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CIHM/ICMH

Microfiche

Séries.

CIHM/ICMH Collection de microfiches.

Canadien Institute for Historical Microreproductions / Institut canadien de microreproductions historiques

Technical and Bibliographie Notes/Notes techniques et bibliographiques

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9S

L'exemplaire filmé fut reproduit grâce à la générosité de:

Scott Library. York University

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NOTRE-DAME

DE LOURDES

PAR

HENRI LASSERRE

oimiAGB honorI; d'un bref spécial adressé a l'acteur par sa sainteté le pape pie IX

DU CABINET DE LECTURE PAROISSIAL.

1870.

110

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» .■? ;

BREF DE SA SAINTETE PIE IX

A l'auteur de ~

NOTRE-DAME DE LOURDES.

A 30N BIEN-AIMÉ FILS HENRI LASSERRE, PIE IX, PAPE.

Blen-aîmê Fils, salut et bénédiction apostolique.

Recevez nos félicitations, bien cher Fils. Gratifié jadis d'un insigne bienfait, voiis venez, scrupuleusement et avec amour, d'' accomplir le vœu que vous avez fait: vous venez d^ employer vos soins à prouver et à établir la récente Apparition de la très-clémente Mère de Dieu ; et cela d'une telle manière que la lutte même de Vhumaine malice contre la miséricorde divine sert précisément à faire ressortir, avec p/'« de force et d éclat la lumineuse évidence du fait.

Dans V exposition que vous faites des événements, dans leur trame et leur enchaînement, tous les hommes pourront voir clairement et avec certi- tude comment notre très-sainte Religion tourne et aboutit au véritable avantage des peuples ; comment eVe comble de biens non-seulement célestes et spirituels, mais encore temporels et terrestres, tous ceux qui accourent â elle. Ils pourront voir comment, même en V absence de toute force ma- térielle, cette Religion est toute-puissante â maintenir Vordre ; comment, parmi Us multitudes émues, elle sait contenir dans de sages limites rem- portement et V indignation, même justes, des esprits agités. Ils pourront voir enfin comment le Clergé co-opère par ses loganx efforts et par son zèle à de tels résultats, et comment, bien loin de favoriser la superstition, il se montre infiniment plus lent et plus sévère que tout le monde, quand il s\igit de porter un jugement sur des faits qui semblent surpasser les forces de la nature. ' . -

Avec une non moins vive lumière, votre récit rendra manifeste cette mérité, que V impiété déclare tout à fait en vain la guerre d la religion, et que les méchants tentent très-inutilement di'entraver par des machina- tions humaines les divins conseils de la Providence, la perversité des hommes et leur coupable audace servant au contraire de moyen d la Pro- vidence pour donner à ses œuvres plus de puissance et plus de splendeur. Telles sont les raisons qui nous ont fait accueillir avec la pîus vive joie votre livre intitulé: NOTRE DAME DE LOURDES. Xoui avons foi que Celle qui, de foutes parts, attire vers Elle, pur \'s miracles de sa puii^ssaiice et de si bonté, d'S multitudes de pèlerins, veut également se servir de votre livre pour propager plus au loin et exciter envers Ede la

IV

piété et la confiance des hommes^ afin que tous puissent participer d la plénitude de ses r/rdces. Comme gacje de ce succès que Nous prédisons d votre œuvre, recevez Notre bénédiction apostolique, que Nous vous adressons bien affectueusement en témoignage de Notre gratitude et de Notre pater- nelle bienveillance. Donné d Rome, près Saint-Pierre, le 4 septembre 18G9, de notre

pontificat Van XXIV.

PIE IX, PAPE.

DiLECTO FiLio ÏÏENRICO LASSERRE Plus P. P. IX.

Bilecte Fili, salutem et apostoUcara Benedictionem.

Gratulamur tibi, Dilecte Eili, quocl,insigiii auctus beneficio, votum tuum accuratissimo studio diligeutia(]'ie exsolveris ; et novam clementissimae Dei Matris apparitionem ita testatam facere curaveris, ut conflictu ipso humanœ malitiœ cum cœlcsti misericordia claritas eventus firmior ac lucu- lentior appareret. Omnes certe in proposita a te reram série pers- picere poterunt, religionem nostram sanctissiman vergere ia veram popu- lorum utilitatera ; conflLieiites ad se omnes supernis juxta et terrenis cumu- lare beneficiis ; aptissimara esse ordiui servando, vi etiam submota ; cou- citatos in turbis animorum motus, licet justes, compescere ; iisque rébus sedulo adlaborare Clerum, eumque adeo abesse a superstitione fovenda, ut imo segniorem se prœbeat ac sever'orera aliis omnibus in judicio edendo de factis, qune naturœ vires excedere videntur. Nec mi- nus aperte p^tebit, impietatem incassum indixisse religioni bellum, et frustra machinationes hominum divinie Providentine consiliis obstare ; quaj imo ncquitia eorum et ausu sic uti consucvit, ut majorem inde quœrat operibus suis splcndorem et virtutem. Libentissime propterea ex- cepimus volumen tuum^ cui titulus Notre Dame de Lourdes ; fore fidentcs, ut quiç per mira potentiiie ac benignitatis suœ signa undiquc frequentissimos advenas acccrsit ; scripto etiam tuo uti velit ad propa- gandam latins fovendamque in se pietatem hominum accipere possint. Hujus, quem ominamur, exitus labori tuo auspicem accipe Benedictionem Apostolicam, quam tibi grati animi Nostri et paternse benevolentiie testem peramcnter impertimus.

Datum R()m;\3, apud S. Pctrum, die, 4 Scptcmbris 18G0, Pontificatus Nostri Anno XXIV .

Plus PP. IX.

PREFACE PE L'AUTEUR.

A la suite d'une grâce signalée, dont le récit tro'ivera place dans lecoursdc ce livre, je promis, il a quelques années, d'écrire l'histoire des événements extraor- dinaires qui ont donné lieu au pèlerinage de Lourdes. Sij'aî eu le tort très-grave de diflFérer longtemps l'exécution de ma promes.'^e, j'ai mis du moins une cons- cience absolue à étudier avec un soin scrupuleux le sujet que je voulais traiter.

En présence de l'incessante procession de visiteurs, de pèlerins, d'hommes, do femmes, de peuples entiers, qui viennent aujourd'hui de tous côtés s'agenouiller devant une grotte déserte, entièrement ignoré il y a dix ans et que la parole d'une enfant a fait tout ù coup considérer comme un sanctuaire divin; en voyant s'élever le vaste édifice que lu foi populaire érige en cet endroit et qui coûtera près de deux millions, (c'est-à-dire $400,000, £100,000,) j'ai éprouvé le besoin, non-seulcmcnt de rechercher les preuves du fait surnaturel, mais encore d'examiner de quelle manière, par quel logique euchainement de choses ou d'idées, la croyance s'en était ui iversellement répandue.

Comment cela s'est-il produit ? Comment un tel événement s'est-il accompli en plein dix-neuvième siècle ? ( •omment le témoignage d'une ignorante petite fille sur un fait aussi extraordinaire, sur des Apparitions que personne autour d'elle n'apercevait, a-t-il pu trouver crédit et enfanter de si prodigieux résultats ?

Il y a d( s gens qui répondent d'un mot péremptoire à de telles questions, et le mot de " superstition" est commode pour cela. Pour moi, je ne suis pas si expéditif ; et j'ai voulu me rendre compte d'un phénomène si en dehors du cours ordinaire des choses et si digne d'attention à (juelque point de vue que l'on se place. Que le 31iracle soit vrai ou qu'il soit faux ; que la cause de ce vaste courant de peu- ples soit dans l'action divine ou dans l'erreur humaine, une semblable étude n'en est pas moins du plus haut intérêt. Je remarque cependant que les sectaires du Libre Examen se gardent bien de le faire. Ils préfèrent nier tout court. C'est à la fois et plus facile et plus prudent.

Je comprends tout autrement qu'eux l'inquiète recherche de la vérité. Si nier tout court leur paraît simple, aflBrmcr tout court me semblerait hasardé.

J'ai vu des savants parcourir péniblement les sentiers ardus de la Montagne afin de s'expliquer à eux-mêmes pourquoi tel insecte qui se trouve pendant l'été sur les somîuets se rencontre pendant l'hiver dans les vallons. Cela e^t fort bien. Je me dis toutefois que les grands mouvements humains, que les causes qui mettent en branle des multitudes immenses méritent, peut-être autant, d'occuper et d'exercer la sagacité de l'esprit. L'Histoire, la Religion, la J?cience, la Philo- sophie, la Médecine, l'analyse des divers ressorts de la nature humaine, ont un éyral intérêt à cette curieuse étude.

Cette étude, j'ai voulu la faire complète.

Aussi ne me suis-je contenté ni des documents officiels, ni des lettres, ni des procès-verbaux, ni des attestations écrites. J'ai voulu, autant que possible, tout connaître, tout v'oir par moi-même, tout f lire revivre à mes yeux par le souve- nir et le récit de ceux «jui avaient vu. J'ai fait de longs voyages à travers la France pour interroger tous ceux (\m avaient figuré, soit comme personnages principaux, soit comme témoins, dans les événemems que j'avais à rac nter, pour contrôler leurs récits les uns par les autres et parvenir de la sorte une entière et lumi- neuse vérité.

VI

Dans mes investigations au sujet de cette divine histoire, j'ai voulu, en un mot, suivre et pousse, aus.si avant que cela se pouvait, la métliode si excellente que M. Thicrs a employée avec tant de supériorité dans les longs travaux et les sagacea recherches qui ont précédé son chef d'œuvre sur le Consulat et l'Empire.

J'ai la confi;mce que, Dieu aidant, mes eflForts n'ont pas été entièrement vains.

La vérité une fois connue, je l'ai écrite avec autant de liberté que si, comme le duc de Saint-Simon, j'eusse fermé ma porte et raconté une histc're destinée à ne paraître que dans un siècle. J'ai voulu tout dire tant que les témoins sont encore vivants ; j'ai voulu donner leurs noms et leur demeure, pour qu'il fut possible de les interroger et de ref lire, afin de contrôler mon propre travail, l'enquête que j'ai faite moi-mCMue. J'ai voulu que chaque lecteur pût examiner, par lui-môme, mes assertions, et rendre hommage à la Vérité si j'ai été sincère : j'ai voulu qu'il pût me confondre et me déshonorer si j'ai menti.

L'enquête approfondie à laquelle je me suis livré, les documents que j'ai con- sultés, les nombreux témoignages que j'ùi entendus, m'ont permis d'entrer dans des détails circonstanciés que n'avait pu aborder le récit sommaire qu'on avai t publié tout d'abord, et de rectifier quelques erreurs qui s'étai'-nt introduites dans la chronologie des faits. J'ai rétabli avec un soin extrême l'ordre exact des événem' nts. Cela était nécessaire pour bien faire concevoir leur suite logique et pénétrer dans leur essence intime.

Etudier les faits non-seulement dans leur écorce extérieure, mais dans les délicatesses de leur physionomie et dans leur vie cachée, avec une attention cons- tamment en éveil, le lien souvent lointain, souvent inaperçu tout d'abord, qui les unit ; comprendre et exposer clairement leur cause, leur origine, leur génération ; surprendre et voir agir, dans d;^s profondeurs qu'on tente d'éclairer, les lois éter- nelles et les harmonies merveilleuses de l'ordre miraculeux : tel est le but que j'ai eu la hardiesse de concevoir.

Avec une telle pensée, aucune circonstance n'était indifférente et ne devait être négligée. Le moindre détail pouvait contenir une lumière et permettre de surprendre, si je puis ainsi parler, la main de Dieu en flagrant délit.

De là, mes recherches ; de là, la forme, très-différente du style habituel des histoires oflEicielles, (ju'a prise de lui-même mon récit ; de là, tant dans la relation des Apparitions que dans celle des guérisons miraculeu.ses, ces portraits, ces dialogues, ces paysages, ces circonstances d'heure et de lieu, ces constatations de temps qu'il faisait; de là, ces mille détails qui m'ont coûté tant de peine à relever, mais qui m'ont donné, à mesure que je les recueillais pieusement, l'indicible joie de voir par moi-même, de goûter tt de sentir, dans tout le charme d'une décou- verte à peine soupçonnée à l'avance, l'harmonie profonde des œuvres qui vieu- nent de Dieu.

Cette joie, j'essaye de la communiquer à mes lecteurs, à mes amis, à ceux qui sont curieux des secrets d'en haut. Quelques-uns de ces détails arrivent parfois avec un si merveilleux à-propos, que le lecteur, habitué aux dissonnances de ce monde, pourrait soupçonner le peintre d'avoir mis de la complaisance dans son tableau. 3L\is Dieu est un artiste qui n'a pas besoin (ju'on invente pour lui.

Les œuvres surnaturelles qu'il daigne accomplir ici-bas sont parfaites par elles-mêmes. Les copier fidèlement, ce serait rencontrer l'idéal.

3Liis ({ui peut les copier de la sorte? Qui peut les voir dans toute leur beauté et leur harmonie ? Qui n'a la vue troublée? Qui peut pénétrer tous les secrets de ces humbles et grandes choses? Personne, hélas! Presque tout nous échappe et nous ne faisons (|u'entrevoir.

Je viens d'oser dire ce que j'eusse voulu faire. Le lecteur seul verra ce que j'ai fait.

TABLE DES lATIEEES

DE

NOTRE-DAME DE LOURDES.

Livre 1er .'—Description do la ville de Lour- des 1

des Roches Massabiclle 3

Bernadette Soubirous et ses parents 6

11 fév. 1858.— Jeudi.— 1ère apparition ; sa des- cription lo

Sa mère défend à Bernadette

d'aller à la grotte 14

14fév.— Dimanche. Sa mère lève sa dé- fense. 2de apparition 15

18 fév.— Jeudi.— Sème apparition : Tromesse

de venir pendant quinze jours. . . 18 Livre 2ème. Emotion publique. Les

Libres-penseurs 22

Conduite du clergé.— L'évêque de

Tarbes l'approuve 2,5

Ho.-itilités du pouvoir oflBciel 30

21 fév.— Dimanche.— Apparition : Trier pour

les pécheurs 31

Le commissaire de police fait subir

un interrogatoire à Bernadette ; nouvelle défense d'aller à la

grotte 33

22 fév.— Lundi.— Bernadette à l'école: Elle est poussée vers la grotte. Point de vision 3i

Le père Soubirous lève sa défense. 39 23 fév.— Mardi.— Apparition : Ordre de bâtir

une chapelle 41

Livre 3ème :— Bernadette et M. Payramale : Je veux q ne les prêtres m'élève ici une chapelle 50

M. Payramale demande pour

preuve que l'Apparition fasse fleurir un égloutier .-Apparition. 53

Apparition, l'égloutier ne fleurit

pas : Pénitence ! ])enitc)wa .' 66

Description de la maison des pa-

rents de Bernadette 68

Rernadetto et ses parents refusent

une bourse pleine d'or 69

26 fév.— Apparition : Jaillissement de la

Source , . . 60

25 fév. Explications des philosophes et

des journaux 52

26 fév.— Bernadette à la Grotte: Point d'ap-

parition (34

Guériîon de Louis Bourriette 65

Les ouvriers tracent d'eux-mêmes

un st'ntier gg

Troubles des Libres- Penseurs 70

Livreéème:- 2 Mars :— Bernadette et M. lo

Curé 7

Conduite de l'Evèque de Tarbes et

de son clergé 73

Conduite du préfet des Hautes-

Pyrennéos 75

4 mars: Dernier jour de la quinzaine:

Concours extraordinaire "q

L'Apparition commande à Berna-

dette de boire à la Fontaine 81"

Guérison du petit Justin Bouho-

horts 82

Autres guêrisons 87

Attitude des Libres-penseurs 89

Guérison de Benoîte Cazeaux, etc. 91

25 mars :— Apparition : Je suis l'Immaculée

Conception 92

Livre 5ème:— Le ministre des cultes et le

préfet du département 95

Prudence de l'Evoque de Tarbes . 97

Lundi de Pâques, Apparition ; le

cierge 9^

Visions ou prestiges 99

Les ex-roto ,• les dons 101

Bernadette et les visiteurs 102

Guérison de Uenri Busquet 103

Bernadette à l'épreuve 106

Tentative de séquestration 110

Dépouillement de la Grotte llo

Uyre 6ème : Nouvelle attitude des in- croyants 118

Guérison de l'enfact Lasbareilles

et autres 119

VIII

TABLE DES MATIERES.

Livre Gèmc :-Explication? médicalos ; analyse de l'eau (le la Source, parLatour de Trie 123

Guérisf^n de Catherine Latapie

Chouat 126

Guérison de .AInrianne Garrot .... 128

de 3Iurie Lanouo Domen-

K6 129

Foi persévérn-'-C des multitudes. . 131

rrotostat' us contre l'analyse de

M. Latour 134

Première communion de Borna-

dette 135

Marche irrésistible des événements. 136

Violences administratives.— iVrrêtè

dupréfet 13!)

Interdiction de boire à la Source et

d'aller à la Grotte 140

Késerve de l'EvOque.— Murmures

des multitudes 144

Trocès, condamnations, acquitte-

ments 149

La saison des eaux. Le public

européen loi

Procès-verbal contre M. L. Veuil-

lot, et l'amirale P.ruat 152

16 ju".'>( t, ISème et dernière Appa- ritioii 154

Ordonnance de l'Evf-que oonsti-

tuant une commission 156

Le ministre des cultes et l'Evêquo

de Tarbes 160

Lettre de M. Rcaland à l'Evêque

de l'arbes 161

Réponse de 3Igr. Laurence à M.

Rouland 162

Analysie de l'eau de la Source

miraculeuse par M. Filhol, pro- festenr de chimie 164

Libres-penseurs 167

L'autorité officielle repousse i'ex-

amen 170

Polémique entre les mauvais jour-

naux de Paris et l'£rc impériale. 171

Livre 6e:— LTnir^rs, l'Union et journaux

catholiques 172

Napoléon III 175

Guérison de Jean Marie Tambour-

179

Guérison de Jeanne Marie Massot. 176

de Marie Capdevielle. . . 178 Mgr. do Salini.--, M. de Ressiguier

et Napoléon III à Biarritz 179

Napoléon III ordonne a Massy de

rajiporter son arrêté ISO

L'ar^'-té est rapporté par le maire

de Lourdes 181

Livre 9ème :— M. Massy et M. Jacomet ap- pelés à d'autres fonctions 83

La Commission d'enquête érigée

l)ar l'Evéque se rend à Lourdes. 184

Méthode des opérations de la Com-

mission 135

Guérison de Mme Rizau 187

Rapport du docteur f alamon 192

Guérison de Mlle Moreau de Saze-

nay 194

Rupport du médecin Bermont 199

Rapport de la Commission d'en-

quête 200

Mandement de l'Evêqûe de Tarbes. 203

Construction d'une église ans

Roches Massabielle 210

Livre lOème :-Guérison et récit de M. Lasserre

auteur de cet ouvrage 210

Guérison de M. Jules Lacassagne. 219 Livre llème :— Transformation de la Grotte. 229

M. le curé de Lourdes et la cons-

truction d-^ l'église 230

Statue de la Ste. Vierge, l'Eglise

et la crypte souterraine 232

Lourdes aujourd'hui, les proces-

sions, pèlerinages 234

Les morts et les survivants des

personnages qui figurent dans cette histoire 237

£a sœur Beruard 238

FIN DE LA TABLE.

Notre-Dame de Lourdes.

LIVRE PREMIER.

Lourdes. Les Roches Massabielle. La famille Soubirous. Bernadotte. Première et deuxième Apparition. Rumeur populaire Troisième Apparition.

La petite ville de Lourdes est située dans le département des Hautes- Pyrénées, à l'embouchure des sept vallées du Lavedan, entre les dernières ondulations des coteaux qui terminent la plaine de ïarbes et les premiers escarpements abruptes qui commencent la Grande Montagne. Les mai- sons, assises irrégulièrement sur un terrain accidenté, sont groupées pres- qu'en désordre à la base d'un rocher énorme, isolé de tout et sur lequel est hissé, comme un nid d'aigle, un formidable château-fort. Au pied de ce roc, du côté opposé à la ville, à l'ombre des aulnes, des frênes et des peu- pliers, le Gave court tumultueusement, brisant ses eaux écumantes contre un barrage de cailloux et faisant tourner sur ses rives les roues sonores de trois ou quatre moulins. Le fracas des meules et le murmure du vent dans les branch2S des arbres se mêlent au bruit de ses ondes fuyantes.

Ce Gave est formé par les divers torrents des vallées supérieures, les- quels sortent eux-mêmes des glaciers éternels et des neiges immaculées qui recouvrent, dans les profondeurs de la chaîne, les flancs arides de la Haute Montagne. Le principal de ces affluents vient de la cascade de Gavarnie, qui tombe d'un de ces rares pics que nul pied humain n'a pu encore gravir.

Laissant à sa droite la ville, le Château, et, sauf un seul qui est à sa gauche, tous les moulins de Lourdes, le Gave, pressé d'arriver, s'enfuit précipitamment vers la ville de Pau, qu'il dépassera en toute hâte pour aller se jeter dans l'Adour et, de là, dans le Grand Océan.

Aux environs de Lourdes, le passage que longe le Gave est tantôt sau- vage et dur, tantôt charmant. Des prairies verdoyantes, des champs cul- tivés, des bois épais, des rochers ardus se mirent tour à tour dans ses eaux. Là, des terres riantes et fertiles, ces points de vue gracieux, la grands route de Pau, sillonnée à toute heure par les voitures, les cavaliers et les piétons ; ici, les monts farouches et leur solitude terrible.

Le pays a une dévotion particulière à la Vierge. Ley sanctuaires qui

lui sont consacrés sont nombreux dans les Pyrénées, dep\iis Piétat ou

A

9 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Garaison jusqu'à Bétharram. Tous les autels de l'église de Lourdes sont voués à la Mère de Dieu.

En 1858, le chemin de fer n'y passait pas encore et il n'était pas même question qu'il y en eût jamais. Un tracé beaucoup plus direct paraissait indiqué d'avance pourl a ligne des Pyrénées.

La cité toute entière et la forteresse sont situées, comme nous l'avons dit, sur la rive droite du Gave, lequel, après s'être brisé, en venant du Midi contre le roc énorme qui sert de piédestal au Château-fort, fait aus- sitôt un coude à angle droit et prend brusquement la direction de l'Ouest.

Un vieux pont, bâti en amont, à quelque distance des premières maisons de la ville, ouvre une communication avec la campagne, les prairies, les forêts et les montagnes de la rive ga'^^he.

{Sur cette dernière rive, un peu au sous du pont et en face du Châ- teau, une prise d'eau pratiquée dans le Gave donne naissance à un très-fort canal. Ce canal va rejoindre le Gave à un quart de lieue en aval, après avoir dépassé de quelques mètres seulement les Roches Massabielle, dont il baigne la base.

L'île très-allongée qui est formée par le Gave et par ce courant, est une vaste et verdoyante prairie. Dans le pays on l'appelle Vile du Chalet, ou, plus brièvement, le Chalet.

Le moulin de Sâvy, le seul qui se trouve sur la rive gauche, est bâti à cheval sur le canal et sert de pont entre la prairie et la terre ferme. Ce moulin, de même que le Chalet, appartient à un habitant de Lourdes, nom- me M. de Laffite.

Or, en 1858, il n'était guère, aux environs de la petite ville très-vivante que nous avons décrite, d'endroit plus solitaire, plus sauvage et plus désert que ces Roches Massabielle au pied desquelles se rejoignaient le Gave et le canal du moulin.

A quelques pas au-dessus de ce confluent, sur le bord du ruisseau, le roc abrupte était percé à sa base par trois excavations irrégulières, assez bizarrement superposées et communiquant entre elles, comme pourraient le faire les trous d'une éponge gigantesque.

La singularité de ces excavations les rend assez difliciles à décrire .

La première et la plus grande était au niveau du sol. Elle avait à peu près l'aspect d'une tente de marchand ou d'un four très-informe et très- haut qui serait verticalement coupé vers le milieu, et qui, au lieu de for- mer une voûte entière, ne formerait plus qu'une demi-voûte.

L'entrée, en arc de cercle très-contourné, avait environ vingt-cinq pieds de haut à son point le plus élevé. La largeur de la Grotte, à peu près égale à sa profondeur, était de soixante-quinze à quatre-vingt-dix pieds.

A partir de cette entrée, le rocher allait en s'abaissant, à la façon d'un toit de grenier vu en dessous, et en se rétrécissant à gauche et à droite.

Au dessus, un peu sur la droite du spectateur, se trouvaient, dans le

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rocher, les deux autres ouvertures superposées, lesquelles étaient comme les annexes et les dépendances de cette première cavité.

Vue du dehors, la principale de ces deux ouvertures avait, sous une forme ovale, la hauteur et la largeur d'une fenêtre de maison ou d'une niche d'église. Elle s'enfonçait de bas en haut dans le roc ; puis, arrivée à une profondeur de douze pieds environ, elle se bifurquait, descendant, d'un côté, à l'intérieur de la grotte d'en bas et remontant, de l'autre, en revenant sur elle-même, jusqu'à l'extérieur du rocher, son orifice for- mait cette deuxième ouverture supérieure dont nous venons de parler, et qui n'a /ait d'importance qu'en ce qu'elle contribuait à éclairer parfaite- ment, et dans tous les sens, toute cette cavité supplémentaire.

Un églantier ou rosier sauvage, poussé dans une anfractuosité du rocher, étendait ses longues tiges à la base de l'orifice en forme de niche.

Au pied de ce petit syc-ème d'excavations, très-simple pour l'œil, mais très-comphqué pour qui veut essayer d'en donner une idée, à travers un chaos de pierres énormes tombées de la Montagne, passait, pour aller cinq ou six pas plus loin se réunir au Gave, le canal rapide du moulin.

La Grotte se trouvait ainsi juste en face de la pointe inférieure de l'île du Chalet, formée, comme nous l'avons dit> par le Gave et par le canal.

On nommait ces excavations la Grotte de Massahielle, du nom des rochers dont elle dépendait. " Massabielle," en patois du pays, veut dire, " vieux rochers."

En aval, sur les bords du Gave, s'étendait un tertre inculte et rapide appartenant comme tout le reste à la commune de Lojrdes, et les por- chers du pays venaient parfois faire paître leurs vils troupeaux.

Quand survenait un ora.'^e, ces pauvres gens s'abritaient dans la Gro^^te, ainsi que les quelques pêcheurs qui venaient jeter en cet endroit leurs filets dans le Gave.

Comme dans toutes les excavations de cette nature, le roc était sec en temps ordinaire et légèrement humide par les temps de pluie. Cette rare humidité et cet imperceptible suintement des saisons pluvieuses ne se fai- saient remarquer que d'un seul côté, c'eoO-à-dire à droite en entrant. Ce côté est précisément celui d'où vient habituellement la pluie, fouettée par les vents d'ouest ; et il arrivait naturellement au rocher, très-mince et plein de fentes en cet endroit, ce qui arrive aux murs des maisons lors- qu'ils sont à cette exposition et bâtis avec du mortier médiocre.

Le côté gauche et le fond, se trouvant en dehors de ces conditions, étaient constamment secs comme le plancher d'un salon. L'humidité acci- dentelle de la paroi de l'ouest faisait même ressortir la sécheresse torride du nord, de l'est et du midi de la Grotte.

Au-dessus de la triple cavité s'élevait, presque à pic, l'énorme masse des Roches Massabielle, tapissées en maint endroit par le lierre et le buis, par les bruyères et par la mousse. Des ronces enchevêtrées, des noisetiers,

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des éf'laiitiers, quelques arbres dont le vent cassait souvent les branches^ avaient poussé leurs racines dans les fentes du roc, partout quelque éboulement des montagnes, partout l'aile des vents avaient porté une pincée de terre. Le Semeur éternel, Celui dont linvisible main remplit d'étoiles et de soleils les immensités de l'espace, Celui qui a tiré du néant le sol que nous foulons, les plantes et les animaux, le Créateur de tant de millions d'hommes qui ont peuplé la terre et de tant de milliards d'anges qui peuplent le ciel, ce Dieu dont l'opulence est sans bornes et la puis- sance sans limites, entend que nul atome ne soit perdu dans les vastes régions de son œuvre. Et voilà pourquoi il ne laisse stérile rien de ce qui peut produire; voilà pourquoi, sur toute l'étendue de notre globe, des «Termes innombrables flottent dans les airs, couvrant la terre végétale par- tout où elle paraît, n'eût-elle de place que pour l'existence d'une touffe d'herbe ou pour la vie d'ur brin de mousse. Et de même, ô Divin Semeur, vos grâces, comme une invisible poussière de graines fécondes, flottent autour de nos âmes, à l'affût de la bonne terre. Et si nous sommes si sté- riles, c'est que nous vous présentons, tantôt des cœurs plus durs et plus arides que le rocher, tantôt des chemins battus que foule sans cesse le pied des passants, tantôt des buissons d'épines la mauvaise plante occupe tout et étouffe la bonne semence.

Il était nécessaire de décrire le pays devaient se passer les scènes diverses que nous avons à raconter. Il n'importe pas moins d'indiquer à l'avance quelle lumière, je veux dire quelle profonde vérité morale éclaire le point de départ de cette histoire, dans laquelle, ainsi qu'on le verra, la main de Dieu est apparue visible. Ces réflexions ne retarderont d'ailleurs que d'un instant notre entrée dans le récit.

C'est, ce semble, une banalité de remar(|uer que tout est contraste sur cette terre, sont mêlés ensemble les méchants et les bons, les riches et les indigents, et la chaumière du pauvre n'est parfois séparée que par un simple mur de la demeure d'un personnage opulent. D'un côté, tous les plaisirs d'un vie facile, doucement organisée au milieu des délicates recherches du confortable et des élégances du luxe ; de l'autre, les hor- reurs de la misère, le froid, la faim, la maladie, le douloureux cortège des souffrances humaines. Autour des premiers les adulations, les visites em- pressées, les amitiés bruyantes : autour des autres l'indifférence, la soli- tude, l'abamlon. Soit qu'il craigne l'importunité de ses demandes formelles ou tacites, soit qu'il redoute comme un reproche le spectacle de cet affreux dénûment, le Monde évite le pauvre et s'organise en dehors de lui. Le3 riches, se formant en un cercle exclusif que leur orgueil appelle " la bonne compagnie," considèrent comme n'ayant en quehjue sorte qu'une existence secondaire et indigne d'attention tout ce qui est en dehoi d'eux, tout ce qui n'appartient pas à la classe des " gens comme il faut." Lorsqu'ils font travailler l'ouvrier, lors même qu'ils sont bons et qu'ils secourent l'indi-

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-gent, ils le traitent comme un protégé, comme un inférieur ; ils n'ont point pour lui cette simple et intime i..çon d'agir qu'ils auraient avec un des leurs. Sauf quelques rares chrétiens, nul ne s'occupe du pauvre comme d'un frère, comme d'un égal. Sauf des saints, hélas ! bien clair-seméa au temps nous vivons, à qui viendrait l'idée de lui montrer ce respect que l'on a pour un supérieur? Dans le monde proprement dit, dans le vaste monde, le pauvre est absolument délaissé. Accablé sous le poids du travail, épuisé de besoins, dédaigné et abondonné, ne semble-t-il pas qu'il soit maudit du Créateur de la terre ? Eh bien ! c'est précisément tout le contraire : il est le bien-aimé du Père universel. Tandis que ie Monde a été maudit à jamais par l'infaillible parole du Christ, ce sont les pauvres, les souffrants, les humbles, les petits, qui sont pour Dieu la -'bonne com- pagnie," la société choisie se complaît son cœur. " Vous êtes mes amis," leur dit-il dans son Evangile. Il fait plus : il s'identifie avec eux, n'ouvrant le ciel aux riches qu'autant qu'ils auront été les bienfaiteurs der indigents : " Ce que vous avez fait au dernier de ces abandonnes, c'est à Moi-même que vous l'avez fait."

Aussi, quand le Fils de Dieu est venu sur la terre, a-t-il voulu naître, vivre et mourir au milieu des pauvres, être lui-même un pauvre. C'est parmi eux qu'il a pris ses Apôtres, ses principaux Disciples, les premiers nés de son Eglise. Dans l'histoire, déjà longue, de cette Eglise, c'est sur les pauvres qu'il a généralement répandu ses plus grandes grâces spiri- tuelles. De tout temps et sauf de légères exceptions, les Apparitions, les Visions, les révélations particulières, ont été le privilège de ces indigents et de ces petits que le Monde dédaigne.

Lorsque, dans sa sagesse, Dieu juge bon de se manifeser sensiblement aux hommes par ces phénomènes mystérieux, il descend, de môme qu'un Roi en voyage, dans la maison de ses ministres ou de ses amis particuliers. Et voilà pournuoiil choisit habituellement la demeure des pauvres et des petits

t-iepuis bientôt dt u. "'es années se vérifie la parole de l'Apôtre : " Dieu a fait élection de ce qui est faible selon le monde pour confondre ce qui est puissant."

Le récit (pie nous avons entrepris fournira peut-être quelques preuves de ces trè.<-liautes vérités.

Le 11 février inaugurait en 1858 la semaine de réjouissances profanes qui, suivant un usage immémorial, précèdent les austérités du Carême. C'était le jour du Jeudi-Gras. Le temps était froid, un peu couvert, mais très-calme. Dans les profondeurs du ciel les nuages se tenaient immobiles. Aucune brise ne les poussait les uns contre les autres, et l'atmosphère était d'une entière placidité. Par moments tombaient du ciel quelques rareg gouttes d'eau.

Onze heures du matin avaient déjà sonné à T Eglise de Lourdes.

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Tandis que, presque partout, se préparaient de joyeuses réunions et des festins, une famille de pauvres gens, qui demeuraient comme locataires dans une misérable maison de la rue des Petits-fossés, n'avait pas même de bois pour faire cuire son maigre dîner.

Le père, encore jeune, exerçait la profession de meunier, et il avait pen' dant quelque temps exploité, comme fermier, un petit moulin au nord de la ville, sur l'un des ruisseaux qui se jettent dans le Gave. Mais ce métier exige des . ances, les gens du peuple ayant coutume de faire moudre à crédit; et le pauvre meunier, pour cette raison, avait été obligé de renon- cer à la ferme du petit moulin, oii son travail, loin de le mettre dans l'ai- sance, avait contribué à le jf^ter dans une indigence plus profonde. En attendant des jours meilleurs, il travaillait, non point chez lui, car il n'a- vait rien au monde, pas même un petit jardin, mais de divers côtés, chez quelques voisins, qui l'employaient de temps en temps comme journalier.

Il se nommait François Soubirous et était marié à une très-honnête femme, Louise Castérot, qui était une bonne chrétienne et qui soutenait son courage.

Ils avaient quatre enfants : deux filles, dont l'aînée avait environ qua- torze ans, et deux garçons beaucoup plus jeunes ; le dernier avait à peine trois ou quatre ans.

Depuis quinze jours seulement leur fille aînée, une chétive enfant, demeurait avec eux. C'est cette petite fille qui doit jouer un rôle con- sidérable dans notre récit, et nous avons étudié avec soin toutes les parti- cularités et tous les détails de sa vie.

Lors de sa naissance, sa mère, malade à cette époque, n'avait pu l'allai- ter, et elle l'avait mise en nourrice dans un village voisin, à Bartrès, l'enfant demeura après son sevrage. Louise Soubirous était devenue mère une seconde fois ; et deux enfants à soigner en même temps l'eussent retenue au logis et empêchée d'aller en journée et dans les champs, ce qu'elle pouvait faire aisément avec un seul nourrisson. C'est pour cela que les parents laissèrent leur première-née à Bartrès. Ils payaient pour son entretien, quelquefois en argent et plus souvent en nature, une pen- sion de cinq francs par mois.

Lorsque la petite fille eut atteint l'âge d'être utile, et qu'il fut question de la reprendre dans la maison paternelle, les bons paysans qui l'avaient nourrie s'aperçurent qu'ils s'étaient attachés à elle et qu'ils la considé- raient, ou à peu près, comme une de leurs enfants. Dt^s ce moment, ils se chargèrent d'elle pour rien, l'employant à garder les brebis. Elle grandit ainsi au milieu de cette famille adoptive, passant toutes ses journées dans la soHtude, sur les coteaux déserts paissait son humble troupeau.

En fait de prières, elle ne connaissait au monde que le chapelet Soit que sa mère nourrice le lui eût recommandé, soit plutôt que ce fût un besoin naïf de cette àrae innocente, partout et à toute heure, en gardant

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ses brebis, elle récitait cette prière des simples. Pais elle s'amusait toute seule avec ces bijoux naturels que la Providence maternelle fournit aux enfants du pauvre, plus aisés à contenter, en cela comme en tout, que les enfants du riche : elle jouait avec les pierres qu'elle entassait en petits édifices enfantins, avec les plantes et les fleurs qu'elle cueillait çà et là, avec Peau des ruisseaux elle jetait et suivait Is l'œil d'immenses flottes de brins d'herbes ; elle jouait avec celui qui était son préféré dans le troupeau confié à ses soins. " Le cous mes agneaux, disait-elle un jour, il y en a un que j'aime plus que tous les autres." " Et lequel ?" lui deman- da t-on. " Celui que j'aime, c'est le plus petit. Et elle se plaisait à le caresser et à fo],âtrer avec lui.

Elle était elle-même parmi les enfants comme ce pauvre agneau, faible et petit, qu'elle aimait. Quoiqu'elle eût déjà quatorze ans, tout au plus si on lui en eût donné onze ou douze. Sans être pour cela maladive, elle était sujette aux oppressions d'un asthme qui parfois la faisait beaucoup souffrir. Elle prenait en patience son mal, et elle acceptait ses douleurs physiques avec cette résignation tranquille qui paraît si diflScile aux riches et que les indigents semb^ ^ tf iver toute naturelle.

A cette école innocente et solitaire, la pauvre bergère apprit peut-être ce que le monde ignore : la simplicité qui plaît tant à Dieu. Loin de tout contact impur, s'entretenant avec la Vierge Marie, passant son temps et ses heures à la couronner de prières en égrenant le chapelet, elle con- serva cette candeur absolue, cette pureté baptismale que le souôle du monde ternit si vite, même chez les meilleurs.

Telle était cette âme d'enfant, limpide et paisible comme ces lacs inconnus qui sont perdus dans les hautes montagnes et se mirent en silence toutes les splendeurs du ciel. " Heureux les cœurs purs, dit l'Evangile : ce sont ceux-là qui verront Dieu !"

Ces grands dons sont des dons cachés, et l'humilité qui les possède les ignore souvent elle-même. La petite fille avait déjà quatorze ans ; et, si tous ceux qui l'approchaient par hasard se sentaient attirés vers elle et secrètement charmés, elle n'en avait point conscience. Elle se considérait comme la dernière et la plus arriérée des enfants de son âge. Elle ne savait, en effet, ni lire ni écrire. Bien plus, elle était tout à fait étrangère à la langue française, et ne connaissait que son pauvre patois pyrénéen. On ne lui avait jamais appris le catéchisme. En cela aussi son ignorance était extrême : " Notre Père, Je vous galue. Je crois en Dieu, Gloire au Père,''^ récités au courant du chapelet, constituaient tout son savoir religieux.

Après de tels détails, il est inutile d'ajouter qu'elle n'avait point fait encore sa première communion. C'était précisément pour l'y préparer et l'envoyer au catéchisme que les Soubirous venaient de la retirer du village perdu, habité par ses parents nourriciers, et de la prendre chez eux, à Lourdes, malgré leur excessive pauvreté.

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Elle était, depuis deux semaines, rentrée au logis paternel. Préoccupée .de son asthme, de sa frêle apparence, sa mère avait pour elle des soins particuliers. Tandis que les autres enfants des Soubirous allaient nu-pieds dans leurs sabots, celle-ci avait des bas dans les siens ; tandis que sa sœur ci ses frères couraient librement au dehors, elle était presque constamment utilisée à l'intérieur. L'enfant, habituée au grand air, eût aimé à sortir.

Donc ce jour-là était le* Jeudi-Gras : onze heures avaient sonné, et ces pauvres gens n'avaient pas de bois pour préparer leur dîner.

Va en ramasser sur le bord du Gave ou dans les communaux, dit la mère à Marie, sa seconde fille.

De même qu'en bien des endroits, les indigents avaient, dans la com- mune de Lourdes, un menu droit de cueillette sur les branches desséchées que le vent fait tomber des arbres, sur les épaves de bois mort que le torrent déposait et laissait parmi les cailloux du rivage.

Marie chaussa ses sabots.

L'ainée, celle dont nous venons de parler, la petite bergère de Bartrès, la regardait d'un œil d'envie.

Permettez-moi de la suivre, dit-elle enfin à sa mère. Je rapporterai, moi aussi, mon petit paquet de bois.

Non, répondit Louise Soubirous : tu tousses, tu prendrais du mal.

Une jeune fille de la maison voisine, Jeanne Abadie, âgée d'environ quinze ans, était entrée sur ces entrefaites et se disposait également à aller à la cueillette du bois. Toutes ensembles insistèrent, et la mère se laissa fléchir.

L'enfant avait en ce moment, comme c'est la coutume parmi les paysan- nes du Midi, la tête coiffée d'un moi-choir, noué sur le côté.

Cela ne parut pas suffisant à la mère.

Prends ton capulet, lui dit-elle.

Le Capulet est un vêtement très-gracieux, particulier aux races pyré- néennes, et qui tient à la fois de la coiffure et du petit manteau : c'est une espèce de capuchon, en drap très-fort, tantôt blanc comme la toison des brebis, tantôt d'un rouge éclatant, qui couvre la tête et qui tombe en arrière sur les épaules jusqu'à la hauteur des reins. Lorsqu'il fait très- froid ou qu'il y a du vent, les femmes le ramènent sur le devant et s'en enveloppent avec soin le cou et les bras ; quand ce vêtement leur semble trop chaud, elles le plient en carré et le portent sur la tête, comme une sorte de berret quadrangulaire.

Le capulet de la petite bergère de Bartrès était blanc.

Les trois enfants sortirent de la ville, et, traversant le pont, arrivèrent

bientôt sur la rive gauche du Gave. Elles passèrent par le moulin de M.

de Laffite, entrèrent dans l'île du Chalet, cherchant çà et des débris de

bois pour faire leur petit fagot.

Elles descendaient peu à peu la prairie en suivant le cours- du Gave.

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La frêle enfant que la mère avait hésité à laisser sortir cheminait un peu en arrière. Moins heureuse que ses deux compagnes, elle n'avait encore rien trouvé, et son tablier était vide, tandis que celui de sa sœur et de Jeanne commençait ». se garnir de menues branches et de copeaux.

Vêtue d'une robe noire tout usée et raccommodée, son délicat visage encadré dans le capulet blanc qui recouvrait sa tête et retombait sur ses épaules, les pieds fermés dans ses sabots grossiers, elle avait une grâce innocente et rustique qui charm'^H le cœur pl^s encore que les yeux.

Elle était petite pour son âge. Bien que ces traits enfantins fussent un peu hâlés par le soleil, ils n'avaient rien perdu de leur délicatesse native. Ses cheveux, noirs et fins, paraissaient à peine sous son mouchoir. Son front, assez découvert, était d'une incomparable pureté de lignes. Sous ses sourcils bien arqués, ses yeux bruns, plus doux en elle que des yeux ' bleus, avaient une beauté tranquille et profonde, dont aucune passion mauvaise n'avait jamais troublé la limpidité magnifique. C'était l'œil simple dont parle l'Evangile. La bouche, merveilleusement expressive, laissait deviner dans l'âme un mouvement habituel de bonté et de compassion pour toute soufirance.

La physionomie, douce et intelligente, plaisait ; et tout cet ensemble possédait un attrait extraordinaire, qui se faisait sentir aux côtés les plus élevés de l'âme. Qu'était-ce que cet attrait, j'allais dire cet ascendant et cette autorité secrète en cette pauvre enfant ignorante et vêtue de haillons ? C'était la plus grande et la plus rare chose qui soit en ce monde ; la majesté de l'innocence.

Nous n'avons point encore dit son nom. Elle avait pour patron un grand Docteur de l'Eglise, celui dont le génie s'abrita plus particulière- ment sous la protection de la Mère de Dieu, l'auteur du Memorare, " Sou- venez-vous, ô très-pieuse Vierge Marie," l'admirable saint Bernard. Toute- fois, suivant une habitude qui a sa grâce, ce grand nom donné à cette humble paysanne avait pris une tournure enfantine et champêtre. La petite fille portait un joli nom, gracieux comme elle : elle s'appelait Berna- dette.

Elle suivait sa sœur et sa compagne le long de la prairie du moulin, et cherchait, mais inutilement, parmi les herbes, quelques morceaux de bois pour le foyer de la maison.

Telle devait être Ruth ou Noëmi, allant glaner dans les champs de Booz.

Les trois petites filles, cheminant de la sorte, étaient arrivées au fond de l'île du Chalet, juste en face de la triple excavation que présentait aux regards cette Grotte de Massabielle que nous avans essayé de décrire plus haut. Elles n'en étaient séparées que par le cours d'eau du moulin, ordinairement très-fort, qui baignait le pied des rochers.

Or, ce jour-là, le mouhn de Sâvy étant en réparation, on avait, autant

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que possible, fermé en amont la prise d'eau ; et le canal était, sinon tout à fait sec, du moins très-aisé à franchir : il n'y avait guère qu'un filet d'eau. Tombées des divers arbustes qui poussaient dans les anfractuosités du rocher, des branches de bois mort tapissaient ce lieu désert, que le dessè- chement accidentel du canal rendait en ce moment plus accessible que de coutume.

Joyeuses de cette trouvaille, dihgentes et actives comme la Marthe de l'Evangile, Jeanne et Marie ôtèrent bien vite leurs sabots de bois et traver- sèrent le ruisseau.

L'eau est bien froide, dirent-elles en arrivant sur l'autre rive et remettant leui*s sabots.

On était au mois de février, et ces torrents de la Montagne, à peine sortis des neiges étemelles leur source se form^, sont généralement d'une température glaciale.

Bernadette, moins alerte ou moins empressée, chétive d'ailleurs, était encore en deçà du petit cours d'eau. C'était pour elle tout un embarras que de traverser ce faible courant. Elle avait des bas, tandis que Marie et Jeanne étaient nu-pieds dans leurs sabots, et elle avait à se déchausser. Devant l'exclamation de ses compagnes, elle redouta le froid de l'eau. Jetez deux ou trois grosses pierres au milieu du ruisseau, leur dit- elle, pour que je puisse passer à pied sec.

Les deux glaneuses de bois s'occupaient déjà à composer leur petit fagot. Elles ne voulurent pas perdre leur temps à se déranger : Fais comme nous, répondit Jeanne : mets-toi nu-pi'^ds. Bernadette se résigna, et s'adossant à un fragment de roche qui était là, elle commença à défaire sa chaussure.

Il était environ midi. U Angélus devait sonner en ce moment à tous les clochers des villages pyrénéens.

Elle était en train d'ôter son premier bas, lorsqu'elle entend autour d'elle comme le bruit d'un coup de vent, se levant dans la prairie avec je ne sais quel caractère d'irrésistible puissance.

Elle crut à un ouragan soudain et se retourna mstinctivement. A sa grande surprise, les peupliers qui bordent le Gave étaient dans une com- plète immobilité. Aucune brise, même légère, n'agitait leurs branches paisibles.

Je me serai trompée, se dit-elle. Et, songeant encore à ce bruit, elle ne savait que croire. Elle se remit à se déchausser.

En ce moment l'impétueux roulement de ce souffle inconnu se fit enten- dre de nouveau.

Bernadette leva la tête, regarda en face d'elle et poussa aussitôt, ou plutôt voulut pousser un grand cri, qui s'étouffa dans sa gorge. Elle frissonna de tous ses membres, et, terrassée, éblouie, écrasée en quelque

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sorte par ce qu'elle aperçut devant elle, elle s'afiaissa sur elle-même, ploya, pour ainsi dire, tout entière, et tomba à deux genoux.

Un spectacle vraiment inouï venait de frapper son regard. Le récit de Penfant, les interro^itio^?; innombrables que lui ont faites depuis cette époque mille esprits ia» ^tîc'ateurs et sagaces, les particularités précises et minutieuses dans lesquelles tant d'intelligences en éveil l'ont forcé de des- cendre, permettent de tracer d'une main aussi sûre de chaque détail que de la physionomie générale, le portrait étonnant de l'Etre merveilleuy qui apparut en cet instant aux yeux de Bernadette, terrifiée et ravie.

Au-dessus de la Grotte devant laquelle isfarie et Jeanne, empressées et courbées vers la terre, ramassaient du bois moi t ; dans cette niche rusti- que formée par le rocher, se tenait debout, au sein d'une < \rté surhu- maine, une femme d'une incomparable splendeur.

L'inefiable lueur qui flottait autour d'elle ne troublait ni isait les

yeux comme l'éclat du soleil. Tout au contraire, cette auréole, vive comme un faisceau de rayons et paisible comme l'ombre profonde, attirait invinciblement le regard, qui semblait s'y baigner et s'y reposer avec délices. C'était, comme l'Etoile du matin, la lumière dans la fraîcheur. Rien de vague, d'ailleurs, ou de vaporeux dans l'Apparition elle-même. Elle n'avait point, les contours fuyants d'une vision fantastique ; c'était une réalité vivante, un corps humain, que l'œil jugeait palpable comme la chair de nous tous, et qui ne différait d'une personne ordinaire que par son auréole et par sa divine beauté.

Elle était de taille moyenne. Elle semblait toute jeune et elle avait la grâce de la vingtième année ; mais, sans rien perdre de sa tendre délica- tesse, cet éclat, fugitif dans le temps, avait en elle un caractère éternel. Bien plus, dans ses traits aux lignes divines se mêlaient en quelque sorte, sans en troubler l'harmonie, les beautés successives et isolées des quatre saisons de la vie humaine. L'innocente candeur de l'Enfant, la pureté absolue de la Vierge, la gravité tendre de la plus haute des Maternités, une Sagesse supérieure à celle de tous les siècles accumulés, se résumaient et se fondaient ensemble, sans se nuire l'une à l'autre, dans ce merveilleux visage de jeune fille. A quoi la comparer en ce monde déchu, les rayons du beau sont épars, brisés et ternis, et ils ne nous apparaissent jamais sans quelque impur mélange ? Toute image, toute comparaison serait un abaissement de ce type indicible. Nulle majesté dans l'univers, nulle distinction de ce monde, nulle simplicité d'ici-bas, ne peuvent en don- ner une idée et aider à le faire mieux comprendre. Ce n'est point avec les lampes de la terre que l'on peut faire voir, et, pour ainsi dire, éclairer les astres du ciel.

La régularité même et l'idéale pureté de ces traits, rien n'était heurté, les dérobe à la description. Faut-il dire cependant que la courbe ovale du visage était d'une grâce infinie, que les yeux étaient bleus et d'une suavité

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qui semblait fondre le cœur de quiconque en était regardé ? Les lèvres respiraient une bonté et une mansuétude divines. Le front paraissait con- tenir la sagesse suprême, c'est-à-dire la science de toutes choses, unie à la vertu sans bornes.

Les vêtements, d'une étoffe inconnue, et tissés sans doute dans l'atelier mystérieux oii s'habille le lis des vallées, étaient blancs comme la neige immaculée des montagnes, et plus magnifiques en leur simplicité que le costume éclatant de Salomon dans sa gloire. La robe, longue et traînante, la robe aux chastes plis, laissait ressortir les pieds, qui reposaient sur le roc et foulaient légèrement la branche de l'églantier. Sur chacun de ces pieds, d'une nudité virginale, s'épanouissait la Rose mystique, couleur d'or.

Sur le devant, une ceinture, bleue comme le ciel et nouée à moitié autour du corps, pendait en deux longues bandes qui touchaient presque à la naissance des pieds. En arrière, enveloppant dans son amplitude les épaules et le haut des bras, un voile blanc, fixé autour de la tête, descendait jus- que vers le bas de la robe. -

Ni bagues, ni collier, ni diadème, ni joyaux : nul de ces ornements dont s'est parée de tout temps la vanité humaine. Un chapelet, dont les grains étaient blancs comme des gouttes de lait, dont la chaîne était jaune comme l'or des moissons, pendait entre les mains, jointes avec ferveur. Les grains du chapelet glissaient l'un après l'autre entre les doigts. Toutefo is les lèvres de cette Reine des Vierges demeuraient immobiles. Au lieu de réciter le rosaire, elle écoutait peut-être en son propre cœur l'écho éternel de la Salutation Angélique et le murmure immense des invocations venues de la terre. Chaque grain qu'Elle touchait, c'était sans doute une pluie de grâces célestes qui tombaient sur les âmes, comme des perles de rosée dans le calice des fleurs.

Elle gardait le silence ; mais, plus tard, sa propre parole et les faits miraculeux que nous aurons à raconter devaient attester qu'Elle était la Vierge immaculée, la très-auguste et très-sainte Marie, Mère de Dieu.

Cette Apparition merveilleuse regardait Bernadette, qui, dans son sai- sissement, s'était, comme nous l'avons dit, affaissée sur elle-même, et, sans s'en rendre compte, prosternée soudainement à genoux.

L'enfant, dans sa première stupeur, avait instinctivement mis la main sur son chapelet : et, le tenant dans ses doigts, elle voulut faire le signe de la Croix et porter la main à son front. Mais son tremblement était tel, qu'elle n'eut pas la force de lever le bras ; il retomba, impuissant, sur ses genoux pioyés.

Nolite timere, " ne craignez pas," disait Jésus à ses disciples, quand il vint à eux, en marchant sur les flots de la mer Tibériade.

Le regard et le sourire de la Vierge incomparable semblèrent dire la même chose à la petite bergère effrayée.

NOTRE-DAME DE LOURDES. IS

D'un geste grave et doux, qui avait l'air d'une toute-puissante bénédic- tion pour la terre et les cieux, elle fit Elle-même, comme pour encourager l'enfant, le signe de la croix. Et la main de Bernadette, se soulevant peu à peu comme invisiblement portée par Celle que l'on nomme le Secours des Chrétiens, fit en même temps le signe sacré.

Ego 8um : nolite timere, " C'est Moi-même, ne craignez point ! " disait Jésus à ses disciples.

L'enfant n'avait plus peur. Eblouie, charmée, doutant pourtant par instants d'elle-même et se frottant les yeux, le regard constamment attiré par cette céleste Apparition, ne sachant trop que penser, elle récitait humblement son chapelet : "Je crois en Dieu ; Je vous salue, Marie, pleine de grâces."

Comme elle venait de le terminer en disant : " Gloire au Père, au Fils et à l'Esprit, dans les siècles des siècles," la Vierge lumineuse disparut tout à coup, rentrant sans doute dans les Cieux éternels réside la Trinité Sainte.

Bernadette éprouva comme le sentiment de quelqu'un qui redescend ou qui retombe. Elle reg' la autour d'elle. Le Gave courait toujours en mugissant à travers les coilioux et les roches brisées ; mais ce bruit lui semblait plus dur qu'auparav£int, les eaux lui paraissaient plus sombres, le paysage plus terne, la lumière du soleil moins claire. Devant elle s'éten- daient les Roches de Massabielle, sous lesquelles ses compagnes glanaient des débris de bois. Au-dessus de la Grotte, la niche reposait la branche d'églantier était toujours béante ; mais rien d'inaccoutumé n'y apparaissait, nulle trace ne lui était restée de la visite divine, et elle n'était plus la Porte du ciel.

La scène que nous venons de raconter avait duré environ un quart d'heure ; non point que Bernadette eût eu conscience du temps, mais il se peut mesurer par cette circonstance qu'elle avait pu dire les cinq dizaines de son chapelet.

Complètement revenue à elle, Bernadette acheva de se déchausser, tra- versa le petit cours d'eau et rejoignit ses compagnes. Absorbée par la pensée de ce qu'elle venait de voir, elle ne craignit plus la froideur de l'eau. Toutes les forces enfantines de l'humble petite fille étaient concentrées à repasser encore en son cœur le souvenir de cette Apparition inouïe.

Jeanne et Marie l'avaient vue tomber à genoux et se mettre en prière ; mais ce n'est point rare. Dieu merci, parmi les enfants de la Montagne, et, occupées à leur besogne, elles n'y avaient fait nulle attention.

Bernadette fut surprise du calme complet de sa sœur et de Jeanne, qui venaient de terminer en ce moment même leur petit travail, et qui, entrant sous la Grotte, s'étaient mises à jouer comme si rien d'extraordinaire ne fie fût accompli.

Est-ce que vous n'avez rien vu ? leur dit l'enfant.

14 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Elles remarquèrent alors qu'elle paraissait agitée et émue.

Non, répondirent-elles. Et toi, est-ce que tu as vu quelque chose ?

La Voyante craignit-elle de profaner, en le disant, ce qui remplissait son âme ? voulut-elle le savourer en silence ? fut-elle retenue par une sorte de timidité craintive ? toujours est-il qu'elle obéit à ce besoin instmctif des Ames humbles de cacher comme un trésor les grâces particulières dont Dieu les favorise.

Si vous n'avez rien vu, fit-elle, je n'ai rien à vous dire.

J.3S petits fagots étaient terminés. Les trois enfants reprirent le chemin de Lourdes.

Mais Bernadette n'avait pu dissimuler son trouble. Chemin faisant,

Marie et Jeanne la tourmentèrent pour savoir ce qu'elle avait vu. La

petite bergère céda à leurs instances et à leur promesse de garder le

secret.

J'ai vu, dit-elle, quelque chose habillé de blanc.

Et elle leur décrivit, en son langage, sa merveilleuse Vision.

Voilà ce que j'ai vu, dit-elle en terminant; mais, je vous en prie, n'en dites rien.

Marie et Jeanne ne doutaient pas. L'âme, dans sa pureté et son inno- cence première, est naturellement croyante, et le doute n'est point le mal de l'enfance naïve. D'aileurs, l'accent vivant et sincère de Bernadette, encore tout émue, encore tout imprégnée de ce qu'elle venait de voir, s'imposait irrésistiblement. Marie et Jeanne ne doutèrent point, mais elles furent effrayées. Les enfants des pauvres sont toujours craintifs. Cela n'est que trop explicable : la souffrance leur vient de tous les côtés.

C'est peut-être quelque chose pour nous faire du mal, dirent-elles. N'y revenons plus, Bernadette.

A peine arrivées à la maison, les confidentes Je la petite bergère ne purent garder longtemps leur secret. Marie raconta tout à sa mère.

Ce sont des enfantillages, dit celle-ci . . .Que me raconte donc ta sœur ? reprit-elle en interrogeant Bernadette.

Celle-ci recommença son récit.

La mère Soubirous haussa les épaules :

Tu t'es trompée. Ce n'était rien du tout. Tu as cru voir quelque chose et tu n'as rien vu. Ce sont des lubies, des enfantillages.

Bernadette persista dans son dire.

En tout cas, reprit la Mère, n'y retourne plus ; je te le défends.

Cette défense serra le cœur de Bernadette : car, depuis que l'Appa- rition s'était évanouie, son plus grand désir était de la revoir.

Cependant elle se résigna et ne répondit rien .

Deux jours, le vendredi et le samedi, se passèrent. Cet événement extraordinaire se représentait à chaque instant à la pensée de Bernadette, et il faisait le sujet constant de ses entretiens avec sa sœur Marie, avec

NOTRE-DAME DE LOURDES. 15

Jeanne et quelques autres enfants. Bernadette avait encore au fond de l'âme et dans toute sa suavité, le souvenir de la céleste Vision. Une pas- sion, si l'on peut se servir de ce mot profané pour désigner un sentiment si pur, était née dans ce cœur innocent de petite fille : Tardent désir de revoir la Dame incomparable. Ce nom de " Dame" était celui qu'elle lui donnait en son r'xstique langage. Toutefois quand on lui demandait si cette Apparition ressemblait à quelqu'une des dames qu'elle voyait, soit dans la rue, soit à l'église, à quelqu'une des personnes célèbres dans le pays pour leur beauté éclatante, elle secouait la tête et souriait doucement :

Rien de tout cela n'en donne une idée, disait-elle. Elle est d'une

beauté qu'il est impossible d'exprimer.

Elle désirait donc la revoir. Les autres enfants étaient partagées entre la peur et la curiosité.

Le Dimanche, le soleil s'était levé radieux et il faisait un temps magni- fique. Il y a souvent dans les vallées pyrénéennes de ces jours de prin- temps, tièdes et doux, égarés dans la saison d'hiver.

En revenant de la Messe, Bernadette pria sa sœur Marie, Jeanne et deux ou trois autres enfants, d'insister auprès de sa mère pour qu'elle levât sa défense et leur permît de retourner aux Roches de Massabielle.

Peut-être est-ce quelque chose de méchant, disaient les enfants.

Bernadette répondait qu'elle ne le croyait pas, qu'elle n'avait jamais vu une physionomie si merveilleusement bonne .

En tout cas, reprenaient les petites filles, qui, plus instruites que la

pauvre bergère de Bartrès, savaient un peu de catéchisme, en tout cas, il faut lui jeter de l'eau bénite. Si c'est le diable, il s'en ira. Tu lui diras : *' Si vous venez de la part de Dieu, approchez ; si vous venez du démon, allez-vous-en."

Ce n'était point tout à fait la formule précise des exorcismes : mais, en vérité, les petites théolo^ennes de Lourdes raisonnaient, en cette affaire, avec i tant de prudence et de justesse qu'aurait pu le faire un Docteur en Sorbonne.

Il fut donc décidé, dans ce concile enfantin, que l'on emporterait de l'eau bénite. Une certaine appréhension était d'ailleurs venue à Berna- dette elle-même à la suite de ces causeries.

Restait à obtenir la permission.

Les enfants toutes réunies la demandèrent après le repas du midi. La mère Soubirous voulut d'abord maintenir sa défense, alléguant que le Gave longeait et baignait les Roches Massabielle, qu'il y aurait peut-être du danger, que l'heure des Vêpres était proche et qu'il ne fallait pas s'exposer à les manquer, que c'étaient des enfantillages, etc. Mais on connaît à quel point d'mslstance et de pression irrésistible peut s'élever une légion d'enfants. Toutes promirent d'être prudentes, d'être expéditives, d'être sages, et la Mère finit par céder.

16 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Le petit groupe se rend à l'église et y prie quelques instants. Une des compagnes de Bernadette avait apporté une bouteille d'un demi-litre : on la remplit d'eau bénite.

Arrivées à la Grotte, rien ne se manifesta tout d'abord.

Prions, dit Bernadette, et récitons le chapelet.

Voilà les enfants qui s'agenouillent et qui commencent, chacune à part soi, la récitation du Rosaire.

Tout à coup le visage de Bernadette paraît se transfigurer en effet. Une émotion extraordinaire se peint dans tous ses traits; son regard, plus brillant, semble aspirer une lumière divine.

Les pieds posés sur le roc, vêtue comme la première fois, l'Apparition merveilleuse venait de se manifester à ses yeux.

•!— Regardez î dit-elle : la voilà !

Hélas ! la vue des autres n'était pas miraculeusement dégagée couime la sienne du voile de chair qui empêche de voir les corps spiritualisés. Les petites filles n'apercevaient que le rocher désert et les branches de l'é- glantier, qui descendaient, en faisant mille arabesques, jusqu'au pied de cette niche mystérieuse Bernadette contemplait un Etre inconnu.

Toutefois, la physionomie de Bernadette était telle, qu'il n'y avait pas moyen de douter. L'une des enfants plaça la bouteille d'eau bénite entre les mains de la Voyante.

Alors Bernadette, se souvenant de ce qu'elle avait promis, se leva, et, secouant vivement et à plusieurs reprises la petite bouteille, elle aspergea la Dame merveilleuse, qui se tenait toute gracieuse à quelques pas devant elle, dans l'^rtérieur de la niche.

Si vous venez de la part de Dieu, approchez, dit Bernadette.

A ces mots, à ces gestes de l'enfant, la Vierge s'inclina à plusieurs reprises et s'avança presque sur le bord du rocher. Elle semblait sourire aux précautions de Bernadette et à ses armes de guerre, et, au nom sacré de Dieu, son visage s'illumina.

Si vous venez de la par^, de Dieu, approchez, répétait Bernadette . . .

Mais, la voyant si belle, si éclatante de gloire, si resplendissante de bonté céleste, elle sentit son cœur lui failhr au moment d'ajouter : " Si vous venez de la part du Démon, allez-vous-en." Ces paroles, qu'on lui avait dictées,, lui semblèrent monstrueuses en présence de l'Etre incomparable, et elles s'enfuirent pour jamais de sa pensée sans être montées jusqu'à ses lèvres

Elle se prosterna de nouveau et continua de réciter le chapelet, que la Vierge semblait écouter, en faisant elle-même glisser le sien entre bc» doigts.

A la fin de cette prière, l'Apparition s'évanouit.

En reprenant le chemin de Lourdes, Bernadette était dans la joie. Elle repassait a u fond de son âme ces choses si profondément extraordi-

NOTRE-DAME DE LOURDES. 17

naires. Ses compagnes éprouvaient une vague terreur. La transfiguration du visage de Bematdette leur avait montré la réalité d'une Apparition sur- naturelle. Or tout ce qui dépasse la nature l'effraie. " Eloignez-vous de nous, Seigneur, de peur que nous ne mourions" disaient les Juifs du Vieux Testament.

Nous avons peur, Bernadette. Ne retournons plus ici. Ce que tu as vu vient peut-être pour nous faire, du mal, disaient à la jeune Voyante ses compagnes craintives.

Comme elles l'avaient promis, les enfants rentrèrent pour les Vêpres. A la sortie de l'Eglise, la beauté du temps attira sur la route une partie de la population, allant, venant, devisant aux derniers rayons du soleil, si doux en ces splendides jours d'hiver. Le récit des petites filles circula çà et dans quelques grpupes de promeneurs. Et c'est ainsi que le bruit de ces choses étranges commença à se répandre dans la ville. La rumeur, qui n'avait d'abord agité qu'une humble société d'enfants, grossissait comme un flot qui monte et pénétrait de l'une à l'autre dans les couches populaires. Les carriers, très-nombreux en ce pays, les couturières, les ouvriers, les paysans, les servantes, les bonnes femmes, les pauvres gens s'entretenaient, ceux-ci pour y croire, ceux-là pour la contester, d'autres pour en rire, plusieurs pour l'exagérer et broder des contes, de ce pré- tendu fait de l' Apr^arition. Sauf une ou deux exceptions, la bourgeoisie ne prit pas même la peine d'arrêter sa pensée à ces enfantillages.

Chose singuhère ! le père et la mère de Bernadette, tout en croyant à sa pleine sincérité, considéraient l'Apparition comme une illusion.

C'est une enfant, disaient-ils. Elle a cru voir ; mais elle n'a rien vu. Ce sont des imaginations de petites filles.

Toutefois, la précision extraordinaire des récits de Bernadette les pré- occupait. Par moments, entraînés par l'accent de leur fille, ils se sen- taient ébranlés dans leur incrédulité. Tout en désirant qu'elle n'allât plus à la Grotte, ils n'osaient plus le lui défendre. Elle n'y revint pourtant point jusqu'au jeudi.

Durant cps premiers jours de la semaine, plusieurs personnes parmi les gens du peuple vinrent chez les Soubirous interroger Bernadette. Les réponses de l'enfant furent nettes et précises. Elle pouvait être dans l'illusion ; mais il suflSsait de la voir et de l'entendre pour être certain de sa bonne foi. Sa parfaite simphcité, son âge innocent, l'accent irrésistible de ses paroles, je ne sais, dans tout cet ensemble, quelle autorité éton- nante imposaient la confiance, et, la plupart du temps, déterminaient, la conviction. Tous ceux qui la voyaient sortaient de leur entretien com- plètement convaincus de sa véracité, et persuadés qu'un fait extraordinaire s'était passé aux Roches Massabielle.

La déclaration d'une petite fille ignorante ne pouvait pourtant pas suf- fire pour établir un événement aussi entièrement en dehors de la marche

^g NOTRE-DAME DE LOURDES.

orainaire des choses. H faUait d'autres preuves que la parole d'une enfant. Qu'était-ce, d'ailleurs, que cette Apparition, en la supposant réelle ? Et^t-ce un esprit de lumière ou un ange de l'abîme ? N'était-ce pomt quelque âme en souffrance, errante et demandant des prières ? ou bien telle ou telle personne, morte naguère dans le pays en odeur de sainteté, et se manifestant dans sa gloire ?— La foi et la superstition proposaient chacune leurs hypothèses.

Les cérémonies funèbres du mercredi des Cendres contribuèrent-elles à incliner vers l'une de ces solutions une jeune fille et une dame de Lourdes? Virent-elles, dans la blancheur éclatante des vêtements de l'Apparition, quelque idée de linceul ou quelque apparence de fantôme? Nous ne savons. La jeune fille se nommait Antomette Peyret et faisait partie de la Congrégation des Enfants de Marie ; l'autre était Mme Millet. (1).

C'est sans doute quelque âme du Purgatoire qui implore des Messes,

pensèrent-elles. *

Et elles allèrent trouver Bernadette.

Demande à cette Dame qui elle est et ce qu'elle veut, lui dirent- elles. Qu'elle te l'explique ; ou mieux encore, comme tu pourrais ne pas bien comprendre, qu'elle te le mette par écrit.

Bernadette, qui se sentait, par un mouvement intérieur, vivement portée à retourner à la Grotte, obtint de ses parents une nouvelle permission ; et le lendemain matin, jeudi 18 février, vers six heures, à la naissance de l'aube, après avoir entendu à l'église la Messe de cinq heures et denue, elle prit, avec Antoinette Peyret et Mme Millet, la direction de la Grotte. La réparation du moulin de M. de Laffite était terminée et le canal qui le faisait mouvoir avait été rendu à son libre cours ; de sorte qu'il était impossible de passer comme auparavant par l'île du Chalet pour se rendre au but du voyage. Il fallait monter sur le flanc des Espélugues, en pre- nant un chemin fort malaisé qui conduisait à la forêt de Lourdes, redes- cendre ensuite par des casse-cou jusqu'à la Grotte, au milieu des rochers et du tertre, rapide et sablonneux, de Massabielle.

Devant ces difficultés inattendues, les deux compagnes de Bernadette furent un peu effrayées. Celle-ci, au contraire, parvenue en cet endroit, éprouva comme un frémissement, comme une hâte d'arriver. Il lui sem- blait que quelqu'un d'invisible la soulevait et lui prêtait une énergie inac- coutumée. Elle, d'ordinaire si frêle, se sentait forte en cet instant. Son pas devint si rapide à la montée de la côte, qu'Antoinette et Mme Millet, toutes deux dans la force de l'âge, avaient peine à la suivre. Son asthme, qui lui interdisait toute course précipitée, paraissait avoir momen.

(1) Ces deux personnes vivent encore.

A moins d'indication contraire, toutes les personnes nommées dans le cours de cet ourrage sont encore rivantes, et on peut les interroger. Nous touIous mettre nos lec" teurs à même de rérifier et de contrôler toutes nos assertions.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 19

tanément disparu. Arrivée au sommet, ell n'était ni haletante ni fatiguée .

Tandis que ses deux compagnes ruisselaient de sueur, son visage était

calme et reposé. Elle descendit les rochers, qu'elle franchissait pourtant

pour la première fois, avec la même aisance et la même agilité, ayant

toujours conscience d'un invisible appui qui la guidait et qui la soutenait.

Sur ces pentes à peu près à pic, au milieu de ces pierres roulantes,

au-dessus de l'abîme, son pas était aussi ferme et aussi assuré que si elle

€Ût marché sur le sol large et plan d'une grande route. Madame Millet

et Antoinette n'essayèrent pas de la suivre dans cette impossible allure.

Elles descendirent avec la lenteur et les précautions nécessitées par une

voie si périlleuse.

Bernadette arriva par conséquent à la Grotte quelques minutes avant

' elles. Elle se prosterna, commença la récitation du chapelet, en regardant

la niche, encore vide, que tapissaient les branches de l'églantier.

Tout à coup elle pousse un cri. La clarté bien connue de l'auréole rayonne dans le fond de l'excavation ; une Voix se fait entendre et l'ap- pelle. La merveilleuse Apparition se trouvait encore une fois debout à quelques pas au-dessus d'elle. La Vierge admirable penchait vers l'enfant son visage tout illuminé d'une sérénité éternelle ; et, d'un geste de sa main, elle lui faisait signe d'approcher.

En ce moment arrivaient, après mille efforts pénibles, les deux compa- gnes de Bernadette, Antoinette et Mme Millet. Elles aperçoivent les traits de l'enfant, transfigurés par l'extase. Celle-ci les entend et les voit.

Elle est là, dit-elle. Elle me fait signe d'avancer. Demande-lui si Elle est/âchée que nous soyons ici avec toi. Sans cela nous nous retirerions.

Bernadette regarda la Vierge, invisible pour tout autre qu'elle, écouta un instant et se retourna vers ses compagnes. Vous pouvez rester, répondit-elle.

Les deux femmes s'agenouillèrent à côté de l'enfant et allumèrent un cierge bén"^ qu'elles avaient apporté.

C'était sans doute la première fois, depuis la création du monde, qu'une telle lueur brillait en ce lieu sauvage. Cet acte si simple, qui semblait inaugurer un sanctuaire, avait en lui-même une mystérieuse solennité.

A supposer que l'Apparition fût divine, ce signe d'adoration visible, cette humble petite flamme allumée par deux pauvres femmes de la cam- pagne ne s'éteindrait plus, et irait chaque jour grandissant dans la longue série des siècles. Le souffle de l'incréduhté aurait beau s'épuiser en efforts, l'orage de la persécution aurait beau te lever ; cette flamme, entretenue par la foi des peuples, continuerait de monter, droite et inex- tinguible, vers le trône de Dieu. Tandis que ces rustiques mains, sans > doute inconscientes d'elles-mêmes, l'allumaient ainsi en toute simplicité et

20 NOTRE-DAME DE LOURDES.

pour la première fois dans cette Grotte inconnue priait une enfant^ l'aube, blanchissante d'abord, avait successivement pris la teinte de For et celle de la pourpre, et le Soleil qui devait bientôt, à travers et malgré lea- nuages, inonder la terre de sa lumière, commençait à poindre derrière la cime des monts.

Bernadette, ravie en extase, contemplait la beauté sans tache. Tota pulchra €8f arnica mea, et macula non est in te.

Ses compagnes l'interpellèrent de nouveau.

Avance vers Elle, puisqu'Elle t'appelle et te fait signe. Approche- toi. Demande-lui qui Elle est ? pourquoi elle vient ici ? . . Est-ce une âme du Purgatoire qui implore des prières, qui souhaite qu'on dise des Messes pour elle ? . . Prie-la d'écrire sur ce papier ce qu'elle désire. Nous sommes disposées à faire tout ce qu'elle veut, tout ce qui est nécessaire pour son repos.

La Voyante prit le papier, l'encre et la plume qu'on lui tendait, et s'avança vers l'Apparition, dont le regard maternel l'encouragea en la Toyant approcher.

Pourtant, à chaque pas que faisait l'enfant, l'Apparition reculait peu à peu dans l'intérieur de l'excavation. Bernadette la perdit de vue un ins- tant et pénétra sous la voûte de la Grotte d'en bas. Là, toujours au- dessus d'elle mais beaucoup plus près, dans l'ouverture de la niche, elle revit la Vierge rayonnante.

Bernadette, tenant en main les objets qu'on venait de lui donner, se dressa sur ses pieds pour atteindre, avec ses petits bras et sa modeste taille, à la hauteur oii se tenait debout l'Etre surnaturel.

Ses deux compagnes s'avancèrent aussi pour tâcher d'entendre l'entre- tien qui allait s'engager. Mais Bernadette, sans se retourner, et comme obéissant elle-même à un geste de l'Apparition, leur fit signe de la main de ne point approcher.

Toutes confuses, elles se retirèrent un peu à l'écart.

Ma Dame, dit l'enfant, si vous avez quelque chose à me communiquer, voudriez- vous avoir la bonté d'écrire qui vous êtes et ce que vous désirez.

La di^^ne Vierge sourit à cette demande naïve. Ses lèvres s'ouviirent et elle parla :

Ce que j'ai à vous dire, répondit-Elle, je n'ai point besoin de l'écrire. Faites-moi seulement la grâce de venir ici pendant quinze jours.

Je vous le promets, dit Bernadette.

La Vierge sourit de nouveau et fit un signe de satisfaction, montrant ainsi sa pleine confiance en la parole de cette pauvre paysanne de quatorze ans.

Elle savait que la petite bergère de Bartrès était comme ces enfants- très-purs dont Jésus aimait à caresser les têtes blondes, en disant: ** Le royaume des cieux est pour ceux-là qui leur ressemblent.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 21

A la parole de Bernadette, Elle répondit, elle aussi, par un engagement solennel :

Et Moi, dit-elle. Je vous promets de vous rendre heureuse, non point dans ce monde, mais dans l'autre.

A l'enfant qui lui accordait quelques jours. Elle assurait, en compensa- tion, l'éternité.

Bernadette, sans perdre de vue l'Apparition, retourna vers ses com- pagnes.

Elle remarqua que, tout en la suivant elle-même des yeux, la Vierge reposa un long moment et avec bienveillance son regard sur Antoinette Peyret, celle des deux qui n'était point mariée et qui faisait partie de la Congrégation des Enfants de Marie.

Elle leur répéta ce qui venait de st passer

Elle te regarde en ce moment, dit la Voyante à Antoinette.

Celle-ci fut toute saisie de cette parole, et, depuis cette époque, elle vit de ce souvenir.

Demande-lui, dirent-elles, si cela la contrarierait que, durant cette Quinzaine, nous vinssions t'accompagner ici tous les jours ?

Bernadette s'adressa à l'Apparition.

Elles peuvent revenir avec vous, répondit la Vierge, elles et d'autres encore. Je désire y voir du monde.

En disant ces mots, elle disparut, laissant après elle cette clarté lumi- neuse dont elle était entourée et qui s'évanouit elle-même peu à peu.

Cette fois-là, comme les autres, l'enfant remarqua un détail qui semblait Xîomme la loi de cette auréole dont la Vierge était constamment en- tourée.

Qaand la Vision a lieu, disait-elle en son langage, je vois la lumière tout d'abord et ensuite la " Dame ; " quand la Vision cesse, c'est la ^* Dame" qui disparaît la première et la lumière en second lieu.

LIVRE DEUXIEME.

La Quinzaine.— Emotion publique. La Libre-Pensée. lergé.— - Le curé Peyi»-

male. Le monde officiel. La Police. M. Jpr .. ' - •otrition du 21 Février.

Interrogatoire de Bernadette par Jacomet. L" foules.—- Absence de la Visioa.

Apparition du 23 Février ; le secret ; la mission.

De retour à Lourdes, Bernadette dut parler à ses parents de la pro- messe qu'elle venait de faire à la Dame mystérieuse, et des quinze jours consécutifs pendant lesquels elle devait se rendre à la Grotte. De leur côté, Antoinette et Mme. Millet racontèrent ce qui s'était passé, la mer- veilleuse transfiguration de l'enfant durant l'extase, les paroles de l' Appa- rition, l'invitation de revenir pendant la Quinzaine. Le bruit de ces étrange! choses se propagea aussitôt de toutes parts, et, franchissant bien vite lei

22 NOTRE-DAME DE LOURDES.

couches populaires, jeta, soit dans un sens, soit dans un autre, la plus pro- fonde agitation dans la société de ce pays. Ce jeudi, 18 Février 1858, était précisément jour de marché à Lourdes. H y avait comme à Tordi- naire beaucoup de monde, de sorte que, le soir même, la nouvelle des visions, vraies ou fausses, de Bernadette, se répandit dans la montagne et dans les vallées, à Bagnères, à Tarbes, à Cautère ts, à Saint-Pé, à Nay, dans toutes les directions du département et dans les villes du Béarn les plus rapprochées. Dès le lendemain, une centaine de personnes se trou- vaient déjà à la Grotte au moment Bernadette y arriva. Le surlende- main, il y en avait quatre ou cinq cents. On en comptait plusieurs milliers le dimanche matin.

Que voyait-on cependant ? qu'entendait-on sous ces roches sauvages ? Rien, absolument rien, sinon une pauvre enfant en prière, qui disait voir et qui disait entendre. Plus petite en apparence était la cause, plus inex- plicable humainement était l'effet.

H fallait, prétendaient les croyants, ou que le reflet d'en haut fût réelle- ment visible sur cette enfant, ou que le souffle de Dieu, qui agite les coeurs comme il veut, eût passé sur ces multitudes. Spiritus ubi vult spirat.

Un courant électrique, une irrésistible puissance à laquelle nul ne pou- vait se soustraire, semblaient avoir soulevé cette population à la parole d'une ignorante bergère. Dans les chantiers, dans les ateliers, dans l'in- térieur des familles, dans les réunions, parmi les laïques et parmi le clergé, . chez les pauvres et chez les riches, au cercle, dans les cafés, dans les auberges, sur les places, dans les rues, le soir, le matin, en particulier, en pubUc, on ne s'entretenait que de cela. Qu'on fût sympathique, qu'on fût hostile, qu'on ne fût ni l'un ni l'autre, mais seulement curieux ou inquiet de la vérité, il n'était personne dans le pays dont ces événements singu- liers ne fussent en ce moment la plus violente, j'allais dire l'unique préoc- cupation.

L'instinct populaire n'attendait pas que l'Apparition eût dit son nom., pour la reconnaître. C'est sans doute la Sainte Vierge, disait-on de tous côtés dans la multitude.

Devant l'autorité, si minime en elle-même, d'une petite fille de treize à . quatorze ans, prétendant voir et entendre ce que nul autour d'elle ne voy- ait ni n'entendait, les philosophes du pays, nourris à la prose puissante des journaux, avaient beau jeu contre la Superstition :

Cette enfant n'a pas même l'âge de prêter serment ; on l'écouteraît à y peine devant un tribunal, déposant sur un fait insignifiant ; et on veut la

croire quand il s'agit d'un événement impossible, d'une Apparition ?

N'est-il pas évident que c'est une comédie, ourdie dans quelque intérêt d'argent par la famille ou par le parti-prêtre ? Il suffit de deux yeux clair- Toyants pour percer à jour cette misérable intrigue. Le premier venu d'entre nous n'en aurait pas pour dix minutes.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 23

Quelques-uns de ceux qui tenaient ce langage voulurent voir Bernadette, l'interroger, assister à ses extases. Les réponses de Fenfant furent simple? J naturelles, sans aucune contradiction, faites avec un accent de vérité auquel il était impossible de se méprendre, et qui portait dans les esprits les plus prévenus la conviction de son entière sincérité. Quant aux extases, ceux qui avaient vu à Paris les grandes actrices de notre temps, décla- rèrent que l'art ne pouvait aller jusque là. Le thème de la comédie ne tint pas vingt-quatre heures devant l'évidence.

Les savants, ceux qui avaient laissé d'abord les philosophes trancher la question, prirent en ce moment le haut du pavé :

Nous connaissons parfaitement cet état, déclarèrent-ils. Rien n'est plus naturel. Cette petite fille est sincère dans ses réponses, parfaitement sin- cère ; mais elle est hallucinée ; elle croit voir et ne voit pas, elle croit entendre et n'entend ^as. Quant à ses extases, également sincères de sa part, elles ne relèvent ni de la comédie ni de l'art, qui seraient impuissants à produire de tels résultats ; elles relèvent de la Médecine. La fille Sou- birous est atteinte d'une maladie ; elle est cataleptique. Un dérange- ment du cerveau compliqué d'un trouble musculaire et nerveux, voilà toute l'explication des phénomènes dont le populaire fait tant de bruit Rien n'est plus simple.

La petite feuille hebdomadaire de la localité, le Lavedan, journal avancé qui para'if.îsait habituellement en retard, différa son tirage d'un jour ou de deux pour parler de cet événement, et, dans un article aussi hostile qu'il sut le faire, il résuma les hautes considérations de philosophie et de méde- cine élaborées par les fortes têtes de l'endroit. Dès ce moment, c'est-à- dire dès le vendredi soir ou le samedi, le thème de la comédie était déjà abandonné devant la clarté des faits, et Messieurs de la Libre Pensée n'y revinrent plus, comme on peut le constater par tous les journaux d'alors.

Conformément à la tradition universelle de la Haute Critique en matière de religion, le bon rédacteur du Lavedan commençait par calomnier un peu et par insinuer que Bernadette et ses compagnes étaient des voleuses:

" Trois enfants en bas âge étaient allées ramasser des branches d'arbres, " débris d'une coupe faite aux portes de la ville. Ces filles, se voyant " surprises par le propriétaire, s'enfuirent à toutes jambes dans l'une des " grottes qui avoisinent le chemin de la forêt de Lourdes." (1.)

C'est toujours de cette façon que la Libre Pensée a écrit l'histoire. Après cette loyale action, qui témoignait clairement de son bon vouloir et de son admirable équité, le rédacteur du Lavedan faisait, sans de trop grosses inexactitudes, le récit des faits mêmes qui se passaient aux Roches

(1.) Le Lavedan du 18 Février 1858. Malgré la date, ce naméro ne parut en réalité qne le 18 au soir, ou le 20, ainsi que le prouvent, dans le texte, les faits eux-mêmes, et, aux annonces, un extrait d'un jugement postérieur à la date du Journal.

24 NOTRE-DAME DE LOURDES.

de Massabielle. Ils étaient trop notoires, ils avaient trop de témoins pour

«être niés.

" Nous ne raconterons pas," ajoutait-il, " les mille versions qui ont été " faites à ce sujet ; nous dirons seulement que la jeune fille va chaque " matin prier à l'entrée de la Grotte, un cierge à la main, escortée de " cinq cents personnes. Là, on la voit passer du plus grand recueillement " à un doux sourire et retomber ensuite dans un état extatique des plus <* prononcés ; des larmes s'échappent de ses yeux immobiles, qui restent " constamment fixés sur l'endroit de la Grotte elle croit voir la sainte " Vierge. Nous tiendrons nos lecteurs au courant de cette aventure, qui *' trouve chaque jour de nouveaux adeptes."

De comédie, de jonglerie, pas un mot. On sentait que, de ce côté, tout s'écroulait au premier entretien avec l'enfant, au premier regard jeté sur Bernadette en extaxe, sur les larmes, qui par moment inondaient ses joues. L'excellent rédacteur, pour mieux faire croire qu'elle était malade, affectait de la plaindre. Il ne parlait d'elle qu'en la nommant avec une douce commisération : " la pauvre visionnaire." " Tout," disait-il dès les premiers mots, " fait supposer que cette jeune fille est atteinte de cata- *' lepsie."

L'hallucination, la catalepsie," étaient les deux grands mots des savants de Lourdes. " Sachez bien," répétaient-ils souvent, " qu'il n'y a pas de surnaturel, que la Science en a fait pleine justice. La Science explique tout, la Science seule est certaine. Elle compare, elle juge, elle ne voit que les faits. Le Surnaturel était bon dans ces siècles d'ignorance le monde était abruti dans la superstition, l'on ne savait pas observer ; mais maintenant nous le défions de se produire : nous sommes là. Voilà bien la stupidité du peuple ! Parce qu'une petite fille est malade ; parce que, dans sa fièvre, elle a des lubies, tous ces imbéciles crient au miracle. H faut que la bêtise humaine dépasse toute mesure, pour voir une Apparition dans ce qui ne paraît pas, et une Voix dans ce que personne n'entend. Que la prétendue Apparition arrête le Soleil comme Josué; qu'elle frappe le rocher comme Moïse et qu'elle en fasse jaillir de l'eau ; qu'elle guérisse des incurables, que, d'une façon quelconque, elle commande à la Nature : alors nous croirons. Mais qui ne sait que de pareilles choses n'arrivent jamais et ne sont jamais arrivées."

Tels étaient, en ces termes ou en d'autres, les propos qui s'échangeaient du matin au soir, entre les sagaces intelligences qui représentaient à Lourdes la Médecine et la Philosophie.

La plupart de ces penseurs avaient assez vu Bernadette pour constater qu'elle ne jouait pas la comédie. Cela suffisait à leur esprit d'examen. De ce qu'elle était manifestement de bonne foi, ils concluaient qu'elle ne pouvait être que folle ou cataleptique. La possibihté de toute autre expli- cation n'était pas même admise par leur ferme génie. Quand on leur pr«-

NOTRE-DAME DE LOURDES. 25

posait d'étudier le fait, de revoir l'enfant, d'aller ou de retourner à la <jrotte, de suivre dans tous leurs détails ces surprenants phénomènes, ils haussaient les épaules, riaient philosophiquement et disaient : ** Nous savons tout cela par cœur. Ces crises sont connues. Avant un mois cette enfant sera complètement folle et probablement paralys^'î."

Quelques-uns pourtant ne raisonnaient pas tout à fait ainsi.

" De tels phénomènes sont rares, disait l'un des médecins les plus distingués de la ville, M. le docteur Dozous, et, pour mon compte, je ne manquerai pas cette occasion de les examiner avec soin. Les partisans du Surnaturel les jettent trop souvent à la face de la Médecine pour que je ne sois pas curieux, puisqu'ils se produisent aujourd'hui à la portée de mes yeux, de lès étudier attentivement et de vider à fond, de visu et par expérience, cette célèbre question.

M. Dufo, avocat, et plusieurs membres du barreau ; M. Pougat, prési- dent du tribunal ; un grand nombre d'autres, résolurent de se livrer, pen- dant les quinze jours annoncés à l'avance, aux plus scrupuleuses obser- vations, et de se trouver, autant que possible, aux premières places. A mesure que la chose prenait des proportions plus considérables, le nombre des observateurs augmentait.

Quelques médecins, quelques Socrates autochtones, quelques philosophes locaux se disant Voltairiens pour faire croire qu'ils avaient lu Voltaire, se roidissaient seuls contre leur propre curiosité et tenaient à honneur de ne pas figurer dans la foule stupide qui chaque jour allait grossissant. Comme eela arrive presque toujours, ces fanatiques du'Libre Examen avaient pour principe de ne pas examiner du tout. Pour eux aucun fait n'était digne d'attention, qui dérangeait les dogmes inflexibles qu'ils avaient appris dans le Credo de leur journal. Du haut de leur infailUble sagesse, sur la porte de leur boutique, à la devanture du café, aux fenêtres du cercle, ces esprits de premier ordre voyaient passer avec un dédain transcendant les innombrables flots humains que je ne sais quel vertige emportait vers la Orotte.

Le Clergé, naturellement, était fortement impressionné par tous ces faits ; mais, avec un tact et un bon sens merveilleux, il avait pris, dès le commencement, une attitude des plus réservées et des plus prudentes.

Le Clergé, surpris comme tout le monde par l'événement singulier qui s'était brusquement emparé de l'attention pubhque, se préoccupait vive- ment d'en connaître la nature. oii, dans sa largeur d'idées, le Voltai- rianisme local ne voyait qu'une solution possible, le Clergé en voyait plusieurs. Le fait pouvait être naturel ; et, dans ce cas, être produit par une comédie très-habile ou par une maladie très-étrange : mais il pouvait être surnaturel ; et alors, il y avait à examiner si ce Surnaturel était diabolique ou divin. Dieu a ses miracles, mais le démon a ses prestiges. Le clergé savait toutes ces choses, et il résolut d'étudier avec un soia

26 NOTRE-DAME DE LOURDES.

extrême les moindres circonstances de Tévénement qui était en train de se produire. Il avait d'ailleurs, dès les premiers moments, accueilli avec une très-grande défiance le bruit d'un fait aussi surprenant. Toutefois, ce pouvait être divin, et il n'entendait pas se prononcer à la légère.

