête, et buvant dans cette position, ou se ployant le corps en arrière, comme un cercle de jonc , et comme s'ils étaient désossés. C'était à faire pitié! Tout le monde riait beaucoup aux fenêtres et dans la rue. Aux deux bouts du tapis, deux petites filles de cinq à six ans tournaient sur elles- mêmes depuis un quart-d'heure , avec des épées dans la bouche. Une d'elles trébucha, et, en tombant , se fit bien mal au bras avec ses vilaines épées. Alors , un homme à barbe épaisse et noire, une espèce de Turc mal- propre et chélif, descendit de son échàsse, fit des excuses au public dans une langue inintel- ligible, donna quelques coups à la pauvre en- fant, et la força, toute pleurante et toute sai- gnante, à recommencer de tourner. Puis, la musique recommença de plus belle aussi. Quelques minutes avant la fin de cette parade, les deux petites filles s'arrêtèrent sur un signe du maître et allèrent de porte en porte , une sébile de bois à la main, pour faire la recette. Quand la représentation fut achevée , toute la troupe fut occupée à serrer les instrumens, à rouler le tapis , et à passer de sales redingotes

i3.

298 par-dessus leurs coslumes de tafifetas jauni et de paillettes toutes noires j et le Turc, ayant mis son turban dans sa poche , appela ses deux petites filles... point de réponse. Il les chercha sous toutes les portes, dans toutes les cours, dans toutes les boutiques... point de petites filles. Partout on les avait vues, il n'y a qu'un instant ; mais étaient-elles maintenant : personne ne le pouvait dire. La foule s'amas- sait autour du désespoir brutal de cet homme qui s'éloigna en blasphémant avec le reste de sa famille.

» Cependant, les deux enfans s'étaient réfu- giés dans la loge d'une portière, et s'y ca- chaient et n'en voulaient plus sortir. « Il est donc bien méchant, votre pèrc^* » avait dit la bonne femme , témoin de ses mauvais traite- mens. « Il est bien méchant; mais il n'est pas notre père, avaient répondu les pauvres enfans. Oh ! sauvez-nous pour l'amour de Dieu ! » Et, touchée de compassion , la por- tière les cacha derrière son lit , et quand son mari rentra : « Voici, lui dit-elle, deux petites orphelines bien malheureuses, si tu savais!.,. Tu veux bien que nous les gardions, car elles n'ont pas d'asile ! Ce sont deux enfans de plus

299 que Dieu nous aura envoyés , avec les quatre qu'il nous a déjà donnés, m Le mari hocha la tête , et dit : « C'est bien , donne-leur à sou- per, s'il y a de quoi. » Et les petites filles, bien réchauffées, bien choyées, se mirent à babiller. Et elles racontèrent qu'elles étaieni nées dans un pays il y avait de grandes montagnes, et qu'un jour, quand elles par- laient et marchaient à peine, ce vilain homme vint et les emporta-, et que depuis, à force de les brusquer et de les battre , il leur apprit à danser et à chanter dans les rues , et à sourire toujours... excepté quand de grosses larmes leur échappent , et alors il les bat plus fort, et elles se reprennent à rire et à danser.

» Les pauvres petites n'en savaient pas da- vantage : c'était assez pour que ces braves gens ne les abandonnassent plus. Par bonheur, ils devaient changer de quartier le lendemain même , et aller prendre une porte dans le fau- bourg Saint-Jacques, car on ne les trouvait pas assez élégans pour le beau quartier, et puis ils avaient trop d'enfans. Le bohémien se lassa donc de passer et de repasser dans la rue des Capucines , d'où ils étaient tous partis sans rien dir^ à personne des deux orphelines qu'ils

300 emmenaient, de peur qu'on ne les trahît.