L'enfant dont le nom était devenu subitement si célèbre dans ce pays, était complètement inconnue des prêtres de la ville. Depuis les quinze jours de sa rentrée à Lourdes chez ses parents, elle allait au catéchisme ; mais l'ecclésiastique chargé cette année-là d'instruire les enfants, M. l'abbé Pomian, ne l'avait point remarquée. Il l'avait pourtant interrogée une fois ou deux, mais sans savoir son nom et sans faire aucune attention à sa personne, perdue qu' elle était dans la foule des enfants, ignorée encore, comme le sont habituellement les dernières venues. Lorsque toutes les populations accouraient déjà à la Grotte, vers le troisième jour de la Quinzaine demandée par l'Apparition mystérieure, M. l'abbé Pomian, désirant connaître cette enfant extraordinaire dont on parlait de toutes parts, l'appela par son nom au catéchisme, comme il avait coutume de le faire quand il voulait interroger. Au nom de Bernadette Soubirous, une petite fille, assez chétive et pauvrement vêtue, se leva humblement. L'ec- clésiastique ne remarqua en elle que sa simplicité, et aussi son extrême ignorance de toute matière reUgieuse.

La paroisse avait en ce moment à sa tête M. Pabbé Peyramale, âgé d'environ cinquante ans, il était, depuis déjà deux années, curé-doyen de la ville et du canton de Lourdes.

En chaire, sa parole, apostolique toujours, était quelquefois rude ; elle poursuivait tout ce qui était mal, et aucun abus, aucun désordre moral, d'où qu'il vint, ne le trouvait indifférent ou faible. Souvent la société de l'endroit, flagellée dans quelqu'un de ses vices ou de ses travers par l'ar- dente parole du pasteur, avait jeté les hauts cris. H ne s'en était point ému et avait fini presque toujours par être. Dieu aidant, vainqueur dans la lutte.

Ces hommes de devoir sont gênants ; et on leur pardonne rarement l'indépendance et la sincérité de leur langage. On le pardonnait pourtant à celui-là : car, lorsqu'on le voyait cheminer par la ville avec sa sou- tane rapiécée et reprisée, ses gros souliers raccommodés et son vieux tri- corne déformé, on savait que l'argent de sa garde-robe s'employait à secourir les malheureux. Ce prêtre, si austère dans ses mœurs, si sévère dans ses doctrines, était d'une bonté de cœur inexprimable, et il dépensait son patrimoine à faire le bien, aussi obscurément qu'il le pouvait. Mais son humilité n'avait pu parvenir à cacher comme il l'eût voulu sa vie de dévouement ; la reconnaissance des pauvres avait parlé : la vie privée est d'ailleurs bien vite percée à jour dans les petites villes, et il était devenu l'objet de la vénération générale. Rien qu'à voir la façon dont ses parois- siens ôtaient leur chapeau quand il passait dans la rue ; rien qu'à l'accent

NOTRE-DAME DE LOURDES. 27

familier, affectueux et content, dont les pauvres gens, assis sur le pas de leur porte, disaient : " Bonjour, Monsieur le Curé ! " on devinait qu'un lien sacré, celui du bien modestement accompli, unissait le pasteur à ses ouailles. Les Libres Penseurs disaient de lui : " il n'est pas toujours commode, mais il est charitable et ne tient pas à l'argent. C'est le meil- leur des hommes, malgré la soutane."

Ylein d'abandon et de bonhomie dans la vie privée, ne supposant alors jamais le mal et se laissant même quelquefois tromper par des gens qui exploi- taient sa bonté, il était, comme prêtre, prudent jusqu'à la défiance dans tout ce qui touchait aux choses de son Ministère et à l'intérêt étemel de la Reli- gion. L'homme pouvait être parfois abusé, le prêtre jamais. Il y a des grâces d'état.

Ce prêtre éminent unissait à un cœur d*apôtre un bon sens d'une rare fermeté et un caractère que rien au monde ne pouvait faire fléchir quand il s'agissait de la Vérité. Les événements ne devaient pas tarder à mettre en lumière ces qualités de premier ordre. En le plaçant à Lourdes à cette époque, la Providence avait eu ses desseins. *

Domptant en cela sa peu expectante nature, M. l'abbé Peyramale, avant de permettre à son clergé de faire un seul pas et de se montrer à la Grotte, avant de se le permettre à lui-même, résolut d'attendre que les événements eussent pris un caractère nettement déterminé, que les preuves se fussent produites dans un sens ou dans l'autre, et que l'autorité ecclésiastique eût prononcé.

Il chargea quelques laïques intelligents et sûrs de se rendre aux Roches Massabielle toutes les fois que Bernadette et la multitude s'y transporte- raient, et de le tenir au courant, jour par jour et heure par heure, de ce qui se passerait ; mais, en même temps qu'il prenait ses mesures pour être parfaitement renseigné, il les prenait aussi pour ne compromettre en rien le Clergé dans cette affaire, dont la véritable nature était encore douteuse.

" Laissons faire," disait-il aux impatients. " Si, d'un côté, nous sommes rigoureusement obligés d'examiner avec une extrême attention les faits qui se passent en ce moment, de l'autre, la plus vulgaire prudence nous interdit de nous mêler de nos personnes à la foule qui court vers la Grotte en chantant des cantiques. Abstenons-nous d'y paraître, et ne nous exposons ni à consacrer par notre présence une supercherie ou une illusion, ni à combattre par une décision prématurée, par une attitude hostile, une œuvre venant peut-être de Dieu.

* Du plus profond de mon cœur je demande pardon à M. l'abbé Peyramale du bien que je dis ici de lui et dont l'expression, je le sais, le fera souffrir cruellement. Pour impo- ser cette souffrance à son humilité, il a fallu, non-seulement l'intérêt spéculatif de la vérité, mais encore la nécesàité je suis, en écrivant cette histoire, de tout dire, pour montrer les voies secrètes de Dieu et l'action manifeste de sa main.

Historien, j'écris sans haine et sans amitiés personnelles. Je considère comme un devoir, et je me suis fait une loi absolue d'eiposer la vérité, telle que Dieu me permet de la voir et de la traduire, au risque de blesser l'humilité des bons ou l'orgueil des méchants.

28 NOTRE-DAME DE LOURDES.

" Quant à nous y rendre en simples spectateurs, cela n'est pas possible , avec le costume que nous portons. La population, voyant un prêtre au milieu d'elle, se grouperait d'elle-même autour de lui, pour qu'il marchât en tête et entonnât les prières. Or, s'il cédait à la pression publique ou à son enthousiasme irréfléchi, et que plus tard on découvrît que ces Appa- ritions sont une illusion ou un mensonge, qui ne voit à quel point la Reli- gion en serait compromise dans la personne du Clergé ? S'il résistait, au contraire, et que plus tard l'œuvre de Dieu devînt manifeste, cette résis- tance n'aurait-elle pas les mêmes conséquences fâcheuses ?

" Abstenons-nous donc, puisque nous ne pourrions que compromettre Pieu soit dans les œuvres qu'il entend accomplir, soit dans le saint Minis- tère qu'il a daigné nous confier."

Quelques-uns, dans l'ardeur de leur zèle, insistaient:

" Non, répondait-il avec fermeté, nous n'aurions à intervenir que s'il

venait à sortir de quelque hérésie manifeste, quelque superstition, quelque désordre. Alors seulement notre devoir serait nettement tracé par les faits eux-mêmes. Aux mauvais fruits nous jugerions le mauvais arbre, et nous devrions accourir au premier symptôme de mal pour pré- server notre troupeau.

" Mais jusqu'ici rien de tel ne se produit : tout au contraire, la foule, dans le plus grand recueillement, se borne à prier la sainte Vierge, et la piété des fidèles paraît augmenter.

" Sachons donc attendre, en nous livrant, à part nous, à un examen nécessaire, la décision suprême que devra porter sur ces faits la sagesse épiscopale.

*' Si ces faits sont de Dieu, ils n'ont pas besoin de nous, et le Tout-Puis- sant saura bien, sans notre pauvre secours, surmonter tous les obstacles et . tourner les choses au gré de son dessein.

" Si cette œuvre, au contraire, n'est pas de Dieu, il marquera lui-même Je moment nous devrons intervenir pour la combattre en son nom.

" En un mot : " Laissons agir la Providence."

Telles furent les raisons profondes, les considérations de haute sagesse qui déterminèrent en ces circonstances M. le curé Peyramale à interdire formellement à tous les prêtres placés sous sa juridiction de paraître à la Orotte de Massabielle, et à s'abstenir lui-même d'y aller.

Mgr. Laurence, évêque de Tarbes, approuva cette prudente réserve, et

étendit même à tous les ecclésiastiques du diocèse la défense de se mêler

en quoi que ce soit des événements de Lourdes. Lorsqu'un prêtre, soit au

tribunal de la Pénitence, soit ailleurs, était interrogé sur le pèlerinage de

Ja Grotte, la réponse était faite d'avance :

" Nous n'y allons pas nous-mêmes et ne pouvons par conséquent nous prononcer sur ces faits que nous ne connaissons pas suffisamment. Mais il est évidemment loisible à tout fidèle de s'y rendre, si cela lui cour

NOTRE-DAME DE LOURDES. 2î^

vient, et d'examiner des faits jusqu'ici en dehors de toute décision ecclé- siastique. Allez-y ou n'y allez pas : nous n'avons ni à vous le conseiller, ni à vous le défendre, ni à vous y autoriser, ni à vous l'interdire."

Une telle attitude de stricte neutralité était, il faut le dire, des plus difl&ciles à garder : car chaque prêtre devait avoir à lutter en cette occa- sion, non-seulement contre la pression populaire, mais encore contre son propre désir, assurément bien légitime, d'assister de sa personne aux choses extraordinaires qui peut-être étaient sur le point de s'accomplir.

Cette ligne de conduite, quelque malaisée qu'elle pût être à tenir, fut pourtant observée. Au milieu de ces populations, soulevées tout à coup comme un Océan par un souffle inconnu, et poussées vers la mystérieuse roche l'Apparition surnaturelle s'entretenait avec une enfant, le Clergé tout entier, sans une seule exception, s'abstint de paraître. Dieu, qui dirigeait invisiblement toutes choses, donna à ses prêtres la force de ne point céder à ce courant inouï et de demeurer immobiles au sein de ce prodigieux mouvement. Cette immense abstention du Clergé devait montrer manifestement que la main et l'action de l'homme n'étaient pour rien en ces événements, et qu'il fallait en chercher la cause ailleurs, ou pour mieux dire plus haut.

Cela ne suffisait point cependant. La Vérité a besoin d'un autre creuset. Il faut qu'étant sans soutien, elle résiste par elle-même et par elle seule aux grandes forces humaines déchaînées contre elle. Il lui faut donc des persécuteurs, des ennemis furieux, des adversaires habiles à tendre des pièges. Quand la vérité passe par cette épreuve, les faibles tremblent et ont peur qu'on ne renverse l'œuvre de Dieu. Quid timetis^ modicœ fidei f Ces hommes qui la menacent pour le présent, sont ses soutiens dans l'avenir.

Ces advei*saires acharnés attestent aux yeux des siècles que telle œuvre, que telle croyance n'a point été établie clandestinement et dans l'ombre, mais bien à la face d'ennemis intéressés à tout voir et à tout contrôler ; ils attestent aux yeux des siècles que les fondements en sont solides, puisque tant d'eiïbrts réunis n'ont pu les ébranler au moment même ils s'éle- vaient dans leur faiblesse originelle ; ils attestent que ces bases sont pures, puisque, examinant toutes choses à la loupe grossissante de la malveillance et de la haine, ils n'ont pu y signaler ni un vice ni une tache. Les ennemis sont des témoins non suspects, qui déposent malgré eux, devant la posté- rité, en faveur même de ce qu'ils ont voulu empêcher ou détruire. Donc, si les Apparitions de la Grotte étaient le point de départ d'une œuvre divine, il fallait, à côté de l'abstention du Clergé, l'hostiUté des puissants du monde.

Tandis que l'autorité ecclésiastique, yersonnifiée dans le Clergé, gardait la sage réserve conseillée par le Curé de Lourdes, l'autorité civile se préoc- cupait, elle aussi, du mouvement extraordinaire qui était en train de se

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produire dans la ville et aux environs, et qui, gagnant de proche en proche tout le département, en avait déjà franchi les limites du côté du Béarn.

Bien qu'il n'advint aucun dé3ordre, ces pèlerinages, ces foules recueillies, cette enfant en extase, inquiétèrent ce monde ombrageux.

Au nom de la liberté de conscience, n'y t^vait-il pas moyen d'empêcher ces gens de prier, et surtout de prier bon leur semblait r Tel était le problème que le libéralisme oflSciel commençait à se poser.

A des degrés divers, M. Dufour, Procureur impérial ; M. Duprat, Juge de Paix ; le Maire, le Substitut, le Commissaire de Police, et bien d'autres encore, prirent ou donnèrent l'alarme. Un Miracle en plein XIXe siècle, se produifjant tout à coup sans demander la permission et sans autorisation préalable, parut à quelques-uns un intolérable outrage à lu Civiliastion, une atteinte à la sûreté de l'Etat ; et il importait pour l'honneur de notre lumineuse époque d'y mettre bon ordre. La plupart de ces messieurs ne croyaient point du reste à la possibilité des manifes- tations surnaturelles, et ih ne pouvaient consentir à voir là-dedans autre chose qu'une imposture ou une maladie. En tout cas, plusieurs se sentaient opposés d'instinct à tout événement, quel qu'il fût, qui pouvait, directe- ment et indirectement, accroître l'influence de la Religion, contre laquelle ils avaient, soit des préventions sourdes, soit des haines avouées.

Sans revenir sur les réflexions que nous faisions tout à l'heure, c'est vraiment une chose digne de remarque de voir que le Surnaturel, toutes les fois qu'il se produit dans le monde, rencontre constamment, sous des noms et des aspects différents, les mêmes oppositions, les mêmes indiffé- rences, les mêmes ^délités. Avec des nuances diverses, Hérode, Caïphe, Pilatc, Joseph d'Arimathie, Pierre, Thomas, les Saintes Femmes, les francs ennemis, les lâches, les faibles, les dévoués, les sceptiques, les timides, leg héros, appartiennent à tous les temps.

Le Surnaturel n'échappe jamais, notamment, à l'hostilité d'une partie plus ou moins considérable du monde officiel. Seulement, cette hostilité vient tantôt du maître et tantôt des valets.

Le plus intelligent de la petite légion des fonctionnaires de Lourdes, à cette époque, était assurément M. Jacomet, bien que M. Jacomet fût hiérarchiquement le dernier de tous, puisqu'il occupait le modeste emploi de Commissaire de Police. Il écait jeune, très-sagace en certaines circons- tances, et doué d'un art de parob assez rare chez ses \ Sus. Ta finesse était extrême. Personne mieux que lui ne comprenait les coquins. H était merveilleusement apte à déjouer leurs ruses ; et, à ce sujet, on raconte de lui des traits étonnants.

Tel était le Commissaire de Police, tel était le personnage important de Lourdes lorsqu'eurent lieu les Apparitions à la Grotte de Massabielle.

C'était le troisième jour de la Quinzaine, le 21 février, premier Diman- che de Carême.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 31

Avant le lever du soleil, une foule immense, plusieurs milliers de per- sonnes étaient déjà réunies, devant et tout autour de la Grotte, sur les bords du Gave et dans la prairie. C'était l'heure Bernadette avait coutume de venir. Elle arriva, enveloppée dans son capulet blanc, suivie de quelqu'un des siens, sa mère ou sr sœur. Ses parents avaient assisté la veille ou l'avant-veille à ses extases , ils l'avaient vue transûgurée, et maintenant ils croyaient.

L'enfant traversa simplement, sans assurance comme sans embarras, la foule qui s'écarta avec respect devant elle en lui livrant passage ; et, sans paraître s'apercevoir de l'attention universelle, elle alla, comme si elle accomplissait une chose toute simple, s'agenouiller et prier au-dessors de la niche serpentait la branche d'églantier.

Quelques instants après, on vit son front s'illuminer et devenir rayonnant. Le sang pourtant ne se portait point au visage ; au contraire, elle pâlissait légèrement, comme si la nature fléchissait quelque peu en présence de l'Apparition qui se manifestait devant elle. Tous ses traits montaient, montaient, et entraient comme dans une région supérieure, comme dans un pays de gloire, exprimant des sentiments et des choses qui ne sont point d'ici-bas. La bouche entr'ouverte était béante d'admiration, et paraissait aspirer le Ciel. Les yeux, fixes et bien- heureux, contemplaient une beauté invisible, qu'aucun autre regard n'a- percevait, mais que tous sentaient présente, que tous, pour ainsi dire, voyaient par réverbération sur le visage de l'enfant. Cette pauvre petite paysanne, si vulgaire en l'état habituel, semblait ne plus appartenir à la terre.

C 'tait l'Ange de l'innocence, laissant le monde un instant derrière lui et tombant en adoration, au moment il entr'ouvre les portes éternelles et il aperçoit le Paradis.

Tous ceux qui ont vu Bernadette en extase, parlent de ce spectacle comme d'une chose qui est tout à fait sans analogue sur la terre. Leur impression après dix années est aussi vive que le premier jour.

Chose remarquable ! quoique son attention fût entièrement absorbée par la contemplation de la Vierge pleine de grâces, elle avait en partie cons- cience de ce qui se passait autour d'elle.

A un certain moment son cierge s'éteignit ; elle étendit la main pour que la personne la plus proche le rallumât.

Quelqu'un ayant voulu, avec un bâton, toucher l'églantier, elle fit vive- ment signe de le laisser, et son visage exprima la crainte. .J'avais peur, dit-elle ensuite naïvement, qu'on ne touchât la " Dame" et qu'on ne lui fît du mal.

Un des observateurs dont nous avons cité le nom, M. le docteur Dozous, était à c«)té d'elle.

Ce n'est là, pensait-il, ni la catalepsie avec sa roideur, ni l'extase

32 NOTRE-DAME DE LOURDES.

inconsciente des hallucinés ; c'est un fait extraordinaire, d'un ordre tout à fait inconnu à la Médecine.

H prit le bras de l'enfant et lui tâta le pouls. Elle parut n'y pas faire attention. Le pouls, parfaitement calme, était régulier comme dans l'état ordinaire.

Il n'y a donc aucune excitation maladive, se dit le savant docteur, de plus en plus bouleversé.

En ce moment, la Voyante fit, sur ses genoux, quelques pas en avant dans la Grotte. L'Apparition s'était déplacée, et c'était maintenant par l'ouverture intérieure que Bernadette pouvait l'apercevoir.

Le regard de la sainte Vierge parut en un instant parcourir toute la terre, et elle le reporta, tout imprégné de douleur, vers Bernadette agenouillée. Qu'avez vous ? que faut-il faire ? murmura l'enfant. Prier pour les pécheurs, répondit la Mère du genre humain. En voyant ainsi la douleur voiler, comme un nuage, l'éternelle sérénité de la Vierge bienheureuse, le cœur de la pauvre bergère ressentit tout à coup une cruelle souffrance. Une indicible tristesse se répandit sur ses traits. De ses yeux, toujours tout rands ouverts et fixés sur l'Apparition, deux larmes roulèrent sur ses joues et s'y arrêtèrent, sans tomber.

Un rayon de joie revint enfin éclairer son visage : car la Vierge avait sans doute tourné elle-même son regard vers l'espérance et contemplé, dans le cœur du Père, la source intarisssable de la miséricorde infinie des- cendant sur le monde, au nom de Jésus et par les mains de l'Eglise.

Ce fut en cet instant que l'Apparition s'évanouit. La reine du Ciel venait de rentrer dans son Royaume.

L'auréole, comme de coutume, demeura encore quelques secondes, puis s'effaça insensiblement, pareille à une brume lumineuse qui se fond et dis- paraît dans l'air.

Les traits de Bernadette descendirent peu à peu. Il sembla qu'elle passait de la région du soleil à celle de l'ombre, et la vulgarité de la terre reprit possession de ce visage, un instant auparavant transfiguré. Ce n'était plus qu'une humble bergère, une petite paysanne que rien en apparence ne distinguait des autres enfants.

Autour d'elle se pressait la foule halatente, anxieuse, émue, recueillie. Nous aurons ailleurs l'occasion de décrire son attitude.

Durant toute la matinée, après la Messe et jusqu'à l'heure des Vêpres, il ne fut bruit à Lourdes que de ces étranges événements, auquels on donnait naturellement les interprétations les plus diverses. Pour ceux qui avaient vu Bernadette en extase, la preuve était faite d'une façoa qu'ils prétendaient irrésistible. Quel(iues-uns rendaient leur pensée par des comparaisons assez heureuses : ' Dans nos vallées le Soleil se montre tard, caché qu'il est à l'orient par le Pic et le mont du Ger. Mais, bien

NOTRE-DAME DE LOURDES. 33

avant de l'apercevoir, nous pouvons remarquer, à l'ouest, le reflet de ses rayons sur les flancs des montagnes de Bastsurguères, qui deviennent res- plendissantes tandis que nous sommes encore dans l'ombre ; et alors, quoi- que nous ne voyions pas directement le Soleil, mais seulement son reflet sur les pentes, nous affirmons sa présence derrière les masses énormes du Ger. " Bastsurguères voit le Soleil, disons-nous ; et, si nous étions à la hauteur de Bastsurguères, nous le verrions aussi." Eh bien ! il en est de neme quand on arrête son regard sur Bernadette illuminée par l'invisible /'_^parition : la certitude est la même, l'évidence noute semblable. Le visage de la Voyante apparaît tout à coup si clair, si transfiguré, si écla- tant, si imprégné de rayons divins, que ce reflet merveilleux que nous apercevons nous donne la pleine assurance du centre lumineux que nous n'apercevons pas. Et, si nous n'avions pas, pour nous le cacher, toute une montagne de fautes, de misères, de préoccupations matérielles, d'opa- cité charnelle ; si nous étions, nous aussi, à la hauteur de cette innocence d'enfant, de cette neige éternelle qu'aucun pied humain n'a foulée, nous aussi, nous verrions, non plus par reflet, mais directement, ce que con- temple Bernadette ravie, ce qui rayonne sur ses traits en extase."

De telles raisons, excellentes peut-être en elles-mêmes et concluantes pour ceux qui avaient été témoins de ce spectable inouï, ne pouvaient être suffisantes pour ceux qui n'avaient rien vu. La providence, à sup- poser qu'elle^fut en réalité dans tout ceci, devait, ce semble,affirmer son action par des preuves, sinon meilleures (puisque presque personne ne résistait à celles-là dès qu'il avait pu les expérimenter), du moins plus palpables. Peut-être était-ce le profond dessein de Dieu et ne convoquait-il de telles multitudes que pour avoir, à l'heure voulue, d'iunombrables et d'irré- cusables témoins.

A l'issue des Vêpres, Bernadette sortit de PEglise avec la troupe des fidèles. Elle était, comme on le pense bien, l'objet de l'attention générale. On l'interrogeait, on l'entourait. La pauvre enfant, embarrassée de ce con- cours, répondait tout simplement, et tâchait de percer la foule afin de rentrer chez elle.

En ce moment, un homme revêtu des insignes de la force publique,*un Sergent de ville. Officier de police, s'approcha d'elle et la toucha sur l'épaule.

Au nom de la Loi, dit-il. Que me voulez- vous ? dit l'enfant. J'ai ordre de vous prendre et ùe vous emmener. —Et ?

Chez le Commissaire de Pohce. Suivez-moi.

Un murmure menaçant parcourut la multitude. Beaucoup de ceux qu- êtaient là avaient vu, le matin, l'humble enfant transfigurée par l'extase divine, illuminée par les rayons d'en haut. Pour eux, cette petite fille

G

"34 NOTRE-DAME DE LOURDES.

bénie de Dieu avait quelque chose de sacré. Aussi, quand ils virent l'af'ent de la force publique porter la main sur elle, ils frémirent d'indigna- tion et voulurent intervenir. Mais un prêtre, qui sortait en cet instant de l'Eglise, fit signe à la foule de se calmer : Laissez faire l'Autorité,

dit-il. °

La multitude émue et troublée avait suivi Bernadette, emmenée par l'agent officiel. Le Commissariat de Police n'était pas loin. Le Sergent entra avec l'enfant, et, la laissant seule dans le corridor, se retourna pour fermer la porte à la clef et au verrou.

Un instant après, Bernadette se trouvait en face de M. Jacoraet.

Une foule immense stationnait au dehors.

L'homme très-intelligent qui allait interroger Bernadette se sentait assuré d'un facile triomphe et il s'en était à l'avance hautement réjoui.

Il était de ceux qui repoussaient obstinément l'explication des savants du pays. Il ne croyait ni à la catalepsie, ni à l'hallucination, ni aux diverses, illusions d'une extase maladive. La précision des récits qu'on attribuait, à l'enfant, les remarques faites par le docteur Dozous et par plusieurs autres témoins des scènes de la Grotte lui paraissaient inconciliables avec une telle hypothèse. Quant au fait même des Apparitions, il ne croyait point, dit-on, à la possibilité de ces visions ultramondaines, et son génie policier, très-apte à dépister des fripons derrière un fait illégal, n'allait peut-être pas jusqu'à découvrir Dieu derrière un fait surnaturel. Aussi convaincu en lui-même qu'il ne pouvait y avoir que de fausses apparitions, avait-il résolu de trouver, par ruse ou par force, le point de l'erreur et de rendre, aux libres penseurs du Pouvoir ou d'ailleurs, le service signalé de saisir une manifestation surnaturelle, une croyance populaire en flagrant délit d'imposture. Il avait une admirable occasion de porter un rude coup à la prétendue autorité de toutes les Visions du passé, surtout s'il parvenait à découvrir et à montrer que le Clergé, qui s'abstenait si soi- gneusement dans cette affaire, la dirigeait ou l'exploitait secrètement.

A supposer que Dieu ne fût pour rien dans cet événement, et que les hommes y fussent pour le tout, le raisonnement de Jacomet était excel- lent.

A supposer au contraire que Dieu y fût pour le tout, et les hommes pour rien, le malheureux Commissaire de Police s'engageait en ce moment dans la voie la plus funeste.

Dans ces dispositions d'esprit, M. Jacomet avait, dès les premiers jours, fait surveiller avec soin toutes les démarches do Bernadette, pour voir s'il ne surprendrait pas quelque communication mystérieuse entre la Voyante et tel ou tel membre du Clergé, soit de Lourdes, soit des environs. Il avait même, paraît-il, poussé le zèle de ses fonctions jusqu'à placer dans l'église une personne affidée pour avoir l'œil sur le confessionnal. Mais les enfants du Catéchisme se confessaient à tour de rôle toutes les quinzaines ou tous

NOEBE-DAME DE LOURDES. 35

les mois, et le tour de Bernadette n'était pas encore venu durant ces jours-là. Tous ces consciencieux eSbrts n'avaient amené la découverte d'aucune complicité dans les actes de fourberie qu'il attribuait à Berna- dette. Il en conclut qu'elle agissait probablement seule, sans cependant renoncer tout à fait à ses soupçons. C'est ce qui constitue son type par- ticulier et son génie propre.

Lorsque Bernadette entra, il arrêta un instant sur elle ses yeux per- çants et aigus, qu'il eut l'art merveilleux d'imprégner tout à coup de bonhomie et d'abandon. Lui, qui avait habituellement le verbe haut avec tout le monde, il se montra plus que poli avec la pauvre fille du meunier Soubirous; il fut doux et insinuant. Il la fit asseoir et prit, pour l'interroger, l'air bienveillant d'un véritable ami. (1)

Il paraît que tu vois une belle Dame à la Grotte de Massabielle, ma bonne petite ? Raconte-moi tout.

Comme il venait de dire ces mots, la porte de la salle s'était ouverte doucement et quelqu'un était entré. C'était M. Estrade, Receveur deg Contributions Indirectes, un des hommes considérables de Lourdes et l'un des plus intelligents. Ce fonctionnaire occupait une partie de la maison demeurait M. Jacomet ; et, averti, par] la rumeur de la foule, de l'arrivée de Bernadette chez le Commissaire, il avait eu la très-naturelle curiosité d'assister à l'interrogatoire. Il partageait d'ailleurs, au sujet des Apparitions, les idées de Jacomet et il croyait, comme lui, à une four- berie de l'enfant. Il haussait les épaules quand on lui donnait toute explication. Il jugeait ces choses tellement absurdes qu'il n'avait pas môme daigné aller à la Grotte regarder les scènes étranges que l'on racon- tait. Ce philosophe s'assit un peu à l'écart, après avoir fait signe au Commissaire de ne point s'interrompre. Tout cela se passa sans que Bernadette parût y faire grande attention.

La scène et le dialogue des deux interlocuteurs se trouvèrent ainsi avoir un témoin (2.)

(l) Nous ne pouvons évidemment, après que dix ans écoulés ont passé sur la mémoire des témoins de cette histoire, gin^ntir les t.'rm.'s exacts de ce dialogue et de quelqiies autres que l'on trouvera dans le cours de ce récit. Nous en donnons le sens et la physiono- mie générale, tout en essayant, grâce aux innombrables pièces que nous avons en mains, documents imprimés ou manuscrits, relations diverses écrites à l'époque, corresp ondanoes officielles, lettres particulières, etc., d'en reconstituer autant que possible la forme mêmei l'originalité preraiôre et la vie.

(2.) Ce témoin loyal, qt nous sommes allé nous-même interroger à Bordeaux il exerce actuellement ses fonctions, a bien voulu recueillir pour nous ses souvenirs,— qu'il avait d'ailleurs notés à l'époque même des ôvèneraents, et nous donner de la sorte le moyen de compléter et de contrôler le rt'cit de Bernadette.

Quant au Rapport du Commissaire de Police à la suite de cettj conversation, nous avons inutilement demandé C9 document précieux à la Préfect-4re des Hautes-Pyrénées. Il nous a été impossible d'en avoir communication. La Préfecture a d'ailleurs coupé court à toute insistance de notre part, en nous disant que le dossier relatif à cette affaira

36 NOTRE-DAME DE LOURDES.

A la question de M. Jacomet, l'enfant avait levé sur Thomme de police son beau regard innocent et s'était mise à raconter en son langage, c'est- à-dire en patois du pays, et avec une sorte de timidité personnelle qai ajoutait encore quelque chose à son accent de vérité, les événements extra- ordinaires qui remplissaient sa vie depuis quelques jours.

M. Jacomet l'écoutait avec une vive attention, continuant d'affecter la bonhomie et la bienveillance. De temps en temps il jetait quelques notes sur un papier qu'il avait devant lui.

L'enfant le remarqua, mais ne s'en préoccupa nullement.

Quand elle eut achevé son récit, le Commissaire, de plus en plus douce- reux et empressé, lui posa des questions sans nombre, comme si sa piété enthousiaste s'intéraissait outre mesure à de si divines merveilles. Il for- mulait toutes ses interrogations coup sur coup, sans aucun ordre, par petites phrases brèves et précipitées, afin de ne pas laisser à l'enfant le temps de réfléchir.

A ces diverses questions Bernadette répondait sans nul trouble, sans l'ombre d'une hésitation, avec la tranquille assurance de quelqu'un que l'on interroge sur l'aspect d'un paysage ou d'un tableau qu'il a sous les yeux. Parfois, afin de se faire mieux comprendre, elle ajoutait quelque geste imitatif, quelque mimique expressive, comme pour suppléer à l'im- puissance de sa parole.

La plume rapide de M. Jacomet avait noté cependant au fur et à. mesure toutes les réponses qui lui étaient faites.

Ce fut alors qu'après avoir de la sorte essayé de fatiguer et d'embrouil- ler l'esprit de l'enfant dans la minutieuse infinité des détails, ce fut alors

avait disparu, soit par le fait d'un simple désordre ou d'un accident, soit parce qu'il aurait été soustrait par des mains intéressées à l'anéantir.

Nous avons demandé également à la Cour Impériale de Pau, communication des rapports que M. Dutour, alors procureur Impérial à Lourdes, adressait sur cette aflfaire au Procureur-général. M. le Procureur-gi'néral nous a opposé un principe absolu et a refusé de nous communiquer ces pièces. Nous aurions cru, avant ce refus, ftit d'ailleurs avec une bonne grâce parfaite, que le Parquet n'était et ne pouvait être que le déposi- taire de pareils documents et qu'il était de son devoir de les communiquer à quiconque les réclamait au nom de l'Histoire.

Le Ministère des Cultes auprès duquel nous avons fait des démarches réitérées et inu- tiles a agi comme le parquet, avec la politesse en moins. Quelle terreur instinctive ces hauts personnages ont-ils de la vérité, qu'ils s'efforcent ainsi, mais par bonheur très- vainement, de la cacher sous le boisseau ?

Donc, s'il s'était glissé, au point de vue des actes de l'Administration, quelque erreur dans notre récit, le monde officiel n'aurait à s'en prendre qu'à lui-même, puisqu'il » laissé perdre ou refuse de nous faire connaître divers documents. Heureusement les pièces sans nombre que nous avions par ailleurs et les recherches que nous avons faites ont pu 7 suppléer presque entièrement. Nous avons eu un peu plus de peine, voilà tout.

Si cependant, malgré noseflforts, notre récit offrait quelques inexactitudes, nouas 'inmea prêt à les rectifier sur la production des documents officiels. Nous doutons qu'on y ait

cours.

NOTRE-DAME DE LOURDES, 37

que le redoutable agent de la Police prit, sans transition, une physionomie menaçante et terrible, et changea brusquement de langage :

Tu mens, s'écria-t-il violemment et comme saisi d'une soudaine colère: tu trompes tout le monde, et si tu ne confesses tout de suite la vérité, je te ferai prendre par les Gendarmes.

La pauvre Bernadette fut aussi stupéfaite à l'aspect de cette subite et formidable métamorphose que si, croyant tenir en ses mains une inoffen- sive branche d'arbre, elle eût senti tout à coup se tordre, s'agiter et appa- raître entre ses doigts les anneaux glacés d'un serpent. Elle fut stupé- faite d'horreur ; mais, contrairement au calcul profond de Jacomet, elle ne se troubla point. Elle resta en sa tranquillité, comme si une main invi- sible eût soutenu son âme devant ce choc imprévu.

Le Commissaire s'était dressé debout en regardant la porte, comme pour dire qu'il n'avait qu'à faire un signe pour appeler les Gendarmes et envoyer la visionnaire en prison.

Monsieur, dit Bernadette avec une fermeté paisible et douce qui dans cette misérable petite paysanne, avait une incomparable et simple grandeur, monsieur, vous pouvez me faire prendre par les Gendarmes, mais je ne puis dire autre chose que ce que j'ai dit. C'est la vérité.

C'est ce que nous allons voir, dit le Commissaire en se rasseyant et jugeant d'un coup d'œil exercé que la menace était absolument impuis- sante sur cette enfant extraordinaire.

M. Estrade, témoin muet et impartial de cette scène, était partagé entre l'étonnement prodigieux que lui inspirait l'accent de conviction de Bernadette et l'admiration dont le frappait, malgré lui, l'habile stratégie de Jacomet dont il avait, à mesure qu'elle se déployait devant lui, com- pris toute la portée.

La lutte prenait un caractère tout à fait inattendu entre otte force dou- blée de finesse, et cette faiblesse enfantine sans autre défense que sa sim- plicité.

Jacomet cependant, armé des notes qu'il venait de tracer depuis trois quarts d'heure, se mit à recommencer, mais dans un tout autre ordre et avec mille formes captieuses, son interrogatoire, procédant toujours, suivant sa méthode, par brusques et rapides questions et demandant des réponses immédiates. Il ne doutait point de faire entrer de la sorte, au moins sur quelques points de détail, la petite fille en contradiction avec elle-même. Cela fait, l'imposture était démontrée et il devenait maître de la situation. Mais il épuisa vainement toute la dextérité de son esprit dans les évolu- tions multipliées de cette subtile manœuvre. L'enfant ne se contredit en rien, pas même dans ce point imperceptible, dans ce minime iota dont parle l'Evangile. . Aux mêmes questions, quels qu'en fussent les termes, «lie répondait toujours, sinon les mêmes mots, du moins les mêmes choses, .€t avec la même nuance. M. Jacomet s'obstinait cependant, ne fût-ce

38 NOTRE-DAME DE LOURDES.

que pour fatiguer de plus en plus cette intelligence qu'il voulait prendre- en défaut. Il tournait et retournait en tous les sens le récit des Appari- tions sans le pouvoir entamer. Il était comme un animal qui voudrait mordre sur un diamant.

C'est bien, dit-il enfin à Bernadette, je vais rédiger le procès-verbal et te le lire.

H écrivit rapidement deux ou trois pages en consultant ses notes. Il avait à dessein introduit sur certains détails quelques variantes de peu d'impor- tance comme, par exemple, la forme de la robe, la longueur ou la position du voile de la Vierge. C'était un nouveau piège. Il fut aussi inutile que tous les autres. Bernadette, tandis qu'il lisait et disait de t^mps en temps : " C'est bien cela, n'est-ce pas ?" Bernadette répondait humble- ment, mais avec fermeté, aussi simple et douce qu'inébranlable.

Non, je n'ai point dit cela, mais ceci, faisait-elle.

Et elle rétablissait dans sa vérité première et dans sa nuance le détail inexact.

La plupart du temps, Jacomet contestait :

Mais tu as dit cela ! ... Je l'ai écrit au moment même î ... Tu as dit ceci de telle façon, à plusieurs personnes de la ville. . . , etc., etc.

Bernadette répondait:

Non, je n'ai point parlé ainsi, et je n'ai pas pu le faire, car ce n'est pas la vérité.

Et le Commissaire était toujours obligé de céder aux réclamations de l'enfant.

Chose étrange que l'assurance modeste et invincible de cette petite fille î M. Estrade l'observait avec une surprise croissante. Personnellement , Bernadette était et paraissait d'une extrême timidité : son attitude était humble, un peu confuse même devant toute personne inconnue d'elle. Et cependant, sur tout ce qui touchait à la réalité des Apparitions, elle mon- trait une force d'âme et une énergie d'affirmation peu communes. Quand il s'agissait de rendre témoignage de ce qu'elle avait vu, elle répondait sans trouble, avec une impassible assurance. Toutefois, même alors, il était aisé de deviner cette virginale pudeur d'une âme qui eût aimé à se cacher à tous les regards. On voyait manifestement que c'était seulement par respect pour la vérité intérieure dont elle était la messagère parmi les hommes, par amour pour la " Dame " apparue à la Grotte, qu'elle triom- phait de sa timidité habituelle. Il ne fallait rien moins que le sentiment de sa fonction pour surmonter en elle le penchant intime de sa nature, craintive en toute autre chose et ennemie de l'éclat et du bruit.

Le Commissaire revint à la menace :

Si tu continues d'aller à la Grotte, je te fais mettre en prison et tu ne sortiras d'ici qu'en me promettant de n'y plus revenir.

J'ai promis à la Vision d'y aller, dit l'enfant. Et puis, quand arrive

NOTRE-DAME DE LOURDES. ' 39

le moment, je suis poussée par quelque chose qui vient en moi et qui m'appelle.

L'interrogatoire, on le voit, touchait à sa fin. H avait été long et n'avait pas tenu moins d'une grande heure. Au dehors la multitude attendait, non sans une inquiète impatience, la sortie de l'enfant, qu'on avait vue, le matin même, transfigurée dans la lumière de l'extase divine. De la salle se passait la scène que nous venons de raconter, on entendait confusé- ment les cris, les paroles, les interpellations, les mille bruits divers dont se compose le tumulte des foules. La rumeur semblait grossir et devenir menaçante. A un certain moment, il y eut dans cette foule une agitation particulière, comme s'il arrivait au milieu d'elle un nouveau-venu vivement attendu et désiré. ■^ Presque aussitôt des coups redoublés retentirent à la porte de la maison.

Le Commissaire ne sembla pas s'en émouvoir.

Les coups devinrent plus violents. %Celui qui frappait secouait en même temps la porte et essayait de l'ébranler. Jacomet irrité se leva et alla, ouvrir lui-même.

On n'entre pas, dit-il avec colère. Que voulez-vous ?

Je veux ma fille ! répondit le meunier Soubirous en pénétrant de force, et en suivant le Commissaire dans la pièce se trouvait Bernadette..

La vue de la physionomie paisible de sa fille calma l'anxieuse agitation du père, et ce ne fut plus qu'un pauvre homme du peuple un peu tremblant devant le personnage qui, malgré sa modeste position, était par son activité et son intelligence, le plus important et le plus redouté de ce petit pays.

François Soubirous avait ôté son béret béarnais et le roulait entre ses mains. Jacomet, à qui rien n'échappait, devina la peur du meunier.

Il reprit son air de bonhomie et de pitié compatissante. Il lui frappa familièrement sur l'épaule:

Père Soubirous, lui dit-il, prenez garde, prenez garde, prenez garde T Votre fille est en train de se faire une mau7aise affaire, elle s'engage tout droit dans le chemin de la prison. Je veux bien ne pas l'y envoyer pour cette fois, mais à la condition que vous lui défendrez de retourner à cette Grotte elle joue la comédie. A la première récidive je serai inflexible, et d'ailleurs, vous savez que M. le Procureur Impérial ne plaisante pas.

Puisque vous le voulez, monsieur Jacomet, répondit le pauvre père eflfrayé, je le lui défendrai, et sa mère aussi : et comme elle nous a toujours obéi, elle n'ira certainement pas.

En tout cas, si elle y va, si ce scandale continue, je m'en prendrai non-seulement à elle mais à vous, dit le terrible Commissaire redevenant menaçant et les congédiant d'un geste.

Au moment Bernadette et son père sortirent, la foule fit entendre des cris de satisfaction. Puis, l'enfant étant rentrée chez elle, la^'multi- tude se dispersa par la ville.

40 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Le Commissaire de police et le Receveur demeurés seuls se communi- quaient leurs impressions sur cet étrange interrogatoire.

Quelle fermeté inébranlable dans ses dépositions ! s'écriait M. Estrade, frappé d'un étonnement profond.

Quelle obstination invincible dans son mensonge ! répondait Jacomet, stupéfait d'avoir été vaincu.

Quel accent de vérité ! continuait le Receveur. Rien dans son lan-

gaf'e ou son attitude ne s'est démenti une seule fois. Il est évident qu'elle croit avoir vu.

Quelle souplesse d'intelligence ! reprenait le Commissaire. Elle ne s'est pas coupée malgré mes efforts. Elle possède sa fable sur le bout du

doigt.

Le Commissaire et M. Estrade persistaient d'ailleurs l'un et l'autre dans leur incrédulité relativement au fait même de l'Apparition. Mais une nuance séparait déjà leurs deux négations, et cette nuance était un abîme. L'un supposait Bernadette adroite dans son mensonge, l'autre la jugeait de bonne foi dans son illusion.

Elle est habile, disait le premier.

Elle est sincère, disait le second.

Bien qu'il eût été impuissant contre les réponses simples, précises, sans contradiction, de Bernadette, M. Jacomet avait remporté, à la fin de cette longue lutte, un avantage décisif. Il avait fortement effrayé le père de la Vovante, et il comprenait que, par ce côté, il était, pour le moment du moins, maître de la position.

François Soubirous était un fort brave homme, mais ce n'était point un héros. Devant l'autorité officielle il était timide, comme le sont habituelle- ment les gens du menu peuple et les indigents, pour lesquels la moindre tracasserie est un désastre immense, à cause de leur misère, et qui sentent leur entière impuissance contre l'arbitraire et la persécution. Il croyait, il est vrai, à la réalité des Apparitions ; mais, ne comprenant point ce que c'était, n'en mesurant pas l'importance, éprouvant même une certaine terreur au sujet de ces choses extraordinaires, il ne voyait pas grand l nconvénient à s'opposer au retour de Bernadette à la Grotte. Il avait bien peut-être une vague crainte de déplaire à la " Dame " invisible qui se manifestait à son enfant, mais la peur d'irriter un homme en chair et en os, d'engager la lutte avec un personnage aussi redouté que le Commissaire, le touchait de plus près, et agissait bien plus puissamment sur son esprit.

Tu vois que tous ces messieurs du pays sont contre nous, dit-il à Bernadette, et que si tu reviens à la Grotte, M. Jacomet, qui peut tout, te fera mettre, toi et nous, en prison. N'y retourne plus.

Père, disait Bernadette, quand j'y vais, ce n'est pas tout à fait de moi-même. En un certain moment il y a quelque chose en moi qui m'y appelle et qui m'y attire.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 41

Quoi qu'il en soit, reprit le père, je te défends formellement d'y aller désormais. Tu ne me désobéiras certainement pas pour la première fois de ta vie.

La pauvre e.ifant, prise de la sorte entre la promesse faite à l'Appari- tion et la défense expresse de l'autorité paternelle, répondit :

Je ferai alors tout mon possible pour m'empêcher d'y aller et résister à l'attrait qui m'y appelle.

Ainsi se passa tristement la soirée de ce même Dimanche qui s'était levé dans la glorieuse et bienheureuse splendeur de l'extase.

Le lendemain matin, lundi 22 février, à l'heure habituelle des Appari- tions, la foule qui attendait la Voyante sur les rives du Gave ne la vit point venir. Ses parents l'avaient, dès le lever du soleil, envoyée à l'Ecole, et Bernadette, ne sachant qu'obéir, s'y était rendue, le cœur tout gros de larmes.

Les Soeurs, que leurs fonctions de charité et d'enseignement, peut-être aussi les recommandations de M. le Curé de Lourdes, retenaient à l'Hôpi- tal ou à l'Ecole, n'avaient jamais vu les extases de Bernadette et n'ajou- taient pas foi aux Apparitions. En ces matières d'ailleurs, si le peuple se montre parfois trop crédule, il se trouve que, par un phénomène qui sur- prend d'abord mais qui est incontestable, les Ecclésiastiques, les Religieux et les Religieuses sont très-sceptiques et très-rebelles à croire, et que, tout en admettant théoriquement la possibilité de telles manifestations divines, ils exigent, avec une sévérité souvent excessive, qu'elles soient dix fois prouvées. Les Sœurs joignirent donc leur défense formelle à celle des parents, disant à Bernadette que toutes ces visions n'avaient rien de réel» qu'elle avait le cerveau dérangé ou qu'elle mentait. L'une d'elles, soup" çonnant udc imposture en une chose si grave et si sacrée, se montrait même assez dure, traitant toutes ces choses de fourberie :

Méchante enfant, lui disait-elle, tu fais un indigne Carnaval dans le saint temps du Carême.

D'autres personnes qui la virent aux récréations l'accusaient de vouloir se faire passer pour une Sainte et de se livrer à un jeu sacrilège. La moquerie de quelques enfants de l'Ecole s'ajoutait aux reproches amers et aux humiliations dont elle était abreuvée.

Dieu voulait éprouver Bernadette. L'ayant, les jours précédents, inon. dée de consolations, il entendait, en sa sagesse, la laisser pour un certain temps dans le délaissement absolu, en butte aux railleries et aux injures, et la mettre aux prises, seule et abandonnée, avec l'hostilité de tous ceux dont elle était entourée.

La malheureuse petite fille souffrait cruellement, non-seulement de ces contradictions extérieures, mais plus encore peut-être des angoisses inté- rieures de son âme.

Cette enfantine bergère, qui n'avait encore connu, en sa vie si courte,

-12 NOTRE-DAME PE LOURDES.

d'autres douleurs que les douleurs physiques, entrait dans une voie plus haute, et elle commençait à ressentir d'autres tortures et d'autres déchire- ments. D'un côté, elle ne voulait désobéir ni à l'autorité de son père ni à celle des religieuses ; et, de l'autre, elle ne pouvait supporter la pensée de manquer à la promesse qu'elle avait faite à la divine Apparition de la Grotte. Dans cette jeune âme, jusque-là si paisible, se livrait une lutte cruelle. Il lui semblait qu'elle oscillait invinciblement entre deux abîmes également mortels. Aller à la Grotte, c'était pécher envers son père ; ne pas y aller, c'était pécher envers la Vision venue d' en-haut. Dans les deux cas c'était, à ses yeux, évidemment pécher contre Dieu. Et cependant, par la force des choses, il fallait prendre l'un de ces deux partis ; il n'y avait point de milieu et il était impossible de ne pas faire ce choix fatal. Il est vrai que ce qui est impossible à l'homme, dit l'Evangile, est possible à Dieu.

La matinée se passa dans ces angoisses, d'autant plus pénibles et déchi- rantes qu'elles arrivaient dans une âme toute neuve, à cet âge, habituel- lement calme et pur, oii les impressions sont si vives : l'accoutumance des douleurs humaines n'a pas encore formé comme un calus autour des fibres délicates du cœur.

Vers le milieu du jour, les enfants rentraient un instant chez elle pour prendre leur repas.

Bernadette, l'âme brisée entre les deux termes inconciables de cette situation sans issue, cheminait tristement vers sa maison. La cloche de l'église de Lourdes venait de sonner V Angélus de midi.

En ce moment une force étrangère s'empara d'elle tout à coup, agissant non sur son esprit mais sur son corps, comme eût pu le faire un bras invi- sible, et la poussa hors du chemin qu'elle suivait pour la porter invincible- ment dans la direction du sentier qui se trouvait à droite. Cette impul- sion était pour elle, paraît-il, ce que serait, pour une feuille gisant à terre, l'impérieux souffle du vent. Elle ne pouvait pas plus s'empêcher d'avancer que si elle eût été placée soudainement sur la plus rapide des pentes. Tout son être physique se trouva brusquement entraîné vers la Grotte ce sentier conduisait. Il lui fallut marcher, il lui fallut courir.

Et cependant, le mouvement qui l'emportait n'était ni brusque ni vio- lent. Il était irrésistible, mais n'avait rien de heurté ni de dur ; tout au contraire, c'était la suprême force dans la suprême douceur. La main toute-puissante se faisait maternelle et douce comme si elle eût craint de blesser cette frêle enfant.

La Providence qui gouverne toutes choses avait donc résolu l'insoluble problème. L'enfant, soumise à son père, n'allait point à la Grotte son cœur seul s'élançait ; et voilà qu'entraînée de force par l'Ange du Sei- gneur elle y arriva pourtant, suivant sa promesse à la Vierge, sans que, malgré cela, sa volonté eût désobéi à l'autorité paternelle.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 43

De tels phénomènes se sont plus d'une fois produits dans la vie de cer- taines âmes dont la pureté profonde a plu au cœur de Dieu. Saint Phi- lippe de Néri, sainte Ida de Louvain, saint Joseph de Copertino, sainte Rose de Lima ont éprouvé des choses semblables ou analogues.

Cet humble cœur, meurtri et abandonné, souriait déjà à l'espérance à mesure que ses pas s'approchaient de la Grotte.

Là, se disait l'enfant, je re verrai l'Apparition bien-aimée, je serai consolée de tout ; je contemplerai ce visage si beau dont la vue me ravi de bonheur. A ces peines cruelles va succéder la joie sans bornes, car la " Dame," elle, ne m'abandonnera pas.

Elle ne savait point, en son expériecne, que l'esprit de Dieu souffle il veut.

Un peu avant l'arrivée à la Grotte, la force mystérieuse qui avait em- porté l'enfant parut sinon s'interrompre, du moins diminuer. Bernadette marcha moins vite et avec une fatigue qu'elle n'avait pas habituellement ; car c'était justement à cet endroit que, les autres jours, une puissance invi- sible semblait à la fois et l'attirer vers la Grotte et la soutenir dans sa marche. Elle n'éprouva ce jour-là, ni cette attraction secrète, ni cet appui mystérieux. Elle avait été poussée vers la Grotte, elle n'y avait point été attirée. La force qui l'avait saisie lui avait marqué le chemin du devoir, et montré qu'avant toutes choses il fallait obéir et tenir la promesse faite à l'Apparition, mais l'enfant n'avait point, comme les autres fois, entendu la Voix intérieure et ressenti le tout-puissant attrait. Quiconque a l'habitude de l'analyse saisira ces nuances, plus faciles à comprendre qu'à expri- mer.

Bien que la très-grande multitude qui, durant toute la matinée, avait si vainement attendu Bernadette se fût dispersée, il se trouvait pourtant en ce moment devant les Roches Massabielle une foule considérable. Les uns y étaient venus pour prier, les autres par simple curiosité. Beaucoup, ayant vu de loin Bernadette cheminer dans cette direction, étaient accou- rus et arrivaient en même temps qu'elle.

L'enfant, comme de coutume, s'agenouilla humblement et se mit à réci- ter son chapelet en regardant l'ouverture tapissée de mousse et de branches sauvages la Vision céleste avait, déjà six fois, daigné apparaître à ses yeux.

La foule attentive, curieuse, recueillie, haletante, s'attendait à tout instant à voir le visage de l'enfant rayonner et marquer, par sa splendeur, que l'Etre surhumain était debout devant elle.

Un temps très-long se passa ainsi.

Bernadette priait avec ferveur ; mais rien dans ses traits immobiles ne s'éclairait du divin reflet. La Vision m*:, veilleuse ne se montra point à ses yeux et l'enfant implora sans être exaucée la réalisation de ses espé- rances. Le ciel parut l'abandonner comme la terre et demeurer aussi dur

44 NOTRE-DAME DE LOURDES.

à sa prière et à ses larmes que les roches \q marbre devant lesquelles ses genoux étaient plies.

De toutes les épreuves auxquelles elle était soumise depuis la veille, celle-là était la plus cruelle, et ce fut l'amertume des amertumes.

Pourquoi avez-vous disparu ? pensait l'enfant. Et pourquoi m' aban- donnez-vous ?

L'Etre merveilleux lui-même semblait en effet la repousser aussi, et, en cessant de se manifester, donner raison aux contradicteurs et laisser le champ libre à ses ennemis.

La foule déconcertée interrogea Bernadette. Mille questions lui étaient posées par ceux qui l'entouraient.

Aujourd'hui, répondait l'enfant, les yeux rouges de larmes, la "Dame'* ne m'est point apparue. Je n'ai rien vu.

Tu dois comprendre maintenant, ma pauvre petite, que c'est une illusion et qu'il n'y a jamais rien eu : tu avais des lubies, disaient les uns.

En effet, ajoutaient les autres, pourquoi si la Dame a apparu hier, n'apparaît-elle pas aujourd'hui ?

Les autres jours, je l'ai vue comme je vous vois, disait l'enfant ; et nous nous parlions. Elle et moi. Mais aujourd'hui. Elle n'y est plus et je ne sais pas pourquoi.

Bah ! reprenait un sceptique, le Commissaire de Police a fait son effet et vous verrez que tout est fini.

. De par le roi, défense à Dieu

De faire miracle en ce lieu.

Les croyants qui se trouvaient étaient troublés en leur cœur et ne savaient que dire.

Quant à Bernadette, sûre d'elle-même et sûre du passé, le doute ne l'effleura même pas. Mais elle était dans une tristesse profonde, et, en rentrant au logis paternel, elle versait des larmes et priait.

Elle attribuait l'absence de l'Apparition à quelque mécontentement. " Aurais-je fait quelque faute ? " se demandait-elle. Mais sa conscience ne lui répondait par aucun reproche. Son élan vers la Vision divine qu'elle brûlait de contempler encore redoublait cependant de ferveur. Elle cherchait en son âme naïve comment elle ferait pour la lece/oir et elle ne le savait. Elle se sentait impuissante à évoquer cette Beauté sans tache qui lui était apparue, et elle pleurait, le cœur tourné en haut, ne sachant pas que pleurer, c'est prier.

Au fond, tout à fait au fond de son âme endolorie persistait toutefois une secrète espérance, et quelques rares rayons de joie, perçant çà et tous ces nuages sombres, passaient par instants sur son cœur et affermis- saient sa foi à la di"ine Apparition, qu'elle aimait toujours et en laquelle elle croyait, bien qu'elle ne la vit plus.

D'où viens-tu ? lui dit son père, au moment elle rentra.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 45

Elle raconta ce qui venait de se passer.

Et tu dis, reprirent les parents, qu'une force t'a emportée malgré toi?

Oui, répondit Bernadette.

" Cela est vrai, pensèrent-ils, car cette enfant n'a jamais menti." Le père Soubirous réfléchit un long moment. Il semblait y avoir en

lui comme une lutte intérieure. Enfin il releva la tête et parut prendre

une résolution définitive.

Eh bien, reprit-il, puisqu'il en est ainsi, puisqu'une force supérieure ta entraînée, je n. te défends plus d'aller à la Grotte et je te laisse libre.

La joie, une joie vive et pure, descendit sur le visage de Bernadette.

N' le meunier ni sa femme n'avaient présenté comme une objection la non Apparition de ce jour. Peut-être, au fond intime de leur cœur, en voyaient-ils la cause dans la résistance que, par effroi de l'autorité oflScielle, ils avaient apportée aux ordres surhumains.

Ce que nous v*înons de raconter s'était passé dans l'aprè -midi, et le bruit s'en était rapidement répandu dans la ville. La brusque interrup- tion des Apparitions surnaturelles donnait lieu aux commentaires les plus opposés. Les uns prétendaient en faire un argument sans réplique contre toutes les visions précédentes ; les autres, au contraire, en tiraient une preuve de plus en faveur de la sincérité de l'enfant.

Cette force irrésistible qui aurait entraîné Bernadeti^ malgré elle faisait hausser les épaules philosophiques de l'endroit, et fournissait un sujet d'interminables thèses aux honorables savants qui expliquaient tout par une perturbation du système nerveux.

Le Commissaire,' voyant que ses injonctions avaient été violées, et appre- nant en outre que François Soubirous avait levé la défense qu'il avait faite à «a fille, les manda tous deux devant lui, ainsi que la mère, et il renouvela ses menaces. Il parvint de nouveau à les efirayer ; mais, malgré la terreur qu'il leur inspirait, il ne trouva plus, à sa grande surprise, dans François Soubirous, la docilité ou la faiblesse de la veille.

Monsieur Jacomet, disait le pauvre homme, Bernadette n'a jamais menti, et si le bon Dieu, la sainte Vierge ou quelque sainte l'appelle, nous ne pouvons nous y opposer. Mettez- vous, à notre place, monsieur le com- missaire, le bon Dieu nous punirait ?

D'ailleurs, tu dis toi-même que la \ ision n'a plus lieu, argumentait Jacomet, s'adressant à l'enfant. Tu n'as plus rien î^ y faire.

J'ai promis d'y aller tous les jours de la Quinzaine, répondait Berna- dette.

Tout cela, ce sont des contes ! s'écriait le Commissaire exaspéré ; et je vous ferai tous mettre en prison, si cette fille continue d'ameuter les multitudes par ses simagrées.

Mon Dieu, disait Bernadette, je m'en vais prier toute seule, je

46 NOTRE-DAME DE LOURDES.

n'appelle personne, et s'il vient tant de monde après moi et avant moi, ce n'est pas ma faute. C'est qu'on a dit que c'était la sainte Vierge, mais moi je ne sais pas ce que c'est.

Habitué aux arguties, aux allures détournées du monde des coquins, rhomme de police était déconcerté devant cette simplicité profonde. SeS ruses, sa merveilleuse habileté, ses questions captieuses, ses menaces, tous les vieux tours déliés ou terribles de son métier avaient jusque-là échoué contre ce qui lui avait semblé tout d'abord, contre ce qui lui semblait encore la faiblesse même. N'admettant pas un seul instant qu'il fût dans le faux, il ne pouvait comprendre la cause de sa complète impuissance. Aussi, loin de renoncer à s'opposer au libre cours des choses, il résolut d'appeler d'autres forces à son aide.

En vérité, i^écriait-il en frappant du pied, voilà une stupide affaire

Et, laissant les Soubirous rentrer chez eux, il courut chez le Procureur impérial.

M. Dufour, malgré son horreur de la superstition, ne pouvait trouver dans l'ai^senal de nos codes aucun texte pour traiter la Voyante en crimi- nelle. Elle ne convoquait personne ; elle ne tirait de toutes ces choses aucun profit d'argent ; elle allait prier sur un terrain communal, ouvert à tout le monde et aucune loi ne l'empêchait de s'agenouiller ; elle ne faisait tenir à l'Apparition aucun discours subv^ersif ou contraire au Gou- nement ; les populations ne se livraient à aucun désordre. Il n'y avait évidemment aucun moyen de sévir.

Quant à poursuivre Bernadette pour délit d fausses nouvelles," il était établi par l'expérience qu'elle n»^ = contredisait jamais ; et, en dehors d'une contradiction dans ses paroles, itement constatée, il était diffi-

cile de lui prouver qu'elle mentait, sans attaquer directement le principe même des Apparitions surnaturelles, principe admis de tout temps par l'Eglise catholique. Or, sans l'agrément des hautes autorités de la magis- trature et de l'Etat, un simple procureur impérial ne pouvait prendre sur lui d'engager un pareil conflit.

Pour qu'elle fût passible de poursuites, il fallait au moins que Bama- dette se contredit un jour ou l'autre ; qu'elle ou ses parents tirassent quelcjuc profit de ce qui se passait, que la foule se livrât à quelque désordre.

Tout cela pouvait arriver.

De cette hypothèse au désir de la réaliser, de cette claire vue des choses dans des esprits ennemis du fanatisme populaire, à l'envie de tendre des piégos à la multitude ou à l'enfant, il n'y aurait eu sans doute qu'un pas pour les natures vulgaires qui s'agitent au-dessous du monde officiel. Mais M. Jacomet étant un fonctionnaire, et la moralité de la Police est à l'abri de pareils soup<;ons.

Le lendemain matin, la foule se trouvait devant la Grotte avant le lever

NOTRE-DAME DE LOURDES. 47

du soleil. Bernadette arriva avec cette calme simplicité que n'altéraient ni l'hostilité menaçante des uns, ni la vénération enthousiaste des autres. La tristesse et les angoisses de la veille avaient laissé quelques traces sur son visage. Elle craignait encore de ne plus revoir F Apparition, et quelle que fut son espérance, elle n'osait s'y abandonner.

Elle s'agenouilla humblement, appuyant l'une de ses mains sur un cierge bénit qu'elle avait apporté ou qu'on lui donna, tenant de l'autre le chapelet.

Le temps était <^alme et la flamme du cierge ne montait pas plus droit vers le ciel que la prière de cette âme vers les régions invisibles d'où avait coutume de descendre l'Apparition bienheureuse. Il en était ainsi sans doute -, car à peine l'enfant se fut-elle prosternée que l'ineffable Beauté dont elle invoquait si ardemment le retour se manifesta à ses yeux et la ravit hors d'elle-même. L'auguste Souveraine du Paradis arrêta sur l'enfant de ce monde un regard plein d'une inexprimable tendresse, parais- sant l'aimer encore davantage depuis qu'elle avait souffert. Elle, le plus grand, le plus sublime, le plus puissant des êtres créés ; Elle, dont la gloire, dominant tous les âges et remplissant l'éternité, fait pâlir ou plutôt disparaître toute autre gloire ; Elle, la fille, l'Epouse et la Mère de Dieu, elle sembla vouloir rendre tout à fait intimes et familiers les liens qui l'unissaient à cette petite fille inconnue et ignorante, à cette humble gar- deuse de brebis. Elle l'appela par son nom, de cette voix harmonieuse dont le charme profond ravit l'oreille des anges.

Bernadette ! disait la divine Mère.

Me voici, répondit l'enfant.

J'ai à vous dire pour vous seule et concernant vous seule une chose secrète. Me promettez-vous de ne jamais la répéter à personne en ce monde?

Je vous le promets, dit Bernadette.

Le dialogue continua et entra dans un mystère profond qu'il ne nous est ni possible ni permis de sonder.

Quoi qu'il en soit, quand cette sorte d'intimité fut établie, la Reine du Royaume éternel regarda cette petite enfant, qui la veille encore avait souffert et qui devait encore souffrir pour l'amour d'elle, et il lui plut de la choisir comme l'ambassadrice de l'une de ses volontés parmi les hommes.

-Et maintenant, ma fille, dit-elle à Bernadette, allez dire aux prêtres que je veux que l'on m'élève ici une chapelle." Et en prononçant ces mots, sa physionomie, son regard et son geste semblaient promettre qu'Elle y répandrait des grâces sans nombre.

Après ces paroles. Elle disparut ; et le visage de Bernadette rentra dans l'ombre, comme, le soir, y entre la terre, quand le soleil s'est effacé peu à peu dans les profondeurs de l'horizon.

La multitude se pressait autour de l'enfant, naguère encore transfigurée

48 NOTRE-DAME DE LOUDRES.

par Textase. Tous les cœurs étaient émus. On l'interrogeait de toutes parts. On ne lui demandait point si la Vision avait eu lieu ; car, au moment de l'extase, tous avaient compris, avaient eu conscience que l'Appa- rition était ; mais on voulait savoir les paroles qui avait été prononcées Chacun faisait effort pour approcher de l'enfant et pour l'entendre.

Que vous a-t-EUe dit ? Que vous a dit la Vision ? était une question qui partait de toutes les bouches.

Elle m'a dit deux choses, l'une pour moi seule et l'autre pour les prêtres, et je vais tout de suite vers eux, répondait Bernadette, qui avait hâte de reprendre le chemin de Lourdes pour remplir son message.

Elle s'étonnait ce jour-là comme précédemment, que tout le monde n'entendit pas le dialogue et ne vit point la " Dame." " La vision parle assez haut pour qu'on l'entende, disait-elle ; et, moi aussi, j'élève la voix comme à l'ordinaire." Or, durant l'extase, on remarquait bien les lèvres de l'enfant qui s'agitaient, mais c'était tout : on ne distinguait aucune parole. Dans cet état mystique, les sens sont en quelque sorte spiritua- lisés, et les réalités qui les frappent sont absolument imperceptibles pour les organes grossiers de notre nature déchue. Bernadette voyait et entendait, elle parlait elle-même : et cependant nul ne percevait autour d'elle ni le son des paroles, ni le corps de l'Apparition. Bernadette était- elle dans l'erreur ? Non : elle seule était dans le vrai. Elle seule, aidée du secours spirituel de la grâce extatique, apercevait momentanément ce qui échappait aux sens de tous ; de même que l'astronome, aidé du secours matériel d'un télescope, contemple un instant dans les cieux l'étoile énorme, mais lointaine, qui est invisible aux yeux du vulgaire. Hors de l'extase, elle ne voyait plus rien ; de même que, sans ce puissant instru- ment d'optique qui centuple la puissance de son œil, l'astronome est, à découvrir l'étoile cachée, aussi impuissant que qui que soit.

Quel avait été cependant cet étrange et intime entretien, ce secret par- ticulier dont Bernadette parlait sans en vouloir dire la nature ? Entre la Mère du Créateur tout-puissant de la Terre et des Cieux et l'humble fille du meunier Soubirous ; entre lette Majesté royonnante, la plus haute qui soit après celle de Dieu, ritre cette Reine suprême des Royaumes de l'Infinie et la petite berge js des coteaux de Bartrès, quel secret pouvait- il y avoir ? Assurément nous n'essayerons point de le deviner et, nous considérerions comme un sacrilège d'écouter aux portes du Ciel.

Toutefois, il nous est permis de remarquer la profonde et délicate con- naissance du cœur humain et la maternelle sagesse qui déterminèrent sans doute l'auguste interlocutrice de Bernadette à faire précéder de quelques paroles entièrement secrètes la mission publique dont elle l'investissait. Favorisée aux yeux de tous de Visions merveilleuses, chargée envers les prêtres du vrai Dieu d'un message d'outre-monde, cette âme d'enfant, jupque-^à si paisible et si solitaire, se trouvait tran8j)ortée tout à coup au. centre des foules innombrables et des agitations infinies. Elle allait être en butte aux contradictions des uns, aux menaces des autres, aux railleries de plusieurs, et, ce qui était bien plus dangereux pour elle, à l'enthou-

NOTRE-DAME DE LOURDES. 49

siaste vénération d'un grand nombre. Les jours approchaient des multitudes l'acclameraient et se disputeraient comme des reliques saintes les lambeaux de ses vêtements, des personnages éminents et illustres se prosterneraient devant elle et lui demanderaient de les bénir, un temple magnifique s'élèverait et des peuples entiers s'ébranleraient en pèleri- nages et en processions incessantes sur la foi de sa parole. Et c'est ainsi que cette pauvre fille du peuple était sur le point de traverser l'épreuve la plus terrible qui pût assaillir son humilité, épreuve elle pouvait perdre à jamais sa simplicité et sa candeur, toutes ces vertus modestes et douces qui avaient germé et fleuri au sein de sa solitude. Les grâces mêmes qu'elle recevait devenaient ainsi pour elle un danger redoutable, un danger auquel plus d'une fois ont succombé des âmes d'élite honorées des faveurs du ciel. Saint Paul lui-même, après ses Visions, était tenté d'orgueil et avait besoin i[\ie les Mauvais Ange de la chair le souffletât pour l'empêcher de s'exalter en son cœur.

Cependant la sainte Vierge voulait garantir Bernadette qu'elle aimait, sans permettre au Mauvais Ange d'approcher de ce hs de pureté et d'innocence, éclos aux rayons de sa grâce. Or, que fait la Mère quand un danger menace son enfant ? Elle le sert-e d'avantage et plus tendrement sur son sein, et elle lui dit tout bas, dans le mystère d'une parole doucement murmurée en son oreille. " Ne crains rien, je suis là." Et si elle est obligée de le quitter un instant et de le laisser seul, elle ajoute : Je ne m'éloigne point, je suis à deux pas de toi, ici même, et tu n'as qu'à étendre la main pour prendre la mienne." Ainsi fit, pour Ber- nadette, la Mère de nous tous. Au moment le monde et ses tentations diverses, Satan et ses pièges subtils allaient s'efforcer de la lui arracher, Elle voulut la faire entrer plus profondément dans son intimité ; Elle l'en- toura de ses bras et la pressa plus fortement sur son cœur. Dire, Elle, la Reine du ciel ! un secret à l'enfant de la terre, c'était faire tout cela : c'était élever Bernadette jusqu'à la portée de ses lèvres parlant à voix basse ; c'était fonder en ce souvenir enfantin un heu de refuge inaccessible, un lieu de paix et d'intimité que nul ne viendrait jamais troubler.

Un secret, confié ei entendu, Crée entiie deux fi'mes 1^ plus étroit des liens. Dire un secret, c'«st donner un gage assuré d'affectueux abandon et de fidélité ; c'est établir un sanctuaire fermé et comme un rendez-vous sacré entre deux cœurs. Quand quelqu'un de grave, quelqu'un infini- ment au-dessus de nous, nous a révélé son secret, nous ne pouvons plus douter de lui. Son amitié a par cette intime confidence, pris en quelque sorte domicile en nous-même, et il se rend par l'hôte constant, j'allais dire avec plus de netteté, l'habitant de notre âme. Penser à ce secret, c'est en quelque sorte serrer mystérieusement sa main et le sentir présent.

Un secret confié par la Vierge à la fille du meunier devenait donc pour cette dernière la plus sûre des sauvegardes. Ce n'est point la théologie qui nous l'enseigne : c'est l'étude même du cœur humain qui le rend évident.

60 NOTRE-DAME DE LOURDES.

LIVRE TROISIEME.

"ler.

Bernadette et le Curé de Lourdes. Preuve demandée.— Apparition du 24

Récit de M. Estrade.— Désintéressement des Soubirous. Apparition du 2. -ier jaillissement de la Source Coïncidences prophétiques. Louis Bourrlettc Marie Daube ; Bernarde Soubie : Fabien Baron ; Jeanne Crassus.— Troubles des Libres Penseurs.

Lorsque Bernadette arriva dans la ville, les fiots populaires s'étaient portés en avant pour voir ce qu'elle allait faire.

L'enfant descendit la route qui traverse Lourdes et en forme la principale rue ; puis s'arrêtant dans la partie inférieure de la ville, devant le mur de clôture d'un rustique jardin, elle en ouvrit la porte verte à claire-voie, et elle se dirigea vers la maison dont ce jardin dépendait.

La foule, par un sentiment de respect et de convenance, ne suivit pas Bernadette et demeiîra dans la rue.

Humble et simple, vêtue de ses pauvres habits raccommodés en maint endroit, la tête et les épaules couvertes de son petit capulet blanc en étoffe 'grossière, n'ayant en un mot nul signe extérieur d'une mission d'en haut, sinon peut-être ce royal manteau de l'indigence que Jésus-Christ a porté, la messagère de la divine Vierge apparue à la Grotte, venait d'entrer chez rhomme vénérable dans lequel se personnifiait, en ce coin de terre et pour cette enfant, l'indéfectible autorité de l'Eglise catholique.

M. l'abbé Peyramale, tout en étant pleinement pénétré, en fidèle et pieux enfant de l'Eglise, de la possibilité des Apparitions, avait quelque peine à croire à la réalité divine de cette Vision extraordinaire qui, au dire d une enfant, se marlifestait sur les 'rives dif Gaî^e, dans la 'Grotte, naf'uère inconnue, des Roches Massabielle. L'aspect de l'extase l'eût convaincu sans doute ; mais il n'avait rien vu de toutes ces choses que par des yeux étrangers, et de grands doutes étaient en lui, d'abord sur la réalité même des Apparitions, et ensuite sur leur caractère divin. L'Ange de ténèbres se transforme en efiet par moments en Ange de lumière, et une certaine inquiétude est légitime en ces matières. Il jugeait d'ailleurs nécessaire d'éprouver par lui-même la sincérité de la Voyante. Aussi accueillit-il Bernadette avec une défiance asse^ brusque dans l'expression, et allant même jusqu'à la sévérité.

Quoiqu'il se fut tenu, comme nous l'avons dit, à l'écart des événements et qu'il n'eut de sa vie, parlé à Bernadette, si nouvelle d'ailleurs parmi ses ouailles, il la connaissait pourtant de vue, quelques personnes la lui ayant montrée, la veille ou l'avant-veille, alors (qu'elle passait dans la rue.

N'est-ce pas toi qui es Bernadette, la fille de Soubirous, le meunier ? lui dil-il, dès que, après avoir traversé le jardin, elle se présenta devant lui.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 51

Le prêtre éminent, dont nous avons fait le portrait, était, avec ses paroissiens, familier comme un père, et il avait coutume de tutoyer de la sorte tous les petits enfants de son troupeau. Seulement ce jour-là, le ton du père était sévère.

Oui, c'est moi. Monsieur le Caré, répondit l'humble messagère de la sainte Vierge.

Eh, bien, Bernadette, que me veux-tu ? . . Que viens-tu faire ici ? reprit-il non sans quelque rudesse et en arrêtant sur l'enfant un regard dont la froide réserve et la sévère inquisition étaient faites pour déconcerter une âme peu sûre d'elle-même.

Monsieur le Curé, je viens de la part de " la Dame" qui m'apparaît à la Grotte de Massabielle. . .

Ah oui I fit le Prêtre en lui coupant la parole, tu prétends avoir des Visions et tu fais courir tout le pays avec tes histoires. Qu'est-ce que tout cela ? Que t'est-il arrivé depuis quelques jours ? Qu'est-ce donc que ces choses extraordinaires que tu affirmes et que rien ne prouve ?

Bernadette était peinée, surprise peut-être en son innocence, par l'atti- tude sévère et le ton presque dur qu'avait pris en la recevant M. le curé Peyramale, habituellement si bon, si paternel et si doux avec ses parois- siens et en particalier avec les humbles et les petits.

Bernadette, le cœur un peu serré, mais sans nul trouble et avec la pai- sible assurance de la vérité, raconta simplement ce que le lecteur connaît déjà.

L'homme de Dieu savait être supérieur à ses préventions porsonnelles. Accoutumé par une longue pratique à lire dans le fond des cœurs, il admirait en lui-même, tandis qu'*elle parlait, ^^e caractère étonnamment vraâ de cette petite paysanne, racontant en son rustique langage des événe- ments aussi merveilleux. A travers ces yeux limpides, derrière ce can- dide visage, il apercevait l'innocence profonde de cette âme privilégiée. Il était impossible à sa noble et droite nature, d'entendre un tel accent de vérité et de regarder ces traits harmonieux et purs, oii tout était bon, sans se sentir intérieurement porté à croire en la parole de l'enfant qui parlait.

Les incrédules eux-mêmes, nous l'avons expliqué, n'accusaient déjà plus la sincérité de la Voyante. Dans ses extases, la Vérité venue d'en haut semblait l'illuminer tout entière et entrer en elle. Dans ses récits, la Vérité semblait sortir de sa personne et rayonner, réchauffant les cœurs, et dissi- pant ,ainsi que de vains nuages, les confuses objections de l'esprit. Cette enfant extraordinaire avait, en un mot, autour de son front, comme une auréole de sincérité, visible aux yeux des âmes pures, et même à d'autres, et sa parole avait le don de chasser le doute.

Quelque inébranlable et arrêté que fut le caractère de M. Peyramale, quelle que fut sa fermeté d'âme et d'esprit, quelque vive que fut sa défiance

52 NOTRE-DAME DE LOURDES.

son cœur fut étrangement remué par une émotion en apparence inexpli- cable— aux accents de cette Bernadette dont on parlait tant et qu'il enten- dait pour la première fois. Cet homme si fort se sentait vaincu par cette toute-puissante faiblesse. Toutefois, il avait trop d'empire sur lui-même, trop de prudence, pour se laisser aller à une impression qui, après tout, aurait pu le tromper. Simple particulier, il eut peut-être dit à l'enfant : " Je te crois." Pasteur d'un vaste troupeau, préposé à la garde de la vérité, il avait résolu de ne se rendre qu'à des preuves palpables et visibles. Aucun muscle de son visage ne trahit son agitation intérieure. Il eut la force de crarder envers l'enfant sa physionomie rude et sévère :

Et tu ne sais pas le nom de cette Dame ?

Non, répondit Bernadette. Elle ne m'a point dit qui elle était.

Ceux qui te croient, reprit le prêtre, s'imaginent que c'est la Sainte Vierge Marie. Mais sais-tu bien, ajouta-t-il d'une voix grave et vague- ment menaçante, que si tu prétends faussement la voir dans cette Grotte, tu prends le chemin de ne la jamais voir dans le ciel ? Ici, tu te dis seule à la voir. haut, si tu mens en ce monde, les autres la verront, et toi tu seras, pour ta tromperie, à jamais loin d'Elle, à jamais dans l'enfer.

Je ne sais point si c'est la Sainte Vierge, Monsieur le Curé, répondit l'enfant, mais je vois la Vision comme je vous vois et Elle me parle comme vous me parlez. Et je viens vous dire, de sa part, qu'EUe veut qu'on lui élève une chapelle aux Roches de Massabielle, Elle m'apparaît.

Le Curé regarda cette petite fille, lui intimant avec une si entière assu- rance cette demande formelle : et, malgré so émotion d'auparavant, il ne put, devant TLiimble et enfantine apparence de l'ambassadrice du ciel, s'empêcher de sourire de cet étrange message. L'idée que cette enfant était dans l'illusion succéda dans son esprit à l'émotion do son cœur, et le doute reprit le dessus.

Il fit répéter à Bernadette les termes mêmes qu'avait employés la Dame de la Grotte.

Après m'avoir confié le secret qui me concerne et que je ne puis révé- ler, elle a ajouté : "Et maintenant, allez dire aux prêtres que je veux que l'on me bâtisse ici une chapelle."

Le prêtre garda un instant le silence. " Après tout, songeait-il, c'est possible ! " Et cette pensée que la Mère de Dieu lui envoyait, à lui pauvre prêtre inconnu, un message direct, le remplissait d'agitation et de trouble. Puis, il arrêtait ses yeux sur l'enfant et se demandait : " donc est la garantie de cette petite fille, et qu'est-ce qui me démontre qu'elle n'est pas le jouet d'une erreur V

Si'-la " Dame " dont m parles est vraiment la Reine du Ciel, répondit- il, je serai heureux, dans la mesure de mes forces, de contribuer à lui faire élever une chapelle ; mais ta parole n'est pas une certitude. Rien ne m'oblige à te croire. Je ne sais qui est cette Dame, et avant de m'oceu-

NOTRE-DAME DE LOURDES. 53

per de ce qu'elle désire, je veux savoir si elle y a droit. Demande-lui, par conséquent, de me donner quelque preuve de sa puissance.

La fenêtre était ouverte et le regard du prêtre, plongeant sur soa jar- din, apercevrait la végétation arrêtée, et la mort momentanée que donnent aux plantes les frimas de l'hiver.

L'Apparition, me racontes-tu, a sous ses pieds un rosier sauvage, un églantier qui sort des Roches. Nous sommes au mois de Février. Dis- lui de ma part que, si elle veut la Chapelle, elle fasse fleurir le rosier.

Et il congédia l'enfant.

On n'avait pas tardé à savoir dans tous ses détails le dialogue qui venait d'avoir lieu entre Bernadette et le prêtre, vénéré de tous, qui était, à cette époque, Curé de la ville de Lourdes.

Il l'a mal reçue, disaient avec joie les philosophes et les savants : il a trop de raison pour croire aux rêveries d'une hallucinée, et il s'est tiré avec infiniment d'esprit d'une situation difficile. D'un côté, donner son assentiment à de telles folies était impossible pour un homme de son intel- ligence et de sa portée ; de l'autre, opposer à tout cela une négation pure et simple, c'était se mettre à dos toute cette multitude fanatisée. Au lieu de tomber dans ce double écueil, au lieu de se laisser prendre dans les cornes de ce dilemme, il s'échappe tranquillement de la difficulté et, sans aller directement contre la croyance populaire, il demande très-finement une preuve visible, palpable, certaine, de l'Apparition, un Miracle en un mot, c'est-à-dire l'impossible. Il condamne le mensonge ou l'illusion à se réfuter d'eux-mêmes, et, avec l'épine d'un rosier sauvage, il fait crever ce gros ballon. C'est fort bien trouvé !

Jacomet, M. Dutour et leurs amis se réjouissaient de cette mise en demeure signifiée à l'Etre invisible de la Grotte. " L'Apparition est som- mée de montrer son passe-port," était un mot qu'on répétait en riant dans les parages officiels.

L'églantier fleurira, disaient les plus fermes parmi les croyants, ceux qui étaient encore sous l'impression du spectacle de Bernadette en extase.

Un grand nombre, tout en ayant foi en l'Apparition, redoutaient une épreuve. Le cœur de l'homme est ainsi fait, et le centenier de l'Evangile parlait pour la plupart d'entre nous quand il disait : Credo Domine, adju- va incredulitatem meam. " Je crois, Seigneur : venez en aide à mon incrédulité ! "

Les uns et les autres attendaient avec impatience la journée du lende- main.

Parmi ceux qu'un dédain transcendant de la superstition avaient empê- chés jusque-là de se mêler, pour examiner les choses, aux flots de la mul- titude, plusieurs résolurent de se rendre désormais à la Grotte, afin d'as- sister à la déception populaire. L'un d'eux était M. Estrade, ce Receveur des Contributions Indirectees dont nous avoûs parlé et qui avait assisté

54 NOTRE-DAME DE LOURDES.

chez M. Jacomet, à l'interrogatoire de la Voyante. Il avait été alors, on s'en souvient, vivement frappé par l'étrange accent de sincérité de Berna- dette, et, ne pouvant mettre en doute la bonne foi de l'enfant, il avait attribué son récit aux suites d'une hallucination. Parfois cependant, cette impression première s'éloignant, il inclinait vers la solution de Jacomet, lequel continuait à ne voir là-dedans qu'une comédie très-habile et un miracle de fourberie. Sa philosophie, très-ferme d'ailleurs en ses prin- cipes, oscillait entre ces deux explications, les seules possibles selon lui. Son mépris pour ces extravagances mystiques et ces impostures était tel qu'il s'était fait jusqu'à ce moment, malgré sa secrète curiosité, un point d'honneur de ne pas aller au3t Roches Massabielle. Il se décida néanmoins ce jour-là à s'y rendre, un peu pour assister à un spectacle bizarre, un peu pour observer, un peu aussi par complaisance et pour accompagner sa sœur, très-émue de ces récits, et quelques dames du voisinage. Il nous a lui-même raconté ses impressions peu suspectes.

" J'arrivai, nous dit-il, très-disposé à examiner et, pour tout avouer, à bien me réjouir et à rire, m'attendant à une comédie ou à des bizarreries grotesques. Un peuple immense s'amassait peu à peu autour de ces roches sauvages. J'admirais la simplicité de tant de niais, et je souriais en moi-même de la crédulité d'une foule de bonnes femmes qui se tenaient béatement à genoux devant les rochers. Nous étions venus de très-bon matin et, grâce à mes coudes, je pus, sans trop de difficulté, me placer au premier rang. A l'heure accoutumée, vers le lever du soleil, Bernadette arriva. J'étais près d'elle. Je remarquai en ses traits enfantins ce carac- tère de douceur, d'innocence et de tranquillité profonde qui m'avait frappé quelques jours auparavant chez le Commissaire. Elle se mit à genoux, naturellement, sans ostentation et sans embarras, sans trouble, sans préoccu- pation de la foule qui l'entourait, absolument comme si elle eût été seule dans une église ou dans un bois désert, loin de tout regard humain. Elle tira son chapelet et commença à prier. Bientôt son regard parut recevoir et refléter une lumière inconnue : il devint fixe et s'arrêta émerveillé, ravi, radieux de bonheur, sur l'ouverture du rocher. J'y portai aussitôt les yeux et je n'y vis, moi, rien autre chose, absolument rien, que les branches dépouillées de l'églantier. Et cependant, que vous dirai-je ? devant la transfiguration de l'enfant, toutes mes préventions antérieures, toutes mes objections philosophiques, toutes mes négations préconçues tombèrent tout à coup et firent place à un sentiment extraordinaire qui s'empara de moi, malgré moi. J'eus la certitude, j'eus l'irrésistible intuition qu'un être mystérieux se trouvait là. Mes yeux ne le voyaient point ; mais mon âme, mais celle des innombrables spectateurs de cette heure solennelle le voyaient comme moi avec la lumière intime de l'évidence. Oui, je l'atteste, un être divin était là. Subitement et complètement transfigurée, Bernadette n'était plus Bernadette. C'était un ange du ciel plongé dans d'inénarrables

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ravissements. Elle n'avait plus le même visage : une autre intelligence, une autre vie, j'allais dire une autre âme s'y peignait. Elle ne se ressem- blait plus à elle-même, et il semblait que ce fût une autre personne. Son atti- tude, ses moindres gestes, la manière, par exemple, dont elle faisait le signe de la croix, avaient une noblesse, une dignité, une grandeur plus qu'humaines. Elle ouvrait de grands yeux insatiables de voir, des yeux béants et pres- qu'immobiles ; elle craignait, ce semble, de baisser la paupière et de perdre un seul instant la vue ravissante de la merveille qu'elle contemplait. Elle souriait à cet être invisible, et tout cela donnait bien l'idée de l'extase et de la béatitude. Je n'étais pas moins ému que les autres spectateurs. Comme eux, je retenais mon baleine, pour tâcher d'entendre le colloque qui s'était établi entre la Vision et l'enfant. Celle-ci écoutait avec l'expression du respect le plus profond, ou pour mieux dire, de la contempla- tion la plus extatique, mêlée à un amour sans hmites et au plus doux des ra- vissements. Quelquefois cependant une teinte de tristesse passait sur son visage, mais l'expression habituelle était celle d'une grande joie. J'obser- vai que, par instants, elle ne respirait plus. Durant tout ce temps elle avait son chapelet à la main, tantôt immobile (car parfois elle paraissait l'oublier pour s'abîmer dans sa contemplation de l'être surnaturel), tantôt glissant plus ou moins régulièrement entre ses doigts. Chacun de ses mouve- ments était en parfait accord avec sa physionomie, qui exprimait tour à tour l'admiration, la prière, la joie. Elle faisait par intervalles ces signes de Croix si pieux, si nobles, si empreints de puissance, dont je viens de parler. Si, dans le ciel, on fait des signes de Croix, ils sont assurément semblables à ceux de Bernadette en extase. Ce geste de l'enfant, tout restreint qu'il était, semblait en quelque sorte embrasser l'infini.

" A un certain moment, Bernadette s'avança en marchant sur ses genoux du point oii elle priait, c'est-à-dire des bords du Gave, jusques au fond de la Grotte. Il y a environ quarante-cinq pieds. Pendant qu'elle montait cette pente un peu abrupte, les personnes , qui étaient sur son passage l'entendirent très-distinctement prononcer ces paroles : " Péni- tence ! pénitence ! pénitence î "

" Quelques instants après elle se leva, et reprit le chemin de la ville au milieu de la foule. C'était une pauvre fille en haillons qui semblait n'avoir eu que la part commune à ce spectacle surprenant." *

Durant toute cotte scène cependant le rosier sauvage n'avait point fleuri. Ses branches dénudées et sans charme serpentaient immobiles le long du rocher, et c'était en vain que la multitude avait attendu le miracle embau- mé et charmant (ju'avait demandé le premier pasteur de la ville.

Circonstance digne de remarque ! la croyance des fidèles en fut peu ébranlée ; et, malgré cette apparente protestation de la nature inanimée

* M. Louis Veuillot a rapporté en gran'îe p-irtie, mais avec moins de détail.*, dans l Univert du 28 juillet 1868, le récit que M. Estrade nous a fait plus tard à nous-même.

56 NOTRE-DAME DE LOURDES.

contre toute puissance surnaturelle, plusieurs hommes considérables, entre autres celui dont nous venons de rapporter le récit, se sentirent convertis à la foi par le spectacle inouï de la transfiguration de la Voyante.

La foule, comme toujours, examinait la Grotte en tous sens après la fin de l'extase et le départ de l'enfant. M. Estrade l'explora ainsi que tout le monde avec le plus grand soin. Chacun cherchait à y voir quelque chose d'extraordinaire ; mais rien n'y frappait les yeux. C'était une ca- vité vulgaire dans une roche dure et sur un sol partout desséché, sauf à l'entrée et à l'ouest quand, par les temps de pluie, le vent y faisait péné- trer une humidité fugitive.

Eh bien, l'as-tu vue encore aujourd'hui, et que t'a-telle dit ? demanda le Curé de Lourdes, lorsque Bernadette se présenta chez lui en revenant de la Grotte.

J'ai vu la Vision, répondit l'enfant, et je lui ai dit " M. le Curé vous demande de donner quelques preuves, par exemple de faire fleurir le rosier qui est sous vos pieds, parce que ma parole ne suffit pas aux prêtres et qu'ils ne veulent pas s'en rapporter moi." Alors elle a souri, mais sans parler. Puis elle m'a dit de prier pour les pécheurs et m'a commandé de monter jusqu'au fond de la Grotte. Et elle a crié par trois fois, les mots ; " Pénitence ! pénitence ! pénitence î " que j'ai répétés en me traînant sur mes genoux jusqu'au fond de la Grotte. Là, elle m'a révélé encore un second secret qui m'est personnel. Puis elle a disparu.

Et qu'est-ce que tu as trouvé au fond de la Grotte ?

J'ai regardé après qu'Elle a disparu (car pendant qu'elle est je ne fais attention qu'à Elle, et Elle m'absr -be) et je n'ai vu que le rocher, et par terre quelques brins d'herbe qui poussaient au milieu de la pous- sière.

Le Curé demeura songeur.

Attendons, se dit-il.

Le soir, M. l'abbé Peyramale racontait cette entrevue aux vicaires de Lourdes et à quelques prêtres des environs. Ils plaisantèrent leur doyen sur le peu de succès de sa demande.

Si c'est la sainte Vierge, très-cher maître, lui disait-on, ce sourire, en entendant votre requête, nous semble fâcheux pour vous ; et une ironie venant de si haut nous paraît inquiétante.

Le Curé se tira de cet argument avec sa présence d'esprit accoutumée :

Ce sourire est en ma faveur, répondit-il. La sainte Vierge n'est pas moqueuse. Si j'avais mal parlé, elle n'aurait pas souri, elle se serait api- toyée sur mes raisons. Elle a souri : donc elle approuve.

Il y avait certainement du vrai dans la fine répartie de l'abbé Peyra- male, mais peut-être un peu moins qu'il ne le pensait. Certes, si en ce moment, avec sa sagacité profonde et sa hauteur d'âme, il eût mûrement réfléchi aux paroles qu'avait prononcées, peu de temps après avoir souri,

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la céleste Apparition, il eût compris le sens de ce sourire que la pauvre enfant, favorisée de telles visions, était impuissante à interpréter.

" Prier pour les pécheurs, faire pénitence, gravir à genoux la pente escarpée et pénible qui va des ondes rapides et tumultueuses du torrent au roc immuable sur lequel doit se fonder un des sanctuaires de l'Eglise," tels avaient été les ordres de l'Apparition à la suite de la prière de l'en- fant ; telle avait été sa réponse à la demande de faire fleurir le rosier sau- vage ; tel avait été, en sa propre bouche, le très-clair commentaire de son sourire. Qui ne voit, en y réfléchissant, le sens admirable de cette réponse symbolique ?

" Eîi quoi ! alors que je suis la Mère du Dieu sauveur, la Mère de ce Jésus qui a passé en faisant le bien et en consolant les affligés, n'y a-t-il à solliciter de moi, pour preuve de ma puissance, que l'oiseuse et fragile merveille que feront d'eux-mêmes d'ici à quelques jours les rayons démon serviteur, le Soleil ? Quand la multitude des pécheurs, indifférents ou hos- tiles à la loi de Dieu, couvre la surface du globe ; quand les peuples cou- pables ou égarés se désaltèrent aux fleuves empoisonnés de ce monde, à ces torrents troublés qui courent aux abîmes ; quand ils ont, avant tout, besoin de monter à genoux le rude chemin qui sépare de la vie immuable de l'esprit, la vie fuyante et agitée de la chair ; quand le salut de tant de malheureux et la guérison de tant de malades sont la préoccupation cons- tante de mon cœur maternel, n'ai-je pas à donner de meilleurs témoignages de mon Pouvoir et de ma Bonté que de faire fleurir les roses en plein hiver ? et est-ce donc pour un si vain amusement que j'apparais à une jeune fille de la terre, et que j'ouvre devant elle mes mains pleines de grâces?"

Tel était, ce nous semble, autant qu'il est permis à un misérable homme de pénétrer et d'interpréter des choses si hautes, le sens profond de ce sourire et de ces ordres par lesquels la Mère du genre humain répondit à la demande du Pasteur de Lourdes. Dieu ne daigne pas, surtout en des temps nécessiteux et mauvais, amuser en quelque sorte sa toute-puissance à des prodiges frivoles qui ne frappent que les yeux, à des signes éphé- mères qui se flétriraient du matin au soir et qu'emporterait le premier souffle du vent : Dieu entend faire des choses utiles et bonnes, et ses miracles sont toujours des bienfaits. Quand il veut fonder quelque chose d'étemel, il l'appuie tout d'abord sur une preuve éternelle que les siècles ne pourront entamer.

Que signifiait cependant cet ordre donné à Bernadette de monter à genoux le sol de la Grotte jusqu'au moment elle fut arrêtée par l'es- carpement du rocher desséché ? Nul ne le savait ; et, devant cette roche aride, person»e ne songeait que, depuis que la Synagogue s'est suicidée en croyant tuer Jésus, la baguette de Moïse a passé en héritage au peuple chrétien.

êê NOTRE-DAME DE LOURDES.

M. le Curé de Lourdes, malgré sa haute portée, ne vit point tout d'a- bord ces chosea que l'avenir devait rendre évidentes. Le doute très-accen- tué qu'il y avait au fond de lui-même sur la réalité de l'Apparition, l'em- pêchait de méditer avec un soin attentif, ces diverses ^'»-constances de la scène de la Grotte, et d'y arrêter ce clair regard qu'il avait coutume de jeter sur les choses de Dieu.

Bien qu'ils fussent quelque peu déconcertés en présence des conver- sions opérées le joui- même aux Roches Massabielle par l'éclat extraordi- naire de la transfiguration de Bernadette, les libres-penseurs du lieu triom- phaient singulièrement de l'échec éprouvé par les croyants, au sujet de l'humble et gracieuse preuve demandée par M. le curé Peyramale. Ils louaient ce dernier plus encore que la veille d'avoir exigé un Miracle : " Jacomet, disait-on, a été maladroit en voulant tuer l'Apparition : le curé, bien plus habile, la force à se tuer elle-même." Incapables de comprendre la loyale simplicité de cette impartiale sagesse qui, sans doute, voulait des preuves avant de croire, mais aussi avant de nier, ils appelaient ruse ce qui était prudence, et ils voyaient un piège dans la naïve prière d'une âme droite, en quête de la vérité. Peu s'en fallait, on le voit, que ces messieurs ne fissent à cette occasion au vénérable pasteur de Lourdes l'honneur, très-grand peut-être, mais à coup sur fort immérité, de le compter comme un des leurs.

L'honorable M. Jacomet paraissait cependant s'en vouloir de n'avoir pas pris la fourberie en flagrant délit et détruit, à lui tout seul, cette nais- sante superstition. Il se creusait la tête pour de"iner ie mot de l'éaigme, car il commençait à voir clairement, par la demande même du Curé de Lourdes, que le Clergé n'était pour rien dans cette affaire. Il n'avait donc en face de lui que cette petite fille et ses parents. Il ne doutait point, d'une façon ou d'une autre, d'en venir enfin à bout.

Lorsque, par hasarv^- Bernadette sortait dans la rue, la foule s'empressait autour d'elle : on l'arrêtait à tout pas ; chacun voulait entendre de sa bouche le détail des Api)arition3. Plusieurs, au nombre desquels M. Dufo, avocat, un des hommes éminents de ce pays, la firent venir et l'interro- gèrent. Ils ne résistèrent pas à la secrète puissance que la Vérité vivante mettait en ses paroles.

Beaucoup de personnes se rendirent dans la journée chez les Soubirous pour entendre les récits de Bernadette. Elle se prêtait en toute candeur et complaisance à ces incessantes interrogations : on voyait que rendre témoignage de ce (ju'elle avait vu et entendu constituait désormais pour elle sa fonction particulière et son devoir.

Dans un coin de la pièce l'on pénétrait, une petite chapelle, ornée de

fleurs, de médailles, d'images pieuses, et surmontée d'une statue de la

. Vierge, présentait une apparence de luxe et attestait la piété de cette

famille. Tout le reste de \l chambre offrait le spectacle du plus doulou-

NOTRE-DAME DE LOURDES. O^

reux dénûment ; un grabat, quelques mauvaises chaises, une table boiteuse formaient tout l'ameublement de ce logis l'on venait s'informer des splendides secrets du ciel. La plupart des visiteurs étaient frappés et émus par la vue de cette extrême indigence écrite sur toutes choses, et ne résistaient pas à la douce tentation de laisser quelque souvenir, quelque aumône à ces pauvres gens. Mais l'enfant et les parents refusaient toujours, et de telle façon qu'on ne pouvait insister.

Parmi ces visiteurs, plusieurs étaient étrangers à la ville. L'ua de ces derniers vint un soir, alors que le va-et-vient de la journée était un peu calmé, et qu'il n'y avait plus qu'une voisine ou une parente assise au foyer. Il interrogea soigneusement Bernadette, voulant qu'elle n'omit aucun détail et paraissant prendre un intérêt extraordinaire au récit de l'enfant. L'enthousiasme et la foi qu'il faisait paraître se trahissaient à chaque instant par des exclamations pleines d'attendrissement. Il félicita Bernadette d'avoir reçu une si grande faveur du ciel, puis il s'apitoya sur la misère dont il voyait les marques autour de lui.

Je suis riche, dit-il, permettez-moi de vous venir en aide.

Et sa main déposa sur la table une bourse qu'il entr'ouvrit et qu'il laissa voir pleine d'or.

La rougeur de l'indignation monta au visage de Bernadette.

Je ne veux rien. Monsieur, fit-elle vivement. Reprenez cela Et elle repoussa vers l'inconnu la bourse déposée sur la table.

Ce n'est point pour vous, mon enfant, c'est pour vos parents qui sont dans le besoin, et que vous ne pouvez vouloir m'empècher de secourir.

Ni Bernadette ni nous, nous ne voulons rien, dirent le père et la mère.

Vous êtes pauvres, continua l'étranger en insistant, je vous ai dérangés, je m'intéresse à vous. C'est donc par orgueil que vous refusez ?

Non, Monsieur, mais nous ne voulons rien recevoir, absolument rien, ^'^mportez votre or.

L'inconnu reprit sa bourse et sortit, ne parvenant point à dissimuler une physionomie des plus contrariées.

D'où venait cet homme et qui était-il ? Etait-ce un bienfaiteur compatis- sant, était-ce un tentateur habile ? Nous l'ignorons. La police était si bien faite à Lourdes que M. Jacomet, plus heureux que nous, savait peut- être ce secret, et, mieux que personne, connaissait le mot de l'énigme.

Donc, si par un de ces hasards, comme il s'en rencontre parfois dans les affaires de police, le très-retors Commissaire ap[>rit le soir même, les détails de cette scène entre Bernadette et ce mystérieux étranger, il dut se dire que les pièges et les tentations étaient aussi inutiles contre cette enfant extraordinaire, que les paroles caf)tieu8es et les menaces violentes. Le nœud de cette situation devenait de plus en plus inextricable pour ce personnage, si profondément habile pourtant, et si expert dans les choses

60 NOTRE-DAME DE LOURDES.

purement humaines. Si l'impossibilité de faire naître la moindre contra- tradiction dans le récit de Barnadette l'avait surpris, son désintéressement absolu, sa fermeté à repousser une bourse d'or ne pouvaient que le plonger dans la stupeur.

Ure telle conduite se fût expliquée à la rigueur pour la sagesse poli- cière si la demande d'une preuve visible, d'un Miracle, de l'impossible floraison du rosier sauvage, faite par le Curé, n'eût montré avec la der- nière évidence que le Clergé n'était point caché derrière la Voyante. Mais Bernadette et ses parents, réduits à eux-mênitm, pauvres, dans le besoin, manquant de pain, et ne tirant aucun profit de l'enthousiasme et de la créduhté populaires, c'était un événement entièrement incon- cevable pour l'homme de la PoUce

La petite fille avait-elle inventé son imposture pour attirer autour d'elle "^m bruit ? Mais, outre que de telles ambitions paraissent peu pro- bables dans une rustique gardeuse de brebis, comment expliquer l'indes- tructible unité de son récit, comment expliquer que son désintéressement s'étendit jusqu'aux membres de sa famille, tous si indigents, et par consé- quent devant être naturellement très-tentés d'exploiter la foi aveugle des multitudes ?

Mais M. Jacomet n'était pas homme à reculer pour quelques objections insolubles et il attendait avec confiance les événements, ne doutant nulle- ment qu'ils ne lui réservasse it un triomphe, d'autant plus glorieux qu'il aurait été plus hérissé, dès l'abord, de difficultés et d'obstacles,

La nuit avait mis fin aux agitations de tant d'esprits si divers, les uns croyant à la réalité de l'Apparition, les autres restant dans le doute, un certain nombre niant résolument.

Bernadette, arrivée devant les Roches Massabielle, venait de s'age- nouiller.

Une multitude innombrable l'avait précédée à la Grotte, et se pressait autour d'elle. Bien qu'il y eût bon .lombre de sceptiques, de négateurs et de simples "'irieux, un religieux silence s'était fait tout à coup dès qu'on avait aperçu l'enfant. Un frisson, une commotion étrange avait passé sur cette foule. Tous, par un instinct unanime, les incrédules comme les croyants, s'étaienv découvert le front. Plusieurs s'étaient age- nouillés en même temps que la fille du meunier.

En ce moment l'Apparition divine se manifestait à Bernadette, ravie soudainement en son extase merveilleuse. Comme toujours, la Vierge lumineuse se tenait dans l'excavation ovale du rocher, et ses pieds foulaient le rosier sauvage.

Bernadette la contemplait avec un sentiment d'amour indicible, un sen- timent doux et profond, qui inondait son âme de délices, sans troubler en rien son esprit et srns lui faire oublier qu'elle était encore sur la terre.

La Mère de Dieu aimait cette enfant innocente. Elle voulut, par une inti-

NOTRE-DAME DE LOURDES. 6t

mité de plus en plus étroite, la presser davantage sur sa poitrine ; elle voulut fortifier encore le lien qui l'unissait à l'humble bergère, afin que cette dernière, au lieu des agitations de ce monde, sentit, pour ainsi dire, à tout instant, que la Reine des cieux la tenait invisiblement par la main.

Ma fille dit-elle, je veux vous confier, toujours pour vous seule et concernant vous seule, un dernier secret que, pas plus que les deux autres, vous ne révélerez à personne au monde.

Nous avons exposé plus haut les raisons profondes qui faisaient, de ces confidences intimes, la future sauvegarde de Bernadette, parmi les périls moraux auxquels les faveurs extraordinaires dont elle était l'objet devaient infailliblement l'exposer. Par ce triple secret, la Vierge revêtait sa messagère comme d'une triple armure, contre les dangers et les tentations de la vie.

Bernadette, en la joie de son cœur, écoutait cependant l'ineffable musi- que de cette parole si douce, si naturelle et si tendre qui charmait il y a dix-huit cents ans, les oreilles filiales de l'Enfant-Dieu.

Et maintenant, reprit la Vierge après un silence, allez boire et vous laver à la Fontaine, et mangez l'herbe qui pousse à côté.

Bernadette, à ce mot de '' Fontaine", regarda autour d'elle. Nulle source n'existait et n'avait jamais existé en cet endroit. L'enfant, sans perdre la Vierge de vue, se dirigea donc tout naturellement vers le Gave, dont les eaux tumultueuses couraient à quelques pas de là, à travers les cailloux et les roches brisées.

Une parole et un geste de l'Apparition l'arrêtèrent dans sa marche : N'allez point là, disait la Vierge ; je n'ai point dit de boire au Gave, allez à la Fontaine, elle est ici.

Et étendant sa main, cette main délicate et puissante à laquelle les éléments sont soumis. Elle montra du doigt à l'enfant, au côté droit de la Grotte, ce même coin desséché vers lequel, la veille au matin, EIlo l'avait déjà fait monter à genoux.

Bien qu'elle ne vit à l'endroit indiqué, rien qui semblait avoir rapport aux paroles de l'Etre surnaturel, Bernadette obéit à l'ordre de la Vision céleste. La voûte de la Grotte allait en s'abaissant de ce côté, et la petite fille gravit sur ses genoux l'espace qu'elle avait à parcourir.

Arrivée au terme,*elle n'aperçut devant elle nulle apparence de fontaine. Tout contre le roc poussaient çà et quelques touffes de cette herbe, delà famille des saxifragées, que l'on nomme la Dorine.

Soit sur un nouveau signe de l'Apparition, soit par un mouvement inté- rieur de son âme, Bernadette, avec cette foi simple qui plaît tant au cœur de Dieu, se baissa, et, grattant le sol de ses petites mains, se mit à creuser terre.

Les innombrables spectateurs de cette scène, n'entendant ni ne voyant 'Apparition, ne savaient que penser du singulier travail de l'enfant»

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Déjà plusieurs commençaient à sourire et à croire à quelque dérangement dans le cerveau de la pauvre bergère. Qu'il faut peu de chose pour ébranler la foi !

Tout à coup le fond de cette petite cavité creusée par l'enfant devint humide. Arrivant de profondeurs inconnues, à travers les roches de marbre et les épaisseurs de la terre, une eau mystérieuse se mit à sourdre goutte à goutte sous les mains de Bernadette et à remplir ce creux, de la <Trandeur (ï'un verre, qu'elle avait achevé de former.

Cette eau nouvelle venue, se mêlant à la terre brisée par les mains de Bernadette, ne formait tout d'abord que de la boue. Bernadette, par trois fois, essaya de porter à ses lèvres ce liquide bourbeux ; mais, par trois fois, son dégoût fut si fort qu'elle le rejeta sans se sentir la force de l'avaler. Toutefois elle voulait, avant tout, obéir à l'Apparition rayonnante qui dominait cette scène étrange ; et, à la quatrième fois, dans un suprême cifort, elle surmonta sa répugnance. Elle but, elle se lava, elle mangea une pincée de la plante champêtre qui poussait au pied du rocher.

En ce moment l'eau de la Source franchit les bords du petit réservoir creusé par l'enfant, et se mit à couler en un mince filet plus exigu peut-être qu'une paille, vers la foule qui se pressait sur le devant de la Grotte.

Ce filet était si minime que pendant un long temps, c'est-à-dire jusqu'à la fin de ce jour, la terre desséchée le but tout entier au passage, et qu'on ne devinait sa marche progressive que par le ruban humide tracé sur le sol, et qui, s'allongeant peu à peu, s'avançait avec une lenteur extrême vers le Gave.

Quand Bernadette eut accompli, ainsi que nous venons de le raconter, tous les ordres qu'elle avait reçus, la Vierge arrêta sur elle un regard satisfait, et, un instant après. Elle disparut à ses yeux.

L'émotion de la multitude fut grande devant ce prodige. Dès que Bernadette fut sortie de l'extase, on se précipita vers la Grotte. Chacun voulait voir de ses yeux le creux l'eau venait de surgir sous la main de l'enfant. Chacun voulait y plonger son mouchoir et en porter une goutte à ses lèvres. De sorte que cette source naissante, dont on agrandissait peu à peu le terreux réservoir, prit bientôt l'aspect d'une flaque d'eau ou d'un amas Uquide de boue détrempée. La source cependant, à mesure qu'on y puisait, devenait de plus en plus abondante. L'oriôce par elle arrivait des abîmes s'élargissait insensiblement.

C'est de l'eau qui aura suinté par hasard du rocher dans les temps pluvieux, et qui, par hasard aussi, aura formé sous le sol un petit amas que l'enfant aura découvert, toujours par hasard, en grattant la terre, dirent les savants de Lourdes.

Et les philosophes se contentèrent de cette explication. Le lendemain la Source, poussée des mystérieuses profondeurs par une puissance inconnue, et grandissant à vue d'œil, sortait du sol par un jaillis-

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sèment de plus en plus fort. Elle coulait déjà de la grosseur du doigt. Toutefois, le travail intérieur qu'elle opérait à travers la terre pour se frayer son premier passage la rendait encore boueuse. Ce fut seulement au bout de quelques jours qu'après avoir augmenté en quelque sorte d'heure en heure, elle cessa de croître et devint absolument limpide. Elle s'échappa dès lors de terre par un jet très-considérable, qui avait à peu près la grosseur du bras d'un enfant. ^N'anticipons point pourtant sur les événements, et continuons de les suivre jour par jour, comme nous l'avons fait jusqu'ici.

Reprenons-les nous venons de les laisser, c'est-à-dire au jeudi matin, 25 février, V3rs sept heures.

Précisément à cette heure-ià, à l'instant la Source, comme un pre- mier témoignage divin, jaillissait doucement mais irrésistiblement sous la main de la Voyante, la philosophie de Lourdes publiait sur les événements de la Grotte un nouvel article dans le journal libre-penseur de la localité. Le Lavedan, que nous avons déjà cité, sortait des presses et se distri- buait en ville, juste au moment ou la foule émerveillée revenait des Roches Massabielle.

Or dans cet article, pas plus que dans le précédent, pas plus que dans aucune des descriptions écrites à cette époque, il n'était question qu'une source existât dans la Grotte. Et, de la sorte, l'incrédulité paralysait par avance l'affirmation audacieuse sur laquelle, après un certain temps, les Libres-Penseurs pourraient être tentés de se jeter, en disant que la Source avait toujours coulé là. La Providence voulait qu'en dehors du témoigna -^^e public, on pût leur opposer leurs propres articles, leurs propres pubUcations imprimées, datées, authentitiues, irréfutables. Si, avant le 25 février, avant la scène que nous venons de raconter, avant l'ordre et l'indication donnés par la Vierge à Bernadette en extase, il y avait eu ces belles eaux jaillissantes qui existent aujourd'hui, comment donc vos journaux, dont les yeux étaient si ouverts, dont les détails étaient parfois si minutieux, n'ont- ils pas aperçu cette Source puissante et n'en ont-ils jamais parlé ? Nous mettons au défi la Libre-Pensée de produire un seul document, nous disons un seul. parlant de Source ou même d'eau, avant l'époque la Vierge ordonna et les éléments insensibles obéissent.

L'émotion populaire avait pris des proportions considérables. Bernadette était acclamée quand elle passait, et la pauvre enfant rentrait en toute hâte chez elle pour échapper à ces ovations. Cette âme humble, qui avait vécu jusque-là ignorée, dans le silence et dans la solitude, se trouvait tout à coup placée en pleine lumière, au milieu du tumulte et de la foule, sur le piédestal de la renommée. Cette gloire, que tant d'autres recherchent, était pour elle le plus cruel des martyres. Ses moindres paroles étaient commen- tées, discutées, admirées, repoussées, bafouées, livrées en un mot aux souffles divers des disputes humaines. Et c'est alors qu'elle goûtait l'intime

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joie de n'avoir pas tout à dire, et de trouver, dans les trois secrets que lui avait révélés la Vierge, comme un sanctuaire réservé elle pouvait, en toute paix, retirer son cœur et le rafraîchir, dans l'ombre de ce mystère et dans le charme de cette intimité avec la Reine du ciel. Des jours étaient proches cette épreuve de la popularité allait devenir plus grande encore. Ainsi que nous venons de le raconter, le jaillissement de la Source avait eu lieu vers le lever du Soleil, en présence d'une foule nombreuse. C'était le 25 février, un jeudi, le troisième du mois, jour de grand marché à Tarbes. La nouvelle de l'événement merveilleux arrivé le matin aux Roches de Massabielle, fut donc portée au chef-lieu par une multitude de témoins oculaires, et répandue dès le soir même dans tout le Département, et jusqu'aux villes les plus proches des départements voisins. Le mouvement extraordinaire, qui depuis une huitaine attirait à Lourdes tant de pèlerins et de curieux, prit dès ce moment un développement inouï.

Un grand nombre de visiteurs vinrent coucher à Lourdes pour s'y trouver le lendemain ; d'autres marchèrent toute la nuit et, aux premiers rayons du jour, à l'heure Bernadette avait coutume d'arriver, cinq à six mille personnes se pressant sur les rives du Gave, sur les tertres et sur les rochers, campaient en face de la Grotte. La Source, plus abondante que la veille, était déjà considérable.

Quand la Voyante, humble, paisible et simple au milieu de cette agita- tion se présenta pour prier, les populations s'écrièrent : " Voilà la Sainte î Voilà 1 Sainte ! " Plusieurs cherchaient à toucher ses vêtements, considé- rant comme sacré tout objet qui appartenait à cette privilégiée du Seigneur. La Mère des humbles et des petits ne voulait point cependant que ce cœur innocent succombât à la tentation de la vaine gloire, et que Berna- dette pût s'enorgueillir un instant des faveurs singulières dont elle était l'objet. Il était bon que l'enfant m milieu de ces acclamations, sentît qu'elle n'était rien et qu'elle constatât une fois de plus, son impuissance à évoquer par elle-même la Vision divine. Vainement elle pria. On ne vit point se répandre sur ses traits l'éclat surhumain de l'extase, et quand elle se releva, après sa longue prière, elle répondit avec tristesse aux inter- rof^ations dont on l'entourait, que la Vision d'en haut n'était point apparue. Cette absence de la Vierge avait sans doute pour but de maintenir Ber- nadette dans l'humilité et dans la conscience de son néant ; mais elle conte- nait peut-être aussi, pour le peuple chrétien, un haut et mystérieux enseignement, dont la portée n'échappera point aux âmes accoutumées à contempler et à admirer les secrètes harmonies des œuvres qui viennent de Dieu.

Si le ciel s'était ce jour-là fermé aux regards de Bernadette, si la céleste Créature, qui lui apparaissait sous une forme visible, avait semblé s'évanouir un instant, la preuve de la réalité et de la puissance de cet Etre surhumain, la Fontaine, surgie la veille et de plus^ en plus grandissante,,

NOTRE-DAME DE LOURDES. g5

était visible à tous les regards et ruisselait sur le sol incliné de la Grotte aux yeux des multitudes émerveillées.

L'idée que les eaux de la Source jaillie à la Grotte pouvaient guérir les malades avait venir d'elle-même à l'esprit de tous. Dès le matin de ce même jour, le bruit de plusieurs guérisons merveilleuses com- mença il se répandre de tous cotés. Au milieu des versions contradictoires qui circulaient, en présence de la sincérité des uns, de l'exagération volon. taire ou involontaire des autres, de l'absolue négation de plusieurs, des hésitations et du trouble d'un grand nombre, de l'émotion universelle, il était difficile au premier moment de discerner le vrai du faux parmi les faits miraculeux que l'on affirmait de toutes parts, mais en les racontant de diverses sortes, tantôt en estropiant les noms, tantôt en confondant les per- sonnes, tantôt en mêlant les circonstances de plusieurs épisodes différents et étrangers l'un à l'autre. .

Avez- vous jamais, en vous promenant dans la campagne, jeté brusque- ment une poignée de blé dans une fourmilière ? Les fourmis effarées courent de côté et d'autre dans une agitation extraordinaire. Elles vont, elles viennent, elles se croisent, elle se lieurtent, elles s'arrêtent, elles repren- nent leur marche, retournent sur leurs pas, s'éloignent tout à coup du point elles semblaient courir, ramassent un grain de blé, puis le laissent là, errant de toutes parts dans un fiévreux désordre, en proie à une confusion inexprimable.

Telles étaient à Lourdes les multitudes d'habitants et d'étrangers, dans la stupeur oii les jetaient les merveilles surhumaines qui leur arrivaient du Ciel. Tel est toujours d'ailleurs le monde naturel, (^uand il est visité tout à coup par quehiue fait du monde surnaturel.

Peu à peu, cependant, l'ordre se fait dans la fourmilière, un moment troublée.

Il y avait dans la ville un pauvre ouvrier connu de tous, qui traînait depuis de longues années la plus misérable des existences. Il se nommait Louis Bourriette. Quelques vingt ans auparavant un grand malheur l'avait frappé. Comme il travaillait dans les environs de Lourdes à extraire de la pierre avec son frère Joseph, carrier comme lui, une mine mal dirigée avait fait explosion à coté d'eux. Joseph était tombé roide mort. Louis, celui dont nous parlons, avait eu le visage labouré par les éclats du rocher et l'œil droit à moitié écrasé. On eut les plus grandes peines du monde à le sauver. Les souffi'ances horribles qui suivirent cet accident furent telles qu'une fièvre ardente se déclara et qu'il fallut, pendant les premiers temps, le retenir dans son Ut au moyen d'un appareil de force. Il se rétablit cependant peu à peu, grâce à des soins intelligents et dévoués. Toutefois la Médecine avait été impuissante, malgré les opérations les plus délicates et les traitements les plus habiles, à guérir son œil droit,qui avait malheu- reusement été atteint dans sa constitution intime. Cet homme avait repris

£

66 NOTRE-DAME DE LOURDES.

son <3tat de carrier, mais il ne pouvait plus faire que des besognes gros- sières, son œil blessé lui refusant tout service et ne percevant plus les objets qu'à travers une brume invincible. Quand il avait besoin de faire un travail demandant un peu de soin, le pauvre ouvrier était obligé d'avoir recours à quelque autre personne.

Le temps n'avait amené aucune amélioration : tout au contraire. La vue de Bourriette avait diminué d'année en année. Cet affaiblissement pro- gressif était devenu plus sensible encore dans les derniei-s temps, et, au moment nous sommes arrivés, le mal avait fait de tels progrès que l'œil droit était presqu' entièrement perdu. Quand il fennait l'œil gauche, Bour. riette ne distinguait plus un homme d'un arbre. L'arbre et l'homme n'é- taient plus pour lui qu'une masse noire et confuse se détachant dans une nuit sombre.

La plupart des habitants de Lourdes avaient employé Bourriette une fois ou l'autre. Son état faisait pitié et il était fort aimé parmi la confrérie des carriers et des tailleurs de pierre, très-nombreux en ce pays.

Ce malheureux, entendant parler de la Source miraculeusement jaillie à la Grotte, appela sa fille :

Va me chercher de cette eau, dit-il. La Sainte Vierge, si c'est elle, n'a qu'aie vouloir pour me guérir.

Une demi-heure après, l'enfant apportait dans un vase un peu de cette eau, encore sale et terreuse, ainsi que nous l'avons expliqué.

Père, dit l'enfant, ce n'est que de l'eau bourbeuse.

N'importe î dit le père qui se mit à prier.

Il frotta avec cette eau son œil malade, que, quelques instants aupara- vant, il croyait à jamais perdu.

Presque aussitôt il poussa un grand cri et se mit à trembler tant son émotion était grande. Un miracle soudain s'accomplissait en sa vue. Déjà autour de lui l'air était redevenu clair et baigné de lumière. Toute- fois, les objets lui semblaient encore environnés d'une gaze légère qui l'empêchait d'en percevoir parfaits: '.jent les détails.

Les brumes existaient encor ). nais elles n'étaient plus noires comme depuis vingt ans : le soleil les pénétrait, et, au lieu de la nuit épaisse, c'était, devant l'œil du malade, la vapeur transparente du matin.

Bourriette continua de prier et de laver son œil droit de cette eau bien- faisante. Le jour grandissait peu à peu sous son regard et il distinguait nettement les objets.

Le lendemain ou le surlendemain, il rencontre sur la place publique de Lourdes, M. le docteur Dozous qui n'avait cessé de lui donner des soins depuis l'origine de sa maladie. Il court à lui :

Je suis guéri, lui dit-il.

Pas possible ! s'écrie le médecin. Vous avez une lésion organique qui rend votre mal absolument incurable. Le traitement que je vous fais

NOTRE-DAME DE LOURDES. - 6T

suivre a pour but de calmer vos douleurs, mais ne peut pas vous rendre la

vue.

Ce n'est pas vous qui m'avez gudri, répond avec émotion le carrier,

c'est la Sainte Vierge de la Grotte.

L'homme de la science humaine haussa les épaules :

Que Bernadette ait des extases inexplicables, cela est sûr ; car je l'ai vérifié avec une infatigable attention. Mais que l'eau jaillie à la Grotte par je ne sais quelle cause inconnue, guérisse subitement des maux incurables, ce n'est pas possible.

Cela disant, il tire un agenda de sa poche et écrit quelques mots au crayon.

Puis d'une main, il ferme l'œil gauche de Bourriette, c'est-à-dire l'œil valide par oii ce dernier pouvait voir, et présente à l'œil droit, qu'il savait entièrement privé de la vue, la petite phrase qu'il venait d'écrire.

Si vous pouvez lire ceci je vous croirai, dit d'un air triomphant l'érai- nent docteur, qui se sentait fort de sa grande science et de sa profonde expérience médicale.

Les gens qui se promenaient sur la place s'étaient groupés autour d'eux.

Bourriette, de son œil naguère mort, regarde ce papier et il iit aussitôt, sans la moindre hésitation :

" Bourriette a une amaurose incurable, et il ne guérira jamais."

La foudre, tombant aux pieds du savant médecin, ne l'eût pas plus stu- péfait que la voix de Bcurriette Usant ainsi, paisiblement et sans effort, l'unique hgne d'une écriture fine, tracée légèrement au crayon sur la page de l'agenda.

M. le docteur Dozous était plus qu'un homme de science, c'était un homme de conscience. Il reconnut franchement et proclama sans hésiter; dans cette guérison soudaine d'un mal incurable, l'action d'une puissance supérieure.

Je ne puis le nier, disait-il, c'est un Miracle, un vrai Miracle, n'en déplaise à moi-même et à mes confrères de la Faculté. Cela me renverse: mais il faut bien So' soumettre à la voix impérieuse d'un fait si évident et si en dehors de tout ce que peut la pauvre science humaine.

M, le docteur Vergez, de ïarbes, professeur agré.^é de la Faculté de Montpellier, médecin des eaux de Baréges, appelé à se prononcer sur cet événement, ne put s'empêcher d'y voir également, de la façon la plus indé- niable, le caractère surnaturel. (1.)

Nous l'avons dit, l'état de Bourriette était notoire depuis vingt ans, et ce pauvre homme était connu de presque tout le monde. La guérison merveilleuse n'avait d'ailleurs fait disparaître ni les traces profondes, ni

(1.) Les conclusions écrites de ces deux médecins, tous deux encore vivants ainsi que Louis Bourriette, furent consignées par eux dans deux rapports détaillés et isolés l'un de l'autre qui leur furent demandés plus tard par la Commission Episooj'ale chargée d'ex- Aminer les événements de Lourdes.

68 NOTRE-DAME DE LOURDES.

les cicatrices de son terrible mal, de sorte que chacun pouvait vérifier le Miracle qui venait de s'accomplir. Le carrier, pres(i[ue fou de joie, en racontait les détails à qui voulait l'entendre.

Il n'était pas le seul à faire éclater ainsi le témoignage d'un bonheur inespéré et l'expression de la reconnaissance. Des faits de même nature s'étaient produits dans d'autres maisons de la ville. Plusieurs personnes de Lourdes, Marie Daube, Bcrnarde Soubie, Fabien Baron, avaient tout à coup quitté leur lit de douleur oii les retenaient, depuis des années, diverses maladies incurables, et ils proclamaient publiquement leur guéri- son par l'eau de la Grotte. La main de Jeanne Crassus, paralysée depuis dix ans, s'était redressée et avait retrouvé la plénitude de la vie dans Teau miraculeuse. (1.)

La précision des faits succédait donc, parmi les récits qui se faisaient, aux vagues rumeurs du premier moment. L'exaltation dos populations était des plus grandes, exaltation touchante et bonne, qui se traduisait dans l'église par des prières ferventes, autour de la Grotte par des can- tiques d'actions de grâces éclatant sur les lèvres des pèlerins.

Vers le soir, un grand nombre d'ouvriers de l'association des carriers, dont Bourrictte f\\isait partie, se rendirent aux Roches Massabielle et tra- cèrent dans le tertre escarpé qui se trouvait contre la Grotte un sentier pour les visiteurs. Devant le trou d'oii la Source, déjà, très-forte, jaillis- sait, ils placèrent une rigole de bois, au-dessous de lac^uelie ils creusèrent un petit réservoir ovale, d un pied et demi de profondeur environ, ayant à peu près la forme et la longeur d'un berceau d'enfant.

L'enthousiasme croissait d'instant en instant. Les multitudes allaient et venaient sur le chemin de la Source miraculeuse. Après le coucher du soleil, quand commencèrent à tomber sur la terre les premières ombres de la nuit, on vit que la même penaée était venue à une foule d'âmes croyantes, et la Grotte s'illumina tout à coup de mille feux. Les pauvres, les riches, les enfants, les femmes, les hommes avaient spontanément apporté des bougies et des cierges. Durant toute la nuit, on put voir de l'autre cuté du Gave rayonner cette lueur claire et douce, ces miniers de petits flam- beaux placés çà et sans ordre et répondant sur la terre au scintillement et à l'éclat des étoiles qui parsemaient le firmament.

Il ne se trouvait parmi ces peuples ni prêtres, ni pontifes, ni chefs d'au- cune sorte ; et pourtant, sans que nul eût fait aucun signe, au moment l'illumination éclaira la Grotte et les rochers, se reflétant toute tremblante dans le petit réservoir de la Source, toutes les voix s'élevèrent en même temps et se confondirent en un chant unanime. Les litanies de la Sainte Vierge se firent entendre, interrompant le silence du soir pour célébrer la Mère admirable, devant ce trône rustique sa sagesse avait daigné

(1.) Le caractère de ces diverses guérisons a été officiellement coataté dnas les rap ports uiédicaux adressés à. la Commissiua Epiicopale.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 69

-apparaître, afin de combler de joie tous les cœurs chrétiens. Mater ad- mirahilis^ Sedcs Sapientiœ, Causa nostrœ lœtitiœ, ora pro nohis.

C'était l'heure les délassements du soir rassemblaient au cercle et autour de la table des cafés les ennemis de la Superstition. Le trouble était grand dans ce sanhédrin.

11 n'y a jamais eu de source en cet endroit, s'écriait l'une des plus fortes têtes. C'est une flaque d'eau, formée je ne sais comment à la suite de quelque infiltration accidentelle, et qui aura été découverte par le plus grand des hasards, lorsque Bernadette a fouillé le sol. Rien n'est plus naturel.

I

Evidemment, répondait-on de toutes parts.

Cependant, hasardait quelqu'un, on prétend que l'eau coule.

Pas le moins du monde, s'écriaient plusieurs voix. Nous y sommes allés ; c'est tout simplement une flaque d'eau. Le peuple, avec son exa- gération, prétend aujourd'hui que l'eau coule. Ce n'est pas vrai ; nous avons vérifié la chose hier, dès les premiers bruits, et ce n'est qu'une mare boueuse.

Ces déclarations suffirent et prirent consistance dans le monde philoso- phique et savant. Ce fut la version officielle, acceptée, certaine, incontes- table. Telle est même chez les incrédules la crédulité à tout ce qui semble servir leur thèse, telle est en ces matières l'absence complète d'examen chez ces sectateurs du Libre Examen, telle est l'obstination de leur parti pris- contre les faits les plus patents, qu'un mois et demi après cette époque et malgré l'écrasante évidence d'une Fontaine puissante et fournissant, comme chacun peut le vérifier^ plus de CENT MILLE LITRES par jour, cette négation absolue de toute source, cette version impudente de " la mare " avait cours et s'imprimait encore auiacieusement dans les journaux

de la pensée indépendante. Ce serait à ne pas le croire, si au hasard nous n'en donnions en note, au bas de la page, une preuve tirée du journal officiel du Département. *

Quant aux guérisons, on les niait provisoirement, comme on niait la Source. Toutes, sans exception, étaient absolument repoussées avec des haussements d'épaules et des rires bruyants, comme l'était celle de Louis Bourriette.

Bourriatte n'est pas guéri, disait l'un.

UEre impériale imprimait ceci sur le numéro du 10 avril, c'est-d-dire six semaines après le jaillissement de la Source, dans un article sur la Grotte au sujet de la chapelle qu'il était déjà question d"y construire :

" Pour élever un saint édifice, on pourrait choisir une autre cause que les déclarations " d'une fillette hallucinée, et un autre lieu que LA MARE elle fait sa toilette."

L'auteur de ce livre a voulu se rendre un compte exact de la puissance de cette Source miraculeuse. Il en a fait lui-même mesurer le débit sous ses yeux. Par ses trois tuyaux et par le canal qui conduit à la piscine elle donne 85 litres par minute, soit par heure, 5,100 litres et par jour, 122,400 litres. Voilà ce qu'on eut l'incroyable impudence d'appeler un suintement et une mare f

70 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Il n'a jamais éi6 malade, r(ipondait l'autre.

Il s'imagine être guéri : il croit j voir, insinuait un jeune homme de l'école de M. Renan.

L'imagination a quelquefois sur les n 3rf3 un effet surprenant, répon- dait un physiologiste.

Bourriette n'existe pas, s'écriait brutalement un nouveau venu, plus radical.

Ces quatre ou cinq formules résumaient l'attitude des tOtes philoso- phiques, au sujet de ces guérisons extraordinaires dont la pauvre multitude faisait tant de bruit.

On s'étonnait que des hommes sérieux et instruits comme M. Dufo, à cette époque bâtonnier de Tordre des avocats ; comme le docteur Dozous, comme M. Estrade, comme le commandant de la garnison, comme l'inten- dant militaire en retraite, M. de Laffite, eussent l'inconcevable faiblesse de se laisser séduire par tout ce qui se passait.

Durant ce jour si chargé d'événements, Bernadette avait été appelée dans la chambre du Tribunal, avant ou après l'audience, et la dialectique exercée du Procureur Impérial, du Substitut et des Juges, avait été aussi impuissante à la faire varier ou se contredire que l'avait été le génie de M. Jacomet.

Le Procureur Impérial, suivi de son Substitut, s'était déjà prononcé depuis plusieurs jours, et rien ne pouvait ébranler la fermeté de son esprit. Il déplorait l'envahissement du fanatisme, et il était résolu à foire éner- giquement son devoir. Par je ne sais quelle circonstance, bien étrange en un pareil concours de monde, aucun désordre ne se produisait cepen- dant, et le zèle louable de M. le Procureur Impérial était condamné à une complète inaction et à une attitude expectante. Au milieu de ce vaste mouvement d'hommes et d'idées qui mettait en émoi tout le pays, il semble qu'une main invisible protégeât ces foules innombrables et les empêchât de donner, même innocemment, un prétexte à l'immixtion violente des gens de la Justice, de la Police ou de l'Administration. Qu'ils le vou- lussent ou non, ces personnages redoutables avaient pour un temps les mains liées, et elles ne devaient être déliées qu'au moment la mysté- rieuse Apparition de la Grotte aurait achevé son œuvre. Elles pouvaient donc venir en toute sécurité, ces multitudes, si immenses à l'œil du corps qui les voyait accourir de tous les cotés de l'horizon, si petites à l'œil de l'esprit qui les compare aux milHons d'hommes que l'avenir devait amener en pèlerinage. Une égide invisible défendait de tout péril ces premiers appelés par la Vierge : Nolite timere, pusillus grex.

Les ennemis de la Superstition firent les plus instantes démarches auprès du Maire de Lourdes, pour le décider à interdire par un Arrêté tout accès aux Roches Massabielle, lesquelles faisaient partie d'un terrain appartenant à la commune. Un tel Arrêté, pensaient-ils, serait inévita-

NOTRE-DAME DE LOURDES. 71

blement violé par la passion populaire, donnerait lieu à des procès-verbaux sans nombre : il y aurait des résistances, on opérerait des arrestations ; et, une fois entrée dans l'affaire, l'Autorité judiciaire, policière et admi- nistrative, aurait aisément raison de tout, car elle aurait pour la soutenir toutes les forces de l'Etat.

M. Lacadé, maire de Lourdes, était un très-humble et très-excellent homme, jouissant de la considération publique et la méritant. Chacun dans la ville de Lourdes rendait justice à ses rares qualités personnelles, et ses ennemis ou ses jaloux, dans leurs propos les plus excessifs, ne lui reprochaient qu'une certaine timidité à prendre, entre les parties extrêmes? une attitude tranchée, et un peu trop d'attachement à ses fonctions de Maire, qu'il remplissait d'ailleurs, au dire de tous, avec une réelle supé- riorité.

Il se refusa à prendre l'Arrêté qu'on sollicitait de lui.

Je ne sais, au milieu de tant do clameurs, est la vérité, répondait- il, et je n'ai à prononcer ni pour, ni contre. Je laisse faire tant qu'il n'y a pas de désordre. C'est à l'Evèque à trancher la question religions'^, c'est au Préfet à décider les mesures qui ressortent de l'Administration. Pour moi, je veux, autant que possible, rester en-dehors de tout cela, et je n'agirai, comme Maire, que sur l'ordre exprès du Préfet.

Tel fut, sinon le texte, du moins le sens de sa réponse aux obsessions dont il était l'objet de la part des bons philosophes de ce pays, semblables en cela, vis-à-vis des croyances chrétiennes, aux philosophes de tous les pays. La prétendue liberté de pei'ser tolère rarement la liberté de croire.

Lors du jaillissement de la Source, l'Apparition n'avait point réitéré à Bernadette l'ordre d'aller demander aux prêtres l'élévation d'une chapelle. Le lendemain, comme nous l'avons raconté, la Vision ne s'était point ma- nifestée, de sorte (^ue, depuis ce moment, Bernadette n'avait point paru au presbytère. Le Clergé, malgré la marée montante de la foi populaire, malgré les croissantes rumeurs de miracles qui s'élevaient de la foule, le Clergé continuait de demeurer étranger à toutes les manifestations enthousiastes qui se faisaient autour de la Grotte.

Attendons I disait-il. Dans les choses humaines, c'est assez d"ètre une fois prudent. Il faut l'être septante fois dans les choses de Dieu.

Pas un prêtre n'apparaissait en conséquence dans l'incessante procession qui se rendait à la Source miraculeuse.

Donc, le Clergé se faisait une loi de rester à l'écart, l'autorité muni- cipale refusant d'agir et d'opposer son veto, le mouvement populaire suivait son libre cours et grossissait comme les fleuves de ces contrées à la fonte des neiges. Il débordait de toutes parts, montant, montant toujours et couvrant les campagnes de ses innombrables flots. Les par- tisans de la compression commen(;aient à sentir leur impuissance contre un

Tf NOTRE-DAME DE LOURDES.

si formidable courant, et à voir clairement que toute résistance eût 6té emportée comme une digue de paille par cette soudaine et puissante irrup- tion. Ils durent se résigner à laisser passer librement ces multitudes, in- visiblement soulevées et mises en marche par le souffle de Dieu.

A la Grotte, malgré cet immense concours de peuple, tout continuait de se passer avec le plus grand ordre. On puisait à la Source, on chantait des cantiques, on priait.

Les soldats de la garnison, émus comme tout le peuple de ces pays, avoient demandé au Commandant du fort la permission d'aller, eux aussi, aux Roches de Massabielle. Avec l'instinct de discipline développé en eux par le régime militaire, ils veillaient d'eux-mêmes à éviter l'encombre- ment, à laisser libres certains passages, à empêcher la foule de se trop avancer sur les rives périlleuses du Gave ; ils s'employaient de coté et d'autre, prenant spontanément 'me certaine autorité que personne, avec raison, ne songeait à leur contester.

Quelques jours s'écoulèrent ainsi, pendant lesquels l'Apparition se ma- nifesta sans aucune particularité nouvelle, sinon que la Source grandissait toujours et que les guérisons miraculeuses se multipliaient de plus en plus. Il y eut dans le camp de la Libre Pensée un moment de stupeur profonde. Les faits devenaient si nombreux, si constatés, si patents, qu'à chaque instant des défections avaient lieu parmi des incrédules. Les meilleurs et les plus droits se laissaient gagner par l'évidence. Toutefois, il restait un indestructible noyau d'esprits se disant forts, et dont la force consistait à se roidir contre les preuves et à refuser de se rendre à la en '. Cela semblerait impossible si l'univers entier ne savait qu'une |. .*nde pui'oe du peuple juif a résisté aux mu-acles même de Jésus-Christ dt des Apôtres, et qu'il a fallu quatre siècles de prodiges pour ouvrir complètement les yeux au monde païen.

LIVRE QUATRIEME.

Le Clergé et l'Adminislration. Monseigneur Laurence. M. le baron Massy.— Tentative d'intimidation. Le dernier jour de la Quinzaine. Les immenses multitudes. Sym- bolisme.— Croisine et Justin Bouhohorts. Guérisons.— 'Attitude des philosophes. Benc îte Caseaux j Blaiseite Soupenne. Apparition du 25 mars : llmmaculée Con- ception.

Le 2 mars, Bernadette se rendit de nouveau auprès de M. le Curé de Lourdes et lui parla une seconde fois au nom de l'Apparition.

Elle veut qu'on construise une chapelle et qu'on fasse à la Grotte des processions, dit l'enfant.

Les faits avaient marché, la Source avait jailli, les guérisons avaient eu lieu, les miracles étaient venus témoigner au nom de Dieu de U véracité do Barnadette. Le prêtre n'avait plus de preuves à demander : il n'en

NOTRE-DAME DE LOURDES. 73

demanda point, Sa conviction était faite. Le doute ne pouvait désormais effleurer sa foi.

La *' Dame " invisible de la Grotte n'avait point dit son nom. Mais l'homme de Dieu l'avait déjà reconnue à stîs bienfaits maternels, et peut- être ajoutait-il déjà à ses prières : " Notre-Dame de Lourdes, priez pour nous."

Toutefois, malgré le secret enthousiasme qui remplissait son cœur ardent au spectacle de ces grandes choses, il avait, par une rare prudence, su contenir l'expression prématurée des sentiments profonds et doux dont il était agité à la pensée que la Reine du Ciel était descendue parmi l'humble troupeau de ses paroissiens ; et il avait maintenu vis-à-vis de son clergé la défens'' 1 ;._• ^1^'^ d'aller à la Grotte.

Je le "f .;., ;'\ '1 à Bernadette, lorsqu'elle se présenta de nouveau devant lui. '^x^'a r que tu me demandes au nom de l'Apparition ne dépend pas de n^l. ^ ela dépend de ISIgr. l'éveque que j'ai déjà instruit de ce qui se passe. Je vais me rendre auprès de lui et lui faire part de cette nouvelle démarche. C'est à lui seul (ju'il appartient d'agir.

Mgr. Bertrand-Sévère Laurence, évêque de Tarbes, était, par sa per- sonne autant que par sa dignité, l'homme du Diocèse. Il y était né, il y avait été élevé, il y avait grandi. Porté rapidement par son mérite aux plus importantes fonctions ecclésiastiques, il avait été successivement Supé- rieur du Petit Séminaire de Saint-Pé, qu'il avait fondé. Supérieur du Gran.* Séminaire et Vicaire-général.

Presque tous les prêtres du diocèse avaient été ses élèves. Il avait été leur Maître avant d'être leur Evéque ; et, à l'un ou à l'autre de ces titres, il les dirigeait depuis près de quarante années.

L harmonie profonde, la grande unité d'âme et d'esprit qui régnaient, par suite de ces circonstances, entre l'ancien supérieur des séminaires et le clergé qu'il avait formé lui-même à la vie sacerdotale, avaient même été l'une '^s causes « e sa pr< m )tion à l'épiscopat. Lorsque, douze ans auparavant, le siège de Tarbes était devenu vacant par la mort de Mgr* Double, le nom de M. l'abbé Laurence se trouva dans toutes les bouches. Un grand nombre s'émurent du même désir et de la même espérance, et signèrent une pétition pour demander la nomination de M. Laurence au siégode Tarbes. L'éveque, comme cela était arnvé souvent dans la pri- mitive EgHse, fut ainsi désigné et porté par le Sutfrage à ce rang éininent. Raconter ces choses, c'est dire que Mgr. Laurence et son clergé formaient, ce qu. devrait être partout e*" toujours, une grande fiimille chrétienne.

Toute la chaleur de cette nature s'était concentrée dans ce cœur pater- nel et excellent qui .'était fait tout à tous. Par un contraste qui n'était point une o))positioi i tête était fro> ■• :t soumettait toutes choses à l'exa- men d'une mipassiblt i-aison. L'inteiiigence du prélat, bien que naturelle- ment ouverte sur tous les horizons de l'esprit, avait une tendance easen-

f^ NOTRE-DAME DE LOURDES.

tiellemcnt pratique. Personne DQoins que lui n'était accessible aux illu- sions de l'imagination et aux entraînements d'un enthousiasme irréfléchi. Il se défiait des natures ardentes et exagérées. Pour le convaincre, les arguments passionnés étaient inutiles. Si le sentiment dirigeait son cœur, la raison seule était la loi de son intelligence.

L'Eveque, avant d'agir, pesait avec un soin extrême non-seulement ses actes en eux-mêmes, mais aussi toutes leurs conséquences. De parfois une certaine lenteur à se prononcer dans les affaires graves, lenteur ayant pour principe, non point sans doute l'indécision du caractère, mais la sa^-esse de l'esprit qui voulait se rendre compte et se déterminer en pleine connaissance de cause. Sachant d'ailleurs que la vérité est éternelle et que son jour arrive infailliblement, il avait cette vertu, l'une des plus rares qui soient au monde : la patience. Mgr Laurence savait attendre.

Doué d'une rare sagacité d'observation, Mgr Laurence connaissait les hommes et possédait à un haut degré Tart difficile de les manier et de les conduire. A moins que la religion ne fut en jeu et qu'une cause particu- lière n'exigeât un éclat, il évitait avec soin les froissements, les désaccords et les conflits, car il savait que faire des ennemis à l'Evèque c'était, sui- vant la pente ordinaire du cœur humain, faire des ennemis à l'épiscopat et à la religion. Sa prudence était extrême. Ayant, d'\ns toute l'étendue d'un diocèse, à diriger la barque de Pierre, il était plein du sentiment de sa responsabilité. Attentif à l'état de la mer et au souffle du vent, ii reirardait souvent au fond de l'eau et était soigneux à éviter les écueils.

Administrateur remarqual)le, homme d'ordre et de discipline, réunissant en sa personne la sim['licité de l'apotre à la prudence du diplomate, il avait été de tout temps, depuis le règne de Louis-Philippe jusqu'au second Empire, tenu en très-haute appréciation par les divers gouvernements qui s'étaient succédé. Quand Mgr Laurence demandait une chose, un savait à l'avance, dans les régions du poiivoir, que cette chose était certainement juste et très-prubabldment nécessaire, et on ne la refusait jamais.

C'est ainsi que depuis longtemps, dans ce diocèse pyrénéen, l'autorité spirituelle et l'autorité temporelle vivaient dans le plus i^rHiit accord, lorsque survinrent, à Lourdes, les événements miraculeux (pii font r<;»jet de cette histoire.

M. rabl)é Peyramale exposa i\ l'Evêque les faits surprenants dont la Grotte de Massabiellc et la ville de Lourdes étaient le théâtre depuis bien- tôt trois semaines. Il racontii les extases et les visions de Bernadette, les paroles de l'Apparition, le jaillissement de la Source, les guérisons sou- daines, l'émotion universelle.

Habitué à voir la vérité descendre hiérarchiquement des hauteurs du Vatican, Mgr. Laurence était peu disposé à recevoir et à accepter sans mûr examen un message céleste apporté tout à coup, en dehors des règles ordinaires, par une [letite paysanne illettrée.

NOTRE-DAME DE LOURDES. tS

Il était trop versé cependant dans tout ce qui touche à l'histoire de lE- glise pour opposer une négation absolue à un fait qui avait, après tout, des analogues dans les annales séculaires du Catholicisme, mais il était en même temps trop tourné vers la pratique, pour ne pas être diflScile à con- vaincre. Les Evêqu' s sont les successeurs des Apôtres. Mgr. Laurence était un apôtre et un saint apôtre : c'était saint Thomas. Il voulait voir avant de croire ; et cela était heureux, car lorsque l'Evêque croyait, tout le monde savait qu'on pouvait croire en toute sécurité avec lui, et que la preuve avait être faite avec la dernière clarté.

De la plupart des faits qu'il racontait, M. le Curé de Lourdes n'avait pas été le témoin direct ; et à cause de la réserve qu'il avait imposée au clerf'é, il n'avait à invoquer devant Sa Grandeur que des déclarations do tierces personnes, de personnes laïques, dont quelques-unes même, scep- tiques ou indifférentes en matière de religion, ne suivaient point les pra- tiques de l'Eglise.

Eu outre, au miUeu de tant de récits qui lui avaient été faits, de la mul- tiplicité et de la confusion de tant d'incidents, des inévitables lacunes de ses informations, des bruits sans nombre qui couraient, il lui était impossible de se rendre compte à lui-même et de faire ressortir la marche logique et providentielle des événements, avec la méthode qu'il est si aisé d'y mettre aujourd'hui. Il en est des faits de l'ordre moral comme de certains objets de l'ordre physique : il faut s'en éloigner pour se mettre au vrai point de vue. L'abbé Peyramale pouvait bien analyser plusieurs détails de ce qui s'accomplissait sous ses yeux ; mais, à cette époque, il n'était donné ni à rEvê(|ue ni à lui d'en voir l'ensemble et d'en remarcpicr l'admirable syn- thèse : ils étaient trop près des événements.

Mgr. Laurence ne se prononça point. Plus sage en cela que Thomas, il se garda bien de nier ; car il savait que de semblables choses, quoi(|ue . fort rares, étaient possibles. Comme évêque, il avait besoin de documents et d'attestations d'une irrécusable authenticité, et les preuves de seconde main qu'il recevait de M- le Curé de Lourdes ne lui semblaient point suffi- santes. Ne pouvait-il pas y avoir queliju'illusion dans l'eaprit de l'enfant? quelqu'exagération dans les récits de la foule ? De bonnes âmes ne s'é taient-elles point laissé quehpiefois tromper par de faux miracles, soit qu'ils provinssent de l'imposture, de l'hallucination ou des artifices du Mauvais ? Toutes ces questions se posaient d'elles-mêmes et lui fesaient Ui. revoir de procéder avec une extrême prudence.

L'idée de faire une encpiêto officielle se présentait tout natureîîement à sa pensée, et l'opinion puî)li(pie, désireuse d'une solution, pressait l'autorité épiscopale de prendre officiellement en main l'examen de cette affaire' et de prononcer son jugement. Avec une merveilleuse sûreté de vue, rEvê(jue comprit que l'agitation même des jx^pulations nuirait à la maturité et ;\ la sûreté de l'enquête. Il eut la difficile sagesse de résister à la pression uni-

76 NOTRE-DAME DE LOURDES.

verselle. Il résolut donc de laisser les choses suivre leur cours, de laisser des événements nouveaux se produire, et une évidence éclatante se faire d'elle-même dans le sens de la vérité, quelle qu'elle fût.

*' L'heure n'est point venue pour l'autorité épiscopale de s'occuper de cette affaire. Pour asseoir le jugement qu'on attend de mus, il faut procéder avec une sage lenteur, se défier de l'entraînement des premiers jours, donner le temps à la réflexion, et demander des lumières à une observation attentive et éclairée (*)." '

Tel fut son langage.

Il maintint donc la défense faite au Clergé de se rendre à la Grotte. Mais en même temps, de concert avec M. le Curé de Lourdes, il prit toutes sortes de mesures pour se faire renseigner chaque jour, par des témoins d'une loyauté à toute épreuve et d'une capacité reconnue, sur tout ce qui se passerait aux Roches Massabielle, et sur toutes les guérisons vraies ou fausses qui pourraient encore avoir lieu.

Par suite de f attitude pleine de réserve adoptée par Sa Grandeur, l'en- quête allait pour ainsi dire se faire d'elle-même publiquement et contradic- toirement, non par une commission de quelques personnes, mais par l'intel" ligence de tous et nar la force des choses. S'il y avait dans cette affaire quelqu'crreur ou quelque supercherie, le monde incroyant, si profondément animé contre la superstition populaire, ne tarderait pas à les découvrir et à les proclamer, preuves en mains. Si, au contraire, l'événement avait un caractère divin, il triompherait seul des obstacles et montrerait sa vitalité intrinsèque en se passant de tout appui. Il n'en aurait alors, aux yeux de tous les esprits droits, qu'une autorité plus incontestable.

L'Evcque prit donc le parti de demeurer, quoi qu il advint, et aussi longtemps que possible, au moins quelques mois, dans cette attitude d'ob- servation, et d'attendre pour intervenir que les événements eux-naemes lui forçassent la main.

Tandis que l'Eveché se renfermait dans cette extrême circonspection, l'Autorité civile, en présence de ce qui se passait à Lourdes, était dans la

plus grpnde perplexité. La préfecture de Tarbes était occupée par M. Massy ; le Ministère des Cultes par M. Rouland.

Catholique sincère mais indépendant, M. le baron Massy, préfet des Ilautes-Pyrénées, était ennemi de la Superstition. Il fai^^ait profession de croire en très-bon chrétien aux miracles rapportés par les Evangiles et par les Actes des Apôtres ; mais, en dehors de ces prodiges en quelque sorte officiels, il n'admettait pas le Surnaturel. Les Miracles ayant été indis- pensables pour fonder f Eglise et lui donner l'autorité, il les acceptait comme une nécessité de cette époijue de formation.

M. Massy était donc très-othodoxe ; mais, dans le domaine théori(|ue, il

(*) Paroles de l'Ordoaaaace readue plus tard par Mgr. l'évè^ue de Tarbes.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 77

craignait les envahissements du surnaturel. Il (itait très-religieux ; mais, dans le domaine pratique, il redoutait les empiétements du Clergé. " Rien de trop" était sa devise. C'était fort bien, mais ceux qui répètent toujours " rien de trop" finissent généralement par faire la mesure trop étroite et par ne pas accorder assez.

L'intelligence de M. Massy était d ailleurs remarquable. Il administrait avec talent le département qui lui était confié. Il avait une grande rapidité de coup d'œil eu jugeait promptement une situation. Malheureusement on a souvent en ce monde les défauts de ses qualités, et cette précieuse faculté d'intuition spontanée et de décision l'induisait parfois en erreur. Se confiant peut-être un peu trop à la justesse de son premier aperçu, il lui advenait d'agir pvématurémert. Il avait alors le grave défaut de ne pas savoir recon- naître qu'il s'était trompé, et, malgré la précipitation de quelques-unes de ces décisions, on ne le vit jamais revenir de son parti pris, soit sur un homme, soit sur une idée, soit sur un fait.

Jusqu'à cette épo(i[ue le Préfet et l'Evoque avaient vécu en parfaite entente. M. Massy était catholique non-seulement dans ses croyances, mais encore dans ses pratiques. Tout le monde rendait justice à la régu- larité de ses moeurs, à ses vertus domestiques, et l'Eveque l'appréciait. Le Préfet de son côté ne pouvait s'empêcher d'admirer et d'aimer les émincntes qualités de Mgr Laurence. La prudence de ce dernier, unie à sa connaissance des hommes, avait toujours évité les occasions de conflit entre l'autorité spirituelle et l'autorité temporelle, de sorte que non-seule- ment la paix mais la plus cordiale harmonie régnaient entre le chef du Diocèse et le chef du Département.

M. Massy, tenu au courant des événements de Lourdes par les raports de M. Jacomet, en qui il avait une foi véritablement aveugle, n'imita pas la sage réserve de l'Evêiiue. Il se laissa aller à la première impression ; et, rie croyant on rien à la possibilité de telles Apparitions et de tels Miracles, s'imaginant en lui-même qu'il pourrait arrêter dès qu'il lui plairait ce débor- dement populaire, il se prononça nettement, et résolut d'étouffer dans son berceau cette superstition nouvelle qui, à peine née, semblait menacer de grandir si rapidement. ,

Si j'avais été préfet de l'Isère, lors des prétendues Apparitions de la

Salette, disait-il souvent, jen aurais bien vite eu raison, et il en eiit été de cette légende, comme il en sera bientôt do celle de Lourdes. Toute cette

fantasmagorie va rentrer dans le néant.

Au lieu d'attendre que l'autorité religieuse, qui seule était compétente, jugeât opportun de pendre en main l'examen de cette affaire extraordi- naire, M. le Préfet décida donc par avance la question dans le sens de ses préventions anti-surnaturelles. L'Evêque en sa patience, prenait du temps pour dénouer le nœud gordien. M. Massy, dans son impétuosité, trouvait préférable de le trancher brusquement.

78 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Quoiqu'il eût résolu à ce sujet dans son esprit, il ne pouvait cependant s'empêcher de comprendre que le fond même de la question relevait de l'autorité épiscopale et nullement du pouvoir civil, et il ne ^ julal en rien blesser le prélat vénéré qui conduisait, avec une sagesse si universellement reconnue, les affaire du Diocèse. Tout en laissant percer ses sentiments hostiles contre les " miracles" de la Grotte et tout en les soumettant par ses a'^ents à une enquête, il se borna extérieurement à certaines mesures, qui pouvaient à la rigueur avoir pour prétexte l'immense concours de peuple que le bruit de ces événements attirait dans la ville de Lourdes.

Il commença, nous ne savons trop dans quelle espérance, par faire surveiller secrètement la Grotte nuit et jour, comme si quelque manoeuvre humaine eût pu être complice de ce jaillissement étrange de la Source miraculeuse et son agrandissement progressif. (1.)

Le 3 mars, d'après les ordres venus de la Préfecture, le Maire de Lourdes- M. Lacadé, écrivit au commandant du Fort de mettre à sa dis- position les troupes de la garnison, et de les tenir dès le lendemain prêtes à tout événement (*). Les soldats, en armes, devaient occuper le chemin et les abords de la Grotte. La Gendarmerie locale et tous les Officiers de Police avaient reçu de semblables instructions.

A quel point ce menaçant déploiement de forces était-il nécessaire à la tranquillité publique ? Nous ne saurions très-bien le comprendre. N'y avait-il pas à craindre, par ces démonstrations hostiles ou tout au moins intempestives, par cet essai d'intimidation, d'irriter ces populations jusque- si paisibles mais naturellement ard(întes, et émues en ce moment au plu.i haut degré par les événements que nous avons racontés ? Ne risquait-on pas ùe provoquer dans ces âmes si puissamment exaltées par Je senthnent religieux quelques cris de colère, quelque mouvement, quelque agitation séditieuse ? Beaucoup le redoutaient. D'autres l'espéraient peut-être et comptaient bien que la multitude donnerait à la force quelqu'occasion d'in- tervenir ' V avait tout à parier qu'il en serait ainsi.

E' l'attitude inquiète et ombrageuse du monde officiel, la

rer is faits merveilleux s'était propagée dans toutes les contrées

en rec une électrique rapidité.

rre et tout le Béarn, déjà agités par lec r^emiers bruits de

l'App : aient entrés dans un profond émoi à la l uvelle du jaillis-

semen source et des guérisons miraculeuses. Toutes les routes du

départe étaient couvertes de voyageurs, accourant en grande hâte.

A tout il. de tous les cotés, par tous les chemins, par tous les sentiers

qui aboutisL à Lourdes, arrivaient en foule et pêle-mêle des véhicules de toute son -calèches, charrettes, chars-à-bancs, des cavahers, des pié- tons.

(1) Archives d. Mairie de Lourdes. Lettre du Maire au Préfet. (•) Ibid. Lettre i Maire au Commandant du Fort. No. 60.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 79

La nuit même ralentissait à peine ce mouvement. Les habitants de la Montagne descendaient à la lueur des étoiles pour se trouver à la Grotte dès le matin.

Les voyageurs précédemment arrivés étaient, pour la plupart, restés à Lourdes, ne voulant rien perdre de ces scènes extraordinaires comme on n'en avait certainement point vu depuis des siècles. Les liotels, les auberges, les maisons particulières regorgeaient de monde. Il devint presque impossible d'héberger les nouvelles foules qui survenaient. On passait la nuit en prière devant la Grotte illuminée, afin de se trouver le lendemain plus près de la Voyante.

Le jeudi 4 mars, était le dernier jour de la Quinzaine.

Lorsque l'aurore commença à blanchir à l'horizon, une multitude plus prodigieuse encore que les jours précédents inondait les abords de la Grotte.

Un peintre comme Raphaël ou Michel- Ange eût tiré de ce vivant spec- tacle le sujet d'un admirable tableau.

En pluuieurs endroits les pèlerins, fatigués par le voyage ou par la station de la nuit s'étaient assis à terre. Il y en avait qui, dans leur pré- voyance- avaient avec eux des havre-sacs garnis de provisions. D'autres portaient en bandouhère une gourde remplie de vin. Plusieurs enfants s'é- tai'"'at endormis, étendus sur le sol. Les mères, se dépouillant de leur capulet, les en recouvraient avec précaution.

Quelques militaires, appartenant au régiment de cavalerie de Tarbes ou au dépôt de Lourdes, étaient venus à cheval et se tenaient hors du tohu- bohu, dans le courant du Gave. Beaucoup de pèlerins ou de curieux étaient grimpés sur les arbres ; et, autour de ces têtes isolées qui domi- naient les autres et ressortaient vivement, tous les champs, toutes les prai- ries, tous les chemins, tous les coteaux, tous les tertres, toutes les rodies d'où on pouvait avoir vue sur la Grotte étaient littéralement cou- verts d'une multitude innombrable d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards, de gens du monde, d'ouvriers, de paysans, de soldats, agités, pressés et ondoyants comme les épis mûrs.

Il y avait bien plus de vingt mille hommes épandus sur les rives du Gave, et cette multitude grossissait incessamment par l'arrivée de nou- veaux pèlerins qui débouchaient de tous les côtés (1).

(1) Cette évaluation est celle des divers t^'raoins que nous avons consultés. Quant aux détails du tableau que nous façons de cette scène et au mouvement général de toute la contr'e, ils sont, pour la plupart, littéralement empruntés à un journal très- hostile à l'événement, à VErc impériale de Tarbes. dans son Xo. du 2t> mars.

Quatre ou cinq semaines après, en avril, alors que la Cuinzaine demandée par l'Appa- rition était terminée depuis un mois, et qui- Bernadette l 'allait plus régulièrement à la Grotte, le Maire fit faire le dénombrement de la foule. Or ce jour-là, un jour ordinaire, alors que l'on ne savait pas à l'avance que l'enfant dût s'y rendre, il s'y trouvait encore neuf mille soixante personnes. (Lettre du Maire au Préfet, en date du 7 avril, ^t^hives de la mnirie de Lourdes. No. 8G.)

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0(1 NOTRE-DAME DE LOURDES.

La foi, la prière, la curiosité, le scepticisme se pei;^naient sur ces visa- ges. Toutes les classes, toutes les idées, tous les sentiments étaient repré- sentés dans cette immense multitude. Il était là, le rude chrétien de* premiers âges qui sait que rien n'est impossible à Dieu. Il était là, le chrétien tourmenté par le doute et venant devant ces roches sauvages chercher des arguments pour sa foi. Elle était là, la femme croyante, demandant à la divine Mère de guérii' quelc^ue cher malade, de convertir quelqu'âmc bien-aimée. Il était aussi, le négateur de parti pris, ayant des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne pas entendre. Il était là, l'esprit frivole, oublieux de son âme, en quête seulement, devant le ciel entr'ouvert, d'un amusement curieux et d'un vain spectacle.

Autour de cette foule et sur le chemin couraient, allaient, venaient,, criaient dans une sorte d'effarement les Sergents de ville et les Gen- darmes. L'adjoint, revêtu de son écharpe, se tenait immobile.

Attentifs à toutes choses et prêts à sévir au moindre désordre, on remarquait sur une petite hauteur Jacomet et le Procureur Impérial.

Une rumeur énorme, vague, multiple, confuse, indescriptible, composée de mille bruits divers, de paroles, de conversations, de prières, de cris, sortait de cette multitude et ressemblait à Finapaisable tumulte des flots.

Tout à coup une clameur vole sur toutes les bouches. " Voilà la Sainte 1 voilà la Sainte !" s'écrie-t-on de toutes part», et une agitation extraordinaire se fait au milieu de cette foule. Tous les coeurs, même les plus froids, sont émus ; toutes les tètes se dressent, tous les yeux se fixent sur le même point ; instinctivement tous les fronts se découvrent.

Bernadette, accompagnée de sa mère, venait de paraître sur le sentier que la Confrérie des carriers avait cracé les jours précédents, et descen- dait paisiblement vers cet Océan hmnain. Bien qu'elle eût tout ce vaste peuple sous les yeux et qu'elle fût sans doute heureuse de voir ce témoi- gnage de vénération pour la" Dame" merveilleuse, elle était tout entière à la pensée de revoir cette incomparable Beauté. Quand le ciel est près de s'ouvrir, qui donc regarde la terre ? Elle était tellement absorbée par l'es- pérance joyeuse qui remplissait son cœur, que les cris : " Voilà la Sainte" ne semblaient point l'atteindre. Elle était si pleine de l'image de la Vision, elle était si parfaitement humble, qu'elle n'avait pas même la vanité d'être confuse et de rougir.

Les Gendarmes cependant étaient accourus et, perçant la foule devant Bernadette, formaient une escorte à l'enfant et lui faisaient un passage jusqu'à la Grotte.

Ces braves gens, de même que les soldats, étaient croyants et leur atti- tude sympathique, émue, religieuse avait empêché la foule de s'irriter de ce déploiement de la force armée, et trompé le calcul des habiles.

Les mille rumeurs de la multitude s'étaient tues peu à peu et il s'était

NOTRK-DAME DE LOUDRES. ' 81

fait un grand silence. Il n'y a pas, au moment de la Messe, un jour de Communion, plus de recueillement dans les églises de la Chrétienté. Ceux- même qui ne croyaient pas étaient saisis de respect. Chacun retenait en quelque sorte sa respiration. Quelqu'un qui eût fermé les yeux n'au- rait jamais deviné qu'il y eût une immense foule, et, au milieu du silence universel, il n'aurait eu l'oreille frappée que par le fracas du Gave. Ceux qui étaient près de la Grotte entendaient le murmure de la Source mira- culeuse qui s'écoulait paisiblement dans le petit réservoir par la rigole de bois qu'on y avait naguère placée.

Quand Bernadette se prosterna, tout ce peuple, d'un mouvement unanime, tomba à genoux.

Presque aussitôt les rayons surhumains de l'extase illuminèrent les traits transfigurés de l'enfant. Nous ne décrirons pas une fois de plus ce spec- tacle merveilleux, dont, à plusieurs reprises déjà, nous avons tâché de donner une idée au lecteur. Ce spectacle était toujours nouveau, comme l'est chaque matin le lever de l'aurore. La puissance (^ui produit de telles splendeurs dispose de l'infini, et elle l'emploie à diversifier sans cesse la forme extérieure de son éternelle unité ; mais la plume d'un pauvre écrivain n'a que des ressources bornées et des couleurs indigentes. Si Jacob, fils d'Isaac, lutta avec l'Ange, Tartiste, en son infirmité, ne peut lutter avec Dieu ; et il vient un moment oii, se sentant impuissant à traduire toutes les délicates nuances de l'œuvre divine, il se tait et se borne à adorer. C'est ce que je fais. Et je laisse aux âmes qui me lisent le soin d'ima'n- ner toutes les joies successives, tous les attendrissements, toutes les grâces et toutes les célestes ivresses que la bienheureuse Vision de la Vierge sans tache, de la Beauté admirable qui charma Dieu lui-même, faisaient passer sur le front innocent de Bernadette ravie. Que chacun devine donc ce que je ne dis point et qu'il essaye de contempler, par la pensée et par le cœur, directement et sans mon secours, ce que mon talent misérable est incapable d'exprimer.

L'iVpparition, comme les jours précédents, avait commandé à l'enfant d'aller ! .e et se laver à la Fontaine, et de manger cette herbe dont nous avons parlé, puis elle lui avait de nouveau ordonné de se rendre vers les prêtres et de leur dire qu'elle voulait une chapelle et des processions en ce lieu.

L'enfant avait prié l'Apparition de lui dire son nom. Mais la " Dame " rayonnante u avait point répondu à cette question. Le moment n'était point encore venu. Ce nom, il fallait qu'il s'écrivit auparavant sur la terre et qu'il se gravât dans les cœurs par d'innombrables œuvres de misérL corde. La Reine du ciel voulait être devinée à ses bienfaits ; Elle entendait que la clameur reconnaissante de toutes les bouches la nommât et la glorifiât avant de répondre et de dire : " Votre cœur ne vous a pas ^rompes : c'est bien Moi."

82 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Bernadette venait de reprendre le chemin de Lourdes. Dans la foule immense dont nous avons fait le tableau et qui s'écoulait lentement, on se demandait avec mille commentaires divers ce que pouvait signifier l'ordre étrange et mystérieux donné par l'Apparition à l'enfant une semaine aupa- ravant, ordre réitéré plusieurs fois et notamment ce jour-là même. On en examinait tous les détails, on en pesait toutes les circonstances.

La Vierge, s' adressant à la fille des hommes et parlant peut-êtr en elle à nous tous, avait ordonné à Bernadette de s'éloigner du Gave, d onter vers le Roc jusqu'au coin le plus reculé de la Grotte, de boire, de ix-anger de l'herbe et de se laver à la Fontaine, alors invisible à tous les yeux- L'enfant obéissant à la voix céleste, avait fait ces choses. Elle avait gravi la pente escarpée. Elle avait mangé l'herbe. Elle avait creusé la terre. Et l'eau avait jailli, d'abord faible et bourbeuse, puis plus abondante et moins trouble ; et, à mesure qu'on y puisait, elle était devenue en quelques jours un jet d'eau puissant et magnifique, clair comme le cristal, un fleuve de vie pour les malades et les infirmes.

Bien que la foule, ainsi que nous l'avons dit, eût été surtout immense le matin à l'arrivée de Bernadette, il ne faut pas croire que durant le jour la solitude se fui faite aux Roches Massabielle. Toute l'après-midi un va-et vient perpétuel eut lieu sur le chemin de cette Grotte, désormais célèbre, que chacun examinait en tous sens, devant laquelle on priait, dont quelques- uns détachaient des fragments pour en faire de pieux souvenirs.

Ce jour là, vers quatre heures, il y avait encore cinq ou six cents personnes, stationnant de la sorte sur les rives du Gave.

En ce même moment, une scène déchirante se passait autour d'un berceau dans une pauvre maison de Lourdes demeurait une famille de journaliers, Jean Bouhohorts et Croisine Ducouts, sa femme.

Dans ce berceau gisait un enfant de deux ans environ, infirme, mal constitué, n ayant jamais pu marcher, constamment malade et épuisé depuis sa naissance pai une fièvre lente, une fièvre de consomption, que rien n'avait pu vaincre. Malgré les soins éclairés d'un médecin du pays, M. Peyrus, l'enfant touchait à son heure dernière. La mort étendait ses teintes livides sur ce visage que de si longues souffrances avaient rendu d'une maigreur effrayante.

Le père, calme dans sa douleur, la mère au désespoir le regardaient mourir.

Une voisine, Françonnette Gozos, s'occupait déjà de préparer des Hnges pour ensevelir le corps, et, en même temps, elle s'efforçait de faire entendre à la mère des paroles de consolation.

Celle-ci était éperdue de douleur. Elle suivait avec anxiété les progrès de lagonie.

L'œil était devenu vitreux, les membres étaient dans une immobilité absolue, la respiration avait cessé d'être sensible.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 83

Il est mort, dit le père.

S'il n'est pas mort, dit la voisine, il va mourir, ma pauvre amie. Allez pleurer auprès du feu pendant que, tout à l'heure, je le plierai dans ce linceul.

Croisine Ducouts (c'était le nom de la mère) semblait ne pas entendre. Une idée soudaine venait de s'emparer de son âme, et ses larmes s'étaient arrêtées.

Il n'est pas mort î s'écria-t-elle, et la sainte Vierge de la Grotte va me le guérir.

La douleur la rend folle ! dit tristement Bouhohorts.

La voisine et lui essayèrent vainement de détourner la mère de son projet. Celle-ci venait de tirer du berceau le corps déjà immobile de l'enfant et l'avait enveloppé dans son tablier.

Je cours à la Vierge, s'écria-t-elle en se dirigeant vers la porte.

Mais, ma bonne Croisine, lui disaient son mari et Françonnette, si notre Justin n'est pas entièrement mort, tu vas le tuer tout-à-fait.

La Mère, comme hors d'elle-même, ne voulut rien entendre.

Qu'il meure ici ou qu'il meure à la orrotte, qu'importe ! Laissez moi mplorer la Mère de Dieu.

Et elle sortit, emportant son enfant.

Comme elle l'avait dit, " elle courait à la Vierge." Elle marchait avec rapidité, priant à haute voix, invoquant Marie, et ayant, aux yeux de ceux qui la voyaient passer, les allures d'une insensée.

Il était près de cinq heures. Quelques centaines de personnes se tenaient devant les Roches Massabielle.

Chargée de son précieux fardeau, la pauvre mère perça la foule. A l'entrée de la Grotte, elle se prosterna et pria. Puis elle se traîna à genoux vers la Source miraculeuse. Sa figure était ardente, ses yeux animés et pleins de larmes, toute sa personne en un certain désordn occa- sionné par l'extrême douleur.

Elle était arrivée près du bassin creusé par les carriers. Le froid était glacial.

Que va-t-elle faire ? se disait-on.

Croisine tire de son tablier le corps tout nu de son enfant à l'agonie. Elle fait sur elle-même et sur lui le signe de la croix. Et puis, sans ési- ter, d'un mouvement rapide et déterminé, elle le plongea tout entier, sauf la tête, dans l'eau glacée de h Source.

Un cri d'effroi, un murmure d'indignation sort de la foule.

Cette femme est folle ! s'écrie- t-on de toutes parts, et on se presse autour d'elle pour l'empêcher.

Vous voulez donc tuer votre enfant, lui dit brutalement quelqu'un.

Il semblait qu'elle fût sourde. Elle demeurait comme une statue, la etatue de la Douleur, de la Prière et de la Foi.

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84 NOTRE-DAME DE LOURDES.

L'un des assistants lui toucha l'épaule. La mère se retourna alors^ tenant toujours son enfant dans l'eau du bassin.

Laissez-moi, laissez-moi î dit-elle d'une voix à la fois énergique et sup- pliante. Je veux faire ce que je pourrai : le bon Dieu et la Sainte Vierge feront le reste.

Plusieurs remarquèrent la complète immobilité de l'enfant et sa physio- nomie cadavérique.

L'enfant est déjà mort, dirent-ils. Laissons-la faire : c'est une mère- que la douleur égare.

Non ! sa douleur ne l'égarait point. Elle la conduisait au contraire dans le chemin de la foi la plus haute, de cette foi absolue, sans hési- tation et sans défaillance à laquelle Dieu a promis solennellement de ne jamais résister. La mère de la terre sentait au fond d'elle-même qu'elle s'adressait au cœur de la Mère qui est au ciel. De là, cette confiance sans bornes, dominant la terrible réalité de ce corps moribond qu'elle tenait en ses mains. Sans doute, tout aussi bien que la multitude, elle voyait qu'une eau glaciale comme celle elle plongeait son enfant était faite, suivant les lois ordinaires, pour tuer infailliblement ce pauvre petit être bien-aimé et achever soudainement cette agonie par le coup de la mort. N'importe ! son bras demeurait ferme et sa Foi ne faillissait point. Pendant un long quart-d'heure, aux yeux stupéfaits de la multitude, au milieu des cris, des objurgations et des injures que la foule groupée autour d'elle ne cessait de lui adresser, elle tint son enfant dans cette eau mystérieuse, jaillie naguère sur un geste de la Mère toute-puissante du Dieu mort et ressuscité.

Spectacle sublime de la foi catholi(iue î Cette femme précipitait son fils agonisant dans ie plus imminent des périls terrestres, pour y chercher, au nom de la Vierge Marie, la guérison venant du ciel. Elle le poussait natu- rellement vers la mort pour le conduire surnaturcllement à la vie ! Jésus loua la foi du centenier. En vérité, celle de cette Mère nous paraît plus admirable encore.

Devant cet acte de foi, si simple et si grand, le cœur de Dieu ne pou- vait point ne pas être ému. Notre Père, ce Père si invisible et si mani- feste, se penchait sans doute en même temps que la Vierge sainte sur cette touchante et religieuse scène, et ilbénissait cette chrétienne, cette croyante des premiers tem.ps.

L'enfp.nt, durant cette longue immersion, avait gardé l'immobilité du cadavre. La mère le replia dans son tablier et rentra chez elle en toute hâte.

Le cor*^" était glacé.

Tu •'. bien qu'il est mort ! dit le père.

Non, ait Croisinc, il n'est pas mort ! La Sainte Vierge le guérira.

Et Li pauvre femme coucha l'cnfiint dans son berceau.

Il y était à peine depuis (juelqucs instants «jue l'oreille attentive de la mère s'ctant penché sur lui :

NOTRE-DAME DE LOURDES. 85

Il respire ! s'écria-t-elle.

Bouhohorts se précipita et écouta à son tour. Le petit Justin respirait

en effet. Ses yeux étaient fermés, et il dormait d'un profond et paisible sommeil.

La mère, elle, ne dormit point. Le soir et pendant la nuit, elle venait à tout instant écouter cette respiration de plus en plus forte et régulière, et elle attendait avec anxiété le moment du réveil.

Il eut lieu à la naissance du jour.

La maigreur de l'enfant n'avait point disparu, mais son teint était colo- ré, et ses traits reposés. Dans ses yeux souriants, tournés vers sa mère, brillaient les doux rayons de la vie.

Pendant ce sommeil, profond comme celui que Dieu avait envoyé à Adam, la main mystérieuse et toute-puissante de qui tout bien découle avait ranimé et réparé, nous n'osons ire ressuscité, ce corps naguère encore immobile et glacé.

L'enfant demanda le sein de sa mère, et il but à long traits.

Lui qui n'avait jamais marché, il voulut se lever et se promener par la chambre. Mais Croisine, si courageuse la veille et si pleine de foi n'osait croire à la guérison et tremblait à la pensée du danger disparu. Elle résista aux sollicitations réitérées de l'enfant et se refusa à le tirer de sa couche.

Lojour se passa ainsi. A tout instant, l'enfant demandait le sein mater- nel. La nuit vint et fut paisible comme la précédente.

Le père et la mère sortirent dès l'aube pour aller au travail. Leur Jus- tin dormait encore dans son berceau.

Quand la mère en rentrant ouvrit la porte, un spectacle se présenta tout à coup à elle, qui manqua la faire défaillir.

Le berceau était vide. Justin s'était levé tout seul de sa couche : il ^tait debout et il allait çà et là, touchant les meubles et dérangeant les chaises.

Le petit paralytique marchait.

Quel cri de joie poussa Croisine à cette vue, le cœur des mères peut seul le deviner. Elle voulut s'avancer, mais ne le put tant elle était saisie. Ses jambes tremblaient Elle était sans force contre son bonheur, elle s'ap- puya contre la porte.

Une vague terreur se mêlait toutefois, malgré elle, à sa rayonnante allégresse.

Prends garde ! tu va tomber, cria-telle avec anxiété.

Il ne tomba point ; sa marche était assurée et il courut se jeter dans le3 bras de sa mère qui l'embrassa en pleurant.

*' Il était guéri depuis hier, pensait-elle puisqu'il voulait se lever et marcher, et moi, comme* une iffij o, dans mon manque de fois, je l'ai empêché."

86 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Tu vois bien qn'il n'était pas mort et que la sainte Vierge l'a sauvée dit-elle à son mari lorsqu'il rentra.

Ainsi parlait cette mère bienheureuse.

Françonnette Gozos, celle qui avait assisté l'avant-veille à l'agonie et préparé le linceul pour l'ensevelissement du petit Justin était survenue et en croyait à peine ses yeux. Elle ne pouvait se lasser de regarder l'en- fant comme si elle eût voulu s'assurer de son identité.

C'est bien lui ! s'écriait-elle. C'est pourtant lui ! pauvre petit Justin î

Ils se mirent à genoux.

La mère joignit, pour les tourner vers le ciel, les deux mains de son enfant ; et tous ensemble, ils remercièrent la Mère des miséricordes.

La maladie ne revint pas. Justin grandit et n'eut point de rechute. Voilà de cela onze ans. Celui qui écrit ces pages a voulu le voir ces ours derniers. Il est fort, il est bien portant ; seulement sa mère se désole de ce qu'il fait parfois l'école buissonnière et lui reproche d'aimer trop à courir.

M. Peyrus, le médecin qui avait soigné l'enfant, convint avec la plus entière bonne foi de l'impuissance radicale de la Médecine à expliquer 1 événement extraordinaire qui venait de s'accomplir.

MM. les docteurs Vergez et Dozous examinèrent séparément ce fait d'un si haut intérêt pour la science et pour la vérité, et, pas plus que M. Peyrus, ils n'y purent voir autre chose que l'action toute-puissante de Dieu. Les uns et les autres constatèrent trois circonstances remarquables qui donnaient manifestement à cette guérison le caractère surnaturel : la durée de l'immersion ; son effet immédiat ; et la faculté de marcher ma- nifestée dès que l'enfant fut sorti du berceau.

Les conclusions du rapport de M. Vergez étaient formelles à cet égard :

Un bain d'eau froide au mois de février, d'une durée d'un quart d'h'eue, mfligé à un enfant épuisé, agonisant, devait selon lui et d'après toutes les données théoriques et expérimentales de la Science, amener une mort immédiate. " Car, ajoutait l'habile praticien, si les affusions d'eau froide, " surtout quand elles se répètent, peuvent rendre de grands services dans " les affections adynamiques graves, ce moyen est soumis à des règles dont ** la transgression n'a pas lieu sans des dangers réels pour la vie. En ** thèse générale, la durée de l'application de l'eau froide ne doit pas aller " au-delà de peu de minutes, parce que la dépression occasionnée par le " froid détruirait tout pouvoir de réaction dans l'organisme.

" Or, la femme Ducouts, ayant plongé son enfant dans l'eau de la Fon- " taine, l'y a maintenu pendant plus d'un quart d'heure. Elle a donc " demandé la guérison de son fils à des procédés absolument condamnés " par l'expérience et par la raison médicale, et elle ne l'en pas moins " obtenue immédiatement ; car quelques moments plus tard, il s'endormait ** d'un sommeil calme et profond qui ne cessait qu'environ douze heures " après.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 87

" Et afin que la plus vive lumière vînt éclairer ce fait, pour qu'aucune " incertitude ne pût planer sur sa réalité et sur l'instantanéité de sa pro- " duction, l'enfant, qui n'avait jamais marehé, s'échappe du berceau et " se met à marcher avec l'assurance que donne l'habitude, montrant ainsi " que sa guérison a eu lieu, sans convalescence, d^une façon toute surna- " turelU:' *

D'autres guérisons continuaient de se produire de tous côtés. Il serait impossible de les rapporter en détail, tant à cause de leur nombre que parce que l'auteur de ce livre s'est imposé la loi de ne rien raconter dans cet ordre de faits, dont il n'ait contrôlé lui-même l'exactitude, non-seule- ment par la déposition des témoins directs de l'événement, mais encore par celle des personnes favorisées de grâces si merveilleuses. Quel que soit d'ailleurs l'intérêt de toute action surnaturelle, nous avons été forcé de nous restreindre. Nous avons dû, non sans regret, écarter de notre récit beaucoup de ces admirables prodiges parfaitement constatés, même par nous, et nous borner à présenter l'histoire circonstanciée des miracles les plus frappants. Indiquons cependant au hasard, dans les procès-ver- baux de la Commission nommée plus tard pour examiner ces événements, quelques-unes des guérisons qui eurent lieu vers cette époque, qui furent authentiquement vérifiées et dont la renommée se répandit par conséquent, dès l'origine, dans tout le pays. Le restaurateur Biaise Maumus avait vu disparaître et se fondre, en plongeant la main dans la Source, une loupe énorme qu'il avait à l'articulation du poignet. La veuve Crozat, sourde depuis vingt années à ne pas entendre les oflSces, avait soudainement recouvré l'ouïe en faisant usage de cette eau. Par un semblable prodige, Auguste Bordes, boiteux depuis longtemps à la suite d'un accident, avait vu sa jambe se redresser, reprendre sa force et sa forme naturelles. Tous le» gens que nous venons de nommer étaient de Lourdes, et chacun pouvait se rendre compte de ces faits extraordinaires.