5) Peut être six mois après, la portière pro- menait ses enfans sur les boulevarts neufs, tout là-bas. Les bateleurs vinrent à passer ; le maître reconnut les deux petites filles et vou- lut les reprendre comme étant les siennes. La portière lui répondit qu'il en avait menti... Elles s'étaient blotties toutes les deux dans son tablier. Une rixe allait s'enga^^er. Du monde arriva. La bonne femme expliqua tout avec cette éloquence naturelle que donne le bon droit et qui est plus persuasive que les beaux discours. On fit lâcher prise au bohémien ; mais il suivit de loin la portière jusqu'à sa maison , et le surlendemain elle recevait une assignation devant le tribunal pour vol d'en- fans.

)) Au tribunal , le bohémien réclama hardi- ment les deux petites filles qui lui apparte- naient et que cette femme lui avait soustraites. La portière raconta comment la chose était arrivée et défia le monstre de prouver que ces enfans fussent à lui. Le président demanda au bohémien de produire les actes de naissance. Cet homme déclara qu'il ne les avait point , et qu'il ne pouvait dire , ni quand ces petites

301 filles étaient nées. «De quel droit les réclamez- vous donc ? » C'est alors , qu'avec un air d'assurance imperturbable, le bohémien remit un papier au président, en disant tout haut dans son baragouin : «Voyez, mon juge, si ces deux enfans ne m'appartiennent pas!... » Or, l'écrit portait en propres termes : « Nous » déclarons avoir cédé à M. Daniel Balthazar » nos deux petites filles, Louise et Marie, » moyennant la somme de quarante-cinq francs M qu'il nous a payée comptant... » La lecture de cet acte monstrueux fut interrompue par un murmure d'horreur dans toute l'assemblée 5 et le bohémien , toujours imperturbable : « Voyez-vous, messieurs, quarante-cinq francs que j'ai bien payés... non compris les frais de voyage et tout ce qu'elles m'ont coûté jusqu'à présent ! . . . »

« Avec qui voulez-vous aller ? » demanda le président aux petites filles; et elles se suspen- dirent au cou de la portière... comme elles y sont encore à présent. Le jugement déclara l'acte nul, comme immoral, bien entendu, et renvoya les enfans avec leur mère adoptive. Mais le bohémien était comme frappé de la foudre ; il fut impossible de lui faire rien com-

302 prendre, et il se retira en vociférant contre la justice et en disant à tout le monde sur son passage : « J'avais pourtant bien payé les qua- rante-cinq francs... ces enfans sont bien à moi, et pourrai-je en retrouver qui aient le dos et le caractère aussi souples ?... j'en rappelle^ et nous verrons ! »

» Deux ans s'écoulèrent. Une dame de cha- rité monta un jour dans un cinquième étage de la rue d'Enfer. Elle y trouva celte pauvre femme dans un grand dénuement avec tous ses enfans. Elle avait perdu son mari et sa porte, et elle partageait encore avec les deux orphe- lines le pain qui ne suffisait pas à la nourrir elle-même, et la chambre il n'v aurait pas eu de place pour deux personnes , sans le mi- racle de la charité. "L'institution de Saint- Louis , par un autre miracle, venait de se fonder^ les deux petites filles vendues par leurs parens y furent recueillies 5 on trouva du travail à la bonne portière, et les Aoilà toutes bien contentes, comme vous voyez, m

La Sœur se tut ; la récréation finissait. Je ne pouvais pas détacher mes yeux de ce tableau si touchant et si naïvement sublime, et ma pen- sée y revient toujours. Il y a trois ans de cela.

303 J'ai appris depuis que Louise était sortie de la maison pour faire un très-bon mariage dans le commerce. La portière est auprès d'elle. Marie en est sortie aussi pour être heureuse... elle est dans le ciel !

On n'a jamais pu découvrir leurs parens ^ tant mieux !