A supposer qu'il fût dans le vrai en son parti pris de négation, le Par- quet, dons nous avons dit les dispositions anti-superstitieuses, avait, dans ces Miracles publiquement attestés et proclamés, une excellente occasion de faire une enquête sévère et de poursuivre, s'il y avait lieu, les auteurs ou propagateurs de ces nouvelles, évidemment de nature à égarer la con- science publique et à jeter le trouble dans les esprits. Rien n'était plus facile que de prendre en ces matières 1 imposture en flagrant délit. Ces guérisons en effet n'échappaient point, comme les Apparitions que Berna- dette apercevait seule au contrôle de chacun. Ces faits tombaient sous les sens. Ils étaient nombreux et ce n'étaient point des cos isolés : il y en avait déji\ vingt-eimj ou trente. Ils étaient > portée de qui vo.^lait les examiner. Tout le monde était à même de les vérifier, de les étudier, de

Rapport de M. le docteur Vergez, professeur agrégé de k Faculté de Montpellier A U Commiiéioii d'îDquèie nommée par Mgr. l'évémie de Taibid.

88 NOTRE-DAME DE LOURDES.

les analyser, de reconnaître leur vérité ou démontrer qu'ils n'étaient qu'un

mensonge.

Le Surnaturel quittait l'invisible : il devenait matériel et palpable. Dans la personne des malades rendus à la santé, des paralytiques qui marchaient et qui se mouvaient, il disait à tous comme Jésus-Christ à l'apôtre Tho- mas : " Voyez mes pieds, voyez mes mains. Voyez ces yeux éteints qui ont retrouvé la lumière. Regardez ces moribonds revenus à la vie, ces sourds qui entendent, ces boiteux qui courent avec l'agilité de la santé et de la force." Le Surnaturel s'était pour ainsi dire incarné en tous ces incurables guéris soudainement, et, s'attestant publiquement lui-même, il provoquait les enquêtes, les examens, les poursuites. Il devenait possible, qu'on nous permette cette expression, de le saisir corps à corps et de l'ap- préhender au collet.

C'était là, chacun le comprenait, le cœur même de la question. Il fal- lait avoir raison de ces inconcevables événements qui venaient se jeter de a sorte à la traverse des idées reçues. Aussi n'était-il personne qui ne cherchât à deviner les moyens habiles et énergiques qu'allait déployer cette fraction du monde oflficiel qui avait jusque-là montré une si ferme résolution de poursuivre sans rémission et d'écraser le fanatisme.

Quels interrogatoires allait faire subir la Police ? Quelle instruction judi- ciaire allait commencer le Parquet ? A quelles mesures sévères allait avoir recours l'Administration ? L'Administration, le Parquet, la Police ne firent rien et, se tournant d'un autre côté, ne jugèrent point à propos de se hasarder dans l'examen public de ces faits si notoires, dont le bruit remplissait toute la contrée.

Que signifiait, en présence de ces prodiges éclatants une si singulière abstention ? Elle signifiait que l'incrédulité est prudente.

Même au milieu de leurs emportements et de leurs passions, les partis ont parfois un certain instinct de conservation qui les avertit que le dan- ger où ils vont se précipiter est capital et qui les fait reculer. Ils cessent tout à coup de marcher dans la logique de leur situation et ils n'osent atta- quer leur adversaire en ce point décisif, vers lequel ils couraient étourdi- ment en poussant à l'avance dos cris de triomphe. Ils comprennent sou. dainement qu'ils seraient vaincus net, brusquement et sans rémission, et que leur mort est là. Que font-ils ? ils rebroussent chemin et vont faire ia petite guerre sur des terrains moins périlleux.

Telles étaient les réflexions que faisaient les meilleurs esprits de ce pays en voyant le mouvement de recul et l'abstention des pouvoirs hostiles devant les faits qui se produisaient.

L'incrédulité aurait dt« être convertie : elle ne l'était point. Elle n'était que déconcertée et accablée par la force des choses, par l'évidence des événements, par la brusque invasion du Surnaturel. C'j serait bien mal connaître le cœur humain que de penser que les preuves les plus con-

NOTRE-DAME DU LOURDES.

cluantes et les plus certaines soient suffisantes pour amener les hommes de parti pris à l'humble reconnaissance de leur erreur. La liberté humaine a la terrible faculté de résister à tout, même à Dieu. Le Soleil a beau éclai- rer le monde et illuminer les espaces se meuvent les globes de notre Univers : pour résister à sa toute-puissance, pous l'éteindre en soi-même, il n'est pourtant besoin que de fermer les yeux. L'âme aussi, l'âme comme le corps, peut de la même façon se rendre insensible à l'éclat de la vérité. Les ténèbres ne sont point le fait de l'infirmité de l'entendement : elles résultent d'un acte de la volonté qui s'obstine et qui se complaît à s'aveu- gler.

C'est ainsi que, devant les guérisons surnaturelles qui s'accomplissaient de toutes parts, l'incrédulité se refusa à tout examen et n'osa pas se hasar- der à des enquêtes. Malgré les invitations qui lui furent faites, malgré les railleries des croyants, elle fit la sourde oreille à tout ce qui tendait à ouvrir un débat public sur ces miraculeuses guérisons. Elle affecta de ne pas s'occuper de ces éclatants et divins phénomènes qui tombaient sous les sens, qui étaient notoires, qui s'imposaient à l'attention universelle, qui étaient faciles à étudier, pour continuer de produire des théories sur les hallucinations, terrain vague et couvert de brumes l'on pouvait parler et déclamer à son aise sans être, comme pour le "este, terrassé par la bru- talité d'un fait visible, palpable, manifeste, et impossible à renverser.

Donc, le Surnaturel offrait le débat, le débat suprême et capital. Le Libre Examen le refusa et battit en retraite. C'était sa défaite et sa condamnation.

XI.

La philosophie incroyante, irritée cependant par ces événements qu'elle semblait mépriser, et contre lesquels elle n'osait pas tenter l'épreuve déci- sive d'une enquête pubUque, cherchait d'autres moyens de se débarrasser de ces faits écrasants. Elle eut recours à une manœuvre d'une habilité profonde, et dont le machiavélisme indique toutes les ressources d'esprit que la haine du Surnaturel faisait déployer au groupe des Libres-Penseurs. Au lieu d'examiner les vrais miracles, ils en inventèrent de faux dont ils se réser- vaient plus tard de dévoiler l'imposture. Leurs journaux ne parlèrent ni de Louis Bourriette, ni de l'enfant de Croisine Ducouts, ni de Biaise Mau- mus, ni de la veuve Crozat, ni de Marie Daube, ni de Bernarde Soubie, ni de Fabien Baron, ni de Jeanne Crassus, ni d'Auguste Bordes, ni de cent autres. Mais ils fabriquèrent perfidement une légende imaginaire, espé- rant la propager par la voie de la presse et la réfuter ensuite à leur aise.

Une telle assertion peut sembler étrange, aussi ne marchons-nous que

preuves en mains.

" Ne vous étonnez pas, disait le jourual de la préfecture, VEre Impê-

" riale^ «'il y a encore des gens qui persistent à soutenir que la jeune fille

90 NOTRE-DAME DE LOURDES.

** est prédestinée, et qu'elle est douée d'une puissance surnaturelle. Pour ces gens-là il est avéré :

"1. Qu'une colombe a plané avant-hier sur la tête de l'enfant le temps " qu'a duré son extase.

" 2. Que la jeune fille a soufflé sur les yeux d'une petite aveugle et lui " a rendu la vue. .

" 3. Qu'elle a guéri un autre enfant dont le bras était paralysé.

" i. Enfin qu'un paysan de la vallée de Campan, ayant déclaré qu'il " n'était pas dupe de ces scènes d'hallucinations, la petite fille avait obtenu '* dans la soirée même que les péchés de ce paysan fussent changés en ser- " pents, lesquels serpents l'avaient dévoré sans qu'on ait trouvé trace des " membres de l'irrévérencieux." (1.)

Quant aux vraies guérisons, quant aux faits miraculeux réellement cons- tatés, quant au jaillissement de la source, l'habile rédacteur se gardait bien d'en parler. Avec un art non moins grand, il ne donnait aucun nom, afin d'éviter les démentis. v

" Voilà nous en sommes, et nous n'en serions pas à Lourdes si " les parents de la jeune fille avaient suivi le conseil des médecins qui les *' invitaient à envoyer la malade à l'Hospice." (2.)

Il est à remarquer que nul médecin jusque-là n'avait donné ce conseil. C'était un simple ballon d'essai, jeté par la feuille administrative.

Après avoir inventé ces fables, le pieux et judicieux écrivain s'alarmait au nom de la raison et de la foi :

" C'est là, continuait-il, l'opinion de tous les gens raisonnables qui " portent en eux les sentiments de la vraie piété, qui respectent et aiment " sincêrem ni la Religion^ qui regardent la manie des superstitions comme " très-dangereuse, et qui ont pour principe qu'on ne doit admettre des ^^ faits au rang dus mirades que lorsque ï Eglise a prononcé.''

Cette foi dévote, cette génuflexion finale couronnaient dignement la diplomatie remarquable qui avait dicté ce travail. Ce sont les formules ordinaires de tous ceux qui entendent réduire à l'étroite mesure de leurs petits systèmes la place qu'il plait à Dieu de se faire en ce monde. Quant à la dernière affirmation donnée comme un principe sur les faits miracu- leux, est-il besoin de dire qu'ils s'imposent par eux-mêmes comme tous les faits, et qu'ils tirent leur caractère, non de l'Eglise qui ne fait que les reconnaître, mais de Dieu même dont la puissance les produit directement. La décision de l'Eglise ne crée pas le Miracle, elle le constate ; et, sur l'autorité de son examen et de sa parole, les fidèles croient. Mais nulle loi, ni dans l'ordre de la foi, ni dans l'ordre de la raison, n'empêche les chrétiens, témoins d'un fait surnaturel manifeste, d'en reconnaître eux- même le caractère miraculeux. L'Eglise n'a jamais exigé des croyants

(1.) Ere impériale, No. du 6 Mars. (2.) Ibid.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 91

cette abdication de leur raison et de leur sens commun : elle se réserve le droit de juger en dernier ressort, voilà tout.

" Il ne paraît point jusqu'ici, disait l'article en terminant, que ce qui " s'est passé ait été jugé digne par l'autorité religieuse d'une attention " sérieuse."

Le rédacteur du journal administratif se trompait en ce dernier point, ainsi que le lecteur l'a déjà appris dans le cours de ce récit. Toutefois son observation, précieuse du moins en cela, constatait pour l'avenir et pour l'Histoire, que le Clergé avait été absolument étranger aux événe- ments qui s'étaient accomplis jusque-là et que ces événements continuaient à s'accomplir absolument en dehors de lui.

Placé au centre même des événements, le pauvre Lavedan, journal de Lourdes, se sentait écrasé par les faits, et il s'était tu tout-à-coup. Son silence devait durer plusieurs semaines. Il ne disait pas un mot de ces choses inouïes et de cette affluence de peuples. On aurait cru volontiers qu'il était dirigé à l'autre bout du monde, s'il n'eût rempli ses colonnes d'articles empruntés ça et dans les feuilles publiques et dirigés contre la Superstition en général.

Durant la période des Apparitions, un temps magnifique avait favorisé le mouvement populaire. Il y avait eu une série non interrompue de beaux jours comme on n'avait pas vu depuis plusieurs années. A partir du 5 mars, le temps changea et il tomba une neige épaisse. Les rigueurs de la saison ralentirent naturellement pendant quelques jours le concours de la Grotte.

Les guérisons miraculeuses continuaient d'ailleurs à se produire.

La dame Benoîte Cazeaux, de Lourdes, retenue depuis trois ans dans son lit par une fièvre lente qui se compliquait de point de côté et de douleurs, avait eu vainement recours à la science médicale. Tout avait échoué. Les eaux de Gazost, elle avait en dernier lieu fait une station thermale avaient été impuissantes.

Ces insuccès répétés, ces échecs continus avaient déconcerté les médecins qui, la considérant comme incurable, avaient cessé de voir la malade. Bans cette situation désespérée, la pauvre femme avait eu recours à Notre-Dame de Lourdes, et voilà que son mal incurable avait soudainement disparu à la suite d'un ou deux verres d'eau de la Grotte et de quelques lotions. *

Une autre femme, Blaisette Soupenne, de Lourdes, âgée d'environ cin- quante ans, était attente, depuis plusieurs années, d'une maladie chronique des yeux, et son état était des plus graves. C'était, pour employer les

Procès-verbaux de la Commission d'enquête nommée par \igr. l'Evêque, 22e procès- verbal. Toutes les déclarations de cette nature reçues par la Commission ont été faite» 80U8 la foi dn serment et rérifiées par les médecin». # - '.

92 NOTRE-DAME DE LOURDES.

termes techniques, une blépharite compliquée d'atrophie. Larmoiement continuel des yeux, cuissons aiguës, tantôt simultanées, tantôt alternatives ; paupières éraillées, complètement renversées en dehors et dépouillées de cils, les deux inférieures couvertes d'une multitude d'excroissances charnues : tel était le désastreux état de cette malheureuse. Vainement se faisait-elle plusieurs fois par jour des lotions d'eau froide sur les yeux, vainement avait-elle employé tous les médicaments indiqués par la Science, vainement avait-elle demandé un soulagement quelconque aux sources de Barèges, de Cauterets et de Gazost, rien n'avait réussi. Abandonnée des hommes, elle s'était alors tournée vers la Divine Bonté qui s'était mani- festée à la Grotte. Déclarée incurable par la Science, elle s'était adressée à la Foi, et elle avait demandé à la Dame miraculeuse de lui enlever cette cruelle maladie, contre laquelle avaient été impuissants le savoir des hommes et les agents de la nature. Dès la première lotion elle avait éprouvé nn grand soulagement. A la seconde, qui eut lieu le lendemain, la guérison avait été complète. Les yeux avaient cessé d'être larmoyant, les paupières s'étaient redressées, les excroissances charnues avaient disparu. A partir de ce jour les cils revinrent.

D'après les médecins appelés à examiner ce cas, l'effet surnaturel était d'autant plus manifeste, dans cette merveilleuse guérison, " que la lésion *' matérielle, disaient-ils, était plus frappante, et que, au rétablissement *' rapide des tissus dans leurs conditions organiques et vitales normales, " est venu s'ajouter le redressement des paupières. La portée de ce fait ** est d'autant plus considérable que la maladie dont il s'agit est des plus " rebelles, et qu'au point elle était parvenue chez la dame Soupenne, *' elle réclamait impérieusement l'intervention de la chirurgie agissante, la " rescision de la muqueuse palpébrale, ou tout au moins la cautérisation " énergique des boursoufflements et des bourgeons charnus de cette mem- ^' brane * ."

Les faits merveilleux se multiphaient Dieu faisait son œuv^-e. La sainte Vierge montrait sa toute-pussance.

Depuis le dernier jour de la Quinzaine, Bernadette était retournée plusieurs fois à la Grotte, mais un peu comme tout le monde, c'est-à-dire sans ouïr en elle-même cette voix intérieure qui l'appelait irrésistiblement.

Cette voix, elle l'entendit de nouveau le 25 mars dans la matinée, et prit aussitôt le chemin des Roches Massabielle. Son visage rayonnait d'espérance. Elle sentait en elle-même qu'elle allait revoir l'Apparition, et que, devant ses yeux charmés, le Paradis allait entr'ouvrir un instant ses portes éternelles. - .

Comme on le pense bien, elle était devenue dans la ville de Lourdes

* Extrait du rapport de M. le docteur Vergez, professeur agrégé de la Faculté de Montpellier, à la Commission épiscopale.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 9S

l'objet de l'attention générale, et elle ne pouvait pas faire un pas sans être le centre de tous les regards.

Bernadette va à la Grotte ! s'écria-t-on de l'un à l'autre en la voyant passer.

Et en un instant, sortant de toutes les maisons, accourant par tous les centiers, la foule se précipita dans la même direction et arriva en même temps que l'enfant.

Dans la vallée, la neige avait fondu depuis deux ou trois jours, mais elle couronnait encore la crête des cimes environnantes. Il faisait un temps clair et beau. Pas une tache dans le bleu paisible du firmament. Le Soleil Roi semblait naître en ce moment au sein de ces blanches mon- tagnes et faisait resplendir son berceau de neige.

C'était l'anniversaire du jour oii l'ange Gabriel était descendu vers la très-pure Vierge de Nazareth et l'avait saluée au nom du Seigneur. l'Eglise célébrait la fête de l'Annonciation.

Tandis que la multitude courait vers la Grotte, et qu'on remarquait parmi elle la plupax^t de ceux qui avaient été guéris, Louis Bourriette, la veuve Crozat, Blaisette Soupenne, Benoîte Cazeaux, Auguste Bordes et vingt autres, l'Eglise catholique, sur la fin de son ofiice matinal, chantait ces paroles étonnantes : " En ce moment, les yeux des aveugles seront " ouverts, les oreilles des sourds auront recouvré l'ouïe, le boiteux bondira " comme un cerf " parce que les eaux ont surgi dans le désert et les •' torrents dans la solitude.

Le pressentiment joyeux qu'avait éprouvé Bernadette ne l'avait point trompée. La voix qui l'avait appelée était la voix de la Vierge fidèle.

Dès que l'enfant fut tombée à genoux, l'Apparition se manifesta. Comme toujours rayonnait autour d'Eile une auréole ineffable, dont la splendeur était sans hmites, dont la douceur était infinie ; c'était comme la gloire étemelie de la paix absolue. Comme toujours son voile et sa robe aux chastes plis avaient la blancher des neiges éclatantes. Les deux roses qui fleurissaient sur ces pieds avaient la teinte jaune qu'à la base du ciel aux premier lueurs de l'aube virginale. Sa ceinture était bleue comme le firmament.

Bernadette en extase avait oublié la terre devant la Beauté sans tache. 0 ma Dame, lui, dit-elle, veuillez avoir la bonté de me dire qui vous êtes et quel est votre nom ?

La royale Apparition sourit et ne répondit point. Mais en ce moment même, l'Egiise universelle, poursuivant les solennelles prières de son Office,, s'écriait :

" Sainte et immaculée Virginité, quelles louanges pourai-je te donner t " En vérité, je ne le sais, car tu as porté, enfermé dans ton sein, Celui " qui les cieux ne peuvent contenir."

Bernadette n'entendait point ces voix lointaines, et ne pouvait soup-

^ NOTRE-DAME DE LOURDES.

çonner ces harmonies profondes. Devant le silence de la Vision, elle insista et reprit :

0 ma Dame, veuillez avoir la bonté de me dire qui vous êtes et quel est votr'^ nom ?

L'Apparition parut rayonner d'avantage, comme si sa joie allait gran- dissant, et Elle ne répondit point encore à la demande de l'enfant. Mais l'Eglise, en toute la chrétienté, continuait ses prières et ses chants, et elle était arrivée à ces paroles : " Félicitez-moi, vous tous qui aimez le Sei- " gneur, parce que, étant encore toute enfant, le Très-Haut m'a aiméa : *' et de mes entrailles fut enfanté l'Homme-Dieu. Les générations me " proclameront bienheureuse parce Dieu a daigné jeter son regard sur son " humble servante: et de mes entrailles maternelles fut enfanté l'Homme- *' Dieu."

Bernadette redoubla ses instances et prononça pour la troisième fois ces paroles :

0 ma Dame, veuillez avoir la bonté de me dire qui vous êtes et que est votre nom ?

L'Apparition semblait entrer de plus en plus dans la gloire bienheureuse ; et. comme concentrée en sa félicité. Elle continua de ne point répondre. Mais, par une coïncidence inouïe, le cœur universel de l'Eglise faisait éclater à cette heure un chant d'allégresse et prononçait le nom terrestre de l'Apparition merveilleuse : " Je vous salue, MARIE, pleine de grâce, *' le Seigneur est avec vous, vous bénie entre toutes les femmes."

Bernadette fit entendre encore une fois ces suppliantes paroles :

0 ma Dame, je vous en prie, veuillez avoir la bonté de me dire qui vous êtes et quel est votre nom ?

L Apparition avait les mains jointes avec ferveur et le visage dans le rayonnement splendide de la béatitude infini. C'était l'Humilité dans la Gloire. De même qne Bernadette contemplait la Vision, la Vision, sans doute contemplait, au sein de la Trinité divine, Dieu le Père dont elle était la Fille, Dieu le Saint-Esprit dont Elle était l'Epouse, Dieu le fils dont Elle était la Mère.

A la dernière question de l'enfant. Elle disjoignit les mains, faisant glisser sur son bras droit le chapelet au fil d'or et aux grains d'albâtre. Elle ouvrit alors ses deux bras et les inclina vers le sol, comme pour mon- trer à la Terre ses mains virginales, pleines de bénédictions. Puis, les élevant vers l'écernelle région d'où descendit, à pareil jour, le divin Messa- ger de l'Annonciation, EU les rejoignit avec ferveur, et, regardant le Ciel avec le sentiment d'une indicible gratitude, Elle prononça ces paroles :

Je suis rimmaculée-Conception.

Ayant dit ces mots, Elle disparut, et l'enfant se trouva comme la multi- tude, en face d'un rocher désert.

A coté d'elle, la miraculeuse Fontaine tombant par une rigole de bois

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_>J -0 "~Û E J^ 0 U f\ 0 E ST LA T r." ïlEHGE A DF.RNAOF.TTE

NOTRE-DAME DE LOURDES.

dans son bassin rustique, faisait entendre le murmure paisible de ces flots.

C'était le jour et c'était l'heure la sainte Eglise entonnait en son oflSce l'hymne magnifique : 0 la plus glorieuse des Vierges. ."

0 Gloriosa Virgînum Sahlimis inter sidéra.

La Mère de Notre Seigneur Jésus-Christ n'avait point dit : " Je suis Marie immaculée." Elle avait dit ; " Je suis l'Immaculée-Conception,' comme pour marquer le carectère absolu, le caractère en quelque sorte substantiel du divin privilège qu'elle a eu seule depuis qu'Adam et Eve durent créés de Dieu. C'est comme si elle eût dit, non pas, " Je suis pure," mais " Je suis la Pureté même," non pas " Je suis vierge" mais ie suis la Virginité incamée et vivante ;" non pas " Je suis blanche " mais " Je suis la Blancheur."

Une chose blanche peut cesser de l'être ; mais la Blancheur est toujoui-s blanche. C'est son essence même et non sa qualité.

Marie est plus que conçue sans péché, elle est l'Immaculée-Conception elle-même, c'est-à-dire, le type essentiel et supérieur, l'archétype de l'hu- manité sans souillure, de l'humanité sortie des mains de Dieu sans avoir été atteinte par la tache originelle, par l'élément impur que la faute de nos premiers parents mêla à la source même de ce fleuve immense des généra- tions qui coule depuis six mille années, et dont chacun de nous est une onde fuyante.

La Vierge, en ce momen*", avait voulu attester par sa présence et par ses miracles le dernier dogme qu'a défini l'EgHse, et qu'a proclamé saint Pierre parlant par la voix de IX.

La petite bergère, à laquelle la Vierge divine venait d'apparaître, enten- dait pour la première fois ces mots : " l'Immaculée-Conception." Et ne les comprenant point, elle faisait, en retournant à Lourdes, tous ses efforts pour les retenir. " Je les répétais en moi-même tout le long du chemin pour ne les point, oiblier" nous racontait-elle un jour, " et, jusqu'au pres- *' tère j'allai", je disais : Immaculée Conception^ Immaculée Conception " à chaque pas que je faisais, parce que je voulais porter à M. le Curé " les paroles de la Vision, afin que la chapelle se bûtit."

LIVRE CINQUIEME.

Le Ministre Rouland— Prudence de TEvéque Apparition du lundi de Pâques. Le

cierge. Visions ou prestiges. Les ex-voto. Les deux trimestres judiciaires. Ber- nadette et les visiteurs. Henri Busquet. Les écuriosde la Préfecture. Bernadette à lépreure. La loi du 30 juin 1838. Le conseil de révisiou: le discours du Préfet Tentative de séquestration. Dépouillement de la Grotte.

La question (jui était montée de M. Jacomet au Préfet avait continué son mouvement ascensionnel et était arrivée jusqu'au Miaiétre.

96 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Le 12 et le 36 mars, M. le préfet avait fait ses rapports » Son Excel- lence, en se bornant, jusqu'à sa réponse, aux mesures que nous avons dites.

Le ministère des Cultes était alors réuni non point comme aujourd'hui au département de la Justice, mais à celui de l'Instruction publique. M. Rouland était ministre.

Ancien Procureur général et actuellement Ministre de l'Instruction publique, M. Rouland avait à la fois, vis-à-vis des choses religieuses, le traditionnel et ombrageux formalisme des vieux parlementaires et les idées et les sentiments qui ont cours dans l'université. M. Rouland ne pouvait admettre un seul instant la réaUté des Visions et des Miracles de Lourdes. Donc, à deux cent cinquante lieues des événements, sans autres documents que deux lettres préfectorales, il trancha net la question avec ce ton décisif qui donne le dernier mot des choses sans daigner même les discuter. Malgré les conseils du prudence qu'il donnait au préfet, il laissait voir son parti pris de ne pas tolérer les Apparitions et les Miracles. Comme tou- jours, en pareille circonstance, le Ministre se posait d'ailleurs en défenseur de la Religion. Voici la lettre qu'il écrivait à M. Massy, à la date du 12 avril :

" Monsieur le Préfet, j'ai examiné les deux rapports que vous avez^ " bien voulu m'adresser le 12 et 2(3 mars, sur cette prétendue Apparition " de la vierge qui aurait eu lieu dans une grotte, voisine de la ville de " Lourdes.

" Il importe, à mon avis, de mettre un terme à des actes qui finiraient " par compromettre les véritables intérêts du CathoHcisme et affaiblir le sen- " timent religieux dans les populations.

'* £)i droit, nul ne peut constituer un oratoire ou lieu public de culiCy " sans la double autorisation dv pouvoir cioil et du pouvoir ecclésiastique. " On serait donc fondé, dans la rigueur des principes, à fermer immédiate- " ment la Grotte, qui a été transformée en une sorte de chapelle.

" Mais il y aurait vraisemblablement des inconvénients graves de " vouloir user brusquement de ce droit.

" Il convient de se borner à empêcher la jeune fille visionnaire de retourner " à la Grotte et à prendre les mesures qui pourront insensiblement

" détourner l'attention du public en rendant chaque jour les visites moins " fréquentes. Je ne pourrais d'ailleurs, monsieur le Préfet, vous donner, " en ce moment, d'instructions plus précises : c'est avant tout une ques- " tion de tact, et de fermeté, et, à cet égaid, mes recommandations seraient inutiles.

" Il sera indispensable que vous vous concertiez avec le Clergé, mais je " ne saurais trop vous engager à traiter directement cette affaire déUcate "avec Mgr l'êvêque de Ta des, et je vous autorise à dire,t'w mon nom " au prélat, que Je suis d'avis de ne pas laisser un libre cours d un état " de chose qui ne manquerait pas de servir de prétexte à de nouvelle» *' attaques contre le Ckryé et la Meliçion.^*

(A contiuuer.)

NOTRE-DAME DE LOURDES. 97

"* ir cette lettre, M. Massy s'adressa à TEvêque pour le prier de faire interdire formellement à Bernadette tout voyage à la Grotte. Il mit tout naturellement en avant l'intérêt de la Religion compromis par ces halluci- nations ou ces supercheries, et l'eifet déplorable que de semblables choses produisaient sur tous les esprits sérieux, qui cherchaient- en toute bonne foi à concilier le Catholicisme avec la daine philosopr e et avec les idées modernes. Quant à l'hypothèse que les Apparitio?is tussent réelles M. Massy, pas plus que M. Rouland, ne daignait s'y arrêter. Le préfet et le ministre avaient un égal dédain pour de loUes superstitions.

Le Préfet était habile, mais l'Evêque était sagace, et il était malaisé de lui cacher le fond sous la forme. Mgr. Laurence démêla nettement deux choses :

La première, c'est que le pouvoir (et par ce mot nous comprenons seule- ment le Préfet de circonstance et le Ministre accidentel), eût été fort aise de mettre le Clergé en avant, tout en lui dictint ses décisions. Or Mn-. Laurence avait à un trop haut degré les sentiments de ses devou-s d'évêque pour devenir un instrument.

La seconde, c'est que le ministre peut-être et le préfet certainement étaient tentés de. recourir à la violence, c'est-à-dire d'opposer la force à l'esprit. Or, Mgr. Laurence était trop prudent pour ne point faire tous ses efforts afin d'éviter un pareil malheur.

Il fallait donc, d'un coté, se refuser énergiquement à la pression du pouvoir temporel, et d'autre part ne le point irriter ; repousser ses exi- gences inadmissibles, et en même temps maintenir la bonne harmonie.

Entre ces diverses difficultés, Mgr. Laurence sut se tenir dans une sage mesure.

De même qu'il résistait à l'enthousiasme populaire qui le pressait de déclarer officiellement le miracle, de môme il résista au Ministre et au Pré- fet lui demandant de condamner sans examen. Impassible au milieu des ..ç, ations de la multitude et du parti pris des hommes du pouvoir, il était résolu à ne se prononcer qu'en pleine connaissance de cause, à se garder de toute décision prématurée et à réserver l'avenir. Toutefois, en pré- sence des dispositions manifestement hostiles de l'Administration, il com- prenait qu'il devait faire tout le possible, tout le permis pour empêcher l'autorité civile de s'abandonner à de déplorables violences. Il fallait lui enlever tout prétexte. Puis(j[ue le pouvoir temporel penchait vers leg mesures inconsidérées, le pouvoir spirituel devait avoir de la modération pour deux. Puisque le Préfet n'avait pas assez de prudence, l'Evêi^ue devait en avoir tPop : c'était suivant Sa Grandeur, le seul moyen d'en avoir assez.

Mgr. Laurence, ainsi que nous l'avons dit, était encore dans le doute au sujet du jugement à porter sur les événements de Lourdes. N'étant point.

08 / NOTRE-DAME DE LOURDES.

sur les lieux, ne voyant point directement les merveilles qui s'acomplis- saient, ne les connaissant môme que par les rapports d'ecclésiastiques qui n'en étaient point les témoins immédiats, il n'avait pas encore formé sa conviction. Il attendait.

Dans ces circonstances, défendre formellement à Bernadette d'aller à la Grotte quand elle s'y sentait appelée par une voîx d'en haut, c'eût été attenter à la liberté la plus sacrée de l'âme, et les hommes de l'Eglise savent la respecter, même chez une enfant : mais user de la voix du con- seil et engager Bernadette à ne point se rendre aux Roches Massabielle en dehors de cette irrésistible impulsion, c'est ce que l'Eveque crut pru- dent d'ordonner au Curé de Lourdes, afin d'empêcher, autant qu'il était en lui, le pouvoir civil d'entrer dans cette voie dangereuse des persécutions vers laquelle, avec sa très-grande sûreté de coup-d'œil, il le voyait incliner.

Ce qui arrêtait en effet le Préfet, c'était moins une question de principe qu'une considération de personne. Avec un prélat si universellement vénéré que Mgr. Laurence, et après avoir vécu jusque-là avec Sa Gran- deur dans la plus parfaite harmonie, il y avait à y regarder à deux fois avant de tenter un coup d'état religieux. Le baron Massy avait trop le sentiment politique des choses administratives pour ne pas hésiter à rompre ette cordiale entente et à faire une invasion violente dans un domaine qui relevait de l'Evêque et de l'Evêque seul.

Le jour de Pâques était arrivé. Malgré les pieuses appréhensions de M. le ministre des Cultes, les merveilles accon.plics à Lourdes n'avaient point " affaibli le sentiment religieux des populations." Des conversions sans nombre avaient eu lieu : les confessionnaux étaient assiégés de monde. Des usuriers ou des voleurs avaient restitué : beaucoup de scandales avaient cessé. Les fidèles se pressaient autour de la Table Sainte.

Le lundi de Pâques, 5 Avril, c'est-à-dire le jour même le préfet s'était rendu chez Sa Grandeur, la Mère de Dieu avait fait de nouveau entendre un appel intérieur à la fille du meunier, et l'enfant, bientôt sui- vied'une foule immense, s'était rendue à la Grotte où, comme précédem- ment, le ciel s'était ouvert devant olle et lui avait laissé voir la Vierge Marie dans sa gloire.

Ce jour-là, aux yeux émerveillés de la multitude, s'accomplit un fait fort étrange.

Le cierge que Bernadette avait apporté ou qu'on lui avait donné était très-grand, et elle l'avait appuyé par terre en le soutenant par le bout entre les doigts de ses mains à demi jointes. La Vierge lui apparut. Et voilà que, par un instinctif mouvement d'adoration, la voyante, tombant en extase devant la Beauté immaculée, éleva un peu les mains et les lais- sa reposer doucement et sans y songer sar le bout du cierge allumée- Et alors la flamme se mit à passcr.entre ses doigts légèrement entrouverts et

NOTRE-DAME DE LOURDES. 09

à s'élever au-dessus, oscillant çà et là, suivant le faible souffle du vent. Bernadette pourtant demeurait immobile et abîmée dans la céleste contem- plation, ne s'apercevant même pas du phénomène qui faisait autour d'elle la stupéfaction de la multitude. Les témoins se pressaient les uns sur les autres pour mieux voir. MM. Jean-Louis Fourcade, Martinou, Estrade, le Garde-Forestier Callet, les Demoiselles Tard'hivail, cent autres per- sonnes furent les spectateurs de ce fait inouï. M. Dozous, dès les premiers moments, avait tiré sa raontre : cet état extraordinaire dura un peu plus 'ju'un quart d'heure-

Tout à coup, un léger frissonnement se produit dans le corps de Berna- dette. Ses traits redescendent. La Vision avait cessé et l'enfant était revenue à son état naturel. On lui prend la main : rien que de nonnal n'y apparaissait. La flamme avait respecté la chair de la Voyante en extase devant Marie. La foule, non sans raison, criait au miracle. L'un des spectateurs cependant, voulant faire la contre -épreuve, avait pris ce cierge encore allumé, et, sans qu'elle y fit attention, il l'approcha de la main de Bernadette.

—Ah ! monsieur, s'écria-t-elle en se retirant vivement, vous me brûlez ? *

Les événements de Lourdes avaient produit une telle commotion dans

ce pays et l'aflfluence des étrangers était telle que ce jour-là, bien qu'on

ne fût point, commej dans ia Quinzaine, prévenu à l'avance, la multitude

réunie en un instant autour de Bernadette s'était levée après de dix mille

personnes, t

Quelques filles de Lourdes, d'une haute vertu, et parmi lesquelles nous ne nommerons qu'une sainte servante vénérée de tous, Marie Courrèuje, eurent, paraît-il, à la Grotte, à deux ou trois reprises et isolément, la même vision que Bernadette. Cela se répandit vaguement, mais ce fut sans in- fluence sur la masse du pubUc. De petits enfants eurent aussi des visions, mais d'un tout autre ordre, d'un ordre effrayant. Quand le Surnaturel divin apparaît, le Surnaturel diabolique tâche de s'y mêler. L'hi' toire des Pères du désert et des mystiques donne presqu'à chaque page la

Ce fait du cierge fit beaucoup de bruit. Le Lnvedun ne put se dispenser d'en parler quelque temps après : " Depuis la fameuse journée du 4 mars, dit-il, Bernadette a été " sobre de visites à la Grotte. C'est à peine si elle y est revenue deux ou trois fois. Dans " une de ses visites un iéitioin a pu nous assurer iiu'étant en extase elle avait longtemps '* tenu la main au contact de la flamme du cierge et qu'elle n'en avait pas ressenti les " plus lég-res douleurs. Vous pensez bien qu'on a cri«' au miracle."— Cette dernière réflexion est des plus naifves. Le rédacteur du hnvedan considère-t-il donc ce fait comme absolument naturel?

t Averti, dés le premier raom Mit, le maire avait f.iit placr des agents à tous les c'.iemin^ ou sentiers pour faire le dénombrement. Il T avait, d'après le rapport, qu'il adies'a le «oir même au Pièfet, 9,060 personnes, dont 4,822 habitants de Lourdes et 4,238 étrangers. ^Jrchivet de la mairie de Lourrfes.— Lettre du maire au Préfet, No. 86.

100 * NOTRE-DAME DE LOURDES.

preuve de cette vérité. L'abîme était troublé et le Mauvais Ange avait recours à ses prestiges pour jeter le trouble dans l'âme des croyants.

Ces divers faits, assez mal observés à l'époque, n'ont point, (maintenant surtout que la mémoire en a oublié certains détails), une précision assez rigoureuse pour que nous leur ouvrions les portes de l'Histoire. Nous les indiquons seulement pour ne rien négliger. Les visions vraies n'eurent qu'une importance individuelle : le reste tomba de soi-même.

Le concours continuait sur le chemin des Roches Massabielie. Pas un cri tumultueux dans cette foule, pas une agitation dans ce fleuve populaire dont les flots se renouvelaient sans cesse. Des cantiques, des litanies, des vivats en l'honneur de la Vierge, voilà tout ce qu'on entendait, tout ce que M. Jacomet et sa police pouvaient enregistrer dans leurs Rapports. C'était plus que l'ordre, c'était le recueillement.

Les ouvriers de Lourdes avaient élargi le sentier, tracé depuis quinze ou vingt jours par les carriers sur les pentes de Massabielie ; ils avaient fait jouer la mine et taillé le rocher en maint endroit ; de sorte qu'il? avaient créé sur ces coteaux abruptes un chemin assez large et très-prati- cable. C'était un travail considérable qui avait demandé de la peine, du temps, des frais. Ces braves gens accomplissaient ce labeur dans la soirée, en revenant des chantiers ils étaient occupés du matin au soir. Ils se reposaient des fatigues de leur rude journée en travaillant à ce chemin qui conduisait à Dieu : In lahore requies. Vers la tombée de la nuit, on les voyait attachés comme une fourmillière au flanc du tertre rapide, piochant, brouettant, creusant le roc, y mettant de la poudre et faisant \oler en éclats le marbre ou le granit.

Qui vous paiera ? leur disait-on.

La sainte Vierge, répondaient-ils.

Avant de se retirer, ils descendaient tous ensemble à la Grotte et faisaient la prière en commun. Au mileu de cette superbe nature, sous ce beau ciel étoile, ces scènes chrétiennes avaient une simplicité et une grandeur primitives.

La Grotte changeait peu à peu d'aspect. Jusque-là on y avait fait brûler des cierges en signe de vénération. On y déposa vers cette époque des vases de fleurs, naturelles ou découpées par de pieuses mains, des statues de la Vierge, des ex-voto en signe de reconnaissance. Les ouvriers avaient fait une petite balustrade pour protéger ces objets fragiles contre les involontaires accidents qu'aurait pu occasionner l'empressement de la multitude.

Plusieurs personnes, ayant reçu quelque grùce singulière par l'inter- vention de Notre-Dame de Lourdes, apportèrent comme un hommage au leu de la Vision leur petite croix d'or avec la chaîne, confiant la garde <le leur pieuse offrande à la foi publique. Comme dès ce moment tout le

NOTRE-DAME DE LOURDES. 101

pays s'écriait qu'il fallait obéir à l'Apparition et construire une chapelle, on se mit également à jeter de l'argent dans la Grotte. Des sommes con- sidérables, quelques milliers de francs, se trouvèrent ainsi exposées . n plein air, sans nulle défense extérieure, durant la nuit et durant le jour ; et, tel était le respect qu'inspirait ce lieu, naguère inconnu, tel était l'eiTet moral produit sur les âmes, qu'il ne se rencontra pas un seul malfaiteur dans tout le pays pour tenter un larcin sacrilège. Et cela est d'autant plus merveilleux, que, quelques r_iois auparavant, plusieurs églises voisines avaient été dévalisées. La Vierge ne voulait point que le moindre souvenir criminel se mêlât à l'origine du pèlerinage qu'elle voulait établir.

Une circonstance singulière qui passa peut-être inaperçue à cette époque fut relevée par la suite et frappa beaucoup de personnes. Nous ne pou- vons nous empêcher de la faire remarquer : '

Un des plus beaux privilèges de la Souveraineté, c'est le droit de faire grâce, et quand un roi veut fêter son avènement, il amnistie les coupables. La Reine du Ciel pouvait plus et fit plus. Elle voulut qu'il n'y eût pas même de coupables. Le? Apparitions qui avaient eu lieu déjà et celles qui eurent lieu plus tard se trouvèrent réparties sur deux trimestres judiciaires. Or, pendant ces deux trimestres, il n'y eut dans le département, ni un seul crime commis^ ni un seul criminel condamné. C'est un fait peut-être sans précédents. La session des assises de mars n'eut à examiner qu'une seule aflfaire antérieure à la période des Apparitions, et qui se termina par un acquittement. La session suivante, qui devait avoir lieu en juin, n'eut que deux affaires à juger, l'une et Vautre relatives à des événements anr térieurs à cette même j)ériode. *

Cette coïcidence étonnante, cette marque mystérieuse de l'invisible influence qui planait sur toute la contrée, cette preuve toute extérieure, ce prodige moral, ce miracle diocésain, nous semblent faits pour donner à réfléchir aux esprits les plus frivoles. Comment, pendant un aussi long temps, les criminels ont-ils eu le bras arrêté ? Est-ce imposture, hallucina- tion ou catalepsie ? Comment le glaive de la justice n'a-t-il pas eu à sévir ? D'oii venait cette paix, cette trêve de Dieu, 'précisément en ce moment? En dehors de la raison que nous indiquons, nous invitons l'incroyance à essayer de trouver la cause de ce fait surprenant et de cette étrange coïn- cidence. Elle le tentera vainement.

La Reine du ciel avait passé, la Reine du ciel avait béni.

Bernadette était constamment visitée par les innombrables étrangers

que la piété ou la curiosité faisaient aflfluer à Lourdes. Il y en avait de

toutes les classes, de toutes les professions, de toutes les philosophies. Nul

ne prit en défaut cette parole simple et loyale ; nul, après avoir vu et

•Voir V Intérêt pu lie des 6 mars et 8 juin, et VEre impériale de la même époque.

102 NOTRE-DAME DE LOURDES.

entendu la Voyante, n'osa dire qu'elle mentait. Au milieu des partis? agités et des discussions sans nombre, cette petite enfant, par un privilège inconcevable, inspirait ù tous le respect, et elle ne fut pas une seule fois en butte à la calomnie. L'éclat de cette innocence était tel, que sa per- sonne ne fut ni atteinte ni attaquée : une invisible égide la protégeait.

D'une intelligence très-ordinaire en toutes choses, Bernadette était au- dessus d'elle-même toutes les fois qu'elle avait à rendre témoignage de l'Ap- parition. Aucune objection ne la troublait.

Elle avait des réponses profondes. M. de Rességuier, conseiller-généraî' et ancien député des Basses-Pyrénées, vint la voir : il était accompagné de plusieurs dames de sa famille. Il se fit raconter les Visions dans le plus grand détail. Lorsque Bernadette lui dit que l'Apparition s'exprimait en patois béarnais, il se i écria:

Tu ne dis point la vérité, mon enfant ! Le bon Dieu et la sainte Vierge ne comprennent pas ton patois et ils ne savent pas ce misérable langage.

S'ils ne le savaient pas, monsieur, répondit-elle, comment le saurions- nous nous-mêmes ? Et s'ils ne le comprenaient pas, qui nous rendrait capables de le comprendre ?

Elle avait des réparties spirituelles.

Comment la sainte Vierge a-t-elle pu t'ordonner de manger de l'herbe ?' Elle te prenait donc pour une bête ? lui disait un jour un sceptique.

Est-ce que vous pensez cela de vous quand vous mangez de la salade ? lui répliqua-t-elle en souriant finement.

Elle avait des réponses naïves. Ce même M. de Rességuier lui parlait de la beauté de l'Apparition de la Grotte :

Etait-elle aussi belle que les personnes que voici ? lui demanda-t-il.

Bernadette promena son regard sur le cercle charmant des jeunes filles et des dames qui avaient accompagné le visiteur, puis elle eut comme une moue de dédain :

Oh! c'était bien autre chose que tout cela! fit-elle,

" Tout cela," c'était l'élite de la société de Pau.

Elle déconcertait les subtilités de l'esprit par lesquelles on cherchait à Tembarrasser.

Si M. le Curé vous défendait formellement d'aller à la Grotte, que feriez- vous ? lui disait quelqu'un.

Je lui obéirais.

Mais si vous receviez en même temps de 1'^^ pparition l'ordre d'y aller, que feriez-vous alors entre ces deux ordres contraires ?

L'enfant tout aussitôt, sans hésiter le moins du monde, répondit : - J'irais demander la permission à Monsieur le Curé.

Rien, ni à cette époque ni plus tard, ne lui fit perdre sa simplicité pleine

NOTRE-DAME DE LOURDES. lOo

de grâce. Jamais, à moins d'être interrogée, elle ne parlait de l'Appari- tion. Elle se considérait toujours comme la dernière à l'école des Soeurs. On avait de la peine à lui apprendre à lire et à écrire. L'esprit de cette enfant était ailleurs, et, si nous osions pénétrer dans cette nature exquise et visitée par la grâce, nous dirions peut-être que son âme, peu curieuse sans doute de ce savoir humain, faisait l'école buissonnière dans les halliers du Paradis.

Aux rtx^réations, elle se confondait avec ses compagnes. Elle aimait à jouer.

Quelquefoifc un visitenr, un étranger venu de loin demandait aux Sœurs de lui montrer cette Voyantf cette privilégiée du Seigneur, cette bien- aimée de la Vierge, cette Be^ dette dont le nom était déjà si célèbre.

La voilà, disait la > la désignant du doigt parmi les autres enfants.

Le visiteur regardait, et il voyait une petite fille chétive et misérable- ment vêtue, jouant aux barres, à cache-cache, à pigeon-voie, sautant à la corde, toute entière aux innocents plaisirs de l'enfance. Mais ce qu'elle préférait à tout, c'était de figurer, elle la trentième ou la quarantième, dans une de ces rondes immenses que les enfants font en chantant et se tenant par la main.

La Mère de Dieu, en visitant Bernadette, en lui donnant le rCle d'un témoin des choses divines, en faisant d'elle le centre d'un concours innom- brable et comme un objet de pèlerinage, avait protégé, par un miracle plus grand que tout autre, sa simplicité et sa candeur, et elle lui avait fait le don extraordinaire, le don divin de demeurer une enfant.

Ce n'était point seulement à Lourdes que des guérisons miraculeuses avaient lieu. Des malades qui ne pouvaient point venir à la Grotte s'étaient procuré de l'eau et avaient vu leurs souflfrances invétérées disparaître soudainement

Il y avait à Nay, dans les Basses-Pyrénées, un enfant de quinze ans nommé Henri Busquet dont la santé était perdue. Il avait eu, en 1850, une violente et longue fièvre typhoïde à la suite de laquelle s'était formé au côté droit du cou un abcès qui avait gagné insensiblement le haut de la poitrine et le bas de la joue. Cet abcès était gros comme le poing. L'enfant souflfrait à se rouler par terre. M. le docteur Suberv'.elle, très- renommé en ce pays, perça cet abcès, quatre mois environ après sa forma- tion, et il en sortit une énorme quantité de matière séro-purulente. Mais Henri ne guérit point. Après plusieurs médications impuissantes, le docteur songea aux eaux de Cauterets. En 1857, dans le courant du mois d'octobre, époque de l'année oii, les riches baigneurs étant déjà partis, les indigents se rendent à ces thermes célèbres, le jeune Busquet y prit une quinzaine de bains. Ils furent plus nuisible^ qu'utiles et avivèrent ses plaies. La

104 NOTRE-DAME DE LOURDES.

maladie s'aggravait malgré des soulagements momentanés. Le malheureux enfant avait aux régions que nous venons d'indiquer un ulcère étendu, béant, fournissant une suppuration abondante, couvrant le haut de la poitrine, tout un côté du cou, et menaçant le visage. En outre, deux nouveaux engorgements glandulaires très-prononcés s'étaient déclarés à côté de cet affreux ulcère.

Tel était l'état de ce pauvre enfant lorsque, entendant parler des effets merveilleux de l'eau de la Grotte, il pensa à y avoir recours. Il voulait partir et y faire à pied son pèlerinage ; mais il présumait trop de ses forces et ses parents refusèrent de l'y conduire.

Henri, qui était très-pieux, était poursuivi par l'idée que la Vierge apparue à Bernadette le guérirait. Il demanda à une voisine qui allait à Lourdes de puiser pour lui un peu d'eau à la Source. Elle lui en apporta une bouteille dans la soirée du mercredi, 28 avril, fête du Patronage de saint Joseph.

Vers les huit heures du soir, au moment de se coucher, l'enfant s'age- nouille et adresse sa prière à la Très-Sainte Vierge.

Sa famille priait avec lui ; son père, sa mère, plusieurs frères et sœurs. C'étaient de très-braves gens, simples et croyants : l'une des filles est aujourd'hui religieuse chez les sœurs de Saint- André.

Henri se met au lit. Le docteur Subervielle lui avait souvent recom- mandé de ne se jamais servir d'eau froide, sous peine d'une complication fâcheuse de son mal ; mais, en ce moment, Henri pensait à tout autre chose qu'aux prescriptions de la Médecine. H enlève les bandages et la charpie qui couvrent son ulcère et ses tumeurs, et, à l'aide d'un linge qu'il imbibe dans l'eau de la Grotte, il baigne et lave ses plaies avec l'onde miraculeuse. La foi ne lui manquait point. " Il est impossible, pensait il, que la sainte Vierge ne me guérisse pas." Il s'endort sur cette espérance. Un sommeil profond s'empare de lui.

Au réveil, son espérance était une réalité, toutes ses douleurs avaient cessé, toutes ses plaies étaient fermées ; les glandes avaient disparu ; l'ulcère n'était plus qu'une cicatric.e solide, aussi solide que si la main du temps l'avaient fermée lentement. La puissance éternelle qui était inter- venue, et qui avait guéri, avait fait en quelques instants l'œuvre de plusieurs mois ou de plusieurs années. La guérison avait été complète, soudaine et sans convalescence. ••

Le Rapport des médecins adressé à la Commission et dans lequel nous avons puisé les termes techniques de notre récit, s'inchnait devant le Miracle manifeste survenu en cet enfant. " Toutes les affections de la *' nature de celle ci, disait l'un d'eux, sont lentes à guérir parce qu'elles se " rattachent à la diathèse scrofuleuse et qu'elles impHquent la nécessité de " modifier profondément l'organisme. Cette seule considération mise en *' regard de la soudaineté de la guérison suffit pour prouver que ce fait

NOERE-DAMiil DE LOURDES. 105

" s'écarte de l'ordre de la nature. Nous le rangeons parmi les faits qui pos- •' sèdent pleinement et d'une manière évidente le caractère surnaturel (*). "

Le médecin ordinaire du malade, M. le docteur Subervielle, déclarait merveilleuse et divine, comme tout le monde, cette soudaine guérison ; mais le scepticisme inquiet qu'il y a souvent au fond de l'esprit des disci- ples de la Faculté, attendait la grande épreuve du temps.

Qui sait, disait souvent M. Subervielle, si, à dix-huit ans, ceci ne reviendra pas ? Jusque-là, je serai toujours tourmenté.

L'éminent médecin qui parlait ainsi ne devait pas avoir la joie de voir cette guérison confirmée par le temps. Le pays eut le malheur de k perdre , il mourut quelque temps après.

Quand au jeune Henri Busquet, l'auteur de ce livre, suivant sa coutume de vérifier par lui-même, a voulu le voir et l'entendre.

Henri nous a dit son histoire, que nous connaissions déjà par les rapports oflSciels et par plusieurs témoins. Il nous l'a racontée comme une chose toute simple, sans stupeur et sans surprise. Pour le ferme bon sens de ces chrétiens du peuple, dont les sophismes n'ont pas éggré l'esprit, le Surnaturel ne paraît point extraordinaire, et moins encore contraire à la raison. Ils le trouvent conforme aux vraies notions du sens commun. S'ils sont surpris parfois qu'un médecin leur rende la santé, ils ne sont jamais étonnés que Dieu, qui a été assez puissant pour créer l'homme, soit assez bon pour le guérir. Ils voient d'un regard très-droit, que le Miracle, loin de troubler l'ordre, est au contraire une des lois de l'ordre éternel. Si Dieu, dans sa miséricorde, a donné à certaines eaux, la vertu d'enlever telle maladie, s'il guérit indirectement ceux qui usent, suivant certaines conditions, de ces choses matérielles, combien, à plus forte raison, saura-t-il guérir directement ceux qui directement s'adressent à Lui ? Ainsi rai- sonne le pauvre peuple.

Nous avons voulu voir de nos yeux et toucher de nos mains les traces de cette terrible plaie, si miraculeusement guérie. Une vaste cicatrice marque la place était l'ulcère. H y a longtemps que l'enfant a franchi la crise de la dix-huitième année, et rien n'a reparu de sa cruelle maladie. Nulle souffrance, nul écoulement, nulle tendance aux engorgements glan- dulaires. La santé est parfaite. Henri Busquet est aujourd'hui un homme de vingt-cinq ans plein de vie et de force. Il exerce comme son père l'état de plâtrier. Le dimanche, à la fanfare de l'Ornhéon, il remplit, non sans talent, sa partie de trombonne parmi les instruments de cuivre. Il a une voix superbe. Si jamais vous allez dans la ville de Nay, vous l'entendrez sûrement à travers les fenêtres de quehiue maison en construction ou en réparation, car, sur ses échafaudages, il a coutume de chanter à plein cœur, depuis l'aurore jusques au soir. Vous pouvez écouter sans crainte

Rapport de M. le docteur Vergez, médecin des eaux de Baréges, professeur agrégé de la Faculté de Montpellier.

lOG NOTRE-DAME DE LOURDES.

que vos oreilles soient blessées par quelque chanson grossière. Ce sont de gais et innocents couplets, parfois même des cantiques que module cette voix charmante. Celui qui chante n'a pas oublié que c'est à la Sainte Vierge qu'il doit la vie.

Dans le courant de ces mois de Mars et d'Avril, avant comme après la lettre du Ministre, M. le Préfet avait employé sa vive intelligence à trouver en dehors du Surnattael la clef de ces étranges affaires de Lourdes. Les interrogatoires avaient été inutilement renouvelés par le parquet et par Jacomet. Ni le Commissaire de Police ni M. Dutour n'avaient pu prendre l'enfant en défaut. Cette petite bergère de treize ou quatorze ans, igno- rante et ne sachant ni lire, ni écrire, ni même parler français, déconcer- tait par sa simplicité profonde les habiles et les prudents.

Un disciple des Mesmer et des Du Potet, venu on ne sait d'où, avait vainement tenté d'endormir Bernadette du sommeil magnétique. Ses passes avaient échoués contre ce tempérament paisible et peu nerveux, et il n'avait réussi qu'à donner une migraine à l'enfant. La pauvre petite se prêtait d'ailleurs avec résignation aux expériences et à l'examen de chacun. Dieu voulait qu'elle fût en butte à toutes les épreuves et que de toutes, sans exception, elle sortit triomphante.

On avait appris qu'une famille étrangère et immensément riche ayant comme tout le monde, subi le charme de Bernadette, lui avait proposé de l'adopter en offrant aux parents une fortune, cent mille francs, avec la facilité de rester auprès de leur enfant. Le désintéressement de ces braves gens n'avait pas même été tenté, et ils avaient voulu rester pauvres-

Tout échouait, les pièges de la ruse, les off'res de l'enthousiasme, la dia- lectique des esprits les plus déliés.

Quelle que fût son horreur pour le fanatisme, M. le Procureur impérial Dutour ne pouvait trouver, ni dans le Code d'Instruction Criminelle, ni dans le Code Pénal, aucun texte qui l'autorisât à sévir contre Bernadettv et à la faire incarcérer. L^ne arrestation de cette nature eût été illégale au premier chef et aurait pu avoir pour le magistrat qui l'eût ordonnée des conséquences fâcheuses. Aux jeux de la loi pénale, Bernadette était innocente.

M. le Préfet, avec sa très-grande netteté d'esprit, se rendit compte de tout cela aussi bien qu'eût pu le faire un jurisconsulte. Il songea alors à arriver au même résultat à l'aide d'un autre moyen, et à procéder par mesure administrative à cet emprisonnement qui lui semblait utile et dont la Magistrature, les codes à la main, ne se croyait pas le droit de prendre r initiative.

Il y a dans l'immense arsenal de nos lois et règlements une arme redou- table, nous voulons parler de la loi sur les Aliénés. Sans débat public, sans défense possible, sur le certificat d'un ou deux médecins le déclarant atteint de trouble mental, un malheureux peut être saisi brusquement, par

NOTRE-DAME DE LOURDES. 107

simple mesure administrative, et jeté dans la plus terrible des prisons, dans le cabanon d'une maison de fous. Que, dans la plupart des cas, cette loi s'applique suivant l'équité, par suite de l'honorabilité générale et de la capa- cité du corps médical, nous le croyons et nous avons besoin de le croire. Mais que cette honorabilité et ce savoir autorisent h supprimer toute défense, toute publicité et tout appel ; que la décision à huis-clos de deux médecins soit dispensée de cette triple garantie dont la Loi a voulu entou- rer les jugements de la Magistrature, c'est ce que nous avons quelque peine à comprendre.

Convaincu comme il l'était de l'impossibilité actuelle du Surnaturel, M. le préfet Massy n'hésita pas, dans l'impuissance d'agir se trouvait la Magistrature, à chercher dans cette loi redoutable une solution à la ques- tion extraordinaire qui venait de surgir tout à coup dans son département.

En apprenant que la Vierge était apparue de nouveau et avait dit son nom à Bernadette, M. le Préfet envoya chez les Soubirous une commission composée de deux Médecins. Il les prit parmi ceux qui n'admettaient pas plus que lui le Surnaturel, parmi ceux qui avaient leurs conclusions écrites d'avance dans leur prétendue philosophie médicale. Ces deux Médecins qui étaient de Lourdes et dont l'un était l'ami particulier du Procureur impérial, s'épuisaient depuis trois semaines à soutenir toutes sortes de théo- ries sur la catalepsie, le somnambulisme, l'hallucination, et se débattaient exaspérés contre l'inexplicable rayonnement de l'extase, contre le jaillissse- ment de la Source, contre les guérisons soudaines qui venaient à chaque instant battre en brèche les doctrines qu'ils avaient rapportées de la Faculté.

Ce fut à ces hommes et dans ces circonstances que M. le Préfet, dans sa sagesse, jugea bon de confier l'examen de Bernadette.

Ces messieurs palpèrent la tête de l'enfant et n'y trouvèrent aucune lésion. Le système de Gall consulté n'indiquait nulle part la protubé- rance de la folie. Les réponses de l'enfant étaient sensées, sans contra- dictions, sans bizarrerie. Rien d'exagéré dans le système nerveux : tout au contraire, un plein équilibre et je ne sais quoi de profondément calme. Un asthme fatiguait souvent la poitrine de la petite fille ; mais cette infir- mité n'avait aucune liaison avec un dérangement du cerveau.

Les deux Médecins, très-consciencieux d'ailleurs malgré leurs préven- tions, consignèrent toutes ces choses dans leur rapport, et constatèrent l'état très- sain et très-normal de l'enfant.

Toutefois, comme sur la question des Apparitions, elle persistait invari- ablement dans son récit, ces messieurs, qui ne croyaient point à la possibi- lité de pareilles visions, s'appuyèrent là-dessus pour dire que Bernadette pourrait bien être hallucinée- (1.)

(1.) archives de la mairie de Lourdes. Lettre d'envoi à M. le Préfet da rapport de MM. les docteurs** et ••*, en date du 26 Avril. Nous ne nommerons pas ces deux doc- teurs qui ne sortirent qu'un instant de la vie privée pour faire ce rapport off ciel, et qui

108 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Malgré leurs idées anti-surnaturelles, ils n'osèrent, devant Fétat si bien équilibré et si intellectuellement normal de l'enfant, prendre une formule plus affirmative. Ils sentaient instinctivement que c'était non leur science positive avec ses certitudes, mais leurs opinions philosophiques préconçues qui concluaient de la sorte, et qui répondaient à la question parla question.

M. le Préfet n'y regardait pas de si près, et ce Rapport lui parut suffi- sant. Muni de cette pièce, et en vertu de la loi du 30 juin 1838, il résolut de faire arrêter Bernadette et de la faire conduire à Tarber pour être in- ternée provisoirement à l'hospice, et ensuite, sans doute, C mus une maison de fous.

Frapper cette enfant n'était pas tou il fallait opposer enfin une digue à ce mouvement extraordinaire de la p ilation. M. Rouland l'avait insinué dans sa lettre au Préfet,cela était possible sans sortir de la légalité. Il n'y avait pour cela qu'à considérer la Grotte comme un oratoire, et à la faire dépouiller des ex-voto et des offrandes des croyants.

Si les croyants opposaient de la résistance, un escadron de cavalerie se tiendrait à Tarbes, prêt à tout événement. Une émeute eût comblé bien des vœux secrets. ,

Restait à faire exécuter, contre Bernadette et contre la population, ces diverses mesures, dont l'infaillibité préfectorale avait reconnu la nécessité et l'urgence pour parer à l'invasion croissante de la Superstition.

C'était l'époque du Conseil de révision, M. Massy eut dans cette circons- tance l'occasion de se rendre à Lourdes, et d'y voir tous les Maires du canton.

" M. le Préfet, a dit depuis un illustre écrivain. M. le Préfet était chargé d'imposer ce jour-là à ses administrés un service assez grand, assez lourd, inauguré d'une façon assez répugnante : il aurait pu comprendre, s'il l'avait voulu, que quelques libertés consolantes sont nécessaires en compensation des sacrifices qu'exige la société. Or, la liberté de prier en certains lieux, d'y brûler un cierge, d'y puiser une goutte d'eau, d'y déposeï ^ne offrande, ne peut pas paraître bien onéreuse à l'Etat, ni funeste à l'ordre pubhque, ni offensante pour la pudf^ur et la liberté de personne : cependant elle console profondément ceux qui en usent. . Laissez donc la foi vivre ! Dans vos emplois, dans vos puissances, dans vos fortu- nes, songez que la plupart des hommes que vous gouvernez ont besoin de demander à Dieu le pain de chaque jour, et ne le reçoivent que par une sorte de miracle. La foi, c'est déjà du pain : elle aide à manger le pain noir ; elle aide à l'attendre encore patiemment, passé l'heure il devait venir. Et quand Dieu semble vouloir ouvrir un de ces Heux de grâce la foi coule plus abondante et donne de plus prompts secours, ne les fermez

se trompèrent, croyons-nous, sans y mettre de rat'chanceté. S'ils avaient quelques récla- mations à faire au sujet de notre récit, nous sommes prêts sur une lettre d'eux à en tenir compte.

NOTKE-DAME DE LOURDES. 109

pas : vous-mêmes, les premiers, en aurez besoin. C'est que vous pourrez faire des économies sur le budget des hôpitaux et des prisons." (1.)

Telles n'étaient point les pensées, tels n'étaient point les sentiments de M. le baron Massy. Après avoir prélevé au nom du Pouvoir ce terrible impôt du sang, que l'on nomme la Conscription, il adressa aux Maires du canton un discours officiel. Il sut invoquer à la fois, à propos des Appa- ritions et des Miracles, l'intérêt de l'Eglise et celui de l'Etat, le Pape et l'Empereur. En chacune de ses phrases, il commençait par la piété et finissait par l'administration. Les prémisses étaient d'un théologien, les conclusions étaient d'un préfet.

" M. le Préfet a montié aux Maires, disait le surlendemain le journal de la Préfecture, ce que les scènes qui s'étaient produites avaient de regretta- ble, et quelle défaveur elles tendaient à jeter sur la Religion. Il s'est appliq iJ surtout à leur faire comprendre que le fait de la création d'un oratoire à la Grotte, /aii suffisamment constitué par le dépôt d'emblèmes religieux et de cierges, était une atteinte portée à l'autorité ecclésiastique et civile, une illégalité qu'il était du devoir de l!administration de faire cesser, puisque, aux termes de la Loi, aucune chapelle publique ou oratoire ne peut être fondée sans V autorisation du Gouvernement, ?ur l'avis del'E- vêque diocésain.'' (2.)

^' Mes sentiments, avait ajouté le dévot fonctionnaire, ne doivent être " suspects à personne. Tout le monde, dans ce département, connaît mon " respect profond pour la Religion. J'en ai donné, je crois, assez de '* preuves, pour qu'il soit impossible de mal interprêter mes intentions.

" Vous ne serez donc pas surpris d'apprendre. Messieurs, que j'ai donné " l'ordre au Commissaire le Police d'enlever et de transporter à la Mairie, " oii ils seront mis à la disposition de ceux qui les ont déposés, les objets placés dans la Grotte.

" J'ai prescrit, en outre, d'ARRÊTER et de conduire à Tarbes, pour y " être traitées comme malades, aux frais du Département, les personnes " qui se diraient visionnaires, et je ferai poursuivre, comme propagateurs " défausses nouvelles, tous ceux qui auraient contribué à mettre en circu- ** lation les bruits absurdes que l'on fait courir.'" (3.)

Ceci se passait le 4 mai. C'est ainsi que le très-religieux Préfet inau- gurait son mois de Marie.

Ces paroles furent accueillies par un " euthousiasme unanime,^'' suivant le journal de la Préfecture.

La vérité est que les uns désapprouvèrent hautement la voie violente dans laquelle s'engageait l'autorité, tandis que d'autres, appartenant à la

(1.) Louis Veuillot, Univers du 28 août 1868. (2.) Ere impériale du 8 mai.

(3.) Nous donnons ce diacours d'après l'article de XEre impériale, journal de la Pré- fecture. No du 8 mai.

110 NOTRE-DAME DE LOURDES,

secte des Libres-Penseurs, s'imaginèrent que la main du Préfet allait suffire à enrayer brusquement la marche irrésistible des choses.

Au dehors, les philosophes et les savants se réjouissaient. Le Lavedan, absolument silencieux depuis deux mois, terrassé qu'il était par l'évidence des fiiits, retrouva la parole pour entonner un dithyrambe préfectoral.

Immédiatement après son discours, le Chef du Département avait quitté la villle, laissant s'exécuter hors de sa présence ce qu'il avait ordonné.

Les mesures de M. le Préfet se complétaient runc par l'autre. Par l'arrestation de Bernadette, il atteignait la cauio ; par l'enlèvement des objets à la Grotte, il atteignait l'effet. Si, comme c'était probable, ces ardentes populations, blessées dans la liberté de leurs croyances, de leur droit de prier, de leur religion, essayaient quelque résistance ou se livraient à quelque désordre, l'escadron de cavalerie, mandé par dépêche, accourait à bride abattue, et, mettant toutes choses au régime de l'état de siège, réfutait la Sipcrstition parle toat-paissaiit argamont du sabre. De même qu'il venait de transformer une question religieuse en question administrative, M. Massy était prêt à transformer la question administra- tive en question militaire.

Le Maire et le Commissaire de Police étaient chargés, chacun selon ce qui les concernait, d'exécuter les volontés du Préfet. Lt. ^-emier avait ordre de faire arrêter Bernadette, le second de se rend aux Roches Massabielle et de dépouiller la Grotte de tout ce que la piété ou la recon- naissance des fidèles y avait déposé.

Suivons-les tous les deux, et commençons parle Maire, ainsi que le veut la hiérarchie.

Bien que M. Lacadé, Maire de Lourdes, évitât de se prononcer sur les événements extraordinaires qui se passaient, il en était fortement impres- sionné, et ce ne fut point sans une certaine terreur qu'il vit l'Adminis- tration entrer dans cette voie de violences. Il était fort perplexe. Il ne savait quelle attitude allaient prendre les populations ; il est vrai que M. le Préfet annonçait l'envoi possible d'un escadron de cavalerie pour main- tenir la tranquillité dans la ville de Lourdes à la suite de l'arrestation ; mais cela même ne laissait pas que de l'inquiéter fortement. Le coté sur- naturel et les miracles l'alarmaient aussi- Il ne savait que faire entre l'autorité du Préfet, la force du peuple et les puissances d'en haut. Il aurait voulu ménager la terre et le ciel. Il s'adressa, pour soutenir son courage, au Procureur impérial, M. Dutour ; et, tous deux ensemble, ils se rendirent chez M. le Curé de Lourdes pour lui communiquer l'ordre d'arrestation émané de la Préfecture. Ils expliquèrent à l'abbé Peyra- male comment, daprès le texte de la loi du 30 Juin 1838, le Préfet agis- sait dans la plénitude de son droit légal-

Le Prêtre ne put contenir son indignation devant la cruelle iniquité d'une telle mesure, fût-elle à la rigueur possible d'après quelqu'une des innombrables lois françaises.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 111

Cette enfant est innocente î s'écria-t-il ; et la preuve, monsieur le Procureur nnpérial, c'est que, comme magistrat, vous n'avez pu, malgré vos interrogatoires de toute sorte, trouver un prétexte à la moindre poir- saite. Vous «avez qu'il n'y a pas un tribunal en France qui n9 reconnût cette innocence, éclatante comnti? le soleil ; qu'il n'y a pas un Procureur- général qui, en de telles circonstances, no déclarât monstrueuse et ne fît cesser non seulement une arrestation, mais une simple action judiciaire.

Aussi la Magistrature n'agit-elle pas, répondai#M. Dutour. jM. le Préfet, sur le rapport des médecins, fait renfermer Bernadette comme atteinte de démence, et cela dans son intérêt, pour la guérir. C'est une simple mesure administrative qui ne toucha en rien à la Religion, puisque ni rEvê(|ue ni le Clergé ne se sont prononcés sur tous ces faits, qui se passent en dehors d'eux.

Vne telle mesure, reprit le Prêtre, serait la plus odieuse des persé- cutions ; d'autant plus odieuse, qu'elle prend un masque hypocrite, qu'elle affecte de vouloir protéger, qu'elle se cache sous le manteau delà légalité, et qu'elle a pour objet de frapper un pauvre être sans défense. Si l'Eveque? si le Clergé, si moi-même, nous attendons qu'une lumière de plus en plus grande se fasse sur ces événements pour nous prononcer sur leur caractère surnaturel, nous en savons assez pour juger de la sincérité de Bernadette et de l'intégrité de ses facultés intellectuelles. Et dès qu'ils ne constatent aucune lésion cérébrale, en quoi vos deux Médecins seraient-ils plus com- pétents pour juger de la folie ou du bon sens que l'un quelconque des mille visiteurs qui ont interrogé cette enfant, et qui ont tous admiré la pleine luci- dité et le caractère normal de son intelligence ? Vos médecins eux-mêmes n'osent affirmer et ne concluent que par une hypothèse. M. le Préfet ne peut, A aucun titre, faire arrêter Bernadette.

C'est légal.

C'est illégitime. Prêtre, Curé-doyen de la ville de Lourdes, je me dois à tous, et en particulier aux plus faibles. Si je voyais un homme armé attaquer un enfant, je défendrais l'enfant au péril de ma vie, car je sais le devoir de protection qui incombe au bon Pasteur. Sachez que j'a- girai de même quand bien même cet homme serait un Préfet et que son* arme serait le mauvais articla d'une mauvaise loi. Allez donc dire à M. Massy que ses Gendarmes me trouveront sur le seuil de la porte de cette pauvre famille, et qu'ils auront à me renverser, à me passer sur le corps. à me fouler aux pieds avant de toucher à un cheveu de la tête de cette petite fille.

Cependant . < . .

Il n'y a pas de cependant. Examinez, faites des enquêtes, vous êtes libres, et tout le monde vous y convie. Mais si, au lieu de cela, vous vou- lez persécuter, si vous voulez frapper les innocents, sachez bien qu'avant d'atteindre le dernier et le plus petit parmi mon troupeau, c'est par moi qu'il faudra commencer.

112 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Quant à la Grotte, reprit le Prêtre, si M. le Préfet veut, au nom des lois de la Nation et au nom de sa piété particulière, la dépouiller des objets que d'innombrables visiteurs y ont déposés en l'honneur de la sainte Vierge, qu'il le fasse. Les croyants seront attristés et même indignés. Mais qu'il se rassure, les habitants de ce pays sa«^ent respecter l'Autorité, même quand elle s'égare. On dit qu'à Tarbes un escadron est en selle, atten. dant pour accourir à Lourdes un signal du Préfet. Que l'escadron mette pied à terre. Quel(^e ardentes que soient les têtes, quelque ulcérés que soient les cœurs, on écoute ma voix et je réponds, sans la force armée, do la tranquillité de mon peuple. Avec la force armée, je n'en réponds plus, t L'attitude énergique prise par M. le Curé de Lourdes, que l'on savait incapable de plier dans tout ce qu'il considérait comme son devoir, intro- duisait dans la question un élément imprévu quoique très-aisé à prévoir.

Le Procureur Impérial, dès qu'il s'agissait d'une mesure administrative, n'avait point à intervenir ; et ce n'était qu'oflficieusement que M. Dutour avait accompagné M. Lacadé au presbytère. Tout le poids de la décision à prendre portait donc sur ce dernier.

M. Lacadé avait la certitude que le Curé de Lourdes ferait infaillible- ment ce qu'il avait dit. Quant à opérer par surprise et à arrêter brusque- ment Bernadette à l'insu du Pasteur, il n'y fallait point songer, mainte- nant que l'abbé Peyramale était prévenu et qu'il avait l'œil ouvert. Nous avons dit tout à l'heure les impressions que ressentait le Maire en pré- sence du Surnaturel surgissant tout à coup sous ses yeux. L'apparente impassibilité du magistrat municipal cachait un homme très-anxieux et très-agité. ' -=

Il fit part au Préfet de la conversation que M. Dutuur et lui venaient d'avoir avec le Curé-Doyen, de l'attitude et des paroles de l'homme do Dieu. L'arrestation de Bernadette, ajoutait-il, pourrait, en outre, dans l'état des esprits, soulever la ville et provoquer une révolte indignée contre les autorités constituées. Quant à lui, devant la détermination si formellement exprimée par M. le Curé et en présence de si redoutables éventualités, il se voyait à regret obligé de se refuser fallût-il résigner les honneurs de la Mairie à fairo exécuter personnellement une pareille mesure. C'était au Préfet, s'il le jugeait bon, d'agir directement et de faire opérer l'arrestation par un ordre direct à la Gendarmerie.

Pendant que le sort et la liberté de Bernadette étaient soumis h ces incertitudes, M. Jacomet, en grande tenue et revêtu de son écharpe, se préparait à exécuter aux Roches Massabielle, les mesures prescrites par M. Massy.

Le bruit que le Préfet avait donné l'ordre de spolier la Grotte s'était répandu rapidement et avait jeté l'agitation dans toute la ville . La popu- lation tout entière était consternée comme en présence d'un sacrilège monstrueux.

—La très-sainte Vierge a daigné descendre chez nous, disait-on, et y

NOTRE-DAME DE LOURDES. Hg

opérer des miracles, et voilà comment on la reçoit ! Il y a de quoi attirer la colère du Ciel !

Les âmes les plus froides étaient émues ; une sourde eflfervescence se manifestait peu à peu dans la population et allait grandissant. Des les premiers moments et avant l'entrevue que nous venons de raconter, le curé Peyramale et les Prêtres de la ville avaient fait entendre aux uns et aux autres des paroles de paix, et tâché de calmer les plus irrités.

" Mes amis, disait le Clergé, ne compromettez pas votre cause par des désordres ; subissez la loi, même mauvaise. Si la sainte Vierge est en tout cela, elle saura bien tourner les choses à sa gloire ! et vos violences, si vous vous en permettiez, seraient à son égard un manque de foi, une injur à sa toute-puissance. Voyez les martyrs ; se sont-ils révoltés contre les empereurs ? Et ils ont triomphé par cela même qu'ils n'ont pas com- battu."

L'autorité morale du Curé était grande, mais les têtes étaient ardentes et les cœurs indignés. On était à la merci d'un hasard.

Les objets et les ex-voto déposés à la Grotte formaient une masse con- sidérable, et qui ne pouvait être transportée à main d'homme. M. Jacomet se rendit à la Poste, chez M. Barioge, pour demander une charrette et des chevaux.

Je ne prête point mes chevaux pour de pareilles choses, répondit le Maître de poste. '"•

Mais vous ne pouvez refuser vos chevaux à qui les paye, s'écria M. Jacomet.

Mes chevaux sont faits pour le service de la poste et non pour cette besogne. Je ne veux être pour rien en ce qui va se commettre. Faites- moi un procès si cela vous convient. Je refase mes chevaux.

Le Commissaire alla ailleurs. Dans tous les hôtels, chezt js les loueurs de chevaux, assez nombreux à Lourdes à cause du voisinage de eaux ther- males, chez les particuliers, auxquels il s'adressa en désespoir de cause, il rencontra les mêmes refus. Sa situation était des plus cruelles. La popu- lation, troublée et ^-'émissante, le voyait ainsi aller inutilement de maison eu maison, sui Sergents de ville, et assistait à ses déceptions suc-

cessives. Tl . . -' '■ '.es murmures, les rires, les paroles dures de la foule. Le pclls de toua les regards tombait sur lui, en cette course péni- ble et infructueuse qu'il faisait à travers les places et les rues de la ville. Il avait vainement augmenté successivement la somme d'argent qu'il offrait pour le prêt d'une charrette et d'un cheval. Les plus pauvres avaient re- fusé, bien qu'il eût offert jusqu'à trente francs et que la course ne fût que de quelques centaines de mètres.

La foule, entendant ce ciiiffre de trente francs, le comparait aux trente deniers.

114 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Enfin, il trouva chez un maréchal-ferrant une fille qui, pour cette som- me, lui prêta ce dont il avait besoin.

Quand on le vit sortir de cette maison avec une cliarrette attelée, la multitude fut d'autant plus indignée que nulle misère urgente n'avait pu déterminer la complaisance vénale des propriétaires du chariot. Ces gens n'étaient point pauvres.

Jacomet se dirigea vers la Grotte. Les Sergents de ville conduisaient la charrette. Une foule immense les suivait, silencieuse, sombre, inquiète, sentant s'amonceler en elle la terrible électricité des orages.

On arriva ainsi devant les Roches Massabielle. La charrette, ne pou- vant parvenir jusques-là stationna à quelque distance.

Sous la voûte de la Grotte brûlaient çà et des cierges, portés sur des chandeliers ornés de mousse et de rubans. Des croix, des statues de la Vierge, des tableaux religieux, des chapelets, des colliers, des bijoux reposaient sur le sol ou dans les anfractuosités du rocher. A certaines places, sous les images de la Mère de Dieu, on avait étendu des tapis. Des milliers de bouquets avaient été portés en l'honneur de Marie par de pieuses mains, et les prémices du mois des fleurs embaumaient ce sanctuaire champêtre.

Dans une ou deuxcorbeilles d'osier et sur le sol brillaient des pièces de cuivre, d'argent ou d'or dont le total formait quelques milliers de francs, premier don spontané des fidèles pour l'érection, en ce lieu, d'un templf à la Vierge sans tache, pieuse offrande, dont le caractère sacré avait fra[»pt de respect l'audace même des malfaiteurs et sur laquelle, malgré la faci- lité de la solitude et des nuits, nul criminel n'avait osé jusques-là porter une main sacrilège.

M. Jacomet franchit la balustrade construite par les ouvriers et entra dans la Grotte. Il paraissait troublé. Les Sergents de ville étaient près de lui ; la foule qui l'avait suivi le regardait, mais sans pousser aucune •clameur. La tranquilHté extérieure de cette multitude avait quelque chose d'effrayant.

Le Commissaire commença d'abord par s'assurer de l'argent. Puis, éteignant les cierges un à un, ramassant les chapelets, les croix, les tapis, les divers objets qui remplissaient la Grotte, il les remettait au fur et à mesure aux Sergents de ville pour les porter sur la charrette. Ces pauvres gens paraissaient souffrir de la besogne (qu'ils faisaient et c'était avec un visible sentiment de tristesse et de respect qu'ils portaient sur le chariot tout ce dont le Commissaii dépouillait la Grotte, honorée et sanctifiée naguère par la visite de la Mère de Dieu, par le jaillissement de la Source, par la guérison des malades.

A cause de la distance da la charrette, tout cela se faisait assez lente- ment. M. Jacomet appela un petit garron qui se trouvait là, un peu en avant de la foule.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 115

Tiens, prends ce tableau et porte-le à la charrette. ' Le petit garçon tendit les mains pour prendre le cadre. Un autre enfant à coté de lui, lui cria :

Malheureux î que vas-tu faire ? Le bon Dieu te punirait ! L'enfant effrayé, recula alors, et aucun appel nouveau du Commissaire ne put le déterminer à avancer.

Les mouvements du Commissaire avaient je ne sais quoi de convulsif. Quand il ramassa le premier bouquet, il voulut, le considérant comme une non-valeur, le jeter dans le Gave, mais un vague murmure de la foule arrêta son geste commencé. Il parut comprendre que la mesure de la patience populaire était comble et que le moindre incident pouvait la faire déborder. Les bouquets furent alors.avec tout le reste, transportés sur le chariot.

L"n instant après, une statuette de la Vierge se brisa entre les main? du Commissaire, et ce petit fait produisit encore dans la foule un mouvement redoutable.

Quand la Grotte fut dépouillée de tout, M. Jacomet voulut encore enle- ver la balustrade. Il lui manquait une hache. Des gens qui taillaient du bois à une scierie annexée au moulin de M. de Laffite lui refusèrent suc- cessivement celles dont ils se servaient. Un autre ouvrier, qui travaillait un peu à l'écart des autres, n'osa pas lui résister et laissa prendre la sienne.

M. Jacomet mit lui-même la main à l'œuvre, et donna quelques coups de hache sur la balustrade qui était peu solide et qui céda presque aussitôt.

La vue de cet acte de violence matérielle, le spectacle de cet homme frappant le bois à coups de hache, fit plus d'effet sur la multitude que tout le reste, et il y eut une explosion menaçante. Le Gave était là, rapide et profond ; et il suffisait de quelques instants d'égarement pour que le mal- lieureux Commissaire y fût précipité, dans un de ces irrésistibles mouve- ments de colère comme les foules en ont parfois. , ^- Jacomet se retourna et montra son visage pâle et bouleversé. Ce que je fais, dit-il avec une apparente tristesse, je ne le fais pas de •moi-même, et c'est avec le plus grand regret que je me vois forcé de l'exé- cuter. J'agis d'après les ordres de M. le Préfet. Il faut (jue j'obéisse, quoiqu'il m'en coûte, à l'autorité supérieure. Je ne suis point responsable, et il ne faut pas s'en prendre à moi. -r v Des voix dans la foule s'écrièrent : < ' Demeurons calmes, pas de violence ; laissons tout à la main de Dieu. Les conseils et l'activité du Clergé portaient leurs fruits, et il n'y eut aucun désordre. Le Commissaire et les Sergents de la ville conduisirent sans obstacle la charrette à la mairie ils déposèrent tous les objets recueillis à la Grotte. L'argent fut remis à M. le Maire. 1^ Le soir, pour protester contre les mesures du Préfet, une foule innom- brable se rendit à la Grotte, qui fut soudainement remplie de fleurs et illu-

116 NOTRE-DAME DE LOURDES.

minée. Seulement, pour éviter que la Police vint saisir les cierges, cha cun tenait le sien à la main, et, au retour, le remportait chez lui.

Le lendemain, deux faits eurent lieu qui impressionnèrent vivement la. ■population.

La fille qui avait loué le cheval et le chariot à M. Jacomet tomba du haut d'un grenier à foin et se brisa une cote.

- Le même jour, l'homme qui avait prêté la hache au Commissaire pour renverser la balustrade de la Grotte eut les deux pieds écrasés par la chute d'un madrier qu'il voulait placer lui-même sur un établi.

Les Libres-Penseurs virent une coïncidence irritante et malencon- treuse. La multitude considéra ce double événement comme une punition du Ciel. (1.)

M. le préfet Massy était peu troublé par ces menus incidents. Il ne croyait pas plus aux maladies qu'aux guérisons venant du ciel.

L'attitude, non point menaçante, mais inflexible, de l'abbé Peyraraale, la détermination prise par ce dernier d'intervenir de sa personne pour pro- téger Bernadette contre l'arrestation projetée, le préoccupaient bien plus €[ue les marques du courroux céleste. Dieu, en un mot, l'inquiétait moins que le Curé.

Le refus de M. Lacadé de procéder à cette violente mesure ; sa démis- sion offerte ; le visible mécontentement des maires du canton, au dis- cours du conseil de révision ; les symptômes de grave effervescense qui avaient accueilli l'enlèvement des ex-voto de la Grotte ; l'incertitude on était peut-être de la passive obéissance des Gendarmes et des Soldats, lesquels partageaient au sujet de Bernadette l'enthousiasme et la vénéra- tion populaires, lui donnèrent également à réfléchir. Il comprit que, dans un tel ensemble de conjonctures, l'incarcération do la Voyante pourrait avoir les conséquences les plus désastreuses.

Ce n'est point qu'il n'eût bravé volontiers une émeute. Quelques-uns des détails que nous avons racontés donneraient à penser qu'il l'avait secrètement désirée. Mais un soulèvement des populations précédé de la démission du Maire, compliqué de l'intervention d'un des prêtres les plus respectés du diocèse, suivi, selon toute probabilité, d'une plainte au Conseil d'Etat pour séquestration arbitraire, accompagné d'une énergique protes- tation de la presse catholique ou simplement indépendante, avait un carac- tère de gravité qui ne pouvait manquer de frapper vivement un homme aussi intelligent et aussi attaché à ses fonctions que M. le baron Massy.

Il devait pourtant en coûter singulièrement à Torgueilieux Préfet de Varrêter dans l'exécution de cette mesure radicale (juil avait si publique-

(1.) Chacun conprendra le sentiirunt de convenance et de cliarité qui nous empêche «le nommer les pauvres gons^qui furent fia[»i)ùs par B afcidtnts. Ils njparticnnent à la cla'se du peuple, à la clas-e des peti's et des faibles : ils ont été aileit.ts par le mal- heur, et ils sont sans dtïense. Noi;» ne nommons que les pui.^sints.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 117

ment annoncée la veille au conseil de révision ; et assurément il n'eût point agi de la sorte si le rapport des médecins, au lieu d'être une simple «t hésitante hypothèse, peu sûre d'elle-même, avait constaté la folie ou l'hallucination de la Voyante. Que Bernadette eût été réellement atteinte d'aliénation mentale, rien n'était plus facile au Préfet que d'ordonner un secon 1 examen ; rien de plus aisé que de faire constater le trouble céré- bral de l'enfant par deux autres docteurs, choisis parmi les notabilités scientifiques du pays, et assez autorisés comme gens de savoir et d'honneur pour imposer leur décision à l'opinion publique. Mais M. Massy, au courant de tous les interrogatoires de Bernadette, comprit qu'il ne se trou- verait pas un seul médecin sérieux qui ne reconnût et ne proclamât avec tout le monde la pleine raison, la droite intelligence, et la bonne foi de l'enfant.

Devant l'évidence d'une telle situation, en présence des impossibilités morales, presque matérielles, qui se dressaient inopinément devant lui, le sage Préfet, se vit forcé de s'arrêter net et de ne pas aller plus avant. II était condamné à l'inaction par la force des choses. Quant à retourner complètement sur ses pas et à révoquer la mesure déjà exécutée publique- ment par Jacomet aux Roches Massabielle, une telle solution ne pouvait même pas aborder la pensée du baron Massy. L'enlèvement des objets de la Grotte, étant un fait accompli, fut maintenu. Mais la Voyante demeura libre, ignorant sans doute, entre ses prières du matin et celles du soir, l'orage qui venait de passer sur elle et qui n'avait point éclaté.

L'autorité civile, par cette tentative avortée et non reprise, constatait elle-même l'impossibilité absolue de convaincre Bernadette du moindre trouble cérébral. En laissant la Voyante libre, après avoir tenté de l'enfermer, le Pouvoir officiel rendait, malgré lui, un public hommage à la pleine intégrité de cette raison et de cette intelhgence. L'incrédulité, par de tels coups mal dirigés, se blessait avec ses propres armes et servait précisément la cause même qu'elle prétentait attaquer. Ne l'accusons pourtant pas de maladresse. Il doit être difficile de lutter contre l'évi- dence et, en un tel combat, les fautes les plus lourdes sont inévitables.

Toutefois, si M. Massy modifiait en quelques circonstances la forme de ses projets, il s'obstinait invinciblement dans le fond même de ses desseins. L'unique concession qu'il consentait parfois à faire aux événements, c'était d'abandonner un moyen reconnu inutile ou périlleux pour en prendre quelqu'autre d'une apparence plus efficace, et de tourner les obstacles, quand il était impossible de les briser ou de les franchir. En un mot, s'il changeait sa tactique, il ne changeait jamais ses résolutions. Il ne reculait pas, il évoluait.

Or, l'incarcération de Bernadette n'était qu'un moyen. Le principe premier et le but suprême, c'était le renversement radical de la supersti- tion, et la défaite définitive du Surnaturel.

118 NOTRE-DAME DE LOURDES.

M. Massy ne perdit en rien l'espérance. Il avait " la certitude ", disait- il hautement de venir bientôt à bout des difficultés grandissantes de la situation.

Donc, s'il dut renoncer, malgré son discours du 4 mai, à faire enfermer la pauvre Bernadette comme folle, il n'en fut que plus acharné à mettre un terme d'une façon ou d'une autre aux progrès et aux envahissements du fanatisme.

Les doctrines et les explications qui, depuis quelques jours, étaient devenues le thème favori des libres-penseurs de ces contrées méridionales, suggérèrent à son esprit, déjà embarrassé, un moyen nouveau qui lui sembla véritablement décisif.

Pour bien comprendre comment le Préfet en vint à changer de la sorte son plan d'attaque, il est bon de jeter un coup d'œil sur ce qui se passait en ce moment dans le camp des intelligences anti-chrétiennes.

LIVRE SIXIEME. -

Nouvelle attitude des incroyants. L'enfant Lasbareilles ; Denys Bouchet, etc. Les- explications médicaics. Analyse Latour de Trie. Catherine Latapie-Chouat.— Marianne-Garrot. Marie Lanoue-Domengé. Foi persévérante et tranquillité des multitudes. Protestation contre l'analyse Latour. La ville de Lourdes s'adresse à M. Filhol. Première communion de Bernadette. Marche irrésistible des événe- ments.— Violences administratives. Arrêté du 8 juin : interdiction de l'oire à !a Source et d'aller à la Grotte. Le maire Lacadé. Le juge Duprat.

Les ennemis de la Superstition ava ent perdu un terrain considérable dans leur lutte désespérée contre les événements qui, depuis dix ou douze semaines, scandalisaient leur philosophie aux abois. De même qu'il était devenue impossible de nier la Source, dont les limpides flots s'écoulaient magnifiques aux yeux des populations émerveillées, de même il devenait impossible de nier plus longtemps les guérisons qui s'effectuaient, à toute heure et partout, par l'usage de cette eau mystérieuse.

Au commencement on avait haussé les épaules devant les premières guérisons, en se bornant à les nier purement et simplement et en se refu- sant, de parti pris, à tout examen. Puis, quelques habiles avaient inventé deux ou trois faux miracles, pour se préparer le facile triomphe de les ren- verser ensuite. Mais l'incrédulité avait bien vite été débordée par la multiplicité des cures admirables dont nous n'avons pu raconter ou indiquer que la moindre partie. Les faits s'imposaient. Ils devenaient si nombreux, si éclatants, qu'il fallait, à tout prix, ou se soumettre au Miracle, ou trouver une explication naturelle de ces phénomènes extraordinaires.