Si les riches parviennent quelquefois à irouver le denier de l'aumône parmi l'or de leurs fantaisies , oh ! qu'ils le portent donc rue Saint-Lazare, 136, à V institution de Saint-Louis . Quelle aumône serait mieux em- ployée qu'à sauver de l'ignorance, de la mi- sère et du vice , de pauvres petites filles sans mères. . . ou qui ont peut-être une mère comme celle de Louise et de Marie !...

CONCLUSION.

(Cm 2llbum.)

Aux chastes voluptés abandonnons nos cœurs.

Lamartine.

Etranger à la foule , étranger à Tenrie.

J. B. A. SouLiÉ.

Fraternité' des arts, union fortunée !

Sainte-Beuve.

Ce <ju"on laisse inactif s'altère et dépe'rit.

Bressier.

Tout bloc de marbre enferme une belle statue.

Baleste.

L'ame , du ciel venue , est une source pure Qu'il ne faut pas laisser se souiller en courant, Mais qu'il faut recueillir sur un lit de verdure , Abriter sous des fleurs, sous un bois odorant !...

Ludovic Gctot.

Le Beau, c'est vous ; le Bien, un sentier radieux.

A. Brizeux.

Nous sommes arrivés au bout de notre tâche ; Nous vous disons adieu.

Comte Horace de Viel-Castel.

Une vive harmonie

De la danse et des jeux vient donner le signal.

M"""^ SoFHiE Gat.

Ah ! comme mes beaux jours de fête sont comptés !

JlLES DE SaIM-FkLIX.

CONCLUSION.

(Cm aibum.)

Vous m'aviez commandé , mesdemoiselles , quelques lectures pour vos longues soirées de novembre : j'ai poussé , je crois , l'obéissance jusqu'à riiidiscrédon. Par bonbeur, l'biver, ie véritable hiver, est arrivé pendant que nous devisions tranquillement. Les maisons se rou- Trent, la vie des cités renaît, les plaisirs de toutes sortes arrivent en foule 5 vos soirs vont devenir aussi remplis, et par conséquent aussi courts, que le sont déjà nos soleils, et je de- viens moi-même , et mes causeries , de la plus complète inutilité. Cependant, un mot encore : je dépose là, tout près de cet Album qui est votre propriété indivise, le manuscrit assez effrayant de tout ce que je vous ai lu depuis un mois , non pas , en vérité , pour que vous le relisiez jamais ( c'est une prétention qui ressemblerait à de l'animosité , et j'en suis fort éloigné), mais pour que, vos regards s'arrétant

308 quelquefois involontairement sur son titre ou sa table des matières , chaque nom de femme vous retrace une gloire, une vertu, un mé- rite , et vous signale un exemple à suivre , ou du moins un modèle à étudier. Vous vous res- souviendrez ainsi que tout ce qui fut grand fut pieux et sage ; que la modération est une richesse de tous les instans; qu'il n'y a point d'esprit réel sans une solide instruction , pas plus que de bonne terre sans culture; que beaucoup de modestie sied à la force ou à l'o- pulence, et un peu d'orgueil à une noble pau- vreté j que les affections et les plaisirs de fa- mille sont les seuls purs et solides, mais que nous devons bienveillance et assistance à tous nos semblables 5 que le dévouement et la cha- rité sont les premières lois chrétiennes 5 qu'il nous faut veiller à nos propres actions bien plus qu'aux événemens extérieurs ; qu'il y a au fond d'une bonne conscience, et sous la garde de Dieu , un trésor de bonheur que les méchans ne peuvent dérober, ni les ruines et les catastrophes épuiser jamais 5 enfin, qu'il n'y a qu'un seul vrai malheur, la perte des êtres qui nous sont chers , et qu'alors il faut prier poureux, et pleurer dans le sein du Père

309 commun , et suivre ardemment la roule étroite et difficile qui conduit de la terre au ciel, nous pourrons les retrouver.

Voilà des choses bien éloignées de celles dont il était question, il n'y a qu'un moment, et bien incompatibles avec elles... Eh! mon Dieu ! non 5 l'excellence des senlimens et de la conduite peut facilement se concilier avec les exigences et les honnêtes délassemens du monde , si notre position le permet. La vie est une trame sombre et sévère, sur laquelle il n'est pas défendu de broder quelques fleurs 5 et même, les innocentes joies sont comptées là-haut comme les larmes amères.

Ainsi que la douleur le plaisir est sacre ;

Mais qu'il soit, à travers les devoirs et l'étude ,

Une distraction et non une habitude.

Pardonnez-moi de me citer moi-même : c'est que j'ai dit cela dans cet ^dieu à la petite Louise de Croze, vous savez, la charmante enfant de mes bons amis d'Auvergne 5 et que je retourne ainsi, par la pensée, vers le joli château de Chassaigne , au milieu des mon- tagnes : riant exil de noble et douce hospita- lité, où tant de voyageurs furent toujours les

310

bien-venus, et il y a tant d'esprit et de grâces , quand les châtelains y sont. Ne vaut-il pas mieux n'avoir jamais eu de ces amis de cœur, que de vivre si loin d'eux ? ne vaut-il pas mieux être aveugle de naissance que de perdre la vue à vingt-cinq ans ? ne vaut-il pas mieux le néant que la souffrance? Vous avez la bonté de me répondre, mesdemoiselles, que ce qui vaut mieux que tout cela (et ce n'est pas beaucoup s'avancer), c'est que je vous dise tout haut ines vers à deux jeunes anglaises , avant d'en noircir votre Album. Supposons qu'il ne s'agisse pas de moi, vous avez grandement raison de vou- loir entendre la poésie, au lieu de la lire des yeux. Les vers sont une lettre morte pour les yeux. C'est, à peu de chose près, comme une partition de musique non exécutée. Outre que la poésie est le premier genre de littérature, elle est aussi le premier des arts , et consé- quemment, elle a besoin de passer par les or- ganes, en les charmant, pour arriver à l'in- telligence. C'est pourquoi l'imprimerie a blessé à mort la poésie. Pour en revenir à mes vers (nous tombons de bien haut) vous vous rap^ pelez que ces deux jeunes peintres anglaises,

311 de tant de modestie et de talent, ont toujours eu pour habitude de travailler ensemble aux mêmes tableaux, comme vous jouez des so- nates à quatre mains-, et qu'elles ont fait ainsi un portrait de moi beaucoup plus beau que celui que j'ai fait d'elle. Vous en allez juger :

Cécilia , Rosa , fiaternelles rivales ,

De grâces et d'esprit diverses, mais égales;

Sœnrs charmantes , que l'art d'un charme encor lia ,

Doux tre'sors ignores, Rosa, Cécilia!

De la nnit <jni vous cache , oh ! secouez le voile !

Dans un ciel noir s'allume et perce cliaque e'toile ;

Du sol profond jaillit émeraude ou saphir ;

Toute fleur doit livrer ses parfums au ze'phir.

Dieu vous doua d'un art ; et , frères que nous sommes , Des dons sacres de Dieu nous devons compte aux hommes ; Nous devons aide et force à nos propres talens , Et d'un sang courageux leur prêter les élans. La mer que nous tentons ne connaît point de calme ; L'ouragan , sur un roc , tourmente au loin la palme , Et, d'ahîme en abîme, et d'écneil en écueil , C'est qu'il faut chercher un trône on le cercueil. Point de souffles amis , point de port , point de phare ! Mais si l'ame s'exalte et chante sa fanfare, Si l'artiste en soi-même a l'amour et la foi , Tonnerre , abîme , écueil , qu'importe ? il sera roi. C'est ainsi qu'invoquant la gloire, sa patronne, Dante , à travers l'orage , emporta sa couronne. Foulez le dur chemin, en regardant le ciel; C'est ainsi qu'on devient Ingres on Raphaël !