La Libre-Pensée comprit alors qu'à moins de rendre les armes ou de nier la pleine évidence, il devenait urgent de procéder à une évolution rapide, et d'imaginer une autre tactique.

Les plus intelligents parmi ce petit monde trouvaient même qu'il était

NOTRE-DAME DE LOURDES. 11^

déjà tard, et se rendaient compte de la très-lourde faute qu'ils avaient commise dans l'origine en niant prématurément et sans examen des faits devenus ensuite patents et parfaitement constatés, tels que le jaillissement de la Source et les guérisons d'un grand nombre d'incurables notoires, que chacun voyait maintenant circuler en pleine santé, dans les rues de la ville. Ce qui rendait le mal presque irréparable, c'est que ces malheu- reuses dénégations des faits les plus avérés étaient authentiques et officiel- lement constatées dans tous les journaux du Département.

La plupart des guérisons, opérées par l'eau de Massabielle, avaient un caractère de rapidité, voire même de soudaineté, qui marquait manifes- tement l'action immédiate d'une puissance souveraine. Toutefois, il s'en produisit (quelques-uns qui ne présentèrent en rien ce caractère typique et très-visiblement surnaturel. Elles s'eifectuèrent à la suite de lotions ou de boissons plus ou moins répétées, d'une façon lente et progressive, côtoyant en quehjue sorte, toutes miraculeuses qu'elles pussent être dans leur principe, la marche ordinaire des cures naturelles.

Dans un village des environs de Lourdes, à Gez, un petit enfant, âgé de sept ans, avait été notamment l'objet d'une de ces guérisons à caractère mixte que, suivant la pente de l'esprit, on pouvait attribuer à une grâce spéciale de Dieu et aux seules forces de la Nature. Cet enfant, nommé Lasbareilles, était entièrement difforme, avec une double déviation de la charpente osseuse, au dos et à la poitrine. Ses jambes toutes grêles et presque desséchées étaient paralysées par leur extrême faiblesse. Ce malheureux petit être n'avait jamais pu marcher. Il était constamment couché ou assis. Quand il fallait le changer de place, sa mère le portait dans ses bras. Parfois cependant, l'enfant, appuyé sur le bord de la table ou soutenu par la main maternelle, parvenait à se tenir debout et à faire quelques pas au prix de violents efforts et d'une immense fatigue. Le médecin du lieu s'était déclaré impuissant à le guérir ; et, en présence de ce rachitisme essentiellement organique, on n'avait jamais eu recours à aucun remède.

Les parents de cet infortuné, entendant parler des miracles de Lour les.^. s'étaient procuré de l'eau de la Grotte ; et, dans l'espace de quinze jours, ils avaient fait, à trois reprises différentes, des lotions sur le corps de l'en- fant, sans obtenir aucun résultat. Leur foi ne s'était point découragée pour cela : si l'espérance était bannie du monde, on la retrouverait en effet dans le cœur des mères. La quatrième lotion avait eu lieu le Jeudi- Saint, c'est-à-dire le 1er avril 1858. Ce jour-là, l'enfant avait fait tout- seul quelques pas.

Ces lotions étaient devenues de plus en plus efficaces, et l'état de l'enfant s'était amélioré progressivement. Il en était ainsi venu, au bout de trois ou quatre semaines, à marcher à peu près comme tout le monde. Nous disons " à peu près," car il conservait dans les mouvements une gaucherie

12) NOTRE-DAME DE LOURDES.

d'allure qui semblait comme une réminiscence de son infirmltd originelle. La maigreur des jambes avait peu à peu disparu en même temps (lue la faiblesse, et le buste s'était presque entièrement riJre^^'j. T)ute la popu- lation du village de Gez, qui connaissait l'état antérieur de cet enfant, criait au miracle. Avait-elle tort, avait-elle raison ? Quelle que soit là- dessus notre pensée, il est certain qu'on pouvait de part et d'autre discuter ce point.

Un autre enfant, Donys Boucliet, du bourg de Lamarque, dans le canton d'Ossun, avait été guéri également d'une paralysie générale dans des con- ditions à peu près semblables. Un garçon de vingt-sept ans, Jean-Louis Amaré, épileptique, avait vu sa terrible maladie céder complètement, mais céder seulement peu à peu à l'usage de l'eau de Massabielle.

Quelques autres cas analogues s'étaient présentés. *

Si on ne connaissait, depuis l'ère chrétienne, les formes merveilleuse- ment variées des guérisons surnaturelles, on serait peut-être tenté de croire que la Providence disposa ainsi les choses en ce moment pour amener l'orgueilleuse philosophie humaine à se prendre, elle-même, dans ses propres filets et à se suicider de ses propres mains. Mais ce ne fut point là, croyons-nous, un piège divin. Dieu ne tend d'embûches à per- sonne. Par elle-même, par ses développements normaux et réguliers dont la logique est inconnue aux humaines philosophies, la Vérité egt pour l'er- reur un piège éternel.

Quoi qu'il en soit, les savants et les médecins du pays s'empressèrent de trouver dans ces diverses cures d'une physionomie incertaine et dou- teuse, dans ces cures parfaitement constatées d'ailleurs quant à leur réalité et à leur caractère progressif, une admirable occasion et un heureux prétexte pour opérer ce changement de tactique et cette évolution pru- dente que l'évidence croissante des faits rendait absolument nécessaire.

Renonçant à invoquer devant ces guérisons, le thème banal de l'imagi- nation, ils les attribuèrent hautement aux vertus naturelles que possédait indubitablement cette eau singulière, nouvellementjailliepar le plus grand des hasards.

Donner cette explication c'était reconnaître les guérisons.

Que le lecteur se rappelle le commencement de cette histoire, alors

* Nous croyons utile de dire que sauf celle de Denys Bouchet que la médecine oflB- cielle avait reconnue absolument et constilutionnellement incurable aucune de ces guérisons ne fut déclarée miraculeuse par la Commission épiscopale nommée plus tard. Voir pour ces gnérisons les 10e lie et 16e procès-verbaux de la Commission. Quelle que puisse être en ces circonstances la probabilité de l'intervention divine, l'Eglise pour pro- clamer le Miracle exige qu'aucune explication naturelle du fait ne soit possible. Elle écarte, sans affirmer et sans nier, tout ce qui n'est pas dans ces conditions. Elle se borne à dire : Hescio.

Nous aurons l'occasion de revenir dans le cours de cette histoire sur les procédés d'examen de la Commission.

NOTRE-DAME DL' LOURDES. 121

qu'une petite berbère, allant à la cueillette du bois mort, avait pr^îtenJu voir une Apparition lumineuse se dresser devant elle. Qu'il se rappelle les ricanements des fortes têtes de Lourdes, les haussements d'épaules du Cercle, le dédain transcendant par lequel tous ces puissants esprits accueil- laient ces enfantillages, ces niaiseries et ces sottises. Que de pas en avant avait faits l'affirmation surnaturelle ; que de pas en arrière avaient faits l'incrédulité, la science et la pliilosoplde, depuis les premiers événements survenus tout à coup à la Grotte déserte des rives du Gave !

Le Miracle, si nous osons nous exprimer ainsi avait pris TofFensive. Naguère si fière à rattaipie et poursuivie maintenant par les faits, l'épée dans les reins, la Libre-Pensée en était réduite à se défendre.

Les représentants de la Philosophie et de la Science n'en étaient pas pour cela moins afïirmatifs, ni moins dédaigneux pour la superstition popu- laire.

bien, oui ! disaient-ils en affectant un ton de bonhomie et des allures de bonne foi, bien, oui ! nous convenons que l'eau de la Grotte guérit certaines maladies. Quoi de plus simple ? En quoi est-il besoin de Miracle, de grâces surnaturelles, d'intervention divine, pour expliquer une action analogue, sinon identique, à celle des mille sources qui depuis Vichy ou Bade jusqu'à Luchon, agissent avec tant d'efficacité sur l'organisme humain ? L'eau de Massabielle possède purement et simplement des qualités minérales très-puissantes, comme en ont également, à quelques lieues jdus haut dans la montagne, les thermes de Barèges ou de Cauterets. La Grotte de Lourdes n'appartient pas à la Religion, elle appartient à la Médecine.

Une lettre, que nous prenons au hasard parmi nos documents, présente mieux que nous ne saurions le faire l'attitude des savants du pays en pré- sence des merveilles opérées par l'eau de Massabielle. Cette lettre écrite par un très-honorable médecin des environs, le docteur Lary, lequel ne croyait en rien aux explications miraculeuses, était addressée par lui à un membre de la faculté.

" Osaun, 28 avril 1858- Je m'empresse, mon cher confrère, de vous '• transmettre les détails que vous me deuiandez sur la femme Galop de notre commune.

" Cette femme, à la suite d'un rhumatisme de la main gauche, avait " cette main inhabile à la préhension. Ainsi, voulait- jlle laver ou porter " un verre avec cette main ? elle le laissait très-soavaut tomber : voulait- *' elle puiser de l'eau? elle devait y renoncer, parce que sa main gauche '' ne pouvait serrer la corde du tour de son puits. Il y avait plus de huit '• mois qu'elle n'avait pas fait son lit, et qu'elle n'avait pas tilé un seul " écheveau de fil.

*' Or, depuis son unique voyage à Lourdes elle fit usage de l'eau de '' la Grotte intua et extus, elle file avec assez de facilité, elle fait son lit, " elle puise de Veau, elle lave et porte des verres et des assiettes d tahUy *' en un mot, elle se sert de cette main d peu près comme de Vautre^

] 22 NOTRE-LAME DE LOURDES.

" Les mouvements de la main gauche ne sont pas encore tout à fait *' aussi libres qu'avant la maladie ; mais, comparés à ce qu'ils étaient avant ** l'usage des eaux de la Grotte re Lourdes, il y a en mieux 90 pour 100 *' de différence. Au reste, cette femme se propose de revenir à la Grotte. '• Je vais l'engager à passer chez vous pour vous voir, vous pourrez vous " même alors vous convaincre de ce que je vous dis ici.

" Vous trouverez, eu examinant la malade dont il s'agit, une ankjlose "incomplète de l'articulation métacarpo-phal 'ngienne de l'index. C'est tout *' ce qui reste de son aiTection. Si l'usage réitéré de l'eau à la Grotte ** fait disparaître cet état morbide, ce fait sera une preuve de plus de *' Valcalinitê de cette eau. (1.)

" Je termine, en vous priant de me croii.' 3 votre très-dévoué confrère. *' Lary d. ?w."

Cette explication une fois admise, et teuue a f/riori pour certaine, les médecins furent moins revêches à constater les guérisons opérées par l'eau de la Grotte : et dès ce moment, ils se mirent à généraliser leur thèse et à l'appliquer presque indistinctement à tous les ca&, même à ceux qui avaient un caractère de soudaineté en quelque sor -^ foudroyant, caractère assez peu concinable pourtant avec l'action ordinaire des eaux minérales. Les doctes personnages du lieu se tiraient de ce mauvais pas en prêtant à l'eau de la Grotte des qualités d'une extrême puissance inconnue jusque- là. Peu leur importait de bouleverser dans leurs théories toutes les lois de la Nature, pourvu que ce ne fût pas au profit du ciel. Ils admettaient volontiers \ txtrandXviVÛ pour se débarrasser du étM?*naturel.

Il se trouvait parmi les croyants quch^ues esprits mal faits et ta uins qui troublaient par des réflexions importunes les graves explications et les théories transcendan taies de la savante coterie :

" Comment se fait-il, venaient-ils objecter, que cette source minérale, si exceptionnellement puissante qu'elle opère des guérisons soudaines, ait été précisément découverte par Bernadette en état d'extase, à la suite de prétendues Visions célestes, et comme preuve de ces Apparitions sui-na- turelles ? Comment se fait-il d'abord que cette Source ait jaiU juste au moment Bernadette croyait entendre la Voix divine lui dire d'aller boire et se laver ? Commet se fait-il ensuite que cette Source, surgie suu- dainemet, au vu et su de -ute ] ^ population, dans des conditions si prodi- gieusement étonnantes, donne, non pas de l'eau ordinair»., mais une eau qui, de votre propre aveu, a guéri déjà tant de malades désespérés, les- quels y ont eu recours sans aucune direction médicale, et par simple esprit de foi religieuse ?"

Ces objections, répétées sous mille f'^rmes différentes, agaçaient outre

(1.) Disons en note que celte femme fut, rn effet, entièrement guérie à un second voyage.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 12^

mesure les Libres-Penseurs, les Philosophes et les Savants. Ils essayaient le s'en tirer par des réponses si véritablement pauvres et misérables qu'elles devaient, ce semble, leur faire peu d'illusion à eux-mêmes ; mais en trouver d'autres était vraiment difficile.

' Que voulez-vous ? disaient-ils, une chèvre a découvert par hasard le café. Un pâtre a par hasard, trouvé les eaux de Luchon. Toujours par hasard, un paysan qui piochait a mis, à jour les ruines de Pompéï Qu'y a t il d'étonnant à ce que cette petite fille,, s'amusant à creuser la terre durant son hallucination, ait fait jaillir une source, et que cette source soit minérale et alcaline ? Qu'en ce moment, elle ait cru précisément voir la saint Vierge et ouïr une voix lui indiquer la source, c'est une simple coïn- dence, toute fortuite, dont la Superstition voudrait faire Miracle. Ce jour-là, comme toujours, le hasard a tout fait et a été le seul révélateur."

Les croyants ne se laissaient pourtant pas ébranler par une telle logique. Ils avaient le mauvais goût de trouver qu'expliquer toutes ces choses par de simples coïncidences de hasard, c'était violenter par trop la raison sous prétexte de la défendre. Cela irritait les Libres-Penseurs qui, tout en reconnaissant enfin les guérisons opérées, déploraient plus que jamais le caractère religieux et surnaturel que les populations s'obstinaient à donner à ces étranges événements , et, comme les gens dépités, ils inclinaient à la violence pour arrêter le courant populaire. " Si ces eaux sont miné- rales, commençaient-ils à dire, elles relèvent de l'Etat ou de la munici- palité : on ne doit y aller qu'avec une ordonnance de la Faculté ; et ce qu'il faut y construire, c'est un établissement de bains et non une chapelle."

La science de Lourdes, forcée de convenir des faits, en était arrivée à cette situation d'esprit et à ces dispositions intellectuelles, lorsque survin- rent les mesures du Préfet, relatives aux objets dépo^^ s à la Grotte, et cette tentative d'incarcération de Bernadette sous prétexte de folie, tenta- tive avortée par suite de l'intervention inattendue de M. le curé Peyra- male.

A toutes ces thèses de la secte médicale aux abois, il manquait un point d'appui certain et officiel. M. Massy avait déjà songé à demander ce point d'app\ii à l'une des sciences les plus admirables et les plus incontestées de notre temps : la Chimie. Dans ce but il s'était adressé par l'intermé- diaire du maire de Lourdes, à «un chimiste assez renommé dans le dépar- tement, M. Latour de Trie.

Faire constater, non en détail par l'examen de chaque cas particulier, mais en général et en bloc, que toutes ces guérisons (jui se multipliaient et se dressaient comme des objections formidables étaient absolument natu- relles de par la constitution intime de la Source nouvelle, lui parut un coup de maître ; et il crut en cela bien mériter de la Science, de laPhilosophie*

En voyant (ju'il était décidément impossible de faire arrêter Bernadette

124 NOTRE-DAME DE LOURDES.

comme folle, il pressa l'analyse qui devait établir oflSciellement, en face des guéri3on3, les propriétés minérales efc thérapeutiques de l'eau de la Grotte. Il devenait urgent de se débarrasser de ce Surnaturel envahissant qui, après avoir fait jaillir la Source, guérissait maintenant les malades, et menaçait de forcer toutes les portes. Tout en laissant malheureusement ce maudit Surnaturel assez fort par bien des côtés, une analyse véritablement offi- cielle pouvait rendre de grands servies.

Le chimiste de la Préfecture se mit donc à l'œuvre pour faire ette pré- cieuse étude de l'eau jaillie à Massabielle, et avec une conscience entière » si non avec une science complète, il trouva au fond de ses cornues une solu- tion absolument conforme aux exphcations des médecins, aux thèses des philosophes et aux désirs de M. le Préfet. La vérité était-elle aussi satis- faite de cette analyse que le pouvaient être la Préfecture, la Philosophie et la Faculté ? C'est une questien qne l'on ne songea peut-être pas tout d'a- bord à se poser, mais que l'avenir devait se charger de résoudre.

Quoi qu'il en soit, voici l'analyse sommaire que M. Latour de Trie, chi- miste de l'Administration, adressa officiellement, à la date du 6 mai, à M. le maire de Lourdes, et que ce dernier transmit aussitôt au baron Massj.

Examen chimique.

*' L'eau de la Grotte de Lourdes est très-limpide, inodore et sans ^' saveur tranchée. Sa pesanteur spécifique est très-voisine de celle de *' l'eau distillée (sa température à la Source est de lô*^ centigrade.)

*' Elle contient les principes suivants : lo. Chlorures de soude, de chaux et de magnésie abondants ;

((

«(

2o. Carbonates de chaux et de magnésie ;

*' 3o. Silicates de chaux et d'alumine ;

*' 4o. Oxyde de fer ;

" 00. Sulfate de soude et carbonate de soude ;

*' 6o. Phosphate : des traces ;

*' 7o. Matière organique: ulraine.

" Nous constatons dans la coiuposition de cette eau absence complète *' du sulfate de chaux ou sélénite.

" Cette particularité, assez remarquable, est toute à son avantage, et *' doit nous la faire considérer comme étant très-légère, facile à la diges- " tion et imprimant à l'économie animale une disposition favorable à l'é- *' quilibre de l'action vitale.

*• Nous ne croyons pas trop ptréjuger en disant, vu Vensemhle et la qua-

*' W^ des substances qui la constituent, que la science médicale ne tardera

'* peut-être pas à lui reconnaître dex vertus curatives spéciales qui pour-

** ront la faire classer au nombre des eaux qui forment la richesse miné-

** raie de notre département.

*' Daignez agréer, etc.

*' A. Latocr de Trie."

NOTRE-DAME DE LOURDES. 125

L'ordre civil est moins bien discipliné que Tordre militaire, et il s'y fait faute d'entente, de fausses manœuvres. Le préfet au milieu de ses préoc- cupations avait négligé de donner ses ordres à la rédaction de la feuille préfectorale du département, VUre Impériale^ de sorte que, tandis que le chimiste de la Préfecture disait blanc, le journaliste delà Préfecture disait noir. Tandis que le premier saluait dans la Soarce de Lourdes une des futures richesses thérapeutiques et minérales des Pyrénées, le second la qualifiait d'eau malpropre et se raillait agréablement des guérisons obte- nues, r

" Il va sans dire, écrivait-il juste le jour M. Latour de Trie envo- " yait son rapport, c'est-à dire le 6 mai, il va sans dire que la fameuse '* Grotte verse à flots les Miracles, et que notre département en est inondé. ** A tout bout de champ, vous rencontrez des gens qui vous racontent les " mille guérisons obtenues par l'usage d'une eau malpropre.^'

" Bientôt les médecins n'auront plus rien à faire, les malades rhnmati-^ " sants ou poitrinaires auront disparu du département, etc., etc." (*)

Malgré ces dissonances qu'il aurait pu éviter, il est juste de reconnaître que M. le baron Massy était un homme actif. Le 4 mai, vers midi, il avait fait son discours aux maires du canton de Lourdes et donné ses ordres. Le 4 mai, au soir, la Grotte avait été dépouillée des offrandes et des ex- voto. Le 5 mai, au matin, il avait appris l'impossibilité d'arrêter la Voyante, et renoncé à cette mesure. Le (3 mai, au soir, il avait en main l'Analyse de son chimiste.

Muni de cette dernière et importante pièce, il attendait les événements. Qu'allait-il se passer à Lourdes ? Que ferait Bernadette dont leg moindres pas étaient épiés par les yeux d'argus de Jacomet et de ses agents ? Avec les chaleurs qui commençaient à arriver, l'eau de la Grotte comme plusieurs le disaient, ne viendrait-elle pas à tarir, ce qui couperait court à toutes choses ? Quelle attitude allaient avoir les populations ? Telles étaient les préoccupations, les espérances et les inquiétudes de M. le baron Massy, préfet de l'Empire.

A la Grotte, la Fontaine miraculeuse coulait toujours, abondante et lim- pide, avec ce caractère de pérennité tran<juille que l'on remarque dans les belles sources qui jaillissent des rochers.

L'Apparition surnaturelle ne cessait de s'affirmer et de se prouver par des bienfaits.

Tantôt rapide comme l'éclair qui fend la nue, tantôt lente comme la lumière de l'aurore qui se lève et grandit rayon par rayon, la grâce de Dieu continuait do descendre visiblement et invisiblement sur les multi. tudes.

Nous ne pouvons parler que des grâces visibles.

A six ou sept kilomètres de Lourdes, à Loubajrc. vivait une bravo

(•) £re Impériale du G mai 1858.

126 NOTRE-DAME DE LOURDES.

femme, une paysanne, jadis rude au travail, qu'un accident avait condam- née depuis dix -huit mois à la plus pénible inaction. Elle se nommai*' Catherine Latapie-Chouat. En octobre 1856, étant montée sur un chêne pour abattre des glands, elle avait perdu l'équilibre et fait une chute vio- lente qui avait causé une forte luxation au bras droit et surtout à la main. La réduction, disent le compte-rendu et le procès-verbal que nous avons sous les yeux, la réduction, opérée immédiatement et avec succès par un habile médecin, avait à peu près rétabli le bras dans l'état normal sans pouvoir cependant le guérir d'une extrême faiblesse. Mais les soins les ])lu6 intelligents et les plus suivis échouèrent contre la rigidité des trois doigts les plus importants de la main. Le pouce, l'index et le médius demeurèrent absolument recourbés et paralysés, sans qu'il fût possible, ni de les r<»dresser, ni de leur faire faire un seul mouvement. La malheu- reuse paysanne encore jeune, car elle avait à peine trente-huit ans ne pouvait ni coudre, ni filer, ni tricoter, ni vaquer aux soins du ménage. Après ravoir inutilement traitée pendant très-longtemps, le docteur lui avait dit c^u'^lle était incurable et qu'elle devait se résigner à ne plus se servir de sa main. Un tel arrêt, d'une bouche si compétente, était pour cette infortunée l'annonce d'un irréparable malheur. Les pauvres n'ont d'autres ressources que le travail : pour eux l'inaction forcée, c'est la misère inévitable.

Catherine était devenue enceinte neuf ou dix mois après sa chute et elle approchait de son terme au moment étaient survenus les divins événe- ments de la Grotte de Massabielle. Une nuit, elle se sent éveillée tout à coup comme par une idée soudaine. " Un Esprit intérieur, racontait-elle à l'auteur de ce livre, un Esprit intérieur me disait en moi-même avec une sorte de force irrésistible : " Va à la Grotte ! va à la Grotte, et tu seras guérie !" Quel était cet être mystérieux qui parlait de la sorte, et que cette paysanne ignorante, ignorante du moins de tout savoir humain appelait " un Esprit." L'Ange Gardien sait sans doute ce secret.

Il était trois heures du matin. Catherine appelle ses deux enfants déjà assez grands pour l'accompagner.

Reste au travail, dit-elle à son mari ; je vais à la Grotte.

Dans cet état de grossesse, c'est impossible, reprend-il ; aller à Lourdes et revenir, c'est une course de trois fortes lieues.

Tout est possible. Je vais guérir.

Nulle objection ne la put retenir. Elle partit avec ses deux enfants. Il faisait un beau clair de lune. Le silence redoutable de la nuit, troublé de moment en moment par des bruits inconnus, la solitude profonde de ces campagnes, vaguement éclairées et peuplées de formes indécises, effrayaient les enfants. Ils tremblaient et s'arrêtaient à chaque pas, mais Catherine les rassurait. Elle n'avait nulle peur et sentait (qu'elle marchait vers la Vie.

NOTKE DAME DE LOURDES. 127

Elle arriva à Lourdes à la naissance du jour. Elle rencontra Bernadette. Quoiqu'un lui dit que c'était la Voyante. Catherine ne répondit point, mais, s'avançant vers l'enfant bénie du Seigneur et aimée de Marie, elle lui toucha humblement la robe. Puis, elle continua son chemin vers les Roches de Massabielle, où, malgré l'heure matinale, une multitude de pèlerins se trouvaient déjà réunis et agenouillés.

Catherine et ses enfants s'agenouillent aussi et prient.

Et, après avoir prié, Catherine se lève et va baigner paisiblement sa main dans Teau merveilleuse.

Et aussitôt ses doigts se redressent. Et aussitôt ses doigts s'assouplissent et revivent. La Sainte Vierge venait de guérir l'incurable.

Que fait Catherine? Catherine n'est point surprise. Catherine ne pousse pas un cri, mais elle retombe à genoux et rend grâces à Marie et à Dieu. Pour la première fois depuis dix-huit mois, elle prie à mains jointes, et croise avec ses autres doigts ses doigts ressuscites.

Elle resta ainsi longtemps, absorbée dans un acte de reconnaissance. De tels moments sont doux ; l'âme se complaît à s'y oubher, et il semble qu'on soit dans le Paradis retrouvé.

De violentes souffrances rappelèrent brusquement à Catherine qu'elle était encore sur la terre, sur cette terre de gémissements et de pleurs la malédiction portée à l'origine contre la femme coupable, mère du genre humain, n'a pas cessé de peser sur son innombrable postérité. Nou«i avons dit (jue Catherine était au dernier terme de sa grossesse. Comme cette pauvre femme était encore à genoux, elle se sentit prise tout à coup par les premières, par les horribles douleurs de l'enfantement. Elle tres- saille, elle comprend que le temps lui manque pour se rendre jusqu'à Lourdes, et que la délivrance va s accomplir devand cette multitude qui l'environne. Et elle regarde un instant cette foule avec une terreur pleine d'angoisses.

Mais cette terreur ne dura pas.

Catherine se retourna vers la vierge souveraine à qui la Nature obéit.

•• —-Bonne mère, lui dit-elle avec simplicité. Vous qui venez de m'obte- nir une si grande grâce, épargnez-moi cette honte d'accoucher devant tout le monde et faites au moins que je puisse rentrer chez moi avant de l tre au monde l'enfant que je porte."

Et aussitôt toutes les douleurs s'apaisèrent et l'esprit, cet Esprit inté- rieur dont elle nous parlait et que nous croyons être l'Ange Gardien, lui dit:

Sois tranquille. Pars avec confiance, tu arriveras sans accident.

Levons-nous maintenant et partons, dit Catherine à ses deux enfants.

Et voilà qu'elle repnnd, en les tenant par la main, le chemin de Lou- bajac, sans laisser soupçonner à personne la crise imminente et sans mani- fester aucune in( quiétude, non-seulement aux assistants, mais même à la

128 NOTRE-DAME DE LOURDES.

sage-femme de son village qui par hasard se trouvait là, et qu*elle aperçut au milieu des pèlerins. Heureuse, plus que nous saurions le dire, elle parcourut paisiblement et sans se hâter la longue route et les mauvais che- mins qui la séparaient de sa maison. Les deux enfants n'avaient plus peur comme durant la nuit : le soleil s'était levé et leur mère était guérie.

Arrivée chez elle, Catherine voulut prier encore ; mais aussitôt les dou- leurs la reprirent. Un quart d'heure après, sa délivrance fut accomplie. Un troisième fils lui était (1).

A la même époque, une femme de Lamarque, Marianne Garrot, avait vu disparaître en moins de dix jours, par de simples lotions d'eau de la Crotte, une dartre laiteuse qui lui couvrait entièrement le visage et qui, depuis deux années, résistait à tous les traitements. Le docteur Amadou, de Pontacq, son médecin, avait constaté le fait et en fut plus tard l'irré- cusable témoin devant la Commission épiscopale 2).

(1) Le lecteur sera peut-être bien aise de voir par lui-mèrae les conclusionà de Conniission épiscopale sur ce fait. Elle ne fait que reproduire les rapports des méde- cins. Les voici :

" A peine Catherine Latapie-Chouat eut-elle plongé sa main dans Vea\x q\iU>i^tnntané~ ment elle se sentit entièrement guérie : que ses doigts reprirent leur souplesse, leur élas- ticité naturelles ; qu'elle put soudain les ouvrir, les fermer, s'en servir avec autant d'ai- sance qu'avant l'accident d'octobre 1856. ,

" Depuis ce moment, eJle n'a plus éprouvé de douleur.

" Que la difiFormité de la main de Catherine Latapie, que l'impossibilité de s'en servir provinssent d'une ankylose aux articulations des doijjts, d'une lésion foncière des nerfs ou des tendons fléchisseurs, il demeure indubitablement acquis que cette situation était de la plus haute gravité, par rinutilit«î de tous les moyens médicaux employés pendant dix-huit mois, et par l'aveu du médecin qui avait déclaré à cette femme que son état était incurable.

" Cependant, malgré l'insuccès de tentatives si longues et si multipliées, malgré l'emploi des divers actifs thérapeutiques, malgré même la déclaratiou du médecin, cette lésion guérit tout à coup, est simultanément enlevée. Or, cette soudaineté de disparitioi de l'infirmité, du redressement des doigts, du rétablissement de leur jeu normal, est évi- demment en dehors et au-dessus du cours habituel de la Nature, des lois qui régissent Pefficacitt; de ses agents. -

" L't'léraent dont l'emploi a produit ce résultat ne laisse aucun doute à cet égard, et établit incontesiab'emett cette conséquence. En effet, il est avéré (a) que l'eau de Mas- snbielle est une eau naturelle, sans la moindre propriété curative. Elle n'a donc pas pu, por sa vertu naturelle, redresser les doigts de Catherine Latapie, leur rendre la souplesse de leur jeu, que n'ont pas pu restituer les remèdes scientifiques, si variés, si longtemps appliqués. Donc ce merveilleux résultat, que le seul contact de cet^e eau a iinméihatement produit, ne saurait lui être attribué; donc il faut remonter à une cause supérieur.», et en faire honneur à une vertu surnaturelle dont l'eau de Massabielle a été comme le voile et l'inerte instrument.

'* D'ailleurs, si l'eau naturelle était douàe d'une si prodigieuse efficacité, depuis ^ong temps Catherine Latapie en aurait éprouvé les bienfaits par l'usage quotidien pour sa propreté personnelle, celle de ses enfants ; car elle faisait quotidiennement usage, à cet effet d'une eau identique." (Extrait du 15e Procès-Verbal de la Commission.)

(a) Cela avait en elTet été authentiquement avéré miilgré l'analyse administrative, à l'époque des procès- verbaux de ia Commission.

(2) Nous donnons encore en note sur ce fait les conclusions de la Commission :

•' Uneafiecliondurtreuse peut en soi ne pas présenter un haut degré de gravité, n'inspirer

NOTRE-DAME DE LOURDES. 129

A Bordères, près de Nay, la veuve Marie Lanou-Domengé, âg(3e de quatre-vingts ans, était depuis trois ans atteinte dans tout le côté gauche d'une paralysie incomplète. Elle ne pouvait faire un pas sans un secours étran^^er, et elle était, par suite de son infirmité, incapable de tout travail.

M. le docteur Poueymiroo, de Mirepoix, après avoir inutilement em- ployé quelques remèdes pour ramener la vie dans les membres atrophiés, avait cessé de la soigner, tout en continuant à la voir.

L'espérance s'en va pourtant difficilement de l'esprit des malades.

Quand donc guérirai-je ? disait la bonne femme à M. Poueymiroo,

toutes les fois qu'elle le rencontrait.

Vous fniérirez quand le bon Dieu voudra, répondait invariablement

le docteur, qui était loin de se douter, en s'exprimant ainsi, qu'il pronon- çait un mot prophétique.

" Pourquoi ne croirais-je pas cette parole et ne m'adresserais-je pas directement à la bonté divine," se dit un jour la vieille paysanne, en enten- dant parler de la Source de Massabielle.

Elle envoya quelqu'un à Lourdes chercher à la Source même un peu de cette eau qui guérissait.

Lorsqu'on la lui apporta, elle fut prise d'une grande émotion.

Sortez-moi de mon lit, dit-elle, et tenez-moi debout.

On la leva, on l'habilla en toute hâte, presque fiévreusement. Les spec- tateurs et les acteurs de cette scène étaient troublés.

Deux personnes la soulevèrent et la tinrent debout en la soutenant sous

les épaules.

On lui présenta un verre d'eau de la Grotte.

aucune craiote d'un danger sérieux de quelque conséquence désastreuse. Cependant, celle dont a été ateinte la dame Garrot dénoterait par sa durée, par sa résistance aux mé- dications prescrites et fidèlement pratiquées, pn sa continuelle et progressive invasion, une malignité bien prononcée, l'inoculation, pour ainsi dire, d'un virus proi'sndément enraciné, qui, pour céder, aurait exigé une longue persévérance de soins, la coatinuatioa patiente du traitement déjà suivi, ou d'un nouveau, mieux approprié et plus efficace.

" La disposition, non pas instantanée, mais rapide de la dartre laiteuse de la femme Garrot, s'éloigne donc du mode habituel d'action des préparations chimiques, puisque la première lotion a produit instant anément un amendement sensible, ou cure partielle, que la seconde, administrée quatre jours après, a développé, fait progresser cette améliora- tion avancé cette cure déjà commencée, et que, sans le secours d'aucun autre remède, ces deux lotions ont amené, par un progrès rapide et graduel, en un petit nombre de jours, une guérison complète.

" Or le liquide, dont l'emploi a procuré ce prompt résultat, est toujours la même eau, sens vertu spéciale, sans analogie ni corrélation avec l'aflfection vaincue, laquelle du reste, si elle en eût eu quelqu'une, aurait depuis longtemps produit cet effet, par l'usage qu'en faisait la malade pour son alimentation et sa propreté de chaque jour.

•« On ne peut donc attribuer cette cure à l'efficacité propre de l'eau Massahielle, et tout concourt, ce semble, ici, ténacit*', activité envahissante de l'aflfection dartreuse, prompti- tude de la guérison, inappropriation de l'élément qui l'a produite, pour y faire recon- naître une cause étrangère et supérieure aux actifs naturels."

(Extrait du 15e procls-Verbal de la Commission.)

I

130 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Marie étendit sa main tremblante vers l'eau lib(*ratrice, et y plongea ses doif^ts. Puis elle fit sur elle-même un grand signe de Croix, après lequel elle porta le verre à ses lèvres et en but lentement le contenu, absorbée sans doute en quelque fervente prière qu'elle faisait tout bas.

Elle était pfde, si pale qu'on crut un instant qu'elle allait s'évanouir.

Mais, tandis qu'on faisait effort pour pi é venir une chute, elle se redres- sa, tressaillit et regarda autour d'elle. Puis elle poussa comme un cri de joie triomphale :

Lricbez moi I lâchez-moi vite. Je suis guérie.

Ceux qui la soutenaient retirèrent leur bras à moitié et en hésitant. INIaric s'élança aussitôt et se mit à marcher avec assurance, comme si elle n'eût jamais été malade.

Quelqu'un qui conservait, malgré tout, quelque crainte, lui présenta un bâton pour s'appuyer.

Marie regarda le bâton en souriant. Puis elle le prit, et, d'un geste dédai'meux, elle le jota au loin, comme un objet désormais inutile-

A partir de ce jour, elle retourna aux rudes travaux des champs.

Quelques visiteurs, étant venus la voir pour vérifier le fait, lui deman- dèrent si elle pourrait marcher en leur présence.

Marcher? messieurs, s'écria t-elle ; mais je vais courir!

Et, disant ces mots, elle prit la course devant eux.

Ceci se passait au mois de Mai. Au mois de Juillet suivant, on se mon- trait de l'un à l'autre, comme un phénomène? Marie, la vigoureuse octo- ■^énaire, qui fauchait vaillamment les blés et qui était loin d'être la der- nière dans la fatigante besogne des moissonneurs.

Son médecin, l'honorable docteur Pouejmiroo, louait Dieu de ce miracle évident, et plus tard, il signait, avec la Commission d'examen, le procès verbal des faits extraordinaires que nous venons de raconter, et devant lesquels il n'hésitait pas à reconnaître " l'action directe et évidente de la puissance divine." (1.) .

La presse de Paris et de la province commençait à s'occuper des évé- nements de Lourdes ; et bien au-delà des contrées pyrénéennes, l'atten- tion pubhque se tournait peu à peu vers la Grotte de Massabielle.

Les mesures dn Préfet étaient vivement louées par les journaux de la Libre-Pensée, non moins vivement critiquées par les feuilles catholiques. Ces dernières, tout en se tenant sur la réserve au ujet de la réahté des Apparitions et des Miracles, prétendaient qu'une telle question devait être intrée par l'autorité ecclésiastique et non tranchée prématurément par l'ar- bitraire préfectoral.

Les guérisons innombrables qui s'accomplissaient soit à la Grotte, soit même au loin, attiraient à Lourdes une foule immense de malades et de

(1) di procès-verbal de la Commission..

NOTRE-DAxME DE LOURDES. 131

pèlerins. L'analyse Latour de Trie, et les prétendues p'-opriétés miné- rales reconnues à la Source nouvelle par la médecine officielle ajoutaient encore au crédit de la Grotte, et tendaient à y faire affluer ceux-là mêmes qui, pour guérir, ne comptaient que sur les seules forces de la nature. D'un autre côté, la polémique, en passionnant les esprits, ajoutait à la mul- titude des croyants la mnlitude des curieux. Tous les moyens pris par l'incrédulité tournaient directement contre le but qu'elle s'était proposé.

Par l'irrésistible pente des événements, pente fatale selon les uns. pro- videntielle selon les autres, le concours que l'autorité avait voulu arrêter prenait des proportions de plus en plus considérables. Et ce concours allait s'accélévant et se développant d'autant plus que, pour comble de mal- chance, les difficultés matérielles, opposées aux voyages par les frimas de l'hiver, avaient peu à peu disparu. Le mois de Mai était revenu. Et les beaux jours de la saison printanière semblaient inviter les pèlerins à se rendre à la Grotte par tous les chemins fleuris qui courent çà et à travers les bois, les prés et les vigne3, dans ce pays d'abruptes mantagnes, de coteaux verdoyants et d'ombreuses vallées.

Impuissant et dépité, le Préfet voyait grandir et se généraliser ce sou- lèvement pacifique et prodigieux qui portait des multitudes chrétiennes, sans cesse renaissantes, à venir s'agenouiller et boire au pied d'une roche déserte.

Les mesures déjà prises avaient, il est vrai, empêché de donner à la Grotte l'aspect d'un oratoire, mais le fond des choses n'en était pas atteint. I)e toutes parts on accourait au lieu du Miracle.

Contrairement à l'espérance des Libres-Penseurs, à la crainte des Fidèles, à l'attente de tous, aucun désordre, absolument aucun, ne se pro- duisait dans ce mouveme/it inouï d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieil- lards, dj croyants, d'incrédules, d'indifférents, de curieux. Une main invisible semblait protéger ces foules contre elles-mêmes, alors que, sans chef et sans guide, elles se précipitaient chaque jour au nombre de plu- sieurs milliers de pèlerins vers la Source miraculeuse. ^

La Magistrature représentée par M. Dutour, et la Police personnifiée dans M. Jacomet considéraient avec stupeur cet étrange spectacle. Leur irritation s'en accroissait-elle ? Nous ne savons. Toutefois, pour certains esprits, autoritaires à l'excès, l'aspect d'une multitude si merveilleusement ordonnée et paisible est une anomalie presque insultante et tout à fait révolutionnaire. Quand l'ordre se maintient de lui-même, tous les fonc- tionnaires qui ne vivent que " pour maintenir l'ordre " éprouvent une vague inquiétude. Habitués à s'immiscer en tout au nom de la Loi, à discipliner, à commander, à requérir, à punir, à pardonner, à voir toutes choses et toutes gens relever de leur personne ou de leur fonction, ils ressentent en leur esprit je ne sais quoi déperdu devant une foule qui se passe d'eux et qui ne leur donne aucun prétexte d'intervenir, de faire de

132 NOTRE-DAME DE LOURDES.

l'impcrtance et d'envahir sur sa liberté». Un tel ordre qui les annihile est le plus grand des désordres.

M. le baron Massy avait bien pu ordonner l'enlèvement de tout objet déposé à la Grotte. Mais nulle loi ne voyait un délit dans un pareil déput, et il était impossible d'interdire et de punir de telles offrandes. Dq sorte que, malgré les injonctions spoliatrices de M. le Préfet, la Grotte était souvent remplie de cierges allumés, de fleurs, d'ex-voto, et même de pièces d'argent ou d'or, pour l'érection du monument demandé par la Vierge. De pieux fidèles voulaient en cela marquer à la Reine des Cieux leur bonne volonté, même inutile, leur zèle et leur amour. " Qu'importe que l'on prenne l'argent ? Il aura été offert. Le cierge aura brillé d'une lueur fugitive en l'honneur de notre Mère, et le bouquet aura parfumé un instant la robe bénie, elle posa ses pieds." Telles étaient les pensées de ces âmes chrétiennes.

Jacomet et ses agents venaient alors tout enlever. Très-enhardi depuis qu'il avait échappé au péril du 4 mai, le Commissaire affectait les formes les plus dédaigneuses et les plus brutales, jetant parfois les objets dans le Gave, sous le regard scandalisé des croyants. Parfois aussi, il se voyait contraint de conserver, malgré lui, leur air de fête à ces lieux bénis. C'était lorsque, l'ingénieuse piété des crayants ayant effeuillé des roses innombrables autour de la Grotte, il lui était impossible de ramasser les mille débris de fleurs et les pétales sans nombre de ce tapis éclatant et parfumé.

Les foules agenouillées continuaient cependant de prier, sans rien répondre aux allures de provocation, et elles laissaient tout faire avec une de ces patiences extraordinaires comme Dieu seul peut en donner aux multitudes indignées.

Un soir, le bruit se répand que l'Empereur ou le Ministre a fait demander des prières à Bernadette. M. Dutour pousse un cri de triomphe et se prépare à sauver l'Etat. Trois bonnes femmes qui auraient, parait- il, tenu ce propos, sont traînées devant la justice, et le Procureur demande qu'on leur applique toute la rigueur de la loi française. Malgré son ire et son éloquence, les juges en relaxèrent deux et ne condamnèrent l'autre qu'à cinq francs d'amende. Le Procureur crie à la faiblesse, maintient son réquisitoire et fait un appel exaspéré ou désespéré devant la Cour impériale de Pau, laquelle, souriant de sa colère, non seulement confirme l'acquittement des deux femmes, mais refuse de maintenir la très-faible condamnation prononcée contre la troisième et la renvoie de toute accu- sation.

Ce petit fait, si infime en lui-même, ne figure en cette histoire que pour montrer jusqu'à quel point le Parquet était aux aguets, combien il cherchait des délits, des occasions quelconques de sévir, puisqu'il s'acharnait à de telles misères, et qu'il employait son temps à poursuivre jusqu'à de pauvres

NOTRE-DAME DE LOURDES. 133

et simples femmes, dont la Cour impériale, peu de temps après, devait proclamer solennellement l'innocence.

La population restait calme. Le prétexte de faire de la rigueur au nom de l'ordre ne se présentait pas.

Une nuit, au milieu des ténèbres épaisses, des mains inconnues arra- clièrent les tuyaux de la Source miraculeuse et firent se perdre les eaux sous dos monceaux informes de pierres, de terre et de sable. Qui avait élevé ce monument ténébreux contre l'œuvre divine ? Quelles mains impies, et lâches dans leur impiété, avaient commis, en se cachant des hommes, une telle profanation ? Nul ne le sait. Mais lorsque le jour se leva et que le sacrilège fut connu, une sourde indignation, comme on avait pu le prévoir, parcourut les nombreuses foules accourues au lieu du scandale, et on vit ce jour-là se mouvoir sur les chemins et dans les rues tout un peuple agité, agité comme la mer qui moutonne, écume et gronde sous le soufile des ouragans. La Police, la Magistrature, les sergents de ville étaient en éveil, épiant, regardant, écoutant, mais ils ne purent constater ni une violence,* ni un cri séditieux. L'influence supérieure et divine, qui maintenait dans l'ordre ces multitudes frémissantes, était évi- demment invincible.

Qui donc, encore une fois, avait commis cet acte nocturne ? Le Parquet et la Police, malgré leurs actives et bruyantes recherches, ne purent jamais parvenir à le découvrir. Il advint que quelques esprits injustes osèrent soupçonner la Police et le Parquet, bien à tort évidemment, d'avoir, par un tel acte, voulu provoquer des désordres pour avoir l'occa- sion de sévir.

L'autorité municipale se défendit vivement de toute connivence dans cette indignité. Le soir même, ou le lendemain, le Maire donna ordre de rétablir les tuyaux et de déblayer le sol de la Grotte de tous les amas dont on avait obstrué la Source nouvelle. La politique du Maire était de se dégager perèonnellement de toute attitude tranchée et de maintenir les choses en état. Il était prêt à agir, mais seulement comme subordonné, sur l'injonction expresse du Préfet, sous la responsabilité de ce dernier.

Quelquefois les populations craignant de ne pas être maîtresses de leurs sentiments tumultueux, prenaient dss précautions contre elles-mêmes. L'association des tailleurs de pierres, au nombre de quatre ou cinq cents, avait résolu de faire à la Grotte nne grande manifestation pacifique, et de s'y rendre processionnelleuient en chantant des cantiques à l'occasion de leur fête patronale qui se célébrait le jour de l'Ascension et qui tombait cette année le 13 mai. Toutefois, sentant leurs cœurs frémir en pré- sence des actes de l'Autorité, ils se redoutèrent eux-mêmes et renoncèrent à leur projet. Ils se bornèrent à supprimer ce jour-là, en l'honneur de la Vierge apparue à Lourdes, le bal qu'ils donnaient tous les ans pour clôturer leur fête- *

134 XOTRE-Dy\ME DE LOURDES.

" Nous voulons, dirent-ils, qu'aucun désordre, môme involontaire, qu'aucune r^youissance mal vue par l'Eglise, n'afflige les yeux de la Vierf^e qui nous a visités."

Le Préfet, sentait de plus en plus tout moyen coercitif lui échapper par suite de cette tranquillité surprenante, 'de cette paix aussi irritante que merveilleuse, qui régnait d'elle-même parmi ces foules innombrables. Pas même un accident matériel. Rien. Il fallait retourner sur ses pas dans la voie suivie jusqu alors et laisser franchement les populations libres, ou bien en venir purement et simplement à la violence et à la persécution et élever devant ces multitudes, en inventant un prétexte quelconque, des barrières arbitraires. Il fallait reculer ou aller plus avant.

D'autre part, la variété et la soudaineté des guérisons opérées parais- saient à beaucoup de bons esprits assez mal expliquées par les propriétés thérapeutiques et minérales de la Source nouvelle. On contesuait la rigueur de la décision scientifique portée par M. Latour de Trie. Un chi- miste du pays, M. Thomas Pujo, prétendait que cette eau n'était que de Peau ordinaire, et qu'elle n'avait par elle-même aucune propriété médicale. Plusieurs professeurs très-compétents do ces contrées confirmaient ces assertions. La Science commençait à déclarer entièrement erronée l'a- nalyse de Trie. Ces rumeurs avaient pris une telle consistance que le Conseil municipal de Lourdes s'en émut. Le Maire ne put, devant le vœu unanime, se refuser à faire faire une seconde étude des eaux de la Source. Sans consulter le préfet, ce qui lui sembla inutile (tant il était personnel- lement convaincu de l'exactitude des recherches de M. Latour), il fit rendre par le Conseil municipal une délibération l'autorisant à charger un des grands chimistes de notre époque, M. le professeur Filhol, d'une nou- velle et définitive analyse. Le Conseil vota en même temps les fonds nécessaires pour les honoraires du célèbre savant. (*)

(•) L"an 1858, et le 3 juin, le Conseil raunicipal de la ville de Lourdes s'est réuui au lieu ordinaire de ces séances, sous la prt'sidence de M. A. Lacadé, maire.

Etaient présents : MM. Xormande, Capdeviello, adjoints, Claverie, Latapie, Cousté, Diiprat, Dupot, Rony, Rives Jean, Labayle, Gesta, Lepèr'?, Pages.

M. le Maire, après avoir ouvert la srance, a exposé au conseil les faits suivants :

On a découvert d Lourdes, sur la rive gauche du Gave, une eau que l'on dit avoir des ver- tus curatives spéciales.

Cette eau a été succinteraent analyste psr M. Latour, chimiste distingué de ce départe- ment, qui lui a reconnu des propriétés telles que lu science médicale pourrait peut-être la classer au nombre des eaux qui font la ric/iesi^e de ce pays.

La Ville a un grand intérêt à connaître les principes qui la constituent ainsi que sa propriété.

Dans ces circonstances, je viens vous demander l'autorisatian de la soumettre de nou- veau à une analyse.

Le Conseil considérant que la proposition faite par M. le Maire doit êtra accueillie ;

Considérant que l'analyse à laquelle M. Latour s'est livré constate que cette eau paraît avoir des principes minéraux;

Considérant qu'ayant déjà l'opinion de M. Latour, rictérêt bien entendu de la com^

NOTRE-DAME DE LOURDES. 135

M. Filhol était un homme autorisé dans la science moderne, et son ver- dict devait évidemment être sans appel.

Qu'allait être son Analyse ? M. le Préfet n'était point assez chimiste pour le savoir. Mais nous croyons, sans grande crainte de nous tromper, ([m'û devait être inquiet. Le verdict <le l'éminent professeur de chimie à la Faculté de Toulouse pouvait déranger en effet les combinaisons et les plans de M. Massy. Il était urgent de se presser. encore, il fallait reculer ou aller plus avant.

Au milieu de ces passions si diverses et de ces multiples calculs, on n'a- vait point manqué de tenter sur Bernadette de nouvelles épreuves aussi inutiles que les précédentes.

Elle se préparait à faire sa première communion, et elle la fit le 3 juin, jeudi de la Fôte-Dieu. C'était le jour même le Conseil municipal do Lourdes chargeait M. Filhol d'analyser la Source mystérieuse, jaiUio naguères sous la main de la Voyante en extase. Dieu entrant dans ce cœur d'enfant et de jeune fille faisait aussi l'analyse d'une onde pure, c t nous imaginons qu'il dut admirer et bénir, dans cette âme virginale, la source la plus fraîche et le plus limpide cristal.

Malgré la retraite elle eût aimé à se cacher et à se recueillir, on continuait à la visiter. Elle était toujours l'enfant innocente et simple dont nous avons essayé de tracer le portrait. Par sa candeur, par son éclatante bonne foi, par son parfum délicat de sainteté paisible, elle char- mait tous ceux qui l'approchaient.

Un jour, une dame, après s'être entretenue avec elle, voulut, dans un mouvement de vénération enthousiaste assez concevable pour ceux qui ont connu Bernadette, échanger son chapelet de pierres précieuses contre celui de l'enfant :

" Gardez le votre, madame, répondit-elle en montrant son modeste instrument de prières. Voici le mien ; et je ne veux point le changer. Il est pauvre comme moi et convient mieux à mon indigence.

Un ecclésiastique essaie de lui faire accepter une pièce d'argent. Elle refuse, il insite. Nouveau refus, si formel (qu'une plus longue insistance semble inutile. Le prêtre pourtant ne se tient pas pour battu :

Prenez, dit-il : ce ne sera point pour vous, ce sera pour les pauvres et vous aurez le plaisir de faire l' aumône.

mune est de la faire analyser <le nouveau par un autre chimiste aussi distinjjué, afin d'a- voir l'opinion de deux hommes spéciaux.

A délibéré que M. le Maire était autorisé à faire faire l'analyse de cette eau par M. Filhol, chimiste à Toulouse, et lui payer ses honoraires au moyen des fonds libres. . . .

N'ayant plus rien à soumettre au Conseil, M, le Maire a levé la séance, et les délibé- rants ont sigrjé. (Suivent les signatures.)

Monsieur Filhol, onformémént au désir du Conseil municipal, qui a loute confiance dans vos lumières, j'ai l'honneur de vous prier de vouloir bien analyser une eau provenant d'une Source, découverte depuis peu dans celle ville.. . (Lettre de M. Lacadé, maire, à M. Filhol. Jechivts de la inuiric de Lourdes, no. 129.)

186 NOTRE-DAME DE LOURDES,

Faites-la de vos mains à mon intention, M. l'abbé ; et cela vaudra mieux que si je la laisais moi-même, répondit l'enfant.

La pauvre Bernadette entendait servir Dieu gratuitement, et remplir, sans sortir de sa noble pauvreté, la mission qu'elle avait reçu d'en haut. Et cependant, elle et sa famille manquaient quelquefois de pain.

En ces jours-là, le traitement de M. le Préfet, baron Massy, fut élevé à 25,000 francs (*). M. Jacomet reçut une gratificatioa. Le Ministre des Cultes, dans une lettre qui fut communiquée à plusieurs fonctionnaires, témoi'Tiait au Préfet de sa haute satisfaction, et, le louant de tout ce qu'il avait fait jusque-là, il le pressait de prendre des mesures énergiques, et ajoutait qu'il fallait en finir à tout prix avec la Grotte et les miraclco de Lourdes (*).

De ce côté-là comme de tous les autres, il fallait reculer ou aller plus avant.

Qu'y avait-il à faire cependant ?

Le plan de l'œuvre divine se déroulait peu à peu avec sa logique admi- rable et puissante. Mais personne en ce moment, et M. Massy moins que toute autre, n'apercevait, quelque manifeste qu'elle fût, l'invisible main de Dieu qui dirigeait toutes choses. Ce n'est point du milieu de la mêlée qu'on peut juger de l'ordre de bataille. Le malheureux Préfet engagé dans une voie fausse ne voyait en tout ce qui se passait qu'une irritante série d'incidents fâcheux et une inexplicable fatahté. Otez Dieu de certaines questions et vous rencontrez l'inexplicable.

La marche des événements, lente mais irrésistible, renversait successive- ment toutes les thèses de l'incrédulité et forçait cette misérable philosophie humaine à battre en retraite et à abondonner un k un tous ses retranche- ments. •

Les Apparitions avaient eu lieu. La Libre-Pensée les avait tout

d'abord niées absolument, en accusant la Voyante de n'être qu'un instru- ment, et de se livrer à une supercherie interressée. Cette thèse n'avait pas tenu devant l'examen de l'enfant, dont la véracité s'imposait.

L'incrédulité, débusquée de cette première position, s'était rabattue sur l'hallucination et le catalepsie. " Elle croit voir : elle ne» voit pas. Il n'y a rien."

La Providence cependant avait ramassé des quatre coins de l'horizon ses milliers et ses milliers de témoins autour de l'enfant en extase ; et, le moment venu, elle avait donné à la vérité des récits de Bernadette une

VEre Impériale du 13 mai annonce cette nouvelle. Le décret uoit dater du commen- c ment du mois.

(•) Cette lettre de M. Rouland dont noos n'arons pu malgré nos efforts, noua procurer le texte, fut eommuniquée à diverses personnes, et toutes les correspondances que nous avons en main en parlent et la relatent dans les termes mêmes que nous venons d'em- jdoyer.

NOTRE-DAME DE LOURDES. Igj

attestation solennelle, en faisant jaillir publiquement une Source miracu- leuse devant le regard émerveillé des multitudes accourues.

Il n'y a pas de source, avaient dit les incroyants. C'est un suinte- ment, une flaque d'eau, une mare : tout ce que l'on voudra, tout, excepté une source.

Mais à mesure qu'ils la niaient publiquement et solennellement la Source grandissait en quelque sorte comme un être vivant, et prenait des proportions prodigieuses. Plus de cent mille litres par jour sortaient de l'étrange rocher.

—C'est le hasard ! c'est une circonstance bizarre, avait balbutié l'incré- dulité éperdue et reculant d'heure en heure.

Et voilà que, les choses suivant leur invincible cours, les ""uérisons les plus éclatantes avaient aussitôt attesté de toutes parts le caractère miraculeux de la Source et donné une nouvelle et décisive preuve de la divine réalité de l'Apparition toute-puissante, dont le geste avait fait jaillir cette Fontaine de Vie sous la main d'une simple mortelle.

Le premier mouvement des philosophes avait été de nier les ^^uérisons comme ils avaient nié tout d'abord la sincérité de Bernadette, comme ils avaient nié l'existence de la Source.

Et soudain les guérisons étaient devenues si nombreuses, si notoires, que ce monde ennemi avait été forcé de battre encore en retraite et de les admettre.

—Eh bien î soit, il y a des guérisons, mais elles sont minérales : la Source a des vertus thérapeutiques, s'était écriée l'incrédulité, en tenant à la main je ne sais quel semblant d'analyse chimi(|ue. Et alors les o-uéri- sons foudroyantes s'étaient multipliées, absolument inexplicables par une telle hypothèse ; et en même temps, de divers cotés, plusieurs chimistes consciencieux et éclairés s'étaient levés, déclarant hautement que la source de Massabielle n'avait par eUe-même aucune vertu minérale, que c'était de Teau ordinaire et que l'analyse tout à fait officielle de M. Latour de Trie, était quelque peu officieuse.

Chassés de la sorte de tous les retranchements où, de défaite en défaite, ils s'étaient réfugiés ; poursuivis par la fulgurante évidence des faits ; écrases par le poids de leurs aveux ; ne pouvant reprendre ces aveux successifs et forcés, publiquement enregistrés dans leurs propres journaux, qu'avaient à faire les philosophes et les libres-penseurs ? Les Libres-Pen- seurs et les Philosophes n'avaient qu'à rendre humblement les armes à la Vérité. Ils n'avaient qu'à baisser la tête, à plier les genoux et à croire ; ils n'avaient qu'à faire ce que font, quand le divin froment vient peu à peu remplir leur alvéole, les épis mûrs dont parle l'auteur des Ussais : " II est advenu, dit Montaigne, il est advenu aux gents vérita- blement sçavants ce qui advient aux épies de bled : ils vont s'eslevant et ge haulsant la teste droicte et fière tant qu'ils sont vuides ; mais quand ils sont pleins et grossis de grains en leur maturité, ils commencent à s'humi-

138 NOTRE-DAxME DE LOURDES.

lier et baisser les cornes ; pareillement les hommes a3^ant tout essayé, tout sondé . . . ont renoncé à leur présumption et recogneu leur condition naturelle. (1.)

Peut-être les philosophes de Lourdes n'avaient-ils pas l'intelligence assez ouverte ou assez forte pour recevoir et appréhender le bon grain de la Vérité. Peut-être l'orgueil les rendait-il inflexibles et reb:lles à l'évidence manifeste. Toujours est- il que, sauf l'heureuse exception de quelques-uns qui se convertirent, il ne leur advint point ce qui advient " aux gents véritablement scavauts," et qu'ils continuèrent à garder l'attitude '' haulto ot fière" des épis vides.

Non-seulement leur attitude demeura telle ; mais l'impiété, honteuse- ment pourchassée d'argutie en argutie, de sophisme en sophisme, de men- songe en mensonge, et acculée jusqu'à l'absurde, se démasqua brusque- ment et montra son vrai visage. Elle passa, voulons-nous dire, du domaine de la discussion et du raisonnement, qu'elle avait tenté d'usurper, dans eelui de l'intolérance et des actes violents, qui est îe sien propre.

Le baron ^Lassy, parfaitement au courant de l'état des esprits, comprit alors avec sa rare sûreté de coup d'œil que, s'il prenait des mesures arbi- traires et recourait franchement à la persécution, il aurait, dans l'exaspé- ration des libres-penseurs, battus à outrance, humiliés et furieux, un appui moral considérable.

De son cote aussi, il avait été vaincu jusque-là dans la lutte analogue, sinon identique, qu'il avait entreprise contre le Surnaturel. Tous ses eiforts avaient échoué.

Parti du fond 'l'une roche déserte et annoncé par la voix d'un enfant, le Surnaturel mis en marche, rerrversant tous les obstacles, entraî-

nant les foules, ei conquérant sur son passage les clameurs enthousiastes, les prières, les cris de reconnaissance et les acclamations delà foi populaire.

Encore une fois, que restait-il à faire ?

Il restait à se roidir contre l'évidence et à faire violence à la multitude.

On était arrivé au mois de juin. La saison des eaux thermales com- men(;ait : elle allait amener aux Pyrénées les baigneurs et les touristes de toute l'Europe, et les rendre témoins du scandale ([uc faisait le Surnaturel dans le département administré par le baron Massy. Les instructions de M. Rouland devenaient des plus pressantes et poussaient aux coups d'au- torité. Le G juin, M. Fould, ministre des Finances, se rendant à sa terre, s'arrêta à Tarbes et conféra longuement avec M. Massy. Le bruit courut que leur conférence avait eu pour sujet les événements de la Grotte.

Lo fait d'aller boire à une Source en passant sur les communaux de la Ville n'avait cependant aucun caractère criminel aux yeux de la Loi. Le génie des adversaires de la Superstition devait donc, avant toutes choses, inventer un prétexte. L'arbitraire n'a pas en France droit officiel de cité comme en Russie, comme en Turcpiie, et il a besoin d'un masque légal.

^1.) Montaigne. La Estais, Hv. ii. chr xii.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 13D

L'habile Préfet eut à ce sujet une inspiration aussi ingénieuse que simple. Le terrain des Roclies Massabielle appartenant à la commune de Lourdes, le Maire, comme administrateur, pouvait défendre d'y entrer sous un motif quelconque on même sans motifs, de même qu'un proprié- taire interdit, quand 'il lui plaît et h qui il lui plaît, d'entrer sur sa terre et dans sa maison. Une telle défense, publiquement édictée, créait pour chaque visiteur un délit caractérisé, le délit de violation de propriété.

Par cette très-habile mesure on transformait un acte, absolument inno- cent en lui-même, en un fait délictueux, passible des peines voulues par la Loi.

Tout le plan du baron Massy gravita autour de cette idée.

Ce plan une fois trouvé, le Préfet se décida à agir et à faire du despo- tisme.

Le lendemain, le Maire de Lourdes reçut l'ordre de prendre l'arrêté suivant :

" Le MxVIRE de la ville de Lourdes,

" Vu les instructions à lui adressées par r Autorité supérieure ;

" Vu les lois du 14, 22 décembre 1789, du 10-24 août 1700, du 19-22 " juillet 1791, et celle du 18 juillet 1837, sur l'Administration Munici- '* pale ;

" Considérant qu'il importe, dans Vintérét de la lîeligion, de mettre " un terme aux scènes regrettahles, qui se passent à la Grotte de Massa- " bielle, sise à Lourdes, sur la rive gauche du Gave ;

" Considérant, d'un autre côté, que le devoir de Maire est \de veiller à ^^ la santé publitfie locale ;

*' Considérant qu'un grand nombre de ses administrés et de personnes " étrangères à la commune viennent puiser de l'eau à une Source de la *' dite Grotte ;

" Considérant qu'<7 y a de sérieuses raisons de penser que cette eau '' contient des principes minéraux, et qu'il est prudent, avant d'en per- '* mettre l'usage, d'attendre qu'une analyse scientifique fasse connaître " les applications qui en pourraient être faites par la Médecine ; que d'ail- ^' leurs la Loi soumet Vexploitation des Sources d'eau minérale à Vauto- " risation préalable du (rouvermmenty

ARRETE:

Article premier.

" H est défendu de prendre de l'eau à la dite Source.

Art. 2.

" Il est également interdit de passer sur le communal dit '' rivo de " Massabielle."

140 notre-dame de lourdes.

Art. 3. .

" Il sera établi à l'entrée de la Grotte une barrière pour en empêcher l'accès.

" Des poteaux seront également placés qui porteront ces mots : Il est

'' DÉFENDU d'entrer DANS CETTE PROPRIÉTÉ.

Art. 4.

" Toute contravention au présent Arrêté sera poursuivie conformément " à la Loi.

Art. 5.

" M. le Commissaire de Police,

" La Gendarmerie,

" Les Gardes-Champètres,

Et les Autorités de la commune,

" Demeurent chargés de l'exécution du présent Arrêté.

*' Fait à Lourdes, en l'hôtel de la Mairie, le 8 juin 1858.

" Le maire, A. Lacadé.

" Vu et approuvé :

" ie prcfef, 0. MASSY." ,

Ce ne fut pas sans quelque hésitation que M. Lacadé consentit à signer un pareil Arrêté et à se charger de l'exécution d'une semblable mesure. Sa nature un peu incertaine, amie du juste-milieu et se plaisant à nager, comme l'on dit, entre deux eaux, devait s'efFrajer d'un acte d'hostilité aussi accentué contre l'étrange puissance qui planait invisiblement sur tous les événements dont la Grotte de Lourdes était le centre. D'un autre Coté, comme cela doit toujours être, le Maire aimait ses fonctions. Il lui fallait cepenf^ant devenir l'irstrument des violences préfectorales ou 'rési- gner les honneurs de la mairie, l'alternative était embarrassante pour le premier magistrat de Lourdes. M. Lacadé espéra tout concilier, en deman- dant, comme condition de sa signature, à M. le préfet Massj, d'insérer en tête de l'Arrêté et comme première phrase : " Vu. les instructions d lui ** < Iressées par V Autorité supérieure.^^

De la sorte, disait le Maire, ma responsabilité est entièrement dégagée vis-à-vis du public et vis-à-vis de moi-même- Je n'ai pris aucune initiative, je demeure neutre. Je ne commande pas, j'obéis. Je ne donne pas cet ordre, je le reçois. Je n'édicte pas cette mesure, je l'exécute. Tout pèse sur mon chef immédiat, le Préfet.

De la part d'un soldat et dans un régiment en ligne, un tel raisonne- ment eût été irréprochable.

Une fois rassuré de la sorte, M. Lacadé veilla à l'exécution de l'Arrêté préfectoral. Il le fit publier à son de trompe et aflScher dans toute la Ville. £a même temps, sous la protection de la main armée et sous la

NOTRE-DAME DE LOURDES. 141

direction de Jacomet, des barrières furent élevées autour des Roches Massabielle, de façon à empêcher complètement, à moins d'effraction ou d'escalade, tout accès à la Grotte et à la Source miraculeuse. Des poteaux avec des inscriptions furent plantés çà et là, à tous les points par on pouvait pénétrer sur le terrain communal qui entourait les Roches vénérées. Ils portaient défense d'entrer sur ce terrain sous peine de poursuites devant les tribunaux. Des Sergents de ville et des Gardes veillaient jour et nuit, se relevant d'heure en heure, et dressant des procès- verbaux contre quiconque franchissait les poteaux pour aller s'agenouiller aux environs de la Grotte. s

Il y avait à Lourdes un Juge de Paix. Cet homme se nommait Duprat Il était aussi acharné contre la Superstition que M. Jacomet, M. Massy, M. Dutour et autres autorités constituées. Ce juge, ne pouvant en de telles circonstances condamner les délinquants qu'^ une amende minime, imagina un moyen détourné de rendre l'amende énorme et véritablement redoutable pour les pauvres gens qui, de tous côtés, venaient prier devant la Grotte et demander à la A^ierge, celui-ci, le retour d'une santé perdue ; celui-là, la guérison d'un enfant bien-aimé ; un troisième, quelque grâce spirituelle, quelque consolation à une grande douleur.

M. Duprat, agissant au correctionel, condamnait ces malfaiteurs à cinq francs d'amende. Mais, par une conception digne de son génie, il en<^lo- bait en un seul jugement tous ceux qui avaient violé la défense préfecto- rale, soit en faisant partie de la même foule, soit même, paraît il, en se rendant à la Grotte dans le cours de la même journée. Et il prononçait contre eux tous une condamnation solidaire aux dépens. De sorte que, pour peu que cent ou deux cents personnes se rendissent ainsi aux Roches Massabielle, chacune d'elles se trouvait exposée à payer non seulement pour elle-même, "mais pour les autres, c'est-^-dire à verser uiie somme de 600 à 1,000 francs. Et cependant, comme la condamnation individuelle et principale n'était que de cinq francs, la décision de ce magistrat était sans appel devant un tribunal supérieur et il n'y avait aucun moyen de la faire réformer. Le juge Duprat était tout-puissant, et c'est ainsi qu'il usait de sa toute-puissance. *

* Voici la formule d'un de ces jugements :

Le Tribunal de simple police du canton de Lourdes a rendu le jugement suivant :

Entre M. Jacomet, Coniriissaire de Police du canton de Lourdes, remplissant les fonc- tions de Ministère public près ce tribunal, demandeur, comparant en personne d'une part :

Et le sieur D. domicilié à Aucb, demoiselle M. C. demeurant à Lectoure, dame B. pro- priétaire et rentière domiciliée à Bordeaux, etc., etc., défendeurs et défaillants d'autre

part;

En fait

Par exploit de Jean-Baptiste Ader, huissier à Auch, en date du. .. visé pour timbre et enregistré en débet à Auch le même jour, de Jean Escoubart, huissier à Lectoure, le six du même mois, de Alpinier huissier à Bordeaux, en date du... visé pour timbre et enre- gistré à Bordeaux le six du même mois. .

Ont été assignés à comparaître le.. . 1858, à 10 heures du matin, à l'audience du tri-

142 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Une si brutale intervention du Pouvoir dans la grave question qui s'était posée depuis quelques mois sur les rives du Gave, impliquait de la part des Gouvernants non seulement la négation de l'événement surnaturel, mais la négation même de sa possibiî '. Etant admise en efifet, pour un seul instant, la possibilité de l'Appi. on, les mesures administratives eussent été tout autre, Elles auraient eu pour but l'examen, tandis qu'elles ne tendaient visiblement qu'à l'étoufifement de la question.

Il y avait un fait absolument certain : les guérisons. Qu'elles fussent produites par la nature minérale et thérapeutique des eaux, par l'imagina- tion des malades, ou bien en vertu d'une action miraculeuse, ces guérisons

banal de simple police du caaton de Lourdes, Hautes-Pyrénées, pour s'y voir condamner aux peines et amendes portées par la Loi, pour avoir contrevenu le. .. à rArrété de M. le maire de Lourdes en date du 8 juin 1858, approuvé par M. le préfet des Hautes-Pyré- nées, le 11 du même mois, qui interdit laccè-s de la Grotte de Massabielle et du terrain contigu. ainsi que cela résulte du procès-verbal dressé par M. le Commissaire de Police du canton de Lourdes en date du 23 août 1858, visé pour timbre et enregistré en débet le 26 du même mois, etc.

A l'audience de ce jour, les prévenus ci-uessus dénommés ont été appelés par l'huissier de service. Aucun d'eux n'a ri'pondu ni personne pour eux.

Lecture a éti' faite par le greffier du proces-vorbal du. ..

M. le Commissaire de Police a conclu à ce qu'il nous plaise, condamner le sieur D., demoiselle M. C, dame B. et D. L., etc., etc., cUacuucn cinq francs d'amende et solidaire- ment aux dépens.

Attendu qu'il est établi d:tns le procès-verbal du... que M. le Commissaire de Police étant en surveillance pour l'exécution de lArêié de M. le maire de la ville de Lourdes qui a interdit l'accès de la Grotte de Massabielle et du terrain contigu, il a vu venir vers lui, les susnommés ; qu'à leur arrivée près de lui M. le commissaire de Police leur a donné connaissance de l'Arété de M. le maire et leur a fait connaître le poteau sur lequel est écrite la défense de pénétrer sur la propriété communale et d'aller à la Grotte de ■■ Massabielle qui s'j: trouve si*i''e. t Que le sieur 'D. a répondu qu'ilf entendaient arriver à la Grotte, qu'ils subiraient les conséquences de la contravention et que la force seule pourrait les empêcher de descendre. Que M. le Commissaire de Police ne voulant pas employer la force a demandé à ces personnes présentes, leurs noms, prénoms et domiciles qu'elles ont déclaré par écrit se nommer. . .

Attendu que les faits rapportés ci-dessous éta,blis3ent la contravention prévue et punie par les dispositions de l'art. 471, no. 45 du Code pénal ;

Attendu qut V arrivée sur le communal et devant la Grotte Missabielh des dits prévenus venant ensemble de Lourdes tlahlit que la contravention a tt^' commise conjointement et d^ac- cord entre tous les prrvenus ;

Attendu que les prévenus condamnés doivent supporter les dépens:

Attendu quil est de principe que les auteurs et complices d'aile même contravention doivent ctre condamm's solidairement aux dt'pens. ainsi que les personnes civilement responsables ;

Par ces motifs

Nous juge de Paix, jugeant en matière de police, avons condamné et condamnons par défaut et en dernier ressort, le sieur D. M. C. domicilié à Auch, M. C. domicilii'e à Lco toure, dame B. propriétaire et rentière domiciliée à Bordeaux et D. L. enfant mineur, domicilié à Bagnères-Adour, etc., etc., chacun cinq francs d'amende et solidairement aux dépens, en conformité des art. 471 no. 15 du Code pénal, 162 du Code d'instruction cri- minelle et 156 du décret du 11 juin 811 et 1384 du Code Napoléon.

Duprat, yug-c rfc Paix.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 143

étaient manifestes et reconnues officiellement par les incrédules eux-mêmes, lesquels ne pouvant les nier cliercliaient seulement à les expliquer d'une façon naturelle.

On comptait par centaines ou par milliers des témoins loyaux et à l'abri de tout soupçon qui disaient avoir été guéris par l'usage des eaux de la Grotte. Il ne s'en rencontrait pas un seul à qui elles eussent été funestes, et qui en eût éprouvé quelque mal. Pourquoi donc ces mesures prohibi- tives, ces barrières élevées, cette force armée et menaçante, ces persécu- tions ? Pourquoi, puisqu'on se permettait de telles mesures, ne pas être logique jusqu'au bout ? Pourquoi ne pas fermer tout pèlerinage oîi un malade a retrouvé la santé, toute église oii un homme en prières a cru recevoir une grâce de Dieu ?

C'est ce qu'on se demandait de toutes parts.

*' Si Bernadette, disaient quelques-uns, avait, sans parler en rien de Visions ou d'Apparitions, découvert purement et simplement une Source minérale possédant de puisantes vertus curatives, quelle autorité assez bar- bare eût empêché les malades d'aller y boire V Sous le règne de Néron on ne l'eût ose : sous tous les régimes on voterait une récompense à l'en- fant. Mais ici, les malades s'agenouillent avant de prier, et les subalternes à galons de laine, d'argent ou d'or, qui se couchent à plat ventre devant les maîtres, n'aiment pas que l'on se prosterne devant Dieu. Telle est la cause. C'est la prière que Ton poursuit."

Mais la superstition ? disaient les libres-penseurs.

L'Eglise n'est-elle pas pour y veiller et pour défendre les fidèles contre Terreur ? Laissez-la agir dans son domaine, et ne transformez pas en concile le conseil de Préfecture, et en Pape infaillible un Préfet ou un * Ministre. Quel désordre a été produit ? Aucun. Quel mal a eu lieu qui justifie vos mesures et vos prohibitions ? Aucun. La Source mysté- rieuse n'a fait que du bien. Laissez les populations croyantes aller y boire, si cela leur plait. Laissez-leur la liberté de croire, de prier, de guérir ; la liberté de se tourner vers Dieu, et de demander aux puissances d'en haut l'allégement de leurs douleurs. Libres-penseurs, tolérez la libre prière.

Mais ni la philosophie anti-chrétienne, ni le Préfet des Hautes-Pyrénées ne consentaient à tenir compte de ce cri unanime, et les rigueurs suivaient leur cours.

L'intolérance que les ennemis du Christianisme reprochent, si complè- tement à tort, à l'Eglise catholique, est leur passion dominante. Ils sont essentiellement tyrans et persécuteurs.

144 NOTRE-DAME DE LOURDES.

LIVRE SEPTIEME.

Réserve de l'Evêque. Murmures des multitudes. Procès, condamnations et acquitte- ments. Fermentation populaire. La saisondes eaux. Le public européen. Dernière

Apparition. Faits étranges. Visions illustres. Analyse d'finitive du professeur Filhol. Ordonnance de l'Evêque, constituant une Commission. Lettre du Ministre des Cultes à l'Evêque de Tarbes. Réponse de ce dernier.

Le Clergé continuait à ne pas se rendre à la Grotte et à se tenir entière- ment en dehors du mouvement. Les ordres de Mgr. Laurence à ce sujet étaient strictement observés dans tout le diocèse.

Les populations, cruellement agitées par les persécutions administra- tives, se tournaient avec anxiété vers les autorités ecclésiastiques chargées par Dieu de la conduite et de la défonce des Fidèles, et elles s'attendaient à voir l'Evêque protester énergiquement contre la violence faite à leur liberté religieuse.

Attente vaine. Monseigneur gardait un silence absolu, et laissait faire le Préfet. Bien plus, M. Massy faisait imprimer dans ses journaux qu'il agissait de concert avec l'autorité ecclésiastique, et, à la stupéfaction générale, l'Evêque ne démentait point une telle assertion. L'âme des peuples était troublée.

Déjà, dès les commencements, la foi ardente des multitudes avait peu compris l'extrême prudence du Clergé. Au point en étaient les événe- ments, après tant de preuves de la réalité des Apparitions de la Vierge, après le jaillisse- lent de la Source, après tant de guérisons et de miracles, cette réserve excessive de l'Evêque en présence d'un pouvoir persécuteur leur paraissait une inexplicable défection. Le respect qu'on avait pour son caractère ou pour sa personne ne suffisait pas complètement pour contenir l'expression des murmures populaires.

Pourquoi ne pas se prononcer sur le fait, alors que les éléments de certi- tude affluaient de toute part ? Pourquoi au moins ne pas ordonner une enquête, une étude de la question, un examen quelconque pour guider la foi de tous et l'empêcher de s'égarer ? Les événements qui suffisaient pour bouleverser le pouvoir civil et pour soulever d'innombrables populations n'étaient-ils donc pas dignes de l'attention de l'Evêque ? Le silence obsti- né du prélat n'autorisait-il pas le Préfet à agir comme il le faisait ? Si l'Apparition était fausse, l'Evêque ne devait-il pas éclairer les Fidèles et arrêter l'erreur à son début ? Si elle était vraie, ne devait-il pas s'oppo- ser à la persécution des croyants et défendre avec courage l'œuvre de Dieu contre la malice des hommes ? Une simple démarche de l'Evêque, une enquête n'eût-elle pas empêché le Préfet d'entrer dans la voie des persécu- tions où il s'était enfin engagé ? Les Prêtres et l'Evêque étaient-ils donc sourds à tant de prières et de cris de reconnaissance qui s'élevaient des pieds de cette Roche, à jamais célèbre la Mère du Dieu crucifié avait

NOTRE-DAME DE LOURDES. 145

■posé son pied virginal ? La lettre avait-elle tud l'Esprit ? Etaient-ils «omme les prêtres pharasaïques dont parle l'Evangile, aveugles à la splen- <ieur fulgurante de tant de Miracles ? Etaient-ils si occupés à administrer les choses de l'Eglise et si absorbés par leurs fonctions cléricales, que la main toute-puissante de Dieu, apparaissant hors du temple, fût pour eux un fait inaperçu ou un événement sans importance. Etait-ce donc en de telles circonstances, quand Dieu intervenait et quand les persécuteurs s'élevaient, que l'Evêque, comme dans les persécutions, devait marcher le dernier ?

Cette clameur s'élevait du sein des foules et allait grossissant. Le -clergé était accusé d'indifférence ou d'hostilité, l'Eveque de timidité et de faiblesse.

Par la logi(|ue des événements et la pente naturelle du cœur humain, ce vaste mouvement d'hommes et d'idées, si essentiellement relisieux clans son principe, menaçait de devenir anti-ecclésiastique. Les multi- tudes pleines de la foi envers la Vierge et la Trinité sainte, mais pleines aussi de mécontentement, étaient contre l'abstention si prolongée du Clergé.

^Igr. Laurence conthiuait cependant de demeurer dans son immo- bile réserve. Quelles étaient les raisons du prélat pour résister à cette Voix d\i peuple qui est quelquefois la voix du ciel ? Etait-ce prudence divine ? Etait-ce prudence Innnain T^tait-ce sagesse ? Etait-ce faiblesse 't

Croire n'est pas flicile. Malgré tani ,.j preuves éclatantes, Mgr. Lau- rence conservait encore des doutes et hésitait à agir. tSa foi très-savante ii"a]lait pas aussi vite que la foi des simples. Dieu qui se montre pour ainsi dire tout d'un coup aux âmes naïves et ignorantes, (pie les études humaines ne };eiivent éclairer, se plait parfois à imposer une plus longue et plus patiente recherche aux intelligences cultivées et instruites, qui sont capables d'arriv'er à la vérité par le chemin du travail, de l'examen et de la réflexion. Comme Tapùtre Thomas, refusant de croire aux témoignages d^s autres Disciples et des saintes Femmes. Mgr. Laurence aurait voulu voir toutes choses de ses yeux et les touclier de ses mains. Esprit ])récis, plutôt incliné vers la pratiijuc (pie tourné vers l'idéal, nature essen- sieHenient défiante des exagérations populaires, le Prélat était de ceax <|ui, par je ne sais ipiel instinct particulier, se refroidissent devant les s.>u timents passionnés d'autrni et ([ui supposent volontiers (pie Fémotion s'égare et (pie l'enthousiasme se trompe, lîien (pie, par moments, il fut vivement frappé de tant d'événements exti'a(3rduiaires, il craignait telle- ment d'aiKrmer légèrement le ï^urnaturel, (pi'il eut peut-être risqué de le méconnaîre ou de ne le confesser que trop tard, si la grâce de Dieu neût tempéré en lui et renfermé dans les limites d'une juste mesure cette pente native (jue nous venons d'indiquer.

Non-seulement Mgr. Laurence héritait à se prononcer, mais il hésitait

K

146 NOTRE-DAME DE LOURDES.

même à ordonner une enquête oflScielle. Evêque catholique, fortement pénétré de la dignité extérieure de l'Eglise, il avait quelque peur de com- prtfnettre la gravité de cette mère du genre humain, en l'engageant préma- turément dans le solennel examen de tous ces faits singuliers dont il n'avait pas une connaissance personnelle suffisante, et qui pouvaient, après tout, n'avoir pour base que les enfantillages d'une petite bergère et les vaines illusions de pauvres âmes fanitisées.

Assurément, l'Evêque n'eût jamais conseillé les mesures prises par l'autorité civile, et il les désapprouvait vivement. Mais, puisque ce mal était fait, n'était-il pas prudent d'en retirer le bien accidentel qui pouvait en résulter ? N'était-il pas sage, si par hasard il y avait erreur dans les croyances et les récits populaires, d'abandonner le prétendu f it surna- turel à lui-même et de le laisser se débattre tout seul contre l'hostile examen et les persécutions de M. Massy, des libres-penseurs et des savants, ligués ensemble pour terrasser la Superstition ? Donc il fallait attendre, et ne point se hâter d'engager avec le Pouvoir civil un conflit peut-être inutile. " Je déplore comme vous les mesures que l'on prend," disait l'Evêque dans son intimité, à ceux qui le pressaient d'intervenir, " mais, n'étant point chargé de la Police, ni consulté, je ne puis que

*' laisser faire. Chacun répond de ses actes Je n'ai été pour rien

" jusqu'ici, ajoutait-il, dans les actes de l'Autorité civile, relativement à " la Grotte : et je me féHcite de m'en tenir là. Plus tard, l'Autorité *' ecclésiastique verra, s'il y a quelque chose à faire *. " Dans cet esprit de prudence et d'expectative, l'Evêque ordonna au Clergé diocésain de prêcher hautement le calme aux populations, et d'employer son influence à les faire se soumettre à l'Arrêté du Préfet. Eviter tout désordre matériel, ne créer aucun embarras nouveau, favoriser même, par respect pour le principe d'Autorité, l'exécution des mesures prises au nom du Pouvoir et voir venir les événements, paraissait à l'Evêque le plus sage de tous les partis.

Telles étaient les pensées de Mgr. Laurence, ainsi qu'elles ressortent, de sa correspondance de cette époque. Telles étaient les considérations qui déterminaient son attitude et qui inspiraient sa conduite.

Peut être, s'il avait eu en ce moment la foi puissante des multitudes eût-il raisonné d'autre sorte. Mais il était bon qu'il raisonnât et qu'il a'nt ainsi ; il était bon qu'il ne crût pas encore. Et en voici les raisons profondes :

Si Mgr. Laurence, dans sa haute prudence d'Evêque, se plaçait au point de vue d'une erreur possible, Dieu, dans sa clairvoyance infinie, se plaçait au point de vue de la certitude immuable de ses actes et de la vérité de son œuvre. Dieu voulait que cette œuvre subit l'épreuve du

Lettre de Mgr. Laurence au Curé de Lourdes, en date du 11 Juin.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 147

temps et s'affirmât elle-même en surmontant, sans être secourue par per- sonne, les douloureuses traverses de la persécution. Or, si l'homme de l'Eglise, si l'Evêque avait cru dès le commencement à la réalité de tant d'Apparitions et de Miracles, eut-il pu résister aux généreux entraîne- ments de son zèle d'apôtre et hésiter un seul instant à intervenir avec énergie contre les persécuteurs des Fidèles, contre les ennemis de l'œuvre divine ? S'il avait eu la foi que la Mère de Dieu était véritable- ment apparue dans son Diocèse, demandant un temple à sa n-lcire et f^ué rissant les malades, eût-il pu balancer une seconde entre la volonté de cette Reine éternelle de la Terre et du Ciel et les oppositions misérables de M. Massy, de M. Jacomet ou de M. Rouland ? Non, certes. Avec une telle foi au cœur, l'Evêque comme autrefois saint Ambroise à Milan, ne pouvait que se dresser, la crosse en main et la mitre au front en face du Pouvoir civil. Publiquement, à la tète des croyants, sans nulle crainte des hommes, il fût allé boire à la Source divine, ployer les genoux devant le rocher béni que la Vierge avait sanctifié en le touchant de ses pieds et poser, eu ces lieux déserts, la première pierre d'un temple mao-nifique à Marie Immaculée.

Mais en défendant de la sorte l'œuvre de Dieu dans le Présent le Préfet l'eût infailliblement affaiblie pour l'avenir. L'appui qu'il lui aurait prêté à l'origine l'eût compromise plus tard et rendue suspecte d'émaner non de Dieu, mais des hommes. Plus l'Evêque se tenait en dehors du mouvement, plus il était rebelle ou même un peu hostile à la foi populaire et plus l'œuvre surnaturelle montrait sa force en triomphant sans aucune aide extérieure, par elle-même, par sa vérité intrinsèque, par sa puissance propre, et malgré l'animosité ou l'abstention de tout ce qui, en ce monde porte le nom de Pouvoir.

La Providence avait résolu qu'il en fût ainsi, et que le grand fait de l'Apparition de la Très-Sainte Vierge au dix-neuvième siècle, traversât comme le Christianisme naissant, les épreuves et les persécutions. Elle vou- lait que la foi universelle commençât par les petits et les humbles, de façon que là, comme au Royaume du Ciel, les derniers fussent les premiers et les premiers, les derniers. Il était donc nécessaire, dans la pensée divine que l'Evoque, bien loin d'avoir l'initiative, fût des plus longs, j'allais dire des plus durs à se rendre, pour ne céder enfin, après tous les autres qu'à la gravité irrécusable des témoignages et à l'irrésistible évidence des faits. '

Et voilà pourquoi Dieu avait, dans ses secrets desseins, placé sur le siège épiscopal du diocèse de Tarbes l'homme éminent et réservé dont nous avons tracé le portrait. Voilà pourquoi il Lui avait t ^e ne pas donner tout d'abord à Mgr. Laurence la foi en l'Apparition et de le main- tenir dans le doute, malgré tant de faits éclatants. Il entrait dans son céleste plan de confirmer en cette circonstance, dans le Prélat, cet esprit

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de temporisation et de prudence qu'il lui avait si largement départi, et de laisser à son épiscopale sagesse ce caractère de long le hésitation et dn lenteur extrême, qu'au milieu de l'effervescence générale les multitudes pouvaient ne pas comprendre, mais dont l'avenir devait manifester aux yeux de tous les admirables résultats et la providencielle utilité.

Le peuple avait la vertu de Foi, mais son ardeur impatiente eût voulu pousser le Clergé à une intervention prématurée. L'Eveque avait la vertu de Prudence, mais ses yeux n'étaient point encore ouverts à la vérité de l'œuvre surnaturelle qui s'accomplissait devant lui et qui frappait tous les regards. La sagesse complète et la juste mesure de toutes choses étaient comme toujours en Dieu seul, qui dirigeait les événements, et dont la main toute-puissante faisait servir à son but, et mclinait également à l'ordre immuable de ses desseins la fougue des multitudes et les hésita- tions du prélat. Dieu voulait que l'Eglise, (. is la personne de l'Eveque, s'abstint de tout rôle actif et ({ue, se tenant constamment en dehors de la lutte, elle n'apparût au moment suprême que pour juger souverainement ce irrand débat et v)roclamer la Vérité.

^loins calmes et mosns patientes (^ue l'Eveque, emportées par l'entlioa- siasme des grandes choses qui se passaient sous leurs yeux, et par l'émou- vant spectacle des guérisons miraculeuses qui se multipliaient, les popu- lations, cependant, ne se laissaient nullement arrêter par les mesures violentes de l'Admhiistration.

Les plus intrépides, bravant les tribunaux et leurs amendes, franchis- saient les barrières et venaient prier devant la Grotte, après avoir jeté leur nom aux Gardes qui veillaient à l'entrée du terrain communal. Parmi ces Gardes, ]'usieurs croyaient comme la foule et commençaient, en arri- vant, et avant de se mettre en faction, p)ar s'agenouiller à l'entrée du heu vénéré. Placés entre le morceau de pain que leur donnait leur modeste emploi de Sergent de ville ou de Cantonnier, et la besogne répugnante (ju'on leur imposait, ces pauvres gens, dans leur prière à la Mère des indigents et des faibles, rejetaient la responsabihté de la douloureuse consigne (qu'ils exécutaient sur les Autorités qui les forçaient d'agir. Malgré cela, ils remplissaient strictement leur tûche et verbalisaient régulièrement contre les déliquant*.

Bien que, dans leur zèle impétueux, beaucoup de croyants s'exposassent volontiers au péril pour aller publiiiuement invo([uer la Merge au lieu de l'xlpparition, la jurisprudence de M. Duprat dont l'amende, en apparence de 5 francs, pouvait s'élever, ainsi que nous l'avons expliqué, à des som- mes énorffi''S, était faite pour eîfraycr la multitude. Pour un grand nom- bre, pour tous ceux da menu peuple, une telle condamnation eût été une ruine complète.

Aussi. !a plupart e>SAyaijut-ils d'échap^^er à la ri_,wurciis.' siavelUauee du Pouvoir ^:ersjcatcur.

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Parfois les croyants, respectant les barrières, oii stationnaient les Gar- des à la frontière du terrain communal, parvenaient à la Grotte par des chemins détournés. Quelqu'un d'entre eux, laissé en arrière, faisait le guet et prévenait, par un signal convenu, de l'arrivée de la Police. Des malades furent ainsi péniblement transportés jusqu'à la Source miracu- leuse. L'autorité oflBcicielle, informée de ces infractions, doubla les postes, et intercepta tous les sentiers.

On en vit alors, malgré la violence des eaux, traverser le Gave à la nage pour venir prier devant la Grotte et boire à la sainte Fontaine. La nuit favorisait de telles infractions qui se multipliaient de plus en pins, en dépit du bon vouloir et de l'activité des Agents.

L'influence du Clergé était diminuée, prescjue compromise, par les rai- sons que nous avons exposées. Malgré les efforts qu'ils faisaient pour se conformer aux injonctions de l'Evèque, les prêtres étaient impuissants à calmer les esprits agités et à f^\ire comprendre que les actes même arbi- traires du Pouvoir devaient être respectés. L'ascendant personnel du Curé de Lourdes, si aimé et si vénéré, commençait à échouer devant l'ir- ritation populaire.

L'ordre était menacé par les mesures mêmes qu'on avait prises sous prétexte de le maintenir. Les populations, froissées dans leurs croyances les plus chères, oscillaient entre la soumission et la violence. Si d'un coté on signait dans toutes les maisons de pétitions à l'Empereur pour deman- der au nom de la liberté de conscience le retrait de l'Arrêté préfectoral, de l'autre, à trois ou quatre reprises, les planches qui fermaient la Grotte furent brisées nuitamment et jetées dans le Gave. Jacomet s'efforça en vain de découvrir les croyants, qui se livraient ainsi à la prière nocturnj, avec effraction et bris de clôtures.

Souvent on allait, pour éviter le délit, se prosterner contre les poteaux mêmes, à la limite extérieure du terrain communal. C'était une protestation muette contre les mesures de l'autorité civile, et comme un muet appel au Dieu Tout-Puissant.

Le jour la Cour de Pau infirma la condamnation prononcée par le tribunal de Lourdes, contre une des trois femmes poursuivies pour d'inno- cents propos au sujet de la Grotte, et confirma l'ac(iuittement des deux autres, la foule fut énorme aux abords des poteaux. Elle criait victoirCc Elle ne put se contenir et franchit la barrière en masses compactes, sans rien répondre aux interpellations et aux cris effarés des agents. La Police, déconcertée par l'échec éprouvé à Pau, et se troublant devant ces milliers d'hommes, recula et laissa passer le torrent. Le lendemain, les ordres et les remontrances du Préfet vinrent réconforter la Police et prescrire '■■'o surveillance de plus en plus sévère. On augmenta les forces : on fit entendre aux agents le mot de destitution. La rigueur redoubla.

Des bruits sinistres, absolument faux mais habilement répandus et facile

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ment acceptés par les multitudes, parlaient de prison pour les délinquants. La pénalité réelle ne suffisant pas, on essayait de taire naître dans l'âme des croyants une sorte de terreur par des menaces imaginaires.

D'une façon ou d''me autre, on parvint à empêcher pendant quelques jouis le renouvellemenc des infractions ouvertes.

Parfois, des malheureux, venus de loin, des infortunés en proie à la para- lysie, à la cécité, à quelqu'une de ces tristes infirmités que la médecine abandonne, et que Dieu seul aie secret de guérir, arrivaient chez le Maire, et le suppliaient à mains jointes de leur permettre d'aller chercher une suprême chance de salut à la Source miraculeuse. Le Maire, obstiné dans la consigne préfectorale, et montrant, dans l'exécution des mesures prises, cette énergie de détail par laquelle les natures faibles se trompent elles- mêmes, le Maire refusait, au nom de l'Autorité supérieure, la permission demandée.

Cruauté sans excuse, on verbalisait contre les malades.

Le plus grand nombre allait alors sur la rive droite du Gave, en face de la Grotte. Il y avait là. à certains jours, un peuple innombrable, sur le- quel on n'avait aucune prise ; car le terrain que foulaient ces multitudes appartenait à des particuliers, qui croyaient attirer sur eux la bénédiction du ciel en autorisant les pèlerins à venir s'agenouiller dans ces prairies, et à y prier, les yeux tournés vers le lieu des Apparitions et la Fontaine des Miracles.

Durant ce concou/s prodigieux, la jeune Bernadette, épuisée par son asthme, fatigu''e sans doute aussi par tant de visiteurs, qui voulaient la voir et l'entendre, tomba malade.

Dans son vif désir de calmer les esprits et d'éloigner toute cause d'agi- tation. Monseigneur profita de cette circonstance pour faire conseiller aux parents d'envoyer Bernadette aux eaux de Cauterets qui sot'^ ( u^ei /oi- sines de Lourdes. C'était un moyen d' lout, chaire la v^oyaat î .- wia" logucs, à ces interrogations, à ces récit e l'Apparition dont tx i2 lucle était avide et qui entretenaient l'émotion populaire. Les Soubirous, inquiets de l'état de Bernadette et trouvant, de leur côté, que ces perpé- tuelles visites la brisaient, la confièrent à une tante qui allait elle-même a Cîiuterets et qui se chargea gratuitement des menues dépenses de ce voya- ge, d'ailleurs très-peu coûteux à cette époque de l'année les thermes sont encore presque déserts. Les privilégiés et les riches n'y viennent qu'un peu plus tard et il n'y a guère à Cauterets, pendant le mois de Juin, que quelques pauvres gens de la Montagne. Malade, cherchant le silence et le repos, essayant de se soustraire le {)lus possible à la curiosité publique, Bernadette y prit les eaux pendant deux ou trois semaines.

A mesure que Juin s'inclinait vers son terme, ou entrait cependant dans la grande période des eaux pyrénéennes.

Bernadette était retournée à. Lourdes chez ses parents.

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Do tous cotés arrivaient aux stations thermales des baigneurs, des t - listes, des curieux, des voyageurs, des explorateurs, des savants venus àes mille chemins de l'Europe. Ces sévères montagnes, solitaires et sauvages durant tout le reste de l'année, se peuplaient peu à peu de tout un monde, appartenant généralement à la haute société des grandes villes. A partir de Juillet, les Pyrénées sont un faubourg de Paris, de Lpndres, de Rome, de Berlin. Français et étrangers s'y rencontrent aux buvettes, s*y cou- doient dans les salons, s'y promènent par les sentiers, y chevauchent de tous cOtés, au bord des gaves ruisselants, sur les cîmes abruptes ou sur le tapis fleuri des vallées pleines d'ombre. Ministres fatigués d'agir, députés et sénateurs fatigués d'entendie ou de parler, banquier? , diplomates, com- merçants, ecclésiasticjues, magistrats, écrivains, gens du monde, viennent faire provision de santé, non-seulement à cessources'ilustres, mais encore, et surtout peut-être, à cette atmosphère vive et pure des montagnes, qui donne au sang une activité plus puissante, et à l'esprit je ne sais quoi de plus alerte et de plus délié.

Cette société si variée, ce monde cosmopolite, essentiellement ondoyant et divers, représentait toutes les croyances et toutes les incroyances, toutes les philosophies graves et frivoles, toutes les opinions et tous les systèmes. C'était l'Europe en résumé et en rac -ci: l'Europe que, par la suite naturelle des choses et à l'heure vouli. a Providence mettait en présence des événements surnaturels et des miracles qui s'accomplissaient à la porte des Pyrénées. Dieu suivait ses plans éternels. De même ({u'autrefois, à Bethléem, il s'était montré aux bergers, bien avant de se montrer aux Rois-Mages ; de même, à Lourdes, il avait d'abord appelé les humbles et les petits, les montagnards et les pauvres ; et c'était seulement après ceux- qu'il convo(|uait le monde riche et brillant, les souverains de la fortune, de l'intelligence et de l'art, au s[)ectacle de son œuvre.

De Cauterets, de Barèges, de Luz, de Saint-Sauveur, des Eaux-Bonnes, de Bagnères-de-B'igorre, les étrangers accouraient à Lourdes. La ville était sillonnée par des éijuipages étincelants.

La plupart des pèlerins ou des voyageurs se gardaient bien de respecter les consignes et les barrières. Ils bravaient les procès-verbaux et se ren- daient à la Grotte ; les uns, par un sentiment de foi religieuse ; les autres par un vif sentiment de curiosité. Bernadette recevait d'innombrables visites. On voulait voir et on voyait les personnes guéries. Dans tous les salons des eaux thermales, les événements que nous avons racontés étaient l'objet de toutes les conversations. Peu à peu se formait l'opinion publique, non i)lus l'opinion de ce petit coin de terre de quarante à soixante lieues qui s'étend à la base des Pyrénées, depuis Bayonne jusqu'à Toulouse ou à Fuix, mais l'opinion de la France et de l'Europe, représentées en ce moment au milieu de« montagnes par les visiteurs de tou es les classes, de toutes les idées et de tous les pays.

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Les violences du baron Massy, aussi vexatoires pour la curiosité des uns que pour la piété des autres, étaient hautement blâmées par tous les partis.

Il était des circonstances le zèle de la Police et le courage civil de Jacomet lui-même étaient mis à de rudes épreuves. D'illustres person-^ nages violaient la. clôture. Grave embarras. Un jour, on arrête brustjue- ment un homme, un étranger aux traits accentués et puissants, qui arrivait vers le poteau avec la visible intention d'aller aux Roches Massabielle.

On ne passe pas.

Vous allez voir que l'on passe, répond vivement Tinconnu, en entrant sans se troubler sur le terrain communal et se dirigeant vers le lieu de l'Apparition.

A^otre nom ? Je vous dresse procès-verbal.

Je me nomme Louis Veuillot, répondit l'étranger.

Pendant qu'on verbalisait contre le célèbre écrivain, une dame avait franchi la limite à quelques pas en arrière, et était allée s'agenouiller contre la barrière de planches qui fermait la Grotte. A travers les fissures de cette falissade, elle regardait couler la Source miraculeuse et priait. Que demandait elle à Dieu ? Son âme se tournait-elle vers le présent ou vers l'avenir ? Priait-elle pour elle-même, ou pour d'autres, qui lui étaient chers et dont la destinée lui était confiée ? Lnplorait-elle les bénédictions et hi protection du Ciel pour une personne ou pour une famille ? Il n'importe.

Cette femme en prières n'avait p:^s échappé aux yeux vigilants <jui représentaient la politii^ue préfectorale, la magistrature et la police.

L'Argus quitte }>l. Veuillot et court vers cette femme à genoux.

Madame, dit-il, il n'est pas permis de prier ici. Vous êtes prise en flagrant délit ; vous aurez à en répondre devant M. le Juge de Paix, jugeant au correctionnel et en dernier ressort. Au nom de la Loi, je vous dresse procès- verbal. Votre nom ?

Volontiers, dit la dame : je suis Madame TAmirale Bruat, Gou\ er- nante de Son Altesse, le Prince Im}jérial.

Le terrible Jacomet avait plus que personne le sentiment des hiérarcliies sociales et le respect des puissances établies. 11 ne verbalisa point.

De telles scènes se renouvelaient souvent. Certains procès-veri»aux effrayaient les agents du Préfet et eussent probablement eftVayé le Préfet lui-même. Chose déplorable : l'Arrêté était violé impunément par les puis- sants, tandis (pi'on sévissait contre les faibles. On avait deux poids c. deux mesures.

La (piestion soulevée par les faits surnaturcK par k\s Ap[iaritions vraies ou fausses de la Vierge, par le jaillissement de la Source, par les miracu- leuses guéris >n3, réelles ou controuvées, ne pouvait cependant, de l'avis de tous, demeurer éternellement en suspens. Il était nécessaire (pte toutes chos 'S fussent soumises \ un jxain?n ccnpjje.it ec tc.jre. Les

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étrangers, qui n'étaient dans ces contrées que pour une saison rapide, qui n'avaient point assisté à l'origine de ces événements extraordinaires et qui n'avaient pu, comme les gens du pays, se former une conviction raisonnécr étaient unanimes, au milieu des récits variés et des appréciations diverse^ tju'ils entendaient de toutes parts, à s'étonner du silence complet et de l'apparente indiflférence de l'Autorité ecclésiastiijue. Autant on blâmait l'intervention du Pouvoir civil, autant on condamnait l'abstention prolon- gée du Pouvoir religieux personnifié dans l'EvOque.

Les Libres-Penseurs, interprétant à leur gré les longues hésitations et l'attitude du Prélat, se croyaient sûrs de son verdict. Les amis de M. Massy commençaient à crier bien haut que Mgr. Laurence était d'accord avec le Préfet sur l'appréciation des événements. Ils rejetaient sur l'E- vêque toute la responsabihté des mesures violentes qui avaient été prises. " L'Evecjue, disaient-ils, pouvait d'une parole arrêter la Superstition. n'avait pour cela (juTi porter tout haut son jugement. L'Autorité civile n'a été forcée d'agir qu'à son défaut."

Les croyants, devant l'évidence des faits miraculeux, se considéraient également comme certains d'un iusiement solennel en faveur de leur fui.

D'autres, en très-grand nombre parmi les étran^iers-, n'avaient point de conviction ou de })arti arrêté, et demandaient à éire tirés de leur incerti- tude par une enquête définitive. '' A (pioi sert l'Autorité religieuse» disaient-ils, si ce n'est à juger de pareils débats et à fixer la foi de ceux <|ui, à cause de la distance, du man(pie de documents ou de toute autre cause, ne peuvent examhier et décider par eux-mêmes ? "

D'incessantes réclamations arrivaient de la sorte à TEvêché. Au mur- mure dos multitudes se joignait la voix des classes (pi'<;n a coutume d'ap- peler éclairées, bien ((ue, souvent, les ])etite3 lumières de la terre leur fassent perdre de vsic la Grande Luuilêre <les Cieux. De toutes parts on demandait une enquête.

Les cures suruatiireîles continuaient de se produiie. De cent cotés on adressait à l'Evêché les procès-verbaux authentiques de ces guérisons miraculeuses, signées par de nombreux témoins (^* >.

(•) Nous trouvons «lans une lettre d-* M. le Dr. r)t)zou-! qui avait suivi «le très-près les •;vt nemv uts, la liste des diverses maladies clironiques dont il avait constaté l'extraordi- naire jruerisun par l'usage des eaux «le la (rrotte :

" Cépîialiigie céphalées; i\tl;iiMiiist.nient de la vue: Aniaurosrs ou gouttes erfin''3 ; Névralgies chrotiiciiies ; Paralysies partielles ou giuérales ; Rl.uma- tism^'S ciiri iiifpit s ; DéMlités i):'rtielU'S ou gi nérales de l'orfranistne : Di lilités de la première enfance. Dars ces circonstances l'a^-tion curi'tivo do leau de la (Jrotte a été si rapide que b aucoup de personnes, à cause dt- cela, oui a'abord nié la réalité de pareilles guérisons ; mais bientôt elles ont été forcées de les accepter comme des faits f'els, des n-rités incontestabl»':?.

" Certiûncs d^rnintoses ; Leucorrht'ea et qnekpics autres mdadies des femtn' s ; Maladie? chroniques dfs organes digestifs, etitrorgenients du foie, de l.-i rate.

*' Goiiiej ; riiiidilés qai lituueui u l"atra.blisstnienl 'lu neraudilif, etc., etc.

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Le 16 juillet, fôle de Notre-Dame du Mont-Carmel, Bernadette avait entendu en elle-même la voix qui s'était tue depuis quelques mois et qui l'appelait, non plus aux Roches Massabielle, alors fermées et gardées, mais sur la rive droite du Gave, dans ces prairies la foule se rassem- blait et priait, à l'abri des procès-verbaux et des vexations de la Police. Il était huit heures du soir. A peine l'enfant se fut-elle agenouillée et eut elle commencé la récitation du chapelet, que la très sainte Mère de Jésus-Christ lui apparut. Le Gave, qui la séparait de la Gfotte, avait en quelque sorte cessé d'exister aux yeux de l'extatique. Elle ne voyait devant elle que la Roche bénie, dont il lui semblait être aussi près qu'autre- fois, et la Vierge Immaculée qui lui souriait doucement, comme pour con- firmer tout le passé et illuminer tout l'avenir. Aucune parole ne sortit des lèvres divines. A un certain moment, Elle inclina la tête vers l'enfant, comme pour lui dire ou un "Au revoir" très-lointain, ou un adieu suprême. Puis, Elle disparut et rentra dans les cieux. Ce fut la dix-huitième Appa- rition : ce devait être la dernière.

Dans un sens difterent ou opposé, des faits étranges se produisirent, qu'il importe de signaler. A trois ou quatre reprises quelques enfants et quelques femmes prétendirent avoir des Visions comme Bernadette.

Ces Visions étaient-elles vraies ? la Mystique diabolique ecsayait-elle de se mêler, pour la troubler, à la Mystique divine ? Y avait il simple- ment au fond de ces singuliers phénomènes le dérangement d'esprit, l'exal- tation ou la perverse espièglerie de quelc^ues méchants enfants ? ou bien fallait-il chercher quelque part, se cachant dans un ombre perfide, certaines mains hostiles qui poussaient ces visionnaires en avant pour discréditer les événements miraculeux de la Grot.e ? Nous ne savons.

La multitude, avec ses milliers de regards fixés sur tous les détails, avec ses intuitions et ses besoins de conclure, fut moins réservée que nous dans ses jugem* its.

L'hypothèse que les soi-disant visionnaires étaient incités par de sourdes manœuvres de la Police prit aussitôt, à tort ou à raison, dans le public devenu fort défiant, une très-sérieuse consistance. Les deux ou trois eniants qui prétendaient avoir des Apparitions mêlaient à leur récit, d'ailleurs asse zincohérent, toutes sortes d't*xtravagances. Ils escaladè- rent un jour la barrière en planches qui fermait la Grotte, et, sou? prétexte d'offrir leurs services aux ];èlerins, de puiser pour eux de l'eau, de faire toucher leurs chapelets à la Roche bénie, ils recevaient et s'appropriaient des offrandes. Détail remarquable, Jacomet, à qui il eût été si facile de les arrêter, ne les inquiétait point. Il affectait tantôt de ne pas s'apercevoir de ces scènes étranges, de ces extases, de ces infractions à l'Arrêté, tantôt d'être absent quand elles se produisaient. De ces surprenantes allures du três-habile et très-pei-spicace Commissaire, chacun avait conclu à une de ces roueries ténébreuses, dont on croit capable, trop souvent peut-être, les

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liommes de la Police et niLMne ceux de rAdininlstration. " M. le baron Massy, disait-on, voyant Fopinion publique se retirer de lui, et convaincu par l'expérience de l'iiuiKJSsibilité d'arrêter de front les événements à l'aide de la violence, essaye de les déshonorer dans leur principe en fomen- tant de faux visionnaires, dont il fera ensuite grand bruit dans les journaux et auprès du Gouvernement. Is fecit cm prodeat.'''*

Quoi qu'il en fût de la valeur de ces soupçons, très- probablement injustes, de telles scènes pouvaient troubler les esprits. M- le Curé de Lourdes, ému de ces scandales, se hâta de chasser honteusement du caté- chisme les enfants visionnaires, en déclarant que si de pareils faits iie renouvelaient une seule fois, il saurait faire, lui-même, une enquête sévère et en découvrir les véritables instigateurs.

L'attitude et la menace du Curé produisirent un effet subit et radical. Les prétendues visions cessèrent net, et il n'en fut plus question. Elles n'avaient duré que quatre ou cinq jours.

L'abbé Peyrciuiale instruisit TEvêché de cet incielent. Quand à M. Jacomet, il adressa de son coté aux autorités compétentes un rapport hyperbolique et romanesque dont nous aurons plus tard l'occasion de parler.

Cette audacieuse tentative de l'esprit ennemi, essayant de dénaturer et de déshonorer le mouvement, venait s ajouter à toutes les raisons péremp- toires qui pressaient 1 Evêque d agir. Tout se réunissait pour montrer que le moment d'intervenir était arrivé, et })our mettre l'autorité religieuse en demeure d'examiner et de se prononcer.

Des hommes considérables dans le monde chrétien, tels que Mgr. de Sulinis, archevêque d'Auch; Mgr. Tliibaut, évêque de Montpelher; Mgr de Garsignies, évêijue de îSoissous ; ^L Louis Veuillot, rédacteur en chet du journal V Univers ; des personnages moins connus, mais d'une haute notabilité, M. de Rességuier, ancien député ; M. Vène, Ligénieurcn Chef des Mines, Lispecteur Général des eaux thermales de la chaîne des Pyré- nées, et un grand nombre de catholi(jues éminents, se trouvaient alors dans ces contrées. Tous avaient étudié les faits extraordinaires (jui font l'objet de cette histoire ; tous avaient vu et interrogé Jîernadette ; tous avaient cru ou inclinaient à croire. On citait un évêque, des [dus vénérés, (pii il avait pu contenir son émotion au récit si vivant, si na'ïf et si éclatant de vérité de la jeune Voyante. E?i contemplant cette petite enfant sur le front de laquelle l'inetfable Vierge, Mère de Dieu, avait reposé ses regards, le Prélat n'avait point su résister au premier mouvement de son cœur attendri. 11 s'était prosterné lui, prince de l'Eglise, devant la majesté de cette humble paysanne.

Priez pour moi, bénissez-moi et mon trouj>eau, lui dit-il d'une voix étouffée, et se troublant au point de plier les genoux.

Relevez-vous, Monseigneur ! C'est à vous de bénir cette enfant,

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s'écria le Curé de Lourdes, présent à cette scène, et prenant vivement PEvêque par la main pour l'aider à se remettre debout.

Quelque brusque et rapide qu'eût été le mouvement du prêtre, Berna- dette l'avait déjà devancé ; et, toute confuse en son humilité, elle courbait la tête sous la main du Prélat. L'Evêque la bénit, non sans verser de? larmes.

L'ensemble des événements, le témoignage de tant d'hommes graves, le spectacle de leur conviction après examen, étaient faits pour frapper vive- ment l'esprit clair et sagace de l'Evêque de Tarbes. Mgr Laurence jugea que l'heure était venue de parler, et il sortit enfin de son silence. Le 28 juillet, il rendit l'Ordonnance suivante, qui fut connue immédiatement dans tout le diocèse, et qui produisit une immense émotion ; car chacun comprit que la situation extraordinaire dont on était préoccupé depuis si longtemps allait enfin marcher vers sa solution,

ORDONNANCE DE MGR. l'eVEQUE DE TAREES, CONSTITUTIVE D'UNE COM- MISSION CHARGÉE DE CONSTATER L'AUTHENTICITE ET LA NATURE DES FAITS QUI SE SONT PRODUITS, DEPUIS ENVIRON SIX MOIS, A LOCCA- SION d'une APPARITION, VRAIE OU PRETENDUE, DE LA TRES- SAINTE VIERGE DANS UNE GROTTE, SISE A L'OUEST DE LA VILLE DE LOURDES.

" Bertrand-Sévère-Laurence, par la Miséricorde divine et la grâce lu '' Saint-Siège apostolique, Evê(^ue de Tarbes.

" Au Clergé et aux Fidèles de notre diocèse, salut et béuéuiction ou " Notre- Seigneur Jésus-Christ.

" Des faits d'une haute gravité se rattachant à la Religion, qui remu-nt '• le diocèse et retentissent au loin, se sont passés à Lourdes depuis le 11 " février dernier.

" Bernadette Soubirous, jeune fille de Lourdes, âgée de quatorze ans, '' aurait eu des Visions dans la Grotte de Massabielle, située à l'ouest de " cette ville ; la Vierge Immaculée lui aurait apparu. Une Fontaine y " aurait surgi. L'eau de cette Fontaine, prise en boisson ou en lotions, " aurait opéré un grand nombre de guérisons: ces gaérisons seraient *' réputées miraculeuses. Des gens en foule sont venus et viennent " encore, soit de notre diocèse, soit des diocèses voisins, demander à cette *' eau la guérison de leurs maux divers, en invo([uant la Vierge Immaculée.

*' L'Autorité civile s'en est émue.

" De toutes parts, et dès le mois de mars dernier, on demande que " l'Autorité ecclésiastiipie s'exidique sur ce pèlerinage improvisé.

" Nous avons d'abord cru (pie l'heure n'était pas venue de nous occuper '' utilement de cette alTaire ; que, pour asseoir le jugement qu'on attend " de nous, il fallait procéder avec une sage lenteur, se défier de l'entraîne- *' ment des premiers jours, laisser calmer les esprits, donner le temps à la *' réflexion, et demander des lumières à une observation attentive et

NOTllK-DA.ME DE LOURDES. 157

•• Troi3 classes de personnes font appel à notre décision, mais dans des "' vues différentes :

'• Ce sont d'abord celles qui, se refusant à tout examen, ne voient dans ^' les faits de la Grotte et dans les guérisons attribuées à l'eau de la Fon- " taine que superstitions, jongleries et moyens de faire des dupes. II est *' évident que nous ne pouvons être de leur avis r? ;;Wo?7 et sans un sérieux *' examen: leurs journaux ont d'abord crié, et bien haut, à la superstition, '' à la supercherie, à la mauvaise foi ; ils ont affirmé que les faits de la •" Grotte avaient leurs raisons d'être dans un intérêt sordide, une cupidité " coupable, et ont ainsi blessé le sens moral de nos populations chrétiennes. '-'• Le parti de tout nier, (raccuser les intentions est le plus facile pour •' trancher les difficultés, nous eu convenons ; mais, outre qu'il est peu •* lovai, il est déraisonnable et plus propre à irriter les esprits qu'à les " convaincre. Nier la possibilité des faits surnaturels, c'est suivre une '' école surannée, c'est abjurer la Religion chrétienne et se traîner dans •' l'ornière de la philosophie incrédule du siècle dernier. Nous ne pou- •• vous, nous Catholiiiues, ni prendre conseil, dans cette circonstance " auprès des persomies qui dénient à Dieu le pouvoir de faire des excep- " tions aux lois générales qu'il a établies pour gouverner le monde, Tou- '• vrage de ses mains, ni entrer en discussion avec elle pour arriver à •* connaître si tel ou tel fait est surnaturel, attendu que, d\tvaHet', elles *' proclament que le Surnaturel est impossible. Est-ce à dire que nous •' ropouss ns, sur les faits dont il s'agit, une discussion large, sincère, *• consciencieuse, éclairée par la science et ses progrès ? Non, certes : *• nous l'appelons, au contraire, de tous nos vœux. Nous voulons que ces " faits soient d'abord soumis aux règles sévères de la certitude qu'admet '• une saine philosophie ; qu'ensuite, pour décider si ces faits sont sur- *' naturels et divins, on appelle à la discussion de ces graves et difficiles *' ([uestions, (les hommes spéciaux et versés dans les sciences de la théo- " logie mysti(pie. de la médecine, de la physique, de la chimie, de la *' idéologie, etc., etc. : enfin, que la Science soit entendue et qu'elle se *^ prononce. Nous désirons avant tout que, i^our arriver à la vérité, aucun *' movon ne s'ùt omis.

•• il est une ancre classe '1." personnes qui n'approuvent ni ne blâment "• les f;iits que l'on raconte, mais qui suspendent leurs jugements: avant ••* de se prononcer, elles désirent connaître la décision de l'Autorité com- *• pétcîite, et la sollicitent de tous leurs vœux.

'• 11 est enfin une troisième classe très-nombreuse et qui a <léjà, sur les " faits .|ui nous occupent, des convictions ac(piises, (pvioique prématurées. ''• Elle attend avec une vive impatience (pie l'Evêipie diocésain prononje *' en m-emier ressort sur cette grave aftaire. ]i;en (lu'clie espère de notre *' part m\^ décision lavui'able à ses pieux sentiments, nous connaissons •' assez s,i s )umission à rEgiis!.-. pom* être assuré <pi"elie accueillera n-iUo *' iu^'cm-'m. onel o'i'il s-rit. dès qu'il lui sera connu.

158 . NOTRE-DAME DE LOURDES.

" C'est donc pour éclairer la religion et la piété de tant de milliers de " fidèles, pour répondre à un besoin public, fixer des incertitudes et cnl- " mer les esprits, que nous cédons aujourd'hui aux instances qui se renou- " vellent depuis longtemps de toutes parts : nous appelons la lumière sur " des faits qui intéressent au plus haut degré les Fidèles, le culte de " Marie, la Religion elle-même. Nous avons résolu, à cet effet, d'insti- " tuer dans le diocèse une Commission permanente pour recueillir et " constater les faits qui se sont passés ou qui pourraient se produire encore '' dans la Grotte de Lourdes ou à son occasion, pour nous les signaler, " nous en faire connaître le caractère, et nous fournir ainsi les éléments " indispensables afin d'arriver à une solution.

" A CES CAUSES,

" Le saint nom de Dieu invoqué, '* Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

*' Art. 1er. Une Commission est instituée dans le diocèse de Tarbes, à

" l'effet de rechercher :

" lo. Si desguérisons ont été opérées par l'usage de l'eau de la Grotte

" de Lourdes, soit en boisson, soit en lotions, et si ces guérisons peuvent

" s'expliquer naturellement, ou si elles doivent être attribuées à une cause

" surnaturelle ;

" 2o. Si les Visions que prétend avoir eues, dans la Grotte, l'enfant

" Bernadette Soubirous ^>ont réelles, et, dans ce cas, si elles peuvent s'ex-

*' plif^uer naturellement, ou si elles revêtent un caractère surnaturel et

" divin ; ' .

3o. Si l'objet apparu a fait des demandes, manifesté des intentions à cette enfant. Si celle-ci a été chargée de les communiquer, à qui ? et

" quelles seraient les demandes ou intentions manifestées ?

" 4o. Si la Fontaine qui coule aujourd'hui dans la Grotte existait avant

" la Vision que Bernadette Soubirous prétend avoir eue.

" A\' -.. La Com.mission ne nous présentera que des faits établis sur

'* des f-rc aves solides ; elle nous adressera sur ces faits des rapports cir-

•' constanciés contenant son avis. " Art. 3. MM. les doyens du diocèse seront les principaux corre8p(>n_

" dants de la Commission ; ils sont priés <le lui signaler :

" lo. Les faits qui se seront produits dans leurs doyennés respectifs : " 2o. Les personnes qui pourraient rendre témoignage sur l'existence

'* de ces faits ; " 3o. Celles qui, par leur science, pourraient éclairer la Commission ; " 4o. Les médecins qui auraient soigné les malades avant leur guéri-

" son.

" Art. 4. Après renseignements pris, la Commission pourra faire pro- céder à des enquêtes. Les témoignages seront reçus sous la foi du ser-

ti

((

NOTRE-DAME DE LOURDES. 159'

** ment. Lorsque les enquêtes se feront sur les lieux, deux membres, au *' moins, de la Commission, s'y transporteront.

'* Art. 5. Nous recommandons avec instance à la Commission d'appe. *' 1er souvent dans son sein des hommes versés dans les sciences de la " médecine, de la physique, de la chimie, de la géologie, etc., afin de les " entendre discuter les difficultés qui pourraient être de leur ressort à " certains points de vue, et de connaître leur avis. La Commission ne " doit rien négliger pour s'entourer de lumières et arriver à la vérité, '' quelle qu'elle soit.

*' Art. 6. La Commission se compose des neuf membres du Chapitre '* de notre cathédrale, des Supérieurs de nos grand et petit Séminaires, *' du Supérieur des Missionnaires du diocèse, du Curé de Lourdes et des " Professeurs de dogme, de morale et de physi([ue de notre Séminaire. " Le Professeur de chimie de notre petit séminaire sera souvent entendu. " Art. 7. M. Nogaro, chanoine-archiprètre, est nommé président de la " Commission. MM. les chanoines Tabariés et Soulé sont nommé vice-pré- " sidents. La Commission nommera un secrétaire et deux vice-secrétaires " pris dans son sein.

" Art. 8. La Commission commencera ses travaux immédiatement, et ''' se réunira aussi souvent qu'elle le jugera nécessaire.

** Donné à Tarbes, dans notre Palais épiscopal, sous notre seing, notre " sceau et le contre-seing de notre secrétaire, le 28 juillet 1858.

» t BERTEAND-Sre, Eveql-e de Tarées. " Par mandement, Fourcade, Chanoine-Secrétaire.

Monseigneur venait à peine de rendre cette Ordonnance qu'une lettre de M. Rouland, ministre des Cultes, arriva à l'Evêché. Son Excellence conjurait Sa Grandeur d'intervenir et d'arrêter le mouvement.

Pour bien comprendre les termes de cette lettre, il faut que nous retournions uu peu en arrière.

Que la Police ou l'Administration eussent fomenté les faux visionnaires, ou qu'elles fussent les innocentes victimes du soupçon universel, c'est ce qu'il est impossible de savoir d'une façon exempte de doute.

Donc, quelle que fût la cause ou la main inconnue qui eût poussé deux ou trois gamins de la rue à faire les visionnaires, M. Jacomet, M. Massy et leurs amis s'étaient empressés de grossir à tous les yeux et d'exploiter bruyamment ces enfantillages. Ils s'efforcèrent d'appeler de ce eOté l'attention des multitudes et de la détourner des graves événements, tels que les divines extases de Bernadette, le jaillissement de la Source, la guérison des malades, qui avaient captivé la foi populaire. Quand la bataille est perdue sur un point, les grands stratégistes essayent, par quel- que démonstration simulée, d'attirer l'ennemi sur un terrain plein d'em- bûches et miné à l'avance. C'est ce qu'on appelle " opérer une diver-

sion."

160 NOTRE-DAME DE LOURDES.

La brusque disparition des fausses visions et des faux visionnaires devant l'attention en éveil et les clairvoyantes menaces de l'abbé Peyramale déjoua, dès les premiers jours, les espérances conçues par les profonds tacticiens de la Libre-Pensée.

Le bon sens public demeura ferme sur le vrai terrain de la question et ne se laissa pas tromper. Il n'en fut pas de même de la haute raison de M. le ministre Rouland. Voici comment il advint que ce ferme esprit fut lî^aré.

Tentant contre la triomphante et irrésistible force des choses un effort désespéré, employant les dernières ressources de leur génie à faire sortir H tout prix de ces minimes incidents une suprême chance de résister enfin il la déroute et de reprendre l'offensive, MM. Jacomet et Massy avaient adressé au Ministre des Cultes le plus hyperboli<iue et le plus fantastique tableau de ces scènes enfantines.

Ur, par une illusion assez peu concevable de la part d'un homme d'Etat, ayant passé par la prati(|ue contemporaine, M. lîouland avait une con- fiance aveugle dans les rapports otHoiels. La foi ne se perd pas, quoi qu'on en dise, mais elle se déplace. M. R^niland n'avait pas foi en Notre- Dame de Lourdes, s'affirmant par des guérisons et par des miracles, mais il avait foi en M. Massy etenM. Jacomet. Ces deux Messieurs lui firent donc accroire qu'à lombre des Roches Massabielle les enfants en étaient venus H remplir l'oifice de prêtres, que le peuple, représenté ])ar des créatures de mauvaise vie, les couronnait de lauriers ou de fleurs, etc., etc. Ils ne lui dissimulèrent pas l'impuissance des mesures violentes contre le soulèvement des es|.rits. D'après eux, la force matérielle était vaincue et l'Autorité civile aux abois. L'Autorité religieuse seule pouvait sauver la situation par un acte énergique contre les croyances populaires. Eperdus et peu au cour.iiic de ce que c'est que la dignité d'un Evoque chrétien, ils osèrent s'imaginer (qu'une pression, venue des hauteurs du Pouvoir, pourrait déter- miner Mgr Laurence à condamner les événements et à agir suivant leurs vues. Aussi indiquèrent-ils au 31inistre, comme la solution de toutes les difficultés, une intervention directe auprès du Prélat.

Le jiinistre, quoii^u'il eût été jadis Procureur-général, ne songea pas à ?e deuiander comment, si les rapports (|u*il recevait étaient exacts, le Parquet n'avait pas poursuivi, devant les tribunaux, les profanations qu'on lui signalait. L'abstention si étrange de la Magistrature, en pré- sence de ces prétendus désordres, n'éveilla en rien sa défiance.

Acceptant donc avec une candeur plus que ministérielle les romans de la Police et du Préfet, ets'imaginant y voir clair : se croyant très-théolo- gien et un peu plus qu'Archevê(|ue, parce qu'il était Ministre des Cultes, M. R-'uiand, du foud de son cabinet, jugea péremptoirement la situation et écrivit à Mgr. Laurence une lettre, dîgue en tout point de celle qu'il avait, dès l'origine, adressée au Préfet et que nous avons citée plus haut.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 161

Elle était tout irapri^gnée de la même pieté officielle. En la relisant aujourd'hui, à la lumière de l'histoire vraie, on ne peut s'empêcher de sourire tristement de la façon, parfois si monstrueusement grossière, dont les Gouvernants sont quehiuefois trompés, nous dirions presque moqués impudemment et bernés par les agents inférieurs de leur administration. Ce n'est point en effet sans une mélancolique ironie de l'esprit que l'on voit la lettre suivante, écrite par ce même Ministre, qui devait, dans un temps plus ou moins prochain, signer l'autorisation d'élever une grande église sur les Roches Massabielle, en mémoire éternelle des Apparitions de la Très- Sainte Vierge Marie.

" Monseigneur, disait M. Rouland, les nouveaux renseignements que je '' reçois sur l'affaire de Lourdes me paraissent de nature à attrister pro- " fondement tous les hommes sincèrement religieux. Ces bénédictions *' de chapelet par des enfants, ces manifestations dans lesquelles on *' remarque, aux premiers rangs, des femmes aux mœurs équivoques, ces "• couronnements de visionnaires, ces cérémonies grotesques, véritable " parodie des cérémonies religieuses, ne manqueraient pas de donner libre •' carrière aux attaques des journaux protestants et de (iuel([ues autres '' feuilles, si l'Autorité centrale n'intervenait pour modérer l'ardeur de leur " polémique. Ces scènes scandaleuses n'en déconsidèrent pas moins la ** Religion, aux yeux des populations, et je crois de mon devoir, Monsei- *' gneur, d'appeler de nouveau, sur ces faits, votre plus sérieuse atten- *' tion. .

" Ces manifestations regrettables me semblent aussi de nature à faire •' sortir le Clergé de la réserve dans laquelle il s'est maintenu jusqu'à pré- " sent. Je ne puis, du reste, sur ce point, que faire un pressant appel à " toute la prudence et à toute la fermeté de Votre Grandeur, en lui *' demandant si Elle ne jugera j.as à propos de repousser puhU(iuei^entde '' semhlahles profanations.

" Agréez, etc.

*' Le 3Iinistre de V Instruction pulUque et des Cultes.

" ROULAXD."

Cette missive parvint'à Mgr. Laurence précisément au moment il venait de rendre l'Ordonnance que le lecteur connaît, et de constituer une Commission d'enquête sur les événements extraordinaires que la main toute-puissante de Dieu avait suscités.

Bien qu'il dût être singulièrement étonné et indigné devant les contes fantastiques que le bon Ministre donnait gravement comme la vérité môme, TEvéque sut répondre avec mesure à la lettre de son Excellence. Sans se prononcer encore sur le^fond même des choses, dont il ne voulait, en sa prudence, prématurer']en rien la solution, il rétablit l'exactitude des faits si honteusement travestis. Il exposa avec une grande netteté de fran- chise la ligne de conduite qu'il avait suivie et fait suivre au clergé, jus-

162 NOTRE-DAME DE LOURDES.

qu'à ce que le flot montant des événements l'eût enfin obligé d'intervenir et de nommer une Commission d'^^nquete. Au ministre qui, sans rien con- naître et sans rien étudier, lui disait: '' Condamnez," il répondait: "J'ex- amine."

" Monsieur le Ministre, écrivait le Prélat, grand a été mon étonne- " ment en lisant votre dépêche. Je suis, moi aussi, renseigné sur ce qui '' se passe à Lourdes, et, comme Evêque, hautement intéressé à réprouver " tout ce qui est de nature à attrister la Religion et les fidèles. Or, je " peux vous affirmer que les scènes dont vous m'entretenez n'ont pas " existé telles qu'elles vous ont été signalées, et que, s'il y a eu quelques " faits regrettables, ils ont été passagers et qu'il n'en reste plus de " traces.

" Les faits auxquels Votre Excellence fait allusion, se seraient passés " depuis la fermeture de la Grotte et la première semaine de juillet. Deux " ou trois enfants de Lourdes se mirent à faire les visionnaires et à débiter " des extravagances dans les rues. La Grotte étant alors fermée, comme " je l'ai dit, ils trouvaient moyen de s'y introduire et offrir leurs services " aux visiteurs arrêtés à la barrière, pour faire toucher les chapelets dans *' l'intérieur de la Grotte et recevoir leurs offrandes pour se les approprier. *' L'un d'eux, qui se faisait le plus remarquer par ses excentricités, par- " fois peu séantes, était attaché à l'église de Lourdes, comme enfant de " chœui'. M. le Curé l'a vivement réprimandé, chassé du catéchisme et '* exclu du service de l'Eglise. Ce désordre n'a été que passager, le " public n'a vu que des espiègleries d'enfant, que quelques menaces ont " fait bientôt cesser. (1.) Tels sont les faits que des personnes trop " zélées ont travesti dans leurs rapports en scènes permanentes.

" Je serais bien aise, monsieur le Ministre, que vous prissiez des ren- *' seignements sur ce qui se passe à Lourdes auprès des personnes hono- *' râbles qui se sont arrêtées dans cette ville, pour voir les lieux par elles- " mêmes, entendre les habitants et l'enfant (pii aurait eu la Vision, telles ** que NNgrs. les Evèques de Montpellier et de Soissons, Mgr. l'Arche- " vèque d'Auch, M. Vènc, inspecteur des eaux tlicrmales, Mme Tamirale " Bruat, M. L. Veuillot, etc., etc.

" Le Clergé, monsieur le Ministre, ne s'est pas maintenu jusqu'à pré- " sent dans une réserve complète, à l'occasion des faits de la Grotte. Le " Clergé de la ville a été admirable de prudence, n'allant jamais à la

(1). Chiicnn conipicn<lra par quelle raison (le liante réserve. Sa Grandeur ne men- tionna poinc ici les soupçons que tout le monde omettait à Lourdes, à Cauttrets, à Barè- ge?, à Terlies, partout eu un mot, sur ract'on occulie de l'Administration et delà P(dice dans ces scènes de faux visionnaires. Il était en effet difficile au Prélat de dire au Minis- tre ; " Ces prétendus scandales dont vous vous jdaignez et que vous grossissez outre mesure au point de tout dénaturer, et de faire du roman pur, c'est vous-même, dans la personn'^ de vos agents, qui les auriez suscités secrètement si l'on en croyait l'uninimité du bruit public."

NOTRE-DAME DE LOURDES. 163

" Grotte, pour ne pas accréditer le pèlerinage, favorisant au contraire les " mesures prises par l'Autorité. Toutefois, il vous a été signalé comme " favorisant la Supersticion. Je n'accuse point le premier magistrat du " Départeraeut, dont les intentions ont toujours été droites ; mais il a eu " dans cette affliire une confiance exclusive en ses subordonnés. . .

'' Par ma lettre en réponse à M. le Préfet, à la date du 11 avril der- " nier, lettre qui a été mise sous vos yeux, j'offrais mon loyal concours à " ce magistrat, pour mener cette affaire à bonne fin. Mais je n'ai pu, " comme on le désirait, flétrir, du haut de la chaire chrétienne, sans exa- " men, sans enquête, sans raison avouée, les personnes qui allaient prier à " la Grotte, ni leur en défendre l'accès, alors surtout qu'aucun désordre *' n'était signalé, bien qu'à certains jours les visiteurs se comptassent par '* milliers. Outre que l'Eglise motive toujours les défenses qu'elle porte, " et que je n'étais pas suffisamment renseigné, j'avais aussi la certitude " que, dans ce moment d'exaltation des esprits, ma parole n'aurait pas été " écoutée.

" M. le Préfet, étant en conseil de révision a Lourdes, le 4 mai, fit ' enlever par le Commissaire de Police de Lourdes, les objets et emblèmes " religieux qui étaient dans la Grotte, et dans une allocution qu'il adressa " aux Maires du canton, il dit qu'il avait pris cette mesure d'accord avec " l'Evcque diocésain, assertion qui a été répétée, queL^ues jours plus tard '' par le journal de la Préfecture. Je fus informé de cette mesure par les " journaux et par M. le Curé de Lourdes. Je me hâtai d'écrire à ce der- *' nier, pour faire respecter les ordres de M. le Préfet ; je ne me suis ". plaint ni alors, ni depuis, de ce que je paraissais être de moitié dans '' une mesure que j'ignorais. Bien que de nombreuses lettres m'aient été " adressées pour m'engager à réclamer, je me suis abstenu, je n'ai pas " voulu ajouter aux embarras de la situation.

" Les objets religieux enlevés de la Grotte, nous pouvions espérer qu^ " les visites diminueraient peu à peu, et que ce pèlerinage, si inopinément " improvisé, prendrait fin. Il n'en a pas été ainsi. Le public prétendit, à " tort ou à raison, que l'eau qui coule dans la Grotte opérait des cures " merveilleuses : on s'y rendait en foule des départements voisins. ''^' " Le 8 juin, M. le maire de Lourdes prit un arrêté pour défendre l'ac- " ces de la Grotte. Les considérants sont pris dans l'intérêt de la Religion '* et de la santé publique. Bien que la Religion eût été mise en avant et " que l'Evéque n'ait pas été consulté, ce dernier n'a formulé aucune récla- " mation : il a gardé le silence pour les raisons ci-dessus exposées.

" Vous voyez, monsieur le Ministre, par ces quelques détails, que la " réserve du Clergé n'a pas été complète dans cette circonstance. Elle " n'a été, selon moi, que prudente. Quand je l'ai pu, j'ai prêté mon " concours aux mesures prises par l'Autorité civilfi et i\ elles n'ont '• pas toujours réussi, ce n'est pas à FEvêque qu'il taut s'en prendre.

164 NOTRE-DAME DE LOURDES.

" Aujourd'hui, cédanfc aux réclamations qui me sont adressées de toutes " parts, j'ai cru que le moment était venu de m'occuper utilement de cette " affaire. J'ai nommé une Commission, à l'effet de rechercher et de ras- " sembler les éléments nécessaires pour prendre décision, en ce qui me " concerne, sur une question qui remue le pays et qui, d'après les rensei- ** gnemeûts qui m'arrivent, semble intéresser la France entière. J'ai la " confiance que les Fidèleslareccvront avec soumission, parce qu'ils savent " que je n'aurai rien néglii^é pour arriver à la vérité. Cette Commission '• fonctionne depuis quelques jours ;je me détermine à rendre mon Ordon- t' nance pubU juc par la voie de l'impression, dans l'espoir qu'elle contri- " buera à calmer les esprits, en attendant que .la décision soit connue. i' J'aurai Fhonneur d'en adresser, sous peu de jours, un exemplaire à " Votre Excellence.

" Je suis, etc. B. S., évê jiv de Taries.''^

Telle fut la lettre de Mgr. Laurence à M. Rouland. Elle était claire, elle était concluante ; il n'y avait rien à y répondre. Le Ministre des Cultes ne répliqua point. Il rentra dans le silence : cela était sage. Peut- être eût-il été plus sage encore de ne pas en sortir.

Au moment Mgr. Laurence venait, au nom de la Religion, d'ordon- ner l'examen de ces faits étranges, que l'autorité civile avait condamnés, persécutés et voulu étouffer à priori, sans daigner même les étudier et les discuter ; le jour même partait pour le ministère des Cultes la lettre du Prélat, M. Filliol, l'illustre professeur de chimie de la Faculté de Toulouse, rendait sur l'eau <'j hi Grotte de Lourdes le verdict définitif de la Science. Le conscienc* ix et i,:cs-complet travail du grand chimiste réduisait à néant l'analyse ot^cielle de M. Latour de Trie, ce savant de la Préfecture dont M. le baion Massy avait fait tant de bruit.

' Je soussigné, disait M. Filhol, je soussigné, Professeur de Chimie à

la Faculté des Sciences de Toulouse, Professeur de Pharmacie et de

" Toxicologie à l'Ecole de Médecine de la même ville, Chevalier de '' la Légion d'Honneur, certifie avoir analysé une eau provenant d'une

"•• Source qui a jailli aux environs de Lourdes

" Il résulte de cette Analyse que l'eau de la Grotte de Lourdres a une '• composition telle qu'on peut la considérer comme une eau potable, ano- " logue à la plupart de celles que l'on rencontre sur les montagnes dont * le sol est riche en calcaire. .

'* Les effets extraordinaires qu^on assure avoir oltenus à la suite de *' remploie de cette Eau, ne peuvent pas, au jiiointi dans Vétat aetuel de la *• science, être e.rpliqurs par la nature des sels dont VAnali/se y décède " ï existence. (1.)

(1.) Lettre de M. Filhol au Maire ue Lourdes, en envoyant son Analyse eu d ^ du 7 Août.

NOTRE-DAME DE LOURDES. Ig5

" Cette Eau ne renferme aucune suhtance active capable de lui donuerdes " propriétés thérapeutiques marquées. Elle peut être bue sans inconvé- '' nient, ri.)

" Toulouse, ce 7 août 1858. Signé : Filhol."

Ainsi s'dcoulait devant l'examen du célèbre chimiste tout l'échafaudaf^e pseudo-scientifinue, sur lequel les Libres-Penseurs, les doctes et le Préfet

(l.) Nous donnons en noie le détail complet de l'Analyse contenue dans le rapport de M. Filhol. "Je certifie, continuait l'éminent cbimiste, avoir obtenu les résultats suivants :

PROPRIETES PHYSIQUES ET ORGANOLEPTIQTES DE CETTE EAU.

Cette 9au est limpide, incolore, inodore : elle n'a pas de saveur prononcée. Sa den- sité est à peine supérieure à celle de l'eau distillée.

PROPRIETES CHIMIQUES.

L'eau de la Grotte de Lourdes se comporte comme il suit avec les réactifs :

Tei dure de tournesol rnugie. Est ramenée au bleu.

Eau de chaux. Le mélange devient laiteux ; un excès d'eau de la Grotte redissout le précipité qîii s'était formé tout d'abord.

Eau de Savon. Est fortement troublée.

Chlorure de barium. Pas d'action apparente.

Azotate d'argent. Très-léger précipité blanc qui se dissout en partie dans l'acide azo- tique.

Oxalate d'ammoniaque. Précipité blanc.

Ammoniaque. Pas d'action sensible.

Soumise à l'action de la chaleur dans un ballon communiquant avec un appareil propre a recueillir les gaz, celte eau a laissé dégager un giz, que la potasse absorbait en partie. La portion de gaz que la polisse avait refusé de dissoudre a éle en partie absorbée par le phosphore ; eulin il est resté un résidu gazeux, jouissant de toutes les propriétt's de l'azoïe.

En même temps qu'elle laissait dégager les gaz dont il vient d'être question, cette eau s'est légèrement troublée, et a abandonné un d'pût d'un blanc légèrement rou- geâtre. Traité par l'acide chlorhydrique, ce dépôt s'est dissous en produisant une vive effervescence. J'ai saturé la solution acide par un excès d'ammoniaque : ce réac'if a déterminé' la précipitation de quelques flocons léger-, de couleur rougoâtre, que j'ai isolés avec soin. Cea flocons ayant été lavés à l'eau distilloe, je les ai traités [>ar de la potasse caustique; ce réactif ne leur a rien enlevé. Jai lavf de nouveau ces flocons, et je les ai dissous dans l'acide chlorhydrique ; puis j'ai étendu d'eau la solution, et je l'ai sou- mise à l'action de qielques réactifs, dont je vais indiquer les efl'ets :

Cyanure jaune de polaxsinm et de fer. Précipité bleu.

Ainmoni'ique. PrécipiU' brun rougeâtre.

Tannin. Précipit'' noir.

Sulfocyanure de potassiuj . Couleur rouge de sang.

La liqueur séparée du précipité floconneux, dont je viens de rapporter l'analyse, a fourni avec l'oxalate d'ammoniaque un abondant précipité blanc.

Ayant si'pap' ce précipité jiar le filtre, j'ai j^té dans le liquide cUir du pliosphate d'auiinoniaque : ce réactif" déterminé la formation d'un nouveau précip te blanc.

J'ai fait évaporer à siccité cinq litres d'eau : j'ai traité le résidu sec par une tr's-petite quantité den-i distillée pour dissoudre les sels sulubles. La solution ainsi obtenue rame- nait forteut ' ''u bleu la teinture de tournesol rougie.

J'ai de i. .uveau fait évaporer à siccité la solution ainsi obtenue, et j'ai versé sur le résidu de l'alcool que j'ai enflammé. La flamme de l'alcool a présenté une teinte jaune

166 NOTRE-DAME DE LOURDES,

avaient péniblement construit leur théorie des guérisons extraordinaires. De par la vraie Science, l'eau de la Grotte n'était point minérale, de par la vraie Science, elle n'avait aucune vertu curative. Et cependant elle gué- rissait. Il ne restait à ceux qui avaient audacieusement mis en avant des explications imaginaires que la confusion de leur tentative, et l'impossibi- lité de retirer désormais l'aveu public qu'ils avaient fait des guérisons accomplies. Le mensonge ou l'erreur s'étaient pris dans leurs propres filets.

livide, pareille d celle que produisent les sels de soude. J'ai fait dissoudre de nouveau ce résidu dans quelques gouttes d'eau distillée, et j'ai niélé la solution avec du chlorure de platine ; il s'est produit dans le mélan<ie un très-léger précipité jaune serin.

Ayant ac''!ulé par l'acide chlorhydrique deux litres d'eau de la Grotte de Lourdes, je es ai fait évaporer à siccité ; le résidu repris pur leau acidulée ne s'est dissous qu'en partie. La partie insoluble a présenté tous les caractèns de la silice

J'ai soumis à l'év.iporation dix litres de l'eau de la Grotie de Lourdes, dans lesquels j'avais fait dissoudre auparavant du carbonate de pola.-se *rès-pur; le résultat de l'éva- poration a été épuisé par de l'alcuol bouillant; la solution alcoolique a été évaporée à siccité et le résidi: chauffé au rouge sombre.

Le produit de cette opération a été dissous, après son refroidissement, dans quelques gouttes deau distillée, et mêlé avec un peu de colle d'amidan.

Eu traitant ce mélange avec précaution par de leau chlorée très-étendue, j'ai tu le liquide prendre une teinte bleue.

Soumise à la distillation, l'eau de la Grotte de Lourdes donne un produit distillé très- légèrement alcalin.

Il résulte des faits qui procèdent que l'eau de la Grotte de Lourdes tient en dissolution;

1 ° De l'oxygène;

2 ® De l'azote ;

3 ° De 1 acide carbonique ;

4 ^ Des carbonates de chaux, de magnésie et une trace de carbonate de fer ;

5 ° Un carbonate ou un silicate alcalin, des chlorures de potassium et de sodium ; Des traces de sulfites de r .tasse et de soude;

Des traces d'ammoniaque; 8 o Des traces diode.

L'analyse quautitative de cette eau a été faite par les procédés ordinaires ; elle adon- né les résultats suivants :

EAU, 1 KILOGRAMME.

Acide carbonique -----'' 8 centig. Oxygène --- " 5

Azote "17

gr. millig. Ammoniaque - - - - traces.

Carbonate de chaux .-.-.' 096 Carbonate de magnésie - - - 0 012 Carbonate de fer - - - traces. Carbonate de soude - - - id. Chlorure de sodium ----- 9 008 Chlorure de potassium - traces. Silicate de soude et traces de sili- cate de potasse - - - - - 0 018 Sulfates de pota.-se, de Soude, trace?. Iode id.

Total - - - 124

NOTRE-DAME DE LOURDES. 167

LIVRE HUITIEME.

La presse de France et de lV>franger. Polémique. Le chef de l'Etat. Jean-Marie Tam- bourné ; Marie Massot-Bordenave ; Marie Capdevielle. Ambassade à Biarritz. Ordre Impérial. L'arrêté du 8 Juin esi rapporté.

L'ordonnance de i'Evêque constituant une Commission d'examen, et l'analyse de M. Filliol enlevaient à M. le baron M.ssy, à ^I. Rouland et à M. Jacomet tout prétexte de continuer la violence, tout prétexte de maintenir autour de la Grotte des prohibitions rigoureuses, des barrières et des Gardes.

Pour justifier l'interdiction du terrain communal,, on avait dit : " Consi- dérant qu'il importe, dans V intérêt de la lieUgion, de mettre un terme " aux scènes regrettables qui se passent à la Grotte de Massabielle . . . . " Or, en déclarant les choses assez graves pour intervenir, et en prenant en main l'examen de tout ce qui importait " à l'intérêt de la Religion,'' l'Eveque désarmait le pouvoir civil de ce motif si hautement invoqué.

Pour justifier l'interdiction daller boire à la Source jaillie sous les mains de Bernadette en extase, on avait dit : " Considérant que le devoir *' du Maire est de veiller à la santé publique ; considérant qu il y a de " sérieuses raisons de penser que cette eau contient des principes miné- " raux, et qu'il est prudent, avant d'en permettre l'usage, d'c'iendre *' qu'une analyse scientifique fasse connaître les applications qui en pour- *' raient être faites par la médecine . . " Or, en déclarant que l'eau n'avait aucun principe mméral, et en établissant qu'elle pouvait être bue sans inconvénient, M. Filhol anéantissait, au nom de la Science et de la méde- cine, cette prétendue raison de " la santé publique."

Donc, s'il avait allégué ces motifs comme des raisons loyales, et non comme de spécieux prétextes ; s'il avait agi " dans lintérêt de la Reli- gion et de la santé publique," et non sous l'empire des passions mauvaises et de l'intolérance ; si, en un mot, il avait été sincère et non hypocrite, le pouvoir civil n'avait qu'à lever toutes ses défenses, toute- ses prohibidons, toutes ses barrières : il n'avait qu'à laisser les peuples absolument libres de boire à cette Source, dont la parfaite innocuité était proclamée par Science ; il n'avait qu'à reconnaître leur droit d'aller s'agenouiller au pied de ces Roches mystérieuses, désormais l'Eglise veillait.

Il n'en fut pas ainsi.

A cette solution, si clairement indiquée par la logique et par la con- science, il y avait un obstacle puissant : l'Orgueil. L'Orgueil ne se sou- met jamais. Il aime mieux se camper audacieusement dans l'illogique, que de s'incliner devant l'autorité de la raison. Furieux, hors de lui-même, absurde, il se dresse convie l't^vidence. Il dit : *' Non serviam,^^ comme le Satan de l'Ecriture. Il résilie, il refuse de plier, il se roidit,— jusqu'à ce que tout à coup la force survienne et le brise violemment, non sans dédain.

16S NOTRE-DAME DE LOURDES.

Il restait aux ennemis officiels et officieux de la superstition une dernière arme à employer, une suprême lutte à essayer. Si la bataille semblait définitivement perdue dans les Pyrénées, peut-être pouvait-on reconquérir la position à Paris, et s'emparer, en France et en Europe, de l'opinion publique, avant que le peuple cosmopolite des touristes et des baigneurs, en retournant dans ses foyers, eût répandu partout ses impressions fâcheuses et ses sévères jugements. On le tenta. Une campagne formi- dable fut organisée par la presse irréligieuse de Paris, de la province et de l'étranger, contre les événements de Lourdes et l'ordonnance de l'Evèque Pendant que les généraux de la Libre-Pensée livraient sur ce vaste terrain le combat décisif, le Préfet des Ilautes-Pyrenées, comme Kellcr- mann à Valmy, eut pour consigne de maintenir, quoi qu'il advînt, sa ligne d'opération, de ne pas reculer d'une semelle et de ne capituler à aucun prix devant l'ennemi. On connaissait l'intrépidité du baron Massy et on n'ignorait point que ni les arguments, ni la raison, ni les considérations morales, ni le spectacle des miracles les plus éclatants ne triompheraient de sa fermeté invincible- Il tiendrait bon sur son terrain effondré. L'ab- surde était bien défendu.

Le Journal des Dcbaf^, le Siècle^ la Presse, V Lidcpendance helye et plusieurs feuilles étrangères donnèrent à la fois et attaquèrent avec vio- lence. Les plus petits journaux des plus petits pays tinrent à honneur de figurer dans cette levée de boucliers contre le Surnaturel. Nous trouvons, en effet, parmi les lutteurs, jus(ju'ii une minuscule feuille d'Amsterdam, V Amstcrdaamschr Courant.

Les uns, comme la Presse, par la plume de yi. Guéroult, ou le Siècle, par celle de M^L Bénard et Jourdan, attaquaient le miracle en principe, déclarant qu'il avait fait son temps, qu'on ne discutait pas avec lui, et que, dans une question déjà jugée à priori ];ar les lumières de la philosophie, examiner n'était pas de la dignité du Libre Examen. " Le miracle, disait " M. Guéroult, appartient à une série de civilisation qui est en train de " disparaître. Si Dieu ne change pas, l'idée que les hommes s'en font " change d'époque en époque, suivant le degré de leur moralité et de leurs *' lumières. Des peuples ignorants qui ne soupçonnent pas l'importante " harmonie des lois de l'univers voient partout des renversements de ces " lois. Tous les jours. Dieu leur ap{»araît, leur parle, converse avec eux, " leur envoie ses angec. A mesure (jue les sociétés s'éclairent, (pie les " hommes s'instruisent, que les sciences d'observation viennent former " contrepoids aux élans de l'imagination, toute cette mythologie s'évanouit. *' L'homme n'est pas moins religieux ; il l'est davantage : il l'est autrc- ** ment. Il ne voit plus face à face les dieux ou les déesses, les anges ou " les démons. Il cherche à déchiffrer la volonté divine écrite dans les lois ** du monde. Le miracle, qui, à de certaines époc^ues, a pu être la condi- " tion de la foi et servir d'enveloppe à des vérités profondes, est devenu,

NOTRE-DAME DE LOURDES. 169

" de nos jours, l'epouvantail de toute conviction sérieuse." (1.) M. Gué- roult déclarait que si on lui annonçait qu'un fait surnaturel, fût il des plus frappants, s'accomplissait à l'heure même, à coté de chez lui, sur la place

de la Concorde, il ne se détournerait même pas pour l'aller voir. Si de " telles aventures, ajoutait-il, peuvent prendre place un instant dans le " bagage superstitieux des masses ignorantes, elles ne provoquent chez les " hommes éclairés, chez ceux dont l'opinion devient, avec le temps, celle " de tout le monde, que la répulsion de la défiance et le sourire du dédain." (2.)

D'autres journaux s'employaient vaillamment à défigurer les faits. En même temps qu'il attaquait le Miracle en principe, le Siècle, malgré l'é- vidence des choses et l'énorme juillissement d'une Source de cent et quel- ques mille litres d'eau par jour, en était encore, en sa qualité de journal avancé, à la thèse arriérée de l'hallucination et du suintement. " Il nous " semble difficile, disait doctoralemcnt M. Bénard, que d'une hallucination " vraie ou fausse, d'une fillette de quatorze ans et d'un suintement d'eau " pure dans une Grotte, on parvienne à faire un Miracle (3)."

Quant aux guérisons miraculeuses, on s'en débarrassait d'un seul mot " Les hydropathes aussi prétendent faix'e les cures les plus brillautes avec " de l'eau pure, mais ils n'ont pas encore crié sur les toits qu'ils font des " Miracles (-4)

Mais le plus curieux échantillon de la bonne foi de la libre-pensée, ou de sa sagacité d'examen en cette matière, se trouv ^ dans ce journal hollandais que nous avons nommé plus haut, et dont le grave récit fut reproduit par des journaux français. Voici comment cet ami des lumières éclairait le monde et racontait les événements.

*' Ui»e nouvelle manifestation, destinée à réveiller et à alimenter l'ar- " deur des croyants pour le culte de la sainte Vierge, était imminente. " Les délibérations des Evécpies, sur ce point, ont ei' pour résultat la " préparation du fameux Miracle de Lourdes. On sait -nie l'Evéque de " Tarbes a nommé une commission chargée d'encpiérir. Les soi-disant *' conclusions du rapport de la Commission, (pii se compose d'ecclésia>tiques ** et de gens salariés par le Clergé, ont été préparées dès longtemps " avant la première séance. La itrétcnJue bergère Bernadette n'ei^t pas " une pausanne innocente, mais une jeune bourgeoise très-cultivée, très- " rusée de caractère et qui a passé plusieurs mois dans un ehitre de " nonnes on lui a soufflé le rôle quelle devait jouer. Là, devant un ^^ petit nomhe de compères, on a donné des représentations d'essai, bien " avaîit la scène publique. Comme on le voit, à cette comédie, il re man- " quait rien, pas même les répétitions. Si un jour il y a disette de dra-

(1) Piess'' du 31 Août 1853.

(2) Presse du 31 Août. *

(3) Stirle du 30 août 1858.

(4) Siècle, ibid.

170 NOTRE-DAME DE LOURDES.

^' maturges à Paris, on trouvera dans le Clergé supérieur des personnes *' qui combleront au mieux cette lacune. Du reste, la presse libérale a ^' tout ridiculisé de fond en comble et il n'est pas impossible que le Clergé, '* dans son propre intérêt, ne reconnaisse la nécessité d'être prudent. (*)" Les informations du journalisme n'étaient guère comparables pourTexacti" tude qu'à celles qui avaient captivé la foi naïve de Son Excellence M. Rouland. Le public, on le voit, était traité sans plus de respect qu'un Ministre. Ainsi se forme trop souvent l'opinion de ceux que M. Guéroul^ appelait en son article " les hommes éclairés,'^ par allusion sans doute à ce torrent de lumières que la presse déverse sur eux.

En dehors des événements eux-mêmes et du Miracle, le centre d'attaque était r Ordonnance de l'Evèque de ïarbes. La philosophie, au nom de l'infaillibilité de ses dogmes, s'indignait contre l'examen, contre l'étude scientifique, contre l'expérience. " Quand un halluciné envoie un mémoire sur le mouvement perpétuel ou sur la quadrature du cercle à l'Académie des Sciences, l'Académie passe à l'ordre du jour sans perdre son temps à contioler de telles élucubrations. Il n'y a pas plus lieu à enquête quand il s'agit de Miracle : au nom de la raison, la Philosophie passe à l'ordre du jour. Examiner les faits surnaturels, ce serait les admettre comme pos- sibles et relier par même ses propres principes. En de telles matières, les preuves et les témoignages ne sont rien. On ne di>;cute pas avec l'im- possible, on hausse les épaules et tout est dit." Tel était le thème sur lequel roulait, en mille variations diverses, la polémique ardente et irritée de la presse irréligieuse. Vainement elle s'obstinait à nier ou à dénaturer, elle avait peur de l'examen. Les fausses théories se complaisent à rester dans les ondes fuyantes et dans les brumes indécises de la spéculation pure. Par je ne sais quel instinct de conservation, elles redoutent la pleine lumière et n'osent descendre d'un pied assuré sur le ferme terrain de la méthode expérimentale. Elles devinent que la défaite les y attend.

Dans cette lutte désespérée contre l'évidence des faits et les droits de la raison, le libéralisme d'épiderrae du Journal des Délais, s'écaillait et tombait comme un vernis de théâtre, laissant voir, presque sans pudeur? le fond d'intolérance furieuse qui se cache sous les phrases de parade du philosophisme. Le Journal des Débats de M. Prévost-Paradol, s'effrayait à l'avance de l'immense oortéc qu'auraient infailliblement le Rapport de la Commission et le verdict de l'Evêque, et il partait de pour faire appel au bras sécuher et conjurer César de tout arrêter : '' li est évi- *' dent," disait-il, " qu'une manifestation éclatante de la Divinité en *' faveur d'un Culte dépose hautement de sa vérit(5 particulière, do sa *' supériorité sur tous les autres et de son droit incontestable au gouver- *' nement des âmes. C'est donc un événement de nature à amener des *' adhésions nombreuses, soit de la part des dissidents, soit de la part des

(*) jimsterdaamsche courard, du 9 sepUmbre 1858.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 171

" incrédules ; ^ri un mot, c'est un instrument de prosélytisme." Il faisait ressortir en outre l'importance politique du résultat de l'enquête. " Si *'' cette décision est favorable au Miracle, elle tend jusqu'à un certain '• point à rompre dans cette partie de la France l'équilibre entre le pou- '• voir religieux et le pouvoir civil. Les ministres d'un Culte en faveur '* duquel se constatent de tels prod-ges sont d'autres personnages que *' ceux (ju'a prévus, organisés et réglementés le Concordat. Ils ont une '• autre influence sur la population et, en cas de conflit, ils en disposent '' avec une autre autorité que le Conseil d'Etat et le Préfet. . ."

" Nous avons sufiisnmment constaté," contniuait l'écrivain des Débats-) •' l'importance que doit avoir, à divers points de vue, la décision de la

Commission épiscopale de Tarbes. Or, il est ici une vérité dont il faut

e souvenir et que M. de Morny vient de rappeler avec une juste insis- *' tance au conseil général du Puj-de-Dome. C'est que rien d'important " ne peut légalement se faire on France sans l'autorisation préalable de *' l'Administration. Si l'on ne peut, comme dit fort bien M. de Morny, " remuer une pierre ou creuser un puits sans l'aveu de l'Administration, *' à plus forte raison ne peut-on sans son aveu constater un Miracle et *' fonder un pèlerinage. Quiconque s'est occupé des affaires religieuses et " particulièrement de l'ouverture des temples ou des écoles de communes *'• dissidentes sait parfaitement que l'autorité administrative a, non pas un *' moyen, mais dix, non pas un article de loi, mais vingt ou trente qui lui *' confèrent la toute-puissance en ces matières. La réunion de la Com- *' mission du diocèse de Tarbes peut être prévenue ou dissoute en cent " façons par le Concordat, par le Code pénal, par la loi de 1824, par le " décret de février 1852, par l'autorité centrale, par l'autorité municipale, •' par toutes les autorités imaginable?. Bien plus, une fois prise, la déci- *' sion de cotte Commission peut être annullée en fait par l'opitosition *' légale de l'autorité administrative à l'érection d'une chapelle ou au débit " de l'eau merveilleuse. La même autorité peut interdire et dissiper tout " rassemblement et en poursuivre les auteurs, etc." Parvenu à ce point, ayant averti César et crié avec éclat son caveani consides, l'habile écrivain reprenait, pour la forme, son manteau de libéralisme. "Où voulons nous en venir, " disait-il hypocritement," en constatant ce droit préventif de *' l'Administration ? Est-ce pour l'exhorter à s'en servir ? A Dieu irn *"• plaise !" * Et il rentrait de la sorte, par une porte dérobée, dans Icg rangs des amis de la liberté.

Dans les départements, les journaux se faisaient l'écho des feuilles pari- siennes. La bataille se livrait partout et par tous. Les sergents de lettres» les caporaux, et les {^imples soldats allaient de l'avant, sur les pas des ma" réchaux de la Libre-Pensée. A Tarbes, YUre impériale, inspirée par le Préfet, bourrait son escopette des arguments venus de Paris, et tirait à

Journal des Débats du 3 sept. 1858, article de Ai. Prévosl-Panidol.

172 NOTRE-DAME DE LOURDES.

bout portant, tous les deux jours, contre le Surnaturel. Le Y^etit Lave dan, lui-même, avait retrouvé quelques brins de poudre, fortement mouillés, il est vrai, par leau de la Grotte, et il s'effor(3'ait, aidé, disait-on, par Jacomet? de diriger contre le Miracle son pistolet hebdomadaire qui ratait tous les sept jours.

L' Univers, V Union, la plupart des journaux catholiques soutinrent vail- lamment le choc universel. De puissants talents se mirent au service de la Vérité, plus puissante encore. La presse chrétienne rétablit la réalité de l'Histoire et dissipa les misérables arguties du fanatisme philosophique.

" Devant les faits inexpli'qués auxquels la foi ou la crédulité de la mul- " titude attribue un caractère surnaturel, l'Autorité civile," disait M. Louis Veuillut, " a tranché, sans infor. nation, mais aussi sans succès, par " la négative. L'Autorité spirituelle intervient à son tour : c'est son " droit et son devoir. Avant de juger, elle informe. Elle institue une " Commission, une sorte de tribunal d'enquête pour rechercher les faits. " pour les étudier, pour en déterminer le caractère. S'ils sont vrais, et *' s'ils ont ur caractère surnaturel, la Commission le dira. S'ils sont faux, " ou s'ils n'ont qu'un caractère naturel, elle le dira de même. Que peuvent " désirer de plus nos adversaires ? Veulent-ils que rEvè(pie s', bstienne, *' au risque de méconnaître une grâce que Dieu daigneriiit accorder à son *' Diocèse, ou, dans ce second cas, de laisser s'enraciner une superstition :

" L'Evèque a remarquer l'étrangoté do cette conviction ([ui s'établit " parmi tout un peuple, sur la parole d'une petite fille igno: .te et indi- " gente ; il a se demander pourquoi ces guérisons, qui se seraient opé- " récs moyennant quelques gouttes d'eau pure, employée soit en lotion. " soit en breuvage . . .Et s'il n'y a pas ou de guérisons, il faut savoir pour- '' quoi Ion a cru (pi'il y en avait. Maintenant, supposons que l'eau est *' pure, comme le disent les chimistes, et que néanmoins les guérisons sont *' certaines, comme l'affirment jus(ju'à présent beaucoup de malades et *' quelques médecins, nous ne voyons plus du tout la difficulté de recon- " naître du surnaturel et du miraculeux, sauf bien entendu les explica- " tiens du Siècle.''^

Le vigoureux polémiste faisait face à tous les ennemis à la fois. Il n'avait qu'à laisser courir sa plume pour renverser cette absurde parti pris de nier le Miracle, et de refuser même l'examen à ces faits éclatants qu'une multitude voyait de ses yeux et acclamait en tombant à genoux. " Si l'on disait à M. Guéroult, qu'au nom du Christ un grand miracle '"• s'accomplit sur la place de la Concorde, il n'irait point voir. Il ferait " bien, puisqu'U tient à rester incrédule ; devant un tel spectacle il ne ** serait pas assuré de trouver une explication physique qui le dispensât " d'aller se confesser. Mais il fer lic mieux encore de regarder et croire, " se rendant au témoignage que Dieu, dans sa miséricorde, voudrait bien t* lui donner ainsi. Dans tous les cas, il doit comprendre que la foule se

NOTRE-DAME DE LOURDES. 173

*' soucierait fort peu de son absence, s'incjuiéterait fort peu de l'entendre " déclarer qu'on a vu une chose des plus naturelles, et que tout simple- " ment la foule est hallucinée. Los choses se passeraient à Paris comme " à Lourdes : on crierait au miracle, et si c'était en effet un Miracle le " Miracle aurait son effet, c'est-à-dire que beaucoup d'hommes qui n'ont " point jusqu'ici chn-ché à déchiffrer la volonté divine, ou qui n'y ont " point réussi, la connaîtraient et la mettraient en pratique : ils aimeraient " Dieu de tout leur cœur, de toute leur âme, de tout leur esprit et leur " prochain comme eux-mêmes. Tel est le but que Dieu veut atteindre " par les ^liracles. Tant pis pour ceux qui refusent d'en profiter.

*' Ceux-là, disait un ancien, brisent toute la philosophie qui rejettent le " Surnaturel. Ils la brisent, en efiet, et surtout depuis l'avènement du " Christianisme, parce qae, voulant retirer Dieu du monde, ils n'ont plus " aucune explication du monde, ni de l'humanité. Ce Dieu qu'ils ex luent, " les uns le nient pour s'en débarrasser tout à f;\it, les autres le relè -uent " dans le vide, inerte et indifférent, n'ayant rien à exiger et n'exi-^^eant •• rien des hommes qu'il abandonne au hasard, après les avoir créés par un " jeu de sa dédaigneuse puissance. Quelques-uns, le niant et l'affirmant " tout à la fois, comme s'ils voulaient assouvir leur ingratitude en lui '' faisant une double injure, prétendent le trouver partout, ce qui les dis- •• pense de le reconnaître et de l'adorer nulle part. Cependant, autour •' d'eux, en eux-mêmes, l'humanité crie et confesse Dieu. Ils répondent " par des sophisraes qui les contentent peu, par des sarcasmes dont ils se *• dissimulent mal la mesure, et enfin leur science et leur raison, acculées '• dans l'absurde, se bouchent les yeux et les oreilles. Ils brisent toute '• philosophie . . . Prenant en pitié la foi des faibles que ces faux docteurs " abuseraient. Dieu se montre-t-il par un de ces traits inaccoutumés de sa ••' puissance, qui ne cesse pas pour cela d'être une des lois du inonde ? Ils " nient. Regardez ! Nous ne voulons pas voir ! . . . David a dit du pé- '* cheur : " Il s'est promis en son cœur de pécher ; il refuse de comprendre, *• pour ne pas être forcé de bien faire."

" Ah ! sans doute, s'écriait ailleurs le logicien indigné, il existe une " foule malheureuse à qui l'on peut jeter audacieusement toutes les bana- '• Htés mais il existe aussi, même à Lourdes, des lecteurs dont le bon '• sens se redresse et demande ce que deviennent, dans de pareils systèmes,' ' avec de tels partis pris de refus d'examen et de négation à i)riorl, " This- •• toire, les faits palpables, la droite et simple raison ? (l.)

" Quant à empêcher la commission épiscopale de fonctionner, nous dou- '" tons qu'il y ait des lois qui donnent ce pouvoir à l'état ; s'il y en a, la " sagesse de l'état devrait s'abstenir d'en user. D'une part, rien ne sau- •• rait davantage favoriser la superstition : " la crédulité populaire s'égare- rait alors comme elle voudrait, car *< il n'y a pas de loi qui puisse obliger

(l.) r/ijccrs, Août et Septembre, ;)a.ss{«j.

174 NOTRE-DAME DE LOURDES.

'' l'Evêque à prononcer sur un fait qu'il n'a pu connaître et qu'on lui inter- " dit même de connaître. . . Les ennemis de la superstition n'ont qu'une " chose à faire, c'est d'instituer eux-mêmes une commission, de faire une " contre-enquête et de publier le r<isultat, dans le cas bien entendu " l'enquête épiscopale conclurait au miracle. Car si elle conclut que les '' faits sont faux, ou qu'il y a illusion, tout sera dit."

Avec une réserve véritablement admirable au milieu de l'animation des esprits, la presse catholique se refusa à se prononcer sur le fond même des événements. Elle ne voulut pi iturer en rien l'avis de la commission épiscopale. Elle se borna à ree..esser les calomnies, les fables gros- sières, les sophismes, <i maintenir la grande thèse historique du surnaturel et à revendiquer au nom de la raison, les droits de l'examen et la liberté de la lumière. " Le fait de Lourdes, disait l' Univers^ n'est encore ni véri- " fié ni caractérisé. Il peut y avoir un miracle, il peut n'y avoir qu'une " illusion. C'est la décision de FEvêque qui tranchera le débat.

*' Pour nous, nous croyons avoir répondu à tout ce qu'on a pu dire de *' sérieux ou seulement de spécieux sur les affaires de Lourdes. Nous en " resterons là. Il ne convenait pas de laisser la presse entasser autour de " ces faits tout ce qu'elle peut inventer de mensonges ; il ne conviendrait " pas de donner la réplique à la fécondité de ses dérisions. Les hommes *' saf^es apprécieront la sagesse et la bonne foi de l'Eglise, et, comme de " coutume, après tout ce bruit la vérité se fera dans le monde son noyau " d'adhérents, pusillus grex, qui suf" cependant pour maintenir le règne *' de la vérité dans le monde." (1.)

On le voit, dans la vaste polémique qui s'agitait sur cette illustre ques- tion des miracles au sujet des événements de Lourdes, les deux camps étaient absolument tranchés.

D'un Coté les catholiques faisaient appel à un loyal examen ; de l'autre les pseudo-philosophes tremblaient devant la lumière. Les premiers disaient : " Qu'on ouvre une enquête," les seconds s'écriaient : " Qu on coupe court à tout débat." Ceux-là avaient pour devise la liberté de con- science ; ceux-ci conjurant César d'opprimer violemment ce mouvement religieux et de l'étouffer, non par la puissance des arguments, mais par la brutalité de la force.

Tout esprit impartial, placé par ses idées ou par sa position en dehors de la mêlée, ne pouvait s'empêcher de voir avec la dernière évidence que la justice, la vérité, la raison étaient du coté des catholiques. Il suffisait pour cela de ne pas être aveuglé par la fureur de la lutte ou par un parti pris absolu.

Bien que, dans la personne d'un Commissaise, dun Préfet et d'un Mniistre, l'Administration eût malheureusement pris en cette grave affaire un rôle des plus passionnés, il existait un homme puissant, qui n'avait agi

(1) Univirs, Aoui et septembre, vasnm.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 175.

en rien et qui se trouvait, quelles que fussent ses idées religieuses, philo- sophiques et politiques, dans les conditions d'une parfaite imj artiaiité. Que le surnaturel se fût manifesté ou non aux portes de Lourdes, cela était indifférent aux plans de sa pensée et à la marche de ses affaires. Ni son ambition, ni son amour-propre, ni ses doctrines, ni ses antécédents n'étaient engagés en cette question. Quelle est l'intelligence qui, dans de telles conditions, ne soit équitable et ne donne raison à la justice et à la vérité ? On ne viole la Justice et on n'outrage la Vérité, que lorscju'on croit utile de les fouler aux pieds, en vue de quelque puissant intérêt de fortune, d'ambition ou d'orgueil.

L'homme dont nous parlons s'appelait Napoléon III, et était, d'aven- ture. Empereur des Français.

Impassible suivant sa coutume, muet comme les sphinx de granit qui veillent aux portes de ïhèbes, il suivait la polémic^ue, regardant osciller la bataille et attendant que la conscience publique lui dictât, pour ainsi dire, sa décision.

Pendant que Dieu livrait ainsi son œuvre aux disputes humaines, il ne cessait d'accorder des grâces visibles aux âmes humbles et croyantes qui venaient à la Source miraculeuse implorer la souveraine puissance do la Vierge Marie.

Un enfant de saint Justin, dans le département du Gers, Joan-Marie Tambourné, était depuis quelques mois absolument infirme de la jambe droite. Il y ressentait des douleurs tellement aiguës quelles avaient tor- du les membres violemment et que le pied, complètement tourné eu dehors par ces crises de souffrance, en était venu à former un angle droit avec l'autre pied. La santé générale avait été promptement altéré( 't désor- ganisée par cet état de douleur continuelle qui enlevait à l'enia ^f' fsom- meil comme l'appétit Jean-Marie dépérissait. Ses parents, qi nt

dans une certaine aisance, avaient épuisé pour le guérir tous les aaite- ments indiqués par les médecins du pays. Rijn n'avait pu vaincre ce mal invétéré. On avait eu recours aux eaux de Blousson et à des bains médi- cinaux. Tout avait à peu près échoué. Les très-légères améliorations momentanées aboutissaient constamment à des rechutes désastreuses.

Les parents en étaient venus à perdre toute confiance dans les moyens scientificpies. Dégoûtés de la médecine, ils tournèrent leurs espérances vers la Mère de Miséricorde qui, disait-on, éta'u apparue aux Roches Mas- sabielle. Le 23 septembre 1858, la femme Tambourné conduisit Jean- Marie à Lourdes par la voiture publique. La distance était longue. Elle est d'environ douze lieues. Arrivée à la ville, la mère, portant dans ses bras son malheureux fils, se rendit à la Grotte. Elle le baigna dans l'eau miraculeuse, priant avec ferveur Celle qui a voulu être nommée dans le Rosaire la " Santé des Infirmes." L'enfant était tombé dans une sorte d'état extatique. Ses yeux étaient grands ouverts, sa bouche demi-béante. Il semblait contempler quelque spectacle inconnu.

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176 KOTRE-DAME DE LOURDES.

Q'as-ta ? lui dit sa mère.

Je vois le bon Dieu et la Sainte Vierge, répondit-il.

La pauvre fe^nme, à ces mots, éprouva une commotion profonde en l'intime de son cœur. Une sueur étrange perla sur son visage.

L'enfant était revenu à lui.

Mère, s'écria-t-il, mon mal est parti. Je ne souffre plus. Je puis marcher Je me sens fort comme autrefo!".

Jean-Marie disait vrai : Jean-Marie était guéri. Il rentra à pied à Lourdes. Il y mangea, il y dormit. En même temps que la douleur et l'infirmité s'en étaient allées, l'appétit et le sommeil étaient revenus. Le lendemain la femme Tambourné retourna baigner encore son fils à la Grocte et fit célébrer dans l'église de Lourdes une messe d'action de grâces. Puis ils repartiront tous deux, non plus en voiture, mais à pied.

Lorsque, après avoir couché en route, ils arrivèrent à Saint-Justin, l'en- fant aperçut son père qui se tenait sur la route, regardant sans doute si quelque voiture ne lui ramenait pas les pèlerins. Jean-Marie, le reconnais- sant' de loin, quitta la main de sa mère et se mit à courir.

Le père, à ce spectacle, manqua défaillir. Mais son enfant bien-aimé était déjà dans ses bras. Père, s'écriait-il, la Sainte Vierge m'a guéri.

Le bruit de cet événement se répandit bien vite dans le bourg tout le monde connaissait Jean-Marie. -»-'«- tous cotés ou accourait pour le voir (*).

La sœur d'un notaire de Tarbes, la demoiselle Jeanne-Marie Massot-

(•) 28e proct'S-verbal de lu Commission épiscopale. ,

Voici le rapport des médecins chargés d'examiner cette guérison.

" L'enfant Tambourné, âgé de cinq ans, présentait les synptômes d'une coxalgie au premier degré ; douleurs trè?-vives au genou, obtuses à la hanche, déviation en dehors delà pointe du pied, claudication d'abord, puis impossibilité de marcher sans provoquer de grandes souffrances. Les fonctions digestives se faisaient mal. Il y avait de l'into- lérance pour les aliments et, par suite, grand amaigrissement. Evidemment la maladie, parcourant à grands pas sa première période, mena(;ait, dans un temps plus ou moins éloijrné, la vie de l'enfant, lorsque l'on eut la pens<e de le porter à la Grotte de Lourdes, sa gui'rison s'opéra instantanément.

" L'affection du jeune Tambourné appartient à la même famille que celle de Busquet, mais elle est plus grave, car le mal a envahi une gramie articulation. Les prévisions ont pris d'jà un caractère fâcheux aux y^ux du médecin qui sait lire dans l'avenir.

•* Il est possible sans do\ite de guérir une coxalgie, par les moyens et par les procèdes <iue possède la Science. Les eaux sulfureuses naturelles ne comptent plus ces sortes de gut'risons ; mais, dans aucun cas, il ne leu^ est arrivé de les opérer avec la rapidité de l'éclair.

*' L'instantanéité d'action est tellf^ment en dehors de la for ? médicatrico, sans l'ii- tcrmt'diaire de laquelle elles ne sauraier' 'jé'-ir, (pie l'on pe.it affirmer cpi'il y a fait d'un ordre surnaturel dans tous les cas, co» i lés de îéJon matérielle, elh s'estmani. festée. Est il besoin de rappeler que le je.iuw Tambourné est arrivé «•. la (îrotle port'par sa mère, et que, quelques moments ''prés, il remontait une pente rapide, marchait et courait le reste de la journée sans éprouver la moindre douleur, et avec autant de faci- lité qu'avant l'invasion de la maladie, etc."

NOTRE-DAME DE LOURDES. 177

Bordenave, était demeur(3e, à la suite d'uno longue et sérieuse maladie presque entièrement perdue des pieds et des mains. Elle ne marchait qu'avec d'extrêmes difficultés. Quant à ses mains, habituellement gon- flées, violacées, endolories, elles lui refusaient à peu près tout service. Ses doigts, recourbés et raidis, ne pouvaient se redresser , et 'étaient en proie à une complète paralysie. Etant allée voir son frère à Tarbes elle retournait chez elle, à Arras, dans le canton d'Aucun. Elle était seule dans l'intérieur de la diligence. Une gourde de vin que son frère lui avait donnée étant venue à se déboucher et à se renverser, elle ne put ni la relever, ni la reboucher, tant était absolue l'infirmité de ses doi<Tts. ; ^

Lourdes était sur sa route. Elle s'y arrêta et se rendit à la Grotte. /*^l

A peine eut-elle plongé ses mains dans l'eau miraculeuse qu'elle les sentit revenir instantanément à la vie.

Les doigts s'étaient redressés et avaient retrouvé soudainement leu^ flexibilité et leur force. Heureuse, au delà peut-être de son espérance elle plonge ses pieds dans l'eau miraculeuse, et ses pieds guérissent comme ses mains. Elle tombe à genoux. Que dit-elle à la Vierge ? Comment la remercia-t-elle ? De telles prières, de tels élans de reconnaissance se devinent et ne s'écrivent pas.

Puis elle remit ses chaussures et, d'un pas assuré, reprit le chemin de la ville.

Dans la même direction marchait une jeune fille qui revenait du bois et qui portait sur sa tète un énnorrae fagot. Il faisait chaud et cette pauvre paysanne était couverte ae sueur. Epuisée de fatigue, elle s'assit sur une pierre, au bord de la route, en déposant à ses pieds son fardeau, trop lourd piKir sa faiblesse. En ce moment Jeanne-Marie Massot passait devant elle, retournant, alerte et radieuse, de la Source divine. Une bonne pensée lui descendit au cœur. Elle s'approcha de la jeune fille.

Mon enfant, lui dit-elle, le Seigneur vient de m'accorder une insin-ne faveur. Il m'a guérie : il m'a enlevé mon fardeau. Et à mon tour je veux t'aider et te soulager.

Et, ce disant, Marie Massot prit de ses mains rendues à la vie, le lourd fagot jeté à terre, le posa sur sa tète, et rentra ainsi dans Lourdes d'où moins d'une heure auparavant, elle était sortie infirme et paralysée Les prémices de ses forces retrouvées avaient eu un noble emploi, elle avaient été consacrées à la charité. ** Ce que Dieu vous donne gratuitement, don- nez-le vous-même gratuitement " dit quelque part un texte des Saintes Lettres. (*).

(•) Nous donnons eu note le rapport dea Médecins chargés détudier cette guérisoa par la Comraission épiscopule. II est rema-qiiable par sa circonspection. Il n'ose con- clure au Miracle : mais une telle n'serve, en un cas si frappant cependant, donne, pur coutr, aux rapports le Miracle est reconnu une autorité d autant plus incoute^stabl» et d'autant plus forte.

'• Mlle Maasot-Bordeoaye (d Arras), âgée de 53 ans, avait épiouvé au mois de aiai

M

178 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Une femme déjà ag(3e, IMarie Capdeville, du bourg de Livron, dans les environs de Lourdes, avait également été guérie d'une surdit5 des plus graves, qui commençait à être invétérée. " 11 me semble, disait-elle, être dans un autre monde, lorsque j'écoute les cloches de l'église que je n'avais pas entendues depuis trois ans."

Ces guérisons et beaucoup d'autres continuaient d'attester, d'une façon irrécusable, l'intervention directe de Dieu. Dieu manifestait sa puissance en rendant la santé aux malades, et ii était évident que, s'il avait permis la persécution, cela était nécessaire à la conduite de ses desseins. Il dépendait de Lui de la faire cesser et, pou.r cela, d'incliner comme il Lui plaisait la volonté des grands de la terre.