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Jeunes sœurs , an grand jour pourvoi rou^ confuses? Vous passez au milieu du chaste chœur des muses ; Et , comme un réseau d'or couvre deux tendres fleurs , La palette , aux rayons de flamme , aux cent couleurs , D'un manteau lumineux protégera vos gi-àces. Marchez , et les respects germeront sur vos traces ; Marchez, et gloire à vous ! Et (je vous le prcdi Quand votre astre est bien loin cncor de son midi) Si, d'un vol obstine, vous combattez ensemble Ces brumes qu'au matin un noir esprit rassemble, Un jour, vous monterez , libres de tous hasards , Comme une double e'toile à l'horizou des arts.

Rosa , Ce'cilia , peut-être alors , peut-être , Aimcrez-vous h. voir quelquefois reparaître Celui qui, le premier, pour vos pinceaux posa, En disant : Gloire à vous, Cécilia, Rosa !

Hélas ! il est prouvé deux fois que je ne suis pas poète : car je n'ai pas le don de prophé- tie ; Rosa est maintenant en Angleterre l'a ramenée sa famille ; ses pinceaux n'ont plus que du noir pour toute couleur 5 Cécilia est retournée avec les anges, ses frères ! . . Permet- tez qu'une larme tombe sur votre Album avec les vers que j'y écris.

Vous me demandez à présent d'emporter cet Album pour le faire courir et vous le rap- porter bientôt , enrichi des vers de tous nos poètes vivans... Oh! mesdemoiselles, en grâce,

313 demandez-moi autre chose... pas cela, je vous en prie ! dites-moi d'aller vous cueillir, dans les jardins de la princesse du Cathai , cette fleur merveilleuse qui rajeunit de dix ans ceux qui la respirent à chaque éclipse de lune ^ ou d'aller chercher, au fond des mers de Si- cile, cet anneau enchanté qui rend invisible ( pourvu que vous n'abusiez pas de cette fa- culté !) 5 ou dites-moi tout uniment de vous amener par la bride le monolithe de Luxor. .. J'y volerai et j'essaierai , sans vous promettre pourtant de réussir. Mais colporter encore un Album de quartier en quartier.'^ recom- mencer dans tout Paris cette quête de poésie à domicile, ce recrutement d'autographes ré- calcitrans ?.., non! Et je vous refuse dans votre propre intérêt. Si vous pouviez savoir combien il court d'Album par le monde, qui arrivent éclopés dans les mains des huit cent cinquante-trois écrivains les plus distingués de l'époque! combien d'années quelques-uns les gardent avant d'y déposer leur signature avec un pâté d'encre par dessus ! que de mes- sages , que de démarches il faut ! quelle con- fusion ! quel chaos! . . . Que devient la liberté d'esprit , le calme de l'ame, dans ces perpé-

'4

314

tuelles et mesquines préoccupations? Je crois que la supériorité des Anciens sur les Moder- nes tient beaucoup à ce qu'ils n'avaient pas d'Album , 'd'opéra- comique et de cors aux pieds. Si j'emportais votre Album pour cette moisson de vers , Dieu sait dans quel temps et dans quel état il vous reviendrait!... à peine si vous auriez tous les six mois des

nouvelles du voyageur c'est comme une

montre qu'on a toujours chez l'horloger et qui ne nous rentrera peut-être qu'à l'heure de notre mort. El puis, la responsabilité est trop grave : si le précieux dépôt s'abimait , s'éga- rait , disparaissait ! il est arrivé plus d'un accident de la sorte. Enfin , il v a environ un an , je causais chez moi avec M. Ferdinand Denis , ou plutôt je le consultais et je profi- tais 5 car il est à hii seul une bibliothèque choisie^ c'est un homme qu'on -^eni feuilleter à coup sûr et qui vous ouvre des trésors d'éru- dition et d'imagination toujours nouveaux , quoiqu'il en ait beaucoup dépensé dans ses li- vres. — On frappe à la porte de mon cabinet, je vois entrer un commissionnaire qui me demande... l'Album. Or, j'en avais trente- cinq, plus magnifiques et plus lourds les uns