La polémique de la presse au sujet Je la Grotte était épuisée. En France et à l'étranger, la conscience publique qui avait été mise à même de juger, non de la réalité des événements surnaturels, mais de l'oppres- sion violente ijue subissaient, dans un coin de l'Emfùre, la liberté de croire et le droit d'examiner. Les misérables sopliismes du fanatisme anti- clirétien et ^ ' l'intolérance, prétendue philosophique, n'avaient pas tenu devant la presante logique des journaux catholiques. Les Débats, le Siècle, la Pi-esse et la vile multitude des feuilles irréligieuses se taisaient, regret- tant probablement d'avoir entrepris cette guerre malheureuse et fait un si grand bruit autour de ces faits extraordinaires. Ils n'avaient réussi qu'à propager et à réjiandredans tous les pays la renommée de tant de miracles. De ritaiie, de lAllemagne, de contrées plus lointaines encore, on écrivait à Lourdes pour se faire envoyer (juebiues gouttes de l'eau sacrée.

Au Ministère des Cultes, M. Rouland sobstinait à vouloir se mettre en travers de la plus sainte des libertés et à prétendre arrêter la force des choses.

A la Grotte, Jacomet et les Gardes persistaient à veiller jour et nuit, et à traduire Ics^croyants devant les tribunaux. Le juge Duprat condamnait toujours.

Entre un tel Ministre pour le soutenir et de tels agents pour exécuter ses volontés, le buron Massy demeurait bravement dans l'illogique absolu de sa situation et se complaisait dans la toute-puissance de son arbitaire.

1858, mie maladie^qui était à ses pieds et à ses mains une partie de leur force et de leur mouvemout. Les doigts étaient dans la demi-Hexion... Ou était obligé de lui couper le pain. Elle se rendit à pied à la Grotte, se lava les pieds et les mains, et elle en repartit

gui 'rie.

" On ne peut disconvenir que toutes les apparences de ce fait militint en faveur de l'inwjïvention d'une cause surnaturelle ; mais, en [examinant avec attention, on voitqu'il n'est pas à l'abri de.quelques objections fondées. Ainsi l'origiae du mal remonte à peine à quatre mois ; sa nature est peu sérieuse, c'eet une d<'bilit'' de convalescence, une dimi- nution d'n*>r;iiedans les muscles extenseurs et fli'cliis.-eiirs des doigis et des orteils. Que l'inervation nfllue dans ces muscles, sous l'influence d un© forte excitation murale, et à l'instt^nt ils reprendront leurs fonctions. Or n'est-il png jerniis en ce cas il'almettre qu'il a pu y avoir exaltation d imagination par le sentiment religieux, et par reaférame d'être b jet d'une faveur miraculeuse ?

NOTRE-DAME DE LOURDES. 179

De plus en plu» exaspéré en se voyant enlever, par Tenquete épiscopale et par l'analyse de M. Filhol, les vains prétextes de Religion et d'ordre public dont il avait, à l'origine, voulu voiler son intolérance, il restait sourd au cri unanime. A toutes les raisons, à l'évidence indéniable, il opposait sa volonté : " Ceci est mon bon plaisir." Il était doux d'être plus fort, lui tout seul, que les multitudes, plus fort que l'Evêque, plus fort que le bon sens, plus fort que les Miracles, plus fort que le Dieu de la Grotte. Utiamsi omncs^ ego non.

Ce fut dans ces circonstances que deux personnages, éminents, Mgr. de ^alinis, Arcbcveque d'Auch, et M. de Kességuier, ancien député, se ren- dirent auprès de l'Empereur, qui se trouvait en ce moment à Biarritz. Kapoléon III reçut en même temps de divers cotés des pétitions demandant instamment, et réclamant, en vertu des droits les plus sacrés, le retrait des arbitraires et violentes mesures du baron Massy : " Sire, disait une de ces pétitions, nous ne prétendons décider en rien la ^' question des Apparitions de la Vierge, bien que, sur la foi de miracles " éclatants, qu'ils disent avoir vus de leurs yeux, presque tous, en ces " pays, croient à la réalité de ces manifestations surnaturelles. Ce qui " est certain, et hors de toute contestation, c'est que cette Source qui a " jailli tout à coup, et que l'on nous ferme malgré l'analyse scientifique " qui en proclame l'innocuité absolue, n'a fait de mal à personne : ce qui est " certain, c'est que, tout au contraire, un grand nombre déclare y avoir " recouvré la santé. Au nom des droits de la conscience, indépendants " de tout pouvoir humain, laissez les croyants aller y prier, si cola leur " convient. Au nom de la plus simple humanité, laissez les malades aller " y guérir, si telle est leur espérance. Au nom de la liberté des intelli- " gences, laissez les esprits qui demandent la lumiore à l'étude et à l'exa- '* men, aller y découvrir l'erreur ou y trouver la vérité."

L Empereur, avons-nous dit plus haut, était désintéressé dans la ques- tion, ou plutôt il avait intérêt à ne pas user sa force dans une stérile oppo- sition à la marche des événements. Il avait intérêt à entendre le cri des âmes demandant la liberté de leur foi, le cri des intelHgences demandant la liberté d'étudier et de voir. Il avait intérêt à être éijuitable, et à ne pas froisser, par un arbitraire gratuit et un déni de justice évident, ceux <|ui croyaient après avoir vu, et ceux qui, ne croyant [as encore, revendiquaient îe droit d'examiner pubhqucment les faits mystérieux (mi préoccui)aient la France entière.

On a vus quels romans Impossibles Rouland avait gravement acceptés comme des vérités incontestables. Les renseignements (|ue son Excellence avait du donner à rEmj)ereur n'étaient guère faits j)our éclairer ce der- nier. La polémi(iue des journaux, bien ([u'elle oût triomphalement mis en lumière le droit des uns et linicpie intolérance dos autres, n'avait pu lui donner une idée absolument nette de la situation. A iViarritz seulement elle lui apparut tout entière, et il la connut dans tous les détails.

180 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Napoléon III était un monarque peu expansif ; sa pensée se traduisait rarement par la parole. Elle se manifestait par des actes. En apprenant les violences absurdes par lesquelles le Ministre, le Préfet et leurs ao-ents discréditaient à plaisir le Pouvoir, son œil terne s'illumina, dit-on, d'un éclat de froide colère ; il haussa convulsivement les épaules, et le nuac^e d'un profond mécontentement passa sur son front. Il sonna violemment.

Portez ceci au télégraphe, dit-il.

C'était une dépêche laconique pour le Préfet de Tarbes, ordonnant de la part de l'empereur, de rapporter à l'instant l'Arrêté sur la Grotte de Lourdes et de laisser libres les populations.

On connaît les théories de la Science sur cette merveilleuse étincelle électrique que les fils de fer, qui sillonnent le monde, transportent d'un pôle à l'autre avec la rapidité de l'éclair. La télégraphie, disent les savants, n'est autre chose que la foudre. Ce jour-là le baron Massy fut de l'avis des savants. Le télégramme impérial, tombant tout à coup sur lui, l'abasourdit brusquement et l'étourdit net, comme eût pu le faire sur sa maison la chute soudaine du tonnerre. Il ne pouvait en croire la réalité. Plus il y pensait et plus il lui semblait impossible de revenir sur ses pas, de se déjuger, de reculer publicpiement. Il lui fallait cependant avaler ce breuvage amer, ou donner sa démission et rejeter loin de lui la coupe préfectorale. Fatale alternative. Le cœur des fonctionnaires a parfois de grandes angoisses.

Quand une catastrophe subite tombe sur nous, nous avons quelque peine à l'accepter comme définitive, et nous nous débattons encore, alors que tout est perdu. Le baron Massy n'échappa point à une telle illusion. Il espérait vaguement que l'empereur reviendrait sur sa décision. Dans cette pensée, il prit sur lui de tenir pendant quekiues jours la dépêche secrète et de ne pas obéir. Il écrivit à l'Empereur et fit, en outre, intervenir auprès du Souverain le Ministre Rouland, moins publiquement mais aussi complètement atteint que lui-même par l'ordre inattendu venu de P>iarritz,

Napoléon III iit aussi insensible aux réclamations du Ministre qu'aux instances et aux supplications du Préfet. Le jugement qu'il avait porté était basé sur l'évidence et il était irrévocable. Tontes ces démarches n'eurent pour résultat que de lui apprendre que le Préfet avait osé mé- connaître ses ordres et en diiférer l'exécution. Une seconde dépêche partit de Biarritz. Elle était conçue en des termes qui ne permettaient ni une observation ni un retard. *

Le baron Massy n'avait ({u'à choisir entre son orgueil et sa Préfecture. Il fit ce choix douloureux et il fut assez humble pour demeurer Préfet.

Le Chef du Département se résigna donc à obéir. Toutefois, malgré les impératives dépêches du Maître, il essaya encore, non de lutter, ce qui était visiblement impossible, mais de masquer sa retruite et de ne pas rendre les armes publiquement.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 181

Par suite de quelques indiscrétions de bureau, peut-être aussi par le récit des personnages qui s'étaient rendus en ambassad e auprès de l'Em" pereur, on savait^ déjà vaguement dans le public le sens des ordres venus de Biarritz. Ils Taisaient l'objet de toutes les conversations. Le Préfet ne confirma ni ne démentit ces rumeurs. Il enjoignit à Jacomet et à ses agents de ne plus faire de procès-verbaux et de cesser toute surveillance. Une telle abstention venant à la suite des bruits qui couraient sur les ins. tructions de l'Empereur, devait suffire, suivant lui, pour que les choses reprissent d'elles-mêmes leur cours normal, et pour que l'Arrêté tombilt, de fait, en désuétude, sans qu'il fut nécessaire de le rapporter. Il était même probable que les populations, rendues à leur liberté, s'empresseraient d'arracher elles-mêmes et de jeter dans le Gave les poteaux qui portaient défense d'entrer sur le terrain communal et les barrières qui fermaient la Grotte.

M. ]Ma3sj fut trompé dans ses calculs, assez plausibles d'ailleurs. Malgré l'abstention de la Police, malgré les bruits qui circulaient et «ju'aucun per- sonnage officiel ne démentait, peut-être même à cause de tout cela, les populations craignirent quelque piège. Elles continuèrent d'aller prier de l'autre coté du Gave. Les infractions eurent généralement, comme aupa- ravant, un caractère isolé. Nul ne toucha aux poteaux, ni aux barrières. Au lieu de tomber de lui-même, comme l'avait espéré le Préfet, le statu qiio se maintenait obstinément.

Etant donné le caractère de Xapoléon III, et la netteté des expédiés de Biarritz, une pareille situation était périlleuse pour le Préfet. Le baron Massy était trop intelligent pour ne pas le comprendre. A chaijue instant, il devait craindre que l'Empereur ne fût instruit tout à coup de la façon dont il essayait de louvoyer. A toute heure sans doute, il tremblait do recevoir quelque missive terrible qui les briserait à jamais.

On était arrivé à la fin de septembre.

Il se trouva que, durant ces perplexités, M. Fould eut encore occasion de venir à Tarbes, et même de passer à Lourdes. Augmenta-t-il, en lui parlant du Maître, la terreur du Préfet ? Le baron reçut-il quelque nou- veau télégramme plus foudroyant que les deux autres ? Nous ne savons. Toujours est-il que le 3 octobre, sous le coup de quelque cause inconnue, M. Massy devint souple comme un roseau foulé sous le pied d'un passant, et que sa raideur arrogante parut faire place à une prostration soudaine et complète.

Le lendemain, au nom de l'Empereur, il donna ordre au maire de Lourdes de rapporter publi<i[uement l'Arrêté et de faire enlever les poteaux et les barrières par Jacomet.

M. Lacadé n'eut pas les hésitations de M. Massy. Uti>. weille solution le déchargeait du rude fardeau qu'avait faic peser sur lui le complexe désir de ménager le Préfet et les multitudes, les puissances célestes et le pou-

182 NOTRE-DAME DE LOUEDES.

voir humain. Par une illusion assez commune chez les natures indécises, il s'imagina avoir toujours été de l'avis qui prévalait, et il rédigea dans ce sens une proclamation : " Habitants de la ville de Lourdes, le jour tant désiré par nous est enfin arrivé ; nous l'avons conquis par notre sagesse, par notre persévérance, par notre foi, par notre courage. . ." Tel était le sens et le ton de sa proclamation, dont, par malheur, le texte n'est point resté (1).

La proc'ûmauon fat lue dans toute la ville au son de la trompette et du tambour. En même temps on affichait sur tous les murs le placard sui- vant :

" Le Maire de la ville de Lourdes, " Vu les instructions îi lui adressées, " ARRETE : " L'Arrêté pris par lui le 8 juin 1858 est rapporté. " Fait à Lourdes, en l'hôtel de la Mairie, le 5 octobre 1858.

Le Maire, A. LACADE." Pendant ce temps, Jacomet et les Sergents de ville se rendaient à la Grotte pour enlever les barrières et les poteaux.

La foule j était déjà, et elle grossissait à vue d'oeil. Les uns priaient à genoux et, faisant effort pour ne point se laisser distraire par les bruits exté- rieurs, remerciaient Dieu d'avoir mis fin au scandale et aux persécutions. D'autres se tenaient debout, causant à voix basse, attendant, non sans émotion, ce qui allait se passer. Des femmes en grand nombre égrenaient leurs chapelets. Plusieurs tenaient une gourde à la main, voulant la rem- plir à l'endroit mCnne la Source jaillissait. On jetait des fleurs par- dessus les barrières, dans l'intérieur v'3 la Grotte. A ces barrières, nul ne touchait. Il fallait (pie ceux qui les avaient mises publiquement, en se dressant contre la puissance de Dieu, vinssent les retirer publiquement, en se courbant devant la volonté d'an homme.

Jacomet arriva. Bien que, malgré lui, un certain embarras se décelât dans sa personne un peu frémissante et qu'on devinât, à la pilleur de son visage, une profonde humiliation intérieure, il n'avait point, contrairement à l'attente générale, l'aspect morne d'un vaincu. Escorté de ses agents, armés de haches et de pioches, il s'avançait le front haut. Par une affec- tation qui parut singulière, il avait son costume officiel des grandes fêtes. Sa large écharpe tricolore ceignait ses reins, et flottait sur son épée de parade. Il traversa la foule, et vint se placer contre les barrières. Un tumulte vague, un sourd muimure, (juelques cris isolés, sortaient de la multitude. Le Commissaire monta sur un fragment de rocher, et fit signe

(1) Une g.ande partie les papiers relatifs à la Grotte de Lourdes fut gardie par la famille Lacadé, au lieu d être laissée aux Archives de la Mairie. Nous avoas fait de yains eflForts pour avoir commuuicalioQ de ces précieux documents. La famille Lacadé nous a dit les avoir brûlés.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 183

qu'il voulait parler. Tout le monde écouta : " Mes amis, se serait, dit-on, écrie Jacomet. les barrières que voilà, et que, à mon grand regret, la mu- ninicipalité avait reçu l'ordre de faire élever, vont tomber. Qui plus que moi a souffert de cet obstacle, dressé à l'encontre de votre piété ? Je suis religieux, moi o.ussi, mes amis, et je partage vos croyances. Mais le fonc- tionnaire, comme le soldat, n'a qu'une consigne : c'est le devoir, souvent bien cruel, d'obéir. La responsabilité n'en pèse pas sur lui. Eh bien ! mes amis, lorsque j'ai été témoin de votre calme admirable, de votre respect du Pouvoir, de votre foi persévérante, j'en ai instruit les autorités supé- rieures. J'ai plaidé votre cause, mes amis. J'ai dit : " Pourquoi veut-on les empocher de prier à la Grotte, de boire à la Source ? Ce peuple est inoffensif." Et c'est ainsi, mes amis, que toute défense a été levée, et c'est ainsi que M. le Préfet et moi nous avons résolu de renverser à jamais ces barrières, qui vous étaient si pénibles, et qui me l'étaient bien plus encore."

La foule garda un froid silence. Quelques jeunes gens chuchotaient et riaient. Jacomet était visiblement troublé par son insuccès. Il donna ordre à ses agents d'enlever les clôtures. Ce fut fait assez promptement. On fit un tas de ces planches et de ces débris au bord de la Grotte, et la Police les vint chercher plus tard au commencement de la nuit.

Une émotion immense remplissait la ville de Lourdes durant cette après- midi, la multitude allait et venait sur le chemin de la Grotte, Devant les Roches Massabielle, d'innombrables fidèles étaient à genoux. On chantait des cantiques, on récitait les litanies de la Vierge Virgo potens, ora pro nobis. On se désaltérait à la Source. Les croyants étaient libres. Dieu avait vaincu.

LIVRE NEUVIEME.

Le Préfet Massy et le commissaire Jacomet appelés à d'autres fonctions. La Commis- sion d'enquête. Sa mt'nhode. Mme veuve Madeleine Rizan. Mlle Marie Moreau de Sazenay. Rapport des médecins. Rapport de la Commission d'enquête. Mande- ment de l'Evêque, Construction d'une oglise aux Massabielle

Par suite des événements que nous avons racontés, M. Massy était devenu impossible dans le pays. L'Empereur ne tarda pas à l'envoyer à la première préfecture qui se trouva vacante dans l'Empire. Par une singularité digne de remarque, cette préfecture fut celle de Grenoble. Le baron Massy ne s'éloigna de Notre-Dame de Lourdes, que pour aller à la rencontre de Notre-Dame de la Salette.

Jacomet quitta également la contrée. On le nomma Commissaire de Police dans un autre département. Replacé sur son terrain véritable, il contribua à découvrir avec une rare sagacité les ruses de quelques coquins dangereux qui avaient déjoué les eîfjrts do son prédécesseur, et

184 NOTRE-DAME DE LOURDES.

les recherclies lesjplus actives du Parquet. Il s'agissait d'un vol consi- dérable, un vol de deux ou trois cent mille francs, commis au préjudice d'une Compagnie de chemin de fer. Ce fut le point de départ de sa for- tune dans la Police, qui était sa vraie vocation. Ses aptitudes remar- quables, très-justement appréciées par ses chefs, devaient le conduire à un poste fort élevé.

Le Procureur Impérial, M. Dufour, ne tarda point non plus à être appe- lé à d'autres fonctions. M. Lacadé demeura Maire, et on doit aperce- voir encore une fois ou deux sa vague silhouette dans les dernières pages de ce récit.

Bien qu'il eût institué un Tribunal d'enquête dès la fin de juillet, Mgr. Laurence, avant de permettre qu'il entrât en fonctions, avait voulu qu'un certain apaisement se fît de lui-même dans les esprits. '* Attendre, pen- sait-il, ne saurait jamais rien compromettre, quand il s'agit des oeuvres de Dieu, qui tient le temps dans sa main." L'événement lui avait donné rai- son. Après les tumultueux débats de la presse française et les mesures violentes du baron Massy, la Grotte était devenue libre, et on n'avait plus à redouter le scandale de voir un agent de la police arrêter, sur le chemin des Rocher Ma?sabielle, la Commission épiscopale allant accomplir son œuvre et étudier, au lieu même de l'xVpparition, les traces de la main de Dieu.

Le 17 novembre, la Commission se rendit à Lourdes. Elle intcrrrogea la Voyante. " Bernadette, dit le procès-verbal du secrétaire, se présenta à nous avec une grande modestie, et cependant avec une assurance remar- quable. Elle se montra calme, sans embarras, au milieu de cette nombreuse assemblée, en présence d'ecclésiastiques respectables qu'elle n'avaitjamais vus, mais dont on lui avait dit la mission."

La jeune fille raconta les Apparitions, les paroles de la Vierge, l'ordre donné par Marie de construire en ce heu une chapelle à son culte, la nais- sance soudaine de la Source, le nom de " l'Immaculée-Conception " que la Vision s'était donné à elle-même. Elle exposa, avec la grave certitude d'un témoin assuré de lui-même et Ihumble candeur d'une enfant, tout ce qui lui était personnel dans ce drame surnaturel, dont les péripéties se déroulaient depuis bientijt une année. Elle répondit à toutes les ques- tions, et ne laissa aucune obscurité dans l'esprit de ceux qui l'interro- geaient, non plus au nom des hommes, comme Jacomet, le Procureur ou tant d'autres, mais au nom de l'Eglise catholique, l'éternelle épouse de Dieu. Tout ce dont elle rendit témoignage, nos lecteurs le connaissent. Nous avons exposé nous-même ces événements, à leur date, en diverses pages de ce récit.

La Commission visita les Roches Massabielle. Elle vit de ses yeux l'é- norme jaillissement de la Source divine. Elle constata, par l'unanime déclaration des hommes de ce pays, que la Source n'existait pas avant

NOTRE-DAME DE LOURDES. 185

d'avoir surgi miraculeusement aux yeux de la multitude, sous îa main do la Voyante en extase.

A Lourdes et hors de Lourdes, elle fit une enquête approfondie sur les guérisons extraordinaires accomplies par l'eau de la Giotte.

Il y avait, en cette délicate étude, deux parts bien distinctes : les faits eux-mêmes et leurs circonstances relevaient du témoignage Immain ; l'exa- men du caractère naturel ou surnaturel de ces faits relevait, en ^randc partie du moins, de la Médecine- La méthode du tribunal d'enr|uête s'inspira de cette double pensée.

Parcourant les diocèses de Tarbes, d'Auch et de Bayonne, la Commis- sion appelait devnnt elle ceux qu'on lai signalait comme ayant été l'objet de ^es gu'^^iiîOns singulières. Elle les interrogeait avec un soin minutieux sur toiTî les détails de leur maladie et de leur retour, subit ou graduel, à lasanté. Elle leur faisait poser, par les hommes de la science humaine, des questions techniques aux([uelles des théologiens n'eussent peut-être pas pensé. Elle convo(iuait, pour contrôler ces déclarations, les parents, les amis, les voisins, tous les témoins des diverses phases de l'événement, ceux qui avaient vu le malade, ceux qui avaient assisté à la guérison, etc., etc.

L^ne fois parvenue de la sorte à une certitude absolue de l'ensemble et du détail des faits, elle en soumettait l'appréciation à doux médecins émi- nents et autorisés qu'elle s'était adjoints. Ces médecins étaient ^L le doc- teur Vergés, médecin des eaux de Barèges, professeur agrégé de la Faculté de Montpellier, et M. le docteur Dozous, qui avait déjà étudié pour son propre compte plusieurs de ces étranges incidents.

Chaque médecin consignait dans un rapport à part son appréciation sur la nature de la guérison : tantôt repoussant le Miracle pour attribuer à des causes naturelles la cessation de la maladie, tantôt déclarant le fait entièrement inexplicable autrement que par une action surnaturelle de la puissance divine ; tantôt enfin ne concluant pas, et restant dans le doute, doute plus ou moins mcliné vers l'une ou vers l'autre de ces solutions.

Sur ce double élément, la })leinc connaissance des faits d'un coté, et les conclusions de la Science de l'autre, la Commission délibérait et propo- posait son jugement à l'Evèque avec toutes les pièces du procès.

La Commission n'avait et ne pouvait avoir d'opinion préconçue. Croyant en principe au Surnaturel, que Ton rencontre si souvent dans l'histoire du Monde, elle savait en môme temps que rien ne tend à discréditer les vrais miracles venus de Dieu, comme les faux prodiges venus des hommes. Egalement éloignée, soit d'affirmer à l'avance, soit de nier prématurément, n'ayant de parti-pris ni pour le Miracle ni contre lui, elle bornait sa tâche à examiner et ne cherchait que la Vérité. Faisant appel, pour s'éclairer sur les divers faits qu'elle étudiait, à toutes les lumières, à tous les ren- seignements, à tous les tériioignages, elle agissait publiquement. Elle ^tait ouverte aux incroyants comme à ceux qui croyaient. Energi(iuement

18G XOTRE-DAME DE LOURDES.

résolue à écarter avec la plus impitoyable sévérité tout ce qui était vague et incertain, et à n'accepter que les faits précis, assurés, incontestables? elle refusait toute déclaration basée sur des on-dit et sur de vaines rumeurs*

A tout témoin se présentant devant elle, elle imposait deux conditions : la première de ne déposer que de ce qu'il savait personnellement, que de ce qu'il avait vu de ses yeux : la seconde, de s'engager à dire toute la vérité et la vérité seule par la solennelle formalité du serment.

Avec de telles précautions, avec une organisation si prudente et si sage, il était impossible à de faux miracles de parvenir à tromper, même un instant, le jugement de la Commission. Cela était 'impossible surtout, au milieu de tant d'esprits hostiles soulevés contre le Surnaturel et intéressés à combattre et à renverser toute erreur, toute exagération, toute assertion douteuse, tout fait miraculeux mal démontré.

Donc, si de vrais Miracles, incomplètement constatés, devaient de la sorte échapper indubitablement à la sanction de la Commission d'enquête, il était du moins absolument certain qu'aucun prestige monteur ne pourrait, tenir devant la sévérité de son examen et prendre place, dans sa pensée parmi les faits admirables de l'ordre surnaturel et divin.

Quicomiue avait, pour contester tel ou tel miracle, non de vagues théo- ries générales, mais des articulations précises et une connaissance person- nelle des faits, était publiquement mis en demeure de se présenter. Ne point le faire, c'était passer condamnation et avouer qu'on n'avait rien de formel et de particulier à alléguer et aucune contre-preuve à fournir. L'abstention avait ce sens évident et cette haute portée. Ce n'est pas quand ils sont échauffés par la passion et par l'ardeur d'une longue lutte que les partis se laissent condamner par défaut. Refuser le combat, c'est accepter la défaite.

Pendant plusieurs mois, la Commission épiscopale se transporta de la sorte auprès de ceux que la notoriété publique et quelques renseignements préalables lui désignaient comme ayant été l'objet d'une de ces guérisons étonnantes dont elle avait à déterminer le caractère.

Elle constata un grand nombre de Miracles. Parmi ceux-là, plusieurs ont déjà trouvé place dans le cours de ce récit. Deux d'entre eux étaient tout récents. Ils avaient eu lieu peu de temps après la retraite de l'Arrêté préfectoral et la réouverture de la Grotte. L'un s'était accompli à Nay, l'autre à Tartas. Bien que les deux chrétiennes qui avaient été l'objet do la faveur céleste fussent inconnues l'une de l'autre, un lien mystérieux semblait unir ces événements. Racontons-les successivement, tels que nous les avons nous-mêmes étudiés et écrits sous l'impression des vivants témoignages ({ue nous avons entendus.

Dans cette même ville de Nay, avait été guéri miraculeusement, quel- ques mois auparavant, le jeune Henri Busquet, une femme déjà parvenue à la vieillesse, Mme veuve Madeleine Rizan, était sur le point de mourir.

NOTRE-DAME DE LOURDE?. 187

Sa vie, du moins depuis vingt-quatre ou vingt-cinq ans, n'avait 6t6 qu'une longue suite de douleurs. Frappée en 1832 par le choiera, elle était demeurée à peu près paralysée de tout le coté gauche : elle boitait et no parvenait à faire quelques pas dans l'intérieur de la maison, qu'en s'ap- puyant contre les murs ou contre les meubles. Earement, deux ou trois fois par an, au plus fort de l'été, pouvait- elle, aidée et presque portée par des bras étrangers, se rendre à l'église de Nay, assez voisine de sa maison, et y entendre la sainte Messe. Il lui était impossible, sans le secours d'autrui, soit de se mettre à genoux, soit de se relever. L'une de ses mains était entièrement atrophiée. Sou tempérament général ne s'était guère moins ressenti que ses membres des suites du terrible fléau. Elle était en proie à de continuels vomissements de sang. L'estomac était hors d'état de supporter les aliments solides. Du jus de viande, des pu- rées, du café avaient suffi cependant à soutenir en elle, dans ces déplorables conditions, la flamme vacillante de la vie. Flamme chétive toutefois, tou- jours prête à s'éteindre en son foyer mystérieux, et impuissante à réchauf- fer ce malheureux corps qu'agitait souvent un tremblement glacé. La pauvre femme avait toujours froid. Même au milieu des ardeurs de juillet ou d'août, elle demandait sans cesse à voir le feu pétiller dans ITitrc et faisait approcher de la cheminée son vieux fauteuil de malade.

Depuis seize ou dix-huit mois son état s'était aggravé ; la paralysie du côté gauche était devenu comj'lète ; la même infirmité commençait à en- vahir la jambe droite. Les membres atrophiés étaient ^'uméfiés outre mesure, comme le sont parfois ceux des hydropiques.

Mme Rizan avait quitté le vieux fauteuil pour le lit. Elle ne pouvait y faire un seul mouvement, tant elle était infirme, et on était obligé de la retourner de temps en temps et de la changer de position. Elle n'était plus qu'une masse inerte. La sensibilité était perdue tout aussi bien que le mouvement. Oii sont mes jambes ? disait-elle quelquefois quand on venait de la déplacer un peu.

Ses membres s'étaient pour ainsi dire ramassés et repliés sur eux-mêmes. Elle se tenait constamment couchée sur le côté, en forme de Z.

Deux médecins l'avaient successivement soignée. M. le docteur Tala- mon l'avait depuis longtemps jugée incurable, et, s'il continuait à la voir fréquemment, c'était seulement à titre d'ami. Il refusait de lui ordonner des remèdes, disant que tout traitement, quel qu'il fût, serait fatalement nuisible et que la pharmacie et les médicaments ne pouvaient qu'affaiblir la malade et user encore davantage son organisme déjà si profondément atteint. M. le docteur Subervielle, sur l'insistance de Mme Rizan, avait prescrit quelques ordonnances, rapidement reconnues inutiles, et avait également renoncé à toute espérance.

Si les membres paralysés étaient devenus insensibles, les souffrances que cette infortunée ressentait ailleurs, tantôt à l'estomac ou au ventre, tantôt

188 NOTRE-DAME DE LOURDES.

à la tête, étaient atroces. La position constante, que son malheureux corps était obligé de garder avait fini par produire une double plaie, l'une au creux de la poitrine, l'autre à l'aine. Sur le coté, en plusieurs endroits, sa peau était usée par le long frottement du lit, et laissait voir la chair toute dénudée et sanglante. La mort approchait.

Mme Rizan avait deux enfants. Sa fille, nommée Lubine, demeurait avec elle et la soignait avec un dév^ouement de toutes les heures. Son fils, M. Romain Rizan, était placé à Bordeaux dans une maison de commerce.

Lorsque le dernier espoir fut perdu et (^ue le docteur Suberviclle eut déclaré que la malade avait à peine quelques jours à vivre, on manda en toute hâte M. Romain Rizan. 11 vint, embrassa sa mère, reçut sa béné- diction et ses suprêmes adie Puis, obligé de repartir par suite d'un ordre qui le rappelait, arracha- ^.,.a pied de ce lit de mort par la cruelle tyrannie des affaires, il quitta sa mère avec la poignante certitude de ne plus la revoir.

La mourante avait reçu l'extrême-onction. Son agonie se prolongeait au milieu de souffrances inlolérables.

Mon Dieu î s'écriait-elle souvent, mettez un terme à tant de douleurs. Accordez-moi, Seigneur, ou de guérir ou de mourir !

Elle fit prier les sœurs de la Croix, à Igon, dont sa belle-sœur était Supérieure, de faire à la très-sainte Vierge une ncuvaine pour obtenir de sa puissance ou la guérison ou la mort. La mala.ie témoigna aussi le désir de boire de l'eau de la Grotte. L^ne voisine, Mme Nessans, qui se rendait à Lourdes, promit de lui en rapporter à son retour.

Depuis quelque temps on la veillait jour et nuit. Le samedi, 10 octobre, une crise violente annonça l'approche définitive du dernier moment. Les crachements de sang furent presque continuels. Une teinte Hvide se ré- pandit sur ce visage amaigri. Les yeux devinrent vitreux. La malade ne parlait presque plus, sinon pour se plaindre de douleurs aiguës. Sei- gneur, répétait-elle souvent, Seigneur que je souffre î Ne pourrai-je donc pas mourir?

Son vœu sera bientôt exaucé, dit le docteur Subcrvielle en la quit- tant. Elle mourra dans la nuit ou au plus tard à la naissance du jour. Il n'y a plus d'huile dans la lampe.

De temps en temps la porte s'ouvrait. Des amis, des voisins, deS prêtres, M. l'abbé Dupont, M. l'abbé Sanarens, vicaire de Nay, entraient silencieusement et demandaient à voix basse si la mourante vivait encore.

Le soir en la quittant, M. l'abbé André Dupont, son consolateur ne peut retenir ses larmes.

Avant le jour elle sera morte, dit-il, et je ne la reverrai qu'en Paradis.

La nuit était venue. La solitude s'était faite peu à peu dans la maison.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 189

Agenouill{?e devant une statue de la Vierge, Lubine priait, sans espérance terrestre. Le silence était profond et n'était interrompu que par la respi- ration pénible de la malade. Il était près de minuit.

Ma fille ! dit l'agonisante.

Lubine agenouillée se lève et s'approche du lit :

Que voulez- vous, ma mère, fit-elle en lui prenant la main.

Ma chère enfant, lui dit d'une voix un peu étrange la mourante

qui sembla sortir comme d'un songe profond, va chez notre amie, Mme

Kessan?, qui a rentrer de Lourdes ce soir. Demande-lui un verre

d'eau de la Grotte. C'est cette eau qui doit me guérir. La Sainte

Vierge le veut.

Ma bonne mère, répondit Lubine, il est trop tard à ce moment. Je

ne puis vous laisser seule, et tout le monde est couché chez Mme Nessans. Mais demain matin, j'irai en chercher dès la première heure.

Attendons alors.

Et la malade rentra dans son silence.

La nuit se passa et fut longue.

Les joyeuses cloches du dimanches annoncèrent enfin le lever du jour. JjAncfelus du matin portait à la Vierge Marie les prières de la terre et célébrait l'éternelle mémoire de sa toute-puissante maternité. Lubine courut chez Mme ]Me,3sans, et revint aussitôt portant une bouteille d'eau de la Grotte.

Tenez, ma mère, buvez! et que la sainte Vierge vienne à votre secours !

Mme. Rizan porta le verre à ses lèvres et en avala quelques gorgées.

0 ma fille, ma fille, s'écria-t-elle, c'est la Vie que je bois. Il y a la Vie dans cette eau ! Frotte-m'en le visage ! Frotte-m'en le bras ! Frotte- m'en tout le corps î

Touie tremblante et hors d'elle-même, Lubine trempa un linge dans l'eau miraculeuse et lava le visage de sa mère.

Je me sens guérie, criait celle-ci d'une voix redevenue aire et forte , je me sens guérie !

Lubine, cependant, épongeait à l'aide du linge mouillé les membres paralysés et tuméfiés de la malade. Avec une ivresse de bonheur, mêlée de je ne sais quel frisson d'épouvante, elle voyait l'enflure énorme s'af- faisser et disparaître soudainement sous le mouvement rapide de sa main, et ia peau, violemment tendue et luisante, reprendre sou aspect naturel. Su- bitement, pleinement, sans transition, la santé et la vie renaissaient sous ses doigts.

Il me semble, disait la mère, qu'il sort de moi par tout le corps, comme des boutons brûlants.

C'était sans doute le principe intérieur du mal qui s'enfuyait de ce corps jus(|ue-là si tourmenté parla douleur, et qui le (quittait à jamais, sous l'action d'une volonté surhumaine.

190 " NOTRE-DAME DE LOURDES.

Tout cela s'était accompli en un instant. En une minute ou deux, le corps agonisant de Mme Rizan, épongé par sa fille, avait retrouvé la plénitude de ses forces.

Je suis guérie ! tout à fait guérie, s'écriait la bienheureuse femme. Que la sainte Vierge est bonne î Qu'elle est puissante î

Puis, après cet élan vers le ciel, les appétits matériels de la terre se firent sentir violemment.

Lubine, ma chère Lubine,j'ai faim, je veux manger.

Voulez- vous du café, voulez- vous du vin ou du lait ? balbutia la jeune fille, troublée par la soudaineté, en quel[ue sorte foudroyante de oe miracle.

Je veux de la viande et du pain, ma fille, dit la mère. Je n'en ai pas mangé depuis vingt-cjuatre ans.

Il y avait <iuel<|ue viande froide, un peu de vin. Mme Rizan but et manirea.

Et maintenant, dit-cllc, je veux me lever.

Ce n'est pas possible, ma mère, dit Lubine, hésitant malgré elle à en croire ses yeux, et s'imaginant peut-être que les guérisons venues directe- ment de Dieu étaient soumises, comme les cures ordinaires, aux lenteurs et aux précautions de la convalescence. Elle tremblait de voir ce miracle si inespéré s'évanouir tout à coup.

Mme. Rizan insista et demanda ses vêtements. Ils étaient depuis bien des mois repliés et mis à leur place dans l'armoire d'une pièce voisine. On pensait, hélas ! qu'ils ne serviraient plus. Lubine sortit de la chambre pour aller les chercher. Elle rentra presque aussitôt : mais, arrivée sur le seuil de la porte, elle poussa un grand cri et laissa tomber à terre, tant son saisissement fut grand, la robe qu'elle portait à la main.

Sa mère, durant cette courte absence, avait sauté hors du lit et était allée s'agenouiller devant la cheminée ou se trouvait la statue de la Vierge. Elle était là, les mains jointes, remerciant sa toute-puissante libératrice.

Lubine, terrifiée comme devant la résurrection d'un mort, était inca- pable d'aider sa mère à se vêtir. Celle-ci ramassa sa robe, s'habilla toute seule en un clin d'œil et retomba à genoux aux pieds de l'image sacrée.

Il était environ sept heures du matin. Ou sortait de la première Messe. Le cri de Lubine fut entendu dans la rue par les groupes qui passaient sous ses fenêtres.

Pauvre fille ! dit-on, c'est sa mère qui vient d'expirer. Il était impossible qu'elle passât la nuit.

Plusieurs personnes, amies et voisines, entrèrent aussitôt dans la maison pour soutenir et consoler Lubine en cette indicible douleur. Parmi elles, deux 8œurs de Sainte Croix.

Et bien, ma pauvre enfant, elle est donc morte, votre bonne mère ! Mais vous la reverrez au ciel.

XOTRE-DAME DE LOURDES. 191

Et elles s'approchèrent de la jeune fille, qu'elles trouvèrent appuyée contre la porte entr' ouverte et le vi. ~ige bouleversé.

Lubine put à peine leur répondre.

Ma mère est ressuscitéc, fit-elle d'une voix étranglée par une émotion si forte qu'elle ne pouvait la porter sans défaillir.

Elle délire, pensèrent lo^ Cœurs en pénétrant dans 1;. chambre, sui- vies des quel(|ue3 personnes qui montaient avec elles l'escalier.

Lubine avait dit vrai.

Mme. Rizan avait quitté son lit. Elle était habillée et priait, prosternée devant l'image de Marie. Elle se leva et dit :

Je suis guérie î Ecmercions la Sainte Vierge. Tous à genoux !

Le bruit de cet événement extraordinaire se répandit dans la ville de K ay avec la rapidité de l'éclair. Tout ce jour et le lendemain la maison fut pleine de monde. La foule se pressait, émue et recueillie, dans cette chambre venait de passer un rayon de la tcute-puissante bonté de Eieu. Chacun voulait voir Mme. llizan, toucher son corps^ rendu à la vie, se convaincre de ses propres yeux, et graver en son souvenir tous les détails de ce drame surnaturel.

M. le docteur Subcrviclle reconnut sans hésiter le caractère surnaturel et divin de cette guérison extraordinaire.

A Bordeaux cependant, M. Romain Rizan au désespoir attendait avec angoisse la missive fatale qui devait lui annoncer la mort de sa mère.

Ce fut pour lui un coup terrible Iorâ(|u'un matin, la poste lui apporta une lettre dont l'adresse portait récriture bien connue de ]\L ra1)bé Du})ont. J'ai perdu ma pauvre mère, dit-il à un ami qui était venu le visiter. Et il fondit en larmes sans avoir le courage de briser renveloj)pe. Ayez de la force dans le malheur, ayez de la foi, lui disait son ami. Il rompit enfin le cachet. Les premiers mots qui frappèrent ses yeux furent ceuv-"' ^'- Deo gratias ! Alléluia! Réjouissez-vous, mon cher *' an^' votre, '"e est gu'"'o, coviplrtement guérie. C'est la Sainte

- V'ierge qui lui a . " miraculeusement la santé.' L'abbé Dupont lui racontait de quelle fa(;on toute divine Mme. Rizan avait trouvé au terme de son agonie, la vie au lieu de la mort.

Quelle joie pour le fils ! quelle joie pour son ami î

Cet ami était employé dans une imprimerie de Bordeaux se publiait I3 3Tessa(/er catholique.

Donnez-moi cette lettre, dit-il à Romain Rizan, il faut que les œuvres de Dieu soient connues, et (^ue Notre-Dame do Lourdes soit glorifiée.

Moitié de gré, moitié de force, il obtint la lettre. Le ^Lsnajer cath- liqiie la publia quelpies jours ajtrès.

Quant à l'heureux fils, il repartit presque aussitôt pour Xay. A* l'ai - rivée de la diligence, une femme l'attendait. Elle courut à lui, alerte et

192 NOTRE-DAME DE LOURDES.

vive, quand il descendit de voiture, et se précipita dans ses bras en pleu- rant d'attendrissement et de joie.

C'était sa mère.

Dix ans après, l'auteur de ce livre, à la recherche de tous les détails de la vérité, alla refaire lui-même, pour écrire cette histoire, l'enquête qu'a- vait faite jadis la commission épiscopale. Il visita Mme. Eizan dont il admL .i pleine santé et la verte vieillesse. Parvenue aujourd'hui à sa soixante et onzième année, elle n a aucune des infiimités que lâge amène avec lui. De tant de maux et de souffrances, il n'est resté aucune trace. Tous ceux qui l'avaient connue jadis, et dont nous entendions le témoi- gnagne, étaient encore dans la stupéfaction d'un événement si prodigieux.

Mais, dîmes-nous à un ecclésiasti(|ue de Nay qui nous servait de guide, la malade était, si je ne me trompe, visitée par un autre médecin du pays, M. le docteur Talamon '^

C'est un homme fort distingué, répondit notre compagnon. Il allait habituellement chez Mme. Rizan, non plus comme médecin, mais comme voisin et comme ami. Or, à partir de la guérison miraculeuse, il cessa d'y venir, et n'y apparut que huit ou dix mois après.

Peut-être, reprîmes-nous, voulut-il éviter d'être interpellé, et d'avoir à s'expliquer sur ce fait extraordinaire, qui était sans doute peu d'accord avec ses principes de philosophie médicale ?

Je ne sais.

N'importe, je veux le voir.

Nous frappâmes à sa porte.

M. le docteur Talamon est un grand et beau vieillard à la tête intelli- gente et expressive. Un front remarquable, une couronne de cheveux blancs, un regard ferme qui annonce des idées arrêtées, une bouche mobile sur laquelle se joue fréquemment le sourire du scepticisme : tels sont les traits principaux que l'on remarque en l'abordant.

Il y a longtemps que cela s'est passé, nous dit-il. A dix ou douze ans de distance, ma mémoire ne se souvient que d'une façon fort vague de ce dont vous me parlez, et dont je ne fus point d'ailleurs le témoin direct. Je ne vis Mme Rizan que plusieurs mois après', et j'ignore dans quelles con- ditions, par quels agents, par quelle progression lente ou rapide sa guéri- son s'était accomplie.

(1.) " Touies les circonstances de ce fait, dit le rapport des médecins, portent le sceau du surnaturel. Il est impossible d'échapper à cette conviction lorsque, d'un côté, on considère la chronicité du mal, dont l'origine remonte à 1834; la force de la cause qui l'a engendré, le choléra ; le siège de qneUpies-uns de ses syniptôrues dans un organe important de la vie, l'ostomnc ; l'inutilité des traitements ordonnés et contluits par un médecin capable, M. 8ubervielle, Tahaisçement progressif des forces, suite inévitable de la dyspepsie et des soustrnctiono faites à l'inervation par des douleurs presque conti- nuelles ; et que, d'un autre côté, on met en regard de toutes ces circonstances l'efficacité de l'eau naturelle. employée seulement une fois, et l'instantanéité du résultat obtenu."

NOTRE-DAME D^î LOURDES. 193

Mais comment, monsieur le docteur, n'eûtes-vous point la curiosité de vérifier par vous-même le fait extraordinaire que vous apprit immédiate- ment la rumeur publique, qui fut énorme dans ce pays ?

Ma foi ! monsieur, me répondit-il, je suis un vieux médecin ; je sais que les lois de la nature ne sont jamais bouleversées ; et, pour vous parler franchement, je ne crois pas à tous ces miracles.

Ah ! docteur, vous péchez contre la foi, s'écria l'abbé qui m'avait servi d'introducteur.

Et moi, monsieur le docteur, je ne vous accuse pas d'avoir péché contre la foi, mais je vous accuse d'avoir péché contre la science particulière que vous professez : la Médecine.

Comment donc, et en quoi ?

La Médecine n'est pas une science spéculative, c'est une science expérimentale. L'expérience est sa loi. L'observation des faits, voilà son principe premier et fondamental. Si on vous eût dit que Mme Rizan avait été guérie de la sorte en se frottant avec une infusion de telle ou telle plante récemment trouvée dans la montagne, vous n'auriez certainement pas manqué d'aller constat» " la cruérison, examiner la plante et euregistror une découverte qui vous aurait peut-être parue aussi importante que celle du quinquina au siècle dernier. Il en eût été de même si cette cure sou daine eût été produite par quelque nouvelle source sulfureuse ou alcaline Mais, ici, on parlait d'une eau jaillie miraculeusement et vous n'avez pas voulu aller voir. Oubliant que vous étiez Médecin, c'est-à-dire le très- humble serviteur des faits, vous avez refusé de regarder, comme les aca- démies des sciences qui nièrent la vapeur sans daigner vérifier, et qui proscrivirent le quinquina au nom de je ne sais quels principes médicaux. En médecine, quand un fait se présente qui contredit un principe accepté, c'est la preuve que le principe est faux. L'expérience est le juge suprême. Et tenez, monsieur le docteur, permettez-moi de vous faire observer que si vous n'aviez pas eu une vague conscience de ce que je vous dis-là, vous n'auriez pas hésité à aller vérifier, et vous vous seriez donné le plaisir de convaincre d'imposture un Miracle qui mettait tout le pays en émoi. Mais c'eût été vous exposer à rendre les armes. Et vous avez été comme ces hommes de parti qui ne veulent p?s entendre les raisons de leur adver- saire. Vous avez écouté vos préventions philosophiques et vous avez man- qué à la loi de Médecine, qui est d'affronter l'étude des faits, quels qu'ils soient, pour en tirer des enseignements. Je vous dis ces choses, docteur, avec d'autant plus de liberté que je sais votre haut mérite, et (|ue je n'i^more point que votre très-grand esprit est capable d'entendre la vérité. Beaucoup de médecins refusent de certifier des faits de cette naturre par respect humain, n'osant braver ni le mécontentement de la Faculté, ni les railleries des confrères. Quant à vous, docteur, si votre philosophie voua

194 NOTRE-DAME DE LOURDES.

a trompé, la crainte des hommes n'a été absolument pour rien dans votre abstention.

Non, certes, me dit-il. Mais peut-être, en me plaçant au point de vue que vous exprimez, eussé-je mieux fait d'examiner.

Bien longtemps avant les événements de Lourdes, à une époque Bernadette n'était pas encore au monde, en 1843, dans le courant du mois d'avril, une honorable famille do Tartas, dans les Landes, était dans de sérieuses inquiétudes. Depuis un an environ, Mlle Adèle de Chaut on avait épousé M. Moreau de Sazenay, et elle touchait au terme de sa déli- vrance.

La crise d'une première maternité est toujours redoutable. Les méde- cins appelés en toute hûte dès les symptômes précurseurs, déclarèrent que l'enfantement serait laborieux, et ils ne dissimulèrent pas la possibilité de quelque péril.

Il n'est personne qui ne sache ou qui ne comprenne les cruelles anxiétés de semblables situations. Les plus poignantes angoisses ne sont point pour la pauvre femme qui gémit sur son lit de douleur et que la souifrance phy- sique absorbe presque tout entière. Elles sont pour l'époix dont le cœur en ce moment est en proie à d'indescriptibles tortures. Le cœur de l'époux qui s'épanouit à l'espérance d'un enfant qui va naître, se trouve soudainement sous la terreur d'une épouse qui peut périr, il entend des cris déchirants. Comment finira la crise ? Est-ce la joie qui vient, est-ce le malheur î Qu'est- ce qui va sortir de cette chambre ? Sera-ce la Vie, sera-ce la Mort ? Que faut-il aller chercher ? est-ce un berceau, est-ce un cercueil ? Est-ce hélas î contraste terrible, est-ce l'un et l'autre, à la fois ? Est-ce même deux cer. cueils, l'un pour la mère, l'autre pour l'enfant ?

La Science humaine se tait, et n'ose prononcer.

Ces angoisses sont affreuses. Elles doivent l'être surtout pour qui ne

ise pas en Dieu la force et la consolation.

Mais M. Moreau était chrétien. Il savait que le fil de nos existences est entre les mains d'un Maître suprême devant lequel on peut toujours en appeler de la décision des docteurs de la Science. Quand l'homme a con- damné, le Roi des cieux, comme les souverains de la terre, s'est réservé le droit de grâce.

La sainte Vierge, pensa le malheureux époux, daignera peut-être écouter ma prière.

f]t il s'adressa avec confiance à la mère du Christ.

Le péril qui avait paru tout d'abord si mena(,'ant, s'éloigna peu à peu çomme un nuage noir que, dans les hauteurs de ratmosi>hère, chassent et dissipent les souffles de l'air. L'horizon s'éclaircit, se rasséréna, et ne tarda pas à devenir rayonnant. Une petite fille venait de naître !

Assurément, cette heureuse déHvrance n'avait rien d'extraordinaire. Le mal, qucl(iue alarmant (|u"il eût paru à M. Moreau, n'avait jamais été

NOTRE-DAME DE LOURDES. 195

tel que les médecins eussent absolument désespéré. L'issue favorable de la crise pouvait donc être tout à fait naturelle. Le cœur de l'époux et du père se sentait cependant pénétré de reconnaissance envers la sainte Vierge. Il n'était pas de ces iiraes rebelles à la reconnaissance, qui ne demandent pas mieux que de douter du bienfait pour se dispenser de la «Gra- titude. Comment allez-vous nommer votre fille ? lui dit-on. --Elle s'appellera Marie, répondit- il.

Marie ? Mais c'est le nom le plus commun que nous ajcr.s ici. Toutes les femmes du peuple, toutes les servantes s'appellent Marie. Et puis Marie Moreau, c'est peu euphonique. Ces deux M, ces deux E. ne se peuvent supporter.

Mille raisons de même valeur furent alléguées. Ce fut un toile f^énéral. M. Moreau de Sazenay était un homme très-facile, très-accessible et habi- tuellement fort déférant aux avis qu'on lui donnait ; mais, en cette cir- constance, il brava les bouderies, et sa ténacité fui extraordinaire. Il se souvenait que, dans ses récentes alarmes, il avait invoqué ce nom sacré et que c'était celui de la Reine du ciel.

—Elle s'appellera Marie, je veux qu'elle ait pour patronne la sainte Vierge. Je vous le dis en vérité, ce nom lui portera bonheur.

On s'étonnait autour de lui de son obstination, mais elle ne cédait pas plus que celle de Zacharie, quand il voulut, comme le raconte rEvan<nle que son fils s'appelât Jean.

Vainement les obsessions redoublèrent de tous cotés ; il fallut en passer par cette volonté inflexible.

La première-née de cette famille porta donc le nom de Marie. Le père voulut en outre, que pendant trois ans, elle fût vouée au blanc la couleur de la Vierge. Et cela fut fait ainsi.

Plus de seize ans s'étaient écoulés depuis ce que nous venons de racon- ter. Une deuxième enfant était née, qu'on avait appelée Marthe. Mlle Moreau faisait ses études chez les Dames du Sacré-Cœur de Bordeaux.

Vers le commencement de janvier 18ô8, elle fut atteinte d'une maladie d'yeux qui la força rapidement d'interrompre tout travail. Elle supposa que c'était quelque coup d'air, qui passerait comme il était venu ; mais ses espérances furent trompées, et son état finit par prendre un caractère tout à fait inquiétant. Le médecin ordinaire de la maison ju^-ea néces- saire d'appeler en consultation un oculiste distingué de Bordeaux M. Bermont.

Ce n'était point un coup d'air, c'était une amaurose. Le mal est très-grave, dit M. Bermont. L'un des deux yeux esc tout à fait perdu et l'autre bien malade.

Les parents furent immédiatement avertis. La mère accourut à Bor-

196 NOTRE-DAME DE LOURDES.

deaux et ramena son enfant pour lui faire suivre, au sein de la famille et avec une sollicitude attentive, le traitement que le médecin oculiste avait ordonné, sinon pour guérir l'œil qui était perdu, du moins pour sauver celui qui restait encore, et qui était déjà assez atteint pour n'apercevoir les objets qu'à travers une brume absolument confuse.

Les médicaments. !es bains de mer, tout ce que conseilla la Science fut inutile. Le printemps tt l'automne se passèrf^nt en ces ^^ainz efforts. Cet état déplorable rési :' ait à tout et s'aggravait lentement. La cécité com- plète était imminente. M. et Mme Moreau se décidèrent à conduire leur fille à Paris pour consulter nos illustrations médicales.

Coiiime ils se disposaient en toute hâte à ce voyage, redoutant qu'il ne fûtc^éjà trop tard pour conjurer le malheur qui menaçait leur enfant, le facteur de la poste leur apporta le numéro hehrlomudaire d'un petit journal de Bordeaux auquel ils étaient abonnés, le Messager catholique. C'était dans les premiers jours de novembre.

Or, c'était précisément ce numéro du 3Iessager eatlioUque qui contenait la lettre de M. l'abbé Dupont et le récit de la miraculeuse guérison de Mme vtuve Rizan, de Nay, par l'emploi de l'eau de la Grotte.

M. Moreau l'ouvrit machinalement, et ses regards tombèrent sur cette divine histoire. Il pillit en la lisant.

L'espérance venait de s'éveiller dans l'âme du père désolé, et son esprit ou plutôt son cœur avait eu un trait de lumière.

Voilà, dit-il, la porte il faut frapper. Il est évident, ajouta-t-il avec une merveilleuse simphcité dont nous tenons conserver l'expression textuelle, il est évident que, si la sainte Vierge est apparue à Lourdes, elle a intérêt à y opérer des guérisons miraculeuses, pour constater et prou- ver la réalité de ces Apparitions. Et cela est vrai surtout dans les com- mencements, tant que cet événement n'est pas encore universellement accrédité . Ilàtons-nous donc î comme partout, ce seront les premiers arrivés qui seront les premiers servis. Ma femme ! ma fille! c'est à Notre- Dame de Lourdes qu'il se faut adresser.

Les seize ans qui s'étaient écoulés depuis la naissance de sa fille n'avaient point attiédi, on le voit, la foi de JM. Moreau.

Une neuvaine fut résolue, à laquelle s'associèrent, dans le voisinage, les compagnes et les amies de la jeune malade. Par une circonstance provi- dentielle, un prêtre de la ville avait en ce moment chez lui une bouteille d'eau de la Grotte, de sorte que la neuvaine fut commencée presque immédiatement.

Les parents, en cas de guérison, firent vœu d'aller en pèlerinage à

Lourdes et de vouer pour un an la jeune fille au blanc et au bleu, à ces

couleurs de la sainte Vierge qu'elle avait déjà portées pendant trois ans,

quand elle était une toute petite enfant, venant d'entrer dans la vie.

La neuvaine commença le lundi soir, 8 novembre.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 197^

Faut-il le dire ? la malade ne croyait guère. La mère n'osait espérer. Le père seul avait cette foi tranquille à laquelle les bienfaisantes puissances du ciel ne rdsistent jamais.

Tous prièrent en coït..' un, dans la chambre de M. Moreau, devant une image de la sainte "ViL.gv.. La mère, la jeune malade et sa petite sœur se levèrent successivement pour se retirer et se coucher, mais le père resta à genoux.

Il se crut seul, et sa voix s'éleva avec une ferveur dont l'accent arrêta derrière lui sa famille prête à sortir, sa /amiile qui nous a fait ce récit, et qui ne peut se souvenir de ce moment bclennel sans frissonner encore d'émotion :

Sainte Vierge, disait le père ; très-sainte Vierge Marie vous devez guérir ma fille ! Oui, en vérité, vous le devez. C'est pour ' une obli- gation, et vous ne pouvez pas vous y refuser. Songez donc, ie, son- gez, que c'est malgré tous, que c'est contre tousque j'ai voulu vous choisir pour être sa patronne. Vous devez vous rappeler quelles luttes j'ai eu à sou- tenir pour lui donner votre nom sacré. Eh bien ! sainte Vierge, pouvez- vous oubHer qu'alors je défendais votre nom, votre puissance, votre gloire contre les insistances et les vaines raisons de ceux qui m'entouraient ? Pouvez-vous oublier que je mis pubhquement cette enfant sous votre pro- tection, disant et répétant <\ tous que ce nom, votre nom à vous, sainte Vierge Marie, lui porterait bonheur?. ...C'était ma fille, j'en ai fait la votre. Pouvez-vous l'oublier ? Est-ce que vous n'êtes pas engagée par là, sainte Vierge ? Est-ce que vous n'êtes pas engagée d'honneur, mainte- nant que je suis malheureux, maintenant que nous vous prions pour notre fille, pour la vôtre, à venir à notre secours et à guérir sa maladie ? La laisserez-vous devenir aveugle après la foi que j'ai montrée en vous ?.. . . Non! non! c'est impossible, et vous la guérirez!

Tels étaient les sentiments que laissait éclater h voix haute le malheu^ reux père, faisant appel au cœur de la sainte Vierge, la mettant en quel que sorte en demeure, et la sommant de payer sa dette de reconnaissance* Il était dix heures du soir.

La jeune fille, au moment de se coucher, imbiba d'eau de Lourdes un bandeau de toile et le plaça sur ses yeux, en le nouant derrière la tête.

Son âme était agitée. Sans avoir la foi de M. Moreau, elle se disait qu'après tout la sainte Vierge pourrait bien la guérir ; que, bientôt peut- être, à la fin de la neuvaine, elle aurait retrouvé la lumière. Puis le doute venait, et il lui semblait qu'un Miracle n'était pas fait pour elle. Toutes ces pensées roulant dans son esprit, elle eut grand' peine à s'endormir e" ce ne fut que fort tard qu'elle trouva enfin le sommeil.

Le lendemain matin, à son réveil, son premier mouvement, mouvement de vague espérance et d'inquiète curiosité, fut d'enlever le bandeau qui recouvrait ses yeux.

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Elle poussa un grand cri.

Tout autour d'elle, la lumière du jour naissant inondait la chambre. Et elle voyait clairement, nettement, distinctement. L'œil malade avait recouvré la santé ; l'œil qui était mort était ressuscité.

Marthe I Marthe ! cria-t-elle à sa sœur. J'y vois ! j'y vois ! Je suis guérie !

La jeune Marthe qui couchait dans la même chambre, se jette au bas du lit et accourt. Elle voit les yeux de ]\Iarie entièrement débarrassés de leur voile sanglant, ses yeux noirs et brillants, dans lesquels resplen- dissaient la force et la vie.

Le cœur de la petite fille se tourne vers le père et la mère qui man- quaient à cette joie.

Papa ! maman ! cria-t-clle.

Marie lui fit signe de se taire.

Attends, attends, dit-elle. Je veux savoir auparavant si je puis lire. Donne-moi un livre.

L'enfant en prit un sur la table de la chambre.

Tiens, dit-elle.

Marie ouvre le livre et y lit aussitôt, couramment, sans efforts, comme tout le monde. La guérison était comjJète, radicale, absolue, et la sainte Vierge n'avait pas fait les choses à demi.

Le père et la mère étaient accourus.

Papa, maman, j'y vois, je lis, je suis guérie !

Comment pourrions-nous peindre cette scène indescriptible ? Chacun la comprend, chacun peut la voir en descendant dans son propre cœur.

La porte de la maison n'était pas encore ouverte. Les fenêtres étaient fermées, et leurs vitres transparentes ne laissaient passer que les premières clartés du matin. Qui donc aurait pu entrer et se mêler à la joie de cette famille retrouvant tout à coup le bonheur?

Et cependant, ces chrétiens exaucés comprirent qu'ils n'étaient point seuls et qu'un être, puissant et invisible, était en ce moment au milieu d'eux.

Le père et la mère, la petite Marthe, tombèrent à genoux. Marie, encore couchée, joignit les mains et, de ces quatre poitrines oppressées d'émotion et de reconnaissance, sortit comme une action de grâces, le nom de la mère de Dieu :

O sainte Vierge IMarie, ô Notre-Dame de Lourdes ...

Quelles furent leurs autres paroles ? nous l'ignorons. Quant à leurs sentiments, qui ne les devine, en assistant par la pensée à ce merveilleux événement, à cet éclair de la puissance de Dieu, traversant tout à coup la destinée d'une famille éplorée, et changeant ses douleurs en félicité.

Est-il besoin d'ajouter que, peu de temps après, Mlle Marie Moreau allait avec ses parents remercier Notre-Dame de Lourdes, à la Grotte de

NOTRE-DAME DE LOURDES. 199

rApparition. Elle déposa ses vêtements sur l'autel et reprit, toute heu- reuse et toute fière de les porter, les couleurs de la Reine des vierges.

M. Moreau, dont auparavant la foi avait étû si grande, était dans la stupeur. Je croyais, disait-il, que ces grâces ne s'accordaient qu'à des saints. Comment se fait-il que de telles faveurs descendent aussi sur de misérables pécheurs comme nous ?

Ces faits ont eu pour témoins toute la population de Tartas, qui prenait part à l'affliction de cette famille, l'une des plus estimées du pays. Cha- cun dans la ville a vu et peut attester que la maladie, jusque-là si déses- pérée, avait été guérie soudainement dès le commencement de la neuvaine. La Supérieure du Sacré-Cœur d, Bordeaux, les cent cinquante élèves qui étaient les compagnes de j\nie Marie Moreau, les médecins de l'établisse- ment ont constaté et la gravité de son état avant les événements que nous avons racontés, et ensuite sa complète guérison. Elle rentra en effet à Bordeaux, elle passa encore deux ans pour terminer ses études.

Le médecin oculiste, M. Bermont, ne pouvait revenir de sa surprise en présence de cet événement, si en dehors de la portée de son art. Nous avons vu sa déclaratic nttostant l'état de la malade et reconnaissant l'im- puissance de la Médecine à obtenir une telle guérison " qui a persisté, *' dit-il, et qui persiste encore. Quant à l'instantanéité de cette guérison, *' telle qu'elle s'est produite, c'ost, ajoute-t-il, un fait hors ligne qui soit ** tout à fait des procédés au pouvoir de la science médicale. En foi *' quoi j'ai signé: Bermont^

Cette déclaration, datée du 8 Février 1859, est déposée à l'éveché de Tarbes avec un grand nombre de lettres et de témoignages des habitants de Tartas, parmi lesquels figure celui du maire de la ville, M. Desbord.

Mlle. Marie porta les couleurs de la Vierge jusqu'au jour de son mari- age, qui eut lieu quelques temps après la fin de ses études et sa sortie du Sacré-Cœur. Ce jour-là même, elle se rendit à Lourdes et quitta la robe de la jeune fille pour revêtir celle de l'épouse.

Elle voulait faire don de ce vêtement bleu et blanc à une autre enfant, aimée aussi par la Sainte Vierge, à Bernadette. Ayant la même mère, n'étaient-elles pas un peu sœurs ?

C'est le seul cadeau que Bernadette ait jamais accepté. Elle a porté pendant plusieurs années, jusqu'à ce qu'elle ait été tout à fait usée, cette robe dont les couleurs rappelaient la bienfaisante toute-puissance de la divine Apparition de la Grotte.

Voilà déjà onze ans que ces événements se sont accomplis. Le bien- fait accordé par la très-Sainte Vierge n'a point été retiré : la vue de Mlb. Moreau a continué d'être parfaite : jamais une rechute, jamais une indis- position, même légère. A moins d'un suicide, je veux dire d'un acte d'in- gratitude ou d'un abus de grâces, ce que Dieu ressuscite ne meurt plus. HesurgenSf jam non moritur.

200 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Mlle. Marie Moreau se nomme airjourd'hui Mme. d'Izarn de Villefort ; elle est mère de trois superbes enfants qui ont les plus beaux yeux du monde. Bien que ce soient des garçons, il n'en est pas un seul qui, par- mi ses prénoms de baptême, ne porte en tête le nom de Marie.

On comptait par centaines les cures miraculeuses. Il était impossible de tout vérifier. La commission épiscopale en s< rmit trente à son enquête approfondie. Elle se montra d'une extrême sévérité dans cet examen, et elle n'admit le surnaturel que lorsqu'il était absolument impossible de faire autrement. Elle repoussa notamment toutes les guérisons qui n'avaient pas eu un caractèie à peu près complet d'instantanéité et (j^ui avaient eu lieu progressivement; toutes celles qui avaient été obtenues, alors que l'on faisait encore usage d'un traitement médical, quelque impuissant qu'il eût été jusque là. " Quoique l'inefficacité des remèdes prescrits par la '' science eut été suffisamment reconnue, disait dans son rapport le secré- " taire delà Commission, on ne pourait pas en ce cas, rigoureusement et '' d'une manière exclusive, attribuer la guérison à la vertu surnaturelle de " l'eau de la Grotte, simultanément employée."

On avait, en outre, signalé à la Commission, comme ayant un caractère miraculeux, de nombreuses faveurs de Tordre spirituel, des grâces singu- lières, des conversions inespérées. Il était difficile de constater juridique- ment ces événements qui avaient pour théâtre le fond caché de ITime humaine et qui échappaient à tout contrôle étranger. Bien que de tels faits, de tels changements de cœur soient parfois plus étonnants et plus merveilleux que le redressement d'un membre ou la cessation d'une mala- die physique, la Commission jugea avec raison qu'elle ne devait point les comprendre dans la solennelle et publique enquête dont elle avait été chargée par l'Evèque.

Dans son rapport à Sa Grandeur, la Commission, d'accord avec les médecins, divisait en trois catégories les guérisons qu'elle avait étudiées et dont elle avait relaté soigneusement tous les détails dans ses procès-ver- baux, tous signés par les personnes guéries et par de nombreux témoins.

La première catégorie comprenait les cures, quelque frappantes qu'elles fussent, qui étaient susceptibles d'une explication naturelle. Elles étaient au nombre de six. C'étaient celles de Jeanne-Marie Arqué, veuve Crozat, de Biaise Maumus, de l'enfant Laffite, tous trois de Lourdes : de l'enfant Lasbareilles, de Gez ; de Jeanne Crassus, d'Arcizan-Avant ; de Jeanne Pomiès, de Loubajac.

La deuxième catégorie se composait des guérisons au sujet desquelles la Commission inclinait à admettre le surnatvirel. De ce nombre Jean Pierre Malou, Jeanne-Marie Daube, épouse Vendôme, Bernarde Soubies et Pauline Bordeaux, de Lourdes ; Jean-Marie Amaré, de Beaucens ; Marcelle Peyrègue, d'Agos ; Jeanne-Marie Massot Bordenave, d'Arras ; Jeanne Gezma, et Auguste Bordes, de Pontacq.

NOTRE-DAME DE LOURDES. ÎOl

*' La plupart de ces faits, disait l'eaquête modicale, présentent presque *' toutes les conditions voulues pour être admis dans l'ordre surnaturel. *' On trouvera peut-être qu'en les en excluant nous agissons avec une trop " grande réserve, et que nous montrons une conscience trop sévère. Mais " loin de nors plaindre de ce reproche, nous nous en félicitons, parce que " nous sommes convaincus qu'en pareille matière la sévérité est commandée •' par la prudence."

En ces circonstances, il suffisait à la Commission qu'une explication natu- relle, même entièrement invraisemblable, fût à la ngueur possible, pour que le miracle ne fût pas déclaré. Elle rangeait alor^' le fait dans la caté- gorie que nous venons d'indiquer.

La troisième classe comprenait les guérisons qui présentaient d'une façon évidente et indéniable le caractère surnaturel. Quinze, celles de Blaisette Soupenne, de Benoîte Gazeaux, de Jeanne Crassus, épouse Cro- zat, de Louis Bourriettc, do l'enfant Justin Boulioliorts, de Fabien et Suzanne Baron, de Lourdes ; celles de ^Nlme. veuve Rizau et de Henri Busquet, de Naj ; de Catherine Lata[)ie, de Loubajac ; de Mme. veuve Lanou, de Bordcres ; de Marianne Garrot et do Denjs Bouchot, de Lamarque ; de Jean-Marie Tambourné, de Saint Justin ; de Mlle. Marie Moreau de Sazenay, de Tartas ; de Paschaline Abbadie, de Kabasteins, furent reconnues comme incontestablement miraculeuses.

" Les maladies dont les sujets, favorisés de guérisons si subites et si '' frappantes, subissaient les atteintes, étaient la plupart de nature diffé- " rente, hsons-nous dans le Rapport de la Commission. Elles affectaient " des caractères variés. Elles appartenaient, les unes, à la pathologie " interne ; les autres, à la pathologie externe.

" Cependant, ces affections si diverses ont été guéries par l'emploi d'un " seul et même élément, tantôt en lotion, tantOt en boisson, et sur (|uelques ' sujets des deux manières à la fois.

" Or, dans l'ordre naturel et scientifique, outre que chacpie remède " n'est mis en usage que d'une manière déterminée, il est constant qu'il " n'a qu'une vertu spéciale appropriée à telle ou telle maladie, mais inef- " ficace, sinon nuisible, dans tous les autres cas. Ce n'est donc pas par " une propriété propre, inhérente à sa composition, que l'eau de Massa- " bielle a pu produire des guérisons si nombreuses, si extraordinaires, si " diverses, éteindre soudainement tant de maladies de genre si différent et " parfois même si opposé.

" Alors surtout, ajoutait-on, que la Science a déclaré avec autorité, par *' l'analyse des maîtres, que cette eau n'avait par elle-même aucun carac- " tère mméral et thérapeutique, et que, chimiquement, elle n'est autre " chose que de l'eau pure."

La Médecine, consultée, n'était point, après le mûr et consciencieux examen de ces guérisons extraordhiaires, moins décisive eu ses conclusions i

202 NOTRE-DAME DE LOURDES.

" En jetant un coup d'œil d'ensemble sur ces guérisons, disait le Rap- " port médical, on est frappé tout d'abord de la facilité, de la promptitude, " de l'instantanéité avec lesquelles ils sortent du sein de leur cause pro- " ductrice ; de la violation, du bouleversement complet de toutes les " méthodes thérapeutiques qui régnent dans leur accomplissement ; des " contradictions que reçoivent les préceptes et les prévisions de la Science, *' de cette espèce de dédain qui se joue de l'ancienneté, de la profondeur " et de la résistance du mal ; du soin caché, mais réel néanmoins, avec '' lequel toutes les circonstances sont arrangées et combinées, pour montrer " qu'il y a, dans la guérison qui s'opère, un événement tout à fait en '' dehors de l'ordre habituel de la nature. De tels phénomènes d('"'S=ient " la portée de l'esprit humain. Comment comprendrait-il, en effet, . .p- " position qui existe :

" Entre la simplicité du moyen et la grandeur du résultat ?

" Entre l'unité du remède et la diversité des maladies ?

" Entre la courte durée de l'application de l'agent curatif et la longueur '^ des traitements indiqués par l'art ou la science ?

" Entre l'efiScacité soudaine du premier et la longue inutilité des " seconds?

" Entre la chronicité du mal et l'instantanéité de la guérison ?

" Il y a certainement une Force contingente, supérieure à celles qui *' ont été départies à la nature ; étrangère, par conséquent, à l'eau dont " elle se sert pour les manifestations de sa puissance."

Devant tant de faits éclatants, si soigneusement et si publiquement avérés, en présence de l'enquête si consciencieuse, si complète, si appro- fondie de la Commission, en regard des déclarations et des conclusions si formelles de la Chimie et de la Médecine réunies, l'Evéque ne pouvait qu'être convaincu. Il le fut pleinement.

Toutefois, par cet esprit de prudence extrême que nous avons eu plu- sieurs fois l'occasion de remarquer dans le courant de ce récit, Mgr. Lau- rence, avant de prononcer solennellement le verdict épiscopal sur cette grande question, demanda une sanction nouvelle à ces guérisons miracu- leuses : la sanction du temps.

Il laissa s'écouler trois années.

Une seconde enquête fut faite alors. Les guérisons que nous avons signalées plus haut comme surnaturelles subsistaient. Nul ne vint ni retirer son premier témoignage, ni contester les faits. Les œuvres de Celui qui règne dans l'éternité n'ont rien à craindre de l'épreuve du temps.

Ce fut après cette surabondante série de démonstrations, de preuves et de certitudes que Mgr- Laurence rendit enfin le jugement qu'on attendait de lui. Le voici dans ses principales dispositions :

3Iandement de Mgr V Eve que de Tarhes portant jugement sur V Appari- tion qui a eu lieu d la Grotte de Lourdes.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 203

" Bertrand-Sévere Laurence, par la Miséricorde Divine et la gruce ** du Saint-Siège Apostolique, Evêque de ïarbes, Assistant au Trône '' Pontifical, etc.

" Au clergé et aux fidèles de notre diocèse, salut et bénédiction en Notre-Seigneur-Jésus-Christ.

" A toutes les époques de l'humanité, Nos Bien-Aimés Coopérateurs et " Nos Très-Chers Frères, de merveilleuses communications se sont établies *' entre le ciel et la terre. Dès l'origine du monde, le Seigneur apparut " à nos premiers parents pour leur reproclier le crime de leur désobéissane. *' Dans les siècles suivants, nous le voyons converser avec les Patriarches " et les Prophètes ; et l'Ancien Testament est souvent l'histoire des célestes " Apparitions dont furent favorisés les enfants d'Israël.

" Ces divines faveurs ne devaient pas cesser avec la loi mosaïque ; au " contraire, elles devaient être, sous la ^oi de grâce, et plus nombreuses, " et plus éclatantes.

*' Dès le berceau de l'Eglise, dans ces temps de persécution sanglante, " les chrétiens recevaient la visite de Jésus-Christ ou des Anges, qui *' venaient, tantôt leur révéler les secrets de l'avenir, tantôt les délivrer *' de leurs chaînes, tantôt les fortifier dans les combats. C'est ainsi, selon " la pensée d'un judicieux écrivain, que Dieu encourageait ces illustres *' confesseurs de la foi, alors que les puissants de la terre réunissaient tous *' leurs efforts pour étouffer dans son germe la doctrine qui devait sauver " le monde.

" Ces manifestations surnaturelles ne furent pas le partage exclusif des " premiers siècles du Christianisme. L'histoire atteste qu'elles se sont " perpétuées d'âge en âge pour la gloire de la Rchgion et l'édification des "Fidèles.

'• Parmi les célestes Apparitions, celles de la Très-Samte Vierge occu- *' pent une large place, et elles ont été pour le monde une source abon- *' dante de bénédictions. En parcourant l'univers catholique, le voyageur " rencontre, placés de distance en distance, des temples consacrés à la " Mère de Dieu ; et plusieurs de ces monuments doivent leur origine à " l'Apparition de la Reine du cie.. Nous possédons déjà un de ces sanc- " tuaires bénis, fondé, il y a quatre siècles, à la suite d'une révélation *' faite à une bergère, et des milliers de pèlerins vont tous les ans " s'agenouiller devant le trône de la glorieuse Vierge Marie pour implorer *' ses bienfaits. (1)

" Grâces soient rendues au Tout-Puissant ! dans les trésors infinis de *' ses bontés, il nous réserve une faveur nouvelle. Il veut que, dans le dio- *' cèse de Tarbes, un nouveau sanctuaire soit élevé à la gloire de Marie. " Et quel est l'instrument dont il va se servir pour nous communiquer ses

(1.) Notre-Dame de Garaiâoo.

204 NOTRE DAME DE LOURDES.

" desseins de miséricorde ? C'est encore ce qu'il y a de plus faible selon *' le monde : une enfant de quatorze ans, Bernadette Soubirous, née à ^' Lourdes, d'une famille pauvre,"

Ici, Sa Grandeur racontait sommairement les Apparitions de la Très- Sainte Vierge à Bernadette. Le lecteur les connait. Mgr. Laurence dis- cutait ensuite les faits.

'' Tel est en substance, continuait le Prélat, le récit que nous avons " recueilli de la bouche de Bernadette, en présence de la Commission, " réunie pour l'entendre ane seconde fois.

'' Ainsi la jeune fille aurait vu et entendu un être se disant l'Immacu- '' lée-Conception, et qui, bien que revêtu d'une forme humaine, n'aurait " été ni vu ni entendu par aucun des nombreux spectateurs présents à la " scène. Ce serait, par conséquent, un être surnaturel. Que faut-il pen- " ser de cet événement ?

•' Vous ne l'ignorez pas, nos Très-Chers Frères, l'Eglise apporte une '' sage lenteur dans l'appréciation des faits surnaturels : elle demande des " preuves certaines, avant do les admettre et de les proclamer divins. '' Depuis la déchéance originelle, l'homme, surtout en cette matière, est *• sujet à bien des erreurs. S'il n'est pas égaré par sa raison si débile, '' il peut être victime des artifices du démon. Qui ne sait que parfois il se '" transforme en ange de lumière pour nous faire tomber plus facilement *' dans ses pièges ? (1.) Aussi le Disciple bien-aimé nous recommande-t-il de ''' ne pas croire à tout esprit, mais d'éprouver si les esprits viennent de *' Dieu. (2.) Cette épreuve, nous l'avons faite, nos Très-Chers Frères '• L'événement dont nous vous entretenons est, depuis quatre années, l'ob- " jet de notre sollicitude ; nous l'avons suivi dans ses phases différentes ; " nous nous sommes inspiré auprès de la Commission, composée de prêtres '•' pieux, instruits, expérimentés, qui ont interrogé l'enfant, étudié les faits, " tout examiné, tout pesé. Nous avons aussi invoqué l'autorité de la ' science, et nous sommes demeurés convaincu que l'Apparition est surna- " turelle et divine, et que, par conséiiuent, ce (^ue Bernadette a vu, c'est i' la Très-Sainte Vierge. Notre conviction s'est formée sur le témoignage " de Bernadette, mais surtout d'après les faits qui se sont produits, et qui " ne peuvent être expliqués que par une intervention divine.

'' Le témoignage de la jeune fille présente toutes les garanties que nous "* pouvons désirer. Et d'abord, sa sincérité ne saurait être mise en doute. " Qui n'admire, en l'approchant, la simplicité, la candeur, la modestie de '^ cette enfant ? Pendant que tout le monde s'entretient des merveilles " qui lui ont été révélées, seule, elle garde le silence : elle ne parle que ** quand on l'interroge ; alors elle raconte tout sans affectation, avec une " ingénuité touchante ; et, aux nombreuses questions qu'on lui adresse,

(l.) 11 Cor., cap. XI, v. 14.— (2.) I Ep. Joan,, cap. iv, v. l.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 205

<' elle fait, sans hésiter, des réponses nettes, précises, pleines d'à-propos, ** empreintes d'une forte conviction. Soumises à de rudes épreuves, elle " n'a jamais été ébranlée par les menaces ; aux oflfres les plus généreuses, " elle a répondu par un noble désintéressement- Toujours d'accord avec " elle-même, elle a, dans les différents interrogatoires qu'on lui a fait subir, " constamment maintenu ce qu'elle avait déjà dit, sans y rien ajouter, sans " en rien retrancher. La sincérité de Bernadette est donc incontestable. " Ajoutons qu'elle est incontestée. Ses contradicteurs, quand elle en a " eu, lui ont eux-mêmes rendu cet hommage. ,

'' Mais si Bernadette n'a pas voulu tromper, ne s'est-elle pas trompée " elle-même ? N'a-t-elle pas cru voir et entendre ce qu'elle n'a point vu " ni entendu ? N'a-t-elle pas été victime d'une hallucination ? Comment " pourrions-nous le croire ? La sagesse de ses réponses révèle dans cette *' enfant un esprit droit, une imagination calme, un bon sens au-dessus de " son âge. Le sentiment religieux n' x jamais présenté en elle un carac- " tère d'exaltation ; on n'a constaté dans la jeune fille ni désordre intellcc- " tuel, ni altération de sens, ni bizarrerie de caractère, ni affection morbide, " qui ait pu la disposer à des créations imaginaires. Elle a vu, non pas " une fois seulement, mais dix-huit fois ; elle a vu d'abord subitement, '' alors que rien ne pouvait la préparer à révénement qui s'est accompli : " et durant la quinzaine, lorsqu'elle s'attendait à voir tous les jours, elle *' n'a rien vu pendant deux jours, quoic^u'ello se trouvât dans le même " milieu et dans des circonstances identiques. Et puis, que se passait-il <•' pendant les Apparitions? Il s'opérait une transformation dans Berna- " dette ; sa physionomie prenait une expression nouvelle, son regard s'cn- <' flammait, ^elle voyait des choses qu'elle n'avait plus vues, elle entendait " un langage qu'elle n'avait plus entendu, donc elle ne comprenait pas tou- " jours le sens, et dont cependant elle conservait le souvenir. Ces circons- '' tances réunies ne permettent pas de croire à une hallucination : la jeune " fille a donc réellement vu et entendu un .être se disant l'Immaculée- <' Conception ; et ce phénomène ne pouvant s'expliquer naturellement, '' nous sommes fondé à croire que l'Apparition est surnaturelle.

" Le témoignage de Bernadette, déjà important par lui-même, emprunte »' une force toute nouvelle, nous dirons même son complément, des faits *' merveilleux qui se sont accoraj)lis depuis le premier événement. Si l'on <' doit juger l'arbre par ses fruits, nous pouvons dire que l'Apparition " racontée par la jeune fille est surnaturelle et divine, car elle a produit " des effets surnaturels et divins. Que s'est-il passé, nos Très-Chers " Frères ? L'Apparition était à peine connue, que la nouvelle s'en répan- " dit avec la rapidité de l'éclair ; on savait ""que Bernadette devait aller * pendant quinze jours à la Grotte : et voilà que toute la contrée s'ébranle; '' des flots do peuple se précipitent vers le liçu de l'Apparition *. on attend " avec une religieuse impatience l'heure solennelle ; et pendant que la

206 NOTRE-DAME DE LOURDES.

" jeune fille, ravie, hors d'elle-même, est absorbée par l'objet qu'elle con- " temple, les témoins de ce prodige, émus, attendris, se confondent dans " un même sentiment d'admiration et de prière.

" Les Apparitions ont cessé ; mais le concours continue : les pèlerins *' venus des contrées lointaines, comme des pays voisins, accourent à la <' Grotte : on voit s'y presser tous les âges, tous les rangs, toutes les con- " ditions. Et quel est le sentiment qui pousse ces nombreux visiteurs ? ' Ah ! ils viennent à la Grotte pour prier et demander quelques faveurs " à l'Immaculée Marie. Ils prouvent, par leur attitude recueillie, qu'ils t' sentent comme un souffle divin qui anime ce rocher devenu à jamais t' célèbre. Des âmes, déjà chrétiennes, se sont fortifiées dans la vertu ; " des hommes, glacés par l'indifférence, ont été ramenés aux pratiques de " la Rehgion ; des pécheurs obstinés se sont réconcihés avec Dieu, après *• qu'on a eu invoqué en leur faveur Notre-Dame de Lourdes. Ces mer- " veilles de la grâce, qui portent un caractère d'universalité et de durée »' ne peuvent avoir que Dieu pour auteur. Ne viennent-elles pas, parcon- " séquent, confirmer la vérité de l'App arition ?

" Si, des effets produits pour le bien des âmes, nous passons à ceux qui *' concernent la santé des corps, que de nouveaux prodiges n'avons-nous '' pas à raconter?

Nos lecteurs se souviennent dujaillissementdela Source oii Bernadette but et se lava, en présence des multitudes. Il serait superflu de répéter ici ces détails.

" Des malades, reprenait l'Evêque, essayèrent de l'eau de la Grotte, et " ce ne fut pas sans succès ; plusieurs, dont les infirmités avaient résisté '' aux traitements les plus énergiques, recouvrèrent subitement la santé. ''Ces guérisons extraordinaires eurent un immense retentissement ; le •-' bruit s'en répandit bientôt au loin.

" Des malades de tous les pays demandaient de l'eau de Massabielle, *' quand ils ne pouvaient pas se transporter eux-mêmes à la Grotte. Que '< d'infirmes guéris, que de familles consolées !.. Si nous voulions invoquer *' leur témoignage, des voix innombrables s'élèveraient pour proclamer, '' avec l'accent de la reconnaissance, l'efficacité souveraine de l'eau de la *' Grotte. Nous ne pouvons faire ici l'énumération de toutes les faveurs " obtenues ; mais ce que nous devons vous dire, c'est que l'eau de Massa- *' bielle a guéri des malades abandonnés et déclarés incurables. Ces guéri- *' sons ont été opérées par l'emploi d'une eau privée de toute qualité *' naturelle curative, au rapport d'habiles chimistes qui en ont fait une " rigoureuse analyse. Elles ont été opérées les unes instantanément, les " autres après l'usage de cette eau, deux ou trois fois répété, soit en bois- '^ son, soit en lotion. En outre, ces guérisons sont permanentes- Quelle *' est la puissance qui les a produites ? Est-ce la puissance de l'organisme ? *' La Science, consultée à ce sujet, a répondu négativement. Ces guéri-

NOTRE-DAME DE LOURDES. 207

<' sons sont donc l'œuvre de Dieu. Or elles se rapportent à l'Apparition ; *' c'est elle qui est le point de départ : c'est elle qui a inspiré la confiance " des malades : il y a donc une liaison étroite entre les guérisons et l'Appa- *' tion ; l'Apparition est divine, puisque les guérisons portent un cachet " divin. Mais ce qui vient de Dieu est vérité ! Par conséquent, l'Appa- '' rition se disant l'Immaculée Conception, ce que Bernadette a vu et <' entendu, c'est la Tres-Sainte Vierge ! Ecrions-nous donc : le doigt de «< Dieu est ici ! Digitus Dei est Me.

'• Comment ne pas admirer, Nos Très-Chers Frères, l'économie de la " divine Providence ? A la fin de l'année 1854, l'immortel Pie IX pro- <' clamait le dogme de l'Immaculée Conception. Les échos portèrent jus- '' qu'aux extrémités de la terre les paroles du Pontife ; les cœurs catholi- '' ques tressaillirent d'allégresse, e' partout on célébra le glorieux privi- <' lége de Marie par des fêtes dont >e souvenir restera à jamais gravé dans " notre mémoire. Et voilà qu'environ trois ans après, la sainte Vierge, *' apparaissant à une enfant, lui dit: Je suis V Immaculée Conception.. " Je veux qiCon élève ici une chapelle en mon honneur. Ne semble-t-ellc *' pas vouloir consacrer par un monument l'oracle infaillible du successeur <' saint Pierre ?

" Et veut-elle que ce monument soit érigé ? C'est au pied de nos •' montaf^nes pyrénéennes, contrée se réunissent les nombreux étran- <• sers qui, de toutes les parties du monde, viennent demander la santé ci nos '' eaux thermales. Ne dirait-on pas qu'elle convie les fidèles de toutes les '' nations à venir l'honorer dans le nouveau temple qui lui sera bâti ? '* Habitants de la ville de Lourdes, réjouissez-vous ? l'auguste Marie dai- " gne abaisser sur vous ses regards miséricordieux. Elle veut qu'à cuté " de votre cité on lui élève un sanctuaire elle répandra ses bienfaits. " Remerciez-la de ce témoignage de prédilection qu'elle vous donne ; et, " puisqu'elle vous prodigue ses tendresses do mère, montrez-vous ses '' enfants dévoués par l'imitation de ses vertus et votre attachement iné- « ' branlable à la Religion.

" Du reste, nous aimons à le reconnaître, l'Apparition a déjà porté '' parmi vous des fruits abondants de salut. Témoins oculaires des événe- '•' ments de le Grotte et de ses heureux r»:^-^' .-., votre confiance a été " grande, comme a été forte votre convic*^* . -in^s avons admiré votre " prudence, votre docilité à suivre nos Cv- iseils dt. «soumission à l'Autorité ^' civile, lorsque, pendant quelques semaines, vous avez cesser vos " visites à la Grotte et refouler dans vos cœurs les sentiments que vous -' avait inspirés le spectacle qui avait si vivement frappé vos yeux pen- '' dant la Quinzaine des Apparitions.

" Et vous tous. Nos Bien- Aimés Diocésains, ouvrez vos cœurs à lespé- '' rance ; une ère nouvelle de grâces commence pour vous : vous êtes tous '* appelés à recueillir votre part des bénédictions qui nous sont promises.

208 NOTRE-DAME DE LOURDES.

" Dans vos supplications et dans vos cantiques, vous mêlerez désormais le " nom de Notre-Dame de Lourdes aux noms bénis de Notre-Dame de Ga- " raison, de Poeylaiin, de Héas et dePiétat.

" Du haut de ces sacrés sanctuaires, la Vierge Immaculée veillera sur " vous, et vous couvrira de sa protection tutélaire. Oui, nos Très-Chers ^' collaborateurs et Nos Très-Chers Frères, si, le cœur plein de confiance, " nous tenons les yeux fixés sur cette Etoile de la mer, nous traverserons, i sans crainte de naufrage, les tempêtes de la vie, et nous arriverons sains ^ et saufs au port de l'éternel bonheur.

" A CES CAUSES,

" Après avoir conféré avec Nos Vénérables Frères les Dignitaires, " Chanoines et Chapitre de notre église cathédrale ; '' LE SAINT NOM DE DIEU INVOQUE,

" Nous fondant sur les règles sagement tracées par Benoit XIV, dans '' son ouvrage de la Béatification et la Canonisation des saints, pour le *' discernement des Apparitions vraies ou fausses. (1.)

" Vu le rapport favorable qui nous a été présenté par la Commission i chargée d'informer sur l'Apparition à la Grotte de Lourdes et sur les " faits qui s'y rattachent ;

'' Vu le témoignage écrit des docteurs-médecins que nous avons consul- " tés au sujet de nombreuses guérisons obtenues à la suite de l'emploi de * l'eau de la Grotte ;

" Considérant d'abord que le fait de l'Apparition envisagé, soit dans '•' la jeune fille qui l'a rapporté, soit surtout dans les effets extraordinaires " qu'il a produits, ne saurait être exphqué que par l'intermédiaire d'une '' cause surnaturelle ;

" Considérant en second lieu que cette '•ause ne peut être que divine, '' puisque les effets produits étant, les uns, des signes sensibles de la grâce, <' comme la conversion des pécheurs, les autres, des dérogations aux lois *' de la nature, comme les guérisons miraculeuses, ne peuvent être rap. " portés qu'à l'Auteur de la grâce et au Maître de la nature ;

" Considérant enfin que notre conviction est fortifiée par le concours *' immense et spontané des fidèles à la Grotte, concours qui n'a point " cessé depuis les premières Apparitions, et dont le but est de demander " des faveurs ou de rendre grâces pour celles déjà obtenues ;

" Pour répondre à la légitime impatience de notre vénérable cha- " pitre, du clergé, des laïques de notre diocèse, et de tant d'âmes pieuses " qui réclament depuis longtemps de l'autorité ecclésiastiqi une décision " que des motifs de prudence nous ont fait retarder ;

" Voulant aussi satisfaire aux vœux de plusieurs de nos collègues dans " l'Episcopat et d'un grand nombre de personnages distingués, étrangers " au diocèse :

(1.) Liv. III. cb. Li.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 209

" Après avoir invoiiud les lumières du Saint Esprit et l'assistance de la " Très-Sainte Vierge,

" AVONS DECLARE ET DECLARONS CE QUI SUIT :

" Art. 1er. Nous jugeons que IImmaculee Marie, Mere de dieu, a " réellement apparu à Bernadette Soubirous, le 11 Février 1858 et jours " suivants, au nombre de dix-huit fois, dans la Grotte de Massabiclle, près " de la \ille de Lourdes ; que cette Apparition revêt tous les caractères " de la vérité, et que les fidèles sont fondés à la croire certaine.

" Nous soumettons humblement notre jugement au jugement du Souve- *' rain-Pontife, qui est chargé de gouverner TEglise universelle.

" Art. 2. Nous autorisons dans notre diocèse le culte de Notre-Dame " de la Grotte de Lourdes ; mais nous défendons de publier aucune for- '" mule particulière de prières, aucun canti(iue, aucun livre de dévotion, " relatif à cet événement, sans notre approbation donnée par écrit.

" Art. 3. Pour nous conformer à la volonté de la Sainte Vierge, plu- " sieurs fois exprimée lors de l'Apparition, nous nous proposons de bâtir '* un sanctuaire sur le terrain de la Grotte, qui est devenu la propriété des '" Evêques de Tarbes.

" Cette construction, vu la position abrupte et difficile des lieux, deman- " dera de longs travaux et des fonds relativement considérables. Aussi *' avons-nous besoin, pour réiiliser notre [âeux projet, du concours des " prëtîv;B et des fidèles de notre diocèse, des prêtres et des fidèles de la "• France et do l'Etranger. Nous faisons appel à leur cœur généreux, et *' partlcuhèrement à toutes les personnes pieuses Vie tous les pays, qui sont " dévouées au culte de l'Immaculée Conception de la Vierge Marie.. .

" Art. 4. Nous nous adressons avec confiance aux établissements des *' deux sexes, consacrés à l'enseignement do la jeunesse, aux congréga- '•' tiens des enfants de Marie, aux confréries de la Sainte Vierge et aux *' diverses associations pieuses, soit de notr*^ diocèse, soit de la France " entière . .

•"* Sera notre présent mandement lu]et publié dans toutes les églises, *' chapelles et oratoires des séminaires, collèges et hospices de notre dio- " cèsc, le dimanche qui suivra sa réception.

" Donne à Tarbes, dans notre palais épiscopal, sous notre seing, notre *' sceau et le contre-seing de notre secrétaire, le 18 Janvier 18G2, fête " de la Chaire de Saint Pierre à llonie.

. " t BERTRAND-Sre, Eveque de tarées."

Par Mandrment.

FouRCADE, chanoine^ secri'taire.

Au nom de Tévèché, c'est-à-dire au nom de l'Eglise, Mgr. Laurence,

acheta ii la ville de Lourdes la Grotte, le terrain (pai l'entoure et le groupe

entier des Hoches Massal)ielle. M. Lacadé était toujours maire. Ce fut

l'ii qui pi'oposa au conseil municipal de céder à l'Eglise, Epouse du Christ,

0

210 NOTRE-DAME DE LOURDES.

ces lieux à jamais sacrés était apparue la Mère de Dieu. Ce fut lui qui en signa la vente définitive.

M. Kouland autorisa cette vente et autorisa aussi la construction d'une église en mémoire éternelle des Apparitions de la Très-Sainte Vierge à Bernadette Soubirous, en mémoire du jaillissement de la Source et des miracles sans nombre qui s'étaient accomplis pour attealer la réalité des visions divines.

Tandis que le vaste temple dédié à l'Immaculée Conception sur les roches abruptes de Massabielle s'élevait pierre à pierre au-dessus de ses fondations, Notre-Dame de Lourdes continuait de répandre sur les hommes des miracles et des bienfaits. A Paris, à Bordeaux, en Périgord, en Bre- tagne, en Anjou, au milieu des campagnes solitaires, au sein des villes populeuses, on invoquait Notre-Dame de Lourdes, et partout Notre-Dame de Lourdes répondait par des signes irrécusables de sa puissance et de sa bonté.

Racontons encore, avant de clore ce récit et de présenter le tableau de de ce qui existe aujourd'hui, deux de ces divines histoires. Dans la vie de l'auteur de ce livre, la première forme un épisode qui ne s'effacera jamais son souvenir. Voici cet épisode, tel que nous l'écrivîmes il y a bien- tôt sept ans. '

LIVRE DIXIEME. Deux épisodes.

Guérison de M. Lassère, l'auteur de ce livre et celle de M. Jules

Lacassagne.

" Pendant toute ma vie j'ai joui d'une vue excellente. Je distinguais les objets à une immense distance ; et, d'autre part, je lisais couramment un livre, quelque rapproché qu'il fût de mes yeux. Des nuits passées à l'étude ne m avaient jamais fait éprouver la moindre fatigue. J'étais émerveillé, j'étais heureux de la souplesse et de la force de cette vue, si puissante et si nette. Aussi éprouvai-je une grande surprise et un cruel désenchantement lorsque, dans le courant de juin et de juillet 1862, je sentis ma vue s'affaiblir peu à peu, s'appesantir aux travaux du soir et finir graduellement par me refuser tout service, au point que je dus cesser com- plètement de lire et d'écrire. Si j'essayais de prendre un livre, voilà qu'au bout de trois ou quatre lignes, quelquefois dès le premier regard, j'éprouvais dans la partie supérieure des yeux une telle fatigue qu'il m'é- tait absolument impossible de continuer. Je consultai plusieurs médecins et notamment deux illustres spécialistes, M. Desmares et M. Giraud. ïeulon.

Les remèdes qni me furent ordonnés ne me firent à peu près rien. Après un repos assez suivi et un régime ferrugineux, il y eut d'aboid une certaine amélioration, et un jour je pus lire et écrire pendant un temps

NOTRE-DAME DE LOURDES. 211

assez notable, dans l'aprôs-midi ; mais, le lendemain, je me sentis retomber dans le même état. C'est alors que j'essayai des remèdes locaux, de douches d'eau froide sur la prunelle, de venteuses à la nuque, d'un sys- tème d'hydrothérapie générale, de lotions alcooliques aux régions voisines de l'œil. Quelquefois, bien rarement, j'éprouvais un soulagement mo- mentané à cette fatigue excessive que je ressentais constamment, mais cela ne durait que quelques instants, et, en somme, mon mal prenait insen- siblement cette physionomie chronique qui caractérise les infirmités incurables.

J'avais, sur le conseil des médecins, condimmé mes yeux à un repos absolu. Non content de ne sortir qu'en me précautionnant de lunettes bleues, j'avais quitté Paris pour la campagne, et je m'étais retiré chez ma mère, au Ceux, sur les bords de la Dordogne. J'avais pris pour secrétaire un enfant qui me lisait les livres que j'avais besoin de consulter, et qui écrivait sous ma dictée.

Septembre était arrivé. Cet état durait depuis environ trois mois et je commençais à m'inquiéter très-sérieusement. J'avais d'immenses tris- tesses dont je ne parlais à personne. Mes parents et mes amis avaient aussi les mêmes craintes, mais ils ne me les manifestaient point ; nous étions, moi comme eux, eux comme moi, à peu près convaincus que ma vue était perdue, mais chacun de nous essayait de donner un espoir qu'il n'avait pas lui-même et nous nous cachions nos mutuelles alarmes.

J'ai un ami très-intime, un ami de la première enfance, à qui je confie habituellement mes peines et mes joies. Je dictai pour lui à mon secrétaire une lettre dans laquelle je lui parlais de la situation douloureuse je me trouvais placé et des angoisses que j'éprouvais pour l'avenir.

L'ami dont je parle est protestant et sa femme est également protes- tante : cette double circonstance est à noter. Par des raisons fort graves, je ne puis le nommer ici en toutes lettres ; nous l'appellerons M. de ***.

Il me répondit quelques jours après. Sa lettre m'arriva le 15 septembre et elle me surprit étrangement. Je la transcris ici sans y changer u mot :

" Mon cher ami, me disait-il, tes quelques lignes m'ont fait plaisir ; *' mais, ainsi que je t'ai déjà dit, il me tarde d'en voir de ton écriture. *' Ces jours derniers, en revenant de Cauterets, je suis passé à Lourdes ** (près de ïarbes) : j'y ai visité la célèbre Grotte et j'ai appris des *' choses si merveilleuses en fait de guérisons produites par ses eaux, prin- *' cipalement pour les maladies d'yeux, que je t'engage très-sérieusement *' à en essayer. Si j'étais catholique, croyant, comme toi, et si j'étais ** malade, je n'hésiterais pas à courir cette chance. S'il est vrai que des <' malades ont été subitement guéris, tu peux espérer d'en grossir le *' nombre ; et si cela n'est pas vrai, qu'est-ce que tu risques à en essayer ? ** J'ajoute que j'ai un peu un intérêt personnel à cette expérience. Si ell

212 NOTRE-DAME DE LOURDES.

*' réussissait, quel fait important pour moi à enregistrer ! Je serais en pré- *' sence d'un fait miraculeux ou tout au moins d'un événement dont le ** témoin principal serait hors de toute suspicion.

" Il parait, ajoutait mon ami en post-scriptum, qu'il n'est pas nécessaire " d'aller à Lourdes même pour prendre cette eau et qu'on peut s'en faire *' envoyer. ïu n'as qu'à en demander au curé de Lourdes, il t'en cxpé- *' diera. Il faut préalablement accomplir certaines formalités que je ne *' saurais guère t'iudiquer ; mais le curé de Lourdes te renseignera. Prie- '•' le aussi de t' envoyer une petite brochure du vicaire général de Tarbes, *' qui relate les faits miraculeux les mieux constatés."

Cette lettre de mon ami était faite pour m'étonner. C'est un esprit net, positif, mathématique, trùs-élevé par sa nature, mais en même temps très- peu porté aux illusions de l'enthousiasme ; avec cela, protestant. Un con- seil comme celui qu'il me donnait très-sérieusement et avej une vive insis- tance, un tel conseil venant de lui me jeta dans la stupéfaction.

Je résolus pourtant de ne pas le suivre.

*' Il me semble, lui répondis-je, que je vais aujourd'hui un peu moins *' mal. Si ce moins mal devient un mieux et si ce mieux se continue, je " n'aurai pas besoin de recourir pour cette fois au remède extraordinaire *' que tu me conseilles, et pour lequel d'ailleurs je n'ai point peut-être la '• foi nécessaire."

Il faut qu'ici je confesse, non «ans rougir, les secrets motifs de ma résistance.

Quoi que je pusse dire, la foi ne me manquait point ; et. sans savoir ce que c'était que l'eau de Lourdes autrement que par les impertinences de quelques journaux mal pensants, j'avais la certitude morale que là, comme en bien d'autres endroits, la puissance de Dieu pouvait se manifester par des guérisons. Je dis plus : j'avais même comme un pressentiment assuré que si j'essayais de cette eau jailHe, disait-on, à la suite d'une Apparition de la sahite Vierge, je serais guéri. Mais je redoutais, je l'avoue, la responsabilité d'une grâce si grande. " Si la médecine ordinaire te guérit, me disais-je à moi-même, tu seras quitte de tout après avoir payé le Docteur. Tu seras dans les mêmes conditions que tout le monde. Mais si Dieu te guérit par un Miracle, par un effet spécial de sa puissance, par une intervention directe et personnelle, ce sera pour toi une toute autre affaire et tu seras alors obligé d'amender sérieusement ta vie et de devenir un saint. Ces yeux dont tu es si peu le maître, dès que Dieu te les aura en quelque sorte donnés de sa propre main une seconde fois, pourras tu les laisser, comme tu le fais, s'égarer sur ce qui les séduit, errer sur ce qui peut te troubler ? Après un miracle opéré en ta faveur. Dieu exigera son salaire : et ce salaire sera plus pénible à payer que celui du Médecin. Il te faudra désormais surmonter tel penchant mauvais, acquérir elle vertu, que sais-je encore ? Ah ! cela n'est pas possible I"

N0TRE-DAM3 DE LOURDES. 213

Et mon misérable cœur, redoutant sa faiblesse, se refusait à la grâce de Dieu.

Voilà pourquoi, voilà comment je me roidissais contre le conseil do recourir à cette intervention miraculeuse, contre le conseil que la Provi- dence, toujours profonde dans ses voies, m'envojait par deux protestants» par deux hérétiques en dehors de TEglise. Mais je m'agitais vainement : une parole intérieure me disait que la main des hommes serait impuissante à me guérir et que le Maître que j'avais si souvent offensé voulait lui- même me rendre la vie, et, par là, me faisant don d'une vie nouvelle, expérimenter si je la saurais mieux employer.

Mon état demeurait stationnaire ou même s'aggravait lentement.

Dans les premiers jours d'octobre, je fus obligé de faire un voyage à Paris.

Far une coïncidence toute fortuite, M. de*** s'y trouvait en ce moment avec sa femme. Ma première visite fut pour eux. Mon ami était des- cendu chez sa sœur, Mme P., qui habite Paris avec son mari.

Et vos yeux ? me demanda Mme de *** dès que j'entrai dans le salon.

Mes yeux sont toujours dans la mémo situation, et je commence à croire qu'ils sont à jamais perdu.

Mais pourquoi n'essaies-tu pas du remède que nous t'avons conseillé ? me dit mon ami. Je ne sais quoi me donne l'espérance que tu guérirais.

Bah ! lui répondis-je, je t'avouerai que, sans nier précisément et sans être hostile, je n'ai pas grand foi en toutes ces eaux et en ces prétendues Apparitions. Tout cela est possible et je n'y répugne point ; mais ne l'ayant point examiné, je ne l'affirme ni ne le conteste : c'est en dehors de moi. En somme, je n'ai pas envie de recourir au moyen que tu me conseilles.

ïu n'as pas d'objections valables, me répliqua-t-il. D'après tes prin- cipes religieux, tu dois croire et tu crois à la possibilité de ces choses-là. Eh bien, pourquoi alors ne tenterais-tu point l'expérience ? Qu'est-ce qu'il t'en coûte ? Je te l'ai dit, la chose ne peut te faire de mal, puisque c'est de l'eau naturelle, qui est chimiquement composée comme l'eau ordinaire ; €t, puisque tu crois aux miracles et que tu as foi en la religion, n'es-tu pas déjà frappé qu'un tel recours à la Sainte Vierge te soit conseillé, et avec cette insistance, par deux protestants ? Je te le déclare à l'avance, si tu es guéri, ce sera là, contre moi, un terrible argument.

Mme de*** joignit ses instances à celles de son mari ; M. et Mme P., qui sont tous deux catholiques, insistèrent non moins vivement. J'étais poussé dans mes derniers retranchements.

Eh bien ! leur dis-je alors, je vais vous avouer toute la vérité et vous ouvrir le fond de mon cœur. La foi ne me manque point, mais j'ai des

214 NOTRE-DAME DE LOURDES.

défauts, des faiblesses, mille misères, et tout cela tient, hélas ! aux fibres les plus vivantes et les plus sensibles de ma malheureuse nature. Or, un miracle comme celui dont je pourrais être l'objet m'imposerait l'obligation de tout sacrifier et de devenir un saint : ce serait une responsabilité terrible, et je suis si lâche qu'elle me fait peur. Si Dieu me guérit, que va-t-il exiger de moi ? tandis 'qu'avec im Médecin, j'en serai quitte avec un peu d'argent. C'est odieux, n'est-ce pas ? mais telle est la triste pusil- lanimité de mon cœur. Vous supposiez ma foi chancelante ? Vous ima- giniez que je craignais de voirie miracle ne pas réussir ? Détrompez-vous : j'ai peur qu'il réussisse !

Mes amis cherchèrent à me convaincre que je m'exagérais d'un côté la responsabilité dont je parlais et que je la diminuais de l'autre.

Tu n'es pas moins obligé maintenant à la vertu que tu ne le serais à la suite de l'événement que nous supposons, me disait M. de ***. Et d'ailleurs, quand ta guérison se ferait par les mains d'un Médecin, ce n'en serait pas moins une grâce de Dieu, et alors les scrupules auraient les mêmes raisons d'élever la voix contre tes faiblesses ou tes passions.

Tout cela ne me semblait point, parfaitement juste et M. de * * * esprit logique s'il en fut jamais, se rendait probablement compte de ce que son raisonnement avait d'inexact ; mais il voulait, autant que possible, calmer les appréhensions que je ressentais si vivement et me décider à suivre le conseil qu'il me donnait, sauf ensuite à me rappeler lui-même cette grave responsabilité sur laquelle il essayait alors de me rassurer.

Vainement je tentai encore de me débattre contre l'insistance de plus en plus pressante de mon ami, de sa femme et de ses hôtes. Je finis, de guerre lasse, par leur promettre de faire ce qu'ils désiraient.

Dès que j'aurai un secrétaire, leur dis-je, j'écrirai à Lourdes ; mais je suis arrivé d'aujourd'hui seulement et je n'ai pas eu encore le temps d'en chercher un.

Mais je t'en servirai ! s'écria mon ami.

Eh bien soit ! demain nous déjeunerons ensemble au café de Foy. Je te dicterai une lettre après déjeuner.

Pourquoi pas tout de suite ? me dit-il vivement. Nous gagnons un jour.

Il y avait dans la chambra voisine du papier et de l'ancre. Je lui dictai une lettre pour M. le Curé de Lourdes, et elle fut mise à la poste le soir même.

Le lendemain, M. de *** vint chez moi.

Mon bon ami, me dit-il, puisque le sort en est et que tu vas déci- dément tenter la chose, il faut la faire sérieusement et te mettre dans les conditions requises pour qu'elle réussisse, sans quoi l'expérience serait absolument vaine. Fais les prières nécessaires, va te confesser, mets ton âme dans un état convenable, accomplis les dévotions que ta religion t'ordonne. Tu comprends que ceci est d'une nécessité primordiale.

NOTRE-DAME DE LOURDES. 215

Tu as parfaitement raison, lui r^jpondis-je, et je ferai ce que tu me dis. Mais il faut avouer que tu es un singulier protestant. Ces jours-ci tu me prêchais la foi, aujourd'hui tu me prêches les pratiques religieuses. Les rôles sont étrangement intervertis, et qui nous entendrait, toi, le pro- testant, moi, le catholique, serait fortement étonné ; et, je Tavoue, hélas î l'impression produite ne serait pas à mon avantage.

Je suis un homme de science, répliqua de***Et je veux tout naturel- lement que, puisque nous faisons une expérience, nous la fassions dans les conditions voulues. Je raisonne comme si je faisais de la physique ou de la chimie.

Je le déclare, à ma honte, je ne me préparai point comme me le conseil- lait si judicieusement mon ami. J'étais en ce moment même dans une très-mauvaise disposition d'urne : ma nature était profondément agitée, troublée et inclinée au mal.

Je reconnaissais cependant la nécessité d'aller me jeter aux pieds de Dieu ; mais comme je n'avais point commis de ces fautes matérielles et brutales, contre lesquelles on réagit soudain, je différais de jour en jour. L'homme est plus rebelle au sacrement pendant la tentation que lorsque la faute commise est venue l'abattre et l'humilier. C'est qu'il est plus diffi- cile de combattre et de résister, que de demander grâce après la défaite. Qui ne l'a éprouvé ? . .

Une semaine environ se passa ainsi ; M. et Mme d *** s'informaient chaque jour si je n'avais point encore de nouvelles de l'eau miraculeuse? et si le Curé de Lourdes ne m'avait point écrit. M. le Curé me répondit enfin, m'annonçant que l'eau de Lourdes avait été mise au chemin de fer et qu'elle ne tarderait point à me parvenir.

Nous attendions ce moment, avec uue impatience bien concevable; mais, le croira-t-on ? la préoccupation était beaucoup moins grande chez moi que chez mes amis protestants-

L'état de mes yeux était toujours le même : impossibiUté absolue de lire et d'écrire.

Un matin,— C'était le vendredi 10 octobre 1862,— j'attendais M. de*** dans la galerie d'Orléans, au Palais-Royal. Nous devions déjeuner en- semble. Comme j'étais en avance au rendez-vous, je regardais çà et aux boutiques de la galerie, et je lus à la devanture du libraire Dentu deux ou trois affiches de livres nouveaux. Il n'en fallut point davantage pour jeter mes yeux dans une fatigue excessive. J'en étais venu à ne pouvoir pas même arrêter ma vue sur ces gros caractères, sans être saisi aussitôt par une lassitude invincible. Cette petite circonstance me plongea dans une profonde tristesse, en me faisant mesurer une fois de plus toute l'étendue de mon mal.

Dans l'après-midi je dictai trois lettres à M. de*** ; et, à quatre heures, après l'avoir quitté, je rentrai chez moi. Au moment j'allais monter V escalier, mon concierge m'appela.

216 NOTRE-EA:.iE DE LOURDES.

On a apporté du cliemia de fer une petite caisse pour vous, me dit-il.

J'entrai vivement dans la loge. Une jietite caisse en bois blanc s'y trouvait en effet, portant d'une part mon adresse, et de l'autre ces mots, destinés sans doute à l'octroi : " Eau naturelle."

C'était l'eau de Lourdes.

J'éprouvai au fond de moi-même une violente én'otion ; mais je n'en laissai rien paraître.

C'est bien, dis-je à mon concierge. Je prendrai cela tout à l'heure Je vais rentrer sans tarder.

Et je ressortis tout pensif. Je me promenai un instant dans la rue.

La chose devient sérieuse, pensai-je en moi-même. De *** a raison ; il faut que je me prépare. Dans h situation d'âme oii je suis depuis quel- que temps, je ne puis, sans m'ôtre puriiié, demander à Dieu de faire un miracle en ma faveur. Ce n'est pas avec un cœur encore rempli de misères volontaires que je puis implorer de lui une grâce si grande. Que je tente moi-même de guérir mon âme avant de le supplier de guérir mon corps 1

Et, réfléchissant à ces graves considérations, je me dirigeai vers la maison démon confesseur, ]\L l'abbé Fcrrand de Missol,qui demeure tout à fait dans mon voisinage. J'étais heureusement certain de le rencontrer, car nous étions au vendredi, et c'est ce jour-là qu'il est chez lui.

Il s'y trouvait ; mais beaucoup de personnes l'attendaient déjà dans son antichambre et devaient naturellement le voir avant moi. Quelqu'un de sa famille venait en outre de lui arriver à l'improviste. Sa servante me fit part de tout cela et m'engagea à revenir le soir af)rès son dîner, c'est-à- dire vers sept heures.

Je me résignai à ce parti.

Arrivé à la porte de la rue, je m'.irrêtai un instant. Je balançai entre le désir d'aller faire une visite qui me tenait à cœur, et la pensée de ren- trer chez moi pour prier. Mon penchant me portait avec une extrême violence du coté de la distraction, tandis qu'une voix grave, une voix qui me semblait faible que parce tpie j'avais coutume de lui être sourd, une voix profonde et sacrée m'appelait au recueillement.

J'hésitai un long moment, délibérant en moi-même.

Enfin le bon mouvement l'emporta et je revins vers la rue de Seiiie.

Je pris chez mon concierge la petite caisse à laquelle était jointe une notice sur les Apparitions de Lourdes, et je gravis rapidement l'escalier.

Arrivé dans mon appartement, je m'agenouillai au bord de mon lit et je priai, tout indigne que je me sentais de tourner mes regards vers le ciel et de parler à Dieu.

Puis je me relevai. J'avais, en entrant, placé sur ma cheminée la petite caisse en bois blanc et la brochure. Je regardais à chaque instant cette

NOTRE-DAME DE LOURDES. 217

boîte qui contenait l'eau mystérieuse, et il me semblait que dans cette chambre solitaire quelque cl: >se de grand allait se passer. Je redoutais de toucher de mes mains impures à ce bois qui renfermait cette onde sacrée, et, d'un autre coté, je me sentais étrangement tenté de l'ouvrir et de ne pas attendre la confes.'^'on que je me propoc-^is de faire le soir. Cette lutte dura quelques instants ; elle se termina par une prière :

" Oui, mon Dieu, m'écriai-je, je suis un misérable pécheur, indigne d'élever la voix vers vous et de toucher un objet que vous avez béni. ]Mais c'est l'excès même de ma misère qui doit exciter votre compassion. Mon Dieu, je viens a vous et à la Sainte Vierge Marie, plein de foi et d'aban- don ; et, du forid de Tabîme, j'élève mes cris vers vous. Ce soir, je con- fesserai mes fautes à votre ministre, mais ma foi ne peut pas et ne veut pas attendre. Pardonnez-moi, Seigneur, et guérissez-moi. Et vous, Mère de miséricorde, venez au secours de votre malheiu*eux enftmt !"

Et, m'étant ainsi reconforté par la prière, j'osai ouvrir la petite caisse dent j"ai parlé. Elle contenait une bouteille pleine d'ean.

J'enlevai le bouchon, je versai de l'eau dans une tasse et je pris dans ma commode une serviette. Ces vulgaires préparatifs, que j'accomplis- cais avec un soin minutieux, étaient empreints, je m'en souviens encore, d'une secrète solennité qui me frappait moi-même, tandis que j'allais e^ venais dans ma chambre. Dans cette chambre je n'étais pas seul : il étai manifeste qu'il y avait Dieu. La Sainte Vierge, mvoquée par moi, y étai' aussi sans doute.

La foi, une foi ardente et chaude, était venu embraser mon àme.

Quand tout fut achevé, je m'agenouillai de nouveau.

" 0 Sainte Vierge Marie, dis-je à haute voix, ayez pitié de moi et guérissez mon aveuglement physi(pie et moral î "

Et en disant ces paroles, le cœur plein de confiance, je me frottai suc- cessivement les deux yeux et le front avec ma serviette que je venais de tremper dans l'eau de Lourdes. Ce geste que je viens de décrire ne dura pas trente secondes.

Qu'on juge de mon saisissement, j'allais presque dire de mon épouvante î A peine avais je touché de cette eau miraculeuse mes yeux et mon front que je me sentis guéri tout h coup, brusquement, sans transition, avec une soudaineté que, dans mon langage imparfait, je ne puis comparer qu'à celle de la foudre.

Etrange contradiction de la nature humaine ! Un instant auparavant, j'en croyais ma foi qui me promettait ma guérison ; et maintenant, je n'en pouvais croire mes sens qui m'assuraient que cette guérison était accom- plie !

Non ! je n'en croyais point mes sens. Tellement que, malgré cet effet en quelque sorte foudroyant, je commis la faute de Moïse et je frappai

218 NOIRE-DAME DE LOURDES.

deux fois le rocher. Je veux dire que, pendant un certain temps encore, je continuai de prier et de mouiller mes yeux et mon front, n'osant point vérifier ma guérison.

Au bout de dix minutes pourtant, la force que je sentais toujours dans mes yeux et l'absence complète de lourdeur dans la vue ne pouvaient plus me laisser aucun doute.

Je suis guéri ! m'écriai-je.

Et je courus pour prendre un livre quelconque et lire. . . Je m'arrêtai tout à coup. Non ! non î me dis-je en moi-même, ce n'est pas un livre quelconque que je puis prendre en ce moment.

Et j'allai chercher alors sur ma cheminée la notice sur les Apparitions Certes, ce n'était que justice.

Je lus cent quatre pages sans m'interrompre et sans éprouver la moindre fatigue ! Vingt minutes auparavant je n'aurais pas pu lire trois hgnes.

Et si je m'arrêtai à la page 104, c'est qu'il était cinq heures trente- cinq minutes du soir et qu'à cette heure là, le 10 Octobre, il fait à peu près nuit à Paris. Lorsque je quittai le livre, on allumait déjà le gaz dans les magasins de la rue que j'habit'^'.

Le soir je me confessai et je fis part à l'abbé Ferrand de la grande grâce que la Sainte Vierge venait de me faire. Quoique je ne fusse nul- lement préparé, ainsi que je l'ai dit, il voulut bien me permettre de com- munier le lendemain, pour remercier Dieu d'un bienfait si extraordinaire et pour fortifier les résolutions qu'un tel événement devait faire naître en mon cœur.

M. et Mme. de***, comme on le pense bien, furent singulièrement remués par cet événement auquel la Providence leur avait fait prendre une part si directe. Quelles réflexions firent-ils ? Quelles pensées vinrent les visi- ter ? Que se passa-t-il dans le fond de ces deux âmes ? C'est leur secret et le secret de Dieu. Ce que j'en pus savoir, je n'ai point reçu le droit de le dire.

Quoi qu'il en soit, je connaissais la nature de mon ami. Je le laissai réfléchir, mais je ne le pressai point de conclure. Je savais et je sais que Dieu a son heure et qu'il connait ses voies. Son action était trop visible dans tout ce qui venait d'arriver pour que je ne redoutasse point d'inter- venir moi-même, malgré le désir que j'avais et que mes amis n'ignoraient point, de les voir entrer dans la seule Eglise qui contienne Dieu tout entier.

Je regrette de ne pouvoir m'arrêter ici pour contempler un instant dans mon souvenir ces deux êtres, qui me sont chers, recevant par le contre- coup du miracle dont j'avais été l'objet, les premières secousses que donne la Vérité à ceux qu'elle veut conquérir

Sept années se sont écoulées depuis ma miraculeuse guérison. Ma vue

NOTRE-DAME DE LOURDES. 21^

est excellente. Ni la lecture, ni le travail ardu, ni les longues veilles ne la fatiguent. Dieu me fasse la grâce de ne la jamais employer qu'au ser- vice du bien !"

Autre épisode. Guérison de M. Jules Lacassagne.

Il y a, dans la vie civile, des hommes dont le type accentué ressemble à s'y méprendre à celui du soldat. Bien qu'ils n'aient jamais vécu dans les camps, tous ceux qui l3S voient passer et qui ne les connaissent pas les prennent immanquablement pour d'anciens militaires. Ils en ont le port un peu roide, l'allure ferme, l'aspect enrégimenté et aussi la bonhomie cachée. On les rencontre surtout dans ces administrations mixtes comme les douanes, les eaux et forêts, qui, tout en étant purement civiles, empruntent leurs formes hiérarchiques et leur fonctionnement au système adopté pour l'armée. D'un coté, ils ont, comme les hommes de la vie privée, une famille, un intérieur, une existence domesti(i[ue ; de l'autre, ils sont plies par mille cotés aux multiples exigences d'une règle toute mihtaire. Il en résulte ces physionomies singulières dont je parle et (^ue tout le monde connaît.

Donc, si vous avez jamais vu un brave officier de cavalerie vêtu en bour- geois, les cheveux courts, la moustache coupée en brosse et bientôt grison- nante ; si vous avez remarqué, parmi ses énergiques traits, ces plis verti- caux et rectilignes qui ne sont pas encore des rides et qui semblent parti- culiers à ces visages soldatesques ; si vous avez arrêté votre regard sur ces fronts, rebelles au chapeau, qui paraissent faits exprès pour le képi ou le tricorne aux galons d'argent, sur ces yeux fermes et doux qui, le jour, sont habitués à braver le péril et qui, le soir, aiment à s'adoucir dans l'in- timité du foyer et à se reposer sur des têtes d'enfants ; si vous vous souve- nez de ce type caractéristique, je n'ai pas besoin de vous peindre M. Roger Lacassagne, employé aux douanes de Bordeaux : vous le connaissez comme moi.

Lorsque, il y a bientôt deux ans, j'eus l'honneur de visiter cliez lui rue du Chai des Farines, 6, à Bordeaux, je fus frappé d'abord par cette aspect sévère et cet abord réservé.

Il me demanda, avec cette politesse un peu brusque des hommes de discipline, quel était l'objet de ma visite. *

Monsieur, lui dis-je, j'ai appris l'histoire de votre voyage à la Grotte de Lourdes, et, dans l'intérêt d'études que je fai.-? en ce moment, je suis venu pour entendre ce récit de votre bouche.

Aux mots '* la Grotte de Lourdes " ce rude visage s'était épanoui et l'émotion d'un puissant souvenir avait tout à coup attendri ces lignes austères.

Asseyez-vous, me dît ce brave homme, et pardonnez-moi de vous recevoir dans cette pièce en désordre. Ma famille part aujourd'hui pour Arcachon et vous nous voyez dans tout l'embarras du (.léiuénagemeut.

220 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Cela ne fait rien. Racontez-moi les événements dont on m'a parlé et que je ne connais que confusément.

Pour moi, dit-il d'une voix je sentais des larmes, pour moi, je n'en oublierai de ma vie aucun détiil.

" Monsieur, reprit-il après un moment de silence, je n'ai que deux iils. Le plus jeune dont j'ai seulement à vous entretenir s'appelle Jules. Il va venir tout à l'heure. Vous verrez comme il est doux, comme il est pur, comme il est bon."

M. Lacassagne ne me dit pas ce qu'était son affection pour ce plus jeune fils. Mais l'accent de sa voix, qui s'adoucissait en quelque sorte et devenait caressante pour parler de cet enfant, me révélait toute la profon- deur de son amour paternel. Je compris que là, dans ce sentiment si tendre et si fort, se concentrait l'âme virile qui s'ouvrait devant moi. " Sa santé, continua-t-il, avait été excellente jusqu'à l'âge de dix ans. A cette époque survint inopinément, et sans cause physique apparente, une maladie dont je ne mesurai pas tout d'abord lO. gravité. Le 25 janvier 1805, au moment nous venions de nous metcre à table pour prendre le repas du soir, Jules se plaignit d'un embarras au gosier qui Tempechait d'avaler tout aliment solide. Il dut se borner à prendre un peu de potage. Cet état ayant persisté le lendemain, je fis appeler un des médecins les plus distingués de Toulouse, M. Noguès.

C'est nerveux, me dit le Docteur, qui me donna l'espoir d'une pro- chaine guérison.

Peu de jours après en effet l'enfant put manger, et je le croyais tout à fait remis, lorsque la maladie reprit et se continua avec des intermittences plus ou moins régulières jusque vers la fin du mois d'avril. A partir de ce moment, cet état devint stationnaire. Le pauvre enfant en fut réduit à se nourrir exclusivement de liquides, de lait, de jus de viande, de bouil- lon. Encore le bouillon devait-il être un peu clair, car telle était l'étroi- tesso de l'orifice qui restait encore dans la gorge qu'il lui était absolument impossible d'avaler, même du tapioca.

Le pauvre petit, réduit à cette misérable alimentation, maigrissait à vue d'œil et dépérissait lentement.

Les médecins, car ils étaient deux, et dès le commencement j'avais prié une notabilité médicale, ^L Roques, de s'adjoindre à M. Noguès ; les médecins, étonnés de la singularité et de la persistance de cette affec- tion, cherchaient vainement à en pénétrer nettement la nature pour en déterminer le remède.

Un jour, c'était le 10 mai, ^j'ai tant souffert, monsieur, et tant pensé à cette malheureuse maladie, que j'ai retenu toutes ces dates ; un jour, j'aperçois Jules dans le jardin, qui courait avec une précipitation inaccou- tumée et comme par saccades. Monsieur, je craignais pour lui la moindre agitation.

NOTRE-DAME DE LOURDDS. 221

Jules, arrête-toi ! lui criai-je en allant vers lui et le saisissant par la main.

Il m'échappa aussitôt :

Papa, me dit-il, je ne peux pas. Il faut que je cours, c'est plus fort que moi.

Je le pris sur mes genoux, ses jambes s'agitaient convulsivemoat. Un peu plus tard ce fut la tête qui devint grimaçante et se contorsionna.

Le vrai caractère de la maladie se déclarait enfin. Mon malheureux

enfant était atteint d'une chorée. Vous savez sans doute, Monsieur, par

quelles crises horribles se traduit ordinairement ce mal extraordinaire . . ."

Non, fis-je en l'interrompant. J'ignore même ce que c'est qu'une chorée.

C'est cette maladie dont on appelle habituellement les accès la danse de Saint Gwj.

Bien. Je vois maintenant ce que c'est. Continuez.

" Le siège principal du mal était à l'œsophage. Les accidents qui venaient d'éclater, et qui malheureusement se répétèrent désormais à toute heure du jour sans discontinuer, fixèrent dès ce moment les incertitudes de la Médecine.

Cependant, bien qu'elle eût reconnu le mal, elle fut impuissante à le vaincre. Tout au plus, au bout de quinze mois de traitement, put-elle maîtriser les accidents extérieurs tels que l'agitation des jambes et de la tète ; ou plutôt, pour mieux dire et pour exprimer toute ma pensée, ces accidents disparurent d'eux-mêmes sous les seuls efforts de la nature. Quant à ce rétrécissement extrême de la gorge, il était passé à l'état chronique et il résista à tout. Les remèdes de toute sorte, la campagne, les bains de Luclion furent successivement et inutilement employés pendant près de deux ans. Ces divers traitements ne faisaient qu'exaspérer le malade.

Notre dernier essai avait été une saison aux bains de mer. Ma femme avait conduit notre malade à Saint-Jean-de-Luz. Il est inutile de vous dire que, dans l'état il était, les soins physiques absorbaient tout. Avant toute chose, en effet, nous voulions quil vécut. Nous avions dès l'origine suspendu ses études et tout travail lui était interdit : nous le traitions en végétal. Or, il a l'esprit actif, sérieux, et cette privation de tout exercice intellectuel le jetait dans un grand ennui. Le pauvre petit était d'ailleurs honti^ux de son mal ; il voyait les autres enfants bien por- tants et il se sentait comme disgracié et maudit: aussi, s'isolait-il. . ."

Le père, tout remué par ces souvenirs, s'arrêta un instant comme pour maîtriser un sanglot dans la voix.

" Il s'isolait, reprit-il. Il était triste. Quand il trouvait q\ielque livre, il le lisait pour se distraire. A Saint-Joan-de-Luz, il aper(;ut un jour sur la table d'une dame qui demeurait dans le voisinage, une petite

222 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Notice sur l'Apparition de Lourdes. Il la lut et en fut, paraît-il, profon- dément frappé. Il dit le soir à sa mère que la sainte Vierge pourrait bien le guérir ; mais elle ne fit aucune attention à ces paroles qu'elle considéra comme un propos d'enfant.

De retour à Bordeaux, car un peu avant cette époque j'avais reçu mon cliangement et nous étions venus habiter ici, de retour à Bordeaux, l'enfant était absolument dans le même état. C'était au mois d'août de l'année dernière.

Tant de vains efforts, tant de science dépensée sans résultat par les meilleurs médecins, tant de soins perdus finirent, et certes vous le com- prendrez, par nous jeter dans le plus profond abattement. Découragés par l'inutilité de ces diverses tentatives, nous cessâmes toute espèce do remède, laissant agir la nature et nous résignant au mal inévitable qu'il plaisait au Créateur de nous envoyer. Il nous semblait que tant de souf- france avait en queltjuc sorte redoublé notre amour pour cet enfant. Notre pauvre Jules fut soigné par sa mère et par moi avec une tendresse égale et une sollicitude de toutes les heures. Le chagrin nous a vieillis l'un et l'autre de bien des années. Tel que vous me voyez, monsieur, je n'ai que quarante-six ans."

Je regardai ce pauvre père ; et, devant ce mCde visage sur lequel la douleur avait laissé ses marques, mon cœur se sentit vivement ému. Je lui pris la main et la lui serrai avec une cordiale sympathie et une profonde commisération.

" Cependant, reprit-il, les forces de l'enfant diminuaient visiblement. Depuis deux ans, il n'avait pas pris un seul aliment solide. Ce n'était qu'à grands frais, par une nourriture liquide que tout notre génie s'em- ployait à rendre substantielle, par des soins exceptionnels, que nous avions pu prolonger sa vie aussi longtemps. Il était devenu d'une maigreur effrayante. Sa pâleur était extrême ; il n'y avait plus de sang sous sa peau, on eût dit une statue de cire. Il était visible que la mort s'avançait à grands pas. Elle était plus que certaine, elle était imminente. Ma foi, monsieur, quelque démontrée que fût pour nous l'impuissance de la Médecine, je ne pus, dans ma douleur, m'empecher de frapper encore à cette porte. Je n'en connaissais pas d'autre en ce monde.

Je m'adressai au médecin le plus éminent de Bordeaux, à M Gintrac père.

M. Gintrac examina le gosier de l'enfant, le sonda et constata, outre ce rétrécissement extrême qui bouchait presqu'entièrement le canal alimen- taire, des rugosités du plus mauvais signe.

Il hocha la tête et me donna peu d'espoir. Il vit mon anxiété terrible. Je ne dis pas qu'il ne puisse guérir, ajouta-t-il : mais il est bien maladi. Ce furent ses propres paroles. Il jugea absolument nécessaire d'employer les remèdes locaux : d'abord

NOTRE-DAME DE LOURDES. 223

des injections, puis le contact d'un iinge imbibé d'éther. Mais ce traite- ment bouleversait mon fils ; devant ces résultats, le chirurgien, M. Sentex, interne de l'hôpital, conseilla lui-même de le cesser.

Dans une de mes visites au docteur Gintrac, je lui fis part d'une idée qui me préoccupait.

Il me semble, lui dis-je, que si Jules voulait, il pourrait avaler. Peut- être cette difficulté ne provient-elle que de la crainte, peut-être n'avale-t- il pas aujourd'hui par cela seul qu'il n'a pas avalé hier. Ce serait alors une maladie de son esprit qui ne pourrait être guérie que par un moyen moral.

Le docteur m'enleva cette dernière illusion.

Vous vous trompez, me dit-il. La maladie est dans les organes qui ne sont que trop réellement et trop profondément attaqués. Je ne me suis pas borné à le regarder, car les yeux peuvent induire en erreur ; mais je l'ai sondé avec un instrument, je l'ai minutieusement palpé avec mes doigts. L'œsophage est couverte de rugosités et le canal est parvenu à un tel rétrécissement qu'il est matériellement impossible à l'enfant de prendre un aliment quelconque, sauf les liquides qui se réduisent tout naturellement à la mesure du canal et qui passent par cette espèce de trou d'aiguille oui existe encore. Quelques millimètres de plus dans le gonflement des tissus et le malade serait étouffé. Le début de la maladie, les alternatives de bien et de mal qui l'ont caractérisée, ses interruptions momentanées cor- roborent d'ailleurs mes observations matérielles. Votre fils ayant été guL'ri une fois, serait toujours resté guéri si le mal eût été dans l'esprit. Mal- heureusement ce mal est dans les organes.

Ces observations, qu'on m'avait déjà faites à Toulouse mais dont je m'étais plu à détourner mon esprit, étaient trop concluantes pour ne pas me convaincre. Je rentrai chez moi, la mort dans ITime.

Que faire encore ? nous nous étions adressés aux plus grand médecins de Toulouse, et de Bordeaux et tout avait été impuissant. L'évidence fatale était devant mes jeux : notre pauvre fils était condamné, et cela sans appel.

jNIonsieur, de si cruelles convictions entrent difficilement dans le cœur d'un père. J'essayais encore de me tromper j ma femme et moi nous nous consultions, je pensais à l'hydrothérapie.

Ce fut dans cette situation désespérée et désespérante que Jules dit à sa mère, avec un accent de confiance et de certitude absolue qui la frappa, les paroles suivantes :

Vois-tu, maman, M. Gintrac ni aucun médecin ne peut rien à ma maladie. C'est la sainte Vierge qui me guérira. Envoie-moi à la Grotte de Lourdes et tu verras que je serai guéri. J'en suis sûr-

Ma femme me rapporta ce propos.

Il n'y a pas à hésiter ! m'écriai-je, il faut le conduire à Lourdes. Et au plus tôt.

224 NOTRE-DAME DE LOURDES.

Ce n'est point, Monsieur, que j'eusse la foi. Je ne croyais pas aux Miracles, et je ne considérais pas comme possibles ces interventions extraor- dinaires de la Divinité. Mais j'étais père, et aucune chance, quelque minime qu'elle fût, ne me semblait méprisable. J'espérais d'ailleurs que, en dehors de ces événements surnaturels qu'il me coûtait d'admettre, cela pourrait produire sur l'enfant un eifet moral salutaire. Quant à une gué- rison complète, vous comprenez, monsier, que je n'en abordais pas même la î»ensée.

î^ous étions en hiver au commencement de février. La saison était mauvaise et j'en redoutais pour Jules les moindres intempéries. Je voulus attendre un beîiu jour.

Depuis que, huit mois auparavant, à Saint-Jean-de-Luz, il avait lu la petite Notice, le sentiment qu'il venait de nous exprimer ne l'avait pas (quitté. L'ayant manifesté une première fois là-bas, sans qu'on voulût y faire attention, il n'en avait plus reparlé ; mais cette idée était restée en lui y avait travaillé pendant qu'il subissait avec quelle patience, monsieur, il fallait le voir ! les traitements des médecins.

Cette foi si pleine et si entière était d'autant plus extraordinaire que nous n'avions pas élevé notre enfant dans les habitudes d'une dévotion exagérée. Ma femme accomplissait ses devoirs religieux, mais c'était tout; et, quant à moi, j'étais, comme je viens de vous le dire, dans des idées philosophi(j[ues tout à fait différentes.

Le 12 février, le temps s'annonça comme devant être magnifique. Nous prîmes le train de ïarbes.

Pendant toute la route, l'enfant fut gai, plein d'une foi absolue en sa guérison, d'une foi. .renversante.

Je guérirai, me disait-il à chaque instant. Tu verras. Bien d'autres ont guéri : pourquoi pas moi ? La sainte Vierge va me guérir.

Et moi, monsieur, j'entretenais, sans la partager, cette confiance que je ((ualifierais •' d'étourdissante," si je ne craignais de manquer de respect à Dieu qui la lui inspirait.

A Tardes, à l'hutel Dupont nous descendîmes, on remarqua ce pau- vre enfant si pâle, si malingre et en même temps d'un aspect si doux, si charmant. On l'aima rien qu'en le voyant. J'avais dit à l'hôtel le but d enotre voyage. Dans les vœux que firent pour nous ces braves gens, il se mêlait comme un heureux pressentiment, iit quand nous partîmes, je vis bien qu'on attendait notre retour avec impatience.

A tout événement et malgré mes doutes, je pris avec moi une petite boîte de biscuits.

Quand nous arrivâmes à la crypte qui est au-dessus de la]Grotte, la Messe se disait. Jules pria avec une foi qui était visible sur tous ses traits, avec une ardeur vraiment céleste. Il était tout transfiguré, ce pau- vre an:re !

NOTRE DAME DE LOURDES. 225

Le prêtre remarqua sa ferveur et, quand il eutijuitté l'autel, il ressortit presque aussitôt de la sacristie et s'avança vers nous. Une bonne pensée lui était venue en voyant ce pauvre petit. Il m'en fit part et se retournant vers Jules, encore agenouillé :

Mon entant, lui dit-il, voulez-vous que je vous consacre à la sainte Vierge ?

Oh ! oui, répondit Jules.

Le prêtre procéda aussitôt à cette très-simple cérémonie et récita sur mon fils les formules consacrées.

Et maintenant, s'écria l'enfant, avec un accent dont la parfaite con- fiance me frappa, et maintenant, papa, je vais guérir.

Nous descendîmes à la Grotte, Jules s'agenouilla devant la statue de la Vierge et pria. Je le regardais, et je vois encore l'expression de son visage, de son attitude, de ses mains jointes.

Il se leva : nous allâmes devant la fontaine.

Ce moment était terrible. *

Il lava son cou et sa poitrine. Puis, il prit le verre et but quelques gorgées de l'eau miraculeuse.

Il était calme, heureux, il était gai, il était rayonnant de confiance.

Pour moi, je tremblais et frémissais à défaillir devant cette épreuve suprême. Mais je contenais, quoique avec peine, mon émotion. Je ne voulais pas lui laisser voir mon doute. ^

Essaie maintenant de manger, lui dis-je en lui tendant un biscuit.

Il le prit : et je détournai la tête, ne me sentant pas la force de le regarder. C'était en eftet, la vie ou le trépas de mon fils qui allait se décider. Dans cette question, formidable pour le cœur d'un père, je jouais en quelque sorte ma dernière carte. Si j'échouais, mon bien-aimé Jules était mort. L'épreuve était décisive et je pouvais affronter ce spectacle.

Je fus bientôt tiré de cette angoisse poignante.

La voix de Jules, une voix joyeuse et douce, me cria : " Papa î j'avale, je puis manger, j'en étais sûr, j'avais la foi !"

Quel coup, monsieur ! Mon enfant, déjà la proie du tombeau, était sauvé, et cela soudainement. Et moi, moi, son père, j'assistais à cette éclatante résurrection.

Et bien ! monsieur, pour ne pas troubler la foi de mon fils, j'eus la force de ne pas paraître étonné.

Oui, mon Jules, cela était certain et il n'en pouvait être autrement, lui dis-je d'une voix que toute l'énergie de ma volonté parvint à rendre calme.

Et cependant, monsieur, il y avait en moi toute une tempête. Que l'on eût ouvert ma poitrine et on l'eût trouvée toute brûlante, comme si elle eût été pleine de feu.

226 NOTRE DAME DE LOURDES.

Nous renouvelâmes l'expérience. Il mangea encore quelques biscuits, non-seulement sans difficulté, mais avec un appétit croissant. Je fus obligé de le modérer.

J'avais besoin de crier mon bonheur, de remercier Dieu.

Attends-moi, dis-je à Jules, et prie la bonne Vierge. Je monte à la Chapelle.

Et, le laissant un instant agenouillé à la Grotte, je courus annoncer au prêtre cette heureuse nouvelle. J'étais dans une sorte d'égarement. Outre ma félicité, si inattendue et si brusque qu'elle en était terrible, outre le bouleversement de mon cœur, j'éprouvais en mon âme, en mon esprit, un trouble inexprimable. Une révolution se faisait dans mes pen- sées, confuses, agitées, tumultueuses. Toutes mes idées philosophiques chancelaient ou s'écroulaient en moi-même-

Le prêtre descend en toute hâte et il aperçoit Jules achevant son der- nier biscuit. L'Evêque de Tarbes se trouvait précisément ce jour-là à la Chapelle : il voulut voir mon fils. Je lui racontai la cruelle maladie qui venait d'avoir un si heureux terme. Toute le monde caressait l'enfant, tout le monde se réjouissait avec moi.

Moi, cependant, je pensais à la mère et au bonheur qu'elle allait avoir. Avant de rentrer à l'hôtel, je courus au télégraphe. Ma dépêche ne con- tenait qu'un seul mot : " Guéri !"

A peine était-elle partie que j'eusse voulu la ressaisir : '' Peut-être, me disais-je que je, me suis trop hâté. Qui sait s'il n'y aura pas de rechute !"

Je n'osais pas croire au bonheur qui m'arrivait ; et, quand j'y croyais, il me semblait qu'il allait m'échapper.

Quant à l'enfant, il était heureux, heureux sans le moindre mélange d'inquiétude. Il était éclatant dans sa joie et dans sa pleine sécurité.

Tu vois bien, papa, me répétait-il à chaque instant, il n'y avait que la sainte Vierge qui pouvait me guérir. Quand je te le disais, j'en étais sûr.

A l'hôtel il mangea d'un excellent appétit. Je ne pouvais me lasser de le regarder manger.

Il voulut revenir et revint à pied à la Grotte remercier sa libératrice*

Tu seras bien reconnaissant envers la sainte Vierge ? lui dit un prêtre.

D'un geste il montra l'image de la Vierge, puis le Ciel.

Ah ! je ne l'oublierai jamais ! s'écria-t-il !

A Tarbes, nous nous arrêtâmes à l'hôtel nous étions descendus la veille. On nous attendait. On avait (il me semble quie je vous l'ai déjà dit) je ne sais quel heureux pressentiment. Ce fut une joie extraordinaire. On se groupait autour de nous pour le voir manger avec un sensible plaisir de tout ce que l'on servait sur la table, lui qui, la veille encore, ne pouvait avaler que quelques cuillerées de liquide. Ce temps me semblait déjà bien loin de moi.

NOTRE DAME DE LOURDES. 227

Cette maladie, contre laquelle avait 6chou6 la science des plus habiles médecins et qui venait d'être si miraculeusement guurie, avait dur<j deux ans et dix-neuf jours.

Nous avions hâte de revoir la mère. Nous prîmes l'express de Bordeaux. L'enfant était rompu de fatigue par le voyage, et je dirais aussi par les émotions, n'était sa paisible et constante sérénité en présence de cette guérison soudaine, qui le comblait d'allégresse mais qui ne l'étonnait pas. Il désira se coucher en arrivant. Il était accablé de sommeil et ne soupa point. Quand elle le vit ainsi appesanti, brisé, refusant de manger, sa mère, qui était mourante de joie avant notre retour, fut saisie par un doute affreux. Elle était désolée. Elle me disait que je l'avais trompée, et j'avais toutes les peines du monde à me faire croire. Quel ne fut pas son bonheur, lorsque, le lendemain, notre Jules, assis à notre table, déjeuna avec nous, et de meilleur appétit que nous-mêmes. C'est alors seulement qu'elle fut tranquille et rassurée."

Et depuis ce moment, lui demandai-je, n'y a-t-il eu aucune rechute, aucun accident ?

" Non, monsieur, absolument rien. Je ne puis dire que la guérison fit des progrès ou se consolida, attendu qu'elle avait été aussi complète qu'ins- tantanée. La transition d'une maladie si ancienne et si rebelle à cette guérison si entière, si absolue, s'était ftiite sans la moindre gradation comme sans aucune commotion apparente. Mais la santé générale s'amé- liora à vue d'œil, sous l'influence d'un régime réparateur, dont il était temps que mon pauvre fils éprouvât les salutaires effets."

Et les Médecins ? Ont-ils constaté, par une déclaration, l'état anté- rieur de Jules ? C'était assurément de toute justice.

" Je le pensais comme vous, monsieur, et je pressentis à ce sujet le docteur de Bordeaux qui avait en dernier lieu soigné mon enfant ; mais il se tint dans une réserve qui excluait toute insistance de ma part. Quant au docteur Roques, de Toulouse, à qui j'écrivis aussitôt, il s'empressa de reconnaître hautement le caractère miraculeux du fait qui venait de s'ac- complir et qui était tout à fait en dehors de la puissance de la médecine. " En présence de cette guérison si longtemps désirée et si promptement '* obtenue, me disait-il, comment ne pas quitter l'étroit horizon des expli- *' cations scientifiques pour ouvrir son âme à la reconnaissance sur un " événement si étrange dans lequel la Providence semble obéir à la foi " d'un enfant." Il repoussait énergiquement, comme Médecin, les théories, qu'on ne manque pas d'invoquer en pareille circonstance : '^ stimulation *' morale, effets'de l'imagination, etc." pour proclamer avec franchise dans ce fait " l'action précise, positive, d'une existence supérieure se révélant ^' et s'imposant à la conscience." Telle était, monsieur, l'appréciation de M. Roques, médecin à Toulouse, qui connaissait aussi bien que moi-même

228 NOIRE DAME DE LOURDES.

l'état antérieur et la maladie de mon fils. Voici l'original de sa lettre ;: elle est datée du 24 février.

Au reste, les faits que je viens de vous raconter étaient d'une notoriété telle, que personne ne s'aviserait de les contester. Il reste surabondam- ment établi que la science a été radicalement impuissante contre l'étrange maladie dont Jules était atteint. Quant à la cause de la guérison, chacun peut l'apprécier et la juger suivant le point de vue il se place. Pour moi qui, avant ce fait extraordinaire, ne croyais qu'à des actions purement naturelles, j'ai bien vu qu'il me fallait chercher des explications dans un ordre plus élevé ; et chaque jour je fais remonter ma reconnaissance vers Dieu, qui, en mettant d'une façon inespérée un terme à une longue et cruelle épreuve, m'a saisi par le côté le plus sensible pour me faire incliner vers Lui.

Je comprends là-dessus votre pensée et votre sentiment, et il me semble, comme à vous, que tel était le plan de Dieu.

Après avoir dit ces mots, je demeurai un long moment silencieux et absorbé dans mes réflexions.

La conversation revint d'elle-même sur l'enfant miraculeusement guéri. Lo eccur du père se tournant toujours de ce côté, comme vers le Nord l'aiguille de la boussole.

Depuis cette époque, me dit-il, il est d'une piété angélique. Vous allez le voir. La noblesse de ses sentiments se lit sur son visage. 11 est bien né, sa nature est droite et élevée. Il est incapable d'un mensonge ou d'une bassesse. Mais sa piété a développé au plus haut degré ses qua- lités natives. Il fait ses études dans une pension voisine, chez M. Conangle, dans la rue du Mirail. Le pauvre enfant a rattrappé bien vite le temps qu'il avait perdu. Il aime l'étude. Il est le premier de sa classe. A la dernière distribution, il a eu le prix d'excellence. Mais avant tout il est le plus sage, le plus doux, le meilleur. Il est notre joie, notre con- solation ..."

,En ce moment la porte s'ouvrit et Jules entra avec sa mère dans la pièce oii nous nous trouvions. Je lui pris la tête et l'embrassai avec atten- drissement. La flamme de la santé rayonne sur son visage. Son front, large et haut, est magnifique ; son attitude a une modestie et une fermeté douce qui inspirent un secret respect. Ses yeux, très-grands et très-vifs, reflètent une intelligence rare, une pureté absolue, une belle âme.

Vous êtes un heureux père, dis-je à M. Lacassagne.

Oui, monsieur, bien heureux. Mais nous avons bien souffert, ma femme et moi.

Ne vous en plaignez pas, lui dis-je en nous éloignant un peu de Jules, Ce chemin de douleur était la voie qui vous conduisait des ténèbres à la lumière, de la mort à la vie, de vous-même à Dieu. A Lourdes, la sainte Vierge s'est montrée deux fois la mère des vivants. Elle a donné à votre

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NOTRE DAME DE LOURDES. 229

fils la vie temporelle, pour vous donner, à vous, la Vie véritalle, la Vie qui ne doit point finir.

Je quittai cette famille bénie de Dieu ; et, sous l'impression de ce que J'avais entendu et vu, j'écrivis, le cœur tout ému, ce que je viens de raconter.

LIVRE ONZIEME.

Iransformition de la Grotte.— Le curé Pejramale. La stutne de L% Vierge, l'église et la crypte soutei. aiii*^. Inauguration. Lourdes aujourd'hui. Les processions, les pèlerinages, les guérisoas. Les njorls et les survivants. La ir Mari^î-Bornard.

Ketournons à Lourdes.

Le temps avait marché. L'activité humaine s'était mise à l'œuvre.

Les abords de la Grotte, la Vier^^e était apparue, avaient changé d'aspect. Sans rien perdre de sa grandeur, ce lieu sauvage et abrupte avait pris une physionomie gracieuse, douce et vivante. Encore inachevée, mais peuplée d'ouvriers en travail, une église superbe, fièrement jetée sur le sommet des Roches Massabielle, s'élevait joyeusement vers le ciel. Le grand tertre escarpé et inculte, par jadis les pieds montagnards avaient peine à descendre, était revêtu de gazon vert, planté d'arbustes, semé de fleurs. Parmi les dahlias et les roses, parmi les marguerites et les vio- lettes, à l'ombre des acacias et des cytises, un vaste sentier, large comme un chemin, serpentait en lacets sinueux, et allait de l'église à la Grotte.

La Grotte était fermée d'une grille à la façon d'un sanctuaire. A la voûte était suspendue une lampe d'or. Sous ces roches agrestes, que la Vierge avait foulées de son pied divin, des faisceaux de cierges brûlaient nuit et jour.

Hors ie cette enceinte close, la Source miraculeuse alimentait trois forts tuyaux de bronze. Une piscine, cachée aux regards par une petite cons- truction, permettait nux malades de se plonger dans l'onde bénie.

Le ruisseau du moulin de Sâvi avait changé de place. On l'avait repoussé en amont, du cote du Gave. Le Gave lui-même avait reculé pour laisser passer une belle route qui conduisait à ces Roches Massa- bielle naguère si complètement inconnues, aujourd'hui si illustres. En aval, sur les rives du fleuve, le sol avait été aplani, et formait, sur toute l'éten- due d'une longue pelouse, une magnifique promenade bordée d'ormes et de peupliers.

Tous ces changements s'étaient accomplis et s'accomplissaient encore au milieu de l'incessante aflluence des croyants. Les gros sous jetés dans la Grotte parjla foi populaire, les ex voto reconnaissants de tant de malades guéris, de tant de cœurs consolés, de tant d'âmes ressuscittes à la vérité et à la vie, faisaient seuls les frais de ces labeurs gigantesques, dont le

230 NOTRE DAME DE LOURDES.

devis général approchait de deux millions de francs. Quand Dieu, dans sa bonté, daigne appeler les hommes à coopérer directement à quelqu'une de ses œuvres, il n'emploie ni soldats, ni garnisaires, ni gendarmes pour lever ses impôts et il n'accepte de la créature de ses mains qu'un concours entièrement volontaire. Le Maître du monde répudie la contrainte, car il est le Dieu des âmes libres ; et il ne consent à recevoir d'autres tributs que les dons spontanés qui lui sont offerts, d'un cœur heureux et avec une pleine indépendance, par ceux dont il est aimé.

Ainsi s'élevait l'église, ainsi se déplâtraient le ruisseau et le fleuve, ainsi se creusaient ou s'aplanissaient les tertres, ainsi se plantaient les arbres, et se traçaient les chemins autour des Roches célèbres la Mère du Christ s'était manifestée dans sa gloire à des regards mortels. Encourageant les travailleurs, veillant à toutes choses, suscitant des idées, mettant quelquefois lui-même la main à l'œuvre pour redresser une pierre posée à faux ou un arbre mal planté, rappelant par son ardeur infa- tigable, par son ei!thi;usiasme sacré, les grandes figures d'Esdras ou de ]Néhéniias, cosupés, d'après Tordre de Dieu, à construire les murs de Jérusalem, un homme à haute taille, au front vaste et ferme, semblait être partout à la fois. Sa puissante stature, sa longue robe noire, le signa- laient de loin aux regards. On devine son nom. C'était le pasteur de la ville de Lourdes, c'était le curé Pevramale.

A toute heure, il songeait au message que la Très-Sainte Vierge lu avait adressé par l'intermédiaire de la Voyante ; à toute hen'o il songeait à ces guérisons prodigieuses qui avaient accompaj^né et suivi la divine Apparition, à ces miracles sans nombre dont il 'e témoin quotidien.

Il vouai*" sa vie à exécuter les ordres de la puissan. Heine de l'univers et à dresser à sa gloire un monument magnifique. Toute lenteur, tout retard, tout instant perdu lui semblaient témoigner de l'ingratitude des hommes, et son cœur, dévoré du zèle de la maison de Dieu, s'indignait souvent et éclatait en sévères admonitions. Sa foi était absolue et pleine de gran- deur. Il avait horreur des misérables étroitesses de la prudence humaine, et il les foudroyait avec îe dédain sacré de quelqu'un qui a coutume de voir les "hoses suivant l'horizon de cette montagne sacrée, du haut de laquelle le Fils de Dieu prêcha le néant de la terre et la réalité du ciel : *' N'ayez point d'in(|uiétude. . . Cherchez d'abord mon royaume, et tout le reste vous sera donné par surcroît." (1.)

Ln jour, en face même de la fontaine miraculeuse, au milieu d'un groupe d'ecclésiasti(jue3 et de laï(iues, l'architecte lui présente le projet, assez gra- cieux d'ailleurs, d'une charmante petite église à construire au-dessus de la Grotte. Le curé Peyramale y jette les yeux, et le rouge lui monte au

(1.) Sermun sur la montagne. En saint Mutbieu.

NOTRE DAME DE LOURDES. 231

visage. D'un geste brusque, il froisse et déchire le plan et en jette les morceaux dans le Gave.

Que faites-vous? s'écrie l'architecte stupéfait.

Vous le voyez, répond le prêtre, je rougis de ce que la mesquinerie humaine ose offrir à la Mère de mon Dieu, et j'en anéantis l'expiession misérable. Ce qu'il faut ici, en mémoire des grands événements qui se sont accomplis, ce n"est pas l'église rétrécie d'un village : c'est un temple de marbre aussi grand que le pourra contenir le sommet des Hoches Mas- sabielle, aussi magnifique que le pourra concevoir votre esprit. Allez, monsieur l'architecte, que votre génie ose tout, que rien ne larrete et qu'il nous donne un chefd'œuvre. Et sachez bien que, fussiez-vous ]Michel-Ange, ce sera encore étrangement indigne de la Vierge apparue ici.

Mais, monsieur le Curé, observait-on de toutes parts, il faudrait des millions pour réaliser ce que vous dites î

Celle qui de ce roc stérile a fait jaillir la Source vive saura bien rendre généreux les cœurs des croyants, répliqua le Prêtre. Allez et ne craignez point. Pourquoi tremblez-vous, chrétiens de peu du foi ?

Le temple s'éleva dans les proportions marquées par l'homme de Dieu.

Souvent le curé Peyramale considérant ces divers travaux :

Quand donc, disait -il, me sera-t-il donné d'assister, au milieu des prêtres et des Fidèdes, à la première procession qui viendra inaugurer en ces lieux bénis le culte public de l'Eglise catholique ? Ne devrai-je pas chanter en ce moment mon Nane dimitritt et n'expirerai-je {)oint de joie à cette fête ?

Ses yeux se remplissaient de larmes à cette pensée. Jamais désir ne fut, au fond d'une âme, plus ardent et plus carrosse que ce vœu innocent d'un cœur tout épris de Dieu.

Parfois, aux heures il y avait moins de monde aux Roches Massa- bielle, une petite fille venait s'agenouiller humblement devant le lieu de l'Apparition et boire à la Source. Cétait une enfant du peuple, pauvre- ment vêtue. Rien ne la distinguait du vulgaire, et, à moins que quel- qu'un parmi les pèlerins ne la connût ou ne la nommât aux autres, nul ne devinait que ce fût Bernadette. La privilégiée du Seigneur était rentrée dans l'ombre et le silence. Elle allait toujours à l'école des Sa^urs elle était la plus simple et aurait voulu être la plus effacée. Les visites innombrables, qu'elle y recevait ne troublaient point cette âme [)aisible, vivait pour toujours le souvenir du ciel entr'ouvert et l'image de la Vierge ncomparable. Bernadette conservait ces choses en son cœur. Les peu- ples cependant accouraient de toutes parts, les miracles s'accomplissaient et le temple s'élevait. Et Bernadette, de même que le saint curé de Lourdes, attendait comme le plus fortuné des jours, après ceux de la visite divine, celui elle verrait de ses yeux les Prêtres du vrai Dieu conduiie

232 NOTRE CAME DE LOURDES.

eux-mêmes les Fidèles, la croix en tête et bamiières déployées, à la Roche de l'Apparition.

Malgré le mandement de l'Evêque, l'Eglise, en effet, n'avait encore pris possession, par aucune cérémonie publique, de ces lieux à jamais sacrés. Cette prise de possession eut lieu solennellement le 4 avril 1864, par l'inauguration et la bénédiction d'une superbe statue de la sainte Vierge, qui fut placée, avec toute la pompe usitée en pareil cas, dans cette niche rustique, bordée de plantes sauvages, la Mère de Dieu était apparue à la fille des hommes. (^1)

Le temps était magnifique. Le jeune soleil du printemps s'était levé et s'avançait dans un durae d'azur, que ne ternissait aucun nuage.

La ville de Lourdes était pavoisée de fleurs, d'oriflammes, de guirlan- des, d'arcs de triomphe. A la haute tour de la paroisse, à toutes les chapelles de la cité, à toutes les églises des environs, les bourdons, les cloches et les campanilles sonnaient à toute volée. Des peuples immenses étaient accourus à cette grande fête de la Terre et du Ciel. Une pro- cession, comme on n'en avait jamais vu de mémoire d'homme, se mit en marche pour aller de l'éghse de Lourdes à la Grotte de l'Apparition. Des troupes, avec toutes les richesses et tout l'état de l'appareil militaire, tenaient la tête. A leur suite, les confréries de Lourdes, les sociétés de Secours mutuels, toutes les Corporations de ces contrées, portant leurs bannières et leur croix ; la Congrégation des Enfants de Marie, dont les traînantes robes avaient l'éclat de la neige ; les Sœurs de Nevers avec leur long voile noir ; les Filles de la Charité, aux grandes coiffes blanches ; les Sœurs de Saint-Joseph enveloppées dans leur manteau sombre ; les ordres religieux d'hommes, les Carmes, les Frères de l'instruction et des écoles chrétiennes, des multitudes prodigieuses de pèlerins, hommes, femmes, enfants, vieillards, cinquante à soixante mille hcrwmes rangée, en deux interminables files, serpentaient le long du chemin fleuri qui condui- sait aux Roches illustres de Massabielle. D'espace en espace, des chœurs de voix humaines et d'instruments faisaient entendre des fanfares, des cantiques, toutes les explosions de l'enthousiasme populaire. Ensuite, fer- mant ce cortège inouï, s'avançait )lennellement, entouré de quatre cents prêtres en habit de chœur, de ses grands vicaires, les dignitaires et du chapitre de son église cathédrale, très-haut et très-éminent prélat, Sa Grandeur, Monseigneur Bertrand-Sévère Laurence, évêque de ïarbes, la mitre au front, revêtu de son costume pontifical, d'une main bénissant les peuples, de l'autre s'appuyant sur son grand bâton d'or.

(1) Cette statue, en btaii marbre de Carrare, de grandeur naturelle, fut offerte à la Grotte de Lourdes par deux nobles et pieuges sœurs du diocèse de Lyon, mesdames de Lacour. Elle fut exécutée sur les minutieuses indications de Bernadette, jiar M. Fabish» l't'minent sculpteur lyonmiis. La Vierge est représentée telle que l'a dt'criie la Voyantei aTec un arrupiileux respect des moindres dt'ttiils et uu rare talent dVxécution.

NOTRE DAME DE LOURDES. 233

Une émotion indescriptible, une ivresse comme en connaissent seules les multitudes chrétiennes assemblées sous le regard de Dieu, remplissait tous les cœurs. Il était enfin venu, après tant de peines, tant de luttes, tant de traverses, le jour du triomphe solennel. Des larmes de bonheur, d'enthousiasme et d'amour coulaient sur les visages émus de ces peuples, remués par le souffle de Dieu.

Quelle joie indicible devait, au milieu de cette fête universelle, remplir le cœur de Bernadette, marchant sans doute en tête de la C on irré «cation des enfants de Marie? Quels sentiments d'écrasante félicité devaient inonder rârae du vénérable Curé de Lourdes, chantant sans doute, à coté de l'Evêque, Vlloaamia de la victoire divine ? Ayant été tous deux à la peine, le moment était pour eux venu d'être tous deux à la gloire.

Ilélas ! parmi les Enfants de Marie on cherchait en vain Bernadette ; parmi le Clergé qui entourait le prélat on cherchait en vain le Curé Pey- ramale. Il est des joies trop fortes pour la terre et qui sont réservées pour le Ciel. Ici-bas, Dieu les refuse à ses fils plus chers.

A cette heure oîi tout était en fête, et le soleil heureux éclairait le triomphe des fidèles et des croyants, le Curé de Lourdes, atteint d'une maladie que l'on jugeait mortelle, était en proie à d'atroces souffrances physiques. Il était étendu sur son lit de douleur, au chevet duquel veil- laient et priaient nuit et jour deux religieuses hospitalières. 11 voulut se faire lever pour voir passer le grand cortège, mais les forces lui manquè- rent, et il n'eut même pas la vision fugitive de toutes ces splendeurs. A travers les rideaux fermés de sa chambre, le son joyeux des cloches argentines ne lui arrivait (jue comme un glas funèbre.

Quant à Bernadette, Dieu lui marquait aussi sa prédilection, comme il a coutume de le faire pour ses élus, en la faisant passer par la grande épreuve de la douleur. ''Candis que ,' dominaitt l'imifien^e procession des Fidèles, Sa Grandeur, Monseigneur Laurence, évêque de Tarbes, allait, au nom de l'Eglise, prendre possession des Roches Massabielle et inaugurer solennellement le culte de la Vierge qui lui était apparue, Bernadette, comme le prêtre éminent dont nous venons de parler, était frai)pée par la maladie: et la maternelle Providence, redoutant peut-être pour son enfant bien-aimée la tentation de quehpie vaine gloire, lui dérobait le spectacle de ces fêtes inouïes, elle eût entendu son nom acclamé par des milliers de bouches, glorifié du haut de la chaire chrétienne par l'ardente parole des prédica- teurs. Trop indigente pour être soignée en sa maison, ou ni elle ni les siens n'avaient jamais voulu recevoir aucun don, Bernadette avait été transportée à l'hôpital elle gisait sur l'humble grabat de la charité publique, au milieu de ces pauvres, que le Monde (pii passe appelle mal- heureux, mais que Jésus-Christ a bénis, en les déclarant les bienheureux de son Royaume éternel.

Aujourd'hui, onze ans se sont écoulés depuis les Apparitions de la

234 NOTRE DAME DE LOURDES.

Très Sainte Vierge. vaste temple est presque achevé ; il s'élève jus- qu'à la naissance des voûtes, et il y a longtemps déjà que l'on célèbre le Saint-Sacrifice à tous les autels de la crypte souterraine. Des Mission- naires diocésains de la maison de Garaison ont été installés par lEvêque à quelques pas de la Grotte et de l'église pour distribuer aux pèlerins la parole apostoHipie, les sacrements et le corps du Seigneur.

Les pèlerinages ont pris un développement sans exemple peut-être dans l'univers, car jamais jusqu'à notre époque, ces vastes mouvements de la foi populaire n'avaient eu à leur disposition les tout-puissants moyens de transport inventés par la science moderne. Le chemin de fer des Pyré- nées, pour lequel un tracé plus direct et moins coûteux était mar(|ué d'avance entre Tarbes et Pau, a fait un détour pour passer à Lourdes, il verse incessamment d'innombrables voyageurs, qui viennent, de tous les points de l'horizon, invoquer la Vierge apparue à la Grotte, et demander à la Source miraculeuse la suérison de leurs maux. On v accourt non- seulement des diverses provinces de la France, mais encore de l'Angle- terre, de la Belgique, de l'Espagne, de la Russie, de l'Allemagne. Du fond des lointaines Amériques, de pieux chrétiens se sont levés, et ont franchi les Océans pour se rendre à la Grotte de Lourdes, et s'agenouiller devant ces Roches célèbres, <jue la Mère de Dieu a sanctifiées en les touchant. Souvent, ceux qui ue peuvent venir, écrivent aux Misssion- naires, et demandent qu'on leur fasse parvenir en leur pays un peu de cette eau miraculeuse. IJ s'en envoie dans le monde entier.

Bien (|[ue Lourdes soit une petite ville, il y a sur la route qui conduit à la Grotte un va-et-vient perpétuel, un mouvement prodigieux d'hommes, de femmes, de prêtres, de voitures, comme dans les rues d'une populeuse cité. ^ , , P «

Dès que renaît la belle saison et que le soleil, vainqueur de l'hiver, ouvre au milieu des fleurs les portes d'azur et d'or du printemps, les chrétiens de ces contrées commencent à s'ébranler pour faire le pèleri- nage de Massabielle, non plus isolément comme durant les frimas, mais par caravanes immenses. De dix, de douze, de quinze lieues à la ronde, les robustes peuples de la Montagne viennent à pied par troupe de mille ou de deux mille. Ils partent dès la veille au soir et marchent toute la nuit à la lueur des étoiles, comme les patres de la Judée allant à la crèche de Bethéem adorer la naissance de l'Enfant-Dieu. Ils descendent des hauts sommets, ils remontent les vallées profondes, ils franchissent les torrents écumeux, ils longent les ruisseaux et les Gaves, en chantant des

hymnes à Dieu. Et, sur leur passage, les troupeaux endormis des génisses ou des brebis s'éveillent et font entendre, parmi les cimes désertes, le bruit mélancolique des clochettes sonores. A l'aurore, les pèlerins arrivent à Lourdes. Ils se rangent en procession : il déploient les oriflammes et les bannières pour se rendre à la Grotte. Les hommes en béret bleu, chaus-

NOTRE DAME DE LOURDES. 285-

ses de gros souliers ferrés qu'a couverts de poussière la longue marche de la nuit, s'appuient sur un bâton noueux et portent, pour la plupart, sur leurs (ipaules les provisions du voyage. Les femmes sont en capulet blanc ou rouge. Quelques-unes sont chargées de doux fardeau d'un enfant. Et ce peuple recueilH s'avance lentement en psalmodiant les litanies de la Vierge. ^

A Massabielle ils entendent la Messe, ils s'agenouillent à la Table Sainte, ils boivent à la Source miraculeuse. Puis ils s épandent par groupes de famille ou d'amis, sur les pelouses qui entourent la Grotte, et, déployant sur l'herbe les provisions apportées, ils s'assoient sur le vert tapis des prairies. Et, au bord du Gave, à l'omlu-e des Roches bénies, ils réalisent en un frugal repas ces agapes fraternelles dont les chrétiens des premiers temps nous ont laissé la tradition. Puis, après avoir reçu une nouvelle bénédiction et s'être agenouillés une dernière fois, ils reprennent le cœur heureux le chemin du retour.

Ainsi viennent à la Grotte les peuples pyrénéens. Mais le concours h plus nombreux n'est point encore celui-là. De soixante à quatre-vingts lieues arivent presque tous les jours d'immenses processions transportées de ces distances énormes sur les ailes rapides de la vapeur. Nous en avons vu venir de Bayonne, de Peyrehorade, de la Teste, d'Arcachon, de Bordeaux. Il en viendra de Paris. Sur la demande des Fidèles, le che- min de fer du Midi organise chaque fois des trains spéciaux, des trains de pèlerinage, consacres exclusivement à ce vaste et pieux mouvement de la foi catholique. A l'arrivée de ces trains, les cloches de Lourdes sonnent à toute volée. Et, de ces noirs wagons, sortent et se mettent en procession dans la cour du chemin de fer, les jeunes fill«^s habillées de blanc, les femmes, les veAves, les enfants, les hommes mûrs, les vieillards, le Clergé revêtu de ses habits sacrés. Les bannières et les banderolles flottent au vent. On voit passer la croix du Christ, le statue de la Vierge, limage des Saints. Les chants en l'honneur de Marie éclatent sur toutes les lèvres. L'innombrable procession traverse la ville, (|ui a, ces jours-là, l'aspect d'une cité sainte, comme Rome ou Jérusalem. A ce spectacle le cœur s'élève, il monte vers Dieu et se sent porté de lui-même à ces hauteurs subhmes des larmes viennent aux yeux et l'âme est déli- cieusement oppressée par la présence sensible du Seigneur Jésus. On croit avoir durant un instant comme une vision du Paradis.

La main du Tout-Puissant ne se fatigue point de répandre au lieu sa Mère apparut des grâces de toute nature. Les miracles y sont aussi fré- quents que jadis. Naguèrcs encore le R. P. Ilermann y recouvrait la vue.

Dieu a fait son œuvre. "

Dieu a dit au flocon de neige, immobile et perdu sur les pics solitaires : " Tu vas venir de Moi-même à Moi-même. Tu vas venir des inaccessibles

2Bo NOTRE DAME DE LOURDES.

hauteurs de la Montagne aux insondables profondeurs de la Mer." Et il a envoyé son serviteur le Soleil avec ses faisceaux de rayons comme pour ramasser et entraîner avec un balai de diamant cette poussière éclatante qui se change aussitôt en perles limpides. Les gouttes d'eau ruissellent à la frange des neiges ; elles roulent sur la croupe des monts ; elles bondis- sent à travers les rochers ; elles se brisent parmi les cailloux ; elles se réunissent ; elles se ramassent, puis elles courent ensemble,' tantôt paisibles, tantôt rapides vers l'Océan prodigieux, image saisissante de l'éternel mou- vement dans l'éternel repos ; et elles arrivent ainsi dans les vallées qu'ha- bite la race d'Adam.

Nous arrêterons la Goutte d'eau, disent les hommes, aussi orgueilleux qu'à Babel.

Et ils entreprennent de barrer ce faible et tranquille courant qui des- cend doucen^ent à travers les prairies. Mais le courant se joue des digues de bois, des masses de terre et des amas de cailloux.

Nous arrêterons la Goutte d'eau, répètent les fous dans leur déhre.

Et les voilà qui entassent des roches énormes : ils les joignent ensemble par un ciment invincible. Et cependant, malgré leurs efforts, l'eau s'in- filtre et traverse par mille fissures. Mais ils sont nombreux, ils sont Légion, ils sont une troupe plus vaste que les armées de Darius ; ils pos- sèdent des forces immenses. Ils bouchent les mille fissures ; ils obstruent les crevasses ; ils relèvent les pierres tombées ; et il vient enfin une heure le Gave ne passe plus. Le Gave a devant lui un barrage plus haut que les Pyramides, plus épais que les remparts o'ièbres de Babylone. En deçà de ce mur gigantesque, on voit briller au ^ loil les cailloux de son lit desséché.

L'orgueil humain pousse des hourrahs et des cris de triomphe.

L'onde pourtant continue de descendre des cimes éternelles la voix de Dieu a retenti ; des miUions de gouttes d'eau, arrivant une à une? font halte devant l'obstacle et s'élèvent silencieusement derrière ce mur <ie granit que des millions d'hommes ont buti.

Contemplez, disent ceux-ci, la toute-puissance de notre race. Regardez ce mur titanesque. Portez les yeux vers son faîte ; admirez son incalcu- lable hauteur. Nous avons vaincu à jamais le courant qui descend des sommets.

En ce moment une mince nappe d'eau franchit le barrage cyclopéen.

On accourt. La nappe d'eau a grossi. C'est un fleuve qui tombe, em- portant çà et les plus hautes roches du mur.

Qu'est cela? s'écrie-t-on de toutes parts dans la cité éperdue.

C'est la Goutte d'eau qui reprend sa marche et qui passe, la Goutte d'eau à qui Dieu a parlé.

Qu'a fait votre mur babélique ? Qu'avez-vous fait avec vos efforts de Titans ? Vous avez transformé une onde paisible en formidable cataracte.

NOTRE DAME DE LOURDES. 23T

Vous avez voulu arrêter la Goutte d'eau : elle reprend son cours avec l'enthousiasme du Niagara.

Qu'elle était humble, cette Goutte d'eau, cette parole d'enfant à qui Dieu avait dit : '<- Suis ton chemin !" Qu'elle était petite cette Goutte d'eau, cette bergère brûlant un cierge à la Grotte, cette pauvre femme en prières, offrant un bouquet à la Vierge, ce vieux paysan agenouillé î Qu'il était fort, qu'il semblait infranchissable et invincible, ce mur énorme auquel travaillèrent, durant huit mois entiers, toutes les forces d'un grand Etat, depuis l'ouvrier jusqu'au contre-maître, depuis l'homme de PoUce et le Gendarme jusqu'au Préfet et au Ministre !

L'enfant, la bonne femme, le vieux paysan ont repris leur chemin. Seulement ce n'est plus un cierge ou un pauvre bouquet qui témoigne de la foi populaire : c'est un monument magnificpie que les fidèles élèvent ; ce sont des millions qu'ils jettent dans les fondements de ce temple, déjà illustre dans la chrétienté. On avait voulu arrêter quelques croyants isolés, maintenant ils viennent en foule, en processions immenses, bannières déployées et chantant des cantiques. Ce sont des pèlerinages inouïs, des peuples entiers qui arrivent, transportés sur les routes de fer par les cha- riots de feu de la vapeur. Ce n'est plus un petit pays qui croit, c'est l'Europe : c'est le monde chrétien qui accourt de tous les côtés. La Goutte d'eau qu'on a voulu emprisDnner est devenu le Niagara.

Dieu a fait son œuvre. Et maintenant comme au septième jour, quand il rentra dans son repos, il a remis aux hommes le soin de profiter de cette œuvre et il leur a laissé la faculté redoutable de la développer ou de la compromettre. Il leur a donné un germe de grâces fécondes, comme il leur a donné un germe de toutes choses, à la ciiarge par eux de le cultiver et de le développer. Ls peuvent le multiplier au centuple s'ils marchent humblement et saintement dans l'ordre du plan divin : ils le peuvent stéri- liser s'ils refusent d'entrer dans ce plan sacré. Tout bien venu d'en haut,, est confié à la liberté humaine comme lui fut confié à l'origine le Paradis terrestre, lequel contenait tous les biens, à la condition de savoir le tra- vailler et le garder, ut operaretur et emtodiret illum. Prions Dieu que les hommes ne perdent jamais ce que sa Providence a fait pour eux et que, par des idées terrestres, ou des actes anti-évangéliques, ils ne brisent pas, dans leurs mains coupables ou maladroites, le vase des grâces divines, le vase sacré dont ils ont reçu le dépôt.

La plupart des personnages nommés dans le cours de cette longue histoire vivent encore.

Il n'en est que quelques-uns qui ne soient plus de ce monde. Seuls, le préfet Massy, le juge Duprat, le maire Lacadé, le ministre Fould, sont morts.

Plusieurs ont fait des pas en avant dans le chemin de la fortune. M. Rouland a quitté le Ministère des Cultes pour administrer les lingots d'or de la Banque de France. M. Dutour, Procureur Impérial, est devenu

238 NOTRE DAME DE LOURDLS.

<!onseillcr à la Cour. M. Jacomet est Commissaire central dans une des plus grandes villes de l'empire.

Bourriette, Croisine Bouhohorts et son fils, Mme Rizan, Henri Busquet, Mlle Moreau de Sazenay, la veuve Crozat, Jules Lacassagne, tous ceux dont nous avons raconté la guérison sont encore pleins de vie, et témoignent par leur santé retrouvée et leurs infirmités disparues, de la toute -puissante miséricorde de l'Apparition de la Grotte.

M. le docteur Dozous continue d'être le médecin le plus éminent de Lourdes. M. le docteur Vergez est médecin des eaux de Barèges et il peut attester aux visiteurs de ces thermes célèbres des miracles qu'il cons- tata jadis. M. Estrade, cet observateur impartial dont nous avons plus d'une fois reproduit les impressions, est Receveur des Contributions Indi- rectes, à Bordeaux. Il demeure rue Ducau, 14.

Maintenant comme alors, Mgr. Laurence est évêque de Tarbes. L'âge n'a point diminué les facultés du prélat. Tel que nous l'avons dépeint en ce livre, tel il est aujourd'hui. Sa Grandeur possède auprès de la Grotte une maison elle se retire quelquefois pour méditer, en ces lieux aimes par la Vierge, sur les grands devoirs et les graves responsabiUtés d'un évèque chrétien qui a reçu en son diocèse une grâce si merveilleuse.

M. l'abbé Pejramale a guéri de la cruelle maladie dont nous parlions plus haut. Il est toujours le vénéré pasteur de cette chrétienne ville de Lourdes sa personnahté, puissante dans le bien, est à jamais marquée en traits ineffaçables. Longtemps, très -longtemps après lui, alors qu'il sera couché sous les herbes au milieu de la génération qu'il a formée au Seigneur, alors que les successeurs de ses successeurs habiteront en son Presbytère et occuperont à l'éghse son grand fauteuil de bois, sa pensée sera encore vivante dans l'âme de tous ; et quand on dira ces mots : " le Curé de Lourdes," c'est à lui que l'on pensera.

Louise Soubirous, la mère de Bernadette, est morte le 8 décembre 1866» le jour même de la fête de l'Immaculée Conception. En choisissant cette fête pour arracher la mère aux misères de ce monde. Celle qui avait dit à l'enfant: "Je suis l'Immaculée Conception," semble avoir voulu tempé- rer, dans le cœur des survivants, l'amertume d'une telle mort et leur montrer, comme un gage certain d'espérance et de bienheureuse résurrec- tion, le souvenir de son Apparition rayonnante.

Tandis que les millions se dirigent vers la Grotte pour faire achever le temple auguste, le père Soubirous est demeuré un pauvre meunier, vivant péniblement du labeur de ses mains. Marie, celle de ses filles qui était avec la Voyante lors de la première Apparition, a épousé un bon paysan, qui est devenu meunier et qui travaille avec son beau-père. L'autre compagne de l'enfant, Jeanne Abbadie, est servante à Bordeaux.

Bernadette n'est plus à Lourdes. On a vu comme elle avait, en maintes circonstances, repoussé les dons enthousiastes et refusé d'ouvrir à la for-

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tune qui frappait à l'humble porte do sa maison. Elle rêvait d'autres richesses. '' On saura un jour, avaient, à l'origine, dit les incroyants, comment elle sera récompensée." Bernadette, en effet, a choisi sa récompense et mis la main sur son trésor. Elle s'est faite Sœur de cha- rité. Elle s'est vouée à soigner dans les hôpitaux les pauvres et les malades recueillis par la pitié publique.

Après avoir vu devant ses yeux la face resplendissante de la Mère du Dieu trois fois saint, que pouvait-elle faire autre chose que de devenir la servante attendrie de ceux dont le Fils de la Vierge a dit : Ce que vous ferez au plus humble de ces petits, c'est à Moi-même que vous le ferez."

C'est chez les Sœurs de la Charité et de l'Instruction chrétienne de Ne vers que la Voyante a pris le voile. Elle se nomme la sœur Marie- Bernard. Nous l'avons vue naguère en son costume de religieuse, à la maison-mère de cette Congrégation. Bien qu'elle ait vingt-cinq ans, sa physionomie a conservé le caractère et la grâce de l'enfance. Elle pos- sède un charme incomparable, un charme qui n'est point d'ici-bas et qui élève l'âme vers les régions du ciel. En sa présence, le cœur se sent remué dans ce qu'il a de meilleur par je ne sais quel sentiment religieux, et on la quitte tout embaumé par le parfum de cette paisible innocence. On comprend que la sainte Vierge l'ait aimée. D'ailleurs, rien d'extra- ordinaire, rien la signale aux regards et qui puisse faire deviner le rôle immense qu'elle a rempli entre la terre et le Ciel. Sa simplicité n'a pas même été atteinte par le mouvement inouï qui s'est fait autour d'elle. Le concours des multitudes et l'enthousiasme des peuples n'ont pas plus troublé son ime que l'eau d'un torrent ne ternirait, eu le baignant une heure ou un siècle, l'impérissable pureté du diamant.

Dieu la visite encore, non plus par des apparitions radieuses, mais par l'épreuve sacrée de la souiîrance. Elle est souvent malade, et ses tortures sont cruelles. Elle les supporte avec une patience douce et presque enjouée. Plusieurs fois on l'a crue à la mort : " Je ne mourrai pas encore," dit-elle en souriant.

Jamais, à moins d'être interrogée, elle ne parle des faveurs divines dont elle a été l'objet. Elle fut le témoin de la Vierge. Maintenant qu'elle a rempli son message, elle s'est retirée à l'ombre de la vie reli- gieuse, humble et cherchant à se perdre dans la foule de ses compagnes. C'est pour elle un chagrin lorsque le monde la vient chercher au sein de sa retraite et que quelque circonstance la force à se produire encore. Elle redoute le bruit et fuit la gloire humaine. Elle repousse loin d'elle tout ce qui peut lui rappeler la célébrité de son nom dans l'univers chrétien. Ensevelie en sa cellule ou absorbée dans le soin des malades, elle ferme son oreille à tous les tumultes de la terre : elle en détourne sa pensée et sou cœur pour se recueillir dans la paix de sa solitude ou dans les joies de la

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charité. Elle vit dans Thumilité du Seifijneur et elle est morte aux vanités d'ici-bas. Ce livre que nous venons d'écrire et qui parle tant de Berna- dette, la sœur Marie Bernard ne le lira jamais.