315 nue les autres, et j'étais en règle avec tous , car je n'ai pas acquis le droit de faire atten- dre : peu doit se donner vile. « Et quel Al- bum ? répondis-je. Dam ! on m'a dit comme ça... l'Album^ c'est de la part de M"" de R***.» Moi qui ne connaissais pas un seul proprié- taire de tous ces Album qui m'avaient été remis par des tiers , ce nom ne me représen- tait absolument rien. « Mais, repris-je, pour- riez-vous reconnaître celui que vous deman- dez? — Oh ! oui , monsieur , car c'est moi qui l'ai apporté... Tenez, le voici. » Et il tira du tas un Album violet, le mit sous son bras et sortit. J'eus dans la matinée trente visites de ce genre ; et le soir , il m'en revint plus des trois quarts, à commencer par le messager de M"^ de R***, avec tous les mêmes Album, cha- cun me disant: «Monsieur, ce n'est pas le mien. Monsieur, il y a eu erreur. Monsieur, je viens faire un échange, etc. » Et c'était un pêle-mêle à n'y rien comprendre, et j'aurais perdu ma vie entière à débrouiller cette com- plication inextricable : jugez s'il m'eût fallu encore faire circuler le tout de poète en poète! l'éternité y eût passé. J'en avais déjà trop comme cela: je déposai les trente-cinq Album chez

316 un notaire, et je me sauvai à trente-cinq lieues, et à mon retour, je me gardai bien de m'in- Ibrmer de l'état des choses.

Une autre fois, l'Album de la princesse de T*** me fut confié avec recommandation d'y écrire le jour même quelques vers, parce qu'étant sur le point de repartir pour la Russie, elle l'enverrait reprendre le lendemain avant midi j elle me demandait aussi d'en obtenir quelques-uns de mon ami, M. Jules Lefèvre j ce beau nom de poète lui manquait, et elle sentait parfaitement combien cette absence appauvrissait sa riche collection. Elle me priait enfin d'avoir grand soin de son Album , de ne pas le quitter un instant, et de ne le rendre qu'à un de ses domestiques qui viendrait à l'heure dite. C'est qu'en effet, il n'y avait rien de si beau et de si complet que cet Album : de l'écriture de tous les poètes, littérateurs, orateurs, hommes d'état de toutes les nations ; de la musique notée de la main de tous les maîtres de l'Europe-, des dessins et des peintures des plus grands artistes 5 que sais-je encore?... C'était un monument inap- préciable comme valeur d'opinion , et même d'une grande valeur pécuniaire. Les recom-

317 mandations furent suivies ponctuellement, et, le lendemain malin, nous admirions encore, M. Jules Lefèvre et moi , les magnifiques aqua- relles, lorsqu'un laquais, à la livrée de la princesse de T... , se présenta et me demanda si j'avais eu la complaisance Je ne le lais- sai pas achever, et je lui remis l'Album, très- soigneusement enveloppé. Une heure après, le chasseur de la princesse vint me demander son Album. Grande surprise, grande inquié- tude, et bientôt grand désespoir. Le premier domestique était un voleur qui avait été mis, on ne sait comment , au courant de toute cette affaire. L'Album fut emporté en pays étranger, déchiqueté et vendu pièce à pièce. Par bon- heur, la princesse est parvenue à le recom- poser presque tout entier, mais en rachetant fort cher tout ce que chacun avait été heu- reux de lui offrir en hommage.

Si dans mes humbles mains, les album ont éprouvé de telles catastrophes, à combien de périls et de calamités ont-ils être en butte en des mains célèbres ils affluent de toutes parts ! Donc , mesdemoiselles , conservez le vôtre là, sur cette table ronde autour de la- quelle, moi, chevalier indigne, vous avez bien

318 voulu m'admelire; et, si vous m'en croyez, vous ne le ferez remplir qu'au fur et à mesure des bonnes occasions qui se présenteront, et toujours sans déplacement. La renommée ra- contera sur son chemin qu'il est à poste fixe, au milieu de vous, et vous verrez peu à peu tout ce qui sait tenir une plume ou un crayon venir briguer l'honneur et le bonheur que je dois à votre indulgence. Mais j'ai encore un conseil à vous donner (et pour le coup, ce sera bien le dernier) : ne livrez les pages de voire Album qu'à de hauts talens. Je ne vous l'aurais pas dit avant d'y écrire moi- même-, le siècle fourmille de petite poésie, de petite musique, de petite peinture, tout cela en bonne quantité ; le procédé mécanique de chaque art s'est répandu comme une mon- naie courante. Que de gens font bien , et qu'il y en a peu qui font mieux I que de gens , dans tous les arts, expriment ou exécuient élégam- ment des idées vulgaires , et qu'il y en a peu qui aient de grandes idées ! Accoutumez-vous à n'étudier, à n'admirer que le beau, et ne vous inquiétez pas du joli ; le joli trouvera toujours trop d'admirateurs. Aimez la musi- que, la peinture et la poésie religieuses : l'art

319

est une rose du paradis-, c'est un fleuve dont la source est au ciel. Quand celte source di- vine lui manque, bientôt il languit misérable- ment, ou se gonfle et mugit en torrent dé- vastateur. Que votie intelligence recherche constamment l'idéalité morale des arts; vous y trouverez de purs ravissemens et des pleurs sublimes dont n'approchent point les émotions nerveuses et les larmes efféminées que provo- quent les œuvres à la fois romanesques et pro- saïques. Craignons de laisser notre goût des- cendre ou s'égarer. Tout se lient dans l'orga- nisation humaine : les mœurs s'élèvent ou se rappetissent avec le goûl; le cœur se dilate ou se rétrécit avec la pensée 5 l'ame s'épure ou se corrompt avec l'imagination. Ce n'est pas pour rien, ou seulement dans une accep- tion toute littéraire, qu'on a dit un style bai- bave , un auleur barbare. Celte épilhète ex- prime là autre chose encore qu'une critique. Vous donc , mesdemoiselles, en qui le goût et la convenance sont innés, ne cessez d'en- tretenir la flamme sainte par des alimens cé- lestes. Nourrissez-vous de l'étude des orateurs sacrés, des moralistes et des poètes du dix- septième siècle, du grand siècle! et joignez à

320 ces nobles substances la haute poésie de nos jours 5 car elle ne s'est pas souillée aux pro- fanations de la littérature , phénomène conso- lant que l'on n'a point signalé par mauvaise foi ou par ignorance. C'est que la poésie, la haute et vraie poésie , est incorruptible comme le feu.

Mais afin de conserver intacte la fraîcheur de votre imagination , qui sera pour vous une éternelle jeunesse , ne donnez aux plaisirs et à l'éclat du monde que des heures de récréa- tion , et n'y portez pas votre cœur ni votre pensée. Gardez leurs mvslérieux trésors pour les affections domestiques et les occupations intimes^ et revenez bien vite , et toutes joyeu- ses, au foyer causeur et à vos loisirs studieux; et, dans la solitude de vos matinées , reprenez la culture des arts , non pas , je le répète , pour en faire une vanité , ou les exercer sans une vocation invincible, qui heureusement est fort rare, mais pour en savourer tout le charme, en surprenant tous leurs secrets, ou pour en composer quelque chaste fêle de famille. Rien n'est plus céleste sous le ciel, ni plus agréable à Dieu , que des jeunes filles qui se parent de leurs talens inconnus sous les yeux ravis de

321 leur mère. D'ailleurs, l'étude des arls est né- cessaire aux classes élevées , comme l'exer- cice des métiers aux classes inférieures. Il faut que tous les enfans des hommes travaillent : les uns , pour gagner leur vie ; les autres , pour ne pas la perdre en coupables futilités.

FIN.

approuvé pour faire partie des publications de la Bibliothèque universelle de la jeunesse , par déli- bération de ses comités, du 29 août 1836.

TABLE

DES MATIÈRES.

Pages.

Introduction (une Visite) 3

Odette de Champdivers (le De'vouement) 27

Blanche de Castille (l'Amour Maternel) 4o

Jeanne d'Arc (l'Héroïsme) .... tq

Jane Gray (la Re'signation) 10!)

Clémence Isaurc (l'Inspiration Poétique) 119

OEcathérie ou Catherine (la Sainteté') i43

Olympe de Se'gnr (P Amour Conjugal) 149

Madame de Sévigné (l'Esprit) i63

Madame de Maintenon (le Caractère) 1 85

Prascovie Lapouloff (la Pie'té Filiale) 209

Madame d'Altenheym (Gabrielle Soumet) 2.j^

L'Institution de Saint-Louis , fondée par M""'* Barthé- lémy et de Boissieux 277

Conclusion ( les Album ) 3o3

FI!» DE l..\ TABLE.

IMPKIMERIE DE Ve DO.VDEY-DUPRÉ, Rue Saint-Louis, 46, an Marais.

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La première livraison de la Bibliothèque universelle, <J Ji.t les volumes sont en vente, se compose de :

1 Tableaudes Fêles chrétiennes, par M. le vicomte Walsh; 1. vol. in-8, avec dessin et frontispice, prix , 4 fr.

2. Les Ruines, par M. Nettement; 1 vol. in-8., prix, 3 fr.50.

i. Causeries morales et littéraires sur quelques femmes cé- lèbres, par M. E. Deschampsj 1 vol. in-12, orné de cinq portraits , prix, 2 ir. 50 c.

^.Histoire de Pam, par M.Th.Muret; 1 vol. in-12, pr. 2 fr.

5. Antiquités grecques et! romaines, par M. Le Bas, maître de conférences à l'École normale; I vol. in-12. prix, 2 fr.

6. Galerie zoologique, par M. Anlelme, docteur en méde- cine, sous la direction de M. GeolFroi-Saint-Hilaire; 1 pre- mier vol., orné de nombreuses figures, prix, 2 fr. 75 c.

7. La Déi'otion réconciliée avec l'esprit; 2 f.v. in-l8,pr. 2 f. C'est l'ouvrage de Lefranc de Poropignan, augmente de deux cha- pitres dans le premier volume, et d'an second volume d'exemples.

8. Recueilde poésies diverses, par M. le baron A. Guiraud; 1 fortv.in-J 8., avec joli frontisp. et dessins, prix 1 f. 25.

9. 3Iéditations religieuses , 3'' édition considérablement augraentcc, par M. B. d'Exauvilez ; 1 v. in-18, prix, 75 c.

On tbouvk également chez les correspobdams et les dépositaires de la société.

1 . f.es Étrennes de la Jeunesse; 1 joli vol. in-1 8 sur papier vélin satiné, prix, 1 fr.

2. Petites Nouvelles; 1 vol. in-i8, prix, 50 C.

3. Le Conseiller des FandlJes, mélanges relig., historiques cj.ijltcraires; l très-fort vol. in-8 de 576 pages, prix, 4 f.

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organe le Conseiller des Familles , qui donne tous les mois un compte rendu etdes extraits des nouveaux ouvrages «ju'elle a publies; par son moyen, les personnes qui ne veulent pas prendre un aLon- nemont de 50 fr. peuvent choisir ceux de ces ouvrages qui leur conviennent le mieux. Le prix de l'abonnement est de 3 fr. 50 rendu franc de port pour toute la France , et de 5 fr. pour l'étranger

